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Lettres gothiques

POÉSIE LYRIQUE
LATINE DU MOYEN ÂGE

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POÉSIE LYRIQUE LATINE
DU MOYEN AGE
Dans Le Livre de Poche
« Lettres gothiques »
LA CHANSON DE LA CROISADE ALBIGEOISE.
TRISTAN ET ISEUT (Les poèmes français —
La saga norroise).
JOURNAL D'UN BOURGEOIS DE PARIS.
LAIS DE MARIE DE FRANCE.
LA CHANSON DE ROLAND.
LE LIVRE DE L'ÉCHELLE DE MAHOMET.
LANCELOT DU Lac (tomes 1, 2 et 3).
FABLIAUX ÉROTIQUES.
LA CHANSON DE GIRART DE ROUSSILLON.
PREMIÈRE CONTINUATION DE PERCEVAL:
LE MESNAGIER DE PARIS.
LE ROMAN DE THÈBES.
CHANSONS DES TROUVÈRES.
LE CYCLE DE GUILLAUME D'ORANGE.
RAOUL DE CAMBRAI.
NOUVELLES COURTOISES.
LE ROMAN D'ENÉAS.
Chrétien de Troyes :
LE CONTE DU GRAAL.
LE CHEVALIER DE LA CHARRETTE.
EREC ET ENIDE.
LE CHEVALIER AU LION.
CLIGÈS.
François Villon :
POÉSIES COMPLÈTES.
Charles d'Orléans :
RONDEAUX ET BALLADES.
Guillaume de Lorris et Jean de Meun :
LE ROMAN DE LA ROSE.
Alexandre de Paris :
LE ROMAN D'ALEXANDRE.
Adam de la Halle :
CEUVRES COMPLETES.
Antoine de La Sale:
JEHAN DE SAINTRÉ.
Louis XI :
LETTRES CHOISIES.
Benoît de Sainte Maure:
LE ROMAN DE TROIE.
Guillaume de Machaut :
LE VorR-Drr.
Marco Polo:
LA DESCRIPTION DU MONDE.

Dans la collection «La Pochothéque»


1 . Chrétien de Troyes : ROMANS. À
Dictionnaire des Lettres françaises : LE MOYEN-AGE.
LETTRES GOTHIQUES
Collection dirigée par Michel Zink

POÉSIE LYRIQUE
LATINE
DU MOYEN ÂGE

Choix et présentation
par Pascale Bourgain

LE LIVRE DE POCHE
Pascale Bourgain est archiviste-paléographe et professeur d'his-
toire littéraire médiévale à l'Ecole nationale des Chartes. Ses
recherches portent sur la transmission par voie manuscrite des
textes, surtout historiques et poétiques, et sur la stylistique latine,
avec l'accent porté sur le rapport du texte et de ce qui le transmet,
les modes d'écriture et de lecture.

© Librairie Générale Française 2000, pour la présente édition.


LA POÉSIE MÉDIÉVALE LATINE

Des deux formes de la poésie latine, l’aînée, la plus


prestigieuse, éclipse dans nos mémoires sa soeur
cadette. Parente pauvre, née beaucoup plus tard, la
poésie rythmique fait un peu figure de bátarde, par-
tiellement victime de l'intérét que lui portent les spé-
cialistes des origines des vers romans. Proposer une
traduction d'un choix de ces poémes, c'est réver de
débarbouiller un peu la cendrillon: c'est tenter de
montrer qu'elle fut, lors de son jaillissement, une
réponse authentique à l’immortel Besoin de poésie
qui nous travaille, et qu'à cette source, à l'occasion,
nous pouvons encore faire halte.
Aux grands siécles de la poésie classique, la poésie
était métrique: elle reposait sur l'alternance de syl-
labes longues et bréves, effective dans la phonologie
de la langue, puisque la quantité des voyelles différen-
cie des mots écrits de la méme façon. C'était un sys-
téme bien adapté à la langue grecque et, bien qu'on ait
douté que ce soit le système latin primitif, la littérature
latine le développa dans tous ses perfectionnements
sitót la Gréce conquise. Un vers était constitué d'un
certain nombre de pieds, chacun formé d'un temps
fort et d'un temps faible; la place des longues et des
bréves caractérisait chaque type de pied. La variété
des combinaisons de pieds à l'intérieur du vers, de
vers à l'intérieur des strophes, les substitutions pos-
sibles, le jeu des coupes permettaient une grande sou-
plesse et donnaient à ce systéme poétique sa richesse
et sa diversité.
6 La poésie médiévale latine

Mais à partir du i* siècle de notre ère, l'accent du


mot, qui n'avait aucun róle dans un vers latin, de
musical qu'il était devint de plus en plus nettement
un accent d'intensité. Parallélement, la distinction
des bréves et des longues s'affaiblit dans la langue
parlée. On prononga bientót longues les syllabes
accentuées, sur lesquelles l'articulation se faisait plus
énergique. Les autres tendirent à s'abréger. Le sys-
téme poétique en fut largement atteint. Comme un
poéte frangais moderne hésite à admettre dans son
vers les syllabes muettes, que des régles séculaires
l'obligent à compter, les latins, à partir du 1v? siècle, se
trouvaient pris entre les lois prosodiques et les impé-
ratifs de leur oreille. Le systéme poétique n'avait plus
de base naturelle dans la langue. La correction proso-
dique, méme pour les lecteurs capables de la perce-
voir, n'avait plus valeur esthétique mais seulement
normative. Licences légéres, inexactitudes, abandon
des régles classiques en dehors des temps forts du
poéme, bien des tentatives furent faites avant que ne
se crée un systéme en accord avec l'irrésistible évo-
lution de la langue. Ce systéme fut rythmique, fondé
sur la place de l'accent des mots, sur le nombre des
syllabes et non plus sur leur quantité, et bientót aussi
sur l'assonance et la rime, bien que celles-ci, d'abord
apparues en prose, ne soient pas exclusives du vers
rythmique.
On continuait à écrire des vers métriques: c'était le
moule de la tradition, le seul qui pouvait convenir à
des réalisations de haut vol. Il supposait, chez le poéte
et son public, un long entrainement scolaire, une
mémoire sans défaut des modéles antiques qui attes-
taient la quantité de chaque mot, donc beaucoup
d'étude, d'érudition et de lectures, soutenues par une
grande ferveur pour l'héritage classique, une volonté
de fidélité à travers les siècles fascinante par sa nos-
talgie obstinée. Les poésies métriques médiévales sont
le fruit d'un effort si enthousiaste qu'il ne sent pas tou-
jours l'effort. Mais peu de lecteurs étaient à méme de
l'apprécier. Nous laisserons de cóté leur jeu artificiel
La poésie médiévale latine 7

et splendide, aussi fou que n'importe quel effort pour


anéantir le temps et nier l'histoire, fût-ce celle des
langues.
Cependant la poésie rythmique ouvre une voie nou-
velle à l'expression poétique. Moins soumise à la tra-
dition classique, moins haut prisée dans l'échelle
littéraire (ce qui ne veut pas dire que certains poétes
n'ont pas cultivé les deux modes: une méme culture,
à des degrés divers, baigne tous les clercs; la poésie
rythmique est le produit d'une société intellectuelle
dans ses heures les moins intellectuelles), elle était
davantage proche des nouveaux aspects de la sensi-
bilité notamment religieuse; moins ambitieuse, plus
malléable, elle se trouvait plus apte à exprimer ce
qu'on n'avait pas encore eu le besoin d'exprimer,
parce que sa langue était celle que l'on utilisait cou-
ramment, d'abord dans sa course de plus en plus
rapide vers les différentes langues romanes, puis, à
partir de la réforme grammaticale carolingienne,
sous cette forme semi-savante et semi-usuelle, à évo-
lution lente, que fut le latin médiéval.
Utilisant la langue latine telle qu'elle était pronon-
cée et entendue, la poésie rythmique fut tout naturel-
lement chant, et chant plus directement perceptible
que celui de la poésie savante, elle aussi proclamée
comme un chant (carmen). Certes, on rencontre dans
certains recueils des fragments de poésie classique
munis d'une notation musicale, où il ne semble d'ail-
leurs pas que l'alternance longue-bréve joue le moindre
róle. Mais ces mises en musique de textes dont il faut
par ailleurs reconstituer intellectuellement le nombre,
non prononcé et toujours sujet au doute, sont rares et
accessibles seulement à un petit nombre de lettrés.
Lorsqu'il s'agissait d'obtenir l'adhésion émotive d'un
plus vaste public, la parole poétique se faisait chant
tout naturellement sous forme rythmique: dans les
chants de guerre, les déplorations et les chants reli-
gieux, qui sont les plus anciennes formes conservées.
Et ce lien avec la musique, en quoi tient à l'origine la
définition de la poésie lyrique, est resté si fort qu'il
8 La poésie médiévale latine

n'est guére de textes rythmiques dont on puisse pen-


ser qu'ils n'aient pas été conçus pour être chantés,
sauf aux xIv-xv? siècles. Nous verrons que la musique
eut son influence sur la création de formes nouvelles.
Or la tradition de ces chants était en partie orale.
On notait comme aide-mémoire les paroles, mais l'air
était connu d'oreille. La musique nous est donc rare-
ment parvenue, et quand elle a été notée, aprés l'in-
vention de moyens de notation au IX* siècle, son
interprétation reste souvent sujette à controverse.
Comme pour les troubadours, et à peu prés dans les
mémes proportions de mélodies conservées, comme
pour les trouvéres, nous cherchons à saisir une ceuvre
d'art à deux faces dont l'une reste dans l'ombre.
La perte n'est cependant pas irrémédiable. D'une
part, des œuvres dont nous conservons la notation il
existe à présent bon nombre d'interprétations pour
nous donner une idée de leur présence musicale.
D'autre part les mélodies resservaient, tel ou tel timbre
pouvait recevoir de nouvelles paroles, presque à l'in-
fini. Il est assez délicat de déterminer dans chaque cas
si la musique a été faite pour les paroles ou les paroles
pour la musique. Assez curieusement, les tropeurs qui
adaptaient des paroles à une mélodie liturgique se
souciaient parfois assez peu de faire correspondre les
temps forts de la musique aux accents de la phrase,
leur union n'est donc pas organique, et il n'y eut
jamais de confusion totale entre le rythme musical et
celui du vers, celui-ci pouvant servir à faire passer
quelque irrégularité de celui-là. Le texte, en tous les
cas, a le pouvoir d'exister par lui-méme, sauf aprés le
XIII? siècle où souvent la musique prime tout, entrai-
nant une diminution de la valeur poétique du texte.
Dans l'éventualité oà un lecteur médiéval aurait
trouvé un texte écrit inconnu de lui, il n'aurait pas
manqué de retrouver dans sa mémoire une mélodie
qui puisse s'y adapter. A défaut, il lui restait, comme
à nous, la musique des mots et leur rythme, qui est
une des formes de musique artificielle, créée par
l'homme, reconnue par les théoriciens. Nous avons
La poésie médiévale latine 9

pris l'habitude, depuis le xive siècle, de nous conten-


ter de cette musique des mots et de leur chant, qui ne
dépend pas de notes de musique. La conception de la
poésie comme chant ne renvoie qu'illusoirement à
ces derniéres, et n'est qu'un aspect du besoin impé-
rieux de dire quelque chose que les mots de tous les
jours ne peuvent contenir, et qui est donc à l'expres-
sion quotidienne ce que le chant est à la parole. Or la
poésie rythmique, par sa simplicité de manœuvre
pour l'auteur et sa limpidité de perception par l'au-
diteur, dans une liberté qui se redonnait à elle-méme
ses propres règles, issues de la recherche du plaisir
auditif£, permit de retrouver les sources vives du
chant. En elle se firent jour des formes neuves, liées
à l'expression de sentiments qui n'avaient pas encore
trouvé d'issue littéraire. Non qu'elle fût naive ou fit
table rase, mais étant moins tenue par l'expérience du
passé, elle permettait d'expérimenter des voies nou-
velles dans la connaissance de soi et la capacité de
lexprimer. Cela jusqu'à ce qu'elle devienne son
propre passé et se taise.
La grande époque de la poésie rythmique, celle des
œuvres les plus accomplies techniquement, va du xir*
au XIII* siècle. L'épanouissement de la poésie en langue
vulgaire, en France notamment, est donc exactement
contemporaine. Techniquement, les vers romans
sont proches des vers rythmiques. Poétiquement, les
thémes sont analogues. Il serait vain de dresser entre
les langues des barriéres excessives ou de vouloir
prouver l'influence de l'une sur l'autre ou vice versa
dans d'autres cas. La littérature vernaculaire et la
latine s'entraínaient l'une l'autre. Beaucoup d'auteurs
composaient dans les deux langues, selon le type
d'œuvre envisagée et le public. Un peu plus clerc, ou
entre étudiants, on écrivait en latin; un peu moins
clerc, ou devant un auditoire plus large, on composait
en français, en provençal, ailleurs en allemand, en
anglais et en italien. Une eau qui veut jaillir emploie
toutes les issues possibles: il fut un temps oü une lit-
térature nouvelle jaillit sous diverses formes. Le
10 La poésie médiévale latine

bilinguisme du répertoire au xir siècle (couplets latins,


refrains francais, anglais ou allemands) est suffisam-
ment éloquent. Loin d'étre sans contact avec la culture
savante, les auteurs vernaculaires avaient générale-
ment au moins esquissé des études qui leur rendaient
accessibles, outre les chants religieux, le répertoire
des étudiants.
La connaissance des compositions latines est donc
nécessaire au médiéviste pour une compréhension
d'ensemble du milieu culturel. Entre les. Géorgiques
et l'auditeur de pastourelles, cantiques mystiques et
pastourelles en latin ont constitué un réseau d'étapes
lointaines et parfois inconscientes, mais dont le vague
souvenir oriente un paysage mental. Mais plus encore
que pour l'historien, ces piéces ont été choisies pour
leur présence poétique, pour le pur plaisir du lecteur.
Elles sont peu connues, alors que certaines corres-
pondent par bien des cótés à notre sensibilité de
modernes, et qu'il suffirait d'un effort minime (la bar-
rière linguistique n'étant aprés tout guère plus
contraignante que l'évolution des formes et du voca-
bulaire morphologique dans le domaine de l’art)
pour qu'elles fassent chanter en nous quelque chose
d'analogue, sinon d'identique, à ce qu'elles ont sou-
levé dans les àmes de nos lointains semblables, et
pour que nous les reconnaissions pour des fragments
de poésie universelle, que leur éloignement de nos
actuelles poétiques ne prive pas totalement de leur
charge expressive.
Dans cette perspective, la qualité intrinséque, sub-
jectivement ressentie, a peut-étre été privilégiée aux
dépens de la représentativité historique, avec cette
excuse que l'histoire littéraire se condamne au désen-
chantement si elle ne privilégie pas l'exceptionnel.
Pour l'historien serait plus utile un recueil des ceuvres
à succés, celles dont les témoins conservés se chif-
frent par dizaines. Or parmi les ceuvres ici retenues, il
en est que l'on reconstitue à partir de fragments dans
les marges, ou qu'un seul manuscrit conserve. Les
La poésie médiévale latine 11

pertes définitives sont probablement innombrables.


Tout en admettant la part du hasard, rappelons-nous
combien rarement la diffusion contemporaine d'une
ceuvre correspond à la valeur que lui accordent les
siècles.
Les différentes sections de ce recueil ne sont donc
pas représentatives par leur volume. Certaines,
presque expérimentales, montrent ce que les poètes
médiévaux pouvaient tirer de leur outil, même s'ils
l'ont rarement fait. D'autres sections sont propor-
tionnellement défavorisées. En volume, les neuf
dixiémes au moins des textes conservés sont reli-
gieux — mais l'effort de conservation était aussi sûre-
ment plus grand à leur égard. Or il n'est pas un
chrétien de cette civilisation chrétienne qui n'ait
entendu, au fil des jours et des fétes liturgiques,
chanter des chants latins rythmiques. C'est donc le
creuset et la source des développements dans les
autres domaines; sachant
le latin, nos auteurs sont
tous clercs, donc gens d'Eglise de prés ou de loin.
Pourtant une faible proportion de ces textes sont pré-
sentés ici, car une invitation à la lecture ne peut s'ap-
puyer que sur des textes d'appréhension directe, qui
ne nécessitent pas un trop long commentaire. Trop
théologiques, ou faisant appel à trop de connaissances
savantes, exégétiques ou bibliques, des hymnes et des
satires ont été à regret laissées de cóté, de méme que
dans le domaine amoureux d'autres accessibles seu-
lement à qui connaît à fond la mythologie ovidienne.
Notre conception de la poésie pése sur la reconnais-
sance que nous entreprenons de l'éternel humain, en
son identité essentielle, à travers l'altérité irréduc-
tible (et tout aussi indispensable à nos prises de
conscience) de ces voix sauvées du temps. La culture
médiévale était théocentrique, exemplaire, orientée
vers la recherche de l'unité et de l'universel. La nótre
est anthropocentrique, centrifuge, et valorise la diver-
sité et le particulier. Si différentes soient-elles, les
deux conceptions s'imbriquent en cette aurore de
l'Europe moderne, oü l'une commence à se dessiner
12 La poésie médiévale latine

sous l'autre. Toutes deux sont riches de possibilités


poétiques. Si une réaction instinctive nous porte vers
des manifestations qui commencent à nous ressem-
bler, une curiosité plus réfléchie peut nous faire
apprécier la richesse d'une autre conception du
monde, qui fait confusément partie de notre lointain
héritage. Sans l'ignorer totalement, le choix souvent
porté sur des textes peu diffusés mais jugés par nous
poétiquement suggestifs fausse sans doute la vision
d'ensemble, car les œuvres qui, par leur fantaisie,
leur démarche intuitive ou allusive, leur ambiguité
symbolique ou ludique, leur épaisseur de significa-
tions implicites, correspondent le mieux à notre
propre disponibilité au jeu poétique, se trouvent ainsi
privilégiées: cela méritait une mise en garde.
*

On a défini l'esthétique médiévale comme esthé-


tique de l'identité, opposée à notre moderne esthé-
tique de la rupture. C'est vrai dans la plupart des cas.
C'est à l'intérieur d'un systéme de pensée que le poéte
reformule ce que d'autres ont déjà exprimé avant lui.
Le poéme est ainsi concu et percu comme une glose,
une traduction nouvelle d'un thème où l'auditeur se
reconnaît, en une poétique de «thème et variation»
qui permet tous les plaisirs de l'identification, de la
retrouvaille, et ceux plus subtils de l'appréciation des
infractions à l'intérieur ou en lisière de la norme, où
l'effet de surprise est d'autant plus délectable qu'il est
mieux encadré dans une esthétique du connu.
Un tel univers culturel est fait de reflets qui jouent
avec l'attente de l'auditeur. Une ceuvre n'est pas un
tout solitaire, elle est accueillie dans des mémoires à
la fois réceptives et actives, qui reconnaissent au pas-
sage le moindre renvoi à des motifs si connus qu'une
allusion suffit à faire vibrer tout un monde de conno-
tations. Par exemple, si un homme s'adresse à une
femme en lui disant «Surge, soror», à travers ces mots
du Cantique des cantiques le clerc médiéval entend
La poésie médiévale latine 13

aussitót l'appel de l'Époux à l'Épouse, du Christ à


l'Eglise, qu'il peut également ressentir comme un
appel de Dieu à l'àme. Dans une poésie amoureuse, le
méme appel de «sœur» (soror electa, dans la version
sensuelle de Jam dulcis amica venito, n9 53 b) donne à
l'appel de l'amoureux la méme profondeur impé-
rieuse de tendresse mystique, pimentée par la diver-
sité du registre. Le méme réseau intertextuel qui relie
chaque formulation au patrimoine biblique ou clas-
sique les relie également entre elles, par tout un jeu de
reprises, gloses, contrafactures et parodies : les poétes
les plus subtils ont joué de contrepoints divers en mul-
tipliant les références attendues et inattendues.
Si dans le détail beaucoup de jeux de reflets nous
échappent, parce que la culture sous-jacente s'est
éloignée de nous et que certains éléments en sont
perdus, la topique elle-méme est bien connue. La
plupart des thémes sont aisément répertoriables; on
peut faire l'inventaire de ce qui se chante et de ce qui
ne se chante pas. Parmi les absents,/le succès maté-
riel et le sentiment de la nature, à l'exception des sai-
sons, symboliquement liées au devenir humain.
Absent aussi, chez ces clercs dont certains pourtant
peuvent se marier, l'amour conjugal, trés présent par
contre dans la premiére poésie chrétienne et qui
réapparaîtra au XVI* siècle. Nous indiquerons rapide-
ment les thèmes les plus fréquents dans chacune des
cinq sections qui envisagent l'homme qui chante
sous un angle d'approche particulier; ce sont comme
cinq sous-espèces de l’homo poeticus : homo spiritua-
lis, homo socialis, homo irascibilis, homo sensualis,
homo ludens...

Origine et développement historique

Le plus ancien poéme rythmique conservé est le


Psalmus composé en 393 par saint Augustin pour lut-
14 La poésie médiévale latine

ter contre l'hérésie des donatistes, à la maniére de


ceux que les évéques donatistes faisaient chanter à
leurs adeptes. On ne sait trop ce qu'imitent ces vers
de seize syllabes à coupe régulière, mais à coup sûr
le systéme n'a rien de quantitatif.
De la méme facon, à l'usage d'un auditoire popu-
laire ou semi-cultivé, des tentatives furent faites, à
partir du v-vr? siècle, pour composer des prières et des
hymnes selon un systéme plus accessible que celui des
lettrés. La méthode utilisée fut de lire un poéme quan-
titatif avec les accents de la parole courante, en obser-
vant oü se trouvent les fins de mots et les coupes, puis
de faire des vers avec les mémes accents et la réparti-
tion des coupes de mots, mais sans tenir compte de la
quantité.
Les modèles antiques qui, par hasard, donnent des
alternances régulières d'accent ont plu particulière-
ment, peut-étre parce que cela facilitait le chant: ils
ont donc été imités de facon préférentielle, notam-
ment chez les poétes de l'époque carolingienne for-
més en Italie; cela aboutissait à un nouveau principe
de composition, fondé sur l'alternance réguliére de
l'accent, surtout dans les formes issues d'une imita-
tion des vers trochaiques et iambiques.
Une autre méthode consistait à imiter seulement le
rythme des cadences finales, à la rime et en fin de
vers: on aboutissait à des vers qui ne gardaient de
l'apparence du vers métrique originel que le nombre
des syllabes, la coupe fixe et les cadences finales. Épi-
sodiquement, là oü l'accent était peu prononcé (chez
les Irlandais et les Anglo-Saxons du haut Moyen Age,
pour qui le latin n'était qu'une langue lue, apprise
dans les livres, et au xv? siécle), on aboutit à des vers
oü l'accent est indifférent, et qui ne se caractérisent
que par le nombre des syllabes et la coupe, et non par
la cadence finale, soulignée uniquement par la rime.
La diversité des vers métriques ainsi imités à l'ori-
gine donna naissance à un assez grand nombre de
vers rythmiques, groupés en strophes d'abord ana-
logues aux strophes utilisées dans la poésie métrique,
La poésie médiévale latine 15

et de plus en plus agrémentés d'assonances puis de


rimes, procédés venus de la prose artistique, et d'alli-
térations en pays d'influence germanique. La musique
contribua à émanciper les schémas rythmiques des
modéles métriques. Une syllabe non accentuée pou-
vait, comme une mesure d'attaque, étre ajoutée ou
retranchée en début de vers. D'autre part des répons
de priéres, repris par la foule, pouvaient, bien qu'étant
de la prose chantée, avoir un schéma rythmique
séduisant, repris en refrain dans d'autres priéres,
puis servir à leur tour de modèles imbriqués dans de
nouvelles formes de strophe. Dés l'époque mérovin-
gienne, on rencontre ainsi des formes qui ne peuvent
avoir pour origine des schémas métriques. (Voir le
n? 46, où une prose d'allure incantatoire se trans-
forme presque insensiblement, par concentration de
l'expression, en passages rythmés et rimés.)
Le mouvement s'accélére à l'époque carolingienne,
avec les tropes et les séquences. Les tropes sont une
interpolation de texte ou de musique, ou des deux à
la fois, avant, pendant ou aprés un texte liturgique.
La séquence (ce qui «suit») en est la forme la plus
achevée et spécialisée. Un texte complet, en rapport
avec la célébration du jour, s'adapte à la mélodie
d'une vocalise liturgique, puis en se développant crée
à son tour sa propre mélodie qui s'insére dans la célé-
bration. Les plus anciennes étaient souvent rimées en
—a pour retomber sur le -a final de l'Alléluia qui était
leur localisation la plus fréquente ; d'autres en —e sou-
tenaient et développaient le Kyrie, d'autres s'entrela-
caient à d'autres textes liturgiques. La forme la plus
caractéristique de la séquence vient de l'habitude de
chanter à deux chœurs, ténors et sopranes (moines et
novices): chaque phrase mélodique, ou clausule,
chantée par un chœur est reprise par l'autre, sur le
méme air mais avec des paroles différentes; la
musique, donc la structure, change à chaque double
clausule; il y a généralement une clausule d'intro-
duction et une de sortie, chantées en commun par les
deux chœurs, donc non répétées.
16 La poésie médiévale latine

C'était la porte ouverte à l'invention. Des centaines


de séquences, sur des mélodies célébres ou chacune
sur sa propre musique, furent composées du 1x* au
xiii? siècle. Les centres de création les plus productifs
furent Saint-Gall en Suisse, avec Notker le Bégue et
ses successeurs, et Saint-Martial de Limoges, oü les
moines rassemblérent un abondant répertoire prove-
nant des provinces du Centre de la France et de la Nor-
mandie. Dès le xr* siècle apparaissent des séquences
profanes qui attestent le succés de cette forme.
La raison de cet engouement était la grande plasti-
cité du genre. A l'origine totalement libérée des habi-
tudes poétiques par la musique, la séquence se donna
les ressources de sa propre musicalité: assonance,
cadence rythmée, puis rime, qui firent rapidement de
véritables vers rythmiques de ces formes originelle-
ment libres.
Vers l'an mille s'opére un rapprochement entre ce
vers nouveau, issu de la musique liturgique, et l'an-
cien vers rythmique issu de modéles métriques. On
applique désormais aux clausules de la séquence les
règles qui se sont dégagées d'une nouvelle organisa-
tion du systéme poétique: les séquences se font de
plus en plus réguliéres, avec des vers de type courant
qu'on avait bien dans l'oreille, les clausules aupara-
vant de longueur variable se rapprochent de la régu-
larité des strophes des hymnes; et au xir? siècle, à
Saint-Victor de Paris, seule la répétition de la phrase
musicale en fait caractéristiquement des séquences.
Ce qu'on appelle le «lai lyrique», caractérisé par la
répétition d'une méme structure, prolonge l'héritage
de la séquence. Beaucoup d'autres vers et groupe-
ments de vers sont alors expérimentés qui ne doivent
rien à l'héritage métrique: tel le fameux vers dit
goliardique (7 pp + 6 p), sans modèle antique.
Les poétes ont retenu de la séquence la liberté:
créatrice, mais se sont créé un système cohérent qui
repose sur le nombre des syllabes, l'identité homo-:
phonique des finales (rime de plus en plus riche au
XII* siécle), l'identité ou l'alternance de leur cadence
La poésie médiévale latine 17

rythmique (place de l'accent en fin de vers), et éven-


tuellement la régularité des accents à l'intérieur du
vers. Une régularité de plus en plus parfaite dans les
strophes isométriques, des vers de plus en plus
courts et variés (dès la fin du xir? siècle, le choix des
types de strophes est à peu prés sans limite, et la fas-
cination exercée par les vers courts provoque une
accélération du tempo caractéristique), des sonorités
de plus en plus recherchées, un doigté de plus en
plus sûr dans les combinaisons strophiques aboutis-
sent à une virtuosité éblouissante, une légéreté qui
fait danser les mots assemblés comme par miracle.
C'est l'époque des grands recueils qui nous sont par-
venus: le chansonnier de Cambridge, du xr* siècle, en
appendice à un manuel scolaire, le recueil Arundel
centré probablement autour de l’œuvre de Pierre de
Blois, celui de Saint-Omer autour de Gautier de Chá-
tillon, le chansonnier de Ripoll, les carnets où à
Saint-Martial de Limoges on rassemblait toute sorte
de poésie chantée, des priéres aux piéces licencieuses,
le recueil de Benediktbeuren (Carmina Burana) vers
1230, le plus célébre de tous. C'est une époque d'as-
surance joyeuse, parcourue de jubilation, méme dans
la mélancolie. Chaque poète se fixe à lui-même les
régles d'un jeu qu'il veut de plus en plus difficile,
s'impose les combinaisons les plus contraignantes.
La Renaissance carolingienne s'était plu aux tours de
force, acrostiches, poémes figurés qui dessinent sur
le parchemin des sortes de calligrammes. La poésie
rythmique des xi-xirr? siècles dessine des arabesques
de mots, s'oblige à en retrouver le contour précis de
strophe en strophe, trouve sa liberté créatrice dans
l'exigence formelle.
Cette virtuosité ne serait rien sous la plume de
médiocres. Mais, anonymes ou connus, certains poétes
à forte individualité ont tiré de l'instrument ainsi rodé
de riches possibilités expressives. Trés différents de
statut social et de genre de vie, ils chantent leur foi,
leurs indignations, leurs amours, parfois leurs fan-
tasmes, selon leur caractére, leur áge et le degré jus-
18 La poésie médiévale latine

qu'oü les a portés la fortune. Mais ils les chantent en


utilisant les motifs traditionnels auxquels ils s'identi-
fient et qui permettent à l'auditoire de les recon-
naítre: il est souvent illusoire de vouloir tirer une
biographie trop précise des détails de leur ceuvre, qui
renvoient aux types et attitudes attendus, pénitent
morfondu, pauvre poéte affamé, amoureux dolent, à
travers lesquels ils s'expriment et que leur personna-
lité ne fait qu'infléchir.
Des signes d'essoufflement se marquent au
xiII* siècle. L'émerveillement de la découverte manque
désormais: on raffine les tours de force, on varie le
décor de sentiers rebattus. Les langues vulgaires suf-
firont désormais aux délassements profanes, méme
pour les intellectuels, en attendant le renouveau de la
poésie savante à la Renaissance.
Aux XIV* et xv? siècles subsiste essentiellement une
poésie rythmique religieuse. Non sürement que les
étudiants soient devenus plus vertueux; mais dans
des universités désormais nationales, ils vivaient dans
un milieu culturel oü le latin n'était plus qu'un outil
de moins en moins littéraire, et la spécificité de leur
formation latine ne les prédisposait plus à former un
monde culturel distinct. La piété elle aussi, méme si
l'on chante des séquences jusqu'au xvr? siècle, peut
désormais s'exprimer couramment par des voies plus
proches de la langue quotidienne. La poésie reli-
gieuse de la fin du Moyen Age, bien qu'abondante, se
fait plus litanique, répétitive, plus insistante que par
le passé, s'allongeant en méditations (pia dictamina)
et en priéres de plus en plus panégyriques, formelles
et cérémonielles.
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

L'ouvrage fondamental est celui de Dag NoRBERG,


Introduction à l'étude de la versification latine médié-
vale, Stockholm, 1957, paru la méme année que l'ou-
vrage de Michel BURGER, Recherches sur la structure
et l'origine des vers romans, Genéve et Paris, 1957,
qui donne sur la nature des vers rythmiques le point
de vue des romanistes.
La présentation la plus compléte de la poésie latine
médiévale a été donnée par F. J. RABv, en deux volets:
A History of Christian Latin Poetry from The Begin-
nings to The Close of The Middle Ages, 2* éd., Oxford,
1953, et A History of Secular Latin Poetry in The
Middle Ages, 2 vol., 2* éd., Oxford, 1957.
Une partie des nombreux travaux de Peter DRONKE
ont été rassemblés dans son recueil, The Medieval
Poet and His World, Rome, 1984.
Sur la poésie religieuse, voir les travaux de J. Szó-
VERFFY, notamment Die Annalen der lateinischen
Hymnendichtung, Berlin, 1964-1965, 2 vol., et Patrick
S. DIEHL, The Medieval European Religious Lyric : An
Ars Poetica, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1985.
Pour la poésie profane, voir Guy de VALOUS, Diver-
tissements de clercs : la poésie amoureuse, Copenhague,
1956; Peter DRONKE, Medieval Latin and The Rise of
European Love Lyric, 2* éd., Oxford, 1968; J. Szó-
vERFFY, Weltliche Dichtungen des lateinischen Mittel-
alters, I, Berlin, 1970, continué par Secular latin lyrics
and minor poetic forms of the Middle Ages from the
tenth to the fifteenth century, Concord New Hamp-
shire, 4 vol., 1991-1995.
20 Orientation bibliographique

Sur les goliards, voir A. G. R166, « Golias and other


pseudonyms », dans Studi medievali 18 (1977), p. 65-
109; P. G. WALSH, «Golias and Goliardic Poetry»,
dans Medium aevum 52 (1983), p. 1-9, et Jill MANN,
«Satiric Subject and Satiric Object in Goliardic Lite-
rature», dans Mittellateinisches Jahrbuch 15 (1980),
p. 63-86. Sur la réaction par la satire aux change-
ments de société, voir R. W. THOMSON, «The Origins
of Latin Satire in Twelfth Century Europe», dans
Mittellateinisches Jahrbuch 13 (1978), p..73-83.
La théorie poétique médiévale est étudiée par Paul
KropscH, Einführung in die Dichtungslehren des latei-
nischen Mittelalters, Darmstadt, 1980. Plusieurs arts
poétiques sont édités par E. FARAL, Les Arts poétiques
du xIr et du xrir° siècle, Paris, 1924. Plus spécialement
les traités de poésie rythmique sont édités par
G. MARI, I trattati medievali di ritmica latina, Milan,
1899. Le plus important, celui de Jean de Garlande,
est édité par Traugott LAWLER, The Parisiana Poetria
of John of Garland, New Haven, London; 1974.

Recueils et éditions — Une excellente anthologie est


celle de F. J. E. RaBv, The Oxford Book of Medieval
Latin Verse, Oxford, 1959 (ici abrégé: Raby).
On peut lire les piéces religieuses, entendues large-
ment, dans les Analecta hymnica de G. DREVES et
C. BLUME, Leipzig, 1886-1911, 55 vol., qui sert de
collection de référence, ou avec une traduction fran-
caise dans le recueil de H. SPITZMULLER, Poésie latine
chrétienne du Moyen Age, Paris, 1971.
Les plus célébres des poésies anciennes sont tra-
duites et commentées en annexe au manuel de Dag
NORBERG, Manuel pratique de latin médiéval, Paris,
1968. Un choix de poésies de l'époque carolingienne
est accessible dans P. GODMAN, Poetry of the Carolin-
gian Renaissance, Londres, 1985, avec traduction
anglaise et une excellente introduction (ici Godman),
et, avec traduction italienne, et une forte prédomi-
nance des poémes métriques, dans F. STELLA, La poe-
sia carolingia, Firenze, 1995.
Orientation bibliographique 21

Un choix des poésies des goliards est traduit en


français par Olga DOBIACHE-ROJDESTVESNSKY, Paris,
1931; en italien par E. Massa, Carmina burana e altri
canti della goliardica medievale, Rome, 1979.
Les Carmina burana sont à lire dans l'édition de
A. HiLkKA et O. SCHUMANN (puis B. BISCHOFF), Heidel-
berg, 1930-1960, 3 vol., et un volume de commentaire,
1930; ou dans l'édition de K. FISCHER, Carmina burana
lateinisch und deutsch, Zürich-München, 1974, avec
traduction allemande. Les Carmina Cantabrigiensia
(Chansonnier de Cambridge), dans l'édition de Karl
STRECKER pour la MGH, Berlin, 1926, ou dans l'édi-
tion de Jan ZIOLKOWSKI, avec traduction anglaise,
1994. Le recueil Arundel et celui d'Hugues Primat à
Oxford ont été rassemblés par C. J. McDoNoucH, The
Oxford Poems of Hugh Primas and the Arundel Lyrics,
Toronto, 1984 (ici McDonough). Les poémes attri-
buables à Pierre de Blois sont édités par C. WoLLIN,
Petri Blesensis carmina, Turnhout, 1998 (dans la col-
lection Corpus Christianorum, Cont.,mediev. 128),
dont l'abondante bibliographie se trouve étre l'outil
de travail le plus récent sur la poésie de cette époque.
Les autres éditions sont indiquées en note.
Pour chaque texte on n'a cité que l'édition la plus
accessible ou la plus importante, avec éventuellement
un commentaire essentiel.
NOTE SUR LES TEXTES

Faites pour étre chantées, ces poésies ne nous sont


pas parvenues à travers des traditions limpides, mais
par des voies obscures sur lesquelles le hasard croise
les défaillances de la mémoire, alliées au besoin du
souvenir. Tant que ces poésies étaient chantées, le
besoin de les noter n'était pas aussi vif qu'il l'eüt été
pour des genres plus étroitement liés à l'écriture. Cela
est vrai méme des poésies religieuses, en principe plus
susceptibles d'étre jugées dignes d'étre notées, en fait,
du moment qu'elles n'entraient pas dans une liturgie
officiellement constituée, aussi fugaces, aussi sou-
mises à l'érosion des coutumes qui changent et des
besoins qui évoluent, à l'effritement et à la recomposi-
tion du souvenir qui s'éloigne. Ce qui nous reste, sou-
vent sur des marges ou des pages laissées blanches,
plus rarement, et tardivement pour la poésie profane,
en recueils, ce sont des traces éparses et divergentes,
et comme l'écume fossilisée de voix qui se sont tues.
Pour les faire renaître à partir de ces débris, les édi-
teurs depuis des siécles se sont livrés à un travail
d'archéologue. Certains des textes ici présentés n'ont
pas dans tous les manuscrits le méme nombre de
strophes, ni le méme sens selon les variantes qu'ils
contiennent. Et les reconstitutions ingénieusement
tentées sont parfois plus nombreuses que les témoins
subsistants. Ce sont autant de réponses à l'appel qui
nous est adressé, devenu si faible au cours des siècles :
ces réponses sont aussi divergentes que les person-
nalités de ceux qui l'ont entendu, et, s'agissant de
24 Note sur les textes

textes poétiques, il est sans doute bon qu'il en soit


ainsi et que toute la science des exégètes soit mise au
service de réactions beaucoup plus profondes et
moins conscientes.
Il n'est pas question de faire dans le cadre de ce
recueil une revue critique de l'état du texte qui nous
est parvenu et des différents essais de restauration.
Devant des interprétations aussi autorisées que dis-
cordantes, il a fallu choisir.
Il reste qu'en quelques endroits — à compter sur les
doigts d'une main - j'ai conscience que le texte latin
choisi n'est peut-étre pas le meilleur. C'est que le bon
texte a refusé de se laisser faire, tandis qu'une autre
lecture se coulait plus cálinement le long de la phrase
française. Je verse ces quelques leçons où je m'écarte
de propositions que je reconnais bien fondées au cha-
pitre de mes remords, sans m'en repentir provisoire-
ment.
Le texte latin n'est donc pas forcément conforme
aux éditions citées, tant pour la ponctuation que, plus
rarement, pour certaines lectures, parfois contrólées à
nouveau sur les manuscrits. Quelques interprétations
diffèrent des analyses les plus récentes, parmi les-
quelles j'ai suivi bien souvent celles de Peter Dronke,
dont la connaissance approfondie de ces textes privilé-
gie toujours l'individualité poétique de l'auteur.
I] m'est arrivé d'admettre des versions raccour-
cies: c'est généralement qu'elles figurent telles dans
certains recueils, non pas pour des raisons maté-
rielles, mais parce que le choix des contemporains a
privilégié tel aspect, toujours cohérent et compact,
de l’œuvre appréciée.
Il est parfois difficile pour les éditeurs de reconsti-
tuer les strophes telles qu'elles étaient perques, car
les vers rythmiques sont le plus souvent copiés à la
suite, sans solution de continuité comme de la prose.
Lorsqu'il y a une notation musicale, elle s'arréte sauf
pour les séquences à la fin de la première strophe,
encore ne donne-t-elle pas le découpage des vers que
la rime devrait suffire à marquer, si le goüt pour les
Note sur les textes 25

rimes intérieures ne venait pas tout compliquer:


a-t-on affaire à plusieurs vers courts ou à un seul avec
des rimes aux coupes? Ce qui fait une différence dans
une mise en page moderne n'en fait guére à l'oreille.
Pourtant les contemporains avaient de la structure
des strophes une idée trés précise, comme il apparait
dans les exemples donnés par les théoriciens.

Pour lire les poémes latins

L'orthographe est celle du latin médiéval, pour per-


mettre une lecture qui s'approche au mieux des sono-
rités de celui-ci. Certes la prononciation a pu varier,
dans cette langue qui est restée parlée en plusieurs
siécles et bien des pays, et a subi l'influence de la
langue maternelle de ceux qui l'utilisaient. Mais l'or-
thographe courante rend suffisamment compte des
différences de prononciation avec le latin classique
telles qu'elles se reflétent d'ailleurs dans les langues
romanes. Les diphtongues ae et oe ofit disparu, le 4
consonne est bien un v, le i consonne est prononcé dj,
puis j au xiii? siècle. De méme c et g, devant e et i, se
prononcent grosso modo comme en français. Devant
e et i, le t est prononcé, et parfois écrit, c.
Contrairement aux Italiens, Espagnols, Allemands
et Anglais, les Français ont perdu l'habitude de pro-
noncer l'accent latin. C'est regrettable dans le cas
présent, une des finesses reposant sur l'alternance de
finales accentuées différemment. Pour percevoir la
musicalité du vers latin, il est donc souhaitable de
saisir, outre la rime ou l'assonance, la cadence des
accents, surtout en fin de vers. J'ai donc placé un
schéma rythmique auprés des poémes aux strophes
réguliéres (pour les autres, de type séquence, l'appa-
rat eût été trop lourd). Cela suffit pour percevoir sur
quelle cadence préférentielle les mots se mettent en
place. Selon l'un des systémes conventionnels en
usage, un chiffre signifie le nombre de syllabes, suivi
de p si le mot final est paroxyton (accent sur l'avant-
derniére syllabe), de pp s'il est proparoxyton (accent
26 Note sur les textes

sur la troisiéme syllabe à partir de la fin, la syllabe


suivante étant bréve).

La traduction

La traduction n'est qu'une invite à retrouver la


complétude originelle du sens et des sons, un fil
conducteur pour les latinistes, un pas à la rencontre
du texte pour tous. Il a fallu choisir à chaque ligne
entre l'exactitude et le plaisir des sons, entre fidélité à
la lettre et fidélité à l'esprit. N'étant pas toujours pos-
sible, la rime, ou à défaut l'assonance, a sans doute
moins d'importance que la cohérence rythmique,
beaucoup moins que la finesse du sens, sauf dans les
quelques textes oü tout tient dans la virtuosité. Par-
fois, pour plus d'immédiateté, la traduction introduit
dans le texte la glose qu'il faudrait mettre en note.
Ailleurs elle choisit à regret entre plusieurs interpré-
tations possibles.
L'intertextualité vivante de ces textes posait un
probléme. Ils sont souvent un tissu d'allusions au
répertoire antérieur, classique, biblique ou presque
contemporain. Les textes pour lesquels un décryp-
tage eüt été indispensable ont été écartés. Pour
d'autres, il n'était pas question d'indiquer tous les
clins d'oeil à l'auditoire que telle alliance de mots
pouvait suggérer. Mais au besoin, la traduction ne
s'est pas interdit d'autres clins d'ceil, rappel de textes
postérieurs à l'original latin, mais qui sont le substrat
plus ou moins conscient de notre propre mémoire
poétique, donc capables éventuellement de tisser
pour nous un réseau de résonances analogues à
celles qui vibraient pour leur auditoire derrière les
phrases latines.
LE CHANT DE L'HOMME
DEVANT DIEU

Dans l'arc-en-ciel de la rythmique médiévale, l'arc


de la poésie religieuse est le plus consistant, celui qui
a la plus longue portée, le premier à apparaitre, le
dernier à se dissiper. Les cinquante-cinq volumes des
Analecta hymnica ne suffisent pas à la.contenir. Parce
que nous avons probablement perdu la plupart des
chants non religieux des premiers siécles, les autres
genres ont l'air de ne se développer que sous son
influence protectrice et peut-étre d'en étre issus. Nous
n'évoquerons donc que quelques aperçus de cette
voie royale.
La fonction de la poésie religieuse est louange et
prière, célébration et communication. Ses usages sont
donc généralement liturgiques ou paraliturgiques. Ils
magnifient des instants de communication avec le
divin. Mais cette communication, du moment qu'elle
est chantée et non silencieuse, est en fait orientée vers
la communauté d'individus simultanément pris dans
la méme expérience: la poésie religieuse n'est pas
uniquement réponse de l'homme à Dieu. Prise dans
un langage, une mélodie, un culte, elle s'adresse aussi
à l'humanité engagée dans la méme recherche. C'est
ce qui explique la trés forte pression des croyants,
selon les époques et les lieux, pour que les formes
poétiques annexes de la célébration répondent à leur
28 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

attente: les tendances unificatrices de l'Église n'ont


pu réduire la diversité des réponses, en relation avec
l'évolution des sensibilités religieuses — sujet beau-
coup plus vaste que notre propos, mais qu'il faut
avoir à l'esprit lorsqu'on explore cette diversité.
Tous ces textes ont en commun une forte empreinte
biblique. Mais autant et plus que du texte, la Bible
méme, la poésie médiévale se nourrit des explications
dont elle fut l'objet pendant des siècles, de l'habitude
de la lire comme porteuse d'une vérité.à différents
niveaux, selon la lettre et selon l'esprit. La poésie reli-
gieuse est un support à la méditation: celle-ci, dans
tous les foyers de culture et de vie spirituelle, était
entraînée à une lecture des textes saints orientés vers
l'approfondissement spirituel; chaque passage des
textes sacrés avait plusieurs sens, l'un apparent, his-
torique, et d'autres qui annongaient ou représentaient
de facon symbolique l'aventure de l'Eglise, celle de
chaque âme, ou le devenir du monde: ce sont les sens
spirituels. Cette lecture à plusieurs nivéaux nourrit
une mentalité symbolique omniprésente, qui suppose
sous les mots une richesse de significations non
explicites destinée à se dévoiler à la méditation. Or
ceci est une démarche poétique, puisque la force
expressive d'un texte dépasse le simple exposé gram-
matical. C'est l'exégése qui fournit les thèmes récur-
rents des poésies religieuses: l'étre humain est le
temple du Seigneur, dont il doit restaurer et entrete-
nir la beauté (cf. Virgines caste, n° 6, Cum recordor,
n? 8); la faute d'Eve a été rachetée par la Vierge
Marie, qui est donc la seconde mére de l'humanité,
comme le Christ est le second Adam (Scalam ad
celos, n? 4; Cum recordor, n? 8); l'homme est en exil
sur cette terre, alors qu'il est appelé, s'il le mérite, à
retourner vers sa véritable patrie, l'amour de Dieu
(Clangam filii, n° 5 ; Ut qui jubes, n° 7 ; Tandem audite
me, n? 17 ;Quis est hic, n? 11). L'amour de Dieu pour
l'homme revét l'expression poétique de l'amour de
l'Époux pour l'Epouse dans le Cantique des can-
tiques; le combat spirituel, des vices contre les ver-
Le chant de l'homme devant Dieu 29

tus, des saints contre les forces du mal, de Marie


contre le démon, nourrit toute une thématique mili-
taire.
On parle parfois d'une hymnodie impersonnelle du
premier millénaire, peu à peu pénétrée par le subjec-
tivisme et par une approche plus individuelle du pro-
bléme du destin. C'est bien sûr une simplification.
Des hymnes ambrosiennes aux séquences de saint
Thomas d'Aquin, il existe toute une veine de poésie
dogmatique et claire, oü les faits sont posés avec assu-
rance et sérénité, les correspondances entre l'ancien
et le nouveau, en tant que promesse et réalisation, éta-
blies en pleine lumiére. C'est le genre d'hymnes que
próne la hiérarchie ecclésiastique. Et il existe aussi,
dès l’époque carolingienne, une poésie du clair-
obscur, où la lumière finale prend d'abord l'aspect
des ténébres et de l'inquiétude, une poésie mystique
que sa quéte de l'indicible voue aux recherches les
plus aventureuses dans les noeuds sémantiques de
l'inconscient. Le chant de l'homme devant Dieu peut
étre célébration ou désir, ou les deux à la fois.

Les premiéres hymnes rythmiques

La hiérarchie ecclésiastique était longtemps restée


réticente devant l'élément esthétique, éventuellement
incontrólé, du chant sacré. Il fallut comme garant la
limpidité dogmatique, la clarté mesurée des hymnes
de saint Ambroise de Milan ou avant lui d'Hilaire de
Poitiers pour qu'on admette leur usage, déjà établi
dans les faits.
Une hymne ambrosienne du vr? siécle (n? 1) peut
servir d'exemple: louange et prière à la fois, cette poé-
sie calme, en vers de huit syllabes directement hérités
du dimétre iambique de saint Ambroise, utilise le
«nous », pluriel de communauté caractéristique de la
forme hymnique. Face à cette limpidité, les hymnes
irlandaises (non présentées), par l'exubérance de leur
recherche verbale (mots rares, sonorités recherchées),
représentent la face baroque de l'hymnodie ancienne.
30 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Les séquences carolingiennes

Les séquences ici présentées partent d'un passage


de la Bible figurant dans la liturgie du jour et en
approfondissent la signification actuelle.
Stans a longe (n° 2), du début du 1x° siècle, proba-
blement en provenance de Saint-Amand, pour les
laudes du dixième dimanche aprés la Pentecôte,
montre une tendance à l'assonance en -a sur un
rythme syllabique pur, oà la place de l'accent ne
compte pas, suivant la mélodie de l'Alléluia du jour.
Le publicain, qui se tient avec humilité au fond du
temple, n'est pas nommé, mais reconnu à son attitude
(Stans a longe), qui est méditée, puis assumée par l'as-
sistance, selon la recommandation évangélique.
Les séquences de Notker le Bégue, moine à l'abbaye
suisse de Saint-Gall, sont parmi les plus célébres de
l'époque carolingienne. Certaines sont remarquables
par leur richesse de signification. La séquence de
Rachel (n? 3) reprend un théme fréquemment utilisé
pour la féte des saints Innocents, celui de la douleur
de Rachel pleurant symboliquement sur ses enfants,
d'aprés une prophétie de Jérémie appliquée au mas-
sacre des Innocents par saint Matthieu. Rachel,
l'épouse préférée de Jacob, qui avait épousé aussi sa
sœur aînée Lia, est dans cette séquence, inusuelle au
IX* siécle par son manque de clausule d'introduction,
à la fois la Vierge Marie pleurant son fils mort (virgo
mater), l'Eglise pleurant ses enfants perdus dans le
péché, et n'importe quelle femme pleurant son
enfant. Mais tous les sens sont imbriqués, fondus l'un
en l'autre, et l'on ne sait quelle est la voix, affectueuse
et un peu ironique à la fois, qui dialogue avec Rachel.
C'est elle qui apporte le réconfort final: le fils pleuré
posséde le régne des cieux - et cette allusion suffit à
renvoyer aux saints Innocents, fétés ce jour-là.
La séquence Scalam ad celos (n° 4), pour la fête des
saintes ni vierges ni martyres, utilise de facon encore
plus surprenante un texte alors peu répandu, les
Le chant de l'homme devant Dieu $1

visions de sainte Perpétue. Avant son exécution, Per-


pétue avait décrit les visions que lui inspiraient
l'épreuve qu'elle allait subir et la récompense éter-
nelle qu'elle attendait. Notker donne un résumé suc-
cinct, elliptique, de ces visions fulgurantes, pour en
transformer l'intention: ce qu'il próne à cette occa-
sion, ce n'est pas la vertu héroique du martyre, mais
les vertus quotidiennes, humbles et efficaces, des
épouses et des méres, aussi glorieuses aux yeux de
Dieu. Dieu est capable de faire méme des prostituées
(allusion à sainte Marie-Madeleine) un temple pour
lui-même, puisque toute âme fidèle est le temple du
Seigneur. Et comme Marie a racheté la faute d’Eve,
l'homme méme après le péché peut se tourner vers
Dieu avec confiance. Notker pose donc d'abord une
image violente, expressive, une vision de douleur
(Rachel) ou de combat (Scalam ad celos) qui se trans-
forme par la méditation en priére, confiance, sérénité
retrouvée.
La méme démarche apparait dans la Séquence du
cygne (Clangam filii, n° 5) du 1x* siècle, dont l'image-
rie est plutót exégétique que biblique. L'oiseau perdu
sur la mer est chez saint Augustin et saint Grégoire le
symbole de l’âme exilée en ce monde, les étoiles
représentent dans les Moralia in Job de saint Gré-
goire le ciel et le désir de la révélation. L'assimilation
du poéte, ou de l'auditeur, avec l'oiseau perdu sur la
mer est compléte, mais implicite, autant que les cir-
constances de cet exil. Glissés parmi les motifs d'im-
puissance et de peur, quelques mots aux harmoniques
spirituelles fortes aiguillent comme inconsciemment
la lecture en un sens spirituel, mais ce n'est qu'avec
l'aurore, qui donne des forces comme la révélation
donne la grâce, que le poème s'éclaircit aux deux sens
du terme. L'assimilation du cygne à l'àme perdue
dans la nuit du péché n'est évidente que dans l'accla-
mation finale, lorsque les oiseaux invités à se ras-
sembler chantent la gloire de Dieu.
Un peu différente est la séquence Virgines caste
(n° 6, fin xi? siècle), pour un couvent de femmes. Elle
32 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

pourrait d'ailleurs étre écrite par une religieuse, et


ouvre en tout cas un aperçu sur leur conception de
leur mode de vie, leurs aspirations et la sublimation
effectuée par elles. Cette célébration des valeurs spiri-
tuelles de la virginité s'ouvre par une procession gran-
diose, toutes les vierges à la suite de la Vierge, reine
des cieux. Toutes les religieuses sont les épouses du
Christ. La métaphore du mariage mystique, inspirée
du Cantique des cantiques, prend dans le contexte du
monachisme féminin des aspects presque voluptueux,
oü l'érotisme sous-jacent du Cantique n'est nullement
gommé. Les religieuses ne peuvent ressentir leur chas-
teté comme un manque, puisqu'elles ont le Christ. La
multiplicité des épouses de celui-ci, qui vient d'un
croisement entre le Cantique et l'Apocalypse, trans-
forme l'assemblée des vierges en une sorte de harem
de souverain oriental, bien gardé par les anges. Mais
le Christ, roi des cieux, est en méme temps l'Agneau
pascal; et avec un fondu dans les images dont seule
Hildegarde de Bingen donnera l'équivalent, tandis
que les vierges se transforment en fleurs, sans cesser
d'étre femmes, l'Epoux se transforme en agneau bon-
dissant capricieusement parmi ces fleurs, sans cesser
d’être amant, dans une atmosphère de plénitude prin-
taniére, sereine et voluptueuse à la fois, où le don total
des religieuses consacrées et comblées trouve à se
réaffirmer comme le temple du Seigneur.

Les méditations

C'est sans doute avec Gottschalk d'Orbais, vers


840, qu'apparaît pour la première fois la poésie reli-
gieuse à la premiére personne du singulier, péniten-
tielle et méditative (n? 7). Connaissant les orages de
la vie de Gottschalk, ses démélés avec ses supérieurs
pour sa liberté ou pour ses opinions, ses fuites et ses
prisons, les critiques ont lu longtemps Ut quid jubes
comme une ceuvre autobiographique, adressée à un
ami pendant son exil en Frioul. Mais les allusions à
la mer, à la désolation du peuple d'Israél captif à
Le chant de l'homme devant Dieu 33

Babylone (str. 5, d'aprés le psaume 136), tradition-


nellement liée à un exil spirituel, montrent que nous
sommes dans le registre de la Séquence du cygne, et
la lamentation s'achéve tout naturellement sur un
chant de louange, priére et espoir de pardon. L'ami
sur lequel Gottschalk s'attendrit peut n'étre qu'un
autre aspect de lui-méme. Tel qu'il est dans son
ambiguité, ce poéme aux inflexions cálines et déso-
lées, coulé dans une forme aux raffinements sonores
sans précédent, est à juste titre un des plus célèbres
de la Renaissance carolingienne.
La méme veine égocentriste est représentée, à la
charnière entre le xr* et le xir* siècle, par le Cum
recordor (n? 8) de Marbode, évéque de Rennes, célébre
par ses poésies religieuses et profanes, métriques et
rythmiques, dans le milieu du Val de Loire alors trés
réceptif à toute sorte de poésie. C'est une méditation
pénitentielle sur le péché et la mort, d'un type extré-
mement fréquent à partir du xI° siècle avec saint
Pierre Damien. Chez Marbode la relation trés per-
sonnelle entre le pécheur et Dieu, à la premiére per-
sonne du singulier, tant que dure l'élan de terreur et
de repentir, retrouve le pluriel hymnique de la com-
munion des fidéles pour la priére finale.
Autre exemple tiré des Carmina burana: Iste mun-
dus, sur le rythme haché qui est propre à la fin du xri
et au xt‘ siècle, brasse des thèmes courants (passer
comme l'ombre, comme l'herbe des champs, comme
la feuille de l'arbre; opposition du présent mortel au
futur éternel) de la façon la plus impersonnelle. Là
aussi la premiére personne du pluriel apparait au
moment des résolutions finales.
Philippe le Chancelier, chancelier de l'université
de Paris à la fin du xir? siècle, reprend le thème sur le
ton autoritaire de la prédication, à la deuxiéme per-
sonne du singulier (Ad cor tuum, n? 10). Les souve-
nirs bibliques, figuier stérile, habit de féte à prendre
pour les noces, parabole des vierges sages et des
vierges folles, sont uniquement tirés du Nouveau Tes-
34 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

tament, ce qui correspond à une évolution générale


de la pastorale.

Méditations bibliques

La méditation sur les textes sacrés donne lieu à des


contrafactures poétiques qui aident à en expliciter le
sens profond. Tel est le trés célébre Quis est hic
(n° 11), de la fin du xr? siècle, qu'une attribution
récente et controversée donne à Bruno de Segni.
C'est une broderie sur le Cantique 5, 2-7, un des pas-
sages les plus dramatiques de l'épithalame biblique
avec son alternance d'appel et d'absence. Le poéte
élimine tout ce qui dans la Bible renvoie à une civili-
sation ou à une poétique étrangére et risque donc de
détourner l'attention de l'essentiel. Il reste l'appel, la
réponse de l'Epouse à cet appel, sa déception et l'épi-
sode brutal des gardes de la ville qui emménent
l'épouse errant désolée dans les rues. Les commen-
taires donnaient du texte deux interprétations, l'une
allégorique, l'autre morale: la voix qui parle à la pre-
miére personne est celle de l'Eglise, ou bien la voix
de l’âme appelée par Dieu. Les gardes de la ville sont
les docteurs de l'Eglise, ou les fléches de l'amour de
Dieu, qui, le Christ étant reparti aux cieux, restent
comme guides à l'Eglise ou à l'áàme. L'épisode dans le
poéme est beaucoup moins brutal que dans la Bible,
et se termine par une sorte de procession triomphale,
incompréhensible si on ne se souvient pas de l'inter-
prétation allégorique optimisante. Se projetant dans
la situation biblique, le poéte en a retenu le mouve-
ment essentiel, l'atmosphére nocturne, l'alternance
d'enthousiasme et de déception. Son poéme reste
ouvert, lisible au niveau des sentiments humains et
symboliques à la fois: c'est une poésie du clair-obscur.
Le chant de l'homme devant Dieu 35

Nouvelles directions de la poésie liturgique


au xIr* siècle

Alors qu'au xir? siècle la séquence se rapproche de


plus en plus des hymnes, des personnalités fortes
explorent des solutions qui ne seront pas reprises par
la suite: Abélard et Hildegarde de Bingen sont de
celles-là.
Entre 1130 et 1140, Pierre Abélard a complété pour
le Paraclet le cycle des hymnes qu'on y utilisait, qui
étaient tirées de la liturgie cistercienne. Il le fait avec
l'assurance et l'originalité qui le caractérisent: ses
hymnes sont toujours admirablement accordées à la
célébration du jour, et riches d'une portée dogma-
tique trés réfléchie. Et il ne suit pas les modes
contemporaines: il évite les rimes dissyllabiques qui
sont en train de devenir la régle, et ses schémas
rythmiques, trés variés, sont également inusuels.
In montibus hic saliens (n° 12) utilise le Cantique
(2, 8-9: «voix de mon bien-aimé: voici qu'il vient,
sautant dans les montagnes, passant d'un bond les
cols») à propos de l'Ascension, ce qui est inaccou-
tumé. Abélard explicite petit à petit une vision ini-
tiale extrêmement libre: il vient, et appelle l'épouse
avec les mots du Cantique et ceux du Christ à saint
Pierre (me sequere). Chaque détail ensuite améne à
deviner intuitivement qu'il s'agit bien du Christ, qui
n'est nommé qu'à la derniére strophe. Prévu pour
matines, avant le jour, c'est un type de poéme en noc-
turne, qui va de l'obscur au lumineux.
Pour les saints Innocents (n? 13), Abélard s'inspire
de saint Matthieu comme Notker le Bégue avant lui
(cf. n9 3). Il part d'un choc émotionnel violent, réac-
tualisation dramatique du passé biblique: quatre
strophes pour exprimer la sauvagerie de la douleur
de Rachel, au présent. Les deux derniéres strophes
sont en compléte rupture de ton: Rachel ou les
mères des Innocents se taisent, la raison, apaisante,
montre que le sort des Innocents fut, au passé, objec-
36 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

tivement merveilleux. Rejoignant la poésie de glorifi-


cation, Abélard change alors de procédé: par des
antithèses qui rejoignent chez lui son goût de logi-
cien pour la symétrie et le parallélisme, il fait valoir
avec émerveillement le paradoxe de la religion chré-
tienne.
La sainte visionnaire Hildegarde de Bingen (1098-
1179) est encore plus détachée des lois littéraires de
son époque. Elle a laissé des séquences, des antiennes
et des répons qui ne ressemblent à rien d'autre. On a
cru expliquer leur irréductibilité à la norme en fai-
sant valoir que, n'ayant pas eu une formation litté-
raire compléte, elle pensait en allemand, et que pour
écrire en latin elle dut se faire aider au début par un
prétre de son entourage. C'est faire un sort injustifié
au topos obligatoire de la modestie de l'auteur. Ses
ceuvres, en prose ou non, attestent une connaissance
profonde de la littérature patristique et exégétique,
impossible si elle avait imparfaitement maîtrisé le
latin. Lorsqu'elle se dit peu adroite, c'est une facon
d'affirmer son refus d'une forme ou d'une pensée
toute faite. Hildegarde n'a que dédain pour ce qui
risquerait d'entraver la spécificité de ce qu'elle sent
le besoin impérieux d'exprimer, elle femme et reli-
gieuse et donc en apparence doublement soumise,
mais que rien ne pourra faire taire. Sa concentration
sur le sens fait que chez elle le souci formel est exclu-
sivement recherche de la signification la plus dense;
à cause de cette liberté, ses œuvres poétiques furent
parfois prises pour des canevas en prose.
Hildegarde commence le plus souvent par une
invocation (O cohors...) qui se déroule ensuite d'un
seul souffle, comme une mélodie irrépressible (c'est
l'impression que donne la musique, au phrasé long et
lié). Ce qu'elle invoque lui apparait en sa vérité pro-
fonde, qu'elle exprime par des images nourries d'une
méditation séculaire mais liées l'une à l'autre par
une réflexion originale. Une image, équivalent à une
idée, en attire aussitót une autre, indispensable à son
accomplissement, en une sorte de chaine compacte,
Le chant de l'homme devant Dieu 37

aux maillons serrés, mais où chaque idée, qui chez


quelqu'un d'autre serait abondamment développée,
cède aussitôt la place à une autre tout aussi urgente
et indispensable au cheminement de la méditation.
Soit le début de l'antienne pour les apôtres (n° 14):
nombreux et unis, les apôtres forment une troupe: o
cohors. L'idée de troupe attire celle de milice du
Christ qui vient de saint Paul: militie. Une armée a
un chef, ce chef est à distinguer immédiatement dans
son essence unique: il est une fleur, la fleur attendue
de la Tige de Jessé, cette tige sans épine comme la
Vierge est sans péché. La troupe des apótres fait la
valeur de notre terre, c'est elle qui en est la musique
(sonus), le chant profond, ce qui renvoie à une cos-
mogonie exprimée en rapports musicaux, le chant
des sphéres étant l'harmonie premiére du monde. Et
son action est d'étre en ce monde, toujours mobile
comme le Christ l'a commandé aux apôtres, mais
sans en étre, sans entrer (circumiens) dans cette
«région des sens déréglés», comme’ l’a appelé saint
Paul. Et ainsi de suite, jusqu'à la finale triomphante,
au rythme abrupt, qui se moque de la déception des
impies qui ont cru avoir mis le Christ en leur puis-
sance («sous leurs mains», terme à la fois juridique et
concret), lui l'incréé, et qui ne l'ont pas retrouvé au
tombeau au matin de Páques - mais la formule, beau-
coup plus vaste, implique qu'ils ne l'y retrouveront
jamais, qu'en aucun cas ils ne peuvent l'emporter.
L'enchainement syntaxique et sémantique est chez
Hildegarde si compact qu'il la méne inévitablement
et d'un seul jet du point de départ de sa contempla-
tion au centre de sa foi, parce que tout se tient.
Le répons pour les Innocents (n? 15) est à compa-
rer au méme théme traité par Notker le Bégue et
Abélard (n° 3 et 13). Il est d'une concision allusive
qui convient au contexte liturgique oü il était chanté ;
son refrain a la particularité rare d'étre apparem-
ment, par son théme de lamentation, en désaccord
avec le sens du couplet, qui est un chant de victoire.
38 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Poésie mystique des cisterciens

La poésie cistercienne ou d'inspiration cistercienne


se concentre souvent sur l'aspiration mystique à se
fondre dans l'amour de Dieu. Dans Tandem audite
me (n? 17), qu'on a attribué à saint Bernard mais qui
est un peu plus tardif, l'élan mystique part une fois
de plus du Cantique des cantiques (5,8), puis s'en
détache pour exprimer le ravissement et l'aspiration
à l'anéantissement en Dieu.
On peut en rapprocher une hymne pour les mar-
tyrs de date incertaine (Quid, tyranne, n° 18), parce
que l'aspiration à la mort par amour, ici provocante
dans son défi au Persécuteur, y est exprimée un peu
dans les mêmes termes. Mais le premier poème assi-
mile la douleur qu'est le désir de Dieu et l'amour,
celui-ci oppose triomphalement l'amour de Dieu à la
douleur, extérieure et non intérieure.

Poésie émotive de méditation sur la Passion

Les franciscains ont donné une direction nouvelle


à la piété des fidéles en les invitant à méditer avec le
plus d'engagement possible sur les souffrances du
Christ et de sa mére lors de la Passion. La plupart
des plaintes de la Vierge qui se multiplient à partir
du xir siècle sont d'inspiration franciscaine. Mais la
tendance est plus ancienne.
Ainsi le trés célébre Planctus ante nescia (n9 19),
lamentation de la Vierge au calvaire, est de Godefroi
de Saint-Victor, donc sort à la fin du xn siècle de
cette abbaye de chanoines mystiques et savants aux
portes de Paris. Le monologue dramatique de la
Vierge y prend un double aspect, tantót méditation
sur le sens religieux de l'engagement du Christ, tan-
tót manifestation d'une douleur toute humaine, avec
des motifs que l'on retrouve dans les planctus pro-
fanes (plutót mourir vite que souffrir longtemps,
cf. n? 28, in fine).
Le chant de l'homme devant Dieu 39

Les plaintes de Marie-Madeleine, autre témoin de


la Passion et sainte extrémement populaire, ont été
traitées de la méme façon. C'est peut-être Gautier de
Chátillon, contemporain de Godefroi de Saint-Victor,
qui est l'auteur du planctus fragmentaire Amoris stu-
dio (n? 20), peu répandu d'ailleurs, qui a peut-étre
servi pour un drame liturgique de la Passion. Le
théátre religieux n'est certes pas issu de ce genre de
monologues, mais les a abondamment utilisés.

Poésie dogmatique des dominicains

Face à cette poésie d'apitoiement sentimental a


toujours coexisté une poésie.plus intellectuelle d'évi-
dence et de limpidité, comme chez Adam de Saint-
Victor au XII? siècle. Moins suspects de vagabondage
spirituel que les franciscains, les dominicains l'ont
cultivée de préférence. C'est à saint Thomas d'Aquin
que le pape, fondant la féte nouvelle du Corpus
Christi (la Féte-Dieu) en 1264, demanda de compo-
ser les chants de la liturgie de cette cérémonie. La
poésie de saint Thomas est claire, régulière, logique.
Il enseigne et explique tout en célébrant. La séquence
Lauda Sion est un exposé complet du dogme de l'eu-
charistie. Les équivalences typologiques (sacrifice
d'Isaac, agneau pascal, manne dans le désert) sont
données ensuite, à titre d'accessoires: elles ne sont pas
à la source de l'idée poétique. La splendeur du poème
nait d'un ordre si bien agencé que chaque élément
trouve sa place juste sous la lumière qui lui est due.
1. Jam lucis orto sidere

Jam lucis orto sidere


Deum precamur supplices
ut in diurnis actibus
nos servet a nocentibus.

Linguam refrenans temperet,


ne litis horror insonet,
visum fovendo contegat
ne vanitates hauriat.

Sint pura cordis intima,


absistat et vecordia,
carnis terat superbiam
potus cibique parcitas,

ut cum dies abscesserit


noctemque sors reduxerit,
mundi per abstinentiam
ipsi canamus gloriam.

Hymne ambrosienne, v*-vi? siècle.


4 (8 pp), assonance.
1. A prime

L'astre de lumiére est levé


et nous prions Dieu, suppliant
que dans nos actions de ce jour
il nous préserve des méchants.

Qu'il refréne notre langue,


empéchant l'horreur des disputes,
qu'il détourne notre regard
d'absorber tout ce qui est vain.

Que le fond de nos coeurs soit pur


et exempt de toute folie,
que la mesure en notre table
contraigne l'orgueil de la chair,

pour que, au déclin de ce jour


quand l'heure raménera le soir,
nous étant abstenus du monde,
nous chantions nous-mémes Sa gloire.

Analecta hymnica, LI, p. 40-41.


42 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

2. Stans a longe

Stans a longe

qui plurima atque sua


perpetrarat facinora revolvens secum crimina

nolebat alta sed pectus tundens


contemplari celi sidera, hec promebat ore lacrimans:

« Deus, propitius et mea omnia


mihi peccatori esto pius dele facinora.»

Hac voce necnon et


benignam promeruit justificatus venit
clementiam, domum suam.

Cujus nos sacra « Deus benigne,


sectantes exempla nostri miserere,
dicamus Deo: laxans debita

mitis et nos justifica. »

Séquence, milieu 1x° siècle.


Répertoire de Saint-Martial de Limoges.

3. NOTKER LE BÈGUE

Quid tu, virgo


mater, ploras, cujus vultus
Rachel formosa, Jacob delectat?
Le chant de l'homme devant Dieu 43

2. Séquence du publicain

Debout au fond,

lui qui avait commis tant de mauvaises actions,


méditant en lui-méme ses fautes,

il ne voulait pas lever les yeux sur les hautes étoiles


des cieux,
mais il se frappait la poitrine et pleurait, en disant:

« O Dieu, sois bienveillant pour moi, qui suis un mal-


faiteur,
et efface dans ta bonté tous mes péchés. »

Par ces paroles, il mérita une indulgence pleine de


bonté,
et même il rentra chez lui justifié.

Suivons son exemple sacré, disons à Dieu:


« Dieu de bonté, de nous aie pitié, remets-nous notre
dette,

et dans ta douceur renvoie-nous justifiés. »

Pour les laudes du 10° dimanche après la Pentecôte, sur la


mélodie de l’Alléluia ; d’après Luc 18, 10-13.
Analecta hymnica, VII, 231.

3. Séquence de Rachel

Pourquoi pleures-tu, vierge mère,


Rachel si belle,
toi dont le visage enchante Jacob?
44 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Ceu sororis anicule lippitudo eum juvet!

Terge, mater, Quam te decent


fluentes oculos! genarum rimule!

Heu, heu, heu, cum sim orbata


quid me incusatis fletus nato, paupertatem meam
incassum fudisse, qui solus curaret,

qui non hostibus cederet quique stolidis fratribus,


angustos terminos quos multos, pro dolor,
quos mihi extuli,
Jacob adquisivit, esset profuturus ?

- Numquid flendus est iste


qui regnum possedit celeste,
quique prece frequenti
miseris fratribus
apud Deum auxiliatur?

Séquence. Saint-Gall, aprés 862.


Notker le Bégue, moine à Saint-Gall dans la seconde moitié du
IX* siécle, passe pour avoir mis au point la forme de la séquence
classique.

4. NOTKER LE BEGUE

In Natale sanctorum feminarum

Scalam ad celos subrectam,


tormentis cinctam,

cujus ima draco servare ne quis ejus vel primum gradum


cautus invigilat jugiter, possit insaucius scandere,
Le chant de l'homme devant Dieu 45

Comme si les yeux bigles de ta sceur déjà vieille


lui plaisaient!

Mére, essuie les larmes de tes yeux!


Leurs sillons sur tes joues, crois-tu qu'ils te convien-
[nent ?

— Hélas, hélas, pourquoi m'accuser de verser


des pleurs sans raison,
alors que j'ai perdu mon enfant, le seul qui eût pu
à ma pauvreté, [remédier

qui n'aurait pas abandonné aüx ennemis


les étroits domaines que Jacob m'a acquis,
et qui à ses fréres stupides, que j'ai par malheur
en grand nombre enfantés, aurait pu étre utile?

— Faut-il pleurer celui 4


qui possède le règne des cieux,
et qui, par sa constante prière,
à ses misérables frères
sert de soutien auprès de Dieu ?

Godman, n° 58, p. 320. Norberg, Manuel pratique de latin


médiéval, p. 176-178.

4. Pour la fête de la Nativité


des Saintes Femmes

Une échelle dressée vers le ciel,


entourée de tourments,

dont un dragon vigilant surveille la base, sans répit,


pour que personne ne puisse seulement poser le pied
sur le premier degré sans être attaqué,
46 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

cujus ascensus extracto cujus supremis innixus


Ethiops gladio juvenis splendidus
vetat exitium minitans, ramum aureolum retinet:

hanc ergo scalam ita Christi per omne genus tormentorum


amor feminis fecit perviam, celi apicem queant capere
ut dracone conculcato et de manu confortantis
et Ethiopis gladio transito, regis auream lauream
sumere.

Quid tibi profecit, cum virgo pepererit


profane serpens, incarnatum
quondam unam Dei patris
decepisse mulierem, unicum dominum Jesum?

Qui predam tibi tulit et ut egressum Eve natis


armilla maxillam forat*, fiat, quos tenere cupis.

Nunc ergo temet virgines et maritatas parere


vincere cernis, invide, filios Deo placitos,

et viduarum qui creatori


maritis fidem fidem negare
nunc ingemis integram, persuaseras virgini.

Feminas nunc vides in bello que filios suos instigant


contra te acto duces existere, fortiter tua tormenta vincere.
Le chant de l'homme devant Dieu 47

dont un Éthiopien interdit la montée, glaive dégainé,


en menagant de mort,
dont le sommet est occupé par un jeune homme res-
plendissant qui tient un rameau doré.

Eh bien, cette échelle, l'amour du Christ l'a rendue si


aisée pour les femmes que, le dragon piétiné, le
glaive de l'Éthiopien laissé en arriére,
en traversant toute espéce d'épreuves, elles peuvent
atteindre le plus haut du ciel, et prendre de la main
du roi qui les accueille le laurier d'or de la victoire.

Que t'a-t-il servi, serpent impie, d'avoir jadis trompé


une femme, une seule,
puisqu'une vierge a enfanté, incarné de Dieu le Pére,
notre unique seigneur, Jésus?

Il t'a enlevé ta proie et a percé ta mâchoire d'un


anneau* 3
pour permettre l'évasion aux enfants d'Eve, que tu
veux retenir.

Et maintenant, malveillant, tu vois les vierges te


vaincre,
et les femmes mariées mettre au monde des enfants
qui plaisent à Dieu,

et tu gémis de voir les veuves conserver leur foi


intacte à leur mari,
toi qui avais persuadé une vierge de refuser sa foi au
Créateur.

Et maintenant tu vois des femmes diriger la guerre


menée contre toi,
en encourageant leurs enfants à vaincre tes tour-
ments avec courage.

* Percé ta máchoire d'un anneau: ce que Dieu fit à Léviathan,


Job 40, 21.
[

48 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Quin et tua vasa et hec sibi templum


meretrices Dominus emundat. dignatur efficere purgatum.

Pro his nunc beneficiis qui et stantes corroborat


in commune Dominum et prolapsis dexteram
nos glorificemus porrigit, ut saltem
et pecccatores et justi, post facinora surgamus.

Séquence. Saint-Gall, aprés 862.

5. Clangam, filii

Clangam, filii,
ploratione una

alitis cygni, O quam amare


qui transfretavit equora. lamentabatur, arida

se dereliquisse florigera — aiens: «Infelix sum avicula :


et petisse alta maria, heu mihi, quid agam
[misera ?

Pennis soluta inniti Undis quatior, procellis


lucida non potero hinc inde nunc allidor
hic in stilla. exsulata.

Angor inter arta Cernens copiosa


gurgitum cacumina, piscium legumina,
gemens alatizo non queo in denso
intuens mortifera, gurgitum assumere
non conscendens supera. alimenta optima.
Le chant de l'homme devant Dieu 49

Bien plus, méme tes réceptacles, les prostituées, le


Seigneur les nettoie,
et trouve bon d'en faire pour lui-méme un temple
purifié.

Maintenant, pour tous ces bienfaits, glorifions en-


semble le Seigneur, tant les pécheurs que les justes,
car il fortifie ceux qui tiennent, il tend la main à ceux
qui tombent, pour qu'au moins aprés nos fautes
nous nous relevions.

Godman, n? 57, p. 318.

5. Séquence du cygne
J

Je vais crier, enfants, en une complainte commune,

la plainte du cygne ailé, qui a traversé les océans.


Combien amérement il se lamentait d'avoir laissé

la terre fleurie, et d'avoir gagné la haute mer!


Il se disait: «Malheureux oiselet que je suis, hélas
que faire, misérable?

Épuisé, je ne pourrai prendre appui sur mes plumes


d'ici, sur l'onde aux gouttes étincelantes.
Me voilà secoué par les eaux, ballotté de-ci de-là par
la tourmente, perdu loin de chez moi.

Enfermé entre les hautes crétes des lames, je bats des


ailes en gémissant, je vois la mort autour de moi,
incapable de m'élever vers le ciel.
J'aperçois les algues plantureuses qui nourrissent les
poissons, mais je ne puis aller chercher cette nour-
riture excellente dans le gouffre des eaux profondes.
50 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Ortus, occasus, plage poli, Sufflagitate Oriona,


administrate lucida sidera! effugitantes nubes
[occiduas ! »

Dum hec cogitaret tacita, Oppitulata afflamine


venit rutila cepit virium
adminicula aurora. recuperare fortia.

Ovatizans hilarata
jam agebatur ac jucundata
inter alta nimis facta,
et consueta nubium penetrebatur marium
sidera, flumina.

Dulcimode cantitans Concurrite omnia


volitavit ad amena alitum et conclamate
arida. agmina:

Regi magno sit gloria!

Séquence, 1X? siècle.

6. Virgines caste

Virgines caste,
virginis summe
decus precinentes

ceteras quoque
condignas laude
post hanc venerantes,
Le chant de l'homme devant Dieu 51

Orient, occident, horizons du ciel, faites apparaitre


les claires étoiles,
dégagez Orion, mettez en fuite les nuages du cou-
chant! »

Il pensait cela sans mot dire, et voici que vint l'au-


rore éblouissante à son secours.
Avec l'aide de la brise du matin, il commença à
retrouver ses forces.

Et le voilà, triomphant, qui s'éléve à travers les


hautes étoiles et les nuages, sa patrie.
Rendu au comble de la joie et du bonheur, il traverse
les courants des océans.

Chantant doucement, il s'envola vers la terre ferme,


le séjour de délices.
Accourez tous, troupes d'oiseaux, ;exclamez-vous
ensemble:

Gloire au supréme roi!

Godman, n? 59, p. 322; Norberg, Manuel pratique, p. 175.

6. Pour la féte des saintes vierges

Que les chastes vierges


qui chantent l'honneur
de la plus haute Vierge

et vénérent aprés elle


toutes les autres vierges
dignes aussi d'étre louées,
50 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

psalmis et imnis,
canticis dignis
sibi colloquentes,

solvant in istis
debite laudis
hostias sollemnes.

Hec est adextrix


assistens regis,
illa regina,

juncta latere
sola cum rege
procedit ipsa,

aurata veste x
varietate
circumamicta.

Tanquam dominam
sequitur ipsam
queque beata.

Post eam adducte


virgines devote
regi sunt oblate,
Christo consecrate ;

talis erat Thecla,


Agnes et Lucia,
Agathes et multa
virginum caterva.

Filie Tyri,
munera ferentes
Le chant de l'homme devant Dieu 53

s'adressant à elle
par des psaumes et des cantiques,
des chants dignes d'elle,

lui rendent par ces chants


l'offrande solennelle
de l'honneur qui lui est dû.

C'est elle qui se tient


à la droite du roi,
c'est elle la reine,

prés de son cóté,


seule avec le roi,
elle qui s'avance,

tout enveloppée
d'un manteau doré
et tout chamarré.

Comme à leur Dame


toutes les saintes
lui font cortège.

Venant à sa suite
les vierges vouées
sont offertes au roi,
au Christ consacrées:

telles furent Thècle,


Agnès et Lucie,
Agathe et tant d’autres,
troupeau virginal.

Les filles de Tyr,


portant des présents,
54 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

et in his regis
vultum deprecantes,

hostias cunctis
habent puriores,

corpore munde,
corde sanctiores.

Holocaustum domino
offerunt ex integro
virgines carne,
integre mente,
immortalem sponsum
eligentes Christum.

O felices nuptie, E
quibus nulle macule,
nulli dolores
partus sunt graves,
nec pelex timenda,
nec nutrix molesta.

Lectulos harum
Christo vacantes
angeli vallent
custodientes :
ne quis incestus
temeret illas,
ensibus strictis
arcent immundos.

Dormit in istis
Christus cum illis:
felix hic somnus,
requies dulcis,
quo, cum fovetur
Le chant de l'homme devant Dieu 95

implorent par eux


la faveur royale.

Les victimes qu'elles offrent


sont de toutes les plus pures,

immaculées de corps,
de cceur plus saintes encore.

Elles offrent au Seigneur


un sacrifice total,
vierges en leur chair,
intégres en esprit,
en choisissant pour époux
immortel le Christ.

Bienheureuses noces,
oü il n'est point de souillure,
point de ces terribles
douleurs de l'enfantement,
pas de belle-mére à craindre,
pas de nourrice pénible.

Les anges protégent


les lits de ces vierges,
vides pour le Christ,
et font bonne garde:
pour que nul inceste
ne les profane,
de leur glaive nu
ils écartent les infámes.

Le Christ dans ces lits


s'endort avec elles:
heureux ce sommeil
et doux ce repos,
où la vierge fidèle
56 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

virgo fidelis
inter amplexus
sponsi celestis,

dextera sponsi
sponsa complexa,
capiti leva
dormit submissa :
pervigil corde
corpore dormit
et sponsi grato
sinu quiescit.

Approbans somnum
sponsus beatum,
inquietari
prohibet illam:
« Ne suscitetis,
inquit, dilectam, x
dum ipsa volet,
ita quietam. »

Hic ecclesiastici
flos est ille germinis,
tam rosis quam liliis
multiplex innumeris,
quorum est flagrantiis
ager sponsi nobilis
naribus et oculis
eque delectabilis.

Ornate tam bissina


veste quam purpurea,
leva tenent lilia,
rosas habent dextera,
et, corona gemina
redimite capita,
agni sine macula
percurrunt itinera.
Le chant de l'homme devant Dieu 57

étant à l'abri
entre les deux bras
de l'époux céleste,

le bras droit de l'époux


entourant l'épouse,
l'autre sous sa téte,
elle dort soumise:
son cceur veille,
son corps sommeille,
elle repose sur le sein
chéri de l'époux.

Comme il apprécie
cet heureux sommeil,
l'époux interdit
qu'on la réveille:
« Ne dérangez pas,
dit-il, mon aimée, D
tant qu'elle le veut,
ainsi apaisée. »

C'est cela la fleur


de la plante qu'est l'Eglise,
plante aux tiges innombrables,
tant roses que lys,
et par leur éclat
le noble champ de l'époux
est tout aussi délectable
à l'odorat qu'à la vue.

Embellies d'habits
tant de lin que de pourpre,
dans la main gauche des lys,
dans la droite des roses,
la téte ennoblie
d'une double couronne,
elles suivent les voies
de l'agneau sans tache.
58 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

His quoque floribus


semper recentibus
sanctorum intexta
capitum sunt serta.

His agnus pascitur


atque reficitur,
hi flores electa
sunt illius esca.

Hic, choro talium


vallatus agminum,
hortorum amena
discurrit hac illac,

qui non comprehensus


ab his, nunc elapsus
quadam quasi fuga
petulans exultat.

Crebro saltus
dat hic agnus,
inter illas discurrendo,

et cum ipsis
requiescit
fervore meridiano.

In earum pectore
cubat in meridie,

inter mammas virginum


collocat cubiculum.

Virgo quippe
cum sit ipse
virgineque matre natus,
Le chant de l'homme devant Dieu 59

C'est aussi de ces fleurs


toujours fraîches
que sont serties les couronnes
de leurs saintes tétes.

De ces fleurs aussi l'Agneau


tire sa páture,
elles sont, choisie entre toutes,
sa nourriture.

Et lui, entouré par la troupe


de pareille armée,
parcourt cà et là les plaisirs
de ce jardin de fleurs,

et, sans étre retenu


par elles, parfois leur échappe
en une sorte de fuite E
bondissante et capricieuse.

Sans cesse il bondit,


cet Agneau,
en folátrant parmi elles,

et avec elles
prend son repos
dans la chaleur de midi.

Sur leur poitrine


il se couche en plein midi,

entre les seins de ces vierges


il se niche à l'abri.

Et comme il est
lui-même vierge
et né d'une mére vierge,
60 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

virginales
super omnes
amat et querit amplexus.

Somnus illi placidus


in castis est sinibus,

ne qua forte macula


sua fedet vellera.

Hoc attende canticum,


devotarum virginum
insigne collegium,

quo nostra devotio


majore se studio *
templum ornet Domino.
Amen.

Séquence tardive, sous forme de lai lyrique. Fin xr? siècle.

7. GOTTSCHALK D'ORBAIS

Ut quid jubes, pusiole,


quare mandas, filiole,
carmen dulce me cantare,
cum sim longe exul valde
Le chant de l'homme devant Dieu 61

i] aime et recherche
plus que les autres
les caresses virginales.

Son sommeil est paisible


sur les seins si chastes,

pour qu'aucune tache


ne vienne souiller sa toison.

Ecoute ce chant,
sainte communauté
des vierges consacrées,

pour que notre dévotion


ait encore plus d'ardeur 4
à embellir le temple du Seigneur.
Amen.

Sources: Le Cantique, 6, 7 parle de soixante reines et quatre-


vingts concubines - 8, 3: «son bras gauche est sous ma tête.»
- L'Apocalypse, 14, 4 parle de 144 000 hommes vierges ser-
vants de l'Agneau. Saint Cyprien, De habitu virginum, parle
des anges qui servent militairement pour les vierges.
Éd. P. Dronke dans Lateinische Dichtungen des X. und XI.
Jhdts : Festgabe W. Bulst, Heidelberg, 1981, p. 93-96.

7. Ut quid jubes

Pourquoi vouloir, mon tout petit,


me demander, enfant chéri,
de chanter un chant de douceur,
quand je suis loin, tant exilé
62 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

intra mare?
O cur jubes canere?

Magis mihi, miserule,


flere libet, puerule,
plus plorare quam cantare
carmen tale jubes quale,
amor care.
O cur jubes canere?

Mallem scias, pusillule,


ut velles tu, fratercule,
pio corde condolere
mihi atque prona mente
conlugere.
O cur jubes canere?

Scis, divine tyruncule,


scis, superne clientule, 4
hic diu me exulare,
multa die sive nocte
tolerare.
O cur jubes canere?

Scis captive plebicule


Israheli cognomine
preceptum in Babylone
decantare extra longe
fines Jude.
O cur jubes canere?

Non potuerunt utique,


nec debuerunt itaque
carmen dulce coram gente
aliene nostri terre
resonare*.
O cur jubes canere?
Le chant de l'homme devant Dieu 63

dans l'océan de douleur? .


Pourquoi me dire de chanter?

Il me faut bien plutót pleurer,


pauvre petit, mon pauvre enfant,
plutót sangloter que chanter
comme tu veux, toi que j'aime tant,
un pareil chant.
Pourquoi me dire de chanter?

Je préférerais, mon petit,


que ce soit toi, mon petit frére,
qui veuilles bien, d'un cœur aimant
et de tout ton attachement,
sur moi gémir et lamenter.
Pourquoi me dire de chanter?

Tu le sais, apprenti de Dieu,


tu sais, petit client des cieux, ^
que je suis en exil ici
de longtemps, de jour et de nuit,
en grand tourment.
Pourquoi me dire de chanter?

Tu sais qu'au peuple prisonnier


du nom d'Israél dénommé
il fut ordonné de chanter
à Babylone, là-bas si loin
de la Judée!
Pourquoi me dire de chanter?

Mais méme ainsi ils n'ont pas pu


leur obéir, ils n'ont pas dà
faire entendre un chant de douceur
devant le peuple d'une terre
étrangère*.
Pourquoi me dire de chanter?

* Allusion au psaume 136: les Hébreux emmenés captifs à Baby-


lone ne veulent pas chanter pour leurs vainqueurs.
64 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Sed quia vis omnimode,


osodalis egregie,
canam patri filioque
simul atque procedente
ex utroque.
Hoc cano ultronee.

«Benedictus es, domine, .


pater, nate, paraclite,
deus trine, deus une,
deus summe, . deus pie,
deus juste. »
Hoc cano spontanee.

«Exulego diuscule
hoc in mari sum, domine,
annos nempe duos fere
nosti fore, sed jam jamque
miserere.
Hoc rogo humillime.

Plenus enim facinore


egosum,o rex optime,
pleniorem secte vere
pietatem novi esse
fateorque.
Hoc credo firmissime.

Propterea, piissime,
miserere jam, domine,
pietatis, rector clare,
famulique, rex eterne,
memorare.
Prono posco pectore.

Reduc me velocissime,
o ductor clementissime.
Nolo hic me |magis esse,
pater sancte, flatus alme
Le chant de l'homme devant Dieu 65

Mais puisque c'est ta volonté,


ó mon compagnon distingué.
je chanterai au Pére, au Fils
et à Celui-là qui procéde
de tous les deux.
Cela je chante volontiers.

« Tu es béni, seigneur,
Pére, Fils et Protecteur,
Dieu triple, Dieu unique,
Dieu de grandeur, Dieu de bonté,
Dieu de justice. »
Cela je chante volontiers.

«Je suis exilé de longtemps,


Seigneur, parmi cet océan:
voilà bientót presque deux ans,
oui tu le sais, mais désormais
sois clément:
c'est ce que j'implore humblement.

Je suis tout rempli de péché,


ó roi de magnanimité,
et je sais, je reconnais
que la piété de tes élus
est bien plus pure.
Je crois cela trés fermement.

C'est pourquoi, ó Dieu de douceur,


aie pitié de moi, Seigneur,
roi éternel, roi de splendeur,
rappelle-toi ton serviteur
et ta douceur:
je t'implore du fond du cœur.

Raméne-moi trés vite à toi,


ó guide trés compatissant.
Je ne veux pas rester ici,
Pére saint, bienfaisant Esprit
66 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

veridice.
Hoc rogo precipue.

Interim cum pusione


situs hac in regione,
psallam ore, psallam corde,
psallam die, psallam nocte
carmen dulce
tibi, rex piissime. » :

2 (4p + 4 pp}, 2 (4 p + 4p)


4p, 7 pp, rimé
en -e.
Vers 825. Moine oblat à Fulda, le Saxon Gottschalk eut de
longs et amers démélés avec ses supérieurs sur des points dis-
ciplinaires et théologiques (la prédestination), ce qui lui valut,
aprés de longues luttes, de finir ses jours en prison.

8. MARBODE

Cum recordor quanta cura


sum sectatus peritura
et quam dura sub censura
mors exercet sua jura,

in interiori meo,
quod est patens soli Deo,
dans rugitum sicut leo
pro peccatis meis fleo.

Cum recordor transiturum


me per mortis iter durum
et quid de me sit futurum
post examen illud purum,

mentis anxius tumultu,


que virtutum caret cultu,
tristi corde, tristi vultu,
preces fundo cum singultu.
Le chant de l'homme devant Dieu 67

de vérité,
c'est ce que j'implore instamment.
» B» *

Entre-temps, avec mon petit,


dans cette région d'attente,
je dirai de bouche et de cœur,
je dirai de jour et de nuit
un chant de douceur
pour toi, trés bienfaisant Seigneur. »

Godman, n? 33, p. 228.

8. Cum recordor quanta cura

Quand je me rappelle le mal que j'ai pris


à chercher ce qui doit périr,
et sous quelle dure loi
la mort exerce ses droits,

dans le plus secret de mon áme


qui n'est visible qu'à Dieu seul,
en rugissant comme un lion
sur mes péchés je fonds en larmes.

Quand je me rappelle qu'il faut passer


par le dur chemin de la mort,
et tout ce qui va m'arriver
aprés l'inflexible pesée,

angoissé par les remous de mon âme


inaccoutumée aux vertus,
triste de cœur et de visage,
je méle priére et sanglots.
68 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

Cum singultu preces fundo,


flecto genus, pectus tundo,
ore loquens tremebundo
ad te clamans de profundo.

Jesu Christe, fili Dei,


consubstantialis ei,
factor noctis et diei, :
quero, miserere mei.

Per parentis prime morsum


lapsi sumus huc deorsum,
gravant nobis culpe dorsum
quas commisimus seorsum.

Per secundam genetricem,


seculi reparatricem,
veterem converte vicem,
corpus lavans atque psychen.

Sit laus Christo, nostro Patri,


sit laus sue sancte Matri,
qui nos tueantur atri
a suppliciis barathri.

4 (8 p), rimé aaaa.


Marbode d'Angers, évéque de Rennes, mort en 1120, jouissait
d'une grande célébrité comme poéte métrique et rythmique.

9. Iste mundus furibundus

Iste mundus furibundus falsa prestat gaudia,


quia fluunt et decurrunt ceu campi lilia.
Le chant de l'homme devant Dieu 69

Je méle sanglots et priéres,


à genoux, me frappant le cœur,
ma bouche tremble quand je parle,
criant vers toi des profondeurs.

Jésus Christ, toi fils de Dieu


et consubstantiel à lui,
toi qui fis le jour et la nuit,
aie pitié de moi, je t'en prie.

Un coup de dents de notre premiére mére


nous a faits tomber ici-bas,
et nous portons sur nos-épaules
chacun nos fautes personnelles.

Or par notre seconde Mére,


celle qui rachète ce siècle,
restaure notre ancien état z
en nous lavant le corps et l'âme.

Louange au Christ, à notre Pére,


louange à sa trés sainte Mére,
qu'ils nous protégent des tourments
de l'abime ténébreux.

Raby, p. 210.

Cet univers tout de fureur ne donne que fausses


joies,
car elles passent et se défont comme les lys dans
les champs.
70 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Laus mundana, vita vana vera tollit premia,


nam impellit et submergit animas in tartara.
Lex carnalis et mortalis valde transitoria
fugit, transit velut umbra, que non est corporea.
Quod videmus veltenemus in presenti patria,
dimittemus et perdemus quasi quercus folia.
Fugiamus, contemnamus hujus vite dulcia,
ne perdamus in futuro pretiosa munera!
Conteramus, confringamus carnis desideria,
ut cum justis etelectis in celesti gloria
gratulari mereamur per eterna secula!

4 p 4 p + 7 pp. Rimé aab ccb ddb... avec irrégularités.

10. PHILIPPE LE CHANCELIER

Ad cor tuum revertere,


condicionis misere
homo! cur spernis vivere?
Cur dedicas te vitiis?
Cur indulges malitiis?
Cur excessus non corrigis
nec gressus tuos dirigis
in semitis justitie,
sed contra te cotidie
iram Dei exasperas?
In te succidi metue
radices ficus fatue,
cum fructus nullos afferas!
Le chant de l'homme devant Dieu 14

Louange mondaine, existence vaine ôtent les vraies


récompenses,
car elles poussent et engouffrent les âmes dans les
enfers.
La loi charnelle, loi mortelle et tout à fait passagère
passe et s'enfuit, ombre qui fuit et n'a rien de maté-
riel.
Ce que nous voyons, ce que nous tenons dans notre
patrie présente
nous le perdrons et quitterons comme des feuilles
mouvantes.
Aussi fuyons et méprisons les douceurs de cette vie
pour ne pas perdre à l'avenir d'autrement précieux
bienfaits.
Macérons-nous et SOGAR les appétits de la
chair
pour mériter d'étre accueillis parmi la gloire céleste
avec les justes et les élus pour l'éternité des siècles.
#

Carmina burana 24.

10. Ad cor tuum revertere

Reviens à toi et à ton coeur,


homme à condition de misére!
Pourquoi négliges-tu de vivre,
pourquoi t'adonnes-tu aux vices?
Pourquoi te complais-tu au mal?
Pourquoi rester dans tes excés
sans vouloir diriger tes pas
sur les voies de la justice?
mais chaque jour tu exaspéres
le courroux de Dieu contre toi.
Tremble donc qu'il n'arrache en toi
la souche du figuier stérile,
toi qui ne portes pas de fruit!
72 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

O condicio misera!
Considera.
quam aspera
sit hec vita, mors altera,
que sic immutat statum!
Cur non purgas reatum
sine mora,
cum sit hora
tibi mortis incognita?
et in vita
caritas que non proficit
prorsus aret et deficit
nec efficit
beatum.

Si vocatus ad nuptias
advenias
sine veste nuptiali, x
a curia regali
expelleris,
et obviam si veneris
Sponso lampade vacua,
es quasi virgo fatua.

Ergo vide ne dormias,


sed vigilans aperias
Domino, cum pulsaverit.
Beatus, quem invenerit
vigilantem cum venerit!

Philippe, chancelier de l'école de Notre-Dame de Paris (mort


en 1236), est l'auteur de sermons, de traités théologiques, et de
poèmes religieux, souvent en l'honneur de la Vierge, et sati-
riques.
Voir n° 37 et 38.
Le chant de l'homme devant Dieu 73

Ó condition de misére!
Considére
combien amére
est cette vie, autre mort
qui change ainsi notre sort!
Pourquoi ne pas purger ta faute
sans nul délai,
puisque l'heure
de la mort t'est inconnue,
puisqu'en cette vie
la charité qui ne progresse pas
du coup régresse et disparaît
et ne te rend pas
bienheureux.

Si lorsqu'on t'invite à des noces


tu y vas
sans l'habit nuptial, >
on te chassera
de la cour royale,
et si tu vas à la rencontre
de l'Epoux sans huile à ta lampe,
tu n'es qu'une vierge folle.

Veille donc à ne pas dormir,


mais reste éveillé pour ouvrir
au Seigneur, quand il frappera.
Heureux celui qu'il trouvera
vigilant quand il reviendra!

Str. 1 - le figuier stérile: Mt. 3,10.


Str. 3 — la robe de fête:Mt. 22, 1-14; les vierges folles: Mt. 25, 2.
Carmina burana 26.
74 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

11. BRUNO DE SEGNI (?)

Quis est hic qui pulsat ad ostium,


noctis rumpens somnium ?
Me vocat: «O virginum pulcherrima,
soror, conjux, gemma splendidissima,
cito surgens aperi, dulcissima! .

Ego sum summi regis filius,


primus et novissimus,
qui de celis in has veni tenebras
liberare captivorum animas,
passus mortem et multas injurias. »

Mox ego dereliqui lectulum,


cucurri ad pessulum,
ut dilecto tota domus pateat »

et mens mea plenissime videat


quem videre maxime desiderat.

At ille jam inde transierat,


ostium reliquerat.
Quid ergo, miserrima, quid facerem ?
Lacrimando sum secuta juvenem
manus cujus plasmaverunt hominem.

Vigiles urbis invenerunt me,


exspoliaverunt me,
abstulerunt et dederunt pallium,
cantaverunt mihi novum canticum
quo in regis inducar palatium.

10 pp, 7 pp, 3 (11 pp) rimé aabbb.


Fin xI° ou début xii*. Longtemps attribué à saint Pierre Damien,
il l’est à présent à Bruno de Segni (cf. Medium Aevum 39, 1970,
p. 170), attribution encore controversée mais acceptée par
J. Szóverffy (A Concise History of Latin Hymnody, p. 66).
Le chant de l'homme devant Dieu

11. Quis est hic qui pulsat?

Qui est-ce qui frappe à la porte,


rompant le sommeil de la nuit?
Il m'appelle: «O toi la plus belle de toutes,
ma soeur, mon épouse, ma perle entre toutes,
léve-toi vite, ouvre, ma toute douce.

Je suis le fils du roi des rois,


commencement et fin de toutes choses,
venu des cieux dans les ténébres d'ici-bas
pour libérer les âmes prisonnières
en souffrant la mort et bien des tourments. »

Aussitót j'ai abandonné ma couche,


j'ai couru tirer le verrou,
pour que toute ma demeure s'ouvre à l'aimé
et que mon esprit puisse voir pleinement
celui qu'elle désire voir ardemment.

Mais il était déjà passé,


il n'était pas resté à ma porte.
Que faire alors, malheureuse, que faire?
En pleurant, j'ai suivi celui
dont les mains ont façonné l'homme.

Les gardes de la ville m'ont trouvée,


ils m'ont déshabillée,
ils ont remplacé par un autre mon manteau,
ils m'ont chanté un cantique nouveau
pour me conduire au palais du roi.

Inspiré du Cantique 5, 2.
Raby n? 115, p. 158.
76 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

12. ABÉLARD

In montibus hic saliens


venit colles transsiliens,
sponsam vocat
de montis vertice :
Surge, soror,
et me jam sequere.

Ad paternum palatium,
ad patris scandens solium,
sponse clamat:
Dilecta, propera,
sede mecum
in patris dextera.

Omnis turba te civium, E


te regnum manet patrium,
tue tota
cum patre curia
presentie
requirit gaudia.

Que regis sponse congruant,


que regine conveniant,
hic intextas
ex auro cyclades
cum purpuris
gemmatis indues.

Sit Christo summo gloria,


qui scandens super sidera
cum Spiritu,
cum Patre supera
Deus unus
regit et infera.
Le chant de l'homme devant Dieu 77

12. Hymne pour l'Ascension, à prime

Bondissant dans les montagnes,


il vient, sautant les collines,
du haut des monts
il appelle sa fiancée:
« Léve-toi, ma sceur,
et viens avec mol.»

Tout en montant au palais paternel,


vers le siége oü tróne son pére,
il crie à sa fiancée:
« Vite, ma bien-aimée,
assieds-toi avec moi
à la droite du Pére.

C'est toi qu'attend la foule ^


et le royaume paternel,
toute la cour
avec mon pére
requiert la joie
de ta présence.

Ce qui convient à l'épouse d'un roi,


ce qui est bon pour une reine,
robes à traîne tissée d'or,
habits de pourpre
et de joyaux,
ici tu les revêtiras. »

Au Christ très haut soit toute gloire


qui montant au-delà des astres,
avec l'Esprit,
avec le Père,
dieu unique, gouverne
les cieux et les enfers.
78 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

2 (8 pp), 2 (4 p * 6 pp), rimé aabb.


Pierre Abélard (1079-1143) estle professeur de logique et de
théologie le plus marquant de son siécle. Vers 1138-1140, il
compose tout un recueil d'hymnes pour les religieuses du
Paraclet, que dirige sa femme Héloise.

13. ABÉLARD

In festo Innocentum, ad laudes

Est in Rama
vox audita
Rachel flentis
super natos
interfectos
ejulantis.

Lacerata
jacent membra
parvulorum,
et tam lacte
quam cruore
rigant humum.

His incumbens
orba parens
ejulando
recollecta
fovet frusta
sinu pio.

Tundit pectus,
scindit sinus
cecus furor,
quem maternus
et humanus
facit amor.
Le chant de l'homme devant Dieu 79

Théme: Cant. 2, 8-9.


Ed. J. Szóverffy, Hymnarius Paraclitensis, n? 62, p. 133.

13. Hymne
pour la féte des Innocents, à laudes

Dans Rama résonne une voix: c'est celle de Rachel


qui pleure, qui se lamente sur ses enfants massacrés.

Déchiquetés gisent à terre les membres des nouveau-


nés. Ils trempent le sol de lait autant que de sang.

Penchée sur eux, la mère désertée, en hurlant,


réchauffe sur son cœur aimant les fragments qu'elle
a rassemblés.

Elle se frappe la poitrine, se déchire le cœur, en une


rage aveugle, causée par l'amour, l'amour maternel,
l'amour naturel.
80 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Interfecti
sunt inviti
sed pro vita:
meritorum
fuit nullum,
merces multa.

Merces ipsa
fuit vita,
quam et ipsi
moriendo,
non loquendo,
sunt confessi.

6 (4 p), rimé aabccb.

HILDEGARDE DE BINGEN

14. Antiphona

O cohors militie floris virge non spinate,


tu sonus orbis terre, circuiens
regiones insanorum sensuum,
epulantium cum porcis,
quos expugnasti per infusum adjutorem,
ponentem radices in tabernacula
pleni operis Verbi Patris.

Tu etiam nobilis es gens Salvatoris,


intrans viam regenerationis aque
per Agnum, qui te misit in gladio
inter sevissimos canes,
qui suam gloriam destruxerunt
in operibus digitorum suorum,
statuentes non manufactum
Le chant de l'homme devant Dieu 81

Ils ont
D
été tués, malgré FAReux, mais^ pour que7, vive la vie.
Ils n'y ont eu aucun mérite, mais quelle récompense!

Car la récompense, ce fut la Vie, qu'eux-mémes, en


mourant — non en parlant - ont proclamée.
Théme: Mt. 2, 18.
Ed. J. Szóverffy, Hymnarius Paraclitensis, n° 104, p. 216.

14. Antienne pour les Apótres

Ó troupe de l'armée de la Fleur de la tige sans épine,


tu es le chant du monde, toi qui parcours
l'empire des sens déréglés,
de ceux qui font bombance avec les porcs,
que tu as vaincus gráce à l'aide versée en toi
de Celui qui assure ses racines dans le tabernacle
de l'oeuvre du Verbe du Pére en sa plénitude.

Tu es le peuple noble du Sauveur,


toi qui t'avances dans la voie de la renaissance par l'eau
gráce à l'Agneau, qui t'a envoyé sous la loi du glaive
parmi les chiens enragés,
ceux qui ont détruit leur propre gloire
par les ceuvres de leurs propres mains,
en cherchant à mettre Celui qu'aucune main n'a fait
82 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

in subjectionem manuum suarum,


in qua non invenerunt eum.

HILDEGARDE DE BINGEN

15. Responsorium

Rex noster promptus est


suscipere sanguinem Innocentum.
Unde Angeli concinunt et in laudibus sonant.
sed nubes super eundem sanguinem
plangunt.
Tyrannus autem in gravi somno mortis
propter malitiam suam suffocatus est,
sed nubes super eundem sanguinem ,
plangunt.
Gloria Patri et Filio et Spiritui sancto.
Sed nubes super eundem sanguinem
plangunt.

HILDEGARDE DE BINGEN

16. Antiphona

Caritas abundat in omnia


de imis excellentissima super sidera,
atque amantissima in omnia,
quia summo Regi
osculum pacis dedit.
Le chant de l'homme devant Dieu 83

dans la sujétion de leurs propres mains:


ils ne l'y ont pas trouvé!

15. Répons
pour la féte des Innocents

Notre Roi est prét


à faire monter à lui le sang des Innocents.
Aussi les chœurs des anges résonnent de leurs louanges,
mais les nuages sur le sang innocent
pleurent.
Quant au tyran, dans le profond sommeil de la mort
il est englouti pour le mal qui est en lui,
mais les nuages sur le sang innocent
pleurent. /
Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit.
Mais les nuages sur le sang innocent
pleurent.

16. Antienne

La Charité inonde l'univers,


des profondeurs s'étendant à l'infini jusqu'au-delà
des étoiles,
aimante à l'extréme envers l'univers,
.parce qu'au roi supréme
elle a donné le baiser de paix.

14, 15 et 16: Hildegard, Lieder, éd. P. Barth, I. Ritscher,


J. Schmidt-Goerg, Salzbourg, 1969, n? 24, p. 238, n? 42, p. 262,
192716:*p.228:
84 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

17. Tandem audite me

Tandem audite me,


Sionis filie!
egram respicite,
dilecto dicite:
amore vulneror, s
amore funeror.

Fulcite floribus
fessam languoribus,
stipate citreis
et melis aureis :
nimis edacibus
liquesco facibus.

Huc odoriferos,
huc soporiferos
ramos depromite,
rogos compromite,
ut phenix moriar!
in flammis oriar...

An amor dolor sit,


an dolor amor sit,
utrumque nescio.
Hoc unum sentio:
jucundus dolor est,
si dolor amor est.

Quid, amor, crucias?


Aufer inducias,
lentus tyrannus es,
momentum annus est,
tam tarda funera
tua sunt vulnera.
Le chant de l'homme devant Dieu 85

Ó filles de Sion,
écoutez-moi enfin!
Regardez mon état,
dites à Celui que j'aime:
je suis blessée d'amour
et je me meurs d'amour.

Recouvrez-moi de fleurs,
je m'éteins de langueur,
couvrez-moi de citrons
et de pommes dorées:
je me consume et fonds
sous des feux trop voraces.

Posez ici des branches,


des branches odorantes,
porteuses de sommeil,
faites-en un bücher,
mourant telle un phénix,
je naîtrai dans les flammes...

Si l'amour est douleur


ou la douleur amour,
je ne sais lequel c'est,
mais je sens qu'en tout cas
la douleur est bonheur
si douleur est amour.

Pourquoi tant de tourments,


Amour ? va donc plus vite,
tu es un lent tyran:
un an n'est qu'un moment,
si tard, si longuement
l'on meurt de tes blessures.
86 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Jam vite stamina


rumpe, o anima!
ignis ascendere
gestit, et tendere
ad celi atria:
hec mea patria!

6 (6 pp), rimé aabbcc.


XII? siècle.

18. Quid, tyranne, quid minaris

Quid, tyranne, quid minaris ?


Quid usquam penarum est?
Quicquid tamen machinaris*
hoc amanti parum est.

Dulce mihi cruciari,


parva vis doloris est;
malo mori quam fedari,
major vis amoris est.

Para rogos, quamvis truces,


et quicquid tormenti est,
adde feras, adde cruces:
nihil adhuc amanti est.

Dulce mihi cruciari,


parva vis doloris est;
malo mori quam fedari,
major vis amoris est.

Nimis blandus dolor ille!


Una mors quam brevis est!
Cruciatus amo mille,
omnis pena levis est.
Le chant de l'homme devant Dieu 87

Mon âme, brise enfin


les chaines de la vie!
Le feu qui me consume
veut monter, veut partir
vers les séjours du ciel:
c'est là qu'est ma patrie!
Raby, Christian Poetry..., p. 331.

18. Hymne pour un martyr

Tyran, pourquoi tant menacer,


jusqu'où accumuler les peines?
Tout ce que tu peux inventer :
est peu de chose pour qui aime.

Il m'est doux d’être torturé,


la douleur a peu de puissance:
mieux vaut mourir qu'être souillé,
l'amour a bien plus de puissance.

Va pour les bûchers, même horribles,


pour toutes sortes de supplices,
et puis les fauves, et puis les croix:
ce n'est toujours rien pour qui aime.

Il m'est doux d'étre torturé,


la douleur a peu de puissance:
mieux vaut mourir qu'être souillé,
l'amour a bien plus de présence.

Cette douleur est trop plaisante.


Que c'est court, une seule mort!
C'est mille tourments que j'espère
et toute peine m'est légère.
88 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Dulce mihi sauciari,


parva vis doloris est;
malo mori quam fedari,
major vis amoris est.

2 (8 p + 7 pp dont la finale est est).

19. GODEFROID DE SAINT-VICTOR

Planctus ante nescia,


planctu lassor anxia,
crucior dolore ;

orbat orbem radio,


me Judea filio,
gaudio, dulcore.

Fili, dulcor unice,


singulare gaudium,
matrem flentem respice
conferens solacium.

Pectus, mentem, lumina


tua torquent vulnera.
Que mater, que femina
tam felix, tam misera!

Flos florum, dux morum


venie vena,
quam gravis in clavis
est tibi pena.

Proh dolor, hinc color


effugit oris,
Le chant de l'homme devant Dieu 89

Il m'est doux d'étre déchiré,


la douleur a peu de puissance,
mieux vaut la mort que le péché,
l'amour a plus de violence.

L. Spitzmuller, Poésie latine..., p. 1178.

19. Plainte de la Vierge

Naguère ignorant les pleurs,


me voici brisée de plaintes,
crucifiée par la douleur.

Les Juifs ont privéla terre ^


de sa lumiére, moi de mon fils,
de ma joie, de mon bonheur.

Fils, mon unique douceur,


ma joie singulière,
regarde ta mère en pleurs
et soulage ma douleur.

Mon cœur, mon esprit, mes yeux


sont percés par tes blessures.
Peut-on trouver mère ou femme
plus heureuse et plus à plaindre?

Fleur des fleurs, guide des cœurs


source de miséricorde,
sous les clous que ta peine
est profonde.

Quel malheur, la couleur


quitte son visage,
90 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

hinc ruit, hinc fluit


unda cruoris.

O quam sero deditus,


quam cito me deseris,
o quam digne genitus,
quam abjecte moreris!

O quis amor corporis


tibi fecit spolia,
o quam dulcis pignoris
quam amara premia!

O pia gratia
sic morientis,
ozelus, o scelus,
invide gentis!

Ofera dextera
crucifigentis,
olenis in penis
mens patientis!

O verum eloquium
justi Simeonis!
Quem promisit gladium
sentio doloris.

Gemitus, suspiria
lacrimeque foris
vulneris indicia
sunt interioris.

Parcito proli,
mors, michi noli,
tunc michi soli
sola mederis.
Le chant de l'homme devant Dieu 91

delà roule, de là coule


un ruisseau de sang.

Toi qui fus tant attendu,


que tu m'abandonnes vite,
engendré si noblement,
que tu meurs ignoblement!

Oh quel grand amour a fait


de ton corps une dépouille?
Quelle récompense amére
d'un si tendre engagement!

Oh généreuse bonté
de qui peut mourir ainsi!
Jalousie criminelle
d'un peuple saisi d'envie! »

Oh main féroce
de qui enfonce les clous!
Oh douceur dans les supplices
de celui qui les supporte!

C'est la vérité qu'il a dit,


Siméon le juste!
Je sens, comme il l'a prédit,
le glaive de douleur.

Gémissements, soupirs et larmes


sont à l'extérieur
les visibles marques
de ma blessure intérieure.

Épargne mon enfant,


ó mort, mais pas moi:
ainsi seulement
tu peux me guérir.
92 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Morte, beate,
separer a te,
dummodo, nate,
non crucieris.

Quod crimen, que scelera


gens commisit effera!
Vincla, virgas, vulnera,
sputa, spinas, cetera
sine culpa patitur.

Nato, queso, parcite,


matrem crucifigite
aut in crucis stipite
nos simul affligite!
male solus moritur.

Reddite mestissime
corpus vel exanime,
ut sic minoratus
crescat cruciatus
osculis, amplexibus!

Utinam sic doleam


ut dolore peream,
nam plus est dolori
sine morte mori
quam perire citius.
(25
Le chant de l'homme devant Dieu 93

Que la mort, mon bien-aimé,


de toi me sépare,
pourvu que, mon fils,
tu évites ce supplice.

Quel crime, quel grand forfait


ont commis ces gens barbares!
Les liens, les coups, les blessures
et les épines, et les crachats,
il n'a rien mérité de cela.

Épargnez mon fils, par pitié,


et mettez sa mére en croix,
ou clouez-nous tous les deux
sur cet arbre de la croix:
c'est mal qu'il meure tout seul.
4

Rendez-moi, dans ma douleur,


son corps méme inanimé,
pour qu'ainsi diminué
mon tourment puisse s’accroître
à l'étreindre, à l'embrasser!

Puissé-je souffrir au point


de mourir de ma douleur,
car il est plus douloureux
de mourir sans en mourir
qu'en un instant d'en finir.
Carmina burana 14*; Ph. Delhaye, Le «Microcosmus» de
Godefroid de Saint-Victor, p. 252. Cf. H. Barré, «Le Planctus
Mariae attribué à saint Bernard», dans Revue d'ascétique et de
mystique, 1952, p. 245.
94 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

20. GAUTIER DE CHÁTILLON (?)

Amoris studio Jesum colueram


cujus remedio flevi quod feceram:
En crucifigitur cui me devoveram,
non mirum igitur si planctus exeram!

Transfixis pedibus — quos fletu laveram,


quos tersi crinibus, .ore lambueram,
non his ulterius hanc eddam operam.
Quid infelicius? .O me jam miseram!

Cruorem fluidum dant quinque vulnera.


O nefas orridum, o seva scelera!
Non dictat equitas, non lex, non ratio
Virtutum [puritas] ut ruat gladio.

8 x 6 pp, rimé ababcdcd.


Gautier de Chátillon, né à Lille vers 1135, fit partie de la chan-
cellerie de Henri II Plantagenét et jouit d'une grande réputa-
tion littéraire. Voir n° 22, 35, 36 et 52.

21. SAINT THOMAS D'AQUIN

Lauda, Sion, salvatorem,


lauda ducem et pastorem
in hymnis et canticis :
quantum potes, tantum aude,
quia major omni laude,
nec laudare sufficis.

Laudis thema specialis


panis vivus et vitalis
Le chant de l'homme devant Dieu 95

20. Plainte de Marie-Madeleine

J'avais aimé Jésus d'un amour passionné,


car par lui j'ai pleuré sur mon triste passé.
le voilà crucifié, à qui j'étais vouée,
il ne faut s'étonner si je suis affligée!

Ses pieds sont transpercés, que j'ai lavés de larmes,


séchés de mes cheveux, de mes lévres effleurés,
je ne leur rendrai plus ces dévoués services.
Quoi de plus malheureux ? Que je suis misérable!

Des riviéres de sang coulent de ses cinq plaies.


O sacrilége affreux, ó monstrueux forfait!
Ni justice, ni loi, ni raison n'exigeaient
que soit ainsi frappée la vertu absolue.

A. Wilmart, «Poèmes de Gautier de Châtillon dans un manus-


crit de Charleville», dans Revue Bénédictine 49, p. 157.

21. Séquence pour la féte


du Corpus Christi (Féte-Dieu)

Loue, Sion, ton sauveur,


loue ton guide et ton pasteur
par des hymnes et des cantiques;
ose tout ce que tu peux:
il dépasse toute louange,
tu ne peux le louer assez.

En théme spécial de louange


nous est proposé aujourd'hui
96 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

hodie proponitur,
quem in sacre mensa cene
turbe fratrum duodene
datum non ambigitur.

Sit laus plena, sit sonora,


sit jucunda, sit decora
mentis jubilatio:
dies enim sollemnis agitur,
in qua mense prima recolitur
hujus institutio.

In hac mensa novi regis


novum pascha nove legis
phase vetus terminat ;
vetustatem novitas,
umbram fugat veritas,
noctem lux eliminat.

Quod in cena Christus gessit,


faciendum hoc expressit
in sui memoriam ;
docti sacris institutis,
panem, vinum in salutis
consecramus hostiam.

Dogma datur christianis


quod in carnem transit panis
et vinum in sanguinem.
Quod non capis, quod non vides,
animosa firmat fides
preter rerum ordinem.

Sub diversis speciebus,


signis tantum et non rebus,
latent res eximie:
caro cibus, sanguis potus,
manet tamen Christus totus
sub utraque specie.
Le chant de l'homme devant Dieu 97

le pain vivant, le pain de vie,


qui à la table de la sainte Céne
fut donné, à n'en pas douter,
à la troupe des douze frères.

Que la louange soit pleine et sonore,


que soit joyeuse et honorable
la jubilation de notre áme,
car c'est jour de trés grande féte,
oü l'on célébre la premiére
institution de cette Table.

À cette table du nouveau roi,


la nouvelle páque de la nouvelle loi
termine l'ancienne période;
le nouveau abolit l'ancien
et la vérité les ténèbres,
la lumière chasse la nuit. ,

Ce que fit le Christ à la Céne,


il fit savoir qu'il nous fallait
le faire en mémoire de lui.
Instruits par ses saintes paroles,
nous consacrons le pain, le vin
en offrande de salut.

Ce dogme est donné aux chrétiens


que le pain se transforme en chair,
le vin est changé en sang.
Ce qu'on ne voit ni ne comprend,
la foi l'affirme avec constance,
contre l'ordre naturel.

Sous les diverses espéces,


qui ne sont que signe et non réalité,
se cachent des choses sublimes;
la nourriture est chair, la boisson sang,
et le Christ tout entier pourtant
demeure sous les deux espéces.
98 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

À sumente non concisus,


non confractus, non divisus,
integer accipitur;
sumit unus, sumunt mille,
quantum isti, tantum ille,
nec sumptus consumitur.

Sumunt boni, sumunt mali,


sorte tamen inequali
vite vel interitus :
mors est malis, vita bonis.
Vide paris sumptionis
quam sit dispar exitus!

Fracto demum Sacramento,


ne vacilles, sed memento
tantum esse sub fragmenta
quantum toto tegitur:
nulla rei fit scissura,
signi tantum fit fractura,
qua nec status nec statura
signati minuitur.

Ecce panis angelorum


factus cibus viatorum,
vere panis filiorum,
non mittendus canibus:
in figuris presignatur,
cum Isaac immolatur,
agnus pasche deputatur,
datur manna patribus.

Bone pastor, panis vere,


Jesu, nostri miserere,
tu nos pasce, nos tuere,
tu nos bona fac videre
in terra viventium.
Tu qui cuncta scis et vales,
Le chant de l'homme devant Dieu

Par qui communie il n'est pas coupé,


il n'est brisé ni divisé,
il est reçu en son entier;
que l'un le prenne ou bien cent mille,
les uns ont tout autant que l'autre,
en prendre ne l'amoindrit pas.

Les bons, les méchants le consomment,


mais pour un sort fort différent,
pour leur vie ou bien pour leur perte:
mort aux méchants, vie pour les bons,
vois comme inégale est l'issue
d'une méme communion.

Lorsque l'hostie est fractionnée,


ne tremble pas, mais souviens-toi
qu'il y a, dans chaque fragment,
invisible, autant que dans tout.
La chose en soi n'est pas atteinte,
le signe seul est fragmenté,
mais ni l'état ni la stature
du signifié n'est diminué.

Voilà que le pain des anges


devient l'aliment des passants,
or c'est bien le pain des enfants,
à ne pas jeter aux chiens.
C'est lui qui est préfiguré
quand Isaac est sacrifié
et l'agneau pascal partagé,
quand la manne est donnée aux Péres.

Ó bon pasteur, pain véritable,


Jésus, aie pitié de nous,
fais-nous paitre, protége-nous,
fais-nous voir ce qui nous est bon
en cette terre des vivants.
Toi qui sais tout et qui peux tout,
100 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

qui nos pascis hic mortales,


tu nos ibi commensales,
coheredes et sodales
fac sanctorum civium.

2 (20u 30u 4 x 8 p, 7 pp) avec variantes, rimé aabccb.


Composé en 1264.
Le chant de l'homme devant Dieu 101

qui nous garde ici-bas mortels,


fais-nous là-bas les commensaux,
cohéritiers et compagnons
des saints de la cité du ciel.

Analecta hymnica, L, n? 385, p. 584. Cf. W. Ong, dans Specu-


lum 22 (1947), p. 320 s.; P.-M. Gy, dans Revue des sciences
théologiques 64 (1980), p. 491.
Pr sco dips

CANTINE, PO
LJ
, E- . he's.
TS VAR
II

LE CHANT DE L'HOMME
DEVANT LUI-MEME

La condition humaine

De la condition humaine, presque tout est dit dans


un contexte religieux. Lorsque celui-ci passe au second
plan ou s'estompe, l'homme se retrouve seul face au
destin qui lui impose de vivre et de mourir. Les
réponses lyriques sont alors timides et éparses.

L'amour pour les enfants

La tendresse envers les enfants n'est guére un


thème littéraire. Il eût fallu pour trouver des modèles
remonter à la tragédie antique, mal connue, ou aux
inscriptions chrétiennes, capables de susciter des
lamentations sur des enfants morts jeunes: les saints
Innocents, nous l'avons vu, ont cristallisé sur eux
l'apitoiement sur la souffrance des enfants en permet-
tant de lui donner un sens. Quant aux enfants vivants,
le silence des textes lyriques médiévaux est en partie
celui de clercs auxquels depuis le xi* siècle on tente
d'imposer le célibat, du moins pour les ordres
majeurs, en partie celui d'une société où l'enfant n'a
pas encore de voix propre. Nous n'avons pu en trou-
ver que deux exemples, encore sont-ils assez ambigus.
Au poéte Gautier de Chátillon naquit un jour de
104 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

printemps une fille. Est-ce vrai? Nous avons peu de


chance de le savoir jamais. La part de l'autobiogra-
phie, méme chez des poétes à personnalité forte
comme celui-ci, reste controversée. Cependant, le
théme est bizarre et il oblige Gautier, pour le traiter,
à jouer fortement des contrastes entre l'attendu et
l'inattendu qu'il n'est pas impossible que ce soit vrai.
Accoutumé à traiter de tout, de thémes religieux,
amoureux, satiriques (contre la société vénale, la
curie, les femmes trop cupides) et épiques, le poéte
choisit cette fois pour thème sa paternité (n° 22).
Réelle ou imaginaire, celle-ci appelle le registre du
poéte malheureux. Car ce n'est pas un chant de joie,
certes non! Théme printanier, alourdi d'une certaine
fatigue, chez un homme pour qui tout cela n'est plus
neuf, et qui se méfie de ses appétits qui permettent
l'illusion de l'amour. L'amour? La conjonction de
deux sexes contraires et discordants (comme les lois
de la société humaine, car cela évoque le titre du
traité du juriste Gratien, Concordantia discordantium
canonum), qui, par la force de la nature, vont rendre
ce qu'ils ont reçu: la vie. Strophe abstraite et com-
plexe, qui annonce Jean de Meung.
À ce jeu, les uns sont gagnants, d'autres non. Gau-
tier de Chátillon se range parmi les perdants. L'amour
ne lui rapporte rien qu'amertume, et qu'une fille. Il
se console cependant, avec une sorte d'attachement
égoiste, en imaginant l'affection et les services qu'elle
lui rendra plus tard: pragmatisme oü la résignation
de la sagesse des nations se méle suggestivement aux
motifs bibliques de la vieillesse affaiblie. À travers
l'expression de cette résignation s'infiltre une sorte
de tendresse honteuse d'elle-méme (puellula, petite
fille). L'étonnant est de l'avoir traitée sur le mode
lyrique, en ce poéme hors norme oü chaque strophe
est d'un registre différent.

Le second exemple (Dormi, fili, n° 23) est encore


plus douteux. À vrai dire, cette berceuse, éditée plu-
sieurs fois au début du xix° siècle, d’après des manus-
Le chant de l'homme devant lui-méme 105

crits qu'on n'a pas retrouvés, éveille la suspicion. On


l'a attribuée au v* siécle, ce qui semble impossible à
cause des rimes partiellement dissyllabiques, ou plus
prudemment à une date indéterminée. Au xix? siécle,
les éditeurs protestants ont jugé sévérement que cela
sentait la supercherie jésuite. Certes le jeu des rimes
et la préciosité extréme empécheraient de toute facon
de placer cette berceuse avant le xim-xiv* siècle, ou
méme le xv° siècle, époque à laquelle l'attendrisse-
ment sur la maternité de la Vierge et le culte récent
porté à saint Joseph pourraient éventuellement justi-
fier cet épanchement tout humain. Car, bien que le
texte soit répertorié comme un hymne de Noël, grâce
aux strophes finales qui parlent de la créche et des
bergers (celles-ci pourraient d'ailleurs étre une addi-
tion à un chant d'inspiration profane, pour l'adapter
à la Vierge), l'alibi de cette finale ne suffit pas pour
en faire un chant religieux : l'élan principal du texte
est un attendrissement qui ne recule devant aucune
miévrerie. À ce titre et malgré le doute qui plane sur
son authenticité, il représente dans ce recueil l'amour
maternel, sous forme d'une tendresse libérée de
toute vergogne qui passe assez rarement au niveau
littéraire.

La vieillesse et la mort

Il arrive qu'une réflexion voisine de la poésie péni-


tentielle dérive inconsciemment ou par recherche
d'une tenue classicisante vers une formulation qui
n'est pas fonciérement chrétienne. Plutót qu'une pen-
sée religieuse, elle véhicule alors un moralisme
mélancolique qui concorde avec certains aspects de
la philosophie antique. Ainsi Omnis mundi creatura
(n° 24), qui a été attribué à Alain de Lille, docteur en
théologie et philosophe platonisant qui finit ses jours
cistercien, auteur d'épopées cosmogoniques: cette
piéce combine des souvenirs de l'Ecclésiaste (l'homme
n'est que paille) avec des réminiscences de Manilius,
Horace et Perse, et, malgré les exhortations finales, est
106 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

plutót une méditation d'allure philosophique sur la


fragilité humaine et la toute-puissance de la mort. On
peut en dire autant du Cur mundus militat (n? 25) jadis
attribué au franciscain Jacopone de Todi : son immense
succés provient de la force qu'il donne au théme de
l'Ubi sunt des splendeurs passées, en appelant au
mépris du monde par la constatation mélancolique de
la vanité de toutes choses humaines.
»

Les aléas de la fortune

L'inconstance du sort se concrétise sous l'appa-


rence de la Fortune aveugle et capricieuse, de la
chance qu'il faut saisir aux cheveux (Fortune plango
vulnera, n° 26). La roue de la Fortune, toujours en
mouvement, symbolise traditionnellement la mobilité
du sort, l'incertitude des lendemains, la fragilité des
situations acquises, à laquelle personne, n'échappe,
pas même les grands de ce monde.

Le sort adverse : les planctus

Le malheur a beaucoup plus de présence poétique


que le bonheur: pour quelques chants de triomphe,
que de lamentations! La plainte (planctus en latin,
planh en provengal) devint tout naturellement un
genre poétique, largement représenté dans la littéra-
ture médiévale.
Si le poéte se plaint en son nom, il revét le person-
nage du pauvre poéte et se livre alors à un jeu de
cache-cache avec son propre masque oü sa propre
vérité emprunte la pente des motifs traditionnels
pour les entrainer sur ses propres voies (Verna redit
temperies, n° 22, et l'Archipoéte, n9» 70-71). Dans le
planctus pur, il revét également un personnage et se
glisse dans la douleur d'autrui pour lui donner un
chant, issu à la fois de la situation du héros lointain
et des réactions du poéte présent. Ainsi pour la
Vierge Marie et Marie-Madeleine (n° 19 et 20).
D'autres registres s'ouvraient à l'identification lit-
Le chant de l'homme devant lui-méme 107

téraire. Les plus anciens modèles de planctus se


trouvent dans la Bible: les lamentations de héros
bibliques sont nombreuses, mais généralement leur
situation est sentie comme une belle histoire drama-
tique par ses implications humaines, trés peu par sa
signification religieuse.
L'histoire de Samson et Dalila était dans toutes les
mémoires, exemple de duplicité féminine toujours
prét à étre brandi comme une menace de déchéance
envers quiconque faisait confiance à une femme. Le
livre des Juges (14-16) raconte le mariage de Samson
avec une Philistine, sa brouille avec sa belle-famille,
sa vengeance et les exploits subséquents qui firent de
lui le héros d'Israél contre les Philistins. La force de
Samson, choisi par le Seigneur dés sa naissance,
tenait dans ses cheveux: il eut la faiblesse de le confier
à Dalila, qu'il aimait, et que les chefs philistins avaient
soudoyée. Elle lui coupa les cheveux pendant son
sommeil, devenant à jamais symbole de trahison.
Lorsque les cheveux de Samson eurent repoussé, il
mit fin à son esclavage en faisant écrouler sur lui et
sur eux le temple des Philistins. On peut comparer
deux traitements de ce théme. Pierre Abélard a
composé six déplorations sur des thémes bibliques.
Celui qu'il consacre à Samson (n? 27) montre le
héros écrasé par la honte. Les exploits romanesques
du guerrier prestigieux ne l'intéressent pas. Abélard
insiste en aristocrate sur la déchéance sociale de
Samson: il n'était pas accoutumé à des exercices
aussi dégradants, lui qui ne savait que se battre, et les
coups d'aiguillon des Philistins qui traitent le héros
comme un áne lui semblent un comble d'horreur, qui
le fait se retourner vers Dalila pour l'accuser, l'obli-
ger à voir ses responsabilités. L'effondrement du
temple n'est pas une victoire, c'est un acte de déses-
poir. La mort des ennemis, semble-t-il, n'est qu'une
conséquence secondaire du fait que Samson a voulu
mourir, étant arrivé au fond de la déchéance et de la
souffrance, en un point où méme la vengeance ou le
désir de délivrer son peuple ne le touchaient plus.
108 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Abélard n'y voit ni gloire ni rachat, mais la dérélic-


tion de l'homme de douleur, trahi comme Adam,
tombé comme lui, qui meurt dans la rage et la honte,
sans compensation ni espoir. Les suites de sa
pitoyable aventure avec Héloise le rendaient peut-
étre spécialement sensible à la honte, et la longueur
de l'invective antiféminine peut s'expliquer parce
qu'elle touchait chez lui le souvenir d'un désastre dá
à sa propre faiblesse devant une femme: mais plus
largement ses capacités intellectuelles et ses habi-
tudes d'introspection l'ont mené, dans ses six Planc-
tus, à une profondeur de compréhension des douleurs
humaines qui l’entraîne toujours bien au-delà la sur-
face des choses.
Trés sensible au contraire aux aspects romanesques
et à la gloire du héros, de son vivant et dans sa mort
théâtrale, le planctus Samson, dux fortissime (n° 28),
fin xir* siécle, fait revivre l'histoire bien connue avec
un art du fondu dans le temps qui n'a rien à envier
aux modernes flash-back. Samson prisonnier revit au
présent et au passé à la fois ses exploits passés, sa
défaite et sa revanche future. Le mélange des temps,
la concision des allusions, le manque de transition
entre les épisodes évoqués font de cette piéce un
modèle d'esthétique parataxique, cependant que par
moments le jeu rhétorique s'exaspére jusqu'à annon-
cer les rhétoriqueurs.
Le sort des héros antiques également offrait de
riches sujets d'inspiration, généralement traités plu-
tót en vers métriques. Il subsiste plusieurs plaintes de
Didon abandonnée par Enée, le chant IV de l'Enéide
étant un des plus lus dans les écoles. Il ne s'agit pas
de rivaliser avec Virgile, mais, à partir de l'histoire
qu'il a immortalisée, de trouver d'autres accents.
Comparer la séquence Anna soror (n° 29), du
XiII* siècle, avec son lointain modèle, est trés instruc-
tif. La Didon médiévale est beaucoup moins süre
d'elle, plus hésitante et redoutant plus la mort que la
splendide héroine virgilienne, qui poursuit son idée
fixe sans dévier. Elle est moins véhémente et plus
Le chant de l'homme devant lui-méme 109

amére, comme si elle avait toujours su qu'Énée ne se


raviserait pas. Ce n'est donc pas une simple réfection
de Virgile, et les souvenirs littéraux sont rares. Vir-
gile a fait réver l'auteur, et de cette réverie est née
une modulation toute différente, non seulement par
- ren et son rythme, mais par ses résonances pro-
ondes.

Emotions collectives

Une douleur réelle suscite un autre type de planc-


tus: on chante ainsi un chef mort au combat, ou un
événement historique marquant. Depuis l'époque
mérovingienne, ces chants faits pour entraîner les
foules sont toujours en vers rythmiques. Il nous reste
ainsi les débris de chants de guerre proches de la
langue parlée. Lorsque le latin rénové se fut séparé
de la langue romane à l'époque caxrolingienne, un
grand nombre furent composés, souvent par des let-
trés de la cour. Il est probable que la compréhension
restait possible entre les deux façons de s'exprimer,
selon des modalités qui nous échappent partielle-
ment. Significativement, les chants qui expriment les
émotions profanes d'une collectivité ne sont généra-
lement pas postérieurs au X* siécle. Par la suite, ils
célébrent toujours un prince et se rattachent au
genre panégyrique, en perdant toute spontanéité.
La déploration de la bataille de Fontenoy (Aurora
cum primo, n? 30) en 841 est la seule piéce de ce
recueil dont nous sachions que ce n'est pas un clerc
qui l'a écrite. La guerre civile opposait le fils aîné de
Louis le Pieux, Lothaire, à ses cadets Louis le Ger-
manique et Charles le Chauve. Il fut battu à Fontenoy
le 25 juin 841. D'aprés le texte, c'est un de ses parti-
sans, Angilbert, «seul survivant de la première
ligne», qui exprima sa désolation en un poéme abé-
cédaire (la premiére lettre de chaque strophe corres-
pond à l'ordre de l'alphabet). La génération des
années 840 comprend plusieurs écrivains laïcs: elle a
bénéficié des efforts de Charlemagne pour assurer
110 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

une bonne formation à tous ceux, clercs et laics, dont


il aurait besoin pour administrer son empire. Angil-
bert se sert de réminiscences classiques pour évo-
quer l'ardeur de la bataille, bibliques lorsqu'il pense
au nombre des morts.
Quarante ans plus tard, une invasion hongroise
menaçant Modène, on institua une garde sur les
murs. Le chant des veilleurs de Modéne (n? 31) est
célèbre. C'est une pièce composite, où s'entrelacent
des exhortations nourries d'exemples antiques et des
appels au Christ dieu des combats, qui donne la vic-
toire. C'est une ceuvre de clercs, mais en Italie, vers
883, elle était sans doute encore comprise à peu prés
par les combattants.
Une veine analogue parcourt le chant de pélerins
O Roma nobilis (n9 32), également célébre. C'est une
piéce religieuse, mais oü l'émotion se concentre sur la
gloire imprescriptible de Rome, devenue centre du
monde chrétien. Les deux apótres Pierre et Paul, dont
les tombeaux sont le but des pélerins, sont invoqués
comme de puissants protecteurs, dispensateurs des
bienfaits divins. L'ensemble respire une grande fer-
veur pour Rome et ses martyrs et refléte l'admiration
des visiteurs pour la grandeur passée et présente de la
Ville.
II

LE CHANT DE L'HOMME
DEVANT LUI-MEME
22. GAUTIER DE CHÁTILLON

Verna redit temperies


prata depingens floribus,
telluris superficies
nostris arridet moribus,
quibus amor est requies,
cybus esurientibus.

Duo quasi contraria


miscent vires effectuum,
augendo seminaria
reddit natura mutuum:
ex discordi concordia
prodit fetura fetuum.

Letentur ergo ceteri,


quibus Cupido faverit,
sed cum de plaga veteri
male michi contigerit,
vita solius miseri
amore quassa deperit.

Ille nefastus merito


dies vocari potuit,
qui sub nature debito
natam michi constituit,
dies qui me tam subito
relativum instituit.

Cresce tamen, puellula,


patris futura baculus:
22. Verna redit temperies

La saison du printemps revient


qui parsème les prés de fleurs,
la terre en son aspect nouveau
sourit à nos moeurs,
pour qui l'amour est le repos,
la nourriture de notre faim.

Deux puissances presque contraires


mélent les forces de leurs effets,
en multipliant les semences
la nature rend ce qu'elle a reçu:
d'une concorde discordante
elle tire progéniture.

Que les autres se réjouissent


à qui Cupidon fut propice,
mais comme de ma plaie ancienne
je me suis fort mal trouvé,
ma vie à moi seul, malheureux
dépérit par l'amour brisée.

On peut l'appeler justement


jour funeste que celui-ci,
qui, pour payer la dette de nature,
m'a gratifié d'une fille,
ce jour qui si subitement
m'a fait chargé de famille.

Grandis pourtant, petite fille,


futur soutien de ton vieux pére:
114 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

in senectute querula,
dum caligabit-oculus,
mente ministrans sedula
plus proderis quam masculus.

6 (8 pp), rimé ababab.


Voir n? 20.

23. Dormi, fili


(Beata Maria ad filium in preseplo)

Dormi, fili, dormi! mater


cantat unigenito, »
dormi, puer, dormi! pater
nato clamat parvulo.
Millies tibi laudes canimus,
mille mille millies.

Lectum stravi tibi soli,


dormi, nate bellule !
stravi lectum feno molli:
dormi, mi animule!
Millies tibi...

Dormi, decus et corona!


dormi, nectar lacteum!
dormi, mater dabo bona,
dabo favum melleum.
Millies tibi...

Dormi, nate mi mellite!


dormi, plene saccharo,
dormi, vita mee vite,
casto natus utero.
Millies tibi...
Le chant de l'homme devant lui-même 115

dans ma vieillesse bougonne,


lorsque mes yeux s'obscurciront,
tu t'occuperas bien de moi,
bien plus utile qu'un garcon.

K. Strecker, Die Lieder Walters von Chatillon in der Hand-


schrift 351 von Saint-Omer, Berlin, 1925, n° 20, p. 33.

23. Berçeuse de la Vierge

Dors, mon fils, dors! chante la mére


à son unique enfant,
dors, enfant, dors! redit le père
à son fils tout nouveau-né.
— Nous te chantons mille louanges,
mille et mille et mille fois.

J'ai fait ton lit pour toi tout seul,


dors, mon petit fils joli!
j'ai fait le matelas de foin moelleux,
dors, mon petit cœur chéri!
— Nous te chantons...

Dors, mon trésor et ma fierté,


dors, mon régal, doux comme lait,
dors, ta maman va te donner
des bonbons, du gáteau de miel.
— Nous te chantons...

Dors, mon petit enfant chéri,


dors, mon petit bout de sucre,
dors, toi la vie de ma vie,
né de mes chastes entrailles.
— Nous te chantons...
116 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Quicquid optes, volo dare:


dormi, parve pupule!
dormi, fili! dormi, care
matris deliciole!
Millies tibi...

Dormi, cor et meus thronus r


dormi, matris jubilum!
aurium celestis sonus
et suave sibilum.
Millies tibi...

Dormi, fili! dulce, mater,


dulce melos concinam:
dormi, nate! suave, pater,
suave carmen accinam.
Millies tibi... -

Ne quid desit, sternam rosis,


sternam fenum violis,
pavimentum hyacinthis
et presepe liliis.
Millies tibi...

Si vis musicam, pastores


convocabo protinus;
illis nulli sunt priores:
nemo canit castius.
Millies tibi laudes canimus,
mille mille millies.

2 (8 p + 7 pp), rimé abab. Refrain: 9 pp + 7 pp.


Le chant de l'homme devant lui-méme IT

Tu auras tout ce que tu veux:


dors, mon tout petit poupon,
dors, mon fils! dors, ó délices
de ta maman qui t'aime tant.
— Nous te chantons...

Dors, mon royaume et mon cceur,


dors, toi qui fais mon bonheur!
À mes oreilles ta voix résonne
comme un doux son venu du ciel.
— Nous te chantons...

Dors, mon fils, dors! bien tendrement


maman va te chanter un chant.
— Dors, mon enfant! tout doucement
ton pére reprendra ce chant.
— Nous te chantons... ;

Pour compléter, je vais joncher


ton lit de roses et de violettes,
parsemer le sol de jacinthes
et toute la créche de lys.
— Nous te chantons...

Si tu veux de la musique, je dirai


aux bergers de se rapprocher:
ce sont les meilleurs pour chanter,
nul ne le fait plus saintement.
- Nous te chantons mille louanges,
mille et mille et mille fois.

E. du Méril, Poésies populaires latines antérieures au xir siècle,


Paris, 1843, p. 110-111, d'aprés Folien, A/te christliche Lieder,
je dUne
118 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

24. ALAIN DE LILLE (?)

Omnis mundi creatura


quasi liber et pictura
nobis est in speculum,
nostre vite, nostre mortis,
nostri status, nostre sortis
fidele signaculum.

Nostrum statum pingit rosa,


nostri status decens glosa,
nostre vite lectio,
que dum primo mane floret
defloratus flos effloret
vespertino senio.

Ergo spirans flos expirat,


in pallorem dum delirat
oriendo moriens,
simul vetus et novella,
simul senex et puella,
rosa marcet oriens.

Sic etatis ver humane


juventutis primo mane
reflorescit paululum,
mane tamen hoc excludit
vite vesper, dum concludit
vitale crepusculum.

Cujus decor dum perorat


ejus decus mox deflorat
etas in qua defluit,
fit flos fenum, gemma lutum,
homo cinis, dum tributum
huic morti tribuit.
Le chant de l'homme devant lui-méme 119

24. Omnis mundi creatura

Toute créature du monde


est comme un livre, une peinture,
pour nous servir de miroir,
fidele représentation
de notre vie, de notre sort,
de notre état, de notre mort.

Notre condition est peinte par la rose,


de notre état fort bonne glose
et lecon de notre existence:
au petit matin épanouie,
elle fleurit, fleur défleurie
en sa vieillesse du soir.

En respirant la fleur expire,


en pálissant elle délire,
en naissant commence à mourir.
À la fois ancienne et nouvelle,
à la fois vieille et jouvencelle,
la rose se fane en naissant.

Ainsi le printemps de notre áge,


tout au matin de la jeunesse,
fleurit pour un bref instant,
mais ce matin est tót exclu
par le soir, tandis que conclut
le crépuscule de la vie.

En mettant fin à sa beauté,


l’âge, où le cours du temps l'emporte,
déflore bientót sa splendeur.
La fleur devient fruit, la gemme boue,
l'homme poussiére, et à la mort
il paie ici-bas son tribut.
120 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Cujus vita, cujus esse


pena, labor et necesse
vitam morte claudere:
sic mors vitam, risum luctus,
umbra diem, pontum fluctus,
mane claudit vespere.

In nos primum dat insultum


pena mortis gerens vultum,
labor, mortis histrio;
nos proponit in laborem,
nos assumit in dolorem,
mortis est conclusio.

Ergo clausum sub hac lege


statum tuum, homo, lege,
tuum esse respice, »
quid fuisti nasciturus,
quid sis presens, quid futurus
diligenter inspice.

Luge penam, culpam plange,


motus frena, fastum frange,
pone supercilia;
mentis rector et auriga,
mentem rege, fluxus riga,
ne fluant in devia.

2 (8 p + 8 p + 7 pp), rimé aabccb.

25. Cur mundus militat

Cur mundus militat sub vana gloria


cujus prosperitas est transitoria ?
Le chant de l'homme devant lui-méme 121

Car sa vie, car son étre sont


peine, douleur, nécessité
de finir sa vie par la mort.
Ainsi la mort ferme la vie,
le deuil les ris, l'ombre le jour,
le jusant la mer et le soir le matin.

La première attaque nous vient


du chagrin au visage de mort,
du malheur qui singe la mort ;
il nous soumet à la peine,
il nous fait étres de douleur,
et c'est la mort qui conclut.

Donc, enclose sous cette loi,


déchiffre, homme, ta condition,
regarde bien ce qu'est ton étre,
ce que tu fus avant de naître,
ce que tu es, ce que tu seras,
approfondis cette vision.

Pleure ta peine, déplore ta faute,


contiens tes élans, brise ton faste,
dépouille-toi de ton orgueil ;
meneur et cocher de ton âme,
dirige-la, oriente son cours
pour ne pas dévier vers le mal.

Raby, n? 242, p. 369.

Zr

Pourquoi le monde est-il enrólé sous vaine gloire,


dont la prospérité reste si transitoire ?
127 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Tam cito labitur ejus potentia


quam vasa figuli, que sunt fragilia.

Plus fides litteris scriptis in glacie


quam mundi fragilis vane fallacie;
fallax in premiis, virtutis specie,
qui nunquam habuit tempus fiducie.

Credendum magis est viris fallacibus


quam mundi miseris prosperitatibus,
falsis insaniis et vanitatibus
falsisque studiis et voluptatibus.

Quam breve festum est hec mundi gloria!


Ut umbra hominis, sic ejus gaudia,
que semper subtrahunt eterna premia
et ducunt hominem ad dura devia,

O esca vermium! o massa pulveris!


O ros, o vanitas, cur sic extolleris ?
Ignorans penitus utrum cras vixeris,
fac bonum omnibus, quamdiu poteris.

Hec carnis gloria, que tanti penditur,


sacris in literis flos feni dicitur:
ut leve folium quod vento rapitur,
sic vita hominis luci subtrahitur.

Nil tuum dixeris quod potes perdere,


quod mundus tribuit intendit rapere.
Superna cogita, cor sit in ethere:
felix qui potuit mundum contemnere!

Dic, ubi Salomon, olim tam nobilis,


vel ubi Samson est, dux invicibilis,
vel pulcher Absalon, vultu mirabilis,
vel dulcis Jonathas, multum amabilis ?
Le chant de l'homme devant lui-méme 123

Sa puissance s'effondre aussi facilement


que des vases d'argile, qui sont chose fragile.

Plus sûres sont des lettres écrites sur la glace


que la vaine illusion de ce monde fragile;
sous couleur de vertu, trompeur en ses promesses,
ce monde n'eut jamais le temps de la confiance.

Mieux vaudrait se fier à des miroirs trompeurs


qu'aux pauvres avantages offerts par notre monde,
à ses fausses folies, ses fausses vanités,
à ses passions trompeuses et à ses voluptés.

La gloire de ce monde est un bref jour de féte.


Comme l'ombre de l'homme, ainsi sont ses plaisirs,
qui lui dérobent l'éternelle récompense
et le mènent toujours à de dures errances.
Á

Nourriture des vers! pauvre tas de poussiére,


goutte d'eau, vanité, pourquoi tant d’arrogance ?
Tu ne sais méme pas si demain tu vivras:
fais donc du bien à tous tant que tu le pourras.

La gloire de la chair, que l'on prise si haut,


dans la Bible on la dit semblable à l'herbe folle:
comme la faible feuille emportée par le vent,
ainsi la vie de l'homme est arrachée au jour.

Ne considère pas tien ce que tu peux perdre.


Ce que le monde donne, il entend le reprendre.
Pense plus haut, place ton cœur parmi les cieux:
Heureux qui aura pu mépriser notre monde!

Dis, où est Salomon, jadis si renommé,


oü encore est Samson, le guerrier invincible,
et le bel Absalon, au visage superbe,
et le doux Jonathan, si digne d'étre aimé?
124 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Quo Cesar abiit, celsus imperio,


vel Dives* splendidus, totus in prandio?
Dic, ubi Tullius, clarus eloquio,
vel Aristoteles, summus ingenio?

Tot clari proceres, tot rerum spatia,


tot ora presulum, tot regna fortia,
tot mundi principes, tanta potentia,
in ictu oculi clauduntur omnia.

4 (6 pp + 6 pp), rimé aaaa. le


Peut-être de Jacopone de Todi, xirr* siècle. Il en subsiste au
moins cinquante manuscrits.

26. Fortune plango vulnera

Fortune plango vulnera


stillantibus ocellis,
quod sua michi munera
subtrahit rebellis.
Verum est quod legitur:
fronte capillata,
sed plerumque sequitur
Occasio calvata.

In Fortune solio
sederam elatus,
prosperitatis vario
flore coronatus ;
Quicquid enim florui,
felix et beatus,
nunc a summo corrui
gloria privatus.
Le chant de l'homme devant lui-méme 125

Où est parti César, si grand par son empire?


Et ce Riche* splendide, amateur de banquets?
Dis, où est Cicéron, à l'éloquence insigne,
et où est Aristote, le plus grand par l'esprit?

Tant de chefs prestigieux, tant de vastes pays,


tant de bouches disertes, tant de vastes royaumes,
tant de princes en ce monde, de si grandes puissances,
l'espace d'un clin d'oeil, et tout est terminé.

Raby n? 284, p. 433.

20°

Je plains les coups de la Fortune


aux yeux étincelants,
qui se refuse à moi soudain
et m'ôte ses présents.
C'est bien vrai, ce que l'on raconte!
elle a des cheveux par-devant,
mais derriére elle, l'Occasion
est chauve, trop souvent.

Sur le tróne de la Fortune


glorieux je siégeais,
couronné des fleurs inconstantes
de tous les succès;
tant que ma chance fleurissait,
heureux et content,
me voici tombé du sommet,
déchu à présent.

* Le Riche doit étre Lucullus, aux festins proverbiaux, plutót


que le riche banqueteur de l'Évangile, que Lazare vit en enfer.
126 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Fortune rota volvitur:


descendo minoratus,
alter in altum tollitur;
nimis exaltatus
rex sedet in vertice —
caveat ruinam!
nam sub axe legimus
Hecubam* reginam. |

4 (8 p + 7 pp), rimé ababcdcd.

27. ABÉLARD

Abissus vere multa :


judicia Deus tua
eo plus formidanda
quo magis sunt occulta
et quo plus sunt ad illa
quelibet vis infirma.

Virorum fortissimum,
nuntiatum per angelum,
Nazareum inclitum,
Israelis clipeum,
cujus cor vel saxeum
non fleat sic perditum ?

Quem primo Dalila


sacra cesarie,
hunc hostes postea
privarunt lumine.

Exaustus viribus,
orbatus oculis
Le chant de l'homme devant lui-méme 127

La roue de Fortune tourne:


amoindri je descends,
un autre entame l'ascension;
au comble de l'élévation
le roi siège au pinacle —
mais gare à la chute:
les livres disent que sous l'axe
git la reine Hécube*.

Carmina burana 16.

27. Planctus de Samson

C'est un abîme insondable — ;


que tes jugements, Ô Dieu,
et d'autant plus redoutables
qu'ils sont plus secrets aux yeux
et que face à eux
toute force est impuissante.

Le plus valeureux des guerriers,


lui que l'ange avait annoncé,
la fierté de Nazareth,
le bouclier d'Isra&él,
quel cœur méme de pierre
ne pleurerait sa perte amère ?

D'abord Dalila l'a privé


de sa chevelure sacrée,
ensuite les ennemis
l'ont privé de la lumiére.

Sans force, épuisé,


et les yeux crevés,

* Hécube: reine de Troie devenue esclave des Grecs.


128 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

mole fit deditus


athleta nobilis.

Clausus carcere
oculorumque lumine
jam privatus,

quasi geminis
ad molam sudans tenebris.
est oppressus ;

ludos martios
plus exercere solitos
frangit artus.

Hos cibario
vix sustentans edulio
jumentorum,

quod et nimius
labor hic et insolitus
sumit rarum,

crebris stimulis
agitatur ab emulis
ut jumentum.

Quid tu, Dalila,


quid ad hec dicis impia,
que fecisti?

Quenam munera
per tanta tibi scelera
conquisisti ?

Nulli gratia
per longa manet tempora
proditori.
Le chant de l'homme devant lui-méme 129

à la meule il est condamné,


ce noble guerrier.

Enfermé dans sa prison,


déjà privé de la lumiére
de ses yeux,

peinant à la meule,
il est accablé
de doubles ténébres.

Il se brise les membres,


plutót accoutumés
aux jeux martiaux.

Pour les soutenir, n'ayant


que l'immonde pitance
des animaux,

et encore trop rarement


pour ce labeur excessif,
si peu habituel,

à coup d'aiguillons
il est poussé par des envieux
comme une béte.

Toi, Dalila, mauvaise,


que dis-tu de cela,
ton ceuvre ?

Qu'as-tu donc gagné


pour de si grands crimes,
en récompense ?

La reconnaissance
ne dure jamais bien longtemps
envers un traitre.
130 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Renatis jam crinibus


reparatis viribus,
temulentis hostibus
lusurus inducitur,
ut morte doloribus
finem ponat omnibus.

A jocis ad seria à
fertur mens diu concita ;
tam leva quam dextera
columnis applicita
hostium et propria
miscet dolor funera.

O semper fortium
ruinam maximam
et in exitium
creatam feminam! x

Hec patrem omnium


dejecit protinus
et mortis poculum
propinat omnibus.

David sanctior,
Salomone prudentior
quis putetur?

At quis impius
magis per hanc vel fatuus
repperitur ?

Quis ex fortibus
non ut Samson fortissimus
enervatur ?

Adam nobile
divine plasma dextere
mox hec stravit,
Le chant de l'homme devant lui-méme 131

Quand ses cheveux ont repoussé,


quand ses forces sont réparées,
les ennemis bien avinés
l'aménent pour s'en amuser -
pour qu'il mette fin par la mort
à la somme de ses douleurs.

Son âme exaspérée longtemps


passe des jeux au sérieux:
de ses mains, à droite et à gauche
lorsqu'il empoigne les colonnes,
sa douleur ne fait qu'une mort
des ennemis et de la sienne.

Oh toujours la pire
ruine des hommes forts,
femme, créée
pour leur malheur! ;

C'est elle qui fit tomber


le pére de l'humanité
et qui verse à tous les humains
la coupe de la mort.

Pourrait-on trouver
plus saint que David,
plus sage que Salomon?

Mais qui, par elle,


se trouve plus impie
ou plus fou qu'eux?

Qui parmi les braves


comme Samson, le brave des braves,
n'est annihilé ?

Adam, noble création


de la main divine,
elle eut tót fait de le ruiner,
132 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

quam in proprium
acceperat auxilium
hostem sensit.

Ex tunc femina
virorum tela maxima
fabricavit.

Sinum aspidi
vel igni prius aspidi,
quisquis sapis,

quam femineis
te committas illecebris,
nisi malis

ad exitium
properare certissimum
cum predictis.

Lai lyrique.
Voir n° 12 et 13.

28. Planctus Samsonis

Samson dux fortissime,


victor potentissime,
quid facis in carcere,
victor omnium ?
Quis te quivit vincere
vel per somnium ?
O victor omnium, victus es,
o captor principum, captus es,
o raptor civium, raptus es.
Le chant de l'homme devant lui-méme 133

comme une aide il l'avait reque,


mais il s'est aperqu
que c'était l'ennemi.

Et depuis c'est la femme


qui tisse pour les hommes
les pires pièges.

Ouvre ton cceur plutót


au serpent ou au feu,
si tu es sage,

que de te confier
aux délices féminins,
si tu ne veux

courir à ta perte
combien certaine, 7
comme ceux-là.

Éd. Giuseppe Vecchi, I Planctus, Modena, 1951, p. 57-61.

28. Plainte de Samson

Trés valeureux chef, Samson,


vainqueur trés puissant,
que fais-tu là en prison,
héros invincible?
Qui a pu te vaincre,
même en ton sommeil ?
Vainqueur de tous, te voilà vaincu,
preneur de princes, te voilà pris,
ravisseur des peuples, te voilà saisi.
134 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Samson dux mirabilis,


modo miserabilis,
quid agis in angulo
tetri carceris ?
Te dedit ergastulo
fraus mulieris.
Avulsis oculis cecus es,
jam tonsis crinibus calvus es,
sed si recreverint, salvus es.

— Sponsa michi placuit


alienorum,
adamavi virginem
Philistinorum,
favum michi reddidit
rex bestiarum,
junxi caudas vulpium -
plus trecentarum,
dissipavi palmites
tot vinearum,
et combussi segetes
agricolarum.

Mille rupi vincula


mille per pericula,
propter te, juvencula,
feci tot miracula.
Post in solitudine,
magna multitudine,
gravi fortitudine,
constipati veniunt,
capere me cupiunt,
pauci vix effugiunt.
Circumdor ab hostibus
cum armis et fustibus,
instant totis viribus,
lanceis et ensibus,
solus ipse nisibus
prevalebam milibus.
Le chant de l'homme devant lui-méme 155

Samson, chef admirable,


à présent misérable,
que fais-tu dans un coin
de ce cachot sordide?
C'est la ruse d'une femme
qui t'a jeté dans la geóle.
Les yeux arrachés, tu es aveugle,
les cheveux tondus, tu es chauve,
mais s'ils repoussent, tu es sauf.

- J'ai voulu pour épouse


une étrangère, :
j'ai aimé une fille
des Philistins.
Le roi des animaux
m'a donné son miel,
j'ai lié les renards par la queue ^
plus de trois cents,
j'ai saccagé les palmiers
d'autant de vignes,
et j'ai brülé les moissons
des paysans.

Mille fois j'ai rompu mes liens


en mille périls,
pour toi, jeune fille,
j'ai fait mille prodiges.
Puis quand j'étais seul,
en troupe innombrable,
avec leur force entiére,
ils viennent tous ensemble,
ils veulent me prendre,
bien peu ont pu s'échapper.
Encerclé par les ennemis
avec leurs armes et leurs gourdins,
ils me pressent de toutes leurs forces,
de leurs armes et leurs boucliers,
moi seul j'étais plus fort
que leurs milliers d'efforts.
136 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Mille viros mortibus


in prelio
meis dedi manibus
et gladio.
Mille viros mortibus
mandibula
tuis dedi morsibus,
asellula. i

Sed quantum proicio


vehementer sicio,
sed aquam exibuit
que sitim compescuit.
Ve tibi Philistiim
sub tributis Effraim,
cui sic allophili
reputantur nichili.
Servitores Baalim
servierunt Neptalim,
optimates Ismael
servierunt Israel.
Urbemque vallaverant
et me quasi vinxerant
fraudenter.
Nocte diluculo
surrexi clanculo
silenter,
valvasque cum postibus
evellens radicitus
potenter,
montis supercilium
scando risor hostium
gaudenter.

Post amavi Dalidam,


virginem pulcherrimam,
corpore juvenculam,
fraudibus vulpeculam.
Cum libaret poculum,
porrigebat osculum,
Le chant de l'homme devant lui-méme 137

En ce combat j'ai donné


mille guerriers
à la mort, de mes mains,
de mon épée.
J'ai donné à la mort
mille guerriers
par la morsure de la máchoire
d'un áne mort.

Mais quand je la jetai


javais tellement soif,
il en jaillit de l'eau
qui étancha ma soif.
Malheur à vous, Philistins,
tributaires d'Ephraim,
par qui ces étrangers
furent ainsi méprisés.
Les serviteurs de Baal d
durent servir Neptalim,
les princes d'Ismaél
durent servir Israël.
Ils avaient encerclé la ville,
ils m'avaient presque saisi
par traitrise,
mais au milieu de la nuit
je me levai en cachette
sans bruit
et en arrachant les portes
complétes avec les montants
fortement,
jescalade la montagne,
me moquant des ennemis
gaiement.

Puis j'ai aimé Dalila,


elle était si belle,
corps de jouvencelle,
ruses de renarde.
Tout en me versant à boire,
elle m'offrait ses baisers,
138 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

serviens ad oculum,
seducebat seculum.

« Dic michi, carissime,


virorum fortissime,
ubi polles viribus
pre cunctis mortalibus ?
Ubi robur corporis, -
ubi virtus pectoris,
utrum divo numine
prevales an carmine ? »

— «Si nervicis funibus


vinciar ac restibus,
circumplexis crinibus
cum licio,
par ero mortalibus »,
sic aio.

Quicquid audit perfida


temptat arte callida,
sed rumpuntur laquei
velud funes stuppei.
Femine ter restiti,
quarto victus extiti.
Qui vincebam omnia,
victus sum a femina.

Proh dolor, proh dolor,


detego miraculum,
proh pudor, proh pudor,
virtutis signaculum:
« Prope rasis crinibus
rasorio,
par ero mortalibus
calvicio. »

Voluptatis premio
meretricis gremio
Le chant de l'homme devant lui-méme 139

servant au doigt et à l'ceil,


elle trompait bien son monde.

« Dis-moi, mon trés cher amour,


toi le plus fort des héros,
où se tient ta force étonnante,
supérieure aux autres mortels?
D'où vient la vigueur de ton corps
et la force de ta poitrine?
Est-ce par un don du ciel
ou bien par magie? »

— «Si l’on m'attache avec des liens


ou des filets faits de nerfs,
si l'on m'attache les cheveux
avec du cordon,
je serai semblable aux autres »,
je lui réponds. /

La perfide habilement
fait l'essai de ce qu'elle entend.
Mais tous les liens se coupent
comme des fils d'étoupe.
Trois fois à cette femelle j'ai résisté,
la quatriéme j'ai cédé.
Moi jusqu alors invaincu,
une femme m'a vaincu.

Malheur, malheur à moi,


je lui révèle le prodige,
honte, honte sur moi,
le sceau de ma force:
« Qu'on rase de prés au rasoir
mes cheveux,
je serai comme les autres,
sans cheveux. »

Récompense voluptueuse,
sur le sein de la putain
140 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

jam privatus dormio


virtutis auxilio.

Illa mordax vipera,


agna prius tenera,
furtim rapit forcipes
et clamavit principes.

« Philistei, Philistei, surgite,


clipeos et lanceas arripite
leto,ieto
hostem victum teneo,
1 et o, i et o,
calvatum derideo. »

Amorrei, Chananei, Jebusei


veniunt,
Idumei, Gergezei, Pherezei
capiunt,
Philistei verberant,
Ethei me lacerant.

Orbaverunt lumine
consecratum numine.
Tanto perit fulmine
qui se credit femine.

Nolunt michi, nolunt


michi parcere,
capior, vincior,
crucior in carcere,
heu me, heu me,
cogor ibi molere.

Perfero ludibria,
risus et obprobria.
Quando festa veniunt,
ludere me faciunt.
Le chant de l'homme devant lui-méme 141

je dors déjà privé


de ce qui fait ma force.

Cette vipére mordeuse,


auparavant tendre agnelle,
empoigne au vol ses ciseaux,
lance aux princes son appel:

« Phililistins, Philistins, debout!


Prenez lance et bouclier,
eh oh, oh eh,
je tiens l'ennemi à merci,
eh oh, oh eh,
il est rasé et je m'en ris!»

Les Amorréens, les Cananéens, les, Gébuséens


surviennent,
Les Iduméens, les Gergéséens, les Phéréséens
me prennent,
je suis battu par les Philistins
et lacéré par les Ethéens.

Ils m'ont privé de la lumière,


moi que Dieu avait consacré.
Ainsi périt foudroyé
qui se fie à une femme.

Ils ne veulent pas,


ne veulent pas m'épargner,
je suis pris, enchaîné,
en prison tourmenté.
Malheur à moi, malheur,
on m/y fait tourner la meule.

Je supporte les sarcasmes,


les rires et les insultes.
Quand viennent les jours de féte,
ils me font les amuser,
142 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Sed cum crines creverint,


reddam quicquid fecerint.

Dies festus aderat,


et senatus sederat.
More dicunt solito:
« Gaude,
ludos nobis facito,
plaude. »

Crines creverunt,
vires venerunt,
hostes riserunt,
postes ruerunt.
Ludens lugebam,
lugens dolebam,
risi plangendo,
lusi plorando.

Columnas arripui,
totam domum subrui.
Glorianter crucior,
crucianter glorior.
Fere tria milia
occidi par atria.
Pro tanta victoria
Samson sit in gloria.

xiII* siècle.

29. Anna soror

Anna soror,
ut quid mori
tandem moror ?
Le chant de l'homme devant lui-méme 143

mais si mes cheveux repoussent


je leur rendrai ce qu'ils m'ont fait.

C'était jour de féte,


les anciens siégeaient.
On me dit, comme d'ordinaire:
« Allons gai,
fais tes jeux pour nous,
fais le fou.»

Mes cheveux ont repoussé,


mes forces sont revenues. .
Les ennemis ont ri,
les murs se sont abattus.
En jouant je pleurais,
en pleurant je souffrais,
jai ri dans ma douleur,
j'ai joué en pleurs.

J'ai empoigné les colonnes,


j ai fait effondrer l'édifice.
Ma gloire est dans mon supplice,
mon supplice fait ma gloire:
ils étaient presque trois mille,
ceux qu'au palais j'ai tués.
Pour une telle victoire
que Samson soit dans la gloire.

Théme: Judic. 14-16.


Ed. T. Hunt, dans Medium Aevum 28 (1959), p. 192-194.

29. Plainte de Didon

Anne, ma sceur,
pourquoi faire demeure
à mourir enfin?
144 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Cui dolori
reservor misera?
O ha nimis aspera
vite conditio!
Mortis dilatio
mihi mors altera.

Ut exponat .
me tormentis
vela donat
ille ventis,
non horret maria.
O ha fides Phrygia,
o fides hospitis,
que sic pro meritis
rependit odia!

Abit ille, ]
querens Scylle
se vel Charybdi tradere.
Aquiloni
quam Didoni
magis elegit credere.
Festinat classem solvere
cum federe,
nec date memor dextere
dat temere
vela fidemque ventis!

Hospes, abi!
quid elabi
furtive fugam rapere?
Quid laboras?
Dido moras
nullas festinat nectere,
sed brume tamen sidere
vult parcere
tibi prolique tenere
nec tradere
vos Nerei tormentis.
Le chant de l'homme devant lui-méme 145

Pour quelle douleur


me réservé-je, malheureuse?
Ah, situation trop affreuse
de vivre encore!
Ce retard à mourir
m'est une seconde mort.

Pour m'exposer aux tourments


il offre sa voile aux vents,
il ne craint pas l'océan!
Ah foi d'un Phrygien,
foi due par un hóte! :
En échange de mon accueil,
me rendre ainsi haine et deuil!

Il s'en va, 4
pour se jeter
sur Charybde ou sur Scylla.
Il préfére
se confier
à l'aquilon qu'à Didon.
Il s'empresse de dégager
sa flotte ainsi que son serment,
oublieux de son engagement
il donne hardiment
ses voiles et sa foi aux vents!

Hóte, va-t'en!
Pourquoi t'esquiver
et t'enfuir furtivement ?
Pourquoi prendre tant de peine?
Didon ne cherche pas en háte
à retarder ton départ,
mais par ce temps d'hiver,
elle veut t'épargner,
toi et ton tendre enfant,
et ne pas vous livrer
aux dangers de la mer.
146 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

Quid, Enea,
natum dea
te jactas Cypride ?
ha perfide,
genus quid jactitas ?
Vultus quos astruit
illa redarguit
mentis atrocitas.
Parentem serenissimo
vultu promittis Cypridem,
sed matrem tibi tigridem
teste fateris animo.

Sed querelis
his crudelis
hospes non flectitur.
Quid igitur,
quid restat misere ?
quid agam, misera?
Mors agat cetera!
Mors mihi vivere.
Mors vite claudat orbitam,
mors mali tollat cumulos.
Insignes ferat titulos,
qui sic delusit hospitam.

An expectem destrui
que statui
urbis nove menia ?
Nos odia
dire cingunt Lybies.
Hinc Yarbas* emulus
Numadumque populus,
inde fratris rabies
nos odiis et preliis infestat.
Le chant de l'homme devant lui-méme 147

Pourquoi, Énée,
tant te vanter
d'étre fils de Cypris la déesse?
Ah perfide, et pourquoi
t'enorgueillir de ta naissance?
La beauté qu'elle modèle en toi,
la noirceur de ton âme
la dément!
Par ton superbe visage,
tu assures être fils de déesse,
mais par ton âme sauvage,
tu t'avéres fils de tigresse.

Mais par mes plaintes cruelles


mon hôte n'est pas attendri.
Que reste-t-il donc à faire,
que reste-t-il dans ma misére?
misérable, que vais-je faire?
Que la mort chasse tout cela!
Vivre est comme la mort pour moi.
Que la mort referme la boucle de ma vie,
que la mort efface l'excés de mon mal,
et qu'il emporte ce beau titre de gloire,
celui qui a trompé ainsi
celle qui l'avait recueilli.

Vais-je attendre que soient détruits


les murs neufs de ma ville,
que j'ai construits ?
Nous sommes cernés
par la haine de la sauvage Libye.
D'un cóté Hiarbas*, qui nous envie,
et le peuple de Numidie,
de l'autre mon frère en furie
nous harcélent de combats et de haine.

* Hiarbas: roi de Gétulie.


148 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Meos quoque Tyrios


jam dubios,
jam offensos video;
displiceo
meis ipsis civibus.
Urbe tota canitur:
« Dido spreta linquitur
suis ab hospitibus;
de Phrygio suffragio nil restat.

Ipsa me perdidi:
quid Phryges arguo?
Merori subdidi
vitam perpetuo.
Heu me miseram,
igni credideram -
nunc uri metuo.

Quanta sit sentio


mei conditio
supplicii, ni gladii
fruar obsequio.
O luce clarior,
Anna pars anime,
his quibus crucior
me malis adime.
Quousque patiar ?
Ne semper moriar,
me semel perime.

xiir* siècle (P. Dronke, dans Aspetti della letteratura latina del
secolo x111, 1986, p. 38-39).
Le chant de l'homme devant lui-méme 149

Aussi mes Tyriens,


je les vois déjà douter,
déjà offensés ;
je suis en défaveur
prés de mes propres citoyens.
On chante par toute la ville:
« Didon méprisée
est abandonnée
par ses hótes: il ne reste rien
de l'appui du Phrygien. »

C'est moi qui me suis perdue:


Pourquoi accuser les Phrygiens?
J'ai condamné ma vie
à une éternelle douleur.
Hélas malheureuse,
je m'étais confiée aufeu- :
maintenant brûler me fait peur.

Ce genre de supplice
est pour moi trop grand, je le sens,
si je n'ai le secours d'une épée.
Anne ma sceur lumineuse,
toi qui fais partie de mon áme,
arrache-moi aux maux qui me torturent.
Combien de temps vais-je souffrir?
Pour ne pas toujours mourir,
tue-moi une seule fois.

Éd. A. Wilmart, dans Medieval and Renaissance Studies, 4


(1958), p. 35-37. Raby, n? 236, p. 359.
150 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

30. ANGILBERT

Aurora cum primo mane tetra noctis dividit,


sabbati non illud fuit, sed Saturni dolium,
de fraterna rupta pace gaudet demon impius.

Bella clamant, hinc et inde pugna gravis oritur, i


frater fratri mortem parat, nepoti avunculus,
filius nec patri suo exhibet quod meruit.

Cedes nulla pejor fuit campo nec in Marcio;


fracta est lex christianorum; sanguinis hic profluit
unda manans, inferorum |gaudet gula Cerberi.
Dextera prepotens Dei protexit Hlotharium,
victor ille manu sua pugnavitque fortiter.
Ceteri si sic pugnassent, mox foret victoria.

Ecce olim velut Judas Salvatorem tradidit,


sic te, rex, tuique duces tradiderunt gladio.
Esto cautus, ne frauderis agnus lupo previus.

Fontaneto fontem dicunt villam quoque rustice,


ubi strages et ruina Francorum de sanguine.
Horrent campi, horrent silve, horrent ipsi paludes.

Gramen illud ros et imber nec humectet pluvia


in quo fortes ceciderunt, prelio doctissimi,
Le chant de l'homme devant lui-méme 157

30. Planctus sur la bataille de Fontenoy

Lorsque l'aurore, au petit jour, dissipa les terreurs de


la nuit,
ce ne fut pas jour de sabbat, mais le chaudron de
Saturne.
De voir brisée la paix entre les fréres, le Mauvais exulte.
Les cris de guerre s'élévent. De part et d'autre un
rude combat s'engage.
Le frére porte la mort au frére, l'oncle au neveu,
et le fils ne montre pas à son pére le respect qu'il lui
doit.
Méme au champ de Mars, il n'y eut pire carnage.
La loi des chrétiens est brisée. Ici s'écoule une rivière
de sang, dans les enfers jubile la gueule de Cerbére.
La main toute-puissante de Dieu a protégé Lothaire,
vainqueur dans ses propres combats, il s'est battu
vaillamment.
Si les autres s'étaient battus ainsi, la victoire aurait
vite été nótre.

Mais comme jadis Judas a livré le Sauveur,


ainsi, Ô roi, tes généraux t'ont trahi au combat.
Sois prudent, ne te laisse pas duper comme un agneau
face au loup.
Dans la langue du pays on appelle Fontenoy la fon-
taine et le domaine
oü s'est produit le massacre et la ruine du sang des
Francs.
C'est l'horreur dans les champs, dans les foréts, dans
les marais mémes.
Que la rosée, l'averse et la pluie n'humectent plus
l'herbe
oü sont tombés les valeureux, ceux qui savaient si
bien se battre,
152 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

pater, mater, soror, frater, quos amici fleverant.

Hoc autem scelus peractum, |quod descripsi ritmice,


Angelbertus ego vidi, pugnansque cum aliis
solus de multis remansi prima frontis acie.

Ima vallis retrospexi in collis cacumine,


ubi suos inimicos rex fortis Hlotharius
debellabat fugientes |usque foras rivulum.

Karoli de parte vero, Hludovici pariter


albescunt campi vestimentis mortuorum lineis,
velut solent in autumno albescere avibus.
»

Laude pugna non est digna, nec canatur melode.


Oriens, meridianus, occidens et aquilo
plangant illos qui fuerunt tali pena mortui.

Maledictus ille dies, nec in anni circulo


numeretur, sed radatur ab omni memoria,
jubar solis nec illustret aurore crepusculum.

Nox et sequens dies illam, nox que dira nimium,


nox illa que planctu mixta et dolore pariter,
hic obit et ille gemit, cum in gravi penuria.

O luctum atque lamentum! .Nudati sunt mortui,


illorum carnes vultur, corvus, lupus vorant acriter,
horrent, carent sepulturis, vanum jacet cadaver.

Ploratum et ululatum nec describo amplius.


Le chant de l'homme devant lui-méme 153

que leurs parents, leurs frères et sœurs, que leurs


amis ont pleurés.

Ce forfait qui s'est accompli, que j'ai chanté en vers


rythmiques,
moi, Angilbert, je l'ai vu, en me battant avec les autres,
je mci resté seul survivant, de tous ceux de premiére
igne.
Du sommet de la colline, je me suis retourné vers le
fond de la vallée
où Lothaire, le roi valeureux, repoussait
au-delà du ruisseau ses ennemis en fuite,

tandis que du cóté de Charles, et de Louis aussi,


les champs blanchissaient du manteau de lin des morts,
comme en automne ils blanchissent recouverts d'oi-
seaux. 4

Ce combat ne mérite pas d’être célébré, ni chanté


avec art.
Que l'orient, le midi, l'occident et le nord
pleurent ceux qui moururent de mort si amére.
Maudit ce jour, qu'il ne soit plus compté dans le
cercle de l'année,
mais qu'il soit rayé de la mémoire de tous,
que ne l'éclaire plus l'éclat du soleil ni la lueur de
l'aurore.
Cette nuit et le jour qui suivit, cette nuit fut trop ter-
rible,
cette nuit traversée de plaintes et de douleur -
l'un trépasse, l'autre gémit dans la pesante agonie.
Ó deuil et lamentation! les morts sont dépouillés,
vautours, corbeaux et loups dévorent avidement
leurs membres,
ils se raidissent, sans sépulture, cadavres gisants et nus.

Je ne décris pas plus longtemps les pleurs et les hur-


lements.
154 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Unusquisque quantum potest restringatque lacrimas.


Pro illorum animabus |deprecemur Dominum.

3 (8 p + 7 pp) non rimé. à


841. Lothaire contre Charles le Chauve et Louis le Germa-
nique.

31. 0 tu qui servas

O tu qui servas armis ista menia,


noli dormire, moneo, sed vigila!
Dum Hector vigil extitit in Troia,
non eam cepit fraudulenta Grecia.
Prima quiete dormiente Troia,
laxavit Synon fallax claustra perfida.
Per funem lapsa occultata agmina
invadunt urbem et incendunt Pergama.

Vigili voce avis anser candida


fugavit Gallos ex arce Romulea.
Pro qua virtute facta est argentea
et a Romanis adorata ut dea.
Nos adoremus celsa Christi numina,
illi canora demus nostra jubila,
illius magna fisi sub custodia,
hec vigilantes jubilemus carmina!

Divina, mundi rex Christe, custodia,


sub tua serva hec castra vigilia.
Te vigilante nulla nocet fortia,
qui cuncta fugas procul arma bellica.
Tu cinge nostra hec, Christe, munimina,
defendens ea tua forti lancea.
Quo duce victrix est in bello dextera
etsine ipso nihil valent jacula.
Le chant de l'homme devant lui-méme 155

Que chacun retienne ses larmes autant qu'il lui est


possible,
et prions le Seigneur Dieu pour l’âme de ces héros.

Éd. D. Norberg, Manuel pratique de latin médiéval,p. 165-172


(très différent de MGH, Poetae II, p. 138); Godman, n° "o, 22625

31. Chant des veilleurs de Modéne

O toi qui surveilles sous les armes ces murailles,


ne t'endors donc pas, je t'en avertis, mais veille!
Tant qu'Hector fut là pour veiller sur Troie,
la Grèce trompeuse ne put en venir à bout.
Sitôt qu'en repos s’est endormie Troie,
le traître Sinon ouvrit la cache sournóise.
Les troupes embusquées le long d'une corde se lais-
sant glisser
envahissent la cité et livrent Pergame aux flammes.
D'un cri vigilant, l'oie, l'oiseau immaculé,
du donjon de Romulus mit en fuite les Gaulois.
Pour ce coup d'éclat en argent on la sculpta,
comme une divinité les Romains l'ont adorée.
Et nous, adorons le trés haut pouvoir du Christ,
modulons pour lui nos sonores chants de joie,
et en nous confiant en sa garde prestigieuse,
que tout en veillant exultent bien haut nos chants.

Divin protecteur, Christ, roi de tout l'univers,


sous ta surveillance garde nos murs que voici.
Si c'est toi qui veilles, nulle force ne peut nuire,
toi qui chasses au loin toutes les forces armées.
Prends en charge, ó Christ, nos fortifications,
en les défendant de ta valeureuse lance.
Avec lui pour chef, nos bras sont victorieux,
tandis que sans lui nos armes ne peuvent rien.
156 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Fortis juventus, virtus audax bellica,


vestra per muros audiantur carmina.
Etsitin armis alterna vigilia,
ne fraus hostilis hec invadat menia.
Resultet echo: «comes, eia vigila! »,
per muros «eia», dicat echo, «vigila!»

5 + 7 pp, rimé en -a.


Vers 883.

32. O Roma nobilis

O Roma nobilis, orbis et domina,


cunctarum urbium excellentissima,
roseo martyrum sanguine rubea,
albis et virginum liliis candida,
salutem dicimus tibi per omnia,
te benedicimus: salve per secula!

Petre, tu prepotens celorum claviger,


vota precantium exaudi jugiter.
Cum bis sex tribuum sederis arbiter,
factus placabilis judica leniter,
teque precantibus nunc temporaliter
ferto suffragia misericorditer.

O Paule, suscipe nostra precamina,


cujus philosophos vicit industria;
factus oeconomus in domo regia,
divini muneris appone fercula,
ut que repleverit te sapientia
ipsa nos repleat tua per dogmata.

6 (6 pp + 6 pp). Une rime par strophe.


X* ou XI* siècle.
Le chant de l'homme devant lui-méme 157

Fervente jeunesse, forts et audacieux guerriers,


que vos chants résonnent tout au long de nos mu-
railles,
et relayez-vous sous les armes pour veiller,
pour que l'ennemi ne prenne nos murs par ruse.
Que l'écho répète: «Compagnon, allons, veillons »,
tout le long des murs, «allons», en écho, «veillons ! »

Éd. S. Roncaglia, dans Cultura neolatina, 8, 1948, p. 5-46 et


205-212; Godman, n? 60, p. 324.

32. Hymne de pélerins à Rome

Ó Rome prestigieuse et maítresse du monde,


de toutes les cités la plus prééminente,
rouge du sang vermeil de tes nombreux martyrs,
blanche des robes blanches et des lys de tes vierges,
nous te disons en tout les meilleurs de nos voeux
et nous te bénissons: salut de siècle en siècle!

Ó Pierre, tout-puissant porte-clés du Royaume,


exauce incessamment les vceux des suppliants.
Puisqu'aux douze tribus tu sers de gouvernant,
laisse-toi attendrir et juge doucement,
et à ceux qui t'implorent en ce temps de la terre,
apporte ton appui en ta miséricorde.

Ó Paul, accepte aussi nos ferventes prières,


toi dont l'art a vaincu les savants de la terre;
devenu l'intendant des demeures royales,
distribue les dons de la table divine,
afin que la sagesse, elle qui t'a comblé,
nous comble nous aussi par ton enseignement.

L. Traube, O Roma nobilis. Philologische Untersuchungen aus


der Mittelalter, Munich, 1891. M. De Marco, dans Miscellanea
Augusto Campana, Padoue, 1981, p. 231-255.
III

LE CHANT VENGEUR

La colére est une émotion forte qui se préte bien à


étre chantée, pourvu qu'elle soit vertueuse. L'amer-
tume personnelle pousse à se venger par les mots,
lorsque tout le reste est impuissant. La colére ver-
tueuse engendre la satire. Celle-ci apparait chez des
réformateurs religieux, comme Pierre Damien, au
xI® siècle. Mais l'explosion généralisée date du
XII* siècle, au point de poser un probléme historique
quant aux changements sociaux et culturels qui ont pu
faire naître l'indignation chez tant de monde à la fois.

Les torts subis

Hugues Primat, maître de grammaire, enseignait à


Orléans et ailleurs, vers 1150. Son sobriquet, Primat,
est une facon de réclamer la primauté parmi les
poétes. Ce surnom devint ensuite générique, appliqué
à des piéces généralement ácres et violentes, et cela
surtout en France. Si on l'en croit, Hugues Primat
était laid, pauvre et malchanceux. Si l'on en croit ses
vers d'ailleurs admirablement tournés, il était en
outre querelleur, rancunier, plaintif et doué d'une
langue impitoyable. Sa véhémence donne une valeur
absolue à la noirceur qu'il reproche à ses ennemis,
pourvus de tous les vices, lorsqu'il en appelle au
160 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

jugement public. Dans Dives eram (n? 33), il cherche


à rattraper un faux pas: accueilli parmi des cha-
noines, il les a quittés pour aller dans un autre éta-
blissement, peut-étre un hospice, et, pour avoir pris
la défense d'un pensionnaire maltraité, il en a été
expulsé par un chapelain qu'il pare de toutes les tra-
hisons et de tous les vices. L'histoire qu'il raconte
pour rentrer en gráce au premier endroit, en strophes
monorimes de longueur inégale, un peu à la façon
des laisses épiques, avec une tendance à s'enchainer
l'une à l'autre par des reprises de mots, n'est pas trés
claire et peut-étre pas vraie dans les détails, mais elle
se fait irrésistible par son rythme taraudant et autori-
taire, par l'impudence avec laquelle Hugues se fait
plébisciter par l'assistance. Peut-étre s'agit-il d'un
pastiche sur le mode burlesque d'une élégie d'exil
d'Hildebert de Lavardin. L'œuvre d'Hugues Primat,
qui comporte aussi des ouvrages plus scolaires,
montre bien la précarité de l'existence de clercs peu
fixés par une régle comme lui. Il est passé à Paris,
Reims, Sens, Amiens, Orléans, enseignant la gram-
maire ou gagnant la bonne gráce de l'évéque et des
chanoines du lieu par ses talents poétiques et son don
d'amuseur. Les vagants ou semi-vagants comme lui
dépendaient de l'accueil des établissements ecclésias-
tiques, chanoines ou moines. Ceux-ci finissaient par se
lasser de leurs devoirs d'hospitalité, la charge repré-
sentée par ces hótes de passage, qui parfois s'incrus-
taient, pesant parfois lourdement sur les finances de
l'établissement. Econduits, les clercs vagabonds pas-
saient trés vite de la flagornerie joyeuse aux impré-
cations, ce qui explique en partie la virulence des
attaques contre l'avarice des nantis. L'incompatibi-
lité perçue par les uns entre la charité et la bonne
gestion suscite l'aigreur des autres; mais celle-ci se
donne un exutoire poétique, alors que la voix des ges-
tionnaires ne peut s'exprimer ainsi. Dans leur
sphére, qui est celle de la manipulation des mots, des
textes allégués et de l'auditoire, les poétes ont tou-
Le chant vengeur 161

jours le dernier mot, comme Hugues Primat sur le


chapelain.
Hilaire, chanoine au Ronceray prés d'Angers, puis
maitre de grammaire à Orléans (si c'est bien le
méme), était accouru, comme tant d'autres, écouter
Abélard lorsqu'il avait repris ses cours au Paraclet,
prés de Troyes, vers 1125-1126. L'ermitage de ce
moine autorisé à quitter son abbaye n'était guère fait
pour recevoir des cohortes d'étudiants de toute ori-
gine. Saint Bernard et d'autres commengaient à
prendre ombrage de ce rassemblement en pleine cam-
pagne d'étudiants sans encadrement, sans discipline,
sans garants, autour d'un maître qui représentait à
leurs yeux la nouvelle et présomptueuse puissance des
logiciens. Abélard, semble-t-il, prit peur. Sur le rap-
port d'un serviteur, il voulut obliger ses étudiants à
aller résider au village voisin. La réaction d'Hilaire
(n? 34) est violente, contre le délateur d'abord, beau-
coup plus profondément contre Abélard. La situation
difficile de son maître, enseignant sans aval officiel
non loin de l'ceil soupçonneux du tout-puissant abbé
de Clairvaux, ne lui est rien à cóté de sa dignité de
clerc qu'on veut faire marcher matin et soir. Il ne dit
rien de la cause de cet exil; mais il est l'auteur par
ailleurs, outre de drames liturgiques avec des pas-
sages en français, comme ici le refrain, de plusieurs
poésies dont un bon tiers de «paidikon» adressées à
de jeunes garçons, d'un apparent amoralisme dont
nous ne saurons jamais quelle est la part du littéraire
et du vécu. Ceci pourrait à la rigueur expliquer cela,
et la réticence d'Hilaire sur le contenu des calomnies
en question. Mais les hypothéses de ce type sont des
constructions hasardeuses: le dernier éditeur des
vers d'Hilaire ne le juge-t-il pas, en 1125, déjà trop
fixé dans l'existence pour s'étre précipité au Para-
clet? La piéce en question broderait sur une anecdote
entendue par oui-dire, et l'apostrophe d'Hilaire à lui-
méme ne serait qu'une signature littéraire. Sans tom-
ber dans le doute universel de l'hypercritique, mieux
162 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

vaut se souvenir qu'il est bien hasardeux d'écrire les


détails de l'histoire avec des poémes lyriques.

Colère contre les puissants et l'argent

Trés fréquemment l'indignation prend pour cible


les puissants qui abusent de leur force, les avides dont
l'argent est le dieu, la corruption de la société en
général et plus précisément de la curie papale, créa-
trice d'une fiscalité de pointe fort mal ressentie. Cette.
sainte colére est plus vertueuse que subversive, elle
attaque les déviations et non le principe de la société.
Elle reflète, aux xir? et xii? siècles, des tensions nou-
velles dans un monde où l'argent prend de plus en
plus d'importance et où se développent des struc-
tures bureaucratiques lourdes, le désarroi de ceux
qui refusent cette évolution, ou des jeunes intellec-
tuels en mal d'emploi qui n'ont pas encore de place
au soleil. C'est à ce genre de piéces que les copistes
accolent généralement la mention « Golias», comme
une sorte d'étiquette plus que comme un nom d'au-
teur. Golias est un personnage mythique, le masque
que coiffe le meneur de toute troupe estudiantine
décidée, en pourfendant l'hypocrisie, à n'épargner
personne, et secondairement à s'amuser: le person-
nage de Golias passe du redresseur de torts au bon
vivant à la fin du xir? siècle.
Les motivations de ce genre de colére se veulent
religieuses, en tout cas d'un moralisme intransigeant.
Ce n'est pas un type de production qu'on soit automa-
tiquement obligé de désavouer en montant en grade.
Effectivement, parmi les textes présentés, certains
sortent de plumes célèbres. Déjà rencontré (n° 20
et 22), Gautier de Chátillon, Lillois, écolátre à Laon,
puis secrétaire d'Henri II Plantagenét et chanoine
d'Amiens, s'illustra par une épopée, l'Alexandréide,
dont le succés fit baisser la lecture de Virgile dans les
écoles. Ecce mundus demundatur (n° 36) est une chan-
son pour la féte du Báton, féte des premiers jours de
l'année, où dans les églises collégiales les enfants de
Le chant vengeur 163

chœur et les moindres de la hiérarchie prenaient pour


un jour le pouvoir, symbolisé par le báton du roi de
la fête; ils remplaçaient les grands et disaient à tous
la vérité. Belle occasion pour le poéte, qui tonne et
fustige, sans oublier de jouer avec les mots et de faire
étinceler les néologismes (mundus demundatur...) :le
poète est le maître des mots, et Gautier de Châtillon
en est spécialement conscient. C'est son adresse à
jongler avec les réminiscences et à manipuler les
mots qui lui donne droit à la parole justicière.
Mais Gautier de Chátillon, contrairement à Primat,
ne raconte pas, ne s'implique pas dans son accusa-
tion: il affirme, de facon toute générale, il dénombre
des abus avec une ironie mordante mais presque
impersonnelle (Licet eger, n? 35).
Philippe, chancelier de Notre-Dame de Paris, est
un grand personnage qui eut haute main sur les
écoles qui seraient bientót l'Université. Milieu hou-
leux, oü sa verve trouvait à s'employer dans les que-
relles entre enseignants et administratifs et avec la
papauté, ce qui explique sa pugnacité (Bulla fulmi-
nante, n? 38), parfois profondément religieuse (n? 37).
Trés abondante, la poésie satirique est souvent trés
savante et met en jeu d'innombrables allusions, par-
fois classiques (tous ont lu Horace, Perse et Juvénal),
mais surtout essentiellement bibliques. On stigmatise
la vénalité des biens spirituels du nom de simonie, en
rappelant Simon le mage qui fut confondu et puni
par saint Pierre (n? 39).

Colére contre l'infidélité

Le dépit amoureux suscite une indignation ana-


logue. Si un homme est trompé, il l'est non par ses
démérites bien sûr, mais parce que la femme est
vénale par nature. Tous les poncifs de la misogynie
antique et patristique se concentrent sur cette convic-
tion impersonnelle à force d'étre générale. Mensonge,
ruse, fausseté, tout s'explique par la vénalité. Gautier
de Chátillon, capable d'une réflexion qui semble venir
164 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

de beaucoup plus profond sur la concorde discor-


dante du couple (n? 22), est l'auteur d'une dizaine de
piéces sur ce théme commode.
L'argent montre ici toute sa force négative, qui
sépare nettement la satire misogyne des plaintes du
mal-aimé. L'argent ne peut étre chanté que de facon
négative, c'est-à-dire quand il manque. Il manque au
prétendant malheureux devant plus riche que lui. Il
manque à qui refuse de plier son âme devant sa puis-
sance. Il sort de force de la bourse du joueur. Le gain
ne se chante pas, ni la richesse, à moins de l'avoir
perdue. Il y a une parenté profonde, en dépit des
apparences, entre le poéte qui crie son besoin d'ar-
gent — il le fait comme quelqu'un qui n'en aura
jamais - et celui qui méprise celui des autres. Sur le
plan religieux ou sur le plan humain, il faut n'en pas
avoir, ou se placer en dehors de sa sphére. Autre-
ment on perd sa voix en poésie.
Mais la femme qui quitte le poéte passe à l'ennemi.
Quisquis eris (n° 40), broderie sur un vers de Mar-
bode, est un condensé des poncifs sur la vénalité
féminine qui ne se signale que par son rythme.
Rumor letalis (n? 41), en associant comme malgré soi
les souvenirs de l'amour heureux aux pires accusa-
tions, oscille entre le ressentiment et le regret avec
une amertume qui fait son charme. On y touche du
doigt combien les deux motifs sont différents. Celui
du bruit qui court, plus rare et susceptible de varia-
tions, honte, douleur, conseils ironiques, s'entrelace
à celui de l'amour qui se refroidit. Quand le poéme
bascule du cóté de la vénalité, le ton se raidit, se fige
sur des antithéses crispées. D'amour il n'est plus
question, le masque convenu de la femme à vendre
tombe entre les deux protagonistes et inexorable-
ment les sépare, avec la force des situations toutes
faites et des malentendus irrémissibles.
III

LE CHANT VENGEUR
33. HUGUES PRIMAT

Dives eram et dilectus,


inter pares preelectus:
modo curvat me senectus
et etate sum confectus.
Unde vilis et neglectus
a dejectis sum dejectus,
quibus rauce sonat pectus,
mensa gravis, pauper lectus,
quis nec amor nec affectus, ^
sed horrendus est aspectus.
Homo mendax atque vanus,
infidelis et profanus
me dejecit capellanus,
veteranum veteranus,
et injecit in me manus
dignus dici Dacianus*.

Prius quidem me dilexit


fraudulenter et illexit.
Postquam meas res tranvexit,
fraudem suam tunc detexit.
Primas sibi non prospexit
neque dolos intellexit,
donec domo pulsus exit.

Satis erat bonus ante,


bursa mea sonum dante,
33. Dives eram et dilectus

J'étais riche, j'étais aimé,


entre mes pareils préféré
- maintenant de vieillesse courbé
et par le grand áge accablé.
Aussi négligé, avili,
je suis exclu par des exclus
qui ont la toux dans la poitrine,
table morose et pauvre lit,
qui n'ont amour ni affection, ,
mais sont épouvantables à voir.
Un homme menteur et frivole,
sans loyauté ni religion,
ce vieil homme, le chapelain,
m'a chassé, son contemporain,
et a porté sur moi la main,
digne d’être appelé Dacien*.

Avant bien sûr il m'aimait bien,


son faux-semblant m'a abusé.
Quand tout mon bien lui est passé,
il a montré sa fausseté.
Primat ne s'était pas méfié
et n'avait pas compris sa ruse,
jusqu'à ce qu'il fût expulsé.

Avant, il était plutót bon,


quand ma bourse sonnait le plein;

* Dacien: persécuteur de saint Vincent chez Prudence.


168 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

et dicebat michi sancte:


Frater, multum diligam te.

Hoc deceptus blandimento,


ut emunctus sum argento,
cum dolore, cum tormento
sum dejectus in momento,
rori datus atque vento.

Vento datus atque rori, .


vite prima turpiori
redonandus et errori,
pena dignus graviori
et ut Judas dignus mori,
qui me tradens traditori
dignitatem vestri chori,
tam honesti, tam decori,
permutabam viliori.

Traditori dum me trado


qui de nocte non est spado,
me de libro vite rado
et, dum sponte ruens cado,
est dolendum quod evado.

Inconsulte nimis egi:


in hoc malum me impegi,
ipse meum collum fregi,
qui vos linquens preelegi
ut servirem egro gregi,
vili malens veste tegi
quam servire summo regi
ubi lustra tot peregi.

Aberravi, sed pro Deo


indulgete michi reo!
Incessanter enim fleo,
pro peccato gemens meo.
Le chant vengeur 169

il me disait avec onction:


« Mon frére, je t'aimerai bien.»

Trompé par cet accueil charmant,


sitót torché de mon argent,
dans la douleur, dans le tourment,
je fus chassé en un moment,
donné à la pluie et au vent.

Donné au vent et à la pluie,


rendu à mon ancienne vie,
bien plus honteuse et dévoyée!
digne de peine supérieure,
comme Judas digne de.mort,
puisqu'en me livrant à un traître
jai échangé pour une moindre
la dignité de votre chœur,
si superbe et si plein d'honneur!

Quand à ce traítre je me livre, !


qui n'est guére eunuque la nuit,
je me raie du livre de vie
et, chutant de mon propre fait,
si je m'en tire c'est mal fait!

J'ai agi trop étourdiment,


c'est moi qui me suis mis dedans!
Je me suis mis la corde au cou
en choisissant de vous quitter
pour aller servir à l'hospice,
vétu d'ignominieux surcot,
au lieu de servir le seul Roi
là où j'ai passé tant d'années.

J'ai eu tort, mais au nom de Dieu


soyez indulgents au coupable!
car je ne cesse de pleurer
en gémissant sur mon péché.
170 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Fleo gemens pro peccatis,


juste tamen et non gratis;
et non possum flere satis,
vestre memor honestatis
et fraterne karitatis.
O quam dura sors Primatis,
quam adversis feror fatis!
Segregatus a beatis,
sociatus segregatis,
vestris tantum fidens datis, :
pondus fero paupertatis.

Paupertatis fero pondus:


meus ager meus fundus,
domus mea totus mundus,
quam pererro vagabundus.
Quondam felix et fecundus
et facetus et facundus,
movens jocos et jocundus,
quondam primus, nunc secundus
victum quero verecundus.

Verecundus victum quero,


sum mendicus. Ubi vero
victum queram nisi clero,
enutritus in Piero,
eruditus sub Homero?
Sed dum mane victum quero
et reverti cogor sero,
jam in brevi (nam despero)
onerosus vobis ero.

Onerosus et quo ibo?


Ad laicos non transibo.
Parum edo, parum bibo,
venter meus sine gibbo
et contentus pauco cibo
plenus erit parvo libo
et, si fame deperibo,
culpam vobis hanc ascribo.
Le chant vengeur 171

Si je gémis sur mes péchés,


c'est justement, non pas pour rien,
et je ne peux assez pleurer
quand de votre accueil je me souviens,
de votre aimante charité.
Qu'il est dur le sort de Primat
et comme adverse est son destin!
Exclu du bonheur des élus
et mis au nombre des exclus,
sous le poids de la pauvreté
sur vos dons seuls je peux compter.

Je plie sous la pauvreté.


Mon champ, c'est ma propre personne,
ma maison, c'est le monde entier
que je parcours en vagabond.
Jadis heureux et fortuné
et beau parleur et bien joyeux,
plein de bons mots et de beaux jeux,
jadis Premier, rétrogradé, À
je cherche mon pain tout honteux.

Tout honteux je cherche mon pain,


je suis mendiant. Mais où vraiment
mendier mon pain, sinon aux clercs,
moi que les Muses ont nourri,
moi qui eus Homère pour maître ?
Mais si je vais chercher mon pain
dès le matin, jusqu'au soir tard,
rapidement - quel désespoir! -
je me ferai de vous mal voir.

Sitót mal vu, où m'en aller?


Prés des laics? Trés peu pour moi.
Je mange peu, je bois fort peu,
mon ventre n'a pas de rondeur;
se contentant d'une bouchée,
il se remplit d'une gorgée,
et si je dois mourir de faim,
je vous en fais les responsables!
172 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Vultis modo causam scire,


causam litis, causam ire,
que coegit nos exire?
Brevi possum expedire,
si non tedet vos audire.

— Nos optamus hoc audire


plus quam sonum dulcis lyre.

- Quidam frater claudo pede


est eadem pulsus ede
violenter atque fede,
ut captivus et pars prede,
alligatus loris rede
a Willelmo Palamede
vel per noctem Ganimede**.
Frater membris dissolutus
qui deberet esse tutus
(nam pes erat preacutus),
nichil mali prelocutus
sed mandata non secutus,
calciatus et indutus
est in luto provolutus,
provolutus et pollutus.

Provolutus est in luto


frater pede preacuto.
Quem clamantem dum adjuto,
et putabam satis tuto,
fui comes provoluto
et pollutus cum polluto.

Provoluto comes fui


et in luto pulsus rui.
Dum pro bono penas lui,
nullus meus, omnes sui.
Le chant vengeur 173

Voulez-vous à présent savoir


la cause des cris et de l'ire
qui nous a forcés à sortir?
Je peux en peu de mots le dire,
si l'entendre ne vous ennuie.

— Oh oui, nous désirons l'ouir


plus que le doux son de la lyre.

- Voilà: un frére au pied boiteux


fut chassé de cette maison
violemment, honteusement,
comme un captif mis à rançon
ligoté par des étriviéres,
par Guillaume le Palaméde
qui la nuit se fait Ganymède**.
Ce frére aux membres tout perclus
qui aurait dà étre à l'abri
(car il est pied-bot de plus),
4

sans avoir rien dit de mal


mais n'ayant pas bien obéi,
avec ses chausses et son habit
on l'a envoyé rouler
dans la boue, tout souillé!

Oui, il a roulé dans la boue,


ce frère, avec son pied-bot.
Il crie, et je lui viens en aide,
pensant que c'était sans danger,
et avec lui je fus roulé
et dans la boue tout souillé.

Avec lui envoyé rouler


dans la boue je m'effondrai.
Puni pour avoir bien agi,
nul ne fut pour moi, tous pour lui.

** Palaméde: réputé inventeur du jeu de dé; Ganymède : favori


de Jupiter, symbole de l'homosexualité.
174 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Adjuvabant omnes eum,


Chananei Chananeum,
Ferezei Ferezeum
et me nemo preter Deum,
dum adjuto fratrem meum
nil merentem neque reum.

Solus ego motus flevi,


fletu genas adinplevi
ob magistri scelus sevi
et dolorem jam grandevi.

Quis haberet lumen siccum,


cernens opus tam iniquum,
sacerdotem impudicum,
corruptorem meretricum,
matronarum et altricum,
sevientem in mendicum
claudum, senem et antiquum, ^
dum distractus per posticum
appellaret, replens vicum,
adjutorem et amicum ?

Nec adjutor est repertus


nec sacerdos est misertus,
ita solus est desertus,
totus luto coopertus
nec quo pedem ferret certus.

Accusabam turpem actum


propter fratrem sic confractum,
claudum, senem et contractum,
et dum dico «male factum »,
accusatus dedi saltum.

Accusatus saltum dedi:


post hec intus non resedi
neque bibi nec comedi,
capellani jussu fedi,
Le chant vengeur 175

Et lui, tout le monde l'aidait,


tous paiens aidant l'idolátre,
Cananéens, Phérézéens,
et moi personne sinon Dieu
tandis que j'assiste mon frére
innocent qui n'avait rien fait.

Seul attendri, seul j'ai pleuré,


sur mes joues les larmes ont coulé
pour le forfait de ce brutal
et la douleur de ce vieillard.

Qui aurait gardé les yeux secs


en voyant pareille injustice,
en voyant un prétre impudique,
grand corrupteur de prostituées,
de matrones et de nourrices,
sévissant sur un mendiant,
un vieillard boiteux et infirme,
tandis que traîné sur le seuil
il appelait à travers rues
un ami qui lui vienne en aide?

Il n'a pas trouvé de soutien


et le prétre n'eut pas pitié:
ainsi il est resté tout seul,
entièrement couvert de boue,
ne sachant oü porter ses pas.

Je condamnais cette infamie,


vu que ce frére est contrefait,
boiteux, vieux et paralysé,
et, en disant «C’est fort mal fait! »,
condamné, on me fait sauter!

Condamné, j'ai fait la culbute:


depuis, je ne suis plus entré,
je n'ai plus bu et plus mangé,
sur l'ordre du vil chapelain,
176 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

qui, quod sacre datur edi,


aut impertit Palamedi
aut largitur Ganimedi
aut fraterno dat heredi
aut asportant cytharedi,
ut adquirat bonus credi.

Modo, fratres, judicate,


neque vestro pro Primate
aberrantes declinate
a sincera veritate:
an sit dignus dignitate
vel privandus potestate
senex carens castitate
et sacerdos honestate,
caritate, pietate,
plenus omni feditate,
qui, exclusa caritate,
nos in tanta vilitate,
quorum fama patet late, -
sic tractavit? Judicate!

8 p, laisses monorimes.
Vers 1150.

34. HILAIRE

Lingua servi, lingua perfidie,


rixe motus, semen discordie,
quam sit prava sentimus hodie,
subjacendo . gravi sentencie!
Tort a vers nos li mestre.

Lingua servi, nostrum discidium,


in nos Petri commovit odium.
Quam meretur ultorem gladium,
Le chant vengeur peni

qui, des dons faits à la Maison,


donne sa part à Palaméde,
fait cadeau à son Ganyméde,
ou bien les donne à son neveu,
ou les gaspille en musiciens
pour qu'on le croie homme de bien.

Fréres, c'est à vous de juger,


mais sans dévier et sans quitter
pour l'amour de votre Primat
la pure voie de vérité:
est-il digne de sa dignité,
ou à priver de son pouvoir,
ce vieil homme sans chasteté,
ce prêtre sans honnéteété,
sans charité et sans pitié,
plein de toutes obscénités,
qui, contre toute charité,
a osé ainsi me traiter,
moi dont on sait la renommée,
si vilement? Vous, jugez-en!

Raby, n? 175, p. 251; McDonough, n? 23, p. 66.

34. Lingua servi (Contre Pierre Abélard)

Langue de serf, langue de perfidie,


source de trouble, graine de zizanie!
Nous voyons bien aujourd'hui sa bassesse
en subissant une grave sentence!
Envers nous le maítre a grand tort.

Cause d'exil, une langue de serf


nous a valu la colére de Pierre.
Elle mérite un coup d'épée vengeur
178 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

quia nostrum extinxit studium.


Tort a vers nos li mestre.

Detestandus est ille rusticus


per quem cessat a scola clericus.
Gravis dolor, quod quidam puplicus
id effecit ut cesset logicus!
Tort a vers nos li mestre.

Est dolendum quod lingua servuli,.


magni nobis causa periculi,
susurravit in aurem creduli
per quod ejus cessent discipuli.
Tort a vers nos li mestre.

O quam durum magistrum sencio,


si pro sui bubulci nuncio,
qui vilis est et sine precio,
sua nobis negetur lectio.
Tort a vers nos li mestre.

Quam crudelis est iste nuncius


dicens: «Fratres, exite cicius,
habitetur vobis Quinciacus,
alioquin non leget monachus. »
Tort a vers nos li mestre.

Quid, Hilari, quid ergo dubitas?


Cur non abis et villam abitas?
Sed te tenet diei brevitas,
iter longum et tua gravitas.
Tort a vers nos li mestre.

Ex diverso multi convenimus


Quo logices fons erat plurimus;
sed discedat primus et minimus:
nam negatur quod hic quesivimus.
Tort a vers nos li mestre.
Le chant vengeur 179

parce qu'elle a mis fin à nos labeurs!


Envers nous le maítre a grand tort.

Ce paysan est à vitupérer


qui fait manquer le clerc à son étude.
C'est scandaleux, que cet homme de rien
ait pu rendre inactifs des logiciens!
Envers nous le maítre a grand tort.

Il est fácheux qu'une voix subalterne,


cause pour nous d'un important dommage,
ait susurré dans l'oreille crédule
de quoi mettre ses éléves au chómage.
Envers nous le maítre a grand tort.

Je trouve aussi notre maître bien dur,


pour un rapport de son garcon vacher,
un étre vil et de nulle valeur,
de refuser de nous donner leçon.
Envers nous le maítre a grand tórt.

Combien cruel fut-il, ce messager


annonçant : «Frères, allez-vous-en bien vite,
et désormais habitez à Quincey,
sinon le moine annulera ses cours.»
Envers nous le maítre a grand tort.

Eh bien, Hilaire, pourquoi donc hésiter


à t'en aller habiter au village?
Ce qui t'empéche, ce sont les jours trop courts,
la route longue, et puis ta dignité.
Envers nous le maître a grand tort.

Nous sommes venus nombreux et de partout


là où coulait plus forte la logique,
mais partons tous du premier au dernier:
ce que nous y cherchions nous est dénié!
Envers nous le maítre a grand tort.
180 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

Nos in unum passim et publice


traxit aura torrentis logice.
Desolatos, magister, respice,
spemque nostram, que languet, refice.
Tort a vers nos li mestre.

Per inpostum, per deceptorium,


sinegare vis adjutorium,
hujusloci non oratorium
nomen erit, sed ploratorium.
Tort a vers nos li mestre.

4 (4 p + 6 pp), une rime par strophe.


1126-1127.

35. GAUTIER DE CHÁTILLON


»

Licet eger cum egrotis


et ignotus cum ignotis
fungar tamen vice cotis*
jus usurpans sacerdotis.
Flete, Sion filie!
presides ecclesie
imitantur hodie
Christum a remotis.

Si privata degens vita


vel sacerdos vel levita
sibi dari vult petita,
hac incedit via trita:
previa fit pactio
Simonis auspicio,
cui succedit datio,
sic fit Giezita.
Le chant vengeur 181

C'est le renom de l'as de la logique


qui nous a rassemblés du monde entier.
Maître, vois comme nous sommes effondrés
et rétablis notre espoir en déroute.
Envers nous le maître a grand tort.

Pour un trompeur, pour un vil imposteur


si tu ne veux nous porter assistance,
ce lieu ne sera plus un oratoire,
mais on pourra l'appeler ploratoire.
Envers nous le maítre a grand tort.

Éd. Häring, dans Studi medievali, 1976, p. 936. Éd. M.L. Bulst
et W. Bulst, Leiden/Cologne, 1989.-

35. Licet eger cum egrotis


4

Bien que malade avec des maladifs


et inconnu parmi des inconnus,
je vais pourtant faire la pierre à aiguiser*
en jouant le rôle d’un prêtre.
Filles de Sion, pleurez! :
de nos jours, les chefs de l'Eglise
imitent le Christ
du plus loin possible.

Qu'un diacre ou un prétre


jusque-là vivant simplement
veuille qu'on lui donne ce qu'il demande,
il met le pied sur une voie glissante:
d'abord un arrangement
sous des auspices démoniaques,
vient ensuite un don d'argent,
il se retrouve simoniaque.

* La pierre à aiguiser: cf. Horace, Art poétique, 204.


182 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

Jacet ordo clericalis


in respectu laicalis,
sponsa Christi fit mercalis,
generosa generalis;
veneunt altaria,
venit eucharistia,
cum sit nugatoria
gratia venalis.

Donum Dei non donatur


nisi gratis conferatur;
quod qui vendit vel mercatur
lepra Syri vulneratur**.
Quem sic ambit ambitus,
idolorum servitus,
templo sancti Spiritus
non compaginatur.

Si quis tenet hunc tenorem,


frustra dicit se pastorem
nec se regit ut rectorem,
renum mersus in ardorem.
Hec est enim alia
sanguisuge filia***,
quam venalis curia
duxit in uxorem.

In diebus juventutis
timent annos senectutis,
ne fortuna destitutis
desit eis splendor cutis.
Et dum querunt medium,
vergunt in contrarium;
fallit enim vitium
specie virtutis.
Le chant vengeur 183

L'ordre des clercs est bien bas


face à celui des laiques,
l'épouse du Christ est à vendre,
de haute dame fille publique.
On vend les autels
et l'eucharistie,
car vendre une gráce
n'est que peccadille.

Le don de Dieu n'est plus un don


si on ne le donne pour rien:
celui qui l'achéte ou le vend
a pris la lépre du Syrien**.
Celui que l'ambition détient
aux idoles asservi,
n'a plus rien en commun
avec le temple de l'Esprit.

Quiconque s'en tient à ces moeurs


se prétend faussement pasteur, ^
il ne se conduit pas en maître,
l'ardeur de ses reins le domine.
Car c'est cela, la seconde
fille de la sangsue***,
que la curie vénale
a pris pour compagne.

Durant les jours de leur jeunesse


ils craignent le temps de vieillesse,
et que la splendeur de leur corps
ne les quitte avec l'heureux sort.
Et en cherchant un moyen,
ils aboutissent à l'inverse:
le vice fait œuvre perverse
sous apparence de vertu.
** Le Syrien: un serviteur d'Isaie, Giezi, ayant accepté de l'ar-
gent d'un Syrien que son maître avait guéri de la lèpre, devint
lépreux (IV Reg. 5, 20).
*** La fille de la sangsue: cf. Prov. 30, 15.
184 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Ut jam loquar inamenum,


sanctum chrisma datur venum,
juvenantur corda senum
nec refrenant motus renum.
Senes et decrepiti
quasi modo geniti
nectaris illiciti
hauriunt venenum.

Ergo nemo vivit purus,


castitatis perit murus,
commendatur Epicurus
nec spectatur moriturus.
Grata sunt convivia ;
auro vel pecunia
cuncta facit pervia
pontifex futurus.

4 (8 p), 3 (7 pp), 6 p, rimé aaaabbba.


Vers 1170. Voir n? 20.

36. GAUTIER DE CHÁTILLON (?)

Ecce mundus demundatur:


totus enim vacuatur
mundus a mundicia.
Nichil habet mundi mundus,
cum in sola sit fecundus
viciorum copia.

Regnum mali semper crescit


et valescens invalescit
et vigorem recipit.
Homo nudus a virtute
Le chant vengeur 185

Je dirai plus amer encore:


on vend le saint chréme à prix d'or,
les cœurs des vieillards reverdissent
et lâchent bride à leurs désirs.
Vieux et décrépits,
comme nés du matin,
avalent le venin
du breuvage interdit.

Aussi personne ne vit pur,


le mur de chasteté s'effondre,
chacun se veut fils d'Epicure
sans songer qu'il lui faut mourir.
On se plait aux banquets:
par or ou par argent
le prélat futur
aplanit son chemin.

Carmina burana 8; McDonough, The Oxfórd Poems..., p. 108.

36. Ecce mundus demundatur

Voilà le monde démondé:


il est en effet tout vidé
de tout le bien qui le fait monde.
Le monde n'est plus rien qu'immonde,
la seule chose en quoi il abonde,
ce sont les vices, à foison!

Le royaume du mal est en progrés constant,


il gagne en vigueur et en force
d'instant en instant.
Mais l'homme vide de vertus,
186 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

viciorum senectute
pueratus desipit.

Homo, terra procreatus,


terre semper quasi natus
pendet ab uberibus:
matrem semper amplexatur,
nec jam senex separatur
matris ab amplexibus.

Adam nobis inest multus,


Adam nobis est sepultus
in sepulcro pectoris.
Illum quidem redolemus,
et saporem retinemus
noxialis arboris.

Ille pater in peccatis


preparavit viam natis
dampnans partus proprios.
Patrem proles imitatur: x
culpa patris dirivatur
in sequentes filios.

Patris munus sunt dolores:


heu quam multos possessores
habet hoc hereditas!
Patris munus est peccatum:
in se tamen tale datum
duplicat posteritas.

Noe paret archam rursus,


Noe ferat rursum cursus
super mare montium:
rursus gentes peccaverunt
et peccantes meruerunt
aliud diluvium.

Sunt qui tendunt ad honores


et in famam precursores
Le chant vengeur 187

en la vieillesse de ses vices,


est aussi fou qu'un enfant.

L'homme, de la terre créé,


est toujours comme un nouveau-né,
pendu au sein de la terre:
il étreint toujours sa mére,
il ne peut s'en séparer,
méme en un áge avancé.

Beaucoup d'Adam demeure en nous:


Adam est enterré en nous,
dans le tombeau de notre cœur.
Nous sentons Adam à plein nez,
nous avons gardé son odeur,
celle de l'arbre du malhéur.

Lui, notre pére, par ses péchés


il nous a préparé la route,
condamnant ses propres enfants.
Les enfants imitent leur père: :
la faute d'Adam se disperse
en tous ses enfants à venir.

Ils en ont recu la douleur:


hélas, combien de possesseurs
sont tenus par cet héritage!
Ils en ont recu le péché,
mais ce don, la postérité
en soi l'a multiplié.

Qu'à nouveau Noé monte l'arche,


qu'il trace sa route à nouveau
sur la mer qui couvre les monts:
les gens ont péché à nouveau
et leurs péchés ont mérité
encore une fois le déluge.

Certains recherchent les honneurs


et corrompent par leurs présents
188 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

premiis alliciunt.
Ore lambunt, manu palpant,
dando semet sic exaltant,
dando laudem faciunt.

Sunt qui lota candent cute,


sed mentita sub virtute
feda tegunt vicia.
Templa petunt, sed non corde,
labra movent, sed in sorde
natat conscientia.

Sunt qui bello curiali


semper pugnant, et venali
lingua reos muniunt.
Isti legem dant pro datis,
sed sub nube veritatis
jus injustum faciunt.

Sunt qui turres fabricantes,


celi regnum ut gygantes *
petunt artificio.
Hi descendunt ascendendo,
terram petunt fugiendo,
terram sapit actio.

In turrita sedent sede,


celum quidem petunt pede,
sed non petunt opere.
Opus terram semper lambit,
terram prius pectus ambit
cum sit pes in aere.

At vos certe plus iniquos,


plus dampnandos dico, si quos
vexat avaricia.
Alieni vos predones,
vos arpie, vos bubones
estis inter omnia.
Le chant vengeur 189

ceux qui font déjà parler d'eux.


Lèche-bottes et mains sous la table,
c'est par pots-de-vin qu'ils s'élèvent
se rendant ainsi honorables.

Certains ont l'air immaculé,


mais sous ce mensonge édifiant
ils cachent d'ignobles péchés.
Ils vont à l'église, mais leur caeur est absent,
ils remuent les lévres, mais leur conscience
nage dans un bourbier.

D'autres, aux combats du tribunal


font profession de se battre,
leur langue vénale défend les coupables;
ils vendent la loi contre des épices,
et sous ombre de vérité
rendent injuste la justice.

Certains se construisent des tours,


c'est par la technique qu'ils tendent
vers le ciel, comme les géants:
en croyant monter, ils descendent,
en fuyant la terre ils la trouvent,
car leur acte n'est que terrestre.

Ils se tiennent en tour élevée,


mais s'ils cherchent le ciel du pied,
dans leurs actions rien ne le cherche:
leurs actions sont à ras de terre,
et leur cœur veut d'abord la terre
tandis qu'ils ont les pieds en l'air.

Mais c'est bien vous les plus infects,


les plus condamnables, tous ceux
que l'amour de l'argent tourmente.
Certes vous étes pour autrui
entre tous les maux, des bandits,
des rapaces et des vautours.
190 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Opes mundi vos voratis,


sed cum archas impleatis,
mens est tamen vacua.
Mens est capax plus quam mare,
mens se nequit saciare,
cum sit inter pascua.

Vos habendo non habetis:


opes enim quas fovetis
serviunt inopie.
Nec jam vobis famulantur,
immo suis dominantur
dominis divicie.

Adhuc vobis vivit Otto:


vivit et in orbe toto
licet absens imperat:
ille summus, ille dives,
ille summus inter cives,
qui vix sua numerat.

Omnes tales ab hoc festo


procul eant ;procul esto!
tales odit baculus.
Illi vultus huc advertant
quorum dextre dando certant,
quorum patet loculus.

2 (2x 8p, 7 pp), rimé aabccb;


Voir n? 20.

37. PHILIPPE LE CHANCELIER

Dic, Christi veritas,


dic, cara raritas,
dic, rara Caritas,
ubi nunc habitas?
Le chant vengeur 191

Vous dévorez les biens du monde,


mais quand vous remplissez vos coffres,
votre âme n'en est pas moins vide.
L'âme est plus vaste que la mer,
l'àme ne peut se rassasier
lorsqu'elle a de quoi se repaître.

Vous possédez sans posséder:


les biens où vous vous complaisez
ne servent qu'à votre indigence.
Elles ne sont plus vos servantes,
vos richesses, bien au contraire,
puisqu'elles dominent leurs maítres.

Pour vous, Otton est encore vivant:


il vit, et sur le monde entier
bien qu'absent étend son empire;
c'est lui le plus grand, le plus riche
et le premier des citoyens,
à peine il peut compter ses biens.

Pareils pingres, qu'ils soient bannis


de notre fête; loin d'ici!
le Báton ne peut les sentir.
Mais que se tournent par ici
ceux dont les mains donnent à l'envi,
ceux dont la bourse sait s'ouvrir.

Éd. A. Wilmart dans Revue bénédictine 49 (1937), p. 121.

37. Dic, Christi veritas

Dis, Vérité du Christ,


dis, toi si rare et chére,
dis, rare Charité,
où es-tu à présent?
192 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

aut in Valle Visionis ?


aut in throno Pharaonis?
aut in alto cum Nerone?
aut in antro cum Theone?
vel in fiscella scirpea
cum Moyse plorante ?
vel in domo Romulea
cum Bulla fulminante ?

Respondit Caritas:
«Homo, quid dubitas ?
Quid me sollicitas ? :
Non sum quo mussitas,
nec in euro nec in austro,
nec in foro nec in claustro,
nec in bysso vel cuculla,
nec in bello nec in bulla:
de Jericho sum veniens,
ploro cum sauciato,
quem duplex Levi transiens
non astitit grabato. »

O vox prophetica,
o Nathan, predica:
culpa Davitica
patet non modica!
Dicit Nathan: « Non clamabo,
neque David planctum dabo.
Cum sit Christi rupta vestis
contra Christum Christus testis. »
Ve, ve vobis, hypocrite,
qui culicem colatis!
Que Cesaris sunt reddite,
ut Christo serviatis!

4 (6 pp), 4 (8 p), 2 (8 pp + 7 p), rimé aaaabbccdede.


Début xii siècle.
Voir n? 10.
Le chant vengeur 193

dans la Vallée des Visions?


sur le tróne de Pharaon?
ou au pinacle avec Néron?
ou dans la grotte avec Théon?
ou dans la corbeille d'osier
avec l'enfant Moise en larmes?
ou dans la Demeure romaine
avec la Bulle fulminée ?

La Charité répond:
«Homme, pourquoi douter?
Pourquoi me harceler?
Je ne suis pas oü tu vas chercher,
ni à l'est ni au midi,
ni sur la place ni au couvent,
ni sous le lin ni sous la bure,
ni au combat ni au pouvoir:
Je viens toujours de Jéricho
et je pleure avec le blessé,
celui que n'ont pas assisté
sur son lit de douleur,
les deux prêtres qui sont passés. »^

Voix du prophéte,
Ô Nathan, élève la voix:
la faute de David
apparait trop énorme!
Nathan répond: «Je ne crierai pas,
sur David je ne pleurerai pas.
Puisque la robe du Christ est déchirée,
contre le Christ c'est le Christ qui témoigne.»
Malheur à vous, hypocrites,
tout occupés de moustiques!
Rendez à César ce qui est sien
pour rendre au Christ votre service.

Théme str. 2, Jéricho: Lc 10, 30-37; str. 3, Nathan et David: II


Reg. 1-3. Culicem colare, filtrer les moustiques, est appliqué par
saint Jéróme à ceux qui s'occupent de choses sans importance.
Carmina burana 131.
194 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

38. PHILIPPE LE CHANCELIER

Bulla fulminante
sub judice tonante,
reo appellante,
sententia gravante,
veritas supprimitur,
distrahitur
et venditur,
justicia prostante ;
itur et recurritur
ad curiam, nec ante
quid consequitur
quam exuitur quadrante.

Si queris prebendas,
vitam frustra commendas ;
mores non pretendas,
ne judicem offendas! E
Frustra tuis litteris
inniteris,
moraberis
per plurimas kalendas,
tandem exspectaveris
a ceteris ferendas,
paris ponderis
pretio nisi contendas.

Pape janitores
Cerbero surdiores.
In spe vana plores,
nam etiamsi fores
Orpheus, quem audiit
Pluto deus
Tartareus,
non ideo perores,
malleus argenteus
Le chant vengeur 195

38. Bulla fulminante

Sous les éclairs des bulles fulminées


et le tonnerre de la voix du juge,
tandis que le coupable fait appel
et que les sentences s'amoncellent,
la vérité est supprimée,
dépecée,
achetée
et la justice est prostituée ;
on va, on court, on revient
à la curie, et on n'obtient rien
avant d'y avoir laissé ses biens.

Tu demandes une prébende ?


Inutile que tu recommandes
ta vie et tes mceurs excellentes,
tu offenserais ton juge! y
Inutile de faire valoir
tes capacités,
tu pourras attendre
pas mal de calendes;
d'autres enfin remporteront
l'objet de ton attente,
si tu ne peux te défendre
en y mettant prix égal.

Les huissiers du pape sont


plus sourds que Cerbére.
C'est sans espoir, tu peux pleurer,
quand bien méme tu serais
Orphée, que Pluton,
le dieu des enfers,
daigna exaucer,
tu ne finiras pas méme de parler,
si un marteau d'argent
196 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

ni feriat ad fores
ubi Proteus
variat mille colores.

Jupiter, dum orat


Danen, frustra laborat ;
sed eam deflorat
auro dum se colorat:
auro nil potentius,
nil gratius,
nec Tullius
facundius perorat. :
Sed hos urit acrius
quos amplius honorat ;
nichil justius,
calidum Crassus dum vorat*!

2 (6 p + Wo PE SPORT D PR PE
aaaabbbababa.
Début xii siècle.
Voir n? 10.

39. Judas gehennam meruit

Judas gehennam meruit


quod Christum semel vendidit ;
vos autem michi dicite:
qui septies cotidie
corpus vendunt dominicum,
quod superat supplicium?

Perpendite subtiliter:
cum vendant missam viliter
Le chant vengeur 197

ne toque pas à la porte


que garde Protée
aux couleurs variées.

Tant qu'il supplie Danaé,


Jupiter y perd sa peine;
mais il la déflore
dés qu'il se colore d'or:
rien de plus puissant que l'or,
rien de plus persuasif,
méme Cicéron
n'est pas plus éloquent.
Mais il brûle plus âcrement
ceux qu'il honore le plus;
rien de plus juste: Crassus
dut bien l'avaler bouillant* !

Carmina burana 131a.

39.

Judas a mérité l'enfer


parce qu'il a vendu le Christ
une fois.
Eh bien vous, dites-moi,
ceux qui chaque jour sept fois
vendent le corps du Seigneur,
quel supplice sera le leur?

Réfléchissez-y bien à fond:


quand ils vendent la messe à grand honte
* Crassus: Florus, Épitome 1, 46 (III, 11), raconte qu'après la
défaite et la mort de ce roi célèbre pour sa richesse, on lui remplit
la bouche d'or en fusion.
198 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

et peccent in alterutrum
sumendo plus vel modicum,
quod anhelant ad munera,
finis est avaritia.

Petrus damnato Simone


gravi sub anathemate
docuit ut fidelibus
non esset locus amplius
in donis spiritalibus
emptis a vendítoribus.

Multi nunc damnant Simonem


Magum magis quam demonem,
heredes autem Simonis
suis fovent blanditiis.
Simon nondum est mortuus,
si vivit in heredibus.

6 (8 pp), rimé aabbcc. æ

40. Quisquis eris qui credideris

Quisquis eris qui credideris fidei mulieris,


nonne vides quam curta fides manet in muliere?
Crede mihi, si credis ei, quia decipiere.
Nam dabit ipsa fidem tibi, quam violabit ibidem,
cumque tibi jurat quod te super omnia curat,
aspice quod jurat quam parvo tempore durat.
Nil tibi debebit, postquam quod habes habebit.
Postquam discedes et eam fidam tibi credes,
accipiens munus, si tunc accesserit unus
quislibet ignotus, tu mox erit inde remotus.
Turpis velluscus si sit vel corpore fuscus,
Le chant vengeur 199

et se font tort l'un à l'autre


en prenant peu ou prou d'argent,
parce qu'ils ne révent que profit,
s'enrichir est leur but supréme.

Ayant condamné Simon Mage


sous un anathéme cuisant,
saint Pierre enseigna aux fidéles
de ne plus jamais se méler
d'acheter à qui les vendraient
les dons spirituels.

Beaucoup condamnent de nos jours


Simon Mage comme un démon,
mais ils couvrent de leurs faveurs
les héritiers de ce Simon.
Non, Simon n'est pas erícore mort
puisqu'il vit dans ses successeurs.

Carmina burana 9.

40.

Qui quetu sois, toiquicrois à la femme et à sa foi,


ne vois-tu pas quelle courte foi se trouve en cet
endroit ?
Crois-moi, situla crois, tu en seras la proie.
Elle te donnera sa foi pour la violer au méme endroit.
Quand elle te jure qu'elle te prise outre mesure,
regarde le temps que dure tout ce qu'elle jure!
Elle ne te devra plus rien quand elle aura tous tes
biens.
Quand tu t'en iras, la croyant fidéle à ta foi,
présents acceptés, si alors vient à passer
le premier venu, tu seras bientót au rebut.
Qu'il soit borgne ou bossu, ou bien noir et disgracié,
200 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

hunc tibi preponet, si magna munera donet.


Jurat ei, per membra Dei, per membra piorum,
quemquam preter eum quod non amat illa virorum.
Ergo cave netu prave capiaris ab ulla:
namque fidem servare quidem scit femina nulla.

Hexamètres léonins. xii? siècle.

41. Rumor letalis

Rumor letalis
me crebro vulnerat
meisque malis
dolores aggerat.
Me male multat -
vox tui criminis,
que jam resultat
in mundi terminis.
Invida Fama
tibi novercatur:
cautius ama,
ne comperiatur!
Quod agis, age tenebris,
procul a Fame palpebris!
Letatur amor latebris
cum dulcibus illecebris
et murmure jocoso.

Nulla notavit
te turpis fabula,
dum nos ligavit
amoris copula,
sed frigescente
Le chant vengeur 201

il te sera préféré, s'il sait abondamment donner.


Sur les corps saints, sur les membres divins, elle
lui donne
sa parole qu'à partlui elle n'aime personne.
Donc évite prudemment d’être honteusement
attrapé par quelqu'une,
car conserver la foi donnée ne sait femme aucune.

Chansonnier de Ripoll 18, éd. T. Latzke, dans Mittellateinische


Jahrbuch 10 (1975), p. 193.

41.

Une rumeur mortelle


me crible de blessures
et à mon malheur
ajoute sa douleur.
Je suis à la torture ;
par le bruit de ta faute,
que le monde entier
fait déjà résonner.
La Renommée envieuse
te maltraite en marátre:
sois plus astucieuse,
aime sans qu'on le sache!
Ce que tu fais, fais-le dans les ténébres,
loin des regards du Qu'en-dira-t-on!
L'amour se plaît aux retraites secrètes
pleines de douces délices
et de chuchotements joyeux.

Aucun bruit honteux


ne t'a entachée
tant qu'un lien d'amour
nous a attachés.
Quand notre désir
202 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

nostro cupidine,
sordes repente
funebri crimine.
Fama letata
novis hymeneis
irrevocata
ruit in plateis.
Patet lupanar omnium
pudoris, en, palatium,
nam virginale lilium
marcet a tactu vilium
commercio probroso.

Nunc plango florem


etatis tenere,
nitidiorem
Veneris sidere,
tunc columbinam
mentis dulcedinem,
nunc serpentinaim
amaritudinem.
Verbo rogantes .
removes hostili,
munera dantes
foves in cubili.
Illos abire precipis
a quibus nichil accipis ;
cecos claudosque recipis,
viros illustres decipis
cum melle venenoso.

6 (5 p + 6 pp), 4 (8 pp), 7 p, rimé ababcdcdefefgggg-A.


Le chant vengeur 203

s'est refroidi,
survint le scandale
de ta faute fatale.
La voix publique, mise en joie
par tes récentes liaisons,
inarrétable,
court sur les places et les voies.
Le palais clos de ta pudeur
s'est fait bordel ouvert à tous,
car ton lys virginal
se flétrit sous des mains immondes
en un commerce ignominieux.

Je pleure la fleur
de ton áge tendre,
plus resplendissante
quel'étoile du soir.
Je pleure ton áme, jadis
douceur de colombe,
amère à présent
comme fiel de serpent.
Ceux qui te prient poliment 4
sont chassés d’un mot méchant,
ceux qui te donnent des présents
sont accueillis dans ton lit.
Ils peuvent s’en aller,
ceux qui ne t'ont rien donné:
tu prends aveugles et boiteux,
mais les hommes de valeur, tu les leurres
avec ton charme vénéneux.

Carmina burana 120.


IV

LE CHANT DE L'INSTANT
SAVOUREUX

« Carpamus dulcia » : les joies de la vie

« Du vin, des femmes et des chansons!» C'est l'as-


pect le plus tapageur, le plus brillant de la société clé-
ricale qui s'exprime ici, dans ses moments de détente
et de douce folie. Des clercs joyeux compères exis-
taient antérieurement, tel à la Renaissance carolin-
gienne Sedulius Scottus, qui écrit en vers métriques;
mais le phénomène se développe du xi* au xii siècle,
en rapport avec l'expansion des milieux scolaires. Un
foisonnement de poésies rythmiques témoigne alors
de l'existence d'un public avide de chants qui expri-
ment son ardeur à vivre: joie d'exister, d'aimer, joie
plus pure encore de chanter cette joie.
L'impression dominante est celle d'un jaillissement
de jeunesse, avec tout ce que cela comporte d'avidité,
d'assurance et d'inquiétude mélées, et d'égocentrisme.
On envoyait les garçons aux écoles très jeunes, et les
études duraient longtemps, trés longtemps pour ceux
qui étaient obligés d'enseigner tout en étudiant. Et
comme la société médiévale a tendance à considérer
comme jeunes tous ceux qui ne sont pas établis dans
l'existence, on perçoit parfois l'étonnement de cer-
tains de ces vieux jeunes gens à se découvrir les che-
veux gris, alors qu'ils se sentent encore en harmonie
206 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

avec la légèreté, la fougue et l'insouciance de leurs


vertes années.
La jeunesse est leur étendard, qui justifie tout le
reste. Ils sont sans doute des apologistes de la vie ins-
tinctive, qui répondent avec sympathie aux impul-
sions profondes de la nature humaine, en réaction au
contróle que la société et l'Eglise leur opposent. Mais
cette réaction est peu philosophique, ils ne cherchent
pas à la justifier sinon sur le plan ludique; ils savent
que ce n'est qu'une parenthése et qu'en leur automne
ils s'assagiront (n? 42). Bien des pièces se moquent
avec une répulsion instinctive d'un homme már et
amoureux, lorsqu'il est vu de l'extérieur. Ceux qui par
la suite font carriére souhaiteront fort peu que leur
nom désormais respectable reste attaché à ces fantai-
sies, encore chantées par leurs benjamins; et ceux-ci
se soucient peu de retenir les noms des anciens dont
ils chantent les refrains. Trés vite, les plus célébres
deviennent mythiques: des sobriquets qui se rappor-
tent plutót à tel genre poétique, Golias, Primat. La
critique moderne a bien du mal à percer l'anonymat
qui est de régle. 3
Retrempant leurs souvenirs tout frais d'Ovide,
Horace et Virgile à travers une technique résolument
différente, les chœurs d'étudiants célèbrent les écarts
que la jeunesse justifie — ou qu'elle impose, ont-ils ten-
dance à suggérer par provocation. D'abord le vin. Le
théme traditionnel, qui n'était pas absent des chan-
sons monastiques (cf. Vinum bonum et suave, n? 75),
reprend de la virulence dans les tavernes des villes
universitaires. Lieu de rencontre, de chaleur, de
confraternité, la taverne est considérée avec une sorte
de gratitude, comme un symbole d'indépendance,
comme le lieu où monte le plus fraternellement la
douce griserie qui rend irrévérencieux et spirituel (In
taberna, n° 85; Estuans intrinsecus, n° 70).
Le vin et la poésie sont étroitement liés par l'ivresse
que tous deux procurent, mais celle-ci n'est pas d'une
qualité égale. Les trois divinités du vin, de l'amour et
de l'inspiration poétique, Bacchus, Vénus et Phébus,
Le chant de l'instant savoureux 207

forment une chaîne indissoluble (Dulce cum sodali-


bus, n? 43), mais Bacchus est au bas de la hiérarchie,
car il n'est que la premiére étape vers l'épanouisse-
ment. Seule la poésie est essentielle au poète, infini-
ment plus précieuse que le prétexte qui la fait jaillir —
c'est son bien le plus cher, auquel il ne peut renoncer
sans perdre son identité (et il s'imagine dans la pos-
ture héroique du martyr sommé d'abjurer par un
«tyran», le nom qui traditionnellement stigmatise les
persécuteurs des martyrs). De méme l'Archipoéte
(n° 70) ne peut renoncer au vin, non pour lui, mais
parce qu'il est l'étape indispensable vers la création
poétique.
Mais l'amour est mieux encore que le vin assorti à
la jeunesse. Certes les poémes d'amour subsistant
depuis le xi* siècle ne sortent pas tous du milieu étu-
diant, méme entendu largement. L'imitation des
classiques en suscite un bon nombre chez des prélats
lettrés, notamment dans la vallée de la Loire à la fin
du xi? siècle. Mais à partir de cette époque les thèmes
amoureux s'imposent dans la poésie rythmique avec
des caractéres nouveaux et une allégresse estudian-
tine. Les poésies en latin sont unanimes: le clerc aime
mieux que le chevalier. Cette conviction souvent réaf-
firmée ne serait que rengaine de coterie vite transfor-
mée en parodie si elle ne recouvrait la conviction
d'être mieux à méme, par le mode de vie et l’entraî-
nement littéraire, de ressentir et d'exprimer des sen-
timents gratuits, apparemment sans utilité sociale:
éblouissement devant la beauté de la femme, atten-
drissement devant son mystère (Stetit puella, n° 48),
obsession qui se concentre sur elle-méme (Dum estas,
n° 60, dont la dernière strophe, si compactement
réduite à des verbes et des pronoms qu'elle a été jugée
suspecte et trop rocailleuse par les éditeurs, se ter-
mine sur le souhait d'une fin qui serait à la fois celle
de la souffrance et du désir). Ces thémes ne sont pas
sans rapport avec les thémes courtois appréciés par
les chevaliers eux-mémes à partir de 1150, ce qui jus-
tifie ces déclarations de rivalité. Un chevalier qui
208 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

s'intéresse à la poésie a déjà fait un pas dans le


domaine réservé des clercs, celui du savoir dire. À
cette atteinte à leurs priviléges intellectuels ceux-ci
répondent avec défi, persiflage (n? 78), fascination
(n? 62) ou intérét. Entre les deux groupes culturels,
souvent de méme origine sociale, circulent des trans-
fuges, chevaliers ou jongleurs convertis, étudiants
qui retournent au siécle, littérateurs en quéte d'un
public quel qu'il soit, qui assurent la perméabilité des
deux cultures, attestée à partir du xii siècle par les
pièces bilingues. Auparavant, avant la séparation des
deux langues, lorsque le latin à peine différencié ser-
vait encore dans les rues et dans les cours, cette per-
méabilité n'est attestée que par des épaves, lambeaux
échappés à la disparition des chansons quotidiennes
trop simples pour étre conservées (le n? 46, du
vie siècle, modèle de lettre entre amants où nagent
parmi la prose des fragments d'allure poétique,
représente ici l'amour à l'époque mérovingienne).
La symbiose de l'amour et de la jeunesse se fait au
printemps. Jeunesse de l'homme et renouveau de la
nature forment l'accord parfait sur lequel s'éléve le
chant d'amour. Le printemps déferle dans la poésie
amoureuse avec une force irrépressible qui lui donne
valeur cosmique, force de loi rythmique du monde
(n** 49, 50). C'est un appel auquel on ne résiste pas.
Dans certaines poésies anciennes (Levis exsurgit
zephirus, Xi* siècle, n° 47), cet appel se réduit à une
inquiétude sourde, presque implicite. Ailleurs, dans
telle pastourelle (Exii diluculo, n9 63), il est présent
avec une naiveté volontairement désarmante. L'amour
en hiver (De ramis cadunt folia, n° 51, et Importuna
Veneri de Gautier de Chátillon, n? 52) est une variante
assez tardive, un brillant paradoxe, qui raffine sur
l'effet de contraste.
L'appel du plaisir est parfois chanté pour lui-méme
(Omittamus studia, n? 44), avec une jubilation qui en
fait un hymne à la joie, spécialement suggestif dans
son évocation du plaisir de la vue et du mouvement
(dernière strophe); et parfois s'accompagne d'une
Le chant de l'instant savoureux 209

recherche de toutes les formes d'agrément, luxe,


musique, bonne chére, qui en fait un véritable hédo-
nisme : Jam dulcis amica venito, n° 53, du x-xr° siècle,
peut-étre en Italie, dont Baudelaire s'est souvenu dans
« Mon enfant, ma sceur...», et dont il subsiste deux ver-
sions, l'une oü l'invitation à l'amour se clót sur un
demi-aveu plein de réserve de la jeune fille, l'autre
beaucoup plus pressante de la part du jeune homme.
L'étonnant Dum Diane vitrea (n9 54) chante, lié au
plaisir d'amour mais supérieur, le bonheur du som-
meil. Chant du soir, où les souvenirs livresques
(strophe 5) se mélent aux visions confuses du demi-
sommeil.

«Tam mea, tam meus,


deliciosus amor, deliciosa Venus...»

L'amour heureux

La joie d'amour est rarement sans mélange. Pour-


tant, méme l'amour heureux peut prendre voix poé-
tique. Grates ago Veneri (n° 55) est le chant de
triomphe d'une aventure trés sensuelle. Son auteur,
Pierre de Blois, qui fit carriére à la chancellerie
d'Henri II Plantagenét et était célébre pour l'élé-
gance de ses lettres, est maitre d'une technique
brillante mais trés intellectuelle, où la tendresse a
peu de part. Pourtant les derniéres clausules de cette
séquence, sur un rythme ralenti, posent sur l'amante
assoupie un regard qui dément son ordinaire séche-
resse de cœur; certains critiques écartent ces deux
derniéres strophes. De lui aussi, la valse-hésitation
de l'amoureux qui n'arrive à renoncer ni à l'amour ni
à ses études, aux sonorités parfaites (Vacillantis tru-
tine, n? 45).

L'attrait de la provocation

Un bon nombre de poésies amoureuses, avec une


apparente innocence, affichent un ton érotique plus
210 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

que direct, que les critiques saluent du titre de goliar-


dique. Il se rencontre pourtant aussi chez des éru-
dits, prélats férus des poétes classiques ou des élégies
de Maximien. Un courant paralléle et sous-jacent à
l'éthique courtoise, qui la rejoint parfois, nourrit ce
goüt du risqué. Souvent plus précis dans leurs évoca-
tions, les poétes latins se montrent en tout cas fascinés
par les jeunes filles en fleur, le plus jeunes possible,
et possédés de la hantise de les cueillir, de force
(dans les pastourelles, comme en frangais), ou de:
presque gré (n? 55).
Deux poémes trés différents représentent ici cette
attirance pour le scabreux. O admirabile (n° 56), com-
posé à Vérone à la fin du 1x* ou au début du xr? siècle,
est un «paidikon» d'inspiration antique: probable-
ment l'adieu d'un maítre de grammaire à son éléve
préféré. Si les dangers que cet auteur savant craint
pour son élève au sortir de l'école sont vraiment des
déviations dogmatiques, comme le veulent certains
exégètes de ce texte difficile, il a au moins brouillé les
cartes par un ton passionné et plaintif, qui méle les
souvenirs bibliques (la biche et le faon, Prov. 5) aux
mythes antiques (Deucalion et Pyrrha) et au souvenir
des poémes érotiques de l'Antiquité.
L'allégeance à la virginité que proclame le flirt de
la petite Cécile (Amor habet superos, n° 57) n'a rien à
voir avec la vertu chrétienne. Le poéte se dit décidé
à rester dans ce qu'André le Chapelain appellerait
«l'amour pur», qui ne s'interdit que la possession.
Danse sur la corde raide d'oü il a bien l'intention de
tomber, mais le plus tard possible — et il tâche de
convaincre, alternativement, autrui, lui-méme et son
amie, du bien-fondé de son attitude, où s'exaspérent
des contradictions internes exposées avec un défi à
demi souriant, une malice proche de la provocation.

Peines d'amour

Ailleurs l'accord musical d'amor est dolor. Les maux


d'amour ombrent.de leur mélancolie un peu pré-
Le chant de l'instant savoureux 211

cieuse l'áme sensuelle ou douloureuse du poète. Sen-


suelle (Sic mea fata, n° 59, au texte très controversé),
dolente (Dum estas, n° 60; Dulce solum, n° 61, qui est
un «congé») ou presque mystique (O comes amoris,
n? 62, où l'enchainement compact de la strophe fait
penser à Hildegarde): dans cette culture qui est une,
si l'appel mystique prend des formes qui nous sem-
blent presque sensuelles, l'amour humain emprunte
parfois les mots de la mystique, avec des souvenirs
d'invocation à la Vierge, ici semble-t-il sans intention
parodique. La proximité des deux veines poétiques
est celle d'une époque profondément persuadée que
Sous ses divers visages, tentation ou aspiration, il n'y
a qu'un seul amour.
Car ce langage nouveau est fait bien sûr avec des
souvenirs. Souvenir des hymnes de Páques qui chan-
tent l'éclat des matins triomphants (de certains,
incomplets, parmi les plus anciens, on ne sait s'ils
introduisent un hymne à la Résurrection ou bien une
poésie profane). Souvenir des houles ferventes de la
poésie mystique, des noces extasiées de l'Epoux et de
l'Épouse du Cantique. Souvenir surtout des poètes
classiques, tout récemment découverts par ces
enfants qui avaient appris à lire dans le psautier, et à
qui on enseignait, comme propédeutique à leur spé-
cialisation latine, la rhétorique dans les ceuvres de
Virgile, Horace et Ovide. Les classiques étaient le
fleuron de la latinité qui faisait d'eux une classe d'ini-
tiés, l'aliment des émotions que leur permettait leur
récente indépendance. Ils ont donc dépoussiéré, tou-
jours frais sous la patine des siécles, le bric-à-brac
mythologique, l'arc et les fléches de Cupidon, l'en-
fant dieu d'amour, pour retrouver la toute-puissance
exaltante et destructrice de Vénus la déesse, se pla-
cant ainsi sous la domination mythique de divinités
amorales, dans une sphère d'exemption où la morale
quotidienne n'a pas de prise. Surtout, ils ont adopté
le vocabulaire d'Ovide, le grand maitre par son Art
d'aimer que les catalogues de bibliothéques monas-
tiques appellent pudiquement «l'Ovide sans nom».
212 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Ils ont donc fait leurs les torches de Cupidon, ses


brandons, ses feux qui dévorent le cœur, les regards
qui décochent l'amour comme une dangereuse bles-
sure, et le catalogue des cinq «lignes» de l'amour, les
cinq étapes, du regard à la possession (Ovide, Méta-
morphoses X, 343-44, explicité dans un commentaire
de Donat à l'Eunuque de Térence; cf. Grates ago,
n° 55, Amor habet superos, n° 57, Surgens Manerius,
n? 66).

Ballades et pastourelles

Souvenirs encore de contes et de légendes, d'un


monde imaginaire qui affleure à partir du xi* siècle
et qui leur offre, avec certains motifs folkloriques,
d'autres sources d'inspiration pour nous plus énig-
matiques. Le cas des pastourelles est assez simple:
elles sont paralléles aux pastourelles en frangais, et
parfois d'une grande simplicité, comme (n? 63) celle
de la bergére dont le minuscule troupeau va par
paires, méme mal assorties, et qui n'entend pas pas-
ser la journée toute seule. On trouve aussi l'équiva-
lent des chansons de toile (Huc usque, n? 64): c'est
une femme qui se lamente de ne pouvoir cacher son
aventure et ses conséquences, avec des mots simples,
apparemment libérés de toute réminiscence.
Mais Foebus abierat (n° 65), du xr? siècle, ne peut
entrer dans aucune catégorie. C'est une sorte de bal-
lade baignée dans une atmosphére lunaire, onirique.
Une visite nocturne, un bras qui s'avance vers l'en-
dormie, un contact qui fait sursauter: ces détails sont
inspirés du Cantique des Cantiques (5, 4). Un art
consommé de la réticence amène pas à pas le poème
vers l'explosion de douleur finale. On ne sait rien de
l'héroine, ni de son passé ni de l'étre qui la visite,
désigné, trés vaguement, par le terme «image». On
devine l'amour, aux gestes, puis aux paroles — mais
celles-ci brisent l'illusion: c'est en s'entendant pro-
noncer des mots de dévouement et de vie que l'hé-
roine s'effondre en se rappelant leur inanité. Sa
Le chant de l'instant savoureux 213

déception, aprés l'illusion du premier réveil, fait


comprendre que la visite de l'Époux était en fait l'ap-
parition lunaire et désolée d'un revenant - c'est l'une
des premiéres attestations du théme dans la littéra-
ture européenne.
D'autres sources nous restent encore plus obscures.
Surgens Manerius (n? 66) en est un exemple. Cette
aventure dans une forét, narrée sur le mode allusif,
renvoie sûrement à un conte bien connu, auquel se
rencontrent d'autres références, plus allusives encore.
La forêt solitaire, la bête de chasse qui sert d'appát
entre deux mondes, la princesse inconnue renvoient à
l'univers des contes merveilleux, tel qu'il se développe
dans les romans et les lais français. L'elliptique chan-
son, avec ses leitmotive oniriques, est une preuve entre
autres de surfaces de contact entre la culture vernacu-
laire prélittéraire et la culture semi-savante des genres
latins de détente. À moins que ce ne soit, d'aprés une
autre interprétation, que le récit d'une liaison entre un
vassal et la fille de son souverain. Chacun choisit sa
vérité.
42. Primo quasdam eligo

Primo quasdam eligo


et electas diligo
et dilectas subigo.
Sum levis plusquam ventus,
nihil in me corrigo,
sic exigit juventus!

In adolescentia
suadet nos lascivia
currere per omnia,
nihil jubet cavere ;
nulla est infamia
hic legem non habere.
Senis obstinacio
est abhominacio;
juvenis religio
fere nusquam laudatur -
viret in principio,
sed in fine siccatur.

Dum sum in hoc tempore,


dum fervesco pectore,
dum ignis in corpore
callet, semper amabo!
Naturali frigore
congelatus, cessabo.

3 (7 pp), 7 p, 7 pp, 7 p, rimé aaabab.


42.

D'abord j'en choisis quelqu'unes,


choisies je les chéris,
chéries je les séduis.
Plus que le vent je suis léger,
en rien porté à m'amender,
la jeunesse le veut ainsi.
En notre douce adolescence,
une joyeuse exubérance
à courir partout nous convie,
à n'avoir égard à rien.
Il n'y a pas d'infamie /
à n'avoir en cela pas de loi.

Un vieillard qui s'obstine,


c'est une abomination ;
le mode de vie d'un jeune homme
ne trouve guère approbation —
il verdoie en sa jeunesse,
mais à la fin se dessèche.

Tant que je suis en cet áge,


tant que mon cceur est fervent,
tant que inon corps est bouillant
d'ardeur, toujours j'aimerai!
Quand par nature je serai
tout refroidi, je cesserai.

Éd. H. Brinkmann, Geschichte d. lat. Liebesdichtung im Mittel-


alter, Halle, 1925, p. 33.
216 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

43. Dulce cum sodalibus

Dulce cum sodalibus sapit vinum bonum,


osculari virgines dulcius est donum,
donum est dulcissimum Lyra ceu Maronum.
Si his tribus gaudeam, sperno regis thronum.

In me Bacchus excitat Veneris amorem,


Venus mox poeticum Phoebi dat furorem,
immortalem Phoebus dux comparat honorem.
Ve mihi, si tribus his infidelis forem!

Si tyrannus jubeat: « Vinum dato!», darem.


« Non amato virgines!», egre non amarem.
« Frange lyram, abjice!», pertinax negarem.
«Lyram da, seu morere!», cantans expirarem.

Vers goliardique: 4 (7 pp + 6 p), une rime par strophe.

44. Omittamus studia

Omittamus studia,
dulce est desipere,
et carpamus dulcia
juventutis tenere!
Res est apta senectuti
seriis intendere
[59]
Le chant de l'instant savoureux 217

43.

Il est doux de savourer un bon vin en compagnie,


un don plus doux encore est d'embrasser les filles,
mais le plus doux de tout, c'est la lyre, la poésie.
Si je jouis de ces trois biens, le roi peut garder son
[tróne.

En moi Bacchus éveille l'amour de Vénus,


Vénus bientót me livre aux fureurs de Phébus,
et Phébus en poésie me méne à la gloire immortelle.
Malheur à moi si à ces trois-là je suis jamais infidèle!

Si un tyran m'ordonnait: « Renonce au vin!», je le


[ferais.
« N'aime plus les filles! », j'obéirais bien à regret.
« Brise ta lyre, jette-la! », obstiné je refuserais.
« Renonce à la lyre, ou meurs!», en chantant
e
[j'expirerais.

R. Peiper, Gaudeamus, Leipeig, 1877, p. 74. Cairns, dans Mit-


tellateinisches Jahrbuch
15 (1980), p. 100.

44.

Laissons de cóté les études,


il est doux de faire les fous,
profitons au vol des douceurs
de la verte et tendre jeunesse:
il convient bien à la vieillesse
de s'occuper sérieusement,
[mais il convient à la jeunesse
de prendre du plaisir gaiment].
218 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

Velox etas preterit


studio detenta,
lascivire suggerit
tenera juventa.

Ver etatis labitur,


hiems nostra properat,
vita damnum patitur,
cura carnem macerat.
Sanguis aret, hebet pectus,
minuuntur gaudia,
nos deterret jam senectus
morborum familia.

Velox etas preterit...

Imitemur superos!
Digna est sententia,
et amoris teneros
jam venantur otia.
Voto nostro serviamus!
Mos est iste juvenum. x
Ad plateas descendamus
et choreas virginum!

Velox etas preterit...

Ibi, que fit facilis,


est videndi copia,
ibi fulget mobilis
membrorum lascivia.
Dum puelle se movendo
gestibus lasciviunt,
asto videns, et videndo
me michi subripiunt.

Velox etas preterit...

4 (7 pp), 2 (8 p + 7 pp), rimé abab cdcd. Refrain: 2 (7 pp +


6 p), rimé abab.
Le chant de l'instant savoureux 219

Notre áge s'en va rapide


que nous passons à travailler,
tandis que la tendre jeunesse
nous murmure de s'amuser.

Le printemps de notre áge passe,


notre hiver s'en vient à grands pas,
la vie vite s'endommage,
le souci dévore les corps.
Le sang sèche, le cœur faiblit,
la joie de vivre rétrécit,
la vieillesse et ses maladies
déjà nous terrifient.

Notre áge s'en va rapide...

Imitons les dieux!


Voici une digne maxime.
Que nos loisirs prennent en chasse
la piste des vertes amours.
Soumettons-nous à nos désirs!
C'est l'usage des jeunes gens.
Descendons vers les grandes places
et les farandoles des belles enfants.
Notre áge s'en va rapide...

Là ce qui se fait facile,


c'est le libre plaisir des yeux.
La gaieté éclate mobile
dans les corps vifs et joyeux.
Quand les fillettes rien qu'en bougeant
font de leurs gestes acte de joie,
je reste à voir, et les voyant
elles m'arrachent à moi-méme.

Notre áge s'en va rapide...

Carmina burana 75.


220 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

45. PIERRE DE BLOIS

Vacillantis trutine
libramine
mens suspensa fluctuat
et estuat
in tumultus anxios,
dum se vertit
et bipertit
motus in contrarios.

O langueo!
Causam languoris video,
nec caveo,
vivens et prudens pereo!

Me cavare studio
vult Ratio.
Sed dum Amor alteram
vult operam, x
in diversa rapior:
Ratione
cum Dione
dimicante crucior.

O langueo...
Sicut in arbore
frons tremula
navicula
levis in equore,
dum caret ancore
subsidio,
contrario
flatu concussa fluitat,
sic agitat,
sic turbine sollicitat
me dubio
hinc Amor, inde Ratio.
Le chant de l'instant savoureux 221

45. Vacillantis trutine

En suspens sur le fléau


d'une balance indécise,
mon esprit flotte et bouillonne
en des tourbillons d'inquiétude,
se ravisant,
se dédoublant
en mouvements contraires.

J'en dépéris!
Je vois la cause de mon souci,
mais sans rien faire,
je vois, je sais, et je me perds!

La Raison
veut que j'étudie.
Mais comme l'Amour
a d'autres options,
je suis aspiré
de divers cótés.
Vénus combat la Raison
et leur lutte me torture.

J'en dépéris...

Comme sur l'arbre la feuille tremblante,


comme sur la mer
la barque légère
lorsque lui manque
l'appui de son ancre
se fait ballotter par un vent contraire,
ainsi m'assaillent,
ainsi me tiraillent
en un tourbillon d'indécision,
par ici l'amour, par là la raison.
222 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

O langueo...
Sub libra pondero
quid melius,
et dubius :
mecum delibero.
Nunc menti refero
delicias
Venerias:
que mea michi Florula
det oscula,
qui risus, que labellula,
que facies,
frons, naris aut cesaries.

O langueo...
His invitat
et irritat
Amor me blanditiis,
sed aliis
Ratio sollicitat
et excitat
me studiis.

O langueo...
Nam solari
me scolari
cogitat exilio.
Sed, Ratio,
procul abi! vinceris
sub Veneris
imperio.

O langueo...

Séquence à refrain.
Pierre de Blois, mort en 1212, fit carriére à la chancellerie des
rois Plantagenét en Angleterre. Voir n° 55, 58, 82, 84.
Le chant de l'instant savoureux 223

J'en dépéris...
Sur la balance je soupése
ce qui vaut mieux,
mon esprit douteux
avec lui-méme délibére.
Par moments je me remémore
les plaisirs d'amour heureux,
les baisers que me donne
ma petite Fleur,
son rire, ses lévres, ses traits,
son front, son nez, ses cheveux...

J'en dépéris...

Par pareilles séductions


l'amour me provoque et m'invite,
mais la raison
par d'autres charmes me sollicite
et m'excite
au travail.
J'en dépéris...
En effet
son projet
serait de soulager mes peines
en un exil studieux.
— Mais non, Raison,
va-t'en au loin, tu es vaincue
par l'Amour impérieux!

J'en dépéris...

Carmina burana 108; Recueil Arundel 14, éd. McDonough,


p. 95; éd. Wollin 3.14, p. 474-481.
224 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

46. Ego quando jaceo


(Indiculus ad sponsam)

Amabiliter amando et insaciabiliter desiderando dul-


cissima atque in omnibus amatissima, multum mihi
desiderabilem melliflua amica mea Illa, ego in Dei
nomine. Ego mando tibi salutes usque ad gaudium
per has apices, quantum cordis nostrae continet ple-
nitudo. Et ipsi salutes inter nubes ambulant, sol et
luna eos deducant ad te. .
Ego quando jaceo
tu mihi es in animo,
et quando dormio
semper de te somnio.
Bene habeas in die et noctes suavis transeas et amico
tuo semper in mente habeas nec ponas illum in obli-
vione, quia ego tibi non facio.
Tu pensas unum consilium,
et ego penso alterum,
per qualem ingenium
implemus desiderium.
Qui regnat in celo et providet omnia, tradat te in
manibus meis, antequam moriar.

7 ou 8 syllabes pp, recouvrant un état de langue proche de la


langue parlée.
VIII* siècle.

47. Levis exsurgit zephirus

Levis exsurgit zephirus


et sol procedit tepidus,
jam terra sinus aperit,
dulcore suo diffluit.
Le chant de l'instant savoureux 225

46. Lettre pour une fiancée

En l'aimant d'amour et en la désirant sans cesse, à la


trés douce et bien aimée en tout, tellement désirable
pour moi, à ma délicieuse amie Une Telle, Un Tel au
nom de Dieu. Je t'envoie par cette lettre des saluts jus-
qu'à pleine joie, autant que nos cœurs peuvent en
contenir. Et ces saluts passent entre la lune et le soleil,
et que la lune et le soleil les conduisent jusqu'à toi.
Moi quand je suis au lit
tu es dans mon esprit,
et toujours quand je dors
c'est de toi que je réve.
Porte-toi bien le jour et passe de douces nuits et aie
toujours ton ami dans l'esprit, et ne le mets jamais en
oubli, parce que moi je ne t'oublie pas.
Toi tu penses à un moyen
et moi je pense à un autre,
par quoi notre désir
puisse s'accomplir.
Que celui qui régne aux cieux et veille à tout te livre
entre mes mains avant que je meure.

Formulae salicae Merkelianae, Indiculus ad sponsam, éd. Zeu-


mer, Formulae merowingicae et karolini aevi, MGH, Leges, V,
1886, p. 258.

4T.

La brise se lève légère


et le soleil gagne en tiédeur,
voilà que la terre s'entrouvre
et se dilate en sa douceur.
226 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Ver purpuratum exiit,


ornatus suos induit,
aspergit terram floribus,
ligna silvarum frondibus.

Struunt lustra quadrupedes


et dulces nidos volucres,
inter ligna florentia
sua decantant gaudia.

Quod oculis dum video


et auribus dum audio,
heu pro tantis gaudiis
tantis inflor suspiriis.

Cum mihi sola sedeo


et hec revolvens palleo,
si forte capud sublevo
nec audio nec video.

Tu saltim, veris gratia, à


exaudi et considera
frondes, flores et gramina,
nam mea languet anima.

4 (8 pp), rimé aabb.


xI° siècle.

48. Stetit puella

Stetit puella
rufa tunica ;
Si quis eam tetigit,
tunica crepuit.
eia!
Le chant de l'instant savoureux 221

Voici venir le printemps pourpre,


revétu de tous ses atours,
il séme la terre de fleurs,
les branches des bois de feuillages.

Les animaux font des abris


et les gentils oiseaux des nids;
entre les branchages fleuris
ils chantent leurs joies à l'envi.

Quand je vois cela de mes yeux,


quand je l'entends de mes oreilles,
hélas, au lieu de joies pareilles,
de quels soupirs suis-je gonflée!

Quand je suis seule avec moi-méme,


je pális, tout en y songeant,
parfois je reléve la téte,
mais je ne vois ni je n'entends.

Toi au moins, gráce du Printemps,


exauce-moi, et considére
les feuilles, les fleurs et les graines,
car mon âme va languissant.

Chansonnier de Cambridge 40.

48.

Debout se tient la jeune fille


à la robe rouge;
si quelqu'un la touche,
la robe pétille.
Ohé!
228 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Stetit puella
tanquam rosula:
facie splenduit
et os ejus floruit.
eia!

Stetit puella bi einem bovme,


scripsit amorem an eime lovbe.
Dar chom Uenus also fram;
caritatem magnam,
hohe minne
bot si ir manne.

49. Veris dulcis in tempore


»

Veris dulcis in tempore


florenti stat sub arbore
Juliana cum sorore.
Dulcis amor!
Qui te caret hoc tempore
fit vilior.

Ecce florescunt arbore,


lascive canunt volucres,
inde tepescunt virgines.
Dulcis amor!
Qui te caret hoc tempore
fit vilior.

Ecce florescunt lilia,


et virginum dant agmina
summo deorum carmina.
Dulcis amor!
Le chant de l'instant savoureux 229

Debout se tient la jeune fille


telle une églantine ;
son visage resplendit,
sa bouche fleurit.
Ohé!

Debout se tient la pucelle sous un arbre,


elle écrit l'amour sur une feuille d'arbre.
Et voici venir Vénus l’admirable :
grande affection
et haut amour
à son homme elle offrit.

Carmina burana 177.

49.

Au temps du doux printemps


voilà Julienne avec sa soeur
sous l'arbre en fleur.
Amour-douceur!
qui se passe de toi à cette heure
perd sa valeur.

Les arbres sont en fleur,


les oiseaux chantent avec ardeur,
les vierges en sentent la tiédeur.
Amour-douceur!
qui se passe de toi à cette heure
perd sa valeur.

Les lys sont en fleur,


les vierges en chœur
chantent pour le plus haut des dieux.
Amour-douceur!
230 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Qui te caret hoc tempore


fit vilior.

Si tenerem quem cupio


in nemore sub folio,
oscularer cum gaudio.
Dulcis amor!
Qui te caret hoc tempore
fit vilior.

3 (8 pp), 4 p, 8 pp, 4 pp.

50. Ecce gratum

Ecce gratum
et optatum
ver reducit gaudia:
purpuratum
floret pratum
sol serenat omnia.
Jam jam cedant tristia!
estas redit,
nunc recedit
hiemis sevitia.

Jam decrescit
et decrescit
grando, nix et cetera,
bruma fugit
et jam sugit
veris tellus ubera.
Illi mens est misera,
qui nec vivit,
nec lascivit
sub estatis dextera!
Le chant de l'instant savoureux 251

qui se passe de toi à cette heure


perd sa valeur.

Si je tenais celle que je désire


sous les branches, dans les bois,
je l'embrasserais avec joie.
Amour-douceur!
qui se passe de toi à cette heure
perd sa valeur.

Carmina burana 85.

50.

Voici l'agréable
et le désirable
printemps qui ramène la joie:
déjà le pré :
fleurit empourpré,
sous le soleil tout est serein.
Que disparaisse la tristesse!
L'été revient
et fuit au loin
l'hiver avec tous ses chagrins.

Voici que fond


et se morfond
la gréle, la neige et le vent,
la brume s'en va,
la terre déjà
téte le fertile printemps.
Il a pauvre esprit,
celui qui ne vit
et ne se réjouit
sous la puissance du beau temps!
232 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Gloriantur
et letantur
in melle dulcedinis,
qui conantur
ut utantur
premio Cupidinis.
Simus jussu Cypridis
gloriantes
et letantes
pares esse Paridis!

2 (4 p, 4 p, 7 pp), 7 pp, 2 (4 p), 7 pp, rimé aabaabbccb.

51. De ramis cadunt folia

De ramis cadunt folia,


nam viror totus periit;
jam calor liquit omnia
et abiit,
nam signa celi ultima
sol petiit.

Jam nocet frigus teneris


et avis bruma leditur,
et philomena ceteris
conqueritur
quod illis ignis etheris
adimitur.

Nec lympha caret alveus,


nec prata virent herbida ;
sol nostra fugit aureus
confinia,
est inde dies niveus,
nox frigida.
Le chant de l'instant savoureux 233

Que se glorifient,
que se réjouissent,
que soient enivrés de douceur
ceux qui s'efforcent
d'user à force
des récompenses de l'Amour.
Selon les ordres de Cypris
glorifions-nous,
réjouissons-nous
d'étre les pareils de Páris!

Carmina burana 143.

Sida

Des ramures tombent les feuilles,


toute verdure a disparu;
déjà la chaleur a tout quitté, 4
s'en est allée,
car le soleil a pénétré
les derniers signes de l'année.

Déjà le froid lèse les faibles,


les oiseaux souffrent des frimas,
et auprés d'eux le rossignol
proteste
de ce que leur est retiré
le feu céleste.

La riviére est gonflée d'eau,


les prés ont perdu leur verdure,
le soleil doré a quitté
notre contrée,
aussi voici le jour neigeux,
la nuit glacée.
234 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Modo frigescit quicquid est,


sed solus ego caleo,
immo sic mihi cordi est
quod ardeo;
hic ignis tamen virgo est,
qua languéo.

Nutritur ignis osculo


et leni tactu virginis ;
in suo lucet oculo
lux luminis,
nec est in toto seculo
plus numinis.

Ignis grecus extinguitur


cum vino jam acerrimo,
sed iste non extinguitur
miserrimo,
immo fomento alitur
uberrimo.

2 (8 pp) + 2 (8 pp + 4 pp), rimé ababab.

52. GAUTIER DE CHÁTILLON

Importuna Veneri
redit brume glacies,
redit equo celeri
Jovis intemperies ;
cicatrice veteri
squalet mea facies:
amor est in pectore,
nullo frigens frigore.

Jam cutis contrahitur,


dum flammis exerceor,
Le chant de l'instant savoureux 2:25

Tout est glacé dans l'univers,


moi seul je brûle,
bien plus, pour moi, c'est dans mon cœur
qu'est le brasier;
ce feu, c'est une jeune fille
par qui je meurs.

Ce feu se nourrit des baisers


et des caresses de ma vierge;
dans ses yeux brille une lumiére
hors du commun,
il n'est rien sur la terre entiére
de plus divin.

Le feu grégeois, on peut l'éteindre


avec du vinaigre bien fort,
mais ce feu-là ne s'éteint pas,
malheur à moi,
bien plus, il trouve un aliment
trop abondant.

B.N. lat. 3719, f. 42; Raby n? 234, p. 353.

52. Importuna Veneri

Le temps glacé de l'hiver,


contraire à Vénus, revient,
au grand galop s'en revient
l'humeur du ciel en colère;
mon visage est endeuillé
par sa cicatrice ancienne,
mais l’amour est dans mon cœur,
nul froid n'en froidit l'ardeur.

Déjà ma peau se resserre


tant les flammes me tourmentent,
236 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

nox insomnis agitur


et in die torqueor ;
si sic diu vivitur,
graviora vereor:
amor est in pectore,
nullo frigens frigore.

Tu qui colla superum,


Cupido, suppeditas,
cur tuis me miserum
fascibus sollicitas ?
Non te fugit asperum .
frigoris asperitas:
amor est in pectore,
nullo frigens frigore.

Elementa vicibus
qualitates pariant,
dum nunc pigrant nivibus,
nunc calorem variant;
sed mea singultibus
colla semper inhiant:
amor est in pectore,
nullo frigens frigore.

6 (7 pp), rimé ababab. Refrain: 2 (7 pp), rimé aa.


Voir n? 20.

53. Jam dulcis amica venito

Jam dulcis amica venito,


quam sicut cor meum diligo!
Intra in cubiculum meum
ornamentis cunctis onustum.

Ibi sunt sedilia strata


atque velis domus parata,
Le chant de l'instant savoureux 237

la nuit passe sans dormir,


le jour n'est qu'une torture;
s'il faut longtemps vivre ainsi,
je crains encore bien pire:
car l'amour est dans mon cœur,
nul froid n'en froidit l'ardeur.

Toi qui as mis sous le joug,


Cupidon, le cou des dieux,
pourquoi donc me harceler,
moi chétif, de tes brülots ?
Toi, cruel, tu ne crains pas
l'ápre cruauté du froid -
et l'amour est dans mon cœur,
nul froid n'en froidit l'ardeur.

Les éléments tour à tour


échangent leurs qualités,
sous la neige ils s'engourdissent,
puis ils changent de chaleur;
mais moi, les sanglots déchirent
ma poitrine sans répit — /
car l'amour est dans mon cceur,
nul froid n'en froidit l'ardeur.

K. Strecker, Die Lieder Walters von Chátillon... von St Omer,


Berlin, 1925, p. 31.

23:

Viens maintenant, ma douce amie,


toi que j'aime plus que ma vie!
Entre dans mon appartement
comblé de tous les ornements.

Là les siéges sont moelleux,


les murs recouverts de tentures,
238 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

floresque in domo sparguntur


herbeque flagrantes miscentur.

Est ibi mensa adposita


universis cybis onusta ;
ibi clarum vinum abundat
et quicquid te, kara, delectat.

Ibi sonant dulces simphonie,


inflantur et altius tibie,
ibi puer et docta puella
pangunt tibi carmina bella.

Hic cum plectro cytharam tangit,


illa melos cum lyra pangit,
portantque ministri pateras
pigmentatis poculis plenas.

Suite, version A — Manuscrit de Paris

— Ego fui sola in silva :


et dilexi loca secreta ;
frequenter effugi tumultum
et vitavi populum multum.

Jam nix glaciesque liquescit,


folium et herba virescit,
philomena jam cantat in alto,
ardet amor cordis in antro.

Suite, version B — Manuscrit de Vienne

Non me juvat tantum convivium


quantum predulce colloquium,
nec rerum tantarum ubertas
ut dilecta familiaritas.

Jam nunc veni, soror electa,


et pre cunctis mihi dilecta,
Le chant de l'instant savoureux 239

le sol est recouvert de fleurs


mélées d'herbes parfumées.

La table y est toute dressée,


de tous les aliments chargée,
d'une abondance de vin clair
et de tout ce qui te plait, mon aimée.

On y entend de délicieux concerts


et les flûtes y sonnent haut et clair,
là un garçon, une fille virtuoses
jouent pour toi des mélodies exquises.

Lui touche son luth avec le plectre,


elle compose sur la lyre ses mélodies
et les serviteurs portent force coupes
pleines de mélanges relevés.

Suite, version A — Manuscrit de Paris

— J'allais seule dans la forét


et j'aimais les endroits secrets;
bien souvent j'évitais le tumulte,
je fuyais l'affluence et le bruit.

Mais déjà neige et glace fondent,


l'herbe et la feuille reverdissent,
le rossignol chante dans les hauteurs,
l'amour brûle dans la caverne du cœur.

Suite, version B - Manuscrit de Vienne

Ce n'est pas tant ce banquet qui m'importe


que la douceur de nous entretenir,
ce n'est pas tant cette abondance en tout
que de nous voir en tendre intimité.

Viens donc maintenant, sœur chérie,


toi que j'ai entre toutes choisie,
240 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

lux mee clara pupille


parsque major anime mee!

— Ego fui sola in silva


et dilexi loca secreta ;
frequenter effugi tumultum
et vitavi populum multum.

— Karissima, noli tardare,


studeamus nos nunc amare!
Sine te non potero vivere,
jam decet amorem perficere.

Quid juvat differre, electa,


que sunt tamen post facienda?
Fac cita quod eris factura:
in me non est aliqua mora!

4 (9 p), rimé aabb.


X* ou XI? siècle.

54. Dum Diane vitrea

Dum Diane vitrea


sero lampas oritur
et a fratris rosea
luce dum succenditur,
dulcis aura zephyri
spirans omnes etheri
nubes tollit —
sic emollit
vis chordarum pectora
et immutat
cor quod nutat
ad amoris pignora.
Le chant de l'instant savoureux 241

claire lumiére de mes yeux


et meilleure partie de mon âme.

— J'ai été seule dans la forêt,


j'ai aimé les endroits secrets,
bien souvent j'évitai le tumulte,
et j'ai fui l'affluence et la foule.

- Ma bien-aimée, ne tarde pas,


occupons-nous de nous aimer ce jour:
je ne peux plus vivre sans toi,
il faut maintenant accomplir notre amour.

Ma chérie, à quoi bon différer


ce qu'il faudra bien faire ensuite?
Ce que tu feras, fais-le vite:
pas de délai de mon cóté!

Chansonnier de Cambridge 27; éd. J. Ziolkowski, p. 253-262;


P. Dronke, The Medieval Poet and His World, p. 219.

54.

Tard le soir, lorsque se léve


la lampe opaline de Diane,
lorsqu'elle s'illumine
de la lumiére dorée de son frére,
la brise du zéphyr, légére,
balaie de son souffle
tous les nuages du ciel -
ainsi la puissance de la musique
adoucit les esprits
et transfigure
le coeur qui s'incline
aux gages de l'amour.
242 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Letum jubar Hesperi


gratiorem
dat humorem
roris soporiferi
mortalium generi.

O quam felix est antidotum soporis,


quod curarum tempestates sedat et doloris!
Dum surrepit clausis oculorum poris,
ipsum gaudio equiperat dulcedini amoris.

Orpheus in mentem
trahit impellentem
ventum lenem segetes maturas,
murmura rivorum per harenas puras,
circulares ambitus molendinorum,
qui furantur somno lumen oculorum.

Post blanda Veneris commercia


lassatur cerebri substantia.
Hinc caligant mira novitate
oculi nantes in palpebrarum rate. -
Hei quam felix transitus
amoris ad soporem,
sed suavior regressus
[soporis] ad amorem...

Ex alvo leta fumus evaporat


qui capitis tres cellulas irrorat ;
hic infumat oculos
ad soporem pendulos
et palpebras sua fumositate
replet, ne visus exspatietur late.
Unde ligant oculos virtutes animales,
que sunt magis vise ministeriales.

Fronde sub arboris amena,


dum querens canit philomena,
suave est quiescere,
suavius ludere
Le chant de l'iastant savoureux 243

L'éclat serein de l'Étoile du soir


verse la fraicheur si plaisante
de la rosée
qui porte l'assoupissement
à tous les mortels.

Oh qu'il est doux le reméde du sommeil


qui apaise les tempétes des peines et de la douleur!
Tandis qu'il s'insinue par les portes closes des yeux,
il s'égale en bonheur aux douceurs de l'amour.

Orphée appelle à l'esprit


un vent léger qui fait onduler les moissons mûres,
le murmure des ruisseaux coulant sur un sable pur,
la ronde réguliére des roues des moulins,
qui volent au sommeil la lumière des yeux.

Aprés les doux passe-temps de Vénus


la substance du cerveau reste épuisée.
Aussi s'obscurcissent de façon particulière
les yeux qui flottent sur l'esquif des paupiéres.
Oh quel bienheureux glissement
de l'amour au sommeil!
plus doux encore est le retour
du sommeil à l'amour...

Des reins satisfaits s'évapore une fumée


qui baigne les trois cellules du cerveau;
elle enfume les yeux
qui basculent vers le sommeil
et obscurcit les paupiéres
pour empécher la vue d'aller vagabonder.
Les yeux sont alors liés par les esprits animaux,
qu'on pourrait appeler esprits servants plutót.

— Sous un arbre à la ramure plaisante,


lorsque le rossignol chante sa plainte,
il est doux de se reposer,
plus doux encore de s'ébattre et jouer
244 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

in gramine
cum virgine
speciosa.
Si variarum
odor herbarum
spiraverit,
si dederit
torum rosa,
dulciter soporis alimonia
post Veneris defessa commercia
captatur,
dum lassis instillatur.

O in quantis
animus amantis
variatur vacillantis!
Ut vaga ratis per equora,
dum caret ancora,
fluctuat inter spem metumque dubia,
sic Veneris militia.

55. PIERRE DE BLOIS

Grates ago Veneri,


que prosperi
michi risus numine
de virgine
mea gratum
et optatum
contulit tropheum.

Dudum militaveram,
nec poteram
Le chant de l'instant savoureux 245

dans l'herbe
avec une vierge
superbe.
Si le parfum d'herbes variées
imprègne l'air,
si la couche est faite de roses,
il est doux de chercher,
une fois épuisés les plaisirs de Vénus,
l'aliment du sommeil, versé
goutte à goutte aux amants lassés.

- En quels tourments
l'àme de l'amant
vacille-t-elle variablement !
Comme un bateau errant sur l'océan
privé de son ancre
flotte indécis entre espoir et crainte,
telle est de Vénus la contrainte!
À

Carmina Burana 62. Cf. W. Jackson, «Interpretation of CB 62»,


dans The Interpretation of Medieval Lyric Poetry, New York, 1980.

55. Grates ago Veneri

Je rends grâce à Vénus


qui m'a souri,
divinité complaisante,
en m'accordant de remporter
sur la vierge aimée
une victoire bien plaisante
et désirée.

Malgré un long temps de service


je n'avais pu
246 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

hoc frui stipendio;


nunc sentio
me beari,
serenari
vultum Dioneum.

Visu, colloquio,
contactu, basio
frui virgo dederat ;
sed aberat
linea posterior
et melior .
amori,
quam nisi transiero
de cetero
sunt que dantur alia
materia
furori.

Ad metam propero,
sed fletu tenero
mea me sollicitat,
dum dubitat
solvere virguncula
repagula
pudoris.
Flentis bibo lacrimas
dulcissimas ;
sic me plus inebrio,
plus haurio
fervoris.

Delibuta lacrimis
oscula plus sapiunt,
blandimentis intimis
mentem plus alliciunt.
Ergo magis capior,
et acrior
vis flamme recalescit.
Sed.dolor Coronidis
Le chant de l'instant savoureux 247

en gagner la solde attendue;


mais maintenant je vois venir
à moi bonheur et délices,
et s'éclaircir
le visage de Vénus.

Ma vierge m'avait laissé


jouir de la vue, du parler,
et du toucher et du baiser,
mais il manquait à mon bonheur
le dernier degré de l'amour
et le meilleur,
et si je ne l'emporte pas,
à l'avenir
tout le reste qui m'est donné
ne peut servir
que d'aliment à ma fureur.

Je me presse vers mon but,


mais avec de tendres pleurs
ma mie me supplie,
car elle a peur,
toute jeunette qu'elle est,
de briser les barrières
de la pudeur.
Elle pleure, et je bois
ses si douces larmes,
et ainsi, je bois plus d'ivresse
et de ferveur.

Baignés de pleurs,
les baisers ont plus de saveur,
ils aimantent l'esprit
aux plus secrétes caresses.
Et je suis donc toujours plus pris,
et plus violent
se fait le feu de mon ardeur.
Mais la douleur de Coronis
248 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

se tumidis
exerit singultibus
nec precibus
mitescit.

Preces addo precibus


basiaque basiis,
fletus illa fletibus,
jurgia conviciis,
meque cernit oculo
nunc emulo,
nunc quasi supplicanti,
nam nunc lite dimicat,
nunc supplicat ;
dumque prece blandior,
fit surdior
precanti.

Vim nimis audax infero.


Hec ungue sevit aspero,
comas vellit,
vim repellit
strenua,
sese plicat
et intricat
genua,
ne janua
pudoris resolvatur.

Sed tandem ultra milito,


triumphum do proposito.
Per amplexus
firmo nexus,
brachia
ejus ligo,
pressa figo
basia:
sic regia
Dyones reseratur.
Le chant de l'instant savoureux 249

s'exhale en sanglots orageux


que mes supplications
n'apaisent pas.

Je multiplie les priéres


et les baisers,
elle multiplie les larmes,
les reproches et les injures.
Elle me regarde d'un air
tantót suppliant
et tantót presque d'adversaire,
car tantót elle lutte et discute,
tantót elle implore,
et plus je la cajole en la priant,
plus elle se fait sourde à ma priére.

Coup d'audace, j'emploie la force.


Elle se défend d'un ongle hargneux,
m'arrache les cheveux,
résiste à ma violence
de toute son énergie,
elle se plie,
genoux serrés,
pour empécher
que soit forcée
la porte de sa pudeur.

Enfin je pousse mon attaque,


je fais triompher mon vouloir.
La serrant contre moi
jaffermis mon étreinte,
je lui emprisonne les bras,
ainsi contrainte
je la couvre
d'une pluie de baisers:
ainsi s'entrouvre
le palais de Vénus.
250 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Res utrique placuit,


et me minus arguit
mitior amasia,
dans basia
mellita,

et subridens tremulis
semiclausis oculis,
veluti sub anxio
suspirio
sopita.

Lai lyrique. Voir n? 45.

56. O admirabile Veneris idolum

O admirabile Veneris idolum


cujus materie nihil est frivolum,
archos te protegat, qui stellas et polum
fecit, et maria condidit et solum.
Furis ingenio non sentias dolum,
Clotho te diligat, que bajulat colum.

Saluto puerum non per hypothesim,


sed firmo pectore deprecor Lachesim,
sororem Atropos, ne curet heresim.
Neptunum comitem habeas et Thetim
cum vectus fueris per fluvium Athesim.
Quo fugis amabo, cum te dilexerim ?
Miser quid faciam, cum te non viderim ?

Dura materies ex matris ossibus


creavit homines jactis lapidibus;
ex quibus unus est iste puerulus
qui lacrimabiles non curat gemitus.
Le chant de l'instant savoureux 251

La chose nous plut à tous deux,


mon amante adoucie
ne songe plus à m'accuser,
m'embrassant
tendrement,

demi-sourire et yeux mi-clos,


frémissants,
comme au bord d'un soupir anxieux
assoupie.

Carmina burana 72. Éd. Wollin 3110, p. 450-456.

56.

Admirable effigie de Vénus la déesse,


toi dont le matériau est pétri de noblesse,
que le Chef te protége, lui qui fonda le ciel,
et créa les étoiles et les terres et les mers.
Sois toujours à l'abri des ruses du voleur,
sois chéri de Clotho, porteuse du destin.

Je salue cet enfant, sans nulle restriction,


mais du fond de mon cceur je supplie les Parques
de ne pas se soucier de notre déviation.
Que Neptune et Thétis soient tes compagnons
lorsque tu glisseras sur le cours de l'Adige.
Où t'en fuis-tu, de grâce, alors que je t'adore?
Si je ne te vois plus, hélas, que vais-je faire?

Un matériau bien dur, des os de notre mére,


a formé les mortels en projetant des pierres.
L'un d'eux est sürement ce cruel jouvenceau
qui ne se soucie pas de mes plaintes améres.
252 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

Cum tristis fuero, gaudebit emulus:


ut cerva rugio, cum fugit hinnulus.

6 pp + 6 pp ou 6 p (lorsque le dernier mot a deux syllabes, par


imitation du modèle métrique). Une rime par strophe.
Fin x? siècle.

57. Amor habet superos

Amor habet superos:


Jovem amat Juno;
motus premens efferos
imperat Neptuno;
Pluto tenens inferos
mitis est hoc uno.
Amoris solamine
virgino cum virgine;
aro non in semine,
pecco sine crimine.

Amor trahit teneros


molliori nexu,
rigidos et asperos
duro frangit flexu:
capitur rhinoceros
virginis amplexu.
Amoris solamine...

Virgo cum virginibus


horreo corruptas,
et cum meretricibus
simul odi nuptas;
nam in istis talibus
turpis est voluptas.
Amoris solamine...
Le chant de l'instant savoureux 253

Quand je suis affligé, mon rival se réjouit:


je brame tel la biche, lorsque son faon s'enfuit.

Chansonnier de Cambridge 50.

Suis

L'Amour domine les dieux:


Junon aime Jupiter;
nonobstant ses ouragans,
l'amour commande à Neptune;
Pluton qui tient les enfers
ne s'adoucit que par lui.
Plaisir d'amour, réconfort,
je suis vierge avec une vierge,
je laboure sans semer ,
et sans crime est mon péché.

L'amour tient les étres tendres


d'un nœud suffisamment lâche,
il brise les durs et ápres
en les courbant rudement;
la licorne se laisse prendre
dans le giron d'une vierge.
Plaisir d'amour...

Étant vierge avec des vierges,


j'ai horreur des dessalées;
autant que les prostituées,
je hais les femmes mariées;
car aux amours de ce genre
la volupté est une honte.
Plaisir d'amour...
254 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Virginis egregie
ignibus calesco
et ejus cotidie
in amore cresco;
sol est in meridie
nec ego tepesco.
Amoris solamine...

Gratus super omnia


ludus est puelle,
et ejus precordia
omni carent felle;
sunt que prestat basia
dulciora melle.
Amoris solamine...

Ludo cum Cecilia,


nichil timeatis!
sum quasi custodia
fragilis etatis,
ne marcescent lilia
sue castitatis. x
Amoris solamine...

Flos est: florem frangere


non est res secura.
Uvam sino crescere
donec sit matura.
Spes me facit vivere
letum re ventura.
Amoris solamine...

Volo tantum ludere,


id est: contemplari,
presens loqui, tangere,
tandem osculari ;
quintum, quod est agere,
noli suspicari!
Amoris solamine...
Le chant de l'instant savoureux 252

Une vierge merveilleuse


me fait brüler en ses feux
et pour elle chaque jour
croit et grandit mon amour;
le soleil est au plus haut
et moi je n'ai pas moins chaud.
Plaisir d'amour...

À l'extréme il est plaisant,


le jeu de cette fillette,
et ses tendres sentiments
sont dépourvus de tout fiel;
les baisers qu'elle dispense
sont plus savoureux que miel.
Plaisir d'amour...

Je joue avec Cécile, :


mais ne craignez rien,
je suis de son áge fragile
comme le gardien,
pour que les lys ne se flétrissent
de sa chasteté. j
Plaisir d'amour...

C'est une fleur: cueillir une fleur


n'est pas chose sûre.
Je laisse pousser le raisin
en attendant qu'il soit mûr.
L'espoir me fait vivre
dans le bonheur du fruit futur.
Plaisir d'amour...

Je veux seulement jouer,


c'est-à-dire :regarder,
lui parler de prés, toucher,
enfin l'embrasser ;
le cinquiéme, passer à l'action,
chassez ce soupcon!
Plaisir d'amour...
256 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Quicquid agant ceteri,


virgo, sic agamus
ut quem decet fieri
ludum faciamus:
ambo sumus teneri,
tenere ludamus!

Amoris solamine
virgino cum virgine;
aro non in semine,
pecco sine crimine.

3 (7 pp + 6 p), rimé ababab. Refrain: 4 (7 pp), une seule rime.

58. PIERRE DE BLOIS

Ipsa vivere
michi reddidit! >
Cessit prospere,
spe plus accidit
menti misere;
que dum temere
totam tradidit
se sub Venere,
Venus ethere
risus edidit
leto sidere.

Desiderio
nimis officit,
dum vix gaudio
pectus sufficit
quod concipio,
dum venerio
Flora reficit
me colloquio,
Le chant de l'instant savoureux 254

Qu autrui fasse ce qu'il veut,


je suis vierge, faisons en sorte
que nous fassions notre jeu
tel qu'il nous convienne:
nous sommes tendres tous deux,
que tendre soit notre jeu.

Plaisir d'amour, réconfort,


je suis vierge avec une vierge,
je laboure sans semer
et sans crime est mon péché.

Carmina burana 88.

58. Ipsa vivere michi reddidit

C'est bien elle qui


m'a rendu la vie!
Tout a bien tourné,
mieux que j'espérais,
pour mon pauvre cceur,
qui s'est tout entier
à Vénus livré
audacieusement,
et Vénus aux cieux
s'est mise à sourire
favorablement.

C'est à mon désir


une dure géne:
mon cceur peut à peine
contenir la joie
qui se gonfle en moi
quand en me traitant
amoureusement
Flora me ranime,
258 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

dum, quem haurio,


favus allicit
dato basio.

Sepe refero
cursum liberum
sinu tenero,
sic me superum
addens numero;
cunctis impero,
felix, iterum
si tetigero
quem desidero,
sinum tenerum
tactu libero.

11 (5 pp), rimé ababa aba aba.


Voir n? 45.

59. Sic mea fata

Sic mea fata canendo solor,


ut nece proxima facit olor.
Roseus effugit ore color,
blandus heret meo corde dolor.
Cura crescente,
labore vigente,
vigore labente,
miser morior,
hei morior, hei morior, hei morior,
dum quod amem cogor et non amor!

Ubera com animadverterem,


optavi manus ut involverem,
simplicibus mammis alluderem,
sic cogitando sensi venerem.
Le chant de l'instant savoureux 259

quand en l'embrassant
le miel que je bois
m'enivre et m'enchante.

Libre ma caresse
retourne sans cesse
à son tendre sein,
ainsi je me joins
au nombre des dieux ;
comme un empereur,
heureux, si je peux
caresser encore
ce que je désire,
son si tendre sein
tout à mon plaisir.

Recueil Arundel 3; éd. Wollin 3.3, p. 403-405.

D.

Ainsi en chantant j'adoucis mon sort,


comme le cygne à l'approche de la mort.
Mon teint a perdu sa fraiche couleur,
une douleur douce occupe mon cœur.
Mon souci s'accroít,
la peine est en moi,
ma vigueur décroit,
j'en meurs de malheur,
ah j'en meurs, j'en meurs, j'en meurs,
étant forcé d'aimer sans étre aimé!

Sa poitrine, quand j'y pensais,


y mettre les mains j'aurais tant voulu,
jouer à loisir avec ses seins nus,
en songeant ainsi, le désir sentis.
260 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

Sedet in ore
rosa cum pudore,
pulsatus amore
quod os lamberem,
hei lamberem, hei lamberem, hei lamberem,
luxuriando per caracterem.

Felicitate Jovem supero


si me dignetur quam desidero:
si sua labra semel novero,
una cum illa si dormiero,
mortem subire, à
placenter obire
vitamque finire
statim potero,
hei potero, hei potero, hei potero,
prima si gaudia recepero!

4 (10 pp ou p), 5 p, 2 (6 p), 5 pp, 15 pp, 10 pp, rimé aaaabbbccc.


»

60. Dum estas inchoatur

Dum estas inchoatur


ameno tempore,
Phebusque dominatur
apulso frigore,

unius in amore
puelle vulneror
multimodo dolore,
per quem et atteror.

Ut mei misereatur
et me recipiat,
Le chant de l'instant savoureux 261

La rose avec la pudeur


se tient sur sa bouche,
poussé par l'amour
à boire sa bouche,
ah je la boirais, ah je la boirais,
en faisant l'amour comme en effigie.

Je serai vraiment plus heureux qu'un dieu


si veut bien m'aimer celle que je veux:
connaître ses lèvres une seule fois,
ensemble avec elle une fois dormir,
je pourrai alors
endurer la mort,
terminer ma vie,
mourir de plaisir,
ah je le pourrai, ah je le pourrai,
si pareil bonheur m'est d'abord donné!

Carmina burana 116; P. Dronke, «The text of CB 116», dans


Classica et medievalia 20 (1959), p. 159-169.

60.

En ce début de printemps,
la saison si douce,
Sous un soleil triomphant
qui le froid repousse,

l'amour d'une unique fille


m'a blessé
d'une douleur infinie
dont je suis brisé.

Ah, qu'elle ait pitié de moi


et me soit complice,
262 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

et ad me declinetur,
et ita desinat.

2 (7 p * 6 pp), rimé abab.

61. Dulce solum

Dulce solum natalis patrie,


domus joci, thalamus gratie,
vos relinquam aut cras aut hodie,
periturus amoris rabie.

Vale tellus, valete socii,


quos benigno favore colui,
et me dulcis consortem studii
deplangite, qui vobis perii!

Igne novo Veneris saucia


mens, que prius non novit talia,
nunc fatetur nova proverbia:
«Ubi amor, ibi miseria.»

Quot sunt apes in Hyble vallibus,


quot vestitur Dodona frondibus
et quot natant pisces equoribus,
tot abundat amor doloribus.

4 (4 p * 6 pp), une rime par strophe.


Le chant de l'instant savoureux 263

et se penche jusqu'à moi


et qu'on en finisse.

Carmina burana 160.

ENM

Sol bien-aimé de la terre natale,


jeux familiers, couche familiale,
je vous laisserai ou demain ou ce jour:
je vais mourir de la rage d'amour!

Adieu pays, adieu mes compagnons


que j'appréciais de si tendre facon.
Nous partagions des études bien douces:
pleurez sur moi, je suis perdu pour vous!

Blessé dufeu tout nouveau de Vénus,


mon cœur, naguère ignorant de ses us,
doit maintenant vérifier le proverbe:
«Où estl'amour est aussi le malheur.»

Autant d'abeilles aux vallées d'Hyblé,


autant de feuilles aux forêts de Dodone,
et de poissons nageant dans l'océan
que de douleurs pour celui qu'amour prend.

Carmina burana 119.


264 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

62. O comes amoris, dolor

O comes amoris, dolor,


cujus mala male solor,
an habes remedium ?
Dolor urget me, nec mirum,
quem a predilecta dirum .
en, vocat exilium,
cujus laus est singularis,
pro qua non curasset Paris
Helene consortium.

Sed quid queror me remotum


illi esse, que devotum
me fastidit hominem,
cujus nomen tam verendum |.
quod nec michi presumendum
est, ut eam nominem ?
ob quam causam mei mali
me frequenter vultu tali
respicit, quo neminem.

Ergo solus solam amo


cujus captus sum ab hamo,
nec vicem reciprocat,
quam enutrit vallis quedam,
quam ut paradisum credam,
in qua pius collocat
hanc creator creaturam,
vultu claram, mente puram,
quam cor meum invocat.

Gaude, vallis insignita,


vallis rosis redimita,
vallis flos convallium,
inter valles vallis una,
quam collaudat sol et luna,
Le chant de l'instant savoureux 265

62.

Compagne de l'amour, douleur,


dont les maux font mon grand malheur,
peux-tu trouver apaisement ?
La douleur me harcéle - rien d'étonnant,
moi que voici contraint à un exil cruel
par celle, entre toutes choisie,
dont la valeur est si unique
que, pour elle, d'obtenir Héléne
Páris ne se füt pas soucié.

Mais pourquoi donc me lamenter


de me trouver éloigné d'elle,
qui me dédaigne, serviteur dévoué,
d'elle, au nom si redoutable f
que je serais bien trop coupable
d'oser seulement la nommer?
car pour cela, ce qui cause ma peine,
elle me foudroie souvent d'un tel air -
pis que le dernier des derniers.

Ainsi donc, seul, j'aime la Seule


qui m'a pris à son hamecon
et ne me rend pas la pareille,
elle, qu'abrite une vallée
(à mon avis, le paradis)
oü le Créateur en sa bonté
a placé cette créature
au clair visage, à l'àme pure,
que ma ferveur veut invoquer.

Salut, merveilleuse vallée,


vallée de roses rachetée,
toi la fleur de tous les vallons,
vallée unique entre toutes vallées,
qu'illustrent le soleil et la lune
266 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

dulcis cantus avium!


te collaudat philomena,
vallis dulcis et amena,
mestis dans solacium!

3 (8 p, 8 p, 7 pp), rimé aabccbddb.


Fin xit? siècle.

63. Exiit diluculo

Exiit diluculo
rustica puella,
cum grege, cum baculo,
cum lana novella.

Sunt in grege parvulo


ovis et asella,
vitula cum vitulo,
caper et capella.

Conspexit in cespite
scolarem sedere —
« Quid tu facis, domine?
veni mecum ludere!»

2 (7 pp * 6 p), rimé abab.

64. Huc usque, me miseram

Huc usque, me miseram!


rem bene celaveram
et amavi callide.
Le chant de l'instant savoureux 267

et le doux chant des oisillons!


Le rossignol aussi t'illustre,
si douce et charmante vallée,
consolation des affligés.

Carmina burana 111.

63.

Elle sort au point du jour,


la bergerette,
avec son troupeau, avec son báton,
et sa laine sur sa quenouille.

Forment son petit troupeau


une ánesse et un mouton,
une génisse avec un veau,
une chevrette et un chevreau.

Dans un buisson elle voit


un étudiant assis tout seul.
« Monseigneur, que fais-tu là?
Viens t'amuser avec moi!»

Carmina burana 90.

64.

Jusqu'ici, pauvre de moi!


J'avais caché mon aventure,
j'ai aimé si adroitement!
268 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Res mea tandem patuit,


nam venter intumuit,
partus instat gravide.

Hinc mater me verberat,


hinc pater improperat,
ambo tractant aspere.

Sola domi sedeo,


egredi non audeo,
nec inpalam ludere.

Cum foris egredior,


a cunctis inspicior,
quasi monstrum fuerim.

Cum vident hunc uterum,


alter pulsat alterum,
ÈS

silent, dum transierim.

Semper pulsant cubito,


me designant digito,
ac si mirum fecerim.

Nutibus me indicant,
dignam rogo judicant,
quod semel peccaverim.

Quid percurram singula?


ego sum in fabula
et in ore omnium.

Ex eo vim patior,
jam dolore morior,
semper sum in lacrimis.

Hoc dolorem cumulat


quod amicus exulat
propter illud paululum.
Le chant de l'instant savoureux 269

Enfin tout s'est découvert,


car mon ventre s'est gonflé,
je vais bientót accoucher.

Aussi ma mére me frappe,


mon pére m'agonit d'injures,
tous deux sont pour moi bien durs.

Je reste seule à la maison,


je n'ose plus en sortir,
ni me distraire au-dehors.

Lorsque je sors dans la rue,


tout un chacun me regarde
comme si j'étais un monstre.

Lorsqu'ils voient mon gros ventre,


ils se font signe l'un l'autre ,
et se taisent à mon passage.

Ils se poussent du coude


et ils me montrent du doigt
comme si c'était extraordinaire.

Ils hochent sur moi la téte,


ils me jugent bonne à brûler
parce qu'une fois j'ai fauté.

Pourquoi faire le détail?


me voici le bavardage
et la fable du pays.

Par quoi je souffre violence,


j'en meurs déjà de douleur
je suis toujours dans les pleurs.

Ce qui augmente ma peine,


c'est que pour cela mon ami
pour un moment est parti.
270 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Ob patris sevitiam
recessit in Franciam
a finibus ultimis.

Sum in tristitia
de ejus absentia
in doloris cumulum.

3 (7 pp), rimé aab.

65. Foebus abierat

Foebus abierat subtractis cursibus.


Equitabat soror effrenis curribus, "
radios inferens silvanis fontibus,
agitando feras pro suis rictibus.
Mortales dederant menbra soporibus.

Aprili tempore quod nuper transiit,


fidelis imago |coram me adstitit,
me vocans dulciter pauxillum tetigit;
oppressa lacrimis vox ejus deficit,
suspirans etenim loqui non valuit.

Illius a tactu nimis intremui,


velud exterrita sursum insilui,
extensis brachiis corpus applicui;
exsanguis penitus tota derigui —
evanuit enim! nichil retinui!

Soporelibera exclamo fortiter:


«Quo fugis, amabo? Cur tam celeriter?
Siste gradum, si vis inibo pariter,
nam tecum vivere volo perenniter!»
Le chant de l'instant savoureux 271

Mon père est si en colère


qu'il s'en est allé en France,
loin, bien loin d'ici.

Je suis plongée dans la tristesse


à cause de son absence
qui met comble à ma souffrance.

Carmina burana 126.

és

Phoebus était parti, sa course aspirée sous l'horizon.


Sa sœur menait ses chevaux à bride abattue,
inondant de ses rayons les fontaines des bois,
mettant en mouvement la sauvagine en quête de proie.
Les hommes avaient confié leurs membres au sommeil.

Au temps d'avril dernier passé,


l'image fidèle se tint devant moi -
m'appelant doucement, me toucha légérement.
Sa voix étouffée par les larmes lui manqua,
les soupirs l'empéchérent de parler.

À son contact, je tressaillis fortement,


comme réveillée en peur je me levai d'un saut;
jétendis les bras, je jetai mon corps tout contre...
j'en restai glacée, le sang figé:
car il s'était évanoui! je n'avais rien dans les bras!

Bien réveillée, je m'écrie avec force:


«Je t'en prie, où t'enfuis-tu? Pourquoi si vite?
Arréte, si tu veux j'irai avec toi,
car avec toi je veux vivre toujours. »
242 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Mox me penitui dixisse taliter.

Aperte fuerant fenestre solii,


fulgebant pulcriter Diane radii.
Heu me, heu miseram! tam diu dolui,
fluxerunt per genas ploratus rivuli,
donec in crastinum |nunquam abstinui.

5 (6 + 6 pp), une rime par strophe. .


Début xr? siècle.

66. Surgens Manerius

Surgens Manerius summo diluculo.


assumpsit pharetram cum arcu aureo,
canesque copulans nexu binario
silvas aggreditur venandi studio.
Transcurrit nemora saltusque peragrat,
ramorum sexdecim gaudens cervum levat ;
quem cum persequitur dies transierat,
nec sevam bestiam |consequi poterat.
Fessis consociis lassisque canibus
dispersos revocat illos clamoribus
sumensque buccinam resumptis viribus
tonos emiserat totis nemoribus.
Ad cujus sonitum herilis filia
tota contremuit itura patria,
quam cernens juvenis adiit properans.
Vidit et loquitur, sensit os osculans,
et sibi consulens et regis filie
extremum Veneris concessit linee.

6 + 6 pp, rimes plates.


XII? siècle.
Le chant de l'instant savoureux 215

Aussitôt je me repentis d'avoir parlé ainsi.

Les fenétres de la chambre étaient ouvertes,


les rayons de la lune brillaient de toute leur beauté.
O malheur, malheur à moi! si longtemps j'en ai eu
mal!
Des ruisseaux de larmes coulaient sur mon visage,
jusqu'au lendemain je n'ai pu m'arréter.

P. Dronke, Medieval Latin and the Rise of European Love Lyric,


II, p. 332-341.

66.

Manerius se levant à la pointe du jour


prit son carquois avec son arc doré, *
coupla ses chiens par deux,
et s'en alla vers la forét pour y chasser.
Il traverse les bois, il parcourt les bosquets,
joyeux il lève un cerf qui porte seize pointes;
à le poursuivre il passe la journée
sans pouvoir rattraper cet animal farouche.
Ses chiens sont épuisés, ses compagnons fourbus,
il appelle à grands cris sa troupe dispersée;
alors il prend sa trompe, il rassemble ses forces
et la fait résonner à travers les grands bois.
Au son de cette trompe, la princesse inconnue
qui retournait chez elle, trembla de tout son corps.
En háte, en la voyant, le jeune homme approcha.
Il la voit, il lui parle, il la touche et l'embrasse,
à son gré, à celui de la fille du roi
il s'adonne au dernier des gages de Vénus.

Raby, n? 182, et Speculum VIII (1933), p. 204-208 ; A.K. Bate,


dans Latomus 33 (1974), p. 688-690.
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V

LE CHANT NARQUOIS

Grisés de musique et de la puissance des mots, les


poètes se sont pris à leur jeu. Ils se sont amusés, d'un
plaisir plus ou moins direct, de leur propre perfor-
mance.
Le rire transforme tout message autánt qu'un rayon
de soleil transforme le quotidien. L'ironie envers soi
ou envers les autres est la plus salutaire des remises
en place. Ce peut étre aussi la plus subtile manipula-
tion de l'auditoire.
Les modes du rire sont innombrables. Soulignons-
en deux, spécialement en faveur chez nos auteurs: la
dissonance registrale et la virtuosité verbale.
La dissonance registrale est un des traits les plus
propres à provoquer le déséquilibre que le rire recti-
fie. Advertite, omnes populi (n? 69) calque le début du
psaume 48: Audite haec, omnes gentes. Ce début solen-
nel est aussitôt démenti par le complément: ridicu-
lum. En sens inverse, lorsque l'áne souffre-misére se
laisse retomber mort (n? 74), les moines offrent le
pain bénit «parce qu'il a bien voulu mourir», ce qui
rappelle les paroles sacramentelles du canon de la
messe selon lesquelles le Christ s'est livré lui-même
et a accepté sa mort. La chanson des buveurs à la
taverne (In taberna, n? 85) se termine par une allu-
sion biblique au livre de vie où seront inscrits les
276 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

noms des élus, inversée en formule d'exécration


envers les ennemis des buveurs.
Le jeu avec les mots est également omniprésent,
surtout à partir de la fin du xir? siècle. Nous nous
étonnons, dans les arts poétiques qui se multiplient à
cette époque, de l'attention extréme, à premiére vue
stérile, portée aux mots et aux étincelles qu'on en tire
en sachant les combiner. Ce sont les gammes et exer-
cices qui mettent aux auteurs leur instrument en
main. Chez les plus conscients d'entre eüx, Gautier
de Chátillon par exemple, la virtuosité verbale abou-
tit sciemment à une prééminence qui équivaut à une
domination morale: le poéte peut juger parce qu'il
sait dire, il a raison parce que l'expression lui donne
raison. De la méme façon chez Hugues Primat la
répétition lancinante vaut démonstration (n° 33).
L'auditoire abasourdi se soumet, parce qu'il rit, et le
temps du rire au moins son adhésion est tout acquise.

« Quoddam legi ridiculum» : les contes drôles

Les plus naifs de ces ouvrages sont les contes à rire,


qui semblent étre une spécialité rythmique. Ils sont
parmi les plus anciennes pièces profanes conservées.
Il n'y en a pas moins de sept dans le seul recueil des
Carmina Cantabrigiensia (xi* siècle), et certains se
retrouvent dans des manuscrits antérieurs. Il n'en
faut point conclure qu'il n'en existait pas auparavant,
car leur facture est dés le départ accomplie et laisse
entrevoir une compréhension entre auditoire et exé-
cutant qui présuppose l'habitude de divertissements
de ce genre. Simplement leurs chances de survie
étaient plus faibles que pour des textes à thématique
religieuse. Si l'on assiste aux x-xr* siècles à une résur-
gence littéraire du conte à rire, qui prendra plus tard
forme de fabliau puis de nouvelle en langue vulgaire,
c'est sans doute que la forme de la séquence ou de la
poésie rythmique offrait à l'éternel goüt du rire des
possibilités expressives commodes.
On a donc chanté de bonnes histoires au ton gogue-
Le chant narquois 2171

nard, ridiculum ou jocosa fabula, aux thémes pris dans


le stock des contes (n? 69, premiére mise en forme du
théme de l'enfant de neige, qui court ensuite fabliaux
et contes français), les exemples hagiographiques
(n9 67, l'histoire du petit abbé Jean, de Fulbert de
Chartres, un des professeurs les plus renommés du
XI* siècle), ou la parodie de l'autre monde, vue par un
étre trés terre à terre (Heriger, n? 68).

L'Archipoéte ou l'ambiguité reine

Aux antipodes de la naiveté est l'Archipoéte, qui


joue de l'allusion parodique perfide comme d'un
genre en soi. Ce protégé du chancelier de l'empire
Reinald de Dassel, vers 1150-1165, assez fier de son
talent pour se proclamer prince des poètes (archi-
poeta), lie l'humilité à l'impertinence si étroitement
qu'il suffit d'un déplacement infime de point de vue,
donné en sourdine sous forme d'allusion historique
ou biblique, pour mettre l'auditoire face à sa propre
hypocrisie, pour l'impliquer traitreusement. Amu-
seur officiel d'une cour ecclésiastique un peu spé-
ciale (l'empereur en lutte avec le pape fait de son
chancelier l'archevéque élu de Cologne en 1162),
l'Archipoéte a revétu le róle du pauvre poéte qué-
mandeur. Il n'est pas le premier ni le seul. Mais ce
masque recouvre une personnalité irrépressible. Sa
«Confession» (n° 70), faussement palinodique avec
sa triple déclaration d'allégeance à l'amour, au jeu et
au vin, est le seul de ses poémes qui soit trés
répandu: elle a dû servir d'étendard à une généra-
tion à la fois fougueuse et moqueuse. Quelques
manuscrits l'appellent la « Confession de Golias». En
fait l'Archipoéte singe les manuels dévotionnels cis-
terciens contemporains sur la confession, et joue
peut-étre le jeu politique de son patron en le présen-
tant dans son róle tout neuf d'archevéque (le poéme
est de 1162 environ), dispensateur de pardon spiri-
tuel et matériel. Mais aucune explication historique
ne peut rendre compte pleinement de l'épaisseur de
278 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

signification possible de ce texte, qui laissera tou-


jours perplexe sur le degré de sincérité de chacun de
ses mouvements et sur ses intentions probablement
multiples.
Les deux autres piéces ici citées sont fragmentaires.
Sepe de miseria (n? 71) est l'extrait, tel qu'il figure dans
les Carmina burana, d'un poéme plus long adressé à
son protecteur. C'est une variation sur la pauvreté du
poéte, qui adapte le raisonnement de l'intendant infi-
dèle de l'évangile de saint Luc (16, 3): l'Archipoéte y
broche un aveu de lácheté devant la vie militaire, se
drape noblement dans son refus de la mendicité,
mais n'affiche qu'une répugnance prudente, et
aucune honte, devant le métier de voleur. Méme atti-
tude goguenarde dans Hanc commando (n? 72, partie
finale d'un long sermon joyeux), oü toute une série
de textes évangéliques est exploitée avec autorité à
l'appui des réquisitions du poéte, en une prédication
parodique qui se termine en priére impudente.
L'Archipoéte fait le bouffon. Mais ce faisant il tisse
entre son auditoire et lui des liens dont l'auditoire ne
peut se sortir indemne. Cet homme qui fait mine de se
prendre lui-méme pour cible, qui flatte ses auditeurs
et les entraine dans un rire qui retombe sur eux, est
un poéte conscient de ses forces, maniant admirable-
ment le vers goliardique qui semble fait pour lui, et
développant avec son auditoire et notamment son
protecteur Reinald une relation étroite mais ambiva-
lente. Comme protégé, il est dépendant, inférieur,
objet d'ironie. Mais comme poète, il est l'Archipoéte,
égal ou supérieur méme à Reinald, et capable de
prendre n'importe qui pour cible (un de ses poémes à
lempereur Frédéric Barberousse est un tissu de
louanges piégées), parce qu'il est maitre des mots.

La parodie

L'Archipoéte n'est pas le seul à jouer avec désin-


volture de la déviation parodique. La parodie suppose
une connaissance et une compréhension profonde de
Le chant narquois 249

ce que l’on caricature, chez l’auteur et son public à la


fois. Tant qu'il s'agit de parodie de textes ou de notions
religieuses, c'est typiquement ceuvre de clercs, et
c'est effectivement sa direction la plus fréquente
dans la littérature latine. Lorsque le besoin d'évasion
pousse à passer de l'autre cóté du miroir, les délices
de la profanation sont pour un clerc les plus directe-
ment accessibles.
La tendance parodique avait dans la vie courante
des établissements religieux un abcés de fixation lors
de la féte des enfants ou des fous, ou féte du Báton, ou
fête de l'áàne, réjouissance fréquente surtout dans le
nord de la France, qui se déroulait selon les endroits
dans les derniers ou les premiers jours de l'année, à
l'occasion de la Nativité, de la féte des Saints Inno-
cents ou de la Circoncision, du 25 décembre au 6 jan-
vier. Pendant un ou plusieurs jours, les enfants de
choeur et les jeunes chanoines, plus tard les étudiants,
selon une tradition analogue à celle‘ des Saturnales
antiques, menaient le jeu pour une sorte de féte du
monde à l'envers, à la fois défoulement et leçon sym-
bolique. Ils célébraient ainsi des offices pour rire, oü
on amenait par exemple jusque dans le chœur de
l'église, en souvenir de l'âne de Noël et de la fuite en
Égypte, un âne affublé d'ornements liturgiques: c'est
la féte de l'àne. Plusieurs pseudo-hymnes gardent le
souvenir de ces chahuts de clercs: Orientis partibus
(n? 72) est un conduit ou chant de procession, attesté
sous différentes versions à Sens, Beauvais et Cam-
brai au début du xir? siècle. Si le refrain français, qui
n'est pas attesté partout, est authentique, on devait
tâcher de faire braire l’âne («rechigner», c'est mon-
trer les dents, ce que fait l'àne pour braire) àà la fin du
chant. À la fois humble souffre-misère quotidien,
symbole de vigueur sexuelle et béte marquée par le
souvenir de son róle biblique, l'àne en garde une
connotation burlesque qui le prédispose à servir de
signal aux travestissements irrévérencieux: par
exemple pour la parodie d'un testament (Testamen-
280 Poésie lyrique latine du Moyen Áge
=
tum domini asini, n° 74), genre promis à un riche
avenir littéraire.
Si n'importe quel texte. peut être plaisamment
contrefait ou défiguré en le sortant de son contexte,
comme lorsque l'hymne Verbum bonum et suave se
transforme en Vinum bonum et suave (n9 75), ou
lorsque l'Archipoéte transforme le vœu d'entrée en
religion des nonnes (« C'est mon propos de vivre dans
la chasteté, l'obéissance, la pauvreté...») en vœu
d'obéissance à la bouteille («C'est mon propos de
mourir à la taverne...»), lorsqu'il adapte l'évangile de
saint Luc en montrant la bienveillance de Dieu non
envers le pécheur, mais envers le buveur (« Que Dieu
soit favorable à ce buveur... », n? 70), la parodie se fait
parfois plus subtile. Ainsi les chanteurs, se mettant
par jeu à la place d'un volatile cuit à la broche, choi-
sissent un cygne, non que cet oiseau ait été fréquent
sur les tables, mais par contraste avec la valeur sym-
bolique que sa blancheur lui avait assurée, et proba-
blement avec le souvenir de la séquence du Cygne
(n° 5), ou d'autres analogues, où le cygne représente
l'élan de l'àme vers le divin: la lamentation de l'oi-
seau mystique exilé a pour contrepartie les regrets
désespérés de l'oiseau róti, que les dents des convives
réduisent à un silence définitif (n° 76).

L'amour démystifié

Un autre domaine de prédilection de la parodie est


l'émotion amoureuse. On l'avait tant célébrée, tant
chantée, selon des normes si vite codifiées, des thémes
si convenus, que ceux mémes qui en raffolaient ne
pouvaient manquer de s'amuser de la part de confor-
misme qui y était impliquée, et cela dés la fin du
XII? siècle et au xit? siècle, époque contemporaine du
désenchantement de certains troubadours et du ren-
versement du Roman de la Rose. Certaines piéces de
Pierre de Blois par exemple marquent déjà plus de
virtuosité que de conviction, ou la conscience d'em-
prunter un chemin trop battu. Un clin d'oeil de l'au-
Le chant narquois 281

teur, un zeste de persiflage montre alors qu'il n'est pas


dupe et s'amuse des régles du jeu. Les trois piéces
choisies viennent des Carmina burana, donc sont
antérieures à 1230-1240. L'une (Volo virum vivere,
n? 78) est une double palinodie. Le chanteur fait mine
d'étre revenu des conventions courtoises et se moque
en bourreau des cceurs des soupirants soumis et dou-
loureux. Il parade pendant quatre strophes la pavane
du phallocrate, déployant des aphorismes peut-étre
trés en usage dans la réalité mais rares en littérature,
quand sa maîtresse fait son apparition: aussitôt de se
confondre en excuses soumises, à demi démenties,
dans un demi-sourire, par l'impertinence finale.
Par trop d'emphase, un fil d'exagération, une suite
d'adynata trop voyants, l'auteur de Lingua mendax
(n° 79) laisse flotter sur ses démentis le méme sourire
ambigu, couronné par le double sens du vers final:
«Si je ne me trompe pas» (futur ou subjonctif), mais le
sens oblige à comprendre au passif le second hémis-
tiche: «... tu n'es, ou tu ne seras pas trompée », ce qui
force à revenir sur le début du vers, en une ambiguité
goguenarde: «si je ne (me) suis pas trompé...», donc
vu le contexte «si tu ne me trompes pas, tu ne seras
pas trompée», et le poème se clôt sur un flottement
entre lapalissade et demi-menace qui dévoile la juste
valeur des serments rhétoriques qu'il conclut.
Un poème contre les «losengiers», les malveillants
qui épient les amants, a été classé dans le manuscrit
des Carmina burana avec les piéces morales, comme
une satire contre l'envie (n° 80). Loin de souffrir, le
séducteur un peu blasé se moque de ces ennemis qui,
en se rendant odieux et en compliquant le jeu de la
séduction, avancent ses affaires auprés de sa belle et
pimentent son propre plaisir.

Le jeu des mots

Ainsi mis en verve, les poétes se sont amusés aussi


avec les mots, le matériau de leur plaisir profond.
Chantant l'ivresse du vin, de l'amour ou méme de la
282 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

vertu, leur poésie leur est montée à la téte: leur


propre virtuosité les a grisés, et ils ont cédé à l'éter-
nelle tentation, en exploitant toutes les possibilités de
la langue et des sons, de faire toujours plus difficile,
plus surprenant, plus entrainant, en une montée de
l'allégresse verbale jusqu'au vertige qui laisse l'audi-
teur pantois.
Par force cette section sera maigre: ces textes pas-
sent difficilement la barriére de la traduction, qui est
obligée de faire fi des régles qu'ils se donnàient dans
leur délectation de l'exploit verbal. En français, bœuf
rime avec ceuf et non avec brebis comme en latin (cf.
n? 81); mais après tout, la fidélité totale n'a guère
d'importance, puisqu'il faut le reconnaitre, ici le sens
tend à s'abolir dans le cliquetis des sons. Le contenu
n'est plus qu'un prétexte.
On peut en trouver de tous les genres: une hymne
à saint Malchus de Reginald de Cantorbéry, bénédic-
tin anglais de la fin du xr* siècle (Quot sunt, n° 81, est
sans doute un hommage au saint, ailleurs célébré par
Reginald avec ferveur, mais sa sonorité l'emporte
de loin sur sa religiosité). D'autres sont faiblement
morales: un «repentir» de Pierre de Blois (Dum
juventus floruit, n° 82), que son rythme endiablé ne
rend guére propice au moindre commencement de
méditation, et un conduit polyphonique de l'école de
Notre-Dame de Paris au xii? siècle, que sa forme ana-
logue à celle du virelai oblige à pousser à sa limite le
jeu syntaxique (n? 83). Peut-étre attribuable encore à
Pierre de Blois, une chanson de révolte contre
l'amour, dont les couplets ne parlent que de désamour
et de rupture, tandis que le refrain reprend le théme
tout différent de l'amour vénal :seule la virtuosité exa-
cerbée du langage, oü les mots jaillissent en gerbes de
sonorité semblable, tantót par le radical (c'est l'anno-
minatio), tantót par la finale (la rime), fait l'unité de
l'ensemble (n? 84). Une chanson à boire, litanique et
cliquetante (/n taberna quando sumus, n? 85), qui
parodie peut-étre le Lauda, Sion de Thomas d'Aquin
(n? 21), et en tout cas les litanies du Vendredi saint.
Le chant narquois 283

Enfin une chanson gentiment paillarde (n° 86), où le


plus entraînant n'est pas la liberté du ton, mais le
déluge des mots identiques qui s'achéve sur une
pirouette, comme en un éclat de rire irrépressible.
Les mots ont définitivement entrainé le poéte dans
un tourbillon ludique et triomphant.
67. FULBERT DE CHARTRES

In gestis patrum veterum


quoddam legi ridiculum,
exemplo tamen habile,
quod vobis dico rithmice.

Johannes abbas, parvulus


statura, non virtutibus,
ita majori socio
quicum erat in heremo:

« Volo, dicebat, vivere


secure sicut angelus,
nec veste nec cibo frui
qui laboretur manibus. »

Respondit major: « Moneo


ne sis incepti properus,
frater, quod tibi postmodum
sit non cepisse satius. »

At minor: «Qui non dimicat


non cadit neque superat. »
Ait et nudus heremum
interiorem penetrat.

Septem dies gramineo


vix ibi durat pabulo,
octava fames imperat
ut ad sodalem redeat;
67. In gestis patrum veterum

Dans les Vies des péres antiques


j'ai lu une histoire comique,
mais bonne pour servir d'exemple:
je vous la dis en vers rythmiques.

L'abbé Jean, homme fort petit


de stature, non de vertu,
dit à son aîné avec qui
il vivait dans un ermitage: ^

«Je veux, lui disait-il, vivre


comme un ange, sans souci de rien,
me passer d'habits et de vivres
gagnés par le travail des mains.»

L'ainé répondit: «Attention,


ne te presse pas trop de prendre
une décision qu'ensuite
tu regretteras d'avoir prise. »

Mais lui: «Qui ne se bat pas


ne perd pas, mais ne gagne pas!»
Il dit, et nu il pénétre
dans le plus profond du désert.

Pendant sept jours il y subsiste


à peine en se nourrissant d'herbe,
le huitième, pressé par la faim,
à son compagnon il revient.
286 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

qui sero clausa janua


tutus sedet in cellula,
cum minor voce debili:
«Frater, appellat, aperi!

Johannes, opis indigus,


notis assistit foribus.
Ne spernat tua pietas
quem redegit necessitas. » :

Respondit ille deintus:


«Johannes, factus angelus,
miratur celi cardines ;
ultra non curat homines. »

Foris Johannes excubat


malamque noctem tolerat,
et preter voluntariam
hanc agit penitentiam.

Facto mane recipitur


satisque verbis uritur;
sed intentus ad crustula
fert patienter omnia.

Refocillatus, Domino
grates agit et socio;
dehinc rastellum brachiis
tentat movere languidis.

Castigatus angustia
de levitate nimia,
cum angelus non potuit,
vir bonus esse didicit.

4 (8 pp), rimé aabb, ou seulement aux vers pairs.


xI° siècle. Fulbert fut l'un des professeurs qui firent le prestige
de l'école capitulaire de Chartres, par ses connaissances litté-
raires et scientifiques.
Le chant narquois 287

Lui, le soir, la porte fermée,


est à l'abri dans sa cellule,
quand le petit, d'un fil de voix,
l'appelle: «Frère, ouvre-moi!

Jean, en grand besoin d'assistance,


se tient sur le seuil familier.
N'éconduis pas, en ta bonté,
celui que le besoin ramène. »

L'autre répond de l'intérieur:


« Mais Jean est devenu un ange,
il contemple les arcanes des cieux
et ne se soucie plus des hommes. »

Le petit Jean couche dehors,


passe une fort mauvaise nuit,
et fait donc cette pénitence
en sus de celle qu'il a choisie.

Au matin, il est introduit


et tancé plutôt fraîchement;
mais, concentré sur sa gamelle,
il prend le tout fort patiemment.

Réconforté, il remercie
le Seigneur et son compagnon;
puis il s'évertue à manier
le ráteau d'un bras affaibli.

Chátié par les privations


de son trop de présomption,
n'ayant pu devenir un ange,
il apprit à étre un homme, un bon.

Chansonnier de Cambridge, 42.


288 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

68. Heriger, urbis Maguntiacensis

Heriger, urbis
Maguntiacensis
antistes, quendam
vidit prophetam
qui ad infernum
se dixit raptum.

Inde cum multas


referret causas,
subjunxit totum
esse infernum
accinctum densis
undique silvis.

Heriger illi S
ridens respondit:
«Meum subulcum
illic ad pastum
nolo cum macris
mittere porcis. »

Vir ait falsus:


« Fui translatus
in templum celi
Christumque vidi
letum sedentem
et comedentem.

Johannes Baptista
erat pincerna
atque preclari
pocula vini
porrexit cunctis
vocatis sanctis. »
Le chant narquois 289

68.

Heriger, l'archevéque
de Mayence, vit un jour
une sorte de prophéte
qui disait
qu'il avait
été ravi en enfer.

Comme il racontait
bien des choses à ce sujet,
il ajouta que l'enfer
était tout entier
de toutes parts entouré
d'épaisses foréts.

Heriger, en riant, y
répondit au charlatan:
«Je n'enverrai pas
mon garçon porcher
là-bas páturer
avec les porcs maigres.»

L'escroc raconta:
«Je fus transporté
au temple du ciel,
et j'ai vu le Christ
assis tout content
en train de manger.

Saint Jean le Baptiste


servait d'échanson
et tendait des coupes
d'un vin merveilleux
à tout et chacun
des saints convoqués.
290 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Heriger ait:
« Prudenter egit
Christus, Johannem
ponens pincernam,
quoniam vinum
non bibit unquam. »

m)

« Mendax probaris
cum Petrum dicis
illic magistrum
esse cocorum,
est quia summi
janitor celi.

Honore quali
te Deus celi
habuit ibi ?
Ubi sedisti ? ,
Volo ut narres
quid manducasses. »

Respondit homo:
« Angulo uno
partem pulmonis
furabar cocis.
Hoc manducavi
atque recessi. »

Heriger illum
jussit ad palum
loris ligari
scopisque cedi,
sermone duro
hunc arguendo:

«Si te ad suum
invitet pastum
Christus, ut secum
Le chant narquois 291

Heriger répond:
«Le Christ a été malin
en faisant de Jean
son échanson,
puisqu'il ne boit
jamais de vin!»

bu

« Tu prouves que tu mens


lorsque tu prétends
que là-bas saint Pierre
sert de maître queux,
puisqu'il est en fait
le portier des cieux.

Et le Dieu du ciel,
avec quel honneur
t'a-t-il donc reçu? r
Où t'a-t-on placé?
Dis-moi donc un peu
ce que tu as mangé.»

L'homme répondit :
« Dans un coin caché
j'ai volé aux cuisiniers
un bout de poumon;
quand je l'ai mangé,
je m'en suis allé.»

Heriger le fit
lier à un pieu
avec des courroies
et frapper de verges,
en lui reprochant
fort sévèrement :

« Si le Christ
t'invite à sa table
afin qu'avec lui
292 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

capias cibum,
cave ne furtum
facias spurcum. »

6 (5 p), rimé aabbcc.


Heriger fut archevéque de Mayence de 913 à 927.

69. Modus Liebinc

Advertite,
omnes populi,
ridiculum
et audite quomodo
Suevum mulier
et ipse illam
defraudaret.

Constantie
civis Suevulus
trans equora
gazam portans navibus,
domi conjugem
lascivam nimis
relinquebat.

Vix remige
triste secat mare,
ecce subito
orta tempestate
furit pelagus,
certant flamina,
tolluntur fluctus,
post multaque exulem
vagum littore
longinquo nothus
exponebat.
Le chant narquois 293

tu prennes un repas,
ne t'en va donc pas
voler comme un goujat! »

Chansonnier de Cambridge, 24.

69. Advertite, omnes populi

Écoutez tous, peuples du monde,


une histoire dróle,
entendez comment
un Souabe fut trompé
par sa femme,
et comment lui-méme
l'a trompée.

Un habitant de Constance,
un petit Souabe,
transportant ses trésors
à travers les mers
sur ses navires,
laissait à la maison sa femme
un peu trop légére.

À peine de ses rames


il fend la mer amére,
voici que soudain
se lève une tempête,
les flots se déchainent,
les vents se combattent,
les vagues se soulèvent
et après bien des errances
le vent le dépose exilé
sur une rive lointaine.
294 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Nec interim
domi vacat conjux:
mimi aderant,
juvenes secuntur,
quos et immemor
viri exulis
excepit gaudens
atque nocte proxima
pregnans filium
injustum fudit
justo die.
Duobus
volutis annis,
exul dictus
revertitur.
Occurrit
infida conjux
secum trahens
puerulum.
Datis osculis
maritus illi:
« De quo, inquit, puerum
istum habeas,
dic, aut extrema
patieris. »
At illa
maritum timens
dolos versat
in omnia.
« Mi», tandem,
«mi conjux, inquit,
una vice
in Alpibus
nive sitiens
extinxi sitim.
Inde ergo gravida
istum puerum
damnoso foetu
heu gignebam. »
Le chant narquois 295

Pendant ce temps, chez elle,


sa femme n'est guére inactive ;
volci venir les amuseurs,
suivis par les jeunes galants;
oublieuse de l'époux lointain
elle les accueille gaiement,
et la nuit suivante
la voilà enceinte:
elle pondit un fils indu
au jour dá.

Deux années s'écoulent,


le voyageur lointain
s'en revient. :
L'épouse infidéle
court à sa rencontre,
traînant avec elle
l'enfangon.
Ils s'embrassent, /
puis le mari:
« De qui te vient, dit-il,
cet enfant ?
Parle, ou crains les pires
chátiments ! »

Or elle, craignant son mari,


inonde de ruse
tout ceci.
« Mon chéri, dit-elle enfin,
mon époux chéri,
un jour, dans les Alpes,
javais soif,
j'ai éteint ma soif
avec de la neige.
Et voilà comment
me trouvant enceinte,
jai mis au monde,
hélas, cet enfant,
fácheux enfantement ! »
296 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Anni post hec quinque


transierunt aut plus,
et mercator vagus
instauravit remos :
ratim quassam reficit,
vela alligat
et nivis natum
duxit secum.

Transfretato mari
producebat natum
et pro arrabone
mercatori tradens
centum libras accipit
atque vendito
infante dives
revertitur.

Ingressusque domum
ad uxorem ait:
« Consolare, conjux,
consolare, cara:
natum tuum perdidi,
quem non ipsa tu
me magis quidem
dilexisti.

Tempestate orta
nos ventosus furor
in vadosas sirtes
nimis fessos egit,
et nos omnes graviter
torret sol, at il-
le nivis natus
liquescebat. »

Sic perfidum
Suevus conjugem
deluserat,
Le chant narquois 297

Aprés cela s'écoulent


cinq ans ou plus.
Le marchand voyageur
restaure ses rames,
répare son bateau brisé,
hisse les voiles
et emméne avec lui
l'enfant des neiges.

Il traverse la mer
et met en vente
le petit:
il le livre en gage
à un marchand,
en reçoit cent livres
et l'ayant vendu
s'en retourne enrichi.

Rentré chez lui,


il dit à son épouse:
« Console-toi, ma femme,
console-toi, chérie,
jai perdu ton enfant
que toi-méme
tu n'aimais d'ailleurs
pas plus que moi.

Il s'est levé une tempéte


et la fureur des flots
nous a poussés, bien éprouvés,
sur des bas-fonds bourbeux ;
et tous le soleil nous cuisait
griévement,
mais lui, qui était né des neiges,
il a fondu.»

Ainsi le Souabe
a joué sa femme perfide
298 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

sic fraus fraudem vicerat:


nam quem genuit
nix, recte hunc sol
liquefecit.

Séquence, X*-xr* siècle.

70. ARCHIPOETE

Estuans intrinsecus ira vehementi


in amaritudine loquor mee menti:
factus de materia levis elementi
folio sum similis de quo ludunt venti.

Cum sit enim proprium viro sapienti


supra petram ponere sedem fundamenti,
stultus ego comparor fluvio labenti,
sub eodem aere nunquam permanenti.

Feror ego veluti sine nauta navis,


ut per vias aeris vaga fertur avis,
non me tenent vincula, non me tenet clavis,
quero mei similes et adjungor pravis.

Michi cordis gravitas res videtur gravis,


jocus est amabilis dulciorque favis ;
quicquid Venus imperat labor est suavis,
que nunquam in cordibus habitat ignavis.

Via lata gradior more juventutis,


implico me vitiis immemor virtutis,
voluptatis avidus magis quam salutis,
mortuus in anima curam gero cutis.
Le chant narquois 299

et la ruse a vaincu la ruse


celui qui naquit de la neige,
il n'est que juste
qu'au soleil il ait fondu.

Chansonnier de Cambridge, 14.

70. La Confession de l'Archipoéte

Bouillonnant au fond de moi d'une colére extréme,


l'amertume au cœur je me parle à moi-même:
je suis fait d'un matériau de léger élément,
semblable à la feuille dont se jouent les vents.

Alors qu'un sage doit, par définition, ,


bátir ses fondations sur la pierre solide,
moi, le fou, je suis comme le fleuve trop rapide
incapable de demeurer sous le méme horizon.

Moi, je me laisse emporter comme un bateau sans


maitre,
comme l'oiseau vagabond sur les chemins des airs,
L . L +

aucun lien ne me retient, aucune clé ne me tient,


je cherche mes semblables et mes fréquentations sont
déplorables.

Moi, la gravité du cœur me semble chose grave,


tandis que le plaisir m'est doux, plus que le miel suave;
les ordres de Vénus sont une douce peine,
car elle n'occupe jamais les cœurs ignobles...

Je prends la voie large à la facon des jeunes gens,


ligoté dans mes vices, j'oublie la vertu,
j'ai soif de volupté bien plus que de salut,
je suis mort à mon âme, c'est ma peau qui m'occupe.
300 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Presul discretissime, veniam te precor,


morte bona morior, dulci nece necor,
meum pectus sauciat -puellarum decor,
et quas tactu nequeo, saltem corde mechor.

Res est arduissima vincere naturam,


in aspectu virginis mentem esse puram:
juvenes non possumus legem sequi duram
leviumque corporum non habere curam.

Quis in igne positus igne non uratur?


Quis Papie demorans castus habeatur,
ubi Venus digito juvenes venatur,
oculis illaqueat, facie predatur?

Si ponas Hippolytum hodie Papie,


non erit Hippolytus in sequenti die:
Veneris in thalamos |ducunt omnes vie,
non est in tot turribus turris Alethie-

Secundo redarguor eciam de ludo;


sed cum ludus corpore me dimittit nudo,
frigidus exterius, mentis estu sudo;
tunc versus et carmina meliora cudo.

Tertio capitulo memoro tabernam


illam nullo tempore sprevi neque spernam,
donec sanctos angelos venientes cernam,
cantantes pro mortuis «Requiem eternam ».

Meum est propositum in taberna mori,


ut sint vina proxima morientis ori ;
tunc cantabunt letius |angelorum chori:
«Sit Deus propicius huic potatori. »

Poculis accenditur animi lucerna,


cor imbutum nectare volat ad superna.
Mihi sapit dulcius vinum de taberna
quam quod aqua miscuit presulis pincerna.
Le chant narquois 301

Evéque trés discret, malgré votre respect,


je meurs de belle mort, je trépasse d'un doux trépas:
ma poitrine est transpercée par la beauté des filles,
si je ne peux de corps, je les possède de cœur.

C'est chose bien épineuse de vaincre la nature,


en voyant une fille de garder l’âme pure,
nous les jeunes ne pouvons suivre une loi si dure,
et n'avoir pas souci de nos corps si légers.

Qui ne se brûle pas si on le met au feu?


Qui peut vivre à Pavie et y demeurer sage?
Vénus y traque du doigt les jeunes gens, des yeux
les entortille, et les ravit de son visage.

Va donc mettre Hippolyte aujourd'hui à Pavie,


demain il n'y aura plus rien d'Hippolyte en lui:
toutes les rues ménent aux chambres de Vénus,
parmi toutes ces tours il n'en est pas pour la vertu.

En second lieu on me reproche aussi de jouer.


Mais quand je sors du jeu sans un habit sur le dos,
je grelotte à l'extérieur, mais mon esprit bouillonne,
et c'est alors que je fais mes meilleurs vers et poémes.

Troisiémement, il faut mentionner la taverne.


Jamais je n'en eus dégoût, jamais je n'en aurai,
jusqu'au moment oü je verrai s'approcher les saints
anges,
chantant pour les trépassés «le repos éternel».

C'est mon trés ferme dessein de mourir à la taverne,


pour que le vin soit plus prés de ma bouche de mourant.
Alors les chœurs des anges chanteront plus gaiement:
«Que Dieu soit favorable à ce buveur impénitent!»

Au fond du verre s'allume le flambeau de mon esprit,


mon cceur imbibé de nectar s'envole vers les sommets,
mais le vin de la taverne me semble meilleur au goût
que celui qu'a mélé d'eau l'échanson de notre évéque.
302 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

ex)
Ecce mee proditor pravitatis fui,
de qua me redarguunt servientes tui;
sed eorum nullus est accusator sui,
quamvis velint ludere seculoque frui.

Jam nunc in presencia presulis beati


secundum dominici regulam mandati,
mittat in me lapidem neque parcat vati
cujus non est animus conscius peccati.

Sum locutus contra me quicquid de me novi,


et virus evomui quod tam diu fovi.
Vita vetus displicet, mores placent novi.
Homo videt faciem, sed cor patet Jovi.

Jam virtutes diligo, viciis irascor,


renovatus animo spiritu renascor,
quasi modo genitus novo lacte pascor,
nesit meum amplius vanitatis vas cor.

Electe Colonie, parce penitenti,


fac misericordiam veniam petenti
et da penitenciam culpam confitenti!
feram quicquid jusseris animo libenti.

Parcit enim subditis leo rex ferarum,


et est erga subditos immemor irarum:
et vos idem facite, principes terrarum!
Quod caret dulcedine nimis est amarum.

Vers goliardique: 7 pp + 6 p, une rime par strophe.


1162 environ.
Le chant narquois 303

(ie)

Eh bien voilà, j'ai étalé ma bassesse moi-même,


tout ce que tes serviteurs trouvent à me reprocher,
mais parmi eux pas un seul ne s'accusera lui-même,
bien qu'ils aiment s'amuser et jouir du temps qui court.

Et maintenant, en la présence de notre prélat vénéré


selon le mandement par le Seigneur à nous laissé,
qu'il me jette sa pierre, qu'il accable le poéte,
celui qui ne se sent pas coupable de tel péché.

J'ai dit contre moi-méme tout ce que je sais de moi,


et j'ai vomi le poison que j'ai si longtemps couvé.
Je renie mon ancienne vie, j'adopte de nouvelles
mœurs.
L'homme voit l'extérieur, mais Dieu voit le fond du
cœur.
j
J'aime à présent la vertu, le vice me répugne,
mon esprit tout rénové renait en l'esprit,
tel un nouveau-né, je me repais d'un nouveau lait,
pour que mon cceur ne soit plus réceptacle de vanité.

Prélat élu de Cologne, fais gráce à qui se repent,


sois miséricordieux à qui demande pardon,
et donne une pénitence à qui confesse sa faute!
J'accepterai volontiers tout ce que tu m'ordonneras.

Car le lion, roi des animaux, pardonne à ses sujets,


envers eux, il ne se souvient pas de sa colére:
faites-en autant, vous, princes de la terre!
Ce qui manque de douceur est vraiment trop amer.

Carmina burana 191. Éd. H. Krefell, Berlin, 1992, X, p. 80-86.


Cf. F. Cairns, «The Archpoet's confession: sources, interpreta-
tion and historical context», dans Mittellateinische Jahrbuch
15 (1980), p. 63-86.
304 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

71. ARCHIPOETE

Sepe de miseria mee paupertatis


conqueror in carmine viris litteratis;
laici non capiunt ea que sunt vatis,
et nil michi tribuunt, quod est notum satis.

Poeta pauperior omnibus poetis,


nichil prorsus habeo nisi quod videtis,
unde sepe lugeo, quando vos ridetis ;
nec me meo vicio pauperem putetis.

Fodere non debeo, quia sum scolaris


ortus ex militibus preliandi gnaris;
sed quia me terruit labor militaris,
malui Virgilium |sequi quam te, Paris.

Mendicare pudor est, mendicare nolo;


fures multa possident, sed non absque dolo.
Quid ergo jam faciam, qui nec agros colo
nec mendicus fieri nec fur esse volo?

Vers goliardique: 4 (7 pp + 6 p), une rime par strophe.


Environ 1159-1169.

72. ARCHIPOÈTE

Hanc commendo vobis precipue,


hecestvia vite perpetue,
quod Salvator ostendens congrue
dixit: «Omni petenti tribue!»
Le chant narquois 305

71. Sepe de miseria

Souvent de la grande misére de ma pauvreté


je me lamente en vers auprés des hommes lettrés.
Les laics n'entendent rien aux problémes des poétes
et ils ne me donnent rien - cela se voit de reste!

Poéte le plus pauvre entre tous poétes pauvres,


je n'ai absolument rien que ce que vous me voyez,
aussi souvent je me morfonds tandis que vous, vous
piez:
mais n'allez pas penser que je suis pauvre par ma faute.

Je ne dois pas bécher, car je suis un écolier


né de chevaliers accoutumés à guerroyer ;
mais comme j'ai redouté la rude vie du guerrier,
j'ai préféré imiter Virgile et non les chevaliers.

J'aurais honte de mendier, je refuse cette vie;


les voleurs sont bien nantis, mais non pas sans four-
berie.
Que faire en ce cas, moi qui n'ai rien du laboureur
et qui ne veux devenir ni mendiant ni voleur?
Carmina burana 220. Fait partie d'un poème plus long, Archi-
cancellarie, éd. H. Krefell, Der Archipoeta, Berlin, 1992, IV,
p. 54-56.

72. Hanc commando


(Extrait de Lingua balbus)

Voici surtout ce que je recommande,


c'est le chemin de la vie éternelle,
que le Sauveur nous a fort bien montré,
disant: «Donnez à tous ceux qui demandent.»
306 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

Scitis ista, neque vos doceo,


sed quod scitis facere moneo.
Pro me loqui jam tandem debeo:
non sum puer, etatem habeo.

Vitam meam vobis enucleo,


paupertatem |meam non taceo.
sic sum pauper et sic indigeo
quod tam siti quam fame pereo.
Non sum nequam, nullum decipio,
uno tantum laboro vicio:
nam libenter semper accipio
et plus mihi quam fratri cupio.

Si vendatur propter denarium


indumentum quod porto varium,
grande mihi fiet opprobrium, -
malo diu pati jejunium.

Largissimus largorum omnium


presul dedit hoc mihi pallium,
magis habens in celis premium
quam Martinus, qui dedit medium.

Nunc est opus ut vestra copia


sublevetur vatis inopia;
dent nobiles dona nobilia,
aurum, vestes et his similia.

Ne pauperi sit excusacio:


det quadrantem |gazophylacio!
Hec vidue fuit oblacio,
quam divina commendat racio.

Viri digni fama perpetua,


prece vestra. complector genua;
ne recedam hinc manu vacua
fiat pro me collecta mutua!
Le chant narquois 307

Vous le savez, je ne vous apprends rien,


mais j'insiste, mettez votre science en action.
Il est grand temps que je parle pour moi:
je ne suis plus enfant, j'ai l’âge de le faire.
Je vais décortiquer pour vous mon existence,
je ne vous tairai pas ma sombre pauvreté:
je suis si pauvre et j'ai si grand besoin
que je péris tant de soif que de faim.
Je ne suis pas mauvais, je ne trompe personne,
mais je suis accablé d'un unique défaut:
c'est que je prends toujours fort bien ce qu'on me
donne
et je veux plus de bien à moi qu'à mon prochain.
S'il me fallait vendre pour trois fois rien
laccoutrement bigarré que je porte,
ce me serait une honte bien forte, ^
jaime encore mieux souffrir longtemps la faim.
Le plus donneur de tous les bons donneurs,
notre prélat, m'a donné ce manteau;
ilen aura plus de mérite aux cieux
que saint Martin, qui l’a coupé en deux.
Or donc il faut que de votre opulence
soit soulagée ma poétique indigence!
Que les puissants donnent des dons puissants,
de l'or, des frusques, et semblables présents.

Et pas d'excuse non plus pour le pauvre:


qu'au tronc commun il verse son obole!
Car telle fut l'offrande de la veuve
que loue fort la divine parole.
Héros dignes de mémoire éternelle,
en vous priant j'embrasse vos genoux,
pour que je ne parte pas d'ici les mains vides,
qu'en ma faveur on fasse une collecte.
308 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Mea vobis patet intencio,


vos gravari sermone sencio;
unde finem sermonis facio,
quem sic finit brevis oracio:

Prestet vobis creator Eloy


caritatis lechitum olei,
spei vinum, frumentum fidei,
et post mortem ad vitam provehi! -

Nobis vero mundo fruentibus,


vinum bonum sepe bibentibus,
sine vino deficientibus,
nummos multos pro largis sumptibus!
Amen.

4 (4 p + 6 pp), rimé aaaa.

73. Orientis partibus

Orientis partibus
adventavit Asinus
pulcher et fortissimus,
sarcinis aptissimus.
Hez, sire asnes, car chantez,
belle bouche rechignez,
vous aurez du foin assez
et de l'avoine a plantez.

Lentus erat pedibus,


nisi foret baculus
et eum in clunibus
pungeret aculeus.
Hez, sire Asnes...
Le chant narquois 309

Vous connaissez fort bien mon intention,


mais je vois bien que mon discours vous pèse:
aussi je mets un terme à mon sermon
que va finir une bréve oraison.

Que le Créateur, Dieu tout-puissant, vous donne


la charité à pleines jarres d'huile,
le vin del'espérance, le froment de la foi,
et après la mort la vie éternelle!

Mais pour nous, nous qui profitons du monde,


nous qui buvons volontiers du bon vin,
nous qui sans vin hélas dépérissons,
beaucoup d'argent pour nos vastes besoins!
Amen.

Éd. H. Krefell, Berlin, 1992, I, p. 40-42. Cf. P. Dronke, «The


art of the Archipoet», dans The Interpretatio: of Medieval Lyric
Poetry, éd. W. Jackson, New York, 1980, p. 22-43.

73. Procession de l'áne

Du côté de l'Orient ,
voici qu'est arrivé l'Ane,
bien fort et bien beau
et bon porteur de fardeaux.
Hi han, sire âne, chantez,
belle bouche rechignez,
vous aurez du foin assez,
de l'avoine en quantité.

Il marchait fort lentement


en l'absence du báton
et si jamais l'aiguillon
ne lui piquait pas la croupe.
Hi han, sire âne, chantez...
310 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

Hic in collibus Sichen


jam nutritus sub Ruben,
transiit per Jordanem,
saliit in Bethleem.
Hez, sire Asnes...

Ecce magnis auribus


subjugalis filius,
asinus egregius,
asinorum dominus.
Hez, sire Asnes...

Saltu vincit hinnulos,


dammas et capreolos,
super dromadarios
velox Madianeos.
Hez sire Asnes...

Aurum de Arabia,
thus et myrrham de Saba
tulit in ecclesia
virtus asinaria.
Hez, sire Asnes...

Dum trahit vehicula


multa cum sarcinula,
illius mandibula
dura terit pabula.
Hez, sire Asnes...

Cum aristis hordeum


comedit et carduum ;
triticum e palea
segregat in area.
Hez, sire Asnes...

Amen dicas, Asine,


jam satur de gramine,
amen, amen, itera,
Le chant narquois 311

Nourri aux prés de Ruben,


sur les hauteurs de Sichen,
il traversa le Jourdain
et s'en vint à Bethléem.
Hi han, sire âne, chantez...

Voici sire longue-oreille,


fils de la charge et du bát,
voici cet âne merveille,
le seigneur des ánes.
Hi han, sire âne, chantez...

Il saute mieux que les faons


et les chevreaux et les daims,
il va plus vite à la course
que les chameaux de Madian.
Hi han, sire âne, chantez...

Sa vigueur asinienne .
a porté dans cette église
l'or d'Arabie, l'encens
et la myrrhe de Saba.
Hi han, sire áne, chantez...

Tout en traînant des chariots


chargés d'un nombreux bagage,
sa máchoire cependant
broie de coriaces fourrages.
Hi han, sire áne, chantez...

Il mange avec les épis


l'orge et le chardon;
il sélectionne sur l'aire
le blé de la paille.
Hi han, sire âne, chantez...

Dis Amen, sire àne,


le ventre bien plein de foin,
amen, amen, recommence
312 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

aspernare vetera.
Hez va, hez va! hez va hez!
bialx Sire Asnes, car allez,
belle bouche, car chantez !

4 (7 pp), rimé aaaa ou aabb.


Début xii siècle. Conduit pour une fête des enfants de fin
d'année.

74. Testamentum domini asini

Rusticus dum asinum


suum videt mortuum
flevit ejus obitum:
Ohe, ohe, morieris asine?

« Si te scivissem, asine,
moriturum frigore,
te induissem syndone. »
Ohe, ohe, morieris asine?

Exclamavit rustica
voce satis querula,
obstante vicinia.
Ohe, ohe, morieris asine?

Ullulavit rusticus
magnisque clamoribus,
trahens crines manibus:
Ohe, ohe, morieris asine ?

«Surge tanto tempore


quod tu possis bibere
et testamentum condere. »
Ohe, ohe, morieris asine?
Le chant narquois 313

et moque-toi des anciens.


Hi han, hi han, hi han hé!
Beau sire áne, allons, allez,
belle bouche, allons, chantez !

Raby, n? 206, p. 307. Chambers, The Medieval Stage, 1903, I,


p. 279-287 et II, p. 280-282.

74. Le testament de l'âne

En voyant
son áne mort,
le paysan
pleure son sort:
Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir ?

« Ah, si j'avais su, mon áne,


que tu périrais de froid,
je t'aurais vétu de soie!»
Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir ?

La paysanne poussait
des cris plutót lamentables,
malgré tout le voisinage.
Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir?

Et, s'arrachant les cheveux,


le paysan, en poussant
des hurlements déchirants :
Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir ?

« Reléve-toi donc le temps


de pouvoir boire un bon coup
et faire ton testament. »
Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir ?
314 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Mox consurgens asinus


testamentum protinus
condidit oratenus:
Ohe, ohe, morieris asine ?

« Crucem do papalibus,
aures cardinalibus
caudamque minoribus —
Ohe, ohe, morieris asine? :

caput meum judicantibus,


vocem meam cantantibus
linguamque predicantibus —
Ohe, ohe, morieris asine?

dorsum meum portantibus,


carnes meas jejunantibus,
pedes autem ambulantibus - ^
Ohe, ohe, morieris asine?

pellem meam sutoribus,


crines sellatoribus,
ossa quoque canibus -
Ohe, obe, morieris asine?

viscera vulturibus
priapumque viduis
una cum testiculis. »
Ohe, ohe, morieris asine ?

His legatis omnibus


que habebat, asinus
obdormivit cum fratribus.
Ohe, ohe, morieris asine?

Abbas tunc et clerici


prebent panem tritici,
cum vellet ipse mori.
Ohe, ohe, morieris asine ?
Le chant narquois DL

Alors l’âne incontinent


sur ses pieds se redressant
fit ainsi son testament:
Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir ?

«Je donne
ma croix aux gens du pape,
mes oreilles aux cardinaux,
ma queue aux frères mineurs —
Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir?

ma téte aux rendeurs de justice,


ma voix aux chanteurs,
ma langue aux précheurs -
Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir ?

mon dos aux porteurs,


mes chairs aux jeüneurs,
mes pieds aux marcheurs- ^"
Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir ?

ma peau aux cordonniers,


mes crins aux selliers
et mes os aux chiens -
Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir ?

mes intestins aux vautours,


mon sexe et mes testicules
aux veuves inconsolées. »
Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir?

Ayant ainsi disposé


de tous les biens qu'il avait,
l’âne s'endormit en paix.
Ohé ohé l'âne, t'en vas-tu mourir ?

Alors l'abbé et les clercs


distribuent le pain bénit,
puisqu'il a bien voulu mourir.
Ohé ohé l'áne, t'en vas-tu mourir ?
316 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Rusticus et famuli
portant corpus asini
ad pasturamque lupi.
Ohe, ohe, morieris asine.

3 (7 pp), avec variantes.

75. Vinum bonum et suave

Vinum bonum et suave


bibit abbas cum priore,
et conventus de pejore
bibit cum tristitia.

Ave, felix creatura


quam produxit vitis pura ;
omnis mensa fit secura
in tua presentia.

Felix venter cum intrabis,


felix os quod tu rigabis,
felix lingua quam lavabis,
et beata labia.

O quam felix in colore,


o quam fragrans in odore,
o quam placens es in ore,
dulce lingue vinculum!

Supplicamus, hic abunda,


omnis turba sit facunda,
ut cum voce nos jucunda
personemus gaudia.
Le chant narquois "IT

Le paysan et ses valets


s'en vont porter le cadavre
à manger aux loups.
Ohé ohé l'áne, te voilà mort.

P. Lehmann, Die Parodie im Mittelalter, Berlin, 1929, p. 234.

13.

Le vin suave, le meilleur


est pour l'abbé et le prieur;
pendant ce temps le couvent
boit du pire, tristement.

Ave, créature bénie,


fruit de la vigne immaculée,
toute table est réconfortée
quand ta présence la magnifie.

Béni le ventre où tu entreras,


bénie la bouche où tu couleras, -
bénie la langue que tu rinceras
et lévres bénies!

Que ta couleur est agréable,


que ton odeur est délectable,
que tu es au gosier aimable,
ô douce chaîne de nos langues!

Nous t'implorons, inonde-nous,


que notre troupe soit loquace,
pour que sonnent gaiement nos voix
lorsque nous célébrons nos joies.
318 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Monachorum grex devotus,


cleris omnis, mundus totus,
bibunt adequales potus
et nunc et in secula.

3 (8 p), 7 pp, rimé aaab.

76. Olim lacus colueram

Olim lacus colueram,


olim pulcher extiteram,
dum cygnus ego fueram -
rniser! miser!
Modo niger
et ustus fortiter!

Eram nive candidior,


quavis ave formosior,
modo sum corvo nigrior —
miser! miser!
Modo niger
et ustus fortiter!

Me rogus urit fortiter,


gyrat, regyrat garcifer ;
propinat me nunc dapifer,
miser! miser!
Modo niger
et ustus fortiter!

Mallem in aquis vivere,


nudo semper sub aere
quam in hoc mergi pipere —
miser! miser!
Modo niger
et ustus fortiter!
Le chant narquois 319

Le dévot troupeau des moines,


tous les clercs, le monde entier,
boivent d'égales lampées
maintenant et à jamais.

R. Peiper, Gaudeamus, Leipzig, 1877, p. 17.

76. Plainte du cygne

Jadisj'habitais sur les eaux,


jadisj'étais beau,
au temps où j'étais un cygne —
pauvre, pauvre de moi!
me voilà carbonisé et noir comme la poix!

J'étais plus blanc que de la neige,


plus splendide qu'aucun oiseau,
maintenant plus noir qu'un corbeau -
pauvre, pauvre de moi!
me voilà carbonisé et noir comme la poix!

Le feu me cuit et me recuit,


le tournebroche me tourne et retourne,
le maitre d'hótel à présent m'atourne,
pauvre, pauvre de moi!
me voilà carbonisé et noir comme la poix!

Je préférerais étre encore à vivre


sur les eaux du lac, toujours à l'air libre,
que d’être englouti dans cette poivrade —
pauvre, pauvre de moi!
me voilà carbonisé et noir comme la poix!
320 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Nunc in scutella jaceo


et volitare nequeo,
dentes frendentes video...
miser! miser!
Modo niger
et ustus fortiter!

3 (8 pp) rimé aaa. Refrain: 2 (4 p), 6 p.

77. Ego sum abbas Cucaniensis

Ego sum abbas Cucaniensis


et consilium meum est cum bibulis
et in secta Decii voluntas mea est,
et qui mane me quesierit in taberna,
post vesperam nudus egredietur .
et sic denudatus veste clamabit:
« Wafna, wafna!
Quid fecisti, sors turpissima!
Nostre vite gaudia
abstulisti omnia. »

78. Volo virum vivere

Volo virum vivere viriliter:


diligam, si diligar equaliter;
sic amandum censeo, non aliter.
Hac in parte fortior quam Jupiter,
nescio procari
commercio vulgari.
Amaturus forsitan, volo prius amari!
Le chant narquois 321

À présent me voici dans l'écuelle,


et je ne peux plus fuir à tire-d'aile,
je vois s'approcher les dents qui s'aiguisent..
pauvre, pauvre de moi!
me voilà carbonisé et noir comme la poix!

Carmina burana 130.

Moi je suis l'abbé de Cocagne


et ma bonne volonté accompagne les bons buveurs,
et j'ai mis toute ma complaisance en la secte du Dé,
et qui au matin part à ma recherche à la taverne
aprés vépres nu en sortira
et ainsi dépouillé de ses habits clamera:
« Malheur, malheur!
Qu'as-tu fait, sort d'ignominie!
Tu nous as dépouillés de toutes
les joies de la vie.»

Carmina burana 222.

70:

Je veux qu'un homme vive virilement:


j'aimerai si je suis aimé également;
c'est ainsi qu'il faut aimer, pas autrement!
Plus valeureux en cela que Jupiter,
je ne sais me prostituer, me faire
soupirant vulgaire.
Peut-étre que j'aimerai, je veux étre aimé d'abord!
322 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Muliebris animi superbiam


gravi supercilio despiciam,
nec majorem terminum subiciam,
neque bubus aratrum preficiam.
Displicet hic usus
in miseros diffusus.
Malo plaudens ludere quam plangere delusus.

Que cupit ut placeat, huic placeam;


ipsa prior faveat, ut faveam.
Non ludemus aliter hanc aleam,
ne se granum reputet, me paleam.
Pari lege fori
deserviam amori,
ne prosternar impudens femineo pudori.

Liber ego liberum me jactito,


casto pene similis Hippolyto*,
nec me vincit mulier tam subito.
Que seducat, oculis ac digito
dicat me placere
et diligat sincere.
Hec michi protervitas placet in muliere!

— Ecce michi displicet quod cecini,


et meo contrarius sum carmini,
tue reus, Domina, dulcedini,
cujus elegantie non memini.
Quia sic erravi,
sum dignus pena gravi.
Penitentem corripe, si placet, in conclavi!

4 (7 pp4 p). 6p, 7 p, 7 pp * 7 p, rimé aaaabbb.


Le chant narquois 323

L'orgueil de l’âme féminine,


je lécraserai d'un mépris souverain.
Je ne soumettrai pas le plus digne des deux,
je ne mettrai pas la charrue avant les bœufs:
usage déplorable,
fréquent chez les minables.
Mieux vaut prendre plaisir que pleurer,
et s'applaudir qu'être joué!

Celle qui désire me plaire, je lui plairai:


Qu'elle fasse les premiers frais, et j'en ferai.
Pas d'autre régle du jeu, de peur qu'elle aille
se prendre pour le bon grain, .moi pour la paille.
L'amour je servirai
sur pied d'égalité:
pas assez éhonté pour me rouler aux pieds d’une
[mijaurée!

Je suis libre, et je me vante de le rester;


d'Hippolyte, j'ai à peu prés la chasteté*.
Une femme ne me vainc pas si promptement.
Qui veut me séduire, des yeux, du geste,
qu'elle dise que je lui plais,
et qu'elle m'aime sincérement.
. Voilà l'effronterie qui chez une femme me plait!

- Hum - ce que je viens de chanter ne me plaît plus,


me voici tout opposé à ma chanson ci-dessus:
j'étais coupable envers Ta Douceur, ó ma dame,
de tes perfections je ne me souvenais plus.
Tombé en pareille infraction,
je mérite grave punition.
Je me repens: chátie-moi, si tu veux, en ta chambre
[privée!

Carmina burana 178.

* Depuis l'Antiquité, Hippolyte était considéré comme un modéle


de chasteté pour avoir résisté aux avances de sa belle-mére Phédre.
324 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

79. Lingua mendax

Lingua mendax et dolosa


lingua procax, venenosa,
lingua digna detruncari
et in igne concremari,

que me dicit deceptorem


et non fidum amatorem,
quam amabam dimisisse
et ad alteram transisse!

Sciat Deus, sciant dei,


non sum reus hujus rei!
Sciant dei, sciat Deus,
hujus rei non sum reus!

Unde juro musas novem,


et quod majus est, per Jovem,
qui pro Dane sumpsit auri,
in Europa formam tauri;

juro Phebum, juro Martem,


qui amoris sciant artem,
juro quoque te, Cupido,
arcum cujus reformido,

arcum juro cum sagittis


quas frequenter in me mittis :
sine fraude, sine dolo
fedus hoc servare volo!

Volo fedus observare,


et ad hec dicemus quare:
inter choros puellarum
nichil vidi tam preclarum.
Le chant narquois 325

T0!

Langue babillarde et trompeuse,


langue menteuse et vénéneuse,
langue digne d'étre arrachée,
jetée au feu et consumée,

qui dit que je suis un trompeur


et non un amoureux fidéle,
que j'ai abandonné l'aimée
et passé à une autre qu'elle!

Sache le ciel, sachent les dieux,


je n'ai rien fait de ce forfait!
Sachent les cieux, sache le ciel,
de ce forfait je ne suis criminel!

Je le jure par les neuf muses


et, qui plus est, par Jupiter
changé en or pour Danaé
ou bien en taureau pour Europe,

jen jure par Phébus et Mars,


qui savent la science d'amour,
jen jure par toi, Cupidon,
dont je crains si vivement l'arc,

je jure par l'arc et les fléches


que tu m'envoies si souvent,
je veux sans fraude et sans astuce
observer cet engagement.

Je veux observer ma promesse


et je m'en vais dire pourquoi:
parmi des escadrons de belles
je n'ai rien vu de si parfait.
326 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

Inter quas appares ita


ut in auro margarita ;
humeri, pectus.et venter
sunt formata tam decenter!

Frons et gula, labra, mentum


dant amoris alimentum;
crines ejus adamavi,
quoniam fuere flavi.

Ergo dum nox erit dies,


et dum labor erit quies,
et dum aqua erit ignis,
et dum silva sine lignis,

et dum mare sine velis,


et dum Parthus sine telis,
cara michi semper eris:
nisi fallar, non falleris!

4 (8 p), rimé aabb.

80. Procurans odium

Procurans odium effectu proprio


vix detrahentium |gaudet intentio.
Nexus est cordium ipsa detractio:
sic per contrarium ab hoste nescio
fit hic provisio;
in hoc amantium felix conditio.

Insultus talium |prodesse sentio,


tollendi tedium fluxit occasio;
suspendunt gaudium pravo consilio,
sed desiderium auget dilatio:
Le chant narquois 321.

Tu apparais au milieu d'elles


comme un diamant parmi l'or,
ta poitrine, ton dos, ton ventre
sont d'une facture si belle!

Front, gorge, lévres et menton


sont de mon amour la páture;
j'ai tant aimé sa chevelure,
c'est que ses cheveux sont si blonds!
» E

Aussi, tant que la nuit ne sera pas le jour,


que le travail ne sera pas repos,
que l'eau ne sera pas du feu,
et tant qu'il y aura du bois dans la forét

et des voiles sur l'océan


et des fléches au carquois du Parthe,
tu seras toujours mon aimée;
si je n'y suis pas trompé, tu ne seras pas trompée.

Carmina burana 117.

80.

Faire naître la haine de par leur propre fait,


but des calomniateurs, est peu suivi d'effet.
Par leur méchanceté les cœurs sont mieux noués:
Loin du but poursuivi, inconscient, l'ennemi
prépare l'avenir,
et le sort des amants est heureux en ceci!

Je sens tout le profit de pareilles attaques,


il s'ensuit l’occasion de supprimer l'ennui;
leur malveillant dessein retarde nos plaisirs,
mais le retard subi augmente le désir:
328 Poésie lyrique latine du Moyen Âge

tali remedio
de spinis hostium uvas vindemio*.

9 (6 pp) rimé ababababbab.

81. REGINALD DE CANTORBÉRY

Quot sunt hore et quot more,


quot annorum spatia,
quot suntlaudes — et quot fraudes,
quot in celis gaudia,
quot sunt visus et quot risus,
quot virorum studia,

quot sunt montes et quot fontes,


et quot ignes etheris,
quot sunt apes et quot dapes,
et quot aves aeris,
quot sunt metus et quot fletus,
quot labores miseris,

quot suntlares et quot pares,


quot per mundum flumina,
quot sunt boves et quot oves,
quot in pratis germina,
quot sunt stille et quot ville,
quot villarum nomina,

quot sunt leges et quot greges,


et quot frondes arborum,
quot sunt valles et quot calles,
et quot umbre nemorum,
Le chant narquois 329

et en contrepartie
je vendange la vigne aux ronces ennemies*.

Carmina burana 12, éd. Hilka-Schumann I, 29.

81. De quot quot et tot tot


(Hymne à saint Malchus)

Autant d'heures, autant de demeures,


autant de durées d'années,
autant de gloires, autant de déboires,
autant de joies dans l'empyrée,
autant de visions, autant d'émotions,
autant de goüts dans la nature,

autant de monts, autant de fonts


autant d'astres dans l'atmosphére,
autant d'abeilles, ^ autant de veilles
et autant d'oiseaux dans les airs,
autant de craintes, autant de plaintes,
autant de peines et de misères,

autant de foyers, — autant de loyers,


autant de fleuves au monde entier,
autant de bœufs — et autant d'œufs,
autant de brins d'herbe aux prés,
autant de sillages, autant de villages
et autant de noms de villages,

autant de lois, autant de charrois,


autant de feuilles dans les bois,
autant de vallées et autant d'allées
autant d'arbres dans le sous-bois,

ACRMATS/ 6:
330 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

quot sunt manes et quot canes


et momenta temporum,

quot sunt forme et quot norme,


quot in terris homines,
quot suntluctus et quot fluctus,
quot in mari turbines,
quot sunt grues et quot sues
et quot vite ordines,

quot sunt stelle — et quot velle


quot in castris milites,
quotsuntrura et quot jura,
quot in orbe divites,
quot sunt fures et quot mures,
quot in agris limites,

quot sunt patres et quot matres


et quot matrum pueri, .
quot sunt rogi et quot logi,
quot metrorum numeri,
quot sunt poene, quot catene,
quot in orco miseri,

quot sunt mores, quot colores,


et quot rerum species,
quot sunt vites et quot lites,
quot bellorum acies,
quot sunt mortes et quot sortes,
quot malorum rabies,

tot honores, tot favores,


et tot laudum titulos
Malcho demus — et cantemus
dulces illi modulos,
qui ut bonus sic patronus
nos agnoscat famulos.

Vocerauca scripsi pauca:


Malche, grata sumito,
Le chant narquois 331

autant de chiens, autant de matins,


autant de moments dans le temps,

autant de formes, — autant de normes,


autant d'hommes sur cette terre,
autant de sanglots — et autant de flots,
autant de gouffres dans la mer,
autant de cochons, autant de pigeons,
autant d'existences diverses,

autant d'étoiles, autant de voiles,


autant de guerriers dans les camps,
autant de terroirs, autant de vouloirs,
autant au monde de richards,
autant de voleurs, autant de rongeurs,
autant de bornes dans les champs,

autant de pères, — autant de mères,


autant d'enfants à ces parents,
autant de feux, autant de lieux,
autant de rythmes différents,
autant de peines, autant de chaînes,
autant de damnés chez Satan,

autant de couleurs — et autant de mœurs,


autant de belles apparences,
autant de litiges et autant de tiges,
autant d'armées en campagne.
autant de morts, autant de sorts,
autant de fureurs et malheurs,

que de faveurs et que d'honneurs,


que de titres de louange
par nous donnés, par nous chantés
mélodieusement à Malchus,
qui nous reconnait pour ses serviteurs
en bon protecteur qu'il est.

Ces vers composés de ma voix cassée,


saint Malchus, prends-les en gré,
332 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

meque Deo gratum meo


tua prece facito.
His consisto, — versu isto
Malchi carmen limito.

Alpha Deus initium


Q sit, finis et premium.

3 (4 p + 4 p + 7 pp), rimé aabccbddb.


Reginald, chanoine de Cantorbéry, meurt en 1109.

82. PIERRE DE BLOIS

Dum juventus floruit,


licuit et libuit
facere quod placuit,
juxta voluntatem
currere, peragere
carnis voluptatem.
Amodo sic agere,
vivere tam libere,
talem vitam ducere
viri vetat etas,
perimit et eximit
leges assuetas.
Etas illa monuit,
docuit, consuluit,
sic et etas annuit:
« Nichil est exclusum ! »
omnia cum venia
contulit ad usum.

Volo resipiscere,
linquere, corrigere,
quod commisi temere ;
Le chant narquois 333

et par ta prière près de Dieu le Père


mets-moi en faveur et lumière.
Je m'arréte ici, et sur ce vers-ci
je borne mon hymne à Malchus.

Que Dieu, l'Alpha, le commencement de tout,


soit l'Oméga, la récompense, la fin de tout.

Raby n? 146, p. 202.

82. Dum juventus floruit

Quand jeunesse fleurissait,


jaimais, je pouvais
faire ce qu'il me plaisait
et selon ma volonté
courir, accomplir
les ceuvres de volupté.

Maintenant agir ainsi,


vivre aussi sans souci
et mener si libre vie,
l'áge adulte l'interdit,
il détruit, il abolit
l'ancienne régle de vie.

L'áge tendre me disait,


m'enseignait, me conseillait,
oui, cet áge m'affirmait:
«Il n'y a rien d'interdit! »
me faisait — et m'en excusait —
user de tout à l'envi.

Or donc je veux m'amender,


changer, corriger
ce que j'ai fait de léger;
334 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

deinceps intendam
seriis, pro viciis
virtutes rependam.

7 pp (3 pp + 4 pp), 7 pp; 6 p (3 pp + 4 pp), 6 p, rimé aaaabccb.


Voir n? 45.

83. Cum animadverterem

Cum animadverterem
venerando Venerem
me lavare laterem*,
sensi quod succumberem
nisi culpam veterem
cum animadverterem.

Cum animadvertero
que, quanta, quot egero,
recte flere potero,
nisi declinavero,
nisi me de cetero
cum animadvertero.

Cum animadverteris
in quibus deliqueris,
boni nihil operis,
nihil, inquam, reperis,
ergo nisi falleris
cum animadverteris.

Cum animadvertere
te potes in scelere,
vertere, revertere,
dum potes, resurgere,

* Lavare laterem, laver une brique, perdre sa peine: Térence,


Plou. 186.
Le chant narquois 325

sérieux je suis devenu,


désormais, je compenserai
les vices par la vertu.

Carmina burana 30. Éd. Woilin 2.9, p. 375-377.

83.

Comme je me rendais compte


qu'en vénérant Vénus
je perdais ma peine*,
j'ai compris que j'y périrais
si de ma faute ancienne
je ne me rendais pas compte.
Lorsque je m'apercevrai
du bloc de mes énormités,
je pourrai vraiment pleurer,
à moins de m'en détourner
de moi-méme désormais,
quand je m'en apercevrai.
Lorsque tu prends conscience
de toutes tes délinquances,
tu vois que tu n'as rien fait
de bien - et j'ai bien dit rien -
à moins donc de t'abuser
lorsque tu en prends conscience.
Quand tu peux te rendre compte
que tu es dans le péché,
réagis, reviens à toi,
tant que tu peux, reprends-toi,
336 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

mentis homo libere,


cum animadvertere.

Cum animadvertitur,
dum in carne vivitur,
quid a nobis agitur,
nihil si quis agitur
ratione regitur,
cum animadvertitur.

6 (7 pp), une rime par strophe. Analogie avec le virelai: premier


et dernier vers identiques.
xi1i* siècle. École de Notre-Dame de Paris.

84. PIERRE DE BLOIS (?)

Invehar in Venerem
nisi resipiscat
et dediscat
veterem
malignandi spiritum
quo principiis
blanditur
et blandiciis
molitur
tristem letis exitum.

Non est grata satis


ni se Venus gratis
exibeat ;
nam si venit ut veneat,
cum debeat
beare, magis debeat.

Prius de ludibrio
Veneris incertus,
Le chant narquois 837

homme à l'esprit libéré,


quand tu peux te rendre compte.

Quand enfin on prend conscience


de ce qu'on en vient à faire
lorsqu'on vit selon la chair,
on voit que personne en rien
n'est mené par le bon sens,
quand on en prend conscience.

Raby, n? 278, p. 419.

84. Invehar in Venerem

Je vais m'en prendre à Vénus


si elle n'arréte pas,
et ne désapprend pas
ses vieux us,
sa malignité fonciére,
qui fait qu'au commencement
elle est tout miel et tout sourires,
et par ses douces manières
elle prépare
triste fin pour amants joyeux.

Vénus manque bien de charme


si elle n'offre ses charmes
pour rien;
car si elle vient pour se vendre,
elle qui devrait nous rendre
heureux,
en fait nous rend malheureux.

Jadis, j'avais quelque doutance


que Vénus se moquait de moi,
338 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

nunc expertus
sencio
quam sit male fidei.
Non exaudior
blanditus,
unde blandior
invitus,
et invitor invehi.

Non est grata satis... .

Ab annis cepi teneris


cum miseris
servire castris Veneris,
nec adhuc statum muto;
sed cum sim pene penitus
emeritus,
adhuc me vexat servitus
et adigit tributo.

Non est grata satis...

In hoc se gessit fortius


quam alius
Laertis ille filius,
cujus capud inmune
ab hac transit angaria
sollertia,
qui solus Solis filia
potitus est impune*.

Non est grata satis...

Cur amo, si non amor?


Satius est ut amor
in odium vertatur.
Sed absit, quod amantium
remedium
Le chant narquois 339

maintenant j'ai fait l'expérience


et je vois
comme elle est de mauvaise foi.
Je ne suis pas exaucé
quand je flirte,
alors je flirte
de mauvais gré
et suis conduit à maugréer.

Vénus manque bien de charme...

Depuis mes plus tendres années,


avec d'autres pauvres amants,
j'ai fait service en ses armées,
et je suis toujours dans les rangs;
pourtant, étant presque à présent
un vétéran,
je suis encore en servitude
et imposé lourdement.

Vénus manque bien de charme...

À ce jeu le fils de Laérte*


s'en est mieux qu'un autre tiré
avec honneur,
lui qui sans encombre a sauvé
sa vie de ces embüches
par son astuce,
lui seul a pu impunément
posséder la fille du Soleil.

Vénus manque bien de charme...

Pourquoi aimer si on ne m'aime?


Il vaut bien mieux que l'amour
se change en haine.
— Mais non, évitons que la haine
soit le recours
* Ulysse, le fils de Laérte, réussit à échapper aux enchantements
de Circé, fille du Soleil, qui change ses compagnons en pourceaux.
340 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

sit odium,
quod initum per odium
consorcium
divorcium
per gaudii contrarium
sorciatur!

Non est grata satis...

In odium converti -
nec jus amoris certi
nec finis est probandus.
Amorem enim odio
si finio,
Si vitio
per vitium subvenio,
desipio ;
si studio
sanitatis insanio,
non sanandus.

Non est grata satis


ni se Venus gratis
exibeat ;
nam si venit ut veneat,
cum debeat
beare, magis debeat.

Lai lyrique à refrain.


Voir n? 45.

85. In taberna quando sumus

In taberna quando sumus


non curamus quid sit humus,
sed ad ludum properamus,
cui semper insudamus.
Le chant narquois 341

de ceux qui aiment,


et que, commencée dans la joie,
une union
se dissolve en séparation
aux antipodes de la joie.

Vénus manque bien de charme...

Étre transformé en haine


n'est pas le fait d'un amour vrai,
la solution n'est pas valable.
Car mettre fin à un amour
par son contraire,
remédier à un défaut
par un défaut,
serait d'un sot:
inguérissable,
si pour trouver la guérison .
je fais la guerre à la raison!

Vénus manque bien de charme


si elle n'offre ses charmes
pour rien;
car si elle vient pour se vendre,
elle qui devrait nous rendre
heureux,
en fait nous rend malheureux.

Éd. Wollin n° 4.7, p. 554-561.

85.

Quand nous sommes à la taverne,


nous ne nous soucions pas de quoi est faite la terre,
mais nous nous empressons au jeu,
oü nous nous passionnons sans tréve.
342 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

Quid agatur in taberna,


ubi nummus est pincerna,
hoc est opus ut queratur:
si quid loquar, audiatur!

Quidam ludunt, quidam bibunt,


quidam indiscrete vivunt.
Sed in ludo qui morantur,
ex his quidam denudantur,
quidam ibi vestiuntur,
quidam saccis induuntur.
Ibi nullus timet mortem,
sed pro Baccho mittunt sortem.

Primo pro nummata vini,


ex hac bibunt libertini:
semel bibunt pro captivis,
post hec bibunt ter pro vivis,
quater pro christianis cunctis, .
quinquies pro fidelibus defunctis,
sexies pro sororibus vanis,
septies pro militibus silvanis,

octies pro fratribus perversis,


novies pro monachis dispersis,
decies pro navigantibus,
undecies pro discordantibus,
duodecies pro penitentibus,
tredecies pro iter agentibus.
Tam pro papa quam pro rege
bibunt omnes sine lege.

Bibit hera, bibit herus,


bibit miles, bibit clerus,
bibit ille, bibit illa,
bibit servus cum ancilla,
bibit velox, bibit piger,
bibit albus, bibit niger,
bibit constans, bibit vagus,
bibit rudis, bibit magus,
Le chant narquois 343

Ce qui se passe à la taverne,


oü c'est l'argent qui verse à boire,
il vaut la peine de s'en enquérir:
écoutez si j'ai quelque chose à dire!

Certains jouent, certains boivent,


certains vivent sans retenue.
De ceux qui s'adonnent au jeu,
certains se retrouvent tout nus,
car si quelques-uns s'y nippent,
d'autres s’y habillent de sacs.
Là personne ne craint la mort,
mais pour Bacchus on tente le sort.

D'abord on joue une mesure de vin,


et là-dessus boivent les libertins:
ils boivent — deux, pour les captifs,
puis ils boivent, trois, pour les vifs,
quatre, pour tous les chrétiens,
cinq, pour les fidèles défunts,
six, pour les religieuses follettes,
sept, pour les chevaliers errants,

huit, pour les frères dévoyés,


neuf, pour les moines vagants,
dix, pour les navigateurs,
onze, pour les querelleurs,
douze, pour les pénitents,
treize, pour les voyageurs.
Pour le pape ou pour le roi,
ils boivent tous sans foi ni loi.

Boit le maître, boit la maîtresse,


boit le chevalier, boit le clerc,
je, tu, il et elle boit,
boit le garçon avec la servante,
boit le rapide, boit le lent
et boit le noir, et boit le blanc,
boit le constant, boit le volage,
boit le rustique et boit le mage,
344 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

bibit pauper et egrotus,


bibit exul et ignotus,
bibit puer, bibit canus,
bibit presul et decanus,
bibit soror, bibit frater,
bibit anus, bibit mater,
bibit ista, bibit ille,
bibunt centum, bibunt mille.

Parum centum sex nummate


durant, ubi inmoderate!
Bibunt omnes sine meta,
quamvis bibant « mente leta ».
Sic nos rodunt omnes gentes,
et sic erimus egentes.
Qui nos rodunt confundantur,
et cum justis non scribantur!

8 (8 pp), à rimes plates.

86. Non contrecto

Non contrecto
quam affecto;
ex directo
ad te specto
et annecto
nec deflecto
cilia.
Experire, filia,
virilia:
semper sunt senilia
labilia,
sola juvenilia
stabilia ;
hec sunt ustensilia
Le chant narquois 345

boit le pauvre et boit le malade,


boit l'exilé et l'inconnu,
boit l'enfant et boit l'ancétre,
boit l'évéque et boit le doyen,
et boit la sceur et boit le frére
et la grand-mére et puis la mére,
et celle-ci et celui-là,
ils sont cent, ils sont mille à boire.

Cent six poignées de monnaie


durent peu, si c'est sans mesure!
Tous boivent sans tréve ni garde,
bien qu'ils boivent gaillardement.
Ainsi tout le monde nous tond
et ainsi nous serons ruinés.
Le ciel confonde ceux qui nous tondent,
et les compte avec les damnés!

Carmina burana 196.

86.

Je ne touche pas
celle que je veux:
de facon directe
je t'inspecte,
je m'attache à toi
et ne détourne pas
les cils.
Essaie donc, ma fille,
les attributs virils :
ceux qui sont séniles
sont toujours débiles,
seuls les juvéniles
sont stabiles;
c'est un ustensile
346 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

agilia,
facilia,
gracilia,
fragilia,
humilia,
mobilia,
docilia,
habilia,
Cecilia,
et si qua sunt similia*.
Post fervorem
celi rorem,
post virorem
album florem,
post candorem
dant odorem
lilia.
Experire, filia,
virilia:
semper sunt senilia
labilia,
sola juvenilia
stabilia ;
hec sunt ustensilia
agilia,
facilia,
gracilia,
fragilia,
humilia,
mobilia,
docilia,
habilia,
Cecilia,
et si qua sunt similia.

6 (4 p), 3 pp, rimé 6 ab. Refrain: 4 (7 pp, 4 pp), 8 (4 pp), 8 pp,


sur la rime de la queue de la strophe.
Le chant narquois 347

agile,
facile,
gracile,
fragile,
ductile,
mobile,
docile,
habile,
fece
et tous les -ile qu'on voudra*.
Aprés la chaleur,
ils donnent la fraicheur,
aprés l'éclosion,
la floraison,
aprés la blancheur,
ils donnent l'odeur,
les lys.
Essaie donc, ma fille,
les attributs virils:
ceux qui sont séniles
sont toujours débiles,
Seuls les juvéniles
sont stabiles;
c'est un ustensile
agile,
facile,
gracile,
fragile,
ductile,
mobile,
docile,
habile,
Cécile,
et tous les -ile qu'on voudra.

Carmina burana 86.

* et si qua sunt similia: ce sont les derniers mots de l'Ars minor


de Donat, la grammaire latine pour débutants.
"uu mil
"d , 2

pe »
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Table

La poésiermmédiévalé latines eese net 5


Origine et développement historique ......... 13
Orientation bibliographique ............... 19
Note sur les textes . ::.:1.:% RUE s aLo el 23

I. LE CHANT DE L'HOMME DEVANT DIEU

. Jam lucisorto sidere ......... xU E 40


M AUS DONC E Ua SUE Su WWE 42
. Quid tu, virgo (Notker le Bégue) ......... 42
. Scalam ad celos (Notker le Bègue) ....... 44
COGERETEM? VLLride NE Fut PRE Sl eu Ld 48
d Viretnes.paste oio sels ges av 50
. Ut quid jubes (Gottschalk d'Orbais) ....... 60
. Cum recordor quanta cura (Marbode) ..... 66
ste mundus furibundusto 9E Lr boue 68
&© . Ad cor tuum revertere
Ómm
UT
-J
00
À
B
D
(Philippe le.Chancelier)] P 81h59 97 vean: 70
EOnsiest hie Cl uses Herz «at 74
. In montibus hic saliens (Abélard) ........ 76
EST im Rama (Abélardi)rueus. ac umen exules 78
. O cohors militie (Hildegarde de Bingen) ... 80
CN
RE
à©
=
ND . Rex noster
Ui» promptus est
(Haldesarde de Bingen) : :.:..,.«....%: 82
. Caritas abundat (Hildegarde de Bingen) ... 82
ALAN audite MEL EL à 30 105944... 84
AO tyrande, quid minaris. zem ee 86
TA-J. Planctus
——-
C0
\O ante nescia
(Godelroid de Saint-Victor) 7. 201.20 88
350 Poésie lyrique latine du Moyen Áge

20. Amoris studio Jesum colueram


(Gautier de Chátillon?) see 94
21. Lauda, Sion, salvatorem.
(saint Thomas d Aquin), 5s «06S 94

Il. LE CHANT DE L'HOMME DEVANT LUI-MÊME

22. Verna redit temperies


(Gautier de Châtillon) ............. eI.
23 Dormi Dl. eco n GRUPOS 114
24. Omnis mundi creatura (Alain de Lille?) ... 118
25. Cur mundus militat ; 2 MAR 120
26. Fortune plengo vulnera 45: 0000 US 124
27. Abissus vere multa (Abélard) ............ 126
28: Samson dux fartissitus: 1. CO XU RUNS 132
Z9. AnnAR SOLDUE dux Lau des a Nol T HEN 142
30. Aurora cum primo mane (Angilbert) ...... 150
31D tuquissrvas RAR Cire. TOR EL
32 OROmanobiis 5 is cn Te 156

Ill. LE CHANT VENGEUR

33. Dives eram et dilectus (Hugues Primat) ... 166


34, Lingua servi (Hilaire) oo. fed ODE 176
35. Licet eger cum egrotis
(Gautier de Châtillon) ^ ENS OUR 180
36 Ecce mundus demundatur
(Gautier de Chátillon2): 5 ISP 184
37. Dic, Christi veritas (Philippe le Chancelier) . 190
38. Bulla fulminante (Philippe le Chancelier) .. 194
39. Judas gehennam meruit ....... 4. esi. 196
40. Quisquis eris qui credideris ............. 198
41. Rumor letalis 4, 02 20 TIO Re 200

IV. LE CHANT DE L'INSTANT SAVOUREUX

42. Primo quasdam eligo ..4 ERES 214


43. Dulce cum sodalibusu coa BEER 216
v Aarnitburmmus sudia RIRES ART ONE use | 216
. Vacillantis trutine (Pierre de Blois) ....... 220
V Ego udo aeeon. Ga VALeseprobeut 224
Levis eXPUIBiCZepliFusc LAURENT 224
Shot puella. me. SONORE TR 9s 226
2 Veris duleisäinitempore MAIN, SS AUS 228
; Bocee eratum EURE NORRIS £^ 230
"-Dewamis cadunt folia 52 7 p he 2932
. Importuna Veneri (Gautier de Chátillon) .. 234
datusdulcis amica venio: od eur cou 236
Dum Diane vilfeal. cu rte Mere QUE 240
. Grates ago Veneri (Pierre de Blois) ....... 244
. O admirabile Veneris idolum ........... 250
| Amor Habet superos. ur odeXx v nen 257
. Ipsa vivere michi reddidit (Pierre de Blois) .. 256
ic mea fata canendo $olor...: 44 X 258
2Dumestas meboatutg 4.5.2.2. xcu xe 260
SIDUIce SOIN CULTE eoi ursi. UNS te 262
Comes amoris; dolor ::4.-—.1 D 264
LS Dre liD'Or NN ER RE ee 266
UC DONNE Me HSE AN... Roue en 266
RFOPDUS ADICAT x LL... e 270
pureens MATE RE. prs E e 212

V. LE CHANT NARQUOIS

. In gestis patrum veterum


(Eulbert de Chartres ee CIT 284
. Heriger, urbis Maguntiacensis .......... 288
CAdvertite, omnes populr —. 22: 292
. Estuans intrinsecus (Archipoéte) ......... 298
. Sepe de miseria (Archipoéte) ........... 304
Hate commendo'(Archipoete) 4.5.95 304
J2O0pentis parttibusd demo ovS Pu uus 308
APRES diese ausa (s quuo e 212
»Vimum Bonum ebsudvese s tek uu. rrr 316
zonmd3cus colllelAY A. oues eue rores 318
SESO sum abbas Cucaniensis ... tee 320
EX Uim vIVere € v yeu diem enitn onm hg 320
352 Poésie lyrique latine du Moyen Age

19. lingua mendax... 19:30


Re Amare 324
80... Procurans;oditirütussta] nc cete Em 326
81. Quot sunt hore (Reginald de Cantorbéry).. . 328
82. Dum juventus floruit (Pierre de Blois) ..... 332
83. Cum-animadverterem. 5 5 scaena HESSE 334
84. Invehar in Venerem (Pierre de Blois?) .... 336
85. In taberna quando sumus .............. 340
B6 Nomcontrecto. dnt
ingbeo sbCETSÓ 344

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La Flèche (Sarthe).
N° d'imprimeur : 3389 — Dépôt légal Édit. 3651-09/2000
LIBRAIRIE GÉNÉRALE FRANGAISE - 43, quai de Grenelle - 75015 Paris.
ISBN : 2 - 253 - 14908 - X @ 31/4908/5
Lettres gothiques
Collection dirigée par Michel Zink

La collection Lettres gothiques se propose d'ouvrir au public


le plus large un accès à la fois direct, aisé et sûr à la littérature
du Moyen Âge.
Un accès direct en mettant sous les yeux du lecteur le texte
original. Un accès aisé grâce à la traduction en français moderne
proposée en regard, à l'introduction et aux notes qui l'accompa-
‘gnent. Un accès sûr grâce aux soins dont font l'objet traductions et
commentaires. La collection Lettres gothiques offre ainsi un
panorama représentatif de l'ensemble de la littérature médiévale.

POÉSIE LYRIQUE LATINE DU MOYEN ÂGE


Dans tout l’Occident, le latin est resté pendant tout le
Moyen Âge la langue littéraire des clercs et des laïcs cultivés.
De l’aller et retour entre la tradition antique et le présent
médiéval naît une tension où la création poétique se renou-
velle, trouve la voie d’un système différent du système
classique, plus proche de celui que se créent les langues
modernes, plus apte à exprimer spontanément une sensi-
bilité neuve. Dans ce système lyrique né des besoins de
leur temps, les poètes ont chanté leur soif de Dieu, leur
inquiétude devant la condition humaine, les événements de
l'histoire vécue. Ils ont laissé éclater leur joie évidente Au
maîtriser le jeu des mots, pour exprimer, comme € Sel |
temps, leurs colères, leurs amours et leurs rêves.

LL
TT
TT
82253 14908 8
31/4908/5 prix TC 448
Code Prix LP12
fol.
Paris
fr.
v?
BnF
2255
277
Couv
ms.

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