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L’impropriété à destination
COMPAGNIES
PROPOS INTRODUCTIFS pas vocation à être soumis à la garan- Xavier Ménard, architecte DPLG et ex-
Assurer la formation, les rencontres tie décennale. Depuis, l’ordonnance de pert près la cour d’appel de Rennes.
et les échanges sur des thèmes tech- juin a redéfini les dispositions de L’impropriété à destination peut être
niques et juridiques ainsi qu’entretenir la loi Spinetta en bannissant cette notion caractérisée par le constat de désordres
des liens avec les instances judiciaires, et en réglant les questions des ouvrages visibles à l’œil nu, une non-confor-
civiles et administratives et les orga- sur l’existant et de l’indissociabilité des mité aux dispositions du Code de la
nismes professionnels est la vocation biens matériels d’équipement mais sans construction et de l’habitation (CCH)
du collège, tant régional que national, pour autant régler la question de l’im- ou le non-respect des normes. Sont no-
résumée par le président du CREAO, propriété à destination. tamment constitutifs d’une impropriété
Pascal Meignen, architecte DPLG et à destination : toute pénétration de l’air
expert près la cour d’appel de Rennes 2. L’ÉVOLUTION DE LA NOTION et de l’eau ; des températures anormale-
et la cour administrative d’appel de D’IMPROPRIÉTÉ À DESTINATION ment basses à l’intérieur d’un ouvrage
Nantes, avant que l’animatrice du col- DANS LES DÉCISIONS (une évolution due à la règlementation
loque, maître Corinne Samson, avocate JURISPRUDENTIELLES environnementale 2020 oblige aussi à
au barreau de Nantes, n’introduise l’ob- 2.1. Quelques exemples garantir aux occupants une température
jet de cette rencontre : « L’intégration d’impropriétés acceptable en cas de fortes chaleurs) ; la
de la notion d’impropriété à destination « a mission confiée par le u e l’ex- panne ou l’inadéquation d’équipements
dans la loi Spinetta a consacré la juris- pert consiste à dire si les désordres de chauffage ou de climatisation ain-
prudence en matière de vente en état constatés sont de nature à rendre l’en- si que de nouvelles impropriétés liées
futur d’achèvement (VEFA). L’abon- semble de l’ouvrage impropre à sa des- aux défauts d’accessibilité ou à des dé-
dante jurisprudence qui y est attachée tination, étant précisé que l’ouvrage sordres esthétiques.
ne peut que résulter de son imprécision comprend des éléments constitutifs et La garantie décennale peut égale-
qui la soumet à l’évolution des mœurs des éléments d’équipement dissociables ment être mobilisée en présence d’une
et à l’appréciation du juge, lequel fonde ou non, à l’exclusion de ceux destinés à non-conformité sans désordre lorsque
sa décision sur le rapport d’expertise. » une activité professionnelle », explique l’on acquiert la certitude que le seuil
1. L’INTÉGRATION DE LA NOTION
D’IMPROPRIÉTÉ À DESTINATION
DANS LA LOI SPINETTA
Maître Patrick de Fontbressin, avocat
au barreau de Paris, revient sur la no-
tion de sécurité juridique pour l’accé-
dant à l’origine de la loi Spinetta qui
contraint les entreprises du bâtiment à
l obligation de s assurer afin de couvrir
les travaux d’ordre décennal et le maître
d’ouvrage à souscrire une assurance
dommages-ouvrage (DO). Entretemps,
la jurisprudence est allée au-delà des in-
tentions du législateur en utilisant la no-
tion de « travaux de construction1 » qui
a fait entrer dans le champ d’application
de la loi des ouvrages tels que les VRD Maître Corinne Samson, animatrice du colloque et avocate au barreau de Nantes, et
Pascal Meignen, président du CREAO, architecte DPLG, expert près la cour d’appel de Rennes et
(voirie et réseaux divers) qui n’avaient auprès de la cour administrative d’appel de Nantes.
De gauche à droite : Xavier Ménard, architecte DPLG et expert près la cour d’appel de Rennes ;
Brigitte Delapierregrosse, présidente de la quatrième chambre à la cour d’appel de Rennes ;
maître Étienne Groleau, avocat au barreau de Rennes.
de gravité sera atteint à court ou moyen les marges de tolérance s’avèrent plus bâtiment le rend impropre à sa des-
terme. souples. Si la question des désordres tination (21 septembre 2022, n° 21-
futurs se heurte à l’impossibilité pour 20.433).
2.2. Le juge, l’expert et les experts d’établir avec certitude des • infiltration d eau en cas de dé-
l’impropriété prévisions quant à la survenance d’un sordre il existe une impropriété à des-
« Telle qu’elle est appréhendée par le désordre, la loi Spinetta a cependant tination (14 mai 2020, n° 19-10.921)
juge, l’impropriété à destination reste institué une présomption de responsabi- mais même sans désordre le non-res-
une notion essentiellement juridique lité du constructeur encadrée par la ju- pect des normes peut donner lieu à
alimentée par des constatations tech- risprudence qui a développé les notions une mise en conformité à la charge
niques. Elle présente cependant une exonératoires d’immixtion fautive et de du constructeur (10 juin 2021, n° 20-
ambiguïté dans la mesure où il est de- prise de risque consciente. L’esprit de 15.277).
mandé à l’expert de la caractériser la loi Spinetta s’inscrit dans une évo- • L’installation de chauffage : un dys-
alors même qu’il lui est interdit de se lution sociale tendant à la protection fonctionnement est susceptible d’en-
prononcer sur un point juridique », du non-sachant à l’égard du profes- traîner une impropriété à destination
constate Brigitte Delapierregrosse, pré- sionnel, dans un contexte d’augmenta- en raison de la récurrence des pannes,
sidente de la quatrième chambre à la tion des normes et de la technicité de de leur gravité et des conséquences
cour d’appel de Rennes. la construction. La Cour de cassation (26 novembre 2020, n° 19-17.824).
L’impropriété à destination est ca- confirme cet é ard que le respect par • Les places de stationnement exi-
ractérisée par la présence démontrée le constructeur des normes en vigueur gües : (20 mai 2015, n° 14-15.107)
d’un ouvrage, d’un désordre ou d’une ne s’oppose pas à la caractérisation l’impropriété s’applique ou pas en
non-conformité contractuelle. Les élé- d’une impropriété à destination. » fonction de la capacité à accueillir
ments d’équipement ne constituant pas « un véhicule de tourisme couram-
un ouvrage, l’impropriété à destination 2.3. Petit inventaire ment commercialisé ».
ne peut être constituée que s’ils rendent jurisprudentiel • Les mauvaises odeurs et le bruit :
l’immeuble dans son ensemble inapte à En commentant quelques arrêts signi- (11 mai 2022, n° 21-15.608) l’impro-
l’utilisation prévue. « Dès lors, si l’ex- ficatifs de la troisi me c ambre civile priété est avérée si des émanations
pert a identifié avec certitude un risque de la Cour de cassation, maître Étienne nauséabondes présentent un danger
d’incendie, de chute, d’inondation ou Groleau, avocat au barreau de Rennes, pour la santé tandis que la responsa-
qu’il a relevé une absence de respect se propose d’illustrer le fait que si l’im- bilité décennale du constructeur peut
des normes parasismiques ou d’acces- propriété à destination est appréciée être retenue dès lors que les émissions
sibilité et d’une manière générale un souverainement par les juges du fond, sonores constatées rendent impossible
risque pour la santé des personnes, c est la our de cassation qui en vérifie l’occupation d’un logement.
le juge considère que l’impropriété à la motivation. • Le défaut de performance énergé-
destination est constituée en tenant ce- • Le risque incendie : en présence de tique : l’article L.123-2 du CCH a été
pendant compte des exceptions telles panneaux photovoltaïques, le risque rédigé dans le but de mettre en échec
que les locaux annexes pour lesquels avéré d’incendie de la couverture d’un une jurisprudence qui faisait entrer ces
problématiques dans le champ de la à destination (CE, 31 mai 2010, n° nant les dommages évolutifs, l’expert ne
garantie décennale. 317006). peut pas se contenter d’indiquer dans
• Le risque d’éboulement et la son rapport que la gravité du dommage
construction en zone inondable : si le 3. QUELLES CONCORDANCES se manifestera dans un avenir prévi-
risque d’éboulement est certain dans ENTRE LA NOTION TECHNIQUE sible mais il doit dater l’apparition des-
le délai décennal et qu’il met en péril DE L’EXPERT ET LA NOTION dits désordres. »
la solidité du bâtiment et la sécurité de JURIDIQUE ? Les arguments de l’expert doivent
ses occupants, cela constitue un dé- 3.1. Le rapport de l’expert au permettre au juge de dire si l’improprié-
sordre actuel et donc une impropriété à cœur de la vision technique té à destination peut être retenue ou non
destination caractérisée (12 septembre Béatrice Rivail, présidente du tribunal en tenant compte des conséquences is-
2012, n° 11-16.943). Pour l’implanta- judiciaire de Rennes, commence par ci- sues de la mise en œuvre de la garantie
tion d’une maison dans une zone inon- ter l’article 238 du Code de procédure décennale, des questions de prescrip-
dable, la qualification de vice cac é civile (CPC) qui énonce la prohibition tion et d’indemnisations versées par les
engageant la garantie décennale du des appréciations d’ordre juridique par assureurs. En cas d’absence de conclu-
constructeur est retenue (8 avril 1998, l’expert, avant de préciser qu’aucune sions expertales, de localisation précise
n° 96-12.119). disposition ne sanctionne de nullité ou encore d affirmations non éta ées ou
• La non-conformité aux normes pa- l’inobservation de cette interdiction. incomplètes, l’impropriété à destination
rasismiques : en dépit d’un arrêt de « La confusion couramment rencontrée ne peut être retenue.
principe de la Cour de cassation de dans les rapports d’expertise entre les
2011, depuis l’arrêt n° 17-19513 du 5 faits et le droit peut résulter du fait que 3.2. Les désordres esthétiques :
juillet 2018, les non-conformités aux l’expert est tenu de répondre aux ques- quelques discordances
normes parasismiques ne sont plus tions qui lui sont posées dans le cadre Pour maître Christian Maire, avocat au
vues comme une impropriété à desti- de sa mission même s’il ne lui appar- barreau de Vannes, si les articles 232 et
nation. tient pas de déterminer l’impropriété à 237 du Code de procédure civile – orga-
• La notion de destination convenue destination. » nisant le recours à l’expert pour éclairer
ou contractuelle : si la jurisprudence Sous certains aspects les notions les tribunaux – ne posent généralement
s’oriente de plus en plus vers l’appli- techniques et juridiques peuvent s’ac- pas de difficultés particuli res dans la
cation de l’impropriété à destination, corder, ainsi la violation des règles de détermination de l’impropriété à des-
celle-ci s’apprécie au regard de la l art constatée par l expert peut suffire tination, il s’avère plus compliqué de
nature du local ou de la convention caractériser l’impropriété à destination. suivre cette ligne directrice en matière
des parties (5 décembre 2019, n° 18- Cette notion s’apprécie donc au regard de dommages esthétiques.
23.379). des non-conformités et de l’usage nor- Deux arrêts de la cour d’appel de
• Le défaut d’implantation : même mal de l’ouvrage mais également au re- Rennes amènent à un examen de l’ap-
en l’absence de désordre, ce défaut gard de la destination contractuelle pré- préciation potentiellement subjective de
constitue une impropriété à destination vue entre les parties. « C’est notamment la notion de préjudice d’impropriété à
et entraîne une obligation de démo- le cas pour un désordre empêchant le destination par les experts et les juges.
lir (6 décembre 2018, n° 17-28.513). bien d’atteindre le niveau de standing Contre l’avis de l’expert qui conclut à
Cependant, la jurisprudence effectue contractuellement prévu ou encore pour une impropriété à destination résultant
désormais un contrôle de proportion- une altération d’ordre esthétique sus- d’un choix de matériau non adapté et re-
ceptible de perturber le fonctionnement levant un désordre purement esthétique,
nalité en privilégiant la protection du
d’un local usa e spécifique. Concer- l’arrêt n° RG 22/02355 du 27 octobre
maître d’ouvrage et du constructeur au
regard de l’enjeu économique et dans
le respect des réglementations envi-
ronnementales.
• Le défaut esthétique : par principe,
la jurisprudence ne retient pas l’impro-
priété à destination sauf en cas d’ac-
cumulation de désordres et lorsque le
désordre affecte un immeuble consti-
tuant un élément exceptionnel d’un
patrimoine architectural (4 avril 2013,
n° 11-25.198).
• Les désordres futurs : ils sont consi-
dérés par les juridictions judiciaires
comme relevant de l’article 1792 du
Code civil et ne sont donc pas soumis
à la garantie décennale. Le Conseil
d’État estime cependant qu’un dé-
sordre futur, s’il est inexorable et cer-
tain, peut constituer une impropriété Béatrice Rivail, présidente du tribunal judiciaire de Rennes et Christian Maire, avocat au barreau de Vannes.
esthétique peut revêtir un caractère dé- que cette notion juridique est largement
cennal affectant la destination de l’im- interprétable à la fois par les experts,
meuble lorsque ce dernier est de grande les avocats et les juges, dans la mesure
valeur patrimoniale et que sa restau- où cela se produit dans un contexte qui
ration à l’identique est imposée par voit autant de destinations différentes
l’administration. Pour autant, en juillet qu’il y a d’ouvrages. « La détermi-
2019 la cour d’appel de Paris a réformé nation de l’impropriété à destination
un jugement considérant que des dégâts suppose donc une coexistence entre un
esthétiques consécutifs à l’apparition de critère matériel objectif – atteinte à la
taches sur l’ensemble des ouvrages en solidité ou à l’étanchéité par exemple –
bois d’un appartement n’affectaient ni et un crit re onctionnel confié l’ap-
la fonction attachée à ces éléments de préciation du juge du fond. Cela pose
bois ni leur destination. la question du curseur et du périmètre
« En matière de dommages esthé- définir. n peut en outre se eurter
tiques, les critères communément admis
au cas de “l’inaptitude relative”1 ap-
comme caractérisant une improprié-
plicable par exemple dans le cas de
té à destination dépendent fortement
Hervé Lebreton, architecte DPLG et grincements générés par le parquet
expert près la cour d’appel de Rennes. d’éléments tels que la classification de
de certaines pièces d’un appartement
l’immeuble, sa situation géographique,
et pouvant rendre l’usage impropre à
le coût des travaux ou les attentes du
sa destination. Les chefs de mission
2022 retient que ce désordre visible maître d’ouvrage. Si la caractérisation
de l’impropriété à destination présente
inscrits dans les ordonnances rendues
n’empêche pas l’usage de l’ouvrage
une chance d’issue favorable du dossier par les juges n’ont pas vocation à être
conformément à sa destination. L’autre
judiciaire, elle introduit cependant un plus détaillés parce que les magistrats
arrêt considère que les dommages es-
thétiques dus à la dégradation de l’en- risque d’insécurité juridique et conduit ne disposent ni de la connaissance des
duit sur quatre façades d’un ouvrage à une mobilisation croissante de la res- lieux ni du temps nécessaire pour per-
qui a entraîné – selon l’expert – une ponsabilité décennale et des garanties sonnaliser leurs demandes. Pour leur
importante perte de valeur du bien, ne attachées avec le risque de déséquili- part, les experts n’ont pas forcément
rendaient pas l’ouvrage impropre à sa brer le système assurantiel en raison de intérêt à recevoir des chefs de mis-
destination. l’augmentation des taux de primes. » sion totalement différents d’un dossier
Si les principales jurisprudences sur à l’autre, étant eux-mêmes capables
ce sujet sont relativement anciennes, 3.3. L’impropriété à destination : d’apprécier et de détailler les sujets
elles sont par contre fort bien motivées. une décision judiciaire qu’ils sont censés examiner. Il est dès
Par exemple, le jugement du 13 octobre n l absence de définition légale de lors cohérent de conserver les missions
2008 rendu par le tribunal de grande l’impropriété à destination, Hervé types telles qu’elles sont, c’est-à-dire
instance de Bayonne concernant une Lebreton, architecte DPLG et expert su fisamment précises pour remplir des
villa à Biarritz, retient qu’un désordre près la cour d’appel de Rennes, souligne objectifs conséquents. »
À gauche : Dominique Rémy, rapporteur public à la troisième chambre du tribunal administratif de Rennes.
À droite : Philippe Gounaud, architecte DESA et expert près la cour d’appel d’Angers.