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Les libertés publiques sous l’Assemblée

nationale législative de la Seconde


République (Juin 1849 - Décembre 1851)
La tentative de construction d’une République réactionnaire : entre ruptures et
continuités avec l’Assemblée nationale constituante de 1848

Année universitaire 2015-2016


Master II Histoire du droit mention droit public
Mémoire de recherche rédigé par Alexandre Lacroix
sous la direction de
Monsieur le Professeur François Saint-Bonnet
« L’université n’entend donner aucune approbation
ni improbation aux opinions émises dans ce mémoire.
Elles doivent être considérées comme propres à leur auteur. »

2
En page de garde : La République,
Armand Cambon, 1848.

3
Je remercie pour son infaillible soutien physique
et moral ma mère. Ce mémoire lui doit beaucoup.

4
« L’ordre, et l’ordre seul, fait en définitive la liberté.
Le désordre fait la servitude.
Les seuls démagogues ont intérêt à
essayer de nous faire croire le contraire. »

Charles Péguy, Cahiers de la Quinzaine, Novembre 1905.

5
Sommaire

Introduction ................................................................................................................................................7
Une République antirépublicaine ? ................................................................................................................... 8
Premiers éléments pour l’analyse juridique des libertés publiques sous la Législative ........ 13
Titre I/ La préservation de l’ordre matériel objectif.................................................................. 20
Chapitre I/ Le legs de l’Assemblée nationale constituante concernant les libertés publiques,
entre principes libéraux et législation compressive pour maintenir l’ordre .............................. 21
Chapitre II/ Le recul des libertés sous la Législative ............................................................................. 41
Conclusion du Titre I : La Législative, continuatrice ou fossoyeuse de l’œuvre de la
Constituante concernant l’équilibre entre libertés publiques et maintien de l’ordre ? .......... 75
Tire II/ La préservation de l’ordre moral et social subjectif des conservateurs .............. 78
Chapitre I/ La liberté de l’enseignement et la mise au pas de l’Instruction publique ............. 79
Chapitre II/ L’ « épuration » du corps électoral de ses éléments potentiellement les plus
subversifs .................................................................................................................................................................. 92
Conclusion du Titre II : Entre le legs de la loi Falloux et l’échec mortel de la loi électorale,
paradoxe de la politique réactionnaire de la Législative de maintien de son ordre moral et
social ......................................................................................................................................................................... 104
Titre III/ La pérennisation de l’ordre par le droit et la paix sociale .................................. 108
Chapitre I/ La construction d’une République sociale conservatrice .......................................... 109
Chapitre II/ La construction de l’État de droit ....................................................................................... 125
Conclusion du Titre III : la pérennisation de l’ordre et de la République réactionnaire
empêchée par le coup d’État du 2 décembre 1851 .............................................................................. 137
Conclusion .............................................................................................................................................. 139
Bibliographie ........................................................................................................................................ 142
Table des matières .............................................................................................................................. 147
Introduction

« Après juin 1848, il attendait, mais après juin 49, il n’attendit plus. L’éclair qui jaillit des
événements lui entra dans l’esprit. Ce genre d’éclair, une fois qu’il a brillé, ne s’efface pas.
Un éclair qui reste, c’est là la lumière du vrai dans la conscience.
En 1849, cette clarté définitive se fit en lui.
Quand il vit Rome terrassée au nom de la France, quand il vit la majorité, jusque-là
hypocrite, jeter tout à coup le masque par la bouche duquel, le 4 mai 1848, elle avait dix-
sept fois crié : Vive la République ! Quand il vit, après le 13 juin, le triomphe de toutes les
coalitions ennemies du progrès, quand il vit cette joie cynique, il fut triste et il comprit et,
au moment où les mains des vainqueurs se tendaient vers lui pour l’attirer dans leurs
rangs, il sentit dans le fond de son âme qu’il était vaincu. Une morte était à terre ; on
criait : c’est la république ! Il alla à la morte, et reconnut que c’était la liberté. Alors il se
pencha vers ce cadavre et il l’épousa. »1

Voici narrée à la troisième personne, dans Actes et Paroles, ouvrage où Victor Hugo
dessine son « chemin de Damas » du royalisme à la République 2 , l’une de ses
« révolutions intérieures d’une conscience honnête »3 qui ne cesseront de secouer sa vie.
C’est que celui qui souhaitait « être Chateaubriand sinon rien »4, élu représentant dans
les rangs du Parti de l’Ordre à l’Assemblée nationale législative en mai 1849, est horrifié
par sa politique étrangère réactionnaire, en l’occurrence l’affaire romaine où la France
prend fait et cause pour la Papauté contre la République romaine fraichement
proclamée5. Plus largement, l’ancien Pair de France et futur Sénateur de la République,
en tant que représentant6 à la Législative7, est surtout choqué par « l’expédition Romaine
à l’intérieur », pour reprendre le mot de Montalembert8, autrement dit par la politique
de compression9 que met en place l’Assemblée contre les libertés publiques et ses
opposants politiques. En effet, cette affaire romaine conduit l’opposition montagnarde10,
après le rejet par l’Assemblée d’une demande de mise en accusation du Président et de
son gouvernement pour violation de la Constitution, à l’organisation d’une
manifestation, à la fois pacifique et illégale, le 13 Juin. A cause de la crainte des
conservateurs d’un retour des tumultes de l’année précédente, elle est fermement
réprimée par le général Changarnier à la tête de la Garde Nationale et de l’armée de

1. Victor Hugo, Actes et Paroles, in œuvres complètes, Paris, J. Hetzel et A. Quantin, 1882, p. 26 et 27
2. Op. cit., p.24
3. Op. cit., p.23
4. Jeune élève, Hugo aurait tenu ces propos.
5. La France avait dépêché sur place un corps expéditionnaire, qui devait initialement être une simple force d’interposition, mais
finalement pour devancer les autrichiens qui envoyaient également des forces et corrélativement au glissement politique que
montrent les élections de mai 49, la France choisit de sortir de la neutralité pour s’engager au côté du Pape.
6. Les parlementaires de la Seconde République étaient dénommés « représentants du peuple », vocable plus démocratique que celui
de député, qui a le double mérite de renvoyer d’une part à la démocratie américaine et de rejeter d’autre part le lexique
constitutionnel des précédentes monarchies.
7. Durant ce travail nous nous permettrons de qualifier l’Assemblée nationale constituante qui siège de mai 1848 à mai 1849, et
l’Assemblée nationale législative qui lui fait suite sous les appellations de Constituante et la Législative, normalement réservées aux
assemblées de la même nature de la Révolution française de 1789.
8. Cet influant catholique représentant de l’Ordre à la législative est cité par Sylvie Aprile, La IIe République et le Second Empire, Paris,
Pygmalion, 2000, p. 108.
9. Sylvie Aprile explique que ce mot, « employé à l’époque, désigne une pesée permanente du pouvoir sur les forces de l’opposition. Il ne
s’agit pas d’une répression massive et ouverte, mais plutôt de mesures de reprise en main qui touchent toutes les conditions de la vie
politique. », Op. cit., p. 166.
10 . En hommage aux forces politiques révolutionnaires de la Iere République, la gauche de l’Assemblée prend depuis la Constituante
de 1848 cette appellation de « Montagne ».

7
Paris, alors que la capitale est mise en état de siège. Cet échec des révolutionnaires
achève, du moins à Paris11, la période des troubles commencée en février 1848, et dont
le paroxysme fut les sanglantes journées de juin 1848. Après juin 1849 « le temps des
manifestations est fini » 12 ; surtout cette débâcle décapite la Montagne, dont une
trentaine de députés, parmi lesquels son chef Alexandre Ledru-Rollin, doivent prendre
le chemin de l’exil ou arrêtés, sont déférés devant la Haute Cour de Justice.

Le triomphe des conservateurs et réactionnaires du parti de l’ordre, à l’aube de cette


nouvelle législature, laisse ainsi entrevoir qu’elle va comprimer les libertés publiques.
Ainsi Hugo, qui en 1848 à la question du représentant Lagrange « Avec qui êtes-vous
ici ? » répondait « Avec la liberté »13, repousse en 1849 « les mains des vainqueurs [qui] se
tendaient vers lui pour l’attirer dans leurs rangs », et « tout de suite, le 15 juin, il monta à
la tribune, et il protesta. À partir de ce jour, la jonction fut faite dans son âme entre la
république et la liberté. À partir de ce jour, sans trêve, sans relâche, presque sans reprise
d’haleine, opiniâtrement, pied à pied, il lutta pour ces deux grandes calomniées. »14

Étudier les libertés publiques sous l’Assemblée nationale législative consisterait donc à
étudier ce singulier moment qui voit une République libérale aux mains de ses
adversaires réactionnaires. La première, étant une démocratie avec des institutions
parlementaires et des droits garantis, les seconds, n’auraient d’autre buts, qu’au pire de
la renverser, ou au mieux de porter de graves atteintes aux libertés. Avec une présidence
aux mains du prétendant bonapartiste, une majorité de l’Assemblée peuplée de
légitimistes réactionnaires et d’orléanistes conservateurs, la pérennité du nouveau
régime semble bien compromise. Surtout, la politique des « burgraves »15 porte atteinte
à cet élément désormais inséparable de la République, qui en est une véritable
hypostase qu’Hugo épouse, la liberté.

Et pourtant, cette vision des choses, évidemment loin d’être fausse, est cependant aussi
partielle que partiale. Elle préjuge de l’irréductible volonté des acteurs de la majorité
d’aller au bout de leur logique partisane et donc d’œuvrer à un renversement du
nouveau régime, ou autrement dit d’une République devenue antirépublicaine, cette
analyse étant guidée par une définition de ce régime, assez réductrice et idéologique.
Ainsi, avant de rentrer plus en avant dans des considérations davantage juridiques, il
convient de s’arrêter sur cette question, car de la vision qu’on a des acteurs de cette
période dépend l’analyse et le jugement portés sur la manière dont furent appréhendée
les libertés publiques sous la législative.

Une République antirépublicaine ?

Comme le souligne Arnaud Coutant dans son étude juridique sur la Seconde République,
cette « première République fonctionnant réellement avec le suffrage universel est dotée

11. La province connut encore quelques troubles, outre le soulèvement de Lyon le 15 Juin du fait de fausses nouvelles annonçant le
renversement de législative le 13. Ainsi en 1851, avant le coup d’État, des troubles importants apparaissent dans le Cher, la Nièvre,
ou en Ardèche.
12. Maurice Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République, Paris, Editions du Seuil, 2002, p. 108.
13. Victor Hugo, Actes et Paroles, op. cit., p. 26
14. Idem
15. C’est le surnom moqueur donné aux membres du Parti de l’Ordre durant la Seconde République, en référence à la pièce de ce
nom de Victor Hugo, jouée en 1843, et qui met en scène des seigneurs du Rhin du Moyen-âge portant ce titre.

8
par ses élections d’un Président bonapartiste et d’une chambre monarchiste »16. Cela suffit-
il pour autant à conclure que la Seconde République était définitivement devenue
antirépublicaine ? Ce serait oublier qu’un bon nombre des membres de la majorité,
comme le souligne d’ailleurs Hugo, un an plus tôt faisaient partie de la Constituante,
crièrent ainsi le 4 mai 1848 « Vive la République !» à dix-sept reprises, et participèrent
de manière active à l’élaboration du texte constitutionnel, voté le 4 novembre par une
majorité écrasante (les voix contre n’étant pas issues des rangs conservateurs).
Cependant aux élections à la Constituante, « au-delà du triomphe de la république
modérée, l’absence de partis réels, la difficulté de connaître les opinions des élus,
l’hypocrisie de ceux-ci, qui cachent sous des dehors républicains des opinions opposées,
brouillent l’image que l’on devrait se faire de cette assemblée»17. Ainsi, une étude plus
approfondie s’impose pour trouver les logiques animant les acteurs de la majorité une
fois la Législative advenue.

Le Parti de l’Ordre : des républicains résignés

Structuré par le comité de la rue de Poitiers, le Parti de l’Ordre est dirigé par Thiers,
ancien ministre puis parlementaire sous Juillet, historien de la Révolution et se
rattachant au courant d’idées libéral des doctrinaires. Ce parti se présente d’ailleurs aux
élections de 1849 sous l’étiquette de « l’Union Libérale », ce qui laisse supposer malgré
tout un minimum d’attachement à la liberté, ou du moins l’acceptation de certains
principes modernes, par des représentants et des électeurs pourtant considérés comme
réactionnaires18. De même, Odilon Barrot, avocat libéral et chef du gouvernement de
décembre 1848 à octobre 1849, ainsi qu’Alexis de Tocqueville, son ministre des affaires
étrangères, sont des républicains sincères, certes du lendemain19, et sont issus de la
frange la plus modérée de ce parti. Plus largement, une partie des républicains modérés
qui sont élus en mai 1849 le sont sur les listes de l’Union Libérale.

Le cœur de la majorité, est avant tout un cartel électoral ; la logique du jeu politique tend
toujours à paralyser les velléités de l’une des factions aux dépens de l’autre. Pour
Arnaud Coutant, « les partis de la Chambre, opposés à la République, le sont aussi entre
eux et sont impuissants séparément. Cette situation les contraint à accepter la République
comme terrain neutre, ce qui peut la sauver »20. Ainsi, les Légitimistes font obstacle par
deux fois à la proposition de loi du représentant Creton portant abrogation des lois de
bannissement, qui risquait de favoriser la candidature du Prince de Joinville à la
présidentielle de 1852. De même, aussi antirépublicain et réactionnaire que devrait
normalement être un représentant légitimiste, l’intervention de Berryer lors du débat
sur ce texte montre au contraire qu’il inscrit son argumentation dans le respect de la

16. Arnaud Coutant, 1848, Quand la République combattait la Démocratie, Paris, mare & martin, 2009, p. 15. En ce qui concerne
l’Assemblée, on dénombre en général autour de 450 élus du Parti de l’Ordre scindés entre deux blocs assez équivalents d’orléanistes
et de légitimistes avec quelques bonapartistes, moins d’une centaine de républicains modérés, et approximativement 200 élus
montagnards.
17. Op. cit., p. 52
18. Il est vrai qu’un observateur avisé des appellations de partis politiques pourrait souligner que les partis dits d’extrême droite ou
populistes utilisent de nos jours souvent cette appellation libérale (comme en Autriche ou aux Pays-Bas), ou des appellations
proches (comme en Suisse). Outre l’histoire propre de certains de ces partis qui furent indiscutablement des partis de centre-droit
libéraux avant une évolution idéologique, l’usage du terme libéral est extrêmement connoté au XIXe siècle, et est souvent perçu
comme une opposition à la réaction, son usage par le Parti de l’Ordre ne peut donc simplement être justifié par la volonté d’utiliser
un terme « attrape tout » pour faire des voix.
19. On utilise le terme de républicain du lendemain, en opposition à républicain de la veille, pour qualifier les personnes dont le
ralliement à la République n’est apparu qu’après les journées de février 1848
20. Arnaud Coutant, 1848, Quand la République combattait la Démocratie, op. cit., p. 295

9
Constitution et de la République, « je ne veux rien qui ait l’air d’une provocation, rien qui
ait l’air de préparer dans le pays une surprise et une entreprise inconstitutionnelle. »21
Creton, orléaniste, avait déjà fait appel à la grandeur républicaine pour que cette
proposition fût acceptée, « il n’y a pas de proposition (…) qui puisse faire plus d’honneur à
la République. (…) La page sur laquelle vous inscrirez l’abolition des proscriptions (…) sera
plus glorieuse encore que celle sur laquelle vous avez inscrit l’abolition de la peine de
mort ».22

En bref, outre des porosités avec les républicains modérés, l’équilibre entre les deux
bords de la majorité pousse, comme vingt ans plus tard avec la chambre de 1871, à
l’encrage de la République, Thiers déclarant ainsi le 13 février 1850 « je ne suis, quoique
je ne l’aie pas voulue et faite, pas un ennemi de la République aujourd’hui. Elle a un titre à
mes yeux : elle est, de tous les gouvernements, celui qui divise le moins. (…) Je ne veux pas
dire qu’une institution qui n’avait pas, il y a quelques années, ma confiance, l’ait acquise, je
vous dis seulement, en bon citoyen, qu’à mes yeux, ce gouvernement nous divise moins
qu’un autre ; il est, de plus, un gouvernement établi, le gouvernement légal»23. Ce même
Thiers, lorsqu’il s’attaque quelques mois plus tard, à un autre dogme de la République
après la liberté, à savoir le suffrage universel, argue dans les débats pour en exclure la
« vile multitude » que « des amis de la vraie liberté, je dirai les vrais républicains, redoutent
la multitude, la vile multitude, qui a perdu toutes les républiques »24. Il déclare se situer
sur le même bord que les amis de la vraie liberté et que les vrais républicains.
Positionnement certainement hypocrite, mais de la sorte en adoptant une pareille
stratégie oratoire, un homme d’esprit et d’intelligence comme Thiers ne peut ignorer
qu’il œuvre à renforcer la République ou du moins sa légitimité.

Le Président : l’ambiguïté d’un prétendant ami de la République

Reste donc à analyser le comportement de l’acteur clé de cette époque, pas aussi
« crétin » que d’aucuns pouvaient le penser25, le Président de la République, Louis-
Napoléon Bonaparte. Jusqu’à quel point a t-il œuvré et conspiré contre la
République durant son mandat ? Pour répondre, il convient de distinguer clairement
l’avant de l’après été 1851, autrement dit l’avant de l’après rejet de la proposition de
convocation d’une Assemblée constituante pour modifier la Constitution, afin de lui
permettre de briguer un nouveau mandat (ou de prolonger celui en cours). Avant Juillet
1851, le Président est on ne peut plus légaliste et respectueux de la République. Élu
député en Juin 1848, il renonce une fois à son mandat pour éviter de « gêner » la
Constituante, et d’être une source de trouble pour la jeune République, tout en
expliquant cependant dans une missive que « si le peuple [lui] imposait des devoirs, [il]
saurai[t] les remplir »26. Déjà on rencontre la logique qui va animer la relation entre le
Président et la République, le respect de la légalité tant que cette dernière ne gène pas sa
légitimité, qu’il tire du peuple. Cependant, contrairement aux autres factions du Parti de
l’Ordre, ce respect de la légalité est sincère et non pas une simple résignation. Ainsi
Louis-Napoléon refuse à plusieurs occasions de perpétrer un coup d’État, une fois sur la

21. Cité par Francis Choisel, La Deuxième République et le Second Empire au jour le jour, Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 142.
22. Op. cit., p. 143.
23. Discours Parlementaires de M. Thiers, troisième partie volume VIII Paris, Calmann Lévy, 1880, p. 608-609.
24. Discours Parlementaires de M. Thiers, troisième partie volume IX, Paris, Calmann Lévy, 1880, p. 40.
25. Thiers est encore derrière ce mot, obligé de composer avec ce dernier qui va s’imposer à la présidentielle de 1848, il avait
l’intention de le mener « comme un crétin ».
26. Cité par Francis Choisel, La Deuxième République et le Second Empire au jour le jour, op. cit., p. 69.

10
sollicitation de Changarnier, une autre fois sur celle de ses proches. Autre preuve forte
de cet attachement à la légalité, le discours que le Président donne au fort de Ham, lieu
symbolique de son passé de conspirateur27 à l’été 1849, « Aujourd’hui qu’élu par la
France entière, je suis devenu le chef légitime de cette grande nation, je ne saurais me
glorifier d’une captivité qui avait pour cause l’attaque contre un gouvernement régulier.
(…) Je ne me plains donc pas d’avoir expié ici par un emprisonnement de six années ma
témérité contre les lois de ma patrie, et c’est avec bonheur que, dans les lieux mêmes où j’ai
souffert, je vous propose un toast en l’honneur des hommes qui sont déterminés malgré
leurs convictions à respecter les institutions de leur pays ».28 Ainsi, s’il est satisfait d’être le
chef légitime de la nation, le respect de la légalité et des institutions d’un pays est malgré
tout pour lui primordial.

Des trois composantes principales du Parti de l’Ordre, la faction du Prince-Président est


peut être la plus républicaine de « cœur », elle partage avec la Montagne29 la défense des
classes populaires et du suffrage universel, et son alliance avec le Parti de l’Ordre se
fonde entre autres sur le respect de la légalité, important dans ces temps de troubles
révolutionnaires. Mais paradoxalement elle est aussi celle qui va faire tomber la
République, car à la différence de la résignation froide des orléanistes et des légitimistes
à la légalité républicaine, les bonapartistes ont un attachement vibrant à la légitimité de
l’homme du 10 décembre 1848, élu par 75 % des votants. Hélas pour ses soutiens, la
République par sa constitution fait obstacle juridiquement à ce dernier pour qu’il se
maintienne au pouvoir. Et donc à partir de juillet 1851, le président fait le choix de faire
prévaloir sa légitimité sur celle de la légalité républicaine, les deux étant désormais en
conflit30.

Le coup d’État du 2 décembre 1851 rentre malgré tout, évidemment, en contradiction


nette avec cette vision d’un Président ami de la République. Pourtant, la vision classique
de cet événement est paradoxale. On considère comme antirépublicain un coup d’État
qui dissout une Assemblée décrite par les historiens et les protagonistes d’alors comme
antirépublicaine et qui a, un an plus tôt, porté atteinte au suffrage universel. Surtout, ce
coup d’État n’est pas tant contre la République, mais comme dit plus haut pour le
maintien du Prince-Président à sa tête. Jeu de propagande certes évident, mais dans sa
proclamation du 2 décembre 1851, après avoir souligné son continuel respect de la
légalité et de la constitution malgré la légitimité immense que le peuple lui avait
conférée le 10 décembre 1848, Louis-Napoléon se pose comme sauveur de la
République face à l’assemblée monarchique, et ce grâce à l’aide du peuple31. Le coup
d’Etat réussi, le Prince-Président éprouve malgré tout des scrupules, ou du moins

27. Après avoir tenté d’orchestrer un soulèvement contre Louis-Philipe à Boulogne (qui était sa deuxième tentative insurrectionnelle
en France, sa première ayant eu lieu à Strasbourg en 1836), il fut emprisonné au fort de Ham, jusqu’à son astucieuse et
rocambolesque fuite en 1846.
28. Cité par Pierre Milza, Napoléon III, Paris, Perrin, 2004, p. 178.
29. Pareillement à la tradition gaulliste qui prendra le relai du bonapartisme au XXe siècle, il y avait alors un bonapartisme de
gauche, incarné par le prince Jérôme Bonaparte, cousin du Président, qui siégeait avec la Montagne.
30. On peut souligner que c’est bien contre la légalité républicaine et la rigidité de son droit constitutionnel en matière de révision
que Louis-Napoléon est en conflit, et non contre la République au sens organique, puisque la quasi totalité de ses institutions (outre
évidemment l’exécutif et son administration, une nette majorité de l’Assemblée Nationale, la grande majorité des conseils généraux
(52 sur 83), et surtout le corps électoral), souhaitent le maintien au pouvoir du Président, et la modification de la Constitution qui le
permettrait.
31. « (…) La Constitution, vous le savez, avait été faite dans le but d’affaiblir d’avance le pouvoir que vous alliez me confier. Six millions
de suffrages furent une éclatante protestation contre elle, et cependant je l’ai fidèlement observée. Les provocations, les calomnies, les
outrages m’ont trouvé impassible,. Mais aujourd’hui que le pacte fondamental n’est plus respecté de ceux-là mêmes qui l’invoquent sans
cesse, et que les hommes qui ont perdu deux monarchies veulent me lier les mains, afin de renverser la République, mon devoir est de
déjouer leurs perfides projets, de maintenir la République et de sauver le pays en invoquant le jugement solennel du seul souverain que je
reconnaisse en France : le Peuple (…) ». Proclamation du Président de la République du 2 décembre 1851.

11
exprime, certes dans la joie de la réussite du Plébiscite de décembre 1851, le besoin de
justifier juridiquement son coup d’État, expliquant un respect du droit malgré la
violation de la légalité, et trouvant dans le peuple plus qu’une confirmation de sa
légitimité, une véritable absolution de son action, il déclare ainsi le 31 décembre 1851
que « La France a répondu à l’appel loyal que je lui avais fait. Elle a compris que je n’étais
sorti de la légalité que pour rentrer dans le droit. Plus de sept millions de suffrages
viennent de m’absoudre en justifiant un acte qui n’avait d’autre but que d’épargner à notre
patrie et à l’Europe peut-être des années de troubles et de malheurs. »32.

Il est vrai qu’un an après le coup d’Etat, la République décennale tout juste proclamée,
muera en Empire. Cependant, de 1848 à 1851 Louis Napoléon, et avec lui toutes les
composantes de l’Ordre, ont toujours joué publiquement la carte de la légalité et de la
République. Que ce soit par résignation, ou avec une certaine sincérité, la majorité et le
Président acceptent donc la République, et vont même œuvrer bon gré mal gré, comme
Thiers vingt ans plus tard, à l’affermir.

La problématique de la définition de la République : Une vision exclusive et finaliste


excluant les républicains résignés

Si donc La majorité et le Président jouent publiquement la défense et le respect de la


République, pourquoi dès lors les considérer comme des antirépublicains ? La réponse
est que souvent la définition donnée de la République est des plus restrictives et
marquée idéologiquement33, excluant de l’arc républicain bon nombre de personnes qui
pourtant ne rejettent pas la République34. Elle prend parfois une coloration quelque peu
restrictive, en faisant de la République un principe ayant exclusivement pour valeurs le
suffrage universel et la liberté, mais aussi l’école gratuite et obligatoire, la laïcité, l’État
de droit, et enfin le parlementarisme.

Avec cette vision, la finalité républicaine permet de justifier tout et son contraire, et
surtout de séparer le bon grain de l’ivraie. La République est une idée qui doit
transcender le républicain, ce n’est pas un choix de pur pragmatisme. En 1871 Edouard
Laboulaye déclare à l’Assemblée nationale « Entre la monarchie absolue et la monarchie
constitutionnelle, la différence est dans le fond ; entre la République et la monarchie
constitutionnelle, la différence est dans la forme. »35 Cette phrase, qui est une très bonne
clé de lecture du comportement des orléanistes, explique à la fois, pourquoi ces derniers

32. Discours du Président de la République devant les membres de la commission consultative, consultable sur :
http://www.charles-de-flahaut.fr/lettres/Louisnapoleonbonaparte/discours/1851/projet_plebiscite.htm
33. Par exemple voici la définition donnée de la République, par Maurice Agulhon dans son ouvrage phare sur la Seconde: « C’est
donc d’abord – nous l’avons dit –, une éducation, un civisme universel, qui ne peut être obtenu que par l’école et par la liberté. C’est
ensuite (…) une forme constitutionnelle qui ne se contente pas d’être telle, mais qui veut se définir aussi par un contenu populaire. La
République n’est pas la « vraie », n’est pas la « bonne » (nous soulignons, NDR), si elle est seulement absence de monarchie ou de
dictature, elle est seulement absence de monarchie ou de dictature, elle n’est vraiment la République que si les règles de fonctionnement
servent une visée progressiste. Cette visée, c’est bien le peuple, ou si l’on veut, le socialisme (…). La République des quarantes-huitards,
des « démoc-socs » si bien nommés, est une république qui débouche sur le socialisme (…). Mais il faut y revenir, cette République à visée
socialiste est une République du socialisme par le droit. » Maurice Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République, op. cit., p. 246.
Pour des visions proches mais détachées du contexte de la Seconde République, voir l’ouvrage de Serge Berstein et Odile Rudelle, Le
modèle républicain, Paris, PUF, 1992, ou encore dans celui de Claude Nicolet, L’idée républicaine en France : Essai d’histoire critique
(1789-1924), Paris, Galimard, 1995.
34. Cette question des problèmes que soulève la définition de ce qu’est la République pour trouver qui est bon républicain ou ne l’est
pas, constitue la problématique de l’amusant essai juridique de Frédéric Rouvillois , Être (ou ne pas être) républicain, Paris, Les
Éditions du Cerf, 2015.
35. Cité par Pierre Albertini, Le droit de dissolution et les systèmes constitutionnels français, Presses Universitaires de Rouen et du
Havre, p.79.

12
ne peuvent pas être considérés comme républicains selon la définition orthodoxe,
n’ayant pas foi en la République, et pourquoi en même temps, et c’est le cœur du
paradoxe, ils se sont montrés, malgré tout des plus utiles dans l’établissement de la
République en France. Ils sont prêts à la servir et à la construire si elle est entendue
comme synonyme de régime libéral. Cette contribution est plus utile dans le monde réel
que celle des républicains montagnards de 1793 puis 1848 ou des communards de
187136 auxquels certains reconnaitront cependant leur contribution à l’élaboration de la
République dans le monde idéel. Mais cette dernière contribution paraît cependant bien
inutile si justement il n’y a pas quelques républicains résignés ou modérés présents pour
l’utiliser prudemment dans l’édification concrète de la République37. Tocqueville ne s’y
trompe pas. Républicain du lendemain, mais sincère, unanimement reconnu à l’époque38
comme de nos jours comme un esprit brillant, et voulant consolider une République
libérale et modérée, il explique en 1849 à son ami et collègue au gouvernement,
Dufaure : « Qu’avons-nous entrepris ? Est-ce de sauver la république avec les
républicains ? Non, car la plupart de ceux qui portent ce nom nous tueraient assurément
avec elle ; et ceux qui méritent de le porter ne s’élèvent pas à cent dans l’Assemblée. Nous
avons entrepris de sauver la république avec des partis qui ne l’aiment point. »39

Les républicains modérés doivent faire plus confiance aux républicains résignés que
sont les burgraves, plutôt qu’aux républicains exaltés de la Montagne. Tocqueville donne
la démarche à suivre « Nous ne pouvons donc gouverner qu’à l’aide de concessions :
seulement il ne faut jamais céder rien de substantiel. En cette matière, tout est dans la
mesure ».40 Et c’est ici l’une des clés de lecture possible pour analyser la politique de
l’Assemblée nationale législative en matière de libertés publiques, à savoir est-ce que les
atteintes portées à ces dernières sont allées outre mesure et ont touché au substantiel
de la République, considérée non comme un idéal quasi-théologique, mais comme un
État de droit41 ?

Premiers éléments pour l’analyse juridique des libertés publiques sous la Législative

Conséquence de la mauvaise réputation qui est accolée à l’Assemblée nationale


législative, sa législature n’est généralement que brièvement traitée par les historiens
de la période. Alors qu’elle couvre la majorité du temps de vie de la Seconde République
(l’Assemblée nationale législative dure deux ans et demi, la Seconde République, en
excluant la République décennale de 1852, s’étale sur quatre ans, qu’on peut ramener à
trois ans si on ne considère que l’existence constitutionnelle du régime), elle est dans les

36. Cette analyse est développée dans l’essai sur l’histoire de France post 1789 de Philippe Nemo, Les deux Républiques françaises,
Paris, PUF, 2008, où il confronte les apports à la construction de la République, de deux traditions antagonistes, « 1789 » qui est celle
des modérés et des libéraux, et « 1793 » qui est celle des révolutionnaires et des socialistes. Il constate que l’on appelle bien plus
facilement républicain les seconds, alors que c’est les premiers qui ont construit la République, considérée par l’auteur comme étant
l’actuel État de droit démocratique et libéral.
37. On ne peut donc qu’être d’accord avec Maurice Agulhon quand il écrit sur la Seconde République : « L’Histoire devra donc bien
distinguer deux bilans, celui de cette République idéale, régime des « quarantes-huitards » véritables, puis des montagnards, et celui de
la République réelle, gérée par les conservateurs qui ont effectivement gouverné ». 1848 ou l’apprentissage de la République, op. cit., p.
246
38. Quel autre homme politique peut en effet se targuer d’être autant cité par ses pairs durant des débats parlementaires, comme le
fut Tocqueville durant la Constituante ?
39. Alexis de Tocqueville, Souvenirs, Paris, Calmann Lévy, 1893, p.343.
40. Idem.
41. Alors que les Allemands élaborent au XIXé siécle le concept de Rechtsstaat, et les Anglo-saxons celui de Rule of Law, les juristes
français n’utilisent pas encore cette idée d’État de droit. Néanmoins sans exister dans le langage, dans faits, cette notion d’État de
droit, synonyme de soumission des pouvoirs publics au droit semble pouvoir caractériser la Seconde République. Ce régime
rehausse l’independence de la justice, soumet l’administration à une véritable juridiction administrative, reconnaît même à sa toute
fin la possibilité d’un contrôle de constitutionnalité de la loi par le juge (cf. Titre III, Chapitre II).

13
études historiques de référence sur cette époque42, traitée par des chapitres faisant
entre une vingtaine et une quarantaine de pages pour des ouvrages en comptant entre
200 et 500. Cette période de la « République défaite », pour reprendre l’expression titre
d’un chapitre de l’ouvrage de Sylvie Aprile43, semble pourtant importante à étudier, et
notamment du point de vue juridique, pour une raison fondamentale : c’est peut être le
premier moment de l’histoire de France où une démocratie libérale va fonctionner
régulièrement44.

L’Assemblée nationale législative : établissement de la première démocratie libérale


française ?

On entend par démocratie libérale généralement un régime qui garantit des droits et des
libertés à ses citoyens et en même temps repose sur des institutions fonctionnant
démocratiquement. Ces éléments trouvent-ils à s’appliquer pendant la Seconde
République, et plus particulièrement durant la législature de l’Assemblée nationale
législative?

En ce qui concerne les institutions démocratiques, le fait que l’Assemblée soit aux mains
d’une majorité classiquement perçue comme antirépublicaine, et que l’opposition soit la
gauche radicale de la Montagne, loin de discréditer cette période, ne peut au contraire
que renforcer cette impression qu’il y a expérimentation d’une démocratie libérale,
certes comme le préconisait Tocqueville, avec d’importantes « concessions » 45 . Plus
précisément, en ce qui concerne le système constitutionnel politique, la Seconde
République est souvent perçue ou préjugée comme étant un régime présidentiel, voire
présidentialiste. Cette vision, attachée à la personnalité forte qu’avait son chef d’État
d’alors, semble des plus fausses, même si les juristes traitant de cette période
n’expriment pas un avis unanime46. Et s’il est vrai que le texte constitutionnel n’est pas
clair sur la responsabilité ministérielle devant l’Assemblée47, on constate sans difficulté

42. Outre les ouvrages de Sylvie Aprile et de Maurice Agulhon précédemment cités, il s’agit des ouvrages d’Inès Murat, La IIe
République, Paris, Fayard, 1987, et de Louis Girard, La IIe République, Paris, Calmann-Lévy, 1968.
43. Sylvie Aprile, La IIe République et… op. cit., p. 153 et s.
44. Louis Girard parle aussi de la Seconde République comme un « essai de démocratie libérale », dans son ouvrage Les libéraux
français 1814-1875, Paris, Aubier, 1985, p.160, néanmoins il dresse le constat d’échec de cette dernière dès l’élection de Louis-
Napoléon en décembre 1848.
45. Première concession de cette démocratie libérale, les rapports entre la majorité et l’opposition peuvent ainsi être quelque peu
brutaux. Comme dit précédemment l’opposition politique est en effet décapitée en juin 1849. Mais outre que cette décapitation
provenait d’une réaction contre une action illégale, la Montagne restera bien vivante et active jusqu’à la fin du régime, allant jusqu’à
respecter de plus en plus le jeu parlementaire.
46. Deux juristes de l’époque contemporaine ont principalement traité de la Seconde République dans des ouvrages d’analyse
juridique, Arnaud Coutant avec 1848, Quand la République combattait la Démocratie, op. cit et Paul Bastid avec Doctrines et
institutions politiques de la Seconde République (deux tomes), Paris, Librairie Hachette, 1945. Le premier défend une lecture
parlementaire du régime, là où le second y voit un régime permettant l’exercice d’un pouvoir personnel fort par le Président de la
République, qui peut gouverner contre l’Assemblée, même s’il y a des éléments, voire des périodes qui apportent quelques nuances
de parlementarisme. Cependant, on peut émettre l’hypothèse que si Bastid conjugue les qualités d’un éminent constitutionnaliste
avec celle d’un praticien endurci de la politique, donnant à son ouvrage une finesse et une puissance d’analyse, ce dernier, membre
éminent du parti Radical et figure de la Résistance, doit sans doute éprouver quelques réticences pour une figure historique comme
Louis-Napoléon (réticences qui en réalité transparaissent clairement dans son texte), ne lui permettant pas d’envisager comme
parlementaire l’exercice du pouvoir sous sa présidence.
47. Article 68 de la Constitution de 1848 : « Le président de la République, les ministres, les agents et dépositaires de l'autorité publique,
sont responsables, chacun en ce qui le concerne, de tous les actes du gouvernement et de l'administration. » Il est est vrai que
l’Assemblée Constituante avait prescrit qu’une loi organique devait être adoptée pour clarifier la responsabilité tant du Président
que des ministres, et qu’elle ne le fut jamais. Quoi qu’il en soit, pour les contemporains il ne fait pas de doute que la Constitution
établit un régime parlementaire. Durant les débats à la Constituante, Tocqueville se montre favorable à l’élection du Président au
suffrage universel car le gouvernement de ce dernier est sous le contrôle du parlement, il déclare ainsi le 5 octobre 1848 « Comme
[l’Assemblée] peut tous les jours imposer dans le détail sa volonté [au Président] en lui imposant des ministres sans lesquels il ne saurait
agir, elle le tient ainsi par sa propre responsabilité et par celle de ses ministres ; elle peut même le contraindre, le conduire, le limiter, le
diriger mieux que si, après l’avoir nommé, elle l’avait laissé libre d’agir seul. » Cité par Francis Choisel, La Deuxième République et le
Second Empire au jour le jour, op. cit., p. 89.

14
qu’il en est de même pour les Chartes des précédentes monarchies48, auxquelles on
reconnaît pourtant le caractère parlementaire. Et dans la pratique on peut voir que si le
Président a certes un droit de révocation et de nomination du gouvernement 49 ,
l’Assemblée a le pouvoir de renverser ce dernier. Ainsi, Louis-Napoléon fait usage de
son droit de révocation en octobre 1849 pour mettre fin au gouvernement Barrot et le
remplacer par un cabinet avec des hommes ayant sa confiance. Ce nouveau ministère ne
se maintient pas contre l’Assemblée puisqu’elle refuse de voter contre lui un ordre du
jour motivé en décembre 1849 50 . Plus tard en janvier 1851 un autre ministère
fraichement nommé par le Président démissionne suite à une motion de défiance de
l’Assemblée. Cependant, celle-ci provenant d’une coalition hétéroclite entre la Montagne
et une partie de la droite, le Président choisit de ne pas nommer un gouvernement issu
de la majorité. Il forme plutôt un gouvernement qu’on qualifierait aujourd’hui de
« technique ». Comme en 1849 ce dernier n’est pas renversé par l’Assemblée qui refuse
de voter à son encontre une interpellation. Ainsi, on peut conclure avec Arnaud Coutant
que la Constitution du 4 Novembre met en place un régime parlementaire dualiste à
prédominance parlementaire51, c’est-à-dire plus favorable au parlement que sous Juillet,
puisque le chef de l’Etat, potentiellement élu par l’Assemblée52, ne peut la dissoudre53.
Plus généralement, comme dans tout régime parlementaire, le gouvernement a son
entrée aux séances de l’Assemblée nationale 54 , et adopte dans la continuité des
monarchies à charte un comportement parlementaire.

Malgré l’ambiguïté ou les réserves de la classe politique conservatrice vis à vis du


régime, la Seconde République, à la fois démocratique et parlementaire, surtout à
compter de la législative55 réussit à s’installer en France56. Et au fond, n’est-ce pas ici une
source possible de satisfaction pour la nouvelle majorité conservatrice, que de voir un
régime s’ancrer en France, mettant fin aux tumultes révolutionnaires commencés en
1848, et qui secouent d’ailleurs encore une partie de l’Europe ? La majorité va se
résigner à accepter cette République, pendant que dans l’opposition, la majorité non
insurrectionnelle de la Montagne va également s’attacher à la respecter en jouant le jeu
des élections, les « montagnards de 1850 sont donc assez loin de former un néo-
robespierrisme »57.

48. Article 13 de la Charte de 1814 et 12 de celle de 1830 : « La personne du roi est inviolable et sacrée. Ses ministres sont
responsables. Au roi seul appartient la puissance exécutive. » Responsabilité des ministres devant qui ?
49. Article 64 de la Constitution de 1848 : « Le président de la République nomme et révoque les ministres. »
50. Arnaud Coutant, 1848 Quand la République… Op. cit., p. 329.
51. Op. cit., p. 249.
52. Si on se représente en général la Seconde République comme un régime où le Président est élu au suffrage universel direct,
comme l’atteste d’ailleurs l’élection du Président Louis-Napoléon Bonaparte, la procédure d’élection posée par l’Article 47 de la
Constitution est en fait beaucoup plus byzantine. Cet article dispose en effet que « si aucun candidat n'a obtenu plus de la moitié des
suffrages exprimés, et au moins deux millions de voix, (…), l'Assemblée nationale élit le président de la République, à la majorité absolue
et au scrutin secret, parmi les cinq candidats éligibles qui ont obtenu le plus de voix. » Ainsi, mis à part le cas, comme en 1848, d’un
candidat obtenant la majorité des suffrages et deux millions de voix, le corps électoral a plus pour rôle d’effectuer une « pré-
sélection », plutôt que d’élire réellement le Président, rôle qui revient alors à l’Assemblée.
53. Article 51 : le Président ne peut « ni dissoudre ni proroger l’Assemblée nationale ».
54. Article 69 : « Les ministres ont entrée dans le sein de l'Assemblée nationale ; ils sont entendus toutes les fois qu'ils le demandent, et
peuvent se faire assister par des commissaires nommés par un décret du président de la République. »
55. L’élection de l’Assemblée nationale législative marque l’installation définitive des institutions de la Seconde République, et donc
la fin d’une période transitoire pour rentrer dans l’application entière de la Constitution. Surtout, le régime parlementaire qui vient
d’être décrit peut enfin commencer à fonctionner, puisque durant la fin de la Constituante, à compter de l’élection de Louis-Napoléon
le 10 décembre, le gouvernement ne se sentait uniquement responsable que devant le Président, refusant de démissionner alors
qu’il était mis en minorité par la Constituante. Cette irresponsabilité du gouvernement a pu contribuer à la vision présidentielle
donnée au régime, alors qu’en réalité ce dernier n’était pas encore pleinement installé.
56. Dans ce sens et pour approfondir le sujet, outre les travaux précédemment cités d’Arnaud Coutant et de Paul Bastid, on peut
également se tourner vers la thèse récente de Samuel Sanchez, Les règlements des Assemblées nationales 1848-1851, Paris, Dalloz,
Nouvelle Bibliothèque de Thèses, 2012. Le sous titre est révélateur, « naissance du droit parlementaire moderne ».
57. Maurice Agulhon, 1848 ou l’apprentissage… op. cit.,p. 130.

15
Mais, si cette période permet ainsi à des catholiques nostalgiques de l’Ancien Régime de
faire face, au sein de l’Assemblée, à des doctrinaires athées aux idées socialistes les plus
utopiques, signe d’un pluralisme politique réel, qui atteste qu’un reliquat non
négligeable de libertés devaient exister, on peut cependant s’interroger : jusqu’à quel
point cette démocratie parlementaire était-elle libérale, quand on regarde le traitement
réservé aux libertés durant la législative. Classiquement, une démocratie libérale, outre
son fonctionnement démocratique, appuie sa stabilité sur un équilibre entre un maintien
de l’ordre et une garantie forte des libertés publiques. Et sur ce point le bât semble
blesser, la compression primant sur le libéralisme. Cependant si la balance va pencher
plus dans un sens, avec une majorité dont le programme est l’ordre, la place résiduelle
donnée aux libertés n’est–elle pas malgré tout importante, en comparaison avec les
autres régimes européens, ou avec les autres régimes qu’a connus la France avant et
après cette expérience ? En outre, la politique de compression n’est-elle pas un trompe-
l’œil cachant un dynamisme et une liberté de fait des citoyens et de la « société civile »
qui se maintiennent assez haut depuis l’effervescence de 1848 ?

Bref, en clarifiant la situation des libertés publiques sous la législative, on tire au clair
également jusqu’à quel point la démocratie libérale a pu s’implanter en France à cette
époque.

Quelles sont les libertés publiques sous la Seconde République ?

Avant d’entrer plus en détail sur la manière dont les libertés publiques sont considérées
à l’époque, il convient de les définir plus précisément. Tout d’abord, le vocable utilisé au
XIXe siècle en matière de libertés publiques et de droits fondamentaux est celui de
« droits publics »58. Dans la Constitution de 1848, il est question au chapitre II des
« Droits des citoyens protégés par la constitution », en sachant que d’autres droits se
trouvent dans d’autres parties de cette Constitution, et notamment dans son
préambule59.

Cette « déclaration », qui suit le chapitre premier pourvu d’un seul article sur la
souveraineté60, en compte seize. On peut y rattacher quatre articles du Chapitre VIII sur

58. C’est l’expression qu’utilisaient les deux Chartes monarchiques, « droit public des Français ». D’autres appellations plus spéciales
peuvent se retrouver dans la doctrine. Ainsi, François Saint-Bonnet, dans son article Le droit des libertés publiques, antonyme du droit
administratif au XIXe siècle, in Revue du Droit Public, n°2-2012, Paris, LGDJ, 2012, p. 459, note que Macarel en 1833 utilise
l’expression « garanties privées » pour traiter de ces libertés publiques.
59. Pour le juriste contemporain, ce préambule pose problème, puisque contrairement aux constitutions de 1946 ou de 1958, une
déclaration des droits existe indépendamment de ce dernier, ce qui laisse planer le doute sur sa normativité. Mais s’il apparaît plus
comme une « fiche d’identité » philosophique et politique de la République qui pose ses objectifs et son éthique, la question de sa
normativité posait déjà débat, même s’il ressort qu’au final les constituants n’ont pas voulu lui donner une pareille valeur. Sur le
sujet, voir les articles de Patrice Rolland, L’art du préambule, le précédent de 1848, in Droits fondamentaux n°1, Paris, CRDH, 2001,
consultable sur : http://droits-fondamentaux.u-paris2.fr/article/2001/art-du-preambule-precedent-1848 et de Arnaud Coutant, De
la valeur d’un texte introductif : La Constitution Française de 1848 et son Préambule in Revue française de droit constitutionnel, 2011/4
n°88, Paris, PUF, 2011. Dans ce dernier article, l’auteur écarte l’hypothèse de la maladresse des constituants pour expliquer cette
division entre un Préambule et une déclaration des droits, et la justifie comme étant le fruit des événements politiques, p. 701. Sur la
normativité, il cite Dufaure, le « Préambule doit énoncer des principes, déterminer la voie à suivre dont s’inspireront les règles
constitutionnelles », il n’est donc pas lui même une règle constitutionnelle, il n’est qu’un but, et les garanties juridiques des objectifs
et droits qu’il fixe doivent être modulées selon l’état de la société, p.702 .
60. Article 1 : « La souveraineté réside dans l’universalité des citoyens français. – Elle est inaliénable et imprescriptible.- Aucun individu,
aucune fraction du peuple ne peut s’en attribuer l’exercice. » Il y a matière à réflexion sur le choix de cet enchainement par les
constituants, avec d’abord un Préambule posant l’identité de la République, puis un chapitre Ier posant le principe de la souveraineté
des citoyens, et un chapitre II sur les droits des citoyens. Peut-on y voir que pour les constituants les droits des citoyens procèdent
de la souveraineté des citoyens, qui procède elle-même de la République ? Pour ce qui concerne le rapport entre la souveraineté des
citoyens et le Préambule, Coutant note que dans les débats Dufaure explique que le préambule précède le chapitre premier sur la
souveraineté pour montrer les limites de ce chapitre, et fixer un cadre de société dans lequel le principe de souveraineté est
circonscrit, Arnaud Coutant, De la valeur d’un texte introductif : La Constitution Française de 1848… op. cit., p.699. En outre, le III du

16
le pouvoir Judiciaire (articles 81 et suivants), qui traitent de garanties procédurales et
de la compétence du jury en matière criminelle et de délits politiques ou de presse61. Cet
ensemble de vingt articles s’inscrit dans l’héritage des précédentes déclarations avec des
articles traitant du respect de la personne physique et de la sûreté individuelle, à savoir
l’article 2 sur la sûreté individuelle stricto sensu62, l’article 3 sur l’inviolabilité de la
demeure63, l’article 4 sur l’impossibilité d’être distrait de ses juges naturels64, auxquels
s’ajoutent les innovations de 1848, à savoir l’article 5 sur l’abolition de la peine de mort
en matière politique65 et l’article 6 sur la prohibition de l’esclavage66 ; un article 10 sur
l’égale admissibilité aux emplois publics67 ; le respect de la propriété privée garanti par
les articles 11 et 1268 ; les libertés de presse et de faire des pétitions, mais aussi autres
innovations, d’association et de réunion posées par l’article 869, qui fait suite à la liberté
de religion de l’article 770 ; et sans oublier des garanties en matière de dettes publiques
et d’impositions71.

Bref, les droits publics de 1848 sont pour la plupart assez classiques et s’inscrivent dans
un registre libéral, perpétuant et approfondissant ainsi ceux déjà reconnus par les
précédentes déclarations de droits depuis 1789, même si l’air du temps a fait apparaître
une prise en compte à l’article 13 de la constitution de questionnements économiques et
sociaux72, ainsi que de la liberté de l’enseignement à l’article 973.

Préambule dispose que la République « reconnaît des droits et des devoirs antérieurs et supérieurs aux lois positives. ». Ainsi il semble
que tant la souveraineté des citoyens que leurs droits procèdent du Préambule à égalité.
61. « Article 81. - La justice est rendue gratuitement au nom du peuple français. - Les débats sont publics, à moins que la publicité ne soit
dangereuse pour l'ordre ou les mœurs ; et, dans ce cas, le tribunal le déclare par un jugement.
Article 82. - Le jury continuera d'être appliqué en matière criminelle.
Article 83. - La connaissance de tous les délits politiques et de tous les délits commis par la voie de la presse appartient exclusivement au
jury. - Les lois organiques détermineront la compétence en matière de délits d'injures et de diffamation contre les particuliers.
Article 84. - Le jury statue seul sur les dommages-intérêts réclamés pour faits ou délits de presse. »
62. « Article 2. - Nul ne peut être arrêté ou détenu que suivant les prescriptions de la loi. »
63. « Article 3. - La demeure de toute personne habitant le territoire français est inviolable ; il n'est permis d'y pénétrer que selon les
formes et dans les cas prévus par la loi. »
64. « Article 4. - Nul ne sera distrait de ses juges naturels. - Il ne pourra être créé de commissions et de tribunaux extraordinaires, à
quelque titre et sous quelque dénomination que ce soit. »
65. « Article 5. - La peine de mort est abolie en matière politique. »
66. « Article 6. - L'esclavage ne peut exister sur aucune terre française. »
67. « Article 10. - Tous les citoyens sont également admissibles à tous les emplois publics, sans autre motif de préférence que leur mérite,
et suivant les conditions qui seront fixées par les lois. - Sont abolis à toujours tout titre nobiliaire, toute distinction de naissance, de classe
ou de caste. »
68. « Article 11. - Toutes les propriétés sont inviolables. Néanmoins l'Etat peut exiger le sacrifice d'une propriété pour cause d'utilité
publique légalement constatée, et moyennant une juste et préalable indemnité.
Article 12. - La confiscation des biens ne pourra jamais être rétablie. »
69. « Article 8. - Les citoyens ont le droit de s'associer, de s'assembler paisiblement et sans armes, de pétitionner, de manifester leurs
pensées par la voie de la presse ou autrement. - L'exercice de ces droits n'a pour limites que les droits ou la liberté d'autrui et la sécurité
publique. - La presse ne peut, en aucun cas, être soumise à la censure. »
70. « Article 7. - Chacun professe librement sa religion, et reçoit de l'Etat, pour l'exercice de son culte, une égale protection. - Les
ministres, soit des cultes actuellement reconnus par la loi, soit de ceux qui seraient reconnus à l'avenir, ont le droit de recevoir un
traitement de l'Etat. »
71. «Article 14. - La dette publique est garantie. - Toute espèce d'engagement pris par l'Etat avec ses créanciers est inviolable.
Article 15. - Tout impôt est établi pour l'utilité commune. - Chacun y contribue en proportion de ses facultés et de sa fortune.
Article 16. - Aucun impôt ne peut être établi ni perçu qu'en vertu de la loi.
Article 17. - L'impôt direct n'est consenti que pour un an. - Les impositions indirectes peuvent être consenties pour plusieurs années. »
72. « Article 13. - La Constitution garantit aux citoyens la liberté du travail et de l'industrie. La société favorise et encourage le
développement du travail par l'enseignement primaire gratuit, l'éducation professionnelle, l'égalité de rapports, entre le patron et
l'ouvrier, les institutions de prévoyance et de crédit, les institutions agricoles, les associations volontaires, et l'établissement, par l'Etat,
les départements et les communes, de travaux publics propres à employer les bras inoccupés ; elle fournit l'assistance aux enfants
abandonnés, aux infirmes et aux vieillards sans ressources, et que leurs familles ne peuvent secourir. »
73. « Article 9. - L'enseignement est libre. - La liberté d'enseignement s'exerce selon les conditions de capacité et de moralité déterminées
par les lois, et sous la surveillance de l'Etat. - Cette surveillance s'étend à tous les établissements d'éducation et d'enseignement, sans
aucune exception. »

17
Quelle place pour ces libertés publiques sous l’Assemblée nationale législative ?

Les différents régimes qui se succèdent jusqu’en 1848 l’attestent, les droits publics ne
peuvent être que de mélodieuses mais inutiles paroles si les pouvoirs publics, tant
politiques, administratifs ou judiciaires ne s’attachent pas à les faire respecter. Les
monarchies parlementaires avaient ainsi une douzaine d’articles au commencement des
deux Chartes portant sur le « droit public des Français », qui furent selon les périodes
plus ou moins respectés74. Louis-Philippe, appelé sur le Trône après les violations de la
Charte de 1814 par Charles X, va après l’attentat de Fieschi en 1835 durcir la législation,
notamment en matière de presse, et surtout interdire dans le royaume de se
revendiquer républicain, en violation de l’Article 7 de la Charte révisée de 1830 qui
proscrit la censure.

La problématique du respect des droits fondamentaux par les pouvoirs publics se pose
de nouveau en 1849, une Assemblée Nationale présumée réactionnaire est élue pour la
défense de l’Ordre. Va-t-elle s’attaquer aux libertés publiques fraichement posées dans
la Constitution dans l’objectif de mener à bien son programme de restauration de
l’Ordre ? Surtout, question importante et au cœur des débats de l’époque, l’installation
d’une potentielle démocratie libérale, va-t-elle faire émerger une véritable
reconnaissance juridique des libertés publiques et de leur singularité afin de les mettre à
l’abri de la souveraineté des pouvoirs politiques et de la loi ?

L’analyse de l’action de l’Assemblée nationale législative en la matière est assez


ambivalente, selon les libertés considérées. Si elle est assurément réactionnaire et
adopte des lois liberticides, certains des droits des citoyens garantis par la constitution,
et notamment ceux qui ont trait à la dette publique (toujours honorée selon l’article 14),
au consentement de l’impôt, ou au respect de la propriété trouvent évidemment grâce
aux yeux de la majorité, ils sont même des éléments constitutifs du programme de
l’Ordre. Ce n’est cependant pas à ces droits publics au fondement du conservatisme, que
ce mémoire s’intéresse, ceux-ci étant souvent plus des objets d’étude pour le droit civil
ou le droit des finances publiques plutôt que pour la matière des droits fondamentaux.
À l’inverse, une place importante doit-être accordée à l’analyse de l’évolution du cadre
administratif et juridictionnel dans lequel s’exercent les libertés publiques, analyse qui,
si elle venait à manquer, ne donnerait qu’un travail ayant une vision partielle de son
sujet, surtout à une époque où l’administration héritée de Napoléon surplombe la
société. Dans cette logique le rôle du pouvoir judiciaire nouvellement reconnu75 est
crucial, le juge étant appelé à de nombreuses reprises à interpréter la législation et donc
à préciser le régime juridique des libertés et de leurs restrictions posé par le législateur.
Et si ce pouvoir dénote d’un incontestable conservatisme, ce dernier n’est pas
systématique, et un progrès de l’État de droit est à apercevoir, notamment sur la
question, cruciale pour les libertés, du contrôle de constitutionnalité des lois par le juge.
De même, la Législative évoluant dans un cadre et avec des réformes issues de
l’Assemblée nationale constituante (et dans une bien moindre mesure du gouvernement
provisoire de 1848), ou inscrivant son travail en partie dans sa continuité (par exemple

74. Pour une introduction à la problématique des libertés publiques sous les monarchies parlementaires, voir l’article de Jean
Morange, L’apport des monarchies parlementaires à la théorie des libertés publiques, in Études offertes à Jean-Louis Harouel Liber
amicorum sous la Direction de Damien Salles, Alexandre Deroche, Robert Carvais, Paris, Editions Panthéon-Assas, 2015.
75. Titre du chapitre VIII de la Constitution. Dans les précédents textes constitutionnels il était question de « l’ordre judiciaire », et on
connaît la méfiance forte qu’éprouvaient les révolutionnaires de 1789 pour ce qui concerne les juges. De nos jours il n’est d’ailleurs
pas question de pouvoir judicaire mais « d’autorité judicaire » pour parler de la justice.

18
des lois votées durant la Législative viennent de projets issus de commissions datant de
la Constituante ou qui avaient commencé à travailler durant cette période), il est
également apparu nécessaire de faire de nombreuses références aux travaux, débats et
législations de la Constituante, pour saisir tant les ruptures que les continuités entre les
deux assemblées. Finalement, pour ce qui concerne les libertés publiques et leur régime
juridique, ce mémoire va s’intéresser à l’articulation générale des libertés entres elles
opérée durant la législative, pour voir comment certaines vont être comprimées là où
d’autres vont au contraire être favorisées, ou bien dévoyées, dans le but de faire
prévaloir le programme de l’Ordre.

De ces différents éléments d’analyse, à savoir l’évolution du cadre juridico-administratif,


les ruptures et les continuités avec la Constituante, et l’ordonnancement fait entre les
différentes libertés pour faire prévaloir l’ordre, il ressort un bilan pour le moins contre-
intuitif de l’œuvre de cette Assemblée législative. Loin de totalement saper la
République, les réactionnaires de la majorité, tout en conduisant leur agenda politique
de restauration de l’ordre aux dépens de certaines libertés, ont également œuvré à
l’approfondissement de l’État de droit et de la démocratie constitutionnelle, promis par
la Constituante. Ceci dans le but de construire une République qui leur convienne, à
savoir une République réactionnaire.

Pour mener à bien cette recherche, afin de confronter la réalité des faits à celle du droit,
il a été choisi de privilégier autant les sources juridiques que non juridiques. Pour les
premières, l’étude du recueil Sirey constitue la source principale, complétée
ponctuellement par la consultation du Duvergier. Des ouvrages d’étude juridiques
consacrés à la Seconde République ont également apporté de nombreuses analyses à
nos développements, principalement l’ouvrage d’Arnaud Coutant 1848 quand la
République combattait la Démocratie, et celui de Paul Bastid Doctrines et institutions
politiques de la Seconde République. Pour les sources non juridiques, outre la
consultation de la Revue d’histoire du XIXé siècle, c’est principalement à partir de trois
livres que nous avons traité ce sujet. Il y a la chronologie de Francis Choisel, La Deuxième
République et le Second Empire au jour le jour, extrêmement pratique à manier et qui
apporte sur de nombreux sujets des informations juridiques précises. Il y a ensuite
L’histoire politique de Sylvie Aprile La IIe République et le Seconde Empire, qui est l’étude
de référence la plus récente. Enfin la très classique œuvre de Maurice Agulhon, 1848 ou
l’apprentissage de la République.

Ce travail va ainsi s’attacher à démontrer que si la défense de l’ordre matériel objectif


(Titre I) et de l’ordre moral et social subjectif de la majorité conservatrice (Titre II)
constitue une clé de lecture incontournable de l’agenda politique de l’Assemblée
nationale législative en matière de droit matériel des libertés publiques, cette politique
de compression doit être mise en balance avec une politique visant à pérenniser cet
ordre par l’élaboration d’une législation sociale prolifique et par l’amélioration du cadre
juridique formel de l’exercice des libertés publiques et donc le progrès de l’État de droit
(Titre III).

19
Titre I/ La préservation de l’ordre matériel objectif

« Les conservateurs ne désiraient pas seulement qu’on administrât avec vigueur ; ils
entendaient qu’on profitât de la victoire pour faire des lois répressives et préventives. Nous
sentions nous-mêmes la nécessité d’entrer dans cette voie, sans vouloir nous y avancer
aussi loin qu’eux. (…) Le seul moyen qui restât, après une si violente révolution, de sauver la
liberté était de la restreindre. »1 Tel est le programme que Tocqueville, fraichement
rentré au gouvernement, se propose de suivre, non sans réserves, et pour sauver la
liberté, à compter de juin 1849. C’est ce qu’attend l’Assemblée, qui veut définitivement
tourner la page des révolutions et annihiler le désordre en maintenant l’ordre matériel
objectif. Dans cette logique la politique que cette dernière mène est alors assez ferme en
matière de libertés publiques2, et s’inscrit plus largement dans l’air du temps européen.
En effet, après l’explosion de 1848, vient l’heure de la compression de 1849, « tandis que
la République française devenait ainsi la propriété de la coalition des partis royalistes, la
coalition européenne des puissances contre-révolutionnaires entreprenait, dans le même
mouvement, une croisade générale contre les derniers asiles des révolutions de Mars. La
Russie faisait irruption en Hongrie, la Prusse marchait contre l'armée constitutionnelle de
l'Empire et Oudinot bombardait Rome. La crise européenne approchait manifestement
d'un tournant décisif. Les yeux de toute l'Europe étaient fixés sur Paris, les yeux de tout
Paris sur l'Assemblée législative »3. Et à en croire Marx, cette politique contre les libertés
conduite par la Législative, est menée avec un acharnement des plus exemplaires, par
« une nouvelle loi contre la presse, une nouvelle loi contre les associations, une nouvelle loi
sur l’état de siège, les prisons de Paris archicombles, les réfugiés politiques pourchassés,
tous les journaux au delà des frontières du National, suspendus, Lyon et les cinq
départements limitrophes livrés à la chicane brutale du despotisme militaire, les parquets
présents partout, l’armée des fonctionnaires si souvent épurée déjà, encore une fois épurée,
- tels furent les lieux communs inévitables que renouvelle sans cesse la réaction
victorieuse »4. Si avec pareille description la politique de la Législative semble des plus
répressives, elle ne se singularise pourtant pas excessivement en la matière par rapport
à la précédente assemblée. En effet, déjà face aux troubles la Constituante, pourtant
composée d’une majorité de républicains modérés et assez libéraux, avait entamé une
politique des plus répressives, recourant même trois jours durant en juin 1848 à un
gouvernement dictatorial, celui d’Eugène Cavaignac, pour rétablir l’ordre. Ainsi le legs
de la Constituante concernant les libertés s’inscrit dans une ambivalence entre une
affirmation de principes libéraux et une législation compressive pour maintenir l’ordre
(Chapitre I), la Législative ne venant que prolonger, certes fortement, l’aspect
compressif de la législation pour défendre l’ordre public matériel (Chapitre II).

1. Alexis de Tocqueville, Souvenirs, op. cit. p.340.


2. Le présent titre va principalement se focaliser sur les libertés politiques, et plus précisément les libertés de presse et les libertés
sociales (de réunion, de pétition, de manifestation). Le droit de vote et la liberté scolaire sont traités dans le titre II, et les questions
sociales relatives au droit à l’assistance que pose l’article 13 dans le titre III. La liberté religieuse, entendue stricto sensu comme la
liberté de culte et la liberté de religion (et donc sans parler de la liberté d’enseignement des religieux qui elle sera bien traitée) certes
question fondamentale au cœur du XIXé siècle, ne sera que très peu abordée dans ce travail. Malgré une forte ferveur religieuse de la
Révolution de 1848 et de la République qui en naît, la liberté religieuse ne va pas être bousculée outre mesure. Tout au plus peut-on
signaler le décret du 10 mars du gouvernement provisoire qui libère « Les citoyens détenus par suite de condamnations prononcées
contre eux pour faits relatifs au libre exercice du culte », le fait que la Constitution du 4 novembre, dont le Préambule est proclamé
« En présence de Dieu », ne fait plus de référence au catholicisme, et une tentative de révision du concordat de 1802 qui n’aboutit pas.
Pour plus de précisions sur ces éléments, voir l’article de Jacqueline Lalouette, La politique religieuse de la Seconde République, in
Revue d’histoire du XIXé siècle n°24, Paris, 2004, p. 79-94, consultable en ligne : https://rh19.revues.org/619
3. Karl Marx, Les luttes de classes en France (1848-1850), Québec, édition des classiques de sciences sociales, 2001 (réédition) p. 64.
4. Op. cit., p. 69.

20
Chapitre I/ Le legs de l’Assemblée nationale constituante concernant les libertés
publiques, entre principes libéraux et législation compressive pour maintenir l’ordre

L’Assemblée nationale constituante va siéger du 4 mai 1848 au 28 mai 1849, soit plus
d’un an. Durant cette période, elle va léguer une constitution, mais aussi une législation
assez riche en matière de libertés publiques. Cependant, cette législation n’est pas sans
ambiguïtés, loin de là. En effet, au fil du temps, un durcissement s’opère, Louis Girard
constatant « qu’on allait vers une démocratie libérale surveillée gérée par des ralliés plus
ou moins convaincus »1. Pour bien comprendre cette ambivalence de la constituante avec
les libertés (Section 2), il est impératif de saisir le contexte et la dynamique générale qui
l’anime en la matière pour le maintien de l’ordre public jusqu’au 4 novembre 1848
(Section 1).
Section 1/ L’incertitude sur le progrès des libertés jusqu'à la Constitution du 4 novembre

L’Assemblée constituante élue les 23 et 24 avril 1848, a une mission, ancrer dans le droit
par le biais d’une constitution, la République et les promesses de la Révolution de
Février 1848 et du Gouvernement Provisoire2. Cette assemblée, très majoritairement
composée de notables bourgeois3, modérés et libéraux4, est prête comme en atteste sa
journée d’ouverture du 4 mai où règne encore optimisme et unanimisme5, à remplir de
bonne foi cette mission et à installer la République en France et les libertés dans le droit.
Cependant, se défiant des idées lui semblant trop avancées et marquée par la journée du
15 mai où elle se voit envahie par des manifestants radicaux, elle va effectuer un retour
partiel sur les promesses de la Révolution de 1848 et les décrets idéalistes du
gouvernement provisoire (§1). Son attitude va fortement dévier vers la compression des
libertés en réaction aux journées de juin 1848, avec le gouvernement d’Eugène
Cavaignac (§2).

§1/ Le retour sur les promesses de la Révolution de 1848

On ne peut comprendre la Seconde République, surtout sur le sujet des libertés, sans
parler du Gouvernement Provisoire issu de la Révolution et des décrets généreux qu’il a
rendus en la matière (A). Mais face au retour du désordre que le Gouvernement
Provisoire n’a pas su endiguer, l’Assemblée constituante va devoir s’inscrire en rupture
avec cette politique généreuse (B).

1. Les libéraux français 1814-1875, op. cit., p.163.


2. Lemoie-Devilleneuve, rédacteur en chef du recueil Sirey, dans une introduction en date du 4 mai 1848 de la partie III de l’ouvrage
sur les lois et les décrets, écrit : « Une ère nouvelle vient de s’ouvrir pour la France…, peut-être pour le monde entier. – Une révolution
sociale autant que politique (…), vient d’éclater et de s’imposer à tous. Maintenant il reste à l’organiser, à la rendre paisible et durable, à
en régulariser les mouvements et le progrès… ; tâche immense qu’il appartient à la législation d’accomplir dans les conditions
immuables du Droit et la Justice.
Déjà les bases fondamentales de cet ordre nouveau ont été posées dans les décrets du Gouvernement provisoire sorti des mains du
peuple,(…). Reste à l’Assemblée constituante et législative, qui commence aujourd’hui ses travaux, à consolider, à formuler définitivement
ces premiers principes dans une Constitution nouvelle, à en développer les conséquences pratiques, à en assurer l’application sérieuse et
réelle. » Recueil général des lois et des arrêts (Sirey) IIIe partie, Paris, 1848, p.1. Dans les notes suivantes quand ce recueil sera cité il le
sera par la mention Sirey suivie de la date d’édition et de la Partie (I sur les arrêts de la Cour de cassation, II sur les décisions des
autres juridictions, III sur les lois et les décrets).
3. On ne compte par exemple qu’une quinzaine d’ouvriers sur 900 élus.
4. L’Assemblée Constituante est ainsi composée de 50 légitimistes, 200 orléanistes, 450 républicains modérés et 200 républicains
avancés (les futurs montagnards). Ces chiffres ne sont évidemment qu’une approximation.
5. Avec comme déjà raconté ce cri de « Vive la République » scandé 17 fois par l’ensemble des représentants.

21
A/ La traduction juridique des espérances de la Révolution

Commencée sous le soleil de Juillet 1830, la monarchie de Louis-Philippe, en bout de


course, gangrénée par la corruption généralisée de son système politico-administratif6,
et confrontée comme toute l’Europe à la crise économique de 1846 qui se prolonge,
s’effondre en quelques jours au cœur de l’hiver 1848. Le souffle, si puissant de la
Révolution de février 1848, qu’il va dépasser les frontières de la France pour féconder le
printemps des peuples, conduit à une euphorie généralisée, partagée tant par les classes
populaires que bourgeoises, et à un espoir sincère de tous d’un avenir meilleur avec plus
de libertés. La Révolution, née de l’alliance, d’une part d’opposants bourgeois au
gouvernement qui militent pour l’extension du droit de suffrage par le biais d’une
campagne de banquets7, et d’autre part des classes populaires, sensibles en ces temps de
crise aux idées socialistes et républicaines8, suscite des espoirs immenses. On peut dire
que tout le monde attendait tout de cette Révolution et du nouveau régime, surtout en
matière de libertés et de droit sociaux9.

Et effectivement, les 2 mois du gouvernement provisoire10 ne furent pas avares en la


matière. Libération de tous les détenus politiques le 25 février11 ; abolition de la peine
de mort en matière politique le 26 février12 ; suppression du droit de timbre sur les
journaux, d’abord promise le 29 février13, avant une rétractation sur cette promesse le 2
mars14, et finalement une confirmation de la suspension rendue immédiate le 4 mars15 ;
amnistie de toutes les condamnations pour faits politiques ou de presse et interruption
de toute les procédures en cours édictée le 29 février16 ; le même jour le Gouvernement
déclare qu’il est «Fermement résolu à maintenir le libre exercice de tous les cultes » et
appelle les différents cultes à bénir « l’œuvre du peuple »17 ; proclamation du 4 mars
posant le principe de l’abolition de l’esclavage avec mise en place de la commission

6. Tocqueville, toujours génial observateur, note ainsi : « La postérité qui ne voit que les crimes éclatants et à laquelle, d’ordinaire, les
vices échappent, ne saura peut-être jamais à quel degré le gouvernement d’alors avait, sur la fin, pris les allures d’une compagnie
industrielle, où toutes les opérations se font en vue du bénéfice que les sociétaires en peuvent retirer. Ces vices tenaient aux instincts
naturels de la classe dominante, à son absolu pouvoir, au caractère même du temps. Le roi Louis-Philippe avait peut-être contribué à les
accroître. » Souvenirs, op. cit. p. 7. Le régime est surtout décrédibilisé par la pratique des députés-fonctionnaires, totalement
dépendants du pouvoir exécutif, et qui assurent au gouvernement un contrôle de la Chambre des députés (la chambre des Pairs
étant contrôlée par de ponctuelles « fournées » de nominations).
7. Pour contourner l’interdiction posée par l’article 291 du code pénal de 1810 des réunions de plus de 20 personnes, les partisans
de la réforme électorale organisaient des banquets, où les messages politiques étaient glissés au milieu des toasts. Le gouvernement
prohibe le dernier qui devait conclure la mobilisation par une apothéose à Paris, en étant doublé d’une manifestation. C’est juste
après que la Révolution éclate.
8. Ils veulent aussi rattraper l’affront de 1830 où la République qu’ils espéraient leur avait était soufflée par la « meilleure des
républiques » de Lafayette et de la bourgeoisie, à savoir Louis-Philippe.
9. Traités dans le Titre III, les décrets relatifs aux droits sociaux ne sont pas cités dans l’énumération qui va suivre. Ils n’en restent
pas moins capitaux, surtout dans l’évolution des événements, puisqu’ils vont être le cœur du basculement de juin 1848. Il convient
donc de préciser que dès le 25 février, le gouvernement provisoire décrète le droit au travail, et le lendemain il crée pour répondre à
ce dernier les ateliers nationaux. Autre décret important, le 2 mars il baisse la journée de travail à 10 heures par jour à Paris et 11 en
province.
10. Proclamé le 24 février 1848, le Gouvernement Provisoire cesse ses fonctions le 4 mai 1848 avec la réunion de l’Assemblée
Nationale Constituante.
11. Sirey 1848, Partie III, p. 8.
12. Idem
13. Sirey 1848, Partie III, p. 11.
14. Sirey 1848, Partie III, p. 12. Cependant on consent alors à suspendre le droit de timbre les dix jours avant la convocation des
assemblées électorales pour l’élection de la constituante.
15. Sirey 1848, Partie III, p. 12-13. Il est à noter que cette abolition du droit de timbre, évidemment importante et symbolique, est
pourtant faite dans un décret portant aussi sur... le paiement des rentes par anticipation et l’établissement d’un comptoir
d’escompte ! Le juriste (assez conservateur) Joseph-Pierre Chassan, dans son opus sur les lois régissant la presse de la Seconde
République, ne peut s’empêcher ainsi de commenter : « Ce mélange, dans un seul et même document, de plusieurs objets différents
n’ayant aucun rapport entre eux, est un signe infaillible de l’anarchie intellectuelle qui régnait alors. » J-P Chassan, Loi sur la presse
depuis le 24 février 1848, Paris, Videcoq fils ainé, 1851.
16. Sirey 1848, Partie III, p. 11.
17. Idem, le texte du gouvernement provisoire engage ainsi l’archevêque de Paris et les évêques de France à « substituer à l’ancienne
formule de prière les mots : Domine salvam fac Rempublicam » (Seigneur, sauve la République).

22
Schœlcher18, abolition finalement décrétée le 27 avril19 ; suffrage universel octroyé pour
l’élection de l’Assemblée nationale constituante le 5 mars20 ; abolition de la loi du 9
septembre 183521 sur les délits de presse, réforme du jury et suppression de la citation
directe pour les délits et crimes en matière d’attroupement par le décret du 6 mars
184822 ; réforme du régime des annonces judiciaires le 8 mars23 ; suppression de la
contrainte par corps le 9 mars 184824 ; libération des personnes impliquées dans des
affaires relatives au libre exercice du culte le 10 mars25, abolition des peines corporelles
dans la marine le 12 mars26 ; transfert des juridictions civiles aux jurys des délits de
presse commis envers les fonctionnaires le 22 mars 27 ; suppression de la peine
d’exposition publique pour les condamnés aux travaux forcés le 12 avril28 ; et enfin
proclamation du 19 avril sur les clubs, qui énonce que « La République vit de liberté et de
discussion. Les clubs sont pour la République un besoin, pour les citoyens un droit. (…) Le
Gouvernement provisoire protège les clubs.»29

Le droit prend ainsi acte des fortes aspirations de liberté qui explosent littéralement en
février, et qui fondent la nouvelle République. Les préoccupations de « dignité
humaine »30, s’imposent pour mener à l’abolition de l’esclavage, de la contrainte par
corps, des châtiments corporels, et de l’exposition publique. Le droit est même, voire
surtout, dépassé par le fait, ainsi le cautionnement en matière de presse, pourtant pas
aboli31 contrairement au droit de timbre, n’est plus perçu32, et la proclamation du 19
avril sur les clubs ne vient que consacrer une situation de fait. Cependant, pour éviter
d’être débordé, le gouvernement provisoire prend quelques mesures, dès les premiers
jours. Il place « sous la sauvegarde de la République » les propriétés tant privées que
publiques le 27 février33, et le 29 février un arrêté déclare « passible des peines les plus

18. Sirey 1848, Partie III, p. 14.


19. Sirey 1848, Partie III, p. 58. S’y ajoute l’interdiction de tout châtiment corporel dans les colonies. L’abolition n’est cependant pas
instantanée puisque le décret n’est applicable que deux mois après sa publication dans les colonies. Sous la pression d’émeutes,
l’abolition est cependant proclamée dès le 22 mai en Martinique et le 27 mai en Guadeloupe. À l’inverse, la procédure est respectée
en Guyane (promulgation du décret le 10 juin, émancipation des esclaves effective le 10 aout), et il faut attendre le 20 décembre pour
que l’émancipation des esclaves soit effective à la Réunion (promulgation du décret le 18 octobre). Il est à noter, comme le souligne
Francis Choisel, qu’ « en Algérie, l’esclavage perdure, pratiqué seulement par les indigènes ». La Deuxième République et…, op. cit., p. 59.
20. Sirey 1848, Partie III, p. 14.
21. Cette loi, qui marquait le raidissement de la monarchie de Juillet, avait créé de nouveaux délits de presse. Les délits qualifiés
d’attentats pouvaient passer de la compétence des assises à la chambre des pairs, et en cas de double condamnation la même année,
on pouvait suspendre un journal jusqu’à quatre mois.
22. Sirey 1848, Partie III, p. 15. La réforme du jury n’est pas négligeable, puisque dorénavant la condamnation se fait à la majorité de
neuf voix sur douze au lieu de la simple majorité qui était prévue par la législation de 1835.
23. Sirey 1848, Partie III, p. 21. Cette mesure qui peut sembler technique est en réalité assez importante, car l’ancienne législation
octroyait le monopole des annonces judiciaires à certains journaux proches du pouvoir, permettant ainsi de favoriser financièrement
ces derniers aux dépens des titres plus indépendants.
24. Sirey 1848, Partie III, p. 24.
25. Idem
26. Sirey 1848, Partie III, p. 26. Elles sont abolies depuis 1832 pour ce qui concerne le droit commun.
27. Sirey 1848, Partie III, p. 35
28. Sirey 1848, Partie III, p. 49.
29. Sirey 1848, Partie III, p. 53.
30. Ce principe est invoqué dans les textes du Gouvernement Provisoire relatifs aux matières qui vont être citées.
31. Une déclaration de Garnier-Pagès à l’Hôtel de Ville du 2 mars disposait certes qu’ « il ne peut plus y avoir de timbre, de
cautionnement, parce que rien ne doit entraver la circulation de la pensée». Mais quelle valeur lui accorder, sachant par exemple
qu’elle n’est même pas publiée au Bulletin Officiel (contrairement à d’autres déclarations de ce gouvernement). Si on s’en tient donc
strictement au droit, le cautionnement est cependant fortement baissé, avec l’abolition de la loi du 9 septembre 1835, c’est le
cautionnement de 1831 qui devrait s’appliquer, et qui le fait passer de 100 000 à 2400 francs. Ces considérations juridiques sont
cependant totalement déconnectées de la réalité et de facto le cautionnement n’existe plus.
32. Avec la levée de facto de cette contrainte, on assiste à un véritable printemps de la presse. D’après Sylvie Aprile, 300 titres
apparaissent en quelques semaines à Paris, et 300 aussi pour la Province. Elle cite Eugène Hatin, auteur d’une histoire de la presse en
1853, pour montrer la facilité avec laquelle un journal peut se créer : «« Et vraiment il ne fallait pas avoir 50 francs dans sa poche pour
se refuser la satisfaction de s’élever à soi-même un petit monument en faisant imprimer un carré de papier, qu’on remplissait de choses
quelconques, sous un titre quelconque et qu’on signait magistralement : le Rédacteur en chef, MOI. » Sylvie Aprile, La IIe République et…
op. cit., p. 53-54. Pour une étude sur cette presse qui explose après la Révolution, voir Anne-Claude Ambroise-Rendu, Les journaux du
printemps 1848 : une révolution médiatique en trompe-l’œil, in Revue d’Histoire du XIXe siècle, n°19, 1999, p. 35-64.
33. Sirey 1848, Partie III, p. 10.

23
sévères » tout individu « surpris affichant ou distribuant des écrits sans nom
d’imprimeur »34, pour éviter la diffusion de feuilles anonymes sources de trouble. Il
hésite ensuite comme il a été dit en matière de suppression du droit de timbre. Et enfin,
dans sa proclamation consacrant la liberté des clubs, il prévient que « Si la discussion
libre est un droit et un devoir, la discussion armée est un danger : elle peut devenir une
oppression. Si la liberté des clubs est une des plus inviolables conquêtes de la révolution,
des clubs qui délibèrent en armes peuvent compromettre la liberté elle-même, exciter la
lutte des passions et en faire sortir la guerre civile. »35

Mais ces quelques actions ne suffisent pas à faire retomber l’effervescence, surtout pour
les clubs, où le Gouvernement Provisoire ne fait qu’une déclaration et en fin de compte
ne légifère pas, alors que c’est sans doute de là que peuvent venir les possibles
troubles36. Il est vrai que l’euphorie qui accompagne cette effervescence empêche que
les mobilisations et manifestations qui se multiplient ne tournent en insurrections
révolutionnaires. Ainsi l’immense manifestation du 16 avril organisée par les clubs
révolutionnaires, en faveur de la République sociale, et où se trouvent des bannières
demandant l’ « l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme » ne dégénère pas,
mais elle est en même temps fermement encadrée par la très bourgeoise garde
nationale 37 . Cependant, premier signe de redescente de l’euphorie, l’élection de
l’Assemblée Nationale Constituante fait l’objet de perturbations. Déjà le 17 mars, suite à
une pétition de Blanqui38, une manifestation organisée par des clubs révolutionnaires,
fait pression sur le Gouvernement pour faire reculer les élections prévues le 9 avril. Le
gouvernement tient le choc, et pour donner une satisfaction symbolique aux
manifestants, qui demandaient un report de plusieurs mois voire d’une année, il décrète
le 23 mars le recul de la date, mais seulement du 9 au 23 avril39. En revanche, dès le
lendemain de l’élection, ça en est fini des démonstrations de force pacifiques, et des
violences électorales ont lieu avec une émeute à Rouen et des troubles à Limoges, du fait
de la déception de républicains radicaux battus.

B/ La première réaction de l’Assemblée nationale constituante

C’est donc dans ce contexte où la violence politique réapparaît, et où les libertés


publiques ne connaissent presque plus, que ce soit par le droit ou dans les faits,
d’encadrement, que la Constituante prend ses fonctions, avec sa majorité de modérés. Et
les événements ne démentent pas, loin de là cette évolution du climat politique. Se
produisent les événements du 15 mai, qui alimentent cette peur des modérés d’une
liberté qui dégénère en licence. En effet, seulement 11 jours après l’entrée en fonction de
l’Assemblée constituante40, qui peut se targuer d’avoir une légitimité populaire que nulle

34. Sirey 1848, Partie III, p. 11.


35. Sirey 1848, Partie III, p. 53.
36. Il y une véritable « explosion des clubs » en 1848 comme le souligne encore Sylvie Aprile, reprenant le nombre donné par Daniel
Stern (contemporaine des événements), elle parle de 236 clubs parisiens, et elle estime à 50 000 le nombre de parisiens engagés
dans ces mouvements. Le phénomène touche également fortement la province. Sylvie Aprile, La IIe République et… op. cit., p. 51.
37. Certains gardes nationaux auraient ainsi crié « À bas les communistes ».
38. Ce dernier avait la présence d’esprit de soupçonner que la France et surtout sa campagne devait être politiquement d’une
coloration assez conservatrice, il demandait donc du temps (au moins un an) pour pouvoir changer l’état d’esprit du pays.
39. Pour l’anecdote, on notera avec quelle astuce le gouvernement provisoire retourne le sens de la manifestation en la présentant
comme une marque de soutien. Profitant du fait que Louis Blanc, membre du gouvernement provisoire (mais il n’en est en réalité
que la caution socialiste avec aussi l’ouvrier Albert) ait été ovationné par les manifestants du 17 mars, le Gouvernement va
proclamer « Le Gouvernement provisoire a vu hier ses pouvoirs confirmés par ces deux cent mille citoyens, organisés comme une armée,
marchant avec le calme de la puissance, et qui, par leurs acclamations, ont apporté à notre autorité transitoire la force morale et la
majesté du souverain. » Cité par Francis Choiseul, La Deuxième République et…, op. cit., p. 49.
40. Et 20 jours après son élection.

24
autre institution en France n’a eu auparavant (puisqu’elle est la première issue d’une
élection véritablement libre au suffrage universel), cette dernière est envahie par une
manifestation, toujours organisée par les clubs révolutionnaires. La confusion des récits
et les différentes versions données de l’événement tant par les protagonistes que par les
historiens ne permet pas d’avoir une idée précise sur la volonté de ces derniers.
Toujours est-il que l’un des manifestants (Aloysius Huber) déclare l’Assemblée dissoute
et veut proclamer un nouveau gouvernement provisoire. Hélas pour lui, la garde
nationale sous le commandement de Lamartine et de Ledru Rollin reprend vite le
contrôle du bâtiment. Le soir même des grands noms de révolutionnaires rouges sont
arrêtés, Raspail, Barbés, l’ouvrier Albert (ancien membre du Gouvernement Provisoire),
et le 26 c’est au tour de Blanqui de faire honneur à son surnom (L’enfermé) et d’être
aussi mis sous les verrous.

Avec de tels auspices pour inaugurer son mandat, il apparaît quelque peu
compréhensible que l’Assemblée entame une politique pour revenir en arrière par
rapports aux décrets pris par le gouvernement provisoire en matière de libertés et
d’ordre public. Elle va déjà s’attaquer aux clubs les plus extrémistes, la commission
exécutive prononçant la dissolution le 22 mai des clubs de Blanqui et de Raspail41.
Surtout, le 7 Juin, elle se charge de régler le problème des attroupements par une loi sur
le sujet. Si le ministre de l’intérieur Adrien Recurt affirme dans l’exposé des motifs qu’« Il
ne peut entrer aujourd’hui dans la pensée de personne de nier ou de suspendre, par des
mesures arbitraires, ce droit de réunion que la Révolution aurait définitivement consacré,
s’il avait en besoin de l’être »42, la loi qu’elle vote n’en est pas moins stricte43. Elle interdit
ainsi logiquement tout attroupement armé sur la voie publique (article 1), mais
également tout attroupement « qui pourrait troubler la tranquillité publique » (article 2).
Le commentateur du Sirey souligne cependant que par cette disposition la législation est
moins stricte que celle d’avant 1848, puisque avec la loi du 10 avril 1831 tout
attroupement, quelle que fut sa nature, devait cesser dès les sommations de l’autorité,
sinon ses auteurs étaient obligatoirement en infraction, alors qu’ici cette condition de
trouble à la tranquillité publique doit être validée par le jury44. Si ce dernier point peut
laisser penser que la loi ne semble pas d’une fermeté extrême, l’article 3 qui définit ce
qu’est un attroupement armé change la donne, puisque est considéré comme tel un
attroupement où « un seul individu porteur d’armes apparentes, n’est pas immédiatement
expulsé de l’attroupement par ceux-là mêmes qui en font partie ». Cette disposition met un
flou favorable aux autorités en charge du maintien de l’ordre, et permet virtuellement
une application des plus larges du texte, le commentateur dans le Sirey se questionne
ainsi sur « comment doit s’entendre cette condition d’expulsion, dont l’accomplissement
changerait le caractère du rassemblement et atténuerait par suite les peines applicables à
ceux qui en auraient fait partie ? »45 Et pour prévenir les attroupements, la loi vise aussi

41. Sirey 1848, Partie III, p. 78. Les deux dissolutions sont juridiquement justifiées de manière assez pauvre. Il est ainsi reproché
dans un attendu identique aux deux décrets de dissolution le fait qu’une partie des manifestants du 15 mai provenaient de réunions
de ces deux clubs. En outre, pour le club de Blanqui, un autre attendu du décret explique que ce dernier a contrevenu plusieurs fois
aux lois sur les réunions armées « rappelées dans la proclamation du Gouvernement provisoire ». Or cette proclamation, qui n’avait
pas de valeur juridique, se contentait de déclarer que les réunions armées étaient dangereuses, non pas qu’elles étaient ou devaient
être interdites, et ne mentionnait nullement l’application de quelque législation en la matière. On peut ainsi constater le flou
juridique qu’il existe pour agir contre les clubs, et c’est ce flou que la Constituante puis la Législative vont se charger de (bien)
combler.
42. Cité par le Sirey, Partie III, p. 87.
43. Sirey 1848, Partie III, p. 87 et s.
44. Sirey 1848, Partie III, p. 88.
45 . Idem

25
la presse lato sensu46, avec son article 6 disposant que « Toute provocation directe à un
attroupement (…) par des écrits ou imprimés affichés ou distribués sera punie comme le
crime et le délit. »47. Ce texte laisse donc beaucoup de marge dans l’appréciation des
faits48, et semble même augurer de cette stratégie juridique, qui se retrouve souvent
dans la législation de la Seconde République consistant à faire des textes ne semblant
pas ou modérément répressifs en apparence, pour conserver les principes libéraux
précieusement acquis, mais nichant dans les détails, dans les définitions (ou non
définitions) des qualifications juridiques, des éléments permettant d’en faire une
application large49.

Il convient enfin de noter que cette réaction de la Constituante face aux mesures du
gouvernement provisoire s’attaque aussi à des éléments beaucoup plus symboliques. La
contrainte par corps que le Gouvernement de Février avait abolie le 9 mars en
considérant « qu'il y a violation de la dignité ́ humaine dans cette appréciation qui fait de
la liberté ́ des citoyens un équivalent légitime d'une dette pécuniaire »50. Abolition, dont il
avait dû confirmer l’aspect rétroactif le 12 mars, une fois « informé que dans plusieurs
villes des demandes en liberté formées sur référé par des détenus pour dettes (…) ont été
rejetées, sur le motif que le décret du 9 mars ne pouvait avoir d’effet rétroactif »51, se voit
réintroduite au profit exclusif de l’État, par un arrêté de la commission du pouvoir
exécutif du 19 mai qui considère que « le décret du 9 mars 1848 (…) n’est pas applicable
au recouvrement des amendes et réparations prononcées au profit de l’État en matière
criminelle, correctionnelle ou de simple police »52.

Mais le véritable retournement de la Constituante, celui que l’Histoire a retenu, c’est


bien sûr sur la question sociale et la fermeture des ateliers nationaux. Si la Constituante
refuse le 3 juin (à une faible majorité de 369 voix contre 337)53 de poursuivre Louis
Blanc suite à l’attentat de mai54, où malgré son socialisme il ne semble pas avoir été
impliqué 55 , elle procède discrètement à la dissolution de la Commission du
Luxembourg 56 qu’il préside. Et en juin, le tournant contre les mesures sociales de
Février est total. Le 22, on annonce l’enrôlement immédiat dans l’armée des ouvriers
des ateliers nationaux âgés de 17 à 25 ans, et en cas de refus leur renvoi de ces ateliers.
Le 23, des barricades se dressent dans Paris. Alors que l’Assemblée doit commencer à
étudier le premier projet de Constitution déposé par Armand Marrast le 19 juin, elle va
devoir suspendre ses travaux pour les reprendre en juillet. La guerre civile qui déchire la
capitale et une partie de la France urbaine pendant 3 jours57, et l’écrasement du peuple

46. Et comme le souligne Lucien Jaume, le terme de presse à l’époque « recouvrait aussi bien les journaux, périodiques ou non, les
brochures, les feuilles volantes vendues par colportage », tout en précisant que c’est cependant à cette période que l’acception du mot
va commencer à devenir synonyme de journal. Lucien Jaume, Une liberté redoutée : la presse, in Jean Bart, Jean-Jacques Clère, Claude
Courvoisier et alii, La Constitution du 4 novembre 1848 : l’ambition d’une république démocratique, Actes du Colloque de Dijon, 1998,
Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2000, p. 225.
47. Sirey 1848, Partie III, p. 88. Le texte cible également les « discours proférés publiquement ».
48. Arnaud Coutant le trouve globalement plus sévère que la loi de 1831, 1848, Quand la République combattait la Démocratie, op. cit.,
p. 144. Il convient néanmoins de rappeler que le jury est ici compétant pour qualifier les faits.
49. Ou au contraire fermée, comme avec la loi électorale de 1850 et les conditions qu’elle pose pour établir la preuve du domicile, cf.
infra.
50. Sirey 1848, Partie III, p. 24.
51. Sirey 1848, Partie III, p. 26
52. Sirey 1848, Partie III, p. 78.
53. Elle reviendra cependant sur cette décision en aout après le choc de juin.
54. Le terme attentat est celui utilisé pour qualifier juridiquement l’invasion de l’assemblée du 15 mai.
55. Bien que son nom sorte parmi les membres du nouveau gouvernement provisoire que Huber voulait proclamer, ce qui a justifié
la demande de mise en accusation.
56. Commission de travailleurs mise en place en février pour éclairer le gouvernement sur les questions sociales.
57. Des villes de province industrielles et surtout Lyon sont concernées.

26
montagnard vont être les matrices de la compression qui va ensuite imprégner la
législation tout au long de la Seconde République.

§2/ La confirmation de la compression des libertés après Juin

Comme bon nombre de républiques en période de troubles, la Constituante trouve un


général en qui confier son salut face aux périls et séditions de l’intérieur. Il s’agit
d’Eugène Cavaignac, militaire à la fibre républicaine incontestable58, qui, durant les
journées de juin, exerce une dictature républicaine (A), avant de continuer à la tête du
gouvernement républicain (B).

A/ La dictature d’Eugène Cavaignac

Elément préliminaire important, qu’est-il entendu par cette qualification de « dictature


républicaine » ? Si le terme est souvent utilisé par les historiens pour qualifier les
pouvoirs que confie l’Assemblée à Cavaignac par le décret du 24 juin 184859, du point de
vue du juriste la qualification n’est pas si évidente. Ce décret a en effet trois articles, le
premier confirme que l’Assemblée se maintient en permanence60, le second met Paris en
état de siège et le dernier délègue tous « les pouvoirs exécutifs » au général Cavaignac. On
le voit donc, juridiquement ce dernier n’a pas les pleins pouvoirs, il reçoit juste une
délégation de l’assemblée pour exercer le pouvoir exécutif. Le commentaire du Sirey
abonde d’ailleurs d’abord dans ce sens, « On a demandé si ces pouvoirs extraordinaires
constituaient une dictature. On peut répondre que non, si l’on considère que l’exercice de la
souveraineté nationale, la haute direction politique, continuait de résider dans le sein de
l’Assemblée. »61 Néanmoins, l’ambiguïté du problème se niche en fait dans le deuxième
article du texte mettant Paris en état de siège. En effet cette « grave mesure »62, qui a fait
l’objet d’une vive opposition, notamment de Louis Nachet63, confère au chef du pouvoir
exécutif de larges pouvoirs pour rétablir l’ordre dans la capitale, d’autant plus (cf. infra)
que Cavaignac va interpréter le texte de manière large. La combinaison des deux articles
du décret de l’Assemblée est donc redoutable, et il est ainsi finalement noté dans le Sirey
que « d’après l’entente donnée à l’établissement de l’état de siège on peut dire aussi que
l’autorité conférée ici au chef du pouvoir exécutif était quelque chose de plus que celle
d’une simple présidence, puisqu’elle a pu s’étendre jusqu’à l’affranchir, sous sa
responsabilité il est vrai vis-à-vis de l’Assemblée, de l’exécution de certaines lois,
notamment de celles concernant la liberté individuelle, la liberté de la presse, etc. »64. Il est
donc bien convenable de qualifier le pouvoir qu’exerce Cavaignac durant ces quelques
jours de dictature républicaine65.

58. Il est le fils d’un conventionnel régicide, et son frère, Godefroy, fut l’un des fondateurs du très républicain journal La Réforme en
1843. Il est personnellement dans la même veine que sa famille, et la nouvelle République le lui rend bien en l’élevant au grade de
général de division, puis en l’appelant à sa tête face aux troubles.
59. Sirey 1848, Partie III, p. 95.
60. L’assemblée s’étant déjà déclarée dans cette situation la veille. Un parallèle peut être envisagé avec l’actuel article 16 de la
Constitution qui dispose qu’en cas d’usage par le Président des pouvoirs exceptionnels « le Parlement se réunit de plein droit » et
« l’Assemblée nationale ne peut être dissoute ».
61. Sirey 1848, Partie III, p. 96.
62. Sirey 1848, Partie III, p. 95.
63. Qui soutient que les lois existantes, fermement exécutés, devraient suffire aux circonstances
64. Sirey 1848, Partie III, p. 96.
65. Et elle semble par certains aspects se rapprocher de l’antique modèle romain de la dictature républicaine, définie par Claude
Nicolet comme « un pouvoir exceptionnel, mais régulier et quasi constitutionnel, déféré selon des formes précises à un magistrat (…)
dans des circonstances critiques pour faire face, au nom du salut public, à un état d’urgence extérieur ou intérieur. » Cité par François
Saint-Bonnet, L’État d’exception, Paris, PUF, 2001, p. 46. La ressemblance est d’autant plus forte que comme dans la Rome antique

27
Cette dictature va mener une répression terrible contre les ouvriers révoltés (ce n’est
pas pour rien que l’on fait appel à un général). Mais elle va aussi prendre pour encadrer
juridiquement cette dernière des mesures extrêmement liberticides. Le 25 Juin, un
arrêté est pris disposant que « tout individu travaillant à élever une barricade sera
considéré comme s’il était pris les armes à la main »66 , cette considération permettant
d’un point de vue juridique d’appliquer un régime différent et plus ferme dans de
nombreux crimes et délits liés aux troubles à l’ordre public67, et d’un point de vue plus
concret de se voir légalement tirer dessus par la troupe. Et si le maître d’œuvre
improvisé échappe aux balles et est arrêté, outre donc l’application d’une législation
plus ferme, il a également droit, grâce à un arrêté du 25 juin 68 , à la juridiction
d’exception du conseil de guerre69. C’est cet arrêté qui révèle le plus l’étendue du
pouvoir de Cavaignac. Prenant en visa du texte, le décret impérial du 24 décembre 1811
organisant l’état de siège, Cavaignac fait des conseils de guerre les juridictions
compétentes pour juger tous les insurgés arrêtés. Par cette action, il renverse la
jurisprudence de la Cour de cassation des 29 juin et 7 juillet 183270, qui jugeait qu’il
fallait considérer comme abrogées71 les dispositions du décret de 1811 qui en cas d’état
de siège autorisaient le renvoi des individus non militaires prévenus de crimes ou délits,
devant la juridiction militaire. Et cet arrêté du 25 juin a une application large et
juridiquement pas anodine puisque la Cour de cassation le 12 octobre 1848 reconnaît
qu’il peut avoir un effet rétroactif et s’appliquer pour des faits antérieurs rattachés au
fait général de l’insurrection72. Un deuxième arrêté du 25 juin73 symbolise également
cette toute puissance du chef du pouvoir exécutif, c’est celui par lequel ce dernier
prononce la suppression du prestigieux journal La Presse et l’arrestation de son illustre
rédacteur en chef, Émile de Girardin74. Un autre arrêté du même jour75 dispose que
« toutes affiches traitant de matières politiques et n’émanant pas de l’autorité, sont
défendues jusqu’au rétablissement de la tranquillité publique »76. Ensuite un arrêté du 26
juin ancre encore plus la puissance des militaires et élargit les compétences des officiers
de police judiciaire, disposant que « Le pouvoir de constater tous crimes et délits dans
l’étendue de la ville de Paris, d’en rechercher et d’en faire punir les auteurs conformément

(du moins avant la fin du IIé siècle avant J-C), la dictature s’exerce sur un laps de temps bref (3 jours ici), et cesse une fois le péril
passé (Cavaignac se maintient certes ensuite à la tête de l’Etat, mais non plus comme seul homme sur qui tout l’exécutif repose, mais
comme chef d’un gouvernement normal responsable devant l’assemblée).
66. Sirey 1848, Partie III, p. 96.
67. Comme il a été vu par exemple avec la loi sur les attroupements du 7 juin.
68. Sirey 1848, Partie III, p. 96.
69. Ces dernieres sont traités plus en détail à la fin du second chapitre du présent titre.
70. Sirey 1848, Partie III, p. 96. La décision évoquée du 29 juin 1832 est la décision Geoffroy.
71. Il est vrai que cette abrogation venait de l’incompatibilité de ce décret avec la Charte de Juillet 1830, qui est désormais elle aussi
abrogée… Mais logiquement cette dernière abrogation n’étant justifiée que parce qu’il y avait un manque de libertés, il serait cocasse
d’avancer cet argument (ce que personne ne fit).
72. Cette rétroactivité vise notamment des actions s’étant déroulées le 23 juin, Sirey 1848, Partie I, p. 641.
73. Signe de son exorbitance, cet arrêté n’est pas publié au Bulletin des lois, il est seulement évoqué dans le recueil Sirey, Sirey 1848,
Partie III, p. 96. On en retrouve quelques extraits commentés dans l’ouvrage de J-P Chassan Loi sur la presse depuis le 24 février 1848,
op. cit. , p. 22 et s.
74. Dix autres journaux sont également visés par d’autres arrêtés de ce jour, mais ces derniers seront seulement suspendus. Selon
Francis Choisel, ces journaux sont d’opinions diverses, il y a ainsi la Vraie République ou le Représentant du Peuple d’opinions
révolutionnaires et socialistes, la Liberté d’opinion bonapartiste, et l’Assemblée Nationale d’opinions royalistes. Ces feuilles, outre
leur suspension, voient leurs locaux placés sous scellés et ainsi certaines, de ce fait, cesseront définitivement de paraître. Pour ce qui
concerne Girardin et la Presse, le premier est emprisonné jusqu’au 5 juillet, la seconde ne recommence à paraître que le 7 aout, après
qu’un arrêté de Cavaignac réautorise ce journal (et les autres), Francis Choisel, La Deuxième République et le Second Empire au jour le
jour, op. cit., p. 74. Emile de Girardin gardera une forte rancune contre Cavaignac, qui se traduira par un soutien à la candidature de
Louis-Napoléon Bonaparte à la Présidentielle de 1848.
75. Sirey 1848, Partie III, p. 97.
76. La note du Sirey précise qu’ici comme dans d’autres matières, on ne fait finalement qu’appliquer de nouveau la loi, puisque un
texte du 10 décembre 1830 non abrogé en février formulait déjà cette prohibition, la note soulignant ainsi que « depuis la Révolution
de Février (…) l’affichage, même des écrits politiques les plus énergiques, souvent même les plus dangereux, a été librement pratiqué ».
Sirey 1848, Partie III, p. 97.

28
aux lois, est délégué aux officiers de police judiciaire. Ce pouvoir sera exercé sous la
direction de l’autorité militaire »77. Enfin, un dernier arrêté du 26 juin, moins en rapport
avec les libertés publiques, mais démontrant les moyens nouveaux que Cavaignac
déploie pour s’affermir prescrit « que tous les afficheurs qui seront requis par les agents et
dépositaires de l’autorité publique seront tenus d’apposer les affiches signées du chef du
pouvoir exécutif (…) »78.

Finalement l’insurrection est vaincue le 26 juin. Si le bilan humain est difficilement


estimable79, en ce qui concerne la répression, on compte 18 000 arrestations dont 6000
libérations immédiates80. Le 27 Juin l’Assemblée vote un décret81 sur la transportation
dans les colonies hors l’Algérie, par mesure de sûreté générale, des détenus qui ont pris
part à l’insurrection du 23 juin et des jours suivants82, ce décret validant également la
compétence retrouvée des conseils de guerre vis-à-vis des civils durant un état de siège.
Mais finalement, une politique de clémence va s’imposer et 10 000 grâces vont êtres
accordées durant l’été par Cavaignac (seuls en sont privés ceux qui avaient un casier
judiciaire antérieurement à la Révolution) et il y aura seulement que 400 déportations
en Algérie et 40 à Cayenne83.

Épilogue logique, le 3 juillet les ateliers nationaux sont définitivement fermés. La paix
civile revenue et la plèbe parisienne brisée, la Constituante, qui confirme Cavaignac
comme chef de l’exécutif avec le titre de Président du Conseil le 28 juin84, peut enfin se
consacrer à son labeur de pouvoir constituant. Mais marquée par la puissance des
événements de mai et surtout de juin, Paris restant en état de siège jusqu’au 19 octobre,
elle va toutefois avant d’adopter le 4 novembre la constitution, prendre plusieurs
législations pour régler le régime juridique des libertés publiques, et ainsi confirmer la
dynamique de compression.

B/ L’œuvre de la Constituante en matière de liberté

Constatant les malheurs qui se produisent, quand dans un pays les législations sur les
libertés ou l’ordre public, soit ne sont pas appliquées, soit tournent à la licence,
l’Assemblée une fois l’ordre rétabli, et dans la confiance en Cavaignac qui dirige le
gouvernement pour lui assurer sa protection, se met vite au travail pour légiférer et
remettre en place des fondements solides, après le bouleversement juridique qu’a
provoqué la Révolution de Février. L’administration et la justice se mobilisent aussi. Le 7

77. Sirey 1848, Partie III, p. 97


78. Duvergier, Collection complète des Lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du conseil d’État, Paris, Direction de
l’Administration, 1848, p. 355. Dans les notes suivantes quand ce recueil sera cité il le sera par la mention Duvergier suivie de la date
d’édition.
79. Sylvie Aprile l’estime à 4000 morts pour 70 000 à 100 000 combattants, La IIe République et… op. cit., p. 104. Henri Guillemin
avance le chiffre de 30 000 morts (à prendre cependant avec précaution vu la partialité passionnée de cet historien) dans une de
conférence de 1973 sur les événements de 1848, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=Wz-CeNHiy8A
80. Sylvie Aprile, La IIe République et… op. cit., p. 116.
81. Sirey 1848, Partie III, p. 98
82. Des commissions militaires doivent trancher quels sont les insurgés qui sont bons pour la transportation. Et ces décisions, ne
prononçant pas des peines, mais des mesures de sûreté générale, elles ne sont pas susceptibles de cassation, la chambre criminelle
de la Cour de cassation jugeant le 17 novembre 1848 que « les décisions des commissions militaires que le chef du Pouvoir exécutif a
établies par son arrêté du 9 juillet pour statuer sur les individus sujets à être transportés, ne sont autre chose que l’exécution, par voie de
délégation, des mesures confiées au Pouvoir exécutif par l’article 4 du décret ci-dessus cité ; qu’elle n’ont donc aucun caractère judiciaire
». Sirey 1848, Partie I, p. 651-652.
83. En fin du chapitre II du présent titre, est traité comment la Législative va légiférer sur ces transportés.
84. Par un autre arrêté de la même date elle reconnaît également que lui, ainsi que le ministre Sénard, « ont bien mérité de la Patrie ».
Sirey 1848, Partie III, p. 99.

29
juillet, un avis du parquet de la Cour d’appel de Paris85 met en demeure les journaux
existants de fournir les cautionnements dont l’obligation leur est imposée par les
législations non abrogées par le Gouvernement Provisoire (lois de 1819, 1828), mais en
demande le montant exigé par la loi de septembre 1835, qui elle a été pourtant abrogée.
Cet avis est repris le 9 par une circulaire du ministre de la justice86 prescrivant à
l’ensemble des procureurs généraux du pays de veiller à l’exécution de ces lois. Les
résultats ne se font pas attendre87 … mais dans la douleur et le déchirement pour
certaines feuilles. Le Peuple Constituant, de l’ex papiste réactionnaire devenu
schismatique socialisant, Félicité Lamennais, tire sa révérence le 11 juillet. Dans un
numéro encadré de noir ce dernier écrit : « Le Peuple constituant est né avec la
République ; il finit avec la République. Car ce que nous voyons, ce n’est certes pas la
République, ce n’est même rien qui ait un nom : Paris est en état de siège, livré au pouvoir
militaire livré lui-même à une faction qui en a fait son instrument. (…) Non, encore une fois,
non, certes, ce n’est pas là la République ; mais, autour de sa tombe sanglante, les
saturnales de la réaction. (…) On voulait à tout prix nous réduire au silence. On y a réussi
par le cautionnement. Il faut aujourd’hui de l’or, beaucoup d’or pour jouir du droit de
parler : nous ne sommes pas assez riches »88, et de lancer en ultime plainte, « Silence aux
pauvres ! » 89 . Le même jour, le gouvernement donne l’impulsion législative pour
réglementer l’exercice des libertés publiques en déposant trois projets de décrets
(L’Assemblée constituante utilise jusqu’à la promulgation de la Constitution ce terme
pour qualifier ses textes et non celui de loi) en la matière. Le premier concerne une loi
qui doit encadrer la liberté de réunion et des clubs, le deuxième porte sur le
cautionnement des journaux politiques, le troisième prévoit de nouveaux délits de
presse ou de trouble à l’ordre public.

Le 28 Juillet est adopté le décret sur les clubs et la liberté de réunion90, à une large
majorité (629 voix contre 100). S’il confirme en son article 1 la liberté de réunion91, plus
que tous les autres textes de la Constituante il va enfermer ce principe dans un régime
juridique extrêmement lourd, notamment par une réglementation stricte sur le
fonctionnement des clubs. Ainsi l’article 2 du décret dispose que l’ouverture d’un club
politique est soumise à une déclaration préalable (indiquant les noms, qualités et
domiciles des fondateurs, ainsi que le local et le calendrier de séances du club) faite à
l’autorité municipale au moins 48 heures avant la première séance, et cet article indique,
en outre, que les clubs ne sont pas libres dans leur dénomination, puisqu’ils ne peuvent
adopter que celle du lieu de leurs séances (celles-ci ne pouvant se tenir dans un édifice
public ou communal). L’article 3 impose la publicité de ces clubs, leurs réunions devant
être ouvertes (un quart des places doit être réservé pour les non membres, interdiction
pour un club de se constituer en comité secret), avec l’interdiction faite aux femmes et
aux mineurs d’y participer, et interdit la prolongation d’une séance au delà de l’heure
fixée par l’autorité publique pour la fermeture des lieux publics. L’article 4 permet à
l’autorité qui reçoit la déclaration préalable de déléguer un fonctionnaire pour assister

85. Sirey 1848 Partie III p. 117.


86. Idem
87. Du jour au lendemain un cautionnement de 100 000 francs est exigé aux gérants des journaux pour que leur titre puisse
continuer à paraître.
88. Cité par Francis Choiseul, La Deuxième République et…, op. cit., p. 80.
89. Idem, pour cet article incendiaire le gérant légal du journal est condamné le 12 septembre.
90. Le texte s’intitule sobrement « Décret sur les clubs », Mais comme le note le commentaire du Sirey, on a en fait ici affaire à « tout
un système nouveau de législation sur le droit de réunion. Sociétés secrètes, cercles ou réunions non politiques, réunions politiques ou
non publiques, en un mot, toutes les différentes sortes de réunions, au moyen desquelles les citoyens peuvent se rallier, échanger leurs
pensées et se concerter entre eux, se trouvent par là réglementées en même temps que les clubs. » Sirey 1848, Partie III, p. 109 et s.
91. « Les citoyens ont le droit de se réunir (…) ».

30
aux séances92. L’article 5 impose au bureau du club d’établir un procès verbal à la fin de
chaque séance 93 , sur lequel le fonctionnaire présent à la séance pourra « requérir
l’insertion (…) de toutes les constatations qu’il jugera nécessaire, sans préjudice du droit
qui lui appartient de dresser procès-verbal de toute contravention à la loi ». Il y a une
interdiction posée par l’article 6 de discuter de « propositions contraires à l’ordre public
et aux bonnes mœurs94 ou tendant à provoquer un acte déclaré crime ou délit par la loi »,
que les membres du bureau du club sont en charge de faire respecter. L’article 7 prohibe
encore les rapports, adresses et communications entre les clubs, et plus largement toute
affiliation ou fédéralisation interclubs, ainsi que des actions communes tel des pétitions
ou affiches signées de plusieurs clubs ; il prohibe également «de prendre des résolutions
dans la forme des lois, décrets, arrêtés, ordonnances, jugements ou autres actes de
l’autorité publique ». De même, le port d’arme dans un club est interdit par l’article 8.
L’article 9 organise la répression des infractions, et il prévoit qu’elles sont passibles
d’amendes, de peines d’emprisonnement, ou de la privation des droits civiques pendant
un à trois ans (infligées aux membres du bureau de séance et aux contrevenants) et
peuvent entrainer la fermeture du club, ces infractions étant selon leur gravité jugées
soit par les tribunaux correctionnels soit par le jury (article 16 et 17). Pour les autres
types de réunion (cercles non politiques et non publics, ou réunions politiques et
publiques), un régime plus souple s’applique mais qui repose également sur le principe
de la déclaration préalable (article 14), sachant que les réunions politiques non
publiques sont elles aussi soumises au régime de l’autorisation préalable (article 15) et
que les sociétés secrètes sont interdites (article 13). On le voit donc, beaucoup
d’interdictions et de préventions pour un droit que l’Assemblée reconnaît pourtant aux
citoyens95. Une circulaire du ministre de l’intérieur aux préfets du 31 aout 1848 viendra
néanmoins préciser que les associations industrielles ou de bienfaisance, les réunions
cultuelles, et les réunions électorales préparatoires aux élections ne sont pas
concernées par ces dispositions96.

À coté de ce décret sur les clubs, l’Assemblée adopte deux décrets qui concernent la
Presse. Encore une fois, la Constituante pose un encadrement assez rigide à l’une des
libertés affirmées comme restaurées, même s’il n’est pas équivalent, loin de là, au carcan
imposé le 28 juillet aux clubs et aux réunions. Le premier décret est celui du 9 aout
1848, relatif aux cautionnements des journaux et écrits périodiques97. On peut d’ailleurs,
si l’on postule comme les autorités administratives et judiciaires (depuis juillet) pour qui
la partie sur le cautionnement de la loi de septembre 1835 n’a pas été abrogée en 1848,
considérer que ce décret adoucit la situation. Mieux, cette loi sur le cautionnement est en
réalité une loi qui abroge ce dernier… mais dans le futur98. En effet, si l’article 1 confirme
bien que la révolution n’a pas abrogé le cautionnement, en parlant des « dispositions des
lois existantes, relatives au cautionnement », les modifications qu’il apporte à ces
dernières ne sont valables que jusqu’au 1er mai 1849, « époque à partir de laquelle ces

92. Ce dernier ne peut cependant se rendre aux séances incognito, il doit prendre en effet dans la séance « une place spéciale à son
choix, et [doit] être revêtu de ses insignes ».
93. « Il contiendra, 1° les noms des membres qui auront fait partie du bureau ; 2° le résumé exact de tout ce qui se sera passé à la séance.
Il sera représenté à toute réquisition de l’autorité publique.
94. En réponse à un amendement qui voulait rajouter « l’ordre social » le rapporteur du texte précise « dans la pensée de la
Commission, les droits sacrés de la famille et de la propriété sont compris dans les mots : « Ordre public ». Personne ne peut comprendre
l’ordre public sans la famille et sans la propriété. » Cité dans le Sirey 1848 Partie III : 110.
95. Pour Sylvie Aprile, l’encadrement des clubs par la présence d’un fonctionnaire, et l’interdiction des affiliations entre clubs
constituent « une forme de suppression déguisée.» Et elle ajoute, « Les clubs sont donc invités à se saborder d’eux-mêmes. » La IIe
République et… op. cit., p. 120.
96. Francis Choiseul, La Deuxième République et…, op. cit., p. 81.
97. Sirey 1848 Partie III p.117- 118.
98. Un amendement du 9 aout 1848 qui veut son abrogation immédiate est rejeté par 407 voix contre 342.

31
dispositions et celles du présent décret concernant l’obligation du cautionnement seront de
plein droit abrogées. » C’est dans cette logique que s’inscrit le ministre de l’intérieur
Sénard lors de la présentation du texte, affirmant que, « loin de lui le dessein de
comprimer l’essor de la pensée par une mesure fiscale, et d’élever sous forme de
cautionnement, un obstacle pécuniaire que les plus modestes organes de la presse ne
sauraient surmonter », le « Gouvernement républicain veut sincèrement la liberté de la
presse, comme il veut tous les développements légitimes du principe démocratique »99.
Mais d’ici mai 1849100 , le cautionnement est bien là, sans égaler cependant celui d’avant
1848101, il est ainsi (article 1) pour les journaux politiques qui paraissent plus de 2 fois
par semaine dans Paris et aux alentours (Seine, Seine et Oise, Seine et Marne) de 24 000
francs, 6 000 francs dans les villes de province de plus de 50 000 Habitants, 3600 dans
les autres (contre 100 000 francs avec la loi de 1835). Dégressif dans le cas de
périodicités moindres : 18 000, 12 000, 6 000 francs en région parisienne, 3 000 et 1 800
francs en province. Les propriétaires ont vingt jours pour se conformer à cette nouvelle
législation (article 2).

Deux jours après, le 11 aout l’Assemblée adopte le second décret sur la presse, relatif
cette fois-ci à la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse102. Comme
le note le Sirey, ce décret « n’a eu d’autre but que d’approprier provisoirement la
législation antérieure au 24 février à nos nouvelles institutions politiques »103. Le décret
modifie ainsi les lois des 17 mai 1819 et 25 mars 1822. Là où l’ancienne législation
punissait « la provocation à la haine ou au mépris du gouvernement du roi » (loi du 25
mars 1822), ainsi que les atteintes au principe de la Charte (loi du 9 septembre 1835,
abrogée en mars par le Gouvernement Provisoire), le nouveau texte sanctionne les
attaques contre « les droits et l’autorité de l’Assemblée nationale, (…) les droits et
l’autorité que les membres du pouvoir exécutif tiennent des décrets de l’Assemblée, contre
les institutions républicaines et la Constitution, contre le principe de la souveraineté du
peuple et du suffrage universel » (Article 1) ainsi que ceux qui excitent «à la haine ou au
mépris du Gouvernement de la République » (Article 4)104 . On le voit, la législation
républicaine prolonge celle de la monarchie, changeant juste les propos susceptibles de
poursuites, les concepts de Constitution, souveraineté du peuple et autorité de
l’Assemblée nationale se substituant à ceux de principe de la Charte et de gouvernement
du roi. Mais il faut néanmoins souligner que cette législation n’est pas tant dirigée contre
des royalistes souhaitant la restauration du roi, qu’évidemment contre les socialistes et
autres révolutionnaires, et dans cette logique l’article 3 du décret sanctionne « l’attaque
(…) contre la liberté des cultes, le principe de la propriété et les droits de la famille ». Cet
article s’inscrit, par cette dernière disposition, dans une logique identique à celle du
Parti de l’Ordre un an plus tard : diminuer les libertés politiques au nom de la

99. Sirey 1848 Partie III p.117.


100. Le cautionnement sera finalement prorogé en avril puis rendu définitif en 1850, cf. infra.
101. Mais comme le déclare avec ironie Félix Pyat pendant les débats : « N’en déplaise au ministre et au rapporteur, ce n’est que le
quart du cautionnement de 1835, mais c’est la moitié du cautionnement de 1830. Ainsi la République ne serait que moitié plus libérale
que la royauté. » Cité par Lucien Jaume, Une liberté redoutée : la presse, in Jean Bart, Jean-Jacques Clère, Claude Courvoisier et alii, La
Constitution du 4 novembre 1848 : l’ambition d’une république démocratique, op. cit., p. 228.
102. Sirey 1848 Partie III p. 119.
103. Idem
104. Le deuxième alinéa de l’article vient cependant préciser que cette disposition « ne peut porter atteinte au droit de discussion et
de censure des actes du Pouvoir exécutif et des ministres. ». La cour de cassation en 1851 précise logiquement qu’en la matière,
contrairement à la diffamation, on ne peut pour échapper à la condamnations faire valoir l’exceptio veritatis ( Cass Crim 28 décembre
1850), Sirey 1851, Partie I, p. 156 et s.

32
sauvegarde d’autres droits fondamentaux comme la liberté religieuse ou surtout la
propriété105.

Outre ces législations, l’Assemblée marque sa fermeté en autorisant les 25 et 26 aout des
poursuites contre Caussidière106 et Louis Blanc pour l’attentat du 15 mai. Ces deux
symboles de la révolution de Février sont ainsi contraints à l’exil pour échapper à
l’arrestation. Parallèlement à la gestion des affaires courantes, l’Assemblée doit
également accomplir sa mission première, donner à la France une Constitution, et
consacrer dans cette dernière les libertés issues de la Révolution de Février. Tâche des
plus délicates alors qu’elle a déjà commencé à légiférer en la matière, et que, comme sur
les questions sociales, elle rogne de plus sur les promesses de la Révolution. Elle va ainsi
utiliser au niveau constitutionnel la méthode dont elle a usé jusqu’à présent au niveau
législatif, à savoir continuer de proclamer l’effectivité des libertés nouvellement
proclamées ou retrouvées, tout en prévoyant des conditions précises et des limites pour
en faire usage.

Section 2/ L’ambivalence de la Constituante après le 4 novembre 1848

Lorsque la Constitution est votée le 4 novembre, la République a retrouvé le calme,


n’ayant pas connu de troubles depuis juin. Malgré tout, les événements n’ont pu que
déteindre sur le texte finalement adopté107 , qui, fruit d’une assemblée à majorité libérale
et modérée, reste cependant assez généreux, tout en posant des limitations explicites ou
implicites aux libertés (§1). Par la suite, la Constituante siégeant jusqu’en mai 1849, va
adopter d’autres législations, tentant de maintenir un certain équilibre entre garanties
libérales et conservation de l’ordre (§2).

§1/ Une Constitution généreuse mais déjà ambiguë

La Constitution adoptée le 4 novembre 1848108, l’est par une très forte majorité de 739
voix contre 30109. Ce quasi unanimisme est sans doute déjà un indice que le texte est
consensuel, et donc par là même… ambigu. Et pour éviter que les citoyens par leurs
votes lèvent l’ambiguïté en refusant une constitution qui ne va pas assez loin ou n’est
pas précise, la Constituante, également par un vote quasi unanime de 733 voix contre
42, refuse de la soumettre à l’approbation populaire. Les ambivalences et les flous
traversent en effet ce texte qui se veut libéral. Mieux, le texte constitutionnel commence
par une équivoque (ou est précédé par, selon justement de quel côté de celle-ci on se

105. Il fait également écho à l’interdiction faite aux clubs de parler de propositions contraires à « l’ordre public » et à la définition
large de ce dernier.
106. Républicain avancé qui avait été nommé préfet de police après la Révolution de Février, il est renvoyé après la journée du 15
mai (on le soupçonne de complicité avec les manifestants). Durant les journées de juin il fait clairement preuve de sympathie pour
les insurgés. L’Assemblée n’autorise cependant les poursuites que pour ses carences comme préfet durant l’attentat de mai, elle
refuse de le poursuivre pour son attitude en juin, où il aurait été passible du conseil de guerre.
107. Pour une analyse de l’influence des événements sur le texte constitutionnel, et notamment sur le Préambule et la déclaration
des droits, voir Arnaud Coutant, 1848, Quand la République combattait la Démocratie, op. cit., p. 43 et s. ; p. 80 et s.
108. Pour des précisions sur la procédure constituante en amont, outre Arnaud Coutant, 1848, Quand la République combattait la
Démocratie, op. cit., voir François Luchaire, Naissance d’une Constitution : 1848, Paris, Fayard, 1998, et Paul Bastid Doctrines et
institutions… Op. cit., Tome I.
109. Les 30 voix contre ne sont pas une opposition de fond mais de forme pour la plupart des cas, elles protestent contre le fait que la
Constitution a été élaborée en grande partie dans une situation ou Paris était en état de siège (du 24 juin au 19 octobre), ce qui vicie
la procédure. L’argument n’est pas anodin puisque prés de 100 ans plus tard, la révision constitutionnelle du 17 juillet 1940 verra se
soulever contre elle un grief assez proche (révision par temps d’invasion en l’occurrence) par les partisans de la France libre et de la
Résistance.

33
place), le Préambule, avec la question de sa normativité110. Et s’il semble ne pas en avoir
une111, son paragraphe III112 est malgré tout problématique puisqu’il reconnaît « des
droits et des devoirs antérieurs et supérieurs aux lois positives ». Phrase éminemment
dangereuse car même si le texte n’est pas normatif, il perce ici une trouée vers la supra
constitutionnalité en déclarant que des droits n’ont pas besoin d’une onction législative
pour exister. Surtout ces droits peuvent primer sur le droit positif, pouvant ainsi justifier
rébellions et invocations de la résistance à l’oppression. Sainte-Beuve, qui s’est opposé à
l’adoption de ce paragraphe, explique dans cette logique qu’il est un « principe
anarchique, une porte dans laquelle les factieux établiront leurs batteries pour foudroyer
notre Constitution »113, et ce d’autant plus que ces droits supérieurs et antérieurs aux lois
positives ne sont pas spécifiés. Bref, ce paragraphe qui juridiquement est une disposition
en dehors du droit positif, reconnaît des droits qui sont eux-mêmes dans la même
situation. Il représente ainsi le summum des ambiguïtés du préambule, cette disposition
pouvant permettre de justifier tout et son contraire.

Une ambivalence se retrouve également avec les libertés et droits plus positivement
établis dans la constitution114, par son chapitre II portant sur les Droits des citoyens
garantis par la Constitution. En effet (cf. supra l’introduction de ce travail), cette
déclaration prolonge et approfondit, sur les principes, les précédentes adoptées par les
monarchies à charte, tout en se singularisant. Pour rappel, d’une part elle a un volet très
libéral avec la reconnaissance de nouveaux droits politiques comme le droit des
citoyens de s’associer et de s’assembler paisiblement, ou le renouvellement de
l’interdiction de la censure (article 8), et d’autre part elle ajoute des préoccupations
nouvelles comme les droits économiques (article 13) ou la liberté de l’enseignement
(article 9), tout en consacrant des mesures symboliques du Gouvernement provisoire
comme l’abolition de l’esclavages (article 6) et de la peine de mort en matière politique
(article 5)115. De même en matière de droit processuel des garanties importantes sont
posées ou rappelées avec l’article 4 qui dispose que nul ne peut être distrait de ses juges
naturels et, en dehors de la déclaration des droits116, l’article 83 dans le chapitre VIII sur
le pouvoir judiciaire qui confie au jury la connaissance de tous les délits politiques et
tous les délits commis par voie de presse.

110. Sur ce sujet juridiquement épineux nous rappelons les références bibliographiques données en note à l’introduction , Patrice
Rolland, L’art du préambule, le précédent de 1848, in Droits fondamentaux n°1, Paris, CRDH, 2001, consultable sur : http://droits-
fondamentaux.u-paris2.fr/article/2001/art-du-preambule-precedent-1848 et de Arnaud Coutant, De la valeur d’un texte introductif :
La Constitution Française de 1848 et son Préambule in Revue française de droit constitutionnel, 2011/4 n°88, Paris, PUF, 2011. On peut
rajouter le chapitre de François Luchaire, sur le sujet dans Naissance d’une Constitution : 1848 Op. cit., p. 53 et s.
111. Comme expliqué en note à l’Introduction, il ressort des débats que s’il n’a pas de valeur normative, pour les constituants ce
préambule doit inspirer les législateurs dans leur travail. Mais l’existence de ce texte et d’une déclaration dans la Constitution pose
cependant un véritable imbroglio, des représentant à la Constituante parlant des fois de l’un pour l’autre ou mélangeant les deux
textes durant les débats. Comme l’écrit Luchaire « L’Assemblée nationale rencontre une difficulté de méthode : il est difficile de
dissocier le préambule du chapitre II consacré aux droit des citoyens la même question est en effet discutée à propos de l’un et de l’autre,
ce qui explique certaines contradictions qu’il faudra ensuite corriger », Naissance d’une Constitution : 1848 Op. cit., p. 61.
112. Le préambule n’est pas organisé en article mais en huit paragraphes numérotés en chiffres romains.
113. Cité par François Luchaire Naissance d’une Constitution : 1848, Op. cit., p. 55.
114. Et comme le constate Arnaud Coutant, ces derniers subissent de grandes évolutions, vers le conservatisme et la réaction, entre
l’avant et l’après Juin 1848, dans les projets de texte constitutionnel proposés. 1848, Quand la République combattait la Démocratie,
op. cit., p. 43 et s. ; p. 80 et s.
115. Cette abolition laisse un vide juridique, par quoi remplacer la peine de mort lorsqu’elle est prévue en matière politique ? En
effet, si les travaux forcés constituent la peine immédiatement inférieure à la peine de mort, ils sont normalement exclus pour les
crimes politiques, la peine suivante étant la déportation à perpétuité. La Cour de cassation, cassant un arrêt d’assise condamnant les
auteurs d’un attentat à la peine des travaux forcés, conclut qu’il faut remplacer la peine de mort pour crime politique par la peine de
déportation à perpétuité (Cass crim, 3 février 1849). Sirey 1849, Partie I, p. 145 et s.
116. Dans le premier projet de Constitution de Juin 1848, ces garanties procédurales n’étaient pas dissociées de la garantie des
droits.

34
Mais cette première impression de libéralisme doit vite être nuancée. Ainsi l’article 8117,
qui est capital puisqu’il concentre sur lui toutes les libertés politiques 118 , pose
clairement que ces dernières ne sont pas des libertés absolues. Pour ce qui concerne les
droits de s’associer et de s’assembler, dans la logique de ses lois sur les attroupements et
les clubs, la Constituante précise qu’ils doivent s’exercer paisiblement et sans armes.
Surtout, pour toutes ces libertés de l’article 8, à savoir, outre s’associer et s’assembler, le
droit de pétition et la liberté de manifester ses pensées par la voie de la presse ou
autrement, le deuxième alinéa vient préciser que l’exercice de ces droits a pour limite,
outre la liberté d’autrui, la sécurité publique119. Et cette limite de sécurité publique peut
être utilisée de manière large pour compresser ces libertés, comme a commencé à le
faire la Constituante en tant que législateur. La Constitution pose donc certes un
principe libéral, mais avec une limite, l’ordre public, qu’il revient au législateur de fixer
avec la latitude qu’il souhaite, et qui concrètement permet de rendre effective ou non
l’exercice de ces libertés. Le commentateur du Sirey ne s’y trompe pas sur le flou que
laisse la Constitution en la matière, « mais, où finit la liberté et où commence la licence ?
Question difficile, insoluble peut-être, dont la solution, dans tous les cas, n’était pas du
domaine de la Constitution, et dont la Constitution ne s’est pas, en effet, occupé. »120 Et de
rajouter plus loin « Par cela même que la Constitution n’avait qu’à poser des principes sur
les divers points dont s’occupe l’article ci-dessus et pour lesquels toute difficulté réside
uniquement dans les applications, on comprend que la discussion ne comportait pas de
longs développements» 121 . La Constitution pose donc des principes libéraux qui ne
soulèvent pas de débats, sans se soucier de leur application précise, où justement se
concentrent toutes les délicatesses. En outre, cet article 8 n’est pas seulement d’un
libéralisme nuancé par ses dispositions sur les limites qu’il autorise à fixer aux libertés,
il l’est également par l’implicite, dans ce qu’il ne dit pas. Ainsi, son dernier paragraphe
concernant la presse, dispose qu’elle ne « peut, en aucun cas, être soumise à la censure. »
Si l’on retrouve ici posée comme principe l’une des demandes symbolisant le plus le
combat des libéraux d’alors contre les excès des gouvernements en matière de presse,
quid du cautionnement ou du droit de timbre ? En ne précisant rien sur ces deux types
de mesures qui touchent ou peuvent toucher la presse, et que les membres de la
Constituante connaissent, l’Assemblée a donc laissé les mains libres, exception faite de la
censure qui ne peut être rétablie122, aux futurs législateurs pour pouvoir encadrer plus
ou moins fermement la presse.

Dans un autre domaine le silence de la Constitution est également révélateur, celui de la


contrainte par corps. En effet, si elle offre à des mesures symboliques comme les
abolitions de l’esclavage et de la peine de mort en matière politique les honneurs de la
constitutionnalisation, il n’en est pas de même pour cette autre mesure, pourtant
importante car concernant de nombreux citoyens sans fortune. Cette absence de
constitutionnalisation permet donc son potentiel rétablissement (cf. infra).

117. « Article 8. - Les citoyens ont le droit de s'associer, de s'assembler paisiblement et sans armes, de pétitionner, de manifester leurs
pensées par la voie de la presse ou autrement. - L'exercice de ces droits n'a pour limites que les droits ou la liberté d'autrui et la sécurité
publique. - La presse ne peut, en aucun cas, être soumise à la censure. »
118. Le commentaire du Sirey sur cet article révèle la puissance symbolique qu’il porte, il « renferme en quelque sorte la sanction des
deux révolutions de 1830 et de 1848 : la première faite au nom de la liberté de la presse (…) la seconde, amenée précisément par les
entraves dont fut l’objet l’exercice du droit de réunion. » Sirey 1848, Partie III, p. 175.
119. Pendant les débats le Représentant Tranchand (de l’Isère) veut la suppression de cette limite reposant sur la sécurité publique,
arguant que c’est au final l’arbitraire gouvernemental qui va apprécier cette sécurité. Sa proposition est évidemment rejetée.
120. Sirey 1848, Partie III, p. 175.
121. Idem
122. Et cette interdiction de la censure ne concerne que la presse, ainsi la censure dramatique sera rétablie le 30 juillet 1850, cf infra.
Le républicain Félix Pyat souhaitait dans un amendement rejeté que l’article 8 ne précise pas la presse, pour proscrire tout type de
censure. Sirey 1848, Partie III, p. 176

35
Un garde-fou existe cependant à un possible encadrement trop compressif des libertés,
surtout celles de l’article 8, la compétence exclusive du jury posée par l’article 83 de la
Constitution123 non seulement pour tous les délits de presse mais plus largement pour
les délits politiques124. En confiant à ce « tribunal à la fois libéral et démocratique »125,
l’évaluation des faits délictueux en matière politique, la constitution fait donc de la
société le véritable juge de l’abus d’une liberté par l’un de ses citoyens, pouvant
l’absoudre et le déclarer non coupable si elle juge qu’il n’a pas abusé de sa liberté, alors
qu’aux yeux de la loi l’infraction est caractérisée126, permettant aussi de faire perdre en
effectivité des lois trop sévères.

Mais à l’inverse, un garde-fou existe également pour s’assurer du maintien de l’ordre en


cas de péril, l’article 106 sur l’état de siège127. Et cet article est extrêmement loin d’être
anodin puisque dans une pareille situation, on va considérer que tous les droits garantis
par la Constitution aux citoyens peuvent se retrouver suspendus. L’exemple le plus
emblématique, est bien évidemment la suspension possible de l’application de l’article 4
de la Constitution128 qui dispose pourtant que nul ne peut être distrait de ses juges
naturels, et qui spécifie clairement qu’aucune commission ou tribunal extraordinaires ne
peuvent être créés. Alors que cet article semble quasi expressément exclure que même
dans une situation extraordinaire on puisse arracher quelqu’un à son juge naturel pour
le livrer à une juridiction d’exception, on va déduire l’inverse. Dans le sillon de
Cavaignac qui avait retourné la jurisprudence en la matière et permis à des juridictions
militaires de juger des civils lors des journées de juin, l’interprétation donnée tant par le
législateur129 que par les tribunaux130 va être que l’article 106 permet bien en période
d’état de siège de pouvoir déroger à l’application de tous les droits garantis par la
Constitution, y compris à l’article 4, et autorise donc de faire juger des civils par des
conseils de guerre, dont l’existence est d’ailleurs constitutionnalisée à l’article 88 (cf.
infra sur la loi du 9 aout 1849).

Toujours sur cette question des juridictions d’exception censées ne plus exister avec
l’article 4 mais qui existent quand même, on peut également rajouter la compétence de

123. « Article 83. - La connaissance de tous les délits politiques et de tous les délits commis par la voie de la presse appartient
exclusivement au jury. - Les lois organiques détermineront la compétence en matière de délits d'injures et de diffamation contre les
particuliers. »
124. La Constitution reprend et étend à tous les délits politiques la législation du Gouvernement de Février qui fixait la compétence
du jury pour tous les délit de presse (et qui abrogeait la loi de septembre 1835 qui avait enlevé cette compétence en matière de
presse dans certains cas). Une loi du 8 octobre 1830 de la monarchie de juillet avait déjà posé ce principe de la compétence du jury
pour les délits politiques, mais le raidissement du régime de Juillet avait au fil du temps vidé cette loi de sa substance. Cette
compétence du Jury est d’autant plus importante que le recrutement des jurés, calqué sur le droit de vote, est désormais universel, et
que la culpabilité depuis la Révolution de Février se vote à la majorité de ¾. La compétence du jury en matière de presse est une
aspiration forte des libéraux du XIXé siècle, sur le sujet voir François Saint-Bonnet Le jury et la liberté d’expression. La manifestation
démocratique d’une aspiration libérale in Annuaire de l’Institut Michel Villey, Volume 4, Paris, Dalloz, 2012. Consultable en ligne :
http://www.droitphilosophie.com/volumes/volume/4
125. François Saint-Bonnet Le jury et la liberté d’expression... op. cit, p. 11.
126. Dans une affaire, certes sous la Monarchie de Juillet, mais qui témoigne du pouvoir du jury, ce dernier avait acquitté des accusés
qui avaient tenu une association de 20 personnes en violation de l’article 291 du code pénal, et qui avaient reconnu les faits devant
la cour. François Saint-Bonnet Le jury et la liberté d’expression... op. cit, p. 12-13.
127. « Article 106. - Une loi déterminera les cas dans lesquels l'état de siège pourra être déclaré, et réglera les formes et les effets de cette
mesure. »
128. « Article 4. - Nul ne sera distrait de ses juges naturels. - Il ne pourra être créé de commissions et de tribunaux extraordinaires, à
quelque titre et sous quelque dénomination que ce soit. »
129. Qui votera le 9 aout 1849 la loi prévue à l’article 106 en estimant, après un important débat, que l’existence de cet article
permet de déroger à l’article 4. Cf infra.
130. On va cependant aboutir paradoxalement à un progrès du droit puisse qu’il va être procédé en 1851, lors de l’examen par le
juge de cette question au premier contrôle de constitutionnalité moderne par un juge de l’Histoire de France (cf. Titre III). Ce progrès
est cependant très fortement atténué par le fond des décisions, à la limite du surréalisme (cf. infra).

36
la Haute Cour de Justice131 qui peut selon l’article 91 juger sans appel ni recours en
cassation, toutes personnes que l’Assemblée nationale renvoie devant elle, prévenues de
crimes, attentats ou complots contre la sureté intérieure ou extérieure de l’État.
Convoquée à plusieurs reprises à partir de janvier 1849, elle va assurer la répression
judiciaire contre les ennemis intérieurs de la République, et surtout contre les ennemis
de l’ordre132.

C’est donc un libéralisme teinté de beaucoup de réserves que l’Assemblée nationale


Constituante codifie constitutionnellement. Et cette politique toute en arabesques entre
affirmation de principes libéraux et restrictions pour des raisons d’ordre public de ces
derniers va se prolonger jusqu’en mai 1849, date d’élection de l’Assemblée nationale
législative.

§2/ La recherche de l’équilibre entre l’ordre et les libertés

La Constitution votée, il pourrait sembler logique que l’Assemblée constituante cesse


assez rapidement ses fonctions pour se voir succéder une Assemblée nationale
régulière, à savoir seulement législative. Mais c’est que la Constitution qui vient de
naître est innovante avec un article 115 qui dispose qu’ « Après le vote de la Constitution,
il sera procédé, par l'Assemblée nationale constituante, à la rédaction des lois organiques
dont l'énumération sera déterminée par une loi spéciale. » Outre que c’est donc à cette
époque qu’apparaissent dans le droit public français cette catégorie des lois organiques,
c’est à dire ces lois chargées par le texte constitutionnel de venir le compléter sur des
aspects techniques 133 , l’Assemblée s’est auto-missionnée via la Constitution pour
prendre ces textes qui doivent préciser la loi suprême pour la rendre pleinement
effective. Le 11 décembre134, l’Assemblée adopte donc un texte qui fixe les 10 lois
organiques qu’elle doit voter pour achever sa mission135. Cependant, la donne au niveau
politique a très largement changé, après l’élection présidentielle du 10 décembre 1848
qui voit le plébiscite de Louis-Napoléon Bonaparte, qui bat très largement le « sortant »
Cavaignac (qui recueille 20 % des voix). L’Assemblée à partir du 20 décembre n’a donc
plus la main sur l’exécutif et doit composer avec un gouvernement plus conservateur
qu’elle136, et elle n’a également plus la légitimité des urnes pour elle. Toutefois, malgré
le glissement du pays vers le conservatisme voire la réaction, sur le plan des libertés
publiques l’Assemblée opère une tentative de stabilisation de l’équilibre qu’elle a établi

131. « Article 91. - Une Haute Cour de justice juge, sans appel ni recours en cassation, les accusations portées par l'Assemblée nationale
contre le président de la République ou les ministres. - Elle juge également toutes personnes prévenues de crimes, attentats ou complots
contre la sûreté intérieure ou extérieure de l'Etat, que l'Assemblée nationale aura renvoyées devant elle. - Sauf le cas prévu par l'article
68, elle ne peut être saisie qu'en vertu d'un décret de l'Assemblée nationale, qui désigne la ville où la Cour tiendra ses séances.
Article 92. - La Haute Cour est composée de cinq juges et de trente-six jurés. - Chaque année, dans les quinze premiers jours du mois de
novembre, la Cour de cassation nomme, parmi ses membres, au scrutin secret et à la majorité absolue, les juges de la Haute Cour, au
nombre de cinq, et deux suppléants. Les cinq juges appelés à siéger feront choix de leur président. - Les magistrats remplissant les
fonctions du ministère public sont désignés par le président de la République, et, en cas d'accusation du président ou des ministres, par
l'Assemblée nationale. - Les jurés, au nombre de trente-six, et quatre jurés suppléants, sont pris parmi les membres des conseils généraux
des départements. - Les représentants du peuple n'en peuvent faire partie. »
132. On va en outre lui reconnaître une compétence rétroactive pour pouvoir juger des infractions commises avant sa création par la
Constitution du 4 novembre. On renverra ainsi devant elle les auteurs et complices de l’attentat de mai 48, alors que des procédures
judiciaires étaient déjà en cours et que des arrêts de mise en accusation avaient renvoyé les prévenus devant les assises. Cf infra.
133. Sur ce sujet, voir Michel Verpeaux, 1848, la naissance des lois organiques ?, in Jean Bart, Jean-Jacques Clère, Claude Courvoisier et
alii, La Constitution du 4 novembre 1848… op. cit. p. 281.
134. Sirey 1848 Partie III, p. 452.
135. Au final l’Assemblée, sous la pression de l’exécutif et des conservateurs, n’adoptera que 3 de ces lois organiques avant de
convoquer des élections en mai 1849 et de mettre fin à son mandat.
136. Conservateur mais sans excès, le cabinet étant dans la main d’Odilon Barrot, ancien chef de la gauche dynastique sous la
monarchie de Juillet.

37
avec la constitution entre préservation de l’ordre et conservation des libertés. Preuve en
est, durant les 7 mois qui séparent l’adoption de la Constitution de la séparation de
l’Assemblée Constituante, elle ne légifère que très peu en la matière. Si elle s’essaie de
légiférer de nouveau sur les clubs et les réunions, voulant supprimer les premiers tout
en éprouvant les pires difficultés pour leur donner une définition claire les différenciant
des secondes, le texte, malgré un vote positif (mais dans une délibération qui n’était pas
finale), n’aboutit pas avant que l’Assemblée ne se sépare137. Au final seules deux lois
peuvent attirer notre attention.

Mais le premier texte, adopté le 13 décembre 1848138 est des plus symboliques car
l’Assemblée revient clairement sur l’une des grandes abolitions du Gouvernement
Provisoire, la contrainte par corps139. Déjà (cf. supra), un arrêté du 19 mai l’avait rétablie
au profit exclusif de l’Etat (surtout dans l’intérêt du fisc), et la loi fondamentale était
restée silencieuse à ce sujet. Le recul devient clair, puisque la loi déclare en son article
premier que « le décret du 9 mars 1848, qui suspend l’exercice de la contrainte par corps,
cesse d’avoir son effet. La législation antérieure sur la contrainte par corps est remise en
vigueur » 140 . Le rétablissement est donc total. Il est vrai que le texte du 9 mars
suspendait l’application de cette contrainte, « jusqu’à ce que l’Assemblée nationale ait
définitivement statué », mais les termes clairs du considérant de ce décret, qui qualifiait
cette prison pour dette d’« ancien débris de la législation romaine, qui mettait les
personnes au rang des choses, (…) incompatible avec notre nouveau droit public »141 ne
pouvait laisser envisager autre chose qu’une confirmation de l’abolition. Le recul est
donc fort sur le plan des symboles, même si sur le fond du droit le texte n’a été admis
selon le commentaire du Sirey « qu’en vue de restrictions et d’adoucissements nouveaux à
apporter à l’exercice de la contrainte par corps.»142

L’autre texte relatif aux libertés est adopté quasiment à la toute fin de l’existence de
l’Assemblée constituante, c’est la loi du 21 avril 1849143 qui concerne la presse. Et ce
n’est pas une grande législation, mais plutôt un texte pris dans l’urgence144 pour parer
aux circonstances et organiser la campagne électorale qui s’ouvre pour l’élection d’une
nouvelle Assemblée nationale. Comme son intitulé l’indique, l’Assemblée rogne sur l’une
de ses promesses de 1848, cette loi « portant prorogation de l’article 1er du décret du 9
aout 1848, relatif au cautionnement des journaux et écrits périodiques » 145 . Le
cautionnement des journaux qui devait être de droit abrogé 10 jours après, est donc
finalement prorogé jusqu’au 1er aout (article 1), l’Assemblée, sous l’impulsion du
nouveau gouvernement conservateur 146 ne voulant pas prendre le risque d’une
multiplication de la presse, surtout socialiste, qui pourrait conduire à une nouvelle

137. Paul Bastid Doctrines et institutions politiques de la Seconde République, op. cit., Tome II, p. 183. Bastid souligne le rôle de
l’obstruction parlementaire montagnarde pour freiner l’adoption du texte.
138. Sirey 1848, Partie III, p. 154 et s.
139. Même si la date de promulgation est le 13 décembre, ce texte était en discussion devant l’Assemblée bien avant l’élection du 10
décembre, il date d’une proposition de loi du 19 juillet. Il n’y a donc pas de lien de cause à effet entre l’élection présidentielle et
l’adoption de cette loi extrêmement réactionnaire d’un point de vue symbolique.
140. Sirey 1848, Partie III, p. 156.
141. Sirey 1848, Partie III, p. 24.
142. Sirey 1848, Partie III, p. 154.
143. Sirey 1849, Partie III, p. 38.
144. Le texte est présenté le 5 avril par le ministre de l’intérieur Léon Faucher, avec demande de l’adoption en urgence, qui est
accordée le 18 avril. Sirey 1849, Partie III, p. 38.
145. Idem
146. Il y a cependant unité de vue entre l’Assemblée et le Gouvernement sur ce texte, qui est adopté à la large majorité de 550 voix
contre 79.

38
explosion révolutionnaire147. Elle ne règle pas pour autant définitivement cette question,
puisque la prorogation n’est que de moins de 3 mois, laissant ainsi à l’Assemblée qui va
lui succéder le soin de trancher définitivement. À cette mesure qui doit donc être
provisoire, le texte accole une codification normalement plus définitive, à l’article 2, du
régime des campagnes électorales en matière de presse148, ainsi qu’une autre sur les
colporteurs à l’article 3149. Ces derniers ont l’obligation de remettre aux maires de la
commune dans laquelle ils veulent faire leur office, « un exemplaire de chacun desdits
journaux, écrits ou imprimés »150 diffusés, sachant que le métier de colporteur est déjà
soumis à un régime d’autorisation préalable. En ce qui concerne la campagne électorale
l’article 2 dispose que « tout citoyen pourra sans avoir besoin d’aucune autorisation
municipale, afficher, crier, distribuer et vendre tous journaux, feuilles quotidiennes ou
périodiques, et tous autres écrits ou imprimés relatifs aux élections » 151 pendant les
quarante-cinq jours précédant les élections générales. Il précise cependant que ces
écrits ou imprimés, autres que les journaux, doivent être signés de leurs auteurs, et
qu’ils doivent être déposés, dans chaque arrondissement, au parquet du procureur de la
République, avant qu’on puisse les afficher, crier…, il rajoute que les personnes
s’adonnant à ces activités doivent également faire connaître leurs noms, profession et
domicile aux maires des communes où la publication a lieu. Mais globalement, malgré
ces nécessités du dépôt ou de la déclaration préalables des écrits et des personnes les
diffusant (et l’interdiction des écrits anonymes), l’Assemblée opère somme toute là, une
conciliation entre liberté et impératif de l’ordre plutôt favorable à la première, puisque
répandre des écrits durant la campagne des élections générales ne nécessite pas in fine
d’autorisation préalable. Témoigne d’ailleurs de cette volonté libérale le dernier alinéa
de l’article 2, selon lequel « dans tous les cas, il pourra être fait application de l’article 463
du Code pénal »152, qui permet l’usage des circonstances atténuantes par les tribunaux
pour réduire la peine infligée au contrevenant à cette partie de la législation. Ce
libéralisme, certes relatif, est certainement dû au fait qu’il n’est pas ici simplement
question de l’exercice de la liberté de presse, mais plus largement, dans le cadre d’une
campagne électorale, de la contribution au bon exercice par les électeurs de leur droit de
suffrage. Et l’Assemblée nationale constituante, dont beaucoup de modérés ont bataillé

147. Surtout que le climat européen, où en 1849 la Réaction lutte contre la Révolution, est à ce moment des plus troubles. Ainsi en ce
qui concerne le France, concomitamment à l’adoption de cette loi, sont votés le 16 avril les crédits pour financer l’expédition de
Rome, (la République romaine ayant été proclamée le 9 février par une Assemblée constituante élue en janvier, la France veut
initialement intervenir non pas contre cette dernière, mais pour préserver son influence dans la région et ne pas laisser le champ
libre à l’Autriche pour régler l’affaire). Cette expédition conduira à une nouvelle explosion, certes moins forte que celles de 1848, le
13 juin 1849.
148. Nous devons en ce qui concerne cette partie de la loi, sur le régime de la presse durant les campagnes électorales lors des
élections générales, préciser au lecteur que nous sommes confrontés à une difficulté pour établir la pérennité ou non de cette mesure
au delà des élections législatives de mai 1849. Si la question est plus d’ordre théorique que pratique, puisque les élections de 1852 se
produisent sous l’empire d’une constitution et de lois différentes, et que la loi sur la presse de 1850 abroge explicitement la présente
loi (cf infra), elle existe néanmoins. En effet, le commentaire du Sirey, datant d’avant la loi de 1850, sur cette partie du texte d’avril
1849 est sans équivoque, « les dispositions qui suivent se trouvent abrogées par la loi du 27 juillet 1849 » (Sirey 1849, Partie III, p. 38).
Or, à lire le texte de la loi du 27 juillet 1849, (cf infra), ce dernier, qui pose des règles générales en matière de presse, ne traite pas du
cas précis des périodes électorales, donc normalement selon l’adage generalia specialibus non derogant, ce qui est général ne déroge
pas à ce qui est spécial, il ne devrait pas abroger la présente loi. Cette question de l’abrogation de cette partie de la loi n’est pas
traitée dans le Duvergier (1849, p. 138 et s.), ni dans l’ouvrage sur les lois de presse de J-P Chassan, Loi sur la presse depuis le 24
février 1848, op. cit., p. 72. On peut en outre souligner que cette loi, prise tardivement par rapport aux élections législatives qui
arrivent 22 jours après, parle dans son texte d’un délai de 45 jours avant les élections, montrant ainsi explicitement qu’elle ne vise
pas uniquement le prochain rendez-vous électoral, mais bien qu’elle pose des règles générales pour toutes les élections à venir. Il
nous semble donc que cette partie du texte n’est pas abrogée en juillet, ce que nous confirme l’abrogation explicite de cette loi en
1850.
149. L’article n’utilise pas le terme de colporteur, il parle des « afficheurs, crieurs, vendeurs et distributeurs ». Ce dernier article est lui
bien abrogé par la loi du 27 juillet 1849 qui traite des colporteurs (et utilise ce terme) pour alourdir leur régime juridique. C’est
peut-être de là que viendrait la possible confusion du Sirey exposée dans la note précédente.
150. Sirey 1849, Partie III, p. 38.
151. Sirey 1849, Partie III, p. 38. Cette licence électorale est importante puisqu’en temps classique se livrer même accidentellement à
la distribution de documents est considéré comme du colportage.
152. Idem

39
sous le régime précédent pour obtenir son extension, reste malgré les impératifs de
l’ordre très attachée à ce dernier qui a fondé sa légitimité et son pouvoir.

Justement, la question du respect de ce droit de vote va être l’un des points


fondamentaux de divergence entre la Constituante et la Législative qui rentre en
fonction un mois après cette loi sur la presse. Mais avant de regarder cette question, il
convient de regarder jusqu’à quel point, dans le cadre constitutionnel laissé par la
Constituante, la Législative va modifier l’équilibre qu’elle trouve à son arrivée entre
liberté et défense de l’ordre, au bénéfice de ce dernier.

40
Chapitre II/ Le recul des libertés sous la Législative

Les élections des 13 et 14 mai 1849 voient la majorité sortante lourdement battue,
faisant autour de 10 % des suffrages et réunissant moins d’une centaine d’élus sur les
750 sièges à pourvoir. Lamartine, symbole de la Révolution de 1848 et des républicains
idéalistes et modérés, n’est pas réélu. Cependant, le pouvoir n’échoit pas dans les mains
de farouches opposants des modérés, mais dans celles du Parti de l’Ordre, qui recueille
plus de 50% des voix et compte plus de 400 élus, subtil alliage de notables bourgeois
orléanistes et d’aristocrates nostalgiques légitimistes, accompagnés de quelques
aventuriers bonapartistes et autres libéraux résignés. L’élection révèle surtout une
extrême gauche encore en vie, qui maintient sa position en raflant autour de 200 sièges
et 35% des voix, donnant une bonne raison à la nouvelle majorité d’appliquer son
programme d’ordre. En outre, l’Assemblée constituante avait commencé son mandat
sous les auspices du désordre, avec l’attentat du 15 mai, suivi des journées de juin et la
mise en état de Siège de Paris. L’Assemblée législative semble devoir emprunter le
même chemin, avec la journée du 13 juin qui voit les meneurs parlementaires de la
Montagne, Alexandre Ledru-Rollin (ancien membre du Gouvernement Provisoire et de
la commission exécutive) à leur tête, se soulever face à l’intervention française à Rome.
La Montagne argue de la violation du paragraphe V du préambule qui dispose que la
République « respecte les nationalités étrangères, comme elle entend faire respecter la
sienne ; n’entreprend aucune guerre dans les vues de conquête, et n’emploie jamais ses
forces contre la liberté d’aucun peuple », et le 11 Juin Ledru-Rollin avait prévenu à
l’Assemblée « La constitution a été violée, nous la défendrons par tous les moyens
possibles, même par les armes. » 1 Hélas pour lui, comme le note Tocqueville en
comparant les deux insurrections de juin du côté montagnard, « en juin 1848, les chefs
manquèrent à l’armée ; en juin 1849, l’armée aux chefs »2 En effet, le peuple montagnard
parisien, outre la rancune qu’il porte à Ledru-Rollin3, a été aux prises quelques semaines
plus tôt à un mal bien plus terrible que les Burgraves : le choléra. Et le 13 juin, l’émeute,
qui rassemble moins de 10 000 personnes est facilement maîtrisée par Changarnier4.
Paris est tout de même mis en état de siège, et surtout, une trentaine de représentants
montagnards sont appréhendés, alors que Ledru-Rollin s’enfuit pour Londres. Au final
cette journée, c’est pain bénit pour l’Ordre, qui a un mobile de plus pour faire appliquer
son programme, et comme le déclare le Président Bonaparte, « Il est temps que les bons
se rassurent et que les méchants tremblent »5. La nouvelle majorité va ainsi pouvoir
mener ce que Paul Bastid qualifie comme étant les « affaires courantes de la réaction »6 .
Ces dernières se traduisent juridiquement par des législations encore plus strictes pour
prévenir le désordre, en limitant toujours plus les libertés de presse et les libertés
sociales (section 1), tout en donnant des moyens juridiques pour combattre et punir ce
même désordre quand il apparaît (section 2).

1. Cité par Francis Choisel, La Deuxième République et le Second Empire au jour le jour, op. cit., p. 112.
2. Op. cit., p.328
3. C’est lui avec Lamartine qui, le 15 mai 1848, a fait évacuer l’Assemblée occupée, et il ne prend pas part avec le peuple aux journées
de juin de la même année (ce que disait Tocqueville, «les chefs manquèrent à l’armée »).
4. Cependant, suite à la propagation de fausses nouvelles, une insurrection violente embrase Lyon à la Croix-Rousse le 15, faisant une
centaine de morts et de blessés
5. Proclamation au peuple Français du 13 Juin 1849
6. Paul Bastid Doctrines et institutions politiques de la Seconde République, op. cit., Tome II, p. 217.

41
Section 1/ La prévention du désordre

La Constituante on l’a vu, avait concentré dans son article 8 la plupart des libertés
politiques qu’elle octroyait, en disposant que ces libertés ont pour limites « les droits ou
la liberté d’autrui et la sécurité publique », le législateur étant implicitement appelé à
traduire dans le droit positif ces limites, et notamment celle de la « sécurité publique ».
Cette dernière étant au cœur de la doctrine de la nouvelle majorité, elle ne va pas se
montrer avare en la matière, aggravant tant les restrictions sur la Presse (§1), que
compressant les libertés sociales, en luttant contre les clubs, tout en faisant une place à
part au droit de pétition (§2).

§1/ L’aggravation continue des restrictions en matière de presse

La politique de la législative va être une compression continue des libertés concernant la


presse, multipliant tant les dispositions préventives que répressives, et faisant renaitre
de leurs cendres beaucoup de principes de la loi du 9 septembre 1835, notamment avec
la loi du 27 Juillet 1849 (A). L’Assemblée va proroger de manière indéfinie le
cautionnement et même, recul que la Constituante n’avait pas opéré, elle va revenir sur
une mesure symbolique du Gouvernement de Février, le droit de timbre, avec la loi du
16 juillet 1850 (B). Au final, le bilan de cette politique compressive est des plus positifs
pour la réaction, qui arrive véritablement à couler la presse d’opposition (C). De plus,
dans la licence de la constitution qui prohibe la censure uniquement en matière de
presse, les préoccupations morales de l’Assemblée nationale la conduisent à restaurer la
censure dramatique avec la loi du 30 juillet 1850 (D).

A/ La loi du 27 Juillet 1849 sur le régime général provisoire de la presse

L’Assemblée doit pérenniser le cautionnement. La loi du 21 avril, on l’a vu, le prorogeait


jusqu’au 1er aout. La Législative doit donc légiférer préalablement, si elle ne veut pas
voir cette mesure, qui très certainement a sa faveur, cesser de s’appliquer. C’est ce
qu’elle fait avec cette loi sur la presse du 27 Juillet 18497, qui est une loi à la fois
générale et provisoire. Odilon Barrot explique que le texte qu’il propose devance la loi
générale et propose des dispositions d’urgence susceptibles d’y prendre place
ultérieurement8. En effet, une loi organique relative à la presse devait être adoptée par
la Constituante, mais ne le fut finalement pas, il revient donc à la Législative de le faire9,
ce texte tenant lieu de législation transitoire. La présentation faite par le Sirey ne laisse
planer aucun doute sur sa nature, la loi étant présentée comme « gravement restrictive
de la liberté de la presse, et qui sous la qualification de loi provisoire, rétablit en les
aggravant, la plupart des dispositions préventives et répressives de la loi du 9 septembre
1835 »10. La loi compte trois chapitres (le chapitre I sur les délits commis par la voie de
la presse ou par tout autre moyen de publication, le chapitre II sur les dispositions
relatives aux journaux et écrits périodiques, le chapitre III sur les poursuites).

Le chapitre Ier multiplie les délits de presse. L’article Ier rend ainsi les articles 1er et 2 du
décret du 11 aout 1848 applicables aux attaques contre les droits et l’autorité que le

7. Sirey 1849, Partie III, p.92 et s.


8. Cité par Paul Bastid, Op. cit., p. 218.
9. Et elle aussi n’adoptera jamais cette loi organique.
10. Sirey 1849, Partie III, p.92.

42
Président de la République tient de la Constitution et aux offenses contre sa personne.
Les poursuites s’exercent d’office par le Ministère public. L’article 2 dispose que toute
provocation adressée aux militaires en vue de les détourner de leurs devoirs et de
l’obéissance qu’ils doivent à leurs chefs est punie d’emprisonnement (un mois à deux
ans) et d’une amende. L’article 3 sanctionne toute attaque contre le respect dû aux lois
et à l’inviolabilité des droits qu’elle consacre, et toute apologie de faits qualifiés de
crimes ou délits par la loi par un mois à deux ans de prison. Suivent d’autres dispositions
moins politiques, sanction de la publication de mauvaise foi de fausses nouvelles
susceptibles de troubler la paix publique (article 4), interdiction d’ouvrir ou d’annoncer
publiquement des souscriptions pour indemniser des amendes, frais de justice, ou
dommages et intérêts prononcés pour des condamnations judiciaires (article 5). Dans le
même chapitre, la situation des colporteurs est abordée (article 6), ils sont soumis au
régime de l’autorisation préfectorale11, qui peut toujours leur être retirée12. Par ailleurs,
autre aspect préventif du texte, tous les écrits traitant de matières politiques ou
d’économie sociale et ayant moins de dix feuilles d’impression, autres que les journaux
ou écrits périodiques, doivent être déposés par l’imprimeur au parquet du Procureur de
la République du lieu de l’impression, 24 h avant toute publication (article 7) dans le but
de « surveiller et de réprimer avec efficacité les délits si nombreux que peuvent renfermer
ces petits écrits et ces brochures »13.

Dans le chapitre II du texte, se trouve la prorogation du cautionnement, qui l’est de


manière non pas définitive mais indéterminée, « jusqu’à la promulgation de la loi
organique sur la presse. »14 (Article 8), le Sirey supposant cependant que « c’est là, très
vraisemblablement, le rétablissement définitif du cautionnement des journaux après
plusieurs prorogations provisoires et ajournements successifs de la question »15. Et pour
éviter que la répression ne soit entravée par le jeu de l’immunité parlementaire, aucun
journal ou écrit périodique ne peut être signé par un représentant du peuple en qualité
de gérant responsable (article 9). Se trouvent également dans ce chapitre des
interdictions de publication relatives au déroulement d’un procès, il en est ainsi des
actes de procédure criminelle avant leur lecture en audience publique (article 10)16.
L’article 13 est aussi important, puisqu’il pose la possibilité qu’a l’autorité de rendre
certaines publications obligatoires dans un journal, et surtout, pour encadrer les
polémiques entres journalistes par voie de presse, il précise le droit de réponse qui avait
été octroyé par l’ordonnance du 25 mars 182217. Il y a aussi le principe qu’en cas de

11.Des arrêts de différentes juridictions commentés au Sirey à propos de cette loi viennent préciser ces dispositions sur les
colporteurs pour leur donner une application large. Ainsi sont soumis à ce régime même ceux qui ne se livrent qu’accidentellement à
cette activité (CA de Paris 1849), et la simple remise faite à une personne de deux exemplaires d’un écrit peut, d’après les
circonstances qui ont précédé et suivi ce fait, être considérée comme constituant une distribution dans le sens de la loi (CA de
Bourges 1850), et le préfet peut ne donner qu’une autorisation partielle au colporteur ne visant que certains livres (Tribunal
Correctionnel de Saint-Omer 1850). Sirey 1850, Partie II, p. 211 et s. La solution du premier arrêt sur le colportage accidentel est
confirmée par la Cour de cassation (Cass crim 15 février 1850), Sirey 1850, Partie I, p.306 et s. De même, l’auteur qui colporte son
propre écrit est aussi soumis à autorisation (Cass crim, 18 Juillet 1850), Sirey 1850, Partie I, p.633-634.
12. Sur ce dernier point Paul Bastid note qu’initialement le gouvernement souhaitait pour eux le système assez lourd du brevet, plus
difficile à acquérir qu’une autorisation, mais comme ce dernier ne pouvait être retiré par l’administration sans un jugement,
l’autorisation est apparue pendant le débat législatif plus pratique, Paul Bastid, Op. cit., p. 219.
13. Propos de Combarel de Leyral rapporteur de la commission, cité par le Sirey, Partie III, p.94.
14. Sirey 1849, Partie III, p.94.
15. Idem
16. Dans un registre assez proche, la Haute Cour de justice dans un arrêt du 26 Octobre 1849 considère que l’article 83 de la
Constitution, qui attribue exclusivement au jury la connaissance de tous les délits commis pas la voie de la presse, n’a pas enlevé aux
Cours et tribunaux la compétence spéciale qui leur est attribuée par la loi du 25 mars 1822, pour connaître du délit de compte rendu
infidèle et de mauvaise foi de leur audiences (cf. Infra). Sirey 1849 Partie II, p. 226. La Cour de cassation l’a suivi dans un arrêt du 4
janvier 1850. Sirey 1850 partie I, p. 155 et s.
17. On peut noter sur ce point une erreur de l’historienne Sylvie April, qui attribue à la loi du 16 juillet 1850 la naissance du droit de
réponse dans notre législation. Outre donc que ce droit existe depuis 1822, cette dernière loi n’y fait pas référence. Sylvie Aprile, La
IIe République et… op. cit., p. 166.

43
condamnation du gérant pour crime, délit, ou contravention de la presse, la publication
du journal ne peut avoir lieu pendant toute la durée des peines d’emprisonnement et
d’interdiction des droits civiques et civils, sauf à trouver un autre gérant (article 14, qui
reprend des dispositions de la loi de septembre 1835).

Enfin, dans le chapitre III sur les poursuites, le Ministère public a la faculté de faire citer
directement à trois jours les prévenus devant la Cour d’assises (article 16), et faute de
comparution, le jugement est rendu par défaut, sans assistance ni intervention de jurés
(article 17). Aucun pourvoi en cassation ne peut intervenir sur les arrêts qui statuent sur
les demandes de renvoi (ou sur les incidents de procédures) tant qu’un arrêt définitif
n’est pas intervenu, le pourvoi devant être alors fait en même temps que le pourvoi
contre cet arrêt (article 20), Paul Bastid le note, cette dernière disposition est également
« inspirée des lois de septembre »18. Cette loi, aussi provisoire soit-elle, pose donc le cadre
compressif dans lequel la presse doit désormais opérer. Elle est complétée un an plus
tard par une loi sur le cautionnement qui rétablit le droit de timbre.

B/ La loi du 16 Juillet 1850 sur le cautionnement et le timbre

Cette loi, dite loi Riancey19, intervient dans un contexte politique bien particulier. Elle
fait suite aux élections partielles qui animent le début de la législature du fait, d’une part
des nombreuses élections multiples lors des élections générales (Ledru Rollin est par
exemple élu dans 5 départements rassemblant sur son nom plus de 500 000 voix), et
surtout d’autre part de la déchéance de leur mandat de vingt représentants
montagnards suite au 13 juin. La plupart de ces élections concernent donc le
remplacement d’élus de la Montagne. Et le Parti de l’Ordre devrait normalement se
réjouir, puisqu’il gagne 10 de ces élections. Mais comme le note Maurice Agulhon « de
nos jours, un tel résultat ne manquerait pas de combler d’aise le parti au pouvoir, puisqu’il
enlève 10 sièges à l’opposition. Mais c’est que nous avons une longue habitude du suffrage
universel et de son rôle de thermomètre politique. Les contemporains n’en étaient pas là. Ils
constatèrent seulement que, malgré un an de compression politique, l’opinion
montagnarde ne s’était pas totalement effondrée : ce n’était donc pas une aberration
passagère, mais un mal tenace, enraciné »20. Et parmi les nouveaux élus montagnards,
l’un d’eux rappelle, s’il en est besoin, à l’Assemblée l’importance de la presse et la
puissance de la plume. Eugène Sue, écrivain feuilletoniste, auteur des très célèbres
Mystères de Paris et du Juif errant est élu à Paris. Certes, son élection n’est pas un raz de
marée (il totalise 128 mille voix contre 120 à son adversaire conservateur), et l’homme
n’est pas un brillant politique, préférant corriger en séance les épreuves de ses romans
que de participer aux débats. Mais il inquiète pourtant, sa victoire provoquant par
exemple une véritable chute de la rente (le 5%). En effet, son œuvre littéraire est pour
les conservateurs la quintessence de ce contre quoi ils luttent, et elle sème le germe de la
rébellion. Le lauréat d’un concours littéraire dont le sujet était l’influence de la
littérature française de 1830 à 1850 sur l’esprit public et les mœurs écrit ainsi que
« pendant vingt ans, sous toutes les formes, dans tous ses romans, M. E. Sue a par degrés
inoculé au peuple ses idées, ses calomnies, ses excitations, ses appels à la révolte et à la

18. Paul Bastid, Op. cit., p. 220.


19. Le représentant Riancey n’est en réalité que l’auteur d’un amendement, finalement accepté, soumettant d’un timbre
supplémentaire les journaux publiant des romans-feuilletons (cf infra)
20. Maurice Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République, op. cit., p.167

44
guerre »21. Et de l’accuser d’être le premier responsable des journées de juin 1848,
« Lorsque le 24 juin 1848 la société eut à se défendre contre la plus formidable des
insurrections, que disaient ces malheureux ? Ils disaient et ils pensaient ce qu’avait dit et
pensé M. E. Sue. Ils mettaient en action ses romans »22. Il est vrai que ce dernier ne
cherche pas vraiment à démentir ces reproches, mettant en épigraphe de la nouvelle
publication qu’il entame en 1850, Les Mystères du Peuple, « Il n’est pas une réforme
religieuse, politique ou sociale que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en
siècle, au prix de leur sang, par l’insurrection »23.

La loi du 16 Juillet 185024 qui, entre autres mesures, frappe d’un timbre spécial les
journaux publiant des œuvres romanesques en feuilletons semble donc une réponse
quasi explicite des conservateurs à l’élection de l’insurgé de la plume qu’est Sue. Plus
largement, elle abroge par son article 11 deux des lois prises sous la Constituante, les
lois du 9 aout 1848 et du 21 avril 1849, elle réforme le régime juridique du
cautionnement (objet du titre Ier de la loi) et réinstaure tout en l’organisant le régime du
droit de timbre pour les journaux (objet de son titre II). Le ton et les objectifs de la loi
sont donnés au moment de la présentation qu’en fait le ministre de la justice le 21
mars25 : «le gouvernement ne saurait se dissimuler qu’une partie de la presse a subi, depuis
la révolution de Février, une transformation grave. Elle s’est occupée un peu moins de
politique, beaucoup plus d’organisation sociale. À partir de ce moment, elle est devenue
plus violente dans ses attaques, plus audacieuse dans ses diffamations, plus prompte à
mettre en mouvement les plus dangereuses passions. Il n’y a pas eu de principe qui n’ait été
contesté, pas de vérité sainte qui n’ait été méconnue, pas d’acte vicieux ou criminel qui n’ait
trouvé des justifications ou des panégyriques, et ces coupables erreurs ont été adressées de
préférence aux parties les moins éclairées de la population. C’est un devoir pour nous de
combattre ce mal, de protéger la République et nos institutions contre ce danger. »26

Le titre Ier de la loi27 est relatif au cautionnement, mais vise aussi d’autres matières.
D’après l’article Ier, les propriétaires de journaux ou d’écrits périodiques sont tenus de
verser au Trésor un cautionnement en numéraire dont l’intérêt serait payé au taux réglé
pour les cautionnements. Pour la région parisienne (Seine, Seine-et-Oise, et Seine-et-
Marne) et le département du Rhône, le cautionnement est fixé de la sorte : si le journal
paraît plus de trois fois par semaine28, soit à jour fixe soit par livraisons irrégulières, le
cautionnement est de 24 000 Francs ; de 18 000 dans le cas où le journal ne paraît que
trois fois par semaine ou à des intervalles plus éloignés ; dans les villes de 50 000
habitants et plus, le cautionnement des journaux paraissant plus de cinq fois par
semaine est de 6 000 Francs ; 3 600 dans les autres départements et respectivement de
la moitié des deux dernières sommes (donc 3000 et 1800 Francs) pour les autres

21. Cité par Sylvie Aprile, La IIe République et… op. cit., p. 166.
22. Idem
23. Idem
24. Duvergier 1850, p. 312 et s.
25. On le voit donc le projet de loi mit un certain temps pour être adopté. En effet, déposé 10 jours après les élections partielles de
mars qui virent la Montagne maintenir partiellement ses positions (trop pour les conservateurs), il est éclipsé par les débat sur la loi
électorale de 1850 (cf infra).
26. Cité par Duvergier 1850, p. 312 et s.
27. Nous suivrons pour partie dans ces développements les propos de Paul de Bastid sur cette législation dans Doctrines et
institutions politiques de la Seconde République, op. cit., Tome II, p. 262 et s.
28. Comme le note Bastid, sur ce point la loi de 1850 est moins rigoureuse que celle de 1848 qui appliquait ce niveau de
cautionnement à partir de plus de deux parutions hebdomadaires. Paul Bastid, Doctrines et institutions politiques de la Seconde
République, op. cit., Tome II, p. 262.

45
journaux29. L’article 2 accorde aux propriétaires de journaux politiques existants un
délai d’un mois à compter de la promulgation de la loi pour se conformer à ces
dispositions. L’article 3 introduit dans la législation de la presse un principe nouveau,
rajouté pendant les débats, la signature obligatoire des articles 30 . Tout article de
discussion politique, philosophique ou religieuse inséré dans un journal doit être signé
par son auteur, sous peine d’une amende de 500 francs, et en cas de récidive, de 1000
francs, et toute fausse signature est punie d’une amende de 1000 francs et d’un
emprisonnement de six mois, tant contre l’auteur de la fausse signature que contre
l’auteur de l’article et l’éditeur responsable du journal31. Bastid souligne que le silence
gardé ici sur la juridiction compétente a permis aux tribunaux correctionnels de se
déclarer compétents32. À côté de ça, une autre innovation au service de la répression se
trouve à l’article 5. Présenté par la note du Duvergier comme « l’un des plus importants
de la loi (…) [critiqué lors de son adoption comme étant] en opposition formelle avec les
principes les plus élémentaires de la législation et même de notre droit criminel »33, cet
article impose en effet, dans les départements autres que ceux de la Seine, Seine-et-Oise,
Seine-et-Marne et Rhone34, que lorsqu’un gérant est par un arrêt de mise en accusation
pour crime ou délit de presse, et qu’un autre arrêt de mise en accusation en la matière
est pris contre lui avant la décision définitive de la Cour d’assises, il doit consigner une
somme égale à la moitié du maximum des amendes édictées par la loi, pour le fait
nouvellement incriminé, nonobstant tout pourvoi en cassation35. Finalement, ce premier
titre traite du colportage en période électorale, l’article 10 de la loi précise ainsi que,
pendant les vingt jours qui précédent les élections, les circulaires et professions de foi
signées des candidats peuvent, après dépôt au parquet du procureur de la République,
être affichées et distribuées sans autorisation de l’autorité municipale.

Le titre II porte sur le droit de timbre des journaux. À partir du 1er aout, les journaux ou
écrits périodiques ou les recueils périodiques de gravures et de lithographies
politiques36 de moins de dix ou cinq feuilles selon les dimensions37, sont soumis à un
droit de timbre, qui est soit de 5 soit de 2 centimes par feuille selon l’endroit et la
dimension des feuilles38 (article 12). Les écrits non périodiques traitant de matières
politiques ou d’économie sociale non en cours de publication et non tombés dans le
domaine public antérieurement à la loi, s’ils sont publiés en une ou deux livraisons ayant

29. Les règles sont donc différentes mais les montants sont les mêmes que ceux de 1848. Comme noté dans le Duvergier, la
commission d’élaboration du texte n’a pas suivi le projet du gouvernement d’élévation générale du cautionnement. Il souhaitait 50
000 francs pour les journaux paraissant plus de deux fois hebdomadairement en région parisienne et dans le Rhône, 40 000 francs
pour deux parutions hebdomadaires, sinon 20 000 Francs. Pour les villes de province de plus de 50 000 habitants, le cautionnement
(identique pour les journaux paraissant 2 fois ou moins par semaine) était respectivement de 20 000/10 000 Francs pour les villes
de plus de 50 000 habitants, et de 10 000/ 5000 Francs pour les autres. Duvergier 1850, p. 313.
30. Cette obligation de signature avait déjà été proposée à la Constituante par la gauche (Duprat, Grévy) lors du décret du 9 aout
1848. Bastid souligne que devant la Législative c’est un membre de droite, Tinguy, qui dépose l’amendement en ce sens. Paul Bastid,
Doctrines et institutions politiques de la Seconde République, op. cit., Tome II, p. 262.
31. La Cour de cassation dans un arrêt du 26 Juillet 1851 incite clairement les gérants de journaux à prendre des précautions pour
prévenir les fausses signatures et les responsabilise en la matière. Elle précise à ce sujet que le gérant d’un journal dans lequel a été
publié un article sous fausse signature encourt la condamnation même s’il ignorait la fraude, si auparavant il n’avait pris aucune
précaution pour la découvrir. À l’inverse, s’il avait été induit en erreur, et avait procédé à toutes les vérifications qu’il était en son
pouvoir, le gérant peut s’extraire de la condamnation. Sirey 1851 Partie I, p. 634 et s.
32. La Cour de cassation confirme cela dans un arrêt du 7 mars 1851, Sirey 1851, Partie I, p. 134 et s.
33. Duvergier 1850, p. 317.
34. Pour ces derniers, le législateur a jugé que le montant élevé du cautionnement exigé dispensait de leur appliquer la mesure qui
suit.
35. Cependant le montant des consignations ne peut dépasser un chiffre égal à celui du cautionnement.
36. Les catégories de publications ici citées permettent de pressentir la place que les caricaturistes comme Daumier avaient prise.
37.Le timbre concerne les journaux soit de moins de dix feuilles de 25 à 32 décimètres carrés ou soit ceux de moins de cinq feuilles
de 50 à 72 décimètres carrés.
38. Le droit de timbre est de 5 centimes par feuille de 72 centimètres carrés et au dessous dans les départements de la Seine et de
Seine-et-Oise, et de 2 centimes pour les journaux gravures, et écrits périodiques publiés partout ailleurs.

46
moins de trois feuilles, sont soumis à un droit de timbre d’au minimum 5 centimes39, le
droit de timbre s’appliquant également aux écrits non périodiques publiés à l’étranger
qui sont importés (article 13). La proposition Riancey sur le timbre qui s’applique aux
romans-feuilletons est inscrite à l’article 14, ce dernier s’élève à 1 centime par numéro
faisant de telles publications. Ces droits de timbres servent d’affranchissement au profit
des éditeurs de journaux et écrits, celui de 5 centimes pour le transport et la distribution
sur tout le territoire de la République, celui de 2 centimes pour le transport et la
distribution dans l’intérieur du département (autre que ceux de la Seine et de Seine-et-
Oise, assujettis au timbre de 5 centimes) où avait lieu la publication, ainsi que dans les
départements limitrophes (article 15).

Cette loi permet de saisir le raidissement extrême de la législative en matière de liberté


de la presse. Dans l’impossibilité constitutionnelle de rétablir la censure, elle va ainsi
réorganiser la législation en matière de cautionnement, ressusciter le droit de timbre, et
faire appel à des innovations juridiques comme l’obligation de signature des articles, le
timbre sur les roman-feuilletons, ou encore la consignation en cas de double arrêts de
mise en accusation, pour entraver le développement de la presse, surtout socialiste.
Cette politique de compression est au final l’une des réussites de la Législative.

C/ Le triomphe de la compression en matière de Presse

Sur ce terreau juridique, la presse d’opposition est littéralement décimée, là où la presse


conservatrice prospère. Ce constat est d’autant plus vrai que l’Assemblée n’est pas le
seul acteur institutionnel à lutter contre la presse révolutionnaire, elle dispose d’alliés
de poids, comme le souligne Christophe Charle, « la majorité conservatrice de l’Assemblée
législative dispose finalement, à partir de 1849, de tous les leviers du pouvoir : l’aide de la
justice qui utilise les lois sur la presse contre la gauche, l’argent des notables, l’appui du
corps préfectoral et de la magistrature, épurés au détriment de leurs éléments
républicains, et enfin les fonds secrets et les procès de presse : ils favorisent les intérêts
conservateurs et ruinent les journaux de gauche encore actifs. En outre, la police et la
gendarmerie sont chargées de gêner la vente à la criée ou par colportage des journaux
républicains qui n’ont que peu d’abonnés puisqu’ils s’adressent à des milieux plus
modestes »40. On remarque qu’en conséquence les feuilles qu’il dit républicaines, « La
Réforme et son successeur, Le Vote universel, disparaissent ainsi respectivement en janvier
1850 et en février 1851 ; en mai 1850, c’est le tour de La Démocratie pacifique ; le mois
suivant, celui de La Liberté ; enfin L’atelier tombe en juillet 1850. La presse provinciale de
gauche subit la même hécatombe en 1850-1851 »41. Les nouvelles lois sur les délits de
presse permettent également de faire tomber des plumes, Charle notant que « de
nouveau, les journalistes retrouvent-ils le chemin de la prison, comme sous le régime
précédent. (…) Les personnalités ne sont pas épargnées : les deux fils de Victor Hugo
connaissent la prison pour leurs articles. »42 Sylvie Aprile indique que pour éviter le droit
de timbre que cela implique, « les journaux cessent de publier des romans-feuilletons et
les remplacent par des récits de voyages »43. Elle signale aussi avec quelle aisance au
contraire de la presse de gauche, celle de droite peut prospérer à l’époque pour défendre

39. Sur une dimension de base de 25 à 32 décimètre carrés, par chaque 10 décimètres carrés ou fraction en sus, il est perçu un
centime et demi.
40. Christophe Charle, Le siécle de la Presse (1830- 1939), Paris, Seuil, 2004, p. 87-88.
41. Op. cit., p.88
42. Idem
43. Sylvie Aprile, La IIe République et… op. cit., p. 169.

47
ses idées, « les journaux conservateurs s’organisent. En janvier 1850, a lieu à Paris un
grand congrès de la Presse légitimiste. Les journaux conservateurs combattent
quotidiennement ce qu’ils nomment les prétentions démocratiques mais aussi le rôle de la
décentralisation »44 . Dans le même sens, Inès Murat constate comment les feuilles
bonapartistes elles aussi peuvent prospérer. Elle observe que le Président de la
République utilise les subsides qu’il réclame en permanence à l’Assemblée pour
favoriser sa propagande personnelle… contre cette dernière, «l’Élysée subventionne
secrètement plusieurs journaux comme Le Napoléon, Le Moniteur du Soir, Le Dix Décembre
qui, tous, fustigent l’assemblée »45. Et si l’Assemblée, aidée par le Président, réussit à
étouffer la presse montagnarde, elle a au contraire le plus grand mal pour affronter la
presse bonapartiste, comme en témoigne cette situation toujours narrée par Inès
Murat46 où la Législative, excédée par les articles particulièrement agressifs à son égard
du journaliste bonapartiste Granier de Cassagnac, le convoque à sa barre 47 et le
condamne à 5000 francs d’amende. Louis-Napoléon s’empresse alors de rembourser
Cassagnac.

En bref, l’augmentation des prix de la presse provoquée par le cautionnement et surtout


le retour du droit de timbre conduit à une chute du tirage des 4/548, principalement
dans la presse populaire majoritairement montagnarde. Cette politique est donc une
véritable réussite. Et si les débats et législations sur la presse s’inscrivent à cette époque,
comme l’analyse Lucien Jaume, dans « des traits plus profonds, quasiment structurels, de
la culture politique française postérieure à la Révolution et à l’Empire »49, on conviendra
que l’Assemblée a fait preuve d’ingéniosité juridique pour trouver quelques nouveautés
afin de mieux encadrer et comprimer la presse, surtout de l’opposition, sans avoir
besoin de recourir à la censure qui lui est prohibée constitutionnellement. À l’inverse, la
prohibition de la censure ne visant dans la Constitution que la presse, en matière de
théâtre elle est totalement envisageable, surtout vu les troubles à l’ordre moral que cet
art peut susciter, et que l’Assemblée a pour tâche de combattre.

D/ La loi du 30 Juillet 1850 restaurant la censure dramatique

En abolissant la loi du 9 septembre 1835, le décret du Gouvernement Provisoire du 6


mars 1848 avait aussi aboli la censure dramatique50. Comme en matière de presse ou de

44. Idem.
45. Inès Murat, La IIe République, op. cit., p.432.
46. Idem.
47. Utilisant ainsi une pratique datant des monarchies à charte. Un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 15
novembre 1849 avait en effet validé que cette pratique datant d’un décret de 1819 était toujours en vigueur sous l’empire de la
nouvelle constitution, Sirey 1850, Partie I, p. 233-234.
48. D’après Serge Berstein et Pierre Milza, Histoire du XIXé siècle, Paris, Hatier, 1996, p. 212. Cette forte diminution est cependant à
relativiser du fait de l’explosion qu’a connue la presse en 1848.
49. Lucien Jaume, Une liberté redoutée : la presse, in Jean Bart, Jean-Jacques Clère, Claude Courvoisier et alii, La Constitution du 4
novembre 1848 : l’ambition d’une république démocratique, op. cit., p. 227. Dans l’avertissement qui ouvre son opuscule sur la
législation de la seconde République en matière de presse, Joseph-Pierre Chassan, contemporain de l’époque, témoigne de la justesse
de ce constat, il prévient que ses analyses juridiques sur le sujet s’inscrivent en continuité avec les précédentes, « En publiant les lois
et décrets promulgués depuis la révolution de 1848, je n’ai eu d’autre but que de compléter la deuxième édition de mon Traité des Délits
de la parole et de la presse (…) Quant à l’esprit qui a présidé ce travail, il est le même que celui qui a dicté le Traité des Délits de la parole
et de la presse. » J-P Chassan, Loi sur la presse depuis le 24 février 1848, op. cit., sans numérotation. Pour une analyse approfondie sur
les grandes problématiques que pose le droit de la presse au XIXé siècle, voir le chapitre que leurs consacre Lucien Jaume dans
L’Individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997, p. 407 et s., et du même auteur l’article La conception
doctrinaire de la liberté de la presse (1814-1819) in actes du colloque, Guizot : les doctrinaires et la presse, Le Val Richer, Fondation
Guizot-Val Richer, 1994, consultable en ligne : http://www.guizot.com/wp-content/uploads/1970/03/colloque93-Jaume.pdf
50. Cependant, comme pour le cautionnement, ce décret du 6 mars 1848 en abrogeant la loi de septembre 1835 remettait-il on non
en vigueur la législation, certes plus libérale, qui lui était antérieure sur le sujet ? Le rapport présenté à la commission durant
l’élaboration de la loi du 30 mai opine que oui, il considère que « le gouvernement provisoire, en rapportant, par son décret du 6 mars

48
club, cette abolition avait également provoqué un véritable bouillonnement en matière
dramatique. Comme le note Bastid, « on avait connu un régime de liberté illimité »51, à un
tel point que l’Assemblée Constituante pour freiner le mouvement doit voter un crédit
au ministre de l’intérieur pour établir une inspection des théâtres, faisant craindre le
rétablissement de la censure. L’Assemblée législative dans un premier mouvement
semble paradoxalement se démarquer de la Constituante dans le sens du libéralisme,
puisque le 3 avril 1850, dans la discussion du budget, elle refuse de reconduire la
somme allouée à l’inspection des théâtres. Mais c’est oublier que le théâtre à l’époque
est vu comme une source de troubles, tant moraux que publics, Joseph-Pierre Chassant
en commentaire de la loi du 30 juillet 1850 expliquant par exemple que « dans un ordre
des choses régulier, la liberté indéfinie des représentations théâtrales est incompatible
avec les progrès de l’art, comme avec le respect des bonnes mœurs et la tranquillité
publique »52. Le représentant La Grange, dans cette logique de défense de l’ordre moral,
présente donc une proposition de loi qui, après quelques modifications en commission,
est adoptée. Cette loi du 30 juillet 1850 sur la police des théâtres53, fidèle aux habitudes
de la Législative, se veut elle aussi une législation palliative et provisoire, puisque
comme en dispose son article 1, aucun ouvrage dramatique ne peut être présenté au
public sans l’autorisation préalable du ministre de l’intérieur à Paris et du préfet en
province « jusqu’à ce qu’une loi générale, qui devra être présentée dans le délai d’une
année, ait définitivement statué sur la police des théâtres ». Cette autorisation peut
toujours être retirée pour des motifs d’ordre public, et une amende de 100 à 1000
Francs est prévue contre les contrevenants, prononcée par les tribunaux correctionnels,
sans préjudice des poursuites auxquelles peuvent donner lieu les pièces représentés
(article 2).

Comme toute loi provisoire de la Législative, celle-ci va être finalement prorogée le 30


juillet 1851 (jusqu’au 31 décembre 1852), l’Assemblée n’ayant pas adopté la loi générale
promise. Ainsi, dans ce domaine, comme dans le domaine de la presse, la législation de
l’Assemblée se rapproche davantage d’une législation d’urgence que d’une véritable
œuvre législative réfléchie. Prorogations sur prorogations, législations pour poser
quelques principes urgents en attendant l’adoption de lois générales ou organiques qui
sont promises, telles sont les quasi constantes de la Législative dans le domaine de
l’encadrement de la diffusion des idées, pour pallier les impératifs de l’ordre. Et c’est
exactement la même méthode qui est employée pour encadrer les libertés sociales.

1848, la loi du 9 septembre 1835, n’a point abrogé la législation antérieure, mais cette législation a été en quelque sorte frappée
d’impuissance entre les mains de l’administration. »(cité par J-P Chassan), Chassan soutient l’inverse en commentaire de cette citation
« il ne serait pas difficile de démontrer l’erreur d’une pareille opinion. Je crois, en ce qui me concerne, qu’avant la loi actuelle et depuis le
décret du 6 mars 1848, la censure dramatique était formellement abolie en fait comme en droit. » J-P Chassan, Loi sur la presse depuis le
24 février 1848, op. cit., p.159. Quoi qu’il en soit, la question est purement juridique, puisque dans les faits plus aucun contrôle ne
s’effectue ensuite et que donc de facto la censure était abrogée (Chassan est d’accord sur ce constat).
51. Paul Bastid, Op. cit., p. 264.
52. J-P Chassan, Loi sur la presse depuis le 24 février 1848, op. cit., p.159. On ne peut s’empêcher de penser aux considérations très
similaires du doyen Hauriou plus d’un demi siècle après, dans sa note sous l’arrêt Astuc du Conseil d’État de 1916, qui refuse de
reconnaître la qualité de service public à un théâtre, Hauriou écrit approbatif, «En somme, si l’on étudiait la question dans son
ensemble et d’un point de vue historique, on constaterait que, par un lent progrès, les Etats s’efforcent d’épurer leurs services publics au
point de vue de la moralité, même lorsqu’ils constituent des monopoles financiers. Alors, ce ne serait peut-être pas le moment d’ériger en
services publics les entreprises de spectacle et de théâtre, qui ne présentent aucune nécessité, même financière, dont l’inconvénient même
est d’exalter l’imagination, d’habituer les esprits à une vie factice et fictive, au grand détriment de la vie sérieuse, et d’exciter les passions
de l’amour, lesquelles sont aussi dangereuses que celles du jeu et de l’intempérance. » Note d’arrêt consultable en ligne :
http://www.revuegeneraledudroit.eu/blog/2013/12/11/exploitation-theatrale-et-service-public-nature-juridique-dune-
convention-portant-sur-la-concession-dun-emplacement-pour-la-construction-dun-palais-philharmonique/
53. Duvergier 1850, p. 352.

49
§2/ L’encadrement restrictif des libertés sociales

Depuis le début de ce travail, nous avons utilisé en quelques occurrences cette


expression de libertés sociales, forgée par Edouard Laboulaye54, pour évoquer les droits
d’association ou de réunion, sans pour autant préciser davantage les enjeux liés à ces
libertés. Selon François Saint-Bonnet, « ces libertés ont en commun de n’être pas des
libertés individuelles qui trouvent à s’épanouir dans un cadre privé, ce sont des libertés
individuelles sans doute mais elles ne peuvent se réaliser que de manière collectives ou
sociales »55. Et contrairement aux problèmes que soulève la liberté de la presse, la
Seconde République a bien affaire à des libertés d’un genre nouveau fruit d’une
idéologie, l’associationnisme, qui depuis les années 1830 germe et se développe en
France. Cette idée a d’autant plus de succès qu’elle transcende les clivages, traversant
tant les idées socialistes 56 que celles de certains libéraux 57 , et n’est pas loin des
préoccupations des nostalgiques de l’Ancien Régime58. Et comme le souligne Thomas
Branthôme, dans sa thèse59, véritable somme sur le sujet, « Avec le moment 1848 se
dresse un premier bilan de l’histoire des libertés sociales. Il permet d’observer, à cet instant
précis, la formation de « deux camps » opposés. (…) C’est pour le personnel politique de
l’époque, choisir entre « ordre » et « démocratie sociale »60»61. Et cette importance des
libertés sociales à l’époque est d’autant plus nette que comme le note encore Branthôme
« les libertés sociales constituent un pilier des premières semaines de la IIe République »62.
C’est, en effet, du côté des opposants bourgeois à la Monarchie de Juillet, une atteinte à
leur liberté de réunion par le gouvernement qui, en interdisant le banquet final de la
campagne sur la réforme électorale, déclenche la Révolution. Et du côté des ouvriers,
l’association devient l’une des premières revendications qu’ils font au Gouvernement
Provisoire63. Les clubs animent alors l’effervescence de la vie politique. Mais comme vu
plus haut, très vite la nouvelle Assemblée constituante, face aux événements et aux
troubles, va légiférer en la matière, en encadrant fermement le régime juridique tant des
attroupements (décret du 7 juin 1848) que des clubs et des réunions (décret du 28
Juillet 1848). La « parenthèse 1848 »64 doit donc être refermée, et si ces libertés sociales,
comme celle de la presse, sont reconnues au niveau constitutionnel le 4 novembre à
l’article 8 de la Constitution, elles doivent s’exercer « paisiblement et sans armes » et ont

54. Cité par François Saint-Bonnet dans son article sur Le combat pour les libertés publiques à la fin du Second empire », in Jus
Politicum n°5, p.7. Consultable en ligne : http://juspoliticum.com/article/Le-combat-pour-les-libertes-publiques-a-la-fin-du-Second-
Empire-288.html
55. François Saint-Bonnet, Le combat pour les libertés… op. cit, p.2.
56. Que ce soit dans le socialisme utopique ou dans des réflexions plus pragmatiques, l’associationnisme avoué ou implicite est le
cœur de beaucoup de doctrines socialistes, de Étienne Cabet à Proudhon, en passant par Louis Blanc et Robert Owen.
57. Avec notamment Tocqueville et les longs développements qu’il dresse sur l’importance de l’association dans son ouvrage phare
De la démocratie en Amérique, ou bien également dans le cadre de la pensée économique libérale, Fréderic Bastiat pour qui les
associations et coalitions ouvrières sont tout à fait légitimes. Sur le premier voir Lucien Jaume, Le Modèle des associations de
Tocqueville : Règlement des conflits pour et par l’opinion in Yves Charles Zarka, Repenser la démocratie , Paris, Armand Colin, 2010,
des extraits se trouvent en ligne : http://initiationphilo.fr/file/modtocqueville.pdf. Sur le second, voir la chronique du 16 avril 2014
de Gaspard Koenig sur Le Figaro, Petite histoire du droit de grève : si la CGT existe, c'est grâce aux libéraux ! Consultable en ligne :
http://www.lefigaro.fr/vox/economie/2014/06/16/31007-20140616ARTFIG00108-petite-histoire-du-droit-de-greve-si-la-cgt-
existe-c-est-grace-aux-liberaux.php
58. S’ils ne souhaitent pas les libertés sociales stricto sensu, ils militent pour la reconnaissance de droits aux communautés naturelles
comme les communes et les corporations.
59.Thomas Branthômes, La genèse des libertés sociales : le droit de s’associer face à l’impératif de l’ordre, sous la direction de François
Saint-Bonnet, Université Paris II Panthéon-Assas, 2013.
60. Comprendre un premier camp opposé à ces dernières, et un second qui leur est favorable, Thomas Branthômes citant ici Maurice
Agulhon, qui fait de cette alternative le titre d’un des chapitres centraux de son ouvrage, 1848 ou l’apprentissage… op. cit.,p. 109 à
157.
61. Thomas Branthômes, La genèse des libertés sociales, op .cit., p. 436.
62. Idem.
63. La partie des libertés sociales relative à la législation du travail, comme le droit de coalition, n’est pas traitée dans ce
développement, elle le sera dans le Titre III sur la législation sociale. Elle a droit à une législation plus libérale.
64. Thomas Branthômes, La genèse des libertés sociales, op .cit., p. 437.

50
pour limites « les droits ou la liberté d’autrui » et surtout « la sécurité publique ». Cette
dernière possibilité donnée constitutionnellement pour restreindre ce type de liberté
prend d’autant plus de sens qu’entre « l’ordre » et « la démocratie sociale », c’est vers le
premier que penche nettement le rapport de force électoral, d’abord en décembre 1848,
puis en mai 1849. Dans ce contexte, l’Assemblée législative va essayer d’arraisonner
juridiquement ce nouvel objet de droit, tout en donnant au pouvoir les moyens
suffisants pour pouvoir lutter contre le phénomène associatif (B). Cette lutte est justifiée
par le fait que les associations, clubs, et autres sociétés secrètes sont assimilés par les
conservateurs à un nid de complots susceptibles de renverser l’ordre établi (A). À
l’inverse, une autre liberté de l’article 8, à mi-chemin entre la liberté sociale et le droit
politique, à la fois plus classiquement ancrée dans le droit et plus conforme à la vision
d’un système politique pacifié défendu par les conservateurs, va considérablement se
développer, le droit de pétition (C).

A/ La peur du « Spectre Rouge »

Le Spectre Rouge de 185265 est le titre d’un pamphlet publié par un haut fonctionnaire,
Auguste Romieu, et qui symbolise le mieux la crainte qui hante les conservateurs et
réactionnaires de l’Ordre. L’auteur y dénonce un complot pour renverser le
gouvernement et plus largement l’ordre social, qui se trame partout en France, et dont le
dénouement aura lieu en 1852, durant les futures élections. Dès les premières pages on
sent le ton effrayant du texte : « Chaque jour et chaque heure voient s’amplifier ses
proportions menaçantes (du Spectre Rouge, NDR) ; il semble qu’un grand phénomène de
la nature doive s’accomplir et que toute créature en ait l’instinct. Voyez le crédit qui
s’arrête, les affaires qui se meurent, les départs qui s’organisent, les agitations qui se
manifestent dans les derniers recoins du pays ! On sent enfin le péril, à mesure que l’heure
approche (…) Ce n’est plus seulement la guerre civile qui nous attend ; c’est la Jacquerie. Le
travail de dépravation s’est fait avec constance, au milieu de cette paix clémente que la
répression de Juin avait tièdement imposée aux démolisseurs. Ils ont compris que leur
véritable place de guerre était la Constitution ; ils s’y sont retranchés, et ont commencé la
sape dont il est impossible d’éviter l’effet »66. Si cette brochure est évidemment totalement
partiale et destinée à favoriser une certaine cause67, néanmoins qu’en est-il réellement
de ces assertions d’agitateurs se regroupant pour annihiler la société ? Le danger était-il
réel ? Ou au contraire était-il une totale invention des notables conservateurs, qui
avaient une « obsession de la conspiration (…) ancrée dans [leurs] mentalités bourgeoises
du temps, au même titre que l’obsession du crime, et peut-être liée comme elle à une
conception romanesque de l’histoire » 68 comme le pense Maurice Agulhon, ce qui
pousseraient les conservateurs à assimiler l’association à la conspiration ?

Une « République clandestine »69 des sociétés secrètes existe pourtant bien. Mais Sylvie
Aprile nuance cependant la place à accorder à ce fait, ou du moins souligne qu’il est
difficile d’évaluer exactement l’importance et le rôle de cette France clandestine, pour

65. Auguste Romieu, Le Spectre Rouge de 1852, Paris, Ledoyen, 1851.


66. Op. cit., p. 2-4
67. Que l’on devine aisément quand l’on sait que l’auteur du pamphlet a été l’auteur d’une précédente brochure qui s’intitulait l’Ère
des Césars, et qu’en 1852 cet amateur d’art est nommé directeur des Beaux-Arts par le nouveau régime. Sur ce sujet plus large de
l’usage du complot dans les discours du pouvoir, voir Anthony Poncier, L'idée de complot dans le discours du pouvoir sous la Seconde
République, in Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 18, 1999.
68. Maurice Agulhon, 1848 ou l’apprentissage… op. cit.,p. 135.
69. Sylvie Aprile, La IIe République et… op. cit., p. 175.

51
elle si « l’existence de ces sociétés [secrètes] est avérée (…) le gouvernement en fait un
épouvantail, et il est souvent difficile de connaître leur rôle réel, entre la clandestinité du
mouvement et l’exagération de certains rapports judiciaires. (…) [Les] rapports de police
grossissent parfois jusqu’à l’absurde l’importance des conjurations. Tout groupe d’électeurs
réuni dans un café ou dans une maison pour se concerter en vue d’une élection, d’une
pétition, ou simplement pour discuter de politique, est désigné sous le nom de société
secrète. Les représentants ou les journalistes venus de Paris sont considérés comme les
émissaires cachés d’un complot national »70.

Le danger est cependant en partie réel. En effet, autour de la Nouvelle Montagne, qui
regroupe une minorité d’élus Montagnards71 (24 Représentants) encouragées depuis
Londres ou Genève par Ledru-Rollin, Louis Blanc et Delescluze, et dirigée par Michel de
Bourges et Mathieu de la Drôme, se coordonne l’action de sociétés secrètes, notamment
dans le couloir rhodanien et le Sud-Est, pour préparer un coup de force72. Durant l’été et
l’automne 1850, Alphonse Gent, ancien représentant à la Constituante, avocat des
insurgés lyonnais de 1849, essaie par exemple de construire dans le Sud-Est un réseau
groupant différents groupes clandestins. Un congrès a même lieu dans un château aux
environs de Valence en juin 1850, où s’élabore un plan d’action. Finalement le réseau est
démantelé à la fin octobre 1850, et 38 comploteurs sont arrêtés, alors que 13 autres
arrivent à s’enfuir. Alphonse Gent passe en conseil de guerre en 1851, et est condamné à
la déportation aux Îles Marquises73. Toutefois, malgré cette très ferme intervention, il
semble que les autorités étatiques aient été dépassées par la taille de la conspiration,
Sylvie Aprile notant que « le gouvernement ne semble pas avoir soupçonné l’ampleur
qu’avait prise cette société, qui continue à recruter jusqu’à la veille de décembre 1851. Elle
s’étend sur dix-sept départements du Sud-Est et du Centre et aurait compté en tout un total
de 50 000 à 100 000 « Montagnards »74.

Ainsi, si l’ampleur du « complot » est exagérée par le pouvoir conservateur, et sert même
de mobile au coup d’État du 2 décembre75, il n’est cependant pas une totale invention,
loin de là. La meilleure preuve est apportée par la résistance dite « républicaine »76 au

70. Op. cit., p. 176. Pour avoir une vue générale de ces différents rapports judiciaires et administratifs, voir l’ouvrage de J. Tchernoff,
Associations et Sociétés secrètes sous la deuxième République (1848-1851), Paris, Félix Alcan, 1905.
71. La majorité des Montagnards constituent le groupe de la Montagne parlementaire, qui compte 84 représentants. Ils s’inscrivent
dans le légalisme. Le 11 aout 1850, ils signent le Manifeste de la Montagne où ils désapprouvent le recours aux sociétés secrètes et
toute action illégale qui aggraverait le sort fait aux républicains. Pour eux il est préférable d’attendre les échéances de 1852 en
essayant de progresser électoralement, malgré la réforme de 1850. Ce « dressage » au respect des lois et au jeu politique peut être
une preuve de la réussite de la politique de compression du gouvernement.
72. Les militants de la jeune Montagne cherchent également à recruter dans les campagnes, ils ont compris que ce sont elles qui
dictent le jeu électoral. Ils sont déterminés à agir dans cette région du sud est, ou en plus de leur base ouvrière lyonnaise, ils ont pu
voir qu’une partie des campagnes leur est moins défavorable qu’ailleurs. Pour des éléments détaillés sur ce complot du Sud-est, dans
une présentation qui minimalise ce dernier, voir Marcel Dessal, Le Complot de Lyon et la résistance au coup d’État dans les
départements du Sud-Est, Revue d’histoire du XIXe, n°22, 2001, consultable en ligne : http://rh19.revues.org/255. Voir également le
développement que nous faisons sur l’affaire Gent dans le paragraphe relatif aux conseils de guerre.
73. Le pourvoi en Cassation qu’il va former contre la décision du conseil de guerre va être étudié infra. Cet arrêt, de 1851, est un
véritable bijou. Il arrive, d’une part à faire progresser le droit en reconnaissant le contrôle de constitutionnalité, et d’autre part sur le
fond il va sanctifier juridiquement la situation de quasi non droit absolu pour les opposants que permet la loi sur l’état de siège.
74. Sylvie Aprile, La IIe République et… op. cit., p. 177.
75. Le 4 Novembre 1851, dans son message annuel sur l’État de la France, le Président Bonaparte, à moins d’un mois de son passage
à l’acte, développe ce thème du complot, il déclare : « Malgré une apparence de tranquillité (…) une vaste conspiration s’organise en
France et en Europe, les sociétés secrètes cherchent à étendre leurs ramifications jusque dans les moindres communes ; tout ce que les
partis renferment d’insensé, de violent, d’incorrigible, sans être d’accord sur les hommes ni sur les choses, s’est donné rendez-vous en
1852 non pour bâtir mais pour renverser ». Cité par Francis Choisel, La Deuxième République et le Second Empire au jour le jour, op. cit.,
p. 152.
76. On peut être quelque peu sceptique à intituler républicaine une résistance structurée et menée en grande partie par les tenants
de la Jeune Montagne, c’est à dire une organisation qui avait également comme projet le renversement de l’actuelle République.
Comme le note Louis Girard, dans une vision cependant positive des choses, « ces hommes qui auraient pu en 1852 se compromettre
dans une action discutable, se sont soulevés pour défendre la Constitution, et, en esprit sinon à la lettre, une république libérale et
parlementaire. », Les libéraux français 1814-1875, op. cit., p. 169.

52
coup d’État du 2 décembre, qui va toucher une partie des provinces françaises. Ce
« grand événement de ce mois de décembre, et peut-être même de la IIe République »77 fait
la démonstration que l’aile radicale de la Montagne, loin d’être dominée par la politique
de compression a su développer des réseaux assez importants pour attirer une partie
des Français vers ses idées voire ses actions. 32 départements sont mis en état de siège
jusqu’en mars 1852, attestant a posteriori que la menace d’un complot pour 1852 était
très loin d’être de simples élucubrations de réactionnaires.

Dès lors, face à ce danger subversif, il est compréhensible que la Législative ait voulu se
prémunir, et qu’elle ait adopté dans ce but une législation rigoureuse en matière de
libertés sociales. Pour elle, les associations et autres clubs forment les sas vers les
sociétés secrètes et la conspiration. Elle échoue cependant à mieux circonscrire
juridiquement le phénomène associatif pour mieux le maitriser.

B/ L’échec de l’arraisonnement juridique du phénomène associatif

Comme dit précédemment, par son décret du 28 juillet 1848 la Constituante avait essayé
de donner un cadre extrêmement précis et rigoureux au phénomène associatif, et plus
particulièrement à l’encadrement des clubs. Après l’adoption de la Constitution le 4
novembre, elle s’essaya à produire un nouveau texte, sans pour autant y parvenir, du fait
d’un calendrier écourté et de la vive opposition de la Montagne. Le nouvel enjeu
juridique auquel devait répondre le texte, était de parvenir à faire la distinction entre
clubs et réunions dans le but de supprimer les premiers pour favoriser les secondes.

C’est de cette problématique qu’hérite la Législative, au moment où les événements du


13 juin 1849 hâtent de la faire légiférer en la matière. Et moins d’une semaine après, un
texte relatif aux clubs et réunions est adopté en urgence le 19 juin 184978. Encore une
fois, l’exposé des motifs du Gouvernement, du 14 juin, montre assez limpidement le ton
et le but de cette législation, si l’exposé commence par un rappel de principe, « les
citoyens ont le droit de se réunir ; le droit de réunion est écrit dans la Constitution »79
quelques lignes plus loin il est on ne peut plus clair sur les intentions gouvernementales,
demandant « qui pourrait douter que la violence des clubs, les excès du langage tenu dans
les banquets publics, la licence anarchique d’une certaine partie de la presse, qu’enfin les
appels incessants faits à toutes les passions révolutionnaires, sous toutes les formes de la
publicité, ne soient les tristes causes d’une insurrection heureusement comprimée dès son
début ? »80 Quelques jours après, le rapport de la commission présenté par Jules de
Lasteyrie, le 18 juin, adhère totalement à cette vision, expliquant que « les clubs, par leur
organisation même, par les passions qui s’y développent naturellement, par les affiliations
qui tendent toujours à s’établir contre les diverses sociétés du même genre, par le
personnel où se recrutent les affiliés, forment un État dans l’État, une force désordonnée et
irresponsable à côté du pouvoir régulier et responsable. Ils sont une cause permanente
d’agitation dans les grands centres de population et un instrument de terreur dans les
petites localités»81. Mais si le problème est clair, la réponse juridique l’est moins. Surtout,
comme l’atteste les récents événements, il urge de légiférer pour pouvoir combattre cet

77. Maurice Agulhon, 1848… op. cit., p. 192.


78. Sirey 1849, Partie III, p. 75-76.
79 Op. cit., P.76.
80. Idem
81. Idem

53
« État dans l’État » que sont les clubs. Il est donc fait le choix par l’assemblée d’un
« lavement de mains double », vers l’exécutif et vers l’avenir. Le nouveau texte, très bref
(3 articles) est une nouvelle législation provisoire, pour pallier l’urgence. Il donne à
l’article 1 au Gouvernement, comme il le demandait, l’autorisation pour un an
d’ « interdire les clubs et autres réunions publiques qui seraient de nature à compromettre
la sécurité publique »82, la seule pondération apportée étant qu’il doit à l’expiration de ce
délai rendre compte à l’Assemblée de l’exécution qu’il a faite de cette loi (Article 3). Et à
l’article 2, la loi demande à ce qu’il soit présenté (et non adopté) dans ce délai d’un an un
projet de loi qui « en interdisant les clubs, réglera l’exercice du droit de réunion ». Elle
remet donc à plus tard la question de la définition et de la différenciation juridique de
ces deux éléments, question pourtant fondamentale, qui détermine l’effectivité pleine du
droit garanti par l’article 8 de la Constitution de pouvoir s’associer et se rassembler
paisiblement. L’Assemblée préfère émettre le vœu pieux de voir cesser ce régime légal
provisoire par une future législation (comme en matière de presse), et en attendant, elle
permet à « l’arbitraire gouvernemental de s’exercer sans restriction »83, pour reprendre
les termes de Bastid sur cette loi.

Ce texte, largement adopté par 400 voix contre 146, est finalement prorogé pour un an
par la loi du 12 juin 185084. Et dans le contexte des élections partielles qui peuplent la
vie politique sous la Législative, et où le Parti de l’Ordre voit les idées Montagnardes
continuer à trop se rependre à son goût, la loi de 1850 vient renforcer les pouvoirs du
Gouvernement, puisque les dispositions de la loi du 19 juin 1849 s’appliquent
désormais aussi aux « réunions électorales qui seraient de nature à compromettre la
sécurité publique »85. Finalement, Le 21 juin 185186, la loi est encore une fois prorogée
d’un an.

Ainsi, l’échec de la Législative à trouver une traduction juridique définitive à la


conciliation entre impératif de l’ordre qu’elle défend et respect de la promesse
associationiste de 1848, fixée dans l’article 8 de la Constitution, est patent. Le primat de
l’ordre s’impose, et face à une garantie constitutionnelle qui ne peut être renversée, on
entend faire œuvre provisoire pour laisser l’exécutif agir en la matière. En revanche, un
autre droit de l’article 8 semble trouver à s’épanouir sous la Seconde République et plus
particulièrement sous la Législative, sans doute justement pour désamorcer la pulsion
associationiste, le droit de pétition.

82. Idem
83. Paul Bastid Doctrines et institutions politiques de la Seconde République, op. cit., Tome II, p. 217.
84. Duvergier 1850, p. 231-232.
85. Op. cit,p. 231. Sur les réunions politiques et électorales, il est à noter également un arrêt de la Cour de cassation de 1850 qui
dispose que l’organisation d’une telle réunion, au mépris d’un arrêté préfectoral la prohibant, ne peut être considérée comme un
délit politique donnant compétence au jury, et relève donc des tribunaux correctionnels (Cass Crim 27 Juillet 1850). Sirey 1850
Partie I, p. 693-694.
86. Sirey 1851, Partie III, p. 84.

54
C/ L’exception : La République pétitionnaire

À mi-chemin entre liberté sociale et droit politique, le droit de pétition87 est un droit
alors fortement établi en France, notamment depuis la Révolution de 178988. Durant la
Restauration, les pétitions permettaient aux parlementaires de contourner l’absence
d’un droit d’initiative, et elles furent également des plus usées sous la Monarchie de
Juillet. Sous la Seconde République le phénomène pétitionnaire trouve à s’épanouir très
fortement, dans des proportions biens supérieures aux régimes précédents, car
désormais, contrairement à ces derniers, les signataires sont aussi pour la plupart
citoyens (mais pas seulement cf infra). Cette vitalité du pétitionnement est
particulièrement notable, avec deux grandes campagnes, sous la Législative. En effet,
une première campagne pour l’abrogation de la loi électorale de 1850 recueille alors
500 000 signatures 89 , et surtout une seconde, pour demander la révision
constitutionnelle en 1851, en récolte prés de 1 500 000, dont plus de 1 100 000 sont
homologuées par l’Assemblée le 18 juillet 1851. Cet engouement pétitionnaire est donc
indéniable, les pétitions se mettent à rythmer la vie politique, saturant à l’Assemblée le
comité en charge de les étudier. Preuve de cette République pétitionnaire, le 14 mai
1850, le journal la Voix du peuple, mobilisant contre le projet de nouvelle loi électorale,
écrit ainsi : « Pétitions ! Pétitions ! Pétitions ! Que ce cri retentisse en échos formidables
d’un bout de la France à l’autre, qu’il éclate comme la foudre à chaque rue, sous chaque
toit de la capitale, qu’il se répande dans les âmes et se traduise en une activité ́ militante,
énergique, incessante. Que les pétitions se signent à toute heure et partout, aux bureaux de
la presse Républicaine, dans les magasins, dans les ateliers, au foyer domestique. Que les
hommes de cœur et de dévouement y consacrent tous les efforts de leur zèle, toute l’énergie
de leurs convictions. »90

En ce qui concerne le régime juridique du droit de pétition, ce dernier est très libéral.
Pour ce qui concerne le passage des pétitions devant les assemblées, « la procédure
d’examen des pétitions, bien qu’influencée par l’héritage des chambres monarchiques, est
en partie renouvelée et fixée au cours de la IIe République » 91 . Cependant, une des
premières innovations des règlements des assemblées de la Seconde République92 est
un recul. En effet, la mémoire de la première République, où des parlementaires
utilisaient les pétitions, qu’ils présentaient à la barre, comme prétexte pour perturber
les séances, et surtout l’attentat du 15 mai 1848 marquent les esprits. L’article 66 du
règlement de l’Assemblée constituante du 30 mai 184893, et sa reprise à l’article 90 du
règlement de l’Assemblée législative du 6 juillet 184994, interdisent désormais aux
représentants de venir présenter les pétitions à la barre. Toutefois cette marche arrière
est un trompe l’œil et ne doit pas cacher les progrès véritables qui s’opèrent. Dans les
faits, on l’a vu, ce droit est fortement utilisé, probablement parce que son régime est des
plus fixes et libéraux, contrairement aux autres droits d’alors. En effet, « la procédure

87. Nous avons utilisé comme source à ce développement l’étude que fait Samuel Sanchez sur ce droit dans les règlements des
assemblées de la Seconde République, dans sa thèse Les règlements des Assemblées nationales 1848-1851, op. cit., p. 518 et s. Comme
cela le laisse supposer, on ne s’intéresse ici qu’au droit de pétition utilisé pour saisir l’Assemblée nationale.
88. La loi du 22 mai 1791 l’élève au niveau d’un droit naturel et fondamental de l’individu.
89. Sur celle-ci voir l’article de François Jarrige, Une « barricade de papiers » : le pétitionnement contre la restriction du suffrage
universel masculin en mai 1850, In Revue d’histoire du XIXe siècle, n°24, 2004, p. 53-70, consultable en ligne :
https://rh19.revues.org/698
90. Cité par François Jarrige op. cit., p. 53.
91. Samuel Sanchez, Les règlements des Assemblées nationales 1848-1851, op. cit., p. 535.
92. Chapitre VII (article 66 à 69) du règlement de l’Assemblée constituante du 31 mai 1848 (et articles 67 à 70 de son règlement de
janvier 1849), chapitre IX (article 90 à 95) du règlement de l’Assemblée législative du 6 juillet 1849.
93. Sirey 1848, Partie III, p. 72 et s.
94. Sirey 1848, Partie III, p. 85 et s.

55
relative aux pétitions affiche une grande stabilité de mai 1848 au coup d’État du 2
décembre 1851 »95, et cette dernière pose trois conditions assez basiques pour qu’une
pétition soit recevable, l’écrit, la signature et l’indication du domicile du pétitionnaire.
C’est donc un droit très facile d’exercice, car comme le note Samuel Sanchez « dès lors
que les trois conditions de forme sont remplies, la recevabilité des pétitions signées
individuellement ne saurait être contestée »96. Cette facilité d’exercice est d’autant plus
importante que « tout individu jouit de la faculté de pétitionner : citoyen comme non
citoyen, homme ou femme, majeur et mineur, les Français aussi bien que les étrangers, tout
individu quelle que soit sa fonction, quels que soient les intérêts invoqués »97, Samuel
Sanchez soulignant que, « contrairement à ce que peut laisser penser la rédaction de
l’article 8 de la Constitution de 1848, ce droit n’est donc pas seulement ouvert aux seuls
citoyens »98.

Il convient d’ailleurs de préciser, sur ce point, que même si le droit de pétition est joint à
l’article 8 de la Constitution du 4 novembre aux autres libertés sociales, tant la
Constituante que la Législative cherchent à l’extraire de celles-ci. L’article 7 du décret du
28 juillet 1848 précédemment étudié sur les associations et les clubs prohibe les
« pétitions collectives de clubs »99, et la résolution du 3 juin 1851 modifiant l’article 90 du
règlement de la Législative crée un nouveau critère de recevabilité de la pétition, elle ne
doit pas lors de son dépôt être apportée « par un rassemblement formé sur la voie
publique »100.

Pour en revenir à la question de la recevabilité, on trouve une autre facilité de


procédure, l’article 66 du règlement de la Constituante et 90 de celui de la Législative,
qui n’imposent pas que la pétition soit soutenue par un représentant pour pouvoir être
déposée. En effet, les pétitionnaires n’ont normalement qu’à l’adresser au Président de
l’Assemblée pour qu’elle soit examinée, même si elle peut également être déposée sur le
bureau de l’Assemblée par un représentant. Mais dans la réalité, c’est cependant cette
deuxième alternative qui est quasiment toujours choisie. Cela pousse à une modification
de l’article 90 du règlement en 1851 101 , pour responsabiliser les représentants,
notamment Montagnards, afin d’éviter le dépôt de pétitions abusives ou remplies de
fausses signatures102. Désormais le dépôt sur le Bureau par un représentant implique
qu’en marge de la pétition soit indiqué son nom.

Surtout, en amont du dépôt, c’est à dire lors de la collecte des signatures, un important
arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation rendu sous la Législative, le 6
juillet 1850103, vient attester de la reconnaissance que fait le pouvoir judiciaire, et à
travers lui tous les pouvoirs publics, de ce droit de pétition revivifié par la Seconde
République. Relatif au colportage, l’arrêt, qui casse une décision de la Cour d’appel de

95. Samuel Sanchez, Les règlements…, op. cit., p. 528.


96. Op. cit., p. 529.
97. Idem
98. Idem. L’auteur expose que sur ce point, en 1851, un représentant de la Montagne, Bauchart, dépose une proposition pour aligner
le droit de pétition sur les autres droits de l’article 8 et donc de pleinement le rattacher à la citoyenneté. Il souhaite en conséquence
en exclure les femmes, les mineurs et les étrangers.
99. Sirey 1848, partie III, p. 110.
100. Samuel Sanchez, Les règlements…, op. cit., p. 523. Cette disposition est toujours en vigueur dans l’actuel règlement de
l’Assemblée nationale.
101. Op. cit., p. 533.
102. Cette responsabilisation est d’autant plus importante que le fait d’apposer des fausses signatures sur une pétition est constitutif
du crime de faux, la Cour de cassation jugeant que le préjudice, élément constitutif du faux criminel, se trouve dans l’atteinte portée
ainsi au droit de pétition et à la dignité de l’Assemblée nationale (Cass crim, 19 septembre 1850). Sirey 1850, Partie I, p. 753 et s.
103. Sirey 1850, Partie I, p. 495.

56
Nancy104, précise que l’activité de faire signer une pétition ne peut être assimilée à du
colportage, et qu’en conséquence celui qui s’y livre ne peut être condamné pour ne pas
avoir demandé d’autorisation à l’administration pour recueillir des signatures. Comme
l’explique l’avocat général Plougoulm, qui conclut à la cassation, « peut-on prétendre que
le sieur Oudin ait colporté, dans le sens rigoureux du mot, la pétition qu’il présentait à la
signature des habitants de la commune de Bouxier ? Non ; il usait d’un droit que la
Constitution garantit à tout citoyen, le droit de pétition ; or, dans l’exercice d’un droit, on
ne peut trouver le caractère d’un délit »105.

Et en aval du dépôt, pour éviter que les pétitions déposées restent lettre morte, l’article
95 du règlement de l’Assemblée législative, reprenant une disposition du règlement de
la Chambre des députés de 1839 (article 82), oblige la commission des pétitions à faire
chaque semaine un rapport sur celles qu’elles a reçues. Mais dans la réalité ce délai
d’une semaine n’est jamais tenu du fait du nombre important de pétitions, certaines
étant ainsi rapportées qu’au bout de plusieurs mois, voire jamais106. Si on refuse en 1850
une proposition qui imposerait 2 h par semaine de débat obligatoire sur les pétitions à
l’Assemblée, l’article 92 du règlement permet cependant de renvoyer celles qui ont pour
but une proposition de loi directement à la commission compétente sans passer par la
commission des pétitions, et l’article 94 permet à l’Assemblée de se prononcer, sans
débat, sur la priorité à accorder à l’égard d’une d’entre elles107.

Le droit de pétition jouit donc d’une véritable reconnaissance, tant par la Constitution
que par les règlements des Assemblée et la jurisprudence. Sa facilité d’usage est réelle, et
il va beaucoup servir pour mobiliser politiquement durant cette période. Il convient
malgré tout de souligner le vice fondamental et évident qui l’entache. S’il est certes un
droit de mobilisation et de plainte, qui peut attirer l’attention du législateur, ce dernier
ayant l’obligation d’examiner les pétitions, il demeure qu’au titre de l’article 35 de la
constitution108 , les représentants, dans la tradition française, n’ont pas de mandat
impératif. Ils sont donc libres, une fois les pétitions examinées, de faire ce que bon leur
semble de ces dernières, et il est même dans leur intérêt de ne pas favoriser un droit qui
peut faire ombre à leur pouvoir. Samuel Sanchez résume ainsi : « le fait pétitionnaire
apparaît donc dépendant de l’Assemblée et de la procédure observée. Derrière des
conditions libérales de recevabilité et une apparence de régularité, la Législative, plus que
la Constituante, se préserve son autorité contre une forme concurrente d’expression de la
souveraineté populaire. » 109 . En outre, l’exercice de ce droit peut être altéré par
l’intervention de l’administration, qui, si comme vu précédemment, ne peut empêcher
quelqu’un de se livrer au pétitionnement en l’assimilant à un colporteur, peut à l’inverse
mettre tous ses moyens pour favoriser une campagne, comme ce fut le cas en 1851 à
propos de la révision constitutionnelle110.
Ce droit, qui semble être un moyen d’éviter de nouvelles révolutions111, est également
un moyen de canaliser les aspirations associationistes qui ne pouvaient être

104. Sirey 1850, Partie II, p. 248.


105. Sirey 1850, Partie I, p. 495.
106. D’après Samuel Sanchez il ne s’agit cependant que de pétitions mineures, op. cit., p. 533.
107. Cette disposition n’est pas une nouveauté de la Seconde République, cependant le règlement de l’Assemblée constituante ne
l’avait pas reprise, à l’inverse de celui de la Législative.
108. « Article 35. – Ils ne peuvent recevoir de mandat impératif. » À propos des représentants.
109. Op. cit., p. 534.
110. Samuel Sanchez relève ainsi que le 21 juillet l’Assemblée vote un ordre du jour critique contre l’administration, qui a usé de son
influence pour exciter les citoyens au pétitionnement ». op. cit. p. 525.
111. Dans cette logique, 10 ans après la fin de la République, Edouard Laboulaye écrit « en Angleterre on rédige une pétition, signée
du pays tout entier. La révolution se fait sans coups de feu, sans désordres et sans misères. Il suffit de quelques feuilles de parchemin », E.

57
satisfaites112 . Les conservateurs et les libéraux des deux assemblées ont choisi, en
conséquence, de favoriser son exercice. Ce droit est néanmoins allé jusqu’au bout de ses
limites. Cette « forme juridique de la résistance à l’oppression »113 n’est en fait qu’une
« barricade de papiers »114 . En d’autres termes, il y a impossibilité des pétitionnaires
d’imposer une décision aux autorités politiques. La meilleure preuve est donnée, avec
les deux grandes campagnes de 1850 et 1851, qui se terminent in fine par le rejet des
demandes des pétitionnaires115.

Et s’il venait l’idée aux pétitionnaires, devant l’échec de leur barricade de papiers, de
dresser de véritables barricades dans les rues pour faire valoir leurs demandes, tout est
prévu juridiquement pour combattre et réprimer ces fauteurs de troubles.

Section 2/ La sanction du désordre

L’histoire de la Seconde République est celle de secousses révolutionnaires assez


récurrentes. La Législative a elle aussi droit à son baptême révolutionnaire avec la
journée du 13 juin, qui est doublée d’une forte insurrection à Lyon le 15 juin. Pour faire
face aux futurs troubles, elle va très vite, pour rendre opérationnel l’article 106 de la
Constitution, légiférer sur l’état de siège et organiser de manière définitive son régime.
Elle valide la compétence très large des autorités militaires en temps de crise (§1).
L’une des conséquence de cette loi est la compétence dérogatoire donnée aux conseils
de guerre pour juger des civils, ce dernier point souligne la répression judiciaire
spécifique qui s’abat sur les ennemis de l’ordre (§2).

§1/ La loi du 9 Aout 1849 sur l’état de siège

Alors que l’opposition l’apostrophe pendant la présentation qu’il fait de son texte en lui
criant « c’est une loi de dictature militaire que vous faites ! » Le ministre de l’intérieur
Jules Dufaure répond : « oui, c’est une dictature, mais une dictature parlementaire. Contre
le droit imprescriptible qu’a une société de se sauvegarder, il n’y a point de droits
individuels qui puissent prévaloir. Il est des nécessités impérieuses qui sont les mêmes pour
tous les gouvernements »116 . L’intensité du débat et le choix du vocabulaire, assumé par le
ministre qui présente le projet, peut laisser entrevoir les enjeux importants que porte
cette loi du 9 aout 1849 sur l’état de siège117 en matière de libertés publiques, et
également jusqu’où les conservateurs sont prêts à aller pour défendre l’ordre.

Laboulaye, L’État et ses limites, suivi d’essais politiques sur Alexis de Tocqueville, l’instruction publique, les finances, le droit de pétition,
Paris, Charpentier Libraire-Éditeur, 1863, p. 232.
112. Nous émettons ici une hypothèse.
113. Expression de Marcel Richard utilisée dans sa thèse sur le droit de pétition, cité par Samuel Sanchez, op. cit., p. 524.
114. Pour reprendre le titre de l’article précédemment cité en note de François Jarrige.
115. Ces échecs sont cependant à fortement relativiser. En ce qui concerne l’abrogation de la loi électorale de 1850, on le verra, une
dynamique forte semblait la condamner si la République s’était maintenue quelques mois supplémentaires, la loi subissant déjà une
modification à la toute fin 1851 abaissant les conditions fixées pour être électeur. Pour ce qui est de la révision constitutionnelle, il
est utile de rappeler que l’Assemblée vote très majoritairement pour, mais sans atteindre la majorité qualifiée. Enfin, un esprit taquin
ou bonapartiste, c’est selon, pourrait au contraire objecter de la réussite totale de ces campagnes pétitionnaires, le coup d’État
permettant et de rétablir le suffrage universel, et de prolonger le pouvoir de Louis-Napoléon ; c’est à dire de faire droit, certes à la
hussarde, aux deux grandes demandes des pétitionnaires.
116. D’après Tocqueville, Souvenirs, op. cit, p. 341
117. Sirey 1849 Partie III, p. 105 et s. Il est à noter que par une loi du même jour, l’état de siège est levé en ce qui concerne Paris,
Sirey 1849 Partie III, p. 111.

58
Mais avant d’adopter cette loi, la Législative est confrontée comme on le sait à la
mobilisation du 13 juin, qui l’oblige déjà à mettre Paris en état de siège118. Un problème
juridique se pose donc à l’Assemblée, car si l’état de siège est bien inscrit dans la
Constitution à l’article 106, la loi devant l’organiser n’est pas encore prise.
Contrairement à la période Cavaignac de l’année précédente, ce ne sont plus des
autorités provisoires ou transitoires, qui plus est, revêtues du pouvoir constituant ou de
son habilitation, qui agissent, mais des pouvoirs constitués, qui doivent s’inscrire dans
un ordonnancement juridique, celui de la Constitution du 4 novembre 1848. Or ce
dernier n’a donc pas encore organisé la question.

Pour pallier cette carence de texte, l’Assemblée demande un avis au Conseil d’État,
rendu le 21 juin119. Cet avis indique que tant qu’une loi n’est pas intervenue en la
matière (c’est nous qui soulignons à chaque fois), « la législation actuelle sur l’état de
siège doit continuer à être appliquée »120, que dans cette situation « la dévolution des
pouvoirs administratifs à l’autorité militaire est absolue et illimitée ; mais que, dans tous
les cas où cette autorité n’a pas réclamé l’exercice de ces pouvoirs, ils continuent, en vertu
d’une délégation tacite, à être exercés par les magistrats administratifs »121. De même, en
ce qui concerne les pouvoirs judiciaires «les tribunaux ordinaires, pour les délits qui sont
de leur compétence, d’après les règles du droit commun, conservent leur juridiction tant
que l’autorité militaire ne les en a pas dessaisis »122. Et pour ce qui est de l’étendue des
pouvoirs de l’autorité militaire, « elle peut procéder à l’enlèvement des armes, à des visites
domiciliaires, à l’éloignement des personnes dangereuses, et empêcher les publications et
les réunions qui seraient de nature à entretenir le désordre et l’agitation ; que, plusieurs de
ces mesures ayant été prises en 1848, l’Assemblée constituante a passé à l’ordre du jour sur
les réclamations auxquelles elles avaient donné lieu »123. On constate donc aisément que le
Conseil d’État valide la vision de l’état de siège post Cavaignac, c’est-à-dire en ce qui
concerne les attributions juridictionnelles, la caducité de la jurisprudence Geoffroy de
1832, ou autrement dit la possibilité de faire passer des civils devant des conseils de
guerre ; et en ce qui concerne les pouvoirs dont jouit l’autorité militaire, on leur
reconnaît une puissance presque infinie, puissance qui a été validée comme l’avis
l’indique par l’Assemblée en 1848. La seule limite que donne cet avis pour l’exercice de
ces pouvoirs, est assez classique pour ce genre de législation, c’est celle de la nécessité, «
le devoir du Gouvernement est d’user de ces droits toutes les fois que l’intérêt de l’état
l’exige, mais seulement dans le cas d’une nécessité évidente et dans les limites de cette
nécessité »124 , limite somme toute bien maigre d’un point de vue juridique car in fine,
comme le note François Saint-Bonnet dans son étude sur l’état d’exception, «l’évidente
nécessité relève du sentiment esthétique. D’où son autonomie »125 .

Cependant, si cet avis peut éclairer sur le régime juridique auquel doit être soumis l’état
de siège, provenant du Conseil d’État, quelle valeur lui donner, sachant qu’il n’est même

118. Sirey 1849 Partie III, p. 73. Le texte dans son article 2 donne de larges prérogatives au Président de la République, qui peut
étendre la mesure aux villes « dans lesquelles semblables insurrections éclateraient. », ce qu’il fait pour Lyon par décret du 15 juin,
Sirey 1849 Partie III, p. 74. Cette ville étant un véritablement foyer révolutionnaire, ce dernier ne sera jamais levé.
119. Sirey 1849, Partie III, p 76.
120. Idem
121. Idem
122. Idem
123. Idem
124. Idem
125. François Saint-Bonnet, L’Etat d’exception, op. cit., quatrième de couverture. Cette évidence permet également de faire échapper
la déclaration de la nécessité au choix du pouvoir politique. Mais ce dernier n’est-il pas le plus à même de créer les conditions
propices à faire émerger ce « sentiment esthétique » de nécessité, justifiant l’État l’exception ?

59
pas publié au bulletin officiel ? Le commentaire qu’en fait Joseph-Pierre Chassan laisse
voir toutes les réserves qu’on peut avoir contre ce texte, il est extrêmement critique et
acide à son propos, « il est assez difficile de déterminer le caractère légal de ce document.
La Constitution de 1848 ne donne pas au conseil d‘état le droit d’interpréter la loi. C’est une
espèce de consultation demandée par le ministre de l’intérieur à un corps constitué, qui a
bien voulu répondre, mais aurait pu et dû peut-être s’en abstenir ; car l’acte qu’on lui a
demandé ne rentrait pas dans ses attributions. Comme expression d’une opinion, ce
document a de la gravité ; comme décision, il n’en a aucune »126.

Ainsi, n’ayant qu’un texte, qui n’était qu’un avis, et en outre, un avis dont on discute de la
légitimité et de la légalité, pour organiser l’état de siège, il a paru préférable au
Gouvernement de faire prendre au plus vite une loi organique pour régir cette situation.
C’est ce qui est fait le 9 aout (la loi est adoptée par 419 voix contre 153). Néanmoins, le
projet du Gouvernement ayant été rédigé par le Conseil d’État, on ne s’étonnera pas que
la loi finalement adoptée s’inscrive totalement dans la vision précédemment présentée
de l’état de siège. Le Conseil vient d’ailleurs apporter pendant l’élaboration du projet ses
justifications sur certains points de droit, et notamment sur la compétence polémique
des juridictions de guerre sur les civils durant l’état de siège. Dans le rapport que le
conseiller d’état Boudet fait à destination du Président de la République127, celui-ci écrit
à propos de la jurisprudence Geoffroy que « la doctrine de la Cour de cassation est
uniquement fondée sur le silence de la Charte, qui abroge tacitement les dispositions des
lois et décrets sur l’état de siège, parce qu’elles sont contraires à sa propre disposition sur
le droit des citoyens d’être jugés par leurs juges naturels. Si la Charte eût mentionné ou
réservé l’état de siège, elle l’eût par cela même maintenu et fait revivre par exception aux
droits contraires qu’elle assurait d’une manière générale à tous les citoyens »128, et de
conclure : « Ces arrêts de la Cour de cassation n’avaient de valeur que sous le régime de la
Charte : ils ne peuvent plus être invoqués sous l’empire de la Constitution actuelle, qui
réserve et admet l’état de siège, en laissant à la loi organique le soin de le régler»129 . C’est
sur l’article 8 de la loi, qui transpose cette vision des choses, que le débat parlementaire
va le plus faire rage130, soulevant également le problème de la constitutionnalité de cette
dernière disposition131, et par la même celui du contrôle de constitutionnalité de la loi
(cf. infra).

126. J-P Chassan, Loi sur la presse depuis le 24 février 1848, op. cit., p.76 et s.
127. Cité entièrement dans le Sirey 1849 Partie III, p. 105 et s.
128. Sirey 1849 Partie III, p. 106
129. Idem
130. Sur ce dernier voir le développement que lui consacre François Saint-Bonnet dans son ouvrage sur l’État d’exception, le débat
sur cet article est pour cet auteur l’occasion de voir les tenants de chacun des deux adages antagoniques relatifs à l’état d’exception
(nécéssité fait loi contre nécessité n’a point de loi) s’opposer alors. François Saint-Bonnet, L’Etat d’exception, op. cit., p. 362 et s.
131. Sur le fond du débat (nous reprenons ici l’exposé qu’en fait Fançois Saint-Bonnet dans l’ouvrage précédemment cité),
Charamaule et Grévy, qui s’opposent à l’article 8, avancent que le pouvoir constituant n’a pas autorisé par son article 106 de
dérogation à l’article 4, qui est selon Charamaule « un principe de droit public, de droit constitutionnel, de droit général, car c’est le
maintien des garanties constitutionnelles les plus importantes », et qu’ainsi on ne peut pas dire que par « l’article 106, on se serait
réservé le droit de supprimer ce principe », et de même pour Grévy « si vous voulez vous réserver le droit de créer des tribunaux
extraordinaires, il fallait le dire lors du vote de la constitution : aujourd’hui, il est trop tard ». Dufaure opine logiquement d’une
interprétation différente, pour lui « Ceux qui ont fait la constitution ont très bien compris que l’article 106 entraînait une dérogation
nécessaire, mais qui devrait être déterminée par une loi organique, aux règles générales et usuelles du droit commun ». Le débat est
donc de savoir qu’elle a été la volonté du pouvoir constituant en constitutionnalisant l’état de siège sans en déterminer les règles.
Nous émettons l’hypothèse que le pouvoir constituant, qui en tant qu’autorité provisoire et pouvoir législatif, a donné quitus à
Cavaignac en le maintenant aux affaires tout en le félicitant après l’exercice de sa dictature en juin, et surtout en validant le 27 juin la
compétence des conseils de guerre sur les civils, a parfaitement intégré la nouvelle acception juridique désormais accordée à l’état
de siège. Il laisse cependant libre le législateur, s’il le souhaite, de continuer à garantir certains droits durant l’usage de ce dispositif.
C’est le raisonnement que tient la Cour de cassation dans ses deux arrêts sur le sujet en 1851 (Cf. infra). Cette hypothèse est à notre
sens, en outre, totalement validée par l’article 88 de la Constitution qui dispose que les « conseils de guerre (…) conservent leur
organisation et leurs attributions actuelles jusqu’à ce qu’il y ait dérogé par une loi ». Or, la veille de l’adoption de la Constitution, le 3
novembre, un arrêt de la Cour de cassation (cf. infra) a confirmée la compétence des conseils de guerre pour les insurgés de juin, en
disposant qu’elle était consacrée par le décret du 27 juin de l’Assemblée nationale. Le jour de l’adoption de la Constitution, la

60
La loi132, est la suivante, elle règle dans son chapitre Ier les cas où l’état de siège peut
être déclaré (Article 1), il s’agit de périls imminents pour la sécurité intérieure ou
extérieure de l’État. Le chapitre 2 est relatif aux formes de la déclaration de l’état de
siège.

En principe, cette déclaration relève à titre exclusif de l’Assemblée nationale (Article 2) ;


elle désigne les communes, les arrondissements ou départements auxquels l’état de
siège s’applique ou peut être étendu. Il y a cependant des exceptions à ce principe, dans
le cas de prorogation de l’Assemblée nationale, le Président de la République peut
déclarer l’état de siège « de l’avis du conseil des ministres » (Article 3) ; dans ce cas, le
Président doit immédiatement informer la commission de permanence et « selon la
gravité des circonstances », convoquer l’Assemblée nationale. La prorogation de
l’Assemblée cesse d’ailleurs de plein droit lorsque Paris est déclaré en état de siège. Il
appartient à l’Assemblée, dès qu’elle est réunie, de maintenir ou de lever l’état de siège.
Dans les colonies françaises, la déclaration d’état de siège est faite par le gouverneur, qui
doit en rendre compte immédiatement au Gouvernement (Article 4). Dans les places de
guerre et ports militaires, soit de la frontière, soit de l’intérieur, la déclaration de l’état
de siège peut être faite par le commandement militaire, selon les prévisions de la loi du
10 juillet 1791 et du décret du 24 décembre 1811 ; il doit également en rendre compte
(Article 5). Dans les deux précédentes hypothèses, si le Président ne croit pas devoir
lever l’état de siège, il en propose sans délai le maintien à l’Assemblée (Article 6).

Les effets de l’état de siège sont énumérés au chapitre 3, s’inscrivant dans la logique qu’a
défendue le Conseil d’Etat. Les pouvoirs dont l’autorité civile est revêtue pour le
maintien de l’ordre et de la police passent tout entier à l’autorité militaire. L’autorité
civile continue néanmoins à exercer ceux de ses pouvoirs dont l’autorité militaire ne l’a
pas dessaisie (Article 7). Les tribunaux militaires peuvent être saisis de la connaissance
des crimes et délits contre la sûreté de la République, contre la constitution, contre
l’ordre et la paix publique, quelle que fût la qualité des auteurs principaux et des
complices133 (Article 8). L’autorité militaire dispose en outre de certains droits spéciaux
et exceptionnels (article 9) ; elle peut : 1° faire des perquisitions de jour et de nuit dans
le domicile des citoyens ; 2° éloigner les repris de justice et les individus qui n’ont pas
leur domicile dans les lieux soumis à l’état de siège ; 3° ordonner la remise des armes et
munitions et procéder à leur recherche et à leur enlèvement ; 4° interdire les
publications et les réunions qu’elle juge de nature à exciter ou à entretenir le désordre.
Dans les places de guerre et postes militaires, les effets de l’état de siège continuent de
plus à être déterminés par les dispositions de la loi du 10 juillet 1791 et du décret du 24
décembre 1811 (Article 10). Vient ensuite un article, « sorte de coup de chapeau à la
liberté »134, et qui précise que les citoyens continuent nonobstant l’état de siège à
exercer tous ceux des droits garantis par la constitution dont la jouissance n’est pas
suspendue en vertu des articles précédents (Article 11) ; en somme un lot de

compétence des conseils militaires en matière d’état de siège est donc parfaitement établie. Dès lors le législateur de juin 1849 n’a
pas violé la Constitution en confirmant cette compétence. Le législateur est cependant libre de pouvoir y revenir.
132. Nous reprenons le descriptif que fait de la loi Paul Bastid, Doctrines et institutions… Op. cit., p. 221-222.
133. Il est à noter ici que le projet du gouvernement comptait initialement une exception pour les délits commis par voie de presse.
En effet, il prévoyait que « sauf le cas de complicité avec les auteurs de crimes ou délits déférés à la juridiction militaire, la connaissance
des délits commis par la voie de la presse continuera d’appartenir au jury », la commission d’examen du texte a finalement durci la loi
en retirant cette exception, ce que le gouvernement valide.
134. Paul Basid, op. cit., p. 222.

61
consolation pour les libéraux à la portée juridique faible. Enfin un dernier chapitre
concerne la levée de l’état de siège.

L’Assemblée nationale a seule le droit de la décider lorsque l’état de siège a été déclaré
ou maintenu par elle (Article 12). Néanmoins, en cas de prorogation de l’Assemblée, ce
droit appartient au Président. L’état de siège proclamé par l’autorité exécutive peut être
levé par le Président tant qu’il n’a pas été maintenu par l’Assemblée nationale, et, dans
les colonies, par le gouverneur aussitôt qu’il pense la tranquillité suffisamment rétablie.
Après la levée de l’état de siège, les tribunaux militaires continuent d’ailleurs à connaître
des crimes et délits dont la poursuite leur a été déférée (Article 13).

On le constate, la potentielle dictature parlementaire promise par Dufaure est bien là sur
le principe135, même si l’on aperçoit le rôle non négligeable (et logique) du Président de
la République dans la procédure. Mais selon le rapport Boudet, le rôle central de
l’Assemblée est une garantie primordiale, plus efficace que d’élaborer une casuistique
des situations nécessitant l’état de siège, en effet « la garantie contre l’abus de l’état de
siège n’est pas dans la définition plus étroite des cas qui peuvent le provoquer ; elle est tout
entière dans la haute responsabilité de l’Assemblée nationale, qui peut seule, (…) déclarer
l’état de siège » 136 . Dans une vision schmittienne des choses, l’Assemblée est
véritablement la gardienne de la Constitution et de l’État, elle est le souverain, puisque
c’est elle qui décide de l’état d’exception. Et une fois l’état de siège déclenché, une fois
que l’Assemblée utilise une prérogative qui dérive du « plus incontestable et du plus sacré
de tous les droits, celui de la conservation et de la légitime défense »137 , les ennemis de
l’État perdent la jouissance de tout droit constitutionnel qui leur permettrait de
s’opposer ou de gêner la puissance de l’État, qui veut reprendre son monopole sur la
violence légitime en annihilant le plus efficacement possible les insurgés.

Et dans ces droits, se trouve celui de ne pas être distrait de ses juges naturels, posé par
l’article 4 de la constitution. L’ennemi de l’Etat, privé de ce dernier, devient alors
justiciable des conseils de guerre, qui constituent l’un des piliers de la répression
judiciaire des ennemis de l’ordre sous la Seconde République.

§2/ La répression des « ennemis de l’ordre »

Alors que la Constitution dispose non seulement dans son article 4 que nul ne peut être
distrait de ses juges naturels, mais aussi dans son article 83 que le jury est toujours
compétent en matière de crime ou délit politique, c’est en réalité un tout autre droit
processuel qui s’applique pour les ennemis de l’ordre. Pour réprimer les fauteurs de
troubles le pouvoir a vite recours, sous la Seconde République, aux conseils de guerre.
Cette solution pouvait sembler provisoire, mais la Législative sanctuarise comme il vient
d’être dit leur compétence en période de crise avec la loi du 9 aout 1849. Celle-ci
appréciée de manière large, ils deviennent les véritables juridictions de principe pour
les fauteurs de troubles (A). À côté de ces juridictions militaires, la Constitution du 4
novembre va créer une nouvelle juridiction, qui, sur renvoi de l’Assemblée, peut juger

135. Alors qu’à l’inverse, dans la Constitution de 1958, aux termes de l’article 36, l’exécutif a le monopole pour décréter l’état de
siège (ou d’urgence), le parlement n’intervenant que pour le prolonger au delà de 12 jours.
136. Sirey 1849 Partie III, p. 107.
137. Pour reprendre les termes du rapport du représentant Fourtanier, présenté au nom de la commission chargée de l’examen du
projet de loi, cité par le Sirey, Sirey 1849, Partie III, p. 108 et s.

62
toutes les personnes prévenues de crimes, attentats ou complots contre la sûreté
intérieure ou extérieure de l’État, la Haute Cour de justice, et dont la Législative va se
servir pour juger les auteurs du mouvement du 13 juin (B). Enfin, une fois la justice
d’exception rendue, la Législative va se préoccuper d’organiser le sort de ses nombreux
prisonniers politiques (C).

A/ Les conseils de guerre

Alors que la Seconde République doit être une rupture libérale avec la Monarchie de
juillet, s’il y a rupture dans le domaine de la justice d’exception, c’est vers plus de
répression. Les conseils de guerre, réorganisés par un décret tardif du 3 mai du
Gouvernement Provisoire138, sont constamment utilisés sous la nouvelle République, y
compris sous la Législative, alors que sa législature s’inscrit dans une période moins
insurrectionnelle, nonobstant les troubles de juin 1849. Une compétence large est
donnée aux conseils de guerre. Elle n’est circonscrite ni ratione loci, ni ratione temporis
au lieu et à la période d’un état de siège. Elle l’est seulement ratione materiae, les
conseils connaissant de tout acte ayant un lien avec un trouble ayant justifié la mise en
place de l’état de siège. Cette compétence ratione materiae est en outre appréciée de
manière très large par la Cour de cassation, qui valide systématiquement la compétence
des conseils de guerre.

Une première fournée de trois arrêts, rendus avant la Législative, et relatifs aux conseils
de guerre mis en place durant et après les journées de juin 1848139, donne le ton sur
cette omnipotence des juridictions militaires. Le 12 octobre 1848 140 la Cour de
cassation, se fondant sur la règle que le principe de la non-rétroactivité des lois ne
s’applique qu’au fond du droit et non aux lois de procédure et d’instruction, juge qu’en
cas de déclaration d’état de siège, la juridiction militaire, substituée à la juridiction
ordinaire, est compétente pour connaître même des faits antérieurs à la déclaration
d’état de siège, mais se rattachant aux circonstances qui ont motivé cette mesure.
Ensuite, par une décision en date du 3 novembre 1848141, la Cour de cassation reconnaît
pleinement et sans réserve la compétence des conseils de guerre pour juger des insurgés
civils. Elle déclare un pourvoi en cassation, contre une décision d’un de ces conseils,
irrecevable au motif que les civils condamnés par les conseils de guerre ne peuvent
attaquer l’arrêt de condamnation que pour cause d’excès de pouvoir, et non
d’incompétence, comme ils le faisaient, leur compétence étant consacrée formellement
par le décret de l’assemblée du 27 juin 1848. Enfin, par une autre décision en date du 9
mars 1849142, la Cour de cassation juge que les conseils de guerre sont compétents pour
connaître des actes relatifs à l’insurrection de juin, y compris ceux qui, détachables de
cette dernière et qui constitueraient par eux-mêmes des crimes particuliers ou de droit
commun, en l’occurrence un assassinat, n’en constituent pas moins une aggravation de
la rébellion. Dans le même arrêt, elle précise que l’article 5 de la Constitution, qui abolit
la peine de mort en matière politique, ne profite qu’aux crimes purement politiques et
non aux crimes de droit commun connexes avec des crimes politiques, et qu’en

138. Sirey 1848 Partie III, p. 66-67. Cette réforme se préoccupe de donner un peu plus de stabilité aux commissaires du
Gouvernement, rapporteurs et greffiers près les conseils de guerre et de révision. Il reste cependant nommés et révoqués ad nutum
par le ministre de la guerre (article 1).
139. Il ne faut pas oublier que Paris reste en état de siège jusqu’au 19 Octobre 1849.
140. Cette rétroactivité vise notamment des actions s’étant déroulées le 23 juin, Sirey 1848, Partie I, p. 641.
141. Sirey 1849 Partie I, p. 209 et s.
142. Sirey 1849 Partie I, p. 209 et s.

63
conséquence, la peine capitale continue d’être applicable à un assassinat commis par des
insurgés politiques. L’importance de ce dernier arrêt, sur une espèce qui avait fait grand
bruit143 , réside dans le fait que les conseils de guerre peuvent prononcer la peine
capitale, alors que la matière politique qu’ils semblent devoir traiter, exclut
normalement une pareille peine. C’était d’ailleurs l’argumentation de la défense, lors du
pourvoi en Cassation. Pour celle-ci de deux choses l’une : ou bien le crime qui était
imputé aux accusés, quoique commis au milieu d’une insurrection populaire, conservait
son caractère de droit commun, et le conseil de guerre n’était pas compétent, ou bien ce
crime était lié à l’insurrection, et avait un caractère de crime politique, contre lequel on
ne pouvait prononcer la peine de mort. La Cour tranche dans le sens inverse. On le
constate donc, le juge judiciaire, classiquement considéré comme un gardien des
libertés, valide sans la moindre réserve la compétence matérielle large des conseils
militaires.

Ils sont d’autant plus renforcés que l’article 88 de la Constitution du 4 novembre


constitutionnalise leur existence. Les conseils de guerre, qui forment un type de
juridictions aux compétences et procédures les plus souples, mais aux décisions les plus
fermes 144 , constituent donc l’outil idéal pour un gouvernement et une assemblée
conservatrice pour réprimer le désordre. Et ce fut bien le cas sous la Législative où il va
être fait un usage récurrent de ces conseils145.

Surtout que la Cour de cassation va continuer de confirmer sans quasiment aucune


réserve le régime exorbitant de ces conseils, et notamment leurs compétences aux
limites de plus en plus invisibles. Dans deux arrêts rendus les 5 et 12 juillet 1850146, à
propos d’états de siège dans les colonies, si la Cour reconnaît la possibilité à un conseil
de guerre de poser une question sur les circonstances atténuantes, l’omission d’une telle
question ne constitue pas un excès de pouvoir qui puisse autoriser le pourvoi en
cassation contre le jugement du conseil. La Cour réitère également sa jurisprudence
posée l’année précédente selon laquelle la juridiction militaire, substituée à la juridiction
ordinaire, est compétente pour connaître même des faits antérieurs à la déclaration de
l’état de siège, mais se rattachant aux circonstances ayant motivé cette mesure. Un léger
recul est cependant observable, contrairement à la décision du 3 novembre 1848, la
Cour admet recevable le pourvoi en cassation d’un civil pour cause d’incompétence du
conseil de guerre. Et dans ce sens, s’agissant d’une autorité administrative, en
l’occurrence le gouverneur de la Guadeloupe, qui a déclaré l’état de siège, la Cour vérifie,
pour savoir si la juridiction militaire était bien compétente, si le gouverneur n’a pas
excédé les attributions qu’il tenait de la loi, ce à quoi elle répond par la négative147. Ce
léger recul ne doit cependant pas éclipser la dynamique générale. Dans un autre arrêt,
du 21 septembre 1850148, toujours avec une espèce dans un contexte colonial, la Cour
confirme la compétence de la juridiction militaire pour connaître des éléments
antérieurs à la déclaration de l’état de siège. Mais ici c’est l’espèce qui fait la

143. L’assassinat du général Bréa et de son aide de camp le capitaine Mangin, par les insurgés alors qu’ils étaient venus parlementer
avec eux le 25 juin.
144. Durant l’instruction de l’affaire Gent, le procureur général Gilardin déclare ainsi « Le juge militaire est plus ferme et celui qui
garantit le mieux la répression », cité par Marcel Dessal, Le Complot de Lyon et la résistance au coup d’État..., op. cit.,p. 8.
145. L’affaire Gent, en est une parfaite illustration, cf. infra.
146. Sirey 1850, Partie I, p. 564 et s.
147. Nous émettons l’hypothèse que c’est ce dernier élément, à savoir le cas d’un état de siège non pas décrété par le Président ou
l’Assemblée, mais par une autorité administrative déléguée, qui a poussé au revirement de jurisprudence de la Cour de cassation et à
l’acceptation du contrôle de la compétence de la juridiction militaire, pour in fine contrôler la validité de l’état de siège proclamé par
l’autorité administrative.
148. Sirey 1851, p. 70-71.

64
démonstration de la très large portée de cette compétence de la juridiction militaire,
puisque sont passibles du conseil de guerre des propos séditieux tenus huit jours avant
la déclaration de l’état de siège, propos qui, bien que ne se rattachant pas directement
aux crimes (des incendies) qui ont rendu nécessaire ladite déclaration, n’en sont pas
moins un des éléments du désordre moral et matériel qui la motive. Et sur la question des
règles procédurales souples des conseils de guerre, l’arrêt précise que le défaut de
publicité d’un jugement de conseil de guerre, et l’omission d’une question sur les
circonstances atténuantes, ne peuvent donner ouverture à cassation, même pour un
civil. Il n’y a là ni vice d’incompétence, ni excès de pouvoir du conseil de guerre.

Viennent enfin les deux arrêts de la Cour de cassation de 1851, Gauthier et Gent, mis en
lumière par Jean-Louis Mestre149, et qui effectuèrent les deux premiers (et derniers)
contrôles de constitutionnalité judiciaire de l’histoire constitutionnelle française150 . Si
cette question est traitée ultérieurement dans ce travail, il convient de noter dès à
présent le paradoxe significatif que ces décisions présentent. Si elles peuvent apparaître
comme étant un fort progrès de l’Etat de droit en permettant l’existence d’un contrôle
de constitutionnalité de la loi, en revanche sur le fond, elles ne font que confirmer, et
même, à vrai dire, surtout renforcer l’exorbitance des conseils militaires à un niveau
proche du non droit.

Déjà, il convient de souligner la spécificité de l’état de siège dans lequel s’inscrivent ces
deux affaires. Contrairement aux autres cas jusqu’ici abordés, il ne s’agit pas d’un état de
siège ponctuel pris à la suite de troubles, assez vite levé, ni d’affaires relevant du fait
générateur de la déclaration. C’est totalement l’inverse, ces arrêts concernent la région
Lyonnaise151, qui est en état de siège permanent depuis le décret du 15 juin 1849152. En
effet, les émeutes qui ont suivi celles de Paris en juin 1849 font craindre aux
conservateurs que Lyon, ville ouvrière à la réputation très nettement
insurrectionnelle153, soit devenue la nouvelle capitale de la révolution, maintenant que
Paris, par le canon, la prison ou le choléra, est purgée de ses classes dangereuses154. Ce
constat n’est pas foncièrement faux, en atteste le grand complot du Sud-est
précédemment évoqué, qui prend en partie pour appui la ville de Lyon. C’est donc ici
que la jeune Montagne155 vient faire du recrutement et structurer son réseau de sociétés
secrètes, son délégué sur place est Alphonse Gent. Il est au cœur de l’une des deux
affaires. Il est arrêté parce que les autorités finissent par le soupçonner de préparer ce
grand complot du sud-est. La raison pour laquelle il finit devant le conseil militaire,
présentée par Marcel Dessal, laisse entrevoir la manière assez libérale avec laquelle le
pouvoir utilise la justice militaire, « comme il fallait coûte que coûte obtenir une
condamnation, la question se posait de savoir devant quelle juridiction il convenait de
traduire les accusés pour être certain à l’avance du verdict. Dans un rapport au garde des
sceaux, (…), le Procureur général Gilardin donnait son avis à ce sujet. Réunir la Haute
Cour ? Cela présentait de sérieux inconvénients car, le complot n’ayant pas eu de

149. Jean-Louis Mestre, Le contrôle de la constitutionnalité de la loi par la Cour de cassation sous la Seconde République, in Renouveau
du droit constitutionnel. Mélanges en l'honneur de Louis Favoreu, Paris, Dalloz, 2007, p. 291 et s. (Cf. Infra Titre III)
150. Plus précisément nous parlons d’un contrôle de constitutionnalité entier (et non pas seulement négatif, comme peut l’effectuer
sur sollicitation le juge depuis la QPC de 2008), d’une norme législative postérieurement prise à la Constitution.
151. À savoir Lyon et toute la circonscription de la sixième division militaire, soit 6 départements.
152. Sirey 1849 Partie III, p.74.
153. On pense notamment aux quatre révoltes des canuts, dont deux sous la Seconde République, menées par la société ouvrière des
voraces.
154. Cette logique va aboutir à la loi du 19 juin 1851, qui fait du préfet de Rhône également un préfet de police exerçant les mêmes
attributions que son homologue parisien. Sirey 1851 Partie III, p. 84.
155. On trouve, notamment dans l’affaire Gent, aussi l’appellation nouvelle Montagne.

65
commencement d’exécution, il semblait difficile d’avoir recours à une juridiction aussi
exceptionnelle (...). La Cour d’assises ? Mais le jury, surtout à Lyon, était bien capable de se
prononcer pour l’acquittement. Restait le conseil de guerre. C’était là une juridiction qui
convenait parfaitement à cette affaire. Il y avait bien un inconvénient, à savoir qu’il avait
été reconnu que Lyon n’était pas, ainsi qu’on l’avait affirmé au début, le “ centre moteur ”
du complot, mais cela n’avait qu’une importance relative »156 . De même, dans l’affaire
Gauthier, toujours dans la région lyonnaise157, on observe également avec quelle liberté
les autorités vont pouvoir saisir le conseil de guerre. C’est d’ailleurs, outre le contrôle de
constitutionnalité de la loi du 9 aout, l’enjeu juridique de cet arrêt de la Cour de
cassation. Relative à des faits se déroulant les 9 et 11 juillets 1850, Gauthier et ses co-
accusés ayant alors cherché à troubler la paix publique par des discours et des chants
proférés dans des lieux publics, en excitant le mépris ou la haine des citoyens les uns contre
les autres ; l’affaire suit une procédure normale devant le pouvoir judiciaire, un arrêt
étant rendu par la chambre du conseil de la Cour d’appel de Grenoble le 17 aout
renvoyant les prévenus devant la Cour d’assises de la Drôme, pour une audience le 27
décembre. C’est à ce moment que les autorités militaires se décident alors pour tout
simplement évoquer l’affaire devant elles, en écrivant au Procureur général près la cour
de Grenoble le 17 décembre. Et par un arrêt du 20 décembre, non contradictoire, la Cour
d’assises de la Drôme se dessaisit de l’affaire.

Il a semblé utile de rappeler ces faits et ces procédures des deux affaires, tant elles
attestent que les conseils de guerre sont devenus véritablement les juridictions de droit
commun des ennemis de l’ordre, que les autorités, dans leur politique de répression,
favorisent. Et la Cour de cassation confirme dans ses deux arrêts cette vision. Dans
l’arrêt Gauthier du 15 mars 1851158, elle valide, d’une part que l’autorité militaire, en
vertu de la loi du 9 aout 1849, peut dessaisir les tribunaux ordinaires non seulement par
une mesure générale, mais aussi par une décision spéciale relative à une affaire
déterminée comme c’était là le cas, d’autre part que le dessaisissement peut être opéré,
bien qu’il y ait déjà renvoi en Cour d’assises, par un arrêt non attaqué en temps utile et
alors que l’assignation a été donnée en conséquence aux prévenus159 ; et enfin que la
décision par laquelle la Cour d’assises se dessaisit peut être prise sans qu’il soit
nécessaire d’entendre ou d’appeler les prévenus à l’audience. Quant à l’arrêt Gent du 17
novembre 1851160 , rendu deux semaines seulement avant le coup d’Etat161, on assiste là
à un véritable florilège de la Cour de cassation, faisant la démonstration que les
juridictions militaires s’inscrivent dans une légalité détachée de toute considération
juridique, c’est à dire un « droit du non droit », et que la juridiction suprême, sensée être
au sommet du pouvoir judiciaire, est en ce qui concerne la défense de l’ordre, qu’une
servile auxiliaire de l’exécutif. Dans cet arrêt est validée la compétence ratione materiae,
au final quasiment illimitée des conseils de guerre, puisqu’en ce qui touche les faits
tombant sous leur compétence, les civils, même résidant et arrêtés hors de l’étendue du
territoire soumis à l’état de siège, peuvent être jugés par eux. Surtout, en matière de
procédure (peut-on encore parler de procédure ?), la composition illégale d’un conseil

156. Marcel Dessal, Le Complot de Lyon et la résistance au coup d’État..., op. cit.,p. 8.
157. Entendue largement, les faits incriminés se produisant dans la Drôme.
158. Sirey 1851 Partie I, p. 214 et s.
159. La Haute Cour de justice juge de même en ce qui la concerne, cf. infra.
160. Sirey 1851 Partie I, p. 707 et s.
161. Cette proximité avec le coup d’état justifie, selon Jean-Louis Mestre, la faible notoriété de ces arrêts, il explique que « leur
reproduction au Sirey et au Dalloz de 1851 n’a pas été accompagnée de longs commentaires, vraisemblablement parce que cette
parution s’est effectuée après le coup d’État du 2 décembre 1851, qui a entraîné la disparition de la IIe République, l’établissement d’un
régime surveillant fort strictement les publications de toutes sortes et confiant au Sénat rétabli le contrôle de la constitutionnalité des
lois ». Jean-Louis Mestre, Le contrôle de la constitutionnalité de la loi par la Cour de cassation…, op. cit., P. 292.

66
de guerre ne peut donner ouverture à cassation, car il n’y a là ni incompétence, ni excès
de pouvoir. Il en est de même des irrégularités ou vices de forme existants dans le
jugement du conseil de guerre, et du défaut de motifs, ou du défaut de communication
avant l’audience de dépositions de témoins entendus par suite d’une commission
rogatoire ; de la lecture, en début des débats, d’un réquisitoire contre le prévenu, dit de
convocation, qui contient en outre des faits nouveaux sur lesquels les accusés n’auraient
pas été en mesure de se défendre. En ce qui concerne la peine prononcée, qui est
extrêmement lourde puisqu’il s’agit tout de même de la déportation simple qui doit être
subie sur l’une des Îles Marquises, cette dernière est applicable aux condamnés pour
complot commencé avant la loi qui l’instaure, et qui s’est poursuivi depuis cette loi ; il
n’y a pas là d’effet rétroactif pour la Cour. Enfin, le principe, pourtant assez fondamental
en droit pénal162, de l’indivisibilité des débats criminels quand il existe plusieurs auteurs
d’un même délit, ne trouve pas à s’appliquer avec les conseils de guerre. Si sur le fond la
Cour juge que l’annulation d’un jugement de conseil de guerre pour vice de procédure à
l’égard d’un condamné, ne profite pas aux autres à l’égard desquels ce vice ne se
rencontrait pas, elle dispose également, que quand bien même ce principe
d’indivisibilité trouverait à s’appliquer, il n’est pas un moyen recevable en cassation
contre une décision d’un conseil militaire.

Compétences larges et potentiellement illimitées, droit d’évocation, validation constante


des légèretés procédurales par la Cour de cassation, rétroactivité du droit appliqué,
fermeté des décisions, telles sont les grandes lignes qui caractérisent les conseils de
guerre, véritables « juges de droit commun de l’état d’exception » et outils précieux pour
réprimer les ennemis de l’ordre. Mais cependant, cette juridiction n’a en général affaire
qu’aux exécutants, qu’à la masse défavorisée et anonyme des insurgés, même si des cas
comme celui d’Alphonse Gent font exception163. Pour les affaires les plus spectaculaires,
les plus symboliques, qui concernent les grands mouvements ou événements, comme
l’attentat du 15 mai 1848 ou les journées de juin, et spécialement pour juger les
meneurs, notamment quand ils sont représentants du peuple, il y a une juridiction
d’exception à ces juges de droit commun de l’exception, c’est évidemment la Haute Cour
de justice.

B/ La Haute Cour de justice

Organisée par les articles 91 à 100 de la Constitution du 4 novembre 1848, la Haute Cour
de justice est donc en matière de répression du désordre l’exception plutôt que le
principe. Elle juge sans appel ni recours en cassation164, les accusations portées par
l’Assemblée nationale contre le Président de la République ou les ministres, mais
surtout elle est en charge de toute personne prévenue de crimes, attentats ou complots
contre la sûreté intérieure ou extérieure de l’État que l’Assemblée renvoie devant elle
(article 91), l’Assemblée décidant dans son décret de convocation dans quelle ville la
Cour tient ses séances165. Elle est composée de cinq juges et de trente-six jurés, les

162. Le juriste Faustin Hélie écrit que « la règle qui veut que tous les complices d’un même délit soient enveloppés dans une même
procédure et soumis à un même jugement est plus qu’une règle de procédure, c’est une règle de justice. », Faustin Hélie, Traité de
l’instruction cirminelle, tome V, Paris, Henri Plon, 1866, p. 526.
163. Mais comme dit précédemment c’est du fait d’un dossier particulièrement vide alors qu’on voulait sa culpabilité qu’il s’est
retrouvé devant le conseil de guerre, il aurait du normalement y échapper.
164. Est-ce si important ? On a bien vu l’inutilité de ce dernier pour les prévenus en ce qui concerne les conseils de guerre.
165. Seule exception à ce principe, le cas de l’article 68 de la Constitution où le Président de la République dissout, proroge ou met
obstacle à l’exercice du mandat de l’Assemblée. Dans ce cas les juges de la Haute Cour doivent se réunir immédiatement à peine de
forfaiture, et ils doivent convoquer les jurés dans le lieu qu’ils désirent pour procéder au jugement du Président et de ses complices.

67
premiers sont désignés annuellement par la Cour de cassation (qui nomme également
deux suppléants), et ils choisissent leur président, les seconds sont pris parmi les
membres des conseils généraux des départements (outre les 36 jurés, 4 suppléants sont
également nommés), sachant que les représentants du peuple ne peuvent en faire partie.
Les magistrats du ministère public sont désignés par le Président de la République, ou
dans le cas où c’est ce dernier ou l’un de ses ministres qui est mis en accusation, par
l’Assemblée nationale (article 92). C’est le président de la Cour d’appel, ou à défaut de
Cour d’appel, le président du tribunal de première instance du chef-lieu judiciaire du
département où siège la cour, qui tire au sort, en audience publique, le nom d’un
membre du conseil général (article 93). Si au jour indiqué pour le jugement, il y a moins
de soixante jurés présents, ce nombre est complété par des jurés supplémentaires tirés
au sort par le président de la Haute Cour parmi les membres du conseil général du
département où elle siège (article 94). Les jurés qui ne produisent pas d’excuse valable
sont condamnés à une amende de mille à dix mille francs, et à la privation des droits
politiques pendant cinq ans au plus (article 95). La récusation des jurés s’exerce par
l’accusé et le ministère public comme en matière ordinaire (article 96). La culpabilité ne
peut être acquise qu’à la majorité des 2/3 des voix166 (article 97).

Entre la composition du jury, faite exclusivement de notables167, la règle de majorité


plus souple que celle de droit commun pour prononcer l’accusation, et l’impossibilité de
contestation des décisions de cette juridiction, la Haute Cour dispose d’une procédure
adéquate pour garantir la répression des cas que lui adresse l’Assemblée, tout en ayant
la solennité et la force d’une juridiction organisée par la Constitution, dont les juges sont
des membres de la Cour de cassation, et les jurés des élus du peuple 168 . Comme
l’annalyse Arnaud Coutant, avec cette Cour, « défendre le nouvel ordre républicain contre
les opposants politiques passe par le refus de certains principes fondamentaux »169 .

Avant la Législative, cette Haute Cour, à peine instituée par la Constitution, va être saisie
par l’Assemblée constituante pour juger les grandes figures à l’origine de l’Attentat du
15 mai170. Par une loi du 22 janvier 1849171 (voté par 466 voix contre 288), l’Assemblée
renvoie devant la Haute Cour les auteurs et complices de l’attentat du 15 mai, mis en
accusation par l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 16 janvier 1849. Comme pour les
évocations d’affaires par les conseils de guerre172, alors qu’une procédure judiciaire est
déjà engagée, quid de la non rétroactivité de la loi criminelle ? En effet, l’opposition
soutient lors de l’adoption de cette loi, que renvoyer des accusés du 15 mai devant la
Haute-Cour de justice, créée très postérieurement aux faits par la Constitution du 4
novembre 1848, est une violation du « principe d’éternelle justice »173 , que les lois,
surtout en matière criminelle, n’ont pas d’effet rétroactif, et qu’en l’occurrence, il y a

166. Alors qu’en ce qui concerne le droit pénal commun, la condamnation doit être votée à la majorité des ¾.
167. La Haute Cour a eu à préciser dans ses arrêts beaucoup de points relatifs aux jurés, que soulevait notamment la défense pour la
faire déclarer incompétente. Ces questions de droit, assez techniques, ne seront pas traitées dans le présent développement, mais
leur récurrence nécessite que nous les évoquions, elles représentent ainsi la moitié des questions de droit que tranche la Haute Cour.
168. Voici comment Paul Bastid parle de cette juridiction à propos du procès de Bourges « Elle subissait la contagion répressive du
moment. Magistrats et jurés étaient possédés par cette hantise de la défense sociale et du maintien de l’ordre, qui était déjà le fait de la
majorité et qui allait prendre au cours des années suivantes des formes quasi pathologiques. Au siège du ministère public, Baroche se
montrait aussi impérieux qu’impitoyable. » Paul Bastid, op. cti., p. 191.
169. Arnaud Coutant, op. cit., p. 260.
170. En revanche on ne la saisit pas pour les journées de juin… pour la simple raison que leur répression judiciaire a été menée par
les conseils de guerre, qui, à l’évidence pour les conservateurs, ont fait un excellent travail en la matière. En outre, comme l’avait
écrit Tocqueville, les insurgés n’avaient à l’époque pas de chefs véritables, auxquels on aurait pu faire les honneurs de la Haute Cour.
171. Sirey 1849 Partie III, p. 4-5.
172. Il faut garder à l’esprit cependant que chronologiquement la question s’est d’abord posée à la Haute Cour de justice.
173. Sirey 1849 Partie III, p.4.

68
violation de la chose jugée, puisque l’arrêt de la chambre d’accusation de la Cour d’appel
de Paris du 16 janvier 1849 a déjà renvoyé les accusés devant la Cour d’assises et le jury
ordinaire. D’après Paul Bastid174, les défenseurs des prévenus ont avancé durant le
débat l’interprétation large que Dupin, président de l’Assemblée et procureur général
prés la Cour de cassation, a donné du principe à un certain moment de sa carrière. Ils
s‘appuient également sur des précédents historiques, un arrêt du 4 messidor an XII,
rendu dans l’affaire Cadoudal, n’avait-t-il pas décidé que lorsqu’un tribunal est saisi
d’une affaire, la loi qui vient ensuite attribuer à un autre tribunal la connaissance des
affaires de la même nature ne pouvait en dépouiller le premier ? La Convention elle-
même n’avait-t-elle pas, par la loi du 21 thermidor an II, repoussé la rétroactivité pour le
Tribunal révolutionnaire ? L’Assemblée, suivant le Gouvernement, adopte la thèse
contraire, la non-rétroactivité ne s’applique pas aux lois de compétence et de procédure,
et renvoie donc finalement les prévenus devant la Haute Cour, réunie à Bourges.

Quelques arrêts, de la Cour de cassation et surtout ceux de la Haute Cour à Bourges, sont
venus préciser ce régime là aussi très exorbitant. On constate que c’est la Haute Cour qui
va trancher pour elle-même les questions relatives à son régime et à sa compétence,
qu’elle va évidemment reconnaître comme étant des plus larges, validant notamment
l’interprétation de la rétroactivité en matière pénale faite par l’Assemblée nationale
dans sa loi de renvoi. Par un arrêt du 17 février 1849175, la Cour de cassation juge assez
logiquement que la loi de l’Assemblée nationale de renvoi du 22 janvier, ne peut, sous
prétexte qu’elle contiendrait une violation des règles de compétence, être déférée à la
Cour de cassation, dont l’autorité ne s’étend que sur les jugements et arrêts émanant du
pouvoir judiciaire. Elle donne cependant un « lot de consolation » pas inutile
juridiquement aux prévenus, la Cour reconnaissant qu’ils peuvent toujours se pourvoir
en cassation contre l’arrêt d’accusation les renvoyant devant la Cour d’assise. Or, ce
dernier arrêt fondant, d’après l’article 1 de la loi du 22 janvier, la compétence de la
Haute Cour, s’il venait à être cassé, les prévenus ne seraient plus redevables de cette
dernière.

La Haute Cour, dans sa première fournée d’arrêts des 8-9 mars et du 2 avril 1849, est
venue confirmer le régime libéral pour l’Assemblée en matière de renvoi qu’elle adresse
à la Haute Cour. Elle confirme que le principe de la non-rétroactivité des lois ne
s’applique pas aux lois de procédure et de compétence : ces lois régissent, du moment où
elles ont force obligatoire, les procès nés comme ceux à naître. À cet égard, il n’y a pas à
distinguer entre le cas où un tribunal est supprimé en entier et remplacé par un autre, et
le cas où une certaine nature d’affaires est transportée de la juridiction ordinaire à une
autre juridiction constitutionnellement établie. Ainsi, un procès criminel, né avant la
création de la Haute Cour de justice par la Constitution du 4 novembre 1848, et dont
l’instruction était alors déjà commencée, a pu être légalement déféré à cette juridiction,
sans violer le principe de non-rétroactivité. Le renvoi devant la Haute-Cour de justice du
jugement des attentats contre la sûreté de l’État, peut donc être prononcé, même après
qu’un arrêt de mise en accusation ait renvoyé les prévenus devant la Cour d’assises, et
bien que cet arrêt n’ait pas été attaqué par le ministère public176. Enfin, si la loi de renvoi
ne peut être déférée devant la Cour de cassation, les prévenus peuvent présenter devant

174. Paul Bastid, op. cit., p. 175.


175. Sirey 1849 Partie II, p. 232. Nous soulignons que cet arrêt de la Cour de cassation est bien en partie II et non I du Sirey, car il est
joint aux différentes décisions de la Haute Cour.
176. On reconnaît la décision également adoptée plus tard lors de l’arrêt Gauthier en 1851, pour ce qui concerne les conseils de
guerre.

69
la Haute Cour, sous forme d’exception, le moyen d’incompétence. Cette Cour a, comme
tout autre tribunal, le droit de juger et d’apprécier sa propre compétence, en dehors
toutefois des considérations d’ordre politique qui ont motivé le renvoi de l’accusation
devant elle.

Bref, on a donc un droit procédural d’exception rien de bien moins classique, laissant
toute sa place à l’Assemblée pour apprécier discrétionnairement qui elle renvoie, et
toute sa place à la Haute Cour pour apprécier le droit qu’elle applique. Il ne faut
cependant pas croire qu’avec cette justice la condamnation est forcément au bout du
procès. Sur les 19 prévenus du procès de Bourges, près d’un tiers, 6, sont acquittés, 2
(Barbès et Alexandre Martin, dit Albert, ex membre du gouvernement provisoire) sont
condamnées à la déportation pour avoir perpétré un attentat ayant eu pour but de
renverser le gouvernement et d’exciter à la guerre civile. 6 prévenus (dont Blanqui et
Raspail) sont condamnés à des peines de 5 à 10 ans, et les six prévenus jugés par
contumace (dont Louis Blanc et Huber) sont également condamnés à la déportation.

La Législative va donc se saisir de cette institution, qui rend ses jugements à Bourges
que peu de temps avant qu’elle ne soit élue (le dernier arrêt de la Haute cour est du 2
avril, l’Assemblée est élue à la mi-mai), et qui avait été convoquée sur proposition du
nouvel exécutif, de sensibilité politique, notamment sur la question de l’ordre, proche de
celle de la nouvelle Assemblée. Cette Cour, à la fois solennelle comme précédemment dit
et en même temps ayant toutes les qualités pour être ferme, semble être l’outil idéal
pour renvoyer des figures politiques fauteuses de troubles, notamment les
organisateurs de la journée du 13 juin, qui sont pour certains Représentants du peuple.

Le lendemain de l’adoption de la loi sur l’état de siège, l’Assemblée adopte la loi du 10


aout 1849177 qui renvoie devant la Haute Cour de justice convoquée à Versailles, les
auteurs et complices du complot et de l’attentat du 13 juin178. Les différents arrêts
rendus confirment et précisent le droit exorbitant appliqué. Dans ces derniers, rendus
du 10 octobre au 15 novembre 1849179, il faut cependant d’abord constater un élément
positif, le respect d’un principe d’impartialité dans la sélection des jurés. Dans l’arrêt du
10 octobre 1849 relatif au cas Huber, la haute juridiction reconnaît qu’un représentant
du peuple, qui faisait partie de l’Assemblée nationale à l’époque où la Haute-Cour de
justice a été saisie de la connaissance d’une accusation, ne peut être juré dans l’affaire,
alors même qu’il aurait cessé d’être représentant au moment du jugement. Mais ce
respect d’un des principes fondamentaux du droit doit être extrêmement relativisé.
Dans un arrêt du 26 octobre, elle va poser une règle de droit, qui outre son caractère
anti-libéral, va trouver à s’appliquer au delà de sa juridiction. Il s’agit de la question de la
répression des comptes rendus de procès infidèles ou de mauvaise foi par les journaux.
La Cour va juger que l’article 83 de la Constitution de 1848, qui attribue exclusivement
au jury la connaissance de tous les délits commis par la voie de presse, n’a pas enlevé
aux Cours et tribunaux la compétence spéciale qui leur est attribuée par l’article 16 de la
loi du 25 mars 1822, pour connaître du délit de compte rendu infidèle et de mauvaise foi
de leurs audiences. Alors que la Cour d’appel de Douai le 4 décembre 1849180 donne une

177. Sirey 1849 Partie III, p. 112.


178. Sont également renvoyés les auteurs et complices de l’attentat du 15 mai 1848 condamnés par contumace lors des procès de
Bourges, et qui seraient désormais en état de détention ou qui se présenteraient avant l’ouverture des débats. C’est ainsi le cas de
Hurber.
179. Sirey 1849 Partie II, p. 721 et s.
180. Sirey 1849 Partie II, p. 751-752

70
réponse totalement contraire à celle de la Haute Cour, la Cour de cassation dans un arrêt
du 4 janvier 1850 181 , s’aligne sur cette dernière. La répression des journaux qui
déformeraient les audiences peut avoir une certaine cohérence avec les questions
éminemment politiques et les affaires intéressant la sureté de l’État traitées par la Haute
Cour. Cette logique répressive et gardienne de l’ordre déteint sur l’ensemble du droit et
des juridictions. En outre, dans son arrêt du 10 novembre, si elle refuse naturellement
de reconnaître le droit de résistance à l’oppression, en cas de violation de la
Constitution, la haute juridiction fait à nouveau la preuve de tout son conservatisme et
fermeté pour la défense de l’ordre. Elle va beaucoup plus loin, puisqu’elle refuse
également que cet argument soit plaidé devant elle 182 , aux motifs que « la seule
exposition de cette doctrine, dans le sanctuaire et comme sous la protection de la justice,
serait à la fois, et contrairement aux intentions non moins qu’au devoir de la défense, un
scandale, un fait pénal et un danger public ; (…) s’il ne peut être interdit à la défense de se
prévaloir de toutes les circonstances de la cause qui lui paraîtraient propres à établir des
exceptions de bonne foi personnelles aux accusés, sans en excepter la croyance où ils
auraient été que la Constitution avait été violée, elle excéderait ses limites, en faisant
dériver de cette violation par elle alléguée, et sur laquelle s’est définitivement prononcée la
seule autorité compétente pour y statuer, le droit à l’insurrection »183 . Si la fermeté de la
Haute Cour et son total respect de sa mission de répression du désordre ne fait aucun
doute ; il convient, comme pour les procès de Bourges, de souligner qu’être renvoyé
devant elle n’est pas synonyme de condamnation.

Les condamnations sont les suivantes pour la Haute Cour de justice siégeant à Versailles,
elle condamne par contumace le 15 novembre vingt représentants du peuple compromis
dans la journée du 13 juin, parmi lesquels Ledru-Rollin, Félix Pyat et Victor Considérant,
après en avoir l’avant-veille condamné dix autres, présents à l’audience. Onze prévenus
dont un représentant sont acquittés, dix-sept dont neuf représentants sont condamnés à
la déportation, trois dont un représentant sont condamnés à cinq ans de détention
augmentés de deux ans de contrainte par corps (car ils doivent acquitter leur part des
frais de Justice). Les trente-six condamnés par contumace le sont tous à la déportation ;
parmi eux, figurent, outre vingt représentants du peuple, Etienne Arago, ancien
représentant à la Constituante, frère de François, et Charles Delescluze.

Les avocats de la défense sont les victimes collatérales du procès de Versailles. Outre
l’impossibilité qu’on leur oppose de pouvoir plaider certains éléments comme le droit de
résistance à l’oppression, on les empêche de se plaindre des conditions de tenue des
débats. Une partie d’entre eux, le 18 octobre avaient déposé un écrit durant l’audience,
où ils reprochaient à la Cour d’entraver leur exercice et où ils disaient « que le souvenir
du procès restera comme un monument d’incroyables passions »184. La Haute Cour rend un
arrêt le 13 novembre où elle analyse que les signataires de cet écrit « ont commis une
irrévérence grave, soit envers les magistrats qui avaient dirigé l’instruction, soit envers
ceux dont l’arrêt non attaqué avait ordonné la mise en accusation des inculpés (…) ils ont
de plus, manqué autant à la vérité qu’aux égards dus à la Haute Cour, en reprochant à
l’arrêt de n’avoir donné à leur ministère aucune satisfaction, aucune consolation, et de

181. Sirey 1850 partie I, p. 155 et s


182. Refus que lui demandait l’Avocat général de Royer.
183. Sirey 1849 Partie II, p. 749. Immédiatement après cet arrêt, les accusés ont déclaré ne plus vouloir être défendus et les
défenseurs ne plus pouvoir les défendre. Des avocats d’office sont désignés, mais les accusés refusent de prendre contact avec eux.
184. Op. cit., p. 750

71
n’avoir point couvert la défense »185. Si par cet arrêt, la Cour se contente juste de faire
droit au réquisitoire du procureur général en ordonnant que cet écrit soit et demeure
supprimé, le conseil de l’ordre des avocats de Paris, se saisissant d’office des faits qui
s’étaient passés lors du procès de Versailles, a appelé les avocats de Paris devant lui
pour donner des explications sur leur conduite. Par une délibération du 19 décembre
1849, le conseil renvoie des poursuites contre quelques-uns des avocats, et prononce
contre les autres, soit la peine de l’avertissement, soit celle de la réprimande186. Ainsi,
avec des avocats de la défense qui doivent se refreiner sous peine de sanctions, la Haute
Cour peut d’autant mieux mener son labeur de répression.

Que ce soit les conseils de guerre, ou la Haute Cour de justice, la Législative dispose
donc de deux types de juridictions d’exceptions, à la procédure et à la fermeté parfaites,
pour réprimer les fauteurs de troubles, qu’elle peut, et va, convoquer comme elle
l’entend. Elle peut, soit par une loi de renvoi pour la Haute Cour, soit par une loi
déclarant l’état de siège pour les conseils militaires, donner compétence à ces
juridictions pour agir et donc réprimer le désordre. Et traduction de cette efficacité
indéniable de ces dernières pour remplir cette mission, la Législative avec l’héritage de
Cavaignac et de la Constituante, forte de la répression judiciaire qu’elle a elle même
organisée, se retrouve à la tête d’un « stock » de prisonniers politiques qu’elle doit donc
gérer.

C/ La question des prisonniers politiques

On le rappelle, suite aux insurrections de Juin 1848, il y avait eu 18 000 arrestations


dont 6000 libérations immédiates 187 . Le 27 Juin 1848, l’Assemblée avait voté un
décret188 sur la transportation dans les colonies, hors l’Algérie, par mesure de sûreté
générale (c’est à dire non comme une peine, laissant ainsi le pouvoir exécutif agir
comme il l’entend hors de tout contrôle judiciaire), des détenus qui avaient pris part à
l’insurrection du 23 juin et des jours suivants189. Finalement, une politique de clémence
s’était imposée et 10 000 grâces furent accordées durant l’été par Cavaignac190 (seuls en
étaient privés ceux qui avaient un casier judiciaire antérieurement à la Révolution) et il
n’y eut seulement que 400 déportations en Algérie et 40 à Cayenne191.

Le Président Bonaparte prolonge cette politique de clémence de Cavaignac, entre 1849


et 1850, 1000 grâces sont accordées192, permettant de vider les prisons des ports
atlantiques, et la prison de Belle-ile-en-mer où sont emprisonnés la grande majorité des

185. Op. cit., p. 751


186. Après cette décision, la revue des deux mondes s’est félicitée de voir Crémieux (l’un des avocats, ex et futur ministre de la justice)
réprimandé « comme un simple stagiaire » et a regretté que les barreaux provinciaux n’aient pas usé de la sévérité analogue,
notamment contre l’autre grand avocat du procès, Michel de Bourges. D’après Paul Bastid, op. cit., p. 235.
187. Sylvie Aprile, La IIe République et… op. cit., p. 116.
188. Sirey 1848, Partie III, p. 98
189. On le rappelle encore, des commissions militaires devant trancher quels étaient les insurgés bons pour la transportation. Et ces
décisions, ne prononçant pas des peines, mais des mesures de sûreté générale, elles n’étaient pas susceptibles de cassation, la
chambre criminelle de la Cour de cassation jugeant le 17 novembre 1848 que « les décisions des commissions militaires que le chef du
Pouvoir exécutif a établies par son arrêté du 9 juillet pour statuer sur les individus sujets à être transportés, ne sont autre chose que
l’exécution, par voie de délégation, des mesures confiées au Pouvoir exécutif par l’article 4 du décret ci-dessus cité ; qu’elles n’ont donc
aucun caractère judiciaire ». Sirey 1848, Partie I, p. 651-652.
190. Sont comptées les grâces qui font suite aux 10 commissions dites de clémence, composées chacune de cinq magistrats de l’ordre
judiciaire, qui ont proposé 1000 libérations, et celles à l’initiative de la commissions de révision, mise en place ultérieurement,
composée de 2 magistrats et d’un inspecteur général des prisons, à l’origine de 650 libérations.
191. En fin du chapitre II du présent titre, est traité comment la Législative va légiférer sur ces transportés.
192. Sylvie Aprile, La IIe République et… op. cit., p. 116.

72
insurgés. Par la loi du 24 janvier 1850193, pour les quelques prisonniers qui attendent
toujours leur transportation ultramarine dans cette dernière prison, il est décidé qu’ils
seront transférés en Algérie194 (article 1). Cette loi se propose d’y établir avec eux une
colonie pénitentiaire intitulée dans le texte établissement disciplinaire spécial (article 2),
qui devra être entièrement séparée des colonies agricoles organisées par l’Etat et des
colonies fondées volontairement pas des colons. Dans cette colonie, les transportés
doivent travailler, leurs droits politiques restent suspendus, et les juridictions autant
que les lois militaires leur sont applicables (article 3). En cas d’évasion, la peine
d’emprisonnement ne peut excéder la durée restante de transportation que doit subir le
prisonnier. Quoi qu’il en soit, 10 ans après la promulgation de cette loi, la transportation
cesse de plein droit (article 4), le Président de la République pouvant toujours ordonner
plus tôt la libération d’un prisonnier, mais seulement par décision individuelle195. Trois
années après la création de cet établissement, ceux des prisonniers qui justifient d’une
bonne conduite peuvent obtenir, à titre provisoire la concession d’une habitation et d’un
lot de terre sur l’établissement (article 5). Ce dernier, après 7 nouvelles années, s’il
souhaite s’établir en Algérie, et s’il a gardé une bonne conduite, peut recevoir en
propriété définitive la concession qui lui a été faite (article 6), et à l’inverse, dans le cas
de désertion ou d’évasion, les condamnés peuvent être déclarés déchus de leurs
concession (article 7). Le regroupement familial du transporté avec sa famille est
également prévu, l’Etat devant pourvoir aux dépenses du voyage des femmes légitimes
et des enfants des transportés, mais uniquement quand l’état de l’établissement
disciplinaire spécial le permettra (article 11). On le constate, concernant ces prisonniers,
s’il apparaît à l’Assemblée toujours nécessaire de les éloigner du territoire
métropolitain, on essaye malgré tout de joindre l’utile au sécuritaire. L’exil forcé n’est
plus uniquement une simple mesure de sécurité, mais permet aussi aux prisonniers qui
le souhaitent et qui s’en rendent dignes, une véritable réinsertion, favorisée pour la
colonisation de l’Algérie. Et en attendant la construction de cet établissement
disciplinaire spécial, les détenus sont transportés de la prison de Belle-ile-en-mer vers la
casbah de Bône, où c’est le général Saint-Arnaud qui les a désormais à sa charge. Selon
Inès Murat196, les conditions de détentions ne sont pas inhumaines, les prisonniers
reçoivent du courrier et des journaux, et en apprenant l’élection d’Eugène Sue à Paris, ils
ont pu célébrer cette nouvelle dans la casbah.

En revanche, pour ce qui concerne les condamnés et les prévenus de la Haute Cour de
Justice, l’État ne fait pas preuve de la même souplesse. Contrairement aux insurgés de
juin, où c’était plutôt la « piétaille » qui avait été appréhendée, il s’agit là de chefs tant
doctrinaux que politiques de la gauche radicale. Et il faut, avec ces symboles vivants de
la lutte, savoir faire preuve d’une grande fermeté pour rassurer l’opinion. Suite à des
réclamations dans la Presse conservatrice sur des transfèrements de prévenus de la
Haute Cour de la prison vers des établissements moins sévères comme des hospices ou
des maisons de santé, le ministre de l’intérieur doit prendre deux circulaires, en date du
25 aout 1849197 et du 21 septembre 1849, pour rappeler l’administration pénitentiaire à
ses devoirs et à la fermeté. Il est ainsi indiqué dans la première que « des irrégularités

193. Duvergier 1850, p, 11 et s.


194. Initialement l’Algérie était exclue, les déportation devant se faire au delà du bassin méditerranéen. Cette loi adoucit donc la
mesure de sureté que devaient subir les prisonniers. Le chiffre de 400 déportations en Algérie précédemment cité correspond à ces
prisoniers.
195. Cette disposition est une réaction à la grâce collective qu’avait accordée Louis Napoléon, en graciant 700 prisonniers d’un coup
pour le plus grand désarroi des conservateurs.
196. Inès Murat, op. cit., p. 429.
197. Sirey 1849 partie III, p. 114

73
graves ou plutôt des illégalités (…) sont signalées dans le service des prisons. Des détenus
ont été transférés dans des hospices sans motif sérieux et souvent sans que les formalités
prescrites par les règlements aient été observées ; quelques-uns même ont obtenu
l’autorisation de séjourner dans des maisons de santé. (…) De pareils abus compromettent
l’un des premiers intérêts de la société ; ils portent atteinte à l’autorité des arrêts de la
justice ; ils constituent une impardonnable violation de la loi de la part de ceux mêmes qui
ont mission de la faire respecter. (…) Comment le rang ou l’éducation, qui aggravent la
culpabilité (nous soulignons NDR), pourraient-ils motiver une atténuation de la
peine ? »198 . On constate de manière explicite quel type de détenus la circulaire vise…

Dans cette logique d’arraisonnement juridique des opposants politiques condamnés, est
adoptée la loi Rouher du 16 juin 1850199, qui vise tous les condamnés politiques à des
peines graves (cependant, aux termes de son article 8, elle n’est applicable qu’aux
condamnations postérieures à son application). Son article premier confirme, mais en la
durcissant, la jurisprudence de la Cour de cassation200 sur la peine à appliquer à la place
de la mort dans le cas des crimes politiques. Lorsque la peine de mort est abolie par
l’article 5 de la Constitution, elle est remplacée par celle de la déportation dans une
enceinte fortifiée hors du territoire continental de la République. L’article 2 vient
préciser que si des circonstances atténuantes sont reconnues au condamné, ce dernier
ne subira que la déportation simple. Les articles 4 et 5 disposent que les Iles Marquises
sont choisies comme lieu de déportation201. Acte de clémence de la part du législateur202,
selon l’article 3 de la loi, cette condamnation à la déportation n’emporte pas la mort
civile, et selon l’article 6 le gouvernement doit déterminer les moyens de travail qui sont
donnés aux condamnés qui le demandent. Mais on le constate, la République a
désormais toutes les cartes en main pour pouvoir éloigner de son sol continental ceux
qu’elle condamne à de lourdes peines, car ils se sont politiquement opposés à elle.

Cette analyse de l’évolution des prisonniers politiques sous la Législative est un exemple
parmi d’autres de l’ambivalence du rapport qu’elle entretient avec le legs de la
Constituante. On peut considérer que si elle prolonge la politique de clémence, ou du
moins de souplesse vis-à-vis d’une bonne partie de ces derniers, pour d’autres en
revanche, elle se singularise au nom de la défense de l’ordre. Les « têtes d’affiches » en
particulier ne se voient offrir par elle que de la fermeté. On objectera cependant que
c’est dès la fin de la Constituante que commencent les grands procès politiques de la
Haute Cour, rendant ainsi la rupture moins nette qu’il ne semble entre Législative et
Constituante sur le traitement, non plus des prisonniers, mais plus largement des
ennemis politiques, Constituante qui a elle même créé cette Haute Cour.

La question de la singularisation ou non de la Législative par rapport à la Constituante


en matière de compression des libertés pour sauvegarder l’ordre est assez complexe à
résoudre. En conclusion du présent titre nous allons essayer de proposer quelques
pistes pour éclaircir cette question.

198. Idem
199. Duvergier 1850, p. 266 et s.
200. Selon laquelle il faut remplacer la peine de mort pour crime politique par la peine de déportation à perpétuité (Cass crim, 3
février 1849). Sirey 1849, Partie I, p. 145 et s.
201. On se rappelle que ces dernières seront la destination finale d’Alphonse Gent après sa condamnation par le conseil de guerre.
202. Réaliste quant au fait que les condamnés politiques sont souvent ceux qui sont le plus susceptibles de recevoir une grâce ou une
amnistie ?

74
Conclusion du Titre I : La Législative, continuatrice ou fossoyeuse de l’œuvre de la
Constituante concernant l’équilibre entre libertés publiques et maintien de l’ordre ?

Si la Législative met bien ses pas dans ceux de la Constituante au sujet de la compression
des libertés, reste à savoir si la dureté des mesures prises est telle, que l’on peut parler
de rupture. Pour tenter de répondre, on peut suivre une première hypothèse, axée sur
l’idéologique. Il suffit de constater que le parti de l’Ordre, par essence attaché au
maintien de ce dernier, le fait systématiquement primer sur la liberté, quand la
Constituante, malgré tout composée de libéraux, essayait de trouver un équilibre, certes
précaire, entre liberté et ordre, ou à défaut se réfugiait dans l’ambivalence. Une fois cette
rupture dans la méthode constatée entre la Législative et la Constituante, on peut alors
déduire qu’il y a singularisation de la première par rapport à la seconde. À notre sens,
une telle vision est vraie sur les principes, mais inexacte dans la pratique. In concreto si
la Législative fait primer l’ordre, elle utilise des moyens, comme le cautionnement en
matière de presse, les conseils de guerre en matière de juridiction d’exception, qui ont
été eux aussi au cœur de la législation de la Constituante.

En bref, la Législative se contente juste d’accentuer techniquement la compression, en


réutilisant certes quelques méthodes que la Constituante n’avait pas reprises, comme le
timbre pour la presse. On en revient donc à observer une variation de degrés dans la
compression, sans pour autant détecter une variation de nature. On peut s’orienter alors
dans une démarche inverse, axée cette fois sur le concret, considérer la situation, par
exemple des opposants, et voir si matériellement, elle était réellement pire sous la
Législative que sous la Constituante ; ce qui permettrait d’en induire une politique en
rupture de la Législative. Hélas, le bilan de la Constituante, avec les journées de juin
1848, semble paradoxalement plus lourd en ce qui concerne la répression que la
Législative, malgré sa législation plus libérale !

Tant l’induction que la déduction échouent à résoudre le problème. À notre sens, ces
échecs s’expliquent car ils s’inscrivent dans un référentiel d’analyse statique entre la
Législative et la Constituante, ou autrement dit un référentiel qui prend pour postulat
une vision du cadre global, notamment politique, qui serait quasi le même sous les deux
assemblées.

Or, si on adopte une vision dynamique de la période, il faut rajouter un nouveau


paramètre capital, le fait que la Législative en elle même, par ce qu’elle incarne, a changé
l’équation de l’équilibre entre compression et liberté pour maintenir l’ordre203. Elle a été
une prophétie auto-réalisatrice. En effet, face à une extrême gauche très radicale depuis
février 1848, l’élection d’une assemblée voulant faire œuvre de réaction a encore plus
radicalisé cette dernière, justifiant d’autant plus le programme de réaction et d’ordre de
la nouvelle majorité204. Et si une partie importante de la Montagne a l’intuition que
malgré la compression et le recul de leur vision de la République, il vaut mieux jouer
selon les règles, reste qu’une frange radicale essaye de structurer des réseaux pour
préparer une potentielle insurrection205. Cet élément, conjugué au passif insurrectionnel

203. Ce fut d’ailleurs un phénomène assez similaire qui se produisit avec le remplacement du Gouvernement Provisoire par la
Constituante.
204. Et notamment les deux lois traitées dans le Titre II qui suit.
205. Pour Marcel Dessal, on ne sait pas avec certitude si le complot montagnard qui se tramait avait un but offensif, ou seulement
défensif. Marcel Dessal, Le Complot de Lyon et la résistance au coup d’État..., op. cit., p.7.

75
des années 1848-1849, finit par expliquer que somme toute, la politique de l’Assemblée
législative, en matière de maintien de l’ordre, ne semble pas au maximum dans la
compression des libertés.

Pour reprendre les deux libertés les plus typiques, on ne peut que rappeler, pour ce qui
concerne la presse, que le cautionnement est sous la Législative bien moindre que sous
la Monarchie de Juillet. Quant aux libertés sociales, outre l’importance que prend le droit
de pétition à l’époque, on peut à nouveau souligner que la Législative ne fait qu’une
législation provisoire 206 et qu’elle a pour objectif, qui certes échouera, de rendre
juridiquement viable et conciliable le droit de réunion avec l’impératif d’ordre. Mais au
vu de la situation, il lui était semble-t-il impossible de pouvoir faire autrement et de
pleinement reconnaître les aspirations associationnistes. En effet, sur cette question, on
ne peut pas adhérer à la vision d’un auteur comme Pierre Rosanvallon, qui analyse qu’à
l’époque « l’obsession de l’ordre a une autre signification pendant cette période : derrière
la peur de l’association, elle revient à stigmatiser l’idée de minorité et d’opposition,
assimilée en elles mêmes à une menace »207. Il cite quelques lignes plus loin justement
l’exemple de la Seconde République pour illustrer ce propos, « on peut cependant
rappeler, tant elle est significative, la législation de 1849 sur les clubs. Moins d’un an après
l’enthousiasme du printemps 1848 qui voit célébrer l’association et refleurir les sociétés
politiques, l’existence et l’activité des clubs sont en effet sévèrement encadrées. On prétend
cependant significativement dans ce cas faire œuvre provisoire, la loi du 19 juin 1849
ayant primitivement été considérée comme temporaire. Là encore, ce sont les menaces à
l’ordre public que l’on agite, les « dangers du socialisme » désignant dorénavant le péril
que l’on entend écarter. (…) Entre les « circonstances exceptionnelles » qui s’éternisent et
les vieilles réticences doctrinales à voir l’association reconnue, la distinction est de cette
façon souvent fort difficile à opérer dans la France du XIXé siècle»208 . Cette vision des
choses, semble vraiment faire fi du contexte quarante-huitard. Pour ce qui concerne la
Législative, un an avant son mandat, la licence en matière de club a provoqué
l’envahissement de l’Assemblée Constituante toute fraichement élue, suivi un mois après
d’une véritable guerre civile en France, nécessitant le recours à une dictature
provisoire ; et durant son mandat, qui commence par les troubles du 13 juin, les
autorités administratives débusquent le complot précédemment évoqué du sud-est. Est-
ce vraiment la majorité conservatrice qui « stigmatise » la minorité, et qui invente des
« dangers du socialisme » ? Où est-ce plutôt la frange radicale de l’extrême gauche,
catalysée par la révolution de Février 1848, qui, en envahissant 20 jours à peine après
son élection une assemblée issue du suffrage universel, se stigmatise toute seule et
montre tous les dangers de son idéologie « socialiste »209. Elle refuse donc ce jeu pacifié
des élections pour préférer l’insurrection, rendant impossible une concrétisation du
droit d’association qui doit être une liberté sociale qui « permet de parler, de délibérer,
d’agir, de mener à bien des projets sans pour autant vouloir ou prétendre s’emparer du
pouvoir politique »210.

206. Qui d’ailleurs n’interdit ni les clubs ni les réunions… Mais permet cependant à l’autorité exécutive de dissoudre arbitrairement
n’importe quel club.
207. Pierre Rosanvallon, Le modèle politique français, Paris, Points, 2004, p. 205
208. Pierre Rosanvallon, op. cit. p. 206
209. En précisant bien que ce mot est extrêmement vague et polysémique à l’époque, recouvrant une multitude de chapelles, nous
nous focalisons sur les socialistes da la même catégorie que Blanqui et Barbés.
210. François Saint Bonnet, Le combat pour les libertés… op. cit, p.3.

76
De fait, si elle est indéniablement compressive pour les libertés publiques, la Législative
n’est pourtant pas, loin de là, le pire des régimes211. Néanmoins, les conservateurs du
Parti de l’Ordre ont aussi pour but de déraciner le mal à sa racine, de le déloger des
esprits, ou à défaut de déloger de la vie civique les potentiels esprits corrompus, et c’est
sans doute dans ce domaine que des modérés du Parti de l’Ordre comme Tocqueville ne
souhaitent pas « avancer aussi loin qu’eux »212. À l’inverse, leur chef, Adolphe Thiers, déjà
dans ce but de guérir les âmes des pensées mauvaises, n’avait-il pas dû rentrer en
1848 dans l’arène des idées politiques par un essai, De la Propriété, pour défendre ce
droit face aux idéologies socialistes ? Il ouvrait son ouvrage sur cette considération,
« Puisque la société française en est arrivée à cet état de perturbation morale, que les idées
les plus naturelles, les plus évidentes, les plus universellement reconnues, sont mises en
doute, audacieusement niées, qu’il nous soit permis de les démontrer comme si elles en
avaient besoin »213 . Et face à cet « état de perturbation morale », d’autant plus exaspérant
qu’argumenter sur des « évidences » comme le droit de propriété, devient avec lui « une
tâche fastidieuse et difficile, car il n’y a rien de plus fastidieux, rien de plus difficile que de
vouloir démontrer l’évidence »214 rien de mieux que de légiférer, une fois la majorité
acquise au sein de l’assemblée, pour régénérer l’âme de la société, ou à défaut en exclure
les éléments pathogènes. L’Assemblée nationale législative va ainsi se singulariser par
un encadrement et un usage de certaines libertés dans le but subjectif de préserver son
ordre moral et social. Plus précisément, deux grandes libertés, des plus neuves, la liberté
d’enseignement proclamée dans la Constitution du 4 novembre, et le suffrage universel
rétabli par le Gouvernement Provisoire de Février, vont être dévoyées et/ou favorisées,
non pas seulement dans le but du maintien d’un ordre matériel objectif, mais pour la
défense de son ordre moral et social, éminemment subjectif.

211. Même si on reconnaît bien volontiers que son droit d’exception concernant la répression des désordres est particulièrement
redoutable.
212. Alexis de Tocqueville, op. cit. p.340.Cependant, comme le note son biographe Hugh Brogan, Alexis de Tocqueville : A Life, Yale
University Press, 2008, p.504, Tocqueville était malade durant l’année 1850, il ne peut donc participer aux deux grands débats
marquant l’inflexion nettement réactionnaire de la majorité, ceux sur la loi électorale et la loi Falloux sur la liberté de l’enseignement.
L’auteur affirme cependant que Tocqueville était contre la nouvelle loi électorale, et suppose qu’il ne validait pas la vision de la
liberté de l’enseignement portée par la loi Falloux. Un avis inverse sur ce dernier point est donné par M.R.R Ossewaarde dans
Tocqueville’s Moral and Political Thought, New-York, Routledge, 2004, P.47.
213. Adolphe Thiers, De la propriété, Paris, Paulin, Lheureux et Cie, 1848, p.1.
214. Idem

77
Tire II/ La préservation de l’ordre moral et social subjectif des conservateurs

« Ces mesures, ces lois, ce langage plaisaient aux conservateurs, mais sans les satisfaire ; à
vrai dire, pour les contenter il n’eût rien moins fallu que la destruction de la république.
Leur instinct les poussait sans cesse jusque-là, bien que leur prudence et leur raison les
retinssent sur la route.»1, c’est par ces mots que Tocqueville décrit la réception par la
majorité réactionnaire de la politique de compression qui est alors menée, et qui fut
l’objet de notre premier Titre. On perçoit l’ambiguïté des conservateurs, et par là de la
Législative, qui contrairement à la Constituante, ne peut seulement se satisfaire de cette
politique de maintien de l’ordre. Ces conservateurs ne portent pas dans leur cœur la
République. Et pourtant, comme le note le ministre des affaires étrangères, la prudence,
et surtout la défense de l’ordre qu’ils chérissent, les empêchent de l’abattre. Dés lors que
faire ? Surtout que la République et son jeu politique basé sur le suffrage universel leur
imposent la présence d’une opposition montagnarde dont ils craignent qu’un jour elle ne
ravisse le pouvoir. Mais si, à défaut de renverser la République, ils arrivaient à la
changer, à la rendre compatible non seulement avec l’ordre public matériel objectif
qu’ils recherchent évidemment, mais surtout avec leur ordre moral et social,
éminemment subjectif ? Telle va être la véritable singularisation de la Législative, cette
recherche par des républicains résignés d’une acclimatation du régime à leur vision
politique. Pour ce faire, deux lois (trois si l’on inclut la loi Parieu, mais qui est connexe à
la loi Falloux) vont tenter cette transformation de la nature de la République, et, ce par
l’utilisation dévoyée de certains droits et libertés reconnus par la Constitution. Le
paradoxe veut que l’une soit restée la « grande œuvre » législative de la Seconde
République, et même son héritage, puisqu’elle lui a survécu, certes avec des
modifications, jusqu’à nos jours 2 ; alors que l’autre, au contraire, soit devenue sa
fossoyeuse, immédiatement abrogée lors du coup d’État, qui fut justifié par elle. On
l’aura compris il s’agit de la loi Falloux du 15 mars 1850, et de la loi électorale du 30 mai
de la même année. Et comment vont s’y prendre ces lois pour changer la République ?
En jouant sur ce qui fonde la République, les Français qui forment le corps électoral sur
lequel elle repose. Ainsi la première loi se propose (évidemment officieusement) de bien
éduquer les Français à une certaine vision de la société et de la morale, en utilisant pour
cela la nouvelle liberté de l’enseignement pour favoriser les écoles religieuses, et en
mettant au pas l’Instruction publique (Chapitre I). Quant à la seconde, Dans l’attente de
la réussite de l’instruction morale des français, et face à l’urgence d’avoir un corps
électoral portant de bonnes valeurs pour les prochaines échéances, elle se propose de
l’épurer de ses potentiels éléments subversifs, par le biais d’une mesure technique
limitant le droit vote, pourtant tout juste acquis universellement en mars 1848 (Chapitre
II).

1. Alexis de Tocqueville, Souvenirs, op. cit. p.342.


2. Elle est même la mère des Principes Fondamentaux Reconnus par les Lois de la République (PFRLR), puisque c’est pour préserver
la liberté de l’enseignement, non déclarée dans le projet de préambule de 1946, que les députés chrétiens démocrates du MRP font
rajouter cette mention de PFRLR au préambule. La loi Falloux, fruit d’un ministre légitimiste catholique, votée par une Assemblée
nationale réactionnaire, promulguée par Louis-Napoléon Bonaparte, et donc (de ce qui reste évidemment du texte) devenue la
première des grandes lois républicaines auxquelles renvoie le Préambule de 1946.

78
Chapitre I/ La liberté de l’enseignement et la mise au pas de l’Instruction publique

Sur cette question de l’enseignement, même si cette dernière est utilisée sous la
Législative à des fins politiques assez contingentes, il faut clairement souligner qu’on
s’inscrit là dans l’un des grands débats structurant la vie politique française au XIXé
siècle1. Un autre élément à considérer, c’est qu’il s’agit d’un débat à « front renversé »,
autrement dit que les libéraux penchent plutôt du côté de l’État et de la défense du
monopole universitaire 2 , alors que leurs adversaires, principalement catholiques,
penchent à l’inverse du côté de la liberté d’enseignement contre ce monopole de
l’Université. Comme l’explique Agulhon, « deux conflits s’entrecroisent (…) l’un entre la
liberté d’enseignement et le monopole universitaire, l’autre entre l’esprit de libre pensée et
le dogmatisme d’inspiration catholique, mais ces conflits ne se rejoignaient pas
logiquement, car, on tenait la pensée libre comme mieux – ou moins mal – assurée dans
l’Université que dans les collèges religieux. Dès lors les véritables libéraux (au sens de
partisans de la liberté de pensée) tenaient au monopole universitaire, tandis que les
cléricaux, autoritaire en doctrine, levaient le drapeau de la liberté de l’enseignement »3 ; et
il en résulte ambiguïtés et contradictions dans ce débat où la liberté est défendue par
des anti-libéraux, que souligne Lucien Jaume « la querelle du « monopole universitaire »
est en premier lieu le choc entre deux intransigeances, chacune brandissant le drapeau
de « la » liberté, chacune portant ses contradictions propres » 4 . Dès lors, vu ces
ambivalences dont est vectrice cette liberté de l’enseignement, il semble normal que la
Législative lui fit une place à part, et s’en soit saisie afin de favoriser le développement
d’une instruction favorisant le respect de l’ordre, et préparant les français à être de bons
citoyens dans leurs choix électoraux, tout en ayant l’alibi de faire respecter une liberté
constituant l’un des droits des citoyens (article 9 de la Constitution). Elle s’est assurée
que l’instruction dispensée par l’Etat, timidement garantie dans la Constitution (article
13), soit elle aussi des plus conformes à la nouvelle vision de la République qu’elle
entend établir. Et, en effet, si la Constituante avait déjà fait le choix d’un libéralisme
modéré en reconnaissant la liberté de l’enseignement tout en l’encadrant, et ce au
détriment du développement d’une Instruction publique laïque (Section 1), la
Législative va faire le choix réactionnaire de faire des Églises, et surtout de l’Église
catholique, des cosouveraines avec l’Etat des esprits, par le biais de cette liberté, et de
leur participation à l’organisation d’une Instruction publique entièrement remodelée
(section 2).

1. Sur le sujet, voir par exemple en ce qui concerne la période antérieure à la Seconde République, la partie que lui consacre Lucien
Jaume dans son ouvrage, L’Individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, op. cit., p. 237 et s.
2. Par monopole universitaire on entend au XIXé sicèle en France l’organisation laissée par l’empire des écoles de tous ordres.
L’Université de France, une et indivisible, est alors hiérarchisée sous l’autorité de son grand maître, le ministre de l’Instruction
publique. Elle jouit d’une indépendance apparente en ce sens que c’est un établissement public pourvu de la personnalité morale.
Dans la logique napoléonienne d’où elle est issue, elle est organisée de manière extrêmement hiérarchisée, et elle dispose du
monopole en matière d’insctruction. D’après Paul Bastid, op. cit. p.240.
3. Maurice Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République, op. cit., p. 162.
4. Lucien Jaume, L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, op. cit., p. 237.

79
Section 1/ Une liberté de l’enseignement encadrée au détriment du développement de
l’Instruction publique dans la Constitution de 1848

La Révolution de 1848 va venir relancer le débat sur l’instruction duquel, on l’aura


compris, la liberté de l’enseignement est inextricable. Outre que le souffle de la liberté
conduit à des mesures symboliques comme la reprise des cours de Quinet et Michelet au
Collège de France, qui avaient été suspendus en 1847 par Guizot, l’école devient un
enjeu central avec la grande avancée de 1848, le suffrage universel. Dans cette logique,
le nouveau ministre de l’Instruction publique, Hippolyte Carnot, fervent Républicain,
élabore le grand projet d’une Instruction publique gratuite, obligatoire et presque
laïque. Mais le tournant conservateur de la Constituante, suite aux événements de mai-
juin, pousse à sa démission le 5 juillet, et surtout au rejet de son projet (§1), la
Constituante préférant plutôt constitutionaliser avec des réserves la liberté de
l’enseignement (§2).

§1/ Le rejet du projet Carnot

Dans ce projet, le ministre de l’Instruction publique5 se propose véritablement de créer


une école primaire publique gratuite, qui permettrait l’obligation scolaire. Pour lui le
suffrage universel n’a de sens que s’il est accompagné d’une instruction populaire, à la
fois conséquence et condition de sa mise en place effective.

Et déjà avant ce projet, le ministre de l’Instruction publique depuis la Révolution de


Février, a par le biais de circulaires6, clairement fait la preuve de ses intentions. Dès le
27 février, dans une circulaire aux recteurs, Carnot marque son intention d'améliorer la
condition du personnel enseignant primaire, désormais appelé à la grande tâche de
former les citoyens : « La condition des instituteurs primaires est un des objets principaux
de ma sollicitude... C'est à eux que sont confiées les bases de l'éducation nationale. Il
n'importe pas seulement d'élever leur condition par une juste augmentation de leurs
appointements ; il faut que la dignité de leur fonction soit rehaussée de toute manière... Il
faut qu'au lieu de s'en tenir à l'instruction qu'ils ont reçue dans les écoles normales
primaires, ils soient constamment sollicités à l'accroître... Rien n'empêche que ceux qui en
seront capables ne s'élèvent jusqu'aux plus hautes sommités de notre hiérarchie. Leur sort
quant à l'avancement ne saurait être inférieur à celui des soldats ; leur mérite a droit aussi
de conquérir des grades ».

Dans une circulaire du 28 février il expose, « les principes généraux de [son] entreprise »,
véritable manifeste en faveur de l’Instruction publique à développer, qui doit élever les
hommes, et surtout permettre de tenir la promesse républicaine de la méritocratie et de
la promotion sociale, il écrit que « les lois de l'instruction primaire nous sont toutes
tracées dans les immortelles déclarations de nos pères. L'instruction primaire embrasse
toutes les connaissances nécessaires au développement de l'homme et du citoyen. La définir
ainsi, c'est dire combien elle doit s'élever au-dessus de son état actuel. C'est assez dire aussi
que la République ne saurait souffrir sans dommage qu'un seul de ses enfants en fût privé.
Elle est donc gratuite dans toute son étendue. — Il est nécessaire, dans l'intérêt de la

5. Il est à noter qu’il est très influencé par la pensée Saint-Simonienne, même s’il s’en est détaché.
6. Les extraits de circulaires et autres citations qui vont suivre viennent du site suivant : http://www.inrp.fr/edition-
electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/document.php?id=2259

80
société, qu'un certain nombre de citoyens reçoive des connaissances plus étendues que
celles qui suffisent pour assurer le développement de l'homme. C'est à quoi répondra
l'établissement de l'instruction secondaire. Le gouvernement républicain se propose de
recruter ces agents si essentiels dans la masse du peuple. Il faut donc veiller à ce que les
portes de l'instruction secondaire ne soient fermées à aucun des élèves d'élite qui se
produisent dans les établissements primaires. Toutes les mesures nécessaires à cet égard
seront prises ».

Enfin, dans une circulaire du 6 mars, la plus enflammée, il explique clairement le rôle des
instituteurs dans l’éducation du citoyen, qui n’était pas, jusqu’à présent, bien organisée,
« Aucune partie de l'instruction primaire, n'a été plus négligée, sous les précédents
gouvernements, que la formation des enfants comme citoyens. Aussi, beaucoup des
électeurs que le décret du gouvernement provisoire vient d'investir du droit de suffrage ne
sont-ils pas, surtout dans les campagnes, suffisamment instruits des intérêts de la chose
publique ; il importe de remédier promptement à ce grave défaut ». Et pour y remédier, il
appelle les recteurs et les instituteurs à beaucoup d’action et de volontarisme : « Excitez
(s’adressant aux recteurs NDR) autour de vous les esprits capables d'une telle tâche à
composer en vue de vos instituteurs de courts manuels, par demandes et par réponses, sur
les droits et les devoirs des citoyens. Veillez à ce que ces livres parviennent aux instituteurs
de votre ressort, et qu'ils deviennent entre leurs mains le texte de leçons profitables. C'est
ce qui va se faire à Paris sous mes yeux ; imitez-le. Que nos 36 000 instituteurs primaires se
lèvent donc à mon appel pour se faire immédiatement les réparateurs de l'instruction
publique devant la population des campagnes. Puisse ma voix les toucher jusque dans nos
derniers villages! Je les prie de contribuer pour leur part à fonder la République. Il ne s'agit
pas, comme du temps de nos pères, de la défendre contre le danger de ses frontières, il faut
la défendre contre l'ignorance et le mensonge, et c'est à eux qu'appartient cette tâche. Des
hommes nouveaux, voilà ce que réclame la France. Une révolution ne doit pas seulement
renouveler les institutions, il faut qu'elle renouvelle les hommes. On change d'outil quand
on change d'ouvrage. C'est un principe capital de politique ».

On le voit bien, les « Hussards noirs de la République » de Péguy sont déjà conçus, et
Carnot va même dans une autre partie de la circulaire plus loin, en souhaitant que
certains de ces instituteurs soient candidats à la Constituante. Mais cette verve, qui
annonce celle de la IIIe République sur l’école, irrite, on s’en doute, les conservateurs, le
futur ministre de l’intérieur Léon Faucher écrivant ainsi le 7 mars, « Lisez la circulaire de
Carnot aux recteurs. C’est le chef-d’œuvre de la folie ! »

En outre, pendant les quelques mois de son ministère, Carnot mène quelques réformes
importantes. Il remplace par exemple les salles d’asiles, qui sont des établissements
charitables dirigés par des religieuses pour accueillir les enfants orphelins de mère, par
des écoles maternelles, où l’on se focalise comme l’indique la nouvelle appellation sur
l’éducation de l’enfant, et fait créer, les 4 et 17 juin 1848, un service officiel des lectures
publiques du soir, pour faire lire au peuple les chefs d’œuvre de la littérature française.

Et pour concrétiser sa vision de l’école, Carnot dépose donc le 30 juin 1848 son projet de
réorganisation de l’instruction primaire7. Ce projet est qualifié par Louis Girard de « plan
d’envergure, aspect spirituel du républicanisme »8. L’exposé des motifs confirme bien

7. Consultable en ligne à cette adresse : http://www.le-temps-des-instituteurs.fr/hist-seconde-republique.html


8. Louis Girard, La IIe République, op. cit., p. 205.

81
cette volonté de formation spirituelle des futurs citoyens de la République, « le devoir de
l’État est de veiller à ce que tous [les enfants] soient élevés de manière à devenir
véritablement dignes de ce grand nom de citoyen qui les attend », en conséquence
l’enseignement dispensé doit être « obligatoire, parce qu’aucun citoyen ne saurait être
dispensé, sans dommage pour l’intérêt public, d’une culture intellectuelle reconnue
nécessaire au bon exercice de sa participation personnelle à la souveraineté. (…) Gratuit
(…) parce que sur les bancs des écoles de la République, il ne doit pas exister de distinction
entre les enfants des riches et ceux des pauvres. »9. Ainsi le texte du projet, qui traite
exclusivement du primaire, dispose que dans l’enseignement public, l’enseignement est
gratuit (article 6) et obligatoire (article 2) pour les deux sexes jusqu’à 14 ans. Les
parents négligents peuvent être cités devant le juge de paix et réprimandés, leurs noms
affichés (article 27), avec, en cas de récidive, amende et privation des droits civiques
(article 28). Comme promis dans sa circulaire, le sort des instituteurs est amélioré, ils
sont divisés en quatre classes (article 9), touchent un traitement de 600 à 1200 francs
pour les hommes (article 10), de 500 à 1000 francs pour les femmes (article 15), avec en
sus une indemnité dans les communes dépassant 5000 âmes. Ils ont droit à
l’avancement sur place et à une retraite (article 11). Les maîtres et maîtresses sont
instruits gratuitement dans les écoles normales, où l’on entre après examen, en
contractant un engagement de dix ans qui entraine dispense de service militaire (article
12). Ils sont choisis par les représentants de l’arrondissement et de la commune,
nommés par le ministre sur la présentation du conseil municipal (article 7), surveillés
par des inspecteurs d’État (Titre V chapitre II) et par des comités communaux et
départementaux (Titre V chapitre I), moitié électifs, moitié nommés par l’autorité
supérieure, qui peut les réprimander, mais sous réserve d’appel au ministre. Un conseil
départemental de « perfectionnement » est prévu pour représenter l’esprit de progrès
(article 34).

En ce qui concerne le fond de l’enseignement, et donc la formation intellectuelle des


futurs citoyens, les programmes comportent (article premier) la lecture, l’écriture, le
calcul, le français, des notions sur les principaux phénomènes de la nature, de
l’agriculture et de l’industrie, le dessin linéaire, le chant, l’histoire et la géographie de la
France, l’enseignement civique, l’enseignement moral, ce dernier s’efforçant de
développer les sentiments de liberté, d’égalité, de fraternité. Et sur l’épineuse question
de l’enseignement religieux, si l’école n’est pas encore laïque, on s’en rapproche tout de
même. Une disjonction est opérée entre cet enseignement et les autres, il est
spécifiquement donné par les ministres des différentes religions dans les édifices du
culte en dehors des classes10.

Mais dans ce même texte, se trouve aussi consacrée, pour le primaire, la liberté de
l’enseignement. En effet, Carnot, certes Républicain et démocrate convaincu, est aussi
farouchement libéral, il va donc défendre avec sincérité cette liberté. Là aussi, dans
l’exposé des motifs du texte, sa vision sur cette question transparaît clairement, « Nous
vous demandons de proclamer la liberté de l’enseignement (…) comme une des
applications légitimes et sincères de la parole de liberté que notre République a jetée au
monde avec enthousiasme »11. Dans son projet, les écoles privées voient leur ouverture
soumise seulement à une double déclaration préalable adressée au maire et au recteur

9. Cité par Francis Choisel op. cit. p. 77.


10. Le texte ne le précise pas ce dernier point sur le lieu de l’enseignement, c’est une indication qu’apporte Paul Bastid, op. cit. p. 243.
11. Idem

82
(article 21) et qui permet de s’assurer que les conditions légales sont remplies par le
déclarant. On n’exige plus le certificat de moralité. Il faut seulement jouir de ses droits
civils et politiques (article 25) et posséder un certificat d’aptitude délivré par une
commission où, sur 9 membres, 5 sont nommés par le ministre et 4 par le conseil
général (article 40). Les écoles privées sont soumises au contrôle des inspecteurs
généraux (article 23). Rien n’est prévu concernant leurs manuels et leurs méthodes.

C’est donc un projet à la fois républicain et libéral que présente Carnot, cherchant le plus
avantageusement à concilier, en ce qui concerne le primaire, les prérogatives de
l’université qui doit former les nouveaux citoyens, et la liberté de l’enseignement.
Cependant, moins d’une semaine après le dépôt de ce projet, Carnot tombe. En effet,
dans cette période qui suit de très près les journées de juin, son projet déplait à une
Assemblée en cours de raidissement vers le conservatisme. On avait déjà noté la
réaction frileuse des conservateurs en mars à ses circulaires, mais maintenant avec
l’évolution du contexte politique, ils veulent se débarrasser de Carnot. Le 5 Juillet, accusé
d’avoir cautionné, à l’époque du Gouvernement Provisoire un Manuel républicain de
l’Homme et du Citoyen , qui aurait été publié avec l’assentiment du ministre provisoire de
l’Instruction publique, et qui diffusait des thèmes subversifs, Carnot est mis en minorité
par un vote d’interpellation voté de justesse, 314 voix contre 303. Il est remplacé au
ministère de l’Instruction publique par Vaulabelle, homme moins « enthousiaste » mais
qui prolongera une partie de sa politique12. Son projet n’est pas retiré13, mais mis de
côté, et on met en place le 12 juillet une commission sur l’Instruction publique, sous la
direction de Barthélemy Saint-Hilaire. Dans ses propositions, elle va faire marche arrière
à l’égard du projet, si elle admet l’obligation scolaire, elle écarte la gratuité absolue, en
l’acceptant seulement au profit des indigents. Pour ce qui est des programmes,
contrairement à la volonté assez laïque de Carnot de distinguer l’enseignement religieux,
la commission veut le faire figurer en tête de l’enseignement.

La liberté d’enseignement est facilement acceptée par cette commission. Mais pouvait-il
en être autrement, sachant qu’elle va être élevée au rang de droit constitutionnel par la
Constituante ? Vont également être constitutionnalisées quelques obligations pour l‘État
sur l’Instruction publique, mais bien loin des grandes ambitions de Carnot.

§2/ La constitutionnalisation de la liberté de l’enseignement et des obligations scolaires de la


République

L’évolution des travaux de la Constituante sur la liberté de l’enseignement et


l’Instruction publique14 suit exactement la même trajectoire que le projet Carnot, un
grand enthousiasme avant un grand recul. Le premier projet de texte constitutionnel, de
juin 1848, garantit l’instruction à tous les citoyens (article 2), et précise à son article 6
que le droit à l’instruction est celui qu’ont « tous les citoyens de recevoir gratuitement de
l’État l’enseignement propre à développer les facultés physiques, morales et intellectuelles
de chacun d’eux ». Enfin l’article 124 ajoute que « la liberté de l’enseignement s’exerce
sous la garantie des lois et la surveillance de l’État » et que « cette surveillance s’étend à
tous les établissements d’éducation et à l’enseignement, sans aucune exception ». On le

12. Par un décret du 7 juillet 1848 il va par exemple augmenter les traitements des instituteurs comme le souhaitait Carnot.
13. Il ne le fut que le 4 janvier 1849, par le nouveau ministre de l’Instruction publique, Falloux, cf. infra.
14. Que l’on retrouve présentés par Arnaud Coutant, op. cit. p. 145 et s., et par François Luchaire, op. cit., p. 75 et s.

83
constate sans difficulté, c’est en grande partie la transposition au niveau constitutionnel,
du projet Carnot, c’est-à-dire un État qui assure un enseignement gratuit à tous les
degrés, à côté des établissements autres que les siens qui sont libres, mais placés sous sa
surveillance. Cependant à la différence de Carnot, il n’y a pas d’obligation scolaire.

Quoi qu’il en soit, ce projet de Juin 1848 va être renvoyé en commission. Les événements
du même mois faisant leur œuvre, le nouveau texte qui sort en septembre, et qui est sur
ces questions le texte définitif, est nettement plus réservé. A vrai dire, dans le nouveau
texte, les obligations scolaires de l’État sont moindres, alors que la liberté de
l’enseignement est plus explicitement reconnue. Sur ces obligations, le paragraphe VIII
du préambule dispose que « La République doit mettre à la disposition de chacun
l’instruction indispensable à tous les hommes », et son article 13 précise que « la société
favorise et encourage le développement du travail par l’enseignement primaire gratuit,
l’éducation professionnelle ». Si la règle posée par le paragraphe VIII du Préambule reste
généreuse, il faut la mettre en balance avec la normativité limitée et controversée (cf.
supra) de ce dernier, alors que la règle de l’article 13 vise une instruction clairement
plus limitée à des buts professionnels. En revanche, pour ce qui concerne la Liberté de
l’enseignement, celle-ci est plus clairement affirmée avec le nouvel article 9 qui dispose
que « la liberté de l’enseignement s’exerce sous la garantie et la surveillance de l’État,
étendue à tous les établissements d’éducation et à l’enseignement, sans aucune exception ».
La meilleure reconnaissance de cette liberté n’est pas tant dans le texte de l’article, dont
la seule variation avec le premier projet pourrait même laisser à croire qu’il y a un léger
recul (car il n’est plus question de la garantie des lois), que dans la numérotation de
l’article, la liberté de l’enseignement passant de la fin du texte à son tout début.

En bref, tant pour la liberté d’enseignement, qu’en ce qui concerne l’Instruction


publique, la Constituante fait donc le choix d’une reconnaissance constitutionnelle de
ces deux principes, mais au prix de fortes réserves. Elle ne reconnaît les obligations de
l’Etat sur l’Instruction publique que de manière très limitée mais lui octroie au contraire
un fort pouvoir d’encadrement de la liberté d’enseignement.

D’ailleurs, à ce sujet déjà, dans les débats de la Constituante, les arguments avancés par
les catholiques, avec au premier rang Montalembert, annoncent la future évolution. Le
comte propose dans un amendement d’inclure la liberté d’enseigner aux libertés de
l’article 8 afin de supprimer la clause de surveillance de l’Etat sur tous les
établissements. Il ne veut pas d’intervention de l’État dans l’enseignement, contestant
« le droit spécial de l’État en matière d’enseignement, (…) le monopole de l’Université, le
monopole de l’enseignement de l’État tel qu’il est exercé jusqu’à nos jours n’est autre que le
communisme intellectuel »15, avant de présenter une violente critique contre l’Université
qui constitue « l’abaissement intellectuel de la race Française » 16 . Surtout, l’orateur
défend le droit de l’Église de dispenser son enseignement dans une France rongée par de
terribles maux, il explique que « la société est malade, elle est menacée non seulement par
le communisme mais aussi par le socialisme »17. La liberté de l’enseignement serait donc
la cure contre ces maux. Finalement, pour ne pas paraître trop excessif, Montalembert
retire son amendement. Un autre catholique, vicomte quant à lui, prend la parole, pour

15. Cité par François Luchaire, op. cit. p. 76.


16. Idem
17. Idem

84
jouer l’apaisement, et parle de la saine concurrence qui peut désormais exister entre
l’Université et les maisons religieuses.

Il s’agit de Falloux. Malgré son discours de modération, il va élaborer, en tant que


ministre de l’Instruction publique, des réformes mettant en application la pensée de
Montalembert, et qui vont être adoptées par l’Assemblée nationale législative en 1850.

Section 2/ Les Églises « cosouveraines » des esprits avec les lois de 1850

Falloux est nommé ministre de l’Instruction publique dès la prise de pouvoir de Louis-
Napoléon Bonaparte le 20 décembre 1848. Il s’agit d’un très fin manœuvrier politique,
sachant manier parfaitement le jeu politicien, au profit non pas de sa carrière mais de
ses convictions18. On ne peut à son propos résister, encore une fois, à la tentation de
recourir aux Souvenirs de Tocqueville, qui dresse un portrait admiratif mais assez
objectif du personnage, qu’il apprécie, « L’homme, d’ailleurs, valait la peine qu’on
cherchât à le capter. Je ne sais si, dans ma carrière politique, j’en ai rencontré aucun qui fût
d’une espèce plus rare. Il possédait à la fois les deux choses les plus nécessaires à la
conduite des partis : une conviction ardente qui le poussait continuellement vers son but
sans se laisser détourner par les déboires ou par les périls, et un esprit aussi souple que
ferme, qui appliquait une grande multiplicité et une variété prodigieuse de moyens à
l’exécution d’un plan unique. Sincère en ce sens qu’il ne considérait, comme il le disait, que
sa cause et non son intérêt particulier, mais au demeurant très fourbe et d’une fourberie
peu commune et très efficace, car il parvenait à mêler momentanément dans sa propre
croyance le vrai et le faux avant de servir ce mélange à l’esprit des autres ; seul secret qui
puisse donner les avantages de la sincérité dans le mensonge et permettre d’entraîner vers
l’erreur qu’on juge bienfaisante ceux qu’on pratique ou qu’on dirige »19. Et pour mener à
bien son projet final, qui est celui de la réaffirmation de la puissance de l’Eglise
catholique en France20, Falloux voit dans la liberté de l’enseignement et l’Instruction
publique, dont il a la charge, des armes imparables. Cette politique, il en commence son
élaboration avant l’élection de la Législative, dès sa prise de fonction. Les 3 et 4 janvier
1849, il congédie la commission Saint-Hilaire21 et retire le projet Carnot. Il remplace la
première le 3 par deux commissions l’une en charge du primaire l’autre du secondaire,
qui fusionnent finalement le 8. Preuve de l’intelligence politique de Falloux cette
commission en charge des réformes scolaires à tout pour faire passer aisément les lois
qu’il souhaite. Elle a l’apparence de vouloir faire une œuvre de consensus puisqu’elle est
multipartisane 22 , avec évidemment des catholiques comme Armand de Melun,
Montalembert ou Mgr Dupanloup, mais aussi des défenseurs de l’université comme

18. Moins d’un an après sa prise de fonction, le comportement du Président Bonaparte dans l’affaire romaine pousse Falloux à
démissionner de sa propre initiative pour désaccord idéologique.
19. Alexis de Tocqueville, Souvenirs, op. cit., p.336-337.
20. « Falloux, qui était légitimiste de naissance, d’éducation, de société et de goût, si l’on veut, n’appartenait, au fond, qu’à l’Église. Il ne
croyait pas au triomphe de la légitimité qu’il servait et ne cherchait, au travers de nos révolutions, qu’un chemin pour ramener la
religion catholique au pouvoir. S’il était resté au ministère, c’était pour veiller aux affaires de celles-ci, et, comme il me le dit dès le
premier jour, avec une habile franchise, par le conseil de son confesseur. » Alexis de Tocqueville, Souvenirs, op. cit., p.353-354. Inès
Murat rapporte cette phrase on ne peut plus claire de Falloux dans ses mémoires : «Dieu dans l’éducation. Le pape à la tête de l’Eglise.
L’Eglise à la tête de la civilisation. Voilà le programme que je m’étais tracé dans ma courte carrière politique. » Inès Murat, op. cit.
p. 421.
21. Un projet de loi, aussi libérale que la future loi Falloux sur la liberté de l’enseignement, est tout de même déposé par Jules Simon
le 5 février se fondant sur les travaux de cette commission. Il est largement repoussé le 8 février par 458 voix contre 307.
22. Le rapport de présentation de la loi, cité en entier dans le Duvergier (Duvergier1850, p. 54 et s.) présente le texte comme le fruit
d’un consensus « La conciliation si longtemps et si vivement poursuivie est devenue possible aujourd’hui. Les événements dont la France
a été le théâtre dans ces derniers temps ont plus contribué à éclairer et à calmer, sur ce point, les esprits, à modérer les désirs, à
rapprocher les personnes que les plus savantes discussions n’auraient pu le faire. » p. 54.

85
Saint-Marc Girardin, Victor Cousin, et Thiers, qui en est d’ailleurs choisi comme
président à l’unanimité des membres. Mais, dans la réalité, les conservateurs, même pro-
université, et les catholiques, vont se liguer pour aboutir aux textes que veut Falloux et
faire ainsi pencher la balance en faveur de l’Eglise Catholique. La meilleure preuve de
cette alliance des catholiques avec les conservateurs pro-université, c’est évidemment le
comportement de Thiers, qui malgré ses convictions philosophiques et politiques, saisit
l’intérêt pour la République qu’il entend fonder d’avoir une Eglise puissante dans
l’enseignement, il aurait déclaré cette formule célèbre, « Courons nous jeter dans les bras
des évêques, eux seuls peuvent nous sauver »23, belle formule pour un libre penseur24. Le
Parti de l’Ordre fait le choix pour arraisonner la République à sa vision des choses de
faire des Églises, notamment de l’Eglise catholique, les cosouveraines des esprits25, par
le biais de deux lois, la loi Parieu et surtout la loi Falloux26. Cette nouvelle alliance du
clergé et de l’Etat en matière scolaire se traduit par le renforcement du contrôle
gouvernemental sur l’instruction publique et la participation du clergé à son
administration (§1), l’utilisation de la liberté de l’enseignement pour multiplier les
écoles confessionnelles (§2). Le tout dans le but évident de propager dans la société
Française des valeurs légitimant l’ordre social et moral des conservateurs27.

§1/ Une Instruction publique sous contrôle « clérical »

Le renforcement du contrôle du gouvernement sur l’Instruction publique est symbolisée


par une mesure des plus symboliques : La suspension, à nouveau en 1850, du cours de
Michelet au Collège de France. Et comme le gouvernement ne veut pas arguer de raisons
politiques pour justifier cette dernière, il trouve une autre justification, plus technique, il
reproche à Michelet de ne pas faire le nombre de leçons imposées par le règlement en
échange de son traitement.

Sur un plan plus juridique, c’est la loi dite Parieu, ou petite loi Falloux, du 11 janvier
1850 28 (adoptée par 496 voix contre 88), qui vient renforcer ce contrôle du
gouvernement et de l’administration sur l’éducation. Le rapport Beugnot du 17
décembre 1849 qui fait le point sur la législation en vigueur est assez clair sur ce que
doit combler cette loi, «On voit que l’instituteur est, sans que la loi le déclare, en possession
d’une véritable inamovibilité, puisqu’il ne peut pas être déplacé, et que, pour le révoquer de
ses fonctions, il faut des griefs légalement établis et toutes les solennités d’un jugement

23. Cité par Maurice Agulhon, 1848 ou…, op. cit. p. 163-164.
24. La position de Thiers et de beaucoup d’orléanistes libres penseurs, à côté du parti catholique pendant ce débat, leur vaudra des
railleries de toutes parts. Victor Hugo parlant « des athées d’un genre nouveau, les athées de la nuance catholique », cité par Henri
Guillemin, dans la conférence précédemment évoquée. Même Falloux, dans ses mémoires, ne manque pas de plaisir à commenter la
« conversion » de ses compagnons de combat, écrivant sur Thiers, « il sut, sans humilier son passé ni celui de ses amis, faire la part de
l’expérience et donner de la dignité à de pénibles aveux. Dégageant nettement la vérité et la justice des sophismes d’une discussion qui les
avait défigurés, il multiplia ses efforts (…)[et] conquit enfin une majorité décisive (…). M Thiers ne craignit même pas d’avouer que ses
préjugés gallicans avaient disparu de son esprit, en même temps que bien des préventions d’autres nature. » Cité par Arnaud Coutant,
op. cit., p. 363.
25. La formule nous est inspirée du chapitre de l’individu effacé de Lucien Jaume, Église et politique : les souverainetés rivales, où il est
fait part de la lutte de l’Etat pour affermir sa souveraineté face à l’Eglise. Lucien Jaume, op. cit., p. 171 et s. En 1850 les conservateurs
font ainsi le choix de donner à l’Eglise une partie de la souveraineté sur les esprits qu’elle demandait, alors que l’Etat s’était battu
depuis Napoléon pour garder sa souveraineté en la matière.
26. Techniquement il s’agit de deux lois Parieu, puisque la loi dite Falloux est prise plusieurs mois après son éviction du
Gouvernement. Mais il n’y a aucun doute sur le véritable auteur de cette dernière.
27. Thiers aurait justifié son appel au clergé car il propage « cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour
souffrir. » Cité par Inès Murat, op. cit. p. 423. En septembre 1848 Montalembert expliquait sa volonté de remettre l’Eglise au cœur de
l’enseignement : « Quel est le problème aujourd’hui ? C’est d’inspirer le respect de la propriété à ceux qui ne sont pas propriétaires. Or, je
ne connais qu’une recette pour leur inspirer le respect, c’est de leur faire croire à Dieu, au Dieu du catéchisme, au Dieu qui a dicté le
décalogue et qui punit éternellement les voleurs ». Cité par Louis Girard, La IIe République, op.cit., p. 209.
28. Duverger 1850, p. 4 et s.

86
sujet à appel. (…) [le droit actuel] laisse le gouvernement désarmé contre les entreprises
d’un nombre, malheureusement trop grand, d’instituteurs communaux qui, désertant leur
modeste mais noble mission, méconnaissant ce qu’ils doivent à la patrie et aux familles, se
sont transformés dans nos campagnes en propagateurs ardents de doctrines et de desseins
également coupables »29. On le devine, après avoir été choyés en 1848 et considérés
comme les missionnaires de la République, la nature de celle-ci devant désormais
changer pour plaire aux conservateurs, les instituteurs deviennent l’objet de toutes les
suspicions30. Désormais l’instruction primaire est placée sous la surveillance des préfets
(article 1), qui peuvent réprimander et suspendre les instituteurs, voire les révoquer
(article 3). L’instituteur a cependant le droit de faire appel devant le ministre de
l’Instruction publique en conseil de l’Université, mais pendant cette procédure sa
révocation vaut suspension (article 4, la suspension ne peut dépasser six mois).
L’instituteur suspendu ne peut ouvrir une école privée dans la commune où il exerçait31
ni dans les communes voisines, et doit avoir l’autorisation expresse du préfet pour
pouvoir être nommé ailleurs dans le département (article 5). Et là encore, avec cette loi,
on entend faire œuvre provisoire, puisqu’elle ne doit normalement ne durer que six
mois. Le temps que les préfets puissent faire la « purge » de l’Instruction publique de ses
éléments néfastes. La Loi Falloux la prorogera quelques mois encore, jusqu’au 1 er
septembre.

Et à côté de ce contrôle accru de l’administration sur l’Instruction publique, on va faire


rentrer, gage de bonne moralité, les Églises, et notamment l’Église catholique, dans sa
gestion et dispensation. Premier signe de cette volonté, dans la loi Parieu, l’article 2
dispose que les instituteurs communaux sont nommés par le comité d’arrondissement32,
soit parmi les instituteurs laïques, soit parmi les instituteurs membres d’associations
religieuses vouées à l’enseignement et reconnues par l’État (exclusivement catholiques).
Pour les écoles appartenant aux cultes non catholiques reconnus, ce recrutement
s’effectue sur des listes de candidats présentés par les consistoires (protestants ou
israélites). Les enseignants des établissements religieux sont désormais les bienvenus
dans l’Instruction publique.

C’est surtout la loi Falloux du 15 mars 185033 (votée par 399 voix contre 231), qui, si elle
doit sa postérité au fait qu’elle consacre la liberté de l’enseignement, est avant tout une
loi comme son intitulé l’indique sur l’enseignement (elle ne traite cependant pas de
l’enseignement supérieur). Elle fait sourtout rentrer les Églises dans les écoles. En effet,
à défaut de faire disparaître l’Université34 comme le souhaitaient certains catholiques
intransigeants comme Veuillot, on va s’attacher, à l’image de la République, à changer
son « âme » pour en faire l’instructrice du conservatisme. On modifie cependant sa
structuration pour l’affaiblir, en remplaçant les académies régionales par des académies
départementales (article 7), Falloux commentant, « ce n’est pas l’Université multipliée
par 86 ; c’est l’Université divisée par 86 »35. Pour ce qui concerne donc la présence du
clergé dans le fonctionnement de l’enseignement public, désormais dans le conseil

29. Cité dans le Duverger 1850, p. 4-5.


30. Montalembert parle d’eux comme « d’affreux petits rhéteurs » et Thiers « d’anti-curés », d’après Inès Murat, op. cit. p. 422.
31. Cependant, oubli du législateur, cette prohibition est dépourvue de toute sanction pénale, et dans des arrêts du 6 avril et 9 aout
1850, la Chambre criminelle de la Cour de cassation va préciser qu’on ne peut combler cette carence par des dispositions pénales
tirées d’autres textes, comme la loi de 1833, Sirey 1850 Partie I, p. 700 et s.
32. Petit recul du législateur par rapport au projet de loi, puisque initialement on prévoyait que cette nomination serait directement
faite par le préfet. Ce mode de nomination est le même que celui de la loi Guizot de 1833.
33. Duvergier 1850, p. 53 et s.
34. Nous rappelons le sens large, proche d’éducation nationale, du terme à l’époque
35. D’après Inès Murat, op. cit., p. 425.

87
supérieur de l’Instruction publique on compte sept ecclésiastiques (quatre évêques,
deux représentants protestants, un représentant israélite) sur vingt-huit membres (ces
ecclésiastiques sont symboliquement placés en premier dans l’ordre de composition fixé
à l’article premier de la loi). Dans les conseils académiques entre deux et quatre
ecclésiastiques (l’évêque ou son délégué et un autre ecclésiastique qu’il désigne, plus un
représentant protestant et israélite dans les départements où ils sont établis). Ces
conseils comptent jusqu’à vingt-cinq membres chacun (article 2). Le conseil académique
de la Seine fait exception puisqu’il y a sept ecclésiastiques (l’archevêque de Paris et trois
autres ecclésiastiques qu’il désigne, deux représentants protestants, un représentant
israélite) sur une vingtaine de membres. Les membres du clergé peuvent prendre part à
l’inspection de l’enseignement primaire (article 18). On confirme la possibilité de
prendre les instituteurs parmi des candidats provenant de l’enseignement religieux
(article 31). Et bien sûr, en ce qui concerne les programmes, l’enseignement moral et
religieux est mis en premier (article 23) au niveau du primaire. En outre, tout ministre
d’un culte reconnu par l’Etat peut sans condition de diplôme être instituteur (article
26)36, là où pour les autres personnes il faut un brevet de capacité (article 25). On note
aussi une prise en compte de l’obligation posée par l’article 13 de la Constitution de
fournir une instruction aux citoyens, puisque l’enseignement primaire est donné
gratuitement à tous les enfants dont les familles sont hors d’état de payer (article 24).
Toute commune doit entretenir une ou plusieurs écoles primaires (article 36)37, dont
une pour filles à partir de 800 habitants (article 50), sachant que ces écoles peuvent être
des écoles privées subventionnées par la commune. La possibilité est donnée aux
communes de créer des écoles pour adultes et apprentis (articles 54), un crédit doit
même être voté annuellement dans le budget de l’Instruction publique pour encourager
les initiatives à l’origine d’écoles du dimanche, de classes dans les hôpitaux, de
bibliothèques etc… (article 56).

Cette reprise en main de l’Université s’est traduite concrètement par la révocation de


4000 instituteurs soupçonnés de socialisme entre 1850 et 185238, le préfet suivant très
souvent les indications de l’évêque avec lequel il siège au conseil académique39. La
littérature française a laissé un témoignage de cet épurement et de cette prise de
contrôle par le clergé de l’enseignement primaire. Dans Bouvard et Pécuchet, Gustave
Flaubert narre que l’instituteur de la commune de Chavignolles reçoit la visite du prête
qui lui rappelle ses obligations, et surtout critique son absence à la messe. L’instituteur
ne peut faire que profil bas, conscient que même s’il changeait d’endroit pour exercer
son métier, la même scène se reproduirait, et que lui et sa famille « arriveraient à l’autre
bout de la France, leur dernier sou mangé par le voyage, et ils retrouveraient là-bas, sous
des noms différents, le même curé, le même recteur, le même préfet ; tous jusqu’au ministre
étaient comme les anneaux de sa chaîne accablante. Il avait reçu un avertissement,
d’autres viendraient. Ensuite ? »40 Victor Hugo, pendant les débats, tempête contre ce
nouvel ordre des choses de l’enseignement « Je ne veux pas vous confier l’enseignement
de la jeunesse, l’âme des enfants, le développement des intelligences neuves qui s’ouvrent à
la vie, l’esprit des générations nouvelles, c’est-à-dire l’avenir de la France, parce que vous le

36. Et à défaut d’être ministre du culte, un simple brevet suffit, ou un certificat de capacité décerné par le conseil académique, où le
clergé domine moralement.
37. La loi Guizot posait déjà en partie cette obligation.
38. Le chiffre vient de Sylvie Aprile, op. cit. p.164.
39. Paul Bastid cite une lettre de l’évêque de Montauban du 25 octobre 1850, sur le conseil académique du Tarn-et-Garonne, « il est
très bon et ne laisse rien à désirer. Le préfet me disait l’autre jour : vous êtes le maître du conseil académique et vous le conduirez comme
vous voudrez », Paul Bastid, op. cit., p. 254-255.
40. Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Paris, Louis Conard, 1910, p. 214.

88
confier, ce serait vous le livrer»41. Pour confirmer cette vision, il convient de noter quels
sont les enseignements et les modalités d’évaluation des élèves dans les écoles normales
primaires, qui forment les instituteurs. Le décret du 24 mars 185142 , dispose que
l’enseignement dans ces écoles comprend « l’instruction morale et religieuse », placée
avant tous les autres enseignements, comme la lecture et l’écriture (article premier). Et
chaque année, il est tenu un registre sur lequel sont consignés les notes des élèves, avec
un résumé de ces notes dans un ordre fixé par le décret, qui est on ne peut plus clair « 1°
Devoirs religieux,- 2° Conduite,- 3° Caractère, 4° Aptitude, - 5° Progrès » (article 12). En ce
qui concerne le « régime intérieur », il est précisé que « les jours de dimanche et de fêtes
légalement reconnues, les élèves sont conduits aux offices publics par le directeur, assisté
des maîtres adjoints » (article 20).

Associée à cette administration de l’Instruction publique remaniée pour inculquer de


bonnes doctrines, la diffusion de valeurs saines pour l’ordre est assurée par des
établissements privés, en grande partie tenus par des religieux, qui, avec la liberté
d’enseignement organisée par la loi Falloux, jouissent d’une grande facilité pour agir.

§2/ Une liberté d’enseignement favorable aux écoles confessionnelles

Il faut noter que la liberté d’enseignement existe déjà dans le primaire depuis la loi
Guizot de 1833, mais elle était alors assez fermement encadrée. Dès à présent, non
seulement son exercice est facilité à ce niveau, mais elle est aussi élargie au niveau
secondaire. Et les nouvelles facilités pour l’exercice de cette liberté favorisent
principalement les cultes reconnus, et évidemment plus particulièrement l’Eglise
Catholique.

Pour le primaire, tout instituteur qui veut ouvrir une école, peut le faire sur simple
déclaration au maire, au recteur, au procureur de la République, et au sous préfet
(article 27). Et, en toute logique, avec l’esprit de la loi, si le recteur peut former une
opposition, ce n’est uniquement que dans l’intérêt des mœurs publiques (article 28).
Pour le secondaire tout bachelier ou détenteur d’un brevet de capacité, âgé d’au moins
vingt-cinq ans, ayant cinq ans d’expérience comme professeur ou surveillant, peut
fonder un établissement libre d’instruction secondaire (article 60) selon les mêmes
modalités de déclaration que pour le primaire. Conjugué avec l’article 26 précédemment
évoqué qui dispose que tout ministre d’un culte reconnu peut être instituteur43, et en
sachant que les religieuses peuvent enseigner grâce à une simple lettre d’obédience
(article 49), on se rend compte des facilités importantes qu’ont désormais les Eglises
pour ouvrir des établissements. Surtout que cette liberté peut être subventionnée par
les pouvoirs publics, l’article 69 disposant que les communes, les départements ou l’État
peuvent fournir à ces établissement un local et une subvention, sans que celle-ci ne
puisse dépasser le dixième des dépenses annuelles de l’établissement 44 . Parmi les

41. Cité par Sylvie Aprile, op. cit. p 163.


42. Sirey 1851 Partie III, p. 54-55
43. En outre, des dispenses aux 5 années sont possibles, comme des certificats de stage, accordées par le conseil académique où le
clergé règne par son influence.
44. Cette disposition est toujours en vigueur, et c’est à son propos qu’en 1994 des manifestations en faveur de l’école publique se
sont formées contre le projet du ministre François Bayrou de modifier cet article pour en élever la limite.

89
« gagnants » de cette nouvelle liberté, les jésuites45 , que Thiers pourtant, quelques
années plus tôt, avait violemment combattus avec succès46.

Et cette nouvelle liberté eut un succès remarquable. En seulement deux ans, 257 collèges
secondaires libres sont ouverts47. De même, l’obligation d’ouvrir une école pour filles
dans les communes de plus de 800 habitants, alors que les institutrices laïques sont peu
nombreuses, donne aux congrégations féminines un développement prodigieux, 923
sont autorisées entre 1850 et 1859. Un comité supérieur de l’enseignement libre se
crée, où siègent Montalembert, Molé, Beugnot, pour soutenir la création de nouveaux
établissements. Comme le note Maurice Agulhon sur la loi Falloux, « la situation morale
qu’elle a créée dans la politique française devait se prolonger plus d’un siècle »48 et elle
réussit effectivement à créer une impression de renaissance catholique en France.

La réorganisation de l’enseignement public et privé, au service de l’ordre moral, est


total. On peut rajouter comme anecdotes le retour de la messe obligatoire à l’Ecole
Normale Supérieure, pourtant supprimée en 1848, et la révocation de son directeur des
études, Vacherot, pour avoir émis des opinions hétérodoxes sur les origines de la
théologie chrétienne. Plus généralement, pour ce qui est de l’enseignement, le
catéchisme devient logiquement la matière principale de toute la France, et souvent
même l’école publique voit sa direction morale exercée par le curé et on recommande
souvent aux professeurs et instituteurs d’aller visiter l’évêque. En bref, si on ne devait
faire qu’un rapide résumé sur ces législations Falloux-Parieu, on s’en tiendrait au
constat de l’historien de l’éducation Antoine Prost, qui analyse que le droit ainsi créé
« favorise l’Eglise à la fois hors de l’Université, par une liberté qui n’est pas de droit
commun, et au sein de l’université, qu’elle conteste pourtant, par des privilèges de fait »49,
avant de souligner plus loin le paradoxe qui en résulte, c’est que les catholiques
«s’emploient à développer un enseignement libre concurrent de l’enseignement public au
moment même où ils n’ont plus lieu de se plaindre de celui-ci »50.

Quoi qu’il en soit, Les conservateurs espèrent ainsi pacifier sur le long terme la France.
Comme l’écrit Louis Girard, « La notion d’ « ordre moral » c’est la répression devenue
inutile parce que les esprits sont changés. Pour changer les esprits, le parti de l’ordre [fait]
appel à l’Eglise »51. Mais ils n’ont pas que cela en tête. Car cette pacification n’est possible
que s’ils gardent le pouvoir. Et on peut, à la manière de Marx, voir effectivement cette loi
comme étant aussi un outil électoral pour s’assurer du bon vote de la masse52 par une
propagande permanente en faveur de la vision de l’ordre moral et social que défend la
majorité au pouvoir. Certes, mais une telle analyse, bien qu’exacte, fait fi de la

45. La loi n’apporte pas de limitation à l’exercice par les prélats catholiques de cette liberté d’enseignement selon que la
congrégation est autorisée ou non
46. Pendant les débats de la commission sur l’enseignement dont il est le président, il déclare : « Soit, je ne m’oppose plus à l’article,
seulement je demande que, le jour où il sera discuté devant l’assemblée, vous me laissiez me cacher sous une table ; car comment
pourrai-je demander aujourd’hui la reconnaissance du droit des Jésuites à enseigner dans notre pays, après avoir demandé et obtenu, il y
a si peu d’années, leur exclusion de la France ? », cité par Inès Murat, op. cit. p. 423.
47. Le chiffre est fourni par Sylvie April, op. cit. p. 164.
48. Maurice Agulhon, op. cit., p. 165
49. Antoine Prost, L’Enseignement en France 1800-1967, Paris, Colin, 1968, p. 175.
50. Op. cit., p. 179.
51. Louis Girard, op. cit., p. 205.
52. Marx analyse ainsi les deux lois sur l’enseignement : « la loi contre les instituteurs qui les soumettait eux, les capacités, les porte-
paroles, les éducateurs et les interprètes de la classe paysanne, à l’arbitraire du préfet qui les pourchassait comme du gibier, eux, les
prolétaires de la classe des gens instruits, d’une commune dans l’autre ; (…) la loi sur l’enseignement par laquelle le parti de l’ordre
proclamait que l’inconscience et l’abrutissement de la France par la force sont la condition de son existence sous le régime du suffrage
universel, qu’étaient-ce que toutes ces lois et mesures ? Autant de tentatives désespérées de gagner à nouveau au parti de l’ordre des
départements et les paysans des départements. » Karl Marx, op. cit., p. 80.

90
temporalité. Or, en face des réactionnaires se dresse le roc socialiste et démocrate, la
Montagne, et le pouvoir a peur, en voyant qu’elle se maintient aux élections partielles
malgré la compression. Il redoute que la Montagne ne se transforme en volcan qui fasse
une irruption électorale aux législatives de 1852, et qu’elle recouvre de sa lave
révolutionnaire le joli paysage de curés, gendarmes et notables bourgeois, entourés de
leurs braves gens, qu’essaye de configurer le Parti de l’Ordre. Dès lors, face à une
politique éducative qui risque malgré tout de prendre un certain temps pour imprégner
toutes les mentalités du pays, il convient d’agir vite. La solution ? S’attaquer au suffrage
universel, non pas en l’abolissant, le retour en arrière sur le principe semble impossible,
mais en « traficotant » quelques conditions techniques relatives à son exercice, pour
ainsi priver de potentiels électeurs montagnards du droit de vote et empêcher une
révolution par les urnes. Et comme souvent dans l’Histoire, en essayant de se sauver, les
conservateurs de la Législative vont au contraire œuvrer à leur perte.

91
Chapitre II/ L’ « épuration » du corps électoral de ses éléments potentiellement les plus
subversifs

Voici donc une autre liberté, ou plutôt un autre droit fondamental, point cardinal de tout
le système politique de la Seconde République, que la Législative va venir travestir dans
le but de la conservation de son ordre subjectif moral et social, à savoir évidemment le
droit de vote. On l’a vu précédemment, les élections partielles en 1849 et 1850
terrorisent le Parti de l’Ordre, alors même qu’il parvient à ravir des sièges à l’opposition.
S’il fait le choix d’accentuer encore plus la compression, notamment en ce qui concerne
la presse (cf. supra), il veut néanmoins s’assurer de manière certaine que la Montagne ne
le supplante pas électoralement, et détruise ainsi l’ordre moral et social qu’il essaie de
créer. La presse conservatrice se fait d’ailleurs le relai de ces préoccupations, ainsi
L’Assemblée nationale, feuille légitimiste, demande de procéder à une réforme électorale,
et fait ses propositions. Si elle ne veut pas revenir sur le principe du suffrage universel,
elle imagine néanmoins que les élections se fassent désormais à deux degrés, avec un
vote obligatoire et à domicile (c’est les gardes champêtres par exemple qui font circuler
l’urne et vont récupérer les votes), et sans aucune campagne électorale 1 . Le
Gouvernement est également préoccupé par cette question, le ministre de l’intérieur,
Jules Baroche décide ainsi de la création d’une commission de 17 membres pour
travailler sur une réforme de la loi électorale du 15 mars 1849, dans le but de mieux
contrôler le suffrage universel. Cette commission est composée exclusivement
d’éminences du Parti de l’Ordre comme Montalembert, Mgr Dupanloup, Molé, et
évidemment l’incontournable Adolphe Thiers2. Le problème posé à cette commission est
à la fois très simple, et pourtant potentiellement insolvable. Comment épurer, ou
« circonscrire » dans le jargon poli des notables d’alors, le suffrage universel ? On ne
peut pas le supprimer, étant la grande conquête de la Révolution de 1848, que la
Constitution du 4 novembre garantit (Section 1). Elle le protège par des prohibitions,
comme l’interdiction du suffrage indirect ou celle de toutes conditions de cens. Il semble
donc impossible, pour la Législative, de déformer le processus électoral, soit par une
purge censitaire de votants, soit par la mise en place de grands électeurs. Adolphe Thiers
arrive pourtant à trouver la solution. Il découvre la pierre philosophale susceptible de
transformer un corps électoral plombé par du socialisme, en or pour les conservateurs.
Il s’agit de jouer sur la condition de domicile. En effet, elle a le mérite, pour reprendre les
mots du chef du Parti de l’Ordre, « non de changer les conditions de l’électorat, mais d’en
constater l’existence »3, ou autrement dit de supprimer des électeurs sans pour autant
porter atteinte au principe de l’universalité du suffrage. C’est donc par la technique
juridique que la loi du 31 mai 1850 va restreindre le droit de vote des citoyens français,
sans remettre en cause le suffrage universel (Section 2).

1. On note l’évolution de ce journal sur le suffrage universel, en 1848 il écrivait à son sujet qu’il était « un exercice intelligent… l’arme
de défense contre ses inventeurs et l’arme du salut ». Cité par Sylvie Aprile, op. cit. p. 170.
2. C’est pour surnommer les membres de cette commission qu’apparaît le sobriquet « burgrave ».
3. Cité par Sylvie Aprile, op. cit. p. 170.

92
Section 1/ Le suffrage universel, conquête de la révolution de 1848

La loi du 31 mai 1850 va venir s’attaquer à la grande conquête de la révolution de 1848,


le suffrage universel. Victor Hugo ne manque pas d’emphase durant les débats pour le
défendre, «le grand acte, tout ensemble politique et chrétien, par lequel la révolution de
Février fit pénétrer son principe jusque dans les racines mêmes de l'ordre social, fut
l'établissement du suffrage universel : fait capital, fait immense, événement considérable
qui introduisit dans l'État un élément nouveau, irrévocable, définitif. Remarquez-en,
messieurs, toute la portée. Certes, ce fut une grand-chose de reconnaître le droit de tous, de
composer l'autorité universelle de la somme des libertés individuelles, de dissoudre ce qui
restait des castes dans l'unité auguste d'une souveraineté commune, et d'emplir du même
peuple tous les compartiments du vieux monde social ; certes, cela fut grand ; mais,
messieurs, c'est surtout dans son action sur les classes qualifiées jusqu'alors classes
inférieures qu'éclate la beauté du suffrage universel. (…) Le côté merveilleux, je le répète, le
côté profond, efficace, politique, du suffrage universel, ce fut d'aller chercher dans les
régions douloureuses de la société, dans les bas-fonds, comme vous dites, l'être courbé sous
le poids des négations sociales, l'être froissé qui, jusqu'alors, n'avait eu d'autre espoir que
la révolte, et de lui apporter l'espérance sous une autre forme, et de lui dire : Vote ! ne te
bats plus. Ce fut de rendre sa part de souveraineté à celui qui jusque-là n'avait eu que sa
part de souffrance ! (…) Quel accroissement de dignité pour l'individu, et par conséquent de
moralité ! Quelle satisfaction, et par conséquent quel apaisement ! Regardez l'ouvrier qui
va au scrutin. Il y entre, avec le front triste du prolétaire accablé, il en sort avec le regard
d'un souverain »1. Et c’est donc là une démarche somme toute peu prudente que suit
cette loi de 1850, en s’attaquant à ce suffrage universel. Garanti par la constitution de
1848 (§1), il est rentré dans la pratique et l’esprit des français, qui en l’espace de deux
ans, ont déjà eu l’occasion d’exercer plusieurs fois leur nouveau droit de vote (§2).

§1/ L’ancrage Constitutionnel du suffrage universel

La Révolution de 1848 s’était faite à la suite d’une campagne de banquets demandant


une réforme électorale. Ensuite, le Gouvernement Provisoire, dans son décret du 5 mars
convoquant l’élection d’une Assemblée nationale constituante, utilisait le suffrage
universel. On comprend, dès lors, qu’il est définitivement ancré dans l’ordonnancement
juridique de la République par la Constitution du 4 novembre 1848.

Outre que le paragraphe II du Préambule déclare que « La République française est


démocratique », le suffrage universel est consacré dans le corps même du texte de
manière on ne peut plus nette. En effet, si le droit de vote n’est pas présent parmi les
droits des citoyens garantis par la constitution du Chapitre II de la Constitution, c’est
qu’il découle, de manière plus solennelle, encore du Chapitre premier sur la
souveraineté. L’article premier de la Constitution précise que « la souveraineté réside
dans l’universalité des citoyens français ». Un autre article vient renforcer cette
consécration. L’article 18 dans le Chapitre III sur les pouvoirs publics qui dispose que
« tous les pouvoirs publics, quels qu’ils soient, émanent du peuple ». Plus concrètement, le
droit de vote est organisé par le texte constitutionnel à l’article 24 dans le Chapitre IV

1. Discours consultable sur le site de l’Assemblée nationale : http://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-


assemblee/histoire/grands-moments-d-eloquence/victor-hugo-le-suffrage-universel-21-mai-1850

93
sur le pouvoir législatif, où il est mentionné que « le suffrage est direct et universel. Le
scrutin est secret », à l’article 25 qui donne la définition juridique de l’électeur, à savoir
« sans condition de cens, tous les Français âgés de vingt et un ans, et jouissant de leurs
droits civils et politiques ». Cependant, un article 27, qui est d’ailleurs celui sur lequel va
se fonder la majorité conservatrice en 1850, permet à la loi électorale de déterminer
« les causes qui peuvent priver un citoyen français du droit d’élire et d’être élu ». Ce droit
de suffrage permet d’élire outre l’Assemblée nationale, le Président de la République
(article 45, cependant, grande limite l’article 47 précise que si aucun candidat n’obtient
la majorité des suffrages et deux millions de voix, c’est à l’Assemblée d’élire le Président
parmi les cinq candidats les mieux placés), et les pouvoirs locaux (article 79).

Ces dispositions sont transposées sur le plan législatif par la loi organique du 15 mars
1849, votée par l’Assemblée nationale constituante. S’il restreint légèrement
(notamment en élargissant les cas d’indignité électorale cf. infra) les dispositions du
décret du 5 mars et les instruction du Gouvernement Provisoire du 8 mars (organisation
du scrutin en métropole) et 12 mars (organisation du scrutin en Algérie), le pouvoir
constituant agissant en tant que législateur, et donc sachant mieux que quiconque
comment interpréter le texte de la Constitution pour le traduire législativement, garde
une vision très favorable du suffrage universel. Pour favoriser l’inscription sur les listes
électorales, il dispense de droit de timbre les actions judiciaires relatives à ce type
d’inscription, et facilite les procédures pour la délivrance d’un extrait de naissance
(article 13) afin de prouver son âge. Il fixe également une condition de domicile courte
de six mois, pour l’inscription sur les listes d’une commune. C’est sur ce dernier point
que les conservateurs vont ultérieurement jouer.

Le suffrage universel est donc devenu le véritable fondement des pouvoirs publics et en
conséquence le cœur, pour ne pas dire l’essence, du nouveau régime constitutionnel.
C’est une véritable « République du suffrage universel »2. Et dans cette logique, tant dans
le cadre constitutionnel, que dans le cadre provisoire pour pourvoir à la composition de
l’Assemblée Constituante ou remplacer les pouvoirs publics qui étaient le fruit du
scrutin censitaire, le peuple a déjà eu, en de nombreuses occasions, la possibilité
d’exercer effectivement son nouveau droit de vote.

§2/ L’enracinent dans les faits du suffrage universel

Maurice Agulhon a fait le choix d’intituler son livre sur la Seconde République 1848
l’apprentissage de la République, pour souligner que plus que sous la Ière République,
c’est sous celle de 1848 que les premières bases de notre démocratie libérale actuelle se
sont posées. Cet apprentissage est passé par l’exercice récurrent par les citoyens de leur
droit de vote, fruit du suffrage universel nouvellement proclamé3. De ce point de vue là
l’apprentissage à la République est un véritable succès. En effet, jusqu’au 2 décembre
1851, ce n’est pas moins de cinq grandes vagues électorales et de nombreuses élections
partielles qui animent la vie politique française, qui font rentrer le peuple dans son jeu4.
Il y a ainsi les trois élections nationales, à savoir les élections pour la Constituante d’avril

2. Pour reprendre une expression de Pierre Rosanvallon cité par Arnaud Coutant, op. cit. p. 181.
3. Par l’article 5 du décret du Gouvernement provisoire du 5 mars 1848.
4. Cela va sans dire, nous parlons de sa partie masculine. Pour un bref aperçu du combat des quelques militantes féministes et du
socialiste Victor Considérant pour la reconnaissance de leur droit de vote sous la Seconde République, voir les pages que leur
consacre Sylvie Aprile dans son ouvrage, La IIe République et le Second Empire, op. cit., p. 75 et s.

94
1848, l’élection présidentielle de décembre 1848, et les législatives de mai 1849,
auxquelles on doit ajouter les élections municipales et départementales de l’été 1848. En
outre, conséquence logique des candidatures multiples, puis de la déchéance de leurs
mandats de nombreux élus montagnards, c’est plus d’une centaine d’élections partielles
qui se déroulent de 1848 à 1851. Pour ce qui est de la participation, entre les trois
grands rendez-vous nationaux, elle baisse quelque peu (notamment du fait d’une
augmentation du nombre d’inscrits, tandis que le nombre de votants ne fait que
légèrement décroître). Ce constat ne doit pas cacher qu’elle reste très haute. 83 % en
avril 1848 (soit 7,8 millions de votants sur les 9,4 inscrits), 75% en décembre 1848 (soit
7,5 millions de votants sur les 10 millions d’inscrits), et 68% en mai 1849 (soit 6,8
millions de votants sur les 10 millions d’inscrits).

Pour relativiser cette érosion de la participation, il convient de rappeler les modalités du


vote. Il ne s’effectue pas, comme de nos jours, dans l’un des multiples bureaux de vote
que chaque commune propose, ni même dans un bureau unique au sein de la commune.
Il a lieu seulement dans le chef lieu du canton5, obligeant parfois les électeurs à faire des
marches de 25 kilomètres pour se rendre aux urnes. Le vote se fait par appel
alphabétique par commune, forçant les électeurs à attendre parfois plusieurs heures
avant d’être appelés6. Tocqueville témoigne dans ses souvenirs de ce cérémonial qui
peut nous paraître quelque peu archaïque, et qui pourtant ne rebutait pas la très grande
majorité des électeurs, « Nous devions aller voter ensemble au bourg de Saint-Pierre,
éloigné d'une lieue de notre village. Le matin de l'élection, tous les électeurs (c'est-à-dire
toute la population mâle au-dessus de vingt ans) se réunirent devant l'église. Tous ces
hommes se mirent à la file deux par deux, suivant l'ordre alphabétique (…). Au bout de la
longue file venaient sur des chevaux de bât ou dans des charrettes, des infirmes ou des
malades qui avaient voulu nous suivre ; nous ne laissions derrière nous que les enfants et
les femmes ; nous étions en tout cent soixante-dix. Arrivés au haut de la colline qui domine
Tocqueville, on s'arrêta un moment ; je sus qu'on désirait que je parlasse. Je grimpai donc
sur le revers d'un fossé, on fit cercle autour de moi et je dis quelques mots que la
circonstance m'inspira. Je rappelai à ces braves gens la gravité et l'importance de l'acte
qu'ils allaient faire ; je leur recommandai de ne point se laisser accoster ni détourner par
ceux, qui, à notre arrivée au bourg, pourraient chercher à les tromper ; mais de marcher
sans se désunir et de rester ensemble, chacun à son rang, jusqu’à ce qu’on eût voté. « Que
personne, dis-je, n’entre dans une maison pour prendre de la nourriture ou pour se sécher
(il pleuvait ce jour-là) avant d’avoir accompli son devoir. » Ils crièrent qu’ainsi ils feraient,
et ainsi ils firent. Tous les votes furent donnés en même temps, et j’ai lieu de penser qu’ils le
furent presque tous au même candidat. »7

C’est donc un droit nouveau8 mais fortement apprécié et utilisé 9 que la Législative
s’apprête à sabrer en 1850. Surtout, d’un point de vue juridique, ce droit plus que la
conquête de la Révolution de 1848 est devenu le fondement de la Constitution de 1848 ;

5. Article 9 du décret du 5 mars 1849, article 25 de la loi électorale du 30 mars 1849.


6. Ces modalités de vote obligent le scrutin dans certaines localités à être organisé sur deux journées.
7. Alexis de Tocqueville, op. cit., p.142-143. Inutile de préciser que le candidat plébiscité n’est autre qu’Alexis de Tocqueville.
8. Cependant, comme le remarque Sylvie Aprile, pour ce qui concerne les classes moyennes, c’est-à dire entre 10 et 20 % de la
population, ce droit n’est pas nouveau, ou du moins ne l’est que partiellement, car si ces dernières ne pouvaient voter aux élections
législatives, elles pouvaient cependant participer aux scrutin municipaux sous la Monarchie de Juillet, le cens étant plus bas. Sylvie
Aprile, op. cit.,p. 78.
9. L’un des témoignages les plus nets qui apparaît pour le juriste c’est l’abondance d’arrêts sur la question qu’on trouve dans le Sirey
à partir de 1848. Le contentieux est scindé en deux, le pouvoir judicaire pour les contestations relatives à l’inscription sur les listes,
et l’ordre administratif pour les litiges relatifs aux résultats et à l’organisation matérielle du scrutin. C’est la répartition qui prévaut
encore aujourd’hui.

95
ce qui rend d’autant plus polémique sa restriction. Mais le problème inhérent au
suffrage universel, est qu’on ne peut que difficilement le contrôler.

Certes, les modalités de son organisation dans certaines localités, comme en témoigne le
récit de Tocqueville, où les électeurs s’organisent autour de leur notable ou seigneur
pour aller voter, favorisent évidemment les notables. Le radical Ledru-Rollin l’a compris
à ses dépens. Il a, en qualité de ministre de l’intérieur du Gouvernement Provisoire,
envoyé trois circulaires pour inciter les commissaires du gouvernement à « influencer »
le prochain scrutin. Dans la première du 8 mars 1848, il les appelle à « [placer] à la tête
de chaque arrondissement, de chaque municipalité (…) des hommes (…) résolus. (…)
Animez leur zèle. (…) Qu’ils nous donnent une Assemblée nationale capable de comprendre
et d’achever l’œuvre du peuple. En un mot, tous hommes de la veille et pas du
lendemain »10. Dans la seconde du 12 mars, il est encore plus explicite sur le zèle à
déployer, « les élections sont votre grande œuvre ; elles doivent être le salut du pays. C’est
de la composition de l’assemblée que dépendent nos destinées. Il faut qu’elle soit animée de
l’esprit révolutionnaire (…). Éclairez les électeurs, et répétez leur sans cesse que le règne
des hommes de la monarchie est fini. Vous comprenez combien ici votre tâche est grande.
L’éducation du pays n’est pas faite ; c’est à vous de la guider »11. Enfin, dans la dernière du
8 avril, il renouvelle et justifie ses consignes « Des élections dépend l’avenir du pays.
Sincèrement républicaines, elles lui ouvrent une ère brillante de progrès et de paix ;
réactionnaires ou même douteuses, elles le condamnent à de terribles déchirements. Votre
constant effort a donc été, doit être encore d’envoyer à l’assemblée nationale des hommes
honnêtes, courageux et dévoués jusqu’à la mort à la cause du peuple (…). Le gouvernement
doit-il agir sur les élections, ou se borner à en surveiller la régularité ? Je n’hésite pas à
répondre que, sous peine d’abdiquer ou même de trahir, le gouvernement ne peut se
réduire à enregistrer des procès-verbaux et à compter les voix ; il doit éclairer la France, et
travailler ouvertement à déjouer les intrigues de la contre-révolution ».

Au final, après toutes ses consignes et une sollicitation maximale de ses agents, c’est une
assemblée de notables modérés teintée de conservatisme qui est choisie par le suffrage
universel. Il en ressort l’illustration des limites de l’administration pour agir sur le
scrutin, qui reste, malgré tout, assez libre, et où in fine le vote est secret12.

Et ces limites du pouvoir administratif pour influencer sur le scrutin vont aussi se
retrouver quand les adversaires de Ledru-Rollin vont être aux affaires. En effet, un an
plus tard, c’est le Parti de l’Ordre qui est aux commandes de l’administration. Il utilise les
mêmes procédés, demandant à son administration de favoriser sa propagande et de
faire obstruction à celle des démocs-socs. Le résultat est là… mais il y a un « mais », la
présence de 200 montagnards dans l’Assemblée élue en mai 1849. Surtout, un an plus
tard, alors que toute l’administration se mobilise derrière le boutiquier Leclerc, garde
national qui a perdu dans les combats de Juin 1848 ses deux fils, face à Eugène Sue ; c’est
ce dernier qui passe malgré tout. Devant ces limites pour contrôler le suffrage du peuple,
qui semble parfois dévier malgré l’encadrement administratif, le Parti de l’Ordre et son
chef, Thiers, vont trouver dans la modification de la loi électorale, un expédient des plus
efficaces.

10. Cité par Francis Choisel, op.cit., p. 44.


11. Cité par Arnaud Coutant, op. cit., p. 195.
12. Il n’existe pas d’isoloirs à l’époque, l’électeur remplit son bulletin qu’il apporte dans le bureau de vote, et qu’il remet plié au
président du bureau. L’ouverture du bulletin, sous prétexte de vérifier qu’il n’y en a pas plusieurs, porte atteinte au secret du vote et
à la sincérité du scrutin, CE, 29 juin 1849. Sirey 1849 Partie II, p. 651.

96
Section 2/ La limitation du suffrage universel par la loi du 31 mai 1850

Épurer le corps électoral pour mieux le contrôler, sans pour autant porter atteinte sur le
principe au suffrage universel, tel est donc le but de la réforme du 31 mai 1850 (votée
par 433 voix contre 241). Les débats sont l’occasion pour Adolphe Thiers de livrer un de
ses discours les plus forts de la législature, où il dénonce « la vile multitude qui a perdu
toutes les Républiques» 13 pour défendre sa loi. Selon Paul Bastid 14 , ce discours
particulièrement belliqueux15 ne fut qu’une manœuvre de Thiers pour galvaniser les
troupes conservatrices. En effet, les oppositions montagnardes et républicaines
semblaient avoir gagné la bataille de l’image et de l’opinion, avec une campagne de
presse et des pétitions (cf. supra) à fort retentissement. Barrot lui même reconnaît que
dans les débats la fureur est à la droite, et la modération à la gauche16. Il est difficile de
ne pas y voir effectivement une violation de la Constitution, ou a minima de son esprit17.
Dès lors, même pour les partisans de l’Ordre, cette loi est difficile à accepter, ou du
moins à assumer. Charles Rémusat traduit de ce malaise, « On en était venu à penser un
tel mal de ses adversaires et du suffrage universel et de la constitution, qu’on ne se croyait
plus obligé à la stricte vérité quand on les attaquait »18 et de rajouter « Je me souviens de
cette discussion comme d’une chose très pénible »19. C’est donc dans cette optique que
Thiers se lance dans un discours électrisant, pour réveiller la Montagne et sa colère. Il y
parvient avec grand succès20, afin que le Parti de l’Ordre face bloc pour approuver le
projet.

Son discours est également l’occasion de constater que cette mesure vise bien, plus que
d’assurer la conservation du pouvoir par les conservateurs, de permettre la défense de
leur ordre moral et social subjectif contre ce qui pourrait le renverser, Thiers exposant
ainsi sa vision : « Dans ma conviction sincère, dans celle de tous les hommes éclairés, il y a
un socialisme impossible, il y en a un qui pourrait être commencé, et qui suffirait pour
perdre la France et pour perdre toute la société. Eh bien, c’est pour cela que, quant à nous,
nous sommes résolus, par tous les moyens légaux, par tous les moyens que le patriotisme
avoue, d’empêcher le triomphe des doctrines qui, suivant nous, perdraient la France (…)
Quant à moi, je suis convaincu que la société ne pourrait pas se trouver dans certains
mains sans périr, parce que les uns voudraient le mal, parce que les autres ne pourraient
plus l’empêcher. Maintenant vous étonnez-vous qu’en présence des dangers immenses qui
nous menacent, car quelques voix changées pourraient amener ces résultats terribles, vous
étonnez-vous qu’en présence de tels dangers nous ne nous soyons pas croisé les bras, nous

13. Discours Parlementaires de M. Thiers, troisième partie volume IX, op. cti., p. 40.
14. Paul Bastid, op. cit., p. 259.
15. Thiers parle dans l’introduction de ce discours de « guerre du bien », Discours Parlementaires..., op.cit., p. 6. Plus tôt Montalembert
avait parlé de « guerre légale au socialisme », cité par Paul Bastid, op. cit. p. 258.
16. D’après Paul Bastid, op. cit., p. 259.
17. C’est ce que d’ailleurs plaide Thiers, avançant qu’il touche peut être à l’esprit, mais non au texte lui même de la loi suprême :
« Nous nous sommes donc arrêtés devant le texte de la Constitution. Mais lorsqu’il n’y avait pas un texte qui nous interdisait une
garantie, nous n’avons pas hésité à la donner au pays, car, pour nous, quoi que vous en ayez dit, il nous suffit que la Constitution n’ait pas
interdit une chose pour que nous nous la croyions permise. Vous dites que le domicile est contraire à la Constitution. Il n’y a pas besoin de
s’engager dans de grands débats sur ce point. Je vous adresse une question : Y a-t-il quelque part, (…) dans la Constitution un texte qui
interdise de se servir de la garantie de domicile ? Je dis : non ! Et, tant que vous n’apporterez pas un texte, je bous dirai que ce qui n’est
pas interdit par la loi est permis, que ne qui n’est pas interdit par la Constitution, nous pouvons le faire. » Op. cit., p. 26-27.
18. Cité par Louis Girard, op. cit. p. 218-219.
19. Idem.
20. Il y a notamment un incident de séance avec le prince Jérôme Bonaparte, mis en cause tant en raison de son « grand homme »
d’oncle que de son appartenance à la Montagne.

97
n’ayons pas regardé avec indifférence notre pays exposé à de telles calamités ? »21. Et pour
mener à bien l’épuration du corps électoral qui va permettre de sauvegarder la France
du « socialisme », si le projet des conservateurs trouve une astuce pour permettre de
facto l’exclusion du droit de vote des populations potentiellement les plus corrompues
par ce mal (§2), il procède aussi plus classiquement à l’exclusion de jure du droit de
suffrage de certaines personnes par une multiplication des raisons d’incapacité
électorales (§1).

§1/ L’élargissement des raisons d’incapacité électorale

En 1848 le suffrage universel est pensé par le Gouvernement provisoire dans son décret
du 5 Mars 184822, complété des instructions des 823 et 12 mars24 et de l’arrêté du 28
mars25, comme devant être le plus large possible. Parmi les français de plus de 21 ans
qui se voient reconnaître le droit de suffrage, il inclut les habitants des colonies et de
l’Algérie (article 3 du décret du 5 mars), les militaires 26 et membres de la garde
nationale (article 37 et suivants de l’instruction du 12 mars, et arrêté du 28 mars). Il
émet cependant quelques restrictions à l’accession au droit de suffrage. Outre une
condition de résidence de 6 mois dans la commune (cf. infra), l’article 6 du décret du 5
mars précise que ne peuvent pas voter les Français judiciairement privés ou suspendus
de l’exercice des droits civiques. L’article 4 de l’instruction du 8 mars vient justement
préciser ces incapacités. Sont exclus du droit de suffrage, les Français naturalisés en
pays étranger, tous les condamnés à des peines afflictives ou infamantes (cet état
d’incapacité électoral cesse quand il y a eu réhabilitation), les condamnées à des peines
correctionnelles lorsque le tribunal ajoute à ces peines l’interdiction des droits de vote
et d’être juré, témoin, etc… et avant même d’être condamnées les personnes renvoyées
devant les assises. Ne peut non plus être électeur celui qui subit à titre de peine une
surveillance de Haute police, et celui qui s’est vu déclarer en faillite, sans que cette
dernière fut suivie d’un concordat. Viennent enfin les interdits, et ceux qui sont retenus
pour cause de démence dans une maison d’aliénés. Il faut préciser au sujet de l’Algérie,
que le droit de vote ne concernant que les français, les indigènes en sont implicitement
mais évidemment exclus. Plus généralement, il s’agit d’un suffrage universel masculin,
donc les femmes ne peuvent, comme les mineurs de 21 ans, prendre part au vote.

Au final, les exceptions sont cependant assez classiques, et ne représentent qu’une part
infime du corps électoral. La loi organique du 15 mars 1849 27 , en reprenant ces
dispositions, va venir les durcir. Le souffle du conservatisme se fait beaucoup plus sentir.
Sont exclus de jure du droit de vote par l’article 3 de la loi, outre les cas précédemment
exposés28, ceux qui ont été condamnés pour crime à l’emprisonnement par application
de l’article 463 du Code pénal (c’est-à-dire après reconnaissance de circonstances
atténuantes)29, les condamnés à trois mois de prison au moins, pour vol escroquerie,

21. Discours Parlementaires..., op.cit., p. 21-22.


22. Sirey 1848 Partie III, p. 14
23. Instruction générale relative aux élections. Sirey 1848 Partie III, p. 17 et s.
24. Instruction spécifique à l’Algérie sur les élections. Sirey 1848 Partie III, p. 24 et s.
25. Arrêté relatif au vote de la garde nationale mobile. Sirey 1848 Partie III, p. 42 et s.
26. On rappelle que sous la IIIé République les militaires ne votaient pas, d’où le surnom de la grande muette pour désigner l’armée.
27. Sirey 1849 Partie III, p. 19.
28. Avec une petite nuance, là où l’instruction du 8 mars 1848 parle de « condamnation à des peines afflictives ou infamantes » la loi
du 15 mars 1849 parle de « peines afflictives et infamantes, soit à des peines infamantes seulement », et il n’est plus question de la
réhabilitation.
29. Cette disposition ne s’applique cependant pas pour les condamnés en matière politique, ni aux condamnés pour coups et
blessures, si l’interdiction du droit d’élire n’a pas été, dans le cas où la loi l’autorise, prononcée par l’arrêt de condamnation

98
abus de confiance, soustraction commise par des dépositaires de deniers publics, ou
attentat aux mœurs prévu par l’article 334 du Code pénal, ceux qui ont été condamnés
pour délit d’usure. On cherche par une vision conservatrice à exclure du corps électoral,
non seulement les criminels, mais également une bonne partie des délinquants.

La loi du 31 Mai 185030 va s’inscrire dans cette dynamique. Si comme celle de 1849 des
condamnés peuvent encore participer aux élections, désormais on recherche des
électeurs d’une parfaite moralité. Le rapport de Léon Faucher sur cette nouvelle
législation explique que « la déchéance politique doit atteindre tous ceux que la justice des
tribunaux a signalés comme ayant forfait à l’honneur, ou comme s’étant mis en révolte
contre les lois. (…) En comblant, au chapitre des incapacités légales, les lacunes des lois
antérieures et les omissions du projet, nous avons voulu, comme le gouvernement, donner
une base morale à l’exercice des droits électoraux »31. Sont désormais exclus par l’article 8
de la nouvelle loi, en sus de ceux de la loi de 1849, une énumération très longue de
délinquants.

Les nouvelles exclusions sont les suivantes : les faillis non réhabilités dont la faillite a été
déclarée par un jugement étranger s’il est exécutoire en France ; les condamnés, pour
vol escroquerie, abus de confiance, soustraction commise par des dépositaires de
deniers publics, ou attentat aux mœurs prévu par l’article 334 du Code pénal, mais cette
fois sans condition de peine minimale ; les individus condamnés pour outrage public à la
pudeur (article 330 du code pénal) ; les individus condamnés pour outrage à la morale
publique et religieuse ou aux bonnes mœurs, et pour attaque contre le principe de la
propriété et les droits de la famille (article 8 de la loi du 17 mai 1819 et article 3 du
décret du 11 aout 1849) ; les individus condamnés à plus de 3 mois de prisons pour les
délits liés aux élections sanctionnés par la loi électorale de 1849 (inscription
frauduleuse sur les listes électorales, votes multiples, achat de votes, attroupement prés
des bureaux…) ; les notaires, greffiers et officiers ministériels destitués en vertu de
décisions judiciaires ; les condamnés pour vagabondages et mendicité, les condamnés à
trois mois de prisons pour les dégradations des articles 439, 443, 444, 445, 446, 447 et
452 du Code pénal (destruction d’actes publics, de billets, de marchandises, de récoltes
sur pied ou des plants, d’arbres d’autrui) ; les condamnés coupables des délits prévus
aux articles 410 et 411 du Code pénal, et par la loi du 21 mai 1836 sur la prohibition des
loteries ; les militaires condamnés au boulet ou aux travaux publics ; les individus
condamnés à de l’emprisonnement par application des articles 38, 41, 43 et 45 de la loi
du 21 mars 1832 sur le recrutement de l’armée.

L’article 9 de la loi rajoute encore que ne peuvent être inscrits sur la liste électorale,
pendant cinq ans, à dater de l’expiration de leur punition : les condamnés à plus d’un
mois d’emprisonnement pour rébellion, outrages et violences envers les dépositaires de
l’autorité ou de la force publique ; les condamnés pour outrages publics envers un juré à
raison de ses fonctions, ou envers un témoin à raison de ses dépositions ; les condamnés
pour délits prévus par la loi sur les attroupements et la loi sur les clubs ; les condamnés
pour infractions à la loi sur le colportage ; ainsi que les militaires envoyés par punition
dans les compagnies de discipline.
Enfin, nouvelle expression de l’ordre moral ambiant, l’article 11, d’initiative
parlementaire, rajoute à cette litanie des exclus de jure du droit de vote certains auteurs

30. Duvergier 1850, p. 206 et s.


31. Cité dans le Duvergier 1850, p. 218.

99
d’adultères, sur demande du ministère public. Les individus qui auront encouru une
condamnation pour les délits prévus par les articles 338 et 339 du Code pénal (délits qui
concernent l’adultère) peuvent être rayés des listes pour un laps de temps compris entre
5 et 10 ans, fixé par le tribunal.

On voit clairement la multiplication des cas d’exclusion de droit des listes électorales.
Comme l’analyse Agulhon, on prive ainsi de droit de vote « toutes les petites gens en
conflit perpétuel avec le garde champêtre, et beaucoup de militants tracassés par le
pouvoir » 32 . La majorité conservatrice aurait pu en rester là. Elle s’assure par ces
dispositions une moralisation certaine des titulaires du droit de vote, tout en respectant
l’esprit de la Constitution et son article 27, qui permet à la loi électorale de déterminer
les causes qui peuvent priver un citoyen français du droit d’élire. On sait que son appétit
d’ordre n’est pourtant pas rassasié par cette épuration du corps électoral sur les marges,
il lui faut tailler plus sec. Elle pense alors avoir trouvé la martingale en jouant sur la
condition de domicile.

§2/ L’exclusion massive de populations potentiellement subversives la loi du 31 mai 1850

L’article 6 du décret du 5 mars 1848 et l’article premier de la loi du 15 mars 1849 posent
une condition de domiciliation de 6 mois dans une commune pour pouvoir exercer ses
droits civiques. Cette condition, issue de la législation du Gouvernement provisoire n’est
à aucun moment contestée comme entravant l’accès au suffrage universel des électeurs,
surtout que la jurisprudence de la Cour de cassation s’avère assez constructive. Un arrêt
du 8 mai 184933 précise qu’un citoyen est réputé avoir conservé son domicile d’origine,
lorsque devenu majeur, il n’a quitté ce domicile que momentanément, pour se livrer à
des études ou à des travaux de sa profession, sans manifester la volonté d’abandonner
ce domicile d’origine. Surtout, dans une importante série d’arrêts des 9, 15 et 16 mai
184934, la Cour dispose que le citoyen qui a cessé d’habiter une commune depuis moins
de six mois doit être inscrit sur sa liste électorale, s’il y a eu six mois de résidence ou
d’habitation. Il ne perd pas ce droit tant qu’il n’a pas acquis un droit électoral dans une
autre commune par six mois d’habitation, l’arrêt posant la règle que « nul ne peut être
sans domicile pour l’exercice de ses droits électoraux »35. Comme le note le Sirey, cette
décision, qui garantit à chacun un domicile pour l’exercice de ses droits électoraux, est
d’autant plus remarquable qu’elle est « positivement contraire à la solution donnée à la
question par la circulaire ministérielle du 19 mars 1849, où il est dit (…) « ainsi tout
citoyen qui a changé de domicile depuis moins de six mois ne peut être inscrit sur aucune
liste électorale » ». En bref, la condition de domicile n’étant pas une condition
constitutive de l’électeur, la Cour trouve un expédient pour permettre aux citoyens qui
changent de domicile d’être rattachés à un bureau de vote. En outre, en l’absence de
précision des textes, c’est le droit commun de la preuve qui s’applique pour prouver son
domicile.

C’est bien cette condition du domicile qui va être mise en exergue par la majorité
conservatrice. Si dans le texte de la loi du 31 mai 185036elle reste seulement qu’une

32. Maurice Agulhon, op. cit., p. 168.


33. Sirey 1849 Partie I, p. 582.
34. Sirey 1849,Partie I, p. 583 et 769
35. Sirey 1849,Partie I, p. 583
36. Sirey 1850 Partie III, p. 206 et s.

100
condition technique permettant l’exercice du droit de suffrage, détournée pour priver de
facto des millions de citoyens de leur droit, dans les justifications apportées, lors des
débats, elle devient véritablement une condition constitutive de la citoyenneté qui
atteste de la moralité de l’électeur. C’est dans ce sens que Thiers demande : «Y a-t-il dans
le domicile une garantie morale? Nous répondons oui. »37 Avant de continuer, « Cette
garantie, je vais vous la dire. L'homme n'a toute sa valeur morale, suivant nous, qu'au
milieu de ses concitoyens, dans la cité où il a toujours vécu sous les yeux de ses concitoyens,
observé, jugé par eux, apprécié par eux. (…) En général, l'homme déplacé, qu'on appelle le
vagabond, n'a plus sa valeur morale. »38

C’est désormais 3 ans de domiciliation et non plus 6 mois qui sont demandés, et
l’Assemblée, jugeant le projet gouvernemental très sévère, a la clémence d’élargir la
zone de domiciliation cible de la commune au canton (article premier). Surtout, la
garantie de domicile posée par la Cour de cassation, pour l’exercice de ses droits
électoraux saute. Désormais, en cas de changement de canton, pour rester inscrit sur sa
commune de départ pendant les 3 ans qui suivent le départ, il faut justifier que l’on a
bien son domicile établi dans une autre commune (article 7). Les seuls exemptés de ces
conditions sont les fonctionnaires publics (article 5), qui sont inscrits sur la liste
électorale de la commune dans laquelle ils exercent leurs fonctions, sans condition de
délai39.

Mais ce qui donne toute sa force à cette législation, c’est les moyens de preuve très
précis qu’elle autorise pour attester du domicile électoral (article 3). C’est
principalement l’inscription au rôle de la taxe personnelle qui fait preuve du domicile.
L’Assemblée a cependant la clémence de rajouter au projet du gouvernement une autre
inscription, celle personnelle au rôle de la prestation en nature pour les chemins
vicinaux. Sur ce sujet, Jules Grévy, pendant les débats, explique que la loi est
inconstitutionnelle. En effet, l’inscription au rôle nécessitant de payer des impôts,
constitue, pour Grévy, un retour déguisé au cens prohibé par l’article 25 de la
Constitution40. Il existe cependant une autre possibilité pour prouver son domicile, c’est
la déclaration, soit des pères ou mères, beaux-pères ou belles-mères, ou d’autres
ascendants (encore un ajout de l’Assemblée pour rendre un peu moins dur le texte),
pour le fils ou autres descendants majeurs vivant dans la maison paternelle (et qui
logiquement ne sont pas inscrits au rôle de la contribution personnelle), soit des maîtres
ou patrons concernant leurs travailleurs majeurs qui demeurent chez eux ou dans le
bâtiment d’exploitation.

L’opposition, pendant les débats, ne peut évidemment que s’insurger contre ces
dispositions qui mettent à la merci du patron le droit de vote de certains de leurs
travailleurs. Thiers leur réplique, dans une phrase cinglante, mais plus proche du

37. Discours Parlementaires..., op.cit., p. 28.


38. Idem.
39. Autre renversement de la jurisprudence de la Cour de cassation pour qui tant que le délai de domiciliation requis par la loi n’est
pas atteint, un fonctionnaire, quand bien même exercerait-il dans la commune, ne pouvait pas s’inscrire sur les listes (Cass 23 Avril
1849). Il est vrai que cette jurisprudence était de l’époque où il ne fallait que six mois pour être inscrit sur les listes. Sirey 1849 Partie
III, p. 583 et s.
40. Grévy a avancé deux autres arguments d’inconstitutionnalité. Le premier, lié d’avantage à la philosophie du droit, expose que la
Constitution ne fonde pas le droit de vote, elle ne fait que le déclarer, il est préexistant à elle. Par conséquent toute restriction fondée
sur la Constitution est nulle. Le deuxième argument, plus pratique, précise qu’elle déclare électeurs les hommes âgés de plus de 21
ans. Or, l’inscription au rôle des contributions directes ne se faisant justement qu’à 21 ans, il faut donc rajouter les trois ans de
domiciliation pour pouvoir exercer son droit ; ce qui fait qu’un citoyen peut attendre 24 ans pour voter, hormis les cas de déclaration
du domicile par la famille ou le patron.

101
sophisme que d’une argumentation sur le fond, « Ah vous trouvez qu'il y a dépendance. Et
pourquoi vous en plaignez-vous à nous? Qui est-ce qui a créé ́ cette dépendance? Ne sont-ce
pas ceux qui ont dit que le domestique serait électeur et l'ouvrier aussi ? » 41 . Un
amendement parlementaire a cependant, encore une fois, adouci un peu les dispositions
du projet du Gouvernement, puisqu’en cas d’empêchement des parents et ascendants, et
d’empêchement ou de refus des patrons, pour faire cette déclaration, le juge de paix peut
les suppléer et constater le domicile42 (article 4). Au final, le domicile électoral est donc
le domicile fiscal, auquel on peut rattacher tous les hommes majeurs y vivant. Si on ne
peut en droit parler de suffrage censitaire, puisqu’il est possible d’être électeur sans
payer d’impôt, il y a néanmoins clairement une coloration ou atténuation censitaire du
suffrage, les moyens de preuve du domicile constituant à nos yeux une disposition plus
importante que le délai de 3 ans de domicile, pour épurer le suffrage. On se rapproche
grandement (et les chiffres vont le montrer) de la notion de dualité des citoyens (avec
des actifs et des passifs) de Sieyès, appliquée durant certaines périodes de la Révolution
Française.

Et contrairement à l’année précédente, il ne faut pas compter sur la Cour de cassation


pour trouver une jurisprudence constructive permettant de limiter les restrictions de la
loi. Saisie d’un contentieux immense43, la Cour va dans le sens de l’application ferme de
la loi. L’arrêt le plus important est très certainement celui du 30 juillet 185044, qui
confirme bien que le domicile triennal ne peut être constaté par des preuves autres que
celles exigées par la loi. Dans une série d’arrêts d’espèce du 14 aout 185045, la Cour
précise, dans cette logique, que la preuve du domicile ne peut être faite par le paiement
de la patente, ni par un certificat délivré par le propriétaire de la maison habitée par le
réclamant. Dans un arrêt du 26 aout 185046 elle explique que plus généralement aucune
preuve du droit commun ne peut s’appliquer dans ce domaine. On ne peut faire valoir ni
l’application des articles 102, 103, et 105 du code civil relatifs au domicile civil, ou même
l’autorité de la chose jugée lorsqu’on la fait résulter d’éléments étrangers à la loi
électorale (Cass 19 novembre 185047), ni les preuves ordinaires du domicile réel, telles
que les détermine l’article 107 du code civil (Cass 19 aout 185048). La Cour se montre
sans aucune tolérance, y compris quand c’est l’administration qui est en tort. Elle juge le
28 aout 185049, que lorsque l’état des imposables n’a pas été dressé par l’administration
municipale, le réclamant ne peut suppléer à la preuve légale et exclusive de domicile que
la loi exige par des enquêtes ou autres moyens de justification. La seule exception qu’on
trouve, où la Cour de cassation accepte de ne pas se fier exclusivement à la preuve
demandée par le texte, est si particulière que c’est le cas d’espèce qui impose la solution.
C’est, en l’occurrence, une personne qui justifie pendant de nombreuses années son
inscription au rôle de la contribution personnelle de sa commune, sauf l’année avant la
demande d’inscription sur les listes, mais qui exerçait la fonction de juge de paix50. La

41. Discours Parlementaires..., op.cit., p. 36. Un élu de la Montagne répond immédiatement que cet argument « est pitoyable ».
42. On observe donc que contrairement aux patrons, les parents disposent d’un droit de vie et de mort sur la citoyenneté de leurs
enfants, puisque leur refus ne peut donner lieu à un constat par le juge de la domiciliation. En outre, si cette disposition permet en
droit effectivement d’affranchir le travailleur de son patron pour l’exercice de son droit de vote, on se doute bien qu’en pratique une
pareille démarche demande un certain volontarisme de la part du travailleur, la rendant assez difficilement opérationnelle.
43. Le Sirey consacre 31 pages de résumés d’arrêts sur le contentieux qui nait avec cette loi. Sirey 1850 Partie I, p. 817 et s.
44. Sirey 1850 Partie I, p. 817
45. Idem.
46. Idem
47. Idem
48. Idem
49. Idem
50. Qui est tenu par la loi de résider dans le canton où il exerce sa juridiction.

102
Cour permet, dans ce cas singulier, qu’elle soit inscrite sur la liste, malgré une
justification du domicile non conforme à la loi (Cass 27 novembre 185051).

Dans les faits, cette loi se traduit par la radiation de 2,8 millions inscrits (on passe
d’après Inès Murat de 9 618057 à 6809 281 d’inscrits), répartis de manière inéquitable
sur le territoire. Les conservateurs peuvent regagner confiance dans le vote des zones
ouvrières, et surtout dans celui de la capitale qui leur avait envoyé Eugène Sue. On passe,
en effet, de 224 000 à 74 000 électeurs à Paris52, et dans le XIIé arrondissement de 24
326 à 4570 inscrits (plus largement dans la Seine le chiffre est de 56,5% d’exclus). Les
villes populaires, évidemment, sont aussi électoralement épurées, à Lille c’est 70 % des
inscrits qui cessent d’exister (on passe de 24 326 à 4570 électeurs), et dans le quartier
de Saint-Sauveur, la proportion se monte à 85 %, et pas très loin, à Roubaix c’est 70%.
Plus au sud, c’est un électeur sur deux au Creusot qui disparaît, et sur la façade
atlantique, à Nantes, c’est 7000 électeurs sur 37 000 qui restent. L’épuration concerne
également quelques campagnes comme la Corrèze, où les travailleurs migrants sont
nombreux, ce département perdant 41% de ses électeurs. Cependant, comme l’ont
montré certaines espèces de la jurisprudence analysées précédement, ce n’est pas
exclusivement dans les milieux défavorisés que les électeurs disparaissent. Dans
certaines bonnes familles de notables, le chef de famille n’a parfois pas le réflexe de faire
inscrire ses enfants majeurs sur les listes53.

Un élément, d’ailleurs avancé par Thiers durant les débats, permet cependant de
relativiser cette purge. C’est que vraisemblablement, ce sont en premier les
abstentionnistes qui ont été évincés. Ainsi, si la perte en nombre d’inscrits est d’un tiers,
leur nombre est désormais du même niveau que celui de votants aux élections
législatives de 1849. En outre, une comparaison, tant avec les autres régimes que
connaît la France au XIXe siècle qu’avec ses voisins européens, permet également
d’appréhender d’une autre manière la portée de cette loi. Pour Philippe Nemo « on (…)
doit relativiser si l’on songe qu’en février 1848, on était passé sans transition de 200 000
électeurs à 9 millions (…). Rappelons que l’Angleterre, à cette date, ne pratiquait pas
encore le suffrage universel. De toute façon, Louis-Napoléon, en abrogeant la loi, abrogera
aussi la liberté de la presse et le régime parlementaire »54.

Quoi qu’il en soit, relativisation ou non, comme toute martingale, cette loi, qui devait être
un « Palladium »55 pour la défense de l’ordre, n’est au final qu’un désagrément, et va être
un véritable caillou dans la chaussure du Parti de l’Ordre jusqu’au dénouement du 2
décembre 1851. Louis Girard constate qu’« après moins de deux ans d’existence, la loi
subissait de tels échecs que sa révision était probable » 56 . Voilà un paradoxe de la

51. Sirey 1850 Partie I, p. 817. Si la classe sociale de cette personne a probablement dû jouer dans cette faveur que lui octroie la Cour,
ce n’est cependant pas systématique. Dans l’arrêt immédiatement présenté juste après dans le Sirey, un citoyen qui a exercé les
fonctions de sous-préfet dans une autre commune durant l’une des 3 années qui précédent sa demande d’inscription sur les listes, ne
peut voir celle-ci aboutir (Cass, 12 aout 1850). Cette décision fait preuve d’un vrai purisme, puisque dans la loi électorale
normalement les fonctionnaires ont un statut à part. On suppose donc que le requérant a dû cesser d’exercer toute fonction publique,
ne lui permettant pas d’avoir la dispense de durée normalement prévue.
52. L’exemple parisien permet de bien voir comment le Parti de l’Ordre a crispé une partie de ses soutiens, qui ne vont donc pas
hésiter à le lâcher ultérieurement. En effet, lors de l’élection de Sue, cette dernière ne s’était jouée qu’à quelques milliers de voix, le
vote parisien s’étant scindé en deux groupes assez équivalents autour de 120 000 de voix. Or, il reste moins de 75 000 électeurs ; ce
qui démontre qu’une partie des électeurs de l’ordre a été happée par l’élagage général du corps électoral.
53. Dans sa circonscription, Alexis de Tocqueville doit mobiliser les chefs de famille pour qu’ils s’activent à inscrire leurs enfants et
domestiques.
54. Philippe Nemo, Les deux Républiques françaises, op. cit., p. 76.
55. L’expression est utilisée par Paul Bastid, op. cit., p. 259. Louis Girard la reprend également à son compte, op. cit. p. 220.
56. Louis Girard, op. cit., p. 221. Mieux organisés, les ouvriers arrivent à s’inscrire plus facilement sur les listes, Girard constate un
boum des inscrits à Paris, qui passent de 74 000 à 131 000 en un an.

103
Législative, qui voulait faire œuvre définitive, et qui va devoir finalement petit à petit
accepter de se déjuger (voir la conclusion du présent titre).

Le Prince-Président, lui, ne s’y était pas trompé. Pendant les débats, il « avait fait le
mort »57 selon l’expression de Bastid, car c’était la meilleure carte à jouer, lui permettant
de ne pas se compromette dans cette affaire, tout en échangeant sa non intervention
contre des subsides de l’Assemblée, pour continuer à financer ses mondanités et sa
campagne personnelle. Quand son amie Hortense Cornue lui reproche de « soutenir le
suffrage restreint », lui, « l’enfant du suffrage universel », l’échange entre elle et le
Président révèle toute la lucidité stratégique et l’intelligence politique du personnage :
« Vous n’y entendez rien, je perds l’assemblée » lui répond-il, elle objecte alors « Mais vous
vous perdez avec elle !» Vient alors la réplique finale du Président, qui clôt tel un coup de
sabre la conversation, annonçant les événements de l’année d’après, « Pas du tout.
Quand l’assemblée sera au-dessus du précipice, je couperai la corde »58.

Conclusion du Titre II : Entre le legs de la loi Falloux et l’échec mortel de la loi électorale,
paradoxe de la politique réactionnaire de la Législative de maintien de son ordre moral et
social

Que penser de cette législation réactionnaire de l’Assemblée législative ? Le bilan est


somme toute assez paradoxal. Là où Falloux mène son jeu avec subtilité et intelligence
pour faire passer sa loi sur l’enseignement, Thiers au contraire, utilise des « gros
sabots » pour faire passer la sienne sur la réforme électorale, excitant la Montagne. Il se
prive également du soutien d’une partie du corps électoral, pourtant jusqu’à présent
assez favorable au Parti de l’Ordre.

La première loi, sous couvert de liberté, permet en fait de faire progresser et renaître le
catholicisme en France, et donc de défendre l’ordre social et moral des conservateurs.
Victor Hugo qui n’est pas dupe dit d’ailleurs d’elle qu’elle est « une loi d’oppression sous le
masque de la liberté »59. Mais à la différence de la seconde loi, elle ne prive personne de
son droit, au contraire elle le développe, et semble même mettre sous contrôle d’une
partie de la société civile l’Université, en faisant rentrer dans ses conseils des
représentants des cultes. La loi électorale, à l’inverse, est acceptée comme une loi sévère
de défense de l’ordre par ses promoteurs. Elle ne vient pas garantir le droit de vote, là où
la loi Falloux garantit la liberté d’enseignement, elle vient juste le restreindre en le
redéfinissant. Plus exactement, elle prétend pérenniser le suffrage universel… en le
restreignant ! Ainsi, son hypocrisie et sa malice intentionnelle sont patentes. Hugo,
encore une fois, lance contre ce projet cette diatribe sans appel, « Messieurs, cette loi est
invalide, cette loi est nulle, cette loi est morte même avant d'être née. Et savez-vous ce qui
la tue ? C'est qu'elle ment ! C'est qu'elle est hypocrite dans le pays de la franchise, c'est
qu'elle est déloyale dans le pays de l'honnêteté ! C'est qu'elle n'est pas juste, c'est qu'elle
n'est pas vraie, c'est qu'elle cherche en vain à créer une fausse justice et une fausse vérité
sociale ! Il n'y a pas deux justices et deux vérités : il n'y a qu'une justice, celle qui sort de la
conscience, et il n'y a qu'une vérité, celle qui vient de Dieu ! Hommes qui nous gouvernez,
savez-vous ce qui tue votre loi ? C'est qu'au moment où elle vient furtivement dérober le

57. Paul Bastid, op. cit., p. 259.


58. Cité par Inès Murat, op. cit. p. 429.
59. Cité par Pierre Milza, Napoléon III, op. cit., p. 187. Milza cite également dans cette page une analyse de René Rémond, plus d’un
siècle après, exprimant la même idée, « Libérale dans son principe [la loi Falloux est] réactionnaire dans son environnement ».

104
bulletin, voler la souveraineté dans la poche du faible et du pauvre, elle rencontre le regard
sévère, le regard terrible de la probité nationale ! Lumière foudroyante sous laquelle votre
œuvre de ténèbres s'évanouit »60. On l’a étudié, ce projet mobilise un fort pétitionnement,
puisqu’en l’espace de quelques jours 500 000 pétitions sont récoltées61, et ne cesseront
d’affluer sur le bureau de l’Assemblée jusqu’au 2 décembre.

Les conservateurs vont donc nous léguer la loi Falloux, avec certaines dispositions,
notamment sur le financement par les collectivités publiques des institutions privées
d’enseignement, qui sont encore d’actualité, et plus largement la consécration de la
liberté de l’enseignement. Elle devient un Principe Fondamental Reconnu par les Lois de
la République (PFRLR), qui anime encore le débat politique à la fin du XXe siècle, avec la
grande mobilisation pour l’école libre en 1984, réunissant un million de personnes sur le
pavé parisien, et à l’opposé les mobilisations de 1994, contre le financement public des
écoles privées.

À l’inverse de cette pérennisation, la Législative va porter sa réforme électorale comme


une croix, jusqu’à ce que Louis-Napoléon ne la crucifie dessus le 2 décembre 1851. Et
avant, durant le dernier mois de la République, le chemin de croix va être assez pénible
pour les conservateurs. Le 4 novembre le Président lance l’offensive dans son message
annuel sur l’état de la France, disant sur la loi du 31 mai 1850 « Je n’ai pas cessé de croire
qu’un jour viendrait où il serait de mon devoir d’en proposer l’abrogation (…) dans son
application, [elle a] dépassé le but qu’on pensait atteindre (…). Personne ne prévoyait la
suppression de trois millions d’électeurs, dont les deux tiers sont des habitants paisibles des
campagnes, (…) cette immense exclusion a servi de prétexte au parti anarchique qui couvre
ses détestables desseins de l’apparence d’un droit ravi et à reconquérir (…). Lorsque les
pouvoirs nouveaux viendront présider aux destinées du pays, [n’est-ce] pas d’avance
compromettre leur stabilité que de laisser un prétexte de discuter leur origine et de
méconnaître leur légitimité »62. On remarque que le Président fait sienne l’argumentation
de Hugo, pour qui la « mutilation du souverain » revenait à faire renaître le droit à
l’insurrection. Comme le poète le demande aux conservateurs en 1850, qu’est-ce que le
suffrage universel ? « C'est la fin de la violence, c'est la fin de la force brutale, c'est la fin de
l'émeute, c'est la fin du fait matériel, et c'est le commencement du fait moral. C'est, si vous
permettez que je rappelle mes propres paroles, le droit d'insurrection est aboli par le droit
de suffrage »63.

À la suite de ce message présidentiel 64 , un projet de loi est déposé au nom du


Gouvernement, qui rétablit la règle des six mois de résidence, et surtout abandonne la
preuve du domicile par l’inscription au rôle des contributions directes. Le projet
conserve cependant les radiations de jure des listes électorales posées par la loi du 31
mai. Le 13 novembre, l’Assemblée scelle son sort en refusant le texte, mais seulement

60. Discours à l’Assemblée nationale, voir lien précédemment cité.


61. Raymond Huard, dans La préhistoire des partis, le mouvement républicain en Bas-Languedoc 1848-1881, Paris, Presse de la FNSP,
1982, fait la démonstration qu’il se trouve bien plus de signataires dont le droit électoral n’est pas menacé que ceux menacés de
radiation. C’est surtout un principe qui est donc défendu. En outre, les signatures proviennent davantage des campagnes que des
villes, montrant que c’est même dans des zones favorables au Parti de l’Ordre que la grogne monte.
62. Cité par Francis Choisel, op. cit., p. 152-153. Dans la suite du discours le Président explique que la condition de trois ans de
domicile ne se justifie pas pour l’élection présidentielle, que le quorum de deux millions de voix au premier tour se trouve dénaturé
par la réduction du nombre d’électeurs inscrits, que la loi entrave la révision constitutionnelle voulue par le pays, puisque la
Constitution, œuvre d’une Assemblée issue du suffrage universel, ne pourrait pas être modifiée par une Assemblée de révision issue
du suffrage restreint.
63. Voir le lien précédemment cité.
64. L’ouvrage de Francis Choisel nous a été des plus utiles pour tracer le récit qui suit, op. cit., p. 154 et s.

105
avec 6 voix de majorité (353 contre 347 voix), montrant comment la gêne sur la loi
électorale est de plus en plus perceptible chez des conservateurs. Les débats sont
houleux, et provocation ultime de la Montagne, Michel de Bourges nargue les
conservateurs en faisant valoir qu’après avoir été celui du Parti de l’Ordre, désormais le
Président est son homme et celui de la Montagne, affirmant « oui, il est le mien. (…)
Lorsqu’un homme qui s’appelle le chef du pouvoir exécutif, ce chef de la République, prend
des mesures qui, selon moi, compromettent la liberté et l’ordre, je le combats ; lorsqu’il en
prend qui assurent l’ordre et la liberté je l’approuve, je le soutiens et je m’en fais gloire. (…)
Oui, je défends aujourd’hui l’œuvre de l’homme qui est au pouvoir. (…) Je défends son œuvre
(…) qui tend à faire respecter la pensée de la révolution de Février (…) »65.

Les conservateurs, privés de leur alliance avec l’Elysée, et ne conservant la majorité que
de quelques voix, n’ont cependant pas encore fini leur ascension du Calvaire. En effet,
une loi est en cours de discussion celle sur l’organisation municipale, dont certaines
dispositions modifient la loi du 31 mai 1850, puisqu’elles sont relatives à l’inscription
des électeurs sur les listes électorales. Et c’est justement en arguant que cette loi
examine ces dispositions, que son rapporteur, Vatimesnil, avait appelé à voter contre
l’abrogation demandée le 13 novembre, conseillant de plutôt modifier la loi du 31 mai
via cette loi municipale. Ces articles sont donc débattus en priorité. Déjà la commission
d’examen de la loi apporte des concessions sur la preuve du domicile, pour les citoyens
nés ou ayant satisfait à la loi sur le recrutement dans les communes où ils habitent, la
condition d’ancienneté de domicile est ramenée à six mois et la preuve est donnée par
simple constatation du maire. Mais, suite à une erreur tactique d’une partie de la gauche
qui s’abstient de voter, un amendement est rejeté le 19 novembre par 281 voix contre
350, qui baisse à un an la durée du domicile. On concède cependant le lendemain à fixer
à 2 ans au lieu de 3 cette durée, la gauche participant au scrutin cette fois ci. De même, le
29 novembre, un nouvel amendement reproposant un an de domiciliation est rejeté…
Mais cette fois à une voix seulement de majorité (320 voix contre 321). La majorité du
Parti de l’Ordre ne tient presque plus.

L’adoption de la loi municipale témoigne donc du délitement du Parti de l’Ordre, dont


une partie aspire de plus en plus à faire marche arrière sur cette loi électorale du 31 mai
1850, qui n’est plus ce « paladium » que voulait les conservateurs, mais un horrible
désagrément. Surtout, elle laisse entrevoir la dynamique et les possibilités d’évolution
des règles électorales d’ici les législatives du printemps 1852 en faveur du
rétablissement du statu quo ante sur le plan électoral, plus particulièrement en ce qui
concerne la conditions de durée du domicile66, quand on voit que l’abaissement à un an
n’est refusé que d’une seule voix. Des perspectives intéressantes donc. Seulement voilà,
cette loi municipale est votée par la Législative, en troisième lecture… le 1er décembre
1851.

Il était en fait déjà trop tard. Par le refus à 7 voix de majorité de revenir en arrière, dès le
13 novembre, l’Assemblée, sans s’en rendre compte, et après avoir donné un mobile au
prince pour faire un coup d’Etat en repoussant, faute de majorité qualifiée, le 19 juillet
1851 (par 446 voix contre 278) la révision Constitutionnelle, lui donne une justification
politique. Maintenant qu’elle est au dessus du précipice, le prince peut enfin couper la

65. Cité par Francis Choisel, op. cit., p. 154.


66. Pour ce qui concerne les modes de preuve du domicile, la majorité conservatrice reste plus disciplinée, elle rejette l’abandon du
mode en vigueur de la constatation du domicile par 370 voix contre 220

106
corde. La loi du 31 mai qui devait donc la sauver, à terme tua la République
conservatrice.

Le bilan de la Législative relatif aux libertés publiques se réduit-il à cette réaction pour
établir un ordre moral et social très subjectif, celui des burgraves, et à la compression
pour conserver l’ordre public matériel objectif, traité dans le titre I ? Non ! d’autres
préoccupations, plus positives animent les conservateurs. En témoigne une autre partie
de l’argumentation de Thiers, lors des débats de mai 1850. Pour lui, si bien évidemment
on ne peut « livrer le gouvernement de la société » aux pauvres, d’où la volonté d’exclure
une partie d’entre eux du suffrage, il précède cette déclaration en disant que « dans une
société chrétienne et civilisée, la pauvreté est ce qu’il y a de plus intéressant au monde, (…)
[le législateur doit faire] pour elle tout ce qu’on peut (et tout ce qu’on peut est tout ce qu’on
doit) »67. Volonté qu’il résume par la formule : « Oui, tout pour les pauvres, mais non le
gouvernement ! »68. Et de même que la politique de compression permet paradoxalement
un progrès de l’Etat de droit avec la naissance du contrôle de constitutionnalité, la
politique de sauvegarde de l’ordre moral induit de mener des réformes sociales,
conformes à la société chrétienne et civilisée telle qu’il l’a conçoit. Il convient d’observer
ce nouveau paradoxe : la compression des libertés publiques conduit au développement
d’une législation sociale importante et au perfectionnement du cadre juridique formel
de leur exercice.

67. Discours Parlementaires..., op.cit., p. 39.


68. Idem.

107
Titre III/ La pérennisation de l’ordre par le droit et la paix sociale

Facette souvent ignorée de la Législative, et plus largement de la Seconde République,


mais durant les quelques années de leur existence, on constate des progrès significatifs
des droits sociaux, et surtout un perfectionnement de l’Etat de droit. L’une des
explications les plus pertinentes pour expliquer cet oubli dans l’historiographie (certes
pas systématique pour ce qui est du bilan des mesures sociales), est évidemment l’image
qu’on a conservée du Parti de l’Ordre et des burgraves. Comme le note Philippe Nemo,
«il se trouve que l’appellation « parti de l’ordre » a été employée dans un sens péjoratif par
presque toute l’historiographie, de Charles Seignobos à Maurice Agulhon en passant par
des générations de professeurs « progressistes ». Le mot « ordre » est pris par eux, en effet,
au sens d’ordre répressif, conservateur et fixiste. Ils entendent stigmatiser par ce vocable
une coalition apeurée de bourgeois pratiquant un conservatisme borné, ne voulant surtout
pas entendre parler de justice ni d’aucun progrès social, et capables, pour cela, de faire
cyniquement sabrer le peuple par une armée brutale et stupide. D’autre part, l’ordre du
« parti de l’ordre » est présenté comme l’opposé du progrès, comme fixant toutes choses à
leur place actuelle, comme « réactionnaire » » 1. Il est vrai, c’est bien souvent uniquement
cette image qui ressort. Si on ne peut néanmoins partager la pensée du philosophe
hayekien pour qui cette vision est totalement fausse, le présent travail ayant montré que
la peur et la répression sont bien au programme du Parti de l’Ordre, on ne peut
cependant qu’être d’accord avec lui quand il note que « le « parti de l’ordre » de 1849 est
(…) autre chose. D’abord, il compte dans ses rangs les esprits les plus éclairés de l’époque,
de Tocqueville à Thiers. Surtout, il signifie l’adhésion à l’État de droit, le refus de l’émeute,
des massacres, des pillages. (…) D’autre part, il n’est nullement fixiste, puisque, au
contraire, il rend possible le progrès des sciences, des techniques, de l’industrie, de
l’économie, de l’instruction, tout le développement moderne du pays, entravé au contraire
par le désordre et l’insécurité »2.

En résumé, là où une historiographie dite républicaine donne une image partielle dans le
négatif, et à l’inverse là où le conservateur-libéral hayekien, donne lui une image elle
aussi partielle mais hagiographique, la vérité semble à notre sens être, non entre, mais
dans les deux propos. Des réactionnaires oui, mais pour beaucoup brillants juristes,
souvent imprégnés de catholicisme social, et ayant foi dans certaines vertus libérales
comme l’épargne pour arracher la classe pauvre à la misère. Dans cette logique,
construire une République sociale qui soit un État de droit est pour eux le meilleur
moyen de pérenniser l’ordre et d’obtenir la paix sociale. Dans ces domaines, les
conservateurs de la Législative vont s’inscrire dans la lignée des libéraux modérés de
1848. Les bilans de la Constituante et de la Législative semblent traduire une unité sur
ces questions. Les deux Assemblées mènent une politique sociale active pour rendre
moins dangereuses les classes laborieuses, conforme à la vision conservatrice de
l’époque (Chapitre I). Elles vont œuvrer à l’amélioration du cadre juridique d’exercice
des libertés publiques et de l’Etat de droit (Chapitre II).

1. Philippe Nemo, op. cit., p. 75.


2. Idem.

108
Chapitre I/ La construction d’une République sociale conservatrice

C’est dans ce domaine de la politique sociale, que le contraste est le plus fort avec la
vision traditionnelle de la Législative. Comme l’analyse Sylvie Aprile, « Ce serait
pourtant un non-sens et surtout un contresens de ne voir dans l’Assemblée législative
qu’une machine de guerre conservatrice hostile à toute mutation. Des projets novateurs
sont débattus et aboutissent même parfois, comme le montre le vote de la loi du 13 avril
1850 sur les logements insalubres. Il faut garder à l’esprit que si les conservateurs ont
rejeté le droit au travail, ils n’ont pas été hostiles au droit de l’assistance inscrit dans
l’article 13 de la Constitution. La charité et la prévoyance sont au cœur du catholicisme
social, qui est aussi un projet de société. (…)D’autres lois « charitables » seront également
votées, expression de cette philanthropie qui anime les hommes les plus conservateurs,
sensibles à la détresse populaire, et qui craignent toujours que ne s’allume un nouveau
juin. »3

Si les raisons de cette politique apparaissent comme variées voire opposées, certains
conservateurs agissent par philanthropie chrétienne comme Armand de Melun, d’autres
plus par pragmatisme pour maintenir l’ordre. Il n’empêche que la législative va dans ce
domaine chercher à mettre en application les dispositions constitutionnelles
garantissant des droits sociaux, notamment les paragraphes VII et VIII du préambule, et
l’article 13 de la Constitution. Elle va s’inscrire dans la droite lignée de la Constituante
qui, si elle avait rejeté le droit au travail, avait toutefois accepté de constitutionnaliser
des principes relatifs au travail et à la protection sociale 4 . Cette politique sociale
s’articule sur deux grandes thématiques, les questionnements autour du droit au/du
travail d’une part (Section I), et le volontarisme pour l’assistance publique et le
développement de l’épargne des travailleurs d’autre part (Section II).

Section 1/ Compenser le refus du droit au travail par l’amélioration du droit du travail

Les questions liées aux conditions de travail, et au droit au travail, furent les raisons
d’être de la Révolution de 1848 pour les ouvriers. Le travail est présenté par la pensée
socialiste d’alors, et plus particulièrement Louis Blanc, comme étant le corollaire de la
propriété5, et il doit être favorisé par les associations ouvrières6. Le Gouvernement
provisoire va autant reconnaître le droit au travail que le droit de s’associer pour les
ouvriers. La Constituante, plus conservatrice, dont une partie de ses membres ne voit
dans cette relation entre droit au travail et droit de propriété qu’un dangereux
sophisme, surtout avec l’impact des journées de juin, va clairement reculer sur le sujet
du droit au travail (§1). En revanche elle et la Législative vont globalement améliorer le
droit du travail et favoriser un associationnisme ouvrier encadré (§2).

3. Sylvie Aprile, op. cit., p. 165-166.


4. Pour une vision précise des travaux de la Constituante, voir Arnaud Coutant, op. cit., p. 92 et s., et François Luchaire, op. cit., p.63 et
s.
5. On peut constater une convergence avec la pensée libérale lockéenne.
6. La convergence avec Locke s’arrête là, la pensée lockéenne s’inscrivant dans l’individualisme. Pour Louis Blanc, l’associationnisme
ouvrier, organisé par des ateliers sociaux autogérés, doit permettre de faire disparaître la concurrence, et par là régler le problème
du non emploi.

109
§1/ La question du droit au travail en 1848

Avec Louis Blanc et l’ouvrier Albert, le Gouvernement Provisoire, conscient que la


Révolution doit autant au ralliement des gardes nationaux bourgeois, qu’au mouvement
massif des ouvriers, va immédiatement leur octroyer des mesures symboliques. Dès le
25 février, il « s'engage à garantir l'existence de l'ouvrier par le travail ; il s'engage à
garantir du travail à tous les citoyens ; il reconnaît que les ouvriers doivent s'associer entre
eux pour jouir du bénéfice de leur travail »7. Et pour concrétiser cette reconnaissance du
droit du travail, il décrète le 26 février l’établissement d’ateliers nationaux8. Comme en
atteste l’arrêté du 27 février9 qui organise des travaux de terrassement dans la capitale
pour les Ateliers nationaux, ce n’est pas exactement la vision des ateliers sociaux
autogérés de Blanc dont il s’agit. En effet, outre que la direction de ces ateliers est
confiée par le conservateur modéré Marie, qui a la charge des travaux publics, non à
Blanc, mais à un autre conservateur, Emile Thomas (qui essaiera cependant jusqu’au
bout de rendre utile ces ateliers), on peut davantage y voir du keynésianisme avant
l’heure. C’est-à-dire une politique qui consiste à régler le problème du chômage plutôt
par une augmentation des dépenses publiques, notamment par la réalisation de travaux
publics, que par une application des doctrines du socialisme associationniste
autogestionnaire. Alors que pour les socialistes, l’Etat ne doit qu’impulser le
mouvement, ici il le dirige de A à Z (ce qu’atteste malheureusement pour les ouvriers de
la capitale, la fermeture ultérieure des ateliers nationaux). À côté de ces ateliers, si le
Gouvernement ne fait pas droit à la demande de création d’un ministère du travail, il
compense ce refus par la création d’une commission du travail le 28 février, au motif
« que la Révolution, faite par le peuple, doit être faite pour lui ; qu’il est temps de mettre un
terme aux longues et iniques souffrances des travailleurs ; que la question du travail est
d’une importance suprême ; qu’il n’en est pas de plus haute, de plus digne des
préoccupations d’un Gouvernement républicain »10. Chargée de lui faire des propositions
sur les questions du travail, il place à sa tête Louis Blanc comme président, et Albert
comme vice-président. Et, histoire d’ajouter du symbole à cette concession, pour
montrer la force de la Révolution, cette commission siège au palais du Luxembourg, tout
juste débarrassé de la Chambre des pairs, lieu où se concentrait la haute aristocratie
française. Cette commission, qui sera dissoute avant les ateliers nationaux, après
l’attentat du 15 mai, organise également, des ateliers sociaux fonctionnant selon la
pensée de Louis Blanc.

Comme l’atteste le sort de la commission du Luxembourg, très vite le temps des


désillusions va arriver pour les ouvriers. L’Assemblée élue en avril est beaucoup moins
axée sur le social. Dans la commission de Gouvernement qu’elle nomme, elle fait la part
belle aux modérés du Gouvernement Provisoire, et repêche sur l’insistance de Lamartine
Ledru-Rollin, pourtant guère socialiste (exit Blanc et Albert de l’exécutif). Si la
Constituante, dans son premier projet de Constitution, était prête à reconnaître le droit
au travail, la fermeture des ateliers nationaux et les journées de juin qui suivent vont la
faire reculer. Quand bien même l’Assemblée n’aurait-elle pas reculé sur cette question,
une ambiguïté autour de la définition du « droit au travail » persisterait. Comme le note
Arnaud Coutant : « trois positions sont en présence dans la Commission : pour les
conservateurs ce n’est qu’un droit à l’assistance par le travail, les républicains veulent un

7. Sirey 1848 Partie III, p. 8.


8. Sirey 1848 Partie III, p. 9.
9. Sirey 1848 Partie III, p. 10.
10. Idem

110
vrai droit au travail pour reconnaître des droits aux ouvriers mais semblent méfiants,
parlant de le limiter à des travaux spécifiques, les socialistes enfin veulent une
reconnaissance totale du droit mais pour l’avenir. La première rédaction apparaît
étrangement faussée puisque tous sont d’accord sur un terme qui n’a pas la même
signification ».

En tout état de cause, suite à un rapport fait par un certain Alfred Falloux, on décide de
la fermeture de ces ateliers11. Il est vrai, que saturés par le nombre de travailleurs qui y
ont convergé pour trouver du travail, ils n’ont pas suffisamment d’activité pour tourner
à plein régime. Un véritable système d’assistanat se développe alors, car en plus des
travailleurs qui sont payés 2 Francs/jour, on verse 1,50 Francs/jour à ceux qui n’ont pas
d’activité au sein des ateliers. Les conservateurs peuvent donc railler les « râteliers
nationaux », qui font la démonstration que le droit au travail n’est pas le corollaire, mais
l’antithèse de la propriété. Ils expliquent que ce droit au travail pour fonctionner, qui
plus est de manière des plus inefficaces, nécessite des subsides publics tout en limitant
la concurrence économique. Pour ce financement, on se tourne vers l’impôt qui touche
en premier les propriétaires, doublement pénalisés par la limitation de la concurrence.
Pour Thiers, la garantie du droit au travail porte, de toute évidence, une atteinte
permanente à la propriété.

Et on va voir comment, entre le premier et le deuxième projet de Constitution, puis avec


le texte finalement adopté, ce droit au travail est éjecté de la loi suprême. Le premier
projet, déposé juste avant les journées de juin (le 19 juin), dispose à son article 2 que
« La Constitution garantit à tous les citoyens (…) le travail », son article 7 vient ensuite
préciser que « le droit au travail est celui qu’a tout homme de vivre en travaillant. La
société doit, par les moyens productifs et généraux dont elle dispose, et qui seront organisés
ultérieurement, fournir du travail aux hommes valides qui ne peuvent s’en procurer
autrement. » On note l’obligation de résultat, ou autrement dit le droit de créance ainsi
créé, précisé plus loin par l’article 132, « les garanties essentielles du droit au travail
sont : la liberté même du travail, l’association volontaire, l’égalité des rapports entre le
patron et l’ouvrier, l’enseignement gratuit, l’éducation professionnelle, les institutions de
prévoyance et de crédit, et l’établissement par l’État de grands travaux d’utilité publique,
destinés à employer, en cas de chômage, les bras inoccupés ». Si l’on y retrouve les
éléments qui serviront à élaborer l’article 13 final, on constate, mis à part la générosité
des droits accordés, qu’ils doivent servir une finalité première, celle du droit au travail.

Mais avec le deuxième projet du 30 aout, base du texte final, le droit au travail est
clairement diminué. Le travail devient un devoir pour le citoyen, que la République
garantit encore, mais seulement en l’encourageant ou en le protégeant. Le paragraphe
VII du préambule dans le projet proclame que « les citoyens doivent (…) s’assurer, par le
travail, des moyens d’existence », et le VIII expose que « La République doit protéger le
citoyen dans (…) son travail, (…) elle doit l’assistance aux citoyens nécessiteux, soit en leur
procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la
famille, les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler », alors que l’article 13
dispose que « La société favorise et encourage le développement du travail par
l’enseignement primaire gratuit, l’éducation professionnelle, l’égalité de rapports entre le
patron et l’ouvrier, les institutions de prévoyance et de crédit, les associations volontaires,

11. Plus exactement, on décide de les purger en enrôlant une bonne partie des ouvriers qui les composent dans l’armée. Après les
journées de juin, un arrêté les ferme définitivement le 3 juillet, Sirey, partie III, p. 101.

111
et l’établissement, par l’État, les départements et les communes, de travaux publics propres
à employer les bras inoccupés ». La diminution de la garantie constitutionnelle du travail
est clairement perceptible. Outre qu’une partie de ces règles sur le travail sont
désormais dans le Préambule, avec les problèmes de normativité que cela pose, on
observe désormais que si le droit au travail existe encore, il est des plus limités. La
République doit intervenir dans les limites de ses ressources, posant non plus une
obligation de résultat, mais de moyens. L’État n’est plus le seul à agir, car les
départements et les communes doivent également prévoir des travaux publics propres à
employer les bras inoccupés. Mais ce droit reste, malgré tout théoriquement, dans le texte
proposé.

Et après deux mois d’importants débats, le droit au travail n’est finalement pas réintégré
dans le texte final, assez proche du second projet, et ce malgré des tentatives menées par
la gauche, comme celle de Félix Pyat le 2 novembre, pour l’y réinscrire. Finalement, en
matière de travail, les dispositions constitutionnelles sont les suivantes, le paragraphe
IV du préambule proclame que la République « a pour base (…) le Travail », le VII que
« les citoyens doivent (…) s’assurer, par le travail, des moyens d’existence », et le VIII que
« La République doit protéger le citoyen dans (…) son travail (…) elle doit, par une
assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux, (…) en leur procurant du
travail dans les limites de ses ressources ». Enfin, seule disposition totalement normative,
l’article 13 garde juste la référence aux travaux pour occuper les bras inoccupés, en
disposant que « La société favorise et encourage le développement du travail par
l’enseignement primaire gratuit, l’éducation professionnelle, l’égalité de rapport entre le
patron et l’ouvrier, les institutions de prévoyance et de crédit, les institutions agricoles, les
associations volontaires, et l’établissement, par l’État, les départements et les communes,
de travaux publics propres à employer les bras inoccupés ».

La Constituante est donc en recul sur les espérances de changement social et de


changement de l’organisation du travail, que portait la Révolution de Février.
Néanmoins, dans ce domaine, comme dans celui abordé ultérieurement de la protection
sociale, son bilan est paradoxal. S’il y a un recul sur les projets initiaux, il y a malgré tout
une avancée et la reconnaissance de nouveaux droits. Comme l’écrit Arnaud Coutant,
« La Réaction face à l’action parisienne conduit à un texte plus précis. Générale et
juridiquement très forte, la déclaration affirmait des principes qu’elle définissait ; devant la
violence des revendications de juin et après la victoire des antisocialistes, les concessions ne
sont plus nécessaires. (…) Cependant, on peut aussi parler d’une avancée sociale dans son
principe parce qu’une forme d’assistance est encouragée, un devoir d’assistance par le
travail qui serait la vraie charité »12. Et comme on le voit, si le droit au travail n’est pas
consacré, la valeur Travail est très présente dans le texte. Cette reconnaissance va
conduire à une importante législation sur les conditions de travail et donc à
l’amélioration du droit du travail, durant toute la Seconde République, législation où est
pris en compte le phénomène associationniste (L’association volontaire des travailleurs
étant désormais consacrée et encouragée par la Constitution).

12. Arnaud Coutant, op. cit., p. 115. L’auteur note que c’est également la même analyse que fait Luchaire, op. cit., p. 68.

112
§2/ La continuité de la Législative avec la Constituante sur le droit du travail

La législation sur le droit du travail va connaître une évolution positive durant la


Seconde République. Ce droit conçu comme l’un des principes fondamentaux sur lequel
repose le nouveau régime, les conservateurs qui le dirigent vont, que ce soit par
pragmatisme ou avec des convictions sincères, œuvrer à l’améliorer. À l’image de la
Constitution, cette action législative est bien sûr en recul au regard des espoirs de
Février, comme l’atteste le problème de la limitation de la durée du temps de travail sur
laquelle les conservateurs vont revenir d’abord sous la Constituante, puis très nettement
à la fin de la Législative (A). Néanmoins, le droit du travail progresse globalement (B), et
il s’opère un véritable développement de l’associationnisme ouvrier sous l’encadrement
de l’État (C).

A/ La problématique question de la limitation du temps de travail

La réduction du temps de travail va être un autre point d’achoppement de la


Constituante puis de la Législative avec les mesures du Gouvernement Provisoire. Il
décide par un décret du 2 mars 184813, pris sur proposition de la Commission du
Luxembourg, et au motif qu’ «un travail manuel trop prolongé (…) porte atteinte à la
dignité de l’homme », de diminuer la journée de travail d’une heure en France, et de la
fixer à 10 h à Paris, et 11 h en province. Et pour s’assurer du bon respect de cette
mesure, le Gouvernement prend un décret le 4 avril14, ne s’appliquant que sur Paris, qui
punit d’une amende de cinquante à cent francs tout chef d’atelier qui exige de ses
ouvriers plus de dix heures de travail. En cas de récidive l’amende s’élève de 100 à 200
francs, et si double récidive on peut jusqu’à punir d’un emprisonnement de un à six
mois. Le produit des amendes est destiné à secourir les invalides. On observe une nette
volonté du nouveau Gouvernement de réglementer avec fermeté la durée quotidienne
du travail. Des commissaires du Gouvernement vont jusqu’à faire du zèle en province,
comme le jeune Émile Ollivier qui aligne le régime du temps de travail dans les Bouches-
du-Rhône sur celui de la capitale.

Ce zèle va se retourner contre lui, car avec l’arrivée d’un nouveau pouvoir par l’élection
de la Constituante, il va être contraint de reculer, et de repasser le temps de travail légal
à 11h par jour ; ce qui provoque le 22 juin 1848 une insurrection ouvrière à Marseille,
qu’il va devoir fermement réprimer. Sous la Constituante, on va revenir sur cette mesure
du Gouvernement Provisoire. Par un décret du 9 septembre 1848 relatif aux heures de
travail dans les manufactures et usines15, est abrogé celui du 2 mars (article 6), la
journée légale de l’ouvrier revenant à 12 heures par jour (article 1er). Paris garde
implicitement son ancienne limitation à 11h, car l’article 3 dispose qu’il n’est pas porté
atteinte aux usages et conventions antérieures au 2 mars. L’article 2 permet à des
règlements d’administration publique de déterminer les exceptions qui sont nécessaires
d’apporter à la règle des 12 h journalières. En ce qui concerne les sanctions pénales,
celles-ci redeviennent plus douces que ce que disposait le décret du 4 avril. Aux termes
de l’article 4, les amendes s’élèvent de cinq francs à cent francs (par employé qui
dépasse la durée légale, sans pour autant que le total ne s’élève à plus de mille francs).
Tandis que l’aggravation de la sanction en cas de récidive est effacée, l’article 5 du

13. Sirey 1848 Partie III, p. 12.


14. Duvergier 1848, p.134.
15. Sirey 1848 Partie III, p. 127-128.

113
nouveau décret permet au contraire au juge de faire application des circonstances
atténuantes de l’article 463 du Code pénal. Bien que revenant sur les dispositions de
mars 1848, ce décret n’en reste pas moins un progrès comparativement à la législation
ante révolution qui, exception faite de la loi Villermé sur le travail des enfants de 1841,
était inexistante.

Mais sous la Législative, un assouplissement extrêmement large est adopté par le décret
du 17 mai 1851 qui autorise de nombreuses exceptions à la limitation de la durée du
travail dans les manufactures définie par le décret du 9 septembre 1848. Selon l’analyse
de Francis Choisel par ce décret, « la loi (il s’agit d’un décret, NDR) du 9 septembre 1848
perd ainsi presque tout effet »16. Pour certains métiers ou travaux, il n’y a plus aucune
limitation de durée (article 1). Dans d’autres cas, un dépassement d’une ou de deux
heures est possible portant la durée du temps de travail à 13 ou 14 heures par jour
(article 3). Ces exceptions concernent aussi bien les industries textiles, métallurgiques
ou chimiques que l’imprimerie, la blanchisserie ou la mouture des grains, pour des
emplois ou tâches qui ne sont pas les moins pénibles. De plus, pour tous les ouvriers, ne
sont pas imputés dans leur temps de travail, les travaux qui répondent à l’urgence d’un
accident industriel, ni ceux de nettoyage des machines en fin de journée (article 2).

On le remarque facilement, sur cette question de la limitation du temps de travail, que le


Gouvernement de février 1848 rattachait pourtant à celle du respect de la dignité de
l’homme, la Constituante, et surtout la Législative, sont bien moins empreintes de
considérations humanitaires. Mais ce serait une erreur réductrice de juger leur bilan sur
le droit du travail à l’aune de ce seul critère, certes important. À l’inverse du temps de
travail, de nombreuses améliorations juridiques vont être apportées au droit du travail
en général, surtout par la Législative.

B/ Les améliorations du droit du travail

En même temps que le Gouvernement Provisoire limite la durée quotidienne de travail


par son décret du 2 mars17, il manifeste dans ce texte sa volonté d’améliorer la situation
des travailleurs en prohibant le marchandage qui fait baisser les salaires. Considérant
que « l'exploitation des ouvriers par les sous-entrepreneurs ouvriers, dits marchandeurs ou
tâcherons, est essentiellement injuste, vexatoire, et contraire au principe de la fraternité »
le Gouvernement décide que « L'exploitation des ouvriers par des sous-entrepreneurs ou
marchandage est abolie. Il est bien entendu que les associations d'ouvriers qui n'ont point
pour objet l'exploitation des ouvriers les uns par les autres ne sont pas considérées comme
marchandage». Et comme pour la limitation du temps du travail, il prend un autre arrêté,
le 21 mars18 pour donner des sanctions pénales à sa prohibition, qui sont identiques à
celle du non respect du temps de travail (toute exploitation de l’ouvrier par voie de
marchandage est punie d’une amende de cinquante à cent francs, en cas de récidive
l’amende s’élève de 100 à 200 francs, et si double récidive on peut alors punir l’auteur
de l’infraction par un emprisonnement allant de un à six mois). À côté de cette
répression du marchandage, le Gouvernement Provisoire va prendre également d’autres
mesures pour garantir l’emploi et un salaire décent aux ouvriers. Sont créés le 8 mars19

16. Francis Choisel, op. cit., p. 146.


17. Sirey 1848 Partie III, p. 12.
18. Sirey 1848 Partie III, p. 34
19. Sirey 1848 Partie III, p. 18-19. Il est difficile d’évaluer la pérennité de ces structures

114
des bureaux de renseignement pour les offres et demandes de travail, et le 24 mars le
Gouvernement provisoire décrète20 la suspension du travail dans les prisons au motif
« que la spéculation s'est emparée du travail des prisonniers, lesquels sont nourris et
entretenus aux frais de l’Etat, et qu'elle fait ainsi une concurrence désastreuse au travail
libre et honnête ». Plus symboliquement enfin, le Gouvernement provisoire fait une
proclamation le 8 avril 184821 où il place « sous la sauvegarde des travailleurs français les
travailleurs étrangers qu’emploie la France, et il confie l’honneur de la République
hospitalière à la générosité du Peuple » montrant sa volonté d’une protection universelle
des travailleurs, et refusant de voir les étrangers, contrairement aux prisonniers, comme
des concurrents des travailleurs.

Ces différentes mesures généreuses vont être pour certaines prolongées, et pour
d’autres diminuées par la Constituante et la Législative. Mais les deux assemblées vont
néanmoins accomplir une œuvre très large relative au droit du travail. Le décret
important de la Constituante du 27 mai 1848 sur les conseils des prud’hommes22, pose
la règle de l’égalité et de la parité entre les ouvriers et les patrons dans ces juridictions
(article 2, « le nombre des prud’hommes ouvriers sera toujours égal à celui des
prud’hommes patrons ») dans le but de « mettre l’organisation des conseils de
prud’hommes en harmonie avec les principes de fraternité et d’égalité qui nous régissent
actuellement… »23. Dans cette logique, on note également que leur présidence alterne
entre un patron et un ouvrier (article 16), le président étant élu par le collège de
conseillers dont il n’est pas ressortissant (article 18, de même pour le Vice-président
article 20, qui contrairement à la législation d’aujourd’hui est de la même catégorie que
le président). On observe paradoxalement, dans ce qui est une réelle avancée du droit du
travail, un recul sur les promesses du Gouvernement Provisoire à propos des
travailleurs étrangers, qui ne peuvent être électeurs ou élus aux conseils des
prud’hommes (article 11). Une autre loi, du 9 janvier 184924, sur le travail en prison,
abroge le décret qui le suspendait (article 1), tout en précisant que les produits
fabriqués par les détenus ne peuvent être livrés sur le marché en concurrence avec ceux
du travail libre (article 2). Illustration significative de ce phénomène de recul, qui
caractérise de nombreuses législations de la Constituante et de la Législative, par
rapport au gouvernement provisoire, mais toutefois de progrès vis-à-vis de la Monarchie
de juillet.

Pour ce qui est de la Législative, celle-ci va prolonger la politique de la Constituante. Plus


particulièrement, la partie de l’article 13 de la Constitution, disposant que la « société
favorise et encourage le développement du travail par (…) l'éducation professionnelle,
l'égalité de rapports, entre le patron et l'ouvrier », va faire sens avec la législation de
l’Assemblée élue en mai 1849. Pour limiter certaines mauvaises pratiques patronales
sur leurs employés, notamment liées à rémunération, l’Assemblée décide d’encadrer,
par une loi du 15 mars 1850, les conventions entre patrons et ouvriers, dans le domaine
du tissage et du bobinage25. Tout fabricant (ou intermédiaire) qui livre des fils pour être
tissés par un ouvrier doit inscrire dans un livret spécial appartenant à l’ouvrier et laissé
entre ses mains, la quantité de produit livré, la nature de la production attendue, et le

20. Sirey 1848 Partie III, p. 38-39.


21. Sirey 1848 Partie III, p. 48.
22. Sirey 1848 Partie III, p. 81 et s.
23. Rapport sur le projet de décret, cité dans le Sirey 1848 Partie III, p.81.
24. Sirey 1849 Partie III, p. 2.
25. Duvergier 1850, p. 41 et s.

115
prix pour la réalisation de cette opération (article 1 et 2). Si l’on peut déroger, une fois la
convention conclue, à ces éléments, une mention doit être faite sur le livret spécial
(article 4) ainsi que sur un registre d’ordre (article 5). Le fabricant doit tenir
constamment exposés dans la salle des négociations les instruments, poids et mesures
nécessaires à la vérification de la marchandise, et un exemplaire de cette loi sous forme
de placard (article 6). Les sanctions pénales sont des amendes de onze à quinze francs
pour chaque contravention (article 8), et s’il y a récidive dans les douze mois, le tribunal
peut ordonner l’insertion du jugement dans un journal de la localité aux frais du
condamné (article 9). Une autre loi, plus généraliste, intervient sur ces problèmes de
rémunération entre les patrons et leurs ouvriers, celle du 14 mai 1851 qui modifie au
profit des ouvriers les modalités d’inscription des avances de salaires sur leur livret26.
Grande avancée, le texte prévoit que le patron ne peut désormais plus retenir le livret de
son ouvrier pour non remboursement d’avance (article 2), du moment qu’il a exécuté
son travail (article 3). De plus, l’avance inscrite sur le livret de l’ouvrier ne peut plus
excéder les 30 francs (article 4), et la retenue sur salaire pour rembourser une avance ne
peut excéder le dixième du salaire journalier (article 5). Cette loi permet de s’opposer à
la pratique de certains patrons qui laissaient les ouvriers s’endetter auprès d’eux pour
mieux les exploiter.

À côté de ces législations sur la rémunération et les retenues sur salaire des ouvriers, la
Législative adopte un texte relatif à ce que l’on nomme aujourd’hui la formation
professionnelle, ou autrement dit l’éducation professionnelle de l’article 13. Il s’agit de la
loi du 22 Février 1851 sur les contrats d’apprentissage27. Elle règle les obligations du
maître et de l’apprenti. Le maître doit se conduire envers l’apprenti en bon père de
famille (article 8), et l’apprenti doit à son maître fidélité, obéissance et respect (article
11). La durée du travail effectif des apprentis est limitée à 10 heures par jour en dessous
de quatorze ans et à 12 heures entre 14 et 16 ans ; le travail leur est interdit la nuit (de
21 h à 5 h), les dimanches, les jours fériés (article 9). De même sont prohibées les tâches
insalubres ou au-dessus de leurs forces (article 8 et 11). Le maître doit accorder à tout
apprenti de moins de seize ans ne sachant pas lire, écrire, compter, ou n’ayant pas
terminé sa première éducation religieuse, deux heures pour son instruction, prises sur le
temps de travail (article 10). Comme le note Francis Choisel28, les dispositions de cette
loi rejoignent en partie celles de la loi du 22 mars 1841, alors en vigueur, quoique mal
appliquée sur le travail des enfants dans les manufactures.

On constate sous la Constituante et la Législative le développement important du droit


du travail, certes avec moins d’exaltation que durant le Gouvernement Provisoire. Un
domaine annexe au droit du travail va aussi se développer sous la Seconde République,
l’associationnisme ouvrier.

C/ Le développement de l’associationnisme ouvrier sous l’encadrement de l’État

Voici l’une des grandes promesses de la Révolution. Porté par les idées socialistes,
l’associationnisme est censé rénover l’organisation du travail et par là même améliorer
les conditions des travailleurs. Durant le Gouvernement Provisoire, de nombreuses
associations ouvrières se développent, sous les auspices de la commission du

26. Sirey 1851 Partie III, p. 63 et s.


27. Sirey 1851 Partie III, p. 29 et s.
28. Francis Choisel, op. cit., p. 142.

116
Luxembourg. Dans son décret du 2 mars 1848 précédemment traité sur la limitation du
temps de travail et du marchandage, ce dernier précise bien que « les associations
d'ouvriers qui n'ont point pour objet l'exploitation des ouvriers les uns par les autres ne
sont pas considérées comme marchandage ». En outre, sur la question des coalitions
ouvrières, le droit de grève est implicitement reconnu par un arrêté du gouvernement
du 22 mars qui prescrit la mise en liberté des trois ouvriers détenus après la grève de
184529. Ce texte n’abolit pas formellement le délit de coalition, mais il accorde une
amnistie très large. En plus des individus nommément cités, « cette mesure [de
libération des détenus] est applicable à tous les ouvriers détenus par suite de grève ou de
coalition ». Dans le Sirey, ce texte est évoqué sous le titre « Amnistie ou Abolition ». S’il
n’est donc pas aboli stricto sensu de jure, le délit de coalition l’est donc de facto30.

Pour ce qui est de l’associationnisme sous la Constituante et la Législative, il semble


inexact comme l’affirme Thomas Branthôme d’analyser qu’il « semble alors enseveli »31.
En effet, si les deux Assemblées qui se succèdent ne sont évidemment pas de grandes
adeptes des associations ouvrières autogérées, contrairement aux clubs et associations
de l’article 8, elles sont prêtes à favoriser, certes sous la surveillance de l’Etat, les
associations volontaires des travailleurs de l’article 13, qui répond au paragraphe VII du
préambule qui proclame que les citoyens doivent concourir au bien-être commun en
s'entraidant fraternellement les uns les autres.

Ainsi, le 5 Juillet 184832, à peine une semaine après les journées de Juin, l’Assemblée
vote un crédit de 3 millions de francs pour encourager les associations ouvrières. Ces
sommes sont destinées à être réparties entre les associations librement contractées, soit
entre ouvriers, soit entre patrons et ouvriers. Et ce vote fait suite à un rapport présenté
par le représentant Corbon, qui défend clairement l’associationnisme, tout en admettant
cependant la nécessité de l’intervention de l’État sur le court et moyen terme. Il explique
qu’ « un jour viendra où la plupart des travailleurs auront passé de l’état de salariés à celui
d’associés volontaires. (…) L’État doit y aider sans doute mais quelle que puisse être sa part
dans la lente réalisation de ce progrès, elle doit être (…) de beaucoup inférieure à la part
qu’y devront prendre les ouvriers eux-mêmes. Il faut que l’ouvrier soit le fils de ses œuvres,
et que s’il possède un jour, d’une manière ou d’une autre, l’instrument de son travail, il le
doive avant tout à ses efforts »33. Dix jours après, le 15 juillet, l’Assemblée prend un
décret 34 permettant au ministre des travaux publics d’adjuger ou de concéder aux
associations d’ouvriers des travaux publics (article premier). L’association qui veut
candidater à ce type de travaux doit justifier, auprès de l’administration, de son acte de
création avec ses conditions de fonctionnement. Il doit stipuler la mise en place d’un
fonds de secours destiné à subvenir aux besoins des associés malades ou qui seraient
blessés par suite de l’exécution des travaux, des veuves et enfants des associés morts. Ce
fonds de secours se finance par une retenue de deux pour cent au moins sur les salaires

29. Duvergier 1848 p. 106-107 pour consulter le texte, Sirey 1848 Partie III, p. 34 pour un commentaire sans le texte.
30. Cette incertitude juridique est la même que celle abordée dans le titre I sur l’’abolition ou non du cautionnement par le
Gouvernement Provisoire.
31. Thomas Branthômes, La genèse des libertés sociales, op .cit., p. 458. Il cite le chiffre d’ Emile Dufour de 200 associations en 1848, et
20 en 1852. S’il est sûr que leur nombre a dû baisser durant la Seconde République, un chiffrage avant le coup d’Etat, qui a été une
véritable explosion compressive en un laps de temps réduit, serait plus approprié. En outre l’auteur semble se focaliser sur le droit
d’association qui découle de l’article 8 de la Constitution, en faisant totalement l’impasse sur la consécration des associations
volontaires de l’article 13, ce qui est d’autant plus regrettable que dans son plan il distingue les clubs des associations, et traite dans
ces dernières justement des associations ouvrières.
32. Duvergier 1848, p. 364.
33. Cité par Francis Choisel, op. cit., p. 78-79.
34. Sirey 1848 Partie III, p. 106

117
(article 2). Alors qu’elle a fermé les ateliers nationaux de gestion étatiste, l’Assemblée se
laisse finalement séduire par une formule qui se rapproche des ateliers sociaux de Blanc,
même si on constate que l’arbitraire ministériel est total. Autre preuve de cette bonne
volonté vis-à-vis de l’associationnisme, une circulaire du 31 aout 1848, sur l’application
de la loi du 28 juillet relative aux clubs (cf. supra) du ministre de l’intérieur aux préfets,
précise que les sociétés de secours mutuels « sont implicitement comprises » dans les
exceptions à la loi et peuvent donc se former sans autorisation, que « toute intervention
de l’administration » dans leur fonctionnement est à proscrire » 35 . En outre, la
Constituante dans son ouvrage constitutionnel, pose pour les citoyens l’obligation
morale de s’entraider « fraternellement les uns les autres » dans le paragraphe VII du
préambule, et reconnaît, comme dit précédemment, dans l’article 13 les associations
volontaires de travailleurs.

Dernière œuvre de la Constituante, et qui finit de démarquer les associations ouvrières


de l’article 13 des associations politiques de l’article 8, une loi du 15 novembre 184836 ,
qui dispose que les actes des associations ouvrières encouragées par le décret du 5
juillet, sont enregistrés gratuitement, et en cas de constitution d’hypothèque, il ne sera
payé d’autres frais d’inscription que le salaire revenant au conservateur (article 1).

La Législative va prolonger cette œuvre favorable à l’associationnisme encadré de la


Constituante. Mais, soucieuse de l’ordre, elle va d’abord se préoccuper du délit de
coalition. Avant même l’arrivée des réactionnaires au pouvoir, les juges, dès 1848,
avaient bien fait comprendre que l’abolition de facto de ce délit, qui découle de l’arrêté
du 22 mars, n’était que provisoire, et que De Jure le délit existait toujours. Il était par
conséquent sanctionné. Il est donc faux d’affirmer, comme Serge Bernstein et Pierre
Milza le déclarent, que l’Assemblée vote « l’interdiction des grèves »37. Au contraire, la loi
du 27 novembre 184938, se fondant sur l’égalité de rapports entre le patron et l’ouvrier
proclamée à l’article 13 de la Constitution, « [établit] un meilleur équilibre dans la
répression des coalitions entre patrons ou entre ouvriers »39, selon l’analyse de Francis
Choisel. En amendant les articles 414 à 416 du code pénal, la loi réaffirme l’interdiction
dans les manufactures des grèves en vue d’obtenir l’augmentation des salaires, et aligne
sur cette prohibition les ententes entre patrons pour les faires baisser (ces dernières
n’ont plus à viser un but « injuste et abusif » pour être réprimées, article 414). Sont
également proscrites toutes pressions accomplies de concert entre patrons contre les
ouvriers ou entre ouvriers contre les patrons (ce dernier cas n’est plus le seul à être
réprimé). Les uns et les autres sont désormais soumis aux mêmes peines : six jours à
trois mois de prison, 16 francs à 3000 francs d’amende (article 414), et pour les
instigateurs, la possibilité d’une mise sous surveillance de la haute police pendant deux à
cinq ans (article 416). Il est vrai que pendant les débats, des propositions plus larges ont
été faites, comme celle de supprimer ces articles et donc le délit de coalition, ou bien
d’autoriser les coalitions mais de fortement condamner les violences qui s’y produisent.
Finalement, la solution la plus restrictive, consistant juste à aligner le régime des
employeurs sur celui des ouvriers, est celle qui s’est imposée. Il n’empêche, pour une
Assemblée dite réactionnaire, elle s’inscrit clairement dans un progrès, quoique
modeste. On constate cependant, dans la logique du virage opéré par rapport au

35. Cité par Francis Choisel, op. cit., p. 81.


36. Sirey 1848 Partie III, p. 144.
37. Serge Berstein et Pierre Milza, Histoire du XIXé siècle, op. cit., p. 212.
38. Sirey 1849 Partie III, p. 138 et s.
39. Francis Choisel, op. cit., p. 121.

118
libéralisme du Gouvernement Provisoire, une baisse du nombre de coalitions tout au
long de la IIé République, de 94 en 1848, on passe à 45 en 185140.

La Législative adopte aussi une importante loi envers les sociétés de secours mutuels. La
loi du 15 juillet 185041 (votée par 560 voix contre 1) prévoit que ces sociétés, qui
existent depuis des décennies, lorsqu’elles couvrent les risques de maladie, accidents et
frais funéraires, et qui ne s’occupent pas des pensions de retraite (article 2), pourront
sur leur demande, être déclarées d’utilité publique (article premier). Comptant entre
100 et 2000 membres (article 3, on souhaite qu’elles ne soient pas trop petites pour
avoir une certaine efficacité, tout en mettant une limite supérieure pour garantir une
proximité entre les membres). Ces sociétés sont placées sous la surveillance du maire
(article 4) ; celui-ci ou un adjoint peut assister à ses réunions et, dans ce cas, préside.
Elles peuvent bénéficier gratuitement de locaux municipaux et de registres (article 8),
sont autorisées à recevoir donations et legs (article 7), sont exemptes de droits de
timbre et d’enregistrement (article 9). Leurs fonds excédant 3000 francs (ou 1000
francs si elles comptent moins de 100 membres) doivent être déposés à la Caisse des
Dépôts et Consignation et portent intérêt à 4,5 % (article 6). Les autres sociétés de
secours mutuels continuent à s’administrer librement mais ne bénéficient d’aucun
avantage particulier (article 12). Les unes et les autres doivent rendre un compte annuel
de leur activité au préfet. (Article 13). Et un crédit extraordinaire de 100 000 francs est
voté pour aider ces sociétés (article 14). On le constate, l’État aide donc cet
associationnisme ouvrier de secours et de prévoyance, mais dans le contexte de peur
des sociétés secrètes et de combat du socialisme, il exerce sa surveillance par le biais du
maire et du préfet. En outre, l’article 11 précise qu’un règlement d’administration
publique doit être pris pour déterminer le mode de surveillance de ces établissements
par l’État, ainsi que les causes qui peuvent justifier leur suspension. Ce Règlement est
pris par un décret du 14 juin 185142, il dispose que le maire doit être informé de
chacune des réunions de la société (article 9) et que le préfet peut ordonner la
suspension temporaire de la société elle-même, dans les cas où elle sortirait des
conditions des sociétés mutuelles de bienfaisance (article 11). Le gouvernement peut
prononcer la dissolution en cas d’inexécution des statuts ou de violations des lois
(article 14).

Si l’associationnisme ouvrier est plus facilement accepté par les conservateurs que son
équivalent en matière politique, la présence de l’État reste cependant nécessaire. À
l’inverse, l’associationnisme entendu comme autogestion ouvrière ne plait guère aux
conservateurs, du moins sur le court et moyen terme. Mais cette intervention de l’État
n’est pas que de la contrainte, elle est également positive. Elle permet aux associations
d’avoir des exemptions fiscales, voire même des subsides. La logique de supervision
étatique peut être interprétée dans le sens d’une réelle volonté, développée chez les
conservateurs, d’organiser une action sociale forte par la charité publique, la
responsabilisation et l’épargne du travailleur, pour faire progresser le sort et les
conditions de vie des classes populaires. Avec l’amélioration du droit du travail et des
travailleurs, voici le second volet de la politique sociale de la Constituante puis de la
Législative.

40. Les chiffres viennent de l’office du travail, cités par Thomas Branthôme, op. cit., p. 488.
41. Duvergier 1850, p. 330 et s.
42. Sirey 1851 Partie III p. 73 et s.

119
Section 2/ L’amélioration des conditions de vie des classes laborieuses

Dans le premier projet constitutionnel, les dispositions d’assistance publique sont certes
généreuses, mais paradoxalement assez secondaires dans l’esprit des auteurs. Elles ne
sont là que pour apporter un soutien dans le changement voulu de l’organisation du
système social. La vraie évolution vient de la consécration du droit au travail, qui doit
changer l’organisation de la société et améliorer significativement les conditions de vie
des ouvriers. Le recul sur ce point après juin va donc redonner aux dispositions en
matière d’action sociale de l’État une place première. Mais c’est désormais une vision
plus traditionnelle, conforme au catholicisme social, qui va les mettre en œuvre.

Pour résumer, on peut reprendre l’analyse d’Arnaud Coutant, au sujet du texte final de la
Constitution qui, « demeure toutefois novateur puisqu’il consacre un rapport inédit à la
charité et une conception rénovée de la fraternité ; (…) union [de] deux influences, une
influence initiale avec l’approche ouvrière et une influence religieuse qui finalement survit
au conflit de juin »43. Il note plus loin que la vision conservatrice qui domine va aboutir à
un autre acquis juridique, le droit (et devoir) à la prévoyance individuelle, souvent
négligée par les commentateurs « malgré son intérêt »44. Pour Coutant, « ce sujet est
relégué au second plan par d’autres préoccupations ; les oppositions se cristallisent sur le
problème majeur, le droit au travail »45. Cette relégation est bien critiquable, car « ce
devoir individuel de prévoyance, perçu comme une ultime concession, n’en demeure pas
moins un progrès réel dans la législation sociale française, prise dans sa globalité »46. On
distingue bien les deux volets de la politique sociale que vont développer la Constituante
puis la Législative, d’une part la responsabilisation des travailleurs sur les questions de
prévoyance et d’épargne (§1), d’autre part l’approfondissement de l’assistance publique,
véritable genèse de la protection sociale (§2).

§1/ Responsabilisation des travailleurs et développement de l’épargne

La mise en avant juridique de la prévoyance sous la Seconde République, ne doit pas


faire oublier la situation factuellement déplorable que connaissent en 1848 beaucoup
d’institutions dans ce domaine, et plus particulièrement les Caisses d’épargne. La
Révolution de février a logiquement fait naître un grand vent de panique, provoquant la
crise de ces organismes47. L’importance du phénomène est tel qu’un rapport de 1851
parle d’une sorte de « liquidation générale des Caisses d’épargne »48. Pour faire face, le
Gouvernement Provisoire prend un arrêté du 7 mars 184849 pour protéger les dépôts
des plus précaires, déclarant que « de toutes les propriétés, la plus inviolable et la plus
sacrée, c’est l’épargne du pauvre », et garantissant le taux d’intérêt des dépôts (à 5 %).
Suivent alors d’autres mesures, qui cherchent aussi à garantir les dépôts des petits
déposants. Quelques mesures du Gouvernement provoquent des paniques et des retraits

43. Arnaud Coutant, op. cit., p. 126.


44. Arnaud Coutant, op. cit., p. 132.
45. Idem.
46. Idem.
47. Sur le sujet, voir l’article très précis de Carole Christen-Lécuyer, La crise des Caisses d’épargne française en 1848, in Revue
d’histoire du XIXé siècle n°16, Paris, 1998, p. 59 et s.
48. Rapport au Président de la République sur les Caisses d’épargne, 1851, cité par Carole Christen-Lécuyer, op.cit.
49. Sirey 1848 Partie III, p. 16.

120
massifs, comme le décret du 9 mars50 qui permet la liquidation de certaines Caisses
d’épargne.

La stabilisation de la République avec l’arrivée d’une Assemblée de notables à partir de


mai permet de temporiser la situation et de faire renaître la confiance. Par un Décret du
7 juillet 184851 puis une loi du 21 novembre 184852, la Constituante solde la crise en
organisant le remboursement des épargnants, dont la liquidation doit s’opérer avant
juillet 1849. Surtout, avec cette nouvelle Assemblée, les caisses d’Epargnes sont perçues,
avec les autres institutions de prévoyance, comme devant être favorisées. Dans la
pensée de la nouvelle majorité, la responsabilisation du travailleur, qui doit préparer
son avenir, est vue comme contribuant à l’amélioration de la condition de vie des plus
pauvres, à égalité avec l’aide et la charité publiques. Cela se traduit dans la Constitution
du 4 novembre par la consécration du droit, et même du devoir de prévoyance du
citoyen. Le paragraphe VII du préambule leur impose de « s'assurer, par le travail, des
moyens d'existence, et, par la prévoyance, des ressources pour l'avenir ». Pour ce faire,
l’article 13 dispose que « la société encourage (…) les institutions de prévoyance et de
crédit, les institutions agricoles ». En matière de caisse de retraite, un arrêté est pris le 9
septembre 184853, autorisant la création d’une caisse de retraite pour les employés de la
condition publique des soies de Lyon. Elle fonctionne avec une retenue de salaire
obligatoire (article 2).

La Législative prolonge cet élan en faveur de la prévoyance et des caisses de retraite,


avec la loi du 18 Juin 1850 créant, sous la garantie et le contrôle de l’État, une caisse de
retraite alimentée par des versements volontaires54. Dans le commentaire fait de cette
loi dans le Duvergier, transparaît clairement le conservatisme social qui inspire ce type
de législation, « améliorer le sort des classes pauvres, créer pour elles une sorte de
propriété d’un grand prix et cependant facile à acquérir par l’économie et l’épargne,
développer ce sentiment d’ordre qui résulte de la confiance dans l’avenir, intéresser toutes
les classes au maintien de l’édifice social dans lequel la fortune de chacun est intéressée, tel
est le but que la loi actuelle se propose »55. Elle adopte enfin le 30 juin 1851 une loi
réorganisant les Caisses d’épargne56.

À l’inverse de la Caisse créée à Lyon en 1848, la Caisse de retraite généraliste créée en


1850 repose sur le volontariat, s’inscrivant davantage dans une logique de prévoyance
que de protection sociale organisée par l’État. Elle témoigne néanmoins d’une volonté de
mettre en place la protection des travailleurs et de leur avenir, et de veiller à
l’amélioration de leur sort. À côté de cette protection de la prévoyance, l’assistance et la
charité publiques vont fortement se développer, tout comme la prise en compte de
l’amélioration des conditions matérielles de vie des plus défavorisés.

50. Sirey 1848 Partie III, p. 21 et s.


51. Sirey 1848 Partie III, p. 104.
52. Sirey 1848 Partie III, p. 145.
53. Sirey 1848 Partie III, p. 128.
54. Duvergier 1850, p. 285. et s.
55. Duvergier 1850, p. 285.
56. Sirey 1851,partie III, p. 87-88.

121
§2/ approfondissement de l’assistance publique et genèse de la protection sociale

Si le Gouvernement Provisoire met toute son énergie pour ce qui est du social dans la
question du droit du/au travail, la Constituante et la Législative au contraire,
s’intéressent davantage au développement de la charité et de l’assistance publique. De
nombreux crédits extraordinaires sont votés par les deux assemblées pour aider des
citoyens nécessiteux ou des sociétés de bienfaisance 57 . Sur le plan du droit, Si la
Constituante fixe les grands objectifs, la Législative les concrétise en élaborant une
législation assez significative.

L’Assemblée nationale élue en 1848 donne pour devoir à la République dans le


paragraphe VIII du Préambule de la Constitution d’assurer « par une assistance
fraternelle, (…) l'existence des citoyens nécessiteux, (…) en donnant, à défaut de la famille,
des secours à ceux qui sont hors d'état de travailler ». Elle précise également dans l’article
13 que « La société (…) fournit l’assistance aux enfants abandonnés, aux infirmes et aux
vieillards sans ressources, et que leurs familles ne peuvent secourir ». En revanche, alors
qu’elle devait voter une loi organique générale organisant l’Assistance publique, elle ne
donne pas suite au projet, rédigé dans ce sens par de nombreux catholiques sociaux, et
présenté par Jules Dufaure le 27 novembre 1848. Elle se contente juste de faire passer
la loi du 10 janvier 1849 sur l’organisation de l’Assistance publique à Paris58.

À l’inverse, la Législative va être beaucoup plus prolifique. Dès le début de sa législature,


elle vote le 9 juin à l’unanimité la nomination d’une « commission de trente membres
chargée de préparer et d’examiner dans les plus brefs délais possibles les lois relatives à
la prévoyance et à l’assistance publique conformément à l’article 13 de la
Constitution »59. Cette commission, proposée par le catholique social Armand de Melun,
qui en devient le secrétaire, est composée de toutes les opinions de l’Assemblée. Le
Partie de l’Ordre est représenté par Berryer, Thiers (président de la Commission),
Montalembert, Rémusat, les républicains par Arago, Savatier-Laroche, et le pasteur
Coquerel. Elle est cependant un demi-échec ou un demi-succès. Si elle échoue à remplir
sa mission de faire voter une loi générale d’assistance, elle élabore tout de même un
texte assez important, la loi du 13 avril 185060.

Cette loi, relative à l’assainissement des logements insalubres, aboutit, car l’Assemblée,
marquée par l’épidémie de cholera qui a frappé la capitale l’année précédente, veut
prévenir tout nouveau risque. Le très long rapport du représentant Riancey qui précède
le texte expose qu’ « il est impossible de contempler les effets redoutables de leur
insalubrité (des villes industrielles NDR), sans reconnaître qu’il y a là un mal profond et
invétéré sur lequel la sollicitude du législateur doit être nécessairement appelée »61. La loi
concerne les logements habités par un autre occupant que leur propriétaire (article 1).

57. Décret qui ouvre un Crédit de deux millions pour Secours extraordinaires aux Citoyens du département de la Seine qui se
trouvent dans le besoin, du 10 aout 1848 (Sirey 1848 Partie III, p. 119.), Décret qui ouvre un Crédit extraordinaire pour Secours à
des Établissements de bienfaisance, du 19 septembre 1848 , pour un million (Sirey 1848 Partie III, p. 130), Décret qui ouvre un
Crédit pour Secours extraordinaires aux citoyens du département de la Seine, du 19 septembre 1848, pour un million (Sirey 1848
Partie III, p. 130), Loi qui ouvre un Crédit pour secours aux indigents invalides de la campagne, du 9 novembre 1848, pour un million
(Sirey 1848 Partie III, p. 140), Loi relative à un crédit de trois cent mille francs pour secours aux établissement de bienfaisance, du 15
mars 1850 (Duvergier 1850, p.45), Loi qui ouvre un crédit extraordinaire de 400 000 francs pour secours aux établissements de
bienfaisance, du 21 Novembre 1850 (Duvergier 1850, p.453).
58. Sirey 1849, Partie III, p. 2-3.
59. Cité par Florence Bourillon, La loi du 13 avril 1850 ou lorsque la Seconde République invente le logement insalubre, in Revue
d’histoire du XIXé siècle n°20-21, Paris, 2000, p. 117-134.
60. Duvergier 1850 p. 126.
61. Cité par Duvergier 1850 p. 126.

122
Les communes, après enquête d’insalubrité, effectuée à leur initiative par une
commission qu’elles auront constituée et qui doit comporter au moins un médecin, un
architecte, un membre du bureau de bienfaisance, un membre du conseil de
prud’hommes (article 2), ont la possibilité selon la nature de l’insalubrité de prendre
différentes mesures. Elles peuvent enjoindre aux propriétaires d’effectuer les travaux
nécessaires (article 5), sous peine d’une amende d’un montant pouvant aller jusqu’au
double du prix des travaux (article 9). Elles peuvent aussi interdire provisoirement la
location, le conseil de préfecture pouvant seul décider l’interdiction définitive (article
10). La peine peut, en cas de récidive dans l’année, se monter au double de la valeur
locative (article 10). Les communes peuvent enfin acquérir un ou plusieurs immeubles
par voie d’expropriation selon la loi de 1841 pour procéder à la démolition et à la
reconstruction des bâtiments (article 13). Les amendes prononcées en vertu de cette loi
sont attribuées à l’établissement de bienfaisance de la localité où sont situées les
immeubles concernés (article 14). Cependant, selon l’article de Florence Bourillon sur
ce texte62, il est peu ou mal appliqué, et c’est surtout le décret du 26 mars 1852 relatif
aux rues de Paris, pris après la Législative, qui va devenir « l’arme absolue des décideurs
pour agir »63, et notamment du Baron Hausman, de la rénovation du cadre urbain.

D’autres lois sont prises en faveur des défavorisés. La loi du 5 aout 1850 sur l’éducation
et le patronage des jeunes détenus64 va dans ce sens. Elle est prise après un rapport du
représentant Corne indiquant nettement les intentions du législateur, à savoir «venir en
aide à de pauvres enfants délaissés et entraînés dans de premiers écarts, les préparer à
rentrer dans la vie, débarrassés de mauvaises impressions et des vices qui ont failli les
perdre, rendre à la société d’honnêtes et paisibles ouvriers de l’agriculture, au lieu de jeter
dans les carrefours de nos grandes villes de jeunes êtres pervertis et prêts à toute espèce de
guerre contre les lois et la société, cela rentrait essentiellement dans le cercle de
l’assistance ou de la prévoyance publiques. Dans les limites où nous nous sommes tenus,
l’éducation morale, les idées de tutelle, de patronage, de régénération l’emportent de
beaucoup sur l’idée et l’intérêt de répression ; au-delà seulement commence le domaine
pénitentiaire »65. On retrouve encore cette double facette de ce conservatisme social, qui
agit tant par sincère compassion pour le défavorisé, que par une volonté de pérenniser
une société ou l’ordre triomphe de la tentation révolutionnaire, notamment grâce à la
paix sociale. L’article premier du texte impose de donner une éducation morale,
religieuse et professionnelle aux jeunes détenus. On retrouve l’influence du clergé,
puisque dans toute colonie pénitentiaire pour mineur, un conseil de surveillance existe
où siège un ecclésiastique désigné par l’évêque (article 8), il en est de même pour les
maisons pénitentiaires (article 16).

D’autres textes sur l’assistance et l’hygiène publique sont à signaler. Le 3 Février 1851
l’Assemblée vote une loi établissant un crédit de 600 000 francs pour encourager la
création de bains et de lavoirs publics66. Le 7 aout 1851, une loi relative aux hospices et
hôpitaux est adoptée67, avec un article premier qui pose un principe important pour
l’accès à ces structures par les plus démunis, « Lorsqu’un individu privé de ressources

62. Florence Bourillon, La loi du 13 avril 1850 ou lorsque la Seconde République…, op. cit., p.117.
63. Idem
64. Duvergier 1850 p. 380 et s.
65. Duvergier 1850 p. 380.
66. Sirey 1851 Partie III, p. 21 et s.
67. Sirey 1851 Partie III, p. 113-114.

123
tombe malade dans une commune, aucune condition de domicile ne peut être exigée pour
son admission dans l’hôpital existant dans la commune. »

Ne relevant pas de l’assistance publique stricto sensu, mais témoignant de l’intérêt


constant que portent les conservateurs pour les plus défavorisés, deux autres lois
méritent également l’attention. La loi du 10 décembre 185068, a pour objet de faciliter le
mariage des indigents, la légitimation de leurs enfants naturels et le retrait de ces
enfants déposés dans les hospices. L’exposé des motifs du texte explique qu’
« Abandonné à lui-même, l’indigent est frappé d’une sorte d’incapacité pour
l’accomplissement des formalités qui se rattachent à l’acte le[s] plus important[s] de la vie
civile »69. En conséquence, la loi se propose d’ « agir en lieu et place de l’indigent, s’il est
incapable d’agir ; [de] placer à côté de lui un conseil officiel, [de] lui procurer ses titres
presque sans frais »70.

Celle du 22 janvier 185171, important texte qui, dans le même esprit, favorise l’accès au
droit des démunis. Elle organise l’assistance judiciaire, qui s’adresse spécifiquement aux
indigents (article premier). Sur sa demande, un indigent bénéficie désormais de
l’exonération provisoire jusqu’au jugement des frais de justice (article 14), et de
l’assistance gratuite d’un avocat, avoué et d’un huissier désignés d’office à cet effet
(article 13).

En résumé, la politique sociale des conservateurs de la Seconde République, et


notamment ceux de la Législative, s’inscrit dans la lignée des politiques charitables du
XIXé siècle. Mais manifestement, elle révèle un très fort volontarisme. Plus que la
recherche d’une paix sociale achetée par la charité, on s’active davantage à rendre
effectif le droit des citoyens, consacré par l’article 13, de vivre dans une société qui
assiste les plus faibles. On peut même parler de la genèse de la protection sociale, même
si celle-ci est très limitée. L’État doit, en effet, limiter son endettement, une autre
disposition constitutionnelle qui suit l’article 13, l’article 1472, sacralise le respect des
dettes publiques. Cette politique donne également vie à l’autre volet de l’article 13, qui
garantit et encourage le travail. Malgré le recul sur le droit au travail, le droit du travail
au contraire se perfectionne.

Mais, à notre avis, le véritable progrès pour les travailleurs et plus largement pour le
citoyen est constitué par l’amélioration du cadre juridique de l’État de droit, attestée
dans le domaine social, par la réforme importante des juridictions prudhommales, et par
la mise en place de l’assistance judiciaire pour les indigents. Sur ce point, on observe une
véritable constance de la Seconde République, l’approfondissement de l’Etat de droit est
tel qu’on parvient in fine à la reconnaissance du contrôle de constitutionnalité.

68. Duvergier 1850 p. 486 et s.


69. Duvergier 1848, p. 486
70. Duvergier 1848, p. 487
71. Sirey 1848 Partie III, p. 10 et s.
72. « Article 14. - La dette publique est garantie. - Toute espèce d'engagement pris par l'Etat avec ses créanciers est inviolable. »

124
Chapitre II/ La construction de l’État de droit

Similitude avec la Première République, la Seconde République est un véritable régime


de juristes. Mais contrairement à sa devancière, elle émerge alors que la France est forte
d’un demi-siècle d’expérimentation constitutionnelle, et de trois décennies de pratique
du parlementarisme. Elle reçoit en héritage, comme les gouvernements monarchiques
qui la devancent, la « masse de granite » léguée par Napoléon, qu’est la Constitution
administrative du pays, garante, certes au détriment des libertés, d’efficacité et de
stabilité. Souvent décriée, notamment en 1814-15 lors de la chute de l’empire, cette
centralisation administrative avec ses institutions, comme le Conseil d’État et les préfets,
s’est maintenue sous tous les régimes. De même, l’organisation Judiciaire de la France,
revue intégralement sous la Révolution, est restée à l’identique pendant cette période.
Les Juristes et penseurs ont donc eu un demi-siècle pour élaborer un matériel doctrinal
riche sur ces questions1, susceptible d’alimenter de futures réformes en profondeur
pour améliorer l’État de droit. Mais l’un des problèmes de la France, résumé un siècle
plus tard par une conversation entre Raymond Aron et De Gaulle, est qu’elle « fait de
temps en temps une révolution, jamais de réformes."(Aron), ou plus exactement "La
France ne fait jamais de réformes que dans la foulée d’une révolution" (De Gaulle)2. En
1848, la Révolution présente donc l’occasion idéale pour réformer le cadre juridico-
administratif Français, qui avait peu évolué depuis 1815.

Ces réformes sont d’autant plus faciles à mettre en œuvre que les législateurs de la
nouvelle République, qu’ils soient fins analystes de leur époque comme Thiers ou
Tocqueville, juristes de renom comme Barrot (C’est lui qui plaide sous la monarchie de
Juillet dans l’affaires Geoffroy l’inconstitutionnalité des conseils de guerre) ou Dupin
aîné (Procureur Général prés la Cour de cassation), connaisseurs du droit administratif
comme Cormenin ou Vivien, ont l’intelligence et l’expérience pour les mener. Surtout,
avec la Législative s’opère le retour de nombreux parlementaires orléanistes du régime
de Juillet, qui enrichissent la nouvelle République de leurs pratiques et connaissances.
Plus encore qu’en matière sociale, la politique de perfectionnement de l’État de droit est
une constante que suivent, sans de trop grandes variations, le Gouvernement Provisoire,
la Constituante et la Législative. Cette dernière marque quelque peu ces différentes
réformes de conservatisme, par exemple en rappelant les anciens juges de la Monarchie
de Juillet révoqués par le Gouvernement Provisoire. Mais soucieuse d’établir une
République réactionnaire stable, elle développe l’État de droit, qui favorise la résolution
pacifique des conflits et la légitimation du nouvel ordre établi par elle-même. Elle ne
réalise sur ces questions aucun recul et continue au contraire ce mouvement de réforme.
Cette attitude est intéressante, car si sur le droit matériel des libertés publiques, elle les
comprime clairement, en ce qui concerne le droit formel de leur exercice, elle leur offre
paradoxalement une meilleure reconnaissance juridique ; ce qui permet de les faire
valoir plus facilement contre l’administration et par les tribunaux.

Pour faire simple, si sur le plan juridictionnel, l’essentiel des améliorations sont faites
sous le Gouvernement Provisoire et la Constituante, la Législative ne venant que
compléter ou prolonger les réformes antérieures conduites depuis 1848 (section 1), en

1. Une partie des débats sur la justice au XIXé siècle, en particulier sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, est présentée par
Lucien Jaume dans L’individu effacé, op. cit., p. 351 et s.
2. Raymond Aron, Mémoires, 50 ans de réflexion politique, Paris, Julliard, 1983, p. 493.

125
revanche à la fin de sa législature, se produit une avancée majeure de l’État de droit, la
reconnaissance par le juge du contrôle de constitutionnalité des lois (Section 2).

Section I/ La transformation des institutions juridictionnelles

La justice, qui permet au citoyen de faire valoir ou reconnaître ses droits, ou qui le
sanctionne pénalement quand il commet des infractions, est tant symboliquement que
substantiellement réformée. Bernard Schnapper fustige au contraire « Les velléités
judiciaires de la IIème République »3, critiquant un régime qui « a beaucoup parlé et peu
réalisé »4, et dont le bilan n’est que « des réformes médiocres et éphémères de la justice
criminelle » 5 . Cependant cette vision nous semble a minima très exagérée. Non
seulement cet auteur se focalise exclusivement sur la justice criminelle, faisant donc fi de
l’évolution et reconnaissance de jure de la justice administrative (B), mais il néglige
également toutes les autres rénovations et amélioration que connaît le pouvoir
judiciaire consacré (A).

§1/ La rénovation de la justice classique et consécration du pouvoir judiciaire

La justice judiciaire, dont l’organisation est assez stable depuis la Révolution, subit sous
la Seconde République de nombreuses réformes, sans pour autant changer
véritablement de visage. Elle est néanmoins dans le domaine des principes, élevée au
rang de Pouvoir constitutionnel.

Pour ce qui est de la politique du Gouvernement provisoire sur ce sujet, elle est quelque
peu paradoxale, mais logique avec sa nature révolutionnaire et républicaine. Il procède à
des réformes symboliques importantes, notamment dans le domaine du droit et de la
procédure pénale. Sur le plan de la pure symbolique, il arrête le 25 février que « Les
tribunaux rendront la justice au nom du peuple français »6, précisant par arrêté du 13
mars que les décisions de justice commencent par la mention : « RÉPUBLIQUE
FRANÇAISE./ AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS. »7. Pour ce qui est du droit et de la
procédure pénale, il réforme la majorité du jury par le décret du 6 mars8 ; abroge par le
décret du 23 mars 18489, l’article 119 du code d’instruction criminelle qui fixe des
cautions élevées que ne pouvaient payer les plus défavorisés (500 francs minimum)
pour obtenir la liberté provisoire ; et libéralise par le décret du 18 avril 1848 le régime
de la réhabilitation des condamnés10. Mais à côté de ces réformes généreuses, en tant
que pouvoir révolutionnaire, le Gouvernement provisoire procède à l’épuration et à la
remise en cause d’un grand principe de l’institution judiciaire, le principe
d’inamovibilité de la Magistrature. Par un décret du 24 mars 184811 , il valide les
suspensions de magistrats prises par les commissaires du Gouvernement depuis le 12

3. Bernard Schnapper, Les velleitès judiciaires de la IIème République, in Justice et République(s), Colloque de Lillet, septembre 1992,
Lille, Ester édition, 1993, p. 239 et s.
4. Bernard Schnapper, op. cit., p. 239.
5. Bernard Schnapper, op. cit., p. 245.
6. Sirey 1848 Partie III, p. 7.
7. Sirey 1848 Partie III, p. 26.
8. Il passe de la majorité simple à une majorité qualifiée de 9 voix sur 12 pour condamner, Sirey 1848 Partie III, p. 15.
9. Sirey 1848 Partie III, p. 36.
10. Sirey 1848 Partie III, p. 52.
11. Sirey 1848 Partie III, p. 38.

126
mars, il confirme plus largement par le décret du 17 avril 184812 que « Le principe de
l’inamovibilité de la magistrature [est] incompatible avec le Gouvernement républicain »,
donnant le droit au ministre de la justice de prononcer des suspension ou révocation de
magistrats.

La Constituante va sur le fond prolonger cette dynamique réformatrice d’amélioration


de la Justice, mais au niveau des principes elle revient très nettement sur cette remise en
cause du principe d’inamovibilité. Elle continue les réformes concernant le Jury, avec un
décret du 7 aout 184813 qui tire les conséquences du suffrage universel en élargissant
énormément la liste sur laquelle sont choisis les jurés14, et un autre du 18 octobre
184815, qui revient sur les règles de majorité fixées par le Gouvernement Provisoire. Si
l’Assemblée fixe à la majorité simple la déclaration des circonstances atténuantes, c’est
désormais une majorité des 2/3 et non plus des 3/4 qui décide de la condamnation, des
circonstances aggravantes, ou du discernement du prévenu (article 1). À côté de la
justice pénale, la Constituante réforme pour les démocratiser les juridictions
spécialisées, tels les prudhommes avec le décret du 27 mai 184816 (cf. supra), les
tribunaux de commerce avec celui du 28 aout 184817, qui modifie à son article premier
en profondeur les articles 618, 619, 620, 621 et 629 du Code de commerce, qui
organisent les modalités d’éligibilité et d’élection des membres des tribunaux de
commerce.

Mais c’est surtout dans son œuvre constitutionnelle que l’Assemblée de 1848 modifie la
condition de la justice. Elle l’élève au statut de « Pouvoir Judiciaire » auquel elle consacre
son chapitre VIII. La justice est rendue gratuitement au nom du peuple français, avec des
débats publics sauf danger pour l’ordre ou les mœurs (article 81). Le jury est compétent
en matière criminelle, politique, et pour les délits de presse (article 82 et 83). Les
magistrats du siège et du parquet sont nommés par le Président de la République, mais
en suivant un ordre de candidature pour les premiers (article 85 et 86). Enfin, sans en
utiliser le terme, la Constitution reconsacre l’inamovibilité de la magistrature, exception
faite des juges de paix18 (article 87).

La Législative suit les pas de la Constituante. Elle confirme l’inamovibilité des magistrats
avec l’adoption du Titre premier de la loi organique sur l’organisation judiciaire du 8
aout 184919. Les Cours et tribunaux qui existent et les magistrats qui les composent sont
maintenus (article 1er), mais une institution nouvelle doit leur être donnée (dans les trois
mois, article 520), les magistrats devront alors prêter individuellement le serment qui
suit (article 3) : « En présence de Dieu et devant les hommes, je jure et promets, en mon
âme et conscience, de bien et fidèlement remplir mes fonctions, de garder religieusement le
secret des délibérations, et de me conduire en tout comme un digne et loyal magistrat. ».

12. Sirey 1848 Partie III, p. 50-51.


13. Sirey 1848 Partie III, p. 115 et s.
14. Ils ne sont pas comme de nos jours tirés au sort, mais sélectionnés par une commission d’élus (article 11). Il n’y a pas non plus un
alignement parfait entre la liste des jurés et le corps électoral, un âge minimum de 30 ans est requis, ainsi qu’une maitrise de la
lecture et de l’écriture du Français. Les domestiques et serviteurs à gages sont également exclus (article 2). De même, l’article 3 pose
des exclusions qui font suite à certaines décisions judiciaires.
15. Sirey 1848 Partie III, p. 133.
16. Sirey 1848 Partie III, p. 81 et s.
17. Sirey 1848 Partie III, p 125- 126.
18. La même exception au principe d’inamovibilité touchait déjà ces juges sous les Chartes de 1814 et 1830.
19. Sirey 1849 Partie III, p. 102 et s. Le reste de la loi organique ne sera jamais adopté, mais le projet est dans le commentaire du
Sirey.
20. Elle est organisée par un décret du 26 septembre 1849 (Sirey 1849, Partie III, p. 127.)

127
On constate que ce serment ne fait nulle mention à la nouvelle République, signe que
l’inamovibilité est au dessus des régimes.

L’inamovibilité21 ainsi retrouvée doit jouir également aux magistrats évincés par le
Gouvernement Provisoire. Surtout que cette éviction est un gage de conservatisme des
juges concernés, apprécié du nouveau pouvoir. Mêlant intérêt politique et respect de ce
principe fondamental qu’est l’inamovibilité de la magistrature, un décret du 10 aout
184922, qui utilise cette fois l’expression « magistrats inamovibles de l’ordre judiciaire »,
lève les suspensions prononcées par le Gouvernement provisoire. Les juges concernés
doivent immédiatement reprendre leurs fonctions.

Pour rappel, la Législative adopte le 22 janvier 1851 une loi sur l’Assistance Judiciaire23
(cf. supra). Elle rend par cette législation plus concrète la gratuité de la justice proclamée
à l’article 81 de la Constitution, et permet à l’État de droit en construction de bénéficier
aux classes sociales défavorisées.

Bien que la législative hérite plus qu’elle ne réforme en ce qui concerne la Justice
judiciaire, elle apporte malgré tout sa contribution à l’amélioration du fonctionnement
de ce nouveau Pouvoir. Il est vrai que la loi organique relative à l’organisation judiciaire,
dont l’Assemblée n’a adopté que le Titre premier, aurait représenté une plus grande
œuvre. Le Titre VI du projet, sur les mises en retraite des magistrats, organisait leur
inamovibilité, terme utilisé par le projet à l’article 32. Le rapport sur ce texte, fait par le
représentant Rouher, témoigne de l’attachement des conservateurs de la Législative, par
delà les régimes, à une justice pleinement reconnue et intouchable, quel que soit le
pouvoir en place. C’est ce que traduit le principe d’inamovibilité : « Oui, en république
comme en monarchie, le premier besoin d'une société est de garantir à chacun de ses
membres et l'impartialité du juge et la sévère équité des jugements. Or cette garantie, elle
est tout entière dans l’inamovibilité, dans ce principe de tradition resté pur (…)dans ce
principe de haute raison politique qui, aux yeux de l’homme d’État, doit conquérir plus de
force, plus de splendeur, être environné d’un plus grand respect en raison directe de la
violence des factions, de la fréquence des désordres qui agitent la nation. »24 Le mandat
écourté de la Législative ne lui permit hélas pas de mener cette réforme jusqu’au bout.
On constate cependant, qu’à l’inverse du Gouvernement provisoire, elle témoigne avec la
Constituante d’un meilleur respect de l’État de droit, qui profite toujours aux libertés
publiques.

À côté de cette revalorisation du juge judiciaire, une autre justice connaît des
développements considérables sous la Seconde République, la justice administrative, qui
va en effet naître, pour moins de trois ans. Son évolution est assez proche, pour ne pas
dire identique, que celle de la justice judiciaire sous les trois pouvoirs différents qui se
suivent.

21. Le texte de loi n’utilise toujours pas ce terme, mais le Sirey l’utilise tout de même dans le titre de la recension du texte.
22. Sirey 1849 Partie III, p. 112.
23. Sirey 1848 Partie III, p. 10 et s.
24. Cité par le Sirey 1848 Partie III, p. 104.

128
§2/ La transformation du contentieux administratif et naissance de la juridiction
administrative

Quand on connaît la puissance de l’administration napoléonienne au XIXé siècle, avec


des autorités administratives qui délivrent de nombreuses autorisations, comme les
passeports intérieurs pour circuler sur le territoire, ou vu dans le Titre Ier de ce travail,
les brevets et autres autorisations préalables pour faire du colportage ou exercer
certaines libertés publiques, on devine facilement qu’un progrès de la juridiction
administrative est également un progrès des libertés publiques. En effet, « Le droit des
libertés publiques [étant] antonyme du droit administratif au XIXé siècle » 25 pour
reprendre l’expression titre d’un article de François Saint-Bonnet, une amélioration de
cette juridiction est susceptible de faire évoluer ce droit, qui suit sinon à cette époque
un « dogme gouvernemental établi en France » 26 en matière de libertés publiques :
« l’administration [a] toujours raison, même quand elle a tort »27. Non existante d’un point
de vue strictement juridique en 1848, la juridiction administrative28va être reconnue et
va très sensiblement progresser sous la Seconde République. Elle suit cependant une
voie singulière qui ne sera pas reprise 20 ans plus tard, lors de la naissance de la IIIé
République.

Pour cette justice, comme pour la justice judiciaire, le Gouvernement provisoire suit la
même double logique d’épuration et de réforme, mettant cependant plus d’attention sur
le premier point. Il procède à l’épuration et à la réorganisation du Conseil d’État et de la
Cour des comptes. Le 2 mars, un jour après avoir nommé Cormenin membre du Conseil
d’État en service ordinaire, il en fait son Vice-Président29. Le 12 mars il prend un décret
réorganisant le Conseil d’État30, qui fait passer le nombre de conseillers ordinaires de
trente à vingt-cinq, et qui procède à une dizaine de révocations tout en nommant
quelques nouveaux membres. Le 18 avril31, considérant que « le service extraordinaire
du conseil d’Etat ne constitue aujourd’hui qu’une superfétation de titres, sans fonctions
réelles, aussi contraire aux principes républicains qu’au bien des affaires », le
Gouvernement se décide de le supprimer. Concernant la Cour des comptes, le décret du
17 avril qui met fin à l’inamovibilité des magistrats32 (cf. supra) décide que le ministre
des finances peut suspendre ou révoquer les magistrats de la Cour des comptes. Le 26
avril33, il suspend Le premier Président de la Cour des comptes (Barthe). Le 2 mai est
finalement pris un décret34 de réorganisation plus large de cette institution, qui réduit
ses effectifs (article premier), réforme sa procédure contentieuse (article 5-6-7) et
surtout modifie les modalités de recrutement (article 2-3-4) pour limiter les
nominations à la discrétion du gouvernement.

25. François Saint-Bonnet, Le droit des libertés publiques, antonyme du droit administratif au XIXe siècle, in Revue du Droit Public, n°2-
2012, Paris, LGDJ, 2012, p. 457 et s.
26. Batbie cité par François Saint-Bonnet, op. cit., p. 472.
27. Idem.
28. Nous inclurons également dans le développement qui suit la juridiction financière que représente la Cour des comptes.
29. Duvergier 1848, p. 63.
30. Sirey 1848 Partie III, p. 26.
31. Sirey 1848 Partie III, p. 52.
32. Sirey 1848 Partie III, p. 50-51.
33. Duvergier 1848, p. 160.
34. Sirey 1848 Partie III, p. 63.

129
Le progrès et la reconnaissance de jure de la justice administrative sous la Seconde
République vont principalement être l’œuvre de la Constituante. Ce n’est cependant pas
la Constitution qui va effectuer cette reconnaissance. Comme dans d’autres domaines,
alors que la nouvelle loi fondamentale contient de nombreuses innovations sur le sujet,
elle effectue pourtant un recul par rapport aux ambitions de départ. Cormenin, qui
dirigeait la commission de constitution, avait essayé de faire aboutir un plan de
réformes très ambitieux, qu’il défendait déjà sous la Restauration. Dans le projet de
Constitution de juin 1848, les conseils de préfecture sont remplacés par des tribunaux
administratifs chargés de statuer sur le contentieux de l’administration (article 90), et
un tribunal administratif supérieur séparé du Conseil d’État, qui doit se prononcer sur
tout le contentieux de l’administration (article 91). Si ces dispositions sont globalement
conservées lors du second projet, à l’inverse, après les débats de l’automne, on les
abandonne. Une nouveauté, présente dès le premier projet de texte, est toutefois
acceptée, la création d’un Tribunal des conflits35 (article 89), chargé de régler les conflits
d’attribution entre l’autorité judiciaire et l’autorité administrative. Cette nouvelle
juridiction, composée paritairement de membres du Conseil d’Etat et de membres de la
Cour de cassation, est une innovation intéressante, sachant que jusqu’à présent c’était le
Conseil d’État qui s’occupait de ces litiges, mettant l’administration dans une situation
où elle était juge et partie.

Le Conseil d’État, plus que réformé, est révolutionné par le texte du 4 novembre. Présidé
par le Vice-Président de la République (article 71), ses membres sont nommés pour six
ans par l’Assemblée nationale (article 72). Leur révocation, sans être de l’inamovibilité,
est cependant complexe, elle est votée par l’Assemblée sur proposition du Président de
la République (article 74). Son rôle traditionnel de conseil du gouvernement est précisé,
il prépare les règlements d’administration publique, l’Assemblée pouvant lui donner
délégation pour préparer seul certains d’entre eux, les projets de lois du gouvernement
sur lesquels il est consulté sont déterminés par la loi, et l’Assemblée peut également lui
renvoyer des projets de loi d’initiative parlementaire (article 75). Cette métamorphose
du Conseil d’État est à double tranchant. Elle permet de détacher le Conseil de la
domination de l’exécutif pour le placer sous le contrôle du législatif. Plus à l’écoute des
préoccupations de la société, il peut sortir du dogme de toujours donner raison à
l’administration. Mais cette opération, comme l’écrit François Burdeau, a un prix, « la
Constituante, en faisant du Conseil un intermédiaire en matière législative entre
l’Assemblée et l’Éxécutif, l’a élevé tout entier au rang de pouvoir politique. L’introduction,
d’autre part, du principe électif pour le recrutement des conseillers d’État aboutissait,
même si dans la réalité des choix les préoccupations proprement partisanes ne furent pas
prédominantes, à politiser dangereusement l’institution. Devenu corps politique, le Conseil
d’État, donc la justice administrative supérieure était à la merci d’un changement
constitutionnel »36.

Si le Conseil d’État est profondément changé par la Constitution, il ne se voit cependant


pas reconnaître comme une juridiction à part entière. C’est l’apport majeur de la loi
organique du 3 Mars37. En organisant de manière nouvelle le Conseil d’État, désormais
divisé en trois sections, cette loi singularise en son sein l’examen et le jugement des

35. Pour une étude détaillée du Tribunal des conflits de la Seconde République, voir Yan Laidié, Le Tribunal des conflits, in Jean Bart,
Jean-Jacques Clère, Claude Courvoisier et alii, La Constitution du 4 novembre 1848 : l’ambition d’une république démocratique, op. cit.,
p. 363 et s.
36. François Burdeau, Histoire du droit administratif, Paris, PUF, 1995, p. 95-96.
37. Sirey 1849 Partie III, p. 8 et s.

130
affaires contentieuses, en les séparant des autres activités. C’est désormais une section
du contentieux qui est chargée du jugement des affaires contentieuses (article 36),
l’Assemblée générale ne rendant plus de délibération sur ce type d’affaire, exception
faite où le ministre de la Justice lui défère « une décision de la section du contentieux
contenant excès de pouvoir ou violation de la loi. La décision est annulée dans l’intérêt de
la loi » (article 46). Le conseil peut suivant cette organisation répondre à sa nouvelle
mission de justice déléguée que lui confit la loi par son article 6 qui dispose « le Conseil
d’État statue en dernier ressort sur le contentieux administratif »38. Sa justice est publique,
avec une audience contradictoire, les avocats pouvant faire des observations orales après
le rapport sur l’affaire 39 (article 37). Le droit procédural devant la section du
contentieux reprend même quelques règles du Code de procédure civile, à savoir les
articles 88 et suivants sur la police des audiences, et, mesure aussi symbolique
qu’importante l’article 130 relatif à la condamnation aux dépens, que peut subir, grande
nouveauté, l’administration. Outre la nomination des conseillers par l’Assemblée,
l’article 20 de la loi détermine que c’est par concours que sont recrutés les auditeurs du
Conseil d’État. Le 18 avril a lieu la première session de nominations des conseillers par
l’Assemblée, où Vivien, Macarel et Cormenin sont nommés, et le 9 mai est promulgué le
Règlement d’Administration Publique sur le concours pour la nomination des auditeurs
au Conseil d’État40. Enfin, dans le Règlement intérieur dont se dote le Conseil d’État le 26
mai 184941, l’article 39 pose la dernière pierre à l’édification de la justice déléguée du
Conseil d’État, en disposant que le Conseil rend, comme le juge judiciaire, ses décisions
« AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS ». Ainsi, durant même pas trois années, la France fait
l’expérience d’une véritable justice administrative.

L’Assemblée de 1849 reçoit donc en héritage de celle de 1848 une justice administrative
organisée. Nouveau paradoxe, la période de la République où les libertés semblent les
plus comprimées est celle où l’administration est soumise à un censeur qui a toute
latitude pour agir. Si la Législative n’apporte pas de modification au Conseil d’État, elle a
en revanche comme mission celle d’organiser la nouvelle juridiction issue de la
Constitution du 4 novembre, le Tribunal des conflits. La loi du 3 mars sur le Conseil
d’État précise à son article 64 qu’un règlement d’administration publique doit intervenir
pour organiser provisoirement ce tribunal, et fixe la composition de ce dernier à quatre
Conseillers d’État et quatre membres de la Cour de cassation. Ce règlement est pris le 26
Octobre 184942. Selon l’analyse de Yan Laidié, « en 5 chapitre et 34 articles, il détermine
précisément les règles de procédure s’appliquant aux conflits, en distinguant notamment
pour la première fois les conflits positifs des conflits négatifs ; nombre de ses dispositions
sont d’ailleurs encore en vigueur à l’heure actuelle »43. L’article 9 précise que le Tribunal
rend aussi ses décisions « au nom du peuple Français ». Ces normes sont reprises et pour
partie précisée par une loi du 4 Février 185044. Curiosité du Tribunal des conflits de
1848, il dispose d’une compétence de fond, assez étonnante, selon l’article 90 de la
Constitution il doit s’occuper des recours pour excès de pouvoir ou incompétence contre
les arrêts de la Cour des comptes. Justement, les magistrats de cette institution, qui a

38. Le commentaire du Sirey souligne que « cette disposition qui confère à une section du conseil d’État une juridiction propre sur le
contentieux administratif, est une des innovations les plus importantes de la loi ». Sirey 1849 Partie III, p. 13.
39. La possibilité pour les avocats de faire des observations orales devant une juridiction administrative n’est réapparue que très
récemment, en 2009, preuve des fortes avancées et garanties procédurales du Conseil sous la Seconde République.
40. Sirey 1849 Partie III, p. 49.
41. Sirey 1849 Partie III, p. 65.
42. Sirey 1849 Partie III, p. 131 et s.
43. Yan Laidié, Le Tribunal des conflits, op. cit, p. 373.
44. Duvergier 1850, p. 23.

131
connu une certaine épuration durant le Gouvernement Provisoire, voient durant la
Législative leur sort suivre ceux des magistrats judiciaires, à savoir la confirmation ou la
réintégration, au nom de l’inamovibilité de la magistrature. D’abord, par un décret du 22
octobre 184945, qui a un visa explicitant la valeur Constitutionnelle de ce principe, « vu
l’article 87 de la Constitution, qui proclame l’inamovibilité de la magistrature », la Cour
doit recevoir une institution nouvelle par le Gouvernement. Surtout par une loi du 8
février 185046, les magistrats de la Cour des comptes non encore rétablis dans leurs
fonctions, y sont immédiatement réintégrés. Une fois encore, le conservatisme allié au
respect du principe d’inamovibilité, permet de réintégrer des magistrats dont le
Gouvernement avait pu douter du républicanisme. Mais c’est que pour la Législative, à
l’image des représentants qui la composent, le respect de l’État de droit et de ses
principes doit primer sur la sincérité d’attachement à la République.

Plus récipiendaire que créatrice du cadre juridictionnel où elle évolue, la Législative


accepte sans hésitation le legs de la Constituante. Elle met même la patte à l’ouvrage,
perfectionnant les détails des grandes créations de 1848. Elle en profite pour imprégner
cette construction de l’État de droit de conservatisme, en utilisant et sacralisant un
principe comme celui de l’inamovibilité de la magistrature. Il lui permet de construire sa
République réactionnaire avec des magistrats conservateurs du gouvernement déchu de
Juillet.

L’ordre sur lequel repose la société que veulent façonner les conservateurs est un ordre
certes réactionnaire, mais fondé sur un concept, qui certes n’existe pas encore : l’État de
droit. Si le terme est anachronique, on ne peut nier que les législateurs d’alors en ont
l’intuition. Pour eux, les procédures judiciaires sont préférables aux conflits sociaux et
politiques. Preuve que cette préoccupation habite leur mentalité, une innovation
juridique importante apparaît à la fin de la Législative. C’est l’acceptation par le juge de
procéder au contrôle de constitutionnalité de la loi. Tout citoyen peut potentiellement
défier le législateur et contester ses lois.

Section 2/ L’apparition du contrôle de constitutionnalité de la loi

Constituant généralement le couronnement de la construction d’un État de droit, le


Contrôle de constitutionnalité apparaît en France dès la fin de la Seconde République. Il
est curieux de constater que cette révolution juridique, qui renverse la souveraineté de
la loi au profit du droit, est opérée durant un régime dit réactionnaire. Les événements
de décembre 1851 vont cependant faire tomber dans l’oubli cette évolution notable,
jusqu’à ce que Jean Louis Mestre ne la fasse remonter à la surface47. Il convient d’emblée
d’être plus précis sur la nature du contrôle qui apparaît en 1851. La France connaissait
déjà ce type de procédure. Que ce soit les parlements d’Ancien Régime, ou le Sénat
conservateur du consulat puis du premier empire (et aussi après 1851 du second
empire), des institutions avaient déjà eu des missions de censeur constitutionnel. De
même, sous les monarchies parlementaires, des arrêts de la Cour de cassation comme
Paulin en 1833 et Geoffroy en 1832, témoignent que le juge judiciaire connaissait

45. Sirey 1849 Partie III, p. 30.


46. Duvergier 1850, p. 22.
47. Jean-Louis Mestre, Le contrôle de la constitutionnalité de la loi par la Cour de cassation sous la Seconde République, in Renouveau
du droit constitutionnel. Mélanges en l'honneur de Louis Favoreu, Paris, Dalloz, 2007, p. 291 et s.

132
également et acceptait ce genre de moyen. La révolution en 1851 vient du cumul de trois
éléments, qui donnent tout son sens au nouveau et éphémère contrôle de
constitutionnalité. Il est effectué par une autorité indépendante du pouvoir politique, le
juge judiciaire, sur une norme issue de la souveraineté nationale, la loi, par rapport non
seulement à la procédure, mais aussi au fond de la norme suprême, la Constitution. Cette
innovation est également un signe de la puissance et de l’indépendance du nouveau
pouvoir judiciaire. Elle est d’origine purement prétorienne. La Constitution est en effet
silencieuse sur cette problématique (§1), c’est la Cour de cassation, par ses deux arrêts
Gauthier et Gent, qui va se reconnaître le droit de procéder à un pareil contrôle (§2).

§1/ Le silence problématique de la Constitution de 1848

La Constitution est silencieuse sur la question du contrôle de constitutionnalité. Si la


commission de constitution aborde le sujet dans ses travaux printaniers, elle le rejette
comme étant trop compliqué à mettre en œuvre. Ensuite, lors des débats sur le premier
projet de juin 1848, à l’occasion de l’examen de l’article 14 (qui devient l’article 19 sans
modification du texte final) sur la séparation des pouvoirs, la question est de nouveau
soulevée, notamment par Adolphe Crémieux et Duvergier de Hauranne. Le premier
demande à ce que le sujet soit tranché, expliquant que la Jurisprudence Paulin de 1833
toujours en vigueur (qu’il connaît bien, étant l’avocat de la défense dans cette affaire),
conduit la Cour de cassation à appliquer une loi, même inconstitutionnelle, du moment
qu’elle est publiée au Bulletin Officiel, ce qu’il regrette. Le second préconise comme
solution du problème de déclarer que l’Assemblée nationale a toujours le dernier mot
sur le sujet. Finalement aucune disposition relative au contrôle de constitutionnalité
n’est adoptée par la Constituante.

De manière plus problématique, elle semble proposer comme seule solution en cas de
violation de la Constitution, le droit à la résistance à l’oppression. Reprenant l’article 66
de la Charte de 1830 selon lequel « La présente Charte et tous les droits qu’elle consacre
demeurent confiés au patriotisme et au courage des gardes nationales et de tous les
citoyens français », l’article 110 du texte de 1848 dispose que « L’Assemblée nationale
confie le dépôt de la présente Constitution, et les droits qu’elle consacre, à la garde et au
patriotisme de tous les Français ». Sachant que le régime de Juillet fut renversé justement
par une révolution, au prétexte qu’il méconnaissait les droits de la Charte, cet article
semble bien dangereux. De même, le paragraphe III du préambule (cf. supra), « reconnaît
des droits et devoirs antérieurs et supérieurs aux lois positives ». La Constitution
n’organise donc pas juridiquement les litiges constitutionnels. Au contraire, elle
légitime, dans de pareilles situations, de sortir du champ juridique pour avoir recours à
la force.

En juin 1849, la Législative affronte justement un problème de ce type à propos de


l’intervention à Rome. Toutes les incertitudes de la loi fondamentale apparaissent au
grand jour. Quelle valeur juridique donnée aux dispositions du Préambule, et en
particulier à son paragraphe V qui dispose que la République « respecte les nationalités
étrangères, comme elle entend faire respecter la sienne ; n’entreprend aucune guerre dans
des vues de conquête, et n’emploie jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple » ?
L’article 110 précédemment cité donne t-il le droit de s’insurger pour faire respecter
une violation de la Constitution ? Si pour les conservateurs le préambule n’a pas de
valeur juridique, et l’article 110 ne donne nullement droit à l’insurrection, la Montagne
défend logiquement la position inverse. Le 11 juin, alors que le chef du Gouvernement,

133
Odilon Barrot lui demande s’il a pris « la résolution loyale et ferme de rester dans les
termes de la légalité », Ledru-Rollin, chef de l’opposition lui répond, provoquant un tollé,
« Je vous trouve bien téméraires, vous qui avez violé la constitution, de nous adresser une
telle question ; notre réponse est bien simple : la constitution a été violée, nous la
défendrons par tous les moyens possibles, même par les armes. »48. La question fut bien
traitée hors du cadre juridique, par le rapport de force, durant la journée du 13, avec
l’issue que l’on connaît.

Pour faire face aux prochains troubles, la Législative adopte deux mois plus tard la loi
organique sur l’État de siège. C’est justement autour de celle-ci, que tant les
parlementaires que les magistrats sont appelés encore à trancher le problème du
contrôle de constitutionnalité.

§2/ La naissance prétorienne du contrôle

La naissance de ce contrôle de constitutionnalité de la loi s’effectue en deux temps.


D’abord, durant les débats sur la loi du 9 aout 1849 la constitutionnalité de l’article 8
relative à la compétence des tribunaux militaires est discutée (cf. supra). Pour le Sirey,
une telle discussion suivie de l’adoption de la loi montre que « la constitutionnalité fut
déclarée par l’adoption même de la loi »49. Autrement dit, comme le souhaitait Duvergier
de Haurane, c’est l’Assemblée elle même qui détermine la Constitutionnalité de la loi.
Cette reconnaissance du contrôle de constitutionnalité auto-administré par l’Assemblée
est certes, en pratique une bien maigre garantie, du respect par la loi de la Constitution,
la majorité décidant de la question50. Mais sur le plan des principes, elle est un vrai
progrès, elle acte que la loi doit respecter la Constitution, et qu’un organe est en charge
de vérifier cette conformité.

La Constituante avait peut être d’ailleurs validé cette vision des choses. Le 2 mars 1849,
elle avait pris une Résolution interprétative (…) de la Constitution51. La question de fond
de cette résolution portait sur la nature des avis que rendait le Conseil d’État, suivant les
articles 65 et 80 de la Constitution, au Président de la République, à propos de la
révocation de fonctionnaires ou d’élus locaux. Cet avis était-il un avis conforme ? La
Constituante prend cette résolution pour répondre par l’affirmative à cette question,
contrairement à ce que soutenait le Président de la République et son Gouvernement.
Mais en procédant de la sorte, quand bien même cette Assemblée serait l’auteur de la
Constitution, ne crée-t-elle pas un précédent permettant ensuite à l’Assemblée nationale
d’interpréter la Constitution ? La Constituante est, en effet, déchargée de son pouvoir
constituant depuis le 4 novembre 1848, c’est donc en tant qu’assemblée législative, et
non constituante, qu’elle a agit ici.

Quoi qu’il en soit, le contrôle de Constitutionnalité va quitter le pouvoir législatif pour


rejoindre le pouvoir judiciaire, plus susceptible de le rendre effectif. Mais avant que
n’advienne la révolution juridique de 1851, il convient de rappeler que la Haute Cour de
Justice de Bourges condamne en 1849 de la manière la plus ferme l’usage de la violence

48. Cité par Francis Choisel, op. cit., p. 111-112.


49. Sirey 1851 Partie I, p. 214.
50. On peut évoquer pour illustrer les problèmes évidents de ce type de contrôle la fameuse maxime que lance la nouvelle majorité
socialiste à l’opposition en 1981, « vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaires ! ».
51. Duvergier 1849, p. 48 et s.

134
pour combattre une violation de la Constitution, et interdit même aux avocats le droit de
plaider la résistance à l’oppression. Elle explique dans les attendus de son arrêt du 10
novembre 184952 « que la Constitution a, par des textes formels, pourvu au danger de sa
violation53, et que, dans aucun de ces textes, elle n’autorise le mode de résistance au moyen
duquel une fraction du peuple, tumultueusement convoquée sur la place publique, s’y
attribuerait le pouvoir suprême de juger les questions constitutionnelles et d’exécuter elle-
même son jugement ; - [qu’], au contraire, que dans l’article 1er de son préambule, la
Constitution déclare que le but des institutions qu’elle consacre est de faire parvenir par
leur action successive et constante, et sans nouvelle commotion, tous les citoyens à un
degré toujours plus élevé de moralité, de lumières et de bien-être ; - Que les droits
présentés, par son article 3 comme antérieurs et supérieurs aux lois positives, ne sont
autres que les droits inhérents à la nature de l’homme, et dont l’exercice n’a rien
d’inconciliable avec le principe d’ordre déclaré par l’article 4, l’une des bases de la
République »54. Si la cour accepte la normativité au préambule, c’est pour lui donner une
coloration conservatrice et annihiler toute possibilité de reconnaissance du droit de
résistance à l’oppression. Dans un autre attendu, la Haute Cour pose un principe simple,
qui peut expliquer l’intérêt de l’existence d’un contrôle de constitutionnalité, « il
n’appartient à personne de substituer sa volonté propre à l’action souveraine des pouvoirs,
en qui se résume la volonté de tous ; que là où sont ouvertes les voies de droit ; les voies de
fait sont virtuellement interdites »55. En ouvrant une nouvelle voie de droit, les arrêts
Gauthier et Gent, qui traitent justement d’insurrection, ferment la possibilité des voies
de fait.

Jean-Louis Mestre ne l’évoque pas dans son article, mais sur le plan principiel, la
reconnaissance par la Constitution de 1848 d’une Justice élevée au rang de Pouvoir, et
qui rend ses décisions au nom du Peuple Français, n’est-elle pas le fondement juridique
de ce nouveau contrôle ? Pour procéder à un examen de la constitutionnalité de la loi, le
juge doit, comme l’analyse Mestre, enfreindre l’article 10 du titre II de la loi des 16 et 24
aout 1790 et l’article 127 du Code pénal de 1810, qui lui interdisent d’empêcher ou de
suspendre l’exécution d’une loi. Mais ayant désormais la même légitimité que le
législateur (d’un point de vue de pure théorie juridique) et étant comme lui un Pouvoir,
cette égalité nouvelle peut être analysée comme rendant caduque les deux dispositions
citées. Rendue au nom du Peuple, une décision de justice peut bien contrôler la
constitutionnalité d’une loi prise, elle aussi, au nom du Peuple.

Dans l’analyse faite des deux arrêts de 185156 par Jean-Louis Mestre, on peut relever
quatre raisons qui attestent que cette novation juridique n’est pas un hasard, et est
totalement assumée par la Cour de cassation. Premièrement, effectuée dans deux arrêts
extrêmement sévères pour les accusés (Cf. infra), la Cour de cassation aurait pu
simplement se déclarer incompétente sur cette question, elle préfère au contraire
accepter de procéder au contrôle. Deuxièmement, dans les recensions faites par les
écrits juridiques de l’époque des débats des deux procès, à aucun moment le Ministère
public ne semble s’élever contre la recevabilité de ce moyen de défense, qui est donc
implicitement validé. Troisièmement, les deux arrêts étant séparés de huit mois (15

52. Sirey 1849 Partie II, p. 748-749.


53. L’arrêt est quelque peu hypocrite. Les violations sanctionnées sont des violations « formelles », ou procédurales du texte, comme
la dissolution de l’Assemblée nationale par le Président, qui entraine de droit sa déchéances, et non des violations « substantielles ».
C’est ces dernières que les insurgés du 13 juin ont voulu empêcher en arguant du droit de résistance à l’oppression.
54. Sirey 1849 Partie II, p. 748
55. Idem
56. Arrêt Gauthier du 15 mars 1851, Sirey 1851 Partie I, p. 214 et s. Arrêt Gent du 17 novembre 1851, Sirey 1851 Partie I, p. 707 et s.

135
mars et 17 novembre 1851), la Cour a eu le temps de considérer si elle devait ou non
persévérer avec cette jurisprudence. Une partie de la Magistrature est contre cette
évolution. Le procureur général près la Cour d’Aix, Desolliers, dans son discours qu’il
prononce pour la rentrée de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence le 4 novembre 1851,
s’offusque contre « l’un des sophismes les plus dangereux et les plus adroits à l’aide duquel
on cherche à détruire le respect de la loi et l’obéissance qui lui est due (…) [celui] d’opposer
la Constitution à la loi. (…) Quelle peut être l’autorité compétente pour décider qu’une loi
est inconstitutionnelle quand le pouvoir législatif en la votant a implicitement décidé
qu’elle était conforme à la Constitution ? »57 Magistrat de tendance très conservatrice, qui
a subi l’épuration de 1848, Desolliers n’accepte pas la nouvelle règle posée par la Cour
de cassation. Cette dernière passe outre ses critiques, et pratique un nouveau contrôle
de constitutionnalité moins de deux semaines après ce discours. Enfin, quatrième et
dernière raison qui atteste que cette évolution n’est pas hasard, c’est que la Cour, par
cette révolution juridique, ne fait qu’élargir aux lois postérieures à la Constitution un
contrôle de constitutionnalité qui existait déjà avant. Elle effectuait déjà sous la
Monarchie de Juillet, pour les textes antérieurs à la Charte de 1830, et pour les
ordonnances royales un contrôle de cette nature. L’avènement de la République lui
permet juste de grimper la dernière marche, certes la plus symbolique et forte en sens
juridique, d’un escalier qu’elle avait déjà bien grimpée.

Cent-vingt ans avant la décision liberté d’association du Conseil Constitutionnel de 1971,


ces deux arrêts viennent attester de l’ampleur des réalisations faites dans l’édification
d’un État de droit, sous les quelques années de la Seconde République. Certaines
inspirations ont été reprises, comme le Tribunal des conflits, alors que d’autres, comme
le Conseil d’État, mi juridiction mi organe politique, singularise au contraire cette
période. En outre, la Cour de cassation a pu se déclarer compétente pour juger de la
constitutionnalité d’une loi avec beaucoup de facilités durant la Législative. Cet élément
témoigne, pour nous, que dans le domaine du droit, la majorité réactionnaire, en osmose
avec les modérés de 1848, sont de véritables acteurs de progrès. Certains, 20 ans après,
construiront la IIIe République.

57. Cité par Jean-Louis Mestre, op. cit., p. 305.

136
Conclusion du Titre III : la pérennisation de l’ordre et de la République réactionnaire
empêchée par le coup d’État du 2 décembre 1851

Depuis 1789, les révolutions et conflits qui déchirent la France ont souvent, comme
Janus, deux visages, l’un politique, l’autre social. Pas de 1789 sans 1793, et en 1848, pas
de Février sans Juin. Conscient de cette problématique, les modérés de 1848 puis les
réactionnaires de 1849, pour pérenniser la nouvelle République, doivent construire la
paix sociale. Les hésitations sur le droit au travail ont coûté trois journées sanglantes à
la capitale en 1848. Pour éviter de nouveaux tumultes, les droits sociaux sont donc
améliorés, et l’associationnisme ouvrier bien qu’encadré par l’État, est reconnu. Pour
rendre cette amélioration des droits plus tangible, l’accès des plus pauvres au juge et la
justice des travailleurs sont rénovés. De même, la justice pénale voit ses jurys
démocratisés. L’amélioration de l’État de droit et des droits sociaux contribue
globalement à calmer les classes laborieuses et à éviter les agitations sociales.

Cependant, si la pacification sociale suit son cheminement, à l’inverse l’arrivée des


réactionnaires au pouvoir en 1849 réouvre la guerre politique. Leur volonté de subvertir
la République à leurs valeurs conservatrices réveille la Montagne. La journée du 13 juin
1849 suivie des émeutes lyonnaises du 14 en témoignent. Avec la politique de forte
compression pour le maintien de l’ordre, les émeutes cessent, mais le complot s’installe,
comme celui du grand-est en 1850. Comme pour la paix sociale, la solution des
réactionnaires est de trouver la paix politique par le droit. Ils laissent la Cour de
cassation s’approprier le contrôle de constitutionnalité des lois qui permet de
désamorcer le droit de résistance à l’oppression qui est fermement combattu. La voie de
droit doit triompher de la voie de fait.

De plus, tant les travailleurs que les citoyens peuvent se réjouir de l’évolution de la
justice administrative. L’Administration, qui comprime les libertés publiques, voit son
censeur être pleinement reconnu comme une juridiction, qui procède de l’Assemblée
nationale.

Les burgraves, continuant l’œuvre de la Constituante, se donnent ainsi les moyens pour
pérenniser l’ordre et leur République réactionnaire par le droit. Mais leur manque de
finesse dans leur analyse politique les conduit à l’erreur de la loi du 31 mai 1850 (cf.
supra). Nous avons cherché, sans résultat, si dans le contentieux relatif aux inscriptions
sur les listes électorales, le moyen de l’inconstitutionnalité de la loi avait été soulevé.
Alors que cette loi se révèle être un bourbier pour les conservateurs, une déclaration
d’inconstitutionnalité aurait pu débloquer la situation sans pour autant obliger
politiquement la Législative à reculer. Le contrôle de constitutionnalité aurait alors fait
preuve de toute son efficacité.

Ces spéculations juridiques sont rendues caduques par le deux décembre. Le pouvoir
napoléonien, en faisant preuve d’un fort volontarisme sur les questions sociales, va
totalement effacer de la mémoire collective le bilan de la Seconde République, et en
particulier de la Législative. À l’inverse, il annihile en bonne partie les grandes avancées
juridictionnelles, dévoyant totalement le recrutement des jurés, et revenant à la justice
retenue en matière administrative. Il fait surtout tomber pour plus d’un siècle dans
l’oubli, avant que la recherche universitaire ne les retrouve, les décisions Gent et

137
Gauthiers, qui symbolisaient le plus la place que prenait le nouveau Pouvoir Judiciaire,
dans cette République de juristes conservateurs. Nouveau paradoxe de cette époque, qui
voit ses réalisations juridiques les plus « avant-gardistes » et remarquables, êtres
totalement oubliées.

138
Conclusion

Patrick Boucheron, en citant, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France du 17


décembre 20151, l’un de ses prédécesseurs au sein de cette institution, Pierre Bourdieu,
appelle le chercheur en histoire à échapper à « l’effet de destin du possible réalisé »2. Nous
allons dans cette conclusion générale tâcher de suivre cette méthode.

Inéluctable, le coup d’État avec la chute de la Seconde République ? Une certaine


doctrine constitutionnelle3 explique que l’équilibre des pouvoirs et le mécanisme de
révision trop complexe, sont à l’origine de l’échec du nouveau régime. Inexistence de
systèmes d’arbitrage pour trancher les litiges entre les pouvoirs, comme le référendum
ou la dissolution de l’Assemblée ; rigidité de la procédure de révision constitutionnelle ;
impossibilité pour le Président de se présenter à sa succession ; ces différents éléments
semblent logiquement annoncer la déconvenue de 1851. Mais, à notre sens, c’est trop se
placer sur le terrain de la technique juridique, en se détachant de l’environnement
politique dans lequel prend vie la Constitution. De plus, si on reste dans le domaine du
juridique, le refus d’un droit de dissolution est compensé par des élections législatives
triennales. Surtout, le Président, d’un point de vue purement théorique, doit davantage
son élection à l’Assemblée qu’au suffrage universel, et son Gouvernement est, dans
l’esprit de tous, responsable devant le pouvoir législatif4. C’est l’Assemblée nationale qui
est l’organe central du texte. Dès lors, si les moyens d’arbitrage entre les pouvoirs
publics sont inexistants, c’est qu’il n’y a pas lieu d’arbitrer, la volonté de l’Assemblée
nationale doit primer.

Cependant, en pratique, c’est l’exception qui a fait la règle, à savoir un Président au cœur
de la vie politique. Elu à une très large majorité (75 %), il fait face à une chambre à la
légitimité moindre. Tant la participation aux élections législatives que le score électoral
de la majorité, ne peuvent donner à l’Assemblée une légitimité populaire égale à celle du
Chef de l’État.

De notre point de vue, le coup d’État du 2 décembre n’est pas principalement dû au texte
du 4 novembre 1848, qui organisait une démocratie libérale et parlementaire. Sa raison
se trouve au contraire dans la décision populaire du 10 décembre, prise contre l’esprit
de la nouvelle loi suprême, qui souhaite une Démocratie césariste et plébiscitaire.

Si la Constitution, et la République qu’elle institue, ne sont pas condamnées à


disparaître, elles doivent pour se maintenir prendre acte de ce décret populaire. Louis-
Napoléon, respectueux de la légalité et de la République, est prêt au compromis, qui
passe par la révision constitutionnelle. Tocqueville dans ses souvenirs laisse
transparaître son intuition proche de ce constat, que le maintien de la République ne
peut se faire au détriment des ambitions du Président. Il s’active par lucidité en 1851 en
faveur de la réforme constitutionnelle. Elle ne le réjouit pas, mais elle permettrait
d’inscrire le pouvoir bonapartiste dans un cadre, là où une rupture entre le Prince-

1. Le texte de cette leçon inaugurale, intitulé Ce que peut l’histoire, se trouve à cette adresse: https://books.openedition.org/cdf/4502
2. Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours du Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012, p. 219 (cours du 24 janvier
1991).
3. Arnaud Coutant présente, sans les faire siens, les arguments de cette vision dans son ouvrage 1848,... op. cit., p. 377 et s.
4. Nous avons exposé ces éléments en introduction. Pour rappel, si aucun candidat n’obtient la majorité absolue des voix au suffrage
universel, c’est l’Assemblée qui désigne le Président parmi les cinq candidats les mieux placés.

139
Président et le régime risquerait de faire revenir un pouvoir autoritaire. Il ne fut pas
démenti par les faits. Plus d’un siècle après, sur un problème proche où la légitimité
populaire et référendaire du Chef de l’État était confrontée à la légalité constitutionnelle,
le Conseil constitutionnel eut l’intelligence, de laisser primer la première sur la seconde
pour réformer la Constitution. Il s’agit de la fameuse décision de 1962 relative à
l’instauration de l’élection du Président de la République au suffrage universel. Le
Conseil ne renouvela pas, alors que l’y invitait le Président du Sénat, Monnerville,
l’attitude suicidaire des républicains de l’Assemblée en 1851. Près de soixante ans après
cette République qui est la nôtre est toujours debout.

Le sort funeste de la Seconde République se joue au final à peu de chose. L’échec de la


révision constitutionnelle est le fruit d’une majorité qualifiée non atteinte, tandis que les
partisans de la réforme sont majoritaires. Mobile du 2 décembre, l’abrogation de la loi
du 31 mai est à quelques voix (sept) d’être votée, en novembre 1851. À ces quelques
voix de parlementaires qui manquent pour apporter les modifications nécessaires à la
République, Louis-Napoléon va opposer en décembre 1851 le suffrage d’une demie
douzaine de millions de Français.

Face à ce « possible réalisé » qui n’était vraisemblablement pas une destinée, quelles
perspectives la Seconde République aurait offerte, notamment sur les libertés publiques,
par sa pérennisation ? Victor Hugo dans son pamphlet contre l’Augustule Français5, se
prête à cet exercice de l’uchronie : « Sans le 2 décembre, que se serait-il passé en 1852 ?
Supprimez la loi du 31 mai, ôtez au peuple son barrage, ôtez à Bonaparte son levier, son
arme, son prétexte, laissez tranquille le suffrage universel, ôtez la poutre de dessus les rails,
savez-vous ce que vous auriez eu en 1852 ? Rien. Des élections. Des espèces de dimanches
calmes où le peuple serait venu voter, hier travailleur, aujourd’hui électeur, demain
travailleur, toujours souverain » 6.

Pour résumer, grâce à l’ancrage de la République, la démocratie libérale aurait bien été
au rendez-vous. Certes, Louis Girard apporte une objection de taille à ce propos hugolien
plein d’optimisme, l’ « on aurait pu rêver l’instauration d’une vie politique régulière, deux
grands partis alternant au pouvoir dans la légalité, et une évolution sociale réglée par des
réformes progressives. Mais il n’en pouvait guère être ainsi. Hormis quelques doctrinaires,
la tradition des révolutions et des réactions, génératrice de haines, pesait sur le pays. Les
conservateurs avaient trop de dédain et de défiance à l’égard de la république pour
inaugurer une pratique constitutionnelle. Leurs adversaires n’étaient pas non plus résignés
à une longue patience. Sentant que le parti de l’ordre ne jouerait pas le jeu, eux-mêmes ne
pensaient qu’à faire sentir leur force renaissante. La tradition des « journées » parisiennes
pesait sur eux »7. Mais Hugo avait déjà pressenti cette objection. Raillant la peur des
conservateurs de « la « chambre rouge » qui serait sortie de ces élections [de 1852] » ,
Hugo affirme « N’avait-on pas annoncé que la Constituante de 1848 serait une « chambre
rouge » ? Chambres rouges, spectres rouges, croquemitaines rouges, toutes ces prédictions
se valent. Ceux qui promènent au bout d’un bâton ces fantasmagories devant les
populations effarouchées savent ce qu’ils font et rient derrière la loque horrible qu’ils font

5. Reprenant le nom du dernier empereur de Rome, pendant le débat sur la révision constitutionnelle le 17 juillet 1851, le poète
avait lancé cette fameuse pique : « Quoi ! Après Auguste, Augustule ! Quoi ! parce que nous avons eu Napoléon le Grand, il faut que nous
ayons Napoléon le Petit ! ».
6. Victor Hugo, Napoléon le Petit, Paris, Ollendorf, 1907 p. 106-107
7. Louis Girard, op. cit., p. 193.

140
flotter »8. Autrement dit, les conservateurs se font des peurs injustifiées, alors que le
pays, penchant pour eux, les aurait reconduit en 1852. Il est vrai que Victor Hugo, déjà
durant les débats sur la loi électorale de 1850, s’était moqué de ces « conservateurs de la
plus dangereuse espèce, l’espèce naïve ».

Justement, le renforcement de l’Exécutif qui serait sorti de la réforme en 1851, aurait pu


donner de quoi rassurer ces conservateurs de l’espèce naïve. Tout en se maintenant au
pouvoir, ils auraient su qu’ils pouvaient compter sur un pouvoir exécutif fort et légitime
pour assurer la stabilité du pays. Dans ce cadre politique stabilisé, l’apprentissage de la
démocratie se serait prolongé. L’opposition montagnarde, dont la majorité s’inscrivait
déjà dans le légalisme, aurait pu être mieux reconnue et respectée. À l’inverse, la
majorité conservatrice aurait dû abandonner sur le long terme sa construction d’une
République réactionnaire et se prêter au jeu de l’alternance.

Garantie de cette évolution, l’affirmation depuis 1848, grâce à des améliorations


substantielles de la Justice, et la révolution juridique du contrôle de constitutionnalité
des lois en 1851 d’un véritable État de droit. Avec lui, le retour des libertés publiques et
l’instauration d’une démocratie constitutionnelle semblaient être la perspective la plus
plausible, si la République s’était maintenue après 1851, avec Bonaparte.

Perspective d’avenir sans doute discutable. Mais un siècle plus tard, c’est par 10 ans de
présidence référendaire, et 23 ans de pouvoir conservateur, que la démocratie
constitutionnelle française actuelle s’est construite. Dans notre hypothèse où le
Président Bonaparte aurait pu légalement se maintenir, la France aurait possiblement
suivi une destinée politique proche. Elle aurait peut-être gagné un siècle dans la
recherche d’institutions politiques qui lui conviennent, susceptibles de concilier stabilité
et libertés publiques.

8. Victor Hugo, Napoléon le Petit, Paris, Ollendorf, 1907 p. 107

141
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Thiers A., Discours Parlementaires de M. Thiers, Paris, Calmann Lévy, 1880, plusieurs
volumes.

Tocqueville (de) A., Souvenirs, Paris, Calmann Lévy, 1893, 457 p.

Verpeaux M., 1848, la naissance des lois organiques ?, in Jean Bart, Jean-Jacques Clère,
Claude Courvoisier et alii, La Constitution du 4 novembre 1848, l’ambition d’une
république démocratique, Actes du Colloque de Dijon, 1998, Dijon, Éditions
Universitaires de Dijon, 2000, 463 p.

III/ Sites Internets

Ecrits et discours de Louis-Napoléon Bonaparte :


http://www.charles-de
flahaut.fr/lettres/Louisnapoleonbonaparte/presentation_documents.htm

Leçon inaugurale « Ce que peut l’histoire » de Patrick Boucheron au Collège de France :


https://books.openedition.org/cdf/4507#ftn21

Textes d’Hyppolite Carnot et sur l’Instruction publique :


http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-
buisson/document.php?id=2259

http://www.le-temps-des-instituteurs.fr/hist-seconde-republique.html

Conférence d’Henri Guillemin sur la Seconde République :


https://www.youtube.com/watch?v=Wz-CeNHiy8A

145
Note sous l’arrêt Astruc de Maurice Hauriou :
http://www.revuegeneraledudroit.eu/blog/2013/12/11/exploitation-theatrale-et-
service-public-nature-juridique-dune-convention-portant-sur-la-concession-dun-
emplacement-pour-la-construction-dun-palais-philharmonique/

Discours de Victor Hugo à l’Assemblée nationale sur la loi électorale :


http://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-
moments-d-eloquence/victor-hugo-le-suffrage-universel-21-mai-1850

146
Table des matières

Sommaire ..................................................................................................................................................................... 6
Introduction ................................................................................................................................................7
Une République antirépublicaine ? ................................................................................................................... 8
Le Parti de l’Ordre : des républicains résignés .......................................................................................................... 9
Le Président : l’ambiguïté d’un prétendant ami de la République................................................................. 10
La problématique de la définition de la République : Une vision exclusive et finaliste excluant les
républicains résignés ........................................................................................................................................................ 12
Premiers éléments pour l’analyse juridique des libertés publiques sous la Législative ........ 13
L’Assemblée nationale législative : établissement de la première démocratie libérale française ? 14
Quelles sont les libertés publiques sous la Seconde République ? ................................................................ 16
Quelle place pour ces libertés publiques sous l’Assemblée nationale législative ? ............................... 18
Titre I/ La préservation de l’ordre matériel objectif.................................................................. 20
Chapitre I/ Le legs de l’Assemblée nationale constituante concernant les libertés publiques,
entre principes libéraux et législation compressive pour maintenir l’ordre .............................. 21
Section 1/ L’incertitude sur le progrès des libertés jusqu'à la Constitution du 4 novembre ........... 21
§1/ Le retour sur les promesses de la Révolution de 1848 ........................................................................ 21
A/ La traduction juridique des espérances de la Révolution ............................................................... 22
B/ La première réaction de l’Assemblée nationale constituante ....................................................... 24
§2/ La confirmation de la compression des libertés après Juin ............................................................... 27
A/ La dictature d’Eugène Cavaignac ............................................................................................................... 27
B/ L’œuvre de la Constituante en matière de liberté ............................................................................. 29
Section 2/ L’ambivalence de la Constituante après le 4 novembre 1848 .................................................. 33
§1/ Une Constitution généreuse mais déjà ambiguë ..................................................................................... 33
§2/ La recherche de l’équilibre entre l’ordre et les libertés ....................................................................... 37
Chapitre II/ Le recul des libertés sous la Législative ............................................................................. 41
Section 1/ La prévention du désordre ....................................................................................................................... 42
§1/ L’aggravation continue des restrictions en matière de presse ......................................................... 42
A/ La loi du 27 Juillet 1849 sur le régime général provisoire de la presse .................................... 42
B/ La loi du 16 Juillet 1850 sur le cautionnement et le timbre ........................................................... 44
C/ Le triomphe de la compression en matière de Presse ...................................................................... 47
D/ La loi du 30 Juillet 1850 restaurant la censure dramatique .......................................................... 48
§2/ L’encadrement restrictif des libertés sociales ......................................................................................... 50
A/ La peur du « Spectre Rouge » ...................................................................................................................... 51
B/ L’échec de l’arraisonnement juridique du phénomène associatif ............................................... 53
C/ L’exception : La République pétitionnaire ............................................................................................. 55
Section 2/ La sanction du désordre ............................................................................................................................ 58
§1/ La loi du 9 Aout 1849 sur l’état de siège ..................................................................................................... 58
§2/ La répression des « ennemis de l’ordre » ................................................................................................... 62
A/ Les conseils de guerre ..................................................................................................................................... 63
B/ La Haute Cour de justice ................................................................................................................................ 67
C/ La question des prisonniers politiques ................................................................................................... 72
Conclusion du Titre I : La Législative, continuatrice ou fossoyeuse de l’œuvre de la
Constituante concernant l’équilibre entre libertés publiques et maintien de l’ordre ? .......... 75
Tire II/ La préservation de l’ordre moral et social subjectif des conservateurs .............. 78
Chapitre I/ La liberté de l’enseignement et la mise au pas de l’Instruction publique ............. 79
Section 1/ Une liberté de l’enseignement encadrée au détriment du développement de
l’Instruction publique dans la Constitution de 1848 ........................................................................................... 80
§1/ Le rejet du projet Carnot ................................................................................................................................... 80
§2/ La constitutionnalisation de la liberté de l’enseignement et des obligations scolaires de la
République ....................................................................................................................................................................... 83
Section 2/ Les Églises « cosouveraines » des esprits avec les lois de 1850 .............................................. 85
§1/ Une Instruction publique sous contrôle « clérical » .............................................................................. 86
§2/ Une liberté d’enseignement favorable aux écoles confessionnelles............................................... 89

147
Chapitre II/ L’ « épuration » du corps électoral de ses éléments potentiellement les plus
subversifs .................................................................................................................................................................. 92
Section 1/ Le suffrage universel, conquête de la révolution de 1848 .......................................................... 93
§1/ L’ancrage Constitutionnel du suffrage universel .................................................................................... 93
§2/ L’enracinent dans les faits du suffrage universel ................................................................................... 94
Section 2/ La limitation du suffrage universel par la loi du 31 mai 1850 .................................................. 97
§1/ L’élargissement des raisons d’incapacité électorale ............................................................................. 98
§2/ L’exclusion massive de populations potentiellement subversives la loi du 31 mai 1850 . 100
Conclusion du Titre II : Entre le legs de la loi Falloux et l’échec mortel de la loi électorale,
paradoxe de la politique réactionnaire de la Législative de maintien de son ordre moral et
social ......................................................................................................................................................................... 104
Titre III/ La pérennisation de l’ordre par le droit et la paix sociale .................................. 108
Chapitre I/ La construction d’une République sociale conservatrice .......................................... 109
Section 1/ Compenser le refus du droit au travail par l’amélioration du droit du travail ............... 109
§1/ La question du droit au travail en 1848................................................................................................... 110
§2/ La continuité de la Législative avec la Constituante sur le droit du travail.............................. 113
A/ La problématique question de la limitation du temps de travail .............................................. 113
B/ Les améliorations du droit du travail .................................................................................................... 114
C/ Le développement de l’associationnisme ouvrier sous l’encadrement de l’État................ 116
Section 2/ L’amélioration des conditions de vie des classes laborieuses ............................................... 120
§1/ Responsabilisation des travailleurs et développement de l’épargne ......................................... 120
§2/ approfondissement de l’assistance publique et genèse de la protection sociale................... 122
Chapitre II/ La construction de l’État de droit ....................................................................................... 125
Section I/ La transformation des institutions juridictionnelles ................................................................. 126
§1/ La rénovation de la justice classique et consécration du pouvoir judiciaire ........................... 126
§2/ La transformation du contentieux administratif et naissance de la juridiction
administrative ............................................................................................................................................................. 129
Section 2/ L’apparition du contrôle de constitutionnalité de la loi ........................................................... 132
§1/ Le silence problématique de la Constitution de 1848 ....................................................................... 133
§2/ La naissance prétorienne du contrôle ...................................................................................................... 134
Conclusion du Titre III : la pérennisation de l’ordre et de la République réactionnaire
empêchée par le coup d’État du 2 décembre 1851 .............................................................................. 137
Conclusion .............................................................................................................................................. 139
Bibliographie ........................................................................................................................................ 142
Table des matières .............................................................................................................................. 147

148

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