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Épilogue

Raymond Saleilles : le droit,


la méthode et la postérité

David Deroussin
Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3

On ne peut être que frappé par le foisonnement de la production scientifique de


Saleilles, étalée sur à peine 25 ans et malgré une santé fragile1. Saleilles fait œuvre
de juriste (s’intéressant aux droits étrangers comme au droit français, au droit privé
comme au droit public, bien qu’il s’affirme « simple civiliste2 »), d’historien, de phi-
losophe, de sociologue et même de théologien. Sa claire conscience du caractère
universel de toute science l’incite en effet au décloisonnement, y compris vers l’éco-
nomie politique. Qu’en retenir ? Pour beaucoup, sa réflexion se serait pour l’essentiel
focalisée sur les questions de méthode3, spécialement la critique, faite au même
moment par certains de ses collègues comme Josserand4 ou Lambert5, de la
méthode déductive, accusée d’immobiliser le droit. C’est oublier que la question de
la méthode est inséparable d’une conception historique et philosophique de l’origine
du droit. En droit comme en philosophie, se trouvent à la base de chaque méthode

1. E. Gaudemet, « R. Saleilles », Revue bourguignonne de l’enseignement supérieur, 1912, t. XXII,


no 4, p. 199.
2. R. Saleilles, « Étude sur l’exposé fait par M. M. Hauriou des principes de la loi du 9 décembre
1905 sur la séparation des Églises et de l’État », RTD civ. 1906. 848. Adde sa présentation à Les méthodes
juridiques, Paris, 1911, p. XVII : « nous qui sommes des civilistes, des interprètes du droit privé ».
3. Un professeur « ne vaut que par ses méthodes et très peu par ses résultats » (R. Saleilles,
« Les méthodes de l’enseignement du droit et de l’éducation intellectuelle de la jeunesse », RIE 1902,
t. 44, p. 315 et 318).
4. L. Josserand, De l’esprit des droits et de leur relativité, Paris, Dalloz (1927), 2006, préf.
D. Deroussin, no 8.
5. É. Lambert, « Une réforme nécessaire des études de droit civil », RIE, t. 40, p. 229. Cette
quête d’un art juridique plus près des réalités pratiques est dans l’air du temps, v. R. Demogue, Les
notions fondamentales, Paris, 1911, p. VII.

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des représentations spécifiques de l’homme et de la société : « il n’y a de neutralité


nulle part, il faut avoir le courage de le reconnaître », surtout pas dans la science
juridique, science sociale participant à « l’éducation intellectuelle »6. Cette concep-
tion est, chez Saleilles, indissociable d’une inquiétude existentielle (« chercher un
sens à la vie7 ») évidemment liée au contexte : l’avènement d’une République qui
cherche sa philosophie et sa morale en laïcisant l’instruction8, et l’irruption, par
l’effet du suffrage universel, de nouvelles forces politiques... Or celle-ci ne peut
trouver son remède que dans la « réadaptation » du droit à cette société nouvelle
dans laquelle la bourgeoisie doit désormais composer avec les classes laborieuses9.
Ainsi s’explique son intérêt marqué pour la question sociale, où s’expriment sa
« puissance de sympathie pour les faibles et les souffrants » et son catholicisme10.
Ainsi se comprennent également ses liens avec l’abbé Lemire, sa participation au
développement des jardins ouvriers11 : autant d’indices qui le situent à mi-chemin
des catholiques libéraux et des catholiques sociaux. C’est d’ailleurs à M. Deslandres,
juriste catholique proche des Semaines sociales, animateur des Ligues sociales des ache-
teurs12, qu’il est demandé dans le livre hommage à Saleilles d’évoquer son rapport à
la question sociale. Sur le plan théorique, cette réadaptation nécessite de parfaire
l’allure scientifique du droit, tout en lui confiant une mission de direction vers un
idéal de justice « à réaliser ici-bas13 ». Pour en rendre compte, on évoquera le pro-
gramme que Saleilles s’est fixé, puis ses moyens et, enfin, sa postérité.

I. UN PROGRAMME : CONCILIER LES CONTRAIRES

Homme du « juste milieu14 », a-t-on pu dire de Saleilles. À coup sûr il l’a été, au
moins sur le terrain des idées juridiques, lui qui caressait le rêve de marcher sur les
traces des grands conciliateurs de systèmes, Jhering en Allemagne, Fouillée en
France. La vérité ne se trouve-t-elle pas « dans la pénétration de tous les éléments
d’observation vraie que contient chaque système particulier15 » ? La formule, presque

6. R. Saleilles, « Les méthodes de l’enseignement », préc., p. 315. La méthode classique,


par ex., roule sur « l’idée d’un droit individuel et absolu » et du contrat social (ibid., p. 319).
7. Cité par A. Stora-Lamarre, « R. Saleilles ou l’édification d’une morale juridique », L’édifica-
tion. Morales et cultures au XIXe s., Paris, 1993, p. 61.
8. P. Malapert, L’année psychologique, 1905, vol. 12, p. 591.
9. M. Deslandres, « Les travaux de R. Saleilles sur les questions sociales », L’œuvre juridique de
R. Saleilles, Paris, 1914, p. 268.
10. Ibid., p. 246.
11. A. Stora-Lamarre, préc., p. 63.
12. V., M.-E. Chessel, « Aux origines de la consommation engagée : la ligue sociale d’acheteurs
(1902-1914) », XXe siècle. Revue d’histoire 2003-1, no 77, p. 95-108.
13. R. Saleilles, « École historique et droit naturel », RTD civ. 1902. 99.
14. V., P. Rolland, « Un “cardinal vert” : Raymond Saleilles », Rev. française d’histoire des idées
politiques 2009, no 28.
15. R. Saleilles, « Fondement et développement du droit », RIE, t. 22, p. 44.

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copiée d’A. Fouillé16, illustre le souhait de dépasser l’antinomie entre le caractère


nécessairement évolutif de la vie sociale et la fermeté incarnée par la règle de droit,
pour ne pas faire du droit « un simple résumé d’observations sociologiques17 ».
Autrement dit, il faut concilier l’École libérale et l’École historique18. Empruntant
à d’autres (Jhering et Labbé19), Saleilles fait donc la part belle à l’histoire, dont il dit
qu’elle est réaliste, objective, sociale20, d’autant plus que si l’École libérale a raison
de mettre en évidence le fondement individuel du droit, seule l’École historique est
en mesure d’aider à déterminer positivement quels sont les droits des individus,
parce que cette détermination ne peut s’opérer qu’au moyen de l’appréciation sans
cesse révisée du contenu de l’idée de justice selon les temps et les lieux, pondérée au
moyen des lois de l’évolution que seule l’approche socio-historique peut dégager21.
Saleilles paie donc volontiers son écot à l’École historique. Le droit « est
fait pour traduire en dispositions positives et impératives toute l’évolution sociale22 ».
Les institutions se ramènent, d’abord, aux mœurs, aux besoins. Elles sont des réa-
lités, qui ne peuvent être d’emblée réduites à des principes rationnels. Plus géné-
ralement, Saleilles fait sienne la conception organique de l’État. Au terme État il
préfère d’ailleurs souvent celui de collectivité. Ce n’est pas le peuple comme somme
d’individualités qui est souverain, parce qu’une collectivité ne se réduit jamais à la
somme des individus qui la composent, mais la nation, comprise dans sa réalité
vivante, historique. Une nation est une « personnalité historique » qui se nourrit
de « tout ce que lui ont laissé en traditions, sentiments, idées particulières [...] toutes
les vies particulières qui ont passé dans la complexité de son existence et dont
elle conserve [...] l’étincelle de vie qu’elles lui ont léguée en disparaissant ». Comme
toute collectivité, elle développe une « psychologie sociale23 », qui n’est pas l’addi-
tion des psychologies individuelles24 mais qui reste liée à ces dernières, puis-
qu’elle varie en fonction des changements qui s’opèrent chez les individus25. Dans la

16. A. Fouillée, L’idée moderne du droit, Paris, 1909, p. II.


17. E. Gaudemet, « L’œuvre de Saleilles et l’œuvre de Gény en méthodologie juridique et en phi-
losophie du droit », in Recueil d’études sur les sources du droit en l’honneur de F. Gény, Paris, 1934, II, p. 6.
18. On peut découvrir un effort similaire, quelques années plus tôt, dans l’introduction de
Ledru-Rollin à sa Jurisprudence française, Paris, 1845.
19. Labbé, préf. à E. Cuq, Les institutions juridiques des Romains, Paris, 1891, p. XIV.
20. R. Saleilles, « L’origine du droit et du devoir », Revue Montalembert, 1909, p. 251.
21. L’École libérale explique le fondement du droit, l’École historique son principe de dévelop-
pement (R. Saleilles, « Fondement et développement du droit », préc., p. 45).
22. R. Saleilles, Les méthodes juridiques, préc., p. XXI. On n’est pas loin de Josserand, pour qui la
détermination des droits se réalise par la substitution de la volonté collective aux consciences indivi-
duelles (Cours de droit civil, I, no 2).
23. L’idée se retrouve chez A. Fouillée, La science sociale contemporaine, 2e éd., Paris, 1885,
p. 246 : les hommes ont un moi alors que la société ne recèle qu’une unité d’objet et de but mais pas une
unité de moi.
24. La société n’est pas un corps mais une machine, un « mécanisme construit avec des indivi-
dualités mais distinct de la somme de ces individualités » (De la personnalité juridique, Paris, 1922,
p. 508).
25. Par cette distinction de la conscience individuelle et de la conscience collective, Saleilles
annonce l’idéalisme sociologique de G. Davy (Le droit, l’idéalisme et l’expérience, Paris, 1922, p. 100).

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nation gît une « pensée commune » qui se reflète dans les pensées particulières des
individus26.
Cela dit, Saleilles n’explique pas, pour reprendre une question soulevée par
A. Fouillée27, à quel niveau la conscience sociale d’une société existe comme sujet
se pensant soi-même. Dans une partie (ses leaders, ceux qui gouvernent dirait
Renan) ? Dans chaque individu, de manière immanente ? Difficile de le dire. En
outre, le droit « n’est pas une réalité matérielle dont on puisse constater l’existence
en dehors de la pensée de ceux qui la conçoivent », mais une relation que l’esprit
établit entre « une réalité de l’ordre externe et les objets soumis à son appropriation
ou à sa dépendance28 ». Apparaît là la dimension psychologique du droit, qui l’ins-
crit dans l’individu. Le droit est le sentiment que l’individu éprouve de pouvoir poser
un acte qui sera respecté par les autres parce qu’ils en ont l’obligation. Sans cette
« conscience d’avoir un droit29 », il n’y a que des devoirs. On perçoit là également la
spontanéité et la dynamique à l’origine des droits. Les droits sont une « conquête ».
Il appartient aux individus eux-mêmes d’accéder à leurs « titres à la vie juridique et
sociale [...] par une ascension lente et graduée », écrit Saleilles dans un style qui
rappelle Jhering30. Les états de droit sont d’abord des états de fait, des efforts des
initiatives individuelles « à la conquête du droit qui [...] se construit ». Ainsi est
apparue la propriété : avant d’être un droit, elle a été un fait établi, stable et res-
pecté31. La force est, par elle-même, « organisatrice » et finit par devenir droit32.
Le droit est donc « l’affirmation d’un fait de conscience, et comme le corollaire
d’une idée plus instinctive encore, celle de l’individualité humaine33 ». Sans droit
subjectif, il n’y a pas de sujet de droit, il n’y a pas même d’individu34. L’adaptation de
l’individu au groupe social, nécessaire parce que l’homme n’existe pas seul35, justifie
des limites à sa liberté et à sa volonté (c’est tout l’objet de la socialisation du droit)
mais ne saurait conduire à la négation de « ses fins propres36 ». La mission du droit
consiste à imposer le respect de la conscience individuelle37. Les « masses » ont donc

26. R. Saleilles, « La représentation proportionnelle », RD publ. 1898. 388.


27. A. Fouillée, La science sociale, préc., p. 238.
28. R. Saleilles, De la personnalité, préc., p. 610.
29. R. Saleilles, « L’origine du droit et du devoir », préc., p. 253.
30. Une telle affirmation délégitime toute « révolution subite ». Le message est adressé aux
féministes (préf. à L. Lyon-Caen, La femme mariée allemande, Paris, 1903, p. V).
31. R. Saleilles, « La théorie de la possession du Code civil allemand », Rev. crit. de lég. et
de jurisp. 1903. 597.
32. R. Saleilles, De la personnalité, préc., p. 552.
33. R. Saleilles, « Fondement et développement du droit », RIE, t. 22, p. 42.
34. R. Saleilles, « L’origine du droit et du devoir », préc., p. 258 : « s’il faut dire “j’ai une fonc-
tion que m’impose la société et qui ne dépend que de la tyrannie de l’évolution sociale”, je ne suis plus
alors qu’un atome de cet organisme dévorant, pour lequel je travaille : la société ».
35. Saleilles précise cependant que les individus ont naturellement senti la nécessité de former
des groupements organisés : « l’homme isolé est trop faible, pour faire reconnaître et respecter son
droit » (De la personnalité, préc., p. 559).
36. R. Saleilles, « L’origine du droit et du devoir », préc., p. 262.
37. R. Saleilles, « Fondement et développement du droit », préc., p. 41. Le grand mérite de
C. Beudant (Le droit individuel et l’État) est donc d’avoir rappelé que la liberté individuelle « prise

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raison de considérer le droit autant sinon plus comme « un élément de la personna-


lité [...] que comme une nécessité sociale38 ». Quant aux juristes, ils ne doivent pas
assimiler les droits à des fonctions. Sur ce point, Saleilles est en accord avec la plu-
part de ses collègues civilistes (Gény, Josserand, Capitant...). Peut-être même va-t-il
plus loin qu’eux (notamment Gounot), lorsqu’il affirme l’obligation pour la société
de garantir aux individus « leurs libres initiatives [...] sous la forme de droits subjec-
tifs », de les considérer comme des sujets de droit dotés d’une « véritable autonomie
dans le domaine de l’activité juridique ». Par autonomie, il entend : une « souverai-
neté, au moins limitée, dans le cercle de l’activité juridique indispensable à la pro-
tection et à la réalisation des intérêts propres à la personnalité ». Sans cette « maî-
trise subjective », il n’y a plus que « des fonctions déléguées »39. Là gît l’individualisme
foncier de Saleilles.
Ce retour à l’individu n’est pas en contradiction avec le souci de réalisme. La
réalité ne se limite pas à l’extériorité et à la matérialité, elle comprend aussi la psy-
chologie des hommes40. Tarde ne tente-t-il pas lui aussi de rendre compte de l’évo-
lution des comportements sociaux en s’appuyant sur les tendances psychologiques
des individus (croyance et désir) ? Comme le souligne Saleilles, « croire, c’est
agir41 ». En fait, cet effort de combinaison du positivisme et du spiritualisme42 n’est
qu’une variation du débat qui anime à l’époque l’élite intellectuelle : penser le rap-
port entre « une expérience immédiate et une expérience scientifique du monde43 ».
Il n’implique pas non plus l’adoption du dogme individualiste et contractualiste,
accusé d’avoir fortifié « l’idée absorbante de l’État44 ». Fustigé par Taine, cet indivi-
dualisme « dissolvant » conduit de l’isolement à la centralisation. Saleilles le
combat45, avec nombre de ses contemporains. L’individu n’est pas Robinson sur son
île46. Toutefois, et contrairement à Ripert, il ne s’agit pas de rejeter en bloc l’héri-
tage de la Révolution. Il y a place pour une autre forme de libéralisme, qui insiste
davantage sur l’association spontanée des individus par laquelle, sans renier leur
individualité, ils peuvent former des communautés d’intérêts au sein même de la

comme fondement du droit individuel » est « la seule idée vivante sans laquelle il n’y a pas de droit
possible » (ibid., p. 45).
38. R. Saleilles, « L’origine du droit », préc., p. 258.
39. De la personnalité, préc., p. 548. Le droit subjectif est un « pouvoir [...] exercé par une
volonté autonome » (ibid., p. 543).
40. R. Saleilles, « L’origine du droit », préc., p. 259.
41. R. Saleilles, « Fondement et développement du droit », préc., p. 41. L’influence d’A. Fouil-
lée, selon qui la moralité ne se réduit pas aux seules données objectives fournies par les sciences, est
aussi évidente, comme celle de Newman, selon qui il vaut mieux raisonner à partir de l’expérience
concrète de l’individu (E. Baudin, La philosophie de la foi de Newman, Paris, 1906).
42. On remarquera que Fouillée et Tarde, qui inspirent Saleilles, s’en prennent tous deux au
spiritualisme (v. C. Jamin, « L’oubli et la science », RTD civ. 1994. 821).
43. F. Worms, « Le moment 1900 en Philosophie », in Le moment 1900 en philosophie, Ville-
neuve d’Ascq, 2004, p. 13.
44. R. Saleilles, « Fondement et développement du droit », préc., p. 42.
45. L. Josserand, De l’esprit des droits, préc., no 4.
46. La société est un organisme préexistant « dont personne, par sa seule volonté, ne peut s’iso-
ler », R. Saleilles, « Les méthodes d’enseignement », préc., p. 326.

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société et face à l’État. Ce libéralisme « fécond », celui par exemple de H. Spencer


ou de P. Deschanel47, consiste à « susciter les initiatives privées, en vue d’une coopé-
ration d’efforts indépendante de l’action de l’État48 ». Il permet de penser le plura-
lisme49, les hommes pouvant s’inscrire dans des communautés d’intérêts distinctes
de l’État. Saleilles, sans mettre en cause l’intervention de l’État, qu’il appelle parfois
de ses vœux, promeut ainsi, à côté de l’État, la reconnaissance de corps intermé-
diaires à la façon anglo-saxonne. Il prend donc position en faveur des fondations et
cherche à faire reconnaître d’autres sujets de droit à côté de l’État, notamment les
groupements qui prennent en charge des intérêts (assistance) qui, sans être vérita-
blement généraux, sont communs à plusieurs.
La réalisation de l’idée de justice suppose donc la combinaison du sentiment de
la personnalité individuelle avec l’impératif du « devoir social50 ». Les lois sociales
qui régissent l’élaboration du droit objectif51 et délimitent les droits individuels, et
qui sont autant de rapports d’interdépendance qui forment et soutiennent la société,
n’obéissent pas seulement « aux exigences souvent tyranniques nées de l’instinct de
conservation de l’organisme ». Elles intègrent aussi le besoin de justice individuelle,
le développement des droits de l’individu et de ses libertés52. Puisque cette combi-
naison dépend de faits sociaux en perpétuelle évolution, il est nécessaire chaque jour
de réviser « les rapports de prépondérance » qu’il convient d’établir entre ces inté-
rêts opposés. La justice est donc équilibre, proportion. De là son attachement à
introduire dans le raisonnement juridique les notions d’abus ou d’excès, ou encore
son goût pour le droit naturel à contenu variable. Le droit est autant liberté et finalité
que discipline sociale quant à son contenu à un moment donné. La « conviction qu’il
y a une justice individuelle, objectivement existante, et qui doit se concilier avec la
justice sociale dont la loi est l’expression impérative53 » doit déboucher sur « l’har-
monie [...] entre la liberté et la solidarité », entre la liberté et l’intervention, qui sont
les deux faces d’un « même système »54 dans lequel, tout de même, la première
constitue un noyau dur : il « faudra empêcher qu’un nouvel idéal de justice n’étouffe
la liberté, fruit de l’initiative et condition du progrès55 ». À cette fin, si la socialisa-

47. V. sa préf. à Les méthodes juridiques, Paris, 1911, p. VII. Adde R. Saleilles, De la personnalité,
préc., p. 667 : l’État est une réalité composée des individus, « existant par eux et pour eux ».
48. R. Saleilles, « Fondement et développement du droit », préc., p. 42.
49. Comme l’exclusion du champ politique de toute référence à une morale ou une religion
particulière. Catholique fervent (catholicisme familial renforcé par l’enseignement reçu à l’Institut
catholique de Paris, où il obtient en 1879 sa licence, après avoir intégré en 1877 la Conférence Olivaint,
dominée par les jésuites), la foi est pour lui un acte personnel. Le droit doit pouvoir « se concilier avec
toutes les croyances » en demeurant indépendant d’elles. Alors il constitue un « patrimoine commun »
unissant les citoyens dans « une même conception juridique et sociale » (R. Saleilles, « L’origine du
droit et du devoir », préc., p. 263).
50. Ibid., p. 263.
51. Ibid., p. 261.
52. Ibid., p. 260.
53. R. Saleilles, RIE 1902, t. 44, p. 105.
54. R. Saleilles, « Le Code civil et la méthode historique », préc., p. 110.
55. R. Saleilles, Introduction à l’étude du droit civil allemand, Paris, 1904, p. 121.

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tion du droit est nécessaire, elle ne doit pas empêcher tout mécanisme d’individualisa-
tion56, quitte à mettre en cause le droit commun57 en renonçant à la « superstition »
dont il faisait l’objet en 1804. La loi manque de souplesse quand elle impose l’unifor-
mité là où conviendrait parfois mieux un « régime [...] élastique58 ». Chaque pro-
blème social mérite sa réglementation spécifique, ce qui implique non seulement un
droit propre (par exemple un régime particulier pour le contrat de travail) mais
aussi, pourquoi pas, des instances ou juridictions spéciales. Saleilles appelle ainsi à la
création d’une commission des fondations, de commissions des aliénés59 et prône
l’installation en France d’équivalents des tribunaux des tutelles allemands, parce que
seul le « pouvoir social » peut départager les pouvoirs égaux des membres de la
famille60.

II. UNE RÉALISATION MÉTHODIQUE DU DROIT

Saleilles n’explique pas clairement si la conscience collective produit des règles déjà
juridiques ou seulement des tendances à traduire en solutions juridiques positives.
Certes, c’est bien dans la « conscience morale du peuple » que se trouve « la couche
profonde au sein de laquelle les idées de justice se formulent en principes de droit »61.
De même, « les rapports de droit sont des créations de la conscience collective des
individus unis en société62 ». Néanmoins, exception faite de la coutume63, il est
nécessaire qu’intervienne un organe de formalisation, qui révèle mais aussi adapte,
par l’interprétation, ces tendances.

56. En réalité, il s’agit là d’arguments susceptibles de servir la cause des réformes préconisées. La
prise en compte du point de vue social justifie en général des entorses à la capacité ou à la liberté des
sujets de droit (la femme mariée), ou la mise en place de techniques permettant d’éviter le recours
à l’État (fondations). Quant à l’individualisation, elle trouve dans le droit pénal un terrain de prédi-
lection.
57. La méthode sociologique participe de cette mise en cause, de même que la substitution de la
solidarité à l’égalité « telle que le socialisme peut la rêver » (à laquelle il se dit « loin de faire allusion »,
« Les méthodes d’enseignement », préc., p. 326). La solidarité suppose des distinctions entre les indivi-
dus et la diversité des fonctions qu’ils exercent : « vivre par autrui et pour autrui, c’est vivre différem-
ment d’autrui » (ibid., p. 327).
58. R. Saleilles, « Quelques mots sur le rôle de la méthode historique dans l’enseignement du
droit », RIE, t. 19, p. 486.
59. V., A. Colin, « Saleilles et son œuvre en législation positive », L’œuvre juridique de R. Saleilles,
préc., p. 294.
60. R. Saleilles, préf. à L. Lyon-Caen, La femme mariée..., préc., p. XXIX à XXXI.
61. R. Saleilles, « Les méthodes d’enseignement... », préc., p. 325.
62. R. Saleilles, c.-rendu de : R. de la Grasserie, De la classification scientifique du droit (NRHDFE,
XVII, p. 786).
63. La coutume crée « immédiatement [...] du droit positif, du droit déjà bon pour la circulation
et pour la sanction judiciaire » (préface à F. Gény, Méthodes d’interprétation et sources en droit privé posi-
tif, Paris, 1932, I, p. XX-XXI).

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A. L’EXISTENCE NÉCESSAIRE D’ORGANES DE RÉVÉLATION/ADAPTATION DU DROIT

Le droit suppose chez l’individu la conviction d’agir conformément à une règle supé-
rieure qui fonde l’obligatoriété des autres règles. Celle-ci ne peut trouver sa cause
dans l’homme. Selon les époques, il a pu s’agir de la volonté des Dieux ou d’un chef.
Mais c’est surtout au juge et à la loi que pense Saleilles.
Initialement peu confiant dans la loi, l’achèvement du BGB le convainc de sa
puissance à diriger les progrès du droit, ce qui explique sa prise de position en faveur
de la révision du Code civil64, de la fondation de la Société d’études législatives65
ou sa participation à la commission de révision du Code civil constituée en 1905 à la
Chancellerie par Vallé et au Comité de législation du ministère de la Justice créé par
Cruppi. Mais quelle conception se fait-il de la loi ?
Comme cause extérieure à l’homme, son caractère obligatoire ne repose pas
exclusivement sur le consentement des individus donné au moyen d’un prétendu
contrat social (c’est là un apport essentiel de l’École historique que d’avoir définiti-
vement montré l’inanité de la théorie du contrat social66). Elle n’oblige qu’en tant
qu’elle est la mise en forme des réquisits de la vie sociale par les organes constitu-
tionnels chargés d’exprimer la volonté générale de la nation. Or légiférer n’est pas
gouverner. Il ne s’agit pas de décider (principe majoritaire) mais de chercher la vérité
juridique par une « transaction entre tous les partis67 » (même si, par exemple,
Saleilles ne veut pas d’un parti catholique68). La règle proportionnelle, qui permet
de mieux travailler à la pacification des rapports sociaux, devrait s’imposer. Pour les
mêmes raisons, il faut défendre le Sénat et ne pas regarder les chambres comme les
simples mandataires des électeurs. Plus généralement, il faut solliciter l’ensemble des
acteurs sociaux intéressés (juristes, économistes, praticiens, ingénieurs), réaliser des
enquêtes, quitte à rendre prépondérante la part prise par les experts, au détriment
du principe démocratique. Le rôle du législateur n’est donc pas purement passif.
Influencé par Jhering69 mais aussi par le positivisme spiritualiste de Fouillée70,
Saleilles réhabilite l’action, consciente et réfléchie, et la liberté en réaction aux
thèses fatalistes de l’École historique. La « science de la loi », distinguée, conformé-
ment à la méthode du BGB71, de la « science du droit », implique des choix. La
seconde est une science interprétative, entre les mains de la doctrine, tandis que la

64. Bull. Sté d’études législatives, 1905, p. 77.


65. M. Milet, « La fabrique de la loi. Les usages de la légistique sous la IIIe République (1902-
1914) », Les sciences de gouvernement, Paris, 2003, p. 122-141.
66. R. Saleilles, « L’origine du droit et du devoir », préc., p. 249.
67. R. Saleilles, « La représentation proportionnelle », RD publ. 1898. 387 à 390.
68. R. Saleilles, « Le régime juridique de la séparation », Revue des institutions cultuelles, 1907,
p. 200.
69. Jhering (Geist des römischen Rechts, 4e éd., I, p. 25) en effet lie indéfectiblement le droit à la
liberté humaine.
70. La société est un « organisme qui se réalise en se concevant et en se voulant lui-même »
(La science sociale contemporaine, 5e éd., Paris, 1910, p. 115).
71. Alors que la tradition française classique affirme que le principe qui sous-tend la loi fait
corps avec elle.

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Raymond Saleilles : le droit, la méthode et la postérité 179

légistique consiste dans l’analyse de la « valeur sociale » de tout projet de loi. Le


législateur tranche seul les problèmes sociaux en se demandant si sa solution est,
« en soi et socialement », bonne ou mauvaise, conforme au but recherché, sans s’in-
quiéter de savoir si elle se concilie avec la conception doctrinale dominante qu’on se
fait d’une institution juridique.
Le regard ainsi porté sur la loi est cependant paradoxal. S’il alimente sa mise en
cause, par la critique de son monopole (réhabilitation de la coutume), il favorise
aussi une re-légitimation de la loi : la valeur de la loi ne se fonde pas sur le fait qu’elle
est l’expression d’un pouvoir souverain, l’acte d’un parti, mais qu’elle procède de la
conscience nationale. Elle s’en trouve dépolitisée72.
De son côté, le juge non plus ne se contente pas d’enregistrer passivement un
droit inorganique qui s’imposerait à lui73. Comme le législateur, il fait œuvre de tran-
saction74. Sans lui, la loi n’est qu’un « texte mort », « des mots écrits, pas autre
chose » ; « par elle-même », elle « a très peu de valeur ». Le droit réside moins en
effet dans des énoncés (droit civil « théorique et abstrait ») que dans le résultat
auquel parvient l’interprète (droit civil « vivant »), dont la valeur tient à son adé-
quation à la réalité sociale du moment. La loi ne devient droit qu’à partir du moment
où, en s’appliquant à une espèce, elle s’y adapte75. Et comme l’application est inter-
prétation et que l’interprétation est adaptation, l’absolue conformité d’un jugement à
la lettre de la loi est théoriquement impossible.
Saleilles cependant met en garde. Il ne suffit pas d’une simple iniquité « pour
que le juge, de son autorité propre, ait qualité pour abroger les textes, les fausser76 ».
In abstracto, la jurisprudence n’est pas « une source autonome à côté de la loi77 ».
In concreto, en revanche, tout dépend du degré de précision de la loi. Si la loi n’a pas
parlé, la solution est à chercher dans les données produites par l’observation de la
réalité sociale. Si elle a parlé clairement et sans ambiguïté, alors l’interprète vient
buter sur la lettre de la loi. La juge-t-elle mauvaise ? Dura lex, sed lex. C’est donc seu-
lement en cas d’ambiguïté que se pose la question d’une interprétation guidée par les
« réalités de l’heure présente78 ». C’est là que la méthode, renouvelée79, prend toute
son importance.

72. Cette volonté de ne pas mettre la loi sous la dépendance du pouvoir politique d’un jour se
rencontrera également chez Ripert (Le régime démocratique et le droit civil moderne, 2e éd., Paris, 1948,
p. 415).
73. R. Saleilles, « École historique et droit naturel », RTD civ. 1902. 92.
74. Bull. de la Conférence Bufnoir 1910-1911, Paris, Rousseau, p. 45-46.
75. À rapprocher de M. Planiol, pour qui la loi ne vaut que par son application judiciaire
(Tr. élément., 4e éd., Paris, 1906, I, no 122).
76. R. Saleilles, Lettre à Paul Desjardins (citée par E. Gaudemet, « R. Saleilles », Revue bourgui-
gnonne, 1912, t. XXII, no 4, p. 248).
77. Atti del congresso internazionale di science storiche, 1904, t. IX, p. 17.
78. R. Saleilles, préf. à F. Gény, Méthodes d’interprétation, préc., p. XXIV.
79. Rompant avec l’herméneutique classique, Saleilles ne voit pas dans la loi une volonté mais
un ensemble de mots. Cette textualité justifie la pluralité de sens mais impose une nouvelle méthode.

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180 Raymond Saleilles et au-delà...

B. LA MÉTHODE DE L’INTERPRÉTATION

Puisqu’une science saisit d’abord des objets (ici, des faits sociaux), la méthode doit
s’objectiver pour rendre socialement acceptable le travail de l’interprète en évitant
l’arbitraire. L’interprète, affranchi de la lettre de la loi (« au-delà du code civil
mais par le code civil !..., ce à quoi nous tenons le plus, c’est à “l’au-delà”80 »), ne
doit pas être cependant asservi aux diktats du positivisme sociologique, dont le pro-
gramme « effraie beaucoup81 » Saleilles. Le droit forme un système et la nécessité
d’un impératif moral guidant la marche du droit lui semble évidente82. La démarche
consiste donc à faire une part importante au réalisme sociologique, qui se traduit
par la mise en œuvre de la méthode historique, tout en maintenant celle qui doit
revenir à la raison83 et à la réalisation d’un idéal de justice sociale (dès lors qu’il se
dégage de données objectives telles que celles que la science du droit comparé
permet de découvrir), selon une méthode positive et documentaire (celle de Taine,
écrit Saleilles, ou celle qui sert, à Oxford, à former les gentlemen) au service de la
science universelle.

1. La méthode historique

Le souci du réalisme conduit à privilégier un « point de vue transformiste84 » au nom


d’une évidence : « le sens et la portée des textes changent avec l’évolution des
mœurs et des idées85 ». Comme Josserand86, Saleilles se représente la vie sociale
comme toujours fluctuante87 et le droit comme un organisme, i.-e. « une entité
vivante qui comme la société même progresse et évolue88 ». Rien « n’échappe à l’his-
toire et à la philosophie, le droit moins que toute autre science89 ». Un code,
« lorsqu’il a duré plus d’un siècle, n’est plus au point de l’état économique et des
conceptions sociales qui se font jour90 ». Le droit, malgré des procédés d’investiga-

80. Ibid., p. XXIV.


81. R. Saleilles, « L’origine du droit et du devoir », préc., p. 256.
82. Le droit « ne saurait plus avoir cette haute indifférence qu’il avait cru devoir s’attribuer à
l’égard des idées morales, et particulièrement à l’égard de la plus haute de toutes les morales, celle qui
dérive du christianisme » (Bull. Sté de législation comparée, 1900-1901, t. XXX, p. 235).
83. Chez Labbé par ex. Saleilles avait pu lire avec délectation que « nous estimons que toute loi
écrite est confiée au juriste et au juge, pour être interprétée, développée selon la raison » (S. 1893.
1. 65).
84. L’expression est de Thaler (L’œuvre juridique de R. Saleilles, préc., p. 14).
85. R. Saleilles, « Droit civil et droit comparé », RIE, t. 61, p. 12.
86. L. Josserand, « L’évolution de la responsabilité », Évolutions et actualités : conférences de droit
civil, Paris, 1936, p. 30.
87. F. Tellier, « Le droit à l’épreuve de la société : R. Saleilles et l’idée du droit social », RHFD
1999/20, p. 172.
88. R. Saleilles, « Le Code civil et la méthode historique », préc., p. 120.
89. R. Saleilles, « L’origine du droit et du devoir », préc., p. 241.
90. R. Saleilles, « Méthode historique et codification », in Atti des congreso internazionale di
scienze storiche, Rome, 1904, p. 14.

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Raymond Saleilles : le droit, la méthode et la postérité 181

tion communs91, se distingue donc des autres sciences particulières par le fait que sa
méthode scientifique évolue perpétuellement au rythme des besoins sociaux92.
Cette méthode historique n’est pas la simple conscience du temps qui passe ou
l’érudition (le juriste n’a pas à connaître dans le détail la réalité historique, à l’étu-
dier « en elle-même93 »). Méthode scientifique « par excellence » (dégagée de toute
subjectivité, elle s’en tient aux faits qu’elle classe et dont elle déduit des lois94), elle
initie aux « procédés de la méthode expérimentale, mieux peut-être que ne sauraient
le faire tous les enseignements de la pratique moderne95 ». Elle permet de saisir les
procédés d’évolution par lesquels le droit s’est adapté à certains moments. Si l’étude
du droit romain par exemple, dont Durkheim disait qu’il est une sociologie96, est
pertinente, c’est parce qu’elle donne à voir, à travers les prudents, le fonctionnement
d’une méthode historique d’adaptation des règles et de progrès de l’équité dispen-
sant d’un changement des lois.
Il n’est donc pas question d’un attachement au passé, de rester comme figé « sur
place97 », mais de faire prendre conscience à l’interprète de sa légitimité à recher-
cher dans le présent les motifs de son interprétation98 (ce qui la rend prévisible) : un
présent qui n’est que le résultat du « développement historique de la conscience
nationale99 ». Le lien est ainsi noué entre le juge, la conscience nationale et la loi,
permettant leur mise « au point100 », tandis qu’est rompu celui qui traditionnelle-
ment unit la loi à la volonté du législateur. La loi ne peut être qu’un « organisme qui
se développe et qui porte ses fruits101 ».

2. Le droit comparé102 et l’objectivation du droit naturel

L’homme « a besoin de justice plus encore que de pain ». Cela est vrai « du Français
plus que de tout autre » et « plus encore peut-être des classes déshéritées que de
toutes les autres103 ». Il y a donc un idéal de justice « à réaliser ici-bas104 ». Mais, s’il

91. R. Saleilles, « Les méthodes d’enseignement », préc., p. 317.


92. Ibid., p. 320.
93. Cité par E. Gaudemet (Rev. bourguignonne, p. 232).
94. R. Saleilles, « Le Code civil et la méthode historique », préc., p. 99.
95. R. Saleilles, « Quelques mots sur le rôle de la méthode historique », préc., p. 485, à propos
du droit romain, et quoiqu’il ait servi un temps, reconnaît Saleilles, à soutenir la logique déductive.
96. E. Gaudemet, « R. Saleilles », préc., p. 168. Cette méthode doit s’appliquer aux questions
religieuses pour réconcilier l’Église et les tendances politiques nouvelles (R. Saleilles, La méthode histo-
rique et la Bible, 1903). Mais, comme l’expliquait Newman, le dogme demeure dans son fond comme
vérité immuable.
97. R. Saleilles, « École historique et droit naturel », préc., p. 95.
98. Ibid., no 46.
99. R. Saleilles, De la déclaration de volonté, Paris, 1901, no 80.
100. Ibid., no 81.
101. Ibid., no 43.
102. V., C. Jamin, « Le vieux rêve de Saleilles et Lambert revisité », RID comp. 2000. 733-751.
103. R. Saleilles, « La représentation proportionnelle », préc., p. 402.
104. R. Saleilles, « École historique et droit naturel », préc., p. 99.

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182 Raymond Saleilles et au-delà...

doit se formuler en « conceptions rationnelles, fermes et solides105 », aucune de ses


applications, isolée de son milieu social, ne saurait « prétendre à l’immutabilité en
vertu d’un principe de vérité absolue106 ». La justice elle-même doit se plier aux
transformations économiques et sociales107.
C’est cette idée particulière de la justice que Saleilles appelle le droit naturel,
expression qui recouvre en fait une morale juridique différente de la morale ordi-
naire puisqu’elle comprend des éléments d’essence sociale qui ne sont pas dans la
subjectivité de l’individu (mais dans la conscience nationale, « autorité supé-
rieure108 ») et parce que l’idéal juridique doit être frappé au coin de l’objectivité109.
Ce droit naturel renouvelé s’écarte autant de la tradition des XVIIe-XVIIIe siècles que
du droit naturel thomiste. Il a un pied dans la réalité sociale et ne doit pas être
réfractaire à l’idée d’évolution110. C’est donc logiquement vers la notion de droit
naturel à contenu variable, développée en Allemagne par R. Stammler, que Saleilles
se tourne pour concilier l’École historique et l’École du droit naturel : l’idéal de jus-
tice n’est pas immuable mais reflète le degré d’harmonie qu’atteint une société à un
moment donné. Ce « droit souple, mobile et pourtant vivifié par une idée éternelle
[...] convenait admirablement à la tournure d’esprit de Saleilles111 ». Mais où décou-
vrir ce droit naturel variable ? Saleilles ne répond pas à cette question de manière
univoque. Mais il est possible de voir dans le droit comparé une science susceptible
de le formuler. L’engouement de Saleilles pour le droit comparé s’explique en effet
par une double conviction et répond à un objectif, sans compter le lien évident qu’il
entretient avec l’histoire112. La première de ses convictions, c’est le rôle important
des lois de l’imitation dans l’évolution des sociétés : « chaque peuple d’un même
cycle de culture arrive tôt ou tard, à éprouver les mêmes besoins économiques et
sociaux113 ». Le droit « ne se réforme que par l’imitation des droits parallèles », par
des imitations « réciproques »114. La seconde, c’est que « toute science est forcément
internationale et universelle ». Le juriste doit donc classer et analyser les institutions
juridiques indépendamment de leur origine nationale.
Quant au but du droit comparé, il sert à « marquer un choix, une orienta-
tion115 », qui ne se limite pas à la confection des lois (comme le pensait Bufnoir)

105. R. Saleilles, Les méthodes juridiques, Paris, 1911, p. XIX.


106. R. Saleilles, « École historique et droit naturel », préc., p. 97.
107. R. Saleilles, préf. à F. Gény, Méthodes d’interprétation, préc., p. III.
108. De la déclaration, préc., no 80.
109. R. Saleilles, « École historique et droit naturel », préc., p. 101.
110. J. Charmont, La renaissance du droit naturel, 2e éd., Paris, 1927, p. 175.
111. G. Ripert, Le régime démocratique et le droit civil moderne, 2e éd., Paris, 1948, p. 52.
112. Saleilles prend à son compte la formule de Bufnoir : « le droit comparé est de l’histoire
en marche » (Bull. Sté de lég. comparée, 1890, p. 66). C’est « l’histoire en voie de se faire » (Lettre à
P. Desjardins, préc., p. 237).
113. R. Saleilles, « Droit civil et droit comparé », préc., p. 27. N’oublions pas que Tarde a préfacé
la 1re éd. de L’individualisation de la peine.
114. R. Saleilles, « Les méthodes d’enseignement », préc., p. 327.
115. R. Saleilles, « Conception et objet de la science du droit comparé », Congrès international de
droit comparé tenu à Paris, Paris, 1905, I, p. 177.

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Raymond Saleilles : le droit, la méthode et la postérité 183

mais s’étend à leur interprétation. Il faut connaître le droit étranger tel qu’il est
appliqué par les tribunaux116 dans le but de formuler des types génériques suscep-
tibles de servir de « conception commune pour les réformes législatives à opérer dans
les différents pays117 ». Ces types idéaux, parce qu’ils correspondent à l’état actuel de
la civilisation, ont vocation à remplacer le vieux droit naturel. Ils sont les seuls élé-
ments universels118 imaginables en droit et ne sont le « monopole119 » de personne.
Tout progrès « qui s’accomplit sur le terrain du droit est un progrès pour l’humanité,
partout où il se soit réalisé120 », de sorte que ces éléments doivent être considérés
comme un but, indépendamment de toute considération personnelle121. Mais l’uni-
versalité est-elle l’uniformité ? Les procédés permettant de parvenir au but identifié
« peuvent être divers suivant les civilisations auxquelles ils correspondent » et ce
serait une « erreur », digne de celle du droit naturel classique, que « de vouloir
forcément, pour toutes les institutions, aboutir à la constatation d’un type unique
vers lequel doivent s’orienter les progrès juridiques de l’humanité122 ». En ce sens,
et même si le droit comparé interdit tout « fétichisme123 » des solutions nationales,
celui-ci reste conçu comme une science auxiliaire du droit national, qui aide à
son amélioration par voie législative ou interprétative. Cependant, sans adhérer
explicitement à la notion de droit commun législatif développée par É. Lambert, il
entrevoit la formation d’une science universelle du droit bâtie sur le terrain de l’his-
toire universelle : « il se construit peu à peu, par-delà nos diversités législatives, un
droit commun de l’Europe civilisée qui servira de plus en plus d’axe d’aimantation
pour l’interprétation des jurisprudences locales124 ». Les droits nationaux ne seront-
ils plus alors que des déclinaisons/adaptations de cette science universelle ? Ici trans-
paraît une conception faiblement nationaliste du droit125. À suivre H. Capitant
d’ailleurs, Saleilles n’aurait pas souscrit à l’idée selon laquelle « le droit d’un peuple
lui est inhérent comme le sang à l’individu126 ». Comme l’écrivait Jhering, « la
vie des peuples n’est pas une existence d’êtres isolés » mais « constitue un gigan-
tesque échange embrassant toutes les faces de l’existence humaine127 ». Or il en
est « du droit français comme de la langue française. Il est fait pour donner droit

116. R. Saleilles, Introduction à l’étude du droit civil allemand, Paris, 1904, p. 3.


117. Ibid., p. 395.
118. R. Saleilles, « Le droit commercial comparé », préc., p. 224.
119. R. Saleilles, Introduction à l’étude du droit civil allemand, préc., p. 123.
120. Ibid., p. 122.
121. Cette objectivation finit par éluder le jugement de valeur propre au jusnaturalisme tradi-
tionnel : « je ne discute pas le bien-fondé de cette solution : je me contente d’observer qu’elle se géné-
ralise ; elle s’impose à peu près partout », ce qui suffit à la légitimer (La Réforme sociale, 1898, p. 636, à
propos des lois étrangères qui reportent la conséquence du risque sur l’employeur).
122. Ibid., p. 394.
123. M. Deslandres, « Les travaux de R. Saleilles », préc., p. 269.
124. R. Saleilles, « Les méthodes d’enseignement », préc., p. 328.
125. Après avoir exprimé les données du droit comparé dans les « formules claires » dont il a le
secret, le droit français conservera sa place et son rôle « à la tête du progrès juridique universel ». Il
s’agit donc de ne pas passer « l’hégémonie à d’autres » (R. Saleilles, De la déclaration, préc., p. IX).
126. H. Capitant, « Conception, méthode », préc., p. 68.
127. Jhering, L’esprit du droit romain, trad. Meulenaere, 2e éd., I, p. 6.

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184 Raymond Saleilles et au-delà...

de cité aux idées qui ont une valeur universelle128 ». Pour autant et pour l’heure, il
n’est pas question « de fondre le droit local dans un système comparatif et uni-
fié, dont chaque législation ne serait qu’une branche divergente129 ». Les concep-
tions communes tirées du droit comparé, comme les constructions doctrinales, ne
peuvent « se faire accepter, d’emblée, et en bloc130 ». Il y aurait même « danger » à se
livrer à une « imitation trop hâtive qui risque d’être en contradiction avec les mœurs
nationales131 ». Il faut leur laisser le temps de s’amalgamer à la conscience nationale.
Quoi qu’il en soit, il se dégage de tout cela que le juge n’est pas toujours apte à saisir
lui-même ces données objectives. Il a besoin d’un guide. Telle est la mission de la
doctrine.

3. Une doctrine à l’avant-garde

Comme le juge, la doctrine doit jouer le jeu de l’objectivation et se soumettre à la loi


de l’évolution. L’essence de toute construction juridique est d’être « incessamment
[...] mobile et progressive132 ». L’erreur serait de leur conférer un contenu intangible
et de leur appliquer la « méthode raisonnante133 », formelle. Leur caractère nécessai-
rement évolutif l’interdit134. Ainsi se justifie la différence entre les principes trans-
cendants et les principes de technique juridique. Bien qu’il dénonce avec Jhering
l’abus des constructions juridiques, Saleilles reste convaincu de leur nécessité135. Il
leur fait une part « irréductible136 », qu’explique l’esprit français : « nos cerveaux
français sont trop bien bâtis pour pouvoir se passer d’unité logique137 ». Définies
comme la « discipline intellectuelle » qui domine la réflexion sur telle institution
juridique138 ou la « dominante d’une institution juridique139 », elles mettent en « for-
mule positive » les d’idées « rationnelles, tirées du point de vue social140 ». À travers
elles s’opère la traduction des données sociales en données juridiques, grâce à l’inter-
cession de la raison. Résoudre une question de droit, c’est expliquer les textes par
des concepts et constructions théoriques qui les rattachent à un « principe de
raison141 ». Mais le droit est aussi « avant tout » une science sociale, une science « de
pratique », qui « n’a rien à voir avec les concepts purs142 » ! Contradiction ? Peut-

128. De la déclaration, préc., p. IX.


129. R. Saleilles, « École historique et droit naturel », préc., p. 112.
130. R. Saleilles, De la déclaration, préc., p. VIII.
131. R. Saleilles, « Droit civil et droit comparé », préc., p. 28.
132. Ibid., p. 22.
133. Préf. à F. Gény, Méthodes d’interprétation, préc., p. XVIII.
134. R. Saleilles, préf. à Les méthodes juridiques, préc., p. XX.
135. R. Saleilles, « Quelques mots », préc., p. 496.
136. R. Saleilles, préf. à L. Lyon-Caen, La femme mariée allemande, Paris, 1903, p. XIII.
137. R. Saleilles, préf. à Les méthodes juridiques, préc. p. XVIII.
138. R. Saleilles, « Un livre d’introduction générale... », RIE, t. 34, p. 526.
139. R. Saleilles, préf. à L. Lyon-Caen, préc., p. XVII.
140. R. Saleilles, « Droit civil et droit comparé », préc., p. 20.
141. Ibid., p. 19.
142. R. Saleilles, De la personnalité, préc., p. 621.

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Raymond Saleilles : le droit, la méthode et la postérité 185

être, sauf à combiner les principes, éléments stables du droit, et le réalisme143. Si le


droit ne peut se passer de logique144, la logique n’est pas un procédé d’investigation
scientifique145. La réalité doit donc être cherchée là où elle se meut et, des faits, il
faut ensuite remonter aux principes : « faisons-nous des principes qui correspondent
aux faits que nous aurons observés146 », admettons des dérogations autant que « les
faits en exigeront147 » et acceptons de faire « brèche aux principes » qui entrent en
contradiction avec elle pour en chercher d’autres, conformes cette fois aux lois
sociales et à l’intérêt général148 ! Le raisonnement logico-déductif n’est pas pour
autant répudié. Le principe abstrait de la réalité, vient le moment de déduire « les
conséquences logiques qu’il comporte149 ».
Un principe est donc un « a posteriori qui résultera de la loi » et non « un a priori
qui domine la loi150 ». Le terme loi est pris ici au sens large, car le juriste doit puiser
non seulement dans les solutions législatives151 mais dans toutes les parties du droit
positif152, dans les lois sociales (tendances dominantes de la conscience collective,
qui expriment la prédominance même temporaire de « tel ou tel facteur essentiel de
la psychologie sociale », les directions qu’impose la conscience sociale à un moment
donné153), la « conscience morale du peuple154 » ou les courants d’opinions (qui ren-
seignent sur les exigences de la conscience nationale155 et entretiennent un lien
étroit avec les lois, une loi nouvelle pouvant susciter un courant d’opinion nou-
veau qui fournira à l’interprète ses principes directeurs156). Or, de la même manière
que le rapport entre la loi et la réalité sociale est plus complexe que ce que pensait
l’École historique, puisque la loi157 est à la fois un effet des mœurs et une cause158 de

143. Affirmant que « les hardiesses devraient venir de ceux — la doctrine — qui taillent dans le
vif et qui travaillent dans l’abstrait », Saleilles paraît cependant balayer d’un revers de main le néces-
saire réalisme des constructions doctrinales... (R. Saleilles, « École historique et droit naturel », préc.,
p. 104).
144. R. Saleilles, « Les méthodes d’enseignement », préc., p. 323.
145. La logique ne permet pas de découvrir des vérités mais elle donne des certitudes nécessaires
à l’action.
146. R. Saleilles, Bull. Sté d’ét. législatives, 1904, p. 174.
147. R. Saleilles, Bull. Sté d’ét. législatives, 1909, p. 110.
148. Ce ne sont pas « les nécessités sociales qui se plient à la rigidité d’un seul moule juridique,
mais les moules juridiques qui s’adaptent d’eux-mêmes aux nécessités sociales », R. Saleilles, Annales de
droit commercial, 1897, p. 45.
149. R. Saleilles, « Quelques mots sur le rôle », préc., p. 496-498.
150. R. Saleilles, préf. à L. Lyon-Caen, préc., p. XV.
151. R. Saleilles, préf. à L. Lyon-Caen, préc. p. XVII.
152. R. Saleilles, « Un livre d’introduction générale », préc., p. 526.
153. Ibid., p. 322.
154. R. Saleilles, « Les méthodes d’enseignement », préc., p. 324.
155. R. Saleilles, « Droit civil et droit comparé », préc., p. 10.
156. Par ex., la loi de 1898, en introduisant en droit l’idée du risque professionnel, autorise par
répercussion à interpréter les textes du Code civil dans le sens de l’admission d’une responsabilité fon-
dée sur le risque.
157. R. Saleilles, « Le Code civil », in Livre du centenaire, préc., p. 128 : les codes, qui sont faits
par l’histoire, participent à l’évolution historique « en lui imprimant une orientation nouvelle ».
158. R. Saleilles, « Rapports du droit et de la sociologie », RIE 1904, p. 428.

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186 Raymond Saleilles et au-delà...

leur évolution, les principes peuvent être comparés aux idées-forces dont parlait
Fouillée159. Dans un va-et-vient permanent entre réalisme et constructivisme
(presque au sens que Piaget donnait à ce mot), un double mouvement est à l’œuvre :
fruits de l’observation, ils cherchent à influer en retour sur le milieu juridique en
suscitant des courants d’opinion favorables. La doctrine est en effet légitime à inter-
venir consciemment et activement pour faire tendre l’évolution sociale vers le but
qu’elle propose. Cette tendance à l’actualisation s’affirme à l’attention du législateur
(les principes préparent le terrain aux réformes du droit national s’ils savent capter
avec efficacité l’air du temps, ce qui est plus simple en droit privé, où l’opinion
publique est à la merci des experts160) comme du juge, qui doit statuer conformé-
ment à « l’ensemble des principes juridiques qui sont admis », dans les limites posées
par les termes de la loi (« au-delà du Code civil, mais par le Code civil161 »). Pour le
juge, les principes sont des garanties contre l’arbitraire162. Sans eux, « nous aurions
[...] le Lord chief Justice d’Angleterre, sans avoir, pour garantie, le fond solide et tradi-
tionnel du Common law anglais163 ».
Finalement, il s’agit de postulats intermédiaires acceptés par le sens commun et
pouvant servir de base aux décisions. Gény voyait là une insuffisance164 : parce
qu’elle refuse de reconnaître que ces postulats sont subordonnés à des principes
supérieurs qui ne peuvent être révélés que par la métaphysique165, la doctrine de
Saleilles lui semble incomplète. Elle présente cependant un intérêt majeur : rejetant
toute « référence forcée à un credo philosophique et théologique166 », elle n’empêche
pas le croyant ou le philosophe d’aller chercher la cause première des droits et des
devoirs là où ils le souhaitent...

C. LES CONDITIONS D’EFFICACITÉ DES PRINCIPES

Les principes ont « la frappe du droit167 ». Mais il s’agit moins du droit positif stricto
sensu que de la « science juridique » (à la manière de Bufnoir). Les idées qu’ils tra-
duisent ne s’actualisent qu’à la condition qu’ils s’imposent dans le champ doctrinal,
puis au législateur et au juge. Leur force dépend ainsi des courants d’opinion qu’ils
parviennent à se rallier, dans un champ doctrinal transformé en champ de luttes, à

159. F. Keck, « Le débat sur La morale et la science des mœurs de Lucien Lévy-Bruhl (1903). Le
problème moral, entre philosophie et sociologie », in Le moment 1900 en philosophie, préc., p. 379.
160. V., H. Capitant, « Conception, méthode... », préc., p. 110.
161. R. Saleilles, préf. à F. Gény, Méthodes d’interprétation, préc., p. XIII.
162. R. Saleilles, Lettre à P. Desjardins, préc., p. 168.
163. Ibid., p. 248.
164. F. Gény, « La conception générale du droit, de ses sources, de sa méthode dans l’œuvre de
Raymond Saleilles », in L’œuvre juridique de R. Saleilles, préc., p. 47.
165. Ibid., p. 48.
166. R. Saleilles, « L’origine du droit et du devoir », préc., p. 263.
167. R. Saleilles, RIE 1911, t. 61, p. 23-24. On peut voir là une manifestation concrète de la res-
tauration du juridisme (M. Xifaras, « La veritas iuris selon Raymond Saleilles. Remarques sur un projet
de restauration du juridisme », Droits 2008-47, passim).

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Raymond Saleilles : le droit, la méthode et la postérité 187

l’image de la création du droit lui-même. Faute de trouver un tel relais, de se pro-


pager « suffisamment168 », ils demeurent des « vues purement individuelles169 » que
le juge ne peut « consacrer d’emblée ».
Ainsi se comprend l’action militante de Saleilles et s’affirme l’idée que le droit
est l’instrument nécessaire de la réforme, la forme indépassable d’organisation des
rapports interindividuels170 : « le progrès social ne peut se réaliser que par l’intermé-
diaire du droit171 ». Cette action se déploie au sein de la communauté scientifique,
par la participation à de nombreuses revues, la fondation de la Revue bourguignonne
de l’enseignement supérieur, dont il écrit l’article programmatique où il donne une pre-
mière esquisse de la théorie objective de la responsabilité civile172. À quoi s’ajoute sa
participation aux travaux de la Société des prisons, à la Conférence Bufnoir, dont il
encourage la création173, aux réseaux de circulation des idées (sociétés ou cercles de
réflexion comme l’École de la paix sociale, qui réunit beaucoup de ceux qui fonde-
ront les Semaines sociales, ainsi que la Société d’économie sociale). Il n’hésite pas
non plus à instrumentaliser certaines réunions scientifiques, par exemple le
1er Congrès de droit comparé qu’il organise à Paris et qu’il saisit, G. Sacriste l’a rap-
pelé, comme une occasion de diffuser ses idées constitutionnelles.
Mais le degré d’adhésion dont bénéfice une construction doctrinale ne suffit pas
à l’imposer au juge. Toutes les constructions ne se valent pas174. Pour contenir leur
part de subjectivité (qui ne disparaît jamais175), trois derniers critères permettent de
les jauger. Premièrement, elles doivent être appréciées au regard du principe téléolo-
gique. Le juriste doit avoir en tête « moins le texte que le but social », le but que la
société a voulu à travers la technique ou l’institution en cause176. C’est dans la
perspective de ce résultat que le principe doit être découvert (« on veut d’abord
le résultat, on trouve le principe après177 »). Une construction qui, quoique déduite
logiquement, serait contraire au but de l’institution et en compromettrait la réa-
lisation doit être écartée178. Deuxièmement, la pertinence des principes, comme
celle de la jurisprudence, est fonction de leur aptitude à s’insérer dans le droit
national179, à œuvrer à la « construction d’ensemble qui constitue l’économie du

168. R. Saleilles, « Conception et objet », préc., p. 402.


169. RTD civ. 1900. 273 (c-rendu du Tr. élém. de droit civil de M. Planiol).
170. R. Saleilles, « Droit civil et droit comparé », préc., p. 20.
171. Les autres sciences ne peuvent « prendre contact avec la réalité » qu’en lui empruntant
« ses cadres et ses formules » (ibid., p. 16).
172. Rev. bourg. de l’enseignement supérieur, 1894, p. 647.
173. V., G. Le Béguec, « Les conférences particulières, pépinières de juristes et d’hommes publics,
de la fin du Second Empire à la Belle Époque. Permanences et transformations », in A. Stora-Lamarre,
J.-L. Halpérin et F. Audren (dir.), La République et son droit (1870-1930), Besançon, Presses universi-
taires de Franche-Comté, 2011, p. 108.
174. R. Saleilles, « Les méthodes d’enseignement », préc., p. 314.
175. R. Saleilles, NRHDFE, XVII, p. 786.
176. R. Saleilles, Lettre à M. P. Desjardins, préc., p. 229.
177. R. Saleilles, De la personnalité, préc., p. 45.
178. Ibid., p. VI.
179. R. Saleilles, « La responsabilité du fait des choses devant la Cour supérieure du Canada »,
RTD civ. 1911. 40.

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188 Raymond Saleilles et au-delà...

droit national180 ». Ils doivent « s’harmoniser » avec le droit positif181, grâce notam-
ment à l’analogie, source de cohérence182. Autant qu’une condition, c’est aussi leur
raison d’être. Un texte ne vaut rien à l’état isolé183 mais seulement par sa coordina-
tion, grâce aux principes, à l’ensemble du droit national184. Ce qui fait la juridicité
d’une solution tient donc à la possibilité de son rattachement au système de codifi-
cation185. Or il n’appartient pas au juge de dire en quoi consiste précisément cette
harmonie d’ensemble du droit national186, mais à la doctrine187, de même que, dans
le champ du droit comparé, elle a pour mission d’identifier les voies de pénétration
des types juridiques mis en évidence. Sans doctrine, pas d’ordre juridique.
Troisièmement, ces constructions sont évaluées à l’aune d’un critère de respon-
sabilité sociale, qui pèse sur les épaules du professeur et qui est comme le prix à payer
pour le rôle actif que Saleilles lui donne à jouer. Ce dernier ne saurait se désinté-
resser des « résultats de fait » de ses propositions. Éduquer la jeunesse, n’est-ce pas
lui faire sentir qu’elle n’aura pas le « droit », réfléchissant à un problème juridique,
« d’ignorer les répercussions morales, pratiques et sociales qui peuvent se trouver en
jeu » ? Entre deux solutions, il faut préférer celle qui est en « accord avec les exi-
gences de l’équité ou de la pratique » plutôt que celle qui est « néfaste188 ».

III. POSTÉRITÉ DE SALEILLES

Saleilles jouit d’un rayonnement international incontestable, dont rend compte sa


correspondance avec des collègues suisses ou allemands pour la plupart. Leonhard
traduit en 1905 son Introduction au droit civil allemand. Ses études sur la possession
sont traduites en espagnol en 1909. Pour mesurer son influence au plan interne, on
peut tenter d’identifier quelles sont, parmi toutes ses préconisations, celles qui ont
été consacrées en droit (par exemple sa conception subjective de l’abus de droit ou,
plus tardivement, la révision des clauses pénales excessives189), étant entendu que
certaines sont portées également par d’autres (le risque professionnel, les patri-

180. R. Saleilles, « Droit civil et droit comparé », préc., p. 9.


181. R. Saleilles, préc., p. 322.
182. R. Saleilles, Introduction au droit civil allemand, préc., p. 90-102.
183. R. Saleilles, « Un livre d’introduction générale... », préc., p. 526.
184. R. Saleilles, « Droit civil et droit comparé », préc., p. 13. Par ex., après s’être placé sur le
terrain de l’art. 1382 C. civ. pour fonder la responsabilité de l’employeur en cas d’accident du travail
(en 1897), il vise l’art. 1384, al. 1er, parce qu’il sent que son interprétation de l’art. 1382 C. civ. est trop
éloignée des conceptions généralement admises.
185. R. Saleilles, préf. à F. Gény, Méthodes, préc., p. XI-XII.
186. Ibid., p. 22.
187. Ibid., p. 23.
188. Préc., p. 313 et 324. Comp. Ripert, préf. aux Études de droit allemand, Paris, 1943 : le juriste,
comme homme de science, peut « se désintéresser des conséquences pratiques de ses études ».
189. R. Saleilles, Étude sur la théorie générale de l’obligation d’après le premier projet de Code civil
pour l’Empire allemand, Paris, 1889, no 295.

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Raymond Saleilles : le droit, la méthode et la postérité 189

moines d’affectation) et qu’une consécration n’implique pas nécessairement l’adhé-


sion aux opinions de Saleilles (la réparation forfaitaire de la loi de 1898, voulue par
Saleilles parce que équitable, répond aussi bien à l’idée d’assurance). En revanche, le
risque ne s’est pas substitué à la faute comme fondement de la responsabilité, la
conception classique du contrat n’a pas désarmé, malgré la reconnaissance des
contrats d’adhésion (expression qu’il est l’un des premiers à utiliser), et ses réflexions
sur la déclaration de volonté ont surtout été prises à leur compte par des administra-
tivistes.
En se plaçant cette fois au point de vue de l’histoire de la pensée juridique, il
reste à expliquer le relatif désintérêt de la doctrine pour Saleilles après sa mort. Une
première raison tient au fait qu’il n’a pas rédigé de traité ou de manuel et qu’il n’a pas
de continuateur susceptible d’inscrire son œuvre dans la durée (son élève le plus
réputé, E. Gaudemet, est aussi celui de Gény, dont il finira sans doute par être plus
proche). Lui-même n’a pas prétendu fonder une école190 ni rompre avec ses prédé-
cesseurs. Son récit de l’histoire de la pensée juridique repose sur l’affirmation d’une
certaine continuité, conforme à son souci de la conciliation mais peu apte à faire
émerger sa propre figure191. Souci qui l’incline à réduire les oppositions théoriques à
de simples querelles de mots192 mais qui dilue parfois une pensée qui perd en force et
clarté, ce qu’accentue encore le fait que, après avoir frappé fort, il donne parfois
l’impression d’euphémiser ses propositions (pour leur garantir un succès plus grand ?).
Enfin, après sa mort, le contexte change, les débats théoriques se déplacent, par
exemple pour aborder la question de l’institution et du droit corporatif. La réflexion
de Saleilles ne pouvant être mobilisée sur ces questions, elle est éclipsée par d’autres.
Une deuxième explication tient aux diverses attitudes adoptées envers Saleilles.
L’ouvrage collectif qui lui est consacré à l’initiative de Tissier et Gény193 peint ainsi le
portrait d’un juriste volontaire, énergique et travailleur, soucieux de modération,
jamais schismatique et mettant en œuvre une méthode qui inaugure l’École scienti-
fique censée succéder à l’Exégèse. D’autres ont porté sur son œuvre le jugement
ironique que leur inspirent les partisans de la socialisation du droit : « après l’appel
aux armes de la préface, la sagesse des propos dément la hardiesse du titre. Il arrive
même que l’auteur déplore les innovations que l’on s’attendait à lui voir louer »,
écrit Ripert. En fait, plusieurs attitudes sont adoptées, à commencer par l’indiffé-
rence. Après guerre, il est notable que l’Introduction générale à l’étude du droit de
J. Brèthe de la Gressaye et M. Laborde-Lacoste, dans les nombreuses pages qu’elle
consacre au droit comme science sociale ou morale, n’évoque pas Saleilles mais

190. Le rôle du professeur n’est pas de donner la vérité « toute construite dans l’étalage d’un sys-
tème d’école », mais de fournir des pistes de réflexion et inciter à sortir de soi « pour s’assimiler le
monde extérieur » (R. Saleilles, « Fondement et développement du droit », préc., p. 45).
191. Pour lui, l’Exégèse se réduit à Laurent. Demolombe est déjà le « chef initial » de l’école pro-
gressive et scientifique à laquelle il dit appartenir (R. Saleilles, « Droit civil et droit comparé », préc.,
p. 24).
192. Par ex. : R. Saleilles, « La responsabilité du fait des choses... », préc.
193. D’après E. Gaudemet, « R. Saleilles », préc., p. 164.

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190 Raymond Saleilles et au-delà...

Gény et Ripert, tandis que les éditions du Droit civil français d’Aubry et Rau par
Esmein et Ponsard, quand elles évoquent la notion de droit, ne disent rien de Saleilles
non plus194. Dans le chapitre VII consacré à la charge des risques dans Le régime
démocratique et le droit civil moderne, Ripert signale Josserand et Duguit, mais pas
Saleilles, et c’est Méthodes d’interprétation... qu’il considère comme le livre capital du
commencement du XXe siècle. Enfin, quand ils relatent l’évolution de la responsabi-
lité pénale depuis 1880, les frères Mazeaud, aidés de Tunc, ne mentionnent pas
même L’individualisation de la peine195. Est aussi révélateur de ce que Saleilles n’est
alors plus vraiment lu, du moins pas compris, le fait que R. Savatier, dans son Cours
de droit civil, qualifie « historique » la méthode qui consiste à rechercher la pensée du
législateur en partant des travaux préparatoires196...
La deuxième attitude consiste en une opposition frontale. Outre les critiques
ponctuelles (celle du contrat d’adhésion, qui ne sert pour Ripert qu’à justifier l’ex-
tension de l’ordre public, ou celle de la déclaration de volonté, doctrine nouvelle qui
n’a pas l’avenir pour elle, estime Planiol), on l’accuse, malgré les négations de
Thaler197 puis de Gaudemet198, de germanisme. L’accusation est lancée par É. Lam-
bert, qui s’en prend à ceux qui montrent une trop grande « complaisance aux rites et
aux modes de l’érudition germanique199 », relayée par Bonnecase200 puis, après la
Libération, par Ripert, qui estime que Saleilles a fini par prendre les défauts du
BGB201. On l’accuse aussi de relativisme : son droit naturel variable (qui ne gêne pas
Josserand ni Colin et Capitant202 et dont on peut encore trouver la trace diffuse chez
Savatier203) l’oppose à Planiol204 et, après la Grande Guerre, à la vigueur recouvrée
du positivisme. Il lui vaut les critiques des partisans de la doctrine de la justice205 et de
ceux qui estiment qu’il n’insiste pas assez sur l’inspiration morale (donc chrétienne)
du droit206. Ripert par exemple ne voit là qu’un outil de laïcisation du droit, négation

194. Par ex. la 7e éd., 1964.


195. Tr. théorique et pratique de la responsabilité..., 6e éd., Paris, 1965, I, no 64 s.
196. Cours de droit civil, 2e éd., Paris, 1947, I, no 18.
197. E. Thaler, avant-propos à L’œuvre juridique de R. Saleilles, préc.
198. E. Gaudemet, « L’œuvre de Saleilles et l’œuvre de Gény », préc., p. 9.
199. É. Lambert, L’Institut de droit comparé. Son programme. Ses méthodes d’enseignement. Leçon
faite à la séance d’inauguration, Lyon, A. Rey Imprimeur, 1921, p. 6.
200. Du germanisme au romantisme, il n’y a qu’un pas que Saleilles aurait franchi, ce qui l’a
détourné de toute « solution ferme sur le problème du droit » et voué son œuvre à un succès « éphé-
mère » (Science du droit et romantisme, Paris, 1928, no 231).
201. G. Ripert, Le régime démocratique, préc.
202. Cours élémentaire de droit civil français, Paris, 1934, I : le droit naturel est « essentiellement
variable et progressif », no 3.
203. Cours de droit civil, Paris, 1947, I, no 19 : le droit naturel se modifie à chaque époque en fonc-
tion « des besoins et des facultés de l’homme ».
204. Lequel proclame encore que le droit naturel est « simple et immuable », Tr. élément., préc.,
I, no 7.
205. Développée par J. Dabin, critique à l’endroit de Stammler, donc de Saleilles. V., J. Brèthe
de la Gressaye et M. Laborde-Lacoste, Introduction générale à l’étude du droit, Paris, 1947, no 50.
206. Gény également lui reproche d’avoir voulu rompre avec la transcendance. C’est dire si la
pensée profonde de Gény, contrairement à celle de Saleilles, repose sur l’idée d’une nature des choses
et fait appel à un credo.

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Raymond Saleilles : le droit, la méthode et la postérité 191

de toute transcendance207 : Saleilles n’aura été que l’allié objectif de la législation


républicaine, législation des faibles contre les forts, et s’est discrédité pour avoir
voulu passer pour un homme de progrès, « imbu des idées démocratiques », clamant
que le droit « doit devenir social208 ».
Au relativisme s’ajoute le reproche du réalisme sociologique. Saleilles aurait
oublié que la conscience nationale n’est pas capable de produire une règle de droit
parce qu’une règle de droit est une construction209 ; « grand maître » de la sociologie,
il aurait préféré le changement à la constance des sentiments humains et légitimé le
« fatalisme » en refusant de diriger et d’ordonner, juge Ripert. C’est oublier que
Saleilles lui-même réhabilitait, à côté de l’observation, la volonté. Peu importe :
consacrer le premier chapitre des Forces créatrices du droit au « statisme du droit » est
une réplique cinglante à tous ceux qui, comme Saleilles, ont insisté sur le caractère
nécessairement évolutif du droit.
Enfin, une dernière attitude consiste à rendre hommage tout en reprochant
l’inachèvement et l’imprécision de l’œuvre. L’œuvre juridique de R. Saleilles en four-
nit un bel exemple. L’ouvrage en effet n’est pas une hagiographie. Dès l’avant-propos,
Thaler regrette le « vague d’un certain nombre de ses théories210 », puis Gény se
montre assez critique, pointant les faiblesses et le caractère embryonnaire, au point
de vue théorique, de l’œuvre de Saleilles. Il le blâme au fond de ne pas avoir accompli
ce qu’il a lui-même réalisé dans ses ouvrages, i.-e. un exposé ex professo de ses prin-
cipes, qui finalement ne se découvrent que de manière presque accidentelle et
manquent de « cet esprit, doctrinal et synthétique, qui pût en faire une théorie
complète211 ». À force de pointer les lacunes ou les contradictions, s’insinue l’idée
que l’œuvre manque de cohérence. Saleilles a ouvert des chantiers, mais il n’a pas
laissé « une technique du droit solidement établie212 ». Agitateur d’idées, selon l’ex-
pression de Gény dans les Études offertes à G. Ripert, il aurait été davantage fait pour
« conquérir que pour organiser, pour donner l’élan que pour le diriger213 ». Ses idées
méritent donc d’être précisées, à commencer par sa conception du droit et du droit
naturel, que Gény critique implicitement lorsqu’il explique que seules les sources
formelles du droit font véritablement le droit positif214, et que Gaudemet finit par
considérer comme « définitivement » dépassée par les travaux de Charmont (qui ne
le cite que très rapidement dans sa Renaissance du droit naturel sans discuter ses posi-

207. G. Ripert, Le régime démocratique, préc., p. 52.


208. Ibid., p. 57.
209. J. Dabin, Philosophie de l’ordre juridique positif, Paris, 1929, no 2.
210. E. Thaler, in L’œuvre juridique de R. Saleilles, préc., p. 9.
211. F. Gény, in L’œuvre juridique de R. Saleilles, préc., p. 8.
212. Ibid., p. 9.
213. Ibid., p. 10.
214. F. Gény, Science et technique, III, no 199. Gény finit par trahir Saleilles : dans les Études Capi-
tant, il vante les mérites de la force pour la réalisation du droit et prend ses distances avec le droit
naturel, idéal imparfait, et dans ses Ultima verba, en 1951, il estime que le droit positif est le seul droit
complet en tant que droit, parce qu’un droit sans force est imparfait.

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192 Raymond Saleilles et au-delà...

tions, alors que Gény a droit à un chapitre entier) et surtout ceux de Gény215. De
même, sa « philosophie méthodologique du droit » a vieilli216. À travers ces préci-
sions pointe parfois une volonté de cantonnement, voire de refoulement217. La
volonté unilatérale est ainsi limitée à ses applications jurisprudentielles. Lui faire
jouer un rôle général serait soit inutile (certaines des techniques qu’elle permet
d’expliquer peuvent être fondées sur un autre principe) soit dangereux, explique
Gaudemet. À la théorie de la responsabilité objective, certes « séduisante », il faut
aussi « apporter des atténuations et des nuances, tout en conservant le principe ».
Pour apprécier dans quelle mesure le « principe » est conservé, il suffit de lire Gau-
demet : « la formule même de la responsabilité objective en tant que formule géné-
rale doit être modifiée », parce qu’elle est « un peu brutale218 »... Reprenant Gény,
qui lui-même généralise le critère proposé par Ripert pour les rapports de voisinage,
la notion d’acte anormal est ainsi substituée à celle de risque, afin de rapprocher les
résultats pratiques de la théorie objective de ceux de la théorie classique. Quant à
l’interprétation de la loi, la plupart de ceux qui rendent hommage à Saleilles en 1914
renoncent à sa méthode évolutive, parce qu’elle est susceptible de dépasser la « juste
mesure219 » et de ne plus garantir à la loi sa stabilité et sa fixité220. Revenant à l’idée
que la loi est une volonté221 et que c’est cette volonté qu’il faut interpréter, ils
renouent avec l’herméneutique classique et l’importance des travaux prépara-
toires222. Indifférence, critique, refoulement : telles sont les causes du relatif oubli
dans lequel Saleilles a été maintenu, et avec lequel il était temps de rompre.

215. Gaudemet n’a de cesse de lier la pensée de Saleilles à celle de Gény, pour déclarer que le
second a dépassé le premier, faisant apparaître plus crûment encore les failles de certaines de ses
conceptions (« L’œuvre de Saleilles et l’œuvre de Gény », préc., p. 5 et 7).
216. Ibid., p. 8.
217. Lequel est aussi à l’œuvre à travers le silence curieusement gardé par Gaudemet dans sa
Théorie générale des obligations, Paris, 1937, à propos de l’abus de droit (Saleilles n’est cité que lorsqu’est
évoqué d’un mot le BGB) et de la responsabilité du fait des choses. Le lecteur de la Th. générale sera
aussi étonné, en lisant la section consacrée aux accidents du travail, d’y trouver une analyse précise de
la théorie contractuelle de Sainctelette, mais rien à propos de Saleilles.
218. E. Gaudemet, Théorie générale, préc., p. 312.
219. H. Capitant, DH 1930, chron., p. 29.
220. J. Charmont, La renaissance, préc., p. 192.
221. La loi est, dit Gény, « l’expression d’une volonté intelligente ». Son interprétation doit donc
« réagir contre les déformations issues du mouvement social » et « reconstituer cette volonté dans sa
pureté et son énergie premières ». De là le recours aux travaux préparatoires (Méthodes, préc., I, no 97),
envers lesquels seul Capitant finit par se montrer critique (DH 1935, chron., XX).
222. Paradoxalement, c’est, outre Josserand, Ripert qui paraît ici le moins infidèle à Saleilles,
quand il explique que le juge doit « tenir compte de l’état de choses existant » au moment où il applique
la loi. Durant tout le temps de son application, la loi « échappe à la domination de son créateur »,
G. Ripert, Les forces créatrices du droit, Paris, 1955, p. 384.

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