Vous êtes sur la page 1sur 3

Prof : A.

MBAYE

Géopolitique

« Dabiq », magazine de la fin du monde

L’Organisation de l’Etat islamique a investi d’importants moyens dans la création de médias


autonomes. Traduits en plusieurs langues, ses magazines diffusés sur Internet se distinguent par des
mises en pages modernes et colorées, un sectarisme réactionnaire à toute épreuve et une tonalité
mêlant l’ironie à l’exégèse coranique. Parmi eux, « Dabiq ».

Durant les années 1990, la propagande des groupes islamistes armés, à l’image du GIA algérien ou
des Gamaât égyptiennes, se limitait à sa plus simple expression : des communiqués envoyés à des
agences de presse ou à des quotidiens arabophones, des journaux sommaires et des tracts distribués
dans les mosquées.

Vingt-ans plus tard, le saut « qualitatif » est patent. Déjà présentes sur Internet via plusieurs milliers
de comptes Twitter et Facebook, l’Organisation de l’Etat islamique (OEI) et Al-Qaida, les deux
principales entités prônant le djihad, disposent de publications électroniques à la périodicité plus ou
moins régulière, mais dont le contenu est riche d’enseignements.

Apparu à l’été 2014, Dabiq est le magazine phare de l’OEI. Il porte le nom d’une ville de syrie que
l’eschatologie musulmane considère comme le lieu où se déroulera la dernière bataille du Bien
contre le Mal avant la fin du monde. Rédigé en langue anglaise, on en comptait treize numéros à la
fin Février 2016, contre sept pour Dar-Al-Islam, son pendant en langue française.

Avec une maquette sobre mais élaborée,-signe d’un vrai savoir-faire-, la soixantaine de pages de
Dabiq contient d’abord de nombreux articles mêlant considérations guerrières et théologiques. Dans
un style parfois grandiloquent, voire pompeux, les actions militaires, les attentats-dont ceux de Paris
de janvier et novembre 2015- mais aussi les exécutions de prisonniers, le rapt de femmes destinées à
devenir esclaves, ainsi que les destructions de ruines antiques y sont décrits et justifiés à l’aide de
versets ou de hadiths du Prophète.

L’usage de la référence coranique pour étayer le propos est chose habituelle dans la production
djihadiste. Mais si Dabiq insiste beaucoup sur la justification religieuse des actions de l’OEI, c’est pour
réfuter les critiques et condamnations émises par des autorités ou des personnalités qui ont refusé
de reconnaître la légitimité d’Abou Bakr Al-Baghdadi à proclamer le califat. Par exemple, l’imam
Youssef Al-Qaradaoui, très critiqué en Occident pour ses liens avec la confrérie des Frères
musulmans, est traité de « prêcheur aux portes de l’enfer », Dabiq souhaitant « que Dieu le brise ».

De même que la controverse religieuse, l’autre priorité de ces publications est de décrire la situation
géopolitique au Proche-Orient, mais aussi en Afrique (Maghreb et Sahel), sans oublier l’Asie, sous la
forme d’un affrontement entre l’OEI et le reste du monde.

Au fil des articles, l’ennemi désigné est bien sûr « les croisés », comprendre l’Occident, ses armées,
ses diplomates mais aussi ses journalistes et ses travailleurs humanitaires, accusés d’espionnage.

1
Dabiq fustige aussi les kouffar (mécréants) à l’intérieur desquels il inclut juifs et chrétiens, et le
taghout, autrement dit les « tyrans » musulmans, et de façon plus générale, les dirigeants qui ne
gouvernent pas avec la seule charia.

Usant d’un ton moqueur et d’une ironie parfois mordante, Dabiq s’en prend régulièrement au
président turc, Recep Tayyip Erdogan, au roi Salman d’Arabie saoudite ou à d’autres monarques du
Golfe, dont celui du Qatar, qualifiés de taghout, de domestiques de l’Amérique, de mécréants et
même, autre accusation récurrente, de mourtad, autrement dit d’apostats (péché grave en islam, car
puni par la mort).

Dabiq peut ainsi asséner des mises en cause d’une rare violence verbale, tout en usant de dérision,
un mélange qui suscite l’intérêt de nombreux lecteurs, même s’ils ne sont pas partisans de l’OEI.

Dans tous les cas, la guerre prônée doit être totale, et les musulmans égarés doivent se repentir.

A aucun moment, Dabiq ou Dar-Al-Islam ne relayent ce qui pourrait ressembler à des conditions pour
une éventuelle négociation ou une cessation, même temporaire, des hostilités. « L’islam n’est pas
une religion pacifiste, c’est une religion de l’épée », affirment même plusieurs de leurs articles.

Plus que contre les juifs-lesquels sont d’ailleurs bien plus mis en cause que l’Etat d’Israël, dont il est
peu question-, Dabiq concentre nombre de ses attaques contre les chiites de toutes les obédiences.

Ces derniers ne sont d’ailleurs jamais appelés ainsi, mais désignés avec le terme péjoratif de rawafid
(« ceux qui refusent » ou ceux qui rejettent l’islam sunnite et ses premiers califes), afin de les
présenter comme les disciples d’une « autre religion ». Dabiq revendique ainsi la destruction non pas
de mosquées chiites, mais de « temples ». Une façon d’excommunier cette branche de l’islam et de
remettre au goût du jour un discours clivant qui renvoie à la grande fitna, cette discorde qui divisa les
croyants au lendemain de la mort du Prophète.

Les magazines de l’OEI, surtout pour la version anglaise, proposent aussi des rubriques
« classiques » ; reportages dans les zones contrôlées par le califat, portrait de combattants, qu’ils
soient vivants ou morts au combat, comptes rendus d’opérations militaires. Parfois, des informations
étonnantes sont délivrées, comme la mise aux enchères-avec numéro de téléphone fourni- de deux
otages, l’un norvégien, l’autre chinois !

On trouve aussi des « chroniques » avec des conseils aux combattants. En règle générale, les thèmes
liés aux femmes sont rares, même si quelques « dossiers » leur sont consacrés, comme celui sur le
comportement attendu d’une veuve de combattant, ou sur la manière dont les femmes peuvent
participer à la lutte sans pour autant porter des armes. Les visages féminins ne sont d’ailleurs jamais
présents dans les photographies, y compris quand Dabiq « interviewe » la veuve d’Amedy Coulibaly,
l’auteur de l’attaque contre l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes en janvier 2015.

Contrairement à Inspire, le magazine d’Al-Qaida qui propose régulièrement des modes d’emploi pour
fabriquer des explosifs, Dabiq et Dar-Al-islam évitent le plus souvent ce genre de rubrique
« utilitaire ». Tout comme ils ne publient pas de listes de cibles auxquelles il faut s’attaquer (Inspire
avait nommément cité certains dessinateurs de l’hebdomadaire Charlie Hebdo).

2
Par contre les deux publications de l’OEI s’intéressent de près à ce qu’en disent ses ennemis. La
presse anglophone, plus rarement francophone, mais aussi la production de nombreux think tanks
américains sont passées au crible et commentées. Dabiq a même diffusé plusieurs essais de l’otage
britannique John Cantlie pour répondre aux articles parus en Occident, et y réaffirmer son credo
implicite : le fait que la victoire finale ne saurait échapper à l’OEI. Avec les écrits de ce journaliste,
dont on est sans nouvelles depuis un an, Dabiq semblait se doter d’une rubrique opinion-débats
« sérieuse », comme dans n’importe quel magazine anglo-saxon.

Extraits de la revue « Manière de voir » Avril-Mai 2016.

Quelles réflexions vous inspire la lecture de ce texte ?

Vous aimerez peut-être aussi