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David Deroussin
Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3
Homme du « juste milieu14 », a-t-on pu dire de Saleilles. À coup sûr il l’a été, au
moins sur le terrain des idées juridiques, lui qui caressait le rêve de marcher sur les
traces des grands conciliateurs de systèmes, Jhering en Allemagne, Fouillée en
France. La vérité ne se trouve-t-elle pas « dans la pénétration de tous les éléments
d’observation vraie que contient chaque système particulier15 » ? La formule, presque
nation gît une « pensée commune » qui se reflète dans les pensées particulières des
individus26.
Cela dit, Saleilles n’explique pas, pour reprendre une question soulevée par
A. Fouillée27, à quel niveau la conscience sociale d’une société existe comme sujet
se pensant soi-même. Dans une partie (ses leaders, ceux qui gouvernent dirait
Renan) ? Dans chaque individu, de manière immanente ? Difficile de le dire. En
outre, le droit « n’est pas une réalité matérielle dont on puisse constater l’existence
en dehors de la pensée de ceux qui la conçoivent », mais une relation que l’esprit
établit entre « une réalité de l’ordre externe et les objets soumis à son appropriation
ou à sa dépendance28 ». Apparaît là la dimension psychologique du droit, qui l’ins-
crit dans l’individu. Le droit est le sentiment que l’individu éprouve de pouvoir poser
un acte qui sera respecté par les autres parce qu’ils en ont l’obligation. Sans cette
« conscience d’avoir un droit29 », il n’y a que des devoirs. On perçoit là également la
spontanéité et la dynamique à l’origine des droits. Les droits sont une « conquête ».
Il appartient aux individus eux-mêmes d’accéder à leurs « titres à la vie juridique et
sociale [...] par une ascension lente et graduée », écrit Saleilles dans un style qui
rappelle Jhering30. Les états de droit sont d’abord des états de fait, des efforts des
initiatives individuelles « à la conquête du droit qui [...] se construit ». Ainsi est
apparue la propriété : avant d’être un droit, elle a été un fait établi, stable et res-
pecté31. La force est, par elle-même, « organisatrice » et finit par devenir droit32.
Le droit est donc « l’affirmation d’un fait de conscience, et comme le corollaire
d’une idée plus instinctive encore, celle de l’individualité humaine33 ». Sans droit
subjectif, il n’y a pas de sujet de droit, il n’y a pas même d’individu34. L’adaptation de
l’individu au groupe social, nécessaire parce que l’homme n’existe pas seul35, justifie
des limites à sa liberté et à sa volonté (c’est tout l’objet de la socialisation du droit)
mais ne saurait conduire à la négation de « ses fins propres36 ». La mission du droit
consiste à imposer le respect de la conscience individuelle37. Les « masses » ont donc
comme fondement du droit individuel » est « la seule idée vivante sans laquelle il n’y a pas de droit
possible » (ibid., p. 45).
38. R. Saleilles, « L’origine du droit », préc., p. 258.
39. De la personnalité, préc., p. 548. Le droit subjectif est un « pouvoir [...] exercé par une
volonté autonome » (ibid., p. 543).
40. R. Saleilles, « L’origine du droit », préc., p. 259.
41. R. Saleilles, « Fondement et développement du droit », préc., p. 41. L’influence d’A. Fouil-
lée, selon qui la moralité ne se réduit pas aux seules données objectives fournies par les sciences, est
aussi évidente, comme celle de Newman, selon qui il vaut mieux raisonner à partir de l’expérience
concrète de l’individu (E. Baudin, La philosophie de la foi de Newman, Paris, 1906).
42. On remarquera que Fouillée et Tarde, qui inspirent Saleilles, s’en prennent tous deux au
spiritualisme (v. C. Jamin, « L’oubli et la science », RTD civ. 1994. 821).
43. F. Worms, « Le moment 1900 en Philosophie », in Le moment 1900 en philosophie, Ville-
neuve d’Ascq, 2004, p. 13.
44. R. Saleilles, « Fondement et développement du droit », préc., p. 42.
45. L. Josserand, De l’esprit des droits, préc., no 4.
46. La société est un organisme préexistant « dont personne, par sa seule volonté, ne peut s’iso-
ler », R. Saleilles, « Les méthodes d’enseignement », préc., p. 326.
47. V. sa préf. à Les méthodes juridiques, Paris, 1911, p. VII. Adde R. Saleilles, De la personnalité,
préc., p. 667 : l’État est une réalité composée des individus, « existant par eux et pour eux ».
48. R. Saleilles, « Fondement et développement du droit », préc., p. 42.
49. Comme l’exclusion du champ politique de toute référence à une morale ou une religion
particulière. Catholique fervent (catholicisme familial renforcé par l’enseignement reçu à l’Institut
catholique de Paris, où il obtient en 1879 sa licence, après avoir intégré en 1877 la Conférence Olivaint,
dominée par les jésuites), la foi est pour lui un acte personnel. Le droit doit pouvoir « se concilier avec
toutes les croyances » en demeurant indépendant d’elles. Alors il constitue un « patrimoine commun »
unissant les citoyens dans « une même conception juridique et sociale » (R. Saleilles, « L’origine du
droit et du devoir », préc., p. 263).
50. Ibid., p. 263.
51. Ibid., p. 261.
52. Ibid., p. 260.
53. R. Saleilles, RIE 1902, t. 44, p. 105.
54. R. Saleilles, « Le Code civil et la méthode historique », préc., p. 110.
55. R. Saleilles, Introduction à l’étude du droit civil allemand, Paris, 1904, p. 121.
tion du droit est nécessaire, elle ne doit pas empêcher tout mécanisme d’individualisa-
tion56, quitte à mettre en cause le droit commun57 en renonçant à la « superstition »
dont il faisait l’objet en 1804. La loi manque de souplesse quand elle impose l’unifor-
mité là où conviendrait parfois mieux un « régime [...] élastique58 ». Chaque pro-
blème social mérite sa réglementation spécifique, ce qui implique non seulement un
droit propre (par exemple un régime particulier pour le contrat de travail) mais
aussi, pourquoi pas, des instances ou juridictions spéciales. Saleilles appelle ainsi à la
création d’une commission des fondations, de commissions des aliénés59 et prône
l’installation en France d’équivalents des tribunaux des tutelles allemands, parce que
seul le « pouvoir social » peut départager les pouvoirs égaux des membres de la
famille60.
Saleilles n’explique pas clairement si la conscience collective produit des règles déjà
juridiques ou seulement des tendances à traduire en solutions juridiques positives.
Certes, c’est bien dans la « conscience morale du peuple » que se trouve « la couche
profonde au sein de laquelle les idées de justice se formulent en principes de droit »61.
De même, « les rapports de droit sont des créations de la conscience collective des
individus unis en société62 ». Néanmoins, exception faite de la coutume63, il est
nécessaire qu’intervienne un organe de formalisation, qui révèle mais aussi adapte,
par l’interprétation, ces tendances.
56. En réalité, il s’agit là d’arguments susceptibles de servir la cause des réformes préconisées. La
prise en compte du point de vue social justifie en général des entorses à la capacité ou à la liberté des
sujets de droit (la femme mariée), ou la mise en place de techniques permettant d’éviter le recours
à l’État (fondations). Quant à l’individualisation, elle trouve dans le droit pénal un terrain de prédi-
lection.
57. La méthode sociologique participe de cette mise en cause, de même que la substitution de la
solidarité à l’égalité « telle que le socialisme peut la rêver » (à laquelle il se dit « loin de faire allusion »,
« Les méthodes d’enseignement », préc., p. 326). La solidarité suppose des distinctions entre les indivi-
dus et la diversité des fonctions qu’ils exercent : « vivre par autrui et pour autrui, c’est vivre différem-
ment d’autrui » (ibid., p. 327).
58. R. Saleilles, « Quelques mots sur le rôle de la méthode historique dans l’enseignement du
droit », RIE, t. 19, p. 486.
59. V., A. Colin, « Saleilles et son œuvre en législation positive », L’œuvre juridique de R. Saleilles,
préc., p. 294.
60. R. Saleilles, préf. à L. Lyon-Caen, La femme mariée..., préc., p. XXIX à XXXI.
61. R. Saleilles, « Les méthodes d’enseignement... », préc., p. 325.
62. R. Saleilles, c.-rendu de : R. de la Grasserie, De la classification scientifique du droit (NRHDFE,
XVII, p. 786).
63. La coutume crée « immédiatement [...] du droit positif, du droit déjà bon pour la circulation
et pour la sanction judiciaire » (préface à F. Gény, Méthodes d’interprétation et sources en droit privé posi-
tif, Paris, 1932, I, p. XX-XXI).
Le droit suppose chez l’individu la conviction d’agir conformément à une règle supé-
rieure qui fonde l’obligatoriété des autres règles. Celle-ci ne peut trouver sa cause
dans l’homme. Selon les époques, il a pu s’agir de la volonté des Dieux ou d’un chef.
Mais c’est surtout au juge et à la loi que pense Saleilles.
Initialement peu confiant dans la loi, l’achèvement du BGB le convainc de sa
puissance à diriger les progrès du droit, ce qui explique sa prise de position en faveur
de la révision du Code civil64, de la fondation de la Société d’études législatives65
ou sa participation à la commission de révision du Code civil constituée en 1905 à la
Chancellerie par Vallé et au Comité de législation du ministère de la Justice créé par
Cruppi. Mais quelle conception se fait-il de la loi ?
Comme cause extérieure à l’homme, son caractère obligatoire ne repose pas
exclusivement sur le consentement des individus donné au moyen d’un prétendu
contrat social (c’est là un apport essentiel de l’École historique que d’avoir définiti-
vement montré l’inanité de la théorie du contrat social66). Elle n’oblige qu’en tant
qu’elle est la mise en forme des réquisits de la vie sociale par les organes constitu-
tionnels chargés d’exprimer la volonté générale de la nation. Or légiférer n’est pas
gouverner. Il ne s’agit pas de décider (principe majoritaire) mais de chercher la vérité
juridique par une « transaction entre tous les partis67 » (même si, par exemple,
Saleilles ne veut pas d’un parti catholique68). La règle proportionnelle, qui permet
de mieux travailler à la pacification des rapports sociaux, devrait s’imposer. Pour les
mêmes raisons, il faut défendre le Sénat et ne pas regarder les chambres comme les
simples mandataires des électeurs. Plus généralement, il faut solliciter l’ensemble des
acteurs sociaux intéressés (juristes, économistes, praticiens, ingénieurs), réaliser des
enquêtes, quitte à rendre prépondérante la part prise par les experts, au détriment
du principe démocratique. Le rôle du législateur n’est donc pas purement passif.
Influencé par Jhering69 mais aussi par le positivisme spiritualiste de Fouillée70,
Saleilles réhabilite l’action, consciente et réfléchie, et la liberté en réaction aux
thèses fatalistes de l’École historique. La « science de la loi », distinguée, conformé-
ment à la méthode du BGB71, de la « science du droit », implique des choix. La
seconde est une science interprétative, entre les mains de la doctrine, tandis que la
72. Cette volonté de ne pas mettre la loi sous la dépendance du pouvoir politique d’un jour se
rencontrera également chez Ripert (Le régime démocratique et le droit civil moderne, 2e éd., Paris, 1948,
p. 415).
73. R. Saleilles, « École historique et droit naturel », RTD civ. 1902. 92.
74. Bull. de la Conférence Bufnoir 1910-1911, Paris, Rousseau, p. 45-46.
75. À rapprocher de M. Planiol, pour qui la loi ne vaut que par son application judiciaire
(Tr. élément., 4e éd., Paris, 1906, I, no 122).
76. R. Saleilles, Lettre à Paul Desjardins (citée par E. Gaudemet, « R. Saleilles », Revue bourgui-
gnonne, 1912, t. XXII, no 4, p. 248).
77. Atti del congresso internazionale di science storiche, 1904, t. IX, p. 17.
78. R. Saleilles, préf. à F. Gény, Méthodes d’interprétation, préc., p. XXIV.
79. Rompant avec l’herméneutique classique, Saleilles ne voit pas dans la loi une volonté mais
un ensemble de mots. Cette textualité justifie la pluralité de sens mais impose une nouvelle méthode.
B. LA MÉTHODE DE L’INTERPRÉTATION
Puisqu’une science saisit d’abord des objets (ici, des faits sociaux), la méthode doit
s’objectiver pour rendre socialement acceptable le travail de l’interprète en évitant
l’arbitraire. L’interprète, affranchi de la lettre de la loi (« au-delà du code civil
mais par le code civil !..., ce à quoi nous tenons le plus, c’est à “l’au-delà”80 »), ne
doit pas être cependant asservi aux diktats du positivisme sociologique, dont le pro-
gramme « effraie beaucoup81 » Saleilles. Le droit forme un système et la nécessité
d’un impératif moral guidant la marche du droit lui semble évidente82. La démarche
consiste donc à faire une part importante au réalisme sociologique, qui se traduit
par la mise en œuvre de la méthode historique, tout en maintenant celle qui doit
revenir à la raison83 et à la réalisation d’un idéal de justice sociale (dès lors qu’il se
dégage de données objectives telles que celles que la science du droit comparé
permet de découvrir), selon une méthode positive et documentaire (celle de Taine,
écrit Saleilles, ou celle qui sert, à Oxford, à former les gentlemen) au service de la
science universelle.
1. La méthode historique
tion communs91, se distingue donc des autres sciences particulières par le fait que sa
méthode scientifique évolue perpétuellement au rythme des besoins sociaux92.
Cette méthode historique n’est pas la simple conscience du temps qui passe ou
l’érudition (le juriste n’a pas à connaître dans le détail la réalité historique, à l’étu-
dier « en elle-même93 »). Méthode scientifique « par excellence » (dégagée de toute
subjectivité, elle s’en tient aux faits qu’elle classe et dont elle déduit des lois94), elle
initie aux « procédés de la méthode expérimentale, mieux peut-être que ne sauraient
le faire tous les enseignements de la pratique moderne95 ». Elle permet de saisir les
procédés d’évolution par lesquels le droit s’est adapté à certains moments. Si l’étude
du droit romain par exemple, dont Durkheim disait qu’il est une sociologie96, est
pertinente, c’est parce qu’elle donne à voir, à travers les prudents, le fonctionnement
d’une méthode historique d’adaptation des règles et de progrès de l’équité dispen-
sant d’un changement des lois.
Il n’est donc pas question d’un attachement au passé, de rester comme figé « sur
place97 », mais de faire prendre conscience à l’interprète de sa légitimité à recher-
cher dans le présent les motifs de son interprétation98 (ce qui la rend prévisible) : un
présent qui n’est que le résultat du « développement historique de la conscience
nationale99 ». Le lien est ainsi noué entre le juge, la conscience nationale et la loi,
permettant leur mise « au point100 », tandis qu’est rompu celui qui traditionnelle-
ment unit la loi à la volonté du législateur. La loi ne peut être qu’un « organisme qui
se développe et qui porte ses fruits101 ».
L’homme « a besoin de justice plus encore que de pain ». Cela est vrai « du Français
plus que de tout autre » et « plus encore peut-être des classes déshéritées que de
toutes les autres103 ». Il y a donc un idéal de justice « à réaliser ici-bas104 ». Mais, s’il
mais s’étend à leur interprétation. Il faut connaître le droit étranger tel qu’il est
appliqué par les tribunaux116 dans le but de formuler des types génériques suscep-
tibles de servir de « conception commune pour les réformes législatives à opérer dans
les différents pays117 ». Ces types idéaux, parce qu’ils correspondent à l’état actuel de
la civilisation, ont vocation à remplacer le vieux droit naturel. Ils sont les seuls élé-
ments universels118 imaginables en droit et ne sont le « monopole119 » de personne.
Tout progrès « qui s’accomplit sur le terrain du droit est un progrès pour l’humanité,
partout où il se soit réalisé120 », de sorte que ces éléments doivent être considérés
comme un but, indépendamment de toute considération personnelle121. Mais l’uni-
versalité est-elle l’uniformité ? Les procédés permettant de parvenir au but identifié
« peuvent être divers suivant les civilisations auxquelles ils correspondent » et ce
serait une « erreur », digne de celle du droit naturel classique, que « de vouloir
forcément, pour toutes les institutions, aboutir à la constatation d’un type unique
vers lequel doivent s’orienter les progrès juridiques de l’humanité122 ». En ce sens,
et même si le droit comparé interdit tout « fétichisme123 » des solutions nationales,
celui-ci reste conçu comme une science auxiliaire du droit national, qui aide à
son amélioration par voie législative ou interprétative. Cependant, sans adhérer
explicitement à la notion de droit commun législatif développée par É. Lambert, il
entrevoit la formation d’une science universelle du droit bâtie sur le terrain de l’his-
toire universelle : « il se construit peu à peu, par-delà nos diversités législatives, un
droit commun de l’Europe civilisée qui servira de plus en plus d’axe d’aimantation
pour l’interprétation des jurisprudences locales124 ». Les droits nationaux ne seront-
ils plus alors que des déclinaisons/adaptations de cette science universelle ? Ici trans-
paraît une conception faiblement nationaliste du droit125. À suivre H. Capitant
d’ailleurs, Saleilles n’aurait pas souscrit à l’idée selon laquelle « le droit d’un peuple
lui est inhérent comme le sang à l’individu126 ». Comme l’écrivait Jhering, « la
vie des peuples n’est pas une existence d’êtres isolés » mais « constitue un gigan-
tesque échange embrassant toutes les faces de l’existence humaine127 ». Or il en
est « du droit français comme de la langue française. Il est fait pour donner droit
de cité aux idées qui ont une valeur universelle128 ». Pour autant et pour l’heure, il
n’est pas question « de fondre le droit local dans un système comparatif et uni-
fié, dont chaque législation ne serait qu’une branche divergente129 ». Les concep-
tions communes tirées du droit comparé, comme les constructions doctrinales, ne
peuvent « se faire accepter, d’emblée, et en bloc130 ». Il y aurait même « danger » à se
livrer à une « imitation trop hâtive qui risque d’être en contradiction avec les mœurs
nationales131 ». Il faut leur laisser le temps de s’amalgamer à la conscience nationale.
Quoi qu’il en soit, il se dégage de tout cela que le juge n’est pas toujours apte à saisir
lui-même ces données objectives. Il a besoin d’un guide. Telle est la mission de la
doctrine.
143. Affirmant que « les hardiesses devraient venir de ceux — la doctrine — qui taillent dans le
vif et qui travaillent dans l’abstrait », Saleilles paraît cependant balayer d’un revers de main le néces-
saire réalisme des constructions doctrinales... (R. Saleilles, « École historique et droit naturel », préc.,
p. 104).
144. R. Saleilles, « Les méthodes d’enseignement », préc., p. 323.
145. La logique ne permet pas de découvrir des vérités mais elle donne des certitudes nécessaires
à l’action.
146. R. Saleilles, Bull. Sté d’ét. législatives, 1904, p. 174.
147. R. Saleilles, Bull. Sté d’ét. législatives, 1909, p. 110.
148. Ce ne sont pas « les nécessités sociales qui se plient à la rigidité d’un seul moule juridique,
mais les moules juridiques qui s’adaptent d’eux-mêmes aux nécessités sociales », R. Saleilles, Annales de
droit commercial, 1897, p. 45.
149. R. Saleilles, « Quelques mots sur le rôle », préc., p. 496-498.
150. R. Saleilles, préf. à L. Lyon-Caen, préc., p. XV.
151. R. Saleilles, préf. à L. Lyon-Caen, préc. p. XVII.
152. R. Saleilles, « Un livre d’introduction générale », préc., p. 526.
153. Ibid., p. 322.
154. R. Saleilles, « Les méthodes d’enseignement », préc., p. 324.
155. R. Saleilles, « Droit civil et droit comparé », préc., p. 10.
156. Par ex., la loi de 1898, en introduisant en droit l’idée du risque professionnel, autorise par
répercussion à interpréter les textes du Code civil dans le sens de l’admission d’une responsabilité fon-
dée sur le risque.
157. R. Saleilles, « Le Code civil », in Livre du centenaire, préc., p. 128 : les codes, qui sont faits
par l’histoire, participent à l’évolution historique « en lui imprimant une orientation nouvelle ».
158. R. Saleilles, « Rapports du droit et de la sociologie », RIE 1904, p. 428.
leur évolution, les principes peuvent être comparés aux idées-forces dont parlait
Fouillée159. Dans un va-et-vient permanent entre réalisme et constructivisme
(presque au sens que Piaget donnait à ce mot), un double mouvement est à l’œuvre :
fruits de l’observation, ils cherchent à influer en retour sur le milieu juridique en
suscitant des courants d’opinion favorables. La doctrine est en effet légitime à inter-
venir consciemment et activement pour faire tendre l’évolution sociale vers le but
qu’elle propose. Cette tendance à l’actualisation s’affirme à l’attention du législateur
(les principes préparent le terrain aux réformes du droit national s’ils savent capter
avec efficacité l’air du temps, ce qui est plus simple en droit privé, où l’opinion
publique est à la merci des experts160) comme du juge, qui doit statuer conformé-
ment à « l’ensemble des principes juridiques qui sont admis », dans les limites posées
par les termes de la loi (« au-delà du Code civil, mais par le Code civil161 »). Pour le
juge, les principes sont des garanties contre l’arbitraire162. Sans eux, « nous aurions
[...] le Lord chief Justice d’Angleterre, sans avoir, pour garantie, le fond solide et tradi-
tionnel du Common law anglais163 ».
Finalement, il s’agit de postulats intermédiaires acceptés par le sens commun et
pouvant servir de base aux décisions. Gény voyait là une insuffisance164 : parce
qu’elle refuse de reconnaître que ces postulats sont subordonnés à des principes
supérieurs qui ne peuvent être révélés que par la métaphysique165, la doctrine de
Saleilles lui semble incomplète. Elle présente cependant un intérêt majeur : rejetant
toute « référence forcée à un credo philosophique et théologique166 », elle n’empêche
pas le croyant ou le philosophe d’aller chercher la cause première des droits et des
devoirs là où ils le souhaitent...
Les principes ont « la frappe du droit167 ». Mais il s’agit moins du droit positif stricto
sensu que de la « science juridique » (à la manière de Bufnoir). Les idées qu’ils tra-
duisent ne s’actualisent qu’à la condition qu’ils s’imposent dans le champ doctrinal,
puis au législateur et au juge. Leur force dépend ainsi des courants d’opinion qu’ils
parviennent à se rallier, dans un champ doctrinal transformé en champ de luttes, à
159. F. Keck, « Le débat sur La morale et la science des mœurs de Lucien Lévy-Bruhl (1903). Le
problème moral, entre philosophie et sociologie », in Le moment 1900 en philosophie, préc., p. 379.
160. V., H. Capitant, « Conception, méthode... », préc., p. 110.
161. R. Saleilles, préf. à F. Gény, Méthodes d’interprétation, préc., p. XIII.
162. R. Saleilles, Lettre à P. Desjardins, préc., p. 168.
163. Ibid., p. 248.
164. F. Gény, « La conception générale du droit, de ses sources, de sa méthode dans l’œuvre de
Raymond Saleilles », in L’œuvre juridique de R. Saleilles, préc., p. 47.
165. Ibid., p. 48.
166. R. Saleilles, « L’origine du droit et du devoir », préc., p. 263.
167. R. Saleilles, RIE 1911, t. 61, p. 23-24. On peut voir là une manifestation concrète de la res-
tauration du juridisme (M. Xifaras, « La veritas iuris selon Raymond Saleilles. Remarques sur un projet
de restauration du juridisme », Droits 2008-47, passim).
droit national180 ». Ils doivent « s’harmoniser » avec le droit positif181, grâce notam-
ment à l’analogie, source de cohérence182. Autant qu’une condition, c’est aussi leur
raison d’être. Un texte ne vaut rien à l’état isolé183 mais seulement par sa coordina-
tion, grâce aux principes, à l’ensemble du droit national184. Ce qui fait la juridicité
d’une solution tient donc à la possibilité de son rattachement au système de codifi-
cation185. Or il n’appartient pas au juge de dire en quoi consiste précisément cette
harmonie d’ensemble du droit national186, mais à la doctrine187, de même que, dans
le champ du droit comparé, elle a pour mission d’identifier les voies de pénétration
des types juridiques mis en évidence. Sans doctrine, pas d’ordre juridique.
Troisièmement, ces constructions sont évaluées à l’aune d’un critère de respon-
sabilité sociale, qui pèse sur les épaules du professeur et qui est comme le prix à payer
pour le rôle actif que Saleilles lui donne à jouer. Ce dernier ne saurait se désinté-
resser des « résultats de fait » de ses propositions. Éduquer la jeunesse, n’est-ce pas
lui faire sentir qu’elle n’aura pas le « droit », réfléchissant à un problème juridique,
« d’ignorer les répercussions morales, pratiques et sociales qui peuvent se trouver en
jeu » ? Entre deux solutions, il faut préférer celle qui est en « accord avec les exi-
gences de l’équité ou de la pratique » plutôt que celle qui est « néfaste188 ».
190. Le rôle du professeur n’est pas de donner la vérité « toute construite dans l’étalage d’un sys-
tème d’école », mais de fournir des pistes de réflexion et inciter à sortir de soi « pour s’assimiler le
monde extérieur » (R. Saleilles, « Fondement et développement du droit », préc., p. 45).
191. Pour lui, l’Exégèse se réduit à Laurent. Demolombe est déjà le « chef initial » de l’école pro-
gressive et scientifique à laquelle il dit appartenir (R. Saleilles, « Droit civil et droit comparé », préc.,
p. 24).
192. Par ex. : R. Saleilles, « La responsabilité du fait des choses... », préc.
193. D’après E. Gaudemet, « R. Saleilles », préc., p. 164.
Gény et Ripert, tandis que les éditions du Droit civil français d’Aubry et Rau par
Esmein et Ponsard, quand elles évoquent la notion de droit, ne disent rien de Saleilles
non plus194. Dans le chapitre VII consacré à la charge des risques dans Le régime
démocratique et le droit civil moderne, Ripert signale Josserand et Duguit, mais pas
Saleilles, et c’est Méthodes d’interprétation... qu’il considère comme le livre capital du
commencement du XXe siècle. Enfin, quand ils relatent l’évolution de la responsabi-
lité pénale depuis 1880, les frères Mazeaud, aidés de Tunc, ne mentionnent pas
même L’individualisation de la peine195. Est aussi révélateur de ce que Saleilles n’est
alors plus vraiment lu, du moins pas compris, le fait que R. Savatier, dans son Cours
de droit civil, qualifie « historique » la méthode qui consiste à rechercher la pensée du
législateur en partant des travaux préparatoires196...
La deuxième attitude consiste en une opposition frontale. Outre les critiques
ponctuelles (celle du contrat d’adhésion, qui ne sert pour Ripert qu’à justifier l’ex-
tension de l’ordre public, ou celle de la déclaration de volonté, doctrine nouvelle qui
n’a pas l’avenir pour elle, estime Planiol), on l’accuse, malgré les négations de
Thaler197 puis de Gaudemet198, de germanisme. L’accusation est lancée par É. Lam-
bert, qui s’en prend à ceux qui montrent une trop grande « complaisance aux rites et
aux modes de l’érudition germanique199 », relayée par Bonnecase200 puis, après la
Libération, par Ripert, qui estime que Saleilles a fini par prendre les défauts du
BGB201. On l’accuse aussi de relativisme : son droit naturel variable (qui ne gêne pas
Josserand ni Colin et Capitant202 et dont on peut encore trouver la trace diffuse chez
Savatier203) l’oppose à Planiol204 et, après la Grande Guerre, à la vigueur recouvrée
du positivisme. Il lui vaut les critiques des partisans de la doctrine de la justice205 et de
ceux qui estiment qu’il n’insiste pas assez sur l’inspiration morale (donc chrétienne)
du droit206. Ripert par exemple ne voit là qu’un outil de laïcisation du droit, négation
tions, alors que Gény a droit à un chapitre entier) et surtout ceux de Gény215. De
même, sa « philosophie méthodologique du droit » a vieilli216. À travers ces préci-
sions pointe parfois une volonté de cantonnement, voire de refoulement217. La
volonté unilatérale est ainsi limitée à ses applications jurisprudentielles. Lui faire
jouer un rôle général serait soit inutile (certaines des techniques qu’elle permet
d’expliquer peuvent être fondées sur un autre principe) soit dangereux, explique
Gaudemet. À la théorie de la responsabilité objective, certes « séduisante », il faut
aussi « apporter des atténuations et des nuances, tout en conservant le principe ».
Pour apprécier dans quelle mesure le « principe » est conservé, il suffit de lire Gau-
demet : « la formule même de la responsabilité objective en tant que formule géné-
rale doit être modifiée », parce qu’elle est « un peu brutale218 »... Reprenant Gény,
qui lui-même généralise le critère proposé par Ripert pour les rapports de voisinage,
la notion d’acte anormal est ainsi substituée à celle de risque, afin de rapprocher les
résultats pratiques de la théorie objective de ceux de la théorie classique. Quant à
l’interprétation de la loi, la plupart de ceux qui rendent hommage à Saleilles en 1914
renoncent à sa méthode évolutive, parce qu’elle est susceptible de dépasser la « juste
mesure219 » et de ne plus garantir à la loi sa stabilité et sa fixité220. Revenant à l’idée
que la loi est une volonté221 et que c’est cette volonté qu’il faut interpréter, ils
renouent avec l’herméneutique classique et l’importance des travaux prépara-
toires222. Indifférence, critique, refoulement : telles sont les causes du relatif oubli
dans lequel Saleilles a été maintenu, et avec lequel il était temps de rompre.
215. Gaudemet n’a de cesse de lier la pensée de Saleilles à celle de Gény, pour déclarer que le
second a dépassé le premier, faisant apparaître plus crûment encore les failles de certaines de ses
conceptions (« L’œuvre de Saleilles et l’œuvre de Gény », préc., p. 5 et 7).
216. Ibid., p. 8.
217. Lequel est aussi à l’œuvre à travers le silence curieusement gardé par Gaudemet dans sa
Théorie générale des obligations, Paris, 1937, à propos de l’abus de droit (Saleilles n’est cité que lorsqu’est
évoqué d’un mot le BGB) et de la responsabilité du fait des choses. Le lecteur de la Th. générale sera
aussi étonné, en lisant la section consacrée aux accidents du travail, d’y trouver une analyse précise de
la théorie contractuelle de Sainctelette, mais rien à propos de Saleilles.
218. E. Gaudemet, Théorie générale, préc., p. 312.
219. H. Capitant, DH 1930, chron., p. 29.
220. J. Charmont, La renaissance, préc., p. 192.
221. La loi est, dit Gény, « l’expression d’une volonté intelligente ». Son interprétation doit donc
« réagir contre les déformations issues du mouvement social » et « reconstituer cette volonté dans sa
pureté et son énergie premières ». De là le recours aux travaux préparatoires (Méthodes, préc., I, no 97),
envers lesquels seul Capitant finit par se montrer critique (DH 1935, chron., XX).
222. Paradoxalement, c’est, outre Josserand, Ripert qui paraît ici le moins infidèle à Saleilles,
quand il explique que le juge doit « tenir compte de l’état de choses existant » au moment où il applique
la loi. Durant tout le temps de son application, la loi « échappe à la domination de son créateur »,
G. Ripert, Les forces créatrices du droit, Paris, 1955, p. 384.