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Université de Montréal

Femmes fatales en devenirs


Les femmes vampires face à la domination masculine dans
Byzantium (2012, Neil Jordan)

par
Maeva Dubosc

Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques


Faculté des Arts et Sciences

Mémoire présenté à la Faculté des Arts et Sciences


en vue de l’obtention du grade de maîtrise
en études cinématographiques

août, 2015

© Maeva Dubosc, 2015


Université de Montréal
Faculté des études supérieures et postdoctorales

Ce mémoire intitulé :
Femmes fatales en devenirs
Les femmes vampires face à la domination masculine dans Byzantium (2012, Neil Jordan)

Présenté par :
Maeva Dubosc

a été évalué par un jury composé des personnes suivantes :

Oliver Asselin, président-raporteur


Silvestra Mariniello, directrice de recherche
Julianne Pidduck, membre du jury
Résumé
Ce mémoire est l'occasion d'établir une courte généalogie des femmes vampires au
cinéma, en mettant en avant la manière dont la figure de la femme vampire résonne avec celle
de la femme fatale, dans la mesure où elle constitue à la fois une vision négative de la femme
émancipée, tout en offrant une manière d’échapper au modèle féminin traditionnel. En me
demandant si le vampirisme peut être une source de pouvoir émancipatoire pour les femmes,
j’analyse attentivement Byzantium (2012) de Neil Jordan. À travers l’étude successive des
deux personnages principaux, Clara et Eleanor, je montre comment le film résonne avec la
généalogie des femmes vampires établie préalablement, ainsi qu’avec certains enjeux
féministes. Surtout, l’accent est mis sur la manière dont les personnages féminins contestent le
pouvoir masculin, à travers la performance des stéréotypes, pour Clara, et la prise de contrôle
du récit, pour Eleanor. Enfin, je me concentre sur la manière dont, à travers des mouvements
de devenirs, ces personnages sortent du cycle fatal de l’oppression masculiniste, qui mène
habituellement à l’extinction de la femme vampire en fin de récit, mais qui ici aboutit à une
tentative de réconciliation entre les sexes. Mon travail s’appuie sur de larges recherches
concernant la figure du vampire, ainsi que sur les études féministes et gender studies relatives
aux textes vampiriques. Je m’appuie également sur les réflexions de Judith Butler, les travaux
deleuziens sur la notion de « devenir », et les considérations de Derrida sur le don.

Mots-clés : Femmes, vampires, domination masculine, femmes fatales, stéréotypes, devenir.

i
Abstract
This master thesis is the opportunity to establish a short genealogy of vampire women
on screen, highlighting how the figure of the vampire resonates with that of the femme fatale,
since it is both a negative vision of the emancipated woman, while also providing a way to
escape the traditional female model. Wondering if vampirism can be a source of emancipatory
power for women, I analyze carefully Byzantium (2012, Neil Jordan). Through successive
study of the two main characters, Clara and Eleanor, I show how the film resonates with the
genealogy of vampire women established previously, as well as some feminist issues. Above
all, the emphasis is on how the female characters are challenging male power, through the
performance of stereotypes, for Clara, and through the takeover of the narrative, for Eleanor.
Finally, I focus on how, through movements of becomings, these characters come out of the
fatal cycle of masculinist oppression, which usually leads to the extinction of the female
vampire at the end of the story, but here leads to an attempt at reconciliation between the
sexes. My work is based on extensive research on the figure of the vampire, and women and
gender studies relating to vampiric texts. I also rely on Judith Butler’s work, the deleuzian
concept of “becoming”, and considerations on the gift by Derrida.

Keywords : Women, vampires, male domination, femme fatale, stereotypes, becoming.

ii
Table des matières
Résumé......................................................................................................................................... i  

Abstract ....................................................................................................................................... ii  

Table des matières...................................................................................................................... iii  

Remerciements ........................................................................................................................... iv  

Introduction ................................................................................................................................. 1  

Chapitre 1 : Clara ou la guerre des sexes .................................................................................. 28  

1) Donner : vampirisme et prostitution ............................................................................ 29  


2) Assujettir vs. s’émanciper............................................................................................. 34  
3) Imiter ou performer la femme fatale ? .......................................................................... 39  
4) Entériner ou subvertir ? Aliénation et/ou résistance à la domination masculine.......... 52  
5) Retour au don................................................................................................................ 55  
Chapitre 2 : Eleanor ou le récit de soi ....................................................................................... 59  

1) Être impossible ............................................................................................................. 60  


2) Euthanasier ................................................................................................................... 66  
3) Se raconter 1 : L’impossibilité de se raconter .............................................................. 71  
4) Se raconter 2 : La tentative du récit de soi au sein de la scène d’interpellation ........... 78  
5) De l’« écriture féminine » au devenir ........................................................................... 85  
Chapitre 3 : Clara et Eleanor, vampirisme et devenirs ............................................................. 89  

1) Devenir et vampirisme.................................................................................................. 90  
2) Devenir-vampire et devenir-femme dans Byzantium ................................................... 96  
3) Du devenir-femme à la reconnaissance mutuelle ? .................................................... 106  
4) Vers un devenir-imperceptible ou vers des sujets-femmes du féminisme ?............... 110  
Conclusion .............................................................................................................................. 112  

Bibliographie................................................................................................................................ i  

iii
Remerciements
Je remercie Silvestra Mariniello, tous mes camarades d’études, particulièrement
Charlotte, qui m’a accompagnée pendant tout mon processus, jusqu’à ma soutenance, ainsi
que mes collocataires et amis.

iv
Introduction

Mutations de la figure du vampire


Il est de coutume de faire de Dracula le Père des vampires. Le personnage historique
qui a servi d’inspiration à Bram Stoker (1897)1 donne au vampire les traits d’une créature
monolithique, figée dans une altérité diabolique. Ce monolithisme manichéen se répercute sur
les représentations suivantes de la créature vampirique, notamment au cinéma, en particulier
dans les adaptations qui s’appuient de près ou de loin sur l’œuvre de Bram Stoker. Ces
représentations, très influentes dans l’imaginaire vampirique – parce qu’elles représentent soit
de grosses productions de l’industrie hollywoodienne, soit des productions Hammer Films2–
tendent à cantonner la figure du vampire dans un genre horrifique qui fait du vampire un
antagoniste sans pitié, sans émotion autre que la soif de sang. La référence, même tacite, à
Dracula dans un texte sur les vampires semble incontournable ; voilà qui est fait. Plutôt que de
renchérir sur la propension des vampires hérités de Dracula à traduire les peurs et les désirs de
l’humain – ce qui suggérait une analyse virant vers la psychanalyse –, j’aimerais m’éloigner
de cette figure et, par la même occasion, envisager le vampire comme un texte culturel et
politique3 qui sert de véhicule, consciemment ou non, aux idéologies – qu’elles soient
dominantes ou marginales.
Je voudrais commencer par rappeler dans cette introduction que le vampire, en tant que
créature nomade, qui évolue d’un imaginaire à un autre, n’est pas aussi monolithique que les
discours répétés sur Dracula le laissent entendre ; que le vampire est loin d’être simplement et
seulement un antagoniste de film d’horreur. Dans The lure of the vampire (2005), Milly
Williamson avance de manière générale que l’intérêt pour la figure vampirique témoigne plus

1  Vlad  Tepes  III,  l’empaleur,  le  fils  de  Vlad  Dracul  (Vlad  le  Diable),  donc  le  «  fils  du  Diable  »  (Cf.  Soloviola-­‐

Horville,  2011).    
2   Les   productions   Hammer   Films   (Grande-­‐Bretagne)   ont   vécu   leur   âge   d’or   des   années   1950   aux   années  

1970,  mais  sont  encore  actives  aujourd’hui  (cf.  Stanzick,  2008).    


3  Comme  suggéré  par  Stacey  Abbott  (2007  :  82  –  83).    
d’une fascination que d’une peur. D’autre part, Williamson émet l’hypothèse selon laquelle
Dracula n’est pas en littérature le modèle sur lequel sont basés les vampires des XXème et
XXIème siècles. La figure qui aurait eu le plus d’influence sur la construction du vampire
serait Lord Byron qui est la source d’inspiration de John Polidori4 pour l’écriture de Vampyre
(1819) – considéré comme le « premier » récit vampirique occidental. Le vampire tel
qu’inspiré par Byron est le reflet d’un personnage public rebelle, qui se moque des
conventions sociales. Cette association du vampire à l’individu marginal de la société est
repris dans la littérature européenne du XIXème siècle. Milly Willamson suggère donc que,
par ce parallèle avec le marginal, « [t]he vampire offers a way of inhabiting difference with
pride, for embracing defiantly an identity that the world at large sees as ‘’other’’ »
(Williamson : 1). Le vampire serait idéalisé parce qu’il propose une vision méliorative de
l’altérité, ou du moins une possibilité de la vivre. Mais « to embrace the vampire is also to
embrace pain ; a painful awareness of outsiderdom, a recognition of inhabiting an unwelcome
self » (Williamson : 2). Cette peine, véhiculée de multiples manières, est susceptible de faire
du vampire « a figure of empathy » (Hunt & Co, 2014 : 7). Ainsi, si un certain nombre de
commentateurs avancent que les fictions vampiriques récentes ont « domestiqué » la figure du
vampire5, on peut au contraire considérer que le vampire a toujours été proche de ce qu’on
nomme l’humain, et pas seulement parce qu’il affiche des traits humanoïdes.

Vampires et figures de styles


Les vampires peuvent prendre toutes sortes de formes : « hyper-masculine King
Vampire, Fatal Woman (often a lesbian or a bisexual succubus), romantic bohemian, tortured
addict, monstrous child, human psychopath, punk rock rebel, ass-kicking action heroine,
preternatural aristo-fascist preoccupied by the purity of the ‘’race’’ or vampires’ superiority to
humans » (Hunt & Co, 2014 : 7). Aussi la tendance est-elle d’attribuer toutes sortes de figures
de style au vampire. Certains y voient une ombre projetée de l’humain : « they are the bodies

4  Physicien  et  compagnon  de  voyage  de  Byron.  


5   Cf.   The   vampire   defanged   :   how   the   embodiment   of   evil   became   a   romantic   hero   (Susannah   Clements,  

2011).  

2
which project the diversity of human identity and culture back to us » (Mutch : 8). Pour
d’autres, les vampires agissent comme des agents révélateurs (Zanger : 20), en particulier à
travers les figures de la métaphore et de la métonymie.
Les vampires, en tant que métaphores6, révèlent les préoccupations des époques
desquelles ils émergent, d’où l’expression de Nina Auerbach « Our vampires, ourselves »7. Par
exemple, le vampire est régulièrement interprété comme une « métaphore de
l’homosexualité », déjà dans des œuvres anciennes comme Carmilla (1872, Le Fanu), ou
beaucoup plus récemment dans True Blood (2008 – 2014)8 – entre autres. Le vampire peut
également devenir une métaphore de la ségrégation raciale9, de l’antisémitisme et de la
diaspora juive10, ou même d’évènements précis et refoulés par la mémoire collective11. En
retraçant tous ces exemples, on voit rapidement que le vampire permet la plupart du temps de
parler des groupes marginaux, qui sont ostracisés, que ce soit pour leur sexualité jugée
déviante, pour leur ethnie qui les rattache sans cesse dans l’imaginaire occidental à la
bestialité, ou pour leur religion12. Pour reprendre les mots d’Anne Rice, le vampire fait une
parfaite « metaphor of the outsider » (Martin : 38) ; métaphore que le rapprochement entre le
vampire et Lord Byron laissait présager. La notion de métaphore est souvent employée sans
trop de rigueur pour désigner la manière dont le vampire fait écho à une préoccupation
politico-sociale humaine, la manière dont il donne une image « autre » de la réalité que nous
vivons. Mais d’autres, comme Zanger, préfèrent voir le vampire en terme de métonymie qui
« replaces or juxtaposes contiguous terms that occupy a distinct or separate place within what

6  Cf.  Blood  read  :  the  vampire  as  metaphor  in  contemporary  culture  (Gordon,  1997).  
7  D’après  le  titre  de  son  ouvrage  Our  vampires,  ourselves  (Auerbach,  1995).  
8   Richard   Dyer   discute   du   lien   entre   homosexualité   et   vampirisme   dans   son   chapitre   «   It’s   in   the   kiss!:  

vampirism  as  homosexuality,  homosexuality  as  vampirism  »,  dans  The  culture  of  queers  (2002).  
9   Cf.   «   Whiteness,   vampires   and   humanity   in   contemporary   film   and   television   »   (Ewan   Kirkland)   dans  

Mutch,  2013.    
10   Cf.   «   The   vampiric   diaspora   :   the   complications   of   victimhood   and   post-­‐memory   as   configured   in   the  

jewish  migrant  vampire  »  (Simon  Bacon),  dans  Mutch,  2013.      


11   Cf.   Dans   «   Transcending   the   massacre   :   vampire   Mormons   in   the  Twilight   series   »   (Mutch,   2013),   Yael  

Maurer  avance  que  la  série  de  romans  Twilight  –  Twilight  (Meyer,  2005),  New  Moon  (Meyer,  2006),  Eclipse  
(Meyer,   2007),   Breaking   Dawn   (Meyer,   2008)     –   réécrit   le   massacre   de   Mountain   Meadows   en   1857,  
perpétué  par  des  Mormons  et  leurs  alliés  amérindiens  sur  des  émigrants  dans  le  sud  de  l’Utah,  et  qui  teinte  
l’histoire  mormone  d’un  sentiment  de  culpabilité.    
12  L’association  entre  les  vampires  et  les  turcs  musulmans,  par  exemple,  est  bien  connue.  Cf.  Bilger  :  32.    

3
is considered a single semantic or perceptual domain » (David Sapir13 cité dans Zanger : 20).
Le vampire est alors vu en contigüité avec l’humain, il s’y substitue pour en révéler les aspects
problématiques. Ensuite, les récits vampiriques peuvent comporter une valeur allégorique,
comme dans le Nosferatu de Murnau (1922) dans lequel « le personnage du vampire qui
propage la peste peut représenter selon les époques, la guerre, le nazisme et le sida »
(Bouchnak : 15). Enfin, les vampires peuvent de manière évidente être considérés comme des
oxymores, par leur qualité de mort-vivant, par le fait qu’ils provoquent autant le désir que la
peur. Les vampires ne semblent jamais à leur place nulle part, ni chez les vivants, ni chez les
morts, ni même chez les démons. Mais souvent le vampire renchérit sur sa condition de base et
se pose lui-même en contrepoint aux sociétés dans lesquelles il évolue, et assume son statut de
« metonymic vampire as social deviant » (Zanger : 17).

Figures de la rébellion
Le rapprochement entre le « social deviant », le marginal, et le vampire est explicite
dans la comparaison du vampire à deux figures de la modernité ; soit le bohémien et le dandy.
La popularisation littéraire du vampire au XIXème siècle fait écho à l’émergence de la figure
du bohémien, qui prend en Europe la forme concrète d’une entreprise collective, la Bohème,
créée par des artistes et des intellectuels en opposition à la culture dominante, et comme un
monde alternatif au sein de la société occidentale. Elizabeth Wilson, dans Bohemians : the
glamorous outcasts (2000), suggère que Lord Byron a fourni un modèle pour le futur
bohemien. Comme l’explique Williamson : « Byronism helped to shape a new kind of rebel
who comes to enter the twentieth century – the bohemian – a figure who was very much about
cutting the figure of the rebel, and the vampire also comes to adopt the pose of this emerging
bohemianism » (Williamson : 37). L’association du vampire au bohémien persiste dans la
construction du vampire, et est réactualisée, par exemple, à travers certains personnages des
Chroniques des vampires (The vampire chronicles, 1976 – 2014) d’Anne Rice, comme Lestat
et Louis qui se marginalisent de toute forme de société, qu’elle soit humaine ou vampire

13   Zanger   cite  :   «  The   anatomy   of   metaphore  »   (David   Sapir),   dans   The   social   use   of   metaphor  :   essays   on   the  

anthropology  of  rhetoric  (Sapir  &  Crocker,  1977).    

4
(Williamson : 38). Le vampire est donc semblable au bohémien dans la mesure où il se pose
en dehors de l’ordre établi, ne serait-ce que parce que les lois humaines ne le concernent que
peu.
Le vampirisme se rapproche sur plusieurs aspects de la définition du dandysme donnée
par Charles Baudelaire dans Le peintre de la vie moderne (1863, « IX. Le dandy »)14. Je
m’intéresse ici à la caractéristique générale qui lie à la fois le dandy et le vampire à la figure
du rebelle, pour renchérir sur la comparaison avec le bohémien. Baudelaire décrit le dandysme
comme « une institution en dehors des lois » (Baudelaire : 19) officielles, qui a ses propres
lois, « des lois rigoureuses auxquelles sont strictement soumis tous ses sujets, quelles que
soient d’ailleurs la fougue et l’indépendance de leur caractère » (Baudelaire : 19). Créer ses
propres lois, voilà qui sied bien aux vampires. Si dans les premiers objets littéraires du
XIXème siècle les vampires sont assez solitaires, ils n’en forment pas moins progressivement
une institution informelle, qui n’existe qu’à travers les règles strictes et communes auxquelles
sont soumis les vampires, et qui les placent en marge de la société. Puis, plus on avance dans
le XXème siècle, plus les vampires se regroupent ; dans les romans d’Anne Rice, mais aussi
au cinéma, où ils trainent d’abord en bandes de malfrats – dans Near dark (1987, Kathryn
Bigelow), Lost boys (1987, Joel Schumacher), Vampires (1998, John Carpenter)15. Ces
groupes deviennent ensuite plus organisés, plus hiérarchisés, des institutions à plus
proprement parler, au sens d’organismes légiférés ; dans des productions filmiques et
télévisuelles populaires comme Underworld (2003, Len Wiseman) ou True Blood (2008 –
2014, Alan Ball) ; mais également dans des productions indépendantes, comme Kiss of the
damned (2012, Xan Cassavetes), où l’accent est mis sur la présence d’une institution
vampirique comme élite sociale. Les vampires sont sous la gouverne de contraintes variables
qui les forcent aux marges de la société (je parle ici de contraintes « physiques » telles que
l’impossibilité de survivre à la lumière du jour et autres règles aussi variables que connues),
mais ils s’organisent également selon des règles précises qui les placent en dehors du règne

14  «  Le  dandysme  est  un  soleil  couchant  ;  comme  l’astre  qui  décline,  il  est  superbe,  sans  chaleur  et  plein  de  

mélancolie  »  (Baudelaire,  1863  :  21).    


15  Dans  ces  films,  les  vampires  font  figures  de  «  punks  ».    

5
humain tout en leur donnant la possibilité de vivre parmi les hommes – comme dans True
Blood et Kiss of the damned, où l’invention du sang synthétique ouvre des enjeux de « vivre
ensemble ». Et finalement, les règles des vampires ressemblent beaucoup aux lois humaines ;
elles sont système alternatif, mais pas contre-système. Ainsi, comme le dit Barbey d’Aurevilly
pour le dandy, le vampire « se joue de le règle et pourtant la respecte encore » (1966 : 675)16 ;
il conteste les lois existantes, mais ne veut cependant pas totalement renverser l’ordre établi,
puisqu’il a besoin de l’équilibre qui le fait vivre malgré la mort, et cet équilibre est permis par
le sang humain qu’il consomme. En fait, tout comme le vampire se situe sur la frontière entre
la vie et la mort, il est à mi-chemin entre l’ordre et le désordre, entre l’individualisme exacerbé
– qui refuse toute forme d’instance régulatrice – et la volonté de s’organiser selon une société
parallèle à celle de l’homme – c’est-à-dire se situer en dehors, mais reproduire les mêmes
schémas.

L’hégémonie mâle dans le réseau de fiction vampirique


Dans la première partie de cette introduction, j’ai montré que c’est la possibilité
d’éprouver de l’empathie pour les vampires qui fait d’eux des créatures fascinantes, malgré la
mort qu’ils imposent et la peur qu’ils inspirent. Leur figure de rebelles non-révolutionnaires
fait d’eux des êtres charmants, des « bads boys » juste assez « décalés » pour plaire – comme
en atteste le grand stardom autour de représentations du vampire comme Spike et Angel dans
le Buffverse17, Edward dans la série de films Twilight (2008 – 2012), et Damon et Stefan dans
le soap opera qu’est Vampire Diaries (2009 – en cours). L’attrait et l’empathie pour les
vampires est accru par le développement de la complexité intérieure des vampires grâce à des
récits à la première personne, notamment depuis les romans d’Anne Rice et d’autres ouvrages

16  Dans  le  même  ordre  d’idée,  Agamben  remarque  que  le  dandy,  «  l’homme  toujours  à  l’aise  »,  est  un  idéal  

dans  une  société  où  l’homme  à  mauvaise  conscience  parce  qu’il  a  transformé  tout  objet  en  marchandise  :  il  
se  joue  de  la  règle  de  la  marchandise  en  la  poussant  à  l’extrême  «  au  point  où  elle  s’abolirait  en  tant  que  
marchandise  pour  restituer  l’objet  à  sa  vérité  »  (Agamben,  1994  [1981]  :  86  –  89).    
17  Le  terme  «  Buffyverse  »  fait  référence  à  l’univers  de  Buffy  contre  les  vampires,  et  ne  se  limite  pas  à  la  

série.  

6
plus marginaux18, mais aussi par la suite au cinéma, en prenant comme personnage principal
un vampire, bien que la tendance persiste toujours à placer l’humain.e en premier rôle.
Néanmoins, au cinéma, la complexité émotive du vampire reste souvent réservée aux vampires
mâles, comme le remarque d’ailleurs Stacey Abbott :
In recent years, the genre has progressively privileged the male point of view in both
mainstream and independent film (see The Dracula Tape, Interview with the Vampire, Near
Dark, Blade and Angel), giving the vampire an increasingly morally ambiguous
representation, while female vampires in mainstream film have been provided with less
agency or ambivalence. Their voice and perspective are usually suppressed and they are rarely
allowed to embrace and express the pain and exhilaration at being a vampire in the manner of
Anne Rice’s Lestat, let alone their experience of the ‘’whirl and rush’’ of the city. (Abbott,
2014 : 39).

De même, les rapprochements avec les figures du bohémien et du dandy que j’ai
évoqués se font plutôt au masculin, tout comme la transformation du vampire en flâneur des
grandes villes, notées par Stacey Abbott qui remarque une fois de plus une dissymétrie entre
les représentations mâles et femelles : « The [female] cinematic19 vampire, however, has
largely been denied this transformation [from a pre-modern monster to an urban flâneur],
often relegated to the margins in favour of her male countepart. Rarely has she been able to
escape the image of the ‘’Fatal Woman’’ » (Abbott, 2014 : 38). La possibilité de partager ses
pensées et d’occuper son environnement est donc monopolisée par le sexe masculin, comme si
l’ombre des figures masculines de Dracula et Lord Byron continuait d’envelopper les
différentes fictions.

Contre l’hégémonie de Dracula : études féministes et gender studies

L’insistance sur la primeur de Dracula et Byron témoigne d’une tradition judéo-


chrétienne où l’on cherche à donner un Père à tout (Père de l’Humanité, Père de la
philosophie, de la littérature, du cinéma, etc). Même un ouvrage consacré uniquement aux
femmes vampires au cinéma est susceptible de réitérer la primauté du Père (vampirique) : la
couverture de Dracula’s daughters : The female vampire on film (Brode & Deyneka, 2014)

18  Comme  I,  vampire  (1984,  Jody  Scott).  


19  Par  opposition  aux  femmes  vampires  en  littérature,  à  qui  on  a  depuis  longtemps  donné  une  voix.    

7
montre Christopher Lee en Dracula20, qui convoite le cou de l’actrice Caroline Munro qui se
laisse faire, les yeux fermés. Le titre de l’ouvrage reprend celui du film produit par Universal
en 1936, Dracula’s daughter (Lambert Hillyer), ce qui n’est peut-être qu’un clin d’œil
ludique. Pour autant, cette première présentation de l’ouvrage laisse entendre que Dracula est
le Père des femmes vampires, alors que cette idée est démentie dès l’introduction de l’ouvrage.
L’hégémonie de Dracula, et du vampire mâle en général, peut être remise en question, et c’est
avec une autre généalogie, celle des femmes vampires, que j’aimerais travailler pour
circonscrire mon étude.
Les études féministes et gender studies récentes qui s’intéressent aux textes
vampiriques ont tendance à renforcer l’hégémonie masculine du vampire en ne considérant
que les textes (filmiques ou littéraires) où la répartition humain/vampire se fait selon le couple
homme-vampire/femme-humaine. Il est certes traditionnel, pour le genre horrifique, de placer
l’homme en position de prédateur, et la femme en position de victime. De plus, les fictions
vampiriques populaires récentes, telles que Buffy, Twilgiht, True Blood, ou Vampire Diaries,
tendent au premier abord à conserver cette répartition genrée, tout en insérant une histoire
d’amour entre le vampire et l’humaine. Les études féministes qui s’intéressent à ces textes
s’inquiètent souvent de la continuité entre la relation monstre-prédateur/humaine-proie et la
relation amoureuse homme/femme, et qui pourrait perpétuer une relation de pouvoir
déséquilibrée entre les deux genres, à l’avantage du mâle évidemment (Franiuk & Scherr : 17).
Bien que ces commentaires soient tout à fait pertinents, ils oublient souvent qu’un bon nombre
de fictions impliquent des femmes vampires, ou bien des femmes qui désirent devenir
vampires, et/ou qui le deviennent éventuellement, et pour qui cela peut devenir un enjeu
important. Comme le fait remarquer Nancy Schumann : « Before male domination put women
and vampirenesses on the side lines, vampire ladies ruled both literature and folklore all over
the world » (Schumann : 110). Il faut bien sûr nuancer ce qu’elle entend pas « ruled », parce
qu’il ne s’agissait pas non plus de faire des femmes vampires les héroïnes des récits dans

20  Dans  Dracula  A.D.  1972  (1972,  Alan  Gibson)  

8
lesquels elles étaient présentes. Je vais donc maintenant présenter une (brève) généalogie de la
femme vampire, en commençant en dehors du cinéma.

Généalogie des femmes vampires


Les choix engagés par cette généalogie des femmes vampires, forcément partielle et
partiale, sont orientés de manière à faire ressortir l’héritage dont échoient les personnages du
film que je vais étudier dans les prochains chapitres. Je mettrai donc de l’avant la
représentation de la femme vampire comme un être qui s’oppose au pouvoir patriarcal. Je
montrerai également comment chaque représentation de la femme vampire a une répercussion
sur la suivante, et comment une dynamique de transmission est engagée par les textes eux-
mêmes, notamment par les textes cinématographiques.

Mythologie vampirique
Les figures mythologiques féminines qui ont le plus d’influence sur la construction
occidentale de la vampire sont Lamia et Lilith. Selon Douglas Brode, Lamia, mythique reine
de Libye et maîtresse de Zeus, « provided an early incarnation of female vampire as natural
enemy of domesticity, sought by the patriarch for her forbidden allure, likely to ‘’swallow up’’
any man whole » (Brode & Deyneka : 2). Lamia n’est pas à proprement parler une vampire,
mais c’est littéralement une mangeuse d’hommes : « Lamia’s willingness to admit to her male
victims that they would be devoured in the process of lovemaking […] only adds to her iconic
stature » (Brode & Deyneka : 2). Elle est donc reliée à une sexualité débridée et violente qui
en fait un danger pour l’homme (dans le cadre des relations hétérosexuelles mises de l’avant).
Lilith renchérit sur la représentation de la femme comme mante religieuse. Bien qu’absente de
la Bible, Lilith est présente dans la mythologie judéo-chrétienne sous les traits de la première
femme d’Adam qui, créée de la poussière comme lui, aurait réclamé le droit à l’égalité ;
s’ayant vu refuser ce droit, Lilith aurait quitté le jardin d’Éden et serait devenue une succube,

9
« a demon who attacks men in their sleep, forcing them to have sex » (Schumann : 112)21.
Selon la légende, Lilith vient la nuit, et repart en laissant les hommes exténués par la perte de
sang comme de semence. Comme le remarque Douglas Brode, le point commun entre ces
deux figures mythologiques, et ce qui les rattache à la figure vampirique, réside dans la
transformation en serpent ; c’est sous cette forme que Lamia séduit ses victimes, et Lilith est
souvent assimilée au serpent qui tente Ève, menant à la corruption d’Adam. Le lien entre le
serpent et la vampire est particulièrement scellé par la morsure : « those two puncture marks
she [the vampire female] leaves on the neck of a victim more ressemble the bite of a snake
than that of a bat » (Brode & Deyneka : 4). La mythologie vampirique amorcée par ces deux
figures fait de la femelle vampire une menace contre le mâle au niveau individuel (puisque la
séduction mène à une atteinte à l’intégrité physique), mais aussi contre le pouvoir
masculin ; Lilith conteste non seulement la préséance d’Adam sur elle, mais, dans la version
où elle est associée au serpent, elle est aussi à l’origine de la chute du jardin d’Éden, lieu régi
par la loi du Père. Cette irrévérence face au patriarcat a d’ailleurs mené à la reprise de la figure
de Lilith par des féministes juives notamment, et d’autres féministes du XXème siècle, à
travers, entre autres, une « [f]eminist de-demonizing of Lilith» (Schumann : 113). C’est en
littérature que se manifeste d’abord la fascination pour Lilith et Lamia, ce qui va mener à
l’émergence des vampires modernes.

Littérature
Les origines de la fascination littéraire occidentale pour la « Belle Dame sans Merci »22
remontent au moins à la Renaissance (Brode & Deyneka: 5), mais c’est sur le XIXème siècle
que je me concentrerai pour cette brève présentation, puisque c’est à la fin du XIXème siècle
que le cinéma se développe et hérite d’un imaginaire dont la modernité est teintée de
misogynie – ce qui n’est pas sans rapport avec la femme vampire, comme je l’expliquerai plus
loin. Les femmes vampires sont arrivées dans la littérature occidentale par le biais de la
poésie, puis ont commencé à faire l’objet de courts récits dans les années 1820, sous la forme

21  D’après  Nancy  Schumann  (2013),  cette  version  de  Lilith  est  décrite  dans  le  Talmud  de  Babylone.    
22  Selon  le  titre  d’un  poème  d’Alain  Chartier  en  1424,  qui  fut  repris  par  John  Keats  en  1819.    

10
de nouvelles23. Certaines de ces nouvelles mettent en scène des Lamies, des « divinités
maléfiques de la mythologie gréco-romaine » (Finné & Marigny : 16), semblables à Lamia,
qui sucent le sang de nourrissons ou de jeunes hommes pendant qu’ils dorment. Dans ces
nouvelles, l’accent est mis sur la beauté et la séduction de ces femmes qui ne sont pas toutes
des vampires au sens fantastique, mais aussi des femmes fatales « dont la beauté constitue un
piège mortel pour leurs amants » (Finné & Marigny : 8). Les femmes vampires de la littérature
du XIXème siècle s’attaquent généralement au sexe opposé mais, comme le souligne Jean
Marigny, ce n’est pas systématique (Finné & Marigny : 8). Si la vampire ne s’en prend pas ici
à l’individu mâle, elle menace en revanche l’hégémonie hétérosexuelle24 et de ce fait l’ordre
social.
Progressivement, au fil du XXème siècle, alors qu’elles sont de moins en moins
« gothiques », les femmes vampires prennent en littérature des allures de féministes, ou pour
reprendre les mots empreints d’idéalisme de Jean Marigny : « [s]ur le plan social, ce sont
souvent des femmes libérées, parfaitement capables d’assumer leur destin et de surmonter les
obstacles qui se dressent sur leur route. Ces créatures imaginaires jouent peut-être de façon
symbolique le rôle auxquelles les femmes aspirent dans la société contemporaine » (Finné &
Marigny : 12). En réalité, le portrait de ces « femmes libérées » n’est pas aussi mélioratif que
les propos de Marigny le laissent penser – si l’on observe attentivement la manière dont les
femmes et la notion de « féminité » sont représentées à travers ces personnages vampiriques.
Dans les Chroniques des vampires d’Anne Rice, les femmes vampires sont certes « liberated
by vampirism », contrairement aux vampires hommes qui perçoivent leur condition souvent
comme un fardeau, une malédiction (Schumann : 114). Le personnage d’Akasha25 en
particulier est apparenté à une figure féministe vengeresse :
She silently waited for thousands of years for the world to be ready to be run exclusively by
women. Akasha plans to keep only a few males to ensure future generations of humans and
envisions a less violent society as a result. Only when men can no longer remember violence

23  Dont  certaines  sont  réunies  par  Jacques  Finné  et  Jean  Marigny  dans  une  anthologie  de  nouvelles  intitulée  

Les  femmes  vampires  (2010).  


24  Pour  reprendre  l’expression  de  Judith  Butler  dans  Ces  corps  qui  comptent  (2009  [1993]),  qui  remplace  

celle  de  «  matrice  hétérosexuelle  »  d’abord  employée  dans  Trouble  dans  le  genre  (2005  [1990]).  
25  Dans  La  Reine  des  damnés  [Queen  of  the  damned]  (2010  [1988],  Anne  Rice).    

11
and are incapable of grasping the concept of rape and all the other crimes committed against
women over the centuries, shall the number slowly be allowed to increase. (Schumann : 114)

Seulement, Akasha sème sur son passage assez de violence elle-même pour que le récit
tende vers sa nécessaire destruction. L’association entre la femme vampire et une vision très
péjorative du féminisme est récurrente. Dans un article sur la bande-dessinée Dracula vs. King
Arthur, Katherine Allocco (2013) remarque que les femmes vampires dans cette fiction sont
représentées par des femmes arthuriennes apparentées à des « viragos »26 sexualisées et
agressives (Allocco : 149). La virago, qui apparaît souvent dans les productions culturelles du
Moyen-Âge, est communément considérée comme une femme qui présente des traits
masculins et qui de ce fait transgresse les normes de genre : « She presumed a power that was
not hers and thus upset social norms. […] The virago was not just unatural ; she was also
dangerous and monstrous and often generated society’s tremendous anxiety over the unstable
and unruly character of women’s bodies» (Allocco : 153). La virago avait également la
réputation de pouvoir retenir ses menstruations, afin d’obtenir éventuellement des qualités
dites « masculines » ; et cette rétention de sang constitue un motif significatif dans le
rapprochement entre la virago et la vampire : « This state is a serious gender disorder and
appears to prefigure the vampire whose relationship to blood also imbues her with power that
she should not possess » (Allocco : 155). Cette vision de la femme forte comme usurpatrice du
pouvoir de l’homme constitue clairement une vision péjorative des féministes ; et ce genre de
représentation mène généralement à l’anéantissement de la « virago » en fin de récit.

Au cinéma
Au cinéma, la représentation des femmes vampires reproduit dans un premier temps le
schéma narratif récurrent présent en littérature, basé sur : la séduction de l’humain par la
femme vampire, ce qui mène à une menace contre le pouvoir patriarcal, et qui finit sur
l’anéantissement de la menace, généralement par la destruction de la vampire. Je montrerai
que ce schéma narratif va progressivement constituer un cycle de répétitif duquel les femmes
vampires ont du mal à sortir.

26  Le  terme  «  virago  »  a  d’ailleurs  été  employé  comme  insulte  visant  particulièrement  les  féministes.  

12
• Les  vamps  des  années  1910  et  1920  
On the movie screen I am « Naughty Nance »,
And I play in Vampire rôles ;
I’m the worst Vampire you’ve ever seen –
A destroyer of hearts and souls.
– W.S. Crawford (1917)

I like being a vampire. A vamp is an asset to society and not a liability ; she is
society’s negative lesson. « Don’t do as I do », she says, « do as I don’t ».
– Nita Naldi (1925)

I hate the tern « vampire » – it is contemptuous. I do not like to play vampire


roles ; I do not believe that there is such a woman, or that there ever has been.
– Barbara La Marr (1925)

Les débuts de la femme vampire au cinéma renchérissent sur les dangers liés à la
féminité et à la sexualité féminine d’abord exposés dans la littérature du XIXème ; la vampire,
communément appelée la « vamp », fait son apparition au cinéma dans les années 1910 sous
les traits d’une femme fatale qui peut parfois faire couler le sang, mais ne le boit pas. En 1913,
The Vampire, produit par la compagnie Kalem, inaugure une tradition hollywoodienne de
séductrices appâtées par l’argent et le pouvoir, qui exercent fascination et domination sur des
hommes riches et mariés. Suivra A Fool there was (1915) 27 produit par la Fox et mettant en
scène la célèbre Theda Bara qui fournira « a popular model for the characterization of all
women who used their bodies as lure to attract able-bodied and financially secure males »
(Dijkstra : 5). Ces femmes qualifiées de « vampires » ou « vamp » (elles ne portent
généralement pas d’autre nom) sont bien humaines, et elles sont souvent présentées comme
venant de contrées éloignées :
The screen vamp is a brunette, preferably with Latin blood flowing in her veins […] It is her
inheritance – the warm-eyed woman, with her passionate response to moods, her
sophistication, her sparkling, yet subtle, appeal to the opposite sex. That is her inheritance
from the climate in which she and her ancestors were reared. The women of Egypt and Asia
Minor are fundamentally vamps. (La Marr & Naldi, 1925 : 42).

Ce discours essentialiste empreint d’exotisme est donné par Nita Naldi, actrice ayant
joué plusieurs rôles de vamps. Seulement, si ces propos peuvent donner à la vamp un aspect

27  Le  titre  s’inspire  du  premier  vers  du  poème  de  Rudyard  Kipling  intitulé  «  The  Vampire  »  (1897).  

13
fascinant, cette figure représente aussi la tentatrice à abattre ; son destin est scellé d’avance
comme le fait ressortir le résumé de The Vampire (1913) dans A picturial history of the
movies (Taylor, 1943) : « She had to mess things up between the hero and his girl friend (sic),
knowing in advance (if she had ever seen a vampire picture) that she was destined to lose him
and to come to a bad end » (Taylor : 26). Le brin d’humour qui se cache dans la parenthèse (de
peu de bon goût) met en exergue le fait que ces femmes qui paraissent subvertir l’ordre établi
par leurs attitudes hors-normes, n’ont en fait aucun contrôle sur les évènements, et que le récit
tend surtout à condamner celles qui s’éloignent du droit chemin ; à donner une leçon, comme
le remarque avec beaucoup d’enthousiasme Nita Naldi : « She personifies the greatest
romantic and moral lesson that can be taught » (La Marr & Naldi : 42). Ce rôle standardisé de
la vamp préfigure celui de la femme fatale qui va émerger après l’application du code Hayes à
Hollywood, dont l’évolution au cours du récit suit à peu près le même schéma.

• Les  années  1930  


La vampire devient ensuite une « vraie vampire », buveuse de sang, dans Vampyr, ou
l’étrange aventure d’Allan Gray (1932), une adaptation de Carmilla réalisée par Carl Theodor
Dreyer en Europe, puis dans Dracula’s daughter (1936, Lambert Hillyer), film d’horreur
classique produit par Universal sous le code Hays. Dans ce deuxième film, la Comtesse
Zaleska (Gloria Holden) présente une sexualité ambigüe, qui en fait souvent un exemple de
représentation de l’homosexualité durant le code Hays (Brode & Deyneka : 11 – 12)28. La
Comtesse Zaleska est la fille de Dracula, et donc l’héritière de Bela Lugosi dans Dracula
(1931), produit précédemment par Universal. Seulement, comme le remarque Douglas Brode,
la Comtesse ne ressemble pas vraiment à son père : « compared to Bela Lugosi’s incarnation
of her father, Countess Zaleska is not a cackling fiend, but sympathetic. She appears truly
distraught by the deeds that, while under ‘’the influence’’ [of vampirism], she inflicts on
humanity » (Brode & Deyneka : 12). Le personnage joué par Gloria Holden tente de rompre
avec le Père, avec Dracula, en montrant une volonté de rédemption en voulant renoncer à son
vampirisme. Cependant, si de ce fait elle provoque l’empathie du spectateur, ce n’est que

28  Cf.  le  documentaire  de  Rob  Epstein  et  Jeffrey  Friedman,  The  Celluloid  closet  (1995).    

14
parce qu’elle reconnaît son inadéquation dans le monde, que parce qu’elle a intériorisé l’idée
selon laquelle ses désirs – ambivalents – sont de l’ordre de la déviance, ce qui fait d’elle un
personnage tragique.

• Hammer  Films  
Les productions Hammer Films, créées en 1934, en Angleterre, relancent leurs
productions après la halte de la guerre, en s’associant pour la première fois en 1951 avec des
compagnies de productions américaines. Plusieurs gros succès sont des films de vampires
(Horror of Dracula, 1958 ; Brides of Dracula, 1960), et certains mettent de l’avant des
femmes vampires, avec en particulier The Vampire Lovers (1970, Roy Ward Baker), avec
Ingrid Pitt jouant le rôle de Carmilla/Millarca, dans cette adaptation de Carmilla. Comme le
dit Douglas Brode : « In light of female flesh revealed in abundance the film could easily be
mistaken for a Playboy production » (Brode : 115). La fin du code Hays en 1966 et
l’élaboration d’un nouveau système de classification cinématographique29 a permis une
production plus large de films dans l’industrie du cinéma, et surtout une représentation plus
explicite de la sexualité. The Vampire Lovers est le premier opus de la trilogie Karnstein
produite par la Hammer (auquel suivent Lust for a Vampire et Twins of Evil, tous deux en
1971). Le désir lesbien qui y est représenté est avant tout construit pour le male gaze, la
pulsion scopique masculine, qui se satisfera également de voir les femmes-vampires-
lesbiennes anéanties à la fin du film à l’aide d’un pieu (substitut évident du phallus) dans le
cœur30. Aussi, ces récits apparaissent comme des réactions aux mouvements féministes dits de
la « deuxième vague »31 qui menacent ostensiblement le pouvoir masculin et qui contestent la
réification et la sexualisation du corps de la femme dans les médias et dans l’industrie
cinématographique.

• Vampires  européennes  

29  Le  «  Production  Code  of  the  Motion  Picture  Association  of  America  »,  ou  «  MPAA  rating  system».    
30  Voir   à   ce   propos   l’article   de   Douglas   Brode,   «   Heritage   of   Hammer  :   Carmilla   Karnstein   and   the  
sisterhood  of  Satan  »  (2014,  Brode  &  Deyneka).    
31  Durant  les  années  1960  et  1970.    

15
En Europe de l’Ouest, les années 1960 et 1970 donnent une vision un peu plus
complexe de la femme vampire au cinéma. Le français Roger Vadim réalise Et mourir de
plaisir (Blood and Roses pour la version anglophone) en 1960, une autre adaptation assez libre
de Carmilla tournée en Italie, avec une distribution multinationale32. Ce « film d’art » se
concentre sur le récit de Carmilla qui est progressivement investie de l’esprit de son ancêtre
Millarca Karnstein. Selon la version originale française ou la version alternative anglophone,
le film nous donne plus ou moins accès à l’intériorité de la « vampire » (selon la version, le
doute est plus ou moins laissé quant au statut de vampire de Carmilla), mais le désir lesbien est
quelque peu effacé par le trio amoureux entre Carmilla, Georgia33 et Leopoldo ; Carmilla ne
semble convoiter Georgia que pour se rapprocher de Leopoldo. À la fin du film Carmilla, dans
sa robe de satin blanc, meurt empalée sur une branche, emmêlée dans des fils barbelés, mais la
narration (différente selon la version)34 sous-entend que Millarca, la vampire, survit dans le
corps de Georgia, insistant ainsi sur le caractère nomade de la créature ; caractère qui est
également mis de l’avant dans Les lèvres rouges.
Les Lèvres rouges (1971, Harry Kümel – connu comme Daughters of Darkness en
anglais) est un film franco-belge-allemand, tourné en Belgique, avec Delphine Seyrig dans le
rôle de la Comtesse Báthory35, qui mêle le personnage historique et les légendes vampiriques.
Dans une esthétique inspirée de l’auteurisme de la Nouvelle Vague (comme l’observe Brigid
Cherry : 221), Elizabeth séduit un couple de jeunes gens nouvellement mariés (Stefan et
Valérie) et dont le mari est violent. Comme le remarque Brigid Cherry, au sein du paysage
vampirique des années 1970 (le film est produit en même temps que la trilogie Karnstein de la

32  Annette  Stroyberg-­‐Vadim  est  danoise,  Mel  Ferrer  est  américain,  et  Elsa  Martinelli  est  italienne.  
33  Qui  joue  le  rôle  de  Laura  dans  la  nouvelle  de  Le  Fanu.    
34   La   version   doublée   en   anglais   présente   la   voix   off   de   Carmilla/Millarca   qui   raconte   sa   propre   histoire,  

alors   que,   dans   la   version   originale   française,   l’histoire   de   Carmilla/Millarca   est   introduite   par   un  
personnage   masculin   racontant   ce   qui   lui   est   arrivé   en   Italie,   à   la   manière   des   nouvelles   fantastiques   du  
XIXème  siècle.    
35   La   légende   qui   plane   autour   du   personnage   historique   qu’est   la   Comtesse   Báthory   a   fait   l’objet   de  

nombreuses   fictions   littéraires   –   La   Comtesse   sanglante   (1962,   Valentine   Penrose),   par   exemple   –   et  
cinématographiques   –   dont   The   Countess   (2009,   Julie   Delpy),   Bathory  :   countess   of   blood   (2008,   Juraj  
Jakubisko),  ou  même  un  film  canadien,  en  partie  tourné  à  Montréal,  Eternal  (2004,  Wilhelm  Liebenberg  &  
Federico  Sanchez).    

16
Hammer), Les lèvres rouges « is less exploitative than other examples of the cycle and if not
quite a feminist text, certainly explores relevant themes of domestic violence, female
solidarity, and revenge against the oppressive male » (Cherry : 220). L’« antimale narrative »
(Zimmerman : 158), est perceptible dans la punition ostensible du mari violent, et dans le
ridicule et le dédain avec lequel Van Hellsing est traîté36. Plus important encore, Cherry
précise qu’Elizabeth « possesses vampire agency » (Cherry : 231), dans la mesure où elle n’a
pas été créée par un patriarche vampire (comme les femmes de Dracula), mais aussi dans la
mesure où « Elizabeth is empowered by her vampirism » (Cherry : 232). C’est parce qu’elle
est vampire qu’elle peut être indépendante, et qu’elle peut libérer les autres femmes des
comportements oppressifs et machistes des hommes – même si cela signifie être sous
l’influence d’Elizabeth. Aussi, du fait de son bohémianisme, Brigid Cherry qualifie Elizabeth
de « nomadic vampire » (Cherry : 227) mais ne va pas beaucoup plus loin que le fait qu’elle
voyage beaucoup. Pourtant, par la manière dont le film fait écho à la fin de Et mourir de
plaisir, on peut considérer que la vampire nomade est également, comme je l’ai déjà suggéré,
celle qui voyage de fiction en fiction. Elizabeth meurt elle aussi empalée sur une branche,
mais l’épilogue suggère que son esprit survit à travers Valérie. « Quelques mois plus tard »,
Valérie, arborant le style vestimentaire et le maquillage soigné d’Elizabeth, et tenant un
discours semblable à sa maîtresse, séduit un jeune couple. Une fois encore, la transmission
vampirique, d’une fiction à une autre, est mise de l’avant.

• Vampires  indépendantes  américaines  


Dans les années 1990, les femmes vampires investissent les rues des grandes villes,
espaces auparavant réservés aux vampires mâles (reproduisant ainsi dans l’univers vampirique
la dissymétrie de genre qui confine la femme à l’intérieur tandis que l’extérieur est réservé à
l’homme37). Dans son article « Taking back the night : Dracula’s daughter in New York »

36   Ce   personnage,   important   dans   Dracula   (1897),   et   repris   dans   de   nombreuses   fictions,   dont   les  
adaptations  de  Dracula,  mais  pas  seulement,  devrait  représenter  une  menace  sérieuse  ;  mais  il  est  un  peu  
ridicule,  et  il  se  fait  rouler  dessus  avec  mépris  par  Elizabeth.      
37  À  propos  des  couples  d’opposition  entre  masculin  et  féminin,  voir  La  domination  masculine  (Bourdieu,  

1998  :  82).    

17
(2014), Stacey Abbott analyse trois films indépendants des années 1990 qui réimaginent la
femme vampire en flâneuse parcourant les rues de New York : Nadja (1994, Michael
Almareyda), The Addiction (1995, Abel Ferrara) et Habit (1995, Larry Fessenden). Le
troisième film, bien que de facture indépendante (« indie »), reste dans un schéma narratif
traditionnel faisant de la femme vampire une « féministe » (aux cheveux courts) à la sexualité
libérée (qui avoisine la nymphomanie), qui parasite la vie du héros jusqu’à ce qu’il n’ait plus
d’autre choix que de se jeter en bas d’un balcon avec elle pour la tuer. Les deux premiers en
revanche se concentrent sur l’intériorité de la femme vampire. Abbott avance que Nadja, grâce
à son esthétique en partie expérimentale, « privileges the female vampire’s point of view and
subjective experience of the city, while also engaging in a dialogue with earlier vampire films
as means of offering an alternative reflection on the genre » (2014 : 40). Ce dernier point est
intéressant car il montre encore une fois comment les textes vampiriques sont connectés les
uns aux autres. Par l’utilisation du noir et blanc, Nadja fait écho aux films d’horreur
classiques, mais aussi aux films d’avant-garde des années 1920. De plus, selon Abbott, le film
permet une sorte de pastiche des films d’horreur classiques, un aspect qui est accentué par la
ressemblance de costume entre Nadja et la Comtesse Zaleska dans Dracula’s daughter (1936).
Nadja présente également des affinités avec Vampyr (1932, Dreyer), dans l’effacement de la
frontière entre le rêve et la réalité. Cette effacement permet de mettre en avant la subjectivité
de Nadja, conférée notamment par l’utilisation expérimentale de la caméra-jouet Fisher Price
PXL 2000 : « The stylistic choice to use pixelvision in Nadja, therefore, is an attempt to
aesthetically convey the female vampire’s sensual experience of her vampiric night-time
existence » (Abbott, 2014 : 46). La voix off de Nadja permet également d’avoir accès à la
complexité du personnage, tout comme la voix off de Kathy dans The Addiction, qui permet
d’avoir accès aux réflexions philosophiques de la jeune femme vampire – qui écrit une thèse
en philosophie. Seulement, dans The Addiction, l’allégorie de la dépendance à la drogue fait
du vampirisme une source d’oppression plus que de libération. Finalement, Stacey Abbott met
l’accent sur les résurrections finales de ces deux films, Nadja et The Addiction. La renaissance
de Kathy à la fin de ce dernier se fait sur le mode de la rédemption chrétienne, mais la
transmutation de Nadja, en revanche, rejoue la réincarnation d’Elizabeth Báthory à la fin des
Lèvres rouges (Abbott, 2014 : 50). Selon Abbott, ces films, tout comme The Hunger (1983,
Tony Scott) – à la fin duquel Sarah, l’humaine, prend la place de la vampire Miriam Blaylock

18
–, mettent en évidence le cycle de répétition dans lequel les femmes vampires sont prises :
« following the classic Hollywood model, the female vampire must be destroyed in order to
facilitate a return to normality » (Abbott, 2014 : 49) ; mais la femelle vampire s’échappe
toujours au dernier moment. Ce schéma narratif est à double-sens : « Either the female
vampire cannot be destroyed or contained and therefore lives on » (ibid : 50), ce qui
signifierait, dans le contexte de lutte contre le patriarcat, que le féminisme survit ; « or she is
trapped in an endless repetition, unable to evolve » (ibid : 50), ce qui voudrait dire que la
femme vampire n’arrive pas à vraiment s’extraire des schémas narratifs phallocratiques qui
signent sa destruction, à chaque fois, encore et encore.

• Paranormal  romance  
Damon : You don’t get to make decisions anymore.
Elena : When have I ever made a decision? You and Stephan do that for me. Now this, this is
my decision.
Damon : Who’s going to save your life while you’re out making decisions?
Elena : You’re not listening to me Damon, I don’t want to be saved.
– The Vampire Diaries, 201038

Les productions cinématographiques et télévisuelles de vampires récentes, depuis les


années 2000, sont principalement des adaptations de littérature appelée « Paranormal
Romance » ou « Young Adult – YA – vampire fiction » (Priest : 55). Ce genre littéraire, qui
reproduit les mêmes schémas narratifs que les romans d’amour usuels, est principalement écrit
par des femmes39, et le public visé est également féminin40. La réception de ces textes est
sujette à débat au sein des gender studies et des études féministes. Parmi les reproches
formulés figure la propension de ces textes à maintenir une répartition traditionnelle des rôles
genrés, à travers la fascination passive et attentionnée de l’héroïne pour le mâle contrôlant et
dangereux (Franiuk & Scherr : 14). Hannah Priest pointe également du doigt l’infantilisation
courante de l’héroïne humaine par le vampire mâle (Priest : 63 – 65). Reprenant les réflexions

38  Vampire  Diaries  (série  T.V.),  saison  2,  épisode  10.  


39   Stephenie   Meyer   pour   Twilight,   Lisa   Jane   Smith   pour   Vampire   Diaries   (1991   -­‐1992),   Charlaine   Harris  

pour  The  Southern  vampire  mysteries  (2001  –  2013),  Richelle  Mead  pour  Vampire  Academy  (2007  –  2010)  –  
pour  citer  les  plus  populaires.      
40  Voir  à  ce  propos  l’article  de  Margo  Buchanan-­‐Oliver  et  Hope  Jensen  Schau  (2012).  

19
de Fred Botting41, Priest avance aussi que la YA vampire fiction réinstaure des régimes de
prohibition (notamment sexuelle), à travers « an often very tangible ‘’paternal figure’’ with
concomitant ‘’symbolic power’’ » (Priest : 69). Cette prohibition paternaliste condamne toute
sexualité jugée débridée ou déviante (comme Edward, dans Twilight, qui refuse d’avoir des
relations sexuelles avec Bella avant le mariage). Finalement, la nature vampirique du mâle fait
de lui un être qui doit sans cesse contenir sa violence, et cette violence contenue a tendance à
être érotisée par les paranormal romances (Franiuk & scherr : 20)42. Néanmoins, ces récits
présentent également certaines ambiguïtés quant au traitement des personnages féminins
lorsqu’ils finissent par se transformer en vampires. D’abord, comme le relève Schumann, le
statut des femmes vampires contemporaines change par rapport à celles qui les précèdent, dans
la mesure où le vampirisme fait maintenant d’elles de super-héroïnes, de « modern-age
superwomen » (Schumann : 116). Le fait n’est pas très étonnant vu que les vampires mâles le
sont eux-mêmes43. La particularité des femmes vampires réside dans le fait qu’elles
deviennent des « übermothers » (Schumann : 116), des mères surnaturelles qui protègent leurs
familles humaines et vampiriques44. Ce cantonnement dans le rôle de la Mère est susceptible
d’éveiller le soupçon féministe, mais ces personnages correspondent aussi au fantasme du
« having it all »45 ; le pouvoir et la féminité :
[T]hese women are examples of modern-day, independent women who can apparently do
everything and all at the same time, too. They have jobs or schools responsibilities, families to
take care of, vampire boyfriends, vampire vendettas to sort out, and despite all this, they are
beautiful, pleasant people, perfect hostesses who can cook. (Schumann : 116)

41  Fred  Botting,  2008,  Limits  of  horror  :  Technology,  bodies,  gothic,  Manchestser  &  New  York  :  Manchester  

University  Press.    
42   Ce   qui   est   problématique   d’un   point   de   vue   féministe   qui   se   concentre   sur   les   sous-­‐textes   relatifs   à   la  

violence  conjugale.  Cf.  Franiuk  &  Scherr  :  19.      


43   Cf.   Angel   dans   Angel   et   Buffy,   Edward   dans   Twilight,   Damon   et   Stefan   dans   Vampire   Diaries,   et   Bill   et   Eric  

dans   True   Blood,   ressemblent   plus   à   des   «   dark   knights   »,   à   des   héros   ténébreux   à   la   Batman,   qu’à   des  
monstres  sanguinaires.    
44   Bella   devient   la   mère   protectrice   de   sa   famille   humaine,   de   la   famille   d’Edward,   et   éventuellement   sauve  

la  mise  à  tous  les  gentils  grâce  à  ses  pouvoirs  vampiriques  ;  Elena,  dans  la  série  de  romans  The  Vampire  
Diaries  (1991  –  2011),  devient  la  mère  protectrice  de  sa  ville  en  tant  que  fantôme,  après  sa  mort  en  tant  
que  vampire.  
45   L’expression   est   communément   employée   dans   le   domaine   des   études   féministes   pour   désigner   les  

représentations  de  femmes  qui  cherchent  à  avoir  une  carrière  professionnelle  et  une  famille.    

20
De quoi donner envie. Ces récits offrent aussi parfois la possibilité aux personnages
féminins d’échapper au contrôle masculin, notamment à travers la transformation en vampire.
Si, pour Bella, dans Twilight, le désir de transformation en vampire semble à premier abord
correspondre à un désir d’éternelle jeunesse et de beauté idéalisée, le roman insiste ensuite sur
le sentiment d’égalité qu’elle éprouve vis-à-vis de son mari grâce à sa transformation en
vampire : « No fear – especially not that. We could love together – both active participants
now. Finally equals46 » (Meyer, 2008a : 446). La transformation en vampire devient alors le
moyen d’atteindre l’égalité, de manière idéalisée, en devenant une super-héroïne aux côtés
d’un super-héros.

La femme vampire : l’ambiguïté d’une figure « anti-patriarcale »


Vampires were supposed to menace women, but to me at least, they promised
protection against a destiny of girdles, spike heels, and approval.
– Nina Auerbach47

L’ambiguïté qui émerge des récits du XXème siècle mettant en scène des femmes
vampires est immanquablement la suivante : la femme vampire est « libérée » – ou du moins
elle correspond à une certaine conception de la femme libre, indépendante – mais elle est
presque systématiquement punie en fin de récit, en étant soit tuée, soit « soignée » de son
vampirisme. Avant d’être un être surnaturel, la vamp des débuts du cinéma reflète, comme le
suggère Bram Dijkstra (1996), l’idéologie misogyne de la modernité. Dijkstra met en évidence
les discours dominants de la fin du XIXème concernant la capacité de l’être humain à
« transcender » la nature, en même temps que la femme est considérée comme à peine plus
qu’une machine à reproduction ; donnant ainsi la prépondérance au domaine des hommes, au
« manhood » qui est domaine de raison, et par opposition plaçant une malédiction sur le genre
féminin qui est réduit aux instincts et au naturel. Plus précisément, les travaux de Darwin ont

46   Je   soulignerai   en   gras   tout   ce   qui   est   souligné   par   moi,   que   ce   soit   dans   les   citations   textuelles   ou   les  

citations  filmiques.  
47  Nina  Auerbach,  Our  Vampire,  ourselves,  1995,  p.4.    

21
été instrumentalisés pour faire un exposé soi-disant scientifique de la féminité comme
dégénérescence et source de conflit :
The later nineteenth century used Darwin's discoveries to transform the scattershot gender
conflicts of earlier centuries into a ‘‘scientifically grounded’‘ exposé of female sexuality as a
source of social disruption and ‘‘degeneration’‘. At the opening of the new century, biology
and medicine set out to prove that nature had given all women a basic instinct that made them
into predators, destroyers, witches – evil sisters. Soon experts in many related fields rushed in
to delineate why every woman was doomed to be a harbinger of death to the male.
(Dijkstra : 3)

C’est dans ce contexte qu’émerge l’image de la femme sexuelle, communément associée


à la vampire. Nathalie Bilger remarque d’ailleurs que les premiers vampires au cinéma n’ont
pas la même connotation selon s’ils sont mâles (associés à la mort) ou femelles (associées à la
séduction, à la sexualité) (Bilger : 106). La sexualité flagrante de ces vamps fait d’elles des
« masculinized creatures, predators hiding in women’s bodies, social degenerates » (Dijkstra :
24), ce qui fait écho au traitement des femmes vampires comme viragos, que j’ai évoqué
précédemment. De plus, le caractère déviant de la sexualité féminine est explicité dans
l’évocation de l’animalité de la femme concernée, et surtout dans les rapprochements entre la
sexualité féminine et la sexualité de certains insectes comme, déjà évoquée plus haut, la mante
religieuse, ou encore certains types d’araignées qui mangent également leurs partenaires
d’accouplement (Dijkstra : chap.2, 49 – 82).
Quand la femme vampire prend des caractéristiques horrifiques au cinéma, l’ambiguïté
dans la représentation persiste. Le vampirisme pourrait être un libérateur pour la femme :
l’infériorité physique de la femme (qui peut servir de prétexte à la subordination de la femme à
l’homme) est réduite à néant par le pouvoir vampirique qui dote la femme nouvellement
transformée d’une puissance surhumaine, lui donnant ainsi une arme de défense contre la
domination physique de l’homme. En faisant référence au Vampyre de Polidori, Nina
Auerbach avance d’ailleurs que « [t]he vampire is an equalizer, turning vassals into peers »
(15). Cependant, continue Auerbach, « When a woman becomes a vampire herself, she has no
more agency than she did when she was human » (39). Son agentivité (agency)48 pourrait

48  Ou  «  pouvoir  d’agir  »/«  capacité  d’agir  ».  J’aurai  l’occasion  de  revenir  sur  le  concept  d’agentivité/agency  

au  prochain  chapitre.    

22
venir du fait qu’elle menace le patriarcat, mais, comme l’énonce clairement Schumann, la
femelle vampire est « a major threat to patriarchy, but also an excuse for it » (Schumann :
112). Effectivement, plus souvent qu’autrement, la vampire est représentée comme le monstre
à abattre ; son caractère monstrueux résidant dans sa non-conformité à un modèle de féminité
douce et passive. Comme dirait Barbara Creed, « the female vampire is monstrous – and also
attractive – precisely because she does threaten to undermine the formal and highly symbolic
relations to men and women essential to the continuation of patriarchal society » (Creed : 61) :
ce qui la rend séduisante la mène également à sa perte. Mon but dans ce travail sera de
découvrir si la femme vampire peut parfois menacer le patriarcat sans être représentée comme
un monstre ou, pour le dire autrement, si la femme vampire peut être le sujet d’une
représentation méliorative de la lutte contre la domination masculine. Un élément récurrent
des représentations cinématographiques de la femelle vampire s’oppose à cette possibilité :
comme je l’ai déjà mentionné, chaque femme vampire semble être vouée à perpétuer le même
schéma. Même quand le film traduit son intériorité avec empathie, la femme vampire semble
vouée à voyager de fiction en fiction, en quête de reconnaissance, sans jamais la trouver ;
subissant sans cesse des tentatives d’assassinat, elle se retrouve obligée de se réincarner à
chaque fois, et de recommencer le même schéma dans la fiction suivante. La question qui
motive ma recherche est la suivante : est-il possible d’employer la figure de la femme vampire
au cinéma de manière à briser le cycle de la domination masculine ; cycle qui représente les
femmes indépendantes (les « féministes ») comme des ennemies à vaincre ? Je poserai cette
question à Byzantium (2012, Neil Jordan) qui résonne avec la généalogie de femmes vampires
que j’ai établi.

Arrivée à Byzantium
J’avancerai ici que Byzantium présente une certaine « image grossie » (ou grossière?)
de la domination masculine ; pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu dans La
Domination masculine (1998). Neil Jordan a caractérisé Byzantium de « female companion

23
piece to Interview with the vampire49, with Eleanor and Clara as a female version of Lestat and
Louis. One is a reluctant person who has received this gift, the other is an exultant person who
has received it » (McGrath : 11). Il qualifie également son film de « cool feminist fable »
(Murray : 53), mettant en scène des « [vampire] women who are not victims but protagonists
with the power of life and death » (McrGrath : 12). En quoi consiste exactement cette « fable
féministe » ? Byzantium raconte l’histoire de deux femmes vampire, une mère (Clara) et sa
fille (Eleanor), qui sont poursuivies par les membres d’un ordre vampirique que je nommerai
le Brotherhood, d’après les mots de ses membres qui clament être aussi « the pointed nails of
justice », et qui sont manifestement infiltrés dans les institutions judiciaires et policières
humaines. En fuite constante, Eleanor écrit son histoire, ou ce qu’elle en sait, et la disperse au
vent ; parfois elle la partage avec ceux qu’elle va tuer, ceux qui sont « prêts à mourir ». Clara
fait ce qu’elle a toujours fait pour survivre : elle vit de lap-dance et de prostitution. Dans une
petite ville balnéaire sur la côte irlandaise, elles arrêtent un peu leur course. Eleanor rencontre
Frank, un jeune leucémique en rémission qui cherche tout de suite son amitié et son amour.
Clara abuse de la faiblesse de Noel, un homme désemparé, qui possède un hôtel dans lequel
Clara ouvre une maison close. Clara est pleine de secrets ; Eleanor a faim de vérité plus que de
sang, et elle veut partager son histoire avec Frank. Pendant cette halte, la voix et l’écriture
d’Eleanor font émerger des flashbacks qui dévoilent le passé humain de Clara, sa prostitution
forcée, et le moment où elle vole aux membres du Brotherhood le secret de l’immortalité.
C’est en contrevenant à cette confrérie que commence la lutte de Clara contre la domination
masculine au sein de la diégèse.

L’image grossie de la domination masculine


En faisant référence à la société kabyle comme exemple paradigmatique de la
domination masculine, Bourdieu affirme faire une « expérience de laboratoire » (1998 : 17)
qui permettra de faire ressortir les traits de l’inconscient androcentrique sur lequel s’appuie la
domination masculine. Le Brotherhood dans Byzantium – son rôle dans le récit, et les rôles de

49  Entretien  avec  un  vampire  (1994),  dont  Jordan  est  également  le  réalisateur.    

24
ses différents membres – constitue à mon avis une « image grossie » de la domination
masculine dans le réseau de fictions vampiriques occidentales. D’abord, la forme que prend la
domination masculine dans ce film correspond à ce que Bourdieu envisage comme étant la
source de la domination masculine ; c’est-à-dire l’institution androcentrique :
Si l’unité domestique est un des lieux où la domination masculine se manifeste de la manière
la plus indiscutable et la plus visible (et pas seulement à travers le recours à la violence
physique), le principe de la perpétuation des rapports de force matériels et symboliques qui s’y
exercent se situe pour l’essentiel hors de cette unité, dans des instances comme l’Église,
l’École ou l’État et dans leurs actions proprement politiques, déclarées ou cachées, officielles
ou officieuses. (Bourdieu, 1998 : 157)

Bien sûr, la domination masculine dans le réseau de fiction vampirique, au cinéma


particulièrement, ne trouve pas sa source directement dans une institution telle que L’État,
l’École, ou même l’Église. Néanmoins, l’industrie cinématographique hollywoodienne est
elle-même une institution qui entretien de liens serrés avec les institutions politiques. Au vu de
l’instrumentalisation de la figure du vampire à des fins de propagande militariste et religieuse
(en fait, occidentalocentriste) dans le tout dernier film sur Dracula, Dracula Untold (2014), je
n’ai pas de scrupule à envisager le rôle important des institutions politiques et religieuses dans
la diabolisation de la femme libérée (« féministe ») et sexuelle (« probablement lesbienne ») à
travers la figure de la femme vampire.
L’image grossie de la domination masculine dans Byzantium fonctionne donc sur deux
niveaux. Premièrement, au niveau du réseau de fiction vampirique lui-même, elle permet de
mettre en évidence la préséance du vampire mâle dans les fictions vampiriques (par
l’institution du Brotherhood), ainsi que la représentation usuelle de la femme vampire comme
femme fatale. Cela se traduit par l’interdiction pour les femmes de devenir vampires ; en fait
par le fait qu’il ne soit simplement pas prévu qu’elles le deviennent : « We are a brotherhood :
there are no women amongst us », dit Darvell à Clara (01 : 32 : 48). Aussi, alors qu’il est trop
tard et que Clara est déjà vampire, elle n’est pas admise dans le Brotherhood, condamnée à
l’exil, puis à la fuite alors qu’elle est poursuivie pour avoir transformé en vampire une autre
femme, sa fille, qui est considérée comme une « aberration » par Werner, le premier de leurs
poursuivants que l’on voit à l’écran. L’accent est mis sur la rupture dans l’ordre symbolique
que leur existence représente : « I feel a great peace. As if order is about to be restored »,
déclare Werner (00 : 09 : 28), menaçant et persuadé d’avoir l’avantage, comme pour faire
écho à la fin tragique et répétée des femmes vampires. Mais Clara tranche la tête de Werner

25
avec un garrot. Deuxièmement, en tant qu’« ordre genré qui distribue le pouvoir et l’autorité
sur la base du genre (en donnant un privilège à la voix et à la loi du père) » – selon la
définition donnée par Carole Gilligan du patriarcat (2009 : 78) – le Brotherhood constitue
clairement une institution patriarcale.
Aussi, le récit de la lutte de Clara et Eleanor contre le Brotherhood fonctionne comme
une allégorie de la lutte contre la domination masculine « dans la réalité ». Selon Pierre
Fontanier, « L’allégorie est une description ou un récit énonçant des réalités familières,
concrètes, pour communiquer, de façon métaphorique, une vérité abstraite » (Fontanier : 136).
Il y a donc dans l’allégorie un processus de concrétisation d’une idée abstraite, ce qui se
traduit dans Byzantium par la concrétisation de la violence symbolique50, exercée par la
domination masculine, sous les traits du Brotherhood, qui lui en revanche impose une
domination directe, une répression physique. De plus, l’allégorie entretient une relation étroite
avec la fable (expression employée par Neil Jordan pour désigner Byzantium), comme le
remarque Alain Génetiot dans son article sur La Fontaine (2012). Il y cite Houdar de la
Motte51 dans les termes suivants : « La fable est une instruction déguisée sous l’allégorie
d’une action » (de la Motte cité dans Génetiot : 315). La fable est sujette à interprétation, et
s’inscrit dans un discours moral : « Discours à clé, orienté vers une moralité qui vient
expliciter le récit, le genre de la fable a ainsi partie liée avec l’exemplum et la parabole »
(Génetiot : 322). Contrairement au symbole, qui renvoie selon Hans-George Gadamer à un
sens universel, l’allégorie ne propose pas une image fixe pour parler indirectement du sujet à
interpréter, mais elle renvoie à un sens plus spécifique (de Man : 188). En outre, précise
Génetiot, « le fonctionnement allégorique de certaines fables […] propos[e] une signification
expressément univoque » (323). Le sens de l’allégorie dans Byzantium est à la fois évident et
complexe. Évident, parce que la condamnation de la domination masculine est assez explicite
dans le film, et parce que la fin du récit fonctionne comme une clôture moralisatrice.

50  Expression  de  Bourdieu.    


51  «  successeur  de  La  Fontaine  »  (Génetiot  :  315).  

26
Complexe, parce que l’allégorisme se situe à deux niveaux, au niveau de la diégèse, en écho à
la réalité, et au niveau inter-textuel, en écho aux autres textes vampiriques.

Problématique et plan
La question qui motive mon étude est la suivante : la transformation en vampire des
deux protagonistes engendre-t-elle une déconstruction du pouvoir masculin ? Je me
demanderai donc : Comment Clara et Eleanor s’opposent-elle de manière différente à la
domination masculine ? Leurs actions permettent-elles de déconstruire le pouvoir masculin ?
Vers quelle vision des femmes vampires tend le film ? Comment Clara et Eleanor s’inscrivent-
elles dans le cycle des femmes vampires que j’ai mis de l’avant ? Afin d’illustrer la rupture
entre les deux personnages, qui réagissent différemment à l’oppression, je les étudierai
séparément, en commençant par Clara. Je montrerai comment Clara interprète la figure de la
femme fatale, vers une éventuelle subversion de cette figure associée traditionnellement à la
femme vampire. Ensuite, je m’interrogerai sur le rôle du récit de soi par Eleanor qui tente de
rendre compte d’elle-même, dans un contexte où les conséquences de la domination masculine
la plongent dans l’illisibilité sociale. Enfin, en m’appuyant sur la notion de devenir telle que
développée par Deleuze et Guattari, je ferai le lien entre le devenir et le vampirisme, et je
tenterai de déterminer si la transformation en vampire de Clara et Eleanor génère des
mouvements de devenirs qui les feraient sortir de leur position minoritaire de femmes(-
vampires).

27
Chapitre 1 : Clara ou la guerre des sexes

Dans une entrevue concernant Byzantium Moira Buffini relie la transformation en


vampire de Clara à l’obtention d’un pouvoir : « For the first time in her life, she has the
power »52. La question de savoir si Clara est effectivement en position de pouvoir –
d’empowerment – grâce à sa transformation en vampire, sera la question sous-jacente de ce
chapitre. Afin de donner des éléments de réponse à cette question, je mettrai en valeur les
contraintes auxquelles Clara fait face, tant au niveau intradiégétique, qu’au niveau du cycle de
la représentation des femmes vampires. Quelles sont les sources d’oppression qui
assujettissent Clara au sein de la diégèse filmique ? De quelle manière les représentations de la
femme vampire qui précèdent conditionnent-elles la manière dont Clara est représentée ? De
quelle manière Clara tente-t-elle de s’émanciper du pouvoir masculin ? Quelle répercussion
cela a-t-il sur le plan de la représentation de la femme vampire ? Tout d’abord, je
m’interrogerai sur la nature du « pouvoir » mentionné par Buffini, en reliant le vampirisme –
apparent vecteur de pouvoir – au don, notion qui sera approfondie à l’aide des réflexions de
Derrida. Ensuite, j’observerai que, en se transformant en vampire, Clara devient une femme
fatale qui mène une « guerre des sexes » contre le pouvoir masculin. Étant donné le préjugé
négatif vis-à-vis de la femme fatale, je me demanderai si le personnage de Clara est circonscrit
dans la figure de la femme fatale, si elle ne fait que réitérer une fois de plus ce stéréotype, ou
bien si ce personnage offre une possibilité de performance du stéréotype qui témoignerait
d’une agency53 et d’une volonté d’émancipation du régime de la domination masculine.
J’examinerai alors les limites de cette performance, et les possibilités de subversion,
principalement grâce aux réflexions de Judith Butler sur la performativité et sur la
performance, ainsi que sur la notion de trouble et de subversion.

52  L’entrevue  avec  Moira  Buffini  est  disponible  sur  l’édition  Blu-­‐Ray  du  film.  
53  J’emploie  ici  le  terme  «  agency  »  dans  le  sens  commun  généralement  employé  par  les  études  féministes  

de  «  capacité  d’agir  »  ou  «  puissance  d’agir  »  (Cf.  Note  sur  la  traduction  de  Cynthia  Kraus  pour  Trouble  dans  
le  genre,  2005  [1990]).  Je  reviendrai  plus  en  détail  sur  ce  terme  un  peu  plus  tard.    
1) Donner : vampirisme et prostitution
Le vampirisme a tout à voir avec le don, ou du moins est tiraillé entre la notion de don
et de malédiction. Comme je l’ai déjà montré en introduction, le vampirisme peut permettre à
certains êtres opprimés d’élever leur statut social et d’acquérir la force nécessaire pour
combattre l’oppresseur. D’autres vivent le vampirisme comme un cadeau empoisonné, comme
un fardeau à porter en échange de l’immortalité. Dans les cas où certains ressentent le
vampirisme comme un don, le don est compris comme gift, comme cadeau, ou présent, mais
aussi comme qualité nouvelle, comme habileté particulière (Le Nouveau Petit Robert, 2010).
Dans Byzantium, le vampirisme est en partie présenté comme une habileté spéciale. Les effets
de ce pouvoir sont décrits par Darvell et Clara, dans des séquences distinctes. Darvell offre le
récit de sa transformation à Ruthven et Clara : « I rose and saw with different eyes.
Everything I looked on was a source of wonder » (01 :19 : 26). Les thèmes de la vue
améliorée et de l’émerveillement sont repris par Clara : « it was wonderful. I had eyes that
cut through lies, lungs that breathed eternity » (01 : 31 :19). Cependant, la manière dont ils
reçoivent le don diffère. Darvell insiste sur le prix à payer : « But my vision had a price. My
soul was lost » (01 : 19 : 36). La perte d’âme évoque un sentiment de damnation. Pour Clara,
en revanche, le don de vampirisme semble répondre à une attente : « I felt I had lived my
whole wretched life just to prepare me for that moment » (01 : 31 : 30). Les plans qui suivent
cette révélation montrent un flashback de Clara se réjouissant sous une cascade ensanglantée,
en proie à une sorte d’extase : appuyée contre la paroi rocheuse de l’île secrète où la
transformation s’effectue, les bras relevés, la poitrine en partie découverte, la bouche ouverte
et joyeuse, Clara ressemble à une icône d’Erzébeth Báthory. L’envolée musicale aux accents
religieux souligne l’acquisition d’un pouvoir nouveau et transcendant, que Clara accueille
avec joie. Toutefois, la notion de don dans Byzantium ne s’arrête ni au vampirisme, ni au don
comme cadeau, ou pouvoir.
La notion de don peut être approfondie grâce aux réflexions de Jacques Derrida dans
Donner le temps (1991). Derrida observe que le don est souvent envisagé au sein de
l’économie, c’est-à-dire dans le cadre de la loi du partage qui repose sur le principe de
l’échange : « l’économie implique l’idée d’échange, de circulation, de retour » (Derrida,
1991 : 18). Ce retour implique que la circularité est au centre de ce champ économique (ibid :

29
18). Mais, pour Derrida, « il ne peut y avoir de don qu’à l’instant où une effraction aura lieu
dans le cercle [de l’économie] » (Derrida, 1991 : 21). Derrida rompt ainsi explicitement et
volontairement avec la tradition qui tend à traiter le don et la dette ensemble, dans un régime
de don-dette, c’est-à-dire un régime circulaire et économique : « Pour qu’il y ait don, il faut
qu’il n’y ait pas de réciprocité, de retour, d’échange, de contre-don ni de dette » (ibid : 24). En
effet, le contre-don, le retour économique, annule le don (ibid : 25) – dans la logique, je dirais,
d’« un prêté pour un rendu ». Afin de départir la notion de don du régime économique,
Derrida postule la nécessité de la non-reconnaissance du don comme don, non seulement par
celui qui reçoit, mais aussi par celui qui fait l’acte de donner : « À la limite, le don comme don
devrait ne pas apparaître comme don : ni au donataire, ni au donateur » (ibid : 26). De ce fait,
le don doit être l’objet d’un oubli « radical » (ibid : 29), d’un « oubli absolu » (ibid : 30) qui ne
soit même pas de l’ordre du refoulement, sans quoi il pourrait rester rattaché à une forme de
gratitude (de la part du donataire), ou de narcissisme satisfait (de la part du donateur), ce qui le
renverrait dans le champ de l’échange économique (ibid : 38) – et « réduire [le don] à un
échange, c’est tout simplement annuler la possibilité même du don » (ibid : 101). Donner le
temps mène sur, ou est mené par, un court texte de Charles Baudelaire, La fausse monnaie54.
Dans ce poème en prose, deux amis en direction d’un bureau de tabac croisent un pauvre qui
demande l’aumône. L’un des deux lui donne une pièce, mais révèle ensuite à l’autre (le
narrateur) qu’elle était fausse. Le donateur de cette fausse monnaie « avait voulu faire à la fois
la charité et une bonne affaire ; gagner quarante sols et le cœur de Dieu ; emporter le paradis
économiquement » (Baudelaire, cité dans Derrida, 1991 : 220). Le texte de Baudelaire mène à
de nombreuses interrogations chez Derrida, mais constitue également l’exemple de faux don
par excellence : le don inscrit dans le régime économique impliquant un retour narcissique ;
car, après tout, la fausse monnaie ne profitera qu’au « donateur » qui finalement se donne à
lui-même (quarante sols et le paradis). La fausse monnaie n’est donc pas seulement une pièce
fausse, du faux argent ; elle peut être considérée comme faux-monnayage, ce qui prend en

54   Que   Derrida   intègre   à   la   fin   de   son   ouvrage,   dans   une   double   page   pliante   (1991   :   220).   Ce   texte   est  

originellement   publié   dans   le   recueil   de   poèmes   en   prose   intitulé   soit   Le   spleen   de   Paris,   soit   Petits   poèmes  
en  prose  (1869).    

30
prétendant donner – l’ami dans le poème de Baudelaire espère s’emparer du paradis quand il
prétend le donner au pauvre.
Cette réflexion sur le don peut à mon avis permettre de réfléchir à la place de l’acte de
prostitution dans Byzantium, en évitant ainsi frontalement le débat féministe autour du travail
du sexe, tout en n’en faisant pas abstraction55. L’affirmation du pouvoir masculin dans le film
se manifeste en premier lieu par le don, ou plutôt le faux don de la prostitution. En effet,
l’activité de prostitution est imposée à Clara par Ruthven, en même temps qu’il prétend lui
« donner » son métier. J’avancerai ici que le métier de prostitution, qui est « donné » à Clara
par Ruthven, ne relève pas du « vrai don », du « don comme don » (Derrida, 1991 : 26), mais
d’une fausse monnaie, d’un faux don qui ne profite qu’à celui qui se prétend donateur.
Une séquence de flashback narrée par la voix off d’Eleanor nous montre en images une
jeune Clara, encore humaine, qui vend des huitres au bord de la mer. Elle rencontre pour la
première fois Darvell et Ruthven, deux officiers de l’armée britannique ; le premier lui
échange une perle contre une huitre (« a pearl for a pearl », 00 : 38 : 55), et le second lui
propose une chevauchée (« May I offer you a ride », 00 : 39 : 06), avec toute la connotation
sexuelle que cela implique. Ruthven promet un don à Clara, au sens de présent, de cadeau (« I
have a gift for you », 00 : 39 : 30). Après qu’il l’ait amenée dans une maison close, et qu’il
l’ait manifestement dépucelée, Clara lui reproche son mensonge : « You gave me nothing, sir.
You took » (00 : 40 : 06). À quoi Ruthven lui répond : « I’ve given you your profession.
Welcome to your adult life… [en lui jetant une pièce d’une geste méprisant] Whore ».
Ruthven prétend donner sa profession à Clara : il la fait prostituée, et c’est cela qu’il a annoncé
comme gift, autant sinon plus que l’acte sexuel effectué. Mais ce n’est pas un « vrai don », un
don comme don, au sens ou Derrida le comprend, puisqu’il lui prend en même temps qu’il
donne : il prend sa virginité (« you took » y fait allusion), son enfance (« Welcome to your
adult life »), et sa liberté physique (en la cantonnant à l’espace de la maison close). Ce don qui

55   Le   débat   féministe   sur   le   sujet   est   divisé   schématiquement   entre   les   pro-­‐«  travail   du   sexe  »   (ou   «  pro-­‐

sexe  »)  –  qui  mettent  généralement  de  l’avant  la  possibilité  de  choix  et  la  multitude  d’expériences  relatives  
au  partage  économique  du  corps  –  et  les  «  abolitionnistes  »  –  qui  rejettent  toute  forme  de  prostitution,    en  
considérant   généralement   que   la   prostitution   relève   d’une   marchandisation   du   corps   qui   repose   sur   une  
forme  de  domination  masculine.    

31
n’en est pas un est marqué visuellement par la pièce qu’il lui lance en prononçant le substantif
qui va constituer son identité nouvelle (whore/pute). Cette pièce, et le don dont elle est le
signe, est une fausse monnaie, comme je l’ai définie dans la section précédente, dans le sens
de faux don : elle paraît donner (la profession) quand elle prend (la vie) – dans le sens ou
enlève tout espoir de pouvoir « choisir sa vie »56, donc toute possibilité d’agency. La fausse
monnaie de Ruthven attend un retour : « I shall return », dit-il, « to see what you have learnt »
(00 : 40 : 25). Il y a donc annulation du don par le retour circulaire qu’il implique, selon la
conception de Derrida vue plus haut : Ruthven reviendra pour profiter de
son « investissement ». Cette fausse monnaie que Clara a reçue, elle va devoir la traîner dans
ses poches, de sa vie d’humaine jusque dans sa vie de vampire. Il s’agira donc dans ce chapitre
d’examiner la manière dont Clara se réapproprie le travail du sexe une fois qu’elle n’est plus
endettée auprès de Ruthven, c’est-à-dire une fois qu’elle est transformée en vampire et que
Ruthven est mort. Mais avant cela, j’aimerais observer dans quel système de don le
vampirisme se situe dans Byzantium.
Le don de vampirisme n’était pas à la base dédié à Clara. Dans une séquence de
flashback narrée par Eleanor, Darvell revient d’entre les morts avec le secret de l’immortalité
qu’il entend confier à Ruthven. Alors que Ruthven est effrayé à la vue du revenant parce qu’il
lui a volé ses terres et ses titres, Darvell le rassure : « I have not come to take from you, I
come to give » (01 : 03 : 26). Ces propos font écho à ceux de la conversation entre Ruthven et
Clara citée plus tôt (« You didn’t give me anything, sir. You took »), et sont annonciateurs du
retour de bâtons que va subir Ruthven. Lorsque Darvell confie la carte à Ruthven, le montage
de la séquence laisse entendre que Darvell souhaite en fait partager ce secret avec Clara. Alors
que Darvell parle à Ruthven, un premier plan épaule le montre jeter un coup d’œil vers Clara
(01 : 18 : 22). Puis, alors que Darvell met en garde son interlocuteur sur le prix à payer pour
l’immortalité, il est interrompu par Clara qui, visiblement atteinte de tuberculose, tousse et
crache du sang, et il lui lance un regard appuyé. Aussi, après avoir dit « You do have the
qualities one need », en s’adressant à Ruthven, il regarde une fois de plus Clara qui l’écoute et

56  Espoir  qui  est,  dès  le  départ,  circonstanciel  et  relatif.    

32
dont l’attention est soulignée par un raccord regard sur lequel la voix de Darvell se
prolonge en hors-champ : « You are ever…», le plan change et revient sur Darvell qui regarde
à nouveau Ruthven, «… a survivor », finit-il. Mais le terme « survivor » concerne plus Clara
que Ruthven et, pendant tout cet échange Ruthven est filmé de dos et flou dans le champ de
Darvell, et le champ-contrechamp se fait entre Clara et Darvell, même si ce dernier s’adresse
majoritairement à Ruthven. Enfin, Darvell révèle la dernière clé de l’immortalité, « Eternal life
will only come to those prepared to die » (01 : 20 : 29), ce qui peut s’adresser autant à
Ruthven qui a la syphilis, qu’à Clara qui a la tuberculose. Darvell pousse la carte vers
Ruthven, mais jette un dernier regard à Clara avant de quitter la pièce. Le don que Darvell fait
ici indirectement à Clara semble être l’objet d’un acte manqué car Darvell manifeste de la
surprise lorsqu’il s’aperçoit que c’est Clara qui ressort transformée de l’île, et non pas
Ruthven. Il ne reconnaît pas le don qu’il a fait à la jeune femme, et la caractérise même de
voleuse : « You stole it ? », demande-t-il à Clara.
Le statut du vampirisme comme don au sens derridien est annulé à ce moment-là :
« Are we thieves now ? Do we steal time ? », demande Clara. « We buy it. With blood »,
répond Darvell. Le vampirisme ne donne pas le temps, il permet d’acheter le temps, au prix du
sang. Le vampirisme, qui apparaît d’abord comme don au sens courant, est donc récupéré par
le régime de l’économie basé sur l’échange. Est donc légitime celui qui peut payer, peu
importe qui il est, qu’il soit noble et homme, ou femme et prostituée. Le don de vampirisme
représente ce qu’aucun n’est censé avoir, et ce que d’aucun obtient seulement en faisant un
marché économique, et entrant dans le régime du don-dette ; don de temps, dette de sang. Le
fait qu’il s’agisse du sang d’autrui se posera dans le prochain chapitre. Le vampirisme, qui
donne leur pouvoir aux membres du Brotherhood, ne leur est donc pas dû de droit, ou du fait
de la légitimité qui leur est conférée par des éléments comme le sexe ou l’appartenance
sociale. Ils n’ont aucune autre légitimité sur ce pouvoir que celle qu’ils acquièrent en devenant
des « acheteurs » de temps, puissent-ils payer la monnaie de sang. Contrairement aux fictions
vampiriques usuelles, où le vampirisme se passe directement et physiologiquement d’un
vampire à un humain (généralement par morsure, drainage et transfusion), le vampirisme dans
Byzantium n’appartient à personne et n’est d’aucune lignée, il doit être recherché. C’est ce que
souligne le double de Darvell dans la grotte étrange où s’effectue l’expérience mystique d’une
rencontre avec son propre double : « This is what happens [...] when you pray for it », dit le

33
double de Darvell (01 : 19 : 02). Le pouvoir, auquel est associé le vampirisme, est donc
présenté d’une manière très foucaldienne, ce que Rosi Braidotti interprète comme suit : « As
Focuault taught us, power is a situation, a position, not an object or an essence » (2002 : 6).
Aussi, dans Byzantium, le sexe masculin n’a pas le pouvoir, il est en position de pouvoir selon
une situation particulière. Cependant, le Brotherhood créée une sorte d’embargo sur ce
pouvoir en se réservant l’accès au vampirisme selon le primat de la noblesse et du sexe
masculin. Clara, en volant les moyens d’acheter le temps, sème le trouble dans l’ordre de la
domination masculine qui interdit l’accès à ce pouvoir aux femmes, et réitère l’acte interdit en
livrant ensuite le secret à sa fille Eleanor. Le caractère arbitraire de l’accès au pouvoir est ainsi
révélé par l’acte rebelle de Clara : même une prostituée (une whore, une cunt) peut y
prétendre. Le « vol » est le premier acte d’émancipation de Clara face au pouvoir masculin.

2) Assujettir vs. s’émanciper


Comme je l’ai déjà mentionné dans la première partie de ce mémoire, le Brotherhood
est présenté dans Byzantium comme une institution patriarcale57. Dans La guerre contre les
femmes (1992), Marilyn French définit le patriarcat comme une « suprématie masculine
institutionnalisée » (1992 : 19) qui mène une « guerre contre les femmes » (1992 : 19). Cette
définition, tout comme celle de Carol Gilligan donnée dans l’introduction, correspond tout à
fait au Brotherhood, parce qu’il présente une exclusion systématique des femmes, mais aussi
parce que cette exclusion est « institutionnalisée » ; elle est constituante de cette institution
« fraternelle », qui se définit et se délimite comme telle par l’expression « Brotherhood ».
Mais surtout, plus qu’une guerre faite aux femmes, il y a de la part du Brotherhood une forme
symbolique de domination masculine dans le sens où l’entend Bourdieu dans La domination
masculine (1998) : comme une « construction symbolique » (Bourdieu : 40) des genres, et
particulièrement de la femme comme « autre » de l’homme, en imposant une « définition

57  Petite  precision  ici  :  le  Brotherhood  n’est  pas  un  «  patriarcat  universel  »,  sujet  de  dissension  au  sein  des  

féminismes,  mais  une  institution  qui  perpétue  une  forme  de  domination  masculine.  C’est  une  institution  
patriarcale,  mais  ce  n’est  pas,  je  dirais  pour  le  moment,  une  représentation  «  du  patriarcat  ».    

34
différenciée des usages légitimes du corps, sexuels notamment, qui tend à exclure de l’univers
du pensable et du faisable tout ce qui marque l’appartenance à l’autre genre [le genre
féminin] » (Bourdieu : 40). Cette domination symbolique précède l’apparition du Brotherhood
dans le film ; elle commence avec la prostitution. Mais l’institution du Brotherhood procède à
un « travail d’éternisation » (ibid : 8) de cette domination masculine ; travail d’éternisation qui
incombe, dans notre réalité, et selon Bourdieu, « à des institutions (interconnectées) telles que
la famille, l’Église, l’État, l’école » (ibid : 8), une de ces institutions étant, dans Byzantium, le
Brotherhood.
La prostitution forcée que vit Clara dans sa vie d’humaine peut être considérée de
manière assez évidente comme la manifestation d’une certaine phallocratie, soit, selon la
définition de la philosophe féministe Michèle Le Doeuff, comme « l’affirmation d’un pouvoir
sur les femmes, dans une relation maître-esclave » (2008 : 347, note 46 du ch.1). Mais, plus
encore, l’acte de prostitution constitue le statut social de Clara. Comme je l’ai montré plus
haut, ce statut social lui a été « donné » par Ruthven qui a produit un acte de discours
performatif : en prononçant les mots « Welcome to your adult life… whore », il fait d’elle une
prostituée – l’acte de discours performatif étant souligné par le geste de lui lancer une pièce en
même temps qu’il prononce ces mots. La voix off d’Eleanor qui intervient au milieu de la
phrase de Ruthven, « How many stories start that way? », souligne le caractère non
exceptionnel et répété de l’acte. Clara va rester une prostituée pendant sa vie de vampire, et les
membres du Brotherhood, à part Darvell, ne cesserons de lui rappeler que c’est ce qui la
définit et la résume à leurs yeux, en lui donnant les noms de whore, ou encore cunt, qui
rappellent son métier, mais aussi qui la réduisent sensiblement à son sexe par un procédé
métonymique – « cunt » est la partie du tout qu’est Clara la prostituée. La perpétuation de
cette insulte constitue manifestement un processus de délégitimation de Clara, au sein de la
domination symbolique du Brotherhood, mais aussi de son sexe en général : « there are no
women amongst us » – parce qu’une femme est réductible à son sexe qui lui sert à se
prostituer. Aussi, quand Clara, une fois vampire, avoue au Brotherhood son statut social
inférieur (« I was a harlot », 01 : 33 : 01), Darvell essaie de la défendre (« But that was in the

35
past »), mais Savella, le portevoix du masculinisme58 dans le film, la condamne une nouvelle
fois : « Some things are eternal ». Le travail d’éternisation avec lequel opère la domination
masculine est alors explicité par les propos de Savella. L’appellation whore/cunt opère donc
un « travail de construction symbolique » (Bourdieu : 40) en donnant à Clara un rôle préétablit
et imposé par l’ordre masculin, qui fixe son identité et bloque son devenir, selon le principe de
la « raison mythique » évoqué par Bourdieu qui fait que « les femmes ne peuvent devenir que
ce qu’elles sont » (ibid : 49) ; ou ici, que Clara ne peut devenir que ce qu’elle est, une
prostituée, une whore, une cunt. En effet, selon Bourdieu, les rôles genrés sont taillés d’avance
sur mesure et règlent les destins des individus (ibid : 89). De la même manière, le rôle de Clara
est prévu d’avance et est confirmé, voire réitéré par l’appellation whore/cunt. Même si
Bourdieu ne considère pas que le travail de construction symbolique se réduise « à une
opération strictement performative de nomination orientant et structurant les représentations »
(ibid : 40), je soutiens que l’appellation whore/cunt est performative dans le sens où l’entend
Judith Butler.
Dans son ouvrage le plus connu, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion
de l’identité (2005 [1990])59, Judith Butler élabore le concept de performativité qui sera repris
et précisé dans ses réflexions ultérieures. Pour Butler, « le genre se révèle performatif – c’est-
à-dire qu’il constitue l’identité qu’il est censé être » (2005 [1990] : 96). Plutôt que d’envisager
le genre comme un donné qui s’alignerait sur le sexe de naissance, Butler considère que « le
genre est toujours un faire, mais non le fait d’un sujet qui précèderait ce faire » (ibid : 96). Il
en résulte une conception de l’identité qui est « constituée sur un mode performatif » (ibid :
96). Les expressions de genre semblent être le résultat d’une identitée, mais ne sont pourtant
pas les expressions d’un genre/d’une identité originel.le.s. Les expressions de genre
constituent l’identité plutôt qu’elles n’en résultent. En fin de compte, dit Butler à la fin de
l’ouvrage, « les attributs de genre ne sont pas ‘’expressifs’’ mais performatifs, ils constituent

58   Je   suis   également   ici   la   définition   qu’en   donne   Michèle   Le   Doeuff  :   «  l’affirmation   d’une   domination   du  

masculin   sur   le   féminin,   et   aussi   le   fait   de   prendre   cette   première   ‘’supériorité’’   comme   référence   pour  
affirmer  d’autres  suprématies,  qui  apparemment  n’ont  rien  à  voir  avec  la  dualité  des  sexes  »  (2008  :  89).    
59  Gender  trouble  :  feminism  and  the  subversion  of  identity,  1990.    

36
en effet l’identité qu’ils sont censés exprimer ou révéler » (2005 [1990]). L’identité – de
femme, par exemple – renverrait donc « à un processus, un devenir, une expression en
construction dont on ne peut pas, à proprement parler, dire qu’il commence ou finit » (ibid :
109). La répétition est un élément clé de la performativité, ce qui mène Butler, trois ans plus
tard, dans Ces corps qui comptent (2009 [1993])60, à définir la performativité comme « la
pratique réitérative et citationnelle par laquelle le discours produit les effets qu’il nomme »
(16). Le concept de performativité est employé par Butler pour désigner la manière dont le
genre est construit, ce qui rejoint une réflexion plus large sur la conception de l’identité. Aussi,
je pense qu’il est intéressant de reprendre ce concept pour analyser la manière dont Clara
réitère l’acte de prostitution et interprète la figure de la femme fatale.
Si l’appellation whore/cunt peut d’abord n’être considéré que comme « un acte par
lequel un sujet fait advenir à l’existence ce qu’elle/il nomme » (Butler, 2009 [1993] : 16) –
Ruthven fait de Clara une prostituée en la nommant whore –, ce qui constitue pour Butler une
définition insuffisante de la performativité, la répétition de cette appellation révèle également
« le pouvoir réitératif du discours de produire les phénomènes qu’il régule et impose » (ibid :
16 – 17). La réitération de l’appellation whore/cunt construit donc Clara et tant que
whore/cunt – elle constitue l’identité qu’elle est censée simplement désigner – aux dépens de
Clara, d’abord, mais ensuite avec la complicité de Clara, puisque cette dernière perpétue le
travail du sexe dans sa vie de vampire, alors même qu’elle pourrait ne plus exercer cette
activité. L’identité de prostituée/whore/cunt de Clara est formée à force de réitération,
marquée explicitement par l’appellation whore/cunt de Clara, mais ne s’y limitant pas. Ce sont
aussi les actions répétées de Clara liées au travail du sexe qui forment son identité et
constituent son statut social. Clara semble donc entériner l’identité de whore/cunt qui est elle-
même le fruit d’actes performatifs – apposés de l’extérieur (les hommes la nomment
whore/cunt) mais aussi adoptés de l’intérieur (les actes de Clara qui la constituent comme
prostituée).

60  Bodies  that  matter  :  on  the  discursive  limits  of  «sex  »,  1993.    

37
Dans « Le rire de la Méduse » (1975), Hélène Cixous invite – les femmes surtout – à
ne pas répéter le passé : « Il ne faut pas que le passé fasse l’avenir. Je ne nie pas que les effets
du passé sont encore là. Mais je me refuse à les consolider en les répétant ; à leur prêter une
inamovibilité équivalente à un destin ; à confondre le biologique et le culturel » (Cixous : 39).
En continuant l’activité de prostitution, de travail du sexe en général, dans sa vie de vampire,
alors qu’elle n’est plus assujettie directement à cette activité par l’entremise de Ruthven ou
son équivalent – c’est-à-dire par un représentant de la « domination masculine » –, Clara
semble répéter le passé, « faire du passé l’avenir » ; et ainsi confirmer les propos de Savella
selon lesquels « some things [comme la prostitution] are eternal » ; et faire de la prostitution
un « destin » en lien avec son genre et son sexe – créant ainsi un effet de naturalisation,
comme si être une prostituée constituait sa « nature ». Dès lors, les questions que je me pose
sont : qu’est-ce qui permet à Clara de sortir de cette destinée ? Quelles sont les possibilités
d’émancipation pour Clara ? Et de quelle manière son émancipation est-elle ou non permise
par sa transformation en vampire ?
Si la prostitution semble être, dans Byzantium, l’acte originel d’asservissement,
l’origine presque – voire peut-être le symbole – de la domination masculine ; le vampirisme,
par contre, apparaît comme le moyen qui mène au processus d’émancipation de Clara, et qui
permettrait, d’une manière un peu idéalisée, de s’emparer de l’acte de prostitution avec toute
l’agency permise par la capacité à en faire un « choix »61. Par sa transformation en vampire,
Clara entre en jeu dans une sorte de « guerre des sexes »62. Si la prostitution forcée exercée par
Ruthven pouvait déjà constituer une « guerre contre les femmes », Clara semble acquérir les
moyens de contre-attaquer : Ruthven est mourant de la syphilis, mais le vampirisme a guéri
Clara d’une tuberculose certaine, et elle peut maintenant physiquement s’opposer à lui, alors
qu’il lui fallait auparavant une arme et beaucoup de courage. Le fait de voler la carte est déjà

61   Dans   «  Rejecting   the   choice   paradigm  :   rethinking   the   ethical   framework   in   prostitution   and   egg   sale  

debates  »,   Heather   Widdows   (2013)   interroge   la   pertinence   de   l’argument   du   choix   dans   le   débat   de   la  
prostitution,   ce   qui   amène   à   prendre   le   terme   avec   des   pincettes.     Cf.   Gender,   agency,   coercicion   (dir.  
Madhok,  Phillips  &  Wilson).  
62  J’emploie  ici  l’expression  pour  désigner  un  conflit  hommes/femmes,  et  non  pas  pour  faire  références  aux  

Sex   wars   féministes   (débat   féministe   engagé   dans   les   années   1980   entre   les   pro-­‐sexe   et   les   abolitionnistes,  
déjà  mentionné).    

38
une provocation, et Clara formule explicitement une déclaration de guerre : quand les
membres du Brotherhood lui demandent comment elle utilisera le « don » de vampirisme, elle
répond « to punish those who prey on the weak, to curb the power of men » (01 : 33 : 21). La
mission qu’elle se donne, et qui est fortement liée à une volonté de justice punitive (« to
punish ») et de contrôle du pouvoir masculin (« to curb » signifiant « contrôler »,
« retenir »63), répond de manière effrontée à la prétention des membres du Brotherhood à être
« the pointed nails of Justice ». Mais s’il procure l’agency nécessaire à Clara pour confronter
ceux qui l’ont asservi, le vampirisme lui permet-elle pour autant de se défaire de la fausse
monnaie donnée par Ruthven et qui symbolise son assujettissement au régime de la
domination masculine ? J’observerai dans la suite de ce chapitre la manière dont Clara mène
une « guerre des sexes », notamment grâce au fait que, après sa transformation en vampire,
elle semble incarner la figure de la femme fatale ; figure à la fois issue de l’imaginaire
misogyne du XIXème siècle, et figure de rébellion face à l’ordre masculin.

3) Imiter ou performer la femme fatale ?


Comme je l’ai montré dans le premier chapitre, la femme vampire est fortement liée à
la figure de Lilith qui, en tant que « créature maléfique mais infiniment séduisante »
(Dupeyron-Lafay : 65), est également à l’origine de la figure de la femme fatale. L’archétype
de la femme fatale est donc très ancien, mais son institutionnalisation en tant que figure
littéraire, d’abord, et cinématographique, ensuite, est plus récente. Françoise Dupeyron-Lafay
(2010) mentionne de premières et rares apparitions de la femme fatale dans les romans
gothiques de la fin du XVIIIème. Mais ce n’est qu’à partir du XIXème siècle qu’elle est
formulée comme « type » dans la culture occidentale (Hanson & O’Rawe : 3). Cette femme a
un « caractère de fantasme » (Grandordy : 13), mais également un caractère funeste, étant
donné l’adjectif « fatal », qui signifie également « ce qui porte en soi une destinée
irrévocable » (ibid : 14). La femme fatale est une femme qui sait ce qu’elle veut et qui

63    Cf.  la  définition  du  Webster’s  New  World  Dictionary,  1986,  2cnd  College  Edition.  

39
accomplit son destin : « Non seulement on ne la manipule pas, mais de plus c’est elle qui
obtient ce qu’elle veut, en premier lieu, l’accomplissement de son destin » (Grandordy : 14).
Elle n’est pas forcément une meurtrière et « ses méfaits n’existent avant tout que dans la
subjectivité d’autrui » (ibid : 14). Cette dernière remarque est intéressante car elle suggère que
la femme fatale ne désire pas forcément « faire le mal », mais que c’est la société dans laquelle
elle fait irruption qui l’accueille avec malveillance. Face à ce mauvais accueil, la femme fatale
suit souvent la figure de la femme en fuite, « alternativement ‘’Prisonnière’’ ou ‘’Fugitive’’»
(ibid : 14), mais pas seulement. Selon Grandordy encore, « [e]lle possède une capacité de
nuisance liée à sa détermination à obtenir une reddition en échange de ce qu’elle ne donne pas,
et qu’elle est déterminée à ne pas donner » (ibid : 14). Ce don qu’elle refuse de faire, il s’agit
souvent du don d’elle-même, de son indépendance et de sa liberté à disposer d’elle-même.
Aussi, il n’est pas étonnant que la femme fatale arrive dans le monde de l’art en même temps
que l’émancipation naissante des femmes à la fin du XIXème siècle et au début du XXème
siècle :
Par rapport à la vision peu flatteuse de la gent féminine, affichée dans la réalité, la femme
fatale dans la littérature et dans les arts, représentait une sublimation, un enjolivement. On lui
reconnaissait un pouvoir, une capacité de fascination, qu’on refusait à ces compagnes
dérangeantes qui bouleversaient l’ordre des choses. La femme fatale est l’expression des peurs
et des angoisses, mais mâtinées d’une reconnaissance (au sens de acknowledgment en anglais),
d’une acceptation résignée, si ce n’est admirative. Elle impose un certain respect ou elle tient
l’homme en respect. (Grandordy : 47)

Grandordy met ici en valeur la propension de la figure de la femme fatale à être l’objet
d’interprétations féministes, ou à faire office de féministe au sein des fictions. La femme fatale
peut effectivement représenter une vision progressiste de la femme. Seulement, comme les
propos de Bram Dijkstra que j’ai déjà cités le pointent, la femme fatale est source d’ambiguïté
et, pour Mary Ann Doane, la femme fatale n’est pas l’héroïne de la modernité, ni le sujet du
féminisme, mais « a symptom of male fears about feminism » (Doane : 3). L’analyse féministe
de cette figure concerne plusieurs aspects problématiques dont, entres autres :
– la fétichisation de sa sexualité, présentée comme déviante ;
– le fait qu’elle est constituée comme l’objet du regard – pour Mary Ann Doane, « she is
always aligned with the quality of to-be-looked-at-ness » (Doane : 46) ;
– l’agency dont semble faire preuve la femme fatale, mais qui semble toujours être limitée
par l’issue du récit qui punit la femme émancipée ;
– le caractère dangereux de la femme fatale, qui mène les hommes et la société en générale à
leur perte, et qui tend également à donner une connotation négative à l’agency féminine.

40
Le lien de la femme fatale avec la notion de pouvoir est donc trouble et non-
univoque : « Because she seems to confound power, subjectivity, and agency with the very
lack of these attributes, her relevance to feminist discourse is critical » (Doane : 3).
J’examinerai maintenant la manière dont Clara résonne avec la figure de la femme fatale en
examinant plusieurs attributs signifiants et réitérés d’une interprétation à l’autre de la femme
fatale, soit les thèmes de la femme dangereuse, de la séduction et de la sexualité. Je montrerai
comment Clara constitue a priori l’exemple paradigmatique de la femme fatale, mais qu’elle
n’interprète finalement cette figure que pour mettre en valeur sa construction. Clara imite les
traits de la femme fatale pour mieux performer le stéréotype et remplir la mission qu’elle s’est
fixée : faire la guerre aux phallocrates.
Le danger que représente Clara est annoncé dès sa première présentation dans le film.
Alors que des images du club où Clara travaille apparaissent, Eleanor raconte en voix off :
« My story starts with Clara. One day, it will end with her » (00 : 03 : 16). L’évocation de la
fin a une allure de mauvais présage. Comme pour renchérir sur cet avertissement, le gérant du
club qualifie Clara de « morbidly sexy » (00 : 05 : 27), ce qui annonce son caractère funeste
tout en mettant de l’avant le désir que peut susciter sa sexualisation. Plus tard dans le film, le
danger est resignifié par une référence aux Hammer Films. Clara, Eleanor et Noel regardent
Dracula, Prince of Darkness (1966, Terence Fisher) à la télévision (01 : 10 : 14) : une vampire
entravée se débat, et un prêtre annonce « This woman is not your sister-in-law. She’s dead.
This is a shell and what it contains is pure evil. When we destroy it, we destroy only the evil ».
L’intégration d’un extrait de cette production Hammer, concernant à ce moment-là justement
une femme vampire, marque à la fois les similitudes et les écarts dans la représentation de la
femme vampire, entre les Hammer Films et Byzantium. La séquence suggère que Clara
pourrait être comme la femme vampire de Hammer, « a shell », « pure evil », mais pour mieux
montrer que ce n’est pas ce qu’elle est. Alors que Clara prend l’ascenseur pour aller répondre
à la porte, la musique du film Hammer continue à jouer par-dessus un gros plan sur ses talons-
aiguilles vus de derrière, de manière à faire ressortir les talons, menaçants comme deux crocs,
qui constituent ses armes de séduction dans le milieu du travail du sexe, à défaut d’avoir
effectivement des crocs vampiriques. Le cri de la femme vampire du Hammer Film hors-
champ se mêle au bruit de l’ascenseur qui s’ouvre pour laisser sortir Clara, comme un signal
du danger qu’elle représente. Revenue en haut après une altercation avec Frank, Clara arrive

41
en catimini, comme un félin, pour surprendre la discussion entre Eleanor et Noel. « She
[Clara] got bitten by a vampire », dit Eleanor à Noel alors qu’il se pose des questions à propos
du comportement de Clara. L’attitude de cette dernière vis-à-vis d’Eleanor se fait alors
menaçante, mais elle se radoucit après que sa fille lui ait dit un mensonge pour la calmer :
« You frighten me sometimes », dit Clara à Eleanor, l’expression de son visage ayant
soudainement changé de la colère à l’inquiétude (01 : 12 : 35). Clara passe donc du statut de
créature effrayante – un « pure evil » qu’il faut anéantir, comme dans le film Hammer – à une
mère effrayée - « You frighten me ». Ce changement d’attitude révèle que, même si le danger
que Clara représente est bien réel – elle tue Werner, et d’autres – la fatalité est également un
rôle qu’elle joue, un masque qu’elle endosse, et qui tombe dès qu’il s’agit d’Eleanor. La
vulnérabilité de Clara vis-à-vis d’Eleanor créée une « dissonance entre l’être et le paraître »
(Butler, 2005 [1990] : 30, note 7) qui permet de révéler la qualité d’actrice et de performeuse
du personnage.
Selon Béatrice Grandordy (2013), la femme fatale tend de plus en plus à incarner
« quelqu’un qui maîtrise parfaitement la séduction » (Grandordy : 17). Je me pencherai ici sur
la manière dont Clara interprète l’acte de séduction, relativement à la tradition de la figure de
la femme fatale, en observant notamment la manière dont Clara est présentée pour la première
fois dans le film. Dans « Challenging the stereotype : the femme fatale in Fin-de-siècle art and
early cinema » (2010), Jess Sully se concentre sur les liens entre la femme fatale et les
danseuses exotiques qui envahissent les spectacles burlesques et les écrans en même temps
qu’émerge le cinéma : « In the early twentieth century, Symbolist and Decadent motifs began
to be utilized in inferior, mass-produced work. The fatal woman, through her appearances on
the covers of sheet music and book jacket, and in burlesque striptease performed by dancers
wearing generic Oriental costumes, became a cliché » (Sully : 51). Une « Salomania »
commence avec l’interprétation de Salomé par Maud Allan dans une pièce d’Oscar Wilde
présentée de 1906 et 1908, et donne lieu à d’autre mise-en-scènes de femme célèbres et
exotiques comme Cléopâtre, interprétée par Theda Bara, « the most significant femme fatale
actress of the 1910s » (Sully : 53). L’orientalisme de ces personnages autorisant à montrer des

42
femmes plus dénudées que la pudeur occidentale ne le permet, la danse – qui imite de manière
grotesque l’idée que l’occident se fait à l’époque d’une « danse exotique » – est également un
vecteur de séduction et d’envoûtement de l’homme par la femme64.
Dans Byzantium, Clara est présentée pour la première fois alors qu’elle donne une lap
dance dans un bar (00 : 03 : 17 – 00 : 04 : 19). Dans une critique pour Sight & Sound, Kate
Stables reproche à Neil Jordan de faire de Clara l’objet du regard masculin : « Jordan’s
camera, silkily caressing Gemma Arterton’s lingeried body as Clara seduces and slaughters a
succession of men, throws some fetish in with the feminism inscribing her as a very femme
fatale » (Stables : 91). Je m’opposerai ici à l’idée de Stables selon laquelle la manière dont
Clara est filmée désactive la teneur féministe du personnage et la circonscrit dans la figure de
la femme fatale. Sa position initiale semble correspondre à celle de la femme-spectacle, mais
la manière dont cette séquence d’introduction est filmée et montée, ainsi que la suite des
événements, va remettre en question ce statut. L’accent est mis sur le visage de Clara, ou sur
les réactions du client, cela entrecoupé de plans larges sur la cabine à moitié ouverte, délimitée
par un grillage ornemental. Le corps de Clara est partiellement dénudé – un bustier de satin
noir qui laisse la poitrine déborder et un string qui met en évidence le fessier de l’actrice –
mais inaccessible, derrière le grillage, ce qui rappelle que le client n’a pas le droit de toucher
la danseuse. Cette inaccessibilité résonne avec la figure de la femme fatale classique telle que
décrite par Joëlle Rouleau dans son mémoire : « Elle représente […] le défi d’accéder à un être
inaccessible et intouchable, car elle [est] hors de portée de tous ceux qui [peuvent] éprouver le
désir de la posséder » (Rouleau : 12). De plus, la question de la position de domination ou de
subordination de la danseuse nue (qui est objet du regard, mais inatteignable) fait partie des
réflexions féministes relatives à l’exploitation ou non du corps et de la sexualité des femmes.
Je ne m’avancerai pas profondément dans ces réflexions, mais je pense que Byzantium aborde
l’ambiguïté de la posture de celles qui travaillent avec leur corps et leur potentiel sexuel.

64   La   fameuse   scène   de   danse   dans   Metropolis   (1927,   Fritz   Lang)  en   est   l’exemple   canonique   le   plus   cité,  

mais   on   peut   également   prendre   en   exemple   la   scène   de   danse   des   sept   voiles   dans   Salomé   (1922,   Charles  
Bryant)  avec  Alla  Nazimova.    

43
L’attitude de Clara ne captive le regard que pour, non pas divertir, mais faire diversion.
Lors de la séquence du lap dance, le corps de Gemma Arterton est certes offert au regard parce
que partiellement dénudé, mais il n’est pas pour autant un objet de spectacle ; il n’y a pas de
processus d’identification au regard masculin objectivant tel que décrit par les trois instances
de regard développées par Laura Mulvey65. Le montage suit le rythme de la musique, plutôt
que de caresser lascivement le corps de Clara et, surtout, ne reconstitue pas des raccords-
regards entre les regards masculins et le corps de Clara. Le corps de Clara n’est pas filmé seul
et morcelé, mais en interaction avec celui de l’autre. Le seul moment où l’objectif s’approche
de l’intimité de Clara – par un plan rapproché entre les cuisses – c’est pour montrer la
duplicité à laquelle elle se livre – elle vole le portefeuille du client. L’intérêt est donc porté à la
subjectivité de Clara, et non au regard masculin porté sur Clara. Le montage de plans insiste à
plusieurs reprises sur le visage de l’actrice, surtout au début de la séquence, alors que la voix
off d’Eleanor décrit Clara : « Clara, full of secrets. My savior. My burden. My muse ». Plutôt
que de n’être juste une image, Clara est envisagée dans la multiplicité des identités
contradictoires qu’elle incarne (« My savior. My burden. My muse »). Le fait que ce soit la
voix d’Eleanor qui introduise la séquence met en valeur le regard d’Eleanor sur Clara, la
manière dont elle perçoit sa propre mère, plutôt que les regards masculins sur Clara. De plus,
en évoquant le fait que Clara est « full of secrets », Eleanor suscite la curiosité vis-à-vis de
l’intériorité de Clara. Si l’évocation du caractère secret de Clara l’inscrit dans le stéréotype de
la femme fatale mystérieuse (Rouleau : 12), le mystère qu’elle suscite n’est pas cette fois-ci le
moyen de détourner le héros de sa quête. La mention du secret, par une autre femme qui la
qualifie également de « muse » – donc qui l’érige en source d’inspiration –, invite à envisager
cette première présentation du personnage comme un leurre ; voici ce qu’elle fait, mais ce
n’est pas ce qu’elle est vraiment.
La danse est donc un stratagème qui masque l’identité réelle et complexe de Clara,
mais c’est aussi un moyen de tromper l’attention masculine, et éventuellement un instrument

65  Cf.  son  article  le  plus  cité  :  «  Visual  pleasure  and  narrative  cinema  »  (1975).    

44
de contrôle66. L’impression de contrôle – que le contrôle soit « réel » ou non – est traduite
dans la séquence d’introduction de Clara dans Byzantium par la musique aguicheuse ; une voix
féminine fait entendre : « Baby, won’t you come and see me ? Won’t you come and be with
me ? See what I got. ‘Cause what I got is what you need »67. L’expression « what I got is what
you need » attribue la position de domination à la danseuse plutôt qu’au client qui n’a le droit
de rien faire. Au vu de la suite du film qui dévoile le passé de Clara, on peut sans hésiter
interpréter l’exercice de son métier comme une « revanche sur le passé »68, ce qui est appuyé
par l’affirmation de Clara, « he deserved it », après qu’elle ait mordu férocement le nez du
client récalcitrant à l’idée de se laisser prendre son bien. Ainsi, la danse, si elle est spectacle, et
fait de la femme un spectacle, peut également être une arme au sein de la « guerre des sexes »
à laquelle Clara participe – mais qu’elle n’initie pas.
Cependant, la danse est aussi une performance, ce qui est souligné par la mise en
évidence du processus de déguisement de Clara, sur lequel je reviendrai, mais qui est déjà
visible dans cette séquence d’introduction du personnage quand elle fuit le bar, poursuivie par
Werner (le premier membre du Brotherhood aperçu). Clara a passé un manteau par-dessus son
déshabillé, mais surtout, elle porte des chaussures de course blanches qui brisent le caractère
« sexy » du reste de son habillement, et qui montrent que le reste n’est qu’un costume qu’elle
enfile dans le cadre de la performance donnée. Outre le fait que cela rend la séquence de
poursuite « réaliste », cela permet de s’éloigner d’un certain fétichisme autour du corps en
lingerie de l’actrice. Clara se distancie également du modèle de vampire action heroine69
représenté dans Underworld (2003, Len Wiseman) par exemple, où l’héroïne vampire fait des
courses-poursuites en bottes à talon et vêtements de cuir moulants, de manière à ce que

66     Dans   le   documentaire   de   Patric   Jean,   La   domination   masculine   (2009),   une   danseuse   nue   exprime  
l’impression   de   contrôle   que   son   métier   lui   procure  :   «  C’est   vrai   que   dans   le   cadre   des   spectacles,   oui   je  
suis  un  fantasme,  je  suis  un  objet.  C’est  un  peu  ambigu  évidemment.  […]  Quand  on  entend  que  les  femmes  
sont  battues  où  qu’elles  sont  maltraitées,  même  psychologiquement  par  le  conjoint,  tout  ça,  moi,  pendant  le  
temps  que  je  les  tiens  sur  ma  chaise,  ils  n’ont  pas  le  droit  de  rien  du  tout  »  (Jean,  2009  ;  00  :  37  :  35  –  00  :  
41  :  27).    
67  «  Flaunt»,  de  Girls  Love  Shoes.    
68    Pour  reprendre  l’expression  utilisée  par  la  danseuse  nue  dans  La  domination  masculine  ;  00  :  40  :  27.  
69
Cf. « Kinky vampires and action heroines », dans Dangerous curves : Action heroines, gender, fetishism, and
popular culture (Jeffrey A. Brown, 2011).

45
l’action n’empêche pas la contemplation de son corps. Dans Byzantium, au contraire, le corps
de Gemma Arterton n’est mis en valeur que dans les moments de performance ; et encore,
l’excitation de la pulsion scopique est limitée puisque, comme je l’ai montré plus haut, le
cadrage et le montage servent surtout à montrer la duplicité de Clara.
En jouant les cartes de la femme dangereuse et séductrice, Clara semble renforcer une
certaine « mythologie androcentrique »70 qui maintient la femme comme sujet à subordonner
et comme objet du regard. L’utilisation de son potentiel sexuel à des fins de survivance risque
également de faire pencher le discours du côté de la condamnation de la sexualité féminine
comme danger pour l’homme ; et le travail du sexe auquel Clara s’adonne volontairement
pourrait être utilisée comme le symbole de la perversité sexuelle de la femme fatale. Mais les
performances qu’elle donne, et les changements de costumes qui en découlent permettent de
mettre en évidence le caractère construit de la figure de la femme fatale qu’elle interprète
plutôt qu’elle n’incarne. Clara fait dans la performance, dans le sens où elle se donne en
spectacle, jouant de son corps et de sa voix pour envoûter le mâle, mais c’est avant tout à des
fins de survivance, et pour prendre soin de celle qu’elle aime (Eleanor). J’avancerai ici que, si
Clara paraît au premier abord incarner la femme fatale, elle interprète, voire performe en fait
le stéréotype de la femme fatale. Elle n’est pas une « femme-spectacle », mais elle joue le jeu
pour survivre, mais également par revanche, pour déstabiliser les rapports de pouvoir
existants. Pour appuyer mon point je ferai références aux travaux de Judith Butler sur la
performance et la performativité.
J’ai déjà employé le mot « performance » précédemment, et je l’ai utilisé dans son sens
commun de prestation où le performeur « utilise son corps comme moyen d’expression » (Le
Nouveau Petit Robert, 2010). Afin d’analyser plus attentivement le type de performance
auquel s’adonne Clara, j’invoquerai ici la manière dont Judith Butler emploie le terme
« performance » en lien avec sa conception de la performativité, ainsi que son exemple du
drag soulevé à la fin de Trouble dans le genre. Selon la logique performative, le genre n’est
pas une « simple invention de soi » (Butler, 2005 [1990] : 48). Et pourtant, le drag – ou la

70    Pour  reprendre  l’expression  de  Bourdieu  dans  La  domination  masculine  (1998  :  149).    

46
drag 71 – semble s’inventer un genre qu’il ne « possède » pas a priori, et imiter ce qui est censé
être le « genre opposé » selon la logique de la binarité du sexe et du genre. Le/la drag conteste
donc l’alignement du sexe et du genre. Plus encore, et c’est ce qui m’intéresse ici, la
potentialité que Butler remarque chez le/la drag est la propension à révéler le caractère
construit du genre qui est performé, et donc la nature imitative de tous les genres : « En
imitant le genre, le drag révèle implicitement la structure imitative du genre lui-même – ainsi
que sa contingence » (Butler, 2005 [1990] : 261). Autrement dit, en imitant le genre
« opposé » à son propre sexe biologique, le/la drag indique que le lien entre le sexe et le genre
est non nécessaire, contingent, et donc que le genre ne constitue pas un « effet » du sexe (ibid :
260). Butler voit donc un aspect parodique dans la performance des drags qui déconstruit
l’idée d’identité originale : « la parodie du genre révèle que l’identité originale à partir de
laquelle le genre se construit est une imitation sans original » (ibid : 261).
Ce que je retiens dans la conception de la performance des drags selon Butler est la
révélation, par l’agent de la performance, de l’identité comme construction plutôt que comme
effet de nature. Il me semble que la manière dont Clara performe la femme fatale révèle
justement le caractère construit de cette figure, le fait qu’elle ne repose sur aucun modèle
original de femme, et plus encore, que cette identité performée ne vient pas strictement d’elle-
même, qu’elle n’est pas le fruit d’une expression spontanée et « naturelle » ; qu’elle est peut-
être le produit de l’interaction de Clara avec le pouvoir masculin. Je ne voudrais cependant pas
suggérer que la manière dont Clara interprète le stéréotype de la femme fatale est équivalente
à la pratique performative du genre par le drag. À première vue, la teneur parodique, contenue
dans la performance drag selon Butler, est moins ostensible dans la performance de la femme
fatale chez Clara. Néanmoins, les thèmes du travestissement et du jeu de rôle, constitutifs des
actes de performance drag selon Butler (2005 [1990] : 30, note 7), sont présents de manière
discrète – ou du moins de manière un peu moins « spectaculaire » que ce qui est attendu d’une

71   Dans   un   note   de   bas   de   page,   Butler   définit   les   drag   kings   et   les   drag   queens   comme   suit  :  
«  travestissement,   jeux   de   rôles   ou   performances,   mettant   en   scène   et   jouant   sur   la   dissonance   entre   l’être  
et   le   paraître,   le   sexe,   le   genre   et   le   genre   de   la   performance,   et   parodiant   l’idée   même   qu’il   y   aurait   de  
‘’vraies  femmes’’  ou  de  ‘’vrais  hommes’’  »  (Butler,  2005  [1990]  :  30,  note  7).    

47
performance drag dans le milieu du spectacle – dans la manière dont Clara pratique le travail
du sexe dans sa vie de vampire, ainsi que dans ses rapports avec les hommes.
Le mensonge est un des thèmes de Clara, véhiculé par la voix off d’Eleanor d’abord :
« She [Clara] finds money and company everyday. It comes easily to her. Like lying » (00 :
16 : 00). Eleanor reproche également directement à Clara de mentir à son propos : « You lie
about me all the time » (00 : 36 : 11). Clara ment également à propos d’elle-même en
changeant de prénom sans arrêt : « Clara », Camilla72, « Claire » ; y a-t-il seulement un
original ? Clara change d’identité au gré de la nécessité, du contexte. Le « travestissement »
auquel elle s’adonne sans cesse est souligné par une séquence où Clara se prépare pour le
travail du sexe, une fois les deux jeunes femmes arrivées sur la côte irlandaise. Dans une
roulotte de foire dans laquelle s’animent des lumières de couleurs changeantes, Clara enfile
des souliers à talons, elle a troqué ses pantalons pour une jupe courte et elle enfile un décolleté
(00 : 17 : 58 – 00 : 18 : 40). La roulotte devient une sorte de loge où Clara se prépare à jouer
son rôle. Après avoir enfilé son costume, Clara se maquille dans le reflet déformé d’une
caravane. La caméra ne capte que le reflet qui est scindé de plusieurs lignes verticales créées
par les lattes métalliques, de manière à ce que sa silhouette se dédouble légèrement et soit
floue. L’incertitude de l’image véhiculée pendant ce moment de transition témoigne d’une
capacité de mutation. Si Clara était une mère en cavale juste avant, la voici prostituée, femme
fatale en contrôle de son potentiel sexuel afin d’obtenir ce qu’elle veut. Comme déjà
mentionné brièvement plus tôt en ce qui concerne la séquence de présentation de Clara, les
vêtements qu’elle porte, et qui s’alignent avec le travail du sexe qu’elle pratique, sont révélés
comme étant des costumes qu’elle enfile pour jouer le rôle de la travailleuse du sexe. Clara
joue également des rôles auprès des hommes, et ces rôles lui permettent d’accomplir son
destin de femme fatale, c’est-à-dire de la mener sur le chemin de l’émancipation vis-à-vis du
Brotherhood.
Tout d’abord, lors de son altercation avec Werner au début du film, Clara joue la
subordonnée et l’idiote pour lui faire baisser sa garde (00 : 09 : 45 – 00 : 10 : 50). Quand il

72  Référence  directe  à  Carmilla  de  Le  Fanu.    

48
déclare qu’Eleanor est une aberration, elle répond « I don’t know what that means, sir ». La
répétition systématique du titre « sir » en fin de phrase marque également la supposée
supériorité hiérarchique de Werner et laisse croire à une reconnaissance de son autorité sur
Clara. L’assurance de Werner, et sa réaction face à l’attitude faussement servile de Clara
marque l’ampleur de son préjugé négatif vis-à-vis de Clara ; préjugé qu’il appuie par sa
référence à la permanence face au changement : « All the time you had and you learned
nothing ». L’ironie est que c’est lui, et l’ordre qu’il représente, qui n’ont rien appris, et Clara
le décapite alors que c’est justement le sort qui lui est réservé à elle. L’assurance que Werner
exprime dans son propre pouvoir, alors qu’il s’avère facile à tromper, le rend ridicule. Le
ridicule est le propre des personnages masculins de Byzantium, et cette qualité témoigne du
renversement des rôles et des rapports de pouvoir hommes/femmes que Clara opère en jouant
la comédie. La rencontre avec Noel se fait d’ailleurs sur le mode du ridicule : alors que Clara
prend tous les devants pour mener à bien la transaction autour du service sexuel qu’elle lui
offre, Noel s’effondre en pleurs et commence à parler du décès récent de sa propre mère qu’il
appelle « Mom ». L’allure générale du personnage – les grosses lunettes, les cheveux bouclés
et le ventre bedonnant – lui donne un air enfantin et maladroit qui s’inspire fortement du
stéréotype du « fils à maman ». Avec lui, Clara joue au jeu de l’amour, et prétend encore une
fois être en position subordonnée, mais sur le mode romantique (00 : 25 : 15) : « We’re
damsels in distress », dit-elle à Noel avant de lancer à Eleanor « Do you know what Noel is,
Ella ? He is a knight in shining armor come to deliver us from evil, aren’t you ? ». Noel n’a
évidemment rien de l’image canonique d’un chevalier, et l’expression employée par Clara
détonne avec le caractère du personnage. La manière dont Clara passe d’une relation
strictement économique de prostitution à une fausse romance avec Noel montre qu’elle ajuste
son jeu en fonction des attentes des hommes, pour pouvoir mieux tirer parti d’eux. Tout
comme elle joue sur le fait que Werner s’attend à ce qu’elle soit idiote et subordonnée, elle
répond au besoin affectif de Noel afin d’exploiter ses ressources – « You have everything I
need », dit Clara à Noel (00 : 33 : 13). Enfin, l’inversion des rôles hommes/femmes que tente
d’opérer Clara en jouant le jeu de la femme fatale est particulièrement représentée dans la
séquence où Clara rend visite à Kevin, le professeur d’Eleanor. Ici, le fait que, grâce à ses
chaussures à talon, Clara soit plus grande que Kevin est mis en valeur, par le cadrage et le
montage. Lors des champ-contrechamp, Kevin est filmé avec une légère plongée, alors qu’à

49
l’inverse une légère contreplongée est effectuée sur Clara. Ils sont ensuite réunis dans le plan
alors que Clara entraîne sans hésitation Kevin par les épaules, semant le trouble chez ce
dernier. La disparité de taille donnant l’avantage à Clara est conservée, puis est accentuée
quand Clara force le professeur à s’assoir sur le piano, puis lors d’un plan dans l’axe, de profil
aux deux personnages qui se font face ; Clara surplombe Kevin d’une demi-tête, et le
professeur prend l’air de plus en plus effrayé à mesure que la vampire lui conte son histoire.
La manière dont elle lui caresse la tête d’un geste tendre tend à l’infantiliser, mais en même
temps l’ongle de la soucriant73 qui pousse indique le danger imminent. Kevin passe ici d’une
position d’autorité, de dominant – impliquée par son statut de professeur et voire par son sexe
masculin – à une position de dominé.
Si Noel peut provoquer de l’empathie chez le spectateur, ce n’est absolument pas le cas
de Werner, et la position de Kevin est un peu ambiguë – il pourrait être un allié d’Eleanor
mais représente clairement un antagoniste pour Clara. Toutefois, tous les personnages
masculins contiennent une part de ridicule, si ce n’est en eux-mêmes, comme Frank ou Noel,
ne serait-ce que par leur interaction avec Clara qui tend à court-circuiter leurs manifestations
de virilité, ou du moins leur position de domination. J’aimerais insister ici sur le fait que Clara
n’est pas une « beauty trap » (Brode : 116). Certes, elle est très belle, mais le film insiste plus
sur la manière dont Clara retourne contre les hommes leurs propres considérations sur les
femmes, plutôt que sur le pouvoir de fascination de sa beauté ou de son corps en particulier.
En modulant son jeu en fonction des attentes des hommes, Clara met en évidence ces attentes
et permet d’en faire un commentaire. Ses actions sont des réactions aux préjugés négatifs
contre les femmes.
Judith Butler relie la performance du drag à une pratique parodique qui révèlerait
l’absence d’authenticité et de modèle original pour l’identité constituée. J’aurais du mal à
prouver que la performance du stéréotype par Clara est parodique, et ce n’est pas mon
intention de toute façon. Je pense cependant que sa pratique est référentielle, et que les

73   Les   personnages   dans   le   film   emploient   le   mot   «  soucriant  »,   inspiré   de   la   «  soucouyant  »   dans   le   folklore  

caribéen,  plutôt  que  le  mot  «  vampire  ».    

50
manières dont elle interprète la femme fatale font références à des préjugés négatifs envers les
femmes. Par un acte de malice, qui fait qu’elle use de ces préjugés négatifs pour manipuler les
hommes, elle semble incarner la figure de la femme fatale qui œuvre à la perversion et à la
destruction d’un homme. Clara produit sur son passage une certaine « ironie du sort »,
puisqu’elle s’arrange pour que chacun recueille ce qu’il a semé. Dans un article sur l’agency et
la subversion dans les romans policier suédois, Tiina Mäntymäki (2013) définit l’ironie
contenue dans ces romans, qui mettent en scène des femmes violentes et monstrueuses,
comme : « a contradiction between previous cultural knowledge and what is proposed or
performed » (445), en empruntant généralement l’exagération et l’emphase exacerbée. Les
effets d’exagération ou d’emphase sont un peu moins présents dans Byzantium que ce qui est
décrit dans l’article de Mäntymäki, mais il y a à mon avis un rapprochement de procédé à
faire. Dans les romans cités par Mäntymäki74 les femmes prennent pour modèle de leur crime
les violences qui leur ont été faites (généralement par des hommes) ; ainsi, « their ‘’doing
murder’’ emerges as a parodistic commentary on this violence » (Mäntymäki : 445). Elles ne
procèdent donc pas simplement à une inversion des rôles genrés, elles « n’empruntent pas la
masculinité » pour obtenir de la capacité d’agir (Mäntymäki : 445) ; elles pointent du doigt la
violence phallocratique en faisant acte de violence selon les mêmes termes. Dans Byzantium,
la violence phallocratique est révélée par les flashbacks, et la violence opérée par Clara sur les
hommes se situe majoritairement dans le présent de narration. Mais les actes de violence de
Clara ne constituent pas strictement une « vengeance ». Le proxénète, par exemple, ne lui a
personnellement rien fait, mais le fait qu’elle le prenne pour cible est en soi un commentaire
condamnant la violence des proxénètes dans le milieu de la prostitution. « The world will be
more beautiful without you » (00 : 46 : 54), dit Clara à voix haute après avoir « mangé » le
proxénète, explicitant ainsi sa politique de « nettoyage » qui la pousse à éliminer ceux qui
exploitent les femmes, comme le proxénète que Clara tue, par exemple. La perversité du
proxénète est révélée de manière assez classique par ses traits grossiers, et par le fait qu’il soit

74  The  fifth  woman  (2011,  Henning  Mankell),  Woman  with  birthmark  (1996,  Hakan  Nesser),  Nina  och  sundet  

(1999,  Frederik  Ekelund).    

51
également le dealer de ses prostituées, ce qui le rend particulièrement désagréable. Ainsi,
quand Clara prétend sa propre perversion (« wickedness ») pour attirer le proxénète, c’est
surtout à sa méchanceté et perversion à lui qu’elle renvoie. Enfin, ce n’est pas Clara qui est
rendue « monstrueuse », mais Werner qui est qualifié de « fucking monster » par Clara, qui
retourne également l’insulte whore/cunt contre ses agresseurs : « I had mercy on the cunt »,
dit-elle à propos de Ruthven (01 : 31 : 05). Par ce renvoie des termes de l’oppression à
l’oppresseur, les actes violents de Clara vis-à-vis des hommes sont mis en rapport avec
l’explicitation de l’oppression exercée par le pouvoir masculin dans les flashbacks.

4) Entériner ou subvertir ? Aliénation et/ou résistance à la domination masculine


Clara joue le jeu des identités multiples mais, en même temps, les rôles qu’elle joue
s’inscrivent systématiquement dans des attentes qui sont intégrantes d’une mythologie
misogyne et androcentrique – celle de la femme fatale, de la vamp, soulignée en introduction
de ce mémoire. Aussi, le recours à la figure de la femme fatale par Clara est susceptible de
correspondre à ce que Bourdieu nomme les « armes des faibles » (Bourdieu : 85). Pour
Bourdieu, l’inscription d’un individu dans un discours qui est le produit d’une domination
témoigne systématiquement d’un acte de soumission ; en s’inscrivant dans le discours du
dominant, le dominé reconnait la légitimité de sa domination. « Lorsque », dit-il, « les
dominés appliquent à ce qui les domine les schèmes qui sont le produits de la domination ou,
en d’autres termes, lorsque leurs pensées et leurs perceptions sont structurées conformément
aux structures même de la relation de domination qui leur est imposée, leurs actes de
connaissance sont, inévitablement, des actes de reconnaissance, de soumission » (Bourdieu :
27 – 28). Dans cette logique, la connaissance de la femme fatale dont témoigne Clara en
l’interprétant serait donc le fruit d’une reconnaissance de la mythologie androcentrique basée
dans ce cas-ci sur le « préjugé défavorable » (ibid : 52) vis-à-vis de la femme émancipée. Le
jeu de la femme fatale serait une « arm[e] des faibles, qui renforc[e] l[e] stéréotyp[e] » (ibid :
85), comme c’est le cas, selon Bourdieu, de la séduction – dont fait usage Clara à travers sa
performance de la femme fatale. En jouant le jeu de la séduction, et en continuant les activités
reliées au travail du sexe, Clara semble confirmer le préjugé qui tend à réduire la femme à son
potentiel sexuel. D’autant plus que Clara perpétue également l’institution de la maison close,

52
en devenant elle-même une mère maquerelle. Comment, dès lors, envisager que Clara puisse
s’émanciper, si elle semble coincée dans un certain discours phallocratique, et condamnée à le
répéter encore et encore ?
Les propos de Bourdieu semblent mener à une impossible subversion du stéréotype,
selon les termes mêmes de ce stéréotype. Cependant, le point de vue de Judith Butler diffère
de celui de Bourdieu ; pour elle, « [t]ous les actes de connaissance ne sont pas des actes de
reconnaissance » (2010 [2009] : 12). Aussi, Butler reproche à Monique Wittig d’envisager la
subversion en dehors du discours dominant, puisque le discours dominant serait oppressif et
naturalisant : « Le discours devient oppressif lorsqu’il exige que le sujet parlant ne puisse
parler que s’il participe aux termes mêmes de cette oppression – c’est-à-dire qu’il considère
comme allant de soi l’impossibilité ou l’inintelligibilité même du sujet parlant » (Butler, 2005
[1990] : 229). Les propos de Wittig, résumés ici par Butler, concernent le principe de
« l’hétérosexualité obligatoire » (ibid : 230) contenu dans le système linguistique, et auquel on
ne peut échapper qu’en sortant de ce système, qu’en se situant en-dehors du discours (ibid :
228 – 230). En ce qui concerne mon étude, cela voudrait dire que, le stéréotype de la femme
fatale faisant partie du discours masculiniste dominant (dans le film, et dans le réseau de
fiction vampirique), Clara ne fait que réitérer ce discours, le renforcer, en acceptant de
participer aux mêmes termes de cette oppression. Plus précisément, Clara accepterait sa propre
impossibilité au sein du discours misogyne du Brotherhood (« there are no women amongst
us ») et son inintelligibilité au sein du réseau de fiction vampirique (en acceptant de
correspondre à une image de l’« altérité » féminine, de l’ « autre »-femme, c’est-à-dire de
correspondre à une idéologie masculiniste). Cependant, je voudrais avancer que le personnage
de Clara court-circuite potentiellement ces discours en leur sein-même.
Bien que le terme « subversion » soit présent dans le sous-titre de Trouble dans le
genre (« le féminisme et la subversion de l’identité »), Terell Carver et Samuel A. Chambers
(id. Carver & Chambers)75 remarquent que Butler ne donne pas à proprement parler de
définition du terme dans cet opus (Carver & Chambers : 138). Cependant, la conception de la

75  Cf.  Judith  Butler  and  political  theory  :  troubling  politics  (2008).  

53
subversion qui émerge des textes de Butler situe l’acte subversif au sein du discours qu’il tente
de subvertir : « For Butler, then, subversion must come from within culture, history and
discourse if it is to be politically efficacious » (Carver & Chambers : 141). Voire même, pour
Butler, l’acte de subversion ne peut pas se situer en dehors du discours : « We can never get
outside the system that we wish to subvert, and to assert that we can is merely to undermine
the possibility of subversion. For this reason, the agency involved in a subversive act or a
subversive reading appears from inside the system that it attempts to overturn » (Carver &
Chambers : 141). Dans cette optique, pour que Clara puisse subvertir l’acte de prostitution,
elle ne peut pas simplement le fuir, d’autant plus que, comme on l’a vu dans la section sur le
don, elle est constituée par le discours en tant que prostituée, et non pas « simplement » par le
travail du sexe auquel elle s’adonne. Si elle veut subvertir sa propre identité, elle doit donc
passer par le discours qui la constitue, afin de le modifier ; comme je l’ai montré, par le moyen
de la performance, entre autres. Le réemploi du stéréotype de la femme fatale participe à cette
performance. De même, la subversion de la figure de la femme fatale passerait par sa
réitération, sous une forme qui mettrait en valeur son caractère construit. De plus, l’écart
contenu entre la représentation de Clara, qui suivrait a priori le schéma de la femme fatale,
mais qui s’en écarte par sa vulnérabilité vis-à-vis d’Eleanor, et qui constitue également un
commentaire sur les attentes liées à la figure de la femme fatale, permet d’aller au-delà de la
figure figée prévue dans le cadre de la condamnation de la femme émancipée. En fait,
l’interprétation de la femme fatale par Clara rejoint la manière dont Judith Butler envisage
l’agency : la puissance d’agir est possible au sein des discours qui constituent le sujet, c’est-à-
dire au sein des actes de discours performatifs, puisque « toute signification se fait dans
l’orbite d’une compulsion à la répétition ; il faut donc voir dans la ‘’capacité d’agir’’ la
possibilité d’une variation sur cette répétition » (2005 [1990] : 271). On peut donc dire que, en
prenant en main les actes répétés qui font d’elle une femme fatale, Clara fait preuve d’agency
dans la formation même de sa propre subjectivité, l’agency n’étant pas une capacité du sujet
(d’où le fait que certains traducteurs préfère l’expression « puissance d’agir »), mais étant ce
qui est impliqué dans la formation du sujet, selon Butler (Carver & Chambers : 81). La
répétition n’est pas forcément le signe de l’aliénation de Clara, mais peut-être bien ce qui lui
permet de s’affirmer comme sujet. Ce qui est sûr, c’est que Clara sème le trouble.

54
Carver & Chambers avancent que la notion de trouble est au centre de la démarche
théorique de Butler, et en particulier au centre de sa théorie politique. Judith Butler se présente
elle-même dans la première introduction de Trouble dans le genre comme une « trouble
maker » (Carver & Chambers : 1). La nécessité de « semer le trouble » (Butler, 2005 [1990] :
51) exprimée dans cette introduction, correspond à un acte de perturbation : « to trouble
[politics] would be to disturb, to challenge and to question consistently » (Carver &
Chambers : 8). Il s’agit donc également, par « semer le trouble », de remettre en question ce
qui est donné, ce qui est déjà là, « to transform our given understanding » (ibid : 9), en
effectuant une action sur ce donné (« to trouble »), pour éventuellement amener quelque chose
de nouveau – « perhaps to bring about something new » (ibid : 9). Carver & Chambers
avancent que Butler développe cette « politics of troubling » (ibid : 9) tout au long de ses
ouvrages, qu’ils concernent le genre ou non, faisant de la notion de trouble un concept
opératoire qui s’inscrit dans une attitude théorique générale.
Ce qui peut être subversif dans l’attitude de Clara, c’est que sa transformation en
vampire permet de semer le trouble dans le donné – dans son statut social et identitaire de
prostituée, imposé par un régime phallocrate, par exemple – et d’offrir quelque chose de
nouveau, qui semble répéter le passé en même temps qu’il le remet en cause, qui semble
répéter un stéréotype, en même temps qu’il le questionne. Clara est elle-même une « trouble
maker », et pas seulement parce qu’elle sème le désordre. En contrevenant à la loi misogyne
qui est édictée sur le mode de l’exclusion du sexe féminin, sur l’impossibilité pour les femmes
d’appartenir à l’espèce des vampires – « there are no women amongst us », c’est-à-dire, ce
n’est tout simplement pas prévu qu’elles existent parmi nous –, Clara ne s’oppose pas
simplement à la loi, mais elle sème le trouble dans la loi, car elle introduit une possibilité là où
il n’y en avait pas.
 

5) Retour au don  
Le seul vrai don que Clara reçoit de Ruthven est peut-être Eleanor. Qu’elle soit la fille
biologique ou non de Ruthven importe peu : c’est parce que Ruthven a fait don à Clara de la
fausse monnaie qu’est la prostitution qu’Eleanor existe, et c’est avec le cycle économique de
la prostitution que Clara paie le pensionnat qui permet de faire vivre Eleanor. La fausse

55
monnaie est donc détournée par Clara pour réitérer le « don de la vie » que représente Eleanor.
Selon Derrida, le vrai don, le don comme don, est là où on ne l’attend pas, là où on ne sait pas
qu’on le donne, et précisément Ruthven n’a pas conscience qu’il donne autre chose que la
fausse monnaie qu’il jette à Clara. Ruthven essaie d’ailleurs de réitérer ce faux don auprès
d’Eleanor. Clairement atteint de la syphilis, il viole Eleanor pour punir Clara d’avoir volé la
carte : « Your mother stole something from me. Now I’ll steal something from her » (00 : 34 :
48). Ce topos du viol punitif promet à Eleanor une mort lente et terrible (« Welcome to a slow
death », 01 : 35 : 10), mais il marque aussi la volonté de Ruthven de faire d’Eleanor une
prostituée, de donner encore une fois la profession de prostitution, et il marque cette fausse
monnaie d’une pièce qu’il lui jette de la même manière qu’il l’avait jeté à sa mère, en lui
disant « Welcome, whore » (01 : 35 : 18) – révélant ainsi la répétition de ce geste. Mais il est
interrompu par Clara qui tue Ruthven et qui sauve Eleanor (en lui donnant le secret du
vampirisme). Pour Clara, si le fait de tomber enceinte n’était pas un choix dans le contexte de
la prostitution, « donner la vie » le devient ; Eleanor précise en voix off : « My mother did
three things for me. One, she spared my life the day I was born » (00 : 99 : 55). C’est aussi en
participant au regime de don-dette que Clara permet à Eleanor de continuer à exister : « Two,
she paid for my upkeep on her knees and on her back » (01 : 00 : 00). Il y a donc à mon avis
une réelle réappropriation du don-qui-n’est-est-pas-un, du faux don, puisque la fausse monnaie
qu’est la prostitution devient une « vraie monnaie » qui permet de faire vivre Eleanor –
littéralement vu que Clara paie le pensionnat de sa fille avec l’argent de la prostitution – ; ou
alors Eleanor devient elle-même la vraie monnaie, c’est-à-dire ce que Ruthven a réellement
donné à Clara – Eleanor est le fruit de la prostitution – et la monnaie de sa fausse pièce – jetée
à Clara avec mépris – constitue le vrai don comme don de ce récit. Le lien mère-fille tient une
place importante dans Byzantium, et je pourrai y revenir plus tard, mais je peux déjà ici
conclure ce chapitre sur le thème de la maternité et de la (pro)création, qui situe Clara dans un
rapport problématique avec l’autorité masculine du Brotherhood. Comme je l’ai déjà
mentionné, grâce au lien qu’elle entretient avec sa fille, Clara révèle sa vulnérabilité. Tout
comme le personnage de Nadja dans le film d’Almereyda (1994), mais d’une autre manière,
« she is shown of great tenderness and love » (Abbott, 2014 : 49). Loin d’être seulement le
« talon d’Alchille » du personnage, la relation avec Eleanor permet de court-circuiter une fois
de plus la figure de la femme fatale.

56
Dans Femmes fatales : feminism, film theory, psychoanalysis, Mary Ann Doane
remarque que la femme fatale est l’antithèse de la figure maternelle, ce qui est présenté
comme une aberration, d’autant plus que la figure de la femme fatale, la vamp, se développe
dans un contexte de modernité où, « sterile of barren, she produces nothing in a society which
fetishizes production » (Doane : 2). Dans les films des années 1910 et 1920, les vamps sont
toujours l’antithèse de la maternité ; elles volent les maris des épouses fertiles, et leur sexualité
sous-entendue ne vise pas la reproduction. De plus, le corps mortifère des femmes vampires
s’avère être, généralement76, inadapté à la procréation. Nancy Schumann remarque d’ailleurs
que le folklore vampirique européen associe la femme vampire aux accidents durant les
accouchements : la mort de la mère, ou la perte de l’enfant durant l’accouchement, mène à une
attitude vampirique dans le but de se réunir avec l’être perdu (Schumann : 110). Le lien entre
le vampirisme et la maternité est donc presque toujours un lien antithétique, ce qui semble
réitéré par l’attitude du Brotherhood vis-à-vis de la création : « Our code does not permit
women to create » (01 : 47 : 11). Cette loi – un peu « ironique », dans la mesure où la femme
est traditionnellement associée au principe de « nature » et de fertilité qui en découle –
apparaît comme un moyen d’affirmation de la virilité du Brotherhood, en faisant valoir la
capacité de reproduction du sexe masculin77, au détriment du sexe opposé. L’injonction du
Brotherhood semble également redoubler l’interdiction pour Clara-humaine, en tant que
prostituée, d’avoir un enfant. En faisant d’Eleanor une vampire, Clara brise la loi
androcentrique et répare l’injustice à laquelle elle était en proie au départ. Encore une fois, elle
sème le trouble en créant une anomalie – en créant, à nouveau, Eleanor. S’il apparaît alors que
c’est le principe de maternité qui permet la subversion ultime du stéréotype de la femme
fatale, ce qui peut s’avérer problématique d’un point de vue féministe78, je montrerai en
conclusion de ce mémoire que le lien entre Clara et Eleanor est un peu plus complexe que ce
qu’il n’y paraît pour le moment. Néanmoins, s’il s’avère que Clara performe la femme fatale,

76  Des  exceptions  étranges  existent,  comme  Darla  dans  Angel,  ou  Bella  dans  Twilight.    
77  Selon  la  définition  de  la  virilité  donnée  par  Bourdieu  (1998  :  75  –  76).    
78   «  Where’s   the   feminism   in   mothering  ?  »,   se   demandent   D’Arcy,   Turner,   Crockett   et   Gridley   dans   leur  

article  du  même  titre  (2011).    Cf.  Journal  of  community  psychology,  Vol.  40,  n°1,  pp.  27-­‐43.    

57
on ne peut pas dire qu’elle interprète de manière équivalente la figure de la mère ; au
contraire, elle semble plus du côté de l’incarnation de la mère dans un sens plutôt traditionnel
– j’y reviendrai dans le troisième chapitre.
Pour finir, la manière dont Clara se construit elle-même à travers la performance du
stéréotype de la femme fatale, et la manière dont le film nous rend accessible cette
performance, permettent de laisser de la place au discours de Clara sur elle-même, et sur la
manière dont elle envisage son statut de femme vampire. Cependant, Clara n’a le contrôle de
la narration qu’une seule fois dans le film, quand elle raconte la partie de l’histoire manquante
au professeur d’Eleanor. L’emphase est d’ailleurs mise sur la prise de contrôle du récit :
« Should I tell you what it was like, for me ? ». Le flashback qui suit révèle, comme j’en ai
déjà parlé, les impressions de Clara suivant sa transformation. Mais surtout, le retour en arrière
explicite l’exercice de pouvoir phallocratique du Brotherhood, ainsi que le viol d’Eleanor par
Ruthven. Mis en parallèle avec les agissements de Clara dans le présent, les flashbacks
permettent donc de montrer que la performance du stéréotype de la femme fatale par Clara –
en perpétuant le travail du sexe et en utilisant son potentiel sexuel en général – est une réaction
à la « domination masculine » manifestée dans le film par une certaine institutionnalisation du
pouvoir masculin (que ce soit par le bordel ou le Brotherhood). Le prochain chapitre renchérit
sur la construction du récit dans Byzantium, en passant par la manière dont Eleanor, la
narratrice, se raconte elle-même.

58
Chapitre 2 : Eleanor ou le récit de soi

Eleanor correspond à la catégorie de vampires qui a émergé depuis les œuvres d’Anne
Rice, et qui est caractérisée par l’élargissement de la complexité émotive des vampires. Cette
complexité se manifeste grâce à l’accès aux pensées des vampires, dévoilant leur capacité à
observer leur propre condition, et éventuellement à vouloir en changer les paramètres : « this
new capacity for self-examination, for self-judgment, even for self-loathing, appears the most
significant aspect of the new vampire : his or her volition as it is expressed in the desire and
capacity for change » (Zanger : 22). Comme le remarque Fred Botting (2007) à propos de
l’œuvre d’Anne Rice, l’accès à la subjectivité vampirique brouille la frontière entre la notion
d’humanité et de monstruosité en rendant sensibles et complexes des créatures monstrueuses.
L’empathie rendue possible vis-à-vis des créatures vampiriques est d’autant plus possible, que
ce qui est exprimé est souvent une lutte contre sa propre condition vampirique, condition qui
est perçue comme une damnation parce qu’elle mène au meurtre. Dans Byzantium, l’accès à la
subjectivité vampirique passe par la voix off et par la construction narrative qui privilégie le
point de vue des femmes vampires, principalement d’Eleanor. Ce chapitre observera donc
comment la subjectivité vampirique est développée dans Byzantium et à quelle fin.
Contrairement à Clara, Eleanor ne réagit pas directement à l’oppression du pouvoir masculin
du Brotherhood, et pour cause : elle est maintenue dans l’obscurité par Clara qui lui cache les
raisons de leur fuite constante. Eleanor ne connaît que des bribes du passé que Clara a bien
voulu lui raconter mais, en même temps, elle se rappelle de tout – « I remember everything,
it’s a burden ». Ce poids du passé est particulièrement appuyé par la structure narrative du film
qui consiste en une temporalité non linéaire, dans laquelle les flashbacks se mêlent
littéralement au temps présent. La narration est menée par Eleanor qui s’exprime en voix off à
la première personne et qui permet d’introduire les flashbacks et les chevauchements spatio-
temporels. Face à la persécution du Brotherhood, je montrerai comment la prise en charge de
la narration permet à Eleanor de sortir de son inexistence sociale. Il s’agira donc dans un
premier temps d’examiner ce qui constitue Eleanor comme un être impossible.
1) Être impossible
Tout d’abord, j’aimerais revenir sur les termes d’(in)existence sociale que j’ai
employés, en m’appuyant à nouveau sur les réflexions de Judith Butler ; mais en laissant
cependant de côté les concepts de performance et de performativité. Le travail théorique de
Judith Butler depuis Trouble dans le genre constitue en filigrane une réflexion sur l’impact des
normes sur les conceptions de l’humain et l’inhumain, que ce soit au travers de ses réflexions
sur le genre79 ou sur la constitution du nationalisme américain après le 11 septembre80. Dans
sa deuxième introduction à Trouble dans le genre, Butler indique que son projet est d’« ouvrir
le champ des possibles » (Butler, 2005 [1990] : 26) en ce qui concerne ce qui est reconnu
comme une vie vivable. « Ouvrir le champ des possibles », dit-elle, paraîtra nécessaire « aux
personnes qui ont fait l’expérience de vivre comme des êtres socialement ‘’impossibles’’,
illisibles, irréalisables, irréels et illégitimes » (ibid : 26). Elle parle ici notamment de ceux dont
le genre n’est pas aligné avec le sexe, et/ou qui présentent une orientation sexuelle qui excède
ce qu’elle appelle la « matrice hétérosexuelle »81. Aussi, la principale question posée dans
Trouble dans le genre est la suivante : « comment les présupposés normatifs sur le genre
tendent-ils à circonscrire le champ même de la description que nous pouvons faire de
l’humain? » (ibid : 45). Les considérations de Butler sur le genre s’inscrivent donc dans une
réflexion plus large sur l’appréhension de l’humain et de l’inhumain au sein de la société.
Dans Vie précaire, face à la négation de certaines vies dans le cadre du deuil national
américain post 11 septembre 2001 – ces vies ne correspondant pas au modèle normatif et
téléologique nationaliste –, Butler élargit la question posée dans Trouble dans le genre :
« Who counts as human ? Whose life count as lives ? And, finally, what makes a grievable
life ? » (2004 : 20)82. L’idée de Butler est que les normes sociales constituent des définitions
acceptables de ce qu’est un humain et rendent ainsi socialement « impossibles » les vies de

79  Cf.  Trouble  dans  le  genre  (2005  [1990]),  Ces  corps  qui  comptent  (2009  [1993])  et  Défaire  le  genre  (2006).    
80  Cf.  Vie  précaire  :  Les  pouvoirs  du  deuil  et  de  la  violence  après  le  11  septembre  2001  [Precarious  life  :  The  

powers  of  mourning  and  violence]  (2005  [2004]).    


81  Cf.  Trouble  dans  le  genre.  Elle  emploiera  ensuite  l’expression  «  hégémonie  hétérosexuelle  »,  comme  déjà  

mentionné  plus  tôt.    


82  Ayant  consulté  la  version  originale,  je  cite  exceptionnellement  Butler  en  anglais.  

60
ceux qui dérogent de ces normes. Je reprendrai dans ce qui suit le vocabulaire (traduit) de
Butler, en parlant d’illisibilité, d’impossibilité, d’illégitimité, au sens où elle l’entend, c’est-à-
dire dans le cadre des normes qui constituent le sujet, en l’incluant/l’excluant dans ce qui est
accepté comme une « vie vivable » – selon l’expression employée par Butler dans Vie
précaire d’abord, puis dans Ce qui fait une vie (2010 [2009])83.
J’aimerais avancer ici que, dans Byzantium, Eleanor est rendue « impossible » au sens
butlerien. L’impossibilité surgit quand le sujet déborde ce que les normes ont prévu pour lui,
et qui lui permettraient d’être reconnaissable aux yeux des autres. Par exemple, une orientation
sexuelle et/un genre non conformes peuvent mener à la forclusion84 sociale d’un individu.
Dans le cas d’Eleanor, la qualité de sujet lui est déniée dès sa naissance. D’une part, elle est
l’enfant d’une prostituée, ce qui lui donne d’office un caractère illégitime. Eleanor précise
qu’elle n’aurait même pas dû vivre : « It is still a fact », dit-elle en voix off sur les images de
Clara venant d’accoucher, « that the day you are born is the day you are most likely to be
murdered » (00 : 40 : 56). D’autre part, elle n’aurait pas dû devenir vampire non plus, puisque
les femmes sont rejetées de l’institution officielle du vampirisme – qui fixe les normes
d’appartenance sociale du domaine vampirique – et qu’en plus les femmes vampires, s’il en
existe par malheur, ne sont pas autorisées à (pro)créer : « Our code does not permit women to
create », explique Darvell à Eleanor (01 : 47 : 11). Aussi, son destin funeste est prévu
d’avance par les membres du Brotherhood : « You have been condemned from the moment
Clara made you », explique Darvell à Eleanor (01 : 47 : 08). Eleanor est donc deux fois
illégitimes : en tant qu’humaine, elle est le fruit de la prostitution et, en tant que soucriant, elle
est le produit d’un acte interdit. Plus encore, l’interdiction de créer, qui concerne bien sûr
d’abord la transformation en soucriant, excède la simple idée de procréation. Si, pour Clara,
« to create » concerne le création d’Eleanor, et donc surtout la procréation ; pour Eleanor, la
création peut désigner l’acte d’écriture auquel elle s’adonne, mais qu’elle n’a pas le droit de

83   En   anglais  :   Frames   of   war  :   When   is   life   grievable  ?   Cf.   aussi   le   discours   de   Judith   Butler   prononcé   à  

l’occasion   de   la   réception   du   prix   Adorno   en   2012,   et   publié   sous   le   titre   Qu’est-­‐ce   qu’une   vie   bonne   ?  
(2014).    
84   Selon   le   terme   lacanien   emprunté   par   Judith   Butler   ;   forclore  [to   foreclose]   :   «  répudier  »,   «  dénier  »  

(Butler,  2005  [1990]  :  27).    

61
partager à cause de l’impératif du secret. Le vampirisme, qui semble être le salut de Clara, est
responsable de la forclusion d’Eleanor dans la mesure où il la plonge dans le secret forcé, et
semble donc plutôt être la damnation d’Eleanor. Il en résulte chez Eleanor ce qui paraît être
d’abord une sorte de mélancolie. Eleanor exprime le sentiment de ne pas appartenir au monde
dans lequel elle évolue : elle se décrit comme froide, et précise : « Everything outside of time
is cold » (01 : 37 : 09). Elle se considère comme « en dehors du temps », en dehors donc de
l’histoire générale et individuelle. Ce sentiment découle évidemment en partie de son
vampirisme, mais est aussi induit à mon avis par l’isolation que provoque son illisibilité. Le
froid qu’évoque Eleanor n’est pas sans rappeler la sensation à laquelle la mélancolie est
rattachée. La froideur est exprimée autrement par la saison automnale qui, avec l’hiver, est la
saison de prédilection de la mélancolie85, et qui est retranscrite dans le film par les tons
marrons et gris, aussi bien des costumes que des éclairages et des décors. Le corps de l’actrice
également, blanc et droit, et son expression atone, donnent une impression de détachement,
voire de dépression. Mais cette mélancolie est également brisée par une indubitable envie de
vivre, qui se manifeste par la volonté de révéler son secret.
Byzantium commence sur les premières paroles d’Eleanor en voix off : « My story can
never be told » (00 : 01 : 10). La vérité sur ce qu’elle est – une soucriant –, sur qui elle est –
« Eleanor Webb », telle qu’elle se présente à chacun ; ce qui excède son vampirisme mais qui
l’inclue nécessairement –, ne peut être partagée que par l’écriture qu’elle jette au vent ou à la
mer. La vérité est aussi un secret légué par Clara : l’histoire d’Eleanor commence avec Clara –
nous dit la jeune femme en voix off au début du film – et Clara est « full of secrets ». J’ai
mentionné dans le chapitre précédent que Clara ment, et c’est pour mieux garder leur secret –
le fait qu’elles sont des soucriants. Aussi, le fardeau que constitue Clara pour Eleanor (« My
burden ») est le fardeau du secret qui lui est légué par Clara : « She [Clara] gave me the story I
can never tell », dit Eleanor (01 : 00 : 05). En donnant accès au vampirisme à Eleanor, Clara la

85  Selon  les  associations  moyenâgeuses  relevées  par  Agamben  dans  Stanze  :  Parole  et  fantasme  de  la  culture  

occidentale  (1994  [1981])  :  «  Dans  la  cosmologie  humorale  [du  terme  «  humeur  »]  du  Moyen-­‐Âge,  elle  est  
traditionnellement   associée   à   la   terre,   à   l’automne   (ou   à   l’hiver),   au   sec,   au   froid,   à   la   tramontane,   à   la  
couleur   noire,   à   la   vieillesse   (ou   à   la   maturité)  »   (34).   Je   mets   de   côté   ici   le   caractère   biliaire   de   la  
mélancolie  moyenâgeuse.    

62
sauve, elle lui offre une renaissance – en s’opposant une nouvelle fois à l’injonction qui lui
défend d’avoir un enfant – mais en même temps elle la plonge dans l’illégitimité et
l’illisibilité. Autrement dit, Clara donne à Eleanor l’opportunité de (sur)vivre, mais les termes
de cette vie ne peuvent être reconnus par personne d’autre que Clara ; le Brotherhood ne
reconnait pas Eleanor comme une des leurs, et les humains ont une appréhension particulière
d’Eleanor (du fait de son vampirisme) ; ce que j’aborderai plus loin.
Toutefois, Eleanor témoigne d’une volonté de partager son secret, et j’aimerais
suggérer qu’à travers cette volonté de révélation elle cherche un moyen de se rendre lisible et
de faire reconnaître sa vie comme une « vie vivable ». Au contraire de Clara qui tient à effacer
le passé, l’envie de dire la vérité, de révéler le secret, est très forte chez Eleanor, au point où,
puisque personne ne peut savoir, puisque « knowledge is a fatal thing » (selon les mots de
Clara ; 01 : 35 : 31), elle dit son secret à ceux qu’elle va tuer – comme le vieux monsieur au
début du film – ou à ceux qui ne sont pas en état de l’entendre – comme la prostituée droguée
sur le bord de mer. La vérité déborde par moments de la bouche d’Eleanor, elle lâche des
bribes d’informations ; à Noel par exemple : « Her name is not Camilla, and she is not my
sister » (00 : 35 : 52). Le vieux monsieur du début du film prévient d’ailleurs Eleanor que
« there comes a time in life when secrets should be told » (00 : 07 : 42). En effet, comme le
soulève Derrida dans son ouvrage sur Hélène Cixous86, « un secret gardé est toujours un secret
perdu » (2003 : 30) ; si on enfouit un secret, si on ne le révèle à personne, il se perd, et la
vérité se perd avec lui. Pour Derrida, divulguer un secret est aussi le perdre puisqu’il perd sa
qualité de secret, et puisqu’il appartient aussi alors à l’autre. Dans le cas d’Eleanor, perdre son
secret, dans le sens de l’enfouir, mènerait à sa propre forclusion ; d’une part, puisque le récit
de ce qu’elle est, et de qui elle est, pourrait se perdre dans la mémoire – selon la logique
d’oubli que Clara applique, par exemple –, d’autre part, parce que toute possibilité de
reconnaissance auprès des autres serait peut-être perdue. Effectivement, je postule que, dans le
cadre de Byzantium, le récit de soi est au centre d’une scène de la reconnaissance qu’Eleanor
recherche activement (je reviendrai plus loin sur l’expression « récit de soi »). La révélation du

86  Genèses,  généalogies,  genre  et  le  génie  :  Les  secrets  de  l’archive  (Derrida,  2003).    

63
secret fait partie intégrante de cette recherche, comme si la révélation permettait de provoquer
la scène de la reconnaissance. Pour pouvoir révéler son secret, autrement qu’au vent ou qu’à
ceux qui ne peuvent l’entendre, Eleanor cherche un engagement, quelqu’un qui lui demandera
de dire la vérité, de rendre compte d’elle-même, quelqu’un qui l’interpellera. Et, comme le dit
Derrida dans son analyse d’une œuvre de Cixous87, « il n’y aurait pas de secret sans
engagement devant l’autre » (2003 : 30). Avant d’aller plus avant dans l’analyse, j’aimerais
développer certains termes que je viens d’employer afin d’expliciter la manière dont j’aborde
la notion de reconnaissance.
La constitution d’une vie vivable est fortement liée, selon Butler, à l’expérience de la
reconnaissance. Dans Défaire le genre, Butler reprend la conception de Hegel selon laquelle
« le désir est toujours désir de reconnaissance, et que ce n’est qu’au travers de l’expérience de
la reconnaissance que chacun d’entre nous est constitué en tant qu’être socialement viable »
(Butler, 2006 [2004] : 14). Butler tient cependant à préciser que « [l]es termes par lesquels
nous sommes reconnus en tant qu’humains sont élaborés socialement et varient : parfois les
termes qui confèrent un caractère ‘’humain’’ à quelques individus sont ceux-là même qui
privent d’autres personnes de la possibilité de bénéficier de ce statut, différenciant de la sorte
l’humain et le moins-qu’humain » (ibid : 14). Selon Butler, la possibilité de la reconnaissance
d’un individu est donc liée aux normes qui constituent le contexte dans lequel la
reconnaissance est possible, c’est-à-dire selon des normes d’intelligibilité. L’intelligibilité, on
l’a vu, joue un rôle dans la reconnaissance, et est définie par Butler comme « le ou les schèmes
historiques généraux qui fondent les domaines du connaissable » (2010 [2009] : 12).
L’intelligibilité d’un sujet permet sa reconnaissabilité : « de la même manière que les normes
de reconnaissabilité préparent la voie à la reconnaissance, les schèmes d’intelligibilité
conditionnent et produisent les normes de reconnaissabilité » (ibid : 12). Butler emploie le
terme de « reconnaissabilité » pour désigner « les conditions les plus générales qui préparent
ou forment un sujet pour la reconnaissance » (ibid : 11). La reconnaissabilité n’est pas une
qualité du sujet, elle n’est pas propre à l’individu concerné, et elle précède la reconnaissance

87  Il  s’agit  de  Manhattan  :  Lettres  de  la  préhistoire  (Cixous,  2002).    

64
dans la mesure où « [l]es catégories, les conventions et les normes qui préparent ou établissent
un sujet pour la reconnaissance […] précèdent et rendent possible l’acte de reconnaissance lui-
même » (Butler, 2010 [2009] : 11). Les conceptions de humain et de l’inhumain découlent
donc des termes de la reconnaissabilité, qui eux-même sont fixés en fonction de normes
d’intelligibilité. Une « vie vivable », qui peut être reconnue comme vie – et, dans le cadre du
propos de Ce qui fait une vie, qui peut être pleurée, dont on peut faire le deuil – est une vie
intelligible, dont les termes peuvent être reconnus, établissant ainsi la reconnaissabilité du
sujet, et ouvrant ainsi la voie à sa possible reconnaissance. J’aurai l’occasion de revenir sur la
« scène de la reconnaissance ».
Aussi, pour Butler, même si l’expérience de la reconnaissance semble incontournable
afin d’être constitué aux yeux des autres comme humain dont la vie vaut la peine d’être vécue,
les termes de la reconnaissance peuvent s’avérer être une source d’oppression : « Je peux avoir
l’impression de ne pas pouvoir vivre sans une certaine reconnaissance, mais je peux aussi
avoir l’impression que les termes par lesquels je suis reconnue rendent ma vie invivable »
(2006 [2004] : 16). Autrement dit, il se peut que les termes de l’intelligibilité qui établissent
ma reconnaissabilité me fassent violence ; et dans ce cas, dit Butler, on peut même avoir « des
avantages à rester en deçà de l’intelligibilité » (ibid : 15). Comment faire alors pour faire
reconnaître ma vie comme une vie vivable selon des termes qui ne me font pas violence?
Paradoxalement, Butler propose de « se départir de l’humain pour engager le processus de
reconstruction de l’humain » (ibid : 16), puisque la conception de l’humain ne peut s’établir
qu’en rapport avec ce qui excède l’humain : « Pour que l’humain soit humain, il doit être en
relation avec ce qui est non-humain, avec ce qui est certes hors de lui, mais dans son
prolongement, en vertu de son implication dans la vie. Cette relation avec ce qu’il n’est pas
constitue l’être humain en tant que vivant, de sorte que l’humain excède sa frontière dans
l’effort même qui vise à l’établir » (ibid : 25). Pour Butler, frayer avec le non-humain permet
de faire émerger la critique qui rendra possible différents modes de vie. J’aimerais pour ma
part étudier ce à quoi engage le flirt avec le non-humain pour Eleanor afin de déterminer les
termes de son (in)intelligibilité.
L’(in)intelligibilité d’Eleanor réside précisément dans la relation entre l’humain et le
non-humain qu’elle performe. En tant que vampire, elle fait par défaut côtoyer l’humain et le
non-humain. En effet, j’ai montré dans l’introduction de ce mémoire que la créature

65
vampirique se situe sans cesse dans le domaine des frontières, particulièrement à la frontière
de l’(in)humanité. De plus, les récits de vampires à la première personne brouillent cette
frontière puisqu’ils introduisent des sentiments considérés comme « humains » chez des
créatures qui sont censées représenter une forme d’« altérité », et de non-humain – même si
j’ai montré que la conception du vampire comme « Autre » monolithique peut être démontée
dès la popularisation de la figure vampirique en occident. Pour renchérir sur ce que j’ai déjà
avancé, le vampirisme d’Eleanor la rend inintelligible dans la mesure où elle n’est pas
reconnaissable selon les normes humaines. Mais déjà les normes humaines ne la
reconnaissaient pas avant qu’elle devienne vampire, puisque c’est une fille de prostituée. Si
elle est déjà difficile d’appréhension, elle présente encore moins les termes d’une
reconnaissabilité. J’aimerais donc observer dans quelle sorte de lisibilité Eleanor s’inscrit –
elle doit bien en présenter au moins une, puisqu’elle constitue un personnage dont la
subjectivité est en partie livrée à travers le film ; par la voix off, au moins. Je vais donc
d’abord analyser la manière dont elle se présente aux humains dans le cadre des moments où
elle se nourrit, qui sont aussi l’occasion d’une pratique euthanasique.

2) Euthanasier
Dans cette section, il ne s’agit pas de se prononcer sur le débat entre l’euthanasie et
l’« euthanaZie »88, de prendre position quant à savoir si oui ou non la législation de
l’euthanasie mène à une « pente fatale »89 (Goffi : 29 – 30) ; je n’analyserai pas non plus la
manière dont le film se positionne sur ce que nous pouvons approuver ou désapprouver d’un
point de vue morale en ce qui concerne l’euthanasie. Je mettrai cependant de l’avant la
pratique euthanasique à laquelle les actions d’Eleanor renvoient, en m’appuyant sur des
éléments de définition de l’euthanasie proposés par Jean-Yves Goffi dans Penser l’euthanasie

88  Goffi  remarque  que  la  reductio  ad  Hitlerum  –  selon  l’expression  de  Lévi  Strauss   –  que  constitue  le  terme  

«  euthanazie  »   permet   une   condamnation   immédiate   de   l’acte   mentionné,   le   plaçant   d’emblée   du   côté   du  
meurtre,  alors  que  l’emploi  du  terme  «  euthanasie  »  permet  une  plus  ample  place  à  la  discussion.    
89  Qui  mènerait  à  l’élimination  systématique  de  tous  les  individus  indésirables.  

66
(2004), de manière à mettre en évidence quel type de lisibilité cette pratique offre à Eleanor
vis-à-vis des humains.
Selon différents comités analogues reliés à la législation de l’euthanasie reproduits par
Goffi, on peut faire ressortir plusieurs éléments de définition de l’euthanasie qui se recoupent :
il s’agit de mettre volontairement fin à la vie d’une personne, généralement dans le but
d’abréger les souffrances, et cet acte doit être le plus souvent demandé par le mourant. La
première trace d’une conception développée de l’euthanasie telle qu’on l’entend maintenant
apparaît dans L’Utopie de Thomas More (1516) où ceux qui souffrent d’une maladie incurable
se voient offrir une sorte de suicide assisté. Puis, le philosophe anglais Francis Bacon, au
début du XVIIème siècle, envisage l’euthanasie comme « une intervention médicale visant à
‘’faire trépasser paisiblement et facilement’’ » (Goffi : 21), ce qui se rapproche sensiblement
de ce qu’on appelle actuellement les soins palliatifs et l’accompagnement au mourant. La
compassion est donc au centre de la définition, du moins, comme le postule Goffi, au centre de
la définition en faveur de l’euthanasie. Il s’agit ici des prémisses de la conception moderne de
l’euthanasie, mais la conception antique est assez différente. L’étymologie grecque du terme
« euthanasie », « euthanatos thanatos » renvoie à « une mort qui est un belle mort » (Goffi :
16). Dans la tradition grecque antique, une « belle mort » signe la fin d’une belle vie ; elle
atteste de l’existence d’une belle vie avant la mort. L’exemple canonique de l’euthanatos
thanatos retranscrit par Goffi est celui de l’empereur Auguste, qui sent sa mort arriver et qui
s’y prépare : « L’idée sous-jacente est que la mort qui advient facilement permet à celui qui la
subit d’en être l’auteur, comme il a été l’auteur de sa vie » (Goffi : 18). Même si, selon cette
définition, l’acte auquel renvoie l’euthanatos thanatos ne semble pas très précis, l’emphase est
mise sur le mort douce, en accord avec la notion de compassion mise de l’avant dans les
définitions ultérieures. L’euthanatos thanatos est également une mort en pleine conscience,
qui fait également figure de clôture, d’achèvement.
Quand Frank l’interroge sur la manière dont elle tue - « How do you kill ? » (01 : 26 :
22) – Eleanor répond : « I never. People have to consent. They have to want ». Qu’elle insiste
sur le fait qu’elle ne tue pas permet de considérer sa pratique comme euthanasique ou comme
forme de suicide assisté ; un acte demandé par celui qui va mourir. L’argument de la
compassion semble être d’abord mis de l’avant par Eleanor : « Some times it releases
people ». Mais à la réplique de Frank, « So you’re moral ? », elle se rétracte : « No, I’m

67
ruthless ». Pourtant, l’atténuation des souffrances est également mise de l’avant dans sa
discussion avec Morag, la professeure qui a lu le texte qu’Eleanor a offert à Frank (01 : 25 :
40). Eleanor évoque un futur possible : Eleanor, à l’allure encore jeune, rendant visite à une
vieille Morag, « And I’ll say ‘’May peace be with you’’, and I’ll help you with the pain », lui
dit Eleanor. Outre le thème de l’apaisement de la douleur, c’est celui de la visite qui ressort
également ici : Eleanor apparaîtra à la porte de Morag, quand cette dernière « sera prête », tout
comme elle apparaît auprès des autres qui « sont prêts ».
Il y a d’abord le vieux monsieur du début du film, qui semble très bien comprendre la
nature fantastique d’Eleanor : il lui parle d’une histoire qu’on lui racontait quand il était petit :
« about the neamh-mairbh – the revenants. Neither dead nor alive » (00 : 07 : 58). Les règles
selon lesquelles Eleanor se nourrit sont établies pour le spectateur, mais le plus surprenant est
qu’elles soient comprises par l’humain, alors que d’autres peinent à voir la vérité à propos
d’Eleanor (ceux qui lisent son texte où elle livre la vérité à Frank, par exemple). La deuxième
séquence de pratique euthanasique met de l’avant également cette appréhension que l’humain
qui va mourir a d’Eleanor : « You came for me » (00 : 50 : 43), dit la vieille dame clouée à son
lit d’hôpital, alors qu’Eleanor prononce une formule rituelle, « Peace be with you, may light
shine upon you », qu’elle répétera à la troisième personne qu’on la voit euthanasier dans le
film. La vieille dame de l’hôpital l’accueil également dans sa chambre en disant « Angel ».
Étant donné le but de la visite, Eleanor est plus certainement un « Ange de la mort ». Sa
présence semble un peu métaphysique auprès des humains qu’elle visite, ce dernier terme
pouvant être pris dans le sens mystique de « Dieu m’a visité ». Le caractère mystique de la
rencontre entre Eleanor et les humains qu’elle va achever est souligné dans la deuxième
rencontre, par l’appellation « Angel », comme déjà mentionné, et aussi, dans cette même
séquence, grâce au caractère d’irréalité qui est conféré par le fait que l’action se passe derrière
les vitres de la chambre, en flou, les bruits et les voix en off nous suggérant seulement ce qu’il
se passe. Mon point est que la pratique euthanasique d’Eleanor provoque une rencontre, entre
elle et un être humain, et donc entre le non-humain – Eleanor – et l’humain – l’être humain
dont elle vient terminer la vie. Cette rencontre ne doit cependant pas être confondue avec une
scène de la reconnaissance comme j’ai pu la définir plus tôt. Si Eleanor est appréhendée
comme celle qui vient achever la vie, il n’y a pas vraiment de place dans cette rencontre pour
la reconnaissance de qui elle est. Butler distingue l’« appréhension » d’une vie et la

68
reconnaissance d’une vie, dans la mesure où l’appréhension est une forme de connaissance (de
l’autre, pour ce qui nous intéresse) mais « sans pleine conscience » (2010 [2009] : 10). Si elle
est accueillie en tant qu’Ange de la mort, une distance est forcément maintenue entre l’humain
et le non-humain, et la vie d’Eleanor reste simplement caractérisée par les mots du vieux
monsieur « Neither dead nor alive ». Cependant, je verrai dans le prochain chapitre que la
rencontre avec ce vieil homme est peut-être le lieu d’une reconnaissance grâce à l’écriture.
Un autre point intéressant est l’importance pour Eleanor que les humains soient « prêts
à mourir ». « You’re not ready », répond-elle à Morag qui lui demande pourquoi elle ne la tue
pas immédiatement plutôt que d’attendre l’état de vieillesse. Cette idée d’être « prêt à mourir »
fait écho aux conditions de la transformation en vampire dans Byzantium : « Only those
prepared to die will find eternal life », murmure Clara à Eleanor avant de la faire descendre
dans la grotte où se passe la transformation (00 : 29 : 03). Le moment de la transformation se
présente sous l’allure mystique d’une rencontre avec son propre double, le film ne livrant pas
énormément de détails sur ce qu’il se passe exactement, à part que l’humain qui rentre dans
cette grotte boit le sang de son propre double (et inversement ?), et en ressort à la fois le même
et transformé. Eleanor réitère donc le caractère mystique de la transformation en vampire en
appliquant les règles du vampirisme à sa pratique euthanasique. Aussi, il n’est pas anodin que,
dans les différentes mythologies religieuses, la mort soit associée à la « vie éternelle ». D’une
certaine manière, Eleanor offre aux humains ce qu’on lui a offert, mais en essayant de rétablir
l’ordre des choses par une « belle mort » qui signe la fin d’une vie complète, contrairement à
la sienne qui ne peut jamais l’être. Si Clara s’engage dans une politique de guerre – que
constitue sa politique de « nettoyage » évoquée dans le deuxième chapitre – Eleanor cherche
manifestement une éthique à son vampirisme. Elle le fait en appliquant à sa façon de se nourrir
– se nourrir amenant forcément à tuer – les termes mêmes qui lui ont permis de devenir
vampire. On pourrait également postuler que la pratique euthanasique d’Eleanor est le moyen
de rendre éthique sa manière de se nourrir, de pallier à la damnation de sa condition qui
l’oblige à tuer pour continuer à (sur)« vivre ». Mais il faudrait alors se pencher sur les débats
éthiques concernant l’euthanasie, ce que je ne ferai pas ici. Même si la pratique euthanasique
d’Eleanor « has a certain grace », selon le compliment que lui fait Darvell (01 : 47 : 00), et
qu’elle peut constituer une manière effectivement éthique de vivre son vampirisme – tout
dépendant du positionnement dans le débat sur l’euthanasie –, cette pratique ne permet pas que

69
sa propre vie soit reconnue comme une vie vivable. En devenant « ange de la mort », Eleanor
est retranchée hors du cadre de l’humain, de ce qui constitue une vie humaine. Cette
impossibilité de se faire reconnaitre se manifeste notamment par la perpétuelle volonté de
raconter son histoire, de trouver une scène d’interpellation.
Cette recherche de la reconnaissance, qui ne soit pas seulement appréhension, et qui ne
se limite pas à la connaissance de ce qu’elle est – une soucriant – est décelable dans la
manière qu’Eleanor a de se présenter aux humains qu’elle rencontre. « My name is Eleanor
Webb », dit-elle au vieux monsieur, comme si le fait qu’il ait compris son statut de mort-
vivante ne suffisait pas. Elle dira également plus tard, d’une manière très solennelle, à Frank,
après lui avoir donné son histoire à lire : « I am Eleanor Webb. I’ve given you my secret »
(01 : 14 : 01). Ici la proposition « mon nom est » a été remplacée par « je suis », et son nom
semble donc représenter qui elle est dans son entier, mais qu’elle ne peut pas livrer aussi
facilement. « Je suis Eleanor Webb » est le début d’une histoire qu’elle essaie de livrer à
quelqu’un. Si Eleanor jette au vent des bribes du récit qui raconte comment s’est constitué
Eleanor Webb, c’est peut-être qu’elle cherche quelqu’un qui se sentira interpellé par cette
histoire, et qui lui demandera « Qui es-tu ? ». J’avancerai dans les deux prochaines sections
qu’Eleanor tente de se rendre « possible », « intelligible » et donc « reconnaissable » en se
racontant, et que cette (re)constitution de soi, par le récit de soi, se fait dans le cadre d’une
recherche d’une scène de la reconnaissance. Je ne dis pas que c’est là la « bonne manière » de
se faire reconnaître, ou que cette manière de faire est efficace – ce sera à déterminer au fur et à
mesure de mon argumentation. Je pense cependant que la manière dont Eleanor tente de
révéler son secret, et la manière dont elle se raconte, par bribes qui constituent un tout,
témoigne d’une volonté de reconnaissance, d’une recherche intense de quelqu’un qui pourra la
voir comme qui elle est. Il ne s’agit pas là de tomber dans un quelconque essentialisme ;
Eleanor ne cherche en aucun cas à révéler une quelconque « essence », puisque, en fait, la
seule chose qui peut être considéré comme son essence est son vampirisme, et cela s’avère
finalement assez appréhendable par ceux qui ont besoin de le comprendre – comme j’ai pu le
montrer précédemment. Il n’est donc pas simplement question pour Eleanor de révéler sa
« nature » de vampire, mais d’essayer de reconstituer, pour l’autre – pour celui qui
l’interpellera – et peut-être pour elle-même, ce qui la constitue, mais qui est en quelque sorte
éclaté par la mémoire et l’oubli. J’aborderai la question du récit de soi en deux sections, l’une

70
traitant de l’impossibilité de se raconter, l’autre de la tentative du récit de soi au sein d’une
scène d’interpellation.

3) Se raconter 1 : L’impossibilité de se raconter


La difficulté de se raconter est mise de l’avant par la première phrase en voix off, la
première parole prononcée par Eleanor que j’ai déjà mentionnée : « My story can never be
told ». La contradiction exprimée (l’impossibilité de dire ouvre oralement le récit) est appuyée
par l’insert visuel sur les mots « The End » qu’Eleanor inscrit à la main sur une feuille de
papier. La difficulté de raconter sa propre histoire semble d’abord concerner l’oralité, le dire,
mais on pourra constater par la suite du film qu’elle concerne également le medium écrit –
dont les limites seront révélées par la réaction de Frank au texte d’Eleanor. L’expression « The
End » détonne évidemment en cette ouverture de film90, mais, plus qu’un effet de style,
l’insertion de cette expression alors que le film débute le récit d’Eleanor (et de Clara) traduit le
désir d’Eleanor de mener un récit jusqu’à sa clôture. Les mots « The End » permettent
d’illustrer le fait qu’elle écrit son histoire « over and over », encore et encore, sans jamais
pouvoir s’en tenir à ces mots, « The End » ; puisque, si son histoire est écrite, elle n’est pas
pour autant partagée. L’impossibilité de partager son histoire est signifiée par le geste de jeter
les feuilles au vent précédé par la voix off, « I throw the pages to the wind. Maybe the birds
can read it », qui annonce le récit comme perdu, ne trouvant que la sourde oreille des oiseaux
qui ne peuvent pas le lire. Mais cette idée est contredite par l’arrivée du vieillard qui collecte
les écrits froissés d’Eleanor et qui les colle dans un album photo. Cet album contient
également le plus grand secret du vieillard. Et, s’il n’a jamais révélé son propre secret, il
enjoint Eleanor au partage du sien. La présence des écrits d’Eleanor dans l’album qui renferme
un secret qui aurait dû être dit, partagé, indique la nécessité pour Eleanor de ne pas perdre
éternellement le sien au vent. Le début de Byzantium met donc en scène à la fois
l’impossibilité pour Eleanor de se raconter et la nécessité de se révéler aux autres. Le vieil

90  D’une  manière  un  peu  «  déjà-­‐vu  »  d’ailleurs…  

71
homme insiste sur ce qu’il y a de contenu dans les fragments du récit d’Eleanor qu’il a
recueillis : « There’s a story there, you can feel it » (00 : 03 : 10). Le film ouvre donc sur la
promesse d’une histoire qui doit être racontée, tout en annonçant qu’elle ne peut pas être dite.
Comment Eleanor peut-elle alors rendre compte d’elle-même ? Comment peut-elle partager
son histoire si elle ne peut pas la dire? Et, d’abord, qu’est-ce qui fait que son histoire ne peut
être dite? J’ai déjà évoqué le secret d’Eleanor, qui concerne en partie ce qu’elle est, une
soucriant. J’ai avancé que, dans une certaine mesure, ce secret peut-être révélé à ceux qui vont
mourir qui conçoivent une certaine appréhension d’Eleanor. Cependant, cette appréhension ne
constitue pas une reconnaissance d’Eleanor, de qui elle est, d’Eleanor en tant que sujet lisible
et intelligible. Je voudrais avancer dans ce qui suit que le premier obstacle qui se présente à
Eleanor pour rendre compte d’elle-même auprès d’autrui est d’abord sa propre opacité à elle-
même, qui est marquée par le thème du double et par la construction non linéaire du récit
filmique.
Dans Le récit de soi (2007 [2005]), Butler réfléchit aux conditions d’émergence du
sujet, au sens philosophique, dans le cadre des questions morales. Butler prend pour point de
départ l’hypothèse d’Adorno selon laquelle « il n’y a aucune moralité sans un ‘’je’’ » (2007
[2005] : 7). Mais, ajoute Butler, « l’urgente question de savoir en quoi consiste ce ‘’je’’ reste
posée » (ibid : 7). Comment est constitué le sujet – le « je » – et comment peut-il rendre
compte de lui-même ? Butler n’envisage pas que ce « je » se forme indépendamment des
normes éthiques et des cadres moraux – selon l’idée d’Adorno –, mais, nous prévient-elle, le
sujet n’est pas non plus « causalement induit par ces normes » (ibid : 7), il n’est pas « l’effet
ou l’instrument d’un certain ethos préalable » (ibid : 7). Autrement dit, il n’est pas simplement
modelé selon les normes qui précèdent et incluent son émergence, mais il ne faut pas le voir
non plus comme le fruit d’une individualité qui s’exprime – cela irait à l’encontre de la pensée
butlerienne. Le « je » serait « conçu comme un être relationnel » (ibid : 19) ; il émergerait des
relations entretenues avec les normes actuelles et préexistantes. D’où la difficulté de rendre
compte de soi, puisque le sujet ne se constitue pas uniquement de lui-même ou en lui-même :
« le ‘’je’’ n’a aucune histoire propre qui ne soit pas en même temps l’histoire d’une relation –
ou d’un ensemble de relations – à un ensemble de normes » (ibid : 7). Puisque l’émergence du
« je » est indissociable d’une relation – à l’autre, aux normes éthiques et aux cadres moraux –,
il s’en suit, selon Butler, que « [l]e ‘’je’’ est toujours dépossédé dans une certaine mesure par

72
les conditions sociales de son émergence » (ibid : 8), c’est-à-dire par les différentes relations
auxquelles il est en proie. Ainsi, la difficulté qui surgit lorsque l’individu tente de rendre
compte de lui-même, de se raconter, est qu’il se heurte à sa propre opacité. Dans son essai de
reconstitution de lui-même, la part relationnelle reste obscure, opaque au sujet, entrainant une
méconnaissance du sujet par lui-même et une impossibilité de rendre compte de lui-même.
Cette conception de l’émergence du sujet peut nous éclairer sur la difficulté qu’a Eleanor à
rendre compte d’elle-même.
Eleanor oscille entre sa propre opacité, l’impact du secret, et l’omniprésence de la
mémoire. Le poids du passé, à la fois déterminant et inaccessible, est signifié par les
chevauchements spatio-temporels dans la mise en scène et le montage, qui indiquent que le
passé « rattrape » Eleanor, autant qu’il lui échappe – je reviendrai sur les chevauchements
spatio-temporels dans le prochain chapitre. Eleanor voit à plusieurs reprises son double en
tenue du XIXème siècle, circulant dans l’espace du XXIème siècle. Mais, au-delà du poids du
passé, le surgissement du double est également le signe de sa propre opacité. Le double est un
motif prédominant du romantisme, dans lequel il est fortement associé à la vie éternelle.
L’association entre le vampire et le double rejoint donc assez bien l’idée d’Otto Rank selon
laquelle le double signifie l’immortalité de l’âme et la survie au-delà de la mort91. Le motif du
double permet de signifier le caractère éternel du vampire, la constante contamination dont il
est l’initiateur, et sa perpétuité dans le temps. Cette idée est particulièrement marquée par le
cycle des femmes vampires que j’ai évoqué dans le chapitre introductif de ce mémoire : les
femmes vampires qui sont punies ou exécutées – principalement dans Et mourir de plaisir, Les
lèvres rouges et Nadja – laissent après elles un double d’elles-mêmes, qui a l’apparence
physique de leur victime de prédilection dans le film, tout en affichant ostensiblement les traits
caractéristiques de la vampire qui vient a priori d’être anéantie.
Mélissa Boisvert a consacré un court mémoire en lien avec la figure du vampire, Le
vampire comme figure du double (2012). Elle y postule de manière générale que le vampire

91  Mélissa  Boisvert  le  mentionne  dans  son  mémoire  (2012  :  17),  mais  on  peut  aussi  lire  directement  à  ce  

sujet  Don  Juan  et  le  double  :  essais  psychanalytiques  d’Otto  Rank  (1932).    

73
peut être relié à la figure du double. La figure du vampire permet effectivement, pour rester
dans la généralité, une sorte de dédoublement de la personnalité, dans la mesure où un
individu subit une métamorphose qui le fait devenir autre chose que ce qu’il était : « les récits
qui rendent comptent de la transformation d’un être humain en vampire nous amènent
justement à réfléchir sur le devenir-autre, la métamorphose et les états-frontaliers » (Boisvert :
26). Le plus souvent, la transformation en vampire implique des changements drastiques dans
la personnalité, quand il ne s’agit pas de perte de soi – souvent signifiée par une « perte
d’âme », comme les propos de Darvell que j’ai déjà cité l’indiquent (« My soul was lost »).
Néanmoins, en se basant sur l’étude de Carmilla de Le Fanu (1872), Boisvert souligne que
c’est aussi le caractère non-changeant du vampire qui permet de l’identifier comme autre. La
mêmeté entre Carmilla et la comtesse Mircalla Karnstein révèle la nature fantastique de
Carmilla : elle aurait dû changer mais est restée la même (Boisvert : 28). Le double peut
renvoyer à la crainte de vieillir, comme dans Le portrait de Dorian Gray (Wilde), ou de
mourir, mais dans le cas d’Eleanor il renvoie plutôt à l’impossibilité de vieillir et de mourir.
Ainsi, comme le souligne Boisvert : « Les transformations qu’a subies le corps du sujet pour
devenir un vampire après sa mort, ainsi que le comportement qui en découle, nous permettent
de voir que le vampire est à la fois même et autre, ce qui introduit une perturbation de la ‘’loi
de différence’’ » (Boisvert : 31). La loi de différence mentionnée par Boisvert est l’idée de
Pierre Jourde et Paolo Tortonese92 selon laquelle chaque individu est unique. Le double
perturbe la loi de la différence dans la mesure où il met l’accent sur l’identité – dans le sens de
« ressemblance » – de deux éléments (deux personnes) en présence (Boisvert : 9). J’irai plus
loin en suggérant que la possibilité induite par le vampire d’être à la fois même et autre remet
en question la conception de l’identité comme mêmeté à soi-même. Pour expliquer mon point
je dois faire référence à la différence élaborée par Paul Ricœur entre l’identité-idem et
l’identité-ipse dans Soi-même comme un autre (1990).
Je me permets ici de m’appuyer sur les propos de Paul Ricœur parce qu’ils permettent
de mettre en place une conception de l’identité et du sujet qui, bien que différente, peut être

92  Dans  leur  ouvrage  Visages  du  double  :  Un  thème  littéraire  (2005).  

74
mise en rapport avec celle de Butler. Ricœur propose deux termes pour parler de l’identité :
l’identité-idem et l’identité-ipse. L’équivocité du terme « identité », relié à la notion
d’« identique », est déployée à travers la dialectique entre « mêmeté » (identité-idem) et
« ipséité » (identité-ipse) (Ricœur : 11 – 14). D’un côté, l’identité-idem permet d’envisager
l’identité comme le fait de rester « soi-même », tandis que, de l’autre côté, l’identité-ipse
ouvre à la possibilité d’être à la fois soi-même et un autre. L’ipséité de l’identité selon Ricœur
est donc illustrée par l’expression « soi-même comme un autre » qui ne procède pas d’une
comparaison, précise Ricœur, « mais bien d’une implication : ‘’soi-même en tant que…
autre’’ » (ibid : 14). En d’autres termes, l’identité-ipse est ce qui nous permet de penser
l’identité de l’individu en relation avec ce qui n’est pas soi, plutôt que de chercher dans
l’identité ce qui n’est strictement qu’à soi, ou « en soi ». Chez Ricœur, la notion d’identité
renvoie à la question de la permanence dans le temps : reste-t-on soi-même « avec le temps » ?
Quel est l’impact du temps dans la constitution de soi ? Le problème est le suivant : l’identité-
idem, la mêmeté, renvoie à une identité numérique (caractérisée par l’unicité de l’individu) et
à une identité qualitative (basée sur la ressemblance physique de l’individu) (ibid : 140 – 141).
Seulement, le temps trouble cette dernière qualité de l’identité : la vieillesse opère comme un
facteur de dissemblance (ibid : 142), dans la mesure où elle rend difficile l’identification de
l’individu, basée sur la ressemblance, dans le temps. D’où la nécessité pour Ricœur d’établir
un principe de permanence de l’identité dans le temps (ibid : 142). Seulement, Ricœur
n’envisage pas pour autant qu’il faille trouver l’essence invariable de l’individu, en vertu de sa
conception de l’identité-ipse : « l’identité au sens ipse n’implique aucune assertion concernant
un prétendu noyau non changeant de la personnalité » (ibid : 13). Le principe de permanence
de l’identité dans le temps est alors non pas relié à la quête d’un invariant ontologique, mais à
la quête d’un « invariant relationnel » (ibid : 143).
Si je m’intéresse à la dialectique de l’identité développée par Ricœur, c’est que ces
termes me semblent adéquats afin de réfléchir à l’impact du vampirisme sur l’identité. Je
mentionnais plus haut les propos de Mélissa Boisvert selon laquelle le vampire est à la fois
même et autre que l’individu humain dont il découle. La manière dont le vampirisme agit sur

75
l’identité de l’individu est variable selon les textes vampiriques, et les parts d’autre et de
même qui constituent le vampire sont inconstantes d’un texte à l’autre, voire sujettes à
l’incohérence au sein d’un même texte93. Si, dans certains textes, les vampires jouent le rôle de
doubles diaboliques aux humains dont ils utilisent le corps – comme discuté en partie par
Boisvert – ce n’est pas le cas dans Byzantium. La rencontre avec le double fait partie
intégrante de la transformation en vampire dans Byzantium. Plutôt qu’un échange de sang avec
un autre vampire, c’est au cou de son propre double que l’humain doit boire. Il s’agit ici d’une
préfiguration de ce qui permettra aux soucriants d’acheter le temps – en buvant le sang d’un
autre. La rencontre avec le double pourrait suggérer qu’un autre diabolique prend la place de
l’humain lors de cette rencontre. L’échange mutuel de sang qui semble avoir lieu entre
l’humain et son double mystique ne semble pas impliquer qu’un double diabolique prend la
place de l’humain. Pour devenir immortel, l’humain doit donc accepter d’ingérer cet autre qui
semble être le même et, surtout, doit se confronter à la « fin du temps » : « This is the end (…)
of time », dit le double à Eleanor au moment de sa transformation (00 : 29 : 08). L’expérience
du temps, qui est déjà une source de transformation chez les humains, l’expérience du temps
infini en particulier pour les vampires, fait que les soucriants restent à la fois les mêmes, figés
dans le temps, sans pouvoir rester totalement égaux à eux-mêmes. Aussi, même si Darvell
affirme avoir perdu son âme en devenant un immortel, les soucriants de Byzantium ne
semblent pas changer de personnalité – ce qui serait un motif apparent du double diabolique.
Le film déploie donc une conception de l’identité qui correspond plus à ce que Ricœur appelle
l’identité-ipse que l’identité-idem. Il y a clairement dans le film une continuité entre l’humain
et le vampire, et en même temps une rupture – que j’ai mis en valeur dans la section
précédente – rupture qui peut amener Eleanor à se demander « Qui suis-je ? » pour pouvoir
ensuite se raconter.

93   Dans   Buffy,   par   exemple,   les   humains   sont   censés   perdre   leur   âme   lors   de   la   transformation   en   vampire,  

leur   âme   étant   remplacée   par   celle   d’un   démon,   ce   qui   inviterait   à   penser   la   transformation   comme   un  
changement  drastique  d’identité  ;  les  humains  seraient  remplacés  par  un  autre  diabolique.  Cependant,  au  
fur  et  à  mesure  de  la  série,  on  s’aperçoit  que  certains  vampires  gardent  leurs  souvenirs  de  vie  d’humain.e.s  
et   conservent   éventuellement   certains   «  noyaux   non   changeants   de   la   personnalité  »,   ce   qui   crée   une  
incohérence  dans  l’univers  établi.    

76
Pour Ricœur, la question « Qui suis-je ? » semble renvoyer à une permanence de
l’identité dans le temps (Ricœur : 143). Quand Eleanor regarde dans le passé, à travers les
chevauchements spatio-temporels créés par le montage et la mise en scène filmique, elle
semble se poser la question « Qui suis-je ? ». Non seulement Eleanor voit son double, mais en
plus elle le voit dans les lieux qu’elle a déjà fréquentés : on pourrait dire qu’en observant qui
elle était, elle cherche à déterminer qui elle est maintenant. Mais son double ne lui renvoie que
son reflet, à travers l’échange de regard en champ-contrechamp entre le double du passé et
l’Eleanor du temps présent. Si Ricœur pointait la vieillesse comme facteur de dissemblance
remettant en question la mêmeté de l’identité, Eleanor se confronte elle à son absence visible
de vieillissement, à la permanence de sa ressemblance physique. Le double apparait donc
d’abord sous le signe de la mêmeté, seul le costume du XIXème siècle permettant de faire la
différence entre les deux Eleanor. Cependant, ces chevauchements spatio-temporels ne sont
pas juste le moyen pour Eleanor de regarder le passé, de regarder son double inchangé ; c’est
aussi le passé qui la regarde. Le premier chevauchement a lieu quand Clara et Eleanor arrivent
à une ville sur la côte irlandaise (00 : 14 : 37 – 00 : 15 : 15). Alors qu’elles arrivent au bord de
mer, Eleanor observe une file de jeunes femmes habillées pour le couvent du XIXème siècle,
qui longent la plage. La cohabitation des temporalités dans le même espace se fait par raccord-
regard entre des gros plans sur le visage d’Eleanor et la file de jeunes femmes, mais aussi par
un traveling sur la file de jeunes femmes, qui révèle Eleanor dans le même plan, posant ainsi
physiquement la cohabitation – plutôt que seulement comme une « vision » du passé. Le
chœur religieux en musique de fosse accentue l’effet de présence des jeunes femmes du
couvent dans le présent. Eleanor et son double du passé s’échangent un regard par un jeu de
champ-contrechamp. Eleanor ne regarde pas le passé se dérouler comme un souvenir, comme
un flashback. L’échange de regard entre Eleanor et son double du passé, qui sera réitéré plus
loin dans le film, signifie un lien étroit entre le passé et le présent, voire une présence du passé
dans le présent. Aussi, si l’une et l’autre Eleanor peuvent se regarder, cela signifie qu’elles ne
sont pas les mêmes ; l’échange de regard entre les doubles permet donc d’établir l’Eleanor du
présent « comme une autre » par rapport à l’Eleanor du passé, tandis que l’identité qualitative
– la ressemblance physique – l’établit comme « elle-même ». Dans le cadre du récit
vampirique, on peut considérer que, se voyant humaine, elle s’observe comme une étrangère,
puisqu’elle n’est plus humaine. Ainsi, l’opacité à soi-même n’est pas annulée par l’accès aux

77
souvenirs et à la mémoire, puisque la mémoire la confronte à ce qu’elle n’est plus. Le double
signifie l’opacité à elle-même puisque ce double est humain, il est ce qu’elle n’est plus tout en
étant encore. Eleanor est la même tout en étant une autre, d’où la difficulté à se reconnaitre, et
donc à partager qui elle est.
Le motif du double dans Byzantium est adapté de la pièce de Moira Buffini, dans
laquelle différents acteurs sont prévus pour interpréter Eleanor et Clara du passé et du présent,
afin de faire cohabiter les différentes temporalités sur scène de manière assez constante.
L’effet est renforcé, dans la pièce comme dans le film, par les différents prénoms prévus pour
les deux personnages : Eleanor/Ella, Clara/Claire/Camilla. Les femmes vampires de
Byzantium sont donc dans la continuité de ces vampires associées à la figure du double dans la
mesure où le vampirisme provoque une démultiplication de l’identité, situant l’altérité
vampirique dans le même que l’« original » humain. Clara renchérit sur l’opportunité d’être
soi-même comme une autre, en performant les types de féminité adéquats aux différentes
situations, mais Eleanor tient à la « vérité » (elle insiste plusieurs fois là-dessus), à se faire
appeler par son « vrai nom », Eleanor Webb.

4) Se raconter 2 : La tentative du récit de soi au sein de la scène d’interpellation


J’ai jusqu’à présent montré la difficulté pour Eleanor de se raconter, difficulté qui est
notamment induite par l’accès problématique à soi-même. Il n’en reste pas moins que
Byzantium en entier contredit la première assertion d’Eleanor (« My story can never be told »),
et constitue une sorte de récit des origines de Clara et Eleanor – répondant aux questions
« comment sont-elles devenues vampires ? » et « comment en sont-elles arrivées à être
poursuivies ? ». Ce récit est mené par le récit de soi d’Eleanor qui, malgré l’impossibilité
annoncée de dire son histoire, persiste à essayer de la partager. J’avancerai donc que, d’une
part, en jetant ses écrits au vent, Eleanor recherche une scène d’interpellation – c’est-à-dire
qu’elle cherche à se mettre dans la position où quelqu’un lui pose la question « Qui es-tu ? » –,
et que d’autre part, la reconstitution des évènements sous forme de récit de soi est une
tentative pour Eleanor de retrouver les conditions de sa propre émergence.
Si le sujet est opaque à lui-même, comment envisager alors la reconnaissance de soi
par l’autre ? Comment répondre à la scène d’interpellation lancée par l’autre quand il pose la

78
question « Qui es-tu ? ». Selon Butler, on ne peut rendre compte de soi en dehors d’une
structure d’interpellation. Afin de se raconter, le sujet doit être pris dans une structure
d’interpellation, même si celui qui interpelle n’est pas spécifié (Butler, 2007 [2005] : 36 – 37).
La question « Qui es-tu ? », reprise par la philosophe féministe Adriana Cavarero à Hannah
Arendt, s’impose alors selon Cavarero comme « la question la plus centrale de la
reconnaissance » (ibid : 31). Contrairement au modèle hégélien de la reconnaissance
réciproque, Cavarero avance que la question « Qui es-tu ? », qui constitue la scène
d’interpellation nécessaire de la reconnaissance, émerge quand se présente devant nous un
autre « que nous ne pouvons appréhender pleinement » (ibid : 31). C’est-à-dire que cette
question émerge de l’impossibilité d’envisager immédiatement l’autre comme étant structuré
comme je le suis – là où Hegel postule justement que la reconnaissance est l’acte réciproque
par lequel je reconnais que l’autre est structuré comme moi, et que si je puis le reconnaitre,
l’autre le peux aussi vis-à-vis de moi (ibid : 26 – 29). Dans le chapitre sur l’action de La
condition de l’homme moderne, Arendt distingue le « qui » du « ce que » (Arendt : 236),
mettant en opposition « qui est quelqu’un» et « ce qu’est quelqu’un ». Si le « ce que » désigne
les propriétés d’un individu (que ce soient ses qualités, ses défauts, ses talents etc) qui peuvent
lui servir de définition, le « qui » en revanche excède ces propriétés décelables que l’individu
peut choisir de mettre de l’avant ou de cacher (ibid : 236). C’est dans cette optique que j’ai
depuis un moment déjà distingué ce qu’est Eleanor – une vampire, une jeune femme bien
éduquée dans un couvent au XIXè siècle, une adolescente éternelle, un Ange de la mort, etc. –
de qui elle est – ce « qui » ne pouvant, dans un premier temps, n’être désigné que par le nom
qu’elle substitue à ce qui ; Eleanor Webb. Le « qui » envisagé par Arendt déborde nos paroles
et nos actions de manière involontaire :
Le ‘’qui’’ ne peut se dissimuler que dans le silence total et la parfaite passivité, mais il est
presque impossible de le révéler volontairement comme si l’on possédait ce ‘’qui’’ et que l’on
puisse en disposer de la même manière que l’on a des qualités et que l’on en dispose. Au
contraire, il est probable que le ‘’qui’’, qui apparait si nettement, si clairement aux autres,
demeure caché à la personne elle-même, comme le daimôn de la religion grecque qui
accompagne chaque homme tout au long de sa vie, mais qui se tient toujours derrière lui en
regardant par-dessus son épaule, visible seulement aux gens que l’homme rencontre. (Arendt :
236)

Au premier abord, ce « qui », dans les propos d’Arendt cités, peut paraitre être
intrinsèque à l’individu, et il semble renvoyer à une ontologie qui se manifesterait malgré soi

79
tout en se dégageant d’un en-soi particulier. Cependant, selon l’interprétation de Cavarero
livrée par Butler, le « qui » est relationnel puisqu’il est constitué à travers l’exposition à
l’autre. Aussi, en conclue Butler, la question « Qui es-tu ? » forme une structure de
l’interpellation en dehors de laquelle on ne peut rendre compte de soi. Autrement dit, dans le
cadre du sujet qui m’intéresse ici, cela voudrait dire qu’Eleanor ne peut rendre compte d’elle-
même que si quelqu’un l’interpelle et lui demande de rendre compte d’elle-même, ce qui est
compliqué par ses rapports aux humains tels qu’explicités dans la section sur la pratique
euthanasique d’Eleanor.
C’est à travers un humain qu’Eleanor ne peut pas tuer selon son code que la scène
d’interpellation se produit. Frank surgit dans la vie d’Eleanor en posant beaucoup de
questions : « Did they hire you ? », « How do you remember all those notes ? », « Can you
speak ? », etc. Et, même quand Eleanor cherche à rompre le contact, il surgit à nouveau. Les
questions intrusives de Frank s’accompagnent d’un certain mimétisme vis-à-vis d’Eleanor,
notamment lors de l’exercice en classe, où les jeunes gens doivent raconter spontanément un
souvenir lorsqu’on prononce leur nom. Alors qu’Eleanor fait part du souvenir concernant
Clara, qui lui apparaissait alors qu’elle était déclarée morte, Frank renchérit avec une histoire
de fantôme et d’ami imaginaire, en lançant des regards à Eleanor. Cette dernière lui renvoie
son regard, et le raccord opéré avec la scène suivante, où Eleanor dit à Frank « You don’t
belong here » (00 : 56 : 31), suggère qu’elle a vu en lui quelque chose de différent des autres,
un peu plus proche d’elle. Le mimétisme de Frank envers Eleanor, qui traduit sa volonté de
proximité et de partage, est renforcé par les similitudes dans l’apparence physique des deux
personnages : tous les deux ont la peau pâle, les cheveux blonds-roux et longs, tirant vers
l’androgyne ou l’asexué, se rejoignant « au milieu » des deux genres masculins et féminins.
Une scène de la reconnaissance hégélienne pourrait opérer de cette similitude dans la
constitution – sur le mode « regarde, je suis constitué comme toi » –, mais l’aspect superficiel
de l’apparence physique ne suffit pas bien sûr, et Frank et Eleanor se heurtent à ce qui les
différencie drastiquement. Le moment où Eleanor cherche à provoquer une scène
d’interpellation auprès de Frank peut être considéré comme la scène où elle lui avoue qu’elle a
un secret : « If you lived with a secret », lui dit-elle, « and the secret meant you must always
lie or be alone, and you’d always lived that way and yet you longed for change… what would
you do ? » (00 : 58 : 38). Et à Frank de saisir la perche : « I’d tell the secret. Tell me ». Il

80
s’agit ici d’un « Qui es-tu? » un peu maladroit, un peu à côté. Eleanor cherche une
reconnaissance à travers la révélation du secret, et Frank semble penser que la révélation du
secret va l’aider à comprendre qui elle est. En ce sens il lui pose la question « Qui es-tu? » -
dis-moi ton secret et je saurai qui tu es – mais cela suffit-il vraiment?
La révélation du secret, qui répond directement à l’insistance de Frank, se fait sous la
forme d’un texte, qui correspond à l’exercice d’école proposé par Kevin, le professeur. Il
s’agit de produire un texte autobiographique s’intitulant « I am », la seule consigne étant de
dire la vérité. Cet exercice est assez clairement un ressort narratif du scénario qui permet à
Eleanor de livrer son histoire à Frank, puisqu’elle précise à ce dernier qu’elle n’a pas écrit le
texte comme un devoir d’école, mais bien pour lui. Néanmoins, l’exercice constitue aussi une
structure d’interpellation qui invite au discours sur soi en même temps qu’il circonscrit ce
discours ; l’expression « I am » qui introduit le texte est censée être un gage de vérité, en
même temps qu’il est supposé provoquer la révélation d’une vérité sur soi, ou de soi. Qui plus
est, « I am » est la réponse directe à la question « Qui es-tu ? ». Pour Eleanor, cette invitation
est particulièrement contraignante : elle l’amène à révéler ce qu’elle ne peut pas révéler parce
que la compréhension de qui elle est est trop difficilement accessible aux humains. En fait,
l’injonction liée à l’exercice « I am » réclame qu’Eleanor rende compte d’elle-même selon un
certain « régime de vérité », pour reprendre l’expression de Foucault (citée par Butler, 2007
[2005] : 22), qui « offre les termes permettant d’exprimer la reconnaissance de soi » (ibid :
22). Les termes qui sont proposés, et donc en retour attendus, par l’exercice « I am » sont des
termes humains qui circonscrivent le récit de soi d’Eleanor dans un certain mode
d’intelligibilité auquel elle ne peut souscrire sans mentir, et sans faire violence à qui elle est –
puisqu’elle est « autre », vampire, soucriant.
La temporalité joue un rôle important dans le mode de reconnaissance possible. La
difficulté pour Eleanor d’être reconnue tient en grande partie au fait qu’elle n’évolue pas dans
la même temporalité que les humains : sa temporalité à elle est infinie, alors que la leur est
finie. Le choc de la rencontre entre ces deux temporalités se manifeste dans la discussion entre
Morag et Eleanor que j’ai déjà mentionnée (cf. p. 68). Eleanor emploie à l’oral un anglais
littéraire et ampoulé, dans la continuité de son style écrit, qui est issu du XIXème siècle – ou
qui « fait XIXème siècle ». Morag le remarque quand elle lit le texte d’Eleanor, mais elle s’y
retrouve ensuite confrontée directement. Le style oral d’Eleanor pourrait suggérer qu’elle est

81
restée figée dans le temps – puisqu’après tout, de manière plus « réaliste », sa manière de
parler aurait dû évoluer au fil des siècles, rejoignant ainsi l’anglais du XXIème siècle employé
par Morag – mais le fait de la faire parler « à la XIXème » permet surtout de mettre en valeur
le clivage temporel qui existe entre les humains et Eleanor. Il faut d’ailleurs remarquer que
Clara a une manière de parler beaucoup plus malléable et passepartout qu’Eleanor ; le fait
qu’Eleanor s’exprime encore comme au XIXème siècle ne provient donc pas du fait qu’elle ait
été figée au moment de sa transformation, mais qu’elle se soit moins intégrée que Clara au
monde des humains.
Aussi, l’exercice « I am » se pose d’autant plus comme un régime de vérité qu’il fixe
« les normes disponibles à travers lesquelles peut avoir lieu la reconnaissance de soi » (Butler,
2007 [2005] : 22), en établissant un standard de langue duquel Eleanor ne peut dévier sans
brouiller sa propre intelligibilité auprès des humains ; et en même temps c’est un standard
duquel elle ne peut que dévier. Sa calligraphie et ses tournures de phrases la rendent
inintelligible, non pas parce que les autres ne peuvent pas comprendre ce qu’elle dit (l’anglais
employé n’est pas si éloigné) mais parce que son usage de la langue fait d’elle une
impossibilité : une adolescente du XXIème siècle qui s’exprime comme une jeune femme du
XIXème siècle. La réponse d’Eleanor à cet exercice est à la fois un échec et une réussite. Un
échec, parce qu’elle n’arrive pas à entrer en adéquation avec les termes imposés par le régime
de vérité de l’exercice « I am », dans lequel la vérité justement doit être dévoilée selon des
attentes préétablies auxquelles Eleanor ne peut pas répondre. La soucriant est alors décrite par
les humains comme un être difficilement définissable, entre-deux, « as if Edgar Allan Poe and
Mary Shelley had got together and had a very strange little child » (selon les propos de Kevin ;
01 : 17 : 10). Lorsqu’Eleanor dit à Frank, après qu’il ait lu son texte, « I am Eleanor Webb.
I’ve given you my secret », elle semble lui dire « Je suis Eleanor Webb, je t’ai dit qui je suis,
en révélant mon secret », comme si qui elle est était contenu dans le secret. Je postule que le
secret qu’elle veut révéler n’est pas réductible à ce qu’elle est – une soucriant – mais que la
volonté de révélation du secret tend vers une volonté de rendre compte d’elle-même dans
l’objectif de faire reconnaitre qui elle est. L’exercice semble même d’abord être un échec
auprès du principal intéressé, Frank, qui se trouve lui-même interpelé par le récit au point
d’avoir une réaction qui ressemble d’abord à du rejet – il l’accuse de mentir et le trahit. Mais
ce n’est peut-être que parce que la vérité contenue en dehors du régime de vérité de l’exercice

82
« I am » le frappe brutalement et le confronte à l’autre qu’il ne (re)connait pas, qu’il ne
comprend pas.
Selon Butler, on ne peut rendre compte de soi selon une structure narrative qui
n’impliquerait pas un état des choses qui nous précède – et qui constitue notre émergence en
tant que sujet. Mais alors, nous ne pouvons pas nous prétendre seul auteur de ce récit de soi,
puisqu’il implique ce à quoi on ne peut avoir assisté : « Si j’essaie de rendre compte de moi, si
j’essaie de faire en sorte d’être reconnu et compris, je pourrais alors commencer à raconter ma
vie, mais cette narration serait désorientée par ce qui ne m’appartient pas ou n’appartient pas
qu’à moi » (Butler, 2007 [2005] : 37). Le récit de soi doit donc paradoxalement déborder de
soi. La structure narrative de Byzantium, qui se base sur le récit de soi d’Eleanor, mais qui ne
s’y limite pas, témoigne à mon avis de ce débordement nécessaire et paradoxal de soi afin de
se raconter. Je dirais même que la narration d’Eleanor (qui est annoncée en début de film
comme la narratrice – « My story ») est désorientée par le surgissement constant
d’évènements et de souvenirs qui ne lui appartiennent pas mais qui contribuent à la raconter. Il
s’agit en l’occurrence de tous les flashbacks concernant Clara, dans lesquels Eleanor n’est pas
impliquée parce qu’elle n’était pas là, ou parce qu’elle n’était pas née. Certains de ces
flashbacks ont été racontés à Eleanor par Clara, et Eleanor les raconte à nouveau, dans le cadre
de l’exercice « I am » notamment. C’est le cas du récit de jeunesse de Clara, qui montre
comment Clara est devenue prostituée, et comment elle a volé la carte. Le fait que ce souvenir,
qui ne concerne qu’indirectement Eleanor, soit intégré au récit qui porte le titre « I am »
montre que ce qui constitue Eleanor déborde de son expérience personnelle. De plus, le seul
flashback qui est introduit par Clara, et qui contient des informations inconnues d’Eleanor, fait
néanmoins partie du récit global d’Eleanor que constitue le film, impliquant de la sorte que les
événements qui y sont montrés sont constituants pour Eleanor. Ainsi, les flashbacks dans
lesquels Eleanor est absente révèlent certaines conditions d’émergence du sujet-Eleanor,
conditions qui sont étroitement liées à la domination masculine exercée par le Brotherhood.
Les flashbacks fournissent non seulement une explication à la situation d’éternelle fuite de
Clara et Eleanor, mais permettent également de comprendre comment Eleanor a été constituée
comme être impossible, illisible, illégitime. Mon hypothèse ici est que, en révélant les
conditions d’émergence du sujet-Eleanor, le film montre que le sujet est relationnel, constitué

83
en relation avec ce qui est en dehors de soi, et que, en un sens, la seule subjectivité d’Eleanor,
voire même l’expression de son individualité, ne suffisent pas à rendre compte d’elle-même.
Un dernier mot sur la possible scène de la reconnaissance qui a lieu entre Eleanor et
Frank avant la dernière partie de ce chapitre. J’ai déjà mentionné que Frank est d’abord porté
vers la condamnation d’Eleanor après qu’il ait lu son texte : il pense qu’elle ment, et il lui en
veut de ne pas dire la vérité. Comme l’avance Butler, « [l]a condamnation, la dénonciation, et
l’excoriation œuvrent de façon rapide à établir une différence ontologique entre le juge et le
jugé, et même à purifier l’un de l’autre. La condamnation devient alors le moyen d’établir que
l’autre n’est pas reconnaissable et de nous délester de parts de nous-même que nous situons
dans l’autre que nous condamnons ensuite » (Butler, 2007 [2005] : 47). Pour continuer mon
interprétation de la réaction de Frank je dirai que : alors même que Frank tentait d’établir un
mimétisme vis-à-vis d’Eleanor, il se sent trahit par le « mensonge » du texte d’Eleanor et,
surtout, il y trouve quelque chose, ou plutôt quelqu’un, un qui, qu’il ne peut pas reconnaitre
immédiatement, puisque ce qui déborde du cadre d’intelligibilité dans lequel il évolue. Le
premier réflexe est donc le déni d’existence : « tu n’es pas ce que tu prétends être, tu mens, dis
la vérité ». Le rejet de Frank est basé sur un jugement qu’il fait d’Eleanor en fonction de son
propre régime de vérité, mais, nous dit Butler, « la reconnaissance nous oblige parfois à
suspendre le jugement pour mieux appréhender l’autre » (Butler, 2007 [2005] : 45). On peut
donc se demander si la réelle reconnaissance d’Eleanor par Frank est amorcée lors de la
« fête » d’anniversaire chez Frank (01 : 28 : 58). En effet, malgré sa colère, et bien qu’il ait
trahit Eleanor en donnant son texte au professeur, Frank invite la jeune femme chez lui pour sa
fête. Lorsqu’Eleanor se présente à la porte, Frank joue son jeu : « Do I have to invite you
in ? ». Alors qu’elle fait oui de la tête, il l’invite à entrer en lui tendant la main. Cette
invitation – qui constitue un topos des textes vampiriques, et qui est soulignée à plusieurs
reprises dans Byzantium par des plans de coupe rapprochés sur les pieds d’Eleanor et/ou Clara
qui franchissent un seuil de porte – est la marque de l’acceptation d’Eleanor par Frank. Cela
ne veut pas forcément dire qu’il la croit à ce moment-là, mais bien qu’il l’accepte au-delà de la
vérité (ou non) du secret révélé. J’aurais l’occasion de revenir sur les différentes scènes de la
reconnaissance dans Byzantium dans le dernier chapitre de ce mémoire.

84
5) De l’« écriture féminine » au devenir
Avant de passer au dernier chapitre, je voudrais dire un mot sur la place que tient
l’écriture dans le récit. Dans Byzantium, l’écriture est d’abord envisagée comme un palliatif au
secret : « I write of what I cannot speak : the truth », dis Eleanor. L’écriture permet donc de
soulager le besoin de raconter, tout en permettant de conserver le secret le temps qu’il faut.
Aussi, l’écriture, de soi particulièrement, semble être un moyen de palier à une certaine
impuissance, un manque d’emprise sur la réalité, ce qui fait écho à la manière dont Neil Jordan
envisage la création d’histoires : « I kind of see the creation of fantasies as a response to
certain powerlessness, an inhability to control one’s own reality and destiny » (Dargis : 14).
Aussi pourrait-on envisager l’écriture comme une source d’agency pour Eleanor, ce qui nous
rapprocherait d’un certain imaginaire féministe où l’écriture permet à la femme qui ne peut
s’exprimer oralement, de témoigner de ce qu’elle vit et de qui elle est à l’écrit. En même
temps, A vampire story (2008), la pièce de Moira Buffini dont est adapté Byzantium, donne
une vision un peu moins enthousiasmante de la situation. Du début à la fin de la pièce,
l’ambiguïté est maintenue vis-à-vis du fait que Clara et Eleanor sont des vampires ou non.
Buffini écrit en introduction de la pièce : « I started writing convinced that Clara and Eleanor
were vampires. But as they emerged on the page, I began to wonder. The pain that they were
feeling and denying was so clearly human. It began to seem more and more possible that they
were just lost girls » (Buffini : 471). Aussi, dans la pièce, Mint, le professeur de théâtre
d’Eleanor – qui est substitué par Kevin, le professeur de littérature dans le film – suggère que,
en prétendant être une vampire, Eleanor se réfugie dans la fiction pour afin de ne pas se
confronter à des évènements traumatisants. Même si le film ne laisse aucun doute quant au fait
que les personnages sont effectivement des vampires, certains propos de Frank dans
Byzantium font écho à cette idée : « I get that you’re using the story to say that bad things
happened to you », dit-il à Eleanor dont il vient de lire le texte (01 : 12 : 50). Il y a ici une
référence directe à l’emploi des récits fantastiques, et des récits vampiriques particulièrement,
comme métaphore ou allégorie de la réalité.

85
Dans la mesure où certaines approches féministes, de la deuxième vague notamment,
prônent la nécessité d’une « écriture féminine » ou plus largement une prise en main par les
femmes de l’écriture d’elles-mêmes94, je me suis demandé s’il s’agissait de la stratégie
employée à travers le personnage d’Eleanor dans le cadre de la lutte contre le Brotherhood.
Étant donné l’omniprésence du thème de l’écriture rattaché au personnage d’Eleanor dans le
film, il est tentant de lire l’écriture d’Eleanor comme une subjectivité de femme vampire qui
vise à briser l’hégémonie masculine en terme d’expression de soi dans les textes vampiriques ;
puisque, comme je l’ai montré en introduction de ce mémoire, le point de vue de la femme
vampire est plus rarement privilégié que celui de l’homme vampire. Cependant, plutôt que
d’employer le point de vue féministe de la deuxième vague qui relierait le thème de l’écriture
dans le film à la manifestation d’une « écriture féminine », je préfère envisager l’acte
d’écriture d’Eleanor en lien avec le devenir deleuzien – ce qui me paraît plus puissant et plus
cohérent au sein du propos global de ce mémoire, et de ce chapitre en particulier, que
l’hypothèse d’une « écriture féminine »95. Cela n’empêche pas pour autant de reconnaitre
l’importance de l’acte d’écriture dans le cadre de la lutte contre une institution
phallogocentrique telle que le Brotherhood. « [L]’écriture est la possibilité même du
changement, l’espace d’où peut s’élancer une pensée subversive, le mouvement avant-coureur
d’une transformation des structures sociales et culturelles » dit Cixous (42) ; et on peut dans
une certaine mesure abonder dans son sens : le simple fait pour Eleanor de raconter son
histoire est en soi une lutte contre l’inintelligibilité et donc contre la domination masculine du
Brotherhood. Néanmoins, Eleanor jette ses écrits au vent, ce qui rappelle immanquablement
l’injonction de détruire leurs écrits donnée traditionnellement aux femmes96 ; ou au moins de
ne pas les publier, de ne pas les diffuser. Pourtant, pour insister encore une fois là-dessus, le
geste d’Eleanor n’est pas juste un geste de destruction, c’est aussi le moyen de trouver des

94   Cixous   écrit,   d’une   manière   assez   problématique   :   «  J’écris   femme  :   il   faut   que   la   femme   écrive   la   femme.  

Et  l’homme  l’homme  »  (1975  :  40).    


95  Sans  pour  autant  se  départir  de  l’optique  féministe  de  ce  mémoire.    
96   L’ouvrage   Dites-­‐le   avec   des   femmes   (Trancart,   Barré,   Debras,   Henry  ;   1999)   reprend   en   épigraphe   une  

célèbre   citation   de   Balzac,   destinée   à   Mme   Hanska,   qui   témoigne   de   cette   injonction  :   «  J’aime   beaucoup  
qu’une  femme  écrive.  Mais  il  faut,  comme  vous  l’avez  fait,  qu’elle  brûle  ses  œuvres  ».    

86
interlocuteurs ; disséminer son histoire en petites boules de papiers vise non pas à l’oubli et à
la négation de soi, mais au partage de la mémoire et au partage de soi. Ce qui est partagé
correspond à des sujets de prédilection de la tradition féministe : la maternité, le viol, la
prostitution, le rapport mère-fille, la sororité, l’infanticide, la domination de l’homme sur la
femme, l’émancipation des femmes, etc. Ce qui nous ramène une fois de plus vers la
possibilité d’une écriture féminine, ou du moins d’une « écriture de la femme » – pour faire
écho à la stratégie suggérée par Cixous. D’autant plus que l’acte d’écriture d’Eleanor semble
également s’élever contre l’interdiction de créer imposée aux femmes : « Women are not
permitted to create », dont le sens s’élargit alors de la procréation (interdit bravé par Clara) à
la création (interdit bravé par Eleanor).
Il faut à ce point faire une précision importante : dans Byzantium, l’écrit est médiatisé
par l’audio-visuel et, même si certains passages des écrits d’Eleanor sont lus par elle en voix
off, ou lus à voix haute par d’autres personnages, les flashbacks audio-visuels se substituent à
la matière écrite. Cette substitution permet à l’écrit de déborder de son cadre médiatique, et au
récit d’Eleanor de se propager au-delà de ce qui est prévu par elle au sein de la diégèse ; dans
la diégèse filmique, Eleanor ne fait lire son récit qu’à quelques-uns, mais, d’un point de vue
extra-diégétique, le film nous livre à nous spectateurs ce qu’elle ne peut pas faire lire aux
autres, et sous une autre forme – une forme audio-visuelle. Il en résulte une dynamique de
contamination, d’un média par l’autre, de l’audio-visuel par l’écriture, ou peut-être l’inverse.
On peut donc envisager, en s’inspirant d’Hannah Arendt, une distinction entre l’acte d’écriture
d’Eleanor, qui relève de l’action, du récit opéré par le film, qui appartient lui au domaine de la
fabrication. En effet, pour Arendt, l’histoire « vraie », l’histoire vécue, dans laquelle les
individus agissent, n’a pas d’auteur, elle n’est qu’action. Mais l’histoire, celle qu’on lit
ensuite, l’histoire « inventée », est « fabriquée », « forgée », elle relève donc de la fabrication
(Arendt : 244) : « Même si les histoires sont les résultats inévitables de l’action, ce n’est pas
l’acteur, c’est le narrateur qui voit et qui ‘’fait’’ l’histoire » (251). Dans Byzantium il y a une
différence entre l’acte d’écriture, qui mène à la dispersion – Eleanor jette ses écrits au vent – et
le processus de fabrication du récit qui, lui, contient à la fois la voix off d’Eleanor, les
flashbacks, et, à certains moments, l’écrit relayé par l’audio-visuel.
En ce qui concerne l’acte d’écriture, je pense qu’il est pertinent d’envisager l’écriture
d’Eleanor en termes deleuziens. Les Dialogues co-écrits par Deleuze et Claire Parnet (1977)

87
préfigurent les passages de Deleuze & Guattari sur l’écriture dans Mille Plateaux : « Écrire,
c’est devenir » ; « On dirait que l’écriture par elle-même, quand elle n’est pas officielle, rejoint
forcément des ‘’minorités’’ » ; « Il y a un devenir-femme dans l’écriture. Il ne s’agit pas
d’écrire ‘’comme’’ une femme. Mme Bovary, ‘’c’est’’ moi – c’est une phrase de tricheur
hystérique » ; « C’est plutôt une rencontre entre deux règnes, un court-circuitage, une capture
de code où chacun se déterritorialise. En écrivant on donne toujours de l’écriture à ceux qui
n’en n’ont pas, mais ceux-ci donnent à l’écriture un devenir sans lequel elle ne serait pas,
sans lequel elle serait pure redondance au service des puissances établies » (cités dans
Zourabichvili : 7). Pour Deleuze, l’écriture participe au rhizome du devenir décrit avec
Guattari dans Mille Plateaux (1980), et sur lequel je reviendrai dans le prochain et dernier
chapitre. L’acte d’Eleanor, de disséminer ses écrits au vent et à la mer, figure à mon avis
l’« émission de particules » (Deleuze & Guattari : 341) du devenir-femme. Dans le prochain
chapitre, je me demanderai si, plutôt que de témoigner de son être-femme par l’écriture,
l’écriture d’elle-même permet plutôt à Eleanor de propulser ceux avec qui elle le partage vers
le devenir-femme et le devenir-vampire.

88
Chapitre 3 : Clara et Eleanor, vampirisme et devenirs

J’aimerais finir ce mémoire en bifurquant de la réflexion tracée jusque là avec l’aide de


Judith Butler. La question principale de ce mémoire concernait la possibilité pour la figure de
la femme vampire de sortir du cycle fatal qui semblait être le sien. Derrière ça se trouvait
également l’interrogation autour du vampirisme comme pouvoir qui serait susceptible d’offrir
une agency aux femmes : le vampirisme est-il un pouvoir qui libère les femmes, ou bien une
malédiction qui les confine à la damnation et impose qu’on les contrôle ? Cependant, plutôt
que de n’envisager strictement le vampirisme qu’en terme de « pouvoir », je voudrais suggérer
que la notion de devenir développée par Deleuze & Guattari97 dans Mille Plateaux (1980) peut
nous permettre une plus grande compréhension des changements de dynamiques – de « lignes
de fuites », pourrait-on dire, pour employer le vocabulaire deleuzien – qui opèrent à travers la
transformation en vampire – des femmes, pour ce qui m’intéresse ici. L’intérêt du devenir
deleuzien est d’abord qu’il ne mène pas à des termes fixes. Autrement dit, il ne mène pas à la
constatation que la femme était A en tant qu’humaine, et qu’elle est devenue B en tant que
vampire, ni même que A est devenu A’. Aussi, il est difficile de ne pas remarquer la proximité
entre le devenir deleuzien et le vampirisme. Mélissa Boisverts, que j’ai déjà citée98,
s’approchait de faire le rapprochement99. J’examinerai dans ce qui suit les liens entre le
vampirisme et la notion de devenir au sens deleuzien, en passant, entres autres, par
l’interprétation qu’en fait la philosophe féministe Rosi Braidotti, ainsi que par la perspective
de Liane Mozère sur le devenir-femme. J’explorerai les interconnexions possibles entre le
devenir deleuzien et le vampirisme que l’on peut interpréter dans Byzantium, et je montrerai
comment les mouvements de devenir sont connectés, dans ce film, à des scènes de la
reconnaissance.

97    Identifiés  pour  la  suite  par  «  D  &  G  ».      


98  Cf.  Chapitre  2,  à  propos  du  double  vampirique.  
99  «  les  récits  qui  rendent  comptent  de  la  transformation  d’un  être  humain  en  vampire  nous  amènent  

justement  à  réfléchir  sur  le  devenir-­‐autre,  la  métamorphose  et  les  états-­‐frontaliers  »  (Boisvert  :  26).  
1) Devenir et vampirisme
Si Rosi Braidotti propose de s’intéresser au devenir, c’est qu’il permet de rompre avec
une tradition philosophique basée sur le manque, la négation et le deuil (Braidotti, 2002 : 72).
Bien que le deuil soit central à la réflexion de Butler (dans ses interrogations sur ce qu’on
considère comme une « vie vivable ») – ce que lui reproche d’ailleurs Braidotti (2002 : 53) –
la réflexion de Butler est également motivée par le désir de vivre une vie décente, et de rendre
d’autres vies possibles. Je n’envisage donc pas le devenir deleuzien, et la pulsion vitale qu’il
implique, en opposition avec la pensée de Butler, mais comme un autre pan de la réflexion
autour de ce qui permet aux vies de s’épanouir. En effet, le devenir s’inscrit dans une certaine
perspective vitaliste qui n’est pas incompatible avec l’ouverture des possibles souhaitée – et
en quelque sorte actualisée – par Butler, puisque, comme le souligne Liane Mozère, « c’est
surtout à une augmentation de la puissance de vie qu’il [le devenir] renvoie » (2005 : 43).
Parler d’augmentation de la puissance de vie dans le cadre d’une discussion sur des vampires
peut susciter le scepticisme, puisqu’on parle d’individus qui sont officiellement morts –
biologiquement, légalement, socialement, etc. Mais, d’un autre côté, j’ai déjà évoqué le fait
que le vampirisme provoquait un changement des termes relationnels que les individus
entretiennent les uns avec les autres et avec le monde. Ce sont ces changements qui
m’amènent à m’interroger sur la possible et paradoxale augmentation de la puissance de vie
que pourrait représenter le vampirisme pour les individus en position « minoritaire » – je
reviendrai sur ce terme plus loin.
Puisque le mot « devenir » semble si familier, si évident, il faut le défaire de sa
conception habituelle afin de mettre en valeur le sens particulier qui lui est conféré par
Deleuze & Guattari ; on peut donc commencer par définir le devenir deleuzien par la négative,
en faisant ressortir ce qu’il n’est pas, en étudiant le chapitre 10 de Mille Plateaux intitulé
« 1730 – Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible ». Tout d'abord, le concept
de Deleuze & Guattari s’oppose à un point de vue structuraliste où « [i]l s’agit d'ordonner les
différences pour arriver à une correspondance des rapports » (D & G : 289). Le structuralisme
suppose, selon Deleuze & Guattari, que l'on ne va plus observer la ressemblance entre A et B
(comme c’est le cas, disent-ils, pour l’histoire naturelle), mais la correspondance entre le
rapport de A à B, et le rapport de A’ à B’ (ibid : 289). Deleuze & Guattari s’opposent

90
cependant clairement à ce schéma structuraliste : « Un devenir n'est pas une correspondance
de rapports. Mais ce n’est pas non plus une ressemblance, une imitation, et, à la limite, une
identification » (D & G : 291). Il ne s’agira donc pas de « ressembler à un chien » quand on
n’en est pas un, ni de « ressembler à une femme » quand on en est pas une. Il ne s'agit pas non
plus de passer de A à B, ou pour A de devenir B, ou d'évoluer en B car « [d]evenir n'est pas
progresser ni régresser suivant une série », « devenir n'est pas une évolution » (ibid : 291). On
commence alors à entrer dans une définition du devenir par l'affirmative : « le devenir et la
multiplicité sont une seule et même chose » (ibid : 305), car « devenir est un rhizome » (ibid :
292). Pour la notion complexe de « rhizome », je renvoie les lecteurs/trices à l’introduction de
Mille Plateaux, et à ce qui en ressortira ici.
Le principe de multiplicité évoqué plus haut peut rappeller la conception butlerienne de
l’identité, envisagée de manière non-figée, ainsi que l’identité-ipse telle que développée par
Paul Ricœur. Plus que cela, Eugène W. Holland indique que le point d’intersection entre
Deleuze et Butler réside dans la manière dont le principe de répétition intervient dans la
constitution de l’identité100, ce que je ne développerai cependant pas ici. Aussi, Liane Mozère
relève que l’identité, selon la manière dont elle est envisagée par Deleuze & Guattari, « résulte
d’une forme de marquage des instances de pouvoir et de savoir et nullement de ‘’racines’’
culturelles, ou d’une quelconque arène pré-individuelle préexistante » (Mozère : 46). Mais
comment faire en sorte de se défaire – de se dé-marquer – du marquage de ces instances de
pouvoir et de savoir ? La réflexion sur le devenir permet à Deleuze & Guattari de révéler les
processus qui défont les « entités molaires », c’est-à-dire des schèmes de pensée dominants.
Rosi Braidotti insiste donc sur la déterritorialisation qui opère à travers le devenir autant qu’à
travers le langage deleuzien : « it ‘’de-territorializes’’ us : it estranges us from the familiar, the
intimate, the known, and casts an external light upon it » (Braidotti, 2002 : 13). Face à l’arbre
de la pensée dominante – qui ressort sous la forme des généalogies prisées par la tradition

100  
«  the   constitution   of   (a   sense   of)   identity   by   repetition,   in   Butler’s   view,   is   always   also   subject   to  
variation   on   that   repetition.   What   repetition   may   actually   produce,   as   Deleuze   also   insists,   is   not   just  
repetition   of   the   same   (enforcement   of   norms)   but   difference  :   variation,   divergence,   deviation,   even  
subversion  of  norms  »  (Holland,  1999  :  120).    

91
Nietzschéenne – Deleuze privilégie le rhizome, c’est-à-dire le réseau qui offre une multiplicité
d’emblée, plutôt qu’une arborescence à partir d’un tronc commun, plutôt qu’un éclatement
d’une unicité originelle101. Pour Braidotti, Deleuze déploie une « pensée nomade », qui
participe à la redéfinition de la philosophie, et qui permet de penser le présent et, surtout, de
penser le changement et les conditions du changement (Braidotti, 1993 : 44). Il en résulte une
conception hybride de l’identité, en proie aux mouvements des devenirs, particulièrement mise
de l’avant par Braidotti : « The definition of a person’s identity takes place in between nature-
technology, male-female, black-white, in the spaces that flow and connect in between. We live
in permanent process of transition, hybridization and nomadization, and these in-between
states and stages defy the established mode of theoretical representation » (Braidotti, 2002 : 2).
Le vampirisme, bien sûr, résonne avec cette « hybridation » de l’identité.
C’est peut-être François Zourabichvili qui résume le mieux le devenir deleuzien et qui
me permet de faire le lien entre le devenir et le vampirisme, tant ses propos résonnent avec la
définition de l’identité vampirique en rapport avec l’identité-ipse, tel qu’abordé dans le
chapitre précédent. Zourabichvili s’exprime ainsi :
« Devenir », c’est sans doute d’abord changer : ne plus se comporter ni sentir les choses de la
même manière ; ne plus faire les mêmes évaluations. Sans doute ne change-t-on pas
d’identité : la mémoire demeure, chargée de tout ce qu’on a vécu ; le corps vieillit sans
métamorphose. Mais ‘’devenir’’ signifie que les données les plus familières de la vie ont
changé de sens, ou que nous n’entretenons plus les mêmes rapports avec les éléments
coutumiers de notre existence : l’ensemble est rejoué autrement. (Zourabichvili : 2)

Les dynamiques de proximité, les interconnexions entre le devenir et le vampirisme


résident dans le changement de perception (évoqué par Clara et Darvell dans Byzantium), et le
changement du rapport au monde ; les termes relationnels sont repensés (par exemple, le
vampirisme change les rapports que Clara entretient avec les hommes). L’identité qui reste
même, tout en étant autre, par ce changement de perception, rappelle une fois de plus
l’identité-ipse de Ricœur, et le corps qui vieillit sans métamorphose est sans doute la plus
grande proximité établie, sans le savoir, entre le devenir et le vampirisme – surgissent ici les
images d’Eleanor qui voit son double : son corps a vieilli sans changer, elle est la même et

101  cf.  Jean-­‐Clet  Martin  dans  l’émission  Les  Nouveaux  chemins  de  la  connaissance,  2013.  

92
pourtant une autre. Juste après, Zourabihvili enchaîne : « Il faut pour cela l’intrusion d’un
dehors : on est entré en contact avec autre chose que soi, quelque chose nous est arrivé »
(Zourabichvili : 2). La rencontre dans Byzantium peut être signifiée par la rencontre avec le
double sur l’île où s’effectue la transformation. L’évènement de la transformation en vampire
implique un changement définitif, une reconfiguration irrémédiable.
Mais, devenir vampire, est-ce devenir au sens deleuzien ? Mentionné à plusieurs
reprises, le devenir-vampire n'est pas très développé par Deleuze & Guattari dans leur chapitre
sur le devenir, mais il est toutefois envisagé et mentionné comme exemple. Devenir-vampire,
ce n’est pas devenir autre chose, se transformer en « autre » : « L’homme ne devient pas loup,
ni vampire, comme s’il changeait d’espèce molaire ; mais le vampire et le loup-garou sont des
devenirs de l’homme, c’est-à-dire des voisinages entre molécules composées, des rapports de
mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, entre particules émises » (D & G : 337). Ce
passage, qui envisage le vampire comme un devenir de l’homme et non comme une
métamorphose de l’humain en autre chose, fait également ressortir la « zone de voisinage ou
de co-présence » (D & G : 334) que constitue le devenir. Le voisinage et la co-présence
renvoient particulièrement au thème du double présent dans Byzantium ; ce thème étant,
semble-t-il, indissociable de la figure du vampire. La manière dont le double vampirique est
mis en scène – ce dont j’ai déjà parlé dans le chapitre précédent – montre explicitement que la
vampire (Eleanor) n’est pas simplement le produit d’une transformation, ni même qu’Eleanor-
vampire est dans la continuité d’Eleanor-humaine, ce qui impliquerait une forme d’évolution
dont il ne s’agit pas. La cohabitation physique impliquée par le montage suggère une
coprésence entre Eleanor et son double : s’ils peuvent s’échanger des regards c’est qu’ils sont,
d’une certaine manière, là en même temps ; l’un ne peut donc pas être l’évolution de l’autre,
sans quoi leur cohabitation serait impossible. Le double vampirique d’Eleanor peut-il ainsi ne
pas être considéré comme le fruit de la métamorphose d’Eleanor-humaine, mais comme un
devenir d’Eleanor-humaine, comme sa potentialité ?
Un autre lien frappant entre le devenir et le vampirisme réside dans la dynamique de
contagion, qui est à la fois un élément-clé du devenir et de la transformation en vampire.
Deleuze & Guattari précisent qu’ils ne s’intéressent pas aux caractères, que devenir n’est pas
imiter les caractères – d’un animal, de la femme, etc. « Nous nous intéressons », disent-ils,
« aux modes d’expansion, de propagation, d’occupation, de contagion, de peuplement. Je suis

93
légion » (D & G : 292 – 293). Il y a ici un écho avec la vision classique du vampire qui forme
de nouveaux vampires par une forme de « contagion » dans la mesure où il transforme les
humains en vampires par la morsure et/ou la transmission de sang102. Dans Byzantium, il
semble y avoir transmission de sang, dans la mesure où l’individu doit boire au cou du double,
et/ou le double au cou de l’humain ; l’action n’est pas si claire et semble varier103. Mais,
comme on l’a vu, la transmission de sang semble surtout préfigurer ce qui permettra aux
soucriants d’« acheter le temps ». Peut-être peut-on envisager cependant un autre type de
contagion à laquelle s’adonnent les soucriants dans Byzantium, et en particulier les femmes
vampires. La propagation qui a lieu n’est peut-être pas celle du vampirisme, mais du devenir-
femme. J’y reviendrai dans la deuxième section de ce chapitre.
Le vampirisme peut donc être interprété en lien avec le devenir deleuzien. Je ne tiens
pas à fixer ce que j’entends par là, c’est-à-dire si le vampirisme est en lui même un devenir, ou
s’il est moteur de devenir, s’il permet le devenir – probablement un peu des deux. Impossible
cependant d’ignorer dans l’équation que, pour Deleuze & Guattari, tous les devenirs passent
nécessairement par le devenir-femme. Comment, donc, envisager le devenir-vampire dans
Byzantium ? Le devenir-vampire passe-t-il, comme tous les autres devenirs doivent le faire,
par le devenir-femme ?
Deleuze & Guattari présentent le devenir-femme comme « la clef des autres devenirs »
(D & G : 340). Qu’est-ce que cela veut dire ? Le devenir de Deleuze & Guattari est inscrit
dans leur conception du molaire et du minoritaire. Est « molaire », ou « majoritaire » ce qui
appartient au schème de pensée dominant, l’entité molaire étant alors l’individu qui sert
d’étalon aux autres : l’ « homme-blanc, adulte-mâle, etc » (D & G : 356). Est minoritaire ce
qui est à la fois rejeté, et du même coup constitué comme minoritaire, par les forces molaires ;
ce sont « les femmes, les enfants, et aussi les animaux, les végétaux, les molécules » (D & G :
356). Autrement dit, le sujet-femme est constitué, en tant que sujet, par l’étalon mâle

102   Récemment,   le   principe   de   contagion   est   notamment   renforcé   dans   Twilight,   où   les   vampires   libèrent  

une  sorte  de  venin  lors  de  la  morsure,  qui  transforme  les  humains  en  vampires.    
103   Eleanor   semble   être   forcée   de   boire   au   cou   de   son   double,   mais   cela   semble   être   l’inverse   pour   Clara   et  

Darvell  ;  l’échange  de  sang  est  peut-­‐être  mutuel.    

94
(« majoritaire », « molaire »), et donc ainsi constitué en tant que sujet-minoritaire en même
temps que sujet-femme. Afin de devenir, l’homme a donc à passer par le devenir-femme,
puisque c’est en créant la femme minoritaire que l’homme se constitue en tant que sujet
majoritaire/molaire. En abordant les possibilités de changement en terme de devenir, Deleuze
& Guattari mettent de l’avant ce qui permettrait aux entités minoritaires de s’extraire des
« machines duelles » (D & G : 358) qui les lient aux entités molaires et qui bloquent leurs
devenirs. Plutôt que de s’affirmer à leur tour comme des entités molaires, Deleuze & Guattari
proposent donc aux entités minoritaires ce que j’appellerai une « tactique d’infiltration » qui
passe par le devenir-femme.
Encore une fois, devenir-femme n’est pas « devenir une femme », ni même « être
femme » ; les femmes ne sont pas exemptées de la nécessité de devenir-femme : « Le devenir-
femme n’est pas femme, le fait d’être femme permet, par contre, si l’on en est capable, de se
déprendre des rôles définis en termes de genre, qu’advienne ce que les structures sociales
barrent de la création, du désir » (Mozère : 55). Pour se déprendre de ces rôles définis, les
femmes ont à devenir-femme. Pour Zourabichvili, cela consiste à « retrouver le point de son
auto-affirmation » (cité dans Mozère, p. 57104) en sortant de son point de référence à l’homme,
compromettant ainsi l’ordre établi. Puisque les femmes se trouvent dans une position
minoritaire particulière par rapport à l’étalon molaire (l’homme-adulte-majoritaire, etc. ne peut
être constitué en tant que tel sans constituer la femme comme sujet-minoritaire, etc.), c’est par
le devenir-femme que passent tous les autres devenirs ; c’est le premier mouvement de
déterritorialisation vis-à-vis du sujet dominant (Braidotti, 2002 : 85). Pour Braidotti, le
devenir-femme déclenche la déconstruction de l’identité phallique et majoritaire :
« ‘’becoming-woman’’ triggers off the deconstruction of phallic identity, through a set of
deconstructive steps that re-trace backwards, so as to undo them, different stages of the
historical construction of this and other differences » (Braidotti, 2002 : 80). L’« émission de
particules »105 minoritaires permet d’infiltrer les schèmes dominants et de les déconstruire.

104  Mozère  cite  :  Le  vocabulaire  de  Deleuze,  2003,  Paris  :  Ellipses,  p.  41.  
105   «  La   sexualité   passe   par   le   devenir-­‐femme   de   l’homme,   et   le   devenir-­‐animal   de   l’humain  :   émission   de  

particules  »  (D  &  G  :  341).    

95
Ainsi, pour une femme, devenir-femme implique la perturbation du système qui fait d’elle une
entité minoritaire ; elle emporte alors l’homme dans son devenir-femme, elle « contamine les
hommes, les prend dans ce devenir » (D & G : 338) en émettant des particules de devenirs. Ce
sont ces émissions de particules que j’aimerais observer chez Clara et Eleanor. Je montrerai
donc également que le devenir-femme de Clara et Eleanor, qui est étroitement lié à la
transformation en vampire, contamine les hommes d’un devenir-femme.

2) Devenir-vampire et devenir-femme dans Byzantium


Dans Byzantium, les mouvements de devenirs, d’interconnexions et de contamination,
sont à mon avis permis par la structure narrative soutenue par le montage filmique. La blague
sur le temps linéaire qu’Eleanor fait à Frank106 fait ressortir le fait que, justement, la
temporalité dans le film n’est pas linéaire. La structure narrative du film met en évidence les
interconnexions entre passé et présent, et, comme on la vu à propos du double, témoigne d’une
cohabitation entre le passé et le présent, plutôt qu’un stricte lien de causalité liant le passé et le
présent. Les chevauchements spatio-temporels de Byzantium semblent illustrer une phrase
qu’Eleanor prononce en voix off : « I walk, and the past walks with me » (00 : 16 : 32). La
persistance d’Eleanor et Clara dans le monde, au-delà du temps qui leur est imparti, est
perturbatrice ; et c’est peut-être dans ce sens qu’on peut envisager un devenir-vampire. C’est
aussi par le facteur d’immortalité que le vampirisme peut-être associé au devenir : les
vampires ont la faculté de contenir en eux toutes les époques qu’ils ont parcouru et qu’ils
peuvent faire cohabiter avec le présent. La contamination du passé sur le présent, et
inversement, est signifiée, en dehors des cas d’apparition des doubles, par des transitions de
séquence, qui provoquent des chevauchements spatiotemporels. Par exemple, la canne de
Ruthven fait irruption dans le temps présent, tapotant l’épaule d’Eleanor-soucriant qui regarde
la mer. Eleanor se retourne vers la provenance de la canne, et le plan suivant enchaîne sur le
flashback de Ruthven rendant visite à Eleanor-humaine au couvent (00 : 33 : 35). Cette

106   Eleanor   arrive   très   tôt   le   matin   chez   Frank   ;   encore   tout   endormi,   il   lui   demande   «  What   kind   of   time   do  

you  call  that?  ».  «  Linear  time  »,  répond-­‐t-­‐elle  (01  :  29  :  00).    

96
cohabitation spatiotemporelle, qui brouille les frontières temporelles, révèle que la structure
narrative non-linéaire du film ne permet pas simplement de donner des explications aux
agissements de Clara et Eleanor. Nous n’avons pas affaire à un schéma du type cause-
passé/conséquences-futur, mais à la mise en évidence d’interconnexions entre le passé et le
présent.
Liane Mozère insiste sur le fait que le devenir ne déploie pas des possibilités sous-
jacentes, mais qu’il contient en germe des impossibilités, qu’il fait advenir l’impossible – ce
qui est impossible dans la machine duelle préexistante (Mozère : 57). Comme je l’ai déjà
abordé, Clara et Eleanor sont toutes les deux d’une certaine manière le lieu d’une
impossibilité. Clara représente une anomalie au sein de l’institution patriarcale du
Brotherhood, de par son sexe et son statut social. Elle crée une autre anomalie en ouvrant à
Eleanor la voie à l’immortalité. De plus, chacune était promise à une mort prématurée – Clara
allait bientôt mourir de la tuberculose, et Eleanor de la syphilis –, ce qui fait encore plus
ressortir la transformation en vampire comme perturbateur de l’ordre établi. Mais l’ordre qui
est perturbé n’est pas juste l’ordre « naturel » de la vie (elles devaient mourir ; elles
deviennent immortelles) ; c’est aussi l’ordre social, construit et institué qui est (relativement)
bouleversé – dans le microcosme du film.
J’ai montré, dans le premier chapitre, que Clara sème le trouble dans l’ordre
phallocratique du Brotherhood. Le désordre semé prend la forme la plus apparente de la
violence physique, mais il ne s’agit que de la réaction immédiate à une certaine condition
d’oppression. Ce n’est manifestement pas la violence physique qui mène à une re-constitution
de soi par Clara, et à une déterritorialisation vis-à-vis de la machine duelle qui fait d’elle une
subordonnée – une entité minoritaire – face au genre masculin, dans le système de la
prostitution et face à l’institution du Brotherhood. Par contre, la manière dont elle flirte avec
les figures de la mère et de la prostituée lui permet-elle de « retrouver le point de son auto-
affirmation »107 ? Ou bien cela la ramène-t-il dans le cadre fermé du stéréotype ? J’ai déjà
abordé la manière dont Clara interprète le stéréotype de la femme fatale, notamment à travers

107  Pour  reprendre  une  fois  encore  l’expression  de  Zourabichvili.    

97
le travail du sexe. J’ai également évoqué l’attitude maternelle de Clara, qui entre en
contradiction avec la figure de la femme fatale. J’aimerais rebondir sur l’hypothèse selon
laquelle Clara interprète la figure de la femme fatale, mais qu’elle incarne celle de la mère (cf.
p. 58). Je voudrais également suggérer que c’est à la fois l’union et le choc entre
l’interprétation et l’incarnation de ces deux figures qui permet à Clara de devenir-femme. Je
ne reviendrai pas en détail sur la femme fatale, mais il me faut cependant argumenter mon
point concernant la figure de la mère.
Ce qui me permet d’avancer que Clara incarne la figure de la mère se situe, d’une part,
dans le jeu d’actrice de Gemma Arterton et, d’autre part, dans les dialogues échangés avec
Eleanor. Tout d’abord, comme je l’ai déjà mentionné, comparativement au jeu contrôlé que
Clara emploie lorsqu’elle interprète la femme fatale pour les hommes, le jeu de Clara se brise
quand il s’agit d’Eleanor. L’actrice (Gemma Arterton) joue, mais pas Clara : la voix monte
dans les aigus et se brise, les traits du visage se tirent, les yeux se remplissent d’eau, les gestes
deviennent plus expansifs, et les cheveux semblent plus ébouriffés ; elle perd le contrôle de ses
expressions. Le dévouement inconditionnel dont témoigne Clara trouve son apogée dans la
volonté de sacrifice et dans la résilience personnelle exprimée à la fin du film : elle est prête à
mourir pourvu qu’on épargne Eleanor, et elle prend sur elle en coupant le cordon maternel qui
la lie à sa fille (« I’m cutting you loose », dit-elle à Eleanor). Il s’agit ici de motifs récurrents
et traditionnels de la figure de la mère, qui participent à la rendre « acceptable » pour le
spectateur, malgré la prostitution et la violence. Aussi, dans les moments où elle laisse tomber
le masque face à Eleanor, Clara s’exprime en tant que mère : « I put money on the table,
that’s what mothers do », dit-elle à Eleanor qui lui reproche ses activités liées au travail du
sexe (00 : 52 : 28). Les disputes mère-fille entre Clara et Eleanor sont assez typiques et
adhèrent, sans trop de distanciation, aux attentes d’une « relation mère-fille ordinaire » (telle
que véhiculée par l’imaginaire collectif occidental), tout en gardant le léger décalage qui
consiste à se disputer autour de cadavres :
Eleanor (après avoir vu le cadavre décapité de Werner) : How could you bring someone
here ?!
Clara : He was stronger than I thought.
Eleanor : This is our home !
Clara : Eleanor, we have to leave.
Eleanor : I’m not moving on again.
Clara (sa voix se casse) : I had to do it ! One day you’ll understand.

98
Eleanor : What, when I’m older ?
Clara (la voix monte dans les aigus) : You have no idea, no fucking idea, of what I do for
you ! (00 : 11 : 27 – 00 : 11 : 43)

La tension entre le rôle de mère et le jeu de la femme fatale est finalement bien exprimé
par Savella, le « grand méchant » du Brotherhood, que Darvell finit par tuer à la fin du film.
S’il enchaîne les insultes misogynes les plus atroces, l’une d’entre elles traduit bien
l’hybridation de l’identité que Clara finit par se construire : « whore mother » (01 : 44 : 12).
Presque un oxymore, l’expression whore-mother rassemble deux stéréotypes de femmes
antithétiques du cinéma des premiers temps qui sont restés bien ancrés dans la culture
populaire et qui semblent être reconduits tels quels ici : la mère et la putain. Mais il se peut
que Clara devienne-femme en changeant les termes des stéréotypes qui la placent en position
minoritaire (la mère et la putain sont chacune l’autre de l’homme, et donc forcément
construites par rapport à l’homme, qui lui est seulement homme, universel, entité molaire).
Braidotti insiste sur le fait que, pour Deleuze, devenir signifie se dégager des dynamiques de
répétition : « Deleuze concentrates on disengaging the patterns of repetition, which are
constitutive of the subject, from the infernal machines of Dr Hegel, thus freeing them from
dialectical oppositions » (2002 : 72). En reprenant ces deux stéréotypes qui sont censés êtres
circonscrits dans un mode dialectique oppositionnel, Clara paraît s’engager dans une
dynamique de répétition ; réitérer le couple antagonistique mère-putain. Seulement, on peut
considérer que la cohabitation de ces deux stéréotypes permet une hybridation qui les modifie
respectivement en formant une fusion des stéréotypes, qui n’est pas forcément synthèse des
deux, mais peut-être quelque chose de nouveau, qui n’existait pas avant. Cet impossible créé
fait écho au devenir qui fait advenir l’impossible ; Clara fait émerger une femme impossible,
une whore-mother. Le devenir-femme de Clara, qui ne se situe donc pas strictement dans la
confrontation directe au sexe masculin, passe également par le vampirisme, puisque c’est le
vampirisme qui permet de faire côtoyer ces stéréotypes, ce qui n’aurait pas été possible dans
une vie d’humaine108. En effet, Clara exprime la « nouvelle ‘’répartition des affects’’ »

108  Dans  le  contexte  du  film,  la  maternité  est  un  rôle  qui  lui  est  refusé  dans  sa  vie  d’humaine  parce  qu’elle  

est  prostituée  ;  la  mère  et  la  putain  ne  vont  pas  ensemble.    

99
(Mozère : 58109) provoquée par la transformation en vampire, dans le flashback que j’ai déjà
mentionné dans le premier chapitre (cf. p. 29) quand elle raconte sa transformation au
professeur d’Eleanor (« I had eyes that cut through lies », etc.) : ses nouvelles perceptions
permettent de nouvelles possibilités d’actions, mais pas seulement au niveau physique. Le
vampirisme suscite manifestement une nouvelle appréhension du monde qui permet à Clara de
passer en quelque sorte de la prostitution au travail du sexe : en tant qu’humaine, elle était une
prostituée restreinte à l’espace de la maison close, son corps et son capital sexuel étaient
exploités ; en tant que soucriant, elle est une travailleuse du sexe nomade, c’est elle qui
capitalise sur son propre corps et potentiel sexuel. L’agency permise par le vampirisme n’est
donc peut-être pas celle qui est conférée par un pouvoir, mais celle qui est mobilisée par les
mouvements de devenirs qui provoquent des hybridations – telle que la whore-mother – qui
« défont les appartenances mutilantes et les assignations qui confortent et pérennisent les
aliénations fondatrices » (Mozère : 58).
Comme je l’ai déjà avancé à la fin du chapitre précédent, le devenir-femme d’Eleanor,
quant à lui, passe en partie par l’écriture. Je me suis interrogée sur la possibilité d’une
« écriture féminine » dont le type de stratégie renvoie, selon Deleuze & Guattari, à une
« politique molaire » :
Certainement il est indispensable que les femmes mènent une politique molaire, en fonction
d’une conquête qu’elles opèrent de leur propre organisme, de leur propre histoire, de leur
propre subjectivité : ‘’nous en tant que femmes…’’ apparaît alors comme sujet d’énonciation.
Mais il est dangereux de se rabattre sur un tel sujet, qui ne fonctionne pas sans tarir une source
ou arrêter un flux. (D & G : 338)

On voit donc que, pour Deleuze & Guattari, s’en tenir à une politique molaire, c’est-à-
dire s’affirmer comme sujet face à un autre – les femmes face aux hommes, Clara face au
Brotherhood –, n’est pas souhaitable, puisque ça ne peut que reconduire les positions
majoritaires et minoritaires des deux sujets et, surtout, cela fige les sujets, bloquant ainsi leurs
devenirs. L’écriture des femmes ne doit pas s’affirmer comme un bloc d’opposition, mais doit

109  Mozère  cite  Zourabichvili  dans  «  Deleuze  et  le  possible  (de  l’involontarisme  politique)  »,  Gilles  Deleuze.  

Une  vie  philosophique  (dir.  Érice  Alliez),  1998,  Paris  :  Les  Empêcheurs  de  tourner  en  rond,  p.  337.    

100
procéder à la tactique d’infiltration que j’ai déjà mentionné110. Deleuze & Guattari prennent
pour exemple Virginia Woolf : « Quand on interroge Virginia Woolf sur une écriture
proprement féminine, elle s’effare à l’idée d’écrire ‘’en tant que femme’’. Il faut plutôt que
l’écriture produise un devenir-femme, comme des atomes de féminité capables de parcourir et
d’imprégner tout un champ social, et de contaminer les hommes, de les prendre dans ce
devenir » (D & G : 338). À aucun moment Eleanor n’affirme écrire « en tant que femme », et
ses propos en voix off n’insistent jamais sur son genre féminin. Contrairement à Clara qui
s’oppose clairement au sexe masculin, Eleanor ne semble pas se situer dans un antagonisme
des genres, et son acte d’écriture peut effectivement être perçu comme un devenir.
Pour Trinh T.Minh-ha, écrire est devenir, absolument : « To write is to become. Not to
become a writer (or a poet), but to become intransitively » (citée dans Braidotti, 2002 : 94111).
Comme je l’ai déjà souligné, la dispersion des écrits au vent, sous la forme de petites boules
de papier, fait écho à la dissémination propre au devenir deleuzien. Le film ouvre avec l’acte
d’écriture. Eleanor est à son bureau ; une figure de l’écrivain.e, telle Virginia Woolf, et
commente : « I write of what I cannot speak. The truth. I write all I know of it. And then I
throw the pages to the wind. Maybe the birds can read it » (00 : 01 : 20). L’allusion aux
oiseaux peut de toute évidence impliquer que ses écrits ne trouveront pas de lecteurs – puisque
les oiseaux ne savent pas lire – mais ça peut aussi impliquer que ses écrits deviennent-oiseaux,
et que les autres oiseaux peuvent donc les comprendre. Après tout, l’écriture n’est que le
premier véhicule du devenir112. Le commentaire d’Eleanor est suivi de deux plans la montrant
jeter les boules de papier du haut d’un balcon ; en arrière-plan, des nuées d’oiseaux s’agitent.
Ces nuées d’oiseaux sont un motif récurrent dans Byzantium : elles sont notamment présentes
sur l’île de la transformation en soucriant ; elles s’échappent de la hutte en pierre dans laquelle
a lieu la rencontre avec le double, au moment crucial de la transformation. Dans la nouvelle de
Byron, Fragment of a novel (1819), dans laquelle figure l’original du personnage Augustus

110   Braidotti   fait   cependant   un   lien   entre   l’écriture   deleuzienne   et   le   principe   d’  «  écriture   féminine  »  
(Braidotti,  2002  :  97)  ;  je  ne  m’étendrai  pas  là-­‐dessus.    
111  Braidotti  cite  Woman,  Native,  Other,  1989,  Bloomington  :  Indiana  University  Press,  p.  19.  
112    Braidotti  écrit  :  «  Writing  can  be  for  Deleuze,  and  maybe  it  even  ought  to  be,  the  primary  vehicle  for  de-­‐

territorialization  or  becoming-­‐minoritarian  »  (2002  :  94).    

101
Darvell, un oiseau, une cigogne exactement, joue un rôle d’observateur dans la transformation
en vampire de Darvell. Dans Byzantium comme dans la nouvelle de Byron, les oiseaux
semblent être les gardiens d’un secret funeste. En suggérant une proximité avec les oiseaux,
qui sont nuées, « légion »113, « multiplicité »114, Eleanor témoigne-t-elle d’un devenir-animal,
devenir-oiseau, dans l’écriture ? L’écriture d’Eleanor est connectée à la dissémination des
oiseaux en bandes qui peuplent le film de leur devenir-animal et minoritaire, en fond, sans
qu’on ne s’en aperçoive tout de suite : l’écriture et les oiseaux ont le même mode de
propagation. Mais qui sont ceux qui sont contaminés par le devenir d’Eleanor, qui passe par
l’écriture et par le devenir-oiseau qui y est contenu ?
Pour un homme, devenir-femme ne permet pas de « comprendre les femmes » en
prétendant être une femme, en « faisant comme si » on était une femme, mais ça permet de
soi-même devenir-minoritaire pour ne plus être l’étalon qui place les femmes en position
minoritaire. La première personne dans le film à être contaminée par l’écriture d’Eleanor est le
vieil homme au début du film. Il collectionne les brouillons qu’Eleanor jette depuis son balcon
et a ainsi une certaine appréhension de ce qu’est Eleanor au moment de leur rencontre : la
dissémination des écrits a trouvé un point de rencontre. C’est également ce vieux monsieur qui
démarre le récit, qui donne l’impulsion qui transformera l’action d’écriture en fabrication
narrative : « There’s a story there, you can feel it », dit-il à Eleanor (00 : 03 : 10). Il met ainsi
de l’avant le récit potentiel qui peut émerge de l’acte d’écriture d’Eleanor. De plus, il
encourage Eleanor à partager son secret, et il lui partage le sien, comme avec l’espoir que sa
propre révélation, par contagion, amène Eleanor à partager. On peut voir ici les mouvements
de contamination des devenirs à travers les petites boules de papier qu’Eleanor essaime, et que
le vieux monsieur collecte. Mais le vieux monsieur contamine également Eleanor avec la
révélation de son propre secret. Grâce à sa proximité avec le vieux monsieur, le désir de
changement surgit en Eleanor : « I don’t want to lie anymore. Something has to change », dit-
elle à Frank plus tard dans le film (01 : 13 : 15) – même si ce changement est annoncé bien

113    «  Je  suis  légion  »  (Deleuze  &  Guattari  :  292).    


114   :   «  Dans   un   devenir-­‐animal,   on   a   toujours   affaire   à   une   meute,   à   une   bande,   à   une   population,   à   un  

peuplement,  bref  à  une  multiplicité  »  (Deleuze  &  Guattari  :  292).  

102
avant qu’elle ne le verbalise. Il se peut donc qu’il y ait une réelle reconnaissance entre Eleanor
et le vieil homme, contrairement aux autres personnes qu’Eleanor « euthanasie », qui n’ont
qu’une appréhension d’elle en tant qu’« ange de la mort ».
Le changement souhaité par Eleanor s’opère auprès de Frank, avec qui elle adopte
d’abord une attitude fermée. Mais, en même temps, ils ne cessent de se rencontrer fortuitement
et Frank brise la solitude volontaire d’Eleanor. Comme je l’ai déjà évoqué, les mouvements de
proximité entre les deux personnages se traduisent, outre les attitudes de mimétisme de Frank
vis-à-vis d’Eleanor, par la ressemblance physique des personnages. Le devenir-femme, on l’a
vu, est contagieux, il infiltre les hommes : « Le devenir-femme affecte nécessairement les
hommes autant que les femmes. D’une certaine manière c’est toujours ‘’homme’’ qui est le
sujet d’un devenir ; mais il n’est un tel sujet qu’en entrant dans un devenir-minoritaire qui
l’arrache à son identité majeure » (Deleuze & Guattari : 357). On peut donc se demander si le
devenir-femme se manifeste chez Frank par la déterritorialisation de Frank vis-à-vis du sujet
dominant qu’il est censé constituer en tant qu’homme blanc. Braidotti nomme cette
déterritorialisation « the feminization of man » (Braidotti, 2002 : 85). Parler de
« féminisation » semble un peu problématique ; je précise aussi qu’il ne s’agit pas
spécialement, pour Braidotti, que l’homme prenne les caractéristiques d’une femme, ou qu’il
présente un personnage masculin « efféminé ». Néanmoins, le traitement du personnage de
Frank témoigne d’une dé-masculinisaton de Frank selon les codes usuels de la masculinité.
Tous les personnages masculins humains du films sont dépeints dans leur faiblesse, mais
Frank est le moins servi : leucémique, voûté et ramassé sur lui-même, il semble toujours sur le
point de défaillir, ajoutant l’allure anémique aux fuites impressionnantes de sang causées par
ses anticoagulants. C’est lui qui saigne régulièrement, pas Eleanor. La « féminisation » de
Frank, qui est en fait son devenir-femme, la déconstruction de l’identité phallique majoritaire,
est entrelacée avec sa condition physique qui le rend « moins homme », dans le sens moins
« molaire ». Ses cheveux longs et sa peau pâle renforcent son caractère androgyne, ne serait-ce
qu’à travers la proximité avec Eleanor que cela implique. Il est donc loin d’incarner la force et
la virilité qui seraient susceptibles de séduire une adolescente dans une fiction vampirique
actuelle comme Twilight, True Blood ou Vampire Diaries. Son absence de virilité classique
traduit-elle de manière expressive son mouvement intérieur de devenir-femme ? Ce qui est sûr,

103
c’est que la relation homme-femme d’Eleanor et Frank n’est pas configurée selon le stéréotype
humaine/vampire.
Le devenir-femme de Frank permet de déconstruire et reconfigurer ce qui s’annonçait
comme une relation amoureuse stéréotypée entre humain.e et vampire. Bien sûr, le fait que ce
soit une vampire et un humain constitue déjà une inversion de genre par rapport aux textes
vampiriques populaires actuels que j’ai mentionné plus haut. Mais il ne s’agit clairement pas
simplement d’une inversion des rôles homme-femme. Le devenir-femme d’Eleanor et Frank
créée une relation en marge du schéma stéréotypé du « true love »/du fantasme de l’âme sœur
et de la passion vampirique : pas de scène de fascination115 lors de la rencontre des
personnages, pas de triangle amoureux, pas de mise en évidence d’une tension sexuelle
passionnée, pas d’enthousiasme lyrique vis-à-vis d’une union considérée comme prédestinée.
Le seul moment relatif à la sexualité entre Eleanor et Frank est relié à la volonté de Frank de
devenir un soucriant : « If I kiss you, will I live forever ? », demande-t-il à Eleanor alors qu’ils
sont tous les deux allongés sur son lit (00 : 37 : 23). Dans un autre contexte, on pourrait
l’interpréter comme un prétexte pour l’embrasser, mais, sachant que Frank est leucémique, et
étant donné son instance sur le poids de la mort qui le menace constamment (« Who the fuck
wants death ? », demande-t-il à Eleanor qui lui explique qu’elle ne tue que ceux qui souhaitent
la mort ; 01 : 26 : 55), on voit bien que sa volonté de proximité avec Eleanor est fortement liée
au désir de vivre au-delà de la mort116. La volonté de Frank de devenir un soucriant signe donc
l’apogée du devenir-Eleanor de Frank, qui est à la fois devenir-femme et devenir-vampire.
Qu’est-ce qui permet à Frank de devenir-femme ? On peut encore une fois penser à
l’écriture d’Eleanor, puisqu’elle lui donne à lire l’exercice « I am », mais, comme je l’ai déjà
abordé dans le chapitre précédent, cette tentative est en partie un échec ; Frank réagit avec

115     Il   s’agit   de   la   scène   typique   où   la   jeune   femme   humaine   voit   pour   la   première   fois   le   vampire.   Il   la  

regarde   généralement   d’un   air   ténébreux,   et   le   champ-­‐contrechamp,   ainsi   que   le   jeu   béat   de   l’actrice  
indique  que  le  personnage  féminin  se  trouve  immédiatement  fasciné  par  le  vampire,  qu’elle  sache  où  non  
qu’il   en   est   un.   Cf.   le   premier   volet   de   Twilight,   le   premier   épisode   de   True   Blood,   le   premier   épisode   de  
Vampire  Diaries,  entre  autres.  
116   Frank   n’instrumentalise   pas   pour   autant   Eleanor   afin   de   devenir   vampire.   Cependant,   le   danger   que  

représente   leur   relation,   pour   Frank   qui   est   leucémique,   produit   un   rapport   très   conservateur   à   la  
sexualité  ;  l’injonction  de  l’abstinence  n’est  pas  loin.  

104
rejet. De plus, l’écrit qu’Eleanor offre à Frank est préparé en récit, il est assimilable aux
flashbacks que la voix off d’Eleanor introduit. En quelque sorte, le texte qu’Eleanor offre à
Frank ne correspond plus vraiment à l’acte d’écriture qui a contaminé le vieil homme au début
du film ; il est récit, fabrication, plus figé que les mouvements de devenir de l’écriture. Il est
possible que ce soit plutôt la musique qui soit à l’origine de la contagion de Frank par Eleanor.
Le jeu musical d’Eleanor indique de façon disruptive qu’elle n’est pas humaine : elle joue
exceptionnellement bien, et sans partition117. Le devenir-femme d’Eleanor est initié par
l’écriture, mais prend ensuite d’autres avenues. Ce devenir est à la fois devenir-femme et
devenir-vampire. Devenir-femme parce que, en changeant l’habitude liée à la loi du silence et
à la solitude, en disant la vérité, en se dégageant des motifs de répétition (Braidotti, 2002 : 72),
Eleanor peut potentiellement retrouver son point d’auto-affirmation qui lui permet de devenir-
femme. Devenir-vampire parce qu’elle propage d’une certaine manière le vampirisme par
l’écriture, en disséminant son secret au vent. Mais aussi, le vampirisme permet de faire
persister la figure de la jeune femme victorienne au-delà de l’époque qui lui est impartie.
Frank est confronté à une femme déterritorialisée de son temps. Comme je l’ai déjà
mentionné, le langage d’Eleanor détonne avec le XXIème siècle. Mais ce n’est pas la seule
caractéristique qu’elle a conservée de son éducation dans un pensionnat religieux au XIXème
siècle et qui font d’elle une jeune femme victorienne118. Eleanor arbore le maintien associé au
contrôle de soi, qui se traduit aussi dans son caractère assez inexpressif. La pâleur de sa peau
rappelle le fait que le corps de la femme est considéré comme pur en dehors de ses périodes de
menstruations ; d’autant plus que son corps de soucriant (a priori « mort ») prévient
probablement toute possibilité de saignements menstruels. Les tenues vestimentaires qu’elle
adopte, bien que remises un peu au goût du XXIème siècle, respectent relativement l’idéal de
pudeur de l’ère victorienne. Puis, il y a bien sûr la pratique du piano, qui est associée à la
discipline, et qui est une pratique obligatoire pour les jeunes filles de bonne famille. Le zèle

117   Frank   le   remarque   immédiatement  :   «  How   do   you   remember   all   those   notes?  »   (00   :   19   :   40).  
L’insistance  sur  le  jeu  d’Eleanor  revient  à  plusieurs  reprises.    
118   Pour   le   statut   des   femmes   victoriennes,   cf.   Les   femmes   victoriennes  :   Roman   et   société   (1837   –   1867),  

Françoise  Basch,  1979,  Paris  :  Payot.  

105
d’Eleanor en la matière est tel qu’elle a pratiqué pendant « two hundred years » (00 : 23 : 40).
Il y a quelque chose d’un peu dérangeant quant au fait que ce soit la rupture créée par la
persistance de la jeune femme victorienne dans le présent qui puisse provoquer le devenir-
femme de Frank – et des autres qui sont contaminés par le devenir d’Eleanor. D’autant plus
que le vampirisme ne semble en l’occurrence pas avoir tant bouleversé l’éducation religieuse
de la jeune femme : l’impératif de la vérité, qui s’appuie sur la morale religieuse, et sur lequel
insiste Eleanor – « I was raised in an orphanage where I was taught to tell the truth » (01 : 24 :
18) –, est brisé par Clara qui lui impose la loi du silence, mais Eleanor y revient au cours du
film. Le « changement » souhaité par Eleanor est en fait un retour aux valeurs conservatrices ;
elle n’arrive pas totalement à se dépouiller de la femme « inventée »119 par l’ère victorienne et
par le patriarcat. Voilà qui semble revenir à un schéma « œdipien », pour parler comme
Deleuze & Guattari, et bloquer un tant soit peu les mouvements de devenirs. Pour autant, les
mouvements de devenirs dans Byzantium permettent des dynamiques de proximité entre les
femmes vampires, Clara et Eleanor, et certains hommes, rendant ainsi possible une scène de
réconciliation finale entre les sexes.

3) Du devenir-femme à la reconnaissance mutuelle ?


L’enjeu global de Byzantium est celui de la reconnaissance entre les sexes – sexes qui
sont considérés comme opposés d’abord (Clara versus l’ordre masculin), puis qui sont presque
mêlés et confondus (l’androgynie d’Eleanor et Frank tend à les confondre l’un dans l’autre et
effacer la différence des sexes présupposée par la dynamique de la relation entre Clara et les
hommes). Les deux sexes sont effectivement présentés comme dans un état de guerre initiale ;
le premier acte de guerre étant posé lorsque Ruthven fait de Clara une prostituée. Les
conséquences de cette guerre sont signifiées par l’état de fuite et de lutte constante de Clara et

119  Pour  Mozère,  «  devenir,  c’est  atteindre  aux  multiplicités  qui  nous  habitent  et  s’ouvrent  à  nous  au  gré  des  

rencontres,  c’est  devenir  plus  libre,  et  expérimenter,  pour  reprendre  Spinoza,  ce  que  peut  un  corps.  […]  Et  
en   se   dépouillant   de   la   femme   ‘’inventée’’   par   l’axiomatique   de   l’étalon   homme   blanc,   adulte,   hétérosexuel,  
accéder   par   expérimentations   successives   au   ‘’mélange   des   genres’’,   à   la   transgression   des   frontières   et   au  
braconnage  dans  les  propriétés  privées  »  (Mozère  :  59).    

106
Eleanor, mais aussi par le statut d’être impossible d’Eleanor. J’aimerais suggérer que les
mouvements de devenirs présents dans Byzantium tendent vers une réconciliation entre les
sexes qui est représentée par le happy ending – sous la forme idéalisée d’un status quo – mais
qui est annoncée déjà plus tôt dans le film, à travers l’ébauche d’une relation entre Clara et
Darvell, tout d’abord. À la fin de Byzantium, Darvell épargne Clara, et tue Savella à la place.
Lors d’une scène de réconciliation, Darvell demande ensuite à Clara la permission de voyager
avec elle. Je voudrais suggérer que cette scène de réconciliation, qui se situe autant au niveau
individuel qu’au niveau de la réconciliation entre les sexes, est permises par le début d’une
scène de reconnaissance, qui commence plus tôt dans le film, et qui se complète à la fin.
La première rencontre entre Darvell et Clara se fait dans la vie d’humaine de Clara,
alors qu’elle vend des huitres au bord de la mer. Darvell lui fait don d’une perle, qu’il donne, à
première vue, contre l’huitre qu’il vient de manger, en prononçant les mots « A pearl for a
pearl » (00 : 38 : 55). L’échange impliqué ici, une perle pour une huitre, dans la logique
déridéenne, annule le don de la perle de Darvell à Clara, et le don de l’huitre de Clara à
Darvell. Cependant, on s’en doute, la perle désigne également Clara ; c’est un moyen de
complimenter sa beauté : une perle de femme mérite une perle d’huitre. Cet échange se fait
donc sous le mode du donnant-donnant, mais aussi selon l’expression « rendre à Caesar ce qui
lui appartient » : la perle (de l’huitre) revient à la perle (de femme), d’autant plus que la perle
que Darvell tend à Clara sort d’une huitre, ce que Darvell vient de consommer. Il y a donc
reconnaissance, de la part de Darvell, de ce qui revient à Clara, et de Clara elle-même (c’est
une « perle »). Seulement, le motif de la perle revient dans la scène de conflit final, et désigne
cette fois Darvell. Alors que Savella s’apprête à décapiter Clara, cette dernière se tourne vers
Darvell et le supplie : « It was on a beach like this that we first met. But I went with Ruthven
for all my damnation. But it was you. You were the pearl » (01 : 48 : 58). Si l’un et l’autre sont
chacun une perle de « A pearl for a pearl », alors « A pearl for a pearl » signifie à mon avis
une reconnaissance mutuelle, voire même, une scène de la reconnaissance. Si scène de la
reconnaissance il y a, elle se fait manifestement sous le modèle hégélien où la reconnaissance
est l’acte réciproque d’une révélation quant au fait que l’autre est structuré comme je le suis
(Butler, 2007 [2005] : 27). « You were the pearl » : tu es la perle/tu m’as reconnu comme
perle/je te reconnais en retour comme perle/nous sommes l’un pour l’autre une perle. Cette

107
reconnaissance mène à mon sens au devenir-femme engagé chez Darvell. En effet, à la fin du
film, lors de l’épilogue, Darvell exprime le désir de vivre selon les codes de Clara :
Darvell : Your instinct is to hunt the powerful and protect the weak. I’d like to try and live
that way.
Clara : Live your life how you choose. It’s no concern of mine. (Un temps) If you could
have anything, what would it be ?
Darvell : Your pardon.
Clara : In time. Maybe.
Darvell : Your company, then ? We have time. (01 : 52 : 00)

Contrairement aux récits usuels mettant en scène une femme fatale, plutôt que de
s’imposer en moralisateur imposant l’ordre à suivre, Darvell s’aligne sur le comportement de
Clara. Il ne cherche pas à la contrôler, ni a priori à la réprimer, mais au contraire il souhaite
adopter sa ligne de conduite120. On peut voir là l’élan d’un devenir-femme qui s’affirme, un
désir de sortir d’une politique molaire. Seulement, la scène de la reconnaissance entre Clara et
Darvell semble trouver son origine en amont des mouvements de devenir de Clara, et de
Darvell. Dès lors, on reste avec la question : qu’est-ce qui permet la reconnaissabilité, si ce
n’est pas le devenir ?
Pour Eleanor et Frank, cela semble être l’inverse : les mouvements de devenirs
précèdent la possibilité d’une reconnaissance, et les termes de la reconnaissabilité s’avèrent
problématiques. On peut considérer que le devenir d’Eleanor, émis par l’écriture, initie la
recherche d’une scène de la reconnaissance : Eleanor cherche quelqu’un auprès de qui elle
pourra rendre compte d’elle-même. Cette recherche parcourt tout le film, sans trouver de
moment spécifique où la reconnaissance advienne ; à part peut-être dans cette scène que j’ai
déjà mentionnée où Frank demande à Eleanor s’il doit l’inviter pour qu’elle puisse entrer chez
lui. Cette recherche de la reconnaissance, autant par Eleanor que par Frank, trouve-t-elle
vraiment son but ? Dans son article intitulé « Le désir de reconnaissance », Judith Butler se
penche sur la conception de la reconnaissance par Jessica Benjamin121 pour qui « [l]a

120   Je   me   permets   cependant   d’être   sceptique   quant   au   fait   que   ce   nouveau   moto   ira   jusqu’au   travail   du  

sexe…        
121   Selon   les   mots   de   Butler,   Jessica   Benjamin   «  tente   d’établir   la   possibilité   d’une   reconnaissance  

intersubjective,  qui  constituerait  la  norme  philosophique  pour  un  discours  thérapeutique  »  (Butler,  2006  
[2004]  :  155).    

108
reconnaissance n’est ni un acte que l’on performe, ni un évènement littéral lors duquel nous
‘’voyons’’ l’Autre et ‘’sommes vus’’ par lui. Elle passe par la communication, avant tout
verbale mais pas exclusivement, dans laquelle les sujets sont transformés par la pratique
communicationnelle à laquelle ils prennent part » (Butler, 2006 [2004] : 156). L’idée de la
reconnaissance passant par la communication est intéressante dans le cadre de mon étude
puisqu’Eleanor et Frank sont peut-être justement les personnages du film qui communiquent le
plus, et le plus franchement. Mais en même temps, la non capacité première de Frank a
accepter la vérité d’Eleanor témoigne d’un échec de la communication, écrite du moins.
Néanmoins, le moment où Frank « joue le jeu » et demande à Eleanor s’il doit l’inviter chez
lui pour qu’elle puisse entrer montre que le processus de reconnaissance peut débuter au-delà
de la communication verbalisée (mais peut-être pas sans communication verbalisée, puisque,
pour que Frank puisse inviter de la sorte Eleanor, il faut bien qu’elle lui ait dit qu’elle est une
vampire).
Cependant, l’épilogue concernant Frank et Eleanor propose une vision problématique
des conditions de la reconnaissance. Eleanor mène Frank à l’île où a lieu la transformation en
vampire ; c’est bien sûr pour lui éviter les peines de la maladie, et le risque d’une mort
précoce. Mais, ce faisant, elle s’assure, ils s’assurent chacun en fait, d’être justement
constitués de la même manière. Il y a annihilation de la différence entre Eleanor et Frank qui
rendait difficile leur communication, l’une étant vampire, l’autre étant humain. Faut-il donc
effacer toutes leurs différences pour qu’ils puissent se reconnaître complètement l’un l’autre ?
Aussi, la transformation en soucriant de Frank annule la dissymétrie humain/vampire de
départ, qui faisait de Frank un être « faible » et d’Eleanor un être « fort », comme si cette
dissymétrie était insupportable. L’égalité finale entre les sexes repose donc sur la perspective
d’une égalité constitutive, ramenant à un caractère essentialiste le problème d’inégalité entre
les sexes : l’idée qui se dégage de ce « rétablissement » implique qu’Eleanor et Frank ne sont
pas égaux puisqu’ils n’ont pas la même nature122. De là à conclure que les sexes ne sont pas

122  Dans  l’introduction  (cf.  p.  21),  j’ai  pris  pour  exemple  le  sentiment  d’égalité  vis-­‐à-­‐vis  de  son  amoureux  

que  ressent  Bella  dans  Twilight,  quand  elle  devient  vampire.  Ici,  les  rôles  sont  inversés,  mais  le  principe  est  
similaire.  

109
égaux parce qu’ils présentent une dissymétrie naturelle qu’il s’agit de corriger, il n’y a qu’un
pas. Mettons que, pour une fois, c’est à l’homme de changer, de s’aligner sur le mode de la
femme. Il n’en reste pas moins que, pour que Frank puisse être aimé par Eleanor, il faut qu’il
rectifie son « infirmité », ce qui pose un autre problème quant à l’injonction de conformer les
corps et les individus à une norme. Pourtant, les devenirs ne sont pas censés mener à la
conformité des uns aux autres, pas plus des hommes aux femmes que des femmes aux
hommes…

4) Vers un devenir-imperceptible ou vers des sujets-femmes du féminisme ?


Pour Deleuze & Guattari, le devenir-femme mène nécessairement au devenir-
imperceptible. Si le premier mouvement de déterritorialisation du sujet dominant est le
devenir-femme, le devenir-imperceptible est le devenir vers lequel se précipitent tous les
devenirs (D & G : 342). Ainsi, plutôt que de s’arrêter à devenir-femme, les hommes autant que
les femmes ont à continuer leurs chemins de devenirs vers le devenir-imperceptible. Le
devenir-imperceptible c’est « être comme tout le monde » (ibid : 342), et « [d]evenir tout le
monde, c’est faire monde, faire un monde » (ibid : 343). En devenant-imperceptible, d’aucuns
infiltrent le monde de leur devenir, et non plus seulement les entités molaires. Cet effacement
du féminin est problématique pour Braidotti : « There is an unresolved knot in Deleuze’s
relation to the becoming-woman and the feminine. It has to do with a double pull that Deleuze
never solved, between on the one hand empowering a generalized ‘’becoming-woman’’ as the
prerequisite for all other becomings and, on the other hand, calling for its dismissal »
(Braidotti, 2002 : 77). Le devenir passe par la femme, mais ne s’y arrête pas. Qu’en est-il dans
Byzantium ? Le film tend-il vers un devenir-imperceptible des personnages féminins ? Il y a,
d’une part, l’affirmation d’un sujet-femme face aux sujets-hommes (Clara face au
Brotherhood), des devenir-femmes, d’autre part, qui déterritorialisent les sujets femmes et
hommes, et un effacement relatif des différences sexuelles (Eleanor & Frank). Pour une
« fable féministe », les personnages s’affirment peu en tant que sujet-femme, et encore moins
en tant que « féministes ». L’affirmation de Clara selon laquelle elle va utiliser son
vampirisme « to protect those who prey on the weak, to curb the power of men », est assez
claire quant au fait qu’elle veut combattre les puissants, mais aucune politique féministe n’est

110
formulée comme telle. Pour Eleanor, il n’est pas spécialement question d’« être femme », et
cela tombe bien, parce qu’il ne semble pas être question pour Frank d’« être homme » – à part
peut-être dans sa volonté de devenir un vampire, ce qui rétablirait peut-être une virilité
défaillante ?
Byzantium présente également un rapport trouble à la mémoire. Tout le film tend à la
valorisation de la mémoire, mais la fin propose son effacement : « I throw my story to the
wind, and never will I tell it more. Another one begins », dit Eleanor alors que Frank descend
vers sa transformation (01 : 52 : 50). Outre le fait que se déclare ici le fantasme de pouvoir
opérer un récit total de soi, qui mène à une « histoire définitive »123, Eleanor implique que le
récit de la domination masculine n’a plus besoin d’être raconté. Mais si elle ne raconte plus
son histoire, cela voudra dire que son récit se perdra. Cet effacement de la mémoire
correspond bien à la conception du devenir : « Le devenir est une anti-mémoire. Sans doute y
a-t-il une mémoire moléculaire, mais comme facteur d’intégration à un système molaire ou
majoritaire. Le souvenir a toujours une fonction de reterritorialisation » (D & G : 360). Peut-
être, mais, pour le féminisme, la mémoire signifie aussi révéler ce qui a été caché, c’est faire
émerger les mémoires qui ont été étouffées, des mémoires « minoritaires », en l’occurrence
des mémoires de femmes. Le film s’annonçait d’ailleurs bien comme un projet féministe dans
la mesure où il commençait par révéler un secret, mettre à découvert une mémoire étouffée par
une forme de domination masculine. Aussi, pour les féministes, se souvenir, n’est-il pas se
construire une nouvelle mémoire, qu’on tient à conserver pour que d’autres en construisent
une nouvelle à leur tour ? Cette tension vers l’effacement d’une mémoire minoritaire, d’une
mémoire de femme vampire, paraît donc problématique dans le cadre de la politique féministe
que le réalisateur prétend adopter. C’est pourquoi je conclurai ce mémoire sur le place de
Byzantium dans les enjeux féministes contemporains.

123   Butler   écrit  :   «  La   narration   de   soi   est   partielle,   hantée   par   ce   dont   chacun   ne   peut   concevoir   aucune  

histoire  définitive  »  (2007  [2005]  :  40).    

111
Conclusion

1) Récapitulatif
Dans l’introduction de ce mémoire, j‘ai proposé une généalogie succincte, partielle et
partiale, de la femme vampire. J’aimerais revenir brièvement sur le rôle de cette généalogie et
peut-être justifier à rebours sa présence dans ce mémoire. Dans son introduction à Trouble
dans le genre, Judith Butler aborde la notion de généalogie en procédant à une analyse critique
de Foucault et Nietzsche. Pour Butler, faire une généalogie ne consiste pas à retracer les
origines d’un phénomène, mais « [f]aire une généalogie implique plutôt de chercher à
comprendre les enjeux politiques qu’il y a à désigner ces catégories de l’identité [ici, le genre
et le sexe124] comme si elles étaient leurs propres origine et cause alors qu’elles sont en fait
les effets d’institutions, de pratiques, de discours provenant de lieux multiples et diffus »
(Butler, 2005 [1990] : 53). La généalogie des femmes vampires que j’ai proposée n’a pas cette
envergure, faute de ne pas y avoir consacré tout mon mémoire – ce qui pourrait être un autre
projet. Néanmoins, si j’ai abordé les différentes sources et influences qui ont mené à la
représentation de la femme vampire comme figure associée à celle de la femme fatale, je n’ai
pas cherché à en fixer les origines. Aussi, j’ai cherché à esquisser de nouvelles
interconnexions, qui ne soient pas dépendantes de la star masculine Dracula. En étudiant les
femmes vampires dans Byzantium, j’espère avoir mis de l’avant la manière dont un texte qui
met en scène des femmes vampires résonne (volontairement ou non) avec les textes qui les
précèdent. J’ai justement choisi d’étudier Byzantium parce que ce film fait écho à cette
généalogie, notamment à travers l’intrigue liée au Brotherhood qui semble faire référence aux
conceptions misogynes sur lesquelles se base la figure de la femme fatale et donc également
celle de la femme vampire. Loin d’entériner une vision péjorative de la femme vampire,
Byzantium, par sa structure narrative, et par le point de vue adopté qui se place du côté des

124  Je  précise.    


femmes vampires, révèle le caractère construit et ambivalent de la femme fatale, à travers le
personnage de Clara, et offre une représentation alternative de la femme fatale/vampire, à
travers le personnage d’Eleanor.
L’analyse du personnage de Clara, de la performance du stéréotype de la femme fatale
en particulier, montre que les discours qui forgent la figure de la femme fatale peuvent être
dénoncés, dans le sens de révélés comme tel – comme des discours plutôt que comme des
effets de nature – , et voire même subvertis en empruntant les termes mêmes de ces discours.
Clara est une femme fatale, mais le film révèle qu’il s’agit d’un rôle qu’elle performe en
réaction à une institution phallocrate bornée. Au-delà de la réaction immédiate à la domination
masculine du Brotherhood, Eleanor cherche une scène de la reconnaissance en tentant de
rendre compte d’elle-même à travers un récit de soi, qui structure tout le film, et qui lui permet
de sortir de l’illisibilité, conséquence indirecte de l’oppression du pouvoir masculin dans le
film. De ce fait, Eleanor semble construire une autre femme vampire, une femme vampire qui
se dégage de la femme inventée par les discours androcentriques – elle ne correspond pas au
stéréotype de la femme fatale –, et qui trouve son point d’auto-affirmation à travers des
mouvements de devenirs au sens deleuzien. Mais l’attitude conservatrice d’Eleanor, la
persistance de la jeune femme victorienne, à laquelle elle est associée, et qui ne trouve que peu
de déterritorialisation, la ramène à une autre femme inventée de laquelle elle ne se départit
pas. Il n’en reste pas moins que Clara et Eleanor ont chacune à leur manière à devenir. Les
devenirs de Clara et Eleanor, fortement liés à la transformation en vampire, traversent tout le
film, et contaminent les personnages masculins d’un devenir-femme, menant vers une
réconciliation possible entre les sexes, et voire même une réelle reconnaissance.
Cependant, les scènes de la reconnaissance qui sont entrelacées avec ces mouvements
de devenir semblent mener vers l’idéal problématique d’un status quo entre les deux sexes. Le
happy ending de Byzantium trouve son accomplissement dans une double scène de la
reconnaissance qui implique deux couples : Clara/Darvell et Eleanor/Frank. La « compulsion

113
hétérosexuelle »125 dont témoigne cette finale associe la reconnaissance mutuelle à la
formation de couples hétérosexuels. Clara et Darvell ne forment pas dans l’immédiat un
couple amoureux, mais le flashback qui met en scène leur rencontre suggère que Darvell peut
être un « love interest » pour Clara : « A pearl for a pearl » est un gage de reconnaissance,
mais sonne également comme une réplique romantique. L’irruption de Ruthven qui emmène
Clara dans une maison close fait de cette rencontre une occasion manquée, et l’oppression du
Brotherhood retarde encore la réunion des deux personnages. La reconnaissance entre Clara et
Darvell n’est-elle donc basée que sur un intérêt amoureux ? Le film n’insiste néanmoins pas
davantage sur cette possible relation amoureuse, mais c’est l’accumulation avec le couple
Eleanor/Frank qui rend la résolution finale de Byzantium problématique. Deux femmes
vampires – qui seraient traditionnellement associées à la figure de la femme fatale – se
retrouvent « casées » en fin de récit ; on ne peut s’empêcher de penser aux femmes fatales
dont le comportement jugé déviant est régulé par un mariage final. La réconciliation entre les
sexes ne serait-elle possible qu’au travers du couple hétérosexuel ? Les mouvements de
devenirs permettent-ils seulement aux couples hétérosexuels de « bien vivre » ensemble ? Les
scènes de la reconnaissance occasionnées sont-elles celle d’une reconnaissance de la
nécessaire complémentarité homme/femme ? Bien sûr, on peut objecter que le couple
Eleanor/Frank est peu moins traditionnel que le couple Clara/Darvell, étant donné le léger
« trouble dans le genre » de Frank dû à son devenir-femme – que j’ai évoqué dans le chapitre
3. Pour autant que l’on considère que le deuxième couple queer un peu le schéma hétérosexuel
du premier, il n’en reste pas moins que le conflit entre les sexes mis en scène dans Byzantium
trouve sa résolution dans les strictes relations interpersonnelles plutôt que dans un
bouleversement des institutions qui sont à l’origine de l’oppression de ces femmes ; le
Brotherhood en est-il anéanti ou changé ? qu’en est-il des problématiques liées à la
prostitution qui sont soulevées dans le film ? Rien ne permet d’affirmer que les conditions
d’oppression des femmes qui ont été montrées dans le film ne se reproduiront pas. L’aspect

125   Je   fait   référence   ici   à   l’expression   «  compulsory   heterosexuality  »   d’Adrienne   Rich,   aussi   traduite   par  

«  contrainte   à   l’hétérosexualité  ».   Cf.   «  Compulsory   heterosexuality   and   lesbian   existence  »/«  La   contrainte  
à  l’hétérosexualité  et  l’existence  lesbienne  »  (Rich,  1980).    

114
politique du film est évacué dans les relations interpersonnelles, qu’il s’agisse des relations
hommes-femmes ou de la relation mère-fille. Effectivement, le happy ending concerne
également la relation entre Clara et Eleanor : le conflit initial, basé sur l’attitude protectrice de
Clara vis-à-vis de sa fille, est résolu par l’effort d’abnégation de Clara qui « laisse aller »
Eleanor – puisque, apparemment l’anéantissement de Savella, le « gros méchant » du
Brotherhood, permet au danger d’être écarté. Les relations mère-fille sont un sujet récurrent
des analyses féministes, et j’ouvrirai ma réflexion là-dessus.

2) Place de Byzantium dans la post-feminist mystique


Dans la mesure où Neil Jordan a caractérisé Byzantium de « feminist fable», il me
semble pertinent d’interroger la place du film dans le paysage féministe actuel. Dans un
contexte qui semble hanté par le « post-féminisme », la prétention à une œuvre « féministe »
mérite d’être observée de plus près. Le terme « post-féminisme » sous-entend évidemment par
son « post » que le féminisme est un mouvement appartenant au passé, qui a eu lieu, mais qui
est maintenant terminé. Aussi, le post-féminisme prend également la forme d’un certain
« backlash » (« contrecoup ») du féminisme126 basé sur l’idée que l’égalité entre hommes et
femmes a été atteinte à travers les luttes féministes antérieures. Le but du féminisme aurait été
atteint, et les faits et gestes des femmes se feraient en toute liberté : la liberté devient un topos
associé à la figure de la jeune femme, faisant de la femme plus âgée le porte-voix d’un
féminisme (voire du féminisme en général) rendu inutile (McRobbie, 2007 : 255). Pas
étonnant alors que, dans ce contexte, les textes issus de la culture populaire mettent en scène
des conflits intergénérationnels entre femmes, notamment entre mères et filles. Étant donné
que Byzantium met en scène un conflit mère-fille au sein d’un univers gothique, il est pertinent
d’analyser cette relation au regard de la postfeminist mystique établie par Rebecca Munford et
Melanie Waters dans Feminism and popular culture : Investigating the postfeminist mystique
(2014).

126   Munford   &   Waters   expliquent   que   Betty   Friedan,   dans   The   feminine   mystique   (1963),   avait   déjà   entrevu  

ce  type  de  logique  réactionnaire  la  nostalgie  de  la  femme  au  foyer  ;  2014  :  10.  

115
Munford et Waters tentent d’établir une « postfeminist mystique », faisant ainsi
référence à la « feminine mystique » élaborée par Betty Friedan. Elles partent de la
constatation d’un vocabulaire gothique, « hantologique » (selon le terme qu’elles empruntent à
Derrida127) entourant le (post)féminisme. Aussi font-elles une enquête sur la supposée « après-
vie » du féminisme en se demandant dans quelle mesure la culture contemporaine est hantée
par les fantôme d’un « undead feminism » (Munford & Waters : 8). S’appuyant sur Freud et
Derrida, Munford & Waters affirment que le genre Gothic a un caractère spectral dans la
mesure où il est le lieu du « retour du refoulé » (« return of the repressed » ; ibid : 134) : ce qui
a été rejeté du discours « mainstream », conventionnel, est ramené, dans l’univers gothique,
sous forme de savoir qui aurait dû rester caché. L’argument de Munford & Waters est que le
féminisme est un fantôme, dans la mesure où il a été réprimé, mais il revient, il hante la
culture populaire alors même que la culture populaire semblait l’avoir relégué au passé (ibid :
134). Munford & Waters pointent notamment les procédés d’anachronismes – qui confirment
que ce qu’on tente d’oublier revient nous hanter et influence le présent (ibid : 10 – 11) – et de
palimpseste – qui permettent une réécriture de l’histoire sous l’égide de la fascination pour des
époques où la condition des femmes était contraignante, mais qui est revue de manière
romantique dans les textes contemporains128. L’opération de palimpseste consiste en une
réécriture du passé et de la mémoire ; il s’agit d’effacer la mémoire pour réécrire le passé,
mais ainsi se produit une cohabitation des temporalités puisque le palimpseste convoque à la
fois la mémoire et l’oubli (ibid : 30 - 31). Cette double opération est figurée dans Byzantium
par les personnages de Clara (l’oubli, l’effacement du passé) et Eleanor (la mémoire, l’écriture
du passé).
Clara semble d’abord faire office de la « figure of the amnesiac or the forgetful
woman » (Munford & Waters : 29) : elle veut oublier le passé. Il s’agit d’un renversement de
ce qui est observé par Munford & Waters comme la « mother-daughter metaphor » (ibid : 23) :
dans les récits qu’elles mettent de l’avant, la mère, la « ghostly mother », fait figure de

127  Cf.  Spectres  de  Marx  (Derrida,  1993).    


128   Munford   &   Waters   donnent   comme   exemple  :   le   XIXème   siècle,   les   Années   Folles,   les   années   1950   et  

1960.  

116
mémoire en venant hanter le présent par son caractère spectral, et la fille, la « matricidal
daughter » fait figure d’oubli en adoptant des comportements matricides (Munford & Waters :
22 ; 136). Munford & Waters voient dans cette métaphore une moyen de réprimer le fantôme
du féminisme : « we find in the Gothic’s narrative attempts to repress the past – and mother
figures in particular – a rehearsal of tendencies within contemporary popular culture to
‘’forget’’ or misremember feminist histories and debates » (ibid : 136). Dans Byzantium, au
contraire, la fille, Eleanor, est celle qui réclame qu’on se souvienne, et qui fait même cohabiter
les temporalités, non pas pour effacer le passé, mais manifestement d’une manière qui met en
relation le passé et le présent. On peut toujours interpréter les irruptions du double d’Eleanor
comme le « retour du réprimé », mais Eleanor ne cherche pas à rejeter ce réprimé ; au
contraire, elle accepte l’interpellation qui lui est lancée par son double. Même le traitement du
personnage d’Eleanor brise la dynamique des « matricidal daughters ». Alors que les héroïnes
de textes comme Vampire Diaries, True Blood et Twilight sont décrites, aussi bien dans les
romans que dans les films et séries télévisées, comme des êtres vierges, dont la vie commence
à peine, et qui se présentent comme des pages blanches sur lesquelles on peut inscrire ce qu’on
veut (ibid : 164) – comme les héroïnes minimales des romans Arlequin, qui laissent la place à
la projection de la lectrice –, Eleanor arrive dans le récit avec tout son bagage personnel, elle
cherche à écrire sa propre histoire, pas quelqu’un qui pourra l’écrire à sa place – généralement
l’homme vampire dans les fictions susmentionnées. La fin, cependant, suggère qu’Eleanor
souhaite écrire cette histoire pour « repartir à zéro » : « I am Eleanor Webb. I throw my story
to the wind, and never will I tell it more. Another one begins » (01 : 53 : 00). S’agit-il alors du
retour du fantasme de la page blanche à travers cette nouvelle histoire qui menace d’effacer
l’ancienne qu’on ne racontera plus ? Faut-il vraiment faire tabula rasa, et réécrire (opérer un
palimpseste), pour qu’un changement soit possible ?
Les mouvements d’oubli et de souvenir mènent au conflit entre Clara et Eleanor.
Comme je l’ai déjà abordé, l’attitude d’oubli volontaire de Clara plonge Eleanor dans le secret
et l’illisibilité. Aussi, Eleanor manifeste son désaccord quant à la manière dont sa mère choisit
de survivre. La voix qui réclame la vérité et la mémoire (deux aspects a priori valorisés dans
l’imaginaire collectif) est donc aussi celle qui demande l’arrêt du travail du sexe, ce qui
constitue le penchant abolitionniste du film. L’autre tort qui est manifestement reproché à
Clara est manifestement celui de s’accrocher à sa progéniture. Quand Clara décide finalement

117
de laisser aller Eleanor, « I’m cutting you loose », cela semble signifier que les générations
féministes antérieures doivent laisser leurs filles faire leur propre chemin. Y a-t-il ici un retour
vers la postfeminist mystique où une coupure ombilicale est opérée entre les jeunes générations
de femme et les féministes antérieures ? De plus, Clara semble incarner la mauvaise réputation
d’un féminisme de la deuxième vague revanchard, qui prend appui sur le conflit vis-à-vis du
sexe masculin. Faut-il voir dans le personnage d’Eleanor la voix de la troisième ? Eleanor est
sans doute trop conservatrice pour avancer la stricte analogie, malgré le léger trouble dans le
genre opérée avec Frank. Enfin, contrairement à la pièce de théâtre dont le film est adapté,
Byzantium privilégie le rapport mère-fille par rapport au lien sororal qui est suggéré par la
mascarade que Clara et Eleanor doivent tenir à des fins de vraisemblance. Dans la pièce de
théâtre, le lien entre Clara/Claire et Eleanor/Ela reste flou tout au long de la pièce. Eleanor
prétend que Clara est sa mère, mais cette dernière insiste sur le fait qu’elles sont sœurs. Ce
flou relationnel participe à une indétermination générale concernant l’identité des jeunes
femmes et de leur lien avec le passé – sont-elles même des vampires ? Dans le film en
revanche, l’identité des deux femmes est plus fixée, il n’y a aucun doute sur le fait qu’elles
sont des soucriants et, si elles prétendent être des sœurs pour la vraisemblance sociale, le fait
qu’elles sont mère et fille ne fait aucun doute. En restant dans le cadre de la rhétorique mère-
fille, Byzantium renchérit, que ce soit volontaire ou non, sur l’imaginaire des vagues
féministes. À la fin de Byzantium, il y a à la fois réconciliation entre la mère et sa fille, et
séparation entre les deux femmes ; les générations de femmes doivent faire la paix, mais aussi
se séparer, ce qui sous-entend qu’elles doivent chacune faire leurs propres choix de leurs
côtés, rejoignant ainsi l’attitude post-féministe qui tend à nier l’importance de plans collectifs,
en mettant l’accent sur les choix individuels.

118
3) Place de Byzantium dans le cycle des femmes vampires
En entrevue, Moira Buffini129 a déclaré : « The film is about how things eventually do
change for these girls »130. Qu’est-ce qui a changé pour Clara et Eleanor par rapport au reste
du cycle des femmes vampires ? Pour la comtesse Zaleska, dans Dracula’s daughter (1936), le
vampirisme était « a sickness of the soul which can be cured » (Sevastakis : 168) ; pour Clara
et Eleanor, le vampirisme est plus ambivalent : il les libère de leurs conditions d’oppression,
en crée d’autres, les place outre les lois des humains, et éventuellement leur permet de
« sauver » autrui. L’héroïne tragique s’est muée en sujet manifestant la volonté de se libérer
sans pour autant se sacrifier. Si, pour la comtesse Zaleska, « death may serve to affirm the
feeling of moral order » (Sevastakis : 169), l’ordre et la morale n’est pas rétabli par la mort des
femmes vampires dans Byzantium. Cette non-mort de Clara et Eleanor semble paradoxalement
fermer le cycle : le status quo étant atteint dans la bonne entente entre les sexes, la femme
vampire n’a plus besoin de se réincarner, de renaître ; son objectif est atteint ? Seulement,
comme je l’ai avancé, les conditions de cette bonne entente restent problématiques. Peut-être
la forme fermée de la « fable », par son caractère fabriqué et la clôture moralisatrice qu’elle
implique, bloque-t-elle les mouvements de devenir qui seraient permis par la transformation
en vampire. Et peut-être aurait-on encore besoin d’une femme-vampire qui soit un peu plus
révolutionnaire que Clara et Eleanor, ou encore que la femme vampire dans A Girl Walks
Home Alone at Night (Ana Lily Amipour, 2014), qui a de quoi décevoir les attentes.

129  Scénariste  de  Byzantium  et  auteure  de  la  pièce  A  Vampire  Story  dont  est  adapté  le  fim.    
130  Cf.  L’entrevue  avec  Moira  Buffini  disponible  sur  l’édition  Blu-­‐Ray  de  Byzantium.    

119
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Twilight. 2008. Catherine Hardwicke (réal.). Summit Ent., Temple Hill Ent.
– Twilight : New Moon (2009)
– Twilight : Eclipse (2010)
– Twilight : Breaking Dawn – Part 1 (2011)
– Twilight : Breaking Dawn – Part 2 (2012)

Underworld. 2003. Len Wiseman (réal.). Lakeshore Ent., Laurinfilm, Subterranean Prod.

Vampyr, ou l’étrange aventure d’Allan Gray (Vampyr - Der Traum des Allan Grey). 1932.
Carl Theodor Dreyer (réal.). Allemagne & France. Tobis Filmkunst.

Vampire Diaries (The) (série). 2009 (-). (créée par) Julie Plec & Kevin Williamson.

Vampires. 1998. John Carpenter (réal.). JVC Ent., Largo Ent., Spooky Tooth Prod., Storm
King Prod.

Vampire lovers (The). 1970. Roy Ward Baker (réal.). Grande Bretagne & États-Unis.
American International Pictures (AIP), Hammer Films.

Œuvres littéraires citées ou mentionnées


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(Collectif), London : Faber.

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Le Fanu, Sheridan. 2004 [1872]. Carmilla. Éd. Librairie Générale Française.

Meyer, Stephenie. 2007a [2005]. Twilight. London : Atom.


⎯ 2007b  [2006].  New  moon.  London  :  Atom.  
⎯ 2008a  [2007].  Eclipse.  London  :  Atom.  
⎯ 2008b  [2008].  Breaking  Dawn.  London  :  Atom.  

Scott, Jody. 1984. I, vampire. New York : Ace Science Fiction.

vii
Émissions radiophoniques
Les Nouveaux chemins de la connaissance. « Philosophie du réseau (1/4) : Le rhizome,
Deleuze & Guattari ». 2013. En ligne. Animé par Adèle Van Reeth. 25 novembre. France
Culture. http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-
philosophie-du-reseau-14-le-rhizome-deleuze-et-guat. Consulté le 25 juillet 2015.

viii

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