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(1977)
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En 2018, Les Classiques des sciences sociales fêteront leur 25e anni-
versaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 3
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sivement de bénévoles.
Marc ANGENOT
Marc ANGENOT
DU MÊME AUTEUR
LES CHAMPIONS
DES FEMMES
Examen du discours sur la supériorité des femmes
1400-1800
par
MARC ANGENOT
1977
LES PRESSES DE L'UNIVERSITÉ DU QUÉBEC
C.P. 250, Succursale N, Montréal, Canada, H2X 3M4
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 9
ISBN 0-7770-0212-4
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réser-
vés © 1977
Les Presses de l'Université du Québec
[191]
Bibliographie [173]
Première section [193]
A. Corpus principal [173]
B. Annexe : autres ouvrages [179]
C. Textes misogynes et « sexistes » évoqués ou cités [182]
Deuxième section. Ouvrages de référence [184]
[1]
INTRODUCTION
quatre cents ans. Les mêmes arguments de base, les mêmes contre-ar-
guments reviennent et se répètent avec, certes, des variations signifi-
catives dans la rétorsion, des subtilités nouvelles dans l'apologie, la
marque des ruptures produites dans les épistèmè successives.
[4]
Certains esprits plus audacieux, mais isolés, y introduisent des
aperçus nouveaux et critiques, tout en restant tributaires d'un modèle
argumentatif déjà fixé au XVe siècle. Nous signalerons, évidemment,
ces altérations et ces dépassements. Mais la continuité, en quelque
sorte intemporelle de cette tradition peut également étonner à bon
droit. Les titres ne varient guère : « le Triomphe des Dames », « le
Triomphe du sexe », « le Champion des femmes », « Apothéose du
sexe », « Apologie du beau sexe », « De la supériorité des femmes »,
« Défense des femmes », etc.
On se sent d'abord intrigué devant ces écrits méconnus, peu cités,
si archaïques de facture et parfois si modernes, souvent bizarres et
pompeux, perçus par leurs auteurs mêmes comme profondément para-
doxaux et risqués. Ils mêlent pour nous les propositions de « simple
bon sens » et les spéculations les plus insanes. Ce courant idéolo-
gique, à la fois cohérent et marginal, frappe encore par le mélange de
hardiesses théoriques et de répétitions compulsives de disputes scolas-
tiques qui s'y opère. Chaque « champion du sexe » débute par un
exorde où il avoue les risques que son écrit lui fait courir. Risques ma-
tériels, non pas, le plus souvent (quoique l'abbé Dinouart (1749) se
brouilla avec son évêque pour avoir publié le Triomphe du Sexe).
Mais, dans tous les cas, risque intellectuel. En prenant à contrepied le
préjugé qui lui semble le plus ancien, le plus nécessaire aussi à la so-
ciété où il vit, l'apologiste de la supériorité des femmes sait qu'il sera
condamné, réprouvé, censuré. Il sera tourné en dérision et restera in-
compris de la plupart, tant le préjugé a de force et tant les hommes de
tous rangs, autant que les femmes, s'en font les complices.
Et cependant, il ne s'agit pas pour lui de suivre la voie moyenne, de
tempérer la maxime primordiale qui voulait que l'homme soit supé-
rieur à la femme, mais bien de renverser le point de vue, de retourner
l'argumentation et ses présupposés mêmes, pour imposer la thèse dia-
métralement opposée. Un sentiment intense de « marginalité » idéolo-
gique se mêle dans ces écrits à un enthousiasme mystique.
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*
* *
[7]
Première partie
HISTORIQUE
[8]
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[9]
Chapitre I
Jusqu’à la fin du XVIe siècle
[10]
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[11]
1. Le Moyen Âge
2
Romania. VI (1877). p. 501 et suiv., « Plaidoyer en faveur des femmes ».
Pour la période médiévale, il faut au moins signaler, en un lointain ar-
rière-plan, certaines formes de religiosité millénariste dont N. Cohn a parlé
dans son célèbre ouvrage The Pursuit of the Millenium (1961). Les « frères
du libre esprit, » mystiques de la libération libidinale, eurent une influence
dans certains milieux bourgeois. On peut soupçonner certaines résonances
de leurs conceptions chez divers défenseurs des femmes dont nous parle-
rons.
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[12]
— Arguments tirés de la Genèse :
Mulier prefertur viro, scilicet :
Materia : Quia Adam factus de limo terre, Eva de costa Ade.
Loco : Quia Adam factus extra Paradisum, Eva in Paradiso.
— Arguments scripturaires :
In Conceptione : Quia mulier concepit Deum quod homo
non potuit. Apparitione : Quia Christus primo apparuit mulier
post resurrectionem, scilicet Magdalene. Exaltatione : Quia
mulier exal-tata est super choros angelorum, scilicet beata Ma-
ria.
— Avaricieuse et intéressée :
Tant vaut amour comme argent dure ;
Quand argent fault, court l'adventure 3.
[15]
— Cause de déshonneur pour l'homme :
Qui entretien le jeu & femme,
À la parfin se trouve infâme.
3
« Tant que li hom a que doner
Li f'et famé semblant d'aimer ;
Quand elle voit qu'il a petit.
Si n'a cure de son délit. »
(Jubinal. Jongleurs et trouvères, 79).
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[17]
3. Rodrigue de la Chambre,
traduit par F. de Lucenne vers 1490
(I.) La première raison est que pour avoir esté après toutes choses
crées, comme les créatures moins nobles ayant esté première-
ment faictes et les plus nobles dernièrement. (P 6,r°).
(II.) La seconde est qu'elle a esté dedans le paradis formée en la
compaignie des anges.
(III.)La IIIe, elle a esté de chair vérifiée purifiée, non pas de la va-
peur de terre dequoy l'homme & les autres animaux furent
créés.
(IV.) La IIIIe est que elle est créée du melleu de l'homme &
non pas de ses extrémités. (Entendre : faite d'une côte et non
pas d'un pied, par exemple.)
5
Cf. l'adage : « Homo homini lupus, Mulier mulieri lupior, Clericus clerico
lupissimus. »
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[23]
La femme, belle et insensée, est comme un anneau d'or au groin
d'une truie, dit Salomon, « circulus aureus in naribus suis » (Prov.
XI, 22). Sa beauté est trompeuse : « fallax gratia et vana pulchritu-
do ». La pire de ces propositions, interprétée de toute évidence à
contresens mais répétée jusqu'à la nausée dans tous les textes hostiles
et contre-argumentée parfois subtilement chez les apologistes, se
trouve dans l'Ecclésiaste : « L'iniquité d'un homme vaut mieux qu'une
femme bienfaisante. » (XLII, 4). La soumission de la femme à
l'homme — difficile, certes, à obtenir — est pourtant justifiée par les
Pères de l'Église : « Maritum habere dominum meruit mulieris non
natura sed culpa. » (Augustin, De Gènes, ad litt., 11, 37).
« Optima femina rarior Phoenice », dit Jérôme : Une femme
bonne est plus rare que le Phénix. La femme est l'organe du diable,
écrit saint Bernard. Elle a, pour saint Grégoire, le venin de l'aspic et la
malice du dragon. Chez les latins, Caton et ses sentences, la satire VI
de Juvenal, Mulieres, fournissent des citations innombrables ; Aristote
a soutenu que la nature ne formait des femmes que si, à cause de
quelque imperfection matérielle, elle ne pouvait parvenir à produire
un être humain normal et parfait, à savoir un homme.
Balthazar Castiglione avait repris, comme tout le monde, cette
thèse au livre III du Cortegiano :
Quando nasce una Donna, e diffetto o error délia natura [...]
corne si vide ancor d'uno che nasce cieco, zoppo [...] cosi la
Donna si puo dire Animal pro dut to a forte e per caso.
Et c'est encore cette thèse du Stagirite qui, développée par Rabe-
lais, le fera accuser de misogynie.
Jean de Névizan, dont la Sylva Nuptialis (1521) est rééditée
maintes fois au XVIe siècle, écrit : « In mulieres, Deus bene fecit ma-
millas, ventrem et alia quae sunt dulcia et amicabilia sed de capite
noluit se impedire, sed permisit illud facere Daemoni. »
Faute de pouvoir faire un relevé complet de la vaste production mi-
sogyne du XVIe siècle, nous n'examinerons que les trois textes dont
l'importance idéologique est la plus considérable et dont le retentisse-
ment fut le plus durable : les Controverses de Drusac (1534), l'ano-
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C'est bien l'horreur du sexe féminin qui s'exprime avec une vio-
lence névrotique. La condamnation du mariage est évidemment abso-
lue. On n'en attendra que souci, misère, ennui, charge, douleur, nui-
sance. Si la femme est belle, vous serez cocu ; si elle est laide, elle
vous déprimera. Et toujours ce seront fâcheries et chicanes.
7
C'est, dit L. Sainéan, un essai de conciliation de Pantagruel et de la Par-
faicte Amye d'Heroët (1542). Il y a sans doute confusion avec un autre ou-
vrage. F. de Billon (1553) confond ces invectives avec la Louënge des
Dames de Jean du Pont-Alais. La Louënge de 1551 fut réimprimée en 1863 :
Bruxelles, Mertens ; notice de G. Brunet.
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*
* *
Valens Acidalius
vole... »
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Le succès du traité sur la supériorité des femmes est attesté par les
innombrables éditions et traductions ultérieures, fréquentes jusqu'au
milieu du XVIIIe siècle environ. Pour la traduction française, nous
avons suivi ici celle de J. d'Arnaudin, 1713. Nous en avons signalé
d'antérieures et de postérieures 10. L'ouvrage devait faire scandale.
Agrippa, empêché de le publier par les persécutions qu'il subissait de
la part des moines, ne le fit paraître à Anvers qu'en 1529 (Antverpiae,
M. Hillenius). Galliot du Pré le traduisit et le publia à Paris en 1530.
Vade-mecum des milieux « féministes » autour de Marguerite de Na-
varre, l'ouvrage fut néanmoins attaqué autant par les sorbonicoles ca-
tholiques que par Calvin qui rabroue Agrippa dans son Traité des
Scandales (1550). Il lui reproche surtout l'usage, à vrai dire singulier,
qui est fait des Écritures pour étayer cette thèse paradoxale.
A. Prost ne voit dans cet essai qu'un exercice scolastique attardé,
un jeu subtil qui consiste à défendre une thèse malaisée et étrange 11.
C'est vrai qu'il y la marque de la disputatio médiévale dans son écrit,
mais il y a bien autre chose : un enthousiasme mystique pour la fémi-
nité, une féminité nullement éthérée, mais incarnée dans un corps
mystérieux et attirant. Les arguments d'Agrippa sont ainsi tirés aussi
bien d'Aristote, de l'exégèse très personnelle qu'il fait de la Genèse
que de preuves médicales prises chez Galien. La supériorité charnelle
du corps féminin est décrite en un blason d'un lyrisme baroque. La
bienfaisance et l'usage médical des menstrues et du lait de femme
comme panacées [30] pour toutes maladies et comme moyens d'éloi-
gner les maléfices sont longuement exposés autant que les arguments
tirés du fait que, par exemple, les noms des vertus en latin sont du
genre féminin.
Emile Telle n'aperçoit dans cet ouvrage qu'une adaptation de Ro-
drigue de la Chambre. Rien de moins exact. Agrippa s'inspire sans
doute de la Camara, mais il y joint une critique biblique des plus auda-
cieuses, des arguments cabalistiques et magicophysiologiques dont
nous venons de citer quelques exemples et qui lui sont propres. La
10
On relèvera également, dès le XVIe siècle, une traduction anglaise : « The
Commendation of Matrimony, translated into englische by David Clapam ;
Londini, T. Berthelus, 1545 ; un vol. in-8° ».
11
Cf. Bayle, Dictionnaire, I, p. 152. C'est ce que prétend également L.
Guillerm-Curutchet. Bibliographie II, p. 128, qui aperçoit mal du reste la
tradition dont nous parlons.
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Jean Bouchet, qui signait ses écrits « le Traverseur des Voyes pé-
rilleuses », publie en 1530 les Triumphes de la noble & amoureuse
dame qui, malgré ce titre, proche de ceux de notre tradition, n'est pas
une dissertation à la gloire des femmes mais une sorte de traité de mo-
rale pratique, travesti en roman allégorique et didactique, et versifié.
C'est aussi, accessoirement, un abrégé de médecine de la femme et un
exposé de caractérologie sociale dont l'intérêt est à la mesure de l'ar-
chaïsme. Le triomphe personnel de Jean Bouchet est dans les étymo-
logies érudites et absurdes dont il accompagne tous les termes savants
qu'il emploie.
Le Jugement poétic de l'honneur fémenin, dont le privilège est daté
de l'année 1536, est au contraire dans le fil de notre système discursif :
tous les thèmes et arguments traditionnels y sont repris, avec cette dif-
férence que Bouchet déclare ne pas vouloir préférer l'honneur des
femmes à celui des hommes, mais garder à chaque sexe son ordre et
son domaine. Il suit donc une voie moyenne dans la Querelle qui
s'amorce. On trouvera chez lui un intéressant développement sur
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12
La Louange des dames attribuée au Sieur du Pont-Alais, est un court poème
octosyllabe, plus lyrique que didactique, qui semble en certains passages
versifier les vertus énumérées par Rodrigue de la Chambre (vers 1521). Le
Débat de l'homme et de la femme de frère Guillaume Alexis (texte du xv
siècle, republié en 1520) est un dialogue en vers, où la « Femme » répond
point par point aux arguments misogynes avancés par l'« Homme ».
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9. Antoine Héroët
et la « Querelle » de 1541
[37]
En 1553 également, Charles Estienne (1504-1562) prend position
dans la querelle avec son recueil de « Paradoxes ». La déclamation
XXIII, « Paradoxe pour les femmes », démarquée d'O. Landi, ne fait
que reprendre synthétiquement les arguments de la tradition : « non-
obstant quelques petites fautelettes », les femmes méritent la pré-
séance.
Enfin Claude de Taillemont, gentilhomme lyonnais, ami de Scève
et de Marot, donne avec son Discours des champs faëz (1571), un
écrit poétique qui est le comble du phébus platonisant, résume abs-
cons et chantourné des thèses courtoises. Si la louange des femmes y
prend naturellement place, cet ouvrage s'insère mal dans le courant
qui nous occupe.
un des plus grands savants de son siècle, estimé pour cela hautement,
malgré la bizarrerie de ses opinions et sa singulière hétérodoxie.
Le Sépher-hazohar fut le livre qu'il interrogea le plus avidement,
« omnia quae in secretissimis Zoharis libri sunt recondita ».
Guillaume Postel fut un syncrétiste, et à cet égard il se rapproche de
ces grands « enfants des idées » du XVe siècle italien, les Ficin et les
Pic de la Mirandole. [38] Le ncinisme chez lui se combine à l'hermé-
tisme, c'est-à-dire à ce courant issu de la redécouverte au milieu du
XVe siècle du Corpus Hermeticum, attribué à Hermès « trismégiste ».
Il voulut faire l'unité morale et religieuse de la Terre, greffer sur le
christianisme, la tradition cabalistique, mais aussi le pythagorisme, la
gnose, le zoroastrianisme, sans compter la pensée de Raymond Lulle
(1233-1316) — déjà emporté par le rêve de l'harmonisation des
cultures arabe, juive et chrétienne.
Certains verront encore en son œuvre la résurgence de divers cou-
rants hérétiques médiévaux. Issue du mouvement cathare, Guillemine
de Bohême, vers la fin du Moyen Âge, avait déjà été la papesse d'une
Église féminine... .
Né en 1510 à Dolerie, près d'Avranches, Postel se fait connaître
très jeune pour ses travaux en grammatologie (Characteribus diffé-
rentium Alphabetum) et en linguistique comparée (De originibus He-
braïcae linguae & Gentis antiquitate, 1538). Il occupa la charge de
Professeur Royal en mathématiques et langues orientales. La plupart
de ses livres portent sur sa recherche d'un christianisme syncrétique,
comme dans son Alcorani et Evangelistarum Concordia 13 (1543).
L'ouvrage pour lequel il retient notre attention est peut-être le plus
important de son œuvre singulière. Écrit en langue vulgaire, il s'inti-
tule Les très merveilleuses victoires des femmes du nouveau monde et
comment elles doivent à tout le monde par raison commander et
même à ceux qui auront la monarchie du monde vieil (1553), ouvrage
13
« Ce fils de paysan, orphelin à douze ans. tour à tour magister et valet de
ferme en Beauce, puis en 1525. à quinze ans, domestique à Sainte-Barbe ;
courant de François Ier à Ferdinand, de Marguerite à Loyola, traqué ici,
écouté ailleurs, traînant partout le fardeau d'une jeunesse misérable, sous-ali-
mentée. privée de tout confort et de tout sommeil » (Lucien Febvre, la Reli-
gion de Rabelais, Albin-Michel, 1968, p. 109).
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 56
qui se prolonge dans un écrit paru à Venise deux ans plus tard : le
Prime Nove del altro mundo.
À première vue, le libelle débute comme les autres dissertations à
l'honneur du sexe féminin. L'ouvrage est dédié à Marguerite de
France, sœur d'Henri II, qui devint par la suite duchesse de Savoie.
L'auteur se donne pour propos de relever l'excellence des femmes :
« C'est une commune querelle qu'on a contre ledit sexe » (p.4), et il
entame de façon très classique l'exposé des « souverains biens qui
sont venuz au monde par les Femmes » (chap. III). Mais il ne se borne
pas à faire la liste déjà classique des mérites féminins.
[39]
Bientôt on aborde l'exposé de son système. On admettra d'abord
une thèse commune à bien des esprits de la Renaissance et qui affirme
l'existence de correspondances et de proportions entre la Terre,
comme macrocosme, et l'Homme comme microcosme ou « petit
monde ». La découverte, récente, des Amériques, ou plutôt des Indes
occidentales va jouer alors un rôle clé dans sa réflexion. Il ménage
une place particulière à Jeanne d'Arc, selon cette règle qui semble
propre aux systèmes délirants et qui consiste à « faire flèche de tout
bois », à inclure dans une argumentation serrée toutes les données ex-
térieures susceptibles de s'éclairer réciproquement en une synthèse où
chaque partie explique le tout.
Dans une représentation du planisphère où l'hémisphère oriental
est en position supérieure et l'hémisphère occidental en position infé-
rieure, le voyage de découverte de Christophe Colomb consiste à re-
lier la partie inférieure à la partie supérieure.
Cette division du macrocosme en deux hémisphères a, nécessaire-
ment pour Postel, sa correspondance dans une division homologue de
l'esprit humain, division de l'âme en une partie supérieure, virile,
l'animus et en une partie inférieure, féminine, l'anima. Il y a donc une
dualité fondamentale dans l'homme — entendre dans {'espèce hu-
maine — ; chaque sexe possède à la fois animus et anima, ou en le
francisant comme il fait : l’anime et l’âme. « Tant l'homme que la
femme ha sa formelle partie divisée en deux parties, l'une la raison-
nable et supérieure [moins puissante chez la femme], l'autre la sen-
suelle ou inférieure [moins puissante que la supérieure chez
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Eve, dont le péché est d'avoir goûté à l'arbre de la Science, n'a fait
en quelque sorte qu'anticiper indûment sur le rôle rédempteur qui est
dévolu à la nouvelle Eve ; les hommes qui connaîtront la parole de la
Dernière Sibylle, guidés par la Foi et par la Raison Clairvoyante, se-
ront alors supérieurs en savoir aux prophètes antiques et peut-être, se-
lon la promesse fallacieuse du Serpent, devenus « pareils à Dieu ». In-
utile de dire que Postel est le premier de ces hommes régénérés. On
voit déjà ce qui rattache Postel au courant que nous étudions. C'est un
« enthousiaste » de la Femme, à prendre ce mot en toute rigueur dans
son sens étymologique. Il n'en affirme pas la supériorité, il en attend
l'apothéose et il attend de cette apothéose que la partie obscure de son
âme soit sauvée : « Notre Mère qui êtes aux cieux, que votre règne ad-
vienne », pourrait-on dire. Il parle expressément de la venue de « la
souveraine puissance féminine en ce monde » (ch. VIII).
Il appelle le triomphe de l'Eve nouvelle pour réparer l'inférieure et
temporelle partie de la nature humaine, de même que le Christ, roi des
Juifs, annoncé par les prophètes, est venu réparer l’anime masculin
[41] et partie supérieure, de cette nature, partagée en proportion dans
les deux sexes : « Comme le Roy des Juifz [du monde oriental mascu-
lin] enseignant seulement trois ans et demy ha [...] érigé l'Éternelle
Authorité du Papat, ainsi par la raison preschée seulement un an par la
nouvelle Eve mère, en consummation de la Sibylline doctrine du
peuple gentil, soit érigée l'éternelle raison », écrit-il. impavide.
C'est ici que Christophe Colomb intervient comme preuve suré-ro-
gatoire, puisque : « Tout le monde ha esté en l'inférieur Hémisfère
descouvert depuis la nativité de la mère du Monde qui est la fontaine
d'esprit inférieur. » « La supérieure partie du petit monde [micro-
cosme = l’anime] seulement estoit par le rédempteur descouverte et
répurgée des ténèbres du péché. Dieu a voulu que alors le seul Hémis-
fère supérieur du grand monde feust découvert. » (p. 52.)
On commence à deviner que Postel sait quand est née la nouvelle
Eve (environ le temps où Colomb découvre les Indes) et où elle pro-
duira son enseignement : de même que Jésus a passé sa vie publique
dans le peuple galiléen, de même, Jeanne Rédemptrice enseignera au
peuple gallique, c'est à dire en France ! « Dieu immuable dedans ledit
Gallique peuple restituera toutes choses » (p. 75). « Ainsi Jésus, par sa
propre mort crucifié et clarifié une fois, le sera ceste seconde » (p. 89).
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 59
Quel est entre les deux sexes le plus parfait, (v. 5-9)
Or,
Si nous venons à priser la valleur
Le courage l'esprit et la magnificence
L'honneur et la vertu et toute l'excellence
Qu'on voit luire tousjours au sexe féminin
À bon droit nous dirons que c'est le plus divin. (6,r°)
15
Poète huguenot d'une certaine notoriété, Pontaymeri est l'auteur d'une ode à
Henri IV intitulée le Roy triomphant (1594).
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[45]
Chapitre II
Le XVIIe siècle
[46]
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 64
[47]
1. La contre-offensive
de Maître Jacques Olivier, 1617
17
Environ à la même époque, un sieur de Fierville publia une Cacogynie, ou
Méchanceté des femmes que nous n'avons pu nous procurer.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 66
toutes les femmes, pas une. » Voici qui d'entrée de jeu situe le point
de vue. Quant à l'exorde, il se passe de commentaire : « Femme, si ton
esprit altier et volage pouvoit coignoistre le sort de ta misère & la va-
nité de ta condition, tu fuirais la lumière du soleil, chercherais les té-
nèbres entrerois dans les grottes & cavernes, maudirais ta fortune, re-
gretterais ta naissance & aurais horreur de toy mesme. » (p.3). On re-
monte comme il se doit à la faute de notre première mère et, ici en-
core, Sa-lomon vient en renfort : « A muliere initium factum est pec-
cati, et per illam omnes morimur. »
Jacques Olivier se sent dépassé par la tâche immense de dresser la
liste des insuffisances et des turpitudes féminines : « La femme est un
animal si difficile à cognoistre que le plus bel esprit du monde n'en
sçauroit donner une asseurée définition. » Gosier babillard, langue
serpentine, yvrongnesse éhontée, trompeuse et desloyale : passons sur
les différentes rubriques.
Ce qui éclate dans cet écrit, c'est une horreur crue, un dégoût viscé-
ral de tout ce qui est charnel et sexuel : le corps féminin est perçu
comme boue et excrément : « Ce ventre putride et fétide déclare les
saletez & les puanteurs qui sortent de la charongne, exposée & prosti-
tuée aux esclaves de ton impudicité. » (Épître dédicatoire [!], p. 7).
Il s'agit de démontrer les effets abrutissants et dégradants de toute
activité charnelle — même dans le mariage, comme nous l'avons déjà
noté : « Quant est du plaisir conjugal et du jeu de Cypris, ses effects
sont si funestes & si dommageables que je m'estonne comment les
hommes s'y veulent asservir, car non seulement il r'amollit et relasche
la vigueur de l'esprit & du corps, rend une ame lasche & poltronne,
appoincte [= émousse ] la vivacité de l'entendement abestit le juge-
ment, gaste la mémoire, [mais encore il] occasionne un repentir,
comme dist Aristote, & comme repartit sagement Démosthène. »
Les antagonistes de Jacques Olivier n'auront qu'une seule voix
pour condamner ces « inepties barbares et ridicules » (Excellence,
1618, p. 3) reçues du reste, nous assure-t-on, avec mépris et dédain
par tous les gens d'esprit ; ce style vulgaire qui est « plustost un style
de Rôtisseur que d'un Écrivain » (d°,p.l5). « Ce discours est un vray
pot-pourry, un cahos [sic] de plusieurs pièces rapportées », note Vi-
goureux qui tient l'auteur pour « aliéné d'esprit » (p. 12 et p. 11). Il
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 67
saire toutes sortes de motifs honteux pour avoir pris la défense des
femmes et les vouloir supérieures. Vigoureux mérite certes d'être capi-
taine, mais dans le bataillon des « libertins lascifs & de tous les ydo-
latres de Cupidon & de Vénus » (p. 23). L'époque se prête mal à la po-
lémique tempérée. Vigoureux se voit donner du « Pauvre idiot » et
« Asne à courtes oreilles » (p. 36 et 38). Olivier proteste qu'il n'en
avait que contre les « mauvaises » femmes : nous avons vu ce qu'il
faut penser de cette esquive. Il entame une dispute médicale sur le
point de savoir qui souffre d'un excès de sang et de fiel, de l'homme
ou de la femme. Il a donné [51] ses sources et somme son adversaire
d'en faire autant. Les preuves historiques de l'incontinence et de la lu-
bricité des femmes sont innombrables : il les reprend et y ajoute. En
conclusion : « Il y a mille et mille femmes qui d'elles mesmes se sont
portées aux vices & à toutes sortes de corruptions et sans parler de
centeines & miliers de nostre siècle. » (p. 157).
vous avoit donné cette rare vertu comment pourriez-vous vivre soûls
le joug fascheux de la tyrannie des hommes ? » (p. 107).
La même année, paraît également l'Excellence des femmes. C'est
un petit libelle anonyme en forme de réponse écrite par « des
femmes ». On y dresse la liste des beaux et doctes esprits féminins qui
ont embelli les différents siècles. À titre de témoignage, on y a joint
un « Discours » de la reine Marguerite de Valois.
19
On signale une édition en 1618 qui m'est restée introuvable ; la date de
1621 est gravée au frontispice et l'ouvrage ne comporte pas de privilège. Il
n'y a pas d'allusion expresse à Jacques Olivier dans cette dissertation.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 70
20
En 1622, on publie à Paris sous le titre l'Advocat des femmes, le dialogue
« Della dignità e nobiltà délie Donne », paru la même année à Florence et dû
à Christoforo Bronzini.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 71
*
* *
Suzanne de Nervèze — fille du duc de Nervèze, « secrétaire de la
chambre du Roi », auteur d'un Discours de la mémoire et de la Guide
des Courtisans (où se trouve un « Avertissement aux dames » point
féministe du tout) — publie en 1642 une Apologie en faveur des
femmes qui défend, avec une insolente audace et sans réserve, la thèse
de la supériorité. Elle invite benoîtement les hommes à « se contenter
de l'honneur d'être des fils de femme et avouer après cela qu'il n'y a
point de créature plus noble » (p.92).
*
* *
Anne-Marie van Schurman, née en 1607 à Cologne, fut pour tout
son siècle l'exemple de ce que peut une femme, livrée à elle-même,
lorsqu'elle veut s'égaler aux hommes dans le domaine intellectuel ; sa-
vante en théologie et en philosophie, elle possédait plusieurs langues
anciennes et vivantes. Son exemple servira jusqu'au milieu de XVIII e
siècle de preuve de l'excellence des femmes dans une partie réservée
aux hommes.
Cependant, dans la courtoise polémique qui l'opposa au père Rivet
(Andréa Rivetus) sur la question « Num foeminae christianae convenu
studium litterarum 21 », elle ose à peine revendiquer pour ses pareilles
le doit à la culture et se montre fort accommodante avec le Bon Père
qui concède volontiers qu'elle est une brillante exception, mais sug-
gère aux autres de s'en tenir à la quenouille. Elle désapprouve l'audace
des femmes, qui, comme Lucrèce Marinella (1601) ont osé revendi-
quer la supériorité pour leur sexe.
Elle déclare cependant que l'étude est d'autant plus indiquée pour
les femmes qu'elles sont naturellement faibles et débiles, et impropres
dans tous les cas à une vie très active :
21
« Si l'étude des lettres peut convenir aux filles chrétiennes » (1650).
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 73
[55]
6. Autres apologistes
avant Poullain de la Barre
*
* *
Monsieur de Saint-Gabriel s'adressant aux dames, dit se proposer
d'« établir le juste prix du mérite que la raison vous donne au dessus
des hommes » (1640).
[56]
Saint-Gabriel est, à l'instar des Somaize, Beauchasteau, La Forge, à
ranger parmi la cohorte, hélas ! douée de talents assez minces, des
« Précieux », beaux esprits voués au panégyrique de la préciosité dont
ils épuisent les thèses avec un zèle de néophytes et exagèrent encore
les tics rhétoriques.
L'auteur fera l'éloge de la femme, « chef-d'œuvre de la Nature »,
dans une dissertation qui est le comble du phébus et du galimatias. La
liste des supériorités féminines ne varie guère. Saint-Gabriel incline à
penser, au contraire des précédents, que la femme est plus que
l'homme portée au plaisir des sens : l'aventure transsexuelle de Tiré-
sias en atteste. Mais la chasteté qu'on leur voit observer n'en est que
plus estimable. Il termine sur le souhait de voir s'établir un jour le
Règne des Femmes : « Au lieu de la guerre & de tous ces grands car-
nages [...] l'on jouyrait de la douceur d'une profonde paix dans tous les
Estats du monde. » (p. 126). « Il est trop clair qu'il badine ». écrit G.
Reynier dans son savant ouvrage, la Femme au xvu ? siècle. Rien de
moins sûr : on pourrait voir ici un écho d'une certaine mystique fémi-
niste déjà rencontrée chez Agrippa et Postel.
*
* *
Le Sermon apologétique en faveur des femmes de Louis Machon
(1641), chanoine de Toul, porte pour sous-titre : « questions non ja-
mais soustenues ». L'auteur n'a pas tout à fait tort. Sa défense des
femmes « contre l'ignorance et la calomnie » est en effet originale, car
elle se limite à l'exégèse d'un seul verset de l'Écclésiaste, XLII.4 :
« Mieux vaut l'iniquité d'un homme que la bienfaisance d'une
femme. » Peut-on imaginer que Salomon ait voulu favoriser le vice en
vertu et de l'entretien des dames. Ce dialogue moral à bâtons rompus vise à
débattre de ce que les femmes doivent et peuvent être, plus qu'à leur attri-
buer des qualités innées et immuables. Quelques arguments, cependant, y
sont empruntés à notre tradition.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 75
quelque sexe que ce soit ? Non. Par malheur, la réfutation n'est pas
trop claire : si nous comprenons bien, l'homme, dans sa bassesse, ne
conçoit comme « bienfaisance » de la part des femmes que ce qui peut
contribuer à sa paillardise et ce serait dans ce sens, par une ironie de
l'Écclésiaste, qu'il faudrait entendre le passage. Louis Machon peut du
reste appuyer sa thèse sur de nombreux autres versets à l'éloge de la
femme chaste et sage.
*
* *
[57]
23
Auteur de la Science des Sages. 1646.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 76
24
Jacquette Guillaume, « Christine toute catholique et controversiste ». in les
Dames illustres anciennes et modernes, s.l., 1665. Cf. d'Alembert, Ré-
flexions et anecdotes sur Christine, reine de Suède, s.l., 1753 ; in-8°, 79 p.
Selon la Biographie de Didot, il parut en 1668 un ouvrage différent du pré-
cédent et dû à une autre plume : Marie-Anne Guillaume, Discours sur le su-
jet que le sexe féminin vaut mieux que le masculin, Paris, 1668 ; un vol. in-
12.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 77
25
On ne le confondra pas avec son fils, Jean-Jacques de la Barre, théologien
et moraliste calviniste, 1696-1751.
26
Cf. Harvey, De Motu cordis et sanguinis in animalibus, anatomica exerci-
tatio (Francfort, 1628) et les libelles de Gassendi sur la question.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 78
[59]
Libertinage et fidéisme. sensualisme et métaphysique religieuse :
cette rencontre ne doit pas étonner chez ce prêtre : quoi qu'on ait pu
dire, la sincérité de la foi de Gassendi lui-même n'était pas douteuse.
Le XVIIe siècle qui s'ouvre sur cette Querelle contre Jacques Oli-
vier, laquelle reproduit anachroniquement celle de 1542, aboutit à une
théorie proche du matérialisme épicurien où l'idée de supériorité des
femmes se trouve complètement réaménagée.
Les thèses de Poullain de la Barre, relayées par Bayle dans son
Dictionnaire, seront reprises souvent mais plus timidement au XVIII e
siècle, qui verra d'ailleurs plusieurs rééditions de Cornélius Agrippa.
*
* *
Poullain de la Barre a publié quatre ouvrages pour défendre la
thèse de l’égalité de l'homme et de la femme. Nous les incluons dans
notre répertoire en ceci qu'ils tendent finalement à conclure à une su-
périorité potentielle des femmes, tout en montrant, ce qui plus encore
est admirable pour le temps, la relativité des critères mis en œuvre
pour quelque classement que ce soit et le pari qu'ils impliquent relati-
vement aux fins ultimes de l'humanité.
Cette œuvre si nouvelle ne semble pas avoir été bien comprise.
Beaucoup la citent au XVIIIe siècle, mais avec contresens. Poullain a
consacré les ouvrages suivants au problème de la femme : l'Égalité de
l'homme et de la femme (l673) : un dialogue philosophique. De l'Edu-
cation des Dames, même année ; De l'excellence des hommes contre
l'égalité des sexes (1675 : le titre est pris par antiphrase — Thomas,
un siècle plus tard, prétend au vu du titre que Poullain se réfuta lui-
même) et enfin Réponse aux Authorités de l'Écriture Sainte, dont l'au-
dace est moindre que dans les ouvrages précédents (1690).
Montesquieu faisait grand cas de ces ouvrages et voyait en Poul-
lain de la Barre « un esprit véritablement philosophique » (note ma-
nuscrite du bibliophile Jamet sur l'exemplaire de la Bibliothèque na-
tionale.)
*
* *
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 79
27
Poullain précise que les femmes qu'il a interrogées croient, par une intuition
juste et spontanée, à la circulation du sang à laquelle les faux savants de
sexe masculin opposent d'absurdes controverses métaphysiques qui leur en
offusquent l'évidence.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 81
sur l'inégalité entre les hommes, « elle laisse, dit-il, à chacun la liberté
de juger comme il peut de l'état naturel et véritable des choses ». Cela
revient à prétendre non seulement que les Écritures n'ont pas réponse,
explicite ou implicite, à tous les problèmes, mais plus encore que l'en-
seignement ambigu qu'on en peut tirer est en ultime analyse soumis à
la raison et se conforme aux lois de la nature (p. 244 et suiv.).
Il convient en effet que les relations entre les sexes soient exclusi-
vement réglées par la raison : « Hors les choses raisonnables, on ne
peut contraindre une femme de se soumettre à son mary. » (p.98).
La différence entre l'homme et la femme, différence d'ordre exclu-
sivement physiologique, est seule susceptible de justifier une inégalité
de traitement qui n'implique pas d'infériorité : « On la doit restreindre
dans le dessein que Dieu a eu de former les hommes par le concours
de deux personnes, & n'en admettre qu'autant qu'il est nécessaire pour
cet effet. » (p. 194).
[63]
Il importe surtout de ne pas rejeter sur le tort de la nature, ce qui
provient des coutumes ou de l'éducation (p. 246). On voit que le déve-
loppement de Poullain de la Barre tend à affirmer une égalité des
sexes en ralativisant leurs différences ; il use cependant d'arguments
spécifiques qui tendent à conclure à la supériorité des femmes. Il
montre aussi que les critères mêmes des hommes ne sont pas suscep-
tibles de rendre justice à une précellence des femmes qui. potentielle,
met en cause la logique mâle qui régit la société. Quant au vieil argu-
ment qui reconnaissait au moins aux personnes « du sexe »> une supé-
riorité de chasteté, de pudeur et de constance, plutôt que de s'en servir,
Poullain de la Barre — tenant l'instinct sexuel pour naturel à l'espèce
et sa satisfaction comme légitime aux deux sexes — renonce à faire de
la chasteté une vertu et en vient même à dire que « la légèreté est na-
turelle aux hommes et que qui dit mortel dit inconstant » (p.228).
Au reste, ira jusqu'à remarquer Poullain, avant de décider si un in-
dividu est pourvu de telle vertu ou de tel vice, il faut se demander si
les motivations humaines ne sont pas toutes nécessairement ambiva-
lentes : « Le partage où nous nous trouvons souvent entre deux mou-
vements contraires que nous cause un même objet nous convainc mal-
gré nous que nos passions ne sont poinct libres. » (p.229).
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 83
par ses victimes mêmes, qui en est cause : « C'est la coutume qui les
oblige plus à la retraite et à la retenue, surtout en matière d'amour. »
(p. 282).
Quant à la « divine pudeur », à laquelle les romantiques jusqu'à
Michelet se référeront comme au « plus bel ornement des femmes »,
Poullain en nie purement et simplement l'existence : « La pudeur n'est
autre chose que la crainte d'estre blâmé et méprisé par les hommes, en
faisant ou en disant devant eux ce qu'il ne leur plaist pas d'approu-
ver. » (p. 284).
Si pudeur et chasteté sont des préjugés, la femme l'emporte cepen-
dant sur les hommes par sa capacité d'amour, et c'est cette capacité
même qui rétablit son mérite, que la société refoule dans son état pré-
sent, aveugle qu'elle est aux valeurs de la féminité : « Ainsi l'amour
est le commencement, la fin, le bonheur & la perfection de l'homme. »
(p.309). « Il n'y a que l'amour qui nous donne de l'esprit & du plaisir.
Qui n'a point d'esprit n'a point d'amour. » (p. 288.) « Le plus beau de
tous les arts qui est l'Art d'aimer, c'est à dire le principe la fin & la
règle de tous les autres. » (p. 318.)
Nous sommes loin ici des fadaises galantes propres aux jolis cœurs
emphatiques du XVIIe siècle. Le conteste de ces passages en est té-
moin. C'est bien dans l'érotisme que Poullain de la Barre voit, selon le
mot d'André Breton. « le seul art à la mesure de l'homme » et sa
conception de l'amour rejoint l'exigence surréaliste, moins le mysti-
cisme occultiste qui dépare à l'occasion celle-ci. Au regard des valeurs
libidinales, dont la répression systématique est la tâche constante des
sociétés patriarcales, le savoir masculin se trouve frappé de dérision :
« Ouy la science des hommes est une pure charlatanerie, il n'y a que la
science d'aimer qui mérite un si beau nom. »
*
* *
[66]
En 1690 enfin, en même temps qu'il fait rééditer ses premiers ou-
vrages. Poullain en ajoute un troisième Réponse aux authorités de
l'Écriture Sainte. C'est toujours la même thèse qu'il défend : « Ceux
qui lisent l'Écriture Sainte exactement & sans préjugé n'y trouvent rien
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 86
qui leur donne lieu de croire que Dieu ait rendu les hommes plus par-
faits & plus capables que les femmes. » (1690, p. 1).
Il compile surtout des citations des Pères de l'Église : Basile, Am-
broise, Jérôme. L'ouvrage est plutôt en retrait sur les audaces des deux
premiers.
Poullain de la Barre nous a retenu plus longtemps que d'autres es-
sayistes de notre tradition. Nous voyons en lui un des esprits les plus
audacieux de son siècle. Bien des penseurs du siècle suivant ne feront
que le démarquer en l'affadissant.
[67]
*
* *
La Défense des Dames (1697) de Madame de Murât est un plai-
doyer autobiographique destiné à « faire voir par le récit fidèle des
Avantures de ma Vie qu'on peut être décriée sans être coupable &
qu'il y a souvent plus de malheur que de dérèglement dans la conduite
des Femmes dont il plaît au Public d'attaquer la réputation » (I.p.6).
9. C. M. D. Noël, 1698
28
La lascivité est le grand thème de la Meschanceté (1656). Entre elles, elles
ne parlent que de « ça » et se repaissent de livres impudiques bien plus que
du catéchisme (p. 33). Elles « se laissent baisotter, tastonner, & cajoller,
d'où arrivent souvent de grands malheurs » (p. 10). Enfin, « pour unes cen-
taines de filles qui gardent comme un thrésor leur Virginité, si il y a mille
aujourd'huy qui ne cherchent que les occasions de la perdre » (p. 6).
Les références bibliographiques de cette section sont à chercher dans Bi-
bliogr. IC.
29
« L'homme n'a pas au monde de plus grand ennemi que la Femme, qui plus
sensiblement endommage sa vie. son honneur et toute sa fortune ni qui s'op-
pose plus malicieusement à tous ses desseins. » (Malice, 1732.)
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 89
*
* *
Une autre tradition qui requiert l'examen, c'est la kyrielle de traités
misogynes d'inspiration religieuse ; pour l'Église aux XVIIe et XVIIIe
siècles, la femme, livrée à elle-même, reste un être satanique dont les
penchants malfaisants justifient la publication de mille traités gron-
deurs dus à la peu galante plume de pères capucins. Nous avons exa-
miné quelques « classiques » parmi ces ouvrages, obsédés par les dan-
gers que les femmes font courir au salut des hommes.
Le Discours contre la vanité des femmes de Pierre Juvernay, prêtre
parisien (1635), tient les femmes pour l'« Amadou de l'Enfer ». Il
voue au feu éternel les femmes de son temps : elles montrent trop
leurs « tétons ». Ce reproche est, en effet, le thème dominant des trois
discours dont l'ouvrage se compose.
La croisade contre les « nuditez de gorge » va du reste se déployer
pendant tout le siècle. On verra encore la Modestie des habits des
filles et femmes chrestiennes (1675) : que vaut d'avoir soin de ses ha-
bits, si l'on n'a soin de son âme ? « Avez-vous un peu de Religion, ou
un peu de pudeur, vous que je vois, par une nudité honteuse, démentir
[69] l'une ou l'autre de ces deux vertus si convenables a vôtre sexe ?
« [...] Ignorez-vous que vôtre corps est le membre de JÉSUS-
CHRIST, & le Temple du Saint Esprit, vous qui le prêtez au Démon,
en le découvrant, pour corrompre l'innocence des âmes rachetées par
le Sang de JÉSUS-CHRIST ? « (Avis aux femmes et aux filles, 1682,
p.1).
Les Instructions chrestiennes touchant le luxe et la vanité des
femmes du Père Pipet (1678) forment une anthologie des enseigne-
ments de tous les moralistes chrétiens de saint Jérôme à saint Bernard,
contre les femmes. Car, est-il dit, « les femmes, par un vice de la na-
ture, prennent naissance avec une volonté de plaire aux hommes ».
Hélas !
La Retraite pour les dames du Père F. Guilloré (1684) fut, en son
temps, un ouvrage très répandu. Le Père jésuite y tonne contre la vani-
té et le luxe féminins.
L'abbé de Vassetz, en 1694, consacre un important traité Contre le
luxe des Coiffures. « Le corps n'est qu'un peu de boue » (p. 4) : il sied
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 90
mal aux femmes d'en prendre un tel soin. Un abbé Beaupuis a fait un
autre traité, interminable, sur le même sujet. L'abus de luxe et les
désordres galants sont montés à leur excès. On méprise l'ancienne mo-
destie. Où va le monde ? La situation ne va pas s'arranger pour ces
censeurs, au siècle suivant.
L'abbé Goussault trace, par contraste le Portrait d'une femme hon-
nête, raisonnable et véritablement chrétienne (1694) : il en est peu.
Drouet de Maupertuis, en 1755, agacé de tous les écrits parus à la
louange des femmes, de leur force, leur héroïsme, leur constance, pré-
tend en revenir au bons sens et à la vérité, en publiant la Femme
faible. Il s'effare d'observer « le foible prodigieux que les Femmes ont
pour les hommes ». Comment les garantir contre leur propre fai-
blesse ? Tel est l'objet de cet ouvrage. Par l'exemple de ses tristes
conséquences, l'auteur veut guérir les femmes de l'« entêtement »
qu'elles ont pour les hommes.
Un des ouvrages les plus grondeurs jamais écrits par un moine
contre le sexe féminin est le Discours sur les femmes du R.P.Achille
de Barbantanne, paru en Avignon en 1754. L'horreur pour les
désordres charnels s'y exprime avec, si l'on peut dire, une faconde mé-
ridionale : comment décrire « les ravages que les femmes font au
monde » ? La femme. « ce serpent adroit & ce fier ennemi de
l'Homme », « redoutable adversaire du genre masculin »... « O, s'ex-
clame le bon père, O chair de rébellion, chair d'ordure & de mort !
Terre de malédiction, terre de chardons & d'épines ! » Péroraison :
« Oh ! Que j'aurais à souhaiter aujourd'hui que mes lèvres fussent un
charbon embrasé, ma langue un [70] glaive tranchant et mes paroles
des flammes ardentes », pour pouvoir maudire plus vigoureusement la
femme, occasion et cause de damnation éternelle.
Alors que les « nuditéz de gorge » occupaient déjà énormément
l'esprit de tous ces Pères, les caprices de la mode vont leur offrir de
nouvelles occasions de lamentations. Ainsi de l'apparition des « pa-
niers » auxquels on consacre de nombreux libelles grondeurs : « L'Es-
prit de Satan qui dès le commencement du monde avoit médité la
perte des hommes par le canal & l'entremise de la Femme n'a jamais
abandonné ce malheureux dessein. » Tel est l'édifiant exorde de
l »Entretien d'une dame de qualité avec son Directeur (1762). On le
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 91
[71]
Chapitre III
Le XVIIIe siècle
[72]
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 94
[73]
[74]
De plus en plus de femmes interviennent dans notre débat. La pré-
ciosité n'avait été que l'avant-coup de cette promotion, limitée, il est
vrai, à un petit nombre de « savantes » et de femmes du monde.
Le nombre des prêtres mondains qui tirent parti de leur érudition
scripturaire pour satisfaire de galantes préoccupations est également
un signe des temps. L. Abensour (p.xxii, Bibliographie II) prétend
qu'« entre le dernier des ouvrages de Poullain de la Barre et les ou-
vrages de Mlle Archambault et de Madame Galien (1737), on ne verra
apparaître aucun plaidoyer féministe ». Ce n'est pas exact : outre les
adaptations d'Agrippa et les écrits de C. M. D. Noël déjà cités, nous
allons en rencontrer d'autres. Ce qui est vrai, c'est que le genre atteint
une étape de mutation/dissolution qui présage de sa disparition.
Si les dissertations de Mme de Puisieux et des Pères Dinouart et
Caffiaux appartiennent à la version « normale » de notre tradition,
d'autres libelles montrent à la fois une dérive de la thématique et un
esprit de subversion qui atteint son apogée dès 1712 avec l'anonyme
Apothéose du beau-sexe.
Enfin il faut signaler la naissance discrète d'un courant féministe
stricto sensu qui me semble se distinguer d'emblée de l'idéologie que
nous étudions : la question de la supériorité ou de l'égalité n'est plus ce
qui importe mais celle, beaucoup plus concrète, des droits sociaux et
politiques refusés aux femmes.
On a remarqué toutefois que le féminisme en ce sens strict apparaît
tardivement en France ; à l'époque révolutionnaire, en fait. En Angle-
terre au contraire, les premières féministes se manifestent dès l'aube
du siècle des Lumières (Mary Astell, Elizabeth Inchbald…) 30.
Au milieu du siècle naîtra enfin un courant de réaction hypocrite
que nous appellerons « sexisme scientifique » : divers essayistes dé-
clarent ne vouloir plus s'appuyer que sur les évidences de la Nature et
de la Raison, rejeter les vaines galanteries autant que les préjugés mi-
sogynes : c'est pour aboutir à un discours très ambigu : la Nature a
voulu la différence des sexes, la femme a un rôle tout tracé, les fa-
30
On notera l'apparition d'un théâtre féministe, des pièces italiennes de Ghe-
rardi (1701) au Monde renversé de Lesage.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 96
31
La préface le déclare dû a un savant de premier ordre, d'origine allemande,
mort peu auparavant ; hum !
Brunet attribue ce libelle à André François Boureau Deslandes (1690-
1757), - en se fondant probablement sur la réputation d'impiété que ses ou-
vrages ultérieurs ont méritée à celui-ci.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 97
32
L'auteur écrit : « parties génitales ». Dans le ton sublime, on écrivait plus
volontiers « le Sanctuaire de la Volupté ». Il s'indigne du terme de « parties
honteuses » qui lui semble déraisonnable (p. 29).
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 98
33
Un autre ouvrage anonyme paraît en 1713, favorable en termes traditionnels
à la supériorité du beau sexe : Apologie des femmes contre les calomnies des
hommes. La même année, on trouve une traduction nouvelle de la disserta-
tion de Cornélius Agrippa sur « la grandeur et l'excellence des femmes ». En
1718, Lesage transpose le thème de la supériorité des femmes dans un opéra
utopique et conjectural, le Monde renversé.
34
Rééditée en 1748.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 100
39
Paraît aussi en 1754 la Malice des hommes signé « Mademoiselle J*** »,
brochure de colportage en réponse à l'antique « Malice des femmes », tou-
jours au catalogue de la Bibliothèque bleue.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 106
41
Il faut cependant rendre cette justice à Boudier qu'il est un précurseur en ce
qu'il tente de réhabiliter l'allaitement naturel. C'est sans doute un effet de son
désir de « rendre » les femmes à leur condition propre mais cela mérite
d'être signalé : « C'est par une suite de cette fausse délicatesse qu'une femme
douée de tout ce qu'il faut pour nourrir ses enfants recourt à des moyens for-
cés pour perdre un lait qu'ils lui demandent. » (1788, p. 192).
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 112
8. Jusqu'en 1789
42
Voir Bibliographie I, annexe C.
43
Madame de Coicy exige la création d'un ordre de chevalerie, de décorations
féminines.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 114
44
Il faut signaler peu avant la Révolution, quelques écrits de Condorcet qui
posent le problème féminin en termes de droits juridiques et civiques et de
réformes sociales concrètes : Essai sur la Constitution et les fonctions des
assemblées provinciales, 1788 ; idées reprises deux ans plus tard dans l’Es-
sai sur l'admission des femmes au droit de cité.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 116
45
« Les femmes », dit Mary Wollstonecraft ; l'expression « le beau sexe »
n'est employée par elle qu'avec des guillemets et ironiquement.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 117
*
* *
On ne rencontrera plus au XIXe siècle que quelques compilations
dépourvues d'originalité intrinsèque.
L'Hommage au beau sexe de Levallois (1813). qui s'inspire de
Thomas, est niais et doucereux : il faut chérir les femmes et recon-
naître leur Empire...
Le Triomphe des femmes de César Gardeton (1822) est un pur et
simple plagiat de passages empruntés ça et là, à Puisieux notamment,
et recopiés bout à bout. On y trouve une bibliographie très lacunaire
de la tradition qui nous occupe.
La Physiologie des perfections de la femme de Debay (1852) der-
nier témoin attardé, est un ouvrage de librairie qui profite de la vogue
de ce genre à la mode : « Partout et en tout, la femme égale l'homme
et très-souvent le surpasse. » (p.88).
S'il défend la supériorité des femmes, comme ses lectures l'y
contraignent, il est, au fond, très sexiste. La femme est vouée à
l'amour. Sans l'amour, elle n'est rien. Au XVIII e siècle, savante, guer-
rière ou politique, on la croyait au moins susceptible d'indépendance.
*
* *
Certes, après une brève éclipse, le féminisme reprend le combat : la
revendication à l'éducation, aux droits civiques, à l'indépendance juri-
dique se substitue aux spéculations métaphysiques et à l'enthousiasme
[96] abstrait pour l'excellence féminine. En marge du paternalisme do-
47
G. Legouvé n'est pas le seul versificateur dans cette période de décadence
du courant idéologique, Coulon. en 1773. avait composé un Éloge du beau
sexe : « C'est toi, sexe enchanteur, beau, même sans parure ! » Paulin Cras-
sous, en 1806, donne encore une Apologie des femmes froidement galante et
tout aussi médiocre.
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[98]
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[99]
Deuxième partie
THÉMATIQUE
[100]
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 123
[101]
Si l'on veut trouver des indices sûrs du rapport qui existe entre les
sexes et de la précellence éventuelle de l'un sur l'autre, plutôt que d'in-
terroger les témoignages historiques, que de déduire à partir de don-
nées physiologiques ou morales toujours sujettes à controverses, il ne
peut être de meilleure méthode que de s'efforcer à connaître ce que le
Créateur de toutes choses a voulu qu'il en soit. Les apologistes du sexe
féminin ont donc examiné assidûment les premiers chapitres de la Ge-
nèse, où tant de théologiens distinguaient la preuve surnaturelle de
l'infériorité des femmes et — dans le chef de notre mère Eve — l'in-
dice d'une malfaisance originelle, modèle et prototype des innom-
brables nuisances et misères dont les hommes se croient redevables
aux femmes.
Ils ont conclu, avec une subtilité dialectique parfois biscornue, tout
à rencontre de cette interprétation courante. Ils ont tiré du récit de la
Création et de l'histoire de la Tentation, verset après verset, des
preuves abondantes de la supériorité des femmes. Ce chapitre consti-
tue le point de départ de leur argumentation, au moins jusqu'au XVII e
siècle, inclusivement. Les preuves naturelles et expérimentales qu'ils
donnent de l'excellence féminine ne sont pleinement justifiées que par
l'exégèse de la Volonté surnaturelle.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 124
Guère compatibles, ces trois versions. Caffiaux n'a pas tort de pen-
ser que le sens le moins favorable a été indûment préféré. En tout cas,
on le voit (mais nos auteurs n'en sont pas trop conscients) une conclu-
sion préalable s'impose, guère réjouissante pour les exégètes : on peut
faire dire aux textes sacrés tout ce qu'on veut et le contraire...
59
On a vu plus haut diverses interprétations malaisées de versets de l'Ecclé-
siaste.
60
Cf. Agrippa, par exemple.
61
Cf. Gilbert, p. 13.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 129
2. Différences
et avantages physiques
[108]
On a disserté à perte de vue sur la différence de tempérament qui
opposerait lés deux sexes : l'un, le masculin, « sec » et « bouillant ».
l'autre. « humide » et « froid ». Nos polémistes héritent de ces distinc-
tions reçues d'Hippocrate et de Galien. D'où grand débat pour savoir
s'il vaut mieux être humide que sec, froid que bouillant.
« La femme est beaucoup plus humide que l'homme » assure Pon-
taymerv (f°3.r°/v°) et c'est là. du reste, signe éclatant de supériorité.
Car ces couples appariés sont autant physiologiques que caractérolo-
giques. Le sang de l'homme « qui est beaucoup plus chaud ». « ce plus
de sang, de fiel, de ratte » expliquent sans l'excuser les désordres sen-
suels et la violence auxquels il s'abandonne plus facilement 69. La
« froideur » du tempérament féminin prouve son plus faible penchant
pour les relations charnelles, sa chasteté dont on lui fait mérite :
« L'homme chaud et bouillant se plaist à la diversité & au change, là
ou la femme plus constante en ses affections, comme plus modérée en
ses désirs ne se départ pas si légèrement d'un amour légitime. » (Saint-
Gabriel, p.82).
Pour les misogynes, c'est la femme qui sera bouillante, la chaleur
de ses humeurs expliquant son irrémédiable instabilité psychologique
et son vif penchant pour la galanterie. Poullain de la Barre le premier
se demande à quoi riment ces distinctions : « Il y a des médecins qui
se sont fort étendus sur le Tempérament des sexes au désavantage des
femmes & ont fait des discours à perte de veue pour montrer que leur
sexe doit avoir un tempérament tout à fait différent du nôtre & qui le
rend inférieur en tout. Mais leurs raisons ne sont que des conjectures
légères. » (1673, p. 193).
Le bon sens et l'expérience prouvent le peu de pertinence de ces
prétendues distinctions : « Nous avons vu des femmes fort humides
raisonner avec plus de solidité et de justesse & de plus de choses que
des hommes assez secs et qui ont beaucoup étudié 70. » (d°, p.280).
Tout le problème est de voir comment, de part et d'autre, on s'ef-
force d'ancrer dans la nature congénitale des sexes les différences
69
Vigoureux, p. 59.
70
Poullain remarque encore que la thèse de l'humidité intrinsèque du tempéra-
ment féminin « ne s'accorde pas avec la chaleur interne nécessaire aux
femmes pour produire un animal dans leur sein » (Poullain, 1675, p. 104).
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 132
qu'on prétend leur voir. Les apologistes feront ainsi grand cas de la
précocité propre au sexe féminin.
[109]
C'est vingt jours plus tôt que le mâle que l'embryon féminin prend
vie dans le sein maternel, assure Agrippa.
Dans l'enfance, alors que la négligence où on laisse l'éducation des
filles n'a pas encore porté à conséquence, la fillette montre dans ses
jeux plus d'esprit, d'imagination que le garçon.
La fille sera aussi nubile bien avant lui et peut, selon Agrippa, être
mariée dès l'âge de dix ans. C'est aussi l'opinion d'Habert : « Et nous
voyons que bien plus promptement la femme peult engendrer mais
comment dix ans escheus na elle pas puissance de concepvoir enffans
à sa semblance. » (Habert, 1541, ch.VII).
Cette nubilité physiologique se complète d'une maturité spirituelle
plus rapidement atteinte : c'est la vieille idée que le rôle social que la
jeune fille est appelée à jouer exige une certaine aisance mondaine
que nos théoriciens croient due à des causes toutes naturelles : « Il est
constant que la nature a mis les femmes en état de paraître avec avan-
tage bien plutôt que nous. Une jeune personne à 15 ans sent et s'ex-
prime avec finesse et fait déjà les délices d'une société dans laquelle
un homme du même âge ne saurait être admis. » (Boudier, éd. 1788,
p.21).
Tout ceci permet de conclure que les femmes sont « des êtres dont
les facultés intellectuelles se développent plus tôt que celles des
hommes » (Toselli.p. 14).
À cette précocité naturelle, il faut ajouter une plus grande longévi-
té, selon François de Billon : « En quoy elles accomplissent plus que
les hommes l'intention d'icelle Nature. » (f°148,r°).
De tous nos théoriciens, il est le seul à faire cette remarque, où il
rejoint par exception les constatations de la physiologie moderne (on
verra des statistiques pertinentes à cet égard chez A. Montagu, Biblio-
graphie IB, p,85 et suiv.).
71
Les moralistes expliquaient par là le désir qui porte la femme vers l'homme,
désir de bénéficier du contact d'une nature plus parfaite : « La fille ayme
tousiours celuy qui l'a rendue femme, à cause qu'il l'a fait participer à sa per-
fection. » (Saint-Gabriel, p. 78).
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 135
fin, la Vierge Marie, cas à part. Il est curieux qu'il commence par le
témoignage des Turcs pour en venir après à la Vierge Marie. C'est
peut-être que le rapprochement est embarrassant : si la parthénogenèse
est bien attestée d'ailleurs, le caractère miraculeux de l'immaculée
conception s'efface. L'accusation d'hérésie n'est pas loin.
Il n'empêche que l'argument par la parthénogenèse sera une pièce
essentielle des apologies successives :
Si que souvent femme on veoit accoucher
Ayant conceu sans à l'homme toucher
Comme Averroys physicien démonstre (Habert. ch.VII).
En 1698, Noël dresse encore des listes de conceptions parthéno-gé-
nésiques : « On dit qu'il y a certaines isles où les femmes par le moyen
d'un soufle de vent conçoivent et engendrent. » (1698, p.51).
Le fait que la femelle du vautour conçoive seule est notamment at-
testé par l'autorité d'Origène. Il est donc peu niable (d°, p.52).
Il serait faux de croire que ces rêveries sont exclusivement réser-
vées aux auteurs que nous examinons. Au XVIII e siècle encore, de
graves [113] anatomistes. De Graaf et Plempius. soutenaient, comme
le rapporte Abraham Johnson dans son Lucina sine Concubitu, que les
pucelles peuvent concevoir par l'odorat : « Aliquot virgines imperfo-
ratae. . . ad odorem concipiunt. » (cit. p.25 ; éd. 1750).
Enfin. Erançois Habert (1541) avait suggéré une nouvelle supério-
rité physique des femmes, et des plus mystérieuse, l'immunité qui leur
est accordée d'avaler, pour satisfaire les « envies » de grossesse, toutes
sortes de produits incomestibles sinon empoisonnés. Nouvel argu-
ment, repris par exemple chez François de Billon : « Elle pourra avoir
appétit de manger terre, chair crue, poissons crudz, charbon, pierres,
métal et venin qui peuvent estre digérez de son estommac, sans en
estre offensée. » (f°149.r°).
On peut annexer au présent chapitre les réflexions qu'inspirent à
nos apologistes la position de la femme in coitu. Position « infé-
rieure » évidemment, la seule qu'on considère comme décente dans le
monde occidental à cette époque. Par une analogie spécieuse, Poullain
de la Barre, s'efforce de montrer qu'on ne peut rien tirer de ce fait au
détriment de sa thèse : « Il n'y a rien dans le commerce du mâle & de
la femelle qui donne l'avantage au premier. Le dessus ne vaut pas plus
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 137
que le dessous : & ce qui est dessus icy est dessous pour nos Anti-
podes. » (Poullain, 1675, p.l02).
Ce relativisme, s'il illustre la dialectique de l'auteur de l’Égalité
des deux sexes, pouvait bien paraître un peu bizarre.
Au XVe siècle, Rodrigue de la Chambre tirait de la position « natu-
relle » des femmes dans le congrès charnel une preuve éclatante de
leur supériorité (morale). Car Ovide avait dit que la supériorité de
l'homme sur les animaux est qu'il peut élever ses regards vers les
deux. Or, dans la volupté, l'homme retrouve la position « quadru-
pède » qui trahit sa nature inférieure, tandis que la femme contemple
chastement les sphères étoilées. Cette naïve réflexion du troubadour
espagnol se prête évidemment à diverses plaisanteries, mais après
tout, il n'est pas plus arbitraire que les modernes, qui. d'Adler à Si-
mone de Beauvoir, vont encore répétant que cette « position » illustre
le rôle passif et l'essentielle aliénation dévolus à la femme.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 138
4. La femme-médecin, la femme-médecine
Thaumaturgie naturelle
72
César Gardeton, en 1812, développe encore ce thème.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 140
5. Beauté
73
On se rappellera au passage l'opinion de Rousseau, selon qui les femmes ne
doivent cette incommodité périodique qu'à la vie sociale moderne où on use
d'aliments trop riches et trop abondants !
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 142
74
Billon, p. 138. r°, note lui aussi « la couleur blanche et belle & la Peau plus
nette que le verre ».
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 143
ment eslevé où deux yeux (ou plutost deux soleils) respandent une lu-
mière languissante. » (P41, r°).
La chevelure féminine est spécialement admirée, car elle est à la
fois emblème de beauté et de pudeur, elle suscite le désir et défend la
femme contre son indiscrétion : « Leur belle chevelure se peult épa-
nouyr en si épesse longueur qu'il semble Dame Nature ne leur avoir
peu choysir manteau de crespe plus élégant à couvrir toutes les mi-
gnonnes parties de leur corps. » (Billon, f°145,v°).
La beauté ne se donne pas seulement à contempler, elle possède un
pouvoir sui generis : ce qui au XVIIIe siècle ne sera plus que fadaise
galante — « l'empire que les femmes ont sur nous » — doit s'entendre
au XVIe siècle dans toute la force du terme. Le pouvoir de séduction
du corps féminin s'exerce aussi bien sur les lions du cirque (pour les
vierges chrétiennes) que sur les juges de l'aréopage (devant qui Phryné
se dévêt) 75. L'enthousiasme prend une coloration religieuse et, si l'in-
tensité [119] libidinale se trahit ici, de tels passages devaient indispo-
ser bien des censeurs austères : « Le corps de la femme est un vray
temple. » (Pontaymeri, f°50,r°). « Le corps de la femme est le ciel des
perfections humaines & son âme est le thrésor des vertus célestes et
divines. » (d°).
En regard de cette description exaltée du corps féminin, la plupart
de nos apologistes poussent le zèle jusqu'à tracer un tableau repous-
sant, non du peu d'attrait mais de la laideur spécifique, de la hideur de
la nature masculine : « Cette peau rude & grossière toute chargée de
poils ne le distingue guères du commun des bêtes. » (d°, p.38).
Il y a dans ces passages une frénésie tant soit peu masochiste qui
ne laisse pas d'étonner. C'est à qui trouvera des motifs propres à dé-
précier le corps de l'homme. Le système capillaire des hommes paraît
surtout un signe de sa nature inférieure. La barbe qui pousse anarchi-
quement est perçue comme une sorte de moisissure, de mauvaise
herbe, propre à rappeler au mâle présomptueux qu'il n'est pétri que du
limon de la terre. Les femmes, dit Billon, sont « exemptes de pareilles
difformités » (f°146, r°).
75
Cf. par exemple Du Bosc, 1632, p. 282 et Acqua, p. 23. Un autre motif sin-
gulier apparaît chez Pontaymeri (1599) : la beauté de la femme échappe au
talent, à l'art du peintre, elle ne peut être reproduite, elle est un défi pour les
plus grands (f° 20, r°).
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 144
6. Vertus morales
81
P. 138 et suiv. ; voir Coulon. p. 6.
82
La voix des femmes, « naturellement harmonieuse » (Pontaymeri, f° 20, v° ;
cf. Toselli, p. 109), apparaît comme un autre signe sensible de l'harmonie
spirituelle qui règne en elles :
« Les accens modulés de sa flexible voix
« Aux plus féroces cœurs savent donner des loix. » (Coulon, p. 8).
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 147
qu'une femme entrera dans une colère affreuse contre son laquais
parce qu'il aura éteint peu adroitement une bougie ; ou qu'elle pousse-
ra des hurlements parce qu'un maladroit aura marché sur la patte de
son chien. On en est quitte pour prendre furtivement son chapeau, ga-
gner l'escalier dérobé & se retirer chez soi à petit bruit. À cela près, les
femmes sont assez égales dans leurs humeurs & cette égalité est une
suite de leur douceur. » (I. p.89).
Le sérieux des trois volumes que Caffiaux consacre à la supériorité
du beau sexe est garant de la gravité de ce passage. Les misogynes ne
voient dans la douceur et la sensibilité féminine que sensiblerie, fai-
blesse de l'âme. Ils leur reprochent de ne savoir que pleurer. Empédo-
cle, Aristote et Pline ne déclarent-ils pas que les pleurs (comme le
rire) sont le propre de l'homme, le trait qui le distingue des animaux ?
Et ne dira-t-on pas que les femmes qui sont si faciles aux larmes sont
aussi beaucoup plus « humaines » sous ce rapport. C'est ainsi que rai-
sonne Alexandre de Pontaymeri : « Les lyons les ours, & les tygres ne
pleurent jamais », constate-t-il doctement (f°33,r°). Les éléphants, oui.
parfois, mais ils sont une exception. Le sexe masculin ne sait pas pleu-
rer ou s'il pleure, c'est à la façon des « cocodrilles » (f°35.v°) : il n'y a
vraiment pas de quoi s'en faire gloire 87.
Lucrèce Marinella (1600) voyait les choses autrement. C'était un
préjugé à ses yeux, que de croire les femmes plus portées aux pleurs
que les hommes : « Sono molti che dicono che le donne facilmente
piangono [124] & pero voglio che vediamo, se ritroviamo huomini
ancor noi lagrimosi. »
Quoi qu'il en soit, les hommes peuvent-ils mépriser la douceur des
femmes, quand ils voient comme leur tempérament agressif et violent
produit tous les désordres et tous les crimes ? « Les femmes n'ont que
87
Notre tradition se rencontre ici avec un thème « scientifique » du XXc
siècle. Si l'émotivité de la femme paraît plus intense, cette disposition peut
être tenue pour un avantage affectif : la répression des affects chez l'homme,
loin d'être conforme à son « tempérament ». est plutôt un lourd handicap.
On en verra pour preuve que le sexe masculin domine largement dans les
hôpitaux psychiatriques (Montagu. p. 90). Pour dix suicides d'hommes, on
n'en compte que trois de femmes. La résistance psychologique supérieure
des femmes semble aussi attestée : « Les femmes résistent bien mieux que
les hommes à toutes sortes d'épreuves, à la faim, aux intempéries, aux chocs
nerveux, à la maladie, etc. » (p. 66). Ce passage d'Ashley Montagu, 1968,
c'est du pur Agrippa.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 149
peu ou point de part aux désordres que la fureur des duels produit
dans l'État. » (Caffiaux, I, p.67.) « La mer est-elle couverte de cor-
saires femelles & de pyrates de ce mesme sexe ? » (Saint-Gabriel,
p.66)
Quand on voit les guerres, les rapines, les querelles publiques et
privées nées dans les sociétés où l'homme fait la loi, on ne peut que
souhaiter qu'advienne le Règne des femmes.
D'autres vertus leur sont échues en partage. La clémence 88, la bien-
faisance 89, la charité et la miséricorde : « Quel empressement dans les
femmes pour assister les indigents et les nécessiteux ! » (Caffiaux, l,
p.77) 90.
François de Billon (1553) consacre son Troisième bastion aux
preuves de « la clémence et libéralité des femmes ».
Elles ont surtout, naturellement, cette vertu que les hommes s'em-
pressent d'exiger sans la pratiquer eux-mêmes : la constance et la fidé-
lité : « L'amitié & la Foi conjugale sont mieux gardées par les femmes
que par les Hommes. » (Triomphe du Beau Sexe, p.41) ; « Autant que
la clarté du soleil est pardessus celle d'un fallût, d'autant la fidélité des
femmes excède celle des hommes. » (L'Escale, p.47) 91.
Pénélope, Artémise, Porcia, tant d'autres, incarnent cette haute ver-
tu. Seul Poullain de la Barre, avançait audacieusement la thèse que
l'inconstance est propre à la nature humaine, que la fidélité conjugale
n'est mieux gardée par la femme que parce qu'on lui laisse moins l'oc-
casion de suivre son penchant.
« Les hommes n'y sont pas moins sujets [ à l'inconstance ] mais
parce qu'ils se voient les maîtres, ils se figurent que tout leur est per-
mis. » (Poullain, 1673, p.227.)
[125]
Parmi les vertus naturelles des femmes, l'une d'elles, quoique fort
admirable pour l'esprit chrétien, est aussi celle qui les rend particuliè-
rement vulnérables à la présomption des misogynes. L'homme est né
88
Billon, f° 91, r°.
89
Acqua, p. 100 et Triomphe du beau sexe, p. 63.
90
Cf. Du Bosc, 1632, p. 249.
91
Voir Brinon, p. 228 ; Vigoureux, p. 47 ; Angenoust, p. 70 ; Du Bosc, 1632,
p. 190 ; Guillaume, ch. IV ; Caffiaux, I, p. 83, etc.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 150
92
Là-dessus Poullain s'embarque dans un éloge du dévouement des reli-
gieuses de l'Hôtel-Dieu (p.65). Il ne doit pas ignorer que là n'est pas la ques-
tion.
93
Voir Billon, f° 101, r° ; Gilbert, p. 27 ; Noël, art. XIII ; Caffiaux I, p. 48 ;
notamment.
94
Cf. Bermen, p. 139.
95
Caffiaux, I, p. 59.
96
Pontaymeri, f° 12, r°.
97
Ibid., f° 22, v°.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 151
[126]
Contre toute vérité, Jacques Olivier s'était permis de traiter les
femmes d'« yvrongnesses eshontées » (p.301). On lui réplique avec
indignation : « Les hommes sont plus subjects à l'yvrongnerie que les
femmes. » (Vigoureux,p. 197) ; « Les hommes par l'yvrongnerie sont
attirez à toutes sortes de vices, d'ire, paresse, luxure, envie, tyrannie,
trahison, fureur. » (Vigoureux, p.203).
Ce thème semble avoir une grande importance au XVII e siècle. On
fait mérite aux femmes de tomber bien rarement dans l'intempérance :
« C'est chose très-extraordinaire parmy les nations mesmes les plus
adonnées à l'yvrongnerie, d'y voir une dame yvre. » (Saint-Gabriel.
p.59).
Quelles vertus n'ont-elles pas ? Elles ont la « prudence oecono-
mique » en la conduite d'une famille, la « sagesse » qui suppose sens
de la mesure et modération 98. Elles ont la sincérité, la bonne foi et la
discrétion.
Les misogynes répètent à satiété que les femmes sont menteuses,
trompeuses, indiscrètes, déloyales 99. Les champions du beau sexe ne
leur concèdent rien sur ce point : « Les hommes sont plus inconstans,
plus dissimulez que les femmes, icelles n'ont aucune ruse, sont de leur
estre toutes simples. .. » (Vigoureux, p.72).
« Elle est beaucoup plus discrète, secrète et avisée en ses dis-
cours. » (L'Escale, p.52.) « Les femmes gardent au moins autant le se-
cret que les hommes. » (Triomphe du Beau Sexe, p. 83.)
7. Pudeur et chasteté
98
V. Soucy, ch. IX et Bermen, p. 307. Le P. Caffiaux, dans un long dévelop-
pement et par une anticipation qui s'explique mal, expose que les femmes
n'auront jamais la sotte prétention de vouloir devenir cosmonautes (I, p. 63).
99
Jacques Olivier rapproche le penchant « naturel » des femmes au mensonge
de l'usage qu'elles font du maquillage — sorte de tromperie physique, — la
femme étant déloyale de corps comme d'esprit : « Si le Diable paroist en des
corps enpruntez pour séduire les plus asseurez, les femmes se fardent, se
masquent & se plastrent le visage pour attraire & charmer les esclaves de
leurs voluptés. » (p. 107).
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 152
100
La pureté physiologique de la femme devant quoi Michelet s'extasie, lui fait
souhaiter qu'elle se soumette au régime lacté, en harmonie avec sa nature.
La vraie femme est un être frugivore, pour qui il faut surtout éviter la fétidité
des viandes (la Femme, p. 52-53).
101
À partir de Boudier de Villemert, cette condition naturelle de la femme ser-
vira constamment de moyen pour lui refuser le droit de se mesurer à
l'homme, ceci au nom de « l'égalité dans la différence » : « La délicatesse
départie à la femme par la nature, la pudeur même, ce trait divin, qui ajoute
encore aux grâces, la circonscrivent dans une vie paisible et sédentaire. »
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 153
(ch. VI).
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 154
les jeunes filles du lieu : il a suffi que les officiers de la Cité menacent
d'exposer nue sur la place publique la première qui se suiciderait !
Preuve inverse de la même thèse.
Dieu merci, le recours au suicide n'est qu'une solution extrême. Les
femmes ont imaginé des ruses moins dramatiques pour résister à la
paillardise mâle. Aux premiers siècles, certaines filles romaines, pré-
voyant que leur ville allait être prise par les Huns, avaient eu la bonne
idée de « faire mortifier un poulet sous leurs aisselles » pendant plu-
sieurs jours, répandant ainsi une odeur si désagréable qu'elles par-
vinrent à décourager ces barbares affamés de viol. Cette plaisante
anecdote est contée par F. de Billon (f°65,r°).
C'est une commune opinion au Moyen Âge (et dans diverses socié-
tés « primitives » ) que la virginité possède certaines forces magiques
dont on citera de singuliers exemples : « Une simple fille par la puis-
sance de sa virginité a tiré sans peine avec sa ceinture un vaisseau que
[131] toutes les forces humaines & toute l'industrie de la Mathéma-
tique n'auroit sceu faire mouvoir du lieu où il estoit arresté. »
(Soucy,p.62).
*
* *
Un point reste obscur. La chasteté est-elle d'autant plus méritoire
que les femmes, travaillées par le désir, font le sacrifice constant du
moindre penchant illicite, ou si par hasard elles ne seraient pas « natu-
rellement » froides, bien moins que l'homme portées à la débauche et
même indifférentes à leurs assouvissements bestials ? C'est la seconde
solution à quoi on se range, surtout au XVIIe siècle.
Gilbert dit bien que la chasteté est supérieure au courage, car pour
celui-ci il ne s'agit que de surmonter les périls, pour celle-là, il faut
surmonter ses propres désirs. Ce raisonnement axiologique, typique-
ment aristotélicien, n'est pas suivi. Gilbert lui-même semble, ailleurs,
admettre qu'il n'y a pas dans la femme de désir sui generis : « C'est
une preuve bien infaillible que les femmes sont plus parfaites que les
hommes puisqu'elles se passent aisément d'eux & qu'ils ne sçauroient
vivre sans elle. » (Gilbert, p.33).
On aboutit ainsi à un éloge vibrant de la frigidité, non comme mé-
rite moral mais comme complexion naturelle : le sacrifice est moins
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 157
grand qu'il n'y paraît, mais la supériorité des dames en est renforcée :
« La complexion ordinaire de la femme, selon tous les hommes, est
d'estre froide (à ce que dit Aristote mesme, leur ennemy) & par consé-
quent chaste : au lieu que la constitution naturelle de l'homme le rend
luxurieux & paillard. » (L'Escale, p.34).
Cette thèse est d'autant plus importante dans l'économie de notre
argumentation que les misogynes professionnels disent exactement le
contraire : l'homme selon eux est tourmenté par les insatiables désirs
de sa compagne, sources de péchés et de malheurs.
La thèse « sexologique », qui domine à l'âge classique et va dans le
sens de nos apologistes, est que la femme n'éprouve d'intérêt aux
choses sexuelles que par l'homme, que la volupté même ne peut être
atteinte que par une « intervention extérieure » : « La deffense des
femmes gist en ce qu'elles ne peuvent commettre de volupté, qu'elles
ne soient premièrement excitées par les hommes. » (Vigoureux,
p.118).
[132]
Cette thèse qui fait de l'homme le seul agent actif de la volupté,
flatte sa vanité sexuelle, mais force à concéder une pureté « physiolo-
gique » aux femmes 104.
L'homme, au contraire de la femme, est esclave d'une sexualité
bestiale qui le pousse à la paillardise. « L'homme est aussi lascif
qu'elle est chaste » (Noël, 1701, p.61), « preuve certaine que l'homme
est le plus faible & l'animal le plus dangereux pour la femme » (Di-
nouart,p.81). Il s'abandonne à ses penchants luxurieux « en des gestes
& façons de faire que les bestes brutes en auraient horreur », déplore
le capitaine Vigoureux (p. 131), « cherchant son plaisir d'une façon,
tantost de l'autre ; toutes sortes de chatouillements, dissolutions, pollu-
tions luy font jeux & esbatemens » (d°,p.l32) ; « Ils ont beau estre re-
tirez & renfermez dans les monastères, avoir faict vœu de virginité,
104
L'existence d'une sexualité clitoridienne est ignorée ou niée. On verra ce-
pendant : Réflexions sur les hermaphrodites, Champeaux (BN, Rés. Z
3252). Le Petit Chaperon rouge de Perrault, peut être lu comme un apo-
logue transparent de la genèse sui generis du désir féminin. On verrait, dans
le mot « chaperon, » une équivoque sur « cappero », « capperone » dans
l'italien des auteurs licencieux (chez l'Arétin par exemple).
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 158
Tu as leu de Thyresias
Qui fust en femme converty
Il est à penser que si as
Et que le voies devant ty.
Quen dy-tu, avoit-il menty
Quant il dit que plus de luxure,
Quand il estoit femme, senty
Que quant avoit nostre nature ?
(Paroles de l'Adversaire, in Le Franc, f° 114,r°)
105
Il suit ici Plutarque, in Vit. Paraît.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 159
cela est fort bien ainsi est reprise par Bayle (Pensées diverses sur les
Comètes, paragr. 163, p. 104, La Haye, 1727) qui voit bien que la
chasteté est une vertu masculine, entendre : une fausse vertu inventée
par les hommes pour tenir les femmes en lisière : « Les hommes ont
établi la gloire des femmes dans la chasteté 107. »
M. de Saint-Gabriel, soixante ans auparavant, inclinait déjà à
concéder que les femmes sont « plus » sensuelles, mais comme il per-
sistait à faire de la chasteté la plus haute vertu, il lui fallait en tirer
con-tradictoirement une preuve de supériorité des femmes : « Que si
les femmes sont plus enclines naturellement aux appétits sensuels &
que le jugement de Tirésias entre lupiter et lunon soit vray — s'abste-
nans comme elle font de ce plaisir, il faut quelles soient douées d'une
bien plus grande vertu que l'homme 108. »
8. Supériorité intellectuelle
« Presque tous les sçavants soutiennent que l'esprit des femmes est
plus faible que celui des hommes, qu'il est moins constant, moins
propre aux emplois 109. » Peut-être la femme a-t-elle reçu quelques ca-
pacités de raisonnement, mais l'influence de ses sens l'asservit ; « l'in-
terposition de sensualité » cause « cette grande et lourde Ecthlipse
[Éclipse] de sagesse » qu'on remarque en elles 110. Ainsi va l'opinion
107
L'idée que la femme aime plus que l'homme, mais en termes de sentiments
de l'âme et non de désir physique, est déjà attestée chez les panégyristes du
XVIe siècle : « Les femmes ordinairement sont plus amoureuses et moins la-
biles en leur inclination d'aymer. » (Billon. f° 142, v°).
108
Le P. Caffiaux, qui tient les femmes pour « plus » chastes en pratique,
avoue aussi que la galanterie serait excusable chez elles : « l'incommodité de
la grossesse » étant compensée par une inclination puissante « à produire
leurs semblables ». Ce n'est pas de cela qu'il s'agissait chez Poullain de la
Barre ! On tiendra Caillet pour un précurseur, qui dans son Tableau du Ma-
riage (Orange, 1635) fait de la volupté la première fin du mariage et de la
propagation, la troisième seulement (BN rés. Z 3243).
109
Comte de Bièvre, Histoire des deux Aspasies, Paris, 1736, p. I.
110
Tournes, Louè'nge (1551), p. 4 (Bibliographie I C).
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 161
dominante, « les femmes ont du goût et cela leur tient lieu de rai-
son 111 ».
[135]
« La femme est d'une humeur si bizarre et diverse que c'est outre-
cuidance de se promettre d'en pouvoir décrire autre chose que
quelques particularités 112. »
Ici encore, les apologistes, plutôt que de se mettre en position de
défense, attaquent en prenant le contre-pied de cette opinion admise
partout. L'esprit de la femme est « le plus capable des vertus intellec-
tuelles 113 ». « Il n'est rien au dessus de son vaste génie 114. » Sans doute,
l'esprit qu'elle montre est-il différent de celui de l'homme, plus subtil,
plus naturel, plus vif : « La fème est plus vive d'esprit que l'hôme 115. »
« Pour ce qui regarde l'esprit, les femmes ont un avantage bien mar-
qué. Plus de vivacité dans l'imagination, plus de naturel dans les pen-
sées, plus de choix dans les termes... 116 »
La vivacité d'esprit dont la femme est spécialement dotée est un ar-
gument qui figure en première place parmi ceux dont François de
Billon (1553) va se servir contre les « Pantagruélistes » : « Considéré
que tout ce que peult imaginer ou composer l'homme, la femme aussi
le peult : et là où pénètre l'intellect de l'un peult par semblable péné-
trer l'intellect de l'autre ; ouy encores davantage suyvant ce que n'a
peu nyer icelluy Aristote au mesme endroit que dessus, là où il dit que
les femmes sont plus aptes à souvenance, plus vigilantes, plus sobres
et plus constantes. Ce qui démontre bien en elles quelque grâce spé-
cialle d'intelligence et force d'esprit. » (f°7,r°).
Mais on n'en reste pas là. Ce qu'il convient de démontrer, c'est que
« les femmes sont plus propres aux sciences que les hommes 117 ».
Malgré les préventions masculines, on cherchera, dans chaque do-
maine, des femmes qui ont surpassé les hommes. Aux XVII e et xvme
siècles, l'exemple de Christine de Suède, celui d'Anne Marie Van
111
Plante-Amour, Art, p. 4 (Bibliographie I C).
112
Fierville, Meschanceté (Bibliographie I C).
113
Saint-Gabriel, p. 36.
114
Coulon, p. 13.
115
Billon, p. 7.
116
Philippe, p. 2 ; cf. Thomas, p. 84.
117
Noël, art. XIV.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 162
118
Guillaume, p. 204.
119
Gilbert, p. 16.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 163
L'éloquence
125
Fº 4, r° ; voir Le Franc, f° 274, r° et suiv. ; Noël, art. XVI.
126
Noël, art. XV.
127
Caffiaux, op. cit. ; liste analogue chez Coicy, I, VII « De l'amour de la pa-
trie ».
128
Caffiaux, II, III.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 167
Chez les peuples sauvages et dans les temps barbares, la femme est
généralement opprimée. Elle ne gagne le respect qui lui est dû qu'à la
mesure des progrès que font la civilité et la politesse. Et cela peut se
concevoir, puisque la femme est l'éducatrice des hommes, son guide
130
Cf. Billon, p. 47 v° ; Postel, passim ; Guillaume, p. 144 ; Traité de 1686, p.
57 ; Caffiaux. I, p. 226 ; Toselli. Ce n'est pas ici la Pucelle de Schiller, virile,
privée des dons de la féminité en compensation de sa renommée guerrière.
Traduction du passage d'Agrippa : « Qui pourrait assez louer cette jeune fille
de haute noblesse — quoique d'humble origine — qui, en 1428, alors que le
royaume de France était occupé par les Anglais, armée à la façon des Ama-
zones et placée à la tête des troupes, se battit si bravement et avec tant de
bonheur qu'elle défit les Anglais en de nombreux combats et rendit au Roi
son royaume qu'il avait presque perdu. »
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 169
132
Cf. Du Bosc, 1632, p. 151 ; Triomphe de 1719 et Puisieux, p. 62 et suiv.
133
Voir Rousseau, Émile : « Dès qu'une fois il est démontré que l'homme et la
femme ne sont ni ne doivent (!) être constitués de même, de caractère et de
tempérament, il s'ensuit qu'ils ne doivent pas avoir la même éducation. »
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 173
[146]
On reconnaît ici le fameux paralogisme « du chaudron » : à vouloir
trop prouver on s'expose au dilemme suivant ; ou bien elles ne pour-
ront étudier et pourquoi ne pas tenter l'expérience, ou bien elles le
peuvent, et alors la raison force à le leur permettre.
C'est ici la deuxième rétorsion qui consiste à dire : puisque les
femmes sont, à votre opinion, évidemment inférieures, on ne risque
rien à vouloir mettre en leur esprit quelque lumière. Plutôt que de spé-
culer, les défenseurs de la femme demanderont inlassablement qu'on
la mette dans la condition de faire ses preuves : « Et pourquoy leur
instruction ou nourriture aux affaires et Lettres, à l'égal des hommes,
ne remplirait elle ce vuide, qui paroist ordinairement entre les testes
des mesmes hommes et les leurs. » (Gournay).
La femme a le désir de s'instruire 134 et elle en a la capacité : « Il ne
leur manque rien pour les sciences du côté de la capacité : elles y sont
aussi propres que nous. » (Caffiaux. II. p.70). « Si l’usage estoit de
faire estudier les femmes, elles excelleroient toutes dans les
sciences. » (Soucy, p.108.)
Alors que la mauvaise éducation qu'on lui réserve n'a pas encore
porté fruit, la fillette est notoirement plus précoce que le garçon :
« Les tilles font paraître plus d'esprit que les garçons. » (Caffiaux.
II.p.85) ; « que l'on regarde seulement ce qui se passe dans les petits
divertissements des enfants » (Poullain, p.34) 135.
Le P. Caffiaux ne se contente pas de mettre en parallèle l'éducation
qu'on réserve d'ordinaire à chaque sexe, il remarque avec perspicacité
qu'une bonne part de l'éducation des filles consite à les persuader
qu'elles sont inférieures, à leur faire « intérioriser » le rôle subordonné
qu'on leur réserve. Il ne s'agit pas seulement d'une éducation mé-
diocre, mais absurde et dégradante. - ce que Mademoiselle de Gour-
nay. constatait déjà en 1622 : « le deffaut de bonne instruction, voire
l'affluence de la mauvaise 136 ».
134
« Cui natura inest scienliarum artiumque desiderium ei conveniunt scien-
tiœ & artes. » (Schurman. argt. I.)
135
Il faut vraiment en arriver à Rousseau pour s'entendre dire que « toutes les
petites filles apprennent avec répugnance à lire et à écrire » (Émile).
136
« Il semble qu'on soit convenu de cette sorte d'éducation pour leur abaisser
le courage, pour obscurcir leur esprit & ne le remplir que de vanité & de sot-
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 174
[147]
Bien sûr. on feint de redouter que l'éducation des filles ne se fasse
aux dépens de leur vertu, de cette réserve naturelle, de ce charme
chaste dont l'empire est si grand. Le P. Caffiaux prévoit que ce serait
tout le contraire : « La science bien loin de rendre les femmes plus
méprisantes & plus hautaines, les rendrait au contraire, plus humbles
et plus vertueuses. » (II, p.69).
Il y a derrière ces craintes, la peur que le mari ne paraisse pas à son
avantage devant une épouse capable d'interrompre son soliloque sei-
gneurial. Plutôt que d'avouer qu'il faudrait bien qu'il renonce à ce rôle,
on préfère le rassurer : « La lecture & la science rendent tousjours une
femme plus discrète : si son mary est sçavant, elle l'en estime davan-
tage, s'il ne l'est point, elle souffre plus généreusement ses défauts. »
(Du Bosc, p.440).
On avoue toutefois qu'une femme instruite aurait d'emblée l'avan-
tage sur les plus doctes, car elle possède, de nature, la civilité et la fi-
nesse. Le savant, s'il fuit le contact des dames, restera « grossier »
(Soucy, p.133).
Il va de soi qu'on ne peut exiger l'égalité dans l'éducation sans vou-
loir ouvrir aux femmes les fonctions publiques qui leur sont interdites.
Comme l'imagination sociale et historique fait quelque peu défaut à
certains de nos auteurs, cette conséquence ne leur apparaît pas dans
toute son étendue.
Certains au contraire mesurent la portée du changement et sa légiti-
mité. Si l'histoire sacrée et l'histoire profane rendent des témoignages
éclatants de la capacité des femmes à remplir les charges les plus
hautes lorsqu'elles leur échoient, il convient de se demander quel pré-
jugé empêche encore de les en croire dignes 137. « Si de temps immé-
morial, les hommes eussent été moins envieux & assez désinterressés
pour rendre justice à nos talens, en nous laissant le droit de partager
avec eux les emplois publics, ils auraient été aussi accoutumés à nous
les voir remplir, que nous le sommes à les leur voir déshonorer », dit
Puisieux. non sans force (p.85). « Il n'y a point de Science, point de
Charge publique dans l'État que les femmes ne soient naturellement
aussi propres à bien remplir que les hommes. » (d°,p.l04.)
tise. » (Poullain, 1673. p. 48.)
137
Cf. par exemple : Acqua, p. 18.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 175
138
Cf. Levallois, p. 34.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 176
139
« Ennemies déclarées du Gouvernement des hommes qu'elles méprisaient
& haïssaient souverainement, elles n'avaient en vue que les moiens de se te-
nir dans l'indépendance. » (Abbé Guyon. Amazones, p. 50.)
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 177
[150]
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 178
[151]
ÉLÉMENTS
DE CONCLUSION
1. Pratique de l'argumentation
et genre littéraire
tourneurs de phébus, par des pédants pleins d'adages latins. C'est bien
la notion d'« originalité », notion toute moderne, qui se trouve ici d'un
emploi abusif et confus. Il ne s'agit pas pour nos zélateurs de se mon-
trer originaux, mais de s'inscrire dans une continuité où on recherche-
ra avec soin tous les précédents, toutes les traces, au plus loin de la
culture antique et de la tradition chrétienne. Au XX e siècle, comme au
temps [152] d'Agrippa, la « contestation » est le fait de sous-groupes
avides de conformité interne, la « désobéissance idéologique »,
comme il apparaît dans Ubu enchaîné, veut des lois, des conventions,
des habitudes qui permettent de se démarquer. Ceci fait la singularité
de notre objet d'étude : quatre-vingts ouvrages, étalés sur plus de trois
siècles, où se retrouvent sans cesse un noyau argumentatif central, une
liste ne-varietur d'exemples prestigieux, aboutissant à une proposition
générale stable et cependant paradoxale, guère plus agréée par le cou-
rant idéologique dominant au XVIII e qu'au XVe siècle. Déviance d'au-
tant plus suspecte qu'elle reste étroitement dépendante des thèses re-
çues, comme nous le montrerons.
C'est pourquoi, avant d'aborder la ou les fonctions idéologiques
remplies par notre tradition, il convient de na pas en sauter l'aspect
purement rhétorique, au sens premier de ce mot. La défense de la su-
périorité des femmes permet une certaine pratique brillante de l'argu-
mentation. Elle constitue, en terme d'école, le paradoxe-type, pour la
démonstration duquel un talent particulier dans l'emploi des méca-
nismes topiques est requis. C'est même probablement ici qu'il faut
chercher la source historique de nos écrits : exercice donné par le
maître au XIIIe et XIVe siècles pour la disputatio de deux bacheliers
sententiaires se réclamant de partis contraires. Joute éloquente, jeu
d'apparat mais pris très au sérieux — comme le sont tous les jeux 140.
Le plan-type de la plupart des apologies, jusqu'au milieu du XVII' 1
siècle en tout cas, se conforme à la stratégie de la dispositio classique :
exorde, proposition, division, narration, confirmation (et réfutation),
péroraison. L'exorde comporte d'ordinaire deux parties : une dénéga-
tion, l'auteur se défendant de se laisser inspirer par une vaine galante-
rie, niant que son ouvrage soit « le divertissement d'un esprit oysif ».
« qu'une passion d'amour parcoure [les] sens de l'auteur », ou que son
140
Voir Palémon Glorieux, La littérature quodlibétaire, Kain, 1925-1935 : 2
vol. in-8° et Thomas le Bailly. Quodlibets, Vrin, 1960 ; in-4°, 491 p.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 180
141
Voir Crevier, Rhétorique, I. p. 16 ; Bary. Rhét., I. p. 176 ; un quatrième
genre, « pro-treptique » (éloquence de la Chaire), est parfois ajouté.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 181
146
Autre argument singulier chez Billon, f° 168, v° : « Encore peut-on juger la
préexcellence du noble sexe fémenin par la qualité des grenoilles et des cra-
paux, qui naturellement sont enflez de venin, les grenoilles au contraire... »
147
Ou trouvera encore divers arguments tirés du genre des mots au début du
XVIIIe siècle, voir Triomphe du Beau Sexe, (1719) début.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 184
p.8) 148. « La manière dont les femmes sont élevées les autorise à tout
craindre. » (Puisieux, p. 121)
Par de fréquentes attaques ad hominem, l'apologiste s'efforcera en-
fin de disqualifier les misogynes en leur prêtant de douteux motifs :
Aristote, Pétrone, Boccace étaient des « gitonistes de profession »,
Boileau devait à l'accident qui le priva dès l'enfance de ses attributs
virils une hostilité par laquelle il se vengeait du peu de danger que sa
fréquentation présentait pour le beau sexe. La plupart des gynophobes,
explique Larivière, sont des êtres « sauvages et de manières gros-
sières » (p.19) ; si leur hostilité aux femmes n'a pas de causes physio-
logiques, elle s'explique par une basse vengeance, ils se sont laissés
asservir par des femmes et le ressentiment les fait parler 149 ; ils n'en
disent du mal que parce que leur paillardise n'a pu vaincre leur pu-
deur 150. Enfin, quelque cause qu'on soupçonne à leur mépris des
femmes, ils seront montrés dissimulant derrière d'hypocrites attaques,
d'inavouables et honteux motifs.
« Il est nécessaire, écrit François de Billon à l'adresse des blason-
neurs du sexe féminin, que vous soyez tous ou grandement incivilz
[158] (pour n'avoir hanté dames honnestes. qui les méprisez tant en
leur sexe) ou ignorons (pour les spécialles grâces qu'elles ont des
Cieux, de-quov cete Forteresse vous fera sçavans) ou bien que soyez
superbes et envieux qui voudriez comme le premier Ange trébuchant
vous voir, avec quelque raison, supérieurs des femmes et les tenir en
estime de servantes créatures. » (f°68,r°.)
Une autre tradition rhétorique médiévale reste très vivace dans nos
écrits : celle des exempta, listes raisonnées d'anecdotes historiques
servant d'illustrations à une même sentence morale. Le discours sur la
supériorité des femmes est une remarquable occasion de recueillir des
dizaines de récits hétéroclites : de Thomiris « Royne des Scythes » à
Jeanne de Vaucouleurs, on passe en revue d'innombrables Romaines
vertueuses, saintes chrétiennes, princesses modernes qui contribuent
par leur exemple à appuyer la thèse centrale 151. Hérodote, Thucydide
et Salluste vont servir beaucoup mais c'est surtout Plutarque qui sera
148
Voir Poullain, p. 214 ; aussi Acqua, p. 18 et 31.
149
Boussanelle et Caffiaux, III, p. 11.
150
Dinouart, p. 71.
151
Presque toujours, à Plutarque et aux Écritures, on ajoute un peu d'histoire
de France.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 186
2. Ensemble idéologique
C'est donc parce qu'ils sont hommes qu'ils ont — dans une certaine
mesure — licence de parler au nom de la femme, condamnée au mu-
tisme. Mais que vaut une thèse qu'on n'a pas reçu mandat d'assumer,
une parole qui ne se fait entendre qu'au bénéfice de l'usurpation qu'on
[162] condamne, qui ne s'adresse enfin qu'à un auditoire si imbu de
l'erreur qu'on attaque qu'il faudrait en bon droit le récuser 155 ?
Les apologies paradoxales trahissent une volonté de contrecarrer le
préjugé dominant, mais ne parviennent guère à échapper à la force
d'entropie du système : il s'agira longtemps de retourner contre l'opi-
nion établie ses propres textes, ses autorités, ses arguments, son axio-
logie, de subtiliser dans l'exégèse, d'induire une thèse déviante
d'exemples historiques qui sont le bien commun des défenseurs de la
femme et de leurs adversaires. La rétorsion est le seul mode de cri-
tique concevable dans une société à monovalence idéologique. Sur les
marges de cette idéologie, la tradition alchimique, l'enseignement de
la kabbale, pour Agrippa et Postel, le renouveau de l'exégèse biblique
rationaliste et le naturalisme libertin, pour Poullain de la Barre, leur
permettent de transgresser en certains points l'ensemble massif des
présupposés dominants. Ainsi se constitue une tradition soutenue suc-
cessivement par diverses fractions du monde aulique, de la noblesse
de cour, puis de la bourgeoisie éclairée. Un jeu de thèses et de thèmes
se maintient, dans une évolution lente et discontinue de l'ensemble
discursif. Les limites de l'activité critique qui s'y implique sont vite at-
teintes : l'ambiguïté de la thèse qui oppose aux misogynes l'idée fon-
damentalement obscure d'une « supériorité » des femmes, le caractère
purement spéculatif et abstrait de la démarche, la dépendance
constante vis-à-vis du système de valeurs même où l'antiféminisme
dominant trouve ses justifications, le caractère ludique de l'éloquence
d'apparat où s'englue le discours, tout concourt à maintenir dans
l'équivoque une parole à la fois transgressée et mystificatrice, où l'uto-
pie et le désir ne se donnent jamais pour ce qu'ils sont.
Certains esprits plus intrépides, comme Poullain de la Barre ou
l'anonyme de l’Apothéose du Sexe, parviendront à aller au-delà de
cette rhétorique cérémonieuse, galante et érudite, à subvenir les postu-
lats sous-jacents, à ouvrir sur d'autres questions où la face des choses
155
« Du moment que je prétends que l'opinion commune fut un préjugé & une
erreur, tous ceux qui y sont engagés deviennent mes parties et par consé-
quent récusables. » (Poullain, 1675, p. 99.)
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 191
156
Boudier de Villemert. 1788, ch. XV. La crainte qui obsède Boudier de Vil-
lemert. Ségur et d'autres, c'est de voir la confusion des sexes s'installer, les
différences se dissoudre, les rôles s'échanger, « c'est ce dont nous sommes
menacés dans ce siècle où tout semble conspirer à intervertir l'ordre », pro-
phétise-t-il (nous soulignons, Boudier. 1788, ch. XIV). « La mollesse ayant
tout féminisé, le contraste mis par la nature entre les deux sexes a disparu. »
(D°. p. 39.)
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 194
rium, de type moral que pour les hommes, la Femme n'est qu'un être
équivoque 157. » (p.66).
Chez les défenseurs de la supériorité des dames, l'excellence natu-
relle suppose au contraire une comparaison constante avec l'autre
sexe, et donc des critères communs aux deux : supérieure à l'homme,
la femme n'est pas absolument différente : ses vertus sont plus hautes,
son rôle dans le maintien de l'espèce éminent, son ardeur créatrice et
civilisatrice plus intense. Le mode de raisonnement est le même, le
souci d'accentuer les différences pour mieux perpétuer l'asservisse-
ment est moins évident.
La distinction entre les sexes, traitée en termes de complémentari-
té, n'existe qu'en fonction des nécessités de la génération et ne s'étend
pas au-delà. Le contraste entre l'homme et la femme est affaire de plus
ou moins grande excellence à partir de critères constants : telle est la
démarche générale de tous les ouvrages que nous avons analysés.
Boudier de Villemert accentue la différence pour figer l'écart et natu-
raliser [166] les rôles sociaux ; nos apologistes ne reconnaissent qu'un
mode unique à l'excellence humaine, ils prétendent y montrer la pré-
éminence des femmes. Elles sont plus dignes selon la commune na-
ture et vivent en plus haute conformité avec les fins ultimes qu'on lui
assigne.
S'il est vrai, comme nous l'avons assez indiqué, que les prétendues
vertus naturelles qu'on leur prête sont imprégnées par l'axiologie so-
ciale dominante, il demeure que les écrivains du corpus les requièrent
également des deux sexes et fondent sur elles, à la défaveur du sys-
tème phallocentrique, une prééminence des femmes.
L'identité spirituelle, l'appartenance à une même essence de
l'homme et de la femme est toujours affirmée en premier, que ce soit
par référence à la volonté divine (Dieu impose aux deux sexes le
même nom, « homines » en les créant 158) ou par recours aux concepts
d'Aristote : « L'un & l'autre sont compris dans l'espèce de l'homme, ce
157
Rappelons que cet écrit est de 1792.
158
Angenoust, p. 36 ; « Dieu a créé l'homme & la femme également à son
image. Il leur a donné du côté de l'âme les mêmes facultés, la même puis-
sance. Le péché n'a pas détruit cette égalité. La dépendance de la femme
n'est pas une suite de sa création. » (Dinouart, ch, I, II).
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 195
doit avoir d'autre entre les deux sexes que celle qui vient de la Rai-
son. » (1675, p. l07) 161.
*
* *
"Nous avons indiqué plus haut pourquoi il nous semble que l'idée
d'égalité dans la diversité se conçoit plus malaisément que celle d'hié-
rarchie de comparables. Les deux idées peuvent coexister : on prouve
à la fois une supériorité tendancielle et on réclame une égalité de
« droit naturel » et de traitement 162. L'anonyme auteur du Triomphe du
Beau Sexe (1729) expose ceci on ne peut plus clairement : « Pour
prouver et autoriser le Triomphe que nous prétendons de raporter sur
les Hommes, il n'y a qu'à combattre à forces égales. » (p. 107).
Tout au contraire, Mary Wollstonecraft réclame le principe d'une
égalité, juridique et sociale, sans trancher a priori d'une égalité d'es-
sence : « Peut-être l'expérience prouvera-t-elle qu'elles ne peuvent at-
teindre au même degré de force d'esprit, de persévérance, de cou-
rage » (p.71).
[168]
La revendication de Yidentité absolue n'apparaît que comme un ex-
trémisme romantique dans le premier féminisme : « Femmes, mères,
amantes... citoyennes ! Plus de colifichets, plus de ces vaines parures
que recherchait la vanité de nos mères. La blouse plébéienne pour
tous, le pantalon pour tous. » (Enfantin, Prédications somptuaires).
Aux idées d'égalité de traitement et de supériorité d'essence,
s'ajoute une mise en relation d'un autre ordre, celle de la complémen-
tarité qui trouve son expression emblématique dans la fable des an-
drogynes : « L'amour naist de la séparation de l'Androgyne & n'est
autre chose qu'un désir de joindre ces deux moitiés qui furent jadis en
un seul et mesme sujet. » (Brinon, p.296). « Les deux sexes, quoique
séparés en deux individus, ne forment qu'un tout moral. » (Boudier,
1788, p. XIII.) « L'homme et la femme sont deux être incomplets et
relatifs n'étant que deux moitiés d'un tout. » (Michelet. la Femme,
p.258.)
161
« C'est une des raisons qui me persuade que ceux qui ont plus de pente à
l'amour sont plus excellens que les autres. » (d°. p. 112.)
162
Puisieux, p. 57 ; Dinouart, p. XIII.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 197
Barre. La lutte des classes interfère ici avec la lutte des sexes. Affron-
tée à l'exercice concret du pouvoir, la nouvelle classe dominante met
la sourdine à une réflexion dont le pouvoir de rupture l'inquiète. Après
une phase de dépassement critique négateur, l'idéologie bourgeoise
trouve à l'oppression d'un sexe sur l'autre des arguments conformes
aux nouveaux rapports de forces. Du même coup, avec Olympe de
Gouges et Mary Wollstonecraft. la lutte effective des femmes devient,
au-delà des enthousiasmes généreux et des mystifications galantes,
l'affaire des seules femmes.
3. Discours du libidinal
La femme est avant tout un être sexuel — « le sexe » dit-on à l'âge
classique. Sa seule vertu est d'avoir de la vertu, de s'offrir et de se re-
fuser à la fois au désir, satanique pour les misogynes, plus qu'humaine
pour les thuriféraires : qu'importe. Le désir est dans le discours, tra-
vesti en rêveries mystiques, en pompeuses galanteries ou en spécula-
tions rationalistes, jusqu'au jour où l'anonyme de 1712 rappellera que
l'apologie des femmes ne peut être qu'« Apothéose du sexe ». Il faut
dire quelques mots de cette interférence de la discursivité sociale et de
l'intensité libidinale avec ses « retours du refoulé ». On la voit paraître
dans certains excès significatifs. Le texte est un potlatch où on sacrifie
à la femme désirée tout ce qui paraissait le bien propre de l'homme :
elle lui sera supérieure dans la carrière des armes, dans la sagesse po-
litique, dans les arts et dans les lettres ; le mérite de Pétrarque revient
à Laure, l'affaire du Paradis Terrestre tourne à la gloire d'Eve et au dé-
cri d'Adam. Le zélateur sait qu'il ne va pas convaincre par cette suren-
chère, [170] sinon de sa volonté d'excéder les limites de l'opinable
pour faire éclater l'intensité du culte voué à ce qu'il désire. Un seul,
Jean du Pont-Alais, avoue que la supériorité des femmes ne se peut
démontrer que par un seul argument irréfutable : le besoin que les
hommes ont d'en jouir.
166
Le désir qui porte l'homme vers la femme est partagé par tous les êtres
créés. On a vu que la jeune fille apaise la cruauté des animaux sauvages.
Mais. « jusques aux Esprits Infernaux, les femmes sont chéries » (Billon, f°
140, v°), ce que confirme Agrippa : « Les démons qui sont des substances
spirituelles souffrent de violentes passions pour les Femmes. » (Agrippa
1713, p. 27).
167
Le sentiment que le procès menstruel est impur et dangereux est presque
universelle ment répandu. Le retournement axiologique produit ici par les
apologistes du XVIe constitue un phénomène singulièrement significatif.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 200
qu'il n'y a invention au monde qu'amour ne trouve. Il est père des arts,
des sciences & des disciplines. » (Bermen, p.l55).
Le rapprochement des sexes est admiré comme seule conjonction
absolue des êtres : « Les corps se joignent par l'entrelacement des or-
ganes, les âmes s'allient par le rassemblement des affections, les
cœurs se réunissent par la coagulation des lèvres, les pensées se lient
par la conformité inséparable des volontez. » (Bermen, p.9).
Le désir permet à l'homme de dépasser les limites fixées à sa na-
ture : « C'est par le désir que nous sommes proprement les images de
Dieu, puisqu'en l'exécutant selon ses loix nous imitons ce que nous
connaissons en lui de premier, qui est de produire par amour un ou-
vrage séparé de nous. » (Poullain, 1675, p.l 18).
Dans son mouvement d'ensemble comme dans ses contradictions
et ses échappées intuitives, et malgré sa « générosité », le discours sur
la supériorité des femmes reste discours du mâle, expression de son
désir, de ses craintes et de ses mythes.
L’altérité du sexe féminin, perçue par les misogynes comme insuf-
fisance, malignité, menace, devient ici prétexte à dithyrambe, source
de fascination et objet d'un culte : la mystification à quoi s'aban-
donnent nos apologistes n'est pas moins aliénante. En manipulant les
concepts de supériorité et d'égalité, intégralement idéologiques, le sys-
tème discursif manifeste son incapacité constitutive à penser la diffé-
rence comme telle. Il efface l'ambivalence et essentialise le virtuel.
S'il cherche à discerner le contingent des données naturelles, c'est en
posant « la nature » comme invariant stable et régulateur. Ce n'est que
subrepticement que naît une réflexion plus dynamique, que le destin
des sociétés et des individus apparaît déterminé par une suite de choix
et non par une aveugle nécessité. Une utopie gynocratique se dessine
alors, aspiration à une libération du désir et à un dépassement des ser-
vitudes et des contraintes ; en même temps, l'utilité sociale et l'excel-
lence des institutions sont montrées dans leur relativité. Une réflexion
sur les finalités possibles de l'espèce, sur l'interaction entre fonction
sociale des individus, mœurs et caractères s'ébauche, qui cependant
n'aboutit qu'à d'utopiques abstractions. On voit, par les analyses que
nous avons données, combien presque toute déviance reste dans la
mouvance des interprétations dominantes et leur est complémentaire,
comment le dépassement des présupposés primaires est aléatoire et
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 201
[173]
BIBLIOGRAPHIE
Retour à la table des matières
Première section
A. Corpus principal :
le Discours sur la supériorité des femmes
du XVe au XVIIIe siècle 168
168
On a inséré dans cette section les ouvrages italiens que nous avons évoqués
çà et là. On trouvera dans la section I.B. les écrits qui, sans se rattacher plei-
nement au genre du panégyrique des dames, en rappellent certains aspects.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 203
169
Selon la Biographie de Didot, il parut en 1668 un ouvrage différent et dû à
une autre femme : Marie-Anne, GUILLAUME, Discours sur le sujet que le
sexe féminin vaut mieux que le masculin, Paris, 1668 ; un vol. in-12º.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 207
Paris, Jean Jesselin, 1602 ; in-12, brochure (cet ouvrage n'a pu être
trouvé).
NERVÈZE, Suzanne de, « Apologie en faveur des femmes » dans
Oeuvres spirituelles et morales, Paris, Jean Paslé, 1642 ; p. 83-92 ( =
BN Rés. Z 3208 [1]).
NOËL C.M.D., les Avantages du sexe, ou le Triomphe des femmes
dans lequel on fait voir par de très fortes raisons que les femmes l'em-
portent par dessus les hommes & méritent la préférence. Anvers,
Henry Sleghers, 1698 ; in-12°, 129p. ( = BN Rés Z 2318 [1]).
NOËL. C.M.D., le Triomphe des femmes, où il est montré par plu-
sieurs raisons que le sexe féminin est plus noble et plus parfait que le
masculin, Anvers. H. Sleghers, 1700 ; in-12º, 115p. ( — Brux. III
14973 A.) (Cet ouvrage diffère du précédent.)
Oratione del/'humile Invaghito in difesa et Iode delle Donne, Man-
toua, G. Roffinello, 1571 ; in-4°, n.p. ( = BN Rés R 1666).
PADRÓN, Rodriguez del
Voir : LA CHAMBRE. Rodrigue de.
[PERRAULT, Charles] l'Apologie des femmes, Cologne ( = Paris),
1694 ; in-12°, 24 ff n.p. + 12p. (=BN Rés 3252 [1]).
PHILIPPE E.A., [dit P. de PRETOT], le Triomphe des dames ou le
Nouvel Empire littéraire, Paris, s.e., 1755 ; in-8°, 23p. ( = BNZ 3225
[6]).
PlSAN, Christine de, « Épistre au Dieu d'Amours, (1399) » dans
Œuvres poétiques, publiées par M. Roy ; Paris, F. Didot, S.A.T.F.,
1891 ; in-8°, t. II, 1-27.
PISAN, Christine de, le Trésor de la Cité des dames, Paris, A. Vé-
rard, 1497 ; in-fol. ( = BN Rés. Y2 186) (composé en 1404) ( = BN
fds fr. 607, 608, 609, 826. 1177, 1178, 1179, 1182. .. pour les mss.).
[PONT-ALAIS, Jean du], la Louange des dames, in-4° de 6 ff non
ch., car. goth. ( = BN Rés Ye 1054).
[178]
PONTAYMERI, Alexandre de. Paradoxe apologique, où il est fidel-
lement démonstré que la femme est beaucoup plus parfaitte que
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 210
C. Annexe :
Textes misogynes et « sexistes » évoqués ou cités
170
On trouvera une bibliographie exhaustive des satires misogynes, pour les
XVIIe et XVIIIe siècles dans : Ehrard. Hobert. Die französiche Frauensatire
1600-1800. Marburg, s.e.. 1967 ; in-8°. 351 p.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 221
Deuxième section :
Quelques ouvrages de référence
[187]
Chronologie
des principaux écrits
du corpus 171
171
Se référer à la bibliographie. Les titres sont donnés ici sous forme abrégée.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 225
nin.
1542 HEROËT, la Parfaicte Amye.
1543 LANDI, Paradosso...
1549 DOMENICHI, la Nobiltà delle donne.
1553 POSTEL, les Très Merveilleuses Victoires des
femmes...
1553 ESTIENNE, Pour les femmes...
1555 BlLLON, le Fort inexpugnable du sexe fémi-
nin.
1564 LA BORIE, Anti-Drusac...
1574 MARINELLO, Ornamenti delle Donne...
1571 TAILLEMONT, Discours des champs faëz...
1578 VIVANT, Traité de l'Excellence... (voir 1509).
1581 ROMIEU, L'excellence de la femme surpasse
celle de l'homme.
1594 PONTAYMERI, Paradoxe apologique...
1596 LE DELPHYEN, Deffense en faveur des
dames...
1599 BRINON, le Triomphe des dames.
[188]
1600 FONTE. Il Merito délie donne.
1600 MARINELLA. le Nobiltà et eccelenze...
1602 MIREMONT. Apologie pour les dames.
1606 CANONHIERO, Della Eccelenza delle donne.
1617 VIGOUREUX, Défense des femmes.
1618 L'ESCALE, le Champion des femmes.
1618 ***, l'Excellence des femmes, avec leur ré-
ponse...
1621 BERMEN, le Bouclier des dames.
1622 GOURNAY, Égalité des hommes et des
femmes.
1622 BRONZINI, l'Advocat des dames.
1625 MEYNIER, la Perfection des femmes.
1629 ANGENOUST, Paranymphe des dames...
1632 Du BOSC, l'Honneste femme.
1640 SAINT-GABRIEL, le Mérite des dames.
1641 MACHON, Sermon apologique en faveur des
femmes.
1642 NERVÈZE, Apologie en faveur des femmes.
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 226
[190]
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 228
[191]
Bibliographie [173]
Première section [193]
A. Corpus principal [173]
B. Annexe : autres ouvrages [179]
C. Textes misogynes et « sexistes » évoqués ou cités [182]
Deuxième section [184]
Ouvrages de référence [184]
[194]
Marc Angenot, Champions des femmes... (1977) 231
[195]
Achevé d'imprimer
à Montréal, le 2 décembre 1977
sur les presses de l'Imprimerie Jacques-Cartier Inc.
Fin du texte