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RÉVOLUTION, NATION, RÉPUBLIQUE

Le 8 août 1788, Louis XVI annonce que les états généraux seront réunis, à Versailles, le
1er mai 1789. Dans les semaines qui suivent, il se sépare de Brienne, rappelle Necker et rétablit
les parlements dans leurs prérogatives. L’échec de la réforme, voire d’une révolution orchestrée
par le pouvoir lui-même, est consommé.

L’INVENTION DE LA REPRÉSENTATION NATIONALE

En quelques mois s’accomplit la décisive métamorphose des états généraux, conçus par
la tradition comme assemblée de délégués des trois ordres réunis auprès du roi pour lui offrir
leur conseil, en représentants de la nation voués à doter le pays d’une constitution. Pour que
cette métamorphose advînt, il fallait que se dissipât une mystification, celle des parlementaires
défenseurs des libertés ou « pères du peuple ». Or ceux-ci n’entendent pas transiger sur le mode
de désignation des députés tel qu’il avait jusqu’alors prévalu (un tiers des représentants pour
chaque ordre) et sur les modalités de délibération de l’assemblée (délibération séparée et vote
par ordre). L’assemblée des notables réunie par Necker en novembre agit de même. Cette
crispation dessille les yeux de tous ceux – bourgeois ou aristocrates libéraux – qui se
reconnaissent comme « patriotes » ; ils animent les salons et les sociétés de pensée, rédigent
des pamphlets et des libelles. Particulièrement actif, le comité des Trente, qui rassemble autour
d’Adrien Duport de grands noms des trois ordres (ainsi de La Fayette, Mirabeau, Sieyès,
Talleyrand, du Pont de Nemours, La Rochefoucauld), s’efforce de coordonner la lutte qui
commence, une lutte qui trouve dans le privilège sa cible première. Paraissent successivement
deux brûlots sous la plume acérée de Sieyès : après l’Essai sur les privilèges (novembre),
Qu’est-ce que le Tiers-État ? (janvier) offre, par la concision de son ouverture, la plus
percutante expression de la révolution en marche. « 1° Qu’est-ce que le tiers état ? Tout. 2°
Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. 3° Que demande-t-il ? À y devenir
quelque chose. »
À cette date, le roi a tranché : bravant l’hostilité des princes qui dénonçaient le « péril »
où se trouvait l’État, il a décidé le doublement du tiers, entérinant ainsi le raisonnement de
Necker, qui justifie fort habilement cette innovation à la fois par l’état des esprits et par les
progrès des « idées d’équité générale ». Preuve, s’il en est, que la monarchie ne peut s’en tenir
à la seule tradition. Toutefois, pour que le doublement fût autre chose qu’une simple concession
à l’opinion publique, faudrait-il lui ajouter le vote par tête : à cette seule condition, le Tiers
pourrait faire jeu égal avec les deux ordres privilégiés. La question reste pour l’heure en suspens
cependant que la monarchie s’en tient au principe de la séparation des ordres.
L’effervescence des premiers mois de l’année 1789 est grande. La dernière récolte n’a
pas été bonne et la rigueur hivernale rend plus menaçant le spectre de la disette ; la hausse du
prix du pain ne peut qu’aggraver les effets d’une conjoncture économique déprimée (déclin de
la production textile, atonie du bâtiment). Les troubles de subsistance agitent la province,
notamment en Bretagne et en Provence. Les émeutiers réclament la taxation du blé, pillent les
greniers, tournent leur violence contre les « spéculateurs », contre les seigneurs ou le clergé.
Fin avril, dans le faubourg Saint-Antoine, à Paris, la manufacture Réveillon est mise à sac. Non
que les conditions de travail dans cette entreprise de papiers peints fussent particulièrement
rudes : les employés y étaient plutôt mieux payés et recevaient même, fait assez rare, un revenu
en temps de chômage. Mais lors d’une réunion de district organisée pour rédiger les cahiers de
doléances, Jean-Baptiste Réveillon a cru bon de développer un raisonnement d’autant plus
irrecevable que la rumeur devait le tronquer et n’en retenir que la partie médiane: que baisse le
prix du pain, et l’on pourrait diminuer les salaires, ce qui permettrait de réduire le prix des objets
manufacturés… Des centaines d’ouvriers du quartier Saint-Marcel s’ébranlent aux cris de
« Mort aux riches ! Mort aux aristocrates ! Mort aux accapareurs ! Le pain à deux sous ! À bas
la calotte ! À l’eau les foutus prêtres ! ». Ils brûlent en place de Grève l’effigie de Réveillon. Le
lendemain, c’est une foule beaucoup plus immense qui se masse rue de Montreuil, devant la
manufacture, avant de l’investir et d’y mettre le feu. L’émeute aura fait sans doute quelque trois
cents morts, tués par les forces de l’ordre. Éclipsé après coup par la prise de la Bastille,
l’événement reste exemplaire, d’abord parce qu’il met en scène les mêmes acteurs –
manouvriers et portefaix, artisans et ouvriers, petits boutiquiers –, ceux-là mêmes qui pendant
le premier dix-neuvième siècle nourriront la geste du Paris des insurrections ; ensuite parce
qu’il témoigne de l’extraordinaire fièvre politique qui règne alors dans la capitale : dans cette
atmosphère nouvelle de « campagne électorale », les esprits s’électrisent aisément et la
démonstration froide d’un Jean-Baptiste Réveillon aura été ressentie comme arrogante et pleine
de morgue.
L’essentiel est bien là, dans ces prises de parole qui, désormais, animent tout le pays,
contribuant à la cristallisation de l’opinion publique. Dans chaque communauté rurale du
royaume, s’assemblent les chefs de famille de plus de 25 ans, inscrits au rôle de l’impôt, pour
élire les délégués (au nombre de « deux à raison de deux cents feux et au-dessous, de trois au-
dessus de deux cents feux, de quatre au-dessus de trois cents feux, et ainsi de suite ») qui les
représenteront à l’assemblée de bailliage. Ils s’y réuniront avec les délégués des villes pour
choisir les députés qui iront à Versailles. Le système fonctionne donc à plusieurs degrés – deux
ou trois selon les cas – pour le tiers, quand les membres de la noblesse et du clergé s’assemblent
directement au bailliage afin de désigner leurs représentants. Au total, ce sont quelque 1165
députés (578 du tiers, 291 du clergé, 270 pour la noblesse) qui vont composer les états
généraux.
Parce que cette pyramide d’élus a pour vocation de porter la voix de ses mandants,
chaque communauté a rédigé des cahiers de doléances. Nombre d’historiens ont fait valoir, à
raison, que ces derniers ne reflètent qu’imparfaitement la parole des habitants : ont circulé à
l’initiative des patriotes des cahiers modèles dont on retrouve l’inspiration sinon la trame dans
les doléances de certaines paroisses ; tel notable ici, ailleurs tel homme frotté de droit ont
imprimé leur marque à la rédaction, quitte à passer au tamis les expressions populaires et à
discipliner la langue. Mais il s’en faut de beaucoup que ces médiations aient corseté les
revendications ou bridé les spontanéités. Elles auront sans doute moins déformé l’authenticité
de la parole des Français que ne l’ont fait les assemblées de bailliage en refondant les cahiers
de base pour en offrir une synthèse. De l’ensemble des doléances exprimées en cette année
1789 ressortent quelques idées forces : une dénonciation répétée des droits et des prélèvements
seigneuriaux, une aspiration à l’égalité fiscale et à la liberté d’expression, une remise en cause
de l’affectation des richesses de l’Église telle que l’organise le clergé. Les uns réclament une
tenue régulière des états généraux, d’autres la rédaction d’une Constitution. L’existence même
de la monarchie n’est certes pas remise en question ; les Français manifestent même souvent
leur respect pour le roi. Il se pourrait cependant que l’hommage relève, au moins pour partie,
d’habitudes rhétoriques. Nombre des 60 000 cahiers conservés esquivent, au reste, cette
révérence.
Les 4 et 5 mai 1789, la monarchie française offre sa dernière grande représentation
orchestrée selon la tradition : une longue procession des députés, vêtus comme il sied selon leur
condition, hiérarchiquement ordonnés dans le cortège qui les conduit dans les rues de
Versailles, de l’église Notre-Dame à la cathédrale Saint-Louis, pour y entendre la messe
inaugurale ; et le lendemain, dans la salle des Menus-Plaisirs réaménagée pour l’occasion, la
séance royale en présence de Louis XVI et de la cour, et ces mots du souverain : « Messieurs,
ce jour que mon cœur attendait depuis longtemps est enfin arrivé, et je me vois entouré des
représentants de la Nation, à laquelle je me fais gloire de commander. » Affleurent pourtant
déjà les premiers signes d’une tension, aussi bien dans la contestation du protocole (incidents
de préséance dans la cathédrale, refus du tiers de s’agenouiller à l’entrée du souverain aux
Menus-Plaisirs) que dans la déconvenue des députés à l’issue des trois discours du roi, du garde
des sceaux et de Necker – quatre heures au total, pour s’en tenir à réclamer de nouveaux impôts
sans évoquer jamais ni la question du vote par tête ni l’éventualité d’une Constitution. La
monarchie aura, d’emblée, manqué son rendez-vous avec la Nation.
La riposte est à la mesure de la déception. Dès le 6 mai, le tiers refuse que les trois ordres
vérifient séparément les pouvoirs de leurs députés et, pour marquer sa détermination, décide
de prendre le nom de « Communes », revendiquant ainsi comme modèle le parlementarisme
britannique. Cet éclat paralyse pendant un mois le fonctionnement normal des états généraux
mais cimente les camps qui s’affrontent en incessantes polémiques, non sans fissurer les ordres
privilégiés. Les failles s’approfondissent ainsi entre nobles conservateurs et libéraux cependant
que les représentants du bas clergé, très majoritaires, prennent leurs distances vis-à-vis des
prélats. Le 10 juin, sous l’impulsion de Sieyès, les députés du tiers appellent une nouvelle fois
les députés des deux autres ordres à les rejoindre, et dans les jours qui suivent, plusieurs curés
franchissent le pas. Le tiers estime trouver dans cette dynamique et dans sa représentativité
même – n’incarne-t-il pas les « quatre-vingt-seizièmes au moins de la Nation » ? – la légitimité
nécessaire à accomplir l’acte décisif : le 17 juin, il se proclame « Assemblée nationale ».
Dès le lendemain, celle-ci s’arroge le droit de voter l’impôt. Il y a bien désormais deux
souverainetés en France : la Révolution est en marche. Si la majorité des clercs et environ un
tiers des nobles décident alors de rejoindre l’assemblée, les opposants en appellent à
l’intervention du roi qui décide de la tenue d’une nouvelle séance royale. La salle des Menus-
Plaisirs est fermée afin de la préparer. Trouvant porte close, les députés investissent le Jeu de
Paume et, dans une atmosphère enfiévrée, prêtent « serment solennel de ne jamais se séparer et
de se rassembler partout où les circonstances l’exigeront, jusqu’à ce que la Constitution du
royaume soit établie et affermie sur des fondements solides. »
Trois jours plus tard, se tient la séance royale qui propose des concessions
(consentement de l’impôt par les états généraux, vote mixte – par ordre ou par tête selon les cas
–, possible égalité fiscale) mais n’entend pas transiger sur le maintien des privilèges comme
clef de voûte de l’ordre social. Derrière l’arbitrage pointe l’intransigeance car Louis XVI refuse
abruptement la métamorphose des députés en « Assemblée nationale » et invite ceux-ci à se
séparer à l’issue de la journée. Le récit national y gagne, par la voix de Mirabeau, l’une de ses
plus percutantes formules, à vrai dire retravaillée après coup : « Allez dire à ceux qui vous
envoient que nous sommes ici par la volonté du peuple, et qu’on ne nous en arrachera que par
la puissance des baïonnettes. » Le roi a échoué à freiner la dynamique qui, jour après jour,
conforte l’Assemblée, ralliée désormais par la majorité du clergé et une fraction non négligeable
des nobles : il doit se résoudre à consentir à la réunion des trois ordres. Le 9 juillet, l’Assemblée
nationale se proclame constituante.

L’IRRUPTION DU PEUPLE DANS LA RÉVOLUTION

À Paris comme en province, les événements de Versailles agitent les esprits. Les
informations circulent sur fond de crise : la hausse du prix du pain attise chaque jour davantage
le mécontentement, l’épuisement des réserves de grain laisse planer la menace de la disette ; le
chômage croît. Éclatent dans le pays des émeutes antiseigneuriales, expression soudaine de
vieilles rancœurs trop longtemps contenues ; on s’imagine souvent quelque complot
aristocratique qui irait jusqu’à donner son aval à des bandes de brigands vouées au pillage et à
la violence. Le roi lui-même ne serait-il pas sur le point de dissoudre les états ? Tout autour de
la capitale et de Versailles, la concentration de régiments laisse augurer quelque coup de force.
Necker est renvoyé et la composition du nouveau ministère suggère que la Cour entend
reprendre la main. Le 12 juillet, dans les jardins du Palais-Royal où se presse une foule
immense, Camille Desmoulins annonce une « Saint-Barthélemy des patriotes ». Les
événements s’enchaînent : cortège de plusieurs milliers de personnes sur les boulevards, portant
les bustes de Necker et du duc d’Orléans ; place Louis XV et aux Tuileries, charge contre les
manifestants du prince de Lambesc, à la tête de son régiment, le Royal-Allemand ; mise à sac
par les Parisiens des barrières d’octroi, symboles des taxes qui pèsent sur les marchandises ;
formation à l’Hôtel de Ville d’une milice bourgeoise dont les membres arborent une cocarde
bleu et rouge. Le 14 au matin, la foule pille les armes des Invalides avant de se diriger vers la
Bastille, à la recherche de poudres et de munitions.
Peu d’événements auront eu, dans l’histoire universelle, pareil retentissement que la
prise de cette vieille forteresse, sise à la lisière du Marais et du Faubourg Saint-Antoine. Les
redresseurs de mythe peuvent, certes, à bon compte, ravaler la journée à sa seule matérialité
narrative : l’assaut d’une place mal défendue par quelque 80 invalides et une trentaine de
Suisses, commandés par un gouverneur indécis qui – peur, traîtrise ou maladresse – a fait tirer
sur les émeutiers, causant une centaine de morts (moins de victimes en somme que lors de la
mise à sac de la manufacture Réveillon) ; la libération au bout du compte de sept détenus
seulement, maigre bilan pour une prison dont la sinistre réputation tenait à ce que le roi pouvait
y envoyer n’importe qui, sur simple lettre de cachet. Le 14 juillet 1789 offrirait donc la
chronique d’une insurrection ordinaire, portant ses coups contre un monument obsolète, dont
la démolition était, au reste, envisagée depuis plusieurs années. N’avait-on pas proposé de lui
substituer une place royale dédiée à Louis XVI ?
Les contemporains ne s’y sont pourtant pas trompés, la charge symbolique de
l’événement est considérable. On n’a jamais autant parlé de cette prison qu’en ces années 80.
À preuve le retentissement des Mémoires sur la Bastille de Linguet, publiés à Londres en 1783,
qui dénonçaient avec virulence les conditions d’incarcération dans la forteresse. À preuve
encore cette réplique du roi lorsqu’il avait dans un premier temps interdit la représentation du
Mariage de Figaro de Beaumarchais : « C’est détestable, cela ne sera jamais joué : il faudrait
détruire la Bastille pour que la représentation de cette pièce ne fût pas une inconséquence
dangereuse. Cet homme se joue de tout ce qu’il faut respecter dans un gouvernement. » Le
Mariage fut joué finalement et la Bastille est donc tombée. L’entrepreneur Palloy, qui avait
déjà naguère offert ses services, propose aussitôt de diriger le démantèlement de l’édifice dont
les pierres sont sculptées dans la forme de la forteresse et diffusées dans tout le royaume, comme
pour démultiplier l’événement.
Quoi qu’on en ait dit, Louis XVI a pleine conscience de l’importance de cette journée.
Dès le lendemain, il ordonne le retrait des troupes et reconnaît l’Assemblée comme
« nationale » ; le surlendemain, il rappelle Necker et, le 17 juillet, il vient à l’hôtel de ville de
Paris et y reçoit la cocarde tricolore des mains de Bailly. Le tout nouveau maire, dont la capitale
a pris l’initiative de se doter, déclare à l’occasion : « Henri IV avait reconquis son peuple, ici le
peuple a reconquis son roi ». Jolie phrase qui ne doit pas masquer l’évidence : les fractures se
creusent dans le pays. Tandis que la Cour connaît les premières défections ouvrant la route de
l’émigration, tandis que dans les villes de France, les patriotes tendent à prendre le contrôle du
pouvoir (« révolution municipale »), les premières violences populaires inquiètent : la mise à
mort du gouverneur de la Bastille, de Launay, dont la tête fut la première à être brandie au bout
d’une pique, pouvait être regardée comme l’épilogue d’une journée insurrectionnelle ; le
massacre, le 22 juillet, sur la seule foi d’accusations de spéculation, de l’intendant de Paris,
Bertier de Sauvigny, et de son beau-père, Foulon, le dépeçage de leur corps, effraient nombre
de députés. Comment fonder l’avenir sans maintenir l’ordre ? Comment maintenir l’ordre sans
se couper du mouvement populaire ?
La double question s’avère d’autant plus préoccupante que l’effervescence, loin de
retomber, culmine dans les campagnes fin juillet-début août. À partir d’une demi-douzaine
d’épicentres, la « Grande Peur » se propage sur la plus grande partie du territoire. Alors que la
moisson approche, court la rumeur de bandes de brigands, voire de soldats étrangers, stipendiés
par les nobles pour piller et brûler. La panique des paysans se retourne contre les châteaux et
les abbayes : on les met parfois à sac, on en détruit plus souvent les archives ou quelque
emblème de la prééminence seigneuriale. L’effroi des possédants face à ces mouvements qui
intègrent les campagnes dans le jeu politique explique la généralisation des milices bourgeoises
dans les villes, préfigurations de la garde nationale. Tel est le contexte dans lequel les députés
– au premier chef les patriotes du très actif Club breton –, conscients de devoir ramener ordre
et calme dans le pays, ont préparé soigneusement la fameuse séance du 4 août qui se prolonge
tard dans la nuit : portée par des nobles libéraux (le vicomte de Noailles et le duc d’Aiguillon),
dont le sacrifice même a vocation à susciter l’enthousiasme de l’assemblée, la décision d’abolir
les privilèges signe l’acte de décès de ce qu’il faudra désormais appeler l’ « Ancien régime ».
À la privata lex, clef de voûte de la société depuis des siècles, succède donc l’égalité civile. On
peut à raison considérer cette date comme la plus importante de la Révolution, même si les
décrets des jours suivants en modulent l’extraordinaire résonance.
Sont effectivement supprimés les justices seigneuriales, les monopoles de chasse et de
colombier, la vénalité des charges, les dîmes. Mais si les députés abolissent les droits pesant
sur les personnes (banalités, corvées, mainmorte), ils déclarent « rachetables » les droits réels
qui pèsent sur la terre (cens, lods et ventes, champarts), à des taux hors de portée pour la très
grande majorité des paysans qui vont désormais rechigner à s’acquitter de ces redevances.
L’Assemblée nationale, non sans susciter en ses rangs le désarroi et la consternation
d’une bonne partie de la noblesse et du clergé, aura su sacrifier les privilèges pour mieux
préserver la propriété. Il lui faut à présent reprendre ses travaux constitutionnels, en priorité la
rédaction d’une Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui a pour vocation de fonder
philosophiquement une légitimité alternative à celle du souverain et de poser les principes,
pensés comme universels, qui préluderont à l’organisation des pouvoirs. Un court préambule
annonce l’exposition des « droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme », placés « sous
les auspices de l’Être Suprême ». Suivent dix-sept articles dont l’organisation incertaine résulte
des inévitables compromis et ajustements nécessaires, au terme d’âpres débats. L’article 1, le
plus célèbre, suffit à exprimer l’esprit de ce texte fondateur et révolutionnaire : « Les hommes
naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées
que sur l’utilité commune. » Sont également garanties la propriété, la sûreté, la légalité des
délits et des peines, la liberté d’opinion, d’expression et de presse, comme la tolérance
religieuse. Fruit des circonstances, la Déclaration, votée le 26 août, aura élevé le débat
politique, elle aura subsumé la polémique sous l’affirmation de principes éternels appelés à
fonder le projet national.
La suite des travaux constitutionnels avive les tensions entre les factions rivales qui
tendent à se métamorphoser en « partis ». Les monarchiens échouent à imposer le bicamérisme
sur le modèle anglais, comme le veto absolu qui aurait donné au roi la possibilité de refuser
définitivement une loi ; les patriotes à l’inverse font entériner le principe d’une chambre unique,
élue pour deux ans, tout en réservant au roi un veto suspensif lui permettant de s’opposer à
l’application d’une loi pendant deux législatures, soit un total de quatre années. De son côté,
Louis XVI campe sur des positions intransigeantes, refusant de signer les décrets du mois d’août
comme d’approuver la Déclaration des droits. Dans un Paris marqué par la crise, par l’angoisse
du chômage et les queues devant les boulangeries, le peuple gronde contre « Monsieur et
Madame Veto ». Et lorsque l’on apprend que lors d’un banquet, des officiers du régiment de
Flandres – il vient d’être rappelé auprès du souverain – ont foulé aux pieds la cocarde tricolore,
en présence de Marie-Antoinette, le scandale provoque une nouvelle journée révolutionnaire.
Rassemblé devant l’hôtel de ville de la capitale, se forme un cortège, très féminisé, qui s’ébranle
vers Versailles : il envahit l’Assemblée avant d’envoyer une députation au roi. Louis XVI
promet de signer les décrets et de distribuer du pain aux Parisiens. Dans la nuit, La Fayette et
la garde nationale arrivent à leur tour, sinon pour contrôler le mouvement, au moins pour le
contenir. Mais au matin du 6 octobre, la foule envahit le palais, massacre des gardes royaux et
exige que le souverain et sa famille gagnent Paris. Plusieurs milliers de personnes ramènent
ainsi aux Tuileries « le boulanger, la boulangère et le petit mitron ».

LA MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE EST-ELLE POSSIBLE ?

L’Assemblée suit rapidement le roi ; elle siège bientôt dans la salle du Manège en lisière
du jardin des Tuileries. Mais le duel politique entre les deux pouvoirs se joue désormais sous le
contrôle attentif du peuple parisien.
Le travail accompli dès lors par les députés est gigantesque : réforme judiciaire (justice
gratuite, définition légale des délits et des peines, assistance obligatoire d’un avocat, juges élus,
jury tiré au sort), réforme administrative (83 départements divisés en districts, cantons et
communes – au nombre de 40 000 –, avec, aux différents niveaux, élection des instances
dirigeantes), réforme fiscale (suppression des impôts indirects, à l’exclusion du droit
d’enregistrement et de timbre ; institution des trois impôts directs que sont la contribution
foncière, la contribution mobilière et la patente), réforme économique (abolition des jurandes
et corporations, liberté du commerce intérieur).
Particulièrement complexe est la question financière. Pour honorer la dette, les députés
décident de mettre les biens du clergé à la disposition de la nation (2 novembre 1789) ; ils seront
vendus aux enchères comme biens nationaux. La création des assignats participe de cette
initiative dans la mesure où ces billets, qui s’achètent contre espèces sonnantes et trébuchantes,
et portent intérêt, permettent ensuite d’acquérir ces biens. Très vite, ils deviendront un véritable
papier-monnaie pour, à terme, connaître une spectaculaire dépréciation. Reste que cette
expropriation suppose une réorganisation de l’institution ecclésiale. Tel est l’objet de la
Constitution civile du clergé du 12 juillet 1790 : elle redessine les circonscriptions religieuses
(les diocèses calquent désormais leur ressort sur celui des départements), stipule que curés et
évêques, comme tout fonctionnaire, seront élus par les assemblées locales et payés par l’État,
et met un terme à l’investiture des évêques par le pape prévue par le concordat de Bologne
désormais obsolète. Sur le strict plan du dogme, la Constitution civile du Clergé peut paraître
acceptable par l’Église mais, dans l’attente du verdict pontifical, l’Assemblée exige des clercs
un serment de fidélité à la Nation, à la loi et au roi, qui introduit une fracture entre jureurs et
réfracteurs (à parts sensiblement égales), au moment même où Pie VII choisit de condamner la
Constitution civile… et la Révolution.
Dans un pays sans cesse en proie à l’agitation et à l’émeute – nombre de paysans s’en
prennent à leur seigneur parce qu’ils n’entendent pas s’acquitter des droits dits rachetables –, la
question religieuse s’inscrit pour longtemps comme ligne de clivage majeure dans le jeu
politique : les positions se radicalisent et tournent à l’affrontement entre partisans et adversaires
de la Révolution. Voilà qui suffit à ravaler au rang d’illusion éphémère la grande journée d’unité
nationale mise en scène quelques mois plus tôt au Champ-de-Mars pour célébrer le premier
anniversaire de la prise de la Bastille. Ce jour-là, en présence d’une foule de plusieurs dizaines
de milliers de personnes et de la famille royale, les gardes nationaux venus de toute la France
avaient défilé sous un arc de triomphe élevé pour la circonstance ; l’évêque Talleyrand avait
célébré la messe sur l’autel de la patrie et, devant le même autel, épée dressée, La Fayette avait
solennellement prêté serment « d’être à jamais fidèle à la nation, à la loi et au roi », serment
repris par la foule puis par le roi. Ainsi s’orchestrent les grandes liturgies comme pour mieux
conjurer les désordres.
Préserver la dynamique révolutionnaire apparaît d’autant plus pressant que les
oppositions se structurent à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. À l’Assemblée, les
« Noirs », notamment sous l’égide de l’abbé Maury, ne cachent pas leur détestation de leur
Révolution : minoritaires, ils n’en sont pas moins susceptibles d’offrir une force d’appoint aux
monarchiens, la principale force de droite – ainsi prend-on de plus en plus l’habitude de définir
les camps en fonction de leur disposition spatiale dans l’enceinte parlementaire. C’est pour
mieux contrer cette droite que des députés issus du club breton ont décidé de fonder une
nouvelle organisation, la Société des amis de la Constitution, rapidement désignée comme club
des Jacobins, du nom du couvent du faubourg Saint-Honoré où elle tient ses réunions. Au-delà
des frontières, à Turin puis à Coblence, les aristocrates émigrés recrutent des troupes, tissent
des réseaux clandestins, fomentent des soulèvements, non sans mettre à profit les sentiments
religieux des populations. En témoignent les camps de Jalès, en Ardèche, où se rassemblent des
catholiques qu’un douloureux contentieux oppose aux protestants : s’articulent ainsi combat
pour la foi et combat pour le roi.
Louis XVI, en son for intérieur, n’a jamais renoncé à reprendre la main. Et lorsqu’une
manifestation l’empêche de se rendre à Saint-Cloud, sous prétexte que l’office pascal y aurait
été célébré par un réfractaire, il décide de franchir le pas. Dans la nuit du 20 juin 1791, la famille
royale quitte secrètement les Tuileries et prend la route de Montmédy, où les attendent, tout
près de la frontière, des troupes commandées par le marquis de Bouillé. La berline progresse
trop lentement, prend du retard aux étapes, et ne parvient que tard dans la soirée du 21, à
Varennes. C’est là que Drouet, maître de poste à Sainte-Menehould, rattrape les fugitifs et
exprime ses doutes sur l’identité de ce M. Durand vêtu d’un simple frac et d’un chapeau rond.
Il faut descendre de voiture, accepter l’hospitalité de l’épicier Sauce. Le roi est bientôt reconnu.
L’expédition s’interrompt piteusement. À plus d’un titre, cette « fuite à Varennes », marque un
tournant dans la Révolution. Elle affiche, d’abord, le refus du roi d’accepter le rôle que lui
assigne l’Assemblée. La déclaration laissée aux Tuileries avant son départ ne laisse sur ce point
aucun doute, qui dénonce les empiètements de la Constituante sur la prérogative royale.
L’épisode achève, d’autre part, la désacralisation d’un souverain depuis longtemps en butte aux
sarcasmes et aux pamphlets les plus insultants. Ce roi bonhomme et pataud a lui-même quitté
les habits que suppose sa condition. En se déguisant, il s’est dépouillé des oripeaux de la
monarchie ; en s’enfuyant, il s’est métamorphosé en traître. Mais plus encore, l’événement vaut
par l’embarras dans lequel il place tous les acteurs de la Révolution, au premier chef les députés
qui, au moment même où ils achèvent la rédaction de la Constitution, voient leur édifice
vaciller. Ils choisissent d’accréditer la fiction d’un enlèvement du roi, mais l’argument ne dupe
pas grand monde.
Il se trouve des voix, encore minoritaires sans doute, pour oser le mot « république »,
dans des discours ou des articles. Le club des Cordeliers s’en fait la caisse de résonance,
orchestrant une véritable campagne pétitionnaire. Le peuple parisien s’en prend, quant à lui,
aux emblèmes royaux : les bustes sont voilés, les refrains fleurissent, les caricatures du roi-
cochon font leur apparition. Tel est le contexte dans lequel, pour la dernière fois, Louis XVI
entre dans Paris, comme un quasi captif. Camille Desmoulins évoque le « corbillard de la
monarchie » (Révolutions de France et de Brabant, 27 juin 1791), des brochures royalistes « la
pompe funèbre d’un roi vivant ». Les troupes gardent délibérément l’arme au pied, crosse en
l’air, pour marquer leur désapprobation; l’assistance se couvre la tête qui d’un chapeau, qui
d’un bout de tissu, pour marquer qu’il n’est plus de respect pour le souverain fuyard. Toute
manifestation de haine ou de soutien a été interdite : un silence chargé d’hostilité entoure le
cortège.
À l’Assemblée, c’est l’embarras. La fuite du roi a entraîné sa suspension mais les
députés, qui, dans leur majorité, n’entendent pas fonder la République, cherchent à redonner sa
place au souverain. Le discours de Barnave, le 15 juillet, marque le point d’orgue de ces débats :
« Allons-nous terminer la Révolution, allons-nous la recommencer ?… Un pas de plus serait un
acte funeste et coupable, un pas de plus dans la ligne de la liberté serait la destruction de la
royauté, dans la ligne de l’égalité la destruction de la propriété. » Tel est bien le lieu de la
rupture pour tous ceux qui identifient désormais la Révolution à une menace contre les biens.
Ce que Thomas Lindet exprime avec netteté : « La haine du roi faisait vouloir l’abolition de la
royauté. La crainte du désordre va réconcilier avec la royauté et peut-être avec le roi. » Cruciale,
la question accélère les reclassements politiques. Lorsqu’ainsi est évoquée, aux Jacobins,
l’hypothèse d’un « remplacement » du roi, la plupart des députés et la très grande majorité des
sociétaires préfèrent déserter le club pour se rassembler désormais aux Feuillants.
Le 17 juillet, l’une des nombreuses pétitions des Cordeliers est déposée au Champ-de-
Mars, sur l’autel de la Patrie, afin de recueillir les signatures. La tension le dispute à la confusion
et, quand Bailly choisit de proclamer la loi martiale, La Fayette et ses gardes nationaux
prennent position. La journée dégénère : jets de pierre, coups de feu ; la fusillade laisse à terre
une cinquantaine de cadavres. L’événement entérine le divorce entre les bourgeois
conservateurs qui dominent l’Assemblée constituante et le mouvement démocratique qui
épouse à présent clairement l’hypothèse républicaine. Pour l’heure, ce sont les premiers qui
paraissent l’emporter puisque la Constitution est votée le 3 septembre. Louis XVI l’accepte le
13, lui prête serment le lendemain : il est aussitôt restauré dans ses pouvoirs. Face à l’Assemblée
législative (745 députés élus au suffrage censitaire pour deux ans) qui dispose de l’initiative des
lois et du contrôle du budget de l’État, le roi des Français, déclaré inviolable, conserve le
monopole du pouvoir exécutif : il nomme les ministres qui ne sont responsables que devant lui ;
il dirige la diplomatie mais ne peut décider de la guerre ou de la paix sans ratification de
l’Assemblée ; s’il ne peut dissoudre celle-ci, il a la possibilité d’exercer son droit de veto sur
les décisions législatives votées par les députés, entravant ainsi la transformation du décret en
loi.
La Constituante se sépare, non sans avoir décrété la non-rééligibilité de ses membres.
Ce sont donc de nouveaux noms que l’on trouve désormais à l’Assemblée législative. La
sociologie des députés n’est, à vrai dire, guère différente de celle des membres du Tiers de
1789, mais les lignes de clivage de la nouvelle chambre traduisent les dernières polémiques. Ce
n’est pas par hasard que la désignation des « partis » reprend celle des clubs où, hors de
l’enceinte parlementaire, se forgent leurs idées : à droite, les Feuillants voudraient croire la
Révolution terminée ; ils sont susceptibles de pouvoir compter, au centre, avec les indépendants
ou constitutionnels ; à gauche, les Jacobins, si minoritaires soient-ils (136 députés seulement
sur les 745), regroupent des personnalités d’envergure, un Condorcet, un Brissot, et autres
députés de la Gironde (Guadet, Vergniaud).
Les combats politiques qui se livrent à l’Assemblée et dans les clubs ont encore et
toujours pour toile de fond les troubles de subsistance (chasse aux accapareurs, pillages de
boutiques) et les désordres antiseigneuriaux. Le caractère explosif de la situation se donne à
voir dans des épisodes violents comme, en mars 1792, le meurtre du maire d’Étampes,
Simonneau, pour ce qu’il se refusait à accorder aux émeutiers un maximum du prix du pain.
Aux principes de liberté économique, certains veulent opposer un droit à l’existence. Ainsi se
fortifie la revendication sans-culotte, pour reprendre le nom qui désigne de plus en plus ceux
qui, artisans et ouvriers, boutiquiers ou petits patrons, vont bientôt constituer le fer de lance du
mouvement insurrectionnel. Ils n’entendent pas laisser un blanc-seing aux députés et prennent
l’habitude d’envahir les tribunes de la salle du Manège pour faire pression sur les débats.
La grande affaire, en ces mois d’hiver 1792, est celle d’une guerre éventuelle.
Originellement, la Constituante avait voté un très solennel décret, depuis intégré dans la
Constitution : « La nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans la vue de faire
des conquêtes, et n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple. » En somme
une déclaration de paix au monde. L’Europe de son côté, quelles que soient les préventions des
princes vis-à-vis du principe révolutionnaire, n’avait guère bougé : la déclaration de Pillnitz
d’août 1791, signée par les souverains autrichien et prussien, avait réconforté les émigrés plus
qu’elle n’avait scellé une coalition contre la France.
Les événements vont pourtant précipiter la marche à la guerre, au terme d’un
enchaînement de décisions où les questions de politique intérieure paraissent l’emporter sur les
considérations proprement internationales. En menaçant les biens des émigrés qui refuseraient
de rentrer en France, en radicalisant les mesures prises contre les prêtres réfractaires, en
appelant le roi à réclamer aux souverains étrangers la dispersion des mêmes émigrés,
l’Assemblée entend, en effet, inciter Louis XVI à se dévoiler : qu’il utilise son veto et il trahira
ses sentiments contre-révolutionnaires. La stratégie tourne au jeu de dupes car, s’il refuse
d’entériner les décisions prises contre les biens des émigrés ou les réfractaires, le roi reprend à
son compte les menaces des députés contre les princes étrangers. Il est disposé à la guerre car
celle-ci ne manquera pas, estime-t-il, de briser la dynamique révolutionnaire. Les Brissotins
justifient, à l’inverse, leur politique belliciste par l’élan qu’elle suscitera dans le pays ; elle
estompera tensions et divisions ; elle consolidera la liberté non sans « faire trembler tous les
tyrans sur leur trône d’argile ». Il ne se trouve guère qu’un Robespierre pour mettre en garde,
depuis le club des Jacobins, contre cette illusion messianique : « La plus extravagante idée qui
puisse naître dans la tête d’un politique est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main
armée chez un peuple étranger pour lui faire adopter ses lois et sa Constitution. Personne n’aime
les missionnaires armés ; et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c’est de les
repousser comme des ennemis. » La lucidité de son analyse ne doit pas masquer la dimension
fondatrice de la guerre, déclarée, le 20 avril 1792, au « roi de Bohême et de Hongrie » : le
sentiment national va se retremper dans l’aventure militaire au moment même où celle-ci entend
donner une vocation « universelle » au projet révolutionnaire ; les défaites elles-mêmes,
attribuées à quelque complot monarchique ourdi à l’intérieur du pays, loin de disloquer cet élan,
tendent à mobiliser le pays, notamment les milieux populaires, pour sauver la patrie.
De fait, les premiers engagements militaires tournent mal. L’émigration nobiliaire a
décapité l’état-major d’une armée sans ligne stratégique claire, mal ravitaillée, souvent
indisciplinée. Au front comme à l’arrière, on soupçonne sans cesse la trahison. Aussi, lorsque
Louis XVI décide d’opposer son veto aux décrets de l’Assemblée législative portant sur la
déportation des prêtres réfractaires et le rassemblement de 20 000 gardes nationaux fédérés pour
défendre Paris (la garde constitutionnelle du roi a pour sa part été dissoute), lorsqu’il renvoie
les ministres brissotins pour rappeler au pouvoir les Feuillants, le mécontentement tourne à
l’insurrection. Sous la direction notamment de Santerre, un brasseur du faubourg Saint-Antoine,
la foule parisienne envahit les Tuileries : Louis XVI doit arborer le bonnet phrygien (symbole
de la liberté) et boire à la santé du peuple. Il ne cède rien mais semble avoir épuisé ses dernières
munitions. Seules les divisions politiques lui assurent un court sursis.
Le 11 juillet, l’Assemblée proclame « la Patrie en danger ». Tandis qu’à Paris s’enrôlent
les volontaires, affluent de la province les bataillons de fédérés, notamment ces Marseillais qui
ont fait leur le Chant de guerre pour l’armée du Rhin, composé quelques semaines plus tôt par
un officier, Rouget de Lisle. Dans les sections parisiennes (assemblées de quartier,
originellement unités électorales), dans les clubs, le mouvement populaire réclame haut et fort
la déchéance du roi. Les sans-culottes sont d’autant plus décidés à l’action que la capitale a reçu
comme une provocation le manifeste du duc de Brunswick, commandant des troupes ennemies,
menaçant de « livrer la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale si la
famille royale recevait la moindre atteinte ». Dans la nuit du 9 au 10 août, les sections
mobilisent, délèguent des commissaires à l’hôtel de ville pour y constituer un comité, embryon
de la commune insurrectionnelle. Au matin, épaulées par les fédérés, elles marchent vers les
Tuileries. Tandis que le roi et sa famille se réfugient dans l’enceinte de l’Assemblée, la bataille
fait rage : un millier d’hommes périssent dans cet affrontement entre les insurgés et les Suisses
chargés de défendre le château. Les Tuileries tombent, l’Assemblée n’a d’autre choix que de
voter la suspension du roi incarcéré à la prison du Temple ; elle annonce l’élection au quasi
suffrage universel masculin d’une Convention nationale.
Sans conteste, le 10 août marque un apogée du mouvement sans-culotte qui, dans la rue
comme à la Commune de Paris, s’affirme comme l’acteur politique le plus puissant du moment,
un contre-pouvoir sous la pression duquel les députés de la Législative prennent une série de
décrets radicaux : création d’un tribunal extraordinaire pour juger des crimes de contre-
révolution, abrogation des droits féodaux, sauf pour le seigneur à fournir les titres les justifiant,
vente des biens des émigrés par petits lots (susceptibles d’être acquis ainsi par un plus grand
nombre), partage des biens communaux, autorisation de la réquisition des blés, déportation en
Guyane des prêtres réfractaires qui ne quitteraient pas la France avant quinze jours.
Les sans-culottes, qui considèrent les députés comme leurs agents – des agents sous
surveillance – croient à l’usage direct et quotidien de la souveraineté populaire et revendiquent
la démocratie directe. Ils se reconnaissent dans le vêtement – ils portent le pantalon et non
l’aristocratique culotte, la carmagnole (une veste courte), le bonnet rouge – ; ils tutoient et
donnent du « Citoyen » pour en finir avec le « Monsieur » qui évoque par trop l’Ancien
Régime. Ils cultivent surtout l’égalitarisme, sans remettre en cause, cependant, la propriété
puisque nombre d’entre eux sont de petits boutiquiers ou entrepreneurs. Leur vigilance peut
tourner à la suspicion et à l’intimidation quand elle ne se déchaîne pas en violence extrême. Les
massacres de septembre s’offrent à cet égard comme une page noire de la Révolution.
À l’origine de ces journées, la défection de La Fayette qui passe à l’ennemi, les défaites
aux frontières (chute de Longwy et Thionville, chute de Verdun), la lenteur – certains disent la
clémence – du tribunal créé en août. Sur la rumeur d’un complot qui se ramifierait jusque dans
les prisons, les sans-culottes investissent ces dernières, improvisent des tribunaux qui rendent
leur verdict de façon expéditive : entre le 2 et le 5 septembre, entre mille et mille cinq cents
prisonniers (dont une majorité de droits communs) sont mis à mort à l’issue de ces simulacres
de procès. La province connaît, elle-aussi, des violences. Ni l’Assemblée ni le conseil exécutif
provisoire n’auront cherché à maîtriser ce flot insurrectionnel. En charge de la justice, Danton,
dont la voix avait retenti quelques jours plus tôt pour galvaniser les énergies contre l’ennemi
extérieur (« De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée),
n’aura pas su ou pas voulu cette fois trouver les mots propres à calmer les esprits. Une
rhétorique de la justification se met en place qui trahit l’impuissance des autorités aussi bien
qu’elle peut masquer la peur.
Commencé dans la violence et le sang, ce mois de septembre se conclut dans
l’enthousiasme de la victoire. Le 20 septembre, à Valmy, les troupes françaises, c’est-à-dire
l’ancienne armée royale à laquelle se sont adjoints les bataillons de volontaires, se tiennent sur
le tertre du moulin, face à l’armée austro-prussienne. Le déroulement de la bataille est resté
célèbre : un terrible duel d’artillerie qui s’éternise pendant huit heures, l’avance en rangs serrés
de l’infanterie ennemie, le geste fameux de Kellermann accrochant la cocarde tricolore à la
pointe de son sabre en criant « Vive la Nation ! », La Marseillaise reprise en chœur par les
soldats, et Brunswick qui préfère rompre le combat. Peu de morts, un combat réduit à une
canonnade : les pourfendeurs du mythe chercheront des explications vouées à discréditer
l’événement (achat de la victoire par Danton, complicités maçonniques entre les généraux des
deux camps, dysenterie dans les rangs ennemis). Sans doute la tactique militaire n’a-t-elle pas
été bouleversée ce jour-là, mais c’est bien une armée de la Révolution qui a stoppé l’avancée
ennemie. Goethe ne s’y est pas trompé : « D’aujourd’hui et de ce lieu date une ère nouvelle
dans l’histoire du monde. »

LA RÉPUBLIQUE

Ce même 20 septembre, à Paris, la Convention se réunit pour la première fois. Dès le


lendemain, ses membres reprennent et complètent la décision du 10 août, qui avait suspendu le
roi, en abolissant la royauté. Et le 22, ils décident que les actes officiels seront désormais datés
de l’an I de la République. Une République qui naît donc sans proclamation fracassante. C’est
que tout reste à construire du nouvel ordre institutionnel : investis du double pouvoir exécutif
et législatif, les 745 députés ont pour première mission de rédiger une nouvelle Constitution.
Beaucoup sont hommes de loi, beaucoup sont expérimentés pour avoir joué un rôle politique
local ou national pendant les trois premières années de la Révolution, beaucoup relèvent de la
mouvance jacobine et entendent poursuivre, à l’Assemblée, les débats parfois houleux noués
au club. Les clivages qui divisent la Convention sont donc susceptibles de dégénérer en conflits
ouverts et haines inexpiables qui ne sauraient, cependant, être identifiés à des luttes de partis
tant les camps sont mouvants. On se gardera donc de croire à la trop simple opposition entre
des Brissotins – les historiens ont préféré le terme de Girondins pour ce qu’une partie des
députés de ce groupe représentaient les ports et la façade maritime –, plus libéraux et
décentralisateurs, et des Montagnards – certains seulement siègent en haut de l’Assemblée –,
réputés plus centralisateurs, dirigistes et égalitaires. Une belle construction historiographique
sans doute, qui avait le mérite d’offrir des clefs de lecture aux affrontements politiques, mais
dont le prisme réducteur masquait des rivalités plus complexes, elles-mêmes capillarisées en
affrontements de factions.
Reste une question : quel sort réserver à Louis XVI ? À ceux qui protestent de son
inviolabilité, Saint-Just comme Robespierre, partisans d’une exécution sans procès, rétorquent
que le 10 août l’a rendue caduque, que juger le roi reviendrait à juger simultanément les acteurs
de sa déchéance (« Si le roi n’est pas coupable, ceux qui l’ont détrôné le sont »). Les Girondins
craignent de leur côté que la mort du roi ne radicalise la Révolution et ne fortifie la guerre anti-
française. La Convention décide finalement de s’instituer en Cour de justice. Après
comparution de Louis « Capet », se déroule un triple vote sur la culpabilité, sur l’appel au
peuple (une façon pour les Girondins de soumettre le jugement aux électeurs) et sur la sentence.
Si l’appel se voit rejeté, le roi déchu est déclaré coupable et condamné à la peine de mort. Il
monte dignement à l’échafaud le 21 janvier 1793.
Tandis qu’un comité de la Convention travaille à rédiger une nouvelle Constitution, les
menaces s’amoncèlent contre la jeune République. À nouveau victorieuses à Jemmapes (Pays-
Bas autrichiens) en novembre 1792, les armées françaises ont pris le contrôle de la Belgique et
d’Anvers, suscitant les inquiétudes de l’Angleterre qui se livre désormais à une intense
propagande antirévolutionnaire et à une activité diplomatique hostile. L’annexion de la Savoie
(comme département du Mont-Blanc) et l’annonce que la nation française est prête à porter
« secours à tous les peuples qui voudront jouir de la liberté » accroissent l’hostilité des
puissances européennes, heurtées par cette politique expansionniste. Et le discours sur les
« frontières naturelles », récurrent chez les partisans des conquêtes, cimente les forces de la
première coalition qui se noue contre la France.
Il faut commencer par renforcer l’armée. La fusion avec les troupes d’Ancien Régime,
quoi qu’en veuille la Convention, s’avère difficile ; difficile aussi le recrutement de nouveaux
« volontaires » tant les défections sont nombreuses. La levée de 300 000 hommes, ordonnée
par le décret du 24 février, suscite résistances et troubles dans le pays. Ainsi dans l’Ouest,
singulièrement en « Vendée », où les premières manifestations hostiles à l’administration
dégénèrent en violences : pour l’heure, il s’agit plus d’un rejet du gouvernement de la
République, tel que l’incarnent parfois avec leur morgue coutumière les élites urbaines locales,
que de menées à proprement parler contre-révolutionnaires. Mais les révoltés remportent une
victoire contre les troupes régulières au moment même où Dumouriez, battu à Neerwinden
(mars 1793), fait défection et passe à l’ennemi. À Paris, ce double revers attise le sentiment
qu’il faut désormais mener une lutte sans merci à la fois à l’extérieur et à l’intérieur. Envoi de
représentants en mission aux armées ainsi que dans les départements, instauration de cours de
justice spéciales – notamment le Tribunal révolutionnaire, justifié en ces termes par Danton :
« Soyons terrible pour dispenser le peuple de l’être » – et de comités de surveillance ; création
d’un Comité de salut public qui contrôle l’action des ministres du Conseil exécutif provisoire :
un régime d’exception se met peu à peu en place. Ainsi que le déclare Marat : « C’est par la
violence qu’on doit établir la liberté, et le moment est venu d’organiser momentanément le
despotisme de la liberté, pour écraser le despotisme des rois. »
En ce printemps 1793, les difficultés économiques, accentuées par la spéculation avivent
les tensions sociales et politiques. À Paris comme à Lyon, les sans-culottes réclament la taxation
du pain ou le cours forcé des assignats (ils se déprécient de jour en jour) et dénoncent les
accapareurs : on désigne comme « Enragés » ces hommes et ces femmes qui s’en prennent aux
boulangeries et aux épiceries. Un Jacques Roux, curé de Saint-Nicolas-des-Champs, un Jean
Varlet, commis des postes, une Claire Lacombe, actrice, ou une Pauline Léon, commerçante,
s’imposent comme les figures marquantes de cette expression radicale qui inquiète à la
Convention jusqu’aux Montagnards, mais imprime sa marque aux événements, grâce à son
influence sur les sections sans-culottes. L’élimination des Girondins en témoigne. Après avoir
en vain cherché à se débarrasser de Marat – acquitté par le Tribunal révolutionnaire –, après
avoir fait emprisonner deux têtes du mouvement populaire, Jean Varlet et le pamphlétaire
Jacques Hébert (Le Père Duchesne), ils sont à leur tour emportés par une manifestation
populaire qui, encerclant la Convention, impose aux députés de voter leur arrestation (2 juin).
Preuve s’il en est besoin que la rue pèse davantage sur les événements que la représentation
nationale.
Victorieux de leurs adversaires, les Montagnards doivent désormais faire face à une
triple menace : outre le péril aux frontières et la guerre de Vendée, il leur faut compter avec la
révolte « fédéraliste ». Dans une cinquantaine de départements, l’élimination des Girondins du
jeu politique active, en effet, la lutte de factions qui trouvent à s’exprimer en marquant leur
opposition à « l’anarchie » parisienne. Ce qui ne revient pas nécessairement à contester le
régime en tant que tel, ni à chercher la sécession, contrairement à ce que la Convention
montagnarde s’efforce de faire accroire en dénonçant dans ces mouvements un complot contre
l’unité et l’indivisibilité de la République. Reste que des régions entières se soulèvent derrière
les villes de Caen, Bordeaux, Marseille, Lyon et Toulon, cette dernière se livrant même aux
Anglais. L’assassinat de Marat, à Paris, par Charlotte Corday, l’exécution du Montagnard
Chalier à Lyon, offrent des martyrs à la Convention qui envoie des armées contre les
« fédéralistes ». La répression sera lourde. Ainsi dans l’ancienne capitale des Gaules, rebaptisée
par décret « Ville-Affranchie » avec ce commentaire : « Lyon fit la guerre à la liberté, Lyon
n’est plus. » Cette guerre civile ne pouvait qu’être fatale aux dirigeants girondins arrêtés au
printemps : ils sont condamnés à mort et exécutés à la fin du mois d’octobre.

SALUT PUBLIC ET TERREUR

À situation exceptionnelle, gouvernement d’exception. Certes, la Convention a rédigé


une Constitution, accompagnée d’une nouvelle Déclaration des droits portant en son article
premier que « le but de la société est le bonheur commun ». Le texte en a été soumis au vote
des Français et, sans nul doute, ses auteurs entendaient fonder un régime qui eût été fort
démocratique : suffrage universel masculin (étendu aux étrangers domiciliés en France depuis
plus d’un an), Assemblée aux attributions larges, élue pour un an, pouvoir exécutif faible confié
à des ministres nommés par les députés sur une liste préparée par les assemblées électorales des
départements, lois soumises au référendum, etc. Mais les dangers qui pèsent sur la République
exigent un exécutif fort. On décide donc d’enfermer la Constitution dans une arche de cèdre,
déposée à l’Assemblée, et d’organiser un « gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix ».
« La Convention est le centre unique de l’impulsion révolutionnaire » (décret du 14
frimaire an II - 4 décembre 1793). Elle nomme les membres des Comités, singulièrement ceux
des deux pièces maîtresses du dispositif gouvernemental que sont les Comités de salut public
et de sûreté générale. Le premier, composé d’une douzaine de membres qui doivent rendre
compte tous les mois de leur action devant les députés, dispose de larges compétences (guerre
et diplomatie, contrôle des représentants en mission, des ministres et des généraux, de
l’administration) quand le second, aux effectifs plus fluctuants, est chargé de la police et de la
surveillance (à lui les perquisitions et les arrestations, les interrogatoires et l’envoi devant le
Tribunal révolutionnaire chargé de juger sans appel des crimes des contre-révolutionnaires).
Le salut public se donne à voir aussi bien dans la mobilisation que dans la répression.
Cette mobilisation passe d’abord par l’effort de guerre qui implique à la fois la levée en masse
de la population, l’organisation des troupes et le ravitaillement des armées. Les représentants
en mission doivent s’assurer de la réquisition des denrées, des chevaux comme de la fabrication
des armes. Parce qu’il faut simultanément veiller à l’alimentation de la population et
contrecarrer les spéculations des « accapareurs », la Convention décrète un maximum des prix
susceptible d’apaiser le mécontentement du petit peuple urbain. Inquiets de la pénurie
permanente, suspicieux envers tous ceux qu’ils considèrent comme les « ennemis du peuple »,
les sans-culottes exigent, en effet, tout à la fois le pain et la guillotine. Les députés décident en
conséquence de « mettre la terreur à l’ordre du jour » (septembre 1793). Tel est l’objet de la loi
des suspects qui décrète d’arrestation « ceux qui, soit par leur conduite, soit par leurs relations,
soit par leurs propos ou leurs écrits, se sont montrés partisans de la tyrannie ou du fédéralisme,
et ennemis de la liberté », ceux qui ne peuvent justifier « de leurs moyens d’exister », « ceux à
qui il a été refusé des certificats de civisme », « les fonctionnaires publics suspendus ou
destitués », les ci-devant nobles et agents d’émigrés.
Entre septembre 1793 et août 1794 – avec une intensité toute particulière après la loi de
prairial enlevant aux prévenus toute garantie puisque leur comparution devant le Tribunal
révolutionnaire ne s’encombre plus ni d’interrogatoire préalable ni d’avocat ni de témoin –
environ 500 000 personnes passent par la prison. 17 000 environ (dont 2 780 à Paris) sont
condamnés à mort par la justice révolutionnaire et mis à mort. Un total qui fait plus que doubler
si l’on tient compte des nombreuses exécutions sommaires, dans le cadre d’une justice parfois
très expéditive.
La Terreur aura mis en scène de sinistres figures, à l’instar d’un Fouché ou un Collot
d’Herbois, faisant tirer au canon chargé à mitraille sur les condamnés dans la plaine des
Brotteaux, à Lyon.
Rapportés à leur part dans la population, le clergé et la noblesse ont payé un lourd tribut
à cette violence à la fois légale et arbitraire et nul doute que le procès de figures célèbres n’ait
contribué à frapper les imaginations (ainsi de Marie-Antoinette ou de Philippe-Égalité, ci-
devant duc d’Orléans). Mais, en chiffres absolus, plus nombreux sont les paysans et les ouvriers,
les petits et grands bourgeois, tant il est vrai que la Révolution, dans sa volonté de purifier la
société et de forger un homme nouveau, s’est montrée impitoyable envers toute dissension
perçue comme une forme de complot.
Pour autant, identifier la Terreur à la seule violence revient à ignorer l’immense travail
accompli par les membres du Comité public (Robespierre, Saint-Just, Carnot, Billaud-Varenne,
etc.). Et pas plus que de chercher dans la « volonté générale » héritée de Rousseau, une matrice
du « totalitarisme », il n’est pertinent de croire à une sorte de consubstantialité entre la Terreur
et la Révolution.
La mobilisation porte ses fruits : outre la victoire sur les « fédéralistes », les armées
françaises desserrent l’étau qui menaçait la France, refoulent l’ennemi moyennant de belles
victoires (Hondschoote, Wattignies), et bientôt la bataille de Fleurus (entre Namur et Charleroi)
signe un renversement de la situation militaire : la route de Bruxelles et d’Anvers est ouverte.
Même retournement sur le territoire national. Organisées par un Charrette, un La
Rochejaquelein, un Cathelineau ou un Stofflet, les armées vendéennes avaient remporté des
succès au printemps 1793 avant d’échouer devant Nantes à la fin du mois de juin. La suite des
événements leur est défavorable : considérablement renforcées par des troupes aguerries,
menées par des généraux de talent (Kléber, Marceau), les armées républicaines défont les
Vendéens à Cholet. Ceux-ci tentent de rallier Granville (« virée de Galerne ») dans l’espoir de
renforts anglais et émigrés qui n’arriveront pas. Revenant sur leurs pas, ils sont vaincus à
Angers, au Mans, à Savenay. Les représailles sont terribles : aux massacres orchestrés par
Carrier à Nantes (il recourt par exemple à la « déportation verticale » dans la Loire, « la
baignoire nationale », attachant parfois, pour ce faire, l’un à l’autre, un homme et une femme
face à face, dans ce qu’il appelle avec cynisme un « mariage républicain ») s’ajoutent les
exactions perpétrées dans les campagnes vendéennes par les « colonnes infernales » du général
Turreau. Si la Convention n’est pas sans responsabilités dans ces ravages – elle avait appelé à
la destruction du pays rebelle et à l’évacuation de la population afin d’isoler les insurgés –, la
systématicité des incendies, des viols et des massacres touchant les civils, alors même que les
armées vendéennes sont vaincues, outrepasse sans doute ses instructions. Ces cruautés ont pour
effet d’alimenter les petites armées des chefs vendéens survivants.
La Révolution ne s’en prend pas seulement à ses ennemis ; elle dévore ses propres
enfants, identifiant, derrière les divergences, des factions susceptibles de mettre en danger la
République une et indivisible. Qu’importe que ces groupes résultent de la traduction de
positions idéologiques plus ou moins structurées ou de dissensions conjoncturelles entretenues
par des rivalités de personnes : le désaccord mène souvent à la mort. Ainsi périssent, sous le
couperet de la guillotine, les « Exagérés » ou « Enragés » (Hébert, Chaumette), puis les
« Indulgents » (Danton, Desmoulins). Au cœur de ces déchirures, affleure une question qui
devient plus pressante, à mesure que se succèdent les succès militaires : comment et à quelles
conditions sortir de la Terreur ?
L’espace de quelques semaines, l’élimination de leurs adversaires confère à Robespierre
et ses amis, qui estiment se trouver au-dessus des factions, une fragile omnipotence. Cette
prééminence se lit par exemple dans la décision prise par l’Incorruptible de célébrer le 20
prairial (8 juin) la fête de l’Être suprême. Une façon de rompre avec les désordres de la
déchristianisation. Cette dernière ne se résume certes pas aux violentes menées anticléricales,
aux scènes carnavalesques antireligieuses ou aux déprédations iconoclastes qui se sont
multipliés dans le pays ; elle a aussi suscité des cérémonies nouvelles (fête de l’Unité, fête de
la Raison), parfois elles-mêmes propices aux débordements. Robespierre s’inquiète de ces
excès et entend redonner place à la religion au sein de la République. C’est l’objet des fêtes
républicaines appelées à scander désormais l’année telle que le nouveau calendrier la laïcise.
La cérémonie du 8 juin rassemble, quant à elle, les citoyens dans une singulière mise en scène
de David : après un discours devant le palais des Tuileries, siège de la Convention, Robespierre
enflamme une pyramide de mannequins symbolisant l’Athéisme, l’Ambition, l’Égoïsme et la
fausse Simplicité, dont la consumation laisse apparaître une allégorie de la Sagesse ; par le
jardin national (jardin des Tuileries), le cortège gagne le Champ de Mars où, sur une petite
montagne artificielle, ornée d’une grotte, d’un temple grec, d’une colonne et d’un autel, se
dresse un arbre de la Liberté coiffé du bonnet phrygien ; nouveau discours, hymnes et chants,
bénédictions des jeunes gens par des vieillards, jeunes filles lançant des pétales de fleurs. Il
n’est pas certain que la surcharge symbolique d’un tel culte civico-religieux fût compréhensible
au plus grand nombre. Faut-il, pour autant, croire Louis Sébastien Mercier quand il écrit : « Sa
pièce fut froide et fut sifflée et le parodiste du législateur de La Mecque marcha des planches
de son trône-autel à celles de l’échafaud » ?

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