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John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993

La guerre est un phénomène universel dans l’espace


et dans le temps, depuis la fin de la dernière glaciation. 1 Elle est antérieure de plusieurs
millénaires à l’État, à la diplomatie et à la stratégie. Elle est presque aussi ancienne que
l’homme lui-même, et plonge ses racines jusqu’au plus profond du cœur humain, là où le moi
érode la raison, où l’orgueil prévaut, où l’émotion est souveraine et l’instinct roi 2. La guerre
(…) est menée par des hommes dont les valeurs et les compétences ne ressemblent en rien à
celles des politiciens ou des diplomates. Ce sont celles d’un monde à part, un monde très
ancien qui existe parallèlement au nôtre mais qui ne lui appartient pas (…) toutes les
civilisations doivent leurs origines à la guerre3

PREMIERE PARTIE : LES PERMANENCES DE LA GUERRE

Les causes de la guerre

« Plus on tue d’hommes et plus on obtient de femmes et de descendance »4

« D’après A. J. Herbert, les lobes frontaux semblent responsables de la régulation et l’usage


de l’agressivité, car on sait qu’une lésion peut entraîner chez l’homme des accès
incontrôlables d’agressivité explosive non suivis de remords (…) la testostérone, produite par
les testicules mâles est étroitement associée au comportement agressif (…) en l’administrant à
des êtres humains des deux sexes, on augmente l’agressivité (…) en général, un taux élevé de
testostérone chez les mâles augmente leur virilité, et l’agressivité en est l’un des traits
caractéristiques »5

« Les généticiens ont réussi à identifier quelques rares formes de structures génétiques en
rapport avec l’agressivité masculine, la plus connue étant le chromosome XYY chez les mâles
de l’espèce humaine. Un homme sur mille seulement hérite de deux chromosomes Y au lieu
d’un et le groupe de XYY renferme un nombre de criminels violents légèrement supérieur à la
moyenne »6

« Robert Ardrey a développé l’idée de territoire suggérée par Lorenz pour tenter de
comprendre comment l’agressivité individuelle avait pu devenir collective. Constatant que la
chasse était plus efficace en groupe qu’isolément, il suggère que les groupes d’individus ont
appris à chasser ensemble sur un territoire commun, comme le font les animaux, créant ainsi
la base d’une organisation sociale amenée ensuite à combattre les intrus de son espèce. En se
basant sur la thèse d’Ardrey, Robin Fox et Lionel Tiger ont proposé une explication de
l’hégémonie masculine dans la société. Les équipes de chasseurs, disent-ils, étaient

1
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 92
2
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p.18
3
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p.14
4
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 165
5
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 139
6
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 142
nécessairement exclusivement composées d’hommes non seulement parce que ceux-ci sont
plus forts, mais aussi parce que la présence de femmes les aurait biologiquement distraits. Les
chasseurs ayant dû se plier à une autorité pour des raisons d’efficacité et ayant été pendant des
millénaires les principaux fournisseurs d’aliments, la domination agressive du mâle est
devenue l’élément déterminant de l’éthique de toutes les formes d’organisation sociale » 7

« Andreski néglige l’attrait qu’exerce la vie guerrière sur l’imagination masculine. C’est un
oubli commun à nombre d’intellectuels qui s’intéressent à la question militaire sans quitter
leur Université. Comme le savent ceux qui connaissent le monde des soldats représentant une
société militaire, une telle société a sa propre culture, qui diffère de la culture plus étendue à
laquelle elle appartient. Elle possède son propre système de punitions et de récompenses, les
premières plus péremptoires, les secondes souvent d’ordre moins monétaire que symbolique
ou émotionnel, mais tout aussi satisfaisantes. Après avoir fréquenté toute ma vie des soldats
de l’armée britannique, je serais tenté de dire que certains individus ne peuvent être que
soldats. Le parallèle féminin pourrait en être la carrière théâtrale. Certaines femmes trouvent
leur accomplissement dans ce domaine comme prima donna diva, idoles des photographes ou
des couturiers, incarnant un idéal universel de la féminité qui leur attire l’admiration des
autres femmes comme des hommes. Les acteurs de sexe masculin ne jouissent pas de la même
adulation même s’ils restent très populaires. Un héros de scène ne fait que simuler le goût du
risque. Le héros de guerre, lui est admiré par les deux sexes parce qu’il affronte des risques
réels. Mais celui qui possède un véritable tempérament de soldat – et les sociologues se
montrent totalement aveugles sur cet aspect – côtoiera le risque sans se soucier que les civils
l’admirent ou non. C’est l’estime des autres soldats qui le satisfait. La plupart des soldats
aiment à se retrouver en compagnie de leurs semblables avec lesquels ils partagent un certain
mépris pour la vie facile, la satisfaction d’être libérés des petits soucis de la vie matériels dans
la vie du camp et la marche en colonne. Ils ont en commun le goût de la rude vie des
bivouacs, de la compétition dans l’endurance et l’espoir de trouver le repos du guerrier auprès
des femmes qui les attendent»8

Les habitudes géographiques de la guerre

« Si l’on dressait la liste des quinze grandes batailles navales mondiales ayant joué un rôle
décisif, on obtiendrait ceci : Salamine (480), Lépante (1571), Armada (1588), Quiberon
(1759), Chesapeake (1781), Camperdown (1797), Aboukir (1798), Copenhague (1801),
Trafalgar (1805), Navarin (1827), Tsushima (1905), Jutland (1916), Midway (1942), Leyte
(1944). Ce qui est remarquable dans cette liste, c’est de constater à quel point ces batailles se
regroupent souvent et de très près dans le même coin de la carte (…) deux mille trois cent ans
séparent Salamine, Lépante et Navarin mais elles ont toutes eu lieu près du Péloponnèse et
tout au plus à cent cinquante kilomètres l’une de l’autre (…) On constate également que la
plupart des terres fermes n’ont pas d’histoire militaire. La toundra, les déserts, la forêt
tropicale et les hautes chaînes de montagnes sont aussi inhospitaliers pour le soldat que pour
le voyageur (…) près de 70 % des cent millions de km2 de terres fermes dans le monde sont
trop élevées ou trop sèches pour la conduite d’opérations militaires. Les pôles Nord et Sud, en
sont un exemple frappant. L’Antarctique, inaccessible et doté d’un climat extrême, a échappé
à la guerre pendant des millénaires, bien que plusieurs Etats aient revendiqué des portions de
son territoire et que la calotte glaciaire recouvre d’intéressants gisements de minerais. Le
traité de l’Antarctique, signé en 1959 a laissé en suspens toutes les revendications territoriales
et la militarisation du continent a été interdite. Au contraire, le pôle Nord n’est pas
7
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 147
8
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 356
démilitarisé (…) mais la longueur de la nuit polaire, le froid extrême et l’absence de toute
ressource de quelque valeur rendent improbable un combat sur sa surface. Les incidents
militaires qui se sont déroulés le plus au nord dans les régions polaires sont les escarmouches
de 1940-1943 ayant pour but la prise ou la défense de stations météorologiques sur la côte
orientale du Groenland ou du Spitzberg. Les deux partis s’infligèrent des blessures mais il
arriva qu’ils soient obligés, pour survivre de s’entraider quand les éléments se déchainaient
(…) non seulement les batailles tendent à se répéter sur des sites proches les uns des autres –
l’arène de l’Europe, dans le nord de la Belgique, est l’un de ces sites ; le quadrilatère entre
Mantoue, Vérone, Pischiera et Legnano, dans le nord de l’Italie, en est un autre – mais il
arrive également qu’elles se déroulent exactement au même endroit pendant de très longues
périodes de l’histoire. L’exemple le plus frappant est Andrinople en Turquie sur laquelle on
possède des récits de quinze batailles ou sièges, la première en 323 après J-C et la dernière en
juillet 1913»9

« Le destin d’Andrinople, véritable pont terrestre entre l’Asie et l’Europe, était de servir
d’arène pour tous les conflits d’un axe est-ouest. Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant
que la ville n’ait jamais pu atteindre de grandes dimensions»10

« De grands fleuves, de hautes barrières montagneuses, d’épaisses forêts constituent autant de


frontières naturelles avec lesquelles, en tout temps, les frontières politiques ont tendu à
coïncider. Les trouées qui les séparent forment de larges avenues que les armées en marche
doivent emprunter (…) Voilà pourquoi la Blitzkrieg lancée par l’Allemagne contre la France
en 1940 ne fut en apparence qu’une promenade sans obstacles à travers un territoire ouvert,
une fois que les chars qui opéraient la percée, eurent brisé la barrière des forêts des Ardennes
et la vallée de la Meuse. Elle suivit de très près le tracé de la route nationale 43, qui
correspond, sur la quasi-totalité de sa longueur, à celui de la voie romaine édifiée peu après la
conquête de la Gaule par César au 1 er siècle après J.-C. Ni les Romains, ni ceux qui
marchèrent sur leurs traces ne recherchèrent les difficultés géographiques. On peut donc en
déduire que les chefs des chars allemands, même s’ils croyaient emprunter un trajet librement
choisi, obéissaient en fait à des impératifs topographiques vieux de dix mille ans, issus du
dernier remodelage de la surface terrestre et du retrait des glaciers dans le nord de la France» 11

« On rencontre le même exemple de soumissions aux lois de la nature en étudiant la


campagne de l’armée allemande en Russie (…) au centre coulent deux des plus grands fleuves
de la Russie, le Dniepr, et le Niémen, l’un se dirigeant vers la Baltique et l’autre vers la mer
Noire. Leurs sources avec celles de leurs nombreux affluents forment les maris du Pripet qui
couvrent une étendue de 70 000 km2. Ces marais ont offert une telle résistance aux opérations
militaires que sur leurs cartes, les officiers de l’état-major allemand les avaient baptisées le
Wehrmachtsloch (…) la région devint la principale base d’opérations des partisans soviétiques
contre les arrières de la Wehrmacht »12

« Les frontières entre terres cultivées et non cultivées sont très souvent marquées par des
travaux de fortification longs et coûteux : le mur d’Hadrien en Ecosse ; le limes séparant les
terres cultivables de la forêt en Germanie romaine ; le fossatum africae défendant le fertile
Maghreb des incursions venues du Sahara ; la frontière syrienne faite de forts et de routes
militaires de construction romaine et séparant les cultures du désert ; les cherta russes courant
9
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 122
10
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 125
11
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 126
12
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 127
sur près de 4000 km depuis la mer Caspienne jusqu’aux monts de l’Altaï et servant de défense
contre les incursions des peuples de la steppe ; la frontière militaire des Habsbourg en Croatie
divisant les plaines de la Save et de la Drave de la zone montagneuse contrôlée par les Turcs
du Sud ; et, par desssus tout, la Grande Muraille de Chine, construite pour empêcher les
nomades de la steppe de pénétrer les terres irriguées du Yangzi et du fleuve Jaune (…) ces
frontières fortifiées évoquent une tension fondamentale entre ceux qui possédaient des terres
cultivables et ceux qui n’avaient que trop peu de terres ou bien des terres trop froides ou
sèches pour être exploitées »13

Les armes de la guerre

« Il faut avoir chevauché au sein d’un escadron pour comprendre la fascination qu’exerce sur
nous cette vision de chevaux en masse. Rappelons-nous en effet, que le cheval, au plus
profond de son instinct, est un animal de troupeau »14

« L’homme de l’âge de pierre préférait manger le cheval plutôt que de le monter ou l’atteler
car l’animal qu’il connaissait n’était certainement pas assez fort pour porter sur son dos un
adulte (…) à la différence du chien qui, bien qu’il soit un animal de meute, s’est associé assez
facilement à l’homme depuis au moins douze mille ans, le cheval doit être enlevé à un
troupeau et dompté »15

« Les premiers vrais agresseurs dans l’histoire de l’humanité se déplaçaient sur des chars » 16

« Selon l’historien Stuart Piggott, le char rapide conférait à son propriétaire un prestige social,
des sensations physiques nouvelles, des avantages concrets et certainement aussi une aura
sexuelle. Piggott observe que le char léger monté sur deux roues à rayons fit son apparition
subitement et presque simultanément au travers d’une koiné technologique englobant tous les
pays civilisés de l’Egypte à la Mésopotamie (…) pour ses déplacements sur terre, l’homme
voyait sa vitesse soudain multipliée de dix fois, passant sans difficulté de trois kilomètres
heure pour un bœuf à trente km/heure, vitesse atteinte par un modèle de char égyptien tracté
par deux petits chevaux (…) mais cette évolution n’eut pas seulement des conséquences
psychologiques. Elle provoqua aussi la formation d’une classe de guerriers conducteurs de
chars, d’habiles combattants qui monopolisèrent l’usage de ces coûteux véhicules. Ils étaient
équipés d’un armement complémentaire tel que l’arc composite et commandaient toute une
équipe d’assistants : valets d’écurie, selliers, charrons, menuisiers, fabricants de flèches, tous
indispensables pour entretenir les chars de guerre et les chevaux »17

« La naissance de cet arc a probablement été progressive car il s’agit d’une fabrication
complexe, comme celle du char, qui sous-entend une variété de prototypes et des décennies si
ce n’est des siècles d’expériences. Sa forme n’a guère varié entre le II e millénaire avant J.-C. –
époque où elle était déjà parfaitement achevée – et sa version moderne utilisée encore comme
arme de guerre au XIXe siècle, notamment par les Mandchous. Il se compose d’une mince
bande de bois (ou de laminé formé de plusieurs bois) sur laquelle étaient collés, sur la face
externe, de longs tendons élastiques et, sur la face interne, de la corne pressée, généralement
de la corne de bison. Les colles, composées de peaux et de tendons longuement bouillis et

13
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 130
14
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 152
15
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 256
16
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 227
17
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p.
mélangés à de petites quantités de peaux et d’arêtes de poisson, pouvaient prendre plus d’un
an pour sécher et devaient être appliquées dans des conditions de température et d’humidité
strictement contrôlées (…) Après le collage, ce squelette de bois était courbé à la vapeur dans
le sens opposé à celui qu’il prendrait une fois tendu ; des morceaux de corne assouplis
également à la vapeur étaient collés sur le ventre de l’arc. On le courbait alors jusqu’à former
un cercle complet – à nouveau à l’opposé de sa courbure définitive – puis on collait les
tendons sur son dos. On le laissait alors reposer et ce n’est que lorsque tous ses éléments
étaient indissolublement unis qu’on défaisait les liens et tendait l’arc pour la première fois.
Tendre un arc composite à l’opposé de sa courbure initiale exigeait à la fois une grande force
et beaucoup d’habileté. Sa tension pouvait atteindre 75 kilos alors qu’un arc simple, tout
comme celui qu’on fabrique soi-même à l’aide d’une jeune tige, n’atteint que quelques kilos
(…) leur portée pouvait atteindre près de trois cents mètres avec un tir d’une grande précision
(…) ces flèches pénétraient une armure à cent mètres »18

« Nous pouvons suggérer que le char et l’arc composite ont fait leur apparition en même
temps, car ils répondaient à un besoin crucial des pasteurs nomades : leur permettre de diriger
leur troupeau à une allure plus rapide que la marche et leur donner une mobilité proche, si ce
n’est égale, de celle des prédateurs (loups, ours et chats sauvages)»19

« En dix minutes d’action, dix chars réussissaient à infliger 500 blessures voire plus. Ces
dégâts peuvent être comparés à ceux de la bataille de la Somme»20

« Des escadrons de chars dont les conducteurs étaient entraînés à manœuvrer de concert
pouvaient avoir, à l’époque, un effet comparable à celui des chars blindés »21

« Une forteresse (…) doit commander une région suffisamment productive pour entretenir
une garnison en temps normal et, en cas d’attaque rapprochée, assez vaste et sûre pour abriter,
nourrir et protéger cette garnison. C’est pourquoi les bâtisseurs de forteresses ont toujours dû
opérer un choix entre une fausse économie consistant à bâtir trop petit, et le gaspillage que
représenteraient des défenses trop coûteuses pour être achevées ou trop grandes par rapport
aux hommes dont on disposait. Les royaumes des croisés, surtout à leur déclin, hésitaient à
accroître encore leurs fortifications, car les garnisons qu’ils pouvaient y déployer étaient de
plus en plus réduites »22

« L’idéogramme yi, qui signifie ville comporte les symboles d’une enceinte et d’un homme
agenouillé en signe de soumission, ce qui suggère comme ce fut souvent le cas ailleurs, que le
fort était en Chine une institution permettant d’exercer un contrôle social aussi bien qu’une
défense »23

« L’armée romaine possédait un réseau de fabriques d’armement produisant le fer pour les
cuirasses, les casques, les épées et les javelots. L’habileté des ouvriers employés à cette tâche
était si importante aux yeux de l’Etat que celui-ci ordonna par décret, en 398, qu’ils soient
marqués au fer pour éviter qu’ils ne fussent tentés de déserter. Mais avec les invasions
barbares, la fabrication des armes revint au secteur privé. Toutefois, l’art de fabriquer des

18
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 262
19
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 266
20
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 267
21
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 283
22
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 228
23
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 236
mailles métalliques était si rare qu’il resta contrôlé par l’Etat. En 779, Charlemagne ordonna
que tout marchand pris à exporter des cottes de mailles verrait sa marchandise confisquée » 24

« Je ne peux oublier l’air dégoûté d’un très distingué conservateur de l’une des plus grandes
collections d’armes et d’armures lorsque je lui fis incidemment cette remarque que les débris
les plus fréquemment retirés par les chirurgiens du corps des blessés, au temps des fusils à
poudre, étaient des morceaux d’os ou de dents provenant de leurs voisins dans les rangs »25

« Hitler était obsédé par la technologie de la guerre, se flattant de veiller au moindre détail et
persuadé que la supériorité des armes était la clé de la victoire. Il se trouvait ainsi en
opposition avec les traditions de l’armée allemande qui mettait sa confiance en premier lieu
dans la capacité de combat du soldat allemand »26

« Un théoricien militaire italien, Douhet, avait déjà évoqué l’idée que les guerres pouvaient
être gagnées par la seule intervention de l’aviation (Les Italiens furent les premiers à l’utiliser
dans un but militaire contre les Turcs en Libye en 1911-1912»27

La logistique de la guerre

« En 1874, lors de leur avance en Asie centrale, les Russes étaient accompagnés de huit mille
huit cent chameaux qui transportaient la nourriture de cinq mille cinq cent hommes» 28

« L’alimentation militaire connut une véritable révolution lorsqu’au milieu du XIXe siècle,
apparut la viande en boite. On commença à la voir circuler dès 1845, mais son procédé de
fabrication menaçait encore d’empoisonnement par le plomb ceux qui en consommaient trop
(ce fut la cause de nombreux décès lors de l’expédition polaire de Franklin en 1860). A cette
époque également, on utilisa du lait concentré ou en poudre et de la margarine, inventée en
1860 sous Napoléon III, qui cherchait pour ses soldats un aliment capable de remplacer le
beurre. Pendant la guerre de Sécession, les Nordistes expérimentaient des procédés industriels
permettant d’obtenir des pommes de terre et des légumes séchés, ainsi qu’un mélange en boîte
d’extrait de café, de lait et de sucre, autant de produits que les soldats appréciaient fort peu
mais qui s’avéraient un luxe pour leurs ennemis affamés lorsqu’ils pouvaient s’en emparer.
En fin de compte, si les Nordistes furent mieux nourris que les Sudistes, c’est parce que leurs
services d’intendance contrôlaient la majeure partie des cinquante mille kilomètres de chemin
de fer existant en 1860, tout en continuant à poser chaque jour de nouveaux rails et à détruire
les lignes confédérées qu’ils traversaient»29

« Ce sont les axes ferroviaires est-ouest et non nord-sud qui jouèrent un rôle militaire de
premier plan. Ils franchissaient les frontières séparant l’Allemagne de la France, de l’Autriche
et de la Russie. Or c’est précisément là que se jouèrent les conflits. Le chemin de fer devint si
essentiel à la défense allemande que le gouvernement de la Prusse nationalisa la moitié de ses
lignes en 1860, puis, vingt ans plus tard, la totalité (…) Tous les états-majors d’Europe
tirèrent la leçon des guerres de 1866 et de 1870-1871. En Allemagne, l’administration du

24
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 474
25
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 153
26
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 560
27
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 561
28
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 464
29
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 468
chemin de fer fut confiée à un service spécial chargé de la construction de nouvelles lignes et
de veiller à ce que le réseau soit en état de remplir sa fonction en temps de guerre» 30

« La logistique demeura une préoccupation majeure tout au long de la Première Guerre


Mondiale, ne serait-ce qu’en raison des besoins considérables de l’artillerie en matière de
munitions afin de conserver sa puissance de feu supérieure à celle de l’ennemi. Ces munitions
devaient être transportées par des chevaux entre la voie ferrée et les postes occupés par les
batteries et, bientôt, le fourrage représenta l’essentiel des cargaisons déchargées dans les ports
pendant toute la période 1914-1918»31

Les limites de la guerre

« Une moitié du genre humain, la moitié féminine, a, dans tous les cas une position tout à fait
ambivalente sur la guerre. Les femmes peuvent être la cause ou le prétexte de guerres – leur
enlèvement est l’une des principales sources de conflits dans les sociétés primitives. Il arrive
aussi qu’elles soient les instigatrices d’une violence poussée à l’extrême – Lady Macbeth est
un type universel dans lequel il est possible de se reconnaître. Elles peuvent de la même façon
se comporter en mères de guerriers et endurcir le cœur, certaines préférant la perte d’un être
cher à la honte de voir un poltron rentrer à la maison. Il peut arriver aussi que les femmes
deviennent elles-mêmes des chefs absolument messianiques en suscitant chez leurs partisans,
par l’interaction complexe de leur féminité avec les ambitions masculines, un degré de
loyauté et de sacrifice de soi, que, dans les mêmes circonstances, un homme ne pourrait sans
doute pas engendrer. Pourtant la guerre est la seule activité humaine vis à vis de laquelle les
femmes, à de rares exceptions près, toujours et partout, garder leurs distances. Les femmes
demandent aux hommes de les protéger des dangers et leur font d’amers reproches s’ils n’y
parviennent pas. Elles ont suivi le tambour, soigné les blessés, entretenu les champs et pris
soin des troupeaux quand le chef de famille était parti au front. Elles ont même creusé des
tranchées pour que les hommes puissent se défendre (…) mais les femmes ne combattent pas
et jamais contre les hommes, au sens militaire du terme. Si la guerre est aussi vieille que
l’histoire et aussi universelle que l’humanité, nous devons admettre cette limitation capitale
qui fait d’elle une activité exclusivement masculine »32

« Le fait de tuer ou de blesser un être humain restait un péché entraînant une pénitence. Après
la bataille de Hastings en 1066, les évêques normands imposèrent à leurs chevaliers la
pénitence d’une année de jeûne et de prière pour avoir tué un homme et quarante jours pour
l’avoir seulement blessé »33

DEUXIEME PARTIE : LES EVOLUTIONS DE LA GUERRE

La guerre des nomades

30
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 470
31
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 472
32
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 133
33
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p.
« Le choix d’isoler les villes en prenant le contrôle des campagnes dérive en droite ligne des
méthodes utilisées par les peuples cavaliers qui furent les ennemis permanents de la Chine
pendant près de deux mille ans »34

« Les plus expansifs des peuples de la steppe – les Turcs et les Mongols – ont fondé des
empires en soumettant des populations d’agriculteurs et en se libérant ainsi du cycle de
famines qui les fragilisait. Mais les nomades conservaient un point faible : leur goût du
nomadisme et leur mépris pour l’existence du laboureur attaché à son sillon et à son bœuf
portant le joug. Ils voulaient prendre le meilleur de ces deux styles de vie : le confort et le
luxe de la vie sédentaire, mais aussi la liberté des éleveurs de chevaux qui vivaient sous la
tente, chassaient et se déplaçaient selon les saisons. La persistance de cet idéal de vie nomade
se retrouve nettement au palais Topkapi élevé à Istanbul par les sultans turcs ottomans. C’est
là qu’au début du XIXe siècle, vivaient les maîtres d’un empire qui s’étendait du Danube à
l’Océan Indien. Ils s’y comportaient comme ils l’auraient fait autrefois dans la steppe, assis
sur es coussins posés sur un sol recouvert de tapis, à l’abris de légers pavillons construits dans
les jardins du palais»35

« Les Huns tiraient d’énormes quantités d’or en rançonnant les prisonniers civils et militaires
ou en faisant acheter leur complicité politique par les derniers empereurs. C’est ainsi que,
entre 440 et 450 après J-C, les provinces orientales leur versèrent 13000 livres d’or, près de
six tonnes, pour s’assurer la paix »36

« Les nomades, physiquement résistants, mobiles, habitués à verser le sang et nullement


troublés par des interdits religieux lorsqu’il s’agissait de tuer ou de capturer des étrangers à
leurs tribus, avaient appris que la guerre rapportait »37

« La plaine hongroise n’était pas assez vaste pour nourrir les grands troupeaux de chevaux
dont les Huns avaient besoin pour leur cavalerie. Il est certain que les nomades en possédaient
énormément. Marco Polo, qui traversa l’Asie centrale au XIIIe siècle, observa qu’un seul
cavalier pouvait posséder jusqu’à dix huit montures de rechange (…) Les campagnes de
cavalerie causent la mort de très nombreux chevaux si on ne peut les mettre au repos ou au
pré régulièrement. Pendant la guerre des Boers de 1899 à 1902, par exemple, la Grande-
Bretagne perdit 347 000 chevaux sur les 518 000 engagés dans le combat. Pourtant le pays
offrait de bons pâturages et un climat modéré. 2% seulement des chevaux furent tués lors des
combats. Les autres moururent d’épuisement, de maladies et de malnutrition »38

« Les armées européennes de l’époque impérialiste devaient une part de leur efficacité à un
principe qui ne relevait en rien d’un héritage de la steppe : celui d’une organisation
bureaucratique, conçue d’abord à Sumer et en Assyrie, transmise ensuite par la Perse à la
Macédoine puis à Rome et à Byzance et, enfin, artificiellement ranimée à la Renaissance en
puisant dans les sources classiques. Quant à la formation en bataille rangée, l’Occident la doit
aux Grecs. Mais tous les éléments tactiques qu’il s’agisse des campagnes lointaines, de la
rapidité des manœuvres de combat, de la technologie des missiles, de l’application de la roue

34
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p.96
35
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 291
36
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 293
37
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 294
38
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 300
aux engins de guerre, et par-dessus tout, de l’étroite association entre l’homme et le cheval,
trouvent leur origine dans la steppe ou sur ses frontières »39

De la Grèce à Rome : l’invention de la guerre occidentale

« Ce sont les Grecs qui au début du Ve siècle avant J.-C. se sont écartés des contraintes de la
guerre primitive pour adopter la pratique du combat face à face jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Cette attitude, réservée au début exclusivement aux Grecs, choqua profondément tous ceux de
l’extérieur qui s’y trouvèrent exposés. L’histoire de la guerre entre Alexandre le Grand et les
Perses, un empire qui pratiquait à la fois le rituel primitif et la tactique d’esquive des peuples
cavaliers, est une histoire réelle, telle que nous la raconte Arrien, et un paradigme de
différence culturelle. L’Empereur Darius incarne une figure véritablement tragique, car la
civilisation qu’il représentait n’était absolument pas préparée à affronter des ennemis qui ne
pouvaient être achetés et avec lesquels il était impossible de traiter après qu’ils aient obtenus
un avantage »40

« Les combats des hoplites grecs étaient des luttes entre petits propriétaires terriens qui, par
consentement mutuel, cherchaient à limiter la guerre à une rencontre unique, brève et
cauchemardesque »41

« A la différence de la Grèce, Rome était une civilisation de la loi et de l’accomplissement


physique, non des idées spéculatives ou de la création artistique. Sa législation et les
extraordinaires infrastructures qu’elle sut établir n’exigeaient pas tant un effort intellectuel
qu’une énergie illimitée et de la discipline morale. L’armée était le vivier de ces qualités et,
dans le même temps, elle permettait aussi de les exprimer, par exemple dans la réalisation de
travaux d’intérêt public. Il était donc inévitable que son déclin, même s’il fut autant la
conséquences de défaillances administratives et économiques internes que de crises militaires
aux frontières, entraînât aussi celui de l’empire d’Orient (…) les royaumes qui lui succédèrent
ne surent pas reconnaître la valeur de cette institution qu’ils avaient détruite ni combien il était
difficile de la remplacer. Ce fut l’Eglise chrétienne qui assura la relève de l’autorité morale
dans l’Europe post-romaine »42

« Sans l’influence de l’Eglise romaine, l’Europe qui avait succédé à l’Empire romain serait
certainement devenue un monde barbare. Le peu qui subsistait des institutions de Rome
n’offrait pas un cadre suffisamment solide pour qu’un ordre soit reconstitué. En l’absence
d’armées disciplinées, tout le continent aurait pu sombrer au-dessous de l’horizon militaire,
englouti par des conflits endémiques à propos de droits tribaux ou territoriaux »43

Guerre archaïque et vraie guerre

« Comme il était d’usage dans le monde entier aux temps anciens, les batailles débutaient
traditionnellement par l’affrontement des principaux chefs des deux camps, qui se défiaient
mutuellement, puis s’avançaient et exposaient leurs armes et armure afin de se faire
connaître»44

39
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 345
40
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 589
41
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 439
42
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 447
43
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 448
44
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 83
« Les populations pauvres des régions que William McNeill nomme « espaces déficitaires en
alimentation » (déserts, steppe, forêts, montagnes) luttent entre elles, et leurs féroces aptitudes
militaires ont été admirées et copiées par les riches depuis que nous possédons des
témoignages de guerres organisées. D’où les noms exotiques – hussards, chasseurs, uhlans –
que portent fièrement certains régiments européens aujourd’hui. Il en est de même pour les
pièces d’uniformes qui rappellent l’exotisme des vêtements barbares : bonnets en peau d’ours,
tuniques à brandebourgs, kilts et tabliers en peau de léopard, que l’on porte encore à
l’occasion de cérémonies »45

« La guerre comme continuation de la politique fut la formule choisie par Clausewitz pour
exprimer le compromis adopté par les Etats qu’il connaissait (…) Elle présumait que la guerre
avait un commencement et une fin. Mais elle ne se rapportait pas à une guerre sans début ni
fin, à une guerre endémique ignorant la notion d’Etat, ni à des populations encore non
étatisées pour lesquelles il n’existait pas de distinction entre le porteur d’armes légal et le
porteur d’armes illégal puisque tous ses représentants mâles étaient a priori des guerriers.
Cette dernière forme de guerre a prévalu durant de longues périodes de l’histoire de
l’humanité et, indirectement, a toujours empiété sur la vie des Etats civilisés, finissant même
par être récupérée à leur usage grâce au recrutement de troupes irrégulières dans les rangs de
la cavalerie légère ou de l’infanterie. Les officiers des Etats civilisés préféraient détourner les
yeux devant les méthodes illégales et non civilisées employées par ces soldats irréguliers pour
s’enrichir lors des campagnes, ils se voilaient la face devant leurs formes barbares de combat.
Et pourtant, sans leurs services, les armées surentraînées au sein desquelles Clausewitz et ses
compagnons avaient été formés auraient été difficilement en mesure de garder leurs positions.
Toutes les armées régulières, y compris celles de la Révolution française, ont recruté des
irréguliers pour des patrouilles, des escarmouches ou des missions de reconnaissance. Le
développement de ces forces – Cosaques, chasseurs, Highlanders, frontaliers, hussards – a été
l’un des aspects les plus caractéristiques de l’histoire militaire du XVIIIe siècle. Les autorités
civilisées qui les utilisèrent choisirent de fermer les yeux sur leurs mises à sac, leurs pillages,
leurs viols, meurtres, enlèvements et extorsions coutumiers, et sur leurs actes de vandalisme
systématique. Ils préféraient ignorer cette forme de guerre plus ancienne et plus répandue que
celle qu’ils pratiquaient eux-mêmes ; la guerre…une continuation de la politique, voilà une
pensée qui, une fois formulée par Clausewitz, s’avérait capable d’offrir à l’officier qui
s’interrogeait, un abri philosophique commode et de lui épargner une confrontation avec les
aspects les plus archaïques, les plus sombres et les plus fondamentaux de son métier»46

« La présence des Cosaques garantissait à elle seule une orgie de pillages, d’incendies, de
viols, de meurtres et une bonne centaine d’autres atrocités. Pour les Cosaques, la guerre
n’avait en effet rien de politique, elle était une culture et une façon de vivre (…) à l’origine,
ils avaient fondé des sociétés authentiquement égalitaires – sans maîtres, ni femmes, ni
propriété – incarnations vivantes de ces hordes de guerriers indomptés, libres de vagabonder
où bon leur semblait, qui inspirèrent depuis toujours les récits épiques du monde entier»47

« En fait, même à la fin du tsarisme, le gouvernement russe continua de traiter les diverses
populations cosaques comme de libres sociétés de guerriers pour lesquelles la responsabilité
d’un engagement militaire incombait au groupe tout entier et non à chacun de ses membres.
Lorsque la Première Guerre mondiale éclata, le ministre russe de la Guerre demanda au

45
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 132
46
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 21-22
47
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 24
Cosaques de lui fournir des régiments complets plutôt que des soldats individuels. Il
perpétuait ainsi un système à la fois féodal, diplomatique et mercenaire qui, dès l’apparition
des guerres organisées et sous des formes diverses, avait procuré aux Etats, des contingents
bien entraînés »48

« Les Cosaques étaient restés un peuple cruel et un incendie de ce genre n’était pas la pire de
leurs actions, même s’il laissa plusieurs centaines de milliers de Moscovites sans abri pour
affronter un hiver polaire. Au cours de la retraite qui s’ensuivit, les Cosaques firent preuve
d’une telle cruauté qu’elle réveilla chez leurs victimes le souvenir lointain des hordes barbares
déferlant sur l’Europe Occidentale, cavaliers nomades venus de la steppe, leurs bannières
ornées de queues de cheval, semant la mort sur leur passage et marquant la mémoire
collective d’une indélébile terreur (…) Clausewitz confia à sa femme qu’il avait été le témoin
de ‘scènes épouvantables’ ‘si mon âme n’avait pas été endurcie, je serais devenu fou. Et
même ainsi, il s’écoulera bien des années avant que je ne puisse me remémorer tout cela sans
frissonner d’horreur. Pourtant, Clausewitz était un soldat de métier, fils d’un officier et
éduqué pour la guerre, un vétéran de vingt ans de campagnes et le survivant des batailles
d’Iéna, de Borodino – la plus meurtrière jamais menée par Napoléon – et de Waterloo»49

« Alors, pourquoi trouva-t-il particulièrement épouvantables les horreurs perpétrées par les
Cosaques lancés à la poursuite des Français ? Il devait probablement partager le mépris de cet
officier français ‘Lorsque nous leur faisions face bravement, ils n’offraient jamais de
résistance, même s’ils étaient deux fois plus nombreux que nous’ En somme, les Cosaques se
montraient impitoyables avec les faibles et lâches envers les braves, une conduite exactement
opposée à celle enseignée à un officier prussien et à un gentleman. Ces comportements
persistèrent. A la bataille de Balaklava, pendant la guerre de Crimée en 1854, deux régiments
de Cosaques furent envoyés en avant pour repousser la charge de la brigade légère. Un
officier russe rapporta qu’effrayé par l’ordre discipliné des troupes de vavaliers, qui les
chargeaient, les Cosaques n’opposèrent aucune résistance et, au contraire, se tournant vers la
gauche, commencèrent à tirer sur leurs propres troupes afin de se frayer une issue pour
s’enfuir. Quand la brigade légère eut été chassée de la vallée de la Mort par l’artillerie, les
premiers à se reprendre, raconte un autre officier russe, furent les Cosaques, qui, fidèles à leur
nature, reprirent aussitôt la situation en main, rassemblant chevaux et cavaliers et
commençant à les vendre (…) pour un homme comme Clausewitz, ils étaient comme des
hyènes vivant des abats de la guerre mais reculant devant la boucherie qui les menaçait eux-
mêmes»50

« Dans sa préface à Hellas, ‘Les temps héroïques renaissent, l’âge d’or revient’ Shelley
exprima cette croyance dans sa forme la plus succincte : ‘Le Grec moderne est le descendant
de ces êtres glorieux que l’imagination refuse presque de concevoir comme étant de notre
sorte ; il a beaucoup hérité de leur sensibilité, de leur rapidité conceptuelle, de leur
enthousiasme et de leur courage’. Mais après s’être battu aux côtés des Grecs, les philhellènes
cessèrent rapidement de croire que ceux-étaient à l’image de leurs ancêtres. ‘tous presque sans
exception, écrit William Saint Clair, l’historien du philhellénisme, haïssaient les Grecs avec
une profonde répugnance et se maudissaient de s’être laissés stupidement abuser’ (…)
lorsqu’ils comprirent que leurs objectifs de guerre se limitaient à la coutume klephte de
narguer les autorités ennemies dans les montagnes frontalières, subsistant de rapines,
retournant leur veste lorsque cela les arrangeait, assassinant leurs adversaires religieux quand
48
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 25
49
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 26
50
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 28
la chance s’en présentait, paradant dans des accoutrements voyants, brandissant des armes
menaçantes tout en remplissant leurs besaces par une corruption déshonorante et chaque fois
que c’était possible ne s’exposant jamais à être tués. Les philhellènes furent bien obligés d’en
conclure qu’un pareil effondrement de la tradition ne pouvait s’expliquer que par une rupture
avec l’héritage héroïque des Anciens (…) Ce que ni lui ni les philhellènes n’ont compris c’est
que leur art occidental de la guerre – celui là même que le grand maréchal de Xaxe, au XVIIIe
siècle a réumé par l’ordre, la discipline et la manière de combattre - était l’expression de leur
propre culture, à l’instar des techniques guerrières de survie au jour le jour des Cosaques et
des klephtes »51

« La nature poussait l’homme à se comporter comme les Cosaques, qui se battaient selon leur
bon vouloir et pouvaient se mettre à commercer sur le champ de bataille si cela servait leurs
intérêts. En somme, la guerre réelle dans ce qu’elle avait de pire. Alors que l’idéal le plus
élevé de la culture militaire – obéissance aveugle, courage individuel, sacrifice de soi, sens de
l’honneur, représentait exactement cette ‘vraie guerre’ qui devait incarner selon Clausewitz,
l’ambition de tout soldat de métier»52

« Nous sommes en droit de considérer Clausewitz comme le père spirituel de la Première


Guerre mondiale, tout comme l’on peut considérer Marx comme le père spirituel de la
révolution russe »53

L’islam et la guerre

« Nous ne concevons pas qu’un homme puisse en même temps être armé et privé de liberté.
Pourtant, dans le monde médiéval de l’islam, il n’existait pas de conflit entre le statut
d’esclave et celui de soldat. Les esclaves-soldats – comme les Mamelouks – étaient une
composant spécifique de nombreux Etats musulmans. En vérité, il arriva souvent que ces
soldats finissent par devenir les maîtres de ces Etats tandis que leurs chefs restaient en place
pendant des générations sans pour autant faire usage de leur pouvoir pour se libérer
légalement. Au contraire, ils perpétuaient sans fléchir l’institution des Mamelouks, résistant à
toute pression pour en faire modifier la nature»54

« Ce qui rendait cette querelle insoluble, c’était l’interdiction pour un musulman de combattre
un autre musulman. Puisque pour celui-ci, la guerre ne pouvait être que le djihad, une guerre
sainte contre ceux qui refusaient de se soumettre à une vérité révélée, se battre entre
coreligionnaires équivalait à un blasphème (…) Le califat en fut réduit à des expédients. Dès
les premières conquêtes, il fit appel à des guerriers non arabes, des convertis attachés à un
maître arabe (…) en partant du même principe, on employa également des esclaves déjà
attachés à un maître arabe et il devint bientôt naturel de les engager directement. Vers le
milieu du IXe siècle, l’Islam institua une politique unique de recrutement militaire : l’achat
comme esclaves de jeunes garçons non musulmans mais élevés dans la foi musulmane et
entraînés pour devenir soldats»55

51
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 30
52
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 39
53
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 49
54
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 66
55
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 69
« En hommage à cette réputation d’invincibilité, l’on trouve l’épée Mamelouk des officiers
britanniques »56

La guerre dans la société japonaise

« Le style était le pivot du mode de vie samouraï : style dans l’habillement, les armures, les
armes et leur maniement, le comportement sur le champ de bataille. En cela, ils ressemblaient
là aussi à leurs contemporains les chevaliers de France et d’Angleterre. Mais ils en
différentiaient nettement quand à leurs conceptions culturelles. Les Japonais étaient un peuple
de lettrés et les samouraïs possédaient une culture littéraire très poussée. Les plus grands
nobles du Japon, ceux qui résidaient à la cour de l’empereur-dieu ne recherchaient nullement
la gloire militaire mais le renom en littérature. Leur exemple était un modèle pour les
samouraïs, qui, tous désiraient être connus à la fois pour leurs prouesses au sabre et comme
poètes »57

« Il existe au Japon un film montrant le canon d’une mitrailleuse coupé en deux par un sabre
provenant de la forge du grand fabricant du XVe siècle, Kanemoto II. Si l’on croit cela
impossible, il faut se souvenir que les forgerons tels que Kanemoto martelaient et repliaient
puis remartelaient le métal jour après jour, jusqu’à ce que la lame du sabre contienne
approximativement quatre millions de couches d’acier finement forgées. Naturellement, il est
impossible de désarmer totalement un peuple tant qu’il a sous la main des faux et des fléaux.
Mais ces outils de la vie quotidienne constituent des moyens bien limités face à des armes
aussi parfaites. En donnant aux guerriers le monopole des sabres, les Tokugawa mettaient les
samouraïs au pinacle de la société japonaise »58

La guerre à l’époque moderne

« Dans l’Europe monarchique d’avant la révolution française, le régiment était un dispositif


permettant de contenir la violence des soldats tout en l’exploitant au profit des rois »59

« Autrefois, les valeurs et les pratiques guerrières avaient été largement répandues dans la
société européenne. Mais, à partir du XVIIe siècle, une politique de démilitarisation soutenue
confisqua à la population le port d’armes à feu, détruisit les châteaux des nobles locaux,
incorpora leurs fils dans des régiments réguliers et monopolisa la production d’armes de guere
dans des arsenaux d’Etat. Partout à l’ouest de l’Oder et de la Drave – c’est à dire de Berlin et
Vienne jusqu’à l’Atlantique – les gouvernements semblables à celui que servit Clausewitz,
démilitarisèrent la société européenne. Puis, quand les Etats européens se trouvèrent
progressivement poussés à remilitariser leurs population, en réponse aux courants menaçants
engendrés par la Révolution française, ils le firent à partir du haut de la société, qui l’accepta
avec un enthousiasme mitigé »60

« Au sein des armées royales, les officiers devaient eux aussi, abandonner une grande part des
libertés individuelles dont avaient joui leurs ancêtres chevaliers. Dès le début du XVIIe siècle,
la turbulence et l’agitation des jeunes gens appartenant à la noblesse avaient poussé Venise à
créer un certain nombre d’académies militaires pour inculquer un peu de discipline et

56
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p.70
57
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 81
58
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 88
59
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 57
60
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 94
certaines connaissances professionnelles à ceux qui étaient appelés à former la classes des
officiers (…) La schola militaris de jean de Nassau à Siegen est considérée comme la
première académie militaire d’Europe (…) tout cela marquait la fin d’une époque où les seuls
talents exigés étaient la fauconnerie, la chasse et la joute »61

« Cent ans plus tard, on trouvait dans l’Europe entière, de telles villes de garnison, certaines
abritant plusieurs régiments. Au pire, ces régiments ressemblaient à celui de Vronsky, l’amant
d’Anna Karénine, que Tolstoï décrit comme un club de dandys fainéants et vaniteux qui se
souciaient davantage de leurs chevaux que de leurs hommes»62

« L’unité illustrant le mieux l’évolution que pouvait subir un corps militaire en une seule
existence est le bataillon de Neufchâtel. Formé dans le canton suisse dont le maréchal
Berthier, chef d’état-major de Napoléon, fut nommé par ce dernier prince et duc, ce bataillon
survécut à la chute de l’Empire français et entra au service de la Prusse pour devenir
finalement le Gardeschützenbataillon de la garde impériale du Kaiser. En 1919, il fournit un
certain nombre de recrues aux Freikorps, ces corps francs composés d’ex-soldats qui
permirent aux généraux de droite et aux politiciens sociaux-démocrates d’arrêter la révolution
rouge à Berlin. C’est parmi les vétérans des corps francs que Hitler recruta le noyau des
hommes de main du parti nazi. Ce n’est donc pas pure imagination que de retrouver la trace
de la petite armée d’opérette de la principauté de Berthier jusque dans les divisions blindées
des Waffen SS »63

« Dans le commando 3, l’une des unités les plus coriaces de la Seconde Guerre mondiale, les
brancardiers étaient tous des pacifistes, mais ils étaient considérés avec le plus grand respect
par leur commandant, à cause de leur bravoure et de leur sens du sacrifice. La culture
occidentale ne serait en effet pas ce qu’elle est si elle ne respectait pas à la fois le porteur
d’armes légal et celui pour qui lie seul fait de porter une arme est intrinsèquement
illégitime»64

Conclusion

« Toutes les organisations guerrières triomphantes qui négligent d’exploiter les acquis de leur
victoire par une diversification économique et sociale commencent à se fossiliser au moment
même de l’apogée de leur gloire »65

61
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 519
62
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 36
63
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 349
64
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 20
65
John Keegan, Histoire de la guerre, Paris, Perrin, 1993, p. 64

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