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Mélanie Gourarier.

« La séduction alpha
mâle s’inscrit dans un continuum de
pratiques violentes »
Entretien réalisé par Samia Rhalies
Mercredi, 16 Août, 2017
Humanite.fr

Dans son ouvrage intitulé « Alpha Mâle, séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes
», l’anthropologue Mélanie Gourarier a étudiée pendant trois ans la « Communauté de la
Séduction ». Ce groupe fait par et pour les hommes - majoritairement blanc et de classes
moyennes et supérieures - soit disant opprimés par les femmes, met tout en œuvre pour
retrouver une hégémonie masculiniste. Misogynes, sexistes, antiféministes, les acteurs de
cette communauté se rassemblent, en France mais aussi partout en Europe et en Amérique du
nord, dans le but de répondre à une « crise de la virilité » fantasmée.

Alpha male, séduire les femmes pour s'apprecier entre


hommes
Qu’est ce que regroupe la communauté de séduction dont vous parlez dans votre essai ?
Mélanie Gourarier. La Communauté de la Séduction est à l’origine un groupe de parole
entre homme qui est apparu à la fin des années 1990 en Californie, et ce contexte là de la
Californie est important parce que c’est là où émerge le développement personnel. Ce groupe
de parole est un cercle consacré à encourager les hommes à parler de ce qu’ils considèrent
être une condition masculine actuelle en souffrance. Très rapidement cette parole de
souffrance va s’orienter sur la question de la séduction et on va considérer que c’est la
séduction, les rapports hommes/femmes qui sont aujourd’hui la source des problèmes des
hommes. Le fait que les rapports de séduction ne seraient plus censément comme avant,
autrement dit plus sous la direction des hommes. Toute leur idée est que si la crise de la
masculinité vient de la crise de la séduction, il faut donc que les hommes reprennent leur
pouvoir dans la séduction. Ce qui est vraiment intéressant dans la Communauté de la
Séduction, c’est l’association des techniques de développement personnel aux questions de
séduction, le fait qu’il s’agisse de groupe de parole entre hommes qui s’inspirent aussi des
fonctionnements des groupes féministes par exemple, mais pour cette fois-ci contre carrer une
parole féministe. Ensuite il y a une autre chose qui explique le succès de la Communauté de la
Séduction c’est le développement des réseaux sociaux en ligne. Ils se sont très rapidement
approprié cette nouvelle technologie et ils ont créé des forums de discussions sur lesquels ils
ont pu discuter entre eux et diffuser leurs idées. On retrouve aujourd’hui la Communauté de la
Séduction à peu près partout en Europe et en Amérique du Nord. Pour finir, elle est constituée
exclusivement d’hommes, majoritairement âgés de 18 à 35 ans, plutôt des classes moyennes
et supérieures.

Vous disiez « constitué exclusivement d’hommes ». Comment avez-vous fait pour entrer
sur ce terrain purement masculin en tant que femme et féministe ?
Mélanie Gourarier. A priori le fait d’être une femme ne m’a pas posé problème parce que
j’ai pu bénéficier de plusieurs choses. La Communauté de la Séduction était alors émergente
en France, et ils avaient une volonté de se faire connaître. J’ai fais mon terrain entre 2007 et
2012. Et j’ai pu bénéficier aussi du fait que je suis rentré par l’entremise de coachs en
séduction que j’ai rencontré sur un terrain précédent que je menais sur le speed dating,- et qui,
quand ils ont vu que j’étais anthropologue, ont souhaité que je travaille sur eux. C’est eux qui
m’ont invité à les suivre. Donc ma qualité d’anthropologue m’a permis de faire le terrain, et
ce qui est plutôt intéressant c’est que pas une seule seconde ils m’ont posé la question de mon
propre positionnement politique. C’est-à-dire qu’ils me croyaient acquise à leur cause et ca
c’est quelque chose qui n’est pas propre à mon terrain. S’intéresser à un groupe de personne
c’est être du côté de ces personnes, pour les enquêtés. Donc moi j’ai pu bénéficier de cette
adhésion là, du fait que je travaille sur eux ça montrait que je n’étais pas une féministe. Mais
il ne s’agissait pas d’être sous couverture non plus, je n’ai jamais menti sur ma position c’est
juste qu’on ne m’a jamais posé la question.

Et vous avez eu des retours de leur part ?


Mélanie Gourarier. Non je n’ai pas eu de retour de la part de mes enquêtés. On m’a signalé
qu’on critiquait le livre sur un forum de la Communauté, mais je n’ai pas grand-chose à en
dire! C’était prévisible ! Mais là aussi il faut replacer dans un cadre plus général, c’est pas du
tout spécifique à mon terrain, dès qu’on travaille sur un groupe de personne : les gens vont
rarement adhérer à la façon dont on parle d’eux. Même si les conclusions vont dans leur sens
ou dans le sens qu’ils défendent. Les gens se reconnaissent rarement. C’est vraiment un
phénomène assez classique de la restitution de la recherche.

D’après votre ouvrage, et de ce que vous en dites, cette Communauté est très répandue
alors qu’on en entend pas vraiment parler ?
Mélanie Gourarier. Alors on en a beaucoup parlé à certain moment où il y a eu des affaires
un peu médiatisées, où on a accusé certain coach de violences sexuelles. En France on n’en
parle peut-être pas beaucoup, mais aux Etats-Unis c’est quand même très connu. Il y a eu des
épisodes de séries télévisées très populaires aux Etats-Unis qui se déroulés au sein de la
Communauté de la Séduction. Les coachs en séduction ont leur propre émission télévisée sur
des grandes chaînes, les ouvrages de la communauté sont des best-sellers, etc. Ensuite, il y a
autre chose. Il est très difficile de penser la Communauté de la Séduction en tant qu’entité
unitaire et organisée. Ce que j’ai essayé de montrer dans mon livre, c’est que l’adhésion à une
certaine idéologie qui consisterait à penser que les hommes seraient défavorisés dans les
rapports de séduction conduit à se renseigner, à s’informer et à lire des livres de
développement personnel qui considèrent qu’il faudrait apprendre aux hommes à récupérer
une position hégémonique qu’ils auraient perdu. Et tout ça dépasse le cadre de la
Communauté de la Séduction. C’est une idéologie qui est relativement majoritaire quand on
regarde la façon dont le sujet est traité dans les médias. Ce dont je me suis rendue compte au
moment de la sortie du livre c’est qu’il était très difficile jusqu’à présent de parler des
masculinités en sortant d’un discours sur la crise. Dès lors que le sujet c’est les masculinités,
c’est toujours pour dire qu’il y a un problème. Qu’il y a une souffrance. Et ça pour moi c’est
déjà être dans une idéologie masculiniste.

Et cette souffrance vous l’expliquez comment ?


Mélanie Gourarier. Mon travail n’est pas du tout de remettre en question l’authenticité de
cette souffrance. Ce que j’essaye de montrer c’est que même si ces émotions sont tout à fait
réelles – autrement dit, qu’elles sont effectivement ressenties par les personnes - elles n’en
sont pas moins socialement construites. On peut les mettre dans une perspective historique et
donc la relativiser. Ce que j’ai voulu montrer c’est que ces discours de crise ne sont pas
exceptionnels dans l’histoire et sont en fait récurrents dans l’histoire. Ensuite, il s’agit de les «
re-sociologiser » en montrant que l’idée d’une crise de la masculinité est un moyen de
renforcer un ordre social plutôt que le symptôme de son affaiblissement. La masculinité, loin
de s’affaiblir, trouve dans l’idée de la menace un moyen de se revigorer.

Comment expliquer ce paradoxe de vouloir récupérer un certain pouvoir en étant le


plus grand séducteur, et en même temps d’être misogyne ?
Mélanie Gourarier. Selon moi, il ne s’agit pas d’un paradoxe, c’est même assez logique. Ce
qui est visé dans cette volonté d’être un grand séducteur, ce qui les intéresse n’est absolument
pas la conquête des femmes mais, à travers la conquête des femmes s’apprécier entre
hommes. C’est s’aimer entre hommes mais aussi s’évaluer, se hiérarchiser. La reproduction
des masculinités fonctionne sur ce double processus : la nécessité de l’entre-soi masculin et
les rapports – de pouvoir- entre hommes.

Cette hiérarchie est basée sur quoi ? L’argent, la couleur de peau… ?


Mélanie Gourarier. Oui sur tout ça à la fois ! La figure de l’alpha mâle par exemple est un
horizon inatteignable, un archétype qui est pensé comme socialement neutre. Comme si cette
masculinité valorisée n’avait ni classe, ni race, ni âge, ni sexualité. Par ailleurs, la masculinité
moyenne, celle qu’on croit « normale », n’est en fait absolument pas neutre. Par exemple la
misogynie si elle est aujourd’hui socialement dévalorisée, est autant répandue mais ne
s’exprime plus de la même manière. Exprimer un discours violent à l’égard des femmes est
particulièrement déprécié et vous situe socialement. Il y a tout un travail qui est fait sur la
manière de policer le langage masculin, qui ne doit pas être trop violent, mais qui ne doit pas
être trop efféminé non. C’est là où la question de la norme se joue, dans cet entre-deux, en
tension, qui conduit à reléguer des modes de masculinités marginalisés.

Par rapport aux violences des masculinités, il y a plusieurs fois [dans l’ouvrage] où il est
question de pratiquer la « drague de rue ». Est-ce que ce n’est pas ce que les femmes ou
les féministes pourraient appeler le « harcèlement de rue » ?
Mélanie Gourarier. Oui, sauf qu’à mon sens il ne faut pas limiter la question du harcèlement
à la rue parce que ça limite aussi la question de la violence émise par les hommes à une
certaine catégorie d’hommes, or cette violence là se retrouve à l’université émise par des
personnes en position de pouvoir, on la retrouve aussi dans les médias, le monde politique,
bref, aussi et peut-être surtout dans les sphères dominantes. Et si on ne parle que du
harcèlement de rue on oublie que ce harcèlement est un phénomène structurel et très
largement généralisé.

Mais nous avons souvent tendance à considérer le harcèlement de rue comme l’apanage
des classes défavorisées, des immigrés, des réfugiés, etc. Le fait, pour eux, d’appeler ça
de la « drague de rue », c’est une manière de se distancier…
Mélanie Gourarier. Les membres de la Communauté de la Séduction ne voient pas de
rapport entre le harcèlement et la drague. Ils n’emploient pas « drague de rue » pour s’extraire
de la catégorie du harcèlement, pour eux ce n’est pas la même chose. D’ailleurs ils critiquent
ça énormément : qu’on puisse confondre drague et harcèlement. Toutefois, tout l’enjeu est, il
me semble, de questionner ces pratiques pour montrer finalement qu’il se joue quelque chose
dans la manière de les différencier. En tant que chercheure et en tant que féministe il y a enjeu
à montrer que la séduction s’inscrit dans un continuum de pratiques violentes. Elle n’est pas
un espace qui s’extrait des rapports de pouvoir : elle est au contraire l’une de sa principale
arène.
Est-ce que cet « art de la séduction » peut se jouer de la même manière dans les
communautés homosexuelles ?
Mélanie Gourarier. Il y a eu beaucoup d’études qui ont été faites sur la drague
homosexuelle, notamment au moment des grandes enquêtes qui ont été faites au début de
l’épidémie du sida. Il y avait alors une nécessité de comprendre les modes de drague, pour
mieux agir sur la prévention, etc. Par exemple en France, les études sur la sexualité se sont
développées à ce moment là, aussi pour des raisons préventives. Ce qui est assez intéressant
c’est que les premières enquêtes sur la séduction ont été faites sur la drague homosexuelle,
c’est bien plus tard qu’on s’est mis à travailler sur l’hétérosexualité, aussi parce qu’elle est la
norme majoritaire. À ma connaissance, il n’existe pas de communauté de la séduction
homosexuelle comme il existe une communauté de la séduction hétérosexuelle, etc. Ce que je
peux juste dire c’est qu’on ne peut pas penser de façon symétrique la drague homosexuelle, la
drague hétérosexuelle, la drague hétérosexuelle pratiquée par des femmes et celle pratiquée
par des hommes. On peut toujours penser ces rapports là, mais il faut les penser comme étant
spécifique puisqu’ils s’inscrivent plus largement dans un ordre du genre. Travailler sur la
drague, l’apprentissage de la séduction hétérosexuelle par et pour des hommes c’est travailler
sur une certaine position dans le rapport social. Lorsqu’on travaille sur la drague
homosexuelle, il faut donc la réinscrire dans un système de genre et de sexualité plus large.
Ces pratiques sont prises et situées dans des rapports de pouvoir qui ne sont pas symétriques
aux pratiques hétérosexuelles.

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