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ISBN 978-2-10-058900-5
Consultez le site web de cet ouvrage
À Robin, avec sa sensibilité, son sens de l’humour et sa
pudeur.
À Bastien, avec son énergie, sa joie de vivre et sa résilience.
Aux Zadé, ma seconde famille.
REMERCIEMENTS
Toute ma gratitude va aux dirigeants qui ont accepté de
témoigner ici : sans eux, cet ouvrage ne serait pas. Mes
remerciements également à Sandra Enlart, ma complice à
Sciences Po, pour ses conseils bienveillants et sa relecture
critique. Un grand merci à Denis Dauchy, professeur de
stratégie à l’EDHEC, et aux DRH qui ont nourri ma réflexion
durant ces mois d’écriture, notamment Guillaume Bèque,
Valérie Bonte, Frédéric Bourdeau, Sylvie Brisson, Bénédicte
Chrétien, Xavier Delos, Sylvie Dugoujard-Allain, Patrice Gry,
Jacques Guillaume, Christophe Le Bars, Jérôme Nanty, Marie-
Hélène Plainfossé, Florence Quentier, Annick Verdier et
Thierry Weber. Enfin, l’aide logistique de Samuel Paquereau
m’a été précieuse.
AVANT-PROPOS
Je suis un opérationnel des ressources humaines. Durant mes
premières années d’expérience chez Philips, dans l’usine
du Mans, il s’agissait de faire face au boom de la téléphonie :
recruter des profils experts et requalifier le personnel en place.
Puis le site a perdu son plus gros client et je me suis investi
dans le reclassement des 496 personnes dont le poste était
supprimé. Chez Elf, ensuite, il m’a fallu construire des
parcours au sein du groupe pour les traders pétroliers recrutés
quelques années auparavant sur cette promesse. Au sein
d’Unilever, j’ai accompagné le développement du marché
européen du thé glacé et la réorganisation de la structure
industrielle au moment des 35 heures. Être DRH du groupe
Décathlon m’a conduit à travailler sur l’ouverture des premiers
magasins en Chine et sur l’intégration des États-Unis, mais
aussi à professionnaliser les politiques RH mises en œuvre et à
transformer en profondeur la qualité des pratiques de
management.
Si j’évoque cette expérience, c’est parce qu’elle n’est pas
neutre dans la façon dont j’aborde les thématiques traitées ici.
Certes, je suis désormais consultant. Certes, j’enseigne. Certes,
j’écris. Mais dans chacune de ces activités, ma posture reste
celle de l’opérationnel confronté à des enjeux concrets. Je ne
gère pas des projets, je ne traite pas des thématiques, je ne
considère pas que la réalité doit se plier aux concepts.
J’interviens sur les pratiques de l’entreprise et sur ce que
vivent les collaborateurs. Toute question est abordée au vu de
l’impact qu’aura concrètement la réponse sur le quotidien des
personnes au travail, aujourd’hui et demain.
Dans ma pratique du conseil, cette approche est structurante.
Quand je travaille avec des dirigeants sur l’articulation entre
leur stratégie et leurs pratiques RH, c’est pour impacter le
chiffre d’affaires et les résultats de leur entreprise. Mes
interventions sur les pratiques de management doivent
modifier ce que vivent les collaborateurs avec leur hiérarchie.
Lorsque j’accompagne une organisation sur la construction de
sa marque employeur, c’est pour développer les flux de
candidatures correspondant à ses besoins et l’engagement de
ses collaborateurs.
L’équation gagnante
Pourquoi faudrait-il articuler stratégie et gestion des
hommes ? Pourquoi affirmer qu’il s’agit là potentiellement
pour l’entreprise d’une équation gagnante ? Durant mes
premières années d’activité professionnelle, l’intérêt d’adopter
une démarche de ce type renvoyait chez moi à une conviction,
plus qu’à une réflexion structurée. J’ai choisi de travailler dans
le domaine des ressources humaines quand j’ai découvert « le
double projet économique et social » porté par Antoine
Riboud. Le premier dirigeant d’un groupe reconnu affirmait
que la meilleure voie pour faire croître l’entreprise était de
développer ceux qui y travaillaient. Investir dans l’homme
rapportait. Il ne s’agissait plus seulement de « faire du social »
pour des raisons morales ou éthiques, mais de réconcilier
l’économique et l’humain.
Il faut mesurer la rupture qu’a représentée cette approche.
L’acte fondateur en a été le discours prononcé en 1972 à
Marseille par Antoine Riboud, dans le cadre des assises
nationales des entreprises réunies par le CNPF, le futur Medef.
Le vice-président du CNPF, Ambroise Roux, inquiet, avait
d’ailleurs exigé d’avoir au préalable communication de ce
texte dans son intégralité. Et il avait fallu qu’Antoine Riboud
menace de prononcer son discours dans une salle voisine de
ces assises pour qu’il puisse enfin s’exprimer sans
contrainte[8].
Cette approche était en contradiction avec la pensée
managériale de l’époque. Elle reste aujourd’hui encore décalée
par rapport à la conception qui domine dans l’entreprise quant
à l’articulation entre l’économique et le social. Selon celle-ci,
l’économique et le social s’opposent. Il existerait en quelque
sorte un curseur à déplacer entre l’un et l’autre. Toute
ressemblance avec la situation vécue lors de nombreuses
négociations salariales, le DRH argumentant sur la situation
économique de l’entreprise, les représentants syndicaux sur la
situation sociale des salariés, n’est en aucun cas forfuite. Dans
cette approche, le social est subi par l’entreprise, il représente
un coût qui vient grever l’économique et s’inscrire dans la
colonne débit. C’est bien là l’héritage direct de notre histoire
sociale française, marquée notamment au XIXe siècle par une
conflictualité brutale.
Le double projet économique et social a eu pour effet de
remettre en cause cette représentation et d’en proposer une
autre. Dans celle-ci, l’économique et le social s’alimentent. En
investissant de façon ciblée dans le social, l’économique est
renforcé. Nous ne sommes plus là dans une logique de
dépenses, mais dans une démarche d’investissement. Restera
bien évidemment pour l’entreprise qui intègre cette logique à
identifier où investir dans le social pour dynamiser
l’économique. Et c’est là que la construction de l’articulation
entre stratégie et ressources humaines prend tout son sens :
elle devient le filtre pour orienter les investissements humains.
Figure 1 Les deux conceptions de l’articulation entre
économique et social
Revenons sur la responsabilité sociale de l’entreprise,
définie comme « l’engagement des organisations à se
comporter de manière éthique et à contribuer au
développement économique tout en améliorant la qualité de
vie de leurs salariés, de leur famille et de la société au sens
large[9] ». Certaines entreprises considèrent que leur seule
responsabilité est de générer du profit, afin de garantir l’intérêt
de leurs actionnaires. “The social responsibility of business is
to increase its profits”, écrivait Milton Friedman. Mais
d’autres organisations estiment que leurs actionnaires peuvent
bénéficier d’une gestion responsable des relations avec les
autres parties prenantes que sont les salariés et les acteurs
externes. Soit que cette approche soit adoptée dans une
démarche de gestion des risques : risques sociaux, d’image, de
réputation. Soit que l’entreprise pense que cela nourrira son
succès économique.
Cette conviction que les dimensions économique et humaine
pouvaient s’alimenter l’une l’autre, basée initialement sur
l’approche d’Antoine Riboud, a ensuite été étayée par mes
différentes expériences. J’en prendrai ici deux illustrations.
Lorsque j’ai rejoint le centre industriel de Philips au Mans,
l’encadrement du site savait que des investissements
technologiques importants seraient réalisés en production deux
ans plus tard. L’essentiel du personnel de fabrication était
composé d’opératrices dont l’activité consistait à insérer
manuellement des composants électroniques sur une chaîne de
production. Ces « petites mains » avaient été recrutées vingt
ans auparavant, avec pour la plupart comme seul bagage un
CAP de couture. Si la fonction RH n’avait fait que mettre en
œuvre ses processus, elle aurait attendu l’arrivée des machines
d’insertion automatique des composants, puis licencié les
opératrices dont le poste était supprimé et recruté des
conducteurs de machines automatisées au niveau bac, voire
bac + 2. Anticipant l’évolution des métiers et des effectifs
induite par ce changement d’équipements, un vaste
programme de requalification des opératrices a été construit et
mis en œuvre avec le Greta pour les opératrices. Plusieurs
dizaines d’entre elles ont suivi pendant un an cette formation
qualifiante et diplômante. Nous avions calculé que le coût de
cette opération était le même que ceux du PSE et des
recrutements additionnés. Ce que nous n’avions pas valorisé,
c’est l’engagement qu’allait générer cette opération chez les
personnes concernées. Le jour de leur entrée en fonction, l’une
d’entre elles est venue me voir : « Avec cette formation et ce
changement de métier, vous m’avez fait redémarrer. J’avais
honte de mon métier face à mes enfants. Aujourd’hui, je suis
fière de ce que j’ai réalisé. Vous serez surpris par ce que mes
collègues et moi allons donner dans notre nouveau métier. » Et
effectivement, les indicateurs de productivité sur ces lignes de
production se sont révélés très supérieurs à ce qui était prévu.
Autre illustration, cette fois-ci chez Décathlon. Du fait de
son modèle économique, dans un secteur où les frais de
personnel représentent un pourcentage élevé par rapport au
chiffre d’affaires, l’entreprise privilégie l’emploi débutants,
avec la rémunération correspondante. Mais employer des
juniors alors que la proposition de valeur client suppose un
haut niveau de compétence et de qualité de service implique
que ces collaborateurs soient formés et accompagnés de façon
rapprochée, responsabilité qui incombe en premier lieu au
manager. D’où une identité employeur qui se veut notamment
différenciante sur la qualité des pratiques de management. La
question que nous nous sommes posée était celle de la
corrélation entre la qualité des pratiques de management et la
performance économique du magasin. Nous disposions d’une
évaluation précise et chiffrée de la qualité des pratiques de
management pour chacun des 400 magasins, grâce aux audits
de management systématisés par la DRH. L’analyse a
démontré cette corrélation : entre le quart des magasins les
mieux managés et le quart les moins bien managés, il existait
systématiquement un facteur multiplicatif de 1,2 sur la
croissance du chiffre d’affaires. Investir sur la qualité des
pratiques de management, au vu du business model de
l’entreprise, avait bel et bien un effet d’amplification
significative de la croissance économique.
Au-delà des déterminants éthiques et moraux ou des
considérations à caractère social, être convaincu de l’intérêt
pour l’entreprise d’articuler stratégie et gestion des hommes
est un premier pas. Pouvoir s’appuyer dans son expérience sur
des illustrations de cette logique permet de dépasser le seul
stade de la conviction. Mais notre propos va bien au-delà :
nous voulons tout d’abord démontrer que cette articulation
entre stratégie et ressources humaines est effectivement une
équation gagnante, pour le plus grand bénéfice à la fois de
l’entreprise et de ceux qui la composent. Nous cherchons
également à détailler les mécanismes en jeu, de manière à ce
qu’ils puissent être reproduits ensuite.
Poser des repères sur la stratégie et sur la GRH permet de
constater que si ces deux mondes ne sont pas articulés, leurs
enjeux sont souvent communs. C’est ce que nous verrons dans
le chapitre 1. Le chapitre 2 détaillera ce que peut être la
contribution de la GRH dans la mise en œuvre de la stratégie,
dans une logique d’alignement. Mais la dimension RH peut
aussi alimenter la construction de la stratégie, à travers
l’approche développée dans le chapitre 3. Le chapitre 4 nous
permettra d’analyser les conséquences pour la fonction RH de
cette articulation entre GRH et stratégie. L’ensemble de cette
approche sera traduit en une démarche concrète en 9 étapes,
présentée dans le chapitre 5.
[1]
L’Expansion, mai 2012.
[2]
RH info, chronique du 17 juin 2011.
[3]
Les Échos, 15 décembre 2009.
[4]
Rapport annuel et de développement durable, France Télécom 2008, publié le
4 mai 2009.
[5]
Ouvrage collectif dirigé par Michel Kalika, Les défis du management : 15
réflexions pour l’action managériale dans un environnement turbulent, Éditions
Liaisons, 2002.
[6]
Intervention du 3 avril 2012, Congrès HR’.
[7]
Source : Jean-Christophe Debande, Les relations sociales en entreprise en 100
points clés, Vuibert, 2012.
[8]
Pierre Labasse, Antoine Riboud, un patron dans la cité, Le Cherche Midi,
2007.
[9]
Définition du World Business Council for Sustainable Development.
1
STRATÉGIE ET GESTION DES HOMMES,
DEUX MONDES HERMÉTIQUES
Que faut-il entendre par « stratégie » aujourd’hui ? Quels sont les enjeux contemporains de la
gestion des hommes ? Comment ces deux mondes s’articulent-ils ? L’objectif de ce chapitre est de
poser des repères. C’est à partir de ces repères partagés qu’il sera ensuite possible de traiter des
interactions entre deux univers qui, de fait, se rencontrent peu.
Élargir la GRH
« Vous travaillez dans les ressources humaines ? Pire, il n’y a que gardien de prison, non ? » Celui
qui m’interpelle ainsi est un ami de mes fils, il n’a que 16 ans et ne connaît pas l’entreprise. Mais
son propos est révélateur de ce que pense une partie de l’opinion publique. Ce qui est associé à la
dimension RH, c’est plutôt le mal-être au travail, la peur pour son emploi, la charge de travail, le
stress, les réorganisations, les plans d’économies, voire des sujets médiatisés tels que suicides au
travail ou séquestrations.
Néanmoins, la représentation la plus répandue de la gestion des ressources humaines reste celle
d’activités administratives, constituées principalement de la paie et de l’administration du personnel.
Il est vrai que ces tâches sont indispensables et que 39 % des effectifs de la fonction RH y sont
encore affectés[8].
Faut-il vraiment souligner que la gestion des ressources humaines, ce n’est pas ça ? Ou en tous les
cas, que ce n’est pas que ça, et que ce n’est pas d’abord ça ?
La gestion des ressources humaines ne se limite pas non plus à une fonction, encore moins à une
structure dédiée aux RH. Quand nous parlons de ressources humaines, nous considérons l’ensemble
des dimensions relatives aux personnes dans leur activité professionnelle. C’est des hommes et
femmes dans l’entreprise dont il est question ici, et pas seulement de la fonction RH.
Enfin, ce chapitre n’a pas pour objet de définir ce que doit être la gestion des ressources humaines
pour apporter sa pleine contribution à la stratégie : c’est la finalité de cet ouvrage dans sa globalité.
Ce dont il s’agit, c’est plus de positionner la gestion des ressources humaines dans le monde
d’aujourd’hui, en prenant en compte ses déterminants contemporains. En symétrique du
développement sur la stratégie ci-dessus, l’objectif est de comprendre ce qu’est la gestion des
ressources humaines en partant des enjeux auxquels elle doit répondre désormais.
Ces déterminants contemporains de la gestion des ressources humaines sont de plusieurs ordres.
Certains renvoient aux changements de l’environnement de l’entreprise. D’autres sont les
conséquences des transformations du travail. Certains enfin sont liés au fait que les collaborateurs
eux-mêmes ne sont plus les mêmes. En détaillant ces évolutions, nous montrerons les avancées
qu’elles permettent, mais aussi les limites qu’elles peuvent générer.
Figure 2 Les déterminants contemporains des pratiques de GRH
Le travail a changé
Le premier constat porte sur la nature même du travail, qui n’est plus la même qu’autrefois. Hier,
il était essentiellement constitué de tâches d’exécution, dans un cadre taylorien. La performance
était donc en premier lieu le résultat de processus normés et des contrôles opérés.
Mais en quelques décennies s’est imposé le « travail du savoir ». Phénomène que Robert Reich,
économiste et ancien ministre du travail des États-Unis détaille comme suit[12] : « Un pourcentage
croissant de chaque dollar dépensé par le consommateur va vers des gens dont la tâche consiste à
analyser, transformer, innover et créer. Ces personnes ont en charge la recherche et le
développement, la conception et l’ingénierie. Ou des emplois de haut niveau dans la vente, le
marketing et la publicité. Ils sont compositeurs, écrivains et producteurs. Ils sont avocats,
journalistes, médecins et conseillers en gestion. Je nomme cette activité “analyse symbolique”, car
la plupart des tâches y relèvent de l’analyse, de la conception et de la communication à travers les
chiffres, les formes, les mots, les idées. »
Au sein de l’entreprise, ces travailleurs du savoir gèrent en premier lieu des informations, des
connaissances, de la création et des relations. Même lorsqu’une volonté de retaylorisation
s’applique au moins pour partie à ces métiers, ce sont les marges de manœuvre dont dispose le
salarié qui font la différence quant à la performance qu’il délivre.
Cette transformation ne s’explique pas seulement par le développement des activités de service.
Les emplois industriels ont connu la même mutation, notamment sous l’effet de l’automatisation.
Cette transformation de la nature du travail a de nombreuses conséquences sur la gestion des
ressources humaines. Je n’en retiendrai que deux ici. La première sous forme de constat : que
l’entreprise le veuille ou pas, qu’elle en soit consciente ou pas, notre conception de la GRH a été
construite dans le cadre du taylorisme et elle reste aujourd’hui encore fortement influencée par cette
approche centrée sur la qualité de l’exécution. C’est un véritable aggiornamento auquel les
entreprises doivent procéder pour s’affranchir de cette influence et mettre en œuvre des pratiques
RH adaptées aux nouvelles réalités du travail.
La seconde conséquence de cette transformation est plutôt enthousiasmante. Richard Deupree,
alors CEO de Procter & Gamble, tenait en 1947 les propos suivants : « Si vous nous retirez notre
argent, nos bâtiments et nos marques, mais que vous nous laissez nos collaborateurs, nous pouvons
tout reconstruire en une décennie. » Dans de nombreuses entreprises, aujourd’hui, ce délai pourrait
être considérablement réduit. Tout simplement parce que les savoir-faire et la capacité à les
combiner d’une part, à les mobiliser d’autre part sont devenus la clé première de toute activité. La
transformation de la nature même du travail contribue à faire des hommes la première source
d’avantage concurrentiel de l’entreprise.
Autres changements qui s’appliquent au travail, ceux entraînés par les technologies de
l’information et de la communication. Dans les décennies précédentes, au fur et à mesure que
l’entreprise intégrait les technologies émergentes, le contenu des activités à effectuer se
transformait. Avec parfois la disparition de certains métiers et l’apparition de nouveaux.
La situation est d’une tout autre nature avec le développement des technologies mobiles,
téléphone et ordinateur portable, réseau sans fil et internet haut débit, pour ne citer que celles qui
conditionnent notre quotidien. « Mais comment faisait-on avant, sans ces outils ? » Cette question,
que chacun s’est posée à un moment ou à un autre, illustre l’ampleur des transformations du travail
qu’ont entraînées ces technologies. Ce n’est pas seulement le contenu des activités à effectuer qui a
été bouleversé, mais plus largement la nature même du travail et le système social. Les rapports
hiérarchiques, avec les notions d’autonomie et de contrôle, ne peuvent plus être pensés comme
auparavant. La frontière entre vie professionnelle et vie personnelle a été reconfigurée. « Le
développement de l’usage des technologies mobiles est en train de transformer assez profondément
le modèle de l’entreprise traditionnelle fondé sur celui de l’organisation hiérarchique et/ou
transversale », souligne Charles-Henri Besseyre des Horts[13].
Les technologies de l’information et de la communication, formidable opportunité pour repenser
le travail et le transformer ? Sans nul doute. Mais parfois aussi outil de retaylorisation du travail :
c’est ainsi que la part des salariés soumis à un contrôle informatisé de leur activité ne cesse
d’augmenter : elle était de 14,5 % en 1994, de 26,7 % en 2007 et de 30,1 % en 2010 (29,6 % pour
les cadres et professions intellectuelles supérieures)[14]. La question est bien celle de la façon dont
l’entreprise se saisit de ces technologies pour faire évoluer le travail.
Le troisième aspect qui impacte fortement le travail réside dans l’accélération de l’émergence de
nouvelles connaissances. « On estime aujourd’hui que la masse de connaissances disponibles à
l’humanité double tous les sept ans et doublera tous les 72 jours en 2050 », affirment des dirigeants
du Boston Consulting Group[15]. Cet état de fait ouvre de formidables opportunités à l’entreprise. Si
la différence par rapport à ses concurrents se fait sur un savoir-faire et des compétences distinctives,
l’émergence continue de nouvelles connaissances peut constituer une opportunité si elle sait s’en
saisir. A contrario, ce mouvement suppose également une obsolescence de plus en plus rapide des
compétences.
Comment l’entreprise met-elle en place les modalités qui lui permettront de garantir en
permanence la mise à jour des compétences de ses collaborateurs ? Comment capitalise-t-elle sur les
compétences nouvelles développées dans certaines de ses activités ? Avec cette accélération de
l’émergence de nouvelles connaissances, ce n’est plus tous les trois ou cinq ans que le travail est
réinventé, c’est en continu.
Dernière transformation qui affecte le travail : celle de l’engagement des salariés. Pendant des
années, entreprises comme universitaires se sont centrés sur la motivation des salariés. Cette notion
désigne l’envie qu’a le salarié de se lever le matin pour aller au travail, de s’investir dans son
activité professionnelle, de se dépasser et de générer des résultats. Mais cette envie peut ne jamais
se matérialiser. C’est pourquoi la notion d’engagement est utile, en allant plus loin : elle traduit cette
envie en actes concrets. Et c’est bien cette matérialisation qui intéresse l’entreprise, puisque c’est
dans la réalité des actes que l’engagement peut être constaté et qu’il apporte une valeur ajoutée.
Tant que le travail était essentiellement prescrit et composé de tâches normées, l’engagement du
salarié n’avait pas vraiment d’importance. Ses résultats, sa performance étaient avant tout le fruit du
processus et des moyens déployés pour contrôler sa mise en œuvre. Avec le développement du
travail du savoir, la notion d’engagement prend une tout autre importance. Ainsi, le chercheur ne
progressera dans ses recherches que s’il est pleinement engagé dans son activité. C’est un
engagement choisi, décidé par le collaborateur, et non pas une implication imposée par la machine
ou les processus, comme hier. La responsabilité de l’entreprise est de créer les conditions pour que
le collaborateur décide de s’engager dans son activité. Les DRH l’ont bien compris qui, dans toutes
les enquêtes, placent l’engagement des salariés comme faisant partie de leurs priorités absolues[16].
Alors que ces deux mondes sont confrontés aux mêmes enjeux
Cette déconnexion est d’autant plus préjudiciable et surprenante que ces deux mondes, celui de la
stratégie et celui des RH, doivent faire face à la même situation. Que nous nous arrêtions sur la
stratégie, et notamment sur le principe même de son existence dans la situation de crise
d’aujourd’hui, ou que nous analysions les déterminants actuels de la GRH, le même constat
s’impose : autour de l’entreprise et dans l’entreprise, le changement est permanent et l’accélération
de son rythme est continue. Stratégie comme GRH sont impactées par ces transformations. Elles
sont l’une et l’autre confrontées à des enjeux identiques.
Un enjeu d’opérationnalisation tout d’abord. Avoir construit une stratégie n’a aucun intérêt pour
l’entreprise si cette stratégie n’est pas déployée. Tenir les plus beaux discours sur les hommes et la
fonction RH a un effet contre-productif si ces intentions ne sont pas relayées par une pratique
effective. Dans les deux cas, est en jeu la capacité de l’entreprise et de ses dirigeants à être proactifs
et à impacter effectivement la réalité, à travers les démarches qu’ils impulsent.
Deuxième enjeu auquel stratégie et GRH doivent toutes deux faire face : celui de l’économie de la
connaissance. Nous l’avons déjà souligné : le développement du travail du savoir et le
renouvellement accéléré des connaissances font qu’il n’est plus possible de gérer les hommes
comme hier. Mais c’est tout aussi vrai pour ce qui est de la stratégie. Il n’est possible de construire
ce qui engage l’entreprise sur le long terme que sur les compétences qu’elle maîtrise.
La rareté des acteurs clés constitue un troisième enjeu. Durant les dernières décennies, au fur et à
mesure de la bascule d’une économie de l’offre à une économie de la demande, l’évidence s’est
imposée à la plupart des entreprises : ce n’est plus le produit qui est rare, c’est le client. Certes
toutes les entreprises n’ont pas encore tiré toutes les conséquences de ce constat. Pour autant, la
plupart ont intégré l’impérieuse nécessité de faire les choix qui leur permettront de capter
durablement ce client. C’est l’objet même de la stratégie. Quant à la GRH, nous l’avons vu, elle est
et sera plus encore demain confrontée à la pénurie de compétences que génèrent les évolutions
démographiques. La rareté n’est pas une notion nouvelle pour les économistes : c’est le principe
fondateur de la science économique. Ce qui est nouveau, c’est qu’elle s’applique à ce point aux
deux acteurs que sont le client et le collaborateur.
Dernier enjeu commun, sans doute le plus important : stratégie comme GRH sont confrontées à
une même difficulté quant aux échéances temporelles. Les logiques de l’actionnaire et le
développement des technologies se conjuguent pour pousser à l’instantanéité. La nécessité de
construire une stratégie est remise en cause. Les temporalités des ressources humaines, parfois si
éloignées de celles des finances, sont challengées en permanence. C’est indéniablement un
problème. Mais cette convergence des intérêts de la stratégie et de la GRH est peut-être aussi une
partie de la solution. Nous y reviendrons dans notre conclusion.
[1]
Denis Dauchy, 7 étapes pour un business model solide. Réinventer la création de valeur avec méthode, Dunod, 2010.
[2]
Michael Porter, « Plaidoyer pour un retour de la stratégie », L’Expansion Management Review, n° 84, 1997.
[3]
W. Chan Kim et Renée Mauborgne, Stratégie Océan bleu, comment créer de nouveaux espaces stratégiques, Pearson Education
France, 2010.
[4]
Alfred Chandler, Stratégies et structures de l’entreprise, traduit aux Éditions d’Organisation, 1989.
[5]
Ouvrage coordonné par Bernard Garrette, Pierre Dussauge et Rodolphe Durand, Strategor, Dunod, 5e édition, 2009.
[6]
Note blanche n° 21, Sylvie Ouziel, Accenture management Consulting.
[7]
Ranjay Gulati, Nitin Nohria et Franz Wohlgezogen, “Roaring out of Recession”, Harvard Business Review, mars 2010.
[8]
6e édition de l’étude « Fonction ressources humaines » réalisée par l’Observatoire Cegos.
[9]
Citée par Jean-Marie Ducreux, René Abate et Nicolas Kachaner, Le grand livre de la stratégie, Éditions d’Organisation, 2009.
[10]
Sandra Enlart et Olivier Charbonnier, Faut-il encore apprendre ?, Dunod, 2010.
[11]
Voir notamment les travaux de William Beveridge, Full Employment in a Free Society, 1944.
[12]
Robert Reich, The Future of Manufacturing, GM and the Workers, wallstreetpit.com, 29 mai 2009.
[13]
Charles-Henri Besseyre des Horts, L’entreprise mobile, Pearson, 2008.
[14]
Enquête Sumer de la Dares.
[15]
Jean-Marie Ducreux, René Abate et Nicolas Kachaner, Le grand livre de la stratégie, Éditions d’Organisation, 2009.
[16]
Comme par exemple la 4e enquête BCG menée avec la Fédération mondiale des associations de direction du personnel
(WFPMA) auprès de 5 561 responsables RH, publiée le 27 septembre 2010.
[17]
Par exemple : Jan Krauze, Dominique Méda, Patrick Légeron et Yves Schwartz, Quel travail voulons-nous ? La grande
enquête, Éditions des Arènes, 2012.
[18]
André Gide, Journal 1889-1939.
[19]
Estelle Mercier et Géraldine Schmidt, Gestion des ressources humaines, Pearson Education France, 2004.
[20]
Bernard Galambaud, Des hommes à gérer, Entreprise moderne d’édition, 1983.
[21]
Notamment l’ouvrage très utile de Linda Holbeche, Aligning Human Resources and Business Strategy, Elsevier Ltd., 2009.
2
LA DÉCLINAISON DE LA STRATÉGIE SUR
LE PLAN HUMAIN
Nous avons vu la nécessité et l’intérêt pour l’entreprise de disposer d’une stratégie, y compris
lorsqu’elle est confrontée à des difficultés économiques. Mais ce n’est pas d’avoir défini une
stratégie qui constitue un atout, c’est de la mettre en œuvre. Une stratégie n’a de valeur que si elle
oriente et structure l’activité de l’entreprise en étant déclinée au niveau opérationnel et si elle se
traduit dans le concret.
J’ai accompagné il y a peu un des premiers groupes français sur l’articulation entre ses politiques
RH et sa stratégie. Et dans la première phase de ce projet, avec la DRH, nous avons carrément dû
reconstituer le contenu de la stratégie. En effet, lorsque nous nous sommes adressés à la direction
stratégie du groupe pour disposer d’une présentation synthétique de cette stratégie, la réponse a été
directe : « La stratégie du groupe est confidentielle, elle n’a pas vocation à être diffusée au-delà du
comité exécutif. » Comment envisager un instant que cette stratégie puisse être déployée, soit
utilisée pour faire des choix opérationnels et produise des effets, alors qu’elle n’est pas
communiquée ? L’absence de diffusion de la stratégie n’empêche d’ailleurs pas ce groupe de
demander année après année à ses salariés dans son enquête d’opinion interne s’ils sont bien
informés sur la stratégie, puis de s’étonner du faible taux de réponses positives.
La performance de l’entreprise n’est donc pas conditionnée seulement par la pertinence de sa
stratégie, mais aussi et d’abord par le déploiement de celle-ci. C’est au niveau opérationnel que
l’avantage stratégique peut être obtenu. En effet, c’est dans le concret du quotidien de l’entreprise
que va être déterminé comment les différentes composantes de l’organisation déploient
effectivement les stratégies définies au niveau global.
Allons plus loin : une stratégie pertinente mal mise en œuvre ne peut produire la performance
attendue. Il y a un enjeu majeur de qualité dans cette exécution. Deux dimensions peuvent
notamment être soulignées. Il y a tout d’abord l’impératif de cohérence des actions engagées entre
elles, en ligne avec la stratégie. Mais joue également la rapidité avec laquelle la stratégie est
transformée en réalités. Une entreprise comme Chronodrive a inventé un nouveau business model,
avec la commande sur internet de produits de consommation quotidienne et leur récupération par le
consommateur dans un lieu de proximité. Mais du fait du rythme auquel les ouvertures de nouveaux
magasins ont été réalisées, de nombreux concurrents ont dépassé Chronodrive en termes de
développement en déployant un concept comparable.
Dans le débat entre les auteurs en stratégie, la question de « l’agilité stratégique » est devenue
centrale depuis quelques années. Elle renvoie directement à la qualité de la gestion par l’entreprise
de ses ressources.
Déployer la stratégie
Comme tout ce qui renvoie à l’activité concrète de l’entreprise, le déploiement de la stratégie est
d’abord affaire humaine. Ceux qui ont en charge les hommes et les femmes de l’entreprise, que ce
soit le management ou les structures RH, ont un rôle central à jouer dans ce domaine. Ils doivent
comprendre comment la stratégie peut devenir effective à un moment donné dans l’environnement
de l’entreprise, puis travailler à son implémentation, en mettant en œuvre une démarche
volontariste.
Certains dirigeants considèrent qu’une fois la stratégie définie, « l’intendance suivra ». La
fonction RH n’est alors sollicitée que lorsque l’entreprise est au pied du mur. Dans cette situation,
elle ne peut fournir que des réponses de très court terme, donc pauvres. Alors qu’une approche
structurée anticipant les besoins de l’entreprise pour faire vivre sa stratégie apporte une contribution
beaucoup plus riche.
L’objectif de ce chapitre est donc de détailler comment la dimension humaine peut servir la mise
en œuvre de la stratégie. Quels sont les leviers RH qui contribuent à la réussite de l’entreprise à
travers l’implémentation de ses choix ?
Nous sommes bien là dans la situation dans laquelle une stratégie a été définie et formalisée et où
se pose la question de sa traduction dans le réel, dans le concret. Avec une approche a posteriori, de
type réactive. C’est dans le chapitre suivant que nous aborderons la démarche contraire et
complémentaire qui consiste à alimenter la construction de la stratégie de manière proactive à partir
d’éléments RH.
Aligner
Dans son ouvrage 7 étapes pour un business model solide[1], Denis Dauchy décrit ce que sont les
leviers de la proposition de valeur client, et notamment ceux relevant des ressources humaines. Il
souligne que : « L’alignement de chaque levier avec la proposition centrale de valeur est le gage de
l’interdépendance entre eux. Il est le sous-jacent de la construction d’un système d’action cohérent
et difficilement imitable par la concurrence. »
Alignement, le mot est dit. Cette notion est fréquemment utilisée par les entreprises anglo-
saxonnes pour décrire la nécessité de cohérence entre différents domaines. Mais la traduction en
français donne à ce terme une connotation qui peut induire en erreur. Dans notre langue, le terme
génère une perception très éloignée des logiques humaines : avec l’alignement, « on ne veut voir
qu’une seule tête ». Or il ne s’agit en aucun cas d’adopter une approche mécaniste. Nous utiliserons
cette notion d’alignement en veillant à lui donner un contenu correspondant à ce que sont les
phénomènes humains dans l’entreprise, en nous centrant sur leur cohérence.
Dans ce chapitre, nous allons détailler de façon concrète et pratique les approches de déclinaison
de la stratégie qui permettent d’aligner sur elle l’organisation de l’entreprise et sa culture, l’activité
individuelle des collaborateurs, les pratiques managériales et les projets RH, en commençant par son
identité employeur.
Ce qui compte, c’est bien l’évaluation que font de l’entreprise ses collaborateurs, telle qu’elle peut
être mesurée dans une enquête d’opinion interne ou dans une approche de type qualitatif, avec
interviews d’un panel de salariés. Pour avoir conçu cette matrice et l’avoir appliquée à de
nombreuses entreprises, je fais un constat : les employeurs de référence sont ceux qui ne sont dans
la zone de démotivation sur aucun axe et qui se positionnent dans la zone de différenciation sur un
ou deux axes. Certes, toutes les entreprises aspirent à être les meilleures sur l’ensemble des
dimensions. Mais à ne pas choisir, elles s’éparpillent et n’investissent pas sur ce qui leur permettrait
de faire la différence.
Nous en arrivons au lien avec la stratégie. Le premier réflexe de nombreux dirigeants qui
travaillent leur identité employeur cible est de se demander ce qu’attendent les populations qu’ils
veulent attirer ou retenir. « En 2012, les cinq principaux critères justifiant le choix d’un employeur
sont – dans l’ordre – la rémunération, la stabilité professionnelle, l’intérêt des missions, l’ambiance
de travail et l’équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle », écrivait L’Express dans son
numéro du 14 mars 2012. L’entreprise se positionne alors dans une logique d’offre. Pour attirer et
retenir, elle développe ce qui peut séduire.
Cette approche est erronée. Elle revient à demander aux collaborateurs et aux candidats ce dont ils
ont envie ou besoin pour le mettre ensuite en place. Le facteur humain n’est pas articulé au business
qu’il vient handicaper, puisqu’il est positionné comme un objet indépendant, construit de façon
artificielle. Il constitue donc un coût, en aucun cas un investissement.
Certes les aspirations des populations que l’entreprise veut attirer et retenir doivent être prises en
compte. Mais elles ne peuvent être le déterminant premier de l’identité employeur qui est mise en
place.
Celle-ci doit être définie en répondant à une question : de quelle identité employeur avons-nous
besoin pour faire vivre notre stratégie ? Il faut alors identifier les leviers RH à actionner en priorité,
les axes sur lesquels l’entreprise doit investir pour servir la mise en œuvre de sa stratégie. C’est
cette démarche qui permet de transformer les dépenses RH en investissements. Chaque euro investi
dans l’humain impacte alors positivement l’économique.
Prenons une première illustration, avec le cas de Danone. Les dirigeants de ce groupe se sont
régulièrement exprimés sur ce qui fait sa réussite sur ses marchés. Ils considèrent que le premier
facteur de différenciation stratégique de l’entreprise par rapport à ses concurrents est la vitesse.
Lorsqu’il a fallu à ces autres groupes deux mois pour mettre sur le marché un yaourt low cost parce
que la thématique de pouvoir d’achat devenait centrale, Danone a été en mesure de le faire en trois
semaines. Et les clients de Danone que sont les groupes de la grande distribution reconnaissent et
attribuent de la valeur à cette agilité et à cette réactivité.
Pour construire ce facteur de différenciation stratégique, Danone a dû mettre en place des modes
de fonctionnement adaptés. L’autonomie a été érigée en principe fondateur. Chaque métier, à chaque
niveau de l’entreprise, dispose des marges de manœuvre qui l’autorisent à prendre des décisions
selon le principe de subsidiarité. C’est cette organisation qui permet à l’entreprise d’être aussi
rapide. Mais c’est aussi le premier facteur d’adhésion et de rétention des collaborateurs. Dans
l’enquête d’opinion dispensée en interne, cette autonomie et cette valorisation de la prise
d’initiatives sont vécues par les collaborateurs comme la dimension la plus positive de leur relation
à l’entreprise. Danone l’affiche d’ailleurs en décrivant sa marque employeur : « La force du groupe
Danone réside dans sa culture et ses valeurs, qui inspirent son esprit d’entreprise entrepreneurial,
son organisation décentralisée et son style de management informel, encourageant performance,
initiative et proximité. »
Egis, entreprise d’ingénierie des transports, compte plus de 80 % d’ingénieurs dans ses effectifs.
Confronté à des pénuries de compétences qui handicapaient ses recrutements, donc son activité, ce
groupe a mené en 2008 un travail approfondi de définition de sa marque employeur. Les dirigeants
d’Egis, que j’ai interviewés individuellement, m’ont décrit le positionnement marché de leur
entreprise. Lorsque le prix est le premier critère de décision sur un appel d’offres auquel elle a
répondu, Egis emporte rarement le marché. Par contre, quand la qualité de la prestation et les
expertises mises à la disposition du client sont considérées comme essentielles par celui-ci, Egis est
très bien placé. Sur ses marchés, Egis a donc un positionnement qualité-prix reconnu. Son expertise
et sa capacité à tenir ses engagements, aussi bien en termes de contenu de la prestation que de
délais, font la différence par rapport à ses concurrents.
Pour se positionner ainsi sur ses marchés, Egis a dû investir plus que d’autres dans le
développement des compétences, dans la valorisation de ses experts et le partage de leurs savoir-
faire. Prendre conscience de cet atout jusqu’alors non explicité a permis à l’entreprise de travailler
ces dernières années dans deux directions. D’une part le renforcement de cette identité employeur
avec notamment une meilleure identification et reconnaissance des experts et une mutualisation de
chacun de ces experts sur plusieurs projets en parallèle. D’autre part une communication employeur
capitalisant sur ce positionnement. En concurrence en tant qu’employeur avec les autres entreprises
du secteur, mais aussi avec les groupes du BTP qui ciblent les mêmes profils, Egis attire désormais
ces derniers en mettant en avant la possibilité de développer en son sein une expertise unique en
ingénierie. Sachant que le renforcement de cette identité employeur différenciante sur le
développement des compétences permet aussi à Egis de pousser plus loin encore son avantage
concurrentiel sur ses marchés.
Danone et Egis sont des entreprises dont l’identité employeur est alignée sur la stratégie, la
cohérence de l’activité au quotidien avec cette identité employeur servant le déploiement de la
stratégie. Ces deux exemples renvoient essentiellement à la dimension rationnelle de l’identité
employeur. Traditionnellement, le contrat social entre l’entreprise et ses salariés échangeait sécurité
de l’emploi contre loyauté. Il a été rompu dans les années quatre-vingt et l’entreprise doit
aujourd’hui en construire un nouveau. La démarche décrite ici permet que ce « deal », tel que le
désignent certaines entreprises, serve la mise en œuvre du projet de développement de
l’organisation. Il renvoie à l’engagement calculé des collaborateurs : « Je sais ce que je donne à
l’entreprise, je sais ce que j’y trouve, et il y a un équilibre entre les deux. »
Mais il existe une autre forme d’engagement, complémentaire à celle-ci, qui a une dimension
moins rationnelle, plus émotionnelle, quasiment de l’ordre de l’affectif. Cet engagement s’appuie
sur des éléments de sens. Pour bien comprendre ce qu’il regroupe, laissons la parole à ceux qui le
vivent, à travers des verbatim recueillis lors de nos interventions.
Pêle-mêle, un agent de la SNCF : « J’aime le travail bien fait. Je me donne jusqu’au bout pour que
ça se passe bien. En situation de crise, je sais mouiller la chemise, mais c’est aussi vrai au quotidien.
Il y a une grande fierté du métier. » Un DRH de BNP Paribas : « L’enquête d’opinion des salariés a
montré que le premier facteur d’engagement de nos collaborateurs résidait dans leur confiance dans
la stratégie du groupe et dans ses dirigeants. » Un comptable de Danone : « La mission du groupe,
c’est d’apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre. Et je suis fier de ce que nous
faisons pour ça dans certains pays. » Un dirigeant de la Caisse des dépôts : « Ceux qui travaillent ici
sont animés par la notion d’intérêt général. C’est dans notre génétique. Certains financiers
pourraient gagner beaucoup plus dans le privé. »
Là aussi, le lien avec la stratégie est direct. Ce qui, sous l’angle RH, est facteur de sens et
d’engagement, peut aussi être un élément constitutif de la stratégie. Nous avons en effet vu dans le
chapitre 1 que la stratégie peut être formalisée en précisant la mission de l’entreprise, sa vision, ses
valeurs et son métier. Lorsque ces éléments sont animés comme des facteurs de sens au quotidien, la
dimension émotionnelle de l’identité employeur est alors alignée sur cette stratégie.
Les entreprises qui ont l’identité employeur la plus différenciante sont celles qui réussissent à la
faire vivre au quotidien en combinant ces deux dimensions, rationnelle et émotionnelle.
Témoignage
Stéphane Regnault, président du directoire de Vygon
Certains pourraient s’étonner de voir ces questions d’organisation abordées dans un ouvrage
traitant de ressources humaines. Et effectivement, entre le métier de DRH tel qu’il est pratiqué dans
les pays anglo-saxons et celui mis en œuvre dans nos entreprises, il existe une différence
fondamentale : la responsabilité première des DRH américains, britanniques ou canadiens porte sur
l’organisation. Une grande partie de leur activité est centrée sur l’amélioration des modes de
fonctionnement effectifs de l’entreprise. Alors qu’en France, le DRH est rarement sollicité sur les
questions d’organisation. Il l’est dans les situations de restructurations, mais celles-ci ne sont que la
partie aval de choix d’organisation préalables auxquels il n’est pas systématiquement associé. Il
aborde également ce terrain à travers la GPEC, puisque l’organisation ciblée conditionne les métiers
futurs. Mais l’organisation est alors souvent appréhendée comme invariante. Les questions
d’organisation peuvent aussi être évoquées en matière de gestion des parcours : elles fournissent le
cadre des évolutions futures. Même là, il est révélateur que ces projections se matérialisent dans le
cadre de people reviews et non d’organisation & people reviews.
Pourquoi est-il important que la fonction RH investisse ce terrain ? D’abord parce que quand elle
ne le fait pas, ces questions sont mal traitées, alors que la mise en œuvre de la stratégie de
l’entreprise est conditionnée par la qualité de ses choix organisationnels.
Par ailleurs, trois enjeux RH sont conditionnés par les décisions de l’entreprise en matière
d’organisation. Le premier est celui du bien-être au travail, versant positif des « risques
psychosociaux », qui impacte de plus en plus la performance individuelle et collective via cette
variable intermédiaire qu’est l’engagement. Les entreprises sont désormais conscientes des
déterminants organisationnels du bien-être au travail et ne se limitent plus à une approche
psychologisante. Second enjeu, celui des coopérations entre les personnes, les fonctions, les
équipes, les entités. Le fonctionnement en silos est l’héritage direct des choix organisationnels
anciens de l’entreprise. Alors que le partage et de la diffusion des informations et connaissances au-
delà des frontières organisationnelles devient un passage obligé. Enfin troisième et dernier enjeu, le
contenu des métiers et des parcours entre ces métiers, qui sera travaillé de façon pertinente si les
questions d’organisation ont été traitées au préalable.
Les entreprises dans lesquelles les responsabilités de la DRH en matière d’organisation sont
reconnues restent des exceptions : c’est le cas de Danone depuis longtemps ou de Kiabi dans la
période plus récente. Ces groupes combinent alors souvent dans un même service organisation et
développement des compétences.
Si le praticien RH est convaincu de la nécessité d’investir ce terrain, reste la question de la
démarche à adopter. Le point de départ doit être constitué par la stratégie de l’entreprise, avec une
question : de quelle organisation, de quels modes de fonctionnement avons-nous besoin pour
pouvoir mettre en œuvre notre stratégie ?
Transformer l’organisation, ce n’est pas travailler en premier lieu sur les métiers au sein des
grandes fonctions, qui sont autant de silos verticaux construits autour de logiques internes. Mais
c’est adopter une approche horizontale, centrée sur les processus transversaux qui créent de la
valeur pour le client. L’analyse de ces processus permettra de reconfigurer les activités de
l’entreprise. Le travail sur le périmètre et le contenu des métiers n’en sera ensuite que plus pertinent.
C’est en combinant ainsi une approche de type processus, historiquement plutôt portée par les
directions stratégie ou qualité, et son approche classique des métiers que la DRH apportera une
valeur ajoutée.
Mener ce chantier en capturant les « pourquoi » des changements d’organisation permettra ensuite
de leur donner du sens. Tout en gardant à l’esprit que de nombreuses entreprises ont appris à leurs
dépens qu’il valait mieux une organisation imparfaite incarnée par des collaborateurs engagés que
des réajustements répétés générant inquiétude et démotivation.
En lien avec cet impératif d’alignement de l’organisation sur la stratégie, l’entreprise est aussi
confrontée à des questions sur ses effectifs, ses compétences et leur affectation. Nous passerons
rapidement sur la question des effectifs, tant il est évident que ceux-ci doivent être dimensionnés
aux ambitions stratégiques de l’entreprise.
Autre chose est l’allocation des ressources en fonction des priorités stratégiques. La question de
l’évolution des effectifs est souvent traitée au moment de l’élaboration des budgets. Chaque entité
établit ses propositions à partir des évolutions attendues dans son activité lors de l’année suivante.
Se limiter à cet exercice d’ajustement présente deux limites : d’une part, les arbitrages ne sont pas
toujours basés sur les priorités de développement de l’entreprise, chacun négociant pour son
territoire. D’autre part, en étant réalisé en glissement, l’exercice n’aide pas aux remises en cause.
Certaines entreprises parviennent à dépasser ces difficultés et à redéfinir le dimensionnement en
ressources et en effectifs de leurs différentes entités en travaillant en « base zéro ». L’organisation
future n’est plus travaillée en procédant seulement à des ajustements de la réalité actuelle, mais en
partant des priorités stratégiques d’une part, de la feuille blanche d’autre part : « Si nous devions
tout reconstruire à partir de rien, où affecterions-nous les moyens en priorité pour qu’ils permettent
la mise en œuvre de notre stratégie ? »
En parallèle de cette approche essentiellement quantitative, l’entreprise doit aussi traiter
l’adaptation plus qualitative de ses métiers et de ses compétences aux besoins stratégiques. Dispose-
t-elle aujourd’hui, disposera-t-elle aux différentes échéances de son plan stratégique des
compétences qui permettront de le mettre en œuvre ? Les projets de gestion prévisionnelle des
emplois et des compétences sont parfois les seuls à travers lesquels la fonction RH aborde le terrain
de la stratégie. Puisque, rappelons-le, « la GPEC est une gestion anticipative et préventive des
ressources humaines, fonction des contraintes de l’environnement et des choix stratégiques de
l’entreprise[5] ».
Nous n’allons pas détailler ce que recouvre une démarche de GPEC bien menée. Mais il est utile
de rappeler que les projections quantitatives et qualitatives construites dans ce cadre par l’entreprise
sur ses métiers, ses compétences et ses effectifs doivent avoir pour premier déterminant ses choix
stratégiques. Dans de nombreux pays, cette articulation relève de l’évidence puisque les démarches
de cette nature sont initiées à l’occasion du travail réalisé sur la stratégie. Les Anglo-Saxons parlent
de strategic workforce planning, qui n’est qu’un volet du strategic planning, la planification
stratégique.
Or, certaines entreprises françaises ont une difficulté avec cette articulation. En imposant aux
entreprises d’au moins 300 salariés une obligation d’engager tous les trois ans une négociation sur la
GPEC, le législateur a contribué à ce que de nombreuses organisations s’engagent sur ce terrain.
Mais cela a un effet pervers quand la GPEC devient un objet de relations sociales avant d’être un
objet stratégique. Que les entreprises veuillent limiter la contrainte que représente l’obligation de
négocier, qu’elles doivent répondre à une attente des organisations syndicales qui porte en premier
lieu sur les effectifs, qu’elles soient soucieuses de ne pas trop s’avancer avec elles sur le terrain de la
stratégie, ou qu’elles en fassent au contraire une opportunité pour alimenter le dialogue social, le
prisme des relations avec les partenaires sociaux peut devenir dominant pour aborder ce terrain de la
GPEC. Les entreprises se privent alors d’un levier sans égal quant à l’alignement de la dimension
RH sur la dimension stratégique.
Cette approche sur les compétences ne serait pas complète sans évoquer la constitution de viviers
par l’entreprise, à travers l’identification et le développement de ses talents. Dans la mise en œuvre
de sa stratégie, l’entreprise sera confrontée à des accélérations de son développement, elle prendra
conscience de ses savoir-faire spécifiques, elle devra faire face aux pénuries de compétences.
L’existence de viviers lui permettra d’y répondre avec l’agilité nécessaire.
Témoignage
Jean-Pierre Vauzanges, directeur général de la caisse régionale Charente-Périgord du Crédit
Agricole
Des priorités RH
Quel est le déterminant premier des priorités RH de l’entreprise ? Ces dernières années, en France,
le législateur a traduit tout élément du débat public concernant le monde du travail en obligation de
négocier. Du fait de ces interventions répétées et sous l’impact de notre héritage social, les relations
sociales peuvent peser très lourd aujourd’hui, dans certaines entreprises. Au point que l’ensemble
des activités RH semblent parfois subordonnées à ce terrain. Tout sujet RH est alors en premier lieu
un objet de relations sociales qu’il convient de traiter dans le cadre de la négociation. Il s’agirait
dans ces organisations du passage obligé pour assurer la paix sociale, comme si ne cohabitaient dans
l’entreprise que les représentants de l’actionnaire et ceux des salariés, leurs mandants sagement
alignés derrière eux.
C’est oublier un peu vite l’acteur premier de l’entreprise : ses collaborateurs. Ce sont d’abord
leurs perceptions qu’il faut prendre en compte. C’est à leurs attentes qu’il faut répondre. Ce sont
leurs réalités quotidiennes qu’il faut faire évoluer. C’est leur adhésion et leur engagement qu’il faut
développer. Or les positions prises par les partenaires sociaux ne reflètent pas toujours ce que pense
le corps social de l’entreprise. De plus, ce n’est pas toujours parce que les partenaires sociaux auront
été convaincus que la perception du corps social évoluera. La crise de la représentation est réelle,
avec un décalage qui peut être fort entre perceptions des salariés et positions des partenaires
sociaux. Écartons toute ambiguïté : les organisations syndicales et les Institutions Représentatives
du Personnel doivent jouer leur rôle, tout leur rôle. Mais rien que leur rôle : elles ne peuvent se
substituer au corps social. De même que les relations sociales ne peuvent tenir lieu à elles seules de
politique RH.
C’est oublier également que les priorités ressources humaines peuvent contribuer à la mise en
œuvre de la stratégie de l’entreprise. Ce qui suppose que les projets et les investissements RH soient
choisis en fonction de ces choix stratégiques. La recherche d’alignement doit s’appliquer à ces
projets : chacun doit être sélectionné, puis mené de façon à alimenter la mise en œuvre de la
stratégie. Cette approche garantit que les projets ressources humaines qui ne concourent pas à la
mise en œuvre de la stratégie ne mobilisent pas en priorité les efforts et les moyens disponibles.
Un groupe comme Unilever demande chaque année à ses DRH de formaliser leurs priorités qui
découlent de la mise en œuvre sur l’année de la stratégie. A chaque objectif stratégique doit
correspondre un projet ou une pratique RH détaillée. L’exercice n’est pas toujours facile, mais il
facilite cet alignement.
Cet alignement des projets RH sur la stratégie est d’autant plus simple à réaliser que l’entreprise a
formalisé au préalable l’identité employeur qui découle de la stratégie. C’est alors cette identité
employeur qui peut servir de filtre aux projets RH que l’entreprise envisage de mener, ainsi qu’à ses
investissements dans ce domaine. J’ai décrit plus haut l’identité employeur de Schlumberger,
différenciante sur la qualité des parcours car découlant de ses objectifs de développement
géographique. Ce groupe continue chaque année à mener des projets pour renforcer cet atout :
révision régulière des politiques de mobilité mises en œuvre, développement de la compétence des
managers sur la gestion des parcours de leurs collaborateurs, montée en gamme des outils
d’accompagnement, etc.
À ce stade, nous avons traité pour l’essentiel dans ce chapitre de la déclinaison sur le plan humain
de la stratégie d’une business unit. Mais comme évoqué plus haut, la pensée stratégique s’attache
également à la corporate strategy, qui concerne un groupe dans sa globalité lorsque celui-ci est
composé de différentes activités. Son périmètre peut être fortement impacté lorsqu’il met en œuvre
une démarche d’internationalisation, d’acquisition ou d’alliance. Les développements qui suivent
visent à détailler comment accompagner sur le plan humain ces changements de périmètre.
Autres projets à caractère stratégique envisageables au niveau d’un groupe : les fusions et
acquisitions. Lorsqu’une entreprise envisage une opération de ce type, elle se préoccupe bien sûr
des actionnaires, à travers la construction du pacte qui les lie, ensuite des clients et des messages qui
leur sont envoyés, et parfois, plus rarement, des collaborateurs. Soyons plus précis : les aspects
humains ne sont souvent abordés que sous l’angle des questions juridiques, des relations avec les
partenaires sociaux et du recensement des dispositions sociales applicables dans chacune des entités.
Ceci alors qu’une grande partie des opérations de croissance externe échouent ensuite du fait de
facteurs humains, avec la découverte d’une incompatibilité des cultures, des difficultés de
coopération, des comportements de prédateurs d’un côté, de peur de l’autre, etc. Selon les études
réalisées sur le sujet, ce sont environ 60 % des opérations de ce type qui se soldent par des échecs,
dont les deux-tiers du fait d’une sous-estimation des enjeux humains.
La première question à se poser lorsqu’une acquisition est envisagée porte sur ce qui a de la valeur
pour l’acquéreur dans la cible : un savoir-faire, des expertises spécifiques, des traits culturels, une
marque, un accès à un marché, une taille, des ressources tangibles ? C’est la réponse claire à cette
question, rarement explicitée, qui permet de valider la compatibilité stratégique de l’opération, puis
de définir l’organisation à mettre en place pour sauvegarder cette valeur et capitaliser sur elle :
l’absorption, la préservation, la symbiose ou la holding.
En effet, ces opérations de fusions et d’acquisitions présentent un risque fort de désalignement
stratégique. Et c’est bien sûr sur ce terrain que se posent les enjeux ressources humaines. Que ce soit
en amont de l’opération ou dans la phase d’intégration, la fonction RH doit intervenir sur les
questions d’organisation et sur le terrain de la culture : sur la base de leur analyse, les deux cultures
sont-elles compatibles ? Quelles modalités de coopération ? Quelle équité en matière de répartition
des postes, de procédure de prise de décision, d’utilisation et de communication de l’information ?
La phase d’intégration est toujours délicate, avec des comportements qui peuvent handicaper la
réussite. Elle est facilitée lorsqu’un projet stratégique clair et réinventé au vu de la nouvelle donne
est construit par les équipes issues des deux entités : il permet à l’ensemble des acteurs de regarder
dans la même direction. En amont de la constitution de Pôle Emploi, j’étais intervenu devant
l’ensemble des directeurs régionaux de l’ANPE et des Assedic, réunis ensemble pour la première
fois, pour souligner la nécessité de disposer de ce projet commun. Je ne suis pas sûr d’avoir été
entendu à l’époque : il aura fallu attendre 2012 pour que Pôle emploi élabore ce projet stratégique
partagé.
Dernière catégorie de projet corporate, les alliances et partenariats que construit l’entreprise. La
fonction RH peut apporter une grande valeur ajoutée en garantissant notamment que les
collaborateurs impliqués dans la relation ont les compétences nécessaires, comme les capacités à
créer de la confiance, à influencer ou à adopter une approche tactique et stratégique.
[1]
Denis Dauchy, 7 étapes pour un business model solide, op. cit.
[2]
Denis Dauchy, 7 étapes pour un business model solide, op. cit.
[3]
Vineet Nayar, Les employés d’abord, les clients ensuite, Diateino, 2011.
[4]
Alfred Chandler, Stratégie et structures de l’entreprise, op. cit.
[5]
Henri Rouilleault, Rapport sur l’obligation triennale de négocier, 2007.
[6]
Maurice Thévenet, La culture d’entreprise, PUF, 6e édition, 2010.
[7]
Pour plus d’éléments sur ces risques : Mats Alvesso, Understanding Organizational Culture, Sage Publications Ltd, 2002.
3
LA CONTRIBUTION DU FACTEUR HUMAIN
À LA CONSTRUCTION DE LA STRATÉGIE
Le chapitre précédent avait pour objectif de détailler les mécanismes permettant d’aligner les
pratiques de gestion des hommes sur la stratégie, une fois cette dernière définie. L’ambition de ce
chapitre va très au-delà : comprendre comment les réalités ou les ambitions humaines de l’entreprise
peuvent enrichir le contenu de la stratégie, en amont, dès sa phase de construction. Alors que nous
étions jusqu’alors dans une approche réactive, menée à posteriori, nous allons désormais adopter la
démarche inverse qui consiste à alimenter de façon proactive la construction de la stratégie à partir
des caractéristiques humaines de l’entreprise.
Cette réflexion part d’un constat : historiquement, l’entreprise a bâti ses avantages concurrentiels
sur l’investissement massif dans les équipements ou sur les économies d’échelle. Or, dans la plupart
des secteurs et des entreprises, ces sources traditionnelles ont été épuisées. Il ne reste donc à
explorer que le facteur humain comme avantage concurrentiel.
Ce qui signifie que pour ceux qui interviennent sur cette dimension humaine, il ne s’agit plus
seulement là de « suivre » ce qui se joue, en réagissant à un besoin exprimé par d’autres. Ni de se
limiter à « rendre possible », en facilitant le quotidien des responsables opérationnels. Mais bien de
« conduire », en investissant le terrain de l’anticipation stratégique, donc de la création de valeur.
Exprimé autrement, en transposant cette logique sur le terrain du business, l’enjeu est de
contribuer à ce que l’entreprise prenne l’initiative sur ses différents marchés à partir de ses atouts
humains, et pas seulement à ce qu’elle réponde au mieux aux pressions de son environnement.
Cette démarche va donc consister à identifier et à traiter les thématiques humaines qui peuvent
impacter le succès de l’entreprise au-delà du court terme. Pour ceux qui sont dans l’entreprise, cela
apparaît de prime abord plus simple à dire qu’à effectivement mettre en œuvre. Nous revenons là
encore à la difficulté du « comment faire ? ». Ce chapitre vise à fournir à ceux qui interviennent sur
la dimension humaine dans l’entreprise des clés pour répondre à cette interrogation.
Pour ces praticiens, adopter cette approche conduit à un véritable changement de posture et de
paradigme : les RH ne sont plus d’abord une variable à aligner ou à ajuster. Elles deviennent un des
inputs de la démarche stratégique.
Un financier peut être confronté à la question : « J’ai un projet, comment vais-je le financer ? » De
même qu’un praticien de la gestion des hommes peut s’interroger sur ce qu’il convient de mettre en
place pour exécuter la stratégie de l’entreprise. Dans les deux cas, c’est la question des moyens à
mobiliser et à aligner qui est posée. Mais notre financier peut aussi se poser une autre question :
« J’ai un capital, que vais-je en faire ? » Tout comme notre praticien des RH peut être amené à
travailler sur la meilleure utilisation des atouts humains de l’entreprise pour la développer.
Dans le domaine des ressources humaines, il existe peu de travaux sur cette approche, qui reste
encore à défricher, à formaliser, voire à conceptualiser. Nous décrirons plus loin « l’approche par les
ressources », développée par les chercheurs en stratégie et qui constitue la source principale de notre
réflexion dans ce chapitre. Sans doute les productions de ceux qui ont travaillé sur cette approche
sont-elles trop récentes pour que les universitaires en RH les aient pleinement exploitées.
Il existe par contre des pratiques de qualité dans certaines entreprises, qui illustrent pleinement
cette approche, et sur lesquelles il est possible de s’appuyer pour formaliser une démarche. C’est à
partir de ces réalisations concrètes qu’est construit ce chapitre.
Le diagnostic stratégique
La première contribution que peut apporter la fonction ressources humaines dans la démarche de
construction de la stratégie relève du diagnostic stratégique. Il nous faut là aborder une distinction
majeure introduite par les auteurs en stratégie : la stratégie doit-elle être construite à partir d’un
diagnostic de l’environnement externe de l’entreprise ou bien à partir de ses caractéristiques
propres ?
Lorsque l’entreprise adopte la première posture, quelle peut être la contribution de la dimension
RH ? Soyons plus concrets : lorsque l’entreprise initie une démarche de construction de sa stratégie
en s’appuyant sur un diagnostic stratégique de son environnement et que la DRH veut y apporter sa
pierre, que peut-elle mettre sur la table ? Nous trouverons la réponse à ces questions dans l’analyse
de la dimension humaine de l’environnement de l’entreprise. Pour cela, l’entreprise peut appliquer à
la dimension RH les outils développés par les stratèges dans ce domaine du diagnostic stratégique.
Commençons par le macro-environnement de l’entreprise, c’est-à-dire les facteurs globaux qui ont
un impact sur toutes les organisations. L’outil le plus utilisé par les stratèges est le modèle PESTEL
pour recenser les tendances politiques, économiques, sociologiques, technologiques, écologiques et
légales, et donc les variables pivots qui influeront sur le développement de l’entreprise. Que donne
ce modèle appliqué au champ des ressources humaines ? Le tableau ci-dessous donne un exemple
de ce que peuvent être les grandes lignes d’une analyse de ce type menée pour la DRH d’un groupe
mondial de l’industrie lourde.
Autre connexion possible entre les outils de la stratégie et une approche RH, la réflexion sur les
facteurs clés de succès, définis comme les éléments qui permettent de créer un avantage
concurrentiel. Les identifier suppose d’avoir analysé l’environnement concurrentiel au niveau du
secteur d’activité. Pour cela, le modèle des 5 forces de la concurrence défini par Michael Porter[1] est
le plus fréquemment utilisé. Comment est-il possible de l’articuler avec une approche RH ? Notre
démarche consiste à identifier les facteurs humains qui peuvent permettre à l’entreprise de
contrecarrer chacune de ces forces de la concurrence.
Prenons-les une par une, avec tout d’abord l’intensité de la concurrence entre les entreprises du
secteur. Ces concurrents sur le plan du business sont aussi des concurrents sur le marché de
l’emploi, notamment lorsque l’entreprise est la référence du secteur. Elle doit alors mettre en place
ce qui lui permet de protéger son savoir-faire et de retenir ses compétences clés. Il y a par ailleurs un
enjeu à ce que l’entreprise soit capable de maintenir la différenciation entre son offre et celles de ses
concurrents. Ce qui suppose d’avoir bien identifié où réside cette différenciation et quelles sont les
caractéristiques humaines qui sous-tendent ce business model : innovation produit et donc
notamment équipes de marketing et développement, compétitivité prix et donc capacité à maîtriser
les coûts, etc.
Vient ensuite la menace des entrants potentiels, qui peut être réduite par les barrières à l’entrée
que ces concurrents potentiels doivent surmonter. Il y a bien sûr des barrières financières ou
commerciales, mais certaines renvoient aussi à la compétence, abordée sous différents angles : au
sens le plus large, avec l’expérience collective construite par l’entreprise et qu’elle doit sauvegarder
et alimenter en travaillant notamment sur sa transmission. Ou au sens le plus pointu avec certaines
expertises rares que détient l’entreprise et qu’elle doit protéger, à travers sa gestion des ressources
rares, experts et talents.
Autre menace, celle de l’arrivée sur le marché des produits ou services de substitution qui
pourraient capter les attentes des clients au détriment de l’entreprise. Sur ce terrain, la DRH peut
apporter des réponses à plusieurs questions : dans son organisation, l’entreprise dispose-t-elle des
moyens lui permettant d’être en veille sur l’émergence de telles alternatives ? Les caractéristiques
de sa culture autorisent-elles une approche de ce type ? L’entreprise dispose-t-elle ou peut-elle
facilement s’attacher les compétences qui seront nécessaires si la substitution se révèle inévitable ?
Le dépôt de bilan de Kodak en 2012 aurait sans doute été évité si sa DRH avait mis en œuvre il y a
une quinzaine d’années les projets permettant de répondre positivement à ces questions.
Le pouvoir de négociation des acheteurs et celui des fournisseurs constituent deux autres forces
mises en évidence par Porter. Ils renvoient l’un et l’autre à la capacité de l’entreprise de développer
l’expertise dans les métiers concernés, et à sécuriser cette expertise. Un acteur industriel majeur
dans le secteur de la transformation des matières premières agricoles a ainsi réalisé il y a quelques
années que plus du quart de son résultat de l’exercice précédent était lié à l’excellence de la
négociation réalisée sur ses achats de matières premières. Celles-ci reposaient… sur une seule
personne ! Ce groupe s’est alors empressé de revoir son organisation pour que cette expertise puisse
être portée par plusieurs acteurs et sécurisée.
D’autres outils de diagnostic stratégique peuvent ainsi être utilisés à profit par ceux qui travaillent
sur le facteur humain. Leur adoption aide l’entreprise à réintégrer la dimension RH au niveau
stratégique et à ne pas l’aborder seulement au stade où elle n’est plus qu’une variable d’ajustement.
En utilisant les mêmes approches, outils et langage que les stratèges, la fonction RH se donne une
chance supplémentaire d’être entendue.
Alimenter la démarche de diagnostic stratégique est une première contribution significative. Mais
le facteur humain peut apporter une valeur ajoutée beaucoup plus large dans la construction de la
stratégie, en travaillant à développer la capacité stratégique de l’entreprise.
Mais l’entreprise peut aller plus loin et se poser une question essentielle : à partir des compétences
existantes ou de celles que nous pouvons développer, quels sont les développements envisageables
pour l’entreprise et comment cela peut-il enrichir le contenu de notre stratégie ?
Plusieurs voies peuvent être utilisées pour identifier de nouveaux développements.
L’extension tout d’abord, l’entreprise élaborant de nouvelles offres à partir de ses capacités
stratégiques existantes. C’est une approche de ce type qui peut constituer le fondement d’une
stratégie de diversification. Elle peut aussi permettre d’investir des marchés qui semblaient fermés à
l’entreprise.
L’entreprise peut également travailler à la généralisation des meilleures pratiques par la diffusion
des compétences maîtrisées par une partie de l’organisation. Elle étendra des capacités stratégiques
locales à l’ensemble de l’organisation et pourra ainsi développer ses activités.
Elle peut par ailleurs s’interroger sur l’utilisation de ses capacités inexploitées. Ainsi, c’est parce
les équipes de Procter & Gamble étaient sous-utilisées qu’elles ont découvert une molécule
susceptible de ralentir la détérioration osseuse et permis le lancement d’une activité dans le
médicament.
La démarche mise en œuvre par Converteam est très parlante pour illustrer la logique sur laquelle
est basé ce chapitre. Ce LBO issu d’Alstom a été racheté en septembre 2011 par General Electric,
qui l’a rebaptisé Power Conversion en 2012. Entreprise d’ingénierie comptant 5 500 salariés, elle
propose des solutions personnalisées basées sur des systèmes de haute technologie qui transforment
l’énergie et améliorent son efficacité. Face à des concurrents globaux comme ABB et Siemens, la
différenciation se fait sur l’offre technologique et sur les performances en termes de rendement et
d’encombrement. Les efforts de recherche sont donc importants, avec un investissement R & D
supérieur à 5 % du chiffre d’affaires.
L’entreprise s’appuie également sur un processus structuré de remontée des informations client
par les métiers en charge du service et de l’installation, à partir d’une organisation géographique
proche de ces clients. Des séances de travail sont organisées selon un processus formel pour mailler
les informations détenues par les commerciaux et celles maîtrisées par les hommes de la technique.
Elles permettent tout d’abord de vérifier que l’offre actuelle et celle envisagée pour le futur sont
cohérentes avec la réalité client, et à défaut d’initier de nouveaux investissements R & D. Mais elles
contribuent également à déceler les opportunités de développement stratégique. C’est ainsi que
Converteam a identifié il y a quelques années que l’entreprise maîtrisait les principales compétences
permettant d’investir le terrain des énergies renouvelables. Elle a donc décidé de construire une
nouvelle offre et de mener une démarche commerciale. C’est cette approche qui est à l’origine de
son succès dans les éoliennes.
Cette identification de compétences constituant une capacité stratégique nouvelle a été facilitée
par le travail préalable réalisé par la DRH pour formaliser les macro-compétences maîtrisées par
l’entreprise. Cet exercice s’accompagne chez Converteam d’une gestion pointue des experts, de
processus de transferts de savoir-faire, notamment entre les différentes zones géographiques, et d’un
travail sur les savoirs critiques.
Avec l’approche décrite ici, et grâce à la médiation de la notion de « capacité stratégique », nous
avons bel et bien inversé le paradigme : il ne s’agit plus de développer les compétences nécessaires
à la mise en œuvre de la stratégie, mais d’identifier à partir des compétences les axes stratégiques de
développement.
Par ailleurs, une culture spécifique qui permet d’attirer les profils les plus rares constitue en soi
une capacité stratégique. La réputation employeur de l’entreprise qu’elle construit sur cette base
vient également alimenter sa réputation globale, un des actifs de l’entreprise qui a une grande
valeur.
Notons enfin que les compétences et la culture sont articulées. C’est parce que des schémas de
pensée implicites sur ce qu’il convient ou pas de faire auront été intégrés par les collaborateurs
qu’ils identifieront leur rôle au sein de l’organisation et que la coordination entre les différents
métiers de l’entreprise sera fluide.
Témoignage
Arnaud Ventura, fondateur et président du directoire de MicroCred, et Vincent Cano, directeur
des ressources humaines
Témoignage
Bertrand Delmas, directeur des ressources humaines du groupe Orangina-Schweppes
Présent dans plus de 80 pays, Orangina-Schweppes, dont les marques principales sont
Orangina, Schweppes, Trina, La Casera, Sunny Delight, Oasis et Pulco, a réalisé un
chiffre d’affaires de 1,2 milliard d’euros en 2011 (+ 11 % par rapport à 2010), avec un
effectif de 2 500 personnes.
« Lorsqu’Orangina-Schweppes a été racheté par des fonds en février 2006, la situation de
l’entreprise en France était très délicate, avec une baisse de l’attractivité de ses marques, la
perte de parts de marché et un recul du niveau de profitabilité. Le poste de DG était vacant
depuis plusieurs mois et la confiance dans le management était faible. Avec une structure
et des process très lourds, les équipes travaillaient en silos, elles étaient déroutées et
ressentaient une grande fatigue. L’entreprise jouait sa survie : sans changements profonds,
elle risquait une mort lente.
Pour autant, il existait encore une forte implication des salariés et une passion
profondément ancrée pour les marques. La question pour la nouvelle direction a été :
comment faire pour réorienter cette énergie ? Il fallait une rupture pour passer de : “Ce
n’est pas possible” à : “Comment va-t-on faire ?” Notre choix a été de travailler à libérer
l’initiative individuelle pour sortir des process et des systèmes et utiliser le capital de
créativité et l’envie de chacun. Il s’agissait de passer du mode de fonctionnement d’une
multinationale où les responsabilités sont très diluées à celui d’une start-up en développant
une culture entrepreneuriale, avec la volonté de rendre chacun responsable et de faire
confiance.
Nous avons réuni l’ensemble des salariés, avec un discours très direct : la situation de
l’entreprise a été décrite sans fards, ce qui a pu choquer certains. Et nous avons poussé à
l’initiative : “Si c’était votre entreprise à vous, que feriez-vous ? Et bien, faisons-le !” Puis
nous avons valorisé cette aventure collective dans laquelle chacun avait à gagner.
Concrètement, tous les salariés de l’entreprise ont été invités à se porter volontaires pour
travailler sur dix projets essentiels pour l’avenir de l’entreprise. C’est cette mobilisation et
les initiatives de chacun dans son environnement au quotidien qui ont redessiné
l’entreprise. Cette approche nous a permis de clarifier nos stratégies de marque, de
développer notre innovation produit, de clarifier et affiner nos stratégies commerciales, en
nous concentrant sur certains canaux de distribution, et d’adapter notre organisation au
marché en développant nos expertises en marketing et en category management. Cette
transformation s’est accompagnée du refus de tout dogmatisme et s’est traduite par des
plateformes de marques rénovées et osant casser les codes, accompagnées de publicités
radicalement différentes, que chacun a sans doute à l’esprit. Les valeurs ont été
formalisées avec les salariés et mises en musique par la DRH dans les différents
processus, notamment en matière d’évaluation et de rémunération, avec un focus sur les
pratiques de management. Les profils les plus entrepreneurs ont été valorisés.
L’innovation tous azimuts a donc été le driver du redressement. Elle a amélioré les process
de gestion et de décision et nourri les plateformes de marques. Combinée à la libération
des initiatives et des énergies, elle nous a permis de recréer sur nos marchés un acteur
différent avec des forces uniques. Face à des concurrents extrêmement puissants, ce n’était
sur la taille que nous pouvions nous battre. En effet, nous étions beaucoup plus petits que
notre principal concurrent, très discipliné dans ses approches mais de ce fait parfois plus
lourd et plus long à réagir. Ce qui nous a fait renaître, c’est notre capacité à réagir vite, à
changer nos façons de faire du jour au lendemain. Ce sont nos clients eux-mêmes qui nous
assurent des retours très positifs sur notre capacité d’innovation, ainsi que sur notre
réactivité et notre rapidité, notre capacité à nous adapter.
C’est aussi ce qui nous permet d’investir des marchés nouveaux pour nous. Un seul
exemple : nous avons acheté en 2010 la marque Sunny Delight principalement pour
renforcer le portefeuille de marques en Espagne et avoir plus de masse critique. Mais pour
la France, nous l’avons transformé en opportunité pour investir un secteur où nous
n’étions pas : le frais. Nous l’avons fait en créant une business unit distincte pour garder le
focus sur notre cœur de métier et pouvoir investir sur le frais dans un environnement
dédié. Désormais, nos marques Oasis et Pampryl sont aussi présentes dans le frais. »
Un des leviers particulièrement efficace pour renforcer le potentiel d’innovation du corps social
est la diversité sur l’ensemble des critères : genre, âge, origines, état de santé, orientation sexuelle,
etc. Détaillons les mécanismes en jeu pour mieux les comprendre.
Chaque personne se construit à partir de ces critères, qui génèrent des expériences de vie
différentes et contribuent à façonner son identité culturelle, avec sa sensibilité propre et ses
représentations. La notion d’identité culturelle est ici utilisée dans son sens le plus large, pas
seulement telle que découlant d’une culture nationale. Manager la diversité consiste donc à faire
travailler ensemble de manière efficace des individus caractérisés par des identités culturelles
hétérogènes, construites par chacun notamment à partir de ses caractéristiques de nature
sociologique ou démographique spécifiques.
Le mécanisme par lequel la diversité peut avoir un impact sur la construction de la stratégie via
l’innovation est lié à l’enrichissement de la décision. Plus les identités culturelles des membres
d’une équipe sont hétérogènes, puis il y a entre eux altérité cognitive et informationnelle, mais aussi
relationnelle avec l’accès à d’autres réseaux. L’approche d’une décision par chacun des membres de
cette équipe est le résultat du croisement des informations objectives mises à la disposition de tous,
mais aussi des perceptions subjectives de chacun à travers son identité culturelle. Quant au contenu
et à la qualité de la décision, ils dépendront de ces deux facteurs, mais aussi de la qualité des
interactions entre les membres de cette équipe.
Si cette dernière dimension est optimisée, la diversité permettra de mettre à disposition du
collectif des informations non redondantes et de lui donner accès à des expériences et compétences
nouvelles, de mobiliser des référentiels inhabituels car portés par des personnes n’appartenant pas
au groupe dominant, d’enrichir les processus d’analyse des problèmes, d’aborder de façon novatrice
les enjeux à traiter et enfin de considérer des alternatives non évidentes.
En permettant la confrontation d’identités culturelles hétérogènes, la diversité devient pour
l’entreprise source de créativité et d’innovation. Elle lui permet de penser en dehors du cadre,
notamment en considérant des alternatives. Différents travaux ont d’ailleurs souligné que
l’innovation passait souvent par les profils dits « déviants ».
« Si tu diffères de moi… loin de me léser, tu m’enrichis », écrivait Antoine de Saint-Exupéry.
Traiter la diversité comme une source d’innovation stratégique permet à l’entreprise de développer
un avantage concurrentiel. Sur ses marchés, ce sont en quelque sorte les différences… qui font la
différence.
Tous stratèges
Intéressons-nous maintenant aux organisations qui ont formalisé une démarche de construction de
leur stratégie. Traditionnellement, c’est un exercice dévolu à une équipe de direction. Celle-ci, en se
faisant éventuellement accompagner par un cabinet, mènera la démarche qui va de l’analyse des
forces concurrentielles à la définition d’une ligne stratégique. Ce n’est que dans un second temps
qu’interviendront les autres acteurs de l’entreprise, pour la mise en œuvre. Taylor, quand tu nous
tiens ! Nous retrouvons la bonne vieille dichotomie entre décideurs et exécutants.
Attachons-nous au fond. Quels sont les principaux enjeux d’une démarche formalisée de
construction de la stratégie ? Le premier concerne bien sûr le contenu, la qualité de ce qui est
élaboré. Au vu de la complexité croissante de l’environnement de l’entreprise, la richesse de ce
contenu dépend moins de la puissance de quelques cerveaux que de la connaissance détaillée des
marchés, des clients, de la vraie vie de l’entreprise par l’ensemble du corps social. C’est cette
interface dans sa globalité qu’il faut mobiliser dans la construction de la stratégie pour que son
contenu soit à la mesure des enjeux.
En 2009, le groupe HCL Technologies a adopté une démarche particulière. Les 300 dirigeants
d’entités ont élaboré une première version du plan stratégique pour leur activité. Ils en ont fait des
enregistrements audio sur un portail de type Facebook. Et c’est à partir de ces éléments que les
collaborateurs de l’entreprise ont posté des commentaires sur les stratégies envisagées par les
dirigeants, proposant de nouvelles perspectives qui se sont avérées bien plus pertinentes et
réalisables. Une démarche participative de ce type a permis à l’ensemble des collaborateurs
sollicités de faire bouger les lignes.
Au-delà de cet objectif d’enrichissement du contenu, une démarche veillant à associer largement
les salariés de l’entreprise permet également de développer l’engagement. Ce qui dans la phase
ultérieure de déploiement aura pour effet de renforcer l’appropriation et de garantir l’alignement.
Howard Schultz est président de Starbucks, la plus grosse chaîne multinationale de café. Fin 2011,
il a été élu homme d’affaires de l’année par le magazine Fortune. Et il affirme : « Vous ne pourrez
pas attirer et retenir d’excellents collaborateurs s’ils ne participent pas à la stratégie et ne sont pas
acteurs des problèmes clés ; si vous ne donnez pas aux gens l’opportunité de se mobiliser, ils
partiront. »
Kiabi a ainsi mené en 2009 une démarche de définition de sa vision stratégique qui a mobilisé
l’ensemble des 7 000 collaborateurs de l’entreprise, à travers deux phases successives d’un exercice
ascendant. C’est à partir de l’ensemble de ces contributions qu’ont été redéfinies la mission de
l’entreprise (« Mobiliser les talents et les passions pour habiller tous les moments de vie ») et son
ambition (« Être le meilleur acteur local pour être le leader mondial de l’habillement »). Dans un
second temps, ce cadre a été traduit à tous les niveaux de l’organisation en priorités stratégiques,
puis en plans d’actions. Cet exercice a permis de fédérer les équipes comme jamais.
Il n’y a donc pas d’un côté un exercice technique qui relèverait de dirigeants et de spécialistes, de
l’autre un alignement mécanique à construire ensuite. Mais bien la mobilisation d’une énergie de la
phase de construction à celle de mise en œuvre. Nous avons déjà souligné le lien entre performance
et engagement. C’est parce qu’il y a des terrains de participation réels qui sont investis sur la base
d’un sens partagé que l’entreprise se mobilise effectivement.
Il ne s’agit donc pas pour l’entreprise de choisir à quel étage elle veut positionner
sa GRH en sacrifiant les autres niveaux, mais de les construire l’un après l’autre.
C’est cette démarche qui permettra, étage après étage, de déplacer le centre de
gravité de la fonction RH pour qu’au global elle crée plus de valeur.
D’autant que la question qui est posée au final à la fonction RH, c’est celle de
l’allocation de ses ressources entre ses différentes activités, celle de la répartition
des moyens entre les trois étages. Dans de nombreuses entreprises, le constat est
que les budgets, les effectifs et les priorités de la fonction RH sont répartis
inversement à ce que l’impératif de création de valeur nécessiterait, dans une
logique de « pyramide inversée ».
Figure 9 La pyramide inversée
Cette représentation de la fonction RH en trois étages permet de hiérarchiser ses
activités en fonction de la valeur qu’elle crée. La matrice d’Ulrich, outil largement
diffusé et utilisé par les DRH, a permis de formaliser les différents terrains
d’intervention de la fonction, en les regroupant en quatre blocs : « l’expert
administratif, l’employee champion, l’accompagnateur du changement et la
partenaire stratégique ». Mais cet outil présente une limite : il positionne l’ensemble
de ces activités au même niveau. Alors que l’enjeu pour l’entreprise est bien
d’accroître la valeur créée par la fonction RH en faisant progressivement glisser son
centre de gravité.
La contingence de la GRH
Nous l’avons évoqué, la plupart des entreprises ont construit aujourd’hui les deux
premiers étages de la fonction RH. Leur « fonction administrative » fonctionne bien
et elles se concentrent sur leur « fonction experte ». Il est communément admis par
beaucoup dans ce métier qu’il y aurait pour chacun des processus RH une bonne
façon de procéder à caractère universel. Pour être performante, il suffirait à la
fonction RH de progresser vers cette pratique de référence. La recherche de
benchmarks et la transposition dans l’entreprise des meilleures pratiques identifiées
constitueraient un moyen pertinent pour cela.
Cette perspective universaliste revient à aborder la gestion des hommes comme
un objet autonome, qui serait indépendant des réalités de l’entreprise et de son
environnement.
Tous les développements des chapitres précédents montrent que la politique RH à
adopter par une entreprise pour créer de la valeur est directement reliée à ses
caractéristiques uniques, ainsi qu’à celles de l’environnement dans lequel elle
intervient. Elle doit construire la bonne articulation entre sa politique RH et les
orientations stratégiques. Les théoriciens de la contingence ont construit l’ensemble
de leurs travaux sur cette approche. Cette approche « contextualiste » estime que les
meilleures pratiques RH pour l’entreprise sont celles qui sont cohérentes avec
d’autres dimensions de l’organisation, et notamment son positionnement
stratégique.
Est-ce que cela signifie pour autant qu’il n’y aurait pas dans l’absolu des pratiques
RH de qualité et d’autres moins avancées ? Certainement pas. Prenons une image :
les meilleurs cuisiniers vous affirmeront qu’il est essentiel de disposer de produits
de qualité pour bien cuisiner. Pour autant, suffit-il de disposer de ces produits pour
cuisiner un plat réussi ? C’est dans la combinaison de ces ingrédients, dans
l’adéquation entre ce que les convives attendent et ce que le cuisinier va produire
que réside une grande partie de sa réussite. Identifier les bonnes pratiques en
matière de RH certes, mais en veillant à sélectionner et à adapter celles qui
répondent aux besoins stratégiques de l’entreprise.
L’absence de dimension contingente est d’ailleurs ce qui fait la limite des
classements du type “Great Place to Work” : ils évaluent les organisations sur la
qualité de leurs pratiques RH à partir d’une grille unique, comme s’il existait une
entreprise idéale en matière de gestion des hommes et qu’il faille s’en rapprocher le
plus possible. Cette grille, clairement inspirée du modèle de gestion des ressources
humaines dominant aux États-Unis, ne permet en fait qu’une chose : évaluer la
proximité des entreprises évaluées avec ce modèle. Ce n’est aucunement un hasard
si, très souvent, figurent sur le podium les filiales françaises d’entreprises
américaines : le thermomètre a été construit pour elles.
Cette mise en évidence de la nécessaire contingence des pratiques RH éclaire
l’articulation entre fonction experte et fonction stratégique de terrain : le deuxième
étage doit être mis au service du troisième. Autrement dit, ce sont les macro-projets
RH articulés avec la stratégie de l’entreprise qui doivent dicter le contenu des
processus RH. Ceux-ci doivent être travaillés dans leur conception, leurs
composantes et leur organisation pour être alignés sur la politique RH. Elle sera
constituée d’approches transversales mobilisant un certain nombre de processus
RH.
Cette prédominance de la fonction stratégique de terrain sur la fonction experte
renvoie plus largement à un débat plus large en matière d’organisation : l’entreprise
doit-elle être organisée en fonction de ses logiques internes, et notamment de ses
métiers et expertises ? Ou bien en fonction de ses logiques externes, et notamment
de ses flux clients ?
La réponse appliquée à la fonction RH qui est apportée dans cet ouvrage est sans
ambiguïté : elle doit certes développer ses expertises, mais en les mettant au service
et en les organisant autour du développement économique de l’entreprise. C’est
ainsi qu’elle créera de la valeur.
Créer de la valeur en RH
Il est temps de s’arrêter sur ce qui apparaîtra comme une incongruité à tous ceux
qui ne sont que sur de la chasse aux coûts avec les structures dédiées aux ressources
humaines : la fonction RH peut créer de la valeur. Cette affirmation est clairement
antinomique avec la logique dominante chez les dirigeants et avec ce qui est
développé dans la littérature managériale.
C’est ainsi que l’ouvrage de référence en matière de stratégie déjà cité,
Stratégique, explique que : « On peut vérifier que le coût de chacun des maillons est
cohérent avec sa contribution à l’avantage concurrentiel : certains maillons coûtent-
ils plus qu’ils ne créent de valeur ?… Bien entendu, cette analyse concerne en
priorité les activités primaires, les activités de support n’étant pas censées générer
directement de la valeur. La plupart des organisations qui ont effectué cette analyse
ont d’ailleurs constaté que leurs services centraux – qui sont par définition des
activités de support – ont un coût très supérieur à leur valeur. »
Dans cette approche, la fonction RH est un centre de coûts, alors que d’autres
activités sont centres de profits. C’est une fonction support, au service des fonctions
business. Elle intervient en back-office, contrairement aux activités de front office.
Elle est composée d’indirects, à l’opposé des effectifs directs dont le nombre
impacte proportionnellement les agrégats économiques. Elle regroupe des
fonctionnels qui viennent alourdir l’activité des opérationnels. Le premier dirigeant
d’une grande entreprise de distribution parle depuis des années à propos de sa
fonction RH de « fonctionnels-fonctionnaires ».
Cette représentation est basée sur deux confusions. La première consiste à
considérer que seul l’achat par le client de ce que fournit l’entreprise est créateur de
valeur pour celle-ci. Il est bien sûr évident que si le client n’achète pas, il n’y a pas
création de valeur. Mais l’acte d’achat n’est que la matérialisation d’un processus de
création de valeur tout au long de ce qui est communément appelé la chaîne de
valeur de l’entreprise. L’autre erreur, plus fréquente encore, est de considérer qu’il y
a des activités qui créent de la valeur puisqu’elles constituent un maillon obligé de
la chaîne de valeur (le marketing, la R & D, la production, la commercialisation),
mais que les autres activités qui interviennent de façon transversale, aux côtés de
l’ensemble de ces maillons, n’en créent pas.
Nous n’allons pas nier que dans certaines organisations, il existe un phénomène
de bureaucratisation des activités les plus éloignées du client ou les plus en
périphérie de la chaîne de valeur. Ces dérives existent et il n’est pas systématique
que la fonction RH crée de la valeur. Mais nous voulons démontrer dans cet
ouvrage qu’il lui est possible d’en créer.
Il y a quelques années, encore DRH, j’avais demandé à mes collaborateurs directs
de préparer leur entretien annuel de performance en indiquant à côté de chacun de
leurs objectifs non seulement le résultat obtenu, mais aussi son impact sur le client
final de l’entreprise. Certains sont revenus vers moi, perplexes : « Mais nous
travaillons en RH, notre activité ne touche pas le client final. » L’échange qui a
suivi a permis de partager une évidence : si un poste n’avait pas d’impact sur le
client final, il fallait le supprimer. Cet argument a permis de redynamiser les plus
dubitatifs dans leur recherche de réponses. Et ils sont arrivés à une conclusion :
certes, en n’étant pas en contact au quotidien avec le client, comme le sont les
forces commerciales, l’impact de leur contribution sur le client n’était pas direct.
Mais leur activité contribuait indirectement à sa satisfaction et donc à la création de
valeur. La mise en place d’audits de management et donc l’amélioration des
pratiques de management qui en découlait modifiaient l’animation des vendeurs par
leurs managers, et par conséquent l’activité de ces derniers face aux clients. L’aide
au recrutement de profils multiculturels impactait directement l’internationalisation
de l’entreprise et donc son développement ultérieur sur de nouveaux marchés. Pour
chacun de ces collaborateurs, le fil pouvait être tiré entre leurs objectifs et la valeur
créée, à travers l’impact indirect sur l’acte de matérialisation de la création de
valeur, la vente.
Réaliser cet exercice a permis à cette équipe de repositionner ses activités par
rapport à une finalité business. L’enjeu pour les fonctions dites « support » n’est en
effet pas seulement de satisfaire leurs clients internes, mais d’abord et en premier
lieu de créer de la valeur en apportant une contribution par rapport à ce qui se joue
avec le client final. Ces collaborateurs ont ensuite pris l’habitude, pour chacun des
projets menés, de s’interroger sur leur contribution à partir de son impact sur le
client final, ce qui les a amenés à exercer leur métier différemment.
Le premier étage de la fonction RH est composé d’activités qui ne créent pas de
valeur. Elles sont menées par l’entreprise parce que correspondant à des obligations.
A contrario, ne pas les assumer ou mal les assumer détruira de la valeur. Un seul
exemple : des relations avec les partenaires sociaux qui ne seraient pas travaillées
de manière à assurer la paix sociale pourraient entraîner une destruction de valeur
importante. Il y a donc à cet étage-là une démarche de gestion des risques qui doit
conduire à assumer ces obligations sans pour autant surinvestir, mais au contraire en
développant des logiques d’efficience et en réduisant les coûts.
Nous l’avons vu, le troisième étage est dédié à la création de valeur par la
fonction RH. Quand au deuxième, tout dépend de la façon dont l’entreprise va le
mobiliser. Restera-t-elle dans une logique métier ou mettra-t-elle les processus RH
au service du troisième étage ?
Pour illustrer cette démarche de création de valeur par la fonction RH, prenons la
question de la gestion des seniors. Confrontés à des enjeux sociétaux sur cette
population, les pouvoirs publics ont affiché un objectif : favoriser le maintien dans
l’emploi et le recrutement de salariés âgés grâce à des actions innovantes définies
au sein des branches et des entreprises. Ils ont défini une contrainte : à partir du
1er janvier 2010, les entreprises et les établissements publics employant au moins
50 salariés risquaient une pénalité correspondant à 1 % des rémunérations ou gains
versés à leurs travailleurs salariés ou assimilés si elles n’avaient pas conclu un
accord ou établi un plan d’action relatif à l’emploi des salariés âgés.
L’entreprise qui aborde ce sujet à partir du premier étage sera dans une logique
simple : elle travaillera à minimiser la contrainte en négociant un accord ou en
établissant un plan d’action a minima. Il s’agira de s’affranchir de l’obligation à
moindre coût. Soyons honnêtes : cette voie a été adoptée par de très nombreuses
entreprises.
Le DRH qui traitera cette obligation à partir du deuxième étage identifiera
quelques actions à mener en matière de recrutement des seniors, actions sur
lesquelles il devra batailler ferme avec les opérationnels. Il mettra en place des
mesures pour anticiper les évolutions de carrière, notamment autour de la
valorisation de l’expérience. Il travaillera sur les conditions de travail et notamment
sur la pénibilité.
Se saisir de la question des seniors à partir du troisième étage revient à construire
les réponses de l’entreprise aux questions suivantes : que devons-nous mettre en
place pour que cette population, qui a désormais vocation à rester plus durablement
dans l’entreprise que par le passé, reste engagée et efficace ? Comment les
spécificités de ces collaborateurs (en termes d’expérience, de modes de
fonctionnement, de position dans l’entreprise) peuvent-elles être utilisées comme
des atouts pour l’entreprise ? Comment peuvent-elles accroître sa capacité
stratégique ? Peut-être les réponses seront-elles proches de celles adoptées avec une
démarche d’entrée au deuxième étage. Mais en plus, elles seront porteuses de sens.
Et reconnaissons que pour les populations concernées, il est plus valorisant que
l’entreprise apporte une réponse à la question « Comment capitaliser sur vos
atouts ? » plutôt qu’à « Qu’allons-nous bien pouvoir faire de vous ? » Par ailleurs,
les réponses construites seront plus durables, puisqu’utiles au business et non
plaquées de façon artificielle.
La différence entre ces approches montre qu’en matière de gestion des ressources
humaines, il est possible d’aborder un même sujet soit avec une démarche de
minimisation des coûts, soit avec une approche de création de valeur.
Aborder la fonction RH exclusivement comme un centre de coûts conduit à
écarter la contribution qu’elle peut apporter aux processus de création de valeur mis
en œuvre par l’entreprise. Alors que certaines allocations de moyens, du fait du
retour qu’ils assureront, renvoient plus à une logique d’investissement que de
simple coût.
Repositionner la fonction RH
Quelle ambition pour la fonction RH ? Nous avons vu ce qu’est son potentiel et
notamment la valeur qu’elle peut créer. Mais l’entreprise va-t-elle avoir la volonté
d’investir ce terrain et de repositionner sa fonction RH ? Avant la question de la
démarche à mettre en œuvre, il y a celle de l’envie de faire.
Certains DRH tirent leur légitimité de la technicité de leurs activités. Personne ne
viendra les challenger sur ce terrain. Ils utilisent d’ailleurs parfois les relations
sociales et les risques sociaux pour tenir à distance de leurs terrains d’intervention
d’autres dirigeants de l’entreprise. Leurs missions régaliennes leur permettent
d’asseoir un pouvoir que nul ne leur conteste. Alors qu’aller sur le terrain de la
création de valeur, c’est entrer dans une arène nouvelle pour lui. C’est remettre en
jeu une forme de confort. Pourquoi prendre ce risque quand personne ne vous le
demande ?
L’entreprise qui sera à la fois lucide sur le potentiel de la fonction et volontaire
pour le développer devra mener une démarche de reengineering de sa fonction RH.
Le développement qui suit a pour objectif de détailler ce que peut être une telle
démarche.
La première étape consiste à réaliser un état des lieux, ou à le faire réaliser par un
intervenant extérieur pour objectiver la démarche et disposer d’éléments de
comparaison. Plusieurs dimensions doivent être couvertes. Les missions assumées
par la fonction tout d’abord : quelles sont-elles ? Quelle est la qualité de ce qui est
réalisé ? Mais il faut aussi mesurer ce que sont les moyens mobilisés. Et enfin
détailler les interfaces de la fonction RH avec les autres acteurs de l’entreprise et
leur qualité. Cette étape permet à l’entreprise de répondre à une question : d’où
partons-nous ?
La deuxième étape est bien sûr la plus délicate et la complexe, puisqu’elle vise à
définir où la fonction RH doit aller, où elle va créer de la valeur à terme. Il ne s’agit
ni plus ni moins que de mettre en œuvre les logiques décrites dans les deux
chapitres précédents : comment la fonction RH peut-elle participer à la mise en
œuvre de la stratégie ? Quelle contribution de sa part à la construction de cette
stratégie ? C’est donc à partir de la stratégie actuelle et future de l’entreprise qu’il
est possible de définir les missions cibles de la fonction RH. Sans pour autant brûler
les étapes : il ne sert à rien de décréter que la fonction RH investira demain le
troisième étage si le premier n’est pas solide. L’entreprise doit savoir doser les
ambitions qu’elle a pour sa fonction RH.
Troisième étape, toujours centrée sur la cible : définir la structure RH qui
correspond aux missions ciblées par la fonction, telles que définies dans l’étape
précédente. Pour assumer ces missions, il faut préciser où affecter les moyens dont
la fonction RH dispose, et notamment la répartition de ses effectifs entre ses
différentes activités.
Une fois l’état des lieux dressé et la cible définie, la quatrième étape consiste à
construire le chemin qui permettra d’aller de l’un à l’autre. Examinons ce que
peuvent être les différents cas de figure. Première situation : l’état des lieux a révélé
ou confirmé que la qualité de la fonction administrative n’était pas garantie.
L’impératif dans ce cas est de sécuriser l’entreprise sur ces obligations et de
construire une gestion administrative sécurisée.
Deuxième situation : la fonction administrative délivre ce qui est attendu d’elle,
mais elle mobilise l’essentiel des effectifs de la DRH. L’enjeu alors est de dégager
des ressources pour pouvoir les réaffecter à d’autres missions. L’entreprise va donc
devoir travailler l’efficience de sa fonction administrative, en veillant à ne pas en
dégrader la qualité.
Les voies à explorer pour répondre à cet enjeu sont multiples. La première est de
simplifier : parmi les états, les reportings, les indicateurs attendus de cet étage,
combien sont réellement utiles ? La plupart des entreprises ont déjà beaucoup
exploité la voie de l’automatisation. Mais les outils informatiques permettent aussi
de rendre aux managers et aux collaborateurs une partie de la responsabilité du
quotidien RH, notamment ce qui relève de la saisie d’un certain nombre
d’informations : demandes de congés, plannings de travail, notes de frais, etc.
Enfin, le regroupement des activités de paie et d’administration dans une entité
commune, centre de services partagés, permet de bénéficier d’économies d’échelle.
Entre 2006 et 2010, la volonté de la direction de France Télévisions de constituer
un véritable groupe à partir des différentes sociétés regroupées en son sein a conduit
à une réorganisation importante de la fonction RH. Les 400 collaborateurs qui
constituaient cette fonction étaient auparavant essentiellement affectés aux
différents services paie et administration du personnel, ainsi qu’à un suivi des
relations sociales éclaté dans les multiples entités. Deux chantiers majeurs ont été
menés : le regroupement progressif des activités de paie et d’administration a
permis de réaliser des économies d’échelle très importantes. La construction d’un
dialogue social au niveau du groupe a conduit à alléger les structures intermédiaires.
Au final, ce sont plusieurs dizaines de postes qui ont pu être dégagés pour être
réorientés vers d’autres activités RH. France Télévisions a ainsi pu créer une
fonction de généraliste RH en charge d’une population, pour accompagner les
managers sur la gestion de la performance, le développement des compétences et la
gestion des parcours de leurs collaborateurs.
Pour aller plus loin encore, certaines entreprises ont externalisé leurs opérations
administratives. En premier lieu, la paie et l’administration du personnel, puis
l’administration de la formation, voire des domaines aussi sensibles que le
recrutement. Ces opérations d’externalisation sont souvent vendues par le DRH à
son DG comme permettant de réduire les coûts. L’objectivité oblige à dire que c’est
rarement le cas. Le bénéfice est à chercher ailleurs : en confiant ces tâches à
d’autres, la fonction peut se focaliser sur ses autres missions. C’est le centre de
gravité de la fonction RH qui est déplacé : l’ascenseur peut monter dans les étages !
Faut-il systématiquement externaliser les tâches de la fonction RH qui ne créent
pas de valeur ? La réponse à cette question doit être nuancée. Il est fréquent que
l’externalisation se traduise par une dégradation de ces opérations et l’entreprise
doit être extrêmement vigilante sur la qualité de son interface avec le prestataire.
Par ailleurs, certaines entreprises sont allées très loin dans l’externalisation. C’est
ainsi qu’Unilever a, durant la dernière décennie, externalisé la quasi-totalité de sa
GRH, avec bien sûr une exception, les relations sociales. Les conséquences sont
directes : les managers de proximité se sentent très seuls face à leur équipe ; la
culture groupe et la formation sont aujourd’hui mal en point.
Autre limite : certaines entreprises constatent qu’en externalisant paie et
administration du personnel, elles ont perdu une des interfaces majeures avec leurs
collaborateurs. Les contacts sur ces sujets étaient souvent l’occasion de recueillir
des informations qui allaient très au-delà des simples questions administratives.
L’entreprise doit veiller quand elle externalise certaines opérations RH à ne pas
dégrader la relation directe qu’elle entretient avec les collaborateurs. Les moyens
dégagés doivent être au moins pour partie réaffectés à des postes RH opérationnels.
Les limites de l’externalisation sont telles que dans son travail de prospection sur la
fonction, la dernière promotion de DRH qui suit l’executive master RH de Sciences
Po a cité la ré-internalisation de certaines activités comme constituant une des
tendances émergentes de la GRH.
Troisième situation, sans doute la plus classique, celle où l’entreprise a construit
deux premiers étages solides : sa fonction administrative est efficace et optimisée,
les processus RH ont été professionnalisés. L’enjeu pour l’entreprise va alors
consister à réorienter ces processus pour les mettre au service du projet RH
construit en adéquation avec la stratégie. C’est la démarche dont les étapes sont
décrites de façon détaillée dans le chapitre 5.
Situation atypique : il peut exister des organisations qui ont commencé à
construire le troisième étage tout en ayant un deuxième étage fragile. C’est le cas
par exemple de certaines entreprises du nord de la France. Elles ont développé une
culture forte, alimentée d’éléments de ce catholicisme social qui impacte fortement
le développement économique de la région depuis plusieurs siècles. Leur
conception de la gestion des hommes est nourrie d’éléments de sens, parfois très
formalisés. L’articulation entre cette dimension et les choix stratégiques de
l’entreprise est étroite. Mais dans certaines de ces entreprises, la GRH n’a pas été
professionnalisée en parallèle. Les processus RH n’ont alors été travaillés que de
façon rudimentaire. Dans ce type de situation, le vécu des collaborateurs risque de
ne pas être aligné sur les éléments de sens, les processus RH ne les matérialisant pas
au quotidien. C’est d’ailleurs là le point d’appui pour faire évoluer la GRH de ces
entreprises. La démarche consiste alors moins à construire des processus, ce qui
serait vécu comme une approche bureaucratique antinomique avec le fond, qu’à
mettre en place ce qui permettra de traduire dans le quotidien des collaborateurs ces
éléments de sens.
Quelle organisation pour la fonction RH quand elle a construit les trois étages ?
Aux côtés des opérationnels, sur le terrain, des généralistes RH, qu’ils soient
appelés RH business partners ou autrement. L’essentiel est qu’ils sachent articuler
ancrage opérationnel et projet RH construit en interface avec la stratégie. Ce qui
suppose qu’ils évitent les deux postures dénoncées plus haut. Le rattachement
hiérarchique à une structure RH et non aux dirigeants opérationnels peut contribuer
à équilibrer l’influence de la relation de proximité avec ces derniers.
En soutien de ces RH opérationnels, un certain nombre d’expertises sont requises,
correspondant aux différents processus RH. Mais pour que ces personnes apportent
une réelle valeur ajoutée, deux conditions sont requises, au-delà de leur expertise.
Elles doivent veiller à s’alimenter de la réalité quotidienne en développant elles
aussi un ancrage terrain. Pour ne prendre qu’un exemple, le responsable Comp &
Ben ne poussera pas aux mêmes décisions selon qu’il travaille dans sa bulle ou qu’il
échange régulièrement avec des opérationnels, managers et collaborateurs, sur les
thématiques de rémunération. Dans certaines entreprises, ne pas avoir intégré cet
impératif a conduit à satelliser les fonctions expertes. Cette dérive a contribué à
décrédibiliser l’organisation RH découpée en RH business partners et centre de
services partagés. Autre condition requise pour que ces experts jouent pleinement
leur rôle : ils doivent avoir intégré qu’ils sont au service des RH généralistes, et non
l’inverse. Certes ils sont porteurs d’une expertise qu’ils doivent partager, mais dans
la chaîne de création de valeur qui va jusqu’au client final, ils sont bel et bien en
amont de ces RH généralistes.
Dans les entreprises très avancées dans la construction du troisième étage, un
autre pan de l’organisation RH a parfois été développé. À partir du moment où la
valeur ajoutée de la fonction RH est d’abord dans la transformation et où cette
transformation prend la forme de projets, mettre en place des postes dédiés à la
gestion de ces projets peut avoir du sens. Ils doivent être formés à la conduite de
projet et à l’accompagnement du changement, et dédiés chacun à un projet sur une
durée très variable. Une organisation de ce type permet à la fois de développer la
souplesse d’intervention de la DRH et de la centrer sur la transformation plus que
sur la gestion proprement dite.
Cette démarche de repositionnement de la fonction RH suppose enfin d’aborder la
question des profils qui y travaillent. Lorsque la fonction RH n’a construit que les
deux premiers étages, la réponse est simple : elle doit être composée d’experts,
ayant développé leur expérience en occupant des postes successifs dans les RH.
Mais qu’en est-il quand le troisième étage est investi et que le deuxième est
réorienté à son profit ?
Il arrive parfois que le DRH lui-même soit nommé sur ce poste sans avoir au
préalable aucune expérience de la fonction RH. C’est notamment le cas pour ceux
des plus grands groupes. Ce qui ne manque pas de susciter l’incompréhension de
personnes de la fonction qui exercent leur métier depuis longtemps et considèrent
que celui-ci doit s’appuyer sur une véritable expertise. Ils peuvent avoir le
sentiment que l’identité même de leur métier est niée. A contrario, ce qui est mis en
avant par les DRH issus de l’opérationnel, c’est leur expérience de management : ils
ont déjà « partagé » la gestion des hommes avec les structures RH, en étant du côté
managérial. Mais ce qui a de la valeur et qui fait qu’ils sont nommés à ces
fonctions, c’est d’abord leur compréhension plus large des enjeux opérationnels,
leur ancrage dans le business.
La fonction doit combiner les deux dimensions : expertise et ancrage
opérationnel. L’expert devra développer sa compréhension des enjeux business.
L’opérationnel qui rejoint la fonction devra s’appuyer sur les expertises existantes.
Le mix entre les deux populations dans la fonction RH est souvent riche lorsqu’elles
savent s’appuyer l’une sur l’autre et coopérer en capitalisant sur les atouts de
chacune. Sans jamais oublier que l’expertise est indispensable, mais qu’elle n’a pas
de valeur en tant que telle si elle n’est pas mise au service du business.
Quelle légitimité ?
Ce chapitre dédié à la fonction RH ne serait pas complet s’il n’intégrait pas des
éléments de réponse à une question qui apparaît comme centrale dans la réflexion
des praticiens RH sur leur métier : celle de la légitimité de la fonction RH.
Nous disposons déjà, à travers ce qui a été présenté sur les trois étages de la
fonction RH, d’éléments sur ce que peuvent être les sources de cette légitimité. A
minima, le maintien de la paix sociale. Puis, lorsque les responsables RH se
professionnalisent, leur technicité et leur expertise dans chacun des processus RH.
Enfin, lorsque la fonction RH joue pleinement son rôle tel que proposé dans cet
ouvrage, la valeur qu’elle crée.
Nous disposons également d’éléments sur la posture qui permet d’asseoir cette
légitimité. Ni gendarme, ni valet, mais accompagnateur, coach, du responsable
opérationnel.
Reste que ce qui émerge très régulièrement et de façon forte dans la prise de
parole des praticiens RH est un sentiment très fort de frustration quant à la
légitimité qui leur est conférée par leurs dirigeants. Non seulement la fonction RH
n’est pas attendue sur certains sujets, mais de plus, quand elle les aborde, il lui est
clairement signifié qu’elle n’y est pas la bienvenue. Ce qui lui est renvoyé, c’est son
manque de légitimité pour investir des terrains qui semblent bien éloignés de ses
responsabilités traditionnelles. Nous évoquions plus haut ce syndrome de
Cendrillon. « Franchement de quoi se mêle ce fonctionnel lorsqu’il prétend vouloir
investir nos plates-bandes opérationnelles ! » Les DRH qui veulent aborder les
terrains de la stratégie, de l’organisation, de la conduite du changement, se font
renvoyer régulièrement à leur pré carré.
Cette frustration bien légitime au vu du potentiel de la fonction se double
malheureusement d’une certitude : puisque cette légitimité nous est refusée, nous ne
pouvons avancer.
Et c’est là que je voudrais m’inscrire en faux. La légitimité de la fonction RH ne
se décrète pas. Elle se construit, elle se conquiert. À partir du moment où le
praticien RH a la conviction qu’il peut apporter plus que ce qui est attendu de lui
dans son métier, sa responsabilité est d’investir les terrains sur lesquels il n’est peut-
être pas le bienvenu, mais où il peut créer de la valeur. Certes, ce n’est pas simple,
et nous verrons plus loin que la dimension tactique est importante. Mais en aucun
cas l’absence de positionnement préalable par la direction générale ne doit conduire
à l’immobilisme. Que la légitimité de la fonction RH lui soit déléguée ou pas, elle
doit de toute façon être construite par la preuve, dans l’action et dans les résultats
délivrés. « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas,
c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles », écrivait Sénèque il y a
près de deux mille ans.
[1]
6e édition de l’étude « Fonction ressources humaines » réalisée par l’Observatoire Cegos.
5
9 ÉTAPES CONCRÈTES POUR
CROISER GESTION DES HOMMES
ET STRATÉGIE
Nous avons présenté dans cet ouvrage les logiques à travailler pour articuler
stratégie et ressources humaines. Pour le praticien RH qui souhaite faire évoluer
son activité dans cette direction, comment procéder concrètement ? Il ne s’agit
bien sûr pas d’adopter une approche mécanique, en mettant en œuvre une
démarche formelle qui se heurterait très vite à des réalités complexes.
D’autant que pour la clarté du raisonnement, nous avons distingué de façon très
nette la construction de la stratégie d’une part, sa mise en œuvre d’autre part.
Alors qu’il est rare que ces deux dimensions sont pleinement dissociées dans
l’entreprise. À travers les adaptations de la stratégie, construction et mise en
œuvre sont souvent concomitantes. Pour développer la valeur ajoutée qu’elle
apporte, la direction des ressources humaines va devoir mixer les démarches
décrites plus haut.
Ce chapitre propose une démarche en 9 étapes à mettre en œuvre par le praticien
ou l’équipe RH qui, ayant intégré les logiques développées ici, veut transformer
les pratiques de son entreprise. Avec ce même objectif d’opérationnalisation de
l’approche, nous conclurons la présentation de chacune de ces étapes par trois
questions auxquelles chacun devra apporter une réponse pour pouvoir avancer.
Les trois premières étapes, en amont de l’intervention du praticien RH pour
articuler gestion des hommes et stratégie, sont destinées à le nourrir. Elles
constituent un préalable pour construire cette compétence.
Se nourrir du terrain
Intervenant dans une entreprise, j’ai pu entendre un manager s’exprimer sur son
responsable RH : « Il passe son temps dans son bureau ou en réunion. Il se croit
dans la tour de contrôle… il est dans une tour d’ivoire ! » Tout était dit.
Le praticien RH doit disposer en permanence d’un état des lieux précis de l’état
d’esprit des collaborateurs de l’entreprise, de leurs perceptions et ressentis. Il doit
connaître à tout moment les sujets de tension, les marges de manœuvre de
l’entreprise, le détail des attentes des collaborateurs. Sa responsabilité est aussi de
recueillir les perceptions sur les projets de l’entreprise pour identifier leur
faisabilité sociale. C’est ainsi qu’il pourra alimenter sa réflexion et ses décisions,
avec une approche de type gestion des risques et des opportunités.
Comment cette responsabilité se traduit-elle concrètement dans le quotidien des
praticiens RH ? Elle passe en premier lieu par la présence terrain. Le praticien RH
doit sortir de son bureau, aller au contact des collaborateurs et les faire s’exprimer.
Il doit identifier les salariés dont l’expression est représentative de ce que
ressentent et pensent leurs collègues. C’est cette écoute et cette attention qui lui
permettront de se construire une vision détaillée des réalités humaines de son
entreprise. Sachant bien sûr qu’il n’est pas facile de trouver le temps de le faire,
alors même que ce temps est une denrée rare au quotidien.
Cet impératif s’impose jusqu’au plus haut de la structure RH, quelle que soit la
taille de l’entreprise. À défaut, le DRH gérera des projets, des dossiers ou des
matricules, alors que sa matière est faite de vies humaines. Je n’ai jamais autant
appris sur l’entreprise dont j’étais le DRH que dans les échanges avec les
collaborateurs sur leur lieu de travail. J’utilise parfois l’image du diabolo pour
décrire le profil du DRH idéal : une partie haute développée à travers le caractère
stratégique de sa réflexion sur l’entreprise, et une partie basse tout aussi
importante à travers son ancrage terrain. C’est en ce sens que j’ai qualifié le
troisième étage de la fonction RH de « fonction stratégique de terrain ».
L’ancrage terrain du praticien RH est indispensable pour une seconde raison. Il
va lui permettre de s’alimenter des réalités opérationnelles de l’entreprise, en
passant du temps là où se matérialise la création de valeur, dans la relation entre
l’entreprise et ses clients. Et c’est là qu’est la condition pour comprendre le
business de l’entreprise et parler son langage. Ce qui constituera la première
source de crédibilité du praticien RH.
Avec les deux mêmes motivations, comprendre les perceptions et ressentis des
collaborateurs, se nourrir du business tel que l’entreprise le pratique au quotidien,
le praticien RH devra aussi aider dirigeants et managers à développer cette
pratique du terrain.
Pour mesurer les perceptions et ressentis du corps social, des approches plus
structurées existent, même si elles ne peuvent se substituer à la présence terrain.
La mise en œuvre d’enquêtes d’opinion quantitatives réalisées auprès des
collaborateurs s’est répandue ces dernières années. Pour autant, elles sont souvent
mal utilisées ou sous-exploitées. Afin d’optimiser le potentiel de cet outil, il est
notamment indispensable de sélectionner les questions les plus utiles pour
l’entreprise parce que lui permettant de s’évaluer par rapport à l’identité
employeur qu’elle cible au vu de sa stratégie. L’enquête d’opinion des salariés
réalisée tous les trois ans par le groupe Areva, pour lequel je mène un travail
d’analyse des résultats, a ainsi été construite à partir du projet RH Areva Way qui
découle de la stratégie. Il est également possible de mettre en œuvre une démarche
d’ordre qualitatif, basée sur l’interview d’un échantillon représentatif de quelques
dizaines de salariés à partir de questions ouvertes. Les deux approches,
quantitative et qualitative, peuvent être menées en parallèle ou alternativement.
L’enquête d’opinion donnera une photographie complète, mais peu profonde.
Alors que l’interview d’un panel fournira une photographie partielle, mais
détaillée.
Les trois étapes suivantes sont centrées sur l’intervention du praticien RH pour
articuler gestion des hommes et stratégie, en mettant en œuvre ce qui a été traité
dans le chapitre 2 et plus encore dans le chapitre 3.
Réinventer la GRH
Quelles sont les entités de l’entreprise dont le quotidien peut être centré à la fois
sur les processus, la gestion administrative et le respect des règles ? La
comptabilité, certes. La qualité lorsqu’elle est traitée de façon formelle. Et la
DRH, trop souvent. Ces trois activités sont censées être les moins créatives de
l’entreprise, puisque centrées sur la conformité.
Pourtant, nous n’en sommes qu’aux balbutiements d’une approche qui
permettrait à la fonction RH de créer toute la valeur dont elle est potentiellement
porteuse. Avec certes de grandes différences selon les entreprises. Mais même
dans les organisations les plus avancées, les enjeux et les transformations de
l’environnement de l’entreprise sont tels que demain devra être fondamentalement
différent d’aujourd’hui en la matière.
Ce qui nous amène à la question de la créativité en RH. Peut-être certains
d’entre nous sont-ils formatés pour être des fermiers, des laboureurs. Mais la
fonction RH a aujourd’hui d’abord besoin de poètes[3] ! Dans ce que nous mettons
en œuvre, nous devons impérativement sortir des sentiers battus et développer
notre capacité “to think out of the box”.
Il y a quelques années, alors que j’étais DRH du groupe Décathlon, mon DG a
remis en cause l’Université Internationale des Métiers, composée d’une
cinquantaine de collaborateurs travaillant sur le contenu des métiers et des
formations. Il avait à la fois un souci d’économies et une préoccupation quant au
décalage croissant entre les réalités terrain et ce qui était produit par cette équipe.
Le débat aurait pu se figer entre cette approche et ma volonté de préserver l’atout
que représentaient pour l’entreprise ses dispositifs en matière de développement
des compétences. Avec mon équipe, j’ai construit une alternative en récupérant au
sein de la DRH un magasin qui est devenu notre laboratoire et en y positionnant
ces collaborateurs, ce qui leur a permis de revisiter au contact du client tout ce
qu’ils produisaient. En sortant du cadre, nous avions inventé une réponse gagnant-
gagnant.
Est-ce un hasard si les approches en matière de management des hommes qui
sont dérivées d’autres pratiques (le sport, le théâtre, la direction d’orchestre, etc.)
rencontrent un tel succès ? Ces éclairages permettent à l’entreprise d’aborder les
enjeux humains sous un angle inhabituel pour elle.
Dans mon activité de conseil, les entreprises que j’accompagne expriment un
besoin : construire une réponse innovante aux thématiques que nous traitons.
Certes la matière fournie par l’entreprise est essentielle et nécessite un travail
important de maïeutique pour garantir que les livrables correspondront pleinement
à ses spécificités de l’entreprise. Mais tout aussi importants sont les éclairages
abordés sur les alternatives envisageables pour traiter chaque aspect du projet, sur
les pratiques d’autres entreprises ou sur les innovations possibles. C’est ainsi par
exemple que j’ai utilisé dans un chantier mené avec le DRH de la Gendarmerie
Nationale des éléments que j’avais produits pour une des principales entreprises
privées du Maroc.
Face à l’omniprésence dans le quotidien du DRH d’activités qui semblent ne
laisser que peu de marges de manœuvre, l’enjeu est aussi celui de la posture. Va-t-
il se positionner en boxeur, attentif à limiter pour l’entreprise l’impact de la
contrainte ? Ou au contraire adopter la démarche du judoka, utilisant ce qui
s’impose à lui comme une opportunité au service de l’entreprise ?
Confrontées aux 35 heures, les entreprises ont réagi de façon très différente.
Certaines ont travaillé à en limiter les conséquences. D’autres se sont appuyées
sur cette nouvelle donne pour rebattre l’ensemble des cartes, notamment en
remettant à plat leur structure, leur conception du travail et leur organisation des
métiers, servant ainsi leur stratégie. Au vu des résultats obtenus, l’histoire leur a
donné raison. Cette posture peut notamment inspirer le praticien RH face à toute
obligation de négocier. À chaque fois, la question est simple : comment faire de
cette contrainte une opportunité pour mon entreprise en la traitant de manière à ce
qu’elle serve la stratégie et l’alimente ? Cette démarche implique un changement
de pied auquel certains praticiens RH sont peu préparés. Elle contribue à
transformer l’entreprise en facilitant la mise en œuvre et l’enrichissement de sa
stratégie.
Témoignage
Hubert Mongon, vice-président ressources humaines de McDonald’s France
Témoignage
Frédéric Périn, directeur des ressources humaines du groupe Egis
[1]
James Quinn, Strategies for Change, Irwin Series, 1980.
[2]
En appliquant ce terme à la relation entre DG et DRH, je ne résiste pas au plaisir d’en rappeler la
définition : « Symbiose : association intime et durable entre deux organismes appartenant à des espèces
différentes. »
[3]
En référence à la dichotomie établie par L’Oréal pour ses populations de marketers, considérant qu’il
faut au groupe à la fois « des poètes et des fermiers ».
[4]
Gary Hamel et C. K. Prahalad, « Strategic Intent », Harvard Business Review, juillet-août 2005.
CONCLUSION
Nous avons détaillé les différentes voies qui peuvent être
adoptées par l’entreprise pour articuler stratégie et ressources
humaines. Mais évitons l’angélisme : pourquoi est-il aussi rare
que l’entreprise mette en œuvre une approche stratégique des
ressources humaines ? La réponse réside au moins pour partie
dans la tension qui existe dans la plupart des entreprises entre
leurs besoins de moyen et long termes et leurs priorités de
court terme.
La contradiction majeure
Nous avons suffisamment souligné qu’à l’âge de
l’information qui est le nôtre, c’est le travail du savoir qui
conditionne de plus en plus la croissance économique et le
développement de l’entreprise. L’importance du capital
intellectuel devient plus évidente. La valeur est construite sur
les talents individuels et collectifs, à partir desquels
l’employeur peut générer durablement le profit. Pour qui
analyse le fonctionnement de l’entreprise, l’affirmation selon
laquelle « nos collaborateurs sont notre première richesse » n’a
jamais aussi constitué une vérité.
En parallèle, les priorités du business relèvent dans la
plupart des entreprises du court terme et de « la ligne du bas »,
avec un impératif : générer un retour immédiat pour
l’actionnaire. Pour de nombreux dirigeants, c’est là non
seulement la priorité, mais aussi parfois la préoccupation
unique. Et de ce fait, les thématiques de gestion des hommes
sont très loin dans leur agenda. Elles ne sont alors traitées que
comme des questions opérationnelles de court terme, et non
comme des enjeux clés ou relevant de l’investissement.
C’est bien là, dans cette tension entre le besoin qu’a
l’entreprise de travailler son capital humain pour se
développer et cet impératif de court terme, qu’est la
contradiction majeure. Chez certains dirigeants, notamment les
DRH, cette situation peut constituer un véritable dilemme.