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Mathieu Marion

Ludwig Wittgenstein
Introduction au « Tractatus logico
philosophicus »

2004
Copyright
© Presses Universitaires de France, Paris, 2015
ISBN numérique : 9782130636472
ISBN papier : 9782130533344
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Présentation
Il importe de comprendre le point de départ de la philosophie
de Wittgenstein, celle exprimée dans le Tractatus. Cette
introduction est une présentation de l'ensemble des sujets
abordés dans ce livre à partir de son contexte, c'est-à-dire de
travaux de Frege et de Russell : questions d'ontologie, d'analyse
du langage, de logique mathématique et d'éthique ainsi que
celle du statut de la métaphysique.
Ta b l e d e s ma t i è re s
Introduction

Les enjeux : de l’analyse logique du langage aux « problèmes


de la vie »

Signification, image et jugement

Langage, monde et pensée

L’analyse de la proposition

Problèmes ontologiques

L’opération : logique et arithmétique

Le monde sub specie œternitatis

Bibliographie
Introduction

À côté de choses bonnes et originales, mon livre, le traité


log. phil., contient aussi sa part de kitsch.
L. Wittgenstein

C ette étude a pour ambition d’introduire le lecteur au


Tractatus logico-philosophicus [1] , le seul livre que Ludwig
Wittgenstein publia de son vivant. Ingénieur de formation,
Wittgenstein s’inscrit à Cambridge en 1912 pour y faire des
études de philosophie sous la direction de Bertrand Russell. En
1913, il s’isole sur la rive d’un fjord norvégien pour y poursuivre
ses réflexions. G. E. Moore lui rendra visite au printemps 1914 ;
Wittgenstein lui dictera des notes à l’intention de Russell (NL).
Lorsque la guerre est déclarée en 1914, Wittgenstein s’engage
dans l’armée autrichienne. Durant la période s’étendant de son
séjour en Norvège jusqu’à la fin de la guerre, Wittgenstein
remplira six carnets de notes, dont trois seront retrouvés (C).
Une version préliminaire de son livre, le Prototractatus, sera
publiée en 1971 [2] . Son Logisch-philosophische Abhandlung
paraît en 1921 dans le dernier numéro de la revue Annalen der
Naturphilosophie. Une traduction anglaise paraît l’année
suivante sous le titre de Tractatus Logico-Philosophicus.
Wittgenstein se désintéresse alors de la philosophie  ; il n’y
reviendra qu’en 1928-29, lorsqu’il rencontre les membres du
Cercle de Vienne. Le contenu de certains textes de cette époque
(QRFL, CE, WCV, D) reste proche de celui du Tractatus, mais
Wittgenstein répudie rapidement son livre. Ce qui survient par
la suite n’est plus du ressort de cette introduction.
Le Tractatus fait moins de cent pages et peut être lu en une
séance à condition de consentir à n’y comprendre à peu près
rien. Wittgenstein lui-même n’apporterait par ailleurs presque
aucun secours au lecteur désemparé, lui qui écrivait à un
éditeur pressenti : « Vous ne le comprendrez pas » (L, p. 219), ou
qui avouait encore à Frank Ramsey, à peine quelques années
après la parution du livre, qu’il «  avait oublié ce qu’il avait en
vue » en écrivant certains passages (M, p. 51). Le Tractatus est
un ouvrage scellé de sept sceaux et il va sans dire qu’il soulève
de nombreux problèmes d’interprétation qu’il me sera
impossible d’aborder dans cette introduction, alors que je
devrais plus souvent qu’autrement en régler d’autres
silencieusement. Je me contenterai donc de présenter, dans une
attitude libre de préjugés, ce qui m’apparaît être la trame de
l’œuvre, en me concentrant sur son noyau dur, tout en
couvrant le plus grand nombre d’aspects, avec le plus de
cohérence possible.
Afin de ne pas alourdir mon texte, j’ai aussi pris le pari de ne
faire aucune référence aux critiques du Tractatus que l’on
retrouve dans la «  deuxième  » philosophie de Wittgenstein. Il
s’agit aussi d’éviter une lecture biaisée. Anthony Kenny a en
effet montré, dans «  The Ghost of the Tractatus  », que
Wittgenstein avait tendance à exagérer les différences entre sa
«  deuxième  » philosophie et celle du Tractatus et donc à
présenter une image déformée de sa première philosophie [3] .
J’essaierai d’exposer les idées centrales du Tractatus dans les
termes les plus clairs possibles et présupposer le moins possible
de la part du lecteur. Cependant, l’œuvre de Wittgenstein
participe au renouvellement des questions et concepts
fondamentaux de la philosophie au contact de la logique
moderne – on oublie trop souvent que la tradition
métaphysique a déployé son discours sur la base de la
syllogistique, conçue comme propédeutique – ; il n’est donc pas
possible d’exposer ses idées à un lecteur qui n’est pas muni au
préalable de quelques notions élémentaires de logique
formelle [4] .
Selon la seule note en bas de page de l’ouvrage, accompagnant
la première proposition, les nombres décimaux attachés à
chacune d’entre elles indiquent leur «  poids logique  », c’est-à-
dire leur importance dans l’exposition. Wittgenstein écrira plus
tard que «  la clarté et la netteté du livre dans son ensemble  »
reposent sur cette numérotation, sans laquelle «  il ne pourrait
apparaître que comme un fatras inintelligible  » (L, p. 222).
Malheureusement, Wittgenstein ne la respecte pas : de quelles
propositions, par exemple, le 2.01 ou encore le 3.001 peuvent-ils
être des commentaires, puisque 2.0 et 3.00 n’existent pas  ? De
plus, le «  poids logique  » de certaines propositions ne semble
pas du tout être reflété par leur rang. Pour ne prendre qu’un
seul exemple, ce que Wittgenstein appelle sa «  pensée
fondamentale  » est énoncé au 4.0312  ! Malgré le fait que nous
devrions ne pas porter trop attention à cette numérotation, il
faut que nous gardions à l’esprit la règle qui veut que les
propositions 1, 2, 3, 4, 5, 6 et 7 occupent une place privilégiée.
Notes du chapitre
[1]  ↑  L. Wittgenstein, Logisch-philosophische Abhandlung / Tractatus Logico-
Philosophicus. Kritische Edition, B. F. McGuinness et J. Schulte, Francfort, Suhrkamp,
1989  ; trad. angl., Tractatus Logico-Philosophicus, trad. de D. F. Pears et B. F.
McGuinness, Londres, Routledge & Kegan Paul, 2e éd., 1971. Il existe en langue
française deux traductions, celle de Pierre Klossowski (Paris, Gallimard, 1961) et
celle, recommandée, de Gilles-Gaston Granger (Paris, Gallimard, 1993). Les passages
cités sont cependant repris de la traduction de François Latraverse, discutée pendant
l’année universitaire 2000-2001 au Groupe de recherche Peirce-Wittgenstein de
l’Université du Québec à Montréal.
[2] ↑  Ce texte est repris dans L. Wittgenstein, Logisch-philosophische Abhandung /
Tractatus Logico-Philosophicus. Kritische Edition, op. cit., p. 181-255.
[3]  ↑  A. Kenny, «  The Ghost of the Tractatus  », dans The Legacy of Wittgenstein,
Oxford, Blackwell, 1984, p. 10-23.
[4] ↑  Wittgenstein utilisait dans ses écrits la notation des Principia Mathematica, de
Whitehead et Russell  ; j’ai modifié au besoin, silencieusement, sa notation afin de
l’aligner sur une notation plus courante, à savoir «  &  » pour la conjonction, «  v  »
pour la disjonction, «  ¬  » pour la négation, «  →  » ou «  ⊃  » pour l’implication, « ≡ »
pour l’équivalence, « Ǝx Fx  » pour le quantificateur existentiel et «  ∀x Fx  » pour le
quantificateur universel.
Les enjeux : de l’analyse logique du
langage aux « problèmes de la vie »

D ans l’avant-propos au Tractatus, Wittgenstein annonce de


façon apparemment immodeste qu’il a «  résolu  » les
problèmes de la philosophie «  d’une manière décisive  ». Selon
lui, la formulation de ceux-ci «  repose sur une mauvaise
compréhension de la logique de notre langage ». Cette idée sera
reprise dans le texte au 4.003 : « La plupart des propositions et
des questions des philosophes découlent de notre
incompréhension de la logique du langage.  » Toujours dans
l’avant-propos, Wittgenstein résume son livre en ces termes  :
« Tout ce qui proprement peut être dit peut être dit clairement,
et sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. Le livre
tracera donc une limite à l’acte de penser – ou plutôt non pas à
l’acte de penser, mais à l’expression des pensées.  » En effet,
tracer une limite implique l’existence d’un au-delà de cette
limite, mais ce ne peut pas être le cas pour le «  pensable  »,
puisque « nous devrions pouvoir penser des deux côtés de cette
limite (nous devrions donc pouvoir penser ce qui ne se laisse
pas penser) ». Au 4.114, Wittgenstein dira aussi de la philosophie
qu’elle «  doit délimiter le pensable et par là l’impensable  » et
qu’elle «  doit délimiter l’impensable de l’intérieur par le
pensable  ». En somme, puisqu’on ne peut pas penser
l’impensable, on ne pourra tracer la limite qu’à l’intérieur du
langage, en délimitant ce qui peut être dit (clairement, avec
sens) ; on réussira donc par là à délimiter l’impensable à partir
de l’intérieur, du pensable ou, ce qui revient au même, par ce
qui est exprimable. Le but principal de l’ouvrage est donc de
tracer une « limite » à « l’expression des pensées », et le tracé de
cette limite ne pourra être réalisé que lorsque la logique de
notre langage sera bien comprise. C’est alors que les problèmes
de philosophie apparaîtront n’être que le fruit d’une
« incompréhension de la logique du langage ».
Ces remarques renferment deux idées fondamentales. La
première trouve son origine dans les travaux de Frege et de
Russell. C’est l’idée selon laquelle une bonne compréhension de
la « logique de notre langage » nous permet d’aborder de façon
tangible les problèmes philosophiques et de les résoudre. Frege
fut le premier à adopter cette approche, que l’on nomme le
« tournant linguistique », dans les Fondements de l’arithmétique
(1884). Après avoir critiqué, entre autres, l’usage de la notion
d’intuition a priori dans l’analyse de l’arithmétique par Kant et
la tentative de Mill de fonder les vérités arithmétiques sur des
généralisations empiriques, Frege fait appel à son « principe du
contexte  »  : «  Si nous n’avons aucune représentation ni
intuition d’un nombre, comment peut-il jamais nous être
donné  ? Les mots n’ont de signification qu’au sein d’une
proposition ; il s’agira donc de définir le sens d’une proposition
où figure un terme numérique  » [1] . Puisque la signification
d’une expression ne peut être déterminée que par
l’intermédiaire de la signification des énoncés dans lesquels elle
apparaît, c’est de la détermination de la signification de ceux-ci
que proviendra l’éclairage philosophique. Une courte
explication de l’usage que fait Frege de sa maxime en montrera
la valeur. Selon Frege, un énoncé du type «  Jupiter a quatre
lunes  », dans lequel intervient un terme numérique, porte sur
un concept, celui de «  lune de Jupiter  », auquel on assigne le
nombre quatre. Frege aura eu cependant soin de montrer que
les termes numériques agissent en fait à l’intérieur des énoncés
non pas comme une sorte de prédicat de prédicat mais comme
des termes singuliers de la forme « le nombre qui appartient au
concept “lune de Jupiter”  ». Puisque dans le langage ordinaire
les termes singuliers que sont, entre autres, les noms propres
dénotent des objets, Frege rejette donc l’idée soutenue par bon
nombre de philosophes avant lui selon laquelle les nombres
sont des propriétés ; il s’agirait plutôt d’objets abstraits. Il n’est
pas nécessaire de discuter plus avant cette thèse
controversée [2] , ce qu’il faut retenir de cet exemple, c’est l’idée
qu’un «  détour  » sémantique puisse faire avancer la réflexion
philosophique sur un problème donné. Bien qu’il fût en
désaccord sur bien des points avec Frege, Wittgenstein
s’inscrivit dans le sillage de son «  tournant linguistique  », en
énonçant dans l’avant-propos que la limite sera tracée « dans le
langage » et au 4.0031 que « Toute philosophie est “critique du
langage” ». Dans ce passage, il précise le sens de sa « critique »
en niant toute parenté entre son projet et celui du viennois Fritz
Mauthner [3]  et en faisant plutôt allusion à la théorie des
descriptions définies de Russell  : «  Le mérite de Russell est
d’avoir montré que la forme logique apparente de la
proposition n’est pas nécessairement sa forme logique réelle  »
(4.0031).
Russell adoptera lui aussi sensiblement la même attitude que
Frege, mais il rejettera, tout comme Wittgenstein, son
platonisme de la signification et il tentera de concilier ce
« tournant » avec une épistémologie empiriste, ce sur quoi il ne
sera pas suivi par Wittgenstein. Je reviendrai sur cette
importante question. Pour l’instant il faut signaler la théorie des
descriptions définies développée par Russell précisément à
l’occasion de sa critique de Frege, dans l’important article « De
la dénotation  » [4] , comme un exemple frappant de ce que
Wittgenstein entend par une meilleure «  compréhension de la
logique de notre langage ». Pour Wittgenstein, cette théorie est
ce qu’il y a «  de plus important dans l’œuvre de Russell  » [5] .
Encore une fois, une courte explication s’impose.
Le point de départ de Russell est une autre thèse de Frege,
concernant des énoncés tels que «  Ulysse fut déposé sur le sol
d’Ithaque dans un profond sommeil  » [6] . Selon un principe
sémantique soutenu par Frege, si une expression en contient
une autre qui n’a pas de dénotation, alors elle est elle-même
dépourvue de dénotation [7] . Donc, si l’expression « Ulysse » n’a
pas de dénotation, alors l’énoncé « Ulysse fut déposé sur le sol
d’Ithaque dans un profond sommeil  » n’a pas de dénotation.
Frege soutenait en outre la thèse à première vue étrange selon
laquelle les énoncés ont, à l’instar des noms, une dénotation et
que celle-ci n’est pas un état de choses mais la valeur de vérité
même de l’énoncé ; en d’autres termes les énoncés dénotent un
objet (nécessairement «  abstrait  »)  : le Vrai ou le Faux. (En ce
sens, les énoncés sont analogues aux noms propres). Cela
revient à dire que l’énoncé «  Ulysse fut déposé sur le sol
d’Ithaque dans un profond sommeil  », parce qu’il n’a pas de
dénotation, n’est ni vrai ni faux. Cette dernière thèse
correspond certes à l’intuition que certains d’entre nous
pourraient entretenir à propos d’énoncés de ce genre. Mais
Russell partageait l’opinion selon laquelle l’absence de
dénotation de l’expression «  Ulysse  » rend faux l’énoncé
«  Ulysse fut déposé sur le sol d’Ithaque dans un profond
sommeil ». Dans son article « De la dénotation », il montre que
la conception de Frege pose de nombreux problèmes. Que dire,
pour ne prendre qu’un exemple, de l’énoncé «  Ulysse n’existe
pas » ? Selon Frege, celui-ci ne serait ni vrai ni faux, ce qui n’est
guère satisfaisant. Russell propose alors sa théorie des
descriptions définies. Celles-ci se présentent comme étant des
termes singuliers, au même titre que les noms propres  ;
l’exemple célèbre de Russell étant «  L’actuel roi de France  ».
Toute la théorie de Russell repose sur une paraphrase des
énoncés tels que « L’actuel roi de France est chauve » qui doit se
lire : « Il y a un et un seul x qui est l’actuel roi de France et cet x
est chauve » ou, en symboles logiques :

pour Rx : « x est l’actuel roi de France » ; Cx : « x est chauve ».
L’énoncé affirme donc trois choses  : qu’il existe au moins un
individu qui est l’actuel roi de France, qu’il existe au plus un
individu qui est l’actuel roi de France et que cet individu
possède la propriété d’être chauve. Puisqu’il n’y a pas d’individu
qui soit l’actuel roi de France, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de x tel
qu’ « Il y a un et un seul x qui est l’actuel roi de France et cet x
est chauve », alors l’énoncé « L’actuel roi de France est chauve »
est, selon l’analyse de Russell, tout simplement faux et non pas
dénué de valeur de vérité. On notera que la paraphrase montre
que les descriptions définies ne sont qu’en apparence des
termes singuliers. La grammaire superficielle de notre langage
masque donc le fait que les descriptions définies ne sont que
des « symboles incomplets » ; ceux-ci ne renvoient à rien de par
eux-mêmes car ils ne peuvent dénoter quelque chose qu’à
l’intérieur d’un énoncé complet.
Encore une fois, il n’est pas nécessaire de discuter plus avant
cette théorie des descriptions définies [8] , quoique plusieurs
conséquences de celle-ci deviennent importantes dans ce qui
suit. Ce qu’il faut retenir pour l’instant, c’est l’idée de Russell
selon laquelle la forme grammaticale des langages naturels
masque la forme logique de la proposition [9] . (Frege parlera,
dans un de ses derniers manuscrits, du travail du philosophe
comme d’un « combat avec la langue » [10] .) Cette idée est reprise
par Wittgenstein, pour qui la « méfiance » envers la grammaire
est une exigence nécessaire à tout travail en philosophie (NL, p.
106) :

4.002 – Le langage usuel est une partie de l’organisme


humain, et n’est pas moins compliqué que lui.
Il est humainement impossible de se saisir immédiatement, à
partir de lui, de la logique du langage.
Le langage déguise la pensée. Et de telle manière que l’on ne
peut, d’après la forme extérieure du vêtement, découvrir la
forme de la pensée qu’il habille  ; car la forme extérieure du
vêtement est modelée à de tout autres fins qu’à celle de faire
connaître la forme du corps.
Mais Wittgenstein n’adoptera pas la théorie de Russell et
proposera sa propre « analyse », comme nous le verrons dans la
section sur l’analyse de la proposition. Il faut d’autre part bien
comprendre la manière dont Wittgenstein entrevoit la relation
entre le langage ordinaire et les langages formels que peuvent
construire les logiciens. Russell avait écrit dans son
«  Introduction  » au Tractatus que Wittgenstein s’intéressait
«  aux conditions qui devraient être remplies par un langage
logiquement parfait », mais, comme l’avait remarqué à l’époque
Ramsey, ce n’est pas du tout le cas [11] . Si Frege et Russell se
méfiaient du langage ordinaire et professaient construire un
langage idéal, Wittgenstein croyait plutôt que les propositions
du langage ordinaire sont «  ordonnées de façon logiquement
parfaite  » (5.5563) et que «  nous ne pouvons rien penser
d’illogique  » (3.03). Non seulement «  tout sens peut être
exprimé  » dans un langage ordinaire (4.002), on ne peut pas
«  représenter dans un langage quelque chose qui “contredit la
logique”  » (3.032). En fait, Wittgenstein croyait plutôt que le
langage ordinaire n’est fautif que dans la mesure où il masque
une forme logique, qui, elle, n’a rien d’imparfait. En fait, comme
on le verra, il croyait que la forme logique est une condition
nécessaire à tout langage possible.
La deuxième idée fondamentale contenue dans les remarques
citées au début de cette section se trouve déjà dans les
Prinzipien der Mechanik du physicien Heinrich Hertz, ouvrage
dont l’introduction en particulier a grandement influencé
Wittgenstein tout au long de sa carrière [12] . Il le mentionne
deux fois dans le Tractatus (et plusieurs fois dans ses Carnets),
en particulier au 4.04, où il reprend de Hertz une notion
centrale de son ouvrage, celle de « modèle ». On peut résumer
ainsi l’entreprise de Hertz : au XIXe siècle, un certain nombre de
problèmes sont apparus à l’intérieur du cadre de la mécanique
newtonienne, qui étaient liés à l’usage du concept de « force » ;
ce que Hertz proposa fut une nouvelle formalisation de la
mécanique, libre de toute contradiction et d’un pouvoir
d’expression à l’égal de celui des précédentes, mais qui ne fait
pas appel à cette notion problématique de « force ». Ainsi, selon
Hertz, les problèmes liés à cette notion se « dissipent », puisqu’il
a montré qu’on peut se passer de ce concept grâce à une
formulation alternative qui en fait l’économie.
Le Tractatus contient un exemple de cette méthode. Aux
propositions 6.02-6.03 et 6.241, Wittgenstein définit les nombres
naturels et les opérations arithmétiques élémentaires que l’on
effectue sur ceux-ci (l’addition et la multiplication) en termes d’
« opérations ». Au 6.031, il annonce que la théorie des classes est
« tout à fait superflue » en mathématiques. Je reviendrai sur ces
questions dans la section sur la logique et l’arithmétique. Pour
l’instant, notons que la notion de « classe » joue un rôle central
dans le projet «  logiciste  » de Frege et de Russell de fonder les
mathématiques sur un système axiomatique de logique.
Malheureusement, l’axiomatique proposée par Frege
permettait la formulation d’un paradoxe, découvert par Russell.
Dans les Principia Mathematica [13] , ce dernier utilisa pour
éviter ce paradoxe une théorie des types qui engendre à son
tour des problèmes d’un autre ordre. La remarque de
Wittgenstein au 6.031 n’a de sens que parce qu’il vient de
donner, dans les propositions précédentes, ce que l’on pourrait
à la rigueur décrire comme un « modèle » de l’arithmétique qui
ne fait pas appel à la notion de classe. En montrant que l’on peut
donner un tel « modèle », Wittgenstein a produit un morceau de
philosophie des sciences à la Hertz, et on peut affirmer sans
hésitation qu’il croyait que les difficultés liées à la notion de
classe seraient ainsi « dissoutes ».
Ces problèmes de philosophie des mathématiques ne peuvent
pas être considérés comme l’ensemble de ceux dont
Wittgenstein a annoncé dans l’avant-propos qu’il les a résolus
« d’une manière décisive » et sur lesquels il annonce qu’il faut
après tout garder le silence. Sur quoi donc doit-on rester
silencieux ?
On peut dire de Russell que, trop occupé à développer la logique
– la théorie des types – comme outil pour les fondements des
mathématiques, il n’avait pas porté suffisamment attention à
l’essence même de la logique  ; Wittgenstein ne se souciera
guère des questions plus techniques et son livre porte plutôt sur
l’essence de la logique. Mais Wittgenstein y a aussi traité de
questions existentielles à l’intérieur du cadre logique et
philosophique qu’il a développé à la suite des travaux de Frege
et de Russell. Wittgenstein écrira lui-même en 1916  : «  Mon
travail s’est en vérité développé à partir des fondements de la
logique jusqu’à l’essence du monde » (C, p. 149).
Nous devons ici faire appel à une lettre à Ludwig von Ficker où
Wittgenstein écrivit à propos de l’avant-propos de son ouvrage
que
… je voulais écrire ceci, que mon travail consiste en deux
parties ; l’une qui est présentée ici, à quoi il faut ajouter tout
ce que je n’ai pas écrit. Et c’est précisément cette partie-là qui
est l’important. En effet, mon livre trace les limites de
l’Éthique, pour ainsi dire de l’intérieur… Bref, je crois que pour
ce qui concerne tout ce dont beaucoup parlent aujourd’hui
pour ne rien dire, je l’ai répété en le taisant.
(L, p. 219) [14] 

Comme cette remarque l’indique, les véritables problèmes sont


pour Wittgenstein ceux de l’éthique et il peut par ailleurs
affirmer, à la toute fin de l’avant-propos du Tractatus, qu’une
fois les problèmes philosophiques résolus, on réalise « combien
peu a été fait  »  ; on n’a en effet pas touché les véritables
problèmes – les «  problèmes de la vie  » (6.52) – seulement
montré qu’ils n’ont pas été atteints. On aurait donc tort
d’associer trop vite le Tractatus avec la croisade anti-
métaphysique du Cercle de Vienne. Certes, les dernières
propositions du Tractatus forment une critique de la
métaphysique qui sera reprise par les «  positivistes  » (dont
Carnap, sous le mode de sa distinction entre mode matériel et
mode formel d’expression), mais cette critique s’applique tout
autant aux physiciens qu’aux philosophes professionnels qui
parlent « pour ne rien dire » – Wittgenstein parlera plus tard de
«  bavardage sur l’éthique  » – et elle ne touche pas ce que
Wittgenstein perçoit comme « l’essentiel de ce qui est en cause »
en éthique (WCV, p. 39).
On peut faire appel ici à une lettre de Wittgenstein à Engelmann
(9  avril 1917) pour appuyer cette remarque. Wittgenstein y
disait, à propos d’un poème de Uhland qu’il appréciait, que « si
seulement on ne tente pas d’exprimer ce qui est inexprimable,
alors rien ne se perd. Bien au contraire, l’inexprimable est –
inexprimablement – contenu dans ce qui est exprimé » (L, 209).
L’inexprimable est donc indirectement communiqué dans ce
qui est exprimé. (L’idée d’une communication indirecte est
reprise de Kierkegaard.) On voit donc que Wittgenstein ne
voulait pas rejeter l’éthique comme étant l’égale de la
métaphysique, c’est-à-dire un discours dépourvu de sens, mais
plutôt tracer une limite à l’expression des pensées, qui
montrera que tout discours philosophique sur l’éthique n’est
que «  bavardage  ». Rejeter le Tractatus comme une œuvre
«  positiviste  », c’est ne pas voir l’admirable conjonction que
Wittgenstein opère entre une critique de la métaphysique par la
voie de l’analyse du langage et une éthique essentiellement
stoïcienne du renoncement, qu’il hérite fort probablement par
l’intermédiaire de Schopenhauer et qui lui permet d’apporter
une solution aux « problèmes de la vie ».
Les enjeux fondamentaux du Tractatus sont donc liés au tracé
de la limite à l’expression des pensées. D’un côté, bien des
questions de philosophie du langage, de la logique et des
mathématiques sont réglées en cours de route afin de tracer
cette limite. Ce tracé permettra des critiques adressées entre
autres à la théorie des types de Russell mais le bénéfice de cette
limite, c’est aussi, d’un autre côté, la possibilité de résoudre des
problèmes d’ordre éthique ou religieux, grâce à une utilisation
habile de l’éthique stoïcienne. En somme, Wittgenstein a tenté
de résoudre d’un seul trait tous les problèmes qui le
préoccupaient.
La résolution des problèmes de la philosophie passera donc par
une bonne compréhension de la logique de notre langage ou, ce
qui semble revenir au même, par le tracé de la limite à l’
«  expression des pensées  », dont Wittgenstein nous dit qu’elle
«  ne peut être ainsi tracée que dans le langage et ce qui se
trouve au-delà de la limite sera simplement non-sens  ». La
limite servira donc de ligne de démarcation entre les
propositions «  pourvues de sens  » (sinnvoll) et le «  non-sens  »
(Unsinn). Ce sera notre fil conducteur. Et cela va donc de soi
qu’il faut tout d’abord expliciter les conditions nécessaires à la
possession du «  sens  ». Pour y parvenir, il faudra cependant
commencer par comprendre l’héritage de Frege et de Russell,
dont les idées forment le point de départ de la réflexion de
Wittgenstein. Fait significatif, ce sont les seuls auteurs qu’il
mentionne dans son avant-propos. On a beaucoup parlé depuis
la parution, dans les années 1970, du livre d’Alan Janik et
Stephen Toulmin, Wittgenstein, Vienne et la modernité [15] , de
l’importance du milieu culturel viennois sur le développement
de la pensée de Wittgenstein. La clef de l’ouvrage tient pourtant
dans le tracé de la limite à l’expression des pensées et c’est
l’héritage de Frege et de Russell et non celui des Kraus,
Weininger, Schopenhauer, Kierkegaard qui nous permet de
comprendre ce tracé. Le rôle de ces derniers est certes non
négligeable mais il se situe à un autre niveau dans l’œuvre.
Notes du chapitre
[1] ↑  G. Frege, Les fondements de l’arithmétique, Paris, Le Seuil, 1969, p. 188.
[2] ↑  Sur Frege, cf. A. Benmakhlouf, Gottlob Frege. Logicien philosophe, Paris, PUF,
1997  ; M. Marion et A. Voizard (dir.), Frege. Logique et philosophie, Paris,
L’Harmattan, 1997.
[3] ↑  Sur l’influence de Mauthner, cf. G. Weiler, Mauthner’s Critique of Language,
Cambridge, Cambridge University Press, 1970, p. 298-306.
[4] ↑  B. Russell, « De la dénotation », dans Écrits de logique philosophique, Paris, PUF,
1989, p. 203-218.
[5] ↑  N. Malcolm, « Ludwig Wittgenstein », dans L. Wittgenstein, Le cahier bleu et le
cahier brun, Paris, Gallimard, p. 325-428 ; p. 389.
[6] ↑  G. Frege, Écrits logiques et philosophiques, Paris, Le Seuil, 1971, p. 108 sq.
[7] ↑  D. Laurier, Introduction à la philosophie du langage, Liège, Mardaga, 1993, p.
200.
[8] ↑  Ibid., chap. 9.
[9] ↑  J’utilise dans ce qui suit presque indifféremment « proposition » et « énoncé ».
J’utiliserai cependant «  proposition  » lorsque je parlerai spécifiquement des thèses
du Tractatus.
[10] ↑  G. Frege, Écrits posthumes, Nîmes, Jacqueline Chambon, p. 318.
[11]  ↑  B. Russell, «  Introduction  », dans L. Wittgenstein, Tractatus logico-
philosophicus, Paris, Gallimard, 1992, p. 13  ; F. P. Ramsey, «  Étude critique du
Tractatus logico-philosophique de Ludwig Wittgenstein », dans F. P. Ramsey, Logique,
philosophie et probabilités, Paris, Vrin, 2003, p. 28.
[12] ↑  H. Hertz, Die Prinzipien der Mechanik in neuem Zusammenhange dargestellt,
Leipzig, J. A. Barth, 1894 ; cf. J. Leroux, « La philosophie des sciences de Hertz et le
Tractatus », Lekton, vol. 1, n. 1, 1990, p. 187-195.
[13] ↑  A. N. Whitehead et B. Russell, Principia Mathematica, Cambridge, Cambridge
University Press, 3 vol., 1910-1913, 2e éd., 1926.
[14] ↑  Sur la question des limites et du silence, cf. F. Latraverse, «  Ce que se taire
veut dire. Remarques sur la question du silence dans le Tractatus », dans Corps écrit,
n. 12, Paris, PUF, 1984, p. 39-54.
[15] ↑  A. S. Janik et S. E. Toulmin, Wittgenstein, Vienne et la modernité, Paris, PUF,
1978.
Signification, image et jugement

C ’est avec Russell que Wittgenstein a fait ses premières


armes en philosophie, entre 1912 et 1914, avant de partir à
la guerre et d’écrire son Tractatus. La réputation de Russell s’est
évanouie au milieu du XXe siècle, de sorte que nous ne réalisons
plus de nos jours l’immense importance de ses innovations et
de son rôle sur le développement de la philosophie en ce siècle.
Il faut se libérer de ces préjugés ridicules  ; son influence sur
l’œuvre du jeune Wittgenstein est sans égale – lui qui référera
souvent à « nos problèmes » (CL, p. 19, 110 et 111) ou à « notre
théorie  » (CL, p. 21) –, au point que le Tractatus ne s’éclaire
souvent qu’en réaction, positive ou négative, aux idées de
Russell [1] . J’ai déjà parlé de la théorie des descriptions définies,
sur laquelle je reviendrai dans la prochaine section. J’aimerais
maintenant présenter deux autres aspects de la pensée de
Russell qui joueront un rôle crucial dans ce qui suit, soit l’
«  atomisme logique  » et sa théorie du jugement comme
«  relation multiple  ». Je présenterai le «  logicisme  » de Russell,
lorsque j’aborderai les questions de philosophie des
mathématiques.
Il est tout à notre avantage d’esquisser les idées centrales de
l’atomisme logique en se servant du rejet par Russell et
Wittgenstein de la distinction qu’opère Frege entre «  sens  »
(Sinn) et « dénotation » (Bedeutung), dans son célèbre article de
1892 [2] . Le point de départ de Frege est le fait qu’on ne peut pas
expliquer sans cette distinction la différence de valeur cognitive
entre des énoncés du genre «  a = b  », tels que «  Hespérus est
Phosphorus  », et «  a = a  », tels que «  Hespérus est Hespérus  ».
Selon Frege, les noms « Hespérus » et « Phosphorus » dénotent
bien le même objet mais ils ont des « sens » distincts, et c’est là
que réside la valeur cognitive de l’énoncé «  Hespérus est
Phosphorus  ». En fait, Russell et Wittgenstein ne rejetaient pas
la distinction comme telle mais plutôt l’usage qu’en fait Frege
en l’étendant à toutes les catégories du langage, noms, concepts,
énoncés, etc. Pour simplifier, on peut dire que pour Russell et
Wittgenstein aucune de celles-ci n’a simultanément un sens et
une dénotation.
Selon Frege, l’énoncé «  Bismark chausse du 43  » ne s’analyse
pas selon le mode traditionnel sujet/prédicat mais en termes de
fonction et d’argument. On pourrait donc l’analyser sous la
forme C(b) avec « b » pour l’argument « Bis-mark » et « C » pour
la fonction «  chausse du 43  ». (On pourrait aussi l’analyser
autrement, disons, B(c)  ; pour Wittgenstein, cependant, il n’y a
qu’ «  une et une seule analyse complète de la proposition  »
(3.25).) Un nom propre tel que «  Bismark  » possède une
dénotation, en l’occurrence l’objet que fut la personne de
Bismark et un sens, que Frege décrit sommairement comme le
« mode de présentation » ou de « donation » de la dénotation. Le
prédicat «  chausser du 43  », quant à lui, exprime un sens qui
n’est rien d’autre que la propriété de chausser du 43 et dénote la
fonction qui est définie comme suit  : toute fonction a, selon
Frege, pour domaine l’univers – soit l’ensemble de tous les
objets, concrets ou abstraits – et chaque fonction est définie par
l’ensemble des valeurs qu’elle associe aux objets du domaine.
Dans le cas de «  chausser du 43  » la valeur est toujours une
valeur de vérité, le Vrai ou le Faux (ce qui en fait, selon Frege,
un concept). Supposons que Bismark chaussait en effet du 43,
alors la fonction «  chausse du 43  » a pour valeur «  Vrai  »
lorsqu’elle prend pour argument «  Bismark  ». En dernier lieu,
Frege considérait que l’énoncé «  Bismark chausse du 43  »
exprime un sens, qu’il appelle tout simplement la «  pensée  »
(Gedanke) que Bismark chausse du 43 et dénote sa valeur de
vérité ; celle-ci étant selon Frege un de ces deux objets : le Vrai
ou le Faux. Le nom propre et l’énoncé ont donc le même mode
de signification, la dénotation. L’objection de Wittgenstein à
cette thèse est un des fondements du Tractatus.
Russell a fait part de ses critiques à l’endroit des conceptions de
Frege dans son article «  De la dénotation  », où sa théorie des
descriptions, qui a été présentée dans la section précédente,
joue un rôle très important. Les termes singuliers sont des
descriptions définies ou des noms propres et, pour Russell, qui
suit en cela la théorie de John Stuart Mill, les noms propres
n’ont pas de «  sens  » qui leur est associé  : ils dénotent
directement un objet, un peu comme une étiquette. S’il en est
ainsi, alors le problème de Frege, c’est-à-dire celui de la
distinction entre « Hespérus est Phosphorus » et « Hespérus est
Hespérus », reste entier, puisque la solution de Frege est rejetée.
Avec sa théorie des descriptions définies, Russell réussissait à
paraphraser les usages contextuels des descriptions définies de
telle manière que l’expression dénotative disparaît et sa
réponse au problème de Frege consistera donc à dire qu’au
moins un des termes, « Hespérus » ou « Phosphorus », doit être
en fait une description définie déguisée. II y aurait donc des
«  noms logiquement propres  » (logically proper names), qui ne
sont pas des descriptions déguisées, mais nous ne les
connaissons pas avant l’analyse. Comme on le verra, cette idée
est particulièrement prégnante chez Wittgenstein, dont les
notions de « nom » et d’ « objet simple » sont apparentées à celle
de «  nom logiquement propre  ». On retrouve, par exemple, le
«  ceci  » (this), qui est un des egocentric particulars de Russell,
dans les Carnets : « Ce qui semble nous être donné a priori est le
concept du ceci. Identique au concept de l’objet » (C, p. 121).
Selon Russell, les «  noms logiquement propres  » dénotent de
manière immédiate des «  particuliers  ». Ils constituent en
quelque sorte les unités fondamentales, les «  atomes  » de la
signification, d’où l’expression «  atomisme logique  », que
Russell utilisera pour décrire sa philosophie :

La raison pour laquelle j’appelle ma théorie l’atomisme


logique est que les atomes auxquels je veux parvenir en tant
que résidus ultimes de l’analyse sont des atomes logiques et
non pas des atomes physiques. Certains sont ce que j’appelle
des « particuliers » – tels que les petites taches de couleur, ou
les sons et les choses momentanées –, d’autres des prédicats
ou des relations, etc. L’important est que l’atome auquel je
souhaite parvenir est l’atome de l’analyse logique, non pas
l’atome de l’analyse physique [3] .

Il faut se garder d’assimiler entièrement le projet de


Wittgenstein à l’atomisme logique de Russell ; une bonne partie
de ce livre est consacrée au détail de leurs différences. Il n’est
cependant pas possible de comprendre le Tractatus sans mettre
en relief ces différences sur un arrière-fond commun. L’analogie
avec la physique et la chimie était bien sûr partagée par
Wittgenstein, qui écrira dans les années 1930 :

Ma conception dans le Tractatus logico-philosophicus était


fausse […] parce que je pensais aussi que l’analyse logique
devait amener au jour des choses cachées (comme l’analyse
chimique et l’analyse physique).
(GP, p. 217)

L’opposition à Frege ne s’arrête pas aux noms propres. Comme


je l’ai dit, Frege considérait qu’un énoncé exprime un sens, qu’il
appelle une «  pensée  » (Gedanke) et qu’il dénote sa valeur de
vérité, c’est-à-dire le Vrai ou le Faux. Cette thèse est pour Russell
inacceptable, mais les arguments qu’il déploie contre la théorie
fregéenne dans «  De la dénotation  » sont particulièrement
obscurs et encore de nos jours sujets à controverse [4] . C’est
Wittgenstein qui apporta la clef de voûte de l’édifice de
l’atomisme logique, avec une des thèses les plus célèbres de son
livre, selon laquelle « la proposition est une image de la réalité »
(4.021). Cette thèse sera présentée en détail au début de la
prochaine section [5] . Il importe pour l’instant de voir que la
proposition n’a pas de dénotation au sens ou les noms simples
dénotent des objets, son mode de signification est différent. Elle
«  dépeint  » (abbildet) la réalité. Pour décrire ces propositions,
Wittgenstein utilise toujours dans le Tractatus l’expression
«  avoir du sens  » (Sinn haben) mais il ne s’agit pas du «  sens  »
dont parle Frege, c’est-à-dire de « mode de présentation » : selon
le 2.221 les propositions, en étant l’image d’une situation
(Sachlage), «  représentent  » (darstellen) leur sens. Et,
contrairement à Frege, les propositions ne dénotent pas leur
valeur de vérité  : lorsqu’un état de choses (Sachverhalt) existe
qui correspond à la proposition, alors celle-ci est vraie, sinon
elle est fausse. (La distinction entre «  état de choses  » et
«  situation  » sera présentée dans la section sur les problèmes
ontologiques.)
Voilà donc, dans les termes les plus simples, l’opposition de
Russell et de Wittgenstein aux conceptions de Frege. Les détails
de cette opposition (ainsi que de celle entre les conceptions de
Russell et de Wittgenstein) feront l’objet des sections suivantes.
Il est peut-être utile de mentionner ici une des conséquences les
plus importantes de l’opposition de Wittgenstein à Frege. Pour
celui-ci, les connecteurs logiques tels que «  et  » ou «  ou  » sont
des termes qui dénotent des fonctions dont les domaines sont
des paires de valeurs de vérité et le co-domaine les valeurs Vrai
et Faux. Les connecteurs logiques ne sont donc pour Frege que
des fonctions comme les autres. Wittgenstein rejettera
cependant au 5.44 la thèse selon laquelle les fonctions de vérité
sont des «  fonctions matérielles  ». En fait, selon lui, les
connecteurs logiques ne sont même pas des fonctions mais des
«  opérations  » – les «  opérations de vérité  »
(Warheitsoperationen) –, tandis que les fonctions de vérité sont
le résultat de l’application d’opérations de vérité aux
propositions élémentaires (5.3-5.32). Wittgenstein opposera
donc à la sémantique « fonctionnelle » et ensembliste de Frege
une Ars combinatoria leibnizienne, une combinatoire [6] 
d’inspiration nettement plus constructiviste, qui sera présentée
dans la section sur la logique et l’arithmétique.
Lorsque Wittgenstein rencontre Russell en 1911, celui-ci vient à
peine de terminer la rédaction d’un petit livre, Problèmes de
philosophie [7] , qui constitue sa première avancée dans le
domaine de la théorie de la connaissance. Celle-ci, telle qu’on
peut la recomposer à partir des divers écrits de l’époque, est
basée essentiellement sur deux thèses portant sur les relations
cognitives que sont la «  connaissance directe  » ou
« accointance » (acquaintance) et le jugement. Dans les deux cas
est impliqué un « acte ». On pourra à la rigueur parler comme
Russell le fait parfois de « sujet », mais en comprenant bien que
Russell partageait la thèse de Hume (A Treatise on Human
Nature, book I, part IV, sec. VI ) selon laquelle l’introspection ne
nous livre jamais une appréhension d’un «  je  » isolé,
indépendant de ses actes. Dans le cas de l’accointance, ce sujet
est en relation avec un seul objet, donc la relation est entre
deux termes, tandis que dans le jugement celui-ci entre en
relation avec plusieurs objets et la relation est dite
«  multiple  » [8] . L’objet de l’accointance est le «  sense-datum  »,
expression introduite par Moore mais que Russell popularisera
dans les Problèmes de philosophie [9] . Le sujet est donc en
relation directe, immédiate avec ces objets, dont le statut restera
par ailleurs obscur à la fois pour Moore et pour Russell. (Sont-ils
dans l’esprit ou le cerveau  ? Ou à la surface des objets  ?, etc.)
Cela implique qu’il n’y a pas de connaissance directe
(accointance) mais seulement indirecte des objets physiques qui
sont en quelque sorte derrière les sense-data, avec lesquels ils
seraient en relation causale. C’est ce qu’exprimera Russell en
disant : « La table réelle, si elle existe, n’est pas immédiatement
connue de nous, mais doit être le résultat d’une inférence à
partir de ce qui est immédiatement connu. » [10]  La théorie de la
connaissance doit donc montrer comment nous arrivons à une
connaissance (knowledge) des objets qui peuplent le «  monde
extérieur » – et des autres esprits (other minds) – sur la base de
ce que nous connaissons directement, c’est-à-dire les sense-data,
qui sont des particuliers, et les universaux (propriétés et
relations), que Russell admettra par ailleurs comme objets de
l’accointance. Le principe que suivra Russell à partir de 1913
sera celui de substituer le plus possible des «  constructions
logiques » aux entités dont on ne peut qu’inférer l’existence [11] .
La théorie de la connaissance de Russell, que l’on peut
considérer comme l’un des fleurons de l’empirisme
britannique, est intimement liée à sa philosophie du langage. En
effet, il avait déjà énoncé dans les Problèmes de philosophie le
«  principe fondamental  » de l’analyse de la proposition, selon
lequel : « Toute proposition que nous pouvons comprendre doit
être composée uniquement de constituants dont nous avons
une accointance.  » [12]  Le mot «  analyse  » est à prendre ici au
sens traditionnel de décomposition d’un tout en ses parties.
C’est le programme de la réduction à l’accointance, qui n’est en
fait que la contrepartie du programme de «  construction
logique » des objets du monde extérieur [13] . Russell avait mis de
l’avant une distinction entre la connaissance « par accointance »
et connaissance « par description ». Aucun d’entre nous n’a une
connaissance par accointance de Jules César, nous n’en avons
qu’une connaissance par description du genre «  l’homme qui
fut assassiné lors des Ides de Mars », etc. Mais celle-ci est basée
en dernier recours sur des éléments dont nous avons une
accointance (le livre que j’ai lu, etc.). La connaissance par
description nous permet de «  dépasser les limites de notre
expérience privée » [14] , mais elle doit disparaître avec l’analyse,
qui en explicitera la signification :

Il faut bien que nous attachions quelque signification aux


mots que nous utilisons pour parler de façon douée de sens
au lieu d’émettre des simples sons  ; et la signification que
nous attachons aux mots doit être quelque chose dont nous
avons l’[accointance]. Si par exemple, nous formulons une
affirmation au sujet de Jules César, il est clair que nous
n’avons pas Jules César présent à l’esprit, puisque nous n’en
avons pas une [accointance]. C’est une description que nous
avons à l’esprit […] notre affirmation n’a pas exactement la
signification qui semble être la sienne  : Jules César n’en est
pas un constituant, dans la mesure où elle comporte une
description uniquement composée de particuliers et
d’universaux dont nous avons l’[accointance] [15] .

Je montrerai dans la section sur l’analyse que la conception que


se fait Wittgenstein de l’ « analyse » de la proposition diffère de
manière essentielle de celle de Russell, puisque Wittgenstein
voudra se débarrasser des « complexes », tels que « le-couteau-
est-à-gauche-de-l’assiette  » ou plus formellement «  a-est-en-
relation-R-avec-b  », dont Russell admettait que nous les
percevons et que nous pouvons les nommer. Mais l’ « analyse »
selon Wittgenstein ne peut en aucun cas être comprise
autrement que comme une variante de l’entreprise de Russell.
Comment ne pas voir la ressemblance entre le principe de la
réduction à l’accointance de Russell et l’idée de Wittgenstein
(présentée dans la section sur l’analyse) selon laquelle une
proposition complexe doit être «  complètement analysée  » en
«  propositions élémentaires  » qui consistent en un
« enchaînement » de noms, qui « tiennent lieu » d’objets (3.22) ?
Nul doute, cette ressemblance ne doit pas masquer
d’importantes différences, je montrerai par ailleurs dans la
section sur les problèmes ontologiques que les «  objets  » qui
forment le terminus de l’analyse selon Wittgenstein ne sont pas
les sense-data de Russell ; il ne fait cependant strictement aucun
sens de ne pas les concevoir, dans ce cadre russellien, comme
des objets de l’ « expérience immédiate » – une expression que
Wittgenstein utilisera à partir de 1929.
Puisque la relation entre le sujet ou acte et le «  sense-datum  »
est simple (c’est-à-dire à deux termes) et immédiate, il n’y a pas,
selon Russell, de possibilité d’erreur. Cependant, en jugeant on
peut se tromper. Ainsi, lorsque Othello croit ou juge que
« Desdémone aime Cassio », il se trompe. Que se passe-t-il dans
ce cas ? Il faut d’abord noter que l’objet de la croyance d’Othello
est une proposition, « Desdémone aime Cassio », mais c’est aussi
un «  complexe  » (la distinction entre proposition et complexe
n’était pas claire dans l’esprit de Russell à l’époque), que l’on
peut nommer « Desdémone-est-en-relation-amour-avec-Cassio »
et symboliser, à partir de la forme « xRy » des relations binaires :
« dAc » (avec « d » pour Desdémone, « c » pour Cassio et « A »
pour l’universel ou relation « amour »). En 1904, Russell publia
un long article dans la revue Mind sur la théorie de Meinong [16] .
Selon Meinong, tous les jugements ont un complexe, un
«  objectif  » (Objektiv) [17] , qui leur correspond  : les jugements
vrais ont un objectif subsistant, les jugements faux un objectif
qui ne subsiste pas [18] . Russell était encore proche du point de
vue de Meinong et il concluait son article en disant que la vérité
et la fausseté sont des propriétés des propositions, qui ne
peuvent être analysées et qu’on ne peut que saisir (apprehend),
tout comme il y a des roses qui sont blanches et d’autres roses
qui sont rouges [19] . Mais il jugea très rapidement cette position
«  intolérable  » [20] , en particulier puisqu’elle ne respecte pas le
principe de non-contradiction, et n’abandonnera dès l’année
suivante, dans « De la dénotation ». Il écrira plus tard dans « De
la nature du vrai et du faux » :

[…] cette hypothèse a également pour inconvénient de


rendre totalement inexplicable la différence du vrai et du
faux. Nous sentons que lorsque notre jugement est vrai, il
doit y avoir en dehors de notre jugement une entité qui lui
«  correspond  » d’une manière ou d’une autre, tandis que
quand notre jugement est faux, aucune entité semblable ne
lui correspond [21] .

La solution que préconisera Russell consistera à rejeter la


prémisse selon laquelle le jugement est une relation binaire
entre un sujet, disons Othello, et une proposition, telle que
« Desdémone aime Cassio ». Donc, dans les énoncés portant sur
les «  attitudes propositionnelles  » telles que la croyance (la
compréhension, le jugement, etc.) dont «  Othello croit que
Desdémone aime Cassio » est un exemple, il faut « analyser » la
partie propositionnelle. Russell défendra donc une théorie du
jugement comme «  relation multiple  » [22]  entre un sujet et les
objets qui constituent la partie propositionnelle, en l’occurrence
d, c et A. (Bien évidemment, Desdémone et Cassio ne sont pas
des « noms logiquement propres », mais cette complication peut
être mise de côté dans ce qui suit.) C’est la relation de croyance
qui relie les éléments entre eux. Le sujet a donc une
accointance de ces éléments, mais il est possible que le sujet, en
recomposant les éléments dans son jugement, se trompe, car
aucune entité dans la réalité ne correspond à l’énoncé
« Desdémone aime Cassio », qui est donc faux.
Cette théorie du jugement comme relation multiple n’était pas
d’intérêt marginal pour l’entreprise de Russell car elle était
conçue afin de donner une assise épistémologique à la théorie
des types des Principia Mathematica [23] . Elle fut donc tout
naturellement un des points de départ des réflexions de
Wittgenstein et elle est très importante pour la compréhension
du Tractatus. On y trouve en quelques lignes, aux 5.541-5.542,
une théorie du jugement, qui est loin d’être vague et incomplète
puisqu’elle peut même être formalisée [24] , et qui s’oppose de
manière essentielle à celle de Russell. Le lecteur inattentif peut
ne pas remarquer l’allusion à la « théorie de Russell » au 5.5422.
Il faut dire qu’il s’agit d’une allusion à un manuscrit de Russell,
la Theoy of Knowledge de 1913, qui ne parut qu’en… 1984 [25]   ;
Russell ayant abandonné son projet sous le coup d’une critique
de Wittgenstein qui l’avait « paralysé » (CL, p. 29 et 33). Ce n’est
donc que depuis cette époque que nous sommes en mesure de
comprendre le sens de cette allusion (ainsi que les nombreuses
allusions dans les Carnets) et l’importance des critiques de
Wittgenstein pour la compréhension de sa propre «  pensée
fondamentale » (4.0312).
L’analyse de Russell telle que je l’ai présentée fait face à des
objections élémentaires. En effet, on doit pouvoir expliquer la
différence entre « Othello croit que Desdémone aime Cassio » et
« Othello croit que Cassio aime Desdémone », soit entre dAc et
cAd. Lorsque la croyance est conçue comme une attitude
propositionnelle, c’est-à-dire comme une relation entre un sujet
et une proposition, cela va de soi, mais dans le cas de la théorie
de la relation multiple, les éléments sont les mêmes et ils ne
sont pas en relation entre eux mais en relation avec Othello.
Pire, rien dans la théorie ne permet d’éviter le non-sens, Adc ou
«  Othello croit que aime Desdémone Cassio  », puisque
l’universel « amour » n’y apparaît plus comme une relation qui
relie les éléments mais simplement comme un objet relié par la
relation de croyance. Cette question préoccupera au plus haut
point Wittgenstein – on en revient à la délimitation du non-sens
–, comme en fait foi sa lettre à Russell du 16 janvier 1913 :

Toute théorie des types doit être rendue superflue par une
théorie adéquate du symbolisme. Si j’analyse la proposition
Socrate est mortel en Socrate, mortalité et (Ǝx, y) ε1(x,y), je
veux une théorie des types qui me dise que «  Mortalité est
Socrate » est un non-sens parce que si je traite « Mortalité »
comme un nom propre (ce que je viens de faire) il n’y a rien
qui m’empêche de faire la substitution à l’envers….
(CL, p. 24-25)

(Je reviendrai un peu plus loin sur la critique de la théorie des


types.) Cette idée est reprise au 5.542 :

5.542 – L’explication correcte de la forme de la proposition « A


juge que p » doit montrer qu’il est impossible qu’un jugement
soit un non-sens (Unsinn zu urteilen). (La théorie de Russell ne
satisfait pas à cette condition.)

La nature exacte de l’objection de Wittgenstein à l’endroit de la


théorie de Russell est très difficile à saisir et il est impossible
d’en donner une explication détaillée dans le cadre de cet
ouvrage [26] . Russell retravaillera sa théorie en 1913, à l’occasion
de la rédaction de sa Theory of Knowledge. L’objection à laquelle
Russell faisait face est, comme nous l’avons vu, double. En ce
qui concerne la possibilité de juger un non-sens tel que Adc,
Russell modifie sa théorie en adoptant une troisième catégorie
d’objets, aux côtés des « particuliers » (que sont les sense-data)
et les universaux, avec lesquels nous aurions une accointance,
soit la «  forme logique  ». Dans le cas de «  Othello croit que
Desdémone aime Cassio  », la forme logique serait celle des
relations binaires xRy dont dAc serait une instance. En somme,
l’analyse de cet énoncé aurait à peu près la forme :

(avec « C » pour la relation de croyance et « O » pour Othello).


L’idée d’une accointance avec les formes logiques, qui n’est pas
sans rappeler l’intuition catégoriale de Husserl, ne date pas
d’hier chez Russell, qui disait déjà dans The Principles of
Mathematics à propos des « indéfinissables » :

L’examen des indéfinissables – qui constitue la partie


principale de la logique philosophique – est un effort pour
voir – et faire voir aux autres – clairement ces entités, de
façon que l’esprit puisse en avoir cette sorte d’accointance
que l’on a du rouge ou du goût d’un ananas [27] .

Cette alternative n’était certes pas du goût de Wittgenstein, qui


fera, lorsque Russell lui montrera le chapitre qu’il vient d’écrire,
une objection dirimante :

Je peux désormais exprimer mon objection à ta théorie en


termes exacts : je crois qu’il est évident que, de la proposition
« A juge que (disons) a est en relation R avec b  », si elle est
correctement analysée, la proposition «  aRb ∨ ¬aRb  » doit
suivre directement, sans l’aide d’aucune autre prémisse. Cette
condition n’est pas remplie par ta théorie.
(CL, p. 29)

L’objection est la suivante  : l’analyse de «  Othello croit que


Desdémone aime Cassio  », en C = {O, d, A, c, xRy}, ne garantit
pas que dAc tant qu’il n’est pas stipulé que, dans la terminologie
des Principia Mathematica, d et c sont des individus, que A est
une relation du premier ordre et que xRy est la forme des
relations binaires du premier ordre. Pourquoi ne pas accepter
de telles prémisses  ? C’est que le jugement que d et c sont des
arguments possibles d’une relation binaire du premier ordre est
lui-même un jugement d’ordre supérieur, ce qui va à l’encontre
de l’esprit même des Principia Mathematica, dont la théorie ne
fonctionne que si les jugements d’un ordre donné sont fondés
sur l’obtention au préalable des jugements d’ordre inférieur [28] .
Un des motifs principaux du Tractatus était, comme nous
l’avons vu dans la section précédente, la critique de la théorie
des types de Russell et donc de toute l’entreprise des Principia
Mathematica. Cela ressort clairement d’une lettre de Ramsey,
lorsqu’il rendit visite à Wittgenstein en Autriche en 1923, dans
laquelle il écrit que Wittgenstein est « quelque peu agacé par le
fait que Russell prépare une nouvelle édition des Principia car il
croyait avoir montré à Russell que [le projet même des
Principia] était tellement erroné qu’une nouvelle édition serait
futile  » [29] . La critique principale des Principia Mathematica,
aux 3.331-3.333, s’articule autour de celle que nous venons de
voir  : l’erreur de Russell «  se manifeste en ceci qu’il lui faille
parler de la signification des signes pour établir leur syntaxe  »
(3.331). Wittgenstein fait ici usage de la distinction la plus
originale et la plus «  fondamentale  » (C, p. 234) de son livre et
peut-être même de son œuvre, entre « ce qui se dit » et « ce qui
se montre » (4.12-4.1212) : on ne peut pas parler des types et les
symboles «  montrent  » (NL, p. 108) ce que la théorie des types
essaie mais ne peut pas réussir à « dire ». Je reviendrai sur cette
distinction dans la prochaine section.
Dans son Autobiography, Russell reproduira une lettre où il
admet que cette critique fut de toute première importance  :
«  J’ai vu qu’il avait raison et j’ai vu que je ne pouvais plus
espérer accomplir de travail fondamental en philosophie.  » [30] 
Cela est bien sûr une exagération, mais Russell abandonna sa
théorie du jugement comme relation multiple et, par là, l’espoir
de donner un fondement épistémologique à sa théorie des
types. Dans sa Philosophie de l’atomisme logique de 1918,
l’accointance avec les constantes logiques aura aussi disparu.
Wittgenstein devra donc se débarrasser de la théorie de Russell
et proposer la sienne, aux § 5.542-5.5422 :

5.541 – À première vue, il semble qu’une proposition puisse


aussi apparaître dans une autre d’une autre manière. En
particulier dans certaines formes propositionnelles de la
psychologie, comme « A croit que p est le cas » ou « A pense
p », etc.
Il semble ici superficiellement que la proposition p se tienne
dans une sorte de relation avec un objet A.
(Et dans la théorie moderne de la connaissance (Russell,
Moore, etc.) ces propositions ont aussi été conçues ainsi.)
5.542 – Il est cependant clair que « A croit que p », « A dit p »
sont de la forme «  “p” dit p  »  : et ici il ne s’agit pas de la
coordination d’un fait et d’un objet, mais plutôt de la
coordination de faits par coordination de leurs objets.

Wittgenstein s’oppose ici à l’idée que les attitudes


propositionnelles sont une relation entre un objet simple, le
sujet « A », et un fait complexe « p ». Lorsque « A pense que p »,
alors une des pensées de A est un fait p, qui est une image du
fait p dans le monde. C’est ce que Wittgenstein exprime en
disant « “p” dit p », où la première occurrence de « p » est une
pensée. Dans une lettre à Russell datée du 19  août 1919,
Wittgenstein décrit la « pensée » (Gedanke) comme n’étant pas
composée de mots mais plutôt de « constituants psychiques qui
ont avec la réalité la même sorte de relation que des mots » (C,
p. 234). Ce sont donc ces éléments de la pensée qui forment un
fait p, qui est coordonné avec un fait p dans le monde «  par
coordination de leurs objets  ». Je reviendrai sur la notion de
« pensée » dans la section suivante.
Qu’en est-il du rôle des «  constantes logiques  »,
« indéfinissables », etc. ? Un des textes les plus anciens que nous
connaissions de Wittgenstein, soit une des premières lettres de
Wittgenstein à Russell, datée du 22  juin 1912, mentionne déjà
l’idée maîtresse selon laquelle «  il n’y a PAS de constantes
logiques  » (CL, p. 14). En fait, les «  simples  » de Russell sont
dépourvus de toute forme, donc dépourvus de toute indication
quant à leur possibilité de combinaison avec d’autres simples
pour former des complexes, etc. Russell était donc obligé de
faire intervenir la forme comme entité distincte dont le rôle
métaphysique serait en quelque sorte celui de «  coller  » de
façon appropriée les simples. Russell était profondément
réaliste, ayant rejeté les doctrines de Kant et Green, et n’aurait
jamais accepté que ce soit le «  sujet  », qui soit responsable de
cette activité structurante. Ces formes devenaient donc
automatiquement des entités «  platoniques  » dont il fut obligé
(comme Husserl) de postuler que nous les percevons d’une
manière ou d’une autre. Le dernier chapitre de la première
partie de la Theory of Knowledge contient un argument
révélateur  : tout en reconnaissant qu’il serait difficile de
reconnaître ce qu’est une accointance avec des formes
abstraites telles que la forme xRy des relations binaires, Russell
considère qu’une telle accointance doit malgré tout avoir lieu
car elle est présupposée dans toute compréhension d’énoncés
tels que « Desdémone aime Cassio ».
Tout cela était inacceptable pour Wittgenstein, dont la solution,
comme l’a montré David Pears [31] , consista en quelque sorte à
déplacer les formes abstraites de Russell de leur sorte de topos
hyperourianos platonicien afin de les rendre, à la façon
d’Aristote, immanentes. Ce déplacement a deux conséquences.
Premièrement, les objets doivent donc posséder leur propre
forme, c’est-à-dire leur propre possibilité de combinaison :

2.0123 – Si je connais l’objet, je connais toutes ses possibilités


d’occurrence dans des états de choses.
(Chacune de ses possibilités doit se trouver dans la nature de
l’objet.)
2.0141 – La possibilité de son occurrence dans des états de
choses est la forme de l’objet.

Les objets possèdent donc leur propre forme mais sans pour
autant posséder par là une certaine complexité, puisque
«  l’objet est simple  » (2.02). Deuxièmement, les éléments du
symbolisme dont on pourrait penser qu’ils «  tiennent lieu  »
(vertreten) des formes ne le font pas :

4.0312 – La possibilité de la proposition repose sur le principe


que des signes tiennent lieu d’objet.
Ma pensée fondamentale est que les « constantes logiques »
ne tiennent lieu de rien. Que rien ne tient lieu de la logique
des faits.

Wittgenstein s’inscrit ici dans la lignée des grammairiens du


Moyen Âge qui distinguent entre éléments catégorématiques et
syncatégorématiques de la proposition ; les constantes logiques
sont donc en quelque sorte des syncatégorèmes. Cette pensée
est tout à fait « fondamentale », il s’agit d’une étape essentielle
non seulement dans l’histoire du concept de constante logique –
puisque cette conception est requise pour toute définition
récursive de la vérité – mais aussi dans la théorie de la
signification, où les conceptions de Wittgenstein sont à l’opposé,
par exemple, de la doctrine de l’être comme «  excédent  »
(Überschuß) chez Husserl et Heidegger. Russell finira par en
reconnaître la justesse et, à sa suite, toute la tradition
analytique.

Notes du chapitre
[1]  ↑  Ma lecture s’oppose donc par principe aux lectures «  fregéennes  » du
Tractatus comme celle, par exemple, de Peter Carruthers, Tractarian Semantics.
Finding Sense in Wittgenstein’s Tractatus, Oxford, Blackwell, 1989. Elle s’oppose aussi
aux récentes lectures américaines du Tractatus, dont l’unique but est de montrer
que Wittgenstein n’avait pas pour intention de proposer une nouvelle théorie de la
logique dans la lignée de celles de Frege et de Russell mais plutôt de montrer, dans
une approche foncièrement destructrice, que toute tentative de ce genre ne peut
aboutir que dans la production de non-sens. (Ce serait là le sens des dernières
phrases du Tractatus.) L’origine de cette approche se trouve dans C. Diamond,
« Throwing Away the Ladder », dans The Realistic Spirit, Cambridge, Mass., MIT Press,
1991, p. 179-204 ; pour un exposé détaillé, cf. M. B. Ostrow, Wittgenstein’s Tractatus. A
Dialectical Interpretation, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
[2] ↑  G. Frege, « Sens et dénotation », dans Écrits logiques et philosophiques, op. cit.,
p. 102-125.
[3]  ↑  B. Russell, «  La philosophie de l’atomisme logique  », dans Écrits de logique
philosophique, op. cit., p. 338.
[4] ↑  Cf. D. Laurier, Introduction à la philosophie du langage, op. cit., p. 210-212.
[5]  ↑  Pour une introduction concise à la théorie de l’image dans l’ensemble de
l’œuvre de Wittgenstein, cf. J. Bouveresse, «  “Le tableau me dit soi-même…” La
théorie de l’image dans la philosophie de Wittgenstein  », Macula, 5/6, 1979, p. 150-
164.
[6]  ↑  Cf. P. Simons, «  Wittgenstein and the Semantics of Combination  », dans R.
Chisholm, J. C. Marek, J. T. Blackmore, A. Hübner (dir.), Philosophy of Mind/Philosopy
of Psychology, Vienne, Hölder-Pichler-Tempsky, 1985, p. 446-449.
[7] ↑  B. Russell, Problèmes de philosophie, Paris, Payot, 1989.
[8] ↑  B. Russell, Essais philosophiques, Paris, PUF, 1997, p. 214.
[9] ↑  B. Russell, Problèmes de philosophie, op. cit., p. 33.
[10] ↑  Id.
[11]  ↑  B. Russell, «  The Relation of Sense-Data to Physics  », dans Mysticism and
Logic, Londres, Allen & Unwin, 1986, p. 149.
[12] ↑  Ibid., p. 80-81. Ce principe est déjà mis en place dès 1905, dans l’article « De la
dénotation », op. cit., p. 217.
[13] ↑  Ce qui n’est pas sans rappeler la dualité réduction/constitution chez Husserl.
Sur les nombreux parallèles entre les programmes de Russell et de Husserl, cf. J.
Hintikka, « The Phenomenological Dimension », dans B. Smith et D. Woodruff Smith
(dir.), The Cambridge Companion to Husserl, Cambridge, Cambridge University Press,
1995, p. 78-105.
[14] ↑  B. Russell, Problèmes de philosophie, op. cit., p. 81.
[15] ↑  Id.
[16] ↑  B. Russell, « Meinong’s Theory of Complexes and Assumptions », Mind, vol.
13, 1904, p. 204-217, 336-354 et 509-524. Les textes de Meinong que discute Russell ne
sont pas disponibles en français, cependant, cf. A. Meinong, Théorie de l’objet et
présentation personnelle, Paris, Vrin, 1999.
[17]  ↑  Pour la définition d’ «  objectif  », cf. A. Meinong, Théorie de l’objet et pré-
tentation personnelle, op. cit., p. 69-70.
[18]  ↑  L’allemand bestehen, que je traduis ici par «  subsister  », sera repris par
Wittgenstein dans le Tractatus logico-philosophicus. On ne peut pas savoir si
Wittgenstein a lu Meinong mais il semble évident qu’il connaissait les textes de
Russell où celui-ci discute des travaux de Meinong.
[19] ↑  Ibid., p. 524.
[20] ↑  B. Russell, « De la dénotation », op. cit., p. 207.
[21] ↑  B. Russell, «  De la nature du vrai et du faux  », dans Essais philosophiques,
Paris, PUF, 1997, p. 210.
[22] ↑  Ibid., p. 214.
[23]  ↑  Cf. S. Sommerville, Types, Categories and Significance, thèse de doctorat,
Université McMaster, section C, appendice A.
[24]  ↑  Cf. G.-J. Lokhorst, «  Ontology, Semantics and Philosophy of Mind in
Wittgenstein’s Tractatus : A Formal Reconstruction », Erkenntnis, vol. 29, 1988, p. 53-
64.
[25]  ↑  B. Russell, Theory of Knowledge. The 1913 Manuscript, London, Allen &
Unwin, 1984  ; trad. franç.  : Théorie de la connaissance. Le manuscrit de 1913, Paris,
Vrin, 2002.
[26]  ↑  Cf. S. Sommerville, Types, Catégories and Significance, op. cit., et
«  Wittgenstein to Russell (July 1913). “I am very sorry to hear  ; my objection
paralyses you” », dans R. Haller et W. Grassl (dir.), Language, Logic and Philosophy,
Vienne, Hölder-Pichler-Tempsky, 1980, p. 182-188  ; N. Griffin, «  Wittgenstein’s
Criticism of Russell’s Theory of Judgement  », Russell  : The Journal of the Bertrand
Russell Archives, vol. 5, 1985-1986, p. 132-145 ; D. J. Hyder, The Mechanics of Meaning.
Propositional Content and the Logical Space of Wittgenstein’s Tractatus, Berlin, de
Gruyter, 2002.
[27]  ↑  B. Russell, Principles of Mathematics, Londres, Allen & Unwin, 1903  ; trad.
franç. partielle dans B. Russell, Écrits de logique philosophique, op. cit., p. 1-218 ; p. 3.
[28]  ↑  A. N. Whitehead et B. Russell, Principia Mathematica, op. cit., vol. 1.
L’objection de Wittgenstein s’articule autour d’une variante de la proposition *13.3
(p. 172).
[29]  ↑  «  Letters by F. P. Ramsey  », dans L. Wittgenstein, Letters to C. K. Ogden,
Oxford/Londres, Blackwell/Routledge & Kegan Paul, 1973, p. 78.
[30] ↑  B. Russell, Autobiography, Londres, Routledge, 1998, p. 282.
[31] ↑  David Pears a présenté ses analyses dans de nombreux articles, dont «  The
Relation between Wittgenstein’s Picture Theory of Propositions and Russell’s
Theories of Judgment  », dans C. G. Luckhardt (dir.), Wittgenstein. Sources and
Perspectives, Hassock, The Harvester Press, 1979, p. 190-212. Les grandes lignes de
son interprétation sont reprises dans D. Pears, La pensée-Wittgenstein, Paris, Aubier,
1993.
Langage, monde et pensée

L a limite que Wittgenstein se propose de tracer dans l’avant-


propos du Tractatus servira, comme je l’ai indiqué, de ligne
de démarcation entre les propositions pourvues de sens et le
«  non-sens  ». Il faut donc tenter d’élucider les conditions
nécessaires à la possession du «  sens  ». On peut dire sans trop
simplifier que le Tractatus tient dans l’explication du fait que,
pour que quelque chose – une proposition, un dessin, une
photographie, des hiéroglyphes, etc. – puisse «  tenir lieu  » de
quelque chose dans la réalité, disons une situation, ce quelque
chose doit avoir quelque point commun avec cette situation :

2.13 – Aux objets correspondent dans l’image les éléments de


l’image.
2.15 – Que les éléments de l’image sont liés les uns aux
autres d’une manière déterminée présente ceci que les
choses sont ainsi liées les unes aux autres.
Appelons cette liaison des éléments de l’image sa structure
et la possibilité de cette liaison, sa forme de la représentation
(Form der Abbildung).
2.1511 – L’image est ainsi attachée à la réalité : elle l’atteint.

Une proposition ne peut donc être une image de la réalité que


parce qu’elle partage quelque chose avec celle-ci  : «  Pour être
image, le fait doit avoir quelque chose en commun avec ce dont
il est l’image » (2.16). Ce « quelque chose en commun » c’est la
« forme de la représentation » (2.17). Wittgenstein introduit par
la suite la catégorie plus générale de «  forme logique  »  : une
image peut posséder ou non une forme de représentation
spatiale, mais toute image doit posséder une forme logique
(2.18-2.181) et doit être, par là, «  aussi une image logique  »
(2.182). L’image logique sera définie au 3.5 comme la « pensée ».
On peut se demander dès maintenant s’il existe un rapport de
priorité entre langage et monde : est-ce le langage qui ajuste sa
forme sur celle, indépendante et préexistante, du monde ou est-
ce, à l’inverse, nous qui assignons au monde une forme que
nous reconnaissons comme étant d’abord celle du langage [1]  ?
Il n’est pas nécessaire d’esquisser une réponse pour l’instant,
car on peut s’en tenir au fait, récemment démontré par François
Latraverse, qu’il existe une troisième possibilité, qui fait entrer
en jeu, outre le langage et le monde, la « pensée » (Gedanke) [2] .
Le Tractatus ne se réduit pas à une réflexion sur les rapports
entre le langage et le monde. Ce serait en effet oublier la
« pensée », qui apparaît dans deux des propositions principales :
« L’image logique des faits est la pensée » (3) ; « La pensée est la
proposition pourvue de sens » (4). Lorsque je vois, par exemple,
d’un dessin qu’il représente un fait que j’observe, c’est parce
qu’il possède des éléments, disons, une table, un bol, des
pommes rouges, et que ceux-ci sont agencés de la même
manière que les véritables objets de la scène devant moi. Dans
les Carnets, Wittgenstein dira (je souligne)  : «  C’est par la
correspondance que j’établis entre les composants de l’image et
les objets, et seulement par elle, que l’image représente alors un
état de choses, et qu’elle est correcte ou non » (C, p. 76). Le rôle
de la pensée semble essentiel et incontournable. En effet, si la
pensée n’avait aucun rôle à jouer, alors une image devrait être
en mesure de représenter sa propre forme de représentation
mais ce n’est pas le cas (2.171-2.174). De même, une proposition
ne peut pas de par elle-même énoncer le fait qu’elle partage sa
forme logique avec un état de choses. Ce qui mène Wittgenstein
à énoncer la distinction la plus importante de son livre [3]  :

4.12 – La proposition peut représenter la réalité tout entière


mais elle ne peut représenter ce qu’elle doit avoir en commun
avec la réalité pour pouvoir la représenter : la forme logique.
Pour pouvoir représenter la forme logique, nous devrions
pouvoir nous situer avec la proposition à l’extérieur de la
logique, c’est-à-dire à l’extérieur du monde.
4.121 – La proposition ne peut représenter la forme logique,
celle-ci se reflète en elle.
[…]
La proposition montre la forme logique de la réalité.
4.1212 – Ce qui peut être montré ne peut être dit.

On a déjà croisé cette distinction dans la section précédente, on


la retrouvera plus loin. Il faut prendre note dans l’immédiat
d’une catégorie de ce qui se montre mais ne peut se dire, à
savoir les propriétés « internes ». Une propriété « interne » est
une propriété dont il est «  impensable que son objet ne la
possède pas » (4.123) :

4.122 – L’existence de ces propriétés et relations internes ne


peut cependant pas être affirmée par des propositions, mais
elle se montre dans les propositions qui représentent de ces
états de choses et traitent de ces objets.
(cf. 4.124)

(Les relations internes seront discutées dans la section sur la


logique et l’arithmétique.) Il est peut-être utile de faire ici un
bref aparté sur la distinction entre concepts «  matériels  » et
«  formels  » (4.122, 4.124, 4.126-4.12721), car la notion de
propriété «  formelle  » est intimement liée avec celle de
propriété «  interne  » (4.122). Pour Wittgenstein, les concepts
« formels » sont dénotés par les « variables propositionnelles »
(4.126- 4.1271). Il s’agit de concepts tels que ceux d’
«  objet  »,«  chose  », «  complexe  », «  fait  », «  nombre  », etc.
(4.1272), à l’opposé des concepts matériels tels que « éléphant »,
«  rose  », etc. D’un concept formel, il est important de retenir
qu’il est «  déjà donné avec un objet qui tombe sous lui  »
(4.12721) mais que :

4.126 – […] Que quelque chose tombe sous un concept


formel comme l’un de ses objets ne peut être exprimé par
une proposition. Mais cela se montre dans le signe même de
cet objet. (Le nom montre qu’il désigne un objet, le chiffre
qu’il désigne un nombre, etc.)

Donc, chaque fois qu’un concept formel est utilisé autrement,


c’est-à-dire comme s’il s’agissait d’un concept matériel, il en
résulte des «  pseudo-propositions insensées  » (4.1272). On ne
peut donc pas dire « Il y a des objets » comme on dit « Il y a des
livres » et encore moins « Il y a 100 objets » ou « Il y a N0 objets »
(4.1272). (Ce dernier exemple n’est pas sans rappeler l’axiome
d’infinité des Principia Mathematica, que Wittgenstein rejette
exactement pour cette raison. On notera par ailleurs que, à
l’encontre de Frege, les concepts formels ne sont pas
représentés au moyen de fonctions (4.16).)
Il faut pour l’instant insister sur le fait que ce qui se montre
mais ne peut se dire peut se voir et doit être « pensé ». La pensée
est définie au § 3 comme l’ « image logique des faits » et au 3.5
comme « le signe propositionnel appliqué, pensé ». Au 3.11, 3.12
et 3.2 nous lisons :

3.11 – Nous utilisons le signe perceptible (sonore ou écrit,


etc.) de la proposition comme projection de la situation
possible.
La méthode de projection est le penser (das Denken) du sens
de la proposition.
3.12 – Le signe par lequel nous exprimons la pensée, je
l’appelle signe propositionnel. Et la proposition est le signe
propositionnel dans sa relation projective au monde.
3.2 – Dans la proposition la pensée peut être ainsi exprimée
qu’aux objets de la pensée correspondent les éléments du
signe propositionnel.

Trois éléments sont ici en jeu  : le signe propositionnel, la


proposition et la situation, unis dans la « relation projective au
monde  ». Il importe de bien comprendre leur nature. D’une
part, Wittgenstein énonce au 3.11 que « nous utilisons le signe
sensible (sonore ou écrit, etc.) comme projection de la situation
possible  » et, un peu plus loin au 3.14, il ajoute  : «  Le signe
propositionnel est un fait.  » Wittgenstein distingue aussi entre
« signe » et « symbole » de la manière suivante : « Le signe est ce
qui est perceptible par les sens dans le symbole  » (3.32). Pour
reconnaître le symbole dans le signe, il faut «  considérer son
usage pourvu de sens » (3.326) et deux symboles peuvent donc
partager le même signe (3.321). Wittgenstein fait donc
référence, lorsqu’il parle de «  signe propositionnel  » à l’aspect
physique du signe, soit les marques d’encre sur le papier ou
encore les sons du langage parlé. D’autre part, il énonce aussi
au 3.11 que « la méthode de projection est le penser du sens de
la proposition  ». Les remarques 3.1 à 3.13 du Prototractatus
montrent bien que la «  méthode de projection  » est bien «  la
manière d’appliquer le signe propositionnel » :

3.1– L’expression perceptible de la pensée est le signe


propositionnel.
3.11 – Le signe propositionnel est l’expression de la pensée.
3.111 – Il est une projection de la possibilité d’une situation.
3.12 – La méthode de projection est la manière d’appliquer le
signe propositionnel.
3.13 – L’application du signe propositionnel est le penser de
son sens.

Lorsqu’on sait qu’une proposition est pourvue de sens dans la


mesure où elle est l’image d’une situation, «  penser le sens  »
veut donc dire : prendre la proposition en tant que fait, c’est-à-
dire sous son aspect physique de marques ou de sons, et
l’appliquer comme image, c’est-à-dire presque littéralement
penser un fait comme une image d’un autre fait (possible ou
réel) dans le monde, un peu comme l’on voit qu’un dessin
représente un fait sous nos yeux. L’usage que je fais d’un signe
propositionnel «  p  » comme représentation d’une situation
montre donc ce que j’entends par « p » ; c’est « l’usage pourvu de
sens » (sinnvollen Gebrauch) (3.326).
Une brève remarque terminologique s’impose. Dans l’école de
Brentano, on parlerait volontiers d’ «  intentionnalité  » plutôt
que du « penser du sens de la proposition ». Il n’est en effet pas
inutile de noter le parallèle avec la notion d’ «  intention de
signification  » (Bedeutungsintention) dans la première des
Recherches logiques [4] . Il n’est certes pas question d’instaurer
une lecture «  phénoménologique  » du Tractatus  : il faut
simplement comprendre que Wittgenstein parle bien d’
« intention » [5] . D’ailleurs, il utilisera ce vocable à partir de 1929,
par exemple, dans ces passages des Remarques philosophiques :

Éliminez du langage l’élément de l’intention, c’est sa fonction


tout entière qui s’écroule
(RP, § 20)

Comment entend-on une image ? L’intention ne réside jamais


dans l’image elle-même, car quelle que soit la façon dont
l’image est engendrée, elle peut toujours être entendue de
différentes façons. […] l’intention s’exprime déjà dans la
façon dont je compare actuellement l’image à la réalité.
(RP, § 24)

Il importe de souligner une différence fondamentale. Si Husserl


avouait dans les Recherches logiques «  ne pas arriver à
découvrir ce moi primitif, en tant que centre de référence
nécessaire  » [6] , il changera par la suite d’avis et introduira l’
«  ego transcendantal  » [7] , changement dont les conséquences
sont bien connues. Comme je vais le montrer ci-dessous, il n’y
aucune trace d’un tel « sujet » dans le Tractatus et l’analyse de
l’intentionnalité n’y a franchement rien d’« husserlien ».
Quoi qu’il en soit de ces questions terminologiques, il est clair
que les remarques du début de la section précédente vont à
l’encontre d’une lecture «  dyadique  » du Tractatus, où seule
importe la relation langage-monde – le « grand miroir » du 5.511
–  ; nous sommes plutôt en présence d’une «  triade  »  : le signe
propositionnel, la proposition et la situation. Cette «  triade  »
permet de jeter un regard neuf sur la question de la priorité,
elle suggère plutôt, comme l’a montré François Latraverse, qu’il
n’y a aucune asymétrie donc aucune primauté d’un élément sur
l’autre, puisqu’aucun de ses éléments ne joue un rôle privilégié [8] .
Au contraire, ces trois éléments sont inséparables les uns des
autres et ne peuvent être pensés séparément.
À l’inverse, Norman Malcolm soutient dans Nothing is Hidden la
thèse d’une priorité de la pensée [9] , en faisant une lecture des
Carnets et du Tractatus qui place Wittgenstein dans une
tradition «  idéationniste  » allant de John Locke (An Essay
Concerning Human Understanding, livre III, chap. 2, sect. 1) à
Jerry Fodor et sa thèse d’un «  système interne de
représentation » ou « langage de la pensée » [10] . Wittgenstein ne
dit-il pas dans les Carnets :

La pensée en effet est une espèce de langage. Car la pensée


est naturellement aussi une image logique de la proposition,
et par conséquent justement une sorte de proposition.
(C, p. 154)

La thèse de la priorité de la pensée implique cependant qu’il


pourrait y avoir une pensée en dehors du langage, qui
permettrait l’apprentissage du langage, qui serait la source du
sens, etc. Elle s’accorde donc mal avec les multiples remarques,
par exemple, dans l’avant-propos, aux 3.03-3.32 ou au 5.61, à
l’effet qu’il n’y a pas de « pensée » là où il n’y a pas d’expression
claire dans le «  langage  »  ; c’est-à-dire des remarques qui
établissent une forme d’identité entre ce qui est pensable et ce
que l’on peut dire. C’est bien le sens de la dernière remarque du
5.61  : «  Ce que nous ne pouvons penser, nous ne pouvons le
penser  ; nous ne pouvons pas non plus dire ce que nous ne
pouvons penser.  » Se borner à interpréter le Tractatus en
cherchant à y voir une théorie du « langage de la pensée », c’est
chercher à lire le Tractatus contre la « deuxième » philosophie
et courir le risque d’une lecture partiale [11] . Certes, la distinction
entre l’aspect physique et l’aspect intentionnel est présente
dans le Tractatus, dans la distinction entre les deux éléments de
la proposition que sont le signe propositionnel et la méthode de
projection. Mais il faut se garder d’y voir plus : Wittgenstein ne
développe pas une conception «  substantielle  » de la pensée
dans le Tractatus, celle-ci y est co-extensive à la proposition
pourvue de sens et n’a pas de propriétés séparées [12] .
L’intentionnalité ne peut donc pas être «  réduite  » à un
processus du « penser » qui en serait indépendant [13] . La pensée
ne peut pas non plus être conçue comme la source du sens dans
la mesure où Wittgenstein nie catégoriquement l’existence d’un
« sujet » au sens fort du terme : « Il n’y a pas de sujet pensant, se
représentant » (5.631). C’est pourquoi Wittgenstein prendra soin
de distinguer son entreprise de la psychologie :

4.1121 – […] Mon étude du langage des signes ne


correspond-elle pas à l’étude des processus de pensée, que
les philosophes ont tenue pour si essentielle pour la
philosophie de la logique  ? Seulement ils se sont empêtrés
pour la plupart dans des recherches psychologiques non
essentielles et un danger analogue menace ma méthode.

Dans une conversation avec Schlick et Waismann, Wittgenstein


dira :

[…] je ne cesse de revenir à la question  : que veut dire


comprendre une phrase ? Cela se rattache à la question plus
générale  : qu’est-ce que l’on nomme intention, vouloir dire,
signifier ? La manière de voir dominante aujourd’hui est que
la compréhension est un processus psychologique, qui se
déroule « en moi ». Sur quoi je demande : la compréhension
est-elle un processus qui court parallèlement à la phrase
(qu’elle soit prononcée ou écrite)  ? Quelle est, si oui, la
structure d’un tel processus  ? Est-ce la même structure que
celle de la phrase ? Ou bien ce processus est-il quelque chose
d’amorphe, à peu près comme lorsque, étant en train de lire
la phrase, j’éprouve en même temps un mal de dents  ? Je
crois pour ma part que la compréhension n’est nullement un
processus psychologique particulier qui aurait une existence
séparée et viendrait s’ajouter à la perception de la phrase.
Certes, lorsque j’entends ou je lis une phrase, il y a bien des
processus divers qui se jouent en moi  : ici une image qui
surgit, là des associations qui se font, etc. Mais tous les
processus de ce genre ne sont pas en l’occurrence ce qui
m’intéresse. Je comprends la phrase dans la mesure où je
l’applique. La compréhension n’est donc nullement un
processus particulier, c’est le fait d’opérer avec une phrase. La
phrase est là pour que nous opérions avec elle (Ce que je fais
est aussi une opération.).
(WCV, p. 146)

Wittgenstein y indique clairement que l’ «  intention  » ne doit


pas être conçue comme un processus mental quelconque, mais
plutôt comme une opération sur des signes. C’est ce qu’il
confirme un peu plus loin dans la conversation :

Ce que je fais avec les mots de la langue (en tant que je les
comprends) est exactement la même chose que ce que je fais
avec les signes d’un calcul : j’opère avec eux.
(WCV, p. 149)

On peut se demander si cette conception «  opératoire  » de


l’aspect «  intentionnel  » du langage, qui ne retient que le
minimum nécessaire de manipulation ou de combinatoire des
signes, est bien dans le Tractatus ou si elle reflète une nouvelle
position, acquise après 1929. Selon moi, ces remarques
confirment l’anti-psychologisme du Tractatus et elles éclairent
et complètent les remarques sur la notion d’ « opération », qui
est, comme je le montrerai dans la section sur la logique et
l’arithmétique, au fondement même de la théorie de
Wittgenstein [14] . Comme je l’ai indiqué dans la section
précédente, celui-ci concevait les connecteurs logiques non pas
comme des fonctions mais comme des « opérations dé vérité »
(5.234) ; les fonctions de vérité sont définies au 5.32 en termes d’
« opérations ». Selon les 5.234 et 5.2341, les fonctions de vérité
enregistrent le «  résultat d’opérations  » ayant des propositions
comme base et, selon le 5.3, toute proposition est «  le résultat
d’opérations de vérité sur des propositions élémentaires  » et
une opération de vérité est définie comme « la manière dont, à
partir de propositions élémentaires, naît une fonction de
vérité ». Une opération est définie comme « ce qui doit arriver à
une proposition pour qu’une autre en résulte  » (5.23) c’est-à-
dire qu’il s’agit, en termes non wittgensteiniens, de l’acte par
lequel une proposition est engendrée à partir d’une autre
proposition. Ces opérations de vérité sont la négation, l’addition
logique (c’est-à-dire la conjonction), etc. (5.2341).
Une des dimensions les moins bien comprises du Tractatus est
celle de la distinction entre ce que l’on pourrait appeler le
statique et le dynamique. Comme je le montrerai dans la section
sur l’ontologie, celle du Tractatus est une ontologie des « objets
simples  » et des «  états de choses  », des «  situations  » et des
«  faits  »  ; c’est une ontologie du statique. Il y a certes des faits
qui sont des «  pensées  » pourtant, nous avons vu qu’il y a un
« penser » du sens de la proposition, une « projection » du signe
propositionnel, etc. En d’autres termes il y a des «  actes  », des
manipulations ou « opérations », qui ne sont pas capturés dans
l’ontologie formelle du Tractatus  ; le «  penser du sens de la
proposition  » est un acte dont le résultat est vu de manière
statique comme une « pensée », un fait [15] .

Notes du chapitre
[1] ↑  Sur cette question les commentateurs sont divisés en deux camps : d’un côté,
Max Black, Erik Stenius et David Pears souscrivent à la primauté du monde. Cf. M.
Black, A Companion to Wittgenstein’s Tractatus, Ithaca, Cornell University Press,
1964 ; E. Stenius, Wittgenstein’s Tractatus. A Critical Exposition of the Main Lines of
Thought, Oxford, Blackwell, 1960  ; D. Pears, La pensée-Wittgenstein, op. cit. De
l’autre, Hidé Ishiguro, Brian McGuinness et Peter Winch souscrivent à une forme
d’autonomie du langage par rapport au monde. Cf. H. Ishiguro, « Use and Reference
of Names », dans P. Winch (dir.), Studies in the Philosophy of Wittgenstein, Londres,
Routledge & Kegan Paul, 1969, p. 20-50, et « Can the World Impose Logical Structure
to Language  ?  », dans R. Haller et J. Brandl (dir.), Wittgenstein – Towards a Re-
Evaluation. Proceedings of the 14th International Wittgenstein – Symposium, vol. 1,
Vienne, Hölder-Pichler-Temspky, 1990, p. 21-34  ; B. F. McGuinness, «  The So-Called
Realism of Wittgenstein’s Tractatus  », dans I. Block (dir.), Perspectives on the
Philosophy of Wittgenstein, Oxford, Blackwell, 1981, p. 60-73, et «  Language and
Reality in the Tractatus  », Teoria, vol. 5, 1985, p. 135-144  ; P. Winch, «  Language,
Thought and World in Wittgenstein’s Tractatus », dans Trying to Make Sense, Oxford,
Blackwell, 1987, p. 3-17.
[2] ↑  F. Latraverse, «  Signe, proposition, situation  : éléments pour une lecture du
Tractatus logico-philosophicus », Revue internationale de philosophie, n° 219, 2002, p.
125-140.
[3] ↑  Cf. J. Bouveresse, « Les origines fregéennes de la distinction entre ce qui « se
dit  » et ce qui «  se voit  » dans le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein  »,
dans Recherches sur la philosophie et le langage, Université de Grenoble, 1981, p. 17-
54  ; P. Geach, «  Saying and Showing in Frege and Wittgenstein  », dans J. Hintikka
(dir.), Essays in Honour of G. H. von Wright, Acta Philosophica Fennica, vol. 28, 1976,
n. 1-3, p. 54-70.
[4] ↑  E. Husserl, Recherches logiques, t. 2, Paris, PUF, 1969, p. 43.
[5]  ↑  P. M. S. Hacker, «  Naming, Thinking and Meaning in the Tractatus  »,
Philosophical Investigations, vol. 22, 1999, p. 131.
[6] ↑  E. Husserl, Recherches logiques, op. cit., t. 2, deuxième partie, p. 161.
[7]  ↑  Ce qu’indique une note en bas de page ajoutée à la deuxième édition, où
Husserl annonce : « Depuis lors, j’ai appris à le trouver ! »
[8]  ↑  F. Latraverse, «  Signe, proposition situation  : éléments pour une lecture du
Tractatus logico-philosophicus », op. cit., p. 130.
[9] ↑  N. Malcolm, Nothing is Hidden. Wittgenstein’s Criticisms of his Early Thought,
Oxford. Blackwell, 1986, p. 67. Ce genre de position est critiqué dans S. Gandon,
Logique et langage. Études sur le premier Wittgenstein, Paris, Vrin, 2002, chap. III.
[10] ↑  J. Fodor, The Language of Thought, Hassocks, Harverster Press, 1976, p. 79. Sur
les théories idéationnistes, cf. D. Laurier, Introduction à la philosophie du langage,
op. cit., p. 17-25.
[11]  ↑  En effet, Malcolm et Hacker assimilent la conception du Tractatus à celle
critiquée dans un passage bien connu du Cahier bleu. Cf. L. Wittgenstein, Le cahier
bleu et le cahier brun, Paris, Gallimard, 1996, p. 40  ; N. Malcolm, Nothing is Hidden,
op. cit, p. 76 ; P. M. S. Hacker, « Naming, Thinking and Meaning in the Tractatus, op.
cit., p. 132.
[12] ↑  F. Latraverse, « Signe, proposition, situation : éléments pour une lecture du
Tractatus logico-philosophicus », op. cit., p. 136.
[13]  ↑  Pour l’opinion contraire, cf. P. M. S. Hacker, Mind and Will, Oxford,
Blackwell, 1996, p. 25.
[14] ↑  J’ai mis en valeur le rôle central de la notion d’opération au chap. 2 de mon
livre, Wittgenstein, Finitism and the Foundations of Matthematics, Oxford,
Clarendon Press, 1998, et dans mes articles «  Operations and Numbers in the
Tractatus  », Wittgenstein Studien, vol. 2, 2000, p. 105-123  ; «  Qu’est-ce que
l’inférence  ? Une relecture du Tractatus logico-philosophicus  », Archives de
philosophie, vol. 64, 2001, p. 545-567.
[15] ↑  L’idée que les « pensées » peuvent être comprises à la fois comme des actes et
comme faits est due à H. Kannisto, Thoughts and their Subject. A Study of
Witgenstein’s Tractatus, Acta Philosophica Fennica, vol. 40, 1986, p. 99.
L’analyse de la proposition

E n quoi peut bien consister ce «  penser du sens de la


proposition » ? C’est l’ « analyse » de la proposition qui nous
fournira la réponse [1] . Encore une fois, le mot « analyse » est à
prendre ici au sens traditionnel de décomposition d’un tout en
ses parties, que Wittgenstein reprend des Principles of
Mathematics de Russell :

Toute complexité est conceptuelle en ce sens qu’elle est due


à un tout capable d’analyse logique mais réelle en ce sens
qu’elle ne dépend aucunement de l’esprit, seulement de la
nature de l’objet. Là où l’esprit peut distinguer des objets, il
doit y avoir des objets à distinguer. […] Dans tout cas
d’analyse, il y a un tout formé de parties et de relations  ; ce
n’est que la nature des parties et des relations qui distinguent
les différents cas [2] .

Russell est «  réaliste  », puisque selon lui toute complexité est


«  réelle  ». Mais, comme ce passage l’indique, Russell considère
aussi cette complexité comme une complexité logique, qui peut
donc être analysée non seulement à la suite d’une enquête
empirique mais aussi logiquement. C’est peut-être là l’erreur
cardinale de l’atomisme logique. Elle forcera Russell et, à son
tour, Wittgenstein à postuler, dans la lignée de la Monadologie
de Leibniz, des « substances simples », qui sont les éléments des
complexes ou «  composés  » [3] . Contrairement à ce que
prétendent des commentateurs tels que Maslow et Stenius, la
distinction entre simples et complexes doit être absolue et non
simplement relative [4] . On notera par ailleurs que les
«  simples  » de Wittgenstein ne sont pas des substances
aristotéliciennes, car ils ne sont pas porteurs des propriétés mais
bien plutôt ce qui forme les propriétés matérielles :

2.0231 – La substance du monde ne peut déterminer qu’une


forme et non des propriétés matérielles. Car celles-ci ne
peuvent être représentées que par les propositions – elles
sont d’abord formées par la configuration des objets.
2.0232 – […] les objets sont incolores.

Les propositions 3.2 à 3.22 nous disent à quoi ressemble une


proposition «  complètement analysée  » selon Wittgenstein  :
nous pouvons concevoir une proposition dans laquelle «  la
pensée peut être exprimée de telle façon que les objets de la
pensée correspondent aux éléments du signe propositionnel  »
(3.2). Ces éléments du signe propositionnel sont appelés « signes
simples  » (3.201) et ceux-ci sont des «  noms  » (3.202) qui
signifient (bedeuten) (3.203) ou « tiennent lieu » (vertreten) (3.22)
de l’objet tandis que la configuration des signes simples dans la
proposition correspond à la configuration des objets dans la
situation (Sachlage) (3. 21). La proposition devra posséder le
même nombre d’éléments, c’est-à-dire la même «  multiplicité
logique  » (l’expression est de Hertz) que la situation qu’elle
représente (4.04). Une telle proposition est dite « complètement
analysée » (3.201).
Malheureusement, Wittgenstein ne donne dans ses écrits aucun
exemple. En fait, ses Carnets montrent à l’envi qu’il n’a aucun
cas particulier en tête. Le manque de clarté en ces matières est à
l’origine de nombreux problèmes d’interprétation. Wittgenstein
ne réfléchit que sur les conditions de possibilité de l’analyse de la
proposition  ; cette réflexion donnant à l’entreprise de
Wittgenstein une coloration kantienne [5] . Ces passages des
Carnets donnent une idée des réflexions de Wittgenstein :

Manifestement sont possibles des propositions ne contenant


pas de signes simples, c’est-à-dire pas de signes ayant une
signification immédiate. Et ce sont réellement des
propositions pourvues de sens, qui n’ont même pas besoin
que leur soient jointes les définitions de leurs composants.
Il est pourtant clair que les composants de nos propositions
peuvent et doivent être analysés au moyen de définitions, si
nous voulons approcher de plus près la structure de la
proposition. Il y a en tout cas un processus d’analyse. Et ne
peut-on alors se demander si ce processus a bien un terme,
et dans ce cas quel est ce terme ?
(C, p. 97)

[..] nous ne déduisons pas l’existence d’objets simples à partir


d’objets simples déterminés  ; nous les connaissons bien
plutôt comme résultats finaux de l’analyse […] par un
processus qui nous conduit à eux.
(C, p. 103-104)
Admettant qu’il y a un processus d’analyse, Wittgenstein se
demande si celui-ci aboutit ou non, c’est-à-dire s’il est possible
qu’une analyse soit infinie :

Est-il a priori clair que nous devions parvenir par analyse à


des composants simples, cela est-il déjà contenu dans le
concept d’analyse – ou bien une analyse ad infinitum est-elle
possible ?
(C, p. 123)

Wittgenstein répondra quelques lignes plus loin par la négative,


parce que, selon lui, « le monde doit être justement ce qu’il est,
il doit être déterminé » (C, p. 124). Cette intuition métaphysique –
car ce ne peut en être qu’une – va s’avérer très importante,
puisqu’elle implique que le sens est « déterminé » : « l’exigence
des choses simples est l’exigence de détermination du sens » (C,
p. 125) et (3.23). Que le monde soit « déterminé », Wittgenstein
l’exprimera dès les premières phrases du Tractatus :

1.11 – Le monde est déterminé par les faits, et par ceci que ce
sont tous les faits.
1.12 – Car la totalité des faits détermine ce qui est le cas et
aussi tout ce qui n’est pas le cas.

On notera au passage que l’exigence de la détermination du


sens provient d’une tout autre origine que chez Frege, qui
réclame aussi cette détermination pour son langage formel, au
§ 32 des Grundgesetze der Arithmetik, en demandant pour
s’assurer de la cohérence de son système formel, que chaque
signe dénote. Il faut donc se garder de rapprocher Wittgenstein
de Frege sur cette question, comme le fait, par exemple,
Hacker [6] .
L’analyse doit avoir une fin, ce qui implique, selon Wittgenstein,
que les propositions élémentaires doivent être logiquement
indépendantes les unes des autres (5.134). En effet, le contraire
indiquerait que l’analyse n’est pas terminée. Cette condition
d’indépendance logique va s’avérer être le talon d’Achille de la
conception de l’analyse du Tractatus, lorsque Wittgenstein
réexaminera en 1929 le problème de l’exclusion des couleurs
dans Quelques remarques sur la forme logique. En effet, une
partie du champ visuel ne peut pas avoir deux couleurs en
même temps et Wittgenstein, qui croyait avoir résolu le
problème au 6.3751 – où il voulait montrer que toute nécessité
est logique –, se rend compte que les propositions portant sur
les degrés de qualités (la couleur) doivent faire intervenir des
nombres au niveau même des propositions élémentaires et que
cela veut dire que ces propositions s’excluent les unes des
autres, qu’elles ne sont pas indépendantes (QRFL, p. 28) [7] . Une
fois l’indépendance logique des propositions élémentaires
répudiée, c’est toute la conception de l’analyse du Tractatus qui
s’écroulera.
L’analyse doit donc s’achever à un niveau où les éléments ne
sont que des simples. Ceux-ci sont donc postulés comme
condition de possibilité de l’analyse, qui prendra l’allure
suivante  : une proposition complexe doit se décomposer en
«  propositions élémentaires, qui consistent en noms dans une
connexion immédiate  » (4.221, 5.5562)  ; une proposition
élémentaire est un « enchaînement » de noms (4.22, 5.55). (Les
propositions élémentaires seront composées en propositions
complexes, parfois appelées «  moléculaires  », à l’aide des
connecteurs logiques.)
Les noms «  tiennent lieu  » des objets (3.22) mais les objets en
question peuvent-ils être des complexes ou doivent-ils être des
«  simples  »  ? Wittgenstein s’opposera à Russell sur cette
question en apparence anodine en développant un argument
dont on a dit qu’il est le plus important du Tractatus [8] . Tous
deux utilisent comme exemple d’objet complexe un objet en
trois parties, a, R et b, tel que a est en relation R avec b. Comme
nous l’avons vu, Russell nomme un complexe de ce genre : « a-
est-en-relation-R-avec-b » [9] .
Au 2.0201, Wittgenstein énonce :

2.0201 – Tout énoncé portant sur des complexes se laisse


analyser en un énoncé sur leurs éléments et en propositions
telles qu’elles décrivent complètement ces complexes.

(cf. NL, 93 et 101). Dans les Carnets, Wittgenstein avait proposé


la définition suivante :

qui analyse la proposition à propos du complexe [aRb] en


propositions à propos de ses constituants et une description,
aRb, du complexe (C, p. 27). (J’utiliserai cette notation.) Cette
définition n’est pas reprise dans le Tractatus, mais Wittgenstein
y dit au 3.24 que « la contraction du symbole d’un complexe en
un symbole simple peut être exprimée par une définition ». En
reprenant l’exemple de Wittgenstein au § 60 des Recherches
philosophiques, on peut dire que « Mon balai se trouve dans le
coin  » signifie selon cette analyse quelque chose comme «  Ma
brosse se trouve dans le coin et mon manche se trouve dans le
coin et mon manche est vissé à ma brosse ». Bien sûr, « brosse »
et «  manche  » ne sont pas des simples, cette analyse doit donc
être réitérée jusqu’au moment où sera atteint le niveau des
simples.
Wittgenstein s’oppose vigoureusement à l’idée que l’on puisse
nommer un complexe, comme le fait Russell, ou encore à
l’identification par Frege du mode de signification de la
proposition à celui du nom :

Frege disait que « les propositions sont des noms » ; Russell


disait que «  les propositions correspondent à des
complexes  ». Ces deux énoncés sont faux et l’énoncé «  les
propositions sont des noms de complexes  » est tout
particulièrement faux.
(NL, p. 97)

Wittgenstein ne pouvait donc pas accepter que les objets


complexes puissent avoir des noms simples. Tout ce qui est un
nom d’objet complexe doit pouvoir être analysé. Là-dessus,
Wittgenstein pousse l’analyse plus loin que Russell  ; sa
conception de l’analyse ne relève plus de la théorie des
descriptions de Russell, bien que les deux « analyses » aient un
point en commun d’une grande importance.
Comme je l’ai indiqué dans la section sur la signification, Russell
et Wittgenstein n’acceptaient pas la thèse de Frege selon
laquelle la proposition «  Ulysse fut déposé sur le sol d’Ithaque
dans un profond sommeil  » n’a pas de valeur de vérité. Pour
Wittgenstein le fait qu’elle puisse être vraie ou fausse est une
propriété essentielle de la proposition. Voilà pourquoi il
appréciait la théorie des descriptions définies de Russell, qui
permettait de rendre compte de propositions contenant des
expressions non dénotatives comme étant fausses. L’analyse des
complexes de Wittgenstein a des conséquences tout à fait
similaires : si [aRb] n’existe pas, alors la description « aRb » dans
la définition que nous avons reproduite ne dépeint rien. Donc,
selon cette définition, ϕ[aRb] est faux. C’est ce qu’il indique au
3.24  : «  La proposition dans laquelle il est question d’un
complexe, si celui-ci n’existe pas, ne sera pas insensée
(unsinnig), mais tout simplement fausse. » Wittgenstein avouera
lui-même plus tard qu’il avait en tête « quelque chose du même
type que la définition donnée par Russell pour l’article défini »
(GP, p. 218).
Cette conception de l’analyse n’est cependant plus celle de
Russell. En effet, les descriptions définies de Russell sont des
symboles incomplets, qui ne peuvent pas être inexacts comme
au 3.24. Dans « Mon balai se trouve dans le coin », l’analyse de
Russell consiste à déplacer « balai » de la position de sujet à celle
de prédicat, ce qui donnerait quelque chose comme :

(avec « B » pour « balai » et « C » pour « se trouve dans le coin »).
Ce n’est pas le cas pour Wittgenstein, pour qui un « complexe ne
peut être donné que par sa description  » (3.24)  ; «  balai  » n’est
donc pas un nom mais une description d’un complexe,
complexe qui doit être décomposé par un procédé qui sera itéré
autant de fois que nécessaire afin d’atteindre le niveau des
simples. Donc, plutôt que de déplacer le sujet à la position de
prédicat, Wittgenstein le remplace par d’autres sujets.
Parmi les nombreuses conséquences de cette conception de
l’analyse, je n’en retiendrai qu’une. Il va de soi que la
signification des phrases du langage ordinaire ne correspond
pas à leur version « complètement analysée » ; si je dis « Cette
montre n’est pas dans le tiroir », il se peut que je ne sache rien
de son mécanisme et donc que je ne signifiais pas par
«  montre  » un complexe qui contient des roues, etc.
Wittgenstein a abordé cette question dans ses Carnets :

Si je dis que cette montre est brillante et ce que je signifie par


«  cette montre  » altère si peu que ce soit sa composition,
alors non seulement le sens de la proposition s’en trouve
altéré selon son contenu, mais encore l’énoncé concernant
cette montre altère directement son sens, la forme entière de
la proposition est altérée.
(C, p. 121-122)

Si je dis par exemple que cette montre n’est pas dans le tiroir,
il n’est nullement nécessaire qu’il s’ensuive logiquement
qu’une certaine roue de la montre n’est pas dans le tiroir, car
je ne savais peut-être pas le moins du monde que cette roue
était dans la montre et ne pouvait par conséquent signifier
par « cette montre », un complexe comprenant cette roue.
(C, p. 127)

Cette remarque semble contredire l’idée même de l’analyse


comme processus de décomposition des complexes en leurs
simples. Il n’est plus question d’une telle analyse mais bien
plutôt de représenter fidèlement ce qui est dit. En fait,
Wittgenstein tente de faire place au phénomène du « vague » et
de l’indétermination du sens. Sa solution est exprimée dans le
même passage des Carnets :

Si la complexité d’un objet est déterminante pour le sens de


la proposition, alors il faut qu’elle soit représentée dans la
proposition dans la mesure où elle détermine le sens. Et dans
la mesure où sa composition n’est pas déterminante pour ce
sens, dans cette mesure les objets de la proposition sont
simples.
L’exigence des objets simples est l’exigence de détermination
du sens.
Car si je parle, par exemple, de cette montre en signifiant par
là quelque chose de complexe, et que la façon dont elle est
composée ne joue aucun rôle, alors entrera en jeu dans la
proposition une généralisation, dont les formes
fondamentales, dans la mesure où elles sont données, seront
complètement déterminées.
(C, p. 125)

Quand il y a un sens définitif et une proposition l’exprimant


complètement, il y a alors aussi des noms pour les objets
simples mais si le sens n’est pas définitif, alors une
«  généralisation  » apparaîtra dans l’analyse. C’est ce que
Wittgenstein veut dire au 3.24 :
3.24 – Qu’un élément propositionnel dénote un complexe, on
peut le voir à l’indétermination dans les propositions où il
apparaît. Nous savons que tout n’est pas encore déterminé
par cette proposition. (Le signe de généralité contient en effet
une image primitive (Urbild).)

On pourrait décrire ce que Wittgenstein veut dire de manière


presque paradoxale en disant que pour lui l’indétermination du
sens est déterminée dans son indétermination [10] . Il s’avère
donc que, pour la plupart des cas, le sens d’un énoncé du
langage ordinaire sera rendu proprement, selon Wittgenstein,
par une analyse se terminant par un énoncé avec quantificateur
de la forme ƎxFx. Comme on le verra dans la section sur la
logique et l’arithmétique, de tels énoncés sont réductibles à une
disjonction de cas  : ƎxFx ≡ Fa v Fb v Fc… C’est ainsi que les
formes de la généralité sont «  complètement déterminées  »
tandis qu’une partie du sens de l’énoncé du langage ordinaire
reste « indéterminée ».
Nous sommes désormais en possession de suffisamment
d’éléments pour formuler quelques remarques sur la question
fondamentale du rapport de priorité entre langage et monde,
car celle-ci tourne autour de la syntaxe des noms simples  ; la
question est de savoir si celle-ci provient des objets eux-mêmes
ou non. J’ai soutenu dans la section précédente la thèse selon
laquelle il est question en fait d’une «  triade  » et qu’il n’y a
aucune priorité d’un des éléments sur les autres. La thèse
«  réaliste  » selon laquelle le monde impose sa structure,
soutenue par exemple par un Pears ou un Malcolm, n’est pas
sans bases textuelles – on pense par exemple aux remarques de
Wittgenstein dans Quelques remarques sur la forme logique sur
la nécessité «  une recherche logique portant sur les
phénomènes eux-mêmes » (QRFL, 17-18) –, mais elle reste en soi
difficile à comprendre car on peut se demander en quoi
consisterait une recherche de vérités logiques dans le monde.
Et, lorsque Malcolm affirme que «  la syntaxe d’un nom est
dérivée de l’objet  » [11] , on est en droit de demander ce qu’il
entend par « être dérivé de l’objet ». De surcroît, cette thèse va à
l’encontre du fait indéniable que Wittgenstein insiste sur
l’autonomie de la logique  : «  La logique doit s’occuper d’elle-
même » (5.473).
Plus difficile à réfuter est l’idée que c’est nous qui assignons, à
travers le langage, une forme au monde. Cette interprétation,
parfois qualifiée d’ «  anti-réaliste  », a été défendue par Hidé
Ishiguro [12] . Selon elle, il y a priorité de la syntaxe en ce sens
qu’un symbole ne peut pas dénoter un objet stable sans avoir
un usage stable [13]  et que l’identité de l’objet ne peut être
déterminée que par la détermination du sens des propositions
dans lesquelles il apparaît  ; les noms ne sont donc que des
dummy names [14] . S’appuyant sur la reprise du principe du
contexte de Frege au 3.3, selon lequel « ce n’est qu’en relation à
la proposition qu’un nom a une signification  », Ishiguro
considère, à l’encontre la thèse réaliste, qu’on ne peut pas partir
à la recherche d’un objet, c’est-à-dire de la dénotation d’un nom
simple, indépendamment de l’usage de celui-ci dans des
propositions. Cette critique rate cependant sa cible, puisque les
noms simples n’apparaissent qu’au moment où la proposition
est «  complètement analysée  » (2.021 et 3.2)  : il n’est donc pas
question de partir de la proposition non analysée pour ensuite
chercher la dénotation des noms simples. Par ailleurs, il ne faut
pas sous-estimer le fait que la syntaxe du langage doit refléter
les possibilités de combinaison des objets ; tout comme elle ne
tient pas compte du fait que les objets sont la substance du
monde (2.021), ils sont ce qui subsiste (2.024) : la substance est
«  forme et contenu  » (2.025). Brian McGuinness, qui souscrit à
l’interprétation d’Ishiguro [15] , va même jusqu’à dire que les
objets sont «  au-delà de l’existence  » (beyond being) et qu’il est
faux de croire que Wittgenstein fut réaliste à leur égard [16] .
Certes, Wittgenstein ne peut pas «  dire  » qu’un objet «  existe  »
car cela reviendrait à transgresser la distinction entre « ce qui se
montre  » et «  ce qui se dit  », mais leur existence est
implicitement reconnue par le fait que « ce n’est que s’il y a des
objets qu’il peut y avoir une forme stable du monde » (2.026 ; cf.
2.023) : puisque le monde a une forme stable, les objets doivent
donc exister  ! D’ailleurs, s’ils n’existaient pas, alors il ne serait
pas possible de former quelque image que ce soit, vraie ou
fausse, du monde (2.0212).
Les significations des signes simples «  doivent nous être
expliquées pour que nous les comprenions » (4.026), et cela ne
peut se faire que par des « élucidations » :

3.263 – Les significations des signes primitifs peuvent être


expliquées par des élucidations. Les élucidations sont des
propositions qui contiennent des signes primitifs. Elles ne
peuvent donc être comprises que si les significations de ces
signes sont déjà connues.
Les élucidations ne peuvent pas être des définitions par
ostension du genre : « Ceci est un A. » Les noms simples seraient
ainsi corrélés aux objets simples et les corrélations seraient « en
quelque sorte les antennes […] par lesquelles l’image touche la
réalité  » (2.1515). Cela impliquerait cependant que l’on puisse
d’abord obtenir la signification des noms pour ensuite
comprendre les propositions dans lesquelles ils apparaissent [17] .
La notion d’élucidation est plutôt apparentée à celle de Russell,
au *1 des Principia Mathematica :

Puisque toutes les définitions des termes se font à l’aide


d’autres termes, tout système de définitions qui n’est pas
circulaire doit débuter par un certain appareillage de termes
non définis. […] Les idées primitives sont expliquées à l’aide
de descriptions conçues pour pointer du doigt au lecteur ce
que l’on veut dire, mais les explications ne constituent pas
des définitions, parce qu’elles supposent les idées qu’elles
expliquent [18] .

Notes du chapitre
[1]  ↑  Sur l’ «  analyse  » dans le Tractatus, cf. J. Griffin, Wittgenstein’s Logical
Atomism, Oxford, Oxford University Press, 1964, chap. VI  ; P. Simons, «  The Old
Problem of Complex and Fact  », rééd. dans Philosophy and Logic in Central Europe
from Bolzano to Tarski ; Dordrecht, Kluwer, 1992, p. 319-338.
[2] ↑  B. Russell, Principles of Mathematics, op. cit., § 439. Dans ce passage, Russell
prend pour exemple l’analyse de l’espace en points, ce que critiquera Wittgenstein,
cf. (NL, p. 93).
[3]  ↑  Cependant, pour Leibniz le complexe ou composé n’est qu’un «  amas ou
aggregatum de simples ». Cf. G. W. Leibniz, La monadologie, édition par E. Boutroux,
Paris, Delagrave, 1978, p. 141-142. Pour Wittgenstein, les complexes ne peuvent pas
être qu’un « amas » mais doivent être structurés.
[4]  ↑  A. Maslow, A Study of Wittgenstein’s Tractatus, Los Angeles, University of
California Press, 1961, p. 38-40 ; E. Stenius, Wittgenstein’s Tractatus, op. cit., p. 84-85.
[5]  ↑  Depuis le livre de Stenius (Wittgenstein’s Tractatus, op. cit., chap. XI), on a
beaucoup parlé des parallèles entre Wittgenstein et Kant. En fait, ceux-ci se
réduisent pour l’essentiel au fait que ces deux philosophes veulent limiter les
sphères de la science (4.113) et de la philosophie, celle-ci étant conçue comme une
« activité » ayant pour but de limiter les excès de la métaphysique (4.112, 6.53). Il ne
faut cependant pas oublier que la critique de la métaphysique chez Wittgenstein
peut être vue comme procédant en droite ligne de la tradition viennoise de
philosophie des sciences, de Carl Menger à Ludwig Boltzmann, qui n’est pas très
«  kantienne  », et il ne faut pas exagérer de tels parallèles au détriment des aspects
carrément anti-kantiens de la pensée de Wittgenstein, de son ontologie réaliste à son
éthique stoïcienne. Cf. H. Visser, «  Wittgenstein as a Non-Kantian Philosopher  »,
dans E. Morscher et R. Stranzinger (dir.), Ethics. Foundations, Problems, and
Applications, Vienne, Hölder-Pichler-Tempsky, 1981, p. 399-405. Jaakko Hintikka a lui
aussi noté un aspect kantien chez Wittgenstein, lié à sa conception du langage
comme médium universel selon laquelle on ne peut pas « sortir » du langage pour
en parler « de l’extérieur ». Wittgenstein disait lui-même : « La limite du langage se
montre dans l’impossibilité de décrire le fait qui correspond à une proposition (qui
est sa traduction) sans, justement, répéter la proposition. (Nous avons affaire ici à la
solution kantienne du problème de la philosophie)  » (L. Wittgenstein, Remarques
mêlées, Mauvezin, TER, 1984, p. 20). Le raisonnement qui mène Wittgenstein a une
telle conclusion, à vrai dire plus néo-kantienne que kantienne, ne repose cependant
pas sur des prémisses kantiennes et il ne semble donc pas approprié de parler de
« kantisme ».
[6] ↑  P. M. S. Hacker, Insight and Illusion. Themes in the Philosophy of Wittgenstein,
2e éd., Oxford, Clarendon Press, 1986, p. 58.
[7]  ↑  Il y a pourtant une solution simple à ce problème, cf. M. B. Hintikka et J.
Hintikka, Investigations sur Wittgenstein, Liège, Mardaga, 1991, chap. 5, § 3.
[8] ↑  J. Griffin, Wittgenstein’s Logical Atomism, op. cit., p. 41-42.
[9] ↑  A. N. Whitehead et B. Russell, Principia Mathematica, vol. 1, op. cit., p. 44.
[10] ↑  Cf. P. M. S. Hacker, Insight and Illusion, op. cit., p. 58.
[11] ↑  N. Malcolm, Notbing is Hidden, op. cit., p. 27.
[12] ↑  En particulier dans l’important article  : H. Ishiguro, «  Use and Reference of
Names », op. cit.
[13] ↑  Ibid., p. 20.
[14] ↑  Ibid., p. 34-35 et 41.
[15] ↑  B. McGuinness, « The So-Called Realism of Wittgenstein’s Tractatus », op. cit.,
p. 66-67.
[16] ↑  Ibid., p. 73.
[17]  ↑  Là-dessus, Ishiguro a raison, les élucidations ne peuvent pas être des
définitions par ostension ; cf. H. Ishiguro, « Use and Reference of Names », op. cit., p.
33. Cependant, elle considère les élucidations comme des propositions qui spécifient
les propriétés internes des objets ce qui ne peut pas être le cas puisque cela
impliquerait l’usage d’un concept formel comme s’il s’agissait d’un concept matériel.
De surcroît, cela impliquerait que toute proposition serait une élucidation de ses
constituants.
[18] ↑  A. N. Whitehead et B. Russell, Principia Mathematica, op. cit., vol. 1, p. 91.
Problèmes ontologiques

R aisonner en l’absence d’exemples est un défaut


malheureusement très répandu en philosophie et
Wittgenstein n’y échappe pas  : il ne donne aucun exemple
d’analyse «  complète  ». Le résultat en est que ses thèses et sa
terminologie manquent de clarté – on trouve même quelques
incohérences mineures [1] . Cette obscurité est à la source de
bien des problèmes d’interprétation, à la fois à propos des
complexes et des simples  ; je vais en examiner quelques-uns
dans cette section.
Norman Malcolm rapporte la conversation suivante, de 1949 :

J’avais demandé à Wittgenstein si, au moment où il écrivait le


Tractatus, il n’avait pas décidé ce que serait un exemple d’
«  objet simple  ». Il me répondit qu’à cette époque il pensait
qu’il était un logicien et que ce n’était pas l’affaire du logicien
de décider si cette chose est une chose simple ou une chose
complexe, cela étant une question purement empirique [2]  !

Cette anecdote confirme que Wittgenstein croyait à l’époque où


il écrivait le Tractatus en une distinction ferme entre le travail,
a priori, du logicien et le travail, empirique, du psychologue.
Selon la lettre à Russell du 19  août 1919, la relation entre les
constituants d’une pensée et ceux d’un fait est du ressort de la
psychologie (CL, p. 125). Wittgenstein a présenté dans le
Tractatus une conception de la philosophie purifiée de tout
ingrédient empirique ou psychologique, où la théorie de la
connaissance est assimilée à la « philosophie de la psychologie »
(4.1121). Certaines questions ressortissent donc au domaine de l’
«  application de la logique  » (5.557) et non de la logique elle-
même [3] .
L’analyse de la proposition présentée dans la section précédente
fait face à de sérieuses difficultés. La quasi-disparition des
complexes force Wittgenstein à introduire dans son ontologie
des entités qui joueront leur rôle. En effet, la proposition décrit
un « fait » (Tatsache) (4.023). Mais un « fait » est quelque chose
de positif et parler de l’existence d’un «  non-fait  » semble
relever du non-sens. Wittgenstein fait donc face au problème
sur lequel ceux qui, comme Meinong ou Russell, réfléchissaient
sur les propositions fausses, ont dû se pencher. En fait,
Wittgenstein se situe clairement entre Russell et Meinong. Il
retient de la critique de Meinong par Russell l’idée qu’à une
proposition vraie correspond un objectif subsistant et à une
proposition fausse correspond un objectif non subsistant est
inacceptable car le principe de non-contradiction n’est plus
respecté, puisque quelque chose correspond à toute
proposition  ; pour Wittgenstein comme pour Russell, il faut
pouvoir dire qu’à une proposition vraie correspond quelque
chose et que rien ne correspond à une proposition fausse. Mais
Wittgenstein ne peut pas suivre Russell dans la voie, celle de la
théorie de la connaissance, dans laquelle il s’est engagé  : nous
avons vu qu’il rejette la théorie du jugement comme relation
multiple et la nécessité d’une accointance avec la forme logique.
L’indécision de Wittgenstein est palpable dans ses Carnets, à
l’automne 1914 :

« Non p » et « p » se contredisent, elles ne peuvent être vraies


toutes les deux. Pourtant je puis les formuler toutes les deux,
les deux images existent. Elles sont côte à côte.
(C, p. 67)

Dans la première phrase, Wittgenstein reprend presque mot à


mot la critique de Russell à l’endroit de Meinong. Il ne peut
donc pas y avoir d’objectif, de complexe ou de fait faux. Mais il
jongle simultanément avec un autre problème, qu’il exprime
dans la seconde phrase  : la proposition pourvue de sens doit
représenter son sens, même si la proposition est fausse.
Wittgenstein s’opposera donc en dernier recours à Russell, ce
qu’il exprimera en écrivant dans les « Notes sur la logique » : « Il
y a des faits positifs et négatifs mais pas de faits vrais ou faux »
(NL, p. 97).
Puisque Wittgenstein ne veut pas avoir recours aux complexes,
pour les raisons que nous avons vues, il introduit de nouvelles
entités, en quelque sorte coincées entre les complexes et les
faits que sont les Sachverhalte et les Sachlage [4] . Lorsque
Russell lui demanda ce qu’est la différence entre une Tatsache
et un Sachverhalt, Wittgenstein lui répondit :

Un Sachverhalt est ce qui correspond à une [proposition


élémentaire] si elle est vraie. Une Tatsache est ce qui
correspond à un produit logique de propositions
élémentaires lorsque celui-ci est vrai.
(C, p. 233)

Cette interprétation, qui trouve des appuis entre autres aux


2.034 et 4.2211, fut utilisée par Russell dans son introduction.
Elle concorde avec la traduction de «  Sachverhalt  » par «  fait
atomique  », qui rend l’idée d’une correspondance entre le
Sachverhalt et une proposition élémentaire. Cependant, il y a des
raisons de croire que les Sachverhalte ne sont pas du tout des
faits et que la traduction par «  faits atomiques  » serait
trompeuse. Il semble que la traduction par «  états de choses  »
soit la plus appropriée. S’il est vrai que Wittgenstein utilise
fréquemment, au début de la section 2, « Sachverhalt » dans le
sens d’un enchaînement d’objets existant (bestehende
Sachverhalt), il parle aussi la non-existence (das
Nichtbestehen) [5]  d’un Sachverhalt aux 2.06, 2.062, 2.11, 4.1, 4.25,
4.27 et 4.3. De plus, selon le 2.06, les faits sont positifs ou négatifs
mais les Sachverhalte sont pour leur part tous positifs  : il n’y a
pas de proposition élémentaire négative (C, p. 234).
On pourrait résumer ce qui précède en suivant le 2.06 de la
manière suivante  : si une proposition élémentaire est vraie,
alors existe (besteht) un Sachverbalt, ce qui est en soi un fait
positif, dont il ne faut pas oublier qu’il est atomique, puisqu’il
n’est pas le produit de faits plus simples. Si une proposition
élémentaire est fausse, alors la non-existence (nichtbestehen)
d’un Sachverhalt est un fait négatif (atomique). Mais les
propositions élémentaires ne peuvent pas dépeindre que des
faits positifs (atomiques) car elles seraient alors toutes vraies. Il
faut donc introduire une autre classe d’entités qui puissent être
représentées par les propositions élémentaires
indépendamment de leur valeur de vérité  ; c’est ce rôle que
jouent les situations (Sachlagen). Celles-ci doivent donc être
identifiées avec la possibilité de l’existence ou la non-existence
des états de choses, c’est-à-dire avec la possibilité de faits positifs
ou négatifs. (Wittgenstein se rapproche donc en dernier lieu des
« objectifs » de Meinong…)
Plusieurs se demanderont pourquoi Wittgenstein a introduit les
situations, puisqu’il a déjà les faits positifs et négatifs comme
« vérifacteurs » (truth-makers) [6] . Il faut remarquer tout d’abord
qu’il distingue «  dépeindre  » (abbilden) et «  représenter  »
(darstellen)  : une proposition «  dépeint  » un fait ou la réalité
mais «  représente  » une situation. Cette différence est
particulièrement visible au 2.201  : «  Une proposition dépeint
(abbildet) la réalité en ce qu’elle représente (darstellt) une
possibilité d’existence et de non-existence d’états de choses.  »
En introduisant ainsi les « situations », Wittgenstein règle l’autre
problème qu’il avait en vue : les propositions, en étant l’image
d’une situation, «  représentent  » leur sens (2.221)
indépendamment de leur valeur de vérité (2.22). En reprenant
la métaphore des Carnets, c’est là l’ «  ombre  » que l’image
projette sur le monde (C, p. 65 et 71) [7] . La projection de cette
« ombre », c’est aussi le « penser du sens de la proposition » du
3.11, que nous avons vu dans la section sur langage, monde et
pensée.
Par ailleurs, les situations permettent d’introduire la notion d’
«  espace logique  »  : «  L’image présente (vorstellt) la situation
dans l’espace logique, l’existence et la non-existence d’états de
choses  » (2.11). C’est l’espace logique qui permettra en retour
l’élaboration de la combinatoire des tables de vérité [8] .
Un autre problème épineux est celui du statut « catégoriel » des
« objets simples ». La scolastique distingue entre particuliers et
universaux, que sont les propriétés et les relations. On peut
donc se poser la question : les « objets simples » ne sont-ils que
des particuliers ou Wittgenstein admet-il aussi les universaux
comme «  simples  »  ? En d’autres termes, le Tractatus est-il
d’inspiration nominaliste ou réaliste [9]   ? Les Carnets et les
multiples remarques sur cette question en 1929 montrent que
Wittgenstein admettait propriétés et relations comme des
objets. Dans les Carnets, nous trouvons de nombreux passages
où Wittgenstein dit explicitement que «  Relations, propriétés,
etc., sont aussi des objets » (C, p. 121). Par exemple :

S’ensuit-il qu’on pourrait se passer de noms ? Sûrement pas.


Les noms sont nécessaires pour énoncer que cette chose
possède cette propriété, etc.
Ils relient la forme propositionnelle à des objets
complètement déterminés.
(C, p. 108)

Parmi les multiples passages à l’appui datant du retour à


Cambridge en 1929, le plus saisissant est l’explication du 2.01
faite à Desmond Lee en 1930-1931 :

2.01 – «  Un fait atomique est une combinaison d’objets


(entités, choses)  ». Objets, etc., est employé ici pour des
choses telles qu’une couleur, un point dans l’espace visuel,
etc. […] «  Objets  », cela inclut aussi les relations  ; une
proposition, ce ne sont pas deux choses reliées par une
relation. «  Chose  » et «  relation  » sont du même ordre. Les
objets sont attachés les uns aux autres, tout comme les
maillons d’une chaîne.
(CC, p. 133)

Cette dernière phrase fait allusion au 2.03  : «  Dans l’état de


choses, les objets se tiennent les uns les autres, comme les
maillons d’une chaîne. »
On pourrait penser que Wittgenstein aurait changé d’avis deux
fois, abandonnant le réalisme des Carnets en écrivant le
Tractatus, pour ensuite redevenir réaliste à son retour à la
philosophie en 1929, de sorte que les propos des Carnets et des
écrits postérieurs à 1929 seraient trompeurs. Ce genre de propos
n’a vraiment rien de convaincant. En 1929, Wittgenstein
écrivait, dans Quelques remarques sur la forme logique :

L’on pourrait penser – et je pensais moi-même naguère –


qu’un énoncé exprimant le degré d’une qualité serait
analysable en un produit logique d’énoncés quantitatifs
simples et en un énoncé supplémentaire les complétant.
(QRFL, p. 27-28)

Sans entrer dans les détails de ce passage, il faut reconnaître


que Wittgenstein y énonce clairement qu’une propriété – à
savoir la «  qualité  » dont parlent les «  énoncés quantitatifs
simples  » – entre dans la composition des propositions
élémentaires. De surcroît, en disant  : «  Je pensais moi-même
naguère  », Wittgenstein ne peut faire référence qu’au
Tractatus !
À l’intérieur du Tractatus, plusieurs passages fournissent
matière à discussion. Je n’en examinerai que quelques-uns. Tout
d’abord, le 3.1432, dont Copi se sert [10]  :

3.1432 – Non pas : « Le signe complexe aRb dit que a est dans
la relation R avec b  », mais bien  : que «  a  » soit dans une
relation déterminée avec « b » dit que aRb.

Pour Copi, ce passage montre que pour Wittgenstein il n’y a que


deux ingrédients dans le fait que aRb et il suggère de rendre
cela patent en écrivant aRb de cette manière  : ab. Mais la
proposition élémentaire doit avoir la même « multiplicité » que
ce qu’elle représente (4.04) et la situation aRb n’est
certainement pas déterminée par les seuls objets a et b. C’est ce
que montre l’exemple de la perception d’un complexe tel qu’un
cube dont on n’a dessiné que les arêtes (le célèbre cube de
Necker) et que l’on peut percevoir de deux manières
différentes. Wittgenstein est très clair là-dessus : « Nous voyons
alors réellement deux faits distincts  » (5.5423). Il doit donc y
avoir un troisième élément dans la proposition, qui est
déterminé par R.
Quoi qu’il en soit, rien n’interdit à l’analyse d’aboutir à trois
objets a, R, et b se tenant ensemble comme les maillons d’une
chaîne (2.03). D’autres passages donnent par ailleurs un appui
sans réserve à la thèse réaliste, tels que le 5.5261, où
Wittgenstein, en utilisant l’expression «  (Ǝx, ϕ) (ϕx)  » admet
comme variables liées par les quantificateurs, qui sont en
« relations de désignation au monde comme dans la proposition
non généralisée  », des variables d’individus telles que x, et de
propriétés telles que ϕ.
Deux doctrines fondamentales du Tractatus militent par ailleurs
contre l’approche nominaliste. Premièrement, Wittgenstein
s’oppose encore une fois à Frege aux 2.0121-2.0122. Pour Frege,
une fonction se distingue d’un objet en ce que celui-ci est
« saturé » et celle-là « insaturée », c’est-à-dire qu’elle réclame un
objet comme argument afin d’être «  saturée  ». C’est ce que
Frege exprime en écrivant la fonction avec un blanc : « F() » [11] .
Pour Wittgenstein, «  Nous ne pouvons penser aucun objet en
dehors de sa liaison avec d’autres objets  » (2.0121)  ; en termes
fregéens, les objets du Tractatus sont tous «  insaturés  ».
L’identification de ceux-ci avec des individus (saturés) est donc
impossible. Deuxièmement, Wittgenstein dit bien au 1.1 que « le
monde est la totalité des faits  » et au 1.11 que «  le monde est
déterminé par les faits, et par cela que ce sont tous les faits  ».
Comme le remarque Maury, il est tout à fait étrange que les
tenants de l’interprétation nominaliste ne remarquent pas
qu’un nominaliste qui rejetterait les universaux ne devrait
pourtant pas avoir de sympathie particulière pour les faits [12] .
L’analyse des complexes en leurs simples n’interdit-elle pas,
comme le pense Griffin [13] , des noms tels que [aRb] et donc la
possibilité que les relations soient des objets  ? Wittgenstein ne
voyait pas les choses ainsi :

Ma difficulté consiste certainement en ce que, dans toutes les


propositions qui me viennent à l’esprit, des noms se
présentent, mais qui doivent disparaître sous l’effet d’une
analyse plus poussée. Je sais qu’une telle analyse est
possible, mais ne suis pas en état de la mener à son terme.
En dépit de quoi, je sais selon toute apparence que, si
l’analyse était menée à son terme, le résultat en devrait être
une proposition qui contiendrait encore des noms, des
relations, etc.
(C, p. 121)

D’ailleurs, au 4.24 Wittgenstein dit écrire la proposition


élémentaire « comme fonction de noms », sous la forme : « fx »,
« φ(x,y) ».
Le Tractatus est donc «  réaliste  » au sens que l’on donne à ce
terme dans la querelle des universaux. Cependant, il faut
préciser avec Hacker que c’est le seul sens du mot « réalisme »
qui s’applique au Tractatus ; il ne faut surtout pas entendre par
là que Wittgenstein y aurait exposé une sémantique « réaliste »,
dans le sens où on l’entend dans le cadre du débat instauré
autour de l’œuvre de Michael Dummett, sur la question du
« réalisme » en théorie de la signification [14] . À cet égard, on a
dit du Tractatus qu’il contient une conception réaliste de la
sémantique des conditions de vérité. En citant à l’appui le 4.024,
où Wittgenstein écrit que «  Comprendre une proposition, c’est
savoir ce qui est le cas si elle est vraie  », on a dit de lui qu’il
adoptait une version de la thèse d’extensionalité de Carnap [15] .
Cette lecture « extensionnaliste » du Tractatus a été critiquée de
façon convaincante par André Maury et, à sa suite, par G. H. von
Wright [16] , dans un article par ailleurs très important pour le
développement des lectures «  ontologiques  » du Tractatus [17] .
Maury a montré que l’essence de la proposition «  pourvue de
sens  » est de pouvoir être vraie et de pouvoir être fausse, ce
qu’on exprime en parlant, à la suite des Carnets de « bipolarité »
de la proposition. La notion même de signification
propositionnelle est donc modale.
Le seul passage du Tractatus où Wittgenstein donne, en passant,
des exemples d’ « objets », dont on peut conclure sur la base des
Carnets qu’il s’agit de « simples », est le 2.0131 :

2.0131 – […] Une tache dans un champ visuel n’a certes pas
besoin d’être rouge, mais elle doit avoir une couleur […] Le
son doit avoir une hauteur, la sensation tactile une dureté,
etc.

On retrouve dans ce passage des propriétés  : «  couleur  »,


« hauteur », « dureté », mais aussi des objets phénoménaux que
sont une «  tache dans un champ visuel  », un «  son  », une
«  sensation tactile  ». Anscombe, qui rejette l’idée que les
propriétés puissent être des objets simples a aussi critiqué l’idée
que les particuliers ou individus puissent être des sense-data
russelliens [18]   ; à sa suite, Griffin a assimilé les «  objets  » du
Tractatus a des « points matériels » de Hertz [19] , soit des entités
beaucoup plus théoriques que phénoménales, puisque les
points matériels de Hertz ne sont même pas des minima
sensibilia [20] . Il est évident que les objets du Tractatus ne
peuvent pas être des sense-data. J’ai bien montré dans la section
sur la signification et le jugement, que Wittgenstein avait rejeté
la théorie du jugement de Russell et que cela l’avait en quelque
sorte forcé à concevoir ses simples comme possédant leur
forme, c’est-à-dire leur « possibilité de combinaison ». Les sense-
data de Russell ne possèdent pas de telles formes. D’autre part,
Russell et Moore décrivaient les sense-data comme les « objets »
de la perception et non les objets réels que sont les tables,
chaises, etc., dont Russell disait, nous l’avons vu, qu’il faut
donner une «  construction logique  ». Il n’y a pas une telle
métaphysique dans le Tractatus, où l’on ne retrouve pas de
distinction entre connaissance «  directe  » des sense-data et
connaissance «  indirecte  » des objets physiques. Les objets
simples « constituent la substance du monde » (2.021) et sont, à
l’inverse des sense-data, qui sont des objets éphémères,
« stables » et « subsistants » (2.027-2.0271).
Mais les objets simples ne sont-ils pas donnés dans l’expérience
immédiate  ? Encore une fois, le texte du Tractatus n’apporte à
peu près aucun secours. Les parallèles que j’ai explicités entre
le principe de la réduction à l’accointance de Russell et
l’analyse, chez Wittgenstein, de la proposition complexe en
propositions élémentaires, qui consistent en un enchaînement
de noms tenant lieu d’objets, milite plutôt en faveur d’une
réponse positive [21]   : ils cherchaient tous deux à savoir ce qui
doit m’être donné pour que je puisse comprendre mon langage.
Que les objets doivent m’être donnés dans mon expérience
immédiate n’implique pas nécessairement, cependant, qu’ils
aient une existence subjective ou relative au sujet, comme les
objets dont parlent les diverses formes de phénoménalisme.
Si Wittgenstein mentionne à l’occasion dans les Carnets les
points matériels de Hertz (C, p. 131), sans pour autant les
confondre avec ses objets simples, il dit bien :
Comme exemple de simple, je pense toujours aux points du
champ visuel. (De même que ce sont toujours aux parties du
champ visuel qui me viennent à l’esprit comme types d’
« objets composés ».
(C, p. 96)

Il ajoutera plus tard qu’il lui semble « parfaitement possible que


des taches de notre champ visuel soient des objets simples, si
tant est que nous ne percevions séparément aucun point de ses
taches » (C, p. 127) – l’exemple qu’il a en tête dans ce passage est
« l’image visuelle des étoiles ». De même, après son retour à la
philosophie, Wittgenstein ne laisse que peu de doute. Les
Quelques remarques sur la forme logique contiennent une
discussion du problème de l’exclusion des couleurs, qui porte
explicitement sur des propositions élémentaires à propos de
« toute tache de couleur dans notre champ de vision » (QRFL, p.
22). Les Remarques philosophiques s’ouvrent sur un énoncé
surprenant  : «  Le langage phénoménologique, ou “langage
primaire” comme je l’ai appelé, n’est pas maintenant le but que
je poursuis, je ne le tiens plus maintenant comme
indispensable » (RP, § 1). Ce langage « phénoménologique » ou
« primaire » (l’expression se trouve chez Hertz) est constitué des
propositions « qui traitent de l’immédiat » (RP, § 11). Waismann
écrivait dans ses « Thèses » : « Les propositions qui traitent de la
réalité immédiate sont appelées propositions élémentaires  »
(WCV, p. 231), ajoutant quelques lignes plus bas  : «  Ce que les
propositions élémentaires décrivent, ce sont les phénomènes »
(WCV, p. 233). Encore une fois, il est loisible de penser que
Wittgenstein a changé d’avis et qu’il a rejeté ce point de vue
lorsqu’il rédigea le Tractatus  ; ce qui n’est guère convaincant
car cela impliquerait que les remarques qui précèdent feraient
référence à une hypothétique position que Wittgenstein aurait
soutenue entre la publication du Tractatus et 1929-1930. Une
telle supposition n’est fondée sur aucune évidence textuelle.
J’aimerais ajouter à cela trois raisons internes au Tractatus de
croire que les objets sont à rapprocher des objets de
l’accointance de Russell. Premièrement, on peut «  connaître  »
(kennen) un objet, ce qui n’est possible que si ceux-ci sont
phénoménaux et non hertziens (les «  points matériels  » de
Hertz ne sont pas des minima sensibilia). Le 2.0123 dit bien « Si
je connais (kenne) l’objet, je connais aussi l’ensemble de ses
possibilités d’occurrence dans des états de choses  ». Lorsqu’il
correspond avec C. K. Ogden à propos de la traduction anglaise
de son ouvrage, Wittgenstein précise le sens de son emploi du
mot « kennen » en disant « je veux seulement dire : je le connais
mais je ne suis pas dans l’obligation de savoir quoi que ce soit à
propos de lui  » [22]   ; ce qui correspond parfaitement à la
définition de l’accointance par Russell, comme l’a montré
Malcolm [23] .
Deuxièmement, il est certes vrai que Wittgenstein décrit ses
objets comme «  stables  », mais ce n’est pas en opposition à
Russell, car la dimension de variation n’est pas temporelle mais
logique [24] . En effet, il n’y a pas pour Wittgenstein de « passage
du temps  » (6.3611) et l’ «  existence  » dont il parle est donc
«  atemporelle  » [25]   ; les objets simples sont plutôt conçus
comme les constituants à partir desquels on peut concevoir
d’autres mondes possibles :
2.022 – Il est évident que même un monde imaginé, si
différent qu’il soit du monde réel, doit avoir quelque chose –
une forme – en commun avec le monde réel.
2.023 – Cette forme stable consiste justement dans les objets.

Il faut donc parler d’une dimension de variation logique, qui


n’exclut nullement que les objets soient donnés dans
l’expérience immédiate.
Troisièmement, l’identification du monde avec « mon monde »
au 5.62 est impossible si les objets qui constituent la substance
du monde sont conçus comme des objets physiques du genre
des points matériels de Hertz. En effet, les 5.6, 5.62 et 5.63
énoncent :

5.6 – Les limites de mon langage sont les limites de mon


monde.
5.62 – […] Que le monde soit mon monde se montre en ceci
que les limites du langage […] signifient les limites de mon
monde.
5.63 – Je suis mon monde. (Le microcosme.)

Comment le monde, dont les objets simples forment la


substance (2.021), pourrait-il être mon monde si ces objets
n’étaient que des objets physiques et publics  ? Les objets du
Tractatus doivent donc m’être personnels, c’est-à-dire qu’ils me
sont donnés dans l’expérience, tout comme les objets de
l’accointance de Russell [26] . Il en va de même avec les
remarques sur la mort vers la fin de l’ouvrage. Si le monde et la
vie « ne font qu’un » (5.521), le monde cesse donc d’exister à la
mort :

6.431 – Comme aussi dans la mort le monde ne change pas


mais s’arrête.
6.4311 – La mort n’est pas un événement de la vie. On ne fait
pas l’expérience de la mort.

Encore une fois, ces remarques n’ont de sens que si la substance


du monde est composée d’objets qui me sont donnés. Avec ces
dernières remarques, on mesure l’importance du long travail
d’exégèse dans cette section et les précédentes  : une
compréhension des mécanismes du Tractatus est essentielle à la
compréhension des remarques sur le monde sub specie
æternitatis, que l’interprétation d’Anscombe et Griffin rend tout
à fait opaques.

Notes du chapitre
[1]  ↑  Cf., par exemple, l’incohérence trouvée par Fogelin aux 2.04, 2.06 et 2.063.
Prises ensemble, ces remarques impliquent que la totalité des états de choses
existants est équivalente à l’ensemble formé de l’existence et de la non-existence
d’états de choses. Cf. R. Fogelin, Wittgenstein, 2e éd., Londres, Routledge, 1987, p. 13.
[2] ↑  N. Malcolm, « Ludwig Wittgenstein », op. cit., p. 411 (traduction modifiée).
[3] ↑  Il ne faut pas oublier dans ce contexte que, lorsqu’il fut étudiant de Russell à
Cambridge avant la guerre, Wittgenstein poursuivait aussi des études de
psychologie ; il fit même un rapport de ses travaux sur la perception du rythme à la
British Psychological Society en 1912. Malheureusement, presque aucune trace de
ses travaux ne nous est parvenue. (La réflexion de Wittgenstein sur la musique
n’était jamais loin de ses préoccupations en logique, comme en témoigne cette
remarque de 1915 : « Les thèmes musicaux sont en un certain sens des propositions.
La connaissance de la nature de la logique conduira par là à la connaissance de la
nature de la musique  » (C, p. 86).) L’intérêt de Wittgenstein pour la perception des
sons pourrait laisser croire que lorsqu’il parle de l’application de la logique, il a en
tête des enquêtes empiriques analogues aux siennes.
[4] ↑  La traduction de ces termes en anglais a fait couler beaucoup d’encre. Cf. la
discussion détaillée par Max Black dès 1964, dans A Campanion to Wittgenstein’s
Tractatus, op. cit., p. 39-45. Les avis sont encore une fois partagés, entre les tenants
de la traduction Ramsey-Ogden par atomic fact ou «  fait atomique  » (cf. G. E. M.
Anscombe, An Introduction to Wittgenstein’s Tractatus, 4e éd., Londres, Hutchinson,
1971, p. 30) et les tenants de la traduction McGuinness-Pears par state of affairs ou
« états de choses » (cf. en particulier, E. Stenius, Wittgenstein’s Tractatus, op. cit., p.
29-37 ; P. Simons, « The Old Problem of Complex and Fact », op. cit., p. 331-335).
[5]  ↑  Je traduis ici l’allemand «  bestehen  » par «  exister  » mais on pourrait aussi
accorder la terminologie avec celle de Meinong et traduire dans ce passage par
« subsister ».
[6] ↑  L’expression n’est pas de Wittgenstein, elle est tirée de K. Mulligan, P. Simons,
B. Smith, « Truth-Makers », Philosophy and Phenomenological Research, vol. 44, 1984,
287-321.
[7]  ↑  Cette interprétation ne peut être discutée plus avant, faute d’espace. Elle
s’oppose entre autres à celle de P. Carruthers, Tractarian Semantics, op. cit et elle n’a
que deux antécédents, P. Simons, «  Tractatus logico-philosophicus  », dans J.-P.
Leyvraz et K. Mulligan, Wittgenstein analysé, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993, p.
16-32  ; p. 21-22 et, surtout, J. Plourde, Nécessité, possibilité et contingence dans le
Tractatus logico-philosophicus. Essai d’une reconstruction de la théorie
wittgensteinienne des modalités, thèse de doctorat, Université de Genève. À celui-ci je
dois les idées centrales de ce passage.
[8]  ↑  D. Hyder et T. Lampert montré l’origine de cette notion dans les travaux de
Helmholtz. Cf. D. J. Hyder, The Mechanics of Meaning. Propositional Content and the
Logical Space of Wittgenstein’s Tractatus, op. cit.  ; T. Lampert, Wittgensteins
Physicalismus  : Die Sinnesdatenanalyse des Tractatus Logico-Philosophicus in ihrem
historischen Kontext, Paderborn, Mentis, 2000.
[9]  ↑  Selon Copi et Anscombe, les simples du Tractatus ne peuvent être que des
particuliers. Cf. I. M. Copi, «  Objects, Properties, and Relations in the Tractatus  »,
Mind, vol. 67, 1958, p. 145-165 ; G. E. M. Anscombe, An Introduction to Wittgenstein’s
Tractatus, op. cit., p. 98 sq. Leurs arguments ont été réfutés, selon moi de façon
convaincante, par Allaire, Stenius, Maury et les Hintikka. Cf. E. B. Allaire, «  The
Tractatus : Nominalistic or Realistic ? », réimpression dans I. M. Copi et R. W. Beard,
Essays on Wittgenstein’s Tractatus, New York, MacMillan, 1966, p. 325-341 ; E. Stenius,
Wittgenstein’s Tractatus, op. cit. ; A. Maury, The Concepts of Sinn and Gegenstand in
Wittgenstein’s Tractatus, Acta Philosophica Fennica, vol. 29, n. 4, 1977, part II ; M. B.
Hintikka et J. Hintikka, Investigations sur Wittgenstein, op. cit., chap. 2. Sébastien
Gandon propose cependant une interprétation plus proche de celle de Copi, qu’il
interprète comme insistant avant tout sur l’inhérence de la forme aux objets. Cf. S.
Gandon, Logique et langage. Études sur le premier Wittgenstein, op. cit., p. 65-66.
[10] ↑  I. M. Copi, « Objects, Properties, and Relations in the Tractatus  », op. cit., p.
155-156.
[11] ↑  Cf. G. Frege, Écrits logiques et philosophiques, op. cit., p. 85.
[12] ↑  A. Maury, The Concepts of Sinn and Gegenstand in Wittgenstein’s Tractatus,
op. cit., p. 96.
[13] ↑  J. Griffin, Wittgenstein’s Logical Atomism, op. cit., p. 60.
[14] ↑  P. M. S. Hacker, Insight and Illusion, op. cit., p. 65.
[15] ↑  Dans sa version originale, chez Carnap, cette thèse porte sur les concepts  :
dans toute proposition portant sur un concept, celui-ci peut être représenté par son
extension, que ce soit une classe ou une relation. Cf. R. Carnap, Der logische Aufbau
der Welt, Berlin, Weltkreis Verlag, 1928, p. 57. L’expression « thèse d’extensionalité »
a par la suite désigné la thèse selon laquelle toute proposition est une fonction de
vérité de propositions élémentaires qui sont fonctions de vérité d’elles-mêmes. Pour
l’attribution de cette thèse à Wittgenstein, cf. D. Favrholdt, An Interpretation and
Critique of Wittgenstein’s Tractatus, Copenhague, Munksgaard, 1967, p. 11. Pour un
exposé de l’aspect «  extensionnel  » du Tractatus, cf. P. Frascolla, Tractatus Logico-
Philosophicus. Introduzione alla lettura, Rome, Carocci, 2000, chap. 4.
[16]  ↑  Cf. A. Maury, The Concepts of Sinn and Gegenstand in Wittgenstein’s
Tractatus, op. cit., part I  ; G. H. von Wright, «  La logique modale et le Tractatus  »,
dans Wittgenstein, Mauvezin, TER, 1986, p. 195-214.
[17]  ↑  Cf. R. Bradley, The Nature of All Being. A Study of Wittgenstein’s Modal
Atomism, Oxford, Oxford University Press, 1992  ; L. Goddard et B. Judge, The
Metaphysics of Wittgenstein’s Tractatus, Australasian Journal of Philosophy.
Monograph Series, vol. 1, 1982.
[18] ↑  G. E. M. Anscombe, An Introduction to Wittgenstein’s Tractatus, op. cit., chap.
1.
[19] ↑  J. Griffin, Wittgenstein’s Logical Atomism, op. cit., p. 101.
[20] ↑  Cf. H. Hertz, Prinzipien der Mechanik, op. cit., chap. 1.
[21]  ↑  Pour d’autres analyses allant dans le même sens, cf. M. B. Hintikka et J.
Hintikka, Investigations sur Wittgenstein, op. cit.  ; D. J. Hyder, The Mechanics of
Meaning. Propositional Content and the Logical Space of Wittgenstein’s Tractatus, op.
cit. ; T. Lampert, Wittgensteins Physicalismus  : Die Sinnesdatenanalyse des Tractutus
Logico-Philosophicus in ihrem histortichen Kontext, op. cit.
[22] ↑  L. Wittgenstein, Letters to C. K Ogden, op. cit., p. 59.
[23] ↑  N. Malcolm, Nothing is Hidden, op. cit., p. 8-9.
[24]  ↑  P. Frascolla, Tractatus Logico-Philosophicus. Introduzione alla lettura, op.
cit., p. 107.
[25] ↑  M. B. Hintikka et J. Hintikka, Investigations sur Wittgenstein, op. cit., chap. 3,
§ 13.
[26] ↑  Ibid., chap. 3, en particulier § 7.
L’opération : logique et
arithmétique

L a «  sémantique  » de Wittgenstein est une combinatoire [1] .


Une proposition élémentaire n’a que deux « possibilités de
vérité », l’accord ou le désaccord avec le monde, qui dépendent
de l’obtention ou non d’un état de choses. Pour n propositions
élémentaires il y a 2n combinaisons possibles (4.27). On peut
figurer les « possibilités de vérité » par un schéma comme celui-
ci :

Il y a 22 possibilités d’accord ou de désaccord entre une


n

proposition complexe et les possibilités de vérité des n


propositions élémentaires dont elle est composée (4.42)  ; pour
deux propositions élémentaires, il y aura donc 16 propositions
complexes (celles-ci sont présentées au 5.101). On peut
déterminer sur la base de ces combinaisons les fonctions de
vérité et donc les tables de vérité, qui sont une des innovations
techniques du livre. Wittgenstein n’a certes pas «  inventé  » les
tables de vérité  : on peut faire remonter celles-ci aux
stoïciens [2]  et Wittgenstein lui-même reconnaissait que l’idée se
trouvait déjà chez Frege [3] . On lui doit, en même temps (1921)
que Pose [4] , l’idée d’une procédure de décision  ; on devrait
même parler dans son cas d’une «  procédure de
construction  » [5] . On doit surtout à Wittgenstein l’analyse
philosophique des deux «  cas extrêmes  » des conditions de
vérité que sont les «  tautologies  » et les «  contradictions  ».
Celles-ci sont définies, respectivement, comme vraies ou
comme fausses «  pour toutes les possibilités de vérité des
propositions élémentaires  » (4.46). La notion de tautologie est
une des plus célèbres de l’ouvrage, parce que Wittgenstein
explicite grâce à elle l’essence des vérités logiques (6.1) :

4.461 – La proposition montre ce qu’elle dit, la tautologie et la


contradiction montrent qu’elles ne disent rien.
La tautologie n’a pas de conditions de vérité, car elle est
inconditionnellement vraie  ; et la contradiction n’est vraie
sous aucune condition.
Tautologie et contradiction sont vides de sens (sinnlos). […]
(Je ne sais rien par exemple du temps qu’il fait si je sais qu’il
pleut ou ne pleut pas.)
4.462 – Tautologie et contradiction ne sont pas des images de
la réalité. Elles ne représentent pas de situation possible. Car
l’une permet toute situation possible, l’autre aucune.
4.463 – […] La tautologie laisse à la réalité la totalité – infinie
de l’espace logique  ; la contradiction remplit tout l’espace
logique et ne laisse à la réalité aucun point. C’est pourquoi
aucune des deux ne peut déterminer la réalité d’une
quelconque manière.

Les propositions de la logique sont donc des tautologies et « ne


disent rien » (4.461, 6.11). Cette conception des vérités logiques
est aujourd’hui adoptée universellement. Elle sera reprise entre
autres à l’époque par les membres du Cercle de Vienne, dans
leur entreprise de rénovation de l’empirisme. Mais ils en firent
alors un usage qui ne respecte plus les intentions de
Wittgenstein. Des auteurs comme Hans Hahn et Rudolf Carnap
reprirent la thèse de Frege et Russell selon laquelle les
mathématiques ne sont qu’une branche de la logique [6] , et la
thèse de Wittgenstein selon laquelle les vérités logiques sont
des propositions analytiques (6.11), qui ne disent rien du
monde, leur permettait alors d’éliminer l’obstacle principal à
l’empirisme pur d’un John Stuart Mill, qui soutenait que les
vérités mathématiques ne sont que des généralités empiriques,
c’est-à-dire des propositions synthétiques a posteriori [7] . Mais,
comme je vais le montrer plus loin, Wittgenstein n’a jamais
partagé la thèse « logiciste » de Frege et Russell [8] .
Les combinaisons de possibilités de vérité réapparaissent entre
autres dans la théorie de l’inférence, que j’aborderai un peu
plus loin, et dans la définition des probabilités [9]  :

5.15 – Si Vr est le nombre des fondements de vérité de la


proposition « r », Vn le nombre de ces fondements de vérité
de la proposition «  s  » qui sont en même temps des
fondements de vérité de « r », nous appelons alors le rapport
Vn  : Vr la mesure de la probabilité que la proposition «  r  »
donne à la proposition « s ».
5.151 – Dans un schéma comme celui ci-dessus en 5.101, soit
Vr le nombre des «  V  » dans la proposition «  r  », Vrs le
nombre de ces « V » dans la proposition « s » qui se trouvent
dans les mêmes colonnes que les « V » de la proposition « r ».
La proposition «  r  » donne alors à la proposition «  s  » la
probabilité Vrs : Vr.

En d’autres termes, soit un ensemble S de n propositions


élémentaires (donc, logiquement indépendantes) et r et s deux
propositions qui sont des fonctions de vérités de ces n
propositions élémentaires – celles-ci sont appelées au 5.01
«  arguments de vérité  ». Les fondements de vérité
(Wahrheitsgründe) de r et de s sont les combinaisons de valeurs
de vérité de leurs arguments de vérité, pour lesquelles r et s
prennent la valeur vrai. Soit v le nombre de fondements de
vérité de r et µ le nombre de fondements de vérité de s qui sont
aussi des fondements de vérité de r. Pour v < 0, µ ≤ v et 0 ≤ v ≤
2n, µ/v mesure la probabilité que la proposition r donne à la
proposition s. Pour prendre un exemple simple [10] , soit p et q
deux propositions élémentaires. Puisque «  p v q  » a trois
possibilités de combinaison des valeurs de vérité de p et de q,
qui la rendent vraie et une seule combinaison en commun avec
« p & q », la mesure de la probabilité que la proposition « p ∨ q »
donne à « p & q » est 1/3.
Cette définition se situe dans la lignée des travaux de Bernouilli,
de Laplace et de Bolzano et on a souvent reproché à
Wittgenstein de s’être appuyé sur un « principe d’indifférence »
déguisé, avec sa thèse de l’indépendance logique des
propositions élémentaires (5.134) [11]  :

5.152 – Les propositions qui n’ont en commun aucun


argument de vérité nous les nommerons mutuellement
indépendantes.

Deux propositions élémentaires se confèrent mutuellement la


probabilité 1/2 [12] .
Wittgenstein n’échapperait donc pas aux critiques à l’encontre
de la conception « classique » des probabilités développées par
les tenants de la conception fréquentiste et par J. M. Keynes [13] .
Pour éviter ces écueils, Friedrich Waismann proposa en 1930
une variante de la théorie de Wittgenstein [14] , où le choix de la
métrique est en partie conventionnel et en partie lié aux
fréquences empiriques, tandis que pour Wittgenstein le nombre
de «  V  » apparaissant dans la dernière colonne constituait la
mesure absolue de la portée (Spielraum) de la proposition. La
mesure d’une portée est définie ainsi :
1. Si p est un énoncé et μ(p) sa mesure, alors μ(p) est un nombre
réel, qui n’est jamais négatif.
2. Une contradiction a la mesure 0.
3. Si p et q sont deux énoncés qui sont incompatibles, alors μ(p
∨ q) = μ(p) + μ(q).
Dans le symbolisme de Waismann :

La probabilité de q étant donné p est donc la grandeur de la


portée commune de p et q proportionnellement à la grandeur
de la portée de q. La probabilité ainsi définie est, selon
l’expression de Waismann, la mesure de la proximité logique
(logische Nähe) des deux propositions. Les deux limites sont le
degré 1 lorsque p implique q, et le degré 0 lorsque p contredit q.
Cette théorie est conforme à l’axiomatisation aujourd’hui
standard de Kolmogorov [15] , et elle servira de base à celle de
Carnap [16] .
La combinatoire de Wittgenstein est intimement liée à la notion
d’opération. Les relations « internes » ordonnent ou engendrent
les «  séries de formes  » (Formenreihe) (4.1252), qui sont au
fondement du symbolisme du Tractatus. Elles sont définies
comme suit (je souligne) : « La relation interne qui ordonne une
série est équivalente à l’opération par laquelle un membre est
engendré à partir d’un autre  » (5.232). (Une définition
alternative est donnée au 4.1252.) Les relations internes sont
donc équivalentes à des opérations. Nous avons vu dans la
section 4 qu’une opération est définie comme l’acte par lequel
une proposition est engendrée à partir d’une autre proposition ;
plus précisément comme ce par quoi une forme de propositions
est engendrée à partir d’une autre forme de propositions (5.23).
Il faut ajouter à cela que, selon Wittgenstein, « Ce n’est qu’ainsi
qu’est possible la progression de terme à terme dans une série
de formes  » (5.252), puisque, contrairement à ce qui est le cas
pour une fonction, le résultat d’une application de l’opération
peut devenir la base d’une nouvelle application de l’opération.
On peut le voir en examinant un exemple comme celui de
l’opération symbolisée « 0’ ξ » au 5.2521. Le symbole « 0 » est la
variable de l’opération comme telle et, couplé avec
l’apostrophe, il indique le résultat de l’application de
l’opération, tandis que le symbole «  ξ  » représente la base à
partir de laquelle l’opération est appliquée. Le symbole «  0’ ξ »
représente donc le résultat de l’application de l’opération 0 à ξ.
Si on choisit par exemple a comme le point de départ absolu,
c’est-à-dire que a n’est le résultat d’aucune application
antérieure de l’opération, alors 0’ a représente le résultat d’une
première application de l’opération. Ce résultat peut servir à
son tour de base à une deuxième application de l’opération,
dont le résultat sera symbolisé « 0’ 0’ a » ; le résultat de « trois
applications successives de “0’ ξ”  » sera «  0’ 0’ 0’ a  » (5.2521).
C’est ainsi que l’opération 0 engendre ou ordonne par itération
la série de formes :

Toujours selon les conceptions de Wittgenstein, l’opération, qui


« montre comment on peut passer d’une forme de propositions
à une autre », se montre elle-même dans une « variable » (5.24).
Cette « variable » est énoncée au 5.2522 :

avec « a » représentant le premier terme de la série de formes,


«  x  » un terme quelconque de celle-ci et «  0’ x  » la forme que
prendra le successeur immédiat de «  x  » dans la série, c’est-à-
dire le résultat d’une application de l’opération 0 au terme
quelconque x [17] . J’ai indiqué dans la section sur langage,
monde et pensée que la notion d’opération était au fondement à
la fois de la logique et de l’arithmétique. Cette « variable » joue
ici un rôle fondamental, puisqu’elle permet de mettre en place
des définitions par induction, dont la forme générale de la
proposition (6), qui permet entre autres de voir comment la
proposition peut «  nous communiquer un sens nouveau  »
(4.027). Ce symbolisme est très important et mérite d’être
clarifié.
Comme je l’ai indiqué, selon Wittgenstein les fonctions de vérité
«  sont des résultats des opérations qui ont pour bases les
propositions élémentaires  » (5.234), ces opérations (de vérité)
étant la négation, l’addition logique, la multiplication logique,
etc. (5.2341). Wittgenstein introduit au 5.5 l’opération N de
négation conjointe, c’est-à-dire le connecteur dont la valeur est
le vrai uniquement lorsque les deux membres sont faux.
L’opération N est souvent comparée à la barre de Scheffer « | »
dont elle est une généralisation [18]  :

Ce que Wittgenstein symbolise à sa manière, en transformant la


dernière colonne en une rangée  : (FFFV) (p, q) (5.51).
L’opération N n’opère pas seulement sur des paires de
propositions, mais des collections de grandeur arbitraire, voire
infinie. Il écrit aussi N(ξ̅) au 5.502 ; ici, le symbole « ξ̅  » désigne
l’ensemble [19]  des valeurs que peut prendre la variable ξ et « N »
l’opération qui consiste à les nier conjointement. Donc, suivant
le 5.51, si :
alors

L’expression « N(ξ̅) » apparaît au 6.01, où Wittgenstein introduit


la forme générale de l’opération, symbolisée par «  Ω’(η̅)  ».
Wittgenstein y écrit :

Ce symbolisme un peu rébarbatif est pourtant simple [20] . À


gauche, Wittgenstein remplace le «  Ω  » dans «  Ω’(η̅)  » par «  [ξ̅,
N(ξ̅)]  », ce qui donne [ξ̅, N(ξ̅)]’ (η̅)  ; il ne s’agit que d’une
expression plus détaillée de la forme de l’opération. À droite, on
ne trouve qu’une transformation, où le «  (η̅)  » du «  Ω’(η̅)  » est
déplacé à l’intérieur des crochets de «  [ξ̅, N(ξ̅)]  » pour donner
« [η̅, ξ̅, N(ξ̅)] ».
Si l’on prend à son tour l’expression générale «  [η̅, ξ̅, N(ξ̅)]  » et
qu’on y remplace le « η̅  » par l’expression particulière « P̅  », qui
désigne l’ensemble des propositions élémentaires, on obtient la
forme générale de la proposition, soit une définition inductive
qui est une des clés du Tractatus, au 6 :

On voit donc que la forme générale de la proposition n’est


qu’un cas particulier de la forme générale de l’opération et, bien
sûr, que dans ces deux cas, il s’agit de variantes de la
«  variable  » [a, x, 0’ x] du 5.2522. Cette forme générale de la
proposition se lit donc comme suit : à partir de la base P̅, qui est
l’ensemble des propositions élémentaires, on obtient par
applications successives de l’opération N toutes les propositions
complexes. Après un nombre quelconque d’applications de
l’opération N, est obtenu l’ensemble ξ̅ à partir duquel on
obtient, par une nouvelle application de l’opération N(ξ̅), etc.
C’est ce que Wittgenstein exprimait au 5.3  : «  Toutes les
propositions sont des résultats d’opérations de vérité sur les
propositions élémentaires », phrase qu’il faut se garder, comme
je l’ai montré, d’interpréter trop strictement comme une « thèse
d’extensionnalité ».
Grâce à la forme générale de la proposition 6, Wittgenstein
complète l’argument à l’appui de sa thèse sur l’essence de la
proposition. En effet, ayant montré que les propositions
élémentaires sont des images, Wittgenstein n’utilise que deux
connecteurs dans la définition de l’opération N, à partir de
laquelle il démontre que l’on peut obtenir toutes les
propositions complexes [21] . Il suffit donc de définir les
opérations de négation et de conjonction en termes de « sens »
et d’ «  images  ». La conjonction est un cas simple, il s’agit
simplement de joindre deux images. La négation comme
opération est définie au 5.2341  : «  La négation inverse le sens
(Sinn) de la proposition.  » Dans les Carnets, Wittgenstein disait
de la proposition qu’elle est «  bipolaire  », c’est-à-dire qu’elle a
deux pôles, le vrai et le faux. L’inversion du sens correspondrait
donc dans le changement de polarité, tandis que l’image reste
inchangée.
Il faut accessoirement montrer comment éliminer les
« constantes » qui ne sont pas définies par l’opération N, soit le
quantificateur existentiel «  Ǝx Fx  », le quantificateur universel
« ∀x Fx » et l’identité « = ». Comme l’indiquent les notes de cours
prises par Moore (M, p. 297) et une remarque faite à von Wright
en 1939 [22] , les quantificateurs sont considérés équivalents à
des conjonctions ou disjonctions finies ou infinies [23]  :

Cette lecture des quantificateurs s’ajuste parfaitement à celle de


l’opération N au 5.51. En contrepartie, Wittgenstein lie l’essence
de la généralité avec la variable et non pas avec les
quantificateurs (5.521) [24] .
Dans les Principia Mathematica, l’identité est définie au *13.01
en suivant l’identité des indiscernables de Leibniz, c’est-à-dire x
= y si et seulement si x et y satisfont exactement les mêmes
fonctions (prédicatives) :

Pour Wittgenstein il se pourrait que deux objets distincts


partagent les mêmes propriétés (5.5302). De plus : « Dire de deux
choses qu’elles sont identiques est un non-sens et dire d’une
qu’elle est identique à elle-même est ne rien dire du tout  »
(5.5303). Wittgenstein propose donc d’éliminer le signe d’égalité
qu’il ne considère pas comme un «  élément essentiel de
l’idéographie  » (5.533). Un exemple tiré du 5.532 suffira à voir
comment il procède. L’énoncé «  Il y a deux objets qui ont la
propriété F » est normalement traduit par la formule :

Wittgenstein la réécrit :

Cette formule sera vraie si et seulement si F(x,y) est vrai pour


une substitution de x et pour une autre substitution de y.
L’élimination de l’identité est donc liée à une convention pour
l’interprétation des quantificateurs  : la coïncidence des valeurs
de différentes variables est exclue. C’est ce que Jaakko Hintikka
a appelé l’interprétation «  exclusive  » des variables  ; il a aussi
montré que l’on peut traduire de cette manière toutes les
propositions du calcul des prédicats [25] .
Le symbolisme du Tractatus n’est pas sans difficultés
techniques. Ainsi par exemple, Robert Fogelin a montré que la
notation de Wittgenstein ne permet pas d’obtenir les énoncés
exprimant une dépendance entre quantificateurs d’un type
aussi simple mais aussi fondamental que :

Peter Geach et Scott Soames ont tous deux proposé des


modifications à la notation du Tractatus qui en augmentent la
capacité d’expression, mais il n’est pas sûr que ces modifications
en respectent la lettre [26] . Par ailleurs, il ne faut pas oublier que
pour Wittgenstein, puisque les constantes logiques ne
représentent pas (4.0312), les vérités de la logique doivent être
déterminées «  à partir du seul symbole  » (am Symbol allein).
Wittgenstein semble donc réclamer implicitement une
procédure de décision pour le calcul des prédicats [27]  :

5.551 – Notre principe est que toute question susceptible


d’être décidée par la logique doit pouvoir être décidée sans
plus.
6.113 – C’est la marque particulière des propositions logiques
qu’on peut reconnaître à partir du seul symbole qu’elles sont
vraies et ce fait renferme toute la philosophie de la logique. Et
c’est aussi un des faits importants qu’on ne peut pas
reconnaître la vérité ou la fausseté des propositions non
logiques à la seule proposition.
6.126 – On peut calculer si une proposition appartient à la
logique en calculant les propriétés logiques du symbole.

Malheureusement, l’opération N et le symbolisme du Tractatus


ne peuvent pas accomplir cette tâche, même lorsque corrigés
par Geach ou Soames [28] .
Par ailleurs, la conception de la logique de Wittgenstein diffère
radicalement de celle de Frege et Russell. Ceux-ci concevaient la
logique sur le modèle d’une théorie axiomatique, avec des
termes de base (variables, constantes) et des règles de bonne
formation des énoncés, qui forment un langage, auquel on
ajoute des axiomes qui définissent l’usage des connecteurs
logiques et une règle d’inférence, le Modus ponens. Pour Frege,
la logique est la science du vrai. Wittgenstein s’oppose à cette
conception car, en accord avec la tradition, il considère la
logique comme théorie de l’inférence (6.1224). Il rejette donc
l’idée qu’il y a des axiomes en logique : « Toutes les propositions
de la logique sont d’égale légitimité, il n’y a pas parmi elles de
lois fondamentales essentielles et de propositions dérivées  »
(6.127), et il attaque un aspect crucial de la conception
axiomatique, soit l’évidence comme seul critère de
reconnaissance de la vérité des axiomes  : «  Il est remarquable
qu’un penseur aussi rigoureux que Frege ait fait appel au degré
d’évidence comme critère de la proposition logique  » (6.1271).
J’ai déjà montré que pour Wittgenstein les constantes logiques
ne tiennent lieu de rien (4.0312) ; tout simplement, « il n’y a pas
d’ “objets logiques”, de “constantes logiques” (au sens de Frege
et de Russell) » (5.4) [29] . Les signes pour les opérations de vérité,
qui sont capturées par les tables de vérité, « & », « ∨ », « ¬ », etc.,
ne sont donc que des «  ponctuations  » (5.4611). Dans les
fragments des Dictées de Wittgenstein à Waismann et pour
Schlick intitulés «  La logique de Russell  » et «  L’inférence  »,
Wittgenstein présente une conception de la logique selon
laquelle « les axiomes doivent être des hypothèses » (D, p. 96) et
selon laquelle « dans une inférence, il n’est jamais question de
la vérité ou de la fausseté des axiomes, mais au contraire les
axiomes doivent être supposés  » (D, p. 106). Tous ces éléments
montrent que la conception de la logique de Wittgenstein est en
fait très proche, comme l’avait vu G.-G. Granger [30] , de celle de
G. Gentzen, c’est-à-dire des systèmes de déduction naturelle où
les connecteurs logiques sont définis en termes d’actes de
preuve [31] .
Wittgenstein dénonçait aussi au 5.132 les règles d’inférence  :
« Des “lois de la déduction”, qui – comme chez Frege et Russell –
doivent justifier les déductions, sont vides de sens, et seraient
superflues. » Ce qu’il dénonce ici, ce ne sont pas à proprement
parler les règles d’inférence mais plutôt le mélange langage
objet/métalangage que l’on retrouve dans la conception
axiomatique : pour expliquer le passage d’un énoncé à un autre
dans une preuve on doit inscrire quelque part sur la feuille une
indication de la règle d’inférence conformément à laquelle
celui-ci a été effectué. Ces inscriptions sont dans les limbes,
puisque le métalangage n’est pas formalisé. Dans le Tractatus, la
distinction dire/montrer permet d’éviter de postuler un
métalangage. (On notera par ailleurs que la distinction langage
objet/métalangage était inconnue à l’époque où Wittgenstein
écrivit son livre, elle apparaît pour la première fois dans
l’introduction rédigée par Russell [32]   !) Pour Wittgenstein,
l’inférence doit se faire littéralement sous nos yeux – la relation
interne entre les propositions se montre – et il n’y a pas besoin
de faire appel pour cela à un énoncé de la règle que nous
aurions à suivre mentalement à la trace. C’est la conception de
l’inférence des Principia Mathematica qui est visée. Selon
Russell, « une proposition “p” est affirmée, et une proposition “p
implique q” également, et il suit de là que la proposition “q” est
affirmée.  » Il rend cela symboliquement dans un mélange
langage objet/métalangage qui lui est propre, en disant que
nous sommes justifiés par « ├ p » et par « ├ p ⊃ ├ q » d’écrire « ├
q », à quoi il ajoute qu’il est préférable d’écrire « ├ p ⊃ ├ q » [33] .
Le signe d’assertion « ├ », que Russell reprend ici de Frege, est
pour Wittgenstein «  logiquement tout à fait dépourvu de
signification ; chez Frege (et Russell) il montre que ces auteurs
tiennent pour vraies les propositions ainsi désignées »(4.442).
Gentzen a montré comment il est possible de formaliser la
logique sans postuler de vérités logiques, c’est-à-dire par la
seule spécification des règles d’inférence. Seules celles-ci sont
considérées primitives, et la reconnaissance d’énoncés comme
étant logiquement vrais n’occupe plus une position centrale.
Wittgenstein avait tout aussi bien vu que, selon sa conception,
l’ensemble des vérités logiques n’est qu’un sous-produit de
l’adoption des règles d’inférence :

6.1221 – Si, par exemple, des deux propositions « p » et « q »


dans leur connexion «  p ⊃ q  » une tautologie résulte, il est
alors clair que q suit de p.
Que par exemple « q » suive de « p ⊃ q & p » nous le voyons
sur ces deux propositions mêmes, en les liant dans « p ⊃ q &
p & q », et en montrant là que c’est une tautologie.
6.1223 – La raison sera maintenant claire pour laquelle on a
souvent eu le sentiment que les «  vérités logiques  » doivent
être «  postulées  » par nous  : nous pouvons en effet les
postuler dans la mesure où nous pouvons postuler une
notation convenable.
6.1224 – La raison sera également claire pour laquelle la
logique a été nommée théorie des formes et des
déductions [34] .

Voilà pourquoi il faut se garder, lorsque Wittgenstein


caractérise des vérités logiques comme tautologies (6.1) et
celles-ci comme étant «  analytiques  » (6.11) d’y voir une
conception des vérités analytiques, éternelles ou «  valides a
priori » analogue à celles de Frege et de Russell, dérivée de leur
conception axiomatique de la logique. De plus, les Dictées de
Wittgenstein à Waismann et pour Schlick contiennent une
explication par Wittgenstein de sa description des tautologies
comme étant « inconditionnellement vraies » (4.461), qui exclut
qu’on les conçoive comme formant une classe de «  vérités
éternelles » ou « analytiques ». Ce ne sont pas des propositions
« authentiques » (D, p. 101 et 108).
Si l’inférence logique possède de tels éléments « dynamiques »,
l’ontologie des résultats des actes d’inférence reste « statique ».
La définition de la conséquence logique que donne
Wittgenstein aux 5.12-5.122 est plutôt voisine de celle de la
théorie des modèles :

5.12 – En particulier, la vérité d’une proposition « p » suit de la


vérité d’une proposition « q » quand tous les fondements de
vérité (Wahrheitsgründe) de la seconde sont des fondements
de vérité de la première.
5.121 – Les fondements de vérité de l’une sont contenus dans
ceux de l’autre : p suit de q.

Cette ébauche de définition est préfigurée par celle de Bolzano


et elle se trouve dans la lignée des définitions ultérieures de
Carnap [35]  et de Tarski, cette dernière affirmant qu’une
proposition X «  suit logiquement  » d’une classe K de
propositions « si et seulement si tout modèle de la classe K est
aussi un modèle de la proposition X » [36] . La suite n’est pas sans
rappeler Leibniz :

5.122 – Quand p suit de q, le sens de « p » est contenu dans le


sens de « q ».
5.123 – Si Dieu crée un monde dans lequel certaines
propositions sont vraies, il crée du même coup un monde
dans lequel sont valables toutes leurs conséquences. […]

Au 6.02, Wittgenstein utilise sa notion d’opération afin de


compléter un autre de ses arguments, celui-ci à l’encontre des
Principia Mathematica et du «  logicisme  » comme programme
pour les fondements des mathématiques. Ce dernier est issu des
travaux de Frege, qui en a jeté les bases dès son Idéographie de
1879 [37] . Ce livre comprend certaines innovations
fondamentales dans l’histoire de la logique, soit le
remplacement de la distinction sujet/prédicat par la distinction
fonction/argument, qui permet d’introduire l’appareillage de la
théorie des fonctions dans la logique, l’invention des
quantificateurs et l’introduction de l’idée «  système formel  ».
Cette dernière idée est très importante : Frege conçoit la logique
sous le modèle de l’axiomatique, comme je viens de l’indiquer.
Dès l’Idéographie, Frege propose de développer un système de
logique formelle à partir duquel on pourra inférer tous les
théorèmes de la théorie élémentaire des nombres. Cela se fait
en deux étapes. Tout d’abord, il s’agit de développer un système
d’axiomes pour les connecteurs et les quantificateurs. Ce sont
les systèmes dont l’expression complète sera fournie par Frege
dans ses Grundgesetze der Arithmetik (1892-1902) et par
Whitehead et Russell dans les Principia Mathematica (1910-
1913). Il s’agit ensuite de prendre une théorie axiomatique de
l’arithmétique, telle que l’arithmétique de Peano (1881), et de
montrer que l’on peut donner une interprétation de ses
concepts de base (et donc de ses axiomes), dans le système de
logique formelle. On devra par la suite montrer qu’à tout
théorème de l’arithmétique correspond un théorème à
l’intérieur du système formel et vice versa. On opérerait ainsi
une réduction de l’arithmétique à la logique. Cette réduction
possède quelques conséquences philosophiques dignes
d’intérêt. Elle montre entre autres que l’arithmétique est tout
aussi «  analytique  » que la logique et non «  synthétique a
priori  »  ; on peut donc se passer du recours à cette notion
typiquement philosophique – parce qu’elle est au fond
parfaitement creuse – qu’est l’intuition a priori kantienne. Dans
les termes les plus brefs, voilà l’essence du programme
« logiciste ».
Wittgenstein était en désaccord avec cette approche et ses
critiques sont nombreuses. Elles semblent procéder pour la
plupart de son rejet de la notion de «  classe  », essentielle aux
systèmes de Frege et de Russell (nonobstant la no-class theory
des Principia Mathematica). En effet, ceux-ci définissaient entre
autres les nombres naturels sur ce modèle : le nombre deux est
la classe de toutes les classes de deux membres. Le système des
Grundgesetze der Arithmetik était cependant fautif en ce qu’il
contenait, outre le calcul des prédicats, des axiomes qui
permettent l’introduction de la classe :

c’est-à-dire la classe de toutes les classes x qui ne sont pas


membres d’elles-mêmes. (La classe des chevaux, par exemple,
n’est pas un cheval et appartient donc à R.) C’est la source du
paradoxe de Russell : cette classe R est-elle à son tour membre
d’elle-même ou non ? Elle est membre d’elle-même seulement si
elle n’est pas membre d’elle-même et si elle n’est pas membre
d’elle-même, alors elle est membre d’elle-même. Russell avait
développé sa théorie des types afin de régler ce problème et de
poursuivre le projet logiciste de Frege. Pour Wittgenstein, la
théorie des types ne fonctionne pas, comme nous l’avons vu  :
l’erreur de Russell « se manifeste en ceci qu’il lui faut parler de
la signification des signes pour établir leur syntaxe  » (3.331). Il
croit par ailleurs pouvoir résoudre ainsi le paradoxe de Russell
(mais il ne le fait que dans sa version « fonctionnelle »), tout en
évitant le recours à la théorie des types : « Une fonction ne peut
être son propre argument, parce que le signe de fonction
contient déjà l’image primitive (Urbild) de son argument et ne
peut se contenir lui-même  » (3.333). En somme, il ne peut y
avoir, pour une fonction propositionnelle F(x), de proposition
F(F(x)) où la fonction se prendrait pour son propre argument,
car F(x) est de la forme ϕ(x) et F(F(x)) est de la forme ψ(ϕ(x)).
Wittgenstein fera de nombreuses critiques plus ponctuelles, que
je ne peux pas discuter en détail car elles réclament une
connaissance plus approfondie de la logique mathématique. En
reprenant une critique de Poincaré, il accuse Frege et Russell au
4.1273 d’avoir donné une définition circulaire de la notion de
relation «  ancestrale  »  ; cette notion est fondamentale pour la
réduction logiciste de la suite des nombres naturels [38] . Il rejette
l’axiome d’infinité des Principia Mathematica, qui énonce qu’il y
a une infinité d’objets (individus) de niveau 1 dans la théorie
des types [39] , parce qu’il s’agit d’une tentative de dire ce qui ne
pourrait se montrer que par l’usage d’une «  infinité de noms
avec des significations différentes  » (5.535). L’axiome de
réductibilité énonce qu’à toute fonction d’ordre supérieur
correspond exactement une fonction du premier ordre, qui est
satisfaite par exactement les mêmes arguments. Pour
Wittgenstein, cet axiome n’est pas logique mais empirique
(6.1232-6.1233). Cette objection s’est avérée dirimante.
Tous les problèmes proviennent, selon Wittgenstein, de la
notion même de classe, dont il faut se débarrasser. Pour ce faire,
il suffit, comme je l’avais indiqué dans la section sur les enjeux,
de donner une « réduction » de l’arithmétique qui ne fasse pas
appel à la notion de classe, ce que Wittgenstein fait en donnant
au 6.02 une définition de la suite des nombres naturels en
termes d’opérations. Le nombre deux, par exemple, est défini
de la manière la plus générale possible en termes de double
application successive de n’importe quelle opération à
n’importe quelle base. Cette définition, que je ne peux pas
présenter, a été clairement exposée pour la première fois par
Lello Frascolla [40] . Cette définition justifie l’appellation au 6.021
d’ «  exposants  » d’une opération. En fait, la définition des
nombres naturels par Wittgenstein préfigure la définition dans
le λ-calcul donnée par Alonzo Church en 1932 [41] . Wittgenstein
propose par la suite une définition inductive des nombres
naturels, sur le modèle de la « variable » du 5.2522 :

N’ayant pas eu recours à la notion de classe, il peut donc


annoncer au 6.031  : «  La théorie des classes est en
mathématique tout à fait superflue. » Wittgenstein complète sa
«  réduction  » en montrant au 6.421 comment prouver dans sa
théorie des opérations des théorèmes arithmétiques tels que 2 ×
2 = 4 [42] . Contrairement à ce que disait Max Black, cette preuve
n’est pas «  excentrique  » [43] . On notera cependant que
l’argument de Wittgenstein ne fonctionne que s’il y a
«  réduction  » des vérités arithmétiques aux équations dans la
« théorie » des opérations. Lello Frascolla a prouvé que celle-ci
ne capture qu’un fragment du calcul équationnel [44] . Cette
conception «  équationnelle  » des mathématiques est d’une
portée fondationnelle limitée  ; Russell et Ramsey en feront le
reproche à Wittgenstein [45] .
Une des conséquences de l’approche constructiviste de
Wittgenstein est son rejet de l’idée qu’il puisse y avoir à
strictement parler des «  énoncés  » ou «  propositions  » en
mathématiques. Les propositions des mathématiques
n’expriment donc aucune pensée (6.21), elles sont des « pseudo-
propositions  » (Scheinsätze) (6.2). Les mathématiques ne sont
composées que d’algorithmes [46] , un peu comme un abaque
extrêmement complexe :

6.211 – Dans la vie ce n’est pas de la proposition


mathématique que nous avons besoin, mais nous utilisons la
proposition mathématique seulement pour déduire de
propositions qui n’appartiennent pas aux mathématiques des
propositions qui ne leur appartiennent pas davantage.

Les mathématiques sont donc formées d’équations, les preuves


procèdent par la méthode de substitution (6.2341-6.24) et l’
« essentiel dans l’équation est qu’elle n’est pas nécessaire pour
montrer que les deux expressions liées par le signe d’égalité ont
la même signification (Bedeutung), car cela se laisse voir
(ersehen) à partir des deux expressions elles-mêmes  » (6.232)  ;
« leur justesse peut être reconnue (einzusehen) sans qu’il faille
comparer aux faits ce qu’elles expriment pour en établir la
justesse » (6.2321).
Cette vision philosophique des mathématiques s’oppose à celle
d’un Frege, pour qui les énoncés arithmétiques portent sur des
objets abstraits de la même manière que des énoncés sur les
chaises et les tables portent sur des objets concrets. Il faut
cependant noter que, encore une fois, Wittgenstein parle de
«  voir  » la relation (interne) entre les termes liés par le signe
d’identité (mathématique et non logique [47] ). La preuve en
mathématique, comme l’inférence logique, est justifiée par une
relation interne, qui se montre et que nous voyons. Mais, encore
une fois, Wittgenstein ne fait pas appel à un «  sujet pensant  »,
car il refuse tout rôle à l’intuition (6.233), pour ne conserver que
« l’acte de calculer » (6.231).

Notes du chapitre
[1] ↑  Pour des raisons que Sébastien Gandon a très bien vues, on ne peut pas parler
de «  sémantique  » chez Wittgenstein au sens où on l’entend de nos jours. Cf. S.
Gandon, Logique et langage. Études sur le premier Wittgenstein, op. cit., p. 35 sq. De
tels raccourcis sont obligés si l’on considére la brièveté du présent commentaire.
[2] ↑  B. Mates, Stoic Logic, Los Angeles, University of California Press, 1961, p. 44.
[3] ↑  G. Frege, Idéographie, Paris, Vrin, 1999, § 5.
[4] ↑  E. Post, « Introduction à une théorie générale des propositions élémentaires »,
dans J. Largeault (dir.), Logique mathématique. Textes, Paris, Armand Colin, 1972, p.
29-53.
[5] ↑  S. Gandon, Logique et langage. Études sur le premier Wittgenstein, op. cit., p. 42.
[6]  ↑  Cf., par exemple, R. Carnap, La construction logique du monde, Paris, Vrin,
2002, p. 199.
[7] ↑  Cf. H. Hahn, Empirismus, Logik, Mathematik, Francfort, Suhrkamp, 1988, p. 57.
[8] ↑  Sur cette question et les rapports entre Carnap et Wittgenstein, cf. M. Marion,
« Carnap, lecteur de Wittgenstein ; Wittgenstein, lecteur de Carnap », dans F. Lepage,
M. Paquette et F. Rivenc (dir.), Carnap aujourd’hui, Montréal/Paris, Bellarmin/Vrin,
2002, p. 87-113.
[9] ↑  Pour une discussion détaillée de celle-ci, cf. G. H. von Wright, « Wittgenstein
sur les probabilités », dans Wittgenstein, op. cit., p. 147-174.
[10] ↑  G. E. M. Anscombe, An Introduction to the Tractatus, op. cit., p. 156.
[11] ↑  Cf., par exemple, M. Black, A Companion to Wttgenstein’s Tractatus, op. cit, p.
247-248.
[12] ↑  Cette condition rend impossible toute prédiction sur la base de connaissance
du passé de probabilité plus élevée qu’en l’absence d’une telle connaissance. Mais
pour Wittgenstein, pour qui la croyance en un lien causal est une «  superstition  »,
«  Nous ne pouvons pas inférer les événements du futur des événements actuels  »
(5.1361).
[13]  ↑  J. M. Keynes, A Treatise on Probability, Cambridge, Cambridge University
Press, 1921.
[14] ↑  F. Waismann, « Logische Analyse der Warscheinlichkeit », Erkenntnis, vol. 1,
1930, p. 228-248.
[15]  ↑  A. Kolmogorov, Grundbegriffe der Warscheinlichkeitsrechnung, Berlin,
Springer, 1933.
[16]  ↑  Cf. R. Carnap, Logical Foundations of Probability, Chicago, University of
Chicago Press, 1950, p. 294 et 299.
[17] ↑  L’usage que Wittgenstein fait ici du concept de « variable » ne correspond pas
à celui d’aujourd’hui, puisque c’est l’expression «  [a, x, 0’ x]  » en entier qu’il
considère comme une variable et non certains de ses constituants, tels que « a » ou
« x ».
[18] ↑  H. M. Sheffer, «  A Set of Five Independent Postulates for Boolean Algebras,
with Applications to Logical Constants », Transactions of the American Mathematical
Society, vol. 14, 1913, p. 481-488. En fait, La barre de Sheffer n’est pas exactement la
même que la négation conjointe et celle-ci est due à Jean Nicod, « A Reduction in the
Number of Primitive Propositions of Logic  », Proceedings of the Cambridge
Philosophical Society, vol. 19, 1917, p. 32-41.
[19]  ↑  Il ne peut pas s’agir à proprement parler d’un ensemble au sens où on
l’entend de nos jours dans la théorie des ensembles, car la conception de
Wittgenstein est plus constructive et se rapproche conceptuellement du calcul
lambda. Nous pouvons ignorer dans ce qui suit ce genre de complication.
[20] ↑  Sur ces questions, cf. G. Sundholm, « The General Form of the Operation in
Wittgenstein’s Tractatus », Grazer philosophische Studien, vol. 42, 1992, p. 57-76.
[21]  ↑  J. Hintikka, «  An Anatomy of Wittgenstein’s Picture Theory  », dans Ludwig
Wittgenstein  : Half-Truths and One-and-a-Half-Truths, Dordrecht, Kluwer, 1996, p.
21-54, p. 38-41.
[22] ↑  G. H. von Wright, Wittgenstein, op. cit., p. 162, n.
[23] ↑  Selon Ramsey, il s’agit là d’une « innovation de première importance ». F. P.
Ramsey, Logique, philosophie et probabilités, op. cit., p. 74.
[24] ↑  M. Black, A Companion to Wittgenstein’s Tractatus, op. cit., p. 282.
[25] ↑  J. Hintikka, «  Identity, Variables and Impredicative Definitions  », Journal of
Symbolic Logic, vol. 21, 1956, p. 225-245.
[26]  ↑  R. Fogelin, Wittgenstein, op. cit., p. 78-83  ; P. T. Geach, «  Wittgenstein’s
Operator N  », Analysis, vol. 41, 1981, p. 168-171  ; S. Soames, «  Generality, Truth
Functions, and Expressive Capacity in the Tractatus », Philosophical Review, vol. 92,
1983, p. 573-589.
[27] ↑  Ce que plusieurs commentateurs nient cependant, cf. P. M. S. Hacker, Insight
and Illusion, op. cit., p. 55.
[28]  ↑  Alonzo Church donnera en 1936 un résultat d’indécidabilité fondamental
dans « A Note on the Entscheidungsproblem », Journal of Symbolic Logic, vol. 1, 1936,
40-41, «  correction  », ibid., p. 101-102. Il faut cependant faire attention à ne pas
attribuer à Wittgenstein la notion de «  complétude  » que nous possédons de nos
jours.
[29]  ↑  Sur la notion de constante logique, cf. M. Bourdeau, «  La nature des
constantes logiques dans le Tractatus », Dialogue, vol. 32, 1993, p. 703-719.
[30] ↑  G.-G. Granger, « Wittgenstein et la métalangue », dans Invitation à la lecture
de Wittgenstein, op. cit., p. 159-171  ; p. 163. Malheureusement, j’ai défendu ce
rapprochement sans connaître le texte de Granger dans M. Marion, «  Qu’est-ce que
l’inférence ? Une relecture du Tractatus logico-philosophicus », op. cit.
[31] ↑  G. Gentzen, Recherches sur la déduction logique, Paris, PUF, 1955.
[32] ↑  B. Russell, « Introduction », op. cit., p. 27.
[33] ↑  B. Russell, Écrits de logique philosophique, op. cit., p. 231-232.
[34]  ↑  Sur la pertinence de la théorie du «  sous-produit  » de Wittgenstein, cf. I.
Hacking, « What is Logic ? », Journal of Philosophy, vol. 76, 1979, p. 285-319 ; p. 288-
289.
[35] ↑  Cf. R. Carnap, Logische Syntax der Sprache, Vienne, Springer, 1934, p. 88 sq.
[36]  ↑  A. Tarski, «  Sur le concept de conséquence logique  », dans Logique,
sémantique et métamathématique, 1923-1944, Paris, Armand Colin, 1974, tome second,
p. 141-152 ; p. 150.
[37] ↑  G. Frege, Idéographie, op. cit.
[38] ↑  Cette critique forcera Russell à ajouter un appendice à la deuxième édition
des Principia Mathematica, op. cit., p. 650-658. Cf. G. E. M. Anscombe, Introduction to
the Tractatus, op. cit., p. 128 ; sur ces questions, cf. J. Sackur, Opération et description.
La critique par Wittgenstein des théories de la proposition de Russell, thèse de
doctorat, Université de Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, 2000, chap. 3.
[39] ↑  A. N. Whitehead et B. Russell, Principia Mathematica, op. cit., vol. 2, p. 183.
[40]  ↑  P. Frascolla, Wittgenstein’s Philosophy of Mathematics, Londres, Routledge,
1994, chap. 1 ; P. Frascolla, Tractatus Logico-Philosophicus. Introduzione alla lettura,
op. cit., § 5.4  ; M. Marion, «  Operations and Numbers in the Tractatus Logico-
Philosophicus », op. cit.
[41]  ↑  A. Church, «  A Set of Postulates for the Foundation of Logic  », Annals of
Mathematics, vol. 33, 1932, p. 346-366 et vol. 34, 1933, p. 839-864.
[42] ↑  P. Frascolla, Wittgenstein’s Philosophy of Mathematics, op. cit., p. 15-17.
[43] ↑  M. Black, A Companion to Wittgenstein’s Tractatus, op. cit., p. 343. Cf. G. E. M.
Anscombe, An Introduction to the Tractatus, op. cit., p. 124-126, pour une critique
analogue.
[44] ↑  P. Frascolla, « The Tractatus System of Arithmetic », Synthese, vol. 112, 1997,
p. 353-378. On notera par ailleurs que le calcul équationnel fut inventé par Louis
Goodstein, qui fut un étudiant de Wittgenstein dans les années 1930. Goodstein ne
s’est jamais caché d’avoir trouvé ses idées fondamentales chez Wittgenstein. Cf., par
exemple, R. L. Goodstein, Constructive Formalism, Leicester, University College, 1951.
[45] ↑  B. Russell, « Introduction », op. cit., p. 26 ; F. P. Ramsey, Logique, Philosophie
et probabilités, op. cit., p. 83.
[46] ↑  Il en va de même pour les probabilités, qui ne sont que calcul et ne décrivent
aucun « objet » (5.1511).
[47]  ↑  Comme l’a très bien vu Sébastien Gandon, pour Wittgenstein les logicistes
ont tort de croire que la quantification peut « rendre compte identiquement à la fois
de la structure des propositions numériques ordinaires et de celle des équations
arithmétiques  » (Logique et langage. Études sur le premier Wittgenstein, op. cit., p.
224).
Le monde sub specie œternitatis

L es dernières sections du Tractatus ont pour but de montrer


que les propositions de la logique sont vides de sens
(sinnlos) (6.1-6.13), que les propositions mathématiques ne sont
pas des propositions (6.2-6.241), et que les propositions des
sciences de la nature sont de deux genres  : des propositions
sensées (sinnvoll) et des «  principes  » qui ne sont pas des
tautologies (6.3-6.3751), et que les propositions de l’éthique et de
la métaphysique sont unsinnig, insensées (6.4-6.54). Les deux
premiers cas ont été discutés dans la section précédente et il ne
me reste plus qu’à examiner les deux suivants.
La science est le système idéal de toutes les propositions sensées
qui sont vraies [1] . Bien sûr, ce système est composé de
raccourcis, que sont les lois de la nature ou hypothèses, telles
que la «  loi d’induction  » (6.31) ou les lois causales (6.321). Ces
lois sont aussi des propositions sensées ou pourvues de sens car
elles sont des fonctions de vérité de propositions élémentaires ;
les quantificateurs étant réductibles à des conjonctions ou
disjonctions. Cependant, les lois causales sont «  des lois de la
forme de la causalité » (6.321) et la science contient en outre des
« principes » tels que le principe de raison suffisante (Satz vom
Grunde), qui ne sont pas des propositions pourvues de sens
mais «  des vues a priori concernant la mise en forme possible
des propositions de la science » (6.34). Ces « principes » ne disent
donc rien mais sont adoptés a priori. Selon l’analogie de
Wittgenstein au 6.341, la décision d’adopter tel ou tel principe
pour notre description du monde correspond au choix d’un
«  réseau à mailles triangulaires ou hexagonales  ». On pourrait
parler ici de la partie conventionnelle des théories scientifiques.
Une fois ces principes adoptés, il faut découvrir les lois
particulières de la forme choisie, qui s’adapteront aux faits.
Selon Wittgenstein,

6.53 – La méthode correcte de la philosophie serait vraiment


celle-ci  : ne rien dire que ce qui se peut dire, donc des
propositions de la science de la nature – donc quelque chose
qui n’a rien à faire avec la philosophie – et chaque fois que
quelqu’un d’autre voudrait dire quelque chose de
métaphysique, lui démontrer qu’il n’a pas donné de
signification à certains signes dans ses propositions. Cette
méthode serait insatisfaisante pour l’autre – qui n’aurait pas
l’impression que nous lui enseignions de la philosophie –
mais ce serait la seule rigoureusement correcte.

L’erreur commise par le métaphysicien serait de ne pas toujours


donner une signification à ses mots. Mais en quoi cela consiste-
t-il ? Au 5.4733, Wittgenstein avait précisé ce qu’il entend par là :

5.4733 – Frege dit : toute proposition légitimement construite


doit avoir un sens  ; et je dis  : toute proposition possible est
légitimement construite et si elle n’a pas de sens, cela ne
peut tenir qu’à ce qu’on n’a pas donné de signification à
certaines de ses parties constituantes. (Même si nous
croyons l’avoir fait.)
«  Socrate est identique  » ne dit donc rien, parce que nous
n’avons donné aucune signification au mot «  identique  » en
tant qu’adjectif. Car quand il se présente en tant que signe
d’égalité il symbolise d’une tout autre manière – la relation de
désignation est autre –, de sorte que dans les deux cas le
symbole est tout à fait différent  ; les deux symboles n’ont,
accidentellement, que le signe en commun.

On se rappellera que pour Wittgenstein le langage déguise la


forme logique (4.002). Même si nous sommes capables de parler
une langue, nous ne sommes pas à l’abri de toutes sortes
d’illusions et de confusions (4.0015) et c’est ainsi que naît le
genre de confusions qui caractérisent la philosophie (3.324) ; la
clarté proviendra de l’utilisation d’un langage symbolique « qui
obéit à la grammaire logique – à la syntaxe logique  » (3.325).
L’erreur du métaphysicien est de ne pas respecter la syntaxe
logique. Le langage que je comprends (5.62), je le comprends
parce que je peux toujours analyser ses propositions en
propositions élémentaires qui contiendront des signes simples
en relation avec des objets de mon expérience immédiate.
L’erreur du métaphysicien n’est donc pas d’utiliser à l’intérieur
d’une proposition un nom qui ne dénoterait rien qui ne puisse
se trouver dans le cercle de mon expérience, car «  toute
proposition possible est légitimement construite  ». Une
proposition est insensée (unsinnig) dans la mesure où un de ses
constituants ne symbolise pas, parce que la syntaxe logique n’a
pas été respectée (comme c’est le cas avec «  Socrate est
identique »).
En octobre 1916, Wittgenstein écrivait dans ses Carnets :
L’œuvre d’art, c’est l’objet vu sub specie æternitatis  ; et la vie
bonne, c’est le monde vu sub specie æternitatis. Telle est la
connexion entre l’art et l’éthique.

Dans la façon de voir ordinaire on considère les objets pour


ainsi dire en se plaçant parmi eux ; dans la façon de voir sub
specie æternitatis, on les considère de l’extérieur.
(C, p. 154)

Cette remarque trouve un écho au 6.45  : «  La vision


(Anschauung) du monde sub specie aeterni est sa vision comme
totalité délimitée. » La vision sub specie æternitatis d’une chose
(l’œuvre d’art, le monde, la vie) est donc une vision externe de
cette chose comme un tout délimité. Les dernières remarques
du Tractatus sont tributaires d’une telle vision, elles portent sur
le « sujet » métaphysique et le solipsisme, l’éthique, le bonheur,
Dieu, la mort et le «  mystique  ». Par leur côté suggestif, elles
sont à l’origine de la popularité du Tractatus auprès des
philosophes de la tradition existentialiste mais elles ne sont à
proprement parler que non-sens car elles ne respectent pas la
syntaxe logique. Les remarques sur la mort (6.431-6.4311), déjà
citées, nous donnent déjà une autre raison de voir
l’impossibilité d’un tel discours. Si la détermination du «  vivre
bien » – l’expression « das gute Leben » est à prendre en son sens
socratique consiste en la possibilité de voir la vie comme un
tout délimité, alors cela n’est tout simplement pas possible,
puisque la mort « n’est pas un événement de la vie. On ne fait
pas l’expérience de la mort » (6.4311). Un « sujet » ne peut donc
jamais se placer sub specie æternitatis afin de déterminer la
conduite de sa vie, d’où l’impossibilité d’une éthique
substantielle.
Mais de quel «  sujet  » parle-t-on  ? Il n’est pas inutile de voir
comment la notion de «  sujet métaphysique  » (5.641), qui joue
un rôle charnière entre l’analyse de la proposition et les
considérations éthiques s’articule avec la théorie du jugement
présentée dans la troisième section. L’âme est simple car « une
âme composée ne serait en effet plus une âme  » (5.5421).
Cependant, lorsque « A croit que p », il ne s’agit donc pas d’une
relation multiple entre un sujet simple et les objets qui forment
un fait mais d’une relation entre deux faits composés d’objets,
ce qui est exprimé par «  “p” dit p  ». Dans ce cas, l’âme serait
composée et ne serait donc plus une âme. Cet argument montre
qu’en fait « l’âme – le sujet, etc. –, telle quelle est conçue dans la
psychologie superficielle d’aujourd’hui, est une non-chose
(Unding)  » (5.5421). Il y aura donc deux concepts distincts  : le
«  sujet  » de la psychologie, qui est un composé de toutes les
pensées, qui sont elles-mêmes composées, et un «  je
philosophique » ou « sujet métaphysique », qui est simple et ne
doit pas, par conséquent, être identifié au «  sujet  » de la
psychologie – ce qui est dit expressément au 5.641 [2] . Cette
distinction est reprise au 6.423, où Wittgenstein utilise
l’expression «  vouloir  », qu’il tient de Schopenhauer  : «  Du
vouloir (Willen) comme porteur de l’éthique on ne peut parler.
Et la volonté comme phénomène n’intéresse que la
psychologie.  » Le sujet métaphysique ne peut pas, par
conséquent, faire partie du monde, il «  n’appartient pas au
monde mais il est une limite du monde » (C, p. 149 & 5.632).
Ce sujet métaphysique est solipsiste [3]  :

5.62 – Ce que le solipsisme veut dire est en effet tout à fait


correct, seulement cela ne peut se dire, mais se montre.
Que le monde soit mon monde se montre en ce que les
limites du langage (le seul langage que je comprends) sont
les limites de mon monde [4] .

Reprenant donc sa distinction entre «  dire  » et «  montrer  »,


Wittgenstein reconnaît que le solipsisme est correct, mais que
cela ne peut pas se dire car exprimer ce que le solipsisme veut
dire reviendrait stricto sensu à énoncer des propositions
métaphysiques du genre de celles qu’il critique au 6.53. Mais en
quoi la rectitude du solipsisme peut-elle se montrer  ? En ceci
que « les limites de mon langage sont les limites de mon monde »
(5.6) ; ce qui est établi un peu plus haut, au 5.5561 : « La réalité
empirique est délimitée par la totalité des objets. La limite se
montre encore dans la totalité des propositions élémentaires. »
Comme nous l’avons vu dans les sections sur l’analyse et sur
l’ontologie, l’analyse des propositions requiert l’existence
d’objets (simples) qui doivent m’être donnés dans mon
expérience immédiate.
Wittgenstein disait partager dans sa jeunesse une forme d’
«  idéalisme épistémologique  » dérivée de sa lecture de
Schopenhauer [5] . Ce soutien du Tractatus au solipsisme,
quoique partiel, semble cependant aller à l’encontre de bien
d’autres aspects «  réalistes  » de l’œuvre mais Wittgenstein ne
voit pas les choses ainsi, puisqu’il présente, quelques remarques
plus loin, un des arguments les plus déroutants de son livre : le
solipsisme rigoureusement pensé «  coïncide avec le réalisme
pur  ». Cet argument apparaît dans les Carnets en décembre
1916 :

Le chemin que j’ai parcouru est le suivant  : l’idéalisme isole


du monde les hommes comme uniques, le solipsisme m’isole
moi seul, et je vois en fin de compte que j’appartiens moi
aussi au reste du monde ; d’un côté il ne reste donc rien, de
l’autre le monde qui est unique. Ainsi, l’idéalisme,
rigoureusement développé, conduit au réalisme.
(C, p. 158)

Cette idée est reprise au 5.64 :

5.64 – On voit ici que le solipsisme, rigoureusement


développé, coïncide avec le réalisme pur. Le moi du
solipsisme se rétrécit en un point sans extension, et il reste la
réalité qui lui est coordonnée [6] .

Wittgenstein aurait pu ajouter une étape dans son


cheminement, soit le passage du solipsisme au «  solipsisme du
temps présent  ». L’expression fut inventée par Santayana mais
Wittgenstein a très certainement repris cette idée de la Theory
of Knowledge de 1913 de Russell, où l’on retrouve un
questionnement parallèle  : je ne peux jamais pointer du doigt
un objet hors de mon expérience du moment présent ; on perd
alors de vue la notion d’un écoulement objectif du temps pour
se retrouver prisonnier de l’expérience du moment présent.
Dans les notes de cours de Wittgenstein, on trouve l’aveu
suivant :
À propos du solipsisme et de l’idéalisme il déclara avoir été
lui-même souvent tenté de dire «  L’expérience du moment
présent est la seule chose réelle  » ou «  L’expérience du
moment présent est la seule chose certaine », à quoi il ajouta
que quiconque est tenté de souscrire à l’idéalisme ou au
solipsisme a la tentation de dire « L’expérience présente est la
seule réalité  » ou «  Mon expérience présente est la seule
réalité ».
(M, p. 124)

Cette conception du «  solipsisme du temps présent  » n’est pas


sans rapport avec les considérations sur le monde sub specie
æternitatis, puisque ces deux remarques ne s’éclairent que par
elle  : «  Celui qui ne vit pas dans le temps mais dans le présent
est heureux  » (C, p. 142)  ; «  Si l’on entend par éternité non la
durée infinie mais l’atemporalité, alors a la vie éternelle qui vit
dans le présent » (6.4311) [7] .
Le sujet métaphysique est «  porteur de l’éthique  » en ce sens
qu’il est la source des valeurs car aucun fait dans le monde n’a
de valeur en soi :

6.41 – Le sens du monde doit se trouver en dehors de lui.


Dans le monde tout est comme il est et tout arrive comme il
arrive ; il n’y a en lui aucune valeur – et s’il y en avait une, elle
n’aurait aucune valeur.
S’il y a une valeur qui a de la valeur, elle doit se trouver à
l’extérieur de tout événement et de tout être-tel (So-sein). Car
tout événement et être-tel est accidentel.
L’éthique doit donc être, à l’instar de la logique, une « condition
du monde » (C, p. 146) ; elle est transcendantale (6.421). S’il n’y a
aucune valeur dans les faits, alors les propositions qui les
dépeignent «  sont d’égale valeur  » (6.4) et, ce qui revient au
même, «  il ne peut pas y avoir de propositions de l’éthique  »
(6.42). Comme l’indiquera la Conférence sur l’éthique de 1929
(CE, p. 144 sq.), il peut certes y avoir des propositions pourvues
de sens portant sur les « valeurs relatives », telles que « Mathieu
Marion est un mauvais patineur mais un bon rameur », mais il
ne peut pas y en avoir sur des «  valeurs absolues  » comme le
« bien » ou le « mal absolu » qui soient pourvus de sens.
Dans ces conditions, il n’est pas possible de reconstituer une
« éthique wittgensteinienne ». On ne peut, à partir des quelques
bribes énoncées, qu’en arriver à quelque certitude.
Premièrement, il est clair que Wittgenstein s’oppose à la fois
aux éthiques formelles du genre de celle de Kant et aux
éthiques conséquentialistes :

6.422 – La première pensée à la formulation d’une loi éthique


de la forme « Tu dois… » est : Qu’en est-il si je ne le fais pas ?
Il est clair que l’éthique n’a rien à voir avec la punition et la
récompense au sens habituel. Cette question quant aux
conséquences d’une action doit donc être sans importance. –
À tout le moins ces conséquences ne peuvent être des
événements. Car il doit y avoir quelque chose de correct dans
cette interrogation. Il doit y avoir une sorte de récompense
éthique et de punition éthique, mais elles doivent se trouver
dans l’acte lui-même.
Ce passage montre bien, encore une fois, l’importance de la
dimension de l’acte dans le Tractatus  : je trouverai châtiment
ou récompense dans l’acte lui-même et non dans ses
conséquences. Il n’est donc pas question d’un calcul de type
utilitariste à partir des conséquences de mes actes.
La distinction entre fait et valeur a pour corollaire que le
« vouloir » ne peut pas changer les faits, seulement la limite du
monde :

6.43 – Si le bon ou le mauvais vouloir changent le monde, cela


ne peut changer que les limites du monde, non les faits ; non
ce qui peut être exprimé par le langage.
Bref, le monde doit alors devenir par là un tout autre monde.
Il doit pour ainsi dire diminuer ou augmenter comme un tout.
Le monde de qui est heureux est un autre monde que celui
de qui est malheureux [8] .

Le bonheur exige qu’on reconnaisse que le monde est ce qu’il


est indépendamment du vouloir, c’est-à-dire de moi-même. Si je
suis malheureux, ce ne peut donc pas être la faute du monde,
auquel je dois donc m’accorder pour arriver au bonheur. La
position de Wittgenstein, qui s’apparente au stoïcisme, a été très
bien résumée par son ami Paul Engelmann :

Si je suis malheureux et que je sais que ce malheur reflète un


décalage marqué entre moi-même et la vie telle qu’elle est, je
n’ai rien résolu  ; je serais égaré et je ne retrouverai jamais
mon chemin hors du chaos de mes émotions et de mes
pensées tant que je n’aurais pas atteint la vision suprême de
ce décalage comme n’étant pas la faute de la vie telle qu’elle
est mais de moi-même tel que je suis [9] .

Wittgenstein parlera souvent du erlösende Wort, c’est-à-dire la


parole qui apporte cet état de paix intérieure. Cette position
n’est pas sans rappeler la discussion du stoïcisme par
Schopenhauer vers la fin du premier livre du Monde comme
volonté et représentation, que Wittgenstein connaissait bien :

[…] car l’éthique stoïcienne, à son origine et dans son


essence, n’est pas une science de la vertu mais un ensemble
de préceptes pour vivre selon la raison ; chez elle le but de la
vie, c’est le bonheur obtenu par le repos de l’esprit. La vertu
ne se rencontre chez les stoïciens en quelque sorte par
accident  ; elle est un moyen, et non une fin. C’est pourquoi
l’éthique stoïcienne, par son essence et son point de vue,
diffère absolument des systèmes de morale qui n’ont en vue
que la vertu, comme, par exemple, les préceptes des Védas,
ceux de Platon, du christianisme, de Kant. Le but de l’éthique
stoïcienne est le bonheur [10] .

Dans la Conférence sur l’éthique de 1929, Wittgenstein


mentionne quelques exemples d’expériences religieuses qu’il
juge impossible d’exprimer dans le langage, tel que
« l’étonnement devant l’existence du monde » (CE, p. 149). Celui-
ci est équivalent à ce que Wittgenstein appelle au 6.45 le
« mystique », c’est-à-dire « Le sentiment du monde comme tout
délimité ». Cet étonnement ne peut pas, selon Wittgenstein, être
exprimé dans le langage à moins de produire du non-sens,
parce que « je ne peux pas m’imaginer qu’il n’existe pas » (CE, p.
150). Si je ne peux pas concevoir ce qui serait le cas pour qu’une
proposition soit fausse, alors celle-ci perd sa propriété essentielle
qui est d’être «  bipolaire  »  ; elle ne peut donc pas être une
proposition pourvue de sens (Sinvoll). Wittgenstein poursuit
alors son raisonnement ainsi : on ne peut donc pas répondre, de
quelque manière que ce soit, à une question ou « énigme » du
genre de « pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? » par une
proposition pourvue de sens ; s’il n’y a pas de réponse possible,
c’est que la question elle-même ne peut véritablement être
formulée. Il n’y a donc pas d’ « énigme » et le problème de la vie
ne peut être résolu qu’en réalisant cela, c’est-à-dire en faisant
«  disparaître  » la question même, parce qu’elle n’est pas
exprimable :

6.5 – D’une réponse qu’on ne peut exprimer on ne peut non


plus exprimer la question.
Il n’y a pas d’énigme.
Si une question peut être posée elle peut aussi avoir une
réponse.
6.521 – La solution du problème de la vie se remarque à la
disparition de ce problème.
(N’est-ce pas la raison pour laquelle des hommes auxquels le
sens de la vie est devenu clair après de longs doutes n’ont pu
dire ensuite en quoi ce sens consistait ?)

Pour Wittgenstein, vouloir exprimer quelque chose sur le


« monde comme tout délimité », c’est vouloir per impossibile se
placer sub specie æternitatis, c’est-à-dire hors du monde (de mon
monde) et hors du langage (de mon langage) ; ce qu’il exprime
parfois en parlant de vouloir «  se jeter contre les limites du
langage ». Wittgenstein avait vu le lien entre ses conceptions et
l’idée du « paradoxe absolu » de Kierkegaard :

Pensez par exemple à l’étonnement devant le fait que


quelque chose existe. Étonnement qu’on ne peut exprimer
dans la forme d’une question et qui ne comporte pas non
plus de réponse. Tout ce que nous aimerions dire ici ne peut
être a priori qu’un non-sens. Nous n’en courons pas moins
nous jeter contre les limites du langage. Tendance que
Kierkegaard a lui aussi aperçue, et qu’il décrit même d’une
façon tout à fait semblable (comme une course au paradoxe).
Cette façon de se jeter contre la limite du langage est
l’éthique.
(WCV, p. 38-39) [11] 

Le Tractatus se clôt donc sur une injonction au silence  :


Wittgenstein espère que le lecteur sera en mesure, après avoir
compris son œuvre, de « voir correctement le monde » et donc
de voir qu’on ne peut pas amener à l’expression linguistique
certains sentiments sur lesquels il est donc préférable de garder
le silence :

6.54 – Mes propositions éclairent en ceci que celui qui me


comprend les reconnaît à la fin comme insensées, lorsque
par leur moyen – en passant sur elles – il les a surmontées. (Il
doit pour ainsi dire renverser l’échelle après l’avoir gravie.)
Il doit dépasser ces propositions, alors il voit le monde
correctement.
7 – Là où on ne peut parler, on doit se taire.

Celui qui a compris le Tractatus comprendra aussi que,


paradoxalement, la plupart des propositions du Tractatus ne
respectent pas la syntaxe logique. Les transgressions de la
syntaxe logique sont de divers types  : propositions énoncées à
propos de concepts formels comme s’il s’agissait de concepts
matériels, propositions qui tentent de dire ce qui ne peut que se
montrer et propositions énoncées à propos de la totalité du
monde ou de l’inexprimable. Ces propositions transgressent la
limite qu’elles servent à tracer… Le lecteur devra donc
renverser l’échelle après y être monté.
Une interprétation du Tractatus dérivée de l’œuvre de Cora
Diamond [12]  est devenue très populaire aux États-Unis, où l’on
parle désormais d’un Wittgenstein «  nouveau  » [13] . Cette
interprétation se fonde en quasi-totalité sur une casuistique de
ce que Diamond appelle les propositions « cadre » du livre, soit
l’avant-propos et les dernières propositions  : 6.53, 6.54 et 7. La
position de Diamond peut être énoncée rapidement en disant
que selon elle prétendre, comme le font la plupart des
commentateurs, qu’il y aurait autre chose que du non-sens
absolu dans le Tractatus, c’est «  se dégonfler  » (to chicken
out) [14] . Diamond oppose donc à l’idée qu’il y aurait des
propositions qui sont dénuées de sens mais qui pourraient avoir
un sens si elles réussissaient à le véhiculer [15] , et donc à toute
distinction entre le non-sens pur, du genre de «  Socrate est
identique  » et un non-sens «  substantiel  » que l’on ne pourrait
pas exprimer par des propositions pourvues de sens mais que
nous pourrions à la rigueur tenter de siffler, l’idée qu’il n’y a
qu’une forme de non-sens, le non-sens pur. Il n’y a donc rien
qui se montre mais qui ne puisse pas se dire, il n’y a aucune
vérité ineffable que pointerait le Tractatus et il n’y a donc
aucune chose telle que des « simples », des « faits », etc. Et tous
les énoncés à leur propos ne sont que purs non-sens.
Wittgenstein aurait voulu, apprend-on, non pas corriger
certaines erreurs commises par Frege ou Russell mais montrer
que leur entreprise théorique est nulle et non avenue et que
nous baignons dans le non-sens dès le départ. Wittgenstein
aurait déconstruit sa propre entreprise et montré (?) par là que
l’entreprise de Frege et celle de Russell – et à leur suite,
ajouterions-nous, toute la philosophie analytique [16]  – sont
vouées à ne produire que ce genre de non-sens.
Pourtant, Wittgenstein reprend dans le milieu de l’ouvrage ses
remarques de l’avant-propos, en écrivant au 4.114 que la
philosophie « doit marquer les limites du pensable, et par là de
l’impensable  » et «  délimiter l’impensable de l’intérieur par le
moyen du pensable  », ce à quoi il ajoute qu’elle «  signifiera
l’indicible (das Unsagbare) représentant clairement le dicible  »
(4.115). Il écrit aussi au 6.522  : «  Il y a assurément de
l’inexprimable (Unausprechliches). Il se montre, c’est le
mystique  ». Wittgenstein dit donc clairement qu’il y a de
l’indicible (Unsagbare) et on ne peut pas simplement mettre ces
remarques sur le compte de l’ironie ou quelque chose du genre.
L’inexprimable n’est certes pas de l’ordre du sens que l’on
puisse dire clairement dans le langage car nous pourrions à ce
moment-là le dire, mais il existe bel et bien ; telle est la nature,
par exemple, de l’étonnement devant l’existence du monde.
Si on en croit Diamond, il n’y aurait aucune différence entre
une phrase du Tractatus telle que, disons, le 3.23, «  L’exigence
de la possibilité des signes simples est l’exigence de la
détermination du sens  » et une phrase telle que «  Socrate est
identique  » ou encore le premier vers du poème Jabberwocky,
que je cite dans l’original : « Twas brillig, and the slithy toves did
gyre and gimble in the wabe.  » Les apparences seraient
trompeuses. Il ne fait cependant aucun doute que ce vers n’a
jamais trompé quelqu’un, à la différence, disons, d’un fragment
d’Héraclite ou d’une phrase de la Métaphysique d’Aristote mais
Diamond ne semble jamais être en mesure de nous expliquer
cette différence. Dans ces conditions il n’y a a fortiori aucun
sens à parler d’un processus par lequel nous serions amenés à
reconnaître que les phrases du Tractatus sont totalement vides
de tout sens, c’est-à-dire qu’il y ait une échelle à gravir. À cela,
Diamond a répondu en insistant sur l’importance du 6.54 (je
souligne) : « Mes propositions éclairent en ceci que celui qui me
comprend les reconnaît à la fin comme insensées.  »
Wittgenstein nous demanderait non pas de comprendre les
propositions du Tractatus mais de le comprendre en tant
qu’énonciateur de non-sens  ; nous serions donc engagés, à la
lecture du Tractatus, dans une activité particulière, celle
d’imaginer ce que ce serait pour quelqu’un que de confondre
sens et non-sens [17] . Selon moi, cette dernière réplique montre
que la lecture de Diamond n’est pas défendable. Hacker a par
ailleurs montré toute la faiblesse herméneutique de cette
lecture [18] , qui ne s’en tient qu’à quelques passages du Tractatus
(quoiqu’on en vienne à reconnaître que certains passages au
centre de l’œuvre sont suffisamment pourvus de sens qu’ils
peuvent soutenir cette interprétation), mais qui ignore
littéralement la quantité considérable d’indications contraires
que l’on retrouve ailleurs dans son œuvre.
L’innovation de Wittgenstein n’a donc pas été de montrer qu’au-
delà du langage ne se trouve qu’un non-sens absolu, là où
d’autres auraient cru voir à tort des vérités ineffables. À travers
deux mille ans d’histoire de la philosophie, on ne trouvera que
peu de philosophes qui ont cru à ces vérités ineffables et ce
n’est pas de cette maladie qu’il aurait voulu nous guérir par sa
thérapie. L’histoire de la philosophie regorge cependant de
philosophes, Frege et Russell y compris, qui ont cru que ces
vérités qui se montrent mais ne peuvent se dire peuvent en fait
être énoncées avec sens et ce sont eux que vise très
certainement le Tractatus. Que Wittgenstein ait réussi ou non à
saper les fondements de toute entreprise du type de celles de
Frege ou de Russell en sabordant la sienne est une tout autre
question, qui ne peut pas être considérée comme réglée
implicitement par la simple redite des dernières phrases du
Tractatus, car la possibilité même de saper les fondements de
son entreprise est tributaire de thèses – sur le «  sens  », entre
autres –, que j’ai pris soin d’expliciter dans cet ouvrage et que
nous sommes en droit de remettre en question, tout comme
Wittgenstein lui-même l’a fait dès son retour à la philosophie en
1929.
Notes du chapitre
[1]  ↑  Sur la philosophie des sciences du Tractatus, cf. B. F. McGuinness,
«  Philosophy of Science in the Tractatus  », dans Wittgenstein et le problème d’une
philosophie des sciences, Paris, CNRS , 1970, p. 9-18.
[2]  ↑  Sur ces questions, les commentateurs ne s’entendent pas. Cf. G.-J. Lokhorst,
«  Wittgenstein on the Structure of the Soul  : A New Interpretation of Tractatus
5.5421 », Philosophical Investigations, vol. 14,1991, p. 324-341.
[3] ↑  Sur la question du solipsisme, cf., entre autres, R. W. Miller, « Solipsism in the
Tractatus », Journal of the History of Philosophy, vol. 18, 1980, p. 57-74 ; D. Pears, La
pensée-Wittgenstein, op. cit., chap. 8.
[4]  ↑  Jaakko Hintikka a proposé («  On Wittgenstein’s Solipsism  », Mind, vol. 64,
1958, p. 88-91) de traduire l’expression entre parenthèses « der Sprache, die allein ich
verstehe » par «  le seul langage que je comprenne  ». Cette traduction est confirmée
par une annotation marginale de la main de Wittgenstein qui est rapportée par C.
Lewy («  A Note on the Text of the Tractatus  », Mind, vol. 76, 1967, p. 416-423). La
traduction par «  le langage que moi seul comprends  », plus proche de l’allemand,
ferait de cette remarque la source du langage privé critiqué dans les Recherches
philosophiques. Une autre traduction est possible, qui est presque neutre entre ces
deux possibilités : « Le langage que seul je comprends. »
[5] ↑  G. H. von Wright, « Notice biographique », dans L. Wittgenstein, Le cahier bleu
et le cahier brun, Paris, Gallimard, 1965, p. 311-333 ; p. 315.
[6]  ↑  Pour une discussion approfondie de cet argument, cf. D. Pears, La pensée-
Wittgenstein, op. cit. L’idée du sujet comme point sans extension est un emprunt à
Schopenhauer. Cf. A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation,
Paris, PUF, 1966, p. 567.
[7] ↑  Sur la question du temps dans le Tractatus, cf. J. Hintikka, « Wittgenstein on
Being and Time  », dans Ludwig Wittgenstein  : Half-Truths and One-and-a-Half-
Truths, op. cit., p. 240-274.
[8]  ↑  Ces dernières remarques sont particulièrement difficiles à interpréter, cf. J.
Schulte, « The Happy Man », Grazer philosophische Studien, vol. 42, 1992, p. 3-21.
[9]  ↑  P. Engelmann, Letters from Ludwig Wittgenstein with a Memoir, Oxford,
Blackwell, 1967, p. 76-77.
[10] ↑  A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, op. cit., p. 126.
[11] ↑  Cf. S. Kierkegaard, Miettes philosophiques, Paris, l’Orante, 1973, p. 35-46. Sur
les relations entre Wittgenstein et Kierkegaard, cf. J. Bouveresse, La rime et la
raison, Paris, Éditions de Minuit, 1973, chap. 2  ; F. Nef, «  Logique et mystique  : à
propos de l’atomisme logique de Russell et Wittgenstein », dans F. Gil (dir.), Acta du
Colloque Wittgenstein, op. cit, p. 35-46.
[12]  ↑  La plupart des articles important sont recueillis dans C. Diamond, The
Realistic Spirit. Wittgenstein, Philosophy and the Mind, Cambridge Mass., MIT Press,
1991. Pour une lecture du Tractatus dans la lignée de Diamond, cf. M. Ostrow,
Wittgenstein’s Tractatus. A Dialectical Intepretation, op. cit.
[13] ↑  A. Creary et R. Read (dir.), The New Wittgenstein, Londres, Routledge, 2000.
[14] ↑  C. Diamond, « Throwing Away the Ladder », op. cit., p. 180.
[15] ↑  Cf., par exemple, G. E. M. Anscombe, Introduction to the Tractatus, op. cit., p.
161.
[16] ↑  Cette réfutation n’aura en aucune manière comme résultat de légitimer les
formes de discours philosophiques que critiquent les philosophes analytiques  ;
malgré le respect que porte Wittgenstein aux grand métaphysiciens comme
Kierkegaard, il considère aussi leur discours comme dénué de sens. Sa critique de la
métaphysique, de quelque façon qu’on la lise, vise toujours ce genre de discours.
[17] ↑  C. Diamond, «  Ethics, Imagination and the Tractatus  », dans A. Creary et R.
Read, The New Wittgenstein, op. cit., p. 149-173 ; p. 155 et 157-158.
[18] ↑  P. M. S. Hacker, « Was he Trying to Whistle it ? », dans A. Creary et R. Read,
The New Wittgenstein, op. cit., p. 353-388, cf. p. 371.
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