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Chapitre 4
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LA PRAGMATIQUE DE LA NARRATION
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toujours resté controversé. C’est aussi une vision qui fait siens
tous les problèmes de l’orientation individualiste sur l’esprit
dont nous avons parlé au chapitre 2. L’argument du langage en
tant que longue-vue semble bien mal engagé.
L’autre terme de l’alternative affirme que les constructions
narratives sont des modèles cognitifs, des formes d’histoire aux-
quelles l’individu a recours pour guider ses actions. À titre
d’exemple, pour quelqu’un qui se perçoit comme un héros que
les actes de bravoure et l’intelligence parviendront à protéger de
tout malheur, la vie deviendra vite insupportable. La thérapie lui
fait comprendre que ce modèle cognitif le met dans une situation
impossible, et qu’il l’empêche de manifester des sentiments de
tendresse et d’interdépendance à sa femme et à ses enfants. Une
nouvelle histoire s’y construit, au cours de laquelle il parvient à
se concevoir comme un champion pour sa famille, et non plus
pour lui-même. Le sentiment d’être un héros familial sera comblé
par les réactions de bonheur que lui témoigneront ses proches et
il dépendra beaucoup de leur façon d’approuver ses actes. Cette
image transformée déterminera désormais sa façon d’agir.
S’il y a une certaine pertinence dans cette manière de pro-
céder, elle pose aussi quelques problèmes. Les pensées sont habi-
tuellement considérées comme des représentations abstraites de la
réalité. Refléter la réalité elle-même, ce serait être submergé par
de petits détails. C’est précisément pour cette raison que les abs-
tractions ne peuvent servir de guides pour agir dans des situa-
tions complexes et en perpétuel changement. Par exemple, que
dira sa nouvelle histoire personnelle sur la meilleure manière
d’agir quand sa femme lui exprimera son désir de le voir passer
moins d’heures à son travail et plus de temps avec sa famille ?
Lui dira-t-elle comment répondre à une offre de travail plus
lucratif et plus exigeant, mais plein de risques ? Et les histoires
considérées comme des modèles internes, outre qu’elles n’offrent
ni suggestions ni propositions, sont statiques. Si l’individu est
confronté à de nombreuses situations et relations au cours de sa
vie (un parent proche meurt, son fils est attiré par la drogue, une
séduisante voisine lui fait des avances, etc.), le modèle narratif,
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TRANSCENDER LA NARRATION
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que « j’ai réussi dans ma vie » est aussi débilitant sous certains
aspects que de croire que « j’ai raté ma vie ». Ce ne sont là fina-
lement que des histoires, et chacune peut porter des fruits dans
des contextes et des relations particuliers. Adhérer à l’une
revient à oublier l’autre, et réduit le nombre des contextes et
relations dans lesquels nous sommes à l’aise. Croire fermement
à la narration peut s’avérer dysfonctionnel.
D’une manière générale, une thérapie qui vise à reconstruire ou
à remplacer une narration ne peut permettre d’accomplir toutes les
possibilités du fonctionnement humain. En amenant le client à
« redevenir simplement l’auteur de sa vie » ou à « réécrire l’his-
toire de sa vie »6, la thérapie est condamnée à n’être plus qu’un
moyen de remplacer la narration dysfonctionnelle dominante par
une autre plus fonctionnelle. J’ai bien peur que le résultat ne soit
porteur des germes de la rigidité injonctive et ne serve à renforcer
l’illusion qu’il est possible de développer un ensemble de prin-
cipes ou de codes applicables systématiquement, sans se pré-
occuper du contexte relationnel. Serait-il possible qu’une
telle rigidité contribue à accentuer les difficultés que les gens
emmènent souvent avec eux en thérapie ? Cette possibilité mérite
examen. Comme les psychothérapeutes qui sont limités par un
code restrictif, les gens qui définissent leur vie comme probléma-
tique semblent souvent pris au piège par le vocabulaire, les codes
de conduite et les conventions constitutives limités qui modèlent
les contours de leur vie. En nous bornant au cadre strict de la nar-
ration singulière, nous restreignons l’exploration d’autres possibi-
lités, et nous courons aussi le risque de nous retrouver prisonniers
de transactions douloureuses avec ceux qui nous entourent.
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Je vais tenter
D’attacher en bon ordre de grandissantes poignées de désordres
D’élargir
L’espace, mais d’apprécier que l’espace échappe à mon emprise,
Apprécier qu’il n’y a pas de finalité de la vision,
Que je n’ai pas perçu les choses complètement,
Que demain un nouveau pas est un nouveau pas
A.R. AMMONS,
Carson’s Inlet
[La Crique de Carson].
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