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Des chaussures sont attachées à la ‘porte de Lampedusa’, située sur le port et représentant symboliquement la porte

de l'Europe mais aussi hommage aux migrants morts en mer en tentant de rejoindre le continent européen.
Septembre 2023. Tiziana Fabi/AFP

Comment Lampedusa incarne les mythes


migratoires européens
Published: October 22, 2023 11.16am EDT

Le 3 octobre 2023 a marqué le dixième anniversaire du naufrage survenu au large


de Lampedusa, qui a provoqué la mort de plus de 300 migrants en 2013, et qui
constitue encore aujourd’hui un des épisodes les plus meurtriers et emblématiques
de la crise des migrants et des réfugiés en Méditerranée.

Ironie de l’histoire, quelques jours avant ce triste anniversaire, l’île a connu un


nouvel épisode de crise migratoire lorsque, en septembre 2023, une dizaine de
milliers de migrants sont arrivé en quelques jours, saturant les capacités d’accueil et
provoquant l’habituelle série de réunions d’urgence, visites de responsables
politiques, annonce de nouvelles mesures, etc.

Ce type d’événement relève désormais d’une forme de jour sans fin. À intervalles
réguliers, les mêmes problèmes se posent, à Lampedusa ou ailleurs. Et à chaque
fois, les États européens y réagissent dans l’urgence, en refaisant exactement la
même chose que lors du précédent épisode de crise : ils renforcent le contrôle des
frontières, intensifient la coopération avec les pays tiers, durcissent leur législation,
promettent de lutter contre les passeurs et d’accroître les expulsions, etc.

En France, la même impression de surplace se dégage de l’actualité politique.


Rappelons que le gouvernement travaille actuellement à la 30ᵉ loi sur
l’immigration depuis 1980 : au rythme de presque une nouvelle loi par an, le pays
est engagé dans un processus continu et probablement sans fin, de nature
sisyphéenne, qui voit une nouvelle loi chasser la précédente sans que le
« problème » posé par les migrations ne soit d’une quelconque manière résolu.

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« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde »
Il en va de même des discours politiques. En septembre 2023, Emmanuel Macron a
repris la célèbre phrase prononcée par Michel Rocard en 1989 : « On ne peut pas
accueillir toute la misère du monde ». Laquelle phrase avait été déjà reprise par
Manuel Valls en 2012, et par Macron lui-même à plusieurs reprises depuis 2017.

En 1989, François Mitterrand évoquait une politique migratoire alliant sévérité aux
frontières et humanité, soit presque la même expression (humanité et fermeté) que
le gouvernement actuel emploie pour justifier la nouvelle loi en cours
d’élaboration.

Bateau de migrants à l’approche de Lampedusa, Italie. En septembre 2023 une dizaine de milliers de migrants sont
arrivés en quelques jours. Fellipe Lopes/Flickr, CC BY-NC-ND

Cette répétition sans fin des mêmes propos est d’autant plus frappante qu’ils n’ont
aucun sens. Personne n’a en effet jamais suggéré que la France accueille toute la
misère du monde : on voit donc mal pourquoi il est nécessaire de continuellement
exclure ce scénario. Et si on comprend à peu près en quoi consiste la fermeté des
États, personne n’a jamais réussi à définir ce à quoi ressemblerait une politique
migratoire ferme et humaine.

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leur pays d’accueil

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L’appel d’air, un vrai faux argument
On pourrait faire la même observation à propos de l’argument de l’appel d’air,
selon lequel un accueil décent des migrants et des réfugiés serait incompatible avec
la maîtrise de l’immigration irrégulière car il les encouragerait à venir en France.
Cela n’a jamais été démontré, mais le concept est devenu un mot magique, repris
de manière pavlovienne par tous les gouvernements successifs de gauche comme
de droite.

Les politiques migratoires reposent ainsi sur des croyances inchangées depuis
plusieurs décennies. Du point de vue de la raison, c’est incompréhensible : un
gouvernement qui constate l’échec de sa politique devrait, en toute logique,
remettre en cause les postulats de son action et réévaluer sa stratégie.

Mais malgré l’échec de leurs politiques, les États européens continuent de croire
dans ce qu’il faut bien qualifier de monde imaginaire : dans cet univers parallèle,
les frontières sont bien contrôlées, la distinction entre migrants et réfugiés est
claire pour tout le monde, les migrants économiques viennent docilement combler
les besoins de main-d’œuvre dans les secteurs dits « en tension », les pays tiers font
preuve de bonne volonté pour aider l’Europe à prévenir l’immigration irrégulière,
l’aide au développement est judicieusement allouée pour réduire la pression
migratoire dans les pays du Sud, etc.

Il n’y a aucune chance que tout cela se produise dans le monde réel. Mais cet
horizon inatteignable est tellement désirable qu’on ne cesse de l’invoquer en
espérant le faire advenir. Il n’est donc pas surprenant que des responsables
politiques prononcent exactement la même phrase à près de quarante ans
d’intervalle : c’est précisément la manière dont les mythes fonctionnent, avec la
répétition rituelle des mêmes mantras hérités de nos ancêtres, que chaque
génération se répète et transmet à la suivante.

Un rapport complexe à la réalité


Rappelons que le mythe entretient un rapport complexe à la réalité. Il ne perd pas
son pouvoir d’attraction, même lorsque la réalité ne cesse de le démentir. Dans la
mesure où le mythe sert à unir et rassurer une société, il devient au contraire
d’autant plus précieux et valable que cette réalité s’avère menaçante ou échappe au
contrôle. Chaque nouvelle « crise » migratoire constitue ainsi une raison de plus
pour les sociétés européennes de réitérer leur croyance dans un horizon utopique
qui les verrait atteindre leur objectif de « maîtrise des flux migratoires ».

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La croyance dans le mythe s’accommode aussi de quelques contradictions. Dans un
livre célèbre, Paul Veyne se demande si les Grecs de l’Antiquité croyaient à leurs
mythes et il avance l’hypothèse qu’il existe différents « programmes de vérité », qui
cohabitent au sein des sociétés et en chacun d’entre nous. Comme le malade qui
espère un miracle à Lourdes mais n’en prend pas moins ses médicaments, cela
nous permet tout à la fois de croire et de ne pas croire, ou de croire tout en
adoptant des comportements peu conformes avec nos croyances.

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publique

L’exemple italien
C’est ainsi qu’en Italie, le gouvernement actuel se montre à la fois intransigeant et
souple dans sa politique migratoire. Issue de l’extrême droite où l’immigration est
systématiquement présentée comme une « invasion », et élue sur la promesse d’un
« blocus » maritime contre l’immigration irrégulière, Giorgia Meloni reconnaît
ainsi que ses objectifs sont difficiles à atteindre, sans pour autant changer de
discours.

Par ailleurs, son gouvernement continue de régulariser des sans-papiers pour faire
face à la pénurie de main-d’œuvre dans un pays vieillissant, et prévoit même
d’accroître l’immigration de travail.

Lampedusa, l’échec de Meloni ? France 24, septembre 2023.

On peut n’y voir qu’un double discours, ou l’illustration du cynisme de dirigeants


qui font des promesses électorales auxquelles ils ne croient pas eux-mêmes. La
frontière ne serait alors plus qu’un théâtre, où les États européens mettent en scène
leur volonté insincère de contrôle de l’immigration, à la seule fin de rassurer leurs
concitoyens et de détourner leur attention.

Concilier l’inconciliable ?
Mais c’est oublier que les politiques migratoires soulèvent de véritables dilemmes,
et qu’une des fonctions des mythes est précisément de dépasser les contradictions
qui sont au cœur de l’expérience humaine. De même que le Minotaure est à la fois
humain et animal, les mythes migratoires concilient l’inconciliable, du moins sur le
plan symbolique. La formule incantatoire « fermeté et humanité » promet ainsi de
concilier ouverture et fermeture, générosité et sévérité, exclusion et solidarité, etc.

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De même que le Minotaure est à la fois humain et animal, les mythes migratoires concilient l’inconciliable, du moins
sur le plan symbolique. Astérion le Minotaure dans les rues de Toulouse, géant de la compagnie « La Machine » –
(novembre 2018). Mrniko/Wikimedia, CC BY-NC-ND

De façon plus fondamentale, l’Europe est l’héritière de deux croyances


antinomiques. Depuis les Lumières, elle se pense comme le berceau des droits
humains, de l’universalité, du progrès et de l’égalité – d’où la référence à
l’humanité. Mais de par son histoire coloniale, elle est de longue date structurée
autour d’une opposition entre « eux » et « nous », qui fonde une différence
structurelle de traitement entre Européens et non-Européens, et qui motive sa
« rage à marquer sa différence contre le reste du monde », pour reprendre
l’expression d’Achille Mbembe dans De la postcolonie.

La contradiction réapparaît à chaque nouveau naufrage. L’Europe est choquée, elle


se désole, se mobilise et exprime sa solidarité. Mais dans le même temps elle ne
change rien à ses politiques, et s’accommode finalement de voir ses frontières
transformées en une fosse commune pour non-Européens.

On conçoit que dans le monde réel il ne soit pas simple de concilier ces deux
héritages, et qu’il est donc tentant de se réfugier dans un monde magique où la
contradiction disparaîtrait. Cela se fait bien sûr au détriment d’une refondation
pourtant nécessaire des politiques migratoires : mais après tout, de même que la
religion est l’opium qui maintient le peuple dans le statu quo, les mythes tendent à
être du côté de l’ordre établi.

 Union européenne (UE) réfugiés Europe immigration migrations crise des migrants droit d'asile

histoire politique

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with deep expertise in their subjects, sharing their knowledge in their own
words. We don’t oversimplify complicated issues, but we do explain and
clarify. We believe bringing the voices of experts into the public discourse is
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Beth Daley
Editor and General Manager

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