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COLLOQUES

L’impropriété à destination
COMPAGNIES

Entre le fait technique et le droit


Colloque organisé par le Collège régional des experts architectes
de l’Ouest (CREAO), l’un des sept collèges régionaux du Collège
national des experts architectes français (CNEAF), le 25 novembre
2022 à l’École des avocats du Grand Ouest (EDAGO) sur le campus
de Ker Lann à Bruz (Ille-et-Vilaine).

PROPOS INTRODUCTIFS pas vocation à être soumis à la garan- Xavier Ménard, architecte DPLG et ex-
Assurer la formation, les rencontres tie décennale. Depuis, l’ordonnance de pert près la cour d’appel de Rennes.
et les échanges sur des thèmes tech- juin a redéfini les dispositions de L’impropriété à destination peut être
niques et juridiques ainsi qu’entretenir la loi Spinetta en bannissant cette notion caractérisée par le constat de désordres
des liens avec les instances judiciaires, et en réglant les questions des ouvrages visibles à l’œil nu, une non-confor-
civiles et administratives et les orga- sur l’existant et de l’indissociabilité des mité aux dispositions du Code de la
nismes professionnels est la vocation biens matériels d’équipement mais sans construction et de l’habitation (CCH)
du collège, tant régional que national, pour autant régler la question de l’im- ou le non-respect des normes. Sont no-
résumée par le président du CREAO, propriété à destination. tamment constitutifs d’une impropriété
Pascal Meignen, architecte DPLG et à destination : toute pénétration de l’air
expert près la cour d’appel de Rennes 2. L’ÉVOLUTION DE LA NOTION et de l’eau ; des températures anormale-
et la cour administrative d’appel de D’IMPROPRIÉTÉ À DESTINATION ment basses à l’intérieur d’un ouvrage
Nantes, avant que l’animatrice du col- DANS LES DÉCISIONS (une évolution due à la règlementation
loque, maître Corinne Samson, avocate JURISPRUDENTIELLES environnementale 2020 oblige aussi à
au barreau de Nantes, n’introduise l’ob- 2.1. Quelques exemples garantir aux occupants une température
jet de cette rencontre : « L’intégration d’impropriétés acceptable en cas de fortes chaleurs) ; la
de la notion d’impropriété à destination « a mission confiée par le u e l’ex- panne ou l’inadéquation d’équipements
dans la loi Spinetta a consacré la juris- pert consiste à dire si les désordres de chauffage ou de climatisation ain-
prudence en matière de vente en état constatés sont de nature à rendre l’en- si que de nouvelles impropriétés liées
futur d’achèvement (VEFA). L’abon- semble de l’ouvrage impropre à sa des- aux défauts d’accessibilité ou à des dé-
dante jurisprudence qui y est attachée tination, étant précisé que l’ouvrage sordres esthétiques.
ne peut que résulter de son imprécision comprend des éléments constitutifs et La garantie décennale peut égale-
qui la soumet à l’évolution des mœurs des éléments d’équipement dissociables ment être mobilisée en présence d’une
et à l’appréciation du juge, lequel fonde ou non, à l’exclusion de ceux destinés à non-conformité sans désordre lorsque
sa décision sur le rapport d’expertise. » une activité professionnelle », explique l’on acquiert la certitude que le seuil

1. L’INTÉGRATION DE LA NOTION
D’IMPROPRIÉTÉ À DESTINATION
DANS LA LOI SPINETTA
Maître Patrick de Fontbressin, avocat
au barreau de Paris, revient sur la no-
tion de sécurité juridique pour l’accé-
dant à l’origine de la loi Spinetta qui
contraint les entreprises du bâtiment à
l obligation de s assurer afin de couvrir
les travaux d’ordre décennal et le maître
d’ouvrage à souscrire une assurance
dommages-ouvrage (DO). Entretemps,
la jurisprudence est allée au-delà des in-
tentions du législateur en utilisant la no-
tion de « travaux de construction1 » qui
a fait entrer dans le champ d’application
de la loi des ouvrages tels que les VRD Maître Corinne Samson, animatrice du colloque et avocate au barreau de Nantes, et
Pascal Meignen, président du CREAO, architecte DPLG, expert près la cour d’appel de Rennes et
(voirie et réseaux divers) qui n’avaient auprès de la cour administrative d’appel de Nantes.

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De gauche à droite : Xavier Ménard, architecte DPLG et expert près la cour d’appel de Rennes ;
Brigitte Delapierregrosse, présidente de la quatrième chambre à la cour d’appel de Rennes ;
maître Étienne Groleau, avocat au barreau de Rennes.

de gravité sera atteint à court ou moyen les marges de tolérance s’avèrent plus bâtiment le rend impropre à sa des-
terme. souples. Si la question des désordres tination (21 septembre 2022, n° 21-
futurs se heurte à l’impossibilité pour 20.433).
2.2. Le juge, l’expert et les experts d’établir avec certitude des • infiltration d eau en cas de dé-
l’impropriété prévisions quant à la survenance d’un sordre il existe une impropriété à des-
« Telle qu’elle est appréhendée par le désordre, la loi Spinetta a cependant tination (14 mai 2020, n° 19-10.921)
juge, l’impropriété à destination reste institué une présomption de responsabi- mais même sans désordre le non-res-
une notion essentiellement juridique lité du constructeur encadrée par la ju- pect des normes peut donner lieu à
alimentée par des constatations tech- risprudence qui a développé les notions une mise en conformité à la charge
niques. Elle présente cependant une exonératoires d’immixtion fautive et de du constructeur (10 juin 2021, n° 20-
ambiguïté dans la mesure où il est de- prise de risque consciente. L’esprit de 15.277).
mandé à l’expert de la caractériser la loi Spinetta s’inscrit dans une évo- • L’installation de chauffage : un dys-
alors même qu’il lui est interdit de se lution sociale tendant à la protection fonctionnement est susceptible d’en-
prononcer sur un point juridique », du non-sachant à l’égard du profes- traîner une impropriété à destination
constate Brigitte Delapierregrosse, pré- sionnel, dans un contexte d’augmenta- en raison de la récurrence des pannes,
sidente de la quatrième chambre à la tion des normes et de la technicité de de leur gravité et des conséquences
cour d’appel de Rennes. la construction. La Cour de cassation (26 novembre 2020, n° 19-17.824).
L’impropriété à destination est ca- confirme cet é ard que le respect par • Les places de stationnement exi-
ractérisée par la présence démontrée le constructeur des normes en vigueur gües : (20 mai 2015, n° 14-15.107)
d’un ouvrage, d’un désordre ou d’une ne s’oppose pas à la caractérisation l’impropriété s’applique ou pas en
non-conformité contractuelle. Les élé- d’une impropriété à destination. » fonction de la capacité à accueillir
ments d’équipement ne constituant pas « un véhicule de tourisme couram-
un ouvrage, l’impropriété à destination 2.3. Petit inventaire ment commercialisé ».
ne peut être constituée que s’ils rendent jurisprudentiel • Les mauvaises odeurs et le bruit :
l’immeuble dans son ensemble inapte à En commentant quelques arrêts signi- (11 mai 2022, n° 21-15.608) l’impro-
l’utilisation prévue. « Dès lors, si l’ex- ficatifs de la troisi me c ambre civile priété est avérée si des émanations
pert a identifié avec certitude un risque de la Cour de cassation, maître Étienne nauséabondes présentent un danger
d’incendie, de chute, d’inondation ou Groleau, avocat au barreau de Rennes, pour la santé tandis que la responsa-
qu’il a relevé une absence de respect se propose d’illustrer le fait que si l’im- bilité décennale du constructeur peut
des normes parasismiques ou d’acces- propriété à destination est appréciée être retenue dès lors que les émissions
sibilité et d’une manière générale un souverainement par les juges du fond, sonores constatées rendent impossible
risque pour la santé des personnes, c est la our de cassation qui en vérifie l’occupation d’un logement.
le juge considère que l’impropriété à la motivation. • Le défaut de performance énergé-
destination est constituée en tenant ce- • Le risque incendie : en présence de tique : l’article L.123-2 du CCH a été
pendant compte des exceptions telles panneaux photovoltaïques, le risque rédigé dans le but de mettre en échec
que les locaux annexes pour lesquels avéré d’incendie de la couverture d’un une jurisprudence qui faisait entrer ces

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problématiques dans le champ de la à destination (CE, 31 mai 2010, n° nant les dommages évolutifs, l’expert ne
garantie décennale. 317006). peut pas se contenter d’indiquer dans
• Le risque d’éboulement et la son rapport que la gravité du dommage
construction en zone inondable : si le 3. QUELLES CONCORDANCES se manifestera dans un avenir prévi-
risque d’éboulement est certain dans ENTRE LA NOTION TECHNIQUE sible mais il doit dater l’apparition des-
le délai décennal et qu’il met en péril DE L’EXPERT ET LA NOTION dits désordres. »
la solidité du bâtiment et la sécurité de JURIDIQUE ? Les arguments de l’expert doivent
ses occupants, cela constitue un dé- 3.1. Le rapport de l’expert au permettre au juge de dire si l’improprié-
sordre actuel et donc une impropriété à cœur de la vision technique té à destination peut être retenue ou non
destination caractérisée (12 septembre Béatrice Rivail, présidente du tribunal en tenant compte des conséquences is-
2012, n° 11-16.943). Pour l’implanta- judiciaire de Rennes, commence par ci- sues de la mise en œuvre de la garantie
tion d’une maison dans une zone inon- ter l’article 238 du Code de procédure décennale, des questions de prescrip-
dable, la qualification de vice cac é civile (CPC) qui énonce la prohibition tion et d’indemnisations versées par les
engageant la garantie décennale du des appréciations d’ordre juridique par assureurs. En cas d’absence de conclu-
constructeur est retenue (8 avril 1998, l’expert, avant de préciser qu’aucune sions expertales, de localisation précise
n° 96-12.119). disposition ne sanctionne de nullité ou encore d affirmations non éta ées ou
• La non-conformité aux normes pa- l’inobservation de cette interdiction. incomplètes, l’impropriété à destination
rasismiques : en dépit d’un arrêt de « La confusion couramment rencontrée ne peut être retenue.
principe de la Cour de cassation de dans les rapports d’expertise entre les
2011, depuis l’arrêt n° 17-19513 du 5 faits et le droit peut résulter du fait que 3.2. Les désordres esthétiques :
juillet 2018, les non-conformités aux l’expert est tenu de répondre aux ques- quelques discordances
normes parasismiques ne sont plus tions qui lui sont posées dans le cadre Pour maître Christian Maire, avocat au
vues comme une impropriété à desti- de sa mission même s’il ne lui appar- barreau de Vannes, si les articles 232 et
nation. tient pas de déterminer l’impropriété à 237 du Code de procédure civile – orga-
• La notion de destination convenue destination. » nisant le recours à l’expert pour éclairer
ou contractuelle : si la jurisprudence Sous certains aspects les notions les tribunaux – ne posent généralement
s’oriente de plus en plus vers l’appli- techniques et juridiques peuvent s’ac- pas de difficultés particuli res dans la
cation de l’impropriété à destination, corder, ainsi la violation des règles de détermination de l’impropriété à des-
celle-ci s’apprécie au regard de la l art constatée par l expert peut suffire tination, il s’avère plus compliqué de
nature du local ou de la convention caractériser l’impropriété à destination. suivre cette ligne directrice en matière
des parties (5 décembre 2019, n° 18- Cette notion s’apprécie donc au regard de dommages esthétiques.
23.379). des non-conformités et de l’usage nor- Deux arrêts de la cour d’appel de
• Le défaut d’implantation : même mal de l’ouvrage mais également au re- Rennes amènent à un examen de l’ap-
en l’absence de désordre, ce défaut gard de la destination contractuelle pré- préciation potentiellement subjective de
constitue une impropriété à destination vue entre les parties. « C’est notamment la notion de préjudice d’impropriété à
et entraîne une obligation de démo- le cas pour un désordre empêchant le destination par les experts et les juges.
lir (6 décembre 2018, n° 17-28.513). bien d’atteindre le niveau de standing Contre l’avis de l’expert qui conclut à
Cependant, la jurisprudence effectue contractuellement prévu ou encore pour une impropriété à destination résultant
désormais un contrôle de proportion- une altération d’ordre esthétique sus- d’un choix de matériau non adapté et re-
ceptible de perturber le fonctionnement levant un désordre purement esthétique,
nalité en privilégiant la protection du
d’un local usa e spécifique. Concer- l’arrêt n° RG 22/02355 du 27 octobre
maître d’ouvrage et du constructeur au
regard de l’enjeu économique et dans
le respect des réglementations envi-
ronnementales.
• Le défaut esthétique : par principe,
la jurisprudence ne retient pas l’impro-
priété à destination sauf en cas d’ac-
cumulation de désordres et lorsque le
désordre affecte un immeuble consti-
tuant un élément exceptionnel d’un
patrimoine architectural (4 avril 2013,
n° 11-25.198).
• Les désordres futurs : ils sont consi-
dérés par les juridictions judiciaires
comme relevant de l’article 1792 du
Code civil et ne sont donc pas soumis
à la garantie décennale. Le Conseil
d’État estime cependant qu’un dé-
sordre futur, s’il est inexorable et cer-
tain, peut constituer une impropriété Béatrice Rivail, présidente du tribunal judiciaire de Rennes et Christian Maire, avocat au barreau de Vannes.

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esthétique peut revêtir un caractère dé- que cette notion juridique est largement
cennal affectant la destination de l’im- interprétable à la fois par les experts,
meuble lorsque ce dernier est de grande les avocats et les juges, dans la mesure
valeur patrimoniale et que sa restau- où cela se produit dans un contexte qui
ration à l’identique est imposée par voit autant de destinations différentes
l’administration. Pour autant, en juillet qu’il y a d’ouvrages. « La détermi-
2019 la cour d’appel de Paris a réformé nation de l’impropriété à destination
un jugement considérant que des dégâts suppose donc une coexistence entre un
esthétiques consécutifs à l’apparition de critère matériel objectif – atteinte à la
taches sur l’ensemble des ouvrages en solidité ou à l’étanchéité par exemple –
bois d’un appartement n’affectaient ni et un crit re onctionnel confié l’ap-
la fonction attachée à ces éléments de préciation du juge du fond. Cela pose
bois ni leur destination. la question du curseur et du périmètre
« En matière de dommages esthé- définir. n peut en outre se eurter
tiques, les critères communément admis
au cas de “l’inaptitude relative”1 ap-
comme caractérisant une improprié-
plicable par exemple dans le cas de
té à destination dépendent fortement
Hervé Lebreton, architecte DPLG et grincements générés par le parquet
expert près la cour d’appel de Rennes. d’éléments tels que la classification de
de certaines pièces d’un appartement
l’immeuble, sa situation géographique,
et pouvant rendre l’usage impropre à
le coût des travaux ou les attentes du
sa destination. Les chefs de mission
2022 retient que ce désordre visible maître d’ouvrage. Si la caractérisation
de l’impropriété à destination présente
inscrits dans les ordonnances rendues
n’empêche pas l’usage de l’ouvrage
une chance d’issue favorable du dossier par les juges n’ont pas vocation à être
conformément à sa destination. L’autre
judiciaire, elle introduit cependant un plus détaillés parce que les magistrats
arrêt considère que les dommages es-
thétiques dus à la dégradation de l’en- risque d’insécurité juridique et conduit ne disposent ni de la connaissance des
duit sur quatre façades d’un ouvrage à une mobilisation croissante de la res- lieux ni du temps nécessaire pour per-
qui a entraîné – selon l’expert – une ponsabilité décennale et des garanties sonnaliser leurs demandes. Pour leur
importante perte de valeur du bien, ne attachées avec le risque de déséquili- part, les experts n’ont pas forcément
rendaient pas l’ouvrage impropre à sa brer le système assurantiel en raison de intérêt à recevoir des chefs de mis-
destination. l’augmentation des taux de primes. » sion totalement différents d’un dossier
Si les principales jurisprudences sur à l’autre, étant eux-mêmes capables
ce sujet sont relativement anciennes, 3.3. L’impropriété à destination : d’apprécier et de détailler les sujets
elles sont par contre fort bien motivées. une décision judiciaire qu’ils sont censés examiner. Il est dès
Par exemple, le jugement du 13 octobre n l absence de définition légale de lors cohérent de conserver les missions
2008 rendu par le tribunal de grande l’impropriété à destination, Hervé types telles qu’elles sont, c’est-à-dire
instance de Bayonne concernant une Lebreton, architecte DPLG et expert su fisamment précises pour remplir des
villa à Biarritz, retient qu’un désordre près la cour d’appel de Rennes, souligne objectifs conséquents. »

À gauche : Dominique Rémy, rapporteur public à la troisième chambre du tribunal administratif de Rennes.
À droite : Philippe Gounaud, architecte DESA et expert près la cour d’appel d’Angers.

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4. COMMENT LE JUGE DOIT-IL


MISSIONNER L’EXPERT ?
COMMENT L’EXPERT DOIT-IL
RÉPONDRE AU JUGE ET
RÉDIGER SON RAPPORT ?
4.1. Face au juge administratif :
anticiper les questions
Dominique Rémy, rapporteur public
à la troisième chambre du tribunal ad-
ministratif de Rennes, indique que la
question de l’impropriété à destination
se pose également au juge administratif.
« Une partie du contentieux administra-
tif relève du procès fait à un acte par
le biais d’une contestation de la perti-
nence des éléments techniques apportés
par le pétitionnaire. Cette mission ré- Maître Matthieu Caous-Pocreau, avocat au barreau de Nantes et
clame de la précision de la part de l’ex- Stéphanie Laporte, juge à la quatrième chambre civile du tribunal judiciaire de Nantes.
pert mais ne lui en fournit cependant
aucune sur ce qui lui est demandé. Pré-
ciser plus avant le contenu de la mis- tel qu’il était au départ du délai dé- nation dès lors qu’il est affecté dans un
sion implique de connaître le dossier cennal – peut s’interpréter comme une ou plusieurs de ses éléments constitutifs,
au préalable, ce qui n’est pas le cas au forme de renouvellement de la garantie les juges sont également souvent saisis
moment du référé-instruction. D’autre décennale dès lors que le recours en ga- de demandes touchant à l’impropriété
part la définition de la mission renvoie rantie est introduit juste avant l’expira- d’un immeuble à sa destination énergé-
à des concepts juridiques mouvants, tion dudit délai. » tique, c’est-à-dire à sa performance en
voire ous l’impropriété destination matière de consommations d’énergie »,
en est un – et soumis aux évolutions de 4.2. Devant le juge judiciaire constate maître Matthieu Caous-Po-
la jurisprudence. » Si la mission donnée à l’expert pose creau, avocat au barreau de Nantes.
Il est donc demandé à l’expert de un cadre, Stéphanie Laporte, juge à la L’article L.123-2 du CCH prévoit
posséder les connaissances juridiques quatrième chambre civile du tribunal que l’impropriété ne peut être retenue
suffisantes pour tre en mesure de dis- judiciaire de Nantes, souligne le pro- en matière de performance énergétique
cerner de lui-même les éléments dont blème de temporalité dans la mesure « qu’en cas de dommages […] condui-
le juge aura besoin ainsi que de fournir où le délai écoulé avant le jugement ne sant […] à une surconsommation éner-
un récit détaillé et documenté permet- permet pas de préciser les demandes du gétique ne permettant l’utilisation de
tant d’établir le lien de causalité entre juge qui attend de l’expert qu’il lui livre l’ouvrage qu’à un coût exorbitant ».
le dommage et le phénomène qui l’a ses constatations et son analyse. « Cela Dès lors, l’impropriété liée à la perfor-
provoqué. En matière de pluralité de explique l’imprécision de la mission. mance énergétique oblige celui qui l’in-
causes et de partage de responsabilités, Le fait que la justice judiciaire divise voque à se référer aux critères présentés
le juge se trouve contraint de recourir la procédure entre plusieurs juges – ce- par cet article, et non à ceux de l’article
à des décisions arbitraires lorsque le lui qui ordonne la mission, celui qui se 1792, même si le maître d’ouvrage n’a
rapport d’expertise n’indique pas les prononce sur le dossier et celui qui en aucun intérêt à le faire valoir en raison
pourcentages de responsabilités que assure le contrôle – devient dès lors une de son caractère très restrictif. « La no-
l’expert considère comme applicables circonstance a ravante. orsqu’enfin tion d’impropriété à destination en ma-
en situation d’impropriété à destination. le juge récupère le rapport d’exper- tière de performance énergétique risque
Toutefois, lorsqu’une telle répartition tise complet, c’est trop souvent sous la d’être absorbée par celle de la confor-
est établie, encore faut-il que l’expert forme d’un document de médiocre qua- mité à la RE 2020 qui met l’accent sur la
fournisse au juge le raisonnement abou- lité, illustré par des photographies en performance de l’isolation. Cependant
tissant à ce partage. noir et blanc elles-mêmes photocopiées. les maîtres d’ouvrage des immeubles
Il existe des différences notables C’est cependant à partir de cette pièce soumis aux RT 2012 et 2015, ne pou-
entre les interprétations faites par les maîtresse qui doit décrire avec préci- vant plus invoquer de non-conformités
juridictions civiles et administratives. sion les caractéristiques du désordre, dès lors que la performance prescrite
« Ainsi, la jurisprudence administrative qu’il commencera à construire son rai- par ces réglementations est atteinte,
témoigne d’une volonté manifeste d’as- sonnement. » n’ont d’autre choix que d’établir que
surer plutôt la protection des collecti- les critères de l’article L.123-2 du CCH
vités publiques. À l’inverse de ce que 4.3. PERFORMANCE sont réunis, même si cet article n’est
pratique la justice civile, on note qu’un ÉNERGÉTIQUE ET pas cité à l’appui de la demande en jus-
arrêt du Conseil d’État datant de 20152 IMPROPRIÉTÉ À DESTINATION tice. »
– portant sur les dommages évolutifs et « Si l’article 1792 du Code civil institue Ces critères très restrictifs exigent
imposant la remise en état de l’ouvrage l’impropriété d’un ouvrage à sa desti- en premier lieu le constat d’un défaut

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fié ( ) est une référence contrac- CONCLUSION :


tuelle en l’absence de laquelle on peut VERS DE NOUVELLES
se reporter aux règles de l’art, Philippe EXTENSIONS ET UNE
Gounaud, architecte DESA et expert PROCÉDURE PLUS
près la cour d’appel d’Angers, précise CONTRACTUELLE
que par contre la seule non-conformité Si statistiquement, l’impropriété à des-
au ne constitue pas par elle m me tination est la principale porte d’entrée
un désordre. Cela s’avère d’autant plus dans la garantie décennale, elle reste
vrai que les d aujourd ui dif- cependant une notion souple et pro-
fèrent considérablement de ceux édités téiforme, constate Corinne Samson
il y a 15 ans qui excluaient toute appari- en référence aux propos d’Hugues
tion de fissure alors qu il est aujourd ui Périnet-Marquet3 : « L’impropriété à la
admis qu’il s’agit de l’expression d’un destination est tou ours prête ustifier
mouvement naturel ne constituant pas ou à accueillir de nouvelles extensions
obligatoirement un désordre. « De nom- liées à de nouvelles techniques ou ré-
breux exemples illustrent la subjectivité glementations ». Et maître Patrick de
Maître Patrick de Fontbressin,
avocat au barreau de Paris. des critères d’impropriété à destination Fontbressin de conclure : « n défini-
qui s’apprécie non seulement par rap- tive, l’expert se retrouve face au risque
port à la destination originelle du bâ- de ne pas satisfaire le juge avec à la clef
de l’ouvrage ou de l’un de ses éléments timent mais également à l’affectation l’engagement de sa responsabilité. Dès
qui doit conduire à une surconsomma- résultant de la nature des lieux ou de lors, si la question de l’impropriété à
tion énergétique exorbitante après la la convention des parties. Ainsi l’im- destination ne peut être résolue d’em-
prise en compte de toutes les conditions propriété à destination peut résulter blée dans le cadre de l’action en référé,
d’usage et d’entretien appropriées. Dès de l’inadéquation des équipements à la il serait utile en cas de doute que les
lors, il convient de déterminer si les tra- destination des locaux. » parties se réunissent pour échanger.
vaux considérés sont assimilables à la La question de la charge de la preuve De ce point de vue, la procédure par-
construction d un ouvrage. fin d écar- reste posée par exemple dans le cas de ticipative, qui s’inscrit dans une vision
ter l’article 1792 du Code civil, la juris- la surconsommation énergétique dans contractuelle de la procédure, va dans
prudence juge nécessaire de caractériser le cadre de la réglementation thermique le bon sens en permettant d’éviter cer-
les travaux de construction pour appré- ou encore en matière de références tains aléas et incertitudes notamment
cier une surconsommation électrique acoustiques lorsque des décisions de la sur la question des coûts. »
persistante. En second lieu, la surcons- Cour de cassation invalident un juge-
ommation prévue par l’article L.123-2 ment se référant à la norme acoustique
du CCH doit être telle que la dépense plutôt qu’à la perception qu’ont les par- Bibliographie associée
engagée pour atteindre la température ties de l’inconfort acoustique. Dès lors,
prévue dépasse “la juste mesure”, ce qui l’expert n’est plus seulement chargé La responsabilité des constructeurs
reste éminemment subjectif. d’établir un constat ou d’effectuer des concernant les vices cachés, les vices
Il appartient au demandeur de four- apparents, les désordres évolutifs et fu-
relevés de mesures car on lui demande
nir à l’expert judiciaire les pièces justi- turs, colloque co-organisé par le Collège
d’apprécier l’habitabilité d’un ouvrage
ficatives des co ts de consommation et national des experts de justice inscrits
non pas conformément à sa destina-
de démontrer qu’il a correctement utili-
tion mais dans le cadre d’un niveau de dans les spécialités du bâtiment et les
sé et entretenu le bien en litige. « En au-
confort minimal, selon une notion défi- activités connexes (CEJIB) et le Conseil
cun cas une mesure d’expertise ne peut
nie par la Cour de cassation. national des compagnies d’experts de
pallier la carence d’une partie dans
Dire si des désordres affectent la justice (CNCEJ), Revue Experts, n°165,
l’administration de la preuve, en dépit
solidité de l’ouvrage ou le rendent im- décembre 2022, p. 26-29.
du fait que le texte impose au deman-
deur une démonstration complexe afin propre à l’usage pour lequel il était pré-
d’éviter que toute non-conformité à la vu ou si l’installation présente des dé-
NOTES
se voit requalifiée en impropriété sordres, malfaçons ou non-conformités
destination et que les maîtres d’ouvrage la rendant impropre à sa destination au 1. La notion « d’inaptitude relative » a été
ne soient tentés de considérer comme regard des normes applicables ne pose exposée dès 1989 par la professeure de
pas de difficulté l expert. n revanc e, droit Corinne Saint-Alary-Houin.
impropre à sa destination un bien dont 2. Conseil d’État, 7e / 2e, 15 avril 2015,
la surconsommation est constatée en si l’expert ne dispose pas d’éléments
n°376229, publié au recueil Lebon.
l’absence de tout critère d’apprécia- suffisants pour définir l impropriété sur 3. Hugues Périnet-Marquet, professeur
tion. » la base de crit res spécifiques l exper- à l’Université Panthéon-Assas (Paris
tise, il convient alors de solliciter l’avis II), est spécialiste en droit immobilier
(construction, urbanisme, copropriété),
4.4. L’EXPERT ET SA MISSION : des avocats sur la pertinence de ces cri-
il préside l’Association française de droit
ENCORE BEAUCOUP DE tères qui sont multiples et généralement de la construction (AFDC) et le Groupe
QUESTIONS différemment appréciés selon que l’on de travail sur la réforme du droit de la
Même si le document technique uni- est expert ou avocat des parties au litige. copropriété (Grecco).

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