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CHAPITRE‘!

Un conflit â propos de l'égalité

Réunie Prague le 24 août 1006, lfissemblée générale de


Et

l’Union astronomique internationale (UAI) se prononça sur


la définition du terme «planète Après des années dflipres
>>.

discussions, cette décision était loin d’être insignifiante. À


l'issue du vote, Pluton perdit son statut de neuvième planète
du système scrlaire, pour se retrouver dans la très diplomati-
que catégorie des «planètes tiaines». La dispute a propos de
Pluton, qui avait fa it rage pendant des années, était devenue
une source sérieuse demharras en 2005, lorsque Michael
Brown, chercheur au Calilîärnia lnstitute of Technology,
découvrit Xena, un corps céleste pltts gros que Pluton. Bien
que Clairement titajtiritairc, le vote de l’UAI ne mit pas fi n a
la controverse. Alors que le découvreur de Xena sotttetiait
que la décision de l’UAI constituait « le bon choix scientifi-
que», l'astronome Alan Stem, du Southwest Researeh Insti-
tute du (Îolorado qui avait convaincu le Congrès américain
——

de consacrer‘ des fonds ä une mission spatiale vers la «der-


nière planète» déclarait: « Cette décision b;iclt"e n'a abso-
——

lument rien â voir avec la science‘ ». Le mécontentement de

t. Govert Schillittg, a Pluto: Llnderwtirld (Èhttntcter Kicketl Out of1’l;ttie—


tztry Family», Science, vol. 313, t" sept. zoot», p tzm-izxs; l'ont McNicltol,
l0 ï‘ LA GAUCHL El lA DROITE

Stem étant partagé par iitiinbre de ses collegutrs, il est proha»


ble que YUAI réexaminera sa définition de «planète» dans
l'avenir. la «guerre de Pluton.» n'est pas terminée.
La ctintrtiverse petit paraître bizarre ou titypiqtie. lviais ce
genre de querelle de défi nition est loin d’étre exceptionnel. ll
n'y a pas non plus de consenstts scientifique sur un enjeu
aussi essentiel que le moment où débute la vie liu mairie. Dans
Roc v. Wade, l'arrêt de la Cour stiprënie des Ètattsllnis qui
établissait en i073 le droit a llivortemeitt, le juge Harry Blacle
mttn, auteur de l'avis iiiajtiritaire, expliquait que «lorsque
des médecins, des pliiltistiphes et des théologiens sont inca-
pables d en arriver fi un Consensus, les tribunaux ne peuvent
pas plus y parvenir, du moins Si ce stade de la con naissance
humaine». Fondant sa décision sur d'autres arguments, la
Cour concluait que l'intérêt de la mere devrait l'emporter au
cours du premier trimestre de la grossesse, alors que la resn
ponsabilité de llltll! de protéger le foetus devrait prévaloir au
cours dit troisième", ll est peu probable que les avancées du
savoir litimairi puissent un jour apporter une réponse définr
tive et universellement acceptée a cette question difficile. Le
progrès des connaissances risque au contraire de stisciter
davantage d'incertitudes de ce type pour détcsrinintrr, par

exemple, le moment de la mort clinique. Et si l'on jaasst‘ de la


nature aux enjeux sociaux, on constate sans surprise que le
Consensus n’est pas plus accessible. (Qu'est-ce que la démocra-
tie? Qu'est-ce qu'une guerre juste è‘ (Qu'est-ce que la pornogra-
phie? À quel niveau de revenu esbon pauvre? Où s'arrête
lîlurojie Le Québec est-il une nation Toutes ces questions
e’ s”

sont matière délibérations.


Et

«Beyontl Cool: NASA (‘oseüitters Warit to Kill a Pioneering Probe to tlie


lcetold Edge of the Solar Systein», Wired, vol. 9, n‘ .1, avril zooi, p. lit) 12H.
(Les auteurs ont assure la traduction de toutes les citations de l'anglais.)
2. Cour supremc des lftaizvlltiis, Rue v. \"t’r1i1t',4t<f>l,l..\'. ii t (IQÎK).
UN CONFLIT À PROPOS DE L'ÉGALITÉ 21

Tous les domaines du savoir sont le lieu de polémiques


sur les définitions, et cela pour deux raisons. D'abord, dans
la réalité, les catégories n'existent pas. C'est nous qui les
plaquons sur un monde fondamentalement continu, qui se
présente comme un tissu lisse de faits et dkêvénementsï
Ensuite, nommer, c'est prendre position. «Tout nom est un
symbole et non pas la chose même, note Deborah Stone.
Dans le choix d'un nom, il y a un jugement, une comparai-
son, une évaluation et surtout la possibilité d'un désaccord“ ».
Cela ne signifie pas que nos discours relèvent de l'invention
pure ou qu'ils sont Complètement coupés du «monde réel».
Ce que nous disons peut être juste ou non et plus ou moins
étayé par des arguments ou des preuves. Cela signifie en
revanche qu'il faut savoir si, dans un contexte social donné,
on considère que Pluton est une planète ou que la vie com-
mence dès les premiers mois de la grossesse.
Nous n'en finissons plus de débattre de nos catégories et
de leurs définitions. Ces discussions sont fondamentales car
elles sous-tendent les discours où s'exprime notre vision du
monde, de nos communautés et de nous-mêmes. Elles sont
importantes également parce qu'elles contribuent a transfor—
mer notre environnement social et culturel. Depuis quelques
années, les constructivistes ont réussi a attirer l'attention sur
l'importance des processus discursifs en soulignant le rôle
central des idées et du langage dans le champ politique. Mais
pour approfondir le projet constructiviste, l'analyse doit
s'intéresser davantage a la structure des débats sociaux et au

3. «Les querelles sur la vérité de la classification, écrit Ian Hacking,


précèdent tout ce qu'aujourd'hui nous appelons science. [. .] ll n'existe dans
.

le monde que des entités individuelles. Les classes, les groupes et les genres
relèvent de la fiction». lan Hacking, «Inaugural Lecture: Chair of Philoso—
phy and History of Scientific Concepts », Lconung/ and Suciety, vol. 31, n“ i, fév.
2002, p. s; voir également Deborah Stone, Policy Paradux: The Art trfPalititzzl
Detisiort Muking, éd. révisée, New York, W. W. Norton, 2002, p. 378'379.
4. Stone, op. ciL, p. 310.
ra
22 i- LA GAUCHE l Î LA DROITE

caractère dialectique des rapports politiques. Il finit a cet


égard garder a l'esprit que les desaccortls font partie de la
condition humaine. Or, il n'existe pas de désaccord plus
profond dans la vie politique que celui qui UppOSL’ la gauche
et la droite. Voila pourquoi ce débat politique meritt‘ d'être
examine de près.

Le clivage gauche-droite et la politique mondiale


La 11min’ commettre pour nous buautntip plus {t gauche que vous ne
le pensez.
Edottartl Vïiilltitit, depute socialiste
a l'Assetnbléc‘ nationale, Paris, i907‘

Des les débuts de l'ere moderne, la sphert- publique, ou se


tiennent les dt"b;rts politiques et sticiatix, comptine une
dimension stiprtinatitsnzile. Les idees des Lumières, pu r exem»
ple, traversent les frontières, en Europe comme en Ameriqtte.
Mais selon le pllllosOpllt‘ (Îliarles lliylor, ce n'est que récem-
ment que la sphère publique a ete étendue, dans Hmagi»
naire, «i1 tous les membres de la cotntntintutte mondiale (ou
du moins â ceux qui se comportent "comme il faut")" ». En ce
sens, on peut tilllirmer que les débats politiques se tiennent
de plus en plus li l'échelle du monde. Bien entendit, tous les
débats n'ont pas cette portée, et l'espace d'influence de nom»
breuses qllCSiÇlUllS politiques est relativement restreint. Il
reste que l'existence même d'une sphère publique mondiale
donne Si l'ensemble des debats une dimension universelle. La
sphère tiubliqtit‘ mondiale, en effet, crée un contexte et un
langage commitns qui permettent de lier entre eux tous les

-'.. Cite par Nlarcel Gtllllÿlllfil, «La droite et l.l gauche dans Pierre Nom

(clin), Le.» lieux de ntutrtttire, Ill. les lrttzicc: l. t tlrl/lll) et [I(l!!zl,;'(’>, Paris, (inllinmrtl,
l‘)92[198«tl, p. 417.
ô. Charles Tllyltll‘, Alnderrt 5m t'ai Intugimtries, Durlmtn, Duke University
Prt*5\,1<it).;qr.179.
UN CONFLIT A PROPOS DE L'ÉGALITÉ se 23

débats, qu'ils aient lieu a l'échelle locale, nationale, conti-


nentale ou mondiale.
Les analyses contemporaines de la politique internatio-
nale reconnaissent l’existence de cette sphère mais se pen-
chent rarement sur la structure des délibérations qui s'y
déroulent. Quand elles le font, c'est généralement pour déplo-
rer que les débats actuels manquent de cohérence si on les
compare a ceux du passé. La mondialisation, écrivent par
exemple David Held et Anthony McGrew, «sème la confu-
sion dans les paradigmes établis et les orthodoxies politi»
ques » et nous laisse sans «lectures cohérentes» ou réponses
politiques clairesLCe diagnostic n'est pas nouveau. Au début
des années 1990, Anthony Giddens estimait lui aussi que la
mondialisation avait fait perdre l'essentiel de leur sens aux
termes «droite» et «gauche», chacune de ces orientations
étant «parvenue au bout de sa logiqùe“». Zaki Laidi, dans le
même esprit, affirmait que la fin de la guerre froide avait
débouché sur un monde « privé de sens», sans projets collec-
tifs clairs a débattre. Dans le passé, suggérait le chercheur
français, des clivages nets entre la gauche et la droite, l’Est et
l'Ouest et le Nord et le Sud ont favorisé l'émergence d'iden-
tités et de revendications bien définies, qui permettaient
d'interpréter le monde de façon cohérente. Ces clivages ayant
disparu, les acteurs sociaux manqueraient aujourd'hui de
références communes. Ils saffronteraient désormais sur des
questions d'identité, de religion ou de culture, s'enferrant
dans des combats voués a demeurer sans fin".
Nous estimons au contraire que les débats mondiaux
peuvent toujours être compris comme la poursuite de la

7. David Held et Anrhony McGrew, (ilobrtlizrtziurt/Anti«(ilubalizutitiæz,


Cambridge, Polity Press, 2002, p. 2.
8. Anthony Giddens, Beyund left and Right: The future o)‘ Radical Politirs‘,
Cambridge, Polity Press, 1994, p. 78 et 251.
9. Zaki Laidi, Un monde privé de sens, Paris, Hachette, 1998[1994].
Z4 5* LA GAUCHE ET L/\ DROITE

Confrontation entre la gauche et la droite. Après tout, qu'est—


ce qui divise les partisans et les tidversttires de la mondiali-
sation sinon les points de vue distincts de la gauche et de la
(lroite sur les marchés, l'intervention de l'Ètat et la justice
sociale? Fa it révélateur, après avoir annonce que la mondia-
lisation avait mis fin attx conceptions traditionnelles du
politiqtte, autant lleld que Giddens et Laidi ont tenté d'ima»
giner de nouveaux projets pour la gauche C()I1[Clnp01“dlHL‘.
David Ileld cherche ainsi a définir une ztlrernatitrt‘ social
démocrate itiondiale qui pourrait servir d'assise a un contrat
social cosmopolitü". Anthony (îidtlens, l'un des principaux
tenants de la «troisième voie» qui devait dépasser l'oppose
tion entre la gauche et la droite, entend désormais «aller
atrdelä du chetnin parcouru avec la troisième voie» afin de
définir un projet progressiste platiétairt“. Quant a Zaki
Laïdi, il émet lui aussi des propositions pour renouveler la
gauche et lui permettre de miettx appréhender la mondiali»
sation et la modernité”. fascinés par les ehangentetits polie
tiques et sociaux de leur époque, ces atttetirs ont commenct‘
par proclamer la lin des vieux clivages et des vieilles idées,
Par la suite, ils ont identifie’ de nouvelles divisions issues de
la mondialisation qu'ils ont euxanetnes jugées peu précises.
ilnfiit, tous trois ont fini par réinventer la distinction gaucho
droite. (Ïette distinction, évidemment, nlivair jamais cessé
d'exister.
Rares sont les notions politiques aussi répandues. Des
sondages d'opinion effectues un peu partout darts le monde

1o. David Held, Global Coverianr: The 5m t'ai llflnltltïflllt‘ Alrvrmilive tu thc
Wtljlliriglttll étrnsenstrs, Cambridge, Poliiy Press, Z004, p. 1034m; Held et
McGrew, (ilobttliztttiort/Ànti»Glnhaliztitinn, p. 130411.
1l. Anthony (Iiddens, «Neoprogressivistn. A New Agenda for Social
I)enrocracy'»», dans Gidtlens (dir). Tlll‘ Progressive Marti/esm, (Îambritlge, Polity
Press, zoo}, p. 1—o’.

t2.Zakil,;tidi,[,t1gi1tit/zeti VÜIÎTffiUlillqllPUl mnrttiialisiztittn, Paris, Éditions


t1el’Aube, zoot.
UN CONFLIT A PROPOS DE L'ÉGALITÉ s 2S

indiquent que le positionnement d'une personne sur un axe


gauche-droite fonctionne comme une sorte de « méga-enjett »
qui «tend a recouvrir tous les autres» et constitue le meilleur
prédicteur des attitudes et des COITlpt)l'1L’Il1CntS politiques‘ ‘.
Cette dichotomie marque la vie politique de presque tous les
pays. La gauche et la droite iront pas la même Conception de
la mondialisation, elles n'ont pas réagi de la même façon la 21

guerre en Irak, et elles défendent des positions différentes


sur Fénergie nucléaire, l'avenir de l’Union européenne et le
mariage entre conjoints du même sexe. La droite domine
actuellement la politique en Europe, alors que la gauche est
revenue au pOuVOlY aux États-Linis, en Amérique latine, au
lapon et en lnde. Partout, les itiurnattx Linalysent les titisi»
tions, les forces et les dissensions des deux camps pour juger
de la direction que prendra un pays en particulier ou le
monde dans son ensemble. ‘

Ronald lnglehtirt remarque avec raison que la différence


fondamentale entre la gauche et la droite tient au fait de
«soutenir ou non l'idée d'un changement social qui va dans
le sens d’une plus grande égalité” ». Établir une distinction
précise entre les deux termes savert‘ cependant plus com-
plexe qu’il n'y paraît. Sachant que les astronomes ont des
différends peissitinnés sur la notion de planète, on peut aisé»
ment imaginer qu'il n'y aura pas plus de consensus sur la
définition exacte de la gauche et de la droite en politique.
Bien des spécialistes considèrent en fait qu’il vaut mieux
ne pas définir ces deux termes parce qu'il s'agit de notions
floues qui ont certes leur usage dans la vie politique, mais
n'ont pas de légitimité scientifique et sont de peu d'utilité,
même pour la description. Dans cette perspective, le recours

13. Ronald lnglelitirt, Culture Shifz in xizlvzznml lmlzzslritil Surfer)’, Prince


ton University Press, ir).‘s‘«)_ p, 1923M.
l4. lbiaä, p. 2m.
26 s 1A GAUCHII ET LA DROITE

aux notions de gauche et de droite comme concepts tinaljlti-


ques tirésente deux problemes majeurs. D'abord, ces notions
recouvrent un large éventail de positions politiques qui
varient dans le temps et lespace. loute définition simplifie
la réalité en excluant certains mottvements ct partis impor-
tants. Est-il possible, par trxemple, de trouvtrr une définition
sensée qui engloberait Adolf Hitler, Winston Churchill,
Augusto Pinochet et George Bush en les opposant a Lenine,
Franklin D. Roosevelt, Nelson Mandela et Tony Blair? Ensuite,
même a une époque et dans un lieu donnes, les notions de
gauche et de droite restent relatives. On est toujours plus a
gauche ou plus Ïi droite quïin autre. (Îomme llivait remarqué
Édotiard Vaillant, les positions politiques sont toujours
sujettes a être débattues! Le mieux que l'on puisse faire,
concluent certains experts, c'est de construire des typologies
des différentes options idéologiques en les taillant sur mesure,
selon l'époque et le lieu. Sinon, le risque est grand de tomber
dans lcssentialisme, une perspective philosophique voulant
que les phénomènes possèdent des caractéristiques intrinsè-
ques qui leur confèrent une validité et un sens universels”.
Cette réticence a donner des définitions de la gauche et
de la droite ifcst pas justifiée, et cela pour deux LîIlSOHS.
Premièrement, de l'aveu même des auteurs les plus prudents,
la distinction ga Liche-d n mite constitue un fait social authen-
tique que l’on peut difficilement ignorer. Deuxièmement, la
réserve conventionnelle lace ä lessentialisme est ici inap-
propriee.

1s. lïirmi les‘ nombreux elLllCllfS qui delendent cette position, VUlI René
:

Remond, Les‘ droites en Prunce, Paris, Aubier-Montaigne, MK2, p. iS-xî; Roger


Eatwell, The Natu rc of the Riglu, i: ls Therenn"Essen1i.nlist”Philosophical
«

CoreP», dans Roger larwell et Noël O’SLt|liv;m (dir), 711e {Vtzture rift/u’ Kight:
Fumpumi (UItÏÀNlt‘Tl('tZ7I PoliticszimlPuliriczil lhnuglzz since PH‘), Londres, Pinter,
J98‘), p 476m; lean Marie Dèllqlllfl, Scicmt‘ jmlizique, 4‘ (d, lïliris, Pl li’, 192,22,
p.337v141: Agnes Alexandre-(‘ollier et Xnvier jardin, Rilltlltlllllt’ (lei (truites
cumpetnmes, Paris, Arinand Colin, 2004, p. 1o r20.
UN CONFLIT À PROPOS DE L'ÉGALITÉ a 27

Prenons d'abord l'incontestable réalité de la dichotomie


gauche-droite. Les politologues, observe René Rémond, n'ont
pas inventé cette dualité, ils l'ont constatée depuis plus d'un
siècle partout dans le monde, dans les pratiques bien réelles
des acteurs politiques. Les observateurs qui en ont régulière-
ment prédit la fin ont dû constater qu'elle persistait et demeu-
rait de loin le clivage politique le plus important“. On peut
bien remettre en questionlusage de ce clivage en tant que
concept, mais on ne peut quand même pas abolir le phénix
mène lui-même. C'est que l'opposition gauche-droite demeure
un fait social important, un de ces phénomènes qui, «comme
l'argent, la souveraineté et les droits, n'ont pas de réalité
matérielle mais existent parce que les gens croient collecti—
vement en leur existence et agissent selon cette conviction‘7».
Pour donner une définition générale des faits sociaux, on
pourrait dire qu'il s'agit d'ensembles de souvenirs et de dis-
cours partagés qui façonnent les comportements individuels
et collectifs. Aussi abstraits et socialement construits soient-
ils, les faits sociaux n'en sont pas moins réels et on ne devrait
jamais les écarter â la légère.
En tant que fait social, la distinction gauche-droite peut
donc avoir un sens, même si sa configuration particulière
varie dans le temps et dans l'espace. Ce type de variations
' caractérise d'ailleurs les représentations collectives impor-
tantes, qui perdurent justement parce qu'elles sont adapta-
bles. La force de la division gauchedroite, explique Marcel
Gaucher, c'est sa capacité infinie de s'enrichir et de se renou-
veler. Le clivage fonctionne comme outil mémoriel précisé»
ment parce qu'il est ouvert. Il établit une continuité dans des
histoires qui sont en réalité discontinues, et relie les familles

16. Rémond, Les droites en France, p. 29.


I7. Martha Finnemore et Kathryn Sikkink, «Taking Stock: The Construc-
tivist Research Program in International Relations and Comparative Poli”
tics», Annuul Review of Pvliticul Science, vol. 4, 2001, p. 393.
23 b‘ LA GAUCHE EÏ LA DROITE

politiques dans le temps et l'espace. Il permet en outre de


créer une unité entre des luttes qui, se jouant a l'échelle de
sociétés entières, deviennent compréhensibles en tant que
conflits récurrents et significatifs“. Dans cette perspective,
il ne faut pas extigérer le risque de Fégarement essentialiste.
Ce n'est que sur une base empirique que l'on peut juger de
lexisttrnce ou non d'une représentation culturelle. On ne
peut pas la supposer de façon acritiqtte, mais on ne peut [ras
non plus l'écarter a priori, dans un accès de scepticisme
épistémologique qui serait «tout aussi dogmatique que de
faire appel a une quelconque c-sseticc‘ cachée”». L'histoire
permet d'ailleurs de se prémunir contre les recours trop
simples a lessentialisme. En effet, la distinction gauche-
droite possède une généalogie bien établie, rattachée a l’ac—
coucliement douloureux de la Révolution frantjaise et au
développement de la (ÇlÔlî1()CIatlL’ et du socialisme en Europe.
Avant de se pencher sur cette généalogie, il semble utile
de préciser Certains antécédents. À ce propos, il faut noter
que les dichotomies sociales qui caractérisent la gauche et la
droite sont bien antérieures a la distinction démocratique
moderne. « Partout, écrit le psychologue (Îh ris MeM a nus, sur
tous les continents, dans toutes les cultures et toutes les E1

époques, la gauche et la droite ont été l'objet d'associations


symboliques, et toujours la droite représentait le bien et la
gauche, le mal”“». Les premiers lndo-etirtrluéens et les socié-
tés tribales du monde entier ont eu tendance a faire l'équa—
tion entre division droite-gauche et distinction malcufemelle.
Ils ont aussi associé la droite a des symboles positifs comme

r8. Gaucher, u La droite et la gauche p. 416.


tu. Alexandcr Vælendt, Social Tireur)’ oflnrerrttztitirtttl Polilits, Cambritlge
University Press, 100E), p. 63-64.
2o tfhris McManus, Right Hand, Lc/r Irland: Tire (lrigirts o/ Ayvmmerrj/ in
läruins, Iit)l1l'É’5,AÎ(lIII\tIIldCUIIIIIUS, Cambridge, Harvartl University Press, 2002,
p. 3S.
UN coNi LIT À PROPOS DE L'ÉGA.LITÉ e. 29

1a vie, les dieux, la propreté et la supériorité, et la gauche a


leurs contraires: la mort, les mortels, la souillure et l’infério—
rité. Même chose dans la (îrèce antique, où la droite était
associée au masculin, a la ligne droite, a la lumière et au
bien, alors que la gauche évoquait la femme, ce qui est tor»
tueux, l'obscurité et le mal. Dans les traditions juives, chré—
tiennes et musulmanes, les élus se trouvent a la droite de
Dieu et les damnés a sa gauche. Les bouddhistes considèrent
qu'après la mort, notre chemin se divise en une fourche et
que c'est la voie de droite qui mène au nirvana“. Partout,
remarquait le sociologue Robert Hertz en 1909, «la main
droite constitue le symbole et le modèle de l'aristocratie et la
gauche représente le commun et le iveuplelï». Toutes les lan»
gues du monde véhiculent le même message, les termes qui
désignent la droite étant généralement associés a des qualités
et Ceux qui désignent la gauche a des défauts. En latin, par
exemple, le mot pour droite est cicxter, d'où nous vient le
terme dextérité, et celui qui désigne la gauche est sinisterl ". Et
en français, bien sûr, il vaut mieux être adroit que gauche! Il
est important de garder en mémoire ces racines. L'hypothèse
d'une sorte de continuité symbolique paraît en effet plausi-
ble, même si l'on ne doit jamais perdre de vue la spécificité
de l'usage moderne.
Les débats politiques sur la justice sociale sont aussi
très anciens. «IN-s l'époque de la Grèce antique, affirme
D. D. Raphael, on a pu observer deux conceptions appa—
remment contradictoires de la justice distributive», l'une
mettant de l'avant la reconnaissance des efforts et du mérite,
et l'autre, l'égale valeur de tous et les besoins de chacun”.

21. Ibitz‘, p. 21;; t.


22. Cité dans McManus, r2p_ii1.,p_ 2o.
23. I. A. Lap<)nce, [en and Kigliz: 171e Tnptrgv11;1lz_v uf Pnlizira/ Perreiitiriris.
Unjversity of TCHÜIIIL) Press, i981, p. 35H41.
24. D, D. Raphael, (hntepu ofluslite, Oxford Llniversiiy Press, 21301, p. s,
3U I‘ LA GAUCHE lîl‘ LA DROITE

(Îomme le note Raphael, cette opposition est très proche de


celle qui définit .tiujourd’hui le clivage entre la droite et la
gauche.
La généalogie du débat gauchudroite en tant que fait
social majeur nous renvoie donc a la fusion graduelle et
finalement universelle entre une métaphore spatiale immé-
moriale et le débat sur la justice sociale. Cette fusion n'allait
pourtant pas de soi. D'autres métaphores, ou une constella—
tion de nrétaphores, auraient pu exprimer les CllVflgCS qui
structurent la vie politique contemporaine. Les couleurs, par
exemple ont scruvent joué ce role. (Îomme la représentation
gauche-droite, elles permettent de jouer sur toute une gamme
de positions, allant des nuances du bleu a celles du rouge,
sans UUbllCI les différentes teintes de vert, d'orange ou de
jaune. Les révolutions se tlrapent souvent dans un voile de
couleur, l.e rouge a été l'emblème des révolutions française
et russe et,plus près de nous, l'orange a rassemblé le mouve-
ment pour la démocratie en Ukrainc. Mais c'est quand même
la représentation gauche-droite qui a fini par l'emporter pour
devenir la métaphore politique Ltniverselle. Cette bien pauvre
classification binaire, s'étonne (Liuchet, a su synrboliser
comme nulle autre les passions, les émotions, les idées et les
souvenirs de générations entières, partout dans le monde”.
Tout a commencé avec la Révolution française. l;n France
comme ailleurs, sous l'Ancien régime, la métaphore politi-
que fondamentale n'était pas horizontale mais verticale.
(Ielle—ci distinguait trois ordres, classés h iérarchitjuement,
avec le clergé d'abord, la itoblesst‘ ensuite, et les gens du
commun en bas, qui formaient le tiers état”. En juin 178c),
c'est ce tiers état qui se constitua en Assemblée nationale et
invita les représentants des deux autres ordres a Se joindre a

2S. G.111Cl1L’t,0p,clT., 13,442.


26. Laponce, Left and Riglu, p. 47.
UN CONFLIT À PROPOS DE L'ÉGALITÉ a 31

mina“
lui pour débattre d'une constitution. Cet acte illégal créa une
situation sans précédent, qui plaçait les trois ordres sur un
pied d'égalité. Les délégués ne se constituèrent pas d'emblée
en partis. Ils aspiraient au contraire a l'unité et espéraient
qu'un consensus émergerait de leurs libres délibérations”. En

__.__...,_.
réalité, l’Assemblée se révéla indisciplinée et chaotique, avec
peu de règles de procédure, beaucoup de bruit et d'interrup-
tions, et des votes qui seffectuaient en se levant ou en res-
tant assis. Vers la fin du mois d'août, une structure se dégagea
de tout ce désordre, les partisans du roi et de la stabilité se
déplaçant graduellement a la droite du président, et les par-
tisans les plus ardents de la liberté et de l'égalité a sa gauche.
Certains essayèrent bien de rester indépendants et de se
déplacer indifféremment dans la salle mais, comme l’expli—

__-_._._a_._i
que dans ses mémoires un aristocrate membre de l’Assem-
blée, les gens comme lui se sentirerit finalement «obligé[s]
d'abandonner absolument la partie gauche», car on y était
«condamné d'y voter toujours tout seul et par conséquent
condamné aux huées des tIibunesN». Participants et obser-
vateurs reconnurent de plus en plus la division spatiale de

u".
l’Assemblée nationale et cette disposition se cristallisa pour
devenir une convention politique de base.
Durant presque tout le XIX“ siècle cependant, la distinc-
tion gauche-droite se limita a une seule institution et a un
seul pays. Elle n'appartenait qu'a la vie de l’Assemblée natio-
nale française et relevait du vocabulaire technique des affai-
res parlementaires. Quand le suffrage universel masculin
fut adopté en 1848, les politiciens et les électeurs français
parlaient plutôt de l'opposition tranchée entre les républi—
trains et les conservateurs, ou entre les rouges et les blancs,

27. Michel Vovelle, «La gauche sous la Révolution: naissance d'une


notion», dans leandacques Becker et Gilles Candar (din), Histoire des gauches
Imam

en France, vol. nlfhéritage du XIX‘ siècle, Paris, La Découverte, 2004, p. 53-54.


28. Baron de Gaudeville, cité dans Gauchet, op. cit, p. 398.
32 m LA GAUCHE ET LA DROITE

les deux camps qui étaient historiquement les défenseurs et


les adversaires de la Révolution”. Ce clivage sappareiitait
beaucoup a celui qui existait entre la gauche et la droite a
l'Asseniblée, mais la métaphore spatiale n'était pas passée
dans l'usage cotirant, et elle n'était certainement pas un iver«
selle. La division gaUChCilTOÎKC n'était p38‘ encore un fait
social incontournable.
Le virage s'est effectué dans les années 180i i, avec la inon-
tée du socialisme en France. Iusqiie-la, la gauche parlemen—
taire s'était surtout définie par sa défense de la république,
de la démocratie et de la laïcité contre une droite encore
attachée a la monarchie, fi un droit de vote restreint et au
financement public des institutions religieuses. Allais Si la fin
du xix" siècle émergea une nouvelle gauche, qui n'était plus
seulement républicaine mais aussi socialiste. Représentants
d'une classe tiuvrière de plus en plus OIgLIIIÎSÉC‘ et partie
prenante d'un mouvement international, les socialistes
remirent en question les républicains, qui sïiccrochaieiit au
laisser-faire pour tout ce qui concernait le développement
économique et SOClAl. À partir de 1.893, les partis sticizilistes
firent des gains électoraux et prirent progressivement le
coni rôle de la gauche de l'Assemblée nationale, repoussant
les républicains vers la droite“. Les deux camps comptaient
des élus qui croyaient en la république et se réclamaient de
la gauche, mais les vieux républicains étaient par la force des
choses LÏCVCHLIS des hommes du centre que le malheur des
<<

temps 0bligC[Llll| a siégera droite“ »_ Les politiciens redéiinis-


saient ainsi les étiquettes parlementaires, de façon a mieux
marquer‘ les différences entre les tipposants niais aussi pour
désigner leurs affinités et les alliances ivossibles entre les

29. Gaucher, up. rit, p. 3m), qoo et 4124i i.


m. billes Caiidar, »«gauche en République titäï-iflvnpg dans lier ker
La et
Canda r (diiz), Histoire des gauches en Ira/ire, vol. i, p. n°122.
3l. Joseph Btirtlielemy, cite dans Candiir, op. cit, p. H7.
UN coNrur A PROPOS DE L'Ét;/\I.I rr. 33

partis. La métaphore gartclitntlrtiite acquit au cours de ce


processus le sens qu'on lui connaît aujourd'hui. Llle en vint
à décrire un clivage fondamental a propos de l'égalité, suffi-
samment général pour qu'on puisse le remodeler en lonctitin
de l’évolut ion des circonstances et des alliances, sans oblité-
rer sa signification comme représentation collective du
conflit permanent qui divise les démocraties. Plus important
encore, la métaphore gauche-droite allait franchir les limites
de l'arène parlementaire pour s'étendre a l'ensemble de la
sticiéit" française, et définir deux camps qui résistcraient au
temps et constitueraient deux cultures politiques tipposées.
Portée par le mouvement socialiste, cette métaphore allait
parla stiite gagner le reste de Hltirope, puis le monde.
La division gauche-droite que l'on connaît aujourd'hui
est donc moins fille de la Rt'-volutic)n française qtthéritiere
du socialisme démocratique. (T'est dire que ce qui la définit
n'est pas la question de la démocratie elle-même, ou l'a llrori-
tement des tenants de la révolution et du changement contre
les défenseurs de l'ordre et de l'autorité, mais plutôt ce que
l'on appelait au Xix" siècle la « question sociale», c’est—îr—dire
la question de l'égalité. Norhtrrtti Bobbio, analysant les dif-
férentes définitions de la tiistinction gauche-droite, conclut
lui aussi que sa réalité contemporaine est un produit de la
fin dt1 XIX" siècle et qu'elle concerne l'égalité. La gauche,
affirme Bobhio, est « plus égalitaire» et la droite «plus inéga-
litaire >91. (Ïertains auteurs ont taxé cette définition d'essen-
tialiste mais, pour les raisons qu'on a évoquées, cet te critique
n'est 1ms fondée. Une représentation collective aussi forte
que celle-la doit avoir un sens clair et stable. Ce qui fait
problème dans la définition de Bobbio, en revanche, c'est sa

32. Norhertt.) Bobbio, Droite et (äuurhe. Essai sur une distinrrimr politique,
Paris, Seuil, I990, p. 111-112 et 125.
Â4 ‘l LAGAUCHF. ET LA DROITE

vision strictement négative de la droite, qu'il se contente de


présenter connue moins favorable a l'égalité que la gauche.
Prenons les républicains français, que les socialistes ont
peu a peu repoussés vers la droite. En défendant la républi«
que, le suffrage universel et l'école publique, ils nétaient
sûrement iras contre l'égalité. Mais ils étaient pessimistes
quant a la possibilité de changer la société par l'intervention
publique et pré-l'étaient faire confiance au potentiel des indi-
vidus dans une société qui récompenserait l'effort et le
mérite. «Sans doute», reconnaissait Jules ferry’, un répu—
blictiin qui dirigea le gouvernement français dans les années
i880, «cette lutte pour la vie est fipre, sans doute il est permis
de rêver a une société mieux organisée que cette société
de bataille et de concurrence qui est la nôtre, une société
plus fraternelle; mais aucun de nous ni aucun de ceux qui
nous succéderont ne verra même le seuil de cette terre pro-
mise“». Ferry défendait l'égalité des droits et des chances
des citoyens, non pas celle de leur valeur intrinsèque ou de
leurs besoins.
La division entre républicains et socialistes prolongeait
le débat sur la justice sociale que D. D. Räphéltl fait remonter
a la Grèce classique. Mais dans u ne société démocratique, ce
débat n'était plus réservé aux philosophes. Il devenait un
aspect constitutif de la sphère publique, qui structurait le
politique de part en part. L'opposition entre la gauche et la
droite mettait en jeu la contradiction fondamentale d'une
nouvelle société libérale fondée sur l'égalité en droits de tous
les citoyens, mais marquée par de profondes inégalités.
Les démocraties libérales se sont construites en opposr
tion a un ordre hiérarchique plus ancien au nom de l'égalité
et des droits individuels“. (Âe changement de PCYSPCCÛVC

33. Cité dans (Âandar, op. cit, p. r17.


14. Taylor, Almlrrn Sociallmuginztriu», p. 22.
UN com 1,1l A PROPOS DE L'ÉGALITÉ a 3S

était profond: jusqu'alors, les itiégalités (avaient été compri-


ses, comme faisant pilrllt‘ de l'ordre naturel des choses. Les

hiérarchies de la fa mille, de l'Église, des classes sociales et


même du règne aninml étaient vues comme des créations
divines. Les rangs et les pUSlllUnS sociales définissaient un
ordre naturel normal et juste, que l'on ne pouvait remettre en
question qu'a ses risques ct périls, comme lîllustrent tant de
contes et de mythes ""'. Rompre avec cet imaginaire social n'a
pas été aisé. En France, ce n'est que vers la fin du XIX“ siècle
que le suffrage universel masculin et les droits démocrati-
ques ont été solidement établis. Ailleurs en Europe, les prin-
cipales avancées du stiltragc‘ masculin ne se produisirent
qu'entre 1880 et 1920. Pour les lemmes, le droit de vote vien-
drait plus tard encore, entre 191R et i948. [Jans de nombreux
pays; et pottr environ 4o<as de la population mondiale, ces
droits démocratiqttcs fondamentaitx dctneureitt du reste
inaccessibles“.
Les premiers débats des sociétés libérales opposereitt donc
les défenseurs de l'ordre ancien aux démocrates. Puis, avec
l'établissement graduel des droits individuels, les démocrates
euxqrtêmes se divisertrnt sur le type d'égalité a rechercher.
Cette division se confirma ct s'instit ittiottnalisa avec la mon-
tée du socialisme, qui donna son sens actuel a la métaphore
gauche-droite ct en assura une large diffusion. À droite, les
libéraux et les démocrates considéraient non seulement suf-
fisant mais préférable de laisser les individus travailler ä leur
propre avancement social, dans u n contexte qui assure l'éga-
lité des droits et des chances. À gauche, les socialistes et les
sociaux-démocrrattrs rétorqtieiieitt que l'idée d'égalité n'était
qu'une illusion sans les institutions (‘(Ï)ll€CtlVt‘S a même de

35. 112111., 13.9%‘).


36. Voir ovxwwv.lreedonthouscorg>
36 n LA GAUCHE E r LA DROI rE

garantira tous une véritable égalité (les chances, et des con-


ditions d'existence un tant soit peu homogènes.
{Malgré une certaine continuité et des ailliances ponctuel-
les, la droite tnoderne n'était pas simpletnent la nouvelle
incarnation d'un conservatisme archaïque, cramponné a un
ordre hiérarchique détiassé. C'était avant tottt tine droite
libérale, qui se réclamait elle aussi de l'égalité, établie entre
des citoyens dotés de droits, libres de rechercher le bonheur
et la réussite économique et dïicctimtiltrr un patrimoine
pour eux-mêmes et pour leurs enfants sans intervention
excessive de l'Ètat. Moins soucieuse que la gauche du poten-
tiel non réalisé de chacun, des besoins non satisfaits et des
impératifs de la solidarité sociale, cette droite libérale défi-
nissait tiéarirntiins une position morale qui n’était pas une
caricature de passéismt‘ ou d'égoïsme. La droite moderne
n'était pas, n'en déplaise a Bobbio, «inégalitaire». lille met-
tait de lavant, si on pctlt dire, une façon différente d'être
égalitaire.
Prenons lcxemple du débat titnéricaiti sur la discrimina-
tion ptäsitlvè. (Îette polémique, qui est un prolongetnetit du
débat plus large entre la droite et la gauche, n'oppose pas la
promotion de légalité a la celle des intérêts indixtitluels ou,
pire, de lïnégzilité. Elle met en présence deux conceptions
différentes de légalité, toutes deux solidement ancrées dans
la tradition libérale. À droite, les détracteurs de la discrimi-
nation positive prétendent que, dans les procédures d'em-
bauche et d'admission, seules les décisions fondées sur le
Inérite garantissent un traitement juste et égal pour tous. Il
leur paraît datigereux de tenir compte de l'origine ethnique
des candidats parce que le recours a un critère aussi difficile
a définir peut mener a une forme insidieuse de racisme. (Ÿest
donc au nom de légalité que ces opposants rejettent la dis-
crimination Dosititîe. Les partisans du camp adverse convien-
nent qu'un traitement égal qui tienne compte du mérite est,
UN CONFLIT À PROPOS DE UÉGALITÉ 37

important, mais considèrent que le passé raciste des États-


Unis joue en défaveur des candidats appartenant a des mino-
rités. Ils soulignent également les nombreuses exceptions a
13 neutralité des règles invoquée par leurs opposants, excep-

tions qui ne semblent pas heurter outre mesure la concepv


{ion «non discriminatoire» de l'équité de ces derniers. On
sait par exemple qu’au moment des admissions, les universi-
tés donnent souvent la préférence aux enfants de diplômés,
de grands donateurs ou de célébrités”. Les défenseurs de la
discrimination positive appellent a une interprétation plus
exigeante de l'égalité, qui tiendrait compte non seulement
des règles supposées s'appliquer ä tous, mais également des
conditions qui permettent ou non a chacun de s'en prévaloir.
Les deux camps se réclament donc de l'égalité et de la mora-
lité, mais de façons fort différentes.
a

Deux visions du monde

L'opposition contemporaine entre la gauche et la droite


relève ainsi d'un conflit a propos du sens a donner au prin-
cipe dégalité dans une société moderne et essentiellement
libérale. Il ne s'agit pas d'un conflit a propos de la modernité
en tant que telle, qui opposerait le progrès a la réaction, mais
plutôt d’un conflit intérieur de la modernité, sur la façon
dont on devrait comprendre et appliquer des principes par-
tagés, dans les frontières d'un pays mais aussi ä l'échelle du
monde.
C’est cette distinction que Friedrich von Hayek, l'un des
fondateurs de la pensée néolibérale, avait a l'esprit cn affir-
mant qu'il n'était pas un conservateur mais un libéral, car il
préconisait des transformations sociales en lien avec ses
principes. Les conservateurs, déplorait Hayek, sont tournés

37. Stone, Policy Paradox, p. 393-395.


Ni ‘a? LA GAUCHIÎ lZT LA DROITE

vers le passé et dominés par la «peur du changement et une


méfiance frileuse a lcgartl de la nouveauté‘ en tant que telle»,
tandis que les‘ lihérattx «se fondent sur le cottragt‘ et la con—
fiance, sur une disposition: a laisser le changement suivre son
cours, nieme si on ignore où il nienera». Dans la lutte contre
le collectivisme, expliquait-il, les libéraux «ne peuvent se
contenter de freiner», nia is doivent proposer des principes,
une direction perspectives de changement "“.
et des
Les conservateurs ne sont-ils pas malgré tout a la droite
de l'éventail politique? Un peut le croire, puisque en prati-
que, ils partagent le scepticisme d'un libéral comme Iules
Ferry et la méfiance envers l'Ètat d'un Hayek. ll laut simple-
ment comprendre que le conservatisme, ou une préférence
pour le statu quo, n'est pas ce qui distingue le plus clairement
la droite de la gzlllChCÿÏ Nlargaret lhatcher, par exemple, l'un
des personnages politiques de droite les plus importants de
notre époque, a voulu transformer‘ la (Srande-läretagric‘ de
façon radicale, et non pas constrrvcr ses institutions et ses
pratiques établies.
D'autres distinctions pourraient être lattes a propos d'un
certain nombre de termes et d'idées reliés la gauche et a la
droite. (ieorge Lalçoff, linguiste et stiecialistc’ des sciences
cognitives, prétend par exemple que les tmrents de droite et
de gauche n'ont pas les mêmes conceptions de l'éducation
des enfants. Les parents de droite s'en remet traient au nitidele
du «père sévère» qui impose les règles, llitttorité, lîtutodisci-
pline et le travail. Quant aux parents de gauche, ils favorise-
raient plutôt le modèle du «parent nourricier», centre sur
l'empathie, le respect, la communication, la réalisation de
a

3R. Friedrich von Hayelx, uWhv l Ani Not a (_:t‘)l1SCY\v'tlllVL‘ dans [lie
tlutsziztttitttz o/ I ÏÙUTÇ/V, Llniversity of (Ïhicaeti Press, tutu), p. w" m.
39. Btthlilü,I.)I'tPiIt't'[U(1LlL"It’, p. nt-nz.
UN CONFLIT A numerus m: L'ÉGALITÉ s2 r9

soi et l'exploration d'une gamme didees et d'expériences”.


ces modèles correspondent ä des visions différentes de la
société. lJans la perspective du « pere severcr », la vie est dure
et compétitive, et les enfants doivent se forger un caractère
pour pnuvttll‘ s'en sortir par euxanenies. La lutte pour la
survie est fipre, mais elle est aussi morale car elle récompense
ceux qui le méritent. On devrait donc venir en aide ä ceux
qui sont victimes de calamités extérieures, naturelles ou
accidentelles, mais ceux qui sont en dilliculté par leur pro-
pre faute devraient assumer les conséquences de leur irres-
ponsabilité, sans quoi ils ne pourront jamais apprendre ä se
discipliner euxanômes. La vision du monde du «parent nour-
ricier» tyrivilegic- plutôt l'ouverture dl-stirii et la coopération.
La réalisation de soi passe par le développement de liens
sociaux, dans un climat de respect, de justice et d'inter-
dépendance. Aider les autres ne leur‘nuit [ias et ne fausse en
rien les grands mécanismes sociaux. Le soutien mutuel ren-
force au contraire la confiance entre les gens et contribue au
bonheur collectif“.
L'analyse par Lakoff de ces métaphores parentales met en
lumière des aspects importants de l'opposition gauche-
droite. Si le modèle s'applique mieux aux États-Unis, il n'en
souligne pas moins le caractère moral du débat universel
entre la gauche et la droite. Le modèle du « père sévère» est
en effet très proche des valeurs que l'on peut associer au
darwinisme social du XIX“ siècle. If)ans le camp opposé, plus
près de nous, on retrouve un Bill Clinton, homme de centre-
gauche, qui raconte dans ses mémoires qu'il a gappris de sa
famille que personne n'est parfait, mais que la grande majo-
««

rité des gens ne sont pas mauvais [et] que l'on ne doit pas

4Û.GCLII’ËL‘ Ialxoll‘, Moral Politirs; Whar (‘unswrvririiies knuw That Liberuls


Dam, Universiiy tifChiCagO Press, i996, p. i2 m,
41, lbirl, p, n; 140.
40 ü LA GAUCHE ET LA DROI lE

juger ses semblables sur leurs pires ntoments ni sur leurs plus
grandes faiblesses.._”>>. Les valeurs d'empathie, de respect,
de communication l'emportent ici sur la lutte potir la survie.
Les gens de gauche et de droite défendent des normes
d'égalité différentes parce qu'ils ont des conceptions diffé-
rentes de la nature humaine et de la société, et des attentes
distinctes quant a la vie en communauté. (Ïes conceptions
tipposées, qui forment la trame du débat politique moderne,
ont été pensées dès les tirigines de la société libérale par des
philosophes comme Thomas llohbes et lohn Locke, d'une
part, et Iean-Irtcques Rollssezill, Karl aiarx et lriedrich Engels,
de l'autre.
Hobbes, qui écrivit son Léviuthan pendant la Révolution
anglaise, avait une vision pessimiste de la nature humaine,
qu'il estimait dominée par la rivalité, l'envie et la peur. Sans
un gouvernement autoritaire, les hommes lui zipparaissaiertr
condamnés a vivre dans un état de guerre permanent où
«tout homme [serait] l'ennemi de tout homme». Dans cet
état de nature dominé par la violence, les hommes se trou-
veraient incapables de produire, d'investir, d'inventer ou de
créer, et leur vie serait ctinda innée a être «solitaire, indi-
gente, dégoûta me, animale et hrève”». Plus modéré, Locke
s'entendait quand même avec lelobbes pour préconiser un
lÏtat suffisamment fort pour pfDîÔgCT la propriété privée, clé_
selon lui de latitonornie individuelle, qui serait mise en péril
sans lois et sans institutions itidiciaires solides”.
Rousseau mnsidérait au contraire la nature humaine
comme intrinsèquement bonne et généreuse. Pour lui, la
propriété privée n'était que vol et usurpation, et se trouvait ä

42. Bill Clinton, Ma vic, Paris, Fjditions Odile Jacoli, 2oo4, p. 23.
43. Thomas Hohlaes, Leviarhan, première partie, ch. Xlll, Chicoutimi, Les, -

classiques des sciences sociales (<classiqties.uqae.ca>), 2oo4 [i651], p. 108.


44. Robert(Îtlslel,LïnsétÿurilêStltiult’:tIÙBSPCE
l Lfiêrru l YÏUIÜÙÉ?
s .
Paris , Seu’ . 2

2003, 1243.
UN CONFLIT À PROPOS DE L'ÉGALITÉ se 41

à l'origine de tout ce qui était corrompu dans la société:


«Vous êtes perdus», affirmaibt-il en 1754 dans son Discours
gurlbrigine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, «si
Vous oubliez que les fruits sont a tous, et que la Terre n'est a
personne45». Marx et Engels, eux aussi, associaient inégalité
et aliénation a la division du travail et au développement de
1a propriété privée, même s'ils ne partageaient pas l'enthou-
siasme de Rousseau pour une étape primitive marquée selon
eux par la pénurie et la superstition. La répartition du travail
et des ressources a l'intérieur de la famille, écrivaient-ils
dans L'idéologie allemande, a très vite instauré une forme
dkesclavage caché». Seul le communisme a l'échelle mon-
diale, établi dans un contexte moderne d'abondance, saurait
éliminer l'aliénation qui change «ce produit de nos mains»
en un «pouvoir matériel qui nous domine, échappe a notre
contrôle, contrarie nos espoirs, ruine nos calculs4"».
Comme Hobbes et Locke, les gens de droite ont tendance
â être pessimistes en ce qui concerne la nature humaine, la
iutte pour la survie et la possibilité de progresser par l'action
tollective et l’intervention de l’État. Au mieux, de telles
interventions s’avéreraient inefficaces. Au pire, elles auraient
des effets pervers ou seraient récupérées par les intérêts
particuliers d'individus privilégiés. L'idéal de la droite est de
Laisser les individus exercer leurs talents et leur dynamisme
dans leur quête de réussite, parce que cette approche aura
pour effet d'assurer la croissance économique et le progrès
mCÎal qui finiront par profiter â tous. Le principal rôle de
VÉtat, dans cette perspective, consiste a protéger les individus

45. Rousseau, «Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité


parmi les hommes», seconde partie, dans (Luvres complètes, vol. 1H. Du contrat
wn i..l. Écrits politiques, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1964

g: 54], p. 164.

46. Karl Marx et Friedrich Engels, L'idéologie allemande, dans (Euvres III,
Hiilosophie, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1982 [1845-1846,
publié en 1932}, p. i065.
42 5 LA GAUCHE ET LA DROITE

et ce qu'ils POSSÔLlCHE en gardant a l'estirit que la société


demeure potentiellement dangereuse, la nature humaine
étant inextmiblement marquée par la jalousie et la cupidité.
Pour la gauche, la nature humaine est au contraire source
d'optimisme, chaque personne étant fondamentalement.
bonne et généreuse. Les problèmes viennent plutôt de l'or-
ganisation de la société, qui engendre des inégalités et peut
corrompre le caractère des individus. Seules les solutions
collectives et publiques sont susceptibles de répondre ailé»
quatement a des problèmes qui sont sociaux. L'insécurité est
associée ici moins a ce qui menace les individus et leurs
possessions qu'au sort toujours incertain des personnes vul-
nérables, dans une société où règne la compétition. L'lÏtat
doit évidemment empêcher la violence et le vol, la préven-
tion étant préférable a la répression, mais il devrait égale-
ment instaurer légalité des chances, offrir une protection
contre les risques sociaux et redistribuer les revenus pour
contrer les dangers de Féconomie de marché“.
Non sans ironie, le philosophe canadien Joseph Heath
souligne le contraste entre ces deux conceptions de la nature
humaine en suggérant que chaque camp doit supporter son
type particulier de militant borné. La gauche, écrit—il, attire
«les âmes sensibles», ces gens qui «n'ont jamais rencontré
de victime présumée qui ne mérite pas a tout prix rétiaras
tion et compensation» et sont «par nature incapables de
dire non au plus faible». La droite, elle, doit COIDPOSCI avec
des «sales types» qui veulent réduire les impôts et faire des
coupes dans les programmes sociaux «simplement parce
qu'ils ne s'intéressent â personne d'autre qu'a eux-mêmes»,

47, Castel, [inséturirti sutirzltn p. 19-32. Robert Castel présente de façon


éclairante l'opposition entre ces deux conceptions de l'insécurité qui sou3—
tendent la préoccupation de la droite pour la lutte contre le crime et celle de
la gauche pour la sécurité sciciale.
UN couru l‘ A PROPOS DE L'É(_./\I.I ri’: s. 43

recherchent sans vergogne leur ititérët tiersonrtel et «peu-


vent même avoir une propensitm a la titéchtaitcett’*‘“‘».
De façon plus générale, on peut associer toute une série
d'attitudes et de prédispositions au fait d'être de gauche ou
de droite. « Le ski, s’écrie Emmanuelle Béart dans titi lilm de
2004, c'est de droite W» Le personnage fait référence au ski
alpin, un sport qui coûte cher, requiert un équipement
sophistiqué et se pratique dans des sites commerciaux très
organises. fille ne le dit pas, mais le ski nordique et le ski de
{andUnDÔC ont probablement un petit côté de gauche. Dans
un livre paru au début des années i060 et aujourd'hui otiblié,
Fintellecttiel de droite français Jean Iaélic proposait toute
une classification des caractéristiques de la gauche et de la
droite. Pour lui, par exemple, la soupe, les randonnées en
münltlgllc‘ et le matin, avec tout ce qu’ils supposent de disci-
pline et de rigueur, sont assurément des choix de droite,
alors que les apéritifs, les vacances a la plage et lîttirèsanidi,
sytnboles du relâchement et de la frivolité, ont la prelt’>re1it‘e
de la gattclid“. Plus récemment, une enquête a révélé que les
Français qui s'identifient a la droite ont tendance a acheter
les automobiles de la marque Peugeot, tandis que ceux de
gauche choisissent plutôt des voitures du groupe Renault,
entreprise ayant longtemps appartenu a l'État“. La perti-
nence politique de telles categoiÿiszititins est discutable mais,
comme nous le verrons au chapitre 2, les sondages d’opinic>n
indiquent qu'il existe véritablement un rapport significatif

48. ltiSt‘pl1llU3Ih,<<Th€ Last Won]: Thoughts ona Unitetl Right (Jptitms


pnliliqlltäs, vol. 2s, n“ i, déc. zoo}, p. 1m.
4o. si lzoirt‘, film réalisé par iviarion Vernoux (1004).
5o. [eau laelit‘, la tiruite, cette inrmmttt’, Paris, Les sept couleurs, i963,
p. 129.
51, Ludovit‘ Hitzmann, «Élection irrésidentielle française: la gauche
aime Rcnault, la droite Peugeot», ltl Presse (Montréal), cahier lfAtitti, 7 mai
1007, p. i‘). On y notait aussi que les gens les plus è droite en France préfèrent
les Fort]!
44 a m GAUCHE ET LA DROIT}.

entre les orientations politiques attitudes culturelles.


et les
Signalons par ailleurs qu'au d'une longue polémique
terme
qui a enflammé la péninsules, les italiens n'ont jamais pu
détermintrr si le Nutellti était de gauche ou de droiteW
D'un troté, donc, se trouve la droite, qui est pessimiste sur
la nature humaine, considère la vie comme une compétition
acharnée entre les individus, recherche la sécurité pour se
prémunir contre une violence qui demeure toujours pos-
sible, et définit l'égalité en termes de droits individuels. lit
de l'autre, il y a la gauche, plus UplllniSIC sur l'humanité,
confiante dans la capacité de vivre ensemble des communau-
tés, soucieuse de voir l’État protéger les citoyens des risques
SOCiLIUX, et désireuse de réaliser‘ ce quelle considère comme _

la véritable égalité.
l ,es attentes sont donc bien différentes. Étant donné son 4

pessimisme sur les motivations humaines et sur le potentiel


des collectivités, la droite a tendance se satisfaire de l'étatS1

du monde tel qu'il est. Vu notre point de départ et tout ce qui


aurait pu nous arriver en chemin, y compris le toujours pos« .

sible retour a un état de nature holwhesien, la vie, après tout,


n'est pas si mal. De toute façon, essayer de trop en faire sur le
plan collectif menerait sans doute a l'échec, en plus de créer
toutes sortes dkeffets pervers“"». À la fin des années 1980,
l'économiste tiniéricain John Kenneth Galbraith décrivait _

son pays qui avait connu une tlimine d'années de gouverne» i

ment de droite, en parlant de la «république des satisfaitsih».


La gauche, au contraire, demeure toujours insatisfaite, même
quand elle est au pouvoir. Convainetts de la capacité de

s2. Éric Jouet, «« De gauche ou de droite, le Nutellra 7», Le Devoir, 4 lév. ,

200%, p. A1.
s}, Albert O. Hirschman, T}1e‘Rhet1>ri1't1/Rcttctitm:Iezvcrsitv,[uti/ity, Im-
piird}: Camhritige, Harvard University Press, 1mn.
S4. lohn Kenneth Galbraith, la nipuhliiirit’ des saris/kits: la culture du mn-
Ienremrn/ aux rats-Unis, Paris, Seuil, 1m) i.
1'.
UN CONFLIT A PROPOS m; [ÏÉGALH i’; a 45

chaque être humain et de chaque strciéte de samélitsrttr, les


m- de gauche trouvent toujours le progrès trop timide et
noplenttîestpourceueiaiamiquelïnrauxflesouventäla
ÿuche lepithete «critique».
Qu'en est-il de l'autorité? De nombreux auteurs suggèrent
que comme elle est plus irréoccupét’ par la violence et l'insé-
curité et plus favorable aux hiérarchies fondées sur le mérite,
la droite est airssi plus susceptible d'être autoritaire que la gau-
che“. Partisane de la discipline, de la loi et de l'ordre, la droite
supporterait mieux les dirigeants forts. (Test peut-être vrai,
mais il faut reconnaître qtrune tendance a llttitorittirisme, et
mmœâhœmœmmwdmœmmmmmflùmmmmmmme
l'histoire du communisme le montre clairement. Ce clivage a
propos de l'autorité n'est tout simplement pas convaincant.

FIGURE 1.1

Gauche, droite, autorité et liberté

Autorité

Communisme FâSUSmO

Gauche _ Droite
Conservatisme

Social’ dèmocrafle Démocratie chrétienne


Libéralisme

Liberté

Source: Adapté de Han‘; Eysenck, Tire Psycho/ivgyo/ Poiitics, Lcndzes, Rouïiedge, i954, p no,

5S. Voir Roger ljatwell, « lhe Rise ol‘ "LefpRiglu" Terminology: The
Confusituns of Social Science », dans Errtwell et OSullixian (dirai 1'/it‘i\’uturi'
oftlic Righr, p. 51-52.
46 se LA GAUCHE ET LA DROITE

Pour illustrer le fait que les deux côtés du spectre politi-


que peuvent contenir des éléments autoritaires, on peut
représenter l'opposition autorité-liberté comme un axe de
différenciation secondaire traversant verticalement l'axe
horizontal gauche-droite. Ce schéma, proposé par le psycho-
logue Hans Eysenck au début des années 1950, crée quatre
positions fondamentales. Comme le montre la figure 1.1, la
gauche peut être autoritaire ou libérale (en allant des com-
munistes aux sociauxdémocrares), tout comme la droite
(avec les fascistes d'un côté, et les conservateurs, les libéraux
et les démocrates-chrétiens de l'autre)“. La grille dîîysenck a
l'avantage de montrer qu'aucun des deux camps n'a le mono-
pole de l'autoritarisme. Elle permet aussi de constater que
toute une gamme de positions est possible entre les pôles
définis par le libéralisme et Fautoritarisine.
Fait a noter, dans l'histoire européenne, tant les commu-
nistes que les fascistes ont fait leur entrée dans l'arène poli-
tique en prétendant qu'ils nappartenaient ni a la gauche ni
a la droite. Les deux mouvements proposaient des alternati»
ves radicales en rupture avec les débats sur le sens et les
promesses du libéralisme”. Choisir entre la droite et la gau-
che parlementaire, expliquait en 1934 le dirigeant commu-
niste français Maurice Thorez, c'est choisir entre «la peste et
le choléra5"». Bref, les deux camps peuvent engendrer des
tendances autoritaires. [autoritarisme de la gauche se justi-
fie en général en invoquant l'égalité entre les individus et la
démocratie populaire, et celui de la droite en référant a la
sécurité, a l'ordre et a la tradition.

56. Ibid,
p. 4243.
Gaucher, «La droite et la gauche», p_ 427-428 et 431.
57.
58. Cite’ dans Gaucher, op. CÏL, p. 428. Quelques mois plus tard, le PC de
Thorez se joignait avec d'autres partis de gauche au Front populaire.
on CONFI I r A PROPOS DE i/ttcAttriï: a 47

Le clivage gauche-droite est donc un fait social puissant,


une division idéologique coltéretite qui PCTSÎSIL‘ tiarce que,
collectivement, les gens croient en son importance et agis-
sent en conséquence. Ce conllit, devenu progressivement‘
universel au début du Xx“ siècle, oppose deux visions de la
nature humaine et deux conceptions de Fégzalité. Il façonne
toutes sortes de choix culturels et l'essentiel des débats poli»
tiques mondiaux. Un grand nombre d'acteurs sociaux parti»
cipent a la constante évolution de la dualité gauche-droite,
qu'il s'agisse d'individus, de groupes, de mouvements, de
partis ou d’Ètzits. Lit a son tour, cette dualité contribue a
définir les acteurs, en précisant leur identité et en les situant
les uns par rapport aux autres dans des rapports d'opposition
ou (l'alliance. La métaphore gauche-droite délinit ainsi le
cl ivage fondamental a partir duquel; ensemble, trous débat-
tons de l'état du monde.

La politique mondiale est-elle si simple?

On pourra objecter avec raison qu'un seul clivage idéologi»


que ne saurait résumer la réalité du monde. Bien des problè-
mes sans rapport avec la division gauche-droite alimentent
les débats politiques. Nous soutenons néanmoins qu'aucune
question ou division ne nous en dit plus long sur les conflits
qui dominent tios sociétés. Considérons tout de même quel—
ques contre-argumettts.
Premièrement, certains critiques refuseront l’idée même
de réduire l'ensemble des débats mondiaux a une opposition
entre deux familles de discours, estimant ce choix analytique
simpliste, réducteur et possiblement défavorable au débat
démocratique, miettx servi par la diversité. Farce a cette objec-
tion, nous ne pouvons que renvoyer a la réponse classique de
René Réniond, qui convenait que la dualité gauche-droite
simpliñait la réalité, tirais sottlignait qu'il s'agissait la de la
48 î LA GAUCHE ET LA DRÛI 1'], .

façon dont les acteurs sciciattx euxanemes comprenaient la


politique”. De manière générale, les êtres humains ont ten-
dance a se représenter le monde au moyen de classifications
et doppositions binaires. Il n'est donc pas étonnant de cons»
rater que la politique n'échappe pas a de telles dichotomies,
et que l'une d'entre elles est dominante. Sur le plan scientifi-
que, de telles classifications peuvent sembler insuffisantes
mais, dans la vie en société, elles constituent de puissantes
représentations et, partant, des faits sociaux importants.
Deuxièmement, comme on l'a vu, la recherche d'une défi-
nition de l'opposition gauchwdroitc‘ est sottvent qualifiée
d'entreprise essentialiste parce que le sens des deux termes
ne peut que varier dans le temps et l'espace. Ces notions
ressembleraient pour ainsi dire a de grands cargos Vides,
prêts a transporter différentes marchandises en fonction du p

contexte. Encore une fois, c'est en grande partie vrai. Ëauche .

et droite sont des notions relatives qui, en fonction des


circonstances, prendront des sens différents. Pourtant, ces
deux termes ont une histoire qui est ancrée dans celle de la
démocratie. lin tant que tels, ils ont une signification qui
traverse les époques et que la plupart des gens, partout dans
le monde, perçoivent aisément. Malgré toutes les difficultés
que l'on peut éprouver a le fixer et a le définir, le clivage
gaucheælroitc‘ relève du sens commun pour une majorité de
citoyens. Personne irliésite, les sondages le montrent tous les
jours, quand il s'agit de situer ä gauche ou a droite un parti l

ou un personnage public connu. Il y a toujours quelque


chose, un jC-IIC-Saï is-quoi, qui dit tout”. Ifopposit ion gauche-
droite relève sans doute de ce que le philosophe Michael
Polanyi appelle le savoir tacite, «ces choses que les gens

59. Rémond, le» ilruiies en France, p. au.


6o. Maxime Dury, La droite et lu ggztuthe: les luis de Iu rcprtwentution politi»
tjllt’, Paris, Éditions ilska, 2001, p. 1017.
on CONFLIT À PROPOS ne L'ÉGALITÉ a 49

savent mais pour lesquelles ils n'ont pas de mots et qu’ils


peuvent encore moins exprinter sous forme de règleÿl». Elle
fient est pas moins tout Et fait opérationnelle comme base de
1a nmbilistititin ptilitiqtte.
‘lrtiisiârmentent, ntttints CUII1IIiCn[LîtCLH'S ont affirme au fil
des ans que le clivage giltltlïcetllïflü‘ s'estompait, pour être
graduellement remplace par d ïuttres oppositions, plus per-
tinentes pour Fepoqtte. Dilleretits auteurs ont évoqué la fin
des ÎLlÔOlOgÎCS ou celle de l'histoire, les nouveaux conflits de
la societe postindttstrielle, la montee du postmatérialisme,
lïmergenct’ dit mottvement des {em mes, l'apparition des
partis verts, la fragmentation du politique atttour d'enjeux
sectoriels ou la predominaiict‘ des personnalités ou du mar-
keting Clctîloral au détriment des delmts partisans, toutes ces
hypothèses se rejoignant pour predirt‘ la fin des vieilles
batailles politiques issues du XIX“ siècle. En fait, le clivage
gaucheælrtuitt‘ n’a ja mais constitue l'unique dimension de la
vie pnlliiqut’. lln Europe, par exemple, les divisions entre
catholiques et protestants ou entre ruraux et urbains ont
joué un rôle importaitt qui, en complémentarité avec le cli-
vage de classes domingitit, a nourri le débat entre partis socia—
listes et (ÏUHSCFVÆIICLIr5”. Mais [existence d'autres clivages
nîmpliquait pas que l'opposition gauche-droite fût inopé-
rante. Elle rendait simplement plus complexe son expression
dans les discours et les institutions, donnant naissance ä des
formations hybrides comme les partis dentocrates-chrétiens
ou atgrariensi La mente chose est vraie attjottrd'hui. Les pro-
blèmes et les conflits du jour ont tendance a être assimilés a

(n. SIUIILË, Pu/ity Purutlttt, p_ zoo un. Pou r illustrer cette notion, Stone
donne l'exemple du juge de la ("our suprême antericaine Potter Stewart qui
déclara a propos de lîihsctwiite: « Je ne sxutrais la définir, mais je la reconnais
quand je la vois»,
62. Seymtittt‘ l ipset et Stein Rokkan (diiï), l’t1I'lV.Ÿy5I€lH5 und Voter Align-
ments‘, New Yorlx, lree Press, 14m7, p.104.
‘i0 è LA (QAUCHIZ ET LA DROITE

la dichotomie fondamentale entre la gauche et la droite par


des électeurs qui s'en servent pou r ititerpré-ter des faits nou—
veaux dans une perspective qu"ils connaissent déiè, et par
des candidats et des partis qui ont de bonnes raisons straté-
giques de vouloir intégrer les préoccupations de l'heure Et
leurs tirogrtiniiiies“ï îxiême les analystes qui [iarletit de l'émer-
gence de tiouveatix clivages politiques atttour de valeurs
C(')nt€mp(i1'aln€S reconnaissent que ces clixtages demeurent
profondément ancrés dans la division gauehewlrtiite, et
regroupent parfois les forces sociales a l'œuvre en les quali«
liant de «nouvelle gauche» ou de «nouvelle droite W.
Quatrièmement, bien des intern aIÎOIIJlÎSICS répl iqueront
que la politique mondiale constitue un domaine a part, où
le pouvoir prime et ou les tiébats idéologiques sur l'égalité
n'ont que peu de place. Pour les réalistes, l'école dominante
en relations internationales, la politique intérieure et les
idéologies sont tnoins imptirttintes que les facteurs systé»
ntiques, et Féquilibre de la puissance explique beaucoup
miettx le comportement des États. Les pays vont en guerre
pour des raisons de sécurité et non pour des idées, qu'elles
soient de gauche ou de droite. (Îe point de vue tout ä fait
classique dans l'étude des relations internationales fait l'ob—
jet de débats depuis des années et nous ne saurions rendre
compte ici de toutes les discussions, encore moins y mettre
un terme. Deux arguments peuvent pûllfïtilît être mis de
l'avant. D'abord, les réalistes eux-mêmes reconnaissent que
les idées et la politique intérieure jouent un rôle. Ils estiment
simplement qu'elles ne constituent pas le principal facteur

b3. Jacques Thomassen et llermann Schmitt, Policy Retiresentatitiiti»,


u

Iurtipean/titzrrial ofPoIititaiResettrrii, vol. 32, n" 2, oct, 15m7, p, 103-484; Herbert


Kitschelt, The Îrans/itrntation uflttropeurt social Denmrruty, Cambridge Uni—
versity Press, 1994.
64. lngleliart, (Çulture Shift in xlzivttnted IntiusrrizzlEntier)’, p. 292’ 400; Ritssell
l.Dalton, llemucrazic (îhallttnges, lhrmticrutit(Ëhoices: Hic l. rositm u/ Pohzital 514p-
pnrt in Advtnttad lndustriul Demucrttries, Oxford University Press, 2oo4, p. r44.
UN CONFLIT À PROPOS DE L'ÉGALITÉ a 51

d'explication‘? Or, nous ne prétendons pas que l'opposition


gauche-droite, ou tout autre débat, puisse tout expliquer.
N: sus avançons simplement que les débats politiques ont leur
importance et qu'a l'échelle mondiale, aucun autre ne pèse
autant que celui-la. En second lieu, il y a plusieurs dévelop-
pements politiques internationaux que le réalisme explique
mal, notamment tout ce qui concerne la coopération, la
rtnpacité des démocraties de se faire concurrence pacifique-
ment et le progrès Continu des institutions internationales“.
Pour rendre compte de ces phénomènes, des approches plus
sensibles au rôle des forces politiques nationales paraissent
nécessaires. Plusieurs études ont démontré, par exemple,
que dans les pays démocratiques tout au moins, la politi-
que étrangère est largement façonnée par les orientations
des partis politiques. Comme le note Brian Rathbun: «les
valeurs que les partis défendent sur le plan intérieur [. .] sont .

aussi des valeurs qui fondent leur politique étrangèrew».


Sans surprise, le clivage gauchodroite, si crucial au niveau
national, a des ramifications au-dela des frontières. On a
ainsi démontre’ que les gouvernements de gauche sont géné-
ralement plus enclins a lantimilitarisme, a l'humanitarisme
et au multilatéralisme“. Il faut donc admettre que, même sur
la scène internationale, les principeset les idées contribuent
â définir le comportement des États”.

65. Pour une formulation classique de ce point de vue, Voir Kenneth N.


Waltz, Man, the Srate, and War: A Theorezical Analysis, New York, Columbia
University Press, 2001 [i959].
66. Iohn G. Ikenberry, After Victory: Institutions, Strategic Restraint, and rhe
Rebuilding o/‘Order afzer Major Wars, Princeton University Press, 2001, p. i3.
67. Brian C. Rathbun, Partisan Interventions: European Party Politics and
Peace Enforcement in the Bulkans, Ithaca, Cornell University Press, 2004, p. 2.
68. lbid, p. 2i—22; Brian C. Rathbun, «Hierarchy and Community at
Home and Abroad: Évidence of a Commun Structure of Domestic and Foreign
Policy Beliefs in American Elites», Iournal of Conflit: Resolutiun, vol. 51, n” 3,
juin 2007, p. 379407.
69. Thomas Risse, «"Let’s Arguel": Communicative Action in World
Politics», International Organizatiun, vol. 54, n“ i, hiver 2000, p. 1-39,‘ Harald
52 r‘! LA GAUCHE [T LA DROI [T

Un cinquième contre-airgtiment pourrait souligner l’iin—


portance des civilisations et présenter la division gauche-
droite comme une tiotitm occidentale qtti, dans plusieurs
txiys, serait ait mieux une importation artificielle, sans raci-
nes profondes dans la culture et les rapports sociaux. Le
défenseur le plus articulé de cette position était incontesta-
blement Samuel Huntingttin, qui affirmait que les conflits
centraux des années a venir ne seraient fondés ni sur (les
idéologies ni sur des intérêts économiques, mais plutôt sur
des différences culturelles, entre l’Occident et les pays musul-
mans notamment”. L'idée d'un choc des civilisations est
attrayante parce qu'a la fois simple et englobante, elle per—
met de brosser ttn grand tableziti en quelques coups de pin-
ceau. Les intellectuels de droite, en particulier, ont accueilli r
avec enthousiasme cette vision du monde qui insistait sur
les différences culturelles plus que sur des traits universels,
et sur la force et l'insécurité plus que sur la coopération et la
redistribution. À gauche, Cette analyse a été largement dénon-
cée. Quoi qu'il en soit, la thèse dfluntington fait abstraction
des différences profondes qui persistent a l'intérieur même
des pays tiarttigeant une tradition culturelle. Huntingttm
préférait ne pas voir que, partout dans le monde, quelle que
soit la «civilisation» concernée, les acteurs politiques et Ë
SOClfluX ont de profonds désaccords sur la direction que leur
pays devrait emprunter. Or, ces desticctirds relèvent prcstiue , i

toujours de la division gauclieadroite. En définitive, il s'agit


d'un enjeu empirique. Comme nous le verrons plus loin, il Ï
existe plusieurs bonnes raisons de penser que le conflit
gauche-droite a un sens tinivcrsel, et qu'il traverse raisément
cultures et civilisations.

Miiller, «Arguing, llargaining and All lliat: Communicative Action, Ratio-


nalisi Theory and tlic Logic ofAiäprtipriateness in lnternatioritil Relations», _

[itmpetirz ltiitmtil tiflnrerntititiiztilRelations, vol, io, 11"}, 2m34, p, 395435.


7o. Samuel Htmtingttin, Le char tltw rivilistztitins, Paris, Odile lactilw, W97.
UN CONFLIT À PROPOS DE UÉGALITÉ a 53

Enfin, on pourra juger que, sans être erronée, l'idée d'un


affrontement politique mondial autour de l'égalité est banale.
|1n somme, chacun sait que la gauche et la droite sont des
catégories politiques fondamentales, mais il n'y a pas grand-
t-hose è tirer d'une telle évidence. Les paragraphes qui précè-
dent indiquent pourtant que notre thèse sur la droite et la
gauche est loin de faire l'unanimité. S'il est vrai que la plu-
part des gens comprennent bien lbpposition entre la gauche
et la droite, il semble que ce ne soit pas toujours le cas parmi
13s spécialistes des sciences sociales, sauf peut-être lorsqu'ils

réfléchissent en tant que citoyens. En science politique, par


exemple, l’idée d'une opposition de base entre deux grandes
visions du monde est souvent considérée trop vague et nor-
mative. La division gauchodroite est peut-être Claire et trans-
parente pour les citoyens et les militants, mais elle ne fait
pas encore vraiment partie de l’univers des analystes profes-
sionnels de la politique-monde.

La mondialisation est souvent présentée comme une trans-


formation historique, engendrée par un ensemble de forces
technologiques, économiques et culturelles, qui remettent
en question l'ensemble des pratiques et des institutions
politiques. Mais ce processus est également profondément
politique. En effet, la mondialisation résulte largement de
décisions prises par les États et les organisations internatio-
nales, qui mettent sur pied les infrastructures nécessaires,
changent les réglementations et collaborent étroitement
entre eux. En même temps, la mondialisation constitue elle-
lmême une transformation politique qui fait naître des idées,
des identités, des lieux de discussions et des conflits de plus
en plus interreliés. Comme le remarquent judicieusement
Richard Higgott et Morten Ougaard, le monde ressemble de
54 a‘- LA GAUCIHZ ET LA DRU] YE

plus en plus a titi système politique intégré, doté de réseaux


de relations denses et d'un sens croissant de la commu-
nauté",
L'idée d'une véritable communaitté mondiale, fondée sur
le grattage d'une même htunatiité, circule depuis plLlSlCUfS
aimées a travers différentes images et métaphores. Nous
nîivons qu'une terre, affirmait le titre d'un livre d'avant-garde
tntblié en 1972 par l'économiste Barbara Ward et le biologiste
René Dubos. Nous devons donc penser Notre avenir f1 tous,
soulignait la Commission mondiale l'environnement et
sur
le développement présidée par l'ancienne première ministre
norvégienne, (Jro Harlem Brundtland. Penser ainsi et tra-
vailler en partenariat pour le développement, est dans Notre
intérêt commun, ajoutait en zoos la Commission pour l'Afri-
que créée par Tony Blair”.
Le moins que l'on puisse dire, Uest que l'humanité est
encore bien loin d'une telle unité de desseins. Ces invocations
sont louables et encourageantes, mais elles ne sont pas des
plus adéquates pour rendre compte de la réalité des relations
politiques dans le monde. La Terre ifest pas et ne deviendra
—«

p.118 nécessairement un système régi par la démocratie.


——

Mais depuis longtemps déja, une sphère publique mondiale


s'est constituée où se tiennent des débats autour d'enjeux
communs. Et ces débats, selon nous, ont une structure. Ils
sont avant tout l'expression d'un grand conflit qui se déroule
simultanément dans Chaque nation et a l'échelle mondiale,
et qui oppose la gauche et la droite a propos de l'égalité.

7|, Richard Higgtätt et Morten Ougaard (dit ), Towards a o/ulzal Pnlity,


tondu-s, Routledge, zooz, p. 2-5.
7l. Barbara Ward et René Dulms, Nous nltvmrv qu'une terre, Paris, Denoël,
i971; (Îommissittn mondiale sur lenvirtäniiemetit et le développement, Battre i

avertira tous, Montréal et Québec, Éditions du llettve et Les tittblicaricms du


Québec, 1988; Commission pour l'Afrique, Notre intérêt commun, rapport,
mars 1005.

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