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Christian Delacroix

La falaise et le rivage. Histoire du "tournant critique"


In: Espaces Temps, 59-61, 1995. Le temps réfléchi. L'histoire au risque des historiens. pp. 86-111.

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Delacroix Christian. La falaise et le rivage. Histoire du "tournant critique". In: Espaces Temps, 59-61, 1995. Le temps réfléchi.
L'histoire au risque des historiens. pp. 86-111.

doi : 10.3406/espat.1995.3965

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espat_0339-3267_1995_num_59_1_3965
Abstract
The article puts forward an interpretative and h istorizing framework, for the "Critical turning " of the
Annales at the end of the eighties , and singles out two moments of this turning. The first has constituted
a reassuring answer on the identity of a community of research workers whose scientific legitimacy had
been challenged. In the early nineties, the "Critical turning" was in the process of becoming stabilized
with the proposition of a new historiographical model built around the pragmatic paradigm, and with the
use, in particular, of "city" sociology (Boltanski and Thévenot) and convention economy in the theoretical
propositions. This paradigmatic crystallization, which is still in progress, is in keeping with a
historiographical state of affairs which has long been marked by the existence of other strong
historiographical models, and the end of the theoretical and institutional hegemony of the Annales. The
author proposes to end by having recourse to the work of Hilary Putnam and the notion of internal
realism, so as to maintain the aim of truth in History in contrast to relativism.

Résumé
L'article propose un cadre d'interprétation et d'historisation du "tournant critique" des Annales à la fin
des années quatre-vingt en distinguant deux moments de ce tournant. Le premier a constitué une
réponse de réassurance identitaire d'une communauté de chercheurs dont la légitimité scientifique était
remise en cause. Au début des années quatre-vingt- dix, le "tournant critique" est en voie de se
stabiliser en proposant un nouveau modèle historiographique autour du paradigme pragmatique, en
investissant en particulier les propositions théoriques de la sociologie des cités (Boltanski et Thévenot)
et de l'économie des conventions. Cette cristallisation paradigmatique encore en cours s'inscrit dans
une conjoncture historiographique marquée par l'existence d'autres modèles bistoriograpbiques forts et
par la fin de ce qui apparut longtemps comme une hégémonie théorique et institutionnelle des Annales .
L'auteur propose pour terminer de recourir aux travaux d'Hilary Putnam et à la notion de réalisme
interne pour maintenir contre le relativisme la visée de vérité de l'histoire.
?v

Christian Delacroix

La falaise et le rivage.
Histoire du "tournant critique".

critique"propose
L'article des Annales
un cadre
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fin des annéeset quatre-vingt
d'historisationendudistinguant
"tournant
deux moments de ce tournant. Le premier a constitué une réponse de
réassurance identitaire d'une communauté de chercheurs dont la légit
imité scientifique était remise en cause. Au début des années quatre-vingt-
dix, le "tournant critique" est en voie de se stabiliser en proposant un
nouveau modèle historiographique autour du paradigme pragmatique,
en investissant en particulier les propositions théoriques de la sociologie
des cités (Boltanski et Thévenotj et de l'économie des conventions. Cette
cristallisation paradigmatique encore en cours s'inscrit dans une
conjoncture historiographique marquée par l'existence d'autres modèles
bistoriograpbiques forts et par la fin de ce qui apparut longtemps comme
une hégémonie théorique et institutionnelle des Annales L'auteur propos
.

e pour terminer de recourir aux travaux d'Hilary Putnam et à la notion


de réalisme interne pour maintenir contre le relativisme la visée de véri
téde l'histoire.
The article puts forward an interpretative and h istorizing framework, for
the "Critical turning " of the Annales at the end of the eighties , and singles
out two moments of this turning. The first has constituted a reassuring
answer on the identity of a community of research workers whose scient
ificlegitimacy had been challenged. In the early nineties, the "Critical
turning" was in the process of becoming stabilized with the proposition of
a new historiographical model built around the pragmatic paradigm,
and with the use, in particular, of "city" sociology (Boltanski and
Thévenot) and convention economy in the theoretical propositions. This
paradigmatic crystallization, which is still in progress, is in keeping with
a historiographical state of affairs which has long been marked by the
existence of other strong historiographical models, and the end of the
theoretical and institutional hegemony of the Annales. The author pro
poses to end by having recourse to the work of Hilary Putnam and the
notion of internal realism, so as to maintain the aim of truth in History
in contrast to relativism.

Christian Delacroix est professeur d'histoire à l'IUFM de Créteil. Il a coordonné le


numéro 55-56 d' EspacesTemps, "Ans, l'exception ordinaire".
EspacesTemps 59-60-61/1995, p. 86-111.
"Mais le monde n'est pas un produit.
Le monde est monde, voilà tout."
Hilary Putnam.

On peut se demander si le temps des ouvertures [...] ne va Les Annales ont été peu à peu
pas céder la place à un temps du reflux et de la redéfini théoriquement insécurisées.
tion discrète". Dès 1974, à leur manière, Pierre Nora et
Jacques Le Goff diagnostiquaient la mise en crise du modèle histori
ographique dominant en France, celui porté par ce qu'il est convenu
d'appeler la "troisième génération des Annale? \ La maîtrise de l'ana 1 «Jacques Le Goff et Pierre Nora
lyse de la conjoncture historiographique - i.e. la capacité à l'imposer - (dir.), Faire de l'histoire, t. i,
Nouveaux problèmes, Pari.s Folio-
est depuis devenue non seulement un enjeu à part entière de la recomp Histoire, 1986 (f édit. 1974), p. 14.

:
osition d'un projet historiographique fort mais aussi une condition Bernard Lepetit a critiqué cette pério-
disation des Annales en trois phases
nécessaire de cette recomposition. La question de la caractérisation dans son compte-rendu du livre de
générale de cette conjoncture, que concentre l'idée de crise, est au Peter Burke sur les Annales (Annales
cur de la réponse "institutionnalisée", à la fin des années quatre- ESC, n° 6, nov.-déc. 1991, p. 1490-
1491). Je distingue pour ma part au
vingt, de la revue des Annales face aux remises en cause et aux cr sein de l'équipe de direction de la
itiques dont elle fait à ce moment l'objet 2. Cette réponse, proposée sous revue un "groupe moteur" du "tour
nant critique" (au sens d'un groupe
la dénomination de "tournant critique" (TC) et portée par une partie de porteur d'une sensibilité théorique
l'équipe de direction de la revue, inaugure une reformulation du proj propre) qui s'est peu à peu affirmé et
se recompose au rythme de la "radica-
ethistoriographique des Annales qui reste encore très largement indé lisation paradigmatique".
terminé au moment des premières propositions à la fin des années
quatre -vingt. Sans ignorer tout ce qu'il y a d'arbitraire dans l'adoption 2 Cf. en particulier les livres de
François Dosse, L'histoire en miettes,
par une communauté scientifique de nouvelles croyances, et en des Annales à la "nouvelle histoire',
essayant de ne pas céder aux délices de la rationalisation après coup, Paris La Découverte, 1987, et «Hervé
Coutau-Bégarie, Le Phénomène nouv
:
il me semble cependant que la spécificité de cette recomposition - elle histoire, Paris : Economica, 1983.
encore en cours tient en partie à ce qu'elle a été construite sous
contrainte de la question identitaire de "l'héritage des Annales". Je me
propose de mettre à l'épreuve de l'analyse des principaux textes du
TC 3 - en-dehors d'un vrai travail d'enquête dans les archives et auprès 3 J'ai retenu pour le corpus analysé
des acteurs - une première interprétation dont le point de départ est deux types de textes 1/ Les textes de
présentation des numéros des Annales
:
librement inspiré de certaines propositions de Thomas S. Kuhn 4 : le TC de janv.-fév. 1988, mars-avr. 1988,
a d'abord constitué un dispositif théorique provisoire de réassurance nov.-déc. 1989, nov.-déc. 1990, nov.-
identitaire d'une communauté historienne jusqu'alors hégémonique et déc. 1993, janv.-fév. 1994. et mars-avr.
1994. Le numéro de nov.-déc. 1989 est
mise en état d'insécurité et en "attente de paradigme" (premier TC des le numéro du "tournant critique"
années 1988-1990) avant de devenir ce qui, au début des années mais je n'ai retenu comme texte
;

"représentatif" du "tournant critique"


quatre-vingt-dix, apparaît de plus en plus comme une proposition de des Annales que le texte de Jean-Yves
redéfinition, spécifiée autour du paradigme de l'action, d'un projet hi Grenier et Bernard Lepetit sur
storiographique alternatif (deuxième moment du TC ou la conversion Labrousse. 2/ Des textes "personnels"
- pas seulement parus dans les
pragmatique des Annales) dans une conjoncture marquée par le plu Annales - d'André Burguière, Jean-
ralisme des modèles et des pratiques. Yves Grenier, Bernard Lepetit et
Jacques Revel pour leur appartenance
au comité de direction de la revue
et/ou leur rôle - supposé - dans la
mise en place et l'élaboration du
"tournant critique" et dont j'indiquerai
Un dispositif de réassurance identitaire. les références en notes.
4 «Thomas S. Kuhn, La structure des
Les premiers textes du TC de 1988 à 1990 comprennent deux volets révolutions scientipques, Paris
Champs-Flammarion, éd. de 1983,
:

principaux : une analyse de conjoncture et des propositions pour "éta chap, vi et vu en particulier.
blir les bases renouvelées" du métier d'historien. La caractéristique

La falaise et le rivage. 87
principale cle l'analyse de conjoncture qui est le refus - voire la déné
gation - de penser cette conjoncture en termes de crise de l'histoire et
d'échec "d'une démarche dominante" - celle des Annales des années
soixante-dix - commande la caractéristique principale des propositions
de redéfinition qui est d'être une "épistémologie de transition" ' sous 5 J'emprunte librement cette notion à
contrainte identitaire, c'est-à-dire de défense d'une communauté dont Michel de Certeau, "Une épistémolog
ie de transition Paul Veyne",
la légitimité scientifique (et sociale) est remise en cause (>. La notion de Annales ESC. n° 6, nov.-déc. 1972.

:
"tournant critique" 7 est la solution linguistique de l'équation de cet évi-
6 Sur ces aspects de "défense cle la disci
tement et de cette persévérance identitaire, qui marque la volonté des pline" et "d'ajustement" à une situation
promoteurs du TC de refuser le choix entre la "pétrification" et la "di donnée pour caractériser le "tournant cr
ssolution" et la pratique de l'histoire "sur brûlis". itique", cf. «Roger Chartier, "Le monde
comme représentation", Annales ESC.
L'analyse cle conjoncture proposée par les textes du premier TC nov.-déc. 1989, n° 6, p. 1505.
caractérise l'état de la discipline à la fin des années quatre-vingt comme 7 C'est l'éditorial du numéro des
un état "d'incertitude "et de "doute". Les éléments avancés pour rendre Annales ESC de mars-avr. 1988
compte de cet état ressortissent essentiellement à une analyse qui décrit ("Histoire et sciences sociales. Un
tournant critique ?") qui "lance" l'e
un "champ de forces" à trois composantes 8 l'évolution, la dynamique xpres ion "tournant critique".
:

interne à la discipline ("les pratiques passées de la discipline"), le 8 «"Tentons l'expérience", présentation


contexte général des sciences sociales ("les conditions [...1 de product du n° 6 des Annales ESC, nov.-déc.
ion du savoir social") et l'état des rapports entre disciplines. Les él 1989, p. 1317.
éments "externes" à la conjoncture intellectuelle - comme la position de
la discipline dans la société - ne sont évoqués que de façon marginal
e. La conjoncture historiographique y est pensée à partir du thème cle
la crise de l'interdisciplinarité dans la tension entre deux modèles Le "tournant critique" a
d'analyse : l'état d'incertitude de l'histoire participerait - serait une illu d'abord été un remaniement
stration - de la crise générale des sciences sociales et deuxième modèl ad hoc du paradigme
annaliste ébranlé.
e, cet état d'incertitude résulterait de l'épuisement du modèle histori
ographique jusqu'alors dominant - le modèle quantitatif-anthropologique
cles années soixante-dix -, ce qui en imposerait la redéfinition. Contre la
pratique de l'interdisciplinarité "sauvage" et "homologique" entre disci
plines, "il est utile aujourd'hui," précisent les Annales, "d'insister sur leur
spécificité, voire sur leur irréductibilité les unes aux autres 9". C'est la 9 Sur la question de l'interdisciplinarité,
menace de perdre son identité pour l'histoire qui est, dans cette analy cf. «Bernard Lepetit, "Propositions pour
une pratique restreinte de l'interdiscipli
se de conjoncture, au cur de "l'état d'indécision" de la discipline, narité", Revue de synthèse, 3, 1990.
même si, dans les premiers textes collectifs du TC, la crise d'identité
n'est pas encore reconnue en tant que telle. En 1990 André Burguière
écrit cependant " on pouvait croire 1...1 que l'histoire éclatée [...] allait
:

perdre son identité épistémologique et disparaître en tant que telle ""'. 10 «André Burguière. "De la compré
La situation d'insécurité d'une communauté scientifique est - si l'on hension en histoire". Annales ESC,', n°
1, janv.-fév. 1990. p. 126.
suit Kuhn - un élément classique des situations cle crise cle paradigme.
Mais même si les déficits d'intelligibilité clu modèle dominant - les
"anomalies" cle Kuhn - qui sont à l'origine cle l'insécurité, s'accumulent,
il ne s'ensuit pas un rejet clu paradigme dominant. En l'absence cle
paradigme de rechange, la communauté élabore cles "remaniements
ad hoc" clu modèle remis en cause et la défense cle l'identité cle la com
munauté des chercheurs impliqués apparaît même comme l'attitude
scientifique la plus conséquente, la plus normale. Le TC cles Annales
peut être interprété comme un de ces "remaniements ad hoc" , comme
une épistémologie provisoire en attente cle paradigme.

88 Le temps réfléchi.
La crise, quelle crise ? L'évitement. La légitimité scientifique passe
par la légitimité identitaire.
Les textes du premier TC reconnaissent bien les déficits d'intelligi
bilité du modèle historiographique dominant ; deux éléments forts du
modèle étant particulièrement soumis à examen critique, la longue
durée et le quantitativisme : l'intuition de la longue durée "est en passe
d'épuiser ses effets", le quantitativisme "soumis à la loi des rendements
décroissants" et la priorité aux structures ont abouti à "la réification des
catégories u". De même la crise des sciences sociales est présentée cla 11 «"Présentation", Annales ESC, n° 1,
ssiquement comme une crise des paradigmes dominants qui laisse les janv.-fév. 1988, p. 3, et Annales ESC,
op. cit. n. 9, p. 1319.
sciences sociales sans "paradigme majeur" pour les unifier u. Ces
constats de quasi-crise ne font pourtant pas "la crise de l'histoire", qui 12 Roger Chartier (que je n'ai pas rete
nucomme faisant partie du "groupe-
est déniée. Les analyses de la démarche quantitative par Jean- Yves moteur" du TC) conteste quant à lui
Grenier et Bernard Lepetit (1989) d'une part et par André Burguière cette analyse de "crise générale des
(1990) d'autre part illustrent, avec des argumentaires très différents, sciences sociales", préférant diagnosti
quer des déplacements qui laissent le
voire à terme divergents, une volonté d'instrumentalisation continuiste "champ libre à une pluralité d'ap
de l'épisode quantitativiste des Annales. Dans les deux cas il s'agit de proches et de compréhension". Roger
Chartier, op. cit. n. 6, p. 1505-1509.
rétablir avec celui-ci une filiation assumable pour ne pas avoir à payer
le prix identitaire d'un abandon sec du quantitativisme 13. 13 «Jean- Yves Grenier et Bernard Lepetit,
Le thème de la narrativité u, du récit quant à lui est soit dénoncé "L'expérience historique. À propos de G-
E. Labrousse", Annales ESC, n° 6, nov.-
dans la rubrique "réemploi des vieux motifs" ou sous l'étiquette "résur déc. 1989, et André Burguière, op. cit. n.
rection imaginaire" (André Burguière) soit mis sous tutelle de "l'ex 11. Sur l'histoire quantitative, cf. aussi
Bernard Lepetit, "L'histoire quantitative
igence de la démonstration" ou encore traité sous sa forme "faible" de deux ou trois choses que je sais d'elle",

:
l'écriture de l'histoire : dans tous les cas il n'a aucune efficace théorique Histoire & Mesure, 1989, iv-3/4, p. 191-199-
propre. 14 On peut s'étonner de la quasi-absence
Le TC n'est donc en 1989 pour ses promoteurs ni "un constat glo de référence à Ricur dans les textes du
premier TC (là encore Roger Chartier fait
bal d'échec", "ni bilan, ni examen de conscience", ni reconnaissance exception...) mais la disqualification de la
d'une "crise de l'histoire 15". Tout se passe comme si le rejet du modèl narration reste dans ce premier TC un
thème identitaire fort André Burguière
e quantitatif-anthropologique, c'est-à-dire la reconnaissance claire de par exemple, dans son article des Annales
;
sa crise, équivalait à un abandon de tout projet historique scientifique, ESCde janv.-fév. 1990 (op. cit. n. 10),
c'est-à-dire de l'histoire elle-même en tant que discipline autonome ("la oppose narration et interprétation... Sur le
thème du récit cf. aussi la note 30.
mort annoncée [...] n'a pas eu lieu" écrit André Burguière) assimilée à
l'identité intellectuelle et professionnelle forgée tout au long de l'his 15 «"Histoire et sciences sociales. Un
tournant critique ?", Annales ESC, n° 2,
toire même des Annales. La scientificité est définie par le consensus de mars-avr. 1988, p. 293.
la communauté, par la solidarité entre ses membres : le TC serait dans 16 «Gérard Noiriel, "En mémoire de
cette perspective une illustration du "pragmatisme spontané" (pour Marc Bloch. Retour sur Y Apologie pour
reprendre une expression de Gérard Noiriel 16) des historiens. La légi l'histoire', Genèses n° 17, sept. 1994,,
p. 138. J'utiliserai les mots pragmatis
timité scientifique passe par la légitimité identitaire, elle-même portée me et pragmatiste surtout dans leur
par la communauté des historiens institutionnellement en charge de la dimension épistémologique, pour dési
revue des Annales. En l'absence de paradigme unificateur prêt à fonc gner une théorie de la connaissance
qui "remplace T'exactitude' et la
tionner, c'est la question de la continuité - y compris dans sa version 'concrétude' par l'utilité' comme terme
polémique (la fidélité ou la trahison I7) - qui commande celle de la légi de l'approbation épistémologique"
(Richard Rorty).
timité scientifique.
17 Sur cette problématique de la "tr
ahison et de la fidélité par rapport aux
Annales" cf. «Ruggiero Romano,
"Braudel, nous et les autres", Revue
Polémiques muettes : le refus des confrontations explicites. européenne des sciences sociales, 1992,
n° 93, p. 123-137, et dans une version
"contradictoire" (avec dénonciation du
La défense identitaire s'enracine donc avant tout dans le refus de la "retour du refoulé" pré-annaliste),
crise, dans sa dénégation. Une dénégation qui est aussi le refus de se André Burguière, op. cit. n. 10.

La falaise et le rivage. 89
confronter explicitement w aux analyses concurrentes de la conjonctur 18 Ce qui n'est pas le cas - encore
e historiographique autrement que sous la forme de la dénonciation une fois - pour Roger Chartier. Dans
l'article déjà cité des Annales ESC du
stigmatisante cles "vieux motifs" ou du rejet agacé - voire méprisant. "tournant critique" de nov.-déc. 1989 il
Alors que le constat de l'émiettement est reconnu de facto par les s'en prend explicitement à Marcel
Gauchet en qui il voit le promoteur
Annales ("l'éclectisme d'une production abondante mais anar- du "retour d'une philosophie du sujet"
chique 19"), L'histoire en miettes de François Dosse est en particulier et rejette la thèse de la crise des
sciences sociales en égratignant au
presque systématiquement l'objet de ce rejet, précisément parce qu'au passage la "manière discrète et euphé-
cur de sa démonstration François Dosse mettait la question de l'ident misée" clu diagnostic de l'éditorial des
ité historienne en plaidant vigoureusement pour une réhabilitation de Annales du printemps 1988.
l'événement comme fondateur de la spécificité de l'histoire et en 19 Annales ESC, op. cit. n. 15, p. 292.
dénonçant l'abandon de "l'ambition globalisante" de l'histoire et sa
"dissolution" en cours dans les sciences sociales dans le projet défen
du par une partie de l'équipe des Annales.
Parmi les autres analyses évitées retenons celles de Lawrence
Stone 20 et de Marcel Gauchet 2I parce qu'elles représentent deux des 20 «Lawrence Stone, "The Revival of
principales "solutions paresseuses" qui sont dénoncées par les Annales Narrative. Reflections on a New Old
History", Past and Present, n° 85,
du TC : le "retour au récit" et le "retour de l'histoire politique". 1979, p. 3-24, trad. fr. "Retour au
récit, ou réflexions sur une nouvelle

:
Rappelons rapidement que l'analyse de Lawrence Stone reposait sur un vieille histoire", Le Débat, n° 4, 1980,
diagnostic de crise du "déterminisme économique et démographique" p. 116-142.
en histoire pour avancer une dénonciation du "mythe" de l'histoire
21 «Marcel Gauchet, "Changement de
scientifique et corrélativement une inévitabilité du retour à la narration paradigme en sciences sociales ? ", Le
et à la description (avec une référence explicite à Clifford Geertz) qui Débat, n° 50, 1988, p. 168-169.
inverserait les déplacements opérés par l'histoire économique et social
e quantifiée des Annales : du groupe à l'individu, du scientifique au
littéraire... Chez Stone échec "scientifique" - la reconnaissance de l'i
ndétermination historique - et recours à la narration sont donc corrélés Des analyses de conjoncture
et l'histoire de la discipline est pensée comme une succession d'alte concurrentes qui sont aussi des
rnances de hiérarchie à l'intérieur de couples de notions "dichoto propositions historiographiques
miques". générales.
C'est un modèle d'analyse finalement assez proche mais plus systé
matisé que propose quant à lui Marcel Gauchet autour de l'idée sémi
nale de "changement de paradigme" en sciences sociales. Le paradig
me critique du "dévoilement" et de "la victoire des contraintes de
l'ordre profond" laisserait place à un "retour de la conscience" et de "la
part explicite et réfléchie de l'action" qui entraînerait une "réévaluation
clu rôle cle l'acteur individuel" et de la nature du politique considéré
comme "le niveau le plus englobant" de l'organisation des sociétés. Ces
propositions s'inscrivent d'autre part dans le cadre plus large d'une his
toire symbolique, "une histoire pensée sans être clairement conçue,
telle qu'exposée clans les emblèmes, les cérémonies ou les monum
ents" mise en uvre par Pierre Nora clans les Lieux de mémoire.
Il faut ajouter à ces analyses concurrentes celles proposées, à partir
de l'uvre cle René Rémond, par ce qu'il est convenu d'appeler la
"nouvelle histoire politique 22." Défendant une conception ambitieuse 22 L'ouvrage de référence reste «René
clu politique - proche cle celle cle Marcel Gauchet - à la fois comme Rémond (dir.), Pour une histoire poli
tique, Pari.s Éd. Seuil, 1988. Cf. aussi
"lieu cle gestion de la société globale", "point qui récapitule les autres la revue Vingtième siècle et les travaux
:

composantes cle l'ensemble social" et "point de la plus grande conver de l'Institut d'Histoire du Temps
Présent (IHTP).
gencecles séries causales", la "nouvelle histoire politique" par ses ambit
ions d'histoire globale et le dynamisme de ses productions constitue
un modèle historiographique cohérent et alternatif recomposé à partir

90 Le temps réfléchi.
de l'objet - le politique - et revivifiée par l'extension de son domaine
et la diversification de ses méthodes.
Avec François Dosse, Lawrence Stone, Marcel Gauchet et la "nou
velle histoire politique", ce sont donc un peu plus que des analyses de
conjoncture concurrentes qui sont proposées, ce sont aussi des propos
itions historiographiques alternatives - avec des degrés de systémati
sation différents - qui se portent candidates à la relève paradigma- Les remises en cause
antérieures provenaient
tique ; ce qui constituait, par la convergence et l'intensité des critiques, de disciplines extérieures
une situation inédite par rapport à la situation d'hégémonie dont jouis à l'histoire et étaient
saitalors, largement, les Annales comme courant d'idées et comme ins menacées au nom du déficit
titution du savoir historien. Une situation d'autant plus inédite que les de scientificité de l'histoire.
remises en cause antérieures qui ont été construites comme des contro
verses d'autonomisation théorique par les historiens (celle avec les
sociologues durkheimiens et celle avec Claude Lévi-Stauss essentiell
ement) provenaient de disciplines extérieures à l'histoire et étaient
menées au nom du déficit de scientificité de l'histoire. Les remises en
cause des années quatre -vingt se font au contraire à partir de la disci
pline elle-même et au nom du trop-plein, de l'illusion de scientificité.
Le TC des Annales est aussi le dispositif de "gestion" de ces deux par
ticularités.

L'identitaire bloque l'historicisation.

Pour les analystes du TC la relève paradigmatique en 1988-89 n'est


pas possible, en grande partie parce qu'ils n'ont pas réglé leurs
comptes avec leur conscience historiographique, c'est-à-dire avec le La nécessité identitaire
modèle d'intelligibilité historique annaliste quantitatif-anthropologique. de la continuité bloque
Il n'y a pas, en particulier, dans ces premières analyses du TC de pério- l'historicisation, la pensée
disation en termes de discontinuités de l'évolution récente de la dis de la rupture.
cipline ; la nécessité identitaire de la continuité bloque l'historicisation,
la pensée de la rupture ; seule la production d'un nouveau modèle
sous label légitimant des A nnales pourrait "faire histoire", mais ce nou
veau modèle peut-il être porté par une légitimité identitaire aussi sévè
rement contestée ? Dans le cadre de cette quadrature du cercle identi
taire, les propositions historiographiques alternatives ne peuvent être
que des "retours" de vieux motifs, réductibles à des restaurations des
modèles de l'histoire pré-annaliste, c'est-à-dire pré-scientifique puis-
qu'opérées par rejet du modèle en charge de légitimité scientifique.
Une enquête auprès des acteurs et la connaissance des débats
internes à l'équipe de direction de la revue confirmerait sans doute la
part d'indétermination - d'improvisation ? - du premier TC et permett
rait de mieux cerner la dimension générationnelle (conçue comme
l'entrecroisement de procès de subjectivation) de celui-ci.
L'interprétation du TC en termes de manifeste de constitution de ce qui
serait "une quatrième génération des Annales" est pour le moins hasar
deuse, mais on peut postuler que le TC est aussi le résultat d'un com
promis générationnel qui, faute d'être étayé par les témoignages et
l'étude des débats internes, est peut-être une des clefs de la compré-

La falaise et le rivage. 91
hension clu processus cle construction du dispositif du TC comme L'enracinement identitaire
réponse rationnelle face à une situation d'insécurisation intellectuelle. n'invalide pas la pertinence
Le TC est le dispositif chargé de construire les conditions d'émergence théorique.
d'un nouveau modèle historiographique stabilisé à vocation cle para
digme - dans le sens de "matrice disciplinaire" - à partir de la mise en
crise du récitatif identitaire de la discipline, en évitant la confrontation
directe avec les autres modèles historiographiques disqualifiés au nom
cle la légitimité scientifique des Annales.
Je voudrais suggérer que l'enracinement identitaire du TC n'affaiblit 23 J'adopte les définitions proposées par
pas ou n'invalide pas automatiquement la pertinence théorique de la Michel Freitag des dimensions ontolo
giques (les modes d'être de la réalité),
réponse et faire l'hypothèse dans le cas du TC d'un travail de configu épistémologiques (les modalités d'objecti-
rationentre défense de l'identité, choix philosophiques, propositions vation reflexive) et méthodologiques (les
outils conceptuels et les prcx'édures ana
épistémologiques et méthodologiques 23 et ressources théoriques, lytiques). «Michel Freitag, "Pour un
mobilisés dans le cadre d'une "épistémologie de transition" dont les dépassement de l'opposition entre 'holi
sme'et 'individualisme' en sociologie".
choix théoriques se feraient dans un premier temps sous contrainte de Revue européenne des sciences sociales, t.
réassurance communautaire. Ce travail de configuration est aussi un xxxii, n° 99, 1994.
travail d'argumentation et de justification destiné à la fois à la commun 24 Je dois à Jacques Guilhaumou qui lors
de son intervention au séminaire
autéde l'équipe de la revue des Annales, à celle du courant histori d'EspacesTemps a insisté sur la pertinence
ographique des Annales et à la communauté historienne dans son de cette notion de "traductibilité" de la
ensemble, le TC tendant à indifférencier ces espaces de confrontation réutiliser ici en asscxriation avec celle de
"transitivité". Cf. aussi les remarques de
qui ont pourtant chacun cles contraintes propres. Ce travail d'argument Michel Freitag sur 1'" interaction dialectique
ation engage une refonte différentielle et inégale de chaque niveau du entre ontologie, épistémologie et méthod
ologie" (Michel Freitag, ibid.).
dispositif théorique et institue un régime de transitivité (ou régime de
traductibilité 2|) entre ces niveaux, qui n'est ni un système cl'homolo- 25 Les positions de Gérard Noiriel illus
trent assez, bien ce type d'instnimentalisa-
gie généralisée, ni un système d'interdépendance fonctionnelle . tion. Cf. - entre autres - son compte-
rendu du livre de Jacques Ranciere
(Genèses. n° 14, janv. 1994, p. 169). Voir
aussi comment à propos de Foucault il
oppose démarche philosophique "fonda-
Une épistémologie de transition. tionnaliste" (qui serait celle de Foucault)
et pratique de l'histoire. «Gérard Noiriel,
"Foucault and History The Lessons of a
Desillusion", )ourual ofModern History,

:
Le deuxième volet des analyses du premier TC comporte des pro n° 66, sept. 1994.
positions de redéfinition pour de nouvelles pratiques de l'histoire ; une
"nouvelle donne" destinée à "rebattre les cartes" et qui ne constitue pas 26 Le double refus des Annales du TC
me semble proche du double rejet par
- encore - en 1988-89 un nouveau modèle historiographique. Ce volet Jean-Claude Passeron de \' illusion expéri-
comprend des positions proprement philosophiques et épistémolo mentaliste et de l 'illusion herméneutique
giques et des propositions méthodologiques qui peuvent provenir de (même si on tient compte du désaccord
sur l'herméneutique, cf. notes 74 et 75)
l'exploitation de ressources théoriques extérieures à la discipline ou au Jean-Claude Passeron, Le raisonnement :
modèle historiographique dominant et qui sont déjà stabilisées en sociologique. L'espace non-poppérien du
raisonnement naturel, Paris Nathan,
modèles disponibles - qu'on peut appeler travail cle traduction ou de 1991, p. 375. La notion de "réalisme fonc
:

"spécification historique" et qui engage une pratique de connaissance. tionnel" ou "restreint" est reprise ici de
Putnam et clans le sens de réalisme "moti-
La refonte des niveaux de l'argumentation à partir de l'impératif ident vationnel" tel qLie l'évoque Jacques
itaire singularise le régime de traductibilité de cette épistémologie de Bouveresse contre Richard Rorty et de
"principe de réalité" dans les analyses de
transition. Le TC a l'épistémologie de sa conjoncture identitaire et de sa Gérard Lenclucl, Jean-Louis Fabiani et
"vocation" paradigmatique, il peut donc être aussi défini comme une Jean-Pierre Olivier de Sardan (tous les
épistémologie communautariste et "d'expérimentation". trois à propos de Jean-Claude Passeron,
ibid.) et de Christian Bouchindhomme à
Dans les textes du premier TC les positions proprement philoso propos d'Hilary Putnam «Jacques
Bouveresse, "Sur quelques conséquences
:

phiques sont faiblement individualisées, elles apparaissent plutôt au indésirables du pragmatisme", in Jean-
détour cles développements méthodologiques ou clans le travail d'ana Pierre Cometti (éd.), Lire Rorty, Paris Éd.
lysed 'uvres ou encore clans le travail de spécification historique de de l'Éclat, 1992, p. 39-41 ; «Gérard
:

Lenclud, "La statue du commandeur",


démarches et cle notions importées. Cet ordre d'exposition impose le AnttalesESC, n° 5, sept.-oct. 1993, p. 1230
;

92 Le temps réfléchi.
détour par l'instrumentalisation méthodologique des arguments philo
sophiques qui fait partie d'une solide tradition historienne 25. Certains Jean-Piene Olivier de Sardan, "L'espace
wébérien des sciences sociales", Genèses,
de ces arguments représentent pourtant dans l'épistémologie provisoi n° 10, janv. 1993, p. 156-159 «Jean-
Louis Fabiani, "La sociologie et le princi

;
re l'impératif identitaire, c'est-à-dire ce qui dans le patrimoine théo
rique de la discipline et de l'expérience des Annales a une fonction pe de réalité", Critique, n° 545, cx:t. 1992,
p. 790-801 ; «Christian Bouchindhomme,
légitimante et autonomisante par rapport aux autres disciplines et aux "De Porphyre à Putnam. Le réalisme en
modèles historiographiques concurrents : il s'agit essentiellement d'une questions", Critique, n° 569, oct. 1994, p.
739-770.
part du double refus, sous les auspices d'un réalisme fonctionnel 26, du
"positivisme plat" et de la réduction "linguistique" de l'histoire et 27 Le constructionnisme (ou constructivis
me) épistémologique ne doit pas être
d'autre part du privilège accordé au temps. confondu avec les modalités symboliques
"Le temps est peut-être le seul véritable objet spécifique de l'histoi d'existence des objets de la recherche his
torique (niveau ontologique). Sur "l'attit
re" rappellent les Annales ; l'autonomie ontologique de l'histoire tien ude ontologique naturelle" du "réalisme
drait au privilège accordé à la dimension temporelle des phénomènes. minimal" de la plupart des chercheurs,
L'historicité fait partie en quelque sorte de l'ontologie naturelle de l'his historiens compris, les remarques de
Jacques Bouveresse in "Sur quelques consé
toire, notation qui paraîtrait triviale si l'oubli de cette ontologie natu quences indésirables du pragmatisme", op.
relle n'avait pas, précisément, marqué la discipline dans sa phase d'an- cit. n. 26, p. 41. Cf. aussi la note 37.
thropologisation dans les années soixante-dix. Mais dans ces premières 28 Michel de Certeau, op. cit. n. 5.
propositions du TC, le thème de l'historicité reste un isolât identitaire 29 Sur le narrativisme et la textualité en
(disciplinaire) et affecte encore peu les autres niveaux de l'argumentat histoire cf. dans ce numéro l'article de
ion. C'est le double refus épistémologique qui est la figure théorique Sophie Wahnich et Olivier Le Trocquer et
individualisant le mieux le premier TC comme réponse théorique celui de Régine Robin. Sur Hayden White
(outre les développements de Ricur
conjoncturelle. dans Temps et récit), cf. la critique déjà
ancienne de «Armando Momigliano, "The
Rhetorics of History of Rhetoric on
Hayden White's Tropes", Comparative cri

:
ticism, 3, 1981, p. 259-268 ; et plus récem
Dans P"il" du dualisme. ment»W. Kansteiner, "Hayden White's
Critique of the Writing of History", History
and Theory, 32, 1993, p. 273-296 «Paul
Ricur, "Histoire et rhétorique", Diogène,

;
théorique"
Sur la question
de la "construction
du réalismedupèse
fait historique"
très lourdement
classiquement
la "mythologie
reven n° 168, oct.-déc. 1994, p. 9-26 ainsi que
les numéros 24 (1993) et 25 (1994) de la

;
revue Storia delta Storiografia. Le débat a
diquée comme le thème privilégié de la rupture des Annales avec les dans son numéro 54 d'avril-mai 1989
historiens positivistes. "Mythologie" veut d'abord désigner l'instrument publié plusieurs articles sur la question de
l'usage de la fiction en histoire (cf. en part
alisationidentitaire du thème, ce thème étant en effet devenu une iculier les articles de Hans-Robert Jauss et
valeur de cohésion une croyance - pour les membres de la commun de Krzysztof Pomian). Parmi les réfé
autéhistorienne se réclamant des Annales. D'autre part le thème de rences françaises plus récentes sur la
question du récit cf. «Pascal Payen,
la construction du fait historique expose à la confusion de l'ontolo "Discours historique et structures narrat
giqueet l'épistémologique : le caractère construit des concepts et des iveschez Hérodote", Annales ESC, n° 3,
mai-juin 1990, p. 527-550 et «François
catégories est étendu au monde même 27. Ce glissement du construc- Hartog, "L'art du récit historique",
;

tionnisme épistémologique à l'ontologie n'a aucun caractère inévitable Autrement, n° 150-151, janv. 1995, p. 184-
mais il a une histoire : la lutte contre "l'illusion référentielle" et le 193- Sur le tournant linguistique dans l'hi
storiographie américaine cf. «Geoff Eley,
"reflux de l'épistémologie sur le langage 28" dans les années soixante- "De l'histoire sociale au 'tournant linguist
dix qui, dans le cadre du "tournant linguistique", aboutirait à une forme ique'", Genèses, n° 7, 1992, p. 163-193-
extrême du subjectivisme et du nominalisme, le radicalisme auto-réfé- 30 Hilary Putnam définit le "réalisme
rentiel et antiréaliste de ce qu'on peut nommer le fictionnalisme ou nar- métaphysique" comme le point de vue
selon lequel "l'esprit se contente de 'copier"
rativisme 29. L'autre modalité de transitivité à sens unique entre ontolo le monde qui ne peut être décrit que par
gie et épistémologie est le réalisme substantialiste (ou essentialiste ou une Seule et Unique Théorie Vraie".
La deuxième partie de la définition de
"métaphysique" dans le sens d'Hilary Putnam 30) qui postule que l'ob Putnam - l'unicité de la Théorie Vraie - ne
jet construit duplique le phénomène, qu'il y a des prédécoupages doit pas être oubliée pour caractériser le
essentiels du réel que les catégories reflètent, et qui serait, selon les réalisme métaphysique...
Hilary Putnam, Raison, vérité, histoire,
Annales, la conséquence d'une pratique "simplificatrice" de l'histoire Paris Minuit, 1984, p. 9- Si Putnam rejette
le "réalisme métaphysique" essentialiste,
:

sociale quantificatrice "à la Labrousse". C'est essentiellement pour se

La falaise et le rivage. 93
démarquer de ce réalisme substantialiste qu'est mobilisé le thème cle la il défend un "réalisme interne" qui maint
"construction de l'objet". Contre le repli esthétisant qui, faisant son ient l'idée d'objectivité pour nos connais
deuil de toute scientificité, assimile l'histoire à un genre littéraire 3I et sancesqui sont des connaissances de
"quelque chose de réel" (l'"objectivité-pour-
contre la crispation scientiste, les Annales du TC se tiennent dans une nous"). Il ne peut donc pas être rangé dans
position de double refus d'un réalisme substantialiste - le "positivisme le camp du pragmatisme "antiréaliste"
plat" - et d'une "réduction linguistique" de la réalité historique - l'his comme le suggèrent les remarques de
Gérard Noiriel (in "Kn mémoire de Marc
toire comme pure rhétorique coupée de tout réfèrent. Bloch..", op. cit. n. 16, p. 135). Cf., entre
La métaphore de "l'il du dualisme" veut rendre compte de cette autres, Hilary Putnam, Raison, write, histoir
e,ibid, p. 61-68 et «Hilary Putnam, h.' réa
position de lutte sur deux fronts, cle position en tension entre les deux lisme à insage humain. Paris Éd. Seuil,
1994, p. 146-163.

:
termes de l'alternative épistémologique proposée : réalisme métaphys
ique et antiréalisme "fictionnaliste". Cette position peut être interpré 31 C'est une tentation évidente dans
tée comme une traduction conjoncturelle, un rejeu situé de la tension les déclarations de Georges Duby au
constitutive de l'histoire entre réduction scientiste et réduction "littérai Monde du 26/01/1993.
re" (fictionnaliste), comme une gestion conjoncturelle de cet entre
deux il. Cette position est dans ces premiers textes avancée dans un 32 Ce thème a été abordé par de nom
dispositif de mise en relations instable entre une position épistémolo breux historiens et bien sûr particuli
èrementdéveloppé par Michel de
gique réaliste de confrontation nécessaire des propositions théoriques Certeau. Il resterait à établir une histo
avec le "démenti des données" et un choix méthodologique (de fili riographie complète de ce thème épi
stémologique, identitaire pour l'histoire,
ation "positiviste") du souci cle la "preuve documentaire et du test". de la tension constitutive entre science
Cette position repose sur un postulat réaliste restreint ¦" (il y a du "réel" et littérature, science et art, science et
qui tient lieu d'instance de contrôle empirique) qui n'est pas à propre fiction et cles reformulations de cette
tension.
mentparler un critère cle vérité mais qui n'est pas non plus - selon l'e 33 La question du réalisme est un des
xpression de Richard Rorty - le "compliment automatique et vide que points du débat entre Seignobos et
toute discipline fait aux objets qu'elle vient de constituer ¦'"'", il repré Simiand. Simiand, pour défendre la
possibilité d'une "science positive" de
sente dans le dispositif la visée de vérité de l'histoire. Cette fonction de la réalité sociale indépendante de
représentation suffit pour démarquer l'histoire cle la fiction mais elle n'a notre "spontanéité individuelle", remet
en cause l'assimilation du psycholo
pas d'efficacité cognitive directe. Ce postulat réaliste ne peut être opér gique (caractéristique du fait social) au
atoire que par la médiation de la méthode de traitement critique et subjectif opérée par Seignobos. Sur la
réévaluation "subjectiviste" de
d'interprétation des sources qui institue l'archive en instance de contrôl Seignobos, cf. dans une perspective
e empirique. Ce n'est que spécifié clans la méthode que le postulat réa ouvertement "kuhnienne", l'article
liste restreint a une fonction de butoir ontologique, de "principe cle réa séminal de «Gérard Noiriel, "Pour une
approche subjectiviste du social".
lité" "opposable à la radicalisation "linguistique et représentationnelle". Annales E.S.C., nov.-déc. 1988, p.
Cette transitivité (au sens d'une complémentarité narrativisté) entre 1435-1459 et plus récemment
Antoine Prost, "Seignobos revisité".
;

réalisme restreint et méthodologie "documentaire" constitue un él Vingtième siècle, n° 43, juillet-sept.


ément essentiel de la spécificité théorique de l'histoire, de son régime 1994, p. 100-117.
d'intelligibilité. 34 «Richard Rorty, "Foucault et l'épi
C'est précisément à partir cle cette articulation épistémologie-métho- stémologie", ;';/ David Couzens Hoy.
dologie qu'est dénoncé le danger d'une réduction du champ cle l'his Michel Foucault. Lectures critiques,
Bruxelles De Boeck, 1989, p. 58.
toire aux seules représentations, la "réduction clu passé au pensé"
:

(André Burguière), la "fascination pour une analyse en abîme des 35 Sur cette articulation du postulat
réaliste restreint à la méthodologie his
interprétations successives" (Jean-Yves Grenier et Bernard Lepetit). Ces torique pour spécifier les procédures
derniers visent explicitement l'histoire symbolique et "l'auto-référentia- de contrôle empirique cf. surtout les
propositions de Jean-Claude Passeron
lité" cle l'objet - i.e. cles Lieux de mémoire- défendues par Pierre Nora. in Le raisonnement sociologique, op.
Ce qui pourrait n'être qu'une nouvelle extension clu champ de l'histoi cit. n. 26, en particulier la conclusion,
chapitre xvi, p. 357-396 ainsi que les
re (le symbolique après les "mentalités") est invalidé au nom du réa commentaires qu'en font Gérard
;

lisme restreint. L'auto-référentialité du symbolique associée à la désé- I.enclud, Jean-Pierre Olivier de Sardan,
vénementalisation mémorielle M' expose à l'antiréalisme moins parce et Jean-Louis Fabiani, op. cit. n. 26.
qu'elle réduit l'objet de l'histoire à sa modalité symbolique (réduction 36 Cf. dans ce numéro l'article de
nisme ontologique) que parce qu'elle coupe les entités symboliques de Michelle Zancarini-Fournel. Il me
semble nécessaire de distinguer auto-
leurs referents pour justifier l'auto-constitution non du réel ou de la référentialilé et autonomie (ontologique)

94 Le temps réfléchi.
société, mais du discours historien lui-même. du symbolique, cette dernière consti
C'est une exigence de conjoncture - l'existence de contre-modèles tuantun des fondements de l'autono
historiographiques — qui nécessite le recours à l'argument philoso mie épistémologique des sciences
phique réaliste. Mais le double refus est aussi la figure de l'articulation sociales. Sur ce point cf. les réflexions
de Michel Freitag, op. cit. n. 23.
entre ontologie et épistémologie qui laisse ouverte les possibilités de
sortie de crise par les pratiques de connaissance. C'est par un travail de
spécification historique - encore inégalement engagé dans le premier
TC - à partir des ressources théoriques extérieures à l'histoire (comme
les théories de l'auto-organisation) ou de réinterprétation des œuvres
(comme celle effectuée sur les travaux de Labrousse), c'est-à-dire dans
un travail d'épistémologie pratique de procédures "positives" de
connaissance, que les promoteurs du TC vont chercher des arguments
à dominante anti-substantialiste, constructiviste.

Une sortie de crise par le travail de "spécification historique".

Dans les textes "collectifs" de ce premier TC les modèles d'analyse


de ressourcement théorique proviennent pour l'essentiel de trois
sources de nature différente : une source "interne" à la discipline avec
les réflexions sur les échelles d'analyse (les travaux de Bernard Lepetit
en particulier) et la micro-storia ; des sources externes avec les théor
iede l'auto-organisation (Jean-Pierre Dupuy) et du courant du
"constructionnisme social 37" et, troisième type de ressource, la
démarche herméneutique. 37 Cf. «Gunther Teubner, "Pour une
épistémologie constructiviste du droit"
La "complémentarité des échelles d'analyse", l'idée que "les acteurs Annales ESC, n° 6, nov.-déc. 1992, p.
redéfinissent en permanence [...] l'organisation du social" et celle que 1149-1169.
la société est "dans un processus constant de construction d'elle-
même" 38 font partie des pistes offertes pour à la fois sortir des "blo
cages" de l'ancien modèle et rejeter les retours aux vieux thèmes. Ces 38 Annales ESC, nov.-déc. 1989, op.
cit. n. 8, p. 1320.
choix ne sont pas à proprement parler déterminés par une logique
interne du projet mais ils ne sont pas arbitraires ; ils sont opérés sous
contrainte de pertinence par rapport au double refus épistémologique.
Ils doivent étayer ce double refus, c'est-à-dire n'être assignables ni au
"positivisme plat" ni à "l'histdire-rhétorique" mais avec une fonction
prioritairement anti-substantialiste pour redresser les effets de l'imposi
tion du postulat réaliste. Il faut de l'épistémologie constructiviste
"déduite" de ces nouveaux modèles mobilisés pour rééquilibrer le
choix philosophique du réalisme en charge, lui, de la continuité ident
itaire - l'identité documentaire de l'histoire. Le numéro des Annales de
novembre-décembre 1990, autour du thème des "Mobilités" et de la
"construction sociale", de ce point de vue, constitue une étape import
antedans ce rééquilibrage "constructionniste" et dans le processus de
sortie de crise par l'expérimentation, par le travail de spécification his
torique. La réponse spontanément pragmatique des Annales du pre
mier TC limite l'invocation "sèche" de l'argument philosophique ou le
sature de spécifications à partir de l'exploration de modèles théoriques
stabilisés. L'épistémologie provisoire du TC est surtout une épistémol
ogie négative coincée entre des thèses philosophiques instrumentali-

La falaise et le rivage. 95
sées et une méthode qui reste largement en charge de la légitimité 39 Sur les alternances d'antinomies (du
scientifique de la discipline. type individualisme-holisme, mécanisme-
organicisme, rationalisme-sociologis-
Nous sommes donc là à un niveau d'élaboration d'une réponse me,...) dans les sciences sociales, cf.
théorique qui n'est pas réductible au choix d'un des termes des ant •Raymond Boudon et Maurice Clavelin
(clir.), Le relativisme est-il resistible ?,
inomies structurantes du type réalisme (ou objectivisme ou essentialis- Paris Fui-, 1994, p. 28-30. Le livre est
me...)/fictionnalisme (ou conventionnalisme ou nominalisme...). Ces une vigoureuse défense de l'épistémolo-

:
gie rationaliste "classique" contre la
antinomies y sont mises sous contrainte d'autres niveaux de l'arg vague sociologiste-relativiste inaugurée
umentation qui en déterminent en partie le choix, la formulation et la par Kuhn, poursuivie par le "programme
refonte. fort" de sociologie de la science de
David Blcx>r jusqu'aux travaux de Michel
Analyser les moments de crise paradigmatique en les réduisant aux Gallon et Baino Latour. On trouve
retours (éventuellement contextualisés) de vieux dualismes revient à d'autre part chez Pierre Bourdieu des
analyses sur la conjoncture théorique
les déshistoriciser, même si ces vieux dualismes sont à disposition actuelle en sciences sociales qui, en
comme ressources argumentaires w. Ces thèses qui constatent des dénonçant les "régressions", "combats
d'arrière-garde" et autres " remakes colori-
retours de modèles théoriques me semblent exposées à cette déshisto- sés", sont de la même façon tout autant
ricisation (qui postule qu'on joue toujours dans les mêmes cadres) déhistoricisantes. «Pierre Bourdieu, "Sur
parce que leur point de départ n'est pas l'activité configurante des les rapports entre la sexiologie et l'histoi
re en Allemagne et en France", Actes de
acteurs du changement théorique mais des antinomies théoriques a- la Recherche en Sciences Sociales, n° 106-
historiques ou des paradigmes stabilisés et, éventuellement, indexés 107, mars 1995, p. 113-114, 120.
"directement" au macro-contexte social-politique rigide (rabattement 40 l'emprunte la notion de "macro
contexte" à Bruno Latour. «Baino Latour,
sur le social) "'. Appliquée à l'histoire, cette démarche, et l'idée com Nous n avons jamais été modernes, Paris
mune de "retour de balancier" expliquerait les retours de vieux dua La Découverte, 1991, p. 34. Cf. aussi les

:
textes de présentation des dossiers sur
lismes structurants de la discipline comme explication-description, nar "Les mondes de l'art (de Pierre-Michel
ration-analyse, individu-structure,... et les choix contextualisés pour tel Menger et Jacques Revel, Annales ESC,
ou tel terme de l'alternative. De même les analyses "internalistes" qui toinov.-déc.
re" (de 1993) et sur "Littérature et his
Christian Jouhaud, Annales
repèrent des courants théoriques homogènes, des macro-logiques HSS, mars-avr. 1994) qui abordent tous
théoriques qui s'auto-développent en s'incarnant dans des moments les deux la question de la contextualisa-
tion. Sur les usages et les limites de la
situés (des œuvres) dans une ligne de radicalisation théorique consti notion de contexte, cf. aussi les
tuent une variante de cette déhistoricisation (en opérant un rabatt remarques de «Giovanni Levi, "Les
usages de la biographie", Annales ESC]
ementde l'historicité sur les contenus des œuvres "). n° 6, nov.-déc. 1989, p. 1330-1334.
Ces analyses, en effet, rendent difficiles la pensée de l'innovation,
c'est-à-dire de l'historicité des innovations (la constitution sociale des ■il Un exemple récent de ce type d'ana
lyse"internaliste" déshistoricisée qui écra
événements théoriques t2) ou au mieux les réduisent à un contexte sela spécificité des traductions histo
explicatif du choix de solutions elles-mêmes intemporelles. Le choix riennes (qui peuvent être des évitements)
des débats philosophiques et épistémolo-
des ressources théoriques extérieures par les promoteurs du TC est la giques est celle proposée par Philippe
rgement déterminé par les potentialités de rupture avec les vieux dua Boutry, "Assurances et errances de la ra
lismes qu'offrent ces ressources. Plus que la volonté de "dépasser les ison historienne", Autrement, op. cit.
n. 29. p. S6-68. Celui-ci propose de
dualismes "'■v' (revendiquée actuellement par la quasi-totalité des réinscrire, dans une macro-trajectoire
auteurs), c'est la construction même de l'antinomie du double refus - théorique linéaire, qui irait de "l'objectivi
té à la subjectivité", Aron, Marron,
"positivisme plat" vs "histoire-rhétorique" - qui me semble être l'él Riccrur, Foucault, Veyne, de Cetteau,
ément pertinent pour saisir la spécificité de la réponse. La notion â'épis- Daniel S. Milo et Alain Boure.au.
42 Sur le programme d'une théorie de la
témologie négative doit donc s'entendre plus dans le sens d'une constitution d'événement, cf. les analyses
construction de modèles théoriques répulsifs et d'adversaires théo de «Jean-Luc Petit, "La constitution de
l'événement social", Raisons Pratiques,
riques ad hoc que dans celui d'un choix entre des solutions dichoto "L'événement en perspective", n° 2, 1991,
miques préexistant à la mise en crise. Cette quasi-stigmatisation théo p. 9-38 et sur la question de
l'événement lire l'ensemble de ce
;

rique, qui est un des usages du scheme du double refus, est dans ce numéro.
premier TC largement à usage interne à la communauté historienne, en
cohérence avec le réalisme spontané de nombreux historiens, le thème 43 Sur les limites épistémologiques du
thème consensuel du "dépassement
identitaire de la "construction de l'objet" et avec l'évitement des polé des objet ' Note théorique sur
miques directes, pour assurer une gestion "à moindre coût identitaire"
de la crise.

96 Le temps réfléchi.
Pour retrouver l'historicité de la réponse, il faut réintroduire la per-
formativité du travail de justification et d'ajustement des propositions l'interobjectivité",
n° 4, 1994, n. 13, Sociologie
p. 595. du Travail,
qui fait tenir ensemble les différents niveaux de l'argumentation qui se
mêlent par transitivité différentielle et s'amalgament selon des règles en
partie aléatoires et auto-construites en situation. La seule lecture des
textes ne permet l'accès qu'à une petite partie de ces règles, elles des
sinent cependant une rationalité sélective en actes, une réponse théo
rique située. Cela suffit peut-être à rompre avec le cadre d'analyse de
la rencontre d'une logique disciplinaire interne avec un macro-context
e externe ou avec celui des retours contextualisés des dualismes ou
encore avec les modèles qui privilégient les stratégies institutionnelles
et réduisent la mise en réseau des argumentaires aux nécessités d'une
lutte de positions.

L'herméneutique : un modèle d'étayage.

Il faut traiter à part le recours à l'herméneutique ¥i présent dans ces 44 Concernant l'herméneutique et
premiers textes puisqu'il s'agit d'une ressource théorique qui ne pro l'histoire les œuvres de référence sont
celles de Gadamer et de Ricceur cf.
vient pas d'une discipline constituée des sciences sociales, mais qui est dans ce numéro l'article de François

;
plutôt une démarche philosophique transversale aux disciplines, et Dosse. Pour une approche historienne
de la ressource herméneutique cf.
d'autre part parce que le recours herméneutique engage un prix théo • Giovanni Levi, "Herméneutique et
rique lourd, en termes de tradition épistémologique et de traduction rationalité", in Histoire et philosophie,
Paris Centre Georges-Pompidou,
méthodologique. Mais ce prix théorique est, dans le cadre du premier 1987, p. 67-89. Pour une approche cr
TC, limité par le type d'instrumentalisation de l'herméneutique. C'est :
itique de l'œuvre de Ricœur, cf.
• Christian Bouchindhomme et Rainer
surtout le texte de Jean-Yves Grenier et Bernard Lepetit sur Labrousse Rochlitz (dir.), Temps et récit de Paul
qui mobilise l'herméneutique comme ressource théorique ou plutôt qui Ricœur en débat, Paris Cerf, 1990.
Sur l'herméneutique cf. aussi les notes

:
engage une première mise en traductibilité de l'herméneutique dans le 74 et 75.
dispositif du premier TC.
L'herméneutique fournit dans cet article un modèle d'analyse de
rupture avec les "démarches simplificatrices" de l'histoire sérielle, c'est-
à-dire avec le réalisme historique dur, celui de la réification des caté
gories, des "enchaînements linéaires [...] des reproductions à l'iden
tique" du réel aux catégories, avec le substantialisme auquel sont
opposées les conséquences de "la construction du fait historique". Pour
les auteurs, l'herméneutique sert donc à faire sauter le verrou identi
tairelabroussien, à régler leurs comptes avec la fossilisation quantitati-
viste du modèle labroussien, au nom de la fécondité de la "série des
interprétations". Cette instrumentalisation identitaire de l'herméneut
ique est renforcée par son utilisation "démarcationniste". Dans un
deuxième temps sont en effet dénoncés deux risques inhérents, selon
les auteurs, à l'herméneutique le relativisme comme source de la radi-
:

calisation représentationnelle déjà évoquée et la réduction du discours


historique à une "expression linguistique", "l'histoire-rhétorique". Avec
la dénonciation de ces deux "dérives" antiréalistes, il y a rééquilibrage
de la charge antisubstantialiste ; le recours herméneutique ne sort pas
du cadre du double refus épistémologique caractéristique du TC.
L'herméneutique dans sa version à faibles contraintes de "chaîne inter
prétative" est bien pragmatiquement mis au service du dispositif de

La falaise et le rivage.
reconstruction identitaire ; elle ne sert pas en particulier à réintroduire
l'histoire dans le domaine ontologique commun des sciences sociales
dont l'autonomie est classiquement assurée dans la tradition de la
sociologie comprehensive par la question du sens de l'action humaine.
Temps et sens restent déliés.
D'autre part le temps comme objet de l'histoire reste dans les textes du
premier TC largement délié de cette question du sens ; deux marqueurs
de l'autonomie ontologique des sciences sociales - temps et sens - res
tent disjoints.
Chaque ressource théorique semble donc être mobilisée en ordre
dispersé pour illustrer le double refus épistémologique qui concentre
l'identitaire théorique choisi comme le plus utile à la réassurance de la
communauté dans cette période de mise en place du TC. Le TC a sans
doute traduit le refus par l'équipe des Annales (ou une partie de celle-
ci) de rallier avec armes et bagages des modèles historiographiques qui
leur paraissaient être des restaurations qui auraient entraîné une rup
ture identitaire au prix "théorique" trop lourd. Dans le cadre de l'épis-
témologie de transition du double refus, il a permis d'aménager un
espace de discussion (ce que les Annales ont caractérisé comme un
lieu "d'expérimentation") dont la fécondité est difficile à contester, et
de laisser jouer la logique innovatrice sortie de la rencontre de la
réflexion critique sur le modèle historiographique quantitatif/anthropo
logique et de l'exploration de modèles interprétatifs d'autres disci
plines. C'est cette configuration quelque peu baroque qui est en voie
de stabilisation au début des années quatre-vingt-dix autour du para
digme de l'action : le TC devient la conversion pragmatique des
Annales par un processus de radicalisation paradigmatique, de mont
éeen cohérence d'un nouvel accord communautaire qui opère le pas
sage du compromis épistémologique à la construction d'une nouvelle
identité théorique ; ce qui entraîne une recomposition de l'équipe de n Une première approche de ce cou
direction de la revue et l'affirmation d'un groupe porteur de cette cris rant et une première bibliographie peu
vent être utilement fournies par «Nicolas
tallisation paradigmatique, même si les initiatives de ce groupe n'affec Dodier, "Agir dans plusieurs mondes",
tentencore que très partiellement les contenus des numéros de la (.'ritùjlic, "Sciences humaines, le lien
social", n° 529-530, juin-juillet 1991, et
revue qui le plus souvent obéissent à des logiques de recherche auto •"Ce qu'agir veut dire", Fspaces'lémps,
nomes. n° 49-50. 1992, p. 5-60. Le livre de réfé
rence reste bien sûr «Luc Boltanski et
Le moteur de cette conversion est essentiellement l'investissement Laurent Thévenot. De la justification : les
de deux modèles théoriques, celui de la sociologie des "cités" de Luc économies de la grandeur, Paris
Gallimard, 1991.
:
Boltanski et Laurent Thévenot |S et celui de l'économie des convent
ions'". Cette conversion marque d'autre part une rupture dans l'éva 46 Une première approche de ce cou
luation du modèle annaliste des années soixante-dix par la commun rant et une première bibliographie
peuvent être utilement fournies par
autéelle-même (ou par son noyau central) : de progressif - et donc •Francis Kramaz, "Du marché à l'inte
réformable - le programme annaliste est jugé "dégénérant", donc obsol raction", Criticjue. n° 529-530, op. cil. n.
30, p. 479-491, et • Réseaux, "Les
ète. Cet abandon s'effectue non par le décisionnisme philosophique, conventions", n° 62, nov.-déc. 1993.
mais par le travail de spécification historique ; c'est lui l'opérateur de Cf. aussi •André Orléan (dir.). Analyse
la radicalisation, de la rupture et - peut-être - de l'innovation, c'est-à- écononiic/ue des conventions. Paris
Pit, 1994.
:

dire de l'événementialisation théorique.

9<S' Le temps réfléchi.


La "cristallisation d'un nouveau paradigme" ?

En distinguant un premier moment du TC en 1988-89-90 autour du


numéro des Annales de novembre-décembre 1989, il s'agit surtout d'in
dividualiser le moment de la production de la réponse des Annales
pour éviter d'écraser sa spécificité par amalgame avec les développe
ments postérieurs. C'est en postulant une stabilisation de cette répon
se dans le cadre d'un nouveau modèle historiographique dans les
textes les plus récents des Annales du TC que je peux individualiser ce
deuxième moment de la conversion pragmatique des Annales, le
moment de radicalisation paradigmatique du début des années quatre-
vingt-dix qui voit se reconfigurer le compromis épistémologique du
premier TC. Cette radicalisation est d'abord une nécessité profession
nelle : le fonctionnement "sous éclectisme" de la communauté n'est pas
tenable à terme rappelle Bernard Lepetit. Le moment actuel du TC -
début des années quatre-vingt-dix -, conçu comme un trajet collectif
d'argumentation et de justification pour à la fois défendre une identité
professionnelle et construire une nouvelle matrice disciplinaire, est
celui de la "cristallisation" du nouveau projet qui n'est donc pas com
plètement stabilisé. Cette cristallisation s'est traduite au plan "instit
utionnel" par le remaniement en 1994 du comité de direction des
Annales, avec notamment l'intégration de Laurent Thévenot et d'André
Orléan et la nomination de Jean- Yves Grenier comme secrétaire de la
rédaction en remplacement de Bernard Lepetit qui regagne le comité
de direction, ainsi que par le changement de sous-titre de la revue qui
devient "Histoire, sciences sociales". La recomposition du "courant des
Annales" , et au-delà de la communauté historienne, est plus difficile à
mesurer - en dehors des prises de position publiques d'approbation ou
d'hostilité -, il est probable qu'elle continue en fonction du rythme de
la "radicalisation et de la stabilisation paradigmatique" et de son impact
dans la communauté historienne.
Cette radicalisation paradigmatique passe enfin par une démarcat La radicalisation
ion plus nette avec ce qui dans l'héritage du modèle a été mis en paradigmatique passe
crise : pas seulement le réalisme historique dur et le quantitativisme par la clarification
déjà "critiqués" dans le premier TC, ce qui impose une clarification des des enjeux philosophiques.
enjeux proprement philosophiques du double refus épistémologique
sous postulat réaliste et en particulier la question de la vérité.

Les embarras de la vérité.

La question du réalisme n'avait pas engagé explicitement jusqu'alors


dans les textes du TC la question de l'objectivité et de la vérité. La posi
tion de Bernard Lepetit et Jacques Revel dans leur réponse à un article
de Youri Bessermertny dans les Annales de janvier-février 1992 illustre
assez bien les incertitudes de Pépistémologie de transition du premier
TC sur la question du réalisme et sur les enjeux relativistes du construc
tivisme.

La falaise et le rivage. 99
Dans son article envoyé aux Annales Youri Bessermertny r fait part 47 «Youri Bessermertny, "Les Annales
vues de Moscou", Annales RSC\ n" 1.
de ses craintes de voir une justification de "l'autorisation implicite à fal janv.-fév. 1992, p. 245-259.
sifier le passé" dans certaines formulations du TC sur l'expérimentation
et sur les thèmes "annalistes" de "l'indissociabilité de l'objet et du sujet"
et du rôle de l'historien dans la reconstitution des faits historiques.
L'article de Bessemertny réanime le vieux débat de l'objectivité, récur
rentdans l'historiographie occidentale, mais qui n'a pas les mêmes
enjeux pour les historiens soviétiques à peine sortis de l'histoire-devoir
social ! Lepetit et Revel ne veulent eux pas revenir à un débat du siècle
passé et contournent la question de la vérité (l'histoire comme "minis
tèrede la vérité"...) pour poser la question de l'objectivité à partir des
notions de pertinence et de validité '". C'est cette notion de validité qui
tient lieu de notion de vérité dans une thèse épistémologique qui asso
ciela correspondance des énoncés "avec l'expérience empirique" et le
critère de cohérence interne des énoncés ; c'est l'alliance classique du
réalisme épistémologique et du rationalisme méthodologique. Pourtant
quand l'article soutient que la validité "s'apprécie au sein d'une pra
tique professionnelle", l'autre critère de validité - le contrôle empirique entre acceptabilité et vérité, cf.
commentaires de Christian
pourtant revendiqué juste avant - est oublié. La voie d'évitement de la Bouchindhomme, op. cit. n. 26,
question de la vérité est ici pragmatiste, par la convocation de la "pra 739-770.
tique professionnelle" comme le critère de validité et de la "tradition
historiographique" comme critère de pertinence. Cet évitement signale
les difficultés à instrumentaliser, dans une perspective pragmatiste, l'a
rgument philosophique. L'argument philosophique a son efficace
propre et ne peut se réduire à un outil - fût-il "le meilleur possible"
pour les intérêts de l'histoire - parce que sa capacité de refiguration
des autres niveaux de l'analyse est toujours située il n'y a pas de tran-
:

sitivité automatique entre une ontologie, une épistémologie et une


méthodologie ; les configurations sont plurielles, même si elles sont
limitées et affectent le contenu même de chaque niveau. Mais il y a des
transitivités stabilisées dans des traditions théoriques comme celle entre
le réalisme spontané des historiens, l'objectivisme (qui traite les faits
sociaux essentiellement comme des "choses" indépendantes de notre
subjectivité) et le holisme (entendu comme le primat accordé aux enti Comment allier réalisme et
tés sociales extra-individuelles et aux déterminations objectives) et pragmatisme sans relativisme ?
celle entre pragmatisme, subjectivisme et relativisme. Cet évitement
signale donc aussi la difficulté à allier réalisme et pragmatisme sans ver
ser dans le relativisme, la difficulté à sortir du réalisme métaphysique
sans identifier la vérité soit avec la seule "acceptabilité rationnelle" soit
avec le seul consensus communautaire, c'est-à-dire pour spécifier un
réalisme interne, une "objectivité-pour-nous", au sens de Putnam, qui
ne soit pas un relativisme. Les historiens semblent "condamnés" à l'a
lliance du pragmatisme et du réalisme restreint (ce que Putnam nomme 19 À propos d "constructivisme épis-
témologique", iunther Teubner,
i

un "réalisme pragmatique"). A n tuiles /;.S'C', ° 6, nov.-déc. 1992. op.


La solution à l'équation du TC est donc d'associer un réalisme res cit. n. 37, oppi ise au réalisme épisté-
treint (spontané et disciplinaire), une épistémologie de type construc- mologique le onstructivisme social,
tiviste '" et une méthodologie pragmatiste (dont les procédures sont Les attendus tl éoriques de l'article me
semblent être n exemple de contu-
l'objet du consensus de la communauté). Cette nouvelle configuration iveaux ontologique et
suppose la levée de l'hypothèque identitaire, une nouvelle analyse de épistémologiq e. Le constructivisme
épistémologiq e n'est pas incompa-
conjoncture et de l'histoire de la discipline qui objective le rapport à la tible avec le ré alisme restreint.

100 Le temps réfléchi.


tradition annaliste et qui inscrive le TC dans une périodisation contrôl
ée. C'est essentiellement à partir des textes récents, à caractère "pro
grammatique", de Bernard Lepetit 50 que j'analyserai la deuxième pério 50 «Bernard Lepetit, "Histoire des pra
de du TC (début des années quatre-vingt-dix). tiques, pratique de l'histoire", et "Le
présent de l'histoire" in Bernard
Lepetit (dir.), Les formes de l'expérienc
e. Une autre histoire sociale, Paris
Albin Michel, 1995.

:
Une nouvelle analyse de la conjoncture historiographique.

La nouvelle analyse de conjoncture reconnaît clairement la situation


de crise - d'identité et des pratiques, écrit Bernard Lepetit 51 - de l'his 51 «Bernard Lepetit, "Les Annales
toire, et objective la distance avec la tradition annaliste en proposant aujourd'hui", in L'état des lieux en
sciences sociales, textes réunis par
de distinguer deux moments clefs de l'historiographie française : le Alexandre Dutu et Norbeit Dodille,
moment de l'histoire sociale de la "statistique descriptive" et le Paris L'Harmattan, 1993, p. 49-60.

:
"moment nouvelle histoire" des nouveaux objets des années soixante-
dix. Cette périodisation est aussi une réévaluation du programme annal
iste. La reconnaissance de l'émiettement de l'histoire est cette fois-ci
reconnue comme la manifestation la plus visible de la "perte d'une
référence commune" et d'un éclectisme incompatible avec une recons Peut-on expliquer les ruptures
truction d'une identité disciplinaire. Cette réévaluation est faite prior historiographiques ?
itairement à partir du thème de l'action. Ce qui caractérise, explique en
1994 Bernard Lepetit, les programmes des deux moments annalistes,
c'est l'absence de l'acteur 52. Le thème de l'acteur, qui vient en particul 52 Bernard Lepetit, intervention au
ier du travail sur les ressources théoriques extérieures, est donc "trans séminaire d' EspacesTemps, Université
européenne de philosophie, 14/10/1994,
féré"vers l'analyse de l'identité disciplinaire pour constituer un critère reprise dans ce numéro.
de périodisation et de jugement d'ensemble ; il redynamise le double
refus épistémologique et se trouve lui-même "durci" par la nouvelle
périodisation de la discipline et la nouvelle analyse. Celle-ci repose sur
le recours à une conjoncture intellectuelle englobante caractérisée par
deux éléments, le "tournant historique 53" et "la mode pragmatique 54". 53 Au-delà de la question de la pert
Le tournant historique doit s'entendre comme une réévaluation à la inence de la notion de tournant, ne
faudrait-il pas retenir tournant histori-
hausse de la place de la diachronie dans de nombreux modèles des ciste au lieu de tournant historique
sciences sociales. ce qui signalerait la dominante relati-
;
viste de ce "tournant" ? C'est en tout
Cette analyse permet la réinsertion de l'histoire dans une — la ? — cas son acception chez Richard Rorty
communauté des sciences sociales fonctionnant sous paradigme prag qui semble en être la source. Cf. sur
ce point le commentaire de «Jonathan
matique. Au temps de l'incertitude et de l'indécision succéderait donc Rée, "Des tournants historiques", Rue
le temps de "la cristallisation d'un nouveau paradigme", grossièrement Descartes, n° 5-6, nov. 1992.
celui de l'action 55, auquel participerait le nouveau moment histori 54 "Pragmatique" doit être compris ici
ographique qui lui-même traduirait la conversion pragmatique des dans un sens élargi, comme démarche
qui revalorise la pertinence de la per-
Annales. Le trajet, lui-même recomposé, qui va de l'identité ébranlée formativité du langage, de celle de
au paradigme est presque trop impeccable... Il ignore en particulier la l'action et de la communication pour
l'intelligibilité du social. Les travaux de
situation de pluralisme théorique qui prévaut actuellement dans la dis référence sont aussi bien ceux de la
cipline. D'autre part cette nouvelle analyse de l'histoire de la discipline linguistique des actes de paroles
et de la conjoncture, en proposant d'inscrire le TC dans un macro (Austin en particulier) que ceux de la
théorie de l'action.
contexte intellectuel, en revient à un cadre d'analyse de type contex-
tualiste, mais sans mobiliser d'éléments de contexte extra-intellectuel, 55 Sur la "théorie de l'action", cf.
• Raisons Pratiques, "Les formes de
social ou politique. Comment le TC reconfigure-t-il à la fois la l'action", n° 1, 1990, et «Paul Ladrière,
"conjoncture intellectuelle", le modèle historiographique et la pratique Patrick Pharo et Louis Quéré (dir.), La
théorie de l'action, Le sujet pratique en
sociale de l'histoire ? Comment le social y est-il convoqué et sous quell débat, Paris CNRS Éditions, 1993, qui
fournissent une riche bibliographie.
:

e forme ? Il y a là des points aveugles du TC, hors-dispositif, que la

La falaise et le rivage. 101


confrontation de cette nouvelle périodisation de la discipline - qui n'est Pour une analyse critique de
pas une historicisation - avec des analyses concurrentes peut aider à •Raymond Boude m (éd.), Traité de
détecter. viologie, Paris Pit, 1992 qui se
wndique comme un exposé des

:
C'est Pierre Nora qui propose certainement l'analyse concurrente la urants de la sociologie centrés sur It
plus nourrie sur cette question. Sa proposition de lire l'histoire de la adigme de l'action, cf. «lean-Michel
discipline comme une suite de "discontinuités" qu'il "rattache" aux thelot, "Sociologie analytique et
adigmes de l'action", Sociologie du
mutations économiques, politiques et culturelles majeures réintroduit trail, n° 2, 1 994 p. 225-238.

,
en force une problématique contextualiste classique. L'opération de
mise en corrélation floue de tous ces éléments permet ainsi pour la di
scontinuité contemporaine qualifiée "'d'historiographique" de la mettre
en concomitance, au croisement des "retombées politiques de l'après-
de Gaulle, des contrecoups de l'épuisement de l'idée révolutionnaire et
des effets de choc de la crise". On sait que ce type "d'explication" de
l'historiographie a été ironiquement critiqué par Paul Veyne, plutôt
conforté sur ce point par Raymond Aron S('. Il ne s'agit pas ici de dis 56 «Paul Veyne, Comment on écrit l'his
cuter de manière approfondie de la pertinence théorique de ce type toire, Paris Éd. Seuil, 1971. p. 102
•Raymond Aron, "Comment l'historien

;
d'explication qui se sert du contexte social, politique et culturel comme écrit l'épistémologie. À propos du livre
point d'appui externe, ou plutôt de cette mobilisation des effets d'un de Paul Veyne", Annales ESC, n° 6,
nov.-déc. 1971, p. 1329-1330.
macro-contexte social, politique et culturel (pour Nora l'histoire est une
histoire des effets) qui influencerait et refléterait tout à la fois les idées,
et donc le modèle historiographique - Nora utilise "amener", "provo
quer", "être lié"... Il me semble cependant que cette contextualisation
explicative, amortie par l'invocation des "effets" et par l'éloignement du
réfèrent, non seulement tend à faire de l'histoire la "conscience de son
époque" mais aussi renforce paradoxalement la fermeture autoréfé-
rentielle de l'histoire symbolique. Elle érige l'analyse du macro-context
e en méta-discours de l'histoire de l'histoire, ce qui contredit la
démarche auto-historisante des Lieux de mémoire et constitue une
méta-position de surplomb, une version radicale en quelque sorte -
paradoxe - du paradigme critique... Et ce d'autant plus que cette
!

contextualisation peut apparaître comme un accompagnement légit


imant pour une mise sous tutelle normative "sèche" de l'histoire. C'est
en effet, selon Nora, le remaniement contemporain du sentiment natio
nal- analysé en détail - qui "dicte [...] impérativement" l'adaptation du
modèle historiographique et "courbe au devoir de mémoire" les histo
riens les historiens sont "sommés de s'adapter s~", c'est-à-dire de pro 57 «Pierre Nora (dir. ), Lieux de
mémoire, t. Ill, "Les France", vol. 1,
:

duire une histoire adaptée au nouveau "nationalisme apaisé" constaté Paris Gallimard, 1993, p. 29-31.
et surtout peut-être... souhaité. Derrière le contexte c'est la fonction
:

sociale de l'histoire qui fait brutalement - impérativement - retour


!

dans les jeux théoriques des historiens. Sous l'histoire, l'identité et... les Pierre Nora réintroduit la
valeurs. Le projet historiographique de Pierre Nora fait de la transitivi- fonction sociale de l'histoire.
té entre demande sociale et opération historique un élément détermi
nant de son dispositif. Ce rappel à devoir aux fabricants d'identité que
sont les historiens peut, pour le moins, agacer. Il a l'avantage cepen
dant de déplacer au cœur des controverses historiennes - mêmes
muettes ! - le petit détail de la pratique sociale de l'histoire, très
"absent" du premier TC. Les voies de la reconquête de cette pratique
par les promoteurs du TC ne sont pas aussi directes, ce qui ne signifie
pas qu'elles soient inefficaces...

102 Le temps réfléchi.


L'équilibrisme du double refus qui était justifié dans une épistémo-
logie provisoire (fonction de réassurance identitaire dominante) ne l'est
plus dans une épistémologie stabilisée que s'il manifeste un nouveau
régime d'intelligibilité historique fécond (fonction cognitive dominant
e). La gestion nouvelle de la tension propre aux dualismes est l'enjeu
de l'investissement des modèles pragmatiques et de l'herméneutique
proposé dans les récents textes "programmatiques" de Bernard Lepetit.
C'est autour de la question de l'acteur, largement extraite des res
sources théoriques extérieures, que se joue l'embrayage de la radicali-
sation paradigmatique des Annales.
Le thème de l'acteur (qui implique de "prendre au sérieux les
acteurs eux-mêmes" comme dirait Bruno Latour...) constitue un des
opérateurs essentiels de la distance prise avec la tradition des Annales
qui est massivement objectiviste, accordant de manière insistante une
priorité (ontologique, épistémologique et méthodologique) aux entités
extra-individuelles et au scheme de l'intériorisation des contraintes
"objectives". Or dans le premier TC l'efficacité heuristique du thème de
l'acteur reste sous contrainte objectiviste, il manque d'autonomie de
transitivité pour contribuer de manière significative au travail de recon
figuration S8. L'investissement de la question de l'acteur par les Annales 58 Tout en affirmant que les acteurs
du deuxième TC, là encore, ne se fait pas dans l'affrontement direct sociaux "redéfinissent en permanence
[...] l'organisation du social", l'éditorial
avec les propositions explicitement théorisées de retour au "paradigme du numéro du "tournant critique" des
des acteurs". Il s'opère par deux entrées principales : par une réflexion Annales (nov.-déc. 1989) ajoute "sui
vant ce qu'ils - les acteurs - pensent
plus poussée sur la micro-storia et par le recours aux modèles théo faire et ce qu'ils ignorent qu'ils font".
riques et aux concepts de deux courants disciplinaires extérieurs à l'his Les ressources interprétatives des
toire, la sociologie des "cités" et l'économie des conventions. Ce détour acteurs restent ici largement désamorc
ées, voire disqualifiées. Ces restric
est aussi un pari pragmatique de l'innovation par le travail de spécifi tionsne sont plus de mise dans la
cation historique des concepts. présentation du numéro des Annales
de nov.-déc. 1990 sur les "Mobilités"
qui revendique la "prise au sérieux
des représentations et des légitima
La passe : la micro-histoire. tions théoriques et pratiques que les
acteurs construisent...", p. 1273-
L'option pragmatique passe par la micro-storia. Dans un article de
Bernard Lepetit de 1993 sur les "usages de l'échelle w" qui revient sur la 59 «Bernard Lepetit, "Architecture,
micro-histoire et sur son rôle heuristique escompté, la volonté de mettre géographie, histoire : usages de
l'échelle", Genèses, automne 1993, p.
en cohérence postulat réaliste, épistémologie et méthodologie justifie 118-138. Les références à la micro-hist
l'expression de "réalisme méthodologique", tandis que les positions sur oire dans les textes du premier TC
étaient plus "réservées", insistant
"l'inaccessibilité" du réel traduisent non seulement le rejet de tout réali notamment sur la fonction "dépaysant
sme des substances mais aussi le refus d'autonomiser la question de l'on e" de celle-ci.
tologie. Au terme d'une analyse serrée des démarches de celle-ci,
Bernard Lepetit insiste sur l'attention prioritaire de la micro-storia pour
explorer les "capacités et les efforts de déchiffrement du monde des
acteurs du passé" qui succéderait à celle portée jusqu'alors à "l'activité
interprétative du chercheur". Il resterait à prendre la mesure de la rup
ture de la micro-storia avec le paradigme objectiviste, mais ce que
Bernard Lepetit retient dans son analyse, c'est à la fois le modèle micro-
storien de la rationalité limitée - lui-même importé - et le souci mainte
nu du réalisme par la "sanction finale" de la confrontation avec "l'expé
rience individuelle des acteurs du passé". Le "réalisme méthodologique"
- c'est-à-dire la traduction méthodologique du réalisme - permet
d'échapper au "relativisme méthodologique". Le double refus épistémo-

La falaise et le rivage. 103


logique - caractéristique de l'autonomie épistémologique du TC - est
réaffirmé cette fois à partir de l'épistémologie pratique des travaux de la
micro-storia. La démarche a donc l'avantage - décisif - de conforter et le
pragmatisme et le réalisme spontanés des historiens, et de se démarquer
du relativisme. Par rapport à l'approche de la micro-storia du premier TC,
on est passé d'une analyse centrée sur la question des échelles à une ana
lyse centrée sur "l'expérience des acteurs" ; mais ce "déplacement" peut
signifier passer d'une position objectiviste-holiste à une position de quasi-
individualisme méthodologique - vieux dualismes obligent...
Le "paradigme des acteurs" peut en effet être instrumentalisé dans Roger Chartier dénonce le retour
des pensées du sujet libre.
un sens individualiste, en disqualifiant l'efficace des déterminations
objectives et des entités extra-individuelles. Si le holisme est souvent
une position complémentaire du réalisme, l'instrumentalisation indivi
dualiste du paradigme des acteurs peut être associée "logiquement" à
l'antiréalisme "fictionnaliste". On peut interpréter les positions de Roger
Chartier (qui est une figure importante du courant des Annales mais que
je n'ai pas retenu comme faisant partie du "groupe moteur" du TC)
comme une dénonciation de l'instrumentalisation individualiste du para
digme de l'action. Roger Chartier, en cohérence avec ses analyses anté
rieures sur l'histoire comme "récit véridique" (un thème développé en
particulier par Paul Veyne) assume lui clairement le réalisme spontané
des historiens en rappelant que la visée de vérité de l'histoire fonde à
la fois la "dépendance par rapport à l'archive", le contrôle empirique et
les critères de scientificité et les techniques propres au métier ()". Cette 60 Cf. entre autres «Roger Chartier,
défense du réalisme en charge de la démarcation avec la "dérive fic- "L'iiistoire ou le récit véridique". Philosophie
et histoire, Paris Centre Georges-
tionnaliste-narrativiste" est associée à la défense d'un objectivisme Pompidou, 1987, p. 115-135, «Roger

:
réaménagé qui a pour fonction de se démarquer d'une philosophie du Cliartier, "Le temps des doutes". Le Monde,
"sujet libre" qui "récuse la force des conditionnements sociaux" que 18/03/1993, «Roger Chartier, '"Faire de
l'histoùv vingt ans après", Le Momie,
Roger Chartier diagnostique et dénonce dans les propositions de Marcel 24/02/1994, et «Roger Chartier, "L'histoire
Gauchet 6I. La position de Chartier est d'une constante et grande cohé culturelle aujourd'hui", Genèses, n° 15, mars
1994, p. 115-129.
rence et constitue une épistémologie réaliste alternative qui, tout en
déclarant prendre en compte "les capacités inventives des agents" et ne 61 Marcel Gauchet (op. cit. n. 21) précise
pourtant que "[...] il ne s'agit pas de retour
pas vouloir "nier le rôle propre du sujet", insiste sur "les contraintes qui nerà la fiction de la conscience claire.
l'enserrent". La primauté des déterminations objectives est clairement Simplement, il ne s'agit pas tant d'une
revendiquée. Elle est d'autre part d'une grande efficacité pour mainten conscience mystifiée que d'une conscience
partielle ou limitée". Les réticences - qui
ir la visée de vérité de l'histoire, notamment contre les entreprises de semblent s'accentuer - de Roger Chartier à
déréalisation des négationnistes ''2. Le réalisme reste dans ces analyses l'égard du "paradigmel' des acteurs" s'expl
iquent sans cloute par ïnstrumentalisation
pour l'essentiel un réalisme de démarcation (motivationnel). individualiste" de ce paradigme elles
pourraient peut-être à ternie concerner la
;

Les promoteurs du TC, eux, en cohérence avec le double refus épi recomposition pragmatique en cours des
stémologique, récusent tout autant l'instrumentalisation individualiste du An) laies du TC. IX' ce point de vue la réfé
paradigme des acteurs que sa rectification néo-objectiviste. On peut rence (positive ou critique) aux travaux et
aux concepts de Pierre Hourdieu (et en
interpréter leur position comme une reconfiguration (au-delà de la particulier le couple chamfyhahitiis) consti
volonté de dépassement) des dualismes (du type holisme-individualis- tue,dans la situation actuelle, un lx>n "mar
me ou objectivisme-subjectivisme) à partir du la réévaluation des res queur" du positionnement par rapport à
l'usage du "paradigme des acteurs".
sources, des compétences et de l'expérience des acteurs qui devien
nentdes éléments essentiels du cadre de référence et de contrôle 62 Sur la notion de cléréalisation. cf. les
remarques de «Pierre Vidal-Naquet, Lx'S
empirique de la reconfiguration interprétative de l'historien. Cette assassins de la mémoire, Paris Li
recomposition/sortie des dualismes passe par le travail d'appropriation- Découverte, 1991, p. 150-155.
:

traduction des travaux de la sociologie des "cités" et de l'économie des


conventions.

104 Le temps réfléchi.


La compétence contre V habitus, la convention contre la
représentation ?

L'investissement de la sociologie des "cités" et de l'économie des


conventions s'opère de manière décisive dans les premières années
quatre-vingt-dix. De l'attention de la revue pour ces travaux à travers
des comptes rendus (en particulier celui de Simona Cerutti sur L 'amour
et la justice comme compétences de Luc Boltanski en 1991 63) et des 63 «Simona Cerutti, "Pragmatique et histoi
contributions directes d'auteurs de ces courants (Laurent Thévenot en rece dont les sociologues sont capables",
Annales ESC, n° 6, nov.-déc. 1991, p. 1437-

:
particulier 64), on passe à un véritable travail de traduction-spécification 1445.
de modèles et de concepts majeurs des deux courants. On peut essayer 64 «Laurent Thévenot, "La politique des
de cerner dans les propositions récentes de Bernard Lepetit cette statistiques les origines sociales des
enquêtes de mobilité sociale", Annales ESC,

:
recomposition du dispositif du premier TC, i.e. sa transformation en n° 6, nov.-déc. 1990, p. 1275-1300,
projet historiographique en voie de stabilisation, qui construit un nou Laurent Thévenot, "Jugements ordinaires
veau régime de transitivité redisposant, sous condition de levée de l'h et jugements de droit", Annales ESC, n° 6,
nov.-déc. 1992, p. 1279-1299.
ypothèque identitaire, les relations entre les niveaux de l'argumentation
prioritairement à partir du travail "d'appropriation déliée" des modèles
pragmatiques, c'est-à-dire à partir de la recherche de nouveaux
modèles d'intelligibilité pour l'histoire. L'originalité de cette appropriat
ion réside dans l'historicisation de ces modèles, entendue non comme
une périodisation mais comme une analyse des temporalités "au tra
vail" dans ces modèles 65. 65 Les analyses des modèles et des
L'appropriation de ces modèles passe en particulier par les notions notions empruntées à la sociologie de
l'action et à l'économie des convent
d'acteur, de compétence et d'ajustement. Ces trois notions, outre leur ionsengagées par "l'équipe des
pouvoir d'élucidation propre, permettent aussi, dans le cadre du Annales du TC" (en particulier in Les
formes de l'expérience, op. cit. n. 50)
deuxième TC, de rompre avec les notions de champ, d'habitus et de justifieraient une analyse détaillée
capital proposées par Pierre Bourdieu. Avec l'objectivisme c'est la posi impossible ici. Je me limiterai donc à
dégager les effets de refonte de ce tra
tion en surplomb du jugement scientifique qui lui est associée qui est vail pour les autres niveaux du nou
invalidée. Cette symétrisation méthodologique entre les acteurs et le veau dispositif d'argumentation du TC
chercheur sape le constructivisme identitaire annaliste dans sa version
triviale - la sacro-sainte intervention de l'historien - et par transitivité
"sauvage" vers l'épistémologie peut mener à l'indifférenciation essent
ielle entre acteurs et analystes {V empathie épistémologique). La refonte
pragmatique du constructivisme contrôle cette transitivité "sauvage",
elle ne s'opère pas par simple transfert, c'est le détour par l'historicité
qui l'impose, en déplaçant le constructivisme vers l'action configurant
e du présent de l'historien. De même que "c'est la pratique sociale du
moment qui construit la limite entre passé et présent", c'est dans ce
présent que se marque et s'annule en même temps l'écart méthodolo
gique entre les acteurs du passé et l'historien. L'articulation entre
constructivisme et historicité opère la double sortie de l'extériorité cr
itique et de l'empathie épistémologique vers une morale de l'action.
Mais la notion d'acteur, si elle indique l'écart avec celle d'agent sou
mis aux déterminations objectives, n'est cependant pas reprise avec
tout son arsenal "rationnel". L'acteur des promoteurs du TC n'est pas
l'acteur à rationalité optimisatrice de la théorie économique classique, Le "tournant critique"
c'est un acteur à "rationalité limitée", "sélective", "procédurale", et c'est devient un travail
la notion de convention qui opère cette fois-ci la démarcation. La de spécification
notion de convention réinjecte de l'objectivité, de la matérialité et a une historique de modèles
charge anti-sujet. La convention n'est pas réductible à celle de "repré- pragmatiques.

La falaise et le rivage. 105


sentation collective". Ce qui permet cle disqualifier le cadre clu dualis
me,ici pratiques-représentations, et la circularité de l'entre-détermina
tion homologique (la coordination réussie fabrique la convention qui
signale la coordination réussie...), c'est la pratique cle l'écart contrôlé
par saturation réaliste- Bernard Lepetit parle "d'accumulation d'objets,
d'institutions, de conduites" - de la notion. Cette "saturation" qui privi
légie la dimension cle la matérialité de la convention, notamment par
la convocation des objets (cles choses) comme un des "supports" cles
conventions, participe cle cette procédure qui déconnecte la notion de
son cadre dualiste classique. Mais le durcissement réaliste de la notion
est aussi un durcissement de sa stabilité et fait bifurquer le cadre d'opé-
rativité de la notion vers un paradigme de la reproduction "opaque" clu
jeu social difficilement articulable avec la notion de compétence et
avec l'investissement privilégié du thème de l'historicité. C'est l'articu
lation convention-compétence avec son potentiel interactionniste - la
convention comme "dynamique interactive" - qui constitue un premier
cran d'arrêt à une interprétation "à l'anthropologique" de la convention.
Y répond l'articulation des temporalités des deux modèles de référen La prise au sérieux
ce cle la sociologie "des cités" et cle l'économie des conventions : les de l'historicité restaure
notions cle "ressource", de "cadre d'action", cle "réserve de sens" sont le contrat politique
les opérateurs cle l'entrecroisement de l'historicité et du sens et clu de l'histoire.
dépassement cle la tension entre individualisme et holisme.

Le cours de reconfiguration de l'historicité.

Le thème cle l'acteur est donc l'embrayeur de l'événement théo


rique, clu passage au paradigme, même si celui-ci ne lui est pas réduct
ible. Ce balayage général cles niveaux cle l'argumentation par le thème
cle l'acteur active clu même coup le gisement herméneutique "dor
mant", non seulement par nécessité méthodologique de l'interprétation
du sens de l'action, mais surtout par la dynamique de refonte inaugu
rée par le travail cles notions empruntées. Cette dynamique dessine les
voies d'une herméneutique sociale et d'une herméneutique de la
conscience historique qui convoque par la suture clu temps et clu sens,
un niveau de l'argumentation largement écrasé, voire absent, clans le
régime cle transitivité identitaire clu premier TC : la gestion historienne
cle la demande sociale d'histoire. Cette réactivation inaugure la restau
ration du contrat politique cle l'histoire à la fois clans le sens que lui
donne Jacques Ranciere "", celui qui autorise "la narration lisible pour 66 «Jacques Ranciere, Les noms de
tous et enseignable à tous d'une histoire commune" et clans le sens cle l'histoire. Essai de poétique du savoir.
Paris Éd. Seuil, 1992.
la relégitimation d'une morale de l'action à partir d'une nouvelle intel
:

ligibilité cle notre historicité.


La reconfiguration clu dispositif du TC par l'historicité tient à la fois
au recours interne au thème clu temps qui appartient au patrimoine
théoriciue cle la discipline, au travail d'extraction critique cles modèles
temporels cle la sociologie cles "cités" et cle l'économie cles conventions
et enfin à une réinscription de l'histoire clans un "espace épistémolo
gique wébérien" commun aux sciences sociales, systématisée en parti-

106 Le temps réfléchi.


culier dans les travaux de Jean-Claude Passeron. C'est la notion de
régime d'historicité, entendue comme convention qui règle le "rapport
de toute société avec son passé" <s", qui donne sa cohérence à cet espa 67 François Ilartog et Gérard Lenclud,
cede traductibilité et qui signale cette refonte. Cette notion qui opère "Régimes d'historicité", in L'état des
lieux en sciences sociales, op. cit. n.
l'interconnexion historicité-réalisme-interprétation sous commande de 51, p. 18-38.
l'historicité constitue la figure théorique de la stabilisation, du boucla
ge de la radicalisation paradigmatique, un des concepts centraux de
l'identité historienne selon les Annales de la conversion pragmatique.
Le réalisme restreint et l'historicité de l'objet représentent l'identitai L'herméneutique réaliste
re théorique de la discipline. Ces points déjà "présents" - sous des uti est la philosophie pratique
lisations différentes - dans le premier TC sont donc redisposés par le du "tournant critique".
cours d'argumentation dans la configuration qui se stabilise comme
une spécification historienne de l'approche pragmatique.
Le postulat réaliste est réaffirmé avec force dans les textes récents
du TC dans sa fonction démarcationniste, de rejet de la réduction li
nguistique. Il est toujours spécifié directement au niveau méthodolo
gique dans les procédures critiques de déploiement de l'archive, val
idées par la pratique professionnelle, dans la continuation de la
tradition documentaire de l'histoire. Le programme de renforcement de
ces procédures critiques reste d'actualité bH et doit en particulier tenir 68 Outre les propositions de Jean-
compte des effets de l'investigation des ressources théoriques exté Claude Passeron (op. cit. n. 26) et les
travaux d'Ariette Farge, cf. aussi dans
rieures. Là encore le travail du thème de l'historicité, avec son appar une perspective qui se réclame de
eillage argumentaire anti-essentialiste, sa capacité à investir de manièr Nietzsche et de Foucault, «Adi Ophir,
"Des ordres dans l'archive", Annales
e différentielle les différents niveaux du dispositif théorique, peut ESC, mai-juin 1990, n° 3, p. 735-754.
redéployer l'efficacité heuristique du réalisme sans risque substantialist Michel Foucault est aussi - dans une
optique différente - une référence
e et autoriser le mélange du réalisme et de l'interprétation et l'institu séminale pour les propositions de
tion d'une herméneutique réaliste qui est peut-être la "philosophie pra Jacques Guilhaumou sur la question
de la matérialité de l'archive (interven
tique" de la conversion pragmatique des Annales. tion au séminaire d' EspacesTemps,
Université européenne de philosophie,
05/12/1994, inédit).
Le réalisme interne contre le relativisme.

C'est ce modèle de "science empirique de l'interprétation", dans une 69 «Bernard Lepetit, "Une logique du
perspective qui doit beaucoup à Max Weber, que Bernard Lepetit raisonnement historique", Annales
retient de sa lecture de Jean-Claude Passeron dans une note critique ESC, sept.-oct. 1993, p. 1209-1219. Sur
le livre de Jean-Claude Passeron, outre
des Annales en 1993 69. L'historicité, que l'urgence identitaire du pre les références indiquées note 26, cf. la
mier TC avait érigé en pré-carré coupé du sens, renforce dans cette contribution de «Jean-Pierre Olivier de
Sardan à L 'histoire entre épistémologie
perspective sa fonction d'autonomisation théorique, c'est elle qui carac et demande sociale, Actes de
térise le domaine ontologique commun des sciences sociales. Elle spéc l'Université de Blois (sept. 1993),
IUFM de Créteil, Toulouse et
ifie la "visée empirique" de l'histoire mais invalide les versions essen- Versailles, 1994, p. 7-24.
tialistes du réalisme tout en le renforçant dans sa fonction de butoir L'interprétation de Popper par
Passeron est contestée par Alain Boyer
ontologique c'est l'historicité des objets des sciences sociales qui rend qui rappelle en particulier l'importance
de la notion d'analyse situationnelle
:

impossible la "décontextualisation" des concepts historiques et leur


dans la conception poppérienne des
donne leur identité épistémologique de "semi-noms propres". La tran sciences sociales. «Alain Boyer,
sitivité ontologie-épistémologie sous contrainte d'historicité peut jouer Introduction à la lecture de Karl
Popper, Paris Presses de l'ÉNS, 1994,
sans effet secondaire substantialiste. De même l'hybridation de l'histo p. 191-206. Alain Boyer a précisé ces
:

ricitéet du sens (et en particulier l'action en retour de la question du pointsd'dans son intervention au sémi
sens sur l'historicité) est fondée sur une caractérisation ontologique des naire EspacesTemps à l'Université
européenne de philosophie,
entités historiques, leur quasi-textualité ("la réalité empirique se pré- 07/02/1994, inédit.

La falaise et le rivage. 107


sente comme un texte" écrit Bernard Lepetit) et pensée, en rupture
avec la méfiance de Passeron pour l'herméneutique, à partir du modèl
e herméneutique, et en particulier de l'uvre de Paul Ricur. Ce
recours à l'herméneutique dans le cadre du deuxième TC et le travail
cle médiation et de traduction qu'il opère à tous les niveaux d'arg
umentation donne au thème de la narrativité constitutive de l'histoire
une puissance de démarcation par rapport à la thèse réductrice du
"retour au récit" que ne permettait pas la version faible du thème de
l'écriture de l'histoire du premier TC. D'autre part ce recours ouvre
pour les Annales du TC le champ de l'herméneutique de la conscien
ce historique développée par Reinhart Koselleck et Paul Ricur. En
reconnaissant le présent comme l'instance et le moment de mobilisa
tion du passé pour la reconstruction d'horizons d'expérience - de proj
ets - limités mais déterminés, cette herméneutique de la conscience
historique justifie la fonction sociale de l'histoire comme pratique confi Une morale pour l'action
gurante de construction du sens de notre historicité. qui ne se réduit pas
Cette interprétation directement issue de la lecture de Ricur est à une remémoration.
explicitement proposée comme alternative au projet de Pierre Nora. La
réification mémorielle du passé et l'allongement sans cran d'arrêt de la
chaîne "transférantielle" dans le travail de réappropriation du passé
aboutit en effet à une histoire "spéculaire", au "second degré" dit Nora,
qui, selon Bernard Lepetit, ne mobilise le passé que dans les "modalit
és sociales de sa muséification """, ce qui est caractérisé par les 70 Cf. dans le même sens les
Annales clu TC comme un constat d'impuissance. Pour Nora auto-réfé- remarques de Jacques Ranciere sur les
lieux de mémoire, iti L'histoire entre
rentialité du symbolique et fonction sociale cle l'histoire sont en réso épistémologie et demande sociale,
nance. Il y a chez Nora une ontologie cle "l'enfourchement" du phy ibid., p. 200-201.
sique par le symbolique qui produit, écrit-il, un "quelque chose" 71 Pierre Nora. Lieux de mémoire, op.
largement indéterminé ""' qui serait l'objet propre de l'histoire symbol cit. n. 57, p. 20. Chez Nora l'indéte
rmination ne ressortit pas à un nominal
ique. Cette mise en résonance entre une ontologie de l'indétermina ismehistorien traditionnel (au sens où
tion et la fonction sociale de l'histoire rééquilibre la transitivité qui semb l'opération historique instituerait le
lait univoque entre demande sociale et opération historique. caractère historique d'un objet) mais à
une ontologie de "l'enfourchement" de
L'opérativité sociale de l'histoire dans cette perspective semble deux types d'entités, de deux ordre de
répondre à l'indicibilité résiduelle de ce "quelque chose". Au symbol réalités.
iquecomme objet indéterminable de l'opération historique correspond 72 Dans la préface à l'Histoire de la
rait une fonction sociale de l'histoire comme production "d'imaginair France qu' André Burguière et Jacques
Revel - membres du comité de direc
e de remplacement" et comme grattage toujours repris du palimpseste tiondes Annales - ont dirigée au Seuil
de la remémoration. Un miroir identitaire, à distance donc d'une moral (t. I, L'espace français. 1989, p. 9-22),
on retrouve des analyses de conjonct
e pour l'action ^2. ure très proches de celles de Pierre
Il reste que les effets de l'investissement cle la ressource herméneut Nora. La crise d'identité de l'histoire y
ique sur la méthodologie apparaissent encore peu clans les textes des est explicitement rattachée à une crise
de l'identité de la communauté natio
Annales du TC, et en particulier la reprise de la question de l'archive nale c'est une démarche très sens
iblement différente de celle du TC...
;

sous contrainte d'interprétation réaliste. La notion de trace, qui a aussi


l'avantage d'appartenir au patrimoine théorique de la discipline 7\ est 73 Outre les réflexions de Paul Ricur
la notion cle suture entre l'ontologique et l'épistémologique spécifiques sur la notion de trace dans Temps et
récit, on peut rappeler que Charles
de la discipline : elle désigne le mode d'être du matériau historique et Seignobos, par exemple, retient (avant
subsume celle d'historicité d'une part, et elle détermine les modalités Paul Veyne, Carlo Ginzburg et
de son objectivation scientifique qui est une reconstruction-interfjréta- quelques autres...) la notion de trace
pour caractériser le matériau des histo
tion sous contrainte réaliste d'autre part ; c'est à partir d'elle que peut riens et pour définir la spécificité épi
s'effectuer le redéploiement méthodologique. Or si la dynamique cle stémologique et méthodologique de la
connaissance historique par rapport
recomposition réciproque entre historicité et herméneutique semble aux autres disciplines scientifiques.

108 Le temps réfléchi.


d'ores et déjà une voie féconde pour l'histoire, la refonte réaliste de
l'herméneutique - c'est-à-dire la reconfiguration historienne de l'he
rméneutique - me semble, elle, mal assurée. La stabilisation durable du
nouveau modèle historiographique proposé par les Annales du TC se
joue peut-être dans cette incertitude. L'intérêt, pour les historiens, des
débats philosophiques actuels autour du réalisme me semble tenir à
cette possible connexion du réalisme avec la question de l'interpréta
tion qui est aussi celle des valeurs. D'une part il n'est pas sûr que la
visée de vérité de l'histoire puisse se maintenir dans sa fonction de
"principe de réalité" si l'identification du sens et de la vérité 74 est adopt 74 Sur ce point cf. «Jacques
éesans critique par les historiens, c'est-à-dire si l'histoire oublie son Bouveresse, "Herméneutique et li
nguistique", in Herman Parret et
épistémologie réaliste "spontanée". La réalité empirique se présente Jacques Bouveresse (dir.), Meaning
bien pour l'historien comme un texte, mais elle n'est pas un texte 7S. and understanding, Berlin-New- York
Walter de Gruyter, 1981, repris in

:
Comme le rappelle Catherine Colliot-Thélène à propos de Weber : "[...] Jacques Bouveresse, Herméneutique
ce n'est finalement pas la compréhension du sens qui est le but de la et linguistique, Paris Éd. de l'Éclat,
1991/

:
sociologie comprehensive, mais celle de l'action en tant qu'elle est
structurée par un sens 76". Le sens ce n'est pas le réfèrent, c'est ce qui 75 II me semble qu'on peut interpréter
le rend intelligible pour l'historien. les réticences de Jean-Claude Passeron
envers l'herméneutique (op. cit. n. 26,
Ce qui est en jeu est le passage d'un réalisme restreint, motivation- p. 391) comme une défense de "l'in
nel, à un réalisme interne (dans le sens de Putnam) proprement histo tuition réaliste". Sur la démarche her
méneutique et les "dangers à éliminer
rien "7 qui opère à tous les niveaux de l'argumentaire historien. Le la recherche de la vérité comme tâche
double refus épistémologique du premier TC était une "préfiguration fondamentale de l'historien", outre les
développements de Paul Ricur sur le
pratique" du réalisme interne, celui qui noue réalisme et constructivi projet d'objectivité de l'histoire et ses
sme - anti-substantialiste - pour spécifier non seulement un réalisme notions de "représentance" et de "lieu-
épistémologique qui maintient une objectivité "interne" aux procédures tenance", cf. aussi (et parmi d'autres...)
la position de Giovanni Levi, op. cit. n.
historiennes de contrôle empirique (et qui n'est pas réductible "aux 40, p. 82-86, et, sur la "vérité des
habitudes et aux conventions localement en vigueur" dans la commun interprétations" en histoire, celles de
Tzvetan Todorov, Les morales de
autéhistorienne) mais aussi une opérativité sociale de l'histoire justi l'histoire, Paris Grasset, 1991, p. l6l-
fiée rationnellement. 169. :
Réduire le réalisme à sa fonction de démarcation ou à celle d'une 76 «Catherine Colliot-Thélène, Max
idée régulatrice (le réalisme spontané de nombreux historiens) expose Weber et l'histoire, Paris Pur, 1990, p.
75. :
à la déconnexion des niveaux épistémologiques et méthodologiques
d'avec le postulat réaliste. La validité épistémique est alors définie par 77 Depuis la rédaction de cet article
j'ai pris connaissance d'un article de
l'accord de la communauté scientifique et l'utilité (la conformité aux Chris Lorenz qui défend l'opérativité
intérêts et valeurs de ladite communauté) ; c'est la position pragmatist du réalisme interne (au sens de
Putnam) en histoire ( à propos de
e "antiréaliste" défendue par exemple par Gérard Noiriel. Mais détaché l'Historikerstreii) «Chris Lorenz,
du postulat réaliste l'accord de la communauté est un critère vide qui "Historical Knowledge and Historical
:

devient vulnérable à la pression des arguments relativistes et ethno- Reality. A Plea for 'Internal Realism'",
History and Theory, 33, n° 3, 1994, p.
centriques. Comme le fait remarquer Jean-Claude Passeron, si "l'accord 297-327.
linguistique entre énonciateurs" est bien la condition de la mise à
l'épreuve empirique des propositions, celui ci porte bien sur la "co
rrespondance entre énoncés de base" et "réalités obsevées" ; c'est ce qui
sépare une théorie empirique (comme l'histoire au sens de Passeron)
des théories métaphysiques à "invulnérabilité empirique 78". Autrement 78 Jean-Claude Passeron, Le raisonnement
sociologique, op. cit. n. 26, p. 361-363.
dit, le pragmatisme n'est opératoire que sous postulat réaliste.
Il ne fait certes pas de doute que l'intérêt actuel du pragmatisme
pour les historiens (et en particulier les travaux de Richard Rorty) tient La force du pragmatisme
non seulement à son programme anti-essentialiste fort et à son "pan- tient à son programme
relationnisme" assez bien adapté aux modes pratiques de pensée des anti-essentialiste et à son
historiens, mais aussi à ce qu'il institue la question éthique comme pan-relationn isme.

La falaise et le rivage. 109


question configurante de sens à part entière, en proposant en particul
ier cle remplacer "le savoir par l'espoir """. Mais en abandonnant à la 7') Cf. en particulier Richard Rorty.
fois toute "objectivité" (au nom cle la lutte contre la théorie cle la vér L'espoir au lieu du savoir. Introduction
au pragmatisme. Pari.s Albin Michel,
ité-cor espondance) et toute prétention à la validité universelle, la posi 1995

:
tion pragmatiste réactive une transitivité stabilisée entre constructivis
me, pragmatisme et relativisme. C'est non seulement le maintien d'une
"objectivité-pour-nous" mais aussi l'extension de l'intuition réaliste à la
question cles valeurs, c'est-à-dire la reconnaissance d'une objectivité de
certaines valeurs, qui peut permettre la sortie de la transitivité entre
pragmatisme et relativisme ; il me semble inconséquent cle se rallier au
pragmatisme antiréaliste et en même temps regretter ses "aspects" rela-
tivistes. Le travail de reconfiguration du réalisme doit s'étendre à la 80 On peut certes signaler les risques
d'une transitivité possible entre ant
question de la demande et de la fonction sociales cle l'histoire ; clans iréalisme pragmatiste, relativisme et
tous les cas il dépasse largement la fonction de démarcation et l'ins- entreprise déréalisatrice, mais il faut
trumentalisation strictement épistémologique. C'est peut-être l'enjeu rappeler que la disqualification épist
émologique constitutive du négationnis-
essentiel de la riposte historienne à l'entreprise négationniste : celle-ci, me déréalisateur procède tout autant
comme l'a rappelé Pierre Vidal-Naquet, n'est en aucun cas un modèle de son inacceptabilité éthique, ce qui
n'est pas le cas de l'antiréalisme... Le
épistémologique alternatif qu'il faudrait discuter, mais doit être dénon spectre négationniste ne peut pas être
cée à partir d'une position qui noue éthique et ontologie (c'est la fonc un argument épistémologique contre
tion de la notion cle déréalisation) m. l'antiréalisme.
Il serait peut-être utile pour les historiens d'adopter ce que Putnam 81 Hilary Putnam, Le réalisme à visage
appelle un "moratoire sur l'épistémologie" {le réalisme épistémologique humain, op. cit. n. 30, p. 270.
restreint est sans doute une position largement commune) pour réin 82 La littérature sur la question du rôle
vestir la question clu lien direct entre nos valeurs et ce qui compte des valeurs dans les sciences sociales
est évidemment immense cf. dans la
comme monde réel, "le monde tel que nous en faisons réellement l'e perspective de cet article les

:
xpérience", le monde humain "banal" loin cles "notions étranges d'obj remarques sur Max Weber et Leo
Strauss de Tzvetan Todorov, op. cit. n.
ectivité et cle subjectivité" comme l'écrit Putnam sl, c'est-à-dire pour "75, p. 263-270, et les réflexions de
réinvestir le lien entre éthique et ontologie HI. C'est peut-être une des Francois Bédarida /'; "Les responsabilit
conditions cle sortie clu relativisme qui est, après tout, le défi actuel le és de l'historien expert ", Autrement
op. cit. n. 29, p. 1,36-1 II.

.
plus sérieux qu'ont à affronter les historiens.
Ne voir clans ces débats autour du réalisme s" qu'un avatar cle plus S3 Concernant le débat sur le réali
clans la litanie cle l'affrontement entre positions philosophiques "éter sme,on aura compris que ce sont les
nelles" ou même en disposer comme d'une "boîte à outils", engage une travaux d'Hilary Putnam qui me sem
blent les plus pertinents et les plus
pratique historienne - traditionnelle - d'instrumentalisation cle la phi utiles actuellement pour les histo
losophie qui, à terme, bloquera les transitivités configurantes. À cette riens...
pratique d'instrumentalisation il faut opposer une lecture réciproque 8-i Cf. sur ce point les réflexions de
entre historiens et philosophes qui laisse à chacun son autonomie et Jean-Luc Petit sur la "relance mutuelle"
qui prenne au sérieux les productions d'intelligibilité nouvelle cle entre l'analyse philosophique et l'e
nquête empirique qui "s'exigent l'une
chaque intervention Sl. l'autre" (Jean-Luc Petit, op. cil. n. i2.
p. 15). La question des rapports entre
sciences sociales et philosophie a été
renouvelée en pratique, dans le sens
d'une "alliance" et dîme "pacification"
FaLit-il prendre an sérieux la "conversion pragma- et en rupture avec les réticences de la
sociologie critique, par Luc Boltanski
tiqbie" des Annales ? et Laurent Thévenot (sur cet aspect cf.
Sophie F.rnct, "Une rupture avec la
sociologie critique" in "Ce qu'agir veut
Les interprétations proposées ici cle ce moment historiographique dire", EspacesTemps, n° -19-50, op. cil.
n. 15. p. 33-40). Les récentes proposi
en ont sans aucun doute durci la cohérence ; la part incertaine clu proj tions de Pierre Bourdieu sur cette
et, en dehors de toute enquête, leur échappe largement. Cette inte que.stion (Actes de la recherche en
rprétation ne peut donc être qu'une incitation à vraiment historiciser ce sciences sociales, op. cil. n. .39) semb
lent
tion" confirmer que cette "pacifica
moment de l'historiographie française, en respectant en particulier le n'est pas acquise pour lui.

1 10 Le temps réfléchi.
principe de symétrie 85 dans le traitement des Annales par rapport aux 85 D'une manière générale l'ensemble
autres membres de la communauté historienne. des travaux de Michel Callon, Bruno
Latour et de "l'anthropologie des
Ces propositions d'interprétation ont essayé de jouer le jeu de la sciences et des techniques" peuvent
réflexivité d'une analyse de type pragmatique, en postulant ce qui constituer une ressource théorique
importante pour avancer dans cette
serait une événementialité théorique propre au TC, identifiable essen historicisation.
tiellement à partir du travail d'argumentation même des acteurs de cette
recomposition d'un modèle historiographique. Elles peuvent être lég
itimement considérées à la fois comme une surestimation des iniatives
d'un petit groupe au sein de l'équipe de la revue des Annales et
comme de "petits arrangements" avec le relativisme.
C'est peut-être l'utilisation de la notion de paradigme qui constitue
le point faible de telles analyses. Penser l'évolution de la discipline en
termes de paradigme suppose prix théorique oblige... - que l'histoi
re soit une discipline qui "fonctionne sous paradigme" (dans le sens de
Kuhn). Le pluralisme interprétatif actuel nous rappelle peut-être que les
sciences humaines sont des disciplines "pré-paradigmatiques" (ou a-
paradigmatiques) 8fi et cette petite précision du même coup nous invi 86 Jean-Claude Passeron, par exemple,
terait plutôt à réexaminer une mise en histoire de la discipline sans défend une conception non-cumulati
ve et a-paradigmatique du savoir
doute trop centrée sur les Annales et qui postule une communauté hi sociologique (Jean-Claude Passeron,
storienne indifférenciée dans son adhésion à un même modèle hist op. cit. n. 26, p. 364-366). Cf., pour
aller plus loin, les très stimulantes
oriographique. C'est l'existence même d'une telle communauté qui est remarques d'Isabelle Stengers sur
en cause. Ce type de mise en histoire ne prend pas l'exacte mesure de Kuhn «Isabelle Stengers, L'invention
des sciences modernes, Pari.s La

:
l' exceptionnalité de la centralité intellectuelle et institutionnelle des Découverte. 1993. p. 59-65.

:
Annales qui a tenu lieu de situation de "fonctionnement sous paradig
me". C'est la fin de cette exceptionnalité-là qui se joue dans le TC et
qui refonde peut-être une autre exceptionnalité en grande partie recou
verte par la vague anti-inductionniste et scientiste du siècle, celle de
l 'opérativité sociale constitutive de l'histoire et que redécouvre peut-
être la vague "historiciste-relativiste" qui lui a succédé. Une exceptionn
alité qui nous renverrait à la négativité de l'identité épistémologique
de l'histoire.
En attendant, il faut prendre au sérieux le TC des Annales, moins
peut-être pour les déplacements conceptuels qu'il opère que pour son
travail de reconquête de la performativité sociale propre à l'histoire qu'il
contribue à refonder. Comme l'a rappelé Roger Chartier 87 (en reprenant 87 «Roger Chartier, "Au bord de la
Michel de Certeau), les historiens sont peut-être bien "au bord de la falai falaise", Le Monde, 30/09/1994.
se", mais c'est pour mieux scruter leur rivage de toujours, l'historicité.

La falaise et le rivage. 111

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