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Anne-Lise Grobéty

Le temps

des mots

à voix basses
Suivi de

Du mal à une mouche

LA JOIE DE LIRE
À Denise, l’amie de toujours
Le Temps des mots à voix basse
Chapitre 1
C’était dans un pays de collines parfaites et de vergers. Dans une petite ville
tranquille où tout le monde se saluait droit dans les yeux.
C’était il y a bien des années  ; je n’étais encore qu’un enfant et tout me
paraissait définitivement grand  : le jardin de mon père, la ville, le bâtiment
de l’école, le terrain de foot…
J’avais un ami. Un vrai.
Oskar.
De chez nous à chez lui, ce n’était pas très loin. On pouvait revenir de
l’école ensemble presque tout le chemin. Il n’y avait que la dernière rue qui
nous séparait. Et encore  : pas pour longtemps  ! Une fois le goûter et les
devoirs avalés, il suffisait de courir au fond du jardin jusqu’à la hauteur des
ruches de mon père, de sauter par-dessus la barrière pour apercevoir sa
maison à l’autre bout de la rue.
Mon père et Anton, le père d’Oskar, étaient les meilleurs amis du monde.
Depuis tout petits, comme Oskar et moi. « Amis de toujours, disait mon
père. »
— Depuis le commencement des temps, enchaînait le père d’Oskar.
— Amis comme les dix doigts de la main, rajoutait le mien.
Je sentais bien qu’il y avait quelque chose qui clochait dans ces
dernières affirmations, mais comme chacun alentour avait l’air
d’approuver…
Ils racontaient en riant qu’ils avaient tout fait ensemble – ou presque…
Même leur premier amour, ils l’avaient partagé !
« On a fait les quatre cents coups, se vantait mon père. »
Et moi, à l’époque, je me demandais comment ils avaient réussi à
compter jusque-là. Les calculs, ça ne m’intéressait pas. D’ailleurs, c’était
généralement Oskar qui comptait pour moi et s’arrangeait pour que je
connaisse la réponse avant qu’il soit trop tard. En échange je lui refilais
discrètement l’orthographe sans reproche de quelques mots ou l’accord du
verbe avec le sujet.
Bref, Oskar et moi, dans la vie, on s’épaulait pour tout  ; même au foot,
quand l’un des deux avait le ballon, il se faisait un point d’honneur de le
passer à l’autre. On pratiquait partout entre nous une solidarité active,
persuadés qu’on suivait en bons fils le digne exemple de nos pères : on était
plus que des copains – de vrais amis de toujours comme eux. Et on serait
amis depuis le commencement des temps, comme les dix doigts de la main
quand on serait grands. Comme eux.
On les sentait tellement accordés en tout. En le présentant, mon père
plaisantait quelquefois  : «  Lui, c’est le comptable-poète et moi le poète-
épicier. » Anton rectifiait le plus sérieusement du monde : « Voyons, Heinzi,
je suis le poète-comptable et toi l’épicier-poète ! »
Car s’il y avait une chose qui allait de soi, c’était bien leur passion pour les
beaux vers. Qu’ils accouplaient souvent habilement à quelques bons
verres… On les entendait parfois jusque tard dans la nuit se relancer les
strophes sublimes de nos grands poètes dans l’air sombre et tiède du verger.
Et quand le taux d’alcool avait suffisamment grimpé, c’étaient leurs propres
vers qui prenaient le relais…
Lorsque ma mère, le lendemain matin, lui faisait le reproche déguisé de
ce qu’elle nommait « votre tapage nocturne », mon père se défendait (pas
trop haut tout de même), vexé, en déclarant que le mélange subtil d’un bon
vin et de l’art ne pouvait que grandir son homme, ou qu’on n’avait jamais
vu assassin laisser pour mort quelqu’un en l’astiquant à coups de poèmes !
Il laissait aussi entendre à qui le voulait qu’il ne verrait pas d’un
mauvais œil que moi, son fils cadet bien-aimé, son Benjamin, devienne
« poète-tout-court ».
Bien entendu, en ce temps-là je m’inquiétais de savoir combien de mots
il me faudrait aligner sur la page pour être « poète-tout-court ».
C’était il y a longtemps.
Avec Oskar, on se retrouvait au bout de la rue, on allait à l’école, on
revenait en s’attardant un peu trop  ; le samedi, on faisait partie de l’équipe
de foot qui jouait sur le terrain à la sortie de la ville et on agaçait les filles
dans les règles de l’art, on formait à deux un sacré régiment de bêtises. On
faisait tout ce qu’il fallait faire à cet âge-là pour grandir et on était entré
gentiment dans notre ère des quatre cents coups, après avoir décidé que le
premier avait été le vol d’un bâton de bois de réglisse chez le droguiste de
la Bahnhofstrasse.
Les seules menaces qui semblaient peser sur nous étaient les punitions
du maître, les réprimandes de nos pères et les criailleries de nos mères.
Rien d’autre ne nous menaçait dans les petites rues tranquilles de notre
ville où chacun se connaissait et ne manquait pas de saluer son voisin droit
dans les yeux. J’étais le cadet choyé d’une famille sans histoires, fils d’un
père qui possédait un petit commerce sur la devanture duquel il était inscrit
Épicerie fine et denrées coloniales et qui, une fois le travail terminé, passait
beaucoup de temps à soigner ses abeilles au fond de notre jardin quand il ne
s’installait pas sous un pommier avec un « vrai livre », comme il disait pour
bien le distinguer de tout ce qui se publiait « en vain »…
Oskar et moi, en sortant de l’école, on faisait parfois le détour jusqu’à
l’épicerie où on restait un moment dans l’arrière-boutique, un peu étourdis
par les vapeurs mélangées qui assaillaient les narines à souhait et qu’on
tentait d’identifier, apprentis-humeurs pas très doués. On se retrouvait
toujours sur le trottoir la joue enflée de quelques douceurs, bonbon à la
violette, à la bergamote, ou double ration de boules de guimauve pour moi
parce que Oskar avait horreur de la guimauve et qu’il n’osait l’avouer à
mon père.
Saluer le père d’Oskar était plus difficile. Il travaillait dans l’une des
deux banques de la ville et son bureau était au premier étage. On ne pouvait
pas pénétrer dans l’immeuble mais on espérait qu’il lèverait la tête
exactement quand on serait sous sa fenêtre. Sa main agitée dans notre
direction valait bien la douceur de la violette !
Rien ne menaçait notre vie
d’enfants jusqu’à ce que survienne
le temps des mots
à voix basse.
Que nous, les enfants, ne l’ayons pas senti se rapprocher ce temps-là, c’est
normal. On fait beaucoup de bruit dans ces années de notre vie et les voix
des adultes, ma foi, sont nettement moins importantes que nos
chamailleries. Pourtant, quand j’essaie de retrouver quelque chose de cette
époque d’aussi loin que je suis aujourd’hui, c’est bien aux voix des adultes
que je pense. Ce sont les voix qui se sont mises à changer d’abord – leurs
intonations, leur intensité, l’insistance de certains mots et de quelques noms
qui pesaient de plus en plus lourd dans les conversations.
Et si je dis le temps des mots à voix basse, ce n’est qu’une demi-vérité
puisque nombre de gens se sont mis au contraire à parler plus haut
qu’avant. Notre maître, par exemple, a vite été de ceux qui ont haussé le
ton. Et il a commencé à dire des choses qu’on avait décidé de ne pas
entendre, Oskar et moi – un point c’est tout !
Mais mon père et son ami Anton ont tout de suite fait partie, eux, de ceux
qui se sont mis à parler plus bas qu’avant. Leurs grandes envolées poétiques
étaient de plus en plus souvent remplacées par de longues discussions à mi-
voix où je sentais flotter des vapeurs d’inquiétude. Je humais dans le son de
leur discours que quelque chose avait changé – mais quoi ?…
De toute façon, il aurait fallu être idiot pour ne pas avoir remarqué qu’ils
ne s’éclaboussaient plus de leurs rires comme auparavant, quand ils étaient
attablés entre pommiers et pruniers, et qu’ils ne faisaient plus frissonner les
étoiles d’émotion tard dans la nuit.
Même le goût des bonbons à la violette ne me semblait plus pareil tandis
que je louvoyais sur les trottoirs de notre petite ville où les gens n’avaient
plus l’air de savoir se saluer droit dans les yeux.
Quant à la Voix qui parlait plus haut que toutes les autres… On l’entendait
partout sortir du ventre des radios, vociférer au grand air par les fenêtres,
sur les places, dans les cafés, au cinéma aussi  ; elle martelait des phrases
auxquelles on ne comprenait pas grand-chose avec, derrière, des foules de
plus en plus immenses qui faisaient claquer leur approbation. Autant chez
nous que chez Oskar, nos pères avaient vite décidé de boucler la radio
quand la Voix s’y mettait à tonner. Ma mère protestait mollement : « Heinzi,
laisse-nous donc l’écouter… »
— On l’écoutera quand il racontera des choses sensées. Pour le moment,
il ne me dit rien de bon.
Maintenant que la Voix avait pris tellement d’importance dans les maisons,
les lieux publics et même à l’école, on voyait grimper partout sur les murs
cette espèce d’araignée noire avec ses pattes tordues, posée sur le fond
rouge sang des drapeaux.
J’avais entendu mon père bougonner au père d’Oskar :
— La croix sacrée hindoue, voyez-vous ça  !… On se demande où cette
bande de rustres a bien pu ciller dénicher ça… Je crains que ça ne nous
rapporte que des ennuis, leurs histoires.
— Et ce manque total de sens poétique, ajoutait son ami.
— Des idées barbares, ouais.
— Quand on pense : oser traiter Heine de « poète dégénéré » !

En tout cas, qu’on puisse mépriser ainsi l’un de nos plus grands poètes,
ça, ils ne l’avaient pas avalé.
Il y avait d’abord les mots qui avaient changé dans les bouches, la façon de
se saluer et l’intensité des voix. Puis de plus en plus de drapeaux et de
défilés. Nous, les enfants, on voulait croire à la fête  : finalement, ce n’était
pas si désagréable de parader dans les rues au pas, avec musique et
bannières !

Jusqu’au jour où tout a été cul par-dessus tête.


Jusqu’au jour noir à l’école.
On venait d’entrer en classe. Le maître a dit à Oskar, très fort :
— Toi, tu prends tes affaires et tu déménages tout au fond. Kurt, viens
prendre sa place, devant !
Puis le maître n’a plus adressé la parole à Oskar, comme s’il n’avait plus
été là du tout.
Je me retournais tout le temps pour voir la tête de mon ami. Je voyais
bien qu’il y avait des larmes dans ses yeux. Et quand il a voulu donner une
bonne réponse, le maître l’a fait taire : « Estime-toi encore heureux qu’on te
garde  !  » Et il a ajouté quelque chose où j’ai cru comprendre  : «  Fils de
chien… »
À la fin de la classe, j’ai couru vers lui :
— Mais qu’est-ce que tu lui as fait au maître ?
Oskar avait beau se creuser la tête pour chercher ce qui avait pu
tellement lui déplaire dans sa conduite et déclencher une telle colère, il ne
voyait pas. Il avait les yeux rouges, marchait la tête en bas, il ne savait pas
ce qu’il dirait à son père, il avait peur de ce qui arrivait.
— Enfant, comment échapper à l’imbécillité humaine, a explosé mon père
quand je lui ai raconté désemparé ce qui venait de se passer… Essaie
toujours de t’en tenir à l’écart, quoi qu’il arrive… Et surtout ne laisse ni la
méchanceté ni la bêtise salir ta bouche. Jamais.
Moi, je voulais savoir : pourquoi « fils de chien » – quel chien  ?… Rien
ne sortait de sa gorge trop nouée. Il y avait des choses que lui-même ne
pouvait comprendre, il fallait qu’il y réfléchisse encore avant de me
répondre.
On était au début de l’hiver. Tout était figé dans le verger. Les branches
semblaient avoir été collées contre la grisaille du ciel pour toujours. Au
fond du jardin, la bouche des ruches était déserte. Un reste de la première
crachée de neige pendait au petit toit du rucher, dentelle usée et grise.
J’avais envie de pleurer, j’avais besoin qu’on me console.
Quelques semaines – quelques mois  ? – ont passé, plutôt tristes. Le père
d’Oskar a dû quitter la banque. Puis c’est Oskar qui a été exclu de notre
équipe de foot et j’ai refusé tout crac de retourner jouer malgré les
encouragements de mon père. J’ai fini par dire que j’avais mal au genou
chaque fois que je tapais dans le ballon et il n’a plus insisté.
Mais quand l’entrée de l’école a été interdite à mon ami en même temps
qu’à plusieurs autres de nos camarades, je n’ai malheureusement pas eu le
choix. Il a bien fallu continuer d’y aller.
Au bout du troisième jour de son exclusion, Oskar n’est plus venu
m’attendre à la sortie parce que les autres se sont mis à lui crier toutes
sortes de noms détestables. On se retrouvait devant chez lui et on venait se
réfugier au fond du jardin de mon père, le plus loin possible des ruches…
Là, on commençait à refaire le monde  ; on sentait bien qu’il y aurait du
travail  ! On s’imaginait en «  fils de chien  » (de la race des bergers
allemands…), justiciers qui mordraient loin à la ronde dans les mollets de
tous les « brailleurs », comme les appelaient nos pères.
La nuit, je rêvais que je courais jusqu’au terrain de sport avec Oskar. Qu’on
arrachait la bannière rouge au portail d’entrée dans le noir. On allait se
cacher dans les fourrés tout proches et on piétinait l’araignée à tour de rôle,
on lacérait le drapeau en tous sens…
Oskar ferait un trou dans la terre avec son couteau. Et on jetterait les
morceaux dans la fosse. Ce serait notre seizième coup sur nos quatre cents
coups.
Mais toutes nos colères, tous nos rêves de vengeance n’ont pas suffi à
empêcher ce qui est arrivé par la suite.
Autour de nous, tout était devenu tellement embrouillé.
Un jour, pas d’Oskar à notre rendez-vous. J’apprends en rentrant qu’ils
devront quitter leur maison d’ici à la fin de la semaine et qu’ils habiteront
désormais à l’autre bout de la ville, « dans un quartier réservé ». Réservé à
quoi ? Mon père auparavant si bavard et si gai ne desserrait pas les lèvres.
Je finis par comprendre dans cette confusion qu’il valait mieux ne pas
être juif par les temps qui couraient. Si vous l’étiez, on vous obligeait à tuer
votre chat bien-aimé, on vous interdisait de jouer dans l’équipe de football,
on vous chassait de l’école, on vous envoyait habiter dans un quartier
réservé…
Il ne fallait pas être juif, un point c’est tout – et nous ne l’étions pas.
Pourquoi et comment on pouvait l’être ou ne pas l’être, je n’en avais
aucune idée. C’était typiquement un des sujets qu’Oskar et moi avions
décidé d’ignorer. De toute façon, nos pères étaient l’un et l’autre «  aussi
athées que des ânes bâtés », comme ils disaient  ; mais à l’époque je n’avais
qu’une vague conscience de la signification de ces mots. Mon père justifiait
généralement son absence de foi en expliquant que les églises avaient fait
verser trop de sang, qu’à ses yeux trop de crimes avaient été commis au
nom de Dieu. C’était à peu près à cela que se résumait mon instruction
religieuse.
Ils ne m’avaient pas vu venir et je l’ai entendu dire à ma mère :
—  Bon sang, je lui ai répété combien de fois qu’ils feraient mieux de
partir  ? Cent fois  ? Deux cents  ? Qu’il ne fallait pas attendre que ça empire.
Mais c’est Eisa qui ne veut rien entendre. Elle ne veut pas abandonner la
maison et leurs affaires, elle est sûre que tout sera volé. Et alors  ?… Est-ce
que leurs vies ne valent pas tellement plus que tout ça  ?… Elle n’arrête pas
de dire que les choses vont s’arranger bientôt. Bientôt, bientôt  ! Quand ce
sera trop tard ?
Ma mère a eu alors un geste bizarre. Elle a porté ses deux mains à ses
oreilles comme pour ne plus rien entendre. Elle a demandé, les mains
toujours collées aux oreilles  : « La guerre, n’est-ce pas, la guerre va bientôt
éclater ? »
—  La guerre et bien pire encore, a répondu mon père croyant parler
dans le vide.
Et constatant brusquement qu’il avait parlé pour moi :
— Ah Benjamin, la guerre pour une poésie vivante  : il va me falloir ton
aide, mon petit !
De toute façon, Anton ne venait plus chez nous et ne laissait plus sortir son
fils. J’errais autour du logis de mon ami comme une âme en peine. Mon
père m’avait fait comprendre que, pour l’instant, il valait mieux qu’on ne se
voie plus, lui et moi. Les choses allaient s’arranger mais il nous faudrait du
courage et de la patience à tous.
Lui ne quittait plus son épicerie que pour se réfugier au fond du jardin,
autour de ses ruches, caché sous son grand chapeau à voilette comme si
celui-ci pouvait à la fois le protéger des piqûres d’abeilles et du climat de
violence et de mépris qui grandissait autour de nous.
Dans sa boutique, quand quelqu’un l’interrogeait d’un air mi-figue mi-
raisin («  Et vous, monsieur Brauen, qu’est-ce que vous pensez de tout
ça  ? »), il s’affairait un peu plus, montrant à quel point il avait la tête à son
travail et peut-être le sens de l’humour  : « Moi, monsieur, je ne fais pas de
politique : je ne fais que de la poétique en gros et de l’épicerie au détail ! »
Chapitre 2
C’était il y a longtemps, dans une petite ville tranquille où tout le monde se
saluait, avant. Dans un pays de collines parfaites et de vergers aux douces
toisons de printemps.
C’était au fond du jardin de mon père, qui avait été celui de son père et
de son grand-père.
C’était pourtant à une heure matinale inhabituelle, au milieu des
pommiers frôlant le ciel encore pâle de la promesse de leurs fleurs prêtes à
nouer en fruits.
Quelque chose m’avait alerté. Un bruit de pas. Je m’étais levé. J’avais
vu la large silhouette de mon père se faufiler vers le fond du jardin.
Pourquoi s’occuper de ses ruches si tôt ?
Mais on était au temps des mots à voix basse et mon père avait plus
important à faire, ce matin-là, que de soigner ses abeilles.
Il se tenait à deux pas de son ami Anton. Ils étaient unis dans de hauts
chuchotements.
—  Depuis toutes ces années, toi et moi, nous avons fini par avoir la
même notion de l’amitié, lui disait son ami.
— Si je le sais !…
— Eh bien, Heinzi, il va falloir revoir nos idées. J’ai été ton ami…
— Comment ça, « j’ai été » ? Tu es mon ami.
—  Écoute, si je suis vraiment ton ami, je n’aurai qu’un souhait
aujourd’hui : ne plus l’être.
— Allons bon, Anton, qu’est-ce que tu radotes…
Mon père secouait la tête. Il me tournait le dos mais je sentais qu’il
devait sourire comme à l’une de leurs vieilles plaisanteries. Le jour était
encore servi sans le sel des couleurs. Tout paraissait transparent.
Moi, j’étais passager clandestin, embarqué à bord du jardin par la force
des choses. Accroupi juste derrière eux, à l’abri des ruches, presque noyé
entre de longues mèches d’herbes détrempées par l’averse de la nuit. Et tout
près de mon oreille, je devinais la vie contenue dans les ruches sur le point
d’exploser en mille vibrations d’ailes dès que les premières banderilles du
soleil auraient attaqué le vieux bois du rucher. L’odeur de la cire perçait mes
narines.
Quel oiseau lève-tôt embrouillait leurs paroles par instant  ?… Je ne m’en
souviens pas.
Je me souviens seulement que l’heure était devenue grave tout à coup.
Qu’elle pesait lourd dans leur bouche. Que les mots s’accrochaient à leurs
lèvres comme pris dans les dents d’un peigne.
 
J’avais encore dans le corps
la légèreté de l’enfance.
Mais d’un coup je me remplissais
du poids de l’homme
et de ses supplices.
— Tu sais bien que je ferai pour toi ce qu’il faudra, disait mon père. J’ai
une idée où vous cacher…
—  Nous y voilà  : par amitié tu mettrais ta propre vie en danger pour
tenter de sauver la mienne  ? Tu connais un véritable ami qui demanderait
une chose pareille  ? Si toi, mon ami, tu voulais prendre des risques pour
moi, il serait de mon devoir de refuser ton aide. De savoir que toi, au moins,
tu vis en sécurité serait un peu de baume sur mon malheur.
— Anton, soyons sérieux  : si je ne fais pas un geste pour vous aider, tu
me pardonnerais ma lâcheté au nom de l’amitié ?
Maintenant, c’est Anton qui sourit et les larmes ne tremblent pas
seulement dans les feuilles du bouleau :
— Oui, c’est ce que je ferai. Je le ferai d’autant plus facilement si je sais
que tu as renoncé à nous aider après mûre réflexion.
— Anton, je n’ai pas besoin de réfléchir, je sais ce que je dois faire.
— Je t’en prie, s’il te plaît, réfléchis encore…
Me voilà pris entre bouillonnement d’abeilles et odeur de vieux bois qui
tiédit en délivrant ses saveurs de miel.
— Le plus difficile, disait à cet instant mon père sans se douter qu’une
fois de plus je l’entendais, le plus difficile c’est de ne pas être lâche quand il
faut absolument ne pas l’être.
— Il y a plus difficile encore pour moi depuis quelque temps  : accepter
que dans toute graine d’humain le meilleur et le pire vivent ensemble
comme un vieux couple désuni, et continuer de croire que l’amour
n’abandonne pas la partie pour autant, même quand la haine prend toute la
place comme c’est le cas autour de nous maintenant… Quant à la lâcheté (le
visage d’Anton semblait se rider sous l’effort de parler), dis-moi
franchement ce qui est plus lâche en fin de compte  : ne pas tenter de porter
secours à son ami ou, en le faisant, mettre en danger sa propre femme et ses
enfants à qui on a juré protection ?
— Dans les deux cas, de toute façon, il y a risque de perte irréparable…
C’était il y a bien des années mais je réentends quand je veux le son de
leurs voix, leurs mots s’enfonçant dans mon crâne d’enfant,
danger
douleur
lâcheté
le meilleur et le pire
l’amour la haine
une perte irréparable.

Et mon père : « Tu es mon ami. »


Et Anton : « Si je suis vraiment ton ami… »
Toutes ces phrases gravées dans mon oreille depuis tout ce temps.
Mais je me demande encore comment j’avais réussi à me glisser jusque
derrière les ruches sans qu’ils m’aient remarqué – eux qui étaient aux
aguets, parlant à voix basse avant que le jour ait décidé de se lever sans
regret…
Le soleil a atteint le faîte du rucher puis mon front. L’oiseau tôt levé s’est
envolé en faisant s’égoutter les larmes du bouleau, laissant place nette à la
tourterelle.
— Ce que je veux dire, chuchotait Anton, ce qui nous a amenés dans ce
pétrin aujourd’hui, ce sont nos petites lâchetés quotidiennes à nous tous,
depuis trop longtemps… Tout ce qu’on entendait dans les rues, dans les
bistrots, la colère qui montait, l’hostilité, on a laissé faire sans réagir. On a
regardé la haine et la violence accoucher de leurs petits devant nos portes
comme des bâtardes, sans rien dire…
— Tu as raison, Anton, nous les amoureux de la poésie, du beau verbe,
on a continué à vivre comme si de rien n’était, en refusant de voir de quelle
pourriture les mots se nourrissaient dans leurs discours, quel poison mortel
leurs paroles répandaient autour de nous.
— Oui, c’est notre lâcheté à nous deux aussi qui fait qu’un jour on en
est réduit à penser que c’est une malédiction d’avoir un ami.
— Une malédiction d’avoir un ami  ! C’est justement quand tout va mal
que c’est une bénédiction de pouvoir compter sur ses amis, non ?
—  Quand ton ami s’obstine à le rester et que cette amitié devient une
menace pour lui…
— Anton…
Je croyais voir s’écrire dans le large dos de mon père les paroles qui
prenaient appui à ses lèvres, alors que les abeilles avaient entamé leur
journée de butine trop près de mon front. Je luttais de toutes mes forces
pour résister aux battements d’ailes, aux zézaiements autour de mon visage.
Et aux fourmis dans mes jambes.
Ils ont parlé pendant ce qui m’a semblé une éternité, à mi-voix  ; ils
paraissaient ne plus voir le temps passer.
Tantôt leurs chuchotements bruissaient comme le vent dans les buissons.
Tantôt le souffle bouillant de leurs paroles montait davantage à l’assaut des
oreilles. Le sang bourdonnait d’autant plus dans mes jambes repliées.
J’ai peur – d’une peur que je n’ai jamais explorée jusque-là – tandis
qu’eux se demandent à quel moment tout ça a vraiment commencé et
comment ils ont fait pour se méfier si peu du désastre qui s’annonçait…
Est-ce que tout a réellement commencé par la fureur allumée dans la pupille
d’un seul homme  ? Et cette fureur, comment est-ce qu’elle a pu finir par
mettre le feu à tout un peuple  ? Quand les mots se sont-ils mis à boire plus
que de raison dans les rues, à tituber sur les trottoirs, à se tromper de
colère ?…
— Ah, ils sont beaux, les mots qui ne se sentent plus pisser, qui sont
prêts à couvrir les bruits de n’importe quels mensonges, de n’importe quelle
folie !

Je ne comprenais pas tout, j’écoutais de tout mon être, j’absorbais.


C’est bien plus tard que j’ai réussi à éclaircir ce que mon père et son ami
Anton avaient eu à se dire de toute urgence, ce matin-là.
Et les phrases de mon père et du père de mon ami Oskar piétinent encore
dans l’air frais, coiffées de points d’interrogation, couturées de chagrin.
L’un dit  : «  Mais comment en vouloir aux mots d’avoir déformé la
réalité et les rapports entre les gens, nous qui les aimons tant quand ils
chantent sous la plume de nos poètes ? »
Et l’autre  : «  Je crois que nous aurions dû comprendre l’ampleur du
désastre qui se préparait le jour où ils se sont mis à brûler les livres de nos
penseurs et de nos grands poètes. Brûler les pages de Heine, les
misérables  !… Rappelle-toi ce qu’a dit Heine  : que là où l’on brûle les
livres, on finit par brûler les hommes… »
— Est-ce qu’on sera toujours condamné à comprendre trop tard, quand
il n’y a plus rien d’autre à faire qu’à se résigner au pire ?
Ce jour-là, dans le jardin de mon père, j’ai appris que rien en apparence
n’aura changé autour de nous au moment où se fermera la frontière entre le
temps d’avant et le temps de la barbarie. Et qu’il nous faut être d’autant
plus vigilants à toute heure pour dire ce qui nous semble bon et ce qui l’est
moins.
Parce que, accoudés à notre fenêtre, on ne verra probablement rien de
différent pendant longtemps. À peine si, un matin, la vitrine devant chez
nous aura été brisée et qu’à la devanture, bientôt, le nom aura changé de
consonance. Quelle importance : on s’habitue à tout, n’est-ce pas, et le goût
de notre café au lait n’en aura pas changé pour autant, non ?…
Pourtant, les mots auront déjà probablement commencé leur travail de
sape.
Et se lèvera le jour où les maudites paroles sépareront tout à la fois  :
copains d’avant, amis de toujours, parents de longue date, voisins de palier,
l’épicier et ses clients, les quartiers ou les villes, des pays entiers dressés les
uns contre les autres, des nations pleines à craquer de haine…
Les gestes de cruauté n’auront plus qu’à achever la besogne des paroles
barbares.
Viendra ensuite le mois où même la parole rendra l’âme.
Il n’y aura plus que la violence qui parlera pour ne rien dire.
 
C’est toujours comme ça.
Toujours les mêmes vieux refrains de misère.
C’était dans un pays de collines parfaites, au printemps. Dans le jardin de
mon père, les fleurs des pommiers étaient écartées à point. Les abeilles
prenaient leur service en bouquets serrés. À chaque décollage, je ne pouvais
m’empêcher de frissonner…
Tout à coup, comme reprenant conscience du temps qui avait passé,
Anton a fait claquer les mots sous sa langue avec plus d’insistance :
—  Heinzi, je sais ce que tu ressens en cet instant. Au nom de notre
amitié de toujours, je te demande de ne pas chercher à m’aider pour ne pas
compromettre ta situation. Mais au nom de notre vieille amitié, libre à toi
d’en faire à ta tête. Aujourd’hui, c’est moi et les miens qui sommes
menacés  ; qui sait, bientôt ce sera peut-être ton tour. Les événements se
retournent plus vite que leur ombre, il ne faut jamais l’oublier  : un jour, on
est dans le « bon camp », du bon côté de la misère, et le lendemain on se
retrouve dans l’autre… Heinzi, il faut que tu saches combien c’est
important pour moi que nous ayons pu avoir encore cette conversation, ici,
ce matin, comme au bon vieux temps quand on prenait le temps de boire un
de tes fameux vins…
« En tout cas, a-t-il ajouté presque brutalement, si tu te décidais malgré
tout à nous apporter ton aide, il te faudrait venir chez nous ce soir, à peine la
nuit tombée. »
 
Ensuite, ce serait trop tard.
« Trop tard, trop tard ! », criait quelque chose dans mon regard tandis que je
voyais comment les bras de l’un se refermaient sur le désespoir de l’autre.
Mon père me tournait le dos, les yeux perdus dans la direction où Anton
avait disparu comme un voleur.
Je me suis mordu les lèvres le plus longtemps possible pour ne pas crier
et puis, éperdu, j’ai bondi hors de ma cachette, les tempes en feu, la douleur
cuisant au menton !
De surprise, en se retournant mon père a levé son bras au-dessus de sa
tête comme pour me frapper.
— Te voilà bardé de clous de girofle comme un rôti, marmonnait-il en
tentant de retirer les aiguillons de ma chair… Mais diable, qu’est-ce que tu
faisais dans cette guêpière ?…
À la nuit tombée, mon père a traversé le jardin et s’est faufilé jusque chez
son ami Anton.
Aucune lumière. Aucun bruit.
Il est entré par l’arrière et a vite compris qu’il n’y avait plus personne.
Mais, sous la porte de la salle à manger, il lui a semblé voir une lueur…
La flamme d’une bougie à demi entamée brûlait bien droite et s’est un peu
inclinée pour saluer son entrée.
Posée à son pied, une lettre l’attendait.

Une fois de retour chez nous, mon père nous a rassemblés autour de lui
et nous l’a relue gravement. Ses lèvres semblaient bredouiller chaque
syllabe.

« Cher Heinzi, ami de toujours, avait écrit Anton, notre vieille amitié a
été jetée au brasier de la folie des hommes mais quelle lumière elle offre en
brûlant ! Je sais que je peux compter sur toi et que tu viendras ce soir, parce
que j’ai la certitude que nous n’avons pas vécu ensemble tout ce temps en
vain. Alors, pour que l’aide que tu désires m’apporter ne te pèse pas trop
lourd et que tu puisses tout de même ne pas faillir à ton devoir d’amitié à
tes propres yeux, je te confie le fardeau le plus fragile et le plus précieux. Je
te confie notre petite Anaïs que nous avons laissée endormie dans son
berceau. Je sais qu’elle ne pourra être plus en sécurité désormais qu’entre
vos bras et je suis sûr qu’elle trouvera en toi un père aussi aimant et attentif
que j’aurais aimé l’être pour elle si la vie en avait décidé autrement. Car à
ce que je comprends, hélas, notre existence – que l’on choisisse de fuir ou
de rester – est aussi vulnérable que les fleurs de la vigne  : un souffle de gel
trop appuyé cette nuit et il n’y aura pas de fruits cette année… Que notre
amitié survive à travers notre petite fille aimée ! Merci et courage. Tu en as
besoin autant que moi aujourd’hui pour ne pas maudire les hommes. Mais
toi qui apprécies tellement la langue française, n’oublie jamais que dans le
mot désespoir, on lit tout entier le mot espoir !
Ton ami à jamais, Anton. »
Mon père a répété lentement d’une voix que je ne connaissais pas :
 
Ton ami à jamais – Anton.
 
À jamais.
 
Anton.
Chapitre 3
Ce matin de printemps a été la dernière fois où mon père a vu son ami
Anton. Je n’ai jamais revu Oskar non plus. Quant à savoir ce qu’il est
advenu d’eux… Quelqu’un a dit qu’ils auraient été arrêtés de l’autre côté du
fleuve et entraînés dans la forêt avec d’autres gens.
Des mois plus tard, c’est nous qui nous sommes effectivement retrouvés
fuyards sur la route, détalant comme des lièvres devant les Russes… Anton
n’avait pas eu tort : les événements se retournent presque aussi vite que leur
ombre ! Nous étions tout à coup dans le mauvais camp, du côté de la misère
des perdants. Toutefois, la seule vraie persécution que nous ayons subie a
été celle de la fuite, de l’exil, celle d’avoir à se refaire des racines ailleurs –
loin du jardin de mon père qui avait été celui de son père et de son grand-
père, avant.
Mais la petite Anaïs a noué à notre famille comme le plus beau de ses
fruits. Chaque jour, elle nous a enchantés par sa blondeur et ses rondeurs,
gracieuse abeille butinant la joie de vivre autour de nous à chaque instant.
Tout au long des années de pertes et de renoncements qui ont suivi, elle a
été pour nous l’incarnation de la promesse du mot espoir.
C’était il y a longtemps et pourtant si près du temps d’aujourd’hui, tant les
hommes ne cessent de redoubler leurs classes de malheur, toujours recalés à
l’épreuve de bienveillance et d’amour. La même histoire de haine et de
rejets, de refus de la différence, de territoires et d’orgueil, de pouvoir,
recommence inlassablement autour de nous, faite de l’alphabet de violence
et de souffrance dans trop de langues différentes.
S’il fallait la dresser, elle serait longue la liste des conflits qui continuent
de séparer des amis de toujours tout autour de la terre !
Quant à moi, voyez-vous, il a bien fallu que je me mette à calculer tout seul
puisque Oskar n’était plus là. Et j’ai pris goût aux chiffres, aux formules
mathématiques… Je ne suis pas devenu «  poète-tout-court  », comme
l’aurait souhaité mon père. Je n’ai jamais été qu’un physicien-poète. Mais je
crois avoir finalement réussi à le convaincre qu’il y a aussi infiniment de
poésie dans les particules élémentaires – presque autant que dans les vers de
Heine…
Il y a une chose, toutefois, pour laquelle j’ai toujours essayé de suivre
son conseil : j’ai pris grand soin à ce que ma bouche n’abrite ni malveillance
ni trop de bêtise.
Aux paroles de fiel,
j’ai toujours préféré
les paroles de miel !
À Jean et Raphaël, mes vieux filleuls
Du mal à une mouche
Paupières ouvertes ou fermées, cela ne change plus rien. De toute façon,
pour moi le monde est derrière désormais.
Mes lunettes sont tombées sur le plancher, à côté de mon bras droit, mes
chaussons à bords dorés restés au pied du lit. Le chat, l’œil résigné, assis sur
le seuil sait déjà que je ne suis plus là.
Plus tard, tu m’as appelée, tu es entré dans la chambre, tu m’as trouvée
étendue sur le sol, je n’avais plus de voix ni de présence.
« C’est trop jeune pour s’en aller de cette façon », disent les gens autour
de vous. «  Elle aurait bien pu vivre jusqu’à cent ans, comme sa tante
Valentine, si son cœur n’avait pas lâché prise », se lamentent-ils.
Allons, dis-leur que j’ai vécu une bonne vie près de toi et que, vieille, je
l’étais quand même devenue. Ma peau avait commencé depuis longtemps à
se fuseler en fines lamelles sur mon visage et sous mon corsage. Mais à
chaque nouvelle ride, il me semblait que je me sentais plus pleine de
tendresse pour tout ce qui m’entourait, gens, bêtes, enfants, lumière du
couchant, prés aux calices mauves sous le printemps, prairies d’été !
Et plus pleine de tendresse pour toi, tu le sais bien.
Le monde est derrière les apparences pour moi désormais. L’automne a
usé jusqu’à ses moindres feuillages ces jours derniers et cette nuit il a neigé
sur les hauteurs pour la première fois. On me pousse dehors, je ne sens ni le
froid vif ni le poids de mon corps. Quelque chose d’imparable et de doux
m’emmitoufle, quelque chose m’emporte trop vite loin de vous, très loin de
ton chagrin, de celui de notre fils et de nos filles, des gens qui se lamentent
autour de vous et du chat roux.
S’enfiler dans fente plus étroite que le trou d’une aiguille et traverser une
couche de temps juteuse comme une tranche de pastèque, fraîche et rose de
santé.
Plus rien ne m’emporte, plus rien ne m’emmitoufle.
Attendre.
Attendre.
Qui a connu cette sorte d’attente-là n’oserait plus jamais se plaindre des
heures passées dans la file du supermarché le jour d’avant Noël…

Tout entière je deviens de la consistance de la cire refroidie.


ta chemise bleu ciel et ta jupe de velours sombre pendues au vestiaire entre
aurore et crépuscule et toi à l’instant nue comme le poussin sortant du
décor de sa coquille
en transhumanité
renée pour mille et mille années peut-être
tes mains tes pieds ton nez tu ne les auras plus jamais tout à la fois
ensemble, ici tu fréquentes le cercle des pièces détachées, vieille et chère
enfant
Vieille, je l’étais certes un peu devenue. Mais je ne m’appelle pas Renée
pour autant…
Je ne m’appelais pas Renée, avant, que je sache.
— Alors, on se fait prier pour entrer ? J’ai dit au suivant ! Au suivant, merci.
Il paraît à demi affalé contre son comptoir, il a le contour gélatineux, la
peau d’une couleur douteuse qui ferait dire d’une viande que la date limite
de sa consommation est dépassée depuis pas mal de temps, et son bonnet
sombre de feutre mou retombe jusque sur les plis de son col. Le local flotte
dans une étrange vapeur d’amande amère.
— Identité ?
— C’est que je ne suis plus très sûre de qui je suis…
— Parfait : vous n’êtes plus.
— En tout cas pas Renée, je vous le promets.
—  Qu’est-ce qu’une promesse vient faire ici, s’il vous plaît  ? Ne
m’intéresse que votre matricule minuscule. Tout le reste n’est qu’étiquette
provisoire et entourloupette.
En vérité, je m’attendais à autre cérémonie ou en tous cas à un accueil
un peu plus solennel. À l’aide d’une loupe tenue au bout d’un bras qui n’en
finit pas, il déchiffre dans une ridule de mon front une série de chiffres qui
me fait frémir.
—  On a raison de frissonner, Mamdame, à l’heure de l’addition.
Généralement, ce n’est guère un moment de grande satisfaction. Car la vie
n’est pas faite seulement de bains de soleil, de clair de lune, de pommes au
four à la cannelle et de chaussons à bords d’or. Elle est bricolée aussi de
toutes vos ratures, de vos indifférences, vos blessures et vos bassesses. Et
de quelque chose, finalement, qui ressemble à de la mort. Venons-en donc
aux comptes et à ce qui déshonore.
D’abord, il boit interminablement à une fiole qui me semble vide depuis
longtemps. Puis gratte de l’ongle dans un registre posé devant lui aussi
épais que le tronc d’un gros chêne. Il débite alors une alignée de mots et de
chiffres s’envolant en copeaux autour de sa tête. J’en attrape quelques-uns
au vol – batraciens, sauriens, arachnides, myriapodes… On m’offrirait un
cours de recyclage accéléré en zoologie ?
— Mamdame, cela me fait de la peine de voir que vous n’êtes pas à la
bonne page de votre histoire  : vous êtes ici en non-lieu et en plein
inventaire. Concentrez-vous, je vous prie.
Poursuit sa lecture, bourdonnant comme un rouet bien lancé quand
quelque chose me dit qu’il me faut à tout prix tenter d’interrompre le cours
de sa litanie  ; vite pensé mais pas si vite fait  : je n’ai plus dans la gorge
qu’un fluet filet de voix…
— On s’agite, on trémousse ce qui reste de soi ? Pourquoi  ? Ne me dites
pas que vous voulez connaître le détail du recensement  ? Ou pire  : obtenir
des éclaircissements  ? Sachez en préambule que toute tentative
d’explication doit en tout temps déboucher sur une nouvelle interrogation.
Il est devenu brusquement à ses extrémités du rose suspect d’un bonbon
saturé de colorants et s’émoustille, se tortille comme quelqu’un jouissant à
l’avance de la bonne blague qu’il va raconter à la cantonade :
—  Puisqu’il le faut, je vais tout simplifliquer pour vous dans l’ordre
alphabêtement chronologique, afin de mettre à votre portée les informations
mortifiantes suivantes vous concernant. Mais attention  : n’essayez pas de
jouer à la fine mouche avec moi ni de noyer le cochon, on me fâche sans
trop se forcer. Ne m’interrompez donc qu’en cas de stricte nécessité.
Son corps frétille comme celui d’une anguille et ses moustaches qui
s’étiraient plus fines que des aiguilles de mélèzes paraissent maintenant
aussi fournies que la queue de l’hermine.
Il faut que je me méfie.
Ne pas trembler, ne pas ciller, rester de cire pendant l’audition.
—  Ainsi, sous lettre  A, cela nous donne cent septante-sept abeilles,
quatre cent trente-quatre araignées. Ni âne ni ânon ni aspic de surcroît…
Sous B, quelle bénédiction  : seulement dix-huit bêtes à Bon Dieu. Pour C,
cafards ou blatta orientalis  : douze… Non, non, ne m’interrompez pas, je
viens juste de commencer. Deux crapauds, qu’est-ce que je raconte,
vingteu-deux crapauds, vous me faussez tout en vous agitant, vous
m’embrelificotez l’esprit avec vos contorsions. À cause de vous, en plus,
j’ai failli sauter une ligne. Vous êtes tous les mêmes à faire l’âne pour avoir
du foin, j’ai l’habitude, «  huhanhuhan, c’est de quoi que vous causez là,
Mom’sieur, sivouplaît  ? »… Eh bien, chère Mamdame, ânonne-t-il comme
s’adressant à une toute petite fille, j’égrène en cet instant la liste
malencontreuse des êtres ci-devant vivants qui ont eu la malchance de vous
croiser tout aussi vivante qu’eux et que vous avez lamentablement fait
trépasser au passage ou, en d’autres termes, que vous avez occis, zigouillés,
tués.
— Moi, tuer ?
— Vous êtes parmi le tiers de mes clients les plus lents à la comprenette.
À ce stade, j’ai normalement essuyé déjà au moins cinq protestations et été
injurié à une ou deux reprises. « Moi, tuer  ? Mais je ne ferais pas de mal à
une mouche, moi  ! Je suis doux et innocent comme un agneau qui tète à
peine sa mère…  » Et je devrais entendre me braire ces âneries dans les
oreilles sans sourciller  ? Certes, je sais que la ruse du renard tient pour
moitié dans la bêtise des poules  ; je vous dis ça pour vous montrer qu’on
pourrait n’être qu’à demi coupable, mais est-ce que c’est une circonstance
atténuante d’être une moitié d’assassin  ? Voyons ça de plus près en ce qui
vous concerne. Je parie que vous seriez prête à me jurer sur la tête de votre
vieux chat roux à moitié sourd que vous ne feriez pas non plus de mal à une
mouche, n’est-ce pas  ? C’est ce que nous allons voir sans hésiter,
Mamdame.
Il regratte dans les feuillets de son registre d’écorce, son bonnet bascule
sur l’arrière de son front, mettant à nu un crâne aussi blanc et lisse que le
ventre d’un bébé.
—  Et nous y voilà  : je lis Mouches, moucherons et autres muscidés,
auxquels sont ajoutés Moustiques pour gagner une ligne, qui font en tout la
rondelette somme de trente-cinq mille cinq cent six. Ne faites pas cette tête
de merlan frit, nos comptables sont fiables, quels intérêts auraient-ils à
détourner des sommes de morpions, de pucerons ou de panaxia
quadripunctaria ? Vous voyez que ce n’est pas aux vieux singes comme moi
qu’on apprend à faire les limaces. Je suis à ce poste depuis trente années-
lumière dont vingt-cinq d’obscurantisme et de barbarie dans le bureau
DeuTer pour les gros cas. Alors, vous pensez, j’en ai vu bien assez passer
avec des charges de forfaits plus lourdes qu’une marine de guerre, j’en ai vu
défiler de ces êtres féroces qui avaient écumé et pillé et rasé la moitié d’un
continent et qui venaient se dandiner devant moi en frémissant du popotin,
ketti-ketto, ketti-ketto, de vraies jeunes filles à leur premier bal, avec l’air
de quelqu’un dont la conscience ne pèse guère plus qu’une aile de libellule,
et ils vous susurraient la bouche en cul-de-poule qu’ils n’auraient pas fait de
mal à une mouche.
Et d’un coup il s’affale contre la paroi, une marionnette que le montreur
aurait lâchée en pleine action… Son bonnet est à terre, on dirait une galette
de merde de vache, son visage ressemble à un vieux chewing-gum trop
longtemps mâchouillé. Seuls quelques filets rosés courant sous la peau de
son crâne apportent un semblant de couleur au tableau…
Un éclair dans ma tête  ! Les dernières flaques de soleil couchant contre le
flanc des sommets, coulant comme un vin rosé le long des vires et des
ressauts, ces tons d’un mauve indéfinissable, puis un bleu insistant comme
ramené du cœur de l’obscurité… Et au printemps, tu t’en souviens, dans les
reliques de neige s’ouvraient de grandes pelades d’herbe grise au milieu
desquelles tu cherchais les premières marmottes qui sautillaient dans la
pente et tu les montrais aux enfants au bout de ton doigt.
ici vouloir se souvenir c’est user trop vite sa mémoire, c’est comme faire un
trou dans un sac de sucre et le porter sur le dos, tu seras vite allégée du
fardeau
Tout aussi soudainement qu’il s’est écroulé, il se retrouve dressé sur ses
pieds. « Sieste réglementaire syndicale, fait-il pour tout commentaire. »
Puis il me considère avec suspicion :
Est-ce que j’avais avec vous une conversation ou j’expédiais votre
affaire au plus vite ?
— Vous me parliez.
—  Dans ce cas, Mamdame, je vous disais peut-être que vivre est une
chose terriblement dangereuse puisque cela vous expose en permanence
non seulement au risque d’avoir à mourir mais à celui, pire, de faire mourir
et à celui mille fois pire encore de laisser faire mourir sans rien dire ni faire.
Rares sont les êtres à qui est accordée la grâce de se lever le matin et de se
recoucher le soir sans être devenus entretemps des tueurs ordinaires.
Comment devient-on tueur ordinaire  ? Aisément. Je dirais le plus souvent
par distraction ou précipitation. Ou par simple réflexe souvent, par excès de
zèle, par peur, voire même dégoût. Tous ces petits gestes trop bêtes qu’on
accomplit sans réfléchir, le pouce qui écrase, un coup de torchon contre la
vitre, une pression sur la bombe d’insecticide, une pichenette, un appui bien
senti du talon… Pour le tueur moins ordinaire, cela paraît plus compliqué et
pourtant c’est tout aussi facile. Une mise en branle de mécanismes
grossiers, d’enchaînements faits de lâcheté et de servilité, de cruauté bien
sûr aussi, de rage au cœur, d’aigreur, de jalousie, de haine de soi et
certainement, pour les cas les plus graves, un goût compulsif et morbide
pour le pouvoir sur les autres et la folie de croire que la vie même est à
notre merci. Un cocktail puant, n’est-ce pas ? Je ne devrais pas avoir à vous
dire toutes ces choses, vous devez les savoir. Des questions ?
— Oui, je voudrais…
— Parfait. Ce qui importe ce n’est pas les réponses que je pourrais vous
donner mais les questions que vous vous posez. J’ai l’air de m’égarer mais
je retombe immédiatement sur vos pattes. À en juger par la maigre somme
de vos araignées écrasées ou étouffées dans vos aspirateurs, j’en déduis que
vous avez été une médiocre ménagère et que vous avez dû souvent subir la
désapprobation silencieuse de vos invitées.
—  Ce n’est pas toujours par négligence que je les ai épargnées. Les
toiles, je les ai toujours enlevées. Mais l’araignée…
Il m’interrompt  : pour tout ce qu’on a sciemment protégé, voire sauvé
d’une mort certaine, on bénéficiera en fin de compte d’une déduction en
bonne et due forme.
—  À condition que l’addition finale ne dépasse pas l’entendement au
point de rendre dérisoire toute soustraction. Mais vous m’obligez à
m’égarer dans une considération par trop terre-à-terre. Assez, je me
ressaisis, j’en étais à C…
La lettre C, décidément, est pleine d’enseignements.
Sous la rubrique Chatons, ayant protesté de ma bonne foi, je me vois
gratifiée d’une responsabilité de conjointe, qui recouvre précisément le cas
exemplaire des chatons à peine nés et assommés par deux fois, à coup de
bêche, par mon compagnon navré mais impitoyable devant la surpopulation
féline de notre maisonnée déjà bien pourvue en minettes et matous. Il est
établi sans équivoque que je n’ai pas levé le petit doigt pour empêcher ces
assassinats programmés. Me voilà donc avec sur ma liste le poids majuscule
de cinq chatons sacrifiés au hasard des portées…
Je n’ai pas davantage la chance de mon côté en arrivant à l’article
Corneille.
Il va de soi que la causalité indirecte va jouer en ma faveur dans le cas
des myriades d’insectes qui se sont écrasés contre le pare-brise de mes
véhicules (certains, ici, me fait-il remarquer au passage, cherchent à
modifier cette règle devant l’ampleur de l’essor du trafic motorisé)  ; en
revanche, pour ce qui est de ladite corneille ayant heurté violemment la
portière de ma voiture un jour de mai, j’aurais dû m’arrêter et aller constater
de près si elle avait bien été tuée sur le coup ou si elle ne luttait pas sur le
bord de la chaussée contre d’incompréhensibles souffrances. Ce grave
manquement à l’assistance à volatile en danger me vaut une révocation sans
appel de la causalité indirecte.
—  Je sais à quel point les humains répugnent à assister aux dernières
convulsions du vivant et détestent devoir constater l’arrêt de la vie. C’est
comme s’ils devaient à chaque fois contempler leur propre mort
démultipliée. Et alors  ? C’est justement là une précieuse occasion de
s’habituer à l’aventure du changement profond. Car mourir, c’est toujours
changer de forme et cette vérité permanente continue pourtant de dépasser
curieusement l’entendement de la plupart des gens. Mais voilà que je me
laisse encore aller à des considérations qui dérangent le bon déroulement
des opérations… Je le vois bien, je ne suis plus d’une efficacité redoutable
pour ces formalités, je n’y mets plus le même engagement. Bon, revenons à
nos dindons : criquets, vingt-deux… Et les vingt-deux crapauds, je ne les ai
pas oubliés, je vous les ai énoncés à haute et intelligible voix, n’est-ce pas  ?
Bon. Sous D, bizarrement rien à signaler. Je vous aurais assez vue
exterminer une colonie de doryphores de la pomme de terre, famille des
chrysomélidés – mais tant pis.
Dans la seconde, il se fige, plus aucun de ses traits ne bouge, il reste là,
au garde-à-vous. Je n’ose même pas ravaler ma honte de peur de faire trop
de bruit en déglutissant.
Et quand il a retrouvé sa mobilité, après m’avoir signalé qu’il venait de
prendre sa pause syndicale obligatoire de la mi-temps, il me fait savoir que
par un hasard dont je n’ai pas idée je n’ai, sous E, à supporter le trépas
d’aucun élan ni éléphant. Quel soulagement. Mais, hélas, celui d’un
bataillon de trois cent quarante-deux escargots et demi. Ma tentative de
contestation du demi-escargot s’achève en discret toussotement puisqu’il a
continué son énumération comme si je n’avais rien dit.
—  Et j’ai le pénible devoir de vous annoncer cinquante-quatre mille
cinq cent trente-huit fourmis de tous bords. Avec ces insectes grégaires, il
est vrai qu’on atteint facilement des pics d’anéantissement. Rien qu’en
marchant sur un sentier de montagne, en une journée, vous avez déjà réduit
en bouillie plusieurs dizaines d’individus sous vos semelles solidement
profilées, même en faisant attention. Et je ne parle pas d’une seule giclée
d’insecticide sur la colonie qui traverse pacifiquement votre cuisine en file
indienne, ni du dépôt de capsules contenant un poison capable d’exterminer
une grande métropole en miniature. Qu’est-ce que je vous disais  ? Tous ces
petits gestes anodins qui font de vous ni plus ni moins de sordides assassins.
Car «  ce que vous ferez au plus petit d’entre vous aux plus grands sans
hésiter vous le ferez itou…  » ou quelque chose dans ce genre, je ne me
souviens plus exactement de la citation, il faut que je regarde dans le livre
relié sur l’étagère. Je n’aurais pas dû commencer avec ces histoires, je
m’égare et c’est de votre faute, à cause de vous je perds mon temps en
futilités. Accélérons, sautons à F avec deux douzaines de forficules
auriculaires, autrement dit perce-oreilles ou insectes orthoptères – de très
bonnes mères, entre nous. Et sous G, gégégé, voyons… Vingt-sept
grenouilles, deux cent deux grillons, sauterelles et autres criquets.
— Permettez…
— J’enchaîne.
—  C’est que les criquets viennent d’être pris en compte sous lettre  C,
vous vous souvenez ?
—  On cherche la petite bête à ce que je vois. Et qu’est-ce que ça
change  ? Vous pouvez me le dire  ? J’enchaîne avec quelque trois cents
guêpes, plus ou moins un hamster, sept hannetons dont je déduis
directement pour ne pas perdre davantage de temps celui que vous avez
arraché de sous la patte avant droite de votre chat Doré un soir d’été. Un
hérisson. Pas d’hermine et zéro héros.
— Zéro et ro ?
— Zéro héron, j’ai dit héron. Humain (et là, il marque une pause subtile
pour souligner la gravité de la constatation) : néant. Évidemment, puisque si
cette rubrique n’était pas vierge, vous ne seriez pas ici devant moi. Si vous
aviez commis entre un et sept meurtres, vous seriez déjà dans le bureau d’à
côté, entre huit et neuf mille, bureau DeuTer et pour davantage de carnages,
vous vous retrouveriez dans les entrepôts extérieurs. Je connais tout ça par
cœur. Quand même, le jurassique et le crétacé, c’était le bon vieux temps…
J’en aurais pour des millénaires à vous en raconter à ce sujet. Mais on ne
m’y prend pas à tous les coups. Je reviens à vous et lis : une hulotte un soir
où il gelait à pierre fendre.
— Je vous assure que j’ai tout fait pour l’éviter, j’ai donné un coup de
volant et au dernier moment elle s’est envolée dans la mauvaise direction, je
me suis retrouvée nez à nez avec ce pauvre oiseau plaqué contre la vitre, je
n’ai jamais pu oublier ses yeux suppliants sous le choc. Je l’ai posée sur le
siège à côté de moi, lui ai parlé pendant tout le trajet jusque chez l’oiseleur,
j’ai caressé sa plume en disant  : « Tiens bon, on va t’aider  ! » C’est comme
si elle avait fait exprès de m’attendre plantée comme une borne blanche au
beau milieu de la route, à cette heure tardive.
—  Inutile de me faire reperdre mon temps, est-ce que je ne sais pas
toutes ces choses  ? Oui, la vie parfois implore la mort, il n’y a souvent pas
d’autre façon d’être ramené à soi et à son apparence première. Pour le reste
du temps que nous allons passer ensemble, veuillez je vous prie rester aussi
muette qu’une harpe et nous nous en porterons mieux tous les deux.
Et, en échange de ma bonne disposition, il m’épargne l’énumération
d’un lot de deux centaines d’insectes en tous genres, d’autant plus que la
liste en a été établie par l’un des latinistes du Service qui a appris à écrire en
onciale au Moyen Âge et n’a pas été capable de s’adapter à graphie plus
moderne. «  Entre nous, une chatte n’y retrouverait pas ses petits dans ce
fatras de lettres, conclut-il mi-agacé mi-amusé. »
Moi, j’espère seulement que sous acridadae ne sont pas une fois de plus
comptabilisés mes vingt-deux malheureux criquets  ; mais je me tais, plus
muette qu’une carpe sur le dos.
À la lettre  L, il semble s’essouffler en invoquant quatre lézards, toutes
espèces confondues – des souches, des murailles, verts et vivipares – et, je
n’ai pas la berlue, une écume blanchâtre fleurit à ses commissures. Un
nouvel effondrement réglementaire est à craindre. Mais il semble qu’il n’en
soit rien, il reste droit comme un i pour se lamenter sur mon comportement
maladif face aux limaces :
— Incapable de supporter de partager ses laitues avec plus laid que soi  !
Une acharnée du « Limax-tue-limaces efficace », quelle maladresse quand
on connaît la souffrance de la corrosion de la chair… Le résultat ?
Je n’entends plus rien.
Si j’avais un jardin où poussait la laitue, ça, je ne m’en souviens plus.
Me revient pourtant que le renard a chanté en bas de notre pré, un soir
de l’été dernier ; quelqu’un d’entre nous s’en irait fatalement avant la fin de
l’année.
C’est ce qui doit arriver quand un renard chante dans votre pré.
Et c’est ce qui est arrivé.
Alors s’allume dans sa pupille une lueur de ciel d’avant la grêle :
— Et un loup, un pour Mamdame !
Ce qui reste de moi bondit hors de soi :
— C’est faux. Est-ce que j’ai une tête à tuer un loup ?
Il ne se contient plus, se contorsionne presque à faire un tour sur lui-
même, bras serrés au corps, ses dents produisent un bruit de crécelle. Je
suppose qu’il est en train de se livrer à l’exercice du fou rire.
— Ahou, si on devait se fier à la tête des gens  ! Voyez tous ces chefs
d’État qui ont plutôt une tête de modeste éleveur de moutons quelque part
ou ailleurs et qui se révèlent n’être rien d’autre que carnivores féroces pour
leurs semblables.
— En tout cas, je n’ai jamais vu de loup de ma vie.
— Moi, je me fie à ce qui est écrit ici  : un loup, un point c’est tout. Je
n’ai pas de raison de douter de mes collaborateurs. De toute façon des pans
entiers de votre vie se sont déjà effacés de votre mémoire, vous êtes en
plein travail d’oubli. Remarquez, c’est peut-être une histoire plus ancienne,
un vieux contentieux non réglé que vous traînez avec vous depuis
longtemps, une dette non acquittée en quelque sorte et qui peut dater d’une
bonne centaine d’années. Pas plus, parce qu’après il y a prescription. Il nous
faut bien poursuivre ou nous n’en aurons jamais fini. Je retombe sur
mouches, moucherons etc., je passe, j’en ai déjà parlé. Myriapodes
chilopodes et myriapodes diplopodes : quatre dont deux iules terrestres pour
votre information. A O, on tombe sur un orvet…
— Mais pour le loup ?
— Voilà un loup qui commence à me courir sur le système. L’Office des
contestations, ce n’est pas mon rayon, d’accord  ? Oiseaux, aboie-t-il pour
bien montrer que le chapitre est clos, je fais un seul paquet avec espèces,
sous-espèces, familles  : quinze, vous vous en tirez honorablement. Je
détaille juste une ou deux choses. Pigeon  : un. Et perruche  : une. Quoi  ?
Vous n’allez pas recommencer à protester. Je sais ce que vous allez me
seriner, que c’est le chat du voisin qui… Sachez que, même si vous l’avez
arrachée à ses griffes, installée dans une jolie cage, que vous êtes allée tout
exprès lui acheter un bâton de millet au miel, même si votre chagrin a été
sincère quand vous l’avez entendue s’envoler dans l’éternité dans un grand
flapement d’ailes au milieu de la nuit et que vous l’avez enterrée au centre
du massif de pivoines en versant des larmes qui n’étaient pas de crocodile,
n’en demeure pas moins que votre assistance à volatile en danger, une fois
encore, a été tardive. Je n’y peux rien, vous vous êtes levée trop tard de
votre chaise pour voir d’où provenaient ces cris d’oiseau affolé, alors qu’il
vous aurait été facile de faire le rapprochement plus tôt entre ceux-ci et le
chant clair de la perruche, apparue à votre grand étonnement au haut de
votre bouleau en plein midi.
Je fulmine intérieurement, dans cette sorte de concentré d’énergie que je
suis devenue ; bien sûr que je me souviens du balancement de la branche au
rythme du chant d’allégresse de la perruche jaune citron, poussée comme
un fruit exotique parmi les feuilles, et du contraste de ses cris d’effroi à
deux pattes du museau du chat noir du voisin, trois heures plus tard…
—  Et je me souviens aussi, tenez, de tous les renardeaux morts sur le
bord des routes et des hérissons tripes à l’air, écrabouillés sur la chaussée, et
des hurlements d’angoisse des porcs sur le seuil de l’abattoir, et des cerfs
fuyant dans les saules en tirant derrière eux un long fil de sang à la patte, et
je me souviens des images des cormorans aux ailes engluées dans
d’épaisses nasses de fioul et de toutes ces choses qui me serraient le cœur à
le faire éclater…
— Doucement, papillon ! Quel aoûtat vous pique ? Est-ce que je vous en
demande autant  ? Est-ce que je me fâche, moi  ? Pourquoi vous débattre de
cette façon  ? Avez-vous quelque chose à redire à la manière dont je vous
traite ? Manquons-nous ici à ce point de savoir-vivre ? De courtoisie ?
— J’ai cru agir au mieux avec la perruche et ce n’était pas assez bien.
J’ai souvent essayé de me comporter avec respect et bon sens et ça n’a pas
suffi…
—  Qui a dit ça, Mamdame  ? Il est vrai que la vie est une chose
éminemment précaire et compliquée, un combat de tous les instants. Si
menacée en réalité dans votre bas monde que le sentiment de justice à son
égard est aussi impalpable que les reflets qui s’agitent dans l’eau sous
l’effet du vent. Bien des gens croient qu’il suffit de nourrir convenablement
son chien ou son canari, de lancer du pain aux canards et des miettes aux
petits zoizeaux en hiver pour faire son devoir envers le vivant. Pour leur
confort, ils ont besoin de faire de minuscules cases séparées dans leur tête,
attribuant des points à chacune comme au flipper, alors que la vie est
résolument une et indivisible et sans hiérarchie de valeur. Je veux dire que
tout se tient, du plus infime organisme au plus imposant et que tous –
luciole ou champion de sumo – sont animés par le même fragile principe de
vie et valent tous également au dernier bilan. Il est donc essentiel de
respecter de la même façon puceron et paon, passereau, fourmi, lynx et
enfant. Épargner délicatement la chenille en lavant sa salade n’est pas plus
sot que de sauver un prisonnier de guerre. Car toute la chaîne de la vie tient
ensemble dans une infinie et gracieuse et volontaire cohérence  : dans toute
vie individuelle, il y a d’abord la Vie, tout simplement, la seule chose qui
mérite sans doute qu’on se batte pour elle. Celui qui apprend à en prendre
soin sous ses aspects les plus frêles, les plus malingres, devrait être aussi
plus prêt à se dresser de toute sa hauteur le jour où il faudra se porter au
secours de l’humain. Vous souriez ?
Il s’approche tout près de mon oreille, craignant peut-être qu’on
l’entende :
—  Si vous souriez de contentement, j’en suis bien aise. Et si c’est le
doute qui vous fait sourire, je vous comprends. Il faut avoir une patience
d’ange pour ne pas se décourager. Il a fallu des millions d’années à
l’homme pour que son cerveau et ses muscles évoluent de la sorte, on ne
peut certes qu’espérer de toutes ses forces qu’il ne lui en faudra pas autant
pour développer enfin sa capacité d’amour et d’altruisme. Sinon, ce sera un
peu juste au calendrier de l’humanité… Tout ceci entre nous  : ce que je
viens de vous dire ne fait guère partie de mon cahier des charges. On se
fâcherait dans les Hautes sphères si on savait que j’outrepasse mes
fonctions à ce point. Je ne suis qu’un préposé au bestiaire, après tout.
Il pousse un soupir si vif que je pense m’envoler encore. Et reprend sur
sa lancée d’une voix neutre :
— Cent cinquante-quatre papillons. Deux poissons rouges lorsque vous
aviez douze ans. Et pour poux, puces et pucerons…
Là encore, il s’avère que j’ai fait preuve d’opiniâtreté dans le
déparasitage des chevelures d’enfants, des animaux domestiques et des
rosiers : quatre cent trente mille trente-six. Ensuite, j’avoue que je n’entends
plus qu’à demi le nombre de rats, souris, mulots trépassés par ma faute. À
ver de terre, je baisse la tête, vaincue  ; et j’aurais la plus grande difficulté à
protester même si, pour terminer ses comptes en beauté, l’épicier de l’au-
delà m’accusait d’avoir sans remords exterminé tout un troupeau de varans
et un de wapitis à l’autre bout du monde en même temps.
Je sombre.
Si je pouvais, juste un instant, retrouver le visage des enfants dont j’ai
pris soin durant tant d’années…
Un morceau de sourire, l’éclat d’agate d’un regard, une sandale rouge
qui traîne abandonnée sous le banc devant la maison, une boucle de
cheveux clairs courant dans le peigne.
Plus lointaine, une source qui s’ouvre comme une grande bouche entre
lys blancs sauvages et buissons d’airelles, le torrent frais où nous trempions
nos bras brûlant de leur course. Des ruisselets d’aiguilles de mélèzes sur le
bord des chemins quand l’automne avait cuit à point la vallée.
Un peu de pain d’épice émietté dans un mouchoir, partagé dans le noir,
des mains qui se touchent et s’enfuient… Le rêve d’un très ancien baiser à
l’arrière d’une grange…
vas-tu enfin laisser décanter le passé dans son tonneau  ? tu malmènes ta
mémoire à trop la susciter
— Ce qui nous fait un total de…
Ma foi, cela me paraît un chiffre considérable. Sans compter celui de
l’occupation au sol et du cubage de mes forfaits contre la vie. J’enrage
surtout de penser que le loup à lui seul prend presque autant de place que
tout le reste… J’essaie de me consoler en pensant au ton de léger dédain
avec lequel le préposé a énoncé le produit de mes tueries ; en fin de compte,
je ne dois être à ses yeux que petit butin sans intérêt.
—  Et votre chariot  ? Vous imaginez peut-être qu’en plus on va vous
fournir le porteur, comme dans les palaces ?
Je bredouille une excuse, il marmonne qu’ils sont tous pareils, pas
fichus de lire les instructions jusqu’au bout, et il disparaît dans son arrière-
boutique, entrechoquements de caisses, tiroirs qui s’ouvrent, se referment. Il
revient bien plus tard poussant devant lui une charrette brinquebalante sur
laquelle sont entassées serrées des boîtes de diverses grandeurs et aux
formes variées.
— Vous pouvez signer de suite le reçu ou vérifier d’abord s’il vous est
bien remis exactement ce qu’on vous a dit.
Mais avant que j’aie eu le temps d’esquisser une réponse, il a soulevé le
couvercle de la boîte juste sous sa main sur laquelle il est écrit « Insectes en
tous genres et en latin ».
— Vous n’approchez pas  ? Le contrôle n’est pas toujours aisé, vu l’état
de certaines pièces et leur entremêlement. Mais si vous tenez à tout
recompter c’est votre droit. Évidemment, ce serait mieux de ne pas faire
preuve d’une trop grande méfiance envers les gens de notre Service. Et
personnellement je préférerais que nous n’ayons pas à y passer encore
quelques dizaines d’années.
Les insectes sont jetés en vrac, les uns sur les autres dans d’étranges
postures, et l’impression qui se dégage de l’ensemble est plutôt celle d’un
complet désordre, débris d’antennes, semées de pattes, d’élytres brisés,
carapaces éclatées…
— Recoller tout ça dans le bon sens sans se tromper ne va pas être une
partie de plaisir, avouez !
À voir les contorsions de sa bouche, il a l’air de vraiment s’amuser à
cette idée.
— Tenez, prenez plutôt cette boîte-ci, c’est plus facile à contrôler. Est-ce
qu’il s’agit bien de votre pigeon ?
Dans le carton marqué d’un grand  P à la craie bleue, c’est
incontestablement le pigeon tel que j’avais été contrainte de l’apercevoir
pendant trois à quatre secondes dans mon rétroviseur, le 3 septembre 1971,
à 14 h 42 (tout cela est précisé sur l’étiquette accrochée à sa patte broyée),
qui avait plutôt l’air de revenir d’une beuverie ayant mal tourné, pattes
dressées vers le ciel, cou de traviole et ailes éméchées sous le choc, posé
exactement dans l’axe des roues tribord de mon véhicule. À la pensée de
devoir être confrontée aux chatons assommés ou à un sac de limaces
périmées, je souffle du plus fort que je peux que tout est parfaitement en
ordre, que j’ai pleine confiance dans les appréciations du Service, je vais
signer le reçu sur-le-champ…
—  Je suis heureux de vous entendre, chère Mamdame, et de constater
que vous vous êtes fait une raison pour le loup. C’est vrai qu’un loup de
plus ou de moins à transporter avec soi pour l’éternité, ce n’est pas une
affaire, ces bêtes-là peuvent d’ailleurs se montrer agréablement familières
quand on sait les traiter avec élégance. S’il s’agissait d’une baleine à bosse,
je ne dis pas, je vous inciterais peut-être à faire le détour par l’Office des
contestations, mais pour un loup…
— Où se trouve-t-il ?
— Dans cette grande caisse jaune, on a eu du mal à replier ses pattes.
— Je veux parler de l’Office des contestations.
—  Sur la gauche puis en haut de travers en tenant compte du sens
inverse des aiguilles de la flèche à tout juste deux années-lumière à
condition d’avoir le vent dans le dos et l’ascenseur au bon moment. À
supposer que l’Office accepte votre réclamation, il vous faudra gagner le
Département des recours et ce n’est pas la porte à côté. Si votre recours est
reçu, encore faudra-t-il attendre son aboutissement sans être sûre d’avoir
gain de cause et pendant tout ce temps vous aurez à faire le pied de grue
entre Junon et Pluton, où il fait un froid de canard et où tous les snack-bars
ont fait faillite depuis longtemps.
Sans façon. Je signe. N’en parlons plus.
Il ne manquait plus que cela  : au moment où il s’apprête à me tendre la
feuille accompagnant ma livraison, il s’écroule d’une masse pour la sieste
réglementaire derrière son comptoir.
Visiblement il se relève plus péniblement que la dernière fois. «  Ils ont
raison, grogne-t-il en se dépliant, je suis plus lent. » Il se gratte le crâne qui
se couvre au fur et à mesure de plaques rouges et d’étranges petits anneaux
granuleux. Puis frappe du plat de la main sur le bas de son registre de bois.
— Et ça, c’est nettement plus embêtant, quelle bévue pour quelqu’un de
mon expérience, je suis le roi de l’embrouillamaxi aujourd’hui. Il faut que
je vous fasse mes excuses mais il a échappé à ma vigilance le petit
appendice apporté sous C.
Cancrelat  ? Chouette  ? En tout cas pas chinchilla, je ne sais même pas à
quoi ressemblent ces bestioles-là. Il est reparti en tanguant pour fourrager
dans son bric-à-brac et revient portant avec quelque ménagement une petite
valise vert pomme.
—  J’ai fait remarquer je ne sais combien de fois à la hiérarchie par
courrier interne qu’il est regrettable de voir de telles pièces détachées
confiées à notre bureau, puisqu’il ne s’agit pas à proprement parler ni de
meurtres ni d’assassinats…
Et quand il a débloqué les deux petites serrures argentées et que la valise
s’est ouverte d’elle-même, je sens se rouvrir avec elle de bien laides
blessures.
— C’est, paraît-il, une question de commodités. L’amour devant rester
une des principales sources de vie, à ce qu’ils disent ici, ceux qui font d’un
cœur leur souffre-douleur commettent donc un acte contre-nature.
Pour trois d’entre eux, je ne peux nier leur avoir infligé une belle volée
de griffures et on peut même parler carrément de morsures en ce qui
concerne celui du jeune rouquin  ; j’espère seulement que c’est une
circonstance atténuante d’avoir eu quinze ans à cette époque.
«  Les grandes passions engendrent des déceptions à leur mesure  »,
devrait-on vous dire à ce chapitre. Celui ou celle qui cherche désespérément
à infiltrer le cœur de l’autre avec la pleine floraison de ses sentiments prend
toujours le risque de leur flétrissement. Chacun est toutefois seul juge des
chagrins qu’il a pu causer. Est-ce que je ne philosophise pas bien pour
quelqu’un de mon étage ?
Et ça le fait rire une fois de plus…
Mais moi je jure, en ce qui concerne le quatrième cœur, que j’ai tout
ignoré de ses soupirs pour moi.
Cette fois, il a coupé court à toute discussion, faisant juste remarquer avec
un peu d’emportement qu’il avait déjà fait preuve avec moi d’une
compréhension inhabituelle. De toute façon c’est terminé d’être traitée
comme un coq en pâte.
—  J’en ai fini avec mes formalités. Pour les poêlées de bœuf, porc,
veau, poisson, poulain, agneau et poulet que vous avez englouties dès le
berceau, il s’agit d’un autre service et mes collègues vous héleront en temps
voulu. Qui emprunte la vie des autres sans nécessité pour assurer la
sienne… J’allais me remêler de ce qui ne me regarde pas.
Puis, me toisant rudement :
— Il est l’heure de sortir avec votre chargement. Et prenez grand soin de
tout ce bestiaire que vous avez si sottement maltraité naguère. Surtout,
accordez la même attention à chaque élément, du plus imposant au plus
insignifiant.
Plus de malins, plus de pieds, plus de voix déliée, reste pétrifiée devant
l’inconcevable.
Lui paraît mâchouiller entre ses dents une sorte d’hésitation. Puis se
radoucissant et reprenant son ton de conspirateur, il me parle maintenant du
fond d’un chuchotement :
— Dans l’état où vous êtes, il vaut mieux que je vous donne quelques
directives complémentaires, quoique rien ne m’y oblige – bien au contraire :
mon cahier des charges s’arrête exactement à l’instant d’avant. Primo, ne
pas ouvrir toutes vos boîtes en même temps, ce serait une erreur, vous seriez
vite dépassée par les événements. Secundo, au début il suffit de suivre les
pictogrammes et lire attentivement le mode d’emploi pour ne pas risquer
des aberrations. Ensuite, je dirais que c’est affaire de motivation,
d’ingéniosité et, disons-le, de dévouement. À la longue, le plus gros
inconvénient c’est naturellement l’ampleur de ces grouillements et de ces
vibrations constants autour de soi…
— Vous voulez dire que tout ce qu’il y a dans ces boîtes… ?
— Devrait se remettre à remuer et vivre  ? Il se peut. Oui, je pourrais le
dire. Cela dépend de tellement d’éléments. Ce serait le but de l’opération,
bien entendu. Vous pensez peut-être que les réserves de vie sont
inépuisables et qu’il suffit de les gaspiller impunément  ? Que non  : on n’est
toujours fait que de tout ce qui nous a précédés et de tout ce qui nous suivra.
C’est une vérité. Chacun est responsable de la conduite de sa propre mort
vers la vie après l’avoir été de sa vie vers la mort, oui, Mamdame. Mais je
vous en ai beaucoup trop dit, déguerpissez d’ici avec ce bataclan, merci.
Alors que je bande mes forces pour ébranler cette horreur de charrette
aux roues voilées, plus lourde que tout ce que j’ai eu à supporter jusqu’ici,
sa voix étrangement paisible me retient :
—  Que se passe-t-il, Mamdame  ? Vous ne me suppliez pas de vous
soulager du poids de ces boîtes  ? Vous n’essayez pas de m’embobeliner
pour que je trouve entre nous un arrangement qui ait bonne façon ? Vous ne
bêlez pas de désespoir, implorant ma pitié pour que je vous donne une
nouvelle chance de tout recommencer tellement plus parfaitement  ? J’en ai
pourtant entendu de ces supplications, vous ne pouvez pas imaginer ce que
la perspective de passer une éternité en bestiale compagnie passablement
amochée donne du talent pour inventer des promesses inconsidérées, jetées
en l’air comme des poignées de confetti. Et vous, bravement, vous tentez de
pousser votre charrette sans protester ? Comme une idiote, serais-je tenté de
dire si je n’avais pas un sursaut d’humanité. Vous êtes même entrée ici alors
que si vous aviez pris la peine de lire les instructions vous auriez pu passer
outre, comme sur certaines cases du Monopoly. Et, en plus, vous ne
trépignez pas d’effroi à l’idée de tout ce qui pourrait vous fourmiller dessus,
vous foutre le cafard, se trémousser, gigoter, baver, coller sa glu, ramper sur
vous  ? Vous piquer, vous sucer, grésiller, déféquer, démanger sans répit,
pondre, mordre et j’en oublie… J’en perds mes lacets de souliers et il me
revient in petto l’envie de reparler à mon bonnet, à qui je ne parlais plus
depuis belle lurette. Avez-vous quelque chose à questionner ?
Bien sûr, je voudrais demander où sont passées les cloches qui parlent au
soir mûrissant, le cadran solaire perdant son trait fin sur la pierre à mesure
que la lumière se sépare du jour, le fracas du torrent sous le pont de bois, la
main de ma mère qui tient ma main, le pas de la mule, mes petits pieds dans
le grand sac tissé, l’escarpin de la mère de ma mère sur le flanc de la bête,
près de ma tête bouclée que le peigne boude tous les jours de la semaine…
vois : il ne te reste qu’un sou ou deux de souvenirs
—  Eh bien, allez-y, dit-il comme à regret devant la persistance de mon
silence. Au suivant ! J’ai dit au suivant !
Mais à peine a-t-il prononcé ces mots qu’il blêmit au point de n’avoir
plus la force de se tenir droit. Il s’appuie de tout son poids (s’il en a un) à
son comptoir et trébuche sur ses mots  : « C’était donc cela. J’avais oublié,
c’était ce qui me tracassait depuis le début : c’est qu’il n’y aura plus jamais
de suivant. Vous étiez ma dernière passagère de toute éternité. Il sera temps
peut-être que je retourne au feu vif de la vie, je me sens usé jusqu’à la
corde. Approchez. Plus près… »
Il me tend sa main pâle en s’excusant de son parfum d’amande amère.
—  Excusez-moi pour l’odeur, je suis bourré de cyanure, mais vous ne
risquez rien à ce stade de l’aventure, n’ayez crainte. Je me dis qu’il faut
pourtant fêter ça  : ma dernière passagère  ! J’ai bien une petite idée, elle
possède ses avantages et ses périls… Je vous en prie ne faites aucun
commentaire, écoutez  : je vous reprends tout le chargement et je le fourgue
discrètement au milieu du lot du vieux dictateur militaire qui vient de passer
la porte du DeuTer. Le seul problème, c’est votre loup… Le mieux serait de
l’emmener avec vous pour ne pas avoir à le retrouver lors d’un prochain
passage. En échange vous aurez seulement à me promettre de ne pas lâcher
sa patte pendant tout le trajet, sinon il se perdrait irrémédiablement dans la
nuit des temps. Vous êtes sa sécurité, vous êtes son espérance grâce à la
fraîcheur de votre arrivée. Malheureusement je n’ai pas le choix de votre
destinée, je vais devoir vous glisser à l’aveuglette dans la prochaine
cargaison en repartance. Peut-être vous faudra-t-il plier l’échine à
l’atterrissage et guetter le danger au-dessus de votre tête. Tout cela n’est pas
très catholique, j’en conviens, mais c’est aussi une vérité.
Il remporte la charrette aux roues voilées dans l’arrière-boutique,
j’entends force remue-ménage et comme une chute dans un dévaloir. Il
revient en se frottant les mains de contentement, ouvre
précautionneusement la caisse du loup.
Puis :
—  C’est pour dans une poignée de nanosecondes, cramponnez-vous,
ticket retour, me souffle-t-il en m’envoyant ce qui doit être pour lui un signe
d’adieu.
Ou un baiser.
Il a bien fallu empoigner la patte la moins mitée du loup, serrer fort pour ne
pas lui faire perdre son espérance dans la nuit des temps, je l’ai promis. Et
sentir la chaleur revenue dans sa fourrure réchauffer ma main…
la vie est comme un cadran solaire, une nuée qui passe semble le faire taire,
la nuit le réduit au silence, mais la lumière ne casse jamais son fil, la
lumière a de la suite dans les idées !
Quand l’éruption des crocus mauves au pollen jaune vif ravivera nos prés,
j’aurai tout oublié depuis longtemps de mon avenir et de notre passé.
Anne-Lise Grobéty

Née à la Chaux-de-Fonds en 1949, Anne-Lise Grobéty est morte en


2010. Journaliste de formation, elle a vécu dans le Val-de-Ruz, canton de
Neuchâtel, en Suisse. Alors qu’elle n’a que 19 ans, son premier roman Pour
mourir en février est récompensé par le Prix Georges-Nicole 1968. Suivront
des romans et nouvelles, tels Zero positif, La Fiancée d’hiver (Prix Rambert
1986), Contes-Gouttes, Infiniment plus, Belle Dame qui mord, Compost
blues et Amour mode mineur. En automne 2000, le Grand Prix C.F. Ramuz
lui est attribué pour l’ensemble de son œuvre et en 2004, l’IBBY la choisit
pour figurer parmi 140  auteurs de littérature jeunesse pour son livre Le
Temps des mots à voix basse (Prix Saint-Exupéry 2001 et Prix Sorcières
2002 ; traduit en allemand, en italien, en coréen et en espagnol).
Les Éditions La Joie de lire bénéficient d’un soutien de la Ville de
Genève sous la forme d’une convention de subventionnement.
 
Le Temps des mots à voix basse a été publié pour la première fois en 2001,
Du mal à une mouche a été publié pour la première fois en 2004,
dans la collection Récits, Éditions La Joie de lire.
© Éditions La Joie de lire SA
5 chemin Neuf – CH – 1207 Genève
ISBN : 978-2-88908-138-7
Dépôt légal : août 2012
Imprimé en Allemagne
 
Illustration de couverture : Hervé Tullet
Mise en page : Pascale Rosier
 

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