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Monsieur Bernard Bligny

L'Église et le siècle de l'an mil au début du XIIe siècle


In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public. 14e congrès,
Poitiers, 1983. L'Église et le siècle de l'an mil au début du XIIe siècle. pp. 5-33.

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Bligny Bernard. L'Église et le siècle de l'an mil au début du XIIe siècle. In: Actes des congrès de la Société des historiens
médiévistes de l'enseignement supérieur public. 14e congrès, Poitiers, 1983. L'Église et le siècle de l'an mil au début du XIIe
siècle. pp. 5-33.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/shmes_1261-9078_1984_act_14_1_1398
Bernard BLIGNY

L'Église et le siècle de l'an mil au début du XIIe siècle

Essayer de présenter la synthèse des faits qui ont marqué ces quelque cent ans, ou tout au
moins celle des travaux qui s'y rapportent, ne va pas sans difficultés : au seuil de la présente
étude, avouons que celles-ci n'ont pas été toutes levées, tant s'en faut, et que nombre
d'affirmations demeurent conjecturales, ou de conclusions provisoires.
De ces difficultés, comme on pouvait le prévoir, la première tient à la documentation. Très
inégale en quantité comme en qualité, très inégalement répartie dans le temps et l'espace,
ses carences ont été signalées par tous les auteurs qui se sont penchés sur le XIe s. Qu'il s'agisse
de paysages ou de données archéologiques, et pour l'écrit ou les documents figurés d'actes
de la pratique, de chroniques et d'annales, de vies de saints, voire d'œuvres théologiques
ou de collections canoniques, enfin des témoignages de l'art, leur exploitation appelle d'autant
plus la prudence que leur coefficient répétitif est plus faible. Bref, le tissu est mité, avec des
trous béants1. Sans doute, l'élargissement du champ documentaire depuis l'ouverture de
nouvelles pistes heuristiques et l'emploi de nouvelles techniques d'investigation autorisent-ils
déjà des vues, sinon plus amples, du moins plus proches du réel que celles qu'imposait à
l'historien une information presque unilatérale; mais, si l'imaginaire ou la tentation d'inter
polery trouvent moins leur compte, l'arbitraire demeure, qui, dans la définition de faits
présentés comme « significatifs », laisse dans l'ombre ceux que le hasard, en nous les léguant
moins nombreux, n'a point parés de cette vertu. Il n'est que trop vrai que sont surtout retenus
ceux qui répondent à tel choix subjectif, à telle problématique; vrai aussi que la bibliographie
ne supplée pas à la misère de certaines sources.
Autre cause de difficultés, et non sans lien avec la première, celle qui procède des révisions
déchirantes auxquelles de « méchants faits », comme disait Marc Bloch, contraignent péri
odiquement les historiens : les théories qui paraissaient acquises, par exemple le « système »
domanial ou la féodalité, volent en éclats2, et l'on ne sait plus à quelle terminologie se vouer.
Comme l'histoire n'existe que par le discours, toute amputation nominaliste lui est préjudi
ciable, et celles-là particulièrement. Reste, pour nous en consoler, le régime seigneurial qui,
lui, ne soulève pas d'objections comparables chez le savant, mais se dresse sur sa route comme
la pierre de touche du réel vécu, ou en voie de formation. Encore est-il plus facile de le décrire,
avec ses variantes, et ses écarts chronologiques3, que de répondre à la question du pourquoi :
interprétations d'inspiration économiste, primat revendiqué de la démographie, recours aux
mentalités de l'époque ou, avec G. Duby, accent mis sur la nouvelle répartition des pouvoirs
de commandement — nous voilà retombés dans des théories (il en est d'autres!) entre les-

1. G. Duby et G. Lardreau, Dialogues, Paris, 1980, p. 39 ss.


2. R. Fossier, Enfance de VÉurope. Aspects économiques et sociaux, Paris, 1982, p. 142 et 951 ss. — Id. et collab.,
L'éveil de VEurope, 950-1250 dans Le moyen âge (Paris, 1982/83), t. II.
3. R. Fossier, Enfance..., p. 364.
BERNARD BLIGNY

quelles il nous est loisible de fixer, pour un temps, notre choix. De rêver aussi : la part d'ambi
guïtéqui s'inscrivit dans les intentions ou les actes originels, la convergence peut-être fortuite
de facteurs « déterminants » et, qui sait ? l'optimum climatique dont R. Fossier, cum grano
salis, fait état dans la conclusion de son plus récent ouvrage, en un mot la pluralité des
« causes » possibles — tout cela est bel et bon, mais moins réconfortant que générateur d'un
certain malaise pour qui cherche à comprendre. Prudemment, nous nous en tiendrons aux
faits établis.
Pour autant, nous n'en aurons pas fini avec la série de nos difficultés. La plus grave tient
peut-être au caractère mouvant de la matière historique elle-même. En effet, si le monde
des laïcs a été affecté de profonds changements au xie s. et, ici ou là, dès le xe, l'Église aussi
a changé, en profondeur comme en surface, et son approche n'en est que plus délicate. Société
« mixte » ainsi que la définissait G. Le Bras4, et donc tout à la fois stable et « triomphante »
hors du siècle, mais sujette, en s'y incarnant, aux transformations qu'il subit, c'est sa
temporalité, bien entendu, qui retiendra notre attention. Nous la verrons, corps vivant et
multiple, engagée dans une chrétienté hétérogène, dont ses clercs épousaient plus ou moins
les mouvements tandis que ses moines s'employaient, avec plus ou moins de bonheur, à en
orienter les aspirations vers le Ciel. Point de monolithisme, en effet, ni d'attitudes figées, mais
des réflexes qui varièrent suivant les régions, les moments, les situations socio-politiques ou
économiques, les mentalités, avec des contradictions apparentes ou, pour le moins, d'impor
tants décalages : ceux qu'on observe dans la chronologie pourraient même décourager tout
essai d'interprétation synthétique5 ! Un fil conducteur cependant : entre l'aube et le crépuscule
du siècle, la vieille notion d'Église comme « peuple chrétien » (celui-ci confondu parfois avec
Y Imperium) a tendu à s'individualiser, à se restreindre au corps sacerdotal que, d'ailleurs,
distinguaient déjà les schémas trifonctionnels, en particulier celui d'Adalbéron.
Dans notre essai de synthèse (et pour nous en tenir au cadre de l'Occident), se côtoieront des
éléments déjà bien connus, sur lesquels nous ne nous attarderons pas, et d'autres plus neufs :
l'intérêt évident que présentent ceux-ci ne dispensait pas de faire mention de ceux-là, car,
sans le rappel des corrélations et interactions qui existent entre tous les phénomènes ayant
valeur historique, aucun d'eux n'acquerrait le degré d'intelligibilité requis par notre étude
dans une optique d'histoire globale6. Pour mettre en évidence ces éléments et les mieux
replacer dans le flot de la civilisation ambiante, un plan thématique s'imposait : nous l'avons
délibérément retenu, sans pour autant nous en dissimuler les inconvénients (redites, omissions)
parce qu'il était impossible de tout dire. En revanche, nos conclusions se plieront à la
chronologie.
La présente Introduction ne saurait s'achever sans les remerciements que nous sommes
heureux d'exprimer à nos collègues A. Vauchez et M. Pacaut, le premier pour sa contribution
aux pages consacrées à la vie économique, le second pour nous avoir communiqué, au sujet
des mutations de l'Église, l'exposé qu'il a présenté devant un récent congrès international7;
également au Centre d'Études supérieures de Civilisation médiévale et à son directeur
R. Favreau pour le chaleureux concours scientifique qu'ils nous ont apporté lors de la phase
préparatoire de ce travail, enfin à la Société des historiens médiévistes de l'Enseignement
supérieur public pour son aimable concours matériel.

4. G. Le Bras, Prolégomènes (t. I de YHistoire du droit et des institutions de VÊglise en Occident), Paris, 1955, p. 3-7.
5. R. W. Southern, Western Society and the Church in the Al. A., Londres, 1970, réimpr. 1981.
6. A. Vauchez, Les nouvelles orientations de Vhisloire religieuse de la France médiévale. I : Avant le XIIIe s. dans
«Actes du 100e Congrès nat. des Soc. sav. » (éd. Paris, 1977), I, p. 95-112.
7. A. Vauchez, v. infra, p. 18-21 (les formes économiques de type évolué) ; — M. Pacaut, Les mutations de VÊglise
aux XIe et XIIe s. (Congrès de Bucarest, 1980), dactyl.
l'église et le siècle

Quelles que soient les difficultés qu'ait rencontrées notre enquête, un premier fait s'impose,
à savoir l'omniprésence8 de l'Église dans le siècle. Le fait est connu de longue date, mais il
n'est pas inutile d'y revenir.
Présente, l'Église l'a été comme interlocutrice d'un Empire byzantin qui, pour se prémunir
contre le danger allemand, plus tard normand, se soucia jusqu'en 1071 du maintien de ses
positions d'Italie, puis de garder un contact avec le monde occidental, et qui, d'une façon
non continue il est vrai, attendit de la papauté qu'elle lui ménageât les atouts nécessaires ou,
du moins, n'y fît pas obstacle. Plus largement, et même à l'époque de son effacement, celle-ci
ne cessa d'entretenir avec les rois et les princes des relations plus ou moins suivies, génératrices
en certains cas (avec les dynastes du Mezzogiorno, de Croatie, d'Aragon, etc.), d'alliances
qui revêtirent la forme de contrats vassaliques. Mais c'est surtout au sein des cours princières
et, dans le Saint-Empire, à l'échelon du comiiatus, ou encore à la tête de maints gouvernements
urbains, de maintes seigneuries rurales, que la présence ecclésiastique, avec le rôle politique ou
administratif qu'on sait, s'affirma. Elle ne fut guère moindre, sauf à lutter pour y faire sa
place, dans le réveil de l'économie. Et il va de soi que dans les domaines religieux et socio
culturel le rôle des clercs et des moines atteignait à un véritable monopole, qu'il s'agît des
paroisses anciennes et nouvelles, des toutes premières confréries pieuses ou professionnelles,
des écoles et de la pensée, des ateliers d'art. En tant que socielas perfeda distributrice, et seule,
du salut, l'Église était certes présente, ou s'y efforçait, dans chaque lignage, chaque famille,
chaque individu.
Seulement, si l'on observe les choses de plus près, on constate que cette multiple et profonde
insertion temporelle n'effaçait nullement, ou si peu vers 1000 ! le faisceau d'habitudes, de
pratiques et de tendances invétérées que le siècle opposait à un authentique christianisme9.
L'Église, en effet, s'y heurtait à trois éléments au moins, tous trois étrangers à son message :
la force, celle des potenies de tout rang qui n'hésitaient guère à bafouer la morale, et pas
seulement celle des Béatitudes, — en second lieu la coutume, par exemple en matière matri

moniale ou possessoire, — enfin ce paganisme latent que saint Odon avait dénoncé au Xe s.

et dont l'attrait pour la magie n'était pas la seule composante. En face de ce problème
d'ensemble, c'est-à-dire de situations extrêmement diverses d'une contrée à l'autre et qui
appelaient des remèdes modulés, que pouvait faire l'Église sinon s'adapter, en d'autres termes
faire la part du feu et donc, pour sauver l'essentiel, transiger sur l'accessoire, sans d'ailleurs
renoncer à l'emploi de certaines sanctions canoniques ? N'avait-elle pas l'expérience de
semblables difficultés pour les avoir rencontrées au cours de la phase proprement missionnaire
de son action ?
L'expérience, oui. Mais au xie s., dans un contexte nouveau à fortes contraintes, celui de
l'« encellulement », l'adaptation semble bien avoir passé les bornes du souhaitable : on peut
même se demander si cette Église travaillait encore pour l'homme, comme servante de l'idéal
dont elle se réclamait, ou pour elle-même, comme risquaient de l'y inciter les schémas en vertu
desquels elle se réservait la première place dans l'organisme social; ou pour des maîtres tempor
els,comme rouage du Beichskirchensysîem ou captive d'un régime de toute façon aristo-

8. R. W. Southern, op. cit. — Également R. Manselli, UEuropa medioevale, Turin, 1979, 2 vol. ; J.-P. Poly et
E. Bournazel, La mutation féodale, Paris, 1980.
9. / laici nella * societas Christiana » dei sec. XI e XII. IIIa Sellim. di sludi, La Mendola, 1965 (Milan, 1968). —
A. Vauchez, Religion et société dans l'Occident médiéval, Turin 1980, et Id., La spiritualité du m. â. occidental (VIIIe-
XIIe s.), Paris, 1975, où le problème de la piété populaire est évoqué aux p. 23-32 et 105-136.
BERNARD BLIGNY

cratique ? Quand on la dit « tombée au pouvoir des laïques »10, on englobe dans une même
réprobation, où morale et sociologie se rejoignent, la « mainmise » sur les clercs et sur les
patrimoines des églises publiques promises au sort des Eigenkirchen; s'agissant des évêques,
on s'attache à la fois, pour le dénoncer, au fait que la plupart d'entre eux étaient de souche
nobiliaire — circonstance qui, en soi, ne contrariait pas l'exercice d'un honnête sacerdoce,
encore moins les nécessités du dialogue avec les grands — , et au constat que, fils, frères et
cousins de potentes, leur mode de désignation et leur comportement dépendaient plus souvent
de considérations lignagères ou, voyez-les auprès de l'empereur et des rois, de haute politique,
que d'un souci pastoral. Animés de la même foi que leur parentèle et fréquemment bénéficiaires
— nous l'avons indiqué plus haut — de regalia, parfois d'une charge comtale, il arrivait qu'ils

fissent leurs les mœurs guerrières du siècle; en des cas plus rares, que leur vie privée ne différât
en rien de celle du laïcat, témoin les dynasties épiscopales que connut longtemps la Bretagne.
Avec raison, on objectera qu'un portrait ainsi typé tend à la caricature et qu'il est difficile de
brosser celui du prélat moyen représentatif d'un xie s. très contrasté. Il n'en reste pas moins
que, depuis le xe, et soulignée, au besoin exagérée dans la dénonciation qu'en firent les moines,
qu'elle épargnait et qui ne furent pas sans y contribuer par leur essor même, la crise de l'épisco-
pat constituait un problème grave parce que, pour la première fois, elle mettait en cause non
seulement l'image traditionnelle du pasteur, mais aussi l'unité des diocèses, et donc la structure
de l'Église11. Sans doute, le redressement était-il en marche depuis les années 1050, mais il
fallut attendre 1096 pour que le Saint-Siège fît clairement comprendre que celle-ci était
intangible. Encore doit-on ajouter qu'à l'époque du conflit des investitures, qui couvrit les
dernières décennies du xie s., le métier d'évêque n'alla point sans traverses à la tête d'évêchés
exposés aux coups du souverain germanique, ou dont les chapitres, ici ou là, se dressaient déjà
contre certaines prérogatives de l'hôte des cathédrales.
Comme on le voit, l'insertion de l'Église dans la société séculière a eu pour contrepartie, mis
à part le monachisme, une série de dommages que, précisément, la grande politique de réforme
inaugurée par les papes allemands, amplifiée par les «grégoriens», s'est donné pour but de
réparer. Cependant, cette vision classique des événements et des hommes ne doit pas nous
masquer l'ampleur du champ d'action où, quelles que fussent les péripéties, et tantôt comme
moteur, tantôt comme partenaire, voire comme spectatrice intéressée, l'Église s'est efforcée
d'entraîner le siècle ou de le sensibiliser. Inégalable dans le domaine spirituel et ses abords,
son rôle s'avéra important là où on l'eût attendu modeste, et moindre évidemment dans le
secteur où elle n'était qu'indirectement concernée. C'est par ce dernier que nous commencerons.
Auparavant, il nous faut revenir sur l'événement ecclésiastique majeur qui permit à l'Église
du xie s. d'amplifier son action et la conditionna : la réforme.

Nous la retrouverons plus loin, mais ici nous voudrions insister sur son incidence politique12
puisque, aussi bien, sans l'effort d'émancipation entrepris par le Saint-Siège, il eût été impos-

Mulalions...
10. L. Santifaller, Zur Geschichte der ottonisch-salischen Reichskirchensystem, Vienne, 1964, p. 79 ss. — M. Pacaut,
11. Le islituzioni ecclesiastiche délia * Societas Christiana » dei sec. XI-XII (Diocesi, pievi e parrocchie), VI" Sellim.
inlernaz. (Milan, 1974), éd. 1977 ; même thème général, sous-titré Papato, cardinalato ed episcopato, Va Sellim. (1971),
éd. 1974. — E. Pasztor, San Pier Damiani, il cardinalato e la formazione délia curia romana, « Studi gregoriani », 1975,
p. 317-339. — Cf. M. Pacaut, Structures monastiques, Église et société en Occident aux XIe et XIIe s., * Cahiers d'histoire »,
XX, 1975, p. 119-136.
12. Question abondamment débattue : parmi les pro-grégoriens, H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VIL Essai sur
sa conception
2e éd., Paris, du1950
pouvoir
(t. VIII
pontifical,
de l'Histoire
Paris, 1934,
de VÉglise
et A. Fliche,
depuis lesLa origines
réforme jusqu'à
grégorienne
nos jours)
et la reconquête
; — hostile,
chrétienne
G. Barraclough,
(1057-1123),
La papauté au moyen âge, trad., Paris, 1970. — Cf. aussi A. Becker, Papst Urban II, Stuttgart, 1968 ; — J. Fried, Der
pàpstliche Schutz fur Laienfûrsten, * Wissenschaft. Akad. Heidelberg », 1980.
l'église et le siècle

sible à celui-ci, et à l'ensemble du corps ecclésial, de se situer en face du siècle et d'y jouer le
rôle auquel nous venons de faire allusion.
Cette volonté de libération, exprimée par le slogan « Libertas ! » sous le pontificat de
Grégoire VII, procède de l'idée gélasienne que, des deux pouvoirs, le spirituel l'emporte sur
le temporel comme l'âme sur le corps : elle avait pris naissance au ve s., puis faute de moyens
adéquats s'était assoupie, mais pour ressurgir au ixe et, de nouveau, s'effacer, toujours prête
à renaître à la diligence des clercs du Latran. Au xie s., sous l'influence des moines, la renovatio
de l'Église fait son chemin dans les consciences : y sont sensibles, comme P. Toubert l'a
montré13, les papes « Tuscolani » des années 1012-1044 naguère encore tant décriés, lesquels
subordonnent toute réforme morale de leur clergé à la restauration du patrimoine ecclé
siastique et, en outre, commencent à « forger un instrument de gouvernement» dont la curie
est le pivot. Puis, sous l'impulsion autoritaire de l'empereur Henri III, que suivent les papes
allemands (de Clément II à Victor II), c'est la moralité des clercs dans l'Église tout entière
qui est à l'ordre du jour; dans le Palrimonium, Léon IX et l'archidiacre Hildebrand s'appuient
sur les lignages des curialistes pour faire pièce à l'aristocratie latiale, dont plusieurs castra
tombent entre leurs mains. Impossible, cependant, de procéder à la réforme autrement que
dans le respect d'un système où l'investiture des charges ecclésiastiques, du haut en bas de
la hiérarchie, est conférée par les détenteurs du pouvoir laïque. Que pour l'Allemagne et la
Lombardie, dès l'an 1000 (et davantage ultérieurement), 32 archevêchés et évêchés, et plus
de 100 abbayes, se trouvent ainsi pourvus de véritables prélats-fonctionnaires par les soins
du souverain14; que dans les autres royaumes d'Occident, en dépit du respect apparent de
l'élection canonique, aient cours de semblables méthodes (seul y varie le degré d'intégration
de l'Église à l'État); qu'enfin l'aristocratie laïque, à son niveau, n'agisse pas autrement avec
l'épiscopat, parfois l'abbatiat, et surtout les charges moins élevées — de tels faits constituent,
par leur généralisation, bien qu'ils n'aient pas été, partout et toujours, désastreux dans
leurs conséquences, le plus sévère démenti aux notions d'autonomie, plus encore de supériorité
de Yordo ecclesiasticus, qu'allaient professant les clercs enclins à une réforme en profondeur.
Le populus réduit à la personne du prince ou de ses vassaux lors des « élections », c'était toute
l'idéologie ottonienne du pouvoir, c'est-à-dire carolingienne, qui continuait à prévaloir dans
la chrétienté; il est vrai que l'assimilation de l'office impérial ou royal, le sacre aidant, à celui
des ôvêques, ne contribuait pas peu à entretenir la confusion entre les deux domaines.
En Allemagne, la minorité de Henri IV (1056 ss) fut la circonstance providentielle qui permit
à un groupe de réformateurs romains d'aller au delà des objectifs moraux des tenants de la
collaboration étroite de l'Église avec le pouvoir temporel15. Dans un premier temps, ces
rigoristes ne s'attaquèrent pas au Reichskirchensystem, mais se contentèrent (Nicolas II et
Hildebrand) de dégager le suprême magistère de l'étreinte que la pratique impériale, à défaut
celle de l'aristocratie du Latium, lui imposaient; également, de poursuivre l'œuvre de Léon IX
dans le domaine concret du contrôle des éléments de la puissance publique (apparition des
premiers castra specialia pontificaux, etc.), en exploitant les atouts que la « révolution » socio-
politique, en l'espèce le régime seigneurial, mettait à leur portée. Tâche relativement aisée
au demeurant, si l'on tient compte des difficultés auxquelles se heurtait la puissance allemande
dans une Italie où elle devait faire face à des dynastes versatiles (ou dangereux comme dans
le Mezzogiorno normand), à l'esprit autonomiste des communautés urbaines, à l'humeur des
évêques non inclus (ils ne l'étaient pas tous) dans le système ottonien; mais tâche exaltante

13. P. Toubert, Les structures du Lalium médiéval, Rome, 1973, p. 1035-1037.


14. M. Pacaut, Mutations... V. aussi supra, n. 11.
15. L. Gatti, Bonizone di Sutri e il suo * Liber ad amicum ». Ricerche suWetà gregoriana, Pescara, 1968.
10 BERNARD BL1GNY

alors qu'à Rome (Alexandre II) s'élaborait une nouvelle conception de la chrétienté, c'est-à-
dire d'essence cléricale16, qui préparait au profit de l'Église le renversement des rapports que
celle-ci entretenait avec les pouvoirs du siècle. Depuis Nicolas II, le pape ne se contenta donc
plus d'assister l'empereur dans l'œuvre d'assainissement du corps ecclésial, il prit lui-même
en main cette réforme, prétendit bientôt — Grégoire VII — l'élargir à l'ensemble de la société


chrétienne, et pour cela désigna l'investiture laïque comme l'obstacle à abattre pour assurer
le succès de l'entreprise17. Par là même, il ébranlait l'édifice impérial et acceptait le risque d'une
lutte acharnée — l'aspect le plus spectaculaire de notre sujet — entre le Saint-Siège et la
principale puissance de l'Occident. Et quand Urbain II en 1096 interdit aux clercs la commen-
dalio entre des mains laïques, il signifia du même coup que la singularité de la fonction ecclésiale
interdisait de s'accommoder plus longtemps de toute compromission politique. Aux clercs,
non plus le second rôle (dans le meilleur des cas), mais l'initiative.
Cette mesure valait aussi pour les autres royaumes. Là, l'équilibre entre épiscopats et rois
variait d'un État à l'autre, mais en général les évêques n'exerçaient pas la puissance publique
comme ils le faisaient dans 25 % des comtés allemands à la mort de Henri II, ou dans certains
diocèses du royaume de Bourgogne18 (s'ils l'exerçaient de fado, c'était en qualité de « protec
teursnaturels » de certaines villes ou avec l'appui d'un groupe de vassi dans et hors les murs);
bien peu, en revanche, qu'il s'agît de l'Angleterre ou des petits États chrétiens d'Espagne,
échappaient à l'influence directe du palais royal, ou si, comme en France, il s'en trouvait
quelques dizaines qui n'y fussent pas soumis lors des élections et des cérémonies d'investiture,
ceux-là n'y gagnaient que d'être plus étroitement assujettis au contrôle des princes terr
itoriaux, ainsi dans la vaste Aquitaine ou le Languedoc19. En somme, que le pouvoir central
fût resté intact ou, au contraire, eût été déjà «privatisé» dans une partie de son ressort,
le sacerdoce se ressentait à peu près partout (« souffrait » serait trop dire) de l'état de dépen
dance où le maintenait l'intérêt des princes. Les moines, Helgaud par exemple, avaient beau
exhorter ceux-ci à pratiquer les vertus monastiques, la suprématie du « spirituel » dans ses
implications temporelles restait lettre morte — tout au plus un vœu pieux conforme aux
désirs d'Adalbéron et de Gérard de Cambrai20. Seuls les grégoriens, en désacralisant quelque
peu la fonction royale et en exaltant celle du vicaire, non plus de Pierre, mais du Christ,
s'appliquèrent à restituer à l'Église, laissant au laïcat la polestas, cette aucloritas qu'un saint
Ambroise, un saint Léon, un Grégoire le Grand, un Nicolas Ier avaient jadis exercée sur le
« peuple chrétien » et ses dirigeants. Parmi eux, on voit un Manegold de Lautenbach et un
Bernold de Constance affirmer que, fondé à contrôler l'application du contrat tacite qui lie
les rois aux peuples, le pouvoir spirituel peut juger les princes21.

16. G. Tellenbach, « Libertas », Kirche und Wellordnung im Zeilaller des Investiturslreites, Berlin, 1936.
17. Sur le conflit : K. Jordan, Das Zeitalter des Invesliturslreiles als politische und geislige Wende des abendlànd. Hoch-
mittelallers, « Gesch. in Wissensch. u. Unterricht », XXIII, 1972. — J. Fleckenstein et collab., Investitùrstreit und
Rechlverfassung, Sigmaringen, 1973. Cf. aussi supra, n. 12.
18. Evêques-comtes en Bourgogne : B. Bligny, L'Église et les ordres religieux dans le Royaume de Bourgogne aux XIe
et XIIe s., Grenoble, 1960, p. 126 (Sion en 999, Aoste en 1023), 138 (Tarentaise en 996), 139 (Lausanne en 1011) et 148
(Vienne en 1023) ; — regalia avant 1032, ibid., p. 150 (Lyon) et 153 (Besançon).
19. Aquitaine : B. Guillemain et collab., Le diocèse de Bordeaux, Paris, 1974, p. 37-40; — Languedoc : G. Cholvy,
Le diocèse de Montpellier, Paris, 1976 (comme le précéd. dans Histoire des diocèses de France, dir. J.-R. Palanque et B.
Plongeron). V. aussi J. Caille, Origine et développement de la seigneurie temporelle de Varchevêque dans la ville et le terroir
de Narbonne, IXe-XIIe s., « Fédér. histor. du Languedoc méditerr. et du Roussillon » (Montpellier, 1973), p. 9-36.
20. G. Duby, Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme, Paris, 1978, à relier à Id., L'an mil, Paris, 1967 ; — cf.
Cl. Carozzi, Rhétorique et idéologie: la triparlilion sociale au XIe s., «Annales É.S.C. », XXXIII, 1978, p. 685-702. —
M. Rouche, Les origines de la triparlition fonctionnelle et les causes de son adoption par l'Europe chrétienne à la fin du Xe s.,
dans L'Orient et l'Occident (Dijon, 1979), p. 31-49.
21. M. Pacaut, La théocratie. L'Église et le pouvoir au m. à., Paris, 1957, p. 245-246 (textes). Id., Histoire de la papauté,
de l'origine au Concile de Trente, Paris, 1976, p. 123-162. Également, A. Alberigo, Cardinalato e collegialità. Studi sull'
ecclesiologia Ira VXI e il XIV sec, Florence, 1969 ; — W. Ullmann, The Growth of Papal Government in the AI. A., 3e éd.,
Londres, 1970. Autre angle de vue : E. Werner, Zwischen Canossa und Worms. Staat und Kirche, 1077-1122, Berlin, 1973,
p. 99 ss.
l'église et le siècle 11

En face du siècle, l'Église n'a donc reconquis son autonomie, et peu à peu, qu'à partir des
années 1050 : auparavant, elle n'était capable que d'une action décousue, et ce ne sont pas
les interventions d'un Benoît VIII (1012-1024) en Gaule qui donneront le change. L'impulsion
grégorienne lui valut de raccourcir les étapes et de se poser, dans les principes d'abord (nous
n'en sommes pas encore à Innocent III !) comme étant infaillible, et son chef visible comme
distributeur des couronnes (Diclatus, XXII et XII). Voyons-la à l'œuvre.

Spectatrice de quelques grands événements où son rôle ne fut pourtant point uniquement
passif, l'Église s'intéressa de plus près, acteur privilégié, aux changements de caractère socio-
politique et socio-économique dans lesquels les plus récents historiens du xie s. n'hésitent pas
à voir une «révolution»; dans le domaine des mentalités, l'impact de son influence, quoique
inégal, fut profond.

I. L'Église, spectatrice attentive.


Le spectacle auquel il lui fut donné d'assister, c'est le renversement de l'équilibre des forces
dont l'Occident latin tout entier fut le théâtre22. Commencé dès le Xe s. avec le refoulement,
puis le cantonnement du peuple hongrois par Otton Ier, le deuxième acte en fut la stabilisation
d'autres barbares, les Scandinaves, dont l'empire se disloqua en 1035 à la mort de Cnut le
Grand; le troisième, le repli des Byzantins sur les Balkans en 1071; quant au quatrième, qui
concerne les Arabes, il n'était pas achevé à la fin du siècle (pas plus que la mêlée où s'affron
taientpar intermittence Allemands et Slaves), mais suffisamment engagé pour que c'en fût
fini de leur suprématie dans les eaux de la Méditerranée occidentale. Entre temps les pillards
du Nord, progressivement assimilés en Neustrie sinon assagis, s'étaient joints ici ou là aux
autochtones pour émerger parmi les vainqueurs de la gent païenne ou des « schismatiques »
de Byzance, ou avaient jeté leur dévolu sur l'Angleterre, dont ils orientèrent vers le continent
les destinées. Aucune direction d'ensemble à ces opérations confuses, coupées de longues
trêves (on ne conclut la «paix» qu'entre chrétiens), mais partout la victoire acquise, ou en
marche, signe de l'indiscutable croissance de l'Europe. Une victoire à laquelle l'Église n'était
pas restée étrangère.
S'agissant des Infidèles23, celle-ci n'avait pas ménagé ses encouragements à leurs adversaires :
répandre leur sang n'était point acte impie, comme le proclama le concile de Narbonne de
1054 selon l'optique de la paix de Dieu, ou comme le répétaient les moines clunisiens qui, depuis
deux ou trois décennies, attiraient les chevaliers français en Espagne. En fait, depuis la chute
du califat de Cordoue en 1031, et sans concours extérieur suffisant, les chevauchées de la
Reconquisla s'étaient raréfiées. Il fallut l'assassinat du premier roi d'Aragon (1063) pour que
le pape Alexandre II, dans l'émotion qui s'ensuivit, annonçât l'octroi d'une indulgence en
faveur des guerriers, de toute provenance, qui s'enrôleraient sous les bannières du gonfalonier
Guillaume de Montreuil, du duc Gui-Geoffroy d'Aquitaine et d'un simple seigneur normand,

V1966.
cité
Europe,
22.
à— laA.n.R.
Paris,
R.20.Manselli,
Lewis,
1962;Naval
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; R. Fossier,
le secondL'éveil...,
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à VlaEurope
n. 2. 1951.
—chrétienne
V. —aussiR.(VIIe-XIe
L'Orient
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et VOccident,
s.), Paris,
de
23. L'Église et les Infidèles : La guerre et la paix au m. à., Actes du 101e Congrès des Soc. sav. (éd. Paris, 1978), I.
E.-D. Hehl, Kirche und Krieg im 12. Jhdt. Sludien zu kanonischen Rechl und polilischer Wirklichkeit, Stuttgart, 1980. —
En marge, l'antisémitisme latent : B. Blumenkranz, Kirche und Synagoge. Die Entwicklung in Weslen zwischen 200 und
1200, 1968 (repris dans Juifs et chrétiens, Londres, 1977). Gli Ebrei nell'alto medioevo, 26" Settim. di Studio, 1978 (Spolète,
1980). M. Yardeni et collab., Les Juifs dans l'histoire de France, Leyde, 1980.
12 BERNARD BLIGNY

Robert Crépin. Les guerrilleros devenaient soldats du Christ, l'algarade, guerre sainte.
Transformation plus nette encore, dix ans plus tard, lorsque Grégoire VII, par un appel
semblable à celui de son prédécesseur, mais assorti d'une revendication de suzeraineté sur les
terres recouvrées, décide le Champenois Eble de Roucy à participer à la lutte contre l'émir
de Saragosse, ou bénit d'avance les volontaires de l'aventure castillane. Il est vrai que sur un
autre terrain, l'Italie, la papauté avait eu, dès les ixe et Xe s., à faire face au problème
musulman, et que ce problème s'y posait encore au xie, sinon sur le continent même, du moins
dans les îles. Assez discrète en 1015 lors du raid conjoint des Pisans et des Génois sur la
Sardaigne, elle accorde son appui officiel — ne sont-ils pas ses vassaux depuis peu ? —
à Robert Guiscard et Roger lorsque les deux frères (1061) enlèvent Messine de haute lutte et,
de cette tête de pont, préparent la reconquête de la Sicile sur ses émirs divisés : ici encore,
l'oriflamme de saint Pierre accompagne les guerriers normands24.
Vieux routiers, ceux-ci ont déjà joué un rôle décisif dans l'élimination de la puissance byzantine
en Pouille et en Calabre, et le Latran s'y est trouvé d'assez près mêlé. Après l'échec (1042)
du dernier effort de Byzance pour arracher la Sicile à l'Islam, les Byzantins n'avaient eu dans
le Mezzogiorno qu'une politique hésitante : se contenter d'une présence dans les ports et leurs
hinterlands, comme on le pensait à Constantinople, ou au contraire, comme le préconisait
le catépan de Bari, s'affirmer à l'intérieur de la région pour y tenir en échec leurs anciens
mercenaires normands qui, renforcés presque chaque année par la venue de nouveaux congé
nères, se montraient de plus en plus agressifs. De leur agressivité, qu'une reconnaissance
légale en 1046 (le maximum que pût faire la cour allemande) n'avait pas désarmée, le Pairi-
monium Pelri risquait de faire les frais tôt ou tard et, d'ailleurs, en avait déjà souffert. De
là, avec l'aval de Henri III, l'alliance militaire qui se forma, contre eux, entre le pape Léon IX
et le catépan ... pour aboutir à la défaite et la capture du pape à Civitate — péripétie (1053) — ,
puis, autrement grave, à l'abandon de la politique probyzantine lorsque, l'année suivante,
le légat Humbert eut déposé sur le grand autel de Sainte-Sophie la bulle portant excommunicat
ion du patriarche grec, bulle qui ne resta pas sans réplique25. Sous la pression de ses soucis
orientaux, empêché aussi d'agir par le courant antimilitariste qui se développait à Constant
inople, le gouvernement byzantin ne fit rien de sérieux pour endiguer la progression normande ;
de son côté, se sentant d'autant plus sûr de lui que la réconciliation des deux Églises, et partant
un nouvel accord contre lui, semblaient improbables à court terme, Guiscard poursuivit
le grignotage des derniers lambeaux de territoire byzantin jusqu'à la chute de Bari. Quand se
produisit l'événement (1071), il y avait longtemps que, dans l'intérêt supérieur d'une papauté
qui s'affranchissait du Saint-Empire et d'un duché de Pouille et Calabre qui s'en voulait
indépendant, pape et duc s'étaient réconciliés selon un rite tout vassalique : l'alliance de Melfi
(1059), qui préluda aux campagnes de Sicile et n'alla d'ailleurs pas sans nuages, préfigurait
aussi le consentement d'Alexandre II à l'opération projetée contre l'« usurpateur » de la
monarchie anglo-saxonne par le duc de Normandie.
Ainsi l'expansionnisme normand, en y incluant l'agression de Guiscard contre les Balkans,
puis les visées sur Antioche et sur l'Afrique, a su jouer de l'orthodoxie et du thème de la réforme
pour capter la confiance et l'appui du Saint-Siège. Inversement, au moment où il s'applique
à se doter d'un appareil monarchique, ce dernier n'est pas sans apprécier, et les appréciant,

24. P. Kehr, Die Belehnung der sùdilalianischen Normannen Fiirsten durch die Pàpsle, Berlin, 1934. — J. Décar
reaux, Normands, papes et moines en Italie méridionale et en Sicile, XIe-XIle s., Paris, 1974 (pour mémoire, F. Chalandon,
Histoire de la domination normande..., Paris, 1907).
25. G. Ostrogorsky, Histoire de VÊlal byzantin, rééd. franc., Paris, 1968, p. 357-360 ; — C. Violante, Velu délia
riforma délia Chiesa in Italia (1002-1122), dans Sloria d'italia, dir. N. Valeri (Turin, 1959), p. 125-136. — F. Dvornik,
Byzance et la primauté romaine, Paris, 1964.
l'église et le siècle 13

sans exploiter les possibilités que lui ouvre, au delà du Latium, l'existence de grandes seigneuries
amies, ou bénéficiaires de sa iuitio, comme le marquisat de Toscane ou le duché de Pouille26.
La politique romaine s'en autorise pour résister énergiquement à l'empereur, tancer des rois
comme Philippe Ier, stimuler de nouveau l'activité missionnaire et concevoir, dès Grégoire VII,
le plan grandiose d'une intervention des chevaliers latins en Terre Sainte sous la conduite
d'un légat pontifical. Qu'on l'appelle ou non « théocratique », qu'à Constantinople on ait
éprouvé de la peine à la comprendre, cette attitude dénotait à quel point le Saint-Siège se
voulait, ayant longtemps cessé de l'être, aux écoutes du monde du xie s. finissant.

IL L'Église, acteur privilégié.


Elle le fut dans la mise en place d'une société nouvelle, dont le processus, suivant les régions,
remonte plus ou moins haut dans le courant du xes.; elle le fut aussi, mais avec des prises
de position assez contrastées, dans l'économie renaissante du xie.

A. Dans la mutation sociale. La papauté n'a pas été la seule à tirer parti du mouvement
seigneurial27 après s'en être inquiétée, puis s'y être insérée soit dans Rome même, soit au
dehors, par le truchement des lignages curialistes : avec des fortunes diverses, de grandes et
moyennes abbayes, l'épiscopat aussi, l'y ont souvent devancée, ne fût-ce que pour se prémunir
contre les dangers dont les menaçaient les châteaux des nouveaux maîtres du sol, villes
comprises, ou simplement parce qu'entre ces polentes laïques et les prélats jouait la solidarité
lignagère sur laquelle insistent tant aujourd'hui les historiens de la société médiévale. Solidaires
ou non, c'est un fait qu'ils ont construit un régime social nouveau à la faveur de la poussée
démographique qui se précisait depuis le xe s., de l'effondrement d'un contrôle public efficace
ou, à l'inverse (cas de l'Allemagne, de la Lombardie, etc.), de son maintien, enfin du consente
ment ou de la résignation des populations concernées.
Ce régime, nous le rencontrons dès c. 1000 dans les villes28 où, ici marquisale (c.-à-d. comtale)
ou déléguée à des vicomtes, là épiscopale, quelquefois de fado partagée, la seigneurie s'impose
aux habitants en tutelle comme une monarchie en petit, plus exigeante qu'imaginative,
réticente devant les conventus qui préfigurent les assemblées communales, peu ouverte aux
problèmes socio-économiques locaux, plus tard méfiante, ainsi à Milan, à Crémone, en Toscane,
devant les signes avant-coureurs d'un trouble d'origine évangélique, bref administrative au
sens étroit du terme. Avec une assise domaniale intra- et extra- urbaine plus ou moins
consistante, des appuis vassaliques d'importance variable, et bien entendu le château, symbole
de la force qui protège et menace, son allégeance au souverain se mesure, si le seigneur (en
est-ce bien un ?) est un agent laïque ou un évêque « d'Empire », à la docilité du fonctionnaire
de type carolingien; s'il n'est que le délégué du prince territorial, à la capacité de celui-ci
à maintenir le contrôle public dont il est investi, et en principe responsable à son tour, devant
la couronne ; s'il s'agit d'un évêque autonome (sont-ils beaucoup à l'être devant leurs lignages ?),
à la somme des privilèges obtenus de celle-ci. Ce schéma, qui s'applique en gros à l'Italie
précommunale et à l'Allemagne, doit être corrigé en tenant compte du poids du passé civil,
militaire et religieux (rien d'analogue entre Venise et Milan, par exemple) ; si on le transpose

— 26.
Normands
/ ceti dirigenti
: v. la n.in 21.
Toscana, in Alii del 1° convegno di Firenze, 1978 (Pise, 1981) ; — C. Violante, Velà..., p. 149 ss.
27. P. Toubert, op. cil., p. 1038 ss.
28. A. Chédeville, J. Le Goff et J. Rossiaud, La ville médiévale, t. II de Y Histoire de la France urbaine, dir. G.
Duby, Paris, 1980. — G. Penco, Un aspetto délia socielà médiévale ilaliana: il rapporlo monasleri-città. « Benedictina »,
XXVI, 1979.
14 BERNARD BLIGNY

en France ou dans le royaume de Bourgogne, on s'aperçoit que telle seigneurie épiscopale,


ainsi à Grenoble, a connu une réelle prospérité avant que l'avouerie (1025/30 ss) ne la rongeât
peu à peu au bénéfice de la famille toute proche d'où sortirent quatre évêques successifs29.
Cette pratique, et la simonie caractérisée qui sévit ici ou là, montrent à quel degré d'imbrica
tion étaient parvenues les relations entre les deux premiers ordines. Si, dans l'ensemble, les
archevêchés résistèrent mieux que les évêchés (encore l'exemple de Bordeaux et quelques
autres illustrent-ils le contraire), c'est que la mise en route de la réforme les atteignit les
premiers. Et en les dégageant du contrôle lignager, la réforme renforça, il faut le souligner,
le caractère ecclésiastique de ce type de seigneurie, mais sans nécessairement lui permettre
de recouvrer les avantages perdus. C'est en tout cas, un thème classique de l'hagiographie du
xne s., mais non certes chez les contestataires ! que celui de l'évêque grégorien père des pauvres,
administrateur modèle et ami de la paix, auquel le méchant comte territorial, ou comme en
Lombardie dès 1035/37 et au Mans la poussée communale, disputent sa légitime seigneurie.
Qui peut disposer des couronnes peut, a fortiori, gouverner les simples sujets. Là-dessus,
préréforme et réforme ont la même vision des choses, sauf à diverger sur le mode d'application
du pouvoir effectif.

La même aussi en ce qui concerne l'encellulement castrai, dont l'ampleur ne fut pas moindre.
Ce phénomène, justiciable d'un nombre particulièrement élevé de travaux récents et en
cours30, ne se distingue pas tant du précédent par sa nature que par le caractère « révolution
naire » qu'il a revêtu d'environ 990 à 1060, avec une pointe vers 1030, dans les campagnes
de l'Occident. A vrai dire, hormis des cas privilégiés, le mécanisme ne s'en laisse pas suivre
avec la même facilité dans toutes les régions concernées : est-il sûr, par exemple, que tous
les villages de France, ou la grande majorité d'entre eux, soient nés au xie s. ? Ou que les
contrées montagnardes aient accusé, à cette époque-là précisément, un taux d' incaslellamenio
comparable à celui des plaines ? Comme la documentation, notamment paroissiale, est très
déficiente à cet égard, et qu'en outre il y eut beaucoup de ratés (encore visibles dans la topo
graphie où se lisent les abandons de sites, mais malaisément datables), peut-être conviendrait-il
de nuancer l'étendue du processus ou d'en étaler davantage la chronologie.
Reste, cependant, que les remaniements fonciers et le rassemblement des hommes entrepris
par des polentes laïques et ecclésiastiques (surtout des abbayes), sont bien à l'origine de
nouvelles agglomérations rurales et que celles-ci, leurs cimetières rapprochés des vivants,
leurs églises construites en dur pour la première fois, sont pour la première fois aussi restées
stables; qu'enfin, avec le château comme résidence du maître, centre nerveux de la seigneurie
où a glissé la justice publique confisquée, et d'où s'exercent les pouvoirs de commandement,
d'exploitation du terroir et de perception des bonnes et maies coutumes, elles composèrent
un paysage mille fois renouvelé, dont le charme à nos yeux ne saurait effacer la somme de
contraintes qu'il représenta. En pâtirent, plus que d'autres, les alleux demeurés très nombreux
jusque vers 1000, et dont la résorption connut son maximum entre 1010 et 1040 selon les

29. E. Dupré-Theseider, Vescovi e cilla nelVItalia precomunale dans Vescovi e diocesi in Italia nel medio evo, sec. IX-
XIII (Padoue, 1965), p. 55-109 ; — G. Rippe, Commune urbaine et féodalité en Italie du Nord: V exemple de Padoue,
Xe S.-1237, « Mél. Ëc. fr. de Rome », 1979, p. 659-697. — Abus du lignage : V. Chomel et collab., Histoire de Grenoble,
Toulouse, 1976, p. 52 ss ; — B. Bligny et collab., Histoire du diocèse de Grenoble (dans Hist, des dioc. de Fr. cit. à la n. 19),
Paris, 1979, p. 42 ss.
30. Nombreux travaux, p. ex. : R. Fossier, Enfance..., p. 288-345. — Ch. Higounet, Structures sociales, « castra » et
caslelnaux dans le Sud-Ouest aquitain (Xe-X II Ie s.) dans Structures féodales et féodalisme dans iOccident méditerranéen
(Rome, 1980), p. 109-117 ; — G. Fournier, Le château dans la France médiévale. Essai de sociologie monumentale, Paris,
1978. — t. Reuter, The Medieval Nobility. Studies on the Ruling Classes of France and Germany from the 6th to the 12th
C, Amsterdam/New York/Oxford, 1979.
l'église et le siècle 15

calculs de R. Fossier31 : ici encore, il sera bon de moduler le tempo en fonction des régions,
c'est-à-dire du degré d'inefficacité du pouvoir souverain, mais également de tenir compte
des motifs qui portèrent tant d'alleutiers à se « commender » à des religieux.
Autre victime de l'encellulement, l'Église. Non pas toute l'Église, puisque nous venons de
rappeler que le monde des réguliers fut largement partie prenante dans l'opération; ni même
toute l'Église séculière, qui, de deux façons, sut tirer bénéfice du mouvement castrai, d'abord
en adaptant sa nouvelle géographie paroissiale au cadre du village ou du groupe de hameaux,
et en second lieu en élevant, elle aussi (les évêques, les chapitres cathédraux), des castra et
castella aux points de regroupement de ses paysans. Mais cette politique n'alla point, dans
un premier temps, sans perte de substance, d'une part en ce qu'elle posa un problème de
desserte et qu'il fallut faire appel aux congrégations monastiques ou canoniales pour le
résoudre32, de l'autre parce qu'elle se solda par d'importantes pertes domaniales pour nombre
d'évêchés. Quand on parle de « biens d'Église », et surtout pour en dénoncer la spoliation par
le laïcat à l'époque la plus effervescente de Yincaslellamento, on confond d'ordinaire trois
sortes d'éléments des patrimoines attachés ou non aux charges ecclésiastiques publiques :
d'une part, tout ou partie des regalia tenus en fief, sur lesquels le concédant (empereur, rois)
conserve ses droits; de l'autre des biens concédés en précaire, ou en fief à des fidèles, à des
agents de la cathédrale, tous vassaux auxquels il ne saurait être question de les reprendre sans
motif grave; enfin les biens propres immunistes des évêchés et des paroisses, qui rémunèrent
le service public du culte et qu'à ce titre le pouvoir laïque considère comme relevant de sa
guardia intéressée, spécialement lors des vacances de la charge33. Avec l'encellulement
« sauvage » des années 990-1030, qui furent celles du « profit déchaîné », il est plus que probable
que les églises mal protégées furent les victimes d'abus criants : le cas de l'évêché de Sisteron,
dont le patrimoine fut totalement dilapidé autour de 1050, est à cet égard significatif. Plus
fréquents, à notre avis, furent les cas où la spoliation, patiemment étalée dans le temps ainsi
que nous l'avons indiqué plus haut, se couvrit d'une avouerie devenue propriété du lignage
qui pourvoyait au choix de l'évêque. Et puis, si l'on se refuse à tomber dans ce machiavélisme
facile, comment ne pas voir que chaque remaniement foncier de quelque importance a fourni
l'occasion de mainmises fortuites sur des terres d'Église restées inexploitées ou dont l'origine
n'était pas claire ?
Assurément, la dévolution des dîmes relèverait plutôt de l'interprétation manichéenne que34
nous voulons écarter. Régulièrement inféodées et sous-inféodées, ou plus couramment spoliées
à la suite de manœuvres subreptices, mais de toute façon patrimonialisées, leur valeur était
telle qu'à leur sujet s'est livré le plus âpre et long combat entre leurs détenteurs laïques et
l'épiscopat engagé dans la réforme. En passant, notons qu'elles témoignent à leur manière de
l'accroissement démographique et de la multiplication des « nouvelles » paroisses issues du
mouvement castrai, mais qu'on ne saurait y voir un critère absolu en la matière : il arrive que
leur désignation se réfère à la paroisse-mère originelle lors même qu'entre temps de nouveaux
centres paroissiaux sont apparus. Surtout, sans avoir été toutes restituées dans les délais

31. Outre R. Fossier, n. précéd., v. F. Schneider, Le origini dei comuni rurali in Italia, présent, par E. Sestan (trad.),
Florence, 1980 ; — M. Mollat, Les moines et les pauvres, XIe-XIIe s. dans // monachesimo nelValto medioevo e la formazione
délia civiltà occidentale. IVa seltim. di Spolelo, 1956 (Spolète, 1937), p. 193-215 ; — G. Le Bras, L'église et le village, Paris,
1981. — Cas des alleutiers : R. Fossier, Enfance..., p. 144-145 et 155-156.
32. J. Leclercq, Monachisme, sacerdoce et missions au m.â., « Studia monastica », XXIII, 1981, p. 307-321. —
C. Violante, Pievi e parrocchie nelV Italia centroseltenlrionale durante i sec. XI e XII dans Le islituzioni eccl., op. cit.,
p. 644-799 ; — G. Devailly, L'encadrement paroissial: rigueur et insuffisance, dans La religion populaire en Languedoc
«Cahiers de Fanjeaux », XI, 1976, p. 387-417. — Cf. infra, n. 35.
33. Biens d'Église : M. Pacaut, Mutations...
34. L'exemple significatif de Grenoble : sur 154 actes dus à l'évêque Hugues Ier (1080-1132), 74, soit 48 %, concernent
les dîmes, cf. J. Marion, Cartulaires de Véglise cathédrale de Grenoble, Paris, 1869.
16 BERNARD BLIGNY

escomptés par les évêques, elles ne le furent jamais, quand elles le furent, sans compensation :
au droit canon qui leur était inintelligible, leurs détenteurs laïques opposèrent la coutume
patrimoniale et, forts de l'appui de la parentèle, firent payer cher la restitution. La paix de
Dieu, dont on eût pu attendre qu'elle les inclinât à plus de souplesse, n'eut d'effet, si l'on peut
dire, que sur les princes, par exemple rodolphiens; les «prédateurs» de moindre envergure,
châtelains autonomes ou coqs de villages, résistèrent jusqu'à ce qu'ils eurent compris qu'en
fondant des prieurés-nécropoles familiaux ils pouvaient reprendre d'une main ce qu'ils allaient
lâcher de l'autre : dîmes et autres biens firent donc retour à l'Église ... régulière, dont Léon IX
dénonça, peut-être trop vite, la « rapacité », et qui se vit finalement interdire toute acquisition
de ce genre, fût-ce au bénéfice de la prescription (Latran I, 1123)35.
Ainsi, mis à part les regalia, ce sont les biens inféodés, les précaires et les biens propres, qui
firent les frais des usurpations là où la puissance royale était incapable de s'exercer. Mais qui
furent en grande partie restitués — il y fallut du temps et, souvent, la reconnaissance d'un
palronalus laïque — concurremment avec cette vague de donations qui grossit de c. 1050 à
c. 1120 au bénéfice des moines, surtout, mais aussi des cathédrales et des paroisses, et qui n'a
pas peu contribué au succès du vaste remaniement foncier en cours. Si prendre et donner
fut le fond de l'éthique du groupe chevaleresque, l'Église n'a pas été perdante. Par suite, il
lui fut plus facile d'asseoir sa puissance temporelle sur les campagnes que de la conserver
intacte sur les villes, où le ferment communal la contraignit, passé 1050 et en Italie au moins,
à une défensive d'autant plus pénible qu'elle se heurtait à la conjonction de la petite noblesse
et d'un groupe marchand impatient de s'émanciper36. Plus facile, encore que les errants du
siècle, et parmi eux les ermites sortis du laïcat, ceux-là même qu'on voit rejoindre les clercs
ou moines-ermites animés d'une égale ferveur eschatologique, se soient inscrits en faux, laissés
pour compte ou rebelles, contre le régime castrai tant ecclésiastique que laïque où ils ne
reconnaissaient pas la cité de Dieu. Contre-société ? Petite minorité, à coup sûr bruyante et
que nous retrouverons. Rançon d'une réussite ...

B. Dans l'économie renaissante. Il n'est pas du tout paradoxal que l'Église, antichambre
du Ciel, ait figuré à la première place dans l'économie du xie s. : étant alors le plus gros
employeur aussi bien du monde rural que dans les villes, seule à même de bénéficier du large
transfert de fortune que la piété des fidèles détermina, seule à pouvoir mobiliser massivement
des capitaux dormants, qui donc eût pu lui disputer cette place ? A en juger par le choc en
retour que produisit sur leur esprit, en moins de cent ans, le réveil économique de l'Occident,
il faut admettre que les clercs ne furent pas les derniers à en prendre conscience37. Mais leur
réaction, lente à venir, fut loin d'être tout d'une pièce : attachés aux formes traditionnelles
de l'économie, ils se montrent de plus en plus réticents envers ses formes évoluées.
Pour un occidental, la tradition se confondait avec le travail agricole, voire artisanal, qui
permet de subvenir aux besoins de la société, et elle se résumait dans la personne du laboralor,

35. J. Avril, Recherches sur la politique paroissiale des établissements monastiques et canoniaux (XIe-XIIe s.), « Revue
Mabillon », 1980, p. 453-464. — J. Hourlier, Saint Odilon, abbé de Cluny, Louvain, 1961 ; — Monasteri in Alla Italia
dopo le invasioni saracene e magiare, sec. X-XII, 32° Congresso slor. subalp., Pignerol (Turin, 1966) : aux p. 17-31, C. G.
Mor, Poleri laici e monasteri. — B. R. Kemp, Monastic Possession of Parish Churches in England in the 12lh Cent., « Journ.
of Eccl. Hist. », XXXI, 1980, p. 133-160.
36. Cf. E. Lesne, Histoire de la propriété ecclésiastique en France, Lille, 1910/43, t. VI ; — J.-F. Lemarignier, Le
monachisme et Vencadrement religieux des campagnes du royaume de France (au nord de la Loire de la fin du Xe s. à la fin
du XIIe), dans Le islituzioni (v. supra, n. 11), p. 348-405. — Cluny in Lombardia (avec une grosse communication de
C. Violante, p. 521-664), dans Italia benediltina, Alii del convegno di Pontida 1977 (Cesena, 1979), 2 vol. — Monchlum und
Gesellschaft in Frûhmittelalter, Darmstadt, 1976.
37. D. C. North et R. P. Thomas, L'essor du monde occidental. Une nouvelle histoire économique, trad., Paris, 1980. —
Prêt à intérêt : G. Violante, Les prêts sur gage foncier dans la vie économique et sociale de Milan au XIe s., « Cahiers civil,
médiév. », V, 1962, p. 147-168 et 437-459; — G. Le Bras, art. « Usure » dans Diet, de théol. calhol. ,XV, c. 2336-2372.
l'église et le siècle 17

type du « malheureux qui ne possède rien sans peiner », selon le schéma d'Adalbéron38. Ce
travail, on le sait, venait derrière l'oraison et la guerre dans la hiérarchie des valeurs. Lié
à une condition humaine dégradée, celle d'Adam après la chute, mais néanmoins assumé par
le Christ fait homme, on le regardait, vers 1000, comme le fruit de la malédiction, comme
le prix du rachat, comme la pénitence en action. Le symbolisme de Marthe s'affairant aux
besognes ménagères, tandis que Marie écoutait le Sauveur, n'était pas uniquement en honneur
chez les contemplatifs, où il finit par se réfugier (cf. Guigues le Chartreux, Consuetudines, XX,
2-3); il exprimait la croyance de l'ensemble de l'Église. Cependant, puisque travailler — le
paysan, l'artisan — était aussi un acte créateur, donc en soi bon, il fallait bien que Dieu l'eût
permis. Cette idée que le travail plaisait à Dieu et qu'il lui agréait d'autant plus s'il était
accompli dans un esprit de détachement spirituel (l'oisiveté ennemie de l'âme, Régula. S.B., 48),
en un mot qu'il relevait de l'Alliance, fit peu à peu son chemin : elle est par exemple familière
aux adeptes du « nouveau monachisme » et par conséquent aux cisterciens, pour lesquels
la référence à saint Benoît — il est vrai pénitentielle — constituait en la matière la meilleure
des justifications; qui, en outre, au couple orator-bellalor cher à Cluny, préférèrent manifeste
ment le couple orator-laborator plus conforme à leur pratique. Au xne s., elle a gagné les milieux
séculiers, et un Jean de Salisbury n'hésitera pas à écrire que travailler, c'est s'ennoblir. Les
premiers jalons d'une théologie sont posés.
Ce travail, toutefois, s'entendait des activités productrices où l'argent, quand il intervenait,
n'avait pour rôle reconnu que d'être un instrument d'investissement en vue du bien commun
— ce qu'il était de toute façon. Que son commerce à des taux usuraires fût soigneusement
camouflé, et souvent à leur profit, ne gênait pas nos gens d'Église : avant l'époque grégorienne,
leur concours fut irremplaçable dans le réveil de l'économie, et sans doute accordé à des
conditions peu compatibles avec le rejet du « mal de l'avarice » dénoncé par la Régula, chap. 57.
Mais, ouvertement, leur intérêt se portait vers l'activité agricole39, qui aboutissait au troc
avec simple référence à la monnaie, ou au don, ou procurait des surplus commercialisables
dont la ville était preneuse. De fait, peu d'argent circulait dans les campagnes : la corvée
aidant, la charge du salariat n'a pas pesé lourd sur la seigneurie banale, au moins jusque vers
1050, non plus que sur le monastère dont la familia comprenait, à côté des tenanciers ou des
servientes, des nutriii non rémunérés; ce qui entraînait des frais, c'était la construction du
château ou des bâtiments monastiques, pour laquelle on se remettait à des équipes de profes
sionnels. De même, pour l'ensemble du siècle, l'augmentation du prix de la terre fut plus
faible que celle des prix en général, qui elle-même paraît avoir été des plus modérées — sta
bilité qu'on interprétera comme étrangère à l'esprit de spéculation (?) si, pour l'époque (mais
peut-on l'affirmer ?), elle n'avait pas encore pour cause l'incidence du service féodal, à moins
qu'elle ne résultât du fort pourcentage de mutations gratuites ainsi que de l'extension du
domaine pionnier, donc peu coûteux, que l'encellulement mettait à la disposition des se
igneuries. Enfin, avant 1075, sauf là où le démarrage économique s'opérait sur un rythme plus
vif (ports marchands et centres industriels créateurs d'emplois salariés), on ne saurait dire
qu'on ait affaire à une vraie économie d'échanges fondée sur l'usage effectif et constant de
la monnaie. Avec un mode de production resté partout domestique et un caractère rural
puissamment marqué (90 % de la population peut-être), la société ambiante correspondait
aux préférences avouées des gens d'Église.

38. R. Fossier, Enfance, p. 882-884, cf. J. Le Goff, La civilisation de l'Occident médiéval, Paris, 1961, p. 270. —
V. aussi P. Wolff et F. Mauro, L'âge de l'artisanat (Ve-XVIIIe s.), t. II del' Histoire générale du travail, dir. L.-H. Parias,
Paris, 1960.
39. G. Duby, L'économie rurale et la vie des campagnes dans l'Occident médiéval, Paris, 1962 ; Id. et collab., Histoire de
la France rurale. I : Des origines à 1340, Paris, 1975. — Gh. Higounet, L'Église et la vie rurale pendant le très haut m.û.,
1960, rec. d'art, repris dans Paysages et villages neufs du m.â. (Bordeaux, 1975).
18 BERNARD BLIGNY

Des moines d'abord, et pour cause ! Leur conception de la propriété était si inséparable de leur
office — intercéder pour les vivants et les morts en adorant Dieu — , qu'elle appelait les
libéralités des fidèles. Bienfaits du Ciel, biens de la Terre, ils furent comblés. Il y a peu,
Ch. Higounet40 indiquait que, si au ixe s. l'Italie comptait autant de monastères urbains ou
suburbains (et quelle ville n'en comptait pas au moins un ?) que ruraux, ceux-ci étaient
trois fois plus nombreux que ceux-là en Francie et cinq fois plus en Germanie et en Angleterre;
au xie s., le monachisme italien fut à son tour à dominante rurale, et rural le patrimoine
foncier de tous les monastères occidentaux sans exception. Or, pour dégagée qu'elle fût d'un
objectif de profit au sens que nous donnons à ce terme, l'économie monastique, au même titre
que celle des seigneuries laïques (qui y étaient contraintes pour survivre), a contribué par sa
vitalité à la mise en valeur de l'Europe. On l'admettra aisément si l'on considère que la
concentration simultanée des pouvoirs de commandement sur les hommes et la terre, c'est-à-
dire l'exploitation systématique des labeurs et plus rationnelle des sols, assurait une efficacité
et des rendements que n'avait pas connus l'époque carolingienne, la moins créatrice de richesses
qui fût. Une grande abbaye possédait en moyenne 3 à 4 000 manses, soit quelque 30 000 à
60 000 hectares, et un prieuré moyen 400 à 500 hectares, force de travail et de capitaux qui
permit, dès l'époque du mouvement de paix, de participer à la colonisation (bonification des
terroirs) et au peuplement (sauvetés, etc.), ainsi en Aquitaine, dans la Forêt Noire et en bien
d'autres régions. Force de travail : il faut se garder de voir dans un Cluny devenu gestionnaire
l'exemple-type du comportement bénédictin, même s'il servit de repoussoir à Cîteaux (où
souffla l'esprit pionnier des origines), car non seulement dans les autres congrégations, mais
dans les nombreux prieurés clunisiens aussi, moines et valets travaillaient de concert : la
céréaliculture, la viticulture surtout, leur doivent leur essor décisif. Cela, on le sait de longue
date et il n'est pas nécessaire d'y insister41.
On sait aussi que rarement adaptation au milieu rural fut plus réussie que celle de l'Église
régulière en ce xie s. Et sans doute, de l'Église tout entière.

Vis-à-vis des formes économiques de type évolué (commerce, échanges, crédit, etc.), les histo
riens qui se sont penchés sur le problème se sont trouvés confrontés à des textes contradictoires.
Ainsi, en ce qui concerne le commerce, quel est le document le plus significatif : la lettre de
Grégoire VII dans laquelle ce dernier reproche au roi de France Philippe Ier d'avoir détroussé
des marchands italiens dont il tient à l'évidence l'activité pour louable, ou le fameux passage
de la vie de saint Guidon d'Anderlecht (décédé en 1012, mais le texte semble postérieur d'un
siècle au moins), dont Pirenne fit si grand cas dans ses Étapes de la formation du capitalisme, où
il est dit que mercalura raro aut numquam ab aliquo sine crimine exerceri poluili2 ? Le débat est
encore obscurci du fait qu'on a eu tendance à s'appuyer essentiellement sur des textes concer
nantles clercs — et qui donc ne s'appliquaient pas aux laïcs — ou à valoriser excessivement
certaines interdictions ou condamnations prononcées par des conciles ou des auteurs spirituels,
sans accorder la même attention à la pratique courante qui est parfois, il est vrai, bien difficile
à saisir. Pour y voir un peu plus clair dans cette quaestio vexata, il est souhaitable de prendre
en considération à la fois la complexité des problèmes, la diversité et les disparités de la
documentation ainsi que l'évolution des attitudes mentales, qui ne s'est pas faite partout selon
le même rythme. Le xie s., en effet, est loin de constituer une entité homogène. Il est marqué

40. Ch. Higounet, L'ordre bénédictin el la terre (VIe-XIIe s.) dans S. Benedetto e la civiltà monastica nell'economia e
nella cultura deWalto medio evo (Rome, 1982), p. 21-32. — V. aussi R. Dion, Histoire de la vigne et du vin en France des
origines au XIXe s., Paris, 1959.
41. Cas de Cluny: G. Duby, Le budget de V abbaye de Clunij entre 1080 el 1155, «Annales É.S.C. », VII, 1952, p. 155-171.
42. Gregorii VII regislrum, II, 5 (1074), éd. E. Caspar, Berlin, 1920, p. 129-133. — Guidon d'Anderlecht, Vila, dans
AA.SS., sept. IV, 41-44.
l'église et le siècle 19

sur le plan religieux par une coupure traditionnellement désignée sous le nom de « réforme
grégorienne ». Si discutable que puisse être l'expression, elle correspond bien à un tournant
par rapport auquel on sera conduit à distinguer un avant et un après.
A l'époque post-carolingienne, l'Église manifesta une réelle tolérance, sinon même une certaine
sympathie, vis-à-vis des activités commerciales, et protégea les négociants. Elle ne fit en cela
qu'imiter les pouvoirs civils et surtout le pouvoir impérial. Le praeceplum negocialorum de 828
ne défendait-il pas de taxer les marchands qui se rendaient à la cour du prince pour y apporter
les produits dont le souverain et les Grands avaient besoin ? Aux marchands du palais
succèdent, aux Xe et xie s., les marchands d'évêchés et d'abbayes qui fournissent aux clercs
les produits de luxe qui leur étaient indispensables : encens, tissus de soie pour faire des
chasubles ou des dalmatiques, reliquaires en métal précieux ornés de bijoux, et parfois même
reliques que des aventuriers sans scrupules n'hésitaient pas à aller déterrer dans les cat
acombes romaines ou voler aux Grecs « schismatiques ». Ce commerce de luxe, qui porte sur des
denrées de faible volume et de grand prix, prolonge le commerce « aulique » de l'époque
antérieure et s'effectue avec la bénédiction des autorités ecclésiastiques qui y trouvent leur
avantage. Dès la fin du xe s. en Italie, comme l'a bien montré C. Violante, les évêques des
principales villes de la plaine du Pô interviennent en faveur des marchands de leur cité.
Celui d'Asti par exemple obtint de l'empereur Otton III, en 998, un privilège stipulant que
les negociaiores de cette ville auraient le droit de commerce où ils voudraient sans que personne
ne puisse s'y opposer43. C'est dans ce contexte, me semble-t-il, qu'il convient de situer l'inte
rvention de Grégoire VII en faveur des marchands italiens spoliés par Philippe Ier, que nous
avons évoquée ci-dessus. Non seulement l'activité commerciale ne pose alors aucun problème
particulier, mais elle trouve sa raison d'être et sa justification aux yeux des clercs dans la
fonction sociale qu'elle remplit, puisque les négociants, qui font venir de loin des marchandises
et des denrées ne se trouvant pas dans les pays où ils les vendent, assurent une complémentarité
entre les diverses parties du monde et remédient par leur activité à la disparité de leurs res
sources. Dans la mesure même où ils jouent un rôle à la fois socialement important et
économiquement marginal dans la chrétienté de ce temps, les marchands sont inclus parmi
les bénéficiaires de la paix de Dieu, immédiatement après les clercs et les pèlerins, et aux côtés
des paysans. C'était reconnaître qu'ils n'appartenaient pas au monde des polenles mais bien
à celui des inermes — faibles sinon pauvres — que l'Église cherchait alors à faire passer sous
sa protection. En 1123, le concile du Latran, dans son canon 22, les inclura à son tour parmi
les catégories dont l'existence et les activités étaient garanties par la Paix de Dieu, tout en
interdisant d'établir de nouveaux péages ou d'augmenter les anciens. Ce sera le dernier texte
favorable aux marchands que l'on rencontrera dans la législation ecclésiastique médiévale.
Les clercs du xie s. étaient, dans leur grande majorité, d'autant mieux disposés vis-à-vis des
échanges qu'ils participaient eux-mêmes activement à la recherche du profit. Il convient de
souligner à cet égard l'importance qu'a eue dans le réveil de la vie économique en Occident
(cf. supra), le processus de déthésaurisation ecclésiastique. Comme l'ont bien montré C. Violante
pour la Lombardie et R. Fossier pour la Picardie, dans un premier temps ce furent les clercs
réguliers et séculiers qui, ayant à leur disposition le plus d'argent, pratiquèrent le prêt à intérêt
sous toutes ses formes à une grande échelle. La plus répandue fut sans doute le prêt sur gages
fonciers, dissimulé au moyen d'un acte de vente doublé d'une carlula pro miss ionis. Dans le
cas — du reste fréquent — de non-remboursement de la part de l'emprunteur, ce procédé
permettait aux évêques et aux monastères d'acquérir la propriété des biens concédés en gage,
et surtout les droits seigneuriaux liés à l'acquisition de la seigneurie foncière à partir du

43. C. Violante, / vescovi delVllalia cenlrosetientrionale e lo sviluppo delV economia monelaria dans Sludi sulla crislia-
nità medioevale (Milan, 1972), p. 325-347.
20 BERNARD BLIGNY

second tiers du xie s. L'exemple de Milan montre que de nombreux clercs, vers 1050, s'enrichis
saientdans les affaires qu'ils effectuaient soit pour leur propre compte, soit pour celui d'institu
tionsreligieuses dont ils étaient les prête-noms.
C'est dans ce climat qu'il faut se situer pour comprendre la réaction qui s'esquisse au cours
des dernières décennies du xie s. et qui atteindra son apogée au cours du xne. Partant de
la constatation que l'Église est corrompue par l'argent, des réformateurs d'abord isolés,
puis regroupés autour de l'Église romaine, vont s'efforcer de dégager les clercs de tout ce qui
est mondain, séculier et profane. Les mesures préconisées par les Grégoriens contre la simonie
sont si bien connues qu'il n'est nul besoin d'insister sur ce thème. Mais on n'a pas toujours vu
que les condamnations portées par les synodes et les papes réformateurs contre l'acquisition
des dignités ecclésiastiques à prix d'argent étaient allées de pair avec un renforcement de
l'interdiction de l'usure, c'est-à-dire du prêt à intérêt. Déjà au xe s., cette double préoccupation
était présente chez quelques précurseurs, comme les évêques Atton de Verceil (924-961) et
Rathier de Vérone (931-968), qui interdirent aux clercs et aux laïcs de pratiquer l'usure sous
peine d'excommunication. Au xie s., l'interdiction de l'usure, qui figurait déjà dans la législation
civile carolingienne ou anglo-saxonne, passe dans le droit canon. Burchard de Worms se
préoccupe surtout d'empêcher le clergé de pratiquer le prêt à intérêt; Anselme de Canterbury
(1033-1109) est le premier auteur ecclésiastique à assimiler l'usure au vol; enfin Anselme de
Lucques, dans sa collection canonique qui date de 1066, traite pour la première fois l'usure
comme une faute spécifique contre le septième commandement et exige la restitution de
l'argent mal acquis ou perçu abusivement. Il cite à ce propos un texte de saint Augustin qui
sera repris par Yves de Chartres dans la Tripartita, enrichi de citations de saint Jérôme et
de saint Ambroise. Tout ce travail de réflexion et d'élaboration juridique débouchera dans
le Décret de Gratien, qui exclut de l'ordination les clercs processifs, cupides et usuriers, et
étend aux laïcs la condamnation portée contre ces derniers en vertu d'un texte de Léon Ier
(ve s.). Mais déjà Grégoire VII, dans une lettre à l'abbé de Beaulieu qui s'adonnait à l'usure
et n'avait pas voulu obéir aux injonctions de l'archevêque de Tours l'invitant à cesser ses
activités dans ce domaine44, avait menacé le prélat de sévères sanctions, cependant que le
concile de Latran II, en 1139, avait décidé que les usuriers seraient exclus des sacrements,
voire même de la sépulture en terre chrétienne. L'usure est alors définie comme « tout ce
qu'exige le prêteur en sus du bien prêté », quelle que soit la nature du bien prêté. Même la
pratique du mort-gage sera désignée comme usuraire par une lettre d'Eugène III l'interdisant
aux moines, en 1146, et cette interdiction sera reprise et amplifiée par Alexandre III en 1163,
au concile de Tours.
Une fois constaté ce retournement, il reste à l'expliquer. Plusieurs facteurs semblent y avoir
concouru. On ne saurait tout d'abord sous-estimer l'influence de la spiritualité monastique,
et surtout des courants ascétiques qui se développent en Italie au xie s. Dans ce pays, qui a été
le premier en Occident à redécouvrir l'économie monétaire et le grand commerce maritime,
s'est développée très tôt une véritable phobie de l'argent et de la « société de consommation »
— pourtant encore bien modeste par rapport à ce qui suivit — dont la circulation des espèces
monétaires favorisait l'essor. Chez Pierre Damien, dont les vues influencèrent beaucoup, on
le sait, le mouvement réformateur grégorien, on trouve des développements extrêmement
violents contre le pouvoir corrupteur de l'argent, assimilé par lui aux excréments et suscitant
à ce titre une réaction de dégoût. En outre, dans un sermon sur saint Nicolas, l'ermite de
Fonte Avellana s'en prend aux marchands qui risquent leur vie pour des vanités et négligent
de ce fait l'essentiel, qui est de chercher le royaume de Dieu et sa justice. A ce thème inspiré

44. Greg. VII regislrum, II, 21, éd. cit., p. 155.


l'église et le siècle 21

par le contemplus mundi, s'ajoutent des considérations pastorales concernant la vie familiale
nécessairement épisodique du négociant : Fugis patriam, ignoras filios, divelleris ab uxore et
omnium necessiiatum oblitus, quaeris ut acquiras, acquiris ut perdas, perdis ut doleasih. En Italie,
mais surtout dans d'autres régions comme la France et l'Allemagne, a dû jouer une réaction
d'hostilité contre les marchands, dans la mesure où ces derniers constituaient spontanément
des associations de solidarité ou des guildes qui échappaient au contrôle de l'Église et étaient
fondées sur un serment entre égaux. Les plaintes de Guibert de Nogent et de Rupert de Deutz
contre les conjurationes subversives qui menaçaient l'ordre établi et la société hiérarchisée
sont trop connues pour qu'il vaille la peine de s'y attarder. Elles sont cependant significatives
d'un nouvel état d'esprit.
En dernière analyse, c'est cependant dans les transformations économiques elles-mêmes qu'il
faut chercher l'explication de l'hostilité croissante de l'Église vis-à-vis des nouvelles formes
d'activité. A partir des dernières décennies du xie s., et surtout après 1100, se produit une
révolution commerciale qui entraîne une mutation profonde des mécanismes économiques.
Pour faire bref, disons que l'on est passé alors en l'espace de deux ou trois générations d'une
économie fondée sur le don ou le troc à une économie d'échanges dans laquelle les transactions
sont et seront de plus en plus effectuées en argent. La monnaie, qui jouait jusque-là un rôle
secondaire ou avait une fonction de prestige, devient fondamentale. Ceux qui ont de l'argent
et qui peuvent en prêter aux autres deviennent les maîtres : Nummus uincill se lamenteront
les Goliards après les Grégoriens. La diffusion du prêt à intérêt contredit l'idéal d'une christia-
nitas conçue ou rêvée comme une société fraternelle où ceux qui auraient des excédents se
contenteraient de venir en aide à ceux qui sont dans le besoin, nihil inde sperantes, conformé
ment au précepte évangélique (Luc VI, 35). D'où la série des condamnations que nous avons
déjà évoquées et qui ne vont cesser de se préciser et de se durcir au cours du xne s. D'où aussi
les tentatives de l'Église pour interdire aux fidèles ces pratiques pécheresses et, puisque la
société ne peut pas s'en passer, pour les confier aux seuls Juifs, qui sont ainsi encouragés à se
substituer aux chrétiens pour tout ce qui touche à l'argent et au crédit. Sans doute ne s'agiss
ait-il pas à l'origine d'une politique consciente et systématique. Mais le résultat fut en tout
cas conforme aux espérances des clercs puisque le concile de Latran IV, dans son canon 67,
devait constater — non sans une certaine ingénuité — que « plus la religion chrétienne s'efforce
de rejeter les pratiques usuraires, plus celles-ci se répandent avec perfidie parmi les juifs ».
A la fin du xie s., cette évolution ne fait encore que s'esquisser, mais le choc exercé sur la
mentalité des gens d'Église par l'essor économique, et par le renversement de valeurs qu'il
provoque, est déjà sensible. C'est d'un œil défavorable qu'ils vont considérer les transformat
ions et les innovations qui se multiplient dans ce domaine, moins parce qu'elles mettent en
cause leurs intérêts ou, à terme, leur position hégémonique dominante dans la société, que
parce qu'elles heurtent leur éthique du travail, conçu soit comme une simple pénitence, soit
comme une participation à l'activité de Dieu. Comme le montreront bien les théologiens de
l'École de Chartres dans les années 1130/40, ce que l'Église exalte, c'est le travail créateur.
Or le marchand ou le prêteur d'argent ne créent rien, à la différence du paysan dont le labeur
est indispensable pour obtenir les récoltes, ou de l'artisan qui fabrique les objets qu'il vend.
D'Adalbéron de Laon à Honorius Augustodunensis, l'éloge des laboralores est de règle dans la
littérature cléricale du premier âge féodal. Mais il faudra attendre longtemps avant d'y voir
figurer les negocialores, qui spéculent sur le labeur d'autrui et vendent à prix d'argent le
temps qui n'appartient qu'à Dieu.

45. Sermo de sanclo Nicolao (1057), dans P.L., CXLIV, c. 836.


22 BERNARD BLIGNY

III. L'Église, maîtresse de vie.


Statutairement chargée de leur communiquer la grâce, c'est dans le domaine spirituel — le
sien propre — que l'Église a exercé une quasi-royauté sur les hommes. Par sa liturgie, sans
doute, et son enseignement, mais aussi par toute sorte d'interventions concrètes dans leur vie
quotidienne, leurs actes, leurs mentalités. Le spirituel, en effet, se heurte à maints obstacles,
qu'il doit tantôt attaquer de front, tantôt contourner, et à vrai dire nous avons peine à le saisir
à l'état pur. Nous le chercherons donc dans ses implications tout à la fois individuelles et
collectives, à commencer par :

A. La paix de Dieu**. On en connaît le pourquoi : faute d'une protection contre les excès
du mouvement castrai dans sa phase « explosive », c'est-à-dire d'une autorité capable de le
contrôler, et constatant que l'avouerie, quand elle n'était pas complice, avait failli à sa tâche,
qu'enfin l'emploi des seules armes spirituelles s'avérait inopérant, de grands moines comme
saint Odilon de Cluny et des évêques venus du cloître conçurent et menèrent à bien le projet
d'unir, dans un même combat contre les guerriers du mal, afin de préserver de leurs violences
la personne et les biens des faibles (oralores, laboratores), et les clercs et religieux eux-mêmes,
et les éléments sains de l'aristocratie militaire. Il n'était que trop vrai que, pas plus les évêques
que le roi de France, sur lesquels Adalbéron faisait reposer conjointement la tranquillité
publique, ne parvenaient à endiguer le flot seigneurial en ces temps où l'inquiétude millénariste,
entretenue par quantité de signes surnaturels, annonçait le dies irae. Des assemblées de prélats
et de laïcs de tout rang se tinrent donc dans le royaume, d'abord dans sa partie occitane
(989 ss), puis dans une moindre mesure vers le nord (jusque v. 1040).
Ce qu'il faut ici souligner, c'est que le souci de rétablir la paix procédait, témoin Raoul Glaber,
du désir de «restaurer la foi» en apaisant Dieu, qu'irritaient les péchés des hommes; pour
l'apaiser, d'instituer ou de renforcer chez tous, à l'imitation des moines, la pratique de la
pénitence, gage de purification. Concrètement, il faudrait renoncer, comme eux, aux plaisirs
de la table, du lit, de l'argent, et surtout des armes, ou du moins s'en abstenir le plus possible.
De la sorte, replacée dans l'optique eschatologique qui a tant marqué le xie s., cette « paix de
Dieu » à caractère pénitentiel nous apparaît d'abord comme une paix avec Dieu. Sur ses clauses
et ses modalités d'application (espaces protégés, personnes visées), modalités que précisa
depuis c. 1025 la « trêve de Dieu » (fixation des périodes saintes de l'année, et donc de la
prohibition), il n'est point nécessaire d'insister. Plus intéressant nous semble l'examen des
implications, de la portée et de la signification du mouvement de paix.
Que tous les chrétiens y aient été impliqués par la volonté des promoteurs n'était pas ce qui
réjouissait le plus un Gérard de Cambrai : pour cet évêque, qu'à vrai dire le problème concernait
peu, l'intervention de milices populaires, même sous la conduite de leurs curés, n'allait pas
sans risques. D'autres prélats, en revanche, et même un simoniaque notoire comme Guifred
de Narbonne, applaudissaient à la treuga et aux moyens de la faire respecter dans un Midi
exposé aux violences des trublions. L'idée de s'associer à des actes guerriers, préventifs ou
de représailles, embarrassait nombre d'esprits dans l'Église (où commence la guerre « juste » ?)47,
et c'est ce qui explique la circonspection avec laquelle on y accueillit d'abord le projet, lui aussi
d'origine monastique, de sacraliser la militia en conférant un caractère religieux à l'adoube-

46. H. E. J. Cowdrey, The Peace and the Truce of God in the 11th C, « Past and Present », XLVI, 1970, p. 42-67. —
En relation avec les ordines : Cl. Carozzi, cité supra, n. 20 et G. Duby, Les trois ordres, cité ibid. — G. Duby, Les laïcs et
la paix de Dieu, dans / laici... (n. 9), p. 448-469.
47. E.-D. Hehl, supra, n. 23. — Y. Congar, Le ministère de V Église dans le monde féodal jusqu'à la réforme grégo
rienne, * Rev. de droit canon », XXIII, 1973, p. 77-97.
l'église et le siècle 23

ment de ce guerrier modèle que s'engageait à être le chevalier. A lui seul, désormais, ou
principalement, la charge de faire respecter la paix puisque, pour y parvenir, il fallait bien
opposer homme d'armes à homme d'armes, comme un contre-feu. Par suite, entre le groupe
chevaleresque et les moines, cette conjonction inimaginable encore au temps de saint Odon,
mais où ceux-ci trouvaient enfin le moyen d'arracher les jeunes nobles à leur brutalité pour en
faire de meilleurs chrétiens. Le branle étant donné, l'épiscopat lui aussi s'intéressa à la che
valerie48, et d'autant plus qu'il lui incombait, en dépit de ses propres carences, de se porter
garant du respect des sacramentel pacis, dont seul il pouvait relever ceux qui les avaient jurés,
hauts seigneurs comme le comte de Savoie, châtelains détenteurs du ban, etc. On doutera,
cependant, qu'un même zèle ait animé tous les évêques : ceux de Mâcon, qui éprouvaient une
forte aversion pour l'exemption clunisienne, ne furent certes pas les champions de la pax Dei.
A cela, du reste, ne se limite pas la portée du mouvement de paix. Contemporain de l'« explosion
castrale », s'il a consolidé les seigneuries dont la collaboration fut acquise (selon quel pour
centage ?), cela veut dire qu'il a précipité, avec l'encadrement des hommes, la mise en place
des nouvelles paroisses, lesquelles, tout comme les villages, résultèrent des démembrements
et remembrements fonciers. Il a aussi, en même temps qu'un certain respect de ce que nous
appellerons la dignité humaine, contribué à la formation des premières ligues, associations
(ou confréries ?) à buts mi-religieux mi-profanes. A-t-il été dans tous les cas bénéfique aux
patrimoines d'Église qu'il visait, entre autres, à défendre ? Pour le croire, il faudrait passer
sous silence les liens lignagers qui, de la motte castrale à l'établissement ecclésiastique,
déterminèrent une collaboration si fructueuse que celui-ci finit, au moins pour un temps, par
tomber prisonnier de celle-là : c'est précisément une paix trop préjudiciable à l'âme même
de l'Église qu'allaient bientôt rompre les réformateurs. Quoi qu'il en soit — il nous reste


beaucoup à apprendre sur les incidences locales du mouvement de paix — , il s'est agi d'une
œuvre de longue haleine freinée en maintes régions par le conflit lié aux investitures et, plus
encore, par des habitudes guerrières lentes à se résorber.
Une œuvre dont, abstraction faite des échecs et des insuffisances, l'Église retira une autorité
considérable. L'appréciation même de la licéité d'une opération militaire la conduisait insen
siblement à regarder la guerre comme un acte satisfactoire, c'est-à-dire pénitentiel, qu'il
n'appartenait qu'à elle d'apprécier. Déjà, dans le passé (mais il s'agissait de l'adversaire con
fessionnel, cf. supra), elle s'était associée à certaines entreprises guerrières ou en avait même
pris l'initiative, ainsi dans le Patrimonium Pelri. Au xie s., non contente de contrôler les
appétits belliqueux du temps ou de s'y efforcer, elle s'arroge le droit, jus bellandi qui allait
diviser les canonistes du xne, de décider de la guerre ralione peccali afin de rétablir un ordre
perturbé — mais sans que pour autant l'évêque « guerrier » soit donné en exemple, ni le simple
clerc autorisé à verser le sang. Lorsque, peu avant la fin du siècle, le bruit se répand que
l'Antéchrist est apparu en Orient, elle n'éprouve guère de peine à émouvoir les foules (rôle des
prédicateurs populaires) et à rassembler (Urbain II) les chevaliers de la croisade, le tout dans
l'indifférence aux droits d'un roi qu'on n'avait pas associé à la paix de Dieu49. Cette extra
ordinaire entreprise pontificale, relayée par une partie de l'épiscopat, présente trop d'analogie,
quant à l'aire géographique où elle fut prêchée (les deux zones linguistiques de la Gaule), avec
la géographie du mouvement de paix, pour qu'on puisse y voir une simple coïncidence. La
«spiritualité de l'action», à la fois mobile et résultante de l'œuvre pacificatrice, trouve son
aboutissement naturel, témoin le discours de Clermont, dans la perspective eschatologique que
résume le nom, combien sacré, de Jérusalem.

48. G. Duby, Les origines de la chevalerie dans Ordinamenli mililari in Occidente neWalto medioevo, XVa Sellim. di
Spolelo, 1967 (Spolète, l'J68), p. 739-781 ; — Id., Guerriers el paysans, Paris, 1973.
49. P. Alphandéry et A. Dupront, La chrétienté el Vidée de croisade, Paris, 1954/59, — C. Erdmann, The Origin
of the Idea of Crusade, trad., repr. Princeton, 1977.
24 BERNARD BLIGNY

B. La réforme. En différant la parousie attendue pour 1000 ou 1033, Dieu avait scellé
comme une nouvelle alliance avec les hommes : germe et fruit de ce contrat tacite, la ferveur
eschatologique qui avait sous-tendu le mouvement de paix se retrouve dans l'action engagée
pour réaliser Son royaume ici-bas. Telle est, dans sa plénitude grégorienne, la signification de
cette réforme dont la paix, en un sens, ne fut que la condition préalable.
Réformer l'Église50 : cette idée a longtemps cheminé — elle est même permanente dans l'idéal
chrétien — avant qu'on s'aperçût (les grégoriens) que rien ne serait solide ni durable sans un
effort parallèle poursuivi au sein du laïcat. Il se trouvait, en effet, que les liens qui unissaient,
pour le meilleur ou le pire, laïcs et clercs, étaient si étroits qu'une action sélective en leur
direction ne pourrait aboutir au mieux qu'à des résultats partiels, vite remis en cause, par
exemple en face de la simonie. C'est un fait que l'Épouse du Christ, par une adaptation trop
poussée au siècle, s'écartait d'autant de sa voie propre; c'en est un autre, que tout n'était pas
mauvais pour elle dans les usages et institutions qu'il sécrétait. Ainsi, l'orientation féodo-
vassalique de la société semblant irréversible et, en soi, non contraire au progrès de la Révélat
ion, pourquoi ne pas s'y adapter ? De même, la solidarité de type familial qui unissait fort
ement les membres d'un même groupe lignager, vivants et morts, n'avait rien de contraire
à la foi — à condition, cependant, qu'elle fût vécue dans un esprit chrétien. Tout le problème
était là : de l'adaptation passive, même des initiatives à finalité morale, il fallait se dégager
en vue d'une participation dynamique et d'un contrôle effectif; à la confusion de la pratique
carolingienne encore prônée par Cluny, opposer la clarté d'une distinction entre laïcat et
clergie.
En face du siècle, l'Église a donc fondé sa propre réforme sur la loi du célibat, qu'un Burchard
de Worms avait déjà indiquée comme spécifique s'agissant de Vordo clericalis; mais d'un
célibat chaste et pour tout dire angélique, que soutiendrait la pratique de la vie commune,
cette forme ecclésiale de la famille51. Nouveauté, non : le modèle monastique, avec une référence
insistante à l'esprit de pauvreté, était si prestigieux qu'on pouvait difficilement s'en affranchir;
et d'autre part il existait, depuis au moins saint Augustin, une tradition favorable à l'emploi
de clercs réguliers dans l'activité pastorale, tradition illustrée par saint Chrodegang au vme s.,
par le concile d'Aix-la-Chapelle de 817, par l'évêque de Rome remplaçant au xe, pour le service
de ses basiliques, les moines par des chanoines. Mieux faite que la vita monastica pour le
sacerdoce, la vita apostolica illustrait heureusement cette spiritualité de l'action qui allait
quelque peu dévaloriser le rôle des contemplatifs alors qu'il était urgent de remonter la pente
où le siècle entraînait l'Église. Un décret romain de 1059 inspiré par Hildebrand, puis en 1074
la publication des Règlements rétablissant la communauté de vie et de biens pour les chanoines
des cathédrales, indiquent que la tradition a été renouée. En fait, elle le fut dès les années 1020,
où commencèrent à se multiplier, en Italie comme dans la Gaule méridionale, des collégiales
tantôt isolées, tantôt regroupées en congrégations comme Saint-Ruf (1039 sq.). Les premières,
que l'aristocratie peupla de ses enfants, sont à mettre en rapport avec l'encellulement castrai;
les autres, ou ceux-ci n'étaient pas rares, avec l'attrait qu'exerçait le monachisme bénédictin

50. M. Maccarrone, La teologia del primato romano nel secolo XI dans Le isliluzioni..., op. cil., V, p. 21-122 ; —
C. Schneider, Prophelisches Sacerdotium und geislgeschichlliches Regnum im Dialog 1073-77, Munich, 1972. — T. Schmidt,
Alexander II (1061-1073) und die rômische Heformgruppe seiner Zeit, Stuttgart, 1977 ; — C. Violante, La pataria
milanese e la riforma ecclesiastica, Rome, 1955 ; — P.-R. Gaussin, Hugues de Die et Vépiscopal franco-bourguignon,
« Cahiers d'histoire », XIII, 1968, p. 77-98 (cf. B. Bligny, V Église et les ordres..., p. 53-54, 57-61 et passim), et G. Bolle-
not, Un légat pontifical au XIe s., saint Hugues de Die, primat des Gaules, Lyon, 1973. — Rôle des moines : T. Schieffer,
Cluny et la querelle des Investitures, « Revue historique », CCXXV, 1961, p. 47-72 ; — H. E. J. Cowdrey, The Cluniacs
and the Gregorian Reform, Oxford, 1970 ; — // monachesimo e la riforma ecclesiaslica (1049-1122). IVa Seltim. di sludi, La
Mendola (Milan, 1971).
51. G. Fornasari, Celibato sacerdotale e « aulocoscienza » ecclésiale, Udine, 1981. — La vila comune del clero nei sec. XI
e XII. Ia Settim. di studi, La Mendola, 1959 (Milan, 1962).
l'église et le siècle 25

(ordo antiquus). La vraie nouveauté, outre cette propension à s'agréger à une maison canoniale
en vue, c'est la chasse au nicolaïsme entreprise sur une grande échelle, et dans laquelle il
n'est pas nécessaire de voir le moyen inavoué inventé par l'Église pour sauvegarder ses
immunités, privilèges et monopoles menacés par les seigneurs : l'exigence de pureté suffit.
Nouvelle aussi la correspondance, soulignée par P. Toubert en ce qui concerne le Latium,
entre les circonscriptions ecclésiastiques et laïques : par exemple l'archiprêtré territorial qui
regroupait les petites collégiales castrales offertes au bas clergé et, la réforme aidant, dissociées
du caslrum52. En revanche, l'archidiaconé et le diocèse, découpés bien avant le xie s. sur le
modèle de la géographie civile, ne correspondaient que rarement, du moins en France, aux
nouveaux ressorts féodo-vassaliques, baronnies en voie de formation, comtés.
L'évêché, nous l'avons vu, ne contrôlait pas effectivement, à beaucoup près, la totalité du
ressort diocésain : l'appropriation d'églises par les châtelains, de groupes d'églises par la haute
aristocratie ou les congrégations monastiques (p. ex. Cluny, Saint- Victor de Marseille, le Mont
Saint-Michel, etc.), avait entraîné un véritable éclatement du diocèse ainsi que la perte
d'autorité et de revenus qu'on imagine, d'autant que les moines exempts possédaient souvent
leurs prieurés et des paroisses, également des prieurés-cures, aux confins de deux ou trois
diocèses contigus. Cette situation, admise faute de mieux par l'épiscopat lorsqu'il manquait
de desservants, détermina des tensions, parfois graves, quand le recrutement s'améliora. Dès
les années 1050, en Italie, l'encadrement religieux des fidèles par les moines fut contesté;
à partir de 1075, pape et évêques de la région latiale s'efforcent de recouvrer les églises
« appropriées» dont jouissaient les abbayes, et de son côté un évêque comme celui de Mâcon
n'a pas même attendu cette date pour user de voies de fait à l'encontre des clunisiens. Pour les
réformateurs romains, dont l'action à travers l'Occident n'eût pas été possible sans le concours
des moines, tant étaient vives les résistances d'un épiscopat solidaire du siècle, il y avait
matière à hésitation : fallait-il continuer de faire reposer la réforme sur eux, qui s'y montraient
réticents depuis qu'elle avait pris un tour dramatique, ou sur un corps episcopal rénové ?
C'est, en 1096, la seconde solution que choisit sans ambiguïté Urbain II53, parce que l'épiscopat
restait la pièce maîtresse de la structure ecclésiale. Depuis le milieu du siècle, les dépositions
en série de prélats « indignes » ou simplement hostiles, à coup sûr trop liés au laïcat, avaient
préparé de meilleurs lendemains; la violence même de la crise subséquente avait frappé
l'esprit des fidèles, qu'on invitait à se montrer plus exigeants avec leurs pasteurs. On pouvait
donc espérer que, l'unité des diocèses refaite, le pouvoir papal exalté, l'Église reprendrait sa
mission, qui est de travailler à l'avènement du Royaume. Mais, notons-le, une telle purge
ne signifiait rien de moins que le renversement des relations entre sacerdoce et aristocratie
laïque jusqu'au niveau le plus élevé; si, moralement et matériellement, la société occidentale
se trouvait devant le défi le plus incroyable qui lui eût jamais été lancé, il n'était pas question
d'en changer les institutions. L'évêque grégorien, certes, ne ressemble guère à son devancier
quant à son comportement religieux et politique, mais comme lui, qu'il ait d'abord choisi
la voie monastique ou la voie canoniale pour se préparer à son ministère, il est issu de l'aristo
cratie; les corps capitulaires aussi, de plus en plus.
Cette aristocratie, dans un premier temps, a souffert dans ses intérêts de l'application de la
réforme. Lâcher les églises et les biens et droits ecclésiastiques usurpés, c'était s'appauvrir dans
la mesure où l'Église, à l'inverse, reconstituait son patrimoine, et quelquefois se ruiner : de là

52. P. Toubert, op- cit., p. 789 ss. — C. Violante, Pievi..., supra, n. 32, p. 644-799.
53. Structure de l'Église : les 5 canons de Latran 1 (1123) en faveur de l'épiscopat, cf. M. Pacaut, Histoire de la
papauté..., p. 145-146. — Les évêques : B. Guillemain, Les origines des évêques en France aux XIe et XIIe s. dans Le
isliluzioni..., p. 374-402 ; — B. Courlet de Vrégille, Hugues de Salins, archevêque de Besançon, 1031-1060, Besançon,
1981 (c.r. M. Pacaut, « Cahiers d'histoire », XXVI, 1981, p. 184-188) ; — B. Bligny, sur Guy de Bourgogne archev. de
Vienne et futur Calixte II, L'Église..., p. 71-73 et 340-341.
26 BERNARD BLIGNY

les réflexes brutaux de beaucoup de sires. La parade consista, quand on le pouvait, à majorer
les prélèvements seigneuriaux sur la paysannerie et, sans préjudice de cette mesure (chez
ceux qui prirent leur parti du changement en cours), ou bien à reprendre en fief les biens
d'Église restitués, ou bien à y asseoir des fondations pieuses, par exemple des chapelles ou
nécropoles familiales, des prieurés destinés à des enfants qu'on ne marierait pas, ou encore
à faire des largesses pro anima aux abbayes54. De la sorte, l'aristocratie s'adapta et perdit
beaucoup moins qu'on aurait pu croire. Vers 1100 toutefois, comme l'offensive romaine
était encore trop récente pour que les esprits se fussent calmés et que, d'ailleurs, les revendica
tions ecclésiastiques se faisaient de proche en proche plus âpres, la tension restait forte. Elle
avait pour seconde cause, il est vrai, et non moins irritante, la volonté de l'Église d'imposer
au laïcat, et notamment au groupe dirigeant, les règles du mariage chrétien.
Sur l'union conjugale et donc la famille, cellule de base de la société (et d'abord d'une société
seigneuriale fort attachée à sa survie), l'évolution des idées fut certainement plus importante
au xie s. qu'en aucune autre période du moyen âge : des idées des hommes d'Église, s'entend,
car avec le laïcat nous avons affaire à des mentalités plutôt butées qu'ouvertes au dialogue55.
Certes, point de conflit sur ce terrain au début du siècle, où prévalait, semble-t-il, la notion
d'un accouplement légal peu différent du concubinat : ainsi et surtout chez les laïcs, qui
voyaient dans le mariage une commodité, mais aussi chez certains clercs, qui le traitaient
avec sévérité, enfin parmi les petits groupes hérétiques, qui lui vouaient une vive hostilité.
Chez ceux-ci, l'approche du millenium avait redoublé les préventions qu'ils nourrissaient
contre le monde et le sexe et leur faisait regarder la conjugalité avec horreur : n'était-elle pas
le pire obstacle à l'élévation de l'homme vers la lumière ? Non loin d'eux, des gens d'Église
comme Gérard de Cambrai la tenaient pour une faute pardonnable, certes, mais une faute,
à tout le moins un pis-aller, parce que tout commerce charnel (amor) avec une fille d'Eve
porte en soi son impureté et appelle sa pénitence; Adalbéron lui-même n'était guère plus
optimiste. Quant à l'aristocratie laïque, son attachement au maintien du patrimoine n'avait
d'égal que son souci d'une descendance légitime, si bien que tout mariage devait leur être
subordonné, et au besoin le remariage (facilité des répudiations !), fût-ce au prix de l'endogamie
ou de l'inceste; les mêmes préoccupations de lignage imposaient un strict contrôle de la nuptial
ité, tant des filles que des cadets, soit qu'on les casât d'office ou, plus fréquemment, qu'on les
condamnât au célibat du cloître ou de l'aventure. Où que l'on se tourne, on n'aperçoit qu'une
conception profane, pour ne pas dire animale, de l'état matrimonial, avec en outre, depuis
c. 1030, l'accentuation de la prérogative masculine au détriment des droits de l'épouse puisque,
aussi bien, c'est l'agnat qui fait prime dans une société de type militaire. Ce mélange de morale
« permissive » et d'autorité exorbitante n'empêchait point la femme, mais à condition qu'elle
fût féconde, de jouer au centre même de la famille, comme de la mesnie, un rôle des plus
importants; qu'elle y trouvât peu de satisfactions affectives n'importait guère puisqu'elle
était, d'abord, un agent procréateur ou promis à l'être comme la belle Aude. Contre cette
manière de voir, pourtant, et plus largement sur l'ensemble du problème du mariage, se dessine
vers le milieu du siècle une réaction à laquelle les grégoriens vont donner un tour décisif.

54. R. Fossier, Enfance..., p. 294 ss et 723. — É. Magnou-Nortier, La société laïque et l'Église dans la province
ecclésiastique de Narbonne (zone cispijrénéenne ) de la fin du VIIIe à la fin du XIe s., Toulouse, 1973.
55. G. Le Bras, art. « Mariage », dans Diet, de théol. calhol., IX, c. 2123-2317. — J. Heers, Le clan familial au m.â.,
Paris, 1974. — Famille et parenté dans l'Occident médiéval, Rome, 1977. — M. David, Le mariage dans la société féodale,
«Annales É.S.C. », XXXVI, 1981, et surtout G. Duby, Le chevalier, la femme et le prêtre, Paris, 1981.
l'église et le siècle 27

Rien certes de féministe dans leur démarche puisqu'ils ne remettent pas en cause la dépen
dance étroite de la femme56, mais deux idées-forces : la première, que le mariage est l'état
normal du laïcat comme l'est le célibat pour les gens d'Église — l'autre, que le charnel est
normalement soumis au spirituel, d'où découle l'obligation, pour les époux chrétiens, de se
conformer à la loi d'un amour chaste (diledio), sans considération prioritaire de descendance.
Bref, le couple conjugal sublimé, spiritualise, et le concubinat proscrit. Déjà — mais nous
sommes à l'époque où l'hérésie de Bérenger a réveillé la théologie sacramentaire — point la


théorie que le mariage pourrait bénéficier de la grâce efficiente, et donc être considéré comme
un sacrement : à ce titre, acquérir stabilité et indissolubilité, et par là même relever du contrôle
exclusif des gens d'Église, dont le sacré est le domaine. Au xne s., un Hugues de Saint- Victor
ira plus loin, qui y verra un élément co-rédempteur, mais dès c. 1080 les grégoriens ont posé
le principe de leur compétence en la matière. Application illustre, l'excommunication du roi
Philippe Ier, incestueux ou adultère (?), par le concile d'Autun de 1094, puis en 1095 à Clermont
par Urbain II, retentit comme un avertissement jeté à une aristocratie qui dans son ensemble,
ayant façonné le mariage à son usage, supportait fort mal d'en voir définir des finalités (amorce
d'une spiritualité conjugale, dignité de la femme, etc.), si étrangères à ce qu'elle en concevait.
Agir sur les mentalités pour changer les mœurs, faire des exemples pour frapper les imaginat
ions — l'Église venait d'administrer la preuve, à partir d'un problème d'une portée sociale et
privée indiscutable, que c'était toute la moralité du siècle qui devait se plier à ses lois.

Elle fit plus : elle légua au xne s. le « nouveau monachisme », qui a marqué le retour aux
valeurs de contemplation que les champions de la réforme, tout tendus dans un immense
effort, avaient un peu négligées, mais que des «marginaux» se chargèrent de remettre en
honneur.
Ce monachisme rénové57 se présente comme animé d'une volonté de ressourcement où se
rejoignent spiritualité du désert et idéal de pauvreté; il se situe à la fois dans le mouvement
pénitentiel issu des années 1000-1030, voire un peu plus tôt en Italie (saint Nil de Rossano),
et dans l'optique d'une réforme avec laquelle il ne se confondit pas, mais qu'il vint compléter;
assez complexe, il n'a pu donner ses premiers fruits qu'après une phase où domina l'esprit
de contestation.
Contestation, d'abord, de l'Église, par des hommes d'horizons divers — des laïcs et d'anciens
clercs vivant en ermites — qui s'en prirent aux mœurs cléricales d'avant la réforme, et plus
tard au fait qu'en dépit d'une meilleure moralité, donc d'une remise en ordre, les séculiers
accordaient trop d'importance au support matériel de leur action : argent, patrimoines
fonciers, puissance publique. Aux réguliers, ils reprochèrent plus vivement encore, et
notamment à Cluny, de se dire séparés du monde en y étant chaque jour plus présents, de
se couvrir de l'exemption pour n'être plus contrôlés par personne, de parler de frugalité la
bouche pleine, et d'altérer la paix de saint Benoît au contact de la société militaire. Ces griefs
visaient l'intrusion des moines dans le secteur paroissial, la multiplication de leurs seigneuries

56. La femme dans les civilisations des Xe, XIe et XIIe s., « Cahiers de civil, médiév. », XX, 1977, p. ex. M.-Th. d'Alver-
ny, Comment les théologiens et les philosophes voient la femme, Xe-XIIIe s., p. 15-39. — Idee sulla donna nel medioevo:
fonli e aspetti giuridici, antropologici, religiosi, sociali e letterari délia condizione femminile (rec. d'art, éd. par M. C. de
Matteis), Bologne, 1981. — M. A. Meyer, Patronage of the West Saxon Nunneries in Late Anglo-Saxon England, « Revue
bénédictine », XCI, 1981, p. 332-358.
57. L'eremitismo in Occidente nei sec. XI e XII. IIa Sellim. di Studi, La Mendola, 1962 (Milan, 1965), p. ex. J. Becquet,
L'érémitisme clérical et laïque dans Vouest de la France, p. 182-211 ; — J. Sainsaulieu, Les ermites français, Paris, 1974. —
G. Tellenbach, // monachesimo riformalo ed i laici nei sec. XI e XII dans / laici..., cité n. 9 ; — v. aussi Povertà e richezza
nella spiritualità dei sec. XI e XII, Todi, 1969. — Sur les Sensibilités, le 102e Congrès des Soc. sav. (Limoges, 1977), éd.
Paris, 1979. — Un ex. : P.-R. Gaussin, L'abbaye de La Chaise-Dieu (1043-1518), Paris, 1962, et Id., Le rayonnement
de La Chaise-Dieu. Une abbaye auvergnate à Véchelle de l'Europe, Brioude, 1981.
28 BERNARD BLIGNY

rurales, leur rôle économique et politique (et peut-être, ici, leur conception « impériale » de la
chrétienté), en un mot leur infidélité à la vocation contemplative qui exige le retrait du monde.
Excès de langage, c'est certain, car la ferveur bénédictine a été reconnue par le moins indulgent
des ascètes, Pierre Damien, et quant à l'omniprésence des religieux, elle résultait des profonds
changements qui, en quelques décennies, avaient affecté le siècle et l'Église. Mais la contesta
tion portait aussi sur l'ordre social58. La coïncidence entre ses premières manifestations et
l'« explosion » castrale indique que nos contestataires s'accommodaient mal des contraintes
que le régime de l'encellulement, ce quadrillage économique et militaire, imposait aux
hommes, en particulier aux anciens alleutiers; ils se détournaient pareillement, du moins en
France, d'une paix de Dieu qui, dans son application, s'apparentait davantage à la guerre qu'à
la pénitence; ils n'admettaient pas mieux — et peut-être avons-nous dans ce grief la clé de
leur attitude — le surcroît d'autorité dont usaient les chefs de familles, avec les préjudices
qui en résultaient, sur la personne de leurs proches, enfants et épouses, et ils l'ont prouvé en
accueillant ici ou là parmi eux des femmes mal mariées, ou répudiées, ainsi que celles que
la réforme allait chasser des presbytères59.
Avant 1050, le mouvement érémitique ne se distinguait pas toujours clairement des petites
sectes hérétiques signalées en France, dans l'Allemagne méridionale et l'Italie du nord, sectes
éphémères où se réfugiaient les asociaux, sectes plus stables de l'attente eschatologique dans
lesquelles passaient des courants antisacerdotaux, voire antisacramentels, venus souvent de
loin (Balkans) ou formés localement au spectacle des défaillances de l'Église. Entre leur rejet
plus ou moins radical de celle-ci et le comportement critique des orthodoxes férus, comme
eux, de perfection, nous pouvons soupçonner des jeux d'influence, des échanges, des repentirs.
Chez ces derniers, et surtout les plus « motivés » ou les plus instruits (il y eut aussi beaucoup
d'ignares parmi eux, et de pittoresques imposteurs), nous observons une forte tendance à
prêcher les foules en même temps que la prédilection — propre à ce genre de religieux - — pour
un type d'ascèse individuelle à référence patristique, un contact direct avec Dieu et direct
aussi le corps à corps avec le Malin, une liturgie allégée, et partant l'abandon de la formule
sécurisante du coenobium où l'abbé médiatise les grâces d'en Haut. Abandon provisoire,
d'ailleurs, chez la plupart, lorsque le mouvement fut entré dans sa phase créatrice : dans leurs
fondations — Camaldoli et Vallombreuse en Italie, en France La Chaise-Dieu, Molesme,
Grandmont, Cîteaux, Fontevraud, Tiron, Savigny — , les grands ermites revinrent tôt ou tard
à la règle bénédictine60, soit pour l'appliquer à la lettre, soit pour la nuancer en s'inspirant
de la laure gréco-orientale, soit pour n'en retenir que l'enveloppe. Des uns aux autres, en effet,
de fortes différences à l'image d'un siècle profus : alors qu'à Grandmont la pauvreté est poussée
très loin, à Cîteaux le retour à la pratique du travail manuel compense les retranchements
liturgiques et indique le souci de s'identifier à la condition populaire ; et tandis qu'à Fontevraud,
Robert d'Arbrissel annonce Prémontré en revenant à la formule du Doppelklosler, qui marque

58. E. Werner, « Pauperes Chrisli ». Studien zur sozial-religiosen Bewegungen im Zeitalter des Heformpapsltums ,
Leipzig, 1956 ; — E. Dupré-Theseider, Mondo cittadino e movimenli ereticali nel rnedio evo, Bologne, 1978. — A.
Vauchez, La pauvreté volontaire au m.â., «Annales É.S.G. », XXV, 1970, p. 1567. — R. Fossier, Les mouvements popul
aires en Occident au XIe s., « G.r. des séances de l'Acad. des Inscr. et B.-L. », 1971, p. 257-269.
59. T. Berkhout et J. B. Russell, Medieval Heresies: A Bibliography 1960-79, Leyde, 1981. Notamment : C. Vio
lante, Hérésies urbaines et hérésies rurales en Italie du XIe au XIIIe s. dans Hérésies et sociétés dans l'Europe pré-indust
rielle, XIe-XVIIIe s. (Paris/La Haye, 1968), t. I, p. 171-202, reprod. en ital. dans Studi sulla cristianità..., cité n. 43.
H. Taviani, Naissance d'une hérésie en Italie du Nord au XIe s., « Annales É.S.G. », XXIX, 1974, p. 1224-1252. — J. Musy,
Mouvements populaires et hérésies au XIe s. en France, « Revue historique », 1975, p. 33-76. — R. Fossier, Mouvements...,
cité n. précéd. ; — S. Trakowski, Entre Vorthodoxie et Vhérésie: « vita aposlolica » et problèmes de la désobéissance, dans
The Concept of Heresy in the M. A., lllh-13th C. (Louvain/La Haye, 1976). — Hérésie, femme et mariage : H. Taviani,
Le mariage dans Vhérésie de l'an mil, «Annales È.S.C. », XXXII, 1977, p. 1074-1089 ; — v. aussi supra n. 55 et 56.
60. P. Cousin, Précis d'histoire monastique, Paris, 1956, p. 255-295, 301, 307, 312, etc. — J. Dubois, Les moines dans
la société du m.â. (950-1350), « Rev. d'hist. de l'Église de Fr. », LX, 1974, p. 5-37. Pour les moniales, M. Parisse, Les

nonnes au m.â., Le Puy, 1983.


l'église et le siècle 29

l'intérêt qu'il porte à la question féminine, saint Bruno au contraire, dans son ermitage de
la Grande-Chartreuse, s'en est tenu à celle de la vie solitaire en cellule — seul exemple d'érémi-
tisme mitigé qui ait durablement réussi — , mais sans autre concession aux aspirations qui
traversaient le siècle que le statut de religieux accordé aux frères convers.
Toutefois, et en cela ils expriment une tendance conforme à l'orientation grégorienne, ces
réformateurs du monachisme contemplatif se ressemblent par une égale volonté de soustraire
leurs fondations aux implications séculières quelles qu'elles fussent : pas de responsabilités
paroissiales ni de dîmes (ce dont l'épiscopat leur fut reconnaissant), peu d'attrait pour les
cathèdres, pas de possessions au dehors de leurs « déserts », encore moins de seigneuries ou de
liens féodaux. Soli Deo vacare.

C. L'éducation. Dans les mentalités, la rencontre redoutée, puis différée, avec la parousie,
avait fait éclore une conscience plus aiguë du péché qu'elle ne l'était au xe s., et donc plus avide
de pureté tant à l'échelon individuel qu'à celui de la communauté des croyants. La réponse
à l'attente eschatologique, à l'obsession du mal, le xie l'apporte sous les espèces de la pénitence,
c'est-à-dire d'une ascèse plus intériorisée chez les moines, chez les clercs d'une détermination
nouvelle à défendre et propager l'orthodoxie, et chez les laïcs de la pratique des œuvres qui
coûtent61 : participer au mouvement de paix, faire de généreuses aumônes aux églises, prendre
le baton du pèlerin et rapporter, de lointains sanctuaires, des reliques aux vertus sanctifiantes,
tels sont, parmi d'autres, les efforts et les actes qu'il fut recommandé d'accomplir pour
s'assurer la miséricorde divine. Mais comment être sûr de l'obtenir sans s'appuyer sur les
saints, intercesseurs tout désignés, sur la Vierge aussi, dont le culte se développe pour le même
motif, et sur Celui surtout qui est venu racheter les hommes en vivant leur misère ? La
conscience du péché, c'est la découverte du Rédempteur dans son humanité souffrante, son
historicité, plutôt que dans la gloire qu'il partage consubstantiellement avec le Père, transcen
dant et redoutable, et avec l'Esprit Saint — encore que cette gloire n'en soit nullement estomp
ée,même au xne s., dans la sévère figuration d'un portail comme celui de Moissac. Autrement
dit, le xie nous fait assister au lent déplacement du centre de gravité trinitaire du Père vers
le Fils, ou du primat de l'Ancien Testament vers le Nouveau, ou encore de la Création vers
l'Incarnation62. L'Église, en tant qu' inslitutrix naiionum, a enregistré et diffusé cette tendance
profonde d'où sortit aussi une charité plus agissante (maisons de l'aumône, etc.) : séculiers et
réguliers, et de plus en plus depuis le milieu du siècle — début de l'époque romane proprement
dite — , y ont concouru dans un souci éducatif plus ou moins explicite, mais qui dépasse de
beaucoup la finalité pénitentielle. Nous allons le constater en examinant tour à tour les deux
domaines, celui de la pensée et celui de l'art, où s'est exprimée l'orthodoxie.
Dans le premier, en termes de vérité. Sans préjudice des condamnations portées contre les
hérétiques, l'Église a dû opposer, à ceux d'entre eux qui niaient la nature humaine du Christ,
l'enseignement traditionnel reposant sur les canons des conciles œcuméniques des ve, vie et
vne s. : par malheur, nous connaissons plus mal, pour le xie, la matière de sa prédication, que
celle qu'elle combattit. La brume se dissipe avec le commentaire, genre en honneur dans
le cursus des écoles cathédrales, du moins dans les six ou sept qui ont compté : ainsi, à Reims,
celui que saint Bruno consacra au psautier entre 1056 et 1077 (l'attribution du commentaire

61. A. Vauchez, La spiritualité..., p. 65-74. — Également : R. Manselli, La religion populaire au m.â., « Cahiers de
Fanjeaux », X, 1975 ; — La piété populaire, thème du 99e Congrès des Soc. sav., Besançon, 1974 (éd. Paris, 1977, t. I :
Le moyen âge) ; — Pellegrinaggi e culto dei sanli in Europa flno alla la crociala, Todi, 1963 ; — Le pèlerinage, « Cahiers
do Fanjeaux », XV, 1980.
62. Le Christ-Homme : A. Vaitchez, Spiritualité..., p. 75 ss. — C. Vogel, Le pécheur et la pénitence au m.â., Paris, 1969.
30 BERNARD BLIGNY

des Épîtres de saint Paul restant problématique), porte la marque d'un net christocentrisme
où l'on peut reconnaître l'écho du grand débat tourangeau sur l'eucharistie. En effet, en
appliquant la méthode dialectique, celle d'Aristote, à l'examen du mystère de la trans
substantiation (vocable dû à Pierre Damien plutôt qu'à Lanfranc), et surtout en rejetant le
dogme de la présence réelle pour lui préférer la croyance en un changement « immatériel »
du pain et du vin, Bérenger de Tours avait soulevé une véritable tempête, plus violente que
celle où s'étaient jadis affrontés Ratramne de Corbie et Paschase Radbert sur ce sujet.
Excommunié par Léon IX, Bérenger s'était rétracté, puis, dans son De coena Domini, avait
de nouveau répondu au De corpore el sanguine Domini de Lanfranc par la négation d'une
transformation «réelle»63. Quand il fut revenu à l'orthodoxie (1079), les grégoriens encou
rageaient la dévotion au Saint Sacrement, où « l'hostie est vénérée comme le Christ» puisque
support de sa présence dans la double nature, et par là même ils mettaient l'accent sur le
caractère central, essentiel, du fait même de l'Incarnation. Il allait appartenir à saint Anselme,
indépendamment de la célèbre preuve ontologique de l'existence de Dieu (perfection implique
existence), de développer dans son Cur Deus homo ? une théologie de la Rédemption : rejetant
la théorie de la rançon, c'est-à-dire les droits de Satan sur l'homme, il s'inspire de saint Léon
et de saint Augustin pour réaffirmer que seul un homme sans péché qui fût aussi Dieu avait pu
racheter le péché infini commis par le premier homme. Ainsi donc moines et maîtres séculiers
rivalisaient d'ardeur en matière de christologie. Ajoutons — sans y voir plutôt une forme
de « démocratisation » eucharistique que la marque d'une tendance propre à la pensée occident
ale — que la conception de l'eucharistie comme « sacrifice offert par le prêtre pour les fidèles »
supplanta peu à peu celle de l'époque patristique et des Byzantins, qui y voyaient « l'offrande au
Père, par le Christ chef de l'Église, du corps mystique de l'humanité sanctifiée »64. Quelle
meilleure preuve de la présence du Fils incarné sur l'autel, et partant de l'importance qu'on
attachait à son humanité ?
Dans l'art, elle n'était pas moindre, mais ici l'orthodoxie s'exprime en termes de beauté.
Non pas d'une beauté autonome qui serait déviation esthétique, mais une beauté fonction
nelle au service de Dieu, c'est-à-dire sacrale puisqu'elle est à la fois messagère, réalité méta
physique, Vérité personnifiée. Offerte à la contemplation comme la parole à la pensée, symbole
de la présence hypostatique et, comme telle, médiatrice de l'Invisible, l'image est prédication;
dans la liturgie, son rôle ne le cède pas au chant. Ainsi de l'icône, qui dans la somptuosité du
décor byzantin a suscité des imitateurs à la Reichenau et inspiré nombre de primitifs italiens;
ainsi de l'iconographie romane, qui doit moins aux Carolingiens qu'à Ravenne et, à l'usage des
contemplatifs, englobe tout l'arrière-plan cosmique dans une vision où la croix surgit comme
une théodicée65.
Jusque vers le milieu du xie s., dans la mesure où nous les livrent les monuments-témoins
utilisables, nous pouvons avancer que tradition et expériences techniques ont alterné dans
l'art sacré de l'Occident sans beaucoup se fondre, chaque sensibilité nationale s'y exprimant
à sa manière : des Germains aux Celtes et aux Hispaniques, que de différences ! En Gaule, que
de motifs divers dans le dessin de la « blanche robe d'églises » ! Déjà, pourtant, le « protoroman »
catalan, mais aussi Cluny II, annonçaient l'effort de synthèse qui allait rapprocher Méditerra
née et Europe du Nord, cette intégration, autour de la liturgie, de tous les arts et de toutes
les techniques d'où sortirait i'efflorescence romane. Et précisément, c'est à partir de c. 1050

63. M. D. Knowi.es et D. Obolenskv, Le moyen âge, t. II de la Nouvelle histoire de /' Église, Paris, 1968, p. 289-291
et 302.
64. Ibid., p. 291. — Parallèlement : J. Leclercq, L'amour des lettres et de désir de Dieu, Paris, 1956.
65. P. Evdokimov, L'art de l'icône. Théologie de la beauté, Paris, 1972.
l'église et le siècle 31

qu'on s'accorde à voir, dans le type de construction et de décoration qui se répandent, un art
parvenu à sa maturité. Art d'abbatiales, puis de cathédrales, fut-il essentiellement icono
graphique (chapiteaux, tympans, etc.) ou soumis au primat de l'architecture ? Cette question,
pour importante qu'elle soit aux yeux de l'archéologue, ne présente à ceux de l'historien,
comme aussi celles du mode de couverture ou du type de décor, qu'un intérêt secondaire parce
que, d'une part, si le moine ou le fidèle ne pouvaient manquer d'être frappés par la majesté
ou l'harmonie d'un édifice, leur attention était bien davantage retenue par le message peint ou
sculpté qui leur était offert et les transportait dans le monde merveilleux des sphères célestes
— et de l'autre parce que, dans sa totalité, le monument avait été conçu pour répondre à une
finalité qui le dépassait infiniment : par exemple, le plan des églises a répondu aux nouveaux
besoins liturgiques liés au développement de la célébration eucharistique, elle-même en rapport
très étroit avec l'Incarnation66. En célébrant la gloire de Dieu dans la personne du Fils présent
sur l'autel, vers lequel convergent tous les regards, en laissant se répandre l'usage du crucifix
pour les dévotions privées et le culte public (voyez ceux du roi Ferdinand et de la cathédrale
de Leôn), l'Église rappelait sans cesse aux assistants combien grande était sa fonction co-
rédemptrice dans l'économie du salut. Auxiliaire du Saint Sacrement, l'art se situait au point
de rencontre du divin et de l'humain.
Devenu art de l'Occident, le style roman a exprimé aussi, avec quelle éloquence ! ce que
les papes grégoriens s'efforçaient de réaliser autour d'eux par d'autres démarches : l'unité de
la chrétienté romaine au sein d'un corps mystique qui s'étendait à l'univers tout entier.

Souvent, dans les pages qui précèdent, nous avons eu l'occasion de distinguer l'avant de l'après
1050. Cette coupure n'est guère discutable quand il s'agit de l'action du Saint-Siège ou de
la vision que Rome a pu avoir de la chrétienté; en revanche, elle convient mal à l'histoire de
l'Occident dans son ensemble, et même à celle de l'interaction des phénomènes ecclésiastiques
et laïques. Nous lui préférerons donc un découpage chronologique plus affiné, encore qu'approx
imatif, afin de mieux faire ressortir les tendances dominantes qui marquèrent chacune des
phases reconnues.
La première couvre le premier tiers du xie s. Forte est la tentation d'y voir une époque où
l'Église a été asservie à une société violente, celle de l'encellulement, inquiète aussi et plus
portée au ritualisme qu'à la foi du Sermon sur la montagne : une société de baptisés dans
l'attente de la parousie, plutôt que de chrétiens. A cela, des raisons connues, en particulier
les blocages qui ont affecté les possibilités d'expansion économique, également (mais le dia
gnostic ne s'applique pas à l'Allemagne) la dégradation des pouvoirs centraux, enfin l'influence
insidieuse, sur les esprits, du Commentaire de l'Apocalypse de Beatus. Pas plus qu'une hirondelle
ne fait le printemps, pas davantage un Gerbert67 ne saurait à lui seul donner le change sur la
situation morale et culturelle de l'Occident : sans guide et comme éclatée, l'Église séculière,
elle aussi, attendait l'issue du millénaire. Cependant, du fond de leurs cloîtres, des bénédictins
invoquaient le Tout-Puissant en même temps qu'ils prenaient des initiatives réalistes pour
ramener la paix : comme leur conception encore carolingienne du populus christianus ne les
opposait pas au laïcat, c'est avec lui, en l'espèce le groupe seigneurial, qu'ils y travaillèrent.

Le temps 66. R. desCrozet,


cathédrales.
L'art roman,
L'art etParis,
la société,
1962. 980-1420,
— L. Grodecki
Paris, 1976.
et collab.,
— Cl.LeLecouteux,
siècle de l'anPaganisme,
1000, Paris,christianisme
1973. — G. etDuby,
merv
eilleux, « Annales É.S.C. », 1982, p. 700-716. — Sous un autre éclairage : A. J. Gourevitcii, Les catégories de la culture
médiévale, trad., Paris, 1983.
67. F. Trystram, Le coq et la louve, Paris, 1982.
32 BERNARD BLIGNY

Surtout, avec une assise matérielle considérable et un prestige religieux sans second, ils
pouvaient exercer sur tous les milieux une action bénéfique; et, de fait, en prônant la pureté,
ils mirent cette double richesse au service de la réforme.
Il s'agissait d'une réforme essentiellement morale, mise à l'ordre du jour par les papes
allemands pour la seule Église, mais préparée par leurs prédécesseurs de VAdelpapsltum latial,
qui avaient prêté attention aussi aux aspirations venues des simples fidèles. On peut la situer
d'environ 1033 à 1075. Non que tout y ait poussé : par eux-mêmes, les déblocages intervenus
dans les domaines politique, économique et mental étaient générateurs d'un sentiment de
délivrance, voire d'euphorie, et certainement d'appétits de conquête, plutôt que propices aux
objectifs d'un pur christianisme; si l'Occident respirait mieux et pouvait exporter des hommes
(Byzance, l'Andalous, la Sicile), il s'en fallait que les mœurs s'y fussent beaucoup adoucies au
chant des Te Deum. Pourtant, Raoul Glaber ne nous trompe pas lorsqu'il témoigne avoir vu
pousser partout des églises, phénomène que nous savons en relation avec la croissance monast
ique, la multiplication des paroisses rurales et le réveil des villes, également l'engouement
des familles aristocratiques pour les fondations pieuses. De même, comment interpréter l'essor
d'un érémitisme qui répondit par le rappel de l'idéal contemplatif au développement de la
spiritualité de l'action, sinon en reconnaissant que celle-ci, sous l'aiguillon de la nécessité,
et aussi par le pouvoir libérateur du « nouveau contrat » avec Dieu, a bien accompagné la crois
sance de l'Europe ? Des anachorètes aux religieux cloîtrés, c'est une existence de moines qui
s'offre comme le principal modèle culturel du temps. S'y sont formés ceux-là même qui, revenus
dans le siècle et ayant mesuré les périls qu'elle courait, ont entrepris de réformer l'Église et
commencé par secouer les chaînes de la papauté et de l'épiscopat. Virtuellement, face à la
société laïque, l'évêque de Rome a depuis 1059/60 retrouvé la liberté.
Il dut lutter pour la conserver, soit en s'appuyant sur son vassal normand et sa précieuse alliée
de Toscane, soit les mains nues : l'histoire des années 1075-1100 fut dominée, en effet, par
la lutte de l'Église avec le siècle. D'une Église souvent réticente et même davantage (nous
n'avons pas jugé indispensable de retracer, avec le comportement équivoque ou franchement
hostile de maints évêques d'Italie, d'Allemagne, de France, etc., les épisodes du conflit des
investitures) — une Église qui ne pouvait espérer réussir sa propre réforme qu'en prenant
ses distances avec le monde et, contradiction apparente, en y intervenant de plus en plus :
pour un grégorien, en inversant la relation de dépendance que le temporel avait établie au
détriment du spirituel, c'est-à-dire en rétablissant sur toutes choses, dans tous les domaines
sans exception, la primauté de l'Office ecclésial. Au sein même de l'Église, c'est l'exaltation
du pouvoir pétrin et bientôt du sacerdoce tout entier : parce qu'il est le dispensateur des
sacrements, le corps sacerdotal affermi par la réforme, progressivement dégagé de l'étreinte
lignagère, fournira aux hagiographes la réserve où puiser le modèle du héros chrétien. Inverse
ment,les valeurs incarnées par l'ancien monachisme subiront une éclipse qui s'annonce dès
c. 1080 en Italie, où commencent à les relayer celles du nouveau : en dépit de la puissance
clunisienne, que la splendeur inégalée de Cluny III magnifiera au xir8 s., saint Hugues reste
en deçà de saint Odilon parce qu'il apparaît sociologiquement déphasé par rapport à l'époque
où il a vécu. Cette époque est celle de Nicolas II, d'Alexandre II (très ouvert à la Patarial),
surtout de Grégoire VII et d'Urbain II, qui détournent de l'orbite bénédictine, pour l'orienter
vers le service de l'Église séculière et du pape, un monde chevaleresque promis à de grands
desseins; c'est, plus largement, l'époque où par divers canaux, alors que se concrétise l'expan
sion de l'Occident, se répand sur le siècle, ses mœurs, sa pensée, le contrôle de l'Église romaine.
Du moins, une volonté de contrôle ...
Sans doute serait-il prématuré de dresser, lorsque le pape de la croisade quitte ce monde,
un bilan de l'action conduite au milieu des pires difficultés par le Saint-Siège. Tout n'y serait
l'église et le siècle 33

certes pas positif, et il n'est pas sûr que l'Europe méditerranéenne et celle du Nord réagirent
de la même manière. A défaut, et sans parler du magistère moral et politique qui élève le
successeur de Pierre au-dessus de l'empereur, on peut en retenir l'émergence encore timide
— une tendance plutôt qu'un fait acquis — d'une société plus chrétienne, plus sensible à ces
valeurs humaines qu'elle découvre dans l'humanité du Christ et grâce auxquelles une
spiritualité plus large pourra éclore.

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