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ALLOCUTION PRONONCÉE PAR RICHARD DESJARDINS, LE 9 MARS 2004,

LORS DE LA REMISE D'UN DOCTORAT HONORIS CAUSA PAR L’UQAT

Content de venir combler la pénurie de docteurs en région

Citation :
« Une richesse forestière importante, des conglomérats d’entreprises qui rasent tout à
rabais, un gouvernement qui a les mains liées par les contrats à long terme qu’il a signés, et
une population qui trouve ça dégueulasse mais qui a peur que ça change, parce qu’on
risquerait de perdre des emplois. ». - Paru dans La Tribune de Sherbrooke le mois dernier.

Et de quoi parlait-on? De la République démocratique du Congo.

Nègres blancs d’Amérique, bonsoir et bienvenue dans la république démocratique du Condo.

Gros plaisir pour moi que d’être ici parmi vous ce soir. Je salue bien bas tous les habitants de
cette ville qui m’ont tant donné. Je remercie l’Université pour l’honneur qu’elle m’accorde.
« En tant qu’homme libre », si je comprends bien. Quand même particulier de donner un prix
pour le simple exercice d’un droit fondamental inscrit dans la Charte des droits et libertés du
pays. On pourrait presque en déduire que le fait est rare.

En ce qui me concerne, vivre librement n’est pas un acte de courage comme cela le laisse
supposer. Mon travail d’artiste me donne de quoi vivre sans que je n’aie de compte à rendre à
un boss, à personne d’autre qu’à mes proches et à la société , qui l’a voulu ainsi. Un privilège
aussi extraordinaire que fragile, j’en suis conscient. Et aussi le privilège d’avoir accès à des
auditoires et aux médias. Je remercie du fond du cœur mes parents, mes amours, mes amis
artistes, mes amis tout court, mes professeurs que j’ai côtoyés dans cette ville et qui m’ont
offert les matériaux pour construire ma poésie et ma musique, qui m’ont fourni aussi
l’encouragement nécessaire pour poursuivre.

Mon métier m’a permis de voyager et de comparer mon territoire avec celui des autres. C’est
ce dont je veux vous parler durant les prochaines minutes. (Pour le reste, j’ai des disques).
Quand les blues me prennent en quelque part sur la terre, les images qui s’imposent à mon
esprit proviennent très souvent du campe et du lac et de la forêt et du ciel où mes parents
m’ont amené, j’avais cinq ans. Cela fait déjà un bon bout de temps que j’ai réalisé la chance
que nous avions de vivre sur un des derniers grands territoires naturels du monde. Si le petit
Jésus était passé dans Aigüebelle il y a deux mille ans, il aurait vu à peu près ce qu’on y voit
aujourd’hui. Mais y est pas passé. Ça en aurait fait un site touristique plus mondialement
connu. Pas sûr cependant, facile de marcher sur les eaux quand c’est gelé la moitié de l’année.

Et quand on arrive en haut de la côte de Joannès, près du lac, là où on voit l’enseigne


« Bienvenue à Rouyn-Noranda, capitale nationale du cadmium » ou quelque chose du genre,
on aperçoit tout au loin, les cheminées de la fonderie Horne, là où je suis né. Dans une ville-
usine. Comme la majorité des Canadiens. C’est une caractéristique unique de notre structure
démographique et ce, en regard de tout l’Occident. Jusqu’en 1980 à tout le moins, plus de la
moitié des habitants du pays vivaient autour d’une usine majeure, la plupart du temps
forestière ou minière. Usine qui impose à sa population une loi floue et implacable, supérieure
aux autres, qui exige une paix sociale en échange de salaires immédiats. Notre région n’est
que ça. Depuis 1925 et pendant 35 ans, le gérant de la mine était aussi le maire de la ville. Par
souci de transparence politique, sans doute. C’était hier. C’est aussi lui qui s’assurait de bien
chouchouter le presbytère de la paroisse Notre-Dame de Protection, voisine, afin que les
sermons anti-syndicaux pussent se préparer dans le confort et dans un esprit de
reconnaissance. Oui, vous avez bien entendu, « pussent ». On est docteur ou on l’est pas

Question: Pourquoi l’Amérique du Sud, continent dix fois plus riche que le nôtre en termes de
richesses naturelles et de biodiversité abrite-t-il des pays dix fois plus pauvres? Edouardo
Galleano, historien économiste uruguayen, répond dans son ouvrage, grave et drôle, « Les
veines ouvertes de l’Amérique du Sud ». Selon sa théorie, les produits que les conquistadores
européens ont trouvés en Amérique du Sud étaient très différents de ceux trouvés en
Amérique du Nord. Or natif, ébène, acajou, agrumes et plus tard café et cocaïne. Ils étaient
« exotiques » de leur point de vue et pouvaient s’écouler en vrac, sans transformation, sur le
marché européen. Tandis qu’en Amérique du Nord, ce qu’on y retrouvait ressemblait dans son
ensemble à ce qu’on produisait en Europe. Cette production nord-américaine entrait plus
facilement en concurrence avec l’européenne. La demande était moins forte. Pour cette raison
les Nord-Américains ont dû transformer leurs produits en fonction de leur marché intérieur,
développant ainsi une industrie autonome qui leur a finalement procuré l’indépendance et plus
tard, la puissance qu’on leur connaît.

De la même façon peut-être, les régions canadiennes sont-elles les colonies « sud-américaines
nordiques» des États-Unis qui y trouvent ici ce qu’ils n’ont pas, ou pas en quantité suffisante
ou qu’ils préservent chez eux.

Maintenant, comment s’est déroulé le développement économique de notre territoire. On sait


tous qu’au début les Autochtones l’occupaient. Les plus vieux signes de feux de campements
repérés dans la région de Taschereau indiquent qu’ils étaient là il y a au moins cinq mille ans,
bien avant les Pharaons. Beaucoup beaucoup plus tard, il y a seulement une centaine
d’années, les Blancs ont commencé à occuper le territoire. C’est ce qu’on dit. Mais il est
important de noter qu’entre les Autochtones et Les Blancs, ce sont les compagnies qui se sont
saisies du territoire. Les compagnies, vues ici comme des regroupements de capitaux
particuliers qui utilisent les ressources communes à leur profit. En passant, le mot
« compagnie » vient du latin « cum pagnere » qui signifie « manger le pain avec ».
Intéressante dérive étymologique. Les Blancs, dont nous sommes les fils et les filles, n’en
furent et n’en sont encore que les serviteurs.

Les compagnies ont donc obtenu les droits exclusifs d’exploitation des richesses naturelles.
Les mines d’abord. On ne parle pas ici de la loi « sur les mines » mais bien de « la loi des
mines ». On y reviendra. Puis la forêt. L’emprise quasi totale des compagnies sur la ressource
forestière s’est achevée en 1987 quand l’ensemble des arbres de la forêt publique québécoise
a été distribué via 300 contrats qu’on appelle « caaf ». Et encore aujourd’hui, tous les autres
utilisateurs du territoire n’ont pas l’ombre d’un droit sur leur territoire.

À commencer par les Autochtones. En l’occurrence les Anishnabe, les Algonquins comme
nous les nommons. Ils occupaient, il y a plus de 200 ans, la partie nord du Saint-Laurent, de
Laval jusqu’à la ligne de partage des eaux, c’est-à-dire ici. Des Trois-Rivières jusqu’à la Baie
Georgienne, à l’ouest en Ontario. Leur autoroute 20 était la grande rivière des Outaouais. Ils
ont toujours été alliés des Français qui s’en servaient essentiellement pour récupérer la
fourrure de castor et comme guerriers contre les Iroquois, puis contre les Anglais. Quand les
Britanniques ont conquis Québec, leur statut a été fixé dans la Proclamation royale de 1763 et
leur territoire reconnu. Je cite : « They shall be maintained in the lands they inhabit if they
choose to remain there ».Ils pouvaient demeurer sur leurs terres s’ils le choisissaient. De plus,
la permission des autorités coloniales était requise pour tout Européen désirant s’installer dans
un village amérindien. Tout territoire destiné à être colonisé devait être acheté. Aujourd’hui
241 ans plus tard , rien n’a encore été payé.

Au début des année 1800, les colons ont commencé à déborder des rives du Saint-Laurent et
ont repoussé les Anishnabe vers le nord, à l’intérieur de leurs terres. Un exode qui durera
cinquante ans et qui sera accéléré par l’abattage systématique de leur grande forêt de pins
blancs. Leur territoire leur échappait. À tel point que ce sont les Anishnabe eux-mêmes qui,
en 1850, ont demandé au gouvernement de leur garantir au moins des espaces sécurisés. Ce
fut la création des réserves de Maniwaki et de Timiskaming, à côté de Notre-Dame-du Nord.
À cet endroit, on leur a concédé 100 000 acres. En 150 ans, jusqu’à aujourd’hui, ils en ont
perdu 95 000 à la suite de 25 dépeçages successifs de leur territoire. Nédelec s’est bâti dans
cette réserve. Ils furent expropriés de tout le reste de leur pays et sans indemnité aucune. La
voie était tracée pour l’exportation de ce nouveau pattern d’encerclement dont l’Afrique du
sud allait profiter. Durant tout ce processus, les Anishnabe perdirent les deux-tiers de leur
population. Pendant des années, on leur a même interdit de chasser l’orignal. Ils ont connu
pour la première fois de leur longue histoire, la famine. En 1940, on construisit le chemin
Mont-Laurier/Val-d’Or en suivant le tracé du sentier qu’empruntait le trappeur Gabriel
Commanda de Maniwaki. Ce tracé débouchait sur la troisième à Val-d’Or. Interdiction lui a
ensuite été faite de trapper sur une bande de dix milles de chaque côté de la route. Les
Algonquins pourraient se faire voir depuis cette route mais à une condition, et je
cite : « Pourvu qu’ils ne nuisent en aucune façon aux touristes, aux pêcheurs à la ligne ou au
public voyageur ».

Le prochain documentaire que je vais réaliser avec mon ami Robert Monderie s’appellera :
« Le Peuple invisible. »

Neuf communautés survivent encore en Abitibi-Témiscamingue. Leur territoire est géré par le
gouvernement du Québec, mais les communautés reçoivent une allocation annuelle du
gouvernement fédéral avec laquelle elles doivent tout faire : maisons, écoles, dispensaires,
voirie, et soutiens individuels. Dans la caisse populaire de Notre-Dame-du Nord, la
communauté anishnabe voisine dépose à chaque année 8 millions $. Leur marge de crédit
pour développer leur village s’élève à 50 000 $. N’importe quel truand blanc qui dispose de 8
millions $ peut aller chercher le double à la banque. Pur racisme.

Dans la communauté du lac Barrière, au milieu du parc La Vérendrye, 480 personnes


s’entassent dans 58 maisons elles-mêmes entassées dans les limites du village pour une
moyenne d’occupation de 8,3 personnes par petite maison et ce, en pleine immensité boréale.
Une d’entre elle abrite 22 personnes. Aucune maison n’a été construite depuis 20 ans. Le
village n’est situé qu’à 7 kilomètres de la 117, mais l’électricité ne s’y rend toujours pas. Une
génératrice en fournit, mais elle a tendance à péter durant les grands froids. Y a pas tellement
longtemps, j’ai vu qu’on avait planté des poteaux tout neufs depuis la route 117 jusqu’au
village. J’ai cru qu’enfin l’électricité rentrait. Mais non, c’était pour l’Internet à haute vitesse.
…Tout autour, sur leur territoire, l’Hydro-Québec y produit pour 50 millions $ d’électricité
annuellement et les forestières vont y chercher un autre 50 millions. Cent millions, donc,
puisés à même leur territoire. Les redevances accordées à la communauté du lac Barrière
s’élèvent à zéro cenne. Une vraie *** de honte.

Jamais rien pour ce peuple qui s’est fait harnacher sa grande rivière 42 fois sans
compensation, dont les campements se sont fait inonder sans avertissement, incluant ses
cimetières, dont les villages se sont fait déplacer, par deux fois même, comme à Winneway,
dont on vole la forêt et détruit le moindre de leurs rêves, dont les enfants, comme à Kitsisacik,
au Lac Victoria, qui doivent passer la semaine dans des familles d’accueil à Val-d’Or parce
qu’il n’y a même pas d’école dans la communauté. Aucun parent blanc ne tolérerait ça. La
moitié des jeunes hommes algonquins ont fait une tentative de suicide. Chaque jour qui se
lève sur un Anishnabe est, pour lui, un cauchemar à traverser.

On a tout intérêt à être sérieux maintenant. Tous les jugements de la Cour Suprême depuis
vingt ans ont accrédité la validité des droits ancestraux sur leurs territoires. Ces droits obtenus
lors de la Proclamation royale furent reconduits lors du rapatriement de la Constitution en
1982. Les Algonquins pourraient exproprier Val-d’Or. Ils ne veulent pas le faire. Ils veulent
un deal. Une gestion commune et un partage décent des richesses. Concluons-le. Avant d’être
des nationalistes, on devrait commencer par être des humains.

Maintenant nous, les serviteurs blancs des compagnies…Commençons par les minières.

Je disais donc, « en haut de la côte de Joannès on aperçoit tout au loin, les cheminées de la
fonderie Horne, au pied desquelles je suis né.» Je suis comme la plupart d’entre nous, je
pense, ignorant du monde minier, opaque et torontois. À l’image de ce petit enfant du village
de Cloutier qui pensait que c’étaient les cheminées qui créaient les nuages dans le ciel, je n’en
ai de ce monde, qu’une vision très fragmentaire. Une histoire personnelle aussi.

Quand j’étais petit, je vendais « La Frontière » le jeudi à la porte de la « punch-clock » de la


mine. Je les voyais sortir un à un, les mineurs, les fondeurs, leurs visages de déterrés,
silencieux. Ça me frappait : Personne ne se parlait. Même pas heureux d’être remontés à la
surface, d’être sortis des chambres à gaz. Comme si leurs vies s’étaient arrêtées à la Noranda.
Je reconnaissais, même petit, la dureté palpable de cette compagnie qui répandait de temps à
autre son gaz sulfureux sur la population. Au milieu des années soixante, le ministre des
Richesses naturelles de l’époque, de passage ici, déclara : « Un jour, on va les civiliser! ».
Même si j’étais jeune, j’ai nettement ressenti l’onde de choc, comme un coup de tonnerre dans
un ciel chargé. Ce ministre, c’était René Lévesque.

Mais c’est véritablement à Santiago, au Chili, au mois de novembre 1971 que j’ai pu évaluer
plus précisément la nature du rapport que la Noranda entretenait avec la société. Ce soir-là,
Salvador Allende, président de gauche du Chili, s’adressait à 75,000 personnes au stade de
l’Armée. Tout ce monde fêtait le premier anniversaire de son accession démocratique au
pouvoir. Tout à coup, il se met à parler de Noranda, qui détenait d’importantes concessions
minières là-bas. La vente de son cuivre constituait pour le pays, et peut-être encore
aujourd’hui, l’essentiel des entrées en devises étrangères. Allende voulait nationaliser cette
industrie qui, elle, exigeait en retour une énorme compensation. Je résume le raisonnement
qu’il a émis ce soir-là : « En 1925, Noranda a investi x millions dans une région canadienne.
Un peu plus tard, elle a investi à peu près le même montant ici au Chili. Mais elle a fait dix
fois plus de profits sur une même échelle de temps parce qu’elle n’a pas payé ni ses
travailleurs ni de taxes raisonnables. Nous estimons que nous ne leur devons rien. » Les
Américains orchestrèrent le lâchage des stocks de cuivre sur le marché mondial et le prix du
métal est passé d’un dollar à vingt cents la livre. C’est un pays fait en long et le transport
routier y est névralgique. Les Américains ont subventionné une très longue grève des
camionneurs. Le Chili étouffa.
Deux ans plus tard, en 1973, j’étais dans mon char, en avant de l’Hôtel Albert quand la radio
annonça le coup d’état du général Pinochet, le bombardement du parlement par des avions
pilotés par des Américains, bombardement commandé directement par le secrétaire d’État
Henry Kissinger, et l’assassinat du président Allende. Quelques heures plus tard, on rassembla
dans ce même stade de l’Armée l’ensemble des leaders de gauche et des syndicalistes
influents. L’immense poète et musicien Victor Jara était du nombre. On lui fracassa les
poignets et on l’acheva à la mitraillette. Des dizaines de milliers de morts plus tard, la
première compagnie occidentale à entrer en contact avec le nouveau régime dictatorial fut la
Noranda. The Copper Kings are back again. Je n’ai plus eu de sentiments particuliers envers
elle depuis.

Arriva le Parti Québécois au pouvoir en 1976 avec René Lévesque comme chef. Au lieu de la
civiliser, le gouvernement acheta des parts dans la compagnie via la caisse de dépôt. Je n’ai
plus eu de sentiments particuliers envers ce parti non plus.

Début 1980, je suis recherchiste pour un documentaire que réalisent mes amis Robert
Monderie et Daniel Corvec. Invitée par la CSN, une équipe américaine de chercheurs en
médecine industrielle s’en vient étudier pour la première fois les effets combinés des métaux
lourds sur la santé des travailleurs de la fonderie. Le film s’appelait simplement « Noranda ».
Cet endroit faisait leur affaire parce que la source de contamination était unique, ponctuelle,
alors qu’aux États-Unis il était plus difficile d’identifier la provenance des éléments qui
flottent dans la soupe chimique atmosphérique. La compagnie refuse de participer à l’enquête,
mais les 900 hommes se soumettent volontairement aux tests en dehors de leurs heures
d’ouvrage. Juste à l’examen physique sommaire, ils découvrent cinq cancers des poumons. En
fouillant dans des études qui avaient été conduites sur la santé de la population, je m’aperçois
que le taux de plomb dans le sang des enfants du quartier avoisinant l’usine dépassait le seuil
toléré par l’Organisation Mondiale de la Santé. Le plomb ralentit la vitesse de l’influx
nerveux. Une corrélation avait déjà été établie, ailleurs, entre le taux de plomb et les résultats
scolaires. Alors que nous étions en salle de montage, notre producteur, Radio-Québec a reçu
une lettre des avocats de la compagnie l’avertissant de faire bien attention sinon, dommages et
intérêts. Ça adonnait mal pour elle, on était tous sur le b.s. Tout ce que je possédais c’était une
guitare, mais ils ne savent pas en jouer. La compagnie a acheté des pages entières dans la
Frontière pour contrecarrer nos affirmations, mais quelques années plus tard elle faisait
arracher, à ses frais, toutes les pelouses du quartier Notre-Dame pour en poser de flambant
neuves. Je sais qu’elle a recommencé l’opération il n’y a pas longtemps et que le matériau de
remblai sous les pelouses provient d’un site de résidus d’une mine d’or abandonnée pas loin
d’ici.

Au cours de mes recherches pour faire ce film, je me suis rendu au siège social de la
compagnie à Toronto. Je prétendais que nous faisions un documentaire sur l’industrie minière.
Je suis donc reçu par la responsable des relations publiques qui déploie une grande mappe
canadienne et se met à m’expliquer longuement les rouages de l’empire. 70 000 emplois,
aussi gros que Coca Cola, des opérations partout au monde, etc. Arrivé au point Rouyn-
Noranda, je lui demande :: « Y a pas un problème environnemental là? ». Elle dit; je
cite :« Oui, c’est effectivement une vieille usine mais elle est très polyvalente, et très rentable.
On ne pourrait imaginer la déménager près de Toronto par exemple, tandis que là il n’y a que
30 000 personnes. » Fin de la citation. C’est tout l’égard que cette compagnie accorde à votre
santé, mesdames et messieurs.
À cette époque, les cheminées de la fonderie crachaient 690 000 tonnes d’anhydride sulfureux
par année dans l’atmosphère. Troisième plus gros pollueur après Gorki en Russie et Sudbury.
L’idée émergea de construire une usine de fabrication d’acide sulfurique pour récupérer le
soufre. Le nouveau principe pollueur-payeur devait être appliqué. L’usine a coûté 125
millions $ mais par un tour de prestidigitation fiscale dont elle a le secret, la compagnie a
réussi à rouler les deux gouvernements dans la farine pour se faire finalement payer l’usine au
complet et se dégager une cerise de sundae de 20 millions $ en plus. Elle a certainement dû
recevoir un prix en environnement cette année-là. L’usine, toujours l’une des plus pollueuses
du Québec, crache encore quelque 100 000 tonnes de SO2 et continue d’acidifier le territoire.
Le problème du rejet des métaux lourds demeure et empoisonne les organes filtres des gros
mammifères du Québec. Quand j’étais petit, la mine et la fonderie employaient 1 500
personnes. Ne sont plus que 300 travailleurs. Il est envisageable de transférer ces jobs vers des
secteurs plus prometteurs. Il est envisageable de la démanteler cette usine et d’offrir aux
citoyens un destin autre que celui de coucher au pied d’une bombe sulfurique qu’aucun plan
d’urgence ne saurait contenir. Peut-être verrons-nous alors poindre au nord de la ville, pour la
première fois, une aurore boréale.

Qui c’est Noranda? C’est une compagnie publique contrôlée par la famille Bronfman de
Montréal. Leur magot initial date des années vingt alors qu’ils fabriquaient du whisky pour le
passer en contrebande aux États-Unis où sévissait la prohibition. Récemment la famille
Bronfman a réussi à soustraire 2,2 milliards $ de l’impôt canadien soit par artifice comptable
soit en reportant le paiement à l’année suivante, toujours à la même date : le 33 avril.

Comme cette affichette comique que l’on retrouve dans les tavernes ontariennes : « Free beer
tomorrow ». En 2000, Noranda inc. a distribué 200 millions $ à ses actionnaires sans payer
une cenne d’impôt. Un fonctionnaire fédéral à l’impôt corporatif, aujourd’hui retraité, a
qualifié la comptabilité de Noranda : « A baffle accounting system ». Un système comptable
mystifiant. Ce sont des « brutes économiques », spécialisés dans la prédation des richesses
naturelles. Un des frères empoche un million de dollars de profit par jour, qu’il entre à
l’ouvrage ou pas. Paraît qu’il n’achète pas de loto.

D’abord le métal, puis la forêt. Pendant un certain temps, la famille contrôlait la plus grosse
forestière du Canada, MacMillan Bloedel. Et une infinité d’autres. Au début des années 90,
l’empire Bronfman contrôlait l’ensemble de l’économie abitibienne, incluant la laiterie
Dallaire et la bière Cinquante.

L’empire fait dans le show business maintenant, Warner, et elle aura peut-être la chance de
distribuer mes disques, incluant la chanson « Les Fros ».

C’est alors qu’en 1994, l’abatteuse d’une de ses compagnies filiales, Norbord, s’avançait
derrière le chalet familial pour venir chercher la forêt Vaudray-Joannès. Dix ans plus tard,
cette forêt est encore debout et seul le feu en disposera, mesdames, messieurs. Et ce ne sera
que pour la renouveler.

Notre forêt, notre foresterie. Depuis trente ans, une centaine d’abatteuses pleument 60
millions d’arbres annuellement en Abitibi. Neuf cent kilomètres carrés de forêt naturelle
disparaissent à chaque année. En reste-t-il beaucoup? Théoriquement pour une dizaine
d’années encore. Mais il est fort probable que des problèmes majeurs vont accabler l’industrie
forestière d’ici ce court horizon et qui auront l’effet de la paralyser. Les problèmes
d’approvisionnement sont déjà perceptibles autant au Témiscamingue qu’en Abitibi.
Actuellement les chantiers d’abattage sont rendus au nord de Matagami, à la limite nordique
des arbres. Ceux-ci sont petits et disséminés. Donc, il faut dépenser davantage pour aller les
chercher. En passant –nous tenons cette information du patron de Tembec - le diamètre des
billes qui entrent à l’usine baisse de un pouce aux dix ans -. En fait, aujourd’hui, pour voir un
gros arbre, il faut aller en ville. C’est peut-être d’ailleurs ici que sera inventé le « trou de pic
embouffeté ». Les autres grands chantiers sont près des villes parce que l’arrière-pays est à
peu près tout écrémé. On achève actuellement le vidage forestier du réservoir Gouin au sud de
Senneterre et celui du grand lac Rogers au sud de Rouyn-Noranda. N’importe quel facteur
externe peut, n’importe quand, ici, précipiter notre foresterie dans une rupture de stock
technique. Hausse subite du prix du pétrole, affaissement des prix de vente, persistance du
conflit sur le bois d’œuvre, amplification de la concurrence asiatique, resserrement des
normes environnementales internationales, etc. Cette rupture de stock pourrait perdurer
pendant 25 ans, le temps que la forêt se refasse un peu.

Tout cela ne serait pas si grave si la ressource se renouvelait comme on tente de nous le faire
croire. Nous traînons ce problème depuis 35 ans. Avant1970, les coupes avaient lieu l’hiver,
sur un sol enneigé et gelé. Ces coupes, sélectives, se faisaient à la scie mécanique et, il y a
plus longtemps encore, au bucksaw. De sorte qu’au printemps, les bûcherons laissaient un
parterre de coupe en parfait état de fonctionnement. La régénération se faisait toute seule et
reproduisait le même type de forêt. Mon père qui dirigeait les opérations forestières de la CIP
dans la division Noranda, est allé couper jusqu’à trois fois dans le canton La Pause. Aucun
technicien forestier aujourd’hui ne retournera où il a travaillé.

L’introduction de la machinerie lourde vers 1970 a tout bouleversé. Elle produisait en un


avant-midi ce qu’un travailleur produisait durant toute une saison. Notre sol forestier
nordique, la plupart du temps argileux, mou, gorgé d’eau, ne s’accommode pas de cette
foresterie sur-mécanisée. Maintenant, les coupes se font autant l’été que l’hiver et le
déchiquetage du sol, sa compaction, causent des problèmes dont on n’a pas encore idée de
l’ampleur. Rien que les ornières creusées par les roues rendront 20 % des secteurs coupés,
improductifs. Face au stress qu’il subit, le sol réagit en commandant une cicatrisation la plus
rapide possible et se couvre alors de feuillus. Un nouveau pattern forestier s’installe, qui ne
correspond plus à l’ancien et ne correspond pas non plus à ce qu’attendent les compagnies en
terme d’essences forestières. Ce sont surtout des peuplements de trembles et de fardoches de
tous genres qui reviennent, de valeur commerciale nettement moindre.

Sur au moins le tiers des territoires coupés, le ministère ne sait pas vers quel type de forêt ces
territoires conduiront. Feuillue, résineuse ou mélangée. Le tiers. D’où les plantations de
conifères et les travaux d’aménagement que nous, la société, payons. Car telle est la nature du
contrat général. L’état garantit aux industriels l’approvisionnement pour 25 ans et les obligent
à réparer les dégâts mais avec notre argent. Ce qu’on appelle un contrat CAAF. Qui veut
dire : « Contrat d’approvisionnement et d’aménagement forestier ». « Approvisionnement »
en premier,et surtout. En regard de ce que nous savons aujourd’hui et de ce que les
compagnies et le gouvernement savent depuis longtemps - nous pensons- il est maintenant
envisageable d’intenter un recours collectif pour manquement grave à la responsabilité
d’aménager de façon décente le territoire forestier. Le contrat, à notre sens, ne tient plus la
route.

En effet, la théorie officielle dit que l’on ne récolte que l’intérêt du capital forestier, intérêt
estimé à 1 % de la forêt par année. On peut même en couper davantage en escomptant le
résultat des plantations, celui de la repousse naturelle après la coupe et celui d’autres travaux
comme les éclaircies commerciales en forêt sauvage. En brassant toutes ces données, en
incorporant le résultat des travaux forestiers que nos enfants devront exécuter, en y ajoutant
les données de l’inventaire forestier, en tenant compte peut-être du nombre d’années qui
restent au patron de Domtar avant de prendre sa retraite, en brassant tout ça dans un logiciel
nommé « Sylva » comme dans « s’il va rester du bois », on en arrive à un calcul de la
possibilité forestière, la quantité de bois qu’on peut récolter à tous les ans sans entamer le
capital forestier. Fort bien. Mais comme on dit : « Le diable se cache dans les détails ».

- D’abord l’inventaire. Il a été fait à la sauvette à la fin des années 80 pour conclure au plus
vite les 300 contrats CAAF à la grandeur du Québec. Dans la forêt de l’Aigle, près de
Maniwaki, une forêt gérée de façon indépendante, on a refait l’inventaire pour le comparer à
celui du gouvernement. Dépendamment des essences, il a été surévalué de 30 à 70 %. On peut
penser que cette marge d’erreur se retrouve aussi à la grandeur du territoire. D’ailleurs, la
compagnie Tembec, au dire de son patron, n’utilise plus les données de l’inventaire général,
jugé trop peu fiable. En fait, on a inventé un inventaire qui assurait le rendement de l’usine et
non pas celui de la forêt.

- La repousse maintenant ou « le retour de coupe ». Les photos aériennes ne peuvent en faire


une lecture convenable. Un adjoint de l’ancien ministre des Ressources naturelles l’a
candidement avoué lors d’une conférence de presse en décembre 2002 : « Nous n’avons pas
eu le retour de coupe qu’on attendait ».

- Les éclaircies maintenant : Il s’agit de faire du ménage dans la forêt naturelle pour isoler les
sujets désirables et enlever la compétition végétale autour. Pour garder un sapin on peut
couper trois cèdres et quatre bouleaux, par exemple. Nous avons appris que ces éclaircies ne
produiraient pas plus de bois. Plus de gros arbres peut-être, mais pas plus de bois. On a déjà
investi des centaines de millions de dollars dans cette opération inutile et dommageable au
maintien de la biodiversité dont on ne parlera pas puisque ce concept n’existe même pas dans
l’élaboration des plans forestiers. « Bio-divertissement » et bio comme dans « billots de douze
pieds » plutôt. L’arbre n’est que la représentation la plus visible d’une forêt. Or tout est relié
dans ce monde. Du champignon microscopique au grand pin blanc, de la bactérie à l’orignal,
tous les éléments interagissent pour le maintien de l’ensemble. Nous commençons à peine à
comprendre ce processus.

Tout cela pour suggérer que le calcul de la possibilité forestière pourrait s’avérer une fraude
intellectuelle majeure camouflée dans un langage qui relève plus de la pensée magique que de
la science forestière. En passant, le ministère des Ressources naturelles, de la Faune et des
Parcs, n’a toujours pas reçu de rapport d’évaluation concernant 75 % des superficies récoltées
depuis dix ans et 80 % des surfaces sur lesquelles on avait planté des arbres. Sur le terrain, il
n’y a que quatre enquêteurs pour un territoire deux fois grand comme la Hollande. En 2002, il
a été payé en amendes pour infractions forestières, 150 000 $ pour tout le Québec. À titre de
comparaison, les automobilistes de Montréal ont payé 55 millions $ en amende. Quant à la
santé du règne animal, les ressources pour l’évaluer sont carrément déficientes sauf quand il
s’agit de compter les 10 000 orignaux, ces vaches de forêt, qu’on assassine à chaque année.

La vérificatrice générale du Québec a tiré l’alarme dans son rapport rendu public en
décembre 2002 . Je cite : « Le ministère des Ressources naturelles n’est pas en mesure de
déterminer s’il y a sur-récolte du bois dans les forêts publiques. Mais au vu des lacunes dans
les calculs de possibilité forestière, il y a risque que ce soit le cas… Le cumul des différents
problèmes relatifs au calcul de la possibilité forestière augmente le risque de surévaluation,
en quantité et en qualité, de la possibilité forestière. Une telle surévaluation contribue, à
court terme, au maintien des emplois en forêt, mais elle risque, à plus long terme d’en causer
la perte si la forêt est surévaluée. » Fin de la citation.

Autre citation tant qu’à y être : « Nos forêts repousseront, bien sûr, mais on les a presque
vidées. Ce n’est pas tant la faute des compagnies que celle du gouvernement qui a accordé
trop de permis de coupe. » Fin de la citation. Elle provient de Bernard Lamarre, patron de la
firme d’ingénierie SNC Lavalin, pas exactement réputée pour composer de bonnes chansons
d’amour.

Donc, on accorde le droit de couper qu’1 % de la forêt pour ne pas entamer le capital
forestier. Pourtant il y a deux ans, le « mystère des Ressources surnaturelles » a baissé
drastiquement, et à la surprise générale, les attributions forestières en Gaspésie de 29 %. C’est
que là, on ne peut pas jouer avec les limites territoriales. D’un côté le fleuve, de l’autre la baie
des Chaleurs, au bout, l’océan. Tout le problème se voit à vol d’oiseau. C’est pour cette raison
qu’on a ouvert Anticosti à la prédation forestière malgré le fait que cette île ait été désignée
« aire protégée ». Alors qu’ici, le territoire forestier n’en finit plus de finir avec des arbres de
plus en plus petits jusqu’à la taïga, jusqu’à la toundra. On peut encore s’y amuser avec les
chiffres d’inventaire. La foresterie n’est pas une science exacte dit-on. Plutôt un art. Nous
avons affaire ici, il faut dire, à de l’art très primitif.

La pression exercée sur notre territoire est aussi accentuée par le type de foresterie qui s’y
exerce. Que faisons-nous de notre bois? Grosso modo, du bas de gamme. De la pâte à papier,
du papier journal, du deux par quatre, du plywood. 90 % de la production forestière
québécoise, évolue dans ces créneaux qui exigent énormément de ressource brute. Comment
se fait-il que dans une des plus grandes forêts du monde, la nôtre, il n’y ait eu d’IKEA de
créé? Les multinationales ont construit des usines de traitement primaire de la ressource. Elles
sont encore assises sur ce mode de production et sur les réserves de bois que le gouvernement
leur garantit à perpétuité. Et comme il n’y en a jamais assez, elles se sont mises, il y a 15 ans,
à acheter de petits scieries indépendantes pour mettre la main sur la réserve de bois qui y était
rattachée pour, tout de suite après, jeté le moulin par terre. Si notre production s’était un peu
élevée dans l’échelle de transformation, nous n’aurions pas tous ces problèmes avec les
Américains dans ce conflit sur le deux par quatre. La plupart des forêts là-bas sont privées et
le coût du madrier doit refléter le coût d’achat de ces forêts. D’autre part ,comment ne pas
reconnaître qu’ils ont un peu raison, quand ils affirment que les compagnies paient des droits
de coupe beaucoup trop bas, quand en Abitibi, les compagnies paient en moyenne une piastre
l’arbre en droit de coupe? Et qu’aucun droit n’est perçu sur 20 % de la récolte? Que le prix ne
reflète aucunement la valeur environnementale prélevée? Comment ça vaut un nid d’aigle, un
mètre cube d’oxygène qu’on ne produit plus, une population de martres décimée? Un tampon
de gaz à effet de serre?

« Là j’additionne, c’est ça mon bill


en ajoutant perte de jouissance
c’est cent zilliards
à puissance mille
en d’sous d’l table
payable d’avance. »

La question m’est souvent posée et se pose avec pertinence : « Comment se fait-il que le
gouvernement, à qui nous avons délégué la gestion de la ressource publique, qui, en principe,
détient un rapport de force important face aux compagnies, comment se fait-il qu’il agisse
comme s’il était plutôt le représentant des compagnies auprès de la population? » Dans les
déclarations publiques, les campagnes de publicité, il m’est encore impossible de discerner
lequel des deux pouvoirs parle tant leurs affirmations se confondent. J’ai eu l’occasion d’en
discuter longuement avec un ancien premier ministre, économiste et nationaliste. J’ai
commencé par lui dire: « Vous m’arrêtez aussitôt que je dis une connerie : L’Hydro-Québec
rapporte un milliard et demi au trésor public, la Loto un milliard, la Société des Alcools
presque autant, et la forêt cinquante millions. Est-ce que ça vaut la peine de stresser autant la
forêt pour si peu? » Il dit : « Non ». Il ajoute : « Cette industrie est la seule à n’avoir pas
connu de révolution. C’est un univers demeuré colonial. René Lévesque avait pensé la
nationaliser mais avait jugé que, de front avec la nationalisation de l’électricité, la tâche
s’avérerait trop lourde. » Je continue : « Comment se sent un ministre de la forêt face à un
patron de forestière? » Il répond : « Il fait dans sa culotte ». « Pourquoi? » Il répond : « C’est
une longue culture. » « Et vous, pourquoi n’avez-vous pas fait quelque chose ? » « Pas eu le
temps », qu’il répond.

En fait, il faut remonter à l’origine même du gouvernement provincial pour comprendre un


peu le phénomène. En 1900, le gouvernement ne comprenait que quelques employés. L’impôt
n’existait pas. Ni la taxe de vente. Le seul revenu dont il disposait pour construire écoles,
hôpitaux et routes provenait des maigres droits de coupe qu’il parvenait à soutirer aux
compagnies de bois. Son seul revenu. Le lien de dépendance était si étroit que dans les années
vingt, le premier ministre, à part son boulot, siégeait en même temps au conseil
d’administration d’une papetière sans doute pour arrondir ses fins de mois. Depuis ce temps et
jusqu’à ce jour, le ministère responsable des forêts a été le théâtre d’une osmose quasi
complète entre les intérêts des compagnies et l’écriture des lois sensées les encadrer. Le va et
vient des gestionnaires et des cadres entrant et sortant du ministère pour rejoindre les
directions de compagnies et vice-versa est un sujet de rigolade dans le milieu. Encore plus
drôle quand un de ceux-ci, ancien sous-ministre passé directement à la direction de
l’association de compagnies de bois, m’écrit via le bureau d’avocat Ogilvy Renault de la
Grande Allée à Québec : « Nous vous mettons par la présente en demeure de cesser
immédiatement toute discussion, rédaction, diffusion, insinuation ou référence quelconque
visant notre client, sous réserve de tous les doits et recours dont il dispose contre vous. » Fin
de la citation. Un peu plus et on m’interdisait de penser à lui.

Cette mainmise totale des corporations sur la ressource se traduit en région par le pillage et
par l’exclusion de la société du monde forestier. Elle sont en effet les seules à détenir des
droits. Celui qui va se couper un sapin de Noël dans la forêt publique est maintenant passible
d’une amende de 500 $ car cet arbre, fatalement, appartient à une compagnie. Les pourvoiries
n’ont aucun contrôle sur leur environnement. Les Autochtones non plus. Nous sommes
squatters dans notre propre pays.

Et avec l’absolutisme, vient l’arrogance. Les grossistes en bois de construction ne peuvent


même pas s’approvisionner en région. Le bois se retrouve à Toronto où il est classifié selon sa
qualité . Le plus beau s’en va aux États-Unis. Les grossistes doivent affréter des « vannes »
pour aller chercher le bois là-bas, se contenter de ce qui reste et le remonter. De sorte qu’en
pleine région productrice, le constructeur doit acheter son madrier plein de noeuds au prix le
plus élevé au pays. Et l’appétit vient en mangeant. Par la manipulation des mesurages, par le
cadeau du petit bois de moins dix centimètres accordés aux compagnies, il y a 20 % plus de
bois qui sort de l’usine qu’il n’en rentre. Cela veut dire qu’au cours des quinze dernières
années, les compagnies ont joui de trois années d’approvisionnement gratuit. Pour lequel elles
n’ont payé aucun droit de coupe. 20 % de bois volés aussi aux travailleurs forestiers abatteurs
et transporteurs, tous soumis à l’implacable régime de la sous-traitance – car la compagnie
exige que son bois soit livré dans sa cour- tous vivotant au bord de la faillite et du
découragement. Telle est la situation. En même temps les compagnies informatisent au
maximum leurs opérations en usine. L’industrie emploie à peu près le même nombre de
travailleurs qu’il y a vingt ans mais la valeur de la production a été multipliée par six. Nous
n’avons en rien profité de tout cela. Cette nouvelle valeur marchande sort de la région.

Ne vous demandez pas pourquoi les jeunes désertent la région. C’est parce que la région les a
d’abord désertés. C’est parce que leurs parents n’ont pas encore pris possession de leur
territoire. Le Québec détient le deuxième rang mondial pour le taux de suicide chez les jeunes
hommes. Et le record québécois se situe en Abitibi. J’ai demandé à un groupe de
fonctionnaires du ministère des Ressources naturelles : « Si des jeunes veulent se partir une
entreprise forestière, que leur conseilleriez-vous? » Il se sont tous regardés pour me répondre
finalement : « Y a pus de bois disponible. »

Le régime des multinationales a fait son temps. Elles ne créent plus d’emploi, au contraire.
Elles abusent de la ressource et saccagent le territoire. Je parlais avec un pourvoyeur de la
région de Senneterre. Il me livre son raisonnement : « La forestière vient chercher ma forêt,
elle ramasse deux millions en deux mois qu’elle envoie à ses actionnaires. Moi, j’ai un chiffre
d’affaires de 200 000 $. Dans dix ans, ça fait aussi deux millions mais l’argent reste en
région et la forêt reste debout. » Ce qui s’est réalisé en création d’emploi depuis dix ans, sauf
erreur, fut essentiellement le fruit d’initiatives régionales et de petites entreprises. Il faut se
tourner vers cette manière de faire.

Et opérer un profond changement de mentalité politique dans nos relations avec le


gouvernement pour en arriver à ce que les régions exercent un minimum de souveraineté sur
leur territoire. Un peu à l’image du modèle adopté par plusieurs pays européens où des
conseils régionaux gèrent des enveloppes globales. C’est un immense pays que le Québec, et
très diversifié. Les besoins sont très différents, d’un méga écosystème à un autre. Or le
pouvoir y est démesurément concentré à Québec. (Va falloir bientôt écrire à Québec pour
avoir un permis pour aller aux framboises). Le professeur Moussaly de l’Université du
Québec à Chicoutimi a estimé que Québec effectue une ponction de cent millions $ à chaque
année en Abitibi-Témiscamingue. Il perçoit un milliard en revenus d’impôt et de taxes de
toutes sortes pour en dépenser 900 millions en services. Cent millions, ça ferait un bon fond
de développement, ça, me semble. D’autre part, la Caisse de Dépôt récolte 20 millions $ ici,
mais n’y investit rien. Même que le Fonds de Solidarité de la FTQ soutire 14 millions $
d’épargne mais n’en retourne qu’un seul. Même que la moitié des droits de coupe perçus en
Abitibi n’est pas réinvestie ici. Nous avons de l’ouvrage politique à faire mesdames,
messieurs. Déjà la région du Saguenay-Lac-Saint-Jean et celle de la vallée de la Matapédia
réclament le contrôle de la gestion forestière. C’est bon signe.

C’est dans cet esprit de redéfinition de la gestion du territoire que l’Université du Québec peut
et doit jouer un rôle en conformité avec son mandat, et je cite : « de se prononcer
publiquement, en tant qu’institution, sur des enjeux sociaux de façon à contribuer à la
conscience que se donne elle-même la société et à la définition des voies d’avenir qu’elle veut
tracer. » Comment évolue cette conscience? Dans un sondage exhaustif réalisé l’an passé
dans le Bas Saint-Laurent, une des régions les plus pauvres du Canada, on y évalue le rapport
que la société entretient aujourd’hui avec son territoire. La valeur environnementale y
surpasse la valeur économique. Les gens craignent de voir se désagréger leurs écosystèmes. Il
y a lieu de penser que les résultats seraient semblables ici. La société est prête pour un virage
vert dont les avantages n’ont pas encore été comptabilisés mais qui surpassent certainement
les retombées du saccage généralisé. Dans l’état actuel de la foresterie, chaque arbre qui reste
debout devient un investissement. L’Université peut devenir ce laboratoire d’idées. Étant
donné que le gouvernement se désengage progressivement du financement de ses universités,
il faudra prendre bien garde cependant de contrôler la tétanisation des programmes
universitaires par les corporations industrielles.

Pour ma part, à ma mesure et ma manière, je continuerai d’œuvrer à la reconstruction de mon


cher territoire. J’ai le plaisir et l’honneur de travailler depuis quatre ans au sein de l’Action
boréale en Abitibi-Témiscamingue, un mouvement citoyen qui vise à dresser un portrait de
l’état réel de notre forêt, civiliser la foresterie et à susciter la création d’espaces naturels
protégés. (Je voudrais saluer en passant l’actuel président de l’Action boréale, Henri Jacob et
sa compagne Micheline. Depuis tente ans, Henri travaille fort, et bénévolement, à ce que notre
territoire garde un minimum de santé. C’est lui qui devrait recevoir l’hommage ce soir.)
Comme vous le savez probablement, le gouvernement a finalement décidé, dix ans après
l’avoir promis à Rio de Janeiro lors de la Convention sur la biodiversité tenu en 1992,
d’instaurer un réseau d’aires protégées sur son territoire. Il entend d’ici 2005, en protéger 8 %.
Son but est de se rendre à 12 %, ce que l’Ontario a déjà atteint, ayant eu la prudence de ne pas
concéder la totalité de ses forêts aux compagnies. Ce 12 % est déjà un compromis politique
qui ne correspond en fait qu’à la moitié de ce que nécessiterait le maintien minimal de la
biodiversité dans nos écosystème, c’est-à-dire 25 %, tel qu’établi par des autorités
scientifiques, et tel que souhaité par la commission sénatoriale fédérale qui s’est penchée sur
l’état des forêts canadiennes.

Une bonne partie de ce 8 % a déjà été saupoudrée dans la toundra où même les mouches
noires n’osent pas aller. À l’heure actuelle, le ministère de l’Environnement s’active dans la
région pour trouver l’emplacement d’aires protégées et en déterminer les modalités d’usage.
Dans ces aires, les activité humaines continueront de s’exercer normalement : villégiature,
chasse et pêche mais les opérations industrielles (minières, forestières et hydroélectriques)
seront interdites. Après avoir repéré ce qui nous reste d’espaces naturels, après avoir fait le
tour de la région pour recueillir les suggestions de la population, l’Action boréale a élaboré
son plan et propose la mise sous protection de 36 espaces forestiers.

- Tout d’abord, nous insistons pour que ce 8 % ne soit pas distribué sur l’ensemble du Québec
mais sur chacune de ses treize grandes régions écologiques. Nous privilégions la protection
d’une dizaine de forêts situées en périphérie immédiate des grandes communautés. C’est là
que le 8 % doit être appliqué en priorité. De façon générale, ces forêts naturelles n’étaient pas
encore mûres pour la récolte il y a une trentaine d’années. Elles sont maintenant convoitées
par l’industrie forestière. Il faudra les défendre.

- Une autre série d’aires protégées, situées un peu plus en retrait des communautés, doit être
mise en réserve pour combler le 12 % de protection pour lequel le gouvernement s’est engagé
à Rio.

- Enfin, puisqu’il faut maintenir au minimum le quart du territoire sous protection pour
s’assurer d’une bonne conservation de l’ensemble de la biodiversité, nous avons isolé une
troisième série de territoires sur lesquelles cette conservation pourrait s’appliquer même si ces
territoires ont pu subir des perturbations industrielles.
Aires protégées. Mais protégées contre quoi? C’est admettre que les opérations minières et
forestières telles que nous les avons connues à date n’ont pas respecté les principes du
développement durable. Cela veut dire que sur les trois quart du territoire qui ne jouira pas de
protection significative, la façon de faire devra changer radicalement. De toute manière, les
forestières n’auront plus le choix. Elles devront bientôt satisfaire à une certification
environnementale internationale pour continuer d’écouler leurs produits. Et elles le savent. La
compagnie américaine Home Dépôt qui achète pour des centaines de millions $ de bois au
Québec a commencé à l’exiger, cette certification. Et ce n’est que le début. Or nos forestières
sont loin d’être prêtes. Tembec, la compagnie reine du Témiscamingue, malgré qu’elle ait fait
imprimer sur des napperons de restaurant qu’elle rencontrait la norme FSC, la plus exigeante
de toutes les normes, a, en réalité, échoué le test le mois dernier. Nous craignons aussi que les
compagnies tentent d’obtenir une certification sur une petite partie de leurs caafs pour ensuite
prétendre que l’ensemble de leurs opérations sont environnementalement acceptables.

En plus d’accomplir ses mandats, l’Action boréale crée des jobs. Dans une bonne mesure, elle
est à l’origine de la commission d’étude sur l’état de la forêt que le gouvernement vient
d’instituer. M. Arsenault vient d’y trouver un emploi. Quelques mots sur celle-ci : La
promesse écrite faite par le premier ministre, quatre jours avant les élections, spécifiait qu’il
créerait une « enquête publique indépendante » et non pas une simple « commission
d’étude ». La différence est majeure. Une enquête publique a des pouvoirs de type judiciaire.
Elle peut obliger une personne à venir témoigner sous serment et aussi la protéger. Dans le
cadre d’une commission d’étude, le ministère des Ressources naturelles, par exemple, pourra
donc envoyer qui il veut en lui précisant quoi dire. Le ministère a déjà donné à ses employés,
instruction en ce sens. Cette enquête a donc été au départ édentée et le gouvernement pourra
en disposer comme il l’entend. Aussi, les quelques mois qu’on lui accorde pour faire cet
énorme travail - jusqu’en décembre - ne lui permettront pas d’aller traquer tous ces diables
embusqués dans les détails; la commission aurait besoin de tout ce temps rien que pour
déjouer le vocabulaire truqué que les compagnies et le ministère ne manqueront pas de lui
servir. De sorte que son temps de réflexion se confondra avec celui de la rédaction du rapport.
Son mandat lui demande de proposer des avenues pour « bonifier » le régime forestier mais
non de le remettre en question. Le ministre responsable des forêts qui, étrangement, présidait
lui-même la conférence de presse annonçant la tenue de la commission, a clairement indiqué
que la commission devait servir à « rassurer la population ».

Or les enjeux dépassent cette maladroite préoccupation. Doit-on continuer de laisser les
transformeurs de bois aller chercher eux-mêmes la ressource publique au moindre coût? Faut-
il abolir ce système de caafs éternels? Comment généraliser à l’ensemble de la forêt publique
l’intelligence forestière qui prévaut dans les forêts modèles? Doit-on créer une régie des forêts
indépendante des compagnies et des gouvernements? Doit-on régionaliser la gestion de nos
écosystèmes? Comment s’assurer que dorénavant la société détienne elle aussi des droits sur
son milieu de vie? Y compris les Autochtones? Comment faire pour que la gestion de la forêt
se dote aussi d’objectifs sociaux et écologiques et non pas strictement et exclusivement
économiques? D’autre part, cette commission n’aura même pas les caractères d’une audience
publique du genre BAPE puisque les mémoires devront être déposés sans même que les
citoyens aient eu l’opportunité de poser des questions. Et nous n’avons en tête que ça, des
questions. Tout ça demanderait beaucoup plus de temps. L’Ontario a mis deux ans et demi à
réaliser une étude du même genre.

En conclusion. Quoi qu’il arrive de cette commission, l’Action boréale continuera son travail
de terrain. Nous vous soumettons ce soir deux dossiers très chauds.
- Celui du grand lac Parent tout d’abord, orgueil des citoyens de Senneterre et de la
communauté algonquine du lac Simon. À la tête de ce lac, se trouvent de grands marais
abritant des concentrations de canards noirs sauvages uniques en Amérique du Nord. Les
opérations forestières qui s’y déroulent altéreront cet habitat très fragile et bouleverseront
l’équilibre de ce précieux écosystème que le ministère de l’Environnement est en train
d’étudier pour en évaluer les possibilités de conservation. Nous réitérons notre demande au
ministère des Ressources naturelles pour qu’il fasse immédiatement cesser ces opérations.

- Celui de la forêt du Kanasuta maintenant. Un bijou naturel. Ce territoire est situé à l’ouest de
Rouyn-Noranda à la fin de la 117. Du côté droit de la route, les eaux coulent vers le nord. Du
côté gauche, vers le sud. C’est là que se rencontraient les Algonquins du sud et les Cris du
nord pour s’échanger des biens, marier leurs grands enfants, fêter et quand cela ne se pouvait
pas, se massacrer. Passage forcé entre la Baie James et le Saint-Laurent. Radisson et
d’Iberville y ont campé. À chaque fois que les archéologues creusent, ils trouvent. Des
montagnes, des lacs poissonneux, des forêts variées, de vieilles cédrières, une pourvoirie, un
centre de ski, des chalets de millionnaires du hockey. Qui dira qu’ils n’ont pas de goût.
L’Action boréale a proposé l’an dernier d’en faire une grande aire protégée en y incluant les
collines Kekeko et l’ancienne forêt d’Arntfield qui n’a pas connu le feu depuis 250 ans, un
record. La ville de Rouyn-Noranda s’est montrée intéressée à protéger du moins une partie du
secteur. Le Conseil régional de développement, le CRDAT, nous a donné un appui sans
équivoque. Le Patrimoine écologique du ministère de l’Environnement y prévoit, à l’intérieur
de cette aire protégée, une petite réserve écologique. L’autre côté de la frontière est aussi beau
et il est loisible d’imaginer un grand parc inter frontalier. L’Action boréale s’y emploiera.

Au mois de novembre 2002, nous avons réussi à convaincre la compagnie Norbord de se


retirer du territoire. Or voilà t’y pas que l’association des compagnies minières a apposé son
veto à l’instauration d’une aire protégée sur ce secteur métallifère. Et tout le processus a foiré.
À genoux le gouvernement. Deux valeurs se superposent à cet endroit. Une, minière,
supérieure à toutes, régie en vertu de « la loi DES mines ». L’autre, sociale, sans droit, qui
doit aussi être reconnue parce que c’est la société qui a historiquement servi les mines. L’an
dernier, l’association minière s’était montrée d’accord avec le principe des aires protégées à
condition qu’elle n’en subisse aucun inconvénient. C’était sa position officielle, irresponsable,
infantile . Nous lui disons ce soir qu’elle ferait mieux d’aller neutraliser sa vingtaine de sites
de résidus miniers toxiques qui suintent dans les systèmes hydriques avant de nous interdire la
préservation de ce qui nous reste de beauté. Il y a une quinzaine d’années, le gouvernement a
demandé aux minières de mettre un certain montant d’argent en fiducie, correspondant à une
taxe sur le tonnage, pour justement restaurer ces sites. L’association minière pourrait faire
pression pour le faire dégager réellement en ce sens, cet argent, et se mettre au travail.

Or voilà t’y pas que la compagnie Tembec, qui a entre temps acheté Norbord, se re-pointe
maintenant dans le secteur Kanasuta et y envisage cette année des opérations forestières en
même temps qu’elle tète une certification environnementale. L’Action boréale, forte de ses
mille membres, s’y opposera comme elle s’opposera à l’abattage de la forêt autour du lac
Parent.

Leur plus grande peur, c’est que nous soyons unis et actifs. Soyons-le avec toute notre
intelligence, avec tout notre cœur.
Mesdames, messieurs, il m’a fait plaisir de vous adresser la parole ce soir et je ne puis que
vous inviter à devenir gestionnaire à part entière de votre forêt boréale, la plus grande du
monde, qui, by the way, absorbe le tiers des gaz à effet de serre et qui passe ici. Elle est à
nous, elle est publique, c’est la loi. Où que vous soyez, défendez-la, votre forêt. La liberté ne
se quémande pas, elle se prend. L’Actionne boréale ne représente pas une opinion minoritaire,
80 % des Québécois la partagent. Notre source majeure de financement provient de la vente
de belles affiches disponibles ici-même à la sortie. Philippe et son équipe vous y attendent.

Citation :
« Caminante, no hay camino, se hace camino al andar.
Chemineur, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant. »

-Antonio Machado, poète espagnol

Maintenant,
Que les huards hurlent
Que les dorés remontent frayer même si c’est déjà fait.
Que je rentre dans deux bars à la fois
Quand je verrai double
On sera quatre
Pis on passe à l’attaque.

Merci

Richard Desjardins

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