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Une approche modulaire de l'hétérogénéité

compositionnelle du discours
Le cas des récits oraux

Laurent Filliettaz
Université de Genève
<laurcnt.filliettazC4>lettres.unige.ch>

I Introduction
2. Les types de discours
2.1. Prototypie et discours narratif
2.1.1. La narrati vile
2 1 1,1. La notion de chaîne événementielle culminativç (CEO
2.1.1.2. Le principe de disjonction des mondes
2.1.1.3. Synthèse : les composantes référentielles du discours narratif
2.1.2. La tcxtualitc du discours narratif
2.1.3. Synthèse : une définition du prototype narratif
2.2. Vers un modèle typologiquc
3. Des types de discours à l'analyse séquentielle
3.1. Les structures événementielles effectives
3.2. Les structures hiérarchiques textuelles
3.3. Synthèse
4. De l'analyse séquentielle à l'analyse compositionnelle
4.1. Les propriétés formelles des séquences effectives
4.1.1. Les effets compositionnels
4.1.2. Les faits de micro-corn positionnante
4.2- Les fonctions co-textuellcs des séquences effectives
4.3. Les fonctions contextuelles des séquences effectives
4.4. Synthèse
5. Conclusion

'Ce travail s'inscrit dans le cadre d'un programme de recherche dirigé par Eddy Roule! et
financé par le Fonds national de la recherche scientifique sous le numéro de requête 1214-
043145.95. Les réflexions qu'il contient sont le fruit d'un travail d'équipe cl doivent ainsi
beaucoup aux suggestions et remarques de Eddy Roulet ci de Anne Grobet. Je tiens
également à remercier ici Marty Laforest et Diane Vincent pour l'intérêt qu'elles ont
manifesté à l'égard de nos recherches.
262 Cahiers de Linguistique Français 21

1. Introduction
La prise en compte de la problématique actionnellc dans le champ de l'a-
nalyse du discours a naturellement conduit les linguistes vers l'élude de
productions langagières clairement finalisées et souvent orientées vers des
visées de nature transactionnelle'. C'est ainsi que les travaux genevois
portant sur les aspects référcnlicls du discours (Auchlin & Zenonc 19K0,
Roulet 1995, Filliettaz 1996, 1997, 1998) ont de façon quasi systématique
sollicité préférentiellemenl des interactions en librairie. Une telle exploi-
tation pourrait à tort laisser croire, premièrement que la question des
activités langagières se limite aux seules finalités transactionnelles
{acheter/ vendre un livre), et deuxièmement que la totalité du discours
produit dans un tel contexte est orientée vers sa finalité dite "externe" . Je
ne reviendrai pas ici sur la nécessité qu'il y a d'aborder la question des
activités dans son triple ancrage objectif, social et subjectif (Bronckart
1996, Filliettaz 1998), mais j'aimerais fonder la présente étude sur un
constat d'une simplicité exemplaire : dans une librairie, on peut certes
négocier l'achat ou la commande de livres, mais on peut également y
raconter des histoires.

C'est ainsi qu'un beau jour d'octobre 1979, un libraire genevois


reçoit la visite d'un client peu ordinaire (Denis) qui semble davantage
préoccupé par le roman dédicacé qu'il vient de recevoir de l'auteur
(Simone Schwarz-Bart) que par une classique transaction commerciale .
Au cours de sa remarquable "prestation langagière" qui va le conduire à
évoquer tour à tour ses relations d'amitié avec Simone Schwar/.-Bart
("vous voyez c'est ma copine" 1. 3), sa passion pour la collection d'objets
divers ("C'est je suis collectionneur de tout moi" I. 92), et la médiocre
qualité de la presse suisse ("les journaux suisses y: ils racontent pas tout"
1. 1S5). Denis va produire deux segments textuels qui peuvent, pour
l'heure strictement de façon intuitive, être qualifiés de récits. Le premier

On peut signaler à titre d'illustration les travaux de Aston (1988) ponant sur les
transactions en librairie, ainsi que ceux de Bange (1992) portant sur des demandes
d'informations par téléphone.
l
A la suite de Kerbrat-Orecchioni (1991, 80), on peut distinguer lesfinalitésexternes, du
type transactionnel, des finalités internes, du type relationnel.
L'intégralité de cette interaction est transcrite en annexe. Pour les conventions de
transcription, se référer à la légende qui figure également en annexe.
Laurent Filliettaz 263

récit (RI) intervient au début de l'interaction et porte sur les démarches


effectuées par Denis pour se procurer l'adresse parisienne de Simone
Schwarz-Bart :

RI (I. 19-31)
C. Mais: ils sont cons comme tout hein ce* télévisons françaises c'est vraiment
20 des cons mot j'ai beau être français . quand ils lui avaient euh ils lui avaient pas
fait le message alors moi j'ai été plus malin qu'eux .je sais que j'aurais lot ou
lard j'aurais XX j'ai téléphoné aux éditions du Seuil
L. Quais ouais ben c'est ce que je vous avais dit
C Alors comme ça je XX pas con . ça a marché du premier coup .. alors elle était
25 pas là mais il y avait son chargé d'affaires ils disent chargé d'affaires hein eux
L. oui
C. on dit pas imprésario c'est pour les artistes de cinéma ou les: les: les chanteurs .
eux ils disent hein . je crois que c'est un chargé d'affaires . ils m'avaient dit on
appelle son ..je crois que c'est ce nom là . alors ils l'ont appelé très sympa tout
30 . et ça a marché comme sur des roulettes alors maintenant j'ai son téléphone cl
son adresse
Le second récit (R2) suit presque immédiatement le premier et évoque les
circonstances de la rencontre entre Simone Schwarz-Bart et son mari :

R2 (1.43-65)
C. Alors on s'est connu: voilà comment ça s'est passé .j'ai connu son man moi
avant.X
45 !.. Quais
C. pcndanl la guerre moi je suis juif cLpyjs
L. Quaù
C. lui il est juif aussi.. et puis elle elle est pas juive . cl puis: on s'est connu on s'est
connu puis un beau jour euh: elle était à X elle a fait un peu tous les boulots .
50 et puis ils se sont connus euh: comme ça voilà . elle elle cherchait un
renseignement
L. Oui
C- El puis elle était emmerdée tout j'sais pas si elle allait pas à l'Université ou quoi
enfin elle cherchait un renseignement. puis elle est tombée sur ce monsieur .
55 c'était mon copain
L. Ouais
C. Et puis: ils ont parlé ils ont parlé et puis il lui a dit bois pas ion café trop vite
parce que: j'ai pas de quoi payer un deuxième café . si tu bois trop vile
L- (BiK)
60 C. Après on dit Monsieur vous désirez , pis c'est elle qui a payé le deuxième café
ils sont restés de deux heures l'après-midi à dix heures du soir
L. Ah
C. Pis il avait pas un rond
L. CjiiaiLXX.
65 C. El puis il a écrit euh: le premier livre . il a eu du mérite il a eu le Goncourt
264 Cahiers de Linguistique Française 21

Cette présence du discours narratif dans les interactions


transactionnelles ne constitue certainement pas une donnée nouvelle dans
la compréhension des faits de communication . et mon propos ne vise
d'ailleurs pas ici à attribuer une quelconque validité statistique à l'émer-
gence des récits dans le contexte d'une interaction en librairie. Plus mo-
ik-stement. j'aimerais cependant relever que si la saisie intuitive des
séquences narratives RI et R2 peut être considérée comme une opération
triviale, les problèmes théoriques qu'elle implique sont eux d'une redou-
table complexité. En effet, dépasser le simple constat de la présence de
narrations dans le discours de Denis pour accéder à une description détail-
lée de ce phénomène conduit minimalement à se poser les quatre types de
questions suivants :

a) Qu'est-ce q u ' u n récit ? Sur quel(s) type(s) d'informations


notre compétence discursive se base-t-elle pour discriminer des
types de discours ?
Les questions liées aux principes définitoires du discours narratif ont été
depuis plus d'une cinquantaine d'années l'objet d'innombrables appropria-
tions, à tel point qu'il semble aujourd'hui difficile d'aborder cette
problématique sans préalablement l'ancrer dans une perspective
historique . La régularité avec laquelle les chercheurs de tous bords ont
tenté de circonscrire les limites de la notion de narration révèle à mon
sens sa complexité intrinsèque. J'en veux pour preuve l'éclatement ex-
trême des critères définitoires, tel qu'il apparaît clairement dans l'inven-
taire dressé par Laforest & Vincent (1996.17-19). On y évoque
successivement les propriétés temporelles (antériorité des événements
racontes ; progression temporelle), référentielles (présence d'un prota-
goniste humain ; homogénéité des événements racontés ; transformation
d'un état initial en un état final ; évocation d'événements "racontables"

'On pourra à ce litre se référer aux travaux de Casolan (1994) portant sur l'émergence des
récits dans des transactions à la poste, et plus généralement à la deuxième partie des actes
d'un colloque portant sur les récits oraux (Brès 1994b).
*Voir à ce sujet les synthèses proposées par Fayol ( 1985), Brès (1994a) cl Adam ( 1994a).
On peut évoquer à travers cette liste non exhaustive les différents courants théoriques qui
ont contribué à une définition de la notion de narration : tradition littéraire (Propp.
Bremond. Genette), sémiotique (Grcimasi. philosophie (Ricocur), linguistique textuelle
(Weinrich, Adam, Benvcniste). psychologie cognitivc (Fayol), psychologie du langage
iBrunckart), sociolinguistique (Labov, Laforest, Vincent), praxémalique (Brès),
pragmatique (Moeschler) etc.
iMitrrnt Fillienaz 265

etc.). énonciatives (manifestation d'une tension dramatique) ou encore


formelles (discours direct ; temps verbaux etc.) des récits. S'il paraît
raisonnable de considérer que l'ensemble de ces critères entrent en
dernier lieu dans la composition du discours narratif, il paraît en revanche
peu souhaitable de les faire intervenir tous au niveau d'une définition mi-
nimale de la narration. L'enjeu théorique qui apparaît dès lors consiste à
dégager, parmi la diversité des systèmes d'informations qui peuvent être
impliqués dans l'émergence du discours narratif, lesquels il convient de
solliciter pour repérer des séquences narratives.

b) Comment rendre compte des faits de variation entre les


récits ?
A l'image des objets du monde, qui sont nécessairement sujets à des
classifications et qui. par là même, entrent dans diverses configurations
typologiqucs possibles, les récits peuvent être saisis dans un double rap-
port à leur identité spécifique et à leur identité numérique*, Considérés du
point de vue de leur identité numérique, les récits sont innombrables,
infiniment variés, tous uniques. Abordés du point de vue de leur identité
spécifique, ils partagent en revanche les propriétés minimalement perti-
nentes qui définissent la classe dont ils relèvent et manifestent tous à ce
titre un certain air de famille . On n'aura pas de peine à mesurer plus
concrètement la portée de cette problématique, tant la diversité des formes
narratives a été maintes fois perçue comme une donnée première de ce
champ de recherche :
L'acte narratif - dont l'art narratif n'est qu'une forme plus élaborée - est une mé-
diation symbolique de l'action à laquelle l'humain apprend à recourir dans des
champs fort divers : histoire drôle, narration orale ou écrite de souvenirs
personnels, fait divers, conte, fable ou parabole, film de ficlion ou reportage,
message publicitaire ou politique, [...] I.'exploration résolument plus éclectique
que je propose s'explique, d'une part, par le fait que les formes élaborées opèrent
à partir d'une compétence "ordinaire" et, d'autre pan. par le fait qu'une concep-
tualisation de l'objet "récit" doit absolument être formulée en tenant compte de
l'extrême richesse de la diversité empirique des pratiques discursives narratives.
(Adam 1994a, 4-5)

"j'emprunte à la sémiologie de Pricto ( 1987) les notions d'identité spécifique el à'identiié


numérique.
La notion à' air de famille relève de la théorie des prototypes (voir notamment Klcibcr
1990) et elle a plus spécifiquement été appliquée à la question des types de discours par
Adam (1992 et 1994a).
266 Cahiers de Linguistique Française 21

Plus spécifiquement, il n'est pas inintéressant de revenir brièvement


sur les récits produits par Denis dans la librairie pour constater, encore
une fois très intuitivement, qu'ils diffèrent de manière significative. Même
s'ils peuvent tous deux être qualifiés de narrations, les segments textuels
RI et R2 semblent varier dans leur "degré d'appartenance" à la catégorie
des récits : on peut par exemple contester le statut narratif de RI, alors
que celui de R2 me paraît mieux établi. Rendre compte de cette différence
implique d'une part d'être en mesure de caractériser plus techniquement
les faits de variation eux-mêmes (en quoi ces deux récits diffèrent-ils ?) et
d'autre part de parvenir à gérer théoriquement ce double effet de
"ressemblance" et de "dissemblance" (quel statut théorique donner aux
faits de variation ?).

c) Pourquoi produit-on des récits ?


La présence de récits dans le contexte d'une interaction en librairie ne doit
pas seulement être considérée dans la perspective "structurelle" d'une
définition de la forme narrative et de ses variations. Encore faut-il envi-
sager ce phénomène sous l'angle "fonctionnel" et mettre en rapport
l'existence même des récits avec le contexte interactionnel dans lequel ils
sont produits. C'est, aux yeux de nombreux commentateurs, l'immense
mérite des travaux laboviens que d'avoir mis au premier plan la question
des fonctions de la narration et d'avoir ainsi situé dans la dynamique in-
tcractionnelle l'étude de la forme narrative :
Soulignons l'importance de la ihcoric labovienne pour une étude de la narrauvilé
qui lente de dépasser les clôtures de l'analyse structurale et d'ouvrir le récit aux
linguistiques de renonciation et de l'interaction. < BnS !994u. 92)

Hn effet, les récits produits par Denis entrent dans la catégorie qu'il
est désormais courant de désigner sous l'appellation de récits oraux (Brès
1994b) ou de narrations quotidiennes (Laforest & Vincent 1996). A ce
titre, ils sont étroitement imbriqués, d'une part dans le processus de
textualisalion propre au discours dialogique, et d'autre part dans une si-
tuation de production du discours co-construitc inieractionncllcment
(Filliettaz 1996, 1997 et 1998). Rendre compte de tels récits relève ainsi
d'une entreprise d'autant plus complexe que l'étude de leurs
manifestations textuelles doit nécessairement être complétée d'un ques-
tionnement portant sur leurs fonctions à la fois co-textuelles (comment le
récit s'insèrc-t-il dans le dialogue?) et contextuelles (en quoi le récit
Laurent Fitlietiaz 267

peut-il être mis en relation avec les enjeux actionnels qui sous-tendent la
situation de communication ?).
d) Comment rendre compte de l'effet d'hétérogénéité
discursive induit par la présence du récit dans les interactions
verbales ?
Enfin, la présence de narrations dans les interactions verbales conduit
naturellement à considérer le dialogue comme un objet hétérogène du
point de vue compositionnel. En raison d'une centration quasi exclusive de
certains chercheurs sur des discours monologiques écrits (fable, conte
etc.), on a parfois réduit le dialogue à un type de discours parmi
d'autres 10 (Adam 1992, Bronckart 1996) et on a trop souvent négligé de
considérer l'interaction verbale elle-même comme un terrain d'observa-
tion pertinent de l'hétérogénéité compositionnelle. Or. comme le montre
notre exemple. le dialogue articule des configurations discursives diverses
(narratives, délibératives. descriptives etc.) et se présente lui aussi comme
un objet hétérogène. En dernier lieu, l'étude des narrations quotidiennes
peut donc conduire à une meilleure compréhension des faits d'hétérogé-
néité discursive en contexte dialogal.

Apporter des réponses à ces diverses questions revient ainsi, dans un


modèle général d'analyse du discours, à se situer au niveau de la problé-
matique de l'hétérogénéité compositionnelle des productions langagières,
telle qu'elle a pu être définie ailleurs (voir Filliettaz & Grobct 1999). En
effet, comme j'ai tenté de l'expliciter ci-dessus, l'étude des segments
narratifs produits par Denis dans la librairie implique non seulement un
recours aux notions compositionnclles de "type de discours" et de
"séquence discursive", mais elle ne peut prendre place qu'à l'intersection
d'une pluralité de phénomènes discursifs complexes (définition des types
de discours ; repérage des séquences ; marquage des séquences ;
fonctions co- et contextuelles etc.) qui ont trait aussi bien à la
manifestation textuelle et linguistique des productions langagières qu'à
leur ancrage situationnel. En d'autres termes, il paraît peu souhaitable de
considérer la question de l'hétérogénéité compositionnelle du discours
comme une notion théorique simple voire même homogène. Au contraire.

"Voir à ce sujet la discussion portant sur le statut de la notion de "séquence dialogique"


iFillicitaz & Grobct 1999. § 4.2.).
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dans la mesure où les systèmes d'informations qu'elle semble faire inter-


venir sont multiples et eux-mêmes complexes, on peut faire l'hypothèse
qu'une approche modulaire peut conduire à une description fine de cette
problématique.

L'objectif central de ce travail consiste à aborder dans une


perspective modulaire l'étude spécifique des récits oraux. Plus concrète-
ment, il s'agira d'appliquer l'hypothèse générale (Filliettaz & Grobet
1999, § 5.3.) selon laquelle il est possible de reconstituer par étapes
successives la complexité des questions liées à l'émergence, dans les pro-
ductions langagières, de séquences discursives. La démarche ainsi
proposée consistera donc à dégager trois niveaux d'analyse distincts, qui
mobilisent des systèmes d'informations spécifiques, et dont la complexité
croissante permet d'envisager dans une procédure cumulative les diverses
questions impliquées dans l'émergence du discours narratif dans les inter-
actions verbales. A l'image de la problématique polyphonique (Roulet à
paraître"), j'aimerais montrer que l'étude des récits oraux combine diffé-
rents niveaux d'organisation liés à des objectifs descriptifs distincts :
• il s'agit avant tout de proposer une définition générale du discours
narratif, c'est-à-dire de disposer d'un corps d'hypothèses portant sur le
fondement des types de discours abstraits (2.) ;
• c'est seulement à l'aide d'une telle réflexion typologique qu'on peut
tenter de repérer, dans la réalité des productions langagières, des configu-
rations textuelles qui réalisent des "séquences narratives effectives" (3.) ;
• et enfin, c'est sur la base de ce repérage séquentiel qu'il est possible
d'aborder les questions compositionnelles liées à la forme et aux fonctions
co- et contextuelles des séquences narratives (4.).

C'est au fil d'un tel parcours que seront progressivement apportés


des éléments de réponse aux quatre types de questions liées à la présence
de récits dans l'interaction en librairie. On pourra ainsi tenter de dépasser
le repérage intuitif des segments RI et R2 pour en proposer une analyse
plus systématique, et par là même ancrer les réflexions théoriques dans la

Pour Roulet (à paraître), l'étude des faits de polyphonie consiste premièrement à repérer
les diverses voix qui se manifestent dans le discours (organisation énonciative), puis,
dans un deuxième temps, à rendre compte des formes et des fonctions de ces
manifestations énonciaiives (organisation polyphonique).
Laurent Filtittlaz 269

réalité empirique des productions langagières effectives. Cependant, si ce


travail adopte comme champ d'observation la problématique de
l'émergence des récits oraux, il ne doit pas être considéré comme centré
spécifiquement sur cette question, dans la mesure où la démarche propo-
sée ne prend un sens que si elle conduit à des généralisations possibles et si
elle peut rendre compte d'autres types séquentiels. C'est ainsi que cette
ciudc oscillera en permanence entre la question spécifique des récits oraux
et la question plus générale de l'hétérogénéité compositionnelle du
discours. A ce titre, son intérêt me semble résider davantage dans la pré-
sentation d'une démarche analytique globale plutôt que dans une atwc
théorie du récit.

2. Les types de discours


La notion de type de discours ayant fait ailleurs l'objet de plusieurs
discussions (Filliettaz & Grobet 1999, § 2. et § 4.4.). je me contenterai
d'évoquer brièvement les raisons qui me conduisent à l'aborder au seuil
de l'étude de l'hétérogénéité discursive. On pourrait en effet se demander
s'il n'est pas illusoire de poser d'emblée une question aussi controversée
que celle des typologies discursives, dans la mesure où on n'ignore ni
l'inflation dont elle est l'objet dans la littérature spécialisée ni les nom-
breux problèmes irrésolus qu'elle laisse derrière elle . Cependant, si la
notion de type discursif présente à l'évidence des limites dont il faut être
pleinement conscient, elle n'en constitue pas moins un instrument
indispensable à l'analyse de l'hétérogénéité compositionnelle du discours,
et ce pour deux raisons. Premièrement, comme le sous-entendent les
questions rassemblées dans l'introduction sous le point a), le repérage
empirique des séquences discursives présuppose une définition des types
généraux dont les séquences effectives sont des manifestations : pour re-
pérer des séquences narratives, il faut préalablement définir ce qu'est une
narration. A ce titre, l'établissement d'une typologie, aussi minimale et
problématique soit-elle. constitue donc une nécessité méthodologique.

''Dresser des typologies discursives conduit à repérer des cas de mixité pour aboutir en
fin de compte à des typifications de cette mixité etc. (voir Bronckart 1996). Il semble ainsi
que la diversité des réalités langagières résiste dans une certaine mesure aux
catégorisations trop univoques telles qu'elles dérivent nécessairement des types de
discours.
270 Cahiers de Linguistique Française 21

Par ailleurs, rendre compte à la fois des effets de "ressemblance" et de


"dissemblance" (voir questions de type b)) qui apparaissent lors de la
comparaison entre différentes séquences du même type implique
l'existence d'une base de comparaison stable à partir de laquelle on peut
fonder non seulement la reconnaissance d'un air de famille mais encore
l'établissement des effets de variation. Dans une démarche ancrée sur la
distinction entre les "types de discours" et les "séquences discursives"
(voir Filliettaz & Grobet 1999, §4.4.1.), la réflexion typologique appa-
raît dès lors comme une nécessité théorique.

C'est celte même question de la variation des manifestations


discursives, complétée de celle de la variété de leurs réalisations sémio-
tiques possibles (langagière vs non langagière) qui nous a conduits
(Filliettaz & Grobet 1999, §4.4.2.) à situer notre typologie autour de
"représentations prototypiques abstraites". Dans une telle perspec-
tive, les types de discours ne dérivent plus de critères formels propres aux
réalités linguistiques' (ex : temps verbaux, relations de discours, dis-
cours direct etc.), mais ils sont assimilés à des représentations cognitives
générales. Celles-ci permettent non seulement de rendre compte de
l'infinie variété de leurs réalisations séquentielles possibles, mais encore
de montrer ce que les prototypes discursifs partagent avec d'autres formes
d'expression semiotiques. C'est d'ailleurs précisément dans la mesure où
ces représentations prototypiques sont clairement distinctes des réalités sé-
quentielles empiriques dont j'ai précédemment relevé la complexité qu'il
paraît pertinent de situer la réflexion typologiquc à ce premier niveau de
l'analyse modulaire de la problématique compositionnelle.

L'objectif de cette étape de l'analyse consiste ainsi principalement à


répertorier les types de discours qui entrent dans la composition des pro-
ductions langagières, et ce faisant, à mettre en évidence les systèmes d'in-
formations impliqués dans leur définition. Il s'agira ici principalement de
proposer une définition cognitive abstraite du "prototype narratif (2.1.)
cl, dans un deuxième temps et très sommairement, d'esquisser quelques
généralisations possibles de ces hypothèses dans la direction d'une
typologie discursive générale (2.2.).

"Voir à ce sujet la discussion portant sur "la limite du repérage séquentiel par les marques
formelles" iFillieitaz & Grobet 1999. § 4.3.).
Laurem Filiiettaz 271

2.1. Prototypie et discours narratif


La transposition de la notion psychologique de prototype à la probléma-
tique spécifique des types de discours est loin de constituer une entreprise
originale. Au contraire, cette question trouve depuis plusieurs années un
développement intéressant dans les travaux d'Adam et elle apparaît même
comme largement documentée pour ce qui est du discours narratif (Adam
1992 et 1994a). En effet, c'est sur la base d'un prototype abstrait
qu'Adam propose de rendre compte de la diversité des formes narratives
et de la variété de leur degré de typicalité :
En cherchant à rendre compte de productions discursives très diverses, je
construis un concept théorique dom seul le rendement descriptif permettra de dé-
terminer la validité. Par la définition d'un prototype abstrait de la séquence narra-
tive de hase, je cerne une sorte d'étalon dont je formule l'hypothèse qu'il
fonctionne comme unité de mesure des jugements empiriques des sujets. Par rap-
port à ce modèle abstrait, les textes et séquences peuvent être déclarées plus ou
moins représentatifs de ia classe des récits. (Adam 1994b. 443)

C'est plus particulièrement au moyen de six principes de base (la


succession temporelle, l'implication d'intérêt humain, la transformation
des prédicats, l'unité d'action, la mise en intrigue, l'évaluation) qu'Adam
tente de fixer les contours de cet "étalon" qu'est le prototype narratif.

Si cette liste de critères me paraît intéressante à de nombreux égards


ci si j ' y recourrai abondamment par la suite, force est de constater qu'elle
peut s'appliquer aussi bien à des discours narratifs qu'à d'autres formes
d'expression sémiotiques de la narration comme le ballet ou le film14.
Telle est semblc-t-il l'intention de l'auteur, puisque dans la nouvelle
édition du Texte narratif (1994a) on rend compte également de manifes-
tations iconiques de la narration, notamment à travers l'étude du discours
publicitaire. Même si j'admets pleinement la nécessité d'une telle approche
trans-sémiotique. il me semble important de noter que ce qu'Adam décrit
à l'aide de la notion de prototype paraît bien plus proche du concept
général de narrativite que de celui plus spécifique de discours narra»
tif.

Cette remarque m'amène à considérer la notion de prototype


discursif comme un concept complexe et comme le produit de systèmes
d'informations hétérogènes. En effet, si le discours narratif semble parta-

l4
Ce constat a déjà été fait de façon plus générale par Roulet (1991, 119).
272 Cahiers de Linguistique Française 21

gcr certaines propriétés avec d'autres formes d'expression sémiotiques de


la narrativité. il ne manque pas pour autant de présenter des
caractéristiques qui lui sont propres, à savoir une manifestation spécifi-
quement textuelle. Rendre compte du "discours narratif, c'est ainsi
décrire les opérations abstraites sur lesquelles se fonde le principe trans-
sémiotique de narrativité. mais c'est également formuler les principes qui
ancrent dans ce cas précis la narrativité dans un texte. Autrement dit. il
s'agira ici de considérer que le concept complexe de "discours narratif ne
peut être obtenu qu'au terme d'une mise en relation entre la notion réfé-
rentielle de narrativit é (2.1.1.) et le principe textuel d'Intervention
(2.1.2.).

2.1.1. La narrativité
Il n'est certes pas aisé de s'entendre sur une définition précise du concept
de narrativité, ce d'autant plus que son caractère nécessairement très
général oblige à une approche abstraite et trans-sémiotique de cette no-
tion. Il semble cependant que ce que des réalités narratives aussi diverses
que des récits, des ballets ou même certaines images publicitaires
présentent comme dénominateur commun, c'est la manifestation d'une
même opération de "représentation du monde". Plus précisément, on
peut me semblc-t-il avancer l'hypothèse selon laquelle narrer (que ce soit
par la langue, par le geste, par l'image etc.) revient à représenter des
événements disjoints du monde ordinaire.

Aussi minimale soit-elle, celte définition présente cependant


l'avantage d'ancrer dans un système d'informations homogène le concept
de narrativité. En effet, dans la mesure où celui-ci peut être ramené à une
opération abstraite ponant sur la question de la représentation du monde.
il relève plus particulièrement de la problématique référentielle. Dans
le cadre spécifique du modèle d'analyse modulaire, la notion de narrati-
vité pourra ainsi être traitée dans la dimension référentielle du discours15,
puisque c'est à ce niveau que sont abordées les questions portant sur les
rapports que le discours entretient avec les mondes qu'il représente.

1
Pour une définition de la dimension référentielle du discours, voir Pilliettaz (1997) et
Roulet (à paraître).
Laurent Filliettaz 273

Je me propose ainsi d'explorer de manière plus approfondie


l'hypothèse d'une définition référcniielle de la narrativité, et ce en
précisant les éléments théoriques qui ont servi à sa définition minimalc.
En effet, si le concept de narrativité peut être considéré comme homogène
du point de vue notionnel, il n'en est pas moins complexe pour autant,
puisqu'il s'appuie conjointement sur deux notions référentielles dis-
tinctes : celle d'événement et celle de disjonction des mondes. C'est
ainsi qu'il me faudra successivement décrire la notion de "chaîne
événementielle culminative" (2.1.1.1.) et celle de "disjonction des
mondes" (2.1.1.2.). Seule la mise en commun de ces deux composantes me
semble pouvoir constituer un instrument suffisamment spécifique pour
définir précisément la narrativité, sans pour autant restreindre de façon
problématique son champ d'application.

2.1.1.1. La notion de chaîne événementielle culminative (CEC)


Rares sont les travaux portant sur la narration qui n'évoquent pas, d'une
manière ou d'une autre, la nature du procès qu'expriment les formes
narratives. La narrativité semble ainsi étroitement liée aux notions de
progression temporelle, de transformation d'états, de nouement et
dénouement ou encore d'organisation événementielle causalement
ordonnée. Fayol note à ce sujet qu'il existe un recoupement indéniable
entre les premières hypothèses sémiotiques de Propp. Bremond ou
Rarthcs et des théories linguistiques plus récentes comme celles de Labov
& Waletzky :
I*s résultais obtenu» par Labov et Waletzky tendent donc à confirmer la thèse déjà
soutenue par les analystes littéraires ; thèse selon laquelle le récit comporterait une
organisation interne bien spécifique. Celle-ci serait inhérente au texte lui-même cl
concernerait la structure des informations fournies. Il est en effet assez facile de
mettre en relation, au moins au niveau des concepts manipulés sous des vocables
souvent très différents, les catégories isolées par Barthes, Bremond et Propp avec
celles utilisées par Labov. (Fayol 1985. 26)

11 propose d'ailleurs d'élargir davantage la perspective comparative en


montrant que ces hypothèses structurelles peuvent être confirmées par des
approches relevant du champ de la psychologie. Les travaux de Bartlett ou
de Mandier & Johnson (1977) sur les schémas narratifs tendent par
exemple à montrer que la mémoire sollicite les notions de transformation.
274 Cahiers de Linguistique Française 21

de complication et de résolution, ce qui semble conférer a ces concepts


une certaine validité sur le plan psychologique :
Indubitablement, la théorie du "schéma" a beaucoup fait progresser notre connais-
sance du traitement des récits par le sujet "épistémique". Il semble bien, à travers
les résultats convergents obtenus lors d'épreuves de rappel, de reconstruction ou
de lecture, que l'organisation canonique • cadre, déclencheur, réaction, but.
tentative, résultat et fin - ait une "validité psychologique" en ce sens qu'elle se
révèle apte à rendre compte des principaux phénomènes observés. (Fayol
1985.60»

Cette convergence des approches sémiotique (Propp).


sociolinguistique (Labov) et psycholinguistique (Fayol) a été largement
exploitée par Adam à travers les six principes constitutifs du prototype
narratif, et elle fonde par là même un corps d'hypothèses relativement
stable qu'il me paraît intéressant de tenter de reformuler dans la perspec-
tive d'un modèle d'analyse du discours, On peut dès lors considérer que
les diverses formes d'expression de la nanativité partagent minimalement
certaines propriétés référentielles, dans la mesure où elles représentent
des états et des événements qui s'articulent dans une chaîne culminative
qu'on peut représenter très sommairement de la façon suivante :

CHAîNE EVéNEMENTIELLE CULMINATIVE (CEC)

y
réaction ^

it X
état initial — » • déclenchement résolution ' »n état final

CEC
n 1+

C'est principalement à un examen de cette hypothèse et à une


explicitation des éléments qui la constituent que sera consacré ce
paragraphe.

Représenter à l'aide de la notion de "chaîne événementielle


culminative" (CEC) l'organisation référentielle sous-jacente aux exprès-
Laurent Fiiliettai 275

sions narratives, c'est avant tout insister sur l'idée de transformation :


les processus narratifs articulent en effet dans une progression temporelle
des événements reliés causalemcnt qui conduisent à une opposition entre
un état initial et un état final. Le parcours représenté ici par les flèches
reprend ainsi implicitement les notions abondamment commentées de
linéarité t e m p o r e l l e 1 6 , de causalité 1 7 et d'inversio n des
contenus .

Par ailleurs, cette chaîne événementielle est dite "culminative" parce


que les contenus qu'elle articule expriment non seulement un processus de
transformation linéaire, mais s'organisent miniinaicment autour d'un effet
Je nouement et de dénouement (Revaz 1997). C'est ce que marquent dans
le schéma ci-dessus les épisodes du déclenchement, de la réaction et de la
résolution. Même si elle ne manque pas de poser un certain nombre de
problèmes et si on peut se demander si elle ne conduit pas à une concep-
tion trop stricte de la narrativité, il est à noter que cette condition a été
énoncée, sous des formes diverses, dans presque tous les modèles
d'analyse : déjà présent chez Propp, à travers les épisodes de provocation,
de réaction et de sanction, cet effet de culmination est repris dans le
schéma quinaire de Adam (1994, 104) sous les notions de complication,
d'action et de résolution. On en trouve me semble-t-il même des traces
dans le modèle labovien, dans la mesure où les étapes narratives ne man-

^L'assimilation entre les notions de narration et de progression temporelle constitue à


n'en pas douter le critère de définition le plus unanimement partagé : on le trouve non
seulement exprimé chez Bremond (1966) et chez Ricocur (1986). mais encore dans des
théories linguistiques de tendances diverses ; Labov (1978), Laforest & Vincent ( 1996),
Moeschlcr (1996). Revaz (1997). Adam (1994a) ne manque pas de l'inscrire dans la
définition du prototype narratif, puisqu'il formule dans son premier principe (A), la
proposition selon laquelle "Où il n'y a pas succession, il n'y a pas récit" (1994a. 93).
'Comme le rappelle Adam en recourant à Sartre et à Barthcs, la narrativité force la
linéarité chronologique dans le sens d'une interprétation causale (1994a, 101-105).
Ainsi, les constituants d'une chaîne événementielle culminative sont-ils articulés non
seulement temporellement. mais aussi logiquement.
Qu'elle soil exprimée sous l'appellation de transformation des prédicats (Adam
1994a. 95) ou sous celle d'inversion des contenus (Fayol 1985, 19). l'idée générale
selon laquelle la narrativité implique nécessairement une opposition entre un état initial et
un élal final csl elle aussi largement admise : "[...) I' inversion de contenu ou. si l'on
préfère, l'opposition entre états initial et final, constitue, au niveau formel, le critère
essentiel d'acceptabilité des récils. En son absence, les suites de phrases sont perçues
comme ne formant pas une unité et comme appelant une suite." (Fayol 1985. 19).
276 Cahiers de Linguistique Française 21

quent pas de présupposer minimalement une tension entre des événements


déclencheurs et des événements conclusifs :
Ainsi, un reçu complet commence par quelque» indications, se poursuit par un dé-
veloppement, s'interrompt au foyer d'évaluation, se conclut par un résultat et
revientfinalementau présent au moyen de la chute. (Labov 1978, 306)

On doit dès lors considérer que si les expressions narratives


représentent des chaînes événementielles, celles-ci ne prennent pas place
dans une simple organisation chronologique linéaire, mais s'articulent
dans un effet de eulmination lié à l'émergence d'un double mouvement de
nouement et de dénouement.

On pourrait, à ce stade de la réflexion, reprendre la discussion dé-


veloppée par Revaz autour de la notion de mise en intrigue (1997, 163-
195) et se demander si les contraintes liées à l'effet de eulmination sont
véritablement nécessaires, particulièrement pour rendre compte des
narrations quotidiennes dont on sait depuis les travaux de Vincent (1996)
qu'elles ne présentent pas toujours des contenus intrinsèquement
"racontables". Dans un tel contexte, les notions de déclenchement et de
résolution pourraient en effet apparaître comme trop contraignantes et
surtout mal adaptées à des réalités bien souvent banales. Même si je dois
admettre que cette question est pour moi loin d'être résolue, je tiens ici à
faire la remarque suivante. S'il est vrai que les expressions déclenchement
et résolution marquent peut-être trop nettement une filiation avec la
tradition sémiotique qui s'est exclusivement occupée de textes littéraires.
et si en tant que telles elles se prêtent mal à la "banalité du quotidien", les
notions qu'elles désignent ne paraissent pas pour autant totalement ab-
sentes des narrations orales. En effet, ce que Vincent me semble remettre
en question, c'est davantage la nature intrinsèquement exceptionnelle des
événements racontés que leur mise en scène minimalement culminativc
dans le discours. Ainsi, même ancrés dans la vie de tous les jours, les
événements représentés dans les narrations peuvent être saisis dans un
double effet de déclenchement et de résolution.

A ce propos, la notion de réaction mérite elle aussi quelques


précisions. On n'aura pas manqué de remarquer que par rapport au mo-
dèle d'Adam, cette expression semble se substituer à celle plus habituelle
d'action, et que par ailleurs la phase de la chaîne événementielle qu'elle
désigne se distingue par un statut particulier. Si je renonce volontairement
Laurent Fillietun 277

au terme d'action, c'est parce que contrairement à une partie de la


tradition littéraire dont s'inspire Adam (Todorov, Hamburger), je ne
considère pas que la manifestation d'une agent!vite humaine ou
anthropomorphe constitue une condition nécessaire à l'émergence de la
narrativité. On peut me semblc-t-il exprimer au moyen de formes
narratives certains types d'événements (ex : une tempête, une avalanche
• - * * . 19 .
etc.) qui s'inscrivent dans une chaîne événementielle culminative et qui
ne mettent pas pour autant en scène des agents humains et donc de véri-
tables actions. Sans vouloir reposer ici le débat philosophique portant sur
la distinction entre les actions et les événements" , je privilégie le terme de
réaction, parce qu'il permet de désigner à la fois des processus causés par
des agents et des événements non intentionnels. Seule la neutralité relative
de ce terme me paraît être en mesure de garantir une application possible
de la notion de CEC à la diversité des réalités "racontables". Quant à la
position spécifique de la phase de réaction dans le schéma ci-dessus, elle
peut être justifiée par le caractère facultatif de cette opération.
L'illustration de ce point précis impliquant de recourir à des séquences
narratives effectivement réalisées dont l'étude spécifique prendra place
ultérieurement, je renvoie donc au paragraphe 3.1. pour une discussion
plus détaillée sur ce sujet.
De manière générale, il convient de noter que la validité de la
notion de CEC dépend étroitement de sa capacité à rendre compte notam-
ment de l'ensemble des expressions narratives attestables. A ce titre, elle
doit, à l'image du principe textuel de négociation*1 (2.1.2.). comporter un
certain nombre de règles de récursivité qui permettent d'envisager,
derrière le petit nombre de principes sous-jaccnts, la diversité et la
complexité des réalités langagières. C'est dans ce sens qu'il faut interpré-
ter la présence des divers principes de récursivité qui se manifestent dans
le schéma ci-dessus, et qui visent a expliquer les mécanismes d'expansion
narrative, non seulement sur l'axe de la linéarité, mais encore sur celui de
la hiérarchisation des informations.

""C'est leur caractère culminant' qui les distingue des descriptions d'actions dont parle
Adam (1992).
•°Voir Fillicttaz (1997) pour plu.i de détails.
:l
Voir notammenl Rouler ( 1995 et à paraître), am\i que Fillicttaz ( 1997).
278 Cahiers de Linguistique Française 21

On peut noter d'abord un premier effet de récursivité, interne à la


phase de réaction. Celui-ci est strictement linéaire et permet de rendre
compte du fait que les réactions qui séparent l'événement déclencheur de
sa résolution sont souvent multiples. Le second principe récursif, marqué
par les flèches ascendantes et descendantes, paraît plus intéressant, dans la
mesure où il permet à chaque étape d'une CEC de faire l'objet d'une
expansion sous la forme d'une nouvelle CEC. En effet, comme l'ont bien
montré Mandler & Johnson (1977), les épisodes narratifs s'articulent
rarement strictement de façon linéaire, mais ils prennent souvent place
dans une configuration comportant différents niveaux hiérarchiques :
l'épisode de déclenchement peut par exemple consister en un événement
unique, mais il peut aussi être exprimé a travers une chaîne complexe
d'événements". Ainsi, la complexité rcférentielle de certains récits se
base-t-elle davantage sur la pluralité des niveaux d'enchâssement liée à la
seconde boucle de récursivité que sur la multiplication linéaire des
événements représentés. Quoi qu'il en soit, les divers principes récursifs
qui s'expriment dans le schéma viennent compléter les cinq catégories
constitutives des chaînes événementielles. Ils rendent possible, à travers la
multiplicité des parcours réalisables dans un tel organigramme, la prise en
compte de certains phénomènes de variation liés à l'infinie diversité des
expressions narratives attestables.

Au terme de ce parcours qui m'a permis d'expliciter les différents


éléments qui composent les chaînes événementielles culminalives, j'aime-
rais commenter brièvement la nature référcnticllc d'une telle
représentation. En effet, situer au niveau référentiel la notion de CEC.
c'est faire l'hypothèse qu'il s'agit là d'une représentation cognitive prélan-
gagière, ce qui revient à lui accorder un statut de généralité qui dépasse
largement la question particulière des types de discours. Les CEC visent à
décrire spécifiquement comment les individus se représentent certaines
suites événementielles, saisies dans leur logique culminative, et ce qu'elles
soient exprimées discursivement ou qu'elles soient activées dans d'autres
situations non langagières. C'est, me scmble-l-il. dans ce sens que vont les
propositions de Fayol. qui tendent à montrer que les représentations
sollicitées dans le cadre des schémas narratifs sont non seulement trans-

"C'est même le cas dans le second récit de Denis, comme ie le montrerai par la suite
(3.1.).
Laurent Fillieaaz 279

sémiotiques mais également prélangagières"", puisqu'elles interviennent


dans d'autres types de comportements de la vie quotidienne :
Plus vraisemblablement, il (le schéma] renvoie a ce qu'on peut considérer comme
une représentation cognilive prélinguistique. Il s'applique en effet tout aussi bien
aux récits écrit* et oraux qu'aux films cl bandes dessinées. Mieux encore, il pré-
sente des affinités étroites avec la description des comportement'; finalisés du type
de ceux rencontrés dans la vie courante (Moles et Rohmcr 1977) et dans la résolu-
tion de problèmes. (...) Si l'on adopte celte perspective, alors le "schéma" narratif
apparaît comme une organisation cognitive prélinguistique très générale qui rend
compte de l'ensemble des séquences comportementales planifiées en fonction d'un
but. La notion de structure narrauve se ramène en conséquence au fait que les évé-
nements successifs sont perçus comme reliés causalemcnt et les comportements
comme finalisés. (Fayol 1985,62)

C'est ainsi que la notion de CEC doit être interprétée comme un


instrument qui ne se limite pas à la production ou à l'interprétation des
séquences narratives, mais qui, de façon plus générale, relève de la mise
en relation des réalités du monde avec les représentations que s'en font les
individus. En effet, les notions de progression temporelle, de causalité, de
déclenchement, de résolution etc. ne constituent pas seulement des
concepts discursifs propres à la narration, mais ils s'appliquent également
à des représentations non discursives de la réalité : un incendie ou un
accident de voiture constituent par exemple des réalités du monde dont la
représentation manifeste un caractère chronologique, causalement or-
donné et culminant, qui peut être décrit à l'aide des chaînes
événementielles culminativcs. Il convient sur ce point d'insister sur le l'ail
qu'à l'image des concepts (Filliettaz 1996) et des représentations praxéo-
logiques (Roulct 1995 et Filliettaz 1997). qui peuvent servir à expliciter
l'ancrage cognitif des productions langagières, la notion de CEC ne vise
aucunement à décrire des réalités pour elles-mêmes, mais seulement des
représentations que se font les individus de ces réalités.

Proposer une définition référentielle de la narrativité consiste donc-


non seulement à montrer ce que les diverses formes d'expression
narratives (récit, ballet, publicité, etc.) ont en commun, mais c'est égale-

* Il faut entendre l'adjectif prélangagier dans un sens relativement restreint qur désigne
l'absence d'un recours à un code sémiotique quel qu 'il soit. Il faut cependant se garder de
considérer que les représentations prélangagières sont acquises de façon indépendante de
l'usage du langage. En effet, dans la conception interactionniste sociale dans laquelle je
situe ma réflexion (voir Bronckart 1996). l'ensemble des comportements, sémiotisés ou
non. doiveni être perçus comme résultant d'une interaction langagière avec
l'environnement social.
280 Cahiers de Linguistique Française 21

ment mettre en évidence ce que la mise en forme narrative emprunte de


façon plus générale à la représentation des réalités mondaines. On touche
sur ce point-ci aux délicates questions largement débattues par Ricoeur et
Brcmond, et qui portent sur les liens que la "logique narrative" entretient
avec la "logique de l'action". Sans pour autant reposer les enjeux de M
débat, il me semble que l'approche proposée ici consiste à dégager, certes
dans un sens différent de celui de Ricoeur. une base de compréhension
commune entre l'interprétation de la réalité et l'interprétation de la
narrativité. En effet, faire intervenir la notion de CEC dans une définition
de la narrativité revient à défendre l'hypothèse selon laquelle ce type par-
ticulier de discours se distingue par une configuration spécifique des
contenus référentiels qu'il exprime, configuration qu'il emprunte de façon
plus générale à la "compréhension" de la réalité par les individus.

C'est précisément parce que la notion de CEC explicite cette base


commune entre l'interprétation narrative et l'expérimentation des réalités
non langagières que cet instrument ne peut à lui seul définir les principes
sous-jacents à la narrativité. En effet, si cette représentation permet de dé-
crire l'organisation référentielle sous-jacente aux expressions narratives,
on a vu également qu'elle s'appliquait de façon plus générale à d'autres
formes de mise en relation avec les réalités mondaines (ex. : la vue d'une
tempête ou d'un incendie). A ce titre, clic doit être complétée d'un prin-
cipe plus spécifique qui rend compte du fait que les événements
représentés au moyen de processus narratifs conduisent systématiquement
à la création d'un monde discursif disjoint du monde ordinaire. C'est ce
que. à la suite de Bronckart (1996), je propose d'appeler "le principe de
disjonction des mondes".

2.1.1.2. Le principe de disjonction des mondes


Face à la nécessité de distinguer les réalisations narratives des CEC de
leurs manifestations non langagières, on peut me semble-t-il faire l'hypo-
thèse que les événements représentés dans le cadre des expressions
narratives (récit, ballet, publicité, etc.) prennent nécessairement place
dans un monde "autre" que celui dans lequel se déroule l'activité langa-
gière de "récapitulation". On rejoint sur ce point les propositions que fait
Bronckart dans la perspective de sa typologie discursive, et qu'il me paraît
intéressant d'évoquer brièvement.
Laurent Filliettaz 281

Pour Bronckart. toute production langagière* conduit nécessaire-


ment à la création d'un monde discursif qui se distingue théoriquement
des coordonnées du monde ordinaire des activités humaines, et qui peut
entretenir avec celui-ci différents types de rapports :
Ces mondes sont des systèmes de coordonnées formelles, qui d'une part sont ra-
dicalement "autres" que les systèmes de coordonnées des mondes représentés dans
lesquels se déploient les actions d'agents humains, mais qui d'autre part doivent
exhiber le typé de rapport qu'ils entretiennent avec cea mondes de l'activité hu-
maine. (Bronckart 1996. 153)

Ainsi, dans le cas d'un discours théorique' . tel qu'il peut par
exemple se manifester dans un article scientifique, on doit considérer que
les coordonnées formelles qui émergent du monde représenté par le
discours sont conventionncllemcnt conjointes à celles du monde ordi-
naire, dans la mesure où les contenus relevant du monde discursif sont
évalués à l'aune des coordonnées du monde ordinaire. Le monde discursif
ainsi exprimé relève dans ce cas de l'ordre de l'EXPOSFR. A l'inverse,
pour ce qui est des expressions narratives, on assiste à l'émergence dans le
discours de coordonnées formelles qui sont disjointes du monde
ordinaire dans lequel prend place l'activité langagière.
Conventionncllemcnt, l'ordre du RACONTER conduit ainsi à la création
d'un monde discursif qui est logiquement "différent" de celui dans lequel
prend place l'activité narrative elle-même. A la suite de Bronckart. je
considère donc que par définition, la notion de narrativité implique un
principe de disjonction des mondes : pour qu'il v ait narrativité, il faut
qu'il y ait création d'un monde raconté, c'est-à-dire que les coordonnées
formelles du monde discursif soient disjoinies spatio-temporellement et
logiquement du inonde ordinaire dans lequel se déroule le procès
mieractionnel.

Il convient de préciser tout d'abord que ce principe de disjonction


n'est pas spécifique à l'opération de "récapitulation de faits passés" : on
peut tout aussi bien représenter par le discours un monde disjoint dont les
coordonnées temporelles sont postérieures à celles du monde ordinaire.

'"La notion de production langagière ne renvoie pas strictement à la communication


verbale. L'usage de codes sémiotiqucs autres que la langue naturelle constitue également
une production langagière et manifeste par là même un monde de nature discursive.
^Jc reprends ici une des catégories rypologiqucs de Bronckart 11996. 161-162).
282 Cahitrs de Linguistique Française 2 !

Par ailleurs, si le principe de disjonction des mondes semble se réaliser de


façon idéale dans la représentation de réalités fictives clairement
dissociées des coordonnées du monde ordinaire, il faut se garder d'assimi-
ler la notion de disjonction avec celle de fiction. En effet, l'ensemble des
narrations quotidiennes telles qu'elles apparaissent chez Labov (1978).
Laforest & Vincent (1996), Vincent (1996), Casolari (1994). Brès (1993
et 1994b) ou ici-même manifestent pleinement un effet de disjonction dans
le sens où les événements qu'elles représentent (ex : une bagarre, un
accident, une grève, une rencontre etc.) sont conventionnellement assimi-
lés à un état du monde qui ne correspond pas à celui dans lequel se
déroulent l'activité de récapitulation et l'interaction verbale qui la sup-
porte. Dire d'un monde discursif qu'il est disjoint du monde ordinaire
n'implique donc pas nécessairement la mise en place dans le discours d'-
éléments fictifs.

A plusieurs égards, le principe de disjonction de mondes, tel qu'il a


été énoncé ci-dessus, me semble compléter la notion de CEC dans la di-
rection d'une spécification de l'organisation référentielle propre aux
expressions narratives. Premièrement, cet instrument permet de discrimi-
ner la diversité des situations langagières et non langagières dans
lesquelles des représentations de CEC peuvent être mobilisées : parmi
l'ensemble des situations dans lesquelles les individus recourent à des re-
présentations de CEC (ex : être témoin d'une bagarre ; raconter une
bagarre ; représenter à travers une chorégraphie cette bagarre etc.),
seules celles qui prennent place dans un monde discursif disjoint peuvent
être considérées comme véritablement narratives. En d'autres termes,
c'est seulement complétée du principe de disjonction des mondes que la
notion de CEC peut caractériser l'organisation référentielle de la
mirrativité.

Par ailleurs, force est de constater que si la représentation des CEC


permet de spécifier quelques-unes des propriétés référenticlles des ex-
pressions narratives, elle n'est pas pour autant en mesure de rendre
compte de la complexité notionncllc impliquée par le concept de
narrativité. En effet, la configuration événementielle exprimée dans les
CEC porte exclusivement sur les aspects strictement diégétiques des
formes narratives et elle évacue complètement une donnée essentielle qui
n'a pas manqué d'être relevée par divers chercheurs, à savoir la dialec-
tique fondamentale qu'instaure la narrativité entre un contenu référenticl
Laurent Filtiettaz 283

(la diégèse) et une forme de récapitulation de ce contenu référentiel (le


discours). Cette réalité complexe est bien décrite par Genctte (1972) au
moyen de l'étroite imbrication qu'il reconnaît entre ces trois notions que
sont l'histoire (la chaîne d'événements qui fait l'objet du discours), le récit
(le discours qui supporte la relation des événements; et la narration
(l'activité de raconter). Dans une perspective labovienne. on retrouve
également cette "bifacialité" constitutive du discours narratif : aux
composantes qui portent clairement sur l'organisation des événements re-
présentés (indication, développement, résultat) viennent s'ajouter des
notions qui relèvent davantage de l'activité interactionnelle de récapitula-
tion de ces événements (résumé, chute, évaluation), ce que n'a pas manqué
de relever Fayol :
En somme, Labov ne se home pas à une analyse du narré cl de son organisation
plutôt rigide. [I s'attache aussi i étudier les procédures linguistiques mises en
oeuvre pour la narration, c'est-à-dire pour structurer un matériau en fonction d'un
interlocuteur et d'une situation dénonciation. (Fayol 1985.27)

En définitive, ce qui ressort de ces diverses considérations, c'est la


nécessité qu'il y a d'inscrire dans la définition même de la narrativité des
principes portant sur ses composantes extra-diégétiques : l'expression
narrative est intrinsèquement liée à un mode de récapitulation de son
contenu référentiel ; elle implique dans son essence même un dispositif
énonciatif. C'est précisément dans ce sens que la notion de CEC ne peut
suffire à saisir les contours de la notion de narrativité, et c'est dans ce sens
aussi, me scmble-t-il, que le principe de disjonction des mondes constitue
un élément indispensable à toute tentative de définition. En effet, le
principe de disjonction implique nécessairement la création d'un monde de
nature discursive et donc l'existence d'un "médium de récapitulation" des
contenus référcntiels. En d'autres termes, je considère qu'il est possible de
dériver le dispositif énonciatif sous-tendu par les expressions narratives
(notions de récit, de narration, d'évaluation etc.) à partir du principe gé-
néral de disjonction des mondes. Se référer à un monde disjoint, c'est de
fait recourir à une forme d'expression symbolique (un discours) à partir
de laquelle pourra prendre place la récapitulation des événements et c'est
ainsi présupposer un rapport dialectique entre une "instance de
récapitulai ion" et des événements dénotés.
284 Cahiers de Linguistique Française 21

2.1.1.3. Synthèse : les composantes référentielles du discours


narratif
La démarche proposée ici a consisté à développer une définition générale
et trans-semiotique du concept de narrativité à partir de deux notions ré-
férentielles élémentaires : la notion de chaîne événementielle culminativc
et le principe de disjonction des mondes. Dans une telle perspective, on
aboutit ainsi à l'hypothèse selon laquelle l'évocation sémiotique d'une
chaîne événementielle culminative disjointe du monde ordinaire de
l'activité langagière constitue une condition minimale d'émergence de la
narrativité.
Une telle définition, de par sa nature prélinguistique, paraît
suffisamment générale pour être appliquée à différentes réalisations sé-
mioiiques possibles, sans pour autant manquer de prendre en compte la
réelle spécificité de la notion de narrativité. En effet, son contenu com-
plexe, articulé autour des notions de CEC et de disjonction des mondes,
permet en quelque sorte de recomposer la "bifacialité" fondamentale que
les expressions narratives manifestent à travers leurs contenus racontés et
leur discours racontant. De plus, en dépit de sa complexité constitutive, la
définition proposée ici me semble relever d'une certaine homogénéité
dans le sens où elle mobilise exclusivement des informations de nature ré-
férentiellc : l'ensemble des notions sollicitées, qu'il s'agisse de celle
d'événement, de causalité, de chronologie, de culmination ou de monde
renvoient en effet à des réalités non strictement langagières et relèvent
plus spécifiquement de l'articulation entre le discours et les représenta-
tions du monde telles qu'elles sont traitées dans le cadre de la dimension
référentielle (Filliettaz 1997).
C'est précisément le statut prélinguistique et trans-sémiotique de la
notion de narrativité qui conduit à spécifier encore davantage l'objet qui
nous est donné à décrire dans le cadre d'une typologie discursive. Comme
je l'ai noté précédemment à propos des principes formulés par Adam
(2.I.), la notion textuelle de narration peut être considérée comme une
entité complexe qui ne saurait se limiter à la manifestation d'un principe
général de narrativité. C'est à ce titre que la définition du prototype nar-
ratif, telle qu'elle prend place dans une typologie discursive, ne peut pas
se baser exclusivement sur les composantes référentielles qui viennent
d'être énumcrces, mais qu'elle doit également faire intervenir des
cléments liés à sa nature spécifiquement textuelle.
Laurent Filhettaz 285

2.1.2. La textualité du discours narratif


Pour rendre compte des différences qui ne manquent pas de se manifester
entre les diverses formes possibles d'expression de la narrativité, il
convient de formaliser les principes sous-jacents à ces "formes d'exprès
sion". Dans le cas spécifique des narrations orales ou écrites, le principe
de narrativité est rendu manifeste par des configurations textuelles
dont la définition et la description ont fait l'objet de nombreuses
recherches dans le cadre des travaux genevois «Roulet et al. 1985). En ef-
fet, l'ensemble des notions élaborées dans la perspective du modèle
hiérarchique d'analyse du discours (Acte. Intervention. Echange1'') visent
en dernier lieu une description fine des principes qui sous-tendent la "mise
en texte" des contenus référentiels. Dans la mesure où les types de dis-
cours sont liés à des unités textuelles de nature monologique27, on peut
considérer que la notion d'Intervention constitue le principe textuel
sous-jacent aux manifestations linguistiques de la narrativité. Le schéma
suivant permet de formuler de façon abstraite les principes définitoires
qui interviennent dans la notion d'Intervention :

RrPRÉSEVTATlON SOUS-MCT£NTE A LA NOTION TEXTUELLE D'INTERVENTION

Lehange :
£
Intervention Intervention Intervention
initiative réactive evaluative
Intervention
u.^r^
(in^tHn*)
A : Acte I. Intervention E : Echange P ; principal(e) S : subordonné(e)
( ) : éléments en distribution libre ( ) : éléments facultatifs

"''Pour plus de détails, voir Roulet cl al. (1985) ainsi que Roulct (1991. 1995 et à
paraître).
:
'Voir à ce sujet la discussion proposée dans Filliettaz & Grobet 11999, 5 4.2.) au sujet
du statut de la notion de "séquence dialogique",
286 Cahiers de Linguistique Française 21

Les questions spécifiques abordées dans cet article m'obligent à


passer très rapidement sur les principes élémentaires et récursifs qui, dans
le modèle genevois, soutiennent la formation des structures textuelles et
relèvent à ce titre de la dimension hiérarchique du discours. On peut mal-
gré tout rappeler que la notion d'Intervention constitue une unité de rang
intermédiaire et qu'à ce titre, elle peut être décrite à la fois du point de
vue de sa fonction externe et de son organisation interne. Dans une
perspective fonctionnelle, les Interventions entrent dans la composition
des Echangea cl réalisent les différentes phases du principe de négociation
(Roulct 1995. à paraître et Filliettaz 1997). En revanche, du point de vue
de leur organisation interne, les Interventions peuvent présenter différents
degrés de complexité : minimalemcnt composée d'un Acte ou de plusieurs
Actes hiérarchiquement ordonnés, chacune des étapes du processus de né-
gociation peut comporter de façon récursive des unités textuelles
facultatives (Actes, Interventions, Echanges) qui viennent se subordonner
aux constituants principaux. Ainsi, de manière théoriquement infinie, la
récursivité d'un tel modèle permet d'engendrer l'ensemble des configura-
tions textuelles possibles. Même si en tant que telles ces règles relèvent
d'un niveau d'abstraction qui rend leur interprétation sans doute difficile,
elles prennent tout leur sens par rapport aux structures hiérarchiques
effectives dont elles constituent les principes sous-jacents {voir 3.2.).

C'est donc en recourant à la notion textuelle d'Intervention et en


rappelant les hypothèses structurelles dont elle a fait l'objet qu'on peut
spécifier sémiotiquement le principe de narrativité pour définir l'objet
éminemment textuel qu'est la narration. Il va sans dire que cette méca-
nique linéaire et hiérarchique ne vise pas à décrire spécifiquement
l'émergence du discours narratif, mais que les autres types de discours
(descriptif, délibératif etc.) mobilisent ces mêmes règles élémentaires. A
ce titre, les principes textuels énoncés ci-dessus ne doivent pas être inter-
prétés comme dépendant étroitement de la problématique des typologies
discursives. Ils visent plus généralement à inscrire dans la forme de
tcxtualisaiion propre à l'usage de la langue les contenus référentiels
spécifiques aux types de discours.
Laurent Fittittlaz 287

2.1.3. Synthèse : une définition du prototype narratif


La démarche adoptée tout au long de cette tentative de définition du dis-
cours narratif est partie du constat selon lequel la notion textuelle de
narration est loin de constituer un concept simple et encore moins
homogène. C'est ainsi que dans une logique cumulative, j'ai envisagé la
description des différents éléments qui interviennent, à des degrés divers,
dans la composition des discours narratifs et qui par là même conduisent à
mettre ces objets en relation avec d'autres réalités qui partagent certaines
de leurs propriétés. On peut représenter les termes de cette complexité au
moyen du tableau récapitulatif suivant, largement inspiré dans sa forme
par les travaux de Revaz (1997, 195) :

nature
du réfèrent
Chaîne Evénementielle Culminative I -i CEC
i
rapport au
2 monde
Disjonction -I Disjonction

mode Textuel -i Textuel


d'expression
£
DISCOURS BALLET VUE D'UN
NARRATIF PUB NARRATIVE ACCIDENT

Au terme de ce parcours et sur la base du tableau ci-dessus, on peut


ainsi définir le prototype du d i s c o u r s n a r r a t i f comme une
représentation textuelle d'Intervention qui réalise de façon idéale le
principe de narrativité, c'est-à-dire qui évoque dans un monde discursif
disjoint du monde ordinaire de la communication une chaîne
événementielle culminative.

Dans une perspective modulaire, on constate ainsi que la définition


du type narratif sollicite minimalemcnt deux systèmes d'informations dis-
tincts, tels qu'ils relèvent du module référentîel et du module hiérar-
chique. En effet, comme je l'ai évoqué précédemment, le principe de
narrativité se base sur des notions de nature référentiellc. alors que les
288 Cahiers de Linguistique Française 21

mécanismes de textualisation découlent de la dimension hiérarchique du


discours. C'est dès lors au terme d'un couplage entre ces deux systèmes
d'informations que peut être définie la notion spécifique de "discours
narratif :

MODULE RéFéRENTIEL MODULE HIéRARCHIQUE

Narrativité
-CEC

Principe de disjonction^,
des mondes

Prototype du
discours narratif

Une telle approche, dans la mesure où elle vise à recomposer à


partir de systèmes d'informations différents la complexité de la notion de
discours narratif, débouche sur un instrument d'analyse flexible qui ré-
pond aux exigences posées initialement. En effet, comme l'illustrent les
schémas récapitulatifs ci-dessus, la définition proposée permet de montrer
à la fois ce que le discours narratif partage avec d'autres formes
d'expression sémiotiques (le principe référentiel de narrativité) et ce qui
lui semble propre (l'ancrage textuel). Par ailleurs, la nature cognitive et
décontextualiséc de la notion de prototype narratif permet de préciser les
contours de cette sorte d' "étalon" abstrait dont parle Adam et qui se re-
trouve exprimé à travers l'infinie variété des manifestations langagières
de la narrativité.

Reste que pour constituer une hypothèse théorique satisfaisante, la


démarche décrite ici ne doit pas servir étroitement à la définition d'un
type discursif spécifique. Seule son application possible à d'autres types de
discours, c'est-à-dire sa validité typologiquc générale, peut lui permettre
de dépasser le statut de modèle ad hoc. C'est à cette discussion que sera
consacré le point suivant
Laurent Fillienaz 289

2.2. Vers un modèle typologique


Il n'est certes pas dans mon intention ici de traiter pleinement la question
générale des typologies discursives, mais plus simplement d'esquisser
quelques pistes de réflexion qui peuvent servir à renforcer et à compléter
les hypothèses formulées précédemment. Il s'agira avant tout d'amorcer
une tentative de généralisation en appliquant à d'autres types de discours
la démarche référentielle qui a abouti à la définition du discours narratif.
Ce faisant, je serai amené à reconsidérer plusieurs éléments de la
typologie à laquelle se référaient depuis plusieurs années les travaux gene-
vois (Roulel 1991). En effet, l'ancrage étroitement linguistique de la
typologie de 1991' :s, fondé principalement sur la récurrence de marques
formelles, a conduit d'une part à sous-évaluer l'importance de la séquence
descriptive et d'autre part à assigner à la notion de discours procédural un
statut typologique fort. Sans revenir sur la question spécifique de la sé-
quence dialogique (Filliettaz & Grobet 1999, § 4.2.). j'aimerais
successivement examiner les notions de type descriptif, procédural et déli-
bérant".

C'est sans doute l'extrême diversité de son marquage linguistique


ainsi que son statut textuel généralement subordonné qui expliquent les
réserves qu'on a pu parfois formuler à l'égard de la notion de séquence
descriptive. Pourtant, cette tendance à la subordination ne constitue en
rien une vérité générale et encore moins un argument décisif contre le
statut pleinement typologique des descriptions : il se trouve qu'en
contexte conversationnel, des Interventions peuvent relever strictement de
la description et que même subordonnées, les descriptions présentent des
configurations discursives spécifiques. Comme ne manque pas de le rele-
ver Roulet lui-même, le discours descriptif se distingue, sur le plan
référentiel. par une organisation spatio-temporelle particulière
(1991. 126), ce qui laisse par ailleurs entrevoir clairement la possibilité
d'appliquer à la notion de type descriptif la démarche développée à propos
de la notion de narration. En effet, on sait depuis les différents travaux de
Adam sur cette question (Adam & Petitjean 1989, Adam 1992 et 1993)

''Comme nous le rappelons ailleurs «Filliettaz & Grobet 1999. § 3.). la typologie
envisagée par Roulel (1991) comprend une séquence dialogiquc et trois séquences
monologiqucs (narrative, dclibérativc cl procédurale». La description est quani u elle
considérée comme une "sous-séquence",
290 Cahiers de Linguistique Française 21

que le discours descriptif peut être caractérisé par une configuration


récursive d'opérations cognitives (l'ancrage, raspeaualisation, la mise en
relation et la ihématisation) à partir desquelles on peut fonder un proto-
type descriptif. 11 semble donc qu'une perspective référentielle soit trans-
posable à d'autres formes discursives et que le type descriptif puisse être
défini de manière similaire à la notion de narration, c'est-à-dire sur la
base d'un couplage de la notion référentielle de "dcscriptivilé". telle
qu'elle résulte du "schéma descriptif d'Adam (1993, 115). avec la notion
textuelle d'Intervention, telle qu'elle a été posée précédemment (2.1.2.). Il
paraît dès lors envisageable d'appliquer à la notion de description une
approche modulaire des types discursifs et de considérer de manière plus
générale les configurations rcférentielles des discours comme des proprié-
tés distinctives dans le cadre d'une réflexion typologique.

Davantage encore que celle de description, la notion de discours


procédural se caractérise dans la littérature par un statut typologique
très fluctuant : alors que Roulet (1991) en fait un type séquentiel à part
entière. Adam (1992) propose de le traiter dans le cadre plus général de la
description, ce qui contraste encore avec la position de Bouchard (1991)
selon laquelle le type procédural peut être ramené à un cas particulier de
la narration. On peut dire pour commencer que la perspective
référentielle proposée ici conduit d'emblée à mettre sérieusement en
question le statut typologique accordé par Roulet aux séquences procédu-
rales. En effet, à la différence de la description et de la narration, celles-ci
ne semblent pas manifester une configuration référentielle notoirement
différente qui puisse justifier la création d'une catégorie spécifique. C'est
donc bien du côté de l'intégration à des types discursifs déjà définis que
des solutions intéressantes peuvent être trouvées. Reste à examiner les hy-
pothèses concurrentes d'Adam et de Bouchard afin de déterminer à partir
de laquelle des notions de description ou de narration le type procédural
peut être analysé. Dans cette perspective, on doit noter que les discours
procéduraux. tels qu'ils apparaissent par exemple dans des recettes de
cuisine ou des modes d'emplois, ne relèvent pas pleinement du concept de
narrativité, dans la mesure où ils contreviennent aux deux principes
référentiels qui définissent ce dernier. Premièrement, si de tels discours
évoquent à l'évidence une chaîne d'événements, ceux-ci s'organisent dans
une stricte linéarité et ne présentent pas l'effet de culmination propre aux
Luirent Filliettaz 291

narrations*41. De plus, le monde représenté au moyen du discours procé-


dural ne semble pas opérer conventionnellement un réel effet de
disjonction par rapport aux coordonnées formelles du monde ordinaire :
ce qui est vrai dans le monde désigné l'est aussi dans le monde de l'activité
langagière. Autrement dit, l'intégration des textes procéduraux au modèle
de la narration ne constitue pas une solution satisfaisante. Je serais donc
tenté en définitive de suivre les propositions d'Adam et d'admettre que le
discours procédural peut être traité dans le cadre d'un type particulier de
description, les descriptions d'actions. Plutôt que de considérer les étapes
d'une recette de cuisine comme les événements d'une diégèse. il me paraît
en effet plus judicieux de traiter ce type de discours comme une opération
descriptive complexe qui aspectualise de façon successive les différentes
parties qui composent le thème-titre de la recette. Si le discours procédu-
ral présente bien une configuration référenticlle marquée, celle-ci peut
être dérivée à partir du modèle de la description et ne débouche donc pas
sur la constitution d'un type discursif à part entière.

Pour terminer cette brève esquisse d'une typologie, on peut se


demander comment aborder la question du discours délibératif dans la
perspective développée ici. On peut remarquer pour commencer qu'en
dépit d'appellations parfois variables30 et de nuances superficielles, cette
catégorie discursive se retrouve évoquée de façon récurrente à travers les
différents modèles typologiques existants. Il paraît dès lors difficile de ne
pas accorder au discours délibératif un statut typologique fon. Cependant,
s'il semble possible de saisir des configurations référenticlles propres aux
discours narratif et descriptif, une telle démarche s'avère nettement plus
délicate en ce qui concerne le discours délibératif. En effet, à la différence
des narrations et des descriptions, ce dernier ne semble pas opérer des
contraintes fortes sur l'organisation de ses contenus référentiels, ce qui
pourrait conduire à une remise en question des hypothèses avancées.
Cependant, il me semble non seulement possible mais intéressant de
considérer que le type délibératif se caractérise précisément par une

*\>rî rejoint sur ce point les réserves que Rcvaz (1997. 179-180) formule à l'égard de
l'hypothèse de Bouchard.
,0
Alors que Roulel (1991) parle de discours délibératif. Bronckart \ 1996) identifie pour sa
part un discours théorique. Adam (1992) quant a lui opère une distinction entre le
discours explicatif et le discours argumttltâtff,
292 Cahiers de Linguistique Française 21

grande neutralité de sa configuration discursive et qu'à ce titre, il peut


être défini comme une sorte de "degré zéro" d'un modèle typologiquc. On
débouche ainsi sur une conception du discours comme délibératif par dé-
faut et qui, sous l'effet local de configurations référentielles particulières,
prendrait une forme narrative ou descriptive. Une telle hypothèse me
paraît d'autant plus satisfaisante qu'elle pourrait contribuer à apporter un
éclairage nouveau sur des éléments à la fois empiriques et théoriques liés à
la question de l'hétérogénéité discursive. Premièrement, l'établissement
d'un type "neutre", défini par défaut, pourrait expliquer pourquoi, du
moins en contexte conversationnel, la grande majorité des productions
verbales relèvent précisément du discours délibératif. C'est en effet seu-
lement lorsque les contenus référentiels s'organisent de façon spécifique
que des entités textuelles prennent la forme d'un type discursif marqué
comme la narration ou la description. Par ailleurs, dans une perspective
cette fois plus théorique, on a souvent constaté la prééminence accordée au
type narratif sur les autres catégories typologiques, si bien qu'il semble
possible de considérer que les différents types de discours ne présentent
pas tous le même degré de saillance. Adopter une définition par défaut du
discours délibératif revient ainsi à admettre qu'il s'agit là d'une entité très
peu marquée et qu'il est par conséquent préférable d'en décrire la
neutralité plutôt que de tenter désespérément de la ramener à un prototype
illusoire.

La perspective modulaire et référentiellc adoptée ici conduit ainsi à


l'établissement d'une typologie minimale réduite à trois éléments dont
deux seulement, le discours narratif et le discours descriptif, peuvent
être définis sur la base d'une configuration référentielle marquée et
s'opposent dès lors à la forme neutre du discours que constitue le type
délibératif

3. Des types de discours à l'analyse séquentielle


Si la réflexion typologique présentée jusqu'ici constitue une étape néces-
saire à l'analyse de l'hétérogénéité discursive, elle est cependant loin d'en
épuiser les multiples aspects et elle ne prend réellement un sens que dans
la mesure où elle permet une mise en évidence des principes définitoires
qui vont sous-tendre l'émergence des séquences effectives. En effet,
dans une perspective modulaire (voir Fillicttaz & Grobet 1999, § 4.4.1.).
Laurent Filliellaz 293

les types de discours constituent des entités abstraites, des représentations


sous-jaccnles destinées à rendre compte des aspects schématiques liés à la
problématique compositionnelle. alors que les séquences discursives
renvoient elles à des segments textuels empiriques qui manifestent effecti-
vement certaines propriétés configurationnelles. C'est donc sur la base des
hypothèses typologiqucs formulées en (2.) qu'une nouvelle étape de
l'analyse peut prendre place, dont l'objectif consiste à étudier comment,
dans des productions langagières effectivement réalisées, des types de dis-
cours s'actualisent dans des séquences discursives. C'est notamment sur la
base d'un tel repérage que des faits d'hétérogénéité peuvent émerger.

A l'image des considérations typologiqucs. l'analyse séquentielle


proposée ici accordera une place prépondérante à l'étude des séquences
narratives et reviendra largement sur les récits produits par Denis dans la
librairie. Une telle démarche devrait ainsi permettre de dépasser le
repérage intuitif des séquences RI et R2 pour fonder la segmentation sur
une base théorique explicite. Dans cette perspective, je fais l'hypothèse
que la notion de séquence narrative reproduit au niveau des réalités
langagières la complexité liée à la notion abstraite de discours narratif, et
qu'à ce titre, elle ne peut être étudiée que dans le cadre d'une mise en re-
lation de structures événementielles effectives (3.1.) et de structures
hiérarchiques textuelles (3.2.).

3.1. Les structures événementielles effectives


Le concept de narrativité, tel qu'il a pu être décrit à l'aide des notions de
chaîne événementielle culminative (2.1.1.1.) et de disjonction des mondes
(2.1.1.2.), constitue un principe abstrait qui vise exclusivemcnl à dégager
les conditions minimales sous lesquelles une expression sémiotique peut
être qualifiée de narrative. Cependant, dans la mesure où il se limite à une
représentation schématique générale, un tel principe ne prend un sens que
lorsqu'il peut être mis en relation avec des réalités langagières qui elles
vont en exprimer une occurrence effective.

En effet, parmi l'infinité des parcours possibles dans un modèle


récursif comme celui de la CEC, une séquence narrative ne va manifester
qu'une configuration particulière d'événements telle qu'on peut la décrire
à l'aide d'une structure événementielle effective. Ces structures visent à
294 Cahiers Je Linguistique Française 21

exprimer la chaîne événementielle disjointe du monde ordinaire telle


qu'elle émerge d'une séquence narrative effective. A ce titre, elles décri-
vent des configurations référenticllcs qui correspondent aux différents
épisodes des histoires représentées par le discours narratif.

A titre d'illustration, on peut montrer comment le premier récit de


Denis (RI) réalise le principe général de narrativitc en désignant un
parcours événementiel effectif disjoint du monde ordinaire (une histoire),
et comment les différents épisodes de cette chaîne événementielle peuvent
être représentés dans une structure arborescente :

HISTOIRE 1

Et. initit.il Déclenchement Réactions Résolution Et. final

tls lui avaient pai - ; ni téléphone aux éd. ça a marçki maintenant j'ai
S fait le message du Seuil (L 22) comme sur des sert téléphone et
II. 20-:n roulettes (I SOI son adresse
• ils font appelé ft 29) (L 30-3!i

S'il est possible de qualifier la séquence RI de récit, c'est donc en


raison de son organisation référenticlle qui, comme le montre la structure
ci-dessus, présente une configuration culminativc d'événements disjoints
du monde ordinaire. En effet, les épisodes qui constituent l'histoire de
l'obtention de l'adresse par Denis prennent place dans une logique mini-
male de nouement et de dénouement et ils relèvent d'un état du monde
conventionnellement disjoint de l'activité langagière de récapitulation : le
monde discursif de l'obtention de l'adresse ne coïncide pas avec le monde
ordinaire de l'interaction en librairie.

Le segment de discours ainsi identifié manifeste dans une structure


effective le principe abstrait de narrativité. et l'arborescence qui en
résulte permet d'expliciter quelques-unes des propriétés émergentes de ce
récit. Pour commencer, on peut relever que cette séquence narrative
mobilise clairement les effets d'expansion linéaire liés au premier principe
Laurent Filliettaz 295

de récursivité : plusieurs événements relevant de la phase de réaction sont


successivement évoques. De plus, à l'image de Y état initiai, il est a noter
que toutes les étapes de l'histoire ne sont pas nécessairement explicitées
On pourrait dès lors se demander si de telles structures "lacunaires"
relèvent toujours d'une chaîne événementielle culminativc et si 1'"absence"
de certains constituants ne fragilise pas dangereusement l'hypothèse des
schémas narratifs. A ce propos, il est à noter que si aucun état initial ne
semble explicité dans le premier récit de Denis, des informations relatives
à cette phase de l'histoire semblent néanmoins facilement infcrables.
Ainsi, la structure événementielle à laquelle se réfère le discours
présuppose-t-elle une information initiale du type : "Je cherchais à obte-
nir son adresse et son numéro de téléphone". C'est précisément parce
qu'un contenu informationnel est malgré tout lié à cette phase de la chaîne
événementielle que je considère dans cet exemple Yétat initial comme un
constituant implicite et non pas comme un épisode simplement absent.
On peut dès lors faire l'hypothèse qu'à l'exception des événements liés à la
réaction, qui sont eux facultatifs par définition (voir 2.1.1.1), l'absence
d'une manifestation explicite des autres constituants de l'histoire est
toujours liée à l'émergence d'un contenu informationnel inférable. C'est la
raison pour laquelle il me semble que I' "absence" apparente de certains
épisodes des structures événementielles effectives n'invalide en rien la gé-
néralité du schéma sous-jacent. Il se trouve simplement qu'une des pro-
priétés des structures événementielles effectives réside dans la possibilité
d'exprimer implicitement certains de ses constituants.

On peut maintenant recourir à l'analyse du segment R2 afin de


justifier son caractère narratif et dans le but de décrire certaines de ses
propriétés émergentes. En effet, le second récit de Denis présente un cas
intéressant d'enchâssement narratif, comme le montre la structure
événementielle suivante :
296 Cahiers de Linguistique Française 21

HISTOIRE 2

Etat initial Déclenchement Résolution + Etat final


J'ai connu ion mon mûi.. Puis un beau jour il. 49)
IL 43-49)

HISTOIRE 2'

Etat initial Déclenchement Réactions Résolution Eut final


eIle elle cherchait rite est lambét sur - ils ont parlé Ils sont restés de deux 5)
un renseignement*.. et monsieur IL 54) - it lui a dis... heures... IL 62)
11. 50-54) fi 57-60)

A l'image de RI, le segment R2 se réfère à un monde disjoint des


Coordonnées formelles de la situation d'interaction et évoque un ensemble
d'événements qui prennent place dans une logique de culminaiion. C'est
sur la base d'une telle configuration que cette séquence discursive peut
être qualifiée de narrative. Cependant, à la différence de RI, ce second
récit manifeste une structure événementielle plus complexe dans la mesure
où il articule deux histoires relevant de niveaux hiérarchiques distincts.
Comme l'exprime le schéma ci-dessus, c'est dans le cadre du récit de sa
rencontre avec Simone Schwarz-Bart ("Alors on s'est connu: voilà
comment ça s'est passé . j'ai connu son mari moi ..." 1. 43) que Denis est
conduit à évoquer une autre histoire, enchâssée dans la première, et qui
porte elle sur la rencontre entre Simone Schwarz-Bart et son futur mari
("et puis ils se sont connus euh: comme ça voilà" I. 50). L'histoire de la
rencontre (H2*) est ainsi convoquée à titre d'événement déclencheur de
l'histoire du premier niveau portant sur l'origine de l'amitié entre Denis
et l'écrivaine (H2). Il s'agit là d'un processus relativement courant dans
les opérations narratives et qui permet d'illustrer le second principe de
récursivité lié à la dérivation possible sur différents niveaux hiérarchiques
des structures événementielles.

Il n'est pas inintéressant non plus de relever qu'ici aussi, l'absence


apparente de certaines phases événementielles est liée malgré tout à l'ac-
cessibilité de certains contenus informationnels. En effet, on constate que
les deux niveaux de la structure ne manifestent pas de véritable clôture :
Laurent Filliettaz 297

H2" ne débouche sur aucun état final explicite alors que le récit ne semble
même pas réintégrer H2, dans la mesure où il n'évoque ni sa résolution, ni
son état final. Pourtant, en l'absence de segments textuels renvoyant à ces
éléments, des informations relatives à ces épisodes sont néanmoins infé-
rables, ce qui justifie, dans la structure, leur statut de constituants
implicites : H2* se clôt implicitement sur 1"état final "cette rencontre est à
l'origine de leur mariage" et H2 débouche logiquement sur l'information
conclusive "ce mariage est à l'origine de ma rencontre avec Simone
Schwarz-Bart".

A l'aide des deux segments narratifs repérables dans l'interaction en


librairie, j ' a i essayé ici de montrer en quoi la notion de structure
événementielle constitue un outil heuristique intéressant, non seulement
pour repérer les configurations événementielles liées à la manifestation du
principe de narrativité dans des productions langagières effectives, mais
encore pour rendre compte de certaines propriétés émergentes des sé-
quences narratives (récursivité, enchâssement, implication). Cependant,
dans la mesure où ces structures décrivent exclusivement des entités de
nature référentielle, qui en tant que telles peuvent être exprimées au
moyen de différentes formes sémiotiques (ballet, image), il est ici aussi
nécessaire de montrer en quoi la notion spécifique de séquence discursive
implique un ancrage de nature textuelle.

3.2. Les structures hiérarchiques textuelles


Parce que les séquences discursives s'expriment toujours à travers des
segments textuels monologiqucs31, elles peuvent être décrites au moyen
des structures d'Intervention. A l'image des structures événementielles,
qui. sur le plan référentiel, actualisent dans une occurrence particulière le
principe sous-jacent de narrativité, on peut montrer ici que la structure
hiérarchique réalise un parcours effectif de la représentation textuelle
générale proposée en 2.1.2. Il est dès lors possible d'expliciter l'organisa-

' La nature monologique des séquences discursives n'implique pas nécessairement une
réalisation monologale de telles unités. En effet, dans le modèle hiérarchique genevois,
une unité monolithique (Intervention) peut fort bien être co-énoncéc par deux locuteurs
IvoirRouIctetal. 1985).
298 Cahiers de Linguistique Française 21

tion textuelle propre à des séquences discursives, comme le montre la


macro-structure hiérarchique du second récit de Denis :

" Is : Alors on s'est connu: voilà comment ça s'est passé 11. 43)
top r Is : j'ai connu son mari moi avant [...] et puis: on s'est connu on
tap

s'est connu puis un beau jour euh: (...] {1. 43-49)


-Ip
As : et puis ils se sont connus euh: comme ça voilà (I. 50)
[ m
top elle elle cherchait un renseignement [...] puis elle est
]p tombée sur ce monsieur [...] puis: ils ont parlé ... {1. 50-65)

La séquence narrative R2 présente, sur le plan textuel, des


propriétés émergentes que la structure ci-dessus permet de mieux saisir.
Pour commencer, on peut relever la mise en oeuvre des mécanismes ré-
cursifs propres à l'organisation interne des Interventions : à différents
niveaux hiérarchiques, les constituants principaux sont précédés de
constituants subordonnés. De plus, l'effet d'enchâssement référentiel dé-
crit à propos de la structure événementielle de R2 (3.1.) semble se
confirmer sur le plan textuel. En effet, le récit spécifique de la rencontre
entre Simone Schwarz-Bart et son mari (1. 50-65) opère un décrochement
descendant de la structure et marque clairement un effet d'emboîtement
dans l'Intervention de premier rang. De plus, l'Acte subordonné à
fonction interactive de topicalisation (top) qui introduit ce récit ("et puis
ils se sont connus euh: comme ça voilà" 1. 50) ne manque pas de produire
un effet de symétrie avec la préface métadiscursive qui inaugure l'en-
semble de la séquence narrative ("Alors on s'est connu: voilà comment ça
s'est passé." I. 43).

Ainsi, la mise en place dans cette séquence narrative d'épisodes


relevant de plusieurs niveaux hiérarchiques distincts (H2 et H2") peut-elle
être décrite aussi bien au moyen d'une structure événementielle (3.1.) que
sur le plan textuel. C'est précisément à partir de cette articulation étroite
entre une organisation référcnticlle spécifique à un type de discours et une
expression textuelle de cette configuration que la notion de séquence dis-
cursive peut être définie dans toute sa complexité.
Laxirtm Filtiettaz 299

3.3. Synthèse
Sur la base de quelques illustrations empiriques, j'ai essayé ici de montrer
en quoi la notion complexe de séquence narrative impliquait d'une part
l'expression de configurations événementielles spécifiques et d'autre part
l'émergence de structures hiérarchiques textuelles. Une séquence narrative
peut dès lors être définie comme une Intervention textuelle qui réalise au
moyen d'une structure événementielle effective le principe de narrativité.
Dans une perspective modulaire, on considère ainsi que le repérage d'une
séquence narrative se fonde principalement sur deux systèmes
d'informations distincts : le module référentiel, qui rend compte entre
autres des structures événementielles désignées par le discours, et le
module hiérarchique, dont la fonction est de décrire la structure
textuelle des productions langagières :

MODULE RéFéRENTIEL MODULE HIéRARCHIQUE

séquence
narrative

La similitude évidente que ce schéma présente avec celui proposé en


2.1.3. pourrait laisser croire que les notions de "discours narratif et de
"séquence narrative" tendent à se confondre largement, ce d'autant plus
qu'elles semblent se fonder sur des systèmes d'informations identiques. Il
me paraît dès lors important de rappeler une fois encore que la notion de
"discours narratif constitue une entité typologiquc abstraite qui se base
sur des r e p r é s e n t a t i o n s référentielles et hiérarchiques, alors que la
notion de "séquence narrative" correspond elle à un segment de discours
300 Cahiers de Linguistique Française 21

effectif qui articule des structures émergentes liées à une actualisation


particulière de ces représentations référentiellc et hiérarchique" .

Une telle approche des séquences narratives permet de confronter à


des réalités empiriques les hypothèses définitoires élaborées en 2.1. et vise
à dépasser le repérage intuitif des narrations au profit d'une segmentation
l'ondée sur des critères théoriques explicites. Par ailleurs, les instruments
sollicités dans le cadre de cette analyse séquentielle conduisent à une mise
en évidence de quelques propriétés spécifiques à des occurrences discur-
sives uniques. On a ainsi pu montrer en quoi les segments RI et R2
réalisaient le principe abstrait de narrativité tout en présentant des confi-
gurations événementielles et textuelles notoirement différentes. C'est
précisément ce double effet de "ressemblance" et de "dissemblance" que
rend possible le rapport dialectique qui existe entre les notions de type de
discours et de séquence discursive.

Par ailleurs, il est évident que les réflexions présentées ici au sujet
des récits ne portent pas exclusivement sur de telles séquences narratives.
mais qu'elles peuvent être généralisées à l'expression d'autres types de
discours. A ce titre, on peut faire l'hypothèse que les séquences descrip-
tives résultent d'une actualisation textuelle (Intervention) du "schéma
descriptif, tel qu'il se manifeste sous la forme d'une structure référen-
tielle particulière : les différentes opérations descriptives prévues dans la
représentation sous-jacente [ancrage, aspectualisation. thématisation, mise
en relation) donnent lieu en contexte à des configurations référentielles
effectives (voir Adam & Pelitjean 1989 et Adam 1992).

Ainsi, de manière générale, l'objectif majeur d'une analyse


séquentielle consiste à repérer, au sein des productions langagières effec-
tives, des unités textuelles monologiques qui expriment un contenu
référenticl correspondant à des configurations propres aux différents
types discursifs. C'est à ce titre qu'elle constitue un instrument détermi-
nant de l'étude des faits d'hétérogénéité. Pourtant, dans la mesure ou elle
se limite à une simple opération de segmentation du discours, elle ne

"Dans Fillicttaz ( 1997), j'ai avancé l'hypothèse plu* générale selon laquelle la posture
interactionniste conduit nécessairement à considérer chaque dimension du discours à la
fois du point de vue des représentations sous-jacentes qui la constituent et du point de vue
des structures émergentes que ces représentations permettent d'engendrer.
Laurent Filliettaz 301

permet aucunement une détermination fine des multiples propriétés émer-


gentes liées à chacune des séquences effectives. En effet, les configurations
structurelles décrites à ce niveau ne rendent compte ni du marquage
linguistique, ni des fonctions co- et contextuelles des segments identifiés.
C'est pourquoi l'analyse séquentielle, même si elle apparaît à l'évidence
comme une pièce maîtresse de la problématique de l'hétérogénéité
compositionnellc, ne constitue en définitive qu'une étape préalable a
l'analyse compositionnelle du discours.

4. De l'analyse séquentielle à l'analyse compositionnelle


Si la réflexion typologiquc (2.) ainsi que l'analyse séquentielle (3.) ont
permis d'apporter des éléments de réponse à des questions fondamentales
liées à l'hétérogénéité compositionnelle du discours (Comment définir un
type de discours ? Sur la base de quelles informations peut-on repérer
une séquence discursive ?), force est de constater que plusieurs
composantes de la problématique demeurent encore irrésolues. Pour
commencer, on peut noter que les propriétés émergentes des séquences ef-
fectives ne se limitent de loin pas aux configurations structurelles décrites
en (3.), comme le relève très justement Bronckart :
L'identification des types de discours entrant dans la composition d'un texte ne
suffit cependant pas pour rendre compte de la totalité des caractéristiques de ce
même texte. Même lorsqu'ils relèvent d'un même genre cl qu'ils sont composés de
types de discours identiques, les exemplaires concrets de texte peuvent encore se
différencier sous de nombreux aspects. Chaque texte singulier exhibe, en d'autres
termes, des caractéristiques individuelles et constitue de ce fait un objet toujours
unique. (Bronckart 1996, 79)

Par ailleurs, la manifestation d'une séquence discursive ne doit pas


être considérée du seul point de vue de son organisation interne. Parce
qu'une telle entité prend place dans une configuration textuelle globale et
se trouve étroitement liée à des finalités d'ordre actionne! (voir Filliettaz
& Grobet 1999, § 4.I.), il est dès lors nécessaire de rendre compte des
fonctions liées à l'émergence des séquences discursives.

C'est précisément l'objectif de l'analyse compositionnelle que de


dépasser le strict repérage des séquences discursives pour en décrire les
propriétés formelles é m e r g e n t e s et les fonctions co- et
contextuelles. Parce que ces différentes opérations relèvent d'un haut
degré de complexité et mobilisent des systèmes d'informations distincts.
3 02 Cahiers de Linguistique Française 21

j'aborderai d'abord la question du marquage formel des séquences effec-


tives (4.1), avant de m'intéresser aux fonctions co-textuelles (4.2.) et
contextuelles (4.3.) de telles unités. Même si la démarche ainsi proposée
vise à prendre en considération un large éventail de phénomènes liés à
l'organisation compositionnelle du discours, une telle analyse ne prétend
aucunement aborder de façon exhaustive l'ensemble des observations qu'il
est possible de situer à ce niveau.

4.1. Les propriétés formelles des séquences effectives


Le fait que chaque séquence discursive exhibe des propriétés qui
l'individualisent comme une occurrence unique d'un type de discours
conduit naturellement à étudier, dans le cadre d'une analyse composition-
nelle, les variations formelles qui peuvent se manifester à travers
différents modes de réalisation séquentielle. Parmi le grand nombre d'ob-
servations qu'il serait possible de produire dans une telle perspective,
j'aimerais développer plus précisément la question du marquage des
séquences, dont les enjeux peuvent être définis de la manière suivante :
même si toutes les séquences identifiées comme par exemple des
narrations constituent des occurrences d'un même type narratif, toutes ne
sont pas également marquées comme telles. Alors que certaines exhibent
formellement des signes qui caractérisent les narrations, d'autres en re-
vanche ne produisent pas ou peu de tels indices. Pour traiter ces questions,
je recourrai aux rccils énoncés par Denis et j'examinerai successivement
les "effets compositionncls" qu'ils manifestent (4.1.1.) et les phénomènes
de micro-compositionnalité (4.1.2.) qui s'y expriment ( voir Filliettaz &
Grobet 1999, §5.1.).

4.1.1. Les effets compositionncls


On trouve dans le modèle typologique de Roulet (1991) un certain
nombre de propositions théoriques qui rendent possible l'étude du
marquage séquentiel telle que je l'ai brièvement définie ci-dessus. En ef-
fet, la distinction opérée entre les notions de "'séquence" (dialogique,
narrative, délibérative, procédurale) et de "dimension" (argumentative ou
Laurent Filliettaz 303

autotélique) 33 présente à mon sens l'avantage non négligeable de traiter à


des niveaux différents la question de la catégorisation typologique d'un
segment de discours et celle des propriétés textuelles et linguistiques que
ce segment possède par ailleurs. Comme l'illustre Roulet. une séquence
discursive de type délibératif peut par exemple manifester à des degrés
variables des dimensions argumentative et/ou autotélique. En d'autres
termes, la notion de "dimension" constitue un instrument qui permet de
rendre compte des faits de variation entre différentes occurrences d'un
même type de discours, et qui. plus spécifiquement, conduit à expliciter
certaines des spécificités de son marquage.

Deux problèmes liés à la notion de "dimension" doivent cependant


être abordés. Le premier est de nature strictement terminologique et dé-
coule de la polysémie de l'expression "dimension" au sein même du
modèle modulaire. En effet, on désigne par le terme "dimension" non
seulement le marquage linguistique et textuel d'une séquence discursive
effective (dimension argumentative, dimension autotélique), mais encore,
de manière plus générale, les systèmes d'informations élémentaires qui
interviennent dans l'organisation du discours (dimension hiérarchique,
dimension référcntielle etc.). Dans la mesure où il semble judicieux de
réserver ce terme à l'usage spécifique qui en est fait dans le cadre de
l'architecture modulaire, je propose de désigner par l'expression "effet
compositionnel" les propriétés formelles que manifestent les séquences
discursives. On parlera dès lors d' "effet argumentatiF' ou d' "effet
autotélique" et non plus de "dimension argumentative" ou de "dimension
autotélique".

Le second problème est plus complexe et porte sur la typologie


minimale proposée des effets compositionnels. Il n'existe à mon sens au-
cun argument valable qui puisse justifier l'exhaustivité d'une telle
typologie fondée sur les seules catégories argumentative et autotélique. Au
contraire, dans la mesure où les discours peuvent formellement exprimer
les marques de la narration, ils tendent à manifester des effets
narratifs . De la même manière qu'un récit ou un segment délibératif

"Pour un rappel de ces notions, voir Filliettaz & Grobet ( 1999, § 3.).
'De façon similaire, il scraii sans doute aussi possible de repérer des "effets descriptifs".
mais cette question spécifique ne sera pa& traitée ici.
304 Cahiers de Linguistique Française 21

exhibent des marques argumentâmes ou autotéliques. de telles séquences


peuvent ainsi exprimer des effets narratifs. Dans une telle perspective, il
est dès lors pertinent de procéder brièvement à l'inventaire des marques
formelles qui relèvent globalement des différents effets compositionnels.
On sait par exemple que les connecteurs argumentants, les marques mo-
dales et le lexique axiologique tendent à produire des effets de nature
argumentative alors que les parallélismes phonétiques, morphologiques ou
syntaxiques sont assimilés à des effets autotéliques. Reste à expliciter les
formes qui sous-tendent la manifestation des effets narratifs.

Les propositions de Weinrich (1973) relatives aux configurations


temporelles du discours peuvent être exploitées de manière fructueuse
dans le cadre d'une telle réflexion. En effet, si dans notre perspective, la
mise en place de systèmes temporels ne constitue ni une condition
nécessaire ni une condition suffisante à l'émergence des types de dis-
cours , la manifestation de certains temps verbaux joue à l'évidence un
rôle déterminant dans la question spécifique du marquage formel des
séquences. On peut dès lors considérer que l'expression récurrente des
temps narratifs (passé simple 36, imparfait, plus-que-parfait et condi-
tionnel) constitue un premier faisceau de marques qui sont à l'origine des
effets narratifs. 11 est par ailleurs possible de compléter rapidement un tel
inventaire en évoquant les organisateurs temporels (soudain, puis, une
fois etc.), le discours direct, les commentaires métadiscursifs {je
vais te raconter ce qui s'est passé), ou encore la mise en place d'une
tension dramatique, dont Revaz (1997, 183-195) précise bien la nature
sémantique. L'ensemble de ces expressions sont statistiquement attestables
dans les narrations et manifestent à ce titre un effet narratif, mais elles
n'ont qu'une valeur formelle et ne préjugent en rien de la nature
typologique de la séquence dans laquelle elles apparaissent. En effet, de
tels indices peuvent servir non seulement à caractériser le marquage d'une
séquence narrative, mais ils peuvent également se manifester dans d'autres
types de séquences, comme c'est par exemple le cas dans ce bref extrait
des Problèmes de linguistique générale de Bcnveniste :

'Voir Fillicuaz & Grobei ( 1999. § 4.3.).


A l'oral, les fonctions du passé simple semblent prises en charge par le passe composé.
Laurent Filikttaz 305

Voici que surgit le problème qui hante toute la linguistique moderne, le rapport
forme : sens que maints linguistes voudraient réduire à la seule notion de forme.
mais sans parvenir à se délivrer de son corrtïat, le sens. Que n'a-t-on tenté pour
éviter, ignorer, ou expulser le sens ? On aura beau faire : cette tête de Méduse est
toujours là. au centre de la langue, fascinant ceux qui la contemplent (Benvenistc
1966, tome 1. 126)

Le segment de discours reproduit ci-dessus exprime un certain


nombre d'effets narratifs : outre l'ancrage spatio-temporel dénoté par
"Voici" et la personnification du problème traité ("cette tête de Méduse"),
cet extrait manifeste une tension dramatique nettement perceptible dans
certains choix lexicaux ("surgit", "délivrer" etc.) ainsi que dans la mise en
place d'un effet d'intrigue. En effet, le problème théorique abordé ici par
Benvenistc est posé à travers une configuration événementielle nettement
culminative : le surgissemeni du problème (déclenchement) est suivi par
les diverses tentatives des linguistes {.réactions), dont les échecs répétés ne
conduisent à aucune solution (-• résolution). Cependant, dans la mesure où
le monde représenté par le discours demeure conventionnellement
conjoint au monde ordinaire, il me semble peu souhaitable de considérer
cet extrait comme une véritable narration ou encore comme un type
mixte. Il s'agit plutôt ici d'une séquence pleinement délibérative qui
présente la particularité de manifester, sur le plan formel, un effet narra-
tif. C'est ainsi que la problématique du marquage ne doit pas être
confondue avec la question de la nature typologique des séquences discur-
stves.

On peut, à titre d'illustration, procéder rapidement à l'étude du


marquage formel des deux récits de Denis, en repérant dans ces segments
de discours différents types d'effets compositionncls. Il apparaît ainsi que
contrairement au récit de la rencontre (R2), le récit de l'obtention de
l'adresse (RI) est fortement marqué argumentât! vement En effet, cette
séquence narrative multiplie les signes d'évaluation comme par exemple le
vocabulaire axiologique ("con". "malin", "sympa") ou encore les expres-
sions modales ("je crois"). Par ailleurs, la récurrence du connecteur
"alors" ("alors moi j'ai été plus malin qu'eux", "alors comme ça je XX pas
con". "alors ils l'on appelé", "aJors maintenant j'ai son téléphone") expli-
cite la logique causale qui sous-tcnd la temporalité chronologique, si bien
qu'il n'est pas toujours aisé, a propos de tels enchaînements discursifs, de
distinguer leur valeur temporelle de leur valeur argumentative. A
l'inverse, on peut noter que le récit de la rencontre (R2) manifeste un plus
306 Cahiers de Linguistique Française 21

grand nombre d'effets narratifs que le segment RI. Outre la mise en


place d'une configuration temporelle propre aux récits oraux (passé
composé pour le premier plan et imparfait pour l'arrière-plan), cette sé-
quence contient des expressions métadiscursives qui explicitent la narra-
uvité ("voilà comment ça s'est passé", "ils se sont connus euh: comme ça
voilà") ainsi que des traces de discours direct ("et puis il lui a dit bois pas
ton café trop vite parce que: j'ai pas de quoi payer un deuxième café ...").
De plus, la progression chronologique est explicitée ici à l'aide de
nombreux connecteurs temporels comme "puis" ("puis elle est tombée sur
ce monsieur") et "et puis" ("et puis ils ont parlé ils ont parlé"), qui. à la
différence de "alors", n'opèrent aucune focalisation sur la nature causale
de la progression temporelle, et ne produisent dès lors dans ce contexte
aucun effet argumentatif.

Ces quelques observations sont intéressantes à plus d'un titre.


D'abord, elles permettent d'expliciter de manière plus détaillée quelques-
unes des propriétés émergentes de ces séquences discursives, ce qui
conduit à caractériser les faits de variation qui ne manquent pas de s'ex-
primer dans la mise en relation entre ces segments. De plus, l'étude du
marquage formel de ces deux séquences narratives contribue à mon sens à
expliquer le statut moins nettement prototypique du récit de l'obtention de
l'adresse (RI ) par rapport au récit de la rencontre (R2). En effet, on a vu
que le marquage de RI était à certains égards plus porté vers la
composition argumentative que vers la forme narrative. L'omniprésence
des marques d'évaluation semble même parfois porter ombrage à l'ex-
pression d'un premier plan narratif. A l'inverse, le récit de la rencontre
(R2) maîtrise son dispositif évaluatif et se pose plus explicitement comme
un segment narratif. Il me paraît dès lors nécessaire de considérer que les
faits de variation sur l'échelle de prototypie découlent dans une large
mesure des effets compositionnels manifestés par les productions
langagières.

4.1.2. Les faits de micro-compositionnalité


Si la question du marquage formel des séquences effectives peut être
abordée de manière détaillée à l'aide de la notion d'effet compositionnel.
il existe un autre domaine de faits qu'il me parait pertinent d'évoquer dans
cette même perspective. En effet, les relations de discours exprimées
Laurent FiUieitaz 307

par les segments textuels conduisent également à une caractérisation des


propriétés émergentes des séquences discursives (voir Fillietiaz & Grobet
1999, §5.1.). En d'autres termes, une analyse micro-compositionnellc
peut compléter l'observation des effets compositionnels en spécifiant les
modes particuliers d'activation des types de discours.

Ainsi, en plus des propriétés formelles recensées ci-dessus (temps


verbaux, connecteurs temporels, discours direct etc.). un récit peut
exhiber à des degrés variables des relations de discours spécifiques à la
narration. On tendra dès lors à considérer comme fortement marqué un
récit dont les constituants textuels entretiennent principalement des rela-
tions interactives de narration ou de cadre, comme c'est par exemple lie
cas dans cet extrait du second récit de Denis :
- 1s : elle elle cherchait un renseignement... (I. 50-541
" Is cadre
r Ip : puis elle est tombée sur ce monsieur (I. 54)
LIp
r i»
- h .c'était mon copain (I. 55)
Cûmm
_ Ip : Et puis: ils ont parlé ils ont parlé (1. 57)
rmrr
. Ip : puis il lui a dit bois pas ton café trop vite ... (I. 57 ss.)
norr

Une rapide étude micro-textuelle de cet extrait montre l'importance


des relations de cadre (arrière-plan) et de narration (ordre temporel) dans
la structuration de ce discours. Même si de telles propriétés micro-com-
positionnelles ne constituent pas plus que les autres effets décrits
précédemment un critère définitoire de la narrativité, on comprend bien
en quoi elles contribuent à marquer formellement les séquences qui en
relèvent. C'est sans doute aussi sur la base de son marquage fortement
narratif au plan micro-compositionnel que le second récit (R2) présente
un degré plus élevé de prototypie. En effet, même si on trouve des rela-
tions de discours de nature narrative dans le récit RI, celles-ci sont nette-
ment minoritaires par rapport aux relations argumentatives. Les faits de
micro-composittonnalité interviennent donc clairement dans la question du
marquage du discours et plus particulièrement dans le positionnement des
séquences discursives sur l'échelle de prototypie.
308 Cahiers de Linguistique Française 21

A travers la question des effets compositionnels et des faits de


micro-compositionnalité, j ' a i illustré quelques-unes des propriétés
émergentes du discours, et j'ai tenté de préciser en quoi les segments RI et
R2, bien que constituant tous deux des séquences narratives, différaient
largement quant à leur marquage formel. Ce faisant, j'ai largement solli-
cité deux systèmes d'informations distincts : les d i m e n s i o n s
linguistiques (lexicale cl syntaxique) et l ' o r g a n i s a t i o n
relationnelle. Dans la mesure où les effets compositionnels s'expriment
majoritairement au moyen d'unités linguistiques (modalités, connecteurs,
temps verbaux, lexèmes, constructions syntaxiques etc.), on peut
considérer qu'ils relèvent des dimensions lexicale et syntaxique du dis-
cours. En revanche, comme nous l'avons évoqué ailleurs (Fillicttaz &
Grobet 1999, § 5.1.), les faits de micro-compositionnalité se ramènent à
la problématique des relations de discours et sont ainsi à traiter au niveau
de l'organisation relationnelle.

4.2. Les fonctions co-textuelles des séquences effectives


L'étude de l'hétérogénéité compositionnelle du discours implique de
dépasser l'analyse des séquences isolées pour envisager, à un niveau plus
macro-textuel, la problématique de l'agencement des séquences dans une
configuration générale. De plus, il semble nécessaire de considérer que les
propriétés internes des séquences discursives sont largement influencées
par leur environnement co-textuel (voir Filliettaz & Grobet 1999,
§ 4.4. L). Les travaux de Vincent sur la notion labovienne de racontabilité
tendent par exemple à montrer que le degré de racontabilité exprimé pur
les narrations quotidiennes varie en fonction du co-texte. Les récits offerts
spontanés semblent statistiquement moins banals que les récits exemplaires
dont la fonction est d'argumenter une proposition :
Les narrations à fonction argumentative ont une proportion plus élevée de faits
hanals et de résultats banals que les narrations anccdotales : de plus, la progres-
sion est constante. Une narration qui vient illustrer un argument n'aurait pas h
répondre aux mêmes impératifs d'insolite que les récils anccdolaux.
(Vincent 1996,40)

Il est dès lors fondamental de mettre en relation l'organisation


interne des séquences discursives avec les fonctions textuelles que ces sé-
quences remplissent au niveau du discours dans sa globalité. C'est
précisément l'objectif de cette étape de l'analyse compositionnelle que de
Laurent Fiiiiettaz 309

rendre compte du mode d'insertion des séquences dans leur co-texte, et


plus généralement de décrire les configurations macro-textuelles qui ré-
sultent de la mise en relation des séquences les unes avec les autres.
Sur ces questions spécifiques, les deux récits produits par Denis
apportent également un éclairage intéressant. En effet, les différences qui
caractérisent les séquences RI et R2 ne portent pas seulement sur les
marques formelles que ces deux segments expriment (4.1.1, mais elles se
manifestent aussi à travers le mode d'insertion de ces narrations dans leur
environnement textuel. On peut constater pour commencer que le récit de
l'obtention de l'adresse (RI) n'est pas véritablement "sollicité", mais qu'il
relève plutôt de la catégorie des récits "offerts", comme le montre la
structure hiérarchique suivante :

Is : Récit 1 (1.19-31)
|- I arg
AH Ip : Elle donne elle donne pas le téléphone à personne y a
que moi qui l'ai . il esi là ,, ils donnent pas parce que: (I- 33-34)
_ I : Vous en avez de la chance (I. 35)
Réac

Une telle schématisation explicite le fait que la narration est ici


fortement ancrée dans un co-texte délibératif : le récit semble tout d'a-
bord hiérarchiquement subordonné à une Intervention de nature
délibérative (1. 33-34) et remplit par rapport à celle-ci une fonction d'ar-
gument (arg). En d'autres termes, le récit de l'obtention de l'adresse vise
à illustrer au moyen d'une anecdote exemplaire la réalité des liens
d'amitié entre le locuteur et l'écrivaine. Cette fonction locale d'argument
exemplaire est complétée au niveau plus général de la dynamique conver-
sationnelle par une fonction illocutoire initiative d'assertion (Ass). On
rend ainsi compte du fait qu'une séquence narrative "offerte" vise
généralement à susciter des réactions (Réac) chez l'interlocuteur, et qu'à
ce litre, elle fonctionne textuellement comme une entité qui initie
l'ouverture d'un Echange.
310 Cahiers de Linguistique Française 21

L'environnement textuel du récit de la rencontre présente des pro-


priétés bien différentes, dans la mesure où R2 est en quelque sorte
"sollicité" par le libraire :

I : Vous étiez aux Antilles non ? (I. 40)


r Es
1 ; non jamais mis les pieds (1, 41)
r I
Q Ip : Ah bon ben alors ? (1.42)
_ I Récit 2 (L 43-65)
R

Sans doute intrigué par l'origine lointaine de l'amitié entre Denis et


Simone Schwarz-Bart ("mon copain d'enfance . mon grand copain"
1. 39), le libraire énonce une hypothèse sur les circonstances de la
rencontre ("Vous étiez aux Antilles non ?" I. 40) et ce faisant, il initie un
premier Echange. La réponse de Denis dénonçant la validité de l'hypo-
thèse, le libraire subordonne rétroactivement le premier Echange pour
solliciter implicitement le récit des circonstances de la rencontre entre
Denis et Técrivaine ("Ah bon ben alors ?" I. 42). Ainsi, sur le plan
hiérarchique, le second récit de Denis n'est pas textuellement dépendant au
sens où RI dépendait de la conclusion à laquelle il apportait des argu-
ments. Au contraire. R2 entretient une relation d'interdépendance avec
l'Intervention initiative qui le sollicite (Q - question) et à laquelle il
apporte une réponse. On peut dire qu'il remplit à ce titre une fonction iJ-
locutoire réactive de réponse (R).

Pour terminer, on peut mettre ces quelques observations en rapport


avec la question des propriétés formelles des deux séquences narratives.
En effet, le co-texte fortement délibératif de RI, qui se traduit par sa
fonction interactive d'argument, tend à expliquer les nombreuses formes
argumeniatives repérées précédemment (4.1.1), ainsi que la faible
saillance de cette séquence narrative. Inversement, le caractère sollicité de
R2 laisse une place prépondérante aux effets narratifs et permet ainsi à
cette séquence de s'afficher plus explicitement comme une narration.
Laurent FUtiettaz 3I 1

Les quelques considérations ci-dessus visent à illustrer la nécessité


qu'il y a de mettre en rapport l'organisation interne des séquences
discursives avec leur environnement textuel. Parce que les séquences dis-
cursives prennent généralement place dans une configuration textuelle
complexe, séquentiellement homogène ou hétérogène (voir Adam
1994a. 149-170). la question des fonctions co-tcxtuellcs joue à l'évidence
un rôle clé dans l'étude des faits d'hétérogénéité compositionnellc. Dans
une perspective modulaire, les observation présentées ici se fondent
principalement sur la dimension hiérarchique et sur l'organisation
relationnelle. En effet, situer dans un rapport de dépendance (RI) ou
d'interdépendance (R2) des segments textuels implique de recourir à des
hypothèses d'ordre hiérarchique alors que préciser les fonctions interac-
tives (argument) ou illocutoires (réponse) supportées par ces mêmes
segments nécessite un recours à des informations d'ordre relationnel. On
peut ajouter, sur la base des travaux de Grobet (1999). que l'étude des dif-
férents modes d'introduction des récits sollicite largement l'organisation
topicale du discours. On peut donc faire l'hypothèse que ce système
complexe d'informations joue lui aussi un rôle central dans l'étude du
fonctionnement co-textuel des séquences discursives.

4.3. les fonctions contextuelles des séquences effectives


La prise en compte, dans l'analyse des récits, des questions liées
spécifiquement à leurs fonctions extra-linguistiques est incontestablement
à l'origine d'un renouvellement important du discours scientifique sur la
narration. Depuis les travaux de Labov et de Bakhtine, il est apparu en
effet que les propriétés structurelles internes au récit sont en réalité lar-
gement indissociables de l'environnement interactionncl et social37 . En
d'autres termes, la question "Comment raconte-t-on ?" ne prend
véritablement un sens qu'à la lumière de cette autre question : "Pourquoi
raconte-t-on ?", comme ne manquent pas de le relever Gtilich &
Quasthoff :
N'aturally, a description of the narrative process remains incomplète as long as
only the text and content of the narrative arc the objects of analysis. The functions

"Ces questions ont été abordées au plan théorique dans Fillieltay. & Grobet (1999.
5 4.1.2. cl 5 5.2.).
312 Cahiers de Linguistique Française 21

that thc narraiive fulfills in the interaction or the functions that the participants
attribute to the narrative also deserve attention. (Gùlich & Quasthoff 1985. 175)

Il n'est certainement pas dans mon intention ici d'aborder les aspects
philosophiques voire anthropologiques de la question cruciale des
fonctions du discours narratif. On peut, à ce niveau, recourir aux travaux
de Brès (1994a), qui développent des hypothèses intéressantes sur la ma-
nière dont les récits rendent l'agir temporellement intelligible et sur la
nécessité des opérations narratives dans l'expression des identités indivi-
duelles et collectives. Plus spécifiquement, la problématique qui
m'intéressera ici sera celle des rapports que la production du discours
narratif entretient avec la situation d'interaction telle qu'elle est intériori-
sée par les agents :
La sélection d'un fait donné par un sujet en vue d'en fournir une narration à un
auditeur-lecteur et cela en fonction d'une recherche d'effet sur ce dernier ne
dépend donc pas de l'individu isolé mais de la situation de communication telle
qu'il se la représente à un certain moment, en un certain lieu, face à un certain in-
terlocuteur, c'est-à-dire dans une situation de communication définie.
(Fayol 1985. 131)

Dans une telle perspective, l'étude des fonctions contextuelles de la


narration conduit à examiner attentivement, d'une part la question des vi-
sées actionnelles. telles qu'elles sous-tendent les séquences discursives,
et d'autre part celle des genres de discours dont relève plus
i?L-ncralement l'activité langagière. Concernant l'émergence des récits RI
et R2 dans le cadre habituellement transactionnel d'une librairie, on peut
dès lors tenter de montrer en quoi le recours à la forme narrative est
étroitement lié à la particularité des propriétés aclionnelles qui caractéri-
sent celle interaction verbale.

Sur le plan référentiel, il est à noter que le dialogue entre Denis et


le libraire diffère profondément des interactions de service qui prennent
place habituellement dans un tel lieu. En effet, les Echanges n'expriment
pas les différentes opérations propres à la praxéologie transactionnelle de
la librairie (Roulet 1995 et Filliettaz 1997) et se rapprochent ainsi
davantage d'un modèle générique de la conversation familière (Travcrso

"Travcrso (1996. 12) définit la conversation familière de la manière suivante : "C'est un


échange langagier à caractère réciproque, organisé par tours de parole dont l'alternance
n'est pas pré-déterminée. La finalité de la conversation est interne et les participants y
poursuivent un objectif commun. La conversation possède une temporalité particulière du
fait qu'elle impose à chaque participant l'abandon de son temps individuel et ordinaire
Laurent Filiiettaz 313

1996) que de celui de la prestation de service. Cependant, une telle


absence de finalité transactionnelle ne doit pas être ramenée à une absence
générale de visée d'ordre actionne!, car comme le relève très justement
Traverso, les conversations familières soni sous-tendues par des finalités
"internes" et jouent un rôle déterminant dans l'établissement des relations
sociales entre les conversants :
Sa finalité est "interne", elle ne vise pas à établir quelque chose qui lui serait exté-
rieur (un accord transactionnel, une décision,...), mais simplement à réaffirmer et
à élargir ou approfondir les liens sociaux. Cette dimension fondamentale de la
conversation souligne la place centrale qu'elle occupe parmi les activités sociales.
(Traverso 1996, 6)

En d'autres termes, il semble que les visées actionnelles liées à cette


situation particulière d'interaction relèvent davantage du plan de
l'expression identitaire que de celui de l'obtention d'un service. On peut
ainsi interpréter le comportement langagier de Denis à la lumière de cette
finalité et montrer comment le contenu de son discours tout comme sa
gestion de l'interaction conduisent en permanence à une "mise en scène"
du locuteur.

On doit à ce titre prêter une attention particulière au début de l'in-


teraction et noter à la fois l'obstination avec laquelle Denis répète sous
différentes variantes l'énoncé "c'est ma copine" (I. 3, 17. 39) et l'effet de
stagnation que ces répétitions opèrent au niveau des Echanges. On
comprend dès lors que le processus de négociation mis en place ici porte
spécifiquement sur une opération argumentative qui consiste pour Denis à
se mettre en valeur en faisant la démonstration qu'il est bien l'ami de
Simone Schwarz-Bart. Cette visée est d'ailleurs clairement identifiée par
le libraire, à travers ses réactions ironiques ("Vous en avez une de ces
chances |...] vous êtes un ami privilégié hein" I. 35-37). Une telle centra-
tion de Denis sur la manifestation de son identité se traduit, au plan de la
gestion du dialogue, par une tendance à la monopolisation de l'espace de la
communication. On peut dès lors constater que l'orientation thématique de
l'interaction est largement prise en charge par Denis et que ses
Interventions sont généralement plus longues que celles du libraire.

pour l'entrée dans un temps commun. Elle peut se dérouler en tout lieu mais affectionne
les lieux permettant la meilleure proximité spatiale et psychologique Elle fonctionne enfin
sur la base d'une égalité de principe entre les participants."
314 Cahiers de Linguistique Française 21

Il n'est pas inintéressant de mettre ces quelques observations en rap-


port avec la présence, dans l'interaction, de séquences narratives. En effet,
il me semble que l'émergence des récits joue un rôle déterminant dans les
différents modes de manifestation de l'identité de Denis. Sur le plan du
contenu tout d'abord, les récits tendent à illustrer les liens d'amitié qui
unissent le narrateur à l'écrivaine : ils désignent un monde discursif dans
lequel ces deux agents sont en quelque sorte "réunis" dans une même
"intrigue". En d'autres termes, la fonction exemplaire des récits permet à
Denis de se mettre en scène aux côtés de Simone Schwarz-Bart et ainsi de
construire à travers son discours une image positive de lui-même. On
aborde ici la question de la diversité des finalités liées à la production des
narrations, telle qu'elle a été décrite statistiquement par Vincent dans le
cadre spécifique des entrevues sociolinguistiqucs :
Cependant, si on considère le lien que le récit entretient avec le discours en cours
et le lien que le narrateur entretient avec son récit, on constate que la narration fait
bien plus que relater des faits. En effet, environ 45% des récils ont des fonctions
qui dépassent largement celles du simple fait de raconter : te narrateur utilise la
narration comme clément de preuve d'un argument présente des faits de pa-
roles qui sont eux-mêmes des arguments ou met en avant-scène un acteur
privilégié pour offrir de lui une image positive. En contrepartie, il faul aussi
considérer que dans 55% des cas. le narrateur ne propose pour son récit aucune
autre fonction que celle du simple plaisir de raconter. (Vincent 1994,46-47)

A cette fonction argumentative et identitaire des narrations, il faut


ajouter leur mode particulier de réalisation au plan conversationnel. En
effet, la mise en place de récits dans l'interaction verbale est souvent as-
sociée à des tours de parole plus longs et à une plus faible production de
régulateurs verbaux de la part de l'interlocuteur (Laforest 1996). En
d'autres termes, la forme narrative place le locuteur dans une position de
force dans la gestion de l'interlocution en lui "garantissant" un espace
communicationnel relativement protégé. Ces ressources particulières
contribuent dès lors à expliquer en quoi le recours aux expressions narra-
tives peut relever, au plan identitaire, d'une stratégie de monopolisation
de la parole. Dans une telle perspective, les récits permettent a Denis de se
mettre en scène non seulement comme un "protagoniste" valorisé, mais
également comme un locuteur habile et comme un interactant dominant.

A travers ces quelques considérations, j ' a i tenté de compléter


1 analyse des séquences narratives produites par Denis en les mettant en
relation avec la nature particulière des visées actionnelles qui semblent ca-
ractériser ce dialogue. J'ai ainsi montré en quoi la spécificité des enjeux
Laurent Fillietlaz 315

liés à l'expression de l'identité du client contribuait à expliquer non seu-


lement les propriétés génériques de cette interaction verbale, mais égale-
ment la manifestation de séquences narratives. Dans la perspective plus
générale de l'analyse compositionnelle du discours, il semble dès lors
nécessaire d'articuler étroitement les propriétés internes des séquences
discursives avec les paramètres de l'activité langagière, ce qui revient à
rendre compte des fonctions contextuelles des séquences effectives à la
lumière de la dimension référentielle du discours.
4.4. Synthèse
Les paragraphes précédents ont montré à la fois la dépendance et la spéci-
ficité de l'analyse compositionnelle par rapport à l'analyse séquentielle.
Kn effet, l'étude des propriétés formelles et fonctionnelles des séquences
effectives présuppose une segmentation minimale, telle qu'elle résulte
d'une analyse séquentielle, mais elle vise surtout à déterminer les traits
émergents des séquences, tels qu'ils impliquent une pluralité de systèmes
d'informations. C'est ainsi que l'analyse compositionnelle des récits
produits par Denis doit être considérée comme une opération complexe
qui résulte de la mise en relation de séquences narratives avec des infor-
mations de nature linguistique (marquage formel), hiérarchique
(statut hiérarchique), relationnelle (marquage micro-compositionnel,
fonctions co-textuclles) et référentielle (fonctions contextuelles),
comme l'illustre le schéma récapitulatif suivant :

Les informations relationnelles étant elles-mêmes hétérogènes (voir Roulet à paraître) et


relevant non pas d'une dimension discursive simple, mais d'une organisation complexe,
elles sont marquées dans le schéma par une forme rectangulaire.
316 Cahiers de Linguistique Française 21

séquence
narrative
MODULES LINGUISTIQUES
MODULE RÉFÉRENTIEL (LEXICAL & SYNTAXIQUE)

; corucxn Marquage linguistiqueN


visées actionnclles • expression des effets
i compte des genrejy composilionnels (ugu-
menuuif*. ainnuts, luio-
téliquej)

récit

onctions co-tcxtuelles Propriétés formelles


- statut hiérarchique des - relations de discours au
niveau micro-compositionnel
séquences (d^pendiacc
indépendance, interdé- Fonctions co-textucllcs
pendance)

MODULE HIéRARCHIQUE ORGANISATION RELATIONNELLE

Un tel schéma ne prétend à l'évidence pas expliciter l'ensemble


exhaustif des systèmes d'informations qui interviennent dans la mise en
place des récits, mais il permet minimalemcnt de saisir une différence
importante entre deux notions souvent confondues : celle de récit et celle
de séquence narrative. En effet, dans le modèle présenté, la notion de
séquence narrative s'applique de façon générale à l'ensemble des segments
textuels qui réalisent le principe de narrativité, alors que les récits ne
constituent qu'un sous-ensemble de tels segments. Je fais donc l'hypothèse
que c'est sur la base de ses propriétés formelles et fonctionnelles, telles
qu'elles relèvent d'une analyse compositionnelle. qu'un récit peut être dif-
férencié d'autres formes d'expression narratives, comme par exemple de
la notion de relation (Roulel 1989).
Laurent Filliettaz 317

5. Conclusion
A partir d'un ensemble complexe de phénomènes discursifs liés à la
présence de récits dans une interaction en librairie, j'ai commencé par po-
ser empiriquement la problématique de l'hétérogénéité compositionnelle
du discours avant de montrer comment celle-ci pouvait être traitée dans
une démarche analytique cumulative. Dans cette perspective, les
hypothèses relevant de l'approche modulaire du discours m'ont conduit à
dégager deux niveaux d'analyse clairement distincts, qu'on peut briève-
ment résumer de la manière suivante.

L'étude de la problématique compositionnelle implique minimalc-


ment un modèle de la segmentation séquentielle du discours. C'est donc au
niveau d'une organisation séquentielle élémentaire qu'il est possible
de rendre compte du fait que les productions langagières articulent
souvent une pluralité de séquences discursives qui ne relèvent pas néces-
sairement d'un même type de discours. Les objectifs théoriques qui
caractérisent ce niveau d'analyse résident principalement dans la
constitution d'une typologie élémentaire et dans le repérage des séquences
discursives. Pour ce faire, j'ai avancé l'hypothèse selon laquelle les mo-
dules référentiel et hiérarchique permettent non seulement de définir des
prototypes discursifs abstraits, mais également de rendre compte de leurs
manifestations séquentielles effectives.

C'est seulement dans un second temps que l'étude de


l'organisation compositionnelle peut prendre place et que les
séquences élémentaires repérées peuvent être décrites formellement et
fonctionnellcment. Dans la mesure où l'analyse des propriétés émergentes
des séquences conduit à une prise en compte d'un ensemble hétérogène de
phénomènes discursifs (propriétés formelles, fonctions co-textuellcs,
fonctions contextuelles), l'organisation compositionnelle du discours arti-
cule un grand nombre de systèmes d'informations et relève ainsi d'un haut
degré de complexité.

On peut dès lors généraliser !es propositions théoriques faites dans


le cadre spécifique de l'analyse des récits oraux, et représenter à l'aide du
schéma suivant les différentes étapes impliquées dans l'étude de
l'hétérogénéité compositionnelle du discours :
31S Cahiers de Linguistique Française 21

MODULE REFÉRENTIEL MODULE HIÉRARCHIQUE

Représentations*
rëférentielles
(§2.1.1.)
Prototypes
discursifs
MODULE RêFERENTIEL MODULE HIéRARCHIQUE

lz
•r
u Repérage des
Z
séquences discursives

MODULE RéFéRENTIEL MODULES LINGUISTIQUES

r Effets
compositionnels

Formes et fonctions
des
séquences discursives
• Relations micro-
composition nel [es
(§4.1.2.)
- Fonctions co-tex-
tuellcs(§4.2.)
MODULE HIéRARCHIQUE
ORGANISATION RELATIONNELLE

Les différents niveaux d'un tel schéma constituent la contrepartie


théorique à la réalité complexe qu'il s'agit de décrire. En effet, seul un
modèle articulé autour de ces différentes composantes discursives permet
de rendre compte du triple ancrage cognitif. textuel et linguistique de la
problématique de l'hétérogénéité compositionnelle du discours. On peut
ainsi développer une réflexion sur des entités prototypiques abstraites et
expliciter "l'air de famille" sur lequel se fonde un type de discours, sans
pour autant perdre de vue le fait que les séquences effectives constituent
Laurent Fillieltaz 319

avant tout des réalités textuelles et linguistiques qui manifestent des


propriétés émergentes.

Par ailleurs, une telle démarche cumulative permet de stabiliser, sur


le plan terminologique, des notions souvent confondues et qui peuvent être
parfois à l'origine de certains malentendus. L'étude spécifique des narra-
tions quotidiennes a par exemple montré en quoi il convient de distinguer
les notions de discours narratif, de séquence narrative et de récit : alors
que le terme discours narratif renvoie à un prototype abstrait,
l'expression séquence narrative désigne quant à elle les segments de dis-
cours effectifs qui réalisent le principe de narrativité ; on réserve dès lors
le terme récit à un sous-ensemble de séquences narratives qui présentent
certaines propriétés formelles et fonctionnelles. Ces remarques conduisent
à un questionnement sur le statut ontologique de la catégorie des récits
oraux : faut-il les extraire de l'ensemble des expressions narratives et les
étudier en tant que réalités spécifiques ou faut-il au contraire les intégrer
à une théorie générale de la narrativité ? Sur ce point aussi, le modèle
développé apporte un éclairage intéressant, dans la mesure où il permet
d'expliciter ce que typologiquement et séquentiellement un récit oral
partage avec d'autres formes textuelles de la narration, sans pour autant
négliger les propriétés formelles et fonctionnelles qui le spécifient au
niveau compositionnel.

Enfin, on n'aura pas manqué de remarquer le statut central occupé


par la dimension référentielle du discours dans les questions traitées ici.
En effet, à différents niveaux, l'étude des séquences discursives implique
de recourir à des informations de nature référentielle telles qu'elles in-
terviennent dans les notions de représentation événementielle sous-jacente.
de structure événementielle effective ou encore de fonction contextuelle.
Une telle prédominance ne doit pas être interprétée comme le fruit du
hasard ni comme une focalisation excessive sur un aspect particulier de la
problématique compositionnelle. Au contraire, la perspective référentielle
adoptée ici traduit sur le plan théorique la nécessité qu'il y a d'aborder la
question spécifique des types de discours à la lumière de la dialectique
qu'elle instaure entre le champ de la textualité et celui des représentations
du monde, comme le note justement Adam à propos de la narration :
Raconter, c'est établir des rapports d'ordre chronologique cl causal, iransformcr la
réalité sur la base d'une ihcorie - consciente / inconsciente, individuelle / collec-
tive - de la causalité. Dès lors, renonciation narrative induit des nippons entre des
3 20 Calùers de Linguistique Française 21

objets-événements et, surtout, utilise la capacité de la langue à transformer la


réalité dans l'intérêt de l'énoncialeur. Dans la machine narrative comme dans touic
opération discursive. le sujet, son dire et le monde se trouvent pris, déplacés.
(Adam 1994a, 272)

C'est sans doute de cette articulation étroite entre des formes tex-
tuelles sémiotisées et des opérations cognitives sur les mondes que la pro-
blématique spécifique du récit tout comme celle plus générale de l'hétéro-
généité compositionnellc du discours tirent leur complexité intrinsèque
ainsi que leur modernité dans l'étude interdisciplinaire des productions
langagières.

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Annexe
Dialogue enregistré dans la librairie Rousseau le 30.10.1979 entre ic libraire (L) et un
clieni (C)
Légende :
XXX séquences ininterprétablcs
chevauchements
pauses plus ou moins longues
: allongements

I C. Ti Jean l'horizon je l'ai déjà reçu


L. Vous l'avez reçu ?
C. XXX vous voyez c'est ma copine
L. Ouais ouais vous m'aviez dit
5 C. EJkjns l'a déjà envoyé ça y est ...je suis content parce que:
L. Ben ça fait pas mon affaire cher monsieur
C. Je l'avais PU
L. vous Ypy« (rire)
C. Ah je sais
10 L. Hein
C. Oh un coup il m'en r'faudra parce que . pour faire: pour offrir voyez dfs_tmc_s.
L Ojii
C. Euh
L. Il vous faut pas tout de suite des fois non ?
15 C. Il est déjà là le livre vous voyez
L. AlLClli
C. Dédicacé toui c'est ma copine alors.
L. Ouais, ouais vous m'aviez dit
C. Mais: ils sont cons comme tout hein ces télévisons françaises c'est vraiment
20 des cons moi j'ai beau être français . quand ils lui avaient euh ils lui avaient pas
fait le message alors moi j'ai été plus malin qu'eux , je sais que j'aurais tôt ou
Lard j'aurais XX j'ai téléphoné aux éditions du Seuil
L. Ouais ouais ben c'est ce que ie vous avais dit
C. Alors comme ça je XX pas con ça a marché du premier coup .. alors elle était
25 pas là mais il y avait son chargé d'affaires ils disent chargé d'affaires hein eux
L. oui
324 Cahiers de Linguistique Française 2 !

C. on dit pas imprésario c'est pour les artistes de cinéma ou les: les: les chanteurs .
eux ils disent hein . je crois que c'est un chargé d'affaires ils m'avaient dit on
appelle son je crois que c'est ce nom là . alors ils l'ont appelé très sympa tout
30 . et ça a marché comme sur des roulettes alors maintenant j'ai son téléphone et
son adresse
L. AEaàs?
C. Elle donne clic donne pas le téléphone à personne y a que moi qui l'ai. il est là
.. ils donnent pas parce que:
35 L. Vous avez une de ces chances
C. Euh . non: c'est pas pour ça
L. Vous êtes un ami privilégié hein
C. Oui: oh oui elle m'a marqué oh toujours . dans tous ces livres c'est marqué les
trucs . mon copain d'enfance . mon grand copain . XX
40 L. Vous étiez aux Antilles non ?
C. Non jamais mis les pieds
L. Ah bon ben alors, ?
C. Alors on s'est connu: voilà comment ça s'est passé . j'ai connu son mari moi
avant.X
45 L. Quais
C. pendant la guerre moi je suis juif et puis
L. Ouais
C. lui il est juif aussi.. cl puis elle clic est pas juive . et puis: on s'est connu on s'est
connu puis un beau jour euh: elle était à X elle a fait un peu tous les boulots .
50 et puis ils se sont connus euh: comme ça voilà . elle elle cherchait un
renseignement
L. Oui
C- El puis elle était emmerdée tout j'sais pas si elle allait pas à l'Université ou quoi
enfin elle cherchait un renseignement. puis clic est tombée sur ce monsieur .
55 c'était mon copain
L. Ouais
C. Et puis: ils ont parlé ils ont parlé et puis il lui a dit bois pxs ton café trop vite
parce que: j'ai pas de quoi payer un deuxième café . si tu bois trop vite
L rfita)
60 C. Après on dil Monsieur vous désirez . pis c'est elle qui a payé le deuxième café
ils sont restés de deux heures l'après-midi à dix heures du soir
L. Ah
C. Pis il avait pas un rond
L. Çfcm XX
65 C. Et puis il a écrit euh: le premier livre il a eu du mérite il a eu le Goncourt
L. Ouais ben c'était le:
C. Le Dernier des Justes
L. Ouais ..
C. Alors faut le faire hein écrire un livre et puis alors . moi je me demande si elle
70 va pas gagner je sais pas pourquoi. dans Le Monde il y a une grande critique
tous, les jours
L Ben oui ben on en on en p . elle est sur la liste quoi
C. Moi ic suis sûr qu'elle va gagner
L. Elle est sur la liste
75 C. Moi j'ai l'impression qu'elle va gagner .. et puis:
Laurent Fiiiienaz 325

L. Cs n'a pas beaucoup d'importance notez pour moi


C. .Y_fl. y voudrais bien qu'elle gagne hein . ça c'est les Nouvelles Littéraires
hein ?
L. Ouais
80 C. Déjà
L. Ouais
C. El puis il y Le Monde d'aujourd'hui encore des critiques puis la semaine
L. Oui oui
C. Alors La Croix je crois que c'est un journal catholique hein
83 L. C'est catholique La Crpjx
C. Il faut ils disent que du bien . ils disent dans Le Monde d'aujourd'hui je vais
vous dire la critique . parce qu'il y a une photo d'elle encore . moi je garde tout
hein . tout tout tout tout
L. Du fétichisme cher Monsieur ?
90 C. Non non non c'est.
L. (rire)
C. C'est je suis collectionneur de tout moi
L Ouais ouais
C. Pendant la guerre j'avais collectionné des billets qui venaient des camps de
95 concentration moi
L. Ouais vous m'aviez dit
C. Je vous avais dit hein . c'est pas de la blague .. vous voyez bien . XXX il est la
L. Ouais ouais d'accord ouais ouais ouais
C. Vous vovez que c'est pas du bluff. tout ce que je dis c'est pas du vent. il y a des
100 gens ils parlent beaucoup puis c'est de la blague ,. Voyez ça c'est d'aujourd'hui
. je ne savais pas qu'elle était dans le journal d'aujourd'hui
L. Oui
C. J'ai acheté parce que XJQC
i. lii.crilio.ucnj ?
105 C. Non il n'y a pas tellement la critique mais il y a sa photo puis il v a
L. Ah ouais d'accord euh
C. 11 y a deux Upji

C. Il y a deux trois noms euh là ils disent que Le Monde euh . dit du bien puis il y
110 a La Croix .
L. Ouais.
C. C'est bien La Croix parce que . c'est pas parce que j'aime La Croix moi j'ai
jamais lu . vous voyez
L. Ah oui d'accord . ouais ouais
115 C. Euh: une luxuriance . un rythme lyrique . une tendresse une langue
merveilleuse qui font d'elle un écrivain et un rare exemple de vérité humaine
L. Mhm
C. Lucien Guisam je connais pas ... La Croix ... puis il y a du dans les Nouvelles
Littéraires. je ne sais pas quand il sort lui tous les mois mais:
120 L. C'est c^tsLun;
C. Moi j'ai celui du mois dernier, c'est tous les mois
L. C'est tous les qmn« jours
C. Ah bon
L. Ouais
326 Cahiers de Linguistique Française 21

125 C. Bso peut-être qu'il est sorti l'autre alors


L. Ouais
C. Ca m'intéresserait parce que l'autre fois il y avait pas: il y avait pas son livre X
il y avait: une publicité comme ça
L. Mhm
130 C. Elle est jolie hein comme femme?
L. Ouais elle est bien . elle est bien
C. BcJkhetn?
L Ouais ouais
C. D'après moi là . je lui demande jamais elle me le dirait mais je ne demande
135 jamais aux femmes moi XX de toute façon elle me le dirait. elle doit avoir
quarante ans
L. Quarante ans . ouais
C. Elle a un gosse de seize et dix-sept ans
L. C'est juste moi je ne sais du tout
140 C. Alors ie vais je vais taire agrandir les photos puis elle le sait pas . j'ai des
photos quand ils étaient tout petits ses gosses guis, elle le sait pas .
L. Ah bon
C. Elle va être contente . alors ils tiennent un petit chien: ils avaient six ans puis
maintenant ils ont dix-sept ans hein , ils doivent être grands vous savez les
145 garçons maintenant ils sont grands .. en général les filles aussi à treize ans c'est
déjà des beautés . moi ma nièce là à Lyon elle a quatorze ans quand elle me
tient par le bras on dirait presque que c'est ma bonne-amie hein
L. Ouais . bravo hein
C. A quatorze ans . elle me tient par le bras tout le monde croit que c'est ma
150 fiancée ... alors voyez ils disent du bien hein c'est bien hein ?
L. Ouais c'est très bien
C. Je ne sais pas si ils parlent XXX des fois y: il y a quelque chose dedans hein ...
il est pas mal Le Monde hein mais c'est pas par snobisme hein mais . les
journaux suisses y: ils racontent pas tout. par exemple il y a un procès à
155 Cologne il n'y a pas un mol dans les journaux suisses . pas un mot. un machin
comme ça quand même on devrait en parler non hein: trois Nazis qui passent au
tribunal hein . pas un mot.. ouais c'est pour ça que c'est emmerdant les
journaux . alors en première page ou en deuxième page c'est ce qu'on voit
Servcttc a manqué un but. troisième page
160 L. (rire)
C. Guyol est blessé
L. (rire ) oui
C. On dirait c'est quand même X je ne sais pas moi qu'est ce qu'il y a
d ' i m ponant qu'est ce qu'on s'en fout
165 L. Ah ouais non mais . moi je suis d'accord
C. Mfli j'aime bien et et je trouve qu'ils ils sont sympas ces types moi. moi ils
m'ont rien fait je les trouve très gentils ces gars
L. Ouais ouais non mais c'est c'est l'événement sportif
C. Mais ie veux dire qu'est ce qu'on s'en fout . c'est comme si moi on me dit euh
170 Denis . euh je m'appelle Denis moi. s'est tordu le pied en traversant la: la rue
L. iaaù
C. Alors là les gens ils diraient qu'est ce qu'on s'en fout de ce con là , alors quand
on voit. euh le ballon s'est dégonflé alors euh; la première page . alors là on en
Luurenl Filliettaz 327

parle mais on s'en fout de tout ça ... on dirait qui c'est ce con là ... mais: euh moi
175 quand elle va venir me voir elle va venir me voir
L. Oui . ouais bcn elle n'habite pas loin elle est à Lausanne
C. P.lle n'habite plus en Suisse elle
L. Ah non ?
C. fis ont quitté la Suisse . ils habitaient Pully . moi je ne le savais même pas moi
180 .. il y a deux ans qu'ils ont quitté . moi je savais qu'ils étaient partis mais je ne
savais pas qu'ils étaient partis définitivement. alors je ne sais pas si sa
barraque elle l'a vendue ou si elle l'a louée . parce qu'elle avait une belle
maison hein . modeste mais grande hein
L. (rire)
185 C. A Pully une baraque ça vaut. des centaines de mille francs hein .. alors moi
j'allais bouffer toutes les semaines chez eux j'ai habité douze ans à Lausanne
L. Ah bon
C. Alors j'allais les voir toutes les semaines pour bouffer . alors elle m'a marqué
dans le livre là
(la porte s'ouvre et quelqu 'un entre)
190 L. Bonjour Maricha ., Bien bien
C. Charmante dame . bon
L. Maricha que puis-je faire pour toi ?
Iinteraction entre le libraire et Maricha : durée 35 secondes)
C. Bon . je vous laisse hein
L. Voilà . aurevoirMonsieur
195 C- Je vous ferai signer le livre quand elle vient si vous voulez
L. Ben pour ouais moi ie non mais vous savez l'autographe moi
C. XX vous vous en foulez quoi
L. Non c'est pas que je c'est pas que je m'en fous je comprends cette celte
demande mais c'est pas la mienne quoi
200 C. Ah: mais si ça avait été Bngiltc Bardot hein ?
L. (rire)
C. Bon . au revoir
L. Monsieur. euh Madame
204 C.2 Vous avez . livre russe ?

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