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Les deux corps des j uifs


Droits et pratiques de citoyenneté
des habitants du ghetto de Rome,
XVI e-XVIII e siècle

Angela Groppi

Les pages qui suivent entendent restituer quelques-unes des nombreuses tesselles
qui composent la mosaïque complexe qu’est l’histoire du judaïsme italien. Dans
cette histoire multiforme, riche de variables territoriales et temporelles, il existe
encore de nombreuses zones d’ombre concernant l’ère des ghettos 1. Une bataille
séculaire fut notamment engagée par les juifs romains pour sauvegarder leur
capacité d’agir, professionnelle et commerciale, après qu’ils furent frappés par
les interdictions et les limitations introduites au moment de l’institution du
ghetto suite à la promulgation de la bulle Cum nimis absurdum par Paul IV Carafa
le 14 juillet 1555 2. De cette bataille dépendirent non seulement leurs modes

1 - Luciano ALLEGRA, « Mestieri e famiglie del ghetto », in L. ALLEGRA (dir.), Una lunga
presenza. Studi sulla popolazione ebraica italiana, Turin, S. Zamorani, 2009, p. 167-197 ;
Michaël GASPERONI, « Note sulla popolazione del ghetto di Roma in età moderna.
Lineamenti e prospettive di ricerca », in A. GROPPI (dir.), Gli abitanti del ghetto di Roma.
La Descriptio Hebreorum del 1733, Rome, Viella, 2014, p. 69-115.
2 - Bullarum privilegiorum ac diplomatum Romanorum Pontificum amplissima collectio, Rome,
Typis et Sumptibus Hieronymi Mainardi, 1745, t. IV, pars I, p. 321-322. Voir Attilio
MILANO, Il ghetto di Roma. Illustrazioni storiche, Rome, Carucci, [1964] 1988 ; Id., Storia
degli ebrei in Italia, Turin, Einaudi, [1963] 1992 ; Anna FOA, Ebrei in Europa. Dalla peste
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nera all’emancipazione, XIV-XIX secolo, Rome, Laterza, [1992] 1999 ; Anna FOA et Kenneth
R. STOW, « Gli ebrei di Roma. Potere, rituale e società in età moderna », in L. FIORANI
et A. PROSPERI (dir.), Storia d’Italia. Annali 16. Roma, la città del papa. Vita civile e religiosa
dal giubileo di Bonifacio VIII al giubileo di papa Wojtyła, Turin, Einaudi, 2000, p. 557-581 ;
Kenneth R. STOW, Theater of Acculturation: The Roman Ghetto in the Sixteenth Century,
591
Seattle/Northampton, University of Washington Press/Smith College, 2001.

Annales HSS, 73-3, 2018, p. 591-625, 10.1017/ahss.2019.45


© Éditions de l’EHESS
ANGELA GROPPI

d’appartenance à la sphère économique, mais aussi la négociation et la défense


de leur statut de cives (citoyens). Présents à Rome depuis le IIe siècle avant notre
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ère, les juifs avaient acquis ce statut grâce à la Constitutio Antoniniana de 212, par
laquelle l’empereur Caracalla concéda la citoyenneté romaine à tous les habitants
de l’Empire, et, malgré les nombreuses restrictions introduites au fil du temps, il ne
fut jamais abrogé 3.
Dans la capitale pontificale comme dans d’autres contrées des États de l’Église,
l’activité économique des juifs ne fut pas confinée, à l’époque moderne, au seul
domaine de la friperie (sola arte strazzariae seu cenciariae), comme le préconisait la
bulle Cum nimis absurdum. Il a en outre été souligné, depuis longtemps, l’importance
du système d’échanges et de relations quotidiennes entre les juifs et les chrétiens
dans la Rome des papes. Cela dérogeait explicitement à la volonté, exprimée au
moment de la ghettoïsation et répétée inlassablement au cours des siècles, de séparer
et de distinguer nettement les deux groupes et d’éviter toute sorte de familiarité
entre eux. La « perméabilité » des murs du ghetto, que ce soit à Rome ou dans
d’autres villes d’Italie, ne fait en effet plus aucun doute 4.
Si l’on a beaucoup écrit sur les mécanismes des politiques conversionnistes
et sur la répression mise en œuvre par les autorités pontificales tout au long de
l’existence du ghetto à l’encontre des juifs (concernant leurs pratiques cultuelles ou
la possession et la production de certains livres) 5, de nombreuses lacunes restent à

3 - Vittore COLORNI, Gli ebrei nel sistema del diritto comune fino alla prima emancipazione,
Milan, Giuffrè, 1956, p. 15-17 ; Diego QUAGLIONI, « Storia della presenza ebraica e
dimensione giuridica », in M. G. MUZZARELLI et G. TODESCHINI (dir.), La storia degli ebrei
nell’Italia medievale. Tra filologia e metodologia, Bologne, Istituto per i beni artistici, culturali e
naturali della regione Emilia-Romagna, 1990, p. 64-71 ; Id., « Fra tolleranza e persecuzione.
Gli ebrei nella letteratura giuridica del tardo Medioevo », in C. VIVANTI (dir.), Storia
d’Italia. Annali 11. Gli ebrei in Italia, vol. 1, Dall’Alto Medioevo all’età dei ghetti, Turin, Einaudi,
1996, p. 645-675.
4 - Stefanie B. SIEGMUND, « La vita nei ghetti », in C. VIVANTI (dir.), Storia d’Italia.
Annali 11. Gli ebrei in Italia, vol. 1, op. cit., p. 854-861 ; Id., The Medici State and the Ghetto
of Florence: The Construction of an Early Modern Jewish Community, Stanford, Stanford
University Press, 2006 ; Giacomo TODESCHINI, La banca e il ghetto. Una storia italiana
(secoli XIV-XVI), Rome, Laterza, 2016. Sur Rome, voir Abraham BERLINER, Storia degli ebrei
di Roma. Dall’antichità allo smantellamento del ghetto, Milan, Rusconi, [1893] 1992 ;
K. R. STOW, Theater of Acculturation:::, op. cit. ; A. FOA, Ebrei in Europa:::, op. cit. ; Simona
FECI, « Tra il tribunale e il ghetto. Le magistrature, la comunità e gli individui di fronte ai
reati degli ebrei romani nel Seicento », Quaderni storici, 33-99, 1998, p. 575-599 ; Marina
CAFFIERO, Legami pericolosi. Ebrei e cristiani tra eresia, libri proibiti e stregoneria, Turin,
Einaudi, 2012 ; Serena Di NEPI, Sopravvivere al ghetto. Per una storia sociale della comunità
ebraica nella Roma del Cinquecento, Rome, Viella, 2013.
5 - Marina CAFFIERO, Baptêmes forcés. Histoires de juifs, chrétiens et convertis dans la Rome des
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papes, trad. par I. Chabot, Paris, Honoré Champion, [2004] 2017 ; Id., Legami pericolosi:::,
op. cit. ; Giancarlo SPIZZICHINO, « L’Università degli ebrei di Roma tra controllo e
repressione (1731-1741) », in A. GROPPI (dir.), Gli abitanti del ghetto di Roma:::, op. cit.,
p. 117-160 ; Kenneth R. STOW, Anna and Tranquillo: Catholic Anxiety and Jewish Protest in
the Age of Revolution, New Haven, Yale University Press, 2016 ; David I. KERTZER,
592
The Popes against the Jews: The Vatican’s Role in the Rise of Modern Anti-Semitism, New York,
DROIT(S) ET MINORITÉS JUIVES

combler quant au rôle que les juifs ont pu jouer dans l’économie productive et
commerciale de Rome. De même, il y a encore beaucoup à apprendre sur la capacité
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séculaire des juifs d’utiliser concrètement les instruments du droit et les structures
institutionnelles dont ils disposaient pour négocier leur appartenance au corps de la
ville. Si l’historiographie a déjà effleuré la question, de nombreux aspects de cette
capacité demeurent assez peu étudiés. Il s’agit de questions essentielles si l’on
souhaite éclairer l’ambivalence des interventions pontificales envers la communauté
juive romaine, que d’aucuns ont considérée comme la véritable « énigme d’un
système oscillant entre protection et persécution 6 ». À la fin du XIXe siècle, Abraham
Berliner avait déjà attiré l’attention sur ce point et mis notamment en évidence la
coexistence d’une pression continue exercée à l’encontre des juifs dans la sphère
religieuse ou spirituelle et d’une plus grande liberté de mouvement accordée dans le
domaine de la vie active 7.
Ces questions sont fondamentales pour vérifier les conséquences induites
au niveau économique et social, dans la vie concrète de la population juive
romaine, par l’institution du ghetto qui, comme l’a souligné Giacomo Todeschini,
donna lieu à « un réel réaménagement de la sociabilité économique et des relations
de marché, juives, chrétiennes et judéo-chrétiennes, en établissant des niveaux,
des hiérarchies et des ordres d’importance de l’agir économique et, par conséquent,
de la valeur civique des personnes et des groupes 8 ». Il s’agit d’une redistribution
des rôles et des compétences qui a été méticuleusement énoncée dans la bulle
Cum nimis absurdum. Toutefois, pour en mesurer pleinement le sens et les effets
sur la capacité économique des juifs, il est indispensable d’en vérifier la portée
en analysant l’écart entre la norme énoncée et son application concrète. Cela
permet d’appréhender les dynamiques hiérarchisantes induites par la ghettoïsation
au sein d’un marché dont les règles étaient à chaque fois déterminées par des
relations d’autorité et de pouvoir qui s’établissaient de manière harmonieuse
ou conflictuelle entre les protagonistes, et ce dans le contexte très particulier de
Rome, caractérisé autant par une présence juive millénaire et ininterrompue (avec

A. A. Knopf, 2001 (Le Vatican contre les Juifs. Le rôle de la papauté dans l’émergence de
l’antisémitisme moderne, trad. par B. Arman, Paris, R. Laffont, 2002) ; Id., The Kidnapping
of Edgardo Mortara, New York, A. A. Knopf, 1997 (Pie IX et l’enfant juif. L’enlèvement
d’Edgardo Mortara, trad. par N. Zimmermann, Paris, Perrin, 2001).
6 - Adriano PROSPERI, « Incontri rituali : il papa e gli ebrei », in C. VIVANTI (dir.), Storia
d’Italia. Annali 11. Gli ebrei in Italia, vol. 1, op. cit., p. 510-514, ici p. 511. Voir aussi Shlomo
SIMONSOHN, « La condizione giuridica degli ebrei nell’Italia centrale e settentrionale
(secoli XII-XVI) », in C. VIVANTI (dir.), Storia d’Italia. Annali 11. Gli ebrei in Italia, vol. 1,
op. cit., p. 95-120 ; Marina CAFFIERO, « Tra Chiesa e Stato. Gli ebrei italiani dall’età dei
Lumi agli anni della Rivoluzione », in C. VIVANTI (dir.), Storia d’Italia. Annali 11. Gli ebrei
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in Italia, vol. 2, Dall’emancipazione a oggi, Turin, Einaudi, 1997, p. 1089-1132 ; Mario ROSA,
« Tra tolleranza e repressione : Roma e gli ebrei nel ‘700 », in I. SCANDALIATO CICIANI (dir.),
Italia Judaica. Gli ebrei in Italia dalla segregazione alla prima emancipazione, Rome, Ministero
per i beni culturali e ambientali, 1989, p. 81-98.
7 - A. BERLINER, Storia degli ebrei di Roma:::, op. cit., chap. 28.
593
8 - G. TODESCHINI, La banca e il ghetto:::, op. cit., p. 198.
ANGELA GROPPI

sa tradition religieuse, culturelle et économique) que par le statut juridique


particulier dont jouirent les judei de urbe (juifs de la ville) durant toute la période
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du ghetto 9.
Dans la capitale pontificale, où le droit romain coexistait avec la législation
ecclésiastique, et grâce à leur présence très ancienne qui a conduit Kenneth Stow
à les définir comme les « Romains par excellence 10 », les juifs bénéficiaient d’un
statut juridique qui les reconnaissait comme cives, titulaires de droits et de
privilèges selon les Statuts de la ville et les lois de l’État. Cette position marquait
leur appartenance au corps citadin même si, comme de nombreux autres citoyens
de l’époque, ils ne possédaient pas la totalité des droits et étaient, de fait, exclus
du corps politique et de l’accès aux offices. Les juifs romains n’étaient ni des
« étrangers », ni des personnes soumises au renouvellement périodique d’une
« convention » (condotta) leur accordant le droit de rester dans la ville – comme
c’était le cas pour de nombreux autres juifs italiens –, ni des servi camerae (serfs de la
Chambre) comme dans d’autres pays européens 11. Même si, au cours du temps,

9 - Sur l’agency de la population juive au cours de l’histoire, voir en particulier les


observations de Maurice KRIEGEL, « L’esprit tue aussi. Juifs ‘textuels’ et Juifs ‘réels’ dans
l’histoire », Annales HSS, 69-4, 2014, p. 875-899, à propos du livre de David NIRENBERG,
Anti-Judaism: The Western Tradition, New York, W. W. Norton, 2013. Sur l’importance des
pratiques sociales pour la détermination des lois de marché, voir Simona CERUTTI, « Who
is below ? E. P. Thompson, historien des sociétés modernes : une relecture », Annales HSS,
70-4, 2015, p. 931-956 ; Renata AGO, Economia barocca. Mercato e istituzioni nella Roma del
Seicento, Rome, Donzelli, 1998 ; Francesca TRIVELLATO, Corail contre diamants. Réseaux
marchands, diaspora sépharade et commerce lointain, de la Méditerranée à l’océan Indien,
XVIIIe siècle, trad. par G. Calafat, Paris, Éd. du Seuil, [2009] 2016.
10 - Kenneth R. STOW, Il ghetto di Roma nel Cinquecento. Storia di un’acculturazione,
trad. par S. Sottile, Rome, Viella, [2001] 2014, p. 7.
11 - A. FOA, Ebrei in Europa:::, op. cit. ; A. FOA et K. R. STOW, « Gli ebrei di Roma::: »,
art. cit. ; Kenneth R. STOW, Jewish Life in Early Modern Rome: Challenge, Conversion, and Private
Life, Aldershot, Ashgate, 2007 ; Id., « Equality under Law, the Confessional State, and
Emancipation: The Example of the Papal State », Jewish History, 25-3/4, 2011, p. 319-337 ;
S. SIMONSOHN, « La condizione giuridica degli ebrei::: », art. cit. ; A. PROSPERI, « Incontri
rituali::: », art. cit. ; Id., Il seme dell’intolleranza. Ebrei, eretici, selvaggi : Granada 1492, Rome,
Laterza, 2011. Sur la question de la citoyenneté des juifs dans les États italiens, les avis des
historiens restent partagés : V. COLORNI, Gli ebrei nel sistema del diritto comune:::, op. cit. ;
Ariel TOAFF, « Judei cives ? Gli ebrei nei catasti di Perugia del Trecento », Zakhor, 4, 2000,
p. 11-36 ; Osvaldo CAVALLAR et Julius KIRSHNER, « Jews as Citizens in Late Medieval and
Renaissance Italy: The Case of Isacco da Pisa », Jewish History, 25-3/4, 2011, p. 269-318. Sur
la citoyenneté sous l’Ancien Régime, voir Pietro COSTA, Civitas. Storia della cittadinanza in
Europa, vol. 1, Dalla civiltà comunale al Settecento, Rome, Laterza, 1999 ; Marino BERENGO,
L’Europa delle città. Il volto della società urbana europea tra Medioevo ed età moderna,
Turin, Einaudi, 1999 ; Simona CERUTTI, Robert DESCIMON et Maarten PRAK (dir.),
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no spécial « Cittadinanze », Quaderni storici, 30-89, 1995, p. 281-513 ; Simona CERUTTI,


« Nature des choses et qualité des personnes. Le Consulat de commerce de Turin au
XVIIIe siècle », Annales HSS, 57-6, 2002, p. 1491-1520 ; Clément LENOBLE et Giacomo
TODESCHINI (dir.), no spécial « Cittadinanza e disuguaglianze economiche. Le origini
storiche di un problema europeo (XIII-XVI secolo) », Mélanges de l’École française de Rome.
594
Moyen Âge, 125-2, 2013 ; Daniele ANDREOZZI, « Frantumi. Cittadinanze, diritti e spazi
DROIT(S) ET MINORITÉS JUIVES

leurs droits furent remis en question à plusieurs reprises et drastiquement réduits


à cause des limitations récurrentes mises en œuvre dans le but de réaffirmer leur
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condition d’infériorité et de « servitude » par rapport à ceux qui avaient été


« rendus libres par l’avènement du Christ » (selon les termes de la bulle Cum nimis
absurdum), les prérogatives qui leur avaient été accordées sur le plan juridique par
le ius commune (droit commun) ne furent jamais abolies.
L’opinion exprimée en 1558 par Marquardus de Susannis dans son Tractatus
de Judaeis et Aliis Infidelibus était très claire : les juifs faisaient non seulement partie
« du peuple romain » (de populo Romano), mais aussi « du corps de chaque ville où ils
viv[ai]ent, bien qu’ils ne f[i]ssent pas partie du corps spirituel » (de eodem corpore
civitatis ubi habitant, quamvis non sint de corpore spirituali) 12. Cette distinction entre la
dimension temporelle et la dimension spirituelle se répéta au cours des siècles dans
les traités de juristes illustres, tels Antonio Ricciulli, Giovanni Battista Scanaroli,
Giovanni Battista De Luca, Giuseppe Sessa et Marco Antonio Savelli 13. À Rome en
particulier, la condition des juifs était réglée par les Statuts de la ville, selon lesquels
« les juifs font partie du peuple de la ville et du lieu où ils habitent, même s’ils ne font
pas partie du peuple de l’Église, et ils sont de véritables citoyens des lieux desquels
ils sont originaires et de ceux où ils sont domiciliés, et ils ont l’usage actif et passif
des lois, soit communes, soit municipales, ainsi que coutumières, en matière des
choses temporelles et profanes, excepté toutefois pour ce qui concerne les choses
spirituelles 14 ». Ce fut justement au nom de cette double inscription dans un corps
« matériel », qui les y incluait, et dans un corps « spirituel », qui les en excluait, que les
habitants du ghetto de Rome ne cessèrent de revendiquer leur appartenance
au corps citadin. S’il leur fut plus difficile de résister à la pression conversionniste de
l’Église ainsi qu’aux confiscations et aux destructions répétées de leurs livres, ils

dall’Antico Regime alla crisi globale », in D. ANDREOZZI et S. TONOLO (dir.),


La cittadinanza molteplice. Ipotesi e comparazioni, Trieste, Edizioni Universitaà di Trieste,
2016, p. 9-23.
12 - Marquardus DE SUSANNIS, Tractatus de Iudaeis et aliis infidelibus:::, Venise, s. n., 1558,
pars II, cap. 2, n. 1.
13 - Antonio RICCIULLI, Tractatus de jure personarum extra Ecclesiae gremium existen-
tium:::, Rome, Io. A. Ruffinelli & A. Manni, 1622, lib. II, cap. XIV, n. 4 ; Giovanni Battista
SCANAROLI, De visitatione carceratorum Libri tres:::, Rome, Typis Reverendae Camerae
Apostolicae, 1655, lib. III, cap. V, n. 4 ; Giovanni Battista DE LUCA, Theatrum Veritatis
et Justitiae:::, Venise, ex Typographia Balleoniana, [1669-1673] 1734, lib. II, De Regalibus,
disc. CLX, n. 30 et 32 ; disc. CLXXXII, n. 9 ; Giuseppe SESSA, Tractatus de Judaeis eorum
privilegiis:::, Augustae Taurinorum, Typis Joannis Francisci Mairesse & J. Radix, 1717,
cap. II, n. 6-7 ; Marco Antonio SAVELLI, Summa diversorum tractatuum:::, Venise, ex
Typographia Balleoniana, 1748, t. II, § XL, n. 5.
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14 - Francesco Maria COSTANTINO, Observationes forenses practicabiles, sive Commentaria


ad varia Capita Statutorum Almae Urbis:::, Rome, Typographia I. F. de Buagnis, 1701, t. II,
annot. XXXIX, art. II, n. 164-165 : Hebraei dicuntur de Populo Civitatis, & loci ubi habitant, licet
non sint de Populo Ecclesiae, & sunt veri Cives loci ubi sunt originarij, vel domiciliarij, & habent
usum activum, & passivum legum, sive communium, sive municipalium, ac consuetudinum in
595
materijs temporalibus, moere prophanis, & extra ea, quae concernunt Spiritualia.
ANGELA GROPPI

parvinrent plus aisément à obtenir gain de cause sur le plan des revendications
économiques, notamment en s’appuyant sur le ius commune.
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Dans une perspective de longue durée, l’histoire des juifs de Rome apparaît
rythmée par une bataille séculaire pour la reconnaissance de leur statut de cives
romani, de citoyens qui résidaient dans la ville et supportaient les charges fiscales au
même titre que les autres habitants de la capitale pontificale. C’était là un combat
visant à défendre – bien avant que le climat culturel des Lumières ne s’installe 15 – ces
droits qui risquaient à tout moment d’être restreints, voire annulés, à travers
l’instauration de règles spéciales destinées à transformer leur différence religieuse en
infériorité civile. Cette lutte sans merci fut menée avec une vigueur toute particulière
après la mise en place du ghetto ; en prenant appui sur les procurateurs et les avocats
chrétiens qui les représentaient devant les tribunaux 16, les juifs romains ne se
résignèrent jamais à être confinés dans une condition de minorité civique et firent
montre d’une constante et tenace compétence juridique, qui s’enracinait aussi dans
la mémoire de leur histoire, soigneusement conservée dans les archives de leur
communauté, l’Università degli ebrei di Roma (Université des juifs de Rome). Cette
mémoire était indispensable pour rendre opérantes les normes et les doctrines
juridiques à travers la production des précédents et des preuves coutumières qui,
dans le cadre judiciaire de l’époque, conféraient aux droits acquis toute leur valeur 17.
Les archives des tribunaux romains conservent les traces de cette lutte
séculaire, notamment des nombreux contentieux civils opposant juifs et chrétiens
autour de l’exercice d’activités productives et commerciales. Dans la Rome ponti-
ficale, la confrontation avec la justice constituait pour les juifs, comme pour les autres
habitants, un geste familier. Le recours aux tribunaux était en effet une manière

15 - À plusieurs reprises, Marina Caffiero a soutenu l’idée selon laquelle il y aurait eu un


tournant concernant les revendications des juifs au XVIIIe siècle, en écho à la diffusion des
doctrines des Lumières : Marina CAFFIERO, « 1789 : il cahier des doléances degli ebrei
romani alla vigilia dell’emancipazione », in L. CECI et L. DEMOFONTI (dir.), Chiesa, laicità
e vita civile. Studi in onore di Guido Verucci, Rome, Carocci, 2005, p. 225-245 ; Id., Legami
pericolosi:::, op. cit ; Id., Storia degli ebrei nell’Italia moderna. Dal Rinascimento alla
Restaurazione, Rome, Carocci, 2014, chap. 7, « La svolta del Settecento ». Il s’agit toutefois
d’une césure chronologique qui ne résiste pas à une analyse de longue durée.
16 - La constitution Christiana pietas de Sixte V du 22 octobre 1586 avait établi que les
évêques et les gouverneurs étaient juges compétents pour les litiges entre juifs mais aussi
entre juifs et chrétiens, et que la coutume des chrétiens était la seule recevable dans les
litiges et les jugements ; c’est pourquoi les juifs pouvaient « se servir des notaires, des
sollicitateurs, des procurateurs et des avocats chrétiens » : Bullarum privilegiorum ac
diplomatum Romanorum Pontificum:::, op. cit., 1747, t. IV, pars IV, p. 265-267, § 7.
17 - C’est justement pour faciliter l’usage de la documentation conservée dans les archives
de la communauté qu’un inventaire fut rédigé en 1768 : Rome, Archivio storico della
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comunità ebraica di Roma « Giancarlo Spizzichino », Archivio medievale e moderno,


Università degli ebrei di Roma (ci-après ASCER), 03 inf. 01, Relazione di Quanto si contiene
nelle Scritture esistenti, e conservate nell’Archivio della Università degl’Ebrei di Roma Distribuita
Per Lettere corrispondenti alle materie contenute nelle medesime Scritture, Formata In tempo del
Fattorato de Magnifici Signori Angiolo Ascarelli, Jacomo de Castro, Abram Vito Alatri Nell’Anno
596
1768 Dal Signor Abate Colavani.
DROIT(S) ET MINORITÉS JUIVES

assez commune non seulement d’arriver à une sentence mais aussi de certifier ses
droits 18. Tout au long de l’époque moderne, la présence des juifs dans les tribunaux
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romains ne fut pas uniquement le fait de personnes victimes d’accusations, de


baptêmes ou de conversions forcés ; elle fit aussi partie d’une action délibérée, d’une
véritable stratégie afin de négocier la place qui leur revenait de droit dans une société
gouvernée par une loi « différente pour tous ». Cette capacité d’agir était vouée aussi
bien à défendre leur position économique qu’à obtenir la reconnaissance de leurs
titres de citoyenneté.
Dans un contexte où la justice était moins inspirée par le principe d’égalité
des individus face à la loi que par les différentes caractéristiques et prérogatives de
chacun, et où le ius commune offrait des espaces et des marges de manœuvre pour
affirmer ses propres spécificités 19, les judei de urbe comparurent de manière récurrente
devant les tribunaux afin de rendre effectives les normes et les doctrines juridiques
qui, tout en les reconnaissant comme cives, étaient en mesure de préserver leur
capacité d’accès aux ressources de la cité. Ces controverses sont importantes pour
appréhender la condition des habitants du ghetto de Rome. En effet, comme l’a
amplement souligné l’historiographie, les tribunaux d’Ancien Régime furent non
seulement le lieu où s’exprimaient les protestations et les conflits, mais aussi un
espace dans lequel les normes et les lois, souvent en contradiction les unes avec les
autres, prenaient forme et se traduisaient en styles de comportement, sur fond d’un

18 - Sur les juifs devant la justice pénale, voir S. FECI, « Tra il tribunale e il ghetto::: »,
art. cit. ; Id., « The Death of a Miller: A Trial contra hebreos in Baroque Rome », Jewish History,
7-2, 1993, p. 9-27 ; Irene FOSI, « Criminalità ebraica a Roma fra Cinquecento e Seicento.
Autorappresentazione e realtà », Quaderni storici, 33-99, 1998, p. 553-573 ; Anna ESPOSITO et
Micaela PROCACCIA, « Ebrei in giudizio. Centro e periferia dello Stato pontificio nella
documentazione processuale (secc. XV-XVI) », Roma moderna e contemporanea, 19-1, 2011,
p. 11-28 ; Michele DI SIVO, « Giudicare gli ebrei. I tribunali penali romani nei secoli
XVI-XVIII », in M. CAFFIERO et A. ESPOSITO (dir.), Judei de Urbe. Roma e i suoi ebrei : una storia
secolare, Rome, Ministero per i beni e le attività culturali, 2011, p. 81-102 ; Serena DI NEPI,
« ‘Che questo è pubblico in ghetto. Se poi sia vero o no io non lo so’. Un caso di studio
sulla struttura sociale del ghetto di Roma attraverso un processo per sodomia (1624) », in
M. ROMANI (dir.), Storia economica e storia degli ebrei. Istituzioni, capitale sociale e stereotipi
(secc. XV-XVIII), Milan, Franco Angeli, 2017, p. 59-79. Sur la justice et les tribunaux à
Rome, voir Irene FOSI (dir.), no spécial « Tribunali giustizia e società nella Roma del Cinque
e Seicento », Roma moderna e contemporanea, 5-1, 1997 ; Id., La giustizia del papa. Sudditi e
tribunali nello Stato Pontificio in età moderna, Rome, Laterza, 2007 ; Id., « Conflict and
Collaboration: The Inquisition in Rome and the Papal Territories (1550-1750) », in
K. ARON-BELLER et C. BLACK (dir.), The Roman Inquisition: Centre versus Peripheries,
Leyde, Brill, 2018, p. 33-59 ; Renata AGO, « Una giustizia personalizzata. I tribunali civili
di Roma nel XVII secolo », Quaderni storici, 34-101, 1999, p. 389-412 ; Id., Economia barocca:::,
op. cit.
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

19 - Giovanni LEVI, « Aequitas vs fairness. Reciprocità ed equità fra età moderna ed età
contemporanea », Rivista di storia economica, 2, 2003, p. 195-204 ; Id., « Breve storia della
società ingiusta », Psiche, 1, 2015, p. 73-88. Sur les opportunités offertes par le ius commune,
voir Mario ASCHERI, « Il processo civile tra diritto comune e diritto locale. Da questioni
preliminari al caso della giustizia estense », Quaderni storici, 34-101, 1999, p. 355-387 ;
597
K. R. STOW, Jewish Life in Early Modern Rome:::, op. cit.
ANGELA GROPPI

pluralisme juridique de statuts locaux, de coutumes et de précédents. Les identités


propres des individus et des groupes se configuraient et se transformaient à travers
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des discours légaux et des pratiques judiciaires qui, en présence d’une pluralité de
systèmes normatifs, permettaient aux acteurs du contentieux de négocier leur place
dans l’espace urbain, en agissant directement sur les normes et pas uniquement en
jouant sur leurs interstices 20.

Le sens d’une séparation


La bulle Cum nimis absurdum obligea les juifs de Rome et des autres régions de l’État
de l’Église à résider dans un quartier ségrégué et séparé des habitations des chrétiens,
qui fut appelé tantôt claustro, tantôt serraglio ou recinto, puis ghetto. Afin d’identifier
immédiatement les juifs dans les interactions quotidiennes – ce qui était, d’ailleurs,
particulièrement indispensable puisqu’ils s’habillaient comme les chrétiens –, le texte
rappelait que les hommes étaient obligés de porter un chapeau et les femmes un
signe de couleur glauque (glauci coloris). La bulle introduisait en même temps une
série d’interdictions et de restrictions concernant la vie sociale, économique et
religieuse des juifs, dans le but de rendre leur existence difficile et précaire et de les
inciter à se convertir. Parmi ces mesures figurait une assertion selon laquelle les « juifs
étaient dits satisfaits de l’exercice de la friperie, ou de la cenciaria (comme on dit en
vernaculaire) » (Judaei quoque praefati sola arte strazzariae, seu cenciariae (ut vulgo dicitur)
contenti), et ne devaient exercer « aucun commerce de froment, d’orge, ou d’autres
choses nécessaires à la vie humaine » (aliquam mercaturam frumenti, vel hordei, aut
aliarum rerum usui humano necessarium) 21. Ces limitations destinées à restreindre
le champ des activités et des facultés socio-économiques des juifs furent parfois
attenuées, au fil du temps, par les papes eux-mêmes, bien qu’elles ne fussent jamais
formellement annulées au cours de la période de ghettoïsation.

20 - Sur l’usage des ressources du droit de la part des individus et des groupes, voir
Thomas J. KUEHN, « Antropologia giuridica dello Stato », in G. CHITTOLINI, A. MOLHO
et P. SCHIERA (dir.), Origini dello Stato. Processi di formazione statale in Italia fra Medioevo
ed età moderna, Bologne, Il Mulino, 1994, p. 367-380 ; Renata AGO et Simona CERUTTI,
« Premessa », no spécial « Procedure di giustizia », Quaderni storici, 34-101, 1999, p. 307-313 ;
Angela GROPPI, « Une ressource légale pour une pratique illégale. Les juifs et les
femmes contre la corporation des tailleurs dans la Rome pontificale (XVIIe-XVIIIe siècles) »,
in R. AGO (dir.), The Value of the Norm: Legal Disputes and the Definition of Rights, Rome,
Biblink, 2002, p. 137-161 ; Simona CERUTTI, Giustizia sommaria. Pratiche e ideali di giustizia in
una società di Ancien Régime (Torino, XVIII secolo), Milan, Feltrinelli, 2003 ; Id., « La cittadinanza
in età moderna. Istituzioni e costruzione della fiducia », in P. PRODI (dir.), La fiducia secondo i
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

linguaggi del potere, Bologne, Il Mulino, 2008, p. 255-273.


21 - Bullarum privilegiorum ac diplomatum Romanorum Pontificum:::, op. cit., 1745, t. IV,
pars I, p. 321-322, § 9 ; K. R. STOW, Jewish Life in Early Modern Rome:::, op. cit., p. IX ; Id.,
« The Consciousness of Closure : Roman Jewry and its Ghet », in D. B. RUDERMAN (dir.),
Essential Papers on Jewish Culture in Renaissance and Baroque Italy, New York, New York
598
University Press, 1992, p. 386-400.
DROIT(S) ET MINORITÉS JUIVES

Si Pie IV, dans un bref du 8 août 1561 et avec la constitution Dudum a felicis
recordationis du 27 février 1562, autorisa les juifs à tenir leurs commerces et à exercer
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leurs métiers (mercaturas ac artes) dans des boutiques en dehors du ghetto (extra
ghectum seu septum haebraicum) et leur restitua les privilèges que Paul IV avait
révoqués 22, ces concessions furent supprimées quelques années après seulement par
Pie V avec la constitution Romanus Pontifex du 19 avril 1566, qui confirma la bulle de
Paul IV. En outre, avec la bulle Hebraeorum gens du 26 février 1569, Pie V ordonna aux
juifs d’abandonner toutes les villes des États de l’Église à l’exception de Rome et
d’Ancône, où ils pouvaient continuer leurs négoces avec les peuples de l’Orient
(cum orientalibus negotiationes 23). Sixte V procéda à une nouvelle atténuation en
établissant, avec la constitution Christiana pietas du 22 octobre 1586, que tout juif, « de
n’importe quel sexe, niveau, condition et état », était libre de faire « toutes sortes
d’art, d’activité, de trafic et de commerce, sauf la marchandise de grain, de froment,
de vin, du bail à cheptel et de l’ensemencement des grains ». Les juifs pouvaient
également s’associer à des chrétiens et entretenir avec eux des « relations familières
et amicales » 24. L’accalmie fut toutefois de courte durée : avec la constitution Caeca
et obdurata du 25 février 1593, Clément VIII réitéra la valeur restrictive des bulles de
Paul IV et de Pie V ; il décréta en outre que les juifs devaient être expulsés de tous les
territoires de l’État, à l’exclusion de Rome, d’Ancône et d’Avignon, toujours dans le
but de poursuivre « cum orientalibus mercaturae, negotiationes, & commercia 25 ».
Au cours des siècles suivants et jusqu’à l’abolition du ghetto de Rome en 1870,
la politique pontificale à l’égard des juifs continua d’être marquée par cette
alternance de bulles et d’édits prônant une exclusion plus ou moins grande – ce qui a
poussé l’historiographie à parler d’une oscillation entre protection et persécution,
d’ailleurs perceptible aussi dans les époques précédant la ghettoïsation 26. Ce double
registre de répression et de tolérance, en particulier pour ce qui concerne la capacité
d’agir économique des juifs, caractérisa toute la période du ghetto. En effet, cette
dualité apparaît aussi comme une constante dans les pontificats qui ont proclamé et

22 - Rome, Archivio di Stato di Roma (ci-après ASR), Biblioteca, Collezione Bandi (ci-après
Bandi), 2, Breve S. D. N. D. Pii Divina providentia Papae IIII, super Haebreis, & eorum vivendi
modo, Rome, 1564 ; Bullarum privilegiorum ac diplomatum Romanorum Pontificum:::, op. cit.,
1745, t. IV, pars II, p. 105-107, § 11.
23 - Bullarum privilegiorum ac diplomatum Romanorum Pontificum:::, op. cit., 1745, t. IV,
pars II, p. 286-287 ; 1746, t. IV, pars III, p. 57-59, § 2.
24 - Città del Vaticano, Archivio Segreto Vaticano (ci-après ASV), Carpegna, 55ter, f. 118r-
123v, Bulla Sixti V super Hebreis. Dans certaines éditions imprimées de la Christiana pietas
(Bullarum privilegiorum ac diplomatum Romanorum Pontificum:::, op. cit., 1747, t. IV, pars IV,
p. 265-267, § 2 ; Bullarum diplomatum et privilegiorum Sanctorum Romanorum Pontificum:::,
t. VIII, Augustae Taurinorum, F. et H. Dalmazzo, 1863, p. 786-789, § 2), les mots « sauf la
marchandise » (eccettuata mercantia) sont manquants avant ceux « de grain, de froment, de
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vin » (di grano, frumento, vino) ; ils figurent systématiquement, au contraire, lorsque la
constitution a été reportée dans les allégations produites en défense des juifs.
25 - Bullarum privilegiorum ac diplomatum Romanorum Pontificum:::, op. cit., 1751, t. V, pars I,
p. 426-428, § 6.
26 - ASCER, 1Tc (parte II), fasc. 9, cc. 306-307. Voir Valérie THEIS, « Jean XXII et l’ex-
599
pulsion des juifs du Comtat Venaissin », Annales HSS, 67-1, 2012, p. 41-77.
ANGELA GROPPI

décrété avec la plus grande vigueur une discrimination rigide entre monde juif
et monde chrétien, et ce non seulement dans des localités périphériques de l’État
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comme Ancône, mais aussi au cœur de la capitale pontificale 27.


Même la bulle de Paul IV, qui visait à exclure tout type de familiarité entre juifs
et chrétiens, et à circonscrire le périmètre des activités économiques des premiers,
n’avait toutefois pas pu ignorer le fait que les échanges économiques entre les deux
groupes étaient très anciens et nombreux et qu’ils ne pouvaient, par conséquent, être
annulés du jour au lendemain. Dans l’un de ses paragraphes, il est énoncé que les
juifs ne devaient pas passer de faux contrats ou de contrats fictifs avec des chrétiens
(§ 6) et, dans un autre, que seuls l’alphabet latin et la langue italienne devaient être
utilisés lors des enregistrements comptables et dans les documents relatifs aux
affaires conclues avec les chrétiens, sous peine de leur non-validité comme preuve
testimoniale (§ 8). Le cardinal vicaire Virgilio Rosario, qui rédigea le décret
d’application de la bulle le 23 juillet 1555, répéta à son tour que les juifs « ne peuvent,
ni ne doivent écrire dans les livres de raisons et de comptes dans une autre langue
que l’italien vernaculaire, sans quoi ces livres n’auront aucune foi [en justice] contre
les chrétiens [avec lesquels ils font affaire] » ; il leur interdisait également de « faire
toute sorte de trafics de grains, de céréales, d’avoine, de vin, d’huile et d’autres
choses nécessaires à l’alimentation humaine », tandis qu’il n’était nulle part fait
mention d’un éventuel confinement dans le marché de seconde main 28. Au contraire,
le 20 août suivant, le même cardinal vicaire, dans le cadre d’un procès criminel porté
devant son tribunal, déclara, au nom du souverain pontife (ex mente Sanctissimi), qu’il
était permis aux juifs d’exercer n’importe quels art et commerce à l’exception des
comestibles de première nécessité (Hebreos posse exercere omnem, et quamcumque artem,
& quodcumque exercitium facere, & illas tenere, & vendere demptis Bonis comestibilibus,
videlicet Grani, Ordei, Vini, Olei::: 29).
De manière analogue, peu après la constitution de Pie V du 19 avril 1566, qui
réactivait les restrictions présentes dans la bulle Cum nimis absurdum, le vicege-
rente (provicaire) Alfonso Binarini, ayant tenu compte de la déclaration de Virgilio

27 - Sur les privilèges concédés aux juifs levantins d’Ancône, confirmés même par
les papes ayant eu une attitude particulièrement hostile à leur encontre, voir Luca
ANDREONI, « Privilegi mercantili e minoranze ebraiche : levantini ad Ancona nel
XVI secolo », Marca/Marche. Rivista di storia regionale, 3, 2014, p. 51-68.
28 - ASV, Misc., Arm. IV-V, t. 10, f. 2v, Bando sopra gli Hebrei dell’ordine che hanno da tenere,
1555. L’obligation de rédiger en italien les livres relatifs aux trafics financiers et
mercantiles avec les chrétiens fut réitérée en 1562 par la Dudum a felicis recordationis (§ 12)
de Pie IV, où il était spécifié que l’hébreu ne pouvait être utilisé que dans le cadre d’un
usage privé. Sur les activités des juifs romains à l’époque médiévale et à la Renaissance,
voir Anna ESPOSITO, Un’altra Roma. Minoranze nazionali e comunità ebraiche tra Medioevo e
Rinascimento, Rome, Il Calamo, 1995.
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

29 - ASCER, 1Qn (parte I), fasc. 10 ; ASR, Camerale II, Ebrei, b. 3, fasc. 19. Il n’a pas été
possible de trouver les documents du procès, dans la mesure où les fascicules de
différends judiciaires et d’autres documents du Tribunal du Vicariat antérieurs à 1800 ont
été détruits au cours du XIXe siècle par le personnel dudit tribunal : Angela GROPPI,
Il welfare prima del welfare. Assistenza alla vecchiaia e solidarietà tra generazioni a Roma in età
600
moderna, Rome, Viella, 2010, p. 193-194, n. 32.
DROIT(S) ET MINORITÉS JUIVES

Rosario du 20 août 1555 et après s’être entretenu (habito colloquio) avec le pape et
le cardinal vicaire, déclara le 20 mai que « les juifs peuvent exercer les métiers
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suivants : confectionner des habits pour les hommes et pour les femmes, de laine
comme de lin, ou d’autres tissus et notamment celui qui en vernaculaire se dit
di drappo ; et encore qu’ils peuvent travailler en tant que mercier, orfèvre, qui en
vernaculaire se dit gioielliere, brodeur, tailleur, boulanger, sellier, charpentier, etc. »
(Hebreos posse exercere Artes infrascriptas videlicet conficere vestimenta pro usu tam
hominum quam mulierum tam de Panno, quam de lino, et seu alterius, et vulgariter
loquendo ‘di drappo’ nec non Artem merciariae, aurificum, et ut vulgo dicitur di Gioielliere,
et recamatorum, sartorem cribanariae, et bastariae, fabri lignarii, ecc.), tout en répétant la
prohibition du commerce de denrées alimentaires 30. Sous le pontificat de
Clément VIII, les mesures restrictives prévues par la bulle Caeca et obdurata du
25 février 1593, tout comme celles, extrêmement rigoureuses envers les activités
productives et commerciales des juifs, contenues dans le bando (arrêté) du cardinal
vicaire Girolamo Rusticucci – qui avait notamment établi, quelques mois auparavant,
que les juifs ne pouvaient « ni couper ni façonner aucune sorte de vêtements neufs,
mais uniquement réparer ceux qui étaient usagés 31 » – furent tempérées au nom de
l’incontestable utilité du commerce juif pour les habitants de l’État. Le bref pontifical
du 2 juillet 1593 autorisa ainsi les juifs de Rome, d’Ancône et d’Avignon, mais égale-
ment ceux résidant dans d’autres localités, à commercer librement des marchandises
de tout genre dans les territoires, les foires ou les marchés des États de l’Église, en
leur permettant de ne pas porter de signe distinctif pendant leurs déplacements.
Comme l’a rappelé en 1829 le cardinal Giuseppe Albani, secrétaire d’État, dans un
courrier adressé à l’assesseur du Saint-Office, ces concessions furent établies « pour la
commodité des sujets de l’État, qui tiraient profit de ce commerce, et pour agir
bénignement envers les juifs 32 ».
Une telle pratique caractérisa l’ère des ghettos. C’est justement parce que
persécution et protection coexistaient à l’intérieur d’un même pontificat que l’on ne
peut l’interpréter uniquement comme une conséquence de positions plus ou moins
in/tolérantes de chaque pape, ou comme une réponse pragmatique aux différentes
conjonctures économiques et politiques. Persécution et protection étaient en réalité
les deux faces d’une même médaille, un passage presque obligé qu’il convient
de mettre en relation avec la nature amphibie de la souveraineté pontificale 33. En
pleine effervescence contre-réformiste, le pape, en tant que chef spirituel de l’Église

30 - Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. Lat. 8634, f. 237, Decreto
declaratorio della Bolla di S. Pio V circa gl’Ebrei ; Rome, Archivio storico del Vicariato di
Roma (ci-après ASVR), Bandimenta (1566-1609), c. 1r-2r. Voir A. RICCIULLI, Tractatus de
jure personarum:::, op. cit., lib. II, cap. XLVI, n. 1.
31 - ASR, Biblioteca, Bandi, b. 320, Bando sopra li hebrei, Rome, 17 août 1592.
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

32 - On trouve une copie du bref dans ASR, Congregazioni particolari deputate, b. 34.
La missive du cardinal Albani est conservée : Città del Vaticano, Archivio della
Congregazione per la dottrina della fede (ci-après ACDF), Sanctum Officium (ci-après
SO), Stanza Storica (ci-après St. St.), TT2-n, fasc. 36.
33 - Sur la nature amphibie de la souveraineté pontificale et sur ses répercussions sur les
601
structures juridiques de la papauté, voir Paolo PRODI, Il sovrano pontefice. Un corpo e due
ANGELA GROPPI

universelle, ne pouvait renoncer à affirmer le triomphe solennel de la foi catholique


sur le judaïsme. En même temps, le souverain de l’État de l’Église était tenu de
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garantir l’existence de ses propres sujets, ce qui, de fait, incluait les juifs : bien que
relégués dans un ghetto, ceux-ci n’avaient pas été expulsés de Rome. Cela signifiait
aussi que ces derniers, en vertu de leur condition de cives reconnue par les Statuts
de la ville, ne devaient être considérés ni comme un corps étranger à la cité, ni
comme des résidents dépourvus de droits et de privilèges. À côté des mesures
discriminatoires, le cardinal vicaire (ou son second, le vicegerente), c’est-à-dire le prélat
remplaçant le pape dans ses fonctions d’évêque de Rome, intervenait pour atténuer
ou corriger des normes qui, sinon, n’auraient jamais permis à la population juive de
survivre ni encore moins de payer les lourdes taxes qui lui étaient imposées.
La création et la persistance du ghetto furent une manière de rappeler aux juifs,
à chaque instant, que si la présence de leur « corps matériel » à l’intérieur de la cité
était préservée, leur « corps spirituel » les confinait dans une position discriminée et
séparée par rapport à la communauté des chrétiens ; cette situation ne pouvait être
abolie qu’à travers la conversion au christianisme. Compromis entre maintien de la
présence juive et expulsion, le ghetto mit en acte ce qui a été défini comme « une
expulsion vers l’intérieur », donnant vie à « un espace artificiel destiné à regrouper les
juifs en attendant de les convertir » 34. Dans l’impossibilité de les priver, sur le plan
juridique, de leur statut de cives romani et de les reléguer dans une condition explicite
de servitude civile, la bulle de Paul IV intervint afin d’entériner, avec toute la valeur
juridique qu’une norme spéciale pouvait revêtir, les limites s’opposant à leur
condition de citoyens et à leur insertion dans le tissu social.
Dès lors que la plénitude des droits restait subordonnée à l’inscription
dans la communauté chrétienne, le ghetto, avec son corollaire de prescriptions
discriminatoires qui, bien que pas toujours explicitement renouvelées, ne furent
jamais abrogées, représenta le signe tangible de la citoyenneté « imparfaite » des
juifs, un lieu non seulement symbolique mais aussi bien réel où les discriminations
religieuses, économiques et sociales à leur encontre trouvèrent une légitimité
séculaire. Dans ce contexte, les dérogations et les protections accordées revêtirent

anime : la monarchia papale nella prima età moderna, Bologne, Il Mulino, [1982] 2006.
Concernant les juifs en particulier, voir A. PROSPERI, « Incontri rituali::: », art. cit., p. 511.
34 - A. FOA, Ebrei in Europa:::, op. cit., p. 289 ; Kenneth R. STOW, Catholic Thought and
Papal Jewry Policy, 1555-1593, New York, Jewish Theological Seminary of America, 1977 ;
Id., « The Consciousness of Closure::: », art. cit. Différents chercheurs ont souligné que
l’espace du ghetto fut également la garantie d’une cohabitation de longue durée,
favorable à la perpétuation de la culture juive : Robert BONFIL, « Change in the Cultural
Patterns of a Jewish Society in Crisis: Italian Jewry at the Close of the Sixteenth
Century », Jewish History, 3-2, 1988, p. 11-30 ; Id., Gli ebrei in Italia nell’epoca del
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

Rinascimento, Florence, Sansoni, 1991 ; Daniel B. RUDERMAN, « The Cultural Signifi-


cance of the Ghetto in Jewish History », in D. N. MYERS et W. V. ROWE (dir.), From Ghetto
to Emancipation: Historical and Contemporary Reconsiderations of the Jewish Community,
Scranton, University of Scranton Press, 1997, p. 1-16 ; Id., « Le ghetto et les débuts de
l’Europe nouvelle : vers une nouvelle interprétation », Les cahiers du judaïsme, 22, 2007,
602
p. 14-23 ; K. R. STOW, Theater of Acculturation:::, op. cit.
DROIT(S) ET MINORITÉS JUIVES

toujours le caractère de concessions gracieuses et révocables à chaque instant,


octroyées de manière discrétionnaire « en faveur de ceux qui le méritaient et qui
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n’en abusaient pas », comme le commissaire général du Saint-Office Angelo Maria


Merenda le dit dans le voto (vote), c’est-à-dire dans la décision finale prise par la
Congrégation, sur la question de savoir si les édits du Saint-Office concernant les
juifs devaient être renouvelés (le sujet fut débattu au sein de la Congrégation
« coram Santissimo » du 16 septembre 1802). Ce vote en faveur du renouvellement
laisse aussi entrevoir que pour les papes, à l’instar de tout autre souverain d’Ancien
Régime, l’important était d’affirmer un principe, d’émettre les lois plutôt que
de les faire respecter 35. Merenda rappela en effet que Benoît XIV, dans les
années 1740, écrivit à l’archevêque de Ferrare à l’occasion d’un édit relatif aux juifs
que ce dernier avait publié et que certains avaient censuré en l’estimant
« excessivement rigoureux », en lui répliquant : « c’est ainsi que l’ont fait les édits,
mais celui qui fait la loi n’oublie jamais [d’appliquer] l’équité dans certains cas »,
dans la mesure où il était pratique courante d’y insérer « de nombreuses choses
pour effrayer [ad terrorem] plutôt que pour vouloir en exiger l’exécution » 36.
L’utilité des juifs dans l’économie pontificale, également liée à la forte
pression fiscale à laquelle ils furent soumis à partir de la fin du XVe siècle et qui
s’accentua après l’institution du ghetto, était ainsi sauvegardée à travers leur
confinement dans une position de subordination hiérarchique. Cette ségrégation
réelle et symbolique, au nom de leur différence religieuse, les contraignit à vivre
et à agir toujours sub condicione, dans un climat de précarité et d’instabilité
perpétuelles. La diversité de foi ne servit pas uniquement à justifier des pratiques
conversionnistes souvent violentes ; elle constitua aussi une arme puissante de
discrimination sur le plan des droits civils : une arme toujours à la disposition des
forces de gouvernement et, en particulier, d’une portion de la population
catholique, qui s’en servit à plusieurs reprises au cours des siècles pour tenter de
s’opposer à la concurrence économique des juifs 37.

Deux précédents destinés à faire jurisprudence


L’une des plus âpres et longues controverses dans laquelle les juifs romains furent
engagés les opposa à la corporation des tailleurs ; celle-ci ne cessa d’entraver l’exercice
de la couture qui caractérisa pendant des siècles l’activité de la composante juive

35 - Jürgen SCHLUMBOHM, « Gesetze, die nicht durchgesetzt werden. Ein Strukturmerkmal


des frühneuzeitlichen Staates ? », Geschichte und Gesellschaft, 23-4, 1997, p. 647-663.
36 - ACDF, SO, St. St., BB2-c, c. 41r-78r, Circa la rinovazione e publicazione degli Editti del
S. Officio, e sopra gli Ebrei. Fogli distesi dal Padre Reverendissimo Angelo Maria Merenda
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Commissario Generale del S. Officio ; c. 46r-63r, Voto di Fr. Angelo Maria Merenda de’ predi-
catori commissario del Sant’Officio, Feria V, 16 sept. 1802.
37 - Sur les mesures anti-juives qui, bien que non appliquées, pouvaient toujours être
utilisées pour limiter la concurrence, voir Elisa CASELLI, « Antijudaïsme, pouvoir politique
et administration de la justice. Juifs, chrétiens et convertis dans l’espace juridictionnel de la
603
Chancillería de Valladolid (XVe-XVIe siècles) », thèse de doctorat, EHESS, 2010.
ANGELA GROPPI

de la ville 38. Tout au long de l’époque moderne, les judei de urbe réussirent à exercer
cette profession en dehors de tout contrôle des corporations, non parce qu’ils en
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étaient exclus (la majeure partie des corps de métiers étaient organisés autour de
confréries religieuses et certains d’entre eux, dans leurs statuts, prévoyaient
explicitement que les juifs ne puissent y être admis), mais en vertu de leur volonté
précise d’agir en totale autonomie par rapport à la juridiction corporative. Cette
indépendance fut vigoureusement défendue au cours des siècles, au nom d’un bref
de Paul III du 15 février 1543 qui, non seulement, avait autorisé les juifs à exercer les
arti (métiers) qu’ils « avaient l’habitude de pratiquer », mais avait aussi établi, en
réponse à l’une de leurs requêtes, qu’ils ne fussent « en rien » soumis à la juridiction
des consuls des corporations de la ville de Rome, « contrairement à l’ancienne
coutume observée jusqu’alors » – cela fut ensuite confirmé dans les Statuts de la ville
approuvés par Grégoire XIII en 1580 39.
La confection de vêtements fut un métier auquel les juifs ne renoncèrent
jamais, même après l’ordonnance promulguée en août 1592 par le cardinal vicaire
Rusticucci qui, vouée à mettre fin aux désordres causés par « les juifs qui pratiquent
et font un grand commerce avec les chrétiens », les avait enjoints à se limiter au
raccommodage des habits usés. Dans les premières années du XVIIe siècle, les
membres de l’Università dei sarti (Université des tailleurs), mobilisés pour limiter
la concurrence de ceux qui agissaient en dehors de leurs rangs, se rendirent devant le
Tribunal du cardinal vicaire afin de contraindre les juifs à observer les arrêtés qui leur
interdisaient de couper et de travailler des vêtements neufs 40. Le procès, qui se tint
en 1617 et se conclut en faveur des juifs, fut porté en deuxième instance devant
le Tribunal de la Rote romaine, à laquelle il fut demandé de se prononcer sur la
question de savoir si les constitutions, les bulles et les arrêtés jusque-là promulgués

38 - Dans le recensement de 1527, la profession la plus fréquente parmi les juifs était celle
de sarto (tailleur) : Anna ESPOSITO, « Mercanti e artigiani ebrei forestieri a Roma tra ‘400 e
‘500 : prime indagini », Archivi e cultura, 37, 2004, p. 57-74. Abraham Levi, un juif
allemand qui visita Rome en 1724, évoqua dans un compte rendu de son voyage une
centaine de tailleurs qui, durant l’été, travaillaient devant les portes de leurs habitations
dans les rues du ghetto (cité dans A. BERLINER, Storia degli ebrei di Roma:::, op. cit.,
chap. 26, p. 241).
39 - ASCER, 1Ta, Miscellanea di Bolle, fasc. 1, c. 11r-12v, Copia del Breve di Paolo III ove si
dispone che gl’Ebrei non sieno sottoposti alli consoli dell’arti di Roma; Statuta almae urbis
Romae..., Rome, 1580, lib. III, cap. LXXVII. Sur la capacité des juifs à tenir tête aux
pressions des corporations, voir Luciano ALLEGRA, « Introduzione », no spécial « Ebrei in
Italia : arti e mestieri », Zakhor, 9, 2006, p. 5-9.
40 - ASVR, Confraternita dei sarti nella Chiesa di S. Omobono (ci-après S. Omobono),
b. 30, où figurent aussi des comptes relatifs aux dépenses occasionnées pour le procès
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

contre les juifs ; ASR, Trenta notai capitolini (ci-après TNC), Uff. 1, vol. 92-99, avec
des procès-verbaux de différentes congrégations tenues entre les mois d’août 1616 et
d’octobre 1618. Sur les notaires agissant comme secrétaires des différentes corporations
romaines, voir Angela GROPPI, « Fili notarili e tracce corporative. La ricomposizione di un
mosaico (Roma, secc. XVI-XVIII) », Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée,
604
112-1, 2000, p. 61-78.
DROIT(S) ET MINORITÉS JUIVES

auraient pu étayer les requêtes des « tailleurs chrétiens 41 ». En intervenant à travers


ses propres avocats, l’Université des juifs s’appuya sur les positions contradictoires
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exprimées dans les différentes décisions pontificales afin de démontrer que, dans les
faits, l’interdiction de travailler des vêtements neufs n’avait pas été prescrite et que,
dans tous les cas, elle n’avait jamais été mise en pratique. Dans les allégations
produites devant le Tribunal de la Rote, il fut en effet soutenu que la bulle de Paul IV
du 14 juillet 1555 avait uniquement interdit le commerce des denrées alimentaires, ce
qui apparaissait de manière évidente dans la déclaration du 20 août suivant, de même
que dans celle du vicegerente en mai 1566, advenue juste après le renouvellement de la
bulle Cum nimis absurdum de la part de Pie V. En référence à ce renouvellement et à
celui opéré par Clément VIII en 1593, l’Université des juifs allégua que les bulles
de ces souverains pontifes n’avaient introduit aucune nouveauté par rapport à celle
de Paul IV, dans laquelle l’expression « Judaei quoque praefati sola arte strazzariae, seu
cenciariae (ut vulgo dicitur) contenti » indiquait simplement l’activité la plus couramment
pratiquée par les juifs, et non la seule qu’ils devaient exercer. Quant à l’interdiction
prononcée en 1592 par le cardinal vicaire Rusticucci, elle ne pouvait être considérée
comme recevable, soit en vertu du fait qu’un arrêté émis par un officier « était valable
le temps de son office » (durat quantum durat officium), soit parce que les juifs avaient
par la suite continué à « confectionner et à vendre publiquement des vêtements et
d’autres objets nouveaux soit à l’intérieur du ghetto, soit dans les places de la ville »
(facere et vendere vestimenta, et alias res de novo palam et publice intus ghettus et extra
in publicis plateis), sans que le souverain ne fût intervenu pour les en empêcher – en
effet, aucun juif n’avait été inquiété ou incarcéré pour cette raison. En outre, pour
prouver cet usage aussi indéniable qu’ancien, furent produites des déclarations de
quelques témoins, parmi lesquels figurait un néophyte, qui confirmèrent qu’un tel
arrêté n’avait jamais été effectif puisqu’ils avaient vu de leurs propres yeux les
juifs travailler « du neuf » et vendre publiquement leurs produits pendant des dizaines
d’années. Même les témoins choisis par la corporation des tailleurs ne démentirent
pas une telle réalité, se limitant à rappeler que, après une brève suspension de leur
activité dans les jours qui suivirent la promulgation des arrêtés, les juifs avaient
immédiatement recommencé à confectionner des vêtements neufs et continué à le
faire en contravention ouverte avec ce qui avait été prescrit 42.
Dans un contexte où la preuve par témoins jouissait d’une autorité et
d’un prestige supérieurs à n’importe quelle autre forme de preuve, même écrite 43,

41 - ASR, Tribunale della Sacra Rota (ci-après TSR), b. 1322, Decisiones, Sacratus, 1620,
feuillets non numérotés. Il n’existe pas de documentation sur le procès discuté au Tribunal
du cardinal vicaire à cause des pertes documentaires. Certaines questions ici développées
ont été traitées dans Angela GROPPI, « Jews, Women, Soldiers and Neophytes: The
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

Practice of Trade under Exclusions and Privileges (Rome from the Seventeenth to the
Early Nineteenth Centuries) », in A. GUENZI, P. MASSA et F. PIOLA CASELLI (dir.), Guilds,
Markets, and Work Regulations in Italy, 16th-19th Centuries, Aldershot, Ashgate, 1998, p. 372-
392 ; A. GROPPI, « Une ressource légale pour une pratique illégale::: », art. cit.
42 - ASR, TSR, b. 1322, Sacratus, 1620, feuillets non numérotés.
605
43 - R. AGO, « Una giustizia personalizzata::: », art. cit. ; Id., Economia barocca:::, op. cit., chap. 6.
ANGELA GROPPI

et où les habitants du ghetto, en tant que cives romani, ne pouvaient être privés,
dans un cadre judiciaire, des prérogatives qui leur revenaient en vertu du ius
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commune, les auditeurs de la Rote finirent par exprimer un vote favorable aux juifs
en reconnaissant comme valides leurs revendications. La décision rédigée le
20 mars 1620 par le ponente (rapporteur) du procès, qui exprimait les motivations de
la sentence, reconnut tout d’abord aux juifs le droit d’« exercer toutes ces choses
qui ne leur sont pas interdites » et assura qu’il ne leur était en aucun cas proscrit de
« confectionner des vêtements neufs ». Elle admit ensuite que les termes « sola arte
strazzariae, seu cenciariae (ut vulgo dicitur) contenti » ne devaient pas se comprendre
comme des « injonctions » mais uniquement comme des « présuppositions », c’est-
à-dire une façon d’indiquer le métier que les juifs exerçaient principalement.
Elle affirma enfin qu’il avait « unanimement semblé invraisemblable que, par ces
mots, le pape ait voulu restreindre les juifs au seul métier de friperie, dans la
mesure où il était impossible que l’ensemble des juifs demeurant à Rome, et qui ne
pouvaient posséder de biens immobiliers, puissent se sustenter avec ce seul métier
de friperie ». La décision rappela également l’autorisation d’exercer n’importe
quels métier et commerce sauf ceux des comestibles, exprimée le 20 août 1555 par
le cardinal vicaire Rosario au nom du pontife, et confirma que les juifs avaient
toujours confectionné des habits neufs « sous le regard et avec la permission des
supérieurs ». Elle soutint en particulier l’impossibilité d’invoquer les constitutions
pontificales contre les juifs, parce qu’ils ne fondaient pas leur capacité d’agir sur
celles-ci, mais sur la « disposition du jus commune, lequel leur permet d’exercer
toutes ces choses qui ne leur sont pas interdites de jure ». En ce qui concerne
l’arrêté de Rusticucci, il fut reconnu qu’il n’avait eu aucun effet. Tous les
témoignages, même ceux produits par les tailleurs chrétiens, mirent d’ailleurs en
évidence le fait que les juifs avaient continué à confectionner des habits neufs au fil
du temps sans opposition de la part du pontife ou du cardinal vicaire, ce qui
équivalait à un consentement tacite : tout cela s’était déroulé et se déroulait encore
« sous les yeux du souverain pontife lui-même et de ses officiers [à Rome], où l’on
[pouvait] intervenir sans aucune difficulté, et non dans des contrées périphériques
où il aurait pu être plus difficile d’adopter certaines mesures » 44.
Cette décision de la Rote fut fondamentale pour les habitants du ghetto
de Rome. À travers elle, en effet, était reconnue la valeur probatoire des pratiques
coutumières face à un système normatif susceptible d’être démenti par des compor-
tements transgressifs, réitérés et non réprouvés, et, par conséquent, tacitement
approuvés par les autorités. Surtout, cette décision soutenait la supériorité du droit
commun par rapport au droit particulier exprimé par les constitutions et les édits
pontificaux ; cela signifiait que le ius proprium, même lorsqu’il intervenait pour
interdire aux juifs de confectionner des habits neufs, pouvait être mis en discussion
au nom du droit naturel et des gens, qui se fondait sur les principes de la charité et
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

de l’aequitas. Dans le même temps était affirmé avec clarté le devoir du souverain de

44 - ASVR, S. Omobono, b. 37 : copie de la décision de la Rote rédigée par le cardinal


606
Sacrato le 20 mars 1620.
DROIT(S) ET MINORITÉS JUIVES

garantir la survie de ses sujets, parmi lesquels les juifs étaient comptés 45. Ces mêmes
principes furent exprimés avec une plus grande force encore dans une autre décision
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de la Rote, survenue quelques mois plus tard, en janvier 1621. Il s’agissait de savoir si
les créanciers chrétiens devaient subvenir aux besoins des juifs emprisonnés à leur
demande pour raison de dettes à leur égard 46. Le problème avait été soulevé le
13 août 1620 au cours de la Visita (inspection) de la prison de Corte Savella, à partir
de deux mémoires adressés au pontife puis transmis au gouverneur ; le premier
provenait de l’Université des juifs de Rome et le second des marchands de fondaco
(entrepôt) chrétiens.
Les marchands qui, comme ils l’avaient eux-mêmes déclaré, avaient l’habitude
de donner à crédit des marchandises aux juifs, lesquels les remboursaient en
plusieurs fois à raison d’un écu par semaine, avaient soutenu ne pas devoir payer les
aliments des juifs emprisonnés pour cause de dettes, parce que tout juif, même
pauvre, avait toujours la possibilité de survivre « grâce à l’obligation qu’a l’Université
[des juifs de Rome] de subvenir à ses besoins ». Ils avaient, pour ce faire, réclamé la
confirmation d’un décret émis quelques années plus tôt, lors d’une précédente Visita,
qui les exemptait d’une telle obligation. Ils considéraient en outre que cette
contrainte était illégitime dans la mesure où, dans les actions en justice, il fallait user
à l’encontre des juifs de « la rigueur de la raison commune et non de l’équité
canonique » ; or le devoir d’alimenter ses propres débiteurs pauvres incarcérés
dérivait de l’équité. Les juifs, de leur côté, avaient demandé le rétablissement d’une
telle obligation au nom de la « piété chrétienne » et du « droit naturel » : s’il leur était
permis « de résider [dans la ville] et de vivre », il fallait aussi leur concéder de pouvoir
« rester en vie, même misérablement, dans les prisons ». En outre, ils avaient invoqué
le principe de réciprocité, puisqu’ils continuaient à alimenter leurs débiteurs
chrétiens emprisonnés 47. Ils utilisaient ainsi des arguments déjà produits en

45 - Sur la possibilité d’une action, répétée dans le temps et jamais contestée, consistant
à attribuer des droits et des prérogatives, voir Chris WICKHAM, Legge, pratiche e conflitti.
Tribunali e risoluzione delle dispute nella Toscana del XII secolo, Rome, Viella, 2000 ;
S. CERUTTI, « Nature des choses et qualité des personnes::: », art. cit. ; Id., « Who is
below ?::: », art. cit. Sur le rapport complexe, concernant les juifs, au ius commune et au ius
proprium, voir Kenneth R. STOW, « Jews and Christians, Two Different Cultures ? »,
in U. ISRAEL, R. JÜTTE et R. C. MUELLER (dir.), Interstizi. Culture ebraico-cristiane a Venezia
e nei suoi domini dal Medioevo all’età moderna, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 2010,
p. 31-44.
46 - ASCER, 1 Tg, fasc. 2, R. P. D. Manzanedo. Romana Alimentorum. Lunae 11 Ianuarij
1621, Rome, 1621 ; G. B. SCANAROLI, De visitatione carceratorum:::, op. cit., « Appendix ».
Sur cet épisode, voir Kenneth R. STOW, « Delitto e castigo nello Stato della Chiesa.
Gli ebrei nelle carceri romane dal 1572 al 1659 », in I. SCANDALIATO CICIANI (dir.),
Italia Judaica:::, op. cit., p. 173-192.
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

47 - ASR, Camerale II, Ebrei, b. 3, fasc. 53, Alla Santità di Nostro Signore Per La povera
Università degli Hebrei di Roma, et Alla Santità di Nostro Signore Per Li Mercanti Christiani di
fondaco in Roma ; ASCER, 03 inf. 01, Relazione di Quanto si contiene nelle Scritture esistenti:::,
c. 1r, et 2Oa, fasc. 2. Sur la « Visite des prisons », voir Vincenzo PAGLIA, La « Pietà dei
carcerati ». Confraternite e società a Roma nei secoli XVI-XVIII, Rome, Edizioni di storia e
607
letteratura, 1980.
ANGELA GROPPI

septembre 1609 dans le cadre des discussions préparatoires à la réforme des tribu-
naux voulue par Paul V et finalement décrétée avec la bulle Universi agri dominici du
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1er mars 1612. Dans ce contexte particulier, ils avaient soutenu que les créditeurs
chrétiens étaient tenus, de omni jure, de payer les aliments aux juifs emprisonnés pour
cause de dettes : non seulement de jure divino, parce que faire mourir quelqu’un de
faim était contraire aux préceptes divins, mais aussi de jure naturali, de jure canonico et
de jure civile puisque, selon le grand juriste Balde de Ubaldis, « les juifs et les chrétiens
dans les actes humains se comportent de la même façon » (Judei concurrunt in omnibus
actibus humanis cum cristianis 48).
En 1620, un décret de la Visita exprima une décision contraire aux requêtes
des juifs qui décidèrent de la contester en intervenant en faveur du droit aux
aliments de Leone Asdriglia, un juif emprisonné pour dettes à la demande d’un
marchand chrétien. Après avoir été portée devant le Tribunal suprême de la
Signature apostolique, l’affaire arriva devant le Tribunal de la Rote, où les
mémoires rédigés par les avocats, fondés sur les opinions de juristes tels que Marco
Antonio Natta et Giovanni Pietro Sordi, soutinrent les arguments des juifs en
répondant point par point à ceux des marchands. Le cœur de leur raisonnement
s’appuya sur le fait que « les juifs appartiennent au peuple et à la ville où ils se
trouvent » (Judei dicuntur esse de populo et corpore civitatis in qua degunt), bien qu’ils ne
faisaient pas partie du corps spirituel et que, par conséquent, ils avaient droit aux
aliments, car il s’agissait d’un droit qui « concerne le corps et non l’âme » (respiciat
corpus et non animam). En outre, la question rentrait dans les dispositions du ius civile
pour lequel il n’existait pas de différence entre juifs et chrétiens : « les juifs
jouiss[ai]ent envers les romains des mêmes droits que les chrétiens envers eux, et
ils [n’étaient] pas odieux » (judei utuntur eodem jure pro romanis quo utuntur Christiani
contra eos, et ipsi non sunt tam odiosi), dans la mesure où ils étaient tolérés par l’Église.
D’ailleurs, les juifs aussi bénéficiaient de la charité au nom du droit naturel et
n’étaient pas toujours soumis au juris rigor, mais à l’équité si elle était prévue par la
loi écrite 49.

48 - ASV, Misc., Arm. XI, t. 90, f. 186r-187v, Ill.mis et R.mis DD Reformationibus Romana
Alimentorum Pro Pauperibus Judeis carceratis pro debito civili Contra Creditores. Juris,
18 sept. 1609 ; Bullarum privilegiorum ac diplomatum Romanorum Pontificum:::, op. cit., 1754,
t. V, pars IV, p. 23-55. Il est évident que, contrairement à ce qui a été parfois supposé
(en particulier par M. CAFFIERO, Legami pericolosi:::, op. cit. ; Id., Storia degli ebrei nell’Italia
moderna:::, op. cit.), les juifs ne durent pas attendre l’influence des Lumières pour se
réclamer du droit naturel. Bien entendu, comme l’a écrit Brian TIERNEY, The Idea of
Natural Rights: Studies on Natural Rights, Natural Law, and Church Law, 1150-1625, Grand
Rapids, W. B. Eerdmans, [1997] 2001, p. 344 : « Perhaps it would be more satisfying if the idea
of natural right had entered Western political thought with a clatter of drums and trumpets in some
resounding pronouncement like the American Declaration of Independence or the French
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

Declaration of the Rights of Man and the Citizen. In fact, though, this central concept of Western
political theory first grew into existence almost imperceptibly in the obscure glosses of the medieval
jurists. » Sur l’usage du droit naturel, là où apparaissent des problèmes liés à la citoyen-
neté, voir S. CERUTTI, Giustizia sommaria:::, op. cit., p. 80.
49 - ASR, TSR, vol. 1334Z, feuillets non numérotés, R. P. D. Manzanedo. Romana Alimen-
608
torum. Pro Leone Asdriglia ebreo Contra D. Horatium Bettum, 1621.
DROIT(S) ET MINORITÉS JUIVES

La décision de la Rote, rédigée par Alfonso Manzanedo le 11 janvier 1621,


reconnut pleinement ce qui avait été soutenu par les juifs, en vertu du fait qu’eux
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aussi « jouissent du droit commun et doivent être jugés selon le droit civil romain »
(utuntur Iure communi, & secundum Ius Romanorum civile iudicare debent), et cela parce
que « les droits entre juifs et chrétiens sont communs » (iura enim inter Iudaeos,
& Christianos sunt communia) ; les juifs, étant tolérés par l’Église, ne devaient pas
être considérés comme des « personnes odieuses » (personae odiosae) et donc être ni
insultés, ni molestés. Par conséquent, les aliments devaient être fournis aussi aux
juifs emprisonnés, dans la mesure où « refuser de donner les aliments à un homme
équivaut à le tuer, et faire la même chose à un prisonnier pauvre est la plus grande
des injures » (denegare alimenta sit hominem necare, & illa pauperi carcerato denegare sit
summa iniuria). En outre, comme il était de coutume que les créditeurs fournissent
les aliments au prisonnier chrétien pauvre, un tel usage devait être étendu aux juifs
« parce qu’eux aussi font partie du peuple et du corps de la ville » (quia & ipsi
dicuntur esse de populo, & corpore Civitatis). Par ailleurs, « le souverain est obligé de
subvenir aux besoins des juifs et d’exercer la charité à leur égard » (Iudaeorum
necessitatibus tenetur Princeps subvenire, & in illis charitatem exercere), compte tenu du
fait qu’« ils ne font pas partie du giron de l’Église [:::] pour ce qui concerne les
choses spirituelles et le salut de l’âme, mais non pour ce qui concerne les choses
temporelles » (Iudaei non sunt de gremio Ecclesiae [:::] quia hoc intelligitur in
Spiritualibus, & in his quae respiciunt salutem animae, non autem in temporalibus). Quant
à la rigueur (rigor) dont il fallait faire preuve à leur égard, il était précisé qu’elle
devait être appliquée uniquement dans le cas où des abus seraient constatés de la
part des juifs envers les chrétiens sur le plan religieux ; autrement, l’aequitas restait
valide aussi pour les juifs, au nom du ius commune : « aux juifs, il ne faut pas
appliquer la rigueur mais l’équité » (ipsis non est servandus rigor, sed aequitas) 50.
Même si leur application concrète fut parfois mise à mal – comme en 1635 après
qu’un motu proprio d’Urbain VIII stipula que les aliments fournis aux prisonniers juifs
devaient être payés par l’Université des juifs et non par les créditeurs chrétiens 51 –,
ces deux décisions de la Rote de 1620 et 1621 constituèrent une référence jurispru-
dentielle précieuse. Les habitants du ghetto de Rome s’en servirent en particulier
pour affirmer leur appartenance au corps citadin et leurs droits de cives romani qui les
autorisaient, « en tant qu’hommes d’un même peuple », à agir sur le plan productif et
commercial au même titre que les autres habitants de la ville.

50 - ASCER, 1Tg, fasc. 2, R. P. D. Manzanedo. Romana Alimentorum. Lunae 11 Ianuarij


1621, Rome, 1621. Sur la question de l’équité et de la rigueur, voir A. RICCIULLI, Tractatus
de jure personarum:::, op. cit., lib. II, cap. XX ; G. B. DE LUCA, Theatrum veritatis:::, op. cit.,
lib. IV, pars I, De servitutibus praedialibus, disc. LXX.
51 - ASV, Misc., Arm. IV-V, t. 10, f. 61r-62v. Sur l’autorité des décisions de la Rote, voir
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

Mario SBRICCOLI et Antonella BETTONI (dir.), Grandi tribunali e Rote nell’Italia di Antico
Regime, Milan, Giuffrè, 1993 ; Alessandro GNAVI, « Carriere e Curia romana : l’uditorato di
Rota (1472-1870) », Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, 106-1, 1994,
p. 161-202 ; Mario ASCHERI, Tribunali, giuristi e istituzioni dal Medioevo all’età moderna,
Bologne, Il Mulino, 1989, p. 102-107 ; Paolo MONETA, La giustizia nella Chiesa, Bologne,
609
Il Mulino, [1993] 2002.
ANGELA GROPPI

Revendiquer et défendre ses propres droits


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Les habitants du ghetto de Rome ne furent jamais relégués aux marges de la vie
économique et ils continuèrent, pendant des siècles, à exercer leurs métiers et à tenir
leurs commerces en alimentant le marché citadin ainsi que celui de différentes
localités de l’État dont ils formaient partie intégrante et auquel ils étaient, dans
certains cas, indispensables. Tout cela est dû au fait qu’ils n’acceptèrent pas
passivement les mesures discriminatoires ; au contraire, ils luttèrent sans relâche pour
défendre leurs propres droits. Ce combat fut mené sur de multiples fronts qui mettent
en évidence une grande capacité à élaborer des pratiques spécifiques de résistance et
de négociation.
La présence constante des juifs dans les différents tribunaux fut particulièrement
importante : ils y revendiquèrent constamment leur totale indépendance par rapport
aux corporations citadines, ainsi que la liberté d’exercer « n’importe quels arts, commerce
et profession » liés à leur statut de cives, en s’appuyant sur les principes soutenus par
les deux décisions de la Rote de 1620 et 1621. Par ailleurs, les suppliques répétées,
adressées au souverain pontife, auquel les habitants du ghetto de Rome ne cessèrent
de demander un geste de justice et d’équité, jouèrent un rôle de premier plan 52.
Dans le même temps, les judei de urbe firent preuve d’une capacité tenace à défier les
prohibitions et les condamnations en continuant, malgré tout, à exercer leurs activités
économiques. Ils avaient pleinement conscience que les normes n’étaient souvent
pas appliquées et qu’elles se trouvaient parfois démenties assez rapidement par les
autorités mêmes qui les avaient décrétées. En outre, dans un système de pluralisme
judiciaire, l’exécution d’une sentence pouvait être renvoyée ad libitum, soit en déposant
un recours en appel, soit en déplaçant l’affaire dans un autre tribunal, où elle pouvait
rester pendante des dizaines d’années. Par ailleurs, les tribunaux accueillirent rarement
les requêtes des artisans et des marchands chrétiens qui, se cachant derrière leur
appartenance à la « vraie religion », ne cessèrent de demander que les limitations conte-
nues dans les constitutions pontificales soient respectées et que les juifs soient chassés
des « métiers et professions qui permettaient aux chrétiens de subvenir aux besoins de
leurs familles ». Dans la grande majorité des cas, les décisions prises furent favorables aux

52 - Sur les suppliques comme partie intégrante de la pratique judiciaire, voir Cecilia
NUBOLA et Andreas WÜRGLER (dir.), Suppliche e « gravamina ». Politica, amministrazione,
giustizia in Europa (secoli XIV-XVIII), Bologne, Il Mulino, 2002 ; Simona CERUTTI, « Travail,
mobilité et légitimité. Suppliques au roi dans une société d’Ancien Régime (Turin,
XVIIIe siècle) », Annales HSS, 65-3, 2010, p. 571-611 ; Simona CERUTTI et Massimo
VALLERANI (dir.), no spécial « Suppliques. Lois et cas dans la normativité de l’époque
moderne », L’atelier du Centre de recherches historiques, 13, 2015, http://journals.openedition.org/
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

acrh/6545. Sur la possibilité qu’avait le souverain de s’écarter de la loi pour des raisons
d’équité, voir en particulier Carlo CALISSE, « Il diritto comune con riguardo speciale
agli Stati della Chiesa », in Studi di storia e diritto in onore di Enrico Besta per il 40 anno
del suo insegnamento, vol. 2, Milan, Giuffrè, 1939, p. 417-433 ; Paolo PRODI, Una storia
della giustizia. Dal pluralismo dei fori al moderno dualismo tra coscienza e diritto, Bologne,
610
Il Mulino, 2000, p. 165.
DROIT(S) ET MINORITÉS JUIVES

juifs, ce qui dota l’Universitas hebreorum (Université des juifs) d’un bagage de sentences
et de décrets toujours plus fourni, qui put être utilisé comme un précédent faisant
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autorité dans les Sommari (sommaires) joints aux dossiers produits au cours des procé-
dures judiciaires.
Ce cadre comportemental émerge clairement de la riche documentation
relative aux différends entre les juifs et les corporations romaines discutés dans
les tribunaux de la ville, à l’instar d’autres conflits inhérents au monde du travail 53.
En effet, la réforme de Paul V en 1612, si elle confirmait la juridiction exclusive
du Tribunal du cardinal vicaire sur les juifs (établie en 1550), garantissait formel-
lement aux autres tribunaux la possibilité de juger des causes impliquant des juifs
et des chrétiens 54 ; les contentieux opposant les judei de urbe aux artisans et aux
marchands catholiques étaient donc présents dans la plupart des tribunaux, y
compris celui du Saint-Office. En vertu de la bulle Antiqua Judaeorum improbitas de
Grégoire XIII du 2 juin 1581, ce dernier était compétent pour juger les juifs (qui
ne pouvaient pas être assimilés aux hérétiques) sur des questions doctrinales et
religieuses relatives au blasphème, aux pratiques divinatoires et magiques, à la
détention de livres prohibés, aux offenses aux images, aux rites, aux sacrements et
aux doctrines, ou encore aux dangers pour la foi dérivant de rapports trop étroits
entre juifs et chrétiens 55. Ce fut sur ce dernier point que le tribunal du Saint-Office
se trouva plusieurs fois impliqué dans des contentieux économiques concernant les
juifs, à la suite de plaintes déposées par des artisans et des marchands catholiques
qui le sollicitèrent de manière répétée, au nom du risque pour la foi qu’aurait pu
représenter l’excès de familiarité entre chrétiens et juifs favorisée par les échanges
économiques 56. Empêcher une trop grande proximité entre les membres des deux

53 - Sur les tribunaux d’Ancien Régime comme siège des conflits de travail, voir en
particulier Carlo PONI, « Norms and Disputes: The Shoemakers’ Guild in Eighteenth-
Century Bologna », Past and Present, 123-1, 1989, p. 80-108 ; Michael SONENSCHER, Work
and Wages: Natural Law, Politics and the Eighteenth-Century French Trades, Cambridge,
Cambridge University Press, 1989 ; R. AGO, Economia barocca:::, op. cit.
54 - ASV, Misc., Arm. IV-V, n. 46, f. 31r-52r, S. D. N. D. Pauli Divina Providentia Papae
Quinti Constitutio Super reformatione Tribunalium Urbis, § VII, De Jurisdictione in Hebreos ;
A. RICCIULLI, Tractatus de jure personarum:::, op. cit., lib. II, cap. LII. Sur cette réforme, voir
Simona FECI, « Riformare in Antico Regime. La costituzione di Paolo V e i lavori
preparatori (1608-1612) », Roma moderna e contemporanea, 5-1, 1997, p. 117-140 ; Id., « Tra
il tribunale e il ghetto::: », art. cit. Sur la juridiction du cardinal vicaire sur les juifs, voir
Nicolò Antonio CUGGIÒ, Della giurisdittione e prerogative del vicario di Roma. Opera del
canonico Nicolò Antonio Cuggiò segretario del tribunale di Sua Eminenza, éd. par D. Rocciolo,
Rome, Carocci, 2004, chap. 42 ; Domenico ROCCIOLO, « Competenze, struttura e
procedure del Tribunale del Cardinale Vicario (secc. XVI-XIX) », in M. R. DI SIMONE (dir.),
La giustizia dello Stato pontificio in età moderna, Rome, Viella, 2011, p. 87-102.
55 - Bullarum privilegiorum ac diplomatum Romanorum Pontificum:::, op. cit., 1747, t. IV,
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

pars IV, p. 5-7 ; Adriano PROSPERI, « L’Inquisizione romana e gli ebrei », in M. LUZZATI (dir.),
L’Inquisizione e gli ebrei in Italia, Rome, Laterza, 1994, p. 67-120.
56 - Sur des comportements similaires de la part de marchands catholiques envers des
marchands protestants, voir Angela GROPPI, « Concorrenza economica e confessione
religiosa. Mercanti cattolici contro calvinisti e luterani nella Roma dei papi (secoli XVII-
611
XVIII) », Quaderni storici, 51-152, 2016, p. 471-502.
ANGELA GROPPI

religions avait constitué l’un des principaux objectifs de la bulle Cum nimis absurdum,
précisément promulguée pour limiter et contrôler ce qui était considéré, dans son
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incipit, comme une cohabitation absurde et inconvenante entre les juifs et les
chrétiens. Il en découlait l’obligation faite aux juifs de résider à l’intérieur du
ghetto, dont les portes devaient rester fermées du coucher du soleil à l’aube, et de
porter un signe comme un rappel permanent de leur altérité et de leur séparation
contrainte d’avec le reste de la population. En ce sens, le claustrum représenta un
espace voué à circonscrire la dangereuse contamination qui pouvait être favorisée
par une mobilité juive incontrôlée. Cet espace de réclusion, avec ses règles discri-
minatoires, servait à sauvegarder l’utilité économique des juifs en les confinant dans
une position hiérarchiquement subordonnée ; celle-ci devait toujours renvoyer à
leur « imperfection » religieuse qui justifiait une surveillance permanente 57.
Bien que la présence des juifs dans les rues de la ville durant la journée fût
monnaie courante, comme d’ailleurs celle des chrétiens à l’intérieur du ghetto, les
déplacements des habitants du ghetto – en particulier les mouvements extra-urbains
liés à des activités économiques indispensables pour eux comme pour la société
chrétienne – furent toujours établis comme une concession gracieuse. Il fallait
obtenir au coup par coup des licences dérogatoires qui, en général, exemptaient les
juifs de devoir porter le signe distinctif pendant le voyage et prescrivaient avec
méticulosité la durée et les modalités de séjour dans les lieux d’arrivée. De telles
licences, dont jouirent en particulier les marchands juifs présents dans les foires et les
marchés des différentes localités des États de l’Église, relevèrent d’abord de la
compétence du camerlingue, puis, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, furent
délivrées soit par le Tribunal du cardinal vicaire, soit par celui du Saint-Office 58. Ce
dernier fut même le référent principal des nombreuses protestations adressées par
les négociants catholiques qui supportaient mal la présence des juifs dans leurs
territoires. Cette présence était en revanche fréquemment sollicitée par les autorités
citadines, et même parfois souhaitée par les évêques de ces diocèses, au nom de
l’utilité du commerce juif pour la population, ce dont même l’Inquisition devait tenir
compte. En effet, face aux accusations à l’encontre des juifs (de commercer lors des
jours fériés, d’entrer dans des monastères féminins, d’utiliser de la main-d’œuvre

57 - Sur la définition visuelle de l’altérité juive dans l’espace chrétien, voir Lucia
MASOTTI, « Circoscrivere, rinchiudere, non vedere. L’elemento ebraico nella città »,
in A. M. SCANU (dir.), La percezione del paesaggio nel Rinascimento, Bologne, Clueb, 2004,
p. 203-230 ; Id., « Condividere gli spazi urbani. La lunga durata nell’analisi di un concetto
attuale », Geotema, 16-41, 2011, p. 88-95.
58 - Sur les déplacements extra-urbains des juifs romains, voir Serena Di NEPI, « Gli ebrei
di Roma fuori di Roma. Mobilità ebraica verso il territorio e conflitti giurisdizionali in età
moderna in una fonte inedita. Prime note su una ricerca in corso », Archivi e cultura, 40,
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

2007, p. 143-171 ; Id., Sopravvivere al ghetto:::, op. cit., p. 173-178 ; Manuela MILITI, « Gli
ebrei ‘fuori del Ghetto’. Incontri e scontri nei territori pontifici durante la Repubbica
romana (1798-1799) », Archivi e cultura, 40, 2007, p. 195-215 ; Claudio PROCACCIA, « Storia
economica e sociale degli ebrei a Roma. Tra retaggio e metamorfosi (1814-1914) »,
in C. PROCACCIA (dir.), Ebrei a Roma tra Risorgimento ed emancipazione, 1814-1914, Rome,
612
Gangemi, 2013, p. 37-71.
DROIT(S) ET MINORITÉS JUIVES

chrétienne, de rester sur place au-delà du temps imparti, de vendre des marchandises
frelatées et de mauvaise qualité), qui sollicitaient l’intervention du « Tribunal de la
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foi » pour remédier au « grand scandale et au préjudice causé à la religion catholique »,


le Saint-Office avait moins pour objectif d’interdire les déplacements et les séjours
des juifs que de contrôler les autorisations nécessaires et le respect des règles impar-
ties 59. La mobilité juive n’était donc pas prohibée, mais plutôt soumise à un contrôle
continuel qui tendait à la configurer comme une incursion exceptionnelle dans la
société des christifideli, toujours concédée sub condicione et à la suite d’une demande
qu’il fallait renouveler à chaque fois.

Négocier l’espace : boutiques et entrepôts extra ghettum


La controverse qui éclata autour de la possibilité, pour les juifs, d’avoir des
entrepôts (magazzini) et des boutiques en dehors des murs du ghetto traversa toute
l’histoire de la ghettoïsation. Une telle possibilité avait été accordée par Pie IV au
début des années 1560, à condition que de tels locaux soient situés le plus près
possible des murs du ghetto et que les juifs ne s’y rendent pas durant la nuit.
Les marchands fondacali (détenteurs des entrepôts), en particulier les brocanteurs
qui étaient, avec les tailleurs, parmi les principaux concurrents des juifs sur le plan
commercial, n’acceptèrent jamais cette concession. En 1726, après l’énième
sentence émise en faveur des juifs l’année précédente par le Tribunal du Vicariat,
ces tenaces opposants, qui ne s’étaient nullement résignés, en appelèrent au
Saint-Office pour mettre en discussion une telle pratique confirmée plusieurs fois
par le Vicariat au cours des siècles. Un décret du vicegerente du 17 septembre 1719
avait notamment établi que l’Université des juifs, en échange des licences
concédées à cette fin, devait verser une taxe annuelle de dix écus en faveur du
Conservatoire de Santa Maria della Clemenza (un refuge pour les jeunes filles
orphelines et pauvres), à répartir ensuite entre ceux qui géraient les activités 60.
L’Inquisition, d’abord encline à interdire cet usage, notamment dénoncé par
les brocanteurs qui accusaient les juifs d’utiliser les locaux non seulement pour
déposer leurs marchandises mais aussi pour vendre des meubles, se ravisa après avoir
consulté le vicegerente, dont le vote, transmis le 28 mai 1726, reprit intégralement les

59 - De nombreux Decreta de la Congrégation du Saint-Office rendent compte des licences


demandées par les juifs et de celles qui leur étaient accordées, ainsi que des plaintes de la
part des marchands chrétiens et des requêtes des magistrats citadins pour autoriser le
séjour des juifs dans leurs territoires ; voir aussi ACDF, SO, St. St., AA5-c, c. 109r-120v,
Relazione e quesiti dell’assessore [Pier Girolamo Guglielmi] circa li provvedimenti da prendersi
sopra gl’ebrei per le licenze di andare alle fiere e stare fuori del ghetto, 17 févr. 1751. On trouve des
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

témoignages des licences délivrées par le cardinal vicaire pour la fin du XVIIIe et le début du
XIXe siècle uniquement, sans doute à cause des pertes documentaires : ASR, Tribunale del
cardinale vicario di Roma (ci-après TCV), b. 364.
60 - Sur la procédure complexe de cette concession au cours des siècles, voir ASCER, 1Tc
(parte II), fasc. 4, Notizie di fatto sopra l’osservanza della Bolla di Pio IV anche dopo l’altra
613
costituzione di Clemente VIII, [1726].
ANGELA GROPPI

conclusions de la Rote de 1620 (les mêmes qui furent invoquées pendant des siècles
par les juifs dans leurs instances). Le vicegerente soutenait que la détention de locaux
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en dehors du ghetto devait être considérée comme légitime car le ius commune ne s’y
opposait pas : tout d’abord, il s’agissait d’une pratique pluridécennale et publique,
et donc autorisée de fait par les autorités ; ensuite, elle était utile à la population
chrétienne ; enfin, la « communication civile » entre les juifs et les chrétiens était
permise lorsqu’il n’y avait aucun danger de subversion. L’opinion du vicegerente était
que, en l’espèce, rien ne permettait de prouver l’existence d’un tel danger puisque
les juifs, dans leur commerce d’objets usés, visitaient régulièrement les habitations
et les palais (palazzi) de Rome, chose bien plus dangereuse que la fréquentation
d’un lieu public comme une boutique. Ainsi, le 28 août 1726, sur la base de ces
considérations reprises par l’assesseur Marco Antonio Ansidei dans son vote, la
Congrégation du Saint-Office se prononça en faveur des juifs en les autorisant à
utiliser les locaux extra ghettum, non seulement comme entrepôts mais aussi pour
la vente, sous réserve d’obtenir une licence auprès du vicaire ; le décret fut ensuite
approuvé par le pontife le 25 septembre de la même année 61. Cette résolution,
quoique continuellement contestée (il était coutume que chacune des parties relance
une procédure lorsqu’une sentence ne la satisfaisait pas), constitua un précédent
faisant autorité en faveur des juifs parce qu’elle avait été prise par la Congrégation
générale de la Sainte Inquisition romaine. En 1757, lorsque le Collège des marchands
fondacali présenta, avec les épiciers, un monitoire au tribunal de l’Auditor Camerae
pour chercher, une fois encore, à empêcher les juifs de détenir des locaux extra
ghettum (en accusant, en particulier, les frères Baraffaele et Ambron, membres de
deux importantes familles marchandes engagées principalement dans le commerce
des épices et des tissus), les juifs s’adressèrent au Saint-Office pour demander que
le procès se tienne dans ce tribunal. Une telle requête fut justifiée ainsi : il existait à
ce propos « un décret de cette Congrégation Sacrée, Tribunal supérieur à tous [les
autres] et très privilégié, [et] il n’était pas juste qu’un juge ordinaire et inférieur,
comme l’Auditor Camerae, ait à se prononcer sur la validité ou la justice de ce décret,
en le modérant ou en le révoquant ». En outre, les juifs manifestèrent leur désir
d’obéir aux résolutions de « ce tribunal sacré duquel ils ont pu bénéficier de la piété
et de la clémence à l’occasion de nombreuses vexations qui leur ont été faites » 62. La
requête, dont la formulation s’apparentait à une ruse rhétorique intrinsèquement liée
à la nature même de la supplique, reflétait en tout cas la volonté de recourir à un
tribunal qui, en effet, confirma le 12 décembre 1758 le décret de 1726, en le réitérant
plusieurs fois 63. Un tribunal qui se montra toujours attentif à distinguer, d’une part,

61 - ASCER, 1Qn (parte I), fasc. 17, Voto del vescovo di Bojano vicegerente, 28 mai 1726, et
Voto dell’arcivescovo di Damiata assessore del S. Officio:::, 28 août 1726 ; ACDF, SO, St. St.,
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

AA4-b, cc. 31r-36r ; SO, Decreta, 1726, c. 129v, 248v.


62 - ACDF, SO, St. St, AA4-b, c. 813r-820v, Alla Sagra Cong.ne del S. Officio Per L’Università
degl’Ebrei di Roma Giuseppe Vito, e fratelli Baraffaele, Gabriele e fratelli Ambron, ed altri
Mercanti ebrei, [1757].
63 - ACDF, SO, Decreta, 1758, c. 189rv ; St. St., BB2-b, c. 455rv ; St. St. TT3-g, fasc. 7 ;
614
ASCER, 1Rd, fasc. 4.
DROIT(S) ET MINORITÉS JUIVES

le plan religieux et spirituel, et, d’autre part, ce qui relevait des intérêts économiques
et matériels de certains groupes de marchands animés « non par le zèle de [la] religion
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mais par ce qui leur était utile ».


Quand le procès fut relancé par chacune des parties, l’une comme l’autre
insatisfaite des décisions prises en 1758, l’assesseur Benedetto Veterani fut
particulièrement tranchant face à la prétention des marchands fondacali d’être
consultés par le cardinal vicaire avant que ne soient concédées de nouvelles
licences. En instruisant l’affaire devant la Congrégation générale de la Sainte
Inquisition romaine le 11 janvier 1764, Veterani jugea leur instance « ridicule et
audacieuse à la fois », et se déclara enclin à la rejeter, vu qu’il n’était stipulé dans
« aucun livre que les juifs étaient reclus dans un ghetto pour faire plaisir aux
marchands chrétiens ». Ces derniers se trompaient :

[de] croire que l’interdiction [de tenir] des boutiques en dehors du ghetto ait été faite pour
leur bénéfice ou pour leur faire plaisir ; au contraire, en lisant les constitutions des Papes,
les édits des Très Éminents Vicaires, des vicegerenti et de cette Suprême [Inquisition], on
peut très bien voir que la principale raison a été celle de préserver notre religion et notre
morale, c’est-à-dire : afin que les juifs vivent entre eux et qu’ils soient relégués dans leur
enceinte ; et de cette manière, qu’ils n’aient la liberté de trop se familiariser et avec facilité
avec les chrétiens, soit de jour comme de nuit ; et en outre, afin qu’on ne leur donne aucune
occasion de faire acte d’irrévérence face aux fonctions sacrées qui ne s’exercent pas dans le
ghetto, mais en dehors de son enceinte. Voici, avec d’autres similaires, les raisons qui ont
conduit le prince ecclésiastique et ses tribunaux subalternes à les confiner dans le ghetto et à
agir avec prudence dans la concession des autorisations à tenir quelque boutique ou entrepôt
en dehors du ghetto. Et si ça n’avait pas été pour toutes ces raisons, les très prudents juges,
qui savent parfaitement combien est profitable au public la multiplicité des marchands, ne
se seraient pas inquiétés du fait que les juifs puissent tenir des entrepôts aussi à la place
Colonna, ou ouvrir des boutiques au milieu du Corso [au centre de la ville] 64.

Dans un écrit envoyé en 1762 au cardinal vicaire et dans lequel la question était
résumée, le même Veterani avait d’ailleurs signalé le fait que l’assesseur qui l’avait
précédé, face à la volonté des marchands fondacali de s’opposer immédiatement à la
décision de 1758, avait déjà invité ceux-ci à produire un mandat de procuration « légal
et explicite » de la part des organes dirigeants de leur organisation professionnelle, de
sorte que la « mauvaise intention d’un petit nombre, paré du manteau de l’Université
[des marchands] », ne fasse pas se poursuivre à outrance un « litige illégitime ». En
effet, précédemment, l’Université des marchands, tout en autorisant l’utilisation de
son nom, n’avait pas voulu être impliquée dans la dispute organisée par certains
de ses membres 65. Le 11 janvier 1764, la Congrégation décida que, concernant les
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

64 - ACDF, SO, St. St., TT3-g, fasc. 7, feuillets non numérotés, Causa Mercatores
Christianos inter, ac Hebreos Urbis definita.
65 - ACDF, SO, St. St., BB2-b, c. 449r-452r, Istruzione envoyée par l’assesseur du
Saint-Office au cardinal vicaire Colonna le 18 déc. 1762 ; c. 419r-430v, Alla Sagra Congre-
615
gazione Del Sant’Offizio Romana Apothecarum Per L’Università degl’Ebrei di Roma, e per essa
ANGELA GROPPI

boutiques extra ghettum, le décret de 1726 devait être confirmé et ajouta la formule
« et amplius », qui empêchait de déposer un recours ultérieur en laissant seulement la
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possibilité d’obtenir l’annulation de la sentence grâce à la restitutio in integrum 66. De


cette manière, malgré les protestations continuelles des artisans et des marchands
chrétiens – qui se poursuivirent sans cesse, aussi au XIXe siècle, en dépit de la formule
« et amplius » –, les boutiques et les entrepôts des juifs furent toujours présents dans le
tissu citadin, y compris dans des lieux éloignés du ghetto. Leur nombre avait connu
d’ailleurs une augmentation progressive, à tel point que le 3 mars 1734 déjà, le
cardinal vicaire Giovanni Antonio Guadagni avait relevé à douze écus l’émolument
annuel à payer pour les licences, fixé ensuite à quatre écus par boutique 67. Ces
dispositions pouvaient infléchir les normes qui prévoyaient la position discriminée
des juifs par rapport au reste de la population, mais ne les annulaient pas. L’édit du
2 février 1733, émis par le même Guadagni et renouvelé plusieurs fois par la suite,
confirmait dans son incipit la prohibition faite aux juifs de tenir des « boutiques,
entrepôts, magasins ou remises » en dehors du ghetto, et spécifiait seulement après
que si, toutefois, ceux-ci « en avaient le besoin évident », ils auraient pu lui demander
une licence 68.
Au cours du temps, les locaux extra ghettum furent utilisés par les juifs comme lieu
de dépôt pour les meubles, les matelas, les couvertures, les tableaux, les tapisseries ou

Giuseppe Vito, e Zaccaria Fratelli Baraffaele, Gabriele, e Fratelli Ambron Mercanti Ebrei Contro
L’Università, e Collegio de Sig. Mercanti Cristiani di Roma, N, Ristretto di Fatto e di Ragione, 28,
Typis Bernabò, 1758, n. 25.
66 - ACDF, SO, Decreta, 1764, c. 6rv. La restitutio in integrum est une institution du droit
romain prévoyant l’annulation d’une sentence et la réintégration des droits précédents
afin d’éliminer « une iniquité de l’application rigoureuse des principes du droit » : Giuseppe
GROSSO, « Restitutio in integrum », in Enciclopedia italiana, Rome, Treccani, 1936,
http://www.treccani.it/enciclopedia/restitutio-in-integrum_(Enciclopedia-Italiana)/.
67 - ASCER, 1Qn (parte I), fasc. 15, Alla Santità di Nostro Signore Papa Pio VII per il ceto de’
Mercanti cristiani, [1814]. Des entrepôts furent présents aussi dans ce que l’on appelait le
ghettarello : Giancarlo SPIZZICHINO, La scomparsa della sesta Scola. La sinagoga Portaleone,
Rome, Gangemi, 2011 ; Id., « L’Università degli ebrei di Roma::: », art. cit. Un plan
dessiné à l’aquarelle et reproduisant les rues où les juifs pouvaient tenir des entrepôts
(magazzini), transmis par le Vicariat au Saint-Office dans le cadre d’une énième
controverse née en 1818 (ACDF, SO, St. St., BB2-c, cc. 89-106), est reproduit dans
Alejandro CIFRES et Marco PIZZO (dir.), Rari e preziosi. Documenti dell’età moderna e
contemporanea dall’Archivio del Sant’Uffizio, Rome, Gangemi, 2009, p. 76 ; un plan
analogue conservé à l’ASCER se trouve dans C. PROCACCIA (dir.), Ebrei a Roma:::, op. cit.,
p. 42.
68 - ACDF, SO, St. St., AA4-b, et BB3-a, c. 223, Editto sopra gli Ebrei du cardinal vicaire
Giovanni Antonio Guadagni du 2 févr. 1733. Il s’agit de prohibitions et de concessions
renouvelées plusieurs fois au cours du temps : ASR, Biblioteca, Bandi, b. 354, Editto sopra
gli Ebrei du 15 sept. 1751 ; Editto sopra gli Ebrei du 5 avril 1775 ; Editto sopra gli ebrei du
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

17 janv. 1793 (les trois actes provenant de la Sacra Romana e Universale Inquisizione). Sur
les manières dont les juifs en demandèrent « quelque juste et équitable atténuation »,
voir ASCER, 1Tf, fasc. 3, Scrittura fatta per ottenere la Moderatione di alcuni capitoli sopra il
Bando uscito li 15 settembre 1751 per ordine del S. Offitio, 1751 ; ASCER, 1Sm, Supplica della
Comunità al pontefice per una moderazione dell’editto del 1775 (supplique également envoyée
616
au cardinal vicaire : 1Tf, fasc. 12).
DROIT(S) ET MINORITÉS JUIVES

encore la vaisselle, qui étaient vendus ou loués aux voyageurs arrivant à Rome, ainsi
qu’aux nobles ou aux ecclésiastiques de la ville pour meubler et décorer leurs palais.
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Les chariots avec lesquels les vendeurs ambulants (perromanti) parcouraient la ville en
transportant des marchandises, usées et neuves, y étaient garés. Ils servaient aussi à
vendre des produits locaux ou importés du Levant et d’autres localités italiennes ou
européennes. Parfois, des boutiques y étaient ouvertes temporairement pour proposer
dumobilieretdesobjetsquedes chrétiens confiaientauxjuifsafin d’enestimer leprixet
de les écouler. Ainsi, en avril 1730, pour effectuer la vente publique de meubles hérités
de leur père, deux frères catholiques s’adressèrent au Saint-Office afin que ce tribunal
puisse permettre à Elia Di Segni et ses associés d’ouvrir une boutique « en dehors du
ghetto », où il serait possible d’« exposer des meubles à l’usage des brocanteurs » ; ils
souhaitaient que celle-ci soit située dans un lieu central de la ville, à l’instar d’une autre
boutique appartenant à des juifs et ouverte près de l’église de la Minerve. La requête fut
accueillieettransmiseau cardinal vicaireafind’obtenir la licencenécessaire, selon cequi
était prévu par le décret de 1726 69.

Négocier la qualité des marchandises : les épices


La position du Saint-Office concernant le commerce des épices (droghe), c’est-à-dire
des produits tels que le sucre, le cacao, le poivre, le café, le thé, la cannelle, la noix de
muscade, le clou de girofle, le safran, le gingembre, l’encens, la gomme-laque, l’indigo
ou la cochenille, apparaît moins tranchée. Les juifs furent les principaux importateurs
de ces produits, surtout au XVIIIe siècle, à travers les ports de Livourne et de
Civitavecchia 70. En 1757, quand les marchands fondacali relancèrent le contentieux
avec l’Université des juifs de Rome, en particulier contre les frères Baraffaele et
Ambron, afin de faire annuler la décision de 1726 relative aux boutiques et aux

69 - La requête, transmise par Filippo et Ferdinando De Lauretis, fut examinée le


5 avril 1730 : ACDF, SO, St. St., AA4-a, c. 360r-361v. Sur la concurrence entre les brocan-
teurs juifs et chrétiens, voir Carlo M. TRAVAGLINI, « Rigattieri e società romana nel
Settecento », Quaderni storici, 27-80/2, 1992, p. 415-448.
70 - Francesca TRIVELLATO, « Juifs de Livourne, Italiens de Lisbonne, hindous de Goa.
Réseaux marchands et échanges interculturels à l’époque moderne », Annales HSS, 58-3,
2003, p. 581-603 ; Id., Corail contre diamants:::, op. cit. ; Lucia FRATTARELLI FISCHER, « Reti
locali e reti internazionali degli ebrei di Livorno nel Seicento », Zakhor, 6, 1993, p. 93-116 ;
Francesca BREGOLI, « The Port of Livorno and Its ‘Nazione Ebrea’ in the Eighteenth
Century: Economic Utility and Political Reforms », Quest: Issues in Contemporary Jewish
History, 2, 2011, www.quest-cdecjournal.it/focus.php?id%3d227 ; Guillaume CALAFAT,
« Être étranger dans un port franc. Droits, privilèges et accès au travail à Livourne
(1590-1715) », Cahiers de la Méditerranée, 84, 2012, p. 103-122 ; Id., « L’indice de la
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

franchise. Politique économique, concurrence des ports francs et condition des juifs en
Méditerranée à l’époque moderne », Revue historique, 686-2, 2018, p. 275-320 ; Samuel
FETTAH, Les limites de la cité. Espace, pouvoir et société à Livourne au temps du port franc
(XVIIe-XIXe siècle), Rome, École française de Rome, 2017. Sur Civitavecchia, voir
Christopher DENIS-DELACOUR, « Entre normes et pratiques. Les étrangers des trafics
617
maritimes romains (1742-1797) », thèse de doctorat, MMSH, 2012.
ANGELA GROPPI

entrepôts extra ghettum, ils le firent aux côtés des épiciers. Pour ces derniers, la
question des épices était fondamentale dans la mesure où les Baraffaele et les Ambron
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en étaient les principaux importateurs sur la place romaine 71. Or le procès fut intenté
pour la fermeture de boutiques (Romana Remotionis Apothecarum), sans qu’il fût
explicitement fait référence au commerce des épices, qui resta englobé de manière
générique dans la requête interdisant la vente des marchandises de fondaco et des
épices (mercium fundacalium atque drogarum) dans les boutiques situées en dehors
du ghetto. Les juifs, préoccupés de sauvegarder leurs espaces à l’extérieur du
ghetto – raison pour laquelle ils avaient insisté pour que le procès se déroulât au
tribunal du Saint-Office –, concentrèrent leur défense sur ce sujet, au détriment de
celui concernant le commerce des épices qui, comme ils s’en lamentèrent ensuite
et comme le reconnut l’assesseur Veterani en 1762, fut introduit au tribunal par
les marchands chrétiens sans aucun préavis 72. Ainsi, le décret du 12 décembre 1758
confirma ce qui avait été établi en 1726 pour les boutiques et les entrepôts, mais
exclua le commerce des épices 73.
Néanmoins, même après cette décision, non seulement les juifs ne cessèrent
jamais d’en faire commerce, selon une pratique courante dénoncée à plusieurs
reprises par leurs adversaires, mais aussi les frères Baraffaele et Ambron, avec
l’Université des juifs de Rome et d’autres négociants, portèrent rapidement la
question devant le tribunal, tandis que leurs adversaires – les marchands fondacali et
les épiciers – relançaient parallèlement la procédure sur les boutiques extra ghettum.
Cette fois, la défense des habitants du ghetto fut beaucoup plus circonstanciée.
Se référant comme toujours aux décisions de la Rote de 1620 et 1621, ceux-ci revendi-
quèrent le droit d’exercer n’importe quels métier et commerce qui ne concernassent
pas les comestibles nécessaires à la vie humaine ; ils soutinrent que les épices étaient
moins des aliments que des « condiments » superflus qui appartenaient au « luxe et à
la gourmandise ». En outre, ils soulignèrent qu’elles provenaient des pays des
« infidèles turcs et mahométans » et qu’elles étaient importées, pour la plupart, par les
juifs d’Amsterdam et de Livourne ; il était donc paradoxal de penser que les juifs
romains puissent les avoir contaminées, comme le soutenaient leurs adversaires 74.
L’assesseur Veterani, qui instruisit la cause discutée en 1764, rappela d’ailleurs que la

71 - Sur la nature des épices importées et vendues par les juifs, voir les extraits des livres
des douanes de Ripa et de Terra, reportés dans certains Sommari du procès de 1764 :
ACDF, SO, St. St., BB2-b, c. 484r-499v ; TT3-g, fasc. 7. Voir Daniela DI CASTRO,
« Committenza ebraica e oggetti d’arte a Roma : il caso Baraffael », in M. CAFFIERO et
A. ESPOSITO (dir.), Judei de urbe:::, op. cit., p. 205-212.
72 - ACDF, SO, St. St., BB2-b, c. 449r-452r, Istruzione envoyée le 18 déc. 1762 par
Benedetto Veterani au cardinal vicaire ; c. 478r-483v, Alla Sagra Congregazione del S. Offizio,
Romana Commercii Aromatum per L’Università degli Ebrei di Roma, e per essa Giuseppe
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

Vito, ed altri Baraffaele, Gabriele, e Fratelli Ambron Mercanti Ebrei Contro L’Università,
e Collegio de’ Signori Mercanti Cristiani di Roma, G, Ristretto di Fatto, e di Ragione, 3,
Typis Bernabò, 1764, n. 1.
73 - ACDF, SO, Decreta, 1758, c. 189rv ; St. St., BB2-b, c. 445r et 446v ; ASCER, 1Gg, fasc. 1.
74 - ACDF, SO, St. St., BB2-b, c. 478r-483v, Alla Sagra Congregazione del S. Offizio:::, 3,
618
Typis Bernabò, 1764, n. 14.
DROIT(S) ET MINORITÉS JUIVES

décision de la Rote de 1620 avait défini que si le souverain n’intervenait pas pour faire
respecter les normes établies, alors la transgression était tolérée 75. Le 11 janvier 1764,
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la Congrégation du Saint-Office, simultanément au décret qui avait ajouté la formule


« et amplius » relative à la question des boutiques et des entrepôts, annula cette fois ce
qui avait été décidé en 1758 concernant les épices et autorisa de nouveau les juifs à en
faire commerce 76. En 1795, le Collège des épiciers revint à la charge en décochant ses
flèches contre deux juifs en particulier, Crescenzio Bondì et Giacobbe Cameo, et
insista, d’un ton extrêmement véhément, sur les dangers découlant du fait que les
habitants du ghetto manipulaient les épices. La situation fut cette fois renversée au
désavantage des juifs, bien qu’ils eussent valeureusement défendu leurs droits sur la
base des argumentations qui leur avaient permis auparavant de gagner, et rappelé que
les épiciers, « sous prétexte de la religion », violaient les droits d’autrui et défendaient
leurs propres intérêts. Le 5 août 1795, la Congrégation révoqua le décret de 1758 et
ajouta la formule « et amplius 77 ».
Mais la question n’était toujours pas close. Giacobbe Cameo et son frère
Crescenzo (qui se trouvait à Livourne pour traiter les affaires de famille) s’empres-
sèrent de transmettre une supplique à Pie VI dans laquelle ils insistèrent sur l’utilité
de leur commerce pour l’État. Ils firent remarquer que, chaque année, ils avaient
l’habitude d’acheter à Rome une grande quantité de borgonzoni (tissus de laine
ordinaires) afin de les transporter en dehors de l’État pour les échanger contre des
sucres (zuccheri) et d’autres épices, et que, à ce moment précis, Crescenzo avait
expédié de Livourne de nombreuses caisses de sucres et de balles de poivre qui
devaient arriver par voie de mer alors que d’autres étaient encore en attente d’être
expédiées. Se déclarant surpris de la décision du 5 août, ils invoquèrent « la pitié, la
clémence et la justice » du pontife et requirent de pouvoir faire commerce de leurs
marchandises afin d’honorer leurs dettes. En guise de preuves, ils ajoutèrent à la
supplique les déclarations des lainiers chrétiens qui avaient fabriqué les tissus, ainsi
que les certificats d’embarquement des capitaines des navires sur lesquels avaient
été chargés, dans le port de Ripa Grande, les borgonzoni et, à Livourne, les sucres et
le poivre. Selon une pratique courante – fréquemment adoptée aussi envers les
marchands protestants qui trafiquaient à Rome –, Pie VI accueillit la requête des
frères Cameo et, au cours de la Congrégation du 2 septembre 1795, leur accorda un
délai de huit mois pour « extraire les marchandises des douanes et les vendre 78 ». Quoi
qu’il en soit, ce ne fut pas uniquement grâce à des dérogations et à des concessions que

75 - ACDF, SO, St. St., TT3-g, fasc. 3.


76 - ACDF, SO, Decreta, 1764, c. 6rv.
77 - ACDF, SO, St. St., BB2-b, c. 618v ; ASR, Camerale II, Ebrei, b. 4, fasc. 121. Sur le
commerce des épices de la part des juifs romains et sur les controverses avec les
marchands chrétiens, voir Pierina FERRARA et Claudio PROCACCIA, « Gli ebrei di Roma
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

nel XVIII secolo. Il commercio di lungo raggio », Archivi e cultura, 40, 2007, p. 172-194 ;
M. CAFFIERO, Legami pericolosi:::, op. cit., chap. 8 : ici, la question est considérée comme
close après le décret de 1795.
78 - ACDF, SO, St. St., BB2-b, c. 183r-184v et 186r, 188r-192r ; ASCER, 1Gg, fasc. 1.
Sur les marchands protestants, voir A. GROPPI, « Concorrenza economica e confessione
619
religiosa::: », art. cit.
ANGELA GROPPI

les juifs persévérèrent dans le commerce des épices. De fait, quelques années plus
tard, ils demandèrent et obtinrent la restitutio in integrum, c’est-à-dire l’annulation de la
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sentence du 5 août 1795, ce qui manifeste leur volonté non seulement de faire tolérer
un usage qui, comme ils l’avaient rappelé lors de leur défense en 1795, avait été
inaltérablement observé sous les yeux du Prince, mais aussi d’obtenir la reconnaissance
d’un droit. En témoignent deux mémoires, l’un envoyé à Pie VII et l’autre au cardinal
Fabrizio Ruffo en 1801, dans lesquels l’affaire est rappelée dans sa longue histoire :
l’Université des juifs de Rome et un groupe de marchands juifs y dénonçaient les
vexations continuelles commises à leur égard de la part des épiciers chrétiens, même
après l’abolition formelle des corportations (advenue entre 1800 et 1801) 79.

Méconnus bien qu’indispensables


Dans une histoire de longue durée, il est évident que les juifs romains réussirent
à exercer, au cours de l’ère du ghetto, leurs multiples activités, non seulement grâce
à des pratiques transgressives, mais aussi à travers l’infatigable défense des normes
légales qui autorisaient leur agir économique. L’existence d’une « tolérance pragma-
tique » ne les exclua jamais du marché pontifical et poussa, dans la grande majorité
des cas, les différents tribunaux, y compris celui de l’Inquisition, à soutenir leurs
raisons « matérielles » – mais certainement pas pour « affaiblir le poids et le rôle des
corporations », comme cela a pu être soutenu 80. À Rome, en effet, les organisations
corporatives jouèrent à l’époque moderne un rôle plutôt marginal, dans un contexte
productif où, comme dans de nombreuses cités d’Ancien Régime, l’exercice du
métier ne coïncidait pas avec son organisation juridique 81. Il faut plutôt en chercher la
raison dans la demande élevée de services et de biens de luxe (provenant en grande

79 - ASCER, 1Qi (parte I), fasc. 17, Alla Santità di Nostro Signore Papa Pio Settimo Per
L’Università degli ebrei di Roma, [1801] ; fasc. 10, All’Eminentissimo e Reverendissimo Principe
Il Signor Cardinale Fabrizio Ruffo Per Alcuni Negozianti Ebrei, [1801].
80 - En particulier par M. CAFFIERO, Legami pericolosi:::, op. cit., p. 298-299 ; Id., Storia degli
ebrei nell’Italia moderna:::, op. cit., p. 192.
81 - De nombreux travaux ont insisté, au fil du temps, sur la nécessité de relativiser le rôle
des corporations dans le marché du travail sous l’Ancien Régime. Parmi les plus récents :
Luciano ALLEGRA, « Fra norma e deroga. Il mercato del lavoro a Torino nel Settecento »,
Rivista storica italiana, 116-3, 2004, p. 872-925 ; Thomas BUCHNER et Philip
R. HOFFMANN-REHNITZ (dir.), Shadow Economies and Irregular Work in Urban Europe,
16th to Early 20th Centuries, Berlin, Lit, 2011 ; Eleonora CANEPARI, Anne MONTENACH et
Isabelle PERNIN, « Aux marges du marché. Circuits d’échange alternatifs dans les
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économies préindustrielles », Rives méditerranéennes, 54, 2017, p. 7-17. Sur le rôle des
corporations à Rome à l’époque moderne, voir Fausto PIOLA CASELLI, « The Regulation
of the Roman Market in the 17th Century » et Carlo Maria TRAVAGLINI, « The Roman
Guilds System in the Early 18th Century », in A. GUENZI, P. MASSA et F. PIOLA CASELLI
(dir.), Guilds, Markets, and Work Regulations in Italy..., op. cit., p. 132-149 et 150-170 ;
620
R. AGO, Economia barocca:::, op. cit.
DROIT(S) ET MINORITÉS JUIVES

partie de l’étranger) qui existait à Rome, capitale politique et religieuse au caractère


cosmopolite, et donc centre important de consommation 82. Dans ce contexte, les
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métiers et les trafics des juifs étaient non seulement utiles à la population citadine et à
l’État dans son ensemble – chose d’ailleurs plusieurs fois reconnue par les autorités
pontificales elles-mêmes –, mais aussi amplement sollicités par les nobles et les
ecclésiastiques qui, en raison des compétences manifestes et, parfois, indispensables
des marchands et des artisans juifs, s’en servirent de façon stable et continuelle.
Les judei de urbe ne manquèrent pas de souligner ces relations privilégiées
dans leurs mémoires et lors des contentieux, rappelant qu’il leur arrivait
fréquemment de se rendre « dans les habitations de tout genre de chrétiens
pour travailler, même des Ecclésiastiques de grande dignité 83 ». L’importance du
phénomène émerge également de la documentation produite dans le cadre
de l’offensive conduite dans les années 1740 par Benoît XIV contre la contrebande
et les privilèges dont jouissaient les patentés (patentati), c’est-à-dire ceux qui
bénéficiaient d’autorisations spéciales sur le plan légal et commercial, en vertu
d’un lien particulier et formalisé avec des personnes ou des institutions, causant
ainsi un préjudice évident pour l’ordre public et pour le fisc pontifical. Cette
offensive à large rayon poussa les autorités pontificales à enquêter aussi sur les
« patentes de familiarité » émises par les évêques et les cardinaux, grâce auxquelles
il était possible d’agir à l’intérieur d’un vaste réseau de protections et de franchises,
parmi lesquelles figurait l’exemption des droits de douane pour les marchandises
provenant de l’extérieur de l’État 84. Dans ce contexte, le Saint-Office reçut un
certain nombre de dénonciations portant sur « la proximité excessive et la fami-
liarité avec lesquelles les chrétiens de tous âges, sexes et conditions » traitaient
quotidiennement avec les juifs. En décembre 1744, l’assesseur de ce tribunal écrivit,
au nom du pontife, à tous les cardinaux-légats et aux évêques des légations et
diocèses de l’État afin de savoir quelles mesures il était nécessaire d’adopter pour
éliminer un tel « scandale ». Les réponses qui affluèrent à Rome de Ferrare, de
Pesaro, d’Imola, de Faenza, de Lugo, de Senigallia, d’Urbino, de Colorno, de Rimini
ou encore de Parme dénoncèrent, parmi les causes d’une telle conduite, le grand
nombre de « patentes de personnages des plus hautes sphères grâce auxquelles les
juifs s’assuraient [d’échapper] à tout châtiment ». En août 1745, un décret établit
que les inquisiteurs locaux devaient convoquer dans les jours suivants les fattori
(syndics) des différents ghettos afin qu’ils rendissent les patentes dont jouissaient les
juifs de leur communauté, qu’elles eussent été délivrées « par n’importe quelle

82 - Renata AGO, Il gusto delle cose. Una storia degli oggetti nella Roma del Seicento, Rome,
Donzelli, 2006.
83 - ASCER, 1Za, fasc. 12, Alla Sagra Congregazione del Sant’Offizio [...] per l’Università degli
Ebrei di Roma, e per essa Giuseppe Vito, ed altri Baraffaele, Gabriele e Fratelli Ambron Mercanti
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

Romani, Typis Bernabò, 1764.


84 - BENEDETTO XIV, Le lettere di Benedetto XIV al card. de Tencin dai testi originali, vol. 1,
1740-1747, éd. par E. Morelli, Rome, Edizioni di storia e letteratura, 1955, p. 27 et 50,
lettres du 3 nov. 1742 et du 8 févr. 1743 ; Albane PIALOUX, « Immunités et franchises
à Rome au milieu du XVIIIe siècle », Mélanges de l’École française de Rome. Italie et
621
Méditerranée, 119-1, 2007, p. 77-86.
ANGELA GROPPI

personne séculière ou ecclésiastique, ou n’importe quel tribunal, même celui de


l’Inquisition ». Au mois d’octobre, il fut précisé qu’un tel décret devait aussi être
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appliqué aux juifs du ghetto de Rome, pour lesquels un édit du gouverneur et


vice-camerlingue Raniero Simonetti, daté du 15 juillet 1745, avait déjà établi que
les patentes « jusque-là concédées auxdits juifs par toute personne de n’importe
quels état, grade, prééminence et dignité » devaient être révoquées. Grâce à
celles-ci, les juifs pouvaient circuler sans porter le signe distinctif, rester en dehors
du ghetto même la nuit et se mélanger aux chrétiens en participant également aux
divertissements citadins 85.
La documentation qui afflua dans les mois suivants au Saint-Office révéla que
rien qu’à Rome les juifs étaient détenteurs d’environ 250 patentes (pour nombre
d’entre elles, les droits s’étendaient aux frères, aux enfants ou aux autres parents du
titulaire) délivrées par des nobles, des ecclésiastiques, les autorités municipales, des
ambassadeurs et des ministres de cours étrangères, avec des références évidentes
à leurs activités artisanales et commerciales. Ainsi, les « conservateurs » de Rome,
c’est-à-dire les magistrats qui détenaient la plus haute charge capitoline après celle de
sénateur, avaient dispensé, entre 1738 et 1745, dix-huit patentes à autant de juifs
préposés au service de la Chambre capitoline comme tailleurs, fournisseurs de
boutons et de carrosses, et à l’un d’entre eux, Davide Boni, en sa qualité de
« surintendant des Antiquités ». Trois des dix-huit patentes délivrées à des juifs
entre 1719 et 1744 par le camerlingue avaient été aussi concédées à titre de
« dépendance et de familiarité » à certains juifs qui, « en cas de nécessité
de produits et de travaux », servaient son palais, tandis que les autres patentes
autorisaient les juifs détenteurs du monopole de la location des lits pour les
soldats et d’autres groupes de marchands juifs, souvent de la même famille, à se
rendre dans différentes localités des États de l’Église et à y résider quelque temps
sans avoir à porter de signe distinctif, parfois avec leur famille et des domestiques ;
s’y ajoutait même, dans certains cas, le droit de porter l’épée, de voyager dans
des carrosses et d’utiliser la lanterne de nuit (autant de choses expressément
interdites aux juifs 86). Entre 1730 et 1744, le cardinal Alessandro Albani délivra
treize patentes de la même teneur à des juifs ; toutes concernaient plusieurs
membres d’une même famille et leur permettaient d’effectuer des ouvrages
de couture dans son palais, de s’occuper de la fourniture et de la réparation
des tapisseries ou encore, comme dans le cas de marchands (les Ascarelli, les Zevi,
les Sermoneta, les Del Monte, les Della Torre et les Baraffaele), de fournir sa cour
en étoffes et différentes marchandises. Le fait que certains juifs travaillaient pour
le Palais apostolique avec des patentes concédées en 1743 par le cardinal Girolamo

85 - ACDF, SO, St. St., AA5-c, c. 1r-3v, Ebrei dello Stato Ecclesiatico, 1745 ; St. St., BB3-a,
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

c. 224, Editto sopra gli Ebrei, 1745 ; c. 242r-243r, Lettera circolare ai padri Inquisitori appro-
vata e corretta da Nostro Signore du 27 août 1745 ; Decreta, 1745, Feria V du 26 août 1745,
c. 294v-295v, et Feria IV du 6 oct. 1745, c. 338v.
86 - ASR, Biblioteca, Bandi, b. 320, Editto contro gl’Ebrei, & Ebree, che non possino andare in
carrozza, e che sempre portino il cappello, o segno giallo : édit promulgué le 23 juill. 1671 par le
622
cardinal vicaire et renouvelé plusieurs fois ensuite.
DROIT(S) ET MINORITÉS JUIVES

Colonna comme majordome des Sacri Palazzi (palais pontificaux) est tout aussi
significatif. De même, des membres des plus éminentes familles juives actives
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dans le commerce des tissus et des épices, tels que les Baraffaele, les Ascarelli,
les Ambron et les Corcos, pouvaient jouir de plusieurs patentes délivrées par des
personnalités aussi bien italiennes qu’étrangères 87.
Il est évident qu’il existait un recours diffus aux artisans et aux marchands
juifs, et, dans de nombreux cas, de la part de ces mêmes autorités qui, dans
l’exercice de leurs fonctions, auraient dû en sanctionner l’activité. Les cardinaux
qui présidaient les tribunaux citadins ainsi que leurs collaborateurs figuraient
parmi les principaux bénéficiaires des compétences et des marchandises mises à
disposition par les juifs à l’occasion de Noël ou de l’Assomption, quand l’Université
des juifs de Rome était tenue d’offrir des cadeaux et des « pourboires » au cardinal
vicaire, au vicegerente, au lieutenant criminel du cardinal vicaire et au camerlingue,
ainsi qu’aux préposés des différents tribunaux. Parmi ces offrandes, on trouve du
sucre, du café, du chocolat, de la cire ou encore du foie gras destiné au cardinal
vicaire. En outre, à l’occasion du carnaval, l’Université des juifs avait coutume
de soutenir les dépenses pour la location de dominos et de masques à nombre
des employés des tribunaux et à leurs familles. Tout au long de l’année, elle leur
garantissait aussi la confection et la réparation de vêtements, ou encore la
fourniture d’étoffes pour élaborer des livrées et des tapisseries 88. Les accusations
de fraude, de falsification et de manque de fiabilité à l’encontre des juifs ne
pesaient donc guère, en pratique, sur leurs relations quotidiennes avec la
population chrétienne et même avec les plus hautes sphères de la hiérarchie
ecclésiastique. Malgré cela, le recours à la capacité économique des juifs ne se
traduisit jamais en une reconnaissance formelle susceptible d’atténuer les mesures

87 - ACDF, SO, St. St., AA5-c, c. 4r-5v, Patenti, o siano familiarità spedite dalli Sign.
Conservatori di Roma alli ebrei di questa città, 20 déc. 1745 ; cc.136r-142v, Patenti concedute
dagli Emi Sig. Cardinali agl’Ebrei sì del Ghetto di Roma che delli Ghetti dello Stato Ecclesiatico,
[déc. 1745]. Ariel TOAFF, « Commercio e industria delle lane ed ebrei nello Stato
Pontificio, secc. XVI-XVIII », Zakhor, 9, 2006, p. 93-102, rappelle que, au milieu du
XVIIIe siècle, Angelo Ascarelli et ses frères furent choisis comme fournisseurs exclusifs de
lits et de matelas pour les palais du Vatican.
88 - ASCER, 2Va, fasc. 8, Liste di mance e di regali dati nel 1701 ; ACDF, SO, St. St., TT4-c,
fasc. 6, dépenses supportées par l’Université des juifs de Rome entre 1726 et 1732 ; ASR,
Camerale II, Ebrei, b. 1, fasc. 11, Perizia fatta d’ordine della Sacra Congregazione del
S. Offizio da Raimondo Rasi perito e deputato da detta Sacra Congregazione a visitare l’Archivio
degli Ebrei del ghetto di Roma, Tomo Primo, Sopra l’Economico, 1732 (à la p. 112, figurent les
dépenses supportées pour « les oies gavées pour en offrir les foies au Très Éminent
Vicaire »). Sur la spécialisation juive dans la préparation du foie gras et la tradition de
l’offrir en cadeau aux autorités chrétiennes depuis le Moyen Âge, voir Ariel TOAFF,
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

Mangiare alla giudia. Cucine ebraiche dal Rinascimento all’età moderna, Bologne, Il Mulino,
[2000] 2011 ; Françoise SABBAN et Silvano SERVENTI, A tavola nel Rinascimento con
90 ricette della cucina italiana, Rome, Laterza, 1996. Sur Raimondo Rasi et son expertise,
voir M. ROSA, « Tra tolleranza e repressione::: », art. cit. ; Angela GROPPI, « Numerare e
descrivere gli ebrei del ghetto di Roma », in A. GROPPI (dir.), Gli abitanti del ghetto di
623
Roma:::, op. cit., p. 37-67 ; G. SPIZZICHINO, « L’Università degli ebrei di Roma::: », art. cit.
ANGELA GROPPI

discriminatoires prises à leur égard, continuellement relancées pendant toute la


durée de la ghettoïsation. De cette manière, les judei de urbe restèrent la cible
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d’attaques de la part des artisans et des marchands « chrétiens et catholiques »


(eux-mêmes se définissaient ainsi dans leurs plaintes), qui non seulement les
obligèrent à vivre dans un climat d’instabilité et de précarité constantes, mais
contribuèrent aussi à maintenir vivaces toute une série de stéréotypes antijuifs
destinés à se perpétuer au cours des siècles et à passer de l’antijudaïsme
économique à l’antisémitisme 89.
Dans le même temps, les métiers et les trafics exercés par les juifs, comme
leur présence à l’extérieur des murs du ghetto, firent l’objet d’un contrôle continu
exercé par les autorités pontificales, qui s’ajoutait à celui pratiqué par leurs
concurrents chrétiens. À cet égard, les curés des paroisses adjacentes au ghetto
jouèrent un rôle important, car ils furent constamment appelés pour rendre compte
des comportements et des éventuelles infractions des juifs qui franchissaient
ses murs. Leurs témoignages, souvent présentés au cours des procès, mettent bien
en évidence à quel point il était exigé des juifs un comportement discret et
soucieux de ne pas contaminer la sphère sacrée du territoire chrétien lorsqu’ils
sortaient du ghetto. Appelés à se prononcer sur la question des locaux que les juifs
tenaient à l’extérieur de l’espace qui leur était assigné, les rares prêtres témoignant
en faveur des marchands catholiques dirent en effet que les juifs y dormaient
durant la nuit et y déchargeaient leurs produits lors des jours fériés ; de même, ils
déclarèrent être embarrassés lorsqu’ils devaient passer devant ces lieux dans
l’exercice de leurs fonctions religieuses. De leur côté, la majorité des curés qui se
montrèrent, la plupart du temps, tout sauf hostiles à la présence extra ghettum des
juifs, attestèrent que le comportement des juifs était modéré et non scandaleux,
précisant que ceux-ci n’exposaient pas les marchandises dans la rue et fermaient
les locaux au coucher du soleil – tels les témoignages des curés de Santa Maria
in Monticelli et de San Tommaso ai Cenci, en février 1758, en faveur des frères
Baraffaele et Ambron. Ils affirmèrent également que lorsqu’eux-mêmes passaient
devant ces locaux pour aller chercher les défunts, apporter le viatique aux infirmes
ou à l’occasion de cérémonies sacrées, les juifs se montraient plein de respect et
toujours prêts à fermer leurs magasins ou à tirer des rideaux devant la porte de
manière à ne pas se faire voir 90. Voir et être vu sont des gestes qui appartiennent
aux territoires les plus délicats de la sensibilité collective et l’« horreur de la vue
se manifeste comme une constante au cours des siècles 91 » : les habitants du
ghetto, en particulier dans les moments charnières des fonctions religieuses
chrétiennes, mais pas uniquement, étaient reconduits à leur rang d’« infidèles »
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

89 - À ce propos, voir les observations de G. TODESCHINI, La banca e il ghetto:::, op. cit.,


« Introduzione ».
90 - ASCER, IRd, fasc. 4, Alla Sagra Congregazione Del S. Offizio Romana Apothecarum, per
L’Università degl’Ebrei di Roma, e per essa Giuseppe Vito, e Zaccaria Fratelli Baraffaele,
Gabriele, e Fratelli Ambron Mercanti Ebrei. Sommario, Typis Bernabò, 1758.
624
91 - L. MASOTTI, « Condividere gli spazi urbani::: », art. cit., p. 90.
DROIT(S) ET MINORITÉS JUIVES

qui ne devaient pas contaminer le territoire de la Chrétienté par leur présence


et leur regard 92.
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L’équilibre délicat et précaire entre la sphère du spirituel et celle du matériel fut


une constante dans l’existence des juifs romains. Pendant toute l’ère du ghetto, ils
furent contraints de livrer d’interminables batailles pour défendre la possibilité
d’exercer des métiers et des commerces qui, bien qu’essentiels pour le marché
de la ville et de l’État, pouvaient à chaque instant être déclarés illégitimes et
dangereux au nom de la différence religieuse. C’est précisément pour cette raison
que les habitants du ghetto de Rome, conscients des risques qu’ils couraient à ne
pas vouloir renoncer à leur identité juive et à leur religion, ne se contentèrent pas
d’agir à l’ombre des concessions qui leur étaient accordées par une théologie
catholique qui, comme l’a observé Wolfgang Reinhard, sut toujours « adapter la
sévérité de la doctrine aux exigences des pratiques économiques 93 ». En faisant
preuve d’une extraordinaire résilience, qu’il est nécessaire d’appréhender sur la
longue durée, ils défendirent sans relâche leurs activités économiques au nom des
prérogatives liées à leur statut de cives romani. Ce statut, qui permettait de reconnaître
leur appartenance au populo civitatis malgré leur extranéité au populo Ecclesiae, en
faisait des sujets de droit, même si leurs capacités étaient limitées. De cette manière,
ils réussirent à vivre pendant des siècles en tant que juifs dans la capitale pontificale
et à tenir tête, souvent avec succès, à des concurrents économiques qui, brandissant
l’étendard de leur chrétienté, prétendaient qu’il ne fallait pas considérer les juifs
comme « des hommes d’un même peuple et comme des citoyens [participant comme
les chrétiens] à tous les actes qui appartiennent à la vie civile et à l’humanité 94 ».

Angela Groppi
Sapienza-Università di Roma

Traduction de Michaël Gasperoni

92 - L. MASOTTI, « Circoscrivere, rinchiudere, non vedere::: », art. cit. ; Dana E. KATZ,


« ‘Clamber Not You Up to the Casements’: On Ghetto Views and Viewing », Jewish
History, 24-2, 2010, p. 127-153.
93 - Wolfgang REINHARD, Papauté, confessions, modernité, trad. par F. Chaix, Paris, Éd. de
https://doi.org/10.1017/ahss.2019.45

l’EHESS, [1972-1982] 1998, p. 35.


94 - C’est ainsi que s’exprimèrent, en 1764, les marchands fondacali : ACDF, SO, St. St.,
TT3-g, fasc. 7, Sacra Congregatione Sancti Officii R. P. D. Veterani Assessore Romana Pretensi
Juris Retinendi Apothecas quoad Mercatores Fundacales Pro Nob. Collegio Mercatorum
Fundacalium Urbis Contra Josephum, Vitum, & alios Baraffaelle Haebreos, & litis & c. G,
625
Restrictus Responsionis Facti, & Juris, 9, Typis Bernabò, 1764, n. 11.

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