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L E S NARRAT I ONS TH ÉRA PEU TI Q U ES ET A U -D ELÀ

Chapitre 4

Les narrations thérapeutiques


et au-delà

Je ne suis parvenu à aucune conclusion,


n’ai érigé aucune frontière
pour entrer ou pour sortir, pour séparer
l’intérieur de l’extérieur : je n’ai
pas dessiné de limite :
comme les multiples activités du sable
changent la forme des dunes pour leur
donner une nouvelle forme
demain,
ainsi je veux participer, accepter
la pensée en devenir,
ne définir ni commencement, ni fin,
n’établir aucun rempart
A. R. AMMONS,
Carson’s Inlet
[La Crique de Carson].

Lorsque les gens recourent à une psychothérapie, ils ont une


histoire à raconter. C’est souvent l’histoire d’une vie ou d’une
relation devenue déplorable, confuse, désastreuse, menacée.
Pour beaucoup, c’est une histoire d’épisodes calamiteux qui
menacent leur sens du bien-être, leur estime de soi ou leur effi-
cacité. Pour d’autres, c’est l’histoire de forces invisibles ou mys-
térieuses qui s’infiltrent dans les séquences ordonnées de leur
vie pour les briser et les détruire. Pour d’autres encore, c’est
comme si, dans l’illusion de savoir comment le monde est ou
devrait être, ils avaient en quelque sorte buté sur des ennuis aux-
quels leurs récits habituels ne les avaient pas préparés. Ils ont
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CONSTRUIRE LA RÉALITÉ

découvert une réalité si horrible qu’elle heurte toutes les convic-


tions auxquelles ils étaient attachés jusqu’ici. Sous une forme ou
sous une autre, le thérapeute est confronté à une narration, sou-
vent persuasive et captivante ; une narration qui peut se terminer
après une brève période ou s’étendre sur des semaines, voire des
mois ; il doit inévitablement répondre à cette histoire à un certain
moment, et tout ce qui adviendra au cours du processus thérapeu-
tique prendra sens et importance en tant que réponse à ce récit.
Quelles options s’offrent au thérapeute pour contribuer à la
relation naissante ? L’une d’entre elles jouit d’une grande influence
dans la culture, et on y a parfois recours dans les conseils profes-
sionnels, dans le travail social ou dans les thérapies brèves.
Nous la qualifierons d’option consultative. Pour le consultant, le
récit du client reste relativement intact. Les termes dans lesquels
il est décrit et sa forme ne sont pas remis en question de manière
significative. La tâche du consultant consiste essentiellement à
trouver des formes d’action efficaces « dans les circonstances »
narrées. Ainsi, par exemple, quand un individu déclare qu’il est
déprimé à cause d’un échec, il cherchera les moyens de lui resti-
tuer son efficacité. Quand un client est incapable de réagir à la
suite d’une déception, il lui suggérera un programme d’action
pour surmonter le problème. De fait, l’histoire de vie du client
est acceptée comme fondamentalement exacte pour lui, et le
problème consiste à localiser dans le cadre posé par cette his-
toire des formes d’action qui pourront améliorer la situation.
Il y a beaucoup à dire sur l’option consultative. Dans le domaine
courant, elle est certainement très « raisonnable », et très proba-
blement efficace. Elle permet de répondre de manière appropriée
aux difficultés du quotidien. Cependant, lorsque le client a des
problèmes d’ordre chronique ou qu’il est plus perturbé, l’option
consultative montre ses limites. Pour commencer, les origines
profondes du problème ou ses modes de maintien complexes ne
sont pas remis en question : le souci principal est de trouver une
nouvelle façon d’agir. Quels qu’ils puissent être, les antécédents
ne changent pas, ils continuent souvent d’exercer une menace
sur l’avenir. De plus, rien n’est généralement tenté pour vérifier
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les contours de l’histoire, pour déterminer son utilité ou son effi-


cacité relatives : le client est-il socialement déphasé, définit-il
les choses d’une manière inadéquate ? Ces questions ne sont
généralement pas posées. Lorsqu’on accepte « l’histoire telle
qu’elle est racontée », la définition du problème reste elle aussi
stable ; le choix des actions possibles est donc limité. Si le
problème est perçu par le client comme un échec, on retiendra
comme options appropriées celles qui sont susceptibles d’assurer
la réussite, les autres sont marginalisées. Enfin, dans les cas
graves ou chroniques, la recherche d’actions alternatives semble
souvent superficielle. Pour celui qui a été rejeté, qui lutte et qui
désespère depuis de nombreuses années, un simple conseil pour
l’aider à vivre n’est rien d’autre qu’un murmure dans le vent.
J’espère cependant démontrer que la vision constructioniste de
la thérapie invite à dépasser la simple reconstruction du récit : le
problème ne consiste pas à définir une nouvelle narration, mais à
dépasser la réalité narrative.

LES NARRATIONS THÉRAPEUTIQUES DANS LE CONTEXTE MODERNISTE

Beaucoup de choses ont été écrites sur le modernisme dans les


sciences, la littérature et les arts, et ce n’est certainement pas ici
l’endroit d’un réexamen complet1. Il est néanmoins utile d’exa-
miner brièvement quelques-unes des affirmations centrales qui
ont guidé les activités des sciences et des professions alliées de
la santé mentale, puisqu’elles ont largement contribué à définir
la manière de traiter les récits des clients. L’ère moderne des
sciences a d’abord voulu établir des comptes rendus objectifs,
expérimentaux, sur ce qui existe. Que ce soit la nature des
atomes, des gènes ou des synapses dans les sciences naturelles
ou le développement des organisations dans les sciences sociales,
l’effort majeur a été mis sur la constitution de corps du savoir
systématiques et objectifs.
1. Pour d’autres discussions sur le modernisme, voir Berman (1982), Frisby
(1985), Frascina et Harrison (1982) et Gergen (2001).

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CONSTRUIRE LA RÉALITÉ

Dans l’option moderniste, le savoir empirique est transmis par


les langages scientifiques. Les narrations sont essentiellement des
structures de langage, disent les modernistes, et elles ne transmet-
tent la vérité qu’à condition d’être générées dans les milieux
scientifiques. En conséquence, les récits des romanciers sont
traités de « fictions » et considérés comme sans importance pour
la recherche scientifique sérieuse. Les récits de la vie des gens, ce
qui leur est arrivé et pourquoi, ne sont pas, quant à eux, nécessai-
rement fictifs. Les scientifiques comportementalistes n’en décla-
rent pas moins qu’ils ne sont ni fidèles, ni fiables. On considère
qu’ils n’ont qu’une valeur limitée lorsqu’il s’agit de comprendre
la vie de l’individu, moins en tout cas que les récits empiriques du
scientifique aguerri. On accorde ainsi la plus grande crédibilité
aux comptes rendus narratifs du scientifique, qu’on classe au-
dessus des modestes récits de vie quotidienne et des marchés du
divertissement public, et dans une tout autre catégorie.
La façon actuelle dont les professionnels considèrent la santé
mentale est pour une grande part un produit des croyances moder-
nistes, et elle partage pleinement ses convictions. Ainsi, de Freud
aux thérapeutes cognitivistes contemporains, on s’accorde géné-
ralement à croire que le thérapeute fonctionne (ou devrait fonc-
tionner idéalement) comme un scientifique. En pratiquant des
activités comme la formation scientifique, la recherche expéri-
mentale, la connaissance de la littérature scientifique, et en
consacrant d’innombrables heures à l’observation systématique
et à la réflexion dans la situation thérapeutique, le professionnel
s’arme de savoir. Vues sous cet angle, les connaissances contem-
poraines sont certainement incomplètes, et la recherche ne doit
cesser de se poursuivre. Mais, poursuit ce discours, les connais-
sances du professionnel d’aujourd’hui sont de loin supérieures à
celles du thérapeute du tournant du XXe siècle, et l’avenir ne peut
que nous apporter de nouvelles améliorations. Dans ces condi-
tions, et à quelques exceptions près, les théories thérapeutiques
(qu’elles soient comportementalistes, psychodynamiques, ou
humanistes et expérimentales) contiennent des affirmations expli-
cites sur la cause souterraine ou la racine de la pathologie, la
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localisation de cette cause à l’intérieur du client ou de ses rela-


tions, les moyens de diagnostiquer ces problèmes et les moyens
d’éliminer la pathologie. En conséquence, le professionnel
formé entre dans le cercle de la thérapie avec une narration fort
bien développée, qui bénéficie d’un soutien important dans la
communauté de ses pairs scientifiques.
C’est cet arrière-plan qui fonde l’opinion du thérapeute sur la
narration du client. Après tout, celle-ci n’est constituée que d’un
fatras inconsistant d’histoires quotidiennes plus ou moins fantai-
sistes, pleines de métaphores, d’illusions, de souvenirs déformés.
La narration du scientifique, au contraire, porte le sceau de
l’approbation professionnelle. À partir d’une telle position d’auto-
rité, le processus thérapeutique conduit inéluctablement à rem-
placer, lentement mais sûrement, l’histoire du client par celle du
thérapeute. Le récit du client ne reste pas longtemps un reflet
autonome de la vérité. À mesure des questions posées et des
réponses données, du recadrage des descriptions et des explica-
tions, des doutes et des affirmations semées par le thérapeute,
l’histoire du client est détruite ou assimilée, en tout cas rem-
placée, par le récit du professionnel. Elle est transformée en
roman familial par le psychanalyste, en une lutte contre l’atti-
tude de dépendance par le rogérien, etc. C’est ce processus de
substitution de récit que décrit si adroitement Donald Spence
dans son Narrative Truth and Historical Truth [Vérité narrative
et vérité historique]. Selon Spence,

[le thérapeute] statue continuellement sur la forme et la valeur


du matériel du patient. Des conventions d’écoute spécifiques
[…] le guident dans ces décisions. Si, par exemple, l’analyste
présume que la contiguïté indique la causalité, il prendra une
séquence de déclarations décousues pour un enchaînement
causal ; un peu plus tard, il pourra faire une interprétation qui
rendra cette affirmation explicite. S’il suppose que le transfert
prédomine, et que le patient est toujours en train de parler de
façon plus ou moins déguisée de l’analyste, il « entendra » le
matériel de cette manière, et fera une sorte d’évaluation per-
manente de l’état du transfert (p. 129).

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CONSTRUIRE LA RÉALITÉ

Cette procédure substitutive a certains avantages thérapeuti-


ques. D’une part, à mesure que le client parvient à « discerner
réellement » ses problèmes, il se sépare de la narration problé-
matique. Il acquiert une vérité alternative qui lui donne l’espoir
d’un bien-être futur. En fait, l’histoire d’échec qui a amené le
client en thérapie est troquée contre une invitation à l’histoire
d’une réussite. Comme l’option consultative décrite plus haut, la
nouvelle histoire peut susciter d’autres lignes d’actions : nouer
ou rompre des relations, se plier à un régime journalier, se sou-
mettre à une thérapie, etc. L’histoire du professionnel est riche
de nouvelles choses à faire, de perspectives prometteuses. D’autre
part, en procurant une formulation scientifique au client, le thé-
rapeute joue le rôle qui lui est attribué dans la famille des rituels
culturels : l’ignorant, le déficient et le faible demandent conseil
à celui qui est sage, supérieur et fort. Un rituel très réconfortant
pour tous ceux qui s’y soumettront.
En dépit de ces avantages, il y a néanmoins de bonnes raisons
de s’inquiéter. Je ne traiterai pas ici des nombreuses critiques
idéologiques et conceptuelles de la thérapie moderniste qui se
sont accumulées au cours des dernières décennies – l’opposition
à l’objectivation moderniste du désordre mental sera traitée au
prochain chapitre. Mais d’autres lacunes spécifiques concernent
l’orientation moderniste à l’égard du récit du client. Elle a d’abord
envers lui une attitude très impérieuse. Non seulement la narra-
tion du thérapeute n’est jamais menacée, mais le processus thé-
rapeutique assure qu’elle finira par s’imposer. Pour citer Spence,
« l’espace d’exploration [dans l’interaction thérapeutique] peut
s’étendre indéfiniment, jusqu’à ce que la réponse [du théra-
peute] soit découverte, et […] il n’y a aucune possibilité de
trouver une solution négative, de décider que l’exploration [du
thérapeute] a échoué » (p. 108). Ainsi, quels que soient sa com-
plexité, son raffinement et sa valeur pour le client, le récit de
celui-ci est finalement remplacé par une narration créée avant
son entrée en thérapie et définie dans des formes sur lesquelles il
n’a aucun contrôle.
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Les thérapeutes partisans d’une école spécifique ne veulent pas


simplement s’assurer que leurs clients partent en adhérant à ce
qui leur a été raconté ; en vertu de leur sectarisme, le but ultime
de la plupart des écoles de thérapie traditionnelles est l’hégé-
monie : toutes les autres écoles de pensée et les narrations qui
leur sont attachées doivent périr. En général, les psychanalystes
souhaitent éradiquer la modification du comportement, les
thérapeutes cognitivistes et comportementalistes considèrent que
la psychanalyse fait fausse route, les thérapeutes systémiques
déplorent la myopie des thérapeutes cognitivistes, et ainsi de
suite. Quoi qu’il en soit, les conséquences les plus directes et les
plus préjudiciables sont réservées au client. La structure de la
procédure lui donne finalement une leçon d’infériorité. Le client
est indirectement informé qu’il est ignorant, insensible ou émo-
tionnellement incapable de comprendre ce qui est advenu et
pourquoi. Le thérapeute, au contraire, occupe la position du sage,
de l’omniscient, un modèle auquel peut aspirer le client. La situa-
tion est rendue encore plus déplorable par le fait que le théra-
peute est si occupé par son rôle supérieur qu’il oublie de révéler
ses propres faiblesses. Les fondements branlants de son récit ne
sont pour ainsi dire jamais dévoilés. Ses doutes personnels, ses
faiblesses et ses échecs ne sont pour ainsi dire jamais mis au jour.
Le client est ainsi confronté à une vision de la perfection humaine
aussi inaccessible que l’héroïsme hollywoodien.
L’orientation moderniste souffre aussi de la fixité de ses for-
mulations narratives. Comme nous l’avons vu, les approches
modernistes de la thérapie se fondent sur une narration fixe, jus-
tifiée scientifiquement. Sanctionnée comme scientifique, cette
narration reste relativement fermée à toute modification. Des
altérations mineures peuvent être opérées, mais le système entier
porte le sceau de la doctrine établie. Lorsque ces narrations
deviennent sa réalité, et qu’elles servent à guider ses actes, le
client voit ses choix de vie se rétrécir très sérieusement. De
toutes les options disponibles pour agir dans le monde, seule
est choisie celle qui met l’accent sur l’autonomie de l’ego, la
réalisation de soi, l’évaluation rationnelle, ou l’expression des
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CONSTRUIRE LA RÉALITÉ

émotions, etc., selon le modèle de thérapie adopté. Ou, pour le


dire différemment, toute forme de thérapie moderniste trans-
porte l’image d’un individu « fonctionnant à la perfection » ou
d’un « bon » individu. À la manière d’un dessin de mode, cette
image sert de modèle de référence au résultat en thérapie.
Cette réduction des choix de vie est d’autant plus problématique
que l’idée qui la guide est décontextualisée. La narration du théra-
peute est une formalisation abstraite, coupée des événements
culturels et historiques particuliers. Aucune narration moderniste
ne se préoccupe des problèmes spécifiques des pauvres qui vivent
dans les ghettos, de ceux qui vivent avec un frère malade du SIDA
ou avec un enfant atteint du syndrome de Down, avec un patron
attirant et sexuellement entreprenant, etc. Contrairement aux
détails souvent complexes qui peuplent les quatre coins de la vie
quotidienne, et qui ne sont rien de moins que la vie elle-même, les
narrations modernistes sont non spécifiques. Elles sont conçues
pour être universelles et ne révèlent souvent rien de la particularité
d’une situation. Ces narrations peuvent donc être insidieusement
glissées dans les événements de la vie de l’individu. Elles restent
inadaptées et insensibles, incapables d’exprimer les particularités
d’une situation. Prôner la réalisation de soi à une femme qui vit
avec trois enfants en bas âge et une belle-mère souffrant de la
maladie d’Alzheimer n’est pas nécessairement bénéfique. Inviter
un avocat de Park Avenue à une plus grande expression de ses
émotions ne va pas beaucoup l’aider. Et tenter de renforcer
l’estime de soi d’une personne dont le conjoint est toxicomane
n’est peut-être pas adéquat2.

LES RÉALITÉS THÉRAPEUTIQUES DANS UN CONTEXTE POSTMODERNE

Comme on l’a montré dans les premiers chapitres, les raison-


nements qui mènent à la construction sociale posent un défi
2. Pour une analyse détaillée des problèmes soulevés par l’orientation moder-
niste (ou fondamentalisme empirique) de la psychothérapie, voir Ryder (1987).

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majeur à la vision moderniste du savoir et de la science. Il


convient de rappeler que, dans une large mesure, le constructio-
nisme est un enfant du « virage postmoderne » dans la vie cultu-
relle3. Dans ce contexte, ses arguments remettent en cause les
prétentions à la vérité scientifique, que ce soit chez les physi-
ciens ou les praticiens de la thérapie. Pour être plus précis, les
comptes rendus narratifs ne reproduisent pas la réalité, ils sont
des outils avec lesquels elle se construit. Bien évidemment,
comme dans les sciences naturelles, certains paraîtront plus
vrais ou plus objectifs que d’autres, mais c’est en fonction des
conventions locales d’usage du langage. On peut parvenir à la
vérité localement, mais pas transcendantalement.
De tels raisonnements sont un défi majeur pour la vision
moderniste de la thérapie. En premier lieu, ils dénient aux narra-
tions modernistes la justification factuelle de la pathologie et de
la guérison. Ils remettent en cause le statut incontestable du thé-
rapeute en tant qu’autorité scientifique, investie d’un savoir pri-
vilégié sur la cause et les moyens de guérison. Ils placent les
narrations du thérapeute au même niveau que les autres possibi-
lités à disposition dans la culture ; elles ne leur sont pas supé-
rieures, mais elles ont des implications pragmatiques différentes.
Dès lors, des questions importantes se posent quant aux prati-
ques modernistes traditionnelles qui remplacent les récits du
client par les alternatives figées et étroites du thérapeute. Hors
du petit cercle confraternel des thérapeutes, rien ne peut justifier
que la vie du client, si riche et si complexe, soit réduite à une
narration préfabriquée, simpliste, une narration qui ne lui sera
pas d’une grande utilité et n’aura que peu de conséquences sur
l’amélioration de ses conditions de vie futures. De plus, il ne
peut exister de justification générale à un statut hiérarchique qui
tend traditionnellement à rabaisser et à frustrer le client. Le thé-
rapeute et le client forment une communauté dans laquelle
chacun apporte ses ressources, à partir desquelles il peuvent des-
siner l’avenir.
3. Pour une discussion sur la relation particulière entre le postmodernisme et la
pratique thérapeutique, voir Gergen (1994a, 2001), Ibanez (1992) et Lax (1992).

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CONSTRUIRE LA RÉALITÉ

Le mouvement de la thérapie narrative joue aujourd’hui un


rôle central dans les dialogues constructionistes. Parmi les
ouvrages qui ont le plus contribué à enrichir la théorie et la
pratique, citons le livre de Polkinghorne, Narrative Knowing
in the Human Sciences [Le Savoir narratif dans les sciences
humaines], celui de White et Epston, Les Moyens narratifs au
service de la thérapie, et le Narrative Psychology [Psychologie
narrative] de Sarbin ; puis l’ouvrage de Spence, Narrative Truth
and Historical Truth [Vérité narrative et vérité historique], celui
de Schafer, Retelling a Life : Narration et Dialogue in Psycho-
analysis [Raconter sa vie : narration et dialogue en psychana-
lyse] et The Stories We Live By [Les Histoires avec lesquelles
nous vivons] de McAdams. Nous devrions plutôt parler de thé-
rapie narrative au pluriel, puisque les orientations et les pratiques
abondent4. Pour poursuivre le dialogue, je propose de me pen-
cher sur les problèmes du changement en thérapie. Quels chan-
gements la thérapie narrative apporte-t-elle, pourquoi, et quels
effets a-t-elle sur la vie des clients ? Cette discussion permettra
d’aborder une forme encore plus souple de la vie relationnelle,
que la thérapie narrative n’a pas encore envisagée, mais à
laquelle elle peut néanmoins contribuer.

LA PRAGMATIQUE DE LA NARRATION

Dans un cadre moderniste, les comptes rendus narratifs ser-


vent de représentations possibles de la réalité, vraies ou fausses
dans leur capacité de représenter « ce qui s’est vraiment passé ».
Par conséquent, quand le client raconte une histoire de consom-
mation de drogue, la thérapie visera à la réadaptation ; s’il s’agit
d’une histoire de dépression galopante, on prescrira des médica-
ments. Dans la vision moderniste, la reconstruction du récit du
4. On trouvera un sommaire qui rassemble l’ensemble des problèmes impor-
tants auxquels est confrontée la thérapie narrative dans Narrative and Psycho-
therapy [Narration et psychothérapie], l’ouvrage de McLeod (1997).

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client opérée par le thérapeute (« la drogue a été un moyen de


vous rebeller contre un père cruel », ou « votre dépression est le
résultat d’une vie de couple désastreuse ») est nantie du privi-
lège de déterminer l’avenir. Pour la plupart des thérapeutes qui
œuvrent dans un cadre constructioniste, la préoccupation moder-
niste pour l’exactitude du récit cesse de prévaloir. Rien ne peut
finalement distinguer la vérité narrative de la vérité historique, si
ce n’est dans les limites d’une tradition particulière. Quel est
alors le rôle de la reconstruction narrative ? La plupart des ana-
lyses existantes mettent l’accent sur le potentiel de ces recons-
tructions pour la réorientation de l’individu, pour l’ouverture de
possibilités d’action plus satisfaisantes et plus adaptées aux
situations de sa vie. Le client peut modifier ou rejeter des récits
anciens, non parce qu’ils sont inexacts, mais parce qu’ils agis-
sent de manière dysfonctionnelle dans la situation où il se
trouve.
Cependant, la question doit être posée : de quelle manière pré-
cise une narration est-elle « utile » ? Comment le langage de la
connaissance de soi peut-il guider, diriger ou susciter des possi-
bilités d’actions ? Comment l’histoire agit-elle pour (ou sur) le
client ? Il y a aujourd’hui deux manières de répondre à ces ques-
tions, et elles sont toutes deux boiteuses. La première utilise la
métaphore du langage en tant que longue-vue : la construction
narrative est un outil qui permet d’observer le monde. C’est à
travers la longue-vue de la narration que l’individu identifie les
objets, les personnes, les actions. Comme beaucoup l’affirment,
c’est en partant du monde tel qu’il le voit, et non tel qu’il est,
que l’individu détermine le cours d’une action. Selon ce point de
vue, quelqu’un qui conçoit sa vie comme une tragédie va perce-
voir les événements successifs de son existence dans les mêmes
termes. Toutefois, cette métaphore ne résiste pas à une analyse
plus fine. Dans quel sens le langage peut-il être une longue-vue
interne ou une manière de voir ? Comment les mots que nous
utilisons pour nous relier les uns aux autres sont-ils transformés
en processus de perception ? C’était déjà ce qu’avançait Ben-
jamin Lee Whorf (1956), mais c’est un point de vue qui est
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CONSTRUIRE LA RÉALITÉ

toujours resté controversé. C’est aussi une vision qui fait siens
tous les problèmes de l’orientation individualiste sur l’esprit
dont nous avons parlé au chapitre 2. L’argument du langage en
tant que longue-vue semble bien mal engagé.
L’autre terme de l’alternative affirme que les constructions
narratives sont des modèles cognitifs, des formes d’histoire aux-
quelles l’individu a recours pour guider ses actions. À titre
d’exemple, pour quelqu’un qui se perçoit comme un héros que
les actes de bravoure et l’intelligence parviendront à protéger de
tout malheur, la vie deviendra vite insupportable. La thérapie lui
fait comprendre que ce modèle cognitif le met dans une situation
impossible, et qu’il l’empêche de manifester des sentiments de
tendresse et d’interdépendance à sa femme et à ses enfants. Une
nouvelle histoire s’y construit, au cours de laquelle il parvient à
se concevoir comme un champion pour sa famille, et non plus
pour lui-même. Le sentiment d’être un héros familial sera comblé
par les réactions de bonheur que lui témoigneront ses proches et
il dépendra beaucoup de leur façon d’approuver ses actes. Cette
image transformée déterminera désormais sa façon d’agir.
S’il y a une certaine pertinence dans cette manière de pro-
céder, elle pose aussi quelques problèmes. Les pensées sont habi-
tuellement considérées comme des représentations abstraites de la
réalité. Refléter la réalité elle-même, ce serait être submergé par
de petits détails. C’est précisément pour cette raison que les abs-
tractions ne peuvent servir de guides pour agir dans des situa-
tions complexes et en perpétuel changement. Par exemple, que
dira sa nouvelle histoire personnelle sur la meilleure manière
d’agir quand sa femme lui exprimera son désir de le voir passer
moins d’heures à son travail et plus de temps avec sa famille ?
Lui dira-t-elle comment répondre à une offre de travail plus
lucratif et plus exigeant, mais plein de risques ? Et les histoires
considérées comme des modèles internes, outre qu’elles n’offrent
ni suggestions ni propositions, sont statiques. Si l’individu est
confronté à de nombreuses situations et relations au cours de sa
vie (un parent proche meurt, son fils est attiré par la drogue, une
séduisante voisine lui fait des avances, etc.), le modèle narratif,
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quant à lui, reste rigide, immuable et distant. Le « modèle dans


la tête » s’avère complètement inefficace.
Mais il existe une troisième manière de comprendre la fonc-
tion de la narration, qui émane de l’accent que le constructio-
nisme met sur la pragmatique du langage. Il y est proposé que
les narrations acquièrent une utilité par l’interaction sociale. Ce
sont des moyens importants pour entrer dans le monde des
relations courantes, des moyens essentiels au maintien de
l’entendement et de la cohérence de la vie sociale ; ils servent à
rassembler les gens, à créer des distances, etc. Les histoires per-
sonnelles permettent d’établir des caractéristiques communes,
de rendre le passé acceptable et d’assurer le déroulement aisé
des rituels relationnels. L’utilité de ces histoires dépend de leur
effet dans ces divers secteurs relationnels, de leur adéquation en
tant que réactions à des actions précédentes ou en tant qu’invita-
tions à ce qui va suivre.
À titre d’exemple, prenons l’histoire d’un ratage, de quelqu’un
qui fait de son mieux pour passer un examen professionnel, et
qui échoue. Comme nous l’avons vu, cette histoire n’est qu’une
construction d’événements parmi d’autres. Toutefois, lorsqu’elle
entre en contact avec d’autres formes de relations, avec les jeux
et les danses de la culture, ses implications varient considérable-
ment. Pour un ami qui vient de raconter l’histoire de sa grande
réussite personnelle, l’histoire de notre échec va agir comme une
force répressive qui peut le froisser, s’il espérait une réaction
congratulatoire. Si, au contraire, l’ami vient de révéler une série
d’échecs personnels, partager les nôtres le rassurera et consoli-
dera probablement notre amitié. Raconter l’histoire de son échec
à sa mère peut provoquer chez elle un élan de chaleur et de sym-
pathie ; en fait, cela lui permet d’être une « mère » ; mais
raconter cette histoire à son épouse qui cherche à chaque mois
comment nouer les deux bouts risque de provoquer de la frustra-
tion et de la colère.
Pour le dire d’une autre manière : une histoire n’est pas sim-
plement une histoire. C’est une action localisée, une perfor-
mance qui affecte le cours de la vie sociale. Elle agit pour créer,
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CONSTRUIRE LA RÉALITÉ

soutenir ou transformer le monde des relations sociales. Par


conséquent, il ne suffit pas que le client et le thérapeute négo-
cient une forme de connaissance de soi d’apparence réaliste,
esthétique et exaltante à l’intérieur de la dyade. Ce n’est pas la
danse du sens dans le contexte thérapeutique qui importe au pre-
mier chef. La question est de savoir si la nouvelle forme est
utilisable dans la sphère sociale extérieure à ce contexte. Par
exemple, comment l’histoire du « héros de famille » agira-t-elle
sur une épouse qui déteste son statut de dépendance, sur une
patronne qui « s’est faite elle-même5 » ou sur un fils rebelle ?
Quelles formes d’actions l’histoire suscite-t-elle dans chacune
de ces situations, quelles sortes de danses sont générées, rendues
possibles ou ratifiées ? C’est l’évaluation à ce niveau qui semble
être, pour le thérapeute et le client, la plus importante à envi-
sager ensemble.

TRANSCENDER LA NARRATION

Ce que nous avons dit de la pragmatique de la narration sert


d’introduction à ce que l’on peut considérer comme le plus
important argument de ce chapitre. Comme on l’a vu, de nom-
breux thérapeutes qui ont franchi le pas du postmodernisme
continuent tout de même à considérer la narration comme une
condition de l’esprit – comme une longue-vue à travers laquelle
on peut regarder la vie ou comme un modèle interne qui guide
l’action. Après ce qui a été dit plus haut sur la pragmatique, ces
concepts paraissent limités, et cela pour trois raisons. Première-
ment, chacun d’eux reste attaché au modèle individualiste moder-
niste, qui situe la construction narrative à l’intérieur de l’esprit
individuel. En reconsidérant l’utilité pragmatique de la narra-
tion, nous avons amorcé un mouvement vers l’extérieur, nous
sommes passés de l’esprit individuel aux relations affectées par
la narration en cours. Les narrations existent parce qu’on les
5. En anglais : self-made-woman [NdT].

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raconte, et raconter fait partie des formes relationnelles, pour le


meilleur ou pour le pire.
Deuxièmement, les métaphores de la longue-vue et du modèle
interne favorisent la singularité de la narration. C’est-à-dire
qu’elles tendent à présupposer l’existence d’une formulation
unique de la connaissance du soi. Il est dit que l’individu pos-
sède « une » longue-vue qui lui permet de comprendre le monde,
et non plusieurs longues-vues ; on ajoute que la thérapie permet
d’acquérir « une » nouvelle vérité narrative, et non des vérités
multiples. Du point de vue pragmatique, la présupposition de
singularité opère au détriment de l’adéquation fonctionnelle.
Chaque narration du soi peut fonctionner de manière adéquate
en certaines circonstances, mais s’avérer désastreuse dans d’autres.
N’avoir qu’une seule manière de rendre le soi intelligible revient
à limiter l’étendue des relations ou des situations dans lesquelles
on peut fonctionner de manière adéquate. Par exemple, faire état
d’une indignation justifiée sur la manière injuste avec laquelle
on a été traité peut se révéler utile avec des amis prêts à sympa-
thiser : le récit pourra même resserrer les liens d’amitié. Tenir le
même genre de discours dans une conversation avec son patron
ou avec ses propres enfants paraîtra provocateur ou dérangeant.
Être trop adroit ou trop entraîné à narrer d’une seule façon réduit
sensiblement nos propres possibilités. Il est de loin préférable de
posséder une multiplicité narrative.
Troisièmement, la conception psychologique de la narration
favorise la croyance et l’affiliation à l’histoire personnelle. Elle
suggère que l’individu vit dans la narration en tant que système
d’entendement. Il est dit qu’on « voit le monde de cette façon »,
que la narration est « vraie pour l’individu », ou encore que
l’histoire de soi transformée devient « sa nouvelle réalité » ;
qu’elle constitue une nouvelle croyance sur soi qui peut le sou-
tenir et l’aider. Toutefois, si nous les considérons sous l’angle
des fonctions pragmatiques de la narration, cette croyance et
cette affiliation deviennent suspectes. Rester attaché à une cer-
taine histoire de soi, l’adopter comme si elle était « vraie pour
moi » revient à limiter son propre potentiel relationnel. Croire
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CONSTRUIRE LA RÉALITÉ

que « j’ai réussi dans ma vie » est aussi débilitant sous certains
aspects que de croire que « j’ai raté ma vie ». Ce ne sont là fina-
lement que des histoires, et chacune peut porter des fruits dans
des contextes et des relations particuliers. Adhérer à l’une
revient à oublier l’autre, et réduit le nombre des contextes et
relations dans lesquels nous sommes à l’aise. Croire fermement
à la narration peut s’avérer dysfonctionnel.
D’une manière générale, une thérapie qui vise à reconstruire ou
à remplacer une narration ne peut permettre d’accomplir toutes les
possibilités du fonctionnement humain. En amenant le client à
« redevenir simplement l’auteur de sa vie » ou à « réécrire l’his-
toire de sa vie »6, la thérapie est condamnée à n’être plus qu’un
moyen de remplacer la narration dysfonctionnelle dominante par
une autre plus fonctionnelle. J’ai bien peur que le résultat ne soit
porteur des germes de la rigidité injonctive et ne serve à renforcer
l’illusion qu’il est possible de développer un ensemble de prin-
cipes ou de codes applicables systématiquement, sans se pré-
occuper du contexte relationnel. Serait-il possible qu’une
telle rigidité contribue à accentuer les difficultés que les gens
emmènent souvent avec eux en thérapie ? Cette possibilité mérite
examen. Comme les psychothérapeutes qui sont limités par un
code restrictif, les gens qui définissent leur vie comme probléma-
tique semblent souvent pris au piège par le vocabulaire, les codes
de conduite et les conventions constitutives limités qui modèlent
les contours de leur vie. En nous bornant au cadre strict de la nar-
ration singulière, nous restreignons l’exploration d’autres possibi-
lités, et nous courons aussi le risque de nous retrouver prisonniers
de transactions douloureuses avec ceux qui nous entourent.

VERS L’ÊTRE PAR LA RELATION

Parvenus à ce point critique, nous entrons dans un nouveau


monde de l’être, un monde dans lequel nous transcendons toute
6. En anglais : re-authoring et re-storying, des modèles de thérapie narrative [NdT].

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certitude, tout sens définitif de la raison et de la réalité, toute


vérité ultime et tout principe limitatif. Nous reconnaissons la
multiplicité des récits, des manières d’agir, des différents sys-
tèmes de raisonnement, de l’application des principes, etc. Nous
prenons conscience de la contingence historique et culturelle de
chacun d’eux. Quelle que soit l’énonciation, nul besoin de nous
demander si elle est crédible, parce que les énonciations ne sont
pas des choses pour lesquelles nous devons poser la question :
« Est-ce que je crois ? » Nous entendons une mélodie et nous ne
nous demandons pas si nous devons ou non la croire ; nous ne
nous demandons pas non plus si nous croyons aux mouvements
d’un danseur ou à celui d’un joueur de football qui dévie le
ballon. Au contraire, nous sommes ouverts à des multitudes de
mélodies, nous apprécions les nombreuses manières de danser
et nous admirons toutes les formes de sport. Nous sommes
immergés dans un incessant processus relationnel. Il en va ainsi
des narrations, des disputes, des déclarations de principes, des
déclarations sur le bien, etc. Ce sont des événements du monde
des relations, et nous pouvons apprécier leur énorme diversité et
leur adéquation ou leur inadéquation en diverses circonstances.
Dans ce sens, nous pouvons soutenir la multiplicité des comptes
rendus personnels, sans nous commettre avec l’un ou l’autre
d’entre eux. Les constructions narratives restent fluides, ouvertes
aux confluences toujours changeantes de la relation.
Cependant, direz-vous, n’est-ce pas là réduire l’individu à un
arnaqueur social, prêt à adopter n’importe quelle identité pourvu
qu’elle rapporte gros ? Certainement pas. Mettre l’accent sur
l’aspect protéiforme de la relation, ce n’est pas réduire l’individu
à un hypocrite ou à un froid calculateur. Parler de duplicité, c’est
présumer qu’il existe ailleurs une « histoire vraie » à disposition
de l’individu ; « vrai » ou « faux » n’est pas une caractéristique
de l’histoire individuelle, mais la manifestation d’une forme de
relation particulière. De même, présumer qu’un individu possède
des motivations cachées et une manière rationnelle calculée de se
présenter aux autres (une « duperie » en termes de psychologie),
c’est soutenir le point de vue moderniste de l’individu autonome,
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CONSTRUIRE LA RÉALITÉ

c’est mettre un soi espion derrière le masque. Selon le point de


vue exposé ici, la relation prime sur le soi individuel ; le soi est le
fruit exclusif du processus relationnel ; raconter différemment sa
propre histoire en glissant d’une relation à une autre n’est ni
hypocrite, ni intéressé au sens traditionnel du terme, au contraire.
Ces glissements montrent notre respect pour les divers modes
relationnels dans lesquels nous baignons. Les formes de relations
multiples et variées qui construisent une vie sont prises au
sérieux. Exister, c’est être dans la relation, et non hors d’elle7.
Les gens peuvent-ils vraiment vivre sans un sens précis du
réel, du raisonnable et du juste ? Sans une notion solide du soi, ne
vont-ils pas succomber à l’angoisse et souffrir de désorientation ?
De telles mises en garde sont sans fondement. Quelle est la
nature d’un enfant avant qu’on lui dise « ceci est vrai » ou « ceci
est faux » ? Un enfant est-il incapable de s’adapter sans qu’on lui
inculque un « solide sens de son identité » ? Un enfant est-il
immobile avant d’entendre « ce n’est pas bien » ou « tu dois bien
te conduire » ? Avant ces affirmations, sa flexibilité est énorme,
son plaisir illimité, sa curiosité jamais satisfaite. Chaque objet de
la pièce peut devenir un « monstre » à un certain moment, un
« château » à un autre, et plus tard une « cachette ». C’est lorsque
nous commençons à accepter le diktat de « ceci est une chaise »
que le monde devient monodimensionnel. Réalité et banalité
marchent main dans la main.
Vivre dans le courant relationnel, n’est-ce pas introduire l’aléa-
toire, le chaos ou l’irresponsabilité dans la vie sociale ? Pas du
tout. Ce que nous sommes dans le présent dépend inévitablement
de nos relations passées. C’est à nos relations passées que nous
devons d’être intelligibles. En ce sens, aucun acte n’est absolu-
ment aléatoire, à moins que le hasard lui-même n’ait fait déjà
partie d’une intelligibilité relationnelle. Le chaos absolu n’existe
7. Un accent particulier a été mis au cours de ce chapitre sur le changement et la
flexibilité dans la construction de la narration. Cependant, cela ne signifie pas qu’il
faille ériger ces arguments en principes. Le changement est d’abord demandé parce
que les personnes qui entrent en thérapie sont habituellement mécontentes de la
situation existante. Des narrations empreintes de stabilité sont essentielles à ceux
dont le monde est menacé.

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pas, car le chaos ne peut coexister avec la coordination, et c’est


par elle que toute action sensée s’opère. À un certain degré, le pré-
sent dépendra toujours du passé. Savoir si toutes les autres rela-
tions dans lesquelles nous sommes engagés seront affectées par
celles du moment présent est affaire de pratique. Saurons-nous
cordonner de manière adéquate les coordinations ? Voilà le défi
important posé à la communauté thérapeutique, un défi que je me
propose de relever au chapitre 6.
La question générale est de savoir si nos pratiques thérapeuti-
ques peuvent inciter à une attitude d’ouverture envers ce qui est
encore à venir, ce qui est encore à raconter, le « sens avant le
texte » (Ricœur, 1979). La thérapie saura-t-elle libérer les parti-
cipants des conventions d’entendement statiques et délimitées,
et leur permettra-t-elle de se fondre pleinement dans le flot
continu des relations ? Ceux qui se tournent en cas d’ennuis vers
le thérapeute parviendront-ils à dépasser les restrictions que leur
impose leur affiliation sincère à un ensemble de significations
déterminées ? Parviendront-ils à se libérer de la lutte qui découle
des croyances qu’ils s’imposent à eux-mêmes et qu’ils imposent
aux autres ? Pour certains, de nouvelles solutions aux problèmes
se feront jour, et, pour d’autres, un sens narratif plus riche
pourra émerger. Pour d’autres encore, le point de vue sur le sens
pourra graduellement évoluer, jusqu’à tolérer le doute et libérer
l’être, pour qu’il puisse participer à la co-création continue du
sens de la vie.

Je vais tenter
D’attacher en bon ordre de grandissantes poignées de désordres
D’élargir
L’espace, mais d’apprécier que l’espace échappe à mon emprise,
Apprécier qu’il n’y a pas de finalité de la vision,
Que je n’ai pas perçu les choses complètement,
Que demain un nouveau pas est un nouveau pas
A.R. AMMONS,
Carson’s Inlet
[La Crique de Carson].

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