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L.A.

STORY 91

présente

Tous les anges ne

portent pas d’ailes

vol. 1

TEXTE

AXEL ANDREAZZA-ROBIN

DESSIN

YOUNESS TOUILI
Pour tous les rêveurs,
malheureux de trop rêver.

1
2
I
CRÉPUSCULE

“Rebond de Magic Johnson qui remonte le terrain à


toute allure. Il s’enfonce dans la raquette, feinte le shoot... Et
la passe de Magic pour Worthy, qui fracasse le ballon dans le
panier d’un dunk rageur ! Les Lakers mènent désormais 99 -
96 face aux Celtics à 1 min 30 de la fin du match, devant une
foule en délire...”

Même derrière le poste radio, l’ambiance des grands


soirs est palpable au Forum d’Inglewood. C’est une ambiance
que j’avais palpée plus directement il y a quelques semaines le
jour où un homme d’affaires m’avait filé deux places pour le
match Lakers - Dallas parce que je l’avais amené à temps à
l’aéroport au terme d’une course qui avait flirté avec la
légalité. J’avais invité mon collègue Charlie, à qui j’en devais
une, à m’accompagner au match. Je ne vous explique pas dans
quel état émotionnel j’étais quand l'arbitre a lancé le ballon
lors de l’entre-deux. Placement proche du terrain, des belles
actions et un Byron Scott en feu qui sort le match de sa vie.
En plus de la victoire, on a empoché un hot-dog gratuit parce
que les Lakers avaient marqué plus de 110 points. Lorsque
Magic a marqué le 110e point de l’équipe, le public a presque
célébré ça comme une victoire en match 5 des playoffs. On
t’offre une saucisse pour te faire croire que t’as gagné ta
soirée en dépensant 200 dollars pour assister à un match de
basket. Et ça marche. C’est pour ça que les Etats-Unis vont

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gagner la Guerre froide. C’était une soirée presque aussi
mémorable que ma première séance de Star Wars au cinéma.

Et pourtant, c’est à la radio et confortablement installé


au volant de ma bonne vieille Ford LTD de 84 que je prends
toujours le plus de plaisir à suivre un match de basket.
Personne pour m’emmerder et sûrement pas ce bon vieux
Charlie qui te demande pourquoi Michael Jordan n'est pas sur
le terrain. Il fallait que je tombe sur le seul chauffeur de taxi
qui ne lit pas les pages sportives du L.A. Times. Et qui lit les
autres.

“L’ultime panier de Larry Bird ne changera rien. La


bande à Magic remporte le match sur le score de 104 - 98 et
conforte sa deuxième place au classement de la conférence
ouest...”

Le buzzer retentit et signale officiellement la fin de


ma journée de travail. Pour fêter le début du samedi soir et
une victoire des Lakers, il existe mieux encore qu’un hot-dog
gratuit. Il y a les tartes au citron de Molly. J’enclenche le
contact et je quitte le parking du Forum pour me diriger vers
Maple Avenue en accompagnant la déclinaison du soleil dans
le ciel.

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Sur la mélodie des sirènes lointaines, je roule
tranquillement dans les rues de L.A. en profitant de la nuit
naissante. Les néons de la ville réfléchissent sur le pare-brise
et créent un arc-en-ciel de couleurs fluorescentes. J'entrouvre
la fenêtre en cette soirée de février d’une douceur
californienne pour m’imprégner de l’air pollué aux arrières
senteurs de hamburgers et de poulets frits. La skyline des
grandes tours vitrées de Downtown Los Angeles émerge dans
le rétro comme une nuée de phares dans la nuit. Emprunter la
voie rapide aurait pu me faire gagner un temps considérable
mais je préfère de loin prendre le temps de m’abandonner à
des pensées plus ou moins profondes au cœur de la jungle
urbaine. J’y admire le spectacle de la nature humaine. Les
businessmen en costard qui insultent les SDF, les familles
nucléaires modèles qui font la queue au cinéma, les jeunes
gens attablés au bar, les breaks Chevrolet des honnêtes pères
de famille klaxonnant les putes, les couples sur leur
trente-et-un se pressant du taxi jusqu’au restaurant comme si
un voyou prêt à les détrousser était posté à chaque coin de rue.
Chaque personnage joue son rôle à la perfection dans le
théâtre de la vie angeline. Quelques feuilles voltigent dans le
ciel sur les rares arbres qui parsèment les rues. La douceur
n’était pas innocente et annonce l’orage. C’était trop beau
pour être vrai. C'est souvent comme ça à Los Angeles.

Un vaste panneau lumineux mêlant audacieusement


du rose et du bleu finit par se dévoiler et me signale que
j’arrive au Robert’s Dinner. Je m’introduis dans le parking et

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j’effectue un virage à 90 degrés qui fait crisser les pneus pour
me garer pile au milieu de la place à la limite du trottoir. Je
me retrouve face à une large baie-vitrée couronnée par un
vaste pavillon de couleur crème. Quelques parties métalliques
décoratives viennent donner au bâtiment une fière allure de
diner de la Route 66. Le vif claquement de la portière précède
l’ouverture vigoureuse de la porte du restaurant dans lequel je
pénètre comme le cow-boy qui retrouverait son saloon favori,
prêt à en découdre avec une bouteille de bourbon et tout fils
de pute qui viendrait le déranger dans son activité favorite.
C’est avec la tête haute pour l’assurance, et les mains dans les
poches pour la décontraction, que je marche sur le carrelage à
damier fraîchement ciré d’il y a trois semaines pour
m’installer sur l’avant-dernier tabouret rouge à la droite du
bar.

Accoudé au comptoir, j’observe à mes côtés les


quelques autres âmes solitaires dégustant chili, hamburger ou
autre omelette au bacon. La salle du restaurant est à moitié
remplie par quelques couples, duo d’amis et des familles
désunies à cause des enfants qui se roulent sous la table.
Lorsque je lève les yeux en direction du bar, je vois une
grosse dame sortir des cuisines. La cinquantaine, elle est vêtue
d’une chemise rose et porte un filet en nylon dans ses
cheveux. En frottant ses mains sur son tablier, elle me
dévisage et se dirige vers moi le regard noir.

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“Ce sera quoi pour le jeune homme ?, demande la
femme sur un ton de porte à coffre-fort.

- Bonsoir Molly. Ce soir est une soirée très spéciale


donc je vais prendre comme d’habitude.”

Molly se retourne et entrouvre la porte de la cuisine.


“Robert, y’aura une tarte au citron tiède mais pas trop chaude
! Et accélère un peu, la trois attend depuis plus de dix minutes
!” Une fois la commande passée à son mari, elle revient avec
une canette de Dr Pepper qu’elle dépose sur le comptoir
devant moi.

“Dis donc, j’ai l’impression qu’il traîne un peu la


patte le Robert depuis quelque temps.

- Tout le monde ne conserve pas sa vigueur de jeune


fille comme toi. Et puis quoi, ça va faire bientôt 30 ans de
mariage ? Faut le comprendre un peu qu’il soit usé.

- Vaurien ! T’es comme ces sauvageons dans nos rues


là qui parlent fort avec leur jean sous les fesses et leur rap. Si
j’étais ta mère, j’ferais un peu plus que d’te tirer les oreilles,
c'est moi qui t’le dis !”

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J’aime bien Molly mais je la soupçonne d’avoir signé
les pétitions de boycott des chansons de NWA pour qu’elles
ne puissent pas arriver jusqu’aux oreilles innocentes de nos
têtes blondes. Je décide donc de changer de sujet pour éviter
un débat perdu d’avance et un goût d’amertume au fond de la
bouche qui viendrait altérer ma dégustation.

“Elle est pas de la veille la tarte j’espère ?

- Bon dieu un peu qu’elle est pas de la veille, je l’ai


préparée moi-même y a deux heures !

- Vu la tronche que tire le chili à côté, j’étais pas sûr


que tout soit frais.”

L’homme à ma gauche, au blouson noir en cuir de


polyesther, semble avoir entendu ce que je raconte. Ses yeux
légèrement vitreux fixent la mixture informe. Après avoir pris
une petite respiration, il finit d’avaler sa cuillère avec la tête
d’un gosse obligé de manger ses légumes verts. La bouillie
rouge péniblement tombée dans l’estomac, il dépose deux
billets sur le bar et déguerpit sans un au-revoir ni un merci. Je
suis un peu désolé mais la maîtresse de maison ne me laisse
pas le temps d’ouvrir la bouche pour toute tentative d’excuse.

“Bah qu’y se barre ce gros con s’il sait pas qu’un bon
chili, ça doit mijoter pendant des heures pour avoir du goût !

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“Un bon chili est un chili moche”, je devrais mettre ça sur la
carte pour pas voir ce genre de sale gueule dans mon
restaurant. Tu fais chier Johnny, ça fait un client en moins. Et
pis avec cette Guerre du Golfe là qui disent à la télé, parait
qu’il pourrait y avoir une crise à cause du pétrole. Donc les
clients, ils sont précieux en ce moment. C’est d’ailleurs pour
ça que j’te vire pas de mon resto sur le champ. ”

- Tu ferais jamais ça, je suis ta meilleure publicité


vivante. Déjà y a Charlie qui passe toujours quand il fait une
course dans le coin.

- Ouais c’est vrai, je le vois une fois par semaine. Et


y’a un collègue à toi qu’est venu hier... Benny qu’il s’appelle
je crois.

- Ah Bernie ! C’est aussi un amateur de tarte au


citron. Il me répète souvent : “On fait plus de bonnes tartes
aux citrons de nos jours, maintenant elles sont toutes
industrielles, ça existe plus les bonnes tartes comme avant”.
Alors je lui réponds souvent : “Va faire un tour chez Molly et
tu m’en diras des nouvelles”. Il est donc passé. Je devrais
toucher une part de la recette avec tous les clients que je te
ramène. Bientôt y aura plus de taxis sur ton parking qu’au
dépôt.

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- Tu prends toujours qu’une pauvre part de tarte et un
Dr Pepper. Si j’avais qu’des clients comme toi, ça ferait
longtemps que j’aurais mis la clé sous la porte.

- Si t’as été aussi charmante et accueillante avec


Bernie qu’avec moi, je pense pas qu’il reviendra.

- Oh si il reviendra je peux t’le dire. Il fera comme


tous les autres. Il ira dans d’autres boui-boui bouffer de la
tarte surgelée. Donc il va changer d’endroit à chaque fois
jusqu’à en trouver un où y’aura une petite pépette blonde pour
le servir. Il y retournera autant de fois que possible avec sa
tête de joli cœur. Pis, y va finir par se rendre compte un jour
qu’la petite blonde, elle en rien à cirer de sa gueule. Et qu’en
plus de ça, sa tarte elle a le goût de produit à chiotte. Alors il
reviendra voir Tante Molly pour manger une vraie bonne tarte,
la queue entre les jambes et avec le poids de la honte sur les
épaules, c’est moi qui t’le dis.”

Au royaume des tartes au citron, Molly est la reine. Et


si c’était un empire, elle en serait l’impératrice. Elle règne sur
le monde du dessert citronné sans partage. J’ai fait à peu près
tous les restaurants et bars de Los Angeles mettant une foutue
tarte au citron sur leur foutue carte. Et elle a raison cette
sorcière. Toutes les tartes ont le goût de liquide vaisselle à
côté des siennes.

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“Et quand est-ce qu’elle vient cette part d’ailleurs ?

- V’là dont ton bout d’tarte et ton lait. Et oublie pas de


dire merci.”

Pas le temps de lui dire merci. L’assiette n’est


toujours pas stabilisée sur le bar que j’ai déjà enfoncé ma
cuillère dans ma tarte à la vitesse d’un javelot qui se plante
dans l’herbe. Je suis de l’école de ceux qui commencent par
prendre la première part avec un bout de croûte parce que
dans une vraie bonne tarte, ça doit être un plaisir de manger la
croûte. Je colle une généreuse cuillerée au fond de ma bouche
et... hmmmm. C’est pas acide mais acidulé. C’est gourmand
mais pas écoeurant. Ça a le vrai goût du fruit mais sans avoir
l’impression que tu mangerais quelque chose de bon pour ta
santé. C’est un miracle d’équilibre.

“Dis Molly, pourquoi tu laisses le nom de ton mari


pour le resto ? C’est toi la vraie patronne. Tu devrais le
renommer le “Molly’s Citrus Kingdom” ou un truc comme ça.

- J’en veux pas d’ton nom de publicitaire à la con.


J’lui laisse le nom du restaurant à mon Robert. C’est sa
dernière fierté depuis que le seul truc que je prépare dans ce
restaurant, c’est ce qu’a le plus de succès. Ça lui donne
l’impression d’être le pilier et ça le motive à retourner des
steaks hachés toute la journée.”

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Alors que je souhaite terminer ma part en silence,
j’entends parler encore plus fort que Molly derrière et ça
commence à me perturber. Je me retourne discrètement et vois
un homme et une jeune femme se faire face près de la fenêtre.
La bouche pleine, le mec gueule comme un putois en plaçant
un minimum d’un “enculé” par phrase. Avec sa moustache,
ses cheveux gominés vers l’arrière et sa chaîne en or qui
surmonte un marcel blanc moulant un bide forgé par quelques
litres quotidiens de Budweiser, il a toute la panoplie du beau
fils de pute.

“A ce moment-là tu vois, j’arrive et je sens qu’il veut


me la mettre par derrière cet enfoiré de muchacho... Et là tu
sais pas ce que je lui dis à ce petit enculé de Mexicain ? J’lui
dis “Tu veux me la faire à l’envers hein ? Bouffe moi le fajitas
d’abord pour voir !” Ah ! Je l’emmerde moi ce fils de pute de
violeur de poule...”

En face de lui, le contraste est total. Une jeune latino,


la vingtaine à peine, écoute, ou fait bien semblant d’écouter, le
moustachu cracher ses histoires. Son visage est impassible et
son silence est religieux face à la gerbe auditive qui sort de sa
bouche. A chaque fin d’histoire, elle lui offre un demi-sourire.
Le genre de demi-sourire syndical que tu lâches pour montrer
que t’as été attentive à ses conneries et qui doit permettre à ce
que la pourriture en face ne daigne pas te cogner en rentrant à
la maison. C’est tout ce que je l’imagine faire quand il ne
raconte pas ses merdes : se gratter les couilles, descendre une
canette de bière, foutre une branlée à sa meuf. Pourtant, le

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pureté des traits mélancoliques de la jeune femme n’a toujours
pas été altérée par la tristesse et la résignation. Ses yeux
couleur chataîgne qui s’enfuient, son petit nez qui se relève
légèrement en son bout, la pâleur de sa peau, ses lèvres
légèrement gercées, sa chevelure d’un brun intense me font
l’effet d’une balade automnale en voiture un jour de pluie à
Yosemite.

Pourquoi est-ce que tu ne t’enfuies pas des bras de ce


pauvre truand de merde ? Tu es trop jeune, trop belle, trop
sensible, trop tout, pour être condamnée à te taper un tocard à
moustache qui doit à moitié t’obliger à faire le trottoir le
weekend et les jours fériés. Comment t’es-tu retrouvée là ?
Quelles sont ces chaînes que tu ne peux pas briser ? Indique
moi comment faire pour te les arracher. Une fois délivrée,
laisse moi te réconcilier avec la vie et te promettre que plus
jamais fils de pute ne touchera ta chevelure ébène.

“Elle est bien mignonne la petite derrière pas vrai ?


me demande Molly en me sortant brutalement de mes
réflexions sur la douloureuse destinée de la prisonnière aux
chaînes invisibles. Si tu veux, y a ma nièce Jenny qui est
célibataire, je peux lui parler de toi.

- Celle qui a un bec de lièvre ?

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- Non, ça c’est Mary. Jenny, c’est celle qui louche un
peu.

- Si je suis bon à rien ce soir, je réfléchirais à ta


proposition.”

Evidemment non, je ne réfléchirai absolument pas à


cette proposition. Pas parce que Jenny ressemble à un tableau
de Picasso. Mais parce que je ne vois pas pourquoi je rentrerai
bredouille ce soir. Parce que je suis le dernier romantique de
cette ville qui ne soit pas un taré, un puceau ou un surfeur. Un
cœur doux comme un agneau, une bite dure comme le cuir
crocodilien.

“Hey Johnny, toi tu leur demandes aux filles avant de


faire quelque chose hein, tu les forces pas à faire des choses
qu’elles veulent pas ?, demande Molly alors qu’elle a envie de
marbrer marcel-moustache qui en train de raconter ses
conneries en postillonnant des morceaux de hamburgers sur la
jeune femme en face.

- Non, je leur demande rien Molly... Puisque ce sont


elles qui me supplient.

- Vire ton cul de mon tabouret et va t-en ! Et que je te


revois pas dans mon restaurant avant que tu me ramènes

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d’abord de nouveaux clients ! Et dis leur qu’on y mange le
meilleur chilli de la côte Ouest !”

La reine de la tarte regagne les cuisines. J’avale d’une


traite la fin de ma canette, dépose cinq dollars sur le comptoir
avant de me lever pour partir. Au moment d’ouvrir la porte, je
lance un dernier regard vers Mathilda, c’est le nom que j’ai
donné à la belle inconnue, par-dessus l’épaule de Rick, c’est
le nom que j’ai donné à la bête incongrue. Elle intercepte mon
regard de ses yeux sombres et brillants. Je ne sais pas si elle
me supplie dans le fond de sa rétine de l’emmener avec elle
ou qu’elle me remercie tout simplement d’avoir vu en moi un
regard compréhensif et réconfortant. Ou peut-être juste qu’elle
regardait le clip de Georges Michael à la télé suspendue
derrière moi.

“Et là je lui dis “Si tu appuies sur ton omelette au


fromage avec ta fourchette, ça fait le même bruit que quand tu
doigtes une chatte” ! Ah ! Putain, il a fait une drôle de tête cet
enculé de rital...”

Je pense qu’elle me suppliait. Désolé Mathilda.

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II
SOIR

J’ai sacralisé la samedi soir de débauche comme la


messe du dimanche matin. Mais plutôt que de laver mes
péchés avec de l’eau bénite, je les noie dans l’alcool ou les
étouffe dans une paire de nichons opulente.

Fuck the world est la devise qui guide chacun de mes


pas depuis les premières lueurs du samedi soir jusqu’à la rosée
du dimanche matin. Là par exemple, il est 8:34 PM et je ne
respecte pas le seuil de vitesse autorisée alors que je suis en
train de remonter Jefferson Boulevard à presque 30 miles à
l’heure en longeant l’Université de Californie du Sud.

Moi, c’est du côté de Laramie dans le Wyoming que


j’ai ciré durant quelques mois les bancs de l’université lorsque
j’ai pensé qu’un bachelor d’histoire de l’art pouvait être un
tremplin vers un avenir brillant. Il n’a pas fallu longtemps
pour me rendre compte que je n’étais pas fait pour la fac. Au
bout de deux mois, alors qu’on n'avait toujours pas mis les
pieds dans un musée. Et au bout du dixième flop d’une blague
sur Terminator à mes petits camarades. Aucun d’entre eux qui
s'astiquaient sur de la peinture n’avaient vu le film. Tu peux
bien prendre ton pied devant un tournesol dessiné par Van
Gogh et te pâmer aussi devant un robot tueur venu du futur
qui poursuit une femme dans Los Angeles pour la buter et

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éviter qu’elle accouche d’un fils qui sauvera le monde d’un
holocauste nucléaire orchestré par des machines ?

En tout cas, ça n’avait pas l’air de l’être avec ces


coincés hautains, sans talent et frustrés d’avoir raté l’école
d’art. Je suis resté jusqu’au bout de l’année pour leur montrer
que je n’étais pas le branleur qu’ils croyaient. Enfin, j’étais un
branleur. Mais je ne voulais pas leur laisser le luxe d’avoir
raison. J’ai été récompensé des quelques longues soirées
passées à la bibliothèque avec De Vinci et ses copains de la
Renaissance en obtenant mon année aux rattrapages. J’ai pu
partir avec le sentiment du travail accompli en jetant mon sac
à dos sur le bas-côté de la route, le majeur en l’air, pour aller
vivre la vraie vie d’un homme libre. Huit ans plus tard et
quelques centaines de milliers de kilomètres en taxi, on peut
dire que je m’en suis pas si mal sorti. Ma réussite, c’est de
gagner ma vie sans que ça m’en coûte trop.

La nostalgie ne m’empêche pas de tracer ma route. Je


tourne au niveau de la 30eme rue pour me garer sur le trottoir
face à l’enseigne lumineuse du Good Movies Video Store.
C’est ici que se rendent les plus fins gourmets du cinéma car
le vidéo-club nous fait une promesse : Ici, vous ne trouverez
QUE des bons films. Une nouvelle fois, je viens m’assurer
qu’elle n’est pas mensongère.

Le bâtiment ressemble trait pour trait à celui du


restaurant de Molly, la partie métallique en moins,

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ressemblant lui-même trait pour trait à tous ces pavillons d’un
étage s’étendant à perte de vue dans le South Los Angeles.
Des blocs de béton qui vont du blanc à l’ocre, longeant les
rues et avenues, qui tentent de se frayer un chemin au milieu
des poteaux électriques aux fils pendouillants jusqu’au sol et
des panneaux publicitaires.

En poussant la porte vitrée du vidéo-club, j’ai


toujours au fond de moi un sentiment similaire au gosse qui
pénètre dans le magasin de jouets deux semaines avant Noël.
Il s’offre à moi des VHS de films par centaines, des affiches
de cinéma, des figurines Star Wars et même une reproduction
1/12e de la Delorean de Retour vers le futur qui vient mettre
la cerise sur le gâteau de la décoration de la boutique.

Sur le palier de la porte, je suis accueilli par le kid de


Cincinnati sur le poster de cinéma en face de moi. Il me fixe
d’un regard mêlé d’ironie et d’arrogance alors qu’il malaxe
des liasses de billets verts et qu’une superbe brune est
cramponnée à son épaule.

Fais le malin Steve McQueen, moi aussi tu vas voir


que j’en ai dans le froc. J’ai déjà le scénario en tête. Ce soir
vers minuit, je vais me rendre seul au Kaiserin Bar. Blouson
teddy en cuir sur les épaules, Levi’s 501 sur le cul et les Stan
Smith blanches impeccablement cirées aux pieds. Accoudé au
comptoir, je vais me commander une Corona bien fraîche qui
m'accompagnera lors de mon repérage des forces féminines en

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présence. Jusqu’à ce que ma rétine croise le regard d’une jolie
rousse qui sort juste des toilettes. Un petit shot de tequila
avant d’aller la voir et lui sortir mon baratin à base de
répliques du Flic de Beverly Hills et de l’Arme Fatale.
Charmée par l’humour et la tendresse qui se cache sous le
blouson de cuir, la jolie rousse acceptera une promenade le
long de la plage avec le beau Johnny. Les tourtereaux finiront
par échanger leur fluide dans une étendue de sable fin aux cris
des orgasmes assourdissants de la jolie rousse qui réveilleront
tous les poissons de l’Océan Pacifique jusqu’à l’arrivée des
premiers joggeurs. A ce moment-là, tu me rangeras ton
sourire narquois et tu fermeras bien ta gueule Steve McQueen
de mes deux.

Pendant que j’essuie mes pieds sur le paillasson à


l’entrée, une brune à la beauté létale passe sous mon nez et me
foudroie de ses yeux bleus. Je reste planté quelques secondes
avant de me décider à me passer la main dans les cheveux
pour réaliser une entrée à la Tom Cruise. Mais obnubilé par
les courbes que dessinent son jean moulant lorsqu’elle se
baisse pour attraper un film, j’en oublie les obstacles parsemés
dans ce putain de repaire de geeks boutonneux et je me prends
les pieds sur un panneau de Michael Keaton en Batman.

“Eh Johnny, regarde donc où tu mets les pieds !

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- Je mets mes pieds où je veux Ernesto... Et c’est
souvent dans la gueule.

- Chuck Norris dans Portés Disparus 3 c’est ça ?

- Exact ! T’en connais bien des films de merde pour


un homme qui ne prétend en regarder que des bons.

- Je ne vends que des bons films mais j’en regarde


beaucoup de mauvais. C’est justement comme ça que je peux
déterminer les bons.”

Si les bons et les méchants existent dans la vraie vie,


alors Ernesto Gonzalez fait indiscutablement partie de la
première catégorie. C’est un homme rigolo, profondément
gentil et dont la compagnie plaît à tout le monde. Je ne le
connais que depuis quelques années mais je l’imagine un peu
comme une version adulte de Choco dans Les Goonies. En un
peu moins idiot quand même. D’ailleurs, j’ai remarqué que les
petits gros sont souvent attachants mais bêtes dans les films.
Aujourd’hui en tout cas, Ernesto est un beau bébé d’1m93
composé de 120 kg d’amour et de cinéphilie. “La même taille
que Clint Eastwood” aime-t-il à faire remarquer quand on la
lui demande. Son grand-père était projectionniste dans un
cinéma miteux du Southside et il lui a transmis l’amour du
cinéma quand il était jeune. Il a décidé de poursuivre cette
vocation en montant son propre vidéo-club. Il aime se définir

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non pas comme un vendeur ou un commerçant, mais comme
un programmateur. Mais au lieu de programmer un cinéma, il
programme un vidéo-club.

A l'époque, Ernesto se demandait bien comment il


pourrait se distinguer au milieu de cette forêt vidéoludique
sans aller dans un délire d’informaticien puceau jouant aux
figurines, du type : “Vidéo-club avec tous les films où on voit
les tétons de Kim Basinger ou Michelle Pfeiffer”. Il a alors
réfléchi au dénominateur commun de tous les vidéo-clubs de
Los Angeles. Et il a fini par le trouver. Ils vendent tous des
films de merde. Des navets. Des daubes. Des bouses. Des
objets filmiques où l’on a autorisé des gens comme Madonna
à faire l’actrice. Ou des trucs où on va faire un plan fixe de
table basse penchée pendant trente minutes. Alors il a décidé
de créer un endroit sacré, un temple éclectique du bon goût
cinématographique, où tous les pèlerins spectateurs peuvent se
réunir pour partager ce qui anime leur âme : regarder des bons
films.

A l’image de ses goûts éclectiques, Ernesto ne voulait


fermer personne dans aucun genre. Le seul critère pour qu’un
film puisse avoir l’honneur d'apparaître dans le rayonnage,
c’est qu’Ernesto lui mette au moins la note de 12/20. Tous les
films du vidéo-club ont donc été vus et approuvés par le
patron des lieux qui leur a donné une note. Chaque spectateur
est invité à donner sa propre note du film. Au fur et à mesure,
Ernesto fait la moyenne des spectateurs qu’il pondère à la
sienne et des films peuvent apparaître ou disparaître suivant

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que leur note augmente ou non. Les films sont rangés par
genre dans une vaste pièce. Sur chaque cassette apparaît la
note d’Ernesto et celle des spectateurs, qui est recalculée
chaque mois.

Pendant plusieurs années, Ernesto a respecté


religieusement son mantra sans jamais être tenté de placer un
Flash Gordon ici ou là. Mais un événement l'a amené à tout
reconsidérer. Après avoir vu La Dernière Tentation du Christ
de Scorsese, Ernesto a constaté que même Jésus vivait dans le
péché. Sans Mal, le Bien ne peut exister. Sans films nazes, il
ne peut y avoir de chefs-d'œuvre. Il ne pouvait donc se
résoudre à ne vendre que des bons films car faire de la merde
est l’essence du cinéma et de la création. Mais il était hors de
question pour lui de se soustraire à ses principes
fondamentaux. Vendre des films de merde d’accord, mais ce
sera des bons films de merde alors. Ainsi un nouveau rayon
consacré aux nanars est apparu.

“La différence entre un film de merde et un bon film


de merde, c’est exactement la même qu’entre un connard et un
con. D’un côté t’as un homme antipathique et détestable qui
ne pourra être que ton ennemi. De l’autre tu as un débile, un
homme certes limité, mais qui peut être sympathique et
devenir ton pote. C’est le même procédé avec les navets et
nanars.” Voilà comment Ernesto justifie à ses fidèles les plus

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puritains qu’Hulk Hogan puisse trôner fièrement aux côtés
d’Orson Welles et Stanley Kubrick.

“Tu viens pas pour un Hitchcock j’imagine Johnny ?”

Ernesto a bien compris que je ne suis pas là pour


admirer une œuvre qui ferait un bon sujet de discussion lors
des dîners mondains. Il sait que mes dîners les plus mondains
se déroulent au Burger King de toute façon. Comme dans
Rambo II, j’ai une mission. Me trouver un bon film où des
vrais hommes avec des vraies couilles foutent des vraies
branlées à la mitraillette aux ennemis de la démocratie. Le
tout saupoudré de punchlines à base de testostérone et de
jeunes femmes à moitié habillées. Regarder un film d’action
bourrin, ce sont les premiers symptômes de la fièvre du
samedi soir pour moi.

En passant entre tous ses innombrables chefs-d'œuvre


du septième art, un sentiment de malaise me traverse l’esprit
l’espace d’une demi-seconde. Je pourrais faire un effort
quand-même. Un petit film en noir et blanc et sans AK-47, ça
coûte quoi ? L’introspection a duré le temps d’arriver devant
une affiche d’un mort-vivant nazi me signifiant que je suis
arrivé au rayon Par delà bien et mal. En face de moi, une
magnifique collection de ninjas, requins géants, corps
bodybuildés, monstres à deux têtes, cyborgs, super-héros en
collant et protège-tibias. Putain, c’est magnifique.

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“Qu’est ce qui te ferait plaisir Johnny, dis-moi tout ?

- J’aimerais un film qui voit un homme s'élever parmi


la foule pour empêcher des méchants de violer nos femmes et
de chier sur le drapeau des Etats-Unis d’Amérique.

- Quoi comme méchants ? Est-ce que je te propose du


terroriste soviétique ?

- Vu et revu.

- De la vermine asiatique ?

- Non le Vietnam, ça y est on en a fait le tour.

- Alors de la racaille mexicaine peut-être ?

- Non, j’ai eu ma dose de moustachus pour ce soir.

- Qu’est-ce qu’il me reste... De la pourriture nazie


sinon ?

- C’est du classique. J’ai une envie de nouveauté,


d’horizons inconnus. J’ai envie d’une nouvelle menace.

26
- Tu n’es pas un client facile... Mais je pense avoir ce
qu’il te faut. Regarde-moi ça un peu. Le justicier de
New-York. De Michael Winner sorti en 85. Je te fais le pitch
vite fait. Charles Bronson débarque à New-York pour
rejoindre un copain. Là-bas il découvre une ville gangrénée
par des jeunes punks dégénérés et violents qui terrorisent les
retraités et les honnêtes citoyens en les rackettant. Quand en
plus un de ces jeunes délinquants bute son copain, Charles
Bronson sort de sa retraite pour se débarrasser à la sulfateuse
de tous les punks et autres jeunes racailles de New York. C’est
bourrin, vulgaire, racoleur et complètement idiot. C’est du très
très haut niveau de série Z d’action. Je te le conseille les yeux
fermés.

- T’es en train de me dire qu’il existe un film où


Charles Bronson mitraille à la kalachnikov toute une bande
d’enfoirés de punks avec iroquoise rose et futal clouté en cuir
?

- Tu l’as entre les mains.

- Incroyable. Comment j’ai pas pu découvrir ça avant.


Ernesto, tu es le rayon de soleil de mes samedis soirs.”

Mon précieux trésor dans les mains, Ernesto est


appelé à la rescousse par un jeune homme à la recherche d’un
film avec Humphrey Bogart. De mon côté, je décide de me

27
promener quelques minutes dans les rayons du vidéo-club
pour m’imprégner de l’atmosphère cinégénique si agréable
que dégage ce lieu. Et aussi, un peu, pour savoir quel parfum
met la brune fatale de la porte d’entrée. Je la retrouve un peu
plus loin du côté des comédies dramatiques. Ses yeux, merde
alors. Deux micro-océans d’un bleu turquoise parfait.
J’aimerais qu’elle me regarde comme elle est en train de
regarder la cassette qu’elle tient dans les mains en ce moment.
Avec ce regard pareil à un lagon dans lequel je voudrais
plonger et me noyer afin de demeurer dans ses profondeurs
pour l’éternité. Elle pourrait avoir un décolleté plongeant sur
son 85D, se balader en string ou porter un t-shirt “George
Bush for President”, mon regard serait automatiquement
aimanté en direction de ses yeux qui rendent invisible le reste
du monde.

Mais mon cœur se brise au moment où un homme


s’approche d’elle et la saisit par la taille pour lui montrer une
K7. J’entends qu’il lui parle d’expressionnisme allemand. Je
connais la technique de faire le mec cultivé pour essayer
d’impressionner une fille et baiser derrière. Je l’ai presque
inventée. Elle doit la connaître aussi, pourquoi elle tombe
dans le panneau ? Après, il faut dire qu’il est beau l’enfoiré en
face. Une vraie gueule d’ange posée sur une mâchoire large et
harmonieuse, surplombée d’une chevelure châtain avec la
mèche rebelle qui vient brouiller un regard perçant. Une
bonne tête à claque de surfeur. Je déteste les surfeurs. Pas
parce qu’ils sont beaux, cools, sportifs et qu’ils ont de la

28
culture. Mais parce qu’ils savent qu’ils sont beaux, cools,
sportifs et qu’ils ont de la culture.

“Est-ce que t’as besoin d’autre chose mon ami ?, me


demande Ernesto, revenu vers moi après en avoir fini avec
l’étudiant fan des vieux films noirs. En costume marron et
chapeau façon détective privé des années 40, en voilà un qui
doit se dire : “Je suis pas né au bon moment, on savait vivre à
l’époque et les femmes c’était quelque chose” en pensant qu’il
aurait eu la vie de Al Capone ou Gatsby le Magnifique s’il
était né en ces temps idéalisés.

- Qu’est-ce que t’as pour les amateurs de films


amateurs ?

- Tu veux un porno ? On est samedi pourtant, c’est


pas le soir où tu vas courir les jupons ?

- Si si mais justement. Une petite branlette stratégique


me permettra de tenir plus longtemps lors des choses
sérieuses. Si je tiens trois minutes de plus, ce sera trois
minutes de bonheur supplémentaire pour Madame.

- Ou pour Monsieur. Si tu ramènes un travesti comme


la dernière fois.

29
- J’aimerais qu’on ne revienne pas trop sur cet
épisode malheureux. J’avais rarement séduit une femme aussi
magnifique et il fallait que ce soit un homme…

- C’est une drôle d’histoire. Ça me rappelle quand je


suis allé au WonderCon à Oakland il y a quelques mois pour
le festival de comics. Il y avait le concours de déguisement en
clôture de la convention, donc des dizaines de personnes
déguisées. J’étais dans la foule quand je vois une nana avec un
super déguisement. Alors je m’approche et je lui dis : “Waouh
il est super chouette votre costume de Power Girl !”. Alors
elle me répond “Mais non, je suis Saturn Girl !” Évidemment,
Power Girl est blonde et a une cape contrairement à Saturn
Girl ! J’avais une de ces hontes hahaha... Enfin bref, suis moi
Johnny, je vais te trouver de quoi te faire frétiller la rétine.”

Faudrait pas se fourvoyer non plus, je vous présente


Ernesto comme un homme unique mais il a tout l’arsenal du
geek-cinéphile de vidéo club. Queue de cheval, quelques
taches de gras sur un t-shirt Star Wars et une fâcheuse
tendance à mettre des bermudas un peu trop longs ou des
pantalons un peu trop courts. J’ai bien vu aussi qu’il avait une
Sega Genesis cachée derrière le comptoir pour jouer à Shinobi
durant les heures creuses de la journée. Enfin, je pense que les
douches ne sont pas forcément quotidiennes. On n’échappe
pas si facilement à sa destinée sociologique. Heureusement,
son physique dégage aussi un côté vendeur d’armes dans
l’Arizona qui va chasser du Mexicain à la frontière à ses

30
heures perdues. Ça permet de forcer le respect d’autrui assez
naturellement.

Je m’apprête donc à suivre Ernesto me conduisant


vers une pièce à part du vidéo-club située au fond de la
boutique : le Strip Store. Un stickers -18 et un poster de
L’Inspecteur Harry, pointant son Magnum .357 sur chaque
client souhaitant s’engouffrer derrière les rideaux de fils roses
de l’entrée du paradis du cul, rappellent que cet endroit est
interdit aux jeunes puceaux lycéens sous peine de se prendre
deux bastos dans le citron par Clint Eastwood. Il a de
l’humour Ernesto. Surtout, il veut que tous les cinémas soient
représentés dans son monde vidéoludique.

Sur le chemin, je croise le regard de la demoiselle du


surfeur qui m’observe en train de me diriger vers le rayon des
plaisirs solitaires. Ni une ni deux, je me stoppe devant le
rayon des classiques du cinéma auxquels je fais semblant de
m’intéresser, jouant mon rôle aussi bien qu’un catcheur.
Pendant que le surfeur est omnibulé par une rangée de vieux
films français, la demoiselle papillonne de rayons en rayons
avec la grâce et la légèreté d’une danseuse de ballet, attrapant
et reposant au passage de nombreux films, jusqu’à arriver près
de moi. Elle se saisit de la cassette de Chantons sous la pluie.
Alors que l’orage se lève dehors, j’interprète ça comme un
signe de Dieu me chuchotant à l’oreille de la prendre par la
main et de nous enfuir tous les deux pour chanter du Sinatra,
la pluie ruisselant sur nos visages amoureux. Au moment où
elle me lance un regard et commence à me sourire du coin des

31
lèvres faisant palpiter mon coeur à la vitesse de Carl Lewis,
Ernesto déboule depuis la pièce de tous les interdits pour
s’exclamer avec une voix contenant de trop nombreux
décibels : “J’ai bourré sa chatte et pourtant elle miaule
encore, regarde-moi un peu ça Johnny !!”

J’ai beau feinté et regarder par-dessus la jeune femme


en faisant mine de me demander à qui s’adresse ce grossier
personnage, Miss pétillante m’a cramé. Son visage se fige et
j’y lis un sentiment comprenant 10 % de sourire, 30 % de
gêne et 60 % de dégoût. Alors que l’humiliation arrive au
galop, j’ai heureusement eu le réflexe que tous les vrais
hommes ont dans ce genre de situation : j’ai paniqué et fait
preuve de lâcheté.

“C’est pour un ami à moi qui a perdu sa tante hier


soir, alors j’ai pensé qu’un petit remontant pouvait euh...
J’aime bien le moment où le gars chante avec son parapluie...
Et vous ?

- Ah Johnny je te cherchais ! Vise un peu le trésor que


j'ai déterré encore une fois !”

Voyant que je tiens un film d’Otto Preminger dans les


mains, Ernesto s’exclame avec stupeur “Mais depuis quand tu
t’intéresses aux films en noir et blanc ?” Il finit par se rendre
compte trop tard qu’une jeune femme ravissante se tient à mes
côtés le regard perdu et se demandant comment fuir aussi

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poliment que prestement cette situation. Comprenant sa
boulette, il tente de rattraper la situation comme il peut.
“Madame, je peux vous renseigner peut-être ?”

Avant qu’elle ait pu dire quoique ce soit, son gars


situé deux rayons plus loin l’appelle et lui dit : “Elly, viens
voir, je nous ai trouvé une pépite de néo-réalisme italien qui
dénonce la société de consommation...”

- Ça ira je vous remercie, mon copain a fait le travail


à votre place. Excusez-moi messieurs et toutes mes
condoléances à votre ami.”

La belle s’en va rejoindre le beau surfeur. Et la honte


a désormais un visage. C’est le mien.

“Dis Ernesto, tu sais pourquoi je regarde assez peu de


bons films ?

- Non Johnny, je l’ignore.

- Parce je déteste les gens qui regardent des bons


films et je n’ai pas envie d’être comme eux.

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- T’es tombé amoureux pendant que j’avais le dos
tourné c’est ça ?

- Oui.

- Heureusement, j’ai le remède pour soigner les


peines de cœur. Jette un oeil à ça.”

Ernesto me tend la cassette de J’ai bourré sa chatte et


pourtant elle miaule encore. Sur la jaquette du film, une
superbe brune coiffée d’un carré long est assise les jambes
croisées au coin d’un vaste canapé en cuir blanc dans un non
moins vaste salon, richement décoré de bois précieux et de
nobles tapisseries, dans un non moins vaste appartement
marbré où une baie-vitrée surplombe ce qui ressemble à
Manhattan de nuit sur un décor en carton. Autour de son cou,
un collier de perles bleues. Autour de sa silhouette, une robe
de soirée asymétrique, laissant apparaître de blanches épaules,
met paradoxalement en exergue la divine symétrie et toute la
volupté de ses formes prodigieuses. Sur ces cuisses se tient un
persan au pelage argenté impeccablement brossé. La femme
caresse le félin avec des mains dans une position qui n’a
jamais été utilisée pour caresser un chat dans l’histoire de
l’humanité. Toute cette mise en scène pour souligner le jeu de
mot dans le titre au cas où on l’aurait pas bien compris dès le
départ.

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“Je jetterai bien deux yeux même.

- Le pitch c’est une grande bourgeoise trentenaire qui


est délaissée par son mari. Il passe son temps à aller en soirée
avec ses potes pour faire des parties de poker et boire du
scotch toute la nuit. Alors pendant qu’elle est seule, elle rêve
des plaisirs de la vie et de combler sa solitude…

- En suçant des bites ?

- Ne sois pas si grossier. Certes il y a de nombreuses


scènes de fellations dans le film mais c’est une métaphore. Je
termine l’histoire. Il se trouve que par une suite de péripéties,
tout le petit peuple du quartier, plombier, réparateur
d’ascenseur, etc, défile dans son appartement...

- Et dans sa chatte ?

- Non ! Enfin bon oui... Mais le sexe ici met en


lumière des questionnements sur les valeurs bourgeoises, la
lutte des classes, la revanche sociale... Ce n'est pas du Charles
Dickens non plus je te rassure mais y a un sous-texte
intéressant. Et puis y a un vrai effort de mise en scène et
d’écriture pour amener les scènes de sexe le moins
gratuitement possible. C’est bien mieux que le titre laisse
imaginer.

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- Un peu comme une meuf qui s‘appelle Rebecca et
qui se trouve être intelligente.

- Si tu veux oui. Je connais un peu le réalisateur et il


m’a confié qu’il voulait appeler son film autrement en se
référençant aux problématiques sociales soulevées. Mais les
producteurs ont eu le dernier mot et ont fait le choix de verser
dans la vulgarité.

- Tu connais un réalisateur de film porno ?

- Le monde du cinéma est petit. Mais pour revenir au


film, il y a quelque chose que je ne comprends pas.
Aujourd’hui, n’importe quel quidam ou presque peut s’acheter
un camescope à 300 dollars et se filmer en train de toucher la
poitrine de sa sœur ou se mettre un légume dans l’anus avant
d’envoyer ça à la moitié des vidéos clubs et sex-shops de Los
Angeles. Les gros studios, au lieu de prendre le contre-courant
de ce phénomène, plongent la tête en avant dans le même truc
en faisant du hard, du vulgaire, du vite-fait. Les mecs font
même plus l’effort de faire semblant d’écrire un scénario ou
de donner deux heures de cours de comédie à leurs acteurs.
Alors tu me connais, je lutte à ma manière en proposant
encore du vidéo-sexe de qualité à mes clients comme toi
Johnny, car derrière le rustre amateur de mitraillage de
vietnamiens se cache un cinéphile averti. Notamment en
matière de film pornographique.

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- Ça me touche sincèrement ce que tu me dis Ernesto,
mais je me disais un truc pendant que tu me parlais. Tu
regardes plein de pornos j’imagine pour ton métier ?

- Deux ou trois par semaine environ.

- T’as bien une copine non en ce moment ? Ça ne la


gêne pas que tu rentres le soir et que tu lui dises “Bonsoir ma
chérie, as-tu passé une bonne journée ? Je te propose qu’on
regarde Conan le fornicateur pour une petite soirée en
amoureux ? J’ai pris des sushis pour faire un plateau-télé.” ?

- Non ça ne la gêne pas outre mesure vu qu’elle


travaille dans l’industrie.

- Pardon ? Mais c’est qui ta copine ?

- Bah c’est Saturn Girl. La fille que j’ai rencontrée au


WonderCon. Celle dont je te parlais tout à l’heure.

- Tu sors avec Saturn Girl qui se trouve avoir comme


profession actrice pornographique ? Et tu ne me l’as jamais dit
?

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- J’ai pas de quoi m’en vanter. Et puis tu ne me l’as
jamais demandé. Tu as quand même tendance à beaucoup
parler de toi Johnny.

- Mais je la connais ? Enfin, est-ce que j’ai déjà pu


l’apercevoir dans une de ses œuvres ?

- Tu as dû la voir comme actrice principale dans


Fracasse moi par terre, j’ai pas la chatte en porcelaine ou
dans sa suite Fracasse-moi par terre, j’ai pas le cul en cristal.
Je crois te les avoir conseillés il y a quelques mois de ça.

- Oh oui, je me souviens de ces films... Elle est trop


bonne !

- Ah ça oui, elle est bonne... Elle a gagné un Porn


Award pour sa performance !

- C’était pas une double anal ?

- Une triple.

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- Ecoute Ernesto, je pense qu’on devrait aller boire un
verre à l’occasion pour faire le point car j’ai entendu trop
d’informations ces cinq dernières minutes que je ne pensais
pas entendre un jour dans ma vie. Je connais justement un
petit restaurant où on sert d’excellentes tartes aux citrons. Ce
sera l’occasion de faire les présentations avec ta Saturn Girl.
Qui s’appelle comment déjà ?

- Tu la connais sous le nom de Jessica Ardeen. Mais


je ne te dirai pas son vrai nom tout de suite. Si je n’ai pas le
privilège de son intimité, j’ai par contre le privilège d’être une
des rares personnes à connaître son vrai nom.

- Et est-ce qu’elle fait des soirées avec ses copines du


boulot Jessica?

- Johnny…

- Oui pardon Ernesto, je m’égare... Bon, je vais donc


te prendre le Charles Bronson et le film dont j’ose encore
moins prononcer le titre ici que le N-word à Compton.

- Tu vas encore passer un super weekend de cinéphile


! Je t’encaisse maintenant ou tu préfères revenir lundi ?

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- Je vais te payer maintenant, ce sera fait.”

Une nouvelle fois, je suis particulièrement fier de la


manière dont je vais dépenser mon argent durement gagné. Je
dépose deux billets verts sur le comptoir de la caisse
d’Ernesto lorsqu’il me semble entendre un cri étouffé
provenant de la rue.

“T’as entendu Ernesto ?

- De quoi ?

- J’ai cru entendre un cri de femme dehors. Garde mes


cassettes, je vais jeter un oeil deux secondes.

Je sors du vidéo-club. Je jette un œil furtif à gauche et


à droite. La rue est particulièrement calme et la nuit
particulièrement noire ce soir. Mais exceptées ces
considérations, tout semble normal. Si on accepte que la
normalité puisse exister dans une ville comme Los Angeles.

"Lâchez-moi !! Je v... Hmmmm...!”

Plus de doute, il y a une jeune femme en détresse. Là,


tout près. Pas de Batsignal dans le ciel, Bruce Wayne doit être
occupé à vider une bouteille de Jack Daniel’s dans son

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manoir. Elle ne peut donc compter que sur moi. Je cours et je
change mentalement mon costume de Johnny fuck the world
pour enfiler celui de Johnny save the world façon Clark Kent.
Je remonte rapidement la rue vers l’est sur quelques mètres
avant d’arriver au croisement d’une ruelle sombre. Là,
j’aperçois dans l’obscurité deux silhouettes d’hommes
s’attaquant à une femme et son sac à main. Elle tente de se
débattre comme elle peut.

Ils ne m’ont pas encore aperçu et je ne suis pas


quelqu’un qu’on peut qualifier de courageux en temps normal.
Prends une putain de décision Johnny et essaye de prendre la
bonne pour une fois. J’ai bien regardé tous les Bruce Lee une
dizaine de fois et imité ses cris de baston devant la télé à me
fumer la gorge, mais je pense pas que ça m’ait donné ce qu’il
fallait pour mettre une branlée à ces deux enculés. Et puis
merde, quitte à crever, autant que ce soit en héros. Je
m’enfonce dans la pénombre de la ruelle, m’approche de la
scène d'agression et je tente un truc. Un truc de héros.

“Alors les connards, ça se touche la nouille au clair de


lune pour... Hein ! Vous avez pas vu la notice qui disait que...
euh... vous n’avez pas le droit de violer à partir de 21 heures
car sinon... Putain fait chier c’est pas ça que je voulais dire !

- Qu’est-ce qu’il nous veut ce clown ?? Casse-toi fils


de pute avant que ce soit toi qu’on casse en deux !”, m’assène

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un des deux agresseurs. C’est un latino. J’ai pas envie de dire
“encore un latino” mais je suis pas loin de le penser.

Je voulais faire comme dans les films. Sortir une


petite phrase percutante leur disant plus ou moins de laisser
partir cette jeune femme sous peine de défoncer leurs petites
gueules. J’aurais ponctué le tout par une remarque raciste
avant de leur montrer mon kung-fu. Mais j’ai chié et j’ai
bégayé comme un connard.

C’est toujours la même chose. Dès que je réfléchis


trop, tout part en sucette. La pauvre femme à quelques mètres
de moi semble désespérée alors qu’elle avait sûrement l’espoir
de voir son sauveur la délivrer. Elle doit se dire que les vrais
héros portent une cape sur leurs épaules, pas un blouson de
baseball.

“Carlos, explique à notre ami qu’il ne faut pas


déranger les gens qui veulent avoir un peu d’intimité lors d’un
rencard, ajoute le second agresseur qui tient en joug la jeune
femme.

- Je m’en occupe José.”

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Deux options s’offrent à moi dorénavant.

Option n°1 : La fuite. Avantage : J’ai 100% de


chances de m’en sortir vivant puisque j’ai fini à la troisième
place du cross inter-lycées du comté de Sheridan, Wyoming,
en 1980. Inconvénient : Une femme risque d’être volée, violée
ou tuée parce que mes couilles se sont ramollies comme peau
de chagrin.

Option n°2 : La bagarre. Avantage : Une femme


pourrait hypothétiquement être sauvée de souffrances atroces.
Elle pourrait hypothétiquement tomber amoureuse de moi
dans l’instant suivant. Son père pourrait hypothétiquement
être fabuleusement riche et me proposer une place de
vice-président de son entreprise à Wall Street pour me
témoigner sa reconnaissance éternelle d’avoir sauvé sa petite
puce. Et je pourrais hypothétiquement finir ma vie dans une
villa avec tennis-piscine sur les hauteurs de Bel-Air.
Inconvénient : Deux personnes au lieu d’une pourraient perdre
la vie. Parmi ces deux vies, il y a la mienne. Ça m'emmerde
un peu.

Mes yeux perdus dans le vide de l’incertitude ont fini


par se retrouver dans ceux de la jeune fille. Elle est tenue au
niveau des épaules et de la bouche par José, grand con à la
gueule de sbire à s’être fait toucher par son oncle dans son
enfance. Le parapluie de la fille gît par terre. La pluie
redouble d’intensité. Ses longs cheveux trempés, que

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j’imagine châtains aux mille nuances de blonds, collent à son
visage. Quelques traces de maquillage ruissellent sur sa peau.
Nos regards aimantés durent une ou deux secondes à peine.
Mais ces secondes semblent venir d’un autre espace-temps où
ces dernières durent des heures. Son regard s’échappe vers
son sac à main, pendouillant à l’épaule de Carlos, plus petit,
plus nerveux mais pas moins costaud. Je comprends qu’elle
souhaite se saisir de quelque chose dedans. Je comprends qu’il
s’en faut de peu pour qu’elle l’atteigne. Je comprends qu’un
léger relâchement et un peu d'inattention de son agresseur
suffirait pour réaliser son coup. Je lui rends un clin d'œil et un
quart de sourire pour lui signifier que j’ai compris. Je pense
qu’elle a compris que j’ai compris. Mon but est donc de
distraire les deux connards pour que leur attention se porte sur
moi. Tout en évitant de me faire péter la gueule. Une fois
qu'elle aura pu choper ce qu’elle a à choper, la suite des
événements est entre les mains de Dieu. Mais le début est
entre les miennes.

“Bouge pas de là connard ! Inspecteur Jonathan


Kowalski, LAPD. Je vous ordonne de vous arrêter et de
relâcher cette jeune femme. Si ces conditions sont remplies,
vous pourrez repartir d’où vous venez sans avoir la nécessité
d’user de la violence.

- Si toi t’es flic, alors moi je suis le pape ! lance


Carlos en regardant José pour vérifier qu’il rigole bien à sa

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vanne de merde dont il semble particulièrement fier même si
le monde entier l’a faite avant lui. Montre ton insigne !

- Je n’ai pas mon insigne sur moi. Je ne suis plus de


service et j’aime bien décrocher de mon travail.

- De toute façon, que tu sois flic, pompier ou suceur


de zob professionnel, t’as exactement cinq secondes pour te
barrer avant qu’on te brise les os.

- Tout doux amigos, j’ai pas mon insigne mais j’ai


toujours le Smith & Wesson dans le froc par contre.

- Dégaine un peu pour voir petite baltringue”,


rétorque Carlos.

Doucement, je commence à porter ma main au niveau


de ma ceinture. Mon visage se fige de détermination, mes
yeux se plissent. Je fixe ces fils de pute intensément. Une
lueur d’inquiétude commence à apparaître au fond de leur
rétine. Ils se lancent un regard furtif du coin de l'œil. Et si ce
crétin ne bluffait pas. Et si, finalement, ce connard avait une
paire d’as dans sa manche. Et s’il allait vraiment leur trouer la
queue avec son calibre. L’espace d’un court instant, je suis sûr
que ça leur a traversé l’esprit. Je vais gagner mon duel et je
vais empocher la belle. Je commence à soulever très très
délicatement mon pull et... “WAAAHHH !!”. Je sors de

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manière soudaine mon majeur droit de mon falzar que je
brandis bien haut en leur direction en hurlant le couinement de
Bruce Lee. Surpris, José sursautent légèrement permettant à la
jeune femme de plonger la main dans une poche de son sac
porté par Carlos décontenancé face à la scène à laquelle il
vient d’assister. Elle en sort une petite bombe lacrymo et
balance une bonne soufflée de gaz au visage de José et Carlos.

“Argh la salope !! J’y vois plus rien !”, hurle José.

Je profite de ce moment de faiblesse et de confusion


pour me jeter sur José. “Bon voyage en enfer fils de pute”,
dis-je dans un élan de pure adrénaline avant de lui balancer
mon poing dans la gueule. J'ai l’impression que ce coup était
aussi puissant qu’une droite de Jake LaMotta. Mais je n’ai pas
le temps de me satisfaire des quelques traces de sang sur le
visage de José et de sentir la douleur de ma main pétée, que
Carlos surgit derrière moi. Il m’empoigne par le bras et
m’envoie un uppercut dans le ventre. Je me couche par terre.
Je tousse comme un beau diable pour essayer de récupérer un
peu de mon souffle perdu dans les abymes. Sauf que José s’est
déjà relevé et m’envoie un coup de pied dans les côtes qui me
terrasse. Ça ne m'arrange pas qu’il y ait un deuxième round
entre nous. La gueule dans une flaque sur le macadam et à
moitié en train de me baver dessus, j’aperçois la jeune femme
retranchée derrière une poubelle dans la ruelle, terrifiée à
l’idée du sort que les deux agresseurs vont me réserver.

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Pars ma belle pendant qu’ils sont tous les deux sur
moi. Enfuis-toi de cette ruelle dégueulasse où ne résident que
l’obscurité et le désespoir. Tout ira bien pour moi. Je vais me
relever. Je vais enlever mon pull et je vais me bagarrer en
débardeur. Dans quelques années, on se recroisera peut-être au
détour d’une rue. Un endroit plus chouette que cette ruelle de
malheur. Peut-être à Mulholland Drive au crépuscule d’une
nuit d’été. Et tous les deux assis sur un banc, face au soleil
orange se couchant sur la vallée de San Fernando, je te
raconterai la fin de l’histoire. Une happy end qui m’a valu une
cicatrice à l’arcade et quelques contusions. Mais une happy
end qui a surtout donné du fil à retordre à quelques
chirurgiens lorsqu’ils ont vu arriver dans leur bloc opératoire
deux latinos avec la gueule façon Elephant Man. Tu n’as pas
eu le temps de me dire merci ce soir-là. Et tu n’auras jamais
besoin de le faire.

“Finissons-en une bonne fois pour toute avec ce


guignol”, s’écrie Carlos.

Chiotte.

“Eh vous là-bas, écoutez-moi ! Si vous vous pointez


encore une fois devant mon vidéo-club, vous pouvez être sûr
que vous repartez avec la bite dans un tupperware.”

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Cette réplique ne peut être prononcée que par une
seule personne dans cette ville. Mais non... Ce n'est pas
possible. Je ne peux pas y croire. Notre samaritain s’approche
doucement de nous et son fusil pointe le bout de son canon
lorsqu’il passe sous le seul réverbère de la ruelle à peu près en
état de fonctionnement. Alors que j’essaye difficilement de
me mettre à quatre pattes, le visage de l’homme émerge de
l’obscurité et... Bon dieu de merde, c’est bien lui ! Le gars qui
est en train de braquer les deux connards avec son fusil c’est
Ernesto ! Il a troqué son allure de gros geek jouant au sabre
laser en plastique pour celui de shérif d’une obscure contrée
du Texas pour qui la justice se résume à une balle de
Winchester entre les deux yeux. Je donne pas trois secondes à
José et Carlos avant de décamper comme des fiottes. Le temps
de me relever, les méchants sont déjà probablement à West
Hollywood.

“Delta Force ?

- Invasion USA.

- Putain de bordel de Dieu, tu viens de braquer et faire


fuir deux racailles en sortant une réplique de Chuck Norris !
C’est le truc le plus cool que j’ai jamais vu de ma vie ! Mais
depuis quand t’as un fusil sous le comptoir ?

- Je n’en ai pas, c’est une réplique en plastique du


fusil de John Wayne dans Rio Bravo. Tu peux d’ailleurs te la
procurer pour la modique somme de 79,99 dollars.

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- Je te jure devant Dieu que je transmettrai ta légende
à toute ma descendance.

- C’est gentil Johnny mais tu devrais d’abord aller


t’occuper de la dame là, elle a l’air sous le choc. Il faut que je
retourne au magasin. Venez me voir si vous avez besoin de
quoi que ce soit.

- Oh merde oui, j’y vais tout de suite. Pendant ce


temps, profites-en pour te trouver un nom de super-héros.”

Je me précipite vers la femme encore recroquevillée


contre le mur du bâtiment. La pluie redouble d’intensité. Un
peu sonnée mais loin d’être terrassée, je lui tends une main
pour l’aider à se relever qu’elle accepte bien volontiers.

“On m’avait pourtant dit que c’était la ville des anges,


me dit-elle une fois debout.

- Ça fait bien longtemps qu’ils sont partis


malheureusement. Aujourd’hui, les gardiens de la ville portent
des uniformes mais ne sont pas des anges. Vous n’êtes pas
blessée ?

- Je vais bien, je vous remercie. Et vous ?

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- Je n’ai presque rien, juste de quoi impressionner les
collègues lundi matin avec une drôle d’histoire. Venez-avec
moi, on va s’abriter dans ma voiture.”

Je la conduis jusqu’à ma voiture garée devant le


vidéo-club d’Ernesto. Je n’ai pas envie de le déranger une
nouvelle fois en débarquant dans son vidéo-club comme deux
loques. Le samedi soir, c’est son meilleur moment pour les
affaires. Il m’a assez aidé comme ça. A moi de me débrouiller
maintenant, il ne sera pas toujours là pour me sauver le cul
avec un jouet. En passant devant la vitrine du Good Movies,
j’aperçois Ernesto et lui fait signe du pouce que tout va bien.
Il me salue à son tour par une révérence de moine shaolin. A
ma droite, la jeune femme ne manque pas de remercier notre
héros en lui adressant le sourire le plus sincère et ravissant
qu’il m’ait été donné de voir depuis longtemps. Installée sur la
banquette arrière de ma Ford, elle peut enfin reprendre un peu
de ses esprits.

“Oh non c’est pas vrai ! s’exclame la fille. Ils se sont


enfuis avec mon sac à main. Je n’ai plus rien. Ni papiers, ni
argent, je voulais juste me rendre à l’hôtel Sunset... Et ma
conférence demain, comment vais-je faire…”

Ses yeux commencent à briller, plus fort encore que


l’étoile polaire à son zénith. Elle se retient de pleurer.
Peut-être pour se convaincre de rester forte ou peut-être par
pudeur. Ça commence à faire beaucoup à encaisser en une

53
seule soirée. Il faut que j’intervienne avant que la première
larme coule le long de sa joue.

“Venez chez moi. J’habite le long de la côte pas loin


de l’aéroport. C’est à 30 minutes d’ici. En 20 minutes, on y
est si ça roule bien. C’est pas la suite d’un Hilton mais vous
aurez un lit pour vous toute seule. Un toit pour deux par
contre, si vous acceptez de le partager. Je connais bien le chef
de la police locale. Donc, demain matin on pourra aller
ensemble porter plainte si vous le voulez et régler tous ces
tracas.

- Oh c’est si gentil de votre part mais je ne voudrais


surtout pas abuser...

- Vous savez, on baise sur ma banquette arrière, on


colle des chewing-gum sous mon fauteuil, on me laisse des
pourboires de 2 cents. Dans mon taxi, je vois des gens qui
abusent tous les jours. Croyez-moi que c’est pas de la
politesse quand je dis que vous n’abusez pas.

- Alors d’accord, je vous suis, merci beaucoup.

- Vous acceptez déjà ? Je veux dire, vous n’avez pas


peur d’aller chez un sombre inconnu, surtout après ce qui
vient de se passer ?

- Peu importe votre nom et que notre rencontre


remonte à 10 minutes. Vous vous êtes arrêté là où la majorité

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des gens n’aurait même pas tourné le regard. J’ai entièrement
confiance en vous.

- Eh bien allons-y alors !

- Et vous, vous n’avez pas une once d’inquiétude


d’emmener avec vous une sombre inconnue chez vous ?

- C’est mon métier de trimballer des inconnus un peu


partout dans ma voiture. Mais je serais ravi de connaître votre
prénom afin que l’inconnue devienne connue.

- Je m’appelle Felicity. Je suis curieuse de savoir le


vôtre maintenant.

- Vous le connaissez, je l’ai gueulé dans la rue y' a pas


10 minutes.

- M. Jonathan Kowalski ?

- Appelez-moi Johnny, je vous en prie. Pas de


politesse entre nous, depuis le temps qu’on se connaît !”

55
III
NUIT

J’épargne à ma passagère mes habituels détours


philosophiques. Je quitte rapidement Vermont Avenue pour
rejoindre Harbor Freeway vers le sud. Dans mon rétro, je vois
Felicity la tête légèrement appuyée sur la vitre regardant le
South Los Angeles nocturne défiler sous ses yeux. Quelques
gouttes d’eau provenant de sa chevelure châtain encore
trempée ruissellent sur son visage imparfait mais charmant.
Elle laisse le seul soin à son sourire et à ses deux grands yeux
verts même fatigués d’illuminer cette beauté discrète et
espiègle. Elle porte une longue jupe de velour kaki, un col
roulé et son gilet en tricot beige donne un style de femme âgée
alors qu’elle semble ne pas dépasser la trentaine. Elle n’est
pas arrangée pour aller faire le prochain défilé Vogue mais il
se dégage en elle un charme désuet que je trouve assez
ravissant. Le silence s’est installé. Confortablement j’espère.

“Eh fils de pute va !”

Toujours les mêmes. Alors que j’essaye de faire


honneur à ma profession devant ma passagère, voilà pas qu’un
fils de pute en Chrysler me fait une queue de poisson. Dans le
royaume des fils de pute, les sujets fils de pute roulent tous en
Chrysler.

“Excusez moi Felicity, je ne voulais pas être grossier !


Ne pensez surtout pas que nous les taxis, on est tous des gens

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vulgaires, férus de paris sportifs et qui bichonnent leur voiture
plus que leur femme. On est que 90 % à être comme ça.”

Avec un joli sourire au bout des lèvres, elle me répond


: “Vous faites partie des 10 % j’imagine ?

- Il ne me manque pas grand-chose pour entrer dans la


norme.

- Une femme ?

- Vous avez touché dans le mille.

- Je pense que c’est parce que vous ne voulez pas.


Peut-être voulez-vous rester du côté des conducteurs de taxis
originaux.

- Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

- Je suis presque certaine que vous êtes un Don Juan.

- Un quoi ?

- Vous ne connaissez pas le personnage de Don Juan ?

- J’ai oublié d’ajouter que les taxis sont illettrés et


n’ont aucune culture en dehors du baseball.

- L’expression vient d’un célèbre personnage d’une


pièce de théâtre française du XVIIe siècle. Elle désigne

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quelqu’un qui séduit de nombreuses femmes et qui a le
pouvoir de les charmer.

- La première fois que je vous ai vu, j’ai bégayé


comme un ado se retrouvant devant son amoureuse secrète.
Donc, je ne pense pas mériter ce titre.

- Vous êtes plutôt beau parleur pour quelqu’un qui a


des problèmes de langage.”

J’aime bien sa façon de dire les choses. Je


m’engouffre dans l’immense échangeur routier qui me permet
de passer de l’I-105 à l’I-110 direction la côte.

“Ah mais si je crois savoir qui c’est ce Don Juan ça


me revient ! Y a eu un film dans les années 40 avec Errol
Flynn sur lui je crois non ?, dis-je dans un éclair de cinéphilie.

- Je n’en sais absolument rien. Tout ce qui se situe


après le 19e siècle, il ne faut pas me demander !

- Vous êtes professeur non ?

- C’est exact, de littérature classique européenne !


Comment l’avez-vous deviné ?

- Vous parliez d’une conférence juste avant de partir


et là vous faites des références littéraires étrangères d’une
époque où les Etats-Unis n’existaient même pas. L’américain
normalement constitué ne s’intéresserait pas à une époque où

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l’américain moyen était un indien. A moins d’être un
professeur d’histoire ou de littérature.”

J’oublie volontairement de lui dire que ma brillante


déduction vient surtout du fait qu’elle porte un rideau de
friperie en guise de jupe que seules les profs de littérature ou
d’histoire sont capables de mettre alors qu’elles n’ont pas
encore 30 ans.

“Est-ce si étrange de préférer le 18e siècle au 20e ?

- Je ne sais pas. Mais bon courage à vous quand on


arrivera au 21e.

- Je ne suis pas pressée, dit-elle comme chagrinée.

- Je ne vous ai pas vexée j’espère ?

- Pas du tout, vous êtes drôle. Et puis, j’ai bien


conscience de ne pas être constituée comme la majorité des
gens avec qui j’ai grandi.

- Vous êtes mieux constituée ça c’est sûr ! Vous avez


grandi où ?

- A McPherson, dans une petite ville du Kansas.”

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Je l’imagine bien à l’époque au lycée dans son Kansas
natal. En douce et innocente écolière rêveuse se promenant
d’une démarche gracieusement maladroite avec ses livres à la
main et sa robe à la Mary Ingalls sur les épaules. Elle devait
détonner au milieu des culs terreux alcooliques du Midwest et
des pétasses à gloss qui vendraient leur mère pour se taper le
capitaine de l’équipe de football. La plus belle des roses au
milieu des belles roses n’est jamais aussi belle que la simple
rose au milieu des orties.

“C’est votre première fois à Los Angeles ?

- Oui c’est la première fois que je viens. Et je ne suis


pas près de l’oublier !

- Je ne travaille pas demain. Si vous voulez, je


pourrais vous montrer une autre facette de la ville pour que
vous gardiez un meilleur souvenir de votre première fois.

- Rien ne m’aurait fait plus plaisir je vous assure.


Mais je tiens ma conférence demain à midi au campus de
l'Université de Californie de Sud et je prends mon avion peu
après.

- Elle parle de quoi votre conférence ?

- Approche stylistique du roman courtois au


Moyen-Âge supérieur.

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- Hmmm... Y aura des chevaliers ?

- Euh oui mais...

- Alors c’est décidé, je viens vous voir. Que dis-je,


vous admirer !

- Je serais ravie que vous vous y rendiez mais ne vous


sentez surtout pas obligé de venir, je ne suis pas certaine que
vous trouverez ça passionnant. J’ai déjà quelques difficultés à
captiver mes propres élèves, ce serait vous faire du mal que de
m’écouter disserter pendant 1h30 de féodalité, de langues
romanes et de figures de style.

- Je me suis déjà infligé 1h42 de Star Trek 5 : l’ultime


frontière, ne vous inquiétez pas pour moi.

- J’imagine que c’est rassurant !”

Nous longeons l'aéroport de Los Angeles sur Glenn


Anderson Freeway. Au bout de l’interstate, j’ai le choix entre
continuer droit dans l’océan ou prendre Vista del Mar vers le
sud direction Manhattan Beach. Je choisis la deuxième option.
Avant d’atteindre la ville, il faut se taper encore un bon
kilomètre de zones industrielles avec entrepôts glauques,
cheminées cracheuses de fumées et usines monstrueuses en
métal rouillé où l’on dirait qu’on y fabrique seulement de
l’acide vert fluo.

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63
“A votre gauche chère madame, vous pouvez admirer
l’Hyperion Sewage, une des plus grandes stations d’épuration
au monde. On les appelle aussi les chiottes de Los Angeles.

- Comme je regrette de ne pas pouvoir plus


amplement découvrir la ville quand vous me présentez un tel
échantillon.

- Plus sérieusement, ne vous inquiétez pas. Enfer et


paradis sont voisins dans cette ville. Parfois, ils habitent sous
le même toit. On est presque arrivés et le meilleur est à venir
!”

Effectivement, des bassins de merde aux palmiers, il


n’y a qu’un tour de roues. Sans transition, les arrières senteurs
d’égoût laissent place aux effluves iodées de l’océan alors que
les lumières de la ville commencent à éblouir nos yeux
fatigués qui s’étaient habitués à la douceur de l’obscurité.

“Bienvenue à Manhattan !”

Annoncé fièrement aux gens qui ne sont pas d’ici que


j’habite Manhattan à Los Angeles fait partie des petits plaisirs
de la vie. Sauf que la réaction tarde à venir. Je crois qu’elle ne
viendra jamais d’ailleurs. Pas un “Quoi Manhattan à Los
Angeles ? Oh c’est rigolo ça !”, même pas un petit rictus.

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“Manhattan à Los Angeles... Vous voyez... ? Parce
qu’en fait le nom de la ville là c’est Manhattan Beach...
C’est... Enfin, vous voyez... vous trouvez pas ça marrant ?

- J’aurais ri bien volontiers mais j’habite et je travaille


dans la ville de Manhattan dans le Kansas. J’ai donc le droit à
la remarque et à des blagues sur le nom de la ville
régulièrement. Je dois vous avouer qu’au bout d’un moment,
ça ne me tire même plus un sourire. Et pourtant je ne crois pas
être un public difficile. Mais ce n’est pas contre vous, ne le
prenez pas mal !

- C’était ma seule blague pas vulgaire en poche. Je ne


sais pas si la blague du rabbin et de la pute chauve va faire
beaucoup rire les touristes japonais du coup...

- Vous n’êtes pas obligé de faire rire les gens pour les
impressionner.

- C’est ce que je vais essayer de faire tout de suite.”

A peine entré dans Manhattan Beach, je quitte


l’avenue principale pour prendre la 45eme rue et descendre
sur la voie de parking bordant la plage. Je gare de suite la
Ford sur le parking résidentiel en front de plage au-dessus des
dunes.

“Je vous en prie, vous pouvez descendre, on est


arrivés.

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- Vous habitez vraiment au bord de la plage ?,
demande Felicity, alors qu’elle contemple les immenses
appartements vitrés le long d'Ocean Drive aux balcons plus
grands que des jardins.

- Non je n’habite pas au bord de la plage. J’habite sur


la plage.”

Du doigt, je lui montre une caravane Airstream en


aluminium des années 60 posée sur la plage en contrebas du
parking. Felicity semble croire à une blague car ça aurait très
bien pu être un stand de churros. Mais j’ai pris mon air
d’homme sérieux qui montre que je suis très sérieux.

“Vous habitez vraiment dans cette caravane ?

- Oui madame.

- C’est l’une des choses les plus chouettes que j’ai


jamais vue !”, s'exclame-t-elle joyeusement.

Je mettrais ma main à couper qu’enfant, elle devait se


réfugier dans une cabane dans les arbres pour aller lire son
livre en paix. Moi aussi je le faisais, mais c’était pas pour aller
lire, juste regarder les images des Playboy de mon géniteur.
D’ailleurs, j’ai oublié mes films de cul chez Ernesto. Tant pis.
Le principal, c’est que mon hôte a l’air ravi de dormir dans
mon tas de ferrailles.

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“Je crois qu’il n’y a que lorsque j’ai visité les
châteaux de la Loire en France que j’ai été plus
impressionnée. Mais, vous avez le droit d’être installé ici ?

- Aucune pelleteuse ne va débouler à 5h du matin


pour nous virer, ne vous inquiétez pas.”

Je m’en suis personnellement assuré auprès des


autorités compétentes et plus particulièrement de Sam Dotson,
le chef de la police de Manhattan Beach. Oncle Sam, comme
je le surnomme, est une vieille connaissance. C’est le père
d’un de mes meilleurs amis d’enfance chez qui j’allais très
souvent lorsque j’habitais dans le Wyoming. Oncle Sam est
retourné à Los Angeles après son divorce quand j’étais au
lycée.

Après mon année de fac, je m’étais acheté une


caravane avec l’argent de mon job étudiant pour faire un
road-trip à travers le pays avec des amis. Comme toutes les
jolies blondes de la campagne qui rêvent de devenir des stars
à Hollywood, j’ai fini par débarquer à Los Angeles sans un
rond, après ce voyage initiatique où j’ai trouvé un sens à ma
vie dans les plus beaux strip-clubs du pays. Comme je suis
plutôt bon conducteur, Oncle Sam m’a dégoté le boulot de
taxi et a touché un mot au maire de Manhattan Beach pour me
laisser poser ma caravane sur la plage. Je suis tout au nord de
la ville, mais j’ai le droit à mon emplacement sans avoir la
vue sur les chiottes d’acier, et ma présence est tolérée.

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68
En échange, je dois tolérer les surfeurs, verser un don
mensuel aux forces de l’ordre en guise de loyer et rendre
quelques services à la municipalité. Les petits arrangements
sont une tradition séculaire dans la Cité des anges. Une
institution incorruptible est une institution malade à Los
Angeles.

Nous prenons les petits escaliers permettant de gagner


la plage. Des nuages d’argent laissent passer un peu de
lumière lunaire pour éclairer un petit chemin en bois menant
directement à la terrasse de la caravane située quelques mètres
plus loin. Quand je parle de terrasse, je parle d’une succession
de palettes posées les unes à côté des autres formant ce qu’on
peut appeler une terrasse.

“Est-ce que je retire mes chaussures ?, me


demande-t-elle avec une politesse de petite fille au moment où
je lui ouvre la porte de la caravane.

- Faites comme vous voulez puisque vous êtes


maintenant chez vous. Je vous laisse prendre possession des
lieux. Je vous prépare la chambre.”

Je me précipite dans ma chambre située à droite de


l’entrée dans le fond de la caravane. Plus que refaire le lit, je
veux surtout m’assurer qu’elle ne tombe pas sur mes lectures
compromettantes. Je commence par larguer le dernier Hustler
sous le matelas tout en examinant avec soin les draps pour
voir s’il n’y a pas des tâches étranges. N’ayant qu’une seule

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parure de lit, c’est donc un coup de désodorisant magique qui
fera office de draps lavés.

Je ne sais pas si c’est de la bizarrerie ou du génie, les


deux étant souvent intimement liés, mais il me revient que
sous les comics du tiroir de ma table de nuit se trouve mon
vieux Orgueil et Préjugés datant du lycée. Je l’avais gardé
près de moi au cas où des intellectuelles et des sentimentales
se seraient aventurées dans la caravane des mille plaisirs.
Avec les Jennifer et Samantha que je ramène habituellement,
le pauvre bouquin n’a pas souvent vu la lumière du jour. Je
place donc subtilement le livre sur la table de nuit, en
évidence mais pas trop, pour que l’illusion du naturel soit
parfaite.

Dans l'entrebâillement de la porte, je vois Felicity


faire le tour de la propriété. Peut-être est-elle en train
d’analyser le genre de personne que je suis en observant les
caractéristiques de mon intérieur. La pièce à vivre se compose
d’un canapé fatigué mais extrêmement moelleux, une table
basse qui sert de table à manger, bureau et repose pieds, des
meubles pour mes VHS et la télé couleur avec le câble et le
magnétoscope stéréo dernière génération. La décoration est
minimaliste. Rien ne trouble le blanc passé des murs à part
une reproduction d’un tableau d’Edward Hopper au-dessus du
meuble à cassettes et un peu de graisse. Je me contente de
l’essentiel car l’essentiel est un luxe.

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“Est-ce que vous me permettez de prendre une douche
?” demande Felicity.

Évidemment je lui permets et je lui prête ma tenue des


Lakers en guise de pyjama en lui promettant l’alliance du
style et du confort dans cet accoutrement. De toute façon, il ne
me sert que de pyjama vu la dégaine que je trimballe quand je
le porte dans la rue. Felicity dans la douche, je finis par me
défaire de la taie d’oreiller. Je me prends une canette bien
fraîche de Dr Pepper dans le frigo avant de m’affaler dans le
canapé en bufflant des lèvres pour expirer cette putain de
soirée. Un dernier effort abdominal me permet d'attraper la
télécommande sur la table basse pour allumer la télévision. Je
tombe sur MTV qui diffuse le clip de My Adidas de
Run-DMC. Je secoue la tête au rythme de la musique en
buvant ce nectar gazéifié aux 23 saveurs différentes tout en
me disant que je vais peut-être investir dans une paire de
Superstar avant une deuxième paire de draps.

Quelques clips plus tard, Felicity revient avec le


maillot des Lakers sur les épaules. Elle le porte définitivement
mieux que moi et le short met en valeur un fessier plus
proéminent que ce que je pensais et ses longues jambes
entièrement épilées. Ca c’est le bon héritage des années 80 et
ça me rappelle pourquoi j’ai bien fait de voter Reagan. Pour
redonner à l’Amérique sa grandeur et ses aisselles lisses. Je
l’observe se diriger vers ma chambre. Un peu comme
l’albatros, elle tire sa grâce de sa maladresse. Ce pyjama est
vraiment intéressant sur elle. L’alliance de sa désuétude
naturelle, son côté fille des champs, avec le style moderne et

71
street de la tenue des Lakers lui donne un charme terrible.
Pour la première fois de la soirée en la regardant, je pense
avec ma queue plus qu’avec mon cerveau. Je retrouve enfin la
raison.

“Vous lisez Orgueil et Préjugés !?, s’extasie-t-elle en


revenant de ma chambre le livre tenu dans les deux mains.

- Oui je suis retombé dessus il y a quelques jours et


j’ai recommencé à le lire récemment. Un de mes livres
favoris. Quelle incroyable histoire.

- Vous auriez pu être mon prince charmant si vous


conduisiez des carrosses et non pas de vieux taxis.”

Ce n’est pas tout à fait la réflexion que j’espérais.


J’imagine que ce n’est que justice pour ma malhonnêteté et
mon arrogance.

“Tous les carrosses n’ont pas de roues en or.

- Mais tous ont des chevaux.

- Ah mais j’en ai 120 sous le capot !”

Felicity me regarde dans les yeux, incrédule. Blague


de taxi, désolé.” lui dis-je en regrettant ma répartie de merde
avant de rapidement ma lever du canapé pour me diriger vers
le meuble à VHS. 356 cassettes trônent fièrement dans ce
meuble chancelant. Un autel qui fait honneur aux dieux du

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cinéma avec Stallone et Schwarzy pour ange-gardiens. Ils
vont réserver un bel accueil au nouveau venu, ce canardeur
fou de Charles Bronson.

“Oh mais qui voilà !, s’exclame Felicity.

Un gros chat blanc tachété de roux vient de débarquer


à l’improviste depuis la fenêtre du coin cuisine. Le félin
descend du lavabo et vient se frotter aux mollets de Felicity.
“Quel accueil !”, s'exclame-t-elle tout le en le caressant.

Je vous arrête tout de suite. Autant le bouquin


d’accord, c’était pas moins un piège pour femme que la
tapette avec le bout de fromage est un piège pour une souris.
Autant le chat, il n’y a aucune arrière-pensée sous-jacente.

Il a débarqué peu de temps après avoir amarré ma


caravane ici alors que je buvais un verre de lait sur la terrasse
et conversais avec les étoiles. Ça faisait un moment que je le
voyais se promener sur la plage. C’est sûrement un chat du
voisinage. Un jour, je lui ai mis une petite gamelle de lait pour
l’inviter à venir taper la discute. Je me disais qu’un
interlocuteur qui écoute sans répondre me changerait
tellement de tous ceux qui répondent sans écouter. Je l’ai
appelé et il est venu la boire. Depuis, il est revenu chaque soir.
Et quand il commençait à faire trop froid pour que je boive
dehors, il s’est invité à l’intérieur et s’est approprié le canapé
pour regarder les films avec moi. Depuis, chaque jour, il vient
au coucher du soleil et s’en va au lever du jour.

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“Mais qu’il est mignon ! A-t-il un prénom ?

- Je ne lui en ai donné aucun. Appelez le comme vous


voulez. Je l’appelle tout simplement le Chat de mon côté.

- Dans ce cas, laissez-moi le plaisir de le prénommer


Darcy !

- Ce sera donc Darcy pour vous ! Il y a une référence


particulière ?

- C’est une référence au livre sur votre table de nuit


dont vous avez dû habilement essayer de me faire croire que
vous l’avez lu.”

Je me pétrifie. A ce moment là, je suis comme le


coupable en interrogatoire à qui les enquêteurs annoncent que
le laboratoire a trouvé ses empreintes digitales sur l’arme du
crime et que son alibi a été réfuté par plusieurs témoignages
concordants...

“Je... Écoutez, c’est que je le commence juste et que...

- Je trouve ça presque charmant que vous ayez placé


le livre pour m’impressionner. Mais j’aurais préféré qu’il soit
à la cave et que vous l’ayez lu, je dois bien le reconnaître.
D’abord pour vous, car c’est une lecture formidable. Et puis
vous auriez peut-être souri à ma petite blague sur le nom du
chat.”

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C’est pire qu’une grosse colère. J’aurais préféré une
insulte. Un bon vieux “Tu me prends pour une conne espèce
de petite merde ?”. Là, elle touche la corde sensible. Ça me
fait la même impression que si je décevais ma mère si j’avais
eu une mère à qui ça m’aurait fait de la peine de la décevoir.
Je me sens idiot d’avoir tenté ce genre de stratagème d’ado
puceau avec une telle dame. Je n’ai pas d’autre choix que de
m’excuser avec les yeux mouillés de pleurs, comme le jour où
j’avais cassé le vase familiale et que j’avais réalisé une copie
en pâte à modeler pour le remplacer.

“Je suis vraiment désolé Felicity, je vous promets que


je vais le lire et que je vous ferai une critique littéraire des
plus...

- N’en faites donc rien ! Je ne suis absolument pas


vexée que vous ne l’ayez pas lu. Et surtout, ne le lisez pas
pour moi, un livre se lit pour soi.” Elle pose une main sur mon
épaule. “J’espère seulement que vous ne l’avez pas mis là
parce que vous faites un ridicule complexe de culture
littéraire. Je suis tout autant impressionnée devant cette
magnifique collection de films.” Elle lance son regard vers le
meuble et l’examine comme une toile monumentale de musée.
“Dont je ne connais d’ailleurs pratiquement aucun titre.

- Tous ces films sont sortis après 1872 donc j’imagine


que c’est normal...

- Voilà, je vous préfère comme ça ! Quand vous me


taquinez sur mon inculture des œuvres contemporaines plutôt

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que vous vous sentiez honteux de ne pas pouvoir me faire le
résumé d’un roman victorien. Je n’ai même pas vu Star Wars,
comment pourrais-je décemment me moquer de vous ? Et
pour une raison que j’ignore, tous les hommes que je connais
ayant lu Orgueil et Préjugés sont assez ennuyeux. C’est
peut-être un mal pour un bien dans ce cas !

- Il est peut-être venu le moment de vous cultiver, lui


dis-je en sous-entendant une invitation à une petite séance
privée de cinéma.

- Oh non merci, c’est gentil mais je suis tellement


fatiguée que je vais lire une page ou deux de Jane Austen
avant d’aller dormir. Une prochaine fois je vous promets.
Bonne nuit M. Kowalski, faites de beaux rêves.”

Bonne nuit Felicity. C’est sûrement mieux que ça se


termine comme ça. Je n’aurais pas eu la force de te donner ce
que tu mérites. Mon seul souci maintenant est de choisir le
film idéal pour terminer en beauté cette folle soirée. Un bon
Bloodsport qu’est-ce que t’en penses gros matou ? Un
ronronnement me fait comprendre qu’il est d’aplomb pour la
baston. C’est exactement ce dont j’ai besoin pour me remettre
de mes émotions et poser ce cerveau dont je n’arrive plus à
me servir de toute façon.

La séance de cinéma se déroule à l’écran et une


trentaine de minutes passent. Alors que Jean-Claude Van
Damme entame son premier combat, j’entends un grincement
venu de derrière moi. Felicity fait de nouveau son apparition

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dans la pièce, presque sur la pointe des pieds, comme l’enfant
qui ouvre la porte de la chambre de ses parents parce qu’il
souhaite dormir avec eux lors d’une nuit de cauchemars. C’est
au bord du chuchotement qu’elle me dit avoir du mal à
trouver sommeil et me demande si elle peut venir regarder le
film en ma compagnie.

“Bien sûr, venez donc vous initier à ce que le 20e


siècle a de meilleur”, plus excité de faire découvrir Van
Damme à une néophyte qu’à l’idée de faire un massage
thaïlandais à Sharon Stone.

Felicity vient s’asseoir sur le canapé à côté du Chat,


les jambes recroquevillées. Elle a l’air déterminée à se
concentrer pleinement sur le film, comme si elle devait faire
une dissertation derrière.

“Je vais réussir à récupérer l’histoire du film ?

- C’est un peu plus complexe que du Jane Austen


mais vous devriez vous en sortir. Vous voyez ce monsieur au
corps de statue grecque ? lui dis-je en pointant l’écran. C’est
Jean-Claude Van Damme. C’est un peu grâce à lui que je vous
ai sauvé héroïquement ce soir. Il m’a beaucoup appris.

- Que vous a t-il appris ?

- Il m’a appris que le mal ne peut pas triompher si on


lui met le poing dans la gueule.

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- C’est en quelque sorte un chevalier du XXe siècle.

- Exactement, vous avez tout compris. Place aux


joutes maintenant !”

Les combats se succèdent où Jean-Claude fait étalage


de son art martial. Avec la concentration d’une écolière
studieuse, elle fixe religieusement l’écran et ne laisse
transparaître aucune émotion. Pas une seule fois, elle n’a
cligné des yeux ou tourné la tête. Au terme d’un ultime
affrontement suffoquant, l'abominable Li est terrassé et
Jackson est vengé. Mais plus que JCVD, c’est bien la morale
et la justice qui sortent vainqueurs du ring.

“Alors !?, demandé-je à Felicy à peine l’écran devenu


noir, tout impatient d’avoir sa réaction.

- Je ne trouve pas les personnages très finement écrits


mais c’est très amusant ! Il y a quelque chose de très ludique,
je me suis prise au jeu comme on dirait. Et puis, ce n’est pas
une critique cinématographique très constructive mais quel
bel homme ce Jean-Claude Van Damme !

- Vous l’avez aimé dans Bloodsport, vous l’adorerez


dans Kickboxer. Son prochain film Double Impact sort cet été
au cinéma. Et c’est moi qui offre le pop-corn.

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- Vous l’avez aimé dans Bloodsport, vous l’adorerez
dans Kickboxer. Son prochain film Double Impact sort cet été
au cinéma. Et c’est moi qui offre le pop-corn.

- Comme vous allez vite en besogne ! Je n’ai trempé


que le petit orteil dans l’océan du XXe siècle et vous voulez
me jeter dedans sans bouée et sans avoir encore mouillé ma
nuque. Je crois avoir besoin de relire toute l'œuvre de Lord
Byron pour digérer ce que je viens de voir !”

Fin du générique. La lumière se rallume. Espiègle


mais fatiguée, Felicity se frotte les yeux et baille. Le Chat
s’étire et saute du canapé. Il gratte à la porte pour pouvoir
prendre son lait de minuit sur la terrasse. “Non le Chat, on
boit à l’intérieur ce soir”. Je me lève et sors le bidon de lait du
frigo pour secouer la bouteille devant sa gamelle afin de
l’appeler et lui faire comprendre que c’est ici que ça se passe.
Il ne bouge pas d’un poil et me regarde fixement. “D’accord
salopard de chat, on va dehors”.

“Felicity, c’est une tradition ancestrale, je vais boire


un verre de lait avec le Chat. Il a décidé que c’était dehors
pour ce soir. Vous voulez vous joindre à nous ?

- Oh non, j’ai déjà tellement de mal à garder les yeux


ouverts, je ne vais pas avoir la force de boire un verre. Je vais
vous laisser entre hommes et aller me coucher pour de bon ce
coup-ci.

80
- Pas de soucis. Alors je vous dis bonne n...

- Est-ce que vous voulez bien dormir avec moi s’il


vous plaît ?”

C’est la question que j’attendais autant que je la


redoutais. Une femme comme ça, on la baise pas. On lui fait
l’amour avec supplément papouilles. On lui murmure du
Shakespeare à l’oreille. Et on finit par peindre son portrait nu
à l’aquarelle. Mais tout ça, c’est hors de mon domaine de
compétence. Tout va si bien jusque là, je n’ai vraiment pas
envie de tout gâcher dans le final. Donc non, c’est une
mauvaise idée et je ne vais pas répondre favorablement à cette
proposition.

“Si gentiment demandé, j’accepte ! Je bois mon verre


et j’arrive.”

Je n'ai pas pu résister. Une femme avec le maillot des


Lakers sur le dos me demande de dormir avec elle, ça aurait
pu être ma tante que j’aurais accepté. Elle repart se coucher
dans le lit. J’ouvre la porte d’entrée et m’installe sur la chaise
de camping située sur la terrasse. Je verse du lait dans une
gamelle pour le Chat qui commence à s’impatienter. Je fixe
l’horizon noir. J’entends les vagues s’écraser délicatement sur
la plage. Je porte le goulot de la bouteille à ma bouche et me
lèche le pourtour des lèvres. Le temps s’est rafraîchi après
l’orage et le lait me procure des frissons.

81
“Dois-je accomplir l’acte de chair avec cette femme
gros chat ?”

Le Chat boit son lait sans sourciller d’une moustache.

“Serait-ce une noble action chevaleresque ou une


diabolique machination ?”

Le Chat se lèche vigoureusement la patte puis la porte


à ses oreilles.

“Tu penses que je l’ai ramené à la maison que pour ça


pas vrai ? Que tout était prémédité ? Tu penses que je n’aurais
pas fait autant preuve de générosité et de bienveillance après
avoir sauvé cette femme, si elle avait été grosse et moche ?”

Le Chat se lèchouille dorénavant les couilles avec sa


langue râpeuse.

“Eh ben t’as tout faux. Je me serais enfui de la rue


avant de la sauver. Et je serai comme toi en train de me
caresser le manche sans avoir à me demander si je dois mettre
un pyjama pour aller dormir avec une femme.”

Le Chat poursuit sa toilette et s’attaque à son poitrail.

82
83
“Tu penses que je devrais arrêter de me poser des
questions à la con pas vrai ?”

Le Chat ne répond toujours pas à mes questions


puisqu’il n’est pas doué de parole.

“T’as pas tort. Je sais ce que je vais faire. Je vais y


aller à la cool le canon chargé comme Chuck au Vietnam, et
j’apporterai une réponse appropriée seulement en cas
d’attaque de l’ennemi.”

Le Chat range sa langue et redresse péniblement son


corps alourdi par le rab de pâtée qu’il doit s’avaler à chaque
repas. Il se tourne en direction de la porte et fixe la poignée de
ses yeux tellement perçants qu’il ne doit pas être loin de
pouvoir la faire ouvrir tout seul. Je me lève pour l’aider dans
sa besogne et pour éviter qu’il mette de nouveaux coups de
griffes dans ma porte en chêne centenaire contreplaqué. Une
fois dans le salon, le Chat s’installe tout de suite sur le canapé
emballé à l’idée de finir la soirée sur mes genoux devant un
autre film.

“Non désolé pas de séance de minuit ce soir mon


minou.”

Impassible dans sa position de Sphinx, le Chat me


mitraille de ses grandes billes graves et incrédules. Je lis dans
ses rétines le désappointement quand il s'aperçoit que je ne me

84
dirige pas vers le meuble à cassette mais vers la porte de ma
chambre.

La lumière encore allumée derrière la porte de la suite


nuptiale, je me prépare mentalement à l’éventualité que
Felicity m’attende en petite tenue dans une position explicite,
sucette à la bouche, en me lançant “Viens près de moi mon
grand”. Mais c’est à peu près l'exact inverse de cette scène qui
s’offre à moi lorsque je pousse la porte. C’est une minuscule
pièce ressemblant plus à un cagibi qu’à une chambre et ne
laissant la place qu’à mon lit, une table de nuit et une
commode verticale qu’il ne vaut mieux pas ouvrir sous peine
qu’elle dégueule des fringues. Sur le lit d’amour gît Felicity
sur le dos, telle une sirène échouée sur la plage, profondément
endormie.

La tentation de retrouver mon canapé et de


m’endormir devant un film est grande, mais je décide d’aller
au bout de mes promesses et de faire face à mon destin. Je
retire mon sweat et me défroque. Bien que dormant à poil
habituellement, je garde mon caleçon. C’est toujours assez
malheureux de l’avoir sur soi seulement quand tu dors avec
une fille. Et bien sûr, j’enlève mes chaussettes car je pense
que les gens qui gardent leurs chaussettes pour dormir (ou pire
encore pour baiser) devraient passer de longues années
derrière les barreaux d’une prison fédérale. Dans ma presque
tenue d’Adam, je m’installe à ses côtés. Je suis sur le dos,
droit comme un I, à deux centimètres du vide et avec un bout
de couette sur les cuisses pour cacher une potentielle érection.
Je me sens comme l’ado à quelques minutes de sa première

85
fois, le stress de comment mettre sa capote et la peur de
décharger en moins de trente secondes en moins.

Je me relève légèrement pour mettre mes épaules et


ma tête contre le mur. Felicity ne réagit toujours pas. Je me
tourne les pouces, attendant patiemment mon heure. J’en
profite pour admirer mon ventre depuis là-haut. Il est encore
plat mais les abdos présents il y a quelques mois ont
pratiquement disparu. En baissant encore un peu plus le
menton, je perçois deux pectoraux encore dessinés mais qui
passent doucement mais sûrement de la colline rocailleuse à la
butte gélatineuse. Je sais que je suis à la croisée des chemins.
Soit je me reprends tout de suite, soit je vais avoir un bide de
merde et des nichons dont je vais jamais pouvoir me défaire.
Demain, jogging à 6h30 sur la plage, c’est décidé. J’éteins la
lumière et je m’empresse de fermer les yeux pour dormir.

Une minute n’est pas encore passée que je rallume


déjà la lampe. Ce n’est pas mon heure. Scrutant chaque recoin
de la pièce pour éviter de mettre mon regard sur Felicity et
tenter une bêtise, je finis par tomber sur Orgueil et Préjugés,
que ma partenaire de lit avait dû reposer sur la petite table à
côté. Je m’en saisis et lis la quatrième de couverture. “Ah
putain mais c’est lui Darcy”.

Alors que je feuillette les pages du bouquin, une


crinière châtain vient se poser sur ma poitrine accompagnée
d’une sorte de grognement chantonnant. Quelque peu surpris,
je repose le livre sur la table de chevet. Avec un premier bras

86
coincé sous le corps de Felicity, je me retrouve gauche de ce
bras droit que je ne sais pas où mettre.

“Vous devriez vraiment lire Orgueil et Préjugés un


jour M. Kowalski. Avec ce genre d'œuvre, on ne parle plus de
siècles. C’est intemporel et éternel. Vous n’aimez pas lire ?”

Sa question est intéressante mais c’en est une autre


qui me trotte dans le crâne. Est-ce que je dois poser ma main
droite sur sa tête ou sur son cul ? Je me résous néanmoins à
répondre d’abord à la sienne.

“Quand j’étais plus jeune, je lisais pas mal. Puis j’ai


découvert MTV, l’Atari, les VHS. C’est devenu plus difficile
et je ne lis plus grand chose à part des comics.

- Je ne sais pas comment vous faites, je ne peux pas


me passer de lecture. Je laisse mon imagination faire la mise
en scène de l’histoire. Je trouve ça plus poétique et stimulant.

- Mon imagination est devenue fainéante. Et, je me


suis rendu compte que d’autres que moi avaient une
imagination beaucoup plus foisonnante et qu’en plus ils ont
les moyens de la mettre en image dans des films. Regardez
Blade Runner un jour et vous comprendrez.”

Felicity détend ses jambes et se retourne pour se


mettre sur le dos en ayant toujours la tête sur mon torse.

87
“Est-ce que vous aimez votre vie ici ?, me demande
t-elle passant d’un sujet à l’autre sans faire l’effort d’une
transition.

- Des fois, je me dis que je suis l’homme le plus


heureux du monde car je vis tout seul avec mon chat dans une
caravane sur la plage. Des fois, je me dis que je suis l’homme
le plus malheureux du monde car je vis tout seul avec mon
chat dans une caravane sur la plage. Pour l’instant, c’est la
première option qui me vient beaucoup plus souvent à l’esprit.
Le jour où ce sera l’inverse, je partirai avec ma collection de
cassettes en espérant que le Chat me suive. Et on ira vivre de
nouvelles aventures.”

Felicity ne répond pas. Les pieds sous la couette mais


la tête dans les nuages, elle a yeux dorénavant ouverts, tournés
vers un horizon de murs blancs qu’elle essaye de traverser..

“Vous allez bien ? Est-ce que vous vous êtes remise


de vos émotions ?

- J’ai comme le sentiment que ma vie a basculé. Je me


sens comme une de ces héroïnes des romans ou des contes
que je lis depuis mon enfance. Non plus seulement par
procuration ou dans des mondes imaginaires. Mais dans la
réalité. La réalité est frappante... Ce soir, j’ai l’impression
d’avoir vécu de grandes aventures alors que je me suis faite
agressée et j'ai eu la peur de ma vie. Celles qui changent un
homme ou une femme pour toujours. Vous devez me trouver
idiote car pour vous, tout cela n’est peut-être pas grand chose

88
et vous l’aurez oublié dans deux jours. Mais pour moi... J’ai
l’impression que ça remet en cause toute ma petite existence
et mon monde vacille. Je vous avoue que ça me trouble
énormément. Je n’ai pas arrêté d’y penser en allant me
coucher.

- Vous savez, j’entends beaucoup d'histoires dans mon


taxi. Une fois, un monsieur a raconté à son voisin qu’il avait
joué au basket avec Kennedy. Incroyable non ? Et pourtant,
j’ai préféré vous écouter ce soir me parler du Moyen-Âge et
de littérature française. Y a pas besoin de frôler la mort toutes
les deux semaines, habiter dans une caravane avec un chat
obèse ou de s'incruster dans une branlette collective avec le
président pour vivre une vie incroyable. Vous voyez ce que je
veux dire ?”

Il faut vraiment que je travaille mes images et mes


exemples. L’absence de réponse indique que Felicity ne
semble pas convaincue par mon argumentaire.

“Laissez-moi alors vous raconter une histoire. C’est


même plus qu’une histoire. C’est une légende.”

A cet instant, je me rends compte que j’ai


machinalement mis ma main sur sa tête, et non sur ses fesses.
Je lui caresse doucement les cheveux. Ça doit être la sale
habitude de dormir avec le Chat.

L’histoire se déroule dans la contrée de Wonderland,


plus précisément à Wondercity. Jadis, Wondercity fût une cité

89
bénie des dieux, gardée par les anges. Mais le diable,
contrarié par ce paradis terrestre, décida d’y mettre un terme.

Il fit s’abattre une tempête. Une tempête qui, au


départ, ne troubla pas le ciel bleu et le soleil radieux de la
cité. C’est là son coup le plus magistral. Le cauchemar a des
allures de rêve. La bête a l’apparence de la belle. Les enfers
prennent racines dans le sable fin et dans l’océan d’un bleu
immaculé. Devenue cité des âmes corrompues, elle enfanta
nombre d’hommes pervertis. Auparavant gardiens de la vertu,
les anges furent dès lors pris pour cible. Ainsi, quittèrent-ils
tous ce triste lieu où plus personne ne veillait sur eux.
Dorénavant ville gardée par l’armée des ombres, le mal
côtoyait la haine. L’obscurité se mêlait à la noirceur. Funeste
était le dessein des hommes, qui se livrèrent à la débauche
physique et la dépravation morale.

Leur condition semblait désespérée jusqu’au jour où


une guerrière de lumière fit son apparition dans les sinistres
ruelles de Wondercity. Pourquoi était-elle là ? Nul ne le
savait. Guidée par sa générosité, la guerrière poursuivait son
chemin sans détour et tête haute dans les méandres d’une
dangereuse obscurité.

Les chevaliers de l’ombre, tapis dans les ténèbres,


voyaient d’un mauvais œil l’arrivée d’une chevaleresse de
lumière sur leur territoire. Face au péril rayonnant que
représentait la jeune femme, deux d’entre eux s'attaquèrent à
elle pour la forcer à rejoindre l’armée des ombres. Mais cette
fatale machination ne put jamais s’écrire. Sous la pluie

90
battante, l'étincelante guerrière terrassa ses ennemis au terme
d’un combat épique. Ainsi, la lumière s’invita là où
l’obscurité régnait depuis la nuit des temps. Les lampadaires
chancelants devinrent des étoiles scintillantes, les chevaliers
des ombres devinrent de blanches colombes qui s’envolèrent
dans le ciel éclairci. L’humanité revint dans le cœur des
hommes.

La soldat du Bien continua son périple à travers la


nuit resplendissante jusqu’au château du Baron de Wonder
Beach où l'accueillit son hôte. Car même les guerrières de
lumière doivent se reposer la nuit. C’est dans un sommeil bien
mérité et des rêves dorés que s’acheva cette aventure de la
guerrière à la chevelure d’or.

“C’est moi la guerrière à la chevelure d’or ?

- Je ne sais pas si c’est vous mais elle vous ressemble


beaucoup.

- La morale de votre histoire c’est de dire que tout le


monde, même moi dans ma vie de rat de bibliothèque, peut
être le héros de son histoire ?

- Plus que ça. Qu’on peut tous être le super-héros de


n’importe quelle histoire.

- Et aussi que le merveilleux se cache dans chaque


recoin d’une réalité qui semble si désespérément fade et
monotone ? Qu’être au monde est d’abord une mise en scène

91
de son existence ? Que le sens de la vie émane d’une
construction mentale de ses actes ?

- Alors ça, je n’y avais pas vraiment pensé pour être


honnête mais c’est tout à fait juste.”

Elle se tourne et me regarde en souriant. Je plonge


dans ses yeux pétillants devenus presque verts d’une infinie
profondeur. Et surtout d’une infinie clarté. J’y vois le reflet
d’une âme apaisée. Délicatement, elle repose sa tête sur mon
torse. Sa chevelure éparpillée forme une toison d’or sur ma
poitrine. Elle n’est peut-être pas aussi belle que le soleil mais
elle est solaire.

“Vous m’avez fait comprendre qu’il n’y a pas besoin


de cape pour être un super-héros. Mais j’ai aussi compris qu’il
n’y a pas besoin d’avoir des ailes pour être un ange. Je vous
souhaite une bonne nuit M. Kowalski.

- Vous vous servez de moi comme oreiller pour


dormir donc je pense qu’on est vraiment arrivé au stade où
vous pouvez m’appeler Johnny et me tutoyer.

- Oh non s’il vous plaît. On ne tutoie pas un prince


charmant. Laissez-moi un zest de merveilleux dans cette triste
réalité.”

Et Felicity s’envole ainsi pour le monde des rêves.


J’aimerais beaucoup la rejoindre, mais dans cette position
c’est impossible. J’attends cinq minutes afin d’être certain

92
qu’elle soit profondément endormie. Je libère mon bras
agonisant sous ses côtes. Je me redresse aussi délicatement
que possible pour épargner à ma nuque les souffrances d’une
torsion continue. J’essaye enfin de me dégager sans réveiller
la dame. Difficilement, je me saisis de l’oreiller à ma droite au
bout du lit. J’essaye maintenant de réitérer la scène d’Indiana
Jones en tentant de remplacer méticuleusement mon pectoral
gauche par l’oreiller, sans qu’elle ne se rende compte de rien.
L’opération est plus bouchère que chirurgicale mais Felicity
ne s’est miraculeusement pas réveillée.

Me voilà dorénavant de retour sur le canapé bercé par


le ronronnement de mon gros chat roux, heureux ou pas de me
revoir. Le bonheur se lit difficilement sur le visage des chats.
En tout cas, je lui gratouille la tête pour lui faire comprendre
que je suis heureux de le retrouver ici finalement. Ne pas
baiser une femme qui dort dans mon pieu, soit, mais si en plus
je dois la câliner toute la nuit, faut quand même pas abuser.
Mon romantisme a des limites.

Mais cette conclusion de soirée me convient très bien.


J’ai eu mon quota de péripéties du samedi soir pour arriver au
boulot lundi de bonne humeur. Et puis, qui a dit que se taper
une belle fille quand tu la ramènes chez toi était la conclusion
logique ? Certes 95% des hommes. Et moi le premier. Sous
peine que je fasse une blague sur l’orientation sexuelle de
l’homme qui aurait clamé le contraire. Sauf à Ernesto. Mais ce
soir, j’ai compris quelque chose. L’important en fait, c’est pas
que l’histoire se termine bien. C’est qu’elle se termine comme

93
elle doit se terminer. Finalement, toutes les belles nuits sans
baiser ne se déroulent pas qu’à Noël.

94
IV
MATIN

“Vous me promettez que vous ne me jugerez pas


quoique vous puissiez entendre sur ma personne dans ce
commissariat ?”

Le lendemain matin, Felicity et moi marchons sur la


promenade le long de la plage. Quelques petites mèches de sa
chevelure voltigent sous les coups de la brise. Des retraités
promènent leur chien. Des couples de jeunes gens flânent. Ils
nous ressemblent un peu. Le ciel a repoussé les nuages dans
les cordes pendant la nuit. Il a retrouvé toute sa vitalité azur et
laisse tout le loisir au soleil de caresser délicatement nos
peaux de ses rayons matinaux. C’est le temps idéal pour
déposer une plainte.

“Qu’est-ce qui pourrait se dire de si terrible à votre


propos pour que vous me demandiez ça ? questionne Felicity
à son tour.

- Je me suis retrouvé dans une mésaventure il n’y a


pas si longtemps. Et je pense que mes amis policiers vont me
rappeler cet événement en prenant bien soin de ne pas faire
dans la subtilité et la délicatesse.

95
- Rien ne pourra me choquer. Excepté si j’apprends
que vous avez lu plus que la quatrième de couverture d’un
livre d’Emily Brontë.

- Me voilà rassuré.”

Après avoir descendu la plage sur un kilomètre puis


repiqué vers le centre-ville, nous arrivons face au
commissariat de Manhattan Beach. C’est un beau bloc de
béton grisonnant où la laideur semble être au cœur du cahier
des charges, comme pour tout bâtiment de l’administration
municipale. Une efficacité architecturale au service de
l’inefficacité bureaucratique. Seule la bannière étoilée du
drapeau américain qui flotte dans l’air apporte un peu de
gaieté à l’édifice.

Une fois entrés dans le bâtiment, nous nous


retrouvons face au guichet d’accueil. Derrière lui, un homme
d’une cinquantaine d'années est occupé à faire des mots
croisés et ne nous a pas encore aperçus.

“Agent Jerry Randolph.

- Johnny, ça faisait longtemps !”

Jerry me serre la main et salue poliment Felicity. Son


visage, plus expressif que les derniers cheveux qui lui restent
sur le crâne, est plein de bienveillance. Je lui raconte en deux
mots les raisons de notre visite au chef. Je l’ai toujours connu
derrière son guichet. Et les plus anciens aussi l’ont toujours

96
connu derrière son guichet. Le nombre de fois où j’ai vu ses
jambes doit se compter sur les doigts de la main. Je lui ai déjà
demandé plusieurs fois, “Jerry, tu t’emmerdes pas derrière ton
comptoir toute la journée ? Tu veux pas être flic sur le terrain
pour aller flinguer des voyous ?” Sauf que le sang il aime pas
ça, l’autorité il en a pas spécialement, et porter une arme à sa
ceinture ne lui file pas plus d’une demi-molle.

Donc rester derrière son petit bureau entre 8h et 17h


du mercredi au dimanche à renseigner les gens et faire un peu
de paperasse, ça lui va pas trop mal. Le salaire n’est pas
mirobolant mais il lui permet d’avoir son petit pavillon à
crédit avec jardin et d’emmener sa femme faire un
bowling-resto une fois par mois le lundi soir. Il aurait aimé
avoir ses week-ends mais bon, faut pas compter sur lui pour se
plaindre à sa hiérarchie.

En fait, les seuls moments où il fait un truc qui


ressemble à l’idée qu’on peut se faire traditionnellement d’un
travail de flic, c’est à la maison dans le canapé devant
America's Most Wanted lorsque sa femme lui demande
d’appeler le standard de l’émission parce qu’elle a cru
reconnaître un criminel au supermarché et qu’il doit faire sa
description. C’est quelqu’un de vrai qui ne se prend pas pour
ce qu’il n’est pas. Il a toujours un mot gentil à la bouche ou un
sourire quand il n’en a pas.

97
98
“Oh Johnny, j’ai enfin pu regarder ta cassette. J’ai dû
négocier un moment avec ma femme mais j’ai fini par avoir
l’autorisation.

- Elle a été dure en négociation ?

- Je vais devoir regarder des séries médicales avec


elle pendant les 3 prochaines semaines...

- J’espère que le sacrifice en valait la peine...

- J’ai bien aimé. Y avait beaucoup d’action et de


rebondissements. Mais par contre, les policiers sont presque
tous bêtes et incompétents dans le film. Je crois qu’on n’aime
plus trop les flics du côté d’Hollywood.

- Si t’en as marre que les flics soient cons dans les


films, ne laisse surtout pas Spielberg entrer dans ce
commissariat s’il vient porter plainte.

- Ahah, c’est bien noté Johnny !

- A plus tard Jerry.”

En empruntant le couloir situé sur la gauche du


guichet de Jerry, nous débouchons sur une vaste pièce où une
tripotée de flics, derrière leur bureau ou à la machine à café,
m’attendent le couteau entre les dents. Les flics n’ont pas
toujours besoin d’une bonne raison pour sortir la mitraillette.

99
A peine ai-je pointé le bout de ma basket que le sergent
Howard gueule mon nom, provoquant les sifflets et les
applaudissements de tout le poulailler lors de mon apparition.

“Johnny ma petite chatte youhou !”

“Y t’en reste au coin de la bouche Johnny !”

Ça me balance des piques homophobes comme les


flèches tombant sur un aventurier qui tenterait de voler
l’artefact sacré d’un peuple amazonien.

“Hey Kowalski, tu veux être ma cavalière pour le bal


de la police ?”

“Titille-moi le trou du cul Johnny !”

Les flèches pleuvent de toute part mais elles ne


m’atteignent pas vraiment. Elles me font tout juste quelques
égratignures. Ça fait bien longtemps que j’ai une réputation de
taré dans la ville, et particulièrement dans ce commissariat.
Donc j’en n’ai plus grand chose à foutre de leurs conneries.
Ce spectacle me fait juste un peu chier vis-à-vis de Felicity.
D’une part, je n’ai pas envie que mon déshonneur s’exporte
jusque dans le Kansas. Mais surtout, j’aurais aimé que Felicity
ne perde définitivement pas foi en l’être humain qui a une
paire de couilles greffée à l’entre-jambes.

“Mais qu'avez-vous fait pour les exciter comme ça ?

100
- Je vous raconterai plus tard.”

Je prends la main de Felicity et trace tout droit pour


qu’on sorte au plus vite du champ de bataille. Une fois la
grande salle des bureaux traversée, on se retrouve au fond du
bâtiment où sont situés le bureau d’Oncle Sam, de la
secrétaire et le bureau des plaintes. J’invite Felicity à patienter
quelques petites minutes sur un banc à l’extérieur. Oncle Sam
raccroche le téléphone au moment où je fais mon apparition
dans son bureau.

“Qu’est-ce que t’as encore fait pour les exciter


comme ça ?

- Bonjour Oncle Sam, je te raconterai ça plus tard. J’ai


un service à te demander.”

Oncle Sam n’est pas le père que je n’ai jamais eu,


mais le père que j’aurais préféré avoir. Il aurait sûrement pas
changé mes couches ou connu ma pointure de chaussures.
Mais il serait venu me voir au basket même si j’étais
remplaçant tout le match. Je me serais sûrement endormi
quelques soirs en demandant à maman “Il est où est papa ?
Pourquoi n’est-il pas encore rentré ?” Mais au moins, ça aurait
signifié que j’étais heureux de retrouver mon père à la maison.
A défaut d’avoir été mon père, il a été mon oncle adoptif, et
c’est déjà pas si mal.

101
“Je t’écoute. J’aimerais bien savoir ce qui t’amène ici
aux heures de la messe.

- Derrière cette cette porte, il y a une femme, Felicity


Williams, 29 ans, professeur de littérature à l’université de
Manhattan, Kansas. Celle-ci a été victime d’un crime
crapuleux. Au terme de son premier jour dans la ville des
anges, Felicity est tombée sur deux diablotins alors qu’elle
tentait de regagner son hôtel situé non loin de l'Université de
Californie du Sud. Ces deux crapules diaboliques,
prénommées José et Pablo, se sont attaqués à elle dans une
ruelle sur la 30e rue à l’angle de Vermont Square. Une grosse
frayeur, quelques bleus et le sac à main volé.

- Diablotins de type hispanique ?

- Exact. Je pourrais te faire un beau portrait-robot de


leurs têtes de glands.

- Tu étais donc présent sur les lieux du crime.

- J’ai fait plus qu’acte de présence.

- Tu as joué au héros ?

- Il y avait bien besoin d’un héros vu que les


anges-gardiens en uniformes ne venaient désespérément pas.
Mais vous avez l’occasion de vous rattraper et donner l’image

102
d’une police forte et veillant à la sécurité de ses concitoyens
en envoyant ces deux voyous derrière les barreaux.

- Tu es le seul témoin ?

- Depuis quand quand la police a besoin de preuves


pour arrêter deux Mexicains qui se sont attaqués à une fille
blanche ?”

Oncle Sam ignore ma question. Il est concentré à


griffonner des trucs sur un papier pendant que j’attends une
réponse. Il finit par m’en donner une sans trop se fouler parce
que je ne semble pas lui donner le choix.

“Les temps changent.

- Donc vous laissez des criminels dans la rue pour


vous purger de tous les innocents que vous avez balancés en
taule durant des décennies ?”

C’était le sarcasme de trop. Oncle Sam retire ses


lunettes de vue qu’il ne porte qu’en privé. Il daigne lever la
tête pour me lancer un regard noir de la mort qui me fait
l’effet d’une balle de calibre 24. dans la poitrine. Sous ses
yeux, ses cernes éternelles indiquent que les nuits de plus de
six heures ont été rares dans sa vie. Sa grosse moustache
blanche perd tout son pouvoir attendrissant. On ne perçoit
plus que les traits durs de son visage sévère et sa large
mâchoire qui a longtemps servi à hurler sur les petits
branleurs qui la ramenaient un peu trop. Je baisse la tête en

103
même temps que les yeux en même temps que le ton. C’est à
mon tour de finir enfin par répondre à sa question.

“Ernesto Gonzalez, patron du Good Movies Video


Store, pourra confirmer mes dires dans une cour de justice
main droite sur le cœur, main gauche sur la bible. Il était
présent sur les lieux. C’est même lui le vrai héros dans
l’histoire.

- Bien. Voilà ce qu’on va faire. Je vais aller voir ta


dame pour lui dire que nous allons prendre sa déposition. Je
vais envoyer un de mes hommes prendre celle de M.
Gonzalez histoire de bétonner le tout et faire notre travail. De
mon côté, je vais rencarder quelques collègues du South
Central.

- C’est tout ?

- Plainte et enquête, avec potentielles arrestations et


procès derrière pour un vol de sac à main... Tu sais que ta
copine avait plus de chance de gagner à la loterie.

- Oui je sais Oncle Sam. Dis-moi ce que je peux faire


pour toi afin de te remercier.”

Oncle Sam se lève de son bureau et regarde à travers


la fenêtre de son bureau. Sa silhouette est celle d’un homme
robuste, bien gardé malgré les années qui passent. Les épaules
larges, il se tient droit et rigide comme la loi qu’il représente.
Il porte son traditionnel uniforme de policier agrémenté de

104
quelques médailles du mérite. Oncle Sam pourrait porter un
costume mais il préfère porter son uniforme pour, dit-il,
montrer qu’il reste proche de ses hommes. Il a ajouté aussi
que le point commun entre tous les flics corrompus, c’est
qu’ils portent des costards.

“Tu tombes à pic, je viens d’avoir M. Ransom au


téléphone. Il a besoin de toi aujourd’hui.

- Un dimanche matin ? Il doit pas être dans son jardin


avec ses gosses et son golden retriever en train d’arroser les
plantes ?

- Sa femme vient de partir avec les enfants à San


Francisco pour rendre visite à sa soeur. Il est seul chez lui et il
voudrait un peu de compagnie.”

Quand tu es un flic avec des responsabilités, il est


facile d'échapper à ton devoir conjugal mais difficile
d’échapper aux magouilles. Je crois que les petits services
rendus par Oncle Sam aux notables de Los Angeles sont le
prix de son intégrité. Et moi, je vais devoir me priver d’un
dimanche devant des films de kung fu pour régler la facture
de ma liberté.

“Il peut pas mater un porno comme tout le monde ?

- Les hommes de pouvoir ne sont pas comme tout le


monde.

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- Ça me fait chier Oncle Sam. J’ai bossé comme un
connard cette semaine et j’ai déjà fait deux extras. Hier soir,
j'ai commencé mon weekend en me faisant défoncer la gueule
au clair de lune. J’ai bien mérité un peu de repos non ? En
plus, j’ai promis à Felicity d’assister à sa conférence sur le
Moyen-Âge cet après-midi. Donc, qu’il aille aux putes ou
qu’il aille au diable Ransom de mes burnes.”

Oncle Sam, toujours impassible, s’approche


doucement du téléphone dont il se saisit.

“Pas de problème Johnny. Je vais rappeler Adrian


Ransom, directeur du Département d'urbanisme de la ville de
Los Angeles, et lui dire qu’il ne pourra pas se taper sa
maîtresse aujourd’hui parce que M. Johnny Kowalski souhaite
assister à une conférence sur le Moyen-Age. Connaissant
l’homme de bon cœur derrière l’animal politique, je pense
qu'il se montrera très compréhensif.”

Il commence à composer le numéro sur son


téléphone. Je le sais bien capable d’aller jusqu’au bout. Je me
saisis donc rapidement du combiné dans les mains de l’Oncle
Sam pour le reposer.

“Je n’ai pas le choix ?

- Tu ne l’as plus mon garçon.

- Dis-moi tout.”

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Oncle Sam me tend le papier qu’il était occupé à
griffonner tout à l’heure. Dessus est indiqué l’adresse de la
fille à aller chercher. Ce n’est plus la même adresse que la
dernière fois.

“ll faut qu’elle soit à midi à la villa de Ransom.

- Laquelle ?

- Il n’en a qu’une, celle de Pasadena. L’autre à


Newhall, c’est un ranch.

- Au temps pour moi.

- Peu importe. Avant d’aller chercher la fille et te


rendre chez Ransom, tu passeras au parking de l'Hôtel de
Ville. Il veut l’artillerie lourde, tu prendras la Mercedes.
Costumes et chaussures se trouveront dans le coffre. Il y aura
aussi une enveloppe avec de quoi te payer le cinéma et le
pop-corn. Il veut que tu restes dans les parages au cas où il
aurait besoin de trimballer la petite à droite ou à gauche.

- Ce sont mes impôts qui payent tout ça ?

- Non ce sont les miens car tu n’en payes pas. Va


falloir que tu te mettes au boulot dès maintenant. Sois bien à
midi tapante devant chez lui. Sinon à 13h ta caravane sera
chez le ferrailleur.

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- Entendu. Je peux t'emprunter le téléphone ?”

J’appelle le dépôt afin de voir si un collègue ne peut


pas venir chercher Felicity rapidement pour l’emmener à
l’université. Par chance, Charlie est encore présent. En bon
samaritain, il m’a promis de venir la prendre d’ici 30 minutes.
C’est vraiment un chic type ce Charlie. Il va falloir que je me
débrouille pour lui trouver de nouvelles places pour un truc.
Mais pas pour un match de NBA ce coup-ci.

“Autre chose ? demande Oncle Sam.

- Une dernière. Felicity n’a plus de papiers et de


billets de retour. Elle avait réservé sa place dans le vol L.A. -
Kansas City de 18h25, tu peux faire quelque chose ?

- On lui fera un document d’identité provisoire et je


vais téléphoner à l’aéroport pour les prévenir, je connais du
monde là-bas. Il n’y aura aucun souci, tu peux te mettre au
travail sans te tracasser pour elle. Elle est entre de bonnes
mains.”

Le cœur léger, je sors du bureau pour dire adieu à ma


belle, lui murmurer quelques dernières paroles poignantes à
l'oreille, espérant l’ultime baiser sur le quai de la gare avant
mon départ à la guerre.

“... c’est à l’intérieur que ça m’a le plus marqué. La


cicatrice est invisible. Mais nous sommes préparés à tous les
sacrifices car ce n’est pas un simple métier qu’on fait. C’est

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une mission pour améliorer l’humanité... L’insigne du policier
est sur le cœur et ce n’est pas par hasard…”

Ce clown de Bryan Bellamy est en train de faire son


petit numéro devant ma pauvre Felicity. Bellamy est un jeune
branleur, fils indigne d’un grand procureur de L.A. Bon à rien
sauf dans le domaine du dépucelage de lycéennes et
récalcitrant à l’éducation de papounet, il a été placé en
couveuse par Bellamy Sr. chez l’oncle Dotson pour lui
apprendre un peu la vie et le former. Une place d’inspecteur
au LAPD, gardée bien au chaud, l’attend ensuite. Ou s’il est
vraiment bon à rien, il sera envoyé dans un service de la
mairie à un poste spécialement créé pour lui. On peut s’en
faire pour beaucoup de choses dans le monde, mais pas pour
l’avenir de Bryan Bellamy.

“J’ai une arme à la ceinture et pourtant je me sens si


vulnérable face à vos deux yeux verts qui me ciblent...”

C’en est trop pour moi. “Arrête tes conneries


Bellamy, va jouer au cow-boy des cœurs ailleurs !

- Kowalski. Quelle surprise ! Je pensais pas que tu


montrerais de nouveau en public. Comme je ne ne pensais pas
entendre quelque chose de plus drôle de ma vie que lorsqu’on
m’avait raconté le jour où Dylan s’était fait foudroyer les
burnes par une méduse. Mais ça c’était avant que j’apprenne
que ce bon vieux Kowalski s’est fait avaler le poireau dans les
chiottes d’un bar par un travelo ! Kowalski putain... t’es
vraiment un champion toute catégorie.”

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Cette histoire me rend tellement faillible à la vanne
que mon talon d’Achille devient un bouclier. Dans ces cas
d’extrême vulnérabilité, il est nécessaire d’adopter une
posture d’apaisement.

“Et si c’était à ton tour de me la gober espèce


d’enculé ?

- Vu où t’as l’habitude de la fourrer, je préfère encore


pomper la queue de Freddie Mercury !”

Felicity va au bout de sa promesse en se gardant


d’exprimer toute émotion, que ce soit au moment de la grande
révélation ou du débat d’idées qui s'ensuit. Les réflexions ne
volent pas haut mais on les gueule fort. Jusqu’au moment où
Oncle Sam déboule de son bureau pour sonner la fin de la
récréation.

“Bon sang de merde, Johnny, Brandon, mais vous


vous croyez où !? Fermez-là ! Bonjour Madame Williams.
Veuillez nous excuser pour cette scène embarrassante. Je suis
le chef Sam Dotson. Un de mes hommes va prendre votre
plainte immédiatement...

- Très bien chef je m’en occupe, coupe Bellamy.

- Non Brandon, Hopkins s’en chargera. Tu es déjà


occupé à autre chose.

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- Ouais Brandon, dis-je, t’es notamment occupé à
trouver le clebs qui chie partout sur la plage depuis plusieurs
semaines. Je pense que tu devrais mener ton enquête du côté
du caniche de Mme. Baker. Un vrai baiseur de mollet et un
chieur fou en puissance si tu veux mon avis. Mais je laisse la
police faire son travail. La population de Manhattan Beach
compte sur toi.

- Johnny, dit Oncle Sam, tu l’ouvres encore une fois,


tu finis la matinée en cellule avec un camé.”

Depuis la fois où Oncle Sam m’a mis en garde à vue


et fait passer un vrai interrogatoire musclé parce que je ne
voulais pas avouer que j’avais dessiné une bite au marqueur
sur la voiture de l’agent Willis quand j’étais bourré, je sais
qu’il est capable de tout. Je fais profil bas et laisse Bellamy
s'éclipser avec un petit sourire narquois.

“Madame Williams, je vais m’assurer


personnellement qu’une enquête soit ouverte. Nous ferons ce
qui est en notre possible pour appréhender les suspects. Après
votre déposition, vous serez ramenée à l’Université.

- Ce n’est donc pas vous M. Kowalski qui me


ramenez ?, m’interroge Felicity avec la déception polie de
quelqu’un qui a reçu un cadeau de merde à Noël de la part de
sa mère.

- Non Felicity, je viens d’être prévenu d’une urgence


au travail. Mais j’ai appelé mon collègue Charlie. Il vient vous

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chercher d’ici une petite demi-heure ici. Vous devriez arriver à
temps à la fac. Le Chef Dotson s’occupe de tout en ce qui
concerne les papiers et l’avion.

- C’est exact. Je vous fais la promesse que vous serez


chez vous ce soir dans le Kansas.

- Je suis tellement soulagée... Je ne sais comment


vous remercier Chef Dotson.

- Je vous en prie Madame Williams, c’est notre


travail.”

Oncle Sam se retire pour aller prévenir Don Hopkins,


l’un des rares flics au QI positif dans l’assistance, de prendre
la plainte de Felicity.

“Je suis désolé Felicity de ne pas pouvoir assister à


votre conférence. Est-ce que votre performance sera filmée ?

- Il y aura peut-être un enregistrement sonore. Mais je


ne pense pas qu’il sera diffusé sur MTV. Il faudra venir me
voir à Manhattan pour en savoir plus.

- Au revoir Felicity, c’était un plaisir.

- Merci M. Kowalski, pour tout.”

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Un ultime sourire de part et d’autre met fin à ces
adieux. Je me retourne pour emprunter le tapis rouge invisible
qui me reconduit à la réalité. Je sors du commissariat sous les
insultes et les mauvaises imitations de gays d’une
demi-douzaine de flics. Dans ma tête, tout ce cirque est
semblable à des ovations et une pluie de confettis qui
m’honorent.

Merci à toi Felicity. L’espace de quelques heures, je


pense avoir été un homme meilleur que je ne le suis vraiment.

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