Texte 2 : François Rabelais, Gargantua, chapitre XXIX « La teneur de la lettre que
Grandgousier écrivit à Gargantua », 1534.
La ferveur de tes études aurait exigé qu’avant longtemps je n’interrompe ce
philosophique repos, si la confiance accordée à nos amis et anciens alliés n’avait aujourd’hui 5 trompé la sécurité de ma vieillesse. Mais puisque telle est cette fatale destinée, qui fait que c’est par ceux mêmes dans lesquels j’avais placé toute ma confiance que je suis inquiété, je me vois forcé de te rappeler au secours des gens et biens qui te sont confiés par droit naturel. Car aussi vrai que les armes restent sans force au-dehors si le bon sens n'est en la 10 maison, de même vaine est l’étude, et inutile est le bon sens, si en temps opportun on ne les met à exécution grâce à la vertu, et s’ils ne sont rapportés, enfin, à l’effet vers lequel ils tendaient. Ma résolution n'est pas de provoquer, mais d'apaiser, non d'assaillir, mais de défendre, non de conquérir, mais de garder mes fidèles sujets et terres héréditaires. C’est 15 elles qu’a hostilement envahies Picrochole, sans cause ni raison, et de jour en jour il poursuit sa furieuse entreprise, dans des excès non tolérables pour toute personne attachée à la liberté. Je me suis mis en devoir de modérer sa colère tyrannique, en lui offrant tout ce que je pensais pouvoir le contenter, et plusieurs fois j’ai envoyé mes gens aimablement chez lui, 20 pour comprendre en quoi, par qui et comment il se sentait outragé, mais de lui je n'ai obtenu d’autre réponse qu’un manifeste aplomb, une assurance et une prétention au droit de disposer de mes terres. Cela m’a convaincu que notre Dieu éternel l’avait au gouvernail de son libre arbitre et de ses opinions personnelles, qui ne peuvent être que méchants si par grâce divine ils ne 25 sont continuellement guidés ; et pour le contenir dans ses devoirs et lui faire reprendre ses esprits Il me l’a ici envoyé, sous de monstrueux auspices. C’est pourquoi, mon fils bien aimé, aussitôt que faire se pourra, après avoir lu cette lettre, reviens en diligence secourir non pas tant moi-même – pitié qui toutefois est ton devoir naturel – que les tiens, ceux que selon la raison tu dois sauver et protéger. Plus grand 30 sera l’exploit, si l’effusion de sang est la moindre possible. Et s’il est possible, c’est en usant d’inventions plus efficaces, telles que manœuvres et ruses de guerre, que nous sauverons toutes les âmes et les renverrons joyeuses à leur domicile. Très cher fils, que la paix du Christ notre rédempteur soit avec toi. Salue Ponocrates, Gymnaste et Eudémon de ma part. Du vingtième jour de septembre. 35 Ton père Grandgousier.