Vous êtes sur la page 1sur 8

Disponible en ligne sur

ScienceDirect
www.sciencedirect.com

Médecine & Droit 2016 (2016) 162–169

Bioéthique - Exercice professionnel



Religion et soins
Religion and care
Mathilde Philip-Gay (MCF-HDR en droit public à l’université Jean-Moulin Lyon 3)
Centre de droit constitutionnel, 15, quai Claude-Bernard, 69007 Lyon, France

Résumé
Le droit constitutionnel permet de comprendre la place respective des convictions religieuses du soigné, du soignant, ou de tiers dans la relation
de soins. Son analyse est également indispensable pour prévenir les tensions liées au fait religieux, dès lors qu’elle fait apparaître que ce n’est pas
le principe de laïcité lui-même qui provoque de telles tensions, mais qu’elles sont surtout causées par la méconnaissance des règles juridiques qui
en découle. Cette analyse permet enfin de dresser rigoureusement les contours de la liberté de pensée, de conscience et de religion du patient.
© 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Religion et soins

Abstract
Studying Constitutional Law allows a better understanding of the relationship between provider, patient and third-party. It also helps to prevent
religious tensions at workplaces. These tensions are not provoked by the French “laïcité” itself, but by the ignorance of the rules in force. A better
knowledge of constitutional law is also useful to outline the contours of the patient’s freedom of thought, conscience and religion.
© 2016 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Keywords: Religion and care

« Kelsen ne doit pas entrer chez Hippocrate » prévenait Didier le chef de service), etc. sans être jamais juridiquement lié par
Truchet en 1991. Il préconisait au juriste d’éviter de « traiter la elles1 ».
décision médicale comme il traite la décision juridique », et donc Pourtant, en dépit de ces différences initiales de raisonne-
de ne pas l’insérer« dans un processus normatif » situé en bas ment entre médecine et droit, une analyse constitutionnelle est
d’une hiérarchie de normes qu’elle devrait respecter. Il opposait indispensable pour comprendre la place qui est laissée aux
ainsi les raisonnements médical et juridique en rappelant que le convictions religieuses du soigné, du soignant, ou de tiers, au
médecin, contrairement au juriste, ne cherchait pas à appliquer cours des soins, et qui dépend aussi de la conception hiérar-
une règle générale à un cas mais, qu’au contraire, il partait du chique des normes qui place la Constitution au-dessus des lois,
cas qui lui était soumis pour déterminer sa réponse, en faisant et impose à ces dernières de respecter la première.
appel si besoin aux « aides à la décision » que sont « les instru- En effet, les principaux droits, libertés et principes qui
ments d’investigation dont il dispose, la littérature sur le sujet, la s’appliquent à ces situations ont valeur constitutionnelle. Ce sont
consultation de confrères (parmi lesquels, en milieu hospitalier, d’abord ceux contenus dans l’article 1er de la Constitution de

夽 La Constitution est entrée chez Hippocrate. . . Colloque « Sciences médicales

et droit constitutionnel », AFDC, 4 décembre 2015, Lyon.


Adresse e-mail : mathilde.philip@univ-lyon3.fr 1 Truchet Didier, La décision médicale et le droit, AJDA 1995, p. 611.

http://dx.doi.org/10.1016/j.meddro.2016.09.002
1246-7391/© 2016 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
M. Philip-Gay / Médecine & Droit 2016 (2016) 162–169 163

19582 , qui par référence au Doyen Carbonnier peut être désigné normatif. Il placera donc l’ensemble de ces droits, principes,
comme son « âme3 ». Cet article contient trois références à la reli- et libertés de valeur constitutionnelle tout en haut d’une hié-
gion : il proclame le caractère laïque de la République, l’égalité rarchie des normes juridiques qui doivent être respectées dans
devant la loi de tous les citoyens sans distinction de religion, et le cadre de soins médicaux. Cela influencera nécessairement
son respect de toutes les croyances. Mais depuis la décision du son examen des situations ou fait religieux et soins sont mêlés,
16 juillet 1971, Liberté d’association le Conseil constitutionnel même si leurs enjeux constitutionnels en rejoignent souvent
se fonde aussi sur le préambule de la Constitution de 19584 pour d’autres. En effet, le rapport entre religion et soins est évi-
refuser la promulgation ou abroger des dispositions législatives demment complexe et dépasse très largement le champ du droit
qui le contredisent5 . Il fait notamment respecter l’article 10 de constitutionnel. S’il peut donc être analysé juridiquement, c’est
la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 en seulement à la lumière de considérations historiques, sociales,
vertu duquel « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même politiques et éthiques. Cette complexité est encore plus impor-
religieuses pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre tante lorsque la notion de soins est définie lato sensu. Elle
public ». Il se réfère aussi au préambule de 1946 qui proclame recouvre alors tous les moyens employés pour entourer une per-
l’égalité des sexes, garantit le droit à un enseignement public gra- sonne physique de prévenances en raison de sa vulnérabilité, de
tuit et laïque, le fait que « nul ne peut être lésé, dans son travail ou sa faiblesse, de sa maladie, et avec la volonté de préserver sa
son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses santé, de la guérir, d’accompagner sa fin de vie, ou de prendre
croyances » et le principe d’égalité des droits « sans distinction en charge un corps juste après son décès. Si bien que les convic-
de race ni de religion » entre la France et les peuples d’outre-mer. tions philosophiques et religieuses des soignants, des soignés
Le préambule de 1946 énonce également que « la Nation assure et des tiers sont nécessairement mobilisées dans ce type de cir-
à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur déve- constances, ne serait-ce qu’en raison du fait que les soins ont
loppement » qu’elle « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la toujours (même en filigrane) pour finalité d’éloigner la mort,
mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé ». La loi elle-même source de questionnements d’ordre transcendantal.
du 4 mars 20026 a intégré ce droit fondamental à la protection Religion et soins se trouvent surtout liés dans trois situa-
de la santé dans le Code de la santé publique en précisant qu’il tions. En premier lieu, la spiritualité ou la philosophie peuvent
« doit être mis en œuvre par tous moyens disponibles au béné- accompagner la prise en charge de la personne qui est soignée.
fice de toute personne7 ». Enfin, le Conseil constitutionnel fait Par exemple, les actes accomplis pour l’alimentation, la toilette,
respecter le principe de sauvegarde de la dignité de la personne le sommeil ou la prise en charge psychologique et esthétique
humaine8 , le droit à la vie et l’ensemble des libertés indivi- sont susceptibles d’intégrer une dimension spirituelle ou un rite
duelles qui s’appliquent aux situations de soins, dont la liberté pour les croyants (prière, exclusion alimentaire, confession, cou-
de pensée de conscience et de religion telle qu’elle est définie tumes culturelles à connotation religieuses, derniers sacrements,
par l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des etc.). En deuxième lieu, la spiritualité ou la philosophie sont
droits de l’homme et des libertés fondamentales9 . parfois mobilisées pour supporter le soin. Au Québec, on utilise
Pour reprendre le raisonnement de Didier Truchet, le même l’expression « soins spirituels » pour évoquer l’apport de
juriste – inspiré en cela par Kelsen – traitera inévitablement des l’aumônerie qui va au-delà du simple respect de la liberté reli-
rapports entre religion et soins en les insérant dans ce processus gieuse du patient. Enfin, la philosophie ou la croyance est parfois
source d’opposition aux soins, ce qui est l’objet de la plupart des
tensions – parfois violentes – qui, à la fin des années 90 et au
2 Lui-même inspiré de l’article 1er de la Constitution de la IVe République du
début des années 2000, ont paru s’accumuler dans les hôpitaux,
27 octobre 1946 qui disposait que : « La France est une République indivisible,
à travers des refus de praticiens de sexe opposé, de transfu-
laïque, démocratique et sociale ».
3 Selon Jean Carbonnier, l’article 1er représente toujours l’« âme de la loi ». sion sanguine ou d’autres actes jugés contraires à des principes
Par analogie, le même raisonnement peut être tenu par l’article 1er de la Consti- confessionnels. Même si l’hôpital est désormais désigné comme
tution de 1958 (V. Rouhette Georges, « L’article premier des lois », in Molfessis « cas d’école d’un accès pacifié aux pratiques religieuses10 »,
Nicolas, Les mots de la loi, Economica, coll. études juridiques, 1999, pp. 39 et ces tensions ont pu être d’autant plus vives qu’elles mettaient
s).
4 Le préambule de la Constitution de 1958 proclame ainsi « solennellement
en exergue l’opposition entre des faits établis scientifiquement
son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté et certaines conceptions spirituelles du monde pouvant paraître
nationale tels qu’ils ont été [notamment] définis par la Déclaration de 1789, bien trop fatalistes aux praticiens qui s’appuient sur la science,
confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 ». le progrès et l’action positive humaine.
5 Cons. Const., no 71-44 DC du 16 juillet 1971, Loi complétant les dispositions
De nombreux sociologues ont analysé ces situations, même
des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association.
6 Loi no 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité
si l’on retiendra tout particulièrement l’analyse de Marcel
du système de santé. Gauchet11 et sa vision d’une Europe se caractérisant par un
7 Code de la Santé Publique, article L1110-1 créé par loi no 2002-303 du 4

mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.
8 Dans sa décision sur les lois bioéthiques (no 93-343/344 DC du 27 juillet 10 Depadt Valérie, « L’hôpital comme cas d’école d’un accès pacifié aux pra-

1994). tiques religieuses », Licra, Le droit de vivre, Licra, no spécial, février 2016, p.
9 Cette expression est également utilisée par un certain nombre d’autres 10.
conventions, déclarations, protocoles, et résolutions (V. not. l’article 18 de la 11 V. not. Gauchet Marcel, Le désenchantement du monde. Une histoire poli-

Déclaration universelle des droits de l’Homme, et l’article 10 de la Charte des tique de la religion, Collection Bibliothèque des Sciences humaines, Gallimard,
droits fondamentaux de l’Union européenne). avril 1985, 433 p.
164 M. Philip-Gay / Médecine & Droit 2016 (2016) 162–169

déclin des religions tandis que le « reste du monde » connaîtrait aussi celle des droits fondamentaux en général (et en particulier
un essor de la spiritualité. Le refus de croyants d’être margi- des limites à la liberté de religion) qui nourrissent les conflits en
nalisés dans un monde séculier et « l’individuation du croire » lien avec le fait religieux18 (Section 2).
expliquerait ainsi notamment cette impression de retour du reli-
gieux tout comme l’essor du fondamentalisme. Ce dernier se 1. L’absence de contrariété entre le principe
caractérise par un « attachement strict aux principes originels constitutionnel de laïcité et l’irruption spontanée du fait
d’une doctrine religieuse (. . .) et la tendance qu’ont certains des religieux dans les soins
adeptes [d’une religion quelconque] à revenir à ce qu’ils consi-
dèrent comme fondamental, originel, primordial et intangible Le philosophe Jean Philippe Pierron évoque un développe-
dans les références scripturaires premières12 ». On pourrait pen- ment, progressif depuis 1905 (chez les professionnels et – un
ser, dans le sillage des courants anti-droit del’hommistes que la peu moins – chez les malades) de ce qu’il appelle une pudeur
conception juridique de la liberté de pensée, de conscience et de laïque. Selon lui, « contre son gré, une telle pudeur a conduit la
religion des États pluralistes favoriserait cette individuation de prise en charge de la maladie et de la fin de vie à des postures
croire. Pire, que cette liberté présente le risque d’être invoquée désarticulées19 ». Cette désarticulation mène à des incohérences,
paradoxalement par ceux-là même qui refusent de reconnaître d’autant plus préjudiciables lorsque l’on considère – comme ce
son lien avec la nature démocratique d’un régime13 ; ceux qui même auteur – que prendre soin revient à exercer une responsa-
ne comprennent pas que si elle implique « la liberté de mani- bilité à l’égard d’une vulnérabilité, celle du patient20 .
fester sa religion ou sa conviction, seule ou en commun, tant en Or ces incohérences sont aggravées par les incompréhensions
public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte entourant les conséquences du principe de laïcité (Section 1.1),
et l’accomplissement des rites », elle entraîne aussi le droit de ainsi que par une méconnaissance des distinctions à opérer pour
ne pas croire et« de changer de religion ou de conviction14 ». pouvoir le mettre en œuvre, alors que ces distinctions conduisent
Toutefois, plus que la reconnaissance de la liberté, c’est sur- pourtant un certain nombre de soins à ne pas être soumis à la
tout le principe constitutionnel de laïcité qui est souvent accusé neutralité (Section 1.2).
d’exacerber les conflits liés au fait religieux.
On se contentera de remarquer que des tensions comparables 1.1. Un principe ne conduisant pas au renvoi de la religion
naissent dans des systèmes constitutionnels pourtant très diffé- à la sphère privée
rents, notamment dans ceux ne reposant pas sur la séparation
des Églises et de l’État. Par exemple, si une assistante sociale D’un point de vue philosophique, la laïcité a pu être défi-
française a récemment contesté la prohibition du port de signes nie comme ayant pour conséquence de proscrire l’imposition
religieux à l’hôpital public devant la Cour européenne des droits d’une religion civile par le politique tout en renvoyant les affaires
de l’Homme, sans entraîner la condamnation de la France15 , spirituelles à la sphère privée21 . Politiquement, elle est aussi par-
un cas comparable a concerné le Royaume-Uni. En 2013, une fois défendue comme une sorte d’athéisme collectif entraînant
infirmière britannique en gériatrie avait elle-aussi présenté une une nécessaire neutralité de tous les citoyens et par là-même
requête contre l’interdiction de porter un crucifix dans le cadre l’effacement de toute visibilité des croyances. Une telle concep-
de son travail à l’hôpital public, une interdiction motivée pour tion entraîne donc l’interdiction de manifester une croyance
des raisons d’hygiène et de sécurité, et qui a été reconnue par religieuse durant le processus de soins. Si toutes ces formes de
la même Cour comme ne violant pas sa liberté de pensée, de pensée de la laïcité doivent évidemment être respectées (en tant
conscience et de religion16 . Plus que la laïcité, ce sont plutôt les que telles) elles apportent de la confusion lorsqu’elles sont pré-
incohérences, les hésitations et les incompréhensions entourant sentées comme résultant d’une règle de droit. Par conséquent,
la mise en œuvre de ce principe en particulier17 (Section 1), mais un soignant qui en raison de sa conception personnelle de la
laïcité – refuserait un patient sans autre justification que la pra-
tique religieuse de ce dernier, viole la conception juridique du
12 Bencheikh Ghaleb, « Préface », in Younès Michel (dir.) Le fondamentalisme
principe de laïcité. Pire, il se livre à une discrimination, ce qui
islamique, décryptage d’une logique, Karthala, 2016, p. 5.
13 Selon la Cour européenne des droits de l’Homme, « La liberté de pensée, de selon l’article 225-2 du Code pénal, consiste notamment à refu-
conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocra- ser la fourniture d’un bien ou d’un service pour des raisons liés
tique » au sens de la Convention » et elle « figure, dans sa dimension religieuse,
parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur concep-
tion de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, pour les professionnels. On peut citer par exemple les fiches pratiques intitulées
les sceptiques ou les indifférents » (Cour EDH, Ch. 25 mai 1993, Kokkinakis c. « soins et laïcité au quotidien » publiées en octobre 2015 par le Conseil de
Grèce, Req. no 14307/88, § 31 ; v. aussi Cour EDH, 5e Sect. 17 février 2011, l’Ordre des Médecins de la Haute-Garonne.
Wasmuth c. Allemagne, Req. no 12884/03, § 50 – ADL du 21 février 2011). 18 Les arguments échangés sont parfois plus culturels que confessionnels
14 Nous reprenons là aussi les termes de l’article 9 de la Convention européenne contrairement à ce que leur apparence laisse supposer, mais cette considéra-
des droits de l’Homme, de l’article 18 de la Déclaration universelle des droits tion est indifférente, pour l’analyse de ce type de situations, dès lors que la
de l’Homme, et de l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union liberté religieuse étant tout de même invoquée.
européenne précités. 19 Pierron Jean-Philippe, La vulnérabilité. Pour une philosophie du soin, coll.
15 Cour EDH, 26 novembre 2015, Ebrahimian c. France. La nature humaine, PUF, 2015 (V. not. l’ensemble du chapitre 1).
16 Cour EDH, 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni. 20 Ibid.
17 Et que de nombreuses initiatives sont destinées à combler, que ce soit : des 21 « Laïcité », Encyclopédie philosophique universelle, PUF, 1998, vol. I : Les

formations, des guides, la mise en place de référents sur la question ou de livrets notions, p. 1432.
M. Philip-Gay / Médecine & Droit 2016 (2016) 162–169 165

à l’appartenance vraie ou supposée à une religion ; étant pré- S’agissant des personnes, il existe d’abord des distinctions à
cisé que le fait de se livrer à une telle discrimination dans un opérer parmi les soignants, pris au sens large : des infirmiers, aux
lieu accueillant du public est une circonstance aggravante. Les aides-soignants en passant par les assistants sociaux26 , dont la
incompréhensions entourant la définition de la laïcité sont donc religion ne s’efface pas systématiquement. Évidemment, histori-
sources de situations conflictuelles durant les soins et donc de quement, ces soignants étaient des religieux qui officiaient dans
litiges par ceux qui – de bonne foi mais à tort – étendent son le cadre de leur spiritualité, mêlant parfois médecine et religion
application à l’ensemble des personnes privées qui font l’objet dans leur pratique médicale. De nos jours, les règles applicables
de soins. sont différentes selon la structure dans laquelle s’exercent ces
D’autant que cette définition philosophique n’est pas figée et soins.
peut être précisée. Ainsi, Catherine Kintzler estime que la laïcité Dans les associations et les entreprises, la liberté religieuse
est une forme de tolérance à laquelle s’ajoutent deux principes : du soignant ne s’efface que si le règlement intérieur est suffi-
« l’abstention absolue de la puissance publique en matière de samment précis et que cette restriction est justifiée de manière
croyance ou d’incroyance » et l’exclusion « des communautés suffisamment précise par des raisons de sécurité ou la tâche à
(qu’elles soient confessionnelles ou non) de la formation de la accomplir27 . En vertu de l’article 1132-1 du Code du travail et de
loi22 ». La définition de ce principe conduit donc à l’appliquer la directive no 78-2000 du 27 novembre 2000, si le soignant est
avant tout à la puissance publique, ce qui est parfois peu compris salarié, il ne peut faire l’objet de discriminations sur ce motif :
comme le constatait en 2003, Le rapport Stasi qui recommandait ses convictions religieuses ne doivent pas être prises en compte
de préciser les conséquences de la laïcité dans une « grande durant son recrutement, pour le déroulé de sa carrière, ou pour
loi » qui intègrerait les obligations spécifiques aux patients23 . À mettre fin à son contrat de travail. Toutefois, il doit s’abstenir
la place, a été édictée une simple circulaire (celle du 2 février de tout acte de pression pour des raisons religieuses envers les
2005) qui se fonde sur la Constitution, les principes généraux du autres salariés, l’employeur ou les personnes soignées. Il lui
droit et les articles du Code Général de la santé publique pour est en particulier interdit de se livrer au prosélytisme, « défini
en définir les contours dans les établissements de santé. le plus communément comme le zèle ardent pour recruter des
Selon le Conseil d’État dans son rapport public de 2004, adeptes, pour tenter d’imposer ses idées, (. . .) de faire connaître
la laïcité française doit « se décliner en trois principes : ceux sa pensée, ses convictions pour convaincre autrui de leur bien-
de neutralité de l’État, de liberté religieuse et de respect du fondé et obtenir son adhésion28 ». La jurisprudence abonde de
pluralisme24 . Elle a été complétée en 2013 par l’interprétation du cas de licenciements d’employés prosélytes, tels ceux qui distri-
Conseil constitutionnel25 selon laquelle « le principe de laïcité buent dans le cadre de leur travail des publications promouvant
figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garan- leurs confessions. Or un tel licenciement sera d’autant plus fondé
tit ; qu’il en résulte la neutralité de l’État ; qu’il en résulte lorsque le salarié est un soignant et que la personne qu’il soigne
également que la République ne reconnaît aucun culte ; que est en situation de faiblesse. Il se trouve alors en situation de
le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les prosélytisme abusif, tel qu’il est conçu par la Cour européenne
croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinc- des droits de l’Homme29 , qui relève de l’article 223-15-223 du
tion de religion et que la République garantisse le libre exercice Code pénal30 réprimant les actes et pressions sur les personnes
des cultes ; qu’il implique que celle-ci ne salarie aucun culte ». vulnérables en raison « de leur âge, d’une maladie, d’une infir-
Là encore, il est évident que c’est un principe s’appliquant à tous mité, d’une déficience physique ou psychique ou d’un état de
les cultes et uniquement à l’État, aux personnes publiques ou à grossesse » ou qui se trouvent « dans un état de sujétion psycho-
ceux qui l’incarnent ; mais aucunement de manière générale aux logique ou physique qui les a déterminées à accomplir un acte
personnes privées. gravement préjudiciable ».
De ce fait, juridiquement, son application, ne s’étend pas à L’effacement de la religion du soignant est plus important
l’ensemble des soins. lorsque celui-ci participe à l’exercice du service public, défini
classiquement comme une activité d’intérêt général assurée par
des personnes publiques ou par des personnes privées sous
1.2. Une application de ce principe aux soins soumise à le contrôle de personnes publiques, soumises aux principes
des distinctions juridiques de continuité, d’égalité et d’adaptabilité (ou mutabilité), mais
aussi (pour une large partie de la doctrine) aux principes de
Le degré d’application du principe constitutionnel de laïcité à
la relation entre la religion et la relation de soin varie en fonction
des personnes qui y sont impliquées, et des lieux où elle se noue.
26 Cour EDH Ebrahimian c. France, op. cit.
27 Code du travail, art. L. 1121-1. V. Cour de cassation, Assemblée plénière,
25 juin 2014, Babyloup, 13-28.369, Publié au bulletin.
22 Kintzler Catherine, Qu’est-ce que la laïcité ?, Chemins philosophiques, Vrin, 28 Fortier Vincente, « Le prosélytisme au regard du droit : une liberté sous

2014, p. 19. contrôle », Cahiers d’études du religieux, Recherches interdisciplinaires, no 3,


23 Stasi Bernard (dir.), Laïcité et République, Commission présidée par Bernard
2008 (en ligne), 11 p.
Stasi, Paris : La documentation française, 2004, 166 p. 29 Not. Cour EDH Kokkinakis c. Grèce op. cit.
24 Cons. État, « Un siècle de laïcité », Rapport public, dans EDCE no 54, Paris : 30 Issu de la loi no 2001-504 du 12 juin 2001 tendant à renforcer la prévention

La documentation française, 2004, 478 p. (En particulier, V. pp. 272 à 277). et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme
25 Cons. const., Décision no 2012-297 QPC du 21 février 2013. et aux libertés fondamentales, article 20.
166 M. Philip-Gay / Médecine & Droit 2016 (2016) 162–169

gratuité et de neutralité. Ce principe de neutralité s’applique réinvestissement du religieux dans le domaine de la santé38 ».
à l’ensemble des agents de droit public, qu’ils soient ou non- Toutefois, des considérations historiques favorisaient également
fonctionnaires, et qu’il soient ou non titulaires. Il doit aussi être ce retour. En effet, le développement des soins en France a été
respecté par tous ceux qui participent à la mission de service largement religieux, ce qui a certainement contribué à la mise en
public de santé, quel que soit leur statut, y compris les salariés place dès 1905 d’une exception au non subventionnement des
de droit privé d’un organisme privé31 . cultes dans des lieux publics où des soins sont prodigués, comme
Le soignant, qui est placé dans une telle position, a une obli- nous le verrons à travers l’exemple de l’hôpital (Section 2.1). La
gation de stricte neutralité politique, philosophique et religieuse, prise en compte de la volonté des personnes soignées n’a donc
même lorsqu’il n’est pas en contact avec le public32 . Dans un pas entraîné l’application de la liberté de pensée de conscience et
avis rendu le 3 mai 200033 , le Conseil d’État avait en effet de religion dans le cadre des soins, elle l’a simplement favorisée
précisé que « le fait pour un agent public de manifester, dans en accord avec les évolutions législatives et conventionnelles
l’exercice de ses fonctions, ses croyances religieuses, notam- que cette forme de liberté avait déjà connues (Section 2.2).
ment en portant un signe destiné à marquer son appartenance
à une religion, constitue un manquement à ses obligations ».
Pour un agent public, c’est une faute personnelle susceptible 2.1. Des traces juridiques de la contribution catholique à
d’engager sa responsabilité individuelle34 , ou bien de motiver le l’institutionnalisation des soins
non-renouvellement de son contrat s’il est non titulaire35 . Enfin,
le statut de la fonction publique36 prévoit désormais que « le Bien sûr, tous les soins ne sont pas donnés dans un éta-
fonctionnaire exerce ses fonctions dans le respect du principe blissement public de santé. Néanmoins, lorsque c’est le cas,
de laïcité », qu’il doit à ce titre « s’abstenir de manifester, dans ils se déroulent dans un lieu que l’Église catholique a forte-
l’exercice de ses fonctions, ses opinions religieuses » et « trai- ment contribué à institutionnaliser. L’hospice est comme l’a
ter également toutes les personnes » en respectant « leur liberté défini Éric Molinié39 « une création religieuse de l’Occident
de conscience et leur dignité », sous l’autorité de son chef de chrétien » apparue en France à partir du VIe siècle, avec pour
service. mission d’accueillir les pèlerins, les indigents, « les pauvres, les
En réalité, la neutralité créé cette « fiction d’ignorance vieillards, les vagabonds et les orphelins » ; conformément au
légale » selon la formule de Maurice Hauriou37 , justifiée principe de charité chrétienne. Peu à peu, et après l’apparition
par la nécessité d’assurer l’égalité de traitement des usagers de des grandes épidémies et famines, cette institution s’est transfor-
l’établissement public qui exige d’une personne participant au mée. Au départ, lieu d’hébergement, puis d’enfermement, elle
service public de santé « quelles que puissent être ses croyances s’est tournée vers la guérison et la prise en charge de malades
religieuses ou son genre, qu’elle s’y conforme dans l’exercice qui ont progressivement remplacé les pèlerins et les mendiants.
de ses fonctions. Mais cela ne conduit pas à une neutralité de Initialement intégrée dans le patrimoine de l’Église catholique,
l’usager, et encore moins à celle du patient se trouvant dans un elle a été nationalisée par décret du 11 juillet 1794, avant que
lieu privé, a fortiori son domicile. Elle ne produit pas une fiction les collectivités locales ne soient impliquées dans la gestion de
d’ignorance légale des convictions du patient et ne conduit pas à ces établissements et que naisse le secteur privé (après le décret
écarter le fait religieux de la relation de soins. Cela est d’autant du 24 avril 1959). Et puis, sa sécularisation a formalisé le prin-
plus vrai que cette dernière se déroule dans un contexte favo- cipe d’un accueil universel et laïque. Enfin, c’est la Révolution
risant l’application de la liberté de pensée, de conscience et de française qui consacre l’hôpital comme lieu de soin et transfère
religion. le pouvoir hospitalier du religieux au médecin », l’assistance
remplaçant la charité, et la mission de service public qu’il assure
étant désormais « centrée autour du soin40 ». Cette institution-
2. Un contexte de soins favorisant l’application de la nalisation religieuse, n’a pas concerné que l’hôpital, mais aussi
liberté, de pensée, de conscience et de religion « les écoles, asiles et prisons » pour reprendre les termes de
l’article 2 du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de
La loi du 4 mars 2002 a permis un certain retour de la religion l’État.
dans la relation de soins à travers les droits qu’elle reconnaissait Selon son principal initiateur, cette loi de séparation a été
aux malades qui ont « incontestablement ouvert la voie vers un instaurée, non « pour satisfaire à des rancunes politiques,
ou par haine de catholicisme (. . .) mais afin d’instaurer le
seul régime où la paix puisse s’établir entre les adeptes des
31 Telle une salariée de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie, comme l’a diverses croyances ». Elle créé deux obligations s’appliquant
confirmé la chambre sociale de la Cour de cassation en 2013 (Cour de cassation, à la République41 .
civile, Chambre sociale, 19 mars 2013, 11-28.845, Publié au bulletin).
32 Cons. État, 3 mai 1950, Demoiselle Jamet.
33 Cons État, Avis 4/6 SSR, du 3 mai 2000, 217017, publié au recueil Lebon.
34 Trib. confl., 2 juin 1908, Girodetc. Morizot. 38 Martinez Eric, « Prolégomènes », in Fortier Vincente et Vialla François, La
35 Trib. adm. Paris, 17 oct. 2002, Ebrahimian (V. Jean-Pierre Didier, La Semaine religion dans les établissements de santé, Les études hospitalières, p. 19.
juridique - Administrations et collectivités territoriales, 2002, p. 1150). 39 Dans son étude présentée en 2005 au nom de la section des affaires sociales
36 Tel que modifié par la loi no 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déonto- du Conseil économique et social.
logie et aux droits et obligations des fonctionnaires. 40 Ibid.
37 Principes de droit public, 2e édition 1916, p. 476. 41 Philip-Gay Mathilde, Droit de la laïcité, Ellipses, Février 2016, 288 p.
M. Philip-Gay / Médecine & Droit 2016 (2016) 162–169 167

La première est l’obligation positive d’assurer la liberté de pourvoyeurs de soins spirituels exerçant au Québec évoqués plus
conscience, de garantir le libre exercice des cultes sous les haut. La seule nuance à cette idée est que d’après la circulaire
seules restrictions d’ordre public » définies par la loi. Cette du5 septembre 201148 , « l’aumônier est, quels que soient son
disposition est destinée avant tout, selon le rapport Briand, à mode d’exercice et sa quotité de travail dans l’établissement, un
« rassurer la susceptibilité éveillée des « fidèles », en proclamant agent public ». Cette idée contredirait donc l’idée d’un fournis-
solennellement que, non seulement la République ne saurait seur occasionnel.
opprimer les consciences ou gêner dans ses formes multiples Quoi qu’il en soit, et même si le rapport Briand n’explicite
l’expression extérieure des sentiments religieux, mais encore pas les justifications de la mise en place de ces dérogations,
qu’elle entend respecter et faire respecter la liberté de cons- il est possible d’en citer trois. Il s’agit, d’une part, de ne pas
cience et la liberté des cultes42 ». Cela se traduit par le droit porter atteinte aux libertés individuelles dans les lieux où usa-
à maintenir sa vie spirituelle en cas d’hospitalisation à travers gers et agents passent des périodes de temps qui peuvent être
la participation à la célébration d’offices religieux, le droit de longues, parfois sous contrainte et connaissent une forme plus
garder avec soi des objets liés à la pratique d’un culte, et la ou moins prononcée d’enfermement. C’est aussi, d’autre part,
présence d’un aumônier qui est désormais protégé43 , même pour tenir compte du fait que ce sont des lieux où se jouent
si « concrètement, (. . .) c’est, semble-t-il, plus à la faveur de des étapes déterminantes de la vie privée (dont on a vu qu’elles
l’isolement que les personnes hospitalisées sont prêtes à ren- pouvaient se rapporter à des convictions philosophiques et reli-
contrer un représentant de culte, que par besoin d’une continuité gieuses). C’est d’ailleurs l’une des raisons de la qualification
de pratique assidue qui serait liée à une conviction profonde44 . des chambres de ces établissements de lieu de vie protégé « en
Ce droit d’accès à l’aumônier concerne tous les cultes, avec tant que tel par la loi ». D’après la jurisprudence, le patient
tout de même la condition d’une certaine institutionnalisa- l’occupe « à titre temporaire mais certain et privatif » et à partir
tion des cultes eux-mêmes45 . Le Conseil d’État a ainsi admis du moment où cette chambre lui est affectée « et pour tout le
que le fait pour un aumônier protestant de n’être plus inté- temps que dure cette affectation, il a le droit sous la seule réserve
gré à l’Église réformée de France justifiait sa révocation par des nécessités du service, de se dire chez lui49 ». Enfin, il y a
l’hôpital dans lequel il intervenait. Il estimait que « le direc- certainement aussi une reconnaissance de la spécificité de ces
teur de l’hôpital était tenu, en présence d’une décision émanant lieux, construits sous influence religieuse avant d’être sécula-
d’une autorité représentative de cette église, de mettre fin à ses risés, et qui en conservent des traces et parfois le vocabulaire,
fonctions46 ». par la présence des« chapelles », ou autres « aumôniers » fai-
La seconde obligation est négative : la République ne doit sant, on l’a vu, partie intégrante du cadre juridique dans lesquels
ni reconnaître, ni salarier ni subventionner aucun culte. Toute- s’exercent les soins à l’hôpital.
fois, des dérogations sont prévues. C’est le cas précisément pour Par conséquent, il est possible d’établir une correspondance
les établissements publics tels que les« hospices » et asiles qui entre l’influence catholique sur l’institutionnalisation des soins
peuvent recevoir des subventions publiques pour « les dépenses avant la sécularisation, et les règles découlant de la proclamation
relatives à des services d’aumônerie » afin d’y assurer le libre de la liberté de conscience par la loi de 1905 qui s’appliquent
exercice des cultes, à condition de pas être permanentes et régu- en la matière. Mais la consécration législative des principes du
lières. Dans son rapport, Briand compare l’aumônier à« un libre choix et du consentement de la personne soignée, en lien
fournisseur ordinaire, par exemple un médecin occasionnel47 », avec celui de l’autonomie de la volonté50 , favorisent également
ce qui l’intègre au processus de soins ne manière non permanente la mise en œuvre de cette liberté.
et ne devrait pas permettre pas de l’assimiler complètement à ces
2.2. Un renforcement de la liberté de religion par la
proclamation de principes se rapportant à l’autonomie de
42 Briand Aristide, Rapport fait le 4 mars 1905, au nom de la commission
la volonté
relative à la séparation des Églises et de l’État et de la dénonciation du Concordat
chargée d’examiner le projet de loi et les diverses propositions de loi concernant
la séparation des Églises et de l’État.
La garantie de la liberté religieuse dans le cadre d’une société
43 Circulaire DHOS/P1/2006/538 du 20 décembre 2006 relative aux aumôniers laïque a aussi une fonction sociale. Le substantif grec « Laos
des établissements mentionnés à l’article 2 de la loi no 86-33 du 9 janvier 1986 (peuple) » que contient la racine du mot « laïcité », implique
portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière ; qu’elle soit un instrument d’apaisement, de paix sociale. C’est
CIRCULAIRE No DGOS/RH4/2011/356 du 5 septembre 2011 relative à la dans cet esprit, que le vivre ensemble est désormais reconnu
charte des aumôneries dans les établissements mentionnés à l’article 2 de la loi
86-33 du 9 janvier 1986 portant dispositions statutaires relatives à la fonction
comme pouvant légitimement fonder des restrictions à la liberté
publique hospitalière.
44 Montalbetti Françoise, Fins de vie et pratiques religieuses à l’hôpital dans

le respect de la laïcité, mémoire soutenu sous la direction de Michel Younès, 48 Circulaire DGOS/RH4 no 2011-356 du 5 septembre 2011 relative à la charte

Diplôme universitaire Religion, Liberté religieuse et laïcité, 2013, p. 9. des aumôneries dans les établissements mentionnés à l’article 2 de la loi no 86-33
45 Par ex. s’agissant de l’islam, V. Philip-Gay Mathilde, « Regards juridiques
du 9 janvier 1986 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique
sur la construction des institutions représentatives de l’islam en France », in hospitalière.
Bargues Cécile et Haupais Nicolas (dir.), Le fait religieux dans la construction 49 Cour appel Paris, 11e ch., 17 mars 1986.

de l’État, Pedone, 2016, pp. 167 à 180. 50 V. Commentaire de la décision no 2010-71 QPC du 26 novembre 2010 (Mlle
46 Conseil d’État, Section, du 17 octobre 1980, 13567, publié au recueil Lebon. Danielle S.), Les Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel, Cahier no 30, p.
47 Ibid. 16.
168 M. Philip-Gay / Médecine & Droit 2016 (2016) 162–169

religieuse par la Cour européenne des droits de l’Homme51 et la des connaissances médicales, et « l’avènement d’une société
Cour de cassation française52 . C’est en cela aussi que la laïcité où des citoyens éclairés et jouissant des libertés comme droits
est souvent liée à la citoyenneté, ce lien juridique entre l’État sacrés auraient l’opportunité du choix en toutes matières58 »,
et une personne permettant à cette dernière d’exercer des droits une certaine obligation d’information est née, dont les contours
civils et politiques, mais qui implique aussi qu’elle fasse preuve modernes ont été reprécisés récemment. Désormais, en vertu
d’une certaine loyauté envers la société. La fonction sociale de de l’article L. 1111-4 du Code de la santé publique59 , « toute
la laïcité se traduit donc en droit, même si son approche devient personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu
alors évidemment très différente, puisqu’il s’agit de penser en des informations et des préconisations qu’il lui fournit, les déci-
termes de conciliation entre les droits et libertés, voire en termes sions concernant sa santé. » Ainsi, elle peut, d’une part, refuser
de limites à ces libertés. C’est ainsi que l’on peut comprendre ou ne pas recevoir un traitement, le suivi du malade restant dans
un principe important dégagé par le Conseil constitutionnel en ce cas toutefois assuré par le médecin, « notamment son accom-
200553 , pour qui, les dispositions de l’article 1er de la Constitu- pagnement palliatif ». D’autre part, « le médecin a l’obligation
tion aux termes desquelles « la France est une République laïque de respecter la volonté de la personne après l’avoir informée
(. . .) interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances des conséquences de ses choix et de leur gravité ». Dans ce type
religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les de situations, des considérations religieuses peuvent intervenir
relations entre collectivités publiques et particuliers54 », ce qui dans la demande comme dans le refus de soins, et peuvent
peut sembler contradictoire avec l’évolution favorisant la recon- influencer la décision ou la pratique du soignant lui-même.
naissance de l’autonomie de volonté des personnes soignées. Or les tensions liées au fait religieux dans les hôpitaux
D’après son rapporteur, la loi du 4 mars 2002 supposait « non paraissent souvent naître de l’application de ces principes60 ,
seulement de clarifier un certain nombre de droits déjà reconnus mais en réalité, elles sont surtout le résultat de la méconnais-
à des degrés divers (. . .), mais aussi de les assortir de procédures sance de leurs limites. Par exemple, l’application du principe de
permettant de garantir leur effectivité. L’enjeu est bien de donner libre choix du praticien est source de multiple tensions, d’autant
à la personne malade les moyens d’exprimer sa volonté et de plus vives qu’elles mettent en jeu le principe constitutionnel
faire respecter ses décisions ». Cette personne a donc un droit d’égalité des sexes, qui compte parmi les « valeurs essentielles
au libre choix de son établissement de santé et de son patricien de la communauté française ». Cela explique l’importance de
garantis par l’article L. 1110-8 du Code de la santé publique qui mieux expliquer ses limites en cas d’urgence ou de fonctionne-
en fait un droit fondamental de la législation sanitaire, et qui est ment du service. D’ailleurs rappeler, sous forme de charte ou
considéré par le Conseil d’État comme un principe général du d’autres supports, les limites générales à la liberté de religion
droit55 . comme les limites propres au service public a un véritable effet
Quant au principe du consentement il s’est d’abord exercé apaisant.
dans le cadre de ce fameux « colloque singulier » entre le Il faut donc souscrire au constat de l’Observatoire de la laïcité
soignant et le soigné caractérisé par « la rencontre d’une consci- « sur la nécessité de porter à la connaissance des personnels et
ence et d’une confiance » ; des tiers s’insérant progressivement des patients les règles qui découlent du principe de laïcité [et]
dans cette relation56 . Recueillir ce consentement n’était pas également un besoin de formations sur les questions de laïcité
une idée complètement nouvelle : Hippocrate pensait que le et de gestion du fait religieux dans le secteur hospitalier », mais
médecin devait être utile ou du moins de ne pas nuire au patient, tout en constatant que ce besoin ne se limite pas à la connais-
ce qui impliquait pour le soignant d’essayer de susciter la coopé- sance de la laïcité61 . Par exemple, l’Observatoire cite comme
ration de ce dernier. Cette conception des soins a influencé incident possible, celui d’un patient qui se lève chaque nuit à la
la médecine bien au-delà de la prestation du fameux serment même heure pour effectuer sa prière et réveille son compagnon
d’Hippocrate, faisant évoluer l’appréhension de la personne de chambre qui a besoin de repos62 . Il préconise alors à juste
soignée57 . À partir du dix-huitième siècle avec la vulgarisation titre « de privilégier le dialogue pour éviter tout conflit entre
ces deux patients ». Néanmoins, il serait juridiquement faux et
complètement contreproductif de faire uniquement reposer ce
51 dialogue sur le rappel du principe de laïcité, qui comme nous
Cour EDH, Grande Chambre, 1er juillet 2014, SAS c. France.
52 Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 9 décembre 2014, 14- le verrons plus loin, n’est pas directement en cause en l’espèce.
80.873, Publié au bulletin. Le dialogue devra tout autant conduire à une meilleure compré-
53 À l’occasion de l’examen du projet de traité établissant une Constitution
hension des limites aux libertés fondamentales, dont – dans la
pour l’Europe.
54 Cons. Const., décision no 2004-505 DC du 19 nov. 2004.
55 Cons. État, 10/7 SSR, du 18 février 1998, 171851, mentionné aux tables du

recueil Lebon.
56 Truchet Didier, op. cit. 58 Ibid, p. 23.
57 Roland-Ramzi Geadah rappelle que le patient a pu être historiquement 59 Tel que modifié par l’article 5 de la loi no 2016-87 du 2 février 2016.
nommé l’« ergotant » (ce qui va à l’encontre de la passivité suggérée par le 60 L’acte de soin ou son refus peuvent en effet être motivés par des raisons

mot même de « patient »), le « malingre » ou le « valétudinaire » (deux termes religieuses ou philosophiques, voire entrer en contradiction avec les convictions
qui au contraire suscitent la pitié et renvoi à la faiblesse de celui qui est soigné). religieuses ou philosophiques du soignant.
V. Geadah Roland-Ramzi, Regards sur l’évolution des soins. Aspects historique 61 Observatoire de la laïcité, Laïcité et gestion du fait religieux dans les éta-

et éthique des relations entre professionnels de santé et patients, Recherche en blissements publics de santé, février 2016, p. 1.
soins infirmiers 2012/2 (No 109), pp. 16–32. 62 Ibid, p. 12.
M. Philip-Gay / Médecine & Droit 2016 (2016) 162–169 169

situation citée – la nécessité de tenir compte des droits d’autrui ces ingérences soient « prévues par la loi », qu’elles « consti-
pour l’exercer. tuent des mesures nécessaires, dans une société démocratique,
En effet, si être libre c’est bien agir conformément à sa propre à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou
détermination selon Descartes, un régime démocratique ne se de la morale publiques ».
caractérise pas par une garantie de l’exercice sans réserves des S’agissant des limites à l’exercice de la liberté de religion
libertés fondamentales, quelles qu’elles soient. Il se traduit plutôt propres au service public, le Conseil d’État avait déjà rappelé
par une définition précise et a priori de ces limites, ainsi que par dans son avis du 27 novembre 1989, que l’exercice de leur liberté
leur encadrement. Les rédacteurs de la Déclaration des droits de religieuse par les usagers pouvait être « limité dans la mesure
l’Homme et du citoyen, influencés en cela par des philosophes de où il ferait obstacle à l’accomplissement des missions dévolues
leur temps, étaient déjà conscients du fait que prévoir des limites par le législateur au service public ». Lorsque cette mission est
aux libertés était une garantie de leur bonne application. C’est le soin, l’usager (qu’il soit ou non-destinataire de ces soins),
cette constatation qui les a conduit à proclamer dans l’article 4 de ne doit pas lui faire obstacle, en dehors des cas d’application
cette Déclaration que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce de son droit au consentement aux soins, au libre choix du pra-
qui ne nuit pas à autrui : ainsi l’exercice des droits naturels de ticien et de son établissement de soins, ou à l’information. De
chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres même, comme le rappelle l’article 7 de la Charte de la laïcité des
Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces services publics, qui juridiquement a valeur de circulaire63 , les
bornes ne peuvent être déterminées que par la loi ». Il s’agira usagers des services publics doivent s’abstenir de toute forme
donc d’opérer une conciliation entre les différents principes, de prosélytisme, ce qui concerne également les aumôniers.
droits et libertés en présence. Pour conclure, l’analyse en droit constitutionnel des rapports
L’ordre public fait aussi expressément partie des limites de la entre religions et soins confirme, d’une part, une convergence
liberté de religion selon l’article 10 de cette même déclaration naturelle entre l’application des principes, droits ou liberté de
et l’article 1er de la loi de 1905. Toutefois, si l’on reprend la valeur fondamentale et la prise de décision médicale elle-aussi
distinction opérée par l’article 9 de la Convention européenne centrée sur la personne. D’autre part, elle met à jour la nécessité
des droits de l’Homme, une distinction doit être opérée entre de mieux former le personnel soignant au Droit, et d’axer en
la liberté de pensée (« de croire, de ne pas croire, de chan- particulier la formation sur les modalités de concilier les prin-
ger de religion ou de conviction ») qui est absolue, et celle de cipes, les droits et libertés qu’ils appliquent, ce qui permettrait
manifester sa religion ou sa conviction (individuellement ou col- de limiter les tensions liées au fait religieux.
lectivement, en public ou en privé, par le culte l’enseignement
les pratiques, l’accomplissement des rites) qui, elle, peut faire Déclaration de liens d’intérêts
l’objet d’ingérences de la part de l’État. Encore faut-il – du
moins hors période d’utilisation de pouvoirs d’exception – que L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.

63 Circulaire PM no 5209/SG du 13 avril 2007 relative à la Charte de la laïcité

dans les services publics.

Vous aimerez peut-être aussi