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Calvet Louis-Jean. Aux origines de la sociolinguistique la conférence de sociolinguistique de l'UCLA (1964). In: Langage et
société, n°88, 1999. pp. 25-57;
doi : https://doi.org/10.3406/lsoc.1999.2867
https://www.persee.fr/doc/lsoc_0181-4095_1999_num_88_1_2867
"Peripheral" linguistics or "all of linguistics" ? The meeting organized by William Bright in 1964 shows
that sociolinguistics at the time looked like a network of young, mostly California-based linguists,
working or having worked on situations of plurilingualism or diglossia. Some were connected, through
Weinreich, to European linguistics (Martinet, Meillet, Saussure...). The network held together largely
through its opposition to the other one, based on the East Coast (Chomsky), but had neither
institutional backing, theoretical unity, leader or specific intellectual reference. And this theoretical
weakness persists to this day.
Résumé
Linguistique "périphérique" ou "toute la linguistique", la sociolinguistique se manifeste, lors de la
réunion organisée par William Bright en 1964, comme un réseau constitué en majorité par des
linguistes jeunes, travaillant ou ayant travaillé sur des situations de plurilinguisme ou de diglossie,
centrés pour la plupart en Californie. Certains de ses membres sont liés, par l'intermédiaire de
Weinreich, à la linguistique européenne (Martinet, Meillet, Saussure...). Mais il s'agit d'un réseau qui
n'a pas de force institutionnelle, n'est pas théoriquement unifié et ne dispose pas d'un chef de file,
d'une œuvre de référence. Ce réseau est essentiellement soudé par son opposition à un autre réseau,
centré à l'Est des USA, celui de la grammaire generative. Et ce flou théorique de départ perdure
aujourd'hui.
Aux origines de la sociolinguistique
Louis-Jean Calvet
On pourrait faire l'histoire des mots qui ont été lancés dans le
paysage théorique sans être suivis d'effet ou sans être suivis d'effet
immédiat, qui apparaissent longtemps avant la chose, comme diglossie, dont
on sait la longue histoire avant que Ferguson lui donne un contenu
théorique1, ou écologie linguistique lancé par Einar Haugen au début
des années soixante et repris trente ans après par Mûhlhausler, puis
par Mufwene, Bastardas et Calvet. Il en va de même pour le terme
sociolinguistique. Antoine Meillet, qui a souvent défini la langue
comme un "fait social", n'a jamais utilisé les syntagmes
sociolinguistique ou sociologie du langage, se contentant d'affirmer que la
linguistique était pour lui "une science sociale". Selon Konrad Koerner
(1991), c'est un autre français, Raoul de la Grasserie, qui aurait pour la
première fois utilisé la formule sociologie linguistique dans un article de
1909, suivi par Haver Currie en 1952, puis par Pickford et Wallis en
1956. Dans une note (p. 282) de son Theory Groups and the Study of
language in North America, a Social History, Stephen Murray propose
pour sa part d'autres dates et d'autres textes. Le mot sociolinguistics
aurait été forgé dans le titre d'un article de Man in India en 1939 par
Enfin, il suffit de rappeler que Labov a passé ses diplômes avec Weinreich [. . .]
pour établir une sorte de ligne généalogique de Whitney à Labov. [1991 : 61-62]
Après avoir proposé cette première filiation linéaire, « from
Whitney to Labov », Koerner souligne les rapports entre la
dialectologie et la sociolinguistique ainsi qu'entre la linguistique historique et
la sociolinguistique, citant en particulier l'article de Meillet de 1905,
« Comment les mots changent de sens », et il résume sa pensée par le
schéma suivant (Koerner, 1991 : 65) :
II est évident que Labov m'a lu de façon plus que superficielle; tout ce
qu'il dit de mes rapports avec Saussure est inexact. Je ne suis nullement en
décalage avec Meillet. Je n'ai jamais rejeté les influences externes et
l'interaction sociale. Les jugements de Labov à mon égard sont complètement
faux.
Pour Saussure, la synchronie aux échecs n'existe qu'entre les rapports des
pièces entre deux coups. Pour moi elle couvre toute la partie; pour Saussure,
la synchronie c'est la surface du tronc d'arbre coupé avec la sève immobilisée.
Pour moi, c'est la sève qui coule. Pour moi, il n'y a de structure qu'en
mouvement.
LA CONFÉRENCE DE SOCIOLINGUISTIQUE DE L'UCLA ( 1 964) 33
7. Dont les communications ont été publiées en 1966 in W. Bright (éd.), Sociolinguistics,
Paris, Mouton.
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d'analyser leurs textes, mais la moitié d'entre eux n'ont pas donné de
communication et ceci ne signifie nullement que leur rôle ait été
mineur. C'est pourquoi, dans un premier temps, nous allons
proposer une série de filtres, en opérant des tris successifs dans cet
ensemble à partir de critères objectifs :
- Ceux qui ont communiqué, ceux qui sont intervenus dans les
discussions à la suite des communications.
- Le nombre de communications après lesquelles ils sont
intervenus et le nombre d'interventions.
- Le fait qu'ils soient ou ne soient pas cités dans la bibliographie
des différentes communications.
Sur les vingt-six participants, certains ont donc présenté une
communication (en gras dans la liste ci-dessous) et d'autres sont
intervenus dans les débats (en italiques dans la liste ci-dessous, le gras
italisé indiquant ceux qui, à la fois, ont communiqué et sont
intervenus). Je réserve un sort particulier à William Bright (en
majuscule ci-dessous) à la fois organisateur, préfacier des actes et intervenant
dans les débats.
Henrik Birnbaum, WILLIAM BRIGHT, Margaret Bryan, Myles
Dillon, Charles Ferguson, John Fisher, Paul Friedrich, Harold
Garkinkel, Paul Garvin, John Gumperz, Einar Haugen, Henry
Hoenigswald, Dell Hymes, Milka Me, Pavle Ivic, Gerald Kelley,
William Labov, Howard Law, Madeleine Mathiot, Raven McDavid,
Herbert Paper, Irvine Richarson, José Pedro Rona, William Samarin,
Andrée Sjoberg et Robert Stockwell.
Nous avons donc autour de William Bright différents ensembles,
celui des communiquants /intervenants (comme Ferguson), celui des
intervenants (comme Birnbaum), un communiquant "silencieux"
(Rona)8, et une "silencieuse" (Bryan), qui constituent des cercles
concentriques : dans le premier cercle les communiquants
/intervenants, dans le second cercle les intervenants non communiquants et
un communiquant non intervenant (Rona) et à l'extérieur une
"silencieuse" (Bryan).
En fait, José Pedro Rona n'était pas à la réunion et sa communication a été présentée
par Madeleine Mathiot.
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TABLEAU 1
communications sur lesquelles nombre total
ils interviennent d'interventions
Henrik Birnbaum 1 4
William Bright 5 7
Margaret Bryan 1 2
Myles Dillon 3 6
Charles Ferguson 6 8
John Fisher 5 10
Paul Friedrich 4 8
Harold Garfinkel 3 5
Paul Garvin 4 4
John Gumperz 6 8
Einar Haugen 6 15
Henry Hoenigswald 3 5
Dell Hymes 4 6
Milkalvic 2 2
Pavle Ivic 6 8
Gerald Kelley 3 4
William Labov 5 6
Howard Law 2 2
Madeleine Mathiot 5 9
Raven McDavid 3 4
Herbert Paper 4 5
Irvine Richarson 1 1
José Pedro Rona
William Samarin 3 3
Andrée Sjoberg 1
Robert Stockwell 2
Paper.
cercle"Side
nous
onze
comparons
personnescette
réunies
liste autour
de douze
de personnes
Bright, douze
au "premier
avec ce
II nous reste donc dans la colonne verticale sept noms (ceux des
communiquants qui citent des communiquants) et huit dans l'axe
horizontal (ceux des communiquants qui sont cités par des
communiquants) (tableau 2) :
TABLEAU 2
Bright Ferguson Friedrich Gumperz Haugen Hoenigswald Hymes Labov
Bright X X X X
Friedrich X
Gumperz X X X X
Haugen X X X
Hoenigswald X X
Kelley X X
Rona X
nombre 1 2 1 3 3 1 4 2
de citations
Le plus cité, Dell Hymes, ne cite aucun des participants (alors que
sa bibliographie est consistante), Gumperz et Haugen, qui le suivent
de près, citent pour leur part respectivement 4 et 3 communiquants,
tandis que Ferguson et Labov, cités deux fois, ne citent personne. Un
noyau central se dégage donc de ce système de citations croisées,
Bright, Gumperz et Haugen, un noyau dont Hymes, Ferguson et
Labov sont absents (ils sont cités mais ne citent pas, constituant donc
un "premier cercle") ainsi que Garvin et Mathiot (ils sont cités mais
ne peuvent pas citer). Les membres du "noyau central" et du
"premier cercle" se trouvent également dans l'intersection du "premier
cercle" et des membres du tableau 2 : Bright, Gumperz, Haugen,
Ferguson, Labov, Hymes, six personnes qui, au vu de ces différents
critères (ils présentent une communication, ils interviennent, ils sont
cités) semblent avoir joué un rôle central dans la réunion de 1964.
S'y ajoutent Mathiot et Gardin, sélectionnés par deux des trois filtres
(ils interviennent, ils sont cités), ce qui nous donne une sorte de
constellation à trois étages :
LA CONFÉRENCE DE SOCIOLINGUISTIQUE DE L'UCLA ( 1 964) 39
9. in Anthropology and Human Behavior, ed. by Thomas Gladwin and W.C. Sturtevant,
Washington, DC, 1962.
10. in Men and Cultures, selected papers of the fifth international congress of
anthropological and ethnological sciences, ed. by Anthony F.C.Wallace, Philadelphia, 1960.
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TABLEAU 3
3. UN RÉSEAU?
12. « The mix of people was a good one for the US. Raven McDavid from the dialect
geography of a generation before, Einar Haugen... and Harold Garfinkel ».
13. « issues such as the relations between dialect boundaries and group boundaries
and of the literature on the rise of standard languages ».
14. Derek J. de Solla Price (1961) - Science since Babylon. New Haven, Yale University Press.
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21. « I would have at that time considered myself simply a linguist, aware, however,
that my kind of linguistics was already in danger of being washed away by Noam
Chomsky and his transformational-generative kind of linguistics ».
22. « It was a good representation, good range of interests in language beyond formal
grammar ».
23. « At the same time, as you may know, I was writing about "communicative
competence" in reaction to Chomsky's use of "competence" ».
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C'est-à-dire que Noam Chomsky, qui n'est bien sûr jamais cité
dans les textes de 1964, et, de façon plus générale la grammaire
generative, planent comme une ombre sur la réunion. C'est contre la
menace d'une linguistique de plus en plus formelle et de moins en
moins "humaine" que ces gens se réunissent, et l'on peut prendre
l'hypothèse que la sociolinguistique est née en partie contre le géné-
rativisme, contre une certaine idée de la linguistique s'éloignant de
plus en plus du contexte social. Les participants de cette autre
aventure présentent les mêmes caractéristiques que celles du "groupe de
Bright" : ils ont sensiblement le même âge (Chomsky est né en 1928,
Katz en 1927, Halle en 1923, Klima en 1931, Fodor en 1935) et ils sont
géographiquement regroupés, à Cambridge. Nous avons donc, au
début des années 1960, deux réseaux antagonistes, l'un centré, à
l'ouest, en Californie, et l'autre centré à l'est, dans le Massachussets.
Mais ces deux réseaux présentent une différence fondamentale : le
premier ne dispose d'aucune stratégie d'implantation tandis que le
second semble planifier soigneusement sa progression impériale. Je
n'évoquerai ici qu'un exemple concret, mais il est significatif. En 1962,
le neuvième congrès international des linguistes se tient à
Cambridge. Morris Halle est le secrétaire du comité exécutif du
congrès et le comité d'organisation est bien sûr entre les mains des
locaux (Locke, Halle, Lunt, Klima. . .). Or, Chomsky, alors âgé de
trente-quatre ans, se voit confier une des cinq conférences plénières (les
quatre autres sont données à des linguistes de la génération
précédente) et, dans les actes du congrès, son texte occupera plus de place
que celui des quatre autres additionnés...24. Plus tard, Morris Halle
suivra avec soin les postes vacants dans les différentes universités
américaines, désignera les candidats parmi les thésards du MIT, tel
un général devant la carte d'un champ de bataille, plaçant ses
poulains à l'Université de San Diego, à celle d'Urbana-Champaign, etc.
Albert Valdman, qui de 1964 à 1969 était directeur du département de
linguistique à l'Université d'Indiana et, à ce titre, suivait ces
« manœuvres », ajoute que « la linguistique G-T a été un mouvement
24. Stephen Murray, (1994) - Theory Groups and the Study of Language in North America.
John Benjamins Publishing Company, Amsterdam /Philadelphia : 239-240.
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28. « The sociolinguist's task is then to show the systematic covariance of linguistic
structure and social structure - and perhaps even to show a causal relationship in
one direction or the other ».
29. « One of the major tasks of sociolinguistics is to show that such variation or
diversity is not in fact 'free', but is correlated with systematic social differences. In this
and in still larger ways, linguistic DIVERSITY is precisely the subject matter of
sociolinguistics ».
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sont les plus cités, et qu'ils constituent donc leurs références (presque)
communes, Hymes, Garvin/Mathiot et Weinreich, sont eux-mêmes
divergents.
À travers les citations et le thème des communications, on voit
cependant se dégager dans cette réunion trois grandes tendances :
- Une tendance "sociolinguistique urbaine", marquée au départ
par l'article séminal de Garvin/Mathiot, « The urbanization of the
Guarani language ». Leur propos était relativement simple. Partant
de la distinction élaborée par l'école de Prague entre langue standard
et langue populaire et de celle proposée par R. Redfield32 entre
culture populaire et culture urbaine, ils posaient que la standardisation
d'une langue était en rapport direct avec le degré d'urbanisation de
ses locuteurs. Et leur analyse de la situation du Paraguay leur
permettait, pensaient-ils, de montrer que le processus de formation
d'une forme standardisée, le guarani face à l'espagnol, faisait partie
de l'émergence d'une culture urbaine bilingue. Or la ville est, de
différentes façons, très présente dans les communications. William
Labov travaille sur l'hypercorrection dans les classes moyennes à
New York, Gerald Kelley sur le statut du hindi dans les villes de
l'Inde, José Pedro Rona revient sur le statut du guarani, Raven
McDavid étudie les variantes dialectales et sociales dans la société
urbaine américaine.
- Une tendance "ethnographie de la communication", qui se
manifeste dans l'omniprésence de « The ethnography of speaking »
de Dell Hymes, cité par Bright, Hoenigswald, Gumperz, Friedrich,
dans la communication de Hoenigswald sur la "folk-linguistics",
dans celle de Gumperz, et dans celle de Hymes bien sûr. Mais nous
sommes surtout confrontés ici à un problème sémantique, à des
hésitations taxinomiques, ethnography of speaking (Hymes 1962),
ethnography of communication (Gumperz et Hymes 1964), sociolinguistics,
hésitations dont témoigne Hymes lui-même, dans son intervention
déjà citée après la communication de Gumperz, elle-même intitulée
« On the ethnology of linguistic change » : « une seconde science
linguistique descriptive sous-jacente à celle dont nous sommes fami-
33. « They deserve help and good counsel for this task, from scholars the world over ».
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CONCLUSIONS
36. Trois titres publiés la même années (Calvet 1974, Marcellesi-Gardin 1974, Trudgill
1974) témoignent parfaitement de cette dispersion.
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37. Chomsky (1957) Syntactic Structures, (1965) Aspects of the Theory of Syntax; Halle
(1959) The Sound Pattern of Russian; Chomsky et Hall (1968), The sound Patterns of
English.
38. « After three decades, sociolinguistics has remained just as it was : a province of
linguistics and anthropology, and a rather provincial province at that » G. Williams,
1992 : viii.
LA CONFÉRENCE DE SOCIOLINGUISTIQUE DE L'UCLA (1964) 55
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
FERNANDEZ Mauro (1995) - « Los Origenes del termino diglosfa, historia de una
historia malcontada », Historiografia Linguistics, vol. XXII n° 1 /2 : 63-1951.
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MURRAY Stephen (1994) - Theory Groups and the Study of Language in North
America. Amsterdam/ Philadelphia, John Benjamins Publishing
Company.
PRICE Derek & John DE SOLLA (1961) - Science since Babylon. New Haven, Yale
University Press.