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Denis Pelletier

Engagement intellectuel catholique et médiation du social.


L'enquête monographique de Le Play à Lebret
In: Mil neuf cent, N°13, 1995. pp. 25-45.

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Pelletier Denis. Engagement intellectuel catholique et médiation du social. L'enquête monographique de Le Play à Lebret. In:
Mil neuf cent, N°13, 1995. pp. 25-45.

doi : 10.3406/mcm.1995.1130

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mcm_1146-1225_1995_num_13_1_1130
Engagement intellectuel catholique

et médiation du social

L'enquête monographique

de Le Play à Lebret

DENIS PELLETIER

Frédéric Le Play (1806-1882) et le dominicain Louis-Joseph


Lebret (1897-1966) peuvent être tenus pour le fondateur et
l'ultime héritier d'une lignée d'intellectuels catholiques qui
prirent l'enquête monographique pour fondement de leur enga
gement politique. Ces intellectuels ne furent ni des polémistes,
ni des pétitionnaires. La plupart auraient récusé le qualificatif
en lui opposant leur action militante sur le terrain social.
Le choix de l'enquête comme fil conducteur de notre article
renvoie justement à cette spécificité d'un engagement dans
lequel le projet politique s'exprime à travers la médiation du
social. Si cette position nous paraît spécifique au catholicisme,
il va sans dire qu'elle ne suffit pas à caractériser tous les
intellectuels catholiques. Elle met toutefois en évidence un
inconfort. Le modèle dreyfusard de l'intellectuel est solidaire
d'une démocratie libérale que le catholicisme a longtemps
combattue : la lignée que nous étudions ici entretient des liens
étroits avec le catholicisme intransigeant. Elle éclaire l'originalité
de l'engagement catholique dans une société contemporaine
en partie orientée vers la marginalisation interne du fait rel
igieux. Cette originalité est celle d'une double appartenance,
d'une part, à la sphère intellectuelle dont l'Eglise récuse certains
fondements et, d'autre part, à la sphère ecclésiale où le discours
de vérité émis par le magistère romain conteste la fonction
critique dévolue aux intellectuels.
L'héritage de Le Play a été l'objet ces dernières années d'une
réévaluation qui n'échappe pas à certaines ambiguïtés. Inscrite

25
dans une histoire de la sociologie empirique et de l'économie
sociale1, cette redécouverte a conduit à considérer la crise
leplaysienne de la fin du xix* siècle comme un conflit de
méthodes redoublé d'un conflit politique, au prix d'une sous-
estimation de ses enjeux proprement catholiques. C'est oublier
que l'œuvre de Le Play et de ses héritiers directs est contem
poraine d'un conflit spécifique entre catholiques libéraux et
intransigeants, dans lequel les seconds l'ont finalement emporté.
Il n'est pas indifférent que l'apogée de ce conflit ait vu coïncider
la crise moderniste et l'Affaire Dreyfus. La crise de la sociologie
leplaysienne est tributaire de cet affrontement dont Le Play
lui-même a contribué à poser les termes. C'est pourquoi l'héri
tage de Le Play repose aussi sur une image reconstituée
a posteriorly en fonction d'une conjoncture marquée par l'émer
gence de la doctrine sociale de l'Eglise à la suite de Rerum
novarum (1891) et par les débats théologico-politiques du début
du xx* siècle. La généalogie intellectuelle dont il est ici question
est donc en partie une construction imaginaire, dans l'affi
rmation de laquelle des intellectuels catholiques ont construit
leur propre identité de militants du catholicisme social.

Le Play, l'enquête et les autorités sociales

La redécouverte de Le Play a été portée en France par une


volonté explicite de réhabilitation. Elle a conduit les auteurs
à dissocier dans leur jugement la méthode monographique de
Le Play de son engagement politique et idéologique : l'enquête
de Le Play est fondatrice en dépit de la référence au Décalogue,
l'apport des Ouvriers européens2 est indépendant de son enga
gement au sein des Unions de la paix sociale. Dans une pers
pective d'histoire des intellectuels, c'est au contraire le lien
entre ces deux aspects de l'œuvre qui intéresse. Chez Le Play,
le rapport de l'enquête à l'engagement politique est placé sous

1. Voir la préface de Raymond Boudon à la trad, française


de Paul Lazarsfeld, Philosophie des sciences sociales, Paris, Gal
limard, 1970 ; Daniel Kalaora et Antoine Savoye, Les inventeurs
oubliés. Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences
sociales, Seyssel, Champ Vallon, 1989 ; A. Savoye, Les débuts de
la sociologie empirique, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1994.
2. Cf. l'analyse critique de Jean-René Tréanton, «Faut-il
exhumer Le Play ? ou les héritiers abusifs *, Revue française de
sociologie, XXV, 1984, pp. 458-483.

26
le double signe d'une discordance chronologique et d'une concor
dancelogique. Dans son itinéraire, 1871 est un tournant. Le Play
est alors au faîte de sa carrière : la publication des Ouvriers
européens en 1855 a précédé d'un an la fondation de la Société
d'Economie Sociale (SES). Après l'Exposition universelle de
1855 dont il fut commissaire général, il a été nommé Conseiller
d'Etat; Napoléon III l'a fait sénateur après celle de 1867.
La défaite de Sedan et la proclamation de la République
marquent l'effondrement du régime politique au sein duquel
il a bâti sa carrière. Sans doute, Le Play n'a-t-il jamais été
indifférent à la conjoncture politique : on connaît le rôle tenu
par sa participation de 1848 à la commission du Luxembourg
dans la décision d'élaborer la Sience sociale*, et La réforme
sociale en France date de 1864. Mais la fin de sa carrière
officielle le place dans une position critique à l'égard du nou
veau régime, et c'est à distance du pouvoir qu'il met désormais
la science sociale au service d'un combat politique.

Il y a pour moi un bonheur extraordinaire à être


débarrassé de mes jonctions publiques, et à pouvoir enfin,
pour la première fois de ma vie, suivre en toute liberté
la succession naturelle de mes idées, écrit-il en août 1871,
i/ faut en ce moment négliger les livres, pour agir sur des
gouvernants honnêtes, mais entraînés par les traditions
révolutionnaires qui ont tout perdu, et sur notre malheureux
pays qui sue de toute part Vantagonisme 4.

Publié sous la forme d'un « catéchisme social par demandes


et réponses », La paix sociale après le désastre inaugure ce
nouvel engagement en rompant par son contenu exclusivement
normatif et politique avec les ouvrages plus anciens5. Le livre
sert de support à la fondation dès 1872 de la Correspondance
sociale, publication périodique de lettres entre Le Play et un
certain nombre de personnalités à propos des implications
politiques de la science sociale. Dès la seconde livraison,
Le Play appelle à la fondation des Unions de la paix sociale,
qui réuniront, au-delà des clivages politiques, « les gens de

3. D. Kalaora et A. Savoye, op. cit., p. 100.


4. Charles de Ribbe, Le Play d'après sa correspondance, Paris,
V. Lecoffre, 1906, p. 254.
5. Frédéric Le Play, ha paix sociale après le désastre selon
la pratique des peuples prospères, Paris, Dentu, 1871.

27
bien des quatre partis » autour des conclusions de la Science
sociale 6. Fondées officiellement en 1874, ces Unions ont pour
objectif d'organiser les élites en vue de peser sur la ni* Répub
lique naissante. Politiquement, elles regroupent essentiellement
des dirigeants catholiques conservateurs préoccupés par la ques
tion sociale. Organisées de manière décentralisée à travers le
territoire, elles comptent en 1885 plus de 3 200 membres 7,
qui ont en commun la référence à l'œuvre de Le Play.

L'étude du passé et l'observation du présent, écrit leur


secrétaire général en 1882, enseignent que certaines consti
tutions sociales engendrent invariablement la paix, tandis
que d'autres créent ou entretiennent la discorde. Tout
homme de bonne foi, s'il est instruit de ce contraste, tire
lui-même la conclusion pratique. Mais il est nécessaire de
propager partout les conclusions ainsi déduites de l'obser
vation des faits et de les mettre en pratique9.

Dans le « Vocabulaire social » publié en annexe de La paix


sociale après le désastre, la « méthode des enquêtes » est déjà
présentée comme « le vrai moyen de la Réforme, consistant
à rechercher, par une étude directe, la Coutume nationale des
temps de Prospérité, ou la pratique actuelle des Sociétés
modèles » 9. Le lien entre la méthode d'enquête et l'engagement
est ainsi clairement marqué. Les Unions de la paix sociale ne
sont rien d'autre que le lieu de mobilisation des « autorités
sociales » dont Le Play faisait dans Les ouvriers européens les
interlocuteurs obligés de l'enquêteur. Dans le « Vocabulaire
social », il les définit comme des

individus qui sont les modèles de la vie privée; qui


montrent une grande tendance vers le Bien, chez toutes
les races, dans toutes les conditions et sous tous les
régimes sociaux; qui, par l'exemple de leurs Foyers et
de leurs Ateliers, comme par la scrupuleuse pratique de
la Loi de Dieu et des Coutumes de la Paix sociale,

6. « Documents sur l'Union », Correspondance sociale, 2, sep


tembre 1872, p. 24.
7. D. Kalaora, A. Savoye, op. cit., p. 115.
8. Alexis Delaire, Les Unions de la paix sociale. Leur pr
ogramme d'action et leur méthode d'enquête, Paris, Dentu, 1882,
p. 10.
9. F. Le Play, op. cit., p. 138.

28
conquièrent l'affection et le respect de tous ceux qui les
entourent 10.

Dans l'enquête, leur témoignage venait compléter l'enquête


monographique, dans la mesure où ils étaient les dépositaires
de la Coutume, c'est-à-dire de « l'ensemble des habitudes
traditionnelles qui constituent les fondements de l'existence
matérielle et de la vie morale d'une Société » u. On reconnaîtra
ici sans peine le projet de restauration d'un ordre social
traditionnel ordonné à l'existence de solidarités hiérarchiques,
qui est celui du courant contre-révolutionnaire issu de Bonald
et de Maistre. Mais, formulée à partir de l'enquête, cette position
débouche sur une autre caractéristique de l'engagement leplay-
sien. La trilogie famille patriarcale/famille instable/famille
souche formulée dans Les ouvriers européens permet d'analyser
la décomposition des structures familiales qui affecte la France
post-révolutionnaire. De là résulte une mise en cause profonde
de l'individualisme : la cellule de base de la société est la
communauté familiale, non l'individu. Cette position fait de
Le Play le fondateur d'une sociologie empirique de la commun
auté, marqué par la nostalgie d'un ordre social stable, tissé
de solidarités organiques et dont le modèle était l'autorité
paternelle M. Conjuguant la nostalgie romantique d'un ordre
communautaire antérieur à la révolution industrielle et le modèle
organiciste emprunté aux sciences naturelles, Le Play appartient
à ce vaste courant intellectuel européen qui, des économistes
allemands du Verein fur Sozialpolitik au Tônnies de Gemein-
schaft und Gesellschaft (1887), en passant par les théologiens
de la renaissance néothomiste, s'efforce de formuler en termes
scientifiques la crise contemporaine du lien social.

Les héritiers de Le Play et le catholicisme social : la Séparation


en sociologie

Le lien établi par Le Play entre la tradition contre-révolu


tionnaireet la méthode scientifique d'observation est essentiel
pour comprendre la postérité catholique de son œuvre. A une
époque où la génération positiviste prend la relève de la géné-

10. Ibid., p. 135.


11. Ibid., p. 137.
12. Robert Nisbet, La tradition sociologique, Paris, PUF, 1984,
pp. 85-91.

29
ration romantique, où la « science catholique » issue du mou
vement mennaisien peine à répondre à l'œuvre d'un Renan,
d'un Darwin ou d'un Auguste Comte, Le Play offre en matière
sociale aux catholiques un outil d'analyse appréciable, car
ancré dans la modernité 13. On comprend donc le rôle qu'il
joue aux origines du catholicisme social. De 1863 à 1865, les
trois présidents de la Société d'Economie sociale sont trois
dirigeants de la Société d'Economie charitable, Armand de
Melun, Louis de Kergolay, Albert de Saint-Léger14. On sait
l'influence directe que Le Play exerce sur Albert de Mun et
René de la Tour du Pin, fondateurs de l'Œuvre des Cercles
catholiques d'ouvriers en 1871, Tannée même de la publication
de La paix sociale après le désastre. De Mun et les élus catho
liques utilisent les monographies leplaysiennes dans les débats
parlementaires sur la question sociale 1S. Quant aux Unions de
la paix sociale, elles permettent à Le Play d'exercer une
influence sur les catholiques sociaux.
Mais il importe de souligner que la rencontre intervient à un
moment où le contenu du catholicisme social est l'objet de
controverses, et n'a pas été constitué en corpus doctrinal
cohérent par le magistère romain. Les affrontements autour de
l'ordre corporatif, des syndicats et de l'intervention de l'Etat
dans la question sociale, qui dominent l'histoire de l'Œuvre
des cercles et les débuts du syndicalisme catholique, sont le
versant technique d'un différend plus profond qui oppose les
libéraux aux intransigeants, et dans lequel Le Play est plus
proche des premiers que des seconds. Ouverte à un James de
Rotschild ou à un Emile Péreire, l'un et l'autre membres émi-
nents du parti bonapartiste, la Société d'économie sociale n'est
pas une société catholique. Le Play entretient une correspon
dance avec des catholiques libéraux tels Montalembert et sur
tout Augustin Cochin, membre de la Société d'Economie charita
ble et, « de tous les catholiques sociaux, [...] le plus assidu aux
réunions de la Société d'Economie sociale » 16. L'option de

13. Sur le passage de témoin entre les deux générations ana


lysé du point de vue de l'histoire du catholicisme, Roger Aubert,
Le pontificat de Pie IX (1846-1878), Paris, Bloud et Gay, 1963,
p. 211 sq.
14. Jean-Baptiste Duroselle, Les débuts du catholicisme social
en France (1822-1870), Paris, PUF, 1951, p. 679.
15. Henri Rollet, L'Action sociale des catholiques de France,
1871-1901, Paris, Boivin & Cie, 1947, pp. 216-217.
16. J.-B. Duroselle, op. cit., p. 684.

30
Le Play en faveur du patronage des « autorités dominantes »,
longtemps partagé par Albert de Mun, entrera en contradiction
avec l'évolution d'un La Tour du Pin vers la corporation ou
celle d'un Harmel à la tête de l'Usine du Val-des-Bois ". Ami
du saint-simonien Michel Chevalier qui négocia en 1860 l'accord
de libre-échange avec l'Angleterre, il donne en 1864 au libéra
lisme français son « programme d'action le plus achevé » M.
Sans doute, son évolution ultérieure le rapprochera-t-elle d'un
catholicisme moins ouvert mais, méfiant à l'égard de l'Etat,
il ne renoncera jamais au libéralisme économique.
L'œuvre de Le Play, et plus encore celle de ses continuateurs,
sont contemporaines de la définition progressive des enjeux
et de l'idéologie du catholicisme social, dont le point de départ
est le Syllabus de Pie IX (1864), catalogue des erreurs de la
modernité. En publiant Rerum novarum en 1891, Léon XIII
formule pour la première fois la doctrine positive de l'Eglise
en matière sociale, mais son interprétation fera l'objet de nou
veaux affrontements qui se régleront dans une conjoncture
marquée par la crise du modernisme philosophique (Loisy,
1901) et du modernisme social (le Sillon, 1910). Au terme
de cette évolution, le catholicisme social se définit comme un
catholicisme intégral et intransigeant, qui formule un triple
refus du libéralisme, politique, économique et religieux19.
A partir de l'encyclique Aeterni patris de 1879, qui impose
l'enseignement de Thomas d'Aquin dans les séminaires, il se
dote avec le néo-thomisme d'une doctrine destinée à rendre
compte de la modernité dans des termes compatibles avec
l'héritage de la chrétienté médiévale20. Ainsi se dessine une
divergence profonde entre le catholicisme intransigeant et les
fondements de la société contemporaine que sont le libéralisme,
la démocratie, la laïcité. La Séparation de l'Eglise et de l'Etat
en 1905 peut en ce sens être interprétée comme le versant
juridique d'une rupture déjà opérée dans les esprits, dont la
crise moderniste serait le versant intellectuel. Cette dernière est

17. Ibid, et H. Rollet, op. cit., pour l'ensemble.


18. D. Kalaora, A. Savoye, op. cit., p. 108.
19. Jean-Marie Mayeur, « Catholicisme social et démocratie
chrétienne en France. Bilan historiographique », in : Catholi
cismesocial et démocratie chrétienne, Paris, Le Cerf, 1986, et
Emile Poulat, Eglise contre bourgeoisie. Introduction au devenir
du catholicisme actuel, Tournai, Casterman, 1977.
20. R. Aubert, « Aspects divers du néo-thomisme sous le pont
ificat de Léon XIII », in : Aspetti délia cultura cattolica nell'Età
di Leone XII, Rome, Editions 5 Lunes, 1961, pp. 133-228.

31
à l'origine d'une méfiance durable de la hiérarchie catholique
à l'égard des intellectuels, au moment où l'affaire Dreyfus fonde
une autre tradition intellectuelle à laquelle les catholiques
sociaux s'opposent dans leur immense majorité21.
La position à la fois fondatrice et ambiguë occupée par
Le Play aux origines du catholicisme social place ses héritiers
au cœur d'une crise profonde qui se joue à la fois à l'intérieur
du mouvement catholique et dans ses relations à la République
et à l'Université laïque. Le phénomène de « désinstitutionna-
lisation » M qui frappe alors, selon Antoine Savoye, la sociologie
leplaysienne pourrait être analysé comme le versant sociologique
de la Séparation. Un désaccord qui prend pour prétexte l'ense
ignement de la science sociale a conduit en 1885 au départ
d'Henri de Tourville et d'Edmond Demolins. Il donne donc
naissance à deux courants, celui de la Réforme sociale, qui
conserve la SES et les Unions, celui de la Science sociale, revue
fondée l'année suivante par les dissidents. Le différend porte
bientôt sur la méthode, Tourville publiant en 1886 la Nomenc
lature des faits sociaux, un outil de travail qui doit permettre
de dépasser la dimension purement monographique de l'enquête
Le Play, et servira de support à la remise en cause du modèle
de la famille-souche 23. Mais le débat porte aussi sur l'engagement
politique. Commentant la fondation de la Sience sociale, Tour-
ville en marque bien les termes :

Le titre de notre revue a nettement marqué la voie


que je veux suivre : la Science et non la Réforme. Ce que
je vise à réformer, pour ma petite part d'action, ce ne
sont pas les institutions directement, mais les notions,
l'idée qu'on a des choses sociales et qui est fausse la
plupart du temps, parce que l'exactitude de l'analyse,
de la comparaison ou du classement fait défaut 24.

21. Etienne Fouilloux, «Réflexions sur une naissance diffé


rée», communication au colloque Les intellectuels chrétiens dans
les années vingt, Institut catholique de Paris, 23-24 septembre
1993.
22. Antoine Savoye, «Les continuateurs de Le Play au tour
nant du siècle », Revue française de sociologie, XXII-3, 1981, pp.
315-344, en particier p. 333 sq.
23. Pièces du débat publiées dans Frédéric Le Play et alii,
Les Mélouga. Une famille pyrénéenne au XIXe siècle, Paris,
Nathan, 1994, postface d'Alain Chenu, « La famille-souche. Quest
ions de méthode ».
24. Marie-André Dieux, Henri de Tourville d'après ses lettres,
Paris, Bloud et Gay, 1928, p. 141 (lettre du 27 novembre 1889).

32
Ce repli sur la méthode marque une rupture avec l'eng
agement du dernier Le Play. Il engage la Science sociale sur la
voie d'une sécularisation, à distance du catholicisme social,
au moment où, au contraire, les responsables de la Réforme
sociale en rejoignent l'aile libérale et conservatrice en inves
tissant l'école d'Angers réunie à partir de 1890 autour de
Mgr Freppel. Affaiblie par cette division, repliée sur des
positions catholiques conservatrices dans un cas, sur la recherche
privée dans l'autre, l'école sociologique de Le Play ne résiste
pas à la montée en puissance de la sociologie durkheimienne
à partir de la fondation de L'Année sociologique en 1897 M.
Ce processus de désinstitutionnalisation n'exclut pas une pos
térité leplaysienne, de la fondation du Musée social à l'Ecole
des Roches en passant par l'ingénierie sociale, mais celle-ci se
situe en dehors de la sphère intellectuelle et universitaire.
Au moment où elle s'efface du paysage universitaire, la tra
dition leplaysienne joue un rôle de relais dans la mise en place
du mouvement catholique social. A la fonction intellectuelle,
organiquement liée à un engagement politique, et désormais
rendue impossible, se substitue une fonction de mobilisation des
militants catholiques, en marge de la République, sur la base
d'un projet de reconquête de la société. L'image de Le Play
sort en effet paradoxalement renforcée de la crise qui secoue
alors le catholicisme social. « L'ascendant exercé par Le Play
se manifeste très clairement sur toutes les écoles » 2e, peut écrire
en 1905 Maurice Eblé dans une thèse de doctorat en droit qui
met pourtant largement en évidence l'intensité des affrontements
qui opposent ces écoles. Patrimoine commun de tous les catho
liques sociaux, Le Play apparaît comme l'un des fondateurs
d'un catholicisme social intransigeant qui n'était pas le sien,
mais auquel son évolution progressive vers des options poli
tiques réactionnaires donne une légitimité. Enquête familiale et
sociologie de la communauté prennent place au sein d'une
doctrine organisatrice des corps intermédiaires marquée par
l'héritage thomiste de la communitas auquel Le Play, bien
davantage sensible à la vision augustinienne de la crise de

25. Sur la stratégie des durkheimiens, Victor Karady, « Stra


tégies de réussite et modes de faire-valoir de la sociologie chez
les durkheimiens », Revue française de sociologie, XX-1, janvier-
mars 1979, pp. 49-82.
26. Maurice Eblé, Les Ecoles catholiques d'économie politique
et sociale en France, Paris, Giard et Brière, 1905, p. 196.

33
l'Empire romain, est étranger27. L'enquête est en outre popul
arisée auprès de la bourgeoisie catholique par les romans d'un
Paul Bourget — L'Etape, en 1902, est une transposition litt
éraire de la monographie leplaysienne — ou d'un Henry Bordeaux
(La maison, 1913).
L'enseignement catholique est alors une des voies de diffusion
de la méthode. Le relais est moins pris par l'Institut catholique
de Paris, où enseigne pourtant Paul Bureau, que par Lille, où
les Facultés catholiques sont étroitement liées au patronat
catholique du Nord. En 1894, Eugène Duthoit (1869-1944),
disciple de La Tour du Pin et secrétaire de l'Union de la paix
sociale de Lille, y fonde l'Ecole des Sciences sociales et poli
tiques28. L'enseignement de la sociologie y est investi par les
leplaysiens de la Réforme sociale, à l'image d'un Hubert-Valle-
roux, d'un Martin-Saint-Léon, également bibliothécaire du Musée
social, ou de l'économiste suisse Auguste Béchaux (1854-1922),
ancien secrétaire de Le Play, président de la SES au cours des
années 1890, et qui intervient régulièrement aux congrès pari
siens de la paix sociale de 1882 à la fin du siècle29. Ces
leplaysiens y côtoient catholiques sociaux et démocrates-chrét
iens, du chanoine Jules Didiot au Père de Pascal et à Georges
Fonsegrive. L'Ecole organise en outre des « excursions et visites
sociales » dans la tradition de l'Ecole des voyages, et publie les
enquêtes monographiques réalisées par ses élèves dans le cadre
de leur diplôme. Eugène Duthoit sera de 1919 à 1939 le pré
sident des Semaines sociales de France, université itinérante
du catholicisme social fondée en 1904 par Marius Gonin et
un autre professeur des Facultés catholiques de Lille, Adéodat
Boissard. Martin-Saint-Léon et le Père de Pascal font partie
des intervenants de la première Semaine tenue à Lyon en août
1904, et le comité de patronage compte parmi ses membres
Mgr Petit, aumônier de l'Œuvre des Cercles, l'abbé Lemire,

27. с Je lis les Confessions de saint Augustin : elles me ravis


sent. Saint Augustin est l'un de mes maîtres en science sociale,
et je vais dans mon nouveau livre me placer sous son autorité »,
écrit-il à Charles de Ribbe le 1" septembre 1870 (C. de Ribbe,
op. cit., p. 245).
28. Henri Hauser, L'enseignement des sciences sociales, Paris,
A. Chevalier-Maresq, 1903, p. 188 sq.
29. André Caudron (éd.) , Dictionnaire du monde religieux dans
la France contemporaine. 4. Lille-Flandres, Paris, Beauchesne,
1990, pp. 57-58.

34
autre leplaysien, Albert de Mun, Georges Fonsegrive et Léon
Harmel30.
Les mouvements constituent l'autre voie de diffusion de la
pensée leplaysienne, dont on ne retiendra que quelques exemples.
Dans le Catéchisme politique et social du Sillon, dont Paul
Bureau, disciple de Tourville, est un des principaux conseillers,
« les principales références vont à Le Play » 31. Le même Paul
Bureau est consulté par le Père Leroy au moment de la fonda
tionde l'Action populaire jésuite, tout comme Martin-Saint-
Léon32. Devenue sous l'impulsion de Gustave Desbuquois la
principale entreprise éditoriale mise au service du catholicisme
social, l'Action populaire diffuse la méthode dans les Brochures
jaunes et dans les Cahiers, puis par l'intermédiaire des éditions
SPES créées en 1923. Celles-ci publient en 1927 un ouvrage
de Georges Legrand sur Les grands courants de la sociologie
catholique à l'heure présente dont les deux premiers chapitres
sont consacrés à Tourville et Bureau. En 1905, la fusion entre
l'Union de prière et d'apostolat et l'Union des ingénieurs catho
liques donne naissance à l'Union sociale d'ingénieurs catholiques
(USIC), sous la direction du Père Pupey-Girard. Première struc
ture-syndicale pour les ingénieurs chrétiens, l'USIC est aussi
un centre d'enquêtes sociales dans la lignée de Le Play. Son
combat pour l'organisation de la profession d'ingénieur s'accom
pagne d'une réflexion sur l'ingénierie sociale à la suite d'Emile
Cheysson et de Georges Lamirand qui en est membre e. En 1932,
Maurice Eblé, devenu secrétaire général de l'Union des secré
tariats sociaux, place l'enquête au centre des activités de ces
derniers34. On sait enfin ce que la méthode jociste et son
slogan « Voir, juger, agir » doivent à l'enquête monographique
de Le Play. La construction de cette image tutélaire ne s'est
pas faite sans un certain infléchissement de la pensée leplay
sienne, et il faut prendre au sérieux le jugement que portait

30. Lucienne Dupraz, « La première semaine sociale », Chro


nique sociale de France, 72-6, septembre 1964, pp. 315-327.
31. Jean-Marie Mayeur, Un prêtre démocrate, l'Abbé Lemire
1853-1928, Tournai, Casterman, 1968, p. 258.
32. Paul Droulers, Politique sociale et christianisme. Le Père
Desbuquois et l'Action populaire, Paris, Editions ouvrières, 1969,
pp. 81-82.
33. André Thépot, «L'Union sociale d'Ingénieurs catholiques
durant la première moitié du xxe siècle », in : L'ingénieur dans
la société française, Paris, Editions ouvrières, 1985, pp. 217-227.
34. M. Eblé, Un organisme de l'Action sociale catholique. Les
Secrétariats sociaux, Paris, SPES, 1932, p. 37.

35
en 1905 Maurice Eblé, selon lequel, en dépit de la révérence
commune, « bien des disciples se montrent oublieux de ce qui
est la base même de sa doctrine * 35. Privée de structures inst
itutionnelles de recherche, coupée de tout engagement politique,
la référence à Le Play fonde d'abord une identité commune, et
sert d'outil à une appréhension militante du terrain social.
C'est à ce prix, nous semble-t-il, qu'elle s'adapte aux conditions
créées par la crise des relations entre le catholicisme et la
modernité. Avec le Père Lebret, cet engagement social va servir
de médiation à un engagement intellectuel qui renoue non sans
ambiguïté ni gauchissement avec le modèle leplaysien des origines.

Le père Lebret : l'enquête sociale et P« esprit des années trente »

Ancien officier de la marine nationale entré dans l'ordre


dominicain en 1923, le Père Lebret a d'abord utilisé l'enquête
comme support d'un engagement syndical au service des marins-
pêcheurs 3e. Le Mouvement de Saint-Malo, dont il est le fonda
teuret l'animateur au cours des années trente, repose sur trois
piliers. Une organisation, la Fédération française des syndicats
professionnels de marins (FFSPM), réunit, des côtes de la mer
du Nord au golfe de Gascogne, des syndicats confessionnels ou
non hostiles au syndicalisme de lutte des classes prôné par la
CGTU, très puissante dans le milieu des pêches maritimes.
Le recours systématique aux procès — plusieurs centaines
au cours des années trente — contre les patrons de la pêche
industrielle qui contournent la législation traditionnelle est
l'arme privilégiée de ce syndicalisme original. Un institut de
formation, l'Ecole normale sociale de Saint-Malo, complète le
dispositif et le rattache au catholicisme social.
La première enquête menée par le Père Lebret au cours
d'une tournée des ports de pêche français commencée dès 1930
s'inscrit dans ce cadre. Elle trouve son débouché dans La grande
angoisse de nos familles côtières, qui alerte en 1936 l'opinion
sur la profondeur de la crise traversée par les pêches. Elle donne

35. Ibid., p. 318.


36. Sauf indication contraire, cf. pour les deux parties suivant
es Denis Pelletier, Aux origines du tiers-mondisme catholique.
De l'utopie communautaire au développement harmonisé : Eco
nomie et Humanisme et le père Lebret, thèse de doctorat, Univers
ité de Lyon II, 1992.

36
lieu à des articles publiés dans la Voix du marin, organe du
Mouvement de Saint-Malo, et mobilise ainsi les intéressés en leur
faisant prendre conscience de la nécessité d'une action unitaire.
Mais cette enquête fonde surtout une compétence. Elle met un
savoir concret et scientifique au service de l'engagement syn
dical, et indique la voie d'une réforme de la profession. Au plus
proche des hommes, dans une démarche déjà monographique
mais qui s'ignore encore, elle décrit les solidarités tradition
nelles qui structurent la communauté des gens de mer. Le système
de l'Inscription maritime hérité de Colbert ainsi que le décret
de 1859 sur les prudhomies ont institutionnalisé ces solidarités
entre patrons-pêcheurs, souvent leurs propres armateurs, et
marins embarqués, traditionnellement propriétaires de leur matér
ielde pêche et rémunérés à la part. L'enquête les décrit au
moment même où elles sont menacées par l'essor d'un armement
capitaliste qui coïncide avec une crise de surproduction et les
effets de la récession économique des années trente. Au syndi
calisme de classe de la CGT, le Père Lebret oppose un projet
de réorganisation de la profession des pêches, à la fois corpor
atifet communautaire, qui prendrait appui sur ces solidarités
anciennes pour réguler la production et assurer la protection
mutuelle. C'est le sens des propositions faites aux parlementaires
du Front populaire, et que le Père Lebret poursuivra en parti
cipant de 1940 à 1942 à la réforme corporative de la profession
des pêches initiée par Vichy. Communautaire et corporatif,
l'ordre social protégé du marché que révèle l'enquête entre en
connivence avec la théorie thomiste des corps intermédiaires.
Il a partie liée avec l'« esprit des années trente », et inscrit le
Père Lebret et ses collaborateurs dans la génération non confor
miste qui s'empare alors du débat politique et intellectuel.
Au sein du Mouvement de Saint-Malo, le Père Lebret joue
moins un rôle de leader syndical que celui d'un intellectuel
organique, pourvoyeur de données précises et d'un programme
étroitement articulé sur l'enquête, dans une proximité constante
aux exigences de l'engagement.
La naissance en 1941 du mouvement Economie et Human
isme (EH) élargit une démarche analogue à l'ensemble du corps
social et de l'activité économique. Fondé avec d'autres intel
lectuels catholiques, parmi lesquels l'économiste François Perroux
et le « philosophe-paysan » Gustave Thibon, Economie et
Humanisme se fixe pour objectif d'élaborer une « économie
humaine », à la rencontre entre les sciences humaines et la

37
doctrine sociale de l'Eglise. L'enquête joue un rôle central
dans ce projet. Dès les premières années du mouvement, ses
dirigeants proposent une méthode, Г« enquête EH », que dif
fusent la revue fondée en 1942 ainsi qu'un certain nombre de
publications destinées aux militants catholiques37. A l'origine,
l'enquête se fixe quatre objets : la personne, le foyer, cellule
élémentaire de la communauté de destin, la commune rurale
ou le quartier urbain, qualifié de complexe géographique ou
parfois de « complexe horizontal », le complexe socio-écono
mique ou « complexe vertical », c'est-à-dire la profession, enfin.
L'enquête EH est monographique, et fondée sur l'observation
directe. L'enquêteur doit cohabiter quelques jours à quelques
semaines avec le milieu étudié, afin de le comprendre dans
son histoire et sa vie quotidienne, au filtre de questionnaires
précis. Les manuels d'enquête des années quarante se pré
sentent comme des listes de critères inscrits sur des échelles
de valeur numérotées en fonction de leur adéquation plus ou
moins forte à l'idéal communautaire qui ordonne l'enquête.
Les résultats peuvent dès lors être formalisés dans des gra
phiques circulaires qui synthétisent visuellement les caractéris
tiques de l'objet d'étude. Superposés grâce à un système de
calques, ces diagrammes permettent une vision comparative qui
doit pallier les inconvénients de la monographie. Sans doute,
une telle démarche est-elle lourde. Mais les faits sociaux ne sont
pas des choses, et la monographie seule permet que s'établisse
entre l'enquêteur et son objet cette complicité qui est le gage
de la vérité concrète de l'analyse, et qui ouvre sur une inter
vention sociale. Economie et Humanisme met ainsi en exergue
l'enquête sur les dockers de Marseille réalisée par le Père Loew
alors qu'il y exerçait pendant la guerre son apostolat de prêtre-
ouvrier, comme sera plus tard valorisée la thèse de sociologie
de l'abbé Michel Quoist portant sur le quartier ouvrier de
Rouen où il prêche M. Ces deux derniers exemples le montrent
à l'évidence : empirique, l'enquête EH est aussi normative,
enracinée dans le catholicisme intransigeant. A la recherche

37. Louis-Joseph Lebret et Henri-Charles Desroches, Méthode


d'enquête. Introduction et généralités. Guide de l'enquêteur,
Ecully, EH, 1944 ; Jean Queneau et Robert Fantapié, Méthode
d'enquête. La personne et le foyer, Ecully, EH, 1944.
38. Marie-Réginald Loew, Les dockers de Marseille, Ecully,
Economie et Humanisme, 1944 ; Michel Quoist, La ville et l'hom
me. Rouen, étude sociologique d'un secteur prolétarien, Paris, Ed.
ouvrières, 1952.

38
des signes de la décomposition des communautés, elle découvre
en négatif l'ordre social chrétien qui la fonde. Globalement, elle
est davantage conçue au regard d'un modèle chrétien idéal
qu'en fonction d'une approche empirique du corps social.

Le Play-Lebret : l'héritage ambigu

De l'enquête monographique à l'enracinement catholique,


l'appartenance de l'enquête Lebret à l'héritage leplaysien paraît
s'imposer. Les références à Le Play dans l'œuvre du Père Lebret
sont toutefois fort rares. Il n'est pas exclu que ce silence
s'explique par l'oubli de Le Play longtemps caractéristique
de l'école sociologique française, et par la volonté de ne pas
paraître en adopter les implications réactionnaires. Si Lebret ins
crit en 1947 Le Play parmi les « précurseurs de l'économie
humaine», c'est pour lui reprocher aussitôt des «a priori
chrétiens » qui obèrent la qualité de ses analyses 39. L'intérêt
est plus grand pour Tourville, mais leur dérive libérale est
reprochée à ses compagnons de la Science sociale. Enfin, le
refoulement de Le Play coïncide avec le jugement sévère porté
par Lebret sur l'incapacité du catholicisme social à rendre
compte avec rigueur de la modernité économique, et donc à
peser sur elle. L'acte fondateur d'Economie et Humanisme
est la « table rase » à l'égard de la tradition catholique qui
l'a précédé, accusée d'incompétence et donc de compromission
avec l'ordre dominant.
Cette table rase n'exclut pas un enracinement de fait : fonda
teuren 1930 de la Jeunesse maritime chrétienne (JMC) 40,
en 1931 du Secrétariat social maritime, le Père Lebret appart
ient au catholicisme social, et c'est de son propre aveu lors
d'un congrès régional de la JOC qu'il a découvert la méthode
d'enquête. Mais il est également issu de la génération dont les
années de formation ont été marquées par la condamnation
de l'Action française par Pie XI en 1926 41. Sans doute, cette

39. Louis-Joseph Lebret, Introduction générale à l'économie


humaine, cours dactylogr., Sáo Paulo, 1947.
40. Michel Lagrée, « Les origines bretonnes de la Jeunesse mar
itime chrétienne (1930-1940) », in : Gérard Cholovy (éd.), Mou
vements de jeunesse chrétiens et juifs, Paris, Le Cerf, 1985, pp.
247-268.
41. Cf. sur ce point les travaux de Jacques Prévotat.

39
condamnation renouvelait-elle certaines exclusives déjà portées
lors de la crise moderniste. En récusant le « politique d'abord »
de Maurras, Rome s'en prenait à l'inféodation du catholicisme
à une idéologie politique réactionnaire, comme la condamnation
du Sillon en 1910 avait été celle d'une inféodation à une
idéologie politique démocratique. Mais en frappant à droite
cette fois, Rome ouvre aux militants catholiques la voie étroite
d'une réconciliation avec la modernité politique et intellectuelle,
sous réserve de préserver l'intégrité du magistère afin de ne
pas tomber sous l'accusation de modernisme. De l'enquête à
l'élaboration d'une économie humaine qui intègre les apports
des sciences humaines sans contester la doctrine sociale de
l'Eglise, le projet du Père Lebret s'inscrit dans cette dynamique
de rencontre théorisée par le concept maritanien de « chrétienté
profane » w, et qui prend bientôt le dessus sur les origines
intransigeantes. Où l'enquête était pour Le Play le support
d'une rupture avec la modernité politique, qui préfigurait celle
du catholicisme social et put donc être utilisée par lui, elle
est pour Lebret le véhicule d'une rencontre avec la modernité.
On aurait donc tort de réduire l'enquête EH à une simple
opération de police des familles. D'une part, elle révèle l'exi
stence de marges sociales longtemps demeurées à l'écart de
l'économie de marché, et dont la modernisation de l'économie
française déstructure le cadre de vie traditionnel43. D'autre
part, l'enquête pratiquée par Lebret et ses collaborateurs ouvre
sur une mobilisation des militants sociaux. A l'Arbresle, dans
la banlieue lyonnaise où l'association s'est installée, des sessions
de formation s'organisent, destinées aux militants d'action catho
lique et de la CFTC. Des enquêtes sont mises en place en
liaison avec le MFR et les deux branches de la JAC : elles
participent de la mobilisation de la société rurale française qui
amorce la « révolution silencieuse » des campagnes. Un réseau
d'équipes Economie et Humanisme s'organise à travers la France,
nourries par les tournées de conférences du Père Lebret. Cer
taines de ces équipes fondent des laboratoires d'enquête sous
la direction d'ingénieurs sociaux, comme à Nantes, à Saint-
Etienne, à Metz ou à Marseille. D'autres s'orientent vers un

42. Jacques Maritain, Humanisme intégral, Paris, Aubier, 1936.


43. Isabelle Astier et Jean-François Laé, « La notion de
communauté dans les enquêtes sociales sur l'habitat en France.
Le groupe d'Economie et Humanisme, 1940-1955 », Genèses, 5,
septembre 1991, pp. 81-106.

40
engagement politique qui débouche, comme à Reims, au Havre
ou à Grenoble, sur un réformisme municipal souvent marqué
par une politique d'aménagement urbain à caractère social.
Autour d'Economie et Humanisme et de sa méthode d'enquête
se met ainsi en place un réseau de solidarités militantes qui
tente de jeter les bases d'une utopie chrétienne pour la cité.
Au centre de ce réseau, les dirigeants du mouvement théo
risent cette pratique et en renvoient l'image aux militants par
le biais des sessions de formation ou d'ouvrages aux titres élo
quents, témoin le Guide du militant (1945-1946) ou De l'eff
icacité politique du chrétien (1947). Jusqu'en 1950, le Père
Lebret s'efforce en outre de jouer un rôle de conseil auprès
du MRP et des Nouvelles Equipes Internationales, amorce
d'une Internationale des jeunes démocrates-chrétiens européens.
Simultanément, le Père Desroches, direction adjoint du mou
vement et théoricien des utopies communautaires, joue un rôle
semblable auprès des mouvements d'action catholique (MPF,
JOC), mais aussi aux côtés de la mission ouvrière parisienne,
de la CFTC, du mouvement Jeunesse de l'Eglise. Devenu une
plaque tournante de la rencontre entre chrétiens et marxistes,
il est en mai 1950 le rédacteur du manifeste « Des chrétiens
contre la bombe atomique », et participe aux premiers pas de
la Quinzaine, avant de quitter l'ordre dominicain victime de
la sanction romaine qui frappe son ouvrage Signification du
marxisme paru en 1949. Pour les dirigeants d'EH, l'enquête
sociale et la pratique pédagogique qui l'accompagne servent
ainsi de médiation à un combat authentiquement politique en
faveur d'un ordre social alternatif.
Enfin, l'enquête EH rencontre rapidement une demande ins
titutionnelle, dans le cadre de la reconstruction et du projet
utopique de gestion scientifique du corps social qui gouverne
la modernisation de l'Etat après la Libération. Salarié dès 1944
par le CNRS, Lebret y finira sa carrière directeur de recherche.
Recruté dans le cadre de la promotion de la sociologie d'enquête,
il y côtoie les chercheurs du Centre d'Etudes sociologiques
fondé en 1946, qui introduisent en France les techniques de
la sociologique empirique anglo-saxonne. En 1944 encore, un
premier contrat d'enquêtes sur le logement urbain est signé
avec le ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme.
D'autres suivent, avec le MRU encore, mais aussi avec l'INA,
FINED et l'INH. Par les liens noués avec Eugène Claudius-
Petit, le Père Lebret et Economie et Humanisme participent

41
aux premières réflexions sur l'aménagement du territoire. En
1952 enfin, le Père Lebret se voit confier par le gouverneur
de l'Etat à Sâo Paulo sa première enquête d'aménagement
régional dans un pays du Tiers-Monde. Les missions de déve
loppement se succèdent alors, au Brésil à plusieurs reprises, en
Colombie, au Sénégal et au Liban. A travers ces enquêtes, le
Père Lebret se voit reconnaître un statut d'expert international
en développement par l'ONU en 1953, plusieurs années avant
que les autorités romaines ne fassent de même en lui demandant
de participer comme expert aux travaux du Concile Vatican II
et d'intervenir au nom du Saint-Siège à la première CNUCED.
Du MRU au Tiers-Monde, l'enquête EH a dû s'adapter en
fonction de la demande technique de donneurs d'ordre davan
tagesoucieux de rentabilité que de la construction d'un ordre
social chrétien. Mutatis mutandis, en abandonnant les niveaux
d'enquête les plus directement liés à une position catholique
intransigeante (la famille, la profession), en s'adaptant au ter
rain du Tiers-Monde, en acceptant la prise de distance avec
la monographie au profit d'une démarche qui intégrait les
méthodes d'échantillonnage et les statistiques, le Père Lebret
et ses collaborateurs ont en quelque sorte renouvelé le geste
de Tourville à l'égard de l'enquête Le Play. Le mouvement
suivi est celui d'une sécularisation de l'enquête, qui la rend
recevable aux yeux de la communauté scientifique. La démarche
empirique qui débouche sur l'élaboration d'une « dynamique
du développement harmonisé » rencontre ainsi les premières
formulations de l'économie du développement, celles du cou
rant structuraliste de Raúl Prebisch, Gunnar Myrdall ou Georges
Hirschman, celles de l'école française d'Alfred Sauvy, Georges
Balandier, Français Perroux ou du jeune Yves Lacoste44. Aux
yeux des scientifiques comme des donneurs d'ordre institution
nels, le Père Lebret ne sera jamais rien d'autre qu'un expert,
piètre théoricien mais attentif à la dimension concrète des
problèmes posés, et dont le catholicisme est tenu en lisière
d'une œuvre scientifiquement utile45. A l'inverse, pour Lebret

44. Denis Pelletier, «Le Père Lebret face au tiers-monde.


Genèse d'une pratique chrétienne du développement», in : Les
chrétiens et l'économie, Paris, Centurion, 1991, pp. 95-130.
45. Yves Lacoste, «Le sous-développement : quelques ouvra
ges significatifs parus depuis dix ans », Annales de géographie,
385, mai-juin 1962, pp. 247-278 et 386, juillet-août 1962, pp.
387-414.

42
et ceux qui l'entourent, l'utopie chrétienne qui a fondé d'emblée
le lien entre enquête et engagement ne s'est jamais démentie.
La publication d'une méthode d'enquête en vue du dévelop
pement sous le titre de Dynamique concrète du développement
en 1961 est précédée en 1958 par la parution simultanée de
Suicide ou survie de l'Occident, analyse politique du sous-
développement où la critique de l'impérialisme s'inscrit dans
une tradition chrétienne de justice internationale, et de Dimens
ionsde la Charité, mise en forme d'un carême prêché l'année
précédente à Rome et qui formule les bases d'une spiritualité
chrétienne du développement.
L'enquête sociale est le lieu et le motif — au sens premier
de « ce qui met en mouvement » — d'une double négociation
et d'un double compromis. Compromis avec la modernité intel
lectuelle, en sorte que l'enquête s'inscrive dans un cadre qui
la rende recevable aux yeux des scientifiques et des experts.
L'empirisme de l'économie humaine rencontre la recherche de
critères objectifs du sous-développement qui est une des prin
cipales préoccupations des experts pendant les années cinquante ;
la confrontation avec les sciences humaines fait écho à la
nécessité pour les économistes de l'école radicale de fonder
leur discipline à l'écart d'une tradition classique qui analyse
le sous-développement en termes de retard de croissance46.
Mais l'aménagement du territoire et la dynamique du dévelop
pement n'ont jamais été autre chose que des techniques mises
au service d'une utopie communautaire issue du christianisme,
qu'il s'agisse d'assurer l'harmonie du vivre ensemble dans les
villes françaises reconstruites ou de protéger les solidarités
traditionnelles des sociétés du Tiers-Monde contre l'agression
dont elles étaient victimes de la part du mode de développement
capitaliste. Le Père Lebret ne rencontre les experts en aména
gement du territoire et les premiers intellectuels tiers-mondistes
qu'au prix d'une ambiguïté jamais résolue sur les motivations
de son combat.
Compromis avec la sphère ecclésiale, également, que manif
este le relais d'une mouvance chrétienne militante, de l'action
catholique aux syndicats et à la mission ouvrière. Mais autant
qu'à Thomas d'Aquin et plus qu'à Le Play, l'utopie commun
autaire du Père Lebret emprunte à Tônnies et aux économistes

46. Pierre Dockès et Bernard Rosier, L'histoire ambiguë.


Croissance et développement en question, Paris, PUF, 1985.

43
du Verein fur Sozialpolitik découverts grâce à Perroux, à la
fréquentation des communautés de travail des années quarante,
à la lecture du jeune Marx, à l'expérience de la mission ouvrière
confrontée au progressisme chrétien, à la rencontre enfin des
premières communautés de base en Amérique latine47. L'itiné
rairede Lebret est celui d'une sécularisation progressive, qui
accompagne au demeurant la sécularisation des mouvements
catholiques auxquels il s'est d'abord adressé, et ôte peu à peu
à son engagement de sa visibilité catholique. En ce sens, il n'est
pas indifférent que ceux qui se réclament de son héritage en
France, intellectuels tiers-mondistes comme Georges Hourdin
ou militants du CCFD, aient été confrontés au cours des années
quatre-vingt à une crise du tiers-mondisme qui frappa indiff
éremment sa composante chrétienne et sa composante anti
impérialiste issue du combat contre la guerre d'Algérie48.

Retour à l'affaire Dreyfus

II y aurait avantage à penser le rapport Le Play-Lebret


en termes d'analogie. Issus l'un et l'autre d'un milieu à la fois
maritime et rural où les solidarités demeuraient fortes (Honfleur
pour Le Play, Saint-Malo pour Lebret), tous deux tôt frottés
de sciences exactes (Polytechnique et les Mines pour le premier,
Navale pour le second), ils ont élaboré à près d'un siècle d'écart
une science sociale en marge de l'Université, en référence au
modèle des sciences naturelles, où l'enquête débouchait sur un
engagement également nourri de la tradition catholique. Tous
deux ont cherché en dehors de l'Occident industrialisé une issue
à la crise du lien social. Aux missions et aux voyages du Père
Lebret dans le Tiers-Monde répond ce mot de Le Play : « Quant
à moi, je n'ai commencé à comprendre les principes essentiels
au gouvernement des sociétés qu'après avoir habité les forêts
de l'Oural ou parcouru les steppes de l'Europe orientale et de
l'Asie » *•. A des degrés différents, tous deux ont expérimenté

47. «Utopie communautaire et sociabilités d'intellectuels en


milieu catholique dans les années quarante », in : Nicole Racine
et Michel Trebitsch (eds.) Sociabilités intellectuelles. Lieux, mi
lieux, réseaux, Les Cahiers de VIHTP, 20 mars 1992, pp. 172-187.
48. Je renvoie sur ce point à un article à paraître en 1996 au
Mouvement social, « 1985-1987 : une crise d'identité du tiers-
mondisme catholique ? ».
49. F. Le Play, op. cit., p .65.

44
un décalage par rapport au mouvement intellectuel et politique
de leur temps.
Comparaison n'est pas raison, et l'on a assez souligné plus
haut ce qui les sépare. Mais l'analogie des situations marque
assez Pinconfort de la tradition intellectuelle catholique par
rapport à son homologue laïque. Elle renvoie au moment de
l'Affaire Dreyfus. La généalogie dont on vient d'esquisser l'his
toire est issue de la tradition catholique contre-révolutionnaire.
C'est elle qui conduit Le Play à s'appuyer sur les « autorités
sociales », c'est-à-dire à préférer les élites traditionnelles à ceux
que l'on nommera bientôt intellectuels 50. L'antidreyfusisme des
catholiques sociaux — un Paul Bureau est bien isolé dans son
engagement au sein du Comité catholique pour la Défense du
Droit — est un symptôme. Il est l'expression politique d'un
recadrage du catholicisme social sur le catholicisme intransigeant,
et du refus corrélatif de la tradition intellectuelle telle qu'elle
se met alors en place.
C'est à ce moment que se construit, nous semble-t-il, l'image
de Le Play comme un des fondateurs laïcs du catholicisme
social — car l'heure est aussi à la promotion du laïcat dans
le catholicisme français. Mais c'est au prix d'un repli sur le
social, sur la mobilisation ou la défense catholique, qui stérilise
pour de longues années l'enquête, du moins en termes scienti
fiques et de progrès de la méthode. 1926 a permis à ce courant
de jeter des ponts vers la modernité des sciences humaines et
de l'engagement politique. Cela supposait vis-à-vis de la tra
dition catholique un équilibre périlleux. Il fallut être à la fois
dedans, c'est-à-dire accepter la médiation du social qui per
mettait de garder le lien avec les mouvements, et dehors, dans
une forme de connivence avec les sciences humaines et l'eng
agement intellectuel, au risque de s'exposer à l'accusation de
renouer avec l'erreur moderniste : le Père Lebret fut cet héritier
insoumis.

50. Christophe Charle, Naissance des * intellectuels*. 1880-


1900, Paris, Ed. de Minuit, 1990.

45

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