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est professeur de sémiotique à ~
ciL""'v;;"c, titulaire de la chaire de sémiotique o....
niversitaire de France, président de l'Université
de Limoges. I! est l'auteur de nombreuses publications, dans
les domaines de la sémiotique théorique. de la sémiotique
littéraire et de la sémiotique visuelle, de la rhétorique et de
la linguistique générale.

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:
I

FORMES SÉMIOTIQUES
COLLECTIDN DIRIGÉE PAR
ANNE HÉNAULT

JACQUES FONTANILLE

, . .
Pratiques sem zo tzques

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Presses Universitaires de firance
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SOMMAIRE

Avant-propos Une inactualité bienvenue

Introduction Immanence et pertinence des pratiques 9


Chapitre Premier Niveaux de pertinence et plans d'immanence 17
Les pratiques, un niveau de pertinence parmi d'autres !7
Des signes aux textes-énoncés 18
Du texte à l'objet 20
Les sci!nes jJmtiques 2S
Les stratégies 28
Des stratégies aux formes de vie 30
La hiéro:rcllie des d'immanence 34
Le parcours génératif du plan de l'expression 35
Des modes d'existence 36
Transitions et inferfoces 39
Les opérations d'intégration 42
lntégration et résolution des hétbogénéités 46
Contexte, présupposition et autres jàuxfoyants, 46 ivfultimodalité et résolu-
tion syncrétique, 49 - La réso!:ution polysensorielle et la synesthésie, 5 I
Hétérogénéités énoru:iatíves et résolut:ion po{ypllonique, 53.
RluJtoriques ascendantes et descendantes de la maniftstation 58
ISBK 978-2-13-056984-8 Génératíon des types et production des occurrences : le parcours de maniftsta~
ISSN 0767-1970
twn, 58 - lntégrations et syncopes ascendantes, 59 - lntégratíons et syncopes
Dépôt légal I" édition : 2008, septembre descendantes, 61 - Le cas des Liaisons dangereuses (Lados)., 63 - lnté-
© Presses Universitai;:-es de France; 2008 grations íntensives et exten.sWes, 7O - Mou:oements combinés, 75 - La rhéto-
6, avenueReílle, 75014-Paris
rique des nweaux de pertinmce, 77.
VI Pratiques sérníotiques

Chapitre II - Le texte et ses pratiques 79 Chapitre IV -· Étude de cas,


Pratiques et praxis (énonciative) 79 Introduction
Temps et espace du texte et de la pratique 79 Le texte, l'obfet et la útuation
Distorsions 79 Profondeurs discursives, 82.
La pra:xis interbri;tative 84
Protf!coles de lecture, 84 - Pratiques ,n,•?tnc,rnm~c
actes, modalítés et passions
mre.rprm~arw'eo~ 94.

L'argumentation et l'art rhééoríque comrne «pratiques» 102


Pratiques et 102
{}J1elques composants de la argumentat:We 104
La dimensian stratégique 106
Des stra tégies de vie áT"umf!!lltllÍrJes 108
neurs;)
Ébauches typ.ot~~~qu:es !li
Formes et 191
Chapitre III Efficience et optimisation des pratiques 113 Spécification des thématiques, 191 - Spécificatiom modales des types de destí- ·
Une épístérnologie des pratiques sémiotiques ? 113 nateurs et de destinataires, 193,
et pratique 113 de proposition 194
115 l'a.>SoJnf;.tion énonciative, 194- L'unité et la
Norrnes, modeles et du structura/ism:e 117
Épistémologie pratique et dfets mi;ta-.sbr.~wt;!Qil•~S. ll 7 - Bo111·dieu : critique du La institutwrmelle et la conniver.a intéressée 195
structuralisme et schém~tísation de la pratique, li 9.
Les stratégies d'affichage 197
L'efficience des formes syntagmatiques 124 193
L'ancrage sjmtiotemporel et les IIW<nzt>uttuwns déictiques
L1mcwnce de la « bonne forme " 124 De l'ancrage à la 198 - Déictique stríct et déictique
ús types modaux de l'efficience 127 étendu, 199 Tensions entre et ancrage
Col!ftontatíons pratiques et accommodatwns strtu~eiQues 130 et le 201.
La généralísation du d'accommodation, de sens 11 et
Contraintes et manipulations stra!igiques 204
la séquence de résolutian, 132 -~ ú modele de praxique, 135.
Lisi.bílíté et visíbilité, 205 Nombre, proportions et vísibilité, 206 Protfwses
Entre pratiques et stratégies 140 de uisibilité, 208.
Pratiques amoureuses · une séqu:ence en construction 141 Conclusions 209
Lxpressions et conlenUJ << en acte », 141 - Marquages, processus adaptatif et Pertinence et o!Jt'um:sa1'!on de l'analysl, 209 La forme de la scéne
quê/e du sens, 143- et stabilisation de la séqur:rue, 145 pratique, 21! ,
Deux 147.
ú repas et la conversation de table : um séquence canonique et un montage straté~ 150 Chapítre V Pratiques sémíotiques et déontologie 217
{dans Les Voyageurs de I'Impériale Arts, scicnces et lettres 217
Ptiamhule, !50 Dmx pratiques bien 151 Préambule 217
Conclusion : efficience la forme S/Cola!rrrurtioru 161. La classificatum des << arts ;; 218
&si•mc>t1que des et de l'action 164 Lc détermínant : d(gnité ou indignité, 218 Le dili!imÍnant cogni-
Ergonomie et sémíotique, 164· Ergonomie du "cours d'action ": situatíon, le verbe ou !& calcul, 219 - ú déterminant ax1ola.eut,ue: l'a,!!Jéable ou
165 - Ergonomie el 168 - Ergorwmie et l'utile, 220.
ascendante, I 76. Les scienccs enirent en sci!ne 221
VIII Pratiques sémíotiques

ú déterminant de la médiation: l'autoríté ifU l'expérience, 221 - Le détami- AVA!\T-PROPOS


nant : les ou les contraintes 221.
La sémiotique comme pratique 223 UNE INACTUALlTÉ BIENVENUE
La pratique scíentifique selon Greimas 223
Ú!prqjet scientifique, 223 "Tout se passe comme si... "' 224- Le "mini-
mum épistémologique" comrne dérmtologie, 227.
La spécifiâté pratique de la sémiotiquz 228
La comme herméneutique, 2 28 la sémiotique est une pratiqUR
-"''''"'u"wo, 230 L'ethos 23!.
Chapitre VI Pratique et éthíque 235
Quelques prérequis d'une éthique sémiotique 235
Conditior1s 235
ldialit.é et altérité 236 Étrange idée, pensera-t-on, que de revenir sur les «pratiques» aujour-
Prégnance et diji:mnabilíté du lien éthique 238 d'hui. Il fut un temps ou s'intéresser à la praxis était une maniere de faire
Quelques incídences épístémologiques de l' éthíque 240 référence à une idéologie d'inspiration « matérialiste », sinon marxiste,
Rationalité et intentúmnalíté 240 et le matérialisme marxiste ne fait plus guere recette aujourd'hui. Ce
lmmanence et transcendance 243 concept, avancé par A. J. Greimas dans les années 1980, et en général
Incídences théoríques ; actance et modalisatíon
accompagné de l'adjectif « énonciatíve », avait déjà, pour les sémioti-
246
ciens, et sans réfercnce idéologique particuliere, un curieux parfum de
Problématiques aclalltielles 247
désuétude, et pouvait passer pour une rémanence nostalgique de la
lnhérence et liens synta:tiques, 247 L'adhérence niet;::;schéenne vs la déshé-
rence modale et l'exhérence morale, 24 7 -- Hystérésis et constitution actantielle
jeunesse du maitre lithuanien.
par inhérence, 249 L'ímplantation de l'aulre, 249. Dans le champ des sciences du langage lui-même, la praxis fut en
Problématiques modales
effet un des mots d'ordre avancés pour le dépassement du structura-
253
Activité et passivité, 253 lnhérmce, autonornie et responsabilité, 256.
lisme, considéré comme trop marqué par l'idéalisme : les structures ne
descendent pas dans la rue, disait-on en 1968, mais la Jjraxis, au con-
Expressíon et contenu de l'éthique 265 traíre, y serait dans son élément naturel. Mais on peut supposer sans
Ir púm de l'expressíon de l'éthique: elhos, habitus et hexis 265 risque que le « dépassement )) du structuralisme comme idéologie idéa-
La « consistance » de l'ethos, 266 L'ethas d'inquiétude chez Leví- liste, engagé il y a une quarantaine d'années, devrait être aujourd'huí
nas, 268. accompli, et que; du même coup, la praxis a beaucoup perdu de son
Le plan du contenu de l'éthique: valeurs, enjeux et rijbents 269 aura contestataire.
L'wboítement des fins et des rnoylills et la prudence, 269 - L'utilíté et l'inté- Mieux encore, dans ces années de critique et de réfutation du struc-
rêt, 2il L'intérêt et l'irwestissernent, 273 La classification des valeurs turalisme, s'intéresser aux «pratiques langagieres » était une maniêre
éthíques, 274- ler.formes et avatars du" licn JJ éthique, 276 L'éthique pra-
d'échapper aux exigences mêmes des sciences du langage au sens strict,
tique du point de vue de 285 L'éthique pratique du de
c'est-à-dire à ce domaine de la connaissance qui se donne comme objet
vue de l'acte, 286 - L'éthique pratique du point de VUR de l'of?jectjf, 289 -
Éthiqw pratique du de vue áe l'hori;::;on stratégique, 291.
les langages, considérés comme des sémiotíques-objets autonomisables.
Car dans l'étude des «pratiques langagiêres », l'objet visé est tout saufle
Conclusion - Pratiques et cultures : tradition, innovation et bricolage 293 langage : entre autres, la psychologie des interlocuteurs, la sociopsycho-
Bibliographie Ouvrages et artides cités 301 logie des interactíons, voire l'anthropologie des échanges commu-
nicationnels.
2 Pratiques sémíotiques Avant-propos 3

Le moins qu'on puisse dire, en somme, c'est qu'il y a des maniêres tures socioculturelles assumées par les corps énonçants. Le corps, en
plus efficaces de participer à l'actualité scientifique que de se pencher somme, en tant que médiateur entre l' habitus et la praxis énonciative.
aujourd'hui sur les pratiques. Curieuse idée, clone, pour un sémioticien, C'est ainsi qu'on trouvera aussi quelque intérêt à une conception
que de vouloir comprendre la praxis ! ]'dais, en un sens, l'inactualité évi- théorique tres peu exploitée de Benveniste, celle de l' « intégration » : la
dente d'un problC:me offrc quclques avantages non négligeables. linguistique intégrationniste qui aurait pu en naítre a été tuée dans l'ceuf
Le premier, c'est d'épargner à nos réflexions la pression des effets de par le raz de marée générativiste, alors même que la théorie générati-
mode : et il est vrai que, dans cet essai sur les pratiques sémiotiques, on viste et transformationnelle traitait exactement la même question, celle
rencontrera peu d'intérêt, notamment, pour l'équipement neuronal des de la distinction entre les niveaux de l'analyse et de leur articulation
« praticiens » et en particulier pour les états d'activation chimico-élec- dynamique. Comme on le verra, le concept d'intégration ouvre des
trique de leurs lobes cérébraux. Il est pourtant indubitable que les prati- perspectives três intéressantes à qui s'efforce de construire un parcours
ciens ont, comme les autres, des neurones actifs et inactifs quand ils pra- équivalent au parcours « génératif >>, mais sans avo ir à postuler d'insolu-
tiquent, et même que la maniêre dont ils conduisent leurs pratiques a bles « conversions » entre niveaux. Car l'intégration, pour Benveniste,
quelques incidences sur les zones activées et les zones désactivées ; et est un príncipe de régulation de l'analyse, et pas un processus sui generis
pourtant, nous nous intéresserons à des questions beaucoup moins attribué à l'objet analysé lui-même.
actuelles, et pourtant essentielles : par exemple, les différences induites Pour persuader le lecteur de l'utilité de revenir à l'étudc des prati-
dans l'identité et dans l'ethos d'un sujet par les différentes sortes de pra- ques, il faudra donc trouver une autre motivation que l'attrait des
tiques ; les propriétés sémiotiques d'un acteur engagé dans un protocole, modes intellectuelles, et parier sur l'originalité du point de vue adopté.
dans une cérémonie rituelle, ou dans une conduite innovante, et la En effet, le sémioticien ne s'intéresse pas aux pratiques en général, mais *
signification qu'il donne lui-même à son action, sont évidemment con- aux pratiques en tant qu'elles produisent du sens, et à la maniêre dont
traintes par chacun de ces types pratiques. Et cela n'interdit pas, par ail- elles produisent leur propre sens. Et cela peut se comprendre au moins
leurs, de se demander, une fois qu'on aura compris la signification cul- de deux maniêres : (i) d'un côté, les pratiques peuvent être dites « sémio-
turelle de ces différents types de pratiques, si elles activent sélectivement tiques » dans la mesure ou elles sont constituées d'un plan de l'expres-
telle ou telle zone cérébrale ... sion et d'un plan du contenu, et (ii) de l'autre, elles produisent du sens
Le second avantage de l'inactualité, c'est d'offrir la possibilité de dans l'exacte mesure ou le cours même de la pratique est un agence-
relire et d'exploiter librement des travaux considérés comme apparte- ment d'actions qui construit, dans son mouvement même, la significatíon
nant à une autre époque, voire à des propositions théoriques que la pos- d'une situation et de sa transformation. Le cours d'action transforme en
térité n'a pas retenue. En somme, de les actualiser. somme le sens visé par une pratique en signifzcation de cette pratique.
C'est ainsi qu'on relira l'ceuvre de Pierre Bourdieu, et avec une On fera même l'hypothêse que les pratiques se caractérisent et se
attention toute particuliêre non seulement pour les concepts d'habitus, distinguent principalement par cette relation três particuliêre qu'elles
d' hexis et d'intérêt, mais aussi pour les arguments de sa critique « praxéo- entretiennent avec le sens de l'action en cours, et par ces valeurs qu'elles '
logique » de l'épistémologie structuraliste. Il faut rappeler qu'à cet suscitent et qu'elles mettent en ceuvre dans la forme même de leur
égard, les habitus et hexis bourdieusiens ont três utilement fécondé, dans déroulement, dans le « grain » le plus fio de leur déploiement spatial,
les années 1970, la sociolinguistique française, et dans un sens qui aurait temporel et aspectuel. S'il fallait choisir l'une des propositions les plus
pu retenir l'attention des sémioticiens, si, à cette époque, ils avaient été significatives de cet essai, ce serait celle-là : la valeur des pratiques ne se •
moins occupés à la formalisation de leurs objets : en effet, les inflexions lit pas uniquement dans le contenu des objectifs qu'elles se donnent,
imposées à la langue par les appartenances socioculturelles étaient alors mais, à la différence du faire narratif considéré comme transformation
considérées comme déterminées par les schêmes corporels et les varia- élémentaire, elle se lit aussi dans l'agencement syntagmatique du proces.
tions sensori-motrices induites par ces mêmes appartenances ; autre- Et c'est la raison pour laquelle la rencontre avec la dimension éthi-
ment dit, la signification de ces inflexions linguistiques, et de l'usage que est inévitable, mais une éthique bien particuliêre, celle qui s'ex-
même des vernaculaires, pouvait déjà êtrc reconstruite à partir eles pos- prime dans la maniêre de fairc, celle qui se reconnait au « style » de
4 Pmtiques sémiotiques 5

l'action, un style qui exprimerait, au lieu d'une esthétique, une éthique ments syntagrnatiques, les effets peuvent étre aussi bien éthigues qu'es-
des maniêres et des mceurs. I.a rencontre avec l'éthique est inévitable thétigues. Et, dans la mesure ou ils sont réglés spécifiquement par des
parce que la valeur propre aux pratiques, cellc qui les distingue du faire normcs ct dcs déontologies, ces effets sonl d'abord éthiques, avant d'être
narratif profond, est de nature processuelle, et parce que les formes syn- esthétiques.
tagmatiques spécifiques de la pratique sont déterminées par différents On constate alors qu'à cet les pratiques sont des langages spé-
types d'engagement corporel dans l'action. cifiques, dont les choix syntagmatiques reposent sur un systeme de
En outre, si les pratiques peuvent être qualifiées de « sémiotiques 1>, valeurs propres, disons pour faire bref, un S)!Sleme de valeurs praxiques. En
elles doivent pouvoir être assimilées à un « langage 1>, et un langage ne effet, ces choix syntagmatigues propres aux pratiques balancent entre la
se résume pas au fait qu'il doit être doté d'un plan de l'expression et programmation et l'ajustement, entre le réglage a priori et le réglage cn
d'un plan du contenu ; certes, le repérage de ces deux plans et de leur temps réel, voire a posten:ori. La programmation des pratiques, et notam-
conrélation est un minimum nécessaire, et l'une des premieres questions ment leur programmation discursive, préalable ou parallele au cours
abordées par cet essai est justement celle du « plan d'expression ,, d'action, qu'elle soit orale, écrite ou iconique, est une de leurs dimen-
propre aux pratiques, et à ses rapports avec les autres plans d'expres- sions les mieux instituées,'et notamment dans le cas des pratiques de tra-
sion. Mais pour qu'il y ait langage, et sans qu'il soit nécessaire d'identi- vail et de transformation des objets matériels: modes d'emploi, procé-
fier quelque chose comme une « langue », i! faut aussi qu'il y ait des dures, consignes de sécurité et cahiers des charges, en sont quelques-
codes et des normes, et les pratiques ne manguent ni des uns ni des unes des manifestations possibles. ~1ais la programmation pratique doit
autres : dans le cas des pratiques dites << professionnelles », par exemple, aussi s'accommoder avec les aléas et les interactions en temps réel.
ce sont les déontologies qui définissent le cadre éthique à l'intéríeur Traiter les pratiques comme des langages, cela signifie donc aussi
duguel peuvent se déployer les savoir-faire et leurs apprentissages. Les leur reconnaítre des instances et des processus de réglage, des processus
pratiques scientifiques sont elles aussi réglées par des codes de ~cientifi­ globalement désignés ici même comme l' accommodation syntagmatique. C ar
cité, des procédures établies et une déontologie ; c'est le cas, notam- s'il est une propriété spécifique de la praxis, c'est bien celle-ci: les ajuste-
ment, des pratiques méta-sémiotiques, à l'intérieur de la sémiotigue ments permanents dans l'interaction, l'adaptation à l'envi.ronnement,
considérée comme un domaine scientifique, dont les niveaux descriptif, aux circonstances et aux interférences avec d'autres pratiques, et, tout
méthodologique et épistémologique sont soumis à des príncipes, des simplement, le réglage réflexif d'un cours d'action qui ne trouve son
normes et des procédures. sens qu'en traçant son chemin. On ne saurait dire s'il s'agit de la dimen-
Ce qui caractéríse les langages, par conséguent, outre la corrélation sion subjective des pratiques ; Bourdieu l'a affirmé, en son temps. Mais si
entre une expression et un contenu, ce sont les agencements syntagmatí- tel est le cas, alors il ne s'agit pas d'une subjectivité qui se construirait
ques qu'ils acceptent et qu'ils refusent ; ils comportent, de ce fait méme, par rapport à une objectivité ; car le « réglage I> de la prax:is fait partie
des systêmes axiologiques affectés aux choix syntagmatiques, et chacun des conditions · objectives de l'actualisation des pratiques : nulle
des agencements qu'ils proposent est clone porteur de valeurs. Ce prín- conduite, et au~:un rite, "par~emple, ne se réalisent sans réglage en
cipe, appliqué aux langages artistiques, a été formulé naguere par temps réel, dans le temp:>' rri~~e du cours d'action; aucune procédure,
Jakobson 1 comme la projection sur l'axe syntagmatique du príncipe même parfaitemertt programmée, n'échappe à des accommodations,
d'équivalence, propre à l'axe paradigmatigue ; autrement dit, comme qui peuvent aussi bien empruqter aux routines acquises que promouvoir
une possibilité de choix (en référence à des axiologies) ouverte dans les des innovations.
agencements syntagmatiques de l'énoncé artistique. Dans ce cas, la pro- Par conséquent, l'une des dimensions essentielles de l'analyse des
jection jakobsonnienne produit des effets esthétigues. Mais, dans le cas pratiques sémiotiques tiendra à cette tension permanente entre l'accom-
des pratiques, particulierement sensibles à l'axiologisation des agence- modation programmée et l'accommodation inventée, entre la présché-
matisation et l'ouverture à l'altérité ; bref, entre pwgrammation et cifuste-
numt. Et les valeurs praxiques, notamment celles dont nous disions tout à
l'heure qu'elles conduisaient inévitablement à rencontrer l'éthique,
6 Pratiques sémiotiques
ll Avant-propos 7

pre~nent forme dans les solutions qui sont trouvées pour résoudre cette en est ainsi, par exemple, de l'entremêlement entre le repas et la conver-
r:ns~~n, dan~ les équilibres entre les schêmes pratiques et le réglage sation, dans les pratiques de table. Ce parcours s'acheve sur
s1gnihant qm les aménage « en acte ». l'optimisation des pratiques, dans la perspective d'une ergonomie
.. Le premier chapitre de ce livre est consacré à l'ensemble des « plans sémiotique de l'action .
d·ur~manence >> de la sémiotique générale, autrement dit aux niveaux Le quatrieme chapitre est entiêrement consacré à une étude sur cor-
pertmems du plan de l'expression. Cet ensemble constitue globalement pus, exercice pratique permettant d'éprouver l'opérationnalité des
un « parcours génératif », réglé par les relations et opérations d'intégra- modeles proposés, et de vérifier du même coup la pertinence spécifique
ti.on en.~re les p!ans d'immanence. La relative liberté offerte par le prín- du plan d'irnmanence des pratiques, confronté à celui des images, des
Cipe d'mtégratwn ouvre la possibilité de parcours ascendants et descen- objets et des stratégies. Le corpus est celui des affichages urbains (à
~ants, a~ec ou . sans s~ncopes, de sorte que le parcours génératif de Paris), et dans une période cléfinie (début du printemps 2003), et son
l.expresswn dev1ent le heu d'une vaste rhétorique des expressions sémio- analyse vise à faire systématiquement la part de ce qui revient aux affi-
uques, chacun des plans étant susceptible de prendre en charge tous les ches, aux supports d'affichages, aux. pratiques d'implantation sur site, et
autres. Les pratiques d)nteraction avec les passants, et, pour finír, aux stratégies d'affichage.
,. . .constituent l'un de ces plans d'immanence ' et à ce
uu·e, peuvent mterag1r avec tous les autres, c'est-à-dire intégrer chacun Cette étude conduit en outre à une validation plus précise du modêle
:J'e~x, ou êt.re intégrés par chacun d'eux: c'est ainsi qu'u~e pratique des instances de la scêne pratique, et des actants positionnels qui la
n~teg~e des s1gnes et des tex~es, mais aussi des stratégies et des formes de composent.
v1e; mversement, une pratique peut être intégrée dans un texte, voire Le cinquiême chapitre aborde l'éthique en quelque sorte par la voie
dans un signe isolé. la plus familiere à un sémioticien: l'éthique de sa propre pratique.
Le second chapitre se spécialise dans les pratiques qui manipulent Apres avoir situé la sémiotique, dans une perspective historique, parmi
des. textes. (des énoncés textuels): la praxis énonciative proprement dite, les « arts et les sciences », on doit se rendre à l'évidence: dans le champ
mais auss1 t?utes le~ pratiques d'i~terprétation des textes, pratiques de de la connaissance, elle appartient aux pratiques culturelles, et notam-
lecture, pratiques cnuques et pratiques de mise en spectacle des textes. ment cette catégorie dite « herméneutique » qui est en quête des valeurs
D'un autre point de vue, celui des pratiques dont les énoncés textuels de « vérité ». Dês lors, un rapide parcours des textes lcs plus significatifs
sont le~ instruments,. on retiendra principalement les pratiques argu- de Greimas révêle aisément la prédominance des questions éthiques
me~:a?ves et per;m~~n':es, dans la perspective d'une rhétorique générale dans l'élaboration du « projet scientifique » de la sémiotique qu'il a
revlSltee par la sem10uque. construit avec son équipe de l'EHESS. Et on peut alors montrer en quoi
Le troisiême chapitre aborde la question centrale de ce livre celle de la sémiotique est une « praxéologie », comportant à la fois un corpus de
l'o:ga:lÍsation s~~matique des prat~ques et des systêmes axi~logiques normes (une déontologie), et un ethos (une éthologie ?).
q,m lm s?nt assoCie~. Il fau,t p~m_r cela mterroger pour commencer l'épis- Le dernier chapitre, consacré plus généralement à la dimension éthi-
te~ologie des ~rauques semwtlques, et identifier tout particuliêrement que des sémiotiques-o~jets, explore pour commencer l'univers concep-
les mstances qm sont supposées assurer les « réglages », et contrôler (ou tuel des théories de l'éthique: les deux formes du d'abord, l'idéalité
pas !) les pr~cessus d'accommodation. L'étude des conditions d'ifficience des et l'altérité ; puís l'intentionnalité, l'immanence ou la transcendance
pratiques debouche sur une premiere typologie, fondée à la fois sur des propres à la dimension éthique et à ses instances de contrôle. Quant aux
crit~res de modalisation du faire, et sur les différents équilibres dans la constiluants de la dimension éthique proprement dite, ils sont essentiel-
tenswn entre programmation et ajusternent. Le modele proposé est lement modaux et passionnels, et on mettra particuliêrement en hri-
ensuite soumis à l:épreuve de l'analyse, notamment des pratiques amou- cfence la puissance opératoire du lien d'inlzérence: la force (variable) du
r.euses et d:s pratique~ :Je table. Dans tous les cas de figure, l'organisa- « lien >> entre l'acte et l'acteur, le lien d'inhérence, donne en effet consis-
Uon « effic1ente », posltlvement évaluée, implique une instance de con- tance à la dimension éthique des pratiques ; en découlent notamment
~rôle st.ratégique, interne à la pratique elle-même, et qui gere les les configurations respectives de la responsabilité et de l'autonomie
mteractions avec lcs autres pratiques concomitantes ou concurrentes : il éthiques.
8 Pratiques sémiotiques

, , ~our co~forter. son statut de « dimension » des sémiotiques-objets, INTRODt:CfiON


I etlrique dmt associe r un plan de l'expression à son plan du contenu. Ce
plan de l' expression est celui de l' << etlws >> de l'actant éthiquc, et qui, IM~[ANENCE ET PERTINENCE DES PRATIQUES
selon les conceptions et les points de vue, peut être caractérisé comme
« h.exis )}' « investissement », « intérêt )), « inquiétude », etc. lVlais ce sont
surtout et toujours les variations et la déformabilité du « lien éthique »
fondamentaJ qui rend le mieux compte des différentes postures éthi-
ques : l'examen des différents types de liens, entre les principales instan-
ces de la scene pratique - acte, opérateur, objectif et horizon straté-
gique -, permet pour finir de délimiter et de cartographier !'espace
conceptuel d'une « éthologie » sémiotique, c'est-à-dire du plan de
l'expression des éthiques pratiques.
La sémiotique greimassienne a longtemps ínte1prété le principe d'im-
manence formulé par Hjelmslev comme une limitation de l'analyse au
seu! texte 1• Ce príncipe prolongeait la décision saussurienne, fondatrice
de la linguistique moderne, de limiter l'analyse au systême de la
langue. Mais cette limite, le texte, tout le texte mais rien d'autre que le
texte, avait un objectif stratégique, qui consistait à définir l'objet d'une
discipline, la sémiotique structurale ; c'était le temps ou il fallait résister
aux sirênes du contexte et aux tentations de pratiques herméneutiques,
notamment dans le domaine littéraire, qui recherchaient des «explica-
tions » dans un ensemble de données extra-textuelles et extra-linguisti-
ques. Cette ascese méthodologique a perrnis de pousser aussi loin que
possible la recherche des modêles nécessaires à une analyse imma-
nente, et de délimiter le champ d'investigation de la sémiotique du
texte et du discours.
Cette réduction au texte est légitime et nécessaire dans les limites
assumées d'une sémiotique textuelle, comme celle développée par Ras-
tier, mais elle doit être discutée dês que ces limites sont dépassées,
notamment da'TI.s la perspective d'une sémiotique des cultures, si ce n'est
celle d'une sémiotique générale.
Car la pratique sémiotique elle-même a largement outrepassé les
limites textuelles, en s'intéressant, depuis plus de vingt ans, à l'architec-
ture, à l'urbanisme, au design d'objets, aux stratégies de marché2 ou
encare à la dégustation d'un cigare ou d'un vin, et plus généralernent à

1. Greimas affinnait ainsi : « Hors du textc point de salut ! »


2. CC jean-Marie Floch, Sémiotique, maJ'keting et communication. Sous les signes, les stra!égies, Paris, I'UF,
1990.
lO Introduction li

la constmction d'une sémiotique des situations 1 et méme, aujourd'hui, de mettre chaque « sémiotique-objet » dans la perspective de l'expé-
selon les propositions de Landowski, d'une sérniotique de l'cxpérience, à rience qu'elle procure ou dont elle procede, et dans le prolongement des
partir d'une problématique de la contagion, de l'ajustement esthésique pratiques dont elle est le produit O'G.le support; , et la pratl1ue
et de l'aléa 2• Et ces transgressions répétées ne semblent pas pour autant, procurem par con~équent un ho.nz~n de :ef~ren~e et de co~trole
paradoxalement, remettre en question l'application du príncipe d'im- méthodologique, qm la constltutwn de 1 objet d·analyse. pertment,
manence dans la pratique de l'analyse. et qui participe ainsi à la détem1inati?n des limites du d.omm~e ap~ro­
De telies transgressions ont toujours présenté, en outre, un caractere prié aux objectifs de l'analyse. 11 en result: que, q~an~ ~1en meme I ob:
stratégique3 : en élargissant le champ de ses investigations, la sémiotique jet visé serait de nature textuelle, la pratlque et l"expenence sont ~uss1
s'efforce en effet de montrer à la fois qu'elle n'est pas concurrente de convoquées, au moins pour en caractériser l'énonciation, et elles dmvent
chacune des herméneutiques particulieres auxquelles elle se confronte elles aussi être pri.ses en charge par l'analyse sémiotique.
dans chacun de ces nouveaux champs, et qu'elle y apporte néanmoins En ce sens, la sémiotique, quel que soit le paradigme théorique ou
un regard, une méthode et des résultats d'analyse différents et complé- elle s'inscríve, est une discipline de recherche qui procede par intégra-
mentaires. Et il résulte de cerre dualité d'objectifs une tension perma- tion. Ce qui signifle qu'au cours de la procédu:e qu~ c?n~uit de l'o~j~t
- nente entre I' « oqjet » déclaré de la discipline et les « oqjets » d'analyse visé à l'objet circonscrit pour l'analyse, ce derrner a mtegre tous les ele-
qu'elle affronte. Comme toute tension, celle-ci appelle résolution, et ments né~essaíres à son interprétation, et c'est cette procédure même
deux voies de résolution se présentent alors. qui agglomere des ensembles syncrétiques,. composés .de plusieurs mo?es
La premiere, longtemps fréquentée par facilité, a consisté à d'expression différents. Quand Jean-Mane Floch s'mteresse au des1gn
contre l'élargissement du champ des objets d'analyse, la limite irnposée visuel d'un grand chef cuisinier 1, i! « integre )> à la fois le l~go, la. typ~­
par l'objet de la discipline; et c'est ainsi, faute de mieux, que tout graphie des menus, la composition visuelle des mets, le chmx des mgre-
devient « texte >) : la v:ille est un texte, l'histoire est un texte, !e parfurn dients, et quelques élément~ du paysage de l'Aubrac. Quand J~~q,ue.s
est un texte, le monde sensible est un texte ... 4 • En d'autres termes, la Theureau 2 décrit une situation de travail et un opérateur en actiVIte, 1l
question se pose de savoir si toute manifestation sérniotique accomplie «integre)> lui dans l'objet d'analyse, les actes, les relations entre
doit passer par une procédure de « textualisation » : cette reformulation, acteurs, les et les usages, la structure des machines et des
quoique plus subtíle et plus ouverte, n'échappe pas pour autant au interfaces •v,p>c,n.-'"'""·,·
reproche d'abus métaphorique qui pese à l'év:idence sur la précédente. Greimas remarquer, dans un développement de l'entrée
La seconde, qui se dessíne depuis plus d'une décennie, consiste au « Sémiotique » du Díctiorznaire P, que les sémiotiques-objets qu:or_t s.e
contraíre à s'appuyer sur l'élargissement du charnp des objets d'analyse donne pour l'analyse ne co"incident pas _obli~at?írement avec l~s s~tmott­
pour rernettre en question les limites de l'objet de la discipline. Car cet ques construites qui en résultent: celles-cJ se revelent alors pl~s t;trmtes ?u
élargissement des champs d'investigation est accompagné, parallele- plus que celles-là ; en somme, par rapport à une se~uotlque-objet
ment, d'un redéploiement de la perspective épistémologique de la donnée, la sérniotique construire peut apparaítre so1t « mtense »
sérniotique, qui s'efforce aujourd'hui, notarnment sous la double (concentrée et focalisée), soit « extense » (étendue et englobante). Pou~
sion des recherches sémio-cognitives et des recherches sociosémiotiques, ce qui conceme les objets matériels, par exemple, on rencor:trer~ ~uss1
bien la version « intense » (l'objet formei comme support d'mscnptions "
I. Cf. Éric Landowskí, La soàété Paris, Le Seuil, 1985. ou d'empreintes) que la version « extense » (l'objet matériel comme
2. E. Landows!C, Passwns sans nom, PUF, 2004 et Les interactions risquées, .NaWJeaux Acte.c s#míati-
Limoges, PCLL'vl, 2006.
par exemple, la these de Xotitl Arias Gonzalez (La sémivtique des objets. sensorimotr.âté 1. .Jean-!Ylarie « L'êve et la cistre. L'emblerne aromatique de Michel Bras,, in Identités
et résonance des Jónnes, Université de Limoges, 2008;, ou il est montré comment, dans dialectique viruelles, Paris, PCF, p. 78-106. . , .. ., . , . .
entre l'd;jet de la discipline, l'objet de l"'ana!Jse, et les objets matérieis, la sémiotique joue son destin scienti- 2. .Jacques Theureau, Le cours d'ac/Íon: métlwde élérn:rtlmre, seconde édztwn remamee et postféee de 11992) Le
fique et acadérnique. cours d'actian: ana{)'S& Toulouse, Octares, 2004. , . . .
4. L'autre version} d'inspiration peircienne (Fhomme est un sigr.e, la viltc est un signe., le mmuk est un 3. A.J. Greimas etJ. raisonri de la théoríe du !augage. Semwttque I, Pans, Hachette,
s(~ne ...) rr:ncontre évidemment la même difficulté. 1979, p. 339-34 l.
Introduction 13
12 Pratiques sémiotiques

acteur parmi d'autres d'une pratique sémiotique) : la version « íntense >> comprendre en quoi l'analyse concrete peut interférer avec la théorie et
regarde vers le niveau de pertínence inférieur, car elle se focalíse sur les ]es modeles établis, en quoi elle peut les confirmer, les infirmcr, ou les
conditions d'inscription du textc, alors que la version « extensc >> infléchir. Il faut donc imaginer une troisiemc option, susceptible de
regarde vers le niveau de pertinence supérieur, celui de la pratique rendre compte de cette « rencontre ,>, qui doit se produire dans les
englobante. limites de l'analyse irnmanente.
C'est donc du rapport entre les sémiotiques construires << intenses » En complément du príncipe d'immanence, se profilc clone une
et « extenses >> qu'il faut s'efforcer de rendre compte, en identifiant et en hypothese forte et productive, selon laquelle la pr~i~ sémio:ique
articulant leurs niveaux de pertinence respectifs. Comme pour la plu- (l'énonciation « en acte ))) développe elle-même une act1v1te de schema-
part des sciences en mouvement, l'objet d'analyse n'est pas, pour la tisation 1, une « méta-sémiotique interne »2 toujours en construction, à
sémiotique, prédéfini par les découpages disciplinaires académiques, tra·vers laquelle nous pouvons « saisir)) le sens. L'analyse est supposée
mais constmit par la pratique d'analyse et par la théoríe qui la guide. Et s'ajuster au le modus operandi de 1~ production .de l'?bjet signifirul:' e~
c'est la raison pour laquelle l'extension des objets d'analyse ne contredit retrouver et « épouser '> les directwns ct les aruculatwn.s, de mamere a
pas le príncipe d'immanence. pouvoir en reconstituer la structurc et l'expliciter dans ur~ méta-lan-
En ourre, que ce soit dans les limites du texte ou dans les explora- gage. Si nous ne faisions pas cette hypotltese, l'analyse n.nm~nente
tions extra-textuelles, le príncipe d'immanence s'est révélé d'une grande serait en grande partie insignifiante, oscillant entre la proJect:lon de
puissance théoríque, car la restriction qu'il impose à l'analyse est une modeles préétablis et figés, et la paraphrasc méta-línguistique des pré-
des eondítions nécessaires de la moddisation et, par conséquent, de l'en- tendues structures déposées. En somme, si on ne supposait pas au
richissement de la proposition théorique globale : sans le príncipe d'im- moins implicitement que le texte, en son énonciation, « propose ))
manence, il n'y aurait pas de théorie narrative, mais une simple logique quelque modele à construire, en interaction avec l'activité d'interpréta-
de l'action appliquée à des motifs narratifs ; sans le príncipe d'imma- tion et les modeles dont clle cst elle-même porteuse, l'analyse ne ren-
nence, i! n'y aurait pas de théorie des passions, mais une símple impor- contrerait qu'dle-même, et se contemplerait indéfinimcnt, sans aucun
tation d'explications psychanalytiques ; sans le principe d'immanence, il gain heuristique.
n'y aurait pas de sémiotique du sensible, mais seulement une reproduc- Or ]e pouvoir heuristique de l'analyse sémiotique tient justement
tion ou un aménagement des analyses phénoménologiques. au fait qu'elle apporte à la fois plus que l'objet d'analyse ne dorme à
Le príncipe d'ímmanence n'est clone pas seulement une limite saisir intuitivement, et plus que les modeles établis e1:1x-mémes. C'est ce
imposée au champ de l'analyse, caril contraint aussí l'ensemble de la supplément heuristique qui fi::tit toute la différence, et qui, juste':nent,
procédure de modélisation. À cet égard, plusieurs options sont ouver- peut susciter, par facilité, la tentation de l'appel au contexte : en mfor-
tes: on peut considérer, dans une version « objectaJe » et « statique »,
que les articulations signifiantes sont en quelque sorte « déposées » dans l. Toutes proportíons gardées, cette schématisation dynamique, « en acte », ?st comparable, sino,n
l'objet, dans scs structures, dans ses formes, et que l'analyse consiste à identique, à la schématis'atíon de I' habitu~ dans !e m?uvement même des praoqu~s socmles concre·
tes dans la conception développée par Prerre Bourdieu dans le sens prattque (!'vil:' UI~« Le Sens com-
les découvrir et à les expliciter en méta-langage; on peut aussi considé- m~n >>, !980). Ce príncipe même de la schérr;atisation inh_ér:nte à la part.Íc!patwr:_ prat1q~e est,
rer, dans une version « subjectale » et « dynamique », que les articula- dans l'ar&,'Umentation de Bourdieu, une alternat1ve plus heunst1que pour une co:'cepttün de : ~ctlOil
qui reposerait nniquement sur l'exécution de modeles préexistants. Nous y revJendrons ulteneure-
tions signifiantes sont le seul fait de l'analyste, qui les projette sur l'objet.
~~ . I
L'une et l'autre som insatisfaisantes, et il n'est pas utile de reprendre ici 2. L'expression << méta-sémiotique interne>> n'est peut-être ni três exacte ni três ~eur:'-:se, mms ele
toute la gamme des objections et des critiques, et nous aurons l'occasion a l'avantage d'être explicite: ellc désigne cette activité sémiotiq_ue de sec_ond degre .qm s·exerce dans
les sémiotiques-objets elles-mêmcs, et dans la perspectwe de la « prax':'. er:_onClative ': qm l~ur est
ultérieurement de réactiver quelques-unes d'entre elles. associée. Antoíne Culioli !ui aussi cette propriété de la praxis énonc~at!ve quand Il fart t·hypo-
Globalement, aucune de ces deux options ne permet de comprendre thesc d'une « compétence épilinguistique » des sujets compétence :ans la~uelle b1:n. des
fíúts de langue ne trouveraient pas d'explication. C'est encare. '?'ême c':'rnpet~nce eptlmgm~n~ue
comment un « modele » peut se dégager de la pratique interprétative, qui est en question dans l'ínventron et le développemc~t ?e~ ecntures. Nons n avons F:"' ose ,',ex-
comment les structures propres à un objet peuvent rencontrer les mode- pressíon « activíté épi-sémíotique à la pla~e de << mé:a-s.emwnque :nteme », pour des r;usons d eco-
les que porte l'analyste lui-méme. En somme, elles ne pennettent pas de no mie terminologique, mais pourrmt tout auss1 b1en convenu:-.
14 Pratiques sémiotiques Introduction 15

mant l'analyse à partir du contexte 1, on se procure en effet à bon construction du plan de l'expression, et par le point de vce à partir
compce, u~ « s~pplémer:r >: d_'explication, mais qui n'est juste~ent pas duque! on vise la structuration du plan du contenu.
cehu de I heuns_o-9~e semJOtrque. En immanence, il nous faut donc D'un point de vue méthodologique, Ia question se pose aussi en ccs
postul:r une actJ.VJte de modélisation inhérente à la praxis énonciative termes: étant donné un ensemble signifiant quelconque, l'analyse de cet
elle-meme 2•
ensemble peut-elle être continue, ou rencontre-t-elle des discontinuités?
. T~~tes les linguistiques et Ies sérniotiques qui ont renoncé au prin- Toutes les linguistiques onr affronté, explicitement ou implicitement,
crpe d rmrnanence se présentent en deux branches : une branche forte cette question : Benveniste, par exemple met en place un príncipe d'in-
q~and elles affrontent directement leur objet, et une branche faible e~ téliTation1 du phoneme à la phrase, mais considere qu'à partir de cette
d1ffuse,. quand elles sollicitent ce qu'elles appellent le « contexte » de "'
derniere, 'l'analysc change de statut, et qu'il faut faire alors appel une
leur objet. Propose: une sérniotique des pratiques ne consiste donc pas à sémantique du discours. De la même maniere, la distinction entre deux
plo.nge: :rn _objet d"analyse quelconque dans son contexte, mais au con- niveaux de pertinence de l'aiia!yse sémiotique apparaít, au terme d'une
u·mr~ a mtcgrer le ~ontexte dans l'objet à analyser, en tirant toutes les analyse continue, quand elle franchit Ie seuil d'une discontinuité, au
~.onsequ~nces du falt .que, sérniotiquement parlant, !e contexte ne se cours de la procédure d'analyse elle~lllême. Et si l'ensemble siguifiant
,nue « m en amont m en aval, mais au cceur du Iangage »3 • qu'on se donne, par exemple la sémiosphere chez Lotman, est une culture
. To~t ~e !?asse en somme comme si la limitation de l'objet de la disci- tout entiere, cc príncipe de discontinuité dans l'analyse est d'autant plus
plme ~e~u~tJ.q~e a~ seu! text~, d'une part, et le príncipe d'immanence nécessaire, pour en distinguer les différents plans d'immanence.
rmpose a l _obJet d a_nalyse, d autre part, n'avaient été confondus que On doit clone aujourd'hui distinguer soigneusement (i) le príncipe
p~ur des rmsor:s tactJ.ques, par commodité et par réaction aux praciques d'imrnanence lui-rnême, et (ii) la fixation des limites de l'immanence.
d a~~Iyse dornmant,es, au moment ou l'analyse structurale s'efforçait de Cette distinction a été longtemps suspendue par la maniere dont ces
se ~tmguer et de s affirmer comme une alternative méthodologique. Et limites, provisoires et arbitraires, ont été naguere fixées au texte-
le_ deve:oppem:nt de la recherche sémiotique aurait en quelque sorte énoncé ; car s'il est vrai, cornme le dit Hjelmslev, que les données du
deno?c;, de. ~art, ':ette confusion tactique. linguiste se présentent comme du <! texte », cela n'est plus vrai pour !e
,. St .1 on fait a_uJour?'hui l'hypothese que le príncipe d'immanence sémioticien, qui a affaire aussi à des « objets », à des «pratiques» ou à
n rm~bque pas necessatrement une limitacion de l'analyse au seul texte des « formes de vie » qui structurer1t des pans entiers de la culture.
a~or~ rl. faut sans plus attendre redéfinir la nature de ce dont s'occupe 1~ Quant à l'appel au contexte, dans ces conditions, i! n'est que l'aveu
se~mot19~e, n::m seulem~nt er: extension, comme c'est déjà le cas, de d'une délimitation non pertinente de la sémiotique-objct analysée, et,
fmt,. m~1~ at.ISSI en comprehenswn, et de droit. Le príncipe d'ímmanence plus précisément, d'une inadéquation entre le type de structuration
est mdtssociable, comme on l'a souligné de I'h,mothe'se d' t' 't' recherché et le niveau de pertinence retenu.
1 1, · · ' ;r , une a c IVI e
c e se 1e:natrsat10n et de modélisation dynamique interne aux sémioti- L'approche sémiotique des pratiques doit par conséquent répondre
qu:s-o?Jets, e~ c'?st l'aire d'activité immanente de cette schématisacion à la fois à une .exigence concrete, celle de la prise en charge de nou-
qm dmt nous md1que_r P?ur chaque cas les limites du domaine de perti- veaux chainps d'investigation, et à un impératif épistémologique, celui
nence, et non une declSlon a pnorí et tactique qui se focaliserait sur le de la définition des limites de leur propre immanence. C'est pourquoi
seu! texte.
l'étude qui est ici proposée, consacrée aux pratiques sémiotiqnes compor-
. ~ sémíotique s' oc.cupe des « sémiotiques-objets », des ensembles lera trois ensembles successifs, non sans quelques inévitablcs chevauche-
sigmfiants dont la pertmence est contrainte à la fois par des regles de ments : (i) un premíer ensemble oú les pratiques seront définies et situées
comme un des plans d'imrnanence de l'analyse sémiocique, parmi d'au-
~~ ~~~s
? r . , 1
s~~c~as~ :~;~ I~?~ern~esescnptton
<~
m.êrr:es de Hjclmslev, nous n'aurions plus aifaire à une « analyse ,
~>.
tres, étant entendu qu'entre ces différents plans, l'analyse ne peut être
-· \ orr sur cette questJ.on Anne Beyaert et J F · iJl u " · · · · · ·· · ·
l~lm:l_eles linguístiques, no 24/ l. acques oman e, mouebsatwns semtotlques (mr.;, m
Dans Émile Benveniste, '' Les niveaux de J'ana!yse linguistique >>, in Problémes de linguistique géné-
:!. Eric Landowski, La société riflichie, oj;. ciL, p. 195, 227-228.
ral< I, chap. X, Paris, Gailimard, coll. « Tcl », 1966.
16 Pratiques sérniotiques

q~e ~iscontinue _; (ii) _u,n second ensemble oú les pratiques seront explo-
rees . ans leur d~ver~rte, et comparativement, pour dégager rogressive- CHAPITRE PREMIER
ment leur orgamsatlün spécifique, à l'intérieur de laquelle teut'se don-
ner cours un~ a_nalyse continue ; et enfin (iii) un troisieme ensemble ou NIVEAUX DE PERTINENCE
seront exammees quelques-une< , des dim enswns
. ' ET PLANS D'IMMANENCE
d ,.1mmanence d es pratiques.
. propres au plan
SIGNES, TEXTES, OBJETS, PRATIQUES, STRATÉGIES
ET ~'ORMES DE V!E

LES PRATIQUES, UN N!VEAU DE PERT!NENCE PARMI D'AUTRES

Si on part de l'exístence sérniotique, pour reprendre une expression chere à


A J. Greimas, en ce qu'elle se détache sur le fond de I'« horizon
ontique », ce plan existentiel, en somme, une fois modalisé (\~rtualisé,
acmalisé, etc.), est segmenté en niveaux d'analyse, et chacun de ces
niveaux, converti en « contenus de signification », s'articule respective-
ment en stmctures élémentaires, en structures actantielles et narratives,
en structures modales, thématiques, figuratives, etc. Quel que soit le sta-
tut qu'on accorde à cette déclinaison en niveaux d'articulation, ainsi
qu'au parcours qui les réunit, il s'agit, dans tous les cas, des « niveaux de
pertinence » pour une analyse du plan du contenu. Et, comme l'analysc
ne peut pas être continue d'un niveau à l'autre, Greimas a postulé l'exis-
tence de conversions entre niveaux, conversions qui, cornme on le sait, ont
constitué un póint d'achoppernent pour une validation définitive du
parcours génératif de la signification.
En revanche, pour ce qui concerne les niveaux pertinents du plan de
l'expression, rien n'est rnoíns clair aujourd'hui. On suppose qu'il faut
s'appuyer pour cornmencer sur les rnodes du sensible, sur l'apparaítre
phénoménal et sa schérnatisatíon en formes sérniotiques, mais cela ne
suffit pas à définir les niveaux de l'analyse, et, plus précisérnent la hié-
rarchie des sémiotiques-objets constitutives d'une culture.
Mais partir de l' « apparaítre » des phénornênes qui s'offrent aux
divers modes de la saisie sensible, c'est déjà définir un plan originei pour
le plan de l'expression: on admet ici en quelque sorte que le plan de
18 Pratiques sémiotiques .Niveau.x de pertz.nence et plans d'immanence 19

l'e:xpressi~:m présupp~se une expérience sémiotiquet, et la solution qui pour- il y a eu, ce n'est pas dans le changement de niveau de pertinence, mais
rmt en decouler cm:s:sterait alors à s'interroger sur les niveaux de perti- dans le changement de stratégie théorique : l'analyse des signes et des
nence de cette expenence, en se demandant sous quelles conditions ils figures, notamment dans sa version peircienne, semblait vouée à une
~euventc être ,conv~rtis en <~ plans d'immanence » pour l'analyse sémio- taxonomie proliférante et stérile, alors que l'analyse des textes et des dis-
uque. Une regle s1mple peut d'ores et déjà être formulée à cet égard: cours semblait pouvoir s'orienter vers les structures syntaxiques eles pro-
1~n plan d'expéríe:1ce ne peut être converti en un plan d'immanence que cessos signiüants, sans obsession classificatoire, Mais l'évolution récentc
Sl et seulem?nt ~'11 ?onne lieu à la constitution d'une sémiotique-objet, des sémiotiques pierciennes, notamment chez Eco, montre bien que
autrement dtt s\1 falt apparaí'tre la possibilité d'une fonction sémiotique cette répartition des rôles n'est pas intangible, et la plupart des grands
entre un plan d expresswn et un plan du contenu. paradigmes théoriques ont connu, à des époques différentes, les mêmes
sauts méthodologiques entre « niveaux de pertinence ».
Si on s'interroge sur les expériences sous~jacentes à chacun de ces
Des aux textes~énoncés deux niveaux, il s'agit, dans lc premier cas, celui du signe, de sélection-
ner, identifier, reconnaitre des figures pertinentes, des formants qui les
Dans l'histoíre récente de la sémiotique, c'est au cours des composent, et des traits qui les distinguent. Du point de vue du plan de
a~m~es 1970 que s'effectue le passage d'une sémiotique du signe à une l'expression, la pertinence des unités minimales obéit, on le sait aux opé-
s~m~ot~que du. texte. Définir cornme niveau pertinent de l'analyse rations de substítutiou et de commuflltúm : la premiere désigne l'opération
sem10ttque le s1gne ou le texte, c'est décider de la dimension et de la portant sur les formants de l'expression, et la seconde, la conjugaison de
nature de l'ei?semble expressif à_prendre en considération pour opérer l'opération sur l'expression avec ses effets au plan du contenu. Le pas-
l~s ~o~mutauons, les segmentaUons et les catalyses qui dégageront les sage des actes de sélcction, identification, reconnaissance, etc. aux opé-
s1gmfies et les valeurs. rations de substitution/commutation correspond tre:s précisément à la
Dans un cas, cette dimension est celle des unités minimales íles siwu:s conversion entre un niveau d'expérience substantiel, d'une part, et un
ou les figures), et les unités constitutives seront principalement 'des for- plan d'immanence sémiotique, d'autre part. C'est le critére structural de
mants et des traits distinctifS, et dans l'autre cas, I' « ensemble pertinence qui assure cette conversion.
fiant » est un texte-énoncé, dont les- éléments constitutifs sont des figures et Dans le second cas, celui du texte-énoncé, on tente de saisir une
des configurations. totalité qui se donne comme un entier composé de figures, sous la forme
Ce saut mét~odologique a été présenté à tort comme un « progres }>, matérielle de données textuelles (verbales ou non verbales), et on s'ef-
et comme une hg?e de partage entre deux types de sémiotiques. Certes, force de l'interpréter : il ne s'agit plus alors d'identifier et de recon-
ces deux perspect1ves d'analyse sont en relation hiérarchique 1nais cette naítre, mais d'attribuer une direction signifiante, une intentionnalité. La
~iérarchie n'est p~s celle du « plus }> ou « moins }> scientifiqu:; c'est tout construction du plan d'immanence suppose là aussi une opération
Simplement une d1fférence de niveau de saisie du plan de l'expression, et fique complémentaire : il faut passer de l'expérience de la cohérence et
clone, plus largement, de délimitation de la sémiotique-objet. Si progres de la totalité signifiante à la construction eles isotopies du plan de l'ex-
pression, qui susciteront la « présomption » des isotopies du contenul.
En somme, dans le premier cas, les mutations portant sur les for-
I. Ul. distinction traditio~nelle entre « expressíon , et « contenu », tant que formes est ící núse en mants et les traits de l'expression impliquent des mutations sémiques au
relatwn, . ~ne distm~tlon plus générale, <;nt~e « e~p~rience » et « existence "• en tant que suhstan-
c;:s. Cettc nme.en relatton .repose sur le p~Clpe general de ]' « horizon ontique ,, de la signífica- plan du contenu, alors que dans le second cas, les mutations de l'expres-
twn · cet .:~;;hon~on >t etre en effe~ saist, au _cours de Ia sémio~genêse, soit comn1e expén.enceJ soit sion textuelle impliquent des mutations dans les isotopies du contenu.
~omme e... ...,tence, en . te:mes, 1mstance enonçante pose so]t comme une ínstance existen~
tlclle. (dans un rap~ort ~~tstentld avec le monde signifiant), soit comme une instance d'expérience V oi! à clone deux niveaux de l' expérience, dont découlent deux types
(dan., un rappo;t_ d ex~enence avec même monde). Cette distínctíon peut être aussí rapportée d'entités pertinentes, et deux plans d'immanence : l'expérience figurative
la double tdenttte de I actant, telle qu'elle est développée dans J Fontanílle Séma et soma. úsjígures
du corps . & Laros:, 2004;: k !\.foi. support de l'expécícnce 'promoteur de l'expres-
sron. et Sor, support de h"Xlstence et de l'élaboration des contenus signíficatíon. i. Cf François Rasticr, Sémantique et recherches cognitives, Paris, PUF, 1991, p. 220-223.
20 Pratiques .rémiotiques Ní'veaux de jiertinence 21

(et iconique) d'un côté, dont on extrair comme grandeurs pertinentes de topies, et, en raison de l'organisation en général tabulaire de ce réseau,
l'expression des signe.r, et, de l'autre côté, l'expérience textuelle 1 (et inten- comme un disj1ositij d'inscríption, si on accepte d'accorder à « inscription »
t~onnelle··i~terprétative), dom on cxtrait comme grandeurs pertin~ntes de une vastc extension.
I cxpresswn des textes-énolUés. En somme, l'expérience des totalités cohérentes, celles des « textes-
. Une des co.nséquences les plus spectaculaires de ce changement de énoncés >> donne lieu à un plan d'immanence qui a deux faces, une
n.IVe_au. de pert~nence est I'invcntion de Ia « dimension plastique » des double morphologie :
semwnques-obJets, et notamment des « images ».
Si on sélectionne en effet comme niveau de pertinence des images (i) une face fonnelle (face 1) destínée à l'accueil cohérent des figures-
~elui des unités signifiante~ élémentaires, signes ou figures de représenta- signes du niveau inférieur, et qui est la face « isotopante », et
twn, tous lcs aspects sens1bies de l'image sont alors renvoyés à la subs- une face substantielle (face 2) qui en fera un apport sur un support-
tance, voirc à la matiere du plan de l'exprcssion, et relevent alors d'une objet, et qui est le « dispositif d'inscription ».
étude d? l'histoire ?es techniques, des pratiques et des esthétiques de la Par conséquent, le texte-énoncé appelle, au niveau de pertinence
productwn; au tmeux, et du point de vue de l'histoire de l'art, ces supéríeur, un « support » d'inscription, qui aura le statut phénoménal
aspects sensíbles et matériels pourront, s'iis présentent quelques régulari- (du côté de l'expérience) d'un « corps-objet )) 1•
tés, être mis au compte d'un « style )). Les ol{jets sont des structures matérielles tridirnensionnelles, dotées
l\1ais le passage au niveau de pertinence supérieur, celui du « texte- d'une morphoiogie, d'une fonctionnalité et d'une forme extérieure iden-
énoncé », integre tout ou partie de ces éléments sensibles dans une tifiable, dont l'ensemble est « destiné » à un usage ou une pratique plus
« dimension plastique », et l'analyse sémiotique de cette dimension tex- ou moins spécialisés. .
tuelle peut alors !ui reconnaitre ou lui affecter directement des formes Un exemple permettra d'illustrer concrêtement comment se fa1t
de contenu, des axiologies, voire des rôles actantiels. En somme, les é!é- l'intégration du texte à l'objet, et pourquoi ce déplacement en entraí'-
ments sensibles et matériels de l'image ne deviennent pertinents d'un nera un autre, jusqu'à la pratique. C'est celui dcs tablettes d'argile à
point de vue sémiotique qu'au niveau supérieur, c'est-à-dire au moment contenu comrnercial,juridique ou politique qui circulaient dans l'ancien
de leur intégration en « texte-énoncé ». Moyen-Oríent2 ; parmi ccs tablettes, certaines n'étaient pas destinées à
L~ co.nstruction de la dimension plastique obéit strictement au par- l'échange communicatif, mais .à l'archivage institutionnel:
cours md1qué plus haut: à l'expérience holistique de la cohérence visuelle
succede la construction des isotopies du plan de l'expression, lesquelles, à la tablette porte alors le texte du contrat commercial ou du traité
leur tour, procurent la « présomption » des isotopies du contenu. diplomatique, ainsi que le sceau qui les légitime ;
mais elle cst elle-même placée dans une enveloppe d'argile scellée,
sur laquelle est inserir Je résumé plus ou moins étendu du texte déjà
Du texte à présent sur Ia. tablette elle-mêrne.

L'enveloppe est scellée par !e proposant, en présence du destinataire,


, Un « texte-énoncé » est un ensemble de figures sémiotiques organi- mais nc pourra être brisée que par un acteur '< légitime », l'une des par-
sees en un ensemble homogene grâce à Ieur disposition sur un même ties en présence, ou un tiers arbitre, juge ou administrateur. En outre,
su~:_>p.ort o~ véhicule (uni-, bi- ou tridimensionnel) : le discours oral est l'enveloppe n'est brisée qu'en cas de contestation de !'une des parties.
umd1menswnnel, Ies textes écrits et les images, bidimensionnels et Ia
langue des signes, tridimensionnelle. Globalement, !e texte-éno~cé se
L Le statut sémiotique des <<figures du corps », et notamment les formants principaux cl'un éven-
donne à saisir, du côté de l'expression, à la fois comme un réseau d'iso- tuel piao de l'expression pour une sémiotique du corps (n~tamment I' « enveloppe », la." structure
matérielle » et Je « mouvement ") som longuement discutes dans Jacques Fontamlle, Sema et soma.
Les figures du corps, ep. cit. . . . .
l. «Figures» t;en.t se gloser selou le cas comme, "unité minimale >>, « morpheme ,, etc. « Texte, 2. Exemple emprunté à Isabelle Klock-Fontamlle, dans Les emtures, entre support et swfoce, Pans,
comprend aussr bren les textes verbaux que les textes non verbaux, images ou autres. L'Harmattan, 2005.
23
Tout au long de la durée de la ~ar .
qu'il conticnt et .· I re tsatwn du contrat et du programme
' ausst on~temps que lcs parti 'd' ear elles imposent une praxéologíe spécifique pour l'aceomplissernent
tes, le contenu reste dane uac .,. , · es se cons1 erent satisfaí- d'actes énonciatifs comme la demande de validation ou d'invalida-
, cessw1e a travers le résu : ·
gerer l'arehivage et de contrôler I t . . ,· d I' . me, qUJ permet de tion, la vérifieatíon et la décision juridique.
tuelles rnanipulatíons I 'act . es :ajet~ e Objet au cours d'éven-
. · • · e qm consiste a d ·
proposition et qui conduit a' , 1 < p~en re conna~ssance de la On voit alors apparaítre iei un autre niveau de pertínenee, qui est
, ' un eventue arbltrage . ·· ·d lui-même appelé par certaines des propriétés des corps-objets : celui des
I·ouverture de l'enveloppe. ., comc1 e a1ors avec
pratiques, iei pratiques d'écritures, pratiques commerciales, pratiques de
, , La tablette porte dane le texte-énoncé de la . .. . .
d eventuelles marques d'e' . . . · proposltlon, ams1 que manipulatíon d'objets 1•
. · nonoanon enoncée rr · L'expérience des objets est dane celle de « corps matériéls », destinés
mamfeste et prédétermine d. t • ' 1a1s son enve1oppe
1
requis : elle est scellée pour r~:~;ei~~~~~ e·~ roles et les a.ctes ~nonciatifs à un double usage (supports d'empreintes, et manipulations pratiques),
n'cst ouverte que par celu'1 . 1 e c Ian:p des destmata~res, et elle et l'expérience de ces corps-objets est convettie en formes de l'expres-
éventuel diflerend. · qm a a competence pour trancher un sion, qui constituent leur plan d'immanence spécifique ; la rnorphologie
.. Il faut donc dans ce eas articuler bl d' ~ , dcs corps-objets a dane deux faces :
hnterprétation du texte inscrit et de l'~nsem e u:1 cot? Ia Iecture et • d'un côté (face 1), unejõrme syntagm.atique loca/e ~a sudàce óu le volume
support, qui est une des phases d~ l'interutr?, Ia_mampu!atJOn de l'oqjet- d'inscription), susceptible de recevoii dcs inscriptioris signifiantes (en
tenaires de cet échange. . actlon enonciattve entre Ies par- tant que support des « textes-énoncés »), et
r Le cas est particuliêrement intéressant d [; . , • de l'autre (face 2) une substance matiríelley qui leur permet de jouer un
lP.lus ou moins étendu ou eond ') . . u att que le meme texte róle actantiel ou modal dans les pratiques, au niveau de pertinence
' . ense est mscnt sur deux p t. di.r·
tes d e I. objet-support, la tablette et l'env I - ar Ies .uer~n- supérieur.
de l'objet et de l'inscription permet d'ene ~p~e, et que cet~e duphcatwn
thématiques de proce's d·rr· . c asser deux prattques et deux En somme, même si les objets se donnent à saisir dans leur auto-
Iuerentes : nomie matérielle et sensible, leur fonetionnement sémiotique est insépa-
• la proposition/acceptation/réalisation d ' rable aussi bien du niveau de pertinence inférieur (les textes-énoncés),
tion sur la tablette), et " u eontrat d un côté (inscrip- que du niveau de pertinence supérieur, celui des pratiques,
• Ia validation/ilrchivage/vérification d I' (' . . Le cas des objets est significatif du príncipe sur lequel repose l'en-
loppe). e autre mscnptwn sur I'enve-
seínble du parcours envisagé : un príncipe d'intégration progressif par l'in-
En d'autres termes, ce n'est . as I . . termédiaire des struetures énoneiatives. En effet, le texte-énoncé pré-
faire la différence entre les de . p e c~ntenu ~u texte qm permet de sente deux plans d'énonciation différents : l'énonciation « énoncée »,
bíen Ia nature du s . . l.ux type~ d mterac. tlons énonciatives mais inscrite dans !e texte et sur la tablette, et I'énoneiation présupposée,
uppo1 t et es modahtés de I'" · · '
rence, la double morphologie d 1' l' d'' ~nscnptwn, et, en I'occur- qui reste virtuelle et hypothétique; c'est alors l'objet-support, avec sa
L' b · ,. . . · e o Jjet eenture. tablette à inscriré, et avec son cnve!oppe à scellcr et à briser, qui va
o ~et d ecnture Joue dane à cet éo·ard d . , ' , , .
!e support du texte (surface d'' . !" eux roles: d un cote, il est <( incarner )) et manifeste r par ses ·propriétés matérielles, le type d'inter-

acteurs des pratiques sémioti m:cnpuon), et de l'autre, il est un des ·.·


· d, ·· ques , en outre sa mornl1 1 · •
qm etermine la maniere dont , .. ' . r- 0 ogte composite,
. .
d es d eux senes d'actes celle d 1" on s en sa!slt contnbue . 1 d 1' .
. . ' a a mo a Isatwn 1. Cette combinaison entre deux niveaux de pertinence, objets ct pratiques dédiés à l'imcription et
• ' e mscnptwn comme celle de la prati ue : à la communication d'un texte, correspond exactement à cc est convenu d'appeler un médium.
en tant que suppon en effet ii d r ·. . q Dans sa these intitulée Texlfs et graphiques. Contribut<~Jn à une sémiotique (Facuité de philo-
inscriptions ; ' ' mo a Ise et contraJnt le systeme des sophie ct de lettres de l'U ni.versité de Liege) Sémir Badir a de des médias rm niveau de
pertincnce spécifiquc, et choix présente quelques avantages matíere de description. Mais il
• en tant ql1'objet matériel il · . · n'est pas súr que les qui comprerment à la fois les {{ canaux », les {{ fonnats )} et des regles
tance, de solidité relative 'qupres~n~? cer~ames p:opriétés de consis- de la pratique, c' est-à-dire propriétés puissent faire l'objet d'une analyse continue
' I mo a Isent es pratiques cnvisageables, au sens stricr; des lors que leur analyse serait elle relêverait de deux niveaux de perti-
nence distincts.
24 Pratiques sémiotiques
N1'veaux de pertinence et d'ímmanence 25

actíon énonCiatlve pertínent (ici : proposer I accepter, puis


conteste r /vérifier/ arbitrer).
Les scên.es pratiques
Bref, l'objet-support d'écriture integre le texte en fournis:>ant une
s.tructure _de manifestatíon figurative aux divers aspects de son énoncia-
Une situation sémiotique est une configuration hétérogêne qui ras-
~ron. Eu egard au texte-énoncé, ces propriétés de l'objet-support seront sernble tous les éléments nécessaires à la production et à l'interprétation
m~erp:ét~es comme énonciatives ; mais en tant que telles, elles pourront de la signification d'une interaction co~rnunic~tive. . . . .,
fa1re l obt: d'~ne analyse parcourant l'ensernble des niveaux du par-
Par exernple, pour comprem;lre la s1.gnlficatron des ~nscn~tl~ns hle-
cours generatlf du con tenu (structures élémentaires, actantielles,
modales, etc.). roglyphiques mo num entales en E~'Pte, 1l ne. suffi~ pas d en. dec~I~rer le
texte, ni même d'cn apprécier la ta1lle et la dtspos1t1on (verhcale; : 1l faut
~ar ailleurs, en tant que corps matériel, cet objet est destiné à des aussi- prendre en compte dans la situation les éléments spé::ifiq_ues d'une
pratiques et les usages de ces pratiques qui sont eux-mêmes des
communication avec les dieux, qui se manifeste en partlcuher par la
~< énonciations » de l'objet; à cet égard, l'objet lui-même ne peut
hauteur et les proportions des inscriptionst. . .
P.Orte: q_ue des traces de ces usages (inscriptions, usure, patine, etc.), n doit être clair que la situation n'est pas le context:, c'est-a-di~e
c'est-a-dire d~s « er~preintes énonciative~ }>, leur « énonciatíon-usage }>
l'environnement plus ou moins explicatif du texte, qui seralt alors const-
restant pou~ 1 esse~hel, et globalernent, Vlrtuelle et présupposée : il fau-
déré comme le seul niveau d'analyse pertinent ; une situation est un
dra donc la auss1 passer au niveau supérieur celui de la structure
autre type d'ensemble signifiant que le texte, un autre niveau de
sérniotíque des pratiques, pour trouver des ma;1ifestations observables
de ces énonciations. pertinence. . . , . . .
Mais ce qu'on appelle les sztuatwns semzollques, a la suíte de Lan-
. , Ces ~uelque~ observations perrnettent d'éclairer deux aspects de la
h1erarch1e des mveaux de pertinence: dowski, ne peut pas, dans la plupart des cas? faire. l'o.bJet d'~ne
continue et il faut alors statuer sur cette discontmmte de l analyse, et
(i) tout d'abord, chaque type de sémiotique-objet est à la fois le Iieu oú prendre 'en considération deux dímensions distinctes et hiérarchisées.
l'analyse rencontre une discontinuité, puisque pour chacun Faire d'une situatíon, en peut s'entendre de deux
~ne ~ouvelle fonction sémiotique (entre expression et contenu) est maniêres:
e.tabh,e, et c'est alors la possi~ilité mêrne de corréler le plan d'expres-
(i) soit comme I'expérience d'une interaction avec un texte, via ses_sup-
SIOn .a un plan du contenu ídentifiable qui en décide ,·
ports matériels (c'est la sítuation dite, en g~néral, e.t faute d~ n,ueux,
(ii) ensmte, en chaque type sérniotique-objet, on observe deux ~~ faces »
de« cornmunication »), ou avec un ou plus1eurs objets, et qm s orga-
distinctes, l'une (face I) pour l'accueil du niveau inférieur l'autre
nise autour d'une pratique, . . .
(face 2) pour celui du niveau supérieur; l'une est formalisée à son
(ii) soit cornme l'expérience de l'ajustement entre plusteurs mteract10ns
niveau propre, et l'autre n'est que substantielle et ne sera formalisée
.
qu 'au mveau , ~
supeneur. ' parallêles, entre plusieurs pratiques, complémentaires ou concurre~­
tes (c'est la situation-conjoncture, rassemblant l'ensemble des prati-
La réun~on d'une forme (face l) et d'une substance (face 2) releve de ques et des circonstances pertinentes).
la r:zanjféstatzon : la face l est à travers une suhstance, la face 2,
C'est la raison pour laquelle nous ne retiendrons pas ici la n~tion de
q_m ne sera une fo~me d'expression qu'au niveau de pertinence
situation, puisqu'elle ne peut faire l'objet d'une analyse c?ntmue, .et
r:eur. Cette s~ggestlon p~rmet d'opératiànnaliser le concept de mfl'mlf'rt,(/-
nous la rernplacerons désormais par deux niveaux de pertmence dis-
tzon, en ,~e _frus~nt parhctper explicitement, en tant qu'inteifàce, au par-
cours d zntegmtwn entre plans d'irnmanence. tincts, les sânes pratiques d'une part, et les de l'autre.

1. II en va de mêrne des immenses traces organísées qu'on rencontre sur les plateaux andins, et
qui, à cet égard, ont suscité les spéculati":ns (c( le rôl~ accordé à d'éventuels v!Slteurs
extraterrestres par certa:ns « de mysteres et de sctences occultes).
26 Pratiques sémiotiques Niveaux de pertinence et plans d'immanence

L'expérience sémiotique sur laquelle se fonde le niveau de perti- des éléments de l'environnement, par l'usager ou l'observateur: nous y
nence des pratiques est celui que résume l'expression « en acte », si lar- reviendrons en détail ultérieurement La scene de la pratique consiste
gement répandue dans le discours de la sémiotique dans les dix dernie- également en relations entre ces différents rôles, des relations modales et
res années : « énonciation en acte », « semiosis en acte », « signification passionnelles, pour l'essentiel.
en acte » renvoient en général à une conception de la signification qui L'utilisation des outils (comme l'opinel, selonjean-Marie Floch 1) four-
se veut dynamique (il semble que la plupart des sémioticiens n'aient nit l'exemple le plus simple de ce type de scene prédicative pratique: un
aucune difficulté à préférer un « structuralisme dynamique » à un objet, configuré en vue d'un certain usage sa morphologie d'ex-
« structuralisrne statique » !), et qui s'intéresse plus aux processus de pression), va jouer un rôle actantiel à l'intérieur d'une pratique tech-
construction et d'émergence de la signification qu'à leurs résultats. 1\1ais nique (dont l'usage est l'actualisation énonciative) qui consiste en une
<< en acte » peut tout aussi bien servir d'alibi facile, pour des proposi- action, par un opérateur, sur un segment du monde naturd : ce seg-
tio?s sémiotiques sans grande originalité, que désigner un problerne à ment, l'outil et l'usager sont alors associés à l'intérieur d'une même
trmter, et un programme de recherche. scene prédícative, ou le contenu sémantique du prédicat est fourni par
1\1ais l' « en acte >>, malheureusement, ne s'observe pas üans les la thématique de la pratique elle-même (tailler, couper, etc.), et ou ces
sémiotiques-objets ou l'on croit le reconnaitre; la significatíon « en différents acteurs jouent les principa~1x rôles actantiels. La constitution
acte » imputable par analyse à un texte ne peut être rigoureusement substantielle de l'outil (au niveau inférieur) devient ici un des éléments
observée et saisie, de íait et de droit, qu'au niveau des pratiques, et non de la forme d'expression de la pratique, puisqu'il comporte nécessaire-
des textes-énoncés proprement dit. Au niveau de pertinence des textes, rnent une interface-opérateur (le manche) et une interface-objet (la
l' << e? acte ?> ~e releve au mieux que de la substance, au pire de la spé- Iame).
culanon amm1ste. C'est donc l'expérience de l' « en acte » (de l'activité À la différence d'une structure narrative textuelle, la mise en ceuvre
vivante et vécue) qui donnera lieu, par schématisation, au plan d'une pratique ne peut ni se conformer à une simple transformation
d'immanence des (( scenes pratiques ». entre une situation initiale et une situation finale (dans le sens des pré-
Les pratiques, en effet, se caractérisent principalement par leur carac- suppositions), ni à une progression dans un arbre de bifurcations (dans
têre de processus ouvert circonscrit darzs une sâne : il s'agit clone d'un domaine le sens des motivations de l'action) : l'une et l'autre de ces solutions équi-
d'expression saisi dans le mouvement même de sa transformation, mais vaudrait à une « textualisation >> de !a pratique, et clone à la réduction
qui prend forme en tant que scene (nous· reviendrons plus lo in sur le pro- de la dimension « en acte » qui en constitue le príncipe d'expression glo-
cessus de<< scénarisation » de ce domaine d'expression). JYiais ce proces- bal. Tout au contraíre, le déroulemmt processuel est une négociation
sos scénarisé n'est « pertinent »que s'il contracte une fonction sémiotique continue entre plusieurs instances : un objectif assigné à l'action, un
avec une structure prédicative. Par conséquent, du côté du contenu, les horizon de référence et/ ou de conséquences, l'éventuelle résistance des
pratiques se caractérisent par l'existence d'un noyau prédicatjf, une substrats et des contre-pratiques, des occasions et des accidents, des for-
« scéne » étant alors organisée autour d'un « acte », au sens ou, dans la mes canoniques "(habitudes, routines d'apprentissage, normes, etc.), et
linguistique des années 1960, on parlait de la prédication verbale comme des schématisations émergentes de l'usage (apprentissage, ajustements,
d'u?e « petite scene » 1• Cette scene se compose d'un ou plusieurs procês, tactiques, etc.). Nous reviendrons en temps utile sur cette dimension des
enVIronné par les actants propres au macro-prédicat de la pratique. pratiques, mais nous pouvons d'ores et déjà l'identifier comme une pro-
Ces rôles actantiels propres à ce macro-prédicat peuvent être joués priété d' accommodation 2 •
entre autres : par le texte ou l'image eux-mêmes, par leur suppprt, par
L Jean-Maríe F1och, « Le couteau du bricoleur », Identités op. cii., p. 108-213.
L Parler de la prédicatíon comme d'une « scene ,, ainsi que le faisaient Tesniere Fil!morc. et 2. Pour désigner ce principe, d'autres termes sont : ajusternent, adaptation,
comme le font bien d'autres aujourd'hui, consiste justement à restimer. au moment 'de définir. un contrôle, etc., mais tous ces autres termes component des implkations trop spécifiques:
niveau d'analyse.pertinent (celui de l'énoncé phrastique), une dimensio~ d'expérience perceptivc: « ajustcment" sera réservé à une forme particuliére d'accommodation, « contrõle » imphque une
la syntaxe ,phr~s:1que es; une forr~1e pertmente du plan de l'expressíon, obtenue par conversíon for- positíon surplombante ínappropriée, et « adaptaúon » ajoute des connotaúons idéologiques
melle de I expenence d une "scene ''· índésirables.
23 Pratiques sé:míotiques
.Niveaux de pertinence et plans d'irnmanence 29

Comme tous les autres plans d'immanence, celuí des pratiques est rites, des comporternents complexes), que ce soit par programmation
donc formé de deux faces :
des parcours et de leurs intersections, ou par ajusterncnt en temps
(i) I'une, tournée vers les niveaux inférieurs, est lafimne syntagmatlque qui réeJl.
permet d'accueillir ensemb1e et de rnanie:re congruente des signes, Revenons à l'exemple des objets et des pratiques d'écriture. La
des textes et des objets, en même temps que les acteurs de la pra- tablette d'arg:ile, en tant qu'oqjet, fonctionne par intégration sur les
tique elle-même: c'est lajõrme-scêne associée au nqyau prédicatif de la deux niveaux définis ci-dessus.
pratique, et qui fournit en effet des róles congruents à l'ensemble de Tout d'abord à l'intérieur d'une scene pratique d~jà complexe, et
ces éléments ; qui comprend tout une chaine de proces, la tablette, en tant que sup-
(ii) l'autre, toumée vers les niveaux supérieurs, est la substance d'expres- port propose un dispositif d'expression pour des actes de proposition et
sion dénommée « accommodation ))' accommodation avec les objectifs, d'acceptation de l'échange, ainsi que de vérification et d'arbitrage, par
les conséquences, les autres acteurs et les autres pratiques, c'est-à- l'íntennédiaire des deux actes, « sceller » et « briser », qui constituent !e
dire la forme sur laquelle s'appuieront les stratégies. plan figuratif du noyau prédicatif de cette pratique.
Mais elle fonctionne en outre à l'intérieur d'une stratégie, puisqu'il
faut ici gérer la conjoncture de plusieurs scenes : la solidité matérielle de
Les stratégies l'enveloppe O'objet en tant que corps matériel) est un gage de résistance
dans le temps et dans I' espace, résistance aux manipulations et au trans-
Le niveau suivant est stratigjque. « Stratégie » signifie ici que chaque port, mais aussi à toutes les tentations ou manceuvres plus ou moíns
scene pratique doit s'accommoder 1, dans !'espace et dans le temps, aux indiscretes qui viseraient à détourner ou falsifier la proposition.
autres scenes et pratiques, concomitantes ou non concomitantes. La Cette « solidité » implique, en tant qu'expression, une « promesse »
stratégie est en somme un príncipe de composition syntagmatique des de résistance et de pérenníté au plan du contenu, mais elle est surtout
pratiques entre elles. un facteur de tri entre, d'un côté, les porteurs et responsables de l'archi-
L'expérience sous-jacente n'est clone plus celle d'une pratique parti- vage et de la conservatíon qui peuvent mais ne doivent pas briser l'ob-
culiere, mais celle de la « conjoncture », celle de la superposition, de la jet, et, de l'autre, les destinataires légitimes qui seuls sont habilités à !e
succession, du chevauchement ou de la concurrence entre pratiques. faire.
La dimension strat{r;ique résulte clone de la conversion en dispositif « Promesse », « tri », « résistance » et << protection » : la stratég:ie
d'expression (relations topologiques, aspecto-temporelles, diverses espe- s'analyse elle aussi, du côté du contenu, en proce's successifs ou conco-
ces de l'ordre et de l'intersection, etc.) d'une expérience de conjoncture et mitants, mais ce sont des proces qui sont supposés articuler et ajuster au
d'aJustement entre scl:nes pratiques. La forme de l'accommodation est perti- moins deux, et la plupart du temps plusieurs pratiques entre elles. On
nente dans la mesure ou elle contracte une fonction sémiotique avec un doit donc supposer que les stratégies organisent des processus com-
déploiement figuratif, actoriel, spatial et temporel, ainsi que diverses plexes, en exploiiant des morphologies propres aux niveaux de perti-
contraintes diverses (modales, passionnelles, etc.) inhérentes à l'environ- nence inférieurs, et qui sont supposés contrôler, réguler, ordonner ou
nement des pratiques. optimíser les pratiques elles-mêmes.
La stratégie rassemble des pratiques pour en faire de nouveaux
ensembles signifiants, plus ou rnoins prévisibles (des usages sociaux, des

L li est possiblc de transformer ces stratégies en « textes »: ce sont alors des recettes de
modes d'emploi, des notíces de montage, qui fonctionnenl alors, par rapport aux situations
l. Sur Ia question de la stratégie, en sémiotique, et notamment sur la distinction entre stratégies de
mêmes) comu1e des tnéta-discours; le texte peut même être apposé sur l'objet, et on retrouvc alors
p~og:amm~tion et d'ajust~m~nt, voir Erik Bertin, « Penser la stratégie dans le champ de la commu-
l'inscription et l'objet-support. Ce cas de figure indique clairement que !e parcours des niveaux de
mcat:l?P·. Une appro~he serruot:Ique >>, }VAS, n°' 89-91, Límoges, PULIM, 2003, aínsí que l'avant-pro-
pertinence est certes hiérarchique, mais unidirectíonnel dans ses actualisations concretes, puis-
l!o; d·Enc Landowskí, «De la stratégie, entre pro,l{I'ammation et ajustement" (également en Jigne,
a I adresse: http:/ /revues.unilim.fr/nas). qu'un niveau inférieur intégré (le peut fonctionner comrne méta-discours pour un niveau
supérieur intégrant (la pratique), via un niveau imermédiaire (l'objet).
30 Pratiques sérniotiques Niveaux de pertinence et d'immanence 31

stratégies à contrôler la compatibilité et l'incompatibilité entre les


Des stratégies aux .formes de sémiotiques-objets des niveaux inferieurs.
Mais il apparalt alors que, selon que le parcours de l'usager est
Un dernier pas doit être franchi, avec lesjàrmes de vie, qui subsument continu ou discontinu, selon que son allure est rapide ou lente, selon
les straté._gies. Une des études les plus célebres de Jean-Marie l1och, celle que son rapport aux zones critiques est attentif ou inattentif, la stratégie
qu'il a consacrée aux usagers du métro parisien 1, nous permettra d'illus- prend des fo rrnes globalement distinctes. Floch en tire une typologie des
trer non seulement la pertinence de ce dernier niveau, mais aussi celle usagcrs : arpenteurs, « pros >>, fláneurs et somnambules, qui cohabitent
de l'ensemble de la hiérarchie des instances. dans les couloirs du métro. L' arpentage, la jlânerie, lc somnambulisrne et le
En eHe~t, !e probleme traité par Jean-Marie F1och dans cette étude prqféssionnalúme sont clone des formes typiques extraites des stratégies
est celui des differentes attitudes types que les usagers du métro adop- d'accommodation entre le parcours propre de l'usager et les contraintes,
tent à l'égard de la cornposition des itinéraires qui s'offrent à eux, et en les propositions et les obstacles qui caractérisent l'ensemble dcs zones
particulier de l'ensemble de ce qu'on pourrait appeler les « zones criti- critiques de l'itinéraire.
ques » et qui, à ce titre, doivent être « négociées » par ces usagers Cette typologie repose de fait sur les interactions entre deux dímen-
(comme on dit « négocier un virage ») pour les ajuster à leur propre sions : d'un côté, l' engagement plus ou moins intense de l'acteur dans sa ges-
parcours. tion observable à la fois du déplacement en général, et surtout des zones
Ces zones critiques sont soit des discontinuités dans !'espace (des critiques en particulicr (ce qui se traduit, cn l'occurrence, par une vitesse
escaliers, des quais et des wagons, des zones encombrées), qu'on pour- d'exécution plus ou rnoíns grande) ; et de l'autre, la valorisal:ion ou la dévalo-
rait caractériser comme des « objets-lieux », mais aussi des objets plus risation des zones d'intersection et de concurrence entre cette pratique de déplace-
spécifiques (des portillons, des poinçonneuses, etc.), des « objets-machi- ment et les autres pratiques rencontrées. Par exernple, I' « aiJ)enteur » est
nes » en somme, et enfin des objets qui ne sont que des supports fortement engagé dans son déplacement, car il va mais en même
pour des inscriptions de toutes sortes (signalétique, réglementation, temps, il semble respecter toutcs les zoncs critiques, les valoriser par une
publicité, etc.). suspension du déplacernent, et par l'attention portée à chacune des prati-
Les zones critiques fon: clone appel aux premiers niveaux de perti- ques concurrentes ; alors que !e « professionnel », dans le même ternps,
nence du parcours que nous construisons : signes et figures, textes et dévalorise ces zones critiques, et s'efforce mêmc deles effacer, en les anti-
images, et surtout plusíeurs catégories d'objets, quí sont eux-mêmes hié- cipant et en programmant leur insertion minimale dans son parcours.
rarchisés : les ol:(jets-líeux peuvent englober les objets-mcu:hines, qui peuvent Des lors, la conjugaison de ces deux dimensions, et des différents
eux-mêmes englober les objets-supports. A chacune de ces zones critiques, degrés sur chacune d'elles, définit des << styles l> de comportement straté-
correspond une « scene prédicative » typique, dotée de proces spécifi- gique, des manieres de gérer à la fois une pratique principale et des pra-
ques (informer, orienter, prescrire, interdire, séduire, persuader, etc.), tiques concurrentes, un parcours et des obstacles, etc. On n'a plus alors
chacun renvoyant à une pratique identifiable. seulement affairé à une stratégie, ni à une classe de stratégies en tant
Mais ces zones sont «critiques » pour la simple raison qu'elles oppo- que telles, mais à une classe de styles de stratégies, et cette nouvelle
sent des scenes pratiques concurrentes au parcours de déplacement de dimension des stratégies ouvre elle-méme sur le niveau de pertinence
l'usager, c'est-à-dire à une autre pratique: le probleme à régler releve supérieur, celui des «formes de vie ». Le plan d'immanence des straté-
clone d'abord de la stratégie, c'est-à-dire de l'articulation syntagmatique gies est clone !ui aussi constitué de deux faces :
(intersection, enchaínement, parallélisme, concomitance, décalage, etc.), (i) une face formelle tournée vers l'accueil des niveaux inférieurs, et
et de l'éventuelle accommodation entre au moins deux scenes pratiques. notamment la gestion et le contrôle des processus d'accommodations
Jusqu'alors, le problême à traiter ne concerne clone que la capacité des pratiques;
une face substantielle tournée vers le niveau supérieur, qui y sera
L Jean-Marie <.~ Êtes-VOH.!:i .arpenteurs ou sornnambules ? », Sénu'ot{que, markcting et com.rrw.nica- formalisée grâce à la schématisation stylistiquc, et à l'iconisation des
tion, Paris, PUF,
comportements en .formes de vie.
Niveaux de pertinence el plans d'immanence 33
32 Pratiques sérníotiques

Ces classes stylistiques, en elTet, sont constituées sur deux criteres liés énoncés, des objets et des pratiques spécifiques. Résumons l'analyse des
par une relation semi-symbolique : des '< styles » rythmiques, d'un côté, usages du métro :
qui expriment, de l'autre, des « attitudes » de valorisation ou de dévalo- (i) le métro est un lieu ou, à l'év1dence, les << signes » et de toutes
risation des scenes-obstacles. La réunion de ces deux plans, lc style ryth- natures proliferent et sollicitent tous les canaux sensoriels ;
mique (l'expression) et l'attitucle modale et axiologique (le contenu) ces << signes )) et figures sont organisés en << textes-énoncés » : rêglements,
donne lieu à une nouvelle sémiotique-objet, qui ne se confond ni avec la affiches, pictogrammes, noms de directions et de stations, modes
simple juxtaposition de toutes les stratégics, ni même avec leur d'emploi de machines, énoncés d'avertissement ou d'information
constitution en classe. sur le trafic, etc. ;
Des lors, ces ensembles ainsi constitués sont généralisables, au-delà (iii) ces « textes )) sont inscrits sur des « oijets >>, des panneaux muraux,
des thématiques spécifiques qui caractérisent à la fois les pratiques des portillons, des poinçonneuses, des pancartes, des murs, des
observées, et l'environnement spatio-temporel des stratégies. En raison écrans d'affichage électronique, etc. ;
notamment des isotopies qui les caractérisent, et qui sont de type moda! (i v) ces « oijets » appartiennent chacun à une ou plusieurs «pratiques»,
et passionnel (selon le vouloir-faire, selon le savoir-faire, selon le devoir- composées de sâmes~ successives, qui déterminent justement les
faire, etc.), mais aussi en raison des traits rythmiques et stylistiques qui « zones critiques » à négocier dans le parcours ;
en constituent le dispositif d'expression, ces ensembles stratégiques (v) ces « sâJnes pratiques» doivent être ajustées d'un côté les unes avec les
caractérisent autant un mode de vie en général qu'un comportement autres, et de l'autre avec le parcours de déplacement de l'usager (la
spécifiquement réservé aux transports en commun : les mêmes criteres pratique principale), selon un style de négociation qui caractérise la
d'idendfication, les mêmes styles rythmiques et les mêmes attitudes « stratégie >> actuelle et provisoire de l'usager ;
modales et axiologiques, foncti::mneraient tout aussi bien pour d'autres (vi) la stratégie de l'usager rejoint d'autres stratégies au sein d'une classe
parcours, et en d'autres lieux composites et complexes: l'exposition, plus générale et plus stable dans le temps, dont !e plan de
l'hypermarché, la gare, le centre commercial, etc., ou même, pourquoi sion (le style) renvoie à des contenus axiologiques spécifiques, le tout
pas, le livre, le catalogue, le dictionnaire, ou le site internet se donnant à saisir comme une «.forme de vie ».
En som me, le type figuratif du parcours, et la thématique qui définit
le lieu sont três faiblement impliqués dans la caractérisation des styles L'expérience sous-jacente, le sentiment d'tine identité de comporte-
stratégiques des usagers, et cette autonomie conforte l'hypothese précé- ment, la perception d'une régularité dans un ensemble de procédures
dente, selon laquelle nous aurions affaire à la préfiguration d'un autre d'accommodation stratégique, est clone l'expérience d'un ethos; cette
type de sémiotique-objet, et donc à celle d'un autre niveau de perti- e1..périence étant convertie en un dispositif d'expression peninent (un
nence. Et c'est justement dans cette perspective que les styles stratégi- style exprimant une attitude ), elle donne lieu à une forme de qui est
ques sont généralisables, et qu'ils peuvent tout aussi bien caractériser les alors susceptible d'intégrer la totalité des niveaux inférieurs pour
usagers d'un supermarché, ou des styles de navigation virtuelle sur la produire globalernent une configuration pertinente pour l'analyse des
toile. De fait, ces « styles stratégiques » participent des formes de qui culturest.
subsument les stratégies e11es-mêmes, et qui dégagent les constantes
d'une identité et de quelques « valences » à partir desquelles les usagers L Dans sa thêse déjà citée, Sémir Badir a critiqué la pertincnce des deux derniers
qualifient et valorisent les lieux, les itinéraires et leurs zones critiques. níveaux de cette híérarchíe, stratégíes et de víe, au motíf qu'ils pounaient étre décrits
d'autre maniêre que comme des sémiotiques-objets, selon luí, n'est pas le cas des niveaux
Du point de vue du plan de l'expression, une forme de vie est clone la ínferieurs ; on peut aisément admegre que les stratégíes et formes de vie puissent être considérés
« déformation cohérente » obtenue par la répétition et par la régularité autrement que comme des sémiotíques-objets, mais on ne. voit pas pourquoi i! en seraít autrement
de l'ensemble des solutions stratégiques adoptées pour articuler les pour les « sígnes », les « textes" et les « pratiques». li cherche à démontrer en outre que les rela-
tions entre les premiers niveaux de la hiérarchie sont de type connotatifs, alors qu'entre les deux
set':nes pratiques entre elles. Mais, comme par intégrations successives, !e derniers niveaux elles seraie:1t de nature méta-sémiotique: pour ce qui nous concerne, elles ne sont
dernier niveau hérite de toutes les formes pertinentes antérieurement ni \'une ni l'autre, et nous avons au contraíre proposé de tout autres types d'articulation entre
niveaux.
schématisées, une fonne de vie comprendra aussi des tl.gures, des textes-
34 Pratiques sémiotiques
JViveaux de pertínence et plans d'imrnanence 35

cette hiérarchie est composítionnelle, et chaque niveau est nécessaire à


La hiérarchie des plans d>immanence la formation des autres.
l\1:ais la composition de chacun des niveaux ne se limite pas aux
Les différents niveaux pertinents de l'expérience étant convertis en sémiotiques-objets des niveaux inférieurs ; comme on l'a d~jà fait obser-
autant de types de sémiotiques-objets, la question du príncipe d'imma- ver à propos de la constitution de la dimension plastique des textes-
~ence se pos;: alors de toute autre maniêre : chaque niveau correspond énoncés, chaque niveau absorbe et articule dans son propre champ de
a un plan d~unmanence spécifique, et la hiérarchie obtenue est donc pertinence des éléments qui n'étaient pas considérés comme pertinents
celle des plans d'immanence. au niveau inférieur. Nous disposons actuellement de six niveaux: les
signes ou figures, les textes-énoncés, les objets, les scenes pratiques, les
stratégies, et les formes de vie ; à chaque niveau, le príncipe de perti-
Signes nence distingue une instance formelle-structurelle et une instance maté-
rielle-sensible; ainsi, chaque niveau [N + l] intêgre l'instance maré-
riell~sensible du niveau [1'\l à son propre príncipe de pertinence 1•
Ce príncipe de composition obéit donc à un príncipe constant : la
schématisation, à un niveau donné, des propríétés matérielles et sensi-
bles qui étaient associées aux sémiotiques-objets eles niveaux précédents.
Corporéité Globalement, il s'agjt de la conversion d'une expérience (et d'une phé-
noménologje) en dispositif d'expression sémiotiquement pertinent,
c'est-à-dire qui puisse être associé à un plan du contenu.
Pratique
Et c'est donc la recherche du niveau de pertinence optimal, pour
chaque projet d'analyse, qui fàit Ie partage entre d'un côté, les instances
formelles, celles qui seront pertinentes pour le niveau retenu, et les inrtan-
ces matérielles et sensibles, celles qui ne ;e seront qu'au niveau suivant : on
peut_alors considérer que ces instances matérielles, ainsi sélectionnt:es
Ethos par leur corrélation avec eles instances formelles, constituent la substance
Formes de Styles stratégiques
de l'expression.
:Mais cette présentation par étapes masque un fait pourtant évident:
des le premier niveau d'expérience, toutes les propriétés matérielles et
. Les_ ~r~tiques occupent donc dans cette hiérarchie une position sensihles sont d~jà présentes, toutes ensemble, dans un conglomérat qui
mtermedia1re ; en ce sens, elles peuvent d'un côté accueillir comme correspond à la matiere de l'expression.
compo_sants des u~ités des niveaux inférieurs, des signes, des textes et On voit mal en effet comrnent chaque niveau de pertinence pourrait
~es objets,:t, de l·autre, participer à la composition eles niveaux supé-
neurs, celm eles stratégjes et des formes de vie.
« inventer », pour son entour exclusif, de nouvelles propriétés maté-

, L~ prése~t~tion q~asi historique qui nous a perrnis de distinguer et


defimr les d1~erents ~1veaux d'an_alyse reflete en quelque sorte le par- l. Cette híérarchisatíon des niveaux de pertínence n'est pas sans évoquer, au moins dans wn prín-
cipe, celle proposée par \Vittgensteir- dans les bJJesiigations philosophíques: l'unité linguistique est
c~u~s ?~s preoc~upauons successJVes de deux ou trais générations de intég1:ê~e un énoncé, qui est lui-même intégré daP.s un jeu de langage, luí-même enfia subsumé par
s~rmot1c1ens. M~1s ce parcours n'implique pas obligatoirement que les une forme de vie . .'Vfaís elle en differe en plusieurs points, notamment, et parmi bien d'autres:
(i) nos niveaux d'intégratioE successífs sont, à la difference de ceux de Wittgenstein, des plans d'im-
n~ve~u~ de pem;1cn_c: an:érieurs doivent être même provisoirement manence; (ii) nos niveaux de peninence sont à la [ois plus nombreux et définis en rapport avec des
delms_s~s : par defimtt?n, Ils son: tous pertinents, mais inégalement schérnatisations de l'expérience (íii) chacun de nos plans d'irnmanence peut être abordé avec Fen-
semble des éléments d'analyse contenu: i! a en effet du narratíf, du moda!, du
explmtes. Comme on v1cnt dele fmre remarqucr à propos dcs pratiques, passionncl et du figuratíf ~n chacun de ces nÍYeaux de n<:rnn<>nce
36 Pratiques sémiotiques Niveaux de pertinence et plans d'immanence 37

rielles et sensibles : les figures et les textes, aux niveaux inférieurs, sont chaque sémiotique-objet appartient à un plan d'immanence et obéit à
toujours déjà plongés dans un univers phénoménal, matériel et sensible, un príncipe de pertinence spécifique, les pertinences s'exduent les u~es
dont la plupart des propriétés semblent alors n'entretenir aucun rapport les autres et la coexistence des sémiotíques-objets, pourtant nécessatre
avec eux. C'est justement la progressive élaboration de l'expérience qui pour con~tituer une syntagrnatique cohérente, devie1_1t problé~atique.
engendre la série de.s plans d'immanence successif.~, et du même coup C'est cette difficulté que la notion de « contexte » s·efiorce, smon de
en révêle les liens avec les objets d'analyse de niveau inférieur: expé- régler, du moins de pallier, puisqu'elle associe pour concluíre la descrip-
rience figurative, expérience interprétative et textuelle, expérience pra- tion des éléments de statut disparate en les articulant en << texte » et
tique, expérience des conjonctures et des ajustements, expérience des « contexte ».
styles et des comportements (ethos). Nous proposons d'aborder cette difficulté à travers un exemple
Globalement, le parcours de constítution du plan de l'expression emprunté aux recherches cognitives, !e cas de l' « affordance ». Il y a un
présuppose clone la matiere de l'expression, dont on extrait à chaque rnoment, en eflet, ou la psychologie cognitive rencontre ses propres
niveau une .forme et une substance. Cette présemation permet de donner à limites; c'est celui, par exemple, oú elle doit rendre corr:pte, des r~la­
la série ~elrnslevienne « matiêre, substance et forme» une nouvelle tíons entre les homrnes et les machínes, ou de l'ergononue d un objet,
dirnension opératoire 1, puisqu'à l'intérieur de la hiérarchie des plans d'Un outil ou d'un processus technique, car elle a alors affaire à des con-
d'immanence, on peut obsetver et décrire les transformations qui traintes et des propriétés interactives, qui ne sont ni tout .à fait dat:s l~es­
conduisent de la premiere à la deuxiême, et de la deuxíéme à la troi- prit de l'usager, ni entiêrement dans la structure techmque de ~~.ob~et.
sieme. l,a perspective adoptée n'est clone plus typologique et paradig- Elle se proclame alors « écologique », car elle ne peut plus se, hmlter
matique, et nous considérerons désormais que la hiérarchie des plans à la description des proeessus mentaux d~s usagers et. des I-n~erpr.etes : la
d'immanence supporte des parcours et des transformations, qui lient réalité rnatérielle voire la structure techmque des objets resiste, tmpose,
tous les niveaux entre eux, et qu'elle comporte par conséquent une propose, suggêre: et ne se laisse pas réduire au statut ~r~nsparent de pré-
dírnension syntG,;,mtatique, que nous décrirons comme parcours d'intégration. texte, d'occasion ou de support pour des expenences purement
On pourrait considérer que ce parcours ou se configurent progressi- cognítives. . ..
vement des niveaux de pertinence, à partir d'un horizon matériel et sen- C'est pour résoudre ce type de difficulté que la psychologte cogmuve
sible, est un parcours génératif du plan de l'exjmssion. Mais comme tout par- invente 1' « affordance », concept qui résume l'ensemble des actes que la
cours génératif, celui-ci n'a de valeur opératoire qu'à partir du moment morphologie qualitative du monde et de ses objets acc~mplit à l'égard
ou les opérations qui le constituent sont explicitées et définies. Ce sont de ceux qui en usent : ainsi, une chaise nous « offre >> pnnCipalement de
les différents aspects de ces transformations et du parcours de constitu- nous asseoir. Dans bien des descriptions, on oublíe souvent le ressort
tion du plan de l'expression que nous allons maintenant examíner. interactif de ces actes, et les propriétés morphologiques qui les suppor-
tent sont alors réduites à de simp!es.fonctionnalités de l'objet, comme dans
!'analyse sémiquê des années 1960 (!e « pour s'asseoir >> de la chaise de
LE PARCOURS GÉNÉRATIF DU PLAN DE L'EXPRESSION B. Pottier).
Mais, si on prête attention au caractere interactif de l'afforda~ce, on
remarque alors qu'elle consiste principalement à co~férer aux objets .un
fonctionnernent « fàctitíf », et à projete r sur les relauons entre les ?bJets
Des modes d'existence
et leurs usagers des séquences de manipulation et de contre-mampula-
tion. La factitivité des objets recouvre clone un certain nombre de pro-
La premiere question à tra:ter est celle de la coexistence des diffé-
priétés, actantielles, modales, et figc:ratives, tout~s ~amilieres à l'analyse
rentes sémiotiques-objets, et de leur convocation commune dans la des-
sémiotique. Ce que l'affordance dés1gne sans le d1stmguer, .le concep~ ~e
cription, et pourtant différenciée au moment de l'analyse. En effet si
« factitivité » permet déjà de le décliner au moins en trms types d~~e­
I. Peu orthodoxe, j 'en conviens ! rents et complémentaires : « faire faire », « faire savmr », << fam~
38 Pratiques sémiotiques Niveaux de pertinence et plans d-'immanence 39

croire ». En outre, la factitivité, de même que toute l'analyse actantielle Le cas de l'affordance permet clone d'aborder, à propos d'une rela-
et modale, résiste plus efiicacement que l'affordance à la réduction fonc- tion entre deux niveaux spécifiques, celui des objets et celui des prati-
tionnelle, dans la mesure ou l'interactivité et la manipulation v sont ques, le statut modal relatif des plans d'immanence quand ils sont asso-
centrales et irréductibles, au cceur de la définition. ' ciés sur une même dimension syntagmatique. Ce statut leur est procuré
. Le cas de l'affordance et de la factitivité touchent de faít à ce qui dis- par les modes d'existence.
tmgue une approche proprement sémiotíque, à savoir que cette derniere Sur la dimension syntagmatique, en effet, le rapport hiérarchique
recherche les contraintes et les structures signifiantes ni dans le cerveau entre objets et pratiques est converti en une différence des niveaux
des usagers, ?i :Ia?s les ~orphol?gies fonctionnelles des objets, mais d'existence : à savoir la présence de l'acte et des actants-usagers est seu-
da~s une :< s:mwtique-obJct » qm comprend des propriétés qui ren- Jement potentielle au niveau « n », celui de l'objet pris en tant que tel, et
vment ausst bten aux unes qu'aux autres, mais à la suíte d'une série de ne peut être réelle (et réalisatrice) qu'au niveau « n + l », celui de la pra-
conversions : justement Ies conversions qui conduisent de la matiere à la tique qui integre l'objet.
forme, en passant par la substance. Si nous consídérons maintenant d'éventuels « signes », voire des élé-
,. Avec ~' riffordance, en effet, lcs contraintes et les propositions d'usage et ments textuels apposés sur l'objet, et destinés à conditionner l'usage et à
d mteractwn avec l'usager sont inscrites dans le monde et dans ses guider l'usager, on considere (cf supra) qu'ils entrent dans la composi-
objets, ce qui n'exclut pas, bien entendu la nécessité ou l'utilité d'une tíon de l'objet pour y jouer un rôle, et notammcnt un rôle dans la H fac-
'
competence '
de l'us_ager pour les reconnaí'tre. Le sémioticíen se rappelle titivité » de l'objet. En tant qu'éléments d'une sémiotique-objet apparte-
~ors que c'est toujours de cette maniere qu'il a traité les textes et les nant à des plans d'immanence inférieurs, ils sont clone actuali:sés dans
Images : comrne des sémiotiques-objets dont l'analyse faisait ressortir la l'objet. Mais lcur rôle factitif reste lui aussi potentiel, et ne sera réalisé que
« morphologíe » et les capacités de manipulation du lecteur. en vue de dans la pratique.
produire certaines_ interprétations plutót que d'autres ; il e~t vrai que, n peut être utile de rapprocher ce phénomene de certaines proprié-
dAans un~ ?e,rspectrve stnctement textuelle, cette manipulation était plu- tés de l'énonciation : l'énonciation dite « énoncée » est actualisée, grâce
t~t _consrd~ree cornme une production de simulacres, et pas comme une à quelques regles d'insertion syntagmatique, dans le texte-énoncé lui-
ventable mtera?tion, à l'intérieur d'une sémiotique-objet, entre des même ; mais l'énonciation dite « présupposée », celle qui produít le
actants et des roles modaux. texte-énoncé et qui ne peut pas y être actualisée, reste potentielle. Elle
. Si on s'!nterr?ge _maint~nant sur le rnode d'existence de ces disposí- ne pourra être réalisée que si le texte integre le niveau supérieur, celui
t~fs de m~mr:ulatiOn mteractive, tels qu'ils apparaissent dans l'objet facti- des pratiques, et on pourra alors parler, littéralement, d'énonciation
ttf, on dmt b!en const~ter que lc « faire » n'est pas réalisé dans l'objet; il (( mise en scene )) (en scéne pratique).
Y est seulernent potenttellement et partiellement inscrit. En d'autres termes Le diflerentiel des modes d'existence, qui rend possible la coexis-
une _chais? (i) ne résume pas l'acte de s'asseoir, et (ii) ne réalise pas l'act~ tence eles sérniotiques-objets malgré leurs pertinences différentes, ne
de s·assemr. Il faut clone, pour rendre compte de l'ensemble de la struc- fonctionne donc•ici pas autrement que dans tout autre syntagmatique. Il
tt~re factitive, poser l'existence d'une sémiotique-objet englobante de est même, dans la constitution du plan de l'expression, ce qui nous auto-
mveau supérieur, et qui est ici une pratique quotidienne, une séqu~nce rise à en faire un parcours génératif, qui conduit du v:irtualísé au réalisé.
gestuelle : dans cette pratique seulement, on s'assoít effectivement et
complêtement. Si l'on en reste à la présence « potentielle » dans la mor-
pho~ogíe de l'objet, on P<:\lt seulement << éprouver » dans l'expérience Transitions et interfoces
s,ens1ble la ~oncordance éventuelle entre la pression d'une fatigue et
I ?ffre oc~aswnnelle de repos qu'on repere dans l'environnernent immé- La constitution d'un parcours génératif achoppe lc plus souvent sur
dí~t; ~a1s même ~ans ce cas, on a affaire à une structure d'expérience la possibilité d'expliciter les conversions entre niveaux, et plus encore
qm .deborde le stnct cadre de l'objet, et qui inaugure une situation d' observe r précisérnent les opérations qui les réalisenL Il f.-:tut clone,
pratrque. avant de définir même ces conversions et ces opérations, établir la possi-
40 Pratiques sémíotíques Niveaux de pertinence et plans d'immanence 41

bilité même d'en observer le mécanisme, et notamment de décrire les est portée l'adresse du destinataire, parfois celle du destinateur, ainsi
phénomenes de transition entre plans d'immanence. que quelques figures et empreintes (timbre, tampon, etc.) par lesquelles
Le cas des « objets-supports >I nous a déjà permis d'aborder cette l'intermédiaire marque sa présence ct son rôle.
question concretement. Aucun « texte-énoncé » n'échappe à cette regle, Les mêmes indications (le nom et l'adrcsse du destinataire) peuvent
qui se trouvait formulée, dans l'ancienne théorie des « fonctions » du se trouver à la fois sur la lettre et sur l'enveloppe. Mais leur inscription
]angage et de la communication, comme l'exigence d'un «canal»: illui sur deux parties différentes de l'o~jet d'écriture leur confêre des rôles
faut un support. La langue des signes a aussí un support, un espace- actantiels différents :
temps centré sur le cmps du signeur (et qui le comprend comme un des l J sur la lettre, le nom et l'adresse du destinataire participent à une
supports d'inscription). La langue orale a également un support (un structure d'énonciation, une « adresse » qui manifeste la relation
« medium », disent certains), un substrat physique susceptible de trans- énonciative, éventuellement implicite, du texte de la lettre, et qui en
mettre des vihrations ; certes, ce support est dans la plupart des cas déterminent la lecture ;
intangible, et (apparemment) immatériel, mais c'est sans doute ce carac- 2 J sur l'enveloppe, le nom et l'adresse du destinataire participent de
tere intangible du support, dans le cas de ]'oral, qui a permis, au moins deux pratiques différentes :
dans l'imaginaire théorique de la linguistique occidentale, de dématéria-
a J d'un côté, ils constituent une instruction pour les intermédiaires
liser l'étude du langage, et de croire que son support et les pratiques
postaux, lors d'opérations de classement, de choix de direction,
associées n'avaient aucune inciderrce sur la structure même des énoncés
de transport et de distribution finale ;
produits.
b J de l'autre, ils permettent de trier, parmi tous les réeepteurs possi-
Le « support » a deux faces, nous l'avons d~jà montré, et c'est juste-
bles de la lettre, le destinataire légitime, c'est-à-dire celui qui ale
ment ce qui en fait une « interface » : (i) une face « textuelle », en ce
droit d'ouvTÍr l'enveloppe, et d'engager la lecturc.
sens qu'il est un dispositif syntagmatique pour l'organisation desfigures
qui composent le texte (c'est ce qu'on pourrait appeler le « support for- La frontiere entre les deux dispositif.<; d'expression est l'état de l'en-
mel»), et (ii) une face « praxique », en ce sens qu'il est un dispositif veloppe : si elle est fermée, seule la premiere pratique est active ; si elle
matériel et sensible pouvant être manipulé au cours d'une pratique (c'est est ouverte, la deuxieme pratique peut s'engager. On rencontre donc
ce qu'on pourrait appeler le « support matériel »). ici, associée à une mmphologie particuliere de l'objet d'écriture, deux
L'existence d'un support (forme! et matériel) est donc indispensable types de pratiques, l'une relevant du genre épistolaire, et l'autre, du genre
à l'intégration du texte-énoncé à une pratique, puisque c'est lui qui fait « communication et circulation eles objets en société >}, emboitées l'une
interface entre les deux. Certaines pratiques (comme la production des dans l'autre. Chacune correspond à une partie et à un état de l'objet,
textes électroniques) dissocient les deux «faces }> Qe support formei ainsi qu'à des inscriptions spécifiques, qui permettent de gérer la con-
« écran » est distinct du support matériel « clavier-ordinateur mais frontation avec d'autres pratiques éventuellernent concurrentes, relevant
elles appartiennent néanmoins à une même « machine ». C'est donc à d'autres gemes; s-i l'enveloppe arrive ouverte, par exemple, la poste doit
ce niveau de médiation qu'interviennent les « objets » en général, mais apposer une autre inscription pour indiquer que la «pratique concur-
tout particuliêrement les « objets d'écriture », qui exploitent les deux rente >} faisait bien partie du processus de distribution ordinaire, et non
« faces » du support. Nous avons déjà insísté sur la coexistence des deux d'une pratique externe illégitime ; ou encore, dans une administration,
faces, la face formelle et la face substantielle. Nous aimerions préciscr ici c'est la formulation même du nom du destinataire qui décide du mode
le rnécanisme d'intégration que cette double morphologie autorise. d'ouverture: si ce nom est un titre ou une fonction, l'enveloppe sera
Un exemple permettra d'illustrer concretement comment se fait l'in- ouverte avant qu'elle parv:ienne à son destinataire; si ce nom est un
tégration du texte à l'objet et à la pratique, et pourquoi ce déplacement nom propre, elle lui parviendra fermée.
en entrainera un autre, jusqu'à la stratégie. C'est celui, banal, du cour- Si on se focalíse uniquement sur un des niveaux de pertinence, on
rier postal. Un texte (celui de la lettre), est inscrit sur des feuilles de ne saisit qu'un rapport de fonctionnalité: l'objet est plus ou moins
papier, qui sont eHes-mêmes gli>sées dans une enveloppe, sur laquelle adapté fonctionnellement (plus ou moins ergonomique) à la pratique, et
42 Pratiques sémiotiques r
Niveaux de pertinence et plans d)immanence 43
f
la pratique fait usage de l'objet selon sa fonction. Mais la perspective
interactive fait apparaítre une autre dimension et d'autres types d'opéra-
!
t une définition fonnelle et opératoire de ce qu'est une culture d'un point
tions, notamment le tri entre les pratiques : certaines sont sollicitées, I de vue sémiotique ; et, en extcnsion; elle devra préciser les é:én~e~ts. et

I
proposées ou imposées, d'autres écartées ou inhibées; des lors que l'ob- niveaux pertinents de ce même pomt de vue. Quand un sernlOtlClen
jet opere le tri entre les pratiques, on peut considérer qu'il intervient comme Iouri Lotman décrit, tout au long de son ceuvre, la culture rus,se,
aussi à un niveau de pertinence plus élevé, celui des stratégies (les il ne procede pas autrement: d'un c~té, il comn;ence par poser ~a ,defi-
accommodations entre pratiques). nition (en intension) de la culture, grace au modele de ~a ;emw~pl~e·., de
J'autre il ne cesse d'aller et venir entre des textes [en general btteraues),
L'intégration d'un niveau à l'autre est clone directement observable
notamment à travers le fonctionnement des structures d'interface (dans' desjõr:nes de vie (collectives et indiv:iduelles, puisées dans l'histoire~ rus;<:),
le cas de l'objet-support, l'objet est !'interface entre le texte et la pra- entre des signes (architecturaux ou verbaux, p_ar exempl?) et ?es. otraté~us
tique) ; elle est même observable en tant qu'opération de schématisa- (politiques ou militaires). Encare fà.ut-il préetser q~~' SI la ser~nosr:here
fait l'objet, chez Lotrnan, d'une mise en place pre_c1se et system~tique,
tion, en ce sens que nous sommes rnême en mesure de décrire l'articula-
tion entre le « support formei » (tourné vers le niveau inférieur) et le sur ]e fond d'une épístémologie cybernétique, les mveaux de per~men.c?
« support matériel » (tourné vers le niveau supérieur). En sornme, les
ne sont pas explicités, et ne peuvent être reJ?érés qu'à travers la d1verstte-
tran~itions par interface, entre les plans d'irnmanence, peuvent être des objets qu'il décrit et des exemples qu'd COJ_Jvoque. . .
décntes globalement comme l'articulation entre la « face formelle » et la Notre propos conceme principale~ent le mveau des pratzques, TiaiS
« face substantielle-matérielle )). Et comme nous avons déjà défini cette
sans jamais perdre de vue les autres mveaux avec lesquels ell:;> entr~­
articulation entre les deux faces comme le príncipe même de la « mani- úennent des rapports toujours signifiants_ Globa}ement, ~a h1er~rc~1e
festation », alors nous pouvons affirrner ici que la manifestation sémio- des plans d'immanence ne peut contribue r eff:c~vement a une. sermo:
tique des cultures que si elle est dotée d'un pnne1pe de convers10n qm
tique est au creur du processus d'intégration entre plans d'immanence.
même si elle n'en est pas le ressort principal, comme nous le verrons. ' permette à tout moment de préciser à que! ~tre e~ avec que! statut
chaque sémiotique-objet re?d compte, d~un_ pheno;n;n~ ~u~t~rel. ...
Le concept de « converswn », en semiOtique, _a ete denve a partlt de
Ú:is opérations d'intégration Hjelmslev, chez qui i! désign~ des transfor:mauons sync?ro~I~ques,, et
défini de maniere programmauque par Gre1mas. Cette defimt:10n n esL
guêre adaptée au plan de !'cxpression :
Le différentiel des modes d'existence et la description des transitions
observables entre niveaux ne suffit évidemment pas à la définition des On rappellera que, du nom de conversion, o~ d~signe, l'ense"?~le ,de~ P.rocédure;' qui
éventuelles conversions, ou plus généralement des opérations dans le rendent compte du passage (=de la transcnptton) d_une umte semwttque ~It~~ au
niveau profond en une unité de la structure de surtace, c~tte nouvelle u;nte .w~nt
parcours génératif du plan de l'expression. Et l'enjeu attaché à cette considérée comme homo-t(Jpique et hét/:ro~mcrphe par rapport a l'anctenne, c est-a-~1re
définition encore attendue est bien plus que technique. comme encadrant !e même contenu topique et comme c?mpo;tant davant:age d ar-
En effet, la structuration du monde de l'expression sémiotique que ticulations signifiantes, syntaxiques et/ ou proprement semanuques 2·
nous avons proposée, en six plans d'immanence clifférents se présente
déjà, et irnplicitement, comme une ébauche de la structure sémiotique Elle n'est guêre adaptée, en effet, dans la mesure ou l'équiv~lence
des cultures. Entre les signes et les formes de vie, elle propose en effet de (ou homo-topie) entre niveaux c?n~erne l~ contenu,, et on ne vor~ pas
prendre en charge l'ensemble des niveaux pertinents ou les significations comment on pourrait transposer a ]·expresswn cette r:curre,nc: top:q~e;
culture~les peuve1_1t s'exprimer. Les pratiques, en sornme, qui occupent Elle est en outre difficilement transposable, parce qu·eJ]e n a Jamars ete-
l'essentJel de ce hvre, som un des plans d'irnmanence de la sémiotique mieux explicitée. Greimas n'en a donné d'illustration explicite que pour
des cultures.
Pour définir son objet, la sémiotique des cultures peut procéder à la 1. Iouri Lotman, ÚJ semwoy.m:n, trad. franç. A. Ledenko, Lirnoges, PUL!M, 199~. . ,.
fois en intension et en extension. En intension, elle s'efforcera de donner 2. A.lgirdas Julien Grei mas, sem 2, Paris, Le Se ui!, 198 3, chap. «De la modahsatwn de 1 etre »,
p. 94.
44 Pratiques sémiotiques }/iveaux de pertinence et plans d'immanence 45

rendre compte de la réartículation de la masse phorique en modalités de accessoires, et ne trouvent leur sens qu'au niveau supeneur, celui des
l'être, mais sans que la procédure soit vraiment généralisable 1• Et le pratiques. Cette condition fait directement écho à la régle définie par
développement plus circonstancié que l'on trouve à l'entrée « Conver- Benveniste :
sio? ». du Dictionnairél est tout aussi programmatique, pas plus explicite, Un signe est matériellernent fonction de ses éléments constitutifs, mais !e seu!
et ms1ste surtout sur ses rapports avec le concept de « transformation » moyen de définir ces élérnents comme constitutifs est ele les identifier à l'intérieur
en grammaire générative. d'une unité détenninée ou ils remplissent une fonctíon Une unité sera
reconnue comrne d.istinctive à un niveau donné si elle peut être identifiée comme
Il naus faut clone tenter d'élaborer. une procédure qui soit à la fois
« partie intégrante » de l'unité de niveau supérieur, dont elle devient l'íntégrant 1•
c?~patible avec les deux réquisits de toute conversion (homo-topique et
hetero-morphe), et conforme aux propriétés d'un plan de l'expression. Et il poursuit en systématisant la distinction entre « constituants » et
Nous ferons appel pour ce faire à un concept défini naguere par Émile « intégrants », pour aboutir à une conclusion majeure, qui coincide tres
Benveniste 3, le concept d' intégration. ll est vrai que Benveniste limite exactement avec notre projet :
volontairement l'examen de ce príncipe au domaine eles langues (pho- Quelle est finalement la fonction assignable à cette dístinction enlre constituant et
nêmes/morphêmes/ syntagmes/phrases), mais Ie problt':me qu'il traite intégrant? C'est une fonction d'importance fondamentale. Nous pensons trouver ici
est exactement de même nature que celui qui se pose ici, et Benveniste le príncipe rationnel qui gouverne, dans les unités des différents niveaux, la relation
l'aborde du point de vue des unités d'analyse du plan de l'expression. Le de la FORME et du SENS (.. .)'.
La forme d'une unité Iingnistíque se définit cornme sa capacité de se díssocier en
probléme que Benveniste cherd1ait à traiter était celui des limites de la
constituants de niveau inférieur.
linguistique : on se rappelle les débats, dans les années 1960 en France. Lc sens d'une unité linguistique se définit comme sa capacité d'intégrer une
autour d.e la phrase, dernier niveau de pertinence pour la linguistique: unité de niveau supérieur.
ou prenuer mveau pour d'autres disciplines que la linguistique. Et, pour Forme et sens apparaissent ainsi comme des propriétés conjointes, données
traiter ce probléme, il tente de graduer le champ de pertinence de la nécessairement et sirnultanément, inséparables dans le fonctíonnement de la langue.
linguistique, grâce au concept d'intégration. Lcurs rapports mutuels se dévoilent dans la structure des niveaux Iingnistíques par7
courus par les opératíons ascendantes et descendantes de l'analyse, et grâce à la
Reprenons l'exemple du counier postal, qui nous permettra d'iden- nature articulée du langage3 •
tifier le probleme à traiter. Ra.ppelons que les mêmes indications (le
nom et l'adresse du destinataire) peuvent se trouver à la fois sur Ia lettre Les deux mouvements sont clairement identifiés : un mouvement
et sur l'enveloppe, mais que leur inscription sur deux parties différentes « descendant » qui fait en sens inverse le chemin de la composition, et
de l'o~jet d'écriture leur confere des rôles actantiels différents: (i) sur la qui retrouve ainsi au niveau inférieur les constituants de la .forme du niveau
I:ttre, un rôle dans. une relatíon d'énonciation, et (ü) sur l'enveloppe, tm supérieur ; un autre mouvement, « ascendant », qui produit 1' « intégra-
role dans des prauques de communication et de circulation des objets tion » de l'unité inférieur au niveau supérieur. L'intégration au niveau
en société. On se trouverait, dans ce cas précisément, avoir affaire à une supérieur étant la condition pour que l'unité trouve sa valeur distinctive
équivalence d'expression (une sorte d'homo-topie) soumise à une distinc- au niveau inférienr, nous retrouvons ici, avec d'autres termes, le diffé-
tion er:tre deu~ morphologies (hétéro-morphíe). En somme, les mêmes rentiel des modes d'existence, puisque la valeur distinctive reste« poten-
expresswns pnses dans deux dispositífs d' expression différents et tielle » tant que l'uníté n'est pas intégrée au niveau supérieur: c'est
hiérarchisés. l'intégration qui la « réalise ».
. Les deux ~odes d'inscription des mêmes éléments textuels n'appa-, En somme, des grandeurs sémiotiques quclconques apparaissent
rmssent, au mveau textuel, que sous forme de propriétés matérielles comme « distinctives » dans le mouvement descendant, en ce sens qu'à
un niveau donné, elles indiquent la <{ forme » procurée aux gmndeurs

l. Ióíd., p. 94-96.
2. A. J Greímas et.J. Courtés, Sémwtique. I!ictÍ<mrwir~ raisonné la tlzémie du langage, Paris, Hachette, l. Ibid., p. 125.
1979, p. 71-72. Z. Ibid., p. 125-126
3. Ibid., p. 119-1:01. 3. Ibúl., p. 126-127.
46 Pratiques sérniotiques Níveaux de pertinence et pla:ns d'immanence 47

distinctives du niveau inférieur ; inversement, des grandeurs sémiotiques pertinentes au niveau « n » forme la dimension figurative du mveau
quelconques apparaissem « signifiantes » dans le mouvement ascendant, « n + l ».
en ce sens qu'à un niveau donné, elles fournissent le sens des arandeurs En somme, ce qui apparaít comme non pertinent au niveau « n » le
intégratives du niveau supérieur. Par exemple : les pratiques é~ístolaires devient au niveau « n + l ». C'est le príncipe même du parcours que
et postales expriment la forme des deux types d'adressages au niveau naus construisons, mais nous voudrions ici discuter de quelques concep-
inférieur des modes d'inscription, et les deux types d'adressages trouvent tions qui, tout en s'efforçant de donner un statut à ces éléments « non
leur sens en s'intégrant au niveau des pratiques. pertinents », ne fonctionnent que comme des faux-fuyants. Nous avons
Le concept d'intégration 1 te! qu'il est défini par Benveniste nous déjà évoqué la notion de contexte ; en voici quelques autres, et notam-
semble le plus approprié à notre prqjet, mais il exige quelques adapta- ment le concept d' « instance présupposée », ou celui d' « expérience
tions, caril n'a pas été conçu, de fait, pour rendre compte de « niveaux sousjacente ».
de pertinence » distincts, mais, au contraíre, pour mettre en place les Le statut de l'énonciation et des instances énonçantes, fortement dis-
rangs d'une analyse linguistique continue. En effet, entre phonemes, cuté par Jean-Claude Coquetl, obéit par exemple à la distinction entre
morphêmes, syntagmes et phrase, l'homo-topie est assurée, p<Iisque la ~< instance énoncée » et « instance présupposée » : au niveau de perti-
forme distinctive se convertit en « sens » d'un niveau à l'autre : la diffé- nence du texte, l'énonciation n'est pertinente que si elle y est repré-
rence entre deux phonemes ne fait sens que dans la distinctíon entre sentée (énonciation énoncée), alors que l'énoncíation dite « présup-
deux morphemes ; l'hétéro-morphie le serait également, si on admettait posée » est un pur artefact sans observables. Mais au niveau de
une différence morphologique entre phonêmes et morphêmes. Mais, de pertinence des objets-supports, voire des pratiques qui les intêgrent,
fait, ce n'est qu'une différence de manifestation : la diflerence entre pho- l'énonciation retrouve toute sa pertinence : les acteurs y retrouvent un
nême reste immanente tant qu'elle n'est pas manifestée dans des mor- corps et une identité, !'espace et le temps de l'énonciation leur procu-
phêmes; et ce n'est pas une différence de forme, car la même analyse rent un ancrage déictique, et les actes mêmes de l'énonciation peuvent
formelle peut s'appliquer aux deux niveaux. s'inscrire figurativement dans la forme d'expression issue de la morpho-
Il naus faut dane tenter de montrer qu'entre deux niveaux de perti- logie matérielle même des objets d'insc.ription (cf supra, la lettre et son
nence sémiotiques différents, l'intégration produit le même type d'effets, enveloppe collée ou déchirée).
mais qu'ils ne se limitent pas à la manifestation du sens des propliétés I! est par exemple tout un domaine d'anaJyse que la sémiotique a eu
distinctives, et qu'ils relêvent de deux processus d'analyses distincts et peine à prendre en considération : celui des passions et des émotions du
discontinus. destinataire ; certes, elles peuvent être inscrites dans le texte même,
grâce à un simulacre proposé dans l'énoncé, mais ce cas est pa~culiêrc­
ment restrictif, si l'on considere l'ampleur du probléme à tratter. En
lntégration et résolution des hétéragénéités efiet, les passions et les émotions du destinataire adviennent dans une
pratique, une stratógie ou une forme de vie sémiotiques, dont le texte est
Contexte, présupposition et autres foux-fll:')lants seulement l'un des actants, et qui, par ses figures et son organisation, est
susceptible de produire ou d'inspirer telle ou telle passion, telle ou telle
Ce qui apparait comme « contexte >> à un niveau « n » contribue, émotion.
dans le parcours de construction des plans d'immanence, à l'armature Plus techniquement, par exemple, on peut dire que le rythme et la
prédicative, actantielle, modale et thématique du niveau « n +~I ». De construction d'une phrase sont un moyen pour procurer au lecteur l'ex-
même, ce qui apparaít comme propriétés sensibles et matérielles non périence d'une émotion ou d'un parcours somatique, sans aller pourtant
jusqu'à affirmer que ce même rythme et cette même construction syn-
I. Pour simplifier la présentation des propositions qui suivent, nous désignemns désormais les deux
rnouvements par le n1ême terme, celui d' <-< intégration ~> en précisant « intégration descendante r> !. Jean-Claude Coquet, Le discours et son sujei, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1985 el Úll[llÊte du sens,
ct << intégration ascendante "· ' ,_,
Paris, PUF, 1997.
48 Pratiques sémiotiques Niveaux de pertinence et plans d'immanence 49

taxique « représentent » l'émotion ou le parcours en question. Il faut Des lors, dire que l'énonciation d'un discours se fonde sur une o.u
alors passer au niveau de pertinence de la pratique interprétative, ou le plusieurs « expériences », ou même que l'objet d: l'analyse est l'~~pe­
texte est un vecteur de manipulation passionnelle, et ou, parmi les sche- rience en tant que telle (l'éprouvé du sens), ne sufht plus : c.es exp:n:n-
mes moteurs et émotionnels que produit la lecture, se trouve celui qui ces elles-mêmes doivent être à leur tour configurées en pratiques semw-
est induit par le rythme et la construction syntaxique en question. tiques pour de~·enir des sémiot~~u:s-objets an~lysa?~es. De f~t, cha~ue
Si on s'en tient à l'immanence textuelle, les passions et émotions niveau de pertmence est assoCie a un type d e.xpenen~: qm peut etre
seraient clone de deux types : les unes « énoncées », les autres « présup- reconfiguré en constituants pertinents d'un mveau h1erarch1quement
posées » (ou impliquées), ces dernieres restant inaccessibles à l'analyse. supérieur. L'expérience perceptive et sensorielle débouche su~ les « ~gu­
Ce n'est qu'au niveau de pertinence supérieur, dans l'immanence de la res » ; l'expérience interprétative débouche sur les, «.tex~es-enon;es ».;
pratique, qu'elles acquierent un statut d'observables descriptibles, et le l'expérience pratique débouche sur les « scenes p~edicatlves)) ; l expe-
rapport entre les dispositifs textuels et ces passions exprimées dans la rience des conjonctures débouche sur les « strateves >~, etc ..
pratique est alors un rapport d' << induction », à rapprocher des problé- La proposition que nous faisons met donc en questwn d1verses. stra-
matiques de la manipulation (du faire croire et du faire «ressentir»). tégies théoriques, qui consistent à attribuer à des concepts ?~ ~ des
Il en est de même des propriétés sensibles et matérielles, mais avec opérations, nécessaires à la construction théorique, des st~tuts epi.s~emo­
quelques conséquences complémentaires qu'il convient de souligner ici. logiques ambigus et peu opératoires, comme « pr:suppos1t1on »,
L'introduction du « sensible » et du « corps » dans la problématique « contexte », « proto-sémiotique », « expériencc sous-Jacente », etc.
sémiotique entraí'ne en effet quelques difficultés qui n'ont pas été réso- Leur accorder de tels statuts, en effet, consiste à la fois à en reconnaítre,
lues jusqu'à présent, et qui tiennent au fait que ce « sensible » et ce sinon la pertinence au sens strict, du moins la validité descriptive et
« corps » ne sont pas nécessairement représentés dans le texte ou dans explicative, et, en même temps, à les exclure du champ de l'analyse, à
l'image pour être « pertinents », notamment quand il s'agit d'articuler en refuser l'acces méthodique.
l'énonciation sur une expérience sensible et sur une corporéité pro- La proposition que nous faisons consiste au contraíre à le~r acco~d:r
fonde. I! ne suffit pas, par exemple, de renvoyer les notions relevant de un statut à un niveau de pertinence hiérarchiquement supéneur, ou Ils
la « phorie » et de la « tensivité » à une couche « proto-sémiotique » sont des constituants d'une sémiotique-objet dont !e plan de l'expression
pour leur procurer un statut clair et opératoire. Les valences perceptives est d'un mode différent, ou à tout le moins multimodal et polysensoriel.
de la tensivité, entre autres, ont souvent été critiquées en raison de l'ab- Elle pose néanmoins elle-même quelques problemes nouveaux, , ~e
sence de tout ancrage, absence qui donne à leur utilisation imprudente serait-ce que parce qu'il ne suffit pas d'accordér par exemple aux ele-
un caractere particulierement spéculatif; la « perception » sémantique ments « énoncés » et aux éléments « présupposés » un même statut au
et axiologique dont elles rendent compte fait partie de l'entourage niveau supérieur pour que leur hétérogénéité en soit immédiatement
substantiel (et non pertinent) de l'énonciation textuelle. résolue. C'est ce processus de résolution des hétérogénéités que nous
Mais au niveau supérieur, celui des pratiques sémiotiques Oes prati- voudrions examiner maintenant.
ques de « production de sens » 1, les pratiques interprétatives, notam-
ment), les valences sont celles de la perception qui, à l'intérieur d'une
Multimodalité et résolution syncrétique
pratique, permettent de construire, de saisir ou d'imaginer l'univers du
texte dont la pratique fait usage ; les valences trouvent alors toute leur Le parcours d'intégration, qui naus fait passer de la matiere ,à la
pertinence : un univers sensible est donné à appréhender à l'intérieur substance et de la substance à la forme, est un vaste processus de resolu-
d'une pratique, par les figures d'un texte, et c'est alors que les valences tion des hétérogénéités, et en particulier de l'hétérogénéité des modes d'ex-
jouent leur rôle, comme « filtre » praxique de la construction pression sémiotiques. .
axiologique. À chaque niveau de pertinence, on distingue ce qm est propr~ment
pertinent, et qui forme un plan d'immanence c~hérent; :t
ce qm n:est
1. Cf., notamment, Sémir Badir, dans sa these, op. cit. pas pertinent, et qui forme un ensemble substantlel et res1duel ; ce n est
50 Pratiques sémiotiques }.fiveaux de per!inence et plans d'immanence 51

que dans les niveaux de pertinence supérieur que ces ensembles subs- (l'objet-support de l'inscription) sur !e vêtement Wobjet matériel impli-
t~ntiels accéder~nt à un st~t~t « formei ». Mais, plus encare, à chaque qué dans la pratique).
~uveau de pertmence, on mtêgre des sémiotiques-objets differentes L'image releve d'un mode sémiotique planaire et graphique ; le
1s~ues des ~iveaux inférieurs, mais aussi, comme nous le verrons plu~ vêternent, d'un mode tridimensionnel et cm:porel; l'usager appartient
Iom, des mveaux supérieurs. L'hétérogénéité à résoudre est dane aussi au rnode des pratiques quotidiennes ; le prescripteur, enfin, participe au
une hétérogénéité modale, celle des modes sémiotiques ; nous retrou- mode des normes et prescriptions techrjques, institutionnelles ou com-
vons clone ici, d'un autre point de vue, la question de la coexistence merciales : ils appartiennent dane tous à des systemes sémiotiques diffé-
syntagmatique des sémiotiques-objets. rents et déjà constitués, qui sont en quelque sorte « montês » et articulés
L'homogénéisation de chaque plan d'immanence aboutit clone à ensemble dans la même pratique sémíotique.
I:artir d'une hétérogénéité rnultimodale, à un .ryncréti.;-me. Le syn;ré- Mais l'hétérogénéité des composants sémiotiques de cette pratique
~lS~e ;1'est assuré qu: si, à l'ensemble des modalités sérniotiques ainsi se résout et se stabilise en une configuration unique dês qu'on considere
mtegrees, on peut fa1re correspondre des structures de contenu cohé- que Ie pictogramme, pour << faire » quelque chose, et même tout simple-
rentes. La résolution syncrétíque passe clone à la fois par Ia construction ment pour << signifier », doit s'intégrer à une scene prédicative dont chacun
du parcours génératif du plan de l'expression, et celle du plan du des rôles s'expriment sous des modes sémiotiques différents : on recons-
contenu.
titue alors l'énonciation d'un prédicat, pris en charge par un acte de
, Pour P.rendre un exem~le emprunté à la vie quotidienne, on sait que langage, dont les différents actants sont représentés par !e pictogramme,
c est en r~1son de leur relatJon aux supports et aux objets qui les portent, le support, l'observateur, et l'étiquette.
que les p1ctogrammes, même simplement informatifs, peuvent tout sim- De ce fait mêrne, c'est la scene prédicative (issue d'une expérience
plement « prédiquer », c'est-à-dire énoncer quelque chose pour un usa- pratique cohérente) qui assure le syncrétísme entre toutes ces modalités
ger. Si on s'en tient à l'immanence du pictogramme, tout le reste (vête- sémiotiques hétérogenes, d'un côté parce que cette scene est stabilisée
ment, usager, etc.) appartient au contexte ou aux instances par iconisation (au plan de l'expression) et de l'autre, parce qu'on peut
« présupposées », et n'accédera jamais à l'analyse. lui associer une structure de contenu (acte, actants, modalités et
Pourtant, à hauteur des pratiques, le support matériel du picto- circonstants).
gramme correspond à I'un des actants du préclicat, et !e pictogramme, à En som~e, à chaque niveau, l'analyse prend en considération I'hété-
un autre actant, ou à un circonstant du proces: c'est le cas, par rorrénéité des données dont illui faut rendre compte, et elle convertit cet
exempl?, du pictogramme qui est inscrit sur les étiquettes de vêtements, en~emble hétérogene en « ensemble signifiant >> : ainsi, successivement,
et que l'on glose par l'énoncé << Lavage à 400 maximum »: c'est le vête- le texte, l'image, l'objet, la scene pratique, la stratégie d'ensemble, sont
ment, support de l'étiquette et du pictogramme, qui est l'objet du traités comme des « ensembles signifiants », dont on peut proposer une
lavage, et le Ie:teur, quant à lui, est un opérateur potentiel. .1\fais pour description actantielle, modale, passionnelle, figurative et énonciative,
affirrner cela, il naus faut changer de niveau, et passer d'un texte- que! que soit !e niveau de pertinence ou on se place.
énoncé (!e pictogramme) à une pratique (le lavage). ·
A La « scene)} ~rédicative de cette pratique englobe alors plusieurs
role~ appartenant a p~us1eurs modes d'expression sémiotiques différents: La résolution polysensmielle et la Jynestkésie
le p1cto~ramrne e~pnme à la fois le prédicat (lavage) et un circonstant Une des questions les plus difficiles des sémiotiques du monde sen-
du proces (40ol qm s'applique en fait à un adjuvant (la chaleur); l'objet- sible a trait aux associations polysensorielles. La seule figure qui soit
support ~ le vete~e~t correspon~ à l'actallt objet du proces ; I'usager reconnue à ce titre est celle de la « synesthésie » qui, dans son acception
observateur qm n est pas obhgatmrement l'usager du vêtement - joue étymologique (ce qui est «senti ensemble ») n'ajoute guere de clarté au
~~-rôle ~e !'actant sujet (oJ?érateur); il faudrait en outre ajouter un rôle probleme posé, et, dans son acception rhétorique (l'équivalence entre
d enonc1atwn, le « prescnpteur », qui reste impersonnel et seulement deux modes sensoriels) réduit considérablement la portée de ce même
présupposé, mais qui se manifeste à travers l'accrochage de l'étiquette probleme.
52 Pratiques sérniotíques Nivea!L>: de pertínence et plans d'irnmanence 53

L'une des questions les plus difficiles esr l'évocarion à l'intérieur entre les ordres sensoriels, on conclura à une « synesthésie ». Telle pro-
d'une _sémiotiqu_e-objet dont !e rnode d'expression empr~nte un canal priété visuelle évoquera alors par équivalence synesthésique telle
sen_sonel exclu,sif (par exernple la :Jsion dans les sémiotiques dites propriété gustative ou olfactive.
« nsuelles »), d un autre mode sensonel: par exemple, pour les sémioti- Mais, si l'on hausse l'analyse au niveau supérieur, celui de la pratique
ques dites « visuelles », l'évocation de sensations tactiles ou sensori- de d~f!;Ustation, chacun des modes du sensible trouvera une place dans un
motr~ces. Les contorsions rnéthodologiques induites par cette difficulté ensernble d'opérations mises en séquence (annoncer, promettre, vérifier,
sont mnombrables et particulierement sophistiquées : il en est ainsi du valider, goúter, etc.); telle transparence visuelle annonce une texture
três mémorable phénomêne « haptique » (qui nous fait, depuis Aristote, croustillante ; telle figure opaque et compacte promet une mise en bouche
et en passant par Husserl et Deleuze, « toucher avec les veux »); mais il consistante et corsée, etc., de sorte qu'ils entretiennent alors non pas
en de mê~e _de~ effets architectoniques de l'image et de 1~ sculpture, qui seulement des rapports paradigmatiques (équivalence ou différence),
sont censes eveJ!ler chez le spectateur des impressions sensori-motrices mais syntagmatiques et prédicatffi. En sornrne, chaque t)pe de manifestation
liées à l'expérience de la pesanteur et de l'équilibre. Comment convo- sensorielle est susceptible d'induire, dans une chaine d'interactions du
quer dans l'analyse de l'irnage, sans artífice ni conrorsion, l'impres- « faire sentir», des manifestations sensorielles d'un autre type. Ces
SIOn de cl:aieur, de pesanteur ou de déséquilibre dynamique ? Une interactions syntagmatiqoes ne peuvent être saisies qu'à l'intérieur de la
seule solutwn se présente actuellernent, qui est par trop réductrice scene pratique, et non dans les limites du ({ rnets-texte ».
l'équivalence synesthésique. ' Ces relations prédicatives peuvent recevoir toutes les déterminations
, Or I: pa~?ours de construction du plan de l'expression pose à 1',;.,,.; rnodales et passionnelles disponibles : les prornesses peuvent ne pas être
'-'~"~~ '-''-' cc.u"~ '-jUC~UUflS, PUJSqUC Chaque plarJ d'Imrnanence peut renues, les annonces peuvent être trompeuses ou provoeatrices, les véri-
accorder !a préémin_e1_1ce à un ~ode sensoriel, et lors de l'intégration fications peuvent être décevantes ou surprenantes, et la dégustation peut
dans les mveaux supeneurs, plus1eurs modes sensoriels doivent alors être être rassurante ou inquiétante, paisible ou mouvementée, etc.
associés. On sait aussi que la multirnodalité elle-même induit des com- Le cours de la pratique propose par conséquent une forme syntag-
po~i~on~ polysensorielles (pensons au spectacle à l'opéra, par exemple) matiquc qui fait signifier la concurrence et l'association des modes du
qm, mdependarnment de la résolution syncrétique des modes sémioti- sensible, et qui se substitue à la trop frustre « synesthésie ».
ques, posent en outre la q uestion des harmonies et des dysharmonies
sensonelles.
Hétérogénéités érwnciativis et résolution pol:yphonique
, La _ré~olution de l'hétérogénéité polysensorielle obéit à la même
regle generale que la résolution syncrétique : toutes les rnanifestations Dans nombre de situations d'analyse, notamment celles qui se pré-
sensoriel!es qu! pa,rticipent, au niveau « n », à un effet de synesthésie, sentem dans les « applications » de la sérniotique, le sérnioticien a affaire
obtenu a partir d un ensernble « polysensoriel », subissent, au niveau à des ensembles hétérogenes comprenant des séries de textes, des ima-
«r;+ 1.>>, une redistri?ution sur les différents composants prédicatifs, ges, des objets, mais surtout, en même temps, des gem·es et des structu-
thematlques et figuraufs de ce niveau supérieur. res d'énonciation apparemment irréductibles les unes aux autres : par
Par exemple, dans l'analyse d'un « mets », les difi"érentes saisies sen- exemple, dans le cas d'une analyse de positionnement de marque, on
sorielles (visib~es: tactiles, olfactives et gusratives, voire auditives) forme- peut êtrc conduit à exploiter aussi bien des copy-strategy, des story-board et
ront des assoC1at10ns polysensorielles si l'on traite du « mets )} comme un des carnpagnes d'affichage, des paekagings et des architectures intérieures
« texte >>. Traiter d'un « rnets » comrne un texte, cela rev:ient à procéder d'espaces commerciaux ou publics. Autrement dit, des sémiotiques-
à une ~orte de « mi~e à plat » (si l'on peut dire), de toutes les propriétés objets relcvant de médias (cf supra) différents.
figuratiVes .et sensonelles de ce mets, en postulant que le plan d'imma- On pourrait être tenté de dire, si cette distinction a encore un sens,
nence pertlnent ne comprend que des figures agencées en texte, et ne que ce probleme ne regarde que la sérniotique appliquée et ne concerne
cornprend pas, ~ar ,exemple, la situation concrete de dégustation. pas la sémiotique « fondarnentale »;mais, si l'on y regarde de plus prês,
Comme cette « m1se a plat >> des figures fait apparaitre des équivalences la sémiotique fondamentale ne pomrait ignorer ce type de problemes
54 Pratiques sémiotiques Ni:oeaux de pertinence et plans d'immanence 55

que si elle ne s'occupait que de la forme du contenu, qui, en effet, peut chaque entretien nous donne accés à un ensemble englobant de niveau
être constante dans l'ensemble de ces objets disparates; et ce serait un supérieur, unifié par une même pratique (c'est-à-dire l'usage qui est
étrange partage des tâches que de considérer qu'il revient à la seule commun à l'ensemble des usagers en question, et qui permet de les
sémiotique dite « appliquée » de résoudre les problemes nés de l'hétéro- constituer en « classe d'usagers »). Cet ensemble de niveau supérieur est
généité du plan de l'expression. dane, dans ce cas, une « scéne pratique » homogêne. Ce niveau supé-
Dans le cas invoqué, celui d'une analyse de positionnement portant rieur peut même être parfois une forme de vie, quand la classe d'usagers
sur un corpus aussi hétérogêne, il est clair que le niveau de pertinence est suffisamment étendue, par exemple si elle coincide avec un « socio-
requis n'est pas même celui des pratiques, car elles sont déjà elles- style ». On voit bien alors comment se définit cet ensemble de niveau
mêmes diverses et hétérogênes, mais qu'il faut prendre en considération supérieur : c'est une construction de l'analyse (une « sémiotique cons-
les stratégies, c'est-à-dire ce niveau de pertinence ou l'on s'occupe truite »), qui, en réduisant l'hétérogénéité des énonciations et des textes
d' « ajuster » de maniêre signifiante, pertinente et cohérente les prati- proposés, dégage les constituants et la syntaxe d'une pratique
ques entre elles. Or, dans ce cas, comme la plupart des éléments du cor- signifiante.
pus procêdent d'énonciations spécifiques et distinctes, le « montage » Mais cela ne résout pas pour autant l'hétérogénéité des énoncia-
stratégique devra composer avec cette diversité énonciative, et accom- tions: comment autant d'actants d'énonciation différents peuvent-ils
moder, en même temps que les pratiques, les différentes « voix » qui les communiquer dans une même « représentation partagée » ? De deux
portent, subsumées par celle de la marque; on sait que dans l'étude de choses l'une: ou bien cette représentation partagée n'est qu'une cons-
positionnement, la différence établie avec la concurrence présuppose au truction sociale, un simulacre éventuellement inscrit dans des corps,
moins la cohérence interne, et par conséquent, celle des différentes comme les habitus, ou bien elle est une configuration sémiotique, pra-
énonciations particuliêres au sein de l' énonciation générale de la tique, stratégie ou forme de vie. Dans le premier cas, la sémiotique n'a
marque. plus rien à en dire; dans le second cas, la sémiotique doit statuer sur
Mais on pourrait évoquer un autre cas qui est apparemment de l'énonciation d'une telle « représentation partagée ».
moindre complexité, et pourtant plus difficile à résoudre: face à un cor- La sémiotique textuelle a déjà rencontré cette question, et elle l'a
pus de 15 ou 20 entretiens semi-directifs, recueillis auprês d'un échantil- apparemment résolue avec la notion de « polyphonie » : la multitude
lon d'usagers ou de consommateurs, le sémioticien s'efforce de recons- postulée des -Voix qui s' expriment dans un texte est alors distribuée en
truire l' « univers sémantique » des représentations de cette catégorie une hiérarchie de plans d'énonciation. Mais cette solution est elle aussi
d'usagers. C'est à cet effet que les psychosociologues ont inventé depuis réductrice, car elle rabat toute la complexité des « dialogues » potentiels
longtemps l' « analyse de contenu » qui se contente en général de croi- entre énonciations à des équivalences et à des rapports entre niveaux.
ser un repérage thématique et une distribution de rôles et de points de Pour restituer toute la complexité de ces voix: multiples, fút-elle caco-
vue, sans prétendre, comme le sémioticien, à l'unification du corpus phonique, il faut supposer un espace d'énonciation impersonnel et col-
sous un même principe de pertinence. lectif, au sein duqu·el des stratégies d'ajustement, de conflit et de collu-
Car l'analyse sémiotique de tels corpus, qui projette transversale- sion, se font jour et donnent forme, au niveau supérieur, à une
ment, sur l'ensemble des énoncés, des structures narratives, qui distribue « représentation partagée ».
des rôles actantiels et extrait des systêmes de valeurs, procede à l'égard De fait, on le sait d'expérience, dans l'univers sémiotique d'une
de chacun des entretiens de la même maniêre que nous procédons classe d'usagers, la modélisation dégage des positions et des systémes de
quand naus actualisons la signification d'un pictogramme ou d'une indi- valeurs, une_« cartographie » ou chaque énonciation particuliêre peut
cation signalétique : chaque contribution particuliére fournit des consti- être rattachée à une position type, et l'ensernble des positions types for-
tuants pour un ensemble signifiant de niveau supérieur, dont le statut ment un systéme modélisable. Quel que soit le modêle utilisé, structure
n'est pas toujours clairement précisé. élémentaire ou séquence narrative canonique, entre autres, chaque dis-
L'expression généralement adoptée à cet égard, « univers de repré- cours particulier exploite un des termes, une des étapes, plus que les
sentation d'une classe d'usagers », dit pourtant explicitement que autres ; la modélisation transforme en quelque sorte la cacophonie en
56 Pratiques sémiotiques Niveaux de pertinence et plans d'immanence 57

distribution de rôles interactifs, des positions interdéiinies étant occupées les) implique principalement, d'un point de vue sémiotique, des pro-
par des actants qui les défendent eontre les autres positions possibles. Et priétés de « résistance » à l'usage et au temps, et, plus générale-
par conséquent la multiplicité des voix, observable au niveau « n », n'est ment, la « corporéité » des figures sémiotiques ;
pas réduite au niveau « n + I », mais redistribuée à l'intérieur d'un jeu (iii) ensuite, du texte-énoncé et de I' ofdet à la pratique, on ajoute la dimen-
de rôles, d'une structure actantielle, modale et axiologique, qui se situe sion des propriétés déictiques (espace tridimensionnel et temporalité
au moins au niveau des stratégies. rapportées à un corps centre de référence) propres à une scene,
La multiplicité des voix énonciatives subit clone !e même sort que la ainsi que d'autres propriétés temporelles W« aspect » et !e
polysensorialité et que la multimodalité : l'hétérogénéité est résolue (et « rythme » de la pratique, notamment), etc. ; dans ce cas, ce sont
non réduite) par redistribution à l'intérieur d'un plan d'immanence qui des structures spatiales et temporelles indépendantes du texte et de
reconfigure la diversité en distribution cohérente. l'objet qui accueillent, localisent et modalisent les interactions entre
En somme, la hiérarchisation des niveaux de pertinence permet les partenaires de la pratique : on peut alors à juste titre parler ici
d'opposer deux modes d'ana(yse: de la dimension (( topo-chronologique)) de la scene prédica tive ;

I I La !< mise ª plat >J descriptive au niveau « n » :


(iv) cette progressive autonomisation des propriétés spatio-temporelles
par rapport aux figures pertinentes (acteurs, objets, etc.) aboutit aux
Les structures formelles et leur entourage substantiel sont situés au stratégies, en ce sens que, dans ce cas, ce sont des régimes temporels
même niveau, les unes étant retenues eomme pertinentes, et l'autre et des dispositifs spatiaux également « abstraits ,,, ainsi que des for-
déclaré « non pertinent », ou, dans !e cas des théories et des méthodes à mes de complexités irréductibles (chevauchements et intersections),
frontiere « poreuse », il est invoqué dans l'analyse au titre du qui déterminent les types d'accommodation entre pratiques ;
« eontexte », des « instances présupposées » ou de I' « expérience sous- (v) enfio, pour aboutir au niveau des formes de vie, on doit accéder
jacente ». d'abord à la dimension stylistico-axiologique des sémiotiques-objets,
une dimension en quelque sorte téléologique, qui déborde les objectifs
2 I La !< mise en relief>> analytique au niveau « n + I » : des pratiques et des stratégies, pour inserire les valeurs dans une ins-
Les structures formelles du niveau « n » trouvent une plaee et un tance elle-même irréductible à toutes les précédentes : l'Autre, qu'il
rôle à l'intérieur de structures englobantes, qui donnent aussi un rôle et participe d'une altérité esthétique, ou de celle dont l'éthique naus
une place à ce qui était, au niveau « n », considéré comme substantiel, rend responsable (cf. infra).
matériel ou contextuel.
Cette distinction (à plat I en reliif), quoique métaphorique, exprime C'est ainsi que !e parcours d'intégration des différents niveaux de
pourtant le fait qu'à chaque passage au niveau supérieur, on ajoute une pertinence prend l'allure d'un « parcours génératif de l'expression 1>, ou,
dimension au plan de l'expression, et que l'ajout de cette dimension sup- en partant d'une situation d'amalgame, constituant un « fond I> substan-
plémentaire consaere la discontinuité de l'analyse d'un niveau à l'autre : tiel dont se détach.ent seulement des « figures-signes >> élémentaires, on
voit progressivement se former de nouvelles dimensions pertinentes, qui,
(i) par exemple, du signe au texte-énoncé, on ajoute la dimension «tabu-
en s'accumulant, définissent des niveaux autonomes exigeant des
laire » et la prise en considération de la suiface (ou du volume) d'ins-
analyses spécifiques :
cription, et/ ou la dimension temporelle de I' expression : cette sur-
face, ce volume, ou cette substance temporelle d'inscription sont (i) la dimension tabulaire-plastique des textes ;
dotés de regles syntaxiques pour la disposition des figures (une sorte (ii) la dimension corporelle des objets ;
de « grille..» virtuelle) ; (iii) la dimension topo-déictique des scenes pratiques ;
(ii) ou encare, du texte-énoncé à l' objet (notamment l' objet-support), on (iv) les régimes d'accommodation spatio-temporels et aspectuels des
ajoute la dimension de l'épaisseur (dane du volume) et de la complexité stratégies ;
morphologique de l'objet lui-même (enveloppe I structure matérielle); (v) l'altérité éthique ou esthétique (globalement : téléologique) des for-
cette nouvelle dimension (I' « épaisseur » et la complexité matériel- mes de vie.
58 Pratiques sémiotíques .Niveaux de pertinence et plans d'immanence 59

C'est dane en raison de l'accumulation de ces dimensions que l'on exemple une feuille, ou un livre) ; (>~) la représentation de la scene
peut parlcr du « parcours génératif» de l'cxpression, dans Ie même sens d'écriture (objet à écrire, main, auteur. .. ) dans Ia peinture; (vii) le
que lc parcours génératif dcs contenus de signification, caractérisé collage de l'objet d'écriture sur la toile.
commc « progrcssive coagulation du sens ». Et c'est aussi cette accumu- Ces sept cas correspondent à sept degrés d'intégration du texte, avec
lation progressive qui garantit à la fois I' hétéro-morphie entre les niveaux, ajout d'une dimension à chaque degré : (i) les caracteres, et les figures
et qui fait de l'analyse un processus discontinu. qu'ils forment ; (ii) leur syntaxe d'inscription ; (iii) les bords de la surface
d'inscription ; (iv) la matérialité de la surface ; (v) l'objet-support; (vi) la
pratique d'écriture ; (vii) une confrontation stratégique entre la pratique
Rhétoriques ascendantes et descendantes de la maniftstation d'écriture et la pratique de peinture. Cette gradualité des intégrations
figuratives est une propriété essentielle et discriminante d'un procédé de
manifestation sémiotique.
Génération des types et production des occurrences :
Cependant, la différence la plus importante entre ces deux types de
le parcours de maniftstation
parcours est encore à venir : le parcours génératif ne fonctionne que
Le parcours d'intégration a d'abord été défmi en référence à la dans un sens, celui de l'intégration ascendante, alors que le parcours de
conception linguistique proposée par Benveniste. Il a été ensuite adapté manifestation fonctionne dans les deux sens, celui de l'intégration ascen-
à une conception générative, procédant par accumulation progressive dante et de l'intégration descendante.
de dimensions. JVlais l'un comme l'autre obéissent à une· direction Le parcours de manifestation ascendant obéit à l'intégration pro-
unique, la direction ascendante, qui va des sémiotiques-objets élémen- gressive canonique : les texte_s integrent les figures, les objets integrent
taires et qui aboutit aux sémiotiques-objets composites ; du plus simple les textes, les pratiques integrent les objets, etc. Comme tout parcours
au plus complexe. canonique, les réalisations concretes peuvent supporter de nombreuses
Mais il fàut maintenant imaginer que ce parcours de géhération variantes, et notamment des mouvements inverses (intép,ration descendante),
puisse aussi fonctionner comme une syl1tagmatique de la manifestation mais aussi des syncopes~ dans le sens ascendant ou descendant.
sémiotique. Du point de vue d'un parcours génératif, qui ne s'occ~pe En intégration descendante, une pratique peut manifester une stra-
que de l'engendrement des sémiotiques-o~jets types, les signes disparais~ tégie ou une forme de vie, un texte peut manifester une pratique, ainsi
sent en tant que tel à l'intérieur des textes et des objets, et les pratiques que les autres niveaux supérieurs, et un signe peut, à la limite, manifes-
disparaissent en tant que telles à l'intériet.ir des stratégies et des formes ter toute une forme de vie. Quant aux syncopes, elles consistent en inté-
de "'~e. Mais, du point de vue d'un parcours de manifestation, c'est-à- grations non progressives, qui « sautent » un ou plusieurs niveaux, dans
dire de production concrete des sémiotiques-objets particulicres (les un sens ou dans l'autre.
occurrerices), alors les signes sont encare identifiables en tant que tels
sur les objets, et les pratiques sont aussi encore identifiables à l'intérieur lntégrations et v;ncopes ascendantes
des formes de vie qui les subsument.
En outre, du point de vue de la manifestation, l'intégration d'une Les syncopes ascendantes c..onsistent clone à « sauter » un ou plusieurs
sémiotique-objet à une autre procede graduellement. Si on considere niveaux dans le parcours d'intégration canonique. Par exemple, la
par exemple les différentes manieres d'intégrer un texte à une peintun:, « dématérialisation » du support des écritures, qui supprime le niveau
Qn peut rencontrer les cas suivants : (i) l'inscription du texte en désordre, de l'objet, nous fait directement passer du texte à la pratique; on sait
ou en suivant les lignes de contour ou de construction de la peínture ; · qu'il faut se méfier des discours sur la « dématérialisation » de notre vie
(ii) l'inscription du texte dans sa forme imprimée (tabulaire) ; (iii) l'ins- quotidienne, mais les modes de paiement électronique, par exemple,
cription du texte avec représentation du cadre de la page ; (iv) l'inscrip- s'ils ne suppriment pas l' « objet » qui est exploité dans une pratique (la
tion sur une plage de couleur spécifique, dans les limites du cadre ; (v) la carte magnétique, par exemple), offrent néanmoins une alternative aux
représentation de l'objet figuratif sur lequel le textc est inscrit (par supporto d'inscription des unités de la valeur monétaire ~es billets de
60 Pratiques sémíatíques Niveaux de pertinence et plans d'immanence 61

banque) qui suppri.me, dans la pratique d'achat et de vente, l'un des sants qui manifestent le príncipe de résistance et de permanence propre
objets d'échange. au niveau objectuel.
Par ailleurs, !e statut matéri.el du discours verbal oral ayant été systé- Enfin, de telles syncopes ascendantes n'invalident pas la hiérarchie
matiquement occulté par la linguistique structurale, la plupart des ana- des niveaux de pertinence dans la mesure ou ces outils ou ces pratiques
lvses des interactions orales reposent sur cette même syncope « dématé- peuvent faire l'objet d'une notation ou d'une présentation textuelle. Si
;ialisante », qui « désincarne >> les pratiques langagieres, et qui peut cette présentation est antérieure à l'usage ou à la construction de l'objet,
évidemment, dans la perspective ouverte icí même, être remise en ou à la mise en reuvre de la pratique, on a alors affaire à un texte ou
question. une image de prijiguration (par exemple le schéma graphique d'un outil).
La syncope ascendante peut être plus radicale encore : en suspen- Si cette présentation est postérieure, on a alors affaire à des textes et des
dant tous les niveaux antérieurs, elle permet à un des niveaux du par- images de représentation (par exemple, sur une notice de montage, la pho-
cours de prendre son autonomie, et de passer pour « originaire » : ainsi tographie d'un meuble à monter soi-même). La recette de cuisine est un
trouvera-t-on des objets sans figures-signes ni texte apparents, comme la texte de préfiguration, qui peut comporter à la fois un discours d'ins-
plupart des outils. Cette derniere possibilité naus conduit apparemment truction préalable pour la pratique culina.ire, et une image ck préfigura-
aux limites du domaine qui est traditionnellement assigné à la sémio- ticm pour le mets. Dans les faits, il parfois bien difficile, en l'absence
tique, puisqu'elle procure un statut sémiotique à des manifestations d'une enquête génétique, de savoir si l'on a affaire à des « préfigura-
sociales et culturelles qui, à la limite, peuvent ne comporter aucune tions » ou à des « représentations }>, et ce d'autant plus, en fonction des
« figure-signe », aucun « texte-énoncé », et a.fortiarí, aucun rapport avec expériences antérieures de chacun, que ce qui peut passer pour une
quelque manifestation verbale que ce soit. représentation a posteriori pour les uns ne sera qu'une préflguration
Mais, comme on l'a rappelé plus haut pour les objets, leur significa- a priori pour les autres.
tion et leurs capacités de communication (notamment à l'égard des usa-
est loin de se limiter exclusivement aux textes et aux inscriptions lntégratiorzs et syncopes descendantes
qu'ils portent: les couleurs, les volumes et les formes (c'est-à-dire, d'une
certaine maniêre, leur dimension plastique, et plus seulement leur dimension Chaque niveau supérieur est susceptible d'être manifesté dans Ies
figurative et verbale) communiquent et signifient de maniêre efficiente à niveaux inférieurs, selon le parcours d'intégration descendante. L'intégration
l'intérieur de la pratique. ascendante procede par complexification, et par ajout de dimensions
De même, on pourrait être tenté de reconnaitre des pratiques sans supplémentaires, alors que l'intégration descendante procede par réduc-
objet matériel, et directement ancrés dans une « topo-chronologie déic- tion du nombre de dimensions. ·Mais les deux parcours ne sont pas !'in-
tique )), centrée sur un corps de référence, comme la danse ou le mime. verse l'un de l'autre : en intégration ascendante, un texte va se trouver
Mais, outre le fait que la danse implique un texte musical, ce serait inscrit sur un objet .et manipulé dans une pratique ; en intégration des-
oublier que cette topo-chronologie est une structure d'accueil qui fait cendante, une pratique va se trouver emblématisée par un objet, ou
signifier des corps, et pas seulement comme centre de référence déic- mise en scene dans un texte. La différence entre les deux repose sur le
tique, mais aussi dans toutes leurs propriétés de corps (forme de l'enve- fait que les deux parcours d'intégration sont réciproques mais asymétri-
loppe, densité de la structure matéri.elle, types de mouvements, etc.) 1• ques : quand la pratique integre un texte dans sa manifestation, elle le
Certes, ce ne sont pas des « objets » au sens courant, mais ce sont pour- fà.it dans le sens ascendant, qui obéit à la regle du parcours génératif des
tant des supports d'inscription: l'expression chorégraphique consiste plans d'immanence, alors que, quand Ie texte integre une pratique, ille
justement à inserire des figures sur les corps des danseurs, comme d'or- fait dans le sens descendant, à rebours du parcours hiérarchique
dinaire on !e fait sur des objets, et ce sont toujours ces « corps » dan- génératif.
Dans le sens ascendant, on procede par déploiement de propriétés et
de dimensions d'expression, ce qui permet à une sémiotique-objet
l. Cf. Jacques Fontanílle, Séma et s=, op. cit. intégrée de conserver ses propri.étés et toutes ses dimensions : intégrés
62 Pratiques sémiotiques Niveaux de pertinence et plans d'immanence 63

dans une pratique de lecture, un texte et un livre restcnt ce qu'ils étaient Donc, tout comme les pratiques peuvent être « mises en texte » dans
isolément, et ont toujours 1es propriétés sémiotiques d'un texte ou d'un des genres de textes particuliers (comme les notices de montqge et les
livre. Alors que dans le sens descendant, on procede par réduction de recettes), les stratégies peuvent être « mises en pratique » dans des gen-
pmpriétés et de dimensions, et par transposition d'un type d'expression res de pratiques spécifiques, comme la danse, grâce à ,une condensation
dans un autre, de sorte que la sémiotique-objet intégrée doit se conten- de leurs propriétés sémiotiques. Et dans ce cas, les stratégies d'ajuS,te-
ter des propriétés de la sémiotique-objet d'accueil : intégrée à un texte, ment des déplacements quotidiens doivent se contenter d'une représen-
une pratique est réduite à une manifestation textuelle ; intégrée à un tation et d'une transposition dans une seule pratique, et se osournettre
objet, une stratégie est réduite à une manifestation objectuelle-corpo- aux propriétés et aux rcgles de cette seule pratique.
relle; intégrée à une figúre-signe, une forme de '\rÍe est réduite à une .En cas de syncope descendante, une forme de vi e (idéologie, croyance,
manifestation figurative, etc. récrts, mythes, etc.) peut être condensée et représentée dans un seul rite
Ce mouvement d'intégration descendante est particulierement bien (une pratique particuliere), voire dans une seule figure ; d'une certail)e
illustré par Fhistoire de la rhétorique: conçue à l'origine comme un art maniere, c'est à une telle syncope et à une teHe condensation que Pascal
de la parole en public, et notamment dans des pratiques sociales bien fait appel, quand il préconise : mettez~vous à genouX, priez, et vous croirez: une
identifiées, cornme celles qui se déroulent dans les enceintes judiciaires forme de vi e tout entiêre se trouve à la fois condensée ofigurativement
et dans les assemblées délibératives, elle est devenue plus tard un recueil dans une pratique quotidienne, la priére, sinon dans le texteoet so1,1 sup-
de procédés décoratifs, usant de figures et de tropes, dans des genres port corporel, parce que cette pratiqtie est susceptible d'engendrer elle-
considérés en général cornme artistiques. C'est le passage de la rhéto- même un redéploiement complet de la forme de vie ; en somme, l'en-
rique générale à la rhétorique dite « restreinte "· Mais il est bien dair semble du processus n'est « efficace)) que si, en production, la osyncope des-
que Ia réduction en question (du « général » au « restreint ») résulte cendante (de la forme de v'Íe vers la pratique ou le texte),suscite, en exploi-
d'un changement de niveau de pertinence : on est bien passé, en effet, tationl, un redéploiement ascendant (de la pratique vers la forme de yie).
du niveatl eles pratiqúes sociales à celui des textes et de leurs figures ; et Toutes proportions gardées, le logo d'une rnillque obéit fqrmelle-
c'est cett~ projection textuelle, cette intégration descendante, qui réduít ment au même principe de syncope e[ de condensation '< descendan-
la gatrtme des propriétés, et qui transpose une praxís sociale v'Ívante et tes »; mais, comme il s'agit d'un icono-texte, voire d'une simple, figme,
compfexe en formes textuelles. cette condensation est produite par une syncope de plus grande portée,
Le cas de la danse est particulierement intéressant puisque, d'un qui produit un effet de symbolúation : !e logo manifeste alors sans média,.
côté, il répond parfaitement aux criteres d'une pratique, schématisable tion aussi bien une scéne figurative typique (un texte), une p~atique fie
en « scene prédícative >>, et, de l'autre, il integre de toute évidence, métier de la marque), qu'une forme de vie (des valeurs, un .style str:at~­
cómrne LandoWsk:i: y insiste técemment, des « ajustements » entre les gique, etc.). De la même maniere, l'efficacité stratégique de eette
corps en mouvement. Or les ajustements entre pratiques et leurs régi- condensation dépend de sa capacité à produire une tension problé~-a­
mes spatío-temporels relevent des stratégies, et quand on parle d'ajuste- tique, qui invite, lors de la phase d'exploitation-interprétation, au
ment entre des corps en mouvement, il faudrait pour être plus précis redéploiement interprétatif ascendant. ·
parlh d'ajusternent entre des pratiques qui impliquent des corps en
rnouvement (ce qúi est le cas dans la plupart des situations de la vie quo-
tidienne). De fait, la danse est une pratique homogene, plus ou moins Le cas des Liaisons dangereuses (Lados)
c0difiée q_ui integre (dans le sens descendant) des formes d'ajustement Troisjeux de rôles pour trois segments textuels.- On se propose d'examiner
stratégique ; en effet, à partir de ce qui se présente dans la v:ie quoti- ici un cas tres particulier d'intégration descendante, emprunté à la litté-
dicnne comme des' ajustements entre pratiques autonomes et concurren-
tes (des personnes se rencontrent, se croisent, se touchent, se séparent,
chacune à l'intérieur de sa pratique en cours), la danse propose une l. « Production >> et <<: exploitation » sont ici des termes générlques qui valent pour, tous les ni\'eaux
de pertinence de l'exprcssion, et qui peuvent, selon les cas, se spécifier corume « concep-
seule' pratique pour deux ou plusieurs corps. twn }) I « inteqJrétation ))) << émissioa >> / « réceptíon » etc.
1
64 Pratiques sémiotiques 65

rature 1• Lc roman épistolairc de Choderlos de Lados, Les liaisons dange- dm~t les partenaires sont prédéfinis . (i) des auteurs qui ont encore un
reusel', s'ouvre cn cffet, avant la présentation des lettres elles-mêmes, sur dr01t ~ur lcurs énoncés ; (íi) un rédadeur qui déploie son ethos, dévoile
un « avertissement de l'éditeur » et sur une « préface du rédacteur ». les rmsons de ses choix, et définít la thématique de la manipulation
L'avertissement de l'éditeur mct cn question I' « authentícité » du principalc, et (iii) une série de types de lecteur:,' qui résistent à cette
recueil de lettres, et notamment, la vraísemblance des ma:urs qui y sont manipulation pour des raisons qui leur sont propres. Le plan d'im-
mises en scêne, et dont les aspects les plus excessifs lui semblent peu manence est ici clairement pratique> et sa description est bien celle
conformes au:x mreurs du temps. d'une pratique, comprenant rôles actantiels, modalisations, produc-
Quant à la préface du rédacteur, elle s'étend longuement sur la tion et usage d'objets concrets.
méthode de composition du recuei! et sur le degré d'intervention du c I L' éditeur installe lui aussi un jeu de rôles : face à ]ui, on ne trouve
rédacteur sur les originaux des lettres rassemblées : la sélection et la pas_ des « lect~urs » (qui sont les partenaires attitrés du précédent),
mise en ordre des lettres, les propositions et les tentatives de raccourcis- ma:~s un publzc )), c'est-à-díre un acteur collectif susceptible de par-
<(

sement de certaines d'entre elles, les demandes de modification stylis- ticipe~ avec !ui à un échange commercial complexe. Car ce public
tique de quelques autres (refusées par leurs auteurs, nous dit-on). Elle ne dou pas seulement être capable d'acheter l'ouvrage, mais doit
aborde ensuite les objectifs et les possibles réceptions de cette publica- être d'abord en mesure d'en confronter le contenu avec d'autres
tion : prévenir lcs lecteurs contre les gens de mauvaises ma:urs, faire informations et avec des expériences d'une avtre nature que celle
connaítre les stratégies de corruption pour susciter des résistances et des de la lecture. Son discours porte pour l'essentiel sur la non-
contre-stratégies ; en outre, le « rédacteur » se livre à une curieuse revue concordance entre les expériences et pratiques sociales attestées au
des anti-lecteurs (ceux à qui le livre déplaira) : les dépravés, les rigoristes, quotidien, d'une part, et celle que procurera la lecture de l'ou-
les esprits forts, les personnes délicates, etc. vrage, d'autre part : le rédacteur aurait recueilli des lettres expri-
C e dispositif déploie en somme la hiérarchie concrete (actorielle) que m_ant des ma:urs d'un autre lieu et/ ou d'un autre temps, pour les
recouvre ce qu'il est convenu d'appeler I' « énonciation présupposée » fmre passcr pour des ma:urs actuelles et françaises. Des lors, ce
du roman : des auteurs qui produisent des lettres, un rédacteur qui les choi- d~sc_ours concerne bien plus l'accommodation entre des pratiques
sit, les retouche et les met en ordre, et un éditeur qui décide de mettre le distmetes et entre les expériences qui leur correspondent, que
résultat à la disposition du public3• Mais, de fait, cette distribution des l'achat du livre : l'argument de l'inauthenticité et du décalage
rôles actorícls touche aussi, plus profondément, les rôles actantiels, car (clone du « non-ajustement >> entre des pratiques), adressé à un
chacun d'eux intervient à un niveau de pertinence spécifique, oú il a « public » qui a tous les traíts de l'opinion publique, suppose clone
affaire à des interactants tout aussi spécifiques : qu'on ait ici changé de niveau de pcrtinence, et qu'on s'intéresse à
la congruence et à l'accommodation stratégíques. En somme, en
a IDes énonciateurs manípulent des énonciataires par voie épistolaíre, sur dénonçant l'incongruité, voire l'exotisme, du tableau de mreurs
un plan d'immanence strictement textuel, cclui de la production- qui se constitllera lors de la lecture du livre, en rapport aux obser-
énonciation des lettres. vations et aux pratiques quotidiennes et contemporaines des lec-
b I Le rédacteur met en scene les lettres, à destination des lecteurs, ct à l'in- teurs, l' éditeur nous se place au cinquieme niveau -des plans d'im-
térieur d'une pratique littéraire (ehoix, réécriture, composition, etc.) manence, celui des stratégies.

I. Cet exemple nous est foumí par Y. Matmschito, dans sa thêse soutenue à l'Universíté de Limo· L'intégration dcscendante, qui permet de « mettre en texte », et
ges, et consacrée aux paradoxes de l'énoncíation et de la perspective dans la littérature et la apparemment sur le même plan textuel, à la fois la stratégie (éditoriale et
peinture.
2. f?hoderlos de Lados, Les iiaí.Jons dangere!lSes, Paris, Gallirnard, « Folio Plus », 2003. c~mmerciale), la pratique (rédactionnelle) et le texte de l'échange épisto-
3. A certains égarcls, cette stratif:catíon de rôles recoupe partiellement celle d'Oswald Ducrot, puis- laire, s'accompagnc de plusieurs effets remarquables, qui résultent des
qu'on pourraít retrouver íci, grosso modo et routes proportions gardêes, des « lecteurs-énonciataires "
(à !'égard du texte), des « lecteurs en tant que tels » (à l'égard du livre), et des « lecteurs-êtres du
conditions formelles de cette intégration.
monde>> (à l'égard de la publication-édition de l'ouvrage).
66 Pratiques sémiotiques Niveaux de pertinence et plans d'immanence 67

Trois genres textuels. Pour commencer, le texte intégtant est se,g- La syntagmatz'que des genres et des types. Il en va ainsi, probablement
menté en trois ensembles qui correspondent à trois « genres >> de dis- de tous les genres. Traditionnelle:nent, les genres sont considérés
cours différents, l'avertissement, la préface et les lettres; et cette segmen- comme eles faits culturels, qui contraignent et guident aussi bien la pro-
tation pose de redotitables problemes à celui qui voudrait décider des duction que l'interprétation eles sémiotiques-objets, notamment pour les
limites du « texte ». De fait, nous pouvons vérifier ici que l'intégration conceptions qui en font des « instructions de lecture ». Et cette approche
descendante de· plusieurs sémiotiques-objets dans une seule de niveau est paradigmatique dans la mesure ou elle ne peut que distinguer les
inférieur obéit au príncipe de la spécification générique : toutes se genres entre eux, distinguer et confronter les types d'instructions de lec-
retrouvent dans le même texte, mais sous des genres différents, et avec ture, construire en somme des typologies sur la base de traits diffcren-
des intitulés qui marquent clairement les frontieres génériques. ciateurs. Mais on doit observer immédiatement que, même définies
En d'autres termes, l'intégration descendante requiert, au niveau comme « instructions de lecture ,>, les propriétés d'un genre établissent
d'accueil, des genres spécifiques dévolues à cette intégration, comme ici, un certain rapport entre deux plans d'irnrnanence : d'un côté le texte,
« avertissement >> ou << préface », ou ailleurs, « recette », « mode d'em- de l'autre la pratique ; et on ne parle de « genre » que si, dans le texte
ploi »ou« notice de montage ». Ce-tte différenciation des genres permet lui-rnême, on peut identifier les propriétés qui, au niveau de pertinence
aussi de compenser la « mise à plat >> du dispositif sémiotique : rabattues de la pratique, seront considérées comrne « instructions " : leurs pro-
à l'inténeur d'un même texte, les différentes instànces que sont la stra- priétés textuelles sont en effet les dédencheurs du redéploiement ascen-
tégte, la pratique et le texte-énoncé sont encore reconnaissables et hiérarchi- dant en instructions pratiques, et elles induisent le type de pratique adé-
sées par leur genre. Seul e cette différence entre genres permet d' éviter quat au genre. En somme, le principe général obéit au schéma suivant :
une contamination définitive par la fiction : certes, l'ambiguHé demeure, i
Textes-énoncés
et la Préface et l'Avertissement ne manquent pas d'évoquer des précau-
tions rhétoriques reposant sur un artefact textuel, mais la différence des
Objets-supports
genres maintient néanmoins un reste d'étanchéité entre les plans
d'immanence potentiels. Scenes pratiques
On pourrait se demander (mais ce serait l'objet d'une recherche en
soi que de mesurer toutes les conséquences de cette hypothese) si la ques-
tíon des gemes ne trouverait pas, dans cette perspective, une solution syn- Dans le cas particulier des Liaisons dangereuses, le schéma prend la
tagmatique, et pas seulement paradigmatique, comme c'est actuellement forme suivante :
le cas. En eflct, un genre pris isolément n'apparait jamais aussi claire- ~~-~~----~,--

ment, comme c'est le cas dans le début des liaisons dangereuses, comme une Textes-énoncés Genre épistolaire Propriétés textue!les >.;cucHlJuc' 1
condition et un moyen d'intégration des sémiotiques-objets à un plan
. + Préface I+ Avertisse- i
!
d'immanence inférieur au leur propre. L'opération d'intégration descen- ment I -·-
dante (avec ou sans syncope), pourrait être décrire, pour filer la méta-
phore, comme la projection plane, sur une seule surface, de plusieurs
(Syncope d'objet-support) t I
Scenes pratiques
Type Instructions
objets multidimensionnels situés à des hauteurs différentes, et de compo-
sition et de forme différentes ; une fois projetées sur le plan textuel, ~es -----·---- __ pratiq~--+ pratiques I
sémiotiques-objets de niveau supérit;ur n'ont plus quedes propriétés tex- Stratégies Type Instructio ns
stratégique stratégiques
tuelles, mais certaines de ces propriétés textuelles conservent en quelque
sorte le « souvenir » de leur statut sémiotique avant projection : ce sont
les propriétés spécifiques permettant d'identifier des genres. Ceci, en pro- Nous reviendrons sur ce point, mais le cas des Liaisons dangereuses
duction ; mais en exploitation-interprétaúon, le reeléploiement ascendant nous imite pourtant à avancer une définition des genres culturels qui serait
permet de reconstituer la pratique correspondante. de type syntagmatique · un genre consiste en l'ensemble des propriétés,
68 Pratiques sémiotiques }/iveaux de pertinence et plans d)1:mmanence 69

observables dans une sémiotique-o~jet donnée, qui correspondent aux tion, toutes ces énonciations interagissent emre elles : cette condition,
possibles priscs cn charge de la sémiotique-o~jet considéréc, par une c'est celle de l'intégration ascendante ou descendante, qui fait que, par
autre sémiotique-objet, mais sur un plan d'immanence de niveau supé- exemple:
rieur ; ces propriétés sont supposées obtenues par « projcction » dcscen- (i) le rédacteur et les auteurs peuvent échanger, parce qu'ils appartien-
dante à partir des plans d'immanences de niveau supérieur. Précísons nent à ce moment à la même pratique (celle de la révisionl composi-
l'objet de cette projection : ce sont les régles de l'insertion syntagma- tion du recuei!) ;
tique de la sémiotique-objet de niveau n dans celle de niveau n + 1 ; (ii) l'éditeur et le rédacteur ne peuvent échanger que de maniére unila-
projetées sur le plan d'imrnanence inférieur, elles y appara.issent comme térale, dans la mesure ou !e premier n'a pas admis le second comme
des propriétés génériques. partenaire dans le dispositif stratégique qu'il évalue.
A ce titre, on peut parler de « gemes de signes » en fonction des tex-
tes, objets et pratiques dans lesquels ils peuvent fonctionner, ou de~< gen- On est clone conduit à considérer que le même acteur jouera des
res de pratiques», selon les stratégies et les fom1es de vie ou elles peuvent rôles thématiques et actantiels différents selon le plan d'immanence (et
trouver place, tout aussi bien que de « genres de textes », selon les prati- ici, selon le genre) auquel i! doit être associé: ainsí les « auteurs » des
ques, stratégies et formes de vie ou ces textes peuvent être exploités. lettres sont-ils :
lnversement, on peut proposer de dénommer « types » l'ensemble (i) des énonciateurs dans les lettres, pour des énonciataires et des prota-
des instructions propres à une sémiotique-objet, pour l'exploitation gonistes;
d'autres sémiotiques-objets de niveau inférieur ; ces instructions sont (ii) des auteurs responsables dans la préface, pour le rédacteur et les lec-
supposées obtenues par << induction-redéploiement », au cours de l'inté- teurs, et
gration ascendante à partir de ces dernieres. En bref, les « types » se des témoins, individus sociaux qui témoignent des mceurs dans l'aver-
projettent en « genres » en intégration descendante, et les « genres » se tissement, pour l'éditeur et le public.
redéploient en « types » en intégration ascendante.
Mais cette intégration descendante produit pourtant par a.illeurs une
Emboíterrunts énoncícdíft. Formellement, et selon la conception tradi- confrontation qui reste indécidable, entre la « vraisemblance » et la
tionnelle des « plans d'énonciation >J, les trois genres qui s'enchaínent au « vérité » de ces lettres :
début des Liaisons dangereuses, relevent de trois énondations, comprenant (i) le rédacteur avoue avoir sacrifié, contre son gré, la vraisemblance
trais jeux de rôles actantiels, qui s'emboítent les unes dans les autres. (composirionnelle, stylistique) à la vérité : i! a été contraint de
Pourtant les choses semblent un peu plus complexes, des qu'on observe conserver les « vraies » lettres écrites les auteurs sans les modifier
que ces plans d'énonciation ne sont pas « étanches » et qu'un certain comme il l'aurait souhaité, et
nombre d'ínteractions sont admises : l'éditeur dénonce l' « authenricité >> (la vérité) à partir d'une erreur
~ ) I Le -réaacteur propose des modifications aux auteurs des lettres, qui de vraisemblarice (la non-congrucnce entre les mceurs actuelles et
les refusent. les mceurs mises en scêne);
2 I Le rédacteur juge le comportement des auteurs des lettres, en tant (iii) cette confrontation n'est indécidable (qui a raison ?) qu'en raison de
qu'acteurs des moeurs racontées. l'intégration descendante qui les place dans le même texte ; mais si
3 I Le rédacteur cherche à persuader de sa bonne foi et de sa sincérité on redéploie les niveaux de pertinence, on ne s'étonnera plus que,
l'ensemble de ses lecteurs potentiels, y compris l'éditeur. dans une perspective éthique (celle du rédacteur), la vTaisemblance
4 I L'éditeur juge inauthentique le texte proposé par le rédacteur, et ne et la vérité se combattent, et que, dans une perspective de stratégie
se laisse donc pas persuader. éditoriale et commerciale, la premiére l'emporte sur la seeonde.

On ne peut clone pas considérer que ces différents plans d'énoncia- Cette mise en scêne cst elle-même propre à une époque et à une cul-
tion sont de simples << couches » autonomes ; sous une certaine condi- ture, oú les mises en abíme et les énonciations emboitées sont particuliê-
70 Pratiques sémiotiques lfweaux de pertinence et plans d'-immanence 71

rement prisées, le tout autour d'une crise de la représentation littéraire. construction ou l'utilisa,j:ion de l'objet, ou pour la mise en ocuvre de la
Elle développe une sorte de « méta-sémiotique » du texte de fiction, oú pratique, alors que la représentation ultérieure de l'objet ou de la pra-
on peut reconnaí:tre à la fois une esthétique, une éthique et une idéo- tique manifeste un plus haut degré de détail figuratíf: ll faut donc
logie de la production littéraire. Cette nouvelle dimension, en quelque admettre que, si !e déploiement et la wndensation sont les opérations
sorte téléologique, et qui en cela déborde pratiques et stratégies, indique- canoniques respectives des intégrations ascendantes et descendantes, le
rait l'horizon d'une forme de vie (cf. supra). premier connaít des degrés d'extension, et la seconde, des degrés
En outre, elle propose à l'usager-lecteur un parcours de manipula- d'intensité ..En somme,
tion-identification particuliérement sophistiqué, en mettant pour !ui en (i) sur l'axe de l'extension, les opérations de l'intégration ascendante
scéne, et en trois strates successives, comprenant rôles, modalités et pas- peuvent procéder soit par déploiement, soit par réduction ; et
sions spécifiques, son « entrée en matiere »: public de l'édition, lecteur de (ii) sur l'axe de l'intensité, les opérations de l'intégration descendante
l'ouvrage rédigé, et narrataire indiscret de la fiction épistolaire. Ce par- peuvent procéder soit par conden.sation, soit par expansion-dijjitsion.
cours est en lui-même canonique, et meme inévitable, mais son inscrip-
tion dans le texte le problématise, perthet, par la confrontation indéci- Examinons maintenant, pour préciser les choses, deux cas de l'inté-
dable des positions, de le soumettre à une évaluation critique, et clone gration descendante) qui procédent de deux traitements différents de l'inten-
de manipuler systématiquement les differents rôles que l'énonciataire sité : I' expansion optimisante, et la conden.sation symbolisante.
doit assumer.
La manifestation optimisante. - L'intégration descendante condense les for-
mes de vie, les stratégies et les pratiques, mais les condense plus ou moins.
lntégrations intensives et extensives
Si, par exemple, elle procede par segmentation canonique d'une pratique dans
Condensations et déploiements. Les différents cas examinés jusqu'ici, et un texte de préfiguration, comme dans une notice technique de montage,
notamment celui des préfigurations et représentations textuelles des pra- on pourra dire qu'elle condense faiblement la pratique en vue de sa mise
tiques, invitent à prendre en considération une autre dimension des pro- en texte : une sélection est opérée, qui ne conserve que les phases de l'ac-
cédtites d'intégration, celle des propriétés tensives. tion, dictées par la composition en partie de l'objet à monter.
L'intégration descendante; en effet, se présente dans sa forme cano- L'íntégration descendante peut aussi viser une composition syncrétique
niquc comme une condensation5 en raison de la perte des propriétés due à en proposant par exemple une représentation multirnodale d'une pra-
la transposition sémiotique et du gain en intensité « typique » et en foca- tique, comprenant texte verbal, images, emblémes, schémas, comme
lisation représentative ; inversetnent l'intégration ascendante produit un c'est le cas notamment de la pratique de la priêre dans les manuels
déploiement, en raison de l'augmentation du nombre de dimensions. d'édification religieuse, et, plus généralement dans tout discours didac-
Mais, en outre, condensation et déploiement étant plus ou moins tique portant sur des pratiques culturelles, y compris les pratiques scien-
intenses ou extenses, on doit en conclure que, du point de vue des rhé- tifiques ; elle peut mêtne être accompagnée d'une expansion « explicati:oe n,
toriques de la manifestation, les mouvements d'intégration peuvent être avec commentaires et analyses (comme dans un compte rendu d'obser-
considérés comme des opérations graduables, selon l'importance des vatíon ethnographique, ou un compte rendu d'expérience scientifique).
pertes et des gains. Autrement dit, la condensation et le déploiement sont les Dans ces cas d'intégration descendante expansives et dijfusantes
tnodes opératifs canoniques respectifs de l'intégration descendante et de (notamment quand une stratégie ou une pratique sont prises en charge
l;íntégration ascendante, mais dans un sens comme dans l'autre le mode dans un texte), des (( genres » spécifiques imposent leurs regles d'énon-
opératif varie entre un minimum et un maximum. ciation ; ces régles génériques sont les regles mêmes de l'intégration
Par exemple, dans !e sens de l'intégration descendante d'un objet ou descendante, et ell~s fournissent des instructions de production et d'in-
d'une pratique dans un texte, leur « préfiguration » textuelle bénéficie terprétation, n()tamment sur la composition de l'expansion et les limi-
en général d'un degré de condensation supérieur à leur « représenta- tes de la diffusion : ces genres sont notamment des recettes de cuisine,
tion >> ultérieure, puisqu'elle se limite à quelques propriétés utiles pour la des modes d'emploi, des notices de montage, des discours didactiques,
72 Pratiques sémiotiques r .Niveaux de pe1tínence et plans d'únrnanence 73

savants ou techniques qui fonctionnent globalement, par rapport aux


situations elles-mêmes, comrne des dircours d'iriStructions (à propos de la
recette de cuisine, Greimas parlait plus spécifiquement de « discours de
I optimal ». À ce titre, l'optimisation des sémiotiques-objets, telle que
nous la définissons icil_, contribue à la stabilísation des faits culturels, et à
leur diflusion dans la sémiosphére.
programmation »l). Autrement dit, ils appartiennent au cadre général
des discours de manipulation, portant sur des pratiques, des stra- A1aniféstation !fYmbolisante et parangonnage. Par ailleurs, les syncopes
et des formes de vie (clone des plans d'immanence de niveau augmentent la perte ou le gain, et participent de cette variation gra-
supérieur). duelle, en accélérant, dans un sens ou dans l'autre, l'augmentation ou la
Plus généralement encore, tous ces cas de figure de l'cxpansion (i.e.: diminution du nombre de propriétés ou de dimensions. Mais, en outre,
la condensation à faible intensité) visent globalement un même objectif: elles suscitent, comme nous l'avons déjà suggéré, une tension qui
1' optimisation de la représentation textuelle. L'opti:misatíon (notamment tex- appelle elle-même une compensation ; ce mécanisme interprétatif
tuelle) est la version à intensité faible de la transpóS'ition-intégration des révele, de fait, la solidarité entre condensation et déploiement.
sémiociques-objets à un niveau de pertinence inférieur; et l'optimísation Par exemple, en cas de syncope descendante, une forme de vie peut être
est fonction invcrse du degré de condensation : on aboutit, à l'équilibre, condensée en une seule pratique spécifique, qui prend alors une valeur
à une simple transposition, et à l'extrême de la diffusion, à des procédés - typique, une valeur de « parangon » : c'est le cas, déjà évoqué, de la
d'expansion syncrétique, de répétition didactique, etc. priere chez Pascal, puisque cette pratique est susceptible d'engendrer
Mais ces phénoménes ne se límitent évidemment pas à la transposi- elle-méme un 1·edéploiement complet de la fonne de vie ; si l'efficacité du
tion textuelle des plans d'imrnanence de niveau supérieur ; les formes de procédé rhétorique repose sur le fait que la syncope descen.dante suscite un
vie et les stratégies, par exemple, peuvent être transposées en simples redéploiement ascendant (de la pratique vers la forme de vie), alors cela
pratiques. Le cas de la danse, évoqué précédemment pour illustrer l'in- signifie que la tension provoquée par la condensation appelle une réso-
tégration (descendante) de stratégies quotidiennes à l'intérieur d'une lution sous forme de redéploiement. l\1ais ce renversement interprétatif
pratique spécifique, releve encore d'une condensation relativement a une condition : il faut que, parmi toutes pratiques qui peuvent entrer
faible, à l'intérieur d'un genre fortement codifié, et comme dans tous les (en intégration ascendante) dans une forme de vie religieuse, celle qui
autres cas du même type, la transposition vise un optimum. En effet, si on est sélectionnée en intégration descendante soit !e parangon de toutes les
considere que la danse repxésente, à l'intérieur d'une seule pratique, pratiques religieuses.
toutes les formes mouvements corporels, de contacts, de rapprochement La tension est la même dans !e cas du logo : une syncope maximale,
et d'évitcment que la vie quotidienne nous propose (ou nous interdit !), entre les deux extrêmes de la hiérarchie (de la forme de vie au signe),
on peut alors considérer qu'elle les optimise, à la fois dans !e sens d'une suscite un redéploiement inverse, et la force du logo résidc justement
codification rituelle des gestes, et dans le sens d'une exploration dans sa capacité à évoquer les stratégies et formes de vie t)'Piques de la
systématique de tous les cas de figure possibles. marque. La force de !fYmbolisation de ce procédé est clone proportionnelle
Toutes les sémiotiques-oqjets qui accueillent ainsi, par intégration à la portée de la gyncope, ainsi qu'à la sélection opérée en intégration
descendante optimisée, des sémiotiques-objets de niveau supérieur, que descendante.
ce soient des commentaires explicatifs, des notices de montage, ou des Nous venons d'introduire deux eoncepts différents, !e « parangon »
pratiques corporelles comme la danse, contribuent à fixer par optimisa- et la « symbolisation », qui méritent commentaire. Quoique différents,
tion, au coeur des cultures, des expériences sémiotiques diffuses et hété..: ils évoquent les mêmes opérations sémiotiques : le premier caractérise
rogenes. Soumise aux contraintes de l'intégration descendante, qui une entíté qui acquiert le statut de « meilleur exemplaire » grâce au pro-
impose une transposition sémiotique, n'importe quelle expérience qui a
lieu à l'intérieur d'une culture peut être ainsi convertie en « fait culturel
I. I! va de soi que I'optimisation peut recevoír d' autres définitions, mais qui seront complémentai-
res et/ou compatibles avec celle-ci. En outre, certaines formes de l'optirnisation, et notamment l'ex-
I. A.J. Greímas, «La soupe au pístou, ou la construction d'un objet de valeur », Actes siimwtiques, pansion commentative, ou encore la codíficatíon rítueHe (cC la danse) peuvenl évoquer par ailleurs
Documents, 5, Paris, CNRS, 1979. des procédés rnéta-sémíotiques.
74 Pratiques sémiotiques .Níveaux de perlinence et püms d·'ímmanence 75

cédé évoqué ci-dessus, et le second désigne l'effet maximal de ce même l'étoile, c'est-à-dire la série des arrachements et des retours, la tentation
procédé. François Rastier invoque, au titre du parangon, l'exemple du et la tension historiques d'une région tiraillée entre le territoire français
« bifteck » 1 : « gagner son bifteck » se substituant à « gagner sa v'Íe ». Si et le territoire allemand. Ce qui est ainsi sélectionné dans ces deux logos
le « bifteck » devient le parangon des « choses » qui permettent de vivre, régionaux est une pratique typique et attestée historiquement, et à l'in-
c'est bíen grâce à la condensation avec syncope dans une intégration térieur de cette pratique, un objet qui la représente ou qui en fait partie.
descendante : l'ensemble des stratégies quotídíennes permett~nt d'assu- La sélectíon elle-même est une opération de construction idéologique et
rer les moyens pour vivre au qumidien ( « gagner vie ») est réduíte culturelle : elle produit en somme un stéréotype (ici textuel-v'Ísuel),
par condensation à une seule pratique ( « acheter son bifteck )) ), qui appuyé sur d'autres stéréotypes (pratiques et stratégiques).
elle-même est réduite à l'objet de l'échange luí-même (le « b\fteck >>). La Ces opérations, que ce soít dans le sens de l'optimisation ou dans celui
syncope descendante (vie/bifteck) est d'une telle porte:e, dans la hié- de la .symbolisation, permettent de préciser le statut des opérations rhétori-
rarchíe des plans d'immanence, et la condensation est d'une telle inten- ques de la manifestation sémiotique : ce sont des opérations de construc-
sité, qu'elles suscitent un probleme d'interprétation, et ceú~ ten~íon tion idéologique d'une culture « en acte J>. Le parangon et l'optimum, les
interprétatíve conduit au redéploiement vers la stratégie q1..1qtidi~nne, - deux aboutissants respectifs de l'intégratíon descendante, l'un de la plus
voire vers la forme de vie. e e, '. •
forte condensation, avec syncope (le parangon), et l'autre de la plus forte
Mais on pourrait tout aussi bien dire que le « b~fteck » est le paran- expansion (l'optimum), sont deux produics typiques des cultures. L'un
gon ou le symbole de la v'Íe quotídienne: « par11_1g~ >>, comparai- par vise à élire une sémiotique-objet par t:ne restriction de champ dras-
sou avec tous les autres éléments qui pourraient être capdidats à ce tique ; l'autre engendre des gemes spécifiques qui fixent et codifient des
titre ; « symbole », par référence au plan d'iil!;p,l~P,ence S\lpérieur qui est expériences culturelles diffuses. L'un et l'autre produisent clone des
ici condensé. Quant à la question du « meilkur exep,1plaire », c'est-à- formes culturelles et idéologiques.
dire de la sélection typifiante qui se produÜ au cours de' la syncope des-
cendante, elle partícipe d'une autre dímens~-;m : ~dle de la coloratiqn
culturelle et ídéologique (qui peut être in.çliv:lduelle autant que collec: Afouvements combinés
tive). En effet, le même procédé aboutit, dans la religion chrétienne, av,
« pain quotidien » (donnez-nous notre pairt., quotidien), et 21:houtiraÍt: dai~S Les remarques qui précedent conduisent tout naturellement à con-
d~autres perspectives culturelles, à d'autl;p éléments. dure que la production sémiotique, à l'intérieur d'une culture, passe par
De même, n'importe quellogo opere ·l1I1e sélectim~ qrastique à l'inté- des mouvements incessants, dans les deux sens, ascendant et descen-
rieur des formes de vie et des pratiques qu'il doit symboliser, et cette dant, avec des variations d'intensité et d'extension, ainsi que des échan-
sélection elle-même a valeur de caractérisation du projet de l'institution. ges permanents entres les procédés de parangormage et ceux d' optimisation.
Quand le Limousin choisit par exemple comme symbole (dans son logo) On peut prévoir que, quand on s'etiorce de cerner un phénomene
la feuille de châtaignier, ct quand l' Alsace choisit de se représenter (dans sémiotique en vue de l'analyser, une des premieres difficultés qui se pré-
son logo) comme un triangle détachable à partir d'une étoile à cinq sente ne sera pas tant de délimiter et d'identifier le plan d'immanence
branches, ils partent tous deux d'une même problématíque qui est de qui sera le plus pertinent pour l'analyse, mais de repérer pour commen-
nature historique : comment caractériser l'identité d'un territoire à tra- cer les divers mouvements de la rhétorique d'intégration qui font de ce
vers la profondeur des temps historiques? Mais c'est au moment de la phénomene un « fait culturel » sémiotiquement cohérent.
syncope que se fait la sélection : celle opérée par le logo du Limousin a Prenons le cas des textes. Les textes inscrits sur les objets ímpliqués
pour cible la feuille d'un des arbres emblématiques de la région, dont les dans des pratiques ont des statuts fort ditiérents. Le texte littéraire, ins-
fruits ont nourri de nombreuses générations de paysans ; alors que celle crit dans un livre, ne dit en général rien de la maniere dont il faut orga-
opérée par le logo de l'Alsace a pour cible le rapport entre le triangle et niser la pratique dans laquelle il fonctionnera comme texte ; en
revanche, la notice de montage, collée sur un kit à assembler, décrit et
l. François Rastíer, Sémantiquc et recilerdtes cognitives, ap, cit., p. 199. organise la pratique de montage; de la même maniere, la procédure de
76 Pratiques sémiotiques Niveaux de pertinence et plans d'immanence 77

mise en routc et de mise en sécurité, apposée sur une machine, doit: à la dire en tant que stratégie (au cinquiême niveau) susceptible de rendre
fois décrire ct: contrôler la pratique d'utilisation de la machine. compatibles les différentes pratiques, et les différents états intérieurs cor-
Le premier texte (celui inscrit dans un livre) est seulement intégré respondants, que connaít au quotidien le patient . .tvfais cette thérapie
dans le sens ascendant, alors que dans les autres cas (l'objet à monter et parcourt et met en relation tous les niveaux de pertinence, en faisant
la machine) le texte fait l'objet d'un double mouvement : (i) la pratique jouer sur l'axe syntagmatique plusieurs agencements syncrétiques. En
est d'abord intégrée au plan d'immanence textuel sous la forme d'une somme, l'analyse devra se lixer un plan d'immanence de référence (ici
préliguration textuelle, et gràce à une transposition optimisée (dans le une stratégie), et, à partir de ce plan de référence, jouer de tmltes les
sens descendant) et (ii) le texte ainsi obtenu est intégré à l'objet et à la possibilités, ascendantes et descendantes, de la rhétorique de
pratique qui le construit, cornme inscription sur la surface de cet objet manifestation.
(dans le sens ascendant). Selon le cas, les manifestatíons produites par les mouvements d'inté-
On s'aperçoit alors qu'au-delà de la valeur méthodologique et théo- gration sont clone fllus ou moins .fzguratives, plus ou moins intensíves e ti ou plus
rique de la hiérarchie des niveaux de pertinence, ce parcours du plan de ou moins extensíves, et cornhinées ou pas à des syncopes de plus ou moins grande
l'expression oflre de grandes opportunités heuristiques, grâce à la com- portée. Dans certaines combinaisons, et sous certaines conditions, ces
binaison et à la mise en séquence des différents parcours d'intégration intégrations produisent des effets incitatifs, prescriptifs, didactiques, et
ascendants et descendants 1• dans d'autres, des effets symboliques ou même rnagiques. Ce sont donc
Tobie Nathan a souvent décrit eles pratiques thérapeutiques africai- bien des opérations de nature rhétorique, et la culture peut alors à bon
nes2 qui combinent, de fait, plusieurs opérations : le trouble patholo- droit être considérée comme une instance sémiotique de persuasion, ou
gique d'un individu, manifesté par des signes (au premier niveau, celui les faits culturels sont produits par des opérations ayant pour finalité de
des figures) est pris en charge collectivement, au cours d'une scene susciter, chez les acteurs de la culture, l'adhésion, la croyance, l'accepta-
codiliéc et quasi rituelle (au quatriême niveau, celui des pratiques) ; l'un tion, l'assomption, pour les faits culturels. Bref, la rhétorique de l'inté-
des moments clés de cette scene est la production d'un oijet (au troisiêrne gration des sémiotiques-objets assure l'efficience symbolique eles fàits
niveau, celui des objets) qui integre à la fois l'expression du trouble et de culturels.
ses signes (dans le sens ascendant) et la recherche collective d'une solu-
tion (dans le sens descendant); l'objet lui-rnême suscitera des verbalísa- La rhétonque des niveaux de pertinence
tions (au deuxiême niveau, celui des textes), et d'autres phases rituelles (au
quatriême niveau, celui des pratiques), etc. Enfio, l'efficacité de l'en- Ces inversions et ces syncopes du parcours d'intégration des plans
semble dépend de croyances partagées, d'une maniêre d'être ensemble, d'immanence sont des opérations rhétoriques, qui affectcnt des expres-
d'interactions habituelles qui reposent sur une rnême forme de vie (au sions pour induire une problématisation des contenus, et des tensions à
sixiême niveau). résoudre.
Les mouvements d'intégrations s'inversent, et les syncopes, dans les Par exemple, la. condensation d'une pratique dans un pictogramme
deux sens, se sucd:dent. Il est toutefois possible d'identifier le niveau projette sur le plan d'irnmanence d'un « icono-texte » plusieurs éléments
pertinent pour l'analyse ; il s'agit de la thérapie en tant que telle, c'est-à- de la pratique quotidienne correspondante, mais, ce fàisant, elle potentia-
lise leurs relations, notamment actantielles et modales, que l'expression
L Nous proposons en somme de poser comme príncipe de fonctionnement heurístique ce que Lot~ pictogrammatique n'est pas en mesure de déployer, et ce d'autant
man s'accordait comrne làcilité méthodologíque; comme naus l'avons déjà signalé, dans l'ensemble qu'elle ne prend pas en charge la totalité des rôles de la scêne prédica-
de l'reuvre de les descríptions et analyses culturelles sont d"íncessants mouvements ascen- tive_ Dans ces conditions, l'inteiprétation du pictogramme consistera
dants et descendants la híérarchie des niveaux de sémiotíque. :Vfaís pour Lotman,
ces c_hangements de niveaux de pertinence r>e sont pas chan,gements de nivcau, caril n'y a pas alors en une « reconstitution » de la scêne prédicative de la pratique,
de mveaux de pertmence dans sa sérniosphere ; ces ascensions et descentes dans la híérarchie ne c'est-à-díre un redéploiement et une « mise en relief » au niveau supé-
sont que des allers et retours entre des types de manífestations non hiérarchisées.
2. Tobie Nathan, La guàison yoruba (réédítion de La paro/e de ia flrêt Paris, Odile Jacob, 1998 rieur, et une réalisation de ce qui n'était que potentiel dans le
(1996). . pictogramme.

I
78 Pratiques sémiotiques

Concernant les objets, la syncope ascendante (celle qui supprime CHAPITRE li


toute référence à un texte ou à des figures-signes identifiables) virtualise la
fonction d'inscription de la surface de l'objet; mais l'analyse fonction- LE TEXTE ET SES PRATIQUES
nelle de ses parties et l'analyse plastique montrent que, d'une maniere
ou d'une autre, grâce à ses propriétés visibles et tactiles, il continue à
communiquer à l'usager quelques regles d'usage ; par ailleurs, à la
longue, la patine de l'usage fera apparaitre, à la surface de l'oQjet, le
« texte » des empreintes accumulées. Même vírtualisée, la surface d'ins-
cription de l'objet Wobjet comme « support matériel » en attente d'un
texte) reste un horizon d'interprétation pertinent, toujours actualisable:
c'est ainsi que le préhistorien reconnaí.t un outil, en identifiant soit une
morphologie différentielle de l'objet (inscríptions liées à la conception),
soit des traces qui signalent des zones d'ímpact (inscriptíons liées à PRATIQUES ET PRAXJS (ÉNONCIATlVE)
l'usage).
Ces inversíons du mouvement d'intégration, et ces syncopes qui l'af-
fectent, induisent et recouvrent clone, d'un point de vue stratégique, des
substitutions, des tensions et des compétítíons entre les différents T emps et espace du texte et de la pratique
niveaux de l'expression, et des opérations sur les modes d'existence (vir-
tualisation, potentialisation, actualisation et réalisation). L'ensemble : La praxis énonciative, telle qu'elle a été définie il y a une dizaine d'an-
tensions et compétitions en vue d'accéder au plan de l'expression, réso- nées (Bertrand 1, Greimas et Fontanille2, Fontanille et Zilberbert), appa-
lutions et redéploiement grâce aux rnodifications des modes d'existence, raít maintenant sous un tout autre jour. Déjà, sous la plume de Denis
constitue la base conceptuelle même de la dimension rhétorique dans la Bertrand, elle intégrait la dimension temporelle des énonciations, et une
perspective d'une sémiotique tensive. capacité de créatíon et de renouvellement dans la production des figures
de sens ; ensuite, i1 est apparu nécessaire, pour rendre cornpte de ces
opérations dans des discours particuliers, et notamment sous !'égide de
la dimension rhétorique, de doter le discours d'une « épaisseur » de cou-
ches d'existence en compétition, sorte de « mémoire » en attente,
nourrie par les énonciations antérieures et réglée globalement par un
príncipe d'intertextualité.

Distorsions tr:mpo;elles
La praxis énonciative a clone repoussé les limites du texte sur deux
dimensions : la dimension temporelle, d'abord, puisque, notamment en
raison de l'implication de chaque occurrence textuelle dans un réseau
intertextuel, chaque énonciation se trouve mise en perspective dans la

I. Denis Bertrand, « L'impersonnel de l'énonciation », Protée, Chícoutimi, n' 2111, 1993, p. 25-32.
2. A J. Greimas et J. Fontanille, SémúJtíque des passions. Des états de choses a11X états d'âme, Paris, Le
1991, 86-89.
3.]. ct Cl. Zi1berbcrg, Tensions ri signification, l\fardaga, 1993, p. 127-150.

/
80 Pratiques sémíotiques Le texte et ses pratiques 81

profondeur temporelle des énonciations antérieures et même postérieu- Et Arrivé de conclure :


res. Les sléréotypies comme les innovations, lcs anaphores comme les
On I' a comprís : l'examcn attentif dcs tcxtes sernblc montrer sans équívoque qu'en
cataphores, les rnentions rétrospectives comme les mentions prospecti- dépit de certaines apparences la conception saussurienne du Temps est unique. C'est
ves, tous ces mouvements de la praxis énonciative distendent la tempo- le même Ternps qui inte:rvient sur le discours du sujet et sur la langue. Seule dilfé-
ralité propre au texte, et la font participer à un régirne temporel qui rence : le róle conferé à la« masse parlante » lors de L'íntervention sur la langue 1•
appartient à un autre plan d'immanence. En somme, la praxis énoncia-
tive fait exploser les limites de l'immanence temporellc du texte propre- Pour illustrer l'indistinction entre les deux rôles du temps, Saussure
ment dit. imagine même une situation absurde :
Cctte extension était déjà contenue en germe dans !e rôle que Saus- Si I'on prenait la langue dans le ternps, sans la masse parlante supposons un indi-
v:idu isolé vivant pendant plusicu:rs siecles on ne constateraít peut-être aucune
sure attribuait au temps. Michel Arrivé fait observer, à propos des deux
altération; le temps n'agirait pas sur elle'.
conceptions du temps chez Saussure, lc temps de la langue, lié au carac-
tere linéaire du signifiant, et le ccmps de la parole, ou se produísent les Autrernent dit : on ne fait de distinction entre les deux types de
changements diachroniques, que la distinction est parfois fragile : ternps que parce qu'il semble que le temps de la parole change le sys-
Finalement, c'est la duplicité même du temps saussurien qui se trouve mise en terne de la langue ; mais si on imagine une parole individuelle indéfini-
cause. Ne serait-elle qu'une illusion, reflet trompeur de La dichotomie opérée entre ment prolongée, et qui ne changerait rien à la langue elle-même, alors il
langue et parole ? Et cette dichotomie elle-même a-t-elle bien le caractere absolu- faut supposer que c'est l'intervention de la « masse parlante » qui
ment tranché qui I ui est conféré dans certains passages du CLG? N'y a-t-il pas cn
réalité quelque porosité entre les deux concepts 1 ? change la langue, et qui donne l'impression que la diachronie differe du
déroulement temporel du signifiant.
A.rrivé évoque alors le célebre cas du « Messieurs » qui, dans le Cours Cerres, i! s'agit bien de la même substance temporelle, celle ou le dis-
de Saussure, invite à la réduction des deux conceptions du temps à une cours se déploie, mais cette substance prend forme de deux rnanieres dif-
seule; tout d'abord, le temps de la séquence verbale linéaire est posé fhentes, selon qu'on considere l'énonciation individuelle d'une séquence
par Saussure comme comparable à celui des relations diachroniques : du signifiant verbal, ou 1' ensemble des énonciations collectives de la
(... ) il est tout aussi intéressant de savoir comment J.V[essieurs! répété plusieurs foís masse parlante : ce sont en effet deux « régimes » ternporels différents.
de suite dans un discours est identique à lui-même, que de savoir pourquoi pas Dans le premier cas, le régime est celui de la succession et du recollement
(négation) est identique à pas (substantif) ou, ce qui revient au rnême, pourquoi des « ÍnstantS » :CC régime est Ímposé par )es regJes du plan d'expression
chaud est identique à calidum 2 •
textuel. Dans le second cas, le régime est celui de l'interaction à distancc,
En somme, même s'il semble légitime de distinguer deux concep- de la mémoire et du souvenir, du réservoir de formes et des résurgences,
tions du temps linguistique, sur chacun d'eux, la répétition des phéno- un régirne fait de condensations et de dilatations temporelles, et qui est
menes produit pourtant les mêmes effets d'identité. Et il en va de même imposé par un autre plan d'expression, celui de la pratique.
des différences : En somme, du poim de \'Ue substantiel, le temps linguistique et le
(... ) on ale sentiment qu'il s'agit chaque fois de la même expression, et pourtant les temps de la praxis énonciative ne se disting1.1ent pas, et Saussure est
variations de débit et l'intonation la présentent, dans les divers passages, avec des fondé à lcs mettre dans la perspective l'un de l'autre, le second étant,
différences phoniques três appréciables -- aussi appréciables que celles qui servent dans la mesure ou il participe de la même substance, une sorte de pro-
ailleurs à distinguer des rnots différents (cf. pomme et paume, goutte goúte, fuir longement indéfini du premier. l'vfais pour ce qui concerne la hiérarchie
et fouir, etc.) ; en outre ce sentiment de l'identíté persiste, bien qu'au point de vue
sémantique non plus il n'y ait pas d'identité d'un Messieurs ! à l'autre3 . des formes et des niveau_x de pertinence de l'expression sémiotique, on a
affaire à deux plans d'immanence différents, qui déterminent deux
régimes temporels spécifiques.
I. Michel Arrivé, « Le temps dans la réflexion de Saussure », dans Régimes sémiotíques de la
La flEche brisée du temps, Denis Bertrand et Jacques Fontanille (dir.), Paris, PUF, 2006, p.
2. Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique gér.érale, Paris, Payot, i 972, p. 250. !. Michel Arrivé, op. cit., p. 38.
3. CLC;, op. cit., p. 150.
2. CLG, op. cit., p. 113.
82 Pratiques sémiotiques Le texte et ses pmtique.> 83

Prrfondeurs discursives cipc qui nous a permis de décrire, ci-dessus, les intégrations ascendantes
et descendantes entre les plans d'immanence de l'expression, comme
.. La praxis énonciative, du point de vue rhétorique, implique, autant d'opérations rhétoriques entre sémiotiques-objets.
chswn~-nous, une « épaisseur » de couches textuelles , la perspective Mais cette épaisseur díscursive n'est déjà plus « le te)(te » : c'est une
rhétonque, en effet, oblige à imaginer un espace discursif ou toutes les multitude de textes possíbles, tout comme dans une base de données
fo:mes en compétition seraient disponibles simultanément. On pour- textuelles informatique, destinée à la production automatique de textes
r~t, da~s. une perspec~ve_ cognitive, invoquer la mémoire du s~et électroniques. Non seulement nous avom affaire à une multitude de tex-
d enonClatwn, et on crmralt rester alors dans la seule dimension tern- tes et de fragments de textes potentiels et virtuels~ mais en outre, ils ne
porelle ; mais même dans ce cas, il faudrait imaginer une solution de peuvent être ainsi immédiatement disponibles que si l'on suppose que
« stockage » qui aurait elle aussi pour but de rendre compte de la dis- cette épaisseur discursive habite un corps~ le corps de l'actant d'énoncia-
ponibilité immédiate des formes en compétition. Elanche-Noelle Gru- tion ; en effet, et sans exces ontologique, si naus supposons une épais-
nig utilíse dans ce cas les notions d' « enfouissernent » et de « désen- seur (ou une rrtémoire) díscursíve, cette épa:lsseur ne.peut plus apparte-
fouissement »' : métaphores spatiales, évidemment, qui présupposent nir au plan d'expres-sion textuel, car elle en excede les propriétés
une représentation topologique en << couches » de la mémoire discur- spécifiques (que ce soit un texte linéaire ou tabulaire) ; en tant que strati-
sive des sujets d'énonciation. fication de couches, elle introduit une troisieme dimension, et elle
La solution que nous préconisons est plus économique 2 : en mettant appartient clone au moins au niveau de pertinence des objets
entre parentheses (parenthêses épistêmologiques) la mémoire du sujet, (immatériels) et des corps.
nous obtenons le même résultat, mais plus directement opératoire, en Et enfin, les opérations qui permeti;eT!t de passer d'une couche à
prêtant au texte lui-méme cette stratiflcation des couches disponibles. Et l'autre, et de modifier le statut existentiel de ces couches, en somme
nous disposons par ailleurs du modele qui permet de gérer la coexis- l'ensemble des opérations rhétoriques, n,'~:tppartiennent ni au plan tex-
tence et la compétition entre ces couclies, et il dérive directement de Ia tuel, ni mêrne à celui des corps et des oP,je~s.; mais bien à celui des prati-
conception linguistique des modes d'existence respectifs de la langue et ques. Nous avons proposé ailleurs 1 une séque1ce canonique de la réso-
de la parole, de la compétence et de _là performance linguistique : ,il lution dcs tensions rhétoriques : [cop.frontation/ domination I résolu tion],
s'agit de la série des quatre modàlités existentielles, Ie virtualisé, une sorte d'épreuve canonique de la dimension rhétorique des discours;
l'actualisé, le potentialisé et le réalis~. ce scheme releve à l'évidence du pl;:1,n d'irnrnanence des pratiques, et
' Les opérations rhétoriques agisse11t clone dans cette épaisseur, en fai- pas de celui des textes.
sant passer en mode potentialisé ce qUi était réalisé, en mode actualisé Et il nous faut clone imaginer une intég:ration descendante, une inté-
ce q~~ était ~rtualis~, etc. !o~tes les figures de rhétorique léguées par la gration par « condensation », pow rendr~ cowpte de la conversion de
trad1t1on obe1ssent a ce pnnCipe, et tês tensions et transformations exis- ces opérations de la pratique rhétopque en ~< figures » du texte. En
tentielles permettent de rendre corrtpte de la gestion des conflits séman- somme, tout comm'e les « genres » ré~ultq_ient plus haut de la projection
tiques et énonciatifs qui caractédsent la plupart d'entre elles. Nous sur le plan textuel dé phénomenes ªPPªrtenapt aux niveaux des prati-
avons montré ailleurs 3 que même ies lapsus exploítent une telle « épais- ques et des stratégies, nous pouvons âke IYiaÍntenant que les figures de
seur » discursive : il n'y aen effet delapsuspossibleque si toutessortes rhétorique résultent elles aussí de lª projç:ctíon sur le plan textuel des
d' expressions sont immédia.i.emér1Cdisponiblés, ·dont la plupari: ·n'accê~ · opérations effectuées au plan pratiq4e, et sur les différentes couches de
d~nt jamais à la manifestation verbale, et dont l'une d'entre elles, par- la profondeur discur"'ive (ou de la, m6moire discursive, peu importe,
fOis, perce les résístances du projet énonciatíL C'est aussi ce même prin- pourvu qu'il y ait un « corps »).

I. Blanche-Noelle Grunig et Roland Grunig, La foite du Paris, Hatier/CREDlF, 1985.


2. Jacques Fontanille, Sémiotique et Lillérature, Patí'; PUF, p. 91-106.
3. Jacques Fontanillc, Soma et Serna, oj>. cit., p. 43c67, L J Fontanille, Síimiotique et littérature, loc, cit.
84 Pratiques sémiotiques Le texte et ses pratiques 85

voire comme des habitus sociaux, présentent néanmoins un niveau de


Ú1 praxis intmprétatiz1e structuratíon sémiotique autonome, ou le lecteur, l'objet-livre, le
contenu du livre, et ses instances énonçantes, entretiennent des relations
actantielles et modales, et participent à une structure globale d'interac-
Protocoles de lecture
tion et de manipulatíon spécifiques.
La sémiotique textuelle a été jusqu'à présent peu encline à prêter Par exemple, le dictionnaire est en príncipe en position d' arijuvant (four-
attention à la diversité des pratiques de lecture, consídérant que, par son nissant un une compétence cognitive complémentaire et méta-lin-
analyse, elle rendait compte des condítions d'une lecture optimale, guistique) par rapport à une autre pratique, qui peut elle aussi être une
exhaustive et en quelque sorte « idéale » (d'ou la notion de « lecteur pratique de lecture, par exemple la lecture d'un texte de fiction ou d'un
idéal )}' entre autres chez Eco). document technique. Cette relation hiérarchique, à l'intérieur d'une pra-
Pourtant, les didacticiens, qui s'occupent tout autant des pratiques tique englobante, n'a guere d'incidence dans la conception des versíons
de lcctures que des structures textuelles, ont depuis longtemps été ame- imprimées, à l'exception de la disposition alphabétique, qui fournit un
nés à en dédiner toute la variété naguere, Évelyne Charmeux 1) : systeme de correspondance entre l'élément textuel sur leque! porte la
prise d'informatíon, consultation ponctuelle, lecture en diagonale, lec- question, d'une part, et une place fixe de la réponse dans l'autre texte ; en
ture plaisir, lecture publique à haute voix, etc. Cette diversité et les somme, l'adjuvant fournit, dans sa composition même, un savoir-faire.
éventuelles typologies qu'on peut en faire sollicitent l'attention du En revanche, dans la version électronique du dictionnaire, la dualité
sémioticien pour deux raisons. actantíelle et modale est plus explicitement prise en charge : la pratique
Tout d'abord, parce que chacune de ces pratiques correspond à elle-même est « implémentée » dans !e logiciel de traitement de texte,
quelques gemes textuels bien définis: c'est une banalité de rappeler grâce à quelques points d'intervention, dans la page même du texte, et
qu'un annuaire téléphonique ou un dictionnaire ne sont pas conçus la fenêtre de dialogue avec le díctionnaire ; et les deux textes sont situés
pour être lus comme un roman, et qu'on ne parcourt pas un recuei! de à deux niveaux hiérarchiques différents : le texte à composer ou à véri-
poêmes comme un mode d'emploi, ni une recette de cuisine comme la fier apparaít dans la fenêtre de base de l'écran, et relativement indépen-
Bible. Certes, il est toujours possible de !ire un dictionnaire, voire un dant du logiciellui-même (comme fichier qui peut être appelé et mani-
annuaire, de maniêre linéaire, mais le changement de pratique modifie pulé dans d'autres formats, sous d'autres logiciels) alors que le
le statut de l'ouvrage lui-même, qui ne fonctionne plus selon !e geme dictíonnaire est directement attaché à la pratique globale du traitement
pour lequel il a été conçu : i! suffit de demander à un lecteur d'annuai- de texte, et indissociable du logiciel, comme un adjuvant automatisé
res de fournir un numéro de téléphone à la suite de son parcours pouvant être sollicité à tout moment.
linéaire pour s'en convaincre; s'il n'a pas les facultés exceptionnelles de Autre cas, celui de la notice de ou de la recette de cuisine. Ce sont
mémorisation de quelques autistes, il n'en aura retenu aucun. des discours d'instruction et de programmation de l'action, qui jouent, à
I! en résulte que le genre, et les « instructions de lecture" qu'il com- l'égard d'une pratique de construction d'objets de valeur, un rôle com-
porte, est pertinent à la fóis au niveau du texte (parce qu'il impose des parable au discours du destinateu.r mandateur, te! qu'il est rapporté par
rêgles de structuration et de manifestatíon) et au niveau de la pratique exemple dans le conte folklorique. J\1ais il s'agít d'un destinateur qui ne
(parce qu'il détermine les rôles et les actes de la scene de lecture). Mais se contente pas de proposer un contrat en phase initiale du cours d'ac-
pour passer du genre pratique au geme textuel, il faut supposer l'inté~ tion, et qui intervient tout au long du processus de construction ; par
gration descendante et la projection-condensation que nous avons déjà conséquent, il faut doter l'objet-support de ce texte de quelques proprié-
définie plus haut. tés spécifiques, qui le rendent compatible avec les différents actes de
En outre, ces différents types de pratiques, même si elles peuvent construction de l'objet: entre autres, la maniabilité, qui est de nature
être décrites par ailleurs comme des processus psychiques et cognitifs, praxéologique et modale.
C'est clone dans l'articulation entre le discours d'instruction et les
L É.velyne Charmeux, La leclure à !'école, Paris, CEDIC-Nathan, 197 5. différentes phases de la pratique qu'interviennent des considérations
86 Pratiques sémiotiques Le texte et ses pratiques 87

ergonomiques ; la recette de cuisine peut notamment apparaítre sur plu- plan d'immanence auquel il est attaché, et la relation entre les trois
sieurs types de support: l'ouvrage d'art (cf. celui consacré récemment à étant assurée par les opérations d'intégration descendante, sous
Michel Bras 1), la compilation (comme !e Larousse de la cuisine), ou la fiche condition de rnanifestation optimisante.
cartonnée (comme celles éclitées par les magazines « féminins L'ou- En somme, en raison même de leur dépendance hiérarchique, les
vrage d'art n'est évidemrnent pas conçu comme un livre de recettes car, deux pratiques Oecture de la recette ou de la notice et réalisation de
même dans le cas ou elles seraient techniquement réalisables, le rapport l'objet) doivent être accommodées !'une à l'autre, et c'est la morpho-
dominant est celui qui associe le texte de la rccette à l'image du mets logie de l'objet-support propre à la pratique adjuvante qui subit l'adap-
mis en scene, et non celui qui associe le texte à une pratique. L'ouvrage tation nécessaire.
de compilation est conçu pour guider la confcction des mets, mais le Traiter de la pratique à l'intérieur de laquelle un texte peut être pris
manque de maniabilité limite lcs allers et retours entre les deux prati- en charge revient tout d'abord à considérer les regles du genre textuel
ques, et impose la mémorisation d'importants segments de la recette. La comme résultant d'une transposition des contraintes actantieUes et
fiche cartonnée, au contraíre, permet des allers et retours fréquents, modales pertinentes à hauteur de la pratique qui en encadre l'énoncia-
reposant sm un guidage pas à pas de l'action par le texte. tion, et pas seulement comme des instmctions énoncées : la « mise à
Cet exemple apparcmment trivial, de même que la comparaison plat » en fait des rêgles génériques tontraignantes pour l'énonciation
entre la version imprimée et la version électronique du dictionnaire, textuelle, et la « mise en relíef », des stmctures actantielles et modales
perrnet pourtant de valider tres précisément le príncipe de « projec- d'une scene préclicative et d'une pratique. lVIais les regles génériques de
tion » et d'intégration descendante entre le texte et l'image, et tout par- l'énonciation textuelle n'auraient aucun cffet sur la lecture et l'interpré-
ticuliêrement ce que nous avons défini comme une procédure d'optimi- tation du texte si eiles n'étaient pas mises en relation avec celles de la
sation : dans l'intégration descendante, en effet, on peut distinguer pratique correspondante : ce point est essentiel dans la perspective des
plusieurs degrés de « granularité » de la projection sur le plan textuel. apprentissages, car il perrnet d'explicitef pourquoi il ne suffit pas de
On aurait ainsi, dans cc cas de la recette de cuisine : (i) une projection conna!tre et reconnaitre les codes génénques et rhétoriques projetés sur
globale (l'ouvrage d'art) ; (ii) une projection par grands segments Oe livre le plan textuel pour savoir en tirer un parti pratique ; il faut aussi être en
de recettes) ; (iii) une projection par actes successifs (la fiche cartonnée). mesure de mettre en reuvre l'intégration inverse, dans le sens ascendant,
Or, la cliffi:rence entre les trois types d'objets-supports est aussi une clif- qui va permettre de redéployer le déroulernent syntagrnatique de la
férence entre des « genres >} d'ouvrages et de supports, c'est-à-dire entre pratique à partir des contraintes textuelles génériques.
des catégories de médias, voire de produits commerciaux ; se dessinent Mais cela suppose aussi que l'on prenhe en compte les propriétés
alors, en arriere-plan, les stratégies mercatiques, qui subsument à la fois morphologiques et praxéologiques des objets~supports de ces textes, puis-
les gamrnes de produits, les classes de consornmateurs-ciblcs visés, les qu'elles assurent la médiation entre les tontraintes génériques dans le
formes de vie associées, etc. texte, d'une part, et les contraintes actantielles et modales propres à la
Les correspondances sont multidirectíonnelles : la stratégie mercatique pratique, d'autre part. L'adéquation et l'ihadéquation ergonomique des
induit le choix du type de pratique (dans la perspective d'un choix de textes et des objets-supports, la congruencê ou l'incongruité des pratiques
jórme de vie) et !ui associe un type de produit-oljet; le type de produit-objet qui les prennent en charge peuvent alors êtte appréciées, grâce à la régu-
sélectionne à son tour d'une part un genre textuel approprié au type de larité ou l'irrégularité des intégrations descendantes et des projections
pratique, et une relation spécifique (ergonomique) entre le genre textuel plus ou moins optimisées qui associeht tes trois niveaux d'expression.
et le déroulement de la pratique. Il n'en reste pas moins que, si l'on met La palmc de l'incongruité revient â Chrysale, dans Les Fernmes savan-
entre parentheses la stratégie mercatique, on obtient une correspon- tes, pour qui un « gros Plutarque » est juste bon à « mettre [ses]
dance significative entre un genre de pratique, un genre d'objet, et un rabats » 1 : la pratique invoquée (défroisser une piêce de vêtement !)
genre textuel, chaque genre obéissant aux contraintes spécifiques du sélectionne deux propriétés de l'objet (plat et lourd) qui ne sont perti-

l. Ouvrage coUectif, Bras. Laguiole-Aubrac-France, Rodez, Éd. du Rouergue, 2002. L Moliére, Les Femmes s(!J}anies, actc 11, scéne 7.
88 Pratiques sémiotiques Le texte et ses pratiques 89

nentes ni par rapport au genre textuel, ni par rapport aux pratiques parcours de recherche d'un repere et d'extraction d'un segment, par-
qu'il encode et prévoit. J\ifais, entre la congruence la plus fidele et le cours aller-retour entre le texte et d'autres objets, etc. Ces « styles de
détournement !e plus burlesque, la gamme des distorsions est infinie. parcours}) reglent les relatíons entre la pratique de lecture et d'autres
Les traditions académiques proposent à cet égard des solutions canoni- pratiques concomitantes, et par conséquent, ils relevent de la stratégie.
ques, qui doivem être confrontées à la diversité des pratiques concretes ; Leurs propriétés distinctives sont la continuité et la discontinuité, la
entre autres canons, celui de la lecture línéaire et continue, du début à sélectivité et l'extensivité; le modele sous-jacent, qui pennettraít d'en
la fin du texte. du début à la fin d'une série textuelle. assurer l'interdéfinition, en même temps que la typologie, associe l'in-
À eet égard, il appartiendrait seulement de maniere canonique) tensité (faible ou forte) d'une focalisation ou d'un balayage, et la quan-
aux lectures savantes de pratiquer d'autres types de parcours du texte, tité textuelle (faible ou forte) de la prise d'informatíon nécessaire à la
de confronter de maniere non linéaire des segments éloignés les uns des construction du sens.
autres, etc. Les genres académiques herméneutiques (explication de Ce modele serait clone une structure tensive, dont les degrés sur les
texte, commentaire, glose, etc.) codifient ces autres types de parcours, et deux axes de l'intensité et de la quantité, seraient associés pour former
en limitent strictement les latitudes et les variantes. Uimplicite de ces des « valem:; » : en effet, les différentes solutions de lecture sont des
solutions canoniques est d'ordre éthique, et présuppose une certaine manieres différentes de valoriser le texte et ses constituants. La structure
conception du « respect » du texte et des intentions d'auteur. De fait, tensive obtenue est, de fait, homologue de celle qui définit les différents
l'ensemble de la problématique des intégrations ascendantes et descen- points de vue considérés comme des stratégies de constructíons de la
dantes, entre textes et pratiques, et tout particulierement celle des degrés valeur dans l'ajustement entre une focalisation et un objet à saisir 1 :
de congruence et d'incongruíté qui les caractérisent, releve alors d'une
déontrJlogie de la lecture. (+)
l\1ais, comme toute déontologie pratique, celle de la lecture est sou- Stratégie Stratégie
mise à de nombreuses variations, sous la contrainte des morphologies élective englohante
textuelles, des propriétés d'objets-supports, et des stratégies qui condi-
tionnent les pratiques de lecture. Un seu! exemple : quelle serait la stra- INTENSITÉ
tégie de lecture qui justifierait une lecture linéaire et continue de La
Recherche du temps perdu ? Pas même celle d'une prise de connaíssance
Stratégie Stratégíe
exhaustive de la totalité du texte, car même cet objectif pourrait être particularisante cumulative
atteint par d'autres modalités de parcours. Pour en revenir à des consi- (-)
dérations quasí sausurriennes (cf supra), I' espace et le temps du signifiant (-) QUANIITÉ (+)
textuel et celuí de l'appropriation et de la construction pratiques du
signifié textuel sont certes cosubstantíels, mais donnent lieu à des
mes spatio-temporels différents, sur l'un et l'autre plan d'immanence, et La stratégie élective caractérise un parcours dont la sélectivité est
cette différence, et la relative indépendance qui en découle, sont de droit, maximale (quantité minimale, intensité maximale), et qui prête clone
alors que les strictes dépendance et congruence ímposées par les prati- aux éléments sélectionnés une haute valeur de représentativité, pour
ques canoniques de la lecture ne sont que de foit, et toujours susceptibles tous les protocoles de recherche d'information.
d'être remises en cause dans les pratiques concretes. La stratégie particularisante caractéríse un parcours dont la sélectivité
Des lors, le rôle d'une approche sémiotique descriptive, et non nor- ne joue que sur la quantité minimale, l'intensité sélective étant elle
matíve, consiste à décrire les différentes pratiques que les textes peuvent aussi au plus bas ; elle attribue clone seulement aux éléments sélec-
supporter, et à proposer des typologies, notamment des différents styles tionnés une valeur de spécificíté, pour tous les protocoles de lecture
de parcours : parcours linéaire de la lecture découverte, parcours dis-
continu et erratique de l'exploration et de la recherche d'ínformations, I. j. Fontanille, Sémíotíque et littérature, op. cít., p. 49-54.
90 Pratiques sémíotiques Le texte et ses pratiques 91

d'extraction de segments particuliers, en réponse à un besoin tout comparable, c'est-à-dire avec les autres pratiques, et non avec le texte
aussi partículier. lui-même.
La sti-atégie cumulative caractérise un parcours qui n'accorde aucune Cela ne signifie pas que les relations entre le texte et son interpré-
vâl~ur aux constituants du texte, mais seulement à leur ensemble tation ne sont pas codifiables, mais seulement qu'elles engagent des
(quantité maximale), sans pour autant accorder de valeur à la tota- décisions d'une tout autre nature : la confrontation et le choix entre
lité du texte en tant que telle : ce type de parcours de lecture vise plusieurs pratiques d'interprétation a une dimension éthique et esthé-
clone la valeur d' exhaustivité, notamment pour tous les protocoles de tique, alors que d'un niveau à l'autre, les décisions prennent un tour
lecture linéaire. rhétorique et idéologique. Par exem;Jle, les acteurs peuvent, sur la
La stratégie englobante, en revanche, vise en outre le sens de la totalité scéne, s'exprimer sur le mode de la conversation quotidienne, ou cn
textuelle, et se donnc un parcours qui permette à la fois d'embrasser déclamant sur le mode oratoire : ce sont deux pratiques difl:hentes qui
l'ensemble des constituants, ct de comprcndre le tout en une signifl- contaminent ici celle du spectade théâtral, et qui n'induisent que des
cation intégrée ; ce type de parcours prête clone au texte une valeur différences de parti pris esthétique, éventuellement fondé sur l'ethos du
de totalité, pour tous les protocoles de lecture vísant à la production metteur en scéne. Mais, quand l'Académie impose à l'époque classique
d'une représentation holistique. les unités de temps, de lieu et d'action, elle agit sur la relation entre le
texte et le spectacle : au nom d'une idéologie de la vraisemblance, la
regle des trois unités préconise alors ce que naus appellerions une
Pratiques spectaculaíres et interprétation « intégration descendante >;, c'est-à-dire une prqjection optimisante,
dans le texte, des conditions ternporelles et spatiales de la pratique
S'agissant d'une piéce de théâtre, d'un texte poétique, ou d'une par- théâtrale. Dans ce cas, l'optimisation ne définit pas un genre textuel,
tition musicale, il est de tradition d'opposer le << texte » et son « interpré- mais un « sous-genre » qui s'apparente ici à un code esthético-
tation », et, de ce fait, la question qui se pose est celle de la « mise en idéologique.
scene », du «jeu » de l'acteur ou de l'instrumentiste; on distingue alors Ce point suscite une réflexion complémentaire : il nous faut distin-
déjà les effets potentiels (contenus) dans le texte, et les effets réalisés guer en effet (i) les niveaux de pertinence sémiotique (ici: celui de la
(dans l'interprétation), ce qui induit à penser que l'interprétation est une pratique de lecture-interprétation), et (ii) les degrés de complexité de
pratique intégrant un texte. chaque plan d'immanence, ici celui des pratiques. Le passage du texte à
Cette approche peut être complétée par l'observation (i) de mouve- son interprétation constitue un changement de plan d'imrnanence, qui
ments d'intég:ration dans les deux sens, et (ii) par la confrontation entre suppose l'actualisation d'autres dimensions (notamment les dimensions
pratiques. En effet, si l'on admet que le texte et son interprétation corporelles et topo-chronologiques); cn revanche, le passage d'une lec-
appartiennent à deux niveaux de pertinence différents, la « mise en ture cursive solitaire à une lecture publique, et d'une lecture publique à
scene » naus fait changer de niveau (intégration ascendante), tout une seule voix à une mise en so':ne complete constitue en revanche un
comme, dans l'autre direction, les didascalies du texte théâtral relevent changement dans le degré de complexité des pratiques elles-mêmes : on
d'une projection de certains éléments sélectionnés dans la pratique scé- passe d'un acteur syncrétique (qui « mentalise » tous les rôles) à plu-
nographique, sur le plan textuel (intégration descendante). sieurs acteurs clifférenciés, d'un espace indifférencíé à une topologie
Il faudrait ensuite comparer les différentes pratiques qui permettent mouvante et distribuée, etc. C'est bien en ce cas la scene pratique qui
d'actualiser et de réaliser les significations du texte : la lecture cursive, la est modifiée, et pas le niveau de pertinence.
lecture savante, la lecture publique, la mise en spectacle, etc. D'une pra- li serait donc utile de distinguer les « dimensions », dont le nombre
tique à l'autre, le nombre de rôles nécessaires augmente, le nombre et la teneur caractérisent chaque niveau de pertinence, et les « consti-
d'acteurs, plus encare, mais aussi les modes et codes sémiotiques utili- tuants » actantiels, actoriels et flguratit'>, qui caractérisent le degré de
sés ; !e plus complexe, à cet égard, est le spectade théâtral, mais pour en complexité à l'intérieur d'un même niveau de pertinence. La lecture
comprendre la valeur clifférentielle, il faut le comparer à ce qui lui est publique à haute voix et la mise en scéne appartiennent au mêrne plan
92 Pratiques sémiotiques Le texte et ses pratiques 93

d'immanence, et exploitent les mêmes << dimensions » ; en revanche la alors on condura au « didactisme » de la mise en scéne, c'est-à-dire, en
seconde exige plus de « constituants » que la premiêre. fait à la contamination d'une pratique d'interprétation du texte (le spec-
La confrontation entre pratiques pennet alors d'identifier ces « cons- tacle) par une autre (le commentaire académique ou politique).
tituants >> distinctif:~. Par exemple, on sait que certaines mises en scéne Il y a clone des << genres >I de pratiques d'interprétali:on, qui influent sur les
travaillent seulement à la mise en valeur de telle isotopie du texte, alors « genres » textuels qu'elles manipulent. Mais ces « genres » de prati-
que d'autres en font l'occasion, à travers la mise en espace et la direc- ques, on le voit, différent essentiellement par la nature des syncrétis-
tion d'acteurs, de déployer un commentaire méta-discursif: ou encore, à mes (ou même l'absence de syncrétisme) entre plusieurs modes sémio-
travers les costumes, les décors et la gestualité, un discours connotatif tiques différents ; ils différent également par les rôles actantiels
qui accompagne le texte lui-même. Ces opérations sur le texte peuvent attribués aux différents éléments de la pratique (le texte, l'espace, les
tout aussi bien être accomplies dans la lecture solitaire d'un quidam acteurs, les décors, etc.), ainsi que par les ajustements spatio-ternporels
quelconque ou d'un spécialiste : elles peuvent rester virtuelles (mentales), entre les différents modes sémiotiques et entre les rôles qui leur sont
ou bien être oralisées, ou encare elles feront l'objet d'une prise de notes, attribués.
soit dans le temps même de la lecture, soit de maniêre différée. La confrontation des pratiques, pour un texte donné, peut débou-
On comprend alors par contraste que, dans le cas de ta mise en cher en outre sur une comparaison des « styles >> et des « stratégies »,
les contraintes et le genre de la pratique imposent: qui pennettront de caractériser la position et l'orientation axiologique
que ces opérations soient accomplies dans un autre mode sémiotique que de chacune des pratiques. Le texte, en effet, offre un certain nombre de
celui du texte, et qu'à une même classe d'opérations corresponde, avec configurations «critiques )), susceptibles de plusieurs interprétations, et
une régularité suffisante dans un spectacle donné, le même code qui ticnnent à des constructions pluri-isotopiques, à des ambivalences
sémiotique, qui la rend reconnaissable ; en revanche, dans la pra- narratives, à des conflits de points de vue, voire, plus banal, à des obscu-
tique de la lecture savante, les mêmes opérations sur le texte prenant rités, des implicites ou des diflicultés de lecture : la maniêre dont les
la forme de commentaires et de notes du spécialiste, elles emprun- diverses pratiques vont ces obstacles et ces « nceuds >> peut faire
tent le même mode sém1:otique que le texte lui-même ; l'objet d'une description, notamment pour comprendre comment la
- qu'elles soient réalisées en stricte concomitance, et synchronisées pratique de lecture ou d'interprétation valorise ou dévalorise, met en
avec le déploiement textuel, mais de maniêre discontinue et selon exergue ou néglige ces configurations critiques. On obtient ainsi une
des correspondances non systématiques ; en revanche;les commen- caractérisation des genres de pratiques de lecture et d'interprétation par
taires additionnels du spécialiste sont écrits en marge ou aprês le leur « style stratégique » (cf. supra, à propos des formes de víe).
texte, et systématiquement ; Si l'on prend en compte non plus la spécificité des différents genres
qu'elles soient autant que possible « figurativisées » et « íconisées » de pratiques, mais la diversité des usages et des attitudes d'usagers, pour
pour être recevables en tant que dimension d'un spectacle. un même genre de pratiques de lecture, on rencontre une nouvelle difli-
culté. La techniqúe dite de I' « eye-tracking », qui permet d'enregistrer
Il suflit par exemple d'imaginer la commutation suivante: si l'ac-
et de décrire le parcours oculaire d'un lecteur face à une image ou à
compagnement méta-discursif du texte, au lieu d'être mis en scêne sui-
quelque surface inscrite, a souvent été utilisée pour caractériser les
vant les n~gles rapidement suggérées ci-dessus, modes de lecture visuelle de la peinture, ou dans les études marketing,
est pris en charge par une voix off, c' est-à-dire dans le même mode pour identifier les flux d'attention du spectateur-consommateur; elle est
sémiotique que le texte, mais avec un débrayage énonciatif; aujourd'hui surtout exploitée par les équipes qui s'intéressent à l'ergo-
et/ ou en continu tout au long de la piêce, ou selon des correspon- nomie des sites électroniques et des produits multimédias. Dans ce der-
dances systématiques , nier cas, elle atteint vite ses limites, car elle ne révêle qu'une des dimen-
et/ ou avec anticipation ou retard par rapport au texte, impliquant sions de la pratique de lecture : les points et la séquencc des fixations
un recul ou une distance critiques ; visuelles ; or la pratique est aussi gestuelle (pour les actions de naviga-
et/ ou faiblement figurativisé, tion) et les décisions prises à chaque instant par le << navigateur » sont
94 Pratiques sémiotiques

déterminées par l'ensemble des propriétés sémiotiques de chaque page,


l Le texte et ses pratiques

tuel '~ ou « potent~el », en somme, comine simulacre persuasif Par


95

et, ne serait-ce que d'un point de vue plastique, par l'ensemble des solli- cons.equent, la ~rat1que proposée est intégrée à l'intérieur du texte per-
cítations sensorielles induites par les couleurs, les textures, les modelés, suasif, transposee selon les propres regles et dimensions de ce dernier. et
les perspectives, les couches et les strates en profondeur. la différence entre les sémiotiques-objets (texte et pratique subséque~te)
Pour pouvoir caractériser les « styles stratégiques » des usagers et des est suspendue.
lecteurs, il faut donc dans ce cas à la fois : , En revanche, si le faire interprétatif exprime aussi des croyances,
pouvoir décrire le texte dans toutes ses dimensions pour y repérer les Cest se.ulem~nt_ l~rs du passage qu'il ménage entre, d'une part, une
« zones critiques » qui appellent des décisions et des choix, et expresswn semmtrque quelconque, qui peut êtr·e éventuellement celle
définir préalablement, de maniere exhaustive et cohérente, la pra- d'u? faire persuasif; mais dont le statut sémiotique est éminemment
tique en question. ~anable, et, d'autre part, une autre production sémíotique, l'énoncé
mterprétatif. L'énoncé interprétatif peut lui aussi íntégrer des éléments
Ces deux conditions étant remplies, ont_peut alors caractériser la de l:autre s~miotique-oqjet, mais la relation principalé n'est pas d'inté-
maniêre dont chague usager valorise ou dévalorise, choisit et décide, gratwn, mms de référence: la sémiotique-objet à interpréter reste tou-
selon que! rythme et selon quel tempo, selon un parcours fluide ou jours l'horizon référentíel de l'acte interprétatif. En somme, la « scene
heurté, en accemuant ou en eflàçant les discontinuités : on retrouve prédicative » ?e l'int;rprétation est par nature plus complexe que celle
alors le type d'analyse conduite par Jean-Marie Floch sur les parcours de la persuaswn, piusqu'elle instaure une relation entre deux sémioti-
des usagers dans le métro parisien. ques-objets de n~tiÚe différeme, et qui doivent rester différentes pour
qu'on puisse patl~r d'interprétation. .
Pratiques interprétatives En con~équ,ence, si le faire persuasif procede csscntiellement par
t:ansformatiOif des croyances chez l'énonciataíre, y compris par simula-
Lc fàire persuasif et le foire interprétatíf- Entre la définition du « faire tlon textuelle de pratiques ultérieures, le faire interprétatif opere princi-
interprétatif>> telle que Greimas l'a formulée dans les années 1980, et palement u,ne. tranifàrmation intersémiotique, soit entre deux gemes diffé-
celle que véhicule le sens commun, la distance est grande. D'un côté, le rents à l'iri.térb.tr du même type de sémiotique-objet (dans !e cas de
« faire interprétatif >> est défini comme l'acte- cognitif, qui, à l'intérieur l'i?terprétatior( â'un texte par un texte de commemaire, par exemple),
du texte même, fait pend.:'lnt au « faire persuasif », et qui consiste à solt entre deux modalítés sémiotigues franchement diflerentes (par
reconstruire le sens des propositions émanant de ce dernier, le tout sur exemple, dans le cas de l'interprétation théâtrale ou musicale).
le fond d'une transfonnation et d'une manipulation dites « fiduciaires >>,
parfois réduites au « faire croire » et au « croire ». De l'autre, I'« inter- Les insta~c~s de. ~a _scene interfrétative: La notion de « scene », rappe-
prétatior >> est une notion floue, qui recouvre tout un ensemble d'actes lons-le, est 1c1 utihsee dans 1 acceptron qui a cours en linguistique, et
et de p;atiques individuelles et sociales, depuis l'interprétation artis- notamment dans lés théories synta.xiques de Tesniere ou de Filmore,
tique, 'musicale ou théàtrale, jusqu'à l'interprétation mentale des celles ~êmes à partir desquelles la linguistique modeme et la sémiotique
compprtements quotidiens. narrat1ve ont pu développer· des théories actantielles (cf. supra!. La
Considérés comme des pratiques, le faire persuasif et le faire inter- << scene )} s'organise autour d'un prédicat, et comprend le 'nombre 'd'ac-
prétatif ne som plus des actes symétriques, reposant sur la même dispo- tants (ou "places ») nécessaires à l'actualisation de ce prédicat. Un acte
sitiou fiduciaire. Le faire persuasif est producteur d'énoncés (ou de toute ~n événeme~t ont lieu: ils provoquem une discontinuité dans la percep~
autre forme sémiotique) et de croyances, destinées à déclencher chez tron de l'env1ronnement, et déclenchent chez !'interprete une procédure
l'énonciataire d'autres pratiques, à commencer par la pratique interpré- d? déiir:üt:t~on, la « scénarisation » : !'interprete cigrege, autour de cette
tative, mais aussi: la décision, l'action, la réaction, etc. Le faire persuasif dis~ontmmte, un ce:tam nombre d'éléments néc~~saíres pour en cons-
comprend éventuellement w1e présentation de la pratique qu'il veut sus- trmre le sens, opératron au cours de laquelle il rencontre les limites de la
citer, mais à títre de mention, évocation ou suggestion, et en mode i< v1r- pertinence, les (( bords )) de la scene.
96 Pratiques sémiotiques Le texte et ses pratiques 97

ACTANT !NfERPRÉ1ANT
Traiter la pratique comme une sémiotique-objet, et notamn:i<!r'l-na i
pratique interprétativc, c'est s'engager à produire ]e modele qui pérmet
de rendre compte de l'ensemble de ses constituants de maniêre homo-
(Za·l:!) i
gene et cohérente. Concretement, quand une pratique comprend un (la-b) ACTE L'lT~RÉTATfF (3a-b)

texte-énoncé, ce dernier n'est pas supposé y occuper un statut à part,


encore moins central, et le modele recherché doit !ui procurer une place
de rang égal à celui des autres éléments pris en considération. En l'oc-
currence, la « scene prédicative )) est ce modele, qui constitue le noyau
définitionnel de la pratique ( dans une définition intensive et non exten- (6a-b)
AUTRE ÉNONCÉ
sive, dans la mesure ou une pratique comprend d'autres éléments que SCENE + - - - - - - - - - - - - - + INTERPRÉTAIIF
ceux qui constituem la scene stricto sensu> notamment thématiques et
figuratifs).
Les relations constitutives de la scene interprétative. - Nous obtenons de
Concernant la composition de la scene prédicative de l'interpréta-
cette maniêre six relations réciproques, que nous sommes maintenant
tion, il nous faut partir de la position définie plus haut : la pratique
en mesure de définir plus précisément :
interprétative consiste en une transformation intersémiotique, entre
une sémiotique-oQjet qui fàit fonction d'horizon référentiel, et une l a I L'interprcte vise l'autre scene pour en donner une représentation
autre sémiotique-objet, l'énoncé interprétatif, qui est l'objet produit transposable : il en identifie les variables et les tensions instables,
par Ia pratique. Comme l'interprétation a toute latitude pour délimi- sur Iesquelles faire porter les inflexions.
ter la sémiotique-objet dont elle s'empare, il nous faut prévoir pour l b I L'autre scêne ofire des opportunités d'identjjication et de confronta-
cette derniére un plan d'immanence au moins égal à la pratique inter- tion à !'interprete.
prétative elle-même : l'horizon référentiel de l'interprétation est donc 2 a I La présence de !'interprete, en tant qu'actant, est requise pour la
une (( autre scene prédicative » et, comme qui peut le plus peut !e réalisation de l'acte. Cette condition étant moclalisable, et son
moins, !'interprete peut sélectionner et focaliser à loisir, pour ne rete- effet, évaluable, !'interprete assume (ou pas) ses actes interprétatifs,
nir par exemple qu'un texte ou qu'un signe appartenant à cette autre et manifeste ainsi différents degrés de responsabilité.
sd:ne. 2 b I L'acte interprétatif est imputable à !'interprete, et cette zmputation
À ces instances, il faut évidemment ~jouter l'acte interprétatif, l'opé- est elle-même sournise à Ia modalisation existentielle du prédicat
ration de transposition, ainsi que l'interprête (l'opérateur). (virtualisé, actualisé, potentialisé, réalisé), dont il découle les modali-
La composition de la scene ínterprétative peut clone être arrêtée à satwns factitives de l'identité de l'actant.
quatre instances, trois instances actantielles et une instance prédicative : 3 a I L' interprete s' exprime par l'intermédiaire de l'énoncé interprétatif (i!
manifeste son·identité modale et sérnantique).
l'acte interprétatif;
3 b I Inversernent, l'énoncé interprétatif thématise !'interprete (il Iui pro-
~-- l'actant interprétant;
cure une identité thématique provisoire).
- l'énoncé interprétatif;
4 a I L'acte interprétatif transforme l'autre scene, en modifie les concli-
-~ l'autre scene,
tions initiales et les équilibres internes, soit pour la transpuser dans
sachant que cette autre scêne comprend également un acte, un actant, un autre genre, soit pour en faire une autre sérniotique-objet ; il
et une sémiotique-objet, et peut elle-même intégrer d'autres plans d'im- procede également aux qjustements spatio-temporels, rythmiques et
manence. aspectuels entre la scêne dont il est le centre prédicatif et cette
Le modele triangulaire qui se dessine permet clone de rendre cornpte autre scene.
de l'interdéfinition des trois instances, et de la nature des relations cons- 4 b I L'autre scene offre à l'acte interprétatif une diversité ele compo-
titutives de la scêne interprétative : sants parmi lesquels i! peut opérer eles sélectíons, des focalísations,
98 Pratiques sémiotiques Le tex te et ses pratiques 99

des manipulations méréologiques, voire des transferts métonymi- en intrigue », notamment sous l'effet de nos représentations sémantiques
ques (ou, pour parler comme Freud à propos du rêve, des condensa- de l'action. La mise en intrigue, qui établit des corrélations à l'intérieur
t1:ons et les déplacements). d'un ensemble d'actes dispersés, est typique d'un acte de "configura-
5aI L'acte ínterprétatif produit l'énoncé interprétatif (qui peut être lui- tion )) qui permet de transposer Ia scene de référence O'expérience de
mêrne un énoncé unimodal ou multimodal) mais en retour ce l'action dans le temps) en un énoncé inte:rprétatif (l'intrigue narrative).
dernier est la condition et le critere de réalis~tion de l'acte, en ~ant Dans ce cas, la relation entre l'acte et son opérateur est virtualisée, et
qu'actant-objet. cette virtualisation est nécessaire pour que la rnise en intrigue soit cré-
5bI Inversement, l'énoncé manifeste l'acte. non seulement comme son dible, pour que le sens de !'intrigue puisse passer pour émaner directe-
résultat, mais aussi comme le lieu d'inscription de ses traces. La ment des stmctures de l' C:h.')Jérience et de l' enchaí'nement remporel des
relation est clone ici la rérnanence de l'acte dans son énoncé. actions.
6 aI L'autre scene cst l'horizon référentiel à transformer; il peut com- L'interprétation par « fractionnernent » et « sélection )>, soit de
prendre un texte-énoncé, avec leque! l'énoncé interprétatif entre- l'acte, soit de l'actant, soit de l'autre scêne, est en revanche un moven
tiendra des relations « intertextuelles », des relations de traduction pour éviter que !'interprete ne soit affecté par les posi.tions axiologiques
et de reformulation stratégique ; elle -offre aussi plusieurs autres ou idéologiques affichées dans la scene de référence. Ou bien on focalise
éléments, notamment des actants, qui peuvent faire l'objet d'une sur un aspect particulier de la scêne à interpréter, ou bien on segmente
mise en scene discursive dans l'énoncé interprétatif. La relation est !'interprete lui-méme en différents rôles, pour n'en retenir qu'un seu!, de
donc ici celle de transposition-présentation. rnaniêre à isoler cet aspect ou ce rôle, et suspendre la dissémination iso-
6bI L'énoncé interprétatif adopte à l'égard de l'autre scêne des posi- topique à l'intérieur de la scene interprétative.
tions stratégiques diverses : méta-sémiotiques, connotatives, fic- Un des cas t}'PÍques de ce fractionnernent consiste à considérer la
tionnelles, didactiques, etc. sémiotique-objet à transformer comme « détachée >> de son producteur,
ou, plus précisément, comme l'écrivait Proust, à considérer que Je
. Les relations qui tissent la structure solidaire de la scêne interpréta- «moi» qui émane de l'ceuvre elle-méme est disjoint du <<moi» de l'ac-
ttve ne sont clone pas des propriétés ad hoc, mais des relations sémioti- teur-écrivain. Bien des débats sur les rapports entre l'homme et l'ceuvre,
ques plus générales, qui constituem en somme le réseau conceptuel de la bien des interprétatÍons reposant sur la distinction entre « effets de sens
sp~ere pratique : représentation, identification, responsabilité, irnputation, modali- voulus >> et « effets de sens induits » pratiquent de tels fractionnements,
satzon, expression, thématisation, aJusternent, sélection, rémanence, rifêrence en sont et postulent méme une indépendance radicale entre la sémiotique-objet
les principaux. à transformer et les prétendues « intentions ;) d'auteur, sachant que si
« intentions »i! y a, ce ne sont que celles de l'ceuvre et de son instance
Tactiques interprétatives. - Les pratiques interprétatives ont toutes d'énonciation, et que cette demiêre est dissociée de l' « auteur ;) attesté
pour horizon canonique le triangle des instances, ct la gamme de toutes par ailleurs.
les relations qu'elles peuvent entretenir. Mais elles peuvent adopter un Et même les distinctions avancées par Ricceur entre le récit quoti-
~rand nombre de « tactiq~es interprétatives » différentes. Le príncipe est dien, le récit historique et le récit littéraire relevent de cette probléma-
s1rnple: chacune des relat10ns (dans les deux sens) peut être activée ou tique ; en ce sens, et cette fois dans l'ensemble de la tradition herméneu-
désactivée (actualisée ou virtualisée), et il en ressort une gamme de tique, la question de la reconstitution d'une activité psychique
variétés non canoniques considérable, dont nous ne donnerons ici que étrangere, et du partage du sens et de la vérité avec elle, peut être
quelques exemples. reconsidérée dans cette perspective, comme des activationsl désactiva-
Dans la conception narrative développée par Ricceur 1, l'hétérogé- tions des relations entre acte ínterprétatif, scene à interpréter et énoncé
néíté de notre expérience temporelle est en partie résolue par la « mise interprétatif.
Dans le difficile exercice de la traduction, on sait aussi que le débat
1. Paul Ricceur, TempJ récit, Paris, Le Seuil, 1983-1985. est vif entre « sourciers » (partisans du respect du texte-source) et
I 00 Pratiques sémíotiques

« ciblistes » (partisans de la cohérence du texte-cíble). De fait, la polari-


ll Le texte et ses pratiques

de raconter les faits, une « autre >> mise en intrigue, et, de fait, comme
lO l

sation entre ces deux tendances n'est qu'une des formes de la variation une simple altemative textuelle. Pour étahlir la distorsion tactique, il
tactique de l'interprétation, puisqu'elle procede par focalisation et pon- faut clone accéder aux opérations qui modífient la consistance des rela-
dération entre deux des instances de la scene interprétative : en focali- tions constitutives de la scene interprétative.
sant soit sur le texte de l'autre scene, soit sur l'énoncé interprétatif, on On sait que le petit bourg limousin d'Oradour-sur-Glane a été le
désactive la relation entre l'acte, l'interpréte et !'une des deux autres ins- lieu d'atrocités à la fin de la Seconde Guerre mondiale, commises par
tances. À la limite, on peut même consídérer qu'en choísissant !'une de une division ss qui faisait retraite du sud vers le nord, aprês être passée
ces deux tactiques extrêmes, on fractionne !'interprete, en dissociant le à Tulle, autre vílle limousine, ou elle avait déjà commis d'autres crimes
rôle de « lecteur » (du texte-source) et celui de « rédacteur » (du texte- quelques jours auparavant. L'ínterprétation porte ici seulement, en
cible); selon l'option retenue, seu! sera en cause l'un ou l'autrc rôle: si apparence, sur la motivation de ces actes barbares : sont-ils simplement
!'interprete passe pour un médiocre rédacteur, c'est parce qu'il est un des crimes qui n'avaient d'autre motif que la torture et la rnort infligée,
bon lecteur, et récíproquement. ou des représailles ou des intimidations à l'adresse des maquisards de la
Parmi les tactiques interprétatives, il en est qui s'appuient sur des Résistance, tres organisés et três actifs dans la moyenne montagne et la
« grilles » d'interprétation toutes prêtes, sur des explications préfor- forêt limousines ?
mées, projetées sur la scéne de référence, et introduítes telles quelles On s'aperçoit alors, que sous couvert de réinterpréter la scéne de
dans l'énoncé interprétati[ Tout se passe alors comme si la relation référence, on s'interroge, en faít, sur sa pertinence. Cette « scene » à
entre la scene à interpréter et l'énoncé ínterprétatif était désactivée: le interpréter renvoie-t-elle seulement à elle-même, ou à une autre scéne à
rapport d'adéquation et de représentation ne semble plus pertinent; en l'égard de laquelle elle aurait dü avoir un pouvoir de persuasíon/díssua-
revanche, la relation entre les regles et procédures de l'acte interpréta- sion ? L'introduction de la scêne tierce, en général un complot, une
tif, d'un côté, et l'énoncé interprétatif, de l'autre, passe au premier machination, qui permet de déplacer les responsabilités, est un motif
plan, puisque ce sont ces regles et ces procédures, ces « grilles >; qui récurrent des ínterprétations révísionnistes.
semblent produire presquc automatiquernent l'énoncé interprétatif, L'interprétation officielle, et notamment celle qui est présentée au
sans considération pour les contraintes propres à la sémiotíque-objet à musée de la lV1émoire à Oradour-sur-Glane, choisit la premiere solu-
tran&poser. tíon : la nature et l'importance des crimes commis (toute une population
Le pôle opposé est celui de l'explication dite ad hoc: dans cc cas, extermin-ée, 200 enfants d'une école martyTisés et brúlés vífs dans une
c'est la relation entre l'énoncé interprétatif et la scêne de référence qui église) sont sans commune mesure avec toute intention éventuelle de
prédornine, et la relatíon entre l'acte et l'énoncé interprétatif est en dissuasion. Cette même interprétation officíelle ajoute que la divísion ss
somrne désactivée : tout se passe comme si la scêne de référence com- ne faisait que traverser le Limousin, n'avait pas connu d'accrochages
rnandait la production de r énoncé interprétatif, sans passe r par un significatifs avec les maquisards, et avait par ailleurs parsemé son par-
interprete et un acte interprétatif; l'acte n'a rien produit, l'énoncé inter- cours de retraite d~exactions comparables, sinon identiques. L'interpré-
prétatif découle presque directement de la scêne à interpréter: la para- tation repose clone dans ce cas sur une désactivation de la relatíon entre
phrase est la forme la plus aboutie de ce cas de figure. dem.:: <' scenes », posées comme ÍnCOmmensurables, de SOI1e que ]'une
La plupart des tactíques d'interprétation cherchent clone leur voie ne puisse pas, par príncipe, être considérée comme une réponse à
entre ces deux positíons extrêmes, et conjuguent les mouvements induc- l'autre, alors que le révísionnisrne met l'accent au contraíre sur cette
tífs et déductifs, pour trouver la « bonne distance », une tensíon relation interprétative.
médiane, entre toutes les instances de la scéne interprétative. En etlet, l'interprétation rév:isionniste ne peut pas dans ce cas nier les
faits, ni même les amoindrir, ou du moins, ne s'y est pas encare essayée.
Le cas du révísíonnisme. Exarninons plus précisément !'une des tacti- Elle se contente d'adopter la deuxieme version, cclle de l'acte de guerre,
ques interprétatives les plus spectaculaires, le révisíonnisme. L'interpré- certes brutal et aveugle, mais au moins justifié par la légítime défense
tation révísionniste se présente toujours comme une « autre » maniere contre des maquisards dissimulés dans le village. Elle est en outre
!02 Pratiques sémiotiques Le texte et ses pratiques 103

confortée par une légende locale, selon laquelle les troupes allemandes theses sur le fonctionnement des stratégies argumentatives, sur les con-
se seraient trompées d'Oradour, car l'implantation principale des traintes qu'il impose à ces stratégies (ou, inversement, sur les choix tex-
maquis de la Résístance se trouvaient dans la région d'Oradour-sur- tuels que ces derniêres ímposent), ou, à la limite, d'ébaucher des
Vayres, et non dans celle d'Oradour-sur-Glane, à une distance de « simulacres » des partenaíres de l'interaction.
50 km envíron. Le silence persístant de la théorie sémiotíque, notamment greímas-
L'interprétation révisionniste ne se contente pas de remodeler la sienne, sur l'argumentation et la rhétoriquc générale ne s'explique pas
sd:ne de référence, elle modifie tout le ~steme de relations entre les instances de seulement par le caractere « préscientifique » des disciplines qui s'en
la scene interprétative, principalement par l'adjonction-substítution d'une occupent encore dans les années 1970 ou 1980; de maniêre significa-
autre scéne de référence, qui affecte par son « poids >> interprétatif tou- tive, l'entrée « Rhétorique », dans le Díctionnairé de Greimas et Courtés,
tes les autres relations constitutives de la pratique interprétative. En ne retient cornme pertinentes que la « dispositio » (en la rabattant sur Ia
effet, transformée en « détail » ou en épisode ordinaire d'une chaine segmentation), l' « inventio >> (cn la rabattant sur l'étude de la thématisation)
d'événement~ plus étendue, la scéne à interpréter, discutée dans sa perti- et I' « elocutio ;> (en la rabattant sur celle de lafigumtivite). Mais la rhéto-
nence même, est soumise à une série de « focalisations » et « dé-focalisa- rique commc « praxis >> ne cornmence à attirer l'attention qu'à la fin des
tions », qui affectent la relation entre l'acte d'interprétation et la scéne à années 1990, quand la dimension rhétoriquc de la « praxis énoncia-
interpréter, ainsi qu'entre cette derniere et !'interprete lui-même : de fait tive » est prise en compte par les sémioticiens. Pourtant, la « praxis »
la responsabilité de l'interprétation est déplacée sur l'hypothétíque lien énonciative, en cette période, ne fait toujours aucune référencc à une
de causalité entre la scene à interpréter et la scene ajoutée (cclle des théorie des «pratiques». En effet, pour pouvoir parler avec quelque
agressions prêtécs aux résistants locaux). efticacité de l'argumentation et de la rhétorique, i! faut pouvoir convo-
En outre, le discours révisionníste ne manque pas de dénoncer l'en- quer, au-delà du texte persuasif, la scene de la dispute, la pratique de l'in-
gagcment passionnel des autres interpretes à l'égard de leur énoncé jluence en général, et les traiter comme des sémiotiques-objets à part
interprétatif (sinon même leur engagement dans un complot historique), entiêre.
ainsi que la modalisation de l'acte par l'interpretc ; et il oppose à ces À cet égard, le « texte » persuasif n'est qu'un des éléments de la pra-
deux rclations dénoncées et jugées excessives, la désactivation propre à tique et de la stratégie arf!}tmentatives, puisque doivent être pris en compte :
une distance prétendument explicative. Les motífs du « détail », de
les rôles respectifs des partenaires, qui se définissent en termes actantiels,
1' « accidcnt » ou de 1' « épisode malheureux », du point de vue de leur
et en termes de rôles thématiques et figuratifs ;
énonciation même, sont divers motifs de cette dissociatíon entre l'acte,
l' ethos préalable de f>énonciateur pour l'énoncíataire, qui nc peut se réduire à
!'interprete et l'énoncé ínterprétatif.
une compétence, et qui est une configuration complexe, compre-
nant des isotopies figuratives et thématiques, des positíons axiologi-
ques, et des « s_imulacres » modaux et passionnels ;
L'ARGUMENTATION ET I!ART RHÉTORIQUE la représentation préalable de l'énonciataire pour l'énonciateur (du même type
COMME "PRATIQUES,, configuratif que l' « cthos »);
une culture commune définissant des genres, des lieux, des modes de
raisonnement, acceptables ou pas, adaptés ou pas, c'est-à-dire un
Pratiques et stratégies arf!}tmentatives certain nornbre de r<':gles pour l'interaction argumentative, fixant à
la fois des contenus sémantiques et des processus syntaxíques, dans
une perspective normative.
L'argumentation, telle qu'elle est prise en compte par la rhétorique
générale, est une pratique, et la pertinence de chaque argumentation par-
ticuliere ne peut être établie qu'à hauteur d'une situation et d'une stratégíe. L A. J. Grei mas et J. Courtés, Dictiormaire raironni de la throrie du langagg. Sémiolique l, Paris, Hachette,
Le « texte » même de l'argumentatíon ne permet que de faire des hypo- !979, p. 317-318.
104 Pratiques sémiotiques Le texte et ses pratiques 105

La « situation d'argumentation » elle-même s'entend ici, on le voit, l'ethos de l'énonciateur, et si le choix des arguments dépend d'une ana-
en deux sens : lyse des attentes de l'énonciataire, alors, en fin de compte, la construc-
en un sens restreint, comme la sâne prédicative d)une pratique, compre- tJOn ?? ~'i~age .de l'énonciataire et celle de l'image de soi sont liées par
nant des rôles actantiels, leur identité modale et thématique relative, transltlVIte. Ma1s 011 ne peut rendre compte de cette transitivité rêci-
et les prédicats types de l'acte persuasif; procité) des interactions qu'en allant et venant entre le texte persuasif et
en un sens plus étendu, comme une stratégie, étendue aussi bien dans le hors-texte, c'est-à-dire en se plaçant à hauteur des éléments actamiels,
!e temps et dans !'espace qu'en ce qui concerne le nombre d'acteurs thémaúques et modaux de la pratique elle-même. ·
(puisque des << cultures » et des « groupes sociaux » sont évoqués) ; La sélection des Iieux, notarnrnent, dépend étroitement de ces inter-
cette st:ratégie prend notamment en cornpte la rnérnoire collective acti~ns pratiques, pu~squ'en définitive, elle témoigne des idéologies res-
des interactions argumentatives antérieures, et l'identité construite et p.ectrves des pa~tenaire.s de l'argumentation, et de l'intersection négo-
acquise des partenaires. cmble entre les Idéoloves des trois rôles identifiés par Christian Plantio
(Proposant I Opposant I Tiers contrôle) 1• Si l'un des partenaires utilise
de préférence les lieux de la quantité ~e plus grand nornbre vaut mieux
Qyelques composants de la pratique argumentative que le petit nombre) et si l'autre n'est sensible qu'aux arguments de la
qualité (l'éclat, la rareté et l'excellence valent mieux que le grand
Dans la pratique argurnentative, tous ces éléments interagissent, et la nombre), alors l'énonciateur n'a que deux solutions :
compréhension du discours persuasif est incornplête si on ne peut appré- (i) ou bien une stratégie de compromú: il n'utilisera les lieux de la quan-
cier les variations de l' ethos des partenaires, et leur impact sur les tité que dans la mesure ou ils restent cornpatibles avec l'éclat et l'ex-
arguments utilisés. cellence;
Pour commencer, I' ethos de I' énonciateur interagit avec la force des (ii) o~ bien une st.ratégie c:e dis:ance ~onciative : grâce à un jeu polypho-
arguments; Perelman 1 a montré que l'ethos de l'énonciateur pouvait mque de ment:Ions et d allusiOns, I! fera assumer les lieux de la quan-
affaiblir ou renforcer les argurnents qu'il utilise, et à l'inverse, que la tité par une « voix » débrayée, ce qui Iui permettra de ne pas com-
valeur de ses arguments modifie son ethos : c'est ce qu'il appelle l'effet promettre son ethos aux yeux de son partcnaire.
_ « boule de neige » ; invoquer la << force » des arguments, c'est invoquer
leur efficacité persuasive, qu'il faut alors distinguer de leur «forme » La négociation de l'intersection axiologique ne peut se décrire qu'à
persuasive : celle-ci est observable et pertinente dans !e texte, alors que hauteur de la pratique, car dans !e seu! texte, on ne pourra observei:' que
celle-là n'est observable et pertinente que da11s la pratique, en fonction des argurnents de compromis, ou d'éventuels décalages entre plans
des réactions de l'é11onciataire. Mais il en est de même de l'ethos de d'énonciation. Dês qu'on tente d'en rendre compte en termes de ten-
l'énonciataire: en effet, la représentation que l'énonciateur se donne sions entre valences inverses (la valence d'intensité et la valence de
qu~ntité), 011 met •en scen.e ipso jàcto la so':ne prédicative de la pratique,
de l'énonciataire influe sur !e choix des lieux et des modes d'argu-
mentation: l'énonciataire « idéal » est une construction du dis- pmsque seuls les partena1res de la pratique argumentative, et non les
cours, mais qui résulte d'une analyse et d'une adaptation entre son mstances énonçantes du seu] texte, sont en mesure de percevoir les
« profil » présumé et les lieux ou types d'arguments qui conviennent à degrés respectifs de qualité et de quantité, et susceptibles d'assumer les
ce profil. positions axiologiques extrêmes définies par ces deux valences. En
Les interactions peuvent clone devenir extrêrnement complexes, sornme, l'appréciation des « valences » est un acte qui est ancré dans la
puisque, par exemple, si le choix des arguments peut avoir un effet sur pratique, alors que les valeurs différentielles qui en découlent peu~ent se
manifester dans le texte.
l. ChaYm Pérelrnan, Traité de l'argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Éd. de l'Université libre
de Bruxelles, !988. Toutes les notioas et argurnenl' empruntés ici à Pérelman se réferent à cet
ouvrage. L Christian Plantio, L'argumentation, Paris, Le Seuil, « Mémo ,, I 996.
106 Pratiques sémiotiques Le texte et ses pratiques 107

stratégique, et non plus d'un calcul sémantique. En somme, ce qui


La dimension stmtégique apparaít au plan textuel comme implicite et présupposé résulterait dans
cette perspective d'une projection (par intégration descendante) des
On commence à parler de « stratégie » quand, dans une interaction, croyances impliquées dans la pratique.
au moins deu:x pratiques doivent être coordonnées, ajustées ou confron- En outre, la plupart des figures qui relevent de la présomption, au
tées. Vue de J'intériel1r de la seule pratique argumentative, l'interaction niveau de la pratique argumentative, échappent à une reconstruction
entre l'éno'ndáú~ur et l'énonciataire apparaitra comme une confronta- sémantique par présupposition. Ce sont des composants de la pratique
tion entre « simulacres » ; rabattue au plan textuel, cette interaction dont l'incidence sur la composition textuelle reste indirecte : Pérelman
entre « simulacres » apparaitra comme un combat d'images : l'image fait observer, par exemple, que, pour neutraliser par avance toute pré-
textuelle de l'énonciataire, et ceile de l'énonciateur. Ce n'est que dans la somption, celui qui veut blàmer doit s'obliger à louer d'abord, ou que
perspective des stratégies que chacun des partenaires sera engagé dans celui qui veut louer, doit faire à l'inverse une place à la critique et à la
sa propre pratique, et que les interactions apparaitront comme « réel- réservc. Mais, si l'on s'en tient à la scule pratique, et à la série des actes
les » et non simulées. Pour illustrer ce point, on peut prendre pour pratiques accomplis dans l'argumentation, on ne peut que constater la
exemple le rôlc de la présomption et du préjugé dans les stratégies coe:xistence, ou la succession de deux positions contraíres ; on ne peut
argumentatives. déceler la man~uvre que si l'on connait déjà la position de base de
Du point de vue de chacun des partenaires, chacun étant engagé l'énonciateur, ce qui pe1mettra de conclure que l'autre position est
dans sa propre pratique (s'efforcer de persuader I accepter ou résister à purement tactique.
la persuasion), les attentes de l'énonciataire, de même que la réputation Pour reconstituer toute la comple:xité et la signification du procédé,
de l'énonciateur, ne peuvent faire l'objet, pour le partenaire qui s'ef- il faut parler stratégie. Stmtégie paradoxale que, une fois projetée sur le
force de les reconstituer, que de « présomptions » ; de même, dans le plan strictement pratique, on ne pourrait comprendre que comme un
genre judiciaire, chacun des deux partenaires peut préter à l'autre des effet d'équilibre, ou de juste mesure. Mais, comme le précise Pérelman,
« préjugés » à l'égard de la cause à établir et à juger: ce sont toujours !ajuste mesure et le sens de l'équilibre ne sont quedes effets secondaires
des présomptions, et l'on sait que ces présomptions affaiblissent les argu- et superficiels (dans le discours et la pratique) d'une combinaison tac-
ments que l'énonciateur utilise, puisqu'ils semblent alors plus déterminés tique plus sophistiquée (au plan stratégique) : il s'agit de dissuader préa-
par les préjugés qu'on lui prête que par le souci de la vérité ou de lablement l'énonciataire de prêter à l'énonciateur des préjugés défavora-
l' efficacité. bles (quand il veut blâmer) ou favorables (quand il veut louer), d'ínhiber
Dans le texte, les présomptions ne peuvent apparaítre que comme en somme un type de contre-stratégie et de routine défensive que tout
de simples présupposés, reconstructibles à partir des énoncés produits : énonciataire est susceptible de mettre en reuvre, pour résister à la
c'est le cas de tout argument, par exemple, qui « fait comme si» l'ac- persuas1on.
cusé était déjà plus ou moins considéré comme coupable, ou d'une Cette stratégie ..1se en somme à disjoindre d'un côté l'appréciation
maniere plus vague, comme « condamnable ». que l'énonciataire portera sur les arguments (dans le te:xte argumentatii),
Le statut des présupposés (et de la plupart des implicites) pourrait et de l'autre, celle qu'il porte déjà sur les opinions présumées de l'énon-
avantageusement être reconsidéré à la lumiere des pratiques, pour ciateur (dans la pratique argumentative): il s'agit donc de dissocíer
dépasser leur définition trop logiciste (parce que indúment trop tex- autant que possible l'acte et l'énoncé argumentatif (le contenu des argu-
tuelle). De fait le présupposé résulte, dans le texte, d'un simple calcul ments), d'une part, et la personne de l'énonciateur (les préjugés et
sémantique, dont le produit est considéré comme v1rtuel ; en revanche, l'ethos, à hauteur stratégique).
dans la pratique, la présomption est une attribution de croyance ou de pré- Les stratégies portant sur les présomptions s'appuient donc en partie
jugé, par l'un des partenaires à l'autre ; cette attnbution a le caractere sur la plus ou moins grande solidarité entre le texte (son contenu, sa
soit d'unjugement, soit d'un simulacre passionnel, projeté sur l'autre, et forme, ses argumenrs, sa crédibilité) et les autres éléments de la pra-
modalisé (croire, pouvoir être, vouloir être, ce qui releve d'un acte tique. Et si stratégie il y a, c'est celle des intégrations ascendantcs et des-
103 Pratiques sémiotiques Le texte et ses pratiques 109

cendantes, et des syncopes qui peuvent les affecter. Ce serait en quelque niveaux de pertinence supérieurs. L'argumentation peut à tout moment
s~rt_e une preuve particuliere (limitée au domaine argumentatif) de être distendue dans !e temps, par des diversions (qui« occupent » et éti-
1eXIstence et de l'efficience du parcours d'intégration tel que nous rent !e temps), par des changements de niveaux énoneiatifs (sous forme
l'_avons défini, et dont les modifications relevent, justement, de la rhéto- de méta-commentaires, notamment) ; le temps devient alors une subs-
?que générale. Les ~ssociations et dissociations invoquées par Pérelman tanee tactique : alors que dans !e texte, ces fluctuations temporelles
a propos de la prat:J.que argumentative peuvent dane être ici définies n'apparaissent que comme des variantes figuratives, dans la scene pra-
comme des stratégies rhétoriques qui consistent à raffermir ou affaiblir tique elles constituent des manipulations cognitives et passionnelles
l'int~gration ascendante ou descendante entre !e texte persuasif et la directes de l'énonciataire. De même, lorsque la tactique argumentative
pratique argumentative, voire la situation englobante. organise l'ordre des arguments (dans le texte), elle agit sur le temps de
l'adhésion, des résistances et des acceptations (dans la scene pratique),
puisqu'il s'agit alors de moduler non plus seulement l'ordre textuel mais
Des stratégies aux formes de vie argumentatives la force relative des arguments.
La stratégie argumentative implique clone des phases antérieures et
postérieures à la scene prédicative de l'argumentation elle-même, et,
On peut dire aussi, comme Denis Bertrandt, et à la suíte d'Aristote
qu~ « l'ar~m;ntation ~st sit~ée d~ns !e temps », mais ce temps est a~
afortiori, du texte persuasif. Du côté des phases antérieures, i! faut retenir: la
constitution de l'ethos acquis, la formation de la réputation, de la noto-
moms celm d une prat1que d1scursive et non celui d'un texte-énoncé.
En effet, l'adhésion de l' énonciataire au discours qu'il reçoit flue tu e riété, etc. ; mais aussi l'accumulation des lieux les plus utilisés, des usages
en fonction de la rapidité ou de la lenteur, de l'urgence ou du délai, et rhétoriques les plus courants, la motivation de la dispute ou de la produc-
tion du discours ; à quoi il faudrait ajouter encare des événements divers,
elle « ~rend un ccrtain temps » incompressible mais élastique ; l'argu-
des expériences devant faire l'objet de souvenirs, de récits et d'interpréta-
men_tatiOn peut être_ répétée, interrompue, reprise : ce temps-là n'est pas
tion, et qui « motivent » le discours argumentatif. Pour ce qui concerne
~elm ?u. texte, mais celui de l'action, c'est-à-dire celui de sa praxis
enonoative. les phases postérieures, on retiendra surtout : les changements de croyance,
l'acquisition de connaissances, l'éventuelle augmentation ou modification
-~n outre chaque discours argumentatif vise une phase qui !ui est
ulteneure : la croyance, l'adhésíon, la décision, l'action sont eensées de la compétence, !e passage à la décision et à l'action, etc., qui orientent
suivre la conclusion si elle est partagée ; mais !e passage à la décision ou et finalisent le discours argumentatif. Toute-pratique restreinte (comme
à l'aetion peut être retardé : une structure aspectuelle pe.rmet done de l'argumentation) est « motivée >> et « finalisée » (motivable et finalisable)
à l'intérieur d'une ou plusieurs stratégies englobantes.
structurer le temps argumentatif, qui ici aussi, déborde non seulement le
Mais le temps argumentatif joue encare sur une autre dimension,
texte, mai~ a~ssi son énonciation_ pratique, puisqu'il porte sur un pro-
qui concerne le plan d'immanence desfonnes de vie. Les grands genres de
gramme d actwn plus large au sem duque! elle est eomprise. Comme i!
la rhétorique illus~rent parfaitement ce point, puisque ce sont aussi
s'agit de l'enehainement et de l'artieulation entre deux types de prati-
diverses manieres de nous situer par rapport au temps de la vie ; chacun
~ue:, I~ pra~qu~ arg~mentative et toutes celles qu'elle peut déclencher,
mfleehir ou mhiber, I! est dane question de stratégie. d'eux est en effet une perspective sur l'expérience globale, perspective
qui peut être prospective, rétrospective, ou concomitante. C'est Aristote
Ces deux premiers temps de l'argumentation, le temps pratique et !e
lui-même qui a proposé de placer la définition des genres argumentatifs
temps stratégi.que, peuvent être éventuellement et partiellement mani-
à ce niveau de pertinence :
festés dans le texte, mais ce ne peut être que sous forme de simulacres
de représe~tations virtuelles ou projetées : !e texte peut représenter ce~ Les périodes du temps propres à chacun de ces gemes sont, pour le délibératif,
~en;ps p_ratJque et stratégique, _mais uniquement en raison des possibles l'avenir, pour le judiciaire, le passé, et pour l'épidictique, le présent 1•
mtegratwns descendantes qm permettent la « mise en texte » des
L Aristote, Rhétorique, livre I, chap. III, 4, Paris, Les Belles Lettres, 1967 (traduction M. Meyer,
1. Denis Bertrand, Parler pour convaincre, Paris, Gallimard, 1999, p. 78-79. Paris, Le Livre de poche, 1991).
ll O Pratiques sémwtiques 1 Le texte et .res pratiques 111
i
Le genre délibératif est tourné vers le futur, vers les choses à réaliser, On peut alors se représenter l'expérience globale vie), sur laquelle

Il
vers les programmations de l'action à engager, il anticipe et prévoit.. En ces choix operent des sélections, comme une vaste séquence narrative
somme, il exprime, en tant que geme stratégique de Fargumentat:lon, (rappelons que pour Greimas, le schéma narratif canonique était sup-
une attitude existentielle, fondée sur une perspective « prospective » sur posé délivrer le << sens de la '.tie »). Il y aurait donc une séquence narrative
la séquence narrative canonique. Cette attitude est par ailleurs le fond canonique sons-jacente au découpage de l'art rhétorique en trois genres,
sur lequel se déclinent toute une série de genres de pratiques, cor:lpre- et elle rendrait compte de la structure narrative (actants, modalités,
nant elles-mêmes des genres textuels ; le débat, la harangue, les discus- transformations) d'une forn1e de v-ie argumentative collective (une
sions pour « refaire le monde», l'essai de prospective, l'utopie politique, macro-scene prédicative partagée par toute une culture). Chacun des
le journal rnétéo : autant de genres de pratiques et de discours qui trois genres caractérise et spécifie des mornents de cette forme de vie,
exploitent cette direction du ternps. définissant des types stratégiques et des genr·es de pratiques, et colorant
Le genre épidictique s'occupe du présent (éventuellernent élargi). des différemment les rôles et relations actantielles, en même temps que les
valeurs : quelle que soit la posítion temporclle de l'acte, de la prauque régirnes temporels. Comme l'a déjà suggéré Denis Bertrand, ce n'est
ou de la personne à évaluer, c'est toujours ce qu'ils valent actuellement qu'à l'intérieur de ces genres de pratiques qu'on peut définir des gemes tex-
qui est énoncé, qui est mis en scene, actualisé, présenté vivant pour un tuels (par exemple, pour le genre judiciaire, les sous-genres textuels his-
spectateur. Voilà une autre attitude existentielle, qui raméne toute torique et journalistique), sachant que ces sous-genres textuels font appel
valeur à ce qui est actualisable au présent, à ce qui est présentable ou aux propriétés actantielles et narratives du genre pratique englobant.
représentable, et qui est donc fondée sur une perspec~ve << concomi-
tante». Elle produit elle aussi toute une gamme de pratiques et de gen-
res textuels spécifiques ; l'oraison, le dithyrambe, l'apologie, le cornpli- Ébauches typologiques
ment, le toast, les félicitations, le blârne, l'éloge : tous ces genres statuent Les observations sur les pratiques argumentatives rejoignent pour
sur l'axiologie au présent et « en présence ». . partie celles qui concernaient les pratiques interprétatives ; elles permet-
Le genre dit judiciaire statue sur le passé, mesure l'accomphssement tent en outre de faire un inventaire pwvisoire des relations critiques, qui
des choses, et, rétrospectivement, rapporte les actions à leurs intentions doivent étre explorées plus précisément, et faire l'objet, éventuellement,
et objectifs antérieurs, ainsi qu'à l'ensemble des jugements de mêt:ne de description typologiques et s-yntaxiques. On retiendra notamment les
nature dont la collectivité a gardé la mémoire. Nous avons donc affmre suivantes:
à une attitude qui pese toute valeur à l'aune d'une perspective « rétros-
pective », une troisieme forme de vie qui engendre sa propre série de 1 I Le rôlejoué par le texte à l'intérieur des rôles et constituants canoniques
pratiques et de genres textuels : l'histoire, l'enquête, le journalisme d'in- de la scene.
vestigation, la plaidoirie et le réquisitoire en sont des genres dérivés. Il peut être adjuvant, destinateur, objet, etc. Il peut être le vecteur
n est bien clair que ces trois orientations ternporelles (prospect:lve, d'une manipulatioq modale ou passionnelle, ou simplement d'une pres-
concomitante et rétrospective) ne fonctionnent qu'à hauteur des straté- cription circonstantielle et technique, etc. On pourrait aussi, plus préci-
gies argumentatives, et que, si elles dictent quelques choix teniporels sérnent, examiner le statut du texte comme oldet de la pratique : il peut
dans le texte lui-même (ce qui n'est pas assuré), leur compréhension nar- être produit, utilisé, consommé, détruit, transposé, traduit, etc., et il
rative ne peut pas y être entiere ; dans le texte, par exemple, le genre fluctue alors non seulement entre des róles actantiels (par exemple objet
judiciaire peut se donner tout uniment comme un récit (des faits à modall objet de valeur), mais aussi entre des univers de valeurs diffé-
reconstituei), et ce n'est que dans la pratique englobante qu'il pren_dra rents (selon qu'il est traité comme unique, singulier, éclatant, ou multi-
toute sa dimension de sanction. Et de fait, ces choix temporels renvment pliable, reproductible, voire destructible).
à des formes de vie, qui commandent et subsument les choix stratégi- 2 I Les interactions entre les modes sémiotiques et sensZ:bles.
ques, et qu'on pourrait qualifier respectivement comme « projective », Le fait même que le texte participe à la sd:ne pratique implique que
« présentifiante » et « explicative ».
cette derniere soit ípso facto syncrétique, puisqu'elle sera composée, d'un
112 Pratiques sémíotiques

côté, du mode sémiotíque propre au texte et, de l'autre, de ceux des CHAPITRE III
autres constituants de la pratique. L'analyse typologique doit alors s'in-
téresser à l'organisation tactique des syncrétismes et des associations EF:FICIENCE ET OPTI:MISATION DES PRATIQUES
sensorielles, et donc aux differents choix possibles, pour l'articulation
d'une sémiotique-objet tcxtuelle et des autres modes sémiotiques de la
pratique.
3 I Les opérations d'intégration ascendantes et descendantes.
Elles comprennent ou pas des syncopes, elles prqjettent des contrain-
tes de genre et déploient des instructions pratiques et stratégiques. Elles
valorisent ou dévalorisent le texte et ses axiologies, selon qu'elles l'asso-
cient ou le dissocient des actes et opérateurs pratiques et stratégiques.
UNE ÉPISTÉMOLOGIE DES PRATIQUES SÉMIOTIQUES?
Elles font et défont les syncrétismes. Ce sont les opérations de la rhéto-
rique générale des modes sémiotiques.
Descliptíon sémio-línguistique et pratique intetprétative

Prendre en compte des «pratiques>) dans l'économie générale de la


sémiotique modifie le statut de la description et de fexplication sémiotiques. La
pratique sémiotique par excellence, celle qui consiste justement à refor-
muler la signification dans un méta-langage construít, a eu longtemps
un statut ambigu : la solution la plus facile, en effet, consiste à traiter
cette reformulation comme une « traduction >>, d'un discours de
niveau « n » dans un discours de niveau « n + l >>, le premier étant une
sémiotique-o~jet à analyser, et le second, le discours même de l'analyse.
C'est cette définiúon qui permettait de définir la pratique sémiotíque
comme « description » ou << explicaúon >>, c'est-à-dire comme << traduc-
tion méta-linguistique » de la signification immanente.
Mais cette définition formelle était déjà battue en breche au sein
même des théories de la lecture, ou de la réflexion herméneutique.
Du côté des tliéories de la lecture, on était conduit à distinguer
notamment les « lectures savantes » des autres types de lectures 1, et, ce
faisant, on butait alors sur le fait que les unes donnaient lieu à la pro-
duction de discours d'analyse, alors que les autres ne pouvaient être pri-

1. A. J. Greímas rétorquait alors par une boutade « élitiste » : << On ne fait pas la sémíotique de la
musique pour les idíots musicaux », et réaflirmait en cela la supériorité de príncipe de l'analyse
sémiotique, susccptible de poser et articuler l'ensemble des conditions de toute lecture. On peut
certes convenir de ce príncipe, et soutenir que L'analyse shniotique n'est pas une << lecture », mais
une « proto » ou "méta » lecture, mais cela ne suspend pas pour autant son statut de «pratique>>.
En outre, cela n'interdit pas non plus de se demandersi les autres pratiques de lecture ne propm:ent
pas eUes aussi, y comprís à titre implicite, des « conditions >> de lecture, dífférentes de que
produít l'analyse sémíotique.
114 Pratiques sémiotiques E.fficience et optimisation des pratiques 115

ses en considération que sous forme de procédures perceptives et cogni-


tives (notarnment, dans les années 1960, la théorie des « femtions », 7jpes épistémologiques
<< balayages », « hypotheses » et « vérifications d'hypotheses »). Mais du
même coup, et en retour, on était concluir à s'interroger sur les « opéra- De fait, l'explication sémiotique a souvent changé de statut. Un bref
tions » de lecture impliquées dans la lecture savante, en amont de la
retour en arriere montre en eifet que ce type de réflexion a d'abord été
production du discours d'analyse, et tout particulierement sur le statut situé dans une hiérarchie des niveaux sémiotiques, notamment chez
perceptif et cognitif des modeles utilisés : ainsi, !e « parcours génératif de
Greimas (dans Sémantique structuratet : niveaux descriptif, méthodologique et
la signification », de simulacre de la production du sens, devenait une
épistérnologique), sur le modele conçu par Hjelmslev des sémiotiques-
séquence d'expériences du sens, une suíte de procédures qui produisent du
objets, des méta-sémiotiques et des sémiologies. La prolifération vir-
sens. Cela revient à reconnaí:tre qu'au niveau « n + l », on n'a plus seu-
tuelle des niveaux de métalangage, souvent discutée à l'époque du struc-
lement affaire à une simple reformulation, mais à une pratique
turalisme (notamment par Lacan et Greimas lui-mêrne) est ici arrêtée
complexe, appartenant elle-même à une gamme de pratiques compara-
par une décision épistémologique.
bles, et susceptible d'approches variées et pluridisciplinaires (cognítive, Cette conception de la réflexion épistémologique se caractérise par
sémiotique, sociologique, . . . ·. . la récursivité du príncipe d'engendrement qui la fonde, à l'égard duque!
Du côté de l'herméneutigue, la célebre critique de Paul Ricceur, qm
toute imposition de limite fait figure de décision arbitrairc.
dénonçait le « guidage téléologique » masqué par l'explication sémio-
Par la avec le développement de la sémiotique du discours,
tiquel, renvoie à la même difficulté. En effet, s'íl y a un « guidage téléo- cette relation entre niveaux méta-sémiotiques a été ímplicitement recon-
logique » de l'explicatíon, cela signifie que cette derniere ne peut être duitc et transformée grâce à la notion d' « intertextualité >> (ou « inter-
considérée comme une procédure automatique et impersonnelle de diseursivité ») : dans le discours épistémologique, la description sémio-
reformulation, et que son résultat ne peut être présenté comme un
tique faít figure d'intertexte, qui mentionne, cite, commente et
« simulacre ».
reformule le texte prcmier, et qui est lui-mêrne susceptible d'être cité,
Selon Ricceur, l'explication serait en elfet soumise à un « projet »
mentionné, décrit et commenté au niveau épistémologique. Cette
implicite, une visée guidée par une appréhension préalable du sens de
seconde époque a notamment favorisé les procédés de s~miotisation
l'action, une sorte de projection, sur le texte, et par l'intermédiaire des
«de seconde main >>, puisqu'à ce compte, n'importe que! d1scours des-
modêles explicites de l'analyse, de nos intuitions forgées antérieurement
criptif, même élaboré en dehors du champ scientifique de la s~m~o~que,
par l'expérience du temps et de la temporalisation de l'action. Prqjet: visée
peut être ainsi « récupéré », et reformule en m~ta~langage_ semwuque.
téléologique, sens intuitfj; expéríence du temps: tout conduisait déjà à une autre Des lors, le discours épistémologique de la sémwttque, pns dans cette
définition de l'activité méta-sémiotique, qui en ferait une sémiotique-
boucle r6troactive et tautologique, n'intervient que pour justifier apres
objet à part entiere, distincte de la sémiotique-objet analysée.
coup une telle reforgmlation, sans véritable gain heuristique: c'est la
Mais l'objection de Paul Ricceur va plus loin encore, puisqu'elle
limite critique du príncipe de riflexivité qui caractérise cette seconde
relativise la pratique explicative, et en fait une pratique parmi d'autres.
conception.
En effet, elle ne différe des autres pratiques de lecture que par la forme Mais si le << niveau n + 1 » est défini comme celui des pratiques, la
de l'explication, par la médiation des modeles explicites qu'elle inter-
délimitation et la définition des plans d'immanence obéissent au moins
pose entre le rnoment de la visée téléologique et le moment de la. pro- à quatre nouvelles contraintes, qui interdisent aussi bien le fonctionne-
duction de l'analyse. Mais elle partage avec toutes les autres pratiques
ment récursif que le fonctionnement riflexif:
de lecture, ce qui fait d' elle, justement, un certain type d'herméneu-
tíque : prqjet, visée téléologique, sens intuitfj; expérience du temps. I I Chaque niveau est défini par son propre champ d'expression, cor-
respondant à des types d'expérience différentes, de sorte que chacun
I Paul Rico:ur. "La >trammairc narrativc de Greimas », Actes sémiotíqueJ. Documents, II, 15, Paris,
CNRS, 1980, te~tc ens~íte repris dans úctures 11, Paris, Le Seuil, 1992. 1. Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale, Paris, ?UF, 1986, p. 13-17.
116 Pratiques sémiotiques FJ!iâence et optimisatian des pratiques ll7

est irréductible à l'autre. Le méta-langage de niveau « n + l » obéit conc~~rentes, m~s de_ type diflerent, et notamment aux autres pratiques
clone à des de constructions ditférentes de la langue naturelle quotidiennes qm solhcitent le lecteur. L'une comme l'autre inte!!rent
utilisée au niveau {< n ». Par exemple, l'organisation des formants d~r~c une part de strat~gie, l'une grâce à l'intégration d'une fili~tion
sensibles en « dimensíon plastique » au niveau eles textes-énoncés cntlgue, l'autre par l'adaptation à l'environnement actuel de la lecture.
constitue un gain d'articulation irréversible par rapport au niveau . A la récursivité illimítée de la premiêre coneeption, à la rifjlexivíté tautolo-
eles figures-signes. L'explication et l'interprétation du niveau « n » au gtque de ~a. ~econde, _o~ propos~ ~onc de substi~uer la transitivít.é intégmtive
niveau << n + l » ne peut donc pas être « réflexive », et elle est clone de la tr01s1eme. Mms Il faut prec1ser tout de smte que cette « transitivité
nécessairement « transitive ». intégrative » place l'explication et son interprete au cceur même de l'im-
2 I Chaque n.iveau procede clone de maniere différente pour produíre manence pratique: pas de« surplomb », pas de « transcendance » · l'ef-
un « plan de l'expressíon » pertinent, et on en connaít la hiérarchie fet « méta » découle directement eles opérations d'intégration. '
: (i) unités élémentaires, isolées par analyse dans le contí-
nuum perceptif, et fixées par commutation, pour les ftgUres-signes ;
(ii) réseaux textuels et isotopies structurantes, fixées par la recherche Nmmes, modêles et critique du structuralisme
d'une interprétation cohérente, pour les textes-énoncés ; (iii) organisa-
tion actantielle et modale des scenes prédicatives, pour les pratiques; Épistémologie pratique et méta-sémiotiques
(iv) régimes spatio-temporels de la confrontatíon entre les pratiques,
pour les stratégies ; (v) style et a..xiologie eles rythmes de confrontation, Reprenon.s le fait central propre à l'épistémologie pratique: elle sup-
pour les formes de vie. Le passage d'un niveau à I'autre ne peut clone pose eles allers-retours tot~ours possibles entre les plans d'immanence, et
pas être « récursif », et il est nécessairement « intégratif >'>. ce sont ces allers et retours qui perrnettent les réglages internes et externes
3 I Chaque niveau est défini par la maniere dont il entre en relation avec du cours de la pratique. On pourrait en déduire notamment que toute
les autres, antécédents et subséquents, grâce aux opérations d'íntégratíon intégration ascendante (c'est-à-dire quand le niveau « n » integre une
et/ ou de syncopes rhétoriques, et éventuellement grâce à eles sémioti- représentaüon plus ou moins complete du niveau « n + 1 ») est de nature
ques-objcts intermédiaires faisant fonction d'interfaces. Le príncipe méta-sémiotique : si le texte integre des représentations de la pratique de
d'intégration ascendante ou descendante, avec ou sans syncopes, lecture ou d'analyse, íl développe une dimension méta-sémiotique de
entre les ditférents niveau:x, s'applique tout particulieremcnt à celui type analytique; si une notice de mode d'emploi est apposée sur une
eles pratiques, puisqu'elles constituent le niveau médian du parcours. machine, celle-ci elle aussi une dimension méta-sémiotique, de
Par conséquent, la maniere dont une pratique prend en charge les type technique et didactique. Et, pour la même raison, une pratique qui
niveaux inférieurs et supérieurs entre dans sa définition spécífique. afliche, à travers sa forme syntaxíque, son rapport aux autres pratiques
integre une dimension méta-sémiotique de type stratégique.
Dans le scns de l'intégration ascendante, la pratique de l'analyse Mais comme rrous le suggérions ci-dessus, cette dimension « méta »
s'etforce stratégiquement de se situer par rapport à d'autres pratiques n'est qu'un etfet du processus d'intégration. Sous certaines conditions,
du même type, et/ ou concurrcntes, et pour cela, elle dispose une chaine cet etfet « méta » de l'intégration ascendante peut être lui-même pro~
de garants, qui prend la forme d'une filiation ou d'un réseau d'acteurs, jeté, en intégration descendante, dans un texte (un texte de commen-
représentant globalement l'actant destinateur: ce sont les « références », taire méta-sémiotique), mais ce cas particulier ne doit pas occulter le fait
les mentions de lectures antérieures, et de lecteurs autorisés et légitimes, que toute intégration produit potentiellement un tel em~t, et que, par
sous la caut!on desquels l'analyste se présente comme un actant « hété- conséquent, une pratique quelconque soumise aux opérations d'intégra-
ronome ». A l'opposé, la pratique de la lecture quotidienne installe un tion implique toujours une dimension « inteiprétative ». <

actant « autonome », voire un simple « non-sujet », obéissant aux codes Nous avons déjà posé comme príncipe (supra) que toute analyse
génériques et à l'expérience immédiate que lui procure la fiction, mais, impliquait une modélisation interne, une schématísatíon en acte, dans
cc faisant, cette pratique doit être ajustée elle aussi à d'autres pratiques l'objct à analyser, que la pratique d'analyse recueille, exploite et fait
118 Pratiques sémiotiques Efficience et optimisation des pratiques 119

signifier. Mais cette propriété n'est pas généralisable à l'ensemble des sera alors traitéc comme une activité &: schématisation-modélisa-
plans d'immanence, car seul le niveau des pratiques comprend dans sa tion interne, immanente à la pratique;
définition ce príncipe d'ouverture et d'accommodation permanente, ce 3 I e~le pe~t enfin ~tr~ à la fois identifiée comme une composante de la
príncipe de l' « en acte :>>, qui lui permet justement d'exploiter les sché- dimen~wn strat:gtque, appartenant à un niveau supérieur à celui de
matisations vivantes et les modeles émergents identifiés sur les autres la prattque, mats reconnue et saisie dans sa projection sur un niveau
plans d'immanence, dans les autres sémiotiques-objets. de pertinence inférieur, par exernple un nivcau textuel verbal ou
Faisons un pas de plus : si nous pouvons parler, à propos d'un texte, ico_nique ; lors de cette intégration descendante, la pratiq~e interpré-
d'un objet, ou d'une stratégie, d'une « modélisation interne >:> ou d'une tattve prend alors le statut de descriptions ou de rcprésentations tex-
« schématisation en acte :>>, ce ne peut être que pour une seule raison : la tuelles, et le texte en question afftche alors une dimension « méta-
projection, par intégration descendante ou ascendante, d'une propriété sém~otique >> par rapport à la pratique, que ce tcxte appartienne à la
qui n'appartient en propre qu'aux pratiques. Si le texte s'organise selon pratique en cours elle-même (on parle alors d' << autodescription >>
un certain modele peu à peu dégagé, c'est parce que nous supposons ou d' « a~toreprésentation >>), ou à une autre pratique, spécifique-
que la pratique qui l'a produit avait cette propriété de modélisation, et ment destmée à ce genre de commentaire textuel. -
qu'elle en a laissé des traces dans le texte même. De fait, le plan d'im-
manence des pratiques, de médian qu'il était dans la hiérarchie, devient Quelle que soit la solution exploitée, il entre désormais dans la défi-
ici central, des lors que nous nous préoccupons d'efficience et d'optimi- nition des pratiques une part d'interprétation, et par conséquent dans
sation, et de la part d'interprétation qu'elles impliquent. la scene prédicative des pratiques, une instance interprétative. '
Ce raisonnement nous conduit à considérer (i) d'une part que toute
pratique peut à ce titre intégrer une pratique interprétative, et que Bourdieu : critique du structuralisme et schématisation de la pratique
(ii) toute pratique interprétative est confrontée, en raison de l'intégration
possible des autres plans d'immanence, aux schémes, modeles et disposi- . Dans la ~erspective qui n~us intéresse ici, la critique adressée par
tifs directeurs des autres sémiotiques-objets. Globalement, cela revient à Pterre B~urdteu a~ structurahsme porte exactei?ent sur ce point : le
conclure que l'actant opérateur de n'importe quelle pratique, et surtout s_tructurah~me est_ mcapab~e de rendre compte de l' « exécution :>:> pra-
des lors qu'elle integre une part de stratégie (n + 1), d'objectalité (n- 1) tique, car tl ne satt pas articuler les modeles qu'il construit avec le faire
ou de textualité (n- 2), est aussi un interprete. L'observateur et !'inter- ~ratique des acteurs. La critique commence, bien entendu, avec la pra-
prete impliqués dans leur propre pratique interprétative : voilà un motif tique de la langue :
bien banal en anthropologie, mais encore faut-il en apporter la démons- ~es qu'on passe de la structure de la langue aux fonctions qu'elle remplit, c'est-à-
tration, et en valider la valeur heuristique, au-delà des déclarations dire aux usages qu'en font réellement les agents, on s'aperçoit que la seule connais-
sance du code ne permet que tres imparfaitement de maitriser les interactions lin-
incantatoires et des positions idéologiques infalsifiables. guistiques réellem~nt effectuées 1•
Le statut de cette pratique interprétative intégrée au processus syn-
tagmatique de toutes les pratiques, quelles qu'elles soient, dépend du Si le code (le modele, le systeme) ne permet pas de décrire et de
niveau de pertinence auquel elle est affectée ou saisie : comprendre la parole concrete, c'est justement parce que, du point de
vue de la structure, le faire pratique est toujours considéré comme un
l I elle peut être identifiée à un niveau de pertinence supérieur, sur7 << rebut >>, un «reste:>> non pertinent. Ce geste d'exclusion, Bourdieu
plombant par rapport à la pratique elle-même, contrôlant explicite- l'attribue à l' « objectivisme :>:> : -

ment le cours de cette derniere, et elle apparaitra alors comme une ... l'impuissance du structuralisme linguistique à intégrer tout ce qui ressortit à ]'exé-
composante de la dimension stratégique ; cution ... , l'incapacité de penser la parole, et plus généralement la pratique, autre-
2 I elle peut être saisie directement dans la forme syntagmatique de la
pratique analysée, comme une hypothese explicative nécessaire pour L Pierre Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, précédé de Troú études d'ethnologie kabyle,
rendre compte des inflexions observées dans le cours d'action, et elle Lbrairie Droz, Geneve, Paris, 1972, p. !69.
Pratiques sémiotiques E.fficience et optimúation 121
120

ment comme exécution: l'objectivisme construit une thêorie de la pratique (en Ces schemes sont, comme le précise Bourdieu lui-même ( « scheme
tant mais seulement comme un sous-produit négatif, ou, si l'on pcut immanent à la pratique » ), des unités pertinentes du plan d'immanence
dire, commc un immédiatcment rnis au rebut, de la construction des qui nous intéresse ; ce sont en quelque sorte les «formes
mes de re!ations objectives '. ques » du faire pratique. La difliculté tient ensuite au fait que ces « sche-
La notion rnéme d'exécution est à bannir, puisqu'elle présuppose un mes », pour n'être pas de simples exécutions de plans ou de modeles
modele qui, dans sa définition exdut ce qu'il y a justement de préexistants, prennent une allure cognitive três incertaine, et Bourdieu
dans le faire pratique. Ou encore: s'efforce de défendre à la fois le caractere incertain et le caractere
La théorie de l'action comme exécution du modele (au double sens de norme et intelligible de ces schemes :
de construction scientifique) n'est qu'un exemple panni d'autres de l'anthropologie ... comprendre la logique de toutes les actions qui sont raisonnables sans être le pro-
imaginai r e qu'engendre l' objectivisme lorsque. dm:nant, comrn_e dit Marx, «.les cho- duit d'un dessein raisonné ou, à plus forte raíson, d'un calcul ratíonnel ; habitées
ses de la logique pour la logique des choses », d faJ.t du sens objecnf des prauques ou par une sorte de finalité objective sans être consciemment par rapport à
2
des ceuvres la fin de l'action des agents • une fin explicitement constítuée ; íntelligi'Jles et cohérentes sans être issues d'une
intention de cohérence et d'une décision délibérée ; au futur sans être !e
La solution consiste, pour Bourdieu, à accepter la subjectivité des produit d'un prqjet ou d'un plan 1•
agents, et à renoncer pour commencer au réalisme de la structure--:
Pour échapper au réalísme de la structvre qui hyposta.sie les systêmes de r<;lati.ons
De fait, l'intelligible (et l'intelligent) n'est ici ni dans une structure
tives en les convertissant en totalités déjà constituées en dehors de l'h,storre de qui serait identifiable, ni dans une intention qui serait reconnaissable
dividu et de l'histoire du groupe, il faut et i! suffit d'aller du modus operatum au modus dans la mise en reuvre de la pratique, mais dans un processus d'accom-
modation permanente, un processus qui releve à la fois des et
Rechercher le morlus operanrli, c'est clone, dans une théorie de la pra- eles formes de vie :
tique qui ne serait pas objectiviste, reconstruire ~e mod~ de génératio? Le langage de la rêgle et du modêle, qui peut paraítre tolérable lorsqu'il s'applique
à des pratiques étrangêres, ne résiste pas à la seule évocation concrête de la maitrise
des pratiques : comment donne-t-on du sens au fmre pranque en le ~ratl­ pratique de la symbolíque des interactions sociales, tact, doigté, savoir-faire ou sens
quant ? L'analyse consiste alors, comme dans une perspecnve hermeneu- de l'honneur, qui supposent les jeux de sociabilité les plus et qui peut se
tique somme toute classique, à reconstituer, sous la forme d\me pror:re doubler de la mise en ceuvre d'une sérniologie spontanée, c' est-à-dire d'un corpus
expérience subjective, l'expérience qui a cond~it, pour l'a~n:e, a~ fa1:e de préceptes, de recettes et d'indices codifiés. Cette connaissancc pratique qui se
pratique analysé. Mais comme cette reconstructton-su~erposltiOn d :xp:- fonde sur le décryptage continu dcs índices « perçus » et non « aperçus » de l'ac-
cueíl fait aux actions déjà accomplies, opere contim1ment les contrôles et les correc-
riences doit tout de méme aboutir à une connaissance, il faut clone defimr tíons destinés à assurer l'ajustement des pratiques et des expressíons aux attentes et
le statut de ce qui va être ainsi décrit. La connaissance scientifique étant à aux réactions des autres agents, et foncrionne à la d'un mécanísme d'autoré-
la recherche de lois et de regles, il faudra clone distinguer deux typ?s ~e gulation de redéfinir continíiment les de l'action en fonction de
regles: celles de l'objectivisme, les «modeles», et celles du « SUbjcCtl- l'information reçue sur la réception de l'information émise et sur les elfets produits
visme bourdieusien », les « schemes » : par cette information2•
... la polysémie du mot regle: employé le plus souvent ~u sens de no:nze. . Le faire pratique ne produit clone des schemes intelligibles, à
sément et explicitement reeonnue, comme la lm morale ou JUndique, .
au sens modele théori.que, construction élaborée par la science pour rendre ra1son une accommodation incessante, que parce qu'il est d'abord ou en même
des pratiques, ce mot s'emploie anssi, par exception, au sens de s~hême (o~ de pnn- temps un faire sémiotique : le prélevement de signes et d'indices présup-
cipe) immanent à la pratique, qu'il faut díre impli~ite plntôt qu'm~onsC!ent, pour pose que le faire pratique, ainsi que tous ceux avec lesquels il interagit,
signifier tout simplement qu'il se trouve à l'état pratique dans la pranque des agents est doté d'un plan de l'expression, et que l'accommodation stratégique
et non dans leu r conscíence 4 • -·
consiste à interpréter sans cesse les figures de ce plan de I' expression, à
I. Esquisse ... , op. cit., p. 169.
2. Ibid., p. 174.
3. Jbid. I. Pierre Bourdieu, l.e setts Paris, Minuit, « Le Sem comrnun », 1980, p. 86.
4. Ibid., p. 171. 2. Esquísse ... , op. át., p.
122 Pratiques sémiotiques et optimisation des pratiques 123

les rapporter aux contenus vécus (au passé et au '-''"~'~iH.i. tinence , . des habitus
. est donc , dans nos propres "au mmns
· ce Jm· d es
et à infléchir !e cours de l'action én fonction des résultats obtenus. strate_gies coll:cttves, et, plus .probablement, celui des « styles stratégi-
En somme, Bourclieu reconnaít l'existence d'une diversité de solu- ques » collectifs, autrernent clit, des <1jànnes de vie J>.
tions, pour expliquer le contrôle oil l'ajustement stratégique des prati- .Par intégr~tio,n as?endante, la pratique collective produit clone des
ques, et ces diverses solutions renvoient à 'des plans d'immanence diffé- ~abztus,. et, yar mtegratwn descendante, r habítus v1ent déterrniner les pra-
rents : des plans de niveau inférieur à celui des pratiques, comme celui tiques mcliV1duelles.
des figures-signes ou des textes et ícônes, et des plans de níveau supé- . On le ,c~nstate, P?Ur Bourdieu, Ies accornrnodations permanentes
rieur, comme celui des stratégíes et des formes de vie. l\fais il retient qm. ~ara~tensent.le fa1re pratique ne se contentent pas d'informations
finalement cornme explication leut articulation commune dans l'activ.ité hmttees. a la prauque en cours elle-même, et puisent à d'autres niveaux
schématisante de la pratique ellecmême: l'efficience pratique est irnma- de pernn:nce, aux niveaux inférieurs et aux niveaux supérieurs : ce
nente au cours des pratiques, inclissociable du processus qui construít b~layage meessant, ces intégrations ascendantes et descendantes sont
leur signification. tres ex~ctement. celles que nous a vons déjà décrites.
Parmi les schémes invoqués par Bourdieu, il en est au moins un qui , Mms, du pomt. de vue de Bourdieu, et qui sera désormaís aussi le
ne peut appartenír au plan d'immanence des pratiques: l'habitus: notre dans ce chapttre, ces rnouvements d'intégration ne sont pas consi-
... dcs habitus qui sont produits selon des modes de génératíon différents, c'est-à·dire par , . ~omme ~es opérations rhétoriques, en vue de la construction de
des condítíons d'existence qui, en des définitions dífférentes de s?mtotiques-objets cornposites et syncrétiques, mais comme des modali-
sible, du du probable et du certain, donnent à éprouver aux urts comme tes, de. contrôle et de .sémiotisation du cours d'action : ce sont des inter-
nantrelles ou raisonnables des pratiques ou des aspirations que les autres ressentent pretauons: et. des gi~Ide.s de l'action; dles constituent, justement, cette
comrne ou scandaleuses et inversernent'.
part de fatre mterpretattf que nous supposions plus haut par hypothése
L'habitus a clone une composante modale, mais c'est l'expérience au c~ur de l'acc?~modation des pratiques. ' ' '
pratique qui rnodalise le sujet, qui engendre l' habitus, leque! à son tour Des lors 1:
s~r-d~sant ({ subjecti·visme » de Bourdieu n'a plus grand-
schématisera d'autres pratiques. Toutefois, c'est surtout sa profondeur chAose de subJeCtl~: d n'est pas. qu?stion de l'intériorité des acteurs, ni
temporelle qui fàit toute l'efficience de l'habitu::,~ ce qui, év.idemment, fait m~rr:e. de l~ur pom.t de vue subJect!f sur l'action (encore que ce dernier
qu'il échappe aux limites du champ de pertinence de kscéne pratique sort t~t pertm:nt) ; Il est seulement question des « schemes immanents »
proprement dite : d~ fmre pratique, c'est-à-dire des agencements syntagrnatiques que le
L'activité pratique, dans la rnesure ou elle est sensée, c'est-à-díre engendrée par un
~aire pratique :e donne à lui-même, grâce aux processus d'accomrnoda-
habitus immédiatement ajustê aux tendances immanentes du est un acte de uon qu'autonsent les interprétations intégratives, ascendantes et
temporalisation par leque! transcende le présent irnmédiat la mobilisa- descendantes, au cours mêrne de l'action.
tion pratique du passé et de l'avenir inscrit dans le à titre de . ~~ c'est pourquoi l'opposition apparemment três tranchée entre J'ob-
potentíalíté objective2 • JecttviSme et !e subjectivisme se résout, finalement, en une sorte de
recommandatwn , épistémol?gíque, une précaution de principe, qui
Pour situe r le plan d'immanerice de 1'habitus, Bourdieu évoque « le
prend la forme d un modaltsateur du discours de ['analyse:
champ » (sous-entendu « le champ social Mais l'habitus caractérise
des ensembles d'acteurs sociaux (des «classes» ou l'équivalent), des L'inanalysé de tome analyse savante est le rapport subjectif du savant au mo d
ensembles qui ont connu indiv.iduellement et eollectivernent, par socJal et le rapport (social) objectif que suppose ce
· d--
subiectif ( ) e
J • • • ..
rt n e
n so c que
apprentissage direct ou par inculcation familiale, les mêmes expériences, ce seran eJa un considérable si l'on faisait to t d. .
1 d ·a1 . u ISCours savant sur
les mêmes rnodalisations, les rnêmes schématisations. Le niveau de per- e mo~ e soc1 . qui se lirait « tout se passe comme si ... » et qui, fonction-
l_lam .a la fa!on des quannficateurs de la logique, rappellerait contínilment le statut
eptstemolog~que du d1scours savant'.
L Esquisse ... , op.
2. Pierrc Bourdieu, Sur la théoric de l'action, P:tris, Le Senil,« Points-Essais », 1994,
p. 172-173. L Sens prat1que... , op. cit., p. 49.
Pratiques sémiotiques Ffficience et optimisation des pratiques 125
124

Puisque l'analyse (y compris l'analyse sémiotique) est une pratique, ~ration d'~me part de straté.&,rie dans toute pratique; en d'autres termes,
elle doit elle-même faire la part de ses propres stratégies d'accommoda- st les pranques sont porteuses de valeurs, et si ces valeurs nc: peuvent
tion à son objet, qui consiste en d'autres pratiques. Ce faisant, elle être aetualísées qu'au eours de l'élaboration de schemes immanents
integre du même coup le fait que ce sont ces pratiques elles-mêmes.qui dans !e eours même de l'aetion, alors ce sont les formes syntagrnatique~
actualisent et produisent leurs propres schemes, en même temps qu·elle elles-mêmes qui porteront ees valeurs.
produit les siens propres ; en conséquence, l'analyse devient une accom- . Le ritu~l offre ur: exemple canonique d'efficience syntagmatique. Elle
modation permanente entre deux activités de schémat~sation im~a­ uent e_n efiet essentJ.ellement à l'organisation séquemielle, aspectuelle et
nente: celle de la pratique d'analyse et celle de la pratique analysee. rythm1que du cours des interactions. Plus précisément, les rituels, et
« Tout se passe comme si ... » était l'expression favorite de (~Teimas, ~us­ not~r~.m:ent les rituels de sacrifice, constituent globalement un « don »,
tement, quand i! quittait le raison~ement purement d~ducti[po~r ~JUS: mms il faut, comme dans toute procédure de« don »,que !e destinataire
ter son discours d'analvse aux « frots >> textuels analyses ... c est-a-dire a sache le reconnaítre comme tel; en cela, !e rituel s'apparente à une forme
la pratique productiv~ qu'il croyait reconnait!'e à travers son objet de communieation persuasive, suseeptible de mettre le destinataire en
confiance, et en mesure de distinguer la forme syntagmatique du rituel de
d'analyse.
toute autre possible. Et les participants du rituel eux-mêmes doivent aussi
se persuader qu'ils sont engagés dans une pratique spéeifique, isolable de
toute pratique concurrente, et différente de toute pratique apparentée. Le
L'EFFICJENCE DES FORMES SYNTAGMATIQUES faire interprétatif immanent à la pratique consiste clone ici à la fois à con-
trôler cette forme syntagmatique, et à la reconnaí'tre comme celle même
qui donne au rituel son sens de« donation ».
L'iffuience de la << bonne forme» Globalement, il apparait dans le détail de l'analyse que le rythme, la
structure aspeetuelle et l'ordonnaneement syntagmatique du rituel exer-
Si nous cherchons maintenant à définir l' « efficience » des prati- cent une persuasion et facilitent l'interprétation concernant le statut de
ques nous serons clone plus particulierement attentifs à identifier ce qui · la pratique en cours. En somme, le caractere « fermé » « rigide » et
en f;it eles pratiques réussies, et qui en somme délivrent à ~eh:i qu! s'y « récurrent » de la séquence est en lui-même une modali;ation~ expli~ite
adonne, en même temps que leur résultat, une part de leur s1gr:1ficatron. de l'acte d'énonciation, une «figure» qui manifeste figurativement et de
D'un point de vue psycho-sociologique, une pratique réuss1e est une maniere perceptible la « bonne forme )) syntaxique et qui est destinée à
pratique qui donne satisfaction, et à propos de laquelle tel ou tel acteur susciter une reconnaissance distinctive et persuasive du caractere rituel
exprime sa satisfaetion; il n'est pas utile de s'ét~ndre_ ou~re mesure _sur de la pratique.
ee type d'évaluation, qui ouvre la porte à des rat10nahsat1ons et des JUS- Au quotidien, par exernple, parmi toutes les maniêres de se nourrir,
tifieations a posteriori, et, de faít, à tout autre chose que la valeur de la íl. en est certaines qni eonferent à cette pratique le caractere d'un quasi-
pratique elle-même. La « satisfa_etion », en effet, pa~ le fai: mên::. qu: elle ntuel : c'est le cas, notamment, du « repas família! », du « dí'ner entre
s'exprime en dehors de la pratique proprement dite, releve deja d une amis » ou du « déjeuner professionnel ». Nous examinerons tout à
autre pratique, et engage clone des stratégies. . l'heure plus précisément la forme de cette pratique, mais d'ores et déjà,
C'est dane en immanence qu'il nous faut ehereher l'effic1enee, et une évidence s'impose : la ritualisation des pratiques alimemaires est la
non dans d'éventuelles déclarations ultérieures des acteurs. En imma- seule maniere que nous ayons de nous persuader que nous sommes dans
nenee, une pratique réussie est une pratique eohére~te, au _eours de le cadre d'une pratique appelée « repas )>, et c'est en outre une maniere
laquelle les partieípants ont pu et ont su contrôle~ les mtr:ractw.ns, une d'articuler cette pratique avee d'autres : la vie de famille. les relations
pratique qui délívre, en acte, le sens qu'elle n'avmt pas necessa1rement amicales, les réunions de travail, etc. .
au commencement. L'hypothese qui nous guide (cf. supra) est que eette Le cours d'un repas, comme de tout autre rituel social, se caracté-
efficíence implique une dimension interprétative et, entre autres, l'inté- rise, on !e sait, par l'ordonnancement des mets, mais aussi par la plus ou
126 Pratiques sémiotiques
lijficience et optimisation des pratiques 127
moins bonne synchronisation des autres parcours syntagmatiques .: l,a
conversation, l~s rires et les éclats, la gestualité, no_tamment. Les di!fe- des actes et des actants : elle rnodifie leur vouloir, leur savoir, Icur pou-
rents sous-genres canoniques (en famille, entr~ _am1s, entre parten~.Ir~s voir et leur croire. Bourdieu donne un exemple emprumé au corpus
professíonnels) codifient ces parcours synchromses : les bonnes mameres kabyle, ou il commence par rappeler que Ia pratique n'est jamais une
dictent Je type de theme qui peut être abordé d~ns chac~n des sous~gen­ stricte exécution de modeles (cf supra) :
res, le moment qui convient pour abon:Jer tel SU]et, et meme les reg:tstres ... la maítrise parfaite des modeks de la mar.iere d'obiiir aux modiles qui définit I' excel-
de langage et le niveau sonore. wfms. ces normes. ne sont que des lence s'exprírne dans le jeu avec le temps qui transforme l'échange ritualisé en
reperes, Ies codes sont élastiques, et latssent place a t?utes s~rt~s de affrontement de stratégies. Ainsi, on sait qu'à l'oceasion clu mariage, le chef de la
famille à qui I'on demande une filie doit toujours répondre sur-le-champ s'il refuse,
péripéties inattendues : c'est alo_rs q~e le contrôle mterpretattf et
mais qu'il diffêre à peu pres toujours sa réponse lorsqu'i! a l'intention d'accepter: ce
l'impmvisation stratégique son_t ~ec.essmres. ~ · faisant, il se donne le moyen de perpétuer aussi longternps que possíble l'avantage
Pierre Bourdieu a souvent ms1ste sur le role du temps, et surtout du conjoncturel (lié à sa posítion de sollícité) qui peut coexíster avec une infériorité
tempo comme substance stratégique des pratiques : , structurale '.

Mais il n'est pas jusqu'aux échanges les plus ritualisés, oú tous le~ moments ~e l ac-
tion et leur déroulement sont rigoureusement prévus, qm ne pms~ent auto,~ser un Le délai de la réponse ne change rien à la valeur du « bien » (ici :
affrontement de stratégies, dans Ia mesure ou les ag~nts test~nt maJtres de I mteroalle une fille à marier), puisque la position sociale (« structurale », écrit
entre Ies moments obligés et peuvent clone agir sur I adversatre en ~oua.nt ?u t~mpo Bourdieu) de chacun n'en est pas modifiée pour autant; mais il change
de J'échange. On sait que le fait de rendre un don sur-le-champ, e est-a-dire d abo- la valeur de la réponse elle-même, car ii permet de cultiver l'incertitude
lir l'intervalle, revicnt à rompre l'échange'.
(savoir), de faire sentir la possibilité d'une réponse négative (pouvoir), et
Entre le don et Ie contre-don, la condensation ou l'ex:ensio_n de l'i?- de donner du poids à la décision (vouioir). Et seule la réponse positive
tervalle définíssent pratiquement la valeur, non pas des b~e~s echanges, autorise de tels jeux temporels, car le don final viendra compenser le
mais de l'échange lui-même en tant que pratique. Un mtervalle trop dommage symboiique provoqué par la manipulatíon modale du parte-
court annuie cetle valeur sy11tagmatique ; un intervalle trop long _Ia pe~­ naire ; en cas de réponse négative, au contraíre, le refus et la manipuia-
turbe d'une autre maniêre. Bourdieu fait à cet égard une hypo~ese tres tion cumulés appara!traient alors comme une manifestation de pouvoir
éclairante : la manipuiation temporelle affecte la vérité des prauques, les outrageante pour l'autre partíe, et l'usage veut alors que le refus soit
prononcé sans déiai.
déiais Ies plus courts étant les plus « sinceres » et transparents, et les
délais les plus longs, les plus dissimulateurs : La « bonne forme» effidente est clone une fom1e syntag:tnatigue,
Le contre-don étant differé, l'échange généreux, à l'opposé du « donnant dormant >>, composa11t notamment des propriétés aspectuelles, actorielles, spatiales,
ne tend-il pas à voiler la transaction intéressée qui n'osc s:appar~Itre d_~s l'ms:ant, temporelles et rythmiques, dont l'agencement est en lui-même porteur
en Ia déployant dans la succession temporelle et en substituant a la sene contmue des valeurs pratiques, sachant que le faire interprétatif est toujours à la
de dons suivie de contre-dons, une série discontinue de dons apparemment sans fois un contrôle de cet agencement (en tant que « savoir »), et une
retour2• reconnaissance de êes valeurs (en tant que « croire »).
Agir sur le tempo de l'échange, c'est dane, selon Bourdieu, ~~r ,s~r
]a véridiction : grâce aux intervalles entre dons et ~o~tre~d?ns, lmteret
des parties en présence est masqué,, et seule _Ia generosite de chaque Les types rnodaux de l'ifficience
don. isolé dans le temps, se donne a percevmr. . .
On peut clone considérer, plus généraiement, que la mamp~lat:on La premiêre voie qui se propose, pour caractériser l'efficience des
pratique du tempo affecte la valeur syntag:tnatique v'Í.a la modahsatwn pratiques, est la voie modaie. Pier Luigi Basso 2 a proposé de distinguer

L Esquisse... , op. cít., p. 31·32. I. lhUJ., p. 32.


2. lbid., p. 43. Pierluigi Basso, "Testo, pratíchc c teoria ddla società », !:temiotirhe,, n" +12006, Ananke, 2006,
p. 209-237.
128 Pratiques .rérniotiques E]ficíence et ojJtirnz~mtion des pratiques 129

plusieurs types d'agencements syntagmatiques, selon l'isotopíe modale , Par exemple, s'il es~ l~gitime de Iimíter la « praxis >>, qui est !e rnodc
dominante qui en garantit la cohérence : d agencement le plus gener~l, au seu! efiet du « pouvoir-faíre », le « pro-
La PRAXIS, le mode générique des pratiques, est réglée au minimum tocole » ne peut rep~se: ~mquernent sur un « devoir-fàire », et implique
par le pouvoir-jaire, selon une organisation syntagmatique dont la valeur ne en outre un « pouvmr-fmre » et un << savoir-f2tire >> ; le devoir v domine.
réside que dans la possibilité d'une réalisation, et dans la capacité de l'ac- certes, et pe~t mên:e. être assun_1é .dans certains cas par une institutior~
complir. Il s'agit bien de la forme générique minimale, celle qui assure un ou une fonctwn speCifiques, ma1s !l n'est efiicient que par combinaison
résultat à la pratique. Son évaluation est clone purement factuelle : « pos- ave~ les autres modaJité~. E.t il en est ~insi de tous les autres types, qui
sible »ou « impossible », la PRAXIS aboutit ou n'aboutit pas. ne s?nt pas seulement defims par une 1sotopie modale dominante mais
La PROCÉDURE implique en outre un savoírfoire, dans la mesure oú auss1 par leur position hiérarchique dans une combinatoire modale.
elle présuppose une programmation préalable, et l'apprentissage de ?n proposera donc la typologie suivante :
cette programmation par l'actant opérateur. Son évaluation sera clone • mveau l\11 : pouvoir= PRAXIS
plus élaborée, puisqu'elle tiendra compte, outre sa capacité à aboutir, • niveau M2 : pouvoir + savoir PROCÊDURE
du bon ordonnancement des étapes de l'action. • niveau M3a : _pouvoir + savoir + vouloir = CONDUITE
La CONDUITE est dirigée par un vouloír-jaire, car la forme syntagma- • niveau M3b : pouvoir + savoir + devoir = PROTOCOLE
tique est interprétée dans ce cas comme imputable à un actant respon- • niveau M4a: pouvoir + savaír + vouloir + croire RIT'UEL « autonomc »
sable, et comme manifestant des intentions, des tendances et des valeurs • =
niveau M 4b : pouvoir + savoir + deDoÜ + croire RITUEL « hétéronome »
qui !ui sont propres, individuellement. Des lors, l'évaluation pourra
s'appuyer sur cette imputation, et porter notamment sur les valeurs I,l ne faut pas se cacher .que même cette typologie affinée ne suffit
exprimées par le comportement de l'actant. pas a ren~re compte de mamére exhaustive de l'ensemble des combinai-
Le PROTOCOLE implique un devoirfoire, puisque son efiicience est s?ns poss1bles : par exemple, certaines formes de « conduite » n'asso-
réglée de l'extérieur de la praxis, par des régles et des normes qui s'im- cJ;~t que le « pouvoir >> et le « vouloir » (sans « savoir »), et on les
posent à tous les participants. L'évaluarion est externe, puisqu'elle porte des~gne plus .couramment comrne « agíssernent »; de même, la partici-
sur !e respect de regles et de normes qui ne sont ni élaborées ní décidées patiOn. aux r:tuels peut être purement ímitative, et ne cornporter aucun
au cours de l'action, qui concernent aussi bien l'ordonnancement, les « sa~mr » prealable; et enfin, la répétítion, réguliere ou épisodique. peut
valeurs, les róles, que les détails flguratifs. modifier chacune de ces configurations modales : ·
Le RITUEL, enfin, suppose uri croire, partagé par tous les participants, • pour en faire des ROUTINES (niveaux Ml et M2 : à partir de Ia
et qui est nécessaire à la réussite de l'action. A ce stade d'élaboration de « praxis » et de la « procédure 1>) ;
la pratique, l'évaluation peut porter sur tous les niveaux antérieurs, aussi • ou .des HABITUDES (niveaux M3-l\H : à partir des « conduites » et des
bien que sur l'intensité et la véracité de la croyance spécifique. · « ntuels ») ;
Pour être opératoire, cette répartition doit être affinée, en introdui- • o~ même des ÚANIES, si la seule répétition peut se substituer au vou-
sant sur un principe rnéthodologique établi dans Sémiotique du discours 1 et lmr ou au devoír, et en tenir lieu.
qui consiste à déployer les niveaux de rnodalisations combinables. En
premiere approche, les différents types de l'efficience pratique sont ~n outre, en modifiant quelques autres pararnetres, notamment l'ex-
caractérisés par une modalité dominante ; mais cette modalité domi- tensiOn temporelle, et la nature, collective ou índividuelle de l'actant
nante peut en présupposer d'autres, et, de ce fait même, chaque type est respo,ns~ble, on rejoí~t alors les COUTUMES et les TI{ADITlONS.
défini par les cornbinaisons modales qu'il accepte. s arssant ?es pratique~ concretes, il faut enfin s'attendre à ce qu'au-
cune n apparttenne exclus1vement à l'un ou l'autre de ces types, voire
q~e la plupart a?optent successi~ement les propriétés de plusieurs
l. Jacques Fontanille, Sémiotíque du díscou:rs, Limoges, PUI1M, 2003, chap. « Actants et Acteurs ».
Cette présentatíon s'inspíre d'une proposition orale de Jean-Ciaude Coquet, eUe·même non
dentre eux. De fmt, dans la «pratique en acte », des confrontations et
publiée. des accommodations ont lieu en toute phase du parcours, qui permet-
130 Pratiques sémiotiques Efficience et optirnisation des pratiques 131

tent de passer d'un type moda! à l'autre, d'une combinaison modale à qu'elle soít réflexive (auto-accornrnodante) ou transitive (si elle se référe
l'autre, d'une forme aspectuelle à l'autre. . . à un horizon de référence typologique ou canonique).
La solution la plus prudente, et la plus à même de condmre _a des On pourrait par exemple être tenté de définir le «protocole'>
analyses adéquates, consiste d'abord à identi~er les variables, ~m sont comrne une programmation rigide, et entiêrement décidée à ['avance ;
au moins au nombre de trois : (i) les isotop1es modales dommantes ; mais cette conception ne concerne, et imparfaitement, que le cas parti-
(ii) les cornbinaisons et niveaux de rno?alisati_on acc?r;tés ! (iii) les ~o~rn~s culier des cérémonies ; et même dans ce cas, la mise en scene préalable
aspecto-temporelles (notamment smgulauves, , 1te.r~t1Ves, ongmal- la plus détaillée ne peut tout prévoir, et encore rnoins exclure à l'avance
res, etc.). Ensuite, mêrne si la recherche et la defimuon des type~ de tout incident ou accident de parcours; et c'est justement cn cas d'acci-
séquence canonique (cf. supra) est nécessairc, elle n'est pas le but ulun:e, dent ou d'incident que le protocole est nécessaire, pour fournir des
encore rnoins le moment heuristique majeur de l'analyse. En efiet, réponses immédiates à des situations imprévues : on voit bien que le cas
comme on va tenter de le rnontrer maintenant, ce qu'il y a de spécifique de la cérérnonie sans incident ne peut fonder une théorie de la pratique,
à la forme sémiotique des pratiques, et qui la distingue notarnrnent de la et qu'au contraíre, il est três spécifique, soumis à des contraintes et des
forme sémiotique dcs textes-énoncés et des signes, c'est ?ie~ le processus restrictions exceptionnelles. Hors de ce cas idéal et marginal, le proto-
adaptatif et stratégique de la « sérniose en actc ». L·object~f est par cole est un ensemble préconstruit de réponses à la plupart dcs situations
conséquent la description et la rnodélisation des trans~ormauons entre et des problemes que posent un certain type de pratiques institutionnel-
les régimes types de la pratique, la u·ansformatlon des modes les ; son usage « canonique » et générique suppose clone, par príncipe,
d'accommodation en devenir. une pratique en cours, oú apparaissent des situations occurrenw~ voire
des occasions, des rencontres et des incidents, qui devront être rapportés
à dcs rypes et à des normes, pour recevoir une solution « protocolaire », et
CoYffrontations pratiques et accommodations stratégiques simplifier d'éventuelles négociations en procurant des réponses
préconstruites.
La généralísation du príncipe d'accommodation Le cas du « rituel » est plus délicat, puisque son efficience est sup-
posée découler de la stricte application d'un schéma et d'un parcours
Du point de vue du sens pratique, les séq_uenccs canoniq~e: ~t les régi- figuratif figé. Pourtant, c'est sans doute le cas qui réalise le mieux le
rnes rypes de la pratique ne peuvent être s1mplernent cons1der:s com~e príncipe d'accommodation stratégique. En effet, le parcours figuratif
des modeles d'analyse, disponibles pour un observateur ou un mterprete ne fige qu'une partie des éléments de la pratique : dans l'histoire de la
qui ne serait pas impliqué. Comrne nous l'avons d~jà mo~tré? toute pra- messe catholique, par exemple, le cornportement et l'habillement des
tique comprend une part d'interprétation et toute mte:pretauon est elle- fidêles, voire leur degré de participation au rituel, évolue constarn-
même une pratique, et il en résulte que toute prauque compor~e au ment, et à cet ég'!-rd, la dimension ritualisée de cette pratique doit être
moins potentiellement une dimension stratégique intégrée. Nous 1Úro~s ajustée, selon les époques et les cultures, aux usages et aux tendances;
pas jusqu'à dire, avec Bourdieu, que les rn~deles, lcs s~quences ~anom­ l'accommodation elle-même, ses latitudes et son ampleur, est déter-
ques et les régimes types n'ont aucune pertmence ; ma1s no~s lUl acco_r- rninée par des idéologies, des courants de pensée, voire des rapports
derons volontiers que la pratique ne consiste pas à les « execut~r »; _Ils de force à l'intérieur même des communautés ct de la hiérarchie
fonctionnent plutôt cornrne des horízons de référence, de garanuc, vo1re ecclésiastique.
de pression persuasive, pour résoudre des problêmes posés dans la En outre, le rituel lui-même constitue globalement, dans son prín-
pratique elle-même. . . . cipe même, une solution à un probleme rencontré par une commu-
L'organisation syntagmatlque des pratiques est clone de falt cons- nauté ; cc problêrne peut être originaire et récurrent, et la solution,
tituée de cmifrontations et d'accommodations, éventuellernent (e~ seulement périodique (comme dans le cas de l'eucharistie); le problerne à traiter
éventuellerncnt) guidées par l'horízon d'une séquenc: ~~n?mquc,. et~lle peut aussi être accidentel (maladie, catastrophe, incident ou intempérie),
implique toujours, au moins irnplicitement, une actlVIte mterpretanve, et la solution sera alors ponctuelle (comme dans le cas des rituels théra-
132 Pratiques sémiotiques Efficience et optimisation des pratiques 133

peutiques africains). Enfio, la partrCipation individuelle est réglée par a) Le 11 difaut de sens 1 1 . - C'est la phase d'actualisation de la situation-
des príncipes trcs yariables : certains rituds, comme la messc, ne sont occurrence, la phase de confrontation entre la pratique et son altérité,
que des occasions offertes à chacun de participer selon l'intensité de sa qui implique donc une expérience de la résistance (ou de la non-résis-
foi et de son engagement, et l'efficience du rituel de l'eucharistie ne tance), de l'étrangeté (ou de la familiarité), de la congruence (ou de l'in-
dépend pas de l'intensité de la foi des fide!es; d'autres, en revanche, congruence), etc.
comme les pratiques spiritistes, sont réputées exiger la croyance et l'en- Se retrouver avec d'autres personnes dans un ascenseur est un
gagement de tous les présents, faute de quoi le rituel échoue : autant exemple bien connu de ce défaut de sens, et surexploité par le cinéma
d' « accommodations » variables et spécifiques, réglées par des comique : la seule contrainte spatio-temporelle, qui réunit provisoire-
croyances, des usages et des genres de rituels. ment plusieurs acteurs engagés séparément dans la même pratique, créé
une situation-occurrence qui demande du sens, et cette demande insatis-
faite suscite un malaise passager, jusqu'à la premiêre parole, au premier
Le 11 difaut de sens » et la séquence de résolution échange de regards, ou jusqu'à l'arrivée à l'étage demandé.

Nous fuisons ici l'hypothêse (cf. supra) que les processus d'accommo- b) La !! schématisation ». - C'est le moment ou une situation-occur-
dation, en visant un parcours optimal pour chaque pratique concrête, rence problématique (toute situation est par définition problématique
en construisent !e sens, et que l'optimisation en question peut être pour l'action qui y advient) est analysée (ou seulement ressentie) dans ses
ramenée au minimum à une quête du sens de l'action, dans le cours résistances et ses zones d'altérité les plus saillantes. Cette « analyse »
même de l'action. Toute pratique prend donc la forme, dans cette pers- consiste pour l'essentiel en la recherche d'un << schême organisateur »:
pective, d'une séquence de résolution, de mise en for~e signifiante à recherche d'une isotopie, d'un jeu de rôles actantiels, des modalités
partir d'une situation initiale de « défaut de sens » ; 1l y a do~c un dominantes, des latitudes spatiales et temporelles. La schématisation
,<manque», dans la pratique, et ce manque tient seulement au fait que peut être soit facilitée par l'appel à une situation type dont on connait
l'action vient de commencer, et qu'on n'en connaít encore ni la forme déjà la solution, dans une perspective hétéro-adaptative, soit conduite pros-
ni !e sens définitifs. pectivement, grâce à la projection d'un schême innovant et spécifique,
Le << défaut de sens » est une formule générique qui laisse toute lati- dans une perspective auto-adaptatiue.
tude aux ~xpériences concrêtes ; mais, quelles que soient ces expériences Globalement, !e défaut de sens et la schématisation correspondent
concrêtes, !e défaut de sens est suscité à l'intérieur d'une << situation- clone à la phase de 11 confrontation 11 de l'épreuve narrative.
occurrence », par le fait même que, étant ainsi mise en situation, to~te
occurrence particuliere de l'action a lieu en cooccurrence avec des CI~­ c) La 1<régulation 11. - C'est !e moment ou la solution (la forme effi-
constances, avec d'autres pratiques, d'autres acteurs, et sous des condi- ciente) est projetée sur l'occurrence. La principale propriété de la régu-
tions spatiales et temporelles spécifiques. Le défaut de sens, en somme, lation est d'être in.teractive, et indéfiniment récursive ; c'est une phase
découle du fait qu'aucune pratique concrête ne peut se dérouler hors critique, ou le poids axiologique de la schématisation retenue agit sur
situation, << sous vide» sémiotique, in abstracto, et sans confrontation avec des rapports de force : si elle n'est pas reconnue, ou pas admise par les
d'autres ; en d'autres termes, une « situation-occurrence » est l'espace- autres acteurs, elle échoue, et fait place à alors à d'autres tentatives. Plus
temps sémiotique de la confrontation entre une pratique et son altérité : précisément, !e << poids » de la schématisation proposée est un poids
c'est une autre maniêre de définir !'espace des stratégies, mais intégré à moda!, en ce sens qu'il modifie l'équilibre des vouloir-faire, des savoir-
la pratique elle-même. faire et des pouvoir-faire entre les acteurs.
La séquence de résolution part de l'expérience de ce « défaut de Au cours de la montée dans l'ascenseur, par exemple, une combinai-
sens », et aboutit à une forme d'accommodation ; elle aura la forme son de regards, de sourires et de propos convenus peut être reçue aussi
suivante: bien comme une aimable diversion que comme une intrusion insuppor-
<DÉFAUT DE SENS- SCHÉMATISATION- RÉGULATION- ACCOMMODATION> table; dans un cas, les vouloir et savoir-faire s'accordent, et dans l'autre,
F;ffzcíence et ojJtimísation des pratiques 135
134 Pratiques sémiotiques

des :notiva.ti?ns ; grâce à cette manifestation figurative, l'acteur


la proposition est reçue comme la manifestation d'un vouloir-faire ~xpn:n_e ams1 non seulement s~n vouloir, mais aussi une part de son
inopportun. 1dentlte (de ~on ethos}, a~ moms provispire, et c'est cette identité,
La régulation correspond par conséquent à la phase de la « domína- autant que l accornmodatiOn en wurs, qui est validée ou récusée.
tion J> dans l' épreuve narra tive. 4I L: protocole (devoir): la schéma~sat\on se réfere à un modele prééta-
bh; obtenu par figement des roles et des étapes, ~t la régulation se
d) L'« accommodation ». ~ C'est la mise en forme stratégique du par- prese?tera alors comme une projection ÍIT1médiate de ces rôles sur
cours de la pratique. « Accommodatíon » signifie ici tres précisément les aleas du parcours; il y a bíen s1lr du savoir-faire, dans Jf!. mise en
que l'ensemble de la situation-occurrence forme maintenant un même a:u~r; des pr~tocoles, m~is ~u savoir~faire délégué à des acteyrs spé-
ensemble de pratiques cohérentes, et que cette cohérence a été obtenue Cia.hses, Ct qm ~ pour ObjeCttf de rendre Ínapparente toute rnapjfes-
par l'articulation stratégique de l'une des pratiques à son altérité, et réci- tatiOn d~. voulmr ou de pouvoir d~s f!-Utres acteurs, et de faire cn
proquement ; « accommodatíon » désigne alors à la fois le résultat, la sorte qu Ils restent chacun dan~ leur rôle.
forme syntagmatique appliquée à la pratique en cours, et le processus 5 I Lc rituel (croire) : la régulation_ repose essentiellement sur Ia gestiqn
qui y conduit. Pour en revenir à la situatíon de l'ascenseur, si une des rythrmquc ~u parcours figurat!f, temporel, mais aussi spatial et acto-
personnes propose à une víeille clame de la soulager de ses paquets ncl,, d;: la sequenc~_; ce rythrp.e ressenti et partagé par les acteurs est
encombrants, et si cette derniere accepte, l'accommodation donne à la le vchtcule figuratlf de leur croyance, croyance en l'efiicience spéci-
pratique en cours de cette personne la forme d'une entraide passagere. fique de ce type de régulation.
L'accommodation correspond à la phase de << résolulion » de l'épreuve.
La pratique a clone la iorme syntagmatíque d'une « scene d'accom- . Comme toute pratique concrêt,e est _susccptible de composer pl~­
modation >> d'un point de vue discursif, et d'une « épreuve » d'un point st:l!rs de ces types, les phases de regulat10n pourront être elles-mêmes
de vue narrati( Cette approche syntagmatique plus précise conforte dmgée.s par plusieurs dominantes modales successives ou concomitan-
l'ébauche de typologie proposée ci-dessus. tes, ct,3ouer .ain:i .~,la fois ou ~ou~ à tour (i) des enchainements pragmati-
En effet, chacun des principaux « régimes syntagmatiques >> de la ques lj)Otesttfs) , (nJ .~.e la proJCCt~c:n etde la reconnaissance (cognitives)
pratique est défini par une rnodalisation spécifique dominante (cf. supra). des programmes; .(m). de la ~1amfestauon figurative (volitive) de l'enga-
En d'autres terrnes, eu égard à la séquence d'accommodation proposée, gement :~ ~es mottvatwns; \(1v) des con.t~ain~es (déontíques) çle rôles, sta-
la modalité dominante procure un « régime moda!» spécifique pour la tuts et preseance, et enfin (vi de la partictpatwn (fiduciairc) aux rvthmes
phase de régulation qui, comme nous l'avons vu, concentre les modifi- aux tempos, à la mise en scene spatio-temporelle de la sensibilisation de~
cations des relations modales entre les interactants. Par conséquent, corps.
chaque régime syntagmatique pourra alors être caractérisé par un mode
de régulation qui lui est propre :
Le modele de Pdftcience pmxique
l I La praxís (pouvoir) : la régulation agit sur les enchaínements entre les ~ q1:e~tion à tr~iter; à. tra:rers 1' ifficience dcs pratiques (en somme, ]e
étapes ; régulation puremcnt pragmatique, elle propose seulement degre mn~~mal de I·optlmlsat.wnj, es~, d'un point de vue sérniotique,
un ordre, des successions et des transitions permettant d'aboutir au celle de l emergence de la stgmficatton dans l'action. Elle débouche
résultat attendu. donc. plus généralement. s~r celle de la construction des valeurs prati-
2 I La procédure (savoir) : la régulation s'appuie sur une programmation ~ues , ces valeu.rs, actual1sees dans la forme syntagmatique, sont contrô-
préalable des phases et de leur succession; l'ajout de la dimension l~es et e~?.endrees par des « valences »,que les analyses précéden tes des-
cognitive autorise une régulation par « reconnaissance » partagée et smcnt deja: globalement, l'efiicience s'apprécie en fonction des formes
réciproque du meilleur enchaínement possible. d~ pr?cessus d'accommodation, et eette accommodation peut être
3 I La conduite (vouloir) : la schématisation procede par iconisation auto- declmce, commc nous l'avons déjà suggéré et notamment au cours de la
adaptativc, et la régulation consiste en une manifestation figuratíve
136 Pratiques sémiotíques Efficieru:e et optirnisation des pratiques 137

phase de schématísation, en deux versions : une version hétéro-adaptative, et l'espaee sont du eôté de la valenee de programmation et de firmeture.
une version auto-adaptative. C'est clone en raison de la tension entre ees deux valenees que eertaines
Faisons maintenant l'hypothêse que toute pratique concn':te com- pratiques sernblent plus « ouveites » et d'autres, plus « fermées ».
pose chacune à sa maniêre ces deux versions de l'accommodation, et 1\fais eneore une fois, on ne peut s'en tenír à l'opposition entre les prati-
doit trouver un équilibre propre entre ces deux types adaptatifs : on ques auto et hétéro-adaptatives, dans la mesure oú chaque pratique est en
peut alors consídérer que le processus d'accommodation est soumis par quête de la propre signification dans une négoeiation permanente entre les
pr:incipe à une tension entre deux dírections coneurrentes, la prollfamma- deux valenees de contrôle. Il faut clone envisager un autre modele que la
twn (valenee hétéro-adaptative) et l'qjustement (valenee auto-adaptative). seule opposition binaire, et ou les valeurs de la pratique seront engendrées
D'un eôté, en effet, la pratique doit se soumettre à un certaín par les tensions et équilibres variables entre les deux valences.
nombre de eontraintes, émanant de la situation-oeeurrence, que ee soit Ce modele aura clone la forme d'une strueture tensive 1, dont naus
la présence de pratiques concurrentes déjà engagées, ou des norrnes et ne retenons ici que les posítions et les valeurs extrêmes :
des rêgles qui préex:istent à la mise en ceuvre de toute occurrence parti-
euliêre : il faut dane tenir compte d'un inévitable facteur de programma-
tion externe. Cette valenee de programmation est extensive, car elle s'ap- ( +) Conduite Habitude Rítuel
précie en fonetion de la taille du segment programrné, de sa complexité
et de sa durée, du nornbre de bifurcations et d'alternatives env1sagées, et
de la capacité d'anticipation globale qu'elle comporte. INTENSITÉ
De l'autre, la pratique se construit par aJustement progressif, et elle pro- AUTO-ADAPTATIVE
(Ajustement)
cede par invention d'un parcours qui eherehe sa propre stabilité et sa
signification dans la confrontation avec les contraintes évoquées plus
haut. On voit bien qu'à cet égard, le protocole est plus fortement con-
traint que la conduíte, et que la procédure l'est moins que le rituel. De (-) Accidenl Procédure Routine

rnême, une conduite singuliere est nécessairement plus innovante qu'une (-) (+)
habitude, et une procédure, qu'une routine. Quant aux manies, elles irnposent ÉTENDUE HÊTÉRO-ADAPTATIVE
une programmation inéluctable, insensible au eontexte et aux (Programmation)

eirconstances.
Selon les équilibres ainsi obtenus, certaines pratiques paraitront plu-
tôt auto-adaptatives, et d'autres plutôt hétéro-adaptatives ; les premieres L Rappelons que la strncture tensive est un modele composé de deux espaces, un espace de con-
trôle et un de tensions.
seront prineipalement int~nsives> car elles présupposent à la fois, du point L'esjmce de est constitué par au moins deux dimensíons d'évo!ution, qui sont, le plus souvent,
de vue de la responsabilité, des degrés d'imputation de l'action à l'ac- t•une intensive et l'autre éxtensive; dans !'espace de contrôle, on note par conséquent des variations
tant, et, du point de vue de l'engagement de cet actant, une évaluation d'intensité sur une dimension, et des varíations d'étendue et de quantité sur rautre, oU, en bref, des
valences intensives et des valences extensives. Chaque occurrence sensible (chaque << efiet de pré-
de la pression d'ajustement qu'il exerce sur sa propre pratique; les sence sensible ») rêsulre de la combinaison entre une valence imensíve et une valence extensive.
secondes seront prineipalement extensives, dans la mesure ou elles peu- L'espae des tenswns est composé de l'ensemble de ces points de combímüsom; mais ce qui est perçu
lors d'une « impression sémiotique », ce n'est pas une position dans cet espace, mais une inflexion
vent être réglées globalement, à grands traits, comme des totalités, ou la présence, une modification de position, qui, par conséquent renvoie à une variation sur cha-
dans le détail, et par étapes; elles peuvent obéir à des normes d'en- cune des deux dimensions de contrôle.
semble, ou mettre en ceuvre des prineipes de composition qui gêrent On distingue alors deux types de tensiom sémiotiques, deux profils dans I' espace des ten-
sions: des tensions «converses», pour lesquelles les deux dimensions contrõle évoluent dans !e
chacune des parties ; elles peuvent coneerner la répartition des rôles même sens, soit progressif soit régressif, et des tensions «inverses», pour, lesquelles les deux dimen-
dans la scêne, ou !e parcours figuratif de chaeun d'eux, etc. sions de contrôle évoluent dans des dírections différentes, l'une dans une direction progressive,
Pautre dans une direction régressíve.
L'édat, l'aecent d'intensité sont du eôté de la valence d'ajustement Voir à ce sujetjacques Fontanille et Glande Zilberberg, Tensian et signification, Hayen, lvlardaga,
et d'ouverture, alors que la contrainte, la stabilité dans le temps et dans 1999, et Jacques Fontanille, Sémiotique du díscours, Limoges, PlJLIM, 2003 [2000].
138 sémiotiques optimisation des pratiques 139

Ce modele délibérément les définitions modales, et les hiérar- T outefois, si nous plaçons Ie protocole au centre de des valeu.rs, et
chies plus haut, et qui se référaient principalement à modalité 11011 dans la zone de la plus forte assomption, c'est en raison du momdre
dominante dans la phase de la« régulation ». Il exploite en revanche les engagement qu'il implique: la co~tr.a~n:e ~'exerce en eU:et de l'ext.érieur,
variétés de la confrontation stratégique, correspondant à une autre et l'engagement des acteurs est hmlte a l accommodatwn aux circons-
phase de la séquence d'accommodation, la phase de« schématisation ». tances imprévues. Quant au rituel, il est supposé traiter les problêmes
Il fait clone apparaítre de nouvelles propriétés, et de nouvelles diffé- posés à l'ensemble d'une communauté, au niveau des stratégies et des ~o~­
rences : des positions qui pouvaient passer pour des parasynonymes du mes de vie, en tant que réponse possiblc soit aux demandes des p~rua~
point de vue de la résolutíon et de ses modalisations dominantes, pants, soit aux prcssions et événcments ~u ~onde ext~rieur ; ~n rmson a
deviennent ici des antonymes, en raison de leur position différente par la fois de l'intensité de la croyance qu'd eXIge pour etre effiCient, et du
rapport à la valence d'ajustement, et du point de vue de la schématisa- degré d'organisation syntagmatique l?réala?le qu'il supl?ose, le ~ituel est
tion. C'est !e cas notamment de la série des pratiques itératives, clone placé dans la zone des valences mtensives et extensive~ :uaximales.
l' « habitude », la « routine », la « coutume » et la « lradition », d'une La conduite comporte, en raison de sa composante vohttve, un fort
part, et de la série des pratiques préprogrammées, la « procédure », !e engagement auto-adaptatif, avec une -programmation préalable .de
«protocole» et le « rituel », d'autre part. portée limitée. Mais cet engagement est rnodulable; plus o~ . mou~s
En effet, la valence intensive permet d'apprécier notamment intense et plus ou moins identifiable, comme en ~émmgne la sene ~e~t­
gement de l'actant dans l'ajustement de sa pratique aux « circonstan- calc « agissement » I « comportement » I « condune >> ; dans cette sene,
ces >>, et dans la rechcrche de sa signification, en acte et en cours ; elle a en les trois termes se dístinguent en raison du d'imputation
pour effet de situer l'actant opérateur à l'intérieur même de sa pratique, de I'action : l'actant y semble alors plus ou moins responsable de son
sans distance et en position d'embrayage. Il est clair qu'à cet égard, il action et la série varie entre une imputation faible et seulement hypo-
existe bien par exemple deux types de pratiques itératives distinctes :
celles qui, comme la routine, ne supposent qu'un três faible investisse-
thétiq:Ie (!es agissements) et une Ímputation forte et COnfirmée na
conduite), en passant par une position médiane et neutre (.le
ment dans l'ajustement circonstanciel, et celles qui, comme l' habitude, comportement). .
impliquent au contraíre une parfaite accommodarion à toutes circons- Quant à l' « accident >;, il n'implique ni ajustement at programrna-
tances ; la routíne dépcrsonnalise les pratiques, l'actant opérateur appa- tion i! n'est qu'un hapax événementiel, Llui n'induit aucune accommo-
raissant alors comme étranger à son propre faire; en revanche, l'opéra- dati~n, et il s'apparerite en cela au lapsus et à l'acte manqué, po.ur nous
teur s'identifie à ses habitudes, qui, à l'ínverse, sont donc fortement rappeler à tout moment que tout actant ?ans un~ pratique est
pcrsonnalisécs. un corps, et qu'à ce titre il est soumis aux interacttons c<:nt:mgen~es ave.c
Assumées collectivement, les pratiques itératives ofirent la même dis- d'autres corps, eux-mêmes engagés da:::ts d'autres pratiques. L « acCl-
tinction. Les coutumes sont faiblement ajustables, et exigent peu d'enga- dent » est le régime pratique le plus proche de l'insignifianc:, et pou_r-
gement; leur origine collective peut même être exploitée comme tant il sígnifie au moins quelque chose : l'action est engagee au sem
ment d'irresponsabilité, pour chaque acteur individue!. En revanche, d'une situation-occurrence, et ce seul fait implique un défaut de sens. Le
traditions ne peuvent perdurer qu'en raison de leurs capacités auto-ad,ftp- fait que l'accidcnt soit contingent et inadaptable ne le rend donc pas
tatives, et gràce à leur réactualisation périodique, par des communautés pour autant insignifiant, puisqu'il ma~i~es_te par définit_ion l'im_rr:ersion
qui s'engagent à les faire v:ivre au présent, en toute responsabilité; et en dans la situation-occurrence, et plus preciSeinent, au moms, la reststance
chaque manifestation actuelle d'une tradition, chaque acteur en assume de cette situation, voire l'incompatibilité provisoire entre dcux ou plu-
le poids axiologique, ainsí que l':identité sémantique spécifique qu'il en sieurs pratiques. En outre, et en tant qu'efft;t de. I' « ?cc~rr?nce » d~s
reçoit. une situation et de la résístance de cette Situation, li stgmfie auss1 le
De même, si la permet de faire, c'est pratiquement dans caractere somatiquc et « incarné » de l'imputation de l'action à l'actant.
l'ignorance des alors que le protocole, au contraíre, est entiê- Enfm, le régime générique de la « praxis » a disparu de _ce rr:od?le,
rcment conçu pour les prévoir, les négocier, leur résister ou les :intégrer. puísqu'il est commun à tous les autres, et que la phase de schematisatiOn
140 Pratiques sérniotiques Efficience et optimisation des pratiques 141

y est neutralisée, au profit d'une régulation purernent pragrnatique. En pratique en cours, le lieu de la « quête du sens » en acte ; allons un peu
outre, et cornme on l'a déjà fait remarquer, il n'est pas producteur plns loin encore : cette guête du sens étant ipso jàcto une quête et une
d'une valeur spécifique, il n'est pas une qualification particulíere de la construction de la valem des pratiques, elle doit s'accompagner de
pratique, et il ne peut donc occuper une position ídentifiable dans les divers actes ou procédés de valorisationl dévalorisation. Si cette hypo-
tensions entre les deux valences. these est valide, la descríption de tels processus doit concluíre à l'identifi-
Rappelons qu'il importe assez peu que les lexemes de la langue caóon de sémiotigues-objets stricto sensu, constituées par la réunion d'un
naturelle, que nous utilisons íci par commodité, obéissent plus ou moins plan de l'expression (les formes d'accornmodation syntagmatique) et d'un
bien à cette distribution, puisqu'il s'agit ici non pas d'une analyse lexi- plan du contenu (les systémes de valeurs).
cale, mais de positions construires, qui correspondent inégalement à En somme, apres avoir postulé que le processus d'accommodation
l'expérience figée par ces lexêmes, mais parfaitement à notre expéríence construisait la signification de la pratique, il nous faut en apporter la
intime de la gesóon des pratiques. preuve en montrant comment il construit peu à peu la relation sémio-
Enfin, il apparait explicitement dans les cornmentaires qui précedent tique entre un plan de l'expression et un plan du contenu. Si nous
que ce modêle de l'efEcience des pratiques ~t du príncipe d'accommo- acceptons plus généralernent que l'énonciation soit définie comme l'en-
dation qui la gouverne intéresse directement la force des liens entre les semble des processus sémiosiques, les processus qui établissent la rela-
instances de la pratique, et notamment la force des liens entre l'opéra- tion expressionl contenu, alors nous sommes conduits à considérer le
teur et ses actes, entre !'interprete et l'horizon stratégique. Cette problé- processus adaptatif des pratiques comme étant le ressort même de leur
matique mérite en elle-même un traitement spécifique, qui sera déve- énonciation. L' énonciation des pratiques, c' est clone principalement leur
loppé dans un autre chapitre, mais il est nécessaire de signaler ici qu'elle processus adaptatif.
découle directernent de la définition des pratiques comme processus Nous avons choisi, pour valider cette hypothese, de procéder à deux
d'accommodation et de résolution du « défaut de sens ». analyses, l'une portant sur une pratique généríque quotidienne, celle de
l'installation d'une relation amoureuse, et l'autre portant sur un corpus
textuel, l'ensernble des scenes de repas dans le roman d'Aragon, Les
ENTRE PRATIQUES ET STRATÉGIES
voyageurs de timpériale.

Nous avons déjà noté que la forme syntagrnatique des pratiques Pratiques amoureuses : une séquence en construcúon
implique une activité et un contrôle interprétatifs, permettant, notam-
ment, d'afficher l'identité distinctive de la pratique en cours, par rapport
Expressions et contmus « en acte >>
aux autres qui !ui sont concomitantes ou apparentées. Ce contrôle inter-
prétatif (et clone l'effet méta-sémiotique qu'il induit) opere notamment · Sans prétendre· à une descríption exhaustive des pratiques amoureu-
sur l'accornmodation stratégique aux pratiques concomitantes etlou ses, on peut, pour commencer, examiner quelques-uns des motifs stéréo-
concurrentes. Comme toute activité de type méta-sémiotique, celle-ci typés des « prémisses >> de la rencontre amoureuse : I I le regard
contribue à dégager une forme pertinente, ou, comme le dirait P. Bour- échangé; 2 I le sourire réciproque; 3 I le contact verbal: le mot d'esprit, la
dieu, un « scheme »; ces schemes sont, en l'occurrence, les formes sígni- boutade, l'apostrophe, le complirnent... l'accroche en somrne ; 4 I la pre-
fiantes du déroulement syntagmatique de la pratique ; comme nous miêre acúvité commune.
l'avons déjà fortement souligné, le contrôle a'accommodation du cours L'ordre canonique de ces quatre premiers motifs, sans constituer
des pratiques est en même temps et par príncipe une construction du pour autant une contrainte chronologique, repose sur les degrés d'enga-
sens de ces pratiques. gement corporel et personnel dans l'échange, et, par conséquent sur une
C'est clone ce que nous allons essayer de montrer maintenant: le chaine de présuppositions hiérarchiques qui fonde d'éventuelles combi-
processus adaptatif est le lieu même ou se forge la signification de la naisons par enchâssement : par exemple, 1' « activité » accueille des
Ejficience et optimúatíon des pratiques 143
142 Pratiques sémiotiques

ge?cc ct l'échange ne_ concernent plus seulement quelques motifs ísolés,


paroles, des regards et/ ou des sou rires, ou encare le « sourire » com-
speclfiques de la relauon amoureuse, mais s'étendent à toutes les activi-
prend nécessairement un « échange de regards ». Tous sont caractéristi-
à toutes les occasions, et à un grand nombre de pratiques quotidien-
ques d'un processus d'ou11erture réciproque à l'autre: le regard accueille
nes. En somme, à cette étape du parcours, tous les chemins menent à
le regard, le sourire donne à voir et à imaginer une émotion, l'activité
l'autre, et l'un et l'autre finissent par le remarquer. Dês lors cette
partagée fait une place à la participation de l'autre, etc. Les relations de ' ' ' dis-
convergence ayant ete reconnue, le caractêre fortuit des rencontres
présuppositions induisent déjà l'ébauche d'une séquence, qui n'est
parait progressivement, en même temps que leur nombre augmente, et
pourtant que potentiellement reconnaissable.
co~me une _séque~ce ca~1onique peut être reconnuc, une program-
Ajoutons maintenant (5) la conni11ence naissante, qui résulte de la seule
matlon est desonnrus em'lsageable.
réitération eles phases (I) à (4). La connívence, qui comporte sinon une
C'est alors qu'intervient pleinernent l'activité interprétative, indivi-
véritable confiance réciproque, au moins une ouverture et un crédit à
duelle ou_ dw~ll~ ; l' étape (7), celle de la lecture rétrospective, de ( l) à (6),
c:mfi~er (clone, une fiducie potentielle), s'analyse en plusieurs
va condmre (1) a un changement de régime pratique, et (ii) à la reconnais-
d1menswns.
sance de la _séqu:nce e~gagée. Seuls, chacun en soi-même, ou ensemble,
~~ point ~e vue modal, la rêitération des phases antérieures permet
les partenatres mterpretent alors l'ensemble des << ouvertures » et des
de venfier qu elles ne sont pas dues au hasard (ce qui sera confinné à
convergences, et notamment celle des rencontres fortuites comme une
l'étape suivante, celle des « multiples rencontres fortuites »), mais, cha-
"synchronisation compulsive », la synchronisation résulta~t d'une réin-
cune gardant la mémoire eles précédentes, elles semblent clone résulter,
terprétation passionnelle du caractere à la fois « fortuit » et <' itéra ti f» des
du point de vue de l'interprétation de contrôle qui commence à se
rencontres. L'activité interprétative pose clone la "svnchronisation com-
~ne~tre. e~ place ( « t?t:t se passe comm? si ... »), _d'une « pression » qui
pulsive » comme plan de l'expression pour un conte~u affectif qui reste à
mCite a I ouverture reciproque. La conmvence na1ssante est un début de
pré?iser, mais qui est d'ores et déjà identifié cornrne une <' pressíon »
contenu (moda! et passionnel) prêté à une expression itérative (compor-
m~ependante de la volonté des deux partenaires, la« pression auto-adap-
tementale) ; en ce sens, et eu égard à la séquence d'accommodatíon elle
tatlve >~ po:tr une ouverture réciproque des pratiques des deux partenai-
déclenche la phase de '< schématisation » ; l'interprétation modale dirait
res, grace a tous les moyens de partage et d' échange.
en o~t:_e qu' o~ ~~s~e ici du . '' pouvoír .ne pas être » ou du '< ne pas . L?s rencontres fortuites existaient avant les étapes I à 5, mais
devmr etre » (repeutwns fortmtes et contmgentes), au '< vouloir faire » et
n'a;ra~ent pas été remar9-uées (prédisposítion subconsciente), et leur
au « ne pas pouvoir ne pas faire » (convergences íntentionnelles ou
« defaut de sens » (la contmgence, l'occasion aléatoire) est ici cornpensé.
compulsives).
Les phase_s l à 4, f~nt alors office de mémoire de !'origine, et elles servi-
Du poínt de vue ternponl0 la connivence procure un avenír à la rela-
ront ensmte de pomt de comparaison et de situation de référence pour
tion, en. i~stallant un potentiel d'ouverture plus important, susceptible
toutes les phases antérieures; elles seront même susceptibles, si !'aven-
de se reahser dans des échanges ultérieurs. Ce potentiel d'ouverture
ture se prolonge, d'alimenter entre autres quelques disputes d'amoureux
était certes déjà présent dans les phases antérieures mais il fallait au
ou des scenes de ménage.
moins la confirmation par réitération, et clone une' stabilisation fidu-
. Suivent alors: et cette fois comme programmés par les phases anté-
ciaire, pour qu'íl soit inscrit dans le devenir de la relation.
neures, les prem1ers contacts amourem: (la rnain, l'effieurement le bai-
Arrive ensuite l'étape (6), celle eles multiples rencontres fortuites de
r;:oins. en ~oir:s fo~:tuites. Les concours de circonstances se répéta~t à
ser. .. ), la découverte des corps... '
l1denuque, ils 1mphquent un autre type d' « explication »,à l'état latent.
une sorte de question implicite, ou de problême à résoudre, qui Nfarquages, processus adaptatif et quéte riu sens
demande réponse. L' accídent~ en somme, demande à être converti en une
La séquence est composée d'un certain nombre de motifs canoni-
autre forme de la praxis.
ques, qui sont des « icônes » de la relation amoureuse, mais qui présen-
. ~'a~cor.nmodatíon en ternps réel se poursuit clone, notarrunent par la
tent tons une propriété particuliere durée, l'intensité, la répéti-
generahsat10n de la << pression » d'ouverture à autrui, puisque la conver-
144 Pratiques sérniotiques Ejficience et optimisation des pratiques 145

tion, qui transforme chacun de ces motifs en un maillon d'une invcntera un « schême >> spécifique, on donnera le pas à la programma-
chaíne qui est elle-mêmc progressivement reconnaissablc. Le regard tion ou à l'ajustement, mais sans pouvoir à aucun mornent renoncer ni
ecJt1arw:e est marqué une intensité et une durée de fixatíon inhabituellcs à l'un ni à l'autre.
dans une interaction sociale, ct ce d'autant plus s'il n'cst pas motivé par On ne pcut clone pas opposer comme incompatibles ou contraíres
une pratique spécifique ; le som'Íre est lui aussi marqué par son absence l' « ajustement >) et la « programmation », puisquc ces deux formes de
de motivation pratique, et là aussi le défaut de sens fonctionne comme base s'appellent !'une l'autre, chacune étant susceptible de préparer les
« ouverture » aux sens Dossibles, err attente de remplissement ; et les conditions d'apparition de l'autre. Autrement dit, ce serait une grande
multiples « rencontres f~rtuites » demandent elles aussi une explication na!veté, en rnatiêre de pratiques amoureuses comme en toute pratigue,
qui ne viendra que de leur devenir ultérieur. de croire que, au moment même ou l'on croit « inventer » une relatwn,
La «marque», en l'occurrence, est toujours ici un « supplément on échappc aisément à la pression des formes culturelles et aux hérita-
sensible » qui pose question, et qui renvoie de ce fait à un manque ges adaptatifs réciproquement !).
immanent, à un défaut de sens : urr excês d'intensité, de durée ou de
répétition, qui semble immotivé dans les pratiques, des hasards incom-
préhensibles, des inhabituelles, etc. Entre plusieurs prati- Tensions pe:rspecúves et stabilisation de la séquence
ques qui connaissent nombreuses intersections, quelques figures L'accommodation repose ici sur deux mouvements, deux tensions,
reçoivent, en raison du " défaut de sens » de ces intersections mêmes, !'une rétrospective, et l'autre prospective, qui dominent tour à to~r.
un marquage spécifique, et la chaine de ces marquages invite au déga- La tension rétrospectiue domine au début de la séquence, pour constltuer
gement d'une autre pratique, qui les recollerait tous, ct les ferait une« mémoire de !'origine», et elle consiste principalement, réité-
signifier. ration, en une interprétation rétrospective d'une série de faits et d'échan-
,_ Le cours de la pratique ne s'engage et ne se poursuit donc que parce ges anodins, pour les transformer en une série nécessaire de phascs liées
que ce « défaut de sens » est saisi non pas comme un non-sens figé et entre elles par une tension qui apparaít alors comme prospect1ve ~ chaque
absolu, mais comme un manque à combler, comme une « ouverture », motif, grâce à la marque spécifique gu'on !ui reconnaít mamtcnant
et clone comme une « promesse » de sens à construire : une attente (plus rétrospectivcment, semble alors contenir en germe (en potentiel) tous les
ou moins) partao-ée, s'installe, qui ne pcut subsister que si elle convertit motifs suivants. lei, l'accident débouche sur une semi-programmation.
le défaut actuel ~n promesse potentielle. Ces marques, qui semblent insi- La tension prospectiue domine dans la suíte de la séquence, une fois le
gnifiantes et non fonctionnelles dans les pratiques en cours, dessiner;t travail d'accommodation rétrospective accompli, et fait de chaque nou-
une sorte d' « isotopie en creux », ou plus techniquement, une « pre- veau motif une étape dans une progression qui semble alors inéluctable,
somption d'isotopie '>>, une substance d'expression qui demande une en attente des ajustements ultérieurs. Comme cette progressio? peut
substance du contenu pour prendre forme. La poursuite et la reconnais- maintenant être assuméc, elle alors la forme d'une conduzte.
sance de la pratique amoureuse fourniront le contenu thématique de Les tensions rétrÓspe~tivcs en quelque sorte le sens de ce qui
cette isotopie en construction. n'en avait pas encore. Les tensions prospectives fonctionnent comme
C'est par conséquent sur ces «marques>> que travaille l'accommo- des « promesses » ouvertes, qui demandent soit une coníirmation (une
dation pratique. Toutes ces marques sont des « pierres d'attente », qui partie des potentiels se réalisent), soit une relance, par d'autres pro~es­
appellent, par leur défaut de sens rrême, de nouvelles accommodations ses de même nature, et ainsi de suíte. L'interaction entre les tens10ns
et la mise en a::uvre d'une pratique differente qui les ferait signifier de prospectives promesses) et les tensions rétrospectives (les fixations. de
maniere adéquate. Plus globalement, la pratique amoureuse ne se sens et lcs confirmations I infirmations) permet ainsi l'accommodatiOn
rajoute pas au processus adaptatif, elle n'est rien d'autre que ce proces- progressive, et la série forme alors un~ p,ratique reconnai.ssable par
sus, et c'est la poursuite de la séquence d'accommodation, jusqu'à son les deux partenaircs. Mais pour cela, Il faut que la pratique passe
terme, qui en fera une pratique amoureuse assumée. Et, selon !e cas, par plusieurs « >> successifs (accidents, semi-programmation,
selon qu'on fera appel à une séquence canonique déjà connue, ou qu'on conduite, etc.).
146 Pratiques sémiotiques

de chaque intermêde), ou cn provoquant, à dessein ou involontairernent


Car l'enjeu est bien la reconnaissance d'une séquence pratique stabi- la smprise (qui peut rnême être panique) en syncopant bmtalement telle
lisée dans la culture commune des partenaires (reconnaissance sanc- ou telle phase. Peu importe l'inventaire de ces rôles: il suffit de consta-
tionnée par la lexicalisation- c'est l'amour- ou par la déclaration - je ter que chacun d'eux ne fait sens qu'en référe~1ce_ à la séquence cano-
t'aime). Et c'est exactement cette étape que craignait le comte Mosca nique de la conduite amoureuse, et que leurs pnne1paux types renvment
dans La chartreuse de Parme: que le mot « amour » fUt prononcé entre la aux différents équilibres entre la valence d'ajustement et la valence de
Sanseverina et Fabrice. Même si la séquence pratique n'est pas réalisée programmation.
cornplêtement, rnême si son ordre canonique n'est pas respecté, elle
devient le fil conducteur de toutes les promesses prospectives et de leurs
vérifications rétrospectives ; et si clle est reconnue avant lc terme du Deux exemples
processus, alors elle peut tout aussi bien en accélérer qu'en interrompre Protocole et conduite arrwureux. De ces multiples variations, nous nous
le cours. contenterons d'en évoquer deux, bien connus en t-aison de leur exploita-
Ce type de pratiques arnoureuses (il y en a d'autres ... ), une fois tion artistique. .
dépassé le stade de 1'accident initial, se présente d'abord comme une La premiere est la programmaticn protocolaire de cet~e pranque
· (quelque chose se passe, qui était possible et dont les partenaires dans une culture farniliale : Michael Corléone, dans Le parram', est pro-
sont capables, puisque cela a lieu), qui se spécifie rapidement en visoirement exilé en Sicile, ou il fait la connaissance d'une jeune fllle à
conduíte, aux calculs d'intention et d'imputation (c'est l'un ou laquelle il fera la cour selon les formes imposées par les traditions fàmi-
c'est l'autre qui a pris telle ou telle initiative), voire en programme ou en liales, comprenant le déjeuner, la promenade, !e cadeau, etc. le tout en
destinée) si on en impute la responsabilité à une « pression » extérieure présence de toutes les femmes de la famill~. l'vlais ce protocole n' en est pas
ou intérieure commune. Et bíentôt, sur le fond de la reconnaissance moins compatible avec la séquence canomque de la conduzte arnoureuse,
partielle et interrnittente de routines et d' habitudcs) la pratique forme comprenant les regards, les sourires, _les pa~·ole~, ~te. . , .
bíentôt la séquence particulíere mais identifiable d'une aventure inter- Pourtant, dans ce cas même, la dtfficulte pnnctpale ttent a la possi-
individuelle cohérente, et dont le sens est maintenant donné en bilité de dégager une conduite observable malgré le pr~locole, et de les
partage. mettre en scêne sans les confondre, tout en les mamfestant cornme _
Les variations sont innombrables, et chacune des variétés de cette compatibles. La prise de vue et le montage du filrT? permettent cette
séquence peut même caractériser quelques « rôles » typiques de la pra- articulation : dans les scenes de rencontres protocola1res entre les deux
tique amoureuse: « dragueur(euse) >>,qui transforme ces conduites familles, filmées en plan large, sont enchâssés des plans resserrés, ou
en routines plus ou moins caricaturales ; 1' « allumeu(r)se », qui ínter- apparaissent les sourires, les regards, les activités partagées. La scêne
rompt !e parcours canonique au moment crucial; la « midinette », qui de la prornenade est particulierement significative ~u procédé, pms-
goúte tout particulierement !e caractere canonique et l'ordre figé de la qu'un plan resserré et rapproché montre les de~x Je~nes gens rnar-
séquence ; le~a) « mystificateur(trice) », qui affecte chacun de ses com- chant côte à côte sur un chemin, le plan s·élarglt, pour cadrer
portements de ce « défaut de sens », de ce coefficient d'incertitude et toute la troupe des tantes et matrones habillées de noir qui les suivent
d'ouverture qui autorise toutes les interprétations rétrospectives ; le(la) et les encadrent. Le changement de régime, porté et euphémisé par un
« manipulateur(trice) », qui provoque sciemment des interpolations dans banal procédé de l'expression filmique, a dans ce cas particulier un
la séquence, en jouant des tensions prospectives et rétrospectivespar des effet humoristique. . .
anticipations et des retards calculés, etc. Mais au-delà de l'humour de ce changement de cadre, et plus gene-
Chacun peut isoler et emphatiser tel ou tel motif sourire, le ralemen~ dans cet épisode du film, les angles et les cadres (~n général
regard appuyé, !e mot d'esprit, l'effieurement, etc.) et s'en faire une des plans rapprochés) permettent de saisir intensivement la natssance de
« technique », un « style >> ou un emblême identitaire. Chacun peut
même aussi jouer de cette séquence, en suscitant l'irnpatience (par un l. Le fílm de Francis Ford Coppola.
ralentissernent général et un allongement excessif de chaque phase ou
148 Pratiques sémiotiques Eificience et optimisation des pratiques 149

la relation amoureuse, au moins la proposition et l'acceptation interincli- cesse, alors, de la reprendre, bouleversée par ce qu'elle interprete
viduelles, et de les extraíre formellement du déroulement collectif et comme une marque d'indifférence.
protocolaire prévu par la Lradilion, et filmé selon d'autres angles et Ces quat1·e occurrences du même motif pratique forment un par-
d'autres tailles de plans. Le protocole imposé par la tradition n'interdit cours stratégique : (i) la premiêre est apparemment insignifiante (un acci-
pas la conduite amoureuse ; il se contente de la contraindre hiérarchi- dent), mais c'est ce défaut de sens qui incite l'un des partenaires à lui en
quement, de l'inciter à des ajustements, et d'induire une répartition donner un, en provoquant une nouvelle occurrence ; (ii) la deuxiême
réglée des expressions respecti ves de l'un et de l'autre. Autrement dit, (une conduite), ou l'acteur s'impose comme obligation la réitération
l'ajustement propre à la pratique amoureuse est doublé d'une accom- volontaire et prolongée du même motif; par conséquent, les deux der-
modation à une autre forme, irnposée de l'extérieur, mais qui s'ajuste à niêres, déjà chargées de sens, cxploitent les acquis de cette deuxiême
elle ; et c'est cette compatibilité acquise qui permet de faire la différence occurrence ; (iii) la troisiême est une sorte de compensation pour un
entre une pratique légitime (celle qui respecte la tradition), et toutes contact trop risqué et refusé ; et justement, en raison du calcul de substi-
celles qui ne !e seraient pas. tution, elle présuppose une forme canonique disponible et clone un
début de programmation, en somme, un procédé; (iv) la quatriême est la
Difi amoureux. - Le second cas est celui de la programmation par manifestation immécliate et la confirmation de l'attachement (elle com-
défi d'un des partenaires. Dans les pratiques amoureuses comme dans porte à l'évidence une dimension rituelle, c'est-à-dire à la fois une part de
bien d'autres, le défi joue un rôle adaptatif soit pour franchir un obs- programmation syntagmatique et une part de croyance dans l'efficience
tacle exceptionnel, soit pour accélérer le parcours, et parfois les deux en symbolique du geste).
mêrne temps. Ces défis « accélérateurs » peuvent être interindividuels : C'est clone bien la deuxiême occurrence qui a changé le statut de ce
le sourire, le regard, les propos ou les efileurements se font alors provo- motif, mais c'est l'ensemble (accident > conduite > procédé > rituel) qui
cants, de maniêre à accélérer les enchainements prévisibles de la constitue une séquence canonique. Ce motif pratique est aflecté d'une
conduite ; mais ils peuvent être aussi des défis à soi-même, l'acteur «marque» passionnelle, puisqu'il contient potentiellement toute la suíte
jouant alors les deux rôles à la fois, le provocateur et !e provoqué. de !'aventure, y compris dans sa micro-séquence (prendre, retirer,
Stendhal, dans Le rouge et le noir, met en set':ne un défi « interne » (sup- reprendre, garder, abandonner, etc.), marque qui en comble le défaut
posé être, !ui aussi, « accélératcur ») : un soir au jardin, Julien Sorel de sens inicial, et à partir de laquelle se formera une sorte de
s'oblige lui-même (sous peine de suicide immédiat) à prendre la main de « mémoire » interne de la conduite amoureuse, autorisant les exploita-
Mme de Rênal, qui la !ui abandonne pendant toute la soirée. tions ultérieures. Il va sans dire que cette marque passionnelle, cette
Lc motif de la « main » est récurrent dans Le rouge et le noir, dans la nouvelle motivation d'un contact anodin, est d'autant plus forte qu'elle
premiêre partie consacrée à !'aventure avec l\1me de Rênal. Il apparait est accomplie en public, dans l'obscurité ou en pleine lumiêre, et en
d'abord comme un contact fortuit, la veille du grand soir : concurrence avec d'autres pratiques sociales (notamment « tenir la
Un soir,Julien parlait avec action [...] ; en gesticulant, il toucha la main de Mme de
conversation »).
Rênal [...]. Cette main se retira bien vite; maisJulien pensa qu'il était de son devoir Ce dernier exemple invite à une remarque plus générale sur les
d'obtenir qu'on ne retirât pas cette main quand il la touchait 1• plans d'immanence de l'expression passionnelle. Les passions sont sus-
ceptibles d'être saisies et interprétées à tous les niveaux de pertinence de
Le même motif réapparaitra ultérieurement, à deux reprises. Une l'expression: comme figures-signes, pour l'émotion ponctuelle; comme
premiêre fois, Mme de Rênal donne sa main àjulien pour !e tenir à dis- textes-énoncés, dans l'énonciation passionnée; mais aussi comme prati-
tance, alors qu'il vient de poser des « baisers passionnés » sur son bras. ques, stratégies et formes de vie.
La deuxiême fois, la relation s'inverse: Julien a posé sa main sur celle Par exemple, la colêre connait tous les niveaux de pertinence, depuis
de Mme de Rênal, e Lpar distraction, l'a retirée ; la jeune femme n'a de le signe émotionnel (l'éclat individuei) jusqu'à la forme de uie mythique,
propre aux dieux indo-européens : les dieux « colêre », en effet, sont de
1. Stendhal, Le rouge et le noir, Paris, MEN, 1972, p. 51. L'italique devoir est de Stendhal. véritables pathêmes-mondes, des états passionnels de la nature ; on se
150 Pratiques sémiotiques E.fficíenc<~ et des pratiques 151

rappelle en outre que chez Séneque, dans le De Ira, la colere .est une met en scene, et en question, entre d'une part lc déroulement des rcpas,
stratégie, susceptible de modifier un rapport de forces dans une mterac- et, d'autre part, celui des conversations. Un repas réussi adopte certes
tion polérnique 1• une séquence canonique proprc (ordonnancement, complétude,
Il en va de même de l'amour, et la théorie de la « cristallisation », rythme), mais ici, en outre, cette réussite dépend de la capacité de la
chez Stendhal, releve à l'évidence de l'amour-texte, alors que naus conversation à respecter, renforcer et réfléchir cette même séquence.
avons choisi d'analyser ici l'arnour-pratique, la conduite amoureuse, De fait, les perturbations et incidents qui affectent la séquence cano-
voire certains éléments de stratégie. Mais seule la prise en charge au nique sont tous des événernents conversationnels : s'abstraire du repas et
niveau minirnum de la pratique permet de restituer aux passíons leur se plonger dans ses pcnsées intérieures, refuser un plat, provoquer un
véritable dimension culturelle, interactive et sociale, et leur pouvoir de esclandrc, etc. Dans le roman d'Aragon, les deux extrêmes sont repré-
création et d'innovation. sentés: le repas réussi et « cordial », et le repas raté et « morne )), ou
1' « esclandre » ; on peut clone en déga,~er les conditions de validation et
de falsification d'un modele hypothétique pour l'accomrnodation straté-
Le repas et la conversation de table : gique entre les deux pratiques, porteur des valeurs de la connexion
une séquence canonique et un montage stratégique stratégique entre les deux pratiques.
[dans Les voyageurs de l'impériale d~ragon] Notre étude visera par conséquent à dégager le plus précisément ces
enjeux axiologiques, et la maniere dont ils sont ancrés dans la structure
tigurative eles scenes de repas. Elle portera successivement : l I au plan
Préambule
de l'expression, sur les rapports entre « parler & manger », et plus précisé-
Cette étude est consacrée à un genre de pratique sémiotique, la ment sur les er"9eux de la segmentation réciproque et des interactions
conversation de table, et à son agencement avec une autre pratique, le entre la séquence conversationnelle et la séquence alimentaire ; 2 I au
repas, et notamment le repas de famille. Globalement, il semblerait que plan du contcnu, sur les structures d'échangcs sous-jacentes à ces scenes de
l'ensemble constitue une seule macro-pratique, composée de deux sons- repas, et sur le modele qui les gouveme.
pratiques, le repas et la conversation. Mais cette composition est loin
d'être réglée à I' avance, et on verra que même la valeur (ou non-valeur)
Deux pratiques bien ajustées : manger et pader
de l'une ou l'autre de ces deux pratiques dépend de la qualité de leur
agencement commun. Par conséquent, le niveau de pertinence adéquat, La motivation. - On remarque pour con1mencer que plusieurs repas
celui qui décide de la valeur du montage, est la stratigie. ne sont évoqués qu'en raison de la conversation dont íls sont l'occasion.
Naus avons choisi comme corpus de référence un corpus littéraire, Le repas à l'Exposition coloniale (1) est exclusivement motivé et orga-
onze scenes ou segments consacrés aux repas dans Les vqyageurs de l'impé- nisé par le besoin <~ inextricable »de parler de l'amiral, !'onde de Paulette
riale, d'Aragon 2 • L'intérêt de ce corpus tient à l'étroite connexion qu'il Mercadier:
Il avait un besoin inextricable de parler à Pierre, qu'il connaissait peu. I! n' était
L Sénêque, De Ira, Dialogues 1, livre I, Paris, Les Belles Lettres, co~. « Guíllaum~ Budé "·, , d'habítude aussi bavard. Mais ce soir-là, quelque chose en lui s'étaít déchaíné
La leçon de Séneque semble avoír été retenue, comme en témo1gne la « colere de Segole:'e
Royal », lors du débat télévisé entre les deux candidats à la présidence de la Répubhque françatse
(Ségolene Royal et Nicolas Sarkozy), le mercredi 2 mai 2007. Telleme.nt bien retenue rar les ~eux
4 I Les repas en famílle du PdV de Pascal Mercadier (I, 1 3, 125) ;
candidats qu'une foís le rnotif de la colere exprime, l'échange ne po!Ult plus sur le :n.otlflUFmeme,
5 I Un repas à Saínteville avec Pailleron (I, 176 et s.) ;
mais sur !e fait de savoir s•iJ bien d'une « colére » (une condv.zte et une strafé.l5"' pass10nnelle)
6 I Le repas de fête de la belle-mére à Sainte>~lle 194-197);
ou d un <-: énervement >> (un
1
dú à une perte de contrôle).
7 I Le banquet d'enterrement de la belle-mêre (I,
2. Ce sont, dans l'édition Gallímard, C(lllection «Folia»: 8 I Un diner « morne" à Sainte,~lle (I, 52, 311-3
1 I Le diner au restauram de l'Exposition coloniale (I, !, 40-41); 9 I Un diner eu solitaire au restaurant à Venise (I!,
2 I Le :rrand d!ner annuel de Paulette Mercadier (l, 5, 68-69) ; 10 I Un repas au restauranl entre 1\fercadicr et so.n « unY>!WPH" 479-187);
3 I Les ~repas de vacances à Saintevílle (I, 8, 83) ; . 11 I Les repas à ia pension des Meyer (Ill, 5, 488-439 et
152 Pratiques sémiotiques 153

Ce besoin est d'abord le motif de l'invitation faíte au couple : il avait qu'on ne parvient plus à suivre les phases du repas ; le repas avec le bio-
une autre obligation, à laquelle il renonce pour pouvoir s'épancher. Ce graphe est parce que les phases du repas segmentent três précisé-
besoin est en outre, qu'il lui fait oublier la galanterie, qui consiste à ment les différentes phases de la conversation. I! y a donc deux maniê-
ne pas trop parler de poli tique « devant une jolie femme ». res de déconnecter la conversation du repas : ne pas parler en
De même, la seule évocation des repas de vacances à Sainteville (2) rnangeant, ou parler de telle maníere que la conversation ne respccte
consiste à signaler que !'onde « comte >') « parlait.fort peu à table avec ses les phascs du repas, les occulte ou les neutralise. La question est bien
neveux » (83). Ou encore, les repas de famille ne sont évoqués, du point aussi de réunír, en les rendant complémentaires, d'un côté un protocole,
de vue de Pascal (3), qu'à partir du mornent oú, préoccupé par la et de l'autre une conduite, l'un et l'autre pouvant accueillir, selon les cir-
découverte de sa sexualité, l'enfant « n'était pas bien à la conversation pendant constances, des formes accidentelles ou rítuelles.
le diner)) (125). L'absence de connexion, ou une mauvaise connexion entre les deux
Enfin, le dernier repas au restaurant, avee !e « biographe >> à pratiques invalide l'ensemble, et notamrnent modifie les affects et la sen-
Paris (9), n'a d'autre objectif que la conversation au cours de laquelle ce sibilité pathémique: on s'ennuie en mangeant, et on n'apprécie plus le
dernier espere trouver des explications définitives au comporternent de repas ; on n'écoute plus une conversation qui ne suit pas le rythme du
son modele, l"v1ercadíer. D'entrée de jeu, i! est d'ailleurs précísé : « On ne repas ; la valeur réside clone três précisément non seulement dans la
se parle bien que le ventre à table)) (479). qualité de la connexion, mais dans la capacité de cet agencernent à s'af-
Des lors, entre les deux pratiques, une premiere connexion est ficher lui-même, et à se faire connaítre des participants, tout comme
posée : elle est hiérarcbique, elle repose sur l'articulation entre un pro- dans le rituel. Or cette « capacité •> doit être de type méta-sémiotique,
gramme de base, qui fournit l'enjeu et la valeur « descriptive », et un c'est-à-dire ici interprêtative, pour participer à la dirnension stratégique,
programme d'usage, qui fournit les valeurs modales nécessaíres à la réa- et de nature sensible, car elle doit être observable sinon à tout moment
lisation du prernier. Rien de bien original en cette affaire, si ce n'est que du rnoins de rnanie:re récurrente. Et c'est la « segmentation réciproque »
les deux parcours sont concornitants, au lieu de se succéder, et que, par (ou« co-segmentation »)entre les deux pratiques qui réalise cet objectif.
conséquent, la réussite du programme d'usage n'est pas acquise au Examinons attentivernent les conditions d'une connexion réussie,
moment oú commence le programme de base. Et même, plus précísé- par exemple celle du repas ave c le biographe (1 0).
ment, la « réussite » tient à la bonne forme de l'accommodatíon entre Ce repas comporte cinq segments conversationnels, dont les démar-
les deux pratiques. On peut considérer que ce type de connexion, entre cations sont toutes des phases marquantes du repas :
deux procês dont les déroulements sont concomitant'l et interdépen-
dants, est caractéristique des «pratiques » et de leur niveau de pertí- du débutjusqu'au taumedos (480), la conversation n'est pas évoquée, et
nence, et les distingue des « programmes narratifs », au niveau de perti- le texte ne manifeste que les irnpressions de Mercadier, qui regardc
nence textuel, entre lesquels la dépendance est de simple présupposition. son interlocuteur: c'est !e portrait de l'vL Bellemine;
En d'autres termes, le « protocole~> du repas prévoit que l'on se du toumedos j'úsqu'au choíx du second vin les deux partenaires se
parle en mangeant, et par conséquent, pour pouvoir se parler, le plus mesurent, cherchent un sujet de conversation ; Bellemine est inquiet
efiicace est de se mettre à tabie. du jugement de Mercadier sur sa biographie ; Mercadier fàit preuve
de bonne volonté en engageant la conversation sur cette bíographie,
La connexion et la segmentation. La valeur globale de l'agencement mais sans cornprendre ce que l'autre attend de !ui;
stratégique entre les deux pratiques dépend de la qualité et des proprié- du second vinjusqu'au choix desftomages et toujours faute de com-
tés de la connexion. prendre ce que Bellemine lui veut, Mercadier inverse les rôles, inter-
Dans le roman, les évaluations explicites sont à cet tout à fait roge son partenaire, et cerne ses motivations ;
remarquables : les repas de vacances à Sainteville sont ennuyeux et sans du ftomage jusqu'au cqfé (486), Bellemine a enfin trouvé son theme, et
intérêt parce qu'on n'y parle pas; le repas avec l'amiral est assommant interroge Mercadier sur son rapport au travail, à l'argent et à la vie
(surtout pour Paulette) parce que l'amiral parle sans arrêt, au point en société;
154 Pratiques sémiotiques F;Jji.cience et optimisation des pratiques 155

apri!s le café et le marc, sur une question de Bellemine sur ses enfants, gique. ]\![ais, pour étayer cette hypothese, il faut au moíns pouvoir
Mercadier- explique pourquoi i! n'a pas repris contact avec -sa démontrer que cette co-segmcntation est perçue par les intéressés, et
famille. qu'elle est interprétable en tant que telle : d'ou le rôle décisif des « pas-
sions » de la co-segmentation, et notamment la << cordialité » qui sanc-
Superficiellement, cette segmentation se présente comme une tionne la connexion réussie entre les deux pratiques.
recherche en cinq phases du thême de conversation pertincnt. Plus pro- Deux cas extrêmes se rencontrent. Lc derníer repas en famille (8)~
fondément, elle structure une« épreuvo> (au sens de la sémiotique narra- est un repas qualifié de « mome 11 alors même que la conversation sur
tive) en trois phases canoniques : 1 I la co11:frontation (premier et deuxieme les tables tournantcs qui l'accornpagne est pourtant tres animée et
segments) : les partenaires se mesurent, d'abord visuellement (prisc de polémique 1•
connaissance) puis verbalement (inquiétudes et attentes) ; 2 /la domina- Mais, à y regarder de plus prêt, on remarque que cette conversation
tion (troisieme et quatrieme segments): tour à tour, les deux partenaires est évoquée sans aucune mention du repas qui l'accompagne, et ce n'est
prennent l'avantage, J\1ercadier d'abord\ Bellemine ensuite; 3 /la réso- qu'apres coup, grâce à une sorte d'anaphore généralisée, que la phrasc
lution (cinquieme segment): Bellemine trouve la faille, s'y engouffre, « Un dfner morne )}, en clôture de l'échange conversationnel précédcnt,
Mercadier ne résiste plus, et donne la clé de l'énigrne que cherchait à nous apprend qu'il s'agissait d'une discussion de table. Ce mode de tex-
élucider le biographe. tualisation manifeste l'impossibilité ou l'insignifiance, dans ce cas précis,
La relation entre les deux pratiques (manger et parler), sous l'effet de de la connexion entre les deux pratiques. Et, en cc sens, le jugement
cette co-segmentation dégageant des deux côtés une séquence perti- axiologique et la réaction aflective visent três précisément cette ímpos-
nente (un repas ordonné et cornplet, une épreuve conversationnelle en sible connexíon, dans la mesure ou l'exprcssion Un dfner mame est à la
bonne et due forme), fonctionne alors cornme une sémiotique connota- fois le moyen d'exprimer l'absence de connexion (en tant qu'anaphore
tive, ou !'une des deux pratiques (parler) confirme et affiche réflexive- généralisée) et le support de l'évaluation (en tant que prédicat axiolo-
ment la canonicité de l'autre (manger) 2 • Si les deux séquences sont syn- gique). Un repas « mome ~~, en sornme, c'cst donc un repas ou la
chrones, alors la conduite conversationnelle exprime réflexivement la conversation est totalement décormectée de la prise alimentaire\ et tout
bonne forme du protocole. se passe comme si, en l'absence de co-segmentation synchronc, le repas
n'était pas racontable. La commutation fonctionnc bien: l'inefficience
La cordialité. La connexion entre les deux séquenccs pratiques de la conduite convcrsatíonnelle rend le protocole alimentaire
étant la condition générale de la valorisation du rcpas, la co-segmcnta- insig_nifiant.
tion serait la condition d'une valorisation positive. La co-segmentation A l'inverse, le long repas de vacances qui rassemble les familles Mcr-
est un phénornêne de nature aspcctuelle et processuclle, et manifeste cadier et Paillcron à Sainteville (5), est qualifié de «cordial» : L'atrno~
pour le spectateur comrne pour les participants, cornrnc nous l'avons sphi!re était extrêmement cordiale (177). Cette appréciation intervient juste au
déjà suggéré, la « bonne forme » syntagmatiquc du montage straté- moment ou l'onde de Sainteville, en discours indirect libre, s'occupe de
la salade et raconte une histoirc, tout à la fois :
I. C[ «La situation était rfJIWersée: c'étaít mainunant Afercadier qui interrogeait, qui scruta.it Bellemine, qui se
L'atmosphêre était extrêmement cordiale. Et le comte de Sainteville n'aurait permis
passionnait te problême Bellemine, sa ps;•ckalagie" (4'10).
2. A les principaux esclandres et les comportcments hors normes sont étroitement liés à à personne d'assaísonner la salade à sa place. Il racontaít à sa voisine une histoire
l'interruption du repas, c'est-à-dire, formellement, à une syncope rythmique par rapport à la seg- du pays. Un dmme dans la montagne ... » (I
mentation canonique. Si PascaJ n'est «}as à la corwersatitm >~, et s'il est irnpatient de quitter la table
familiale (4), c'est en partie parce qu'il y eut une altercation; immédiatement à la suíte des échanges
aigre-doux entre PascaJ Mercadier et sa bel!e-mêre, figure en maniêre de comrnentaire : «Pascal
n'avait qu'une idée, se leve-r dé table » (125). I. Il y a, bien entendu, quelques raisons narratives et affectíves à cette évaluation dysphorique,
À Saínteville, et à l'occasion de son dí:ner de íete (6), la belle-mêre fait un esclandre parce que Mer- puisque Mercaclier vient de recevoir congé de sa maitresse, 1V1me Pailleron, et que, en outre, cette
cadíer quitte la table avant !e café, pour rejoíndre les Pailleron. Enfin, lors du banquet d'enterre- derniere semble entretenir les meillcures relations avec sa propre femme.
ment de la même belle-mere (7), l'évêque er Mercadier quittent discretement la table avant café 2. C'est à Ia suíte de ce même 1\-íercadicr exprirne son """'"''""'·
et les alcools, pour fuír l'artítude des autres convives. fonnel et insignifiant du rituel (.4vec ln.famílle, l'essentiel
156 Pratiques sémiotiques F!ficience et optimisation des pratiques 157

L'enchainement est tres clair. le « Et» est icí un connecteur de glose, accident, en cas d'esclandre et de sortie prématureeJ, alors que la
de renchérissement et/ou d'illustration: ce moment de synchronisation, séquence conversationnelle ne peut être que conformée (ou pas) par les
ou le comte revcndique l'assaisonnement de la saladc, ct s'y cmploic phases du repas. En sornme, le parcours canonique (du repas) peut être
tout en racontant une histoire, marrifeste au plan figuratifla co-segmen- réflédti par le parcours « en acte » (de la conversation), alors que le par-
tation des parcours, et suscite directement l'effet de « cordialité >). cours « en acte >> ne peut être qu'irifléchi par le parcours canonique.
Quelques ligues plus loin, tout en commentant une partie de l'his- La conversation synchrone étant un invariant de tous les repas réus-
toire, lVIme Mercadier prend de la. salade : sis, elle apparaít alors comme l'isotopie connotative pour la configuration
« Vous dites toujours ça, mon onde, et c'est irüuste!, protesta Mme Mercadicr qui alirnentaire : la conversation synchrone connote la réussite du repas 1•
reprenait une feuilleou s'étaient acc:ochées quelques gouttes de vinaigre (177). Mais en outre, comme la séquence alimentaire procure à la conver-
Raconter I assaisonner, protester I se resservir: Ia synchronisation sation sa forme, sa syntaxe et son rythme, cette derniere apparaít finale-
ment comme une eles réalisations thématiques et figuratives possibles
est parüúte, entre la segmentation de la conversation et celle du repas.
Les moments de synchronisat:ion constituent eles meuds axiologiques, d'un scheme formel constant, !e «modele>> interprétatif; elle peut clone
fonctionner comme le plan de l'expression de ce scheme formel, que
sensibles et efficients, qui persuade:1t chacun des participants de la réus-
site de la stratégje collective, et qui se manifestent par un sentiment de nous considérerons, par hypothêse, de nature anthropologique. La
conversation et donc une méta-sémiotíque susceptible de donner acces au
« co r di ali té ».
La « bonne forme» de la séquence stratégjque n'est donc pas seule- modele anthropologjque du repas 2 (cf. irifia).
Ces deux interprétations apparaissent sur le tableau suivant :
ment une structure objective ; elle doit aussi être perçue, et cela
implique au moins une compétence des participants : ils doivent être en
mesure de réagir à cette bonne forme, ils doivent être sensibles à la
séquence canonique, sensibles à la valeur qui est associée à la co-seg-
mentation. Comme dans le cas qui nous occupe la relation entre les
deux pratiques est orientée, cette valem qui apparait lors d'une percep-
tion affective í «cordial» ou « morne » ), qui n'est autre que la percep-
Cette proposition implique un processus interprétatif en deux temps,
tion de l'acco~modation de la séquence conversationnelle à la séquence
dont le mornent essentiel est une conversion de l'effet connotatif en
canonique du repas.
expression rnéta-sémiotique, et, du point de vue interprétatif, une
Réjlexivité, sémíotique connotative et méta-sémiotique. -La relation entre la conversion de la « sensibilité » à la co-segmentation en « reconnais-
séquence alimentaire et la séquence conversationnelle est réflexive mais sance )) d'un modele culturel.
dissymétrique : (i) la seconde réfléchít la premiere, la commente, la ren-
force en la redoublant de maniere redondante et synchrone, et (ii) la • V ARIÉTÉS DE LA CO-SEGMENTATION
premiêre procure à la seconde un cadre relativement stable. En effet, le Q:çrception) T [Connotation]
statut sémiotique de ces deux séquences est fort différent: la séquence S\'NCHRONISATION CORDIAUfÉ
alimentaire, en tant que protocole, cst réglée par des usages culturels, et [Reconnaissance] T [Méta-sémiotiquej
ne se décide pas au moment même du repas ; même innovante, elle doit MODELE DE L'ÉCHANGE
être réglée et décidée à l'avance ; en revanche, la séquence conversa-
tionnelle, en tant que conduite, n' est pas en général planifiée, et même si L Se!on Hjelmslev (Pro/égamimes à une théoríe du langage, Paris, Minuit, 1968, p. 155-16!) une sémio-
elle obéit à quelques regles culturelles, sa forme générale doit être tique connotative convertit un ensemble de variantes en invariant, et fonctionne comme un "plan
inventée en temps réel, par un ajustement stratégique permanent. du contenu » pour la sémiotique objet. J"ajoute la dause de réflexivité pour maintenir le lien avec
r énonciation.
Cette dissymétrie influe donc sur les effets de la connexion, puisque 2. Selon Hjelmslev (op. cit., p. 161-162) encare, inversement, une méta-sémiotique converti! un
la séquence alimentaire peut être exprimée par la conversation (sauf invariant en variété, et fonctionne comme un « plan de l'expression » pour la sémiotique objet.
158 Pratiques sémiotiques Ejficience et optimisation des pratiques 159

L'échange rituel.- ll est temps de donner un contenu à ce modele de La promesse et sa réalisation. - A la fin du repas à l'Exposition colo-
l'échange, le contenu de la méta-sémiotique dont l'expression est niale (1), l'amiral s'excuse bien curieusement: « Au dessert, l'amiral se
fournie par le fonctionnement synchrone de la séquence conversation- rappela les promesses qu'il avait faites : 'je me suis oublié, avec une
nelle et de la séquence du repas. jolie femme ... " » (41 ). V érification faite, le texte ne comporte aucune
Chaque scene de repas manifeste une structure d'échange, sur le modele indication de promesse. La seule mention est celle d'une invitation à
du don et du contre-don, auquel le repas prête sa forme syntaxique. d!ner, immédiatement suivie du passage déjà cité, ou s'exprime son
Mais cet échange fonctionne ici sous une condition três particuliere. En « inextricable besoin de parler ». On peut tottiours supposer, sans grand
effet, parmi tons les rires d'échange possibles, il en est un oü le contre- bénéfice explicatif, une ellipse textuelle. Il paraít plus profitable de se
don reste indéterminé, potentiel et fixé sine díe; à la limite, le don n'a demande r en quoi la « promesse » est contenue dans l'acte d'invitation
d'autre but que de susciter la bienveillance du destinataire. lui-même : selon notre hypothêse, cet acte d'invitation ouvre un cycle
Ce type d'échange rituel est caractéristique du sacrifice. Lors du d'échange ou le contre-don ne doit être ni imrnédiat, ni contraint, ni
sacrificc, en effet, un bicn est détruit ou consommé, au bénéfice direct dérerrniné ; or, dans ce cas, le contre-don (l'écoute attentíve) est irnposé,
ou indirect d'un tiers, en échange de quoi le tiers devra examiner concomita1lt, tres précis. Cerres, il relêve bien de la « bíenveillance » en
favorablement les éventuelles sollicitations ou les besoins ultérieurs du général, mais sous des conditions modales et aspectuelles qui ne respec-
donateur. Indépendamment du contenu religieux et figuratíf de ce tent pas le príncipe sacrificiel.
type de pratique rituelle, on peut clone retenir les deux propriétés En somme, si clone une invitation à diner comporte une promesse,
suivantes: c'est celle de respecter les clauses du rnodêle sacrificiel sousjacent. Pau-
l I l'éventuel contre-don reste indéfini, non contraint, et il n'est clone lette 1\fercadier, l'épouse conformiste, a parfaitement intégré ce prín-
pas supposé être du même type que le don (il n'y a par exemple cipe, qu'elle applique lors de ses « grands cliners » annuels: « C'était un
jamais d'échanges de repas dans le roman); diner pour !:1! étre quittc avec les collegues de Pierre, et leurs épou-
2 I la nature spécifique de cetle structure d'échange (donlbienveillance ses » (68). Ce qui fait probléme ici, bien súr, c'est le << f3n H (soulígné par
ultérieure) doit, pour être reconnaissable et efficiente, obéir à une nous) : être quítte de quoi? Comme les Mercadier ne íréquentent pas
codification (aspectuelle et rythmique) précise, qui fonctionne les collêgues du mari, on suppose que c'estjustement cette distance qu'il
comme expressiOn méta-sémiotique de son caractere « quasi faut se faire pardonner ; ce que lc texte confirme, en prétisant que le
sacrificiel » ; diner sert à être quitte, en somrne, de la différence de richesse et de
3 I ce type d'échange, enfio, ouvre un temps social três particulier, milieu social entre Mercadier et ses collégues plus hurnbies. La forme
incléfiniment étiré (puisqu'il n'y a pas de date fixée pour le contre- sacrificielle - dans ce cas, parfaitement codifiée : séquence, protocole,
clon), mais susceptible d'être à tout moment scandé, interrompu, ou distribution des places et des rôles - a pour objet de faire connaí'tre la
réitéré (par de nouveaux sacrifices) : la bienveillance indéfinie, en nature du contre-don attendu : un crédit de bienveiliance índéterminé,
effet, doit être « entretenue ». en compensation de l'inégalité des conditions sociales et économiques,
qui pourrait inspirer a contrario de la rnalveillance.
Selou cette hypothese, toutes les propriétés de connexion et de syn- Il en va de même pour le repas à Sainteville, organisé sur l'invitation
chronísation qui ont été établies auparavant - et notamment les nreuds des Pailleron : saisissant le prétexte du « sauvetage » de la fille Paillcron
axiologiques de la co-segmentation relêveraient de cette condition méta- par l\tfercadier, les Pailleron proposent eux aussi un rituel sacrificiel,
sémiotique, et contribueraient directement, à garantir l'efficacité symbo- destiné à Festaurer la bienveillance de leurs propriétaires, et à compen-
lique de la séquence. C'est en somme la ritualisation syntaxique du don- ser leur propre présence encombrante au château 1 : de fitit, la cordialité
repas qui permet aux partenaires de le reconnaítre implicitement ou
explicitement comme un échange de type sacrificiel, producteur d'une
« dette de bienveillance ». I. Elle a tl'aiileurs, suscité la malvcíllance latente ou déc!aréc des hôtes habitueis du cháteau,
notamment la part de la sa:ur du comte de Saínteville.
160 Pratiques sémiotiques Efficience et op tilnisation des pratiques 161

du repas est en elle-même à la fois une promesse et une demande de ~es différents types de transgression confortent par conséquent systé-
bienveillance, en échange du rituel parfaitement synchrone. matiquement la relation méta-sémiotique entre les deux pratiques : les
En somme, le contenu correspondant à l'expression constituée par la unes affectent le contenu (le modele sacrificiel) et les autres, l'expression
« co-segmentation synchrone des pratiques», est bien icí une forme de vie, (la co-segmentation des deux pratiques). Mais des lors que la transgres-
régie par une structure syntaxique spécifique (le rite quasi sacrificiel), et sion touche l'un des deux plans, l'autre est systématiquement lui aussi
comportant notamment une attente et une promesse indéfinies de affecté : on a donc bien aflàire à une relation sémiotique forte, dont les
bienveillance. deux plans sont solidaires, et sensibles aux opérations de cornmutation.
Dans le cas du repas à l'Exposition coloniale, par exemple, l'amiral
Le rifús de bienveillance.- Les épreuves de commutation ne manquent néglige sa « promesse » implicite de deux manieres : l I au plan du
pas, et elles concernent à la fois les figures de l'expression et celles du contenu (le modele sacrificiel), en définissant et en imposant le contre-
contenu. don, en l'occurrence l'écoute attentive et bienveillante de son bavar-
L'échange échoue dês lors que l'une des deux propriétés de dage, et 2 I au plan de f>expression (la co-segmentation synchronisée des
l'échange sacrificiel n'est pas respectée: pratiques), en tenant une conversation continue et monotone qui est
insensible à la segmentation du repas.
1 I Du côté du contenu, le contre-don .est prédéfini, contraint, à date fixe.
C'cst !e cas, notamment, des repas à la pension de famille des
Meyer, au cours desquels il est impossible d'oublier qu'ils font partie de Conclusion : efficience de la jàrme syntagmatique et jà1mes de víe
la rémunération des enseignants et répétiteurs de l'école Robinel, en rai- Le caractere canonique de la séquence alimentaire, ainsi que son
son de quoi ils sont tres chichernent mesurés: ces repas n'ont plus aucun étroite connexion avec la séquence conversationnelle participe donc
caractere sacrificiel, puisqu'ils entrent dans un échange travail/rétríbution, et directement de l'efficacité de l'échange sacrificiel, et ce dernier fonde
leur qualité est proportionnelle à la valeur marchande des enseigne- l'efficience syrnbolique du repas. C'est parce que le repas ionctionne sur
rnents (valeur en baisse réguliere, précíse+on !). ce príncipe schématique précisément qu'il impose des conditions parti-
L'atmosphere des repas de vacances à Sainteville est moins aigre, culiêres de co-segrnentation synchronisée entre les pratiques conversa-
mais le cas n'est pas moins significatif; on apprend en même ternps que tionnelle et alimentaire ; c'est parce qu'il respecte (ou ne respecte pas)
l'oncle est payé par les parents pour héberger ses neveux, et qu'il leur cette forme séquentielle, aspectuelle et rythrnique, qu'il est reconnu (ou
parle peu pendant les repas : sur le fond d'un échange de type mar- pas) comme échange sacrificiel, et qu'il en conserve (ou pas) les vertus.
chand, et non de type sacrificiel, il est clone inutile de « faire les frais >> En effet, c'est seulement dans !e cas ou l'ordonnancement du repas
de la conversation, puisque, de toute façon, l'objectif de l'échange n'est parvient à imposer sa séquence (nombre et ordre des phases), son aspec-
pas d'attirer la bienveillance de qui que ce soit 1• tualité (completlincomplet) et son rythme (la durée et l'accentuation des
2 I Du côté de l'expression, la co-segrnentation synchrone n'est pas phases) à la conversation, qu'il fait alors la preuve de son efll.cience sym-
respectée. bolique, et qu'il suscite en retour la bienveillance réciproque des parte-
naires, Mais c'est aussi parce que l'échange sacrificiel ne fonctionne pas
C'est le cas des repas ou la connexion et la synchronisation des bien (par exernple, parce que les propriétés du contre-don ne sont pas
deux parcours praxiques se fait mal ou pas du tout, mais aussi des respectées) que les deux parcours vont se déconnecter, et que le mon-
repas interrompus ; ainsi, dans ce cas, la belle-mere de 1\1ercadier
tage stratégique va se défaire, se syncoper, se raccourcir, ou se figer
refuse-t-elle toujours sa bienveillance à son gendre, ou encore Merca- dans une pure répétition.
dier à sa femme.
Nous avons proposé d'analyser le montage stratégique entre les deux
pratiques de la conversion et du repas comme une relation méta-sémio-
1. Loin d'être un ours, l'oncle de Saínteville est tres bavard et chaleureux (i) avec ses neveux en
tique comprenant un plan de l'expression (la co-segmentation synchro-
dehors des repas (!), et (ii) pendant d'autres repas, notamment avec les Pailleron. nisée) et un plan du contenu (le modele sacrificiel). En somme, nous
162 Pratiques sémiotiques Eificience et optirnimtion des pratiques 163

avons montré que la stratégie est une sémiotique o~jet, dotée d'un plan de La corrélation entre les deux dimensions dorme clone lieu à une
l' expression et d'un plan du contenu, entre lesquels eles cornmutations ont lieu multitude de cas de figure possibles, mais à seulement deux grands types
et en vérif1ent la pertinence. de corrélations : une corrélation directe et converse ou les deux dimen-
Mais en outre, ces deux plans sont chacun soumis à une variation gra- sions se renforcent réciproquement, ct une corrélation inverse, selon
duelle orientée par l'évalp<J:tion : !e premier, à la variation de la synchro- laquelle les deux dimensions s'afiàiblissent réciproquement. Il en résulte
nisationl désynchronÍsij.tion des pratiques, et le second, à la variation de que la structure otfre au moins quatre positions saillantes et typiques, les
l'indéterminationl détermination du contre-don ; la solidarité tensive deux positions extremes de chacun eles deux types de corrélations.
entre ces deux variations associées permet de prévoir plusieurs types de
corrélations différents entre expressions et contenus rnéta-sémiotiques. Échange Échange
En partant de ces deux dimensions I I la synchronisation des pratiques, informei ritu.el
et 2 I l'indétermination du contre-don, nous pouvons envisager de les dispo-
ser sur une structure tensive. dont l'une eles dimensions de contróle va de la
plus ~grande déstructur~tion de la forme canonique à sa réalisation fNDÉTERMINAT!ON
DU CONTRE·DON
stable et complête (du désprdre asynchrone à l'ordre parfaitement syn-
chronisé), et dont l'autre dimension va de la plus grande détermination
du contre-don à l'indétermination ouverte (de la dette à honorer immé-
Échangl!
diatement à la bienveillftnce généralisée et diffuse).
L'enquête sur le rom~n d'Aragon a surtout mis en évidence la collu-
SYNCHRONISAT!0;\1 DES PAATIQUES
sion entre ces deux dimensions, et leur variation converse, en raison du
poids axiologique qu'il acc 0 rde à la synchronisation entre la séquence
alimentaire et de la séquence conversationnelle; mais d'autres cas de • L'échange rituel correspond à une conjugaison de l'indéterrnination du
figure se dessinent, considérés ici comme des dysfonctionnements, mais contre-don (simple attente de bienveillance) et de renforcement de la
qui pourraient aussi être valorisés positivement, et qui reposent sur la forme syntaxique (connexion et synchronisation des pratiques).
variation inverse. • L)échange contractuel correspond au même degré de synchronisation,
Par exemple, dans !e cas de l'échange marchand (chez les Meyer, mais assoei é à une forte détermination des enjeux et contreparties : le
notamment, à la cap.tine de J'école) le figement stéréotypé de la repas est « acheté >r au prix de l'écoute ou de l'information, le repas
séquence alimentaire cqmpromet la cordi~lité des échanges, mais suffit entre explicitement dans un échange marchand.
au moins un temps à remplir le contrat i Ol1 encore, entre Mercadier et • r>échange cor!Jlictuel correspond au même degré de détermination eles
son biographe Be!lemine, l'échange est cie type marchand (repas contre enjeux et contreparties, mais avec une désynchronisation eles séquen-
confidences), mitÍS l0 rencontre est globalement con:l.iale : il y a clone eles ces pratiques (c'est le repas « altercation », !e piege dont chacun a
circonstances, et probablement une autre ~orme de vie, ou les deux envie de s'échapper avant la fin).
valences sont eri tension inverse, et ou, pomtant, leur devenír • réchange informe{ correspond au même degré de désynchroni~ation,
antagoniste est valorisé positivement. mais avec une faible déterrrúnation des enjeux et des contreparties
Autre cas de figure, et même príncipe : lors du repas avec les Paille- (c'est la réception « bon enfant », le pique-nique ou le repas irnpro-
ron,_le protocole est peu à peu mis à mal, et l'idéal du repas, de l'aveu visé et informei). ·
même de Blanche Pailleron, semble tendre vers le pique-nique, c'est-à-
dire vers une organisation déstructurée mais encore plus conviviale : A chacun de ces types tensifs, correspond un type de socialité
dans ce cas, la corrélation s'inverse encare, et l'augmentation de la bien- (rituelle, contractuelle, conflictuelle et informelle), dont l'efficacité est
veillance attendue dépend dans ce cas du dépérissement de la co- définie par la combinaison de deux degrés, un sur chacune des dimen-
segmen tation. sions de contrôle, et dont chacun caractérise une des formes el eles
164 Pratiques sémiotiques des pratiques 165

valeurs possibles du montage stratégique entre pratiques. Mais on peut L'analyse sémiotique des pratiques rencontre clone inévitablement
constater, dans !e roman d'Aragon, que ces quatre types de socialité se l'ergonomie. On a déjà constaté, par exemple, que la sémiotique eles
regroupent en deux formes de ·vie : l'une, qui serait caractéristique de la objets, eles supports et des médias, tout eomme eelle des pratiques, ren-
upper class (haute bourgeoisie et noblesse terrienne, forme de vi e « tradi- contrent eles eoneepts cornme « affordance », « faetitivité », « utilisabi-
tionnelle »), et qui n'ofire d'alternative qu'entre la socialité rituelle et la lité », « eonvivialité >> (fn'endslzip) qui, chacun à leur maniére, nous par-
socialité conflictuelle; et l'autre, caraetéristique de la middle class (petite lent d'ergonomie. Cette reneontre a lieu sur un fone! idéologíque, celui
bourgeoísie, boheme, etc., forme de vie « libérale »), et ofire l'alternative de l'effieacité et de la productivité, mais on peut néanmoins fà.ire l'hypo-
entre la soeialité marehande et la socialité informelle. thêse qu'il doit être possible de s'intéresser à l'optimisation des pratiques
Si eette répartition est valide, alors le changement de régime pra- sans s'y cornplaire exclusivement, sous le contrôle modérateur d'une
tique et stratégique des repas doit aceompagner les « déclassements » et modélisation éthique, et du déploiement des axiologies altematives.
« surclassements >> sociaux: la vérification est réussie, puisque e'est le En outre, une sérniotique des pratiques se doit, tout comme celle eles
cas pour tous les personnages qui connaissent de tels aléas sociaux, et textes, de viser une capacité descriptive adaptée à la eomplexité de ses
notamment, détail sígnificatif, le comte de Sainteville, comte ruiné, qui o~jets, et clone de se doter d'une méthodologie. Et c'est J)n des enjeux
alterne entre la socialité marchande (avee sa L>mille) et la socialité majeurs de la hiérarchisation des plans d'immanence de l'expression: à
rituelle (avee ses voisins). chaque sémiotique-objet type, caractéristique d'un niveau de pertínence
li faut clone en eonclure que la eonstitution de la relation sémiotique et clone d'un plan de l'expression spécifique, doit correspondre une
(entre plan de l'expression et plan du contenu) n'est pas seulement méthodologie propre, qui ne consiste pas seulement à projeter des
engendrée dans le processus même de la pratique individuelle ou eollec- modêles préétablis (en général au niveau textuel) sur le corpus d'étude.
tive : elle est globalement régie par la forme de vie dont releve la pra- On sait aujourd'hui peu ou prou comment observer et décrire les textes,
tique en question, et, en ee sens, elle est déterminée socialement et mais il n' en est pas de même pour les pratiques.
idéologíquement. Or les préoccupations ergonomiques imposent de répondre explici-
tement à une telle question, puisqu'elles consistent préeisément à traiter
des difficultés, des dysfonctionnernents et de l'optimisation concréte des
Sémiotique des pratiques et ergonomie de f>action pratiques, et pas seulement à se mettre en capacité de rendre cornpte
globalement de leur structure achevée.

Ergonomie et sémiotique
L'ergonomie est aux pratiques quotidiennes ce que la rhétorique est Ezgonomíe du (( cours d'action »: situation, pratique et stratégje
au discours persuasif: un ensemble de rcgles (nomos) et de reeommanda-
tions reposant sur une analyse et des modeles de eompréhension et de La plupart aes théories actuelles de l'ergonomie dérivent soit des
description. Conçue à l'origine, dans les années 1950, dans la perspec- sciences cognitives, soit de.s technologies spécifiques. Nous avons déjà
tive de l'optimisation eles situations de travail (ergon), elle concerne discuté la pertinence de l'approche cognitive, à propos du concept
aujourd'hui toutes les activités quotidiennes, y eompris les activités d' ajfordance, en soulignant le fait que l'analyse sémiotique d'une part des
domestiques et les loisírs. Elle coll'\lre clone, potentiellement, l'ensemble sémiotiques-objets et d'autre part de leurs relations d'intégration
du champ des pratiques. Elle s'intéresse à toutes les instances de la pra- mutuelle offrait des possibilités explicatives et descriptives plus élaborées
tique: la cognition de l'opérateur, la structure et l'organisation de son que la seule considération des opérations cognitives. Une semiotique eles
activité, les interactions avec son horizon de référenee stratégíque, pratiques recherche en effet des « positivités >~ objeetives, et ne peut se
notamment spatial et temporel. Et pour cela, elle convoque une part bâtir sur la seule connaissance des méeanismes eognitifs. Quant aux
importante des sciences humaines et soeiales . la psychologie, la approches strictement technologíques, elles restent spécifiques à un
sociologíe, la physiologíe de l'activité, la linguistique et la sémiotique. dornaine particulier, et si elles peuvent être localement eflicaces, elles ne
166 Pratiques sémiotiques Fificíence et optimisation des pratiques 167

permettent pas, sans dimcnsion sémiotique autonome, le transfert ( « donnant lieu à eonstruction et manifestation de savoirs » ),
méthodologique et théorique vers d'autres pratiques. « inearnée », et4~située » (co-construire dans l'interaction du corps agis-
Il existe néanmoins une théorie de l'ergonomie qui se tient égale- sant ~:.éle fa situã.tion). En somme, un actant incarné, un corps agiss~nt,
ment à distance des sciences cognitives et des technologies, et qui se déploie en-même temps un tàire et les compétences afférentes, dans l'in-
réclame au moins pour partie de la sémiotique, c'est celle développée teraetion avec l'ensemblc des instances composant la scene pratique,
depuis une vingtaine d'années par Jacques Theureau, et intitulée la mais plus particuliêrement avec eelle que nous appelons l' « horizon
« sémiologie du cours d'action » 1• Cette ergonomie est dédiée au travail, stratégique >;. La parenté entre eette approche sémiotique et la nôtre est
aux pratiques produetives en général, et elle repose sur l'hypothese qu'il en quelque sorte subsumée par la référence à la théorie de l'énaction de
est possible et légitime de eoncevoir un prograrnme de recherche en ee Maturana et Varela, qui, tout en faisant toute la placc nécessaire aux
domaine qui ne soit ni un programme cognitiv:iste, ni un programmé schemes cognítifs chez les acteurs, théorise leur capacité à inventer, seuls
technologique. ou collectivement, le monde signifiant dans lequel se déploie leur action.
Le programme de Theureau présente de nombreuses parentés avec Mais ehez Theureau, le point de vue adopté n'est pas celui de la seêne
la conception sémiotique qui est illustrée et défendue ici même, alors pratique, ou même de la « seénarisation » de la pratique, comme ici
même qu'il ne fait que de tres rares allusions à la sémiotique dite grei- même, mais celui de la dynamique interne des acteurs : on retrouve à
massienne, et lui prétere explicítement le príncipe triadique emprunté à cette occasion la différenee canonique entre une approehe « objectale »
Peirce. (la nôtre) et une approehe « subjectale » (eelle de Theureau); mais on
Cette ergonomie, en effet, est tout d'abord centrée sur la «situa- verra que le partage est moins net qu'il ne semble à premiere vue.
tion » et sur l' « activité ;; qui s'y déploie : Jacques Theureau récuse par Cette parenté rencontre une autre limite, qui tient à la double focali-
ailleurs, comme incomplêtes, indirectes et/ou inadéquatcs, les appro- sation exclusive sur l' act:ivité (la dynamique interne des actears) et la situa-
ches ergonomiques centrées soit sur l'oem're aehevée, soit sur l'utilisa- tion. Toute théorie impose des choix, et construit un point de vue, et
teur. Si on se place dans la perspeetive de la « seene pratique» cette focalisation n'est clone pas en tant que telle un défaut de la théorie
(cf. supra), la position de Theureau consiste clone à foealiscr l'acte consi- de Thcureau, puisqu'elle ne pourrait être discutée qu'en terrnes de
déré comme processus (l'activité), et dans ses relations avee l' « horizon cohérence (et il n'y a aucun doute sur la cohérence du modele de Theu-
stratégique >> (la situation) ; cette position s'oppose alors à toute autre reau à cet égard) et en termes d'adéquation (or ee modele a fait la
qui procéderait par une reeonstruetion hypothétique (et néce,ssairement preuve de ses vertus deseriptives). En revanche, cette conception appa-
sirnulée) de l'activité soit à partir de son seu! résultat soit à partir de son remment dueUe l'acti·vité d'un côté, et la situation de l'autre présente
seul opérateur. L'aetivité étant « située », Theureau peut désigner alors à premiere vue toutes les earactéristiques d'une théorie « contextuali-
sa position méthodologique comme « situationnisme », dans la mesure sante », c'est-à-dire d'une théorie qui dissocie son objet d'analyse (l'acti-
ou i! s'efforce d'aceentuer le contraste avec d'autres démarehes. n n'en vité) et les éléments d'un contexte Qa situation), distinct de cet objet, et
reste pas moins que, dans une coneeption holistique de la scene pratique néanmoins néce;o;saire à son explication et à sa compréhension.
(cf. irifí·a), dont tous les liens sont au moins potentiellement activés, les La situation, en effet, est définie en un premier temps indépendam-
relations entre aete, opérateur, résultat, et horizon stratégique devraient ment de l'activité, eomme l'ensemble des << cadres spatio-temporels,
être également et tour à tour pris en compte. matériels, techniques, sociaux et symboliques » de cette activité, et tout
En outre, l'activité, qui est donc, pour Theureau, l'objet même de se passe comme s'il était possible de penser l'acti,Títé sans les « cadres »
l'analyse, est caraetérisée à la fois (et entre autres) comme « cognitive » qui la contraignent. Nous pouvons oppos_er à cette conception celle de
la hiérarchie des plans d'immanence et de l'intégration ascendante et
deseendante entre ces plans, qui permet de penser à la fois, par
J. Cf. Jacques Theureau, ú cours d'aclion: méthade élémro.m&e, seconrk éditíon remaniée et postfacée exemple, les déterminations stratégiques inscrites dans le déploicment
(1992), ú cours d'actúm: anafyse sémiologique, Toulouse, Octarês, 2004. Toutes les réfhences et men- syntagrnatiquc de l'activ:ité, et les relations d'intégration avec les plans
tiam renvoient à cet ouvrage, qui synthétise la plupart des positior.s de J. Theureau de ses disci-
ples et collaborateurs. d'immanence supérieurs, stratégies et formes de vie.
168 Pratiques 169

Toutefois, les précisions apportées par ailleurs sur les relations entre clair puisque d'un eôté i! ne s'appuie pas sur une définition de la cons-
la sítuation et l'activité donnent à pcnser que cette divergence est aisé- cience, et de l'atltre i! n'est saisi qu'à travers !e fait que l'activité est,
ment réductible. Pour comrnencer, la situation n'est pas considérée cbez. comme !e dit l'auteur, « montrable, racontable et commcntable à tout
Theureau comme un référent externe de la pratique ; le référent est, instant ». Autrement dit,Jacques Theureau semble s'autoriser, à propos
pour !ui, interne à la configuration sémiotique de l'activité, puisqu'il de la dite « conscience préréflexive », ee qu'il s'interdit à propos de l'ae-
regroupe toutes les déterminations, regles et usages disponibles pour tivité elle-même, à savoir une reconstruction hypothétique à partir du
guider l'aetion. En outre, la situation ne devient signifiante que dans résultat manifesté et observable. C'est !e ehoix d'une approche
l'interaetion avec l'opérateur et l'activité, et elle se réduit alors aux sémiotique qui le sort de ce mauvais pas.
caractéristiques pertinentes pour la dynamique en cours, voire à eette En eíTet, même si le statut de cette activité cognitive << préréflexive »
part de la situation que l'acteur a lui-même contribué à construire. reste incertain, elle n'est pas pour autant dénuée de contenus articula-
En somme, la situation pertinente, selon Theureau, est sélectionnéc bles. Et c'est pour cela qu'il est fait appel à la sémiotique peircienne, ou
et eonstruite par l'acti-vité de l'opérateur, et à ce titre, elle fait partie de plus précisément à la théorie du signe comme proeessus de signífication,
l'activité signifiante au même titre que, pour nous, l'horizon stratégique reposant sur la tríade ohjet, représentamen, interprétant. Arguant de l'adapta-
fait partie de la sâ:ne pratique. On verra dans la section suivante que, tion nécessaire aux contraintes empiriques, Jaeques Theureau trans-
dans la version la plus récente du modele sémiotique du cours d'action, forme ee modêle triadique en modele tétradique, et même, plus récem-
la situation est, de fàit et de droit, intégrée aux instances du « signe ». Et ment, hexadique. Cette extrapolation, volontaire et parfaitement
il n'y a pas d'autre solution soutenable d'un point de vue sémiotique, assumée, transgresse évidemment les limites ímposées par la phanéros-
car, si la situation participe de la signification de l'activité, elle doit faire eopie de Peirce, articulée exclusivement par les trois seuls niveaux de la
partie intégrante de la configuration sémiotique analysée. Le probleme cognition signifiante (priméité, secondéité et tercéite) 1•
rencontré par Theureau est três précisément celui que nous avons Mais il semble plus intéressant de comprendre la raison de cette
abordé cn eonsidérant la part d'accommodation stratégique (et clone transgression que de la constater, puisqu'elle est supposée améliorer
« contextuelle ») qui participe à la configuration syntagrnatique du eours l'adéquation de la théorie aux faits ergonomiques. Le quatrieme poste,
des pratiques 1• dans la version tétradique, est celui de l' (( unité sígnificatíve d'activité »,
auquel s'ajoute un einquieme poste, obtenu par dédoublement du pre-
Ergonomie et szgnification mier, I' objet, en (( objet initíal » et rr · final». La premiere série est
clone constituée ainsi: (0 l) ÜBJET INITIAL I (R) REPRÉSENTA-
La conception de l'ergonomie préconisée et mise en ceuvre par Jac- MEN I (l) INTERPRÉT.Au'fl'l UNITÉ SIGNIFICATIVE D'ACTI-
ques T11eureau est dite << sémiologique », en ce sens qu'elle postule, pour VITI:: I (02) ÜBJET HNAL.
rendre compte de la dimension cognitive de l'activité, une dimension En somme, !e statut de la conscienee préréflexive n'est pas psycholo-
« préréflexive r> qui emprunte ses éléments à la sémiotique peircienne. giquement déterminable, car il est n'est pas réduetible à une activité
En bref, à chaque instant de l'activité, l'activ:ité est supposée <<pré- cognitive, et i! n'est saisissable qu'à travers les transformations sémioti-
sente» à la conscience de l'opérateur, et ce dernier est clone, sous certai- ques de l'aetivité elle-même. C'est une position ineontestablement
nes conditions, susceptible de la presenter à autrui, voire de la montrer sémiotique, qui procede (en partie implicitement) en trois temps:
et de la raconter.
Le statut de eette activité cognitive, appelée aussi «< conscience pré- (i) i! n'est pas utile de chercher à ouvrir la « boíte noire » de la eons-
réflexive >>, en à la phénoménologie, n'est pas parfaitement eience psychologique, car i! n'y a rien dans cette boite noire qui soit
intrinsequement signifiant, hors des interaetions avec l'aetivité
1. Il rencontre par conséquent les mêmes phénomi:nes aspectuels que naus avons signalés dans la
située elle-même ;
dialectíque de l'accommodation : comme l'unité significatíve d'activité est un du cours
d'action~ et un tcinporeilemcnt détenniné~ les interac:tions avec la et avec Fen- I. Voir à ce sujet Gérard Deledalle, Clwrles S Peirce. Écrits sur it
semble du cours peuvent être, selon le cas, d'aspect prospectif, rétrospectff ou synchrone. Umberto Eco, Le i'§"· Histoire et ana[yse d'un c~ncept, Bruxelles, Labor,
170 Pratiques sémiotiques Efficience et optimisation des pratiques 171

(ii) il faut clone objectiver la phénoménologie des comportements et des • A= c'est l'actualité potentielle de l'acteur, c'est-à-dire l'ensemble des
interactions observables, en leur attribuant le statut de plan de l'ex- attentes qu'il manifeste à l'égard de la situation (et qui délimitent les
pression1, dont le plan du contenu occuperait en quelque sorte la « caractéristiques pertinentes » de cette situation), et qui dirigent et
place de cette hypothétique « conscience préréflexive » ; éveillent son attention ;
(iii) la réunion des deux plans 2 forme une sémiotique-objet analysable, • S = c'esl le référentiel constitué par la situation, une sorte de compé-
une activité signifiante, et la « conscience préréflexive » devient tout tence préalable, mais déterminée et activée en interaction avec la
simplement le faire interprétatif qui construit le plan du contenu de situation, et qui rassemble les régles, normes, príncipes nécessaires à
cette sémiotique-objet. l'interprétation ;
La solution sémiotique proposée par Theureau fait toute la place • R= c'est le représentamen, ce qui se donne à saisir dans E+ A+ S,
auxcapacités créatives de l'opérateur: l'objet, en effet, est un « champ de comme formant globalement un « objet initial » de l'activité ; ce
pos.slbles pour l'acteur », ce qui est une des propriétés de la priméité chez représentamen est par ailleurs assimilé à une « affordance située »,
Pe1rce, et, du coup, la transformation qui permet de passer de l'objet autant dire à un objet modalisé et factitif;
initial à l'objet final consiste à une modification du champ de possibles. • U = c'est toujours l'unité significative d>activité, une fraction d'activité
Le représentamen est défini comme «jugement perceptif, proprioceptif ou obtenue par segmentation, et correspondant à une conjoncture spa-
mnémonique » Oes faits sensibles, au sens de Peirce), portant notamment tio-temporelle déterminable ;
sur les é.léments pertinents de la situation en rapport avec son propre • I= c'est l'interprétant, qui est ici devenu l'instance de production de
corps. a?Issant. Il reste à accorder à l'interprétant le rôle de proposer et de régles et d'usages, et notamment l'instance de familiarisation avec la
recue1lhr les schémes d'action, procédures et routines qui sont pratique et d'apprentissage.
susceptibles de guider l'action tout en la faisant signifier.
En somme, à tout instant de son activité (en toute << unité signiflCative On notera que la composition a été globalement remaniée, puisque
d'activité ;;), l'opérateur modifie le champ des possibles (objet) qui lui est (i) l'Objet final a disparu, et réapparu en partie dans le nouvel Interpré-
offert en s'appuyant d'un côté sur les « signifiants » qu'il perçoit (représen- tant (ii) S, la Situation de référence et I, l'Interprétant, représentent
tamen), sur les anticipations qu'ils lui inspirent, et sur les schémes et deux modes d'existence différents des mêmes contenus, dans S en tant
régles (interprétant) qu'il active OU- qu'il produit. que préalables (mode potentie~ inscrits dans la situation d'origine, dans I
. Dans la version la plus récente de sa théorie, la version dite « hexa- en tant que produits et construits (mode actualisé, voire réalis~ de l'acti-
dique >> Jacques Theureau a choisi de faire éclater le poste de l'Objet vité elle-même, et puisque, comme naus le rappelions plus haut
en trms autres postes. Naus pouvons alors reprendre la proposition (iii) l'Objet a été décomposé en E, A et S, pour pouvoir être recomposé
d'ensemble de la maniére suivante: en tant que manifestation sensible, sous la forme du Representamen.
• E= c'est l'engagement de l'acteur dans la situation et dans sa propre Il convient aussi de remarquer que les modalités virtualisantes de la
activité; compétence et ·de l'existence de l'opérateur, le « vouloir faire » et le
« vouloir être » d'un côté, le « devoir faire » et le « devoir être » de
1. C'e:t alor~ qu'intervient I'<< observatoire » des pratiques. Theureau propose une méthode tres l'autre, sont prises en compte respectivement par l'Engagement et par
elab<?ree,, q~1 o~cupe _Ia_ p~ace, ~n sornme, de la « constitution du corpus », mais qui, au-delà,
consiste ": defimr le ~enmetre d un ensemble d'expressions, et à mettre en place des procédures
certains aspects de la Situation de référence. Quant aux attentes et à
pour susc1te_r, recuei_lhr, confront~r et valider ces expressions. L'Observatoire des pratiques consiste l'attention (A= actualité potentielle), si on met entre parentheses,
en _obs_ervattons notees, ~n enregtstrements en continu, en verbalisations provoquées, en méta-ver- comme il est convenu, leurs spécificités psychologiques, elles résulteilt
bahsatwns de con_fr?ntatwn et d:autoconfronration. Tous ces observables découlent du postulat que
la c~r:sCience prereflex1ve est a tout moment « montrable, racontable et commentable >>, sous des deux autres postes (E et S), en ce sens que les attentes et l'attention
c?n~ltion :xpresse (et optimiste) de pouvoir mettre l'opérateur en situation de « réflexivité », découlent à la fois de l'engagement propre de l'opérateur et des promes-
d « evocat1on f>, de « confiance » et de « sincérité 1>.
2. Theureau n~ se réfere pas à la conception hjelmslévienne des sémiotiques-objets, et nous assu-
ses et propositions de la situation. On assiste clone à une analyse
mons don~ entlerernent la responsablilté de cette réinte1prétation, à partir de la démarche proposée détaillée des príncipes de l'anticipation, en attention, attentes, promesses
et constatee.
et affordances.
172 Pratiques sémiotiques Efficience et optimisation des pratiques 173

Cette nouvelle version prend en considération, de fait, ce que nous infini de la sérníose est à la fois un príncipe d'ouverture (sur la sémiose
avons nous-méme traité comme dialectique de l' « accommoclation » infinie) et de clôture (sur le paradigme eles constituants pertinents du
(jJro_granwzation et qjustement) : la prograrn:mation potentielle étant comprise dans signe) ; et de fait, une entité d'un certain type qui ne pourrait pas, à un
les attentes (A) et les schemes d'usages préétablis (S), d'une part, ct la titre ou à un autre, se convertir en un autre type serait réputée ne pas
firce potentielle de l'ajustemcnt étant impliquée dans E (engagement), appartenir à ce paradígn1e 1•
d'autre part ; cette dialectique se résout dans (I), puisque ce dernier Or, c'est bien le cas de l'unité significatíve d'aetivité, qui ne peut se trans-
poste (familiarisation et apprentissages) comprend à la fois une pan de former en aucun des autres types signiques, qui n'est produit par aucun
programmation, et une part d' qjust.emmt, tous deux actualisés ou ré ali sés. d'eux, et qui, en outre, n'est en rien affectée par le processus interprétatif
Cette superposition des deux modeles permet de comprendre alors et par le cours d'action: elle est d'un autre ordre de pertinence. En
que celui de Theureau prend le parti de la convergence entre ce que naus somme, Jacques Theureau introduit à l'intérieur même du processus
appelons 1' « intensité auto-adaptative » (ajustement) et l' « étendue sémiosique une condition syntagmatique a priori, qui, dans la conception
hétéro-adaptatative » (programmation), c'est-à-dire le parti de la corréla- peircíenne, ne devrait être qu'un effet giobal du processus sémiosique lui-
tion converse clans la structure tensive, ce qui laissc dans l'ombre les même. En d'autres termes, si on peut se prévaloir du point de vue de
autres corrélations possibies, comme celles qui définissent les « routínes », Peirce en son absence, l' « unité significative d'activité » coi"nciderait
les « accidents » ou les << conduites )). La convergence entre programma- exactement avec l'ensemble des opérations entre O, R et I, avant l'ouver-
tion et ajustement, et la résolution positive de la díalectique de l'accom- ture vers un autre cycle d'opérations, du rnoins dans la version dite
modation pratique est parfaitement adaptée à la perspective de l'optimi- « tétradique ». Et, pour nous donner en quelque sorte raison contre lui-
sation de l'activ'ité, et on comprend aisément qu'elle retienne l'attention même, Jacques Theureau précise tardivement, à propos de la version
des ergonomes. Néanmoins, les ergonomes rencontrent aussi eles cas de hexadrique, que l'Unité d'activité ~<a pour structure sous-jacente une
programmation pure (et, cornme telles, souvent mal vécues par les opéra- pentade composée de E, S, R, et I», c'est-à-dire des cinq autres postes.
teurs), et des cas d'accident ou d'aléas (tout aussi problématiques), et on Autrement dit, l'unité significative d'activité n'est autre que le seg-
peut penser qu'un modele qui leur ferait une place, tout comme à une ment d'activité pertinent au sein duquell'analyse peut construire les íns-
accommodation réalisée, serait en l'occurrence bien venu. Ce serait en tances du signe, les cinq autres postes prévus, et elle ne peut pas être
quelque sorte le minimum requis pour dégager l'approche sémiotique eles considérée comme l'une des instances. Elle correspondrait sans trop de
pratiques de toute inféodation de príncipe à une idéologie productivíste. difficultés, dans son príncipe, au príncipe de la « scénarisation >) que
Le modêle sémiologique développé par Theureau pose en outre, nous avons défini, à la sci!ne pratique en tant que telle, mais ramené à un
parmi d'autres problemes, celui de l'entremêlement du syntagmatique et segment temporel déterminé. Theureau confirme le statut syntagma-
du paradigmatique. tique (et clone hétérogêne) de U en faisant explicitement référence, pour
En effet, la notion d' « unité signifu:ative d'activité >> est hétérogêne à tou- en fonder la pertinence sémiotique, à la narratologie de Rica:ur, Propp,
tes les autres, non seulement parce qu'elle ne peut être engendrée de Rastier et Greirrras (sic).
rnaniêre explicite à partir de la phanéroscopie peircienne, mais surtout En outre, Theureau propose une typologie de ces Unités, qui repose
parce qu'elle introduit un príncipe de segmentation syntagmatique qui à l'évidence sur le contenu thématico-modal des états et transformations
n'est pas du même niveau de pertinence que les autres postes. Le prín- en cours: l' actíon (faire pragmatique), la communication (faire cognitif),
cipe même de la sémiose selon Peirce est celui d'un processus continu, l' interprétation (faire persuasif), la focalisation (?) et le sentiment (ou parfois
dont chaque phase se joue à l'intérieur du modêle triadique, mais qui l' émotion : faire pathémique). La typologie n'est pas stabilisée, et la série
peut s'ouvrir dans tous les seus, puisque chacun eles postes de la triade
peut devenir à son tour un point de départ pour une autre phase. Ce
principe est bien connu de Jacques Theureau, mais il n'en fait pas un I. D'oú, par exernple, les nombreuses contmverses, chez !es peircíens, sur !e statut du « ground »
(fondement), qui semble nécessairement présupposé par le príncipe de focalísation associé à I'Objet
principe de clôture ; chez Peirce, en effet, le fait que chaque type immédíat, mais qui n'appara!t que de maniere erratique dans les écrits de Peirce, et qui ne pas
sígnique puísse se convertir en un autre type au cours du processus entrer dans le processus infini de la sémiose au même titre que les autrcs instances du
174 Pratiques sémíotiques

d:s ~ct;s et_ des schêrr~es d'interaction t:ypiques se présente aussi parfois élémentaire, un équivalent du signe saussurien, « U », et qu'ensu~t<
au:sr : emo~o~, attentwn, p~rce~tion, a~tion, communication, interpré- procédé en deux temps: (i) celui de la projection du modêle tna
~atiOn .. Il .s ag:tt ~onc_ plus d un mventa1re ouvert que d'une typologie peircien, comme príncipe d'analyse de ce signe élémentaire, et (ii:
mte~defime, ma1s ~·un mventa1re de segments types de processus du redéploiement empirique de la syntagmatique contenue dans l
prat1ques, et non d'mstances de la pratique elle-même. élémentaire. Toute l'évolution du modele confirme ce scénario : d
Cet inventaire empirigue convoque de fait et ímplicitement toute la version hexadique, l'éclatement de l'objet et de l'interprétant pe~m
syntaxe narrative : les possíbilités d'interactions entre destinateurs et de reconstituer, sons la pression des analyses concretes et des ddfi
desti~ataires, entre s~jets opérateurs, actes et objets, et les différentes qu'elle oppose au modele peircien, une véritable syntaxe transfc
dom:na~tes modales (pouvoir, savoir, croire, etc.), ainsi que leurs effets tionnelle, comprenant des rôles actantiels, des dispositifs modaux,
p~~he:ruques: Il a plus de ?oute pos~ible : l'unité significative d'acti- eHets sur les trois dimensions canoniques de la :,yntaxe narr:
VIte n apparuent_pas au par~di~me des mstances du signe, mais désigne l'action, la passion et la cognition.
un segr,nent pertment du depl01ement syntagmatique de la pratique. Il y a une évidence puissance descriptive et opérationnelle d:
Mms ce n'est pas la seule intrusion de la dimension syntagmatique modêle de Theureau, mais elle se paie d'une complexité et de (
~a~~ le modele: dan~ l~ pre:niere version, les deux postes de l'Objet sions accumulées qui le fragilisent. Et plus il est opérationnel, plm
(1mt1al et final) ne se dtstmguarent qu'en raison de la transformation nar- proche de l'adéquation descriptive, et plus il s'éloigr~e du modele
rative qui Ic:s reliaient, comme dans la narratologie la plus classique ; cien, plus il prête d'attention aux formes syntagmatrques. .
~ans .la_ ~ersron la plus récente, l'Interprétant connaí't !ui aussi une posi- Toutefois, .et malgré ces difficulrés, ou peut-être même en ra1s
twn mitrale référentiel) et une position finale ~a familiarisation et ces difficultés, la proposition de Theureau mérite toute notre atter
l'apprel_ltissage) ; et enfin !e Représentamen est défini comme ce qui il s'efforce en effet d'élaborer une théorie syntagn1atique 01
conv~rtrt apres coup les trois premiers postes en Objet. Naus avons de fait (« ouverte par les deux bouts », précise-t-il, en amont et en av
tradmt ces transformations syntagmatiques, et conformément à la cours d'action). Il paraít assez évident que !e modele peircien n'est
double tradition peircienne et greimassienne, en « modes d'existence » : plus approprié pour un tel objectif, caril es~ alor~ source d'apori~s.
les modes potentiel, actualisé, réalisé et virtualisé. il est tout aussi évident que le modêle gre1ma~sren de la narratrv
Dans_ le modêle :Je Theureau, se croisent et se superposent d'une a fortiari à la fin des années 1980, au rnoment oú Theureau con
r:art de: r~stances qm sont requises à tout moment du proces, des condi- son propre modele, ne l'était guêre plus.
ttons d eXIsten':e _de la scene pratique et du proces en n'importe que! Le premier est un modele dynamique du signe, et non des. tra
seg:tnent examme, et d'autre part des phases successives d'une dia- mations narratives, et les principales difficultés découlent du frut q
chronie transformationnelle et narrative. prête mal à une interprétation syntagmatique. Le second est un rr
Certes, la s~parati:m du paradigmatique et du syntag:tnatique n'est de la clõture narrative, postulant que la signification d'une transf
pas un dogme mtang:tble, et on pourrait même trouver plutôt naturel tion n'est saisissable que quand elle est achevée, quand elle a prod
qu'elle, di~para.isse dans une théorie « dynamique », c'est-à-dire dans résultat, voire quand elle a été soumise à une sanction : il est dai
une theone qm. ne pose pas d'abord des entités inertes et figées pour se se prête mal à une syntagmatique ouverte.
demander ensmte commen t les mettre en mouvement dans une trans- Ce dont Theureau s'efforce de rendre compte, en fait, c'est
f~rmati_on. Mais il_ faut ~lors se demander pourquoi ne pas adopter << signifícation en acte »> d'une signification produite par la praxis, sam
d emblee une representatron syntagmatique de l'activité, pourquoi s'ef- remaniée et reconstruite, et qui ne peut se réduire ni à l'identité 1
forcer avec autant de persévérance à la fois à se rédamer d'une théorie compétence d'un actant opérateur, ni au contenu d'un résultat.
« paradigmatisante », celle de Peirce, et à la défom1er, Ia détourner et la comme pour Bourdieu, Coquet, Landowski, ou nous, ici même, la
compléter pour parvenir à la « svntagmatiser » ? fication d'une pratique ne consiste pas pour lui dans l'exécution d
L'analyse des différents de ce modde montre, en forçant un grammes ou de modeles préétablis, mais dans le mouvement mê
peu les choses, qu'on s'est donné pour comrnencer une unité d'analyse l'accommodation et des val.eurs qu'elle révele.
176 Pratiques sémiotiques
Efficience et optimisation des pratiques 177

Mais i! nous parait alors plus cohérent de choisir d'emblée un L' optimisation est une propriété complémentaire, qui concerne la
modele d'inspiration syntagmatique - celui des instances de la scene manipulation des compétences : au niveau « n », parmi les contraintes
pratique et cel~i de l'accommodation stratégique - et de lui imposer un imposées par la finalisation de la sémiotique-objet, l'une d'elles
~ode de fonctwn_ne'?ent_ qui soit conforme au príncipe de la significa- concerne l'imposition préalable d'une compétence modale, inscrite dans
twn en acte : la sigmficatwn « en acte » ne réside dans aucune des ins- !e plan de l'expression de cette sémiotique-objet, et qui définit en
tances ~articulieres qui composent la scene pratique (ni l'opérateur, ni quelque sorte « en creux » la compétence que l'usager devra adopter au
l'acte, m !e, résult~t, ni l'h~r_izon stratégique), mais dans la consistance glo- niveau de pertinence supérieur. L'optimisation peut affecter chacune
bale de la scene (cf. m.fra), qm 1mpose un équilibre général de tous les liens des principales modalités de la compétence. Dans une perspective ergo-
syntagmatiques entre instances, équilibre sans cesse remis en cause et nomique, elle est elle aussi souvent exclusiue, comme la finalisation dont
reconstitué au cours des phases de l'accommodation.
elle procede, elle implique clone dans chaque cas à la fois un « pouvoir
faire » ou un « savoir faire », d'une part, et un « devoir ne pas faire » ou
Ergonomie et intégration ascendante un « ne pas pouvoir faire », d'autre part. Quand elle affecte le << savoir
~ Eu ég~r~ ,à la hiérarchie des plans d'immanence, l'ergonomie peut faire », elle peut alors contraindre l'ordre d'exécution d'une séquence
etre _con,sidere; ~or;rme u~ des c~s d'intégration ascendante : l'ergo- d'actes,- elle est de nature processuelle et aspectuelle, et elle exclut
nomie d une semwtique-objet de mveau « n » ne s'apprécie en effet que d'autres organisations aspectuelles.
dans son rapport avec celles des niveaux supérieurs, au moins du niveau C'est ainsi qu'un outil ergonomique (par exemple un marteau de vitrier)
« n + 1 ».: on ne_ p_eut en effet parler de l'ergonomie d'un texte que par doit être finalisé (il ne peut pas servir à un autre usage) et optimisé (il ne
r,apport a _un ~ed1a-support ou par rapport à une pratique ; de même peut être saisi que d'une seule maniere, et utilisé pour un seul type de
l ergonom1e d ur:e pratique ne vaut que par rapport à une stratégie ou à geste). Certes, l'exemple est fruste et extrême, et il illustre un type d'er-
une forme de VIe. gonomie particulierement restrictive et fermée : on peut admettre sans
?e cas particulier d'intégration ascendante répond à deux propriétés peine que la finalisation et l'optimisation puissent offrir des latitudes et
spénfiques : la finalisation et l' optimisation. des options, des espaces d'appropriation et d'initiative pour l'usager. De
La Ji_nalisation caractérise l' ensemble des contraintes d'usage, portées telles variations sont ioutefois elles-mêmes contraintes aux niveaux supé-
par le mveau « n », à destination du niveau « n + l ». Or toutes les rela- rieurs, par exemple celui des stratégies et celui des formes de vie: l'ergo-
tions d'intégration entre plans d'immanence impliquent un certain nomie ~~d'un habitacle automobile n'est pas apprécié de la même
nombre de contraintes, qui ne sont pas nécessairement finalisantes : maniere dans les domaines respectifs du déplacement quotidien et de la
c'est le cas du « genre » : les marques de genre sont propres au texte, course automobile, et la séquence d'actes tres contrainte qui permet de
par exe~ple, et elles prédéterminent la pratique de lecture la plus s'insérer dans l'habitacle d'une voiture de compétition serait tres mal
appropnée, sans qu'on puisse considérer que l'appartenance à un genre tolérée en usage quotidien.
est à proprement parler une « finalisation » du texte. La finalisation en Si on admet que la finalisation et l'optimisation d'une pratique ope-
effet, a ceei de particulier qu'elle est exclusive, et que cette exclusivitê est rent au niveau « n » pour déterminer le niveau « n + l », alors on doit
~ne conditioi_J-. axiologique et pathémique : si Ie texte, l'objet ou la pra- en conclure qu'elles concement précisément l'intégration des pratiques
tique so_nt utihsés ou mis en oeuvre à d'autres fins que celles pour les- aux stratégies et aux formes de vie. Nous avons déjà décrit ce phéno-
quel~es_ Ils sont prévus, cette déviation se paie du prix de l'incongruité, mene, en analysant la dialectique d'accommodation, c'est-à-dire la part
du ndicule, du scandale ou du blaspheme'. de stratégie déjà impliquée dans la pratique. Mais la finalisation et l'op-
timisation font peser une contrainte supplémentaire sur cette accommo-
dation : comme nous l'avons déjà indiqué, elles sélectionnent l'une des
l. Un des ressor~ l~" plus fréquents du comique est justement l'usage dévíant de textes finalisés.
Mats _ce_t:e propnete vaut pour toutes l~s productions sémiotiques : quand Ray Charles a com- tensions constitutives du modele de l'efficience, la tension converse (la
~ence a mtegrer le gospel dans une prattque musicale destinée à la distraction, à la fête pa1enne et convergence), et le renforcement réciproque, entre la programmation et
a la danse, cette ouverture du « genre » sur des pratiques profanes a fait un véritable scandale.
l'ajustement, entre les schemes régulateurs et l'engagement de l'opéra-
l 78 Pratiques sémiotiques

tcur. Le point de vue crgonomiquc projette par conséquent sur le CHAPITRE IV


mo~êle général de l'.a~commodation pratique la valorisatíon spécifique
de I·une de ses pos1t:Ions, toutes les autres étant considérées comme ÉTUDE DE CAS: L'AFFICHAGE
négatives ou comme instables, et auraient pour inéluctable destin de se
transfonner dans la prerniere. Soit:

Conduites · · • · • · · · · • • ·... PRATIQUE OPTIMISÉE


(+) ~ (dont les rítuels)

...
INTENSITÉ
AUTO-ADAPTATIVE
(Ajuslement)

INTRODUCT!ON
(-) Accidents et aléas Procédures et Routine.r

(-) ÉTENDUEHÉTÉRO-ADAPTATIVE (+} Le texte, l'oijet et la situation


(Programmation)

En matíere d'affichages, les études de type sémiotique portent presque


exclusivement sur l'affiche elle-même, sur ses gemes, sur ses thématí-
ques et sur sa composition interne, en sornme sur ce qu'on pourrait
appeler l' « icono-texte ». La réflexíon sur l'aflichage semble en
.. revanche dévolue à d'autres points de vue disciplinaires: ceux de la psy-
chologie, de la sociologie et de l'urbanisme, notamment, et en général
dans une perspective immédiatement opérationnelle.
Pour ce qui conceme l'icono-texte, les premieres analyses dites,
selon le cas, « rhétoriques » ou « sémiologiques », v'.Ísaient à l'identifica-
tion des unités minimales, verbales et iconiques, et à l'extraction de
leurs valeur;;r dénotatives et connotatives ; ensuite sont apparues les ana-
lyses plastiques et figuratives de la composition de l'affiche.
Le passage à une sémiotique des objets, dans ce cas, permet de
prendre en compte les supports, les différentes sortes de panneaux, la
colonne vVallace, le kiosque ou la vitrine. Mais on voit bien immédiate-
rnent que le périmêtre pertinent de l'affichage va bien au-delà des
objets-supports, car chacun d'eux est lui-même inséparable de l'en-viron-

I. L'étude ici proposée sur un corpus d'affichages urbains, idcntifiés et échantillonnés à Paris,
au début du printemps avec une attention systématique à la diversité des líeux et techniques
d'implantation des affichages. Le recuei! photographique du corpus a été réalisé par Erzsébet Che-
rnelik, aliocatairc~morliteur au Centre de r<:cherches sémiotiques.
180 Pratiques simiotiques Étude de cas : l'affichage 181

nement dans lequel il est implanté, et qui lui procure son efficacité périodes, et pour capter l'attention des mêmes passants-observateurs, la
énonciative et pragmatique : la rue, le mur, le trottoir, le métro, etc. dimension stratégique devra prendre en compte la maniere dont les dif-
S'intéresser à l'aftíchage, en effet, ce n'est pas seulement passer du férentes scenes spécifiques se conjuguent, se combattent ou se
<< texte » à l' « objet », mais à l'ensemble de la situation sémiotique qui per- reníàrcent, sur chaque site ou dans chaque période de temps.
met à l'affiche de fonctionner. Si on peut considérer que l'affichage releve d'une sémiotiquc de la
manipulation, alors cette manípulation se décline elle~même en deux
types: une manipulation que l'on qualifiera de restreínte, et qui repose sur
Pratiques et stratégies d'qffidzage la scene prédicative, et exploite les interactions entre les différents rôles qui
composent cette demiere ; et une manipulation étendue, qui repose sur la
Nous retrouvons clone ici urre discussion déjà en5agée dans le pre- stratégie, dans la mesure ou I' « ajustement » ou la « programmation » de
mier cbapitre, et qui a abouti à la proposition d'un parcours d'intégra- l'affiehage contribuem notamment à la captation du passant. En prín-
tion des plans d'immanence, ou les « situations sémiotiques » se trou- cipe, la manipulation étendue surdétermine et englobe la manipulation
vent déclinées, de fait, et darrs l'ordre hiérarchique, en pratiques, restreinte, mais il ne faut pas négliger le cas ou elles pourraient apparaitre
stratégies et formes de vie. incompatibles ou dissonantes, et i! faut clone envisager, entre les deux,
Dans le cas de l'affichage, il nous faudra clone distinguer, et exami- une forme de réglage tactique.
ner séparément et solidairemerrt ces trais plans d'immanence, étant A cet égard, les objets-supports participent à deux dimensions: (i) íls
entendu que les niveaux de pertinence inférieurs correspondent à appartíennent à la scene, car ils sont susceptibles de jouer un rôle dans
l'icono-texte de l'affiche elle-même. Et il s'agira, pour commencer: les actes d'énonciation propres à chaque implantation, mais ils parti-
(i) de la scéne prédicative de la pratique d'affichage, et (ii) de la stratégie cipent également à la stratégie, car ils sont un des éléments essentiels de
d'affichage : chaque « scene » particuliere de l'affichage doit s'ajuster la récurrence, de la clistribution et de la succession propres à chaque
non seulement aux autres affichages, mais aussi à l'ensemble des disposi- campagne, ainsi que des relations de concurrence et d'ajustement entre
tifs topologiques et figuratifs constituam I' environnement. les campagnes concomitantes.
La scene de l'affichage comprend une ou plusieurs prédications, des
actes d'énonciation qui impliquent des rôles actantiels, rôles joués entre
autres par I'affiche elle-même ou cettains de ses éléments, par son sup- La recherche de la pertinence optimale
port, par des éléments de l'environnement, par le passant-observa-
teur, etc. Elle consiste également en relatíons entre ces clifférents rôles Tout comme les pratiques dont elle s'efforce de rendre compte, la
des relations modales, ~pour l'essentiel. L'ensemble: rôles, actes e~ pratique de l'analyse sémiotique connait elle aussi des processos et des
modalisations, constitue un prem.ier dispositif d'énonciation. conclitions d'optimisation; et, comme pour celles-là, celle-ci procede par
La stratégie de l'afli.chage comprend quant à elle le déploiement figu- un ajustement,·réglé d'un côté par les routines et les procédures d'ana-
ratif et thématíque, spatial et temporel de l'affichage (notamment la lyse, et de l'autre par l'engagement du sémioticien dans la recherche des
deixis), ainsi que toutes les contraintes (modales et isotopiques) issues de voies méthodologiques les plus opératoires et les mieux adaptées à son
l'environnement. L'affichage, en effet, ce n'est pas seulement le choix objectif de description.
d'une affiche et de ses implantations. C'est d'abord la conception et la Le déplacement que nous évoquons rnaintenant, de l'affiche à l'affi-
programmation d'une campagne d'affichage : le nombre des affiches, et chage, est de cet ordre. ll est méthodologique, et non épistémologique,
les mooalités de leur récurrence dans !'espace et dans le temps, le en ce sens que l'identification du meilleur niveau de pertinence possible
nombre et ]e type de variantes et de déclinaisons, ainsi que les modalités releve plus de la déontologie de l'analyste, de sa conception de la
de leur distribution, et/ ou de leur succession. Et enfin, puisque chaque « scientificité », que d'un changement dans la conception de la théorie.
campagne d'affichage doit se confronter avec toutes celles qui, concomi- Il ne s'agit pas en effet de rendre les armes, de quelque maniere que ce
tantes, sont en compétition pour occuper les mêmes lieux et les mêmes soit, en ce qui conceme la définition même de ce qu'est une « sémio-
T
182 Pratiques sémiotíques Étude de cas: l'affichage 183

tique-objet » (i.e. l'objet de l'analyse). Et, plus précisément, il ne s'agit d'autres termes, face à la diversité des objets supports d'afiichage, le
pas de se saisir de l'affiche, considérée comme l'objet d'analyse, et de la príncipe de pertinence optimale se résumerait à ces trois assomptions :
replonger dans son contexte, considéré comme un adjuvant de l'analyse, (i) ce n'est pas le type d'objet qui « fait » l'affichage; (ii) l'acte d'affi-
extérieur à l'objet proprement dit. chage peut en revanche « faire H l'objet-support, et (iii) les diflerents
n s'agit trés exactement d'un changement d'o~jet, dans un processus types de supports participent clone d'un autre niveau de pertinence.
de sélection du niveau de pertinence optimal pour l'analyse. Le second exemple est celui des afliches du métro : on y observe
Le rapport entre l'hétérogénéité de l'objet d'analyse et l'identifica- quelques tendances, comme par exemple une densité toute particuliére
tion d'une situation sémiotique est réciproque : on ne peut pas en effet d'affiches « événementielles », dans le domaine de la culture, des loisirs
se contenter de dire que la premiére, l'hétérogénéité, va trouver sa réso- et des voyages ; en un premier temps, on peut imaginer un lien spéci-
lution dans la seconde, la situation, car, à l'inverse, sans l'hétérogénéité, fique, une sorte de spécialisation thématique des couloirs et des stations
i! n'y aurait à proprement parler pas de « situatinns sémiotiques », et le du métro. 'Mais on doit réviser cette hypothése, quand on constate que
concept en serait même superflu. De fait, la recherche du meilleur d'autres lieux ~es gares, certains grands halls de centres commer-
niveau de pertínence possible, celui qui permettra d'englober toutes les ciaux, etc.) connaissent la même tendance : ce qui est pertinent, ce n'est
figures sémiotiques observées dans une même prédication et dans une clone pas le métro en tant que tel, mais un cype de lieu, peut-être même
même énonciation, conduit à délimiter un objet d'analyse extensif, qui un type d'usage et de parcours dans ces lieux, comprenant des alternan-
est une scéne pratique ou une stratégie ; et, cet objet étant défini, i! ces entre des moments de déplacement et des moments sporadiques
apparait hétérogéne, et sa cohérence ne peut être atteinte que par la d'attente ou de flânerie ; peut-être même enfin : le type de parcours thé-
reconstitution de l'énonciation, des prédications et modalisations, qui matique qui est visé au-delà du lieu lui-même (voyage, départ,
forment un ensemble signifiant homogéne. retour, etc.). Le príncipe de pertinence optirnale ne prendra donc pas en
La question qui se pose est clone celle du processus d' optimisation considération les types de lieux, mais des stratégies et des thématisa-
par leque! sera sélectionné le plan d'immanence le plus approprié à tions, voire des formes de vie qui s'actualisent tout particuliêrement à
l'étude de l'affichage, celui qui permet d'en appréhender la signification. l'occasion des formes de déplacements qui ont cours en ces lieux.
Ce processus consistera globalement en une sorte de projection antici- Le troisiéme exemple est celui des vitrines : on s'aperçoit en effet,
patrice sur I' efficacité attendue de la résolution d'hétirogénéité. que, même si on sélectionne un type de vitrines, celles des magasins, en
S'agissant d'affichages, en effet, on est en droit de rester perplexe excluant toutes les autres (celles des banques et des restaurants, mais
devant la prolifération des éléments qui composent I'« environnement » aussi les grandes entrées vitrées des institutions publiques), on obtient à
de l'affiche et de son lieu d'implantation, et la difficulté vaut aussi bien en l'analyse des scenes et des stratégies d'affichages fort differentes, les unes
compréhension (quels sont les éléments pertinents ?) qu'en extension (quelles orientées vers l'intérieur du locaL les autres vers des lieux extérieurs,
sont les limites de la scene ou de la stratégie propres à chaque affiche ?). parfois fort éloignés et disparates.
On peut à cet égard prendre trois exemples dans le corpus dont l'analyse Les deux peuvent méme se combiner sur certaines vitrines, mais là
va suivre, trois exemples qui montrent combien ces questions de compré- encare, on observe des pratiques diflerentes, et en particulier en ce qui
hension et d' extension sont problématiques et décisives à la fois. concerne les modalités de la distribution des types d'affiches. La« vitrine
Le premier est celui des objets quelconques détournés en objets-sup- commerciale >> est certes un support matériel des affiches, mais ce constat
ports : un tuyau de descente des eaux de pluie n'est pas supposé faire n'est pas suffisant pour reconstituer la scéne prédicative, encore moins la
partie des éléments pertinents de la scéne d' affichage, et pourtant cer- stratégie qui a décidé de cette irriplantation particuliere ; bref, sa perti-
t.ains sont couverts d'affichettes portant toutes sortes de propositions plus nence n'est pas optimale : il faut alors distinguer les «vitrines actives >>
ou moins licites, mais dont l'opérativité n'est pas moindre que celle des (commerce actif) et les «vitrines inactives », soit '< ascendantes >> (en cours
affichages officiels. Dans ce cas, le critere de pertinence est purement d'aménagement), soit « descendantes » (en cours de vente ou de trans-
fonctionnel et actantiel (et clone du niveau des pratiques), puisque cet fert), pour comprendre que! est l'élément pertinent de la situation d'affi-
objet-support transforme une inscription quelconque en aflichage ; en chage : en effet, selon que la vitrine est active ou inactive, comme on le
184 Pratiques sémiatiques Étude de cas: l'{[/fichage 185

verra bientôt, les affichages peuvent ou ne peuvent pas fonctionner de des titres de presse proposés à l'intérieur. L'affiche exprime et résume la
maniere déictique, et le fonctionnement déictique (ou non déictique) d'un thématique de la proposition ; l'objeHupport (le panneau-doison) est
aHichage est une propriété essentielle de l'articulation optimiséc entre la une interface qui définit à la fois une relation déictique (c'est « ici »,
scene pratique et la stratégie. Nous y reviendrons. « derriére » le panneau) et une relation modale (cela« peut )) être acheté
Ces trais exemples confirment la nécessité de distinguer l' « environ- sur place).
nement » de l'affiche (ce que d'aucuns appelleraient par facilité le Mais la construction de la scéne doit être complétéc par deux autres
« contexte et la situation sémiotique. Le premíer est en somme la situation propriétés :
matérielle dans toute sa complexité, mais aussi avcc une grande part d'ín- (i) la proportion entre la taille du journal ou du magazine et celle de
signifiance ; la seconde est la situation formelle, qui regroupe l'ensemble l'affiche étant connue, cette derniére manifeste un acte d'ostentation
des éléments pcrtínent<>, deux plans d'immanence distincts, la « scéne » et d'intensification ;
et la « stratégie ». (ii) dans la mesure ou l'affiche est identifiable commc une reproduction
Situation matérielle (em'Í.ronnement) et situationformelle (sáme et stmtégie): de la seule page de couverture, et afortiori s'il s'agit d'une page ad hoc
telle est la distinction élémentaire sur laquelle repose tout ce qui va suivre. et réservée à l'affichage, elle se donne ostensib!ement à lire comme
La situation matérielle est le lieu même de l'hétérogénéité à résoudre, et une sélection, intensive et captative.
la situation formelle est le produit du processus de résolution, au cours de la
recherche du niveau de pertinence optimaL En effet, si le passage de la L'ostentation, la sélection et l'intensification sont supposées dédencher un
situation matérielle à la situation formelle correspond au processus de processus de captation et une attente de lecture, mais aussi, le plus sou-
résolution, alors l'optimisation concerne directement les propriétés de ce vent, une frustration latente qui demande une réparation ultérieure.
processus, et notamment sa eomplétude, son adéquation et sa cohérence. Dans tous les cas, un « intérêt », un « vouloir-savoir )}' plus ou moins
L'étude qui va suivre se déroulera en deux temps, celui de la sci:ne intenses et concentrés, sont éveillés.
d'affichage, et celui de la stratégú:: l I l'étude des actes d'énonciation, de Al'évidence, ces différents actes ne relévent pas de la même dimen-
la prédication, et plus généralement des éléments constitutifs de la sion. La sélection et l'intensification accentuelle concourent à un type de
« scêne >> ; 2 I l'étude des relations entre afliches, objets-supports et captation qui concerne directement la scéne pratique (et notamment la
situations : isotopies, réferences, contraíntes, distribution et stratégies de séquence : proposition I achat éventuel), alors que l'ostentation prend
visibilité. une valeur captative eu égard à la stratégie d'ensemble, et notamment
en relation avec les autres pratiques dans lesquelles lcs passams sont
engagés. La taille et la proportion de la page affichée jouent en ce cas
LA SCENE PRÉDICATIVE: ACTES, MODAL!TÉS ET PASSIONS deux rôles : (i) la captation stratégique de l'attention du passant, et (ii) et
la captation sélective dans la scéne prédicative.
Lcs actes spécifiques de l'{[/fichage L'analyse de· ce mode d'implantation devrait, pour être complete,
déboucher sur quelques autrcs considérations stratégiques : lc kiosque
Captation sélective et ostentation cncombre le trottoir, et par conséquent s'adresse aux piétons, si on ne
considere que la proposition d'achat immédiat; mais il s'adresse aussi
Si on examine les affichages proposés par les kiosques à journaux, au:x: conducteurs ralentissent sans stationner, et à tous les autres pas-
on constate pour commencer que les panneaux extérieurs portent sants. ll faut alors prendre en compre une autre dimension de la situa-
presque exclusivement (au moins canoniquement) des images agrandies tion : l'actualité (sur le plan temporel) ; ce qui s'aff~the est en période de
lancement (inchoatiD, et pour une période de validité définie (duratiD ;
1. On voit tres clairement, et en particulier dans !e demier que la notion de contexte l'achat peut clone être fait ailleurs, mais seulement durant cette période
n'aurait id aucune valeur opératoire, car ce n'est le contexte nourrit. le seus deTaffichage, implicite. Ces observations stratégiques seront reprises et précisées dans
mais au contraíre la scene et la stratégie de qui sélectionnent et rendent pertinent tel ou
te! élément de la situation matérielle. la seconde partie de l'analyse.
186 Pratiques sémiotiques Étude de cas: fajfichage 187

l1ifonctions directes qui est le propre de la compassion. Dans ce cas particulier, la situation
d'affichage actualise, incarne et met en rnouvement les opérations énon-
Le métro parisien offre un cas trés intéressant de sollicitation de ciatives propres à l'affiche, et révele, plus généralement, les potentialités
l'usager. L'affiche institutíonnelle et « caritative » concernant la maladie affectives de la scéne prédicative.
d'Alzeimer porte une injonction directe, dans l'accroche verbale
(« vos dons à ... » ) et un commentaire additionnel, la signature I dentification et qualijication
(ou base de la campagne ( « Pour ne pas oublier ceux qui vous ont
oublié >> ), qui motive l'injonction par une argumentation et une sensibi- L'identification d'un commerce, d'un service, d'un lieu ou d'une
lisation éthiques. Dans les deux cas, l'impératif et l'interaction person- personne n'est pas en général dévolue à l'affichage, mais à un autre type
nelle impliquent le spectateur dans la prédication de l'affiche. d'écriture urbaine : la plaque ou le panneau, portant !e nom ou la rai-
Par príncipe, dans la scene de l'affichage, le spectateur est toujours son commerciale, et qui sont apposés directement sur le mur ; la
impliqué, en tant que rôle actantiel, et ce rôle actantiel fait l'objet de plaque de nom de rue ou le poteau indicateur font partie d'un autre
« prescriptions >>, d' « invitations » ou de « suggestions ». Nlais la parti- registre encare, celui de la signalétique urbaine. Mais ces identifications
cularité de cette affiche, c'est qu'elle implique aussi le spectateur en tant canoniques doivent souvent être complétées par des actes qu'on pour-
qu'acteur individuei («tu)}' «vaus» ). Il faut alors se demander pour- rait regrouper sous l'intitulé « actes de qualification », destinés à préciser
quoi, dans le cas évoqué, la présence d'un homme seul, assis au milieu la compétence, en termes de spécialités ou de références, du prestataire
et au bas de l'affiche, produit un effet d'une telle puissance. Dans le ou de l'établissement.
métro, en effet, la proportion entre la taille des supports et celle des Dans ce cas, l'affichage retrouve ses droits. Ivlais, comme il s'agit
espaces de déambulation et d'attente, ainsi que la hauteur d'implanta- d'informations de longue durée, le plus souvent la même durée que celle
tion imposent au passant une interaction particuliere avec les personna- de l'établissement concerné, l'affichage adopte des objets-supports diffé-
ges représentés; en outre, ce même passant n'a jamais assez de recul rems, de statut durable (panonceaux) ou institutionnel (documents
pour voir convenablement plus d'une afliche à la fois, de sorte que cette estampillés ou normés). Par exemple, à la différence du nom d'un centre
interaction est presque toujours exclusive de toute autre. Cette sportif (Club Quartier latin) qui n'est visible que pour les passants
remarque releve de la stratégie, mais elle a ici une incidence remar- immédiats, le panonceau qui précise-le contenu de la proposition d'acti-
quable sur la structure de la scêne, et la position de l'usager assis en est vités ( « squash, píscine » ) est détaché du mur et v:isible de plus
le révélateur. loin, au-delà même de la rue ou il est implanté. En ce cas, l'acte de
En effet, ce dernier est plus qu'un acteur individuei abstrait (un « qualification » se double d'un acte d' ostentation et de captation, tout
« je » ou un «tu») ; c'est un corps, et ce corps est quasiment entré dans comme un aflichage ordínaire.
l'affiche ; il est isolé, légerement affaissé, et fait face aux autres usagers, Il faudrait à cet égard distinguer deux dimensions : (i) l'acte de quali-
mais le regard baissé : il y a donc quelque analogie avec les victimes de .fication (indicat!on de compétence et modalisation de l'observateur: il
la maladie évoquée. Cet usager assis a donc adopté la position non pas sait qu'il peut faire ceei et cela ici même) fonctionne à l'intérieur de la
du « je » qui nous parle, mais du « il » dont on parle, pour y scene ímmédiate de 1' affichage, alors que (i i) 1' acte d' ostentation et de cap-
« ceux qui vaus ont oublié » et qu'on pourrait aussi oublier. Mais tation releve de la stratégie, par rapport à l'environnement. En outre,
porte que! passant pourrait tout aussi bíen occuper cette position, et l'acte de qualification porte sur les deux facettes de toute compétence :
celui qui l'occupe actuellement la quittera bientôt pour redevenir un la compétence sémantique ~a thématísation des spécialités) et la compé-
spectateur potentiel de la même affiche. tence modale (savoir-faire, pouvoir-faire, etc.).
On assiste donc, en temps réel, « en chair et en os», et gràce à la Mais c'est sur les vitrines des restaurants que les actes de qualifica-
situation d'aflichage, aux embmyages et débrayages auxquels l'affiche en tion prosperent tout particulierement, et dans les deux directions indi-
tant que texte nous invite alternativement : une oscillation entre identifi- quées : d'une part, les affichages ou inscriptions de « spécialités » (le
cation pathémique (embrayage) et évaluatíon axiologique (débrayage), contenu thématique de la proposition), et d'autre part, les affichages de
188 Pratiques sémiotiques 189

distinctions, de légitimation ou de classement (le contenu modal de la NB. Les « interfaces embrayées » se déguisent parfois en « sup-
compétence, le degré de « savoir-faire »). Comme ils doivent être com- ports autonomes » : devant certains établissernents commerciaux, des
binés avec d'autres inscriptions et d'autres actes plus spécifiques et figu- panneaux mobiles avancent sur !e trottoir au-devant des passants ou des
ratifs (annonce des menus, annonce du plat dujour, etc.), la distribution automobilistes ; il s'agit alors de « protheses », qui relevent plus des stra-
organisée de la vitrine, ainsi que la nature des objets-supports, spécifi- tégies de visibílité que de la scene prédicative, et sur lesquelles nous
ques de chaque type d'acte d'énonciation, permet d'identifier avant lec- reviendrons.
ture la nature de celui-ci : selon le cas, en jouant sur le haut et le bas, ou
le centre et la périphérie de la ·vitrine, cette distribution permet de elas- Des intérieurs et des extéríeurs
ser les actes en fonction de la durée de leur validité et de leur genre : les
qualifications modales (de moyenne durée) en bas ou en périphérie, les La notion même d' « interface embrayée » est un de ces criteres de
spécialités thématiques (de longue durée) en haut, et les propositions pertinence dont nous sigualions plus haut la nécessité : en effet, c'est en
occasionnelles et figuratives (de courte actualité) au centre et pres de raison de ce critere que nous devons par exemple dístínguer les vitrines
l'entrée. « actives » et les vitrines « inactives ))' descendantes (à l'abandon) et
ascendantes (en phase de cession de bail ou de rénovation). Une vitrine
« active » peut fonctionner comme interface pour la plupart des propo-
ú rôle des objets-suppmts sitions commerciales ; une ·vitrine « inactive » ascendante ne peut fonc-
dans la prédication de l'affichage tionner cornme interface que pour une proposition de vente ou de loca-
tion du local, ou pour des indications portam sur des travaux en cours ;
Interfaces embrayées et supports autonomes une vitrine « inactive » descendante ne peut en aucun cas fonctionner
comme interface embrayée.
Pour déterminer le rôle des objets-supports dans la prédication, il En revanche, cette derniere peut fonctionner comme support auto-
nous faut ici en distingucr de deux sortes : ceux qui fonctionnent nome, pour toutes sortes d'affichages, institutionnels ou sauvages. l\1ais
comme interjàces embrayées, et ceux qui fonctionnent comme supports des qu'on observe attentivement même les vitrines « activcs », on cons-
autonomes. tate qu'elles jouent de fait les deux rôles: à la fois interface embrayée,
L'interface embrayée est une frontiere qui sépare !'espace de lecture de pour tout ce qui concerne le commerce ou le service, et support auto-
l'afficbe et !'espace de réalisation: d'un côté, la proposition et la pro- nome, mais lirnité aux annonces à thématique événernentielle et
messe reçue, et de l'autre, l'acceptation ct le passage à l'acte. Le cas type culturelle.
est celui de la vitrine : la frontiere transparente, entre l'intérieur et l'ex- Les interfaces embrayées et les supports autonomes jouent clone essentielle-
térieur, est aussi le lieu d'implantation des affiches. Mais une affichette rnent de la catégorie « extérieur /intérieur ». Les interfaces nouent un
de la Mairie de Paris apposée sur une borne de paiement de stationne- lien moda! et syntaxique entre un ·extérieur et un intérieur, alors que,
ment repose, toutes proportions gardées, sur le même príncipe.. La pour les supports autonomes, le lien s'établit entre deux extérieurs; ou,
proximité Wembrayage) entre les deux phases et les deux espaces est un plus précisément, l'espace de lecture et de proposition est lui-même
adjuvant puissant pour l'efficacité de la proposition, dont toutes les englobé dans un espace plus vaste, la rue, le bloc, le quartier ou la ville,
conditions sont alors reunies à l'intérieur de la scene. ou la réalisation de l'acte est envisageable ; il faudrait clone dire dans ce
Le support autonome est débrayé, et n'entretient plus aucun lien per- cas, en toute rigueur, que le support autonome est une smface d'affi-
ceptible ave c Ie lieu de réalisation; c'est un simple support de proposi..: chage située à l'intérieur d'une zone de réalisation potentielle, mais à
tion et de promesse (cornmc le panneau mural), qui laisse à l'affiche et à l'extérieur de toute zone de réalisation effective et actuelle.
la stratégie la charge de régler le passage à l'acte et l'efficacité du dispo- Dans le cas de la vitrine interface, on observe de tres siguificatives
sitif. C'est clone dans ce cas tout particulierement que la scene demande combinaisons et commutations avec les objets à acheter eux-rnêmes.
son inclusion dans une stratégie. Une vitrine, en príncipe, est destinée à laisser voir quelques échantillons
190 Pratiques sémiotiques Étude de cas: l'affichage 191

de la proposition commerciale ; certaines combinent les deux: échanül- « support autonome >>. l'vfais les deux sont nécessaires pour la reconstitu-
lons et affiches ; d'autres dégagent entierement la surface vitrée à hau- tion d'une scene pratique complete et intelligible : le rapport specta-
teur des passants pour donner le poids visuel principal aux objets-échan- teur/ objet/vendeur est établi par !'interface embrayée, et le rapport
tillons exposés ; d'autres enfm sont des surfaces d'affichage saturées. acheteur/objet/agence est établi par le support autonome. Ces deux
Mais on sait par ailleurs que l'objet-échantillon exposé n'est pas l'objet séries actantielles sont ordonnées en une séquence modale canonique :
proposé à l'achat : il en est un représentant, en général un échantillon la premiere série apporte à l'acheteur virtuel le savoir-croire et le vou-
sacrifié, et il a clone quasiment le statut de représentation et de loir, et la seconde, déclencbée par le vouloir-faire, apporte à l'acheteur
simulacre en trais dimensions de l'objet proposé. « intéressé" (et dane potentiel) le pouvoir-faire.
La vitrine interface offre dane au spectateur une organisation Mais, en outre, ce type d'affichage montre à la fois à que! point la
modale et figura tive graduée. Du point de vue figuratif: la représenta- scene est extensible, et à que! point l'analyse actantielle et modale est
tion plane sur la vitrine, la représentation 3D derriere la vitrine, et l'ob- indispensable à sa délimitation pertinente. Enfin, et à cet égard même,
jet dans les rayons; en somme: le type figuratifplan, l'échantillon 3D et la variable d'implantation, qui, on le voit, n'est pas entierement déter-
l'occurrence à acquérir. Cette échelle s'apparente à un gradient moda!, minée par le type d'objet-support, signale !'importante des relations spa-
dans la mesure ou l'affiche est une simple promesse et une invitation à tiotemporelles, sur lesquelles nous reviendrons.
l'achat (de l'ordre du savoir et du croire), alors que l'échantillon 3D est
supposé avoir les mêmes capacités séductrices que l'objet lui-même (de
l'ordre du vouloirfàire), et enfin, la présence même de l'objet (sa «dispo- Formes d'objets-supports et spécifications
nibilité », comme disent les vendeurs, de l'ordre du pouvoir-Jaire), est ce
qui rend l'achat possible. Cette rapide analyse montre comment, grâce
Spécification des thématiques
à une séquence jalonnée d'acquisitions modales (savoir ct croire, vouloir
et pouvoir) et de moments passionnels différents (intérêt, envie, satisfac- La « promesse >> inhérente à l'affichage comporte deux faces: une
tion), l'affichage adapte les propriétés syntagmatiques d'une scene face modale et une face thématique. Examinons maintenant la face thé-
sémiotique. matique.
Un autre cas de figure n1érite un examen attentif: celui des panon- Il existe à cet égard deux types d'objets-supports : ceux qui, comme
ceaux angulaires à deux faces, implantés par les agences immobilieres les panneaux muraux, peuvent accueillir toutes sortes de thématiques,
aux fenêtres des appartements à vendre ou à louer. Ce cas d'affichage commerciales, culturelles et institutionnelles, et ceux qui, comme les
differe presque en tout de la plupart des autres : il est apposé sur une panonceaux d'agence, sont étroitement spécialisés.
surface vitrée privée, à une hauteur supérieure à la plupart des autres Dans le premier cas, la morphologie de l'objet (qui, le plus souvent,
inscriptions urbaines, et il renvoie à deux lieux à la fois : l'appartement est minimale), ne comporte aucune contrainte sélective, et, par consé-
ct l'agence. Il faut alors distinguer deux types de relations : quent, pour le · spectateur, aucune « promesse >> thématique. Dans le
(i) en tant qu'il est implanté devant une fenêtre, il fonctionne comme second cas, qui nous intéresse ici, cette même morphologie, qui com-
une inteifàce embrayée, puisque le prédicat « à vendre f> a pour actant- porte le plus souvent quelques spécificités figuratives, plastiques ou
objet le local qui est à l'intérieur de la fenêtre : c'est le même disposi- eidétiques, voire de matériau, porte la promesse thématique de l'affichage :
tif, en plus simple, que celui de la vitrine ; les kiosques en vert bronze pour la presse, les colonnes wallace pour
(ii) en tant qu'objet-support particulier, un panonceau portant un nom les spectacles, et tout particulierement pour les arts du spectacle
(celui de l'agence), il fonctionne comme support autonome, renvoyant à vivant; et même, puisque les supports détournés de leur usage ordi-
un autre extérieur. naire sont aussi soumis au moins à des usages dominants, les poteaux
ou les tuyaux de descentes des eaux pluviales recueillent spécifique-
Il faut en somme distinguer ici le mode d'implantation, qui est de ment, entre autres, des propositions de travaux d'entretien, et de divers
type «interface embrayée >>, et le genre d'objet-support, qui est du L)'Pe services de proximité.
rr

192 Pratiques sémiotiques

Au-delà des objets-suppOlis, c'est leur lieu d'implantation qui impo-


I Étude de cas: l'riffichage

et clone à des rôles actantiels et thématiques différents ; par exemple, le


193

sera quelques tendances thématiques: on a dé;jà évoqué l'abondance promoteur immobilier est d'un côté constructeur et responsable du chan-
des aH:ichages à thématiques culturelle (théâtre, cinéma) et touristique tier, et de l'autre diffuseur et vendeur: deux types de rôles, de contrats et de
dans le métro; on ne trouvera pas non plus anormal que la surface valeurs distincts ; les locaux sont dans un cas des objets à construire (ou le
-vitrée de l'entrée d'une université reçoive des affichages indiquant des savoir-jàire et le pouvoir-:fàire de l'opérateur sont décisifs), et dans l'autre des
lieux et des horaires de cours et de conférences, ou portant sur des acti- objets à acquérir (ou le vouloir-:fàire et le pouvozrfaire du spectateur, aeheteur
vités culturelles. Mais, dans ce cas, la premesse est << floue >>, et l'engage- potentiel, est à son tour décisiQ. En outre, !e premier affichage fonetionne
ment du dispositif d'affichage (et notamment du support) dans ces sur le mode de I' interface embrayée, alors que le second use de la même dua-
contenus thématiques reste faible ; en outre, on déborde alors les strictes lité (inte/jàce embrqyée et support autonome) et du même dispositif en deux
limites de la scene, pour entrer dans la stratégie d'ensernble, et l'exploi- séries actantielles et modales que !e panonceau d'agence (cf. supra).
tation des parcours de vie des habitants de la ville ou du lieu.
Mais il nous faut pour finir sur ce point examiner un dernier cas, qui Spécifications modales des types de destinateurs et de destinataires
combine deux types de contenus, et deux types différents de scênes
dicatives. Il s'agit des aflichages de chantiers urbains. Celui que nous Les types d'objets-supports ont un rôle de légitimation des actants
avons retenu, comme la plupart, utilise deux types d'objets-supports de la sclme prédicative. Cette légitimation peut-être thématique, comme
pour deux affichages séparés, mais dont certains éléments d'iniormation ci-dessus ; elle peut être aussi spatiale Oa vitrine implante un énonciateur
sont identiques : à l'intérieur) ; elle peut être seulement actantielle et rnodale, des lors que
(i) l'affichage officiel du chantier, indiquant propriétaire, maítre d'ou- l'objet-support est investi d'une spécialisation minimale dans l'affichage,
vrage, architecte, etc., est supporté par un panneau autonome blanc en raison de sa forme et de quelques autres indications (celles, notam-
situé en hauteur (réglementaire) ; sa segmentation et sa typographie ment de l'entreprise qui gere l'objet et son implantation).
sont dictées par des normes externes, des regles administratives; Et c'est pourquoi les « objets détournés », que ce soit pour des affi-
l'affichage commercial, comportant une proposition de vente et des chages individueis, ou collecti(~ marginaux, ou collectifs mais politiques,
indications pour la procédure à suivre, est supporté par les pan- manifestent au contraíre l'illégitimité de l'affichage ; des lors, toute la
neaux de délimitation et de protection du chantier, placés au pied de force de la proposition est déplacée sur l'énonciation imrnanente de l'af-
l'immeuble, sur le trottoir ; sa typographie, ses couleurs et son orga- fiche elle-même, ·et elle se décline en quelques motifs modaux et pathé-
nisation sont libres, et contrastent avec celles du précédent. miques qui participent globalement d'une connivence sociale sur laquelle
nous reviendrons tout à l'heure : (i) la complicité dans la proposition illi-
Le blanc et la couleur, le haut et !e bas, les polices types inscitution- cite ; (ii) 1' astuce et la « débrouillardise » dans le c as de l'économie paral-
nelles et les polices types libres : ces quelques éléments distinctifs suffi- lêle ; (iii) l' en,l{agement militant dans le cas de campagnes syndicales, politi-
sent à porter des « promesses » thématiques diflerentes, mais ne suffisent ques et de divets mouvements sociaux. La reconnaissance de ces motifs
pas à sélectionner précisérnent ces promesses, qui ne seront complête- modaux-pathémiques et éthiques (complicité, astuce, engagement mili-
ment explicites qu'aprês lecture du contenu des affiches. tant, etc.) se substitue alors à celle procurée ailleurs par la légitimité des
Toutefois, comme nous le suggérions tout à l'heure, les deux afficha- affichages standards.
ges contiennent des informations redondantes: le nom de l'entreprise de Les dispositifs d'affichages définissent clone des destinateurs diffé-
construction et de promotion immobiliêre, ainsí que son adresse et son rents, selon que leur compétence modale est légitimée par la situation,
numéro de téléphone, la désignation des locaux et l'indication de leur ou qu'elle doit être entiêrement reconstruire à partir du contenu de la
surface, l'adresse de l'ímmeuble, etc. Et pourtant, nul ne perçoit cette proposition (dans ce cas, les propositions sont particulierement explici-
répétition comme une redondance, puisque le dispositif d'affichage, sou- tes, littérales, détaillées et dénotatives). Mais, du rnême coup, ils définis-
tenu en cela par quelques propriétés plastiques et typographiques des sent et distinguent des destinataires différents, et peuvent ainsi activer,
textes eux-mêmes, attribue ces acteurs et ces figures à deux scenes di!forentes, chez le même passant, des attentes et des systemes de valeurs opposés.
194 Pratiques sémiotiques Étude de cas : l'qffuhage 195

avons clone affaire à une « promesse » déceptive, une promesse inhé-


Rerifôrcement et qffaiblissement de la force de proposition rente au type d'objet-support et mêrne à des indications surplombantes,
et qui est déçue par la thématique et le genre de l'affiche ínsérée.
Aforphologi.e et íntensité de l'assomption énoncíative Les effets peuvent être divers, et dépendent des attentes du passant :
. Quand on compare deux types de kiosques, celui traditionnel qui est surprise et rnise en valeur, intensification d'une proposítion inattendue
pemt en vert bronz~, ~t un ~u~re type, monté en tubes métalliques et en et urgente, ou perceptíon d'une incohérence accidentelle ou récurrente.
panneaux de verre, il faut d1stmguer deux dimensions : d'un côté la sâne En somme, on ne peut pas préjuger du caractere dysphorique ou
prédicative et de l'autre la stratégie d'insertion dans l'environnement. Du euphorique d'une telle stratégie, mais on peut, dans tous les cas, en pré-
côté de ~a stratégie, e1: efiet, les propriétés plastiques et figuratives du ciser !e ressort : une promesse qui s'inscrit strictement dans la scêne, et
second kiosque autonsent des effets d'harmonisation de contraste de qui est compromise ou détoumée par la stratégie d'affichage ; en ce cas,
mode~ité, utilisa~les pou·r· s'ajuster à un environnem~nt partieulie/, au en effet, c'est la stratégie qui vient perturber le fonctionnement de la
contrair? du m~dele, t~adiuonnel. Mais du côté de la sâne prédicative, la scene prédicative.
rec~n~a1ssance 1mmed1ate ou médiate du type de support renforce ou Le brouillage de la promesse est du même coup un affaiblissement
affa1bht la force de la proposition, c'est-à-dire l'intensíté de l'assomptíon de la force de proposition, et cet affaiblissement s'inscrit en outre dans la
énonciative et la crédibilité de l'affichage. disparité des modes d'exploitation de l'information: l'affiche de cinéma,
De. mêrr:e, _l'affiche ~nonçant un spectacle ou un film change de en effet, induit une autre scêne, puisque, à la différence des pages titres
st~tut enoncmuf selon qu elle apparait sur une colonne wallace, dans le de la presse, elle n'invíte pas à acheter sur place et immédiatement, et
metro, sur un panneau autonome ou sur un panneau mural quel- elle banalise en somme le kiosque, qui devient un support promotionnel
conque; ~o.mme la morphol?gie du support encode des thématiques, ou parmi d'autres.
~lus preCisement une certame « promesse » de spécialisation théma- Un dernier exemple confortem cette analyse: la comparaison entre
tl9ue, elle définit en même temps une forme de légitimité énonciative. les modes d'affichage sur les vi.uines des agences bancaires et sur celles
Ains1, dans le cas des affiches de cinéma, selon le lieu d'implantation et des officines de change montre que, pour une thématique commerciale
le type ~e. support, l'énonciation peut évoluer graduellement de la stricte proche, la légitimité énonciative des supports diffêre pourtant profondé-
« actualit? culturelle » (colonne Wallace) à la plus générale « proposition ment Les agences bancaires n'acceptent que des affiches qui fonction-
commercmle » (panneau mural dans un lieu quelconque). A la limite nent sur un m:ode déictique série!, et sur un mode isotope strict : les pro-
un support d'affichage inapproprié entraíne une désémantisation de l'af positions ne concernent que l'activité bancaire, et sont réalisables
fiche, vo.ire ~ne recatégorísation sémantique, et surtout un affaiblisse- immédiatement dans l'agence, ou, dans les limites de la période de vali-
rnent axwlogrque : le passant ne reconnait plus dans le support d'affi- dité, dans toute agence de la rnême banque. En revanche, les officines de
chage ~e~ valeurs, par exemple culturelles, qu'il investit dans ce type de change accueillent des propositions disparates, et surtout des propositions
propOSlUOn. qui ne lonctionneme ni sur un mode déictique, ni sur un mode isotope.
La force de proposition et la crédibilité du support d'affichage sont opti-
L'unité et la disparité des propositionf males dans le premier cas, et faibles ou douteuses dans le second.

Nou~ avons évoq~é l'affichage canonique sur les kiosques à jour-


naux : l'1mage agrand1e de la page titre. Mais dans la réàlité de nom- La corljiance institutionnelle et la cormivence intéressée
b.re~x kiosques réservent aussi un ou deux panneaux à des ~ffiches de
cmema. J?ans .ce cas, ,ell~s se substituent sirnplement à une page titre, La promesse inscrite dans la situation-scêne est de nature fiduciaire,
~a~s r~odlficatwn de l ob~et-support, et méme parfois sous une plaque et la « confiance » qu'elle implique se fonde sur les caractéristiques de
mtltulee « Presse », ou, p1re, sous une plaque portant le nom d'un titre l'instance d'énonciation, et en particulier sur la nature de la relation
de presse («Financiai Times», ou !e nom d'un journal chínois). Naus actantielle qu'elle implique entre le spectateur et l'annonceur.
196 Pratiques sémíotiques Étude de cas: l'ajfichage 197

Cette confiance peut ainsi s'appuyer sur une chaíne de garants insti- sance d'intérêts partagés ; mais, si on peut parler dans ce cas encore de
tutionnels, dont la fiabilité est fonction de la « traçabilité " de cette '< confiance institutionnelle », il est plus délicat d'évoquer une
chaíne : le cas type est représenté dans le corpus par les panneaux régle- connivence, et ce pour trois raisons :
mentaires qui sont apposés devant un chantier de construction (i) la compassion repose bien sur une identification et un mms
(immeuble neufj et a fortiori devant un chantier des l'vionuments histori- de nature pathémique et non pragmatique ;
ques (ancien couvent des Bernardins). Dans ce cas, il n'est même plus (ii) ce n'est pas un échange « prestation/ cout » qui est proposé, ma1s
question d'une simple « promesse », car ce type d'affichage est contrac- un « don » ; et enfin,
tuel et, par convention, même le contenu du panneau est prédécoupé et (iii) le destinataire de la confiance institutionnelle (l'institution caritative)
défini dans un cahier des charges et une norme extérieurs. La confiance et celui de la compassion (le bénéficiaire) doivent évidemment être
suppose icí un « croire en », un croire qui vise le destinateur, et qui différents, et ne se retrouvent que dans un référent commun,
induit un « croire à», dirigé vers le contenu de l'information. 1' <' humanité ~) solidaire.
La confiance peut aussi s'appuyer sur l'opportunité de satisfaire une
attente ou un besoin. Dans ce cas, c'est la nature de la proposition et la On voit bien que dans le cas d'un corenforcement entres les deux
structure de la scêne qui les rendent vraisemblables en raison d'une types de confiance, elles prennent chacune une coloration modale et
attente actuelle qu'elles satisfo~t. Le cas type est ici représenté par les passionnelle différente de l'autre version, pure confiance institutionnelle
affichages sauvages contenant des propositions de bricolage, d'entretien d'un ou pure connivence de l'autre.
et de réparation, ou de diverses thérapies officieuses : le besoin est quoti- Du côté du corenforcement des deux types de confiance, il faudrait
dien, la satisfaction difficile et couteuse, l'attente est pressante, et par encore situer bon nombre d'affichages publicitaires, qui présentent
conséquent, la premiere proposition accessible, dont la réalisation pour- presque tous un minimum de garanties (l'afficheur, l'annonceur, la
rait être immédiate ou presque, déclenche un « croire à » qui compense marque, etc.), et qui s'efforcent de nouer avec le spectateur des liens de
la faiblesse de la confiance intersubjective et l'absence de garants. Cette connivence, ou du moins des formes de confiance reposant sur des inté-
confiance est une « connivence », au sens ou elle repose sur des íntérêts rêts communs, sur des valeurs partagées, ou sur des besoins reconnus.
partagés, sur des procédures non généralisables et hors normes, et sans Mais la collusion entre les deux types de confiance ne peut jamais être
considération particuliere de la légitimité et de la crédibilité de aussi forte que dans l'affichage caritatif, ou plus généralement d' « inté-
l'instance d'énonciation. rêt public », car dans le cas de l'affichage commercial, les deux destina-
Mais si on revient au type précédent, ou la distance institutionnelle taires se confondent Winstitution est le bénéficiaire), l'objectif est prag-
et la stratification hiérarchique des garants interdit toute connívence, on matique, et c'est un échange (et pas un don) qui est proposé ; l'équilibre
pourrait de la même maniere, mais à l'inverse, observer un renforce- est alors instable, entre un partage d'intérêts qui tend à « ravaler >> le
ment de la corifiance institutionnelle au détriment de la connivence des intérêts dispositif de garanties en dispositif de manipulation, et une hiérarchie de
particuliers. Ce qui revient à faire remarquer que, globalement, la force garants qui semt tous plus ou moins « compromis » dans le partage
de la proposition, dans l'aflichage, est soumise à une tensíon inverse entre d'intérêts.
la confiance médiate et officiellement garantie, d'une part, et la conni-
vence immédiate et officieuse, d'autre part : quand !'une augmente,
l'autre diminue, et réciproquement. LES STRATÉGIES D'AFFICHAGE
On ne doit pas pour autant négliger l'autre possibilité, celle d'une
collusion et d'une tensíon commune des deux types de confiance. Nous avons
déjà identifié un type d'affichage (cf. supra, à propos de la maladie La stratégie exploite les relations temporelles et spatiales, modales
d'Alzeimer) qui impose une égale force des deux faces de la confiance : et passionnelles, qui peuvent être établies entre les observateurs poten-
l'affichage « caritatif », qui doit à la fois rassurer par une stratification tiels et le dispositif d'affichage dans son ensemble, entre la scêne prédi-
de garants, et impliquer directement le spectateur dans la reconnais- cative de chaque affichage, et l'ensemble des éléments pertinents de
198 Pratiques sémiotiquey Étude de cas: rqffichage 199

son environnement, et, plus généralement., entre chaque situation pra- scéne : ou et quand réaliser la proposition ? Mais cette clé n'est pas seu-
tique d'affichage et toutes les autres pratiques potentiellement conco- lement circonstancielle car, cornme on le montrera, elle s'accompagne
mitantes et/ ou concurrentes. aussi de modifieations intensives et extensives des modalités de la com-
pétence (le pouvoir-faire et le vouloir-faire, en particulier). Ces fonction-
nements déictiques relevem clone aussi bien de la manipulation
Vancrage spatiotemporel et les manipulations déictiques passionnelle que de l'ancrage circonstanciel.
Selon que l'ancrage spatiotemporel est contraignant ou pas, les ten-
De l'ancrage à la vumipulation passionnelle sions modales et passionnelles augmentent ou diminuent. La déictisation
de la scene d'affichage constitue notamment une pression qui concentre
L'étude des relations spatiotemporelles implique une perspective l'exercice du pouvoir-faire et qui défie la force du vouloir-faíre. Cornme
énonciative. La situation pratique d'affichage, en effet, procure à l'énon- on le verra, quand l'occasion se transforme en urgence, on ne peut plus
ciation de l'affiche elle-même un ancrage explicite dans le temps et dans faire état des propriétés bénéfiques du kairos: l'affichage, en effet, ne
l'espace, et transforme l'énonciation seulement virtuelle de l'icOHo-texte s'adresse pas à une population « disponible » et « ou verte » à toute pro-
en dispositif pratique réalisé, déterminé et efficient. position, mais au contraíre à des passants et à des automobilistes enga-
La premiêre question qui se pose est celle du fonctionnement déic- gés dans d'autres parcours et dans d'autres projets. Ce sont justement
tique, et même, comme naus le verrons, de la manipulation déictique. Du ces parcours concurrents qui ent:rcnt en terrsion avec la scene d'affi-
point de vue de l'observateur, le passant ou l'automobiliste, la rencontre chage, et à partir desquels le fonctiorínernent déictique fait jouer la ten-
avec l'affiche s'effectue en un lieu qui dépend de l'implantation de son sion de l'urgence: persuader le passant ou l'automobiliste, c'est le
support, et en un moment qui dépend de son propre déplacement, à contraindre à se dérouter, à s'arrêter, ou à programrner un arrêt ou un
l'intérieur d'une période d'affichage qu'habituellement il ne connait autre moment pour la réalisation de la proposition. C'est en cela que
pas ; toutefois, cette période est en général sufiisamment étendue pour l'ancrage spatio-temporel déictique est une manipulation stratégique,
que, sur un trajet répété tous les jours ou plusieurs fois par semaine, puisqu'íl doit modifier les équílibres entre des parcours concurrents.
cette rencontre soit elle-même répétée.
C'est une banalité de dire que la lecture d'une affiche, dans des
Déictique strict et déictique étendu
conditions d'affichage concn':tes, est partielle, éphérnêre et répétitive, et
qu'elle procede par saisies successives et curnuladves. Mais c'est sur le Il naus faut dane préciser et caractériser pour comrnencer les cliffé-
fond de ce type de lecture qu'on peut rnieux comprendre le rôle cru- rents types de relations déictiques. Le fonctionnement déictique est une
cial de la manipulation déictique : en efiet, du point de vue de la stra- conclition énonciative qui surdéterrnine l'efficacité de la scêne prédica-
tégie d'ensemble, il faut que la situation d'affichage soit suffisamment tive, et en particulier la portée des rnodalisations qu'elle implique, le
explicite en ce qui concerne cet aspect de l'ancrage spatiotemporel, savoir et le pmiVoir essentiellernent: c'est ici et maintenant, ou ailleurs
pour que l'observateur puisse discerner imrnédiatement si la proposi- et pour une période donnée ou indétenninée, que l'on sait et que l'on
tion qui lui est faite vaut seulernent pour le moment et sur le lieu ou il peut se procurcr tel objet ou tel service, ou réaliser telle activ:ité ; mais la
la voit, ou en d'autres lieux et à d'autres moments. Dans Ie premier deixis concerne égalcment le vouloir, car la co!ncidence entre le fait que
cas, celui du fonctionnement stricternent déictique, la contrainte spatio- l'on veuille tel objet et tel service, et le faít que l'on puisse se le procurer
temporelle valorise la rencontre unique, ici et maintenant, et_la ren- est une figure ternporelle qui est elle-rnêrne déictique : c'est celle de
contre itérative n'est pas pertinente, alors que dans le second cas, et l' occ asion (le kairos).
selon une série graduée de cas clifférents, la répétition participe pleine- Les caractéristiques déictiques de la situation d'affichage modifient
rnent de la stratégie. dane la portée et l'efficience dcs modalités de la compétence; elles peu-
On pourrait considérer globalernent que l'ancrage spatioternporel vent tout aussi bien favoriser la congruence imrnécliate des vouloir, pou-
fournit en quelque sorte au spectateur une « clé >> d'entrée dans la voir et savoir, que distendre les liens entre elles, voire affaiblir l'une ou
200 Pratiques sémiotiques Étude de cas: l'ajfichage 201

l'autre. En situation de pression déictique, le savoir et le pouvoir peu- Il en est de mêrne, mais pour une autre raison, de la banderole
vent renforcer ou réactualiser le vouloir, alors qu'à l'inversc, si la pres- ,< Pâques » qui est accrochée sur le fronton d'une église : la période de
sion le savoir et le pouvoir ne seront cfficicnts que si un vouloir validité est certes strictement déterminée, mais le lieu de réalisation n'est
de longue portée et d'intensite constante les porte jusqu'à la réalisation. pas telle église en particulier, mais toute église au même moment ; tou-
Ces .quelques indications préalables ouvrent sur d'autres effets, de type cette interprétation, qui fait appel à notre « encyclopédie » litur-
passwnnel: quand les modalités de la compétence des actants sont ainsi gique, n'empêche pas cette banderole de fonctionner, curieusement,
modulées en « blocs » plus ou moins solidaires, connaissant des varia- comme une indication supplétive, qui agit comme une proposition pro-
tions intensives et extensives, toutes les conditions formelles sont réunies rnotionnelle immédiate et déíctique, comme si la culture liturgique des
pour que de tels dispositifs produisent des effets pathémiques 1• passants ne pouvait plus opérer seule.
Nous distinguerons donc !e fonctionnement déictique strict et le fonc- Dans les faits, le fonctionnement déictique mixte est le plus répandu,
tionnement déictique étendu~ selon que l'efficience modale est limitée aux notamment sur les vitrines des magasins, qui utilisent les différentes
seuls lieu et moment de l'aftichage, ou qu'elle englobe d'autres lieux ou zones de leu r surface pour y distribue r le fonctionnement déictique strict
d'autres moments. ~es propositions valables « ici » et « tout de suíte»), le fonctionnement
Relevent du fonctionnement déictique strict> par exemple, le panon- déictique étendu Oes propositions valables « ici » et « toujours », ou,
ceau à la fenêtre d'un appartement à vendre, ou sur une inversement, « ailleurs » et « maintenant et même parfois le fonction-
vitrine inactive, ainsi que les propositíons de produits financiers promo- nement non déictique : il en est ainsi de quelques-unes des vitrines du
tionnels sur les vitrines de banques : l'occasion doit être saisíe ici même, corpus, dont la structuration est une véritable regle de composition déic-
et le plus vite possible. Une autre figure temporelle apparait alors, tique (les affiches à fonctionnement déictique en haut, les affiches à
quand 1' occasion se resserre : c'est I'urgence, dont on pourrait dire, en ter- fonctionnement non déictique en bas). Une autre est composée de
mes de tension modale, que le pouvoir-faire (les «chances» d'obtenir ce maniere atypique, puisqu'elle relegue en bas les affiches événementielles
qu'on désire) s'amoindrit au fur et à mesure qu'on s'éloigne du moment (déictique étendu ou non déictique) et laisse libre de tout affichage la
de la prise d'information ; à l'inverse, la tension volitive augmente paralle- partie haute ~a relation déictique directe avec les produits est assurée
lement. L'urgence, en l'occurrence, et tout autant un dispositif modo- par la transparence de la vitre et non par la médiation d'affiches).
déictique que passionnel : la pression est au plus haut, suscite une atten-
tion exclusive, virtualise toute autre perspective, et incite au passage à
l'action. Tensions entre ancrage spatial et ancrage temporel:
En revanche, relevent du fonctionnement déictique étendu certaines affi- le générique et le spécifique
ches de métro, correspondant à des événements culturels qui se déroulent
dans le quartier: il est clair alors que l'occasion ne peut être saisie « ici )) Si le fonctionnement déictique strict favorise les « occasions », son
et << maintenant », mais seulement «par là » et « bientôt ». Ce dispositif extension, que•ce soit dans !'espace ou dans le temps, a toujours un effet
fait donc jouer la mémoire : une proposition thématique et figurative est générique. On peut remarquer pour commencer que, dans le cas des
provisoirement enfouie, accornpagnée des modalités de la compétence déictiques étendus, chacune des deux dimensions prend appui sur
procurée par l'affichage, et elle pourra être entretenue par d'autres ren- l'autre, et réciproquemcnt, selon un príncipe que nous pourri?ns
contres avec la même affiche, et éventuellement désenfouie quand les dénommer l' « étayage déictique réciproque » : quand la deixis spauale
conditions spatiales, temporelles et figuratives nécessaires à la réalisation ne fonctionne pas strictement, ou quand elle est étendue (comme pour
seront remplies. Autre dispositif déictico-modal, autre passionnel : le la banderole « Pâques >> sur une église, mais qui vaut pour toutes les
spectateur est ainsi rendu « disponible » pour le passage à l'acte. autres églises), alors la deixis temporelle peut prendre le reJais : c'est
maintenant que cela se passe. L'étayage inverse est tout aussi largement
représenté, et on pourrait même considérer qu'il caractérise tout affi-
l. A.. J. Greimas et J. Fomanille, Sémiotiqve des passúm.s, Paris, Le Seuil, 1991, p. 66-82. chage sur site, pourvu qu'il ne soit pas contraint par une période trop
202 Pratiques sémíotíques Étude de cas: l'affichage 203

étroite: c'est iâ que cela se passe, mais dans un laps de temps étendu pour u.ne agence bancaire, identifiée comme appartenant à une
autour du maintenant. « chaí'ne », la proposition sera interprétée comme générique, et la réfe-
En somme, la procédure d'étayage déictique, pour parler à la rence déictique au lieu, comme sérielle.
maniere de Hjelmslev, conjugue le «vague» et le « précis », c'est-à- Un autre parametre peut alors hiérarchiser les différents éléments
dire, dans une perspective catégorielle, le générique et le spécifique. L'affi- visés par une référence générique sérielle : les modes d'existence, la tension
chage d' « actualité >> est caractéristique du premier type d'étayage: la des degrés de réalisation possible, notamment sous la pression d'une
période est étroitement définie, clone spécifique, mais le lieu est géné- période de validité étroite. Des lors, dans telle boutique, telle agence, te!
rique, puisque cette actualité a lieu dans tous les sites du même type (par quartier ou se trouve implantée l'affiche, la réalisation de la proposition
exemple: toutes les salles d'une même chaine de cinémas); l'affichage pouvant être immédiate, elle appartíent nécessairement à la période de
« sur site » exploite l'étayage déictique inverse : le lieu est évidemment validité; et dans tout autre, comme elle ne peut être que potentielle et
unique et spécifique, et Ie moment, générique ou simplement étendu. ultérieure, elle augmente le risque de dépassement de la période en
Une étape supplémentaire du débrayage spatiotemporel est franchie question. Cette graduation des modes d'existence et eles modalités de la
quand l'objet-support n'a plus aucun rapport avec le lieu oú la proposi- compétence (cf. supra) induit globalement une tension de type passionnel
tion peut être réalisée. La colonne wallace, par exemple, est un objet entre les deux pratiques actuellement articulées par l'affichage : d'un
d'affichage qui interdit toute intelprétation déíctique spatiale, méme côté, celle proposée par l'afiiche, ici et maintenant, et de l'autre, celle
étendue, et qui sélectionne spécifiquement un segment temporel dans laquelle le spectateur est engagé.
d' « actualité culturelle » (sortie d'un fllm, période de représentation L'affichage de type événementiel peut, par príncipe, jouer de toutes
d'un spectacle). Il en est de même eles affiches de spectacles dans le ces combinaisons, mais dans ce cas, la tendance est alors au désancrage
métro. déictique, l'ancrage spatial étant rompu, et l'ancrage temporel, faible-
Sous l'action du débrayage spatiotemporel, la tension peut clone se ment déictique: dans le métro, notamment, toutes les annonces de spec-
relâcher et se défaire, dans le cas, notamment, d'un ancrage spatial non tacles correspondent soit à un lieu défini (mais « ailleurs »), soit à une
déictique: c'est alors l'affiche elle-même qui doit porter inscription eles classe de lieux identiques (mais qui diffêrent du lieu d'affichage). Tout se
limites temporelles de validité, à moins que cette derniere ne soit une passe comme si l'affichage urbain, contraint de s'accornmoder stratégi-
période standard, auquel cas la thématique de l'affiche constituera une quement des limites des surfaces disponibles, et de la multiplicité des sol-
indication suffisante. licitations concomitantes, était el) recherche d'une situation détendue.
Mais globalement, la tension et l'étayage spatiotemporels operent ·Mais, du même coup, comme les tensions modales s'affaiblissent, la
par sélection réciproque, sous le contrôle de la situation, du caractere déperdition persuasive et passionnnellc est importante : d'ou le rôle de
générique ou spécifique des deux extensions : la dissémination et de la répétition.
un déictique spatial strict sur une vitrine de magasin sélectionne une La tendance générale (le « devenir » canonique de l'affichage
valeur temporelle générique (permanente ou générale, en cettc sai- urbain) si on censidere maintenant l'évolution des sítuations et supports
son, dans cette période); mais, sur une vitrine de restaurant, elle d'affichage, est toujours en effet globalement en faveur de l'affichage
sélectionne le plus souvent une valeur temporelle plus étroite ; événementiel et du désancrage déictique: dês qu'un support n'est plus
un déictique temporcl strict (Pâques, ou la sortie d'un film) sélec- contrôlé, des qu'une vitrine devientinacrive, et de maniere générale, des
tionne une valeur d'extension spatiale générique (tous les lieux qu'on étend ou qu'on multiplie les surfaces d'afiichage (comme dans !e
appropriés, toutes les salles du même distributeur, tous les lieux du métro), les afiiches semblent toutes annoncer eles événements dont la
même type). validité spatiotemporelle est indéterminée, sauf si l'affiche !'exprime
spécifiguement et de maniere saillante.
L'interprétation étant dépendante de la sítuation, cette derniere doit Par défaut, !e spectateur se rabat alors sur une solution minimale,
clone intégrer le caractere isolé ou série! du líeu d'affichage : pour un dictée non pas par la situation d'affichage elle-même, mais par les limi-
magasin idcntifié comme unique, le déictique spatial sera strict, mais tes d'exercice de ses propres pratiques; la ville dans son ensemble
204 Pratiques sémiotiques Étude de cas : r ajfichage 205

dev:ient alors un espace de validité par défaut, et les segmcnts temporels d'autres qui font obstacle ou qui ralentissent la progression
types de la vie quotidienne ~a semaine, le mais), des périodes de validité les composteurs), et d'autres enfio réservées à l'attente (les quais) : étant
par défaut. C'est ainsi que s'impose tendanciellement une actualité évé- donné cette diversité modale, thématique et passionnelle des lieux, la
nementielle floue, en même temps que la face générique de l'aflichage différence tient essentiellement à la maniére dont les usagers valorisent
l'emporte systématiquement et insidieusement sur sa face spécifique et ces différentes zones ; ainsi distingue-t-il le flâneur, l'arpenteur, le
déictique, dés que la contrainte et la pression sur l'affichage diminuent. «pro» et le « somnambule ».
En somme, la manipulation s'inverse : ce n'est plus l'affichage qui mani- Mais, pour ce qui concerne l'affichage en tant que te!, i! subit quel-
pule les pratiques en cours pour les interrompre et les dévier, mais au ques contraintes et inductions émanam du lieu même, et indépendam-
contraire les pratiques en cours qui procurent des limites spatio- ment des diverses que peuvent déployer le.c; usagers. Dans le
temporelles par défaut à la validité des affichages. corpus urbaín que naus avons constitué, nous pouvons identifier deux
Quant aux vitrines de restaurant, elles n'acceptent en général que types de stratégies différents et complérnentaires : (i) des stratégies d'obs-
des affichages déictiques spatiaux stricts, mais dont l'extension tempo- tacle pragmatique, et (ii) des stratégies de visibilité. Les premiéres
relle est variable: c'est alors la thématique même (cf. supra) de l'informa- exploitent le príncipe de la « prothese " ; les secondes jouent de la posi-
tion qui fait la différence ; le fonctionnement déictique strict (le plat du tion, de la distríbutiofi et du nombre des afliches et des objets-supports.
jour) est localisé dans la zone ou s'exercent les contraintes et les pres-
sions les plus fortes et les plus spécifiques (sur la porte d'entrée ou tout
Lisibilité et visibilité
prés, voire sur un panneau devant l'entrée), alors que le fonctionnement
non déictique s'étend sur les zones périphériques, plus détendues et La distinction et la tension entre « lisibilité » et « visibilité » a été
moins contraintes. Soit, dans l'ordre des valeurs temporelles dégressives, introduite notamment dans la réflexion sur le statut sémiotique des écri-
et de l'augmentation de la tension déictique: les spécialités ou le tures, dans la mesure ou les caracteres et les figures inscrits fonctionnent
« concept » du lieu, les distinctions, les menus, le plat du jour, c'est-à- à la fois comrne formes visuelles et iconiques et comme notation du dis-
dire, respectivement : la durée de vie du restaurant, la durée de validité cours verbal; on peut alors examiner toute la diversité des équilibres
d'une distinction, le menu de saison, la journée. entre les deux : collusion, neutralísation, conflit ou tension alternative.
De la même maniêre, dans le cas de l'affichage, la proposition doit être
à la fois visible et lisible, et !e genre (promotíonnel et informati0 de l'af-
Contraintes et manipulation.s stratégiques fiche voudrait que ces deux fonctionnements se renforcent l'un l'autre.
De fait, dans la tres grande diversité des types d'afliches et des modes
Au-delà rnêrne des ancrages spatiotemporels, la manipulation des d'aflichages, il n'en est pas toujours ainsi, et il faut en outre tenir
parcours concurrents est une question plus générale qui concerne les compte dans ce genre particulier de situations sémiotiques, des parcours
rapports entre les mmphologies spatiales du lieu et leurs interactions propres de ·l'usager, ainsi que de ceux qui sont induits par le lieu
avec les trqjets et les parcours des usagers. d'affichage.
Les différents types de lieux, la rue, le métro, la gare, notamrnent, Toutefois, la distinction entre les deux níveaux de pertinence et d'ar-
détenninent des t}pes de parcours qui se caractérisent en particulier par ticulation sémiotiques, les pratiques et les stratégies, constitue un premier
les distances de visibilité, par les v:itesses de circulation, par les itinéraires príncipe de clarification. En effet, la lisibilité relêve de la sâne pratique,
plus ou moins contraints, ainsi que par les zones et les périodes d'attente puisqu'elle concerne le rapport entre l'observateur et la prédication
ou de ralentissement. Le métro synthétise la plupart de ces propriétés impliquée par l'icono-texte de l'affiche ; en revanche, la visibilité est stra-
car, comme l'a montré :floch 1, il comporte des zones réservées au choix tégíque, dans la mesure ou elle tente de régler le rapport entre, d'un
des itinéraires (les bifurcations), d'autres aux circulations (les couloirs), les surfaces et objets d'affichage, et, de l'autre, les modalités de l'appro-
priation visuelle par le passant, ainsi que de la cohabitatíon avec
I. Cf. supra, Jean-Marie F1och, Sémiotique el commzmication, sou< les sígnes, les stratégies, lm:. ciJ. d'autres aflichages et avec d'autres pratiques concomitantes. Il s'agit en
206 Pratiques sémiotiques Étude de cao·: fajfichage 207

somme de savoir comment capter l'attention du passant et faire réussir suffisant et contrôlé de lieux d'affichage. La stratégie qui consiste à jux-
~~ proposition ~t la manipulation propre à la scene prédicative. La ques- taposer le plus granel nombre possible d'exemplaires sur le même objet
tlün de la tenswn entre visibilité et lisibilité se déplace clone vers une cor~ugue par conséquent trois actes complémentaires :
autn;, :ntre les deux plans d'immanence que sont la scene pratique et la
strateg.e. i) elle substitue une disposition par saturation des surfaces disponibles à
une disposition canonique par distribution en plusieurs lieux ·
ll faut alors identifier un príncipe de contrôle, qui assurerait Ia
elle compense le rapport de taille entre l'affiche et la surface d'affi-
congruence entre ces deux dimensíons, et on peut maintenant le recon-
chage par le nombre d'exemplaires ;
naí:tre dans l'objet-support. En effet, ks différentes analyses qui préce-
(íii) elle monopolise l'objet ou la surface, pour év1ter toute tension on
dent montre que ce composant de l'affichage joue un rôle médiateur
coneurrence avec d'autres propositions voisines.
essentiel. Par définition, l'objet-support est à la fois un « objet » matériel
:t ~n « support » d'inscription. En tant que support, i! procure les regles Une telle stratégie manifeste alors la. marginalité ou le caractêre non
md1spe~ables pour_la lisibilité de l'icono-texte : la surface d'inscription instítutionnel de la proposition ou de l'irúormation; on peut le vérifier
e~ ses regles topolog.ques, l'organisation du plan et la composition cano- avec un COBtre-exernple : sur une borne de paiement de stationnement,
mque de l'affiche. En tant qu'o~jet, il est un corps matériel, doté d'une une affichette unique est apposée, et elle précise l'identité de l'instance
structu~e fonctionnelle et d'u~e forme-enveloppe, de qualités plastiques gestionnaire et bénéficiaire du statíonnement (« Paris-Carte »: Ville de
et arch1tccturales, de proportwns et de volumes, et, globalemem d'une Paris). l\llême de petite taille, elle est unique, car eHe est de naturc
~orp~ol?gie ~lu~ ou moins ,spécifique qui détermine ses propriétés instit~tionnelle.
enoncmtlves, aiilSl que nous l avons déjà montré. L'autre stratégie consiste à jouer, dans le cas de l'afficha.ge « offi-
, Mai~ les d~ux, faces de l'objet-~~pport sont inséparables, comme ciel », non sur le nombre, mais sur la taille et les proportions de l'affiche
l empremte est mseparable de la mat1ere dans laquelle elle a été inscrite. par rapport au lieu et au passant. L'une et l'autre stratégies visent un
L'objet m~tériel, ~~ effet, est à la fois la substance à partir de laguelle certain « poids visuel », pour exercer une pression de captation sur le
s~nt e~tra1ts ~e~ el:ments de la forme du support, pour intégrer la passant. S'agissant de taille et de proportions, !e « poids \risuel » repose
dim:~swn. pred:catlv~ de la scene, et aussi un ensemble figuratif qui plus précisément sur la. perception, par le passant observateur, de la
partlClpe a la d1mensron stratégique. proportiorLentre les corps exposés et le sien propre.. . .
Le: regles de lisibilité sont propres ~la morphologie de l'objet-sup- La manipulation stratégique de l'affichage mstltutlonnel cons1ste
port .~ ~~(;hage e~ tant que « support-formel », alors que les stratégies done à faire participer le corps du passant à la scene, à l'insta.ller de
de VISlbrhte explmtent ses propriétés de « support-corps matériel ». maníere plausible dans un des rôles actantiels de Ia proposition ou de la
suggestion. La « plausibilité >' de cette intégration découle de la juste
Nombre, proportions et visibilité proportion, qui atltorise une même perception homogene, sans rupture
d'isotopie apparente, d'unc part, de !'espace et des corps représentés
Le eas eles affichages « sauvages », notamment sur les objets détour- et, d'autre part, de l'espace et des corps de la situation de réception.
n~: ?e leur usage, est particulierement révélateur de la stratégie de visi- A contrario, la multiplication eles aflichettes sur une surface saturée
bilite. Les affichettes apposées sur une bo!te aux lettres. ou les affiches bloque toute perception de ce type, et invite en revanche à une scruta-
collée~ sur une vitrine « inactive » sont sufilsamment n~mbreuses pour tion rapprochée, dans une intimité qui suspend Ia pratique en cours. En
couv~r toute l~ s1~rfa~e disponible. Au contraíre, l'afilchage « officiel n somme, l~s proportions de l'affichage institutionnel expriment son
procede par d1s~nb~twn sur un certain nombre de supports répartis accommodation aux espaces pratiques concurrents, et visent à requali-
dans la VIlle, et a rarson d'un seul exemplaire à la fois. Le << nombre » fier ces espaces cornme espaces de con1munication et d'identification,
peut donc intervenir dans deux directions stratégiques opposées. homogenes et englobants, alors que celles de l'affichage sauvage propo-
J~'afficha?e sauvage, faute de moyens institutionnels et économiques, sent, à l'intérieur de ces espaces publics, eles sons-espaces en rupture,
ne d1spose m de surfaces et d'affiches de grande taille, ni d'un nombre hétérogencs et englobés.
208 Pratiques sémiotiques Étude de cas: l'qffichage 209

Un autre parametre intervient alors, celui de la distance, qui doít chage, ils sont susceptibles eux aussi, de prendre leur autonomie figura-
être proportionnellement compensée par l'augmentation de la taille du tive : la plaque apposée sur le mur se détache pour former un panneau
corps exposé, si on souhaite maintenir un rapport interactíf avec le pas- accroché à une potence, le panneau mobile se détache du magasin ou
sant. La limite, dans un rapport de proximité, est fournie par une condi- du restaurant, !e panneau mural se détache du mur et s'implante sur le
tion minimale de perception : pour solliciter une interaction avec le pas- trottoir, etc. Dans un troisieme temps, enfm, ils deviendront des objets-
sant, le corps exposé doit être un peu plus grand que ]e cmps du support spécifiques, entierement autonomes et implantés dans un lieu
spectateur. Dans le métro ou dans les abribus, par exemple, dont les quelconque : c'est le cas des panneaux fixes implantés sur les trottoirs ou
couloirs ou les parois imposent un rapport de proximité, le poids visuel dans les gares, mais qui n'ont plus aucun rapport avec les commerces ou
des affiches sollicite en permanencc une telle interaction, à la différence les établissements les plus proches.
des affiches apposées sur les murs de la ville. Dans !e mouvement même qui rend l'objet-support plus autonome
Resitués dans cette perspectíve, certains types d'affichages stéréoty- par rapport au « corps » d'origine (!e magasin, le mur, etc.), la manipu-
pés, comme ceux des marques de sous-vêtements féminins dans les abri- lation du passant se complique : purement visuelle et cognitive au début
bus, contrôlent plus précisément les deux parametres de cette interac- du processus, elle devient pragmatique et motrice (l'obstacle), voire
tion : d'un cô[e, les corps représentés sont dans la juste proportion par pathémique (l'encombrement, l'agacement, la séduction immédiate).
rapport à celui des observateurs ; de l'autre, comme ce type de Toujours dans ce même mouvement d'autonomisation, le lien déic-
support procure une et provisoire protection spatiale, et une tíque se défait, les actes d'énonciation se concentrent dans l'affiche elle-
forme d'intimité, i! contrôle à la fois la distance, son investissement thé- même, et les qualités plastiques et esthé tiques de cette derniere se
matique et affectíf, et l'homogénéité provisoire des espaces d'exposition développent. Une autre tension apparaít donc ici, en partie induite et
et d'observation. Ce type d'affichage cumule alors les de contrólée par la situation, entre l'objectif informatif (quand le rapport
manipulation (cognitive, pragmatique et pad1émique). direct à la situation permet d'en contrôler l'efficacité) et l'objectif de
captation esthétique (quand l'afiiche isolée doit assumer elle-même ce
Protheses de visibilité contrôle). Ce phénomene est connu depuis longtemps, notamment dans
le domaine des analyses textuelles, et tout particulierement quand on
Nous avons d~jà incidemment évoqué plusieurs cas de « prothêses » observe, pour les mêmes récits, le passage de l'oral à l'écrit, et de l'écrit-
destinées à renforcer la visibilité d'une proposition : par exemple, la dis- notation à l'écrit littéraire : au fur et à mesure que le support du texte
position et la morphologie « angulaire » et bifaciale des panonceaux prend son autonomie spatiale et temporelle par rapport aux corps de
d'agence accrochés aux fenêtres d'un appartement situé en hauteur, ou l'échange lui-même, la structure même du texte est supposée prendre en
le panneau mobile qui avance sur le trottoir devant un commerce. charge les contenus informatifs et les effets persuasifs qui étaient portés
Le devenir programmé de toute proiliêse est de prolonger ou rem- par les conditions pratiques et corporelles de l'échange.
placer telle partie d'un COips, et de s'en détacher progressivement. Dans
un premier temps, elle se contente de redoubler la partie qui .doit être
prolor~gée ou suppléée ; dans un second temps, elle ne s'en détache que Conclusíons
du pomt de vue figuratif, mais pas encore du point de vue moda! et
fonctionnel : c'est le cas, canonique, de l'outil; dans un troisieme temps,
enfin, elle s'en dissocie également du point de vlle moda! et fonctionnel- Pertinence et optimisation de l'ana!yse
thématique : c-'est le cas de la machine. La conceptíon du parcours d'intégration des plans d'immanence a
I! en est de même pour les objets d'affichage. Dans un premier une portée épistémologique, puisqu'elle propose pour le plan de !'ex-
temps, ils installent en des lieux particuliers, sous le contróle d'une rela- pression, l'équivalent du parcours génératif du contenu ; elle voudralt en
tion déictique des « interfaces >> et « surfaces d'inscription ». cela contribuer à la sémiotique générale. Elle a aussi une portée métho-
Dans un second temps, en raison de leur caractere de prothêse d'affi- dologique puisque, comme on !'a vll, elle pose des questíons, dont les
210 Pratiques sémiotiques Étude de cas : l'ciffichage 211

r~ponses ront apparaltre des arti:ulations sémiotiques que l'usage quoti- corrélation avec telle commutation opérée sur la morphologie de l'ob-
dten et I mtmtiOn ne rencontratent pas : notamment, les articulations jet-support, sur son implantation ou sur les pratiques en cours. L'afliche
entre les formes et contenus de l'icono-texte de l'affiche celles et ceux joue un rôle dans les pratiques et les stratégies, mais son rôle ne se
des objets-supports, celles et ceux de la scene pratique d~ l'affichage, et réduit pas à celui que pourraient défmir a príori ies structures de l'énoncé
celles et ceux des stratégies d'affichage, qui sont particuliêrement en tant que telles: une autre pertinence prend forme, et d'autres rnodes
heuristiques. d'articulation de l'expression textuelle et vísuelle avec l'expression
Mais tout ceei ne serait que pur réaménagement théorique, sans pratique et stratégique.
grandes conséquences, si la distinction entre les plans d'immanence
n'était pas au ca:ur même d'une quête de la pertinence, et même, La forme canom:que de la sâne pratique
co~1me n?us l'~vons annoncé, de la pertinence optimale. La question
qm devrait tOUJOurs se poser serait justement celle-ci : étant donné un Bien que l'optimisation de l'analyse encourage à naviguer entre les
P?énom~ne qu:Ic~nque, un effet de sens identifié au préalahle, à quel different~ niveaux de la hiérarchie des plans d'expression, notre propos
_mveau d orgamsat10n du plan de l'expression trouve+il sa pertinence central concerne toujours celui des pratiques. Il présente l'avantage
optirnale? d'être, d'une part, plus facile à circonscrire ct à saisir, en tant qu'en-
« Pertin:nce optimale » n'est pas « pertinence maximale » : la perti- semble d' « observables », que celui des stratégies et des formes de
nence rnaxtmale, en effet, n'est atteinte qu'au dernier plan d'imma- et d'autre part, de restituer la dynamique et !e caractere de << processus
nence, celui des formes de vie, ou même, en dernier ressort, à hauteur en acte >> qui manque aux niveaux de pertinence inférieurs, les signes,
de la culture tout entiêre. L'optímisation de l'analyse, c'est d'abord la les textes et les objets.
recherche d'un équilibre économique entre l'étendue et la complexité Si nous lirnitons maintenant notre propos aux pratiques, il ne faut
du ~lan_d'expr:ssion à appréhender, d'une part, et l'apport descriptif ou pas pour autant perdre le bénéfice des possibles intégrations ascendantes
exphc~uf qm resultem de ce choix. L'étude de cas que nous venons de et descendantes dont elles peuvent bénéficier, et notarnment d'un côté
con~utre est à cet. égard significative, puisque la prise en compte des ·la possibilité d'intégrer sígnes, textes et objets à la scene pratique, et de
pratiques et stratég1es d'affichage a ímpliqué la constitution d'un corpus l'autre, de luí assigner un horizon stratégique et axiologique qui la
_de quelques centaines de photos urbaines, et l'exploitation d'une masse dépasse en tant que pratique au sens strict.
~onsidérable de données visuelles et situationnelles : si l'analyse sémio- Dans le cas des affichages, la pratique repose sur la monstratíon .de
tique de cet ensemble n'apportait guere plus qu'une analyse poussée signes ostensibles, agencés en icono-textes spécifiques, grâce à des objets
affiches elles-mêmes, i! est bien clair que le jeu n'en vaudrait pas la d'affichages irnplantés dans des lieux dédiés (ou pas) : tout ceei releve de
chandelle. l'intégration ascendante dans la pratique ; mais par ailleurs, la taille et le
Or, i! en va tout autrement: l'analyse sémiotique des affichages nous nombre des affiches, les modalités contrastées de l'implantatíon, les di ver-
parle des scênes urbaines et des parcours dans la rue, sur les trottoirs et ses manipulations déictiques renvoient au plan d'immanence des straté-
dans les espaces publics ; elle évoque les préoccupations des passants, gies, et sont pourtant inserires dans les niveaux de pertinence inférieur, à
leur attention et leur distraction ; elle propose même un certain nombre tout le moins celui de la pratique d'aflichage. Les distinctions parfois fra-
de typologies (d'actes, de manipulations, de passions, de modes d'im- giles, par exemple entre la mise en scêne sélective (pratique) et la capta-
plantation, etc.) qui ne sont pertinentes que pour des pratiques ou des tion ostentatoire (stratégique), ou encore entre la « lisibilité >> (pratique) et
stratégies, et pas pour les autres plans d'immanence. la « visibilité » (stratégique), rnontrent bien que l'intégration est particu-
Et, à travers ces éléments de description, elle dessine les formes d'un liérement efficace dês lors que les mêmes fonnants et les mêmes figures
genre, un « genre de pratiques» (l'affichage), ainsi que quelques élé- de l'expression l'occurrence la taille et le nombre des affiches, la taille
ments d'un domaine stratégique (la captation visuelle urbaine). À cet et la forme des caracteres typographiques, etc.) peuvent avoir aussi bien
é_gard, les fo:mes sémiotiques de l'afliche elle-même sont tout a{tssi per- un rôle pratique (à l'intérieur de la scéne) qu'un rôle stratégique (par rap-
tmentcs, mats d'une autre maniere, car elles ne signifient alors qu'en port à des pratiques ct à un cnvironnement concurrent).
212 Pratiques sénúo tiques Étude de cas: l'affichage 213

Si nous nous en tenions à la ;rulgate en cette matiere, la pratique que la conception « transformationnelle », explicitement sémantique,
d'affichage devrait être traitée comme une situation de communication releve du plan du contenu (narratif) 1• • • .,
compren'ant un destinateur et un destinataire, un objet, un code, u~ Les deux premieres instances, l' acte et I' opérateur sont immédiatement
contact et une situation de référence. Iviais cette analyse, même plus raf- généralisables, puisqu'elles correspondent respectivement au « prédi-
finée, ne serait pas une analyse actantielle et prédicative : elle se conten- cat » central de la scéne, et au « prime actant », minirnum nécessaire à
terait de décliner les éléments constituants de la communication par l'actualisation de ce prédicat.
affiche, éléments actoriels, circonstants et situationnels ; de fait, une telle La troisicme instance correspond à ce que « produit » la pratique, et
analysc rcpose non pas sur le choix du plan d'immancnce des pratiques, qui peut étre considéré au moins de deux points de vue : ce qui est
mais sur cclui des textes-énoncés, et elle répond seulement à la ques- « visé )) et ce qui est ~< saisi J>. Dans l'un et l'autre cas, cette instance cor-
cion : dans que) contexte fonnel faut-il plonger une affiche pour qu'elle respond à l'actant-objet (ou « second actant »), un objet visé ou produit
puisse être reçue, comprise et efficace ? par l'acte et l'opérateur. Ces considérations nous renvoient à la concep-
Or nous avons choisi une autre option, celle du plan d'immanence tion classique de la transformation, dont on sair bien que l'actant-objet,
des pratiques, et nous recherchons non pas le dispositif actoriel et situa- au niveau d'abstraction qui est !e sien, ne correspond à des «figures-
tionnel qui constitue l'environnement de l'affiche, mais la structure objets » que dans un nombre limité de cas. L'acte praxique-ne consiste
actantielle qui permet de faire fonctionner le procês d'affichage, au pas nécessairement en un acte de production d'objets, ni mêrne de
cours duque! un passant quelconque rencontre des lieux, des objets et conquête d'objets. H existe des pratiques qui ne visent qu'à la modifica-
des affiches et en fait quelque chose de signifiant. tion d'une situation, ou qui ne visent même qu'à résister à une modifica-
Nous avons déjà proposé, pour la pratique interprétative (cf. supra) tion en cours. Mieux vaudrait, en l'occurrence, comme l'a fait la gram-
une forme actantielle canonique ; elle s'avêre maintenant généralisable maire des cas en son temps, parler d' << of{]ixtjfn plutôt que d' objet, voire
à l'ensemble dcs pratiques, sous réserve évidemment d'en éliminer les de (( résultat ))' en tant qu'objectif atteint et réalisé.
restrictions trop spécifiques au cas particulier de l'interprétation. L'ana- La quatricme instance fait la place aux perspectives extéricures à la
lyse des affichages montre que !e noyau actantiel de la scéne pratique scéne pratique, mais en ce qu'elles appartiennent, par intégration descen-
est toujours le même, et qu'elle est toujours constituée, de maniere dante, à la scene elle-même, et qui correspond au « tiers actant ». C'est
canonique, de quatre instances: l'acte, l'opérateur, l'actant-objet, ou pourquoi nous l'avons désignée comme « lwrizon stratégique )) ; cet horizon
objectif, et l'horizon stratégique. Cette analyse en trois instances actan- peut se limiter à une « autre scéne pratique» qui comprend l'actant par-
rielles et une instance prédicative repose sur le príncipe de la consritu- tenaire, ses actes et ses objectifs propres, mais peut s'étendre à l'ensemble
tion actantielle des scenes prédicatives (cf. supra), qui, selon Tesniere, des autres pratiques avec lesquelles la pratique en cours entre en interac-
implique canoniquement un prime actant, un second actant et un tiers actant1• tion : ce sont justement ces interactions qui caractérisent la dimension
La référence à la théorie syntaxique de la valence, pour désuéte stratégique, et c'est pourquoi on peut alors invoquer, pour les pratiques
qu'elle soit à maints égards, résulte ici d'un choix assumé. Ce choix en général, une instance qui serait I' « horizon stratégique ». Nous ver-
indique que, pour la constitution des instances de la scéne pratique, rons par la suíte que, sous certaines conditions qui font place à la dimen-
nous optons pour la conceptíon « positíonnelle » de l'actance, celle qui sion éthique des pratiques, cet horizon stratégique, de plus grande portée,
repose sur une définition des actants selon la logique des places, et non peut devenir un « horizon téléologique ». Toutes les focalisations et sélec-
pour la conception « transformationnelle », celle qui repose sur la logique tions sont à cet égard, envisageables, puisque, de cet horizon, on peut ne
desjorces 2• La conception « positionnelle »releve en effet du plan de l'ex- retenir que l'autre acte, l'autre objectif, ou même l'Autre tout com-t.
pression des sémiotiques-objets, c'est-à-dire d'une « grammaire » de
l'expression (ici: une grammaire de l'expression des pratiques), alors
I. C'est aussi la raison pour laquelle la théorie syntaxique de Tesniêres est une « grammaire ,, en
ce sens qu'elle s'occupe de la forme de l'expression de la phrase, alors que la théorie actantielle de
I. Charles Tesnieres, Éliments de syntaxe slructurale Paris Klincksíeck 1959 Greimas (ou Filmare) est une sémantíque, en ce sens qu'elle s'occupe de la forme du contenu des
2. Cf. Jacques Fontanille, SémiotúJ~e du discours, Lmoge;, PULIM, 2003, p. l55-l59. phrases et des textes.
214 Pratiques sémiotiques Étude de cas : 215

On peut enfin emrisager le sort réservé aux signes, textes et objets de figure qui intéressent l'analyse éthique, comme phase ultime du ren-
assimilés aux scénes pratiques par intégratíon ascendante; mais cela forcement du lien, jusqu'à l'inclusion d'une dans l'autre.
ne conduit pas à la proposition d'une cinquiéme instance de la pra- Mais avant même de considérer la dimension éthique des pratiques,
tique : les signes, textes et objets peuvent en eflet s'intégrer aussi bien l'étude des pratiques d'afiichage nous foumit une précieuse indication
comn1e constituants de l'oQ.jectif: de l'horizon ou de l'opérateur; ils sur la manierc dont la forme syntagmatique, et notamment les aléas de
peuvent fonctionner comme manifestation figurative, partielle ou glo- l'accommodation stratégiqúe, peut infléchir la constitution actamielle de
bale, de chacune des instances, ou comme manifestation figurative du la scene pratique. La confiance institutitmnelle et la connivence inté-
lien syntagmatique qui les unit : par exemple, un signe ou un texte ressée, par exemple, jouent sur l'élasticité du lien entre l'opérateur
peut avoir le rôle d'une modalisation (vouloir, devoir, savoir, pou- l'horizon, et notamment l'Autre impliqué dans cet horizon; la premiêre
voir, etc.) du rapport entre l'opérateur et l'acte ; ou encore, comme on étire, segmente et stratifie ce lien (en extension, en somme), alors que la
l'a vu, un texte peut partíciper à la programmation syntagrnatique de seconde le resserre, l'unífie, et le charge d'une urgence immédiate
la pratique, ce qui revient, de fait, à la programmation des rôles intensité, en quelque sorte).
modaux et passionnels attribués à l'opérateur dans son rapport à De même la manipulation déictique, ori l'a vu, peut être restreinte
l'acte, ou encore à une segmentation aspectuelle et thématique de ou étendue, stricte ou relâchée, et incluíre des effets de spécificité et
l'acte. d'occasion immédíate, ou de généricité et de disponibilité plus large de
En somme, l'intégration ascendante procede par exploitation des l'offre promotionnelle: c'est alors dans ce cas le lien entre l'opérateur et
instances canoniques de la scêne pratique, ou des liens syntagmatiques son objectif qui est tendu ou distendu. Et, comme on l'a déjà fait obser-
qui les unissent, alors que l'intégration descendante impose au moins ver, ces variations portant sur les liens syntagmatiques produisent des
pour partie la présence d'un instance spécifique, l'horizon stratégique. ll effets ou des états modo-passionnels : conflaüce, connivence, intérêt,
en résulte que la composition de la scêne pratique peut être arrêtée à urgence, occasion, disponibilité, etc.
quatre instances, troís insta,nces actantielles et une instance prédicative : Le modele qui ressort de ces propositions aura clone la forme sm-
vante, quatre instances et six liens syntagmatiques :
l'acte: sa thématique prédicative, sa segrnentation aspectuelle, ses
modalisations ; ACTANT OPÉRATEUR
1'opérateur: son identité thématique et ses rôles modaux et passion-
nels;
l' obJectif porteur des valeurs de la pratique, en tant que cours d'action
elos sur lui-même, et qui peut être in fine un « résultat >J;
I' hori;:;on str(ltégique, et notamment l' « autre scene », ou la « scene de
I
ACTEPRAT!QVE

l'Autre », voire I'horizon téléologique, porteurs d'autrcs modalisa-


tions, d'autres rôles passionnels, d'autres valeurs, mais au-delà du
cours d'action au sens strict.
~
AUTRESCENE + - - - - - - - - - - - - - +
HORJZON STRATÉGlQUE
Comme toute composition canonique, celle-ci est soumise à dcs
variations et à des syncrétismes : par exemple le syncrétisme entre l'ob-
jectif et l'horizo.JJ stratégique, mais comme les cas ne manquent pas ou
l'objectif propre à la pratique en cours ne se confond pas avec la gestion
des interactions stratégiques, la distinction doit être maintenue. En
outre, dans la mesure ou l'analyse de la dimension éthique va justement
porter sur les relations entre les instances, et sur les líaisons et déliaisons
qui les affectent, le syncrétisme entre inst~nces estjustement l'un des cas
CHAPITRE V

PRATIQUES SÉMIO'TIQUES
ET DÉONTOLOGIE

ARTS, SCIENCES ET LETTRES

Préambule

La réflexion sémiotique sur les pratiques conduit en retour, on l'a vu en


suivant Pierre Bourdieu, à interroger le caractere pratique de l'analysc
sémiotiquc elle-mêmc, et des scienccs et du discours savant en général.
Pour Greimas, comme on !e verra, le « projct scientifique » de la sémio-
tique qu'il défendait avait toutes les caractéristiques, conscientes et assu-
mées, d'une pratique sociale obéissant à des regles de « bonne
conduite ». l\1ais cela suppose au préalable de s'interrogcr sur le statut
de l'ensemble des pratiques relevant de la production et de la manipula-
tion des connaissances, ct sur la place qu'y occupe la sémiotique.
Sans prétendre à l'exactitude historique, ni même à la continuité d'un
parcours dans l'histoire des idées, on peut en effet s'interroger sur !e statut
des pratiques sémiotiques dans le vaste domaine des activités culturelles
et intellectueUes. Car dans les termes contemporains, la dénomination
des grands domaines de la connaissance et des pratiques humaines reflete
déjà des choix, des exclusions et des inclusions plus ou moins masquées,
qu'il convient au moins de mettre en perspective. Si, par exemple, on
s'interroge sur la distinction entre « sciences du langage )) et (< arts du langage n,
la linguistique étant !e paragon des premieres, et la rhétorique, celui des
seconds, on butte immédiatement (i) sur le fait que le parfum de désué-
tude qui accompagne la deuxieme expressíon interdit de la mettre sur !e
même plan que la premiere, et (ii) sur le fait que les disciplines qui relêve-
raient des << arts du langage », comme la rhétorique, tendaient jusqu'à
218 Pratiques sémiotiques Pratiques sémiotiques et déontologie 219

récemment à se faire passer elles aussi pour des « sciences du langage >>, Faisons un bond de plusieurs siécles, jusqu'à la fin de la période ou
avec quelques aménagements et accommodements. les « arts » se partagent seuls encare les grands domaines de la culture.
Si les sciences et les arts ne peuvent pas être situés sur le même plan, En français classique Gusqu'à I' Encyclopédie), on oppose les « arts libéraux!!
c'est aussi en raison de la répartition hiérarchique entre les instances de et les « arts mechaniques >!; les arts libéraux sont des activités et des métiers
la culture : sous ce point de vue, les arts seraient des pratiques cultu- « honnêtes », celles et ceux que l'on peut pratiquer sans déroger d'une
relles, produisant des objets culturels, alors que les sciences seraient en conclition noble ou d' « honnête homme » ; les arts mechaniques sont des
mesure d'en rendre compte à un autre niveau, celui de la connaissance activités et des métiers réservés au bas peuple, des habiletés manuelles,
objective, apparemment dégagée de la pratique ; par exemple, les scien- exercés soit par contrainte extérieure (corvées et servitude), soit par
ces du langage seraient en mesure de rendre compte des arts du lan- contrainte vitale (logement, nourriture, salaire).
gage, l'inverse n'étant pas vrai. Malgré ce bond historique, l'évolution est faible, non seulement
Mais cette hiérarchie de bon sens engendre une nouvelle difficulté, parce que la distinction est toujours déterminée par les structures socia-
puisque ainsi les « sciences » s'excluraient elles-mêmes des pratiques les, mais aussi parce que son contenu n'a guére changé. « Mechanique »
culturelles, et ne pourraient, de ce fait même, être régies que de l'inté- en effet, ne caractérise par seulement les arts, mais plus généralement
rieur, par exemple par une méthodologie et une épistémologie, en tout ce qui est bas, sordide, vil ; ainsi, les habitudes de vie sordides d'un
échappant à toute autre détermination. Ce qui va à !'encontre de toute avare ou d'un misérable peuvent-elles être qualifiées de « mechani-
évidence, les sciences ayant une histoire, et obéissant notamment à des ques », tout comme les métiers qu'ils exercent. En somme, seule la
contraintes sociologiques, économiques et idéologiques. société a changé, et pas la classification des arts. Mais du même coup, i!
Y a-t-il deux ensembles complémentaires de pratiques culturelles ? faut s'interroger sur !e poids réel de la détermination sociale et histo-
deux niveaux hiérarchiques des pratiques et des objets ? La question rique, qui semble en l'occurrence dépassée par une détermination
déborde notre propos, et il faut ici se contenter, ce qui n'est déjà pas idéologique de plus longue durée.
une mince affaire, de s'interroger sur le statut de la sémiotique.
Un survol, même rapide, suffira à montrer à quel point la classifica- Lc déterminant cognitif: le uerbe ou le calcul
tion des domaines de la connaissance est instable, et cette instabilité per-
sistante révele du même coup la diffij;ulté principale : le déterminant des Si on entre maintenant dans le détail de la classification des arts libé-
classifications change lui-même, tantôt social, tantôt idéologique, tantôt raux, sans faire encare entrer en scéne les « sciences », on sait que, pour
politique, etc. la tradition médiévale, la liste canonique des arts libéraux est fixée à
sept, et divisée en deux ensembles :
La classijication des << arts » !e « trivium »: Grammaire, Dialectique, Rhétorique,
!e « quadriviurr; >! : Arithmétique, Astronomie, Musique, Géométrie.
Lc déterminant sociologique : dignité ou indignité
La distinction entre les deux ensembles est fluctuante, mais on peut
Jusqu'à la période classique, toutes les pratiques culturelles sont des au moins avancer que le premier regroupe les arts de la parole, et le
« arts », et les « sciences » ne s'en distingueront qu'ultérieurement. Pour second, les arts du calcul. La Médecine et le Droit, d'essence supérieure,
les latins, l'opposition pertinente est: <<artes liberales >> vs <<artes serviles n; n'appartiennent pas encare à cette classification. La classification repose
les artes liberales sont des « arts » rés~rvés aux hommes libres, et les artes en ce cas sur la modalité cognitive dominante, le « moyen » sur leque! la
serviles, des « arts » réservés aux esclaves. <<Artes;; recouvre alors toute compétence se fonde, verbal ou numérique.
activité culturelle, quotidienne ou exceptionnelle, requérant notamment La sémiotique, si elle avait existé, aurait été scindée en deux : d'un
quelque habileté, quelque savoir-faire, en somme une compétence spéci- côté, elle aurait évidemment fait partie du « trivium », selon Greimas,
fique. Pour les latins, il y a clone des compéteri.ces libérales et des Landowski ou Courtés, et du « quadrivium )), selon Jean Petitot, lequel
compétenccs serviles. aurait qualifié l'autre choix, littéralement, de choix «trivial».
220 Pratiques sémiotiques et déontologie 221

Le détmm:nant axiologique: fagréable ou l'utile Les sciences entrent en scene


Pour la. période classique, jusqu'à l' Encyclopédi.e, la liste se complête et
se remanie, et deux autres catégories apparaissent: Le déterminant de la médiation: l'autorité ou fexpérience
les Beaux-Arts, arts libéraux qui produisent des « objets », et qui Les « arts » peuvent être globalement opposés aux « sciences » et
reposent sur des pratiques esthétiques : l'éloquence, la poésie, la aux « lettres », comme la pratique peut être opposée aux contenus de
musique, la peinture, l'architecture, la gravure, la sculpture ; connaissance sur lesquels elle repose. Mais la concurrence entre les
les autres, arts libéraux consistant en métiers « nobles », la guerre, la « sciences » et les « lettres » 1 va peu à peu modifier !e statut méme des
chasse, la navigation, la médecine, l'équitation ... « arts ». Jusqu'à la période classique, « sciences » et « lettres » commu-
tent sans trop de difficultés, et les deux dichotomies « Les Sciences et les
Parfois, une autre distinction apparait, qui recoupe partiellement la Arts », et « Les Arts et les Lettres », sont pratiquement équivalentes ;
précédente : tout au plus peut-on considérer que « Sciences » désigne plutôt le
les Arts agréables (ou « arts d'agrément >>), supposés fàire naitre du contenu spécifique des contenus de connaissance (l'objectif et le résul-
plaisir, sur le fond d'une faculté d'imagination, d'invention, voire de tat), alors que « Lettres » renvoie plus précisément au fait que ces
création: connaissances passent par des «livres » (l'objet-support).
les Arts uÚles, supposés satisfaire des besoins, répondre à des nécessi- La distinction entre « sciences » et « lettres » se déplace, se précise et
et surtout obéissant à des regles fixes, qui sont transmises par s'amplifie à la charniere entre le XVIIe et le XVIIIe siecle, par recoupement
l'enseignement et acquises par apprentissage. Parmi ces derniers, avec la dichotomie « trivium/ quadávium ;>, c'est-à-dire quand on com-
apparaissent notamment la Grammaire, la Logique, la Morale. mence à opposer les connaissances « livresques » et les connaissances
acquises par observation, expérimentation et calcul ; dans cette nouvelle
Le critêre de distinction, reposant d'abord sur les compétences perspective, « Lettres » et « Sciences ;; se distinguent donc en raison du
(dignes ou indignes, verbales ou numériques), et clone sur l'identité type de compétence modale et de structure actantielle qu' elles convo-
sociale de l'opérateur et les conditions de réalisation de l'acte, se déplace quent; toutefois, le référent de cette distinction n'est plus le mode cognitif
clone sur les valeurs associées à l'actant-objet, qu'il soit simple objectif de la connaissance (verbal ou numérique), mais son mode d'authentifica-
de l'acte, ou son résultat pragmatique ou passionnel. Ces valeurs sont de tion et de validation, c'est-à-dire le mode de médiation entre le destina-
deux types : des valeurs << hédoniques » d'un côté (le plaisir procuré par tem et l'opérateur de la connaissance ; selon le cas, cette médiation authenti-
le produit d'une pratique culturelle), et des valeurs «pratiques» ou Jwnte est soit l'autorité du Livre, soit la validité de l'expérience et du calcul.
« critiques » de l'autre (l'utilité sociale, la nécessité politique). Les « sciences » se détachent alors non seulement des lettres, mais
La sérniotique a quelque parenté avec les artJ utiles 1, mais ses aussi des arts, pans la mesure ou ces derníers reposent sur des connais-
cupations esthésiques et esthétiques manifestent aussi quelque inclina- sances transmises par la tradition, par l'apprentissage, ou par le livre,
tion pour les arts agréables. Dans les termes mêrnes de l'époque classique, c'est-à-dire sous l'empire de quelque « autorité », au lieu d'être acquises
la sérniotique serait clone un art libéra~ et utile, c'est-à-dire un art hon- directement, dans l'expérience des phénomenes naturels.
pàr la pratique duque! on ne déroge point, et qui, pourtant,
répond à certains besoins sociaux et individueis, et à quclques nécessités ü déterminant méthodologjque :
de la vie intellectuelle. les nmmes pratiques ou les contraintes techniques
La fracture se répercute alors au sein même des arts libéraux, et
consacre la coupure entre !e tri"ium et le quadrivium, avec quelques amé-
l. Comme !e signale Rastier, la linguistique est « traditionnellement liée à la (pour le
contenu) et à la grammaire (pour l'expression) » (François Rastier, Arts et sczences du Paris, PUF, L Sur ces questions, la contribution de Philippe Caron, dans Des Belles Lettres à la littérature, Lou-
200 I, p. 7). vain~Paris,
Peeters, Biblíotheque de l'information grammaticale, 1992, est essentielle.
222 Pratiques sémiatique.s Pratiques .sémiotiques et déontologie 223

nagements, puis s'officialise en quelque sorte avcc l'apparition de la


méthode expérimentale, puis de la « technologisation » des recherches
qui s'ensuit; au XIX', le réaménagement aboutít à la situation qu'on LA SÉMIOTIQUE COMME PRATIQUE
connaít aujourd'hui : sciences et techniques d'un côté, et la médecine
toute proche ; sciences humaines et sociales de l'autre, y compris les dis-
ciplines littéraires, juridiques et économiques. La réponse à ces questions se complique aujourd'hui, sachant que la
Des lors, les arts seront des pratiques correspondant exclusivement sémiotique revendique le statut d'une <{ science », inspiré notamment
aux « lettres », et les pratiques correspondant aux sciences seront des par les origines linguistiques de la sémiotique, et son appartenance pro-
« techniques ». :Mais !e rapport entre ces deux dimensions s'inverse clamée atLx « scíences du langage )). C' est cctte même position qui a
d'un champ à l'autre : du côté des « arts », la pratique englobe la conduit Greimas, par exemple, à exclure du champ sémiotique la rhéto-
eonnaissance théorique et livresque, et ce d'autant plus que les ceuvres, ríque et l'herméneutique, toujours considérées comme des arts (comme
et plus spécifiquement les livres, sont les produits de la pratique elle- le rappelle Rastier 1, Schleiermacher définit l'herméneutique comme
même, elle-même soumise à des normes et des conventions héritées de un art).
la tradition.
Du côté des « sciences », la connaissance préexiste à la pratique, et
elle est suivie de la mise en ceuvre technique; autrement dit, l'observa- La pratique .scientffique selon Greimas
tion, l'expérimentation et le calcul ne sont plus (provisoirement) pensés
comme « pratiques», et seules les conséquences concretes de la connais- Pourtant Greimas lui-même n'a jamais été entierement catégorique
sance scientifique ont droit à ce titre. Cette distinction est aujourd'hui sur ce point. Pour commencer, il a pris la précaution de ne jamais pose r
battue en brêche, dans la mesure ou tous les scientifiques reconnaissent la sémiotique comme une « science » à proprement parler, et l'expres-
!e rôle du développement technologique dans l'exercice même de la sion qui revient le plus souvent est celle de « projet scíentifique » ; qui
recherche fondamentale, sans pour autant admettre que cette derniere plus est, ce « projet » est clairement situé dans une pratique, índivi-
est une pratique sociale (cf l'affaire Sokal, et la polémique contre les duelle, comme « projet de vie », ou collective, comme visée propre à
travaux de Bruno Latour). Mais, en se déplaçant, la différence se ren- l'ensemble des membres associés à un programme de recherches inscrit
force, puisque les contraintes technologiques relevent seulement du dans une· discipline intellectuelle.
« savoir-faire » et du ~< pouvoir-faire », alors que les normes pratiques
relêvent aussi du << devoir-faire », voire du « croire », s'agissant des
régimes de croyance attachés à chacun des gemes. Le projet scientijique
Pour la sémiotique, la question peut maintenant être reformulée Dans l'intropuction deDu Sens li, c'est !e sens de la vie du chercheur
ainsi : si on !ui reconnaít le statut d'une pratique, reposant sur un corps indiv-iduei qui est en question, le « projet » ét;mt porteur de valeurs spé-
de connaissances théoriques, cette pratique est-elle un « art », ou une cifiques:
« technique » ? Ce qui revient, en posant la question autrement, à se
... il a peut-être quelque paradoxe, pour un chercheur, à affirmer vouloir rester
demander si la sémiotique n'est une pratique qu'au moment des « appli- fidele soi, alors que !e projet aujourd·hui, est !e seu! espace ou la notion
cations » concrêtes (aprês la science, les << techniques ») ou si elle Fest de progrês a encare du sens ...1 .
aussi au moment de la constmction théorique elle-même, ce qui en
ferait un « art », au sens défini ci-dessus. Ce qui revient aussi à question- Dans l'imroduction du Dictionnaire, c' est le programme de recherches
ner le statut des contraintes qui pêsent sur !e faire sémiotique : normes collectives qui est invoqué, et une moíndre exigence « scientifique ))
pratiques, ou contraintes techniques?
En somme, s'il faut caractériser la praxéologie dont releve la sémio- l. François Rastier, cit., p. L
tique, sera-t-elle une déontologie ou une technologie? 2. A. J Greímas, Du [!, Paris, Lc Seuil. 1983, p. 7. Les ít:lliques sont ajoutées.
224 Pratiques sémiotíques 225

semble alors le pnx à payer pour valoríser !e caractere collectif du tique qui l'a produit est particulierement explicite et détaillée dans
« projet » : l'entrée « Scientificité » du Dictionnaire:
Persuadés qu'un projet scientffique n'a de sens que s'il devient l'objet d'une quête col- La recherche scientifique est une forme particuliere d'activité cognitive, caractérisée
leetive, nous sommes prêts à !ui sacrifier quelque peu l'ambition de rigueur et de par un certain nombre de précautions déontiques ~ qu'on appelle conditions de
cohérence 1• scientificité - dont s'entoure !e sujet connaissant pour !'exercer et, plus spéciale-
ment, pour réaliser le programme qu'il s'est fixé 1•
Enfin, dans l'introduction de Sémiotíque des passions, c'est l'activité
théorique elle-même, activité impersonnelle mais sociale, qui est décrite Loin de se présenter comme une tactique discursive, reposant sur
comme une pratique complexe, comprenant analyse, théorísation et des « simulacres » inscríts dans le seu! discours scientifiquc, !e faire
« retour cri tique >> : scientifique est ici traité comme une pratique sociale, certes productrice
Ce retour critique est caractéristique de la sémiotique considérée comme projet d'un discours, mais dont les conditíons d'exercíce sont d'authentiques
scúmtifiqut : pour rendre compte des difficultés que fait surgir l'analyse au ras du conditions pratiques, en somme les « regles », les normes et, plus géné-
discours ... 2• ralement, les régularités d'un « art » ; en somme, une pratique réglée
~par une déontologie, c'est-à-dire une scene pratique dont les relations
L'évolution est significative, puisque, commencé comme « indivi-
due!>> et personnel, le « projet '' devient collectif, puis impersonneL Et, entre acte, opérateur, objectiflrésultat et horízon stratégique, sont
en chacune des occurrences, dans les introductions qui posent les contrôlées et validées par une instance extérieure garante des normes.
enjeux de l'exposé théoríque à venir, !e « projet scientifique » est invo- Dans le même article, Greimas et Courtés distinguent três claire-
qué pour justifrer les choix méthodologiques, pour expliquer l'évolu- ment la « recherche scíentifique » ou «pratique scientifique », et le
« discours scientifique » qu'elle produit; et íls soulignent même quel-
tion de la théorie elle-même, pour rendre compte en somme de la
« conduite » de la science. Et sous le nom de « projet scientifique », on
ques-unes des difficultés inhérentes à la difficíle articulation entre les
voit bien que ce dont parle Greimas, c'est une pratique, compor- deux ; par exemple :
tant enjeux, valeurs, acteurs, séquences d'actes ordonnés, et visée La pratique scientifique, que nous venons d'esquisser três sommairement, comporte
un point faíble: c'est !e moment et !e lieu ou !e díscours individuei cherche à s'ins-
téléologique.
crire dans le discours social... 2•
En somme, si l'on doit distinguer la théoríe et la pratique, pour
Greimas cette distinction ne peut pas être confondue avec celle qui Sur ce point, Greimas n;joint Pierre Bourdieu (cf. supra), qm s m-
oppose la science et la technique, la technique ayant pour seu! apanage quiétait lui aussi de l'articulation entre le díscours savant, nécessaire-
de prolonger la science dans l'action concrete. La pratique, en l'occur- ment subjectif (cf. !e << discours individuei» de Greímas) et la réalité
rence, est une pratique scientifique, et en ce sens, elle regroupe toutes sociale (cf. le « discours social » de Greimas) : l'un et l'autre avaient
les opérations, toutes les décisions, toutes les actions concretes qui pro- choisi, pour signaler cette difliculté, l'expression « tout se passe comme
duisent de la théorie, des modeles, et un « discours » scientifique. s:i » (cf supra). << Tout se passe comme si>> tient lieu d'articulation entre
les deux dimensions, exprime la difficulté de cette articulation, et la
« Tout se passe comme si... » résout en quelque sorte en présentant le discours savant individuei et
subjectif comme un simulacre ou une fiction scientifique, par rapport au
Cette conception était présente des Sémantique structurale, en sourdine. discours collectif et à la réalité sociale dont il est supposé rendre compte.
Elle sera beaucoup plus explicite dans !e Dictionnaire raisonné de la théorie du Cette expressíon pourrait passer pour une coquetteríe de savant, une
langoge; l'articulation entre le discours théorique scientifique et la pra~ -précaution décorative sans réelle portée, une maniere d'aflicher un
doute de príncipe au moment ou on est le plus convaincu de détenir
I. A. J. Greimas et J. Courtés, Dictiormaire raisonn' de la thiarit du langoge, Sémiotiqut, Paris, Hachette,
1979, p. m. Les ítaliques sont ajoutées.
2. A. J. Greirnas et J. Fontanille, Sémiotique des passions. Des ét.ats de dwses aux états d'iime, Paris, Le I. Sémiotique, op. cit., p. 322.
Senil, 1991, p. 15. Les italiques sont ajoutées. 2. Ú!c. cil., p. 323.
Pratiques sémiotiques et déontologie 227
226 Pratiques sémiotiques

une vérité originale. Pourtant, et même si on ne peut ignorer ce jeu Le « minimum épistémologique )) cmnme déontologie
euphémistique, il faut bien reconnaítre qu'une telle modalisation a aussi
pour fonction d'introduire quelque distance entre le contenu de l'asser- Tout au long de son ceuvre, et sans accorder à ce point plus d'im-
tion et son auteur, justement comme si cet auteur devait être préservé portance qu'il ne méritait à l'époque, Greimas a toujours considéré que
des conséquences de l'assertion vraie. Sans prêter plus qu'il ne convient la théorie sémiotique et le discours scientifique qui la présente sont sous
à une telle expression, on peut néanmoins être sensible aux faits la dépendance des conditions pratiques de l'exercice du métier de cher-
suivants: cheur, et non, comme le voudrait une certaine doxa, sous la seule
• elle ressemble à s'y méprendre à toutes les précautions qu'un orateur dépendance d'une épistémologie spéculative.
accumule dans son discours persuasif quand il utilise un argument ris- On aurait pourtant pu craindre, puisqu'il avait défini des Sémantique
quê, ou outrancier, en somme un argument dont quelque propriété structurale le niveau épistémologique comme le « niveau linguistique qua-
pourrait heurter l'auditoire : dans ce cas, les précautions oratoires dis- ternaire » 1, chargé du contrôle de validité méthodologique de la déduc-
tendent le lien entre l'argument et son auteur, et protegent ce dernier tion et de l'induction, que ce niveau épistémologique ne puisse être que
d'une éventuelle « contagion axiologique)); l'orateur, dit-on en ce d'une abstraction insoutenable, ou d'une complexité inaccessible. De
cas, ménage son « ethos » ; fait, le contrôle en question, fortement inspiré de Hjelmslev, est un
• elle aurait clone pour rôle, non seulement de présenter l'assertion contrôle de cohérence (interne) et d'adéquation (avec l'objet de la descrip-
savante comme une fiction, mais, en retour, de protéger l'ethos du tion) : il s'agit clone bien d'actes de confrontation et de comparaison,
savant contre la contagion axiologique de la « vérité scientifique » ; dérivant d'une déontologie, contrôlant une pratique, et non d'une
« tout se passe en somme comme si » le savant ne souhaitait pas être dérive spéculative sur les « fondements » de la théorie.
confondu, en tant qu'énonciateur individuei, avec l'instance de vali- La lecture de l'entrée « épistémologie » du Dictionnaire est à cet égard
dation universelle de la vérité scientifique ; comme si, en quelque édifiante. Elle distingue deux acceptions complémentaires ; la premiere,
maniere, il se mettait en scene en train de produire un énoncé de directement issue de Sémantique structurale, définit l'épistémologie comme
connaissance dont la validation et l'assomption releveraient d'une un « plan » de la théorie, « auquel il appartient de critiquer et de véri-
~~ autre scene )) que celle du discours actuel ;
fier la solidité du niveau méthodologique en testant sa cohérence et en
• elle advient, comme on l'a déjà fait remarquer, dans le discours àe mesurant son adéquation [...] »2•
cleux savants enclins à considérer leur activité scientifique comme une La seconde acception, qui pourrait faire craindre le pire, puisqu'elle
«pratique», soumise à une déontologie ; « tout se passe comme si» recouvre l'ensemble des concepts indéfinis ou indéfinissables, est, sinon
exprime tout cela à la fois : une pratique en acte, affichée dans le récusée, du moins ravalée au 11 minimum épistémologique ;; : il faut certes
mouvement même du discours, une déontologie qui invite à quelques prévoir un niveau de l'édifice sémiotique pour en contrôler la cohérence
précautions, et une prudente distance entre l'instance d'énonciation et l'adéquation, mais la qualité principale de ce niveau est de contenir le
du discours de la pratique et celle d'une éventuelle vérité universelle. moins de coricepts possible, et, de fait, l'activité épistémologique selon
3
Greimas consiste en une réduction conceptuelle systématique •
« Tout se passe comme si» est clone la formulation rituelle d'une La (bonne) pratique scientifique consiste clone à réduire au mini-
« précaution éthique », au moment ou, justement, certaines conditions mum l' « inventaire épistémologique », et à en faire le moins de cas pos-
de la déontologie scientifique peuvent ne pas être satisfaites. À cet
égard, la précaution éthique prend la place d'une tactique de satura- l. Sémantique structurale, op. cit., p. 16.
tion méthodologique et déontologique du cours de la pratique scien- 2. Sémiotique, op. cit., p. 139.
3. A cet égard, la these d'Etat de Jean Petitot se présentait paradoxalement, malgré sa complexité
tifique : loin d'être seulement une excuse rhétorique et une facilité, apparente (et réelle !), comme une mise en o:uvre de ce principe : en se donnant pour tâche de
elle est aussi une dénonciation implicite du caractere factice (et tout rendre compte mathématiquement des indéilnissables de la sémiotique, comme « description ,,
aussi rhétorique) de la saturation méthodologique à laquelle elle se « différence >>, « intentionnalité >>, etc., il contribuait à la réduction du niveau épistémologique
(cf. Jean Petitot, Morphogenese du sens, Paris, PUF, 1985).
substitue.
228 Pratiques sémiotiques Pratiques sémiotiques et déontologie 229

sible, au profit de la pratique théorique et descriptive elle-même. 11 que ce soit ; on peut contester la pertinence de telles « catégories sémi-
semble clair alors que la préférence de Greimas va à une épistémologie pra- ques » en tant qu'organisation profonde du texte, mais certainement pas
tique, c'est-à-dire à une déontologie 1• en les assimilant (par amalgame) à la signification du signe.
La perspective textuelle n'est compromise par le príncipe du parcours
La spécificité pratique de la sémiotique génératif que si, comme le fait Rastier, on pose au préalable une frontiére
infranchissable entre le paradigme « logico-grammatical » et le para-
digme « rhétorico-herméneutique ». Or c'est justement la force de la
La sémiotique comme herméneutique
sémiotique greimassienne que de récuser cette frontiére, et de proposer
Cette position de príncipe a été récemment réactualisée, dans les un modêle explicatif du sens textuel qui, partant des catégories sémiques
travaux de François Rastier, qui propose de situer les approches textuel- élémentaires et des prédicats narratifs de base, peut ainsi contribuer à la
les (sémantique textuelle, herméneutique, sémiotique, etc.) du côté des compréhension et à l'interprétation. Cette c~mtribution du parcours géné-
« arts ~>, avec la rhétorique et l'herméneutique. Au terme d'une argu- ratif au processus herméneutique, a été abondamment commentée et
mentation serrée, parfois excessivement dichotomique, il aboutit à la valorisée par Paul Ricoeur\ que l'on ne peutsuspecter ni de complaisance
conclusion suivante : «De fait, la sémiotique contemporaine n'a pas à l'égard de la sémiotique, ni de trahison à l'égard de l'herméneutique 2•
produit de théorie du texte compatible avec une problématique rhéto- François Rastier propose clone une alternative à la sémiotique dis-
rique/herméneutique. » 2 cursive, la sémantique textuelle, conçue comme une sémiotique « par
L'argument central est résumé ams1: restriction »3 au texte, et cette alternative est selon lui entiêrement située
[...] la sémiotique, dans la rnesure ou elle se limite aux signes, n'a produit que des dans le paradigme rhétorico-herméneutique. L'argument central se
théories de la signification, alors que la sémantique, quand e!le traite des textes, est résume en deux temps : « [L'opération de commutation, propre à l'ana-
appelée à produire des théories du sens 3• lyse immanente] ne tient évidemment pas compte des contextes et des
Quant à la sémiotique greimassienne, elle intertextes, qui ont pourtant un caractere constituant », et par consé-
quent: « [ ...] le sens n'est pas inhérent au texte, mais à la pratique d'inter-
clistingue la signification du sens, mais fait procéder l'un de l'autre. En particulier, !e
parcours génératif greimassien, par toute une série de conversions, tente de dériver prétation. » 4 La pratique d'interprétation se décrit alors ainsi :
!e sens textuel de la structure élémentaire de la signification .. .<. [Le sujet de l'énonciation et de l'interprétation] est triplement situé dans une tradi-
tion linguistique et cliscursive, dans une pratique que concrétise le genre textuel qu'il
Pourtant, la sémiotique greimassienne n'a cessé de proclamer qu'elle emploie ou qu'il interprete, dans une situation qui évolue et à laquelle i! doit s'adap-
avait dépassé le stade du signe, et que son objet est le texte ; et même, ter sans cesse5 •
aujourd'hui, elle étend son domaine aux objets, aux pratiques et aux
formes de vie. Mais pour Rastier, le parcours génératif, en articulant le En avançant l'inte1prétation, Rastier enrichit la problématique, tout en
sens textuel à la signification élémentaire, compromettrait la perspective la banalisant. Ill'enrichit, en ce sens que l'interprétation est une transpo-
textuelle. Cet argument mérite discussion. sition entre au ~oins deux sémiotiques différentes, alors que la descrip-
La signification articulée par les structures élémentaires n'est pas celle tion, selon Greimas (cf. supra), ne supposait qu'un changement de niveau
du « signe », mais celle d'un « noyau » minimal catégoriel, qui n'est atta-
ché en propre à aucune figure particuliére, encare moins à quelque signe l. Paul Ricccur, <<La grammaire narrative de Greimas », Ades sémiotiques -Documents, II, 15, 1980,
texte repris dans Lectures li, Paris, Le Seuil, 1992 et << Entre herméneutique et sémiotique », Nou-
veaux Actes sémiotiques, 7, 1990.
l. Je peux témoigner ici, pour y avoir assisté, que les << coleres » scientifiques les plus vives de Grei- 2. Rastier reconnait plus loin (p. 71) que la
frontiere entre les deux paracligmes tend à s'effacer
mas~ qui l'entrainaient parfois, lors de ses séminaires) à de véritables « exécutions >> publiques, dans nombre de pratiques sémiotiques contemporaines, et que, notamment chez Greimas, la pers-
étaient toutes inspirées par l'abus des indéfinissables, par l'inflation épistémologique, en somme, par pective rhétorico-herméneutique est souvent à l'ceuvre, dans les divers « exercices pratiques}>
le non-respect du << minimum épistérnologique », le pire manque de déontologie à ses yeux. d'analyse auquel il s'est livré.
2. Rastier, op. cit., p. 54. 3. Rastier, op. cit., p. 5l.
3. lbid., p. 55. 4. lbid., p. 58. Les italiques sont ajoutées.
4. lbid., p. 54-55. 5. lbid., p. 49.
Pratiques sémiotiques Pratiques sémiotiques et déontowgie 231
230

à l'intérieur de la mêrne sémiotique (pour Iui, cette sémiotique était la lin- Des modeles cornme la sémiosphére, le parcours génératif de la
guistique, voire plus vaguement, le langage) ; du coup, cette pratique signífication, ou le parcours intégratif des niveaux de. pertinence de
interprétative autorise une rnise en perspective, conforme à la tradition l'expression, sont des modéles topologiques et dynam1qw~s,: g:ob.al~­
herméneutique, entre les usages antérieurs de cette pratique (la « tradi- ment ils sont conçus pour engendrer des formes et des entltes senuot:J-
tion »), et les usages et pratiques concurrents actuels (la« situation »). ques,' sur Ie fond d'un príncipe de cohéreru;:e minimale d~s ~ultur:s,. et
Mais il la banalise en même temps, puisque sont convoquées du d'unité globale des faits culturels. lls apparttennent de drmt a I~ se~l~­
même coup toutes les formes de l'interprétation, toutes les transpositions tique générale, à côté de l'épistémol.~gie pratique,, ~our la ra1so,n eVI-
intersémiotiques, dont on sait qu'elles sont fort nombreuses et diverses, dente qu'ils constituent la seule rnamere de caractenser l~s procedures
et que la pratique scientifique telle que la concevait Greimas ét:'lit beau- de la pratique sérniotique, en les distinguant de celles qm ne sont pas
coup plus spécifique. C'est donc cette spécificité qu'il nous faut recon- sémiotiques.
quérir, en tentant de saisir les propriétés particulieres de la sémiotique
conçue comme pratique du sens. L'ethos sémiotique
La sbniotique est une pratique générative Même traité comme une pratique, le faire sémiotique ne perd pas
son caractere scientifique. Et c'est même le « projet scientifique » de la
La sémiotique est en mesure de proposer une définition des phéno- sémiotique, tel que le concevait Greimas, ~ui en f~t _une. pratique .. Le
menes culturels qui ne serait pas seulement extensive et tautologique, caractere scientifique, c' est-à-dire de conna~ssance generahsable, projec-
selon laquelle seraient culturels tous les objets produits par une activité tive construite par voie hypothético-déductive, reposant sur une
humaine au sein des cultures. L'École de Tartu-Moscou a ouvert la thé~rie sur des modeles et des méthodes empiriques, est parfaitement
voie, en proposant un modele sémiotique général des cultures, définies compa~ible avec un statut de pratique sociale et culturelle,, à .condition
par les modalités et les processus de leur confrontation avec les autres de s'écarter d'une conception purement formelle de la theone. .
cultures, modalités et processus qui se distinguent de ceux qui caractéri- La sémiotique est une pratique, particípant du ger:re « pra~1qu.e
sent les systemes physiques et les systemes biologiques : c'est le príncipe scientifique » dont le résultat est un texte, qui releve du discours sCientl-
de la sémiospJzere 1• fique. Et elle' interprete ce « texte » tout autant que les objets qu:elle se
La définition de la sémiosphêre est de nature syntagmatique, et ne donne à analyser. Greimas rêvait; à la suit~ de ~je~mslev, d'~n- discours
préjuge en ríen des contenus sémantiques que ces processus syntagmati- scientifique ímpersonnel, sans sujet, sans enonCia_non ; son 1deal, d;. la
ques sont supposés manipuler et transformer. Ces processus som, au publication scientifique, en partie emprunté aux sctences exa.ctes~ etmt la
sens strict, génératifs, dans la mesure ou ils rendent compte de la produc- publication collective (au moins duelle), oú persor:n~ n'~ur.ait du. r~con­
tion des objets et formes culturels indépendamment de la chronologie naítre la plume des uns et des autres. 1\.1ats cet 1deal eta1t desune, de
de leurs apparitions successives, et uniquement en se fondant sur la droit, à rester parement virtuel : une science sans texte, en som~e. c.a:
forme d'une dynamique holistique. dês que la théorie sémiotique s'inscrit dans d~s te~tes c?ncrets, lt~entlte
L'École de Paris a poursuivi en ce sens, en développant le parcours de l'auteur n'échappe pas au lecteur avertl; des. qu elle es.t mts~ en
génératif de la signification (du plan du contenu), qui est lui aussi une ceuvre dans une analyse particuliere, nul ne peut 1gnorer qm a m1s en
forme syntagmatique, expliquant la production des formes signifiantes pratique tel ou tel modele, de telle ou telle façon 1•
grâce à un príncipe de réarticulation en plusieurs niveaux de pertinence.
Au premier chapitre (supra), nous avons en outre proposé un parcours ]. Ainsi pent-on reconnaitre la maniére sémiotique d~ Jean-Marie Flo;h à ses r~férences insistante~
génératif du plan de l'expression, qui est encore une forme syntagmatique ; à J'anthropoiogie cultnrelle (c[ Jean-Mane Floch, Pehtes Tf!Ytholngzes de l!Ell et de I esfnt0 Pans-Amster_
dam, Hades-Benjamíns, 1985, ou ldenii~s ~ísuel:es,_ Pari~, PU~, 1995), ceUe de Glande: a
elle propose un modele de I' engendrement et d'intégration des différents 1elhpse emgmat1que [cf. Claud: Ztlberbe:g, Rmson
500 art de la digressíon expansive
niveaux de l'expérience culturelle. du sens, Paris, PUF, 1988), ou celle Landowski, à son usa~e de.s s1tnat~ons vecue~ au
(c[ dans É. Landowski, Les interaâons , .Nouveaux; Act:s semwttques, Lunoges, PUL!M,
l. louri Lotman, La sémíosphêre, trad. franç. A Ledenko, l~mogcs, PULIM, 1999. motif récurrcnt du gendarme qm l automob1hster
232 Pratiques sémiotiques Pratiques sémiotíques et déontolngie 233

Il y a certes dans la pratique sémiotique des regles et dcs normes, livre 1, qui vise à installer la problématique de l'union et de la contagion,
une << déontologie », mais on pcut aussi y reconnaítre des << styles » per- en la fondant sur le concept greimassien d'esthésie, on s'aperçoit qu'il
sonnels, qui ne sont pas nécessairement individueis, et qui accompa- naus propose le récit d'une pratique scientifique: lassé d'exclure et de
gnent dans leurs migrations, d'auteurs en auteurs, des configurations réduire l'objet phénoménal de ses analyses, toujours frustré d'avoir
méthodologiques et théoriques qui leur sont spécifiques ; de fait : une Iaissé échapper l'essentiel du vécu et de l'expérience, il se propose à lui-
syntagmatique singuliere qui est caractéristique de « maniêres » diffé- même un autre « ethos » sémiotique, et il naus propose une autre déon-
rentes de faire de la sémiotique. Ces manieres sont bíen les « ethos » tologie, qui consiste à retrouver la chair même de notre « rapport vécu
spécifiques d'une pratique générique. à autrui », à sortir délibérément du texte et même des représentations
Un rapide balayage des productions scientifiques dans le domaine de l'esthésie, pour accéder à l'esthésie en tant que telle.
des sciences humaines et sociales fait apparaítre deux grands ensembles, Mais, en infléchissant la déontologie sémiotique, il n'y renonce pas
entre lesquels la sémiotique occupe une place à part: d'un côté, celles pour autant, et c'est clone une « voix » et une « maniere » originale qu'il
dont les variations sont négligeables, comme dans le domaine de la lin- propose, non pas comme style individuei qu'il suffirait d'admettre et
guistique fom1elle, et de l'autre, celles dont les variations sont continues, d'apprécier, mais comme une vaie possible pour la sémiotique, et sur-
et ne signalent que des différences idiosyncrasiques, comme dans le tout pour d'autres sémioticiens:- On pourrait en dire tout autant des
domaine des études littéraires. Dans un cas comme dans l'autre, les autres grandes « voix » sémiotiques évoquées plus haut. Cette particula-
variations ne sont pas pertinentes, et n'influent pas durablement sur rité n'est probablement pas une exclusivité de la sémiotique, mais elle
l'évolution de la pratique scíentifique ; et, quand les variations devien- est pourtant, de fait, constitutive de la sémiotique greimassienne et post-
nent pertinentes, c'est le signal d'un changement de « paradigme >> greimassienne, au point que celui qui ne l'aura pas identifiée ne com-
épistémologique. prendra pas le sens de ces singularités : ou bien il en fera inconsidéré-
Pour ce qui concerne la sémiotique (et probablement quelques ment !'amalgame, ou bien íl croira avoir affaire à des écoles différentes,
autres disciplines également sensibles aux variations de la posture éthi- ou à des styles individueis, et dans les trois cas, íl aura tort. Toute pro-
que de leur énonciation), au contraíre, des variatíons « massives >> et portion gardée, ces « voix » sémiotiques fonctionnent comme des verna-
régulíêres portent des courants, des innovations, et ouvrent de nouvelles culaires : chacun parle son dialccte, mais tout le monde se comprend, et
perspectives : en cela, elles sont pertinentes et efficientes. Comme le fai- le sentiment d'appartenance à la même communauté culturelle et
saient remarquer Greimas et Courtés dans l'introduction à Sémiotique If, linguistique n'est pas compromis.
quelques grandes « voix » se dégagent, qui pourtant ne caractérisent ni De fait, cette présence du sujet de la science, dans la pratique scien-
des styles individueis (car ces voix sont collectives), ni même des écoles tifique elle-même, mais d'un sujet qui n'est pas nécessairement indivi-
de pensée (car leurs contours sont flous, leur devenir instable, et leurs duei, n'est rien d'autre que ce que les rhétoriciens appellent l' « ethos »,
intersections nombreuses et fluctuantes) ; ce ne sont ni des différences dans leque! il faut distinguer deux dimensions : (i) une dimension géné-
d'écriture (encore que ces différences-là existent évidemmcnt, d'un rale, de nature normative et sociale, transmise par la tradition et l'ap-
sémioticien à l'autre), ni des « courants de pensée », mais bien des prentissage, et qui constitue la déontologie, et (ii) une dimension singuliere
« m~nieres » différentes d'aborder les mêmes problemes sémiotiques. et originale, dont les régularités ne renvoient pas à des conventions ou à
A l'intérieur d'une sémiotique à vocation générale, il y a clone place des normes, mais à la présence d'une même forme d'intelligence et de
pour des « singularités » qui ne sont pas moins pertinentes et efficiéntes sensibilité, singuliere et partagée.
que les « généralités ». Dans l'exercice même du faire sémiotique, il y a clone aussi des sin-
La « voie » ouverte par la « voix » d'Éric Landowski est particuliêre- gularités et des « caracteres», et-le caractere (ou l'attitude)2 qui transpa-
ment significative à cet égard. À relire l'introduction de son dernier rait dans la pratique vient clone compléter les regles et les normes pour

L A.J. Greimas etJ. Courtés, Dictiormaire raisrmné de la thémú dulangage, SémiotiqUJ? li, Paris, Hachette, I. Êric Landowski, Passians sans nom, Paris, PUf', 2004, p. 1-11.
1986. 2. Sur ces notions, voir.Jacques Fontanil!e, Sémiotiquedu discours, Limoges, PUI.JM, 2003, p. 150-154.
234 Pratiques sémiotiques

constituer l'ethos. Cette caractérisation du faire sémiotique est la seule CHAPITRE VI


maniere d'exprimer, dans l'exercice même de l'activité scientifique, la
responsabilité du chercheur, responsabilité qui est une condítion intrin- PRATIQUE ET ÉTHIQUE
seq.ue du cadre herméneutique. L'éthique (pour ne pas dire l' « étho-
logie >>) dont se nourrit la pratique sémiotique, et qui constitue une part
essentielle de sa dimension épistémologique, se compose en somme de
deux dimensions : une déontalogie et une caractérologie, la seconde
proposant des inflexions singulíeres de la premiere.
On peut alors constituer ce qui pourrait être une sémiotique générale,
subsumant l'ensemble des sémiotiques scientifiques particulieres. Elle
pourrait être considérée comme une « épistémologie » sémiotique, et en
tant qu'épistémolot,rie pratique, ce serait dane une « praxéologie ».
Cette praxéologie sémiotique se composerait de deux ensembles : Qt:ELQUES PRÉREQUIS D'UNE ÉTHIQUE SÉMIOTIQUE
des procédures génératives d'un côté, et un ethos de l'autre.
L'ensemble des procédures génératives a pour objet notamment de
fixer les conditions dans lesquelles les faits et objets culturels, les formes
du contenu et celles de l'expression, notamment, pourraient être Condítions préalables
engendrés.
L'ethos se composerait lui-même de deux dimensions, une sociale et L'Éthique est un des grands domaines de l'analyse et de la construction
une singmliere : une déontolwie
b et une caractérolom'e.
b~
, des valeurs, avec l'esthétique, l'hédonique et l'épistémique. Pourtant, la
sémiotique, souvent présentée comme une « science de la valeur », a fitit
beaucoup plus de place à l'esthétique qu'à l'éthique. Et, d'un autre côté,
quand on observe l'ensemble du champ des sciences humaines et socia-
les, c'est a contrario l'f'-thique qui est la mieux représentée; elle y figure en
effet comme une approche transversale, applicable à l'ensernble des
sciences et des pratiques humaines (éthique anthropologique, écono-
mique, politique, sociologique, juridique, criminologique, psycholo-
gique ; éthique environnementale, du développement durable et du
príncipe de précaution, etc.). La prise en compte tardive des pratiques,
et, corrélativement, la limitation du principe d'immanence aux frontié-
res du texte, sont sans doute pour quelque chose dans ce décalage. On a
vu, au chapitre précédent, que le faire sémiotique lui-même, dés lors
qu'il était effectivement considéré comme une pratique culturelle, com-
prenait inévitablement une dimension éthique, ne serait-ce que sous la
forme d'une déontoJogie.
On doit donc pour commencer s'interroger sur les conditions de
l'émergence d'une dimension éthique à l'intérieur d'une science des
valeurs, ou se demander plus simplement : comment une problématique axio-
logíque quelconque devient-elle (( étftíque!!? Quatre conditions hiérarchisées
nous semblent requises, d'un point de vue sémiotique :
236 Pratiques sémiotiques Pratique et éthíque 237

l I La question éthique est toujours d'ordre pratique, en ce sens qu'elle Pour l'ldéal, tout commence en somme avec le telas d'Aristote 1 : il n'y
ne se pose qu'à l'égard de l'action individuelle ou collective ; il n'y a a d'étlúque de l'action que parce que l'action connaít des «causes fina-
donc pas d'éthiquc dcs « programmes » et des « parcours » narratifs, les » (des «fins»), qui dépassent les causes nécessaires et suffisantes ~es
extraits du contexte de leur pratique, et toute circonstance ou cons- détcrminations) et efficientes (les conditions et objectifs de l'action elle-
tituant de la scene pratique est clone susceptible de modifier même). Toute perspective éthique sur les pratiques induit clone un effet
1'appréciation éthique. téléologique: entre autres, comme on le verra bientôt, le dépassement
2 I En conséquence, l'étlúque conceme le sens de l'action, un sens à de soi et le désintéressement (Levinas ou Bourdieu), la « persévérance
construire dans le cours même de l'action; l'éthique n'est donc pas dans son être » (Spinoza), la « volonté de puissance )) (Nietzsche).
constituée du seul contenu sérnantique des valeurs, mais aussi et sur- Pour l'Autre, tout commence avec l'élargissement de la sphere du
tout des formes rnêmes du processus en cours: en l'occurrence, la moi: ce n'est pas alors son objectif que la pratique dépasse, mais son
« rnaniere » compte autant, sinon plus, que le résultat atteint. opérateur, et sa structure actantielle de base. Toute problématique axio-
3 I Ce sens de l'action, pour qu'il intéresse l'éthique, doit en effet dépas- logique devient éthique des lors qu'elle apprécie et définit les valeurs par
ser l'objectif même de la pratique ; les valeurs en jeu sont clone en rapport à l'Autre. La préoccupation éthique apparaít clone dans n'im-
príncipe p1us générales, ou d'une autre nature que celles mêmes qui porte quelle pratique individuelle, interindividuelle ou collective quand
définissent l'e~jeu irnmédiat de la pratique en cours. l'opérateur de cette pratique rencontre un Autre, qu'il soit irréductible à
4 I L'actant de l'éthique se confond avec celui de la pratique, mais peut, ses propres intéréts, buts et enjeux, ou qu'il les partage.
en raison de la distension entre l'objectif et les enjeux éthiques, être En effet, 1' Autre peut être réductible, par un mouvement de généra-
« clivé », et répondre à des rnodalisations et à des passions comra- lisation, comme chez Kant, ou irréductible, sous contrainte d'individua-
dictoires. lisation, comme chez Levinas. Mais dans les detLx cas, son apparition
dans le champ pratique du Moi índuit un remaniement des systêmes de
La formule suivante de Pierre Bourdieu résume une partie de ces valeurs, soit pour susciter une disposition à la vertu dans le champ de la
conditions : justice (Aristote 2), soit pour donner acces à une strate axiologique géné-
C'est parce que les sujets ne savent pas, à proprernent parler, ce qu'ils font, que ce
qu'ils font a plus de sens qu'ils ne le savent'. j rique (cf. 1' << impératif catégoríque » de Kant), soit pour reconstruire les
systernes de valeurs autour d'une altérité référente (cf. la « transcen-
dance » de l'Autre chez Levi.nas).

I
Les deux pôles de l'éthique, l'Idéal et l'Autre, se conjuguent quand
ldéaliti et altérít.é la question axiologique est posée en termes d'utilit.é: si on suppose
notamment que l'Autre est, du point de vue de ses besoins et de ses
De toutes les mameres d'aborder l'éthique, et plus précisément ce attentes, un « semblable », alors la question centrale est celle du « bien
« supplément » de sens, et cette distension entre l'objectif pratique et pour 1' Autre comme pour soi-même » : utilité dans la persévérance dans
l'enjeu éthique, deux principales se dégagent de toute l'histoire de la l'être (Spinoza), utilité existentielle (Heidegger et Levinas), utilité sociale
pensée: (i) le dépassement par l'ldéal, et (ii) le dépassement par l'Autre. (Bentham, et la phi1osophie analytique), et utilité sociale et symbolique
li fimdrait en quelque sorte réviser la conception sémiotique de la pra- (Bourdieu), etc.
tique pour accéder à l'éthiqt:e: la pratique est certes en quête d'un En somme, et eu égard à la scene élémentaire prédicative de la pra-
manque de sens des situations et des actions, mais ce manque résu1te, du tique, le sens éthique vise l'instance que nous avons dénommée l' « horí-
point de vue de l'éthique, non d'une absence, mais d'un débordement
de sens, notamment vers l'idéalité et l' alt.érité. l. « Tout art et route investigation, et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque
bien, à ce qu'il semble » (Aristote, Éthique à Nicomaque, traduit par]. Tricot, Paris, Vrin, 1977, LI, 1,
1094a, J.:;, p. 31).
L PierTe Bourdieu, Esquisse d'urw théorie de la pratique, précédé de Trois études d'etkno!JJgie kabyle, 2. Pour Aristote, la vertu est affaire individuclle, et concernc la disposition de l'agent, alors que !a
Librairie Droz, Genéve, Paris, 197 2, p. :s2. jw;tice conceme les qualités morales de nos rapportr avec les autrer.
238 Pratiques sémiotiques
Pratique et éthique 239

zon référentiel », ou « horizon stratégique », qui comprend notamment théorique), comrnent ces modifications affectent la valeur de l'action
les autres actants, les autres scenes et les conséquences indirectes et pratique, et comment elles s'exprimerrt.
autres «causes finales ». Ce qui revient à assigner à I'éthique, par rap- Ce lien spécifique et nodal à la fois, entre l'acte et l'actant, nous !e
port à cette scene prédicative de la pratique, un statut stmtégique. Et, en dénommerons inhérence, et I' « inhérence » recouvrira toute la probléma-
ce sens, « stratégique » équivaut ici à téléologique. tique, que nous aborderons plus tard, de la responsabilité, de l'auto-
nomie ct de l'imputation, notammcnt 1•
La sémiotique de l'éthique aura donc principalement pour substance
Prégnance et dijórmahib:té du lien éthique de médiation ce réseau de licns entre les ínstances pratiques, et notamment
le lien d'inhérence. Dans la mesure ou toute modification des autres instan-
ces de la pratique est supposée affecter, à travers le lien d'inhérence,
l:a quest!on éthique se pose clone à propos de l'homme engagé dans l'identité de l'actant, l'e.Kl>ression spécifique de l'inhérence prend dês
l'actwn pratique, des lors que cette action a des efiets qui dépassent son lors la forme de l'ethos: en effet, c'est par l'ethos que L'opérateur
opératem,. son acte ou son objectif, et qui concernent l'ldéal, l'Autre et ex1>rime son rapport à l'acte, à Autrui et à son IdéaL
une utilité généralisable. Une autre question se pose alors, et qui a trait Par conséquent, une sémiotique de l'éthique sera composée de deux
~ la loc~isati?n de~ ph~n~menes éthiques dans les structures de la pra- plans corrélés :
tique : Sl la dunenswn etlnque ne peut se résumer aux contenus axiolo-
giques attachés à telle ou telle instance de la pratique, et si elle a trait un plan du contenu qui est une axiologie spécifique à l'action, à son
tout aussi b_ien aux agencements syntagmatique de cette derniere, elle utilité, à la place de l' Autre, une axiologie projective, susceptible de
n: peut se sltuer à proprement parler ni dans l'acte, ni dans l'opérateur, capter le sens qui déborde l'action, c'est-à-dire une téléologie (cette
m ?ans l'Autre, ni dans l'!déal, mais dans les différentes relations qui Ies téléologie se dédouble en « idéologie » - l'Idéal comme telas et en
umssent, et dans la mamere dont ces relations s'expriment. « altérologie » - l'Autre comme telas de l' \< action »);
, ~:é~iqu_e, touche clone d'abord à _un fait sémiotique central et peu un plan de l'expression qui est une étlwlogz'e, prenant en charge l'en-
etud1e a la fms : la nature et lajõrce des lzens entre les instances de la pratique, et semble des manifestations de rôles, statuts, attitudes, compmte-
notammer1t le lien entre l'acte et l'actant. Pour ce dernier, examiné sous ments, ct autres simulacres constituant l'ethos de la scene pratique
tous les points de vue possible dans l'histoire de la pensée, i! peut être et de ses instances ;
:ormulé. et décr~t ~e multipl_:s points de vue: réflexivité, responsabilité, la théorie de l'inhérence, et plus généralement de la déformabilité des
l,m~utation, mrutnse, ~ontrole, etc. Il ne peut y avoir d'appréciation liens syntagmatjques de la scene pratique, garantit l'isomorphisme
etlnque (sans parler de JUgement stricto sensu) si l'on ne peut au minimum entre les deux plans, dans la mesure ou la force relative de ces liens
établir le lien entre qnelque événement et quelque actant; et même peut être considérée à la fois comme la manifestation syntagmatique
plus précisément, il faut pouvoir « imputer >) l'un à l'autre, c'est-à-dir~ des valeurs içléologiques ou altérologiques (du côté du contcnu), et
supposer qu'un actant a pu avoir quelque influence ou quelque rôle comme l'immanence même de l'ethos (du côté de l'expression).
dans l'advenue d'un événement. D'ou la vanité pour les Sto!ciens de
. '
penser mfluer sur les événements qui échappent à notre maí'trise et de
' Nous n'insisterons guere sur la distinction entre « morale » et << éthi-
se c~nsidérer resp~nsable de tout ce qui arrive dans !e mond~ : i! y que » : le critere de différenciation change selem les époques, les auteurs,
aurait do~c, du pomt de vue stoí:cien, des événements qui échappent à et le point de vue adopté. Les deux tem1es ont la même étymologie (les
toute considération éthique. mceurs, l'un en latin, mos, moris, l'autre en grec, ethos), et même si les usa-
En outre, tous les aurres liens pertinents se résorbent dans Ie lien ges établis accordent à chacun de ces termes une extension difierente, le
entre acte et actant, puisque la question éthique essentielle est de savoir
comment l'intervention de l'Autre, ou de l'Idéal, modifie les rapports 1. Le terme d' « inhérence » recouvre par ailleurs I' ensemble de la catégorie qui sera déclínée en
contraíres et contradictoires, tout en désignant l'un des quatre termes, faute de terme dísponible
entre l'acte et l'actant (sinon, ce serait une éthique toute platonique et pour l'ensemble.
240 Pratiques sémiotiques Pratique et éthique 241

rôle de la sémiotique n'est pas de rendre compte des usages, mais de cir- sonjustement de son point de départ: !e dépassement du sens. L'éthique
conscr-ire le domaine conceptuel sur lequel ils se fondent, et d'en cons- échappe au calcul, et !ui substitue !e sens d'un projet L'éthique impute
truire la forme signifiante 1 • des actions à des acteurs, et cette imputation est d'autant plus critique
Le parcours que nous commençons ici doit être considéré comme qu'elle ne correspond pas à 1' « intention »de ccs acteurs. Pour faire bref,
une propédeutique à une approche sémiotique de l'éthique, au cours de peut-on intégrer à la sémiotique, et à quel prix, une conception du sens
laquelle nous nous demanderons quelles sont les incidences, pour la qui ne serait ni intentionnelle ni fondée sur la rationalité d'un Ego ? Ou,
sémiotique, d'un questionnement d'ordre éthique. d'un autre point de vue, jusqu'ou peut-on étendre, sans la priver de toute
C'est un fait qu'on a déjà constaté, les recherches sémiotiques se signification, la conception d'une rationalité intentionnelle de l'action?
sont plus facilement développées dans le domaine de l'esthétique et dans Certes, l'éthique d'Aristote et de Spinoza est rationaliste et inten-
celui de l'épistémique, que dans celui de l'éthique. Parmi de trop nom- tionnelle. Chez Spinoza, tout particuliêrement, l'éthique a pour objet
breuses raisons, dont toutes ne sont pas scientifiquement également per- principal la Raison et la vie conduite par la Raison, et c'est ce qui
tinentes, il en est peut-être une qui justifie que nous engagions ce par- conduit à la Béatitude. En somme, les fins derniêres ne sont que l'ac-
cours, ici même : il n'est pas en effet totalement exclu que cette complissement de la Raison, et elles sont accessibles à chacun, dans
déshérence des questions éthiques, en sémiotique, tienne à l'étrangeté l'état de Béatitude; il n'y a là aucun « dépassement »,caril n'y a rien-à
épistémologique, théorique et méthodologique du probleme ; il ne faut dépasser, l'actant humain n'étant ni une personnc ni un individu, mais
clone pas éliminer d'emblée l'hypothese selon laquelle la constitution seulement le véhicule plus ou moins efficace d'une Raison transcen-
acquise et actuellc de la sémiotique serait mal adaptée à la probléma- dante sur laquelle i! n'a aucune prise.
tique de l'éthique, et notarnment la difficulté à prendre en compte expli- Les choscs se compliquent si on prend en considération la notion de
citement et spécifiquement les pratiques. Pour explorer cette hypothese, « sens commun » chez Bourdieu, dans la mesure ou ce « sens », qui
nous nous aiderons de quelques auteurs qui ont contribué de maniere débouche sur une éthique de la pratique, d'une part déborde l'intention-
tres diverse à l'histoire des idées éthiques. nalité impliquée dans la pratique elle-même (cf. supra), et d'autre part ne
revendíque aucune « rationalité ». Le sens commun a en effet pour Bour-
dieu le statut d'une « eroyance originaire », qui clle-même résulte d'une
complícité ontologique entre l'habitus (qui caractérise l'actant en tant qu'ac-
QUELQUES [NClDENCES ÉPISTÉMOLOGJQUES DE L'ÉTHIQUE
tant social) et le champ pratique (en tant que champ thématique du réel):
La croyance est constitutive de l'appartenance à un champ. (... ) La foi pratiqne est
!e droit d'entrée qu'imposent tacitement tous champs, non seulement en sanc-
Rationalité et intentiormalité tionnant et en excluam ceux qui détruisent mais en faisant en sorte, nr~'"~"''"-
ment, que les opérations de sélection et de des nouveaux entrants
Dans une perspective sémiotique fortement influencée par la phéno- de passage, examens, etc.) soient de nature à obtenir qu'ils accordent aux présuppo-
sés fondamentaux du ehamp l'adhésion indiscutée, préréflexive, ruüve, qui
ménologie et fondée sur l'intentionnalité, l' éthique pose probleme, en rai- définit la doxa comme croyance originaire'.

l. Le moment principal de leu r premiere différenciation coincide avec l'inventíon du concept d'in- La croyance en question est, par nature, « incorporée », avant d'être
au siecle des Lumieres, et l'éthique concerne la collectivité, la société, la totalité, alors que la
s'adresse à l'individu, au particulier. Mais cette distinction reste eu égard àux
réflexive et rationalisée :
problématiques sémiotiques que nous rencontrerons. Paul Rica:ur, (I, Paris, Esprít, La croyance pratique n'est pas un « état d'âme » (...) mais (... ) un état de corps. La
1995, p. 212) place la différence ailleurs : l'éthique est premiere, comme intention oríginaire de la
liberté dans la conduite pratique, et la morale se forme en deux temps : (i) par sédimentation des
doxa originaire est cette relation d'adhésion immédiate qui s'établit dans la pratique
valeurs éthiques, er par la promulgation de l'interdit. La distinction serait clone d'abord histo- entre un habitus et !e charnp auquel il est accordé ... 2 .
rique, syntagmatique tant que sédimentation), et modale (par la conversion du << ne pas pouvoir
fuire » en « devoir ne faire ». fv[ais cette même conversion, idendfiée par d'autres auteurs sous
la formule « fuire de vertu >>(c( írrfra), peut être prise eu charge au sein même de l'éthique !. Pierre Bourdieu, Le sens pratique. Paris, Minuit, « Le Sens commun », 1980, p. 113.
en général. 2. Ibid., p. 115.
242 Pratiques sérniotiques Pratique et 243

-~a dimensio_n ét_hique ne se bâtit clone pas ici sur quelque intention- et du sens intentionnel, et ce en distinguant dans toute son a:uvre deu.x
nahte qu_e ce smt, m _même sur une rationalité, sauf à supposer que l'in- conrejJtúms de la place de l'autre dans l'action :
corporatlOn d~s habitus est une forme de rationalité : c'est ]à qu'appa- 1 I une conception ego-centrée, notamment chez Husserl et I-Ieidegger :
rait la tentatwn d'extensions discutables. L'éthique pratique selon dans la perspective de la conscience intentionnelle, ou du souci hei-
Bo~rdieu est don: non intentionnelle, sans dessein préalable, sans calcul
deggérien, le moi déploie autour de soi l'horizon des possibilítés de
ratwnnel : pur aJustement permancnt entre des corps, des schêmes et sa propre víe auquel les choses et les autres doivent se conformer
~es souvcnirs collectifs, elle peut être donnée comme rationnelle, sans
pour y trouver place et significa:ion ;
etre pour autant rapportée à une instance identifiable qui en serait la 2 I une conception altéro-centrée, qui est la sienne : dans la perspective de
source actantielle : la transcendance et de l'individualité írréductible de l'Autre. c'est
... co~prendre la logique ~e tou~es les actions qui sont raisonnables sans être !e pro- l'activité du Moi qui doit s'organiser autour de cette responsabilité
dmt d un dessem rmsonne ou, a plus forte raison, d'un calcul rationnel · habitées non r(~síliable ; dans cette perspective, ce sont les initiatives de
par une sorte ?e finalité objective sans être consciemment orgarúsées par ~apport à l'Autre qui modifient l'horizon des possibilités, et q!:!Í, par exemple,
une fin expliC!tement constituée ; et cohérentes sans être issues d'une
intention de cohérence et d'une décísíon délíbérée ; ajustées au futur sans être le grâce au pardon, ouvrent les possibilités de l'espérance.
produit d'un projet ou d'un plan'.
Devant une telle résistance, on ne peut que se demander si, pour
aborder l'éthique d'un point de vue sémiotique, il ne faut pas dévelop-
Po_ur Bourdieu, les incidences épistémologiques de l'éthique reposent
per une « autre >> sémiotique, qui serait une sémiotique de l' Autre, ou,
exclusiVement sur le fait que l'éthique ne peut être que celle des prati-
pour le moins, une sémiotique de l'action et de la passion ou l'horízon
ques: de la pratique à l'éthique, i! n'y a dane rien de neuf. Il en va tout
téléologique (horizon stratégique, horizon d'altérité, horizon d'idéa-
autrement avec Levinas.
líté, etc.) serait le pivot de toute la scene pratique, et non, comme y
En effet, l'intégration de l'éthique à une sémíotique íntentionnelle
invite la sémiotique narrative standard, I' opérateur, l'acte et l'objectif.
est d~finitivei?ent imp?ssible a;ec Levinas, non pas en raíson d'une pos-
Levinas nous propose en somme de modifier radicalement le poíds
tulatJ.On prat:tque, mais en ra1son de sa conception de l'éthique elle-
respectif des instances de la pratique, pour accéder à la dimension éthi-
même, et c?tte ~~9-ue-l~ est même entiêrement conçue pour résister à
que. En prenant le risque d'une généralisation cavaliere, on pourrait
toute tentative d mtegratwn. Car, pour Levinas s'íl v a un « sens » éthi-
~ue, il rep.ose en~erement sur l'implantation de l'_Áutre (cf. irifra), ei: Ie dire alors que le point de vue « praxique » sur la pratique donne le
poids principal à l'objectif-résultat, alors que le point de vue « éthique »
hen avec L\utre l'emporte sur la conscience réflexive et intentionnelle.
sur la pratique donne le poids principal à l'horizon stratégique, devenu
Plus encore, l'~ut;~ est, inintégrable; « irréductible », il s'oppose par
« horizon téléologique ».
nature et par defimtton a toute tentatlve de réduction à l'immanence à
la connaissance et à l'íntentionnalité : ' .
Immanence et transcendance
L'absolurnent atltre ne se reflete pas dans une conscience il résíste à l'indiscrétion
de l'intentionnalíté. (... ) La résistance de l'Autre à l'indísC:étion de l'intentionnalité
L'approche sémiotique est par définition immanente, mais la
con~íste à b;mle~erser l'égoí:sme même du Même : il faut que le visé désarçonne l'in-
tentronnahte qm le vise2• réflexion sur les niveaux de pertinence du plan de l'expression a pour-
tant conduit à redéfinir les conditions de l'immanence, relativement à la
?e f~it, L:vinas c~nstruit. sa position et son éthique en opposition définition de chaque type de sémiotique-objet, du texte à la fonne de
systemat:tque a une ph1losoph1e du Moi, de la connaissance rationnelle vie. Nous avons clone identifié et défini le plan d'irnmanence des prati-
ques, et Bourdieu était déjà, bien avant nous, tres explicite sur ce point:
sa théorie du « sens cornmun » et de la « complicité originaire » entre
L lbid., p. 86. l'habitus et le champ pratique est une théorie de l'immanence du sens
2. Emmanuel Levinas, Liberté et commandement, Paris, Fala Morgana, 1994, p. 6-1. pratique.
244 Pratiques sémiotiques Pratique et éthique 245

L'habitus lui-même, « orchestration spontanée des dispositions », conscientes se trouveraient dépouillées de tout ce qui les définit en propre en tant
que pratiques, c'est-à-dire l'incertitude et !c fiou résultant du fait qu'elles ont pour
défini comme une « structure structurée » susceptiblc de donner lieu à
príncipe non des regles conscientes et constantes mais des schemes pratiques, opa-
des « structures structurantes », est déclaré immanent : ques à eux-mêmes, sujets à varier selon la logique de la situation, !e point de vue,
L'habitus n'est autre chose que cette !oi immanente, lex insita inscrite dans les corps presque toujours partiel, qu'elle impose, etc 1 .
par des histoires identiques, qui est la conclition non seulement de la concertation
des pratiques mais aussi des pratiques de concertation 1• Bourdieu adapte dane toujours un point de vue '< praxique », même
quand il évoque la dimension éthique. Et Levinas adapte toujours aussi
À propos des pratiques de mariage en Kabylie, il explique même tres clairement l'autre point de vue.
précisément que, malgré l'existence de regles et d'un apparat social qui Levinas, en effet, pose radicalement la source de l'éthique en trans-
pourraient sembler transcendants, l'éthique et l'ethos du mariage est à cendance : l'Autre est cette transcendance, qui ne saurait être réduite à
chercher dans l'immanence même des modalités concretes de l'action: l'immanence du sens de l'action sans être dénaturée. L'éthique selon
... ceux qui ont réellement << fait >> le mariage doivent se contenter, dans la phase Levinas implique une transcendance, car l'Autre est inconnaissable et
officielle, de la place qui leur est assignée non par leur utilité mais par leur position insaisissable, alors que la réduction de l'Autre au Même, dans la tradi-
dans la généalogie, se trouvant ainsi voués, comme on dit au théâtre, à << jouer les
tion philosophique, jusqu'à la phénoménologie, est la condition néces-
utilités » au profit des « grands rôles ». Ainsi, pour schématiser, la parenté de repré-
sentation s'oppose à la parenté usuelle comme l'officiel et !e non-officiel (qui saire de la saisie intellectuelle de l'être (la recherche de la vérité) en imma-
englobe l'officieux et le scandaleux); !e collectif et !e particulier (entendu comme !e nence. Littéralement, la question de l' Autre fait <' éclater l'immanence » ;
moins collectif); le public, ex:plicitement coclifié dans un formalisme magique et la présence de l' Autre, dénuée d'intention dans son exposition même,
quasi juridiq~e, et le privé, maintenu à l'état implicite, voire caché; !e rituel, pra- impose une transcendance et un « commandement ».
ttque sans SUJe!, susceptible d'être accomplie par des agents interchangeables parce
Les deux positions épistémologiques sont inconciliables, mais elles
que collectivement mandatés, et la stratégie, orientés vers la satisfaction des intérêts
pratiques d'un agent ou d'un groupe d'agents particuliers 2• traitent pourtant chacune à leur maniere le même probleme : si le
sens que l'éthique s'efforce de donner à la pratique est un sens
Deux paradigmes se dessinent alors dans ce cas : « débordant », « excessif », une distension interne de la pratique qui
l I d'un côté, celui de l' officiel, collectif, explicite, ritualisé, et sans sujet doit être régulée, la régulation ne peut être réduite à une procédure
identifiable, qui se déroule en quelque sorte par imposition trans- de contrôle mise en place par l'opérateur lui-même. Par conséquent,
cendante à chacun des participants, par une opératiun de « manda- la solution immanente consiste à attribuer cette régulation à un processus
tement par la collectivité » ; sui generis, qui actualise le rapport à l'Autre en même temps que l'ac-
2 I de l'autre, celui de l'officieux, particulier, implicite, pris en charge teur s'efforce d'ajuster sa stratégie à ses intérêts et à ceux d'autrui. Au
par des agents identifiés, qui conduisent une stratégie pour défendre contraíre, la solution transcendante consiste à implanter l' Autre, avant
et afiirmer leur ethos, tous mobilisés par des intérêts divers. même quelque pratique que ce soit, comme un référent de la subjecti-
vité par rapport auquel l'acteur de la pratique devra se définir et se
Et c~tte immanence irréductible s'explique toujours par le fait que la situe r.
pratique ne peutjamais se réduire à des modeles transcendants qui la sur- En somme, l'un et l'autre proposent de résoudre, chaetm à sa
plomberaient, mais que son sens doit faire la part du « flou » et du « trop- maniere, la même difficulté : comme le sens éthique ne peut pas être,
plein », et que l'éthique des pratiques se loge três précisément dans ces pour l'un comme pour l'autre, assumé par une subjectivité préexistante,
marges d'incertitude, ou peut s'exprimer l'ethos des participants : intentionnelle, et fondée par réflexivité, ils définissent cette subjectivité
Si les pratiques avaient pour príncipe la formule génératrice que-l'on doit construire éthique comme la résultante secondaire d'un processus primaire, pro-
pour en rendre raison, c'est-à-clire un ensemble d'axiomes à la fois indépendants et cessus immanent chez Bourdieu, et transcendant chez Levinas. L'ap-
cohérents, les pratiques produites selon des regles d'engendrement parfaitement proche sémiotique n'a pas, sur ce point, à décider entre l'une et l'autre,
l. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, op. cít., p. 99.
2. Pierre Bourdieu, Esquisse ... , op. cít., p. 80. 1. Ibid., p. 26.
246 Pratiques sémíotiques Pratique et éthique 247

mais vise en revanche une interdéfinitíon et un positionnement reci-


proque de ces solutions divergentes. Problérnatiques actantielles
A cet égard, la position de Bourdieu ressemble fort à une intégration
descendante de la stratégie à l'intérieur de la pratique : les marges d'in- Inhérence et líens .fJ•ntaxiques
certitude et de mana:uvre sur lesquelles se construit l'ethos des interac- La premiere qucstion découle directernent du principe d'inhérence
tants sont des marges stratégiques, des ajustements entre pratiques de l'actant à son agir. L'éthique suppose en effet que quiconque, à com-
concomitantes et/ ou concurrentes ; mais elles sont intégrées à la pra- mencer par l'opérateur lui-même, puisse demander à l'actant des comp-
tique elle-même, « praticisées }) sous forme de regles et de schemes, et tes de son acte, et pour cela, il faut présupposer une relation d'interdéfi-
elles apparaissent clone « immanentes }) à la pratique elle-même. mtlon et d'investissement entre les deux. Dans la conception
En revanche, la position de Levinas maintient toute la distance et greimassienne, l'actant sujet est considéré comme «investi sémantiq~e­
la hauteur nécessaires entre la pratique et les plans d'immanence hié- ment ''par son objet : cette conception n'est rien d'autre que l'extenston
rarchíquement supérieurs: l'Autre est implanté dans un autre régime à la théorie narrative du príncipe de compatibilité sémantique entre les
de sens, sur un autre plan de pertinence, une forme de vie ou il apparaí:t arguments et le prédicat, développé jadis par la grammaire générative
clone irréductiblement transcendant. La différence entre les deux sous l'appellation « traits de compatibilité », et par la sémantique
conceptions de l'éthique tient clone à cette différence de traitement de structurale, sous le nom de « classemes ».
l'horízon stratégique-téléologique : saísi en immanence dans la pra- Mais elle ne sufiit pas à fonder I' <' inhérence », qui suppose un lien
tique d'un côté, posé en transcendance dans une forme de vie, de d'autre nature, qui est lui aussí présent à la fois chez Tesniere et. chcz
l'autre 1• Greimas: chez Tesniére, c'est le lien établi par la valence synta.x1que;
chez Greimas, c'est la préséance du prédicat transforrnationnel sur les
actants. Chez les deux réunis, l'inhérence tient au fait que l'acte est
lNCIDENCES THÉORIQ1JES : ACTANCE ET MODALISATION extrait d'un événement quelconque, et que c'est à partir de l'acte que
sont définis les actants. Ce qui ne signífie pas pour autant que nous
avons atteint ainsi le t:ype d'inhérence que réclame l'éthique 1 •
Si l'on poursuit l'examen des questions que pose l'éthique à la
sémiotique, pour ce qui concerne les modeles théoriques l'inflexion L'adhérence nietzschéenne vs la déshérence modale
sera essentiellement de nature actantielle et modale : d'une part, l'Autre et l'exhérence morale
de l'édüque peine à trouver sa place dans le dispositif actantiel cano-
nique ; et d'autre part, toute l'histoire de la pensée éthique achoppe Examínons la conception de Nietzsche : pour lui, l'inhérence de
sur la contradiction entre d'un côté, !e fait qu'une conduite éthique se l'homme d'action à son agir est entiere, caril n'y a pas d'autre modalité
donne à saisir comme résultant de l'imposition d'une regle ou d'Wle norme, qui s'insere entre· eux que la « puissance >> d'agir. Cette pu~ssance elle·
et de l'autre côté, la nécessité, pour qu'une conduite soit considérée même ne préexiste pas à l'acte, et elle se confond avec llll:
d'un point de vue éthique, d'une liberté et d'une marge de choix incom- ... la moral e populaire sépare aussi la force des eífets de la force, cornme si derriere
pressibles. l'homme fort, il y avait un subst:ratum neutre qui serait libre de manifester la force ou
non. Mais il n'y a point de substratum de ce genre, il n'y a point d' « être » derrii:re
l'acte, l'effet et te clevenir; 1' « acteur >> n'a été qu'ajouté à l'acte l'acte est tout'.

I. Cette distinctíon n'est pas sans en rappeler une autre, entre les différentes instances de la véridic-
tion, inventoriées naguere et parallêlement par Alain Berendonner (<< Le fantôme de la vérité », Eléc. 1. Toutefois, !e concept de« valence » chez Tesnii:re n'est pas sans évoquer quelque « lien » tensií,
ments de pragmatique linguistique, Paris, Minuit, I 982) et Jean-Claude Coquet (Le dúcours et son stget, proche de celui qui nous intéresse ici: cf. TellSions e/ signjjication, op. CÍL, chapitre « Valences et
Paris, Klincksieck, 1985): le « je-vrai >>, le « il-vrai », !e « on-vrai » et le « ça-vrai » : l'immanence valeurs ».
éthique selon Bourdieu participerait du « on-vrai », alors que la transcendance selon Levinas 2. Frédéric Nietzsche, La généalcgie de la morale, traduction d'Henri .A.Ibert, Paris, Gallimard,
relêverait du ~< ça-vrai )>. « Idées », 1964, p. 58.
248 Pratiques sémiotiques Pratique et éthique 249

L'acte et l'actant n'étant séparés par aucune condition modale autre


l{ystérésis et constílulion actantielle par inhérence
que la puissancc, cette derniere doit être considérée comme une purc
déhiscence existentielle, entre le « potentiel >> et !e << réalisé », et non La théorie de l'habitus, chez Bourdieu, fournit une índication sup-
comme une condition préalable de l'acte. Il n'y a donc pas d'un côté le plémentaire. En effet, l'actant social est pour lui constitué de la matrice
« sujet » et de l'autre son « acte », mais deux faces de la même force, subjective ct collective dénommé ~( habi:tus », qui s'incarne dans des
nécessairement liées entre elles par la puissance d'agir. Le thême célebre schemes corporels, notamment sensori-moteurs. Le processus de consti-
de la « volonté de puissance >> doit clone être examiné avec circonspec- tution syntagmatíque de cet actant, grâce au cycle d:hystérésis: éclaire l'in-
tion: il ne s'agit pas d'une modalité (ce n'est ni un « pouvoir-faire » ni un hérence sous un autre aspect.
« vouloir-faire ))) qui puisse fonctionner comme condition présupposée, En effet, selon Bourdieu,
mais d'une simple thématisation du « potentiel éthique » impliqué dans lorsque le sens de l'avenir probable se trouve démenti, des dispositions mal ajustées
l'action, et plus précisément dans l'adhérence de l'opérateur à son acte. aux chances object.ives en raison d'un effet d'hystérésis (... ), [les disposítions] reçoí-
Il est à noter que dans ses développements sur la volonté de puissance, vent des sanctions négat.ives ... 1•
pour récuser la culpabilité et la culpabilisation des « hommes d'action » Rappelons que dans Sema et soma2, le cycle d'hystérésis est défini
par la morale et par les théologiens, Nietzsche avait déjà fortement comme un processus qui, à partir d'un systême matériel quelconque,
remis en cause leur « responsabilité » morale. :Mais, au lieu de traiter la d'un corps amorphe soumis à des pressions opposées, donne forme à un
difficulté en les <( dégageant » de leur responsabilité par rapport à l'acte, « corps-actant », grâce aux propriétés d'inertie du corps matériel :
et clone en dissociant l'acte et l'actant, il choisit au contraíre de renfor- l'inertie comportant deux seuils, Ie seuil de rérnanence et le seuil de
cer le lien d'inhérence, pour en faire une « adhérence », et, du même saturation, le cycle d'hystérésis (le <:ycle des saturations et des rémanen-
coup, de nier toute antériorité du sujet et d'éventuelles conditions ces successives et cumulées) construir peu à peu l'identité actantielle de
modales par rapport à l'acte. ce corps.
Cette position extrême est tres instructive, car elle signale a contrario Ainsi constitué, le corps-actant ne peut être qu'inhérent à son acte,
ce qui cornpromet l' adhérence entre l'acte et l'actant, à savoir les condi- puisque I'acte étant de ce point de vue un ajustement aux pressions
tions modales ; et, de fait, alléguer des conditions modales (le pouvoir, le concurrentes auxquelles le corps e:st soumis, et l'actant étant formé par
vouloir, le devoir, le savoir, le croire), cela revient, du point de vue argu- les ajustements en question, l'actant n'est rien d'autre, avant toute
mentatif, à distendre la relation entre l'acte et l'actant, et en affaiblissant modalisation factitive, que la résultante des pressions et de l'acte.
l'inhérence ou l'adhérence, à compromettre les possibilités d'imputation
éthique de l'acte à l'actant. Cette distention modale, nous l'appellerons L'implantation de l:4utre
<< déshérence 11.
En conséquence, l'inhérence est en quelque sorte l'inverse de la dés- Le basculement vers l'Autre. - La sémiotique fondamentale explique la
hérence modale, et le lien éthique exige le minimum de modalisation . distinction d'un plan de l'expression et d'un plan du contenu par la
possible. À l'extrême opposé, la relation entre l'opérateur et l'acte peut prise de position originaire d'un corps, à partir de laquelle se déclincnt
être entierement distendue, notamment par la médiation d'autres intéroception, extéroception et proprioception3 • La « prise de position »
actants, lors d'un partage, d'une délégation ou d'une privation de res- d'un }.1oi-corps est l'acte sémiotique par excellence, et prend sa source
ponsabilité et ce cas correspondra à I' << exhérence 11. dans la réflexion phénoménologique classique.
Une problématique sémiotique se dessine ici, autour de l'inhén-nce, de Pourtant, à !ire Levinas, on ne peut que mettre en cause cette « prise
la désltérence, de l' exhérence et de I' adhérence, sur laquelle naus reviendrons. de position », car la position originaire n'est pas chez lui celle du Moi,
Nous en connaissons une partie des déterminants, l'investissement
sémantique de l'actant par l'acte, la prégnance de la valence sur les L Pierre Bourdieu, ú sms pratique, op. cit., p. l 0-1.
arguments du prédicat, et la réduction de la modalisation à ses variétés 2. Jacques Fo?tanille, Séma ei soma. úsft,uures sémiotiques du corps, Paris, Ivfaisonneuve & Larose, 2006,
prenui:re parue « Le corps de l'actant ».
existentielles. 3. Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, op. .cít., premier chapitre.
250 Pratiques sémiotiques Pratique et éthique 251

mais celle de l'Autre, et c'est même à partir de cette posítíon d'altérité , Entr_e ~foi et l'~ut~e, la théorie bascule, et la prise de position de
que sera définíe la position subjective. L'éthique commence clone, pour I Autre mlube le deplmcment de la conscience et de la réflexivité qui
Levinas, avec l'implantation de l'Autre, et non avec l'implantation du fonde la conception classique du Moi :
Moi. La présence du ;'i~ag~ ains! un ordre irrécusable ···· un commander:1ent - qui
Levinas n'est pas le à poser l' Autre comme cOnsútutif de la a;rete la dis~ombdJte la consClence. La conscience est rnise en question par ]e
dimension éthique. Aristote en fait la clé de la distinction entre vertu v1s~ge. I:
absolu~ent autre ne se re!let~ pas dans la conscience. 11 y résiste au
(pure disposition réflexive, de Moi à Soi) et (dans le rapport à pomt que meme sa res1stance ne se convernt pas en contenu de conscience. Lc
Moi perd sa souveraine coYn<idence avec soi, son identification ou la conscience
autrui); mais ce rapport à l'autre est régi par une proportion parfaite- re\~ent triomphalement à elle-même pour rcposer sur dle-même'.
ment symétrique, qui fonde la justice distributive:
Le juste implique nécessairement au moins teimes : les personnes pour les- On assiste donc à un « basculement » de la structure actantielle de
quelles il se trouve en fait juste, et qui sont et les choses dans lesquelles i! se ~>as~, _q_ui f~it porter to~t le poids sur I' Autre. Ce n'est clone plus la sub-
manifeste, au nombre de deux également'. est par nature une sorte de pro-
JecttVIte qm, par extens10n, fonde l'intersubjectivité, mais au contraire !e
portion la proportion étant une égalité de rapports et supposant quatre termes
au rnoins2• déploi~m~n~ ~e l'intersubj_e~tivité qui fournit la condition originaire de
la subjeCtlVJte . Cette pos1t1on est anthropologiquc, car elle définit ce
C'est três exactement le príncipe de la proportion aristotélicienne, qu'est l'humanité de l'homme:
exploitée par ailleurs pour fonder aussi bien le príncipe de la méta- ~ontester, que, l'être soit pour moi, ce n'est pas contester qu'il est en vue de
phore, que celui des systemes semi-symboliques, qui est ici convoqué : la l homme (... ) c est seulemem contester que l'humaníté de l'homme réside dans sa
justice selon Aristote est clone un systeme semi-symbolique entre position de Moi. par excellence (... ) est peut-être l'Autres.
actants-sujets Oes deux partenaires de l'interaction) et actants-objets (les
« choses ?> pour lesquelles ils interagissent). L~4utre, le visage, la foce, la structure actantielle de l'éthique. - Il nous faut
Levinas n'est pas le premier non plus à faire de l'Autre la clé de la p_ar _co?séquent tirer lcs conséquences de ce basculcment, pour que la
subjectivité étbique : on trouve déjà chez Kant une définition tres expli- ~en:lüttque. que nous proposons soit en 1ncsure d'aborder la question
cite en ce sens de la personne subjective : « Une personne est ce sujet eth1que. Aidons-nous encore de l'ceuvre de Levinas. Pour lui l'autre est
dont les actions sont susceptibles d'imputation [par autrui]. »3 En d'ab?r~ un « visa!/ie », une «face », une individualité irréduc;ible qui est
somme : un placé sous le regard de l' Autre, leque! est en mesure de expnmee par le VIsagc. Rcncontrer l'Autre, c'est dane littéralement lui
lui attribuer la responsabilíté de ses actes, devient du même coup une « faire face»; faire l'expérience de l'Autre, c'est avoir '< quelqu'un en
« personne ». Mais pour Levinas, le rôle de l'Autre dans la constitution face de soi >>, un v-isage.
éthique du Moi est indépendante de l'imputation et de la responsabilité, Une structure sémiotique s' offre ici : l' Autre est à la fois
et à toute action : i! est au príncipe mêmc de la définition de « visag~ » et << f'!-c_: », expression (figurative et sensible) et contenu
la subjectivité en tant que structure actantielle : · (actant1el) d'u~e meme ~ubstance, l'altérité. Du côté de l'expression, en
tant que « v1sage », l' Autre est une confiruration iconique qui
Ces clifférences entre Autrui et moi ne dépendent pas de « n"''"''pt,oo » qui seraient . o '
« expnme >> par sa síngularíté non substituable le caractere irréductible-
inhérentes au « moi>> d'une part et à Autrui de l'autre tiennent à la
conjoncture Moi-Autrui, à !'orientation inévitable de l'être « de soi » vers ment individuei de son altérité. Du côté du contenu, en tant que
« Autrui » 4•
!. Emmanuel _Levínas, Humanisme de i'auire homme, Paris, Fata Morgana, 1972 {Le Livre de poche,
« Essms »;, p. ::.3.
I. Arístote, op. cit., V, 2. C e bascu1ement va~t aussi pour la « chaír >> : cb.ez H usserl, sphere de la chair propre ren-
2. Ibid., V, 6, 1131 contre une ': autre cha1r » par transfert analog~que, clone par identification d'un "semblabk, en
3. Emmanuel Kant, k",mfim''""h Paris, Bordas, 1988. tant que cha1r; chez la chair d'Autruí ne se définit que par !e faít qu'elle n'est pas la chaír
4. Emmanuel Levinas, Totalitf ei Livre de pochc, « Essais », propre, et elle est donc . . autre; c'est en tant que chair qu'e!le est Antrc.
1990, p. 237 [K.luwer Académic, 3. Emmanuel Levma<, Liberté e! commandement, op. à, p. 59.
252 Pratiques sémiotiques 253

«face», l'Autre cst l'actant requis pour constituer le duo dissymétrique


propre à toute relation éthique. Problématiques modales
L'éthique fondée sur l' Autre, dans son rapport au Moi, ne peut se
satisfaire ni de la« ·visée >> (l'Autre résiste à la v1sée intentionnelle), ni de Immédiatement apres avoir constaté l'irthérence de l'actant à l'acte
la « saisie » (1' Autre échappe à la connaissance intellectuelle, et résiste en éthique, et apres avoir implanté l'Autre qui le fonde dans son statut de
raison de son irréductible individualité). Le « faire face» de 1' Autre vers personne, naus rencontrons deux questions spécifiques de la réflexion
I e Moi, et du Moi vers 1'Autre, réciproques et dissymétriques à la fois, sur l'éthique, qui en sont en quelque sorte les conditions opératoires, et
occupent clone dans cette nouvelle configuration actantielle la même plus particulierement les conditions d'actualisation des valeurs éthiques.
place fondamentale que la << v1sée » et la « saisie >>. En somme, ce << lien En effet, pour qu'on puisse considérer une conduite d'un point de vue
orientéN est un autre type de relation, qui fonde un autre lype d'acte ou éthique, et surtout pour qu'on puisse simplement envísager d'en juger,
de prédicat : !ifoire face,>, « assumer et gérer le lien )), deux questions doivent être tranchées: (i) l'actant est-il, dans cette
Car de ce lien, on ne peut rien faire d'autre, ni le connaítre, rú lc conduite, actif ou passif? et (ii) dans quelle mesure est-il responsable de
réfléchir, ni le contrôler: on peut seulement l'assumer (c'cst la responsa- cette conduite, et, par conséquent, est-illibre ou pas libre de l'adopter?
bilité, c[ irifra), s'y adapter (c'est l'ajustement), lc gérer cn somme, dans Ce sont des conditions modales, non pas au sens ou ellcs médiatisent
l'inquiétude et la vulnérabilité (cf. infra). Mais, tout comme la visée et la le rapport entre l'actant et l'acte, en tant qc:~e conditions de réalisation,
saisie, cc lien peut varier en intensité et en étendue : nous y reviendrons, mais au sens ou elles décident de l'autonornie ou de l'hétéronomie de
et ce sera le point de départ d'une cartographie sémiotique du champ l'actant lorsqu'il s'engage dans son acte.
de l'éthique.
En outre, il est d'ores et déjà doté d'un plan du contenu et d'un plan Activité et passivité
de l'expression. Et ce « visage i> avec leque! nous faísons c'est tres
exactement un autre nom de « ethos )}' cette « image de soi » qui se Cette premiêre distincúon est décisive dans l'éthique de Spinoza,
propose à l'Autre, et cette image de l'Autre qui se propose au Moi. puisque, de la distinction entre activ.ité et passivité, découle celle entre
En outre, dans la perspective d'une théorie sémiotique générale de deux types de sentiments: le sentiment de l'action et le sentiment de la
l'actance, la place de 1' Autre dans la structure canonique doit être passion. La déduction spinoziste est suflisamment systématique pour
prévue, et elle correspond, à quelques aménagements pres, à celle de qu'on la laisse se dérouler elle-même:
l' ({ horizon stratégique)) (ou téléologique, cf. supra) dans la scene prédica- Les causes adéquates et inadéquates.
tive de la pratique. Quant aux valeurs éthiques, elles supposent des j'appelle cause adéquate celle dont on peut par elle-méme percevoir clairement et
conditions d'actualisation spécifiques, notamment dans la gestion des distinctement l'efiet. Je nomme, au contraíre, cause inadéquate, ou partielle, celle
liens entre les instances. dont ne peut pas par elle seule comprendre l'elfet 1•
La question de l'Autre, avec l'aide de Levinas, permet dane de
Le présupposé de cette distinction entre causes adéquates et inadé-
ciser la maniere dont on peut passer d'une sémiotique des pratiques à
quates est de type méréologique : on suppose une totalité, que seule la
une sémiotique de l'éthique: nous avons déjà évoqué ce déplacement
cause adéquate prendrait en compte en entier, et dont la cause inadé-
(cf. supra), en précisant que le poids accordé à l'objectifde la pratique
quate ne saisirait qu'une partie ; dans ce d~rnier cas, l'effet déborde la
devait se déplacer, pour un développement éthique des pratiques, vers
cause, il y a un « reste » à connaitre.
l'horizon stratégique-téléologique. L'objectif se «vise », et on peut le
Nol1S retrouvons ici le motif du « débordement » ou du dépassement
« saisir » en tant que résultat ; l'horizon stratégique-téléologique, ou est
de la scene pratique par son horizon éthique, mais dans une conception
implanté l'Autre, ne peut être ni visé ni saisi, on ne peut que lui « faire
purement cognitive et rationnelle, ou la maítrise de la totalité de
face», et d'en accommoder. La visée et la saisie trouvent clone ici une
alternative, avec laquelle l'éthique les met en tension et en concurrence,
et cette alternative est lc << faire face » et l'accommodation. I. Spinoza, L'éthique, trad. Roland Caillois, Paris, Gallímard, « Idées », 1954, p. 147.
254 Pratiques sémíotiques Pratique et éthique 255

connaissance reste envisageable ; c'est cette possibilité qui est contestée passion) modifie la structure méréologique de la situation pratique
aussi bien par Bourdíeu que par Levinas (cf. supra). Pour Spinoza, en (cf. infi·a), ainsi que le contrôle que l'actant peut exercer sur elle.
effet, le «reste d'altérité » est réductible par un bon usage de l'entende- Avec un ton et des objectifs tous différents, Nietzsche fonde lui aussi
ment; pour Levinas, il n'est pas réductible, car il outrepasse la totalité sa conception de l'éthique et de la morale sur l'activité et la passivité :
elle-même : c'est le motif philosophique central de Totalité et infinit, ou il d'un côté celui des « dominants » -,la régulation éthique de l'activité
explique pourquoi et comment, dans la mesure ou l'Autre ne peut être l'action stricto sensu), et de l'autre - celui des << dominés » la régula-
intégré à la totalité du monde connaissable, il ouvre sur l'infini. tion morale de la passivité (de la réaction passive).
Les sentirnents. La révolte des esclaves dans la morale commence le ressentimení lui-même
devient créateur enfante des valeurs : !e ressentiment ces êtres, à qui la vraie
Par sentiments,j'entends les affeetions du corps, par lesquelles la puissance d'agir de
réaction, celle de l'action, est interdite et ne trouve de compensation que dans
ce corps est augmentée ou diminuée, aidée ou contenue, et en méme tcmps les
une vengeance imaginaire. Tandis que toute morale aristocratique naít d'une
idées de ces affectlons'.
triomphale ailirmaúon d'elle-même, la morale des esclaYes dês l'abord un
« non >t à ce qui ne fait pas d'elle-même, à ce qui est « >> d'elle, à ce
Le « sentiment » est la forme que prend chez Spinoza le principe d'in- qui est sou « non-moi » : et ce non est son acte créateur'.
hérence entre l'acte et l'actant : tout comme chez Nietzsche, ils ne sont
séparés que par la puissance de réalisation, et ce sont Ies variations de L'action assumée et affinnée en tant que telle engendre une « éthi-
cette puissance qui fondent la possibilité d'une évaluation éthique de que » arístocratique, alors que la « morale » résulte d'une négation, et
l'action; tout comme chez Bourdieu, les modulations de l'inhérence cette négation est déjà incluse dans la passi-v'ité des dominés. Par rapport
passent par des modifications de l'état du corps, les « affectíons »qui en à Spinoza, Nietzsche fait un pas de plus : face au débordement de seus
modifient la puissance d'action. A la différence des deux, le fondamen- qui les affecte, les « dominés )) ne peuvent assumer ce qui leur arrive, et
talisme rationaliste de Spinoza le conduit à admettre en outre que de ils convertissent leur passivité dejàit en négation de droit: c'est la conver-
ces affections peuvent naltre des « idées "· sion créatrice de la morale, en réaction contre l'éthique conquérante (et
inhérente) de l'action. L'activité étant pour Nietzsche la modalité
Dactivité et la passivité.
typique de 1' adhérence, la passivité, tout comme chez Spinoza, serait ici la
Je dis que nous sommes actifs lorsque, en nous ou hors de nous, i! se produit modalité typique de 1' exhérence.
qlielque chose dont nous sommes la cause adéquate (... ). Mais je dis au contraíre
que nbus sommes passifs, lorsqu'il se produit en nous quelque chose dont nous ne
Et tout comme Spinoza, encore, Nietzsche déduit de cette dis-
sómmes que la cause partielle3• tinction de base deux types de senti:nents, deux formes de l'euphorie
éthique:
Il y a clone deux types de« sentiments )}' deux rnanieres d'aflecter le Les « homrnes de haute naissance » avaient !e sentirnent d'être les << heureux" ; ils
corps de t'actant et de modifier sa « puissance d'agir »: (i) les actions, si n'avaient pas besoin de construire artificiellernent leur bonheur en se comparant à
la cause de l'afl:ection est « adéquate », et si, par conséquent, l'inhé- leurs ennemis, en s'erl imposant à eux-mêrnes (comme le font tous hommes de res-
sentiment) ; et de meme en leur qualité d'hommes complets, débordants de vigueur
rence est !'naximale, et (ii) les passions, si la cause est partielle et inadé-
et, par conséquent, nécessaírenumt actifs, ils ne savaient pas séparer leur bonheur de
quate, et si, par suíte, l'inhérence est afl:àiblie. l'action, chez eux, l'activité était nécessairement mise au compte du bonheur (... ).
La passion est passivité, c'est-à-dire saisie inadéquate ou incomplete Tout cela est en contradiction profonde avec !e « bonheur )> te! que l'imaginent les
des choses, et inhérence affaiblie entre l'acte et l'actant, ou plus précisé- impuissants, les opprirnés (... ) chez qui le bonheur apparaít surtout sous forme
ment entré l'actant, son corps et sa puissance d'agir : les conséquences de (... ) de repos, de bref sous forme passive 2•
éthiques seront décisives, noramment en ce que la passivité (et clone la Si le bonheur (chez Spinoza: la béatitude) est le sentiment que pro-
cure la réussite éthique, alors il est ici dairement formé dans l'inhérence
L Emmanuel Levinas, Totaliti et op. cit.
2. Spinoza, L'éthique, op. cü., p.
I. Frédéác Nietzsche, la .r;énéalogíe de la morale, op. cit, premiêrc dissertation, nc LO, p. 45.
3. lbid.
2. Ibid., p. 47.
256 sémíotiques Pratique et 257

de l' a c te et de I' actant (( ils ne savaient pas séparer leur bonheur de meux. Mais cela ne résout pas pour autant la tension entre autonomie
chez eux., l'actiuité était nécessairement mise au compte du bonheur >!). l\his ce bon- et inhérence.
heur implique que l'Autre soit effacé de l'horizon des pratiques, que ce Examinons ici quelques-unes des solutions susceptibles de traiter
soit un autre extérieur (cf. les <:<: ennemis »), ou intérieur (cf. « eu.x- cette aporie.
mêmes ))). En revanche, le bonheur procuré par la morale négative,
bonheur de la passivité, est une constructíon secondaire et comparative, Autonomie. exhérence et déshérence modale. Les Stoí:ciens ont opposé
reposant sur un sentiment de vulnérabilité, et sur !e soulagement que notamment "à la théorie de la «cause finale » d'Aristote la distinction
procure la paix. entre les faits sur lesquels nous n'avons aucun pouvoir, et ceux sur les-
quels nous avons quelque pouvoir d'action : s~uls les derniers p~uve~,t
Inhérence, autorwmie et re:-,ponsabílíté faire l'objet d'une approche éthique. Les prern1e.rs ne sont soum1~ qu a
des déterminations extérieures, sur lesquels !e sujet n'a aucune pnse, et
Tous les arguments, toutes les problématiques menent à l'ínhérence. seuls les seconds peuvent être sournis par !e sujet à des « idéaux »
Mais, ainsi que nous le suggérions plus haut, la caractérisation de cette
éthiques. . .
propriété syntagmatique est encore incomplete, et son efficience modale En sornme, pour être éthique, l'action doit être condmte par un sujet
dans l'éthique dépend de deux autres propriétés avec lesquelles elle libre, et tout spécialement délivré des déterminations inévitables de l'ac-
entretient d'étroites relations : l' autonomie et la responsabílíté. tion, celles mêmes de la « situation >> ou elle opere: d'ou, chez Sartre,
Pour !e sens commun, l'inhérence fonde la possibilité de la responsa- une recherche du fondement existentiel de la liberté humaine, anté-
bilité, mais celle-ci présuppose aussi l'autonomie. Pour qu'on puisse rieure à toute situation concrete détenninée, et qui conduit à l'affirrna-
jnger de l'éthique d'une conduite pratique, il faut que l'actant puisse en tion d'une responsabilité générale, au-delà rnêrne des limites opposées
être déclaré « responsable », et pour cela, i! ümt à la fois qu'il soit inhé- par les Stoi:ciens.
rent à son acte, et pourtant, paradoxalement, autonome dans le choix Le débat entre déterrninisme et liberté dans l'action humaine, puis-
qu'il fait de cette conduite. Paradoxalement, car si l'actant est inhérent à qu'en découlent la responsabilité et les possibilité d'imputation de l'a.cte
son acte, i! semble difficile qu'il puisse en même temps prendre son à son opérateur, est clone la question éthique par excellence, la questwn
autonomie par rapport aux déterrninations diverses de cet acte. préalable à toute construction d'une éthique légitime et cohérente.
Aristote avait posé en son la condition modale de « liberté de
choix »: Le prís de l'hétéronomie cognitive. - Pierce a ébauché dans Pragma-
... pour les actíons faites selon la vertu, ce n'est pas par la présence en elles de cer- tisme et sciences normativesl, une typologie des visées et des fins de l' « action
tains caracteres intrinseques qu'elles sont faites d'une façon juste ou modérée ; i! contrôlée », dont !e príncipe est une déclinaison des cas de figure de
faut encore que l'agent lui-même soit dans une certaine dísposition quand il
accomplit : en premier lieu, i! doit savoir ce qu'il fait; ensuite, choisir librement
l'autonomie et de l'hétéronomie du sujet. En voici les principaux cas de
l'acte en question et !e choisir en vue de cet acte lui-mêrne ; et en troisiême lieu, figure:
l'accomplir dans une disposition lerme et inébranlable (LII, 3, 1105 a, 25-30, p.
l'action en <~ mode quasi hypnotique », en réponse à un ordre instantané;
L'action vertueuse requiert donc une compétence modale (savoir, l'action par obéissance à une instance normative personnelle (collec-
vouloir, pouvoir faire) et surtout la liberté du choix. C'est cette compé- tive), sans ordre spéciflque :
tence rnodale qu' Aristote appelle une « disposition » 1• La conjugaison • par crainte de la !oi ou de I' opinion collective ;
du savoir et du pouvoir-faire et ne pas faire (savoir ce qu'on tàit et !e • par respect de la loi ou de l'instance qui la propose ;
choisir librement) caractérise l'acte !e seu! qui puisse être ver-

J. Charles Sanders Pierce, Prapnatisme et sâences nonnalives. IJhiloso{Jhiq~•es li, Claudine Tierce-
I. Et c'cst il affirme que les vertes ne sont ni dcs affections ni des facultés, mais des dispo- lín et Pierre Thibault (trad. et dir.), Paris, Le Cerf, 2003, chapitre << ,,, Ms 1134, <<Tenta-
sitions (op. 5, ll06a, 10-15, p. 102). tive de classif1cation des fins», p. 237-240.
258 Pratiques sémíotiques Pratique et éthique 259

l'action par confomzité à une regle de conduite, à une norme cou- ponsabilité soit définie cornme « ce dont nous pouvons répondre ». Pour
tumiere: que nous puissions « répondre de quelque chose », une demande au
• par irnitation instínctive ; moins irnplicite doit être formulée, et la déclinaison des formes de res-
• par respect de la norme en soi, comme universellement désirable ; ponsabilité sera déterminée par les variations de la demande et celles de
l'action par délwtion à une personne, à une communauté et à leurs la réponse.
intérêts. Mais on peut immédiaternent constater alors que ces variations por-
tent toutes sur le degré d'autonornie du sujet; mais elles sont appréciées,
De fait, sa typologie débouche sur une cornbinatoire plus complexe, dans la perspective peircienne de l'action contrôlée, à partir du point de
oú l'on identifie trois types de variables : vue de l'hétéronomie : les personnes collectives ou individuelles, les nor-
rnes et les traditions, les diverses instances de référence de ce contrôle
I I la variable du rijerent déclencheur: un ordre, un idéal ou une personne, sont toutes des facteurs d'hétéronornie (d'ou la dévaluation des cas d'in-
individuelle ou collecrive : on retrouve la dichotomie entre les deux hérence, cf. supra).
types de dépassements éthiques: l'Idéal et l'Autre;
2 I la variable de l' engagement du sujet : le référent peut être subi (passion- La solution des métamodalisations. Pierce n'apporte clone aucune solu-
nellement) ou recher·ché (cognitivernent) ; en somme le sujet peut soit tion généralisable à l'aporie en question, et la confrontatíon entre I'inhé-
être saisi par son horizon éthique, soit le viser intentionnellernent rence et l' autonomie n' est toujours pas résolue, puisqu' elle aboutit à deux
(Levinas, rappelons-le, oppose le « faire face») ; parcours déductifs à la fois incompatibles entre eux et incohérents en
3 I la variable aspectuelle : la réaction peut être ímmédiate ou médiatisée. chacun d'eux:
On note r a que l' Autre peut être selon les cas personnifié, inlériorisé, (i) d'un côté, si l'actant se confond avec son acte, il doit pourtant libre-
et/ ou universalísé : ce sont les différents rnotifs de 1' « exhérence » entre ment le choisír et l'assumer pour pouvoir en répondre;
la conduite et l'actant. Si l'inhérence a si peu de place chez Pierce, c'est (ii) de l'autre, s'il répond à des sollicitations hétéronomes, il se place
parce que son éthique est purement cognitive; c'est une éthique de dans une position de contrôle surplornbante, et l'inhérence étant
l' « action contrôlée », qui n'est guere généralisable, et surtout parce affaiblie, sa responsabilité en est d'autant comprornise.
qu'elle est destinée à une application directe à l'éthique du raisonne-
Il faut clone chercher ailleurs la solution attendue.·On pourrait irna-
ment logique. Il en résulte que les cas de figure qui s'approchent le plus
giner pour cornmencer de traiter chacun des deux parcours déducti(~
de l'inhérence, comrne l'action hypnotique ou l'imitation ínstinctive,
comme résultant de deux perspectives et aspectuelles différentes, et, par-
sont éthiquernent dévalué~.
tant, complémentaires d'un point de vue syntagmatique.
Pourtant, cette proposition repose sur une forme syntagmatique
Cette distínction perspective, combinant un point de vue moda! et
généralisable : le traitement sémiotique de la question préalable de
un point de vue ·aspecto-ternporel, serait la suivante :
l'éthique reposerait en effet, selon Pierce:
(i) ÍParcours a) : du point de vue des rnodalités virtualisantes (vou-
sur une interaction élérnentaire de type « demande/réponse »; loir I devoir faire), et antérieurement à l'accomplissement de l'acte,
et sur trois variables : l'actant est << autonome » ;
• les variétés de l'actant référent et de sa demande ; (ii) [parcours b]: du point de vue des rnodalités actualisantes (pouvoir I
• les variétés modales de l'acte en réponse; savoir faire) et dês son engagement dans l'acte, l'actant est « inhé-
• et l'aspectualisation de la réponse dans son articulation avec la rent » à son acte.
demande.
Le parcours [b] présuppose le parcours [a]. On peut alors imaginer
Cette forme sérniotique peut alors être considérée par hypothese des processus d'engagement (la descentc de [a] vers [b]), et de dégageraent Qa
comme la forme même de la « responsabilité >>, pour autant que lares- rcmontée de [b] vers [a]) : on peut ainsi « descendre » de l'autonomie
260 Pratiques sémiotiques Pratique et éthique 261

vers l'inhérence, et « remonter >) de l'inhérence à l'autonomie : ce serait chez l'un comme chez l'autre, une sorte de « métavouloir >> inhérent à
en somme la dialectique de l'imputation de responsabilité. l'action même, qui peut se décliner soit virtuellement (version « vouloir
Mais encare faut-il que ces mouvements dialectiques soient opérés faire », en remontant vers la position cl'autonomie), soit actuellement
par une force régulatrice, qui en fasse des mouvements à la fois légiti- (version « pouvoir faire », en descendant vers la position d'inhérence).
mes ct sui generis intervention d'une puissance extérieure). Cette Cette solution est provisoirement satisfaisante, mais elle comporte
force régulatrice est, clans toutes les solutions plausibles envisagées clans pourtant cleux inconvénients, l'un mineur, l'autre majeur. Le premier
l'histoire de la pensée, une << métamodalisation )). tient à la possible clérive modale : ·certes, les Volontés spinoziste et
L'avatar Ie plus récem de cette métamodalisation est le « métavou- nietzschéenne ne compromettent pas, en tant que telles, l'inhérence
loir » de Jean-Claude Coquetl, qui, par l'assomption qu'il foncle, sus- requise par l'éthique, mais leur déclinaison, inévitablement modalisante
cite le parcours complet des identités modales de l'actant. Mais encore (cf. Coquet) fait courir le risque de la déshérence modale (cf. supra). Le
faut-il que cette métamodalisation ne compromette pas l'inhérence seconcl inconvénient tient au fait que ces métamoclalisations font l'éco-
requise entre l'actant et l'acte; chez Coquet, le métavouloir implique le nomie (et même permettent de faire l'économie) du rapport à l'Autre:
jugement, et pourrait, de ce point de vue, faire clifficulté. la régulation par la Volonté de puissance est alors curieusement solip-
En revanche, d'autres formes de métavouloir, cette fois-ci compati- siste, et l'éthique qui en découle, furieusement égolste !
bles avec le príncipe d'inhérence, ont été proposées par Spinoza (le
Vouloir-appétít), par Nietzsche Volonté de puíssance), ou par Bour- Le parti pris de l'Autre. L'autre solution réside clans l'intervention de
dieu (l'investissement dans le jeu et l'intérêt). 1' Autre : sous le regare! de I' Autre, face à qui il faut <( répondre de )> ses
Chez Spinoza, la puissance cl'agir, dont les moclifications manifes- actes, une ouverture se produit, qui actualise tous les possibles et les
tent les mouvements éthiques, a un autre nom, générique et universel : choix (cf. l' « infini >> selon Levinas). Paracloxalement, cette solution, qui
l' 1}/fort de tout être pour persévérer dans son être. Cet « être persévérant », cette devrait rejoinclre le parti pris de l'hétéronomie (cf. supra), et qui se
persévérance même a un autre nom, la Volonté : réclame explicitement de l'hétéronomie clu sujet et non de son auto-
Cct effort, quand il se ~apporte à l'esprit seul, est appelé Volonté; mais quand il se nomie, résout la contradiction entre liberté et déterminisme.
rapporte à la fois à l'es:>rit et au corps, on le nomme Appétit. (... ) Le Désír se rap- En effet, l'intervention de l'Autre, en ouvrant les possibles à l'infini
porte aux hommes en tant qu'ils sont conscients de leur Appétit2. (au moins virtuellement) actualise et suscite du « jeu » dans les détermi-
Le désir est l'essence même de l'homme, en tant qu'elle est conçue comme nations, et du même eoup reconstitue une forme de liberté de l'actant.
déterminée, par une quelconque affection d'elle-même, à faire quelque chosel.
Face à l'Autre, l'opérateur de l'action pratique échappe clone aux déter-
En deçà même eles affections, adéquates ou inadéquates, qui renfor- minations qui l'empêcheraient d'être responsable de ses actes. Pour
cent ou affaiblissent la puissance cl'agir, il en est une, hiérarchiquement commencer, l'ouverture est irréversible:
supérieure et pourtant parfaitement inhérente à l'action elle-même, qui Personne n'est chez sai. La différence qui bée entre moi et soi, la non-coí:ncidence
est la persévérance dans l'être: une sorte de « méta-affection )), en somme, de l'identique, ést une fonciêre non-indifférence à l'égard des hommes. L'homme
libre est voué au prochain, personne ne peut se sauver sans les autres. Le domaine
V olonté et Appétit, et qui, comme toutes les affections, peut donner li eu
réservé de l'âme ne se ferme pas de l'intéríeur'.
à une « idée » de cette affection : le Désir.
N'insistons pas plus sur la Volonté de puissance de Nietzsche : elle Et ensuite, l'incléterrnination résulte de l'ouverture sur l'infini :
présente les mêmes caractéristiques, et il fauclrait entendre ici le « de »
Le rapport avec !e de l'autre absolument autre que je ne sauraís contenir,
comrne indusif, c'est-à-dire comme indiquant que la volonté en ques-
avec l'autre, sans ce sens, infini (... ) se maimie.nt sans violence - dans la paix avec
tion est une expression et un aspect de la puissance cl'agir. n y a clone, cette altérité absolue 2 •

!. Jcan-Claude Coquet, LI! dirwurs et son sujet, op. cit


2. Spinoza, L'étkique, op. cit., p. 158. I. Emmanuel Levina.q, Humanisme de l'autre homme, op. cit., p. 108-109.
3. lbid., p. 214. 2. Emmanuel Levinas, Totalité et irifini, op. cit., p. 215.
262 Pratiques sémiotiques Pra.tique et étkíque 263

La même ~u:stion est posée à la psychanalyse, dont l'actant plinci- que nous pouvons répondre de nos actes pratiqw~s et de nos objectifs,
pal, de to~te e~'Idence, ~st so~mis à des détenninations historiques et mais en répondant à des questions qui, à l'horizon de la pratique, sont
mternes tres p~tss~ntes : d s'agtt alors de reconquérir une responsabilité perdue, indéfiniment ouv"':rtes par l'Autre, et, en conséquence, passablement
et une capacite d assumer ce qu'on est sans avoir eu le choix de l'être imprévisibles. C'est toute la question du «príncipe de précaution » :
Et cette reconquête ne peut pas être solitaire ; pour Freud. en effet ; comment concilier et solidariser ces deux faces de la responsabilité ?
« Là ou ÇA ~tait, !E d~it _devenir, c'est un travail de civilisatio~. » 1 IJ y a Quoi qu'il en soit, cette solution résout l'aporie de la responsabilité,
d~nc une_dimenswn eth1que dans le travail de la cure, et ce pour deux inhérence/autonomie, puisqu'elle substitue à la seule autonomie le
ra1sons: (1) parce que l'o_!:>jectif ~st la conquête de la responsabilité, et couple « dépendance + indétermination ». Cette solution est parfois
par_ce que cette conquete se falt devant Autrui, et au nom des valeurs exprimée d'une autre maniere, sous la forme d'un paradoxe populaire :
collecuves. ((jàire de nécessité vertu >1. Cette conversion de la nêcessité (dépendance +
<?n ne peut en somme résoudre l'aporie entre inhérence et auto- détermination) en vertu reposerait en effet sur up paradoxe, puisqu'on
nmme qu'en renonçant à l'autonomie conçue comme liberté de choix ne peut pas à la fois être contraint par la néce~sité et prétendre adopter
puisque la liberté du choix compromet d'une maniêre ou d'une autr~ une conduite éthiquement évaluable. Et pourtant, elle confirme la
l:inhérence à l'~cte (cf. suJ:m). La solution qui se dégage, notamment de so1ution que nous venons de retenir.
I reu~re de Levmas, consiste à assumer l'hétéronomie, par une ouver- Cette curieuse conversion est particuliêrerp.ent mise en évidence par
ture a ~'Au:re et du m~me coup à l'ensemble des possibles qu'il porte Bourdieu (il l'analyse comme une « double négation », cf. irifi·a), mais
aw;.c l~1 :_ des l?rs, ce n ~st plus d'autonomie et de possibilité de choix elle ne !ui appartient pas exclusivement. En effet, toutes les formes de
qu Il_ s a~t, mais plus s,tncte~~nt, d'~ne hétéronomie ouverte qui rend l' « être homme » sont concernées : comme « étant », comme « être rai-
poss1ble I assompt10n d une sen~ ou d une gamme de possibles, que l'ac- sonnable >>, comme acteur social, etc. Car « fiúre de nécessité vertu »
tant peut actuahser dans sa pratique sans compromettre son inhérence à résulte três précisément de la solution à l' aporie « inhérence/ auto-
l'acte. no mie», dans ce cas précis grâce à une conversion de la détermination
En d'autres termes, la solution retenue doit concilier inhérence (nécessité) en indétennination (vertu); elle en est même l'exacte
dépendance _et indé~erm~n~tion: lnhé:rence par rapport à l'acte, dépendanc; expression pratique.
~ar rapport a au~rm, et ~ndeter~zznation par rapport aux regles et Iois phy- Pour Spinoza, c'est une affªire qui Vd de soi : «Agir par raison n'est
siqu~s et mondames. C est b1en celle adoptée par Levinas mais c'est rien d'autre que de faire ce qui suit de la nécessité de notre nature
auss1 celle que défend Bourdieu, à sa maniêre, puisque l'inhêrenee et la considérée en soi seule. » 1 Sans considérer en aucune maniêre le
dépendance sont garanties !'une par le caractere incorporé de l'habitus paradoxe qu'il y aurait à soutenir que les choix raisonnables sont ceux
~t l'autre pa: _son cardctere collectif; quand à l'indétenninatíon (par~ que dictent la nécessité, en mettant entre parenthêses toute prise en
t1elle), elle _rest~e ,dans les ;uarges de manceuvres stratégiques offertes compte de l'autonomie, il affirme dane (en masquant la conversion éthi-
~ar 1~ relatiOn a 1 Autre .. C .est notamment ce qui lui permet de définir que) une équivalemce stricte entre les exigences de notre nature et
1 hab1tus comme un « prmC1pe générateur durablement monté d'impro- l' «agir>> raisonnable. Mais le paradoxe n'est qu'apparent, car les exi-
visations réglées »2• gences de notre nature suffisent à le réduire : il s'agit de la « persévé-
, En so~me, la solution est métamodale, certes, mais sous la forme rance dans l'être )>. Orla « persévérance » est à la fois une « nécessité »
d un face-a-face av~c l'horizon des pratiques, un horizon qui ouvre tout de notre nature, et une rêgle de conduite raisonnable.
1e champ des poss1bles, et d'un sens à construire, alors même que la Bourdieu reprend ce mê~e thême, à sa maniêre :
r~~ation avec l'objec.~f et avec l'acte est une relation d'inhérence dose. Du fait que les dispositions durablement inculquées par les conditions objectives
S li Y a « responsabthté >>, dans cette perspective, c'est d'un côté parce [= habitus] (... ) engendrent des aspirations et des pratiques objectivement compati-
bles ave c ces conditions objectives (... j, les événements les plus irnpmhables se trou-
L Sigrnund Freud, Malaise dans la trad. de C et J Odi~r, Paris, PUF, 197 L
2. Pierre Bourdíeu, EsquiJTe..., op. cit., p. Spinoza, L'étfziquc, op. cit., p. 302-303.
Pratique et éthique 265
264 Pratiques sémiotiques

vent exclus, soit avant tout examen, au titre d'irnpensable, soit au de la douhle cité à répondre de soi, et possibilité même de l'ceuvre: « Mes actes sont
n{~ation qui incline à faire de néccssité vcrtu, c'est-à-dire à refuser !e refhsé et à de mon fait et j'en suis l'auteur véritable. » 1
:imer l'iné>~tab!c. Les condi~ons mêmes de productíon de l'etbos, nécessité jáite vertu, Nietzsche, malgré son combat contre la culpabilité et la responsabi-
lont, que.J~s anuc:pauons ~u li enge.ndre tendent à ignorer ~e fait que les conditions lité, ne récuse pas toutes les formes de responsabilité, puisque le « bon-
de I expenence a1ent pu etre modifiées]'.
heur » des hommes d'action repose aussi sur la troisieme acception,
. C'est. clone bi?n l'i~détermination de l'horizon stratégique-téléolo- mais hors de toute struct11re de « réponse » :
gtque qm pem1et a la fms d'assumer la nécessité de notre condition exis- La fierc connaissance du privilêge extraordínaire de la responsabilíti, la conscience de
tentielle et pratique, et de trouver les marges de manceuvres nécessaires cene rare liberté, de cette puissance sur luí·même et sur le destin, pour passer à
pour remplir les conditions d'une conduite éthique. l'état d'i:nstinct, d'íostinct dominant: sa conscúmci'.

Responsabilité. On distingue en général quatre acceptions de la À l'inverse, dans l'éthique prônée par Habermas 3 , la structure
« responsabilité » : «demande/ réponse » se démultiplie en communication et discussion
généralisées, ou la responsabilité se dilue dans l'argumentation, la négo-
l I I~ « respons~~i~i:é de ~oi deva~t autr~i >> : au sens kantien (cf. supra)
c est la poss1bll1te de l1mputat1op de I acte par autrui et la demande ciation et la recherche du consensus.
Poussant le raisonnement jusqu'à son terme, il envisage clone tout
de justification qui en découlc ;
naturellement la loi comme un moyen de soulager l'acteur individuei de
2 /!e fait de « répondre de quelque chose devant quelqu'un »: il s'agit
la charge cognitive qui résulte de la mise en ceuvre des regles de
alors d'assumer un acte immédiatement et sans justification, en
conduite, et, par conséquent mais sans le díre explicitement de la
somme de « revendiquer » la responsabilité :
responsabilité tout court de ses actes. Les diverses modalités de la prise
3 /le ià.it d'assumer un acte devant soi-même ;,
en charge extérieure, politique et juridique, des Iois et normes du com-
4 I la « rcsponsabilíté pour autrui » : il est question dans ce cas de
portement, « impliquent un soulagement, pour l'individu, du poids que
« répondre >r de quelqu'un, par substitution à autrui (prendre la
représente, du point de vue cognitit: la formation d'un jugement moral
place de, être garant d'autrui).
propre. »4 C'est, dans ses tennes mêmes, le << délestage »: l'opérateur
N otamrnent : on peut << répondre de quelque chose » devant quelqu'un des actions pratiques peut clone être « délesté » du poids cognitif et de la
qui est déjà là (notamment les générations antérieures ou actuelles) mais charge que représente la responsabilité de ses actes. Nous sommes alors
seulement « répondre de quelque chose pour quelqu'un qui n'est pas dans un cas typique de déshérence.
encare là » (les générations ultérieures) ; et par généralisation et substitu-
ti~n, répondre jJou~ tout ~utre. Les différentes acceptions de la responsabili té
resultent clone, a partir de la structure canonique de la demande et de la
EXPRESSION ET CONTENU DE L'ÉTHIQUE
réponse, des syncopes actantielles et aspectuelles opérées sur les instances,
tout comme dans l'esquisse de typologie proposée par Píerce:
~~( avec ~u sans de~and; ou imputation préalable ; Le plan de l'expression de l'éthique: ethos, habitus et hcxis
(nJ face a un Autre 1denufié ou face à soi-mêrne · De tous les ensembles conceptuels qui articulent la pensée éthique,
(iii) voire face à tout Autre que! qu'il soit. ' l' ethos est le meilleur candidat pour caractériser le plan de l'expression,
Globalement, ~a série des acceptions, de I à 4, repose principale- car, en tant qu'ensemble de formes sensibles et observables dans le com-
ment sur le retrait de l'autre comme évaluateur, et sa réapparition
cornme Autre transcendant. I. Paul Ricceur, « Le concept de responsabilité », Le juste, I, Paris, Esprít, 1995, p. 44.
Au cce.ur ?e :e parcou;s, la responsabilité ne concerne que l'opéra- 2. Frédéric Nietzsche, La généalngú de la mora/e, op. cit., p. 80.
3. J urgen Haberrnas, De l'éthíque de la discussion, trad. franç., Paris, Le Cerf, 1992, p. 61 ; Droit et
teur face a lm-meme, et c est celle que Ricceur a définie comme capa- démocratie, Paris, Gallimard, 1997, p. 3\l.
4. Jurgen Habermas, Droit et dimocratie, op. cit., p. !32 (en italiques dans le texte).
I. Piem: Bourdieu, Esquisse ..., op. cit., p. 1 77.
266 Pratiques sérniotiques Pratique et 267

portement de l'acteur, il est à la fois « isomorphe » et « hétérotope )) par observc~bles du comportement, d'autre pa_rt. 11 occupe c~ez Bourdie~ la
rapport au contenu éthique. En outre, il est depuis méme Aris- même place que, chez nous supra), la forc~ et la cons1s;ance des hens
tote, à deux autres concepts qui en confirment le caractere d'expres- syntagmatiques entre les instances de la pratique, ::elle ~ un~ s~bstance
sion : d'une part, le concept d'hexú, qui en assure l'ancrage corporel, et cÍe médiation entre expression et contenu de la dunenswn eth1que.
d'autre par le concept d' lzabitus, qui explicite le processus de motivation
relatíve et spécifique entre le contenu éthique et ses valeurs, d'une part, Ethos et hexis. L'hexis est la part figurative et mythiqt~e de l'ethos.
et le comportement éthique ~'ethos), d'autre part. Lc principe de sa. constituti?n, sur I_e f~nd de l'~~b.Itu~ co~me
« matrice », est une mcorporatwn, par selectJ.on et sensibihsatiOn d une
La « consistance >> iconique de l'etlzos partie des processus sensori-moteurs :
L'essentiel du modus operandi qui définit la maítrise pratique se transmet dan~ I~ pra-
Etlws et lzabitus.L'ethos se présente com me un ensemble de propríé- .
uque, a' I'·erat prauque
,; r ' L'hexir corporelle parle immédiaternem à la motnclte, en
\'")·
tés figuratives et sensibles formant un tout reconnaissable - une configu- tant que sc:héma posturaP.
ration signature d'un comportement éthique collectif ou individuei.
Pour cela, il doit obêlr au príncipe de « consistance » iconique qui permet Le príncipe de cette incorporation est un systeme d'équivalence.opé~
une telle reconnaissance par l'observateur. Bourdieu explique cette ratoire rl'analogie efficiente), qui fait du corps une sorte de machme a
« consistance » par le cyde d'hystérésis (cf. supra), qui procure, grâce à produir~ des semi-symboliques et des métaphores (tout comme
l'inertie des corps sociaux et individueis, une identité apparente à l'actant chez Lakofl) :
et constitue donc l'habitus qui motive l'ethos : Toute émotion, à la maniere de l'hystérie selon Freud, « à .la lettre
sion parlée, ressentant cornme réelle déchirement de cceur ou la gifle dont un
En raison de l'effet d'hystérésis qui est nécessairement impliqué dans la logique de 2
la constituúon des habitus, les pratiques s'exposent toujours à recevoir des sanctíons locuteur parle métaphoriquement •
donc un << renforcement secondaire négatif», lorsque l'envíronnement Dans les termes mêmes de Bourdieu, de même que l'_ethos et le ~oút
auquel elles s'affrontent réellement est trop éloigné de celuí auquel elles sont
tivernent ajustées'. (ou si I' on veut, I' aisthesis) sont l'éthique et l' esthéti~ue ~é.alisées, de meme
l'hexis est le mythe réalisé, incorporé, devenu dtspositlon permane~te,
Bourdieu ne vise pas la construction sémiotique de l'éthique, et, par maniere durable de se tenir, de parler, de marcher, ec, par la, de sentrr et
conséquent, la distiiiction entre l' « habitus », qui serait le príncipe de de penser. H y a dane une part d'hexis dans l'~thique (et un? autre ~an~
constitution motivante de l'ethos, et l' « ethos » lui-méme, est chez lui l'esthétique ?) : c'est ainsi que l'honr:~ur, la pol~tesse, le~ relations soctal~~
tres fluctuante. Lc concept d'habitus semble pour lui (sans qu'il le pré- en entier, se trouvent à la fois symbobsees et realzsees dans I hexzs corporelle .
cise clairement) englober celui d'ethos, et c'est pourquoi sa définition de ... l'opposition entre ]e droit et le cour?e (... ) e~t. au p~ncipe de la p~upart des mar~
l'habitus implique des perceptions et des comportements observables, en ques de respeet ou de mépris que la pohtesse uuhse (... J pour symbohoer les rapports
même temps que des jugements, des appréciations, et des conflits de domination3• •
modaux, c'est-à-dire des contenus éthiques.
Chez Bourdieu, le principe d'analogie ( « Le démon de l'ana-
fonctionne à chaque moment comme une matrúe de perceptions, d'ap-
logie » )4 a une vertu plus générale, qui est d'assurer ~e transfert des
pret:waons et et rend possíble l'accomplíssement de tâches infmiment diffé-
renciées, grâce au transfert analogique de schemes'. schémes de l'habitus d'un domaine à l'autre de la pratique :
... la rnise en ceuvre de schémes pratiquemer.lt substituable: est au princ~re ~es
En somme, en que « matrice », l'habitus assurerait la médiation homologies que l'analyse découvre entre les d1f!erents dornames de la prauque ·
entre les contenus et les expressions, entre les formes modales, passion-
nelles et axiologiques, d'une part, et les formes perceptive, sensibles et 1 lbid., p. 189.
2. Ibíd., p. 193.
Jbíd., p. J2J. , , . oq
I. Pierre Bourdieu, Esquisse ... , op. cit., p. 178. 4. Píerre Bourdieu, [.e sens prattque, op. at., p. 333-l:L.
2. Ibíd. 5. lhid., p. 411.
Pratiques sémiotiques
Pratique et éthique 269
268

C'est dire que !'espace axiologique de la pratique trouve dans l'en- D'autres conceptions font également appel à une expression passion-
semble de ces analogies figuratives un plan de l'expression transversaL nelle et émotionnelle : c'est ]e cas du bonhew· chez Nietzsche, qui n'est
entierement médiatisé et pris en charge par l'hexis : . pas un sentiment intérieur de satisfaction, mais un ethos exprimant sur
Surcharger de significations et de valeurs sociales les actes élérnentaires de la gym- !e plan émotionnell'expérience de la consistance globale de l'action, et
nasuque corporelle (... ) c'est inculquer le sens des équivalenc.es entre i'espace physique et l'es- de l'inhérence entre action, actant, mémoire et volonté. En revanche,
pacc soc1al et entre les déplacements (... ) dans ces deux espaces et, par là, enraciner les dans une perspective strictement cognitive et intellectuelle, la béa~itude,
structures les plus fondamem.ales d'un groupe dans les originaires du telle qu'em.rísagée par Spinoza (cf. supra), n'est pas un ethos, ou, s1 l'on
corps qui, comme on !e voit bien dans l'émotion, prend au sérieux les métaphores'.
veut, elle est l'ethos par absence d'expression identifiable: la neutralisa-
tion de toute « aspér:ité >> dans un comportement entierement contrôlé
L'ethos d'inquiétude chez Levinas par la raison : la béatitude, pure régulation par l'entendement, ne com-
Ancré dans le corps de l'agent, motivé par les schemes sous-jacents porte ni émotion ni expression figurative, ni surtout d'ancrage corpo rei.
qui établissent le lien de motivation avec les contenus éthiques, l'ethos Il oppose en effet (cf. iifra) deux voies de l'efficacité pratique, deux
est déjà rapproché de l'émotion par Bourdieu. Levinas n'utilise pas le manieres de « persévérer dans son être >> et de composer avec cette
concept d'ethos, et ce qui en tient lieu, pour caractériser le mode d'ex- nécessité de notre nature d' « existant » : une voie << passionnelle >> et
pression de la posture éthique du Moi face à l'Autre, est une autre émo- une voie de Raison. Cette opposition est déclinée à la fin de 1'Éfhique
tion, l'inquiétude, une inquiétude de pure agitation et fébrilité ontolo- dans maints cas de figure, mais !e príncipe est constant:
gique, en réponse à la vulnérabilité de l'autre en tant qu'Autre. Le Moi Tom:es les actions auxquellcs nous sommes déterminés par un sentiment qui est une
passíon, nous pouvons être déterminés à les faire sans lui, par la Raison'.
étant I' « otage » de l' Autre, il subit la « fissíon du Même par l'intenable
Autre »2, i! ne peut se reposer dans son intér:iorité et sa réflexion, et cet
impossible repos est l'inquiétude même :
... il faut penser l'homme à partir de la responsabilité (... ) qui, appelant toujours ú plan du contenu de fétltique :
au.-dehors, dérange précisément cette intériorité; i! faut penser l'homme à partir du valeurs, enjeux et t!forents
sm se mettant malgré soi à la p]açe de tous (...); i! faut penser l'homme à partir de
la conditíon ou de l'íncondition d'otage - d'otage de tous les autres (.. y L'emboite:ment des fins et des mqyens et la prudence
Ou encore: Le contenu de l'éthique est cela même qui dépasse le sens de l'ac-
Questionnement déchirant l'identité de moi avec moi( ... ) inquiétant ma position tion.· notamment l'Idéal et l' Autre. Traditionnellement, ce débordement
ct mon repos de positivité. l'vlais par excês, par transcendance. In-quiétude comme
éveil. Ce dérangement par l'autre met m questwn l'identité ou se définit l'essence de
du ~ens nous renvoie au telos aristotélicien : le << Bien suprême » :
l'être (ibid.). Sur son nom, en tout cas, la plupart des hommes sont pratiquement d'accord: c'est
!e bonheur (...) ; tous assimílent Ie fait de bien vivre et de réussir au fait d' être
L'inquiétude est clone l'expression, dans le comportement éthique, heureux. (... )
d'une forme de vie plus générale, dans une opposition radicale entre deux
conceptions de l'être-au-monde : d'un cõté, celle du « repos » et de la béa- Le bonheur semble être au suprême degré une fin de ce genre [dési-
titude ~e l\{oi-monade) et, de l'autre, celle de l'inquiétude ~e Moi-otage) : rable pour elle-même, absolument], car nous le choisissons toujours
~
2
La philosophie qui nous est transmise s'est donc déjà décidée contre le psychisme de pour lui-rnême, et jamais en vuc d'une autre chose . •, ,•
l'inquiétude et de l'éveíl ou l'Autre ne trouve pas de place dans l'ordre du Même et La <.< fin ultime » est celle qui ne peut en aucune mamere etre rem-
le dérange ·-, pour !e psychísme de la connaissance (...) et de la positivité4 • · vestie comme valeur modale dans l'obtention d'un bien supérieur. Ou
3
encare : « Le bien parfait semble en effet se suffire à lui-même. »
i. lbíd., p. 120.
2. ~mma~uel Levinas, Positivilé et transcend(J!U.'<, suivi de Lcví:nas et la phénoménologíe,J.-L. Maríon (dír.),
Pam, PUF, 2000, p. 22. l. Spinoza, cii., p. 302.
3. Emmanuel Levinas, Huma:nisme de l'autre lwmme, ât., p. li 0-lll. 2. Aristote, i 095 a, 15·20, p. 4-0.
4. Emmanuel Levínas, Posztiviti et transcendance, op. p. 24. 3. Ibid, I, 5, p. 56.
Pratique et éthi.que 271
270 Pratiques sémiotíques

· pour un eAt. re humain


mauvais .. · » En
1
. outre , .il en. propose
. une
. ,définition
. .
Mais le bien-vivre reposant sur une axiologíe projective, le contenu complémentaire comme « perceptwn )), qm mente notre attt.ntlon ·
de l'éthique sera tmyours composé de deux dimensions : une dimension .. dence n'a pas seulement pour les universcls, car elle est de l'ordre de
prospective et projective, une téléologie qui dira quelle est la finalité de L .i pru . . .. 2
1
!'action, et l'action a rapport aux choses smgu_1eres . . . , ,
ce bien, et une dimension actuelle et opératoire, qui dira quel est l'ob- La prudence est une connaissance de ce qu·Jl y a de plus ~d!vlduel, leque! n c&t
jectif immédiat de l'action qui permet d'atteindre cette finalité. as ob' ct de science. mais de perceptior.: non pas la perceptlon des sens1bles pr~­
C'est pourquoi, dans la réflexion sur l'éthique, on rencontre deux ~res, ~ais une perc~ption 1~ naíuredc celle pa~ laquelle nous percevons que teLe
?e
figure mathématique parucuhere est un tnangle ·
types de contenus, plus ou moins O.]Jlicitement articulés entre eux;
pour certains, les deux se confondent, pour d'autres, seul l'un d'entre La prudence est clone une d~spositi?n qui nous rend capable d~ ~er­
eux est prís en consídératíon. cevoir des sin~,rularités dans l'action, qm permet de d~scendre ~u ,ge~eral
Par exemple, le concept d' « intérêt », notamment chez Bourdieu, au particulier et du tout à l'individuel, et la perceptt.on dont tl s ag_tt est
permet de confondre les deux : de l'intérêt individue! immédiat, on celle de la reconnaissance iconique des for:nes s:ns1bl~s et protyptques
passe à l'intérêt collectif, puis on revient à l'intérêt individuei et collectif (d' ou la comparaison ave c la percept10n ~ un tr;angle~· _
à long terme. Ou encare, pour Levinas, la perspective téléologique de C'est dire qu'en chaque situation prat1~ue; l e.mbmt;me.nt des fin~,
l'intérêt de l'Autre est entiérement occultée, la plupart du temps, par sa et tout particulierement la relation entre l ?b.Jecuf _et l .honzon strate-
présence actuelle transcendante et impérative, qui neutralise en quelque gique, la prudence doit identifier la « conststanc~ 1comque » de ce,~te
sorte la distínction entre valeurs projectives et valeurs actuelles. ~elation pour pouvoir concluíre l'action vers le bten. Or, cette comts-
Ricoeur a tout particuliérement mis en évidence la dissociation et la tance iconique est de même nature que l'eth~s de l'a~e~t, et cela ~ou:
tension entre les deux types de valeurs ehez Aristote. Il y a d'un côté les encourage à considérer qu'il y a, dans la conststance eduque des ~cenes
fins dernieres, qui sont en fin de compre les valeurs mêmes du et sítuations pratiques, l'équivalent d'~n ;< ethos » global de la scene et
Politique: de ]a situation, et pas seulement de l~operateur.
Puísque !e Politique se sert des autres sciences pratiques, et qu'en outre elle légífêre
sur ce qu'il fait et sur ce dont i! faut s'abstenir, la fin de cette science englobera les L'utilité et l'intérêt
fins des autres sciences ; d' ou i! résulte que la fin de la Politique sera !e bien propre-
ment humain'. Entre J'action particuliere et les fins dernieres, qu:lles qu'elks s?ie~t,
i! faut clone assurer le lien. Pour la plupart des morahste~ e.t .~es phll~~o­
Mais, dans l'actualité de l'action pratique, ces fins ne sont qu'en hes de l'éthiquc, ce lien est assuré, objectiv:ement, par ,l_u~l~té, et sub~ec­
perspective, et il faut clone déployer, d'un autre côté, des « moyens » ~vement, par le désir (Aristote), l'appétit (Spmoza), ou l mteret lBourdieu,
(des fins intermédiaires) pour les actualiser. L'articulation entre les deux et les utilitaristes). . . ~ .
est le fait de la « droite rêgle de la prudence », et la prudence présup- N'ínsistons pas sur la do~ble corr:position de, l~ motl~·atJOr! eduq~e
pose la « sagacité » des acteurs 2 • La sagacité du prudent lui permet chez Aristote, ui1 mixte de rmson pratJque et de des1r du, b1en. Ev?q~~ s
notamment de garder la maí:trise de l'articulation entre tous les biens aussi rapidement l'appétit chez Spinoza: c'est la consequence mteno-
possibles, de maniére à ménager les fms derniéres. risée de la persévérance dans l'être:
Aristote insiste sur le fait que l'articulation entre ces fins emboitées, 1 1 Le fondement de la vertu est !'effort même pour conserver son êtrc proprc, et le
et tout particulierement en raison de la recherche de la « médiété » à bonheur co:1siste pour l'homme à pouvoir conserve; son être .. , .
2 J La vertw doit être désirée pour elle-~1êrne, et 11_ n y a ;':n ~Ul I emp()fte sur elle
chaque niveau et en chaque domaine, exige cette disposition parricu-
ou qui nous soít plus utile, ce pourqu01 on devra1t la des1rer .
liére qu'est la « prudence » : « La prudence est une disposition, accom-
pagnée de regle vraie, capable d'agir dans la sphere de ce qui est bon ou
VI, 5, lHO b. 5, p. 285.
VI.8 1141 b, 10-20.
v( 9: 1142 a, 25-30, p. 296-297
I. I, 1, 1094 h, 4-6. p. 260.
2. VI, 13, 1144 b, 23-30, cf. li, 2, 1103 h, 30-34.
Pratique et éthique 273
272 Pratiques sémiotíques

entre !'habitus et !e champ pratique. »t Sa conceptíon n'est dane pas si


D'oü la solídaríté substantielle entre vertu et utilité :
éloignée qu'il !e dit dt: la « rr:ain invisi~le » ~e Sr_nith, à ceei pres ql:e la
Plus on s'cflon::e ct l'on a le pouvoir de chercher ce nous est uLile, c'est-a-díre de
complicité ontologique dont ü est quest1_on la~sse J;Istement la _rl~ce ~ u~
conserver son être, plus on est doué de vertu ; et au contraíre, plus on néglige ce qui
naus est utile, c'est-à-dire de conserver son être, plus on est ímpuíssant 1• ethos pratíque, et à des regles de cond~tte qm: m?me en partle lmprovl-
sées, et justernent en raison de cette Impro~IsatiOn, pem1~ttent a tout
Une telle solidarité repose formellement sur une tension : l'enjeu est moment de gérer la stratégie d'accommodatwn des condmtes en fonc-
pour Spinoza l'entretien de la pui>sance d'agir, qui nous faít persévérer tion de la hi'êrarchie des intérêts et des valeurs en jeu.
dans notre être, et l'utilité de l'action est ce qui contribue à cet entretien. Nietzsche conteste !ui aussi, encare plus radicalement, le rôle de
Même l'appétit, s'il est « conscient », obéit à ce príncipe de médiation et l'uti.lité consciente :
de solidarité entre les moyens actuels et particuliers de l'action et le Bien Lorsque l'on a compris dans tous ses détails l'utilité de ~uelque (... ) c~utume sociak,
final, caril touche directement à la « valorisation » de l'actíon : « ... nous d'un usage politique, d'une forme artistique 1! n_e s, enslllt pas qu o;~ 3lt corr:pns
jugeons qu'une chose est bonne parce que nous faísons eflort vers elle, quelque chose à son origine (... ). Mais le but, l'uti!Jte 1;e sont que, I md1ce ,qu,une
volonté de puissance a maítrisé quelque chosc et lm a 1mpnme le seus d une
que nous la voulons et tendons vcrs elle par appétit ou désir. » 2 Par consé-
quent, la « valeur » final e de la chose est de nature syntagmatique (c'e.s-t fonction 2•
son « utilité ») et elle est éprouvée (avant d'être connue) dans le mouve- Pour Níetzsche, le << but », l' <' utilité » de l'action et de la pratique
ment qui nous dirige vers elle, en raison de notre persévérance dans l'être. n'est ni son <<origine» ní son « sens >>: le sens est à ch~rcher _dans la
La position intermédiaire (de médiation) de l'utilité, entre d'une part << volonté de puissance » qui est inhérente à tout devem_r prau9ue (le
l'actíon et son objectif, et d'au tre part les fins dernieres et l'horizon stra- « lien de puissance », c[ supra). En somme, c'est la volante de pmssance
tégique et éthique, est confirmée même dans le rapport à l' Autre, et elle qui faít le lien, et non l'utilité de l'action.
fonde le consensus sur le bien suprême : · La consistance de l'emboitement des moyens et des fins est donc un
A l'homme, rien de plus utile que l'homme ; les hornrnes ne peuvent rien souhaiter
enjeu majeur de l'éthique, puisqu'on_ voit apparaítre, sur c~ P?int. préci-
de supérieur pour conserver leur être que d'être tous d'accord en toutes choses, de sément les principaux clivages théor:ques. ~ntre systemes et!"nques,_ et Y
façon (... ) qu'ils s'efforcent tous en même temps de conserver leur être, et qu'ils compris au sein mêrne de l'économ1e poht1qu~ e,t de la philoso~h1e de
cherchent tous en même temps ce qui est utile à tous 3• l'action. Car les opposirions reposent sur les d1fferentes concept1ons de
C'est justement sur ce point que s'articule la contestation de l'utilita-- cette « consistance >> qui peut être :
risme. Dans sa version extrême, l'utilitarisme (anglais, bien súr) se passe assurée par une disposition modale et perceptive de l'agent (la pru-
de la vertu. Pour Adarn Srnith, c'est une << main inv:isible » qui conjugue dence médiatísante et iconisante d'Aristote);
et aménage les intérêts particuliers pour les faire converger en intérêt assurée par un mécanisme d'autorégulatíon interne (la main invi-
collectif. D'autres versions accordent à la vertu individuelle quelque effi- sible de Smith) ; , .
cience. Pour Recearia, par ex:emple, l'égo!sme individuei d'un côté, et la assurée par la·« conscience_», voir: le « ca~cul ~> \le calcul ratwnnel
parcimonie de la nature, de l'autre, imposent une régulation des intérêts des utilitaristes et de la philosophte analyttque) ;
individueis (la vertu), pour en brider les effets, au profit d'un intérêt col- assurée par la volonté et l'appétit de l'agent (Spinoza et Nietzsche).
lectif optimal. Bentharn, quant à lui, fait appel, pour atteindre le même
objectif, plutôl à la loi collective et politique qu'àla vertu individuelle. L'intérêt et l'investissement
Bourdieu conteste l'une et l'autre solution, caril refuse tout particu- Bourdieu traite aussi cette question, ayant lui-même récusé le rôle de
lierement la possibilité d'un calcul conscient : «A la réduction au calcul la conscience et du calcul, et n'accordant aucune considération à la pru-
conscient [utilitarisme], j'oppose le rapport de complicité ontologique dence aristotélicienne. Si les actants sociaux: agissent dans une perspec-
l. lbid., p. 262.
2. Spinoza, L'élhique, op. cit., p. 159. l. lbid., p. 154. . .
2. Frédéric Nietzschc, l11 généalog;u de la rnoralc, op. at., p. I 08.
3. lbid., p. 26!.
'1
n~

274 Pratique et éthique 275

2 I Les valeurs des groupes sociaux et des communautés : les groupes et


tive qui satisfait au bon fonctionnement collectif de l'ensemblc d'une
les communautés connaissent aussi la << persévérance dans l'êtrc »,
société, ce n'est pas parce qu'ils connaissent l'utilité particuliere de
sous un autre régime que le dasein, et leurs valeurs som principale-
chaque actíon et de chaque situation, mais parce qu'ils trouvent un
rnent des facteurs d'identité, de cohésion, de développement.
« intérét », mais au sens ou on trouve un « intérêt » à assister à un spec-
3 I Les valeurs formelles et universelles, qui se cornme des
à entrer dans un univers fictionnel, ou à participer à un jeu :
impératifs de la raison pratique, y compris les príncipes de l'utilita-
L'i~lusio, c'est le fàit d'être pris au jeu, d'être pris par !c jeu, de croire
nsme.
que le jeu en vaut la ou, pour dire les choses simplement, que
4 I Les valeurs du « bien-vivre » et de l'accomplissement indiviciuel, qui
ça vaut la peine de jouer1•
s'efforcent de conjuguer le « bien-vivre >>, l'intérêt et le bonheur.
Et par conséquent, prêter intérêt à une pratique, c'est « accorder à
unjeu social qu'il est important, que ce qui s'y passe importe à ceux qui En somme, on distinguera~t : l lles valeurs ontologiques, 2 I les
y sont engagés » 2• valeurs 3 I les valeurs 4 I les valeurs individuelles.
T out comme dans un spectacle et une fiction, l'intérêt se manifeste Cette série peut être rapproc'l1ée de celle des valeurs de vérité que Jean-
alors justement par l'absence de conscience du caractere fictif du Glande Coquetl et A.lain Berendonner2 ont, chacun de son côté et par
éprouver de l'intérêt, du côté du contenu, se traduit par conséquent, d~ des voies diflerentes, classées en fonction de leur référent, notamment
côté de l'expression, par un ouhli du caractere illusoire et fictif L'ethos de personnel: le << je-vrai », le « il-vrai », !e « on-vrai >> et le « ça-vrai >1. Le
cet oubli et de cette inconscience est alors tres précisément l' « investisse- pas peut étre franchi, sous réserve de validation empirique, d'un trans-
ment »de l'agent dans l'action. Ou nous retrouvons, d'un autre point de
fert de ces référents au Bien :
vue, le lien d'inhérence. Les actants « investis » dans la pratique sont pré-
sents à I' à veni1~ l'à faire, l'afiaire (pragma, en grec), corrélat immédiat de la 1I le ÇA-BIEN : les valeurs ontologiques ;
r:ratiq~e (praxis) qui n'est pas posé comme o~jet de pensée, comme pos- 2I le ON-BIEN : les valeurs collectives ;
Slble VIsé dans un projet, mais qui est inscrit dans le présent dujeu 3. 3I le IL-BIEN : les valeurs universelles ;
Et c'est pourquoi les relations éthiques, que ce soit entre l'expression 4I le JE-BIEK : les valeurs indiv:iduelles.
(l'ethos) et le contenu (axiologique), ou entre les fins dernieres (!e bien et
la persévérance dans l'être) et les moyens et objectifs actuels de l'action, L'heuristique, sinon la pertinence, de cette homologation, est en
ne peuvent être assurées completement par des modeles et des nom1es. partie confirmée par la maniere dont Levinas décrit la structure person-
mais e.xigent un <l:iustement permanent reposant sur des perception~ nelle de la relatíon entre "Nioi et 1' Autre : 1' « autre » de la relation inter-
figurat1ves. personnelle est un ~<tu>>, alors que l'Autre transcendant de l'éthique est
un « Il » (d'ou les développements étrangcs sur l' << illéité >> de l'Autre):
il pourrait tout aussi hien, dans notre dassification, devenir un
La classijication des valeurs
« ça-bien ».
Quatre conceptions de l'orientation morale. - Un survol cavalier de l'en- De même, la « main invisible » de l'utilitarisme anglais peut hésíter,
semhle de la pensée éthique perrnet de regrouper la diversité des selon les versions, entre le « il-bicn » (quand elle s'incarne dans la loi et
conceptions et des systemes en quatre grandes classes de valeurs : la politique), et le « on-bien >> (quand elle reste immanente à l'auto-
1 I Les valeurs ontologiques et intuitives : l'être-au-monde et Ie senti- régulation de l'utilité pratique). Quant à l'inhérence absolue (chez
ment d'existence, la dans l'être, voire1a transcendance Nietzsche) ou relative (chez Bourdieu), elles s'apparentent clairement au
de l' Autre, en sont les formes principales. « ça-bien >>.

l. Pierre Bourdieu, Raísons pratiques. Sur la théilrie de l'aclion. Paris Le Seuil « Points-Essais , !994
p. 151. " ) ' ' '
L cí(, dernier chapitre.
2. IbiL op. chapitre << Lc !àntômc de
3. Ibid., p. 155. 2
276 Pratiques sémiotiques Pratique et éthique 277

Les .formes et avatar.r du (( líen Ji éthique Ce príncipe de « connexion » par ressemblance et contact, qui
implique un ajustement permanent des ehoses, est au cceur de l'éthique
Les varíations de la rr.force du lien ;; dans la sâne éthique. Taut au lang et de la vertu comme « puissance d'agir )) :
de cette étude, la question du « lien », de sa force et de ses variations, est Une chose singuliere quelconque, dont la nature est entierement différente de la
apparue comme déterminante: c'est un résultat peu prévisible, mais nôtre, ne peut ni aider ni contrarier notre puissance d'agir, et, absolument parlant,
éminemment sémiatique, de l'enquête, depuis la réflexion sur les prati- aucune chose ne peut être bonne ou mauvaise pour nous, à moins qu'elle n'aít
ques jusqu'à cette construction progressive d'une sémiotique de quelque chose de commun avec nous 1•
l'éthique. Cette question prend des formes diverses, comme celle de la La « connexíon » est la conditian paur qu'une chose puisse nous
consistance iconique des scenes et des situations, ou comme celle de l'in- affecter, et par conséquent modifier notre puissance d'agir (et affecter
hérence entre acte et actant, entre objectif et horízon, entre actant et notre persévérance dans l'être): il n'y a dane de valeur (bonne ou mau-
abjectif, etc. vaise) que par « connexion », dans la mesure oú seule cette cannexíon
C'est par exemple le lien d'inhérence lui-même qui est directement rend possible une affection, et dane une utilité, et par suíte un désir, un
exprimé par l'ethos de l'homrne d'honneur, voire par son hexis : appétit, etc.). La cannexían généralisée prend donc chez Spinoza la
Le pas de l'homme d'honneur es~ décídé et résolu, par opposition à la démarche place de l'intérêt et de l'investissement chez Bourdieu, à moins qu'elle
hésitante, la peur de s'engager et l'ímpuissance à tenir ses engagements. Il est en ne la fonde en raison et n'en exprime une condition.
même temps mesuré: il s'oppose aussi bien à la précipitation (...) qu'à la lenteur
excessive de celui qui « traine J> •• .'. Ayant posé ainsi la multiplicité de l'existence, la solidarité de fait et
de príncipe entre les étants, Spinaza leur oppose ensuite la sélectivité
Ce qui reste à démontrer, et qui a déjà été suggéré à propos de la réductrice des comportements passionnels, qui diminue la capacité
prudence aristatélicienne (c[ su.pra), c'est que l'ethos ne concerne pas d'ajustement et d'accommodation. En effet, le corps et l'esprit qui !'en-
que la personne de l'agent, mais la scene tout entiere, et que la force du globe sont composés d'un grand nambre de« choses » diverses, et l'exis-
lien concerne l'ensemble des instances de la sd:ne éthique. La cancep- tence est donc par définition plurielle, voire multiple. Persévérer dans
tion spinoziste nous aidera sur ce point, car elle met en avant un lien de son être, c'est donc aussi d'une certaine maniere rester « divers >> à tout
connexité générale. moment, ou, en d'autres termes, maintenir disponibles l'ensemble des
La << solidarité » entre toutes les actions est, on l'a déjà vu, une pro- parties et des choses qui composent l'existence. Par conséquent, tout ce
priété nécessaire à la bonne diffusian de la valeur entre les fins et les qui réduit cette disponibilité existentielle est à proscrire, puisque par
moyens. Elle devient chez Spinoza un príncipe méréologique de cette réduction, l'être ne persévere plus, ou du moins la puíssance d'agir
l'éthíque tout entiere. Elle repose sur deux types de liens. est dirninuée.
Le premier lien est celui de la <r ressemblance >J (comme chez Bourdieu): Ce qui dispose le corps humain à pouvair être affecté de plusieurs
ressemblance entre deux choses, entre nous et une autre chose, entre un façons, ou le rend apte à affecter les corps extérieurs de plusieurs façons,
sentiment que nous avans pour une chose et celui que quelqu'un d'autre est utile à l'hamme [utile pour persévérer dans son être], et d'autant
a pour une autre chose, etc. La ressemblance est ici le príncipe d'une plus utile que le corps est rendu par là plus apte à être affecté et à affec-
contagion affective généralisée. Le second lien est celui du << contact >J ter d'autres corps de plusieurs façans ; au contraíre, est nuisible ce qui
(concomitance, cantact des parties, appartenance à un même diminue cette aptitude du corps 2•
ensemble, etc.) : cette connexion est le príncipe d'un autre type de conta- L'aptitude en question, reposant sur la disponibilité à l'égard de sa
giou, mais dont les effets sont les mêmes : reproduction, répétition, etc. : propre diversité et de la diversité du monde environnant, est en fait une
Si l'esprit a été une fois affecté par deux sentiments en même temps, lorsque dans la aptitude « adaptative », une capacité à s'ajuster dans l'action à tout
suitc, i! scra affccté par l'un d'eux, il sera aussi affccté par l'autre2 • moment et à toute situation · au contraíre, la réduction de cette disponi-

!. Picrrc Bourdieu, Esquisse... , op. cít., p. 193. I. lbíd' p. 268.


2. Spinoza, L'ithiq•e, op. át., p. 163. 2. Ibid., p. 282-233.
278 Pratiques sémiotiques Pratique et éthíque 279

bilité diminue l'aptitude « adaptative » et les possibilités de connexions La théorie sémiotique du et des tensions éthiques. La rhétorique géné-
et clone d'ajustement. Cette aptitude est aussi décrite par Spinoza en rale a elle aussi développé une éthique de la persuasion, reposant sur le
termes de « mouvement », ce qui revient à penser l'adaptation à la concept d'ethos. Elle propose notamment de nombreuses rêgle~ pour la
diversité comme a mobílisatíon 11. construction de l'etfws de l'orateur. Si l'on s'en tient à l'accept10n cou-
D'ou 1' « exces » passionnel : rante, telle que la définit l'étyrnolog1e, l'ethos re_couvre l'ensemble. des
La sensatíon de plaisír peut être excessíve. (... ) L'amour et !e désir peuvent être
usages, des coutumcs et des mceurs : l'eth?s sermt donc la fo~·t?e regu~
excessifs · la puissance de ce sentiment peut être si grande qu'il l'emporte sur liere reconnaissable et évaluable des pratiques ; nous avons tel avance
toutes les autres aetíons du corps (... ) qu'il ernpêche que le corps ne soít apte à être qu'il' serait même plus précisément le plan de l'expression des contenus
affecté d'un tres grand nombre d'autres façons ... '. éthiques de ces pratiques. . . ,, .
Certes, le sens comrnun rechercheralt volontlers 1eth1que dans les
Le raisonnement portant sur le corps est transposable à l'esprit, et contenus ~xiologiques qu'elles véhiculent, notamme_nt ~ans l~s textes et
pour les mêmes raisons exactement : Ies discours qu'elles manipulent ou produisent, rnms lmssermt du coup
Un sentiment qui se rapporte à plusieurs causes différentes que l'esplit considére en dans l'ombre leur «forme» propre, et notamment ce qui fait qu'on
même temps que !e sentíment lui-rnême, est moíns nuísíble, et nous sommes par lui- peut y reconnaitre et y distinguer des « usages », des << mceurs >l, des
même moins passifs. Nous sornmes aussi moins affectés envers eh<lcune des choses,
« coutumes » ou des « traditions ».
que s'il s'agit d'un autre sentíment également grand, qui se rapporte une seule 1
cause, ou à des causes moins nombreuses2 •
La rhétorique générale a proposé, sous la plume de Pérdman , une
des plus remarquables théories stratégiqu es qui. soie,nt, qm pern:er de
Ou encore: définir et de spécifier l'ethos argumentauf, et qm ~eleve eles proc?d~res
de la pratique persuasive 2 • C'est ce qu'on pourrmt appel_er la theone du
Le désír qui nalt de la joie ou de la tristesse [les deux passions de base] qui se rap-
porte à une, ou à quelqurscunes des panies du corps, mais non à toutes, ne
líen. Pérelman, en effet propose de rendre compte de l'ensemble des
concerne pas l'utilité de l'homn1e toL!l entier3 • stratégies rhétoriques à partir de deux g~nds_ scheme: arrJ,umentatifs: la
Le désir qui nait çle la Raison ne peut être excessif'. liaison et la dissociatíon. Ces deux schemes s apphquent a de nombreuses
substances argumentatives, au niveau du texte-énoncé, dont par
La multiplicíté nécessaire est assurée par la connectivité généralisée, exemple les notions (liaisons et dissociations, internes ou _externes, d~s
et le maintien de la multiplícité mobilise l'esprit, «protege» en quelque ou entre les notions). Mais ils s'appliquent avec une pmssance heuns-
sorte de l'exces d'aflection, et préserve la capacité à persévérer dans son tique considérable à la praxis énonciative en acte, et notarnment aux
être multiple ; inversement, la rupture de connectivité et la sélectivité relations, dans les termes mêmes de Pérelman, entre la personne, 1' acte et
passionnelle indqit une << focalisation » sur une cause, et l'exces d'affec- le discours.
tion « imrnobiliJ:e )), lvfobilisation et immobilisatíon sont donc les deux mouve- Et c'est cette même problérnatique qui permet de poser dans l:s ter-
ments qui aJfectent lçs liens de la connectivité généralisée. mes les plus efficáces la question de l'éthique, puisque ce :ont les lzazsons et
L'étfüque gere en somme cette connectivité généralisée des divers délíaisoni' entre l'acte la personne et l'argurnent qm perrnettent de
éléments et des instances de la pratique. Il est donc légitime d'envisager décrire les transformations de l'ethos, les aléas de la responsabilité et de
la construction lr. dimension éthique des sémiotiques-objets à partir l'imputation de responsabilité, et les ~ariations de la ~?rce d:engagement
qç la variation de la, force des liens en question, et de considérer que ces énonciatif. Les usages de la persuas10n et les mameres d argumenter,
variations sont cela même qui s'exprime dans l'ethos de la scene. La
construction sémiotique en question sera clone une éthologie.
J. Chaim Pérelman, Traité de l'argumentatíon. La nouvel!e rhéiorique, op. cit.. ,
L p. 286-287. 2. Les « procédures » sont une des formes de I~ ;<praxis »: a notamment des
2. p. 344. conduites, des et des rituels. Elles se spcCJitquemcnt, par modalilé domi,
3. p. 304. nante du << ». . . , , . _ . . __ .. , ) , "''
4. P· 305. 3. Nous préfi?rerons désorrnats ce derrucr tenne a celm de <{ dis.soCiatlou '}t utthse par I ereh.úul.
280 Pratiques sémiotíques 281

selon Pérelman, sont donc des figures et des séquences de la líaison et de La typologie des liens pratiques, porteurs des eflets éthiques, esl
la déliaison. clone maintenant envisageable.
Quelles que soient les instances de la pratique qu'ils mettent en rap- • Le lien entre l'opérateur et l'objectif correspond à ]' rr mtérêt 1>, dans la
port, ces liens entretíennent toujours un certain rapport aux valeurs, et mesure ou i! concerne l'investíssement sémantique, moda! et passion-
ce rapport aux valeurs est notamment systématiquement actualisé lors nel de l'opérateur dans l'objectif.
des renforcements et affaiblissements des liens. En somme, la valeur de • Le lien entre l'opérateur et l'acte correspond à l' « inhénmce ii, dom
chaque tactique argumentative est exprimée grâce à ces modulations nous avons déjà longuement établi les conditions.
des liaisons et déliaisons. Les liens argumentatifs, selon Pérelman, sont • Le lien entre l'opérateur et l'horizon correspond à l' « utílité 1>, au sens
donc des liens porteurs d'axiologie. le plus général, en ce sens qu'elle résulte d'une appréciation, du point
La conception de l'éthique argumentative selon Pérelman est parfai- de vue de l'opérateur, de son accord ou de son désaccord avec les
tement compatible avec la définition que nous avons proposée de la íncidences et les effets sur l'Autre de son action.
dimension éthique des pratiques, comme l'ensemble des opérations por- • Le lien entre l'acte et l'objectif correspond à la 1>, et mesure en
tant sur les « liens syntagrnatiques » entre les instances de la pratique. somme la congruence plus ou moins affinnée entre le processus et sa
Cette dístinction implique, rappelons-le aussi, une distinction entre deux visée ; quand 11 s'agit du résultat atteint, la finalité se convertit alors
faces différentes de l'éthique : (i) une face sémantique et paradigma- en ifficacité ; dans une version plus complexe, qui integre aussi les
tique, constituée par des contenus articulés dans des textes en « systemes conditions initiales et l'état de l'env:ironnement (et clone de I' << hori-
de valeurs », sur lesquels les choix éthiques projettent des polarités posi- zon >r), cette efficacité est elle-même convertie en ·
tives et négatives ; et (ii) une face syntagmatique, celle de la consistance • Le lien entre l'acte et l'horizon correspond à la << J), au sens
et de la force des liens, modulées par les liaisons et déliaisons entre les oú tout acte ayant lieu dans un env:ironnement pratique et straté-
instances pratiques. gique, il est supposé influer sur cet horízon au titre de ses conséquen-
C'est clone maintenant, et pour finir, la dímension syntagmatique de ces propres ; la question de savoir si le champ de la responsabilité
l'éthique pratique qui nous arrêtera, et plus particulierement les opéra- assignée à l'acte s'étend à ces conséquences est l'objet des débats éthi-
tions de liaisons et déliaisons au sein de la scime prédicatwe élémentaire de la ques les plus difficiles.
pratique, portant sur les relations constitutives qui assurent la consistance de • Le lien entre l'objectif et l'horizon correspond à la '< pmdence », cette
cette scene : des actes, des actants et des propriétés des actes et des actants. derniere étanCentendue au sens d'Aristote, c' est-à-dire un réglage des
Nous avons déjà défini pl us haut la composition de cette scene, que relations entre ce qui est visé dans l'action et les effets de cette der-
nous rappelons ici succinctement. niere sur son environnement pratique ; l'usage courant, aujourd'hui,
dans les domaines de l'éthique publique, parle plutôt de « précau-
ACTANT OPÉRATEUR tion » (comme dans le príncipe dit « de précaution

l
ACTE PRATIQUE
Lis modulations tensives des liens éthiques. Pérelman propose deux
tyves d'opérations qui modifient la force ax:iologique des liaisons argu-
mentatives : d'une part, la « rupture ))' qui inverse le mode de raisonne-
ment, et fait passer de la liaison à la déliaison, et réciproquement ; et
d'autre part, le «fieinage », qui affaiblit la liaison ou la déliaison. Par

/~ conséquent, et par généralisation à toute pratique, on considérera que la


valeur opératoire des liens éthiques reposera sur les opérations de frei-
nage et de rupture qui en modifient la force axiologique.
AüfRESCÊNE OBJECTIF On pourrait être tenté de reconnaítre dans les opérations élémentai-
HORIZON STRATÉGIQUE ETRÉSULTAT res, les deux schemes de base, l'équivalent de la corrjonctíon (liaison) et de la
282 Pratiques sémiotiques Pratique et éthique 283

disjonction (déliaison), transposées à hauteur de l'énonciation ; allons plus lien institué par la valence (entre prédicat et actants), par 1' énonciation
loin : il y a même quelque chose, dans leur définition et dans leurs modes (entre instance énonçante et énoncé) et par la sémiose même (entre
de fonctionnement, qui les apparente à l' embrayage et au débrayage. Pour- expression et contenu). La « force du lien » syntaxique ne se manifeste
tant, ces ressemblances sont trompeuses, et la réduction qui pourrait en que s'il est soumis à des fluctuations ; on sait par exemple, en gram-
découler, particulierement fâcheuse. Et il y a à cela plusieurs raisons. . maire phrastique, que certaines opérations de déplacement ou d'extrac-
Pour commencer, la liaison et la déliaison operent de maniere gra- tion sont plus ou moins acceptables, selon qu'elles affectent des liens
duelle, sur des tensions dont elles modifient la force, sur des équilibres phrastiques, « forts » (dans le noyau prédicatifj ou '' faibles » (dans l'en-
qu'elles perturbent ou renforcent, autorisant en cela l'inversion ou la tour circonstanciel de ce noyau), et c'est seulement au moment de la
modération des tensions en cours. En cela, elles se rapprocheraient plus tentative d'extraction qu'on peut vérifier la force de liaison qui assure la
du modele sociosémiotique de 1' « union >> et de la « contagion » selon solidarité entre les éléments de la scene préclicative.
Landowski 1, que de celui de la «jonction » selon Greimas 2• La force de liaison propre à la valence est la seule explication possible,
En outre, et contrairement au débrayage et à l'embrayage, la liaison par exemple, des variations métonymiques, qui permettent d'évoquer
et la déliaison n'operent pas entre des plans d'énonciation différents, une des instances d'une scene prédicative par l'intermédiaire d'une
encare moins entre des set':nes d'énonciation différentes, comprenant autre instance : la tension globale entre les valences prédicatives semble
des actants distincts. Certes, le brayage concerne directement la sphere se relâcher en production, et se rétablir au moment de l'interprétation
personnelle, et regle aussi les relations entre les instances énonçantes et de la métonymie.
l'énoncé, mais il gere principalement la hiérarchie entre plusieurs scenes La force de liaison propre à la sémiose est elle-même soumise à de
d'énonciation, ainsi que les « entrées » et les « sorties » de la scene telles variations tensives : dans le théâtre de Ionesco, par exemple, la
d'énonciation principale, comme chez Benveniste, entre l'énonciation prolifération répétitive des figures du plan de l'expression, qu'il soit ver-
du discours et celle de l'histoiré. bal ou objectal, dans le texte ou dans les indications de mise en scene,
En revanche, les opérations qui nous occupent, notamment du point ralentit ou suspend le processus interprétatif, et <<vide » le plan du
de vue de l'éthique pratique, se produisent toujours à l'intérieur d'une contenu de toute substance sémantique.
même scene d'énonciation, à l'intérieur d'un même dispositif actantiel, De même, la force de liaison énonciative, entre les instances énonçan-
voire, dans certains cas, «à l'intérieur » d'un seu! et même actant. Les tes et l'énoncé s'affaiblit au fur et à mesure de l'entassement des modali-
liaisons et déliaisons, par conséquent, telles que nous venons de les cir- sations, produisant ainsi des situations d'énonciations « flottantes » et, à
conscrire, ne sont pas en mesure de rendre compte de variations de la limite ininterprétables.
points de vue, ou de conflits de positions idéologiques, car elles ne sont La rr.force de liaison }/ est clone un concept hypothétique, dont on ne
conçues que pour rendre compte de la dimension éthique. peut tester la valeur opératoire qu'en cherchant à la modifier. 11 faut par
Elles touchent au statut même des instances, en faisant varier conséquent lui attribuer des conditions d'actualisation, qui, à ce qu'il
notamment leurs modalisations, et elles s'apparentent en cela aux trans- semble, pourráient être au nombre de deux : (i) elle ne se manifeste
formations d'instances selonjean-Claude Coquet\ aux transitions entre qu' en raison de la solidarité nécessaire entre les éléments cons.t~tutifs
instances autonomes et hétéronomes, et aux transitions internes à la d'une scene : en ce sens, elle n'est qu'un autre nom pour la stabdzsatzon
subjectalité. iconique de la scene prédicative (produit de la <' scénarisation ») ; (ii) toute
11 nous faut clone poser l'existence autonome d'un type d'opérations modification d'un lien entraine par compensation la modification d'un
propres à la scene prédicative des pratiques, qui touchent à la force du i
cru plusieurs autres liens, et si ce n'est pas le cas, l'identification de la

I. Éric Landowski, Passions sans nom, Paris, PUF, 2004.


2. Algirdas Ju1ien Greimas, Du Sens. Essais sémiotiques, Paris, Le Seui1, 1970.
3. Émi1e Benveniste, Probli:mes de linguistique générale, I, Paris, Gallimard, 1966.
4. Jean-C1aude Coquet, La quête du sens, Paris, PUF, 1997.
lI pratique est compromise ; il y aurait clone une << homéostasie » des liens.
Si la jonction intéresse les relations entre états, voire entre situations
narratives, si le brayage concerne les relations entre plans et scenes d'énon-
ciation, alors il faut admettre que les opérations de liaison et de déliaison
touchent à une autre dimension des structures sémiotiques, notarnment

I
284 Pratiques sémiotíques Pratique et éthique 285

celles de la pratique, à savoir : leur (( consistance n, sachant que la consistance L'éthique pratique du poírzt de vue de l'opérateur
est, par définition, la force homéomere qui solidarise les des struc- l. Tensions éthiques entre " et << opbatewl ac/e":
tures anhoméomeres. L'ensemble des éléments constitutifs des scenes
prédicatives sont en effet des parties fonnant un tout, aux « liens » Opérateur Opérateur
que nous avons examinés plus baut, mais nous faisons maintenant l'hypo-. impliqué engagé

these d'une solidarité entre teus ces liens, la consistance, qui assure la
reconnaissance et le tünctionnement global de la scene pratique. opérateurí
objectif
[intéri\t]
()y.elques atticulations mqjeuns de l'éthique pmtique. ~ Le principe selon
leque! chaque modification d'un lien entraine une modification d'un ou
Opérateur Opérateur
plusieurs autres invite à considérer ces phénomenes de consistance désengagé désimpliqué
homéostatique comme un ensemble de tensions entre liens associés. opérateur/acte
Ce principe général peut alors être décliné en tensions locales prov'Í- [inhérence]
soirerrfent isolées, gràce à une segmentation raisonnée de la combina- L'évaluation de la « mobilisation pratique» de l'opérateur
toire, en deux nivéaux :
• une premiere distinction qui repose sur le point de vue adopté, c'est-à- L'opérateur « impliqué » est dans un rapport plus fort avec son
dire sur l'instance pratique à partir de laquelle sont appréciées les objectif qu'avec son acte; il est désimpliqué en proportion de son déta-
tensions et évaluées les conséquences éthiques ; il y a dane quatre chement à l'égard de l'objectif, et de son investissement dans l'acte lui-
ensembles, reposant successivement sur le point de vue de l'opérateur, même. L'opérateur « engagé » est également investi à la fois dans son
sur celui de l'acte, sur cdui de l'objectif et sur celui de l'horizon; acte et son objectif, et par conséquent, le « désengagement >> résulte de
• une seconde distinction, à l'intérieur de chacun de ces quatre l'affaiblissement des deux liens également.
ensemble, par regroupement deux à deux de tous les liens impliquant
2. Tensions étltiques entre "opbateurl oljectif» et « opbateur! horizon":
l'instancc dont on a choisi le point de vue, ce qui produit trais struc-
tures tensives pour chaque ensemble.
Opérateur Opérateur
focalísé (ou « buté ;;) compromis
Par exemple, sous le point de vue de l'opérateur) on pourra examiner
séparérnent les variations de tensions entre les liens suivants :
opérateur/
entre le lien « opérateur/objectif» et le lien « opérateur/acte >>; objectif
entre le lien « opérateur I objectif » et le lien << opérateur I horizon » ; [intérêt]

entre le lien « opérateur/acte » et le lien « opérateur/horizon ».


Opérateur Opérateur
Chaque dornaine de l'éthique peut étre organisé sur le mêrne prín- lnconséquent << machiavélique >>
cipe, ce qui engendre une déclinaison complete et interdéfinie des opérateurlhorizon
« situations syntagmatiques » typiques des positions éthiques. [inhérence]
Enfin, rappelons ici qu'on peut aussi caractériser chacun des L'évaluation de la « projection » pratique, de l'opérateur
liens eomme une « valence pratique>> de l'étbique, et lui donner
un norn (c( supra) : 1' « intérêt » (opérateur I objectif) ; I' << inhérence » L'opérateur « buté » est entierement investi dans son objectif au détri-
(opérateur/acte); 1' « utilité >> (opérateur/horizon); la « finalité » ment de l'horizon stratégique ; à l'inverse, il est considéré comme « machia-
(acte/ objectif) ; la « conséquence » (acte/horizon) ; la << prudence » vélique » s'il se détache de l'objectif assigné à son acte pour ne prendre en
(objectif/ho rizon). considération que les conséquences stratégiques. Il est « compromis ~> si,
286 Pratiques sémiotiques Pratique et éthique 287

dans ce demier cas, il maintient néanmoins un lien fort avec son objectíl: en L'acte peut aussi être évalué en fonction des aurres instances de la
ce sens que, dans ce cas, l'investisscrnent dans l'objectif est considéré scene pratique qu'il exprime : ici, soit l'objectif (qui finalise l'acte), soit
comrne prédéterminé par l'intérêt qui le lie à l'horizon stratégique. l'opérateur (qui s'exprime grâce à la "rémanence » de l'acte). Les deux
liens étant réunis et également renforcés, ils forment la motívation de
3. Temions entre « opéraieuri acte " et " »:
l'acte, notamment dans la perspective d'une appréciation des « mobi-
les » de l'acte (rappelons ici, que la recherche des mobiles, qui aboutit à
Opérateur Opérateur
stratCge (ou calculateur)
une « imputation » de l'acte à un opérateur, part de l'acte et remonte
vers l'opérateur le plus plausible). Si le «mobile» ne réside que dans la
congruence entre l'acte et son objectif, on ne peut conclure qu'à la fina-
opérateur/
acte lisation de l'acte; de même si l'acte ne fait que conforter l'identité de
[inbérence]
l'opérateur, il ne témoigne que de son repli sur lui-même. La «motiva-
tion » de l'acte comme mobile de l'act1on requiert bien, en eifet, un ren-
Opérateur forcement conjoint des deux liens.
irresponsable

2. Tensions entre et << actel /wrizan » :


(utilité]

L'évaluatíon de la « morale pratique» de l'opérateur


Acte :<direei J> Acte redirigé

La morale stratégique est évaluée à partir de la maniêre dont l'opé-


acte/
rateur assume tel ou tel lien dans la scene pratique : il est « respon- objectif
sable » quand il assume plutôt l'acte, « cynique » qu'il privilégie l'hori- [finalité]
zon stratégique au détrirnent de la valeur de l'acte, et « calculateur »
quand il conjugue les deux, dans la mesure ou l'investissement apparent
dans l'acte est mis au service de l'horizon stratégique. L'irresponsabilité
globale de l'opérateur résulte clone de l'affaiblissement des deux liens. acte/1l0rízon
[conséquenee]

L'éthíque pratique du point de vue de l'acte Évaluation de la de l'acte


l. Tensions étkiques entre « acte/ objectif" et

Un des phénomênes les mieux étudiés par la pragmatique tient à la


Actefinalisé Acte motivé
coexistence possible, pour un même entre deux modalités de sa
direction : soit immédiate (acte direct), soit médiate (acte indirect). Dans
acte/ le premiet· cas, l'acte porte directement sur son objectif, et dans le
objectíf
[finalité] second cas, indirectement sur son horizon stratégique. Cette distinction,
établie naguere pour les actes de langage, n'est pas une propriété exclu-
sive des énonciations linguistiques ; en tant que telle, elle décrit deux
Acte immotivé Acte égotique manieres différentes de faire usage des actes à l'intérieur d'une scêne
acte/opérateur
pratique, et la différence entre les usages directs (centrés sur l'objectif) et
[utilité] les usages indirects (centrés sur l'horizon stratégique) vaut pour tout type
Évaluation des mobiles de l'acte
d'usage, et pour toute sd:ne pratique. La réunion des deux liens caracté-
288 Pratiques séraio tiques Pratique et éthique 289

rise globalement le cc contrôle » de la portée des actes pratiques ; le ren- L'éthique pratÍque du point de vue de l'objcctif
forcement mutuel et des deux liens rend compte d'un contrôle par
« redirection », alors que leur affaiblissement signaJe un acte purement l. Tensions éthiques entre « objectif! opérateur » et « objectifl acte" :
réflexif, un acte non dirigé et qui, par conséquent, ne porte que sur lui-
même. Objectifégolste Objectífbut

3. Tensions éthiques entre « actel opérnteur" et « actel horizon »:


objectiJJ
opérateur
[intérêt]
Acte assumé Acte projectif

Objectifvain Objectifde réussite


acte/
opérateur objectiflacte
[inhérence] [finalité]

Évaluation de l'objectif de réalisation


Acte grctuit Acte dévoué

acte/horizon L'o~jectif peut être défini comme un G résultat » potentiel et projeté,


[conséquence] et par conséquent, à travers ce résultat, on peut évaluer ce qu'il vise à
Évaluation de la visée de l'acte réaliser: ou bien le « soi » de l'opérateur (self-made), ou bien l'acte lui-
même, dans la seule perspective de la réussite de la pratique. Si les deux
modes de réalisation sont congruents et également vi.sés, alors la réussite
Entre l'opérateur et les conséquences sur l'horizon stratégique, de la pratique devi.ent un '< but » de l'opérateur, le but conciliant en
l'acte est !e centre organisateur d'une tension spécifique : d'un côté, si l'occurrencc la réalisation de soi et la réalisation de l'objectif. La
l'acte paraít indifférent aux conséquences, il sera considéré cornme « vanité >> de l'acte, à la diflerence de la « gratuité » (cf. supra), se carac-
pleinement « assumé » par son opérateur ; inversement, s'i.l s.emble térise par l'affaiblíssement de toutes les perspectives de « réalisation ».
entierement dédié à la modification de l'horizon, au détriment de
l'opérateur, il apparaitra comme un acre désintéressé (en l'occurrence, 2. Tensíons entre "objectif! opérateur" et « opérateurI horizon " .
il s'agit d'un jugement sur l'effet de l'acte, et non sur les « qualítés » de
l'opérateur. Objectif irréaliste Objectif adéquat
Si les deux liens sont renforcés, aJors l'acte exprime la relation entre
l'opérateur et l'horizon, et suscite un effet de '< projet » (cf. la « culture
de projet »): l'opérateur s'affiche « en projet » dans l'horizon straté- objectif/
opérateur
gique. L'acte gratuit trouve ici sa place, des lors qu'il ne satisfait ni aux (intérêt]
besoins et désirs de l'opérateur, ni aux exigences et aux projets
stratégiques.
Objectif de compromis Objectif réaliste

objectiffhorizon
[prudenceJ

Évaluation de l'adéquation de l'objectif


290 Pratiques sémíotiques Pratique et éthique 291

L'évaluation de l'objectif peut aussi porter sur l'éguilibre qu'il pro- Étlzique pratique du point de vue de l'horizon
pose entre l'expression des préférences et des tendances de l'opérateur, L Tensions entre et <<
d'une part, et l'adéguation avec l'horizon stratégique, d'autre part: c'est
dans cette perspective qu'on peut apprécier notamment le « sens des
Horizon d 'intérêt Horizon investi
réalités » tel qu'il se manifeste dans la définition de l'objectif. L'objectif
n'est déclaré « adéquat »que s'il concilie les tendances de l'opérateur et
les exigences stratégiques ; il est « irréaliste » s'il ne prend en compte horizon/
que les premieres, et, par concession, « réaliste », s'il ne prend en consi- opérateur
[utilité]
dération que les secondes. Le « compromis » est ici entendu dans son
acception faible, en ce sens que l'objectif de compromis, ne visam qu'à
concilier les préférences ou les idéaux de l'opérateur et les exigences Horizon désinvesti florízon d'aju.stement
stratégiques, ne satisfait finalement ni l'un ni l'autre.
horizlllllobj ectif
3. Terw:ons entre et [prudence]

Évaluation de l'adaptation de l'horizon


Objectifrésultat Objectifperfonnance

Le point de vue de l'horizon stratégique étant celui de 1' << autre


objcctif/
a cte
scene >>, voire des acteurs de cette autre scene avec lesguels l'opérateur
[intérêt] entre en interaction au cours de sa pratique, son rapport avec l'opéra-
teur implique des intérêts partagés, et son rapport avec l'objectifpropre
à la pratique en cours, des ajustements réciproques. Le renforcement
Objectif:finalité convergent des deux liens produit un effet de cohérence, dont on peut
dire qu'il exprime l'investissemenLde l'objectif, par l'opérateur, dans
l'horizon stratégique.
Évaluation de l'objectif par les fins et les moyens
2. Timsions entre

Dans la tension entre l'horizon stratégique et l'acte lui-même, l'ob-


jectif peut manifeste r soit une perspective restreinte, soit une perspective
Horízon d'identification Horizon de chance
élargie. Dans le premier cas, il est seulement défini pour que l'acte pra-
tique aboutisse, et il est clone conçu pour être accessible, et se réaliser en
résultat. Dans !e second cas, il tend à se coníondre avec l'horizon straté- horizon/
opérateur
gique, et l'acte lui-même n'est plus alors qu'un moyen indifférent, dom [utilité]
l'aboutissement n'est parfois pas même nécessaire, voire pas rnême
recherché (la fin justific les rnoyens). L'objectif dit «de performance»
concilie les deux, en ce sens que le résultat est nécessaire à la réalisation Horizon de malchance Horizon d 'opportunité
stratégique ; et enfio la version minimale, qui ne préserve qu'une possi-
horizoo/acte
bilité d'action pratique, sans exigence ni résultat ni de perspective straté- [prudence]
gique, se contente d' « assurer les moyens ». On retrouve ici le vocabu-
tYaluation de la fortune otratégique
laire ordinaire du « management ».

l
292 Pratiques sémiotiques

n est ici question de la rencontre, dans la relation avec l'horizon CONCLUSION


stratégique, entre l'acte et son opérateur: quand c'est le lien avec l'acte
qui l'emporte, une occasion se présente, évaluée comme une opportu- PRATIQUES ET CULTORES
nité; quand c'est le lien avec l'opérateur qui domine, ce dernier ren-
contre lui aussi une « occasion », celle de se projeter par identification TRADITION, INNOVATION ET BRICOLAGE
intéressée avec tout ou partie de son horizon stratégique. Le renforce-
ment des deux liens est une «chance ».

3. Tensimzs entre "horizon! of{;itciifJ> et « harizonl acte ":

Horízon d 'e}ficacité Horizon d 'efficience

horizon/ L'argument principal de cet essai, selon leque! les valeurs praxiques
objectif
[prudence] prennent forme dans l'organisation du cours d'action, c'est-à-dire sur
I'axe syntagmatique des pratiques, apparaít maintenant, au terme de ce
parcours, comme un argument en fàveur d'une sémiotíque des cultores.
Honzon d'accident Horizon d 'incidence JVfais il s'agirait alors d'une sémiotique des cultures qui ne serait pas seu-
lement une fédération d'hennéneutiques spécialisées, comme le propose
horizon/acte
[conséquence] François Rastier 1, mais une sémiotique-objet à part entiere, une macro-
sérniotique constituée d'un plan de l'expression et d'un plan du contenu,
Évaluation de I'action stratégique
de codes et de regles syntagmatiques qui lui seraient propres, ainsi que
l'entendent les rnernbres de l'École de Tartu-l'vloscou, et notamrnent
Lotman\ mais aussi Uspensky et lvanov.
Dans la perspective de la modification de l'horizon, l'objectif et La contribution des pratiques à la fonnation et à l'évolution des
l'acte se disputent ici en quelque sorte la prééminence: si le premier cultures tient à leur propension à produire des valeurs, notamment
l'emporte, le jugement d'efficacité s'impose; si c'est !e second, il y a éthiques et esthétiqucs, par le moyen des processus d'accommodation,
incidence de l'acte sur l'horizon; la convergence des deux définit l'effi- et clone sur l'axe syntagmatique. Certes, en micro-analyse, les tensions
cience, au sens ou l'objectif se trouve en congruence avec l'acte et ses et les équilibres de cette accommodation, notamment entre program-
moyens en vue de la modification de l'horizon. mation et ajustement, sont seulement des formes du proces, et des
péripéties n~rratives. J\rfais en macro-analyse, à hauteur d'une aire ou
d'une époque culturelle, et clone à l'intérieur d'une sémiosphere, elles
participem aux transformations culturelles : en effet, l'accommodation
adapte le cours des pratiques aussi bien en puisant dans un fonds
d'usages canoniques qu'en dégageant des solutions innovantes, et,
en cela, elle contribue à la dynamique de production des formes
culturelles.

L Art.i et sciences du texle: op. ât.


2 sémwsphi!re, op. cít.
294 Pratiques sémiotiques Conclusion 295

Cette dynamique, Lotman l'a décrite sous la forme d'une grande étaye cette conception sur le fonctionnement de la pensée mythique
~yntagmatique, dont il a fait !'une des propriétés majeures de la sémio- selou Lévi-Strauss :
sphere ; cette grande syntagmatique est !'homologue, en macro-ana- Le propre de la pensée mythique est des'exprimer à l'aide d'un répertoire dont la
lyse, des procédures de programmatíonlajustement en micro-analyse. composition est hétéroclite (... ) Elle apparait ainsi comme un bricolage intellccr
Rappelons ici les principales phases de cette séquence culturelle cano- tueL'.
nique : I I les formes étrangeres et nouvelles sont accueillies dans la
sémiosphere, mais avec l'éclat et le prestige inquiétant de l'étrange; Mais le bricolage n'est pas seulement le fait de la sémiotique-objet
2 I les processus de multiplication, d'imitation, de traduction ou de analysée : il opere aussi, pour Lévi-Strauss, dans la pratique méta-
transposition assurent la diflusion et la banalisation de ces formes dans sémiotique elle-méme, dans la maniere de concluíre l'analyse :
l'ensemble du champ culturel; 3 I l'exclusion, voire la forclusion de C'est des surréalistcs que j'ai appris à craindre les rapprochements abrupts et
imprévus comme ceux auxquels l'vfax s'est plu dam ses collages. L'influence
leurs propriétés spécifiques et trop singulieres les rendent enfin plus
est perceptible dans La pen.sée sauuage. Dans les j'ai aussi
<< familieres ))' et effacent la mémoire de leur origine étrangere ou de jaillir plus de
une matiere mythique et recomposé ces
leur nouveauté; et enfin 4--1 la communauté et sa culture assumem
pleinement les formes assimilées, et travaillent à leur redéploiement Le bricolage est clone plus que l'organisation syntagmatique de telle
comme valeurs universelles. ou telle pratique, et a fortíori, de la seule praxis énonciative ; c'est une
Par ailleurs, la contribution des pratiques à la production des formes de vie, qui est également à l'ceuvre dans toutes les dimensions de la
culturelles avait déjà été reconnue par Denis Bertrand 1, à propos de la production des formes culturelles, sémiotiques ou métasémiotiques.
praxis énonciative. L'énonciation était dans ce cas conçue non pas seule- Dans cette perspective, le bricolage serait un autre nom de la produc-
ment comme un appareil formei et comme un simulacre projeté dans tion sémiotique, de cette dynarnique qui constitue des plans d'ex:~res­
l'énoncé, mais définie comme une ayant prise sur la réalité lin- sion pour les mettre en relation avec des plans du contenu ; ce sera~t e~
guistíque et culturelle, cette « prise » étant rendue possible par le pas- somme une macropratique sémiotique, celle qui donne une forme stgm-
sage de la compétence sémio-linguistique (virtuelle, potentielle) à la per- fiante aux: sémiospheres, celle qui construir la signification des cultores.
formance discursive (actuelle, réalisée). L'énonciation ainsi conçue est Pour faire bref, la « macrosémiose )) culturelle.
déjà un lieu de traditions eLd'innovations, un lieu d'usages et de créa- Mais, si le bricolage est un processus producteur de signification, s'il
tions rhétoriques : et à ce titre, elle appartient à la dynamique en est méme le paragon pour les productions culturelles, alors, du même
linguistique elle-même. coup, il oblige à considérer à nouveaux frais notre conception même de
Le rôle des pratiques dans la constítution des cultures a aussi été la signification, du moins dans une perspective pratique.
rnis en évidence par Jean-Marie Floch, grâce au concept de bricoiagé'. La question sous-jacente, en effet, est celle du mode d'existence de la
Jean-~1arie Floch situe le bricolage lui aussi parmi les opérations de la signification, et, par conséquent, de~ conditions sous lesquelles i! est pos-
praxis énonciative, mais les définitions qu'il en donne, ainsi que la sible de la saisir· d'un point de vue pratique. Cette question a reçu, dans
maniere dont i! en use, sont de portée beaucoup plus Le bri- l'histoire de la sémiotique, plusieurs types de réponses. Nous en retien-
colage, en effet, tel qu'il l'entend, est un acte caractéristique de toutes drons seulement deux, les deux principaux paradigmes à cet égard, si
les pratiques sémiotiques, des lors qu'elles sont considérées comme pro- l'on élimine au préalable les conceptions axiomatiques (par exemple, la
ductrices de formes culturelles signifiantes, et, inversement, le caractere signification conçue comme différence), ou spéculatives (par exemple, la
culturel et signifiant de ces_pratiques nous est donné à comprendre à signification conçue comme déhiscence modale, comme écart ontolo-
travers le bricolage qui préside à leur organisation syntagmatique. Il gique, entre l'être, d'une part, et !e devoir-être ou le pouv~í:-être,
d'autre part), et si on ne retient que les réponses de ty1Je empmque.
L Denis Bertrand, « L'impersonnel !'énonciation », Protée, Chicoutimi, n° 21/!, !993.
2. En particulier dans Jean-?vfaríe Boch, ldentités visdelks, Paris, PUF, 1995 : dix références à l' entrée L Clallde Lévi-Stmuss, La peTlsée Paris, Plon, p. 24.
« Bricolage >> de l'index des notions. 2. Claude Lévi-Strauss, De prês et de Paris, Odi!e 1988, p. 5·L
296 sémiotiques Conclusion 297

La premiere réponse, de type tranifonnationnel, résulte de la conver- phique et anthropologique. On peut ainsi suivre l'émergence d'une
gence entre deux courants, celui de la glossématique hjelmslévicnnc sorte de para.digme informei que l'on pourrait caractériser comme celui
d'un côté, et celui de la sémiotique dialogique de Bakhtine et de Lot- de la « résolution des hétérogénéités ».
man, de l'autre: pour la premiere, la signification n'est saisissable que D'un côté, Ricceur en a donné une versíon radicale, formulée
dans le processus de l'analyse, et notamment de l'analyse discontínue. comme « synthese de l'hétérogêne », qui prend naissance avec sa
c'est-à-dire plus précisément lors du passage d'une sémiotique-objet â conception « ontologique » de la métaphore (cf. IA métaphore uive 1) ; selon
une métasémiotique ; pour la seconde, la signification est un eflê~t eles cette conception, la métaphore ne procede pas à la substitution d'un
échanges dissymétriques qui ont cours à l'intérieur eles cultures et des contenu à un autre, mais à leur confrontation, et à l'éventuelle résolu-
sociétés, ou entre les cultures et les sociétés, des échanges dits « dialogi- tion de la contradiction entre '< être ceei » et « ne pas être ceei ». Cette
ques )}' et qui, de fait, impliquent d'incessantes opérations de traduction réflexion sur la S}Tithese de l'hétérogene se prolonge et se déploie com-
et de transposition. plctement surtout à propos des structures narratives : celles-ci sont en
La convergence repose sur l'élémem commun suivant : le seu! mode effet susceptibles, aux opérations de configuration et de refigura-
d'existence assignable à la signification serait, dans cette premiere tion de l'expérience temporelle, d'opérer une synthese signifiante de
conception, celui que lui procure sa propre trans.formation au cours d'un l'action vécue ou imaginée (cf. Temps et récif).
transfert entre niveaux, entre voix, entre énoncés et énonciations. De l'autre côté, on retrouve le courant dialogique, mais considéré
la raison pour laquelle A.J. Greimas, fort des résultats de l'analyse des d'un autre point de vue, celui des conceptions plurielles du sens : poly-
transformations narratives, et des généralisations qu'elle autorise, peut phonie, dialogisrne, intertextualité, syncrétisme, polysensorialité, etc. Le
affirmer, en rejoignant à la fois Hjelmslev et Lotman, que la signification sens est pluriel, les pratiques sémiotiques procedem à la confrontation et
n'est sairissable que dans sa traniformation: au montage entre des élérnents hétérogenes, des niveaux de pertinence
A cette délinítíon axiomatísante de la sígnification', i! faut en ajouter une autre, de et eles types sémiotiques différents, et la signification est le résultat du pro-
caractere empírique, portant non plus sur sa << nature », mais sur les moyens de cessus de résolution « synthétique » de cette pluralité.
l'appréhender comme objet connaissable. On s'aperçoit alors que la significatiou La convergence entre ces deux courants est de nature herméneu-
n'est observable que Jors de sa manipulation, au moment oú, s'interrogeant sur elle tique, dans l'exacte mesure ou la signification qui en résulte a toutes les
dans un langage et un texte donnés, l'énonciateur est amené à opérer des transposi-
úons, des traductions d'un texte dans un autrc tcxtc, d'un níveau de langage dans
propriétés d'une '< vérité » inventée à partir d'éléments qui ne la conte-
un autre, d'un enfin, dans un autre naient pas en propre, et dont le rapprochement ne pouvait donner tout
au plus que ·1e « soupçon » d'un sens à découvrir, le sentiment d'un
Du point de vue de la pratique métasérniotique, qui est ici qualifié « défaut de sens »à combler. Et c'est alors la séquence de résolution des
par Greimas de point de vue empirique, la signification n'aurait clone hétérogénéités qui produit, à partir de ce « sens pluriel », des significa-
d'autre mode d'existence que celui que lui confere l'analyse, qu'elle soit tions articulées ou articulables.
interne ou externe, au rnoment de Ia manipulation-transformation On reconnáítra aisément dans cette seconde conception le « brico-
qu'elle lui Notons au passage que cette conception présuppose lage » lévi-straussien revisité par Floch. Contrairement à la premiere, qui
qu'un texte ou un langage soit déjà « donné », et que ce sont ces don- intéresse les textes-énoncés achevés, celle-ci concerne les sémiotiques-
nées qui sont manipulées et transposées dans un autre texte, dans un objets « en a c te», et par conséquent les pratiques dynamiques et ouvertes.
autre langage. Le passage d'un type de réponse à l'autre implique un changement
Le second type de réponse, qui adopte un point de vue herméneutique, de perspective et de niveau de pertinence, mais elles ne sont pas incom-
résulte de la convergence de plusieurs courants d'inspiration philoso- patibles: dans !'une comme dans l'autre, la signification n'est saisissable
qu'à l'occasion d'une manipulation, ce qui revient à dire que le statut
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298 Pratiques sémíotiques Conclusion 299

empirique de la signification est globalement de nature syntagmatique L'ínnovation semble en revanche procéder tout autrement. Certes, le
et non paradigmatique. ' point de départ est le même : des ensembles hétérogénes, des écarts
Revenons à la dimension culturelle des pratiques. Le bricolage est qu'on s'efforce de combler, un bricolage à partir duque! on propose une
e? quelque sort? le p~ragon, en même temps que la version anthropolo- nouvelle organisation des valeurs et des figures. Pourtant, l'innovatíon
g-Ique, des mampulatwns du sens. Ces manipulations reproduisent, en ne consiste pas à faire des synthéses stables à partir d'ensembles hétéro-
macro-analyse, comme nous le suggérions tout à I'heure, les tensions dites, ni mêrne à inventer des cohérences neuves ; elle procede par
entre programmation et ajustement, ou, en termes macroculturels les extractíon, elle rapproche éventuellement des éléments ainsi détachés, et
tensions entre tradition et innovatíon . .Nfais, en raison de cette nou;elle elle s'accommode fort bien de l'incohérence des ensembles culturels, et
dimension macrosémiotique, ces tensions adviennent et se résolvent non d'un avenir en confrontation avec d'autres optíons alternatíves.
pas dans le cours d'une pratique particuliere, mais dans !'espace et le L'ínnovation, par conséquent, n'impose pas l'oubli, car elle ne vaut
temps d'unc culture. Elles sollicitent donc des régimes temporels et des for- que par contraste avec le fond traditionnel dont elle se détache. Elle
mes de vie forts différents. implique elle aussi une croyance ct une efficience, mais c'est une effi-
D'un côté la traditíon commence par être « inventée ». En effet une cience provisoire et à court terme qui prévaut, une efflcience locale, et qui
tradition est toujours supposée avoir une origine, mêrne inaccessib're, et produit une ouverture limitée. Par conséquent, l'innovatíon préfêre les
ce.la _fàit rnêrn~ partie de son caractere traditionnel que d'avoir été une segrnents temporels délimités, isolés, qui se succedent et favorisent un
fms mventée. A cet égard, la tradition fait feu de tout bois : en chacüne, renouvellement sans mémoire et sans origine : des mornents, des époques,
on retrouve des fragrnents épars extraits d'ensembles hétérogênes, si ce des occasíons, mais en aucune rnaniere une saturatíon des intervalles.
n'est incompatibles. L'histoire se mêle à l'anecdote et au récit littéraire · Sous ces deux régimes, les pratiques signifient évidemment dans des
les lieux et les monuments se chargent de légendes, de fictions et de bío~ sens opposés. Eu égard au premier régírne temporel, celuí de la tradí-
graphies plus ou moíns vérifiables ; des élérnents autochtones se superpo- tíon, elles participent d'un puissant mouvement d'unification culturelle,
sent à des éléments étrangers ; chaque tradition, en sornme, se construit à elles se déploient avec le souci permanent de la tension avec I' origine, et
partir d'un agrégat légendaire, rnythique, historique, littéraíre, fictionnel, aussi sous la menace contrôlée de l'éclatement ou du dépérissement. Eu
linguistique, socíologique, etc., qu'elle transforme en « montage » sígní- égard au second régirne, au contraíre, elles participent d'un autre mou-
fiant. La tradition « bricole » une cohérence en reconfigurant toutes ces vement, de distinction et de recherche de la différence perceptible ; la
parties hétérogenes et dissociées, pour en faire un tout cohérent. . rnenace, dans ce cas, est celle de la routine et des coutumes, en somme
Des lors, la prerniere figure temporelle requíse est l'oubli: il faut de la perte de distinction.
oublier les éléments hétéroclítes d'origine, introduíre des équivalences et des Ce sont ces deux régimes qui se conjuguent pour constituer la grande
liens iconiques entre les parties extraites, et enfin croire en ce nouvel agen- syntagmatique de la sémiosphere. Mais à une condition, qui autorise leur arti-
cement, en tant qu'il seraít porteur d'une nouvelle intentionnalité et culation en une même díalectique; (i) on peut passer du régime de l'ín-
d'une force transformatrice. novation à ceh!Í de la tradition à condition de redéfinír le périmetre et
La seconde figure est prospective, et elle est caractérisée par l'ouver- la portée de la distinction innovante ; elle entre alors dans la construc-
ture sur l'avenír, que consacrent la croyance dans le nouvel ordre recon- tion d'une identité collective : ínterprétée comrne un apport étranger,
figuré, et l'efficience dont il fait preuve pour régler les pratiques. l'innovation doit être soumise à la confrontation avec la culture propre,
La troísiéme figure temporelle est la saturation des intervalles. En pour pouvoir reconfigurer l'identité de cette culture ; (ü) on peut passer
effet, c'est un rnotif bíen connu de la tradítion que celuí de la continuité du ré gim e de la traditíon à celui de I'innovation, à condítíon de redéfj~
temporelle et spatiale de sa transmission. Cette continuité est obtenue nir le régime temporel de la premiêre : il faut alors périodiser, et consti-
par saturation des relais) qui, du point de vue de la croyance, vaut comme tuer quelque chose qui ressemble à l'Histoire d'une culture. Des lors,
présence maintenue et potentielle de ['origine: maíntenir une identité pratique, l'éclat étrange de l'apport innovant, la diffusion et la généralisation, l'ex-
contre l'altérité iné·vitablement portée par la durée et la répétitíon, dusion et Ie tri identitaíres, et enfin l'uníversalisatíon, s' enchainent de
contre le temps et l'oubli. rnaníere cohérente.
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