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Cahiers Du Cinéma 804 - 202312
Cahiers Du Cinéma 804 - 202312
Merveilles
de 2023
LES
TOPS
DE LA
RÉDACTION
8 Événement
92 Livres
92 L’Odyssée de La Planète sauvage de Fabrice Blin
et Xavier Kawa-Topor
94 Le Décor de film de Jean-Pierre Berthomé
12,90 €
PdontasCiment
simple de rendre hommage à Michel voire un complot. Au fond, il pointait une
Correction : Alexis Gau
Comité de rédaction : Claire Allouche, Hervé Aubron,
Olivia Cooper-Hadjian, Pierre Eugène, dans les Cahiers du cinéma, revue uniformisation des goûts et des positions,
Philippe Fauvel, Élisabeth Lequeret, Alice Leroy,
Vincent Malausa, Eva Markovits,Thierry Méranger, il fut pendant soixante ans l’adversaire y compris entre Positif et les Cahiers, mais
Yal Sadat, Ariel Schweitzer, Élodie Tamayo autoproclamé. Une nécrologie classique eut qui a moins à voir avec une évolution de la
Ont collaboré à ce numéro :
Alain Bergala, Romain Lefebvre, Josué Morel, été trop plate si elle avait voulu n’être ni critique qu’avec un appauvrissement géné-
Raphaël Nieuwjaer, Guillaume Orignac,
Hugues Perrot, Vincent Poli, Élie Raufaste,
hypocrite ni revancharde. Alors, faisons ce ral des enjeux esthétiques et politiques du
Jean-Marie Samocki, Louis Séguin, Charles Tesson qu’il aimait le plus en prolongeant son cinéma. Par ailleurs, en voyant dans « la libre
ADMINISTRATION / COMMUNICATION interminable dispute avec nous, dans cette circulation des collaborateurs des quatre publica-
Responsable marketing : Fanny Parfus (93)
Assistante commerciale : Sophie Ewengue (75)
forme qu’il affectionnait : l’édito. tions un symptôme de l’uniformisation des posi-
Communication /partenariats : Son premier coup d’épée fut une lettre tions critiques », il soulignait une différence
communication@cahiersducinema.com
Comptabilité : comptabilite@cahiersducinema.com de lecteur envoyée aux Cahiers en mars fondamentale entre l’histoire houleuse des
PUBLICITÉ
1958 (n° 81) : « Une chose étonnante : votre Cahiers et celle plus stable de Positif : notre
Mediaobs mépris pour Kurosawa. L’Idiot est pratiquement revue est marquée par des changements
44, rue Notre-Dame-des-Victoires – 75002 Paris
T: +33 1 44 88 97 70 – mail: pnom@mediaobs.com sublime, bien que non sous-titrée la vue de la réguliers de rédaction, des ruptures, mais
Directrice générale : Corinne Rougé (93 70) plupart des scènes nous entraîne par sa violence, aussi la saine volonté d’aller chercher
Directeur de publicité : Romain Provost (89 27)
par son lyrisme ou son intensité dramatique. Le ailleurs en transmettant le flambeau à de
VENTES KIOSQUE
Destination Media, T 01 56 82 12 06 Macbeth que j’ai eu la chance de voir à la plus jeunes critiques. La longévité de
reseau@destinationmedia.fr Cinémathèque me semble prodigieusement inté- Ciment à Positif (six décennies) est impen-
(réservé aux dépositaires et aux marchands
de journaux) ressant et inoubliable. Par contre un Mizoguchi, sable aux Cahiers.
ABONNEMENTS comme La Dame de Musashino non sous-titré, Lors d’une discussion que j’eus avec lui,
Cahiers du cinéma, service abonnements vous laisse dans un profond ennui.» Tout son il finit par utiliser la première personne du
CS70001 – 59361 Avesnes-sur-Helpe cedex
T 03 61 99 20 09. F 03 27 61 22 52 goût de la polémique et les mécanismes de pluriel pour évoquer un destin commun de
abonnement@cahiersducinema.com
Suisse : Asendia Press Edigroup SA – Chemin
sa rhétorique sont déjà là. Il a raison : les nos deux revues : « Nous sommes les derniers
du Château-Bloch, 10 - 1219 Le Lignon, Suisse. Cahiers méprisaient trop Kurosawa à survivants de la tradition critique française. » Il
T +41 22 860 84 01
Belgique : Asendia Press Edigroup SA – Bastion l’époque. Mais il ne peut s’empêcher de exprimait ainsi la raison la plus attachante
Tower, étage 20, place du Champ-de-Mars 5, délégitimer le goût de l’adversaire – puisque de son goût de la querelle : elle était pour lui
1050 Bruxelles.
T +32 70 233 304 c’est par amour pour lui que les Cahiers ne inhérente à l’exercice critique, et prolon-
Tarifs abonnements 1 an, France Métropolitaine
(TVA 2,10%) :
regardent pas assez Kurosawa, Mizoguchi geait une histoire ancienne. En cela, il était
Formule intégrale (papier + numérique) : 75€ TTC. doit en prendre pour son grade au passage attaché aux Cahiers, en tant que digne et
Formule nomade (100% numérique) : 55€ TTC.
Tarifs à l’étranger : nous consulter. (d’autant plus injustement que La Dame de solide rival. En écoutant il y a quelques
ÉDITIONS
Musashino est magnifique). Toute sa vie, semaines la série d’émissions de France Inter
Contact : editions@cahiersducinema.com Ciment s’acharna ainsi à opposer des « Parcours critique(s) : Jean-Luc Godard »,
DIRECTION cinéastes (souvent minoritaires) qui auraient conçue par Jean-Marc Lalanne, j’étais frappé
Directeur de la publication : Éric Lenoir
Directrice générale : Julie Lethiphu
« la carte » à ceux (généralement majoritaires) par le ton des critiques du « Masque et la
qui seraient dénigrés par une certaine Plume » dans les années 1960, plus cultivé,
64 rue de Turbigo – 75003 Paris
Siège social : 241 Bd Pereire – 75017 Paris critique pour des raisons prétendument polémique et joueur qu’aujourd’hui. C’est
www.cahiersducinema.com
T 01 53 44 75 75
dogmatiques. De là naît dans les tout le rapport très libre et vivant de cette
Ci-dessus, entre parenthèses, les deux derniers années 1990 son concept de « Triangle des époque à l’art et au débat qui transparaît
chiffres de la ligne directe de votre correspondant :
T 01 53 44 75 xx
Bermudes » pour qualifier une forme de dans ces discussions. J’ai alors mieux compris
E-mail : @cahiersducinema.com précédé « pensée unique » représentée par les Cahiers, de quoi Ciment était nostalgique.
de l’initiale du prénom et du nom de famille
de votre correspondant. Libération et Les Inrockuptibles, avant que Le Le lendemain de sa mort, le 14 no-
Revue éditée par les Cahiers du cinéma,
Monde ne s’ajoute à la liste, publications qui vembre, un vieux cinéma parisien, Le
société à responsabilité limitée, au capital constitueraient « un groupe de pression dont la Bretagne, fermait ses portes. Je l’appris dans
de 18 113,82 euros.
RCS Paris B 572 193 738. Gérant : Éric Lenoir doxa fausse la perception des œuvres auprès d’un un journal qui publiait l’un des nombreux
Commission paritaire nº 1027 K 82293.
ISBN : 978-2-37716-101-0
public averti », écrivait-il en 1997. Il ne articles sur lui : il est consolant de se dire
Dépôt légal à parution. s’agissait pas de répondre aux arguments des que nous vivons encore dans un pays où
Photogravure : Fotimprim Paris.
Imprimé en France (printed in France)
autres critiques, mais de contester leur l’on sait s’émouvoir de la fermeture d’une
10-31-1601
par Aubin, Ligugé. honnêteté même. Il s’opposait ainsi à une salle de cinéma et de la mort d’un critique.
Papier : Vivid 65g/m². Origine papier : Anjala
pefc-france.org
en Finlande (2 324km entre Anjala et Ligugé). lignée critique dont les Cahiers des Mais que la mélancolie ne nous empêche
Taux fibres recyclées : 0% de papier recyclé.
Certification : PEFC 100%
années 1950 sont la source, en la réduisant pas de transmettre à ceux qui viennent
Ptot : 0.0056kg/T à une posture, un système endogamique, après, pour que l’histoire continue. ■
Avec le soutien de
CAHIERS DU CINÉMA DÉCEMBRE 2023
5
COURRIER DES LECTEURS
MIYAZAKI SPIRIT combattants. Au grand dam d’intégristes
sionistes qui, téléphonant anonymement
Chers Cahiers, au cinéma, nous annonçaient qu’ils allaient
Vous lire est toujours enrichissant. L’on dynamiter la salle si on n’arrêtait pas de POÈME DE DÉCEMBRE
voudrait, à chaque article, discuter des montrer ce ilm. (Nous dûmes engager un
heures avec son auteur, lui poser mille et garde privé ain de déjouer ces menaces). Le dire, encore
une questions, obtenir ses recommanda- Bérénice était également exigeante dans
tions. Et, potentiellement, oser partager la politique de représentation féministe et « J’aime te regarder les yeux fermés.»
avec lui nos hypothèses. La critique du gay. C’est grâce à elle aussi que fut pro- (Serre-moi fort, Mathieu Amalric)
Garçon et le Héron d’Élie Raufaste met grammée la première d’un film gay de
en lumière les interrogations de Miyazaki Roger Stigliano : Fun Down There. Dans Aimer les fantômes,
quant à l’art, à son œuvre et, in fine, à les années 1970, New York était une ville Et le souvenir des baisers Vertigo.
lui-même. Il me semble cependant que pauvre, sale et dangereuse, mais on s’en La musique qui s’emballe,
ce film est également le plus spirituel moquait et nous allions de fête en fête Quand nos corps s’eleurent,
du créateur nippon. Il pourrait se lire dans les lofts de Soho alors habités par des Quand nos lèvres se touchent.
comme une relecture humaniste de la artistes avant la gentriication de la ville
Création divine. Mahito et Himi, Adam dès l’arrivée de Reagan. C’est là, à Soho Voir Chaplin partout, tout le temps.
et Ève du xxe siècle, ne sont pas chassés et Noho, que je découvris le Mudd Club Sourire et pleurer comme Yannick,
du royaume céleste. Ils ont le choix : rester et Gary Indiana et son spectacle loufoque. Dire « Je t’aime » comme Kim Min-hee,
au Paradis qu’essaie tant bien que mal de La Mama et ses shows avec Joan Jonas et Et dire « Au revoir » comme Nanni
maintenir l’Oncle-Dieu ou, et c’est ce Carolee Shneeman. En 1977, durant la Moretti.
qu’ils choisissent, lui préférer l’imperfec- semaine des Cahiers organisée à New York Ou ne jamais dire au revoir.
tion du monde humain, avec ses défauts, avec Serge Daney, Bérénice fut engagée
ses vices, et travailler à son amélioration. par Serge et devint la correspondante de la Un prince dans la nature, quelque part
Les allusions ne manquent pas. Ainsi, le revue à New York. Passionnée de cinéma en France, donne des baisers à ceux qui
guide Héron se retrouve, tel Moïse, face chinois dans les années 1990, elle it plu- passent.
aux eaux qui s’ouvrent en deux. De sieurs voyages en Chine et découvrit les
même, Mahito n’avoue-t-il pas s’être cinéastes underground chinois. On put Dans un autre temps, Ed attend Norma.
volontairement blessé pour marquer son voir à la Cinémathèque française à Paris en Il l’invoque, les yeux fermés.
propre corps du sceau de l’imperfection, 2010 une rétrospective de ce cinéma tota- Et Norma apparaît.
donc son enracinement dans le monde lement inconnu qui it grande impression. I’ve been loving you too long, and I don’t
profane ? Miyazaki signerait ainsi un ilm Depuis les années 1990, elle retournait wanna stop now.
profondément humaniste, et nous enjoin- régulièrement en Chine pour s’enquérir
drait à œuvrer en faveur du perfection- des nouveautés, et c’est ainsi qu’elle devint Trenque Lauquen : les amoureux de Laura
nement jamais inachevé de l’humanité. correspondante pour la Chine du Festival la cherchent encore.
Clément Carron (Paris) de San Sebastián. Son engagement poli- Ardent espoir,
tique et féministe fut aussi important et Toujours.
HOMMAGE c’est avec la même détermination qu’elle
lutta contre ce cancer qui devait l’empor- 2023.
Chers Cahiers, ter : avec beaucoup de courage, allant d’un Everyone Says I love you.
Un mot sur Bérénice Reynaud, morte en traitement à un autre en prenant tous les Fermer les yeux.
septembre dernier (lire Cahiers n° 802). risques et continuant à voyager pour son Le dire, encore.
Nous nous sommes connues à New York travail, quoi qu’il lui en coûtât. Un hom-
lorsque je programmais le Bleecker Street mage doit lui être rendu dans les mois à Afectueusement,
Cinema au milieu des années 1970. Elle venir à Los Angeles, sa ville d’adoption, Sébastien Perez (Montpellier)
m’a ouvert les yeux sur l’importance où elle a enseigné à CalArts si longtemps,
d’une programmation de haut niveau et et où elle animait le ciné-club Red Cat.
nous avons ainsi pu inviter chaque lundi « Bébé », comme on l’appelait, avait 74 ans.
des cinéastes tels que Jack Smith, Beth Jacqueline Raynal, cinéaste et monteuse (Paris)
& Scott B., Amos Poe, Yvonne Rainer,
Cookie Muller, Shirley Clarke... Plus tard,
avec le soutien de l’infatigable Élisabeth ATTENTION, NOUVELLE ADRESSE. Adressez votre correspondance
Lebovici, nous avons présenté deux ilms aux Cahiers du cinéma, Courrier des lecteurs, 64 rue de Turbigo, 75003
de Godard, France, tour, détour, deux enfants
Paris, ou à redaction@cahiersducinema.com. Les lettres sont éditées
et Ici et ailleurs, tourné dans les camps
palestiniens et qui donne la parole à ces par la rédaction, également responsable des titres.
éDiTiOn dE PlOmB
Tirage limité à 500 exemplaires [FuturPak - Boîtier métal - Combo DVD + Blu-ray]
Version française d’époque + versions italienne et anglaise sous-titrées
Suppléments exclusifs : Les films par des spécialistes (Stephen Sarrazin, Gérald Duchaussoy &
Romain Vandestichele) - Documents d’époque (entretiens, documentaires...)
INCLUS : Livret collector 24 pages par Alain Petit
Le 12 décEmBrE
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TOP 10
PHILIPPE FAUVEL
©LES FILMS PELLÉAS/LES FILMS DE PIERRE
OLIVIA COOPER-HADJIAN
1 De humani corporis fabrica
de Verena Paravel FERNANDO GANZO
et Lucien Castaing-Taylor
CLAIRE ALLOUCHE 2 Trenque Lauquen de Laura Citarella 1 Fermer les yeux de Víctor Erice
3 La Chimère d’Alice Rohrwacher 2 Trenque Lauquen de Laura Citarella
1 Trenque Lauquen de Laura Citarella 4 Un prince de Pierre Creton 3 Knock at the Cabin de M. Night Shyamalan
2 On a eu la journée bonsoir de Narimane Mari 5 Le Gang des Bois du Temple 4 La Chimère d’Alice Rohrwacher
3 N’attendez pas trop de la in du monde de Rabah Ameur-Zaïmeche 5 The Fabelmans de Steven Spielberg
de Radu Jude 6 Anatomie d’une chute de Justine Triet 6 La Romancière, le Film et le Heureux Hasard
4 Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki 7 L’Été dernier de Catherine Breillat d’Hong Sang-soo
5 Professeur Yamamoto prend sa retraite 8 Asteroid City de Wes Anderson 7 Mes chers espions de Vladimir Léon
de Kazuhiro Soda 9 Fermer les yeux de Víctor Erice 8 The Eternal Daughter de Joanna Hogg
6 Portraits fantômes de Kléber Mendonça Filho 10 Simple comme Sylvain de Monia Chokri 9 La Beauté du geste de Sho Miyake
7 Un prince de Pierre Creton Bonus : Un café allongé à dormir debout 10 Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki
8 Désordres de Cyril Schäublin de Philippe de Jonckheere, There Is a Stone Bonus : How To With John Wilson de John Wilson
9 Orlando, ma biographie politique de Tatsunari Ota, El juicio d’Ulises de la Orden (saison 3), La Fabuleuse Madame Maisel d’Amy
de Paul B. Preciado Sherman-Palladino (saison 5), Film annonce du
10 Notre corps de Claire Simon ilm qui n’existera jamais : « Drôles de guerres »
Bonus : Otro Sol de Francisco Rodríguez Teare, de Jean-Luc Godard
A invenção do outro de Bruno Jorge, Juan, como si
nada hubiera sucedido de Carlos Echeverría
PIERRE EUGÈNE
1 Désordres de Cyril Schäublin
2 Le Cygne de Wes Anderson CHARLOTTE GARSON
3 Un prince de Pierre Creton
HERVÉ AUBRON 4 Fermer les yeux de Víctor Erice 1 Anatomie d’une chute de Justine Triet
5 L’Été dernier de Catherine Breillat 2 Trenque Lauquen de Laura Citarella
1 Tár de Todd Field 6 Showing Up de Kelly Reichardt 3 L’Enlèvement de Marco Bellocchio
2 N’attendez pas trop de la in du monde 7 Le Garçon et le Héron de Hayao Miyazaki 4 Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki
de Radu Jude 8 Mes chers espions de Vladimir Léon 5 Un prince de Pierre Creton
3 The Fabelmans de Steven Spielberg 9 Astrakan de David Depesseville 6 Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese
4 Le Cygne de Wes Anderson 10 Le Gang des Bois du Temple 7 Le Procès Goldman de Cédric Kahn
5 Blackbird, Blackberry d’Elene Naveriani de Rabah Ameur-Zaïmeche 8 L’Amitié d’Alain Cavalier
6 Un prince de Pierre Creton Bonus : Déménagement de Shinji Somaï 9 Menus-Plaisirs de Frederick Wiseman
7 Astrakan de David Depesseville 10 La Romancière, le Film et le Heureux Hasard
8 Le Gang des Bois du Temple d’Hong Sang-soo
de Rabah Ameur-Zaïmeche Bonus : Esterno notte de Marco Bellocchio
9 Fermer les yeux de Víctor Erice
10 Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese
© SHELLAC
RAPHAËL NIEUWJAER
1 Désordres de Cyril Schäublin
2 Showing Up de Kelly Reichardt
3 Menus-Plaisirs de Frederick Wiseman
4 The Fabelmans de Steven Spielberg
5 N’attendez pas trop de la in du monde
de Radu Jude
6 Le Vrai du faux d’Armel Hostiou
7 Voyages en Italie de Sophie Letourneur
8 Navigators de Noah Teichner
9 La Rivière de Dominique Marchais
10 Le Gang des Bois du Temple
de Rabah Ameur-Zaïmeche
Bonus : I Think You Should Leave With Tim
Robinson (saison 3) de Tim Robinson et Zach Kanin,
How To With John Wilson (saison 3) de John Wilson, Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki.
House de Nobuhiko Ôbayashi
YAL SADAT
© SBS PRODUCTIONS
ÉLIE RAUFASTE
1 Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki
VINCENT POLI 2 Tár de Todd Field
3 Trenque Lauquen de Laura Citarella
1 Le Gang des Bois du Temple 4 The Fabelmans de Steven Spielberg
de Rabah Ameur-Zaïmeche 5 La Romancière, le Film
2 Désordres de Cyril Schäublin et le Heureux hasard d’Hong Sang-soo
3 L’Été dernier de Catherine Breillat 6 Fermer les yeux de Víctor Erice
4 Showing Up de Kelly Reichardt 7 L’Amitié d’Alain Cavalier
5 Le Garçon et le Héron d’Hayao Miyazaki 8 Anatomie d’une chute de Justine Triet
6 De humani corporis fabrica 9 Venez voir de Jonás Trueba
de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor 10 La Montagne de Thomas Salvador
7 Marinaleda de Louis Séguin et Simon Cornaz Bonus : Un café allongé à dormir debout
8 Venez voir de Jonás Trueba de Philippe De Jonckheere
9 Jet Lag de Zheng Lu Xinyuan
10 Dirty Dificult Dangerous de Wissam Charaf
Bonus : Journal syriote de Théo Deliyannis,
The Appointment de Lindsey C. Vickers, Vengeance Showing Up de Kelly Reichardt.
Is Mine de Michael B. Roemer
LOUIS SÉGUIN
1 The Fabelmans de Steven Spielberg
2 La Chimère d’Alice Rohrwacher
3 Le Gang des Bois du Temple
TOP 10 DES LECTEURS ET LECTRICES
de Rabah Ameur-Zaïmeche Lectrices, lecteurs, envoyez-nous vos listes et textes sur les ilms que
4 Voyages en Italie de Sophie Letourneur
vous avez aimés en 2023, en suivant les mêmes règles que la rédaction :
5 Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki
© ALLYSON RIGGS/COURTESY A24
6 Asteroid City de Wes Anderson le top doit être numéroté et inclure des sorties en salles ou bien de
7 L’Arbre aux papillons d’or de Pham Thiên Ân nouveaux ilms sortis sur des plateformes (les ressorties, séries, inédits,
8 Anatomie d’une chute de Justine Triet restaurations et autres sont exclus, mais n’hésitez pas à nous en faire
9 John Wick 4 de Chad Stahelski
part à la in de votre courrier). Vous avez jusqu’au 14 décembre pour
10 Showing Up de Kelly Reichardt
nous les faire parvenir à redaction@cahiersducinema.com
(merci de signaler « Top 10 2023 » dans l’objet de votre courriel).
Les ilms sortis après le 15 décembre sont logiquement exclus,
ils compteront pour le top 2023. Ce top 10 sera publié dans notre
CAHIERS DU CINÉMA
numéro de janvier,
13
ainsi qu’une sélection de vos textes ! DÉCEMBRE 2023
ÉVÉNEMENT
2023
PAR LE MENU
O utre le phénomène « Barbenheimer », plus médiatique qu’artistique, l’année 2023 s’est révélée
extrêmement riche en renaissances et révélations. D’un côté, elle fut marquée par le retour de grands
cinéastes que l’on n’attendait plus – Víctor Erice, Aki Kaurismäki, Hayao Miyazaki, Catherine Breillat –,
tandis que beaucoup d’autres vétérans prolongeaient leur œuvre avec endurance – Nanni Moretti,
Steven Spielberg, Marco Bellocchio (rien de moins que deux ilms et une série), Martin Scorsese,
Alain Cavalier, Frederick Wiseman… D’un autre côté, beaucoup de premiers ilms passionnants –
L’Arbre aux papillons d’or de Pham Thiên Ân, Astrakan de David Depesseville, Chien de la casse de
Jean-Baptiste Durand… –, et des œuvres particulièrement libres et singulières dont on salue l’audace
des distributeurs : Trenque Lauquen de Laura Citarella, Désordres de Cyril Schäublin, Un prince de
Pierre Creton, notamment. Les textes qui suivent traversent cette année cinématographique à travers des
angles précis où le cinéma se frotte à des questions esthétiques mais aussi philosophiques, politiques,
existentielles : la nature (animaux et plantes), la nourriture, le capitalisme, la vérité, la vieillesse…
© SHELLAC
L’ère des plateformes a-t-elle donné lieu à un nouveau récit, celui des épopées libérales
sous les trompettes triomphales de l’autocélébration ? Décryptage d’un genre entropique.
Imédiaires
l y eut des génies errant dans le désert (Oppenheimer) et des
igurines jetées hors du paradis (Barbie). Il y eut aussi des inter-
s’agitant dans des bureaux, hommes sans glamour ni
Si Tetris et Air s’achèvent par l’annonce de gains colossaux,
l’efet du contrat ne se mesure pas qu’en dollars. Ce qu’il aura
fallu vaincre, dans Tetris, c’est la bureaucratie soviétique, et avec
questionnement moral ou (méta)physique, dont l’activité consis- elle cette vieille idée d’un hors-marché (propriété étatique, bien
tait en réunions et coups de il.Voués à l’oubli, les voilà érigés public…). De fonctionnaire terrorisé, l’inventeur du jeu, Alekseï
en héros de notre temps par le cinéma de plateforme. Tetris Pajitnov (Nikita Efremov), devient cofondateur de The Tetris
de Noah Pink, Air de Ben Aleck : deux histoires construites Company. Avec candeur, le scénario rejoue la « in de l’His-
autour de la signature d’un contrat, et de celui qui l’aura ren- toire » jadis annoncée par Francis Fukuyama. Par ses références
due possible. Cela étonne, et semblerait dérisoire, si en régime à la présence des Jordan en Caroline du Nord depuis la Guerre
capitaliste le contrat n’était conçu comme la « convention de Sécession, ainsi qu’au discours « I have a dream » de Martin
sociale idéale pour fonder toutes formes de coopération » (Pierre-Yves Luther King, Air suggère pour sa part que le deal s’inscrit dans
Gomez, Le Capitalisme). Suspense d’emblée idéologique : la un long processus de réparation. Marque pour joggeurs blancs,
COURTESY APPLE TV
transformation inale des personnages en contractants, dont la Nike espère grâce au basket-ball s’ouvrir de nouveaux mar-
relation devient celle d’agents économiques engagés dans un chés (la jeunesse noire). Le cynisme de l’opération ferait peu
partenariat « gagnant-gagnant », apparaît non seulement comme de doute, si une clause âprement négociée n’accordait à M.J.
un succès, mais comme un progrès. un intéressement sur les ventes. La plus-value revient au capital
et au travail, aux Blancs et au(x) Noir(s). Rêve, là aussi ana- inexpugnable. Ni l’un ni l’autre ne vont cependant jusqu’à
chronique, d’une société post-raciale réconciliée par le business. démonter le principe de propriété lucrative. L’essentiel semble
Parmi les archives concluant le ilm, une accolade entre Jordan de moraliser le capitalisme.
et Barack Obama. Noires ou roses, ces légendes auraient toutes en ce sens une
Sans surprise, les œuvres critiques du capitalisme font éga- même fonction : régénérer l’esprit du capitalisme, soit en conju-
lement du contrat un enjeu symbolique décisif. Dans Killers rant ses excès, soit en renouant avec son énergie première. Tetris
of the Flower Moon de Martin Scorsese, William Hale (Robert et surtout Air suivent bien sûr la seconde voie. Ils accordent à
De Niro) parvient grâce au mariage de son neveu (Leonardo leurs protagonistes le don de pré-vision, qui noue croyance et
DiCaprio) à se lier légalement à la fortune d’une famille osage. calcul à la faveur notamment de montages d’archives en lash-
Complice aveugle, Ernest comprend qu’il n’est lui-même que forward. Le capitalisme imagine l’avenir – il spécule, aux deux
l’instrument d’une vaste entreprise de dépossession au moment sens du terme. Or, cela implique de prendre des risques. La
où son aïeul l’incite à signer une police d’assurance garantis- prudence ou les lourdeurs d’un conseil d’administration sont
sant que ses richesses reviendront au clan Hale. D’abord ilmée des freins – pour ne rien dire d’éventuelles réglementations
de son point de vue, la scène est ensuite saisie dans le relet étatiques. Ce n’est pas par ironie, comme on pourrait d’abord
d’un miroir, igurant ainsi le monde inversé du patriarche dans le penser, qu’Air se chapitre en utilisant les dix commandements
lequel la vie ne trouve sa valeur qu’avec la mort, lorsqu’elle se de Nike (« Nous attaquons. Tout le temps », « Briser les règles :
convertit intégralement en argent. Mini-série de Mike Flanagan, combattre la loi », etc.) : c’est bien l’audace du jeune entrepre-
La Chute de la maison Usher rend littéral ce qui relève surtout neur, ce Phil Knight (Ben Aleck) vendant des baskets à l’arrière
chez Scorsese de la métaphore. Roderick et Verna signent avec de sa voiture, qu’il s’agit de réveiller.
rien de moins que le Diable. L’allusion au pacte faustien est En France, cette vigueur a un nom :Tapie.Tristan Séguela en
usée, mais ce qui glace ici est la contrepartie : ain d’accéder à fait le titre de sa mini-série, et le lieu d’un devenir-entreprise
la direction de la compagnie Fortunato, ils condamnent leur de son personnage. Si, jeune aspirant chanteur, Bernard se fait
future descendance. Accumulation sans lendemain, sans autre appeler Tapy (à l’américaine), très vite il utilise son patronyme
visée qu’elle-même. Le capitalisme devient un nihilisme. comme une marque, espérant baptiser ainsi sa première chaîne
de magasins. Le projet de rachat d’une usine coïncide avec une
Fondations demande en mariage, des tractations politiques se déroulent dans
Ces œuvres se soucient en général moins de décrire des les coulisses d’une cérémonie : davantage qu’une évocation du
structures sociopolitiques que des afects dont la responsabi- Parrain, il faut voir là une manière de ne plus distinguer la vie
lité n’échoit inalement qu’aux individus. Nés d’une relation et les afaires, le nom et les chifres. C’est que l’empire de Tapie
illégitime entre le patron d’une grande société pharmaceu- (Laurent Laitte) se fonde sur sa réputation. Il avance à l’es-
tique et sa secrétaire, Roderick et Verna sont à la fois motivés broufe, la mise en scène appuyant ses efets de manche (musique
et aveuglés par le ressentiment. Leur empire se bâtit sur la à fond, long plan au steadicam, inserts qui dynamisent le mon-
conviction d’une spoliation, dont ils se vengent en emmu- tage), avant de les dégonler. Le risque est de se faire rattraper
rant vivant, dans les sous-sols de leur future compagnie, le par la réalité. Il faut donc accélérer, viser plus gros. L’opposition
successeur de leur père. De lash-back en lash-back, la révé- constante entre « prolos » et « aristos » donne à « Nanard » un air
lation de ce crime fondateur détricote la légende d’un capi- de révolutionnaire, toujours du côté du peuple, que ce soit
talisme qui ne serait qu’avancée, croissance, progrès. Killers… par son sens de la ruse, de la débrouillardise, de l’audace, ou
fait pareillement remonter dans la trame du montage une son humour. En cela, il y a du Polichinelle sous le brushing.
série de meurtres. Plus conséquent, il les adosse à un usage Particularité française : c’est à travers un certain esprit populaire
pervers du droit et des institutions, motivé par un racisme que le capitalisme se régénère – quand bien même certaines
idées de Tapie, comme « Cœurs assistance », prospèrent dans les
failles du service public.
La déconstruction des codes de genre aboutit dans Barbie
de Greta Gerwig au même résultat.Tandis qu’elle s’enfuit dans
les inquiétants couloirs gris d’une société placée sous la coupe
exclusive des hommes, la poupée fait la rencontre de sa créatrice.
Fantôme dans le placard et esprit originel de Mattel, qu’elle a
cofondée, la vénérable Ruth Handler va permettre à Barbie
d’achever sa métamorphose. Le concept se fait chair, la igurine
accède à l’humanité. Ce faisant, Barbie redevient aussi un pro-
duit attractif, délesté de l’idéologie patriarcale dont elle était un
symbole et un vecteur. Le ilm accomplit, peut-être malgré lui,
ce qu’aucune campagne publicitaire n’aurait osé espérer : actua-
liser et même inverser l’image d’une marchandise qui, elle, ne
change pas. En partie capté par la marque, son potentiel subver-
sif aura ainsi servi un marketing « disruptif ». Air Jordan, Barbie,
ou comment singulariser une production de masse. Quant au
travail, non celui des entremetteurs ou des concepteurs, mais
celui des prolétaires qui fabriquent ces objets, il demeure l’angle
Tetris de Jon S. Baird. mort de ces fables. ■
Ce XXIe siècle, celui de la catastrophe climatique, offre chaque année des ilms
où le retour à la nature semble à la fois contrarié et impératif.
Cette année la question évolue vers une forme particulière d’alliance : la mutation.
S’ensauvager
par Alice Leroy
Dmencé,
’habitude, les robinsonnades tournent mal. Ou alors
elles tournent « mâles ». Tout avait pourtant bien com-
quand le cinéma s’était emparé d’un enfant sauvage
lumineuse, tourné dix ans plus tard par Pierre Perrault, le rite
d’ensauvagement de dix hommes partis chasser l’orignal au
fond des bois menaçait de virer à la chasse à l’homme, tandis
pour le muscler, en faire un homme-singe au torse glabre que toute mystique de la nature ne s’incarnait plus que dans
abandonné à une sauvagerie primitive pour mieux éprou- l’idéalisme naïf de celui d’entre eux qui, mal équipé pour la
ver sa virilité. Dans le commencement d’un xxe siècle où vie sauvage, devenait le soufre-douleur du groupe.
la vie pavillonnaire et la routine du bureau menaçaient Or voilà qu’aujourd’hui l’ensauvagement n’est plus l’hy-
dangereusement l’image d’une masculinité conquérante, perbole d’une masculinité en crise, avec ses rituels cruels.
Tarzan était l’homme de la civilisation européenne, enfin C’est un processus plus trouble de mutation, des corps, mais
débarrassé de ses oripeaux élégants, qui pouvait se laisser aller surtout des modes d’existence et des rapports au vivant.
à ses seuls instincts. Et puis au début des années 1970, les Ni le besoin de se mesurer aux éléments, ni même une
choses se sont compliquées. Tandis que les quatre citadins de conversion écologique tardive ne poussent le héros de La
Délivrance (1972) pensaient jouer aux derniers pionniers sur Montagne de Thomas Salvador vers la solitude des sommets.
une rivière des Appalaches vouée à disparaître sous les eaux Nulle fable survivaliste ne vient troubler la quiétude de
d’un barrage, ils se sont confrontés à un danger qui n’était pas cette vie méditative, tout entière ordonnée à l’observation
la sauvagerie de la nature, mais celle de leurs semblables. Chez patiente du monde, à l’opposé d’une économie de l’attention
Boorman, l’ensauvagement ne couronnait plus de roi de la parasitant les rythmes de la vie moderne. Le bien-nommé
jungle mais réduisait chacun à une vie animale, prédateur fou Pierre, héros peu loquace incarné par Salvador lui-même,
ou proie humiliée. Il faut dire que les rednecks, ces colonisés n’est pas un militant. Aussi la question écologique de la dis-
de l’intérieur, ofraient une image moins romantique de la parition des glaciers court-elle à travers un fantastique léger,
wilderness que les Indiens du cinéma d’autrefois. Dans La Bête qui en vient à fusionner le personnage avec l’espace-temps
de cet autre vivant, la montagne, sans grandiloquence ni désigner le ilm lui-même, tout entier conçu par grefes suc-
efet spectaculaire. cessives de récits, de igures féminines, d’époques et d’aven-
Le fantastique plus appuyé du Règne animal de Thomas tures, réelles ou rêvées. Sa fantasque héroïne est botaniste. La
Cailley use lui aussi avec parcimonie des efets numériques, délicatesse avec laquelle elle recueille spécimens et histoires
comme s’il importait moins de créer des chimères mons- vaut aussi comme témoignage des formes d’attention que le
trueuses que de montrer les états transitoires entre les créa- ilm déploie patiemment à l’égard de tous ses personnages.
tures humaines et animales, cette métamorphose permanente C’est une botanique des vivants qui jamais n’élucide le mys-
des corps jamais igés dans une même identité. Ce cinéma tère de leur être.
mutant pose la question du réalisme à l’âge de la crise écolo- Si ces trois ictions dépareillées racontent d’autres fables
gique, non plus pour saisir les dernières beautés d’un monde écologiques, si elles inventent des récits autrement plus subtils
qui disparaît, mais pour refonder notre attention aux autres que ceux d’un genre eschatologique qui n’a cessé de célébrer
vivants, humains ou non, et aux territoires que nous habi- des hommes providentiels, ultimes sauveurs de l’humanité,
tons ensemble. Les décors réels, au cœur d’une forêt des peut-être est-ce aussi parce qu’elles sont le symptôme d’un
Landes tour à tour industrialisée et rendue à une vie plus autre réalisme, adressant non plus des questions de représen-
diverse, posent cet enjeu de manière plus immédiatement tation mais de relation au monde. Dans ces ilms, l’ensauva-
politique, et on ne pourra manquer de voir dans la scène gement ne désigne plus la reconquête d’une part animale,
de capture des ensauvagés réfugiés au plus profond des bois tout entière muscles et instinct, comme un antidote à la vie
une ZAD assiégée. moderne, mais l’élaboration d’ontologies et de politiques
Dans un ilm apparemment sans rapport avec les deux viables, reconnaissant à la fois le caractère précaire et com-
précédents, Trenque Lauquen de Laura Citarella, il n’est plus posite de la vie, et l’absolue nécessité de tisser des alliances
même nécessaire de montrer cet être mutant, mi-enfant sau- par-delà les frontières entre espèces. C’est la piste ouverte
vage, mi-animal, retrouvé au bord du lac rond qui donne par ce cinéma compositionniste, qui paraît tout droit inspiré
son nom à la petite ville de cette terre de gauchos. Fait divers de la philosophie de Donna Haraway et de Bruno Latour, et
d’abord marginal, l’existence inouïe de cette troublante qui préfère à la recréation infographique des mondes naturels
chimère viendra progressivement occuper le centre du récit menacés, l’enchevêtrement des organismes et des technolo-
et nouer une alliance secrète entre les femmes, qui savent gies, du réel et du virtuel, corps et identités mutantes qui
tout des métamorphoses du corps. Recueillie par un couple changent de forme, de sexe et de nature pour mieux s’entre-
lesbien, la créature invisible pour les spectateurs init par mêler au monde. ■
En France, lorsqu’on ajoute des images aux icônes construites par la télévision, comme les couches
de maquillage superposées sur leurs interprètes, le risque de la croûte n’est jamais loin.
de plus en plus froide et lointaine à mesure que s’éteignent les des premiers à fusionner, au service de la réanimation d’une
témoins des catastrophes du xxe siècle, et le passé encore tiède icône (Piaf), la méthode de l’actors studio et les prestiges d’un
du petit écran. maquillage sculptural hérité du cinéma fantastique.
La voix et les contours de ces diférentes igures, nous les Rien de très nouveau dans le malaise lié à la contrefaçon
avons encore à l’esprit, d’abord parce que la télé elle-même d’un corps connu, qui fut et qui n’est plus. Jean-Louis Comolli
recycle régulièrement les archives de leurs « moments culte », évoquait comme un trouble inhérent aux ictions historiques
lorsque Internet ne prend pas le relais (l’INA possède désor- la présence fantomatique d’un « corps en trop », celui de l’acteur
mais sa propre plateforme). Est-ce alors la faute de la machine à gênant à coup sûr la mémoire du corps original. Mais si le
mémoire télévisuelle, rouillée mais encore en état de marche, si « trop de corps » dans les biopics actuels est bien le signe d’un
l’évocation physique des personnalités, une fois passée au iltre esprit de sérieux n’assumant pas la relecture, il dérive surtout
de la iction de cinéma, tend de plus en plus vers une imita- d’une atteinte à l’apparence plus ancienne – toutes ces igures
tion de carton-pâte ? Le fétichisme du maquillage « sosiiant », ayant déjà été, de leur vivant, lessivées, évidées par la télévision.
surtout lorsqu’il s’agit de montrer le corps sur une longue Seul point commun entre Tapie, l’abbé Pierre et Bernadette
durée, n’a jamais été aussi décomplexé. Les versions âgées de Chirac : de leur vivant, avoir existé sous forme de marionnette,
Simone Veil (Elsa Zylberstein) ou de l’abbé Pierre (Benjamin avec sketchs attitrés, dans Les Guignols de l’info. Passant après les
Lavernhe) – qui pourraient passer pour les deux corps les plus pantins et les épiphanies ressassées, le cinéma paraît incapable
sacrés, intouchables – accumulent de lourdes couches de latex. d’aborder comme des êtres vivants ces créatures déjà mi-ictives,
Le visage de Bernard Tapie (Laurent Lafitte), discrètement mi-igées. Il est trop tard, les corps ont perdu leurs organes,
mais sûrement, enle lui aussi au il des épisodes de la série. les femmes leur nom de famille (Simone, Bernadette, Flo). Cela
Le cas Bernadette est plus complexe, car ici, la star se trouve dit, même si les biopics se contentent dans les grandes lignes
non pas sur, mais sous le costume : il faut d’autant plus cacher de reconstituer, sur le mode du passage obligé, les séquences
Deneuve, la pomponner, que son aura excède largement celle de plateau TV les plus fameuses de leurs icônes respectives,
de Bernadette Chirac. En bref, à l’heure où l’intelligence arti- quelques évocations plus directes de ce devenir-surface se fau-
icielle menace de ressusciter sans l’aide de personne les voix et ilent entre les mailles de l’illustration académique. Ainsi L’Abbé
les corps du passé, on assiste au triomphe du déguisement et de Pierre fait-il assez habilement de Lucie Coutaz, la plus proche
la prothèse, façon détail qui tue (les oreilles décollées de l’abbé collaboratrice et amie d’Henri Grouès, un pygmalion façon-
Pierre, le nez de De Gaulle dans la bio ilmée de 2020). La ten- nant à coups de ciseaux et de nom de code l’image de celui
dance n’est pas franco-française (voir Gary Oldman, mécon- que Roland Barthes disait « tout équipé pour le grand voyage des
naissable dans Churchill, par exemple), mais il semble bien que reconstitutions et des légendes ». ■
La Môme, matrice du biopic contemporain en France, fut l’un
© LAURENT CHAMPOUSSIN/KARÉ PRODUCTIONS
Le fait que les tribunaux soient devenus un décor privilégié du cinéma est le symptôme
d’une mise en crise plus large de la notion de vérité.
Dsonge
epuis quelque temps déjà, les silences complaisants révé-
lés par le mouvement #MeToo, la banalisation du men-
en politique et la multiplication des fake news devenue
Dans un tel contexte, l’appareil judiciaire devient inopérant.
Nous l’évoquions déjà au retour du Festival de Cannes : le pro-
cès fut l’un des grands motifs de l’année, mais Le Procès Goldman
un phénomène de société ont ébranlé le statut de la vérité. et Anatomie d’une chute révèlent avant tout les impasses et insuf-
Cette année, les progrès de l’intelligence artiicielle ont plus isances de l’appareil judiciaire, et l’enjeu se déplace, depuis la
que jamais assis la puissance du simulacre. Que raconter à vérité vers les actes de foi auxquels personnages et spectateurs
l’heure où un enjeu central de la narration se voit à ce point seront disposés. Dans le ilm de Justine Triet, un enfant décide
malmené dans le monde réel ? L’option la plus simple est de croire en l’innocence de sa mère accusée de meurtre, par
rélexive : dans Barbie, Greta Gerwig fait de l’interchangeabilité amour pour elle, et peut-être aussi par pragmatisme. Dans celui
des croyances un motif du récit. Ayant découvert le patriar- de Cédric Kahn, la procédure ne permet pas de se convaincre
cat chez les humains, Ken parvient aisément à convaincre les de l’innocence du militant, mais révèle un contexte politique.
Barbies de se « convertir » à cette idéologie, comme si l’attrait Il en va de même dans le documentaire d’Audrey Ginestet
de la nouveauté était plus fort que la raison. Mattel tente peut- Relaxe : la question des faits qui auraient pu être commis par
être de se dédouaner en exposant ainsi un brainwashing dont Manon et les autres inculpés de l’« afaire Tarnac » est déportée
l’eicacité aurait de quoi faire saliver toute entreprise, mais en périphérie du récit. Le ilm montre surtout la construction
fournit néanmoins, dans le même temps, une manifestation par l’État français d’une iction (un « groupe » « terroriste » d’« ultra-
limpide de l’esprit d’une époque douloureusement consciente gauche ») et la façon dont les individus concernés vivent avec.
de la fragilité de ses convictions. Analyser le mensonge plutôt que circonscrire la vérité, c’est
Dans Knock at the Cabin, M. Night Shyamalan prend à bras aussi l’option choisie par Catherine Breillat dans L’Été dernier :
le corps cette vulnérabilité en mettant en scène des individus si les sentiments réels d’Anne, s’autorisant une aventure avec son
apparemment rationnels aux prises avec un groupe beaucoup beau-ils de 17 ans, sont troubles, il n’en est rien de l’aplomb
plus louche. Les énergumènes qui débarquent chez un couple avec lequel elle niera les faits. La préférence majoritaire pour
avec enfant pour lui annoncer qu’un membre de cette famille le maintien de l’ordre établi fera triompher l’hypocrisie face à
doit en sacriier un autre ain d’éviter l’apocalypse inissent une vérité inassimilable.
par devenir crédibles. Les images de catastrophes qui déilent Point d’arrivée chez Breillat, le mensonge est le point de
à la télévision ne prouvent-elles pas que le désastre est déjà départ du documentaire Le Vrai du faux, où Armel Hostiou
amorcé ? Le ilm pousse jusqu’à ses dernières conséquences découvre un profil usurpant son identité sur Facebook et se
logiques la nécessité de vivre dans l’ambiguïté, et Shyamalan met en quête de celui qui se cache derrière. Si le récit se présente
de revenir à son sujet de prédilection, qui résonne particuliè- comme une tentative d’élucidation, celle-ci est bientôt mise
rement aujourd’hui : la puissance des croyances qui peuplent en échec par la réalité fuyante à laquelle le cinéaste se trouve
nos esprits. Il ne dira pas si la décision prise par le couple est confronté en République démocratique du Congo, où résident
la bonne, ce qui importe est le cheminement, marqué par un « ses » amis. La vérité se dérobe, remplacée par un faisceau de
amour infaillible. faux-semblants : l’imposteur est introuvable, à moins qu’il ne soit
partout. Cheminant de Kinshasa au village de l’un des suspects, le regards convergent autour de cours d’eau des Pyrénées-
cinéaste se voit contraint d’embrasser la réalité qui l’entoure, aussi Atlantiques, exposant l’érosion exponentielle de la biodiversité
fallacieuse soit-elle, et de se délester d’intentions qui relèvent sous l’efet direct ou indirect des pollutions humaines. Dans
peut-être encore d’un esprit colonial : selon l’endroit d’où l’on Toute la beauté et le sang versé, Laura Poitras rend compte de
vient, les questions ne se posent tout simplement pas de la même la lutte à laquelle participe la photographe Nan Goldin pour
façon. L’enquête comme fausse piste : c’est aussi le trajet que dénoncer l’hécatombe due aux opiacés, une tuerie de masse
dessine Trenque Lauquen de Laura Citarella. Initialement venue commise en toute légalité et en toute conscience par Purdue
dans la ville-titre en tant que botaniste, l’héroïne du récit s’em- Pharma et Mundipharma, propriétés de la famille Sackler. Aussi
barque dans une investigation d’une tout autre nature à partir édiiants soient-ils, les faits exposés par les protagonistes des
de la correspondance d’une certaine Carmen Zuma, entraînant deux ilms suscitent principalement le silence et l’inaction : les
dans son sillage deux hommes qui l’aiment – c’est l’objet de la élus rechignent à prendre des mesures strictes pour protéger
première partie du ilm. Mais plutôt que des réponses, la seconde l’environnement, et les musées continuent d’accepter l’argent
partie apportera d’autres questions et de nouveaux mystères, cou- des Sackler, issu de la vente de médicaments dangereux. Que
pant court à une quête vaine pour ouvrir une autre voie. les faits soient établis ou insaisissables, alors, une même res-
Certains faits, par ailleurs, sont indubitables, et pourtant ponsabilité incombe aux êtres de cinéma, et nous y relie : celle
inaudibles. Dans La Rivière de Dominique Marchais, diférents d’inventer sa vie. ■
De la salle à manger à la salle de montage, de l’art culinaire à l’art de ilmer, mise à plat
de ce que 2023 nous a laissé comme gourmandises ou indigestions en matière de gastropics.
Le cinéma à l’estomac
par Hervé Aubron
Même si beaucoup des gastropics sont opportunistes, font Le chef cuisinier, jusqu’ici dévolu, pour l’essentiel, aux
fructiier cet intérêt, il ne faut pas sous-estimer le seuil culturel emplois de silhouettes ou de igurants, est lui l’un des rares
dont il est le symptôme. On serait d’abord tenté d’y voir une nouveaux archétypes récemment apparus. Et il est d’abord celui
« reconnaissance » de la cuisine par la culture dite générale. d’un créateur en burn-out, répondant à on ne sait quelle exacte
Mais c’est l’inverse : la culture redevient cuisine, la gastronomie demande, entre abattage et soin du détail, urgence du coup
sa dernière représentante, peu polémique (abstraction faite du de feu et cogitations sur les plats. C’est à la fois un artiste et
véganisme), où l’on reconnaît encore des « chefs », quand, dans un technicien, un esthète et un junkie : le héros de The Bear
les autres disciplines, toutes les autorités sont remises en cause, s’accroche aux réunions des Alcooliques anonymes, l’overdose
moquées ou méprisées, à la manière de prêtres soliloquant est l’horizon de The Chef.
dans des églises désertées. Il s’agit d’envoyer les plats, comme on dit en cuisine, avec un
« Malaise dans l’esthétique », résumait un titre de Jacques énorme savoir-faire, mais sans exacte conviction sur leur utilité
Rancière : il n’est pas un secret que nous assistons à un ou nécessité, au jugé, c’est-à-dire aussi à l’aveugle.Toute la créa-
immense relux du discours théorique et des joutes critiques tion est dans cette situation, alors que la quantité de produc-
sur l’art. C’est comme si l’esthétique et la culture retombaient tions artistiques ou culturelles augmente sans relâche. La théorie
dans l’argile sur lequel elles ont poussé tout en le méprisant : esthétique a toujours mis de côté la question de la quantité,
ce fameux « goût » sur lequel se sont fondées les premières et c’est ce que la culture, en se jetant dans les fonds de sauce,
théories esthétiques au xviiie siècle, qui ont simultanément afronte. Elle n’est plus simplement cuisine, elle est aussi boufe :
exclu de leurs considérations la nourriture. La gastronomie un bufet toujours excessivement regarni, que plus personne ne
n’a curieusement pas suscité de proposition théorique majeure peut épuiser ou tout simplement digérer. On ne regarde plus les
(seul Roland Barthes a pu l’esquisser à la marge) et sa critique ilms ou séries, on les gobe, mange, dévore – ce que le terme
en est restée à un bouillon d’érudition, de style littéraire par- de binge watching, dérivé de l’alcoolisme, a précocement résumé.
fois, et de « je ne sais quoi ». Les clients du grand restaurant sont eux-mêmes en burn-out.
Le gastropic est précisément le seul genre qui sollicite tou- Dodin Boufant a été étoilé à Cannes par Ruben Östlund.
jours un personnage de critique, perçu comme une autorité à Son Sans iltre, palmé l’année précédente, avait pour plat de
la fois crainte et aberrante. On la calcule dans The Chef et The résistance un rodéo gastrique du mal de mer, sur un yacht
Bear, on la tue dans The Menu. On la dorlote et on la vomit. en pleine tempête. Le food porn du dîner de gala inissait dans
Ce dont Pixar, comme toujours alors, eut la prescience avec une émulsion de caviar et de gerbe, de trufe et de chiasse. La
© 2023 FX NETWORKS
Ratatouille de Brad Bird (2007) : la « culture », en l’occurrence Grande Boufe (sinon Salò) n’est plus une expérience des limites,
culinaire, n’est plus que l’afaire des non-humains (les ordina- mais un arrière-fond tacitement convenu, comme si nous
teurs et les rats), tandis que le dernier écueil de notre espèce n’étions pas revenus de l’indigestion ou la nausée théorique
est un critique aussi autoritaire qu’imprévisible. des années 1970 – n’oublions pas à cet égard le contemporain
L’Aile ou la cuisse (Claude Zidi, 1976), qui faisait de Louis de dirait un chef à son commis. C’est la base du cinéma aussi.
Funès un critique colérique et entêté. 2023 a aussi été l’année Lorsque Serge Daney commente, dans « L’écran du fantasme »
de The Whale (Darren Aronofsky), où un homme de culture, (Cahiers n° 236-37), le « Montage interdit » d’André Bazin, il
prof de lettres, devient une outre obèse et se suicide en se gavant insiste beaucoup sur l’alimentation et la cuisine. Pas de mon-
de junk food. Comme toujours chez Aronofsky, la culture n’est tage lorsque l’un des êtres à l’écran est susceptible de manger
que graisse. l’autre : « La coexistence, face à la caméra, du crocodile et du héron,
Est-ce que le gastropic invente de nouvelles formes issues de du tigre et de la vedette, n’est pas sans faire problème (surtout pour
ce devenir-cuisine général ? Pas encore, mais il développe des le héron ou la vedette) et parler d’éléments “hétérogènes” est un
tics parlants. Pig et The Menu (comme son nom l’indique) sont euphémisme là où il s’agit d’une incompatibilité violente, d’une lutte
scandés par des intertitres présentant une assiette, tout comme à mort.» Plus loin, Daney écrit : « Ce qui surdétermine le fantasme
la très grande majorité des épisodes de Servant et The Bear, bazinien […], c’est la vision comique de l’écran comme fond d’une
dans leur titre, annoncent un mets ou un plat – il sera en efet poêle Tefal (en verre), propre à saisir (culinairement s’entend) le signi-
cuisiné dans l’épisode, mais il est aussi une allégorie du nœud iant. L’écran, la peau, la pellicule, le fond de la poêle, exposés au feu
dramaturgique du moment. La série est un repas toujours du réel et sur la surface desquels va venir s’inscrire […] tout ce qui
relancé, un menu sans in. pourrait les crever.»
Le chef, sorte de Sisyphe artiste face à l’appétit des clients, Daney évoque aussi, alors, la question du « cinéma total »
excite deux procédés à l’écran : le plan-séquence et le mon- chez Bazin, l’horizon du cinéma qui se confondrait avec le
tage cut. The Bear alterne les deux : la continuité hagarde (le monde. Qui a mangé qui, alors ? Qui cuisine qui ? Avec le
liant de la sauce qui peut brûler) et la coupe sauvage (celle gastropic ressurgit cette dévoration fondamentale, et avec elle
des produits débités dans l’urgence). C’est la base, comme l’art et le monde conçus comme de grands estomacs. ■
Le retour de plusieurs cinéastes (Erice, Miyazaki, Moretti) sur ce qui a fait l’essence de leur œuvre,
aura remis à l’ordre du jour l’analogie du cinéma comme art de l’amitié.
Ppliier
endant cette année 2023, de nombreux ilms ont cherché
dans la conscience du passage du temps une façon de sim-
la forme pour saisir le cœur d’un rapport au monde :
esthétique qui s’ouvre au dénuement (tel Hong Sang-soo), à
l’adieu (pour Ken Loach) et même à l’incandescence du tes-
tament (comme Hayao Miyazaki). Étonnamment, le regard
rétrospectif porté sur l’art qu’ofrent souvent les derniers ilms
des grands cinéastes est beaucoup moins associé à l’enfance
qu’à l’amitié.
Fermer les yeux en est l’emblème éclatant, car la recherche
de Julio, un acteur disparu, devient une odyssée pour rendre à
ce qui s’est volatilisé sa mémoire et sa présence au monde. Il
y a bien une enfant, mais elle a grandi : Ana Torrent, qu’Erice
avait ilmée dans L’Esprit de la ruche, y est moins saisie comme
la illette qu’elle était que comme la femme qu’elle est devenue.
Aucun retour en arrière, inalement, mais la volonté d’aimer Ricardo et la peinture de Barbet Schroeder.
le temps dans sa force d’érosion et d’altération. L’amour du
cinéma n’est pas seulement saisi dans sa nostalgie mais comme une photographie oubliée dans un livre, une manière de bou-
un lien muet et secret entre les générations. Max, l’ancien chef ger les mains. La scène inale au cinéma, où le ilm projeté et
opérateur, ne se limite pas à archiver les traces de ce qui semble le ilm que nous voyons se confondent, devient un éloge de ce
révolu : il garde intacte la magie de la projection cinémato- partage avec autrui que constitue le fait de regarder une image
graphique. Quand Miguel Garay et son jeune voisin chantent de cinéma.
ensemble l’air de Rio Bravo, se prenant le temps d’une séquence « Ce que tu aimes bien demeure », écrit Ezra Pound. « Tout
pour Dean Martin et Ricky Nelson, l’allusion au cinéma clas- ce qui est perdu revient toujours », semble lui répondre Pascal
sique disparaît devant l’épiphanie de l’instant. L’amitié forme Quignard dans La vie n’est pas une biographie. En efet, la vie ne
ce secret qui permet d’approcher le mystère d’une existence, se réduit pas à une biographie, notamment parce que l’amitié
de regarder ces petites choses qui font ce que nous sommes : ne se résume pas à des dates et à des événements. Présence
mystique de l’amitié qui devient un acte de parole et de foi. touchant à Jarmusch à travers un extrait de The Dead Don’t
Puissance de l’ascèse où dans le plan, chaque parole, même Die ou à Chaplin). Célébration de la réunion et de la récon-
futile ou légère, paraît essentielle, où chaque objet devient non ciliation : tel Moretti rassemblant tous ses acteurs d’hier et
seulement la concrétion d’une expérience vécue mais surtout d’aujourd’hui à la in de Vers un avenir radieux, dans une mani-
la possibilité d’un nouveau destin. C’est ce qui relie deux ilms festation où la idélité à soi-même accueille les accidents de la
jumeaux : L’Amitié et Ricardo et la peinture. Dans le premier, vie, les mouvements du temps, le changement irréversible qui
Alain Cavalier enregistre des visites à quelques-uns de ses amis. nous éloigne de ce quoi à nous tenons. L’avenir que célèbre
Lorsqu’il demande à Boris Bergman de chanter «Vertige de alors Moretti n’est plus celui façonné par les mots d’ordre
l’amour », il laisse une place au souvenir de Bashung. En chan- politiques. Insurrection du combat et de la proclamation,
tant, il commémore, mais il invente aussi sa propre scène. La qu’on perçoit chez Robert Guédiguian dans Et la fête conti-
vie quotidienne est tournée autour d’une attention éthique nue ! à travers toutes les formes du cœur et du chœur : chorale
qui sauve l’instant de son absence de nécessité, et qu’il nous qui chante Aznavour, rassemblement citoyen qui s’empare de
fait partager : les cadeaux, les silences, les rires à contretemps l’action publique, chœur antique sous une statue d’Homère
qui créent la connivence. Barbet Schroeder en présente une qui, dans un mouvement brechtien, s’approprie le cri politique
version plus sérieuse, mais vibrante et passionnée. Il laisse son pour créer un « nous » aux mille voix et aux mille âges. Revoir
ami peintre Ricardo Cavallo parler, analyser, raconter, admirer, et réentendre Jacques Boudet dans cet ensemble, lui que
expliquer, décrire. Que Ricardo aille au Louvre, regarde une Guédiguian a tant ilmé, crée une émotion supplémentaire : il
© BANDE À PART FILMS/LES FILMS DU LOSANGE
reproduction d’une toile de Velázquez dans un catalogue ou ne s’agit pas de montrer toutes les générations, mais de trans-
s’émerveille devant un oiseau dans le ciel, la même ferveur former jusqu’au bout les strates du temps (enfance, jeunesse,
se déploie, exaltée, inentamable. L’amitié de Schroeder envers mémoire) en acte éthique (coniance, idélité, intransigeance).
Ricardo pousse le cinéaste à s’efacer devant le peintre, à lui Ces trois cinéastes en montrent aussi la part tourmentée,
donner la parole, emporté dans un dévouement mystique envers fragile, peut-être désagrégée – l’amitié permet de résister à la
l’acte de créer. Mais plus Ricardo s’émerveille devant l’art, plus tentation de l’atomisation, du renfermement ou de l’abandon.
il peint et regarde le monde. Ricardo rend à la nature ce que la Ils mettent en pratique inalement une forme de fraternité
peinture lui a donné – comme Cavalier rend au spectateur ce renouvelée mais aussi une politique de l’âme. Elle est particu-
que l’amitié lui a légué. lièrement vibrante dans la in de ilm la plus euphorisante de
En cherchant à concilier l’énergie du souvenir et la responsa- cette année : celle de The Fabelmans. Pourquoi touche-t-elle
bilité du présent, cette éthique de l’amitié devient une politique. autant ? Spielberg, en ilmant David Lynch dans le rôle de John
Il ne s’agit pas tant de célébrer ce qui n’est pas (encore) mort Ford en train de parler au jeune homme qu’il était, a atteint
que de vivre avec ce qui ne init pas. L’amitié se vit alors non l’âge qu’avait Ford à l’époque. Il n’indique pas seulement
comme un idéalisme, mais comme une lucidité. Lucidité de la que les conseils donnés lui ont été proitables ; il témoigne
dernière solidarité possible, comme nous le soule Kaurismäki d’une fraternité d’âme qui traverse tout ce qui sépare (les
dans ses Feuilles mortes. Dans un univers capitaliste marqué par époques, les sociétés, les corps) pour unir encore plus solide-
la soumission à la hiérarchie et l’évitement de la relation per- ment. L’amitié particulière que le cinéma crée en rapprochant
sonnelle, lorsque l’humain se trahit lui-même, seule l’amitié lie des regards, les complicités nouées par la passion de l’image se
encore les êtres ensemble, davantage que l’amour lui-même perpétuent encore ici. ■
peut-être. Elle lie les images entre elles (comme l’hommage
Cphore
inq ans après l’entreprise borgésienne de Mariano Llinás,
La lor, plusieurs ilms récents continuent de iler la méta-
botanique en faisant du rapport au végétal le point de
découverte d’un autre « herbier » par Laura : des lettres d’amour
glissées dans les pages d’un lot de livres légué à la biblio-
thèque municipale. Mais, comme écrit Rousseau, herborisa-
rencontre entre la main de l’homme et la nature, et du geste teur efréné, « les herbiers servent de mémoratifs pour [les plantes]
de prélèvement de l’herbier un modèle formel, une attention qu’on a déjà connues ; mais ils font mal connaître celles qu’on n’a pas
au détail, et une réflexion sur l’archive intime. La tension vues auparavant ». L’amour qui se raconte dans ces trouvailles
est grande entre une volonté de collecter, d’ordonner, et le épistolaires des années 1950 tient encore de l’indirect, et il
caractère éphémère de la vie d’une plante, en particulier d’une faudra que Laura entraîne dans sa découverte Chicho, qu’elle
leur : l’arbre aux papillons d’or qui donne son titre au ilm retourne l’archive en promesse d’avenir, pour faire advenir
de Pham Thien An ne tient ses « leurs » que du bon vouloir les gestes amoureux.
des coléoptères, vite envolés ; le bouquet composé par Kim Il suit que la plante soit collectée, ou même seulement
Min-hee dans l’épilogue en couleurs de La Romancière, le Film touchée du pied, pour qu’elle risque de s’assécher, de perdre
et le Heureux Hasard propose un saut « méta » entre l’actrice et son principe vital. Samet, l’antipathique protagoniste des
Hong Sang-soo d’autant plus déchirant qu’il est furtif, faisant Herbes sèches, s’apprête à quitter définitivement le village
entendre la voix du cinéaste hors champ. Quant à l’orchidée d’Anatolie où il enseigne depuis quelques années avec une
jaune que Laura, la chercheuse de Trenque Lauquen, traque morgue anti-provinciale qui l’a coupé du lieu. Sa voix of fait
dans la pampa argentine, elle a la rareté d’une Arlésienne. On irruption in extremis : « Je me suis mis à gravir la colline aux herbes
n’apercevra que vers la in, et au réfrigérateur, dans des tubes sèches, importantes pour la première fois… » Sous la neige fondue,
aux allures d’éprouvettes, ce MacGuffin qui fait écho à la étrange promesse que cette esquisse de renaissance, ce contact
© KOJO STUDIOS
© EL PAMPERO CINE
Trenque Lauquen de Laura Citarella.
avec une terre foulée au moment où on la quitte : la sortie du herbier, moins parce que son héros jardine que parce que les
solipsisme (peut-être le grand sujet de Ceylan, champion pour leurs vues, et même aventureusement recueillies (le ilm de
séquestrer son spectateur dans un crâne) s’entame sur ce sol 2006 fut tourné dans l’Himalaya) font l’objet d’un assèche-
qui n’a pas respiré. Mais Samet s’adresse, dans cet envoi final, ment du processus d’incarnation par les acteurs, qui ont une
à l’ancienne élève avec qui il a eu des démêlés. « Tu seras plus voix of dite par un autre. Comme des plantes serrées entre les
combative que moi, tu as tissé un lien avec la vie. » Ce carré de pré pages, les voix de comédiens connus mais invisibles insulent
vert que réserve le film à l’enfance est un herbier in situ mais aux séquences au présent une aura de souvenir prélevé, jusqu’à
laissé hors cadre, comme réservé à la génération suivante : un ce qu’un changement d’acteur surprenne : c’est le cinéaste lui-
jour, la misanthropie cessera. même qui se lève du lit où son jeune alter ego s’était couché,
De fait, Pierre-Joseph, le charmant jardinier qui raconte sa pour reprendre son rôle. L’ellipse se fait bouture, plus encore
vie dans Un prince, n’est pas passé loin d’une tout autre carrière, que collure.
où ce ils de chasseur aurait joué du hachoir plutôt que du Si le devenir-boucher de Pierre-Joseph a bifurqué à temps,
sécateur. Son orientation scolaire, dit la voix of, s’est résumée Narvel Roth, le jardinier en titre de Master Gardener, a per-
à « boucher ou jardinier ». Françoise Brown, fondatrice de son pétré cette violence avant de se faire embaucher par la riche
école d’horticulture, rappelle que dans sa jeunesse elle reve- veuve propriétaire de Gracewood Gardens, Norma Haverhill,
nait d’Angleterre « avec une 2CV pleine de graines » et Alberto, autant dire Norma Desmond. De cette violence, ses mains
le professeur dont le jeune homme va tomber amoureux, se souviennent, le temps d’une séquence où il airme à une
dessine un rameau de verge d’or (c’est le nom de la plante, petite frappe que son sécateur « peut aussi couper un doigt, ou
révélé dans un entretien par le cinéaste). Ce moment, qui le des couilles ». S’il s’est mis aux graines, c’est pour rédimer un
décide à choisir la botanique, trace aussi une certaine idée du passé crapuleux d’assassin suprémaciste. « Jardiner, pose-t-il, c’est
cinéma, naturaliste au sens propre, qui tiendrait ensemble le croire en l’avenir, croire que le changement viendra en temps voulu. »
monde et son tracé. Ce dessin n’ouvre pas tant la voie à une Roth donne là une définition de l’écriture, indissociable
sublimation du sexe dans la vie du jeune homme (Un prince est pour lui de l’horticulture (il consigne ses travaux le soir sur
ponctué de rencontres érotiques) qu’à une surimpression du son ordinateur), et d’une eschatologie morale typique, voire
cru et du subtil, au refus de choisir entre le travail de l’amour caricaturale, du cinéma de Paul Schrader. Mais Roth, au
et la culture des plantes – quitte, pour maintenir la superpo- patronyme décidément prédestiné, touche parce que chez
sition, à devenir l’amant du pépiniériste dont Pierre-Joseph lui, écrire, pour peu que l’on s’y consacre en master, peut
est l’apprenti. Le sexe et le rameau, l’un sur l’autre : c’est ce avoir une valeur performative, les mots acquérant la capacité
que dit une image de porno gay qui apparaît par transparence d’efacer les images, celles de l’atroce bouquet qu’il a inscrit
sous une tige. Ouvert sur des plans de L’Arc d’iris, souvenir d’un ad vitam dans son intimité : les tatouages nazis de son passé de
jardin (2006), Un prince conçoit l’autobiographie comme un milicien – la leur de son secret. ■
Il serait faux de penser que seuls les ilms du mois ou les ressorties ponctuelles importent
aux critiques des Cahiers : la vie d’un cinéphile est tout autant marquée par la découverte,
fût-elle tardive et un peu honteuse, de ce que l’histoire ou l’entourage considèrent comme des
classiques. Sept rédacteurs et rédactrices avouent leurs lacunes comblées cette année.
Smotif
ilhouettes difractées puis fracturées
dans une galerie des glaces : ce
est si connu, repris, revu, qu’il
perlée – s’exhibent pour ce qu’elles
sont : du débris, de la poussière. Le réel
brille de culpabilité (« It’s a bright and
en est venu à se détacher du ilm qui guilty world », constate O’Hara). C’est
le contient. Mais, le ilm enin vu, que ce précis d’anamorphose, atroce
c’est la voie vers cette fêlure inale des pour Hayworth, s’étend au cosmos.
images qui s’éprouve. Tout y conduit, On pense à une adaptation secrète du
dans cet objet hanté par la in : celle conte d’Hans Christian Andersen, La
du couple (Rita Hayworth/Orson Reine des neiges. Le diable y invente
Welles), du rêve hollywoodien, du un miroir déformant, bientôt brisé en
mirage exotique, du monde atomisé milliards de fragments incrustés dans les
et de ses apparences. L’entreprise est rétines, qui ôte à ce qui s’y relète toute
cruelle. Elle use de l’analogie entre beauté et toute vertu. Nul doute qu’un
l’éclat (lumineux) et l’éclatement (la bout de cet objet, iltrant l’objectif de
mise en pièces). Les paillettes – sueur Welles, loge dans mon œil désormais. ■
scintillante, écume miroitante, star Élodie Tamayo
SqueiPoint
je n’avais pas encore daigné voir
COLL. CDC
Le Vent de Victor Sjöström (1928)
LUnechargé
vent du Vent est tout sauf aérien :
de sable, bruyant, infatigable.
lourd Golem, bien plus que
natal deviennent cette mer sableuse
engloutissant tout, sans mémoire, qui
nettoie indiféremment les meurtres,
l’élégant cheval blanc cabré qui, dans les souvenirs et les assiettes. Entre la
un beau plan onirique, est présenté panique de rester et l’impossibilité
comme son symbole. Un Golem, ou de repartir, entre l’immobilité forcée
bien un homme, à l’image de ceux de celle qui ne possède rien sauf son
qui ne cessent d’encercler l’héroïne corps frêle et la menace incessante
(Lillian Gish en brindille délicate et du viol, entre la conscience angoissée
nerveuse), ces mâles qui l’immobilisent, d’un faible tracé d’humanité devant
menacent de l’étoufer, la terrorisent. une force climatique incalculable et
Peu d’extérieurs, sinon la nuit ou à informe, Le Vent expose matériellement,
l’inverse un horizon de désert sans presque cent ans plus tard, la
perspective, page blanche sans repère. tragédie de ces mots bien actuels :
Dedans : des personnages coincés migration, vulnérabilité, catastrophe
en plans ixes, coupés frontalement environnementale. Avec comme
au buste ou aux hanches, surcadrés réponse au contemporain les deux
par des chambranles de portes et des ins de l’histoire, celle imposée par les
pièces exiguës, enfermés à la cave ou distributeurs (un care ambigu : meurtre
comprimés par une foule. Tandis que dissous dans le mariage) comme celle
l’émigration est si souvent présentée souhaitée par Sjöström (folie et errance
comme terre promise ou à conquérir, dans le néant). Faisons coniance à notre
ouverte à l’illimité potentiel du propre corps : les émotions physiques
voyage ou de l’errance, pour Sjöström, que provoque toujours ce ilm
cinéaste déplacé en Amérique, l’exil hallucinatoire, hors sol et hors du temps,
est enfermement, claustrophobie. Les disent bien où nous en sommes. ■
grands espaces enneigés de son pays Pierre Eugène
MOSFILM
Ivan le Terrible de Sergueï Eisenstein (1945-1958)
PEt,lusabandonné,
que terrible, je le croyais
Ivan, perdu et oublié.
avec lui, Sergueï Eisenstein. Sans
perdue et par une cohérence formelle
presque visionnaire. Devant ces
diférents raccords, rythmes, sensations
le savoir, je le tenais pour un vaincu, visuelles, j’avais le sentiment de voir
une force de création extraordinaire en même temps une relique et un
accablée par une histoire du cinéma chaînon manquant, avançant nombre
qui l’a retenu exclusivement comme le de procédés esthétiques devenus
« théoricien soviétique ». Si mon désir inévitables.Voilà ce vaincu réinscrit dans
n’avait pas été éveillé par la lecture les plus belles pages de mon histoire,
d’un récent ouvrage retranscrivant une et cela en suscitant les questionnements
semaine de conférences à Santander les plus troubles sur la naissance
du brillant orateur Paulino Viota sur d’une nation et le destin, concentrés
les écrits du cinéaste né à Riga, et le dans la igure ambiguë du héros, de
souvenir d’À la Barbe d’Ivan (2008) où cette troisième Rome qui ne saurait
Pierre Léon reconstruit ses échanges tomber, et dont l’état du monde nous
grotesques avec Staline, j’aurais laissé rappelle sans cesse l’actualité. Dans les
cette trilogie inachevée dans les vastes lamentations et élans d’Ivan (sublime
marécages de mon ignorance. J’aurais Nikolaï Tcherkassov), les manigances
alors raté ma plus belle sensation de la tante, la noble tristesse d’Anastasia,
cinématographique de l’année, celle l’impressionnante pérégrination pour
qui a le plus bouleversé ce que je demander le retour du Tsar, ou la
croyais savoir – sur les ilms, sur sidérante fête où tout le ilm se travestit
moi-même. Parce qu’Eisenstein m’a en couleurs, chaque émotion devient
paru ici non seulement habité par ici littéralement forme. L’histoire se
la rigueur, la précision, la profusion trompe, Eisenstein était un poète. Tout
inventive qu’on lui connaît, mais aussi est à revoir. ■
par une force lyrique que le cinéma a Fernando Ganzo
CPortrait
e ilm s’est comme incidemment
immiscé dans mon esprit entre le
de Dorian Gray d’Albert Lewin
passionné de Freud. La retenue des mots,
la crispation de son corps, sa ièvre quasi
permanente, ses intrusions répétées
et L’Heure du loup d’Ingmar Bergman, dans le champ, en amorce, le rendent
entre le déploiement de la pensée à la fois témoin et acteur des séances
confortablement bourgeois et stimulant d’hypnose de ses patients. Ici, Freud est
et l’audace formelle des gros plans de l’observateur tourmenté qui va contre la
visages et de grandes profondeurs de vanité humaine, osant descendre au cœur
champ, ofrant de la netteté à tout ce qui des ténèbres, quitte à se révéler névrosé à
est obscur, des âmes des patients aux rues lui-même (remuant au passage « les eaux
de Vienne. Montgomery Clift est Freud, qui croupissent dans notre être », écrivait
avec un léger tremblé, des yeux ixes, Fereydoun Hoveyda dans sa critique
vitreux et brûlants : l’acteur s’interdit des Cahiers, no 158), et à enfreindre, au
de ciller dès que le docteur est happé nom de la guérison, ce qui est peut-
par les idées, aussi fasciné que terrorisé être l’unique règle de cette fraternité de
par ce qu’il découvre. On pourrait malades (dont nous sommes) : « le silence
reprendre le mot de Godard à propos en présence de l’ennemi ». ■
du cinéma de Bergman : « C’est le monde Philippe Fauvel
Etrouver
n découvrant Lili Marleen
aujourd’hui, je m’attendais à y
la matrice d’un ilm récent qui,
son amoureuse. Cette séparation afecte
les images elles-mêmes : plans découpés
par les fenêtres, regard oblique à travers
lui aussi, s’appuie sur une esthétisation relets et miroirs, montage alterné
du spectacle qui devient synonyme qui dynamite la romance centrale.
du nazisme : Black Book. De l’un à Alors que, pour Despair, Fassbinder
l’autre, certaines images circulent, dédouble jusqu’au vertige le corps de
comme la chanteuse érotisée sur un Dirk Bogarde, la fascination tardive
fond écarlate. Alors que Paul Verhoeven que me procure Lili Marleen provient
ilme la guerre à travers le rythme au contraire de cette division que
du classicisme hollywoodien et rend l’apparente linéarité du récit protège
encore plus scandaleux son couple et ampliie. ■
antithétique (un oicier nazi et une Jean-Marie Samocki
CAHIERS DU CINÉMA
36
FILM DU MOIS
DÉCEMBRE 2023
La Chimère d’Alice Rohrwacher
SEULEMENT UN PIED
DANS LA TOMBE par Olivia Cooper-Hadjian
Cample
hez Alice Rohrwacher, le cinéma est un art d’autant plus
singulier qu’il puise dans tous les autres, et d’autant plus
qu’il est ancré dans un lieu qu’elle connaît intime-
ment. Situé comme Les Merveilles (2014) et Heureux comme
Lazzaro (2018) dans une Italie rurale qui fut jadis le territoire
des Étrusques, La Chimère est son ilm le plus dense, creuset
de cultures plus ou moins lointaines, à l’image d’une bande
originale où Kraftwerk côtoie Verdi. Il est donc naturel que
ses deux personnages principaux foulent cette terre en étran-
gers. Arthur (Josh O’Connor), Anglais fraîchement sorti de
prison pour une afaire de pillage de tombes, reprend du
service auprès de ses anciens complices tombaroli, mû avant
tout par un attrait pour le royaume des morts, où réside
son amoureuse Beniamina, dont il continue de fréquenter la
mère, Flora (Isabella Rossellini). Chez elle, il rencontre Italia
(Carol Duarte), Brésilienne à qui Flora prétend apprendre
le chant tout en la traitant comme sa domestique. Mais un
énoncé linéaire ne rend pas justice à la façon dont ce récit
se déploie : il est plutôt cousu au point arrière, posant in
medias res une série de situations que l’on comprend souvent
après-coup, où prolifèrent les jeux de masques (les tombaroli
travestis pour une fête de village, Arthur feignant la maladie
pour mieux s’approprier un trésor, la bande rivale déguisée
en carabinieri…). La vitalité de chaque scène tient paradoxa-
lement au caractère dévitalisé de son personnage principal,
avec lequel nous arpentons des lieux qui se révèlent plein
des intentions des autres. Et à une tendance à faire foisonner
les actions au sein d’une même scène – voir celle, micro-
épique, où, tout en s’exerçant au chant, Italia fait le repas-
sage d’un œil et surveille Arthur de l’autre, sans oublier de
corriger sa grammaire. Le sacré et le profane, le naturel et
l’artiice s’interpénètrent sans cesse, comme dans cet arbre
coupé faussement vivant qui surmonte la boîte où Arthur
cache son butin.
La représentation est toujours afaire de connivence dans
La Chimère. Dans le champ du cinéma de iction, rares sont
ceux qui osent ainsi jouer avec leur matériau, d’abord par le
choix d’utiliser diférents formats de pellicule – le 35 mm, le
16 et le Super 16 – apportant chacun une qualité spéciique.
Rohrwacher n’hésite pas à en accélérer la cadence pour outrances du théâtre et le conte, dont elle retient le tropisme
rehausser le burlesque d’une bagarre, à donner à la caméra fantastique et le bestiaire : les illes de Flora bourdonnent
le comportement d’un personnage auquel il arrive même comme des mouches autour d’un cadavre, les tombaroli font
que l’on s’adresse. Lorsque la baguette de sourcier d’Arthur, les coqs, et Arthur grogne comme un loup solitaire.
à l’aide de laquelle il détecte les tombeaux, se met à tourner Avec Italia, l’Anglais noue bientôt une entente secrète,
sur elle-même, l’appareil prolonge sa révolution et nous rend en-deçà du langage, par les regards et les gestes échangés
l’Anglais tête en bas, trucage simple et saisissante manière de par-dessus l’épaule de Flora. Depuis le manoir décati où les
faire aleurer un monde parallèle. La Chimère semble vouloir meubles sont utilisés comme bois de chauffage, la vieille
susciter un rapport ancien aux images, datant d’avant leur femme incarne une bourgeoisie obsolescente, aveugle au
prolifération, et faire de chaque plan un événement, renouant présent qui l’entoure – elle parle de Beniamina comme si
ainsi avec la dimension foraine et magique du cinéma. Ces elle était toujours en vie et ne remarque pas qu’Italia cache
partis pris ne sont donc pas réductibles à des effets gra- auprès d’elle ses deux enfants. Dehors, une autre époque
tuits. Ils ancrent le récit dans des sensations qui manifestent advient. En profanant les tombeaux étrusques de la région, les
notre appartenance commune au monde. Ils témoignent de tombaroli transgressent les lois tacites des générations passées.
la capacité d’un corps à créer un univers à lui seul : valeur Nous sommes dans les années 1980, temps de désillusion pour
artisanale retrouvée qui rapproche le geste de la cinéaste de des classes populaires confrontées à l’austérité. Mais comme
la liberté d’une poétesse – les potentialités ininies d’une dans Heureux comme Lazzaro, où des paysans vivaient malgré
plume et d’une feuille de papier – mais aussi de l’esprit de eux dans une féodalité anachronique, ce présent en char-
partage des tombaroli, qui mettent en chanson les aventures rie beaucoup d’autres. Le raccord qui accole le lash d’une
qu’ils viennent juste de vivre à l’écran pour s’approprier photographie à la lumière ancestrale d’un feu de joie igure
leur expérience, la transmettre et la transigurer. Tendu entre une coexistence des temps qui ne demande qu’à être révé-
péripéties picaresques, mélodrame et comédie boufonne, le lée. Les personnages semblent d’abord vivre dans un monde
récit d’Alice Rohrwacher résiste autant à la classiication que archaïque (le tombarolo Pirro cherche dans le dessin que forme
la créature mythologique convoquée par son titre, d’autant l’urine d’une femme dans le sable un présage inculqué par
plus que sa mise en scène convoque pêle-mêle le soule son grand-père), mais la modernité fait peu à peu son appa-
épique de la chanson de geste, l’énergie brute de la danse, les rition – et la cinéaste de désamorcer le pittoresque de cette
campagne en l’inscrivant dans un contexte post-industriel, où projeter Arthur dans les profondeurs de l’au-delà (peut-être
la mer est polluée par les usines.Voici donc les petits tombaroli viendra-t-il nourrir ces arbres dont Italia remarquait plus
projetés dans un marché de l’art global et technologique au tôt qu’ils ressemblaient à des silhouettes humaines inversées,
sein duquel ils ont tout l’air d’intrus. la tête plantée dans la terre). Pendant ce temps, la tradition
La friction entre diférentes strates du réel, Arthur la per- matriarcale de cette civilisation révolue trouve une résur-
çoit mieux que quiconque. Il traverse le monde comme gence dans une gare abandonnée investie par des femmes
un passager, dans un mutisme que l’on devine renforcé par indépendantes en quête de collectif. Contrairement à Heureux
le deuil. Lorsqu’il foule un tombeau et que ses baguettes comme Lazzaro, dont la poésie retombait en discours trop
de sourcier s’animent, lui s’efondre – « ce sont ses chimères », empressé de dénoncer, La Chimère a l’épaisseur des gestes
dit Fabriana, la femme qui accompagne les tombaroli. Que que l’on pourrait croire gratuits, clos sur eux-mêmes, mais
perçoit-il alors ? Le vide, les trésors ou les âmes ? Alice qui déplacent un peu notre vision du monde et nous aban-
Rohrwacher épouse ce vertige et cette ambivalence. Face à donnent à des questions lancinantes. Les morts ne sont-ils
un monde désenchanté, le ilm s’airme comme un espace où bons qu’à être pillés ? Et comment partager au mieux ce
le merveilleux peut encore exister, avec l’espoir qu’il déteigne grand palimpseste qu’est une société ? ■
en retour sur la réalité. Spectre ou souvenir, Beniamia s’in-
vite plusieurs fois entre les plans, illusion peut-être, mais qui LA CHIMÈRE (LA CHIMERA)
donne une direction. Il est clair ici que les songes font par- Italie, France, Suisse, 2023
tie intégrante du réel, jusqu’à se confondre avec lui : le bri- Réalisation, scénario Alice Rohrwacher
quet d’or qu’un contrôleur de train ofre à Arthur lors d’une Image Hélène Louvart
scène onirique l’accompagnera jusqu’à la in. Le ilm explicite Montage Nelly Quettier
alors cette perméabilité présente depuis le début entre l’étant Son Xavier Lavorel
et le possible. Si les Étrusques étaient encore là, peut-être Décors Emita Frigato
n’y aurait-il pas autant de machisme en Italie, avance une Costumes Loredana Buscemi
jeune femme répétant les propos de Spartaco, igure secrète Interprétation Josh O’Connor, Carol Duarte, Isabella Rossellini,
régnant de main de maître sur le commerce des antiquités. Vincenzo Nemolato, Ramona Fiorini, Alba Rohrwacher
Son nom est emprunté à l’esclave thrace qui se révolta contre Production Tempesta Films, Ad Vitam Production, Arte France Cinéma,
la République romaine, mais dans cette histoire, cette igure Amka Films Productions, Rai Cinema
est maîtresse. La roue tourne, les civilisations s’efondrent. Distribution Ad Vitam
« Peut-être est-ce le tour du patriarcat », glisse doucement le Durée 2h13
ilm. Le regard d’une déesse étrusque semble déinitivement Sortie 6 décembre
Dans La Chimère, vous jouez avec le matériau ilmique de façon très libre, Comment avez-vous choisi vos acteurs principaux, Josh O’Connor
et ce faisant vous rendez l’acte de narration visible. Mais plutôt que de (The Crown, Seul sur terre) et Carol Duarte ?
créer une distance rélexive, ces partis pris créent une connivence avec Ce fut le fruit d’une longue recherche, mais aussi du des-
les spectateurs, comme dans un spectacle de cirque. Il y a l’idée que l’on tin. Pour le personnage d’Arthur, j’imaginais quelqu’un de
partage un même espace. beaucoup plus âgé. J’ai rencontré des personnes qui me plai-
C’est exactement ainsi que je l’ai pensé : jouer avec la possibi- saient, mais pour une raison ou une autre, la collaboration
lité qu’a le cinéma d’établir une communication avec les spec- n’a jamais abouti. Un jour, j’ai reçu une lettre de Josh. Il
tateurs et spectatrices, comme quand une personne entonne avait vu Heureux comme Lazzaro et voulait me parler. Quand
une chanson et que l’on se joint à elle. Le ilm n’est pas au- je l’ai rencontré, je me suis dit que je devais repenser le
dessus des spectateurs mais avec eux, au même niveau. Il y ilm, que c’était lui, Arthur. Même s’il était très jeune, il avait
avait une part d’instinct dans le choix d’inscrire ce ilm où quelque chose d’antique. J’ai eu l’impression qu’il avait des
l’archéologie est très présente dans une histoire des techniques choses en commun avec le personnage. Je suis contente de
du cinéma. Avec ma chefe opératrice, Hélène Louvart, nous ce choix. Arthur est hors du temps, de toute façon... Et peut-
avons cherché à intégrer de manière joyeuse diférents formats être qu’un amour si grand, on le sent davantage quand on
de pellicule. On a senti que cette multiplicité permettait de est plus jeune. Quant à Carol Duarte, elle m’a beaucoup plu
comprendre que le ilm propose un voyage dans le regard. dans La Vie invisible d’Eurídice Gusmão de Karim Aïnouz. On
a l’impression qu’elle peut tomber à tout moment. Pourtant,
D’ailleurs, la caméra apparaît un peu comme un personnage. La façon elle n’avait jamais joué dans un ilm où cela est exploité de
dont elle est manipulée donne une impression de spontanéité. Comment façon comique.
obtenez-vous cela ?
En efet, non seulement la caméra n’est pas invisible, mais elle L’humour que recèle le ilm le rend accueillant pour un public non
fait partie de l’histoire. À l’écriture, c’est déjà un peu décidé. initié, malgré son aspect expérimental à certains égards.
Avec les répétitions, on change des choses, puis ça ne bouge Était-ce votre intention ?
plus beaucoup. Aux acteurs, je recommande de garder une Comme c’est un film qui parle de la mort, il y avait une
légère distance, un peu ironique, avec leurs personnages. C’est nécessité un peu cruelle de rire. Arthur est un romantique
la caméra qui raconte les mouvements intérieurs, plutôt que dans un monde matérialiste, un monde qui ne croit plus
leur façon de jouer. Je travaille souvent avec des personnes qui en l’invisible et ne comprend plus les aspirations des héros
jouent pour la première fois et je leur demande d’apprendre romantiques. Ça le rend un peu ridicule. Il était important
le texte comme les paroles d’une chanson, ou comme une de créer ce contraste comique.
prière, sans intention, mais parfaitement, et ensuite on trouve
la mélodie ensemble. Ça a amusé Isabella Rossellini : en voyant Votre façon de faire ostensiblement de la forme une part du récit
mes ilms précédents, elle pensait qu’ils étaient très improvisés. renvoie à des arts plus anciens que le cinéma, notamment la poésie.
Elle m’a dit : « En fait, tu es une chefe de chœur. » C’est un travail C’est vrai : je ne cherche pas à faire quelque chose de nou-
un peu musical. veau, mais de vivant. S’il y a des racines dans le passé, c’est
Alice Rohrwacher photographiée par Lucile Boiron pour les Cahiers du cinéma à Paris, le 16 novembre.
La bande-son participe de la proéminence de l’acte de narration Vous présentez ce mois-ci une exposition intitulée « Bar Luna »
dans le ilm par son hétérogénéité : les choix musicaux ne semblent au Centre Pompidou, en parallèle de la rétrospective de vos ilms.
jamais attendus. Comment l’avez-vous imaginée ?
Il y a trois niveaux de musique dans le ilm. Il y a d’abord Elle est structurée autour d’une question : qu’est-ce qui
celle des années 1980, une époque de fracture musicale, vous lie au monde ? C’est un voyage qui part d’un bar.
moins politique que commerciale. Par ailleurs, je voulais Ce type d’endroit a été important dans ma vie, notam-
aussi créer un lien entre Arthur et Orphée, donc dans les ment en tant que lieu où je n’osais pas entrer parce qu’il
scènes où le destin d’Arthur s’exprime, on entend L’Orfeo de était plein d’hommes. C’est aussi là que j’ai entendu tous
Monteverdi. Et enin, il y a la musique qui raconte l’histoire, les récits de tombaroli dans mon enfance. J’allais acheter des
EN SALLES
Napoléon de Ridley Scott 51 Menus-Plaisirs. Les Troisgros de Frederick Wiseman
6 DÉCEMBRE
Bâtiment 5 * de Ladj Ly
La Chimère d’Alice Rohrwacher
Fremont de Babak Jalali
The Soiled Doves of Tijuana de Jean-Charles Hue
52
36
53
55
Le restaurant et le monde
Blue Summer de Zihan Geng, Bungalow de Lawrence Côté-Collins, par Charlotte Garson
Kokomo City de D. Smith, L’Enfant du paradis de Salim Kechiouche,
Godzilla, Minus One de Takashi Yamazaki, Le Grand Magasin de Yoshimi
Itazu, Levante de Lillah Halla, La Mécanique des choses d’Alessandra
Celesia, Migration de Benjamin Renner et Guylo Homsy, Noël joyeux
de Clément Michel, Nonm de Daniel Kichenassamy, Paris Lost and Found
de Kartik Singh, Primo da cruz d’Alexis Zelensky, Soudain seuls
Àoublie
force de qualifier Wiseman de
« peintre de l’Amérique », on en
que nombre de ses films, depuis
l’assiette (avec incursion chez un éleveur,
un aineur, un vigneron, un apiculteur)
et la promesse en salle, juste avant Noël,
de Thomas Bidegain
les années 2000, ont été tournés en de quatre heures de corne d’abondance
13 DÉCEMBRE France, où il réside désormais, et que si qui suivent cette transformation des meil-
Le Balai libéré de Coline Grando 52 son travail touche à l’universel, la francité leurs produits en plats inventifs. Ne voir à
Blackbird, Blackberry d’Elene Naveriani 46 s’y trouve petit à petit brossée avec une l’œuvre que l’excellence gastronomique
Légua de Filipa Reis et João Miller Guerra 48 grande précision de trait. Sans doute magniiée par l’acuité de Wiseman revi-
Rue des dames d’Hamé Bourokba et Ekoué Labitey 55
SHTTL d’Adi Walter 55 l’oublie-t-on parce que les scènes de la endrait à croire que le nonagénaire sucre
The Survival of Kindness de Rolf de Heer 50 Comédie-Française (1996), de La danse, le les fraises et qu’il signe ici un top chef
Les Trois Mousquetaires : Milady de Martin Bourboulon 55 ballet de l’Opéra de Paris (2009) ou du pour cinéphiles snobs. Certes, la drama-
Winter Break d’Alexander Payne 56 Crazy Horse (2011) prennent au pied turgie de la métamorphose est bien au
Wonka de Paul King 56
Captain Miller d’Arun Matheswaran, Follow_Dead de John McPhail, de la lettre la théâtralité que ses autres rendez-vous – affûtage des couteaux,
Les Inséparables de Jérémie Degruson, Past Lives – Nos vies d’avant ilms portent au jour dans d’autres insti- ouverture des poissons, découpe des
de Celine Song, Sea Sparkle de Domien Huygues, Sergent-Major Eismayer
tutions et dans la société en général. « Il côtelettes, ébouillantage des écrevisses,
de David Wagner, Sirocco et le royaume des courants d’air de Benoît Chieux
faut que les mots soient une jouissance dans ta fonte du chocolat, la toujours séduisante
bouche », commandait Catherine Samie, la série d’actions-recettes durant lesquelles le
20 DÉCEMBRE
Les Colons de Felipe Gálvez 52 doyenne de la Comédie-Française, à un dialogue est remplacé par un silence con-
La Fille de son père d’Erwan Le Duc 53 jeune collègue. En ilmant à nouveau un centré ou, à de très rares moments, par un
Menus-Plaisirs de Frederick Wiseman 44 « art vivant », la cuisine gastronomique, cri d’urgence pointant l’importance du
Pour ton mariage d’Oury Milshtein 54
Aquaman et le royaume perdu de James Wan, Chasse gardée d’Antonin
Wiseman poursuit une épopée de l’oral- timing et le risque de ratage qui menace
Fourlon et Frédéric Forestier, Inspecteur Sun et la malédiction ité et pénètre dans ce qui n’est que igu- le mets le plus délicat s’il n’est pas manip-
de la veuve noire de Julio Soto Gurpide, Jeff Panacloc – À la poursuite rativement une institution : un restaurant ulé selon un rituel chronométré. Même
de Jean-Marc de Pierre-François Martin-Laval, Ma France à moi de
Benoît Cohen, Munch de Henrik Martin Dahlsbakken, Push It to the Limit
bourguignon tr iplement étoilé au lorsqu’il ilmait à l’hôpital,Wiseman usait
de Sabrina Nouchi, Salaar de Prashanth Neel, Un corps sous la lave Michelin, le Bois sans feuilles, où oicient très peu de l’excitation documentaire
de Samuel M. Delgado et Helena Girón, Une équipe de rêve de Taika Waititi, deux générations de chefs cuisiniers au de telles accélérations (il suit de com-
Voyage au pôle Sud de Luc Jacquet
travail, Michel Troisgros et ses ils César et parer Hospital à Urgences de Raymond
Léo. Comme dans High School, qui sem- Depardon). Ce plaisir un peu facile, il ne
27 DÉCEMBRE blait d’abord suivre le déroulement d’une se le refuse guère, mais un tel ilm d’action
5 hectares d’Émilie Deleuze 52
Dream Scenario de Kristoffer Borgli 53 journée de lycée, la caméra s’attarde au est livré en premier, dans des séquences
L’Innocence d’Hirokazu Kore-Eda 54 début avec les deux fils au marché de où les cuisines, donc les coulisses, appara-
Mon ami robot de Pablo Berger 54 Roanne. On croit flairer le menu : une issent déjà comme autre chose que le lieu
Vermines * de Sébastien Vanicek 56
Dans la bulle de Miss Fran de Rachel Lambert, Kina & Yuk : renards
trajectoire de l’aliment de la terre à du seul « coup de feu », la mise en scène y
de la banquise de Guillaume Maidatchevsky, Reines de Yasmine Benkiran,
Les Segpa au ski d’Ali Boughéraba et Hakim Boughéraba, Tout sauf toi
de Will Gluck, Une affaire d’honneur de Vincent Perez
© ZIPPORAH FILMS
ménageant une distance (les cuisiniers au cinéaste-monteur un miroir de sa propre jamais eu ses faveurs. Ici, l’épouse et la
travail relétés dans un plafond chromé, la pratique. S’il capte comme aucun autre la fille occupent des rôles apparemment
salle vide qui ouvre sur le jardin). Filmer la marmite symbolique dans laquelle les ali- périphériques mais en réalité moteurs,
préparation des repas dépasse le spectacle ments cuisent toujours déjà,Wiseman n’en puisque le décor du ilm dépend d’elles
savoureux, pour une raison esthétique (le déduit pas pour autant que le grand restau- (chambres d’hôtes qui permettent aux
cinéma ne transmet pas le goût) autant rant est un refuge, un temple de l’art pour clients de forcer sur la bouteille, objets
que physiologique (le processus d’inges- l’art. Il n’est pas indiférent que la cueillette chinés pour faire du restaurant un chez-
tion et de digestion sous-tend cette dia- que les aide-cuisiniers efectuent panier au soi idéal). Surtout, la construction du ilm
lectique du cadre plein et vide : on sait où bras dans le bois qui entoure le restau- souligne la transmission générationnelle
init tout menu). rant soit suivie de près par une discussion puisque, entamé au Bois sans feuilles, il
La conception du cinéma que déploie entre le patron et son sommelier sur les investit pour finir les deux autres res-
Menus-Plaisirs se situe ainsi à l’opposé de prix des grands vins, où l’on apprend au taurants où travaillent chacun des fils.
celle de La Passion de Dodin Boufant, parce passage le tarif des différents menus. La Dans un ilm où règne le présent incan-
que même à l’état supposé de nature, les promenade champêtre du petit groupe se descent des repas à préparer, le cinéaste
aliments soupesés par les frères Troisgros grève d’enjeux économiques. De manière loge astucieusement la généalogie fami-
au marché, sont déjà des objets de lan- plus marquée encore, Wiseman égrène liale : une séquence antérieure à 2017
gage, pris dans une logique comparative dans la dernière partie les moments où dans le restaurant originel des Troisgros,
(« le lierre, beaucoup moins aillé que l’ail des Michel Troisgros fait honneur à certains Le Central, citadin et étriqué, quitté pour
ours », précise la maraîchère), poétique (un clients en leur présentant in vivo un plat, une propriété campagnarde. Ce n’est pas
bouquet de pleurotes ressemble « à une quitte à verser dans un storytelling com- la moindre émotion que procure la mise
pieuvre, une sculpture »). Quand les jeunes merçant – parodie de ce que pourrait être en scène : en emboîtant le pas du « réen-
hommes discutent du menu à venir avec Menus-Plaisirs : un ilm d’entreprise épou- sauvagement » d’une gastronomie sur-
leur père, celui-ci dessine le dos d’un sant le discours du patron. Ce portrait de civilisée, Wiseman recrée, avec César, sa
brochet, expliquant quelle autre partie est l’artiste en commerçant désigne la ten- femme et leur enfant à table avant un
destinée aux quenelles : il y a un système de sion qui fait le génie des ilms « d’art » de service, rien de moins que le Repas de
la nourriture comme il y avait un Système Wiseman entre un microcosme à huis clos Bébé de Lumière : l’accueil du hasard dans
de la mode selon Barthes. Dans les mains et les mille façons dont le monde, au sens le cadre le plus ritualisé qui soit. ■
de Michel Troisgros, poisson ou bette- politique et cosmique, s’y iniltre. Comme
rave sont des corolles en devenir, la forme dans la cuisine de Kaurismäki, l’Ukraine, MENUS-PLAISIRS. LES TROISGROS
florale modélisant la sublimation qu’il par exemple, impose un menu à thème France, États-Unis, 2023
imprime aux aliments. En in de parcours, lors d’une soirée VIP. Réalisation, montage Frederick Wiseman
l’empire des signes continue, puisque les Enfin, Menus-Plaisirs marque une Image James Bishop
plats sont pris en photo par les clients grande nouveauté dans la ilmographie Son Jean-Paul Mugel
américains qui les dégustent, et, pour de Wiseman : s’il a déjà filmé, de biais, Montage son Lucile Demarquet
d’autres plus chanceux, commentés par le le couple (Welfare, La Danse, Domestic Production Zipporah Films
chef. L’ininité de combinaisons possibles Violence…), ce que l’on peut considérer Distribution Météore Films
qu’expérimente l’artiste cuisinier (fraises- comme la forme la plus minimale d’ins- Durée 4h00
caviar, rognons-fruit de la passion) tend au titution dans la société, la famille n’avait Sortie 20 décembre
BLACKBIRD, BLACKBERRY
(BLACKBIRD BLACKBIRD BLACKBERRY)
Suisse, Georgie, 2022
Réalisation Elene Naveriani
Scénario Elene Naveriani, Nikoloz Mdivani (d’après le livre
de Tamta Melashvili)
Image Agnesh Pakozdi
Montage Aurora Franco Vögeli
Son Marc von Stürler, Philippe Ciompi
Interprétation Eka Chavleishvili, Teimuraz Chinchinadze
© ALVA FILMS/TAKES FILMS
PORTRAIT. Cinéaste non binaire, Elene Naveriani revient sans cesse à sa l’électricité est encore limité, chaque ilm
Géorgie natale pour construire au il des ilms un espace vital pour ses vu à la télévision fait igure d’événement
personnages et leurs désirs, quels qu’ils soient. et d’échappatoire au-delà de la morosité
des années 1990. Décidé à bousculer un
système universitaire éculé, iel étudie la
LEartheNaveriani,
premier long métrage d’Elene
I Am Truly a Drop of Sun on
(2017), suivait un jeune immigrant
un peu plus loin, aidée d’une nouvelle
amie, qui devient un havre de paix pour
ceux qui – même timidement – osèrent
avait préparé le terrain et il existait enin une
place pour une discussion sur l’émancipation
des femmes, ainsi qu’un désir pour un person-
nigérien pensant arriver dans l’État de dire non à la violence. Ces lieux que l’on nage semblable à Ethéro. » Aux spectateurs
Géorgie, aux États-Unis, et se retrouvant pensait être des prisons se révèlent alors de s’habituer à cette femme à la fois vul-
coincé à Tbilissi. Las, il allait néanmoins se espaces de liberté, l’appel du dehors ne nérable et solide, « entière dans sa solitude »,
lier d’amitié avec une prostituée, comme contredisant pas la nécessité de se réin- ainsi qu’à tous les habitants d’un village
lui à la marge de la société. Dans Wet Sand venter sur place, cette volonté qu’ont les qu’on dirait abandonné. C’est précisé-
(2021), un vieil homme isolé décède et personnages de faire chez-soi. ment en s’ancrant dans un espace que la
l’on convoque sa fille, une citadine peu Né en 1985 à Tbilissi, Elene Naveriani société ne reconnaît plus qu’Ethéro trouve
encline à renouer avec la xénophobie a grandi dans une Géorgie « anarchique » sa puissance, « y devient ce qu’elle désire être »,
provinciale. Les villageois sortent les où la vie quotidienne reposait sur l’auto- ouvrant sa communauté à la sensualité et
fourches lorsqu’ils découvrent que le père organisation. De là lui vient son goût para- au monde.
était homosexuel, mais la jeune femme doxal pour la communauté – efrayante Vincent Poli
ne fait mine qu’un temps de fuir. Alors lorsqu’elle est mue par l’intolérance, Propos recueillis par visioconférence,
que le restaurant où son père avait trouvé heureuse quand elle s’organise autour le 1er novembre.
l’amour brûle, elle en ouvre un nouveau, du travail en équipe. Alors que l’accès à
Dtraitixiction
ans après Charlie’s Country, étrange
documentaire en forme de por-
caché de l’acteur aborigène David
The Survival of Kindness se replie tout
entier sur la question de l’énergie pre-
mière qui mobilise ses récits. Le ilm fait
moins comme le tableau immobile d’un
désastre sans début ni fin – l’entreprise
de déshumanisation au long cours de la
Gulpilil, star déchue du cinéma aus- de la pulsion de survie un motif à la fois barbarie coloniale – que comme le récit
tralien (que l’on suivait dans un bidon- abstrait et irrationnel, et l’essence d’une d’une quête secrète matérialisée le temps
ville du nord du pays), Rolf de Heer mise en scène dégagée de facto de tout d’une rencontre éphémère (deux adoles-
semble repartir de zéro avec The Survival principe de réalisme et de vraisemblance. cents croisés en chemin). Là, d’un simple
of Kindness. Entretemps, le cinéaste a pro- La scène initiale d’évasion de l’héroïne, échange en deux langues inconnues l’une
duit et scénarisé le magniique My Name raccordée à l’échelle d’une vaste cosmo- de l’autre, The Survival of Kindness trouve à
Is Gulpilil (2022), chronique des der niers gonie (le travail des fourmis surgies des la fois son déchirant climax et la formule
mois de l’acteur disparu en 2021 et poème issures de la terre brûlée, le ballet incan- poétique de sa marche : ce qui continue
métaphysique dédié à cette igure capitale descent des étoiles, le soleil aveuglant), d’avancer et ce qui survit d’humanité dans
qui aura accompagné une grande partie enclenche un récit picaresque dont les l’anéantissement et dans la catastrophe. ■
de son œuvre des années 2000. C’est épisodes apparaissent comme une suite de
une autre igure éclatante – une femme rêves sans continuité logique. Rarement THE SURVIVAL OF KINDNESS
noire sans nom (interprétée par Mwajemi un ilm aura semblé à ce point se mettre Australie, Italie, 2023
Hussein, originaire de la République au pas de son personnage principal, tant Réalisation, scénario Rolf de Heer
démocratique du Congo) – qui traverse dans son mouvement d’avancée méca- Image Maxx Corkindale
The Survival of Kindness de sa présence nique au il de décors splendides (désert Son Adam Dixon-Galea, Tom Heuzenroeder
magnétique et silencieuse. Abandonnée du Sud australien, montagnes de Tasmanie, Montage Isaac Coen Lindsay
nue dans une cage au milieu du désert village fantôme, cité de science-iction) Décors Uwe Feiste
par une milice d’hommes blancs portant que dans sa manière d’échapper à toute Costumes Elle Baldock
des masques à gaz, elle s’échappe mirac- psychologie (une silhouette glissant dans Musique Anna Liebzeit
uleusement de sa prison et s’avance dans un monde où les hommes sont réduits à Interprétation Mwajemi Hussein, Deepthi Sharma,
un monde en forme de théâtre des temps des bêtes grondantes et sans visage). Darsan Sharma
derniers. L’étrangeté du film tient en grande Production Vertigo Films, Fandango
Si la traversée et l’errance sont au cœur partie à ce principe d’épure onirique tra- Distribution Nour Films
des meilleurs ilms de Rolf de Heer depuis çant sa ligne claire dans un folklore rési- Durée 1h35
son chef-d’œuvre Bad Boy Bubby (1993), duel de cinéma de genre. De son héroïne Sortie 13 décembre
Irigueur
l est sans doute juste de souligner, comme
certains l’ont fait, que le manque de
historique de ce Napoléon doit
efets de mise en scène. Que le lecteur me
pardonne de faire ainsi la liste peu appétis-
sante des plats et des sauces, mais cela sert
ne pas dire kitsch.
La séquence du sacre de Napoléon est
celle qui résume le mieux le pompiérisme
beaucoup à la malice anglaise de Ridley surtout à démontrer combien l’ensemble de Scott. À nouveau, ce n’est pas l’événe-
Scott, mais cela se traduit moins par un est dénué de perspective et de point de ment qui l’intéresse, ni l’idée ou la forme
regard critique sur cette figure histo- vue : c’est une accumulation d’ingrédients qu’il pourrait en tirer, mais son imagerie,
rique (à la manière de l’Adieu Bonaparte mal dosés et touillés sans passion. et il ne ilme cette scène qu’en référence
de Youssef Chahine, 1985) que par une En peinture, ce type d’académisme au célèbre tableau de David, cherchant à
façon dédaigneuse de la réduire à un per- spectaculaire porte un nom : l’art pom- démontrer combien il l’a regardé dans les
sonnage feuilletonesque sans grand relief. pier. On connait l’admiration de Scott moindres détails et allant jusqu’à inclure
Au-delà de la querelle d’historiens, cette pour le peintre Jean-Léon Gérôme, déjà le peintre dans un plan : académisme au
désinvolture pourrait avoir un charme abondamment cité dans Gladiator, et carré qui ne produit rien d’autre qu’une
dumassien, mais elle a surtout pour efet dont on retrouve ici une fidèle reprise illustration poussiéreuse. Autre symptôme
de remplacer l’épique par le trivial. Le du Bonaparte devant le Sphinx. Relisons pompier : comme dans une mauvaise
récit, parfois absurdement elliptique (mais ce qu’écrivait Baudelaire à propos de bande dessinée, et cartons didactiques à
on nous annonce déjà une version de Gérôme, qui s’applique parfaitement à l’appui, seuls comptent les grandes igures
4h30 difusée sur Apple TV+), est consti- ce ilm : Gérôme « réchaufe les sujets par de et les faits communément connus à travers
tué d’un monotone va-et-vient entre ses petits ingrédients et par des expédients puérils », les manuels oiciels et les images d’Épinal.
batailles politiques ou militaires et sa vie ce qui consiste essentiellement à « trans- La foule des révolutionnaires ou les mil-
conjugale, où le cinéaste s’amuse lourde- poser la vie commune et vulgaire dans le cadre liers de soldats qui forment les armées
ment à le montrer plus désarmé en amour grec ou romain ». De la même manière, Scott ne seront jamais filmés autrement que
qu’à la guerre. Faisant de lui un domina- réactualise et rapetisse la dimension his- comme une masse caricaturale ou sans
teur démuni, et nul au lit, il transforme au torique de l’épopée napoléonienne dans visage. Et si les soldats morts s’enfonçant
passage Joséphine (Vanessa Kirby) en une une psychologie banale et dans des afaires dans le lac d’Austerlitz ont droit à un
quasi-féministe, histoire de donner un petit conjugales boulevardières. Gérôme, écrit tout petit peu plus d’attention, ce n’est
cachet de contemporanéité à l’ensemble. encore Baudelaire, est « un artiste qui qu’en tant que chair à image, après avoir
Joaquin Phoenix, trop vieux pour le rôle, substitue l’amusement d’une page érudite été chair à canon. Ridley Scott a beau
l’incarne en puisant dans sa veine autis- aux jouissances de la pure peinture » ; Scott terminer son film par le décompte des
tique, insistant sur la réserve inhibée ou confond également le sens de l’Histoire millions de soldats tués dans les batailles
les humeurs inquiétantes du personnage, avec la maniaquerie du détail, et chez lui napoléoniennes, pas un seul n’aura eu le
sans que le cinéaste n’en fasse grand-chose la forme est surtout illustration. L’une des droit au moindre gros plan. ■
d’autre qu’un masque, psychologiquement visions marquantes du ilm, et répétée à
pauvre et dramaturgiquement lassant. Les plusieurs reprises dans la séquence où elle NAPOLÉON
scènes de batailles, toutes filmées diffé- apparaît, est la chute des soldats russes et États-Unis, Royaume-Uni, 2023
remment, sont certainement ce qui l’in- autrichiens dans le lac gelé d’Austerlitz, Réalisation Ridley Scott
téresse le plus, mais l’art de la stratégie de où le blanc des uniformes et de la glace se Scénario David Scarpa
Napoléon lui importe bien moins que ses mêle au rouge du sang sur le fond grisâtre Image Darius Wolski
Montage Claire Simpson, Sam Restivo
Son James Harrison, Oliver Tarney
Décors Arthur Max
Costumes Janty Yates, David Crossman
Musique Martin Phipps
Interprétation Joaquin Phoenix, Vanessa Kirby,
Tahar Rahim, Rupert Everett, Mark Bonnar, Paul Rhys,
Édouard Philipponnat
Production Scott Free Productions, 20th Century Studios,
Apple Studios
Distribution Sony Pictures Releasing France
©2023 APPLE
Durée 2h38
Sortie 22 novembre
5 hectares qui expose un travail invisibilisé et, par les couloirs exigus du « bâtiment 5 », le
images du mariage jusqu’à un plan secret explication à ce confinement formel : The Soiled Doves of Tijuana
où Milshtein embrasse Agnès Varda avec le film fut tourné en pleine épidémie de Jean-Charles Hue
déférence ; de la présence de Jane Birkin de Covid. Mais il en résulte un effet France, 2022. Documentaire. 1h22.
sur le tournage de Jane B. par Agnès V. au contreproductif : ce n’est pas seulement Sortie le 6 décembre.
souvenir pudique de Kate Barry, la ille de le monde dans lequel ils évoluent qui Les films de Jean-Charle Hue brûlent
Birkin dont Milshtein a partagé les der- enferme les personnages, mais aussi cette d’un feu particulier. La lumière n’y est
nières années ; de l’évocation de la mort mise en scène quelque peu étoufante et jamais un bain neutre, mais une force, un
de la mère à la leucémie de Léah et au monocorde. Manque alors le soule des risque. Elle réchaufe les visages, irradie
ilm qu’elle init dans sa chambre d’hô- frères Safdie pour que l’énergie de la rue l’image, ouvre à l’invisible. C’est encore
pital. Les images récusent la distinction puisse se condenser dans les corps. ce qui saisit à l’orée de The Soiled Doves of
entre vivants et morts. Elles inventent une Marcos Uzal Tijuana, lorsque des lammes se relètent
famille de figures entièrement dédiées sur les lunettes de soleil d’une femme en
aux absents (son père ou son psy) et sur- train de se maquiller dans la pénombre.
tout aux absentes, célébrant le latent et SHTTL Plus tard, l’écran aura la blancheur trans-
l’indirect. Les paroles du « Coup de soleil » d’Ady Walter lucide d’un voile ou d’un linceul. En un
de Richard Cocciante au générique de France, Ukraine, 2023. Avec Moshe Lobel, sens, tout est là : la lumière comme zone
in éclatent comme un cri. « Mais tu n’es Anisia Stasevich, Petro Ninovskyi. 1h54. de contact entre ilmeur et ilmée, véri-
pas là. » Sortie le 13 décembre. table lieu de la rencontre et de la révé-
Jean-Marie Samocki S’il manque un « e » à SHTTL, c’est en lation. C’est à la fois beaucoup, et peu.
hommage, selon l’aveu du réalisateur, à Beaucoup, car le cinéma devient moins
George Perec : la fameuse « disparition » affaire d’enregistrement mécanique
Rue des Dames de la voyelle renvoie métaphoriquement que de transiguration. C’est un acte de
d’Hamé Bourokba et Ekoué Labitey à celle des villages juifs (appelés shtetl foi. Peu, car il y a, dans la présence des
France, 2022. Avec Garance Marillier, en Ukraine) massacrés lors de l’opéra- quatre femmes ilmées par Hue, quelque
Bakary Keita, Sandor Funtek. 1h37. tion Barbarossa, menée par l’armée nazie chose qui résiste à ce mysticisme par-
Sortie le 13 décembre. à partir du 22 juin 1941. L’intrigue se fois kitsch. Lui-même semble le recon-
Autour de Mia, jeune employée d’un déroule 24 heures avant la date fatidique naître, contraint notamment d’intégrer le
salon de manucure dont la vie est bou- et entreprend de raviver les cendres de témoignage d’une personne annexe ain
leversée lorsqu’elle apprend qu’elle est ces hameaux par un procédé formel de restituer quelques bribes de ces exis-
enceinte, Rue des Dames, en partie inspiré jusqu’au-boutiste : celui d’un (faux) plan- tences fracassées. Mais la limite du ilm
par l’afaire Paul Pogba mais surtout cen- séquence unique en noir et blanc com- vient peut-être surtout de son montage.
tré sur la paupérisation d’une partie du portant des flash-back quant à eux en L’entrelacement des portraits produit un
18e arrondissement de Paris, développe couleurs. Ce renversement (traditionnel- faux rythme, un bégaiement ne traduisant
tout un réseaux de personnages et de lement, le recours à l’analepse implique qu’imparfaitement la répétition des jours
trafics révélant une profonde misère plutôt le trajet inverse) synthétise bien et la stase de l’addiction. Les moments les
sociale au milieu d’une permanente l’horizon de la mise en scène, qui s’en plus étranges (un homme avec un masque
circulation d’argent. Le tissage du scénario remet à un principe d’abolition de la de tête de mort prenant soin d’un pigeon
de ce film choral est habile, et son point coupe pour igurer paradoxalement un blessé) et les plus poignants (un long et
de vue humble sur des humains sans hors-champ quasi constant, à une grande inespéré regard-caméra) soufrent de cet
grandeur est indéniablement attachant. (les braises de la guerre) et petite échelle engourdissement général.
L’ensemble pèche cependant par ses partis (les intrigues intimes et politiques au Raphaël Nieuwjaer
pris formels. D’abord, la complexité des sein du shtetl où prend place le récit). Le
rapports entre les nombreux personnages souci du ilm est au fond celui de tous
passe essentiellement par la parole, ce qui ceux faisant du plan-séquence un systé- Les Trois Mousquetaires :
pousse les réalisateurs à les filmer quasi matisme : le parti pris devient si écrasant
exclusivement en plans rapprochés ou qu’on ne cesse de voir la logistique der- Milady
en gros plans, puis à caler leur montage rière les complexes mouvements d’appa- de Martin Bourboulon
sur les dialogues. Tout semble ainsi saisi reil, les collures maladroites du montage France, 2023. Avec François Civil, Eva Green,
à égalité et sans respirations, d’où un (qui recourt à des ralentissements dis- Vincent Cassel. 1h55. Sortie le 13 décembre.
très fort sentiment de confusion et de gracieux et autres astuces dérivées de La Tourné en même temps que D’Arta-
monotonie. Cette absence de distance a Corde d’Hitchcock) ou les contorsions gnan, Milady ne change guère la donne
une autre conséquence, assez paradoxale de la caméra pour tenir cet impératif. de ce diptyque pensé comme la rampe
par rapport au projet du film : alors que Sans compter que le sentiment immer- de lancement d’un «Trois Mousquetaires
l’action est très précisément circonscrite sif qu’entend ménager le ilm est para- Universe » (deux projets de série sont en
d’un point de vue géographique – entre sité par d’étranges anachronismes (les préparation, tandis que la in ouverte per-
la Porte de Clichy et La Chapelle – ces tirades féministes sur l’émancipation des met d’entrevoir une autre suite) dans le
quartiers ne sont presque pas montrés, épouses hassidiques) et le mickeymousing cadre d’une « marvellisation » de l’œuvre
et la rue est surtout réduite au hors- d’une bande sonore aussi balourde que dumasienne (les scénaristes, Matthieu
champ ou, au mieux, à un vague arrière- le dispositif. Delaporte et Alexandre de La Patellière,
plan, malgré les décors réels. Il y a une J.M. planchent également sur une nouvelle
version du Comte de Monte-Cristo). Si le lieu et de temps, qui fournissait déjà son sous un sapin bancal et sans boules. La
ilm se distingue par une prise de liberté principe à la cocotte-minute apocalyp- sincérité « sans grimacerie et sans hypocrisie »
plus conséquente dans l’adaptation du tique de Guillaume Nicloux La Tour, sorti qui caractériserait la bonté selon l’em-
roman afin d’humaniser, mais aussi de en février dernier. Le parfum d’efondre- pereur-philosophe fait sans doute partie
complexiier le personnage de Milady de ment se difuse de diverses façons, ainsi des bonnes intentions de Payne, mais le
Winter (Eva Green), c’est au prix d’un que les moyens d’y résister : la sœur du résultat est preppy à l’excès. Comme ce
évidement des autres igures (exemplai- héros travaille comme maçonne luttant tout-numérique qu’il emploie et qui se
rement Porthos, alité pendant une bonne contre la vétusté, et une bande d’amis fait passer pour de l’argentique, le réalisa-
partie du récit). Pour le reste, ce second vivotant dans la cité, désunie par un vieux teur se persuadant lui-même (allez savoir
volet s’en tient, derrière une modernisa- conlit, doit se réparer (comme les murs pourquoi) qu’il tourne un ilm qui aurait
tion des enjeux (un mousquetaire noir fatigués) au il du survival qui se dessine pu être réalisé en 1970.
et une sororité esquissée entre Milady et dans les boyaux du bâtiment maudit. Si le Philippe Fauvel
Constance – un comble, pour qui a lu le climax ne contourne pas le passage obligé
livre), à une vision éculée de l’épique qui du recueillement face aux tragédies
consiste à accumuler les plans de coupes engendrées par les crises banlieusardes Wonka
de cavalcade et à plier chaque scène (à travers des allusions à l’actualité des de Paul King
d’action à l’impératif du plan-séquence. dernières années, d’autant plus attendues États-Unis, 2023. Avec Timothée Chalamet,
C’est le problème majeur des deux ilms : après l’afaire Nahel), ce voyage au cœur Olivia Colman, Hugh Grant. 1h56.
la mise en scène paraît toujours à la du béton slalome entre efroi, burlesque Sortie le 13 décembre.
traîne des afrontements chorégraphiés, et rage juvénile au premier degré, loin des Pour raconter la jeunesse de Willy
qui vont trop vite pour la caméra, alors épopées obséquieuses et monolithiques à Wonka, Paul King se dégage de l’es-
même que Bourboulon vise une vélocité la Romain Gavras. thétique imposée par Tim Burton dans
décidément hors de sa portée.Venu de la Yal Sadat Charlie et la chocolaterie : teintes douces et
comédie (tout comme ses scénaristes), il chatoyantes, effets spéciaux numériques
s’en sort toutefois un peu mieux avec son mis à distance, et surtout recherche
Louis XIII, campé par un Louis Garrel Winter Break constante du musical, qui allie une inno-
parfait en monarque à moitié benêt. d’Alexander Payne cence à la Mary Poppins à une dimension
J.M. États-Unis, 2023. Avec Paul Giamatti, spectaculaire, plus « Broadway ». Wonka ne
Da’vine Joy Randolph, Dominic Sessa. 2h13. cesse de s’appuyer sur la musique, cale son
Sortie le 1er décembre. montage sur le rythme des compositions
Vermines Lâché par sa mère et son beau-père, un de Neil Hannon (The Divine Comedy).
de Sébastien Vanicek élève de la Barton Academy, lycée pour Dans cette conception sonore originale,
France, 2023. Avec Théo Christine, Lisa Nyarko, garçons de Nouvelle-Angleter re, se les voix, les instruments et les transitions
Jérôme Niel. 1h43. Sortie le 27 décembre. retrouve coincé avec le professeur que sonores se répondent avec unité et har-
Au petit jeu consistant à investir des tout le monde déteste et la cuisinière monie. Mais malgré la précision tech-
décors où le fantastique se coule avec de l’école endeuillée pour les vacances nique, aucune mélodie, aucun thème ne
allégresse dans le territoire français, Ver- de Noël. Payne a décidé de ilmer cette se dégagent véritablement, ce qui crée
mines se distingue grâce à une carte maî- famille de fortune à la suite de sa décou- peu à peu fadeur et stagnation.Timothée
tresse : l’imaginaire du ilm de banlieue verte de Merlusse, le personnage de Paul Chalamet cherche à déployer un talent de
bien de chez nous. Un immeuble de Giamatti reprennant les attributs donnés showman, mais la gentillesse qu’il donne à
cité se change en théâtre du surnaturel à Blanchard par Pagnol : bonhomme mal- son personnage est trop étale et univoque,
et même en petite boutique des hor- aimé, une blessure à l’œil et à l’odeur de bride la fantaisie et l’empêche d’évoluer.
reurs, puisque l’argument emprunte à morue… On songe aussi à Breakfast Club La recherche de verticalité et de légèreté
Roger Corman (et à ses continuateurs (la retenue dans l’établissement) ou au correspond moins à un envol (vers l’ima-
des années 1980 comme Joe Dante ou Cercle des poètes disparus (la tentative de ginaire, l’enfance) qu’à une neutralisation
Frank Oz) le principe d’introduction s’afranchir de règles rigides qui dirigent de l’espace. Dès que celui-ci s’ouvre sur
d’une espèce exotique dans un environ- ce petit monde), pour le meilleur ou pour la profondeur, le montage la brise en
nement (sub)urbain défraichi ; les tréfonds le pire. On est en plein solstice d’hiver, présentant des boîtes étanches qui igent
de la jungle viennent chahuter la ville dépressions pour tout le monde, alcool, le mouvement d’ensemble. Exemple
déprimée, qui ainsi bascule dans un chaos anxiolytiques et mines rébarbatives, dans parmi d’autres : le spectateur entre à
fait de magie, d’héroïsme et de baroque. une époque où la vie est « comme une peine dans la cathédrale qu’il est coniné
Un habitant de ce quartier où l’on vit échelle de poulailler : courte et merdique ». Si dans l’étroitesse d’un confessionnal. Seul
de petits trafics comme la revente de on veut bien dépasser le bon mot de l’en- Hugh Grant, sarcastique et malin, tire son
baskets fait l’acquisition d’un spécimen seignant pète-sec et se donner la peine épingle du jeu dans le rôle d’un Oompa
d’araignée appelé à proliférer : non seu- de grimper à cette échelle, reste la bien- Loompa, réussissant, contrairement au
lement chaque boîte à chaussures devient veillance, sujet tout stoïcien et central, que film, à être grâcieux à l’intérieur d’un
un piège scabreux susceptible de cacher l’on reçoit dans le récit sous sa représenta- bocal à bonbons. Les récentes adaptations
une bestiole (surgira, surgira pas ?), mais tion archétypale et matérielle : les Pensées de Wes Anderson transmettent mieux la
l’enjeu d’infestation se dote d’une puis- pour moi-même de Marc-Aurèle, ni plus ni complexité et la férocité de Roald Dahl.
sance émotionnelle due à cette unité de moins. Mais c’est un cadeau mal emballé J.-M.S.
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Le visage de la honte
Guidé par cet œil sans instance, le
récit, cruel et concret, se colore progres-
sivement de teintes horrifiques muant
la satire comique en une douloureuse
par Guillaume Orignac allégorie, dont le visage de Fielder porte
toutes les traces. En mettant en scène
la judéité de son personnage, la série
prolonge dans l’œuvre entière la part
Cà l’heure
’est d’abord par le visage de Nathan
Fielder qu’il faut aborder son œuvre,
où on la découvre en France,
a fait dériver ses mécaniques inventives
vers un emboîtement du monde sous
forme de poupées russes, passant de la
d’autoportrait crissant qui l’anime, fai-
sant de Fielder la dernière igure en date
du mensch raté, assommé d’une honte qui
à travers sa série co-écrite avec Benny satire mordante à une simulation vertigi- le laisse à nu sous le regard omniscient
Safdie. Comédien dans ses propres créa- neuse de la réalité. Avec, à chaque fois au de la Loi divine. Sans jamais quitter son
tions, il ne cesse d’arborer, dans la vie centre de ses dispositifs, sa présence singu- entêtement prosaïque et son terrain poli-
comme à l’écran, le masque d’un clown lière, celle d’une silhouette maladroite au tique, la série glisse insensiblement vers la
blanc, au front surmonté d’un casque de visage piqué d’un regard vide, que l’efort peinture d’une angoisse, celle de soufrir
cheveux noirs sous lequel cogitent des d’un sourire anime d’un paradoxe : plus il une existence surnuméraire appelée à dis-
machinations contre le réel. Pendant dix sourit, plus il paraît inanimé, comme un paraître. Son éblouissante réussite tient à
ans, Nathan Fielder a piraté les principes Playmobil cherchant à se connecter avec cette mutation naturelle des formes, croi-
de la téléréalité américaine pour retourner un morceau d’humanité. Le visage blanc sant satire sociale, portrait au noir et fable
la peau de l’American way of life. Dans de Nathan Fielder est celui de l’embar- métaphysique, où chaque personnage est
Nathan for You, il proposait à des candidats ras social, de la gêne existentielle. C’est le un masque, chaque masque un monstre,
d’améliorer leur existence professionnelle grand visage contemporain de la honte, et chaque monstre une part déchirante
et intime, à travers des innovations mar- sur lequel se bâtit une des œuvres les plus de nous. ■
keting parfaitement farfelues mais conclu- singulières de l’époque, dans le droit il
antes. Avec The Rehearsal, il montait d’un des facéties d’Andy Kaufman. THE CURSE
cran dans le brouillage entre réel et ic- Avec The Curse, Fielder se débarrasse États-Unis, 2023
tion, ofrant aux participants de recréer les de ses machinations entre vrai et faux Réalisation Nathan Fielder
conditions d’une expérience qu’ils sou- pour basculer entièrement du côté de Scénario Nathan Fielder, Benny Safdie
haitaient vivre, pour mieux s’y préparer. la fiction et creuser magistralement ses Image Maceo Bishop
Métamorphosé en un invraisemblable motifs souterrains, entre satire et auto- Musique Daniel Lopatin
coach de vie, Fielder agençait décors et portrait au noir. Avec son couple de pro- Interprétation Nathan Fielder, Emma Stone, Benny Safdie,
acteurs pour de malaisantes répétitions moteurs immobiliers (interprétés par lui Nizhonniya Austin
grandeur nature. et Emma Stone) vantant, à travers une Production A24, Showtime Studios
Mais, en participant lui-même à ses émission de téléréalité, leur programme de Durée Dix épisodes de 1h
recréations, l’improbable deus ex machina réhabilitation écolo-inclusif d’un quartier Diffusion Paramount +
La Chute de la
maison Usher
de Mike Flanagan
États-Unis. Avec Carla Gugino, Bruce Greenwood,
Mary McDonnell. 7 épisodes d’environ 60 minutes.
Diffusion sur Netflix.
Plus qu’une adaptation de la nouvelle
d’Edgar Allan Poe, La Chute de la maison
Usher s’apparente à un maelström réfé-
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ÉDUCATION. Un courriel adressé le 12 octobre par le recteur de l’Académie pays en 1948, chassées par les
de Paris à l’association des Cinémas indépendants parisiens a scellé la destinée soldats israéliens, pour s’établir
de Wardi, qui ne sera pas montré cette année aux élèves de la capitale dans de façon précaire dans un pays
le cadre de Collège au cinéma. étranger, le Liban, sans jamais
pouvoir rentrer chez elles. Faut-il
Umieux
n flash-back ciné-péda-
gog ique s’impose pour
saisir l’histoire de la
critique, le ilm, sous l’égide du
CNC, a été retenu en 2020 par
un comité de sélection composé
ses conséquences potentielles sur notre
territoire » (dans un communiqué
similaire, l’inspection académique
lénifiant occultant les aspects
tragiques de son récit, Mats
Grorud s’est gardé de créer une
déprogrammation de Wardi dans de professionnels du cinéma et du Lot et Garonne a annoncé œuvre polémique, comme l’a
le cadre du dispositif d’éducation de pédagogues et a intégré la liste mi-novembre la déprogrammation prouvé l’accueil accordé à son
à l’image Collège au cinéma à nationale des ilms Collège au de Wardi pour toutes les classes de ilm. C’est ainsi que le produc-
Paris. Mêlant marionnettes en cinéma en septembre 2021. Il 4e/3e inscrites à Collège au cinéma, teur Patrice Nezan (Les Contes
stop-motion, séquences en 2D igure toujours à son catalogue avançant, contrairement à Paris, un modernes) déclarait en 2021
et documents en vues réelles, et, à ce titre, a été choisi cette report à l’année 2024-25, ndlr). aux Cahiers – concepteurs pour
le long métrage d’animation année sur tout le territoire par Il importe évidemment, pour le CNC des documents péda-
réalisé par le Norvégien Mats cinq instances coordinatrices mesurer les enjeux de cet esca- gogiques aférents au dispositif
Grorud avec la participation départementales pour être pro- motage, de revenir sur le scéna- (celui consacré à Wardi a été
déterminante du cinéaste français posé aux enseignants qui ont rio du ilm. Fondé sur la quête rédigé par Éva Markovits) – :
Pierre-Luc Granjon a d’abord inscrit leurs classes dès le mois d’une petite ille de 11 ans qui « Nous utilisons toutes les formes
été montré à Annecy en juin de septembre. Le retrait de Wardi, vit aujourd’hui dans le camp de possibles pour raconter des histoires et
2018 avant sa sortie française qui constitue un cas d’interdic- réfugiés de Bourj El-Barajneh, participer aux débats d’idées dans la
en février 2019 et sa sélection tion inédit, est présenté par le en banlieue de Beyrouth, et société contemporaine. Avec Wardi,
dans plus de 80 festivals dans le recteur de l’Académie de Paris s’interroge sur ses origines, Wardi nous avons trouvé qu’il était parti-
monde – le plus souvent sous comme lié à l’actualité et plus raconte sur plusieurs générations culièrement judicieux de se déplacer
son titre international The Tower. précisément au « contexte d’ex- le destin des familles palesti- un peu, de prendre de la distance par
Salué quasi unanimement par la trême tension internationale et [à] niennes qui ont dû quitter leur rapport à une image réaliste. Grâce à
industrielle. Le ilm ne cache pas gestes par mi d’autres, sans et le grand dedans obscur du
Thierry Méranger la bizarrerie de cet entêtement : mayonnaise mystique, dans une tchoum, leur tente traditionnelle.
expirations d’outre-tombe et belle horizontalité. Hervé Aubron
La 15e édition du festival Lumière, pléthorique, a été l’occasion de rouvrir le musée s’accordent aussi à l’esthétique
du même nom, qui avait fermé début 2023. de précision in de siècle.
La nouvelle scénographie
Une fable de jadis de Dhimitër Anagnosti (1987). Musée Lumière, 25 rue du Premier-Film, Lyon.
Valladolid, Pordenone,
sans controverse paradis du muet
Dde ésormais sous la direction
de José Luis Cienfuegos et
son programmateur Javier
obligeant le spectateur, pour
chaque séquence, à déplacer la
frontière du document et de la
Estrada, tous deux transfuges iction. En écho à ce dialogue
de Séville, la Semana interna- de deux inconnues réson-
cional de cine de Valladolid s’est nait la confrontation de Lola
donnée, pour sa 68e édition, les Dueñas et Ana Torrent dans
moyens de sa résurrection, avec Sobre todo de noche de Víctor
une programmation resserrée – Iriarte, variation sur le thème
300 titres tout de même ! – et des bébés volés où la finesse
des invitées triées sur le volet l’emporte sur l’esprit de géo-
(Charlotte Rampling et métrie. D’essence plus radicale,
Nathalie Baye). Alors qu’une Negu hurbilak du collectif Negu,
riche rétrospective indienne dont le cheminement aboutit à
s’offrait le luxe de mettre en d’hallucinantes scènes carnava-
valeur Ritwik Ghatak, Mani lesques, et Zinzindurrunkarratz
Kaul ou le collectif féministe d’Oskar Alegria qui interroge
Yugantar, c’est contre toute la puissance du super 8 et son
attente le cinéma espagnol – rapport au son, s’inscrivent dans
jusqu’ici primé une seule fois à une perspective spéculaire et
la Seminci – qui tirait son « épi » ethnographique très convain-
du jeu. La récompense suprême cante. Le dernier emballement,
(espiga de oro), couronnait l’au- cependant, est venu du Brésil.
dace de La imatge permanent de Découvert et primé (nouvelle
la Catalane Laura Ferrés (déjà section « Alchimies »), A Batalha
en compétition à Locarno). da Rua Maria Antônia de Vera
Le film, mis en valeur par Egito déroulait en vingt et un
l’écrin vallisolétan, n’apparaît plans-séquences étourdissants
pas tant comme la reconstitu- d’intelligence les étapes d’un
tion attendue d’images intimes épisode historique célèbre de
manquantes que comme une la lutte étudiante contre la
rélexion semi-expérimentale dictature.
sur les conditions d’une quête T.M.
Àexpansion
l’heure où Il Cinema
Ritrovato à Bologne est en
continue, concen-
décédés récemment) pose un
regard expert mais aussi tendre
sur les œuvres, n’hésitant pas à
trant toutes les tendances du rire lorsqu’un mélodrame livre
cinéma de répertoire dans un un pathos trop schématique,
hub professionnel doublé d’un en l’occurrence La Madre de
paradis pour cinéphiles mara- Giuseppe Sternis (1917).
thoniens, entre Venise et Udine, Dans la prog ramma-
les Journées du cinéma muet tion se côtoient poids lourds
de Pordenone se refusent au (Merry-Go-Round d’Erich Von
surplus et aux impératifs de Stroheim et Rupert Julian,
l’actualité des restaurations. Ici, 1923, La Divine Croisière de
un seul cinéma, le Teatro Verdi, Julien Duvivier, 1929) et sauts
et la possibilité de tout voir des dans l’inconnu : ilms oubliés,
six séances quotidiennes. Un inachevés, actualités et maels-
public âgé (dans son édito, le trom d’œuvres ne dépassant pas
directeur Jay Wessberg honore la minute, tel le cadavre exquis
A Batalha da Rua Maria Antônia de Vera Egito (2023). la mémoire de six collaborateurs d’une séance d’extraits intitulée
« archives féministes fragmen- Après trois années en vase clos du fait de la pandémie, le Pingyao
tées ». Les séances n’étant pas International Film Festival a rouvert ses portes aux spectateurs étrangers
présentées, il faut se reporter pour sa 7e édition, en octobre dernier.
à un ample catalogue, attendu
comme le messie cette année
après des retards à l’impression.
Parmi les oubliés qui ont eu du
Pingyao, rideau déchiré ?
succès en leur temps, The Love
That Lives (Robert G.Vignola,
1917) conte les sacriices d’une
mère femme de ménage pour
Dmanifestations
ans un contexte de dis-
parition progressive des
cinéphiles
d’Hong Sang-soo traduit en
clichés et privé de son âpreté
(With or Without You de Feng
de se réinventer à chacun
de ses ilms, « il fallait trouver
un équilibre entre les émotions
assurer la subsistance de son ils, chinoises, le festival cofondé Yi), ou le naturalisme rugueux intenses que charrient les films
après le meurtre du père alcoo- par Jia Zhang-ke et par le jamais loin de tourner en rond d’amour et un goût pour la paro-
lique et le décès accidentel de directeur artistique sinophile (Carefree Days de Liang Ming), die. A Romantic Fragment est
sa ille.Vignola tourne à l’éco- Marco Müller a su braver les on notait une tendance au un road-movie réalisé dans l’ur-
nomie dans des décors naturels années Covid et demeurer burlesque avec Dance Still de gence, à partir de mes émotions les
(terrain vague, terrasse délabrée) igure de proue. Situé à une Qin Muqiu et Zhan Hanqi, plus brutes, et qui via l’humour
un drame réaliste sur la précarité heure de route de Fenyang, déambulation pékinoise qui vise à une autre forme de sérieux ».
new-yorkaise qui préigure un ville natale de Jia Zhang-ke suit les conversations absurdes Selon Yang Pingdao, c’est cet
cinéma indépendant bien plus où furent tournés Xiao Wu, de deux bras cassés, et Day « autre sérieux » qui déconte-
tardif. Autre bousculement des artisan pickpocket et Platform, Tripper de Chen Yanqi, portrait nança une partie des specta-
genres, l’hommage à Harry Pingyao abrite derrière les corrodé de la vie à Harbin. Par teurs « habitués aux courtes vidéos,
Carey, igure des early westerns murailles de sa vieille ville –30°C, l’humour dépressif où chaque mot doit être compris
et rival de William S. Hart ou un complexe de cinq salles fait mouche et percute fron- immédiatement, sans ambiguïté »,
Tom Mix. Hell Bent (1918), une pleines à craquer d’un public talement une société peuplée tandis que certains se focali-
des nombreuses collaborations étudiant. Cependant, cette édi- de familles dysfonctionnelles saient sur des détails comiques
avec John Ford (voir Cahiers tion voyait la disparition de la obsédées par le superficiel. pour déprécier le personnage
n° 792), nous le montre occupé section work-in-progress. Faut-il Polémique inattendue, le principal féminin, pourtant
à créer sa propre légende : l’ac- y voir un lien avec le départ ton est vite monté au sein moteur véritable du film.
teur impose son charisme par annoncé de Marco Müller ? du public après la projection Deux camps s’afrontèrent en
un ensemble de poses étudiées, Théoriquement interdite aux de A Romantic Fragment de ignorant l’équipe présente sur
en contraste avec la rudesse de étrangers, cette section faisait la Yang Pingdao. Cette comédie scène, obligeant Yang Pingdao
l’univers du western – la publi- renommée du festival en pro- romantique « méta » offre le à quitter la salle en priant le
cité dira de lui : « He’s human » –, posant des œuvres n’ayant pas plan d’ouverture le plus sur- public de ne pas en venir aux
dont la fameuse main droite encore obtenu le longbiao, ce prenant du festival : une caméra mains. Si pour Jia Zhang-ke,
tenant l’avant-bras gauche que dragon jaune sur fond rouge et tombée du ciel retrouve un « le marché chinois traverse une
« citera » Wayne dans le dernier vert placé au début des ilms, couple occupé à discuter de période de transition, les block-
plan de La Prisonnière du désert. symbole de la validation du l’avenir, alors même qu’un busters nationaux supplantant
Autre western « d’enfer » s’extir- bureau de la censure. Pour Jia raz-de-marée s’apprête à les le cinéma états-unien au box-
pant des limites du genre, l’ob- Zhang-ke, « si Pingyao était le engloutir. S’ensuivent les oice », la discorde autour de A
sédant Hell’s Heroes de William premier festival à proposer une sec- eforts d’un écrivain désirant Romantic Fragment prenait alors
Wyler (1929, et dont il existe tion WIP, ce format s’est au il du renouer avec son ancienne valeur d’antagonisme esthé-
aussi une version sonore) suit temps révélé en décalage avec le petite amie et organisant à tique et permettait de prendre
trois bandits en cavale ramenant modèle de production chinois. Les dessein une randonnée pour le pouls du cinéma indépen-
en ville un nouveau-né trouvé producteurs, face à des ilms quasi elle… et son nouvel amant. dant ainsi que de ses publics.
dans le désert. Le cinéaste et son terminés, regrettaient de n’avoir pu Pour Yang Pingdao, désireux V.P.
caméraman George Robinson s’investir plus tôt dans la création
jonglent entre nuit noire et du ilm, en entière collaboration
soleil implacable, multiplient les avec les cinéastes ». Et le festi-
travellings dans un sable lourd, val de prioriser désormais les
inventant un petit théâtre de courts métrages, avec un port-
l’agonie tout autant absurde folio du jeune cinéma chinois
qu’humaniste. À l’image de sa mis à la disposition de l’indus-
programmation imprévisible, le trie… plus que des spectateurs.
festival ofrit un moment d’épi- Côté longs métrages, il fallait
phanie : alors que sur l’écran un alors se tourner vers la section
pasteur demande à ses confédé- Hidden Dragons, assez inégale,
rés d’entonner « Holy Night », où les automatismes festivaliers
les musiciens de Pordenone se confrontaient aux proposi-
marquent soudain l’arrêt et tions plus originales. Les sujets
laissent la place à un chœur traités, spleen citadin ou perte
jusque-là dissimulé parmi le de repères face à la maladie,
public du Teatro Verdi. semblaient passer à côté de
Vincent Poli leur potentiel. Passé l’inluence A Romantic Fragment de Yang Pingdao (2023).
Du 16 au 22 octobre, la 14e édition du FIF de la Roche-sur-Yon a pour ainsi dire coups d’éclat. À l’origine pensé
programmé le dérèglement. comme un ilm d’école, le pro-
jet paraît toutefois évoluer au
Bmoins
ien souvent, l’esprit d’une
sélection de festival résulte
de choix de program-
trouvailles malicieuses. Ainsi
d’une bizar rer ie émaillant
l’enchaînement des entretiens,
dystopique, tissant un récit fan-
tastique et hétérogène. Mais le
feuilleté, parfois inspiré, bute
Glob livre un triple portrait
emmêlé, celui d’Apolonia,
puis d’elle-même, retournant
mation délibérés que de corres- consacrés au fonctionnement du sur un curieux paradoxe. Film de plus en plus ouvertement
pondances secrètes et indirectes cerveau et ses mystères : presque sur la métempsychose, La Bête l’objectif vers son reflet pour
opérant entre les œuvres. Ainsi à chaque fois, les quelques se révèle progressivement lui- sonder son propre parcours, et
d’un trio de ilms qui, au sein de secondes de lottement précé- même habité par l’âme d’un enin de feu Oksana Chatchko,
cette édition panachant comme dant l’amorce des prises sont autre cinéaste : David Lynch. Si l’une des fondatrices des Femen,
à son habitude titres remarqués conservées au montage, pour bien que la part la plus réussie qui devient la meilleure amie
dans les grands festivals inter- d’emblée mettre en échec leur de ce drôle d’exercice manié- de Sokol. Se noue, dans les
nationaux, hommages à des nature monotone. De flotte- riste ressemble à un ersatz, logi- plis du montage, une cruelle
artistes défunts (Friedkin, Birkin, ment, il est aussi question dans quement moins convaincant, de dynamique : à mesure qu’Apo-
Sakamoto, etc.) et mise en les décrochages opérés par la Lost Highway, Twin Peaks: The lonia et Lea s’épanouissent
lumière de jeunes pousses moins voix of, qui s’autorise digres- Return ou Inland Empire, alourdi aussi bien professionnellement
identiiées, dessinait un horizon sions et pas de côtés herzogiens par les travers habituels de que personnellement, Oksana,
commun : celui d’un programme en diable, parfois très éloignés du Bonello – parfum doucement elle, paraît dépérir. Jusqu’à une
légèrement déréglé de l’intérieur sujet scientiique. La simplicité réactionnaire (l’époque est petite sortie de route brisant
par une faille. Theatre of Thought de ces inimes décalages redonne forcément triste et dévitalisée), momentanément la marche
de Werner Herzog est, à l’image un peu de vigueur à l’ironie liberté d’apparat, ou encore (un peu) trop bien rythmée
de ses derniers documentaires caractéristique du vieux briscard. gadgets formels discutables du montage : au milieu d’une
(qui ne trouvent d’ailleurs plus Plus complexe est le cas de (le générique de fin, contenu fête de Noël, l’Ukrainienne,
le chemin des salles), un objet La Bête, le nouveau film très dans un QR code à scanner). en retrait, fixe soudainement
aux atours télévisuels et imper- ambitieux de Bertrand Bonello, Le film le plus convaincant la caméra d’un regard à la fois
sonnels. Mais c’est comme si notamment parce que le « pro- découvert cette année fut un grave et vide, comme si elle
Herzog, dont la carrière sinu- gramme » y avance cette fois premier long : dans Apolonia, n’était déjà plus tout à fait là.
soïdale connaît depuis quelques masqué. Le visage de Léa Apolonia, Lea Glob ilme pen- C’est surtout ce regard, cap-
© TOTAL REFUSAL
années un nouveau coup de Seydoux (qui trouve probable- dant plus de douze ans Apolonia turé quelques mois avant son
mou, investissait un cadre ultra ment ici l’un de ses meilleurs Sokol, une artiste peintre, de suicide, que l’on retiendra de
formaté pour mieux insidieu- rôles) traverse les époques, ses débuts aux Beaux-Arts à cette quatorzième édition.
sement le griffer de quelques du Paris de 1910 à un futur ses premières expositions et Josué Morel
Mystères de Bilbao
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Ls oesleur
films ont-ils la tête de
réalisateur ? Alignés
u s l e va s t e é c r a n , d e s
texture hyperréaliste de l’image,
la faible expressivité des per-
sonnages et une interrogation La Femme des sables d’Hiroshi Teshigahara (1964).
jeunes gens ravis et inquiets quasi métaphysique – quelque
attendent de présenter leur chose manque à ce monde, La 71e édition d’un festival qui brille surtout par
travail. Remerciements, sujet, mais quoi ? Plus directement ses rétrospectives proposait du 22 au 30 septembre
anecdote. La règle est de ne politiques, POV Memory d’Igor dernier une quasi-intégrale d’Hiroshi Teshigahara,
pas trop en dire. Cela suf- Smola et Sensitive Content de igure importante de la Nouvelle Vague japonaise.
fit à percevoir un ton. Au fil Narges Kalhor s’attachent
de la projection, des corres-
pondances se dessinent. Par
exemple, la timidité amusée
au pouvoir des archives. Le
premier se place du côté des
bourreaux. Du 16 mm aux
Teshigahara illumine
et l’acuité discrète d’Emma
Limon se retrouvent dans son
caméras thermiques, chaque
support d’enregistrement garde San Sebastián
I Once Was Lost. Un homme la trace d’un crime, à la fois
dépose sa fille chez un ami,
se perd, entre dans une bou-
tique de donuts. Apparaissant
trophée et preuve accablante.
Le second, montage de vidéos
prises durant le récent soulè-
Rsablesévélé en 1964 grâce au
magniique La Femme des
(Prix spécial du jury à
de l’enquête policière. Cette
dimension fantastique va être
approfondie dans les films
l’une après l’autre comme par vement en Iran, rend sensible Cannes), Teshigahara (1927- suivants pour devenir l’une
enchantement, trois serveuses se la façon dont les corps et les 2001) demeure largement des marques du réalisateur.
révèlent incapables de lui indi- images peuvent conjointement méconnu en dehors de son Après le succès de La Femme
quer la bonne direction – ou participer à une transformation pays. La vingtaine de titres des sables (autre adaptation
d’encaisser son argent. Durant de l’espace public. présentés à San Sebastian – d’Abe), Teshigahara tourne
quelques instants d’une pro- Du côté des longs métrages fictions, documentaires, une forme d’hommage aux
fonde drôlerie, la réalité se documentaires, on retiendra séries télévisées – ont per- Yeux sans visage de Franju, Le
dérobe. Nulle inquiétude ; A la sombra de la luz d’Igna- mis de mesurer l’originalité Visage d’un autre (1966, tou-
plutôt un doux vertige creusé cia Merino et Isabel Reyes. de cette œuvre, ancrée d’une jours une adaptation d’Abe),
au cœur du plus ordinaire, à la Tourné à Charrúa, au Chili, il part dans la tradition japonaise où un scientifique défiguré à
manière d’un haïku. décrit avec une grande force (Teshigahara était un maître cause d’un accident a recours
Cette expér ience de plastique le paradoxe d’un vil- de l’ikebana, l’art de l’arrange- à un masque pour réinté-
l’étrangeté se retrouve dans lage qui fournit en électricité ment loral, présent dans plu- grer la société. Cette œuvre
Kinderfilm du collectif Total le pays tout en étant lui-même sieurs de ses ilms) et la passion est une rélexion à la fois très
Refusal. Empruntant à l’ima- plongé, la nuit, dans l’obscurité pour la culture occidentale physique et cérébrale sur la
gerie du jeu vidéo GTA V, le la plus épaisse. (documentaires consacrés à question de l’identité, du des-
court joue du contraste entre la Raphaël Nieuwjaer l’architecte Antonio Gaudi et tin et des dangers de la science.
au sculpteur Jean Tinguely). Cette période très fertile de
Son cinéma prend son essor la carrière de Teshigahara se
au début des années 1960 clôt avec une autre adapta-
grâce à une collaboration tion, cette fois de l’écrivain
avec l’écrivain Kobe Abe, américain John Nathan :
dont il va adapter plusieurs Le Soldat de l’été (1972), qui
romans au cours de la décen- décrit la paranoïa d’un déser-
nie. Abe écrit le scénario de teur américain trouvant refuge
son premier long métrage de chez une prostituée japonaise
iction, Le Traquenard (1962), avant de prendre la fuite en
où la rivalité entre deux clans sillonnant tout le pays. Film
de mineurs se solde par le puissant où s’airme le rap-
meurtre d’un jeune ouvrier. port troublant de l’auteur avec
Ce cadre néoréaliste (la pre- la culture de « l’envahisseur ».
mière inluence airmée de Le festival a également édité
Teshigahara) frôle l’allégo- un livre d’entretiens avec
rie – l’ouvrier assassiné res- Teshigahara, conçu par le cri-
suscite sous la forme d’un tique Inuhiko Yomota.
Kinderfilm de Total Refusal (2023). fantôme observant l’évolution Ariel Schweitzer
Amiens regarde
les vaches passer
Paysage aux torchons de Valentine Guégan et Hugo Lemaire (2023). Vsuringt et un ilms composaient
la section «Vache-caméra »
les traces d’un bovin omni-
lointaine à Keaton, First Cow
de Kelly Reichardt (2019)
transforme la force allégorique
Du 18 au 23 octobre, dans le cadre de sa présent au cinéma, mais le plus de la vache : si de nouveau elle
compétition Contrebande, le Festival international souvent relégué à l’arrière-plan. est la camarade de route de
du ilm indépendant de Bordeaux a donné leur Dans Ma vache et moi (1925), laissés-pour-compte, sa mise
chance à des ilms élaborés en marge des circuits Brown Eyes ne devient un en scène patiente se signale
de production traditionnels. personnage à part entière qu’au désormais depuis la frange du
moment où Buster Keaton l’ex- mythe, image non désirée de
Cleseladepuis
va finir par se savoir :
sept ans, au Fiib, sous
voûtes du cinéma Utopia,
pouvait lui aussi s’apparenter
à une chronique des temps
virtuels, proche des « vlogs »
sibilité des deux compères. En
lâchant des centaines de bovins
dans Los Angeles, Ma vache et
un troupeau, sans afèteries sur
le mystérieux animal, Emmanuel
Gras retranscrit une quotidien-
s’est mis en place un traic de au montage haché circulant moi substitue momentanément neté insoupçonnée, mélange
films un peu à part, souvent sur YouTube. Dans ce récit la vache à l’humain : au magasin, de routine, mises au monde et
produits avec les moyens du d’un voyage chaotique vers la chez le coifeur, elle est comme séparations tragiques. En creux,
bord et frayant des sentiers Grèce, la réalisatrice bouscule chez elle. Cette liberté retrou- le portrait sensible de la vache
formels moins balisés que dans néanmoins la forme convenue vée souligne l’omniprésence se révèle être aussi celui de l’ar-
les autres branches de la com- du journal de bord, déléguant de l’exploitation dans les récits tiste : dans Bonheur de Nicolas
pétition. Cette année, par-delà la caméra (elle surgit alors bovins, la vache en liberté étant Boone (2022), plusieurs actrices
la variété des formats et des parmi ses hôtes, comme un encore plus rare au cinéma non professionnelles incarnent
approches, les plus belles pro- personnage tombé du ciel) et qu’elle ne l’est dans la réalité. la peintre animalière et fémi-
positions se distinguaient par s’appuyant sur un texte subtil, Secteur 545 (2005) voit Pierre niste Rosa Bonheur. L’artiste
les rencontres réelles ou ictives débité avec une ironie d’autant Creton, engagé comme peseur souligne l’inscription de son
qu’elles mettaient en scène. plus âpre qu’il s’agit de cerner par des éleveurs, interroger ses travail dans un temps long et
Lauréat du Grand Pr ix un trauma enfoui. employeurs sur une sentience le rapport d’égalité entretenu
Contrebande, En attendant les Mais si un film semblait animale souvent niée. Les situa- avec ses sujets, au détriment
robots du Belge Natan Castay taillé pour Contrebande, c’était tions d’exploitation deviennent d’une logique de production.
(découvert au festival Visions Paysage aux torchons de Valentine un enjeu esthétique : immobiles Au même moment, un bœuf
du Réel de Nyon, lire Cahiers Guégan et Hugo Lemaire, qui et la tête coupée par le cadre (ainsi qu’un bébé tigre !) investit
no 799) part d’un dispositif a au cours des fabuleuses discus- lorsqu’elles sont sujettes à la le salon de la peintre : son corps
priori peu propice à la socia- sions entre ses deux héroïnes, traite mécanique, les vaches emplit le cadre, dissimule les
bilité : Otto, cloîtré dans une commerçantes le temps d’un sont aussi dispersées à l’ombre tableaux accrochés au mur, et
chambre obscure, loute pour été dans le Lot, en formulait des arbres lorsqu’on les laisse renverse nos perspectives.
Amazon les visages anonymes l’art poétique : « Pourquoi un jouir de leur champ. Réponse V.P.
croisés sur Google Street View. drap brodé est cent fois moins
À partir de ce personnage créé estimé qu’un tableau, s’il représente
de toutes pièces, le ilm parvient le même temps de travail ? » Et la
à documenter de l’intérieur une iction de coudre ensemble, sans
forme nouvelle d’exploitation craindre les temps morts, l’ami-
et à démasquer l’humain der- tié, les divergences, les départs
rière la machine, en laissant de romance, tout ce qui passe
fleurir des échanges sincères, et qui dépasse entre des per-
par webcam, avec de véritables sonnages à qui l’on a généreu-
forçats du web. sement laissé quartier libre pour
Petit Spartacus, premier se poser de grandes questions.
court métrage de Sara Ganem, Élie Raufaste Bonheur de Nicolas Boone (2022).
La 36e édition du TIFF a permis de prendre des nouvelles d’une jeune création Kan multiplie les trouvailles
indépendante japonaise qui mériterait plus de lumière. Et de rencontrer deux dans un récit éclaté en trois
jeunes cinéastes prometteurs : Tetsuya Mariko (Destruction Babies et Becoming Father, deuils masculins (par exemple,
sortis en 2021) et Kotsuji Yohei qui y présentait son premier long métrage. l’idée très simple d’efacer tout
son ambiant dans les scènes en
Àd’oublier
force d’évoquer les films
qu’on y découvre, on risque
qu’un festival est avant
traduite en français par les édi-
tions des Cahiers du cinéma),
leur échange a constitué une
Ce même esprit semble gui-
der le directeur de programma-
tion du TIFF, Shozo Ichiyama
lement dû au Covid a pu engen-
drer comme besoin de proximité
entre les êtres. La pandémie était
tout un lieu de parole. Les nom- étape décisive dans la réception (arrivé il y a deux éditions après le faux point de départ de l’une
breux cinéphiles qui attendent à d’Ozu. Cette année, la présence vingt-et-un ans à la tête du pres- des plus belles surprises vues à
l’entrée du Mitsukoshi Theater dans le public d’Hasumi faisait tigieux festival Filmex), qui tente Tokyo cette année, le ilm (d’à
le 28 octobre le savent très bien. pour les cinéphiles (qui ont fait de garder un équilibre entre les peine 40 minutes) réalisé par
Car si cette table ronde en hom- preuve d’un intérêt inouï pour compromis industriels et un une cinéaste déjà passée par le
mage à Yasujirô Ozu est parti- la revue que vous tenez entre impressionnant travail de défri- Festival des 3 Continents, Iguchi
culièrement attendue, ce n’est les mains – et dont l’édition en chage (sachant que le Japon pro- Nami, au titre énigmatique de
pas seulement en raison de son japonais est un souvenir presque duit plus de longs métrages par Keep Your Left Hand Down. Le
casting (Kiyoshi Kurosawa, Kelly légendaire) oice de lien avec cet an que la France) dans le cinéma monde covidé s’avère infesté par
Reichardt et Jia Zhang-ke), mais événement culte. L’acuité d’ana- indépendant local. À en juger par un autre virus bien plus étrange
surtout du souvenir d’une autre, lyse de Kiyoshi Kurosawa lors cette édition, celui-ci, de plus contaminant toute personne de
qui s’est tenue il y a vingt ans. de cette table ronde a conirmé en plus poussé vers une marge plus de 12 ans et propagé par
Pour le centenaire de la nais- sa place centrale comme igure économique, semble marqué par les gauchers. Dans cet univers
sance du cinéaste, le festival avait de l’art de la transmission, si un désir de créer des nouvelles de science-fiction absurde, la
alors réuni, entre autres, Abbas important au Japon, en particu- formes à l’intérieur de structures cinéaste insule errances senti-
Kiarostami, Manoel de Oliveira, lier comme enseignant dans la thématiques traditionnelles. Le mentales et inluences cinéphiles
Hou Hsiao-hsien, Hirokazu section « Film and New Media » deuil, la famille et les fantômes (une rencontre déterminante a
Kore-eda, Kyôko Kagawa, de la Tokyo University of the du passé ont nourri des créations lieu lors d’une rétrospective
Mariko Okada, Charles Tesson, Arts depuis sa création en 2006 aussi disparates que le très pré- Guitry), le tout sous la menace
Chris Fujiwara, Noël Simsolo (parmi ses premiers élèves, qui cis et innovant A Foggy Paradise constante de terriiantes brigades
ou Pedro Costa. Trois heures souvent travaillent ensemble de Kotsuji Yohei (lire ci-contre) policières d’enfants capturant
durant, modéré par le grand cri- pour leurs ilms de in d’études, ou le très morne et commercial sans pitié quiconque se sert de
tique Shigehiko Hasumi (auteur Ryûsuke Hamaguchi ou Tetsuya Who Were We de Tomina Netsuya. sa main gauche.
d’une monographie de référence Mariko – lire ci-contre). Si le tâtonnant Family de Sawa Fernando Ganzo
Lconcernait
a présence timide et charmante
de Tetsuya Mariko au TIFF ne
pas ses ilms, pourtant
révélation étonnante : dans ses
films, on découvre comment
Mariko « se sent dans le monde ».
plan ixe, d’où la prédominance
des longs plans dans le ilm. « Ces
vidéos m’ont fait comprendre que,
aux États-Unis, Mariko a noué
des liens avec des créateurs et
scénar istes de Chicago : un
remarquables, mais un atelier de « Je ne pouvais pas comprendre le ce qui marque le plus, ce n’est pas premier tournage a eu lieu,
cinéma avec des adolescents. Elle protagoniste du manga d’Hideki le coup lui-même, mais la réaction mais la pandémie l’a contraint
a cependant permis de rattraper Arai qu’on a adapté [à deux de la personne qui le reçoit. Dans à se limiter à un court métrage
un peu le temps perdu avec les reprises, une mini-série ayant la réalité, ce n’est qu’au tout der- (Before Anyone Else, 2023). C’est
Cahiers – sinon avec la cinéphi- précédé Becoming Father, ndlr]. nier moment que l’on sait qu’on va cependant cette même pandé-
lie française. C’est en efet avec C’est aussi le cas de Destruction recevoir un coup. Il fallait ne rien mie qui a permis de développer
un peu de retard que Destruction Babies, pourquoi le personnage choi- anticiper dans le jeu pour créer le sen- une idée qui bifurquera en deux
Babies (2016) et Becoming Father sit-il constamment la violence ? Ce timent des corps qui se confrontent. futurs long métrages, l’un tourné
(2019), ilms sidérants d’origi- qui compte pour moi, c’est la sensa- Le plus difficile avec les acteurs au Japon, l’autre dans la capitale
nalité et de précision humaniste tion physique que l’on peut ressentir n’était pas les cascades, mais l’ins- de l’Illinois : « Je ressens une forme
à l’intérieur même de leur vio- quand on voit un ilm dans une salle tauration d’un rapport de coniance de sympathie pour cette ville. Elle
lence inouïe, sont arrivés sur de cinéma. En l’occurrence, surtout, nécessaire et réciproque pour saisir est grande, mais je peux encore la
nos écrans grâce au distributeur la douleur quand on reçoit un coup, cet instant unique, l’interpréter et le comprendre.»
Capricci à l’été 2022. La ren- loin de la fantaisie divertissante que ilmer. » Au contraire, de Becoming
contre avec lui et sa productrice l’on voit souvent, y compris dans des Father on retient les espaces très Propos recueillis par F.G.
Eisei Shu apporte une première bons ilms. Je cherchais autre chose. » serrés, dont une confrontation à Tokyo, le 28 octobre.
ENTRETIEN. Rencontre avec Yolande Zauberman, invitée du 20e Cinemed, qui lui
a consacré du 20 au 28 octobre une rétrospective intégrale incluant plusieurs ilms
rares dont Un Juif à la mer (2005), d’une actualité bouleversante.
RÉTROSPECTIVE. La redécouverte au Festival des 3 Continents de Sai Faye, disparue migrent vers les bidonvilles de
en février dernier, est l’occasion de remonter le cours d’une œuvre pionnière Dakar pour travailler comme
(son court métrage La Passante, 1972, est le premier ilm africain réalisé par une saisonniers) et raccordent de
femme) autant que d’une combattante dont la discrétion dissimule une trajectoire simples portraits à la condition
d’une importance décisive. plus générale des femmes dans
l’Afrique rurale. À l’opposé, Moi,
L(1969),
ancée par Jean Rouch, qui
la fit jouer dans Petit à petit
ethnologue de forma-
fusion entre geste agricole et
geste artistique. Ce montage
à partir de centaines d’heures
Cette poétique documen-
taire – où toute bribe de iction
se voit asservie aux contin-
munauté d’émigrés à la manière
d’un parfait contrechamp de la
réalité de Fad’jal : un jeu de
tion, étudiante à l’école Louis- de rushs recueillies pendant gences implacables du réel – correspondance épistolaire où
Lumière, Sai Faye s’est toujours de longs mois enregistre les trouve son accomplissement en l’espace domestique du jeune
refusée au militantisme au proit travaux aux champs durant un 1979 dès le long métrage sui- homme se voit constamment
d’une quête documentaire nour- hivernage sans pluie. D’un ballet vant de Faye, Fad’jal (Grand-père, débordé par l’horizon manquant
rie en même temps de patience aux splendides efets de symétrie raconte nous). Par son ampleur du « pays ». Il faudra attendre le
et de révolte. Si le monde agri- (les hommes se consacrent à la autant que sa construction dernier ilm de Faye, Mossane
cole, la condition des femmes, culture des arachides, les femmes en blocs hypnotiques (danses, (1996), pour qu’enfin appa-
l’héritage colonial, l’exode rural à celle du riz), Faye tire une chants, accouchement silencieux raisse la possibilité d’un parfait
et l’écologie précaire du village équation amoureuse via l’his- dans une case, discussions sous mariage entre iction et docu-
sénégalais où ses ilms ne cessent toire d’un mariage sans cesse l’arbre à palabres), le ilm laisse mentaire : l’histoire d’une jeune
de revenir (Fad’jal, où elle est repoussé par les aléas du quoti- éclater la plus grande qualité ille promise à un riche étudiant
née, dans la région côtière de dien. Ce « docudrame », tel que de l’œuvre de la cinéaste : sa émigré et qui résistera jusqu’au
Saloum) traversent son œuvre, le décrit la cinéaste, voit le temps capacité à embrasser intimité bout au poids de la tradition. La
c’est à travers l’observation du village s’arrêter en une suite et collectivité, prosaïsme et colère qui gronde tout au long
méticuleuse de la culture et des de latences et de ramiications mysticisme en de souples mou- de ce sublime chant d’amour
traditions des Sérères, le peuple narratives. La pluie qui ne vient vements de caméra balayant l’es- et de liberté porte en elle, bien
dont la cinéaste est issue, que ses pas, l’épuisement des réserves, pace du village. Comme autant plus que son déchirant testa-
ilms déploient toute leur portée les cérémonies d’invocation, les de variations fragmentaires, ment, toute la puissance de
politique. allers et venues de fonctionnaires ses réalisations pour la télévi- vie et de révolte de l’œuvre de
© SCREEN RUNNER/PHOBICS
Lettre paysanne (1975) est prédateurs, le voyage du jeune sion ou pour des organisations Sai Faye.
autant un carnet intime dédié paysan à Dakar pour tenter de humanitaires suivent la même Vincent Malausa
à la mémoire de son grand- travailler repoussent l’idée d’une ligne. Les Âmes au soleil (1981)
père qu’un essai d’ethnologie iction impossible vers l’horizon et Selbé et tant d’autres (1982) Rétrospective « Safi Faye, lettres
radical où le retour à la terre d’une chanson de geste évidée racontent le temps de la sai- africaines », Festival des 3 Continents,
natale opère une somptueuse et tragique. son sèche (lorsque les hommes Nantes. 3continents.com
CLIP. Le ilm réalisé par Adam Curtis sur la chanson « God Turn Me Into a Flower »
de Weyes Blood a frémi sur écran lors d’un concert le 8 novembre, dans le cadre
du Pitchfork Music Festival à Paris.
Cendrillon prêtresse
Qalbum
u’All Watched Over by Machines Cette effusion d’images
HOMMAGE. Francis Bueb, mort le 23 octobre, fut le créateur du Centre Même s’il était avant tout
André-Malraux de Sarajevo, pendant la guerre en ex-Yougoslavie. Il y accueillit un homme-livre, Francis Bueb
de nombreux intellectuels et artistes, dont Jean-Luc Godard, qui y tourna avait conscience du rôle que
Notre Musique (2004). Alain Bergala, qui l’a bien connu, évoque cet homme pouvait jouer le cinéma dans
dévoué à la cause de l’art face aux bombes. l’apprentissage et la transmis-
sion, missions essentielles dans
© MILOMIR KOVACEVIC
mon expérience de transmis-
sion du cinéma. Nous y avons
animé, avec Anne Huet, un ate-
lier d’initiation au cinéma. Je me
souviens d’un « plan-Lumière »
inoubliable où l’un des jeunes
participants avait ilmé un bout
de trottoir anonyme et anodin,
vestige d’une sortie de tunnel
où l’un de ses camarades avait
trouvé la mort. Straub n’aurait
pas fait plus pur et dur. Cette
année-là, j’avais emporté dans
mes valises une copie d’Être et
avoir de Nicolas Philibert, tout
juste sorti du labo. Alors que le
siège de la ville était terminé
depuis des années, Bueb conti-
nuait à annoncer deux heures
seulement avant la projection
Francis Bueb dans sa librairie de Sarajevo, en 1994. dans quelle salle elle aurait lieu,
et le public était là à l’heure, au
© LUCASFILM/COLL. CHRISTOPHEL
En guise de contrechamp au dossier consacré au montage dans notre précédent
numéro, Paul Hirsch et Walter Murch apportent leur point de vue américain d’artisans
au service du Nouvel Hollywood. Leurs trajectoires similaires leur ont offert un point
de vue privilégié sur l’évolution des images.
LE SOUFFLE LONG
Sur le mixage du Parrain, 2 e partie (1974), de droite à gauche : Walter Murch, monteur son et mixeur re-recording, Francis Ford Coppola
et Mark Berger, monteur son associé.
Paul Hirsch sur le tournage de Star Wars, épisode V : L’empire contre-attaque d’Irvin Kershner (1980).
Paul Hirsch photographié par Aude Guerrucci pour les Cahiers du cinéma dans sa maison à Los Angeles, février 2023.
Pprendre
enser l’évolution du cinéma américain de studio entre la in
des années 1960 et le début du siècle présent, c’est se sur-
à rêver d’une contre-histoire qui raconterait les bou-
avant de sauver le montage de Star Wars : on peut donc les
compter parmi les artisans discrets d’une révolution néo-hol-
lywoodienne dont les manifestations formelles, alors perçues
leversements artistiques et industriels uniquement en termes comme quasi expérimentales, sont devenues à peine percep-
de ruptures rythmiques et temporelles. En un demi-siècle, les tibles aujourd’hui tant elles ont fait école.
changements de vitesse sont vertigineux : le Nouvel Hollywood Fin février dernier, Paul Hirsch nous ouvrait la porte de sa
plongeait dans une forme d’apathie mélancolique (de Jerry villa du quartier de Paciic Palissades à Los Angeles, en insis-
Schatzberg à Monte Hellman) tout en osant des pointes d’ac- tant dans un français élégant sur son bonheur d’évoquer son
célération inédites (de Sam Peckinpah à William Friedkin), métier pour les Cahiers, revue qu’il a fréquentée lors de ses vies
avant que la vitesse-lumière atteinte par Star Wars ne devienne parisiennes (il vécut dans la capitale française une première fois
une norme dans le blockbuster des années 1980 et 1990. Qu’il dans son enfance, puis durant ses études), tout en prenant garde
s’agisse de capitaliser sur des franchises issues des comics et du à nous avertir : il ne serait « qu’un étranger dans le XXI e siècle », à
marché des jouets, ou de viser les cérémonies et les festivals qui il faut « apprendre les règles et les coutumes de l’époque, comme
internationaux, les ilms du xxie siècle se conçoivent comme quelqu’un qui émigre ». Le Hollywood contemporain parlerait
des fresques pantagruéliques à même de rivaliser avec le lux de pour lui une autre langue, cryptée par les impératifs mercan-
la télé et des plateformes. On croirait une multitude de leuves tiles de l’entertainment. Mais parmi les vices esthétiques dont
dans lesquels le montage tend à s’agiter de façon frénétique, se plaint Hirsch, beaucoup semblent précisément hérités des
comme s’il craignait de s’y noyer ; souvent l’œuvre dure comme normes spectaculaires que lui-même et ses collaborateurs ont
si elle visait l’éternité, mais le plan surgit toujours plus furtive- contribué à faire advenir quatre ou cinq décennies en arrière :
ment. À la suite de son confrère Walter Murch, auteur d’En un souci d’atteindre la forme opératique, plans-séquences conçus
clin d’œil, Paul Hirsch publiait l’an dernier ses mémoires, Il y a comme autant de prouesses foraines, extensions feuilletonnantes
bien longtemps, dans une salle de montage lointaine, très lointaine… des intrigues… Si la salle de cinéma est devenue pour lui une
(voir Cahiers nº 790), où il se posait en acteur mais surtout en terre exotique, Hirsch a toutefois consenti à explorer ce para-
observateur aiguisé de ces aggiornamentos successifs. Murch a doxe en revenant précisément sur sa carrière de monteur, bien-
accompagné les débuts de George Lucas puis de Francis Ford tôt rejoint via Zoom par Walter Murch. Où l’on voit que de
Coppola au il de ses plus grands succès, Hirsch a épaulé Brian tels vétérans sont moins étrangers aux images contemporaines
De Palma et contribué à la sanctiication de ses split-screens qu’ils ne semblent le croire.
Walter Murch photographié par Anna Szymanska pour les Cahiers du cinéma à Torun (Pologne), le 17 novembre.
sentiment claustrophobique d’être coincé dans la voiture, et c’est qu’on vous propose. Mais en général vos émotions sont moins
très étoufant. Je suis content que Cuarón et consorts tentent mobilisées. Car le split-screen a une dimension brechtienne :
ces choses intéressantes, mais ça ne représente pas l’avenir du vous avez conscience d’être en train de regarder un spectacle.
cinéma. Si tant est que les ilms aient un avenir, ils continueront Ce qui peut être un problème plus qu’une solution. Mais si
de faire appel au montage traditionnel, non seulement parce que vous voulez donner à réléchir au spectateur, alors c’est parfait.
ça rend le tournage plus simple, mais aussi parce que les coupes W.M. : Même un cinéaste avec qui on ne travaille qu’une seule
rythment la respiration du spectateur. C’est vital et, comme le fois a une inluence sur notre style en tant que monteur. Cela
disait John Huston, le cinéma est l’art le plus proche de la pen- m’est arrivé avec Sam Mendes sur Jarhead : je sais que j’ai repro-
sée : un raccord permet de passer d’une idée à l’autre. Si on se duit de façon inconsciente ce que j’ai appris avec lui. Car vous
contente d’un continuum ininterrompu, on se prive de cette devez appréhender la sensibilité d’un auteur, même si vous ne
expérience humaine incomparable : penser et respirer à la fois. travaillez que quelques jours avec lui. Si vous ne vous impré-
P.H. : Et en même temps, le public n’est de toute façon pas gnez pas de son style, vous n’êtes pas fait pour être monteur,
conscient des coupes. Un raccord est comme un clignement ou du moins, pas le monteur de cet auteur. Paul m’arrêtera si
d’œil, pour la plupart des gens. D’où le titre de ton livre, En je me trompe, mais je crois que c’est ce qui est arrivé à la pre-
un clin d’œil. mière personne qui s’est attaquée au montage de Star Wars (John
W.M. : C’est juste. Mais je pense que les spectateurs font l’expé- Jympson, ndlr). L’équipe anglaise n’a pas pris au sérieux l’imagi-
rience du raccord, même si c’est inconscient. naire du ilm, et n’a rien saisi de sa visée esthétique. Mais si on
travaille de nombreuses fois avec un cinéaste, comme je l’ai fait
De nombreux procédés de montage sont associés à l’ébullition des avec Coppola ou Anthony Minghella, tout devient au contraire
années 1970 – je pense par exemple aux split-screens, dont Brian De très intuitif. C’est là que d’autres problèmes se posent : il faut
Palma use dès ses débuts –, ce qui laisse supposer que les cinéastes se résister à la facilité et se forcer à explorer d’autres voies, sinon
sont dit, à cette époque, qu’ils assumaient de styliser le montage, voire de on copie le style de ce cinéaste à chaque fois qu’on retravaille
laisser le monteur exprimer un style propre. avec lui.
P.H. : Le bon côté des split-screens, c’est qu’ils sont intellectuel- P.H. : J’ai eu ce débat sur le style – le monteur doit-il avoir le
lement attrayants.Vous regardez une scène « splitée », et vous sien ou non ? – avec Vittorio Storaro (chef opérateur récurrent de
vous dites : ah, voilà ce qui peut se passer à deux endroits en Coppola, ndlr) il y a environ quarante-cinq ans. On discutait à
même temps, et vous vous impliquez mentalement dans ce bâtons rompus de nos rôles de techniciens, et j’ai soutenu qu’on
devait s’adapter à la matière que l’on recevait, qu’imposer notre « contenus ». Ce terme implique qu’il y a des contenants quelque
grife n’était pas une bonne idée. Storaro m’a dit : « Si tu n’as pas part : non pas les plateformes, mais la vie des gens. Marshall
de style, tu ne peux même pas te prétendre monteur. » J’ai beaucoup McLuhan disait : « Le message, c’est le médium. » À l’époque, le
repensé à cette phrase, surtout après avoir vu Apocalypse Now médium était le celluloïd et contenait de l’image, du son et de
achevé grâce à l’apport personnel de tous ces gens si doués, et l’information. Mais maintenant, le médium, c’est du temps libre
j’ai ini par me convaincre que Storaro avait raison. Il y a bien qu’il faut occuper. Alors on signe des contrats pour dix épi-
des constantes dans la façon dont on réagit face aux rushs. En sodes, voire dix saisons… J’exagère un peu. Mais l’Académie des
in de compte, il faut avoir un style, mais ne pas l’imposer. J’ai Oscars est en partie responsable, parce qu’elle a souvent récom-
toujours été friand des volets (les transitions entre deux séquences pensé les ilms les plus longs, comme si c’était un gage de qualité
évoquant une page que l’on tourne, ndlr) et je les ai souvent propo- et d’importance. La longueur fait sérieux, alors on délivre un
sés aux cinéastes, qui s’en méient beaucoup en général. Avec montage de 2h30 qui aurait pu être ramassé sur 1h45. Les ilms
George Lucas, l’idée a pris parce qu’il avait puisé son inspiration de superhéros ont joué leur rôle en proposant des formats très
pour Star Wars dans les serials de Republic Pictures comme longs. Je n’en ai vu que quelques-uns, ils m’ennuient. Je n’ai
Flash Gordon, qui utilisaient beaucoup les volets, comme si on tout simplement plus l’âge de voir des spectacles qui s’adressent
lisait un livre. Alors c’est devenu l’empreinte de Star Wars, sans aux adolescents sans se soucier d’évoquer la condition humaine.
que cela vienne de ma seule lubie : c’était justiié par un pré- Les superhéros sont apparus en BD dans les années 1930 pour
cédent historique, et par l’ambition de générer du mouvement contrer la montée du fascisme. Il semble qu’ils soient revenus
dynamique. Un raccord est une manière de ponctuer : le plus au xxie siècle comme une sorte de solution facile pour résoudre
souvent, il sert de virgule ou bien de point. Mais on peut tou- les problèmes. On a besoin d’un gentil qui terrasse les méchants.
jours trouver une manière originale, personnelle, moins tran- Les attaques terroristes au début du xxie, entre autres, ont donné
chée de le faire, sans avoir l’air de céder à un simple efet de l’envie au public de retrouver cette simplicité.
style. Le volet marque un changement de séquence sans briser W.M. : Je suis d’accord, aussi bien sur la question de la longueur
le rythme énergique. que sur celle des superhéros – mais c’est une vieille discussion,
désormais, et je dois dire qu’on a peut-être oublié ce qu’on
La singularité du monteur ne se situe-t-elle pas aussi dans la façon de disait déjà dans les années 1950 : « Hollywood est une machine
relever des déis analogues d’un ilm à l’autre ? Par exemple ramasser à amuser les gamins de 12 ans.» De fait, un tas de ilms étaient
l’action d’un récit sur une seule journée, comme vous l’avez fait, Paul, sur déjà légers et naïfs à l’époque, et l’histoire ne les a pas retenus.
La Folle Journée de Ferris Bueller de John Hughes puis sur Chute libre de Ceux qu’on n’a pas oubliés sont ceux qui, comme le dit Paul,
Joel Schumacher. évoquaient la condition humaine en profondeur.
P.H. : Il est toujours diicile de donner forme à un ilm, même
quand il ne se passe pas sur un seul jour. Le point commun entre Le souci de faire long semble aussi travailler les auteurs, qui tendent à
Ferris Bueller et Chute libre, c’est qu’il s’agit de sortir du quoti- amender leurs ilms pour les rallonger. Vous avez pour point commun
dien pour une journée exceptionnelle, de faire le tour d’une d’avoir travaillé sur des œuvres remontées tard avec des scènes en
ville, d’en réaliser le portrait. Le ilm de Schumacher commence plus : Apocalypse Now Redux ou La Trilogie Star Wars – Édition spéciale,
par l’acte le plus transgressif qu’on puisse oser à L.A.: Michael par exemple.
Douglas abandonne sa voiture en pleine autoroute et part à W.M. : J’ai travaillé sur le premier remontage d’Apocalypse Now.
pied. Personne ne fait ça ! Mais cette réaction entraîne une suite À choisir, je préfère l’original. La version « Redux » est une
d’événements qui le promènent à travers la ville, chaque rebon- idée des distributeurs français, qui voulaient sortir un DVD
dissement permettant une dissection sociologique des quartiers avec les scènes de la plantation française. Mais, comme c’est
de Los Angeles. Le montage est pensé de manière à segmenter à souvent le cas avec Francis, la possibilité de revenir en arrière
la fois la journée et l’espace. Je trouve qu’on a réussi notre coup. a fait boule de neige dans son esprit : si on refait ça, pourquoi
En une journée, le personnage évolue radicalement, et init on ne remonterait pas ceci ? L’engrenage était lancé. Les ilms
par se demander : comment suis-je devenu le méchant ? Par cet sont le fruit d’un moment, et s’ils vieillissent et restent dans
aspect, il vieillit bien dans notre époque, où les hommes blancs l’imaginaire collectif des années après, on a logiquement envie
encaissent mal l’émancipation des femmes ou des minorités qu’ils répondent aux évolutions de la société. D’ailleurs, les
raciales. Chute libre a anticipé l’ère Trump. cinéastes évoluent aussi : il y a un entretien de l’époque de
Conversation secrète où Francis discute avec Brian De Palma et
L’art de resserrer la dramaturgie sur une temporalité brève semble se dit : « Je ne toucherai jamais à mes premiers ilms, ils sont le fruit de
perdre à Hollywood, qui favorise de plus en plus les ilms-leuves. ce que j’étais à mes débuts et je ne veux plus y penser. » On voit
W.M. : On vit à l’heure d’un étrange jeu avec les limites. On veut comme il a changé… Et ce principe de remonter encore et
faire toujours plus long, et en même temps on vise des plans encore ce qui a été fait n’est pas une chose que j’approuve
toujours plus rapides. C’est peut-être le fruit d’une recherche fondamentalement.
erratique de la bonne temporalité. Cette idée de repousser les P.H. : Moi non plus. Pas question de voir la version director’s cut
possibles m’étonne un peu, parce que le record du montage de quelque ilm que ce soit ! (rires)
le plus dynamique est enregistré depuis bien longtemps : le
champion est Dziga Vertov avec L’Homme à la caméra, dont la Il est étrange qu’un cinéaste comme Coppola retourne sans cesse
séquence qui contient un raccord à chaque image produit un sur le banc de montage : au moment de signer la première version, il
efet de surimpression. semble loin d’apprécier cette étape comme c’est le cas d’un Scorsese.
P.H. : On utilise ces longueurs improbables pour occuper le W.M. : L’implication dans la postproduction dépend de la per-
temps des gens, remplir le vide, c’est pour ça qu’on parle de sonnalité du réalisateur. Certains ne passent pas un temps fou
© THOM ANDERSEN
ARCHIVE. La splendide trilogie d’Apu de Satyajit Ray ressort simultanément Le roman de Bibhuti Bhushan Banerji,
en salle et en DVD/Blu-Ray. En 1960, les Cahiers jaunes publiaient un Pather Panchali (La Complainte du sentier),
texte du cinéaste. Ray y relate le tournage de son premier long métrage tout fut publié en feuilleton dans un magazine
en réléchissant sur le processus de réalisation. populaire bengali, au début des années
1930. L’auteur avait été élevé dans un
village et son livre contenait un fort élé-
La Complainte du sentier (1955), L’Invaincu (1956), ment autobiographique. Le manuscrit
avait été refusé par les éditeurs, sous pré-
Le Monde d’Apu (1959) de Satyajit Ray texte qu’il n’y avait pas de sujet. Le maga-
zine, au début, n’était pas non plus très
Jtier.edemeC’était
rappelle très bien du premier jour
tournage de La Complainte du sen-
pendant la saison des fêtes,
bon marché une quantité raisonnable de
ilm de façon, du moins nous l’espérions,
à établir notre bonne foi. L’absence de
publié environ un an plus tard, it l’una-
nimité du public et de la critique, et n’a
cessé depuis lors d’être sur la liste des
en octobre, et le dernier des grands pujas garanties nous avait jusqu’alors empêchés best-sellers.
déroulait ses fastes au même moment. d’obtenir des appuis inanciers. J’ai choisi Pather Panchali pour les
Nous devions tourner en extérieurs à À la fin du premier jour de tournage, qualités qui en irent un grand livre : son
120 kilomètres de Calcutta. Tandis que nous avions huit prises. Les enfants humanisme, son lyrisme, son accent de
notre taxi fonçait sur la grande route jouaient avec naturel, heureusement pour vérité. (…) Je devais garder dans mon scé-
nationale, nous traversions villes et vil- moi, car je ne leur avais pas fait subir de nario un peu de l’aspect désordonné du
lages, entendions le roulement des tam- tests préalables. En ce qui me concerne, roman, parce que ce désordre lui-même
bours et apercevions de temps à autre je me souviens de mon extrême tension m’introduisait à quelque chose d’authen-
le spectacle. (…) nerveuse au début ; mais, à mesure que le tique ; la vie dans un village pauvre du
Je savais que cette première jour- travail avançait, mes nerfs se détendaient Bengale a un caractère désordonné. Les
née constituait réellement une sorte de et à la in j’éprouvai même une espèce considérations de forme, de rythme ou
répétition, un exercice d’assouplissement, d’exaltation. Néanmoins, la scène n’était de mouvement ne me préoccupaient
pour ainsi dire. Nous partions presque qu’à moitié finie, et le dimanche suivant guère à ce stade. J’avais mon noyau : la
tous de zéro. Nous étions huit dans notre nous retournâmes au même endroit. Mais famille, composée du mari, de la femme,
équipe, mais un seul parmi nous, Bansi, le était-ce bien le même endroit ? J’avais de des deux enfants et de la vieille tante.
directeur artistique, possédait une expé- la peine à le croire. Ce qui, la fois précé- Les personnages avaient été ainsi ima-
rience professionnelle antérieure. Nous dente, ressemblait à une mer de blancheur ginés par l’auteur, qu’il y avait entre eux
avions un opérateur nouveau, Subrata, et duveteuse, n’était plus qu’une étendue un perpétuel et subtil jeu d’échanges.
une vieille caméra Wall, très usagée, qui d’herbe jaunie très peu poétique. Nous J’avais une année devant moi. J’avais mes
était la seule disponible pour la location savions que le kaash était une leur de contrastes, plastiques aussi bien qu’afec-
ce jour-là. Son seul avantage évident sem- saison, mais son existence n’était pas à ce tifs : riches et pauvres, rires et larmes, côte
blait être un système assurant des pano- point éphémère. Un paysan du cru nous à côte la beauté du paysage et la misère
ramiques très souples. Nous n’avions pas fournit l’explication. Ces leurs, dit-il, ser- des pauvres. Finalement mon histoire,
d’équipement sonore, vu que la scène à vaient de nourriture pour le bétail.Vaches divisée en deux parties naturellement
filmer était muette. et bules avaient brouté la veille à cet équilibrées, culminait en deux morts tra-
C’était un épisode du scénario où les endroit et littéralement avalé mon décor. giques. (…) Ce qui me manquait, c’était
deux enfants de l’histoire, frère et sœur, C’était un grave contretemps. Nous ne une connaissance de première main du
s’éloignent de leur village et vont se connaissions pas d’autre champ de kaash milieu où se situait mon histoire. Je
perdre dans un champ de leurs kaash. Ils susceptible de nous fournir les plans d’en- pouvais, bien sûr, puiser dans le livre,
viennent de se disputer et, ici, dans ce semble dont j’avais besoin. Cela signiiait sorte d’encyclopédie de la vie rurale
décor magniique, ils se réconcilient, ils qu’il fallait situer l’action dans un décor au Bengale, mais je savais que ce n’était
sont récompensés de leur longue marche diférent, et cette pensée me brisait le pas suffisant. En tout cas, je n’avais qu’à
par la vision, pour la première fois dans cœur. Qui se serait alors douté que nous rouler dix kilomètres en voiture hors de
leur vie, d’un train de chemin de fer. reviendrions tourner dans ces mêmes la grande ville pour parvenir au cœur
J’avais choisi de débuter avec cette scène, extérieurs exactement deux ans plus tard d’un authentique village. (…)
parce que sur le papier elle me semblait et que nous nous accorderions le luxe Au moment où vous arrivez sur le
à la fois prenante et simple. Je considérais de reilmer toute la scène avec la même lieu de tournage, la machine à trois pieds
cela comme important, parce que mon distribution et les mêmes techniciens, affirme sa suprématie. Les problèmes
idée, en me lançant dans une produc- mais avec, en plus, l’argent fourni par le accourent et s’accumulent. Où placer la
tion avec seulement 8 000 roupies en Gouvernement du Bengale Occidental ? caméra ? Haut ou bas ? Près ou loin ? Sur
banque, était de tourner rapidement et (…) une grue ou au sol ? Faut-il employer le
35 ou vaut-il mieux reculer et utiliser la trempent jusqu’aux os. La scène vous votre monteur et le précipitez vers la
le 50 ? Filmez l’action de trop près et excite non seulement pour ses possibilités salle de montage. Deux heures d’attente
l’émotion risque de tout envahir ; éloi- visuelles, mais aussi pour ses implications cruelle passent, pleines d’un suspense
gnez-vous et tout devient froid et dis- profondes ; cette pluie causera sa mort. douloureux, cependant que le patient
tant. À chaque problème qui surgit, vous Vous découpez la scène en plans, prenez travail de collage et d’assemblage suit son
devez trouver une solution rapide. Si vous des notes, faites des dessins. Ensuite, le cours. Enin vous regardez votre scène
perdez du temps, le soleil se déplace et moment vient de donner vie à la scène. à la moviola. Même la vieille machine
réduit à néant votre continuité lumi- Vous partez dans la nature, examinez la rachitique ne saurait masquer l’eicacité
neuse. Le son aussi pose des problèmes. perspective, choisissez votre décor. Les de la scène. Faut-il ajouter de la musique
Il faut réduire le dialogue au minimum ; nuages de pluie approchent. Vous met- ou les bruits de fond sont-ils suisants ?
et pourtant vous voulez couper encore tez votre caméra en position, faites une Mais nous abordons là une nouvelle
davantage. Est-ce que ces trois mots sont dernière répétition rapide. Ensuite la étape du processus de création, il faut
bien nécessaires, un geste signiicatif ne « prise ». Mais une ne suffit pas. La scène attendre que tous les plans aient été mis
pourrait-il pas les remplacer ? (…) est capitale. Il vous en faut une seconde bout à bout pour former des scènes et
Pour moi, c’est le rythme inexo- tant que dure l’averse. La caméra tourne, toutes les scènes des séquences, et que le
rable de son processus qui rend la votre scène est maintenant sur pellicule. ilm puisse être saisi dans sa totalité. Alors,
création cinématographique si exci- Au tour des laboratoires.Vous atten- et alors seulement, vous pourrez dire – si
tante, en dépit de toutes les diicultés dez, en sueur – nous sommes en sep- vous êtes capable du détachement et de
et frustrations. Prenons un exemple. tembre –, tandis que le négatif fantôme l’objectivité nécessaires – si votre danse
Vous avez imaginé une scène, n’importe prend lui-même son temps pour émerger sous la pluie est réussie ou non. ■
quelle scène. Par exemple celle où une à la lumière. Il n’y a aucun moyen d’acti-
jeune fille, frêle de constitution mais ver ce processus. Puis le tirage, les rushs. Traduction de James O’Leary, Cahiers
débordante d’une vitalité élémentaire, Pas mal, vous dites-vous. Mais attendons. du cinéma no 110, août 1960.
s’abandonne aux premières pluies de la Ce n’est que le contenu, en pièces déta-
mousson. Elle danse de joie tandis que chées, et non la forme. Comment tout Versions restaurées 4K, en salles le 6 décembre. Coffret
les grosses gouttes fouettent son corps et cela va-t-il s’assembler ? Vous attrapez DVD et coffret Blu-ray. Carlotta/Les Acacias.
© ARGOS FILMS
COLLECTION ET PHOTO © 2023 MUSÉE-CHÂTEAU D’ANNECY/ CHRISTIAN ROME
En haut : La Planète sauvage de René Laloux (1973), d’après des dessins de Roland Topor.
Ci-dessus : composition d’une phase d’animation de La Planète sauvage.
Un temps pur
Rinconciliables
écit d’une guerre entre deux espèces,
oscillant sans cesse entre deux échelles
(le géant et le microsco-
en force des Soviétiques, fait d’ailleurs
l’objet de plusieurs chapitres éclairants,
qui relatent comment le tournage fut
pour tuer, les supérieurs : l’homme. Principale
ressource : la mort.»
Au cœur de cette vision du film
pique), La Planète sauvage, adapté d’un vécu de l’autre côté du rideau de fer. Ces d’animation « libéré » des contraintes du
roman de science-fiction de Stephan passages, signés Jean-Gaspard Pálenícek, cinéma analogique, un paradoxe frappe
Wul et point d’orgue de la collabora- ancien directeur artistique du Centre pourtant : Kawa-Topor souligne en efet
tion entre René Laloux et Roland Topor, tchèque de Paris, reviennent notam- à quel point la pensée de Laloux, qui
résiste fortement à l’idée d’un geste créa- ment sur l’apport de Josef Vána (pour les conçoit dès le storyboard ses valeurs de
teur unique et homogène. Récemment, décors) et de Josef Kábrt (pour les per- plans et ses déplacements de caméra,
le petit essai Topor et le cinéma de Daniel sonnages), lequel choisit à l’époque l’ani- s’avère calquée sur le langage des ic-
Laforest (2020, Cahiers no 772) abordait mation en papier découpé en phases, une tions du cinéma classique. De son côté, le
déjà le rapport joyeusement parasitaire du « technique du pauvre » qui eut l’avantage dessin de Topor, qui puise dans des réfé-
dessin de l’artiste au film « mis en scène » de préserver le relief des dessins-gravures rences archaïques (Bosch, Goya, Redon,
par Laloux. Si Xavier Kawa-Topor rap- de Topor. Kubin), expérimente à l’intérieur d’un
pelle combien ce dernier dut se justiier En mêlant des anecdotes sur l’aven- cadre bel et bien iguratif. Nulle « illu-
tout au long de sa carrière sur son sta- ture de la production et des analyses ten- sion de la vie » comme chez Disney,
tut de « réalisateur de dessins animés qui ne dues aussi bien vers la technique (Fabrice mais pas non plus le saut dans le vide :
dessine pas ses ilms », soufrant d’entendre Blin a lui-même réalisé des ilms d’ani- l’émotion que suscite le film, peu liée à
qualiier en douce La Planète sauvage de mation) que vers la recherche historique la psychologie ou au scénario, découle
« ilm de Topor », la question de la paternité et esthétique (le versant Kawa-Topor), d’une forme de réalisme organique et
de l’œuvre dépasse ici les querelles de l’ouvrage s’affirme comme un cas à spatial, qu’il aurait été intéressant de
chapelle pour laisser place à une étude part dans le paysage de l’édition, car replacer dans une histoire du cinéma
largement inédite et scrupuleuse de sa si de beaux-livres semblables existent élargie au-delà de l’animation. On
genèse, illustrée à la manière d’un livre pour les grands ilms de Disney ou du trouverait des descendances improbables
d’art. Comme les corps des Draags, les Studio Ghibli, celui-ci ne repose pas et contradictoires, aussi bien marquées
géants humanoïdes, qui s’ouvrent et font sur une simple mise à nu contemplative par sa mythologie de science-fiction
danser leurs organes colorés lors d’une des documents. L’enquête chirurgicale (Avatar de James Cameron) que par son
fabuleuse scène de méditation, le livre domine et prend au sérieux les propos imagination plastique iltrant avec l’éro-
dévoile coulisses et matériaux (dessins provocateurs de Laloux, qui voyait dans tisme (les ilms de Bertrand Mandico).
préparatoires, storyboard) en analysant le cinéma d’animation non pas un genre Malgré tout, comme Kawa-Topor le
très soigneusement l’apport spéciique de parmi les autres, mais « le vrai cinéma », rappelle, le ilm est d’abord l’itinéraire
chaque créateur (« Topor se soucie d’espace, seul véritable art total par opposition d’un personnage orphelin et conserve,
Laloux pense en termes de rythme »), sans au film en prise de vues réelles. Voilà dans sa forme, quelque chose de cette
oublier l’équipe d’animateurs tchèques donc bien un livre de cinéma, visant à réclusion primordiale. Par son approche
avec qui Laloux a travaillé pendant des réhabiliter Laloux en cinéaste, dont les du temps et de l’immobilité, notamment,
années, lâché par Topor, peu désireux de obsessions étaient promises à rencon- il fraie avec la peinture : la lenteur dont
perdre son temps loin de chez lui sur cet trer celles de Topor – au premier chef, joue sa mise en scène « donne la sensation
unique projet (« Ma mère m’a dit que je ne la bêtise humaine et l’instinct de mort, que le mouvement est un état transitoire vers
devrais pas faire ce ilm car ce n’est pas inté- qu’ils abordent en 1964 dans le court l’immobilité à laquelle l’image aspire […].
ressant pour moi », dixit l’artiste à Laloux, métrage Les Temps morts, narré par un La démonstration est faite que le temps de
de dix ans son aîné). La singularité de texte de Jacques Sternberg : « Quelque l’animation est un temps pur, un temps qui
cette production transnationale (aucun part, dans une galaxie peu fréquentée, une n’existe pas en dehors de lui ».
studio d’animation n’existant en France planète comme une autre. Sur ce monde vivent Élie Raufaste
à la in des années 1960), marquée par des êtres pourvus de quatre membres, deux
le Printemps de Prague puis le retour pour avancer et reculer, les inférieurs, deux Éditions Capricci, 2023.
Bernard Évein, maquette, gouache sur papier gris, 21 × 29,7 cm, dessinée pour les décors
des Demoiselles de Rochefort de Jacques Demy (1967).
Dtionséjàcinéma
auteur d’un massif Le Décor au
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d’Aki Kaurismäki (1994)
PRÉSENTATIONS ET DÉBATS
PHOTOS CI-CONTRE : DR/© ELIOTT BLISS/© LAURENT POLEO GARNIER/DR/© AURÉLIE LAMACHÈRE/DR
cotations : l inutile de se déranger ★ à voir à la rigueur ★★ à voir ★★★ à voir absolument ★★★★ chef-d’œuvre
Jacques Jean-Marc Jacques Frédéric Sandra Olivia Fernando Charlotte Yal Marcos
Mandelbaum Lalanne Morice Mercier Onana Cooper-Hadjian Ganzo Garson Sadat Uzal
La Chimère (Alice Rohrwacher) ★★★ ★ ★★★ ★★ ★★★ ★★★★ ★★★★ ★★★ ★ ★★★
La Complainte du sentier (Satyajit Ray) ★★★ ★★★★ ★★★★ ★★★★ ★★★★ ★★★★
Jacques Mandelbaum (Le Monde), Jean-Marc Lalanne (Les Inrockuptibles), Jacques Morice (Télérama), Frédéric Mercier (Positif), Sandra Onana (Libération), Olivia Cooper-Hadjian, Fernando Ganzo, Charlotte Garson, Yal Sadat, Marcos Uzal (Cahiers du cinéma).
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