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TITLE

; .
LE TEMPS ET LA DUREE DANS MADAME BOVARY - HOCKMAN
ABSTRACT

HOCKMAN, ELISE; LE TEMPS ET LA DURÉE DANS MADAME BOVARY

FRENCH DEPARTMENT, M.A.

Le présent mémoire est le résultat d'une étude très poussée


de la chronologie de Madame Bovary. Un examen quasi-microscopique des
faits romanesques que Flaubert situe dans le temps a fait paraître des
incertitudes et des invraisemblances surprenantes dans une oeuvre si
scrupuleusement structurée. Que les critiques, qui les ont sans
doute:.découvertes avant nous, ne s'y soient pas attardés, démontre que
ces erreurs chronologiques ne nuisent en rien à la réussite du
roman. Mais leur existence même est assez révélatrice: elle indique
que Flaubert, à plusieurs Teprises, s'est volontairement écarté du
schème temporel pour donner à ses personnages, et à Emma en
particulier, l'occasion de vivre d'une vie purement romanesque, dans
une "durée" pré-bergsonienne où le temps s'abolit.
L'analyse de cette "durée romanesque", - qui se dérobe au
regard destructeur de l'intellect, mats dont l'intelligence saisit les
effets, - fait ressortir les rapports de la durée et de l'affectivité.
Le génie de Flaubert lui a permis de "vivre ses personnages"et, les
ayant vécu, d'évoquer le monde tel qU'il apparait à leurs yeux. Il a
ainsi substitué un "temps vital" à une stricte chronologie et imprimé
à Madame Bovary un rythme profondément humain où le temps se plie
aux exigences des tendances les plus secrètes de notre nature.

-
,
LE TEl'lPS ET LA DUREE DANS MADAME BOVARY

by

Elise Hockman

A thesis submitted to the Faculty of Graduate


Studies and Research in partial fulfilment of
the requirements for the degree of Master of Arts.

Department of French Language and Literature,


. Mc Gill University ,
Montreal. August 1967.

··e
@) Elise Hockman 1968
4
~

,
TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •• l

CHAPITRE l - Le Temps ~ ...• • • •


• • • • • • • • • 15
• • • • • •
CHAPITRE II - Les Incertitudes de la chronologie •
• • • • 50
• • • • •
CHAPITRE III - La Durée . ... .. ....... . . . . . . ..
~ 60

CONCLUSION • • • • • • • • ~ • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 81

BIBLIOGRAPHIE .... ..................... .


~ • 86
INTRODUCTION

Aussitôt terminée La Tentation de saint Antoine, le 12 septembre


1849, Flaubert convie Louis Bouilhet et Maxime Du Camp à écouter la
lecture de son manuscrit et à lui donner leur avis sur son oeuvre. Dans
ses Souvenirs littéraires, Du Camp nous dépeint la scène de la lecture,
qui dura trente-deux heures (huit heures par jour pendant quatre jours!)
A l'en croire, vers le minuit du quatrième jour, "Flaubert, frappant
. .. . - .
~

sur la table ••• dit 'A nous trois, maintenant, dites franchement ce
que vous pensez ••• ' Il ~olP.J.het .r~pond:. n 'Nous pensons qu'.il .faut
jeter cela au feu et n'en jamais reparler 1 ;- n l
Les deux amis, ~pquvant~s .par ,la débauche d'.imagination
échevelée dont ils viennent d'être les victimes, conseillent à Flaubert
~ .. ...
de changer son fusil dl~pauie~ Il devrait écrire un roman complètement
dépouillé de ~0ll:t lyr:i,s~e,. qhoi~iI: un s,!-jet Uterre à· terre, un de ces
incidents dont la vie bourgeoise est pleine ••• ,,2
D'après ce que rapporte l'auteur des Souvenirs littéraires,
. Flaubert et ses deux amis se réunirent le lendemain dans le jardin,
à Croisset:
"C ••• ) nous
nous taisions, nous étions tristes, en pensant à
la déception de Flaubert et aux vérités que nous ne lui avions
point ménagées. Tout à coup, Bouilhet dit: 'Pourquoi
n'écriras-tu pas l'histoire de Delaunay?' Flaube)t redressa
la tête, et avec joie, SI écria: 'Quelle idée!' n

1. Du Camp, Maxime, Souvenirs littéraires, Hachette, Paris, 1892, T. l,


Chap. XII, p. 315
2. Ibid., p. 317
3. Ibid., p. 319: N.B. La mémoire de Maxime Du Camp semble lui avoir
joué un mauvais.tour, puisqu'il est avéré que l'histoire proposée
à Flaubert fut celle de Delamare, non celle de Delaunay.
- 2-

Mais Flaubert ne suivit pas ce éonseil immédiatement.


Désemparé par l'échec de son roman romantique, (trois ans de travail
perdul) et l'âme encore endeuillée par la disparition précoce de son cher
ami Alfred Le Poittevin (qui était mort le 3 avril 1848), Flaubert estime
qu'il a grand besoin de vacances. Ce besoin, il l'éprouvait depuis
plusieurs mois. Dès le 6 mai 1849, il écrivait en effet à Ernest
Chevalier, son ami d'enfance et son condisciple au lycée de Rouen:
"J'ai besoin de prendre l'air, dans toute l'extension du mot."ih
- - -
Les circonstances conspirent donc à pousser Flaubert à reprendre
son projet de voyage en Orient, caressé depuis longtemps •. Maxime
tentait d'ailleurs depuis février ·de cette année-là de persuader à
Flaubert de l'accompagner. Les deux voyageurs s'embarquent donc à Marseille
pour Alexandrie .. le 4 novembre 1849. Flaubert ne reviendra à Croisset que
dix-neuf mois plus tard, en mai 1851•
.~ en croire Maxime Du Camp (dont le témoignage paraît suspect
à beaucoup de critiques ••• ), Flaubert songea constamment à son oeuvre
nouvelle au cours de son pér~ple:

"( ••• ) son futur roman l'occupait; il me disait: 'J'en.suis


obsédét' ••• Aux confins_de la' Nubie inférieure, sur le
sommet.de Djebel-Aboucir qui domine la seconde cataracte,
pendant que nous regardions le Nil se battre contre les épis
de rodhers en granit noir, il jeta un cri 'Euréka' Je
l'appellerai Emma Bovary!' Et plusieurs fois, il.répéta,
il d~gusta le nom de Bovary, en prononçant 1'0 très bref ••• "2

1. Flaubert, Gustave, corresïrndance, Louis Conard, Nouvelle édition


augmentée, Paris, 1927, S ie Deux, p. 86
2. Du Camp, Maxime, op. cit., Chap. XIII, p. 352
Il est curieux de remarquer à ce propos que "cette obsession",
dont Maxime Du Camp se souvient si clairement après plus de quarante
ans, on~en trouve aucune trace ni dans les Souvenirs de voyage de
Flaubert, ni dans sa Correspondance. Etant donné que notre romancier
a l'habitude de confier à ses amis et correspondants ses projets
littéraires, les idêes qui lui viennent, et les difficultés qU'il
éprouve à les mettre en forme, il nous semble étrange qU'aucune allusion
-
~ la gestation de Madame Bovary au bord du N~~àit jamais été retrouvée.
Il est toutefois évident que le va,yage en Orient a fourni des
matériaux à l'édification laborâeuse et patiente de Madame Bovary.
S'il n'est pas du tout certain que Flaubert songeait à son roman, au
-
bord du Nil, il est indéniable qU'il a c?ntemplé des paysages dont la
grandeur, le pittoresque et le charme ont nourri son imagination. C'est
vers l'Orient que s'envoleront en effet,les rêveries romanesques d'Emma,
vers l'Orient qu'elle désirera se faire enlever par Rodolphe:
"Au galop de quatre chevaux, elle était emportée depuis hlÛt
. jours vers un pays nouveau, d'où ils ne reviendraient plus •••
Souvent, du haut d'une montagne, ils apercevaient tout à
coup quelque cité splendide avec des dômes, des ponts, des
navires, des forêts de citronniers et des cathédrales de
marbre blanc! dont les clochers aigus portaient des nids de
cigognes ••• "
Pourtant, il semble que le 23 juillet 1851, quelque deux mois
après son retour à Croisset, Flaubert ne se soit pas encore décidé à
commencer Madame Bovary, car dans une autre lettre à Flaubert, Du Camp
lui demande:

1. Flaubert, Gustave, Madame Bovary, éditions Garnier Frères, Paris,


1960, P. II, Chap~ XII, p •. 183
- 4-

"Que décides-tu? Que travailles-tu? Qu1écris-tu? As-tu pris


un parti? est-ce toujours Don Juan? est-ce l'histoire de
Mme Delamarre qui est bien belle?"l
Le 2 août 1851, Maxime D\.\ Camp, "engagé dans une douloureuse
crise sentimentale", écrit encore à Flaubert:
"Je dois prendre ça comme un sujet de 'notes': je te donnerai
pour ta Bovary tout ce que j'ai eu dans le corps ••• , ça pourra
peut-être te servir. Il 2
Ainsi Flaubert s'est décidé, et le titre du roman est déjà choisi.
Dans une lettre non datée, mais que l'évidence interne place
entre le début d'août et la fin de septembre 1851, Flaubert écrit à
Louise Colet: "J'ai commencé hier au soir mon roman. J'entrevois
maintenant des difficultés de style qui m'épouvantent.") Ces
"difficultés" le font apparemment hésiter à se consacrer exclusivement
à Madame Bovary, et à abandonner définitivèment toute tentative de
révision de La Tentation de saint Antoine. Le 21 octobre 1851, en
effet, Flaubert n'a pas encore perdu tout espoir de faire imprimer
cet épanchement lyrique. Il l'avoue clairement dans une lettre à
Maxime Du Camp:
IIIl me tarde bien que tu sois ici et que nous puissions causer
un peu longuement et serré, afin que je prenne une décision
quelconque. Dimanche dernier, avec Bouilhet, nous avons
lu des fragments de Saint-Antoine... L'objection de
Bouilhet à la publication est que j'ai mis là tous mes
défauts et quelques-unes de mes qualités. Selon lui,
ça me calomnie ••• Je ne sais que penser ••• Ne faut-il
pas suivre sa voie?.. Il y a des moments où je crois

1. Pommier, Jean et Digeon, Claude, "Du nouveau sur Flaubert et son


oeuvre", Mercure de France, T. 315, mai 1952, p. 45
2. Ibid.
). FlaUbert, Gustave, Correspondance,
- - 5-

même que j'ai tort de vouloir faire un livre raisonnable et


de ne pas m'abandonner à tous les lyrismes, violences,
excentricités philosophico-fantastiques qui me viendraient.
Qui sait? Un jour j'accoucherais peut-être d'~ne oeuvre
qui serait mienne, au moins.
J'admets que je publie. Y résisterai-je? De plus forts
y ont péri ••• "1
Flaubert conclut en demandant conseil à Maxime Du Camp.
Aux yeux de celui-ci, le principal, c'est de publier un roman: rester
auteur inédit à trente ans, lorsqu'on a été ambitieux comme lui et
Flaubert l'ont été, cela devient inquiétant. Le 29 octobre,
Maxime Du Camp s'en prend à Flaubert, et l'exhorte à publier aussitôt
que possible: "Si tu n'as pas commencé avant deux ans, je ne sais
. .
comment tout cela finira.,,2 Au sujet de la publication de sa
Tentation de Saint Antoine, Maxime écrit, dans la même lettre:
"Si tu publies, que publieras-tu? - Tes fragments de
Saint Antoine, sauf peut-être un ou deux, sont de nature
âcennuyer le public; et c'est avant tout ce qu'il faut
éviter... Et puis, ce ne sont que de fragments ••• "3
Nulle mention de Madame Bovary dans cette épitre qui se termine par
l'offre condescendante de Maxime d'aider Flaubert à "faire son succ~s":

"Pas une seconde je ne t'ai séparé de moi dans ma pensée:


j'ai travaillé pour trois, Bouilhet, toi et moi ••• J'ai
fait mon succès, je vais faire celui de Bouilhet; envoie-moi
une bonne chose et je fais le tien. 1I4 .
Dans son indécision sur la "bonne chose"à envoyer à Maxime,
Flaubert prit le parti d'aller à Paris consulter Théophile Gautier.

1. Correspondance, pp. 319-320


2. Pommier, Jean et Digeon, Claude, op. cit., p. 46
3. Ibid., p. 47
4. IbId.

\
- 6 -

Celui-ci lui déclara que ni lui ni personne ne pouvait savoir s'il


était capable d'écrire un chef-d'oeuvre: 11( ••• ) dans deux cent ans
peut-être on pourra le savoir. 11 1 Il ajouta que "garder des manuscrits
en réserve, c'est un acte de folie; dès qU'un livre est terminé, il
faut le publier, en le vendant le plus cher possible." Du Camp
en conclut que:
I1Ce fut cet exposé de principes qui, agissant en se~
contraire·, .détermina Flaubert à mettre la Tentation~' de
saint Antoine en portefeuille et à écrire Madame Bovary."
Ce témoignage aurait plus de force si bous n'avions déjà constaté
qu'il faut prendre les déclarations de Maxime Du Camp avec un grain
de sel.
Aussi préfèrons-nous nous fier aux paroles de Flaubert
quand il écrit à Louise Colet, au début de novembre 1851:
"Honnis soient les sujets simples! Si vous saviez combien
je m'y torture, vous auriez pitié de moi. M'en voilà
bâté pour une grande année au moins •
. Quand je serai en route j'aurai du plaisir; mais c'est
difficile." 2
Ainsi Flaubert envisage, malgré les difficultés du sujet, et
probablement même àc:cause de ces difficultés, de se consacrer entièrement
à la rédaction de Madame Bovary.
Il semble bien l'avoir commencé dans le but d'accomplir une
tâche qui f~t pour lui une thérapie contre ses tendances romanesques.

1. Du Camp, Maxime, op. cit., T. II, Chap. XVI, pp. 15-16


2. Flaubert, Gustave, Correspondance, Série Deux, p. 329
- 7-

Le 6 avril 1853, après un an et demi de labeur, il affirme, dans une


lettre à Louise Colet:
"Tout est de tête. Si c'est raté, ça m'aura toujours été
un bon exercice ••• Saint Antoine ne m~a pas demandé le
quart de la tension d'esprit que la Bovary me cause ••• 111
Cette tension d'esprit dont Flaubert se plaint pendant toute
la composition de son roman a plusieurs causes: la minutie de l'analyse
psychologique; la sobriété presque terne du sujet, comparée aux tableaux
fantastiques de La Tentation de saint Antoine; et le style nécessité
par le sujet, style qui devait être à la fois souple, discret, et
précis, en contraste avec le style flamboyant de sa dernière oeuvre:
cadre, sujet, personnages, tout lui para1t horripilant. Madame Bovary
est donc un roman "intellectuel", dont le plan a été construit à froid,
- -
dans un souci de discipline, et dont la rédaction a reposé sur l'utilisa-
tion consciente et laborieuse de techniques littéraires, non sur un
élan d'inspiration.
La correspondance avec Louise Colet permet de suivre pas à
pas la composition de Madame Bovary. Flaubert écrit à sa blonde amie
soit pour lui confier les difficultés dans lesquelles il s'enlise, soit
pour lui faire part sur un ton triomphal de l'achèvement d'une page
sur laquelle il a peiné plusieurs jours. Grâce à ce document, nous
pouvons garder un c.ontact étroit avec Flaubert presque jour par jour.
Cet-te abondance de renseignements en rend l'utilisation
difficile: on trouve en effet de tout dans cette correspondance:

1. ~., Série Quatre, p. 134


- 8 -

précisions matérielles, détails techniques, boutades à l'emporte-pièce,


sans compter les grandes "gueulades" d'un homme harassé de fatigue et
de dégo~t; parfois un rayon de soleil"un cri d'enthousiasme pour
le métier d'écrivain; mais, dans l'ensemble, beaucoup plus de récriminations
et de plaintes que de motifs de satisfaction.
De façpn générale, il nous paraît juste de résumer les griefs
de Flaubert par les mots: discipline, dégoût. Discipline parce que
Flaubert reconnaît à plusieurs reprises que: "La Bovary ••• aura été
pour moi un exercice excellent."l Dégoat, car: "On ne m'y reprendra
plus, à écrire ~es choses bourgeoises.- La fétidité du fond me fait mal
au coeur. Les choses les plus vulgaires sont, par cela même, atroces
à dire ••• "2
Mais, un an auparavant, Flaubert avait reconnu que discipline
et dégoût devaient marcher de pair, et que leur coexistence en lui était
la condition d'un chef-d'oeuvre:
"Bovary ... aura été un tour de force inoui et dont moi seul
aurai conscience: sujet, personnage, effet, etc., tout est
hors de moi." 3
Presque sans le savoir, Flaubert a mis le doigt sur la
caractéristique essentielle du réalisme littéraire: la "distanciation"
de l'écrivain par rapport à son sujet. Le romancier doit observer ses
personnages avec une exactitude scientifique. Son but étant d'analyser

1. Ibid., le 26 aoat 1853, à Louise Colet; p •. 32l


2. Ibid., le 16 avril 1853, à Louise Colet, p. 172
3. Ibid., le 27 juillet 1852, p. 3
- 9-

le caractère de ses protagonistes, et de les dépeindre dans leur


milieu social, sa propre personnalité doit être exclue des observations.
Comme les oeuvres scientifiques ne révèlent rien de la vie du savant,
le roman ne doit rien révéler de la vie intime de l'auteur.
Cette IIdistanciationtt permet à Flaubert de prendre devant le
monde l'attitude scientifique qui lui est si pénible. Flaubert écrit
--
son nouveau roman avec la précision d'un savant. Né d'un père qui
fut chirugien en chef de l'Hôtel-Dieu de Rouen, il transporte dans son
roman la méthode rigoureuse des médecins qu'il a côtoyés depuis son
enfance. C'est ce que Sainte-Beuve nota, dans son célébre article du
Moniteur, le 4 mai 1857, lors de la publication de la première édition
originale de Madame Bovary:
IIFils et frère de médecins distingués, M. Gustave Flaubert
tient la plume comme d'autres le scalpel. Anatomistes et
et physiologistes, je vous retrouve partoutl"l
L'auteur prend le parti de ~,tout montrer, avec un soin
minutieux, car en matière de réalisme littéraire, comme dans les
sciences biologiq'iles,. les détails les plus minimes. ont une grande portée.
Ainsi, dans une lettre à Laurent-Pichat, co-directeur de la
Revue de Paris,2 et éditeur de Madame Bovary, Flaubert affirme:
IIAussi ai-je pris la chose (la composition de Madame BovaryJ d'une
manière héroique, j'entends minutieuse, en acceptant tout, en
disant tout, en peignant tout ••• ")

l. Dumesnil, René, Le Réalisme, J. De Gigord éd., Paris, 1936, Chap. II,


p. 100
1. 2. Madame Bovary a paru dans la Revue de Paris du le octobre au 15 décembre
1856, en six livraisons.
1
3. Flaubert, Gustave, Correspondance, le 2 octobre 1856, p.
- 10 -

Gë,)IICOUp d'oeil médical de la vieil que Flaubert prône dans sa


lettre à Louise Colet, du 24 avril 1852, aboutit au retrait total du
IImoi", qui ne subsiste que dans l'équation personnelle; le 6 juillet 1852,
Flaubert déclare à Louise Colet: IIMoins on sent une chose, plus on
est apte à l'exprimer comme elle est (comme elle est toujours en elle-
même, dans sa généralité et dégagée de tous ses contingents éphémères).l
Ainsi le premier impératif dans la rédaction de Madame Bova;r
est un impératif de réalisme; mais c'est un réalisme aux antipodes de
celui de Champfleury, de Murger et de Duranty, les premiers tenants de
cette doctrine littéraire. Pour Flaubert, le néologisme "réalisme"
s'applique à l'infralittérature de Champfleury, celle qui se donne pour
but principal de scandaliser le bourgeois. Flaubert tient à se dissocier
de la nouvelle école, dont les champions, bohêmes littéraires, n'ont
rien de commun avec le riche seigneur de Croisset. Sa correspondance'
l'~tteste: 11( ••• ) c'est en haine du réalisme que j'ai entrepris ce

r~man ••• [Madame BOV~ryl"2


Si Flaubert méprise la racaille réaliste, celle-ci le lui
rend bien. Duranty se chargera en son nom de l'éreintement de
Madame Bovary:
"Madame Bov~, roman par Gustave Flaubert, représente
l'obstination de la description. Ce roman est un de ceux
qui rappellent le dessin linéaire, tant il est fait au
compas, avec minutie, calculé, travaillé, tout à angles

1. Ibid., pp. 461-462


2. Ibid., Série Quatre, octobre ou novembre 1856, p. 134
- Il -

droits, et en définitive sec et aride... Il n'y a ni


émotion, ni sentiment ni vie dans ce roman, mais une grande
force d'arithméticien qui a supputé et rassemblé tout ce
qU'il peut y avoir de gestes, de pas ou d'accidents de
terrains dans des personnages, des événements et des pays
donnés ••• nl
Flaubert, cela va de soi, ne se borne pas à une observation
détachée et glaciale du réel, comme le proclame injustement Duranty.
L'observation, au contraire, n'est que la première démarche d'une
opération complexe aboutissant à la création littéraire. De son
observation (ou de sa documentation écrite) Flaubert tire les
détails exacts de "la chose" qu'il doit décrire. Sur ce "donné"
son imagination construit une "représentation" de la chose, et c'est
cette dernière, non la chose en soi, qu'il tentera d'exprimer.
Il en a pleinement conscience, et sa lettre du 6 juillet 1852
le prouve: pour "exprimer une chose ••• "il faut avoir la faculté de
se la faire sentir. Cette faculté n'est autre que le génie: ~,

avoir le modèle devant soi, qui pos~.t12


Faire surgir ce modèle sur l'écran de son esprit, telle
est la fonction de l'imagination. Et Flaubert, sur ce point, est en
plein accord avec Balzac, qui lui aussi "exprime" les choses qu'il
projette par un effort douloureux, sur l~ ,bla~cheur de la page vide
qu'il peuple d'un monde que perçoit son oeil intérieur. Par une
opération quasi-magique l'expression accompagne cette projection:

1. L'opinion de Duranty était publiée dans Le Réalisme, revue fondée


par Champfleury. L'article parut le 15 mars ltl57. Il se trouve
cité en entier par René Dumesnil, dans Madame Bovary de
Gustave Flaubert, Mellottée, "Les chefs-d'oeuvre de la littérature
expliqués", 1932, pp. 255-256
2. Flaubert, op. cit., pp. 461-462
- 12 -

ainsi la création littéraire, tout en demeurant mystérieuse en son


essence, comprend à coup sûr le déclenchement simultané de l'imagination
et du verbalisme.

Ainsi la description du :r'éel "au deuxième degré" est-elle


nécessairement une évocation, une sorte de vision interne qui pénètre
l'opacité des choses. Seule une telle évocation permet au lecteur de
sentir à son tour (par cette collaboration que tout ~criyain sOllicite)
"la chose'" dont la seule trace matérielle se r~uit à une suite de
signes noirs sur blanc... Et voilà qui fait justice du "réalisme
photographique" 1
Flaubert ne "décrira" donc pas la société normande, il
- _.

l'évoquera. C'est pourquoi il assène aux na'l.!s qui lui demandent qui
était Madame Bovary, la célèbre riposte: "Madame Bovary, c1est moi",
~ -
mettant ainsi llaccent sur le phénomène représentation-expression sans
, tt ,
quoi n'existeraient nil 1hero1ne, ni le roman; qU'il a, litteralement,
nourris de sa substance.
Si représentation-expression sont des opérations concomittantes,
pourquoi "les Himalayas de brouillons" de Flàubert? C'est que ces
opérations réussissent rarement du premier coup: seule une maîtrise
totale de moyens d'expression, acquise à force de travail et de pratique,
permet la coincidence de la vision et du terme qui l'exprime. C'est
après avoir noirci pendant quarante ans des monceaux de papier que
Stendhal opère le miracle de la Chartreuse ••• Si Flaubert est obsédé par
-
la notion de style, c'est que le sty+eest le témoignage d1une réussite.
- 13 -

Et Maupassant, qui le connaissait mieux que tout autre par filiation


spirituelle et partage de métier, a mis les choses au point en 1885:
r
"Il FlaUbert) n'imaginait pas des styles comme une série de
moJles particuliers dont chacun porte la marque d'un écrivain
et dans lequel on coule toutes ses idées; mais il-croyait
au style, c'est-à-dire une manière unique, absolue,
d'exprimer une chose dans toute sa couleur et son intensité. nl
Que l'art soit la conjonction de l'imagination et du style,
Flaubert n'en a jamais douté. Mais une parfaite adéquation du style
à une représentation ne suffit pas à assurer le succès d'un roman sous
le Second Empirel Le roman peut servir de cadre aux créations les
-
plus libres de l'écrivain, mais encore faut-il que celui-ci se soumette
de bonne grâce aux conventions du genre.
Celles-ci n'ont guère varié depuis l'époque classique: la
nécessité de héros et d'héroines qU%quels le lecteur peut s'identifier
.s'impose encore. Et toujours s'impose la vraisemblance de l'intrigue,
point sur lequel l'abbé Huet insistait, au dix-septième siècle:
,,( ••• ) la vraisemblance, qui ne se trouve pas toujours dans l'Histoire,
est essentielle au Roman. tt2
Flaubert devra se plier à oes contraintes s'il veut toucher un
large public. Et placer dans notre monde perçu sous les catégories
kantiennes de l'espace et du temps, une "histoire feinte" et vraisemblable
exige que le monde romanesque s'insère dans les mêmes catégories. Celle
du temps a retenu notre attention.

1. Mayoux, Jean-Jacques, IIFlaubert et le réel", Mercure de France,


15 février 1934, p. 35. _
2. Huet, Traité de l'Origine des Romans, Préface de Zayde, Paris,
1764, T. l, p. VIII ( 1 ~ écl .. 'G~O)
- 14 -

L'objet de notre mémoire est d'analyser, dans un premier


chapitre, comment Flaubert a soumis ses personnages à la loi du temps
mesuré par nos calendriers et nos horloges; en d'autres termes,
c'est la chronologie du roman. que nous explorons en détail. Un second
chapitre en montrera les incertitudes et Un troisième tentera de les
expliquer en substituant à la chronologie traditionnelle le concept
contemporain de "durée romanesque". Cette étude de techniques
littéraires nous amènera à de conclusions qui, sans prétendre
bouleverser les traditions de la critique flaubertienne, ajouteront
à leur masse importante des précisions utiles.
CHAPITRE l
LE TEMPS

Madame Bova~ comporte des indications précises qui permettent


l'établissement d'une chronologie historico-romanesque. Cette dernière
a comme point de départ l'année 1812. L'auteur en effet cite cette
date comme celle du mariage des parents de Charles. Son point d'arrivée
se situe en 1847. Homais, en effet, quelques mois après la mort d'Emma,
adresse une pétition au roi. l Ce roi, c'est Louis-Philippe qui sera
chassé de son tr8ne par la Révolution de février 1848. La mort d'Emma
se produisant au mois de mars, elle doit donc se placer au plus tard
en mars 1847.
Charles Bovaryest né soit fin 1812, soit en 1813. D'ailleurs
le Delamare dont Flaubert s'est inspiré au départ était né en 1812. 2
Flaubert indique que Charles a quinze ans, lorsqu'il entre au "collège"
de Rouen. 3 Le lecteur peut retrouver exactement la date de son admission,
car le jour est marqué par un événement de la vie commerciale rouennaise,

1. Flaubert, Madame Bova~, p. 322


2. Op. éit., Société des Belles Lettres, Paris, 1945, "Plan chronologique
de Madame Bovary", par. René Dumesnil, T. II, p. 371
3. Ibid., Garnier, p. 3
Le "collège" en question est en fait un lycée, puisqu'il est dirigé par
un Proviseur, mentionné à la première ligne du roman.- Est-ce une
erreur de Flaubert? N1a-t-il pas été influencé par le souvenir de
l'expression "1es années.de COllège"?
- 16 -

la foire Saint-Romain, qui a lieu le 23 octobre. 1 Charles quitte le


Lycée:trois ans plus tard (il est entré en cinquième, et finit ses
études en troisième), pour commencer son cours de médecine. 2 Il est
reçu officier de santé avec un an de retard, après avoir échoué à son
premier examen. 3 Le cours de médeci~e durait quatre ans à cette époque
4
(1835). Charles a accompli cinq ans d'études, et reçoit son dipl&me
en 1835. Notons que Delamare ava,~i;;, lui aussi, été reçu médecin
le 18 septembre 1835. 5
Flaubert omet de nous informer de la date du premier mariage
de Charles. Mais il nous dit que la veuve Dubuc meurt en mars, après
quatorze mois de vie conjugale. 6 Mais le romancier a fort bien pu
s'écarter de atm modèle, et comme il précise qu'il Y a eu de ,longues
négociations a~ant le mariage de Charles,1 il ~st assez probable que
ce mariage a été célébré au début de 1831. Dans l'incertitude du
texte, nous nous en tiendrons à cette date probable.

1. A la légende de Saint Romain, évèque et patron de Rouen, se rattachent


la pl'ocession de la Gargouille à Rouen, et le privilège de la Fierte.
Une bê~~ hideuse désolait la contrée. Saint Romain conjura le monstre,
lui jeta son étole au cou, et le donna à mener au prisonnier qui
l'accompagnait, jusqu'à ce qU'ils fussent arrivés au pont, o~ ils
le précipitèrent dans.la Seine. En soùvenir de ce miracle, un
dragon, que le peuple appelait Gargouille, figurait aux processions de
la Fierte... Le roi Dagobert avait accordé à la cathédrale de
Rouen le droit de délivrer un prisonnier, tous 'les ans, à la fête
de l'Ascension. De là le privilège de la Fierte. La Fierte était
le cercueil ou plutôt la châsse de Saint Romain.
La Grande EnCYClopédie, Vol. 28, p. 833
2. Flaubert, ~., p. 9
3. ~., p. l i

4. Renseignement fourni par le Directeur du mémoire.


5. Flaubert, op. cit., Société des Belles Lettres, p. 312
6. ~., édition Garnier Frères, p. 32
- 17 -

La première rencontre de Charles et d'Emma a lieu le


lendemain de la ~ête des Rois - qui se place traditionnellement le
dimanche qui suit le Premier de l'An. Cette rencontre doit avoir eu
lieu aux premiers jours de 1838. Il Y a, en ef~et, assez longtemps
que Charles est uni à la veuve Dubuc, puisque Flaubert a décrit leur
vie conjugale en des termes qui excluent la lune de miel et évoquent
un "vieux" ménage: Hélolse a déjà imposé sa loi, ses préjugés, ses
l
caprices, sa cupidité, sa jalousie •••
Le père Rouault guérit en quarante-six jours, et Hélo!se
Dubuc Meur t au commencementdu '
pr~ntemps
de la meme
" ,2
annee. La
première ~emme de Delamare était morte à Ry, le 12 décembre 1837, ce
qui réduit le décalage des évènements réels et fictifs à trois mois. 3
Environ un mois ou six semaines plus tard, le père Rouault rend visite
à Charles.
C'est ici que la chronologie doit utiliser les allusions aux
fleurs ou aux fruits qui déterminent pour le lecteur la saison où se place
un épisode. Par exemple une phrase telle que "les poiriers étaient
en fleur ll4 indique que Charles allant aux Bertaux pour la première
fois après la mort de sa femme s'y est rendu fin avril ou début mai.

7. ~., p. 11

1. Ibid.
2. ~., p. 18

3. Ibid., ~ociêté des Belles Lettres, p. 372


4. ~., édition Garnier Frères, p. 20
- 18 -

Cette indication se trouve confirmée dans Madame Bovaryz Ebauches et


fragments inéditsl~ où nous trouvons la précision chronologique:
"Six semaines après la mort de sa femme, le père Rouault vint lui_même ••• u2

1. Le terme "scénario", dont Flaubert se sert parfois~ fut repris par

les éditeurs des manuscrits de Madame Bovary. Ces manuscrits,


conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen, comportaient deux
dossiers distincts de "scénarios" et de brouillons quand ils
parvinrent à la Bibliothèque. Les scénarios, dont il y a environ
une soixantaine, constituent dans l'ensemble la préparation pré~iminaire

du travail de rédaction, quoique Flaubert ait continué de faire des


scénarios après le commencement de la rédaction.
Ce sont surtout des plans se rapportant à l'ensemble du récit, ou
du moins à plusieurs des passages essentiels, des "esquisses" '.:"':
de l'intrigue. Ils r~pondent à des besoins divers: invention
de détails, étude d'une question particulière, organisation de la
matière romanesque, reprise des points essentiels avant la rédaction.
Mlle Gabrielle Leleu, Bibliothécaire à Rouen, et M. Jean Pommier
les ont classés, et publiés en tête dé leur Nouvelle version de
Madame Bovary (Paris, José Corti, 1949).
Les brouillons - rédaction détaillée de passages et d'épisodes -
sont reliés en six volumes, dont Mlle G. Leleu a publié de larges
extraits dans Madame Bovary, ébauches et fragments inédits (Paris,
Conard, 1936; deux volumes). De fait, il existe, entre les
scénarios, projets de travail, et les brouillons, rédaction détaillée
- 19 -

l
Charles obtient la main d'Emma à la Saint-Michel , le 29 septembre,
six mois après la mort d'Héloïse, et environ neuf après la première
rencontre du médecin et de la belle fermière. Leur mariage a lieu
au printemps de l'année suivante (1&39), car Charles doit attendre la
fin de la période de deuil obligatoire (un an). Emma passe tout l'hiver
a"preparer
, son t rousseau. 2 Ici Flaubert rattrape la chronologie de
l'histoire Delamare puisque le héros épousa Delphine Couturier le 7 août
3
1839.
Emma et Charles s'installent à Tostes deux jours après la
noce. 4 Emma se consume en vagues regrets pendant tout l'été, et
ce n'est que vers la fin de septembre qU'un événement vient dissiper
la monotonie de cette vie de province: le couple Bovary est invité
à un b~l à la Vaubyessard. 5 Pour Madame Bovary, l'hiver se passe
dans le souvenir nostalgique de ce bal, et elle s'éloigne progressive-
ment de son mari. Au printemps (1840), Emma a des étouffements aux

,.'. dU;lroman, un grand nombre d'étapes intermédiaires: brèves notations


à être développées, phrases ou fragments de phrases qui se retrouvent
dans le texte définit~; sur trois mille six cents pages de brouillons,
cent soixante-quinze esquisses de ce genre ont été dénombrées.
Cf. La genèse de Madame Bovary, par Claudine Gothot-Mersch, José Corti,
Paris, 1966.
2. Leleu, Gabrielle, Madame Bovary. Ebauches et Fragments inédits, p. 84

1. Flaubert, °E· cit., p. 23


2. Ibid., p. 24
3. Op. cit. , Société des Belles Lettres, p. 372
4. 2;e. cit. , édition Garnier Frères, p. 29
- 20 -

premières chaleursl , elle attend avec une angoi~se grandissante une


invitation au bal de l'année suivante. Elle passe un deuxième hiver
à Tostes, égayé brièvement par la visite du père Rouault, à la fin
de l'hiver (février).2E~in, en mars 1841, après deux ans de
mariage, les Bovary quittent Tostes pour Yonville. 3
Flaubert indique l'époque du déménagement à Yonville par des
allusions aux faits-divers de l'époque. Ce départ a eu lieu en 1841,
puisque Homais parle de la crue du Rhône, et des inondations de la
Guillotière qui ont eu lieu en 1840. 4 ' De plus, l'auteur donne une
date qui précise la durée du séjour de Charles à Tostes: quatre ans.'
En outre, il y a moyen de déterminer l'époquedù déménagement, puisque
Flaubert rapporte que, lors de "l'épidémie de choléra, pour agrandir le
cimetière d'Yonville, lion a abattu un pan du mur et acheté trois acres
de terre à coté.,,6 Or il Y eut une épidémie de choléra à Paris en
mars 1832, et elle y sévit pendant six mois. Elle se répandit dans
toute la France, et ne disparut qU'en 1837. 7
Les Bovary arrivent à Yonville vers six heures, un mardi,

5. Op. cit., p. 43

1. Ibid., p. 59
2. ~., p. 62
3. ~., p. 64
4. DE· cit., Les Belles Lettres, p. LXXII
$. DE· cit., Garnier, p. 63
6. ~., p. 68
7. La Grande Encyclopédie, Vol. Xl, p. 212
- 21 -

veilie du jour de marché dans le bourg. l Berthe naît la même année,


1841, vers la fin de mai ou le début de juin, car l'auteur nous dit que
le soleil se lève, ce jour-là, à six heures du matin. 2
Environ six semaines après, Emma, accompagnée de Léon Dupuis,
rend visite à la nourrice de la petite Berthe. Ces six semaines sont
en effet la période dite tldes relevailles", ou "six semaines de la
Vierge", que, dans son impatience de voir son enfant, Emma abrège
quelque peu ••• 3 Cette promenade a lieu en plein été, car les troènes,
les véroniques, et les églantiers sont en fleur. ,4 De plus, Flaubert
décrit un temps d'été:
"Il était midi: les maisons avaient leurs volets fermés
et les toits d'ardoises, qui reluisaient sous la lumière
âpre du ciel bleu, semblaient à la crête de leurs pignons5
faire pétiller des étincelles. Un vent lourd soufflait."
Dans.sa Correspondance, Flaubert indique que c'est une scène
d'été qu'il a voulu dépeindre: "J'étais en train, ce soir, d'écrire
une scène d'été avec des moucherons, des herbes au soleil, et~.tl6
Pendant l'automne et l'hiver qui suivent, Léon fait une
-
cour discrète à Emma; en février (1842), après une visite à une
filature de lin que l'on établissait près d'Yonville, Emma se rend

1. Flaubert, Op. cit., p. 70


2. ~., p. 83
,.
3. ~., p. 85

4. ~., p. 86
5. ~., p. 85
6. Flaubert, Correspondance, Nouvelle édition augmentée, Série III,
17 décembre 1852, p. 65
- 22 -

compte qu'elle aime Léon. l Dans les brouillons de Flaubert, il y a


une allusion à l'affaire Pritchard, qui permet de préciser l'année
de t ,·
ceep~so
d e. 2 Lheureux donne à Félicité un foulard, OÙ'"P on voit
Pritchard, Guizot, et la reine Pomaré en train de boire de" la bière. 3
"En 1843, la campagne contre Guizot, ministre des Affaires étrangères •••
prit une violence extrème ••• 114 Il y avait à Rouen, en 1842-1843, des
foulards pareils à celui décrit par Flaubert. René Dumesnil rapporte
que Mlle Leleu, Bibliothécaire à la Bibliothèque municipale de Rouen,
en a vu un semblable au Musée industriel de la ville. Peut-être fut-ce
le modèle de Flaubert?
Au début d'avril 1842, Emma va à l'église pour voir
l'abbé Bournisien. 5 "Environ un mois plus tard (début mai), Léon quitte
Yonville, car ses hésitations et les préparatifs de voyage doivent
occuper plusieurs semaines. 6 Son départ a lieu au printemps, puisque
deux ans plus tard, au théâtre de Rouen, Emma se souvient de lice soir

1. Flaubert, op. cit., p. 94


2. Ibid., Société des Belles Lettres, T. 1, p. LXXII
3. Ibid.
4. L'opposition accusait Guizot de faire le jeu des Anglais ••• le ministère
désavoua l'action de l'amiral Dupetit-Thouars à Tahiti. L'amiral,
" , ,

en effet, avait arrêté,puis expuls~Pritcbard et déposé la reine


Pomaré; Pritchard ayant fomenté une insurrection; et Pomaré, en 1843,
sollicita le protectorat français, puis à l'instigation de Pritchard,
se rangea sous les couleurs anglaises.
Cf. ~., Notes et Variantes, p. 291
- 23 -

. l
de printemps quand ils se dirent adieu." Emma s'endette pendant le
2
mois qui suit le départ de son amoureux transi. -La mère de Charles
vient à point rendre visite aux Bovary peu après, et reste chez eux
pendant trois semaines.3
Le jour du départ de sa belle·~mère (fin juin), Emma rencontre
Rodolphe Boulanger. 4 D~après ces indications de Flaubert, elle revoit
Rodolphe aux Comices agricoles, à la mi-juillet, et celui-ci lui rend une
deuxième visite six semaines plus tard. 5 Au début d'octobre, Emma
et Rodolphe font une promenààe à cheval. 6 Les mois suivants, Emma va
à la Huchette de plus en plus souvent; pendant
, l'hiver ont lieu les
rendez-vous nocturnes avec Rodolphe, dans le jardin, ou dans le cabinet
7
de consultation de Charles. Quand le printemps arrive, leur liaison
n'a déjà plus pour eux le même enchantement. 8 En avril (1843),
Emma reçoit une lettre de son père, qui fait naître en elle le désir
de se rapprocher de son mari. 9

s.. Flaubert, op. cit., p. 103


6. ~., pp. 110-111

1. ~., p. 211
2. ~., p. 116
3. ~., p. 118

4. ~., p. 118

5. ~., p. 144
6. ~., p. 141
7. Ibid., p. 151
8. ~., p. 159
9. ~., p. 161
- 24 -

Ses tentatives de réconciliation avec Charles ayant abouti


à un échec total, Emma s'endette pendant l'été; elle paie Lheureux

avec ltenvoi de M. Derozerays, client de'son mari, à la Saint-Pierre,


l
le 29 juin. En aoüt, après une dispute avec Mme Bovary mère, Emma
et Rodolphe décident de s t enfuir. 2 Les préparatifs de voyage, et la
maladie de Rodolphe remettent la date du départ au lundi, le 4 septe~bre

(1843).3 Ltannée où Flaubert place cet événement correspond aux


recherches de René Dumesnil et dtErnest Bovet; ceux-ci ayant trouvé
dans un calendrier que l'année où le 4 septembre tombait un lundi
fut effeëtivement 1I.84J~ \7, ,
La veille du départ) Emma reçoit la lettre de rupture de
Rodolphe;4 le choc ressenti par la jeune femme occasionne une
fièvre cérébrale qui se dé~lare à partir de minuit, et qui dure
quarante-trois jours. 5
Pendant l'hiver, et le' printemps (1844), Emma est en
convalescence. Madame Bovary mère vient en visite, et reste jusqutà
" 6
P aque.s.c

1. Flaubert, op. cit., p. 176


2. Ibid., p. 184
3. Ibid.
4:.i. ~., pp. 184, 190
5. ~. p. 195
6. Ibid., p. 201
- 25 -

Au milieu de l'été, Emma et Charles vont au théâtre de Rouen, entendre


Lagardy cp,anter dans "Lucie de Lamermoor".l Flaubert indique son
intention de situer cet épisode en plein été, car il note la chaleur
au dehors; et vers la fin du spectacle, Emma, Charles et Léon vont
"s'asseoir sur le port, en plein air, devant le vitrage d'un café.,,2
Deux jours après, "par un beau matin d'étél1 , il Y a la promenade en
f ~acre .•
o 3 Lheureux arrive quarante-huit heures après la scène du

fiacre, pour offrir de renouveler un billet signé par Charles pendant la


maladie d'Emma. 4 Désormais Lheureux surgira aux crises les plus
aigues.
Pendant l'hiver de 1844 - 1845, Emma et Léon se rencontrent
à Rouen, tous les jeudis. Flaubert donne quelques détails qui
permettent de rapporter ces rendez-vous à l'hiver: il y avait un poêle
chez le coiffeur où Emma se rendait avant de revenir à Yonville;5
le froid la faisait grelotter pendant-le voyage de retour;6 et un
jour qu'elle venait de s'embarquer dans la diligence pour Rouen, il a
commencé à neiger. 1

1. Ibid., p. 206
2. Ibid., p. 213
3. Ibid., p. 222
4. ~., p .. 235
5. ~., p. 247
6. ~., p. 249
7. Ibid., p. 252
- 26 -

Désormais la 'chronologie romanesque est mesurée p;.~~que

entièrement par des éch?ancés de billets. Trois jours après avoir vu


, ' l
Emma et Léon à Rouen, Lheureux vient réclamer de l'argent. Lheureux
rédige quatre billets pour régler les dettes d'Emma; l'échéance du
dernier tombera six mois après le paiement d'une li masure " qu'Emma a
2
consenti à vendre. Puisque l'époque des rendez-~ous à Rouen dure
- ,

déjà depuis quelque temps, cet épisode doit dater de décembre, et le


dernier billet viendra à échéance en juin 1845. Charles découvre ce
quatrième billet, et Lheureux en rait deux autres, dont le premier est
payable dans t~ois mois (en septembre).3 Un incidënt permet de situer
l'époque où l'intrigue'se déroule: une fois, lorsqu'Emma reste à
Rouen, Charles va la chercher dans son "boc". " Il arrive IIvers deux
heures du matin", 4 et le jour parait peu après. Puisque le jour
se lève ~u plus t8t à quatre heures au solstice d'été, Charles doit
en effet découvrir le dernier billet en juin. De plus, lorsqu'telle
va à ses rendez-vous, Madam~ Bovary porte des roses d'Yonvillé, ce
qui indique le passage de l'ét~.5
Quand un envoyé de Vinçart, ami ,de Lheureux, et banquier à
-
Rouen, arrive chez les Bovary pour leur réclamer de l"argent, Emma

1. ~., p. 252
2. ~., 'p. 254
3. ~., p. 254

4. ~ .. , p. 257

-
5. Ibid., p. 263
- 27 '-

va voir le rusé marchand. Celui-ci lui parle des deux billets souscrits
par Charles, dont le premier venait à échéance au bout de trois mois: l
ceci permet de placer en automne la visite dlEmma chez Lheureux. Cette
date est confirmée par Flaubert: IIL'automne commençait, et déjà les
~euilles tombaient - comme il y a deux ans, lorsqu'elle ~m~ était
malade. 11 2
Le jour de la mi-carême (1846), Emma va à un bal masqué à Rouen. 3
Le lendemain, elle reçoit un papier qui réclame le paiement de huit
mille francs pour éviter la saisie !Ide ses meubles et effets ll , vingt-
. quatre heures plustard. 4 Le samedi est consacré au procès-~erbal.
de la saisie.
5 Le dimanche, Emma part pour Rouen, pour essayer de

faire un emprunt' chez les banquiers qu'elle conna1t de nom. 6


L'après-midi elle essaie de persuader à Léon de lui prêter
de 11 argent ~ 7 Le lundi matin, Enuna va dl abord chez Guillaumin,
le notaire, ancien ma1tre de Léon, lorsque ëelui-ci étatt clerc à
8 . . 9
Yonville; et ensuite chez Binet, le percepteur.

1. ~., p. 265
2. Ibid., p. 268
3. ~., p. 270
4. ~., p. 271
5. Ibid., p. 275
6. Ibid.
7. Ibid.
8. ~., p. 279
9. Ibid., p. 283
- 28 -

L'après~midi elle court attendre Léon chez la mère Rolet. l


Vers la~inde l'après-midi (Léon devait lui apporter de l'argent vers
2 .
trois heures), Emma va chez Rodolphe. La nuit tombe déjà lorsqu'elle
quitte Rodolphe, et se rend chez Homais. 3 Pendant que les Homais sont
en train de dîner, Emma obtient de Justin la clef du capharnaum, et
avale de. l'arsenic. Elle rentre chez elle après six heures, puisque
Charles part la chercher à six heures du soir. 4
Pendant la nuit, Charles découvre qu'Emma s'est empoisonnée.
Il écrit aussi vite que possible une lettre à M. Canivet, et au
docteur Larivière. Canivet arrive au milieu de la nuit, le docteur
Larivière au matin. 5 Homais invite le docteur Larivière à déjeuner. 6
Emma meurt le'même jour, mardi (1846), au cours de l'après-midi.
Homais et l'abbé Bournisien font la veillée. Madame Bovary
mère arrive tôt le lendemain matin. 7 Le mercredi soir il y a une
deuxième veiliée. 8 Le jeudi matin, c'est l'arrivée du père Rouault,
et le jeudi après~Midi a lieu l'enter;ement: 9

1. ~., p. 285
2. ~., p. 276
3. ~., p. 291
4. ~., p. 292
5. ~.; pp. 296-297
6. ~., p. 298

7. ~ ., p. 307

e; 8. Ibid.
9. ~., pp. 311, 313
- 29 -

Léon se marie vers la Pentecôte, et Félicité s'enfuit à


l
cette époque. Désormais il devient difficile de dater les événements.
On sait que Homais perséc~te l'aveugle pehdant six mois, ce qui établit
sa victoire contre cet homme a~ début de l'automne 1846. 2 D'après
les brouillons de Madame Bovary, c'est au mois de février qU'a lieu
le voyage de Homais et de Charles à.Rouen pour choisir une pierre
tombale pour Emma. 3 Après ce voyage, Homais compose une Statistique
générale, se préoccupe de "grandes questions", ce qui nous mène sans
doute à l'hiver de 1847.4 -Homais adresse une pétition au roi.
Ceci se place donc a~ant la Ré~olution de .février 1848. 5
En aoat 1848, Charles rencontre Rodolphe au mar.ché d'Argu~il.6
Le lendemain, Charles va s'asseoir dans le jardi~. Dans les brouillons,
Flaubert ajoute:

"Et tous les chagrins de sa vie lui revinrent, toutes les


. .félicités·de son mariage, depuis le premier jour j usqu'au
-dernier. Il y avait dix-huit mois~ maintenantl" 7 _.

A sept heures du so~r,


o Berthe t rouve Cha r l es mor t da ns 1 e Jar
° dO~n. 8

1. ~., p. 317
2. ~., p. 318
3. Flaubert, Madame Bovaryz Nouvelle Version, p. 637
4. Flaubert, 0E •. cit., p. 318
5.- ~., p. 322
6. Ibid., p. 323
7. Flaubert, Madame Bovary2 Nouvelle Version, p. 642
8. Flaubert, °E· cit., p. 323
- 30 -

Madame Bovary mère meurt dans l'année, et la petite Berthe est envoyée
chez une tante. l
Dans Madame Bovary, il y a environ soixante indications d'où
l'on peut d~duire la date précise d'un événement. Cependant il y a de
longues périodes qui passent sans aucune mention de dates. Il y a
soixante-cinq indications temporelles qui laissent le passage du temps
indéterminé. Vingt-deux de ces indications imprécises consistent en
l'emploi de "un jO)lr", ou "une fois", pour situer un événement:

l!,une fois, par un temps de dégel, l'écorce des arbres


suintait dans la cour ••• n2

"Un matin, le père Rouault vint apporter à Charles le


payement de sa jambe remise ••• ,,3

"Il arriva un jour vers trois heures. 1I4

"Un jo~ qu'en prévision de son départ elle faisait des


rangements dans un' tiroir, elle se piqua les doigts à
quelque chose. 1I5

1. ~., p. 324
2. ~., p. 11
3. ~., p. 19
4. !!?j.~. , p. 20
5. Ibid.• , pp. 63 - 64
- 30 -

Madame Bovary mère meurt dans l'année, et la petit~ Berthe est envoyée
chez une tante. l
Dans Madame Bovary, il y a environ soixante indications d'où
l'on peut d~uire la date précise d'un événement. Cependant il y a de
longues périodes qui passent sans aucune mention de dates. Il y a
soixante-cinq indicatLons temporelles qui laissent le passage du temps
indéterminé. Vingt-deux de ces indications imprécises consistent en
l'emploi de "un jo~", ou "une fois", pour situer un événement:

~Une fois, par un temps de dégel, l'écorce des arbres


suintait dans la cour ••• n2

"Un matin, le père Rouault vint apporter à Charles le


payement de sa jambe remise ••• ,,3

"Il arriva un jour vers trois heures.,,4

"Un jour qu'en prévision de son départ elle faisait des


rangements dans un" tiroir, elle se piqua les doigts à
quelque chose.,,5

1. ~., p. 324
2. Ibid., p. 11

3. ~., p. 19

4. ~., p. 20

5. ~"., pp. 63 - 64
- 31 -

"Un jour, Emma fut prise tout à coup du besoin de voir sa


petite fille, qui avait été mise en nourrice chez la femme
du menuisier .,,1

"Un soir, en rentrant, Léon trouva dans sa chambre un tapis


de velours et de laine ••• ,,2

"Un. matin que Charles était sorti dèS l'~ube, elle fut prise
par la fantaisie de voir.Rodolphe à i~instant.ua

"Un matin qU'elle s'en retournait (p.e.la Huchette) ainsi, elle


crutdi~tinguer to~t à coup 'le long'canon d'une carabine qui
sembiait la tenir en joue. ll!î

IIElle-~üt désiré le voir plu~~érieux:, et même plus dramatique

à l'occasion, comme cette fo:i-s OÙ ,elle crut entendre dans


l'allée un bruit de pas qui s'approêhaient. 11 5.

\lUn jour, qu1au plus fort de sa maladie elle s'était crue


agonisante, 'elle avait demandé la communion.n~

1. ~., p. 85
2. ~., p. 93
3. ~., p. 152
4. ~., p. 154
5. ~., p. 158
6. ~., p. 198
- 32 -

"Il était brave homme, en effet, et même un jour ne fut


point scan(~.alisé du pharmacien, qui conseillait à Charles,
pour distraire Madame, de la mener au théâtre~ •• lIl

"Un jour qulils causaient philosophiquement des désillusions


. - 2
terrestres ••• "

"Il se trouvait donc le plus fortuné des mortels, et Emma


vivait sans inquiétudes, lorsqulun soir, tout. à coup ••• 1I 3

"Un jour, pourtant, M. Lheureux la rencontra qui sortait


de 11 H~tel de Boulogne au bras de Léon ••• 114 .

"Un soir, elle ne rentra pas à YOnville. u5

"Donc, un jeudi,· Emma fut surprise de rencontrer, dans la


cuisine du 'ILion d r or u , M. Homais ••• ,,6

ItUn jour qu 1 ils Si étaient quittés de bonne heure, et. qu r elle


s'en revenait seule par le boulevard, elle aperçut les
murs de son couvent ••• 11.7

1. ~., p. 203
2. Ibid., p. 250

3. ~., p. 251

4. ~., p. 252
5. ~., p. 256
6. ~., p .• 259

7. ~., p. 263
- 33 -

"Une fois, pourtant, un homme d'allure chétive ••• entra


chez elle ••• "l

ltUn jour, elle tira de son sac six petites cuillers en vermeil ••• ,,2

"Un jour qu'errant sans but dans la maison, il était monté


jusqu'au grenier, il sentit sous sa pantouf'fle une bouJ.ette
de papier fin ••• ,,3

"Un jour, enfin, il s'assit devant, tourna la clef, et poussa


le ressort. n4

Neuf de ces indications consistent en l'emploi du mot


"le lendemain":

"Huit jours après, comme elle étenfudt du linge dans sa cour,


elle fut prise d'un crachement de sang, et le lendemain,
tandis que Charles avait le dos tourné pour fermer le
rideau de la fenêtre, elle dit ••• ,,5

"Le lendemain, en revanche, il semblait un autre homrne,,6

1. Ibid., p. 264
2. ~., p. 268
3. Ibid., p. 317
4. Ibid., p. 322
5. ~., p. 19

e, 6. ~., p. 28
- 34 -

ilLe lendemain fut, pour Emma, une journée funèbre."l

"Le lendemain, à midi, Rodolphe arriva devant la porte de


Charles avec deux chevaux de maltre.,,2·

"Mais le lendemain il se présenta chez elle avec une facture.,,3

"Le lendemain donc, vers cinq heures, il entra r'lDns la cuisine


de l'auberge ••• ,,4

''Dès le lendemain, elle s'embarqua dans l' Hirondelle pour


aller à Rouen consulter M. Léon .. c ,,5

ilLe lendemain, au point du jour, Emma courut chez M. Lhèureux


le prier de refaire une autre note ••• ,,6

"Mais le lendemain, à midi, elle reçut un protêt.,,7

Cinq fois l'auteur emploie les mots "dès lors, à partir de


ce moment, de cette époque tl :

1. ~., p. 115
2. ~., p. 141
3. ~., p •. 176

4. Ibid., p. 216

5. ~., p. 231
6. ~., p. 255
7. ~., p. 264
- 35 -

"Dès-lors, elle but du vinaigre pour se faire maigri.r. lll

"Dès lors, ce souvenir de Léon fut comme le centre de son


ennui ••• ,,2

UA partir de ce jour-là, ils s '·écrivirent régulièrement tous

les sOirs.,,3

liA partir de ce moment, son existence ne fut pl.us qu'un


assemblage de mens~nges ••• ,,4

"Ce !=Juccès l'enhardit; et dès lors il n'y eut plus dans


l'arrondissement un chien écrasé ••• '.5 -

Cinq fois l'auteur se sert de l' expression "àl~esure que"


pour indiquer le passage du temps:
"Il y pensa moins, à mesure qU'il s 'habituai.t à vivre seul.,,6

"Mais à mesure que se serrai.t davantage l'intimité de leur


vie, un détachement intérieur se faisait qui la déliait de
lui. 11 7

1. ~., p. 63
2. ~.~,. p. 115
3. ~., p. 152

4. ~., p. 251

5. ~., p. 319
6. ~., p. 20

7. ~., p. 38
- 36 -

IIUn souci meilleur vint le distraire, à savoir la grossesse


de sa femme. A mesure que le- terme en approchait, il la
chérissait davantage. lIl

tt ( ••• ) il fut heureux, cependant, de lui voir enfin manifester


une volonté quelconque. Elle en témoigna. davantage à mesure
qU'elle se rfltablissait.,,2

liA mesure que ses ·affections disparaissaient, il·se resserrait


plus étroitement à l'amoUr de son enfant.,,3

L'auteur emploie neuf fois les mots "quelquefois", ou


"de temps à autre'.!;

"Elle songeait quelquefois que c'étaient là pourtant les


plus heureux jours de sa vie ••• 114

"Il lui arrivait parfois des rafales de vent, brises de la


mer qui ••• apportaient ••• une fraS:cheur salée. 1I5

"L'al>rès-mi.di, quelquefois, elle allait causer en face avec


les postillons.,,6

1. ~., p. 82
2. ~., p. 202

31' ~., p. 321

4. ~., p. 38
5. ~., p. 42
6. ~., p. 56
- 31 -

"Quelquefois aussi" elle lui parlait des choses qu'elle


. l
avait lues ••• "

I~ans l'après-midi" quelquefois" une tête d'homme apparaissait


derrière les vitres de la salle. 1I2

"En de certains jours" elle bavardait avec une abondance


fébrile ••• ,,3

"La nuit" quelquefois, Charles se réveillait en s~saùt ••• ,,4

"Parfois, il est vrai, elle tâchait de fa:ire des calculs ••• ,,5

"Quelquefois, pourtant, un curieux se haussait par-dessus


la haie du jardin ••• ,,6

Six fois le mot "souvent": est employé:

"Souvent, lorsque Charles était sorti, elle allait prendre


dans l'armoire ••• le porte-cigares en soie verte.,;7

1. ~., p. 58
2. ~., p. 61

3. ~., p. 63

4. ~., p. 117

5. ~., p. 261
6. ~., p. 322

1~. ~., p. 53
- 38 -

"Souvent des défaillances la prenaient. lIl

nSouvent même, au milieu de la journée, Emma lui écrivait


- 2
tout à coup ••• u

"Souvent]elle lui disait, avec des douceurs de voix


mélancolique ••• 11 3

IISouvent, lorsqu'ils parlaient ensemble de Paris, elle


·· . t par murmurer
f 1n1ssa1 - ••• ,,4

n( ••• ) elle était à peu près de sa taille, souvent Charles,


en l'apercevant ••• , était saisi d'une illusion ••• IIS

Deux fois on voit l'expression upeu à peull employée:

"L'amour peu à peu s'éteignit par l'absence .... 116

"Peu à peu, ces craintes de Rodolphe la gagnèrent.,,1

1. ~., p. 117
2. Ibid., p. 174

3. ~~, p. 250

4. ~ .. , p. 250
S". Ibid., p. 317
6. ~., p. 116
1. ~., p. lS4
- 39 -

Cinq fois on trouve le mot "d'abord", ou l'e~ession

"les premiers jours~,=

"D'abord, elle se soulagea par des allusions."l

"Elle s'occupa, les premiers jours, à méditer des


changements dans sa maison.,,2

"Emma, d'abord, sentit un granp..étonnement ••• ,,3

"Elle réussit d'abord à éconduire Lheureux ••• "U

"D'abord, il ne savait comment faire pour dédommager M. Homais


de tous les médicaments pris chez lui.".5

Fl~iib~rt emploie deux fois "bientôtu :

~aéon, bientôt, prit devant ses camarades un air de


supériorité~ •• 116

1. ~., p. 17
2. Ibid., p. 31
3. Ibid., p. 82
4. ~., p. 177
.5. ~., p. 196
6. ~., p. 240
- 40 -

"Les affaires d'argent bientôt recommencèrent ••• "l

Ainsi, puisque sur cent vingt-cinq indications temporelles,


.il Y en a soixante-cinq qui ne délimitent pas clairement les
événements, nO,'3 pouvons relever des invraisemblances dans la
chronologie établie par Flaubert.
Charles se trouve plongé dans des cours avancés de
médecine, immédiatement après avoir quitté le"collège'lde R?uen.
Plus tard, Madame Bovary essaie d'apprendre à lire à Berthe, au
printemps de 1844, quand celle-ci n'a que trois ans. Et après la
mort d'Emma, Charles regarde Berthe "enluminer des estampes",2
- -
alors que l'enfant n'a que cinq ans (en 1846). De m~me,· la fréquence
des rendez-vous avec Rodolphe (qui vient trois ou quatre fois par
semaine voir Emma), 3 est invr~isemblable, s~tout lorsqu'on con~idère
que les rendez-vous avaient lieu dans le cabinet de consultation de
Charles, ou dans le jardin. Si Charles ne découvre jamais les
absences d'Emma, il est improbable. que les voisins de la jeune femme
et de Charles ne soupçonnent rien.
Quelquefois l'auteur place des scènes à des saispns ou à
des heures invraisemblables. La promenade chez la nourrice se fait

1. ~., p. 316
2. ~., p. 318
3. ~., p. 157

--
-41-

au moment le plus chaud de la journée. l Pourtant Emma est encore faible


après la naissance de Berthe. De même, les deux promenades d'amoureux
(Emma-Rodolphe; Emma-Léon), ont lieu vers midi ou une heure, heure
de repas, d'habitude. 2 tie plus, si le lecteur se voit obligé de
placer les Comices à la mi-juillet, à cause du départ de Léon pour
Paris, cette date ne semble pas s'accorder avec l'époque habituelle
de la moisson, qui n'a lieu en Normandie que vers la fin de juillet
ou le début d'août.: >
Il Y a un exemple d'erreur dans le choix du jour pour un
épisode. Lorsque Emma va à Rouen, dans un effort désespéré pour
obtenir d,e l'argent des banquiers, c'est un dimanche qu'elle choisit
pour ses dé~rches.3
Il Y a des fautes dans les dates qui résument une période
dans la vie des protagonistes. Quand Charles échoue à son premier
examen d'officier :,de santé, il n' en dit rien à son père. "Cinq ans
plus tard seulement, M. Bovary connut la vérité.,,4 Il est peu
probable que Charles ait pu cavher la vérité aussi longtemps, même en
expliquant qu'il était malade au moment des examens.
D'autre part, lorsque Charles revient aux Bertaux, il trouve
que tout y est exactement "comme la veille, comme il y avait

1. Ibid., p. 85
2. ~., p. 141; p. 228
3. Ibid.,' p. 215
4. Ibid., p. 10
- 42 -

cinq mois, crest-à-dire."l


S'il Y a cinq mois depuis la dernière visite de Charles
chez les Rouault, cela remonte à la fin d'octobre (1837), puisque
la première femme de Charles était morte en mars 1838. Mais Charles
n'a rencontré les Rouault qurau début de janvier 1838, quelques deux
mois avant la mort de sa femme. De plus, comme Flaubert fait
remarquer que ce premier mariage a duré quatorze mois, on ne peut
reculer cette visite d-~:un an. Il est également impossible de
penser que Charles ait visité les Bertaux une première fois il
y a cinq mois, puisque cinq mois après le début de janvier établirait
la date de la visite au début de juin. Or le père Rouault dit à
Charles: ItVoil~ le printemps bientôt,,2: on ne peut être qurau
début de mai.
De même, Emma se trompe en pensant que Berthe avait é-t-é
retirée de nourrice depuis un an, lorsque Binet la découvre au retour
de la Huchette, au commencement de sa liaison avec Rodolphe(novembre
1842).3 Berthe nr~tait revenue chez ses parents qU'il y a neuf mois
au plus, en février 1842, quand sa mère essayait de lutter contre
sen amour pour Léon.
Flaubert commet la même inadvertance plus tard, en notant
que Léon revient en Normandie après "trois ans d'absence ll ,4 car

1. Ibid., p. 20
2. Ibid.
3. Ibid., p. 155
4. ~., p. 215
- 43 -

il Y a environ deux ans depuis le départ de Léon à Paris.


Lorsqu'Emma va revoir Rodolphe pour lui demander de l'argent,
et qu'il. refuse de lui en donner, elle s'écrie: "tu m'as, pendant
deux ans, trainée dans le rêve le plus magnifique et le plus suavel"l
De fait, Emma rallonge la durée de leur liaison, car elle ne le connaît
que depuis un peu plus d'un an.
Il. arrive que Flaubert se trompe dans des indications de
durée d'un épisode. Lorsque Charles part la première fois pour les
Bertaux, pour soigner le père Rouault, il quitte Tostes vers quatre
2
heures du matin. Charles n'a pas voyagé longtemps avant que le joUr
se lève; pourtant nous sommes en plein, hiver.
On trouve aussi une accélération du temps qui amène un
conflit dans les précisions. Charles va à la recherche d'Emma, qui
est restée à Rouen un jeudi soir, au lieu de revenir à Yonvil.le
le même jour. Le soleil se lève peu de temps après l'arrivée de

Charles à deux heures du matin.) Cependant, en réalit~, le soleil


ne se lève pas avant quatre, heures, même au solstice d'été.
De plus, Charles rencontre Emma dans la rue. Pour que cette rencontre
soit vraisemblable i l faudrait qu"il soit au moins six heures, et non
quatre 'heures, et que Charles erre dans les'rues depuis quatre heures.
De même, lorsque Charles et Emma prennent leur premier
repas ~ Yonvi~e, au "Lion d'or", les jeunes époux passent deux heures

1. Ibid., p. 290
2." Ibid., p. 13

3. Ibid., p. 251
-44-

e·t demie à table;l ils commencent à dîner vers six heures, après
l'arrivée de la diligence, et ne se lèvent de table que lorsqu'il
fait nuit.
Quand Emma reçoit la lettre de rupture de Rodolphe, elle
court au grenier. Comme Rodolphe avait envoyé la lettre à deux
heures et demie (il ne se lève que nvers deux heures ll ),2 Emma a da
la recevoir vers . trois heures. Pourtant elle reste au grenier .
jusqu'à six heures. du soir, ne le quittant que lorsque Félicité
l'appelle pour le souper. Ainsi Madame Bovary est restée immobile,
perdue dans le grenier, p~ndant trois· heures.
De même, quand Léon rend visite à Emma, à l'auberge de la
"Croix rouge", le lendemain du spectacle à Rouen, il arrive à
cinq heures du soir,3 et ne part qU'après huit heures. 4 De plus,
la promenade en fiacre a lieu ver~ deux heures:
n( ••• ) il lui semblait(à Léo~que son amour, qui depuis
deux heures bientôt, s'étai? immobilis.é dans l'église
comme les pierres, allait maintenant s'évaporer ••• n5
Or Léon attend Emma depuis onze heures, dans la cathédrale de Rouen.
Cependant Emma ne quitte Léon que "vers six heuresll~6 Ainsi la

1. ~., p. 79
2. ~., p. 190

3. ~., p. 216
4. ~., p. 219
5. ~., p. 226

al 6. ~., p. 228
- 45 -

promenade a duré au moins quatre haures, pendant une journée de


grande chaleur.
De même, lorsqu'Emma va voir Rodolphe dans une dernière
tantative pour se procurer de l'argent, il est environ quatre
heures: elle part à la Huchette après trois heures, l'heure où
l
elle attendait Léon. Pourtant, elle sort de chez Rodolphe à:1a
tombée de la nuit, et elle arrive peu de temps après chez les
Homais, qui sont en train de dîner (on sait que les habitants de
Yonville dînent à six heures, lorsque la diligence est arrivée
de Rouen). Ainsi la jeune femme a passé deux heures chez
Rodolphe. Cependant, pour le lecteur, la conversation ne semble
pas avoir duré aussi longtemps~

D'autre part, si l'auteur fait durer trop longtemps certains


épisodes qui devraient tenir en très peu de temps, il y a une compression
du temps dans plusieurs épisodes, où un mois contient assez d'événe-
ments pour en remplir trois. Lorsqu'Emma décide d'aller en
promenade avec Rodolphe, elle commande une amazone à Rouen. La
préparation de ce costume a dû demander quelque temps, et ensuite
ell~ a dû aller à Rouen pour l'essayer. Ceci a pris un minimum de
quinze jours, probablement trois ou quatre semaines, ce qui
établirait la date de la promenade à cheval vers le quinze octobre,
au plus tôt. Pourtant Flaubert écrit: itOn était aux premiers jours

1. ~., p. 285
- 46 -

d'octobre. lIl
Si l'on accepte que Rodolphe rende une première visite à
Emma à la fin d'aoUt, ou au début de septembre, après les Comices,
ceci laisse un mois pour les préparatifs de l'amazone. Mais ceci
précipite le départ de Léon pour Paris. En ce cas, Léon doit quitter
Yonville au début de mai. Ceci est probable, car Emma se souviènt plus
tard du soir de printemps, quand il est parti. Cependant, de nombreux
préparatifs de voyage semblent remplir deux mois. Au début d'avril,
Léon pense à une nouvelle situation. Son appréhension "tourne vite
en impatience ll2 , ce qui indique des hésitations de courte durée.
Léon a le temps de chercher une place à Rouen, ce qui prendrait au
moins deux ou·ltrois semaines. Au début de mai, sans doute, il écrit
"enfin" à sa mère, expliquant ses raisons dialler à Paris. Hivert
transporte ses affaires pendant un mois, d'Yonville à Rouen. De plus,
Léon remetnde semaine en semaine "son dépa~t,3 et part seulement quand
il a reçu une. deuxième lettre de sa mère.
De même, entre le début d'août, lorsqu'Emma décide de S'enfuir
avec Rodolphe, et le quatre septembre, jour fixé pour l'enlèvement,
les événements et les retards occuperaient presque deux mois.
Par c~ntre, il arrive que pour donner une impression de plénitude
à l'écoulement du temps, Flaubert doive étendre les heures. Les jeudis

1. ~., p. 147
2. ~., p. 110

3. Ibid.
- 41 -

des rendez-vous à Rouen n'ont vraiment qU'une durée de quatre heures,


selon l'horaire de l'Hirondelle. Le trajet d'Yonville à Rouen prend
environ trois heures. Lorsque Charles part chercher Emma à Rouen,
ce jour d'été où elle n'est pas revenue dans l'Hirondelle, le voyage
. 1
lui prend trois heures, et ~l ne s'arrête pas~ comme l'Hirondelle, pour
prendre des passagers qui se font p~rfois attendre. 2
L'Hirondelle ne part pas avant huit heures du matin, ce qui
nécessite une arrivée à Rouen à onze heures. En effet, quand Charles
et Emma vont voir l'opéra Lucie de Lamermoor, ils quittent Yonville à
huit heures. 3 Ainsi on doit repartir vers trois heures, pour être de
retour à Yonville àsix heures, heure de l'arrivée de l'Hirondeile. 4
L'hypothèse de deux horaires différents, été et hiver, doit être exclue.
Emma et Charles se rendent à Rouen en été, et partent à huit heures dl
d'YOnville.
5

Avant de quitter Rouen, Madame Bovary va chez un coiffeur.


Puisque l'Hirondelle part à trois heures, pour avoir le temps de se
faire repeigner les cheveux, et ensuite de "remonter les rues jusqu'à
la 'Croix Rouge', où la diligence llattendU ,6 on suppose qU'il doit

1. ~., p. 257

2. Ibid~, p. 243

3. ~., p. 205

4. ~., p. 305

5~ Bo~t, Ernest, La Revue d'Histoire Littéraire de la France, 11 Le


réalisme de Flaubert", 1911, T. XVIII, p. 25
6. Flaubert, op. cit., p. 247
- 48 -

être deux heures et demie de l'après-midi, au plus tard. Même en


hiver il he ferait pas nuit aussitôt, et la ville n'aurait pas les
éclairages que Flaubert lui prête, aux départs d'Emma. De plus, en
allant chez son coiffeur, Emma "entendait la clochette du théâtre qui
appelait les cabot~ng. à la représentation. nl Comme on ne nous a pas dit
qu'il y avait des matinées au théâtre de Rouen, il est sans doute
au moins sept heures du soir. Pourtant Hivert attendait parfois les
voyageurs aurëtotir, mais jamais plus d'une"heur~. Après la promenade
en fiacre, Emma est arrivée à l'auberge "vers six heures":

"Mme. Bovary fut étonnée de" ne pas apercevoir la diligence.


Hivert, qui l'avait a~tendue cinquante-trois minutes, avait
fini par s'en"" aller. Il

Vers la fin de la liaison avec Léon, Hivert réveille Emma à quatre


heures du SOir," à la "Croix rouge", où elle s'était endormie après
le bal masqué de la mi-carême. 3
Parfois l'auteur se trompe de saisons, quand il s'agit du
décor d'un épisode. Ainsi la naissance de Berthe se situe à la fin
de mai, ou au début de juin, puisque environ six semaines après,
Emma rend visite à la nourrice" de son enfant, par un temps d'été.

1. ~., p. 247
2. ~., p. 229

3. ~., p. 271
- - 49 -

Dans un fragment inédit, Flaubert note: "Sa femme devait accoucher


dans les premiers jours du mois de juin. H1 Pourtant Emma étant
enceinte en mars, on s'attendrait à une sc~ne d'hiver pour la naissance
de sa fille, et à une scène de fin d'hiver pour la promenade avec Léon,
chez la nourrice.
De même, la promenade à cheval avec Rodolphe a lieu au début
d'octobre, alors qu'elle devrait se situer vers la fin d'octobre. Le
dernier rendez-vous avec Rodolphe a lieu au début de l'automne, alors
qu'on devrait être à la fin de cette saison.
Ainsi Flaubert situe les événements dans le temps, selon le
procédé réaliste, de façon à ce que le lecteur puisse établir une
chronologie de Madame Bovary. Cependant il y a de nombreuses périodes
où la chronologie n'est pas rigidement observée. Le chapitre suivant
relèvera les principaux épisodes où celle-ci passe de la souplesse à
l'incertitude et de l'incertitude à l'invraisemblance. Ces failles
dans la pierre d'un chef-d'oeuvre méritent une étude précise et
détaillée.

1. Flaubert, Madame Bovary. Ebauches et Fragments inédits, p. 343


CHAPITRE. DEUX

LES INCERTITUDES DE LA CHRONOLOGIE

C'est la Correspondance de Flaubert qui indique les méthodes


de travail de l'auteur pendant la rédaction de Madame Bovary: pour
dépeindre avec vraisemblance la société normande de son siècle,
l'auteur procède par "esquisses", en groupant une suite de tableaux.
Le 19 septembre 1852, Flaubert écrit à Louise Colet: IIJe m'en vais
- -
faire tout rapidement et procéder par grands esquisses'd'ensemble
successives ••• ,,1

Les tableaux ont l'effet de rassembler les événements en


"blocs de temp~tisolés. Le schème temporel est constamment brouillé,
car cette méthode de rédaction empêche Flaubert d'évaluer minutieusement
le temps écoulé. Son souci principal est de composer des scènes, oa
la vie de plusieurs jours, de plusieurs semaines, ou même de plusieurs
moi~sera résumée en une page frappante: le temps,ainsi téléscopé,
n'a plus de sens. Les moments individuels se confondent et disparaissent
dans le flux des moments qui les précèdent et des moments qui les
suivent.
Ainsi, dans une lettre à Louise Colet du 17 janvier 1852,
Flaubert écrit, au sujet de l'amour naissant entre Emma et Léon,
pendant les premiers mois du séjour d'Emma à Yonville: "J'ai ainsi
cinquante pages d'affilée, où il n'y a pas un événement, c'est le
tableau continu d'une vie bourgeoise et d'un amour inactif: •• n2

~,
1. Flaubert, Correspondance, Série ..-.:>
2. _Ibid., p. 351 r.:.~ ... :~
JII~~
-11...
- 51 -

Pendant cet épisode de la vie d'Emma,les événements se


_. déroulent dans une atmosphère de rêve. Les heures se confondent,
les saisons passent presque inaperçues. Ainsi, selon les
Ebauches et Fragments inédits de Madame Bova~, publiés par Gabrielle
Leleu, éditrice des brouillons de Madame Bovary, Léon:

"vivait dans un état de demi-sommeil, avec un vague


sentiment de mouvement, une continuité de jours sur
laquelle il glissait, des objets extérieurs qui passaient
et (!n grand soleil sur la poitrine comme les voyageurs
fatigué qui sommeillent le matin dans une chaise de
poste. 1I I

Par ce souci de peindre des tableaux vivants, cRest à


Théophile Gautier; et à Victor Hugo que Flaubert fait penser, plut6t
qu'à Champfleury. Ces tableaux semblent se situer hors du temps, en
un éternel présent. Dans une autre lettre à Louise Colet, Flaubert
écrit:

"Ce soir j'ai encore recommencé sur un nouveau plan ma


maudite page des lampions que j'ai déjà écrite quatre
fois... Il s'agit (en une page) de peindre les gradations
d'enthousiasme d'une multitude à propos d'un bonhomme
qui, sur la façade d'une mairie, place successivement
plusieurs lampions. Il faut qU'on voie la foule gueuler
d'étonnement et de joie; et cela sans charge ni réflexions
de l'auteur. n2

1. Flaubert, Madame Bovary. Ebauches et Fragments inédits, T. l,


pp. 313 - 316
2. Flaubert, op. cit., p. 359
- 52 -

Cette tendance à grouper des événements en blocs de temps,


et le manque de rigueur dans la chronologie qui en résulte, mènent à
des invraisemblances et à des erreurs dans le schème temporel. Ainsi
Flaubert place la naissance de Berthe en été, fin mai ou début juin,
quoiqu'il mentionne pour la première fois l'état d'Emma, enceinte, en
mars. Flaubert avait l'intention de faire une scène d'été pour la
promenade d'Emma et de Léon six semaines après, et pour cela a dû
avancer la date de naissance de Berthe.
Lorsque, dans la troisième partie du roman, Léon rend visite
à Emma, à l'auberge de la "Croix rouge", à Rouen, leur entrevue dure
plus de trois heures, en dépit de la ~aisemblance.l Les deux
protagonistes sont comme des acteurs dans une pièce: c'est au
tableau qU'ils présentent que Flaubert songe, plutôt qu'à l'écoulement
du temps. Ainsi, nous voyons Emma assise dans la chambre, qui

"semblait petite, tout exprès pour resserrer davantage


leur solitude. Emma, vêtue à~un peignoir en basin,
appuyait son chignon contre le dossier du vieux fauteuil;
le papier jaune, de la muraille faisait comme un fond
d'or derrière elle: et sa tête nue se répétait dans
la glace avec la raie blanche au milieu, et le bout de
ses oreilles dépassant sous ses bandeaux. u2

1. Flaubert, Madame Bovary, p. 216; p. 219


2. Ibid., p. 217
- 53 -

Les plus minutieux de ses mouvements sont rapportés:

"Croisant les bras et baissant la figure, elle considérait


la rosette de ses pantoufles, et elle faisait dans leur
satin de petiis mouvements, par intervalles, avec les doigts
de son pied. 1I

La chambre est dépeinte de façon à nous faire voir un


véritable déco~de théâtre:

"La nuit s'épaississa·it sur l~.s murs, où brillaient encore,


à demi perdues dans l'ombre, les grosses couleurs de quatre
estampes représentant.quatre scènes de la "Tour de Nesle",
avec une légende au bas, en espagnol et en.français. Par
la fenêtre à guillotine, on voyait un coin de ciel noir,
entre des toits pOintus.,,2

Si Flaubert donne souvent à une scène, dans une version


primitive, une indication temporelle qU'il garde dans la version
définitive, malg~é un désaccord avec l'ensemble, - telle cette
.:

promenade d'été qui aurait dû se passer en hiver, - de même, il


établit dans ses brouillons la durée d'un événement, qU'il garde souvent
dans le texte définitif, même lorsque cette durée ne s'accorde plus
avec d'autres événements. Ainsi 10rsqu'Emrna p·ense qu'elle a retiré
Berthe de nourrice depuis un an, quand Binet la surprend au retour
de la Huchette, au commencement de sa liaison avec Rodolphe. En
réalité, elle ne l'a retirée que depuis neuf mois. Il faut supposer
que dans un scénario précédant le texte définitif, Berthe est rentrée

1. Ibid., pp. 217 - 218


2. Ibid •. , p. 220: Var. La Tour de Nesles, le célèbre drame d'A. Dumas
TlB32)
- 54 -

chez elle depuis un an. De même, Léon ne revient en Normandie qU'après


deux ans d'absence: dans deux scénarios de l'édition Conard, on lit:
"Léon a trois ans de plus. lIl
Souvent dans les brouillons de Madame Bovary Flaubert change
plusieurs fois une indication de durée, ou l'âge de ses protagonistes,
par souci dramatique ou psychologique. Ainsi, pour accélérer l'action,
Flaubert diminue progressivement la durée du premier mariage de Charles,
dans les scénarios précédant le texte définitif. D'après un scénario,
Madame Dubuc meurt après deux ans de mariage; ensuite, elle meurt après
dix-huit mois; sur le manuscrit autographe, Flaubert a barré dix-huit, et
a remplacé ce chiffre par treize. 2 Dans la ~ersion définitive, i l y a
un conflit dans les indications. L'indication de quatorze mois, dans
le cinquième chapitre de la première partie du roman ne s'accorde pas
avec la date de la dernière visite de Charles aux Bertaux, avant la
mort de sa ~emme.3
De même, dans un scénario on lit que ROdolphe a trente-trois
ans lors de sa' première rencontre avec Emma, puis trente-sept ans. 4
Emma, selon un autre scénario, a dix-sept ans lorsqu'elle est retirée
de pension, puis le "dix-sept" est surchargé, et. remplacé par un "seize".5

1. Gothot-Mersch, Claudine, La Genèse de Madame Bovary, p. 147


2. Ibid.

3. Flaubert, op. cit., p. 20


4. Flaubert, Madame Bovary. Nouvelle version, p. 4
,. ~., p. 7; p. 23
- 55 -

l
Dans un dernier scénario, Emma sort du couvent à dix~huit ans.
Parfois les erreurs dans la chronologie sont dues, sans doute,
non à une contamination dès ébauches précédant le texte définitif, mais
aux difficultés du sujet. La Correspondance atteste':~du piétinement

d'inspiration de Flaubert pendant les années de rédaction. Ainsi,


dans une lettre à Louise Colet du lerfévrier 1852, Flaubert écrit:

IlMauvaise semaine. Le 'travail n'a pas marché; j'en étais


arrivé à un point où je ne savais trop que dire. C'étaient
toutes nuances et finesses où je n'y voyais goutte moi-même,
et il est fort ditficile de rendre-clair par les mots ce.
qui est obscur encore dans votre pensée. J'ai esquissé,
gâché, patau~é, tâtonné. Je m'y retrouverai peut-être
maintenant. Il

Et encore, 1e.12 juillet 1853:

IIToute ma semaine passée a été mauvaise. (ça va mieux). Je


.me suis tordu dans un ennui et un dégoftt.de moi corsé; •••
Je suis maintenant achoppé à une scène. des plus simples:
une saignée et un évanouissement. Cela est fort difficile;
et 'ce qu'il y a de désolant, c'est de penser que, même
réussi dans la perfection, cela ne peut être que passable
et ne sera jamais beau, à cause du fond même ••• n3 .

Si le premier dîner des Bovary au IILion d'or", le soir de


leur arrivée à Yonville, semble durer bien p~us longtemps que ne le
permet la vraisemblance, il faut attribuer cette inattention de l'auteur
à la difficulté de la composition. Le 13 septembre 1852, il 'écrit à

1. Ibid., p. 45
2. Flaubert, Correspondance, Série Deux, p. 361
3. ~., p. 276

.!..'.."
- 56 -

Louise Colet:

"La Bovary marche à pas de tortue; j'en suis désespéré par


moments... Quelle lourde machine à.construire qU'un livre,
et compliquée surtoutl... Mais comment faire du dialogue
trivial qui soit bien.écrit? •• 111

Et encore, le 8 octobre 1852:

"Je travaille un peu mieux; à la fin de ce mois j'espère avoir


fait mon auberge. L'action se passe en trois heures. J'aurai
été plus de deux mois. Quoi qU'il en soit, je commence.à m'y
reconnaître un peu; mais je perds un temps incalculable,
écrivant quelquefois des pages entières que je supprime ensuite
complètement, sans pitié, comme nuisant au moùvement ••• ,,2

Cependant, parfois, le souci de vraisemblance psychologique


l'emporte sur le souci chronologique. Flaubert a exprimé l'importance
de la partie psychologique du roman dans sa Correspondance: IlBovary
sera ••• la somme de ma science psychologique, et n'aura une valeur
originale que par ce c8té. 1I3
Ceci se manifeste surtout dans les plans, et les scénarios
préliminaires. Les notations chronologiques des scénarios sont rares, et
souvent vagues; lorsqu'elles sont plus précises, elles sont souvent en
désaccord. Ainsi il n'y a pas d'indication, même de saison, dans le
scénario où il s'agit de la visite à la filature de lin, lorsque
Emma découvre qu'elle aime Léon:

1. ~., Série Trois, p. 20


2. Ibid., p. 40
3. Ibid., p. 457
- 57 -

n( ••• ) effet des socques de Charles flaquant dans l'eau -


trogne rouge au vent, gants de bourre de soie - le
comparant à Léon, qui est là, singulièrement beau ce
jour-là, par contraste et elle pense que c'est cet être
qui l'empêche - qui fait l'obstacle. Conclusion de rage
et de haine. nl

L'ensemble comporte surtout des détails physiques qui ont une portée
psychologique.
Dans le premier spénario, la seule o~casion où parait un
souci chronologique est l'indication du temps écoulé après le bal:

"longue attente d'une passion ou d'un événement qui n'arrive


. pas - l'~nnée·suivante on ne redonne pas de bal à la-même
époque.~

Il semble que dans la composition d'un monde qu'il voulait


-
nvrai", Flaubert ait tenu surtout à préciser "l'âge de ses héros aux:
différentes périodes du roman, et la saison. qui devait servir de
cadre aux: scènes qu'il inventait.,,3
Dans le texte définitif de Madame Bova~ Flaubert brouille
les indications temporelles qui sont en conflit, ou les supprime
entièrement. Si, dans le manuscrit de Madame Bovary, Flaubert
précise qU'il y a "quinze lieues des Bertaux à Yonville", il n'y
a nulle mention de la distance entre les aeux régions dans la version
définitive, et on ne peut vérifier le temps nécessaire pour le trajet.
De même, lorsqu'Emma reste quatre heures dans le grenier à lire la

1. Gothot-Mersch, Claudine, La Genèse de Madame Bovary, p. 130


2. ~., p. 293: Note en marge du premier scénario
3. ~., p. 221
- 58 -

lettre de rupture de Rodolphe, il n'y a nulle indication précise de


l'heure où elle reçoit cette lettre. Dans les Ebauches et Fragments
inédits, on lit:

"Madame Bovary, quand il (le messager de la HuchetteJ arriva


chez elle, à six heures, était dans la cuisine, avec
Félicité, où elle arrangeait sUr la table un paquet de
linge dans une serviette ••• 111

Cependant, la composition par tableaux, la contamination des


scénarios, les difficultés de la rédaction de Madame Bovary, et le
souci de vraisemblance psychologique n'épuisent pas la possibilité que
les "erreurs" soient voulues. Car, dans son souci de vraisemblance,
l'auteur a soin de donner aux épisodes de son roman une chronologie
interne, une certaine densité du temps, c'est à dire la sensation
de la vie: "un écoulement qui n'est pas enfermé dans un cadre, qui
n'a propreme~t ni commencement ni fin.,,2
Si Madame Bovary est l' histoire des l'moeurs de provinee ll
du xrxe siècle, elle est aussi bien plus que cela: c'est une'
biographie, l'histoire de la vie d'Emma et de Charles. Selon
Baudelaire, un des seuls critiques dont Flaubert jugeait qu'il avait
compris son oeuvre, c'est:

"Le léger et soudain miracle de cette pauvre petite provinciale


adultère, dont toute l'histoire, sans imbroglio, se compose
de tristesses, de dégôut~, de soupirs et de quelques
pâiiioisons fébriles arrachés à une vie barrée par le suicide. 1I3

1. Flaubert, Ebauches et Fragments inédits, Vol. II, p. 166


2. Thibaudet, Albert, Gustave Flaub~rt, p~ 256
3. Baudelaire, Charles, IIMadame Bovary par Gustave Flaubert", Oeuvres,
éditions de la Pléiade, 1932, Vol. II, p. 443
- 59 -

Ainsi il n'a pas suffi à Flaubert d'évaluer minutieusement


le temps, d'insérer les événements dans un schème temporel rigoureux.
Il fallait aussi, et même surtout, dépeindre cette série de "temps
morts" où le:

"néant des jours identiques les uns aux autres se transforme


lentement en une atmosphère lourde d'ennui, de désillusions,
de déceptions, d'espoirs et· decraintesj et, précipite
l'héroine par une suite de crisep successives vers .une
fin tragique .111

Ainsi Flaubert devait selectionner des "morceaux" de temps,


organiser la matière psycholo~ique du roman pour que certains passages
ressortent de l'ensemble des épisodes, en une série de crises, tanàis
que d'autres incidents restent dans l'ombre pour représenter l'écoulement
ininterrompu des jours. Puisque certains passages sont de moindre
importance, le schème temporel y est moins rigoureusement étudié.
L'agonie d'Emma est dépeinte heure par heure, tandis que les premières
années du mariage du couple Bovary passent presque sans indication
temporelle. Sous le schème purement temporel des jours il faut
chercher.une autre dimension temporelle: "la durée".

1. Auerbach, Eric, "Madame Bovary" j dans Madame Bovary and the Critics,
éditeur B.F. Bart, New York UniversityPress,.1966, pp. 139 - 140
CHAPITRE III
1 LA DUREE

Selon Bergson, c'est "la continuité indestructible" de la


durée qui la différencie s~tout du temps.l A tout moment le passé subsiste
dans le présent, et celui-ci contient aussi les germes de l'avenir.
Les moments se succèdent dans le temps, séparés, distincts; mais dans la
durée, "l'expérience vécue du tempsll, les moments s'écoulent indivisiblement.
Si l'on fait un effor.t pour comprendre la succession des état& psycho-
logiques qui se déroulent en nou13, on s'aperçoit que tous ces états "se
prolongent les uns dans les autres.,,2 Ainsi le temps n'est que l'aspect
extérieur, superficiel de la durée. Au-dessous de ce temps divisible,
notre conscience perçoit le temps réel, "une continuité dynamique de
changement. 113
Notre personnalité, à mesure que nous avançons dans le temps
"s'enfle continuellement de cette durée qU'elle ramasse u • 4 Puisque la
-
totalité de notre_passé subsiste en nous, notre personnalité ne peut
p:!'ls'~rester un instant la même: chaque moment la modifie, en lui apportant
"du nouveau, de l'imprévisible même".' Ainsi, .se tendant toujours vers
l'avenir, notre personnalité change continuellement:

1. Bergson, Henri, La Pensée et le Mouvant, Alcan, Paris, 1934, p. 76


2. Bergson, ~., p. 183
3. Meyer, François, Pour connattre la pensée de Bergson, Bordas, Paris,
1964, p. 28
4. Bergson, L'Evolution créatrice, Alcan, Paris, 1907, pp. 1 - 4

5. ~., p. 6
- 6~ -
ct·,
"Les circonstances ont beau être les mêmes, ce n'est plus sur
la même personne qU'elles agissent, puisqu'elles la prennent
à unnouveau moment.de son histoire. Notre personnalité, qui
se bâtit à chaque instant avec ae l'expérience accumulée,
change sans cesse. 1I1

Flaubert introduit au sein de la chronologie de Madame Bovary


la mobilité et la ~luidité caractéristiques de ce que Bergson appelle
"le temps réel. 1I2 Il le fait surtout au moyen de l'imparfait, le temps
nécessaire pour relier le présent et le passé, le temps de l'inachevé;
qui exprime l'écoulement continu de la durée. Car l'imparfait, ainsi
que l'ont noté les grammairiens, indique un fait lien train de se dérouJ.er,
mais .sans en faire voir la phase initiale ni la phase finale.,,3 Ainsi
ce qui caractérise l'imparfait, c'est l'indétermination de ce temps
grammatical.
L'Abbé Prévost, Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand, en
artistes conscients des ressources stylistiques de la langue française,
utilisent sciemment l'imparfait chaque fois que leur héros rappelle
un souvenir particulièrement cher dont la mémoire obscurcit ou illumine
sa vie, et dont l'effet dépasse de beaucoup les limites chronologiques
qui lui seraient normalement assignées. Si l'imparfait situe la relation
d'un événement, ou d'une série d'événements, dans le passé par rapport
au présent grammatical, le passé où il les place est un passé dynamique,
dont on pourrait dire qU'il est hors du temps chronologique; car c'est
un passé vivant, un "présent-passé", aux confins du réel et du rêve.

le Ibid., pp. 4 - 6

2. Bergson, La Pensée et le Mouvant, p. 160


3. Grevisse, Maurice, Le bon usage, Librairie Ratier, Paris, 1964, p. 652
- 62 -

Lorsque Manon, par exemple, 'accomplit la longue traversée de


l'Atlantique en compagnie de son cher Chevalier, elle doit subir
d'épouvantables conditions d'inconfort et d'humiliation. Mais ces deux
mois passés "hors du monde u demeurent dans l'esprit de Des Grieux un
"bloc de temps" indistinct où les jours se confondent comme se conf-ondent
deux âmes enfin puririées par les ~preuves qu'a vaincues leur profonde
passion. Cette rusion temporelle, spatiale, psychologigue et morale
ne peut exister hors de l'imparfait. "

Voici en quels termes le Chevalier Des Grieux relate cet


épisode:

IIJ'avais une attention continuelle à ne pas laisser sOll.ffrir la


moindre incommodité à Manon. Elle,le remarquait bien, et cette
vue, jointe au vif ressentiment de l'étrange extrémité où je
m'étais réduit pour elle, la rendait.si tendre et si passionnée,
si attentive aussi à mes plus légers besoins, que c'était entre
elle et moi une perpétuelle émulation de services et d'amour.
Je ne regrettais point l'Europe. Au contraire, plus nous
avan~ions vers l'Amérique! plus je sentais mon coeur s'élargir,
et devenir tranquille ••• "

Dans Paul et Virginie, le décor de l'île de France sert à


dépayser le lecteur, à le transporter dans une atmosphère qui ne lui est.
plus ramilière. L'imparrait exprime les moments où le temps semble
s'immobiliser; par exemple, pendant les couchers de soleil, où le lever
de la lune:

"C ••• ) quand


le soleil était descendu à l'horizon, ses rayons,
brisés par les troncs des arbres, divergeaient dans les ombres
de la forêt en longues gerbes lumineuses qui produisaient le
plus majestueux effet. Quelquefois son disque entier paraissait

1. Prévost, Antoine-~rançois, l'Abbé, Manon Lescaut, Le Club du Meilleur


Livre, Paris, 1958, T. II, p.
- 63 -

à l'extrémité d'une avenue, et la rendait toute étincelante


de lumière. Le feuillage des arbres, éclairés en dessous de ses
rayons safranés, brillait des feux de la topaze et de l'éméraude;
leurs troncs mousseux et bruns paraissaient changés en colonne
de bronze antique ••• "l

Corncidence curieuse, ou souvenir subconscient: dans le passage


où Flaubert dépeint l'ennui de la jeune Emma Bovary, récemment mariée, il
·trouve presque les mêmes termes 'pour illustrer un coucher.de soleil à
Tostes:

,,( ••• ~ Le soleil se couchait; le ciel était rouge entre les


branches, et les troncs pareils des arbres plantés en ligne
droite s~mblaient une colonnade brune se détachant sur un fond
d'or ••• "

Dans la description de la promenade à cheval d'Emma et de


ROdolphe, paraissent les mêmes notations de vie animale que dans le
passage de Paul et Virginie, où Bernardin de Sàint-Pierre dépeint le
lever de la lune:

"Souvent on entendait, sous'les buissons, glisser un petit


battement d'ailes, ou bien le cri 3auque et doux des corbeaux,
qui s'envolaient dans les chênes."

Bernardin de Saint-Pierre note:


"La lune paraissait au milieu du firmament, entourée d'.un rideau
de nuages, que ses rayons dissipaient par degrés. Sa-lumière
se r~andait insensiblement sur les montagnes de l'~le et sur
leurs pitons, 'qui brillaient d'un vert argenté. Les vents

1. Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, Garnier, Paris,


pp. 77 - 78
2. Flaubert, Madame Bovary, p. 43
3. Ibid., p. 148
- 64 -

retenaient leurs haleines. On entendait dans les bois, au


fond des vallées, au haut des rochers, de petits cris, de
doux murmures d'oiseaux qui se caressaient dans leurs nids,
réjouis par la clarté de la nuit et la tranquillité de l'air.
Tous, jusqu'aux insectes, bruissaient sous l'herbe... -
Virginie parcourait avec des regards distraits son vaste et
sombre horizon, disti~gué du rivage de l'île par les feux
rouges des pêcheurs."

Dans sa Préface d'Atala, Chateaubriand écrit:

"Je ne sais si le public goûtera cette histoire, qui sort de


.toutes les routes connues... Il n'y a point d'aventure dans
Atala... tout consisté dans la peinture de deux amants qui
marchent et causent dans la solitude,et dans le tableau des
troubles de l'amour au milieu du calme des déserts.••• "2

La perspective indéfinie de ces lIcalmes déserts ll , comme


..
l'étendue des forêts tropicales dans PaUl et Virginie, créent un climat
recueilli où l'on sent s'écoUler la durée. Ainsi, dans la scène des
funérailles d'Atala:

"( ••• ) Sa voix grave et peu cadencée allait roulant dans le


.silence des déserts. Le nom de Dieu et du tombeau sortait
de tous les échos, de tous les torrents, de toutes les forêts.
Les ·roucoulements de la colombe de Virginie, la chute d'un-
torrent dans la montagne, les tintements de la cloche qui
appelait les voyageurs, se mêlaient à ces chants funèbres,
et l'on croyait entendre dans les Bocages de la mort le
choeur loinjain des décédési qui répondait à la voix du
solitaire."

Cependant, aucun auteur avant Flaubert n'avait fait.un emploi


aussi systématique de l'imparfait. C'est ce qU'a remarqué Albert
Thibaudet, auteur de nombreuses études sur Flaubert. En réponse à un

1. Bernardin de Saint-Pierre, op. cit., pp. 106-107

2. Chateaubriand, Atala,

3. ~., po 65
- 65 -

article de Marcel Proust. sur le "Style" de Flaubert, où celui-ci écrit:

11( ••• ) cet éternel imparfait ••• si nouveau dans la littérature,


change entièrement l'aspect des choses et des êtres, comme
font une lampe qu'on.a déplacée, l'arrivée dans une maison'
nouvelle, l'anc~nne si elle est presque vide et qu'on est
en plein déménagement."l

Thibaudet déclarait:

aucun livre de la lang~e françai~e n'en (de l' imparfait


11 ( • • • )
narratif;Javait encore présenté un usage aussi continu, aussi
juste, aussi fidèlement moulé sur le sentiment à rendre, que
Madame Bovary... Peut-être est-ce l'aspect des choses et des
êtres, tel qu'il s'imposa à Flaubert.qui exigea l'emploi de
l'imparfait, puisque l'imparfait exprime le passé_dans un
rapport soit avec le présent, soit avec une nature habituelle,
deux conditions •••. que Flaubert a réunies ••• en faisant vivre
ses personnages dans leur durée propre, non dans la lumière
d'atelier d'une durée commune.,,2

Comme si l'utilisation de cet imperfectum prolongeait l'écho des paroles


dans l'avenir, préservant ainsi le continuum bergsonien avant la lettre •••
Lorsque Charles va aux Bertaux pour la première fois, Flaubert
n'.lcindique pas la durée chronologique du voyage. C'est l'imparfait qui
supplée à la' chronologie, et donne au voyage une durée psychologique,
subjec~ive, en harmonie avec la conscience somnolente de Charles. On a
l'impression que le voyage dure indéfiniment. L'imparfait traduit le
climat indécis que les images évoquent dans ce passage. Comme des
spirales èe fumée, des souvenirs immédiats se mêlent aux souvenirs

1. Proust, Marcel, "A?pI:opoS du 'Style' de Flaubert", La Nouvelle Revue


Française, janvier 1920, Vol •. XIV, p. 77
2. Thibaudet, Albert, "Réflexions sur la littérature: Lettre à Marcel
Proust", La Nouvelle Revue Française, 1920, Vol. XIV, p. 430
- 66 -

éloignés, et aux parfums du paysage qui entoure Charles. La terre


n'est qu'une étendue grise, indistincte, qui se fond dans le ciel sans
couleur.
Cet imparfait, qui exprime la fusion du présent, du passé récent,
et du passé lointain; sert aussi à relier les rêves de Charles et son
arrivée à la ferme des Rouault, entre "l'extérieur et l'intérieur, la
réalité telle qu'elle apparaît dans l'idée, et la réalité telle qu'elle
se déroule dans les choses.tl 1

"L'odeur chaude des cataplasmes se mêlait dans sa tête à la verte


odeur de la rosée; il entendait roule~ sur leur tringle les
anneaux de fer des lits et sa femme dormir... Comme il passait
par Vassonville, il aperçut, au bord d'un fossé, un jeune
garçon assis sur l'herbe.,,2

Si Flaubert avait employé l'expression grammaticale "en passant


par Vassonville ll , à la place de l'imparfait "comme il passait par Vasson-
ville ll , le changement de l'imparfait au partici]?e présent aurait produit
une rupture dans le déroulement confus des àouvenirs, telle que celle
marquée par le passé défini aperçut: l'officier de santé .se réveille,
la yue du messager le rappelle à la vie quotidienne, et c'est la
médecine pratique qui va désormais occuper ses pensées.
Parfois l'imparfait sert à prolonger un moment éphémère, eni il.
donnant une impression d'écoulement sans début et sans fin; telle la
visite de Charles aux Bertaux, un jour de printemps, à l'époque de sa

1. Thibaudet,Gustave Flaubert, Sa Vie, Ses Romans, Son Style, La Nouvelle


Revue Française, p. 277
2. Flaubert, op. cit., p. 13
- 67 -

première rencontre avec Emma.

"Une fois, par un temps de dégel, l'écorce des arbres suintait


dans la cour, la neige sur les couvertures des bâtiments se
fondait. Elle Emma était sur le seuil; elle alla chercher
son ombrelle; elle l'ouvrit, L'ombrelle de soie gorge-de-
pigeon, que traversait le soleil, éclairait de reflets mobiles
la peau blanche de sa figure. Elle souriait là-dessous à
la chaleur tiède; et on entendait les gouttesd'eau, une à une,
tomber sur la moire tendue. ul

L'impar~ait reprend le thème de la fluidité que les objets


suggèrent dans ce passage; c'est cette fluidité qui rend perceptible
l'impression d'un ralentissement dans le temps, d'une continuation
indéfinie de ces instants uniques. Le lent écoulement de la sève, la
neige, sur les toits, qui fond mollement, les "reflets mobiles" de
l'ombrelle d'Emma, tout traduit un univers qui "se fait", qui "renaît",;
,.

~" chaque instant, sans toutefois manquer de continuité.


"Si la durée est en fait incompressible, c'est qU'elle est agent
de création. La durée est créatrice, elle se confond avec la lente

élaboration qui engendre les choses et les êtres.,,2L'impar~ait exprime


ce .mouvement et ces changements périodiques qui sont des traits
ess~ntiels de la durée bergsonienne.
De même, le jour où Charles se rend compte qu'il est amoureux
d'Emma, l'impar!ait accentue le lent ~coulement des moments, symbolisé
par la poussière que'Charles regarde traîner sur les dalles, et "le
long cri d'une poule", dans les cours. 3

1. ~., p. 17

2. Meyer, Pour connaître la pensée de Bergson, p. 56


3. Flaubert, op. cit., p. 21
- 68 -

Cet allongement d'un épisode d'une durée chronologique relative-


ment brève se retrouve surtout dans la description de l'enterrement
d'Emma. Tout dans ce passage semble accentuer l'impression de
ralentissement: "la répétition de prières et de"f1ambeauxll ,1 le rappel
de ces premières journées de mariage de Charles et d'Emma, qui plonge
le lecteur dans le passé; le cri prolongé d'un coq, qui accompagne
le claquement d'~ne charrette et la galopade d'un poulain; le rythme
saccadé de la phrase, qui se moule sur le pas des porteurs du cercueil;
l'écoulement de la terre rouge, dans la fosse cre~sée; et le bruit des
cailloux heurtant le cercueil.
Par contre, si l'auteur emploie l'imparfait pour étendre la
durée d'un incident, il se sert également de l'imparfait pour exprimer
la lenteur réelle d'un épisode, qui occupe plusieurs mois: tel, l'hiver
passé par Emma à ~~stes, après le bal de la Vaubyessard. Les jours
."

s'écoulent indistinctement pend~nt cette longue période de la vie d'Emma;


ils s'étirent dans un morne ennui .. qui les nivelle, et les rend uniformes.
Le temps est comme une mer grise se mêlant aux "brumes de l'horizon". 2
Il n'y a pas d'avenir, le passé s'est évanoui. Ici le sentiment de la
durée se perçoit comme une continuité dénuée de sens. .~es gouttes de pluie,
3'
"1es coups fêlés de la c10cheu soulignent ce ralentissement du temps.
Tout dort, ou semble dormir, dans ce monde statique. Et comme les
figurines d'une horloge suisse, ce sont "tous les jours, à la même

1. Ibid., p. 313
2. ~., p.. 58
ct 3. Ibid. , p. 59
- 69 -

heure Il les mêmes personnages qui reviennent, de la même façon mécanique.


Parfois, lors"que Flaubert tient à dépeindre comme un ensemble
un personnage, et le paysage qui l'entoure, l'un complétant l'autre, il
emploie l'imparfait pour exprimer cette unité. Ainsi, après la chute
dans la forêt avec Rodolphe, l'auteur dépeint Emma au coeur du bois,
dans les rayons du soleil couchant:

ULes ombres du soir descendaient; le soleil horizontal, passant


entre les branches, lui êblouissait les yeux. cà et là, tout
autour d'elle, dans les feuilles ou par terre, des taches
lumineuses tremblaient, comme si des colibris, en volant,
eussent éparpillê leurs plumes. Le silence était partout;
quelque chose de doux semblait sortir des arbres; elle sentait
son coeur, dont les battements recommençaient, et le sang
circuler dans sa chair, comme un fleuve de lait. Alors, elle
entendit tout au loin, au delà du bois, sur les autres collines,
un cri vague et prolongé, une voix qui se trainait, et elle
V écoutait silencieusement, se mêlant comme une musique aux
dernières vibrations de ses.nerfs émus. nl

L'imparfait, le temps de l'indéfini, communique au lecteur


le lent écoulement des moments pendant cett.e période du jour où tout
semble hésiter, où luit une lumière adoucie, déjà envahie par les ombres
de la nuit tombante. L'imparfait" fond les éléments distinctifs du
paYsage dans ~n tableau où tout s'estompe et se mêle, nous introduisant
dans un mondé indécis, flou~ Si Flaubert avait écrit: "Les ombres
du soir descendirent; le soleil horizontal ••• lui éblouit les yeux",
à la place de l'imparfait, le lecteur n'aurait plus cette impression
de la fusion des deux éléments qui caractérise la lumièré du crépuscule.

1. ~., p. 150
- 70 -

Les taches lumineuses, qui ont la fragilité des Ilplumes de colibris"


reprennent le tremblement continu de cette lueur de demi-jour, exprimé
par l'imparfait. Le silence semble s'étaler à travers ,toute la forêt,
grâce à l'emploi de l'imparfait, pour se communiquer au coeur ému d'Emma.
Lentement, ce calme du soir pénètre en elle, lenteur également transmise
par l'imparfait Itelle sentait son coeur, dont les battements recommençaient ••• "
Enfin la musique, qui semble f;lémaner des collines lointaines, glisse
dans sa conscience, et retentit longtemps dans la. forêt: cette
vibration "vague et prolongée", exprimée par l'imparfait, trouve un
écho dans l'âme d'Emma. Glissement des ombres du soir, lueur du?soleil
dans les feuilles, parfum rfopandu par les arbres: nous pensons aux
"CorrespondanceS" de Baudelaire, "Il est des parfums ••• doux comme les
hautbois, verts comme les prairies ••• "l
Très souvent le participe présent exprime un changement graduel,
presque imperceptible d'un état à un autre, sans pour cela interrompre
l'écoulement continuel de la durée. Ainsi le participe présent supplée à
llimparfait~ en reproduisant le flux de la durée; car, par un mouvement
fluide comme le roulement des vagues, il indique le moment où un
état décroit, tandis qu'un autre commence. Ainsi en est-il dans la
scène où Charles rend visite aux Bèrtaux, le lendemain de la fête des
Rois:

1. Baudelaire~ Charles, Les Fleurs du Mal, !lpijonse'Lemerre, Paris, 1941,


p. 108
- 71 -

"Charles, de temps à autre, ouvrait les yeux; puis, son esprit


se fatigant et le sommeil revenant de sOi-même, bientôt il
entrait dans une sorte d'assoupissement où,ses sensations
récentes se confondant avec des souvenirs, lui-même se
percevait double, à la fois, étudiant et marié, couché dans
son lit comme tout à l'heure, traversant une salle d'opérés
comme autrefois." l -

Si Flaubert avait écrit, à la place de n( ••• ) puis, son


esprit se fatigant et le sommeil revenant de soi-même", les mots
Il ( • • • ) puis, son esprit se ra:bi.gua et le sommeil revint de soi-même", il
aurait fallu couper la phrase. Ceci aurait empêché le lecteur de
percevoir d'une part, l'assoupissement graduel de Charles, et d'autre
part, l'épaississement de l'atmosphère engourdie à travers laquelle les
pensées du voyageur doivent peu à peu s'acheminer.
De plus, le participe présent permet à l'auteur de donner le
relief nécessaire aux moments "individuels et sailÏants ll2 de cette
_.

évolution intérieure de Charles. Car le contraste entre le participe


présent et l'imparfait marque les points où l'action doit se dégager des
rêves et des souvenirs, sans pour cela s'en détacher complèteinent-:
11( ••• ) bientôt il.entrait dans une sorte d'assoupissement où ••• lui-
même se percevait double ••• "
Comme l'auteur emploie l'imparfait, et le participe présent
pour exprimer l'impression de continuité et de fluidité inhérentes à-la
durée, de même il utilise souvent la conjonction "et" pour :exprimer un

1. Flaubert, op. cit., p.-13

2. Thibaudet, Gustave Flaubert, Sa Vie, Ses Romans, Son Style, p. 288


..~ ... 7·2 -

prolongement indéfini dans le temps. Les recherches de Thibaudetl ont


tendu à démontrer que Flaubert a substitué un "etll de mouvement au "etll
de co-ordination. Ainsi~ lorsque dans la scène des comices agricoles,
llauteur dépeint la file de paysannes slavançant dans la prairie, et les
cultivateurs qui entrent dans "l'hippodrome", l'un derrière l'autre, l'emploi
de la conjonction fait ressortir ce large déploiement à travers champs.

"Elles (les campagnarde~ marchaient en se tenant par la main,


.et se répandaient ainsi sur toute la longueur de la prairie,
depuis la ligne des trembles jusqu'à la tente du banquet.
Mais Cl était le moment de l'examen, et les cultivateurs, les
uns après les autres, entraient dans-Une manière d'hippodrome
que formait une longue corde portée sur des bâtons. Jl2

Flaubert "répand, dans la phrase, comme une vanne levée, le


flot qui coule continuellement dans llimparfait.,,3
Cependant Flaubert se sert surtout de la conjonction "etll
pour relier plusieurs faits qui se déroulent sur quelques mois, de
façon à en former un bloc indivisible dans le temps, une totalité dlactions,
dont aucun nlest complète en elle-même, mais où, au contraire, chacune
reprend et continue llautre. Ainsi aucune succession discontinue de ces
faits dans le temps nlest visible, mais plutôt des faits si "profondément
animés dlune vie commune" qulon ne saurait dire où l'un finit et où
llautre ~ommence.4

1. Thibaudet, ttRéflexions sur la littérature: Lettre à Mar6el Prousttt ,


pp. 438 - 439
2. Flaubert, op. cit., p. 128
3. Thibaudet, op. cit., p. 439
4. Bergson, La Pensée et le Mouvant, p. 183
- 73 -

On trouve, par exemple, pendant la liaison d'Emma avec Rodolphe:

"OUtre la cravache à pommeau de vermei.l, Rodolphe avait reçu


un cachet avec cette devise: 'Amor nel cor'; de plus, une
écharpe pour se faire un cache~nez, et enfin un porte-cigares
tout pareil à celui du vicomte, que Charles avait autrefois
ramassé sur la route et qu'Emma conservait. Cependant ces
cadeaux l'humiliaient. Il-en refusa plusieurs: elle insista,
et Rodolphe finit par obéir, la trouvant tyrannique et trop
envahissante. III

Par aill.eurs, Flaubert emploie souvent le point-virgule pour


relier en un tout indivisible plusieurs actions qui se déroulent dans le
temps. Ainsi, l'auteur écrit, lorsqu'Emma danse avec le vicomte, au
bal de la Vaubyessard:

"Ils tournaient: tout toUrnait autour d'eux, les lampes, les


meubles, les lambris, et le parquet, comme un disque sur un
pivot ••• il baissait ses regards vers elle, elle levait les
siens vers lui; une torpeur la prenait, elle s'arrêta. Ils
repartirent; et, d'un mouvement plus rapide, le vicomte,.
l'ent~atnamt, disparut avec elle jusqu'au bout de la galerie,
où haletante, elle faillit tomber, et,-un instant, s'appuya la
tête sur sa poitrine. Et puis, tournant tou~ours, mais plus
dou~ement, il la reconduisit à sa place; elle se renversa
contre la muraille et mit la main devant ses yeux. 1I2

Si Flaubert avait employé des points, au lieu d'employer des


points-virgules, dans ce passage, on n'aurait pas cette impression de
continuité entre les divers mouvements, tous imprégnés de bonheur
et d'exaltation. Si, par contre, Flaubert avait employé des virgules,
à la place des points-virgules, le lecteur ne sentirait plus l'échelonnement
des actions d'Emma dans le temps.

1. Flaubert, op. cit., p. 178


2. Ibid., p. 5-0
~ 74 -

Ainsi la fluidité et la continuité caractéristiques de la durée


s'introduisent dans le temps chronologique par des moyens stylistiques:
l'imparfait, le participe présent, la conjonction "et", le point-virgule.
Dès lors nous voyons le temps tel qU'il apparaît aux yeux des personnages,
"( ••• ) avec cette infaillible proportion de lumière et d'ombre, de
relief et d'omission, de souvenir et d'oubli que la mémoire ou
l'observation conscientes ignoreront t;ujours •. ,,1
Il est un autre facteur qui transforme le temps chronologique
en durée, facteur dont Flaubert a saisi l'importance et qui joue un
rôle capital dans la structuration de Madam~ Bovary. Ce facteur·est
l'affectivité des personnages qui vivent l'intrigue. Pour eux, comme
pour nous, les beures sont tantôt longues, tantôt brèves, et il y a des
minutes interminables. La joie fait couler le temps comme un torrent,
la tristesse le ralentit comme l'eau morne d'un canal. Une soirée de
rêveries s'écoule sans qU'on la perçoive, une matinée de travail n'en
finit pas. Comme l'indique Marcel Proust:

"Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de


parfums, de-sons, da projets et de climats. u2

Flaubert va jouer avec cette élasticité du "temps affectif"


et nous le faire sentir sous le temps chronologique, particulièrement
au moment des crises. Celles-ci atteignent leur paroxysme selon une

1. Proust, Marcel, A la recherche du temps perdu, Pléiade, T. III,


p. 6~9
2. Ibid., p. 889
- 75 -

courbe ascendante soumise aux exigences du temps, mais une fois le


sommet de la courbe atteint, les év.énements disparaissent en une durée
essentiellement indéfinissable: ainsi en est-il de la chute d'Emma dans
la forêt, ou de la course en fiacre avec Léon. Pas un détail concret,:'.. '
du récit ne dépasse la 1imit,e ultime: le temps s'abolit et avec lui les
scènes que Flaubert abandonne à l'imagination de chacun. Le roman
s'arrête au point qui, pour Ilhéroine, est celui du non-retour. Quand elle
reviendra de sa plongée dans l'inconnu, elle ne sera plus la même. Une
page de vie aura été tournée et une rupture consommée avec l'existence
antérieure.
Ainsi nous voyons Emma et Rodolphe partir en plein soleil de
midi, et ils reviennent seulement lorsque les ombres du soir descendent;
de même, quand Emma et Léon prennent le fiacre, il est encore assez tôt
dans 1 I après-midi, puisque le rendez-vous
, dans la cathédrale était pour
onze heures. ,Le fiacre ne revient que IIvers six heures ll •

Souvent les sentiments des personnages créent un conflit entre


le temps chronologique et le temps affectif. Comme chez Proust, Ille
calendrier des faits" l ne correspond pas toujours avec celui des
sentiments. Le temps chronologique doit-céder au temps affectif, surtout
'lorsque des émotions suscitées par l'amour, ou la douleur d'une rupture
sentimentale brouillent la perception objective 'du temps.

1. Delattre, Floris, Les études bergsoniennes, p. 48


Lorsqu'Emma retrouve Rodolphe, quelques heures avant son·
suicide, elle lui déclare qu'il l'a entra~née dans un rêve pendant deux
ans; si elle commet cette erreur, c'est que la transformation de son
caractère par cette expérience lui a laissé le souvenir d'une liaison
beaucoup plus longue que l'épisode réel.
De même, quand Emma pense que Berthe a été retirée de nourrice
depuis un an, alors qu'elle n'est revenue chez les Bovary que depuis neuf
Riois, c'est que le départ de Léon a creusé un ab~me entre ce premier amour
de la jeune femme et la venue de Rodolphe. De fa~t, Flaubert marque la
fin de cette partie de sa vie par· deux lignes en blanc, après la scène
d'adieu.
Lorsque Flaubert note que Léon revient en Normandie "après
trois ans d'absence", sans doute t~ent-~ à éloigner cette première période
de la vie d'Emma de l'époque de sa liaison avec Rodolphe. De même,
quand Flaubert rallonge les jeudis des rendez-vous à Rouen, c'est parce
qu'il tient à donner une impression de plénitude à ces journées; il
s'ag~t d'expliquer l'évolution.du·caractère d'Emma, et la lassitude que
les deux amants finissent par éprouver l'un pour l'autre.
Si l'auteur choisit le moment le plùs chaud de la journée pour
la promenade d'Emma et de Léon chez la nourrice de Berthe, pour la
promenàde à cheval d'Emma et de Rodolphe, et pour la scène de la
promenade en fiacre, c'est que cette chaleur s'accorde avec les sentiments
des protagonistes. De même, les saisons choisies pour ces événements
coincident avec l'évolution des personnages. La chaleur de l'été
- 77 -

accentue la ~aiblesse d'Emma après la naissance de Berthe, et s'harmonise


avec les débuts de son amitié pour Léon. De même, Flaubert choisit une
soirée d'automne pour le dernier rendez-vous d'Emma et de Rodolphe,
avant la lettre de rupture. La douceur de cette saison, encore imprégnée

de la chaleur de l'été, s'accorde avec l'espoir et avec la joie d'Emma.


Les ombres et la brise ~raîche qui annoncent déjà l'hiver laissent
prévoir la ~in de la liaison.
Si Emma reste deux heures chez ROdolphe, quand elle va le voir
une· dernière ~ois, et ne le quitte qu'au crépuscule, c'est que la nuit
qU'elle trouve en sortant s'accorde avec le désespoir qui la submerge.
Les souvenirs des personnages déforment la notion du temps
chronologique dans Madame Bovar.y, comme le font les sentiments suscités
par l'amour et la douleur. Ces souvenirs, liés aux émotions des protago-
nistes, rétablissent le passéy,non tel qu'il ~ut, mais tel qU'il apparaît
aux personnages ·en retrospective: c'est-à-dire coloré par leurs regrets,
leurs espoirs, leurs rêves, et leurs déceptions.
Grâce à la mémoire d'Emma, Madame Bovar.y est surtout le roman
des réminiscences. Des courants s'établissent entre le présent et le
passé, qui deviennent de plus en plus fréquents à mesure qu'Emma approche
de la mort.

!!Un souvenir en appelle un autre, puis encore un autre, et ainsi


de suite, et chacun surgit sous la forme d'une image qui vient
recouvrir l'image suivante, comme dans les~projections d'une
lanterne magique ••• 111 . .

1. Poulet, Georges, Etudes sur le temps humain, Edinburgh at the University


Press, 1949, p. 324
- 78 -

Ainsi, pendant que ROdolphe parle à Emma aux comices agricoles,


elle se souvient d'abord du vicomte qui l'avait fait valser au bal, puis
elle pense à Léon; elle fond dans sa pensée les trois êtres qui ont
eu jusqu'alors le plus d'importance dans sa vie. l
Quand Emma rentre à Yonville, après avoir inutilement demandé
secours à Léon, elle est assailli~ par ses souvenirs. Dans la foule qui
sort des vêpres, elle aperçoit le suisse, qui avait été leur guide, ce
jour d'été où elle avait rencontré Léon, dans la cathédrale de Rouen.
Etourdie, elle continue sa marche jusqu'au moment où l'arrête le passage
d'un tilbury. Emma croit reconnaître le vicomte, rencontré au bal de
la Vaubyessard. Le flot du passé remonte en elle:
"Elle se sentait perdue, roulant au hasard dans les abîmes
indéfinissables. n2
Lorsqu'elle attend vainement Léon, chez la nourrice de sa fille,
elle se perd encore une fois dans ses souvenirs. Plongée dans le passé,
c'est du fond de ses souvenirs qu'elle revient au présent:

"Enfin, elle rassembla ses idées. Elle se souvenait... Un jour


_avec Léon... Oh, comme c'était loin... Le soleil brillait sur
la rivière et les clématites embaumaient ••• Alors, emportée
dans ses souvenirs comme dans un torrent qui bouillonne, elle
arriva bientôt à se rappeler la journée de la veilla."3

De plUS, les pressentiments d'Emma, nés de sa peur instinctive


de l'avenir, déforment le temps chronologique, en lui faisant insérer dans

1. Flaubert, Madame Bovary. Ebauches et Fragments inédits, p. 137


2._ Flaubert, Madame Bovary, p. 277
3. Flaubert, ~., p. 285
- 79 -

le présent des instants futurs. Ainsi, des liens constants s'établissent


entre le présent et l'avenir. Une atmosphère lourde de menace~ pèse sur
tout le roman.
Dans les Ebauches et Fragments inédits de Madame Bovary,
recueillis par Gabrielle Leleu, Emma fait part à Rodolphe de ses craintes,
au moment où elle lui demande de l'enlever:

11( ••• ) il me semble à tout moment, je ne sais pourquoi, que


notre bonheur va s'enfuir; je suis comme sur ces ponts étroits
qui d'eux-mêmes se-balan-::ent dans l'air, quand on marche dessus,
quelque chose de calme et d'effrayant m'environne et ,à c~qae
pa~ que je fais, chaque jour qui vient,.cela tremble sous
moi et l'épouvante me saisit. Partout, autour de nous,
s'étend un insaisissable abîme, prêt à nous dévorer. Il y a
des pièges dans l'air." l

Dans le texte définitif de Madame Bovary, c'est pendant sa


liaison avec Léon qu'Emma ressent une crainte et une tristesse profondes.
Aux retours de Rouen, "Emma, ivre de tristesse, grelottait sous ses
vêtements et se sentait de plus en plus froid aux pieds, avec la mort
dans l'âme. 1I2
Plus tard, lorsqu'elle s'est fatiguée de Léon, sa pâleur, son
silence, ses prunelles égarées font penser à la mort qui la guette:

u( ••• ) il Y avait ••• quelque chose d'extrème, de vague, et de


lugubre, qui semblait à Léon se glisser entre eux, subtilement,
comme pour les séparer. n 3

1. Flaubert, Madame Bovary. Ebauches et Fragments inédits, p. 132


2. Flaubert, op'. cit., p. 249
3. ~., p. 262
- 80 -

Souvenir et pressentiment se conjuguent pour baigner notre lamentable


héroine de la lumière blafarde et fantomatique d'un monde déserté par
la logique et la raison, où le temps n'a plus cours, et où seule persiste
cette durée qui, en dernière analyse, est la condition de toute vie.
Conter en trois cents pages le récit de la vie d'une femme
est à la portée de tout littérateur expérimenté. Mais enfermer dans un
petit volume l'évocation totale d'une existence humaine est un tour de
force. Si Flaubert l'a réalisé, c'est qu'il a pris le temps de méditer
longuement et d'écrire d'innombrables ébauches. Son originalité profonde
n'est pas d'avoir doté ses personnages d'un nom, d'un visage, d'un
costume, d'un métier ou d'un jeu d'habitudes et d'expressions; c'est de
s'être identifié à eux par un effort douloureux de re-création,et
d'avoir réussi à voir le monde par leurs yeux, à l,' entendre par leurs
oreilles, à le palper de leurs mains •••
En leur insufflant sa vie, qui devenait la leur, il leur a
fourni - comme on fournit au scaphandrier l'air qU'il respire en plongée -
l'atmosphère à travers laquelle se réfracte une vision personnelle du
monde. De cette atmosphère, la composante principale est la. "dUrée
romanesque", qui abolit le temps en le conservant. Les nuits blanches
de Flaubert au Croisset dans la petite maison du jardinier où il avait
établi "S0 n chantier" témoignent du soin qu'il a apporté à mettre en
oeuvre toutes les ressources de la langue pour atteindre son but:
dresser chacun de ses personnages dans sa "durée propre ll •
1 CONCLUSION

.
Le XVll eme siècle classique s'est fort préoccupé de la
notion du temps et de son rôle dans la littérature. Boileau, dans
son Art poétique, s'est fait le porte-parole de tous les doctes qui,
par souci de vraisemblance, exigeaient qu'une tragédie ne dépassât
pas vingt-quatre heures. Les commentateurs italiens d'Aristote
avaient, prétendait-on, démontré le bien-fondé de cette exigence. Elle
fut acceptée comme un édit royal, mais que d'ingéniosité les dramaturges
n'ont-ils pas dU déployer pour faire tenir en un jour une suite
d'événements et de catastrophes dont le déroulement devait normalement
dépasser le cadre temporel trop étroit qui leur était illiposé. Cette
entrave a desséché l'imagination et la tragédie en a péri •••
Il est heureux pour le roman que Boileau l'ait jugé indigne
des bons esprits et que, par dédain, il se soit abstenu de légiférer
a.. son egar
, d• Par sa l'bassesse ll , et son origine roturière, le roman a
échappé aux gloses des doctes et s'est développé librement, suivant
le gont d'un public nombreux et divers qui ne s'embarrassait pas de
règles et ne cherchait que son plaisir. Aussi le genre r/.)manesque
a-t-il toujours conservé non seulement une 8eXubérante vitalité mais
aussi une liberté de forme et de fond qui le fait qualifier par
André Gide Ille plus lawless "de tous nos genres ..... :t
En effet, les premiers romanciers modernes ont fait fi de
toute doctrine et montré, à l'égard du lecteur, un parti-pris de
désinvolture assez surprenant. Leur attitude serait inacceptable si

1. Gij~Jlnjç~ ~ ~c)W'I\CH1~ ..r ~,",i+s:' e.+ Sl.o+:~s... ()'UL"r~s.. lïr;1l1.~s..J


fo.ris) P{{l<l~e,> (~~'8' ) l~> Çq\(.')t.-MéJ"no..~~ltrSJ f' IC>{S~
- 82 -

le lecteur refusait d'entrer dans le jeu et de rire avec l'auteur.


Comment expliquer autrement la négligence dont se vante Charles Sorel
au début de sa célèbre Histoire comique de Francion:

,,( ••• ) Je seray bien ayse qU'ils (l~s critique~ facent un


meilleur livre avec aussi peu de temps, et aussi peu de
soing comme celluy cy a esté faict. ·Je n'y ay pas composé
moins de tren~e deux pages d'impressions en un jour, et
si encore a ce esté, avec un-esprit incessamment diverty
a d'autres pensées ausquelles il ne s'en faloit guere que
je ne me donnasse entierement. Aucunes fois j'estois .
assoupy, et a moitié endormy, et n'avois point-d'autre
mouvement que celuy de ma main droite ••• Au reste a peine
prenois-je la peine de relire mes escrits, et de les corriger ••• "l

Une génération plus tard, .Scarron n'hésite pas à déclarer à


la fin du premier chapitre de son Romant Comique qu'il l'écrit au
gré de sa fantaisie, sans plan, et sans savoir ce qu'il mettra dans
le chapitre suivant:

"Il o.e charretieg accepta l'offre qu'elle luy fit, et,


.cependant que ses bestes mangèrent, l'Auteur se reposa
quelque temps et se mit à songer à ce qU'il diroit dans
le second Chapitre. 1I2

Inutile de chercher d'autres preuves que le roman français


assume, avant le Classicisme, une allure volontairement négligée, un
tantinet grossière, propre à plaire aux personnes dépourvues
d'éducation, - les femmes. Ces premiers romans ont une forme narrative
et les événements s'y déroulent dans un temps chronologique, mais d'une
chronologie souvent fantaisiste. Le facteur temps n'a pas plus

,
1. Sorel, Charles, Histoir~ comique de Francion, lere éd. 1623,
dans Romanciers du XVII me siècle, Paris, Pléiade, 1958, p. 63
2. Scarron, Le Romant comique, 1ère éd. 1651, ibid., p. 534
- 83 -

d'importance pour' Sorel et Scarron qU'il n'en a pour un petit bourgeois


qui conte une histoire à ses amis, oubliant des détails, revenant en
arrière, ajoutant des commentaires, répondant aux. y").estions, le tout
sur un ton enjoué et bon enfant sans la moindre prétention.
Il en est tout autrement du roman qui a, pour ainsi dire,
donné vingt-cinq ans plus tard, ses lettres de noblesse au genre. La
Princesse de Clèves n'est pas tant une narration continue qu'une
succession de crises psychologiquefhabilëmentrassemblées: c'est une
tragédie classique en prose. L~;intérêt se porte non sur les événements
mais sur leurs effets dans l'âme des protagonistes. Le récit s'immobilise
en scènes tragiques qui, tout en se' suivant chronologiquement, se
soutiennent par elles-mêmes, hors du temps, et vivent de leur durée
propre. Madame de La Fayett~, La Rochefoucauld, Segrais, et l'abbé
Huet ont découvert, volontairement ou non, que le temps romanesque
n'est pas le temps chronologique. Mais "la cour et la ville" n'en sera
pas 'frappé, et les bourgeoises de Paris continueront de nourrir leur
imagination des histoires galantes de Madame de Villedieu. La France

de Louis XIV n'est pas prête à prendre le roman au sérieux.


Seule une profonde transformation sociale, et une r.évolution
des moeurs, des idées et du goût donneront au roman le poids nécessaire
pour que les meilleurs esp~its s'y consacrent. Les historiens
littéraires s'accordent pour reconnaître à La Nouvelle Héloïse le
mérite d'avoir inauguré 11ère des t1grands romans", et d'avoir ouvert la
- 84 -

voie où devaient s'engager les jeunes. En 1660 tout collégien compose


une tragédie, un' siècle plus tard tout jeune ambitieux s'attaque à un
roman •••
C'est La Nouvelle Héloïse qui impose au public l~ttré comme
-
au grand public le sentiment de la durée romanesque liée à la psy~~ologie

des personnages: une représentation du temps d'après l'être qui.le vit,


une représentation du temps non pas rigidement chronologique, mais
librement affective. Le temps, - primitivement linéaire, objectif et
irréversible, indépendant de l'être qui dure, - devient circulaire,
sorte de présent qui tend vers l'avenir en revenant constamment au
passé. Le temps n'est plus un "donné", déterminant comme ja~s:

il est déterminé par la psychologie des personnages. Les héros'de


La Nouvelle Hélo!se sont libres, pUisqu'ils dominent le temps, font
revivre leur pass~, grâce à leur mémoire affective. Saint-Preux se
rappelle son passé au cours d'une promenade avec Julie en bateau:

II{ ••• ) Le bruit égal et mesuré des rames m'excitait à rêver.


Le chant assez gai des bécassines, me retraçant les plaisirs
d'un autre âge, au lieu de m'égayer, m'attristait. Peu à
peu je sentis augmenter la mélancolie dont j'étais accablé •••
Je commençai par me rappeler une promenade-sèmblable faite
autrefois avec elle durant le charme de nos premières
amours. Tous les sentiments délicieux qui remplissaient alors
mon âme s'y retracèrent pour l'affliger; tous les événements
de notre jeunesse ••• ces foules de petits 'objets qui
m'offraient l'image de mon bonheur passé, tout revenait,
pour augme~ter ma misère présents, prendre place en mon
souvenir. Il

Puisque le temps romanesque est plus souple que le temps


historique, à chaque instant un nouveau tournant se présente au lecteur.

1. Rousseau, Jean-Jacques, Julie ou La Nouvelle Héloïse, Paris, Garnier,


1960, pp. 503-504
- 85 -

Il a l'impression que l'avenir des protagonistes n'est pas tracé d'avance


car le romancier se garde de le faire prévoir~ tout dépend de la
psychologie interne du personnage. Il sent que tout pourrait se passer
autrement, mais qu'une fois vécu, cela "ne peut avoir été autrement":
le déterminisme est tout "intérieur". Concept que Thibaudet résumera
dans la formule: le vrai roman "est comme une autobiographie du
possible. III
Pour prendre un exemple typique, ne voyons-nous pas que
>-
Stendhal est toujo~s soucieux.de la liberté de ses personnages? C'est
l'enchatnement psychologique des .situations qu'il veut saisir plus que
les rapports extérieurs entre les événements. Ce qui dans un premier
événement va déterminer un deuxième, c'est le sens qU'il a pour celui
qui les vit tous lés deux. Ainsi le récit de Fabrice à Waterloo
montre clairement la différence fondamentale entre l'histoire et la
fiction •••
Flaubert, comme Stendhal dans Le Rouge et le Noir, a repris
une histoiré réelle, en la transformant par l'analyse psychologique de
son héroine. Reprocher à Flaubert l'invraisemblance du suicide d'Emma
Bovary, et à Stendhal l'invraisemblance de l'exécution de Julien Sorel,
c'est leur reprocher en réalité "d'avoir laissé la vie se former,
déposer et s'achever comme elle fait dans la réalité et dans un tact
de romancier qui crée.,,2

1. Thibaudet, Albert, Réflexions sur le roman, Paris, Gallimard, 1938,


p. 12

2. ~., p~ 185
- 86 -

C'est pourquoi les héros stendhaliens et balzaciens nous


paraissent des "personnages authentiques", réagissant devant les
événements~ et les suscitant en quelque sorte par le dynamisme de leur
caractère. Par leur ambition, leur courage, leur énergie et leur
orgueil ils semblent dépasser les cadres p~évus, échapper en quelque
sorte à leur auteur, pour représenter l'imprévisibilité de la vie même.
Leur "durée personnelle" impose son rythme à l'action comme leurs
passions lui imposent son dénouement.
Emma Bovary, par sa volonté tenace, presque virile, rejoint
la lignée de ces héros de roman. Devant "le donné" de sa vie, Flaubert
a toujours soin de lui laisser la possibilité de réagir. L'auteur
de Madame Bovary semble s'être placé au carrefour de la notion
classique du temps et de la durée bergsonienne: si tout échoue dans
ce roman où la conclusion de Charles1 nc 'est la faute, de la fatali té~' ,
a certainement son poids, il est néanmoins vrai que cette fatalité,
ce déterminisme extérieur sont réduits au minimum. Les événements
découlent du caractère d'Emma, étroitement liés à son tempérament, et
c'est elle qui détermine leur cours et leur importance selon ses
tendances profondes et sec~ètes. Tout bien pesé, n'est-ce pas vers
son monde intérieur que se tour-nent le plus souvent les sombres et
fulgurants regards d'Emma? Et n'est-ce pas dans un temps purement
affectif que se déroule sa vraie vie?
BIBLIOGRAPHIE

I. OEUVRES DE FLAUBERT
FLAUBERT Correspondance
Paris, Conard, 1927, 7 vol., Série II,
1847-1852; Série III, 18$2-1854; Série IV,
1854-1861.
Madame Bovary, éd. Edouard Maynial
Paris, Garnier, 1960, (lereéd., l857)~
Madame Bovary. Ebauches et Fragments inédits,
éd. Gabrielle Leleu
Paris, Conard, 1936.
Madame Bovary. Nouvelle version, éd. Jean
Pommier. et Gabrielle Leleu
Paris, José Corti, 1949.
Madame Bovary, texte établi et présenté Par
Renê Dumesnil
Paris, Les Belles Lettres, 1945, 10 vol.,
T.I, Introduction, pp. XLI-CXCVII, T. II,
Bibliographie, pp. 343-369, Plan chronologique,
pp. 37l-380~,

II. OUVRAGES CRITIQUES SUR FLAUBERT ET IIMADAME BOVARYII


BART, B.F., éd. Madame Bovary and the critics
New York, New York University Press; 1966.
" G.
BOLlEME, La Leçon de Flaubert,
Paris, Julliard, 1964.
BOPP, Léon Commentaire sur Madame Bovar~
Neuchatel, La Baconnière, 19 1.
DESCHARMES, René) Autour de Flaubert
DUMESNIL, René ) Paris, Mercure de France, 1912, 2 vol.
DUMESNIL, René Gustave Flaubert, l'homme et l'oeuvre
Paris, Desclée de Brouwer, 1932.
Madame Bovary de Gustave Flaubert
Paris, Mellotée, 1932, "Les chefs-d'oeuvre
de la littérature expliques". .
- 81 -

DUMESNIL, René ) Bibliographie de Gustave Flaubert


DEMOREST, D.L. ) Paris, Giraud-Badin, 1937.
GIRAUD, R.D., éd. Flaubert: A Collection of Critical Essays
New York, Prentice-Hall, 1964.
GOTHOT-MERSCH, C. La Genèse de Madame Bovary
Paris, José Corti, 1966.
RICHARD, J.";'P. Littérature et sensation
Paris, Ed. du Seuil, 1954.
STEEGMULLER, F. Flaubert and Madame Bova~, A double portrait,
New York, New York Viking Press, 1939.
THlBAUDET, A. Gustave Flaubert, Sa vie, ses romans, son
style
Paris, Plon, 1922.

III. OUVRAGES BIOGRAPHIQUES


DU CAMP, Maxime Souvenirs littéraires "
Paris, Hachette, 1882-1883, 2 ,vol.

IV • ARTICLES DE CRITIQUE SUR FLAUBERT ET "MADAME BOVARY"


ALDEN, D.W. "Proust and the Flaubert controversy"
Romanic Review, Vol. XXVIII, 1937, pp. 230-240.
BERTRAND, L. "Les Carnets de Gustave Flaubert"
La Revue des Deux Mondes, T. LVIII, 15 juillet
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THIBAUDET, Albert Réflexions sur le roman
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VIII. OUVRAGES GËNÊRAux SUR LA LITTEJRATURE AU XIxe SIECLE


CHAMPFLEURY Le Réalisme
Paris, Michel Lévy, 1857.
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DUMESNIL, René Le Réalisme


Paris, J. de ·Gigord, 1936.
HENRIOT, Emile Réalistes et Naturalistes
Paris, Albin Michel, 1954.
MARTINO, Pierre Le Roman réaliste sous le Second Empire
Paris, Hachette, 1913.
PLANCHE, G. "Le Roman français en 1857 11
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IX. OUVRAGES STYLISTIQUES


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BRUNOT, Ferdinand) Précis de grammaire historique
BRUNEAU, .Charles ) Paris, Masson, 1949.
DAMOURETTE, J. ) Des mots à la pensée, essai de grammaire
PICHON,.Edouard) de la langue française
Collection des linguistes contemporains,
Paris, DIArtrey, 1951, 7 vol.
GREVISSE, Maurice Le bon usage
Gembloux, Duculot, 1964, 8ème éd. revue •

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