Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Pelletier Denis. Engagement intellectuel catholique et médiation du social. L'enquête monographique de Le Play à Lebret. In:
Mil neuf cent, N°13, 1995. pp. 25-45.
doi : 10.3406/mcm.1995.1130
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mcm_1146-1225_1995_num_13_1_1130
Engagement intellectuel catholique
et médiation du social
L'enquête monographique
de Le Play à Lebret
DENIS PELLETIER
25
dans une histoire de la sociologie empirique et de l'économie
sociale1, cette redécouverte a conduit à considérer la crise
leplaysienne de la fin du xix* siècle comme un conflit de
méthodes redoublé d'un conflit politique, au prix d'une sous-
estimation de ses enjeux proprement catholiques. C'est oublier
que l'œuvre de Le Play et de ses héritiers directs est contem
poraine d'un conflit spécifique entre catholiques libéraux et
intransigeants, dans lequel les seconds l'ont finalement emporté.
Il n'est pas indifférent que l'apogée de ce conflit ait vu coïncider
la crise moderniste et l'Affaire Dreyfus. La crise de la sociologie
leplaysienne est tributaire de cet affrontement dont Le Play
lui-même a contribué à poser les termes. C'est pourquoi l'héri
tage de Le Play repose aussi sur une image reconstituée
a posteriorly en fonction d'une conjoncture marquée par l'émer
gence de la doctrine sociale de l'Eglise à la suite de Rerum
novarum (1891) et par les débats théologico-politiques du début
du xx* siècle. La généalogie intellectuelle dont il est ici question
est donc en partie une construction imaginaire, dans l'affi
rmation de laquelle des intellectuels catholiques ont construit
leur propre identité de militants du catholicisme social.
26
le double signe d'une discordance chronologique et d'une concor
dancelogique. Dans son itinéraire, 1871 est un tournant. Le Play
est alors au faîte de sa carrière : la publication des Ouvriers
européens en 1855 a précédé d'un an la fondation de la Société
d'Economie Sociale (SES). Après l'Exposition universelle de
1855 dont il fut commissaire général, il a été nommé Conseiller
d'Etat; Napoléon III l'a fait sénateur après celle de 1867.
La défaite de Sedan et la proclamation de la République
marquent l'effondrement du régime politique au sein duquel
il a bâti sa carrière. Sans doute, Le Play n'a-t-il jamais été
indifférent à la conjoncture politique : on connaît le rôle tenu
par sa participation de 1848 à la commission du Luxembourg
dans la décision d'élaborer la Sience sociale*, et La réforme
sociale en France date de 1864. Mais la fin de sa carrière
officielle le place dans une position critique à l'égard du nou
veau régime, et c'est à distance du pouvoir qu'il met désormais
la science sociale au service d'un combat politique.
27
bien des quatre partis » autour des conclusions de la Science
sociale 6. Fondées officiellement en 1874, ces Unions ont pour
objectif d'organiser les élites en vue de peser sur la ni* Répub
lique naissante. Politiquement, elles regroupent essentiellement
des dirigeants catholiques conservateurs préoccupés par la ques
tion sociale. Organisées de manière décentralisée à travers le
territoire, elles comptent en 1885 plus de 3 200 membres 7,
qui ont en commun la référence à l'œuvre de Le Play.
28
conquièrent l'affection et le respect de tous ceux qui les
entourent 10.
29
ration romantique, où la « science catholique » issue du mou
vement mennaisien peine à répondre à l'œuvre d'un Renan,
d'un Darwin ou d'un Auguste Comte, Le Play offre en matière
sociale aux catholiques un outil d'analyse appréciable, car
ancré dans la modernité 13. On comprend donc le rôle qu'il
joue aux origines du catholicisme social. De 1863 à 1865, les
trois présidents de la Société d'Economie sociale sont trois
dirigeants de la Société d'Economie charitable, Armand de
Melun, Louis de Kergolay, Albert de Saint-Léger14. On sait
l'influence directe que Le Play exerce sur Albert de Mun et
René de la Tour du Pin, fondateurs de l'Œuvre des Cercles
catholiques d'ouvriers en 1871, Tannée même de la publication
de La paix sociale après le désastre. De Mun et les élus catho
liques utilisent les monographies leplaysiennes dans les débats
parlementaires sur la question sociale 1S. Quant aux Unions de
la paix sociale, elles permettent à Le Play d'exercer une
influence sur les catholiques sociaux.
Mais il importe de souligner que la rencontre intervient à un
moment où le contenu du catholicisme social est l'objet de
controverses, et n'a pas été constitué en corpus doctrinal
cohérent par le magistère romain. Les affrontements autour de
l'ordre corporatif, des syndicats et de l'intervention de l'Etat
dans la question sociale, qui dominent l'histoire de l'Œuvre
des cercles et les débuts du syndicalisme catholique, sont le
versant technique d'un différend plus profond qui oppose les
libéraux aux intransigeants, et dans lequel Le Play est plus
proche des premiers que des seconds. Ouverte à un James de
Rotschild ou à un Emile Péreire, l'un et l'autre membres émi-
nents du parti bonapartiste, la Société d'économie sociale n'est
pas une société catholique. Le Play entretient une correspon
dance avec des catholiques libéraux tels Montalembert et sur
tout Augustin Cochin, membre de la Société d'Economie charita
ble et, « de tous les catholiques sociaux, [...] le plus assidu aux
réunions de la Société d'Economie sociale » 16. L'option de
30
Le Play en faveur du patronage des « autorités dominantes »,
longtemps partagé par Albert de Mun, entrera en contradiction
avec l'évolution d'un La Tour du Pin vers la corporation ou
celle d'un Harmel à la tête de l'Usine du Val-des-Bois ". Ami
du saint-simonien Michel Chevalier qui négocia en 1860 l'accord
de libre-échange avec l'Angleterre, il donne en 1864 au libéra
lisme français son « programme d'action le plus achevé » M.
Sans doute, son évolution ultérieure le rapprochera-t-elle d'un
catholicisme moins ouvert mais, méfiant à l'égard de l'Etat,
il ne renoncera jamais au libéralisme économique.
L'œuvre de Le Play, et plus encore celle de ses continuateurs,
sont contemporaines de la définition progressive des enjeux
et de l'idéologie du catholicisme social, dont le point de départ
est le Syllabus de Pie IX (1864), catalogue des erreurs de la
modernité. En publiant Rerum novarum en 1891, Léon XIII
formule pour la première fois la doctrine positive de l'Eglise
en matière sociale, mais son interprétation fera l'objet de nou
veaux affrontements qui se régleront dans une conjoncture
marquée par la crise du modernisme philosophique (Loisy,
1901) et du modernisme social (le Sillon, 1910). Au terme
de cette évolution, le catholicisme social se définit comme un
catholicisme intégral et intransigeant, qui formule un triple
refus du libéralisme, politique, économique et religieux19.
A partir de l'encyclique Aeterni patris de 1879, qui impose
l'enseignement de Thomas d'Aquin dans les séminaires, il se
dote avec le néo-thomisme d'une doctrine destinée à rendre
compte de la modernité dans des termes compatibles avec
l'héritage de la chrétienté médiévale20. Ainsi se dessine une
divergence profonde entre le catholicisme intransigeant et les
fondements de la société contemporaine que sont le libéralisme,
la démocratie, la laïcité. La Séparation de l'Eglise et de l'Etat
en 1905 peut en ce sens être interprétée comme le versant
juridique d'une rupture déjà opérée dans les esprits, dont la
crise moderniste serait le versant intellectuel. Cette dernière est
31
à l'origine d'une méfiance durable de la hiérarchie catholique
à l'égard des intellectuels, au moment où l'affaire Dreyfus fonde
une autre tradition intellectuelle à laquelle les catholiques
sociaux s'opposent dans leur immense majorité21.
La position à la fois fondatrice et ambiguë occupée par
Le Play aux origines du catholicisme social place ses héritiers
au cœur d'une crise profonde qui se joue à la fois à l'intérieur
du mouvement catholique et dans ses relations à la République
et à l'Université laïque. Le phénomène de « désinstitutionna-
lisation » M qui frappe alors, selon Antoine Savoye, la sociologie
leplaysienne pourrait être analysé comme le versant sociologique
de la Séparation. Un désaccord qui prend pour prétexte l'ense
ignement de la science sociale a conduit en 1885 au départ
d'Henri de Tourville et d'Edmond Demolins. Il donne donc
naissance à deux courants, celui de la Réforme sociale, qui
conserve la SES et les Unions, celui de la Science sociale, revue
fondée l'année suivante par les dissidents. Le différend porte
bientôt sur la méthode, Tourville publiant en 1886 la Nomenc
lature des faits sociaux, un outil de travail qui doit permettre
de dépasser la dimension purement monographique de l'enquête
Le Play, et servira de support à la remise en cause du modèle
de la famille-souche 23. Mais le débat porte aussi sur l'engagement
politique. Commentant la fondation de la Sience sociale, Tour-
ville en marque bien les termes :
32
Ce repli sur la méthode marque une rupture avec l'eng
agement du dernier Le Play. Il engage la Science sociale sur la
voie d'une sécularisation, à distance du catholicisme social,
au moment où, au contraire, les responsables de la Réforme
sociale en rejoignent l'aile libérale et conservatrice en inves
tissant l'école d'Angers réunie à partir de 1890 autour de
Mgr Freppel. Affaiblie par cette division, repliée sur des
positions catholiques conservatrices dans un cas, sur la recherche
privée dans l'autre, l'école sociologique de Le Play ne résiste
pas à la montée en puissance de la sociologie durkheimienne
à partir de la fondation de L'Année sociologique en 1897 M.
Ce processus de désinstitutionnalisation n'exclut pas une pos
térité leplaysienne, de la fondation du Musée social à l'Ecole
des Roches en passant par l'ingénierie sociale, mais celle-ci se
situe en dehors de la sphère intellectuelle et universitaire.
Au moment où elle s'efface du paysage universitaire, la tra
dition leplaysienne joue un rôle de relais dans la mise en place
du mouvement catholique social. A la fonction intellectuelle,
organiquement liée à un engagement politique, et désormais
rendue impossible, se substitue une fonction de mobilisation des
militants catholiques, en marge de la République, sur la base
d'un projet de reconquête de la société. L'image de Le Play
sort en effet paradoxalement renforcée de la crise qui secoue
alors le catholicisme social. « L'ascendant exercé par Le Play
se manifeste très clairement sur toutes les écoles » 2e, peut écrire
en 1905 Maurice Eblé dans une thèse de doctorat en droit qui
met pourtant largement en évidence l'intensité des affrontements
qui opposent ces écoles. Patrimoine commun de tous les catho
liques sociaux, Le Play apparaît comme l'un des fondateurs
d'un catholicisme social intransigeant qui n'était pas le sien,
mais auquel son évolution progressive vers des options poli
tiques réactionnaires donne une légitimité. Enquête familiale et
sociologie de la communauté prennent place au sein d'une
doctrine organisatrice des corps intermédiaires marquée par
l'héritage thomiste de la communitas auquel Le Play, bien
davantage sensible à la vision augustinienne de la crise de
33
l'Empire romain, est étranger27. L'enquête est en outre popul
arisée auprès de la bourgeoisie catholique par les romans d'un
Paul Bourget — L'Etape, en 1902, est une transposition litt
éraire de la monographie leplaysienne — ou d'un Henry Bordeaux
(La maison, 1913).
L'enseignement catholique est alors une des voies de diffusion
de la méthode. Le relais est moins pris par l'Institut catholique
de Paris, où enseigne pourtant Paul Bureau, que par Lille, où
les Facultés catholiques sont étroitement liées au patronat
catholique du Nord. En 1894, Eugène Duthoit (1869-1944),
disciple de La Tour du Pin et secrétaire de l'Union de la paix
sociale de Lille, y fonde l'Ecole des Sciences sociales et poli
tiques28. L'enseignement de la sociologie y est investi par les
leplaysiens de la Réforme sociale, à l'image d'un Hubert-Valle-
roux, d'un Martin-Saint-Léon, également bibliothécaire du Musée
social, ou de l'économiste suisse Auguste Béchaux (1854-1922),
ancien secrétaire de Le Play, président de la SES au cours des
années 1890, et qui intervient régulièrement aux congrès pari
siens de la paix sociale de 1882 à la fin du siècle29. Ces
leplaysiens y côtoient catholiques sociaux et démocrates-chrét
iens, du chanoine Jules Didiot au Père de Pascal et à Georges
Fonsegrive. L'Ecole organise en outre des « excursions et visites
sociales » dans la tradition de l'Ecole des voyages, et publie les
enquêtes monographiques réalisées par ses élèves dans le cadre
de leur diplôme. Eugène Duthoit sera de 1919 à 1939 le pré
sident des Semaines sociales de France, université itinérante
du catholicisme social fondée en 1904 par Marius Gonin et
un autre professeur des Facultés catholiques de Lille, Adéodat
Boissard. Martin-Saint-Léon et le Père de Pascal font partie
des intervenants de la première Semaine tenue à Lyon en août
1904, et le comité de patronage compte parmi ses membres
Mgr Petit, aumônier de l'Œuvre des Cercles, l'abbé Lemire,
34
autre leplaysien, Albert de Mun, Georges Fonsegrive et Léon
Harmel30.
Les mouvements constituent l'autre voie de diffusion de la
pensée leplaysienne, dont on ne retiendra que quelques exemples.
Dans le Catéchisme politique et social du Sillon, dont Paul
Bureau, disciple de Tourville, est un des principaux conseillers,
« les principales références vont à Le Play » 31. Le même Paul
Bureau est consulté par le Père Leroy au moment de la fonda
tionde l'Action populaire jésuite, tout comme Martin-Saint-
Léon32. Devenue sous l'impulsion de Gustave Desbuquois la
principale entreprise éditoriale mise au service du catholicisme
social, l'Action populaire diffuse la méthode dans les Brochures
jaunes et dans les Cahiers, puis par l'intermédiaire des éditions
SPES créées en 1923. Celles-ci publient en 1927 un ouvrage
de Georges Legrand sur Les grands courants de la sociologie
catholique à l'heure présente dont les deux premiers chapitres
sont consacrés à Tourville et Bureau. En 1905, la fusion entre
l'Union de prière et d'apostolat et l'Union des ingénieurs catho
liques donne naissance à l'Union sociale d'ingénieurs catholiques
(USIC), sous la direction du Père Pupey-Girard. Première struc
ture-syndicale pour les ingénieurs chrétiens, l'USIC est aussi
un centre d'enquêtes sociales dans la lignée de Le Play. Son
combat pour l'organisation de la profession d'ingénieur s'accom
pagne d'une réflexion sur l'ingénierie sociale à la suite d'Emile
Cheysson et de Georges Lamirand qui en est membre e. En 1932,
Maurice Eblé, devenu secrétaire général de l'Union des secré
tariats sociaux, place l'enquête au centre des activités de ces
derniers34. On sait enfin ce que la méthode jociste et son
slogan « Voir, juger, agir » doivent à l'enquête monographique
de Le Play. La construction de cette image tutélaire ne s'est
pas faite sans un certain infléchissement de la pensée leplay
sienne, et il faut prendre au sérieux le jugement que portait
35
en 1905 Maurice Eblé, selon lequel, en dépit de la révérence
commune, « bien des disciples se montrent oublieux de ce qui
est la base même de sa doctrine * 35. Privée de structures inst
itutionnelles de recherche, coupée de tout engagement politique,
la référence à Le Play fonde d'abord une identité commune, et
sert d'outil à une appréhension militante du terrain social.
C'est à ce prix, nous semble-t-il, qu'elle s'adapte aux conditions
créées par la crise des relations entre le catholicisme et la
modernité. Avec le Père Lebret, cet engagement social va servir
de médiation à un engagement intellectuel qui renoue non sans
ambiguïté ni gauchissement avec le modèle leplaysien des origines.
36
lieu à des articles publiés dans la Voix du marin, organe du
Mouvement de Saint-Malo, et mobilise ainsi les intéressés en leur
faisant prendre conscience de la nécessité d'une action unitaire.
Mais cette enquête fonde surtout une compétence. Elle met un
savoir concret et scientifique au service de l'engagement syn
dical, et indique la voie d'une réforme de la profession. Au plus
proche des hommes, dans une démarche déjà monographique
mais qui s'ignore encore, elle décrit les solidarités tradition
nelles qui structurent la communauté des gens de mer. Le système
de l'Inscription maritime hérité de Colbert ainsi que le décret
de 1859 sur les prudhomies ont institutionnalisé ces solidarités
entre patrons-pêcheurs, souvent leurs propres armateurs, et
marins embarqués, traditionnellement propriétaires de leur matér
ielde pêche et rémunérés à la part. L'enquête les décrit au
moment même où elles sont menacées par l'essor d'un armement
capitaliste qui coïncide avec une crise de surproduction et les
effets de la récession économique des années trente. Au syndi
calisme de classe de la CGT, le Père Lebret oppose un projet
de réorganisation de la profession des pêches, à la fois corpor
atifet communautaire, qui prendrait appui sur ces solidarités
anciennes pour réguler la production et assurer la protection
mutuelle. C'est le sens des propositions faites aux parlementaires
du Front populaire, et que le Père Lebret poursuivra en parti
cipant de 1940 à 1942 à la réforme corporative de la profession
des pêches initiée par Vichy. Communautaire et corporatif,
l'ordre social protégé du marché que révèle l'enquête entre en
connivence avec la théorie thomiste des corps intermédiaires.
Il a partie liée avec l'« esprit des années trente », et inscrit le
Père Lebret et ses collaborateurs dans la génération non confor
miste qui s'empare alors du débat politique et intellectuel.
Au sein du Mouvement de Saint-Malo, le Père Lebret joue
moins un rôle de leader syndical que celui d'un intellectuel
organique, pourvoyeur de données précises et d'un programme
étroitement articulé sur l'enquête, dans une proximité constante
aux exigences de l'engagement.
La naissance en 1941 du mouvement Economie et Human
isme (EH) élargit une démarche analogue à l'ensemble du corps
social et de l'activité économique. Fondé avec d'autres intel
lectuels catholiques, parmi lesquels l'économiste François Perroux
et le « philosophe-paysan » Gustave Thibon, Economie et
Humanisme se fixe pour objectif d'élaborer une « économie
humaine », à la rencontre entre les sciences humaines et la
37
doctrine sociale de l'Eglise. L'enquête joue un rôle central
dans ce projet. Dès les premières années du mouvement, ses
dirigeants proposent une méthode, Г« enquête EH », que dif
fusent la revue fondée en 1942 ainsi qu'un certain nombre de
publications destinées aux militants catholiques37. A l'origine,
l'enquête se fixe quatre objets : la personne, le foyer, cellule
élémentaire de la communauté de destin, la commune rurale
ou le quartier urbain, qualifié de complexe géographique ou
parfois de « complexe horizontal », le complexe socio-écono
mique ou « complexe vertical », c'est-à-dire la profession, enfin.
L'enquête EH est monographique, et fondée sur l'observation
directe. L'enquêteur doit cohabiter quelques jours à quelques
semaines avec le milieu étudié, afin de le comprendre dans
son histoire et sa vie quotidienne, au filtre de questionnaires
précis. Les manuels d'enquête des années quarante se pré
sentent comme des listes de critères inscrits sur des échelles
de valeur numérotées en fonction de leur adéquation plus ou
moins forte à l'idéal communautaire qui ordonne l'enquête.
Les résultats peuvent dès lors être formalisés dans des gra
phiques circulaires qui synthétisent visuellement les caractéris
tiques de l'objet d'étude. Superposés grâce à un système de
calques, ces diagrammes permettent une vision comparative qui
doit pallier les inconvénients de la monographie. Sans doute,
une telle démarche est-elle lourde. Mais les faits sociaux ne sont
pas des choses, et la monographie seule permet que s'établisse
entre l'enquêteur et son objet cette complicité qui est le gage
de la vérité concrète de l'analyse, et qui ouvre sur une inter
vention sociale. Economie et Humanisme met ainsi en exergue
l'enquête sur les dockers de Marseille réalisée par le Père Loew
alors qu'il y exerçait pendant la guerre son apostolat de prêtre-
ouvrier, comme sera plus tard valorisée la thèse de sociologie
de l'abbé Michel Quoist portant sur le quartier ouvrier de
Rouen où il prêche M. Ces deux derniers exemples le montrent
à l'évidence : empirique, l'enquête EH est aussi normative,
enracinée dans le catholicisme intransigeant. A la recherche
38
des signes de la décomposition des communautés, elle découvre
en négatif l'ordre social chrétien qui la fonde. Globalement, elle
est davantage conçue au regard d'un modèle chrétien idéal
qu'en fonction d'une approche empirique du corps social.
39
condamnation renouvelait-elle certaines exclusives déjà portées
lors de la crise moderniste. En récusant le « politique d'abord »
de Maurras, Rome s'en prenait à l'inféodation du catholicisme
à une idéologie politique réactionnaire, comme la condamnation
du Sillon en 1910 avait été celle d'une inféodation à une
idéologie politique démocratique. Mais en frappant à droite
cette fois, Rome ouvre aux militants catholiques la voie étroite
d'une réconciliation avec la modernité politique et intellectuelle,
sous réserve de préserver l'intégrité du magistère afin de ne
pas tomber sous l'accusation de modernisme. De l'enquête à
l'élaboration d'une économie humaine qui intègre les apports
des sciences humaines sans contester la doctrine sociale de
l'Eglise, le projet du Père Lebret s'inscrit dans cette dynamique
de rencontre théorisée par le concept maritanien de « chrétienté
profane » w, et qui prend bientôt le dessus sur les origines
intransigeantes. Où l'enquête était pour Le Play le support
d'une rupture avec la modernité politique, qui préfigurait celle
du catholicisme social et put donc être utilisée par lui, elle
est pour Lebret le véhicule d'une rencontre avec la modernité.
On aurait donc tort de réduire l'enquête EH à une simple
opération de police des familles. D'une part, elle révèle l'exi
stence de marges sociales longtemps demeurées à l'écart de
l'économie de marché, et dont la modernisation de l'économie
française déstructure le cadre de vie traditionnel43. D'autre
part, l'enquête pratiquée par Lebret et ses collaborateurs ouvre
sur une mobilisation des militants sociaux. A l'Arbresle, dans
la banlieue lyonnaise où l'association s'est installée, des sessions
de formation s'organisent, destinées aux militants d'action catho
lique et de la CFTC. Des enquêtes sont mises en place en
liaison avec le MFR et les deux branches de la JAC : elles
participent de la mobilisation de la société rurale française qui
amorce la « révolution silencieuse » des campagnes. Un réseau
d'équipes Economie et Humanisme s'organise à travers la France,
nourries par les tournées de conférences du Père Lebret. Cer
taines de ces équipes fondent des laboratoires d'enquête sous
la direction d'ingénieurs sociaux, comme à Nantes, à Saint-
Etienne, à Metz ou à Marseille. D'autres s'orientent vers un
40
engagement politique qui débouche, comme à Reims, au Havre
ou à Grenoble, sur un réformisme municipal souvent marqué
par une politique d'aménagement urbain à caractère social.
Autour d'Economie et Humanisme et de sa méthode d'enquête
se met ainsi en place un réseau de solidarités militantes qui
tente de jeter les bases d'une utopie chrétienne pour la cité.
Au centre de ce réseau, les dirigeants du mouvement théo
risent cette pratique et en renvoient l'image aux militants par
le biais des sessions de formation ou d'ouvrages aux titres élo
quents, témoin le Guide du militant (1945-1946) ou De l'eff
icacité politique du chrétien (1947). Jusqu'en 1950, le Père
Lebret s'efforce en outre de jouer un rôle de conseil auprès
du MRP et des Nouvelles Equipes Internationales, amorce
d'une Internationale des jeunes démocrates-chrétiens européens.
Simultanément, le Père Desroches, direction adjoint du mou
vement et théoricien des utopies communautaires, joue un rôle
semblable auprès des mouvements d'action catholique (MPF,
JOC), mais aussi aux côtés de la mission ouvrière parisienne,
de la CFTC, du mouvement Jeunesse de l'Eglise. Devenu une
plaque tournante de la rencontre entre chrétiens et marxistes,
il est en mai 1950 le rédacteur du manifeste « Des chrétiens
contre la bombe atomique », et participe aux premiers pas de
la Quinzaine, avant de quitter l'ordre dominicain victime de
la sanction romaine qui frappe son ouvrage Signification du
marxisme paru en 1949. Pour les dirigeants d'EH, l'enquête
sociale et la pratique pédagogique qui l'accompagne servent
ainsi de médiation à un combat authentiquement politique en
faveur d'un ordre social alternatif.
Enfin, l'enquête EH rencontre rapidement une demande ins
titutionnelle, dans le cadre de la reconstruction et du projet
utopique de gestion scientifique du corps social qui gouverne
la modernisation de l'Etat après la Libération. Salarié dès 1944
par le CNRS, Lebret y finira sa carrière directeur de recherche.
Recruté dans le cadre de la promotion de la sociologie d'enquête,
il y côtoie les chercheurs du Centre d'Etudes sociologiques
fondé en 1946, qui introduisent en France les techniques de
la sociologique empirique anglo-saxonne. En 1944 encore, un
premier contrat d'enquêtes sur le logement urbain est signé
avec le ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme.
D'autres suivent, avec le MRU encore, mais aussi avec l'INA,
FINED et l'INH. Par les liens noués avec Eugène Claudius-
Petit, le Père Lebret et Economie et Humanisme participent
41
aux premières réflexions sur l'aménagement du territoire. En
1952 enfin, le Père Lebret se voit confier par le gouverneur
de l'Etat à Sâo Paulo sa première enquête d'aménagement
régional dans un pays du Tiers-Monde. Les missions de déve
loppement se succèdent alors, au Brésil à plusieurs reprises, en
Colombie, au Sénégal et au Liban. A travers ces enquêtes, le
Père Lebret se voit reconnaître un statut d'expert international
en développement par l'ONU en 1953, plusieurs années avant
que les autorités romaines ne fassent de même en lui demandant
de participer comme expert aux travaux du Concile Vatican II
et d'intervenir au nom du Saint-Siège à la première CNUCED.
Du MRU au Tiers-Monde, l'enquête EH a dû s'adapter en
fonction de la demande technique de donneurs d'ordre davan
tagesoucieux de rentabilité que de la construction d'un ordre
social chrétien. Mutatis mutandis, en abandonnant les niveaux
d'enquête les plus directement liés à une position catholique
intransigeante (la famille, la profession), en s'adaptant au ter
rain du Tiers-Monde, en acceptant la prise de distance avec
la monographie au profit d'une démarche qui intégrait les
méthodes d'échantillonnage et les statistiques, le Père Lebret
et ses collaborateurs ont en quelque sorte renouvelé le geste
de Tourville à l'égard de l'enquête Le Play. Le mouvement
suivi est celui d'une sécularisation de l'enquête, qui la rend
recevable aux yeux de la communauté scientifique. La démarche
empirique qui débouche sur l'élaboration d'une « dynamique
du développement harmonisé » rencontre ainsi les premières
formulations de l'économie du développement, celles du cou
rant structuraliste de Raúl Prebisch, Gunnar Myrdall ou Georges
Hirschman, celles de l'école française d'Alfred Sauvy, Georges
Balandier, Français Perroux ou du jeune Yves Lacoste44. Aux
yeux des scientifiques comme des donneurs d'ordre institution
nels, le Père Lebret ne sera jamais rien d'autre qu'un expert,
piètre théoricien mais attentif à la dimension concrète des
problèmes posés, et dont le catholicisme est tenu en lisière
d'une œuvre scientifiquement utile45. A l'inverse, pour Lebret
42
et ceux qui l'entourent, l'utopie chrétienne qui a fondé d'emblée
le lien entre enquête et engagement ne s'est jamais démentie.
La publication d'une méthode d'enquête en vue du dévelop
pement sous le titre de Dynamique concrète du développement
en 1961 est précédée en 1958 par la parution simultanée de
Suicide ou survie de l'Occident, analyse politique du sous-
développement où la critique de l'impérialisme s'inscrit dans
une tradition chrétienne de justice internationale, et de Dimens
ionsde la Charité, mise en forme d'un carême prêché l'année
précédente à Rome et qui formule les bases d'une spiritualité
chrétienne du développement.
L'enquête sociale est le lieu et le motif — au sens premier
de « ce qui met en mouvement » — d'une double négociation
et d'un double compromis. Compromis avec la modernité intel
lectuelle, en sorte que l'enquête s'inscrive dans un cadre qui
la rende recevable aux yeux des scientifiques et des experts.
L'empirisme de l'économie humaine rencontre la recherche de
critères objectifs du sous-développement qui est une des prin
cipales préoccupations des experts pendant les années cinquante ;
la confrontation avec les sciences humaines fait écho à la
nécessité pour les économistes de l'école radicale de fonder
leur discipline à l'écart d'une tradition classique qui analyse
le sous-développement en termes de retard de croissance46.
Mais l'aménagement du territoire et la dynamique du dévelop
pement n'ont jamais été autre chose que des techniques mises
au service d'une utopie communautaire issue du christianisme,
qu'il s'agisse d'assurer l'harmonie du vivre ensemble dans les
villes françaises reconstruites ou de protéger les solidarités
traditionnelles des sociétés du Tiers-Monde contre l'agression
dont elles étaient victimes de la part du mode de développement
capitaliste. Le Père Lebret ne rencontre les experts en aména
gement du territoire et les premiers intellectuels tiers-mondistes
qu'au prix d'une ambiguïté jamais résolue sur les motivations
de son combat.
Compromis avec la sphère ecclésiale, également, que manif
este le relais d'une mouvance chrétienne militante, de l'action
catholique aux syndicats et à la mission ouvrière. Mais autant
qu'à Thomas d'Aquin et plus qu'à Le Play, l'utopie commun
autaire du Père Lebret emprunte à Tônnies et aux économistes
43
du Verein fur Sozialpolitik découverts grâce à Perroux, à la
fréquentation des communautés de travail des années quarante,
à la lecture du jeune Marx, à l'expérience de la mission ouvrière
confrontée au progressisme chrétien, à la rencontre enfin des
premières communautés de base en Amérique latine47. L'itiné
rairede Lebret est celui d'une sécularisation progressive, qui
accompagne au demeurant la sécularisation des mouvements
catholiques auxquels il s'est d'abord adressé, et ôte peu à peu
à son engagement de sa visibilité catholique. En ce sens, il n'est
pas indifférent que ceux qui se réclament de son héritage en
France, intellectuels tiers-mondistes comme Georges Hourdin
ou militants du CCFD, aient été confrontés au cours des années
quatre-vingt à une crise du tiers-mondisme qui frappa indiff
éremment sa composante chrétienne et sa composante anti
impérialiste issue du combat contre la guerre d'Algérie48.
44
un décalage par rapport au mouvement intellectuel et politique
de leur temps.
Comparaison n'est pas raison, et l'on a assez souligné plus
haut ce qui les sépare. Mais l'analogie des situations marque
assez Pinconfort de la tradition intellectuelle catholique par
rapport à son homologue laïque. Elle renvoie au moment de
l'Affaire Dreyfus. La généalogie dont on vient d'esquisser l'his
toire est issue de la tradition catholique contre-révolutionnaire.
C'est elle qui conduit Le Play à s'appuyer sur les « autorités
sociales », c'est-à-dire à préférer les élites traditionnelles à ceux
que l'on nommera bientôt intellectuels 50. L'antidreyfusisme des
catholiques sociaux — un Paul Bureau est bien isolé dans son
engagement au sein du Comité catholique pour la Défense du
Droit — est un symptôme. Il est l'expression politique d'un
recadrage du catholicisme social sur le catholicisme intransigeant,
et du refus corrélatif de la tradition intellectuelle telle qu'elle
se met alors en place.
C'est à ce moment que se construit, nous semble-t-il, l'image
de Le Play comme un des fondateurs laïcs du catholicisme
social — car l'heure est aussi à la promotion du laïcat dans
le catholicisme français. Mais c'est au prix d'un repli sur le
social, sur la mobilisation ou la défense catholique, qui stérilise
pour de longues années l'enquête, du moins en termes scienti
fiques et de progrès de la méthode. 1926 a permis à ce courant
de jeter des ponts vers la modernité des sciences humaines et
de l'engagement politique. Cela supposait vis-à-vis de la tra
dition catholique un équilibre périlleux. Il fallut être à la fois
dedans, c'est-à-dire accepter la médiation du social qui per
mettait de garder le lien avec les mouvements, et dehors, dans
une forme de connivence avec les sciences humaines et l'eng
agement intellectuel, au risque de s'exposer à l'accusation de
renouer avec l'erreur moderniste : le Père Lebret fut cet héritier
insoumis.
45