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Bulletin de l'Ecole française

d'Extrême-Orient

III. Études de mythologie hindoue. V. Bhakti et avatâra (suite)


II. Avatàra et roi terrestre (suite)
Madeleine Biardeau

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Biardeau Madeleine. III. Études de mythologie hindoue. V. Bhakti et avatâra (suite). In: Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-
Orient. Tome 65 N°1, 1978. pp. 87-238;

doi : https://doi.org/10.3406/befeo.1978.3906

https://www.persee.fr/doc/befeo_0336-1519_1978_num_65_1_3906

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ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V)<

PAR
Madeleine BIARDEAU

IL BHAKTI ET AVATÀRA(suite)
Seconde Partie. Avatàra et roi terrestre (suite)
IL L'avatâra, modèle divin du roi (suite)
C. Le Mahâbhârata comme unité mythique (suite).
2. Arjuna, le roi idéal.
Concevoir le mythe épique comme un dédoublement d'un mythe
d'avatâra, qui cantonne l'incarnation divine dans un rôle de modèle
et d'instructeur pour reporter tout le poids de l'action sur le roi terrestre,
aide à réduire un certain nombre de contradictions ou de flottements
apparents. Ainsi de cette perpétuelle oscillation que nous avons notée
entre les yuga utilisés comme cadre temporel de l'épopée et la
personnification de deux yuga dans des asura incarnés : la présence de Vavatàra
Krsna entraîne obligatoirement la « datation » du récit épique à la
jonction entre le Dvâpara et le Kali, tandis que la transposition de
son intervention en un mythe royal de même modèle se traduit par
l'incarnation des asura Dvâpara et Kali dans deux des protagonistes1.
Pour que le mythe garde sa dualité significative, il faut que les deux
types de référence à Dvâpara et Kali soient conservés côte à côte dans
le même récit. La difficulté que nous éprouvons n'est que conceptuelle
et ne saurait gêner les mythographes. Il en est sans doute de même
pour la question irritante du rapport de l'action humaine à celle du
daiva : tantôt on nous dit que c'est le daiva qui est tout-puissant, au
point que personne n'est responsable du grand carnage de la bataille,
tantôt au contraire Dhrtarâstra, ou Duryodhana, ou aussi bien

* Pour I, II, III, IV, voir BEFEO LIV, p. 19-45, LV, p. 59-105, LVIII, p. 17-89, LXIII,
p. 111-263.
(1) On retrouve Kali et Dvâpara dans l'histoire de Nala et Damayantï, racontée dans
le Livre III du MhBh (52-79 ; 49-78). Le prince auquel ils s'attaquent est Nala, dont nous
verrons que le nom évoque celui d'Arjuna. Cf. ci-dessous, p. 189.
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Yudhisthira, porte le poids de la catastrophe. L'intervention de
Yavaiâra, qui se situe toujours à la jonction entre deux yuga participe
nécessairement du daiva inexorable, auquel il serait vain de vouloir
échapper. Si au contraire l'on se place du point de vue du roi qui, selon
son action, fait régner tel ou tel yuga, imposant alors au cours du temps
une causalité humaine, le daiva devient surmontable et le rôle du roi est
de le faire tourner à l'avantage de son royaume. Si le récit épique se
place à la jonction entre deux yuga, c'est le premier point de vue qui
domine; si au contraire on met l'accent sur la guerre à déclencher ou à
éviter, il s'agit d'abord d'un drame humain. Mais il est de la nature de
ce mythe double de garder ensemble les deux types de causalité, quelle
que soit la difficulté — conceptuelle encore — que nous éprouvions
à les penser ensemble. Cette difficulté ne peut qu'échapper aux auteurs
du mythe, dans un contexte culturel où l'idée d'une autonomie de
l'action individuelle, pour ne pas parler de liberté, est bien mal dégagée,
où l'homme ne peut aspirer qu'à accomplir son dharma et par là s'insérer
dans l'ordre du monde.
Nous ne sommes cependant pas au bout de nos peines, et nous n'avons
pas encore cerné toutes les implications de cette dualité du mythe
épique pour une compréhension de sa structure. Si notre hypothèse est
juste en effet, on doit voir l'action se déployer autour de deux
personnages : celui de Yavaiâra et celui du roi.
Uavalâra, nul doute qu'il ne soit Krsna. Mais en quoi est-il avaiâra,
alors qu'il ne prend pas part au combat et se comporte plutôt à la
manière de la divinité suprême, témoin impartial ou deus ex machina ?
En d'autres termes, et indépendamment des déclarations non
équivoques du récit, qu'est-ce qui, dans sa « biographie » épique, le campe
comme avatâra ? Peut-être ne penserions-nous pas à évoquer ce problème
si nous ne connaissions par ailleurs les grands textes de la dévotion
krsnaïte et l'importance qu'ils accordent précisément à la partie de
la biographie de Krsna qui se situe hors du cadre épique. Nous aurons
à voir en quoi le Krsna de l'épopée est bien le Krsna total et non un
avatàra vidé de son contenu propre au profit du roi.
Mais auparavant, la question posée par l'autre personnage central
du mythe est plus urgente. Celui que le récit donne en clair pour le
roi est sans conteste Yudhisthira, le Dharmarâja. C'est Yudhisthira
qui est consacré roi lors du râjasuya, c'est encore lui qui célèbre Yasvame-
dha au lendemain de la guerre pour retrouver son trône. Sa victoire
a assuré le triomphe du dharma qu'il incarne sur Yadharma que
symbolisait Duryodhana-Kali. Or le récit épique n'est à aucun moment fondé
sur la paire Krsna-Yudhisthira. Sans doute Krsna témoigne-t-il d'un
grand respect pour le Dharmarâja, puisqu'en tant qu'avalâra il ne peut
qu'être dévoué à la cause du dharma, mais le lien qui unit ces deux
personnages n'a rien de particulièrement étroit, rien qui soit comparable
à l'union de Krsna et d'Arjuna. Mais Arjuna — dont on perçoit bien
intuitivement que l'action est centrale — n'est jamais appréhendé
immédiatement comme roi. En soi, il n'est pas inconcevable que le
mythe utilise un langage chiffré pour nous livrer le personnage du roi.
La logique du récit que nous avons jusqu'à présent mise à jour nous
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 89
incite à poursuivre en ce sens : si Yavalàra et le roi doivent aller de pair,
on ne peut que chercher à rapprocher cette hypothèse de la relation
indissoluble qu'établit le mythe entre Arjuna et Krsna, et à voir en
Arjuna le roi idéal.

a. Nara et Nârâyana.
Presqu'innombrables sont les mentions de Krsna comme présence
de Visnu ou de Nârâyana sur terre. Tout aussi clairement attestée
est la relation d'Arjuna à Indra qui fait d'Arjuna le fils d'Indra : d'un
côté Yavalàra, de l'autre une « descente » du roi des dieux sur terre. On
voit déjà reparaître ainsi la dualité du mythe, où Yavatâra, présent
en ce monde, laisse la place à des princes, deva et asura incarnés, qui
vont assumer la lutte pour ou contre le dharma.
Mais à ces deux « descentes » divines se superpose dans les mêmes
héros une autre incarnation, celle qui, précisément, scelle leur unité.
Ils sont la renaissance sur terre des rsi Nara et Nârâyana. L'épopée
n'insiste pas beaucoup sur les deux rsi comme tels : ils sont toutefois
associés dans la lutte qu'il faut livrer aux asura pour assurer l'ambroisie
aux dieux (I 19; 17); ils sont aussi défiés ensemble par le roi
Dambhodbhava (V 96; 94), et l'on constate alors une intéressante
dichotomie des rôles, qui fait de Nara le personnage actif et de Nârâyana
un spectateur. Le rapport entre Arjuna et Krsna dans la bataille
transparaît ici clairement, en même temps que l'on peut évoquer les deux
oiseaux de la Mundaka-upanisad (III 1), dont l'un mange tandis que
l'autre le regarde. On connaît aussi l'ermitage des deux rsi à Badarï,
mais leur généalogie reste floue : tandis qu'en VII 201 57 (172 51),
Vyâsa fait de Nârâyana un fils de Dharma, et fait naître ensuite Nara
du tapas de Nârâyana (ibid. 86; ibid. 80), le Nârâyanïyaparvan (XII
334 8-10; 321 8-10), attribuant toujours à Dharma la paternité de
Nârâyana, voit celui-ci se diviser, non plus en deux, mais en quatre :
Nara, Nârâyana, Hari et Krsna. Cependant Nara et Nârâyana y
forment encore une paire associée à Badarï. Les deux rsi sont par
ailleurs aussi bien classés parmi les « dieux d'autrefois » — purvadevau — ;
ils sont même les plus anciens parmi les anciens. De toute manière,
leur place dans la hiérarchie divine est très élevée.
Dans le foisonnement des références aux deux rsi qu'incarnent nos
héros, deux textes paraissent ici particulièrement topiques. C'est
d'abord le témoignage que rend Krsna à Arjuna (III 12 45-47; 13 38-40) :
mamaiva Ivam tavaivâham ye madïyâs lava le / yas tvâm dvesti sa mám
dvesli yas Ivám anu sa mâm anu // naras tvam asi durdharsa harir nârâyano
hyaham / kâle lokam imam prâptau naranârâyanâvrsî // ananyah pàrtha
mattas tvam tvattašcáham tathaiva / nâvayor anlaram éakyam veditum
bharatarsabha // « Tu n'appartiens qu'à moi et je n'appartiens qu'à toi.
Ceux qui sont à moi sont à toi. Celui qui te hait me hait, celui qui te
suit me suit. О toi l'invincible, tu es Nara et je suis Hari Nârâyana.
Le moment venu, les rsi Nara et Nârâyana viennent en ce monde.
Fils de Prthâ, tu n'es pas un autre que moi, et réciproquement, je ne
suis pas un autre que toi. Il est impossible de percevoir un écart entre
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nous, ô taureau des Bharata ». On ne saurait affirmer plus nettement
l'identité des deux héros, ce qui a pour effet premier de rehausser le
statut d'Arjuna, non seulement parmi ses frères, mais parmi tous les
hommes. Il est l'égal de Krsna et celui-ci est Visnu lui-même, car la
référence à Hari NârSyana que fait Krsna dit plus que la mention du
rsi NSrâyana. Comme si souvent dans les récits mythiques hindous,
on passe d'un plan à l'autre du cosmos et des êtres avec une facilité qui
ne choque que nous1.
Le deuxième texte est encore plus précieux, tant par la clarté avec
laquelle il indique les hiérarchies que par l'énoncé des tâches que
s'attribuent les deux rsi. Aussi le citerons-nous largement (V 49 2-9; 48 2-9) :
brhaspatišcošanč, ca brahmânam paryupasthitau / marutašca sahendrena
vasavascâgnina saha // âdityâscaiva sëdhyâsca ye ca saptarsayo divi \
višvávasušca gandharvah šubhášcápsarasám ganah // namaskrtyopajagmus
te lokavrddham pitâmaham / parivârya ca višvešam paryásata divau-
kasah // tesám manašca iejascâpyâdadânavivaujasâ / purvadevau vyati-
krântau naranârâyanâvrsï // brhaspatis tu papraccha brahmânam
kâvimdviti / bhavaniam nopatisthete tau nah šamsa pitâmaha // yavantau
prlhivïm dyâm ca bhâsayantau tapasvinau / jvalaniau rocamànau ca
vyâpyâtltau mahabalau // naranâràyanâvetau lokâllokam samâsthitau /
urjitau svena tapasâ mahâsattvaparâkramau // etau hi karmaná lokám
nandayâm ásatur dhruvam / dvidhá bhutau maháprájňau viddhi brahman
parantapau / asuránám vinášáya devagandharvapujitau Ц « Brhaspati
et Ušanas se tenaient respectueusement auprès de Brahmâ. Les Marut
avec Indra, les Vasu avec Agni, les Âditya, les Sâdhya, les sept rsi
célestes, le gandharva Visvâvasu et les troupes des belles apsaras,
s'approchèrent en le saluant de l'Aïeul révéré des mondes. Les dieux
s'assirent tout autour du Seigneur de l'univers. (C'est alors) que les
rsi Nara et Nârâyana, ces dieux d'autrefois, passèrent à côté, captant
pour ainsi dire leur pensée et leur tejas à tous par leur puissance.
Brhaspati interrogea donc Brahmâ : ' Qui sont ces deux-là, qui ne te
rendent pas hommage ? Dis-le nous, Grand-père2. — Ces deux ascètes

(1) En particulier on pourrait avoir du mal à comprendre la superposition des


incarnations : Visnu-»le rsi Nâràyana-» Krsna, Nara^-Arjuna = fils d'Indra. Mais le double
processus des descentes divines et des renaissances d'êtres individuels, axes verticaux coupant
des axes horizontaux, permet d'infinies combinaisons, où le génie hindou s'est complu. Cela
pourrait nous mettre en garde contre des distinctions trop tranchées entre le monde des
dieux et celui des héros, entre la mythologie divine et la mythologie épique. Il est exact
qu'il y a des plans distincts, des ré-emplois multiples et des transformations d'un plan à
l'autre, mais l'ensemble des plans est constamment présent à l'horizon d'un mythe donné.
(2) On sait que Brahmâ est couramment appelé de ce titre de « grand-père », pilâmaha,
que porte aussi Bhïsma dans l'épopée. La signification de ce nom appliqué à Brahmâ n'est
pas claire. Peut-être est-ce une allusion au fait qu'il crée les êtres par la médiation des fils
nés de sa pensée, les mânasaputra. Deux indices, presque deux pistes, me paraissent à garder
en vue, sans que, pour le moment, je puisse proposer davantage : si l'on se réfère aux catégories
cosmogoniques, celles des purâna comme du SâAkhya (cf. EMH I), Brahmâ se trouve au
niveau de Yahankâra et le manas est issu de Vahankâra, ainsi que les sens et les éléments
subtils et grossiers, avant qu'on puisse en arriver à la création des êtres individuels. D'autre
part, il y a dans le système de parenté tamoul une relation privilégiée du grand-père au
petit-fils, alors que la pensée d'expression sanskrite identifie souvent le père et le fils. Or dans
de nombreux mythes épiques, c'est le petit-fils et non le fils qui est le personnage « marqué »,
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 91
si grands et forts, qui illuminent la terre et le ciel, qui font tout briller
de leur propre flamboiement, et s'étendent partout, ici et au-delà, ce
sont Nara et Nârâyana qui sont arrivés en ce monde-ci venant de
l'autre ( = la terre, ou le triple monde), tout fortifiés par leur tapas,
avec une grande perfection — saliva — et une grande vaillance. Tous deux
font la joie du monde en permanence par leurs actes. Sache, brahmane,
que ces êtres à la grande sagesse — prajnâ — , terreur de leurs ennemis,
se sont partagés en deux pour la perte des asura et qu'ils sont révérés
par les dieux et les gandharva ' »1.
D'emblée, Nara et Nârâyana sont placés très au-dessus de Brahmâ,
et ce dernier accepte leur supériorité comme allant de soi. Pour Nârâyana
forme de Visnu, il n'y a aucune difficulté et nous avons ici une des
transpositions des trois grands niveaux de la divinité et du cosmos
qui structurent les cosmogonies purâniques2. Il est plus surprenant de
voir Nara apparaître à ses côtés, comme son dédoublement et avec
les mêmes prérogatives. L'identité que proclamait Yavatâra Krsna
dans le texte précédent est donc à entendre au sens strict : Nara est
Nârâyana, l'Un est devenu deux « pour la perte des asura », c'est-à-dire
pour faire l'œuvre de Yavatâra. Le nom de Nârâyana nous est maintenant
trop familier pour qu'il soit nécessaire de revenir sur sa formation.
Mais d'où vient ce Nara et d'où tire-t-il ses lettres de noblesse ? Nara,
on le sait, est le synonyme de purusa et signifie « homme ». Nous avons
vu comment Nârâyana provenait d'une transformation de l'expression
upanisadique purusâyana par substitution de nara à purusa, procédé
courant dans la fabrication des noms mythiques. Or, la première fois
(?) que le nom de Nârâyana apparaît dans la sruii, il n'est pas seul
mais se présente sous la forme Purusa Nârâyana3 : Purusa, c'est le
nom de l'Homme primordial dont le sacrifice crée le monde en Çk-samhiiâ
X 90, tandis que Nârâyana lui sert de patronyme. Mais les deux parties
du nom réfèrent évidemment à un seul et même être divin. Il est bien
probable qu'il faille expliquer la création du couple Nara-Nârayana
dans la mythologie épico-purânique par une nouvelle transformation
de purusa en nara, et l'attribution de chaque partie du nom à deux
êtres différents dont on affirme cependant l'identité profonde. Il ne
s'agit ici que d'expliquer la création d'une forme, d'une paire de noms
mythiques. Reste à saisir la raison de cette création, et l'hypothèse
que j'avance est qu'elle est destinée à faire du roi le représentant de

actif : ainsi de Parasurâma par rapport à Rcïka et Satyavatî, de Paràsara, petit-fils de


Vasistha, de Pariksit enfin, petit-fils d'Arjuna et continuateur de la dynastie des Kuru.
Cf. compte rendu des conférences 1976-77 in Annuaire de VEPHE — Sciences religieuses,
t. 85 p. 149 sq.
(1) Le demi-éloka dvidhâ bhûtam... est rejeté dans l'apparat critique (317*) par l'éd. crit.,
mais l'idée est reprise plus bas et retenue par le texte critique.
(2) Cf. EMH III, diagramme, p. 84. A quelque niveau qu'il apparaisse, Visnu renvoie
toujours à sa forme suprême qui est au-dessus de tout. Brahmâ, au contraire, est cantonné
au niveau où la divinité suprême se divise en trois pour créer, préserver et détruire le monde.
Lié qu'il est au monde du sacrifice védique et du renoncement sous sa forme la plus orthodoxe,
il n'est jamais dieu de bhakti.
(3) Šatapatha-br. XIII 6 1. Il apparaît dans le contexte du purusamedha.
92 MADELEINE BIARDEAU
Yavaiâra sur terre et sa réplique comme victime sacrificielle par excellence.
Mais il faut pour cela qu'Arjuna puisse être tenu pour le vrai roi.
Secondairement pour notre propos actuel, il est aussi à noter que l'interlocuteur
de Brahma est Brhaspati, la personnification même du brahman ou,
si l'on veut, cet aspect de Brahma par lequel il continue à ignorer la
suprématie du dieu de bhakti. Or c'est Brhaspati qui, dans l'épopée,
s'est incarné en Drona.
Mais reprenons un peu plus loin le même texte1, qui précise le rôle
des deux personnages. La scène du Brahmaloka est terminée et c'est
Bhïsma qui parle directement à Duryodhana des deux héros auxquels
il prétend se mesurer (V 49 18b-24; 48 18-24) : evam etau mahàvïryau
lau pasyala samâgaiau \\ vâsudevârjunau vïrau samavetau mahârathau /
naranàrâyanau devau purvadev avili srutih // ajeyau mânuse loke sendrair
api surâsuraih \ еж nàràyanah krsnah phâlgunasca narah smrtah /
nâràyano narašcaiva sallvam ekam dvidhâ krtam // etau hi karmanâ
lokán asnuvâle 'ksayân dhruvân / taira tatraiva jâyete yuddhakâle punah
punah jj lasmàt karmaiva kartavyam iti hovâca nâradah \ etaddhi sarvam
àcasta vrsnicakrasya vedavit // sankhacakragadâhastam yadd draksyasi
kešavam j paryâdadunam càstmni bhïmadhanvdnam arjunam // sanâtanau
mahátmánau krsndvekaraihe slhitau / duryodhana tadâ iàta smartâsi
vacanam mama // « Voyez-les donc, ces deux guerriers à la grande valeur,
comme venus ensemble; ces deux héros réunis, Vâsudeva et Arjuna,
il nous est révélé qu'ils sont les dieux d'autrefois Nara et Narâyana.
Ils sont invincibles dans le monde des hommes, même par les dieux avec
Indra, même par les asura. Krsna est, dit-on, Nârâyana, tandis que
Phâlguna ( = Arjuna) est Nara. Nârâyana et Nara sont un seul et même
être qui s'est divisé en deux. Ils s'acquièrent par leurs actes et pour
l'éternité des mondes impérissables. Sans cesse de nouveau ils renaissent
ici ou là quand vient le temps de la guerre. C'est pourquoi Nârada,
l'expert en Veda, expliquant tout cela au cercle des Vrsni, a dit que c'est
cela précisément l'acte (qu'ils ont) à faire (ou : a dit qu'il faut agir).
Quand tu verras Kešava, avec la conque, le disque et la massue à la
main, et Arjuna, le redoutable archer, qui saisira ses armes, (quand tu
les verras), tous deux, ces mahâtman éternels, Krsna et Arjuna2, montés
sur le même char, alors, Duryodhana, mon cher, tu te souviendras
de mes paroles ». Et l'on peut compléter les formules de ce texte par une
déclaration de Vyâsa à Asvatthâman qui, faisant naître Nara du lapas
de Nârâyana, n'en affirme pas moins l'égalité des deux héros et conclut

( 1 ) Dans la partie que nous ne citons pas, Indra va trouver les deux rsi pour leur demander
de l'aide dans la guerre que les deva livrent aux asura. Et cette guerre est, étrangement, celle
même qu'Arjuna a dû livrer pour le compte des dieux (Livre III). Nous y reviendrons bientôt.
Le récit épique proprement dit est donc imbriqué dans ce récit secondaire qu'il enchâsse.
L'enchâssé devient enchâssant comme par un jeu de miroirs.
(2) Le duel Krsnau, appliqué à deux personnages qui forment couple, peut très bien
être compris sur le modèle de pitarau (« le père et la mère ») et signifier « Krsna et Arjuna ».
Mais on peut aussi traduire « les deux Krsna », car, paradoxalement, Arjuna (« le Blanc »)
a le teint sombre, et « Arjuna » est un des noms de Krsna (« le Noir »), quoiqu'il soit de teint
sombre. Le blanc symbolise toujours le roi victorieux, et Visnu, en tant que Purusottama,
dieu suprême, est bien le Roi victorieux par excellence, même si son avalera n'est pas roi.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 93
(VII 201 87; 172 81) : lâvelau pûrvadevânâm paramo pacitâvrsï / lokayâlrâ-
vidhânârtham sanjâyete yuge yuge // « Ces deux rsi, qui sont beaucoup
plus anciens que les dieux anciens, naissent ensemble de yuga en yuga
pour régler le cours du monde ».
« Quand vient le temps de la guerre » — yuddhakàle — et « de yuga
en yuga » — yuge yuge — , sont dans chaque texte des expressions
équivalentes. Yuge yuge rappelle les vers de la Gïtâ (IV 7-8) où Krsna
définit son rôle à'avatâra qui renaît d'âge en âge pour restaurer le
dharma; tandis que yuddhakàle précise la nature de la crise cosmique
qui marque l'intervention de Yavatâra, à moins qu'elle n'en donne
plutôt la transposition épique. Mais Yavatâra est devenu deux, et tout
ce que Krsna s'applique à lui-même dans la Gïtâ se trouve comme
dédoublé dans le reste de l'épopée pour lui associer Arjuna. Il ne fait
donc aucun doute qu'Arjuna participe de la fonction ďavatara du dieu,
qu'il est lui-même avatâra1. S'il n'est pas, dans l'épopée, directement
fils de Dharma, il est au moins étroitement associé à l'œuvre de
restauration du dharma qui est la tâche propre de Yavatâra. D'autre part,
il est paradoxal de noter que les deux rsi s'incarnent au temps de la
guerre, alors que l'un d'eux au moins, Krsna, ne combattra pas mais
participera à la lutte comme conducteur du char d'Arjuna. La vision
qu'en donne Bhïsma à Duryodhana n'est d'ailleurs pas celle d'un guerrier
humain : elle correspond à la représentation iconographique la plus
courante de Visnu, le dieu « à quatre bras », dont trois portent la conque,
le disque et la massue respectivement. Arjuna au contraire est bel et
bien l'archer des archers, muni de toute une panoplie d'armes magiques
que son arc pourra projeter aux moments favorables. Le dédoublement
de Visnu en ces deux héros correspond donc à une répartition des tâches
qui rappelle celle du mythe de Dambhodbhava (V 96; 94). Le personnage
actif est Arjuna, mais le serait-il si Krsna n'était à ses côtés ? A maintes
reprises l'épopée affirme le contraire, et la fin des deux guerriers montre
bien à quel point ils sont liés, puisque la mort de Krsna marque le moment
où Arjuna perd la force de bander son arc (XVI 7; 8). Un dernier détail
de ces textes est à noter : les deux princes sont invincibles dans le monde
des hommes. C'est dans ce même monde, c'est-à-dire en tant qu'ils sont
hommes, qu'ils ne peuvent être vaincus ni par les dieux ni par les asura.
Pourquoi ? Parce que ce monde est celui du karman, de l'acte sacrificiel,
en particulier de ce sacrifice qu'est la guerre. Cette affirmation correspond
au trait qui était apparu dans l'analyse des mythes à'avatâra, où la
composante sacrificielle apparaissait toujours sur le mode rudraïque.
Ce monopole humain sur le sacrifice —- qui est ici le monopole royal
sur le sacrifice de la guerre — donne tout leur sens à des épisodes de la
biographie d'Arjuna2.

(1) On n'oublie pas qu'au seuil du récit épique (I 65 1 sq. ; 59), la notion de « descente »
sur terre s'applique, non seulement à Visnu, mais à tous les dieux qui l'accompagnent. Arjuna,
comme fils d'Indra, est l'un d'eux. Mais en ce sens, il ne serait pas plus avatâra que ses frères
ou d'autres personnages épiques. Son identification à Nara lui ajoute donc une dimension
supplémentaire et le fait avatâra au sens étroit où le terme s'applique normalement à Visnu-
Krsna.
(2) Voir ci-dessous p. 159 sq. notamment. De plus, le Krsna épique n'a son arc
Sârnga que pour des exploits étrangers à l'intrigue centrale, tandis qu'Arjuna est avant tout
94 MADELEINE BIARDEAU
Le problème est donc là, posé dans toute son acuité : non seulement
c'est Arjuna qui est le plus étroitement associé à Krsna, au point de
lui être ontologiquement identique, mais c'est lui le grand acteur de
toute l'épopée. Dans l'hypothèse que nous avons adoptée, tout cela
n'a de sens que si Arjuna est le roi. Avant de chercher directement
à le prouver, il s'impose de voir en quel sens précis Yudhisthira est roi.
Au cours des analyses que nous avons déjà faites, nous avons été amenés
à l'idée que le ksatra était en fait réparti au moins sur les trois fils de
Prthâ, qui se trouvent ainsi complémentaires. L'ordre entre eux n'est
pas linéaire, puisque Bhïma obéit aussi bien à Arjuna qu'à Yudhisthira,
quoiqu'il soit l'aîné du fils d'Indra, mais dès maintenant on ne peut
concevoir que le ksatra soit déposé entre les seules mains de celui que
l'épopée désigne comme le roi1.

b. La royauté de Yudhisthira.
Partons d'un vers bien connu, pour le considérer du seul point de
vue de la position de Yudhisthira (I 1 111; 1 66 = V 29 53; 29 46) :
yudhisthiro dharmamayo mahâdrumah skandho' rj uno bhïmaseno'sya
šákháh I mâdrïsuiau puspaphale samrddhe mulám krsno brahma ca
brâhmanâsca // « Yudhisthira est un grand arbre fait de dharma; Arjuna
en est le tronc, Bhïmasena les branches, les fils de Mâdrï les fleurs et les
fruits abondants, Krsna, le Veda et les brahmanes la racine ». Les
personnages intégrés dans ce vers sont le camp du dharma et la
structure qu'ils forment symboliquement entre eux définit l'ordre
dharmique. Dans cette perspective, l'ordre dharmique étant assimilé
à un grand arbre, Yudhisthira est cet ordre même, il est le tout à
l'intérieur duquel notamment les rapports du ksalra et du brahman s'organisent
harmonieusement : le brahman, sous la double forme du Veda et des
brahmanes, étant la racine de l'arbre, ce dont il jaillit, sa base, sa matrice.
Cependant un personnage s'ajoute pour former la racine : Krsna,
Yavalâra lui-même, dont on sait qu'il est là, moins pour représenter
l'harmonie du brahman et du ksatra, que pour la rétablir lorsqu'elle est
fortement menacée. Uavalàra est donc intégré au tout qu'est l'ordre
dharmique incarné par Yudhisthira — dharmamaya — . Si donc, en un
premier temps, l'arbre « fait de dharma » qu'est Yudhisthira semble
symboliser le camp du dharma, il faut maintenant nuancer cette
affirmation : le camp du dharma n'est pas à confondre avec la société
dharmique. Il est le camp qui défend l'ordre dharmique menacé, la totalité
des forces mises en œuvre pour sauver ce dharma. Vyâsa, par exemple,
fait partie comme brahmane du dispositif, mais rien n'empêche que
Drona et Asvatthâman ou Durvâsas, n'y soient également inclus —

l'archer possesseur de l'arc Gândïva : indice supplémentaire d'un transfert de fonction.


Šárňga évoque la « corne » d'un animal, symbole du poteau sacrificiel. Gândïva est sans doute
alors à traduire « comme la corne de rhinocéros », et reprendrait ainsi le même symbolisme ?
(1) Nous ne chercherons pas ici à approfondir les rôles respectifs des deux jumeaux.
Tout ksatriya qu'ils soient, ils sont évidemment subordonnés aux trois frères aînés, comme
G. Dumézil l'a si bien vu. Ils ont aussi un asura pour oncle maternel. Leur soumission aux
aînés peut alors simplement symboliser l'ordre dharmique, où l'inférieur reste à sa place au
service du supérieur.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 95
puisqu'ils sont eux aussi brahmanes et que les brahmanes sont exclus
du camp adverse1. Yudhisthira, à lui seul, incarne donc, non pas le règne
du dharma2, mais l'ensemble des forces qui vont présider à la crise du
monde et la mener à l'issue que désirent les dieux et tous les amis du
dharma. Ces forces sont avant tout des forces de destruction, de mort,
mais elles-mêmes sont vouées à la mort et devront disparaître une fois
leur tâche achevée. La royauté de Yudhisthira est une royauté-pour-
la-mort. Ce souverain étrange qui n'« agit » pas, ou si peu, par
comparaison avec ses frères, serait ainsi le représentant du daiva sur terre.
Il englobe la sphère de l'action en la dépassant.
C'est alors que l'on regarde d'un œil neuf son titre le plus courant
de Dharmarâja. Il n'est nulle part dit dans l'épopée que le dieu Dharma,
père de Yudhisthira, soit identique à Yama, le dieu de la mort3; du
moins cela n'est jamais dit en clair. En revanche, Yama est couramment
appelé Dharmarâja ou, à l'occasion, Dharmendra. Il est hors de notre
propos ici de préciser comment Yama, dieu de la mort, est aussi
Dharmarâja, mais on peut comprendre que le maître de la mort est,
par là-même, maître de la vie à laquelle il a pouvoir de mettre fin, et que
le rythme des morts et des naissances est réglé par le dharma, en fonction
du karman de chaque être. On peut donc concevoir que Dharmarâja
soit le maître des événements dans une crise du monde, où il s'agit de
vie et de mort de la totalité des êtres4. Aussi est-il tout à fait plausible

(1) Le vers que nous venons de citer est immédiatement précédé d'un autre qui définit
précisément le camp adverse : duryodhano manyumayo mahàdrumah skandhah karriah šakunis
iasya éâkhâh / duhéâsanah phalapuspe samrddhe mulam râjâ dhrtarâstro' manlsl // « Duryodhana
est un grand arbre fait de colère ; Karna en est le tronc, Šakuni les branches, Duhaâsana les
fleurs et les fruits abondants, le peu sage roi Dhrtarâstra la racine ». Même si l'on adopte la
leçon manlsi, « sage », au lieu de amanïsl, pour qualifier Dhrtarâstra, il est frappant qu'un
aveugle soit à la racine de l'arbre et que le Veda et les brahmanes en soient complètement
absents.
(2) Contrairement à ce que j'ai pu dire ailleurs trop hâtivement.
(3) L'identification est connue par ailleurs dans l'hindouisme classique. Hopkins {Epic
Mythology, p. 115) pense que l'épopée identifie Dharma et Yama une seule fois, dans le récit
de l'incarnation de Dharma en Vidura (I 108 8 ; 101 22), mais on ne peut l'affirmer de façon
certaine. On le peut d'autant moins que Vidura incarne Dharma sans les connotations de
mort ni les connotations royales qui caractérisent Yudhisthira. Cependant, et malgré toutes
les différences qui subsistent entre Vidura et son neveu, la mort du premier, qui se vide de
son être pour en investir Yudhisthira (XV 26 22-30 ; 33 21-29) montre bien leur « consub-
stantialité ». S. B. Dasgupta, Obscure religions cuits (Calcutta 1962), p. 269, considère que
l'identification Dharma-Yama va de soi. Sur les racines védiques de l'ambiguïté de Yama-
Dharma, cf. E. Arbman, « Tod und Unsterblichkeit im vedischen Glauben «, Archiv fur
Eeligionswissenschaft (Stockholm), 25 (1927), p. 339-387 et 26 (1928), p. 187-240.
(4) II est impossible, dans une étude qui vise à mettre en forme l'ensemble du récit
épique, de faire un sort à tous les épisodes d'apparence secondaire, dont le lien immédiat
au mythe central semble à tout le moins plus lâche. On ne peut donc que mentionner
brièvement ici l'histoire racontée par Vyâsa (I 197 ; 189) pour justifier aux yeux de Drupada le
mariage de sa fille avec les cinq Pândava. Le rôle de Yama comme régulateur du dharma et
l'enchaînement des faits jusqu'à l'emprisonnement d'Indra par Rudra-Šiva sont
particulièrement significatifs de notre point de vue. Parce que Yama fait fonction de bourreau dans
une session sacrificielle tenue par les dieux, il ne peut vaquer à ses occupations habituelles
dans le monde terrestre : les hommes ne meurent plus et se multiplient dangereusement,
au point que les dieux prennent peur et vont demander de l'aide à Brahmâ. Celui-ci promet
que tout rentrera dans l'ordre dès que Yama reprendra sa tâche, après l'achèvement de la
session sacrificielle. En d'autres termes : les hommes mourront de nouveau, et l'on peut
96 MADELEINE BIARDEAU
que Yudhisthira, maître du dharma sur terre pendant le temps que
dure la crise, le soit à la manière de Yama; cela sera encore plus plausible
si son père Dharma peut être identifié à Yama. Or le texte épique
donne plusieurs indices qui invitent à chercher dans cette voie.
A la fin du Livre III, Dharma se manifeste aux Pândava. Yudhisthira
et ses frères s'égarent dans la forêt en poursuivant un mystérieux
mrga qui s'est enfui avec les arani d'un brahmane accrochées dans ses
bois : cause dharmique s'il en fut (III 311; 295). Il importe pour ces
ksatriya modèles de permettre au brahmane de retrouver ses instruments
sacrificiels, et la chasse est ici l'image de la guerre. Mais cette chasse
est vaine et les frères se lamentent sur l'injustice de leur sort, tandis
que Yudhisthira leur débite quelques vérités de « sens commun » sur
la toute-puissance du dieu Dharma. Ils ont soif, et Yudhisthira envoie
Nakula à la recherche d'un point d'eau qui leur permette de se désaltérer.
Nakula, monté sur un arbre, repère des espèces d'arbres amies de l'eau
et entend le cri d'oiseaux aquatiques — sârasa1. Le voici donc chargé
d'aller chercher de l'eau et de la rapporter dans les carquois vides des
chasseurs (l'eau devant se substituer ainsi au feu des flèches). Il arrive
à un lac peuplé d'oiseaux aquatiques et veut d'abord boire avant de
puiser de l'eau pour ses frères. Cependant, une voix venue d'en haut
— et attribuée dans le texte à un yaksa — veut l'en empêcher, revendique
la possession du lieu et demande qu'en tribut Nakula réponde d'abord
à ses questions. Nakula n'écoute pas, boit et tombe mort. Yudhisthira
envoie ainsi successivement ses quatre frères à la recherche de l'eau
et des frères disparus, et tous subissent le même sort. Cette fois, il va
lui-même en direction du lac et trouve les quatre corps étendus. Ce qu'il
voit, les mots qu'il prononce sont chargés de sens (III 313 1,27; 297 1,9) :
sa dadarša hatân bhrátřn lokapâlân iva cyulàn / yugànte samanuprâpte
sakrapralimagauravân // ekaikašašcaughabalán imân purusasatta-
màn I ko'nyah pratisamuseia kàlântakayamâd rie // « II vit ses frères,

penser implicitement qu'ils devront mourir en plus grand nombre pour rétablir l'équilibre
rompu. Est-ce une nouvelle figure du passage d'un âge à un autre ? La supposition est
plausible, puisqu'Indra, sitôt après, se trouve entraîné par une jeune femme resplendissante,
mais en larmes, auprès de Šiva et de Pârvatî qui jouent aux dés sur le sommet de l'Himalaya.
Indra veut se faire reconnaître d'eux comme souverain, mais Šiva l'immobilise de son regard,
comme un poteau — sthânu — , avant de le faire enfermer par la jeune femme (Sri en personne)
dans une caverne où il retrouve ses prédécesseurs.

Tout l'intérêt de cet épisode réside pour nous dans le fait qu'ici c'est Yama qui est à
l'origine de la crise, mais d'une crise orchestrée par les divinités supérieures : Šiva joue aux
dés pendant que Yama officie comme bourreau dans une session sacrificielle des dieux. Il n'est
pas question d'un accroissement de Vadharma parmi les hommes ; lorsque les cinq Indra
précisent à Šiva leurs désirs pour leur renaissance future, leurs plans sont approuvés en
dernier ressort par Nârâyana lui-même. Quand donc une fin du monde doit se produire,
Yama, régulateur habituel du dharma, peut devenir aussi celui qui perturbe l'ordre du triple
monde. De plus, cet épisode est lié à l'épopée, puisque ces cinq Indra renaîtront dans les
cinq Pàndava et que Nârâyana, en leur accordant cette faveur, s'arrache deux cheveux,
un blanc et un noir, qui deviendront respectivement Balarâma et Krsna ; même dans un
mythe relativement secondaire, le dédoublement caractéristique de l'épopée est à l'œuvre.
(1) sârasa peut désigner plus spécifiquement une espèce de grue. L'acception plus générale
« oiseau aquatique » permet de distinguer le sârasa du baka dont il sera ensuite question et
qui est la grue.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 97

d'une dignité comparable à celle d'Indra1, morts, tombés comme les


gardiens du monde lorsqu'arrive la fin du yuga ' Qui d'autre que
le Yama fîn-du-Temps (ou : Kâla, Antaka, Yama) aurait pu se mesurer
avec ces hommes supérieurs qui avaient chacun la force d'un torrent ? ' »
Ses frères ne peuvent être abattus que par Yama lui-même, c'est-à-dire
par le Temps, une fois arrivés au bout de leur destinée terrestre, et ils
sont loin d'avoir accompli la tâche pour laquelle ils sont nés. Toutefois,
Yudhisthira a soif lui aussi de cette eau, et la même voix se fait entendre,
mais cette fois le yaksa se présente, ou plutôt fait semblant de se dévoiler
(ibid. 29; ibid. 11) : aham bakah šaivalamatsyabhakso nïtd maya pretavašam
lavânujâh j Ivám paňcamo bhavitá rájaputra na cet prasnân prcchato
vyâkarosi // « Je suis une grue — baka — mangeuse de šaivala (plante
aquatique) et de poissons. C'est moi qui ai emmené tes frères au (monde)
des trépassés. Et tu seras le cinquième, prince, si tu ne réponds pas aux
questions que je te pose ». Yudhisthira n'est pas dupe et la grue doit
reconnaître qu'elle n'est pas une grue ordinaire (ibid. 36b-37a; ibid. 18) :
yakso'ham as mi bhadram te nâsmi paksï jalecarah // mayaite nihaiâh
sarve bhrataras te mahaujasah / « Je suis un yaksa, ne t'en déplaise, et
non un oiseau aquatique. C'est moi qui ai tué tes frères à la grande
puissance ».
Yudhisthira est un homme juste : le yaksa a un droit sur ce lac,
il accepte donc de répondre, avec une patience tout indienne, au flot
de questions qu'il lui pose dans la plus pure tradition upanisadique.
Le yaksa est si satisfait qu'il lui accorde en récompense la résurrection
de l'un de ses frères; Yudhisthira choisit Nakula, fils de Madrï, afin
qu'il reste un fils de chacune des deux épouses de Pându. Le yaksa,
devant tant de vertu, ressuscite les quatre frères et c'est alors, que,
cédant à la curiosité insistante de son fils, il révèle sa véritable identité
(314 6; 298 6) : il est Dharma son père, et n'est venu là que pour le
voir et lui témoigner son affection. Yudhisthira demande que le brahmane
pour qui ils s'étaient mis en chasse retrouve ses arani : aucune difficulté
à cela, car c'était lui, Dharma, qui avait pris la forme d'un cerf (ibid. 13;
ibid. 14). Puis le fils de Dharma demande la grâce de passer la treizième
année avec ses frères, sans être reconnu : grâce accordée, et Dharma
indique qu'ils devront se réfugier sous un déguisement chez Virâta,
le roi des Matsya («Poissons») (ibid. 16-19; ibid. 16-19). Yudhisthira
n'a rien d'autre à demander, sinon d'être toujours vertueux et
parfaitement dharmique : il l'est déjà puisqu'il est lui-même Dharma, répond
son père avant de disparaître (ibid. 25; ibid. 24).
Quand on rapproche le détail de la grue mangeuse de poissons et le
conseil que donne Dharma à son fils de se réfugier chez le roi des Matsya,
on ne peut croire que les deux traits, associés dans le même récit, soient
sans lien. Ce qui amène à se demander quel symbolisme la grue met en
œuvre. Or l'épopée nous renseigne abondamment et sans équivoque

(1) On sait que les cinq frères ont été en réalité cinq Indra dans d'autres âges du monde
et que le règne du dernier a pris fin lorsque Yama, engagé pour mettre à mort les victimes
dans une session sacrificielle tenue par les dieux, cessa de faire mourir les hommes. Cf. ci-dessus,
p. 95 n. 4.
98 MADELEINE BIARDEAU
là-dessus. Si l'on suit le déroulement du récit, dès avant la bataille
nous est donnée une classification rapide des êtres de bon et de mauvais
augures qui suivent respectivement les armées Pândava et celles des
Kaurava (V 143 18-19; 141 17-18) : mayiimh punyašakuná hamsasâra-
sacâtakâh / jïvajïvakasanghâscâpyanugacchanti pàndavân // grdhráh
kaňká bakâh éyenà yàiudhânàs tathà vrkâh / maksikânâm ca saňghátá
anudhâvanii kauravân // « Des vols d'oiseaux de bon augure, paons,
hamsa, sârasa, câtaka, jïvajïvaka, suivent les Pândava, tandis que
vautours, hérons — kaňka — , grue — baka — , éperviers, yâtudhâna,
loups, mouches en essaims se précipitent sur les traces des Kaurava1 ».
On voit apparaître ici le héron — kaňka — à côté de la grue — baka — ,
association qui va se reproduire et qui n'est pas sans intérêt pour
l'ensemble du mythe2.
Au début du Livre VI, à l'aube du premier jour de la bataille,
Vyâsa décrit encore les signes funestes qui laissent présager le grand
carnage (VI 2 16b-19; ibid.) : tatheha ca nimittâni bhayadânyupalaksaye //
šyená grdhrâsca kákášca kaňkašca sahiiâ bakaih / sampatanti nagâgresu
samavuyámšca kurvaie // abhyagram ca prapašyanti yuddham ânandino
dvijâh I kravyâdâ bhaksayisyanti mâmsâni gajavâjinâm // nirdayam
cabhivâsanio bhairavâ bhayavedinah \ kankàh prayânti madhyena
daksinám abhiio dišam // « J'aperçois ici des signes effrayants : éperviers,
vautours, corbeaux, hérons et grues s'abattent sur le sommet des arbres
et s'y rassemblent. Les oiseaux regardent devant eux, tout réjouis par le
combat. Ces mangeurs de viande crue vont se repaître de la chair des
éléphants et des chevaux. De redoutables hérons, porteurs de terreur,
crient sans pitié et traversent (l'espace) au centre en direction du sud ».
Kaňka et baka sont de nouveau associés à des oiseaux dont la réputation
funeste est mieux assise : l'épervier, le corbeau. Le terme duija pour
« oiseau » est certainement chargé d'intention. Signifiant « deux-fois-né »,
il désigne aussi bien les oiseaux, qui naissent deux fois à cause de l'œuf
qui s'interpose entre la ponte et l'éclosion, que les membres des hautes
castes, et plus particulièrement les brahmanes, qui naissent une seconde
fois au moment de leur initiation3. L'alliance de cette connotation
inauspicieuse et de l'allusion à un statut de brahmane chez ces oiseaux
peut surprendre. Nous en verrons très bientôt se préciser le bien-fondé
dans l'un des usages mythiques les plus connus du thème du baka.

(1) On évite de traduire un certain nombre de termes sanskrits, non pour masquer la
difficulté, mais pour ne pas trahir l'intention avouée des auteurs qui cherchent à opposer
les signes favorables aux signes défavorables. Le symbolisme du harrisa est trop connu pour
qu'on s'y arrête. Quant au sârasa, il semble bien être une variété de grue et pourrait partager
le régime alimentaire de ses cousins baka et kaňka. Toutefois, c'est apparemment un autre
trait que retient de lui le poète épique. Un choix du même genre pourrait expliquer la présence
du jïvajïvaka (lit. « celui qui vit d'êtres vivants ») — qui est peut-être une sorte de perdrix —
parmi les animaux auspicieux. Le yâludhâna est franchement un être mythique peu
fréquentable. On a donc là des listes plus ou moins stéréotypées.
(2) C'est pourquoi en particulier on ne retient pas la variante kâkâh de l'édition critique,
quoiqu'elle soit plausible, non plus que l'inexplicable badáh.
(3) Le même symbolisme du dvija explique le choix des quatre oisillons šárňgaka qui,
lors de l'incendie de la forêt Khândava, échappent au désastre, incarnant sans doute les Veda.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 99
En toute hypothèse, on ne saurait oublier que les signes funestes doivent
se multiplier sur ce champ de bataille où plane la menace d'une
destruction du monde, mais qu'en même temps cette destruction est nécessaire
pour sauver le dharma de la situation de détresse où il se trouve. Le
caractère dharmique de ces oiseaux de malheur est encore plus précis
lorsqu'on les voit suivre les Kaurava plutôt que les Pândava. A leur
manière ils veillent comme des brahmanes sur le dharma.
Plus tard, la bataille achevée1, les mêmes animaux reparaissent,
cette fois comme charognards qu'attirent les monceaux de cadavres,
ce qui aide à préciser la raison pour laquelle la grue et le héron font
partie de ces êtres à la fois impurs et funestes. C'est Gândhârï qui
fait à Krsna une longue description du champ de bataille après le
carnage. A plusieurs reprises, elle évoque les bêtes de proie qui rôdent
autour des corps, sans distinguer nettement les charognards des
prédateurs (XI 16 7,8b; ibid.) : (ranujiram...) gajàsvanaranarïnâm nihsvanair
abhisamvrtam / srgâlabakakàlolakankakâkanisevitam // grdhrase-
vilam H ... «(Le champ de bataille) plein des cris des éléphants, des
chevaux, des hommes et des femmes, hanté par les chacals, les grues,
les corneilles, les hérons, les corbeaux les vautours ... ». On a ici
toute une série d'animaux que rapproche le seul fait qu'ils se repaissent
de chair crue, et le trait pertinent de la grue est alors effectivement
son goût pour les poissons; cela suffît à en faire, comme du héron —■
kaňka — un animal funeste, associé au charnier qu'est le champ de
bataille, ou plus simplement à la mort. Le héron — kaňka — revient
même deux autres fois dans le même contexte : en XI 16 29-30 (ibid.)}
il est en compagnie du vautour, du vata2, de l'épervier, du chien et du
chacal, pour faire bonne mesure, tandis qu'en XI 22 3 (ibid.) le kaňka
et le chacal sont donnés comme kravyâda, « mangeurs de viande crue ».
Héron et grue participent bien du même symbolisme inquiétant, et
le moins étrange n'est pas de voir le dieu Dharma se cacher sous de
tels symboles3.
Si l'épopée ignore Vasura Baka, ennemi de Krsna, elle connaît
en revanche un ràksasa Baka, mangeur d'hommes comme il se doit,
et que Bhïma se charge de tuer. On connaît l'histoire (MhBh I 157-164;
145-152) : les Pândava sont portés disparus après l'incendie de la maison
de laque fomenté par Duryodhana pour se débarrasser de ses cousins.

(1) Les récits de la bataille abondent en évocations d'animaux inauspicieux où baka


et kaňka figurent toujours en bonne place. Cf. VI 59 127 (55 124b-125) ; 112 8 (108 8) ; VII 7
35-36 (6 24-25) ; 50 9-10 (48 47-48) ; 93 49 (68 46) ; 129 19 (104 15a, 805*) ; VIII 52 36-37
(36 34b-35) ; 72 ll-15a (50 43-46), etc.
(2) Oiseau qu'on n'identifie pas. L'édition critique donne bada (cf. ci-dessus) à la place
de ce vata comme à la place du baka du texte précédent, mais le mot est ignoré aussi bien
des dictionnaires modernes que des lexiques sanskrits. Peut-être faut-il lire baka dans les
deux cas, comme y invitent un certain nombre de mss de plusieurs familles pour XI 16 29.
(3) Le Medinïkoéa commente ainsi kaňka : kaňkašchadmadvije khyâto lohaprsthakrtdntayoh.
« Kaňka désigne un faux brahmane, un héron et le dieu de la mort ». Je ne connais pas
d'exemple où Yama soit appelé Kaňka, et la Medinl en revanche ne fait aucune allusion à
Dharma s.v. baka. Le « faux brahmane » est sans doute Yudhisthira tel qu'il se présente à la
cour de Virâta. Cf. ci-dessous, p. 107.
100 MADELEINE BIARDEAU
En réalité, sauvés par Bhïma, ils se sont réfugiés avec leur mère chez un
brahmane, se faisant passer pour de jeunes brahmacàrin, dans la ville
d'Ekacakrà. Le pays est tombé au pouvoir d'un ruksasa, disons plus
précisément d'un brahmaraksas du nom de Baka, qui prélève un lourd
tribut sur le peuple : outre des monceaux de nourritures variées, il faut
lui donner chaque année un homme ou une femme à dévorer. Jusqu'ici,
rien de plus qu'un thème de conte, une de ces apparentes fioritures
dont s'émaille le récit épique. En fait, ce conte n'aurait pas de sens en
dehors de ce contexte. Le raksas Baka ne s'est pas emparé du pouvoir
par pure méchanceté ni pour obéir à sa nature cannibale, bien au
contraire. Il a dû assumer la royauté pour pallier les défaillances d'un
mauvais roi qui laissait Yadharma s'installer parmi ses sujets, sans
doute en négligeant l'exercice du danda. D'une certaine manière, il
représente donc un moindre mal, une ultime sauvegarde des valeurs
brahmaniques, mais le prix à payer est lourd, plus particulièrement cette année-
là, puisque le sort a désigné la famille du brahmane qui abrite les Pândava.
Kuntï surprend la conversation au cours de laquelle les quatre membres
de la famille rivalisent de générosité et ne parviennent pas à décider
lequel d'entre eux sera envoyé à Baka. C'est Bhïma qui résoudra le
problème en allant se présenter au raksas, non pas en victime mais en
bourreau. A la suite de cet épisode, les cinq Pândava, toujours déguisés
en brahmacàrin, vont se mettre en route pour le svayamvara de Draupadï,
où Arjuna gagnera la main de la princesse.
Après la tentative de Duryodhana pour se débarrasser de ses cousins
en les envoyant dans une ville appelée Vâranâvata, sorte de doublet
fictif de Hâstinapura1, le nom ď Ekacakrà donné à la ville où se réfugient
les Pândava doit avoir un sens pregnant : il réaffirme sans doute l'unité
nécessaire de la royauté que devrait assumer Yudhisthira, à l'exclusion
de tout partage avec Duryodhana. Mais cette unité du pouvoir royal
est elle-même symbolisée par le brahmaraksas qui a dû se substituer
à un mauvais roi et qui dévore peu à peu les sujets du royaume passé
sous son contrôle. Le raksas, ayant rang de brahmane, ne saurait être
le roi qui fera vivre la terre normalement. Contraint de régner, il ne
peut que creuser l'état de crise qui aboutira à une catastrophe : c'est
ce que signifie la victime humaine qu'il « avale » chaque année (comme
Šiva avale les mondes lors du pralaya). Ce Baka ne pourrait-il pas être
une figure de Yudhisthira, à qui l'on reproche tant de fois de se conduire
en brahmane ? Qu'Arjuna, aussitôt après, sorte grand vainqueur des
épreuves du svayamvara de Draupadï n'est-il pas au contraire le signe
que Sri a retrouvé un protecteur et la Terre un roi2 ?
C'est à une conclusion de ce genre que nous inviterait en particulier
le rapprochement, dans les listes d'animaux kravyâda, du baka et du
kaňka. De grue en héron — quelle que soit, au demeurant,
l'identification exacte de ces deux oiseaux aquatiques — notre attention se

(1) Les deux noms sont construits sur des désignations différentes de l'éléphant, animal
royal.
(2) II faudrait, bien entendu, analyser aussi l'histoire du rsi Baka Dâlbhya (IX 41 ; 40),
où le symbolisme de la grue est encore très transparent.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 101
trouve en effet déplacée du père au fils, du dieu Dharma-Yama à son fils
le Dharmarâja, puisque Kaňka est le nom que se donne Yudhisthira
pour se présenter en brahmane à la cour de Virâta. Le fils comme le
père est mangeur de poissons, en même temps que son statut de brahmane
maintient au premier plan son caractère dharmique, et ce n'est sûrement
pas par hasard qu'il vient s'installer chez les Matsya.
Mais avant d'en arriver à cet épisode, et tirant parti de ce que
nous venons d'apprendre, nous pouvons regarder sous un éclairage
renouvelé un fait qui, jusqu'à présent, était resté globalement très
obscur1, celui du râjasuya suivi du jeu de dés : cette consécration de
Yudhisthira comme roi universel était suivie d'une abolition de fait
par les dés, mais non d'une annulation de droit, puisque Duryodhana
sera dissuadé, au cours du Livre III, de célébrer son propre râjasuya,
à cause du titre que s'est définitivement acquis Yudhisthira à la
souveraineté universelle. Que signifie cette royauté, qui couve comme le
feu sous la cendre, qui ne peut s'exercer mais que personne ne peut
supprimer tout à fait ? Le Sabhâparvan est centré sur cette consécration
de Yudhisthira : on la prépare, on la célèbre, et on en annule tous
les effets apparents. Si l'on cerne de plus près le récit, les moments décisifs
n'ont toutefois qu'un rapport très indirect avec le rituel2. On peut les
ramener à quatre épisodes : le meurtre de Jarasandha, que nous
retrouverons bientôt en rapport avec la geste de Krsna; celui de Sisupâla
qui, tout en mettant l'accent sur la suprématie absolue de Krsna,
trouve sa place à l'intérieur de la célébration du râjasuya et doit sans
doute en infléchir la signification; la prédiction que fait Vyâsa à
Yudhisthira des malheurs dont il va être la seule cause et du songe où
Rudra se montrera à lui sous un aspect terrible; enfin le jeu de dés et
l'évidence qui s'impose alors que Draupadï-Srï est au centre du drame.
Il n'y a pas lieu d'insister particulièrement sur la relation entre
Jarasandha et Sisupâla, sinon pour noter qu'ils se situent l'un et l'autre
parmi les adversaires déclarés de Krsna plutôt que des Pândava3.
Tandis que Jarasandha, poussé par ses filles, voulait venger son gendre
Kamsa, Sisupâla affecte de prendre la défense des rois présents au
râjasuya de Yudhisthira, ainsi que de tous ceux qui, à vues humaines,
sont les supérieurs de Krsna, contre la prétention de Bhîsma d'accorder
les premiers honneurs de l'hospitalité à Krsna. En un sens, le meurtre
de Sisupâla, comme celui de Jarasandha, appartient à la geste de
Krsna, plus directement même puisque Sisupâla meurt de sa main,
tandis que Bhïma est le meurtrier du roi des Mâgadha. Mais le premier
épisode prend place pendant la célébration du râjasuya : on peut donc
soupçonner que sa signification a un rapport avec l'intronisation
solennelle de Yudhisthira4. L'attitude de Sisupâla ne vise nullement le

(1) EMH IV, p. 206-207.


(2) C'est d'ailleurs un trait constant de la narration épique ; le rituel proprement dit
ne l'intéresse pas. Il n'a de valeur que dans le « syntagme » narratif où il se trouve inclus.
(3) Pour une étude du mythe de Šiáupala et la discussion de l'analyse qu'en fait Dumézil,
voir J. Scheuer, Šiva dans le Mahâbhârata (à paraître).
(4) Bien entendu, le meurtre de Jarasandha en a un aussi, puisqu'il faut se débarrasser
102 MADELEINE BIARDEAU
Dharmarâja et ne constitue donc pas un obstacle à la cérémonie.
Pourquoi faut-il alors que Krsna, au milieu du grand concours de princes
assemblé pour l'apothéose de Yudhisthira, déploie sa puissance au point
de décapiter Šišupála avec son cakra ? Uavalàra de Visnu sait faire
preuve de discrétion, voire d'humilité, au cours du récit épique. On est
donc fondé à ne pas voir là un étalage gratuit d'une toute-puissance
qu'au demeurant Sisupâla ne saurait mettre en danger.
L'épopée semble ignorer la systématisation purânique qui fait de
Šišupála la renaissance de Râvana, qui à son tour serait la renaissance
de Hiranyakašipu. Cependant, en I 67 5 (ibid.) le MhBh reconnaît
au moins Šišupála comme une réincarnation de Hiranyakašipu, Yasura
tué par Narasimha, autre avaiâra de Visnu. Cela suffît à faire de lui le
personnage qui, dans tout mythe ďavatára, symbolise Vadharma dont
Visnu doit débarrasser la terre. Son adharma se manifeste aussi, selon
la meilleure tradition1, par le refus de la soumission au dieu de bhakii,
par la défense d'un ordre apparemment dharmique, mais qui doit
désormais se subordonner à un ordre plus englobant dont Visnu est
seul garant. Krsna choisit donc le moment où l'on consacre Yudhisthira
comme roi pour faire acte à'avalàra, un acte purement symbolique
d'ailleurs, puisque seule la cérémonie en est un instant troublée.
Lorsque Šišupála s'étonne que Bhïsma choisisse Krsna comme
premier hôte à honorer, le « Grand-père » se justifie en montrant Krsna
comme le seul invincible, le seul grand vainqueur, Hari en personne
(II 38; 35) : dans le contexte épique, le plaidoyer est un peu étonnant,
car Bhïsma doit remonter à la naissance de Krsna (II 38 13; 35 13)
pour évoquer des hauts faits qui n'entrent pas dans le cadre de l'épopée,
et ce sont ces mêmes exploits de l'enfance du « bouvier » (II 41 6; 38 6)
dont Šišupála conteste la signification, quoiqu'il les connaisse2. Bhïsma
veut honorer, non seulement Yavatàra en tant que tel, mais le dieu
suprême Visnu dont il est la présence sur terre. Pour cet ancien des
Kuru, doué d'une sagesse plus qu'ordinaire, Krsna a un but précis
en laissant se développer la contestation de Šišupála (II 44 1-3; 41 1-3
v. L.) : naisâ cedipater buddhir yayâ tvâhvayate'cyutam \ пппат esa
jagaibhartuh krsnasyaiva vinišcayah Ц ко hi тпт bhïmasenâdya ksiiuv-
arhati pârthivah / kseptum kála-[BORl daiva-] parïtâtmâ yathaisa
kulapâmsanah // esa mahâbâhur tejomšašca harer dhruvam J tam eva
punar âdâtum icchaiyuia tathâ vibhuh // « Le roi des Cedi ne défie pas
Acyuta en vertu d'une idée qui lui est propre. Assurément, il s'agit
d'une décision de Krsna lui-même, le soutien du monde. Quel prince,
en effet, Bhïmasena, sur cette terre aujourd'hui, aurait l'esprit assez

de cet ennemi de Krsna avant même d'entreprendre le râjasuya. Mais nous y reviendrons,
cf. ci-dessous, p. 224 sq.
(1) Cf. mon « Narasimha, mythe et culte », Purusârtha... Paris 1975.
(2) Nous aurons à revenir sur ce texte à propos de Krsna lui-même. Notons dès maintenant
que la tradition manuscrite, telle qu'elle nous est parvenue et que l'a consignée l'édition
critique, ne nous autorise nullement à faire de ces allusions à l'enfance de Krsna une «
interpolation ». Nous verrons même qu'il n'y a pas lieu de douter de Г« authenticité » de cette
tradition, ni de lui attribuer un caractère tardif, comme on pourrait encore le soutenir puisque
la tradition manuscrite ne nous permet pas de remonter très haut dans le temps.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 103
bouleversé par le Temps (ou : par le daiva) pour oser m'insulter comme
il le fait, lui la honte de sa lignée ? Oui, c'est à coup sûr ce puissant
guerrier, portion du iejas de Hari, qui désire de cette manière, lui
l'omniprésent, le reprendre (en lui-même) ».
L'affirmation est surprenante : on pense à la vision du chant XI
de la Gïlà, où Krsna avale, par anticipation, tous les guerriers qui vont
mourir dans la bataille; on sait désormais que cet aspect terrible de
Yavatâra est une des transpositions des pouvoirs du dieu yogin qui
résorbe en lui les mondes. En un sens donc, Sisupâla symbolise déjà
tout ce qui va disparaître dans la guerre à venir, de par le décret divin,
et cette destruction symbolique se trouve insérée dans le râjasuya :
plutôt qu'un incident regrettable qui viendrait assombrir la fête, il
faut sans doute y voir la mise en relief du sens du râjasûya. C'est en
effet l'intronisation de Yudhisthira qui constitue l'ébranlement initial
devant aboutir à la guerre avec toutes ses conséquences mauvaises et
bonnes, à la guerre, donc, et au salut du monde qu'elle permettra.
La scène de la mort de Sisupâla qui répond à la déclaration de
Bhïsma nous aide déjà à déchiffrer l'événement de cette manière (II 45
21-28 ; 42 21a,401 *, 21b-24) : tathâ bruvata evâsya bhagavàn madhusudanah
I manasâcinlayaccakram daityavarganisudanam // etasminneva kâle la
cakre hastagate sali / uvâca bhagavàn uccair vâkyam vâkyavisâradah //
érnvanlu me mahïpâlâ yenaitat ksamitam maya / aparàdhasatam ksâmyam
mâtur asyaiva yacane // dallam maya yâcitam ca táni purnâni pârihivàh /
adhund vadhayisyâmi pašyatám vo mahïksilâm // evam uktvà yadušres-
thašcedirájasya tatksanât \ vyapáharacchirah kruddhašcakrenámilrakar-
sanah // sa papala mahâbdhur vajmhata ivâcalah \ tatascedipaler dehàt
tejo'gryam dadršur nrpâh // ulpalanlam maharaja gaganàd iva bhàskaram /
talah kamalapatrâksam krsnam lokanamaskrlam j vavande lai tadâ tejo
viveša ca naràdhipa \\ lad adbhulam amanyanla drstvâ sarve mahlksitah /
yad viveša mahâbâhum tattejah purusottamam // « Tandis qu'il parlait
ainsi, le bienheureux Madhusudana évoqua par la pensée son cakra tueur
de daitya. A ce moment précis, il eut son cakra à la main. Il dit alors
à haute voix, lui qui sait parler : ' Sachez, princes, à quel point j'ai été
patient. Il m'a fallu supporter cent offenses, à la demande de sa mère :
je le lui avais accordé, princes, mais le nombre y est : je vais donc
aujourd'hui le tuer sous vos yeux, ô rois '. En disant cela, au même
instant, le meilleur des Yâdava, dans sa colère, trancha la tête du roi
des Cedi avec son cakra, lui qui supprime les ennemis. Le puissant
guerrier tomba comme une montagne frappée par la foudre. Alors les
rois virent s'élever du corps du roi des Cedi un Iejas excellent comme
un soleil de la nue. Puis ce Iejas salua Krsna aux yeux de lotus, celui
devant qui s'inclinent les mondes, et pénétra en lui. Tous les rois qui
le virent pensèrent que c'était grande merveille que son Iejas eût pénétré
dans le Purusottama (ou : en l'Homme excellent entre tous), le puissant
guerrier ».
On s'est gardé de traduire le terme Iejas : il était plus haut employé
pour Krsna, «portion du Iejas de Hari»; il désigne ici ce qui reste de
Sisupâla après sa mort et s'échappe de son cadavre. Ce terme épique — à

connotation toujours lumineuse — semble parfois très proche d'âtman


104 MADELEINE BIARDEAU
ou de purusa, et il se réfère alors à la partie immortelle d'un être. Ici,
la scène est particulièrement remarquable : non seulement le tejas de
Sisupâla s'échappe de son cadavre pour se fondre en Krsna, mais il
s'incline devant lui. Le dieu yogin l'a repris en lui, sans aucun doute
en lui accordant son salut1. N'est-ce pas exactement ce qui va se passer
grâce à la guerre que mènera Yudhisthira pour reconquérir sa
souveraineté, comme la vision de la Gïtâ l'interprète ?
Si l'on hésite encore à voir un lien essentiel entre la mésaventure
de Sisupâla et l'intronisation de Yudhisthira, on peut retenir un autre
trait de Yasura incarné qui a toute chance d'être ici pertinent : Sisupâla
est en effet vis-à-vis de Krsna exactement dans le même rapport de
parenté que les trois fils de Kuntï. Sa mère est une tante paternelle de
Krsna, comme Kuntï, et c'est d'ailleurs pourquoi Krsna, a fait preuve de
tant de patience à son égard : voilà l'exception qui confirme la règle. On a
déjà eu l'occasion de noter combien, dans l'épopée, le lien entre des cousins
croisés est étroit et comme il sert à exprimer une alliance indissoluble,
scellée éventuellement par un échange de sœur : Krsna donne Subhadrâ
à Arjuna. A l'inverse, Sisupâla a voulu s'emparer de Rukminï que Krsna
désirait comme épouse, et il a refusé toute association avec son cousin.
Les quatre bras et le troisième œil dont il était pourvu à sa naissance
n'étaient sans doute qu'une première manifestation d'un refus qui
cachait mal une rivalité. Sisupâla est donc, plutôt que l'astzra-type
d'un mythe d'avatâra classique2, le négatif des Pândava, celui auquel
Krsna ne peut pas déléguer son rôle de sauveur du dharma; tandis que
le râjasuya, au contraire, est le moment où Vavatâra remet ses fonctions
à Yudhisthira et à ses frères, où le dédoublement du mythe se met
en place. S'il en est ainsi, sachant ce que nous savons du rôle de Yavatâra
et de son rapport à une crise cosmique, comment ne pas voir à l'arrière-
plan du râjasuya se dessiner comme une intronisation du dieu de la mort,
qui va régner pendant toute cette période pour rétablir un équilibre
compromis, ou accomplir les décrets du daiva, selon le point de vue
que l'on adopte ?
Cette impression se précise lors d'une conversation qu'a le
Dharmarâja avec Vyâsa, peu après sa consécration, en fait lorsque
Vyâsa vient prendre congé de lui après avoir officié dans le râjasuya3.
Yudhisthira avait été dûment averti du caractère dangereux du rituel
qu'il se préparait à accomplir4, mais il espérait que la mort de Sisupâla
serait le seul malheur associé au râjasuya. Vyâsa dissipe son illusion

(1) Cette scène est au point de départ des interprétations postérieures qui font de Šiáupála
la dernière réincarnation d'un asura, à qui l'attention pleine de haine, mais exclusive, qu'il
porte à Krsna a valu la délivrance.
(2) S'il y en a un dans la geste krsnaïte, c'est plutôt Kamsa qui l'incarne. Nous y
reviendrons, cf. ci-dessous, p. 220 sq.
(3) MhBh II 46 ; Ap. I, n° 30.
(4) Danger que Heino Gehrts, dans un ouvrage récent : Mahâbhârala, das Geschehen und
seine Bedeutung, Bonn 1975, a pris en un sens trop littéral, pour en tirer toute une
métaphysique de l'épopée : le danger n'est pas celui du rite réel, mais du rite dans son contexte
mythique, donc épique.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 105
et lui apprend au contraire que commence maintenant une ère de
catastrophes qui durera treize ans; c'est lui, Yudhisthira, qui en sera la cause
— sinon le responsable (« Le Temps t'en a fait seule cause », II 46 12;
Ap. I n° 30 [23]) : tous les ksatriya seront détruits. D'ailleurs Yudhisthira
va en avoir l'annonce par un songe où il verra Rudra sous une forme
inauspicieuse et le regard tourné vers le sud, la « région du roi des pitr »
(ibid. 15; ibid. 31). C'est là la seule «rencontre» du Dharmarâja avec
Rudra-Šiva dans l'épopée, et cette rencontre est placée sous le signe de
Yama. La scène, située entre le râjasuya et le jeu de dés, est
déterminante pour la conduite future de Yudhisthira : de crainte de déclencher
un conflit, il se promet de ne jamais avoir de querelle avec qui que ce soit.
C'est ainsi qu'il se laissera aller à jouer aux dés, mettant plus que jamais
le monde sous la domination de Yama et préparant l'issue inévitable :
on voit encore ici l'ambiguïté de la situation, où se continue l'effet du
dédoublement du mythe. Du point de vue de l'auatàra, le râjasuya est
comme l'intronisation de Yama par Rudra, et l'œuvre de son règne
se poursuit sûrement, sous les auspices de Rudra-Šiva et grâce à
l'usurpation de Duryodhana. Au plan du mythe royal, le bannissement du
Dharmarâja laisse Yadharma souverain et prépare la guerre pour la
restauration du dharma. Que l'on passe d'un yuga à un autre ou que l'on
fasse la guerre, Yama est souverain de toute manière, à son niveau
qui est intermédiaire entre la divinité suprême (Visnu en forme de
Rudra, pourrions-nous dire dans le langage purânique du pralaya, que
l'épopée n'ignore pas) et le roi terrestre.
Dans cette perspective, le jeu de dés prend tout son sens : si le
Dharmarâja a en même temps en lui quelque chose de Yama1, si son
règne est en même temps le règne de Yama sous lequel le monde va
traverser une crise mortelle, le jeu de dés, cette intrusion du daiva
dans le monde des hommes, pourrait en être le signe. C'est sans doute
là la raison pour laquelle il est sorti du rituel du râjasuya, transformé
en épisode indépendant et inversé : le Dharmarâja devrait gagner la
partie de dés rituelle, il la perd et perd toutes ses possessions au cours
de la partie qui fait suite au rite et s'en présente comme l'annulation.
Ce n'est pas le dharma qui va régner, puisque le départ en exil des
Pândava après leur défaite inaugure au contraire le règne de Duryodhana-
Kali2. Mais il va rester caché, voire clandestin, au cours de la treizième
année, selon les conditions posées par Duryodhana, et c'est bien la
menace de sa résurgence pour le camp de l'usurpateur qui domine
toute la période. On sait que tout cela va se terminer par un massacre

(1) II est bien clair qu'à aucun moment nous ne cherchons à réduire Yudhisthira à n'être
que l'incarnation de Yama. Mais c'est l'ambiguïté même du dieu Dharma qui permet d'enrichir
son personnage d'harmoniques sans doute fondamentales pour la compréhension de son rôle.
S'il est Dharma, sa présence doit être décelable à la prospérité qu'il fait régner autour de
lui, comme le remarque Bhïsma (IV 28 15 sq. ; 27 12 sq.). Le visage dharmique de l'aîné des
Pândava est celui qui est constamment mis en lumière par le récit. C'est pourquoi son affinité
avec Yama ne peut au contraire apparaître qu'à l'aide d'un décryptage, malgré le lien essentiel
entre ce même Yama et le dharma : la prospérité dharmique sur terre implique le
fonctionnement régulier de la Mort. Cf. ci-dessus, p. 95.
(2) EMH IV, p. 207.
106 MADELEINE BIARDEAU
général. En somme, la partie de dés transforme l'intronisation du
Dharmarâja en consécration de Yama.
Le fait décisif qui aide à faire cette lecture du jeu de dés est le rôle
central qu'y tient Draupadï1 : Yudhisthira perd successivement toutes
ses possessions, y compris ses frères et lui-même, sans que le jeu puisse
être interrompu. Lorsque Šakuni lui suggère de poser enfin Draupadï
comme enjeu, tout se gâte. Tout se gâte parce que Draupadï, à la
différence de ses maris, refuse de se laisser faire et se défend longuement,
peu soutenue par les plus sages de la cour de Dhrtarâstra, isolée, faible
mais obstinée. On évoque le refus d'Ambâ d'épouser Vicitravïrya
parce qu'elle s'était choisi un autre prince, on se rappelle aussi que
Draupadï a repoussé Karna comme prétendant à son svayamvara. Ce
qui l'attend maintenant, c'est l'esclavage, mais aussi la couche de
Duryodhana ou de Karna, dont les avances sont très claires : en fait,
c'était elle que visait tout le jeu, c'est elle qui est l'objet de toutes les
convoitises, mais aussi l'obstacle sur lequel elles se brisent.
On avait vu dans Ambâ la figure de la Terre2 en quête d'un protecteur,
et l'on sait que Draupadï est l'incarnation de Sri. Terre et Sri vont
toujours ensemble, sont toujours ensemble symbolisées par la reine
principale — mahisï — du bon roi qui fait régner le dharma sur terre.
Srï, d'ailleurs, ne saurait subsister là où n'est pas le dharma, comme
elle le précise elle-même dans une conversation avec Indra, le roi des
dieux, que rapporte le Šántiparvan (XII 228; 221). Il faut, bien entendu,
derrière cette figure déjà complexe de la mahisï (« la Puissante »), voir
la Déesse, cette forme féminine de la divinité qui, dans l'hindouisme
le plus classique, est le principe actif du couple divin. Il n'est donc que
logique de voir Draupadï se défendre au point de faire annuler la première
partie de dés. Yudhisthira se prête sans illusion à la seconde partie
et la perd; Draupadï a au moins gagné d'accompagner ses maris en exil,
et pendant treize ans, elle maintiendra vivace le souci de la vengeance
à obtenir. Srï entre dans l'ombre avec le Dharmarâja pour mieux préparer
l'œuvre de Yama : la présence de Sri est, pour la terre, question de vie
ou de mort3.
Si toute cette analyse est juste, on n'a pas de mal à comprendre
le déguisement de Yudhisthira lorsqu'il se présente avec ses frères

(1) Mais on pourrait aussi alléguer les violents reproches d'Arjuna à son aîné en VIII
70 (49), où Yudhisthira est traité de brahmane et rendu responsable du malheur de tous à
cause du jeu de dés auquel il s'est prêté.
(2) EMH IV p. 221.
(3) Une telle analyse du râjasûya et de la royauté de Yudhisthira ne peut faire oublier
cependant le sens dont est aussi porteur le thème du renoncement au pouvoir et de l'exil
dans la forêt pour la conception même de la royauté, sens qui cette fois vaut également
pour les cinq frères et non pour le seul Yudhisthira. Le Râmâgana offre un thème parallèle
avec la consécration de Râma comme prince héritier, annulée au dernier moment et remplacée
par son exil dans la forêt, avec son épouse et son frère cadet. Dans les deux cas, la disparition
dans la forêt du roi légitime inaugure une ère sombre pour le royaume puisque Sri s'absente
avec lui ; mais elle a une signification plus positive pour le roi lui-même, qui semble ne pouvoir
régner selon le dharma qu'après avoir connu le renoncement complet et l'ascèse érémitique
qui lui est associée : ce renoncement est précisément ce qui le transforme en yogin et lui
permettra ensuite d'exercer le pouvoir de façon désintéressée, à la manière d'un avatâra.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 107
à la cour de Virâta, roi des Matsya, pour y passer la treizième année
d'exil dans la clandestinité. A vrai dire, qu'il se fasse passer pour
brahmane ne fait que mettre en pleine lumière un trait de ce ksatriya
qui lui est souvent reproché : c'est dans le personnage du brahmane
que se retrouve l'attirance de Yudhisthira pour les vertus de patience,
de douceur, pour la paix et pour la retraite ascétique dans la forêt.
On est déjà plus surpris de voir ce roi pieux se donner comme habile
aux dés, et tout à fait dérouté du nom de Kaňka dont il se pare. Le
récit, toutefois, où Yudhisthira expose sa décision à ses frères (IV 1 23-27;
1 19-22) jouxte celui de sa rencontre avec son père Dharma, qui lui est
apparu sous la forme d'un baka mangeur de poissons (dans les derniers
chapitres du Livre III). Dharma a lui-même conseillé à son fils d'aller
sa cacher chez le roi Virâta. Il y a certainement une congruence entre
le nom de Kaňka — puisque le kaňka et le baka sont unis par une même
valeur symbolique — et le choix du royaume des Matsya, congruence
qui n'est pas particulièrement rassurante : que peut faire ce Héron
chez les Poissons, sinon les manger, ce qu'il fera allègrement tout au
long du Livre IV en gagnant aux dés partie sur partie ?
Aussi bien le doux brahmane laisse-t-il parfois percer une dureté
surprenante, assortie d'un pouvoir mystérieusement destructeur. Déjà,
lors de son départ pour l'exil, il a dû couvrir son visage d'un pan de
son vêtement, comme l'a expliqué Vidura à Dhrtarastra (II 80 12;
71 11) : nâham janam nirdaheyam drslvâ ghorena caksusâ [ sa pidhâya
mukham râjà tasmâd gacchaii pândavah // « Le Pândava part en se
couvrant le visage afin de ne brûler personne de son regard terrible ».
Une telle puissance du regard en dit long chez un personnage qui ne
croit qu'à la bonté, à la patience, au pardon. Par deux fois encore, au
cours du Livre IV, la nature « terrible » de Yudhisthira se fait jour.
Une première fois, c'est pour rudoyer la pauvre Draupadï, encore en
butte aux assiduités d'un prétendant indigne d'elle. Elle se plaint,
sous forme voilée puisque Y incognito ne lui permet pas de révéler sa
relation aux Pândava, de l'inertie de ses maris devant sa détresse1.
Bhïma voudrait bondir à son secours, mais son aîné l'en empêche et
s'adresse à leur commune épouse en termes à double entente (IV 16
42-44; 15 33-34) : manye na kálám krodhasya pasyanii patayas lava \

(1) Pleine d'appréhension devant l'insistance de son soupirant, elle a imploré l'aide de
SQrya, qui a placé à ses côtés un raksas invisible pour la garder — rakso raksâriham (IV 15 20 ;
14 20) — : encore un cannibale dont l'épopée fait un « héros positif » ! Quant au choix de
Sûrya dans ce contexte, il n'est pas fortuit : Surya est lié au Temps de la Fin — à la fin d'une
période cosmique en d'autres termes — , puisque c'est lui qui est chargé d'incendier les mondes.
Pour la même raison sans doute, Yudhisthira-Kaňka prête l'éclat du soleil aux gandharva
qui sont supposés être les maris invisibles de la sairandhrî chez Virata. On se rappelle que
Surya est le père de Karna. Cependant, c'est encore Surya qui, pendant l'exil dans la forêt,
se charge de pourvoir chaque jour à la nourriture des Pândava, de leur épouse et de leurs
dépendants : nous savons qu'autour des Pândava exilés hors de la société, se reconstitue
comme une petite société humaine parfaite, ordonnée par le dharma. Comment en serait-il
autrement puisque le Dharmarâja en est la tête ? Le soleil joue alors pour ce microcosme
le rôle qu'il joue pour la terre prospère, de pourvoyeur régulier de la nourriture. Cf. ci-dessous,
p. 172.
108 MADELEINE BIARDEAU
tena tvàrn nabhidhâvanti gandharvàh suryavarcasah // akâlajnâsi sairandhri
sailusïva virodisi j vighnam karosi matsyânâm divyalâm râjasamsadi //
gaccha sairandhri gandharvàh karisyanti lava priyam / vyapanesyanti
te duhkham yena te vipriyam krtam jj « A mon avis, tes maris ne voient
pas le moment venu pour la colère, c'est pourquoi ces gandharva lumineux
comme le soleil n'accourent pas vers toi. Tu ignores tout du Temps,
sairandhri, et tu pleures comme une comédienne. Tu empêches les
Matsya de jouer aux dés à la cour du roi. Va-t-en, sairandhri, les
gandharva feront ce que tu veux, ils te débarrasseront de la douleur dont tu
soufïres ».
Sans insister ici sur l'assimilation de Draupadï (déguisée en une
servante de caste sairandhrï) à une comédienne — n'est-elle pas un peu
la mâyâ, la lïlâ du dieu qui joue avec sa créature ?x — , on ne peut que
voir dans le Dharmarâja l'avocat du Temps destructeur, souvent
identifié au Temps de la Fin ou de la Mort. Il oppose ce Temps et le jeu de
dés qui se poursuit à la cour de Virâta au jeu ignorant de Draupadï.
Lui seul sait ce qu'il fait, il sait aussi qu'il travaille pour Draupadï à
longue échéance et l'exhorte indirectement à la patience. Il apparaît
bien ainsi comme l'instance intermédiaire entre la Terre, ignorante
mais précieuse et qu'il s'agit de sauver avant tout, et la divinité suprême
dont il exécute les décrets sous la forme symbolique du jeu de dés.
Ce jeu de dés, qui marque le cours inexorable du Temps, c'est encore
Yudhisthira qui va y mettre fin lorsque, à la fin de la treizième année
d'exil, le temps de l'anonymat se termine pour lui et ses frères, au moment
même où Arjuna remporte à lui seul une victoire éclatante sur les
Kaurava rassemblés2. Il essaie alors d'expliquer à Viràta que l'heure
n'est plus au jeu de dés, mais Virâta, bien incapable de comprendre,
se fâche et frappe Kaňka au visage avec un dé. Le sang coule, et la
scène qui s'ensuit laisse à nouveau percer la puissance redoutable dont
est chargé Yudhisthira (IV 68 47-49; 63 45-47) : balavalpratividdhasya
nastah šonitam àvahat / tad aprâptam mahïm pàrthah pânibhyâm
pratyagrhnaia // avaiksata sa dharmàtmâ draupadïm pârsvatah slhitâm /
sa jnàlvâ tam abhiprâyam bhartušcitlavašanugá \\ pátrám grhltvâ sauvar-
nam jalapurnam aninditâ / tacchonitam pratyagrhnâd yat prasusrdva
nastatah // « De son nez frappé avec force le sang coula. Le fils de Prtha
le recueillit dans ses mains avant qu'il n'eût touché terre. Lui, Dharma
en personne, jeta un regard vers Draupadï qui se tenait à l'écart. Elle
devina son intention et, femme irréprochable soumise aux volontés
de son époux, elle prit un récipient d'or plein d'eau et recueillit le sang
qui coulait de son nez ».
Scène merveilleuse, où l'épouse est cette fois la compagne attentive
qui devine, non seulement l'intention de son mari, mais aussi
vraisemblablement la gravité de la situation. Implicitement en effet, il faut

(1) Cf. ci-dessous, p. 198.


(2) Nous allons revenir bientôt sur cet épisode du point de vue ď Arjuna. Ce sera
aussi le moment de voir dans les Matsya autre chose que la « nourriture » de Kaňka et de
retrouver la valeur cosmogonique du thème du poisson. On pourrait presque dire que ce
que le Dharmarâja a affecté d'un indice négatif va alors montrer sa face positive.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 109
comprendre que le sang de Yudhisthira, touchant la terre, aurait
produit une catastrophe1. Draupadï serait-elle tellement fâchée de se
voir vengée de cette manière ? Mais elle connaît à la fois la puissance
de son époux et sa capacité de compassion à l'égard des êtres : le feu de la
colère de Dharmarâja, dont est sans doute chargé le sang de sa blessure,
est apaisé par l'eau de la coupe d'or. Le Temps n'est pas encore venu,
mais il est désormais proche, puisque la figure du jeu de dés est périmée.
Le jeu du daiva va faire place à la guerre. Kaňka va céder le pas, non
pas seulement au Dharmarâja, mais à Arjuna qui va occuper le devant
de la scène pendant toute la guerre.
Un autre lien semble mettre en rapport direct et le dieu Dharma
et Yudhisthira avec le dieu de la mort, et son symbolisme est plus
immédiatement clair que celui de la grue et du héron. Lorsque les cinq
Pândava se mettent en route pour le ciel, leur rôle sur terre achevé,
un chien apparaît aux côtés de Yudhisthira, qui ne le quittera plus.
Près du terme du voyage, Yudhisthira voit mourir successivement
sa femme et ses quatre frères. Il reste seul avec le chien. Indra vient à
sa rencontre. Yudhisthira ne veut aller au svarga qu'en compagnie de
ses frères et de Draupadï, mais Indra lui promet qu'il va les retrouver
au ciel où ils sont déjà parvenus. A lui la mort est épargnée et il pourra
entrer directement au ciel avec son corps. Maintenant le Dharmarâja
intercède pour le chien : il a été son dévot — ayam svá... bhakto mám
nityam eva (XVII 3 7a; ibid.), il doit donc le suivre au svarga. Indra
cherche à le persuader qu'on ne peut entrer au ciel avec un chien et lui
demande de renoncer — tyaja (ibid. 8b; ibid. ) — à son exigence.
Mais il tient bon : abandonner son bhakta est aussi criminel que tuer
un brahmane; il préfère son dharma au bonheur que lui promet Indra.
C'était en fait la dernière épreuve : après l'avoir vu choisir la résurrection
de Nakula (au Livre III) plutôt que celle d'un frère plus proche de son
cœur, Dharma a voulu lui donner l'occasion d'acquérir un mérite plus
grand encore en prenant la forme d'un chien (ibid.; 19-21 ibid. 18-20.).
Yudhisthira s'est comporté comme le dieu de bhakti lui-même, et l'on
sait que Dharma ne saurait être étranger désormais à cette attitude
et qu'il doit l'intégrer aux valeurs qu'il représente. Or, non seulement
le chien a une réputation de grande impureté parmi les hindous tout au
long des siècles, mais la littérature védique a donné comme messagers
à Yama deux chiens2. L'association est donc traditionnelle et rénovée
ici dans le cadre de la bhakii, le chien apparaissant curieusement alors,
malgré tout, comme l'animal fidèle qu'il est aussi pour nous.
Il n'y a rien de très surprenant à trouver Yama comme composante
du complexe royal que forment les Pândava. Cela fait partie de la plus
pure doctrine brahmanique, comme le confirme par exemple la Manusmrti
(VII 7) : so'gnir bhavali vâyusca so'rkah somah sa dharmami \ sa kuberah
sa varunah sa mahendrah prabhâvatah // « Le (roi) est Agni, Vâyu, le

(1) Yudhisthira le précise en effet à Virâta peu après (68 64 ; 64 8).


(2) Cf. A. A. Macdonell, Vedic Mythology, p. 173. Les chiens forment une paire, en
conformité avec le nom même de Yama qui pourrait désigner une paire de jumeaux, mais
connote aussi la restriction, les bornes...
110 MADELEINE BIARDEAU
Soleil, la Lune, le Dharmarâja, Kubera, Varuna, Mahendra, de par sa
puissance ». Il reste que l'on serait bien en peine de mettre le groupe des
Pândava et de leurs associés en correspondance terme à terme avec
cette liste de divinités. On pourrait encore moins y retrouver la raison
de la primauté du Dharmarâja interprété comme Yama, même si l'on
voit bien pourquoi le roi, détenteur du châtiment, a quelque affinité
avec le dieu de la mort. Il s'agit donc bien d'un Yama réinterprété,
chargé des valeurs de la bhakti, comme en témoigne le constant appel
fait par l'épopée à des symboles impurs. Ce n'est pas seulement parce
qu'il préside à une crise du monde et doit faire prévaloir la mort que ses
frères doivent se soumettre à ses décisions. C'est aussi, très évidemment,
parce que cette crise, conçue sur le modèle du rythme yogique du temps
cosmique, rapproche infiniment Yudhisthira du dieu qui règle ce temps
cosmique par les phases de son yoga. En d'autres termes, le Dharmarâja-
Yama est la projection au niveau épique de l'aspect destructeur du
yogin divin.
Est-il besoin de s'en expliquer longuement, alors que nous avons
eu tant de fois l'occasion de voir que l'entrée du cosmos dans la Nuit
n'était que le mouvement même par lequel le dieu suprême entrait
dans une phase de recueillement, ou encore — dans le registre de la
bhakti - — que la résorption du monde était un acte de compassion
du dieu qui délivrait ainsi des renaissances tous ceux qui étaient en
attente du salut, ou enfin — au niveau de Yavatâra — que la restauration
du dharma passait par une destruction du monde désordonné ? Si le
Dharmarâja était seul roi de l'épopée, ou même s'il représentait le roi
proprement dit, le monde irait simplement à sa perte. L'attrait de la
délivrance le pousserait à se dérober à sa tâche — voilà pour le yogin
épris de moksa — , sa compassion pour tous les êtres permettrait aux
méchants de croître et d'écraser les autres — et ce serait un dieu de
bhakti privé de sa dimension avatârique : en chaque cas, le monde irait
sûrement à sa perte sans résurrection possible, parce que la mort
l'emporterait sur la vie. Cependant, c'est lui qui doit présider à une crise du
monde dans la mesure où même Yavatâra, a fortiori le roi, ne peut
sauver le monde s'il perd de vue le but ultime de son œuvre : permettre
aux créatures d'accéder à la délivrance. C'est pourquoi Krsna et Arjuna
entourent Yudhisthira d'un tel respect, même lorsqu'ils le forcent
hors de ses positions de repli.
C'est ce double lien du Dharmarâja à la mort et au moksa — double
et unique à la fois — qui permet, par antithèse, de donner tout son
sens à Bhïma, cet apôtre du кита et de la vie pour la vie. S'il faut lire
Yama derrière Dharma, il faut d'autant plus voir Prána, le souffle
vital, derrière le Vâyu qui a engendré Bhïma1. Ces deux aînés d'Arjuna
sont bien les deux pôles de valeurs auxquels le roi, en administrant
Vartha, doit se dévouer corps et âme. La royauté du Yama védique — il
est alors roi des morts ou roi des Pères —• a permis d'en faire au niveau
classique le roi du dharma, régulateur des vies humaines et de leur

(1) EMH IV, p. 236.


ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 111
karman, et de donner à son fils épique la royauté très particulière qui
consiste à mener une crise du monde à son terme.

c. Arjuna le roi.
La silhouette du roi que dessine l'épopée, à travers un long récit
que permettent de vérifier les discours didactiques, est complexe.
Pour être parfait, c'est-à-dire pour faire régner un Krtayuga, il lui faut
être un autre avaiâra : c'est pourquoi on ne pouvait mieux faire ressortir
ses traits fondamentaux qu'en le plaçant au sein d'une crise où le sort
du dharma et du triple monde est en jeu, d'une crise qui ne peut être
que l'analogue d'une jonction entre deux périodes du cosmos1. Et l'on
doit s'attendre à retrouver chez le roi terrestre, sous une forme ou une
autre, une combinaison du ksatra et du brahman qui lui donne un pouvoir
absolu sur les habitants du triple monde, en même temps que le désir
de mettre sa puissance au service des seules valeurs brahmaniques
(revues et corrigées par la bhakti). Dans un autre registre, et plus
spécialement en ce temps de crise où il faut beaucoup détruire, on doit
discerner ses « composantes » rudraïque et visnuique clairement. Son
action sera avant tout de type sacrificiel, mais ses sacrifices seront ceux
d'un yogin à la fois parfaitement concentré sur sa tâche — la forme
royale de la méditation — et détaché des récompenses personnelles, la
motivation égoïste des actes faisant place au souci du bien des mondes.
On pourrait s'attacher à montrer de façon systématique qu'Arjuna
présente tous ces traits, tant par sa formation que par ses exploits.
On arriverait à une démarche synthétique, à une démonstration presque
mathématique satisfaisante pour l'esprit. N'est-il pas cependant plus
convaincant de suivre le cours même de la narration épique et d'en voir
surgir, au bénéfice d'Arjuna, le personnage du roi auquel on peut
s'attendre, acquérant du même coup la certitude que l'on a retrouvé quelque
chose du dessein même des créateurs de l'épopée ? C'est ce second parti
que l'on choisit ici, même s'il doit entraîner quelques longueurs. L'enjeu
en vaut la peine.

Naissance d'Arjuna.
Nous avons déjà étudié le récit de la naissance d'Arjuna avec celle
de ses frères2. On n'y reviendra donc que pour mettre en lumière ce qui
fait de lui le personnage royal.
Lorsque Pandu en arrive à son troisième fils, après avoir obtenu
Yudhisthira et Bhîma, il veut que ce soit le meilleur de tous, non
seulement parmi ses fils, mais dans le monde — lokasrestha. Il lui choisit
donc comme père Indra, dont il énonce les traits caractéristiques : roi
des dieux, d'une force physique et d'une énergie sans limite, doué de

(1) On voit qu'il n'est même plus nécessaire de préciser de quelles périodes il s'agit.
L'analogie avec Vavatâra amènerait à parler d'une sandhyâ entre deux yuga. Mais le modèle
que suit le récit de la crise est celui d'un pralaya entre deux kalpa.
[2) EMH IV, p. 237-238.
112 MADELEINE BIARDEAU
vertus guerrières et d'un éclat incommensurable — indro hi rájá devânàm
aprameyabalolsâho vïryavân amitadyutih (I 123 22; 114 17).
Le meilleur des fils qu'il désire est aussi défini avant tout par les traits
guerriers du roi des dieux, qui doivent faire de lui un guerrier plus
qu'humain — amànusân mânusâméca saňgráme sa hanisyati (24; 19).
On peut être surpris de l'accent mis sur des caractéristiques somme
toute physiques. Mais ne sont-elles pas primordiales, aussi bien pour
le vijigïsu de V Arihasâslra (par exemple VI 2 13) que pour le détenteur
du danda de l'épopée et des dharmasâstra1 ? A fortiori, lorsqu'il s'agit
d'un roi qui doit vaincre des ennemis non humains : les deva du mythe
étant par définition plus faibles que les asura — le mal n'est-il pas plus
fort que le bien, la force ne prime-t-elle pas le droit, etc. ? — , le roi - .
avatâra doit pouvoir triompher aussi bien des uns que des autres.
Nous retrouverons cette exigence dans la biographie d'Arjuna.
C'est évidemment une faveur inouïe que demande là Pându. Il en a
conscience et s'y prépare ainsi que sa femme par une dure ascèse d'un
an : mieux, cette ascèse semble destinée à obtenir d'abord l'acceptation
d'Indra avant même que Kuntï fasse usage de son mantra. Il semblait
bien cependant que le mantra était efficace par lui-même. Mais demander
à Indra d'être le père d'un être humain, de s'incarner donc « par une
partie de lui-même », selon la formule peu précise de l'épopée, n'est
certes pas une exigence courante. Il est aussi difficile d'obtenir d'Indra
sa descente sur terre, fût-ce sous la forme d'un fils, que pour un humain
de pénétrer avec son corps dans le séjour d'Indra : on évoque en effet
les longues épreuves initiatiques que devra subir Arjuna à son tour
pour aller retrouver son père réel au svarga. L'ascèse du père est une
première épreuve, annonciatrice de celles d'Arjuna, qui permet
l'impossible : la communication directe établie entre la royauté céleste et la
royauté terrestre, le don d'Indra à un homme, un autre lui-même
destiné à le dépasser en exploits guerriers et qui fera l'œuvre des dieux.
Si Ton se rappelle la jalousie d'Indra à l'égard de tout roi terrestre
puissant, et la crainte qu'il éprouve de se voir contester la royauté
céleste, on mesure effectivement le caractère exceptionnel de cette
incarnation d'Indra en Arjuna. Et quoique cela ne soit pas dit
explicitement par le mythe — c'est une des règles du jeu — , il est évident
qu'Arjuna héritera aussi du caractère royal de son père. L'insistance
sur sa force et sa valeur guerrière n'est que l'expression métonymique
de ce trait.
Mais Indra lui-même, lorsqu'il donne enfin une réponse favorable
à Pându, associe intimement les traits royaux et le caractère avatârique
du fils qui va naître : il sera préposé au bien —- artha, bien matériel
avant tout, condition de tous les autres — des brahmanes, des vaches
(ou, selon une variante : des dieux, des brahmanes) et de ses amis,
il détruira tous ses ennemis (29-30a ; 23) — qui sont nécessairement
aussi les ennemis des dieux, des brahmanes et des vaches2. L'incarnation

(1) C'est pourquoi aussi Arjuna sera fréquemment appelé Jaya ou Vijaya.
(2) On connaît déjà des formules de ce genre, où les brahmanes, les dieux et les vaches
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 113
de Nara en Arjuna ne fait pas partie de sa biographie épique : elle est
enseignée dans des discours à portée didactique, comme on Га vu,
pour l'identifier ontologiquement à Vavatâra. Mais elle est déjà
implicitement contenue ici dans la formule d'Indra, où le rôle du roi, préposé
à Yartha, est exactement celui de Yavatâra.
Cependant, la voix incorporelle qui, du ciel, prédit la destinée
d'Arjuna aussitôt après sa naissance est encore plus explicite. Nous
n'en retiendrons pas ici la liste qu'elle énumère des hauts faits de notre
héros, puisque nous verrons ceux-ci en détail bientôt. Plus intéressantes
sont les comparaisons, à première vue contradictoires, dans lesquelles
le personnage d'Arjuna paraît se diluer : n'est-il pas à la fois l'égal de
Kârtavïrya, pareil à Šiva pour la vaillance — kârtavïryasamah ... šivatu-
lyaparâkramah (38a; 29a), aussi invincible qu'Indra — on s'en serait
douté — (38b; 29b), mais aussi l'égal de Râma Jâmadagnya, pareil à
Visnu pour la vaillance — jâmadagnyasamah visnuhdyaparâ-
kramah (43a; 34a). Qu'il y ait un parallélisme entre Arjuna et Arjuna
Kârtavïrya, cela va de soi, la similitude des noms elle-même n'étant
pas gratuite. Kârtavïrya, avec ses mille bras, devait être le défenseur
du dharma, mais il a dévié de sa vocation première pour faire œuvre
asurique. C'est naturellement ici le roi puissant qui justifie le
rapprochement (une allusion à Agni dévorant tout serait beaucoup plus
délicate à interpréter, encore qu'elle s'impose si l'on pense à l'incendie
du Khandava). D'autre part, puisqu'il va être guerrier et destructeur
de démons, la dimension rudraïque d'Arjuna appelle la comparaison
avec la vaillance de Šiva. Quoiqu'il y paraisse, il n'est pas si difficile
de mettre ensuite Arjuna en rapport avec Râma Jâmadagnya, le
brahmane guerrier qui a fait œuvre d'avatàra, ce qui provoque alors
la comparaison avec la vaillance de Visnu. Mais Jâmadagnya est
précisément l'adversaire d'Arjuna Kârtavïrya, et l'on pourrait penser que
son caractère destructeur est plutôt en lui un trait rudraïque. En fait,
le texte distribue les éléments de façon différente : Šiva semble associé
à Kârtavïrya dans la comparaison, tandis que Visnu l'est à Jâmadagnya.
Le résultat est clair : Arjuna a en lui aussi bien un très puissant ksatra
qu'un aspect brahmanique : Jâmadagnya n'a-t-il pas juré de mettre
ses armes au seul service des brahmanes1 ? Et ces deux éléments
composent à leur tour avec les traits rudraïque et visnuique. Tout est en place
pour faire d'Arjuna un avalâra.
Tout : surtout si l'on ajoute cette mystérieuse déclaration de la
même voix céleste, et qui sera répétée plusieurs fois au cours de l'épopée
(42b ; 33b) : bhrâirbhih sahiio viras trïn medhân âharisyali // « Le héros,
avec ses frères, offrira trois sacrifices »2. Y a-t-il plusieurs interprétations

se retrouvent (cf. EMH IV, p. 180) pour donner un contenu concret au dharma. Mais il faut la
noter tout particulièrement ici, dans son application à l'interlocuteur du Krsna de la Gltâ,
au double de Nârâyana. Premier indice, peut-être, que la figure du dieu bouvier n'est pas
aussi absente de l'épopée qu'on l'a dit.
(1) Nous verrons bientôt de quelle manière plus précise Arjuna a en lui quelque chose
du brahman.
(2) Cf. aussi V 90 66b (88 65b) et V 137 5b (135 5b), où cette même déclaration de la
114 MADELEINE BIARDEAU
possibles de cette phrase ? Il semble bien que non, si l'on tient compte
de la précision donnée : « avec ses frères ». Il s'agit à la fois de sacrifices
collectifs, où les cinq Pândava sont, si l'on veut, les yajamâna, mais
en même temps où Arjuna est le sacrifiant principal, puisque la même
voix céleste ne les mentionne pas lors de la naissance de ses frères.
L'écart entre un sacrifice où les cinq frères sont associés et le caractère
de yajamâna privilégié que semble avoir Arjuna rend exactement
compte de la concomitance voulue de deux situations apparemment
incompatibles. D'une part la royauté est répartie sur les cinq frères,
comme cela ressort, par exemple, d'une déclaration de Krsna à
Yudhisthira avant la célébration de Yasvamedha (XIV 71 24b-26;
70 23b-25 v. 1.) : gunïbhutâh sma te râjamstuam no râjâ gurur maiah //
yajasva madanuj rïâtah prápya esa kratus tvayâ J yunaktu no bhavân
kàrye yatra vânchasi bhârata // bhïmasenârjunau caiva tathâ mâdrava-
tlsutau j istavanto bhavisyanti tvayïstavati pàrthive (ou mieux :
bhàrata) // « Eux te sont subordonnés, ô roi. Tu es considéré comme
notre roi et notre supérieur. Offre ce sacrifice : tu as ma permission.
Tu dois l'accomplir. Assigne-nous les tâches que tu veux, ô Bhârata. Je
te le promets en toute vérité, j'exécuterai tout, ô toi l'impeccable.
Bhïma et Arjuna, ainsi que les fils de Mâdrï, seront sacrifiants en même
temps que toi, Bhârata ». Gomme il est normal, si la royauté et le
caractère de yajamâna sont collectifs, c'est Yudhisthira qui, en tant qu'aîné,
porte le titre et de roi et de sacrifiant. Mais en même temps, Arjuna
apparaît comme le principal « agent » de ces sacrifices — au sens même
où, dans le texte que l'on vient de citer, Krsna dit qu'il fera tout —
sarvam karlâsrni. On sait déjà que Krsna et Arjuna ne sont qu'un seul
et même « agent » dédoublé.
On peut le vérifier sur chacun des trois sacrifices qui sont attribués
à Dhanafijaya — en lesquels on s'accordera sans trop de peine à
reconnaître le ràjasuya de Yudhisthira au Livre II, le sacrifice non rituel
mais très royal de la guerre, et enfin Yasvamedha qui conclut cette guerre
et par lequel Yudhisthira est réinstauré comme Dharmarâja au Livre
XIV1.
Du ràjasuya on retiendra d'abord le rite préliminaire du digvijaya
-— rite au sens large où la soumission de tous les princes de la terre
est la condition préalable de la consécration de Dharmarâja comme
roi universel. Yudhisthira envoie ses quatre frères dans les quatre
directions de l'espace pour conquérir des richesses et obtenir le paiement
de tributs. Les quatre expéditions sont décrites en détail, mais l'on
commence par celle d'Arjuna (II 26-28; 23-25), en précisant bien qu'elles

voix céleste est rapportée par Kunti à Krsna. Ici, en I 123 42 (114 33), la première partie
du vers ajoute : grâmanîmsca mahïpâlan esa jitvá mahâbalah I « après avoir vaincu les chefs
de villages et les rois, (le héros) à la grande force... ».
(1) On a ici un bon exemple du travail de décryptage auquel les auteurs épiques ont
de tout temps convié leurs auditeurs : à aucun moment ces trois sacrifices ne sont clairement
identifiés, mais tout ce qui est nécessaire au décryptage est dit. Par exemple, on ne pourra
compter l'incendie de la forêt Khândava au nombre de ces sacrifices, puisque, là, Arjuna
agit seul avec Krsna, en l'absence de ses frères.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 115
ont eu lieu simultanément. A première vue, l'on est surpris de voir que
la conquête de l'Est est réservée à Bhïma — l'Est étant régi par Indra — ,
tandis qu'Arjuna va vers le Nord et le Nord-Est. On comprend cependant
assez vite : Nïlakantha note d'un mot que le Nord-Est est la région
d'Isâna, celle, par conséquent, qui par définition symbolise la
souveraineté1, mais de plus, le Nord, barré par l'Himalaya, est la région où,
très vite, l'on atteint les limites du monde humain, où apparaît l'interdit
absolu devant lequel il faut s'arrêter. Arjuna n'a pas encore passé
par les épreuves qui lui permettront d'accéder au svarga pendant sa vie
humaine. Qui d'autre que lui saurait se rendre maître de territoires
gardés par des gandharva, des guhyaka, des kinnara ? Qui, surtout,
saurait s'arrêter devant les gardiens — dvàrapâla — qui lui interdisent
l'accès du Harivarsa du Nord, pays paradisiaque des Uttara Kuru
(II 28 7sq.; 25 7sq.j ? Ne faut-il pas être le fils d'Indra — que dis-je ?
Son vainqueur2 — pour témoigner à la fois d'une pareille autorité et
d'une telle maîtrise de soi ? On imagine un Bhïma devant de tels
interlocuteurs et le gâchis qu'il aurait fait dans des situations aussi délicates.
Mais une considération d'un tout autre ordre nous amène à une
notion plus précise du rôle vraiment royal d'Arjuna dans le râjasuya,
sans que cela soit jamais dit explicitement : cela ne peut pas être dit,
parce que jamais l'épopée ne nous décrit un rituel pour lui-même. Elle
en extrait les moments significatifs pour son propos et suppose le reste
connu. Nous serons donc ici bien avisés de nous reporter à une description
du rituel védique du râjasuya, tel que nous le restitue par exemple
l'ouvrage de J. C. Heesterman3 d'après les textes du Yajurveda Blanc.
De toute façon, le yajamâna — c'est-à-dire le roi — est pendant le
rituel identifié à Indra. Au moment où il va monter sur le char pour la
course rituelle, le roi prononce une formule où il se nomme lui-même

(1) II y aurait là toute une étude à faire. En première approximation, et si l'on considère
seulement les quatre points cardinaux principaux, on dit volontiers que les temples des
grandes divinités souveraines sont orientés vers l'Est. Les quatre lokapâla considérés sont
alors Indra pour l'Est, Yama pour le Sud, Varuna à l'Ouest et Kubera au Nord. En réalité
— et les textes normatifs vont dans ce sens — , l'orientation des temples se réfère à une
répartition de l'espace en huit directions, les quatre principales et les quatre intermédiaires
(qui se retrouvent, soit dit en passant, dans la section octogonale de la partie médiane du
liňga classique, celle-ci représentant Visnu), et les temples sont orientés très précisément
vers le Nord-Est, présidé par ïsâna, « le Souverain ». Il ne s'agit pas ici d'une forme de Šiva,
mais d'un lokapâla dont la position intermédiaire entre le Nord et l'Est, l'apparente à la
fois à Kubera, le maître des richesses — et l'ami de Šiva qui habite l'Himalaya — et à Indra,
le roi des dieux en même temps que la divinité de l'Est (ce n'est pas ici le lieu d'exposer qu'une
logique analogue préside au choix des autres lokapâla intermédiaires, mais cela relève presque
de l'évidence immédiate : Agni entre Indra et Yama, Nirrti entre Yama et Varuna, Vâyu
entre Varuna et Kubera).
(2) Cf. ci-dessous l'analyse de l'incendie de la forêt Khândava, p. 137 sq.
(3) The Ancient Indian Royal Consecration, La Haye 1957, p. 128. On notera qu'aucun
digvijaga ne précède le rituel, mais que, au moment où le roi va jouer une course de char
et la conquête d'un ennemi, il doit faire un pas — réel ou en pensée — dans chacune des
cinq directions, la cinquième étant celle du svarga : ne serait-ce pas encore une raison pour
laquelle Arjuna doit conquérir l'espace dans deux directions, le Nord, avec le pays des Uttara
Kuru, étant la région qui symbolise le svarga ? Au Livre III, lorsqu'Arjuna se met en route
vers le svarga pour aller retrouver son père Indra, en passant il est vrai par le territoire où
règne Šiva, il prend aussi la direction du Nord.
9
116 xMADELEINE BIARDEAU
Arjuna selon une version, Phâlguna selon une autre. Ces deux noms ne
s'appliquent, parmi les Pândava, qu'à notre Arjuna précisément,
jamais à aucun de ses frères. Ce sont en fait deux noms d'Indra, comme
l'explique le Šalapatha-bráhmana (II 1 2 11) à propos du rituel
d'installation des feux du jeune maître de maison : phalgunïsvagnï âdadhïta \
eid va" indranaksairam yal phalgunyo' pyasya pratinâmnyo'rjuno ha vai
nâmendro yad asya guhyam numârjunyo vai nàmaitâs ta état paro'ksam
âcaksate phalgunya iti... « II peut aussi installer ses feux sous les
Phalgunï : elles sont la constellation d'Indra, puisque les Phalgunï
tirent même leur nom de lui. Arjuna, en vérité, est le nom d'Indra :
c'est son nom secret; les (Phalgunï) s'appellent donc drjunï, mais c'est
le nom de Phalgunï qu'on leur donne publiquement ». Arjuna a donc
hérité des noms de son père, en même temps sans doute que de sa
fonction royale1. Si le roi du ràjasuya reprend à son compte ces noms
d'Indra, la tentation est forte d'attribuer l'investiture réelle à Arjuna.
Arjuna signifie « blanc ». On pourrait donc voir dans ce nom un
procédé commode pour indiquer entre celui qui le porte et Krsna (« le
Noir ») une relation de complémentarité. Cependant, les choses ne sont
pas aussi simples. Comme nous l'avons vu, Arjuna et Krsna sont moins
complémentaires que dédoublés. Ils sont la réplique l'un de l'autre.
Cela est si vrai qu'Arjuna a le teint sombre, ainsi que l'affirme
abondamment l'épopée, comme Krsna donc, au point que Krsna figure au
nombre de ses dix noms (IV 44 22; 39 20)2. Lorsqu'on a le duel Krsnau,
il faut donc traduire « les deux Krsna » plutôt que « Krsna et Arjuna »,
comme on pourrait être tenté de le faire en prenant comme modèle le
duel pitarau. Si bien que l'on doit reporter sa blancheur — celle qui
semble bien être caractéristique du roi victorieux — sur ses chevaux :
Švetaváhana figure parmi ses dix noms (IV 44 15; 39 13). Ce jeu du
noir et du blanc est sans nul doute l'une des expressions symboliques
dont se sert l'épopée pour faire du roi un autre avatâra3.
Ce n'est sans doute pas par hasard non plus que, des trois fils de
Kuntï-Prthà", c'est Arjuna qui, de loin, est le plus souvent appelé
Pártha*. Sans doute, au niveau narratif, s'agit-il simplement d'un
nom indiquant la filiation du côté maternel. Il reste à savoir
pourquoi Prthâ s'appelle ainsi, ou encore si son nom n'est pas formé sur

(1) Arjuna lui-même met son nom de Phâlguna en rapport avec sa naissance dans
l'Himalaya sous la constellation d'Uttara-Phalgunï (IV 44 16 ; 39 14). Si l'on pense à
l'importance rituelle, encore aujourd'hui, de cette constellation (appelée sous sa forme tamoule
Paňguni Uttiram), il faut reconnaître qu'il y a là une valeur propre à cette constellation,
probablement en rapport avec le printemps.
(2) Sur le teint sombre d'Arjuna, cf. par exemple I 151 30 (138 22) ; III 141 8 (142 8) ;
IV 11 5 (10 5) ; IV 71 15 (1136* [11]). Arjuna explique son nom d'Arjuna par le fait qu'il
n'accomplit que des actes « blancs » — éukla — , c'est-à-dire purs, selon la terminologie du
Yoya classique (IV 44 20 ; 39 18).
(3) Je renvoie ici, pour le symbolisme du noir, à mon article « Brahmanes et potiers »
[Annuaire de ГЕРНЕ, Sciences Religieuses, tome 79, 1971-1972, Article liminaire), qu'il
faudra compléter par le développement sur les trois Krsna de l'ouvrage de A. Hiltebeitel :
The Ritual of Battle: Krsna in the Mahâbhârata (Cornell University, Press, Ithaca-London
1976) p. 60-76.
(4) Cf. S. Sôrensen, Index to the Names in the Mahâbhârata, s.v. Pârtha.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 117
celui de Pârtha, selon un procédé courant de création mythique. Prthâ,
la mère des trois premiers Pândava, l'épouse principale de Pându1,
évoque immédiatement un autre personnage : Prthu ou Prthin Vainya,
sorte de roi primordial, et ces deux noms sont liés — là encore de
manière à laisser la place à un travail de décryptage — à celui de la
Terre — prthivï2. Il n'est donc pas étonnant de voir, dans le rdjasuya,
le rite d'onction proprement dit encadré de douze oblations dans le feu
dites pâriha, que les textes mettent en rapport « étymologique »
précisément avec Prthin Vainya3 : d'après Salapaiha-brâh. V 3 5 4, Prthin
Vainya fut le premier homme à recevoir l'onction royale. Les douze
homa qu'il accomplit alors étaient destinés à lui assurer la totalité
de la nourriture de la terre, y compris les bêtes de la forêt — âranyân
pašun. Le texte (ibid. 7) ajoute ici une précision intéressante : sa yâni
purastâd abhisekasya jahoti / brhaspatis lesâm uttamo bhavatyatha
yânyuparistâd abhisekasya juhotïndras lesâm prathamo bhavati brahma
vai brhaspatir indriyam vïryam indra etâbhyâm evainam etad vïryâbhyàm
ubhayatah paribrmhati // « Des oblations qu'il offre avant l'onction,
Brhaspati est le dernier (destinataire), de celles qu'il offre après, Indra
est le premier (destinataire). Or Brhaspati, c'est le brahman, et Indra,
c'est la vigueur propre à Indra. Avec ces deux vigueurs, il le (= le roi)
renforce des deux côtés ». On ne peut dire plus clairement que le roi
a à sa disposition la force du brahman et celle du ksatra. Et nous savons
déjà que, pour l'épopée, la possession de ces deux « pouvoirs » caractérise
Yavatâra, donc aussi le roi idéal : la Révélation se prêtait ainsi facilement
à l'interprétation qu'en a donnée l'épopée, et Yavatâra pouvait s'insérer
comme naturellement dans un contexte mythico-rituel où il n'était
sans doute pas prévu. Mais en même temps, on voit — nous verrons
mieux bientôt — que les oblations pârtha conviennent mieux à Arjuna
qu'à Yudhisthira, et qu'il est le véritable yajamâna du sacrifice de
consécration royale4.

( 1 ) Encore faut-il noter qu'elle se nomme Prthâ en tant que fille de Sûra et tante paternelle
de Krsna, tandis que son adoption par le roi Kuntibhoja lui vaut le nom de Kunti. Les deux
noms sont employés concurremment ainsi que les dérivés Pâriha et Kaunteya. Cependant
Kaunteya est beaucoup moins fréquent que Pârtha, et il semble (même source) être un peu
plus souvent attribué à Yudhisthira qu'à ses frères. Peut-être n'a-t-il qu'une connotation
guerrière (de kunta, « la lance » ?).
(2) En revanche, c'est en vertu d'une dérivation scientifiquement plus satisfaisante que
le roi est fréquemment appelé pârthiva.
(3) Heesterman, op. cit., p. 67 (aussi J. Gonda, Ancient Indian Kingship from the religious
point of view, Leiden 1966, p. 128 sq.). Voir le mythe épique de Prthu en MhBh VII 69 (App. I,
n° 8 [763] sq.). On fait de Prthu ou Prthin Vainya le fils de Vena, mais il est plus probable
que vainya « dérive » ici de vana, « la forêt », d'une manière si fantaisiste que l'on a pu fabriquer
un « étymon » vena à vainya.
(4) On s'étonnera peut-être de voir le brahman rangé du côté d'Arjuna alors que, selon
la très solide analyse dumézilienne, Yudhisthira a en lui quelque chose du brahmane. Il faut
ici distinguer. Ce que Yudhisthira emprunte au brahmane, c'est ce que celui-ci, dans
l'hindouisme classique tel qu'il se formule déjà dans l'épopée, reprend de l'idéal du renonçant :
non-violence, aspiration à la délivrance et rejet corrélatif de toutes les valeurs royales.
Le brahman dont il est question dans le rituel du râjasuya est au contraire celui que la
littérature védique et la tradition classique donnent pour complémentaire du ksatra. Le ksatra
doit protection au brahman mais le savoir brahmanique, rituel ou autre, doit prêter assistance
118 MADELEINE BIARDEAU
La présence d'Arjuna dans la guerre est d'un tel poids qu'il est
à peu près impossible d'en faire un exposé systématique. On tentera
plus loin de mettre en lumière ses interventions les plus significatives,
celles qui le désignent comme roi. Mais on peut ici, pour suggérer son
rôle de yajamdna du sacrifice de la guerre, noter sa place unique dans
la hiérarchie militaire. Lorsque les négociations qui précèdent la guerre
ont échoué, Yudhisthira se résout à organiser son armée en la dotant
de chefs (V 157 ll-16a; 154 10-14) : lato drupadam ânâyya virdtam
šinipuňgavam j dhrstadyumnam ca pâncâlyam dhrslaketum ca pdrihiva //
sikhandinam ca pâncâlyam sahadevam ca mâgadham / elán sapta
mahâbhâgân vïrân yuddhdbhikdňksinah // senâpranetfn vidhivad abhya-
siňcad yudhisthirah / sarvasendpalim cuira dhrsiadyumnam cakdra ha //
dronântahetor utpanno ya iddhdjjdtavedasah / sarvesdm eva tesdm tu
samastdndm mahdtmanâm // sendpalipatim cakre guddkešam dhanaňjayam
j arjunasydpi netd ca samyanld caiva vdjinâm // saňkarsandnujah srïmdn
mahdbuddhir jandrdanah / « Yudhisthira convoqua alors Drupada,
Virâta, le taureau des Šini (= Sâtyaki), le Pâncâlya Dhrstadyumna,
Dhrstaketu, le Pâncâlya Šikhandin, Sahadeva le Mâgadha, et consacra
dans les règles ces sept illustres héros impatients de combattre chefs
de ses armées. Il fit de Dhrstadyumna le général en chef, lui qui était né
de la flamme du feu sacrificiel pour la mort de Drona. Mais au-dessus
de tous ces grands généraux, il plaça comme chef Dhanaňjaya Gudâkesa.
Et le glorieux Janardana, le cadet de Saňkarsana à la grande intelligence,
fut le cocher d'Arjuna lui-même et le conducteur de ses chevaux ».
La hiérarchie n'est pas simple et serait même incompréhensible si
l'on n'avait déjà quelques points de repère pour situer les personnages.
Dhrstadyumna, l'incarnation d'Agni, est l'unique généralissime des
Pândava jusqu'à la fin de la guerre. Fils de Drupada, le roi qui a de
mauvais rapports avec le brahmane Drona, il est destiné à tuer Drona.
Ce règlement de compte ne suffirait certes pas à restaurer les rapports
faussés entre le brahman et le ksatra, pas plus que l'intervention de
Sikhandin-Ambâ pour tuer Bhisma1. Le seul qui puisse changer le sens
spirituel de la guerre et rétablir l'ordre malade, c'est Arjuna, et son
pouvoir, il le tient de son association étroite avec Krsna. Ce dernier
est son cocher, c'est-à-dire en fait son guide, son conseiller et celui qui
dirige tout pour le plus grand bien d'Arjuna. Mais Krsna n'est pas
un combattant. Apparemment humilié dans une fonction subalterne,
il domine en fait la pyramide des grades en la transcendant : plus d'une
fois dans les combats, le cocher se fera magicien, quand il ne se bornera
pas à inventer des ruses inavouables. Entre ce rôle divin qui permet
toutes les audaces et la fonction de général en chef de Dhrstadyumna,
la place d'Arjuna, grand guerrier auquel incombent les tâches les plus

au ksatra. Quand le ksatriya n'exerce pas toute sa fonction de protection — qui est la fonction
royale — le brahmane doit se défendre lui-même. D'où l'apparition dans l'épopée — où c'est
une crise de ces rapports du brahman et du ksatra qui est mise en scène — de brahmanes
guerriers. On verra mieux tout à l'heure le rapport vraiment royal d'Arjuna au brahman
en étudiant sa relation au brahmane Drona. Cf. p. 120 sq.
(1) Cf. Annuaire de VEPHE, Sciences religieuses, t. 85, p. 137 sq.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 119
difficiles mais qui se refuse à la moindre infraction au code du
combattant, est, non pas celle du roi réel, mais celle du roi idéal, sacrifié mais
triomphant. Il commande à Dhrstadyumna, mais aussi à Krsna d'une
certaine manière, puisque celui-ci conduira ses chevaux. C'est lui qui
organise la garde de Yudhisthira et son aîné se repose de tout sur lui
et sur Krsna.
Enfin, s'il est clair que le sacrifice de cheval est bien offert par
Yudhisthira, seul dïksita (XIV 73 1-2; 72 1-2), le rôle que Vyâsa attribue
à Arjuna en cette occasion est comparable à celui qu'il a eu dans le
digvijaya précédant la consécration royale (XIV 72 14b-20; 71 14b-20) :
bhïmasenâd avarajah sreslhah sarvadhanusmatâm // jisnuh sahisnur
dhrsnušca sa enam pâlayisyati / šaktah sa hi mahïm jetum nivâtaka-
vacdniakah // lasmin hyastrâni divyâni divyam samhananam ialhd \
divyam dhanuscesudhï ca sa enam anuyàsyaii // sa hi dharmârthakusalah
sarvavidyavišáradah \ yathášástram nrpašrestha càrayisyaii te hay am //
râjaputro mahabàhuh éyâmo râjTvalocanah / abhimanyoh pitâ vïrah sa
enam pâlayisyati // bhïmaseno' pi tejasvï kaunleyó1 milavikramah j
samartho raksitum rástram nakulašca višámpate // sahadevas tu kauravya
samâdhâsyati buddhimân / kutumbatantram vidhivat sarvam eva mahâya-
sáh /I « Le cadet de Bhïmasena, le meilleur de tous les archers, l'endurant
et brave Jisnu protégera le (cheval). Il est capable de conquérir la terre,
lui qui a exterminé les Nivâtakavaca. Il a des armes divines, une capacité
de résistance divine, son arc et ses deux carquois sont divins. C'est lui
qui accompagnera le (cheval). Bon connaisseur du dharma et de Yartha,
versé dans toutes les sciences, il laissera ton cheval errer selon les règles
prescrites. Prince au bras puissant, au teint sombre et aux yeux de lotus,
ce héros, père d'Abhimanyu, le protégera. Quant au fougueux Bhïmasena,
le fils de Kuntï à l'immense vaillance, il est capable, avec Nakula,
d'assurer la garde du royaume. L'intelligent et illustre Sahadeva, lui,
s'occupera de toute la famille dans les règles ».
Bien entendu il n'appartient pas au roi d'accompagner le cheval
du sacrifice pendant son année d'errance sur terre. Mais une fois de
plus, le roi explicite étant Yudhisthira, la royauté d'Arjuna ne peut se
présenter que sous des formes symboliques. Et c'est bien ce qui apparaît
ici : le cheval du sacrifice délimite par son parcours ininterrompu
l'étendue de territoire sur laquelle la souveraineté du roi est reconnue.
Celui qui l'accompagne et doit livrer bataille pour écarter les obstacles '
de sa route a donc la mission de faire reconnaître cette souveraineté
le plus loin possible. C'est lui qui incarne l'idéal conquérant du roi hindou1.
D'autre part, la présentation que fait Vyasa d'Arjuna pour la
circonstance semble en retard sur les événements : aucune allusion à la guerre
qui vient de s'achever. Les mérites d'Arjuna sont ceux qui le préparaient
à son rôle dans la guerre : il a triomphé — pendant son séjour au ciel
d'Indra — des Nivâtakavaca, ces asura qui défiaient les dieux2, il a reçu
à ce moment-là des armes divines, les armes magiques complétant sa
panoplie d'archer. Il a aussi la double compétence en dharma et en ariha

(1) Le prince qui ramène le cheval du sacrifice sain et sauf a de plus droit, selon le rituel
classique, à la dignité royale.
(2) Cf. ci-dessous, p. 162.
120 MADELEINE BIARDEAU
indispensable au bon roi. Le vers 18a lui donne des traits qui pourraient
s'appliquer identiquement à Krsna Yavatâra : prince, puissant guerrier,
teint sombre, « yeux de lotus »x, dont on ne verrait pas la pertinence dans
ce contexte s'il ne s'agissait pas encore d'une tâche d'avatâra, ce que
signifiait déjà la référence à la victoire sur les asura. L!'asvamedha se
présente en effet comme la récapitulation rituelle de la guerre —
l'expiation des fautes commises ne fournissant que sa signification explicite.
Vyâsa note aussi qu'Arjuna est le père d'Abhimanyu, le continuateur
de la dynastie par son fils Pariksit que Krsna vient de ressusciter (XIV
69 18-24; 68 18-24). Le rôle de Dhananjaya (« le conquérant des richesses »
= Arjuna) est donc bien celui qu'il a été lors du mjasuya de Yudhisthira
et pendant la guerre, un rôle de souverain efficace et parfait.

Arjuna archer, son rapport à Drona.


Drona, repoussé par Drupada2, est venu se réfugier à la cour de
Dhrtarâstra sous la protection de Bhïsma. Il devient vite le maître
d'armes des cousins Pândava et Kaurava3 qu'il compte utiliser à ses
fins (1 132 2 sq. ; 122 39 sq.) : s'il en fait de parfaits guerriers, ils pourraient
le venger de Drupada. Sans découvrir son dessein, il demande à ses
disciples d'exaucer le vœu qu'il a formé, le moment venu. Les jeunes
gens restent silencieux, sauf toutefois Arjuna, qui promet tout ce que
voudra le maître (ibid. 7; 43). N'est-ce pas là l'attitude parfaite du
disciple à l'égard d'un maître brahmane ? Il est d'emblée l'élève préféré
de Drona, et en même temps le modèle du jeune ksatriya dans son
rapport aux brahmanes. Tout au long de la biographie d'Arjuna on
retrouve cette attitude de quasi-dévotion à l'égard des brahmanes :
n'est-elle pas un des traits de Yavatura aussi, dont elle sert à définir la
relation au dharma ? Mais dans le lien qui l'unit à Drona, la réciprocité,
ou plutôt la complémentarité, est frappante, et Drona semble avoir des
desseins à longue portée dont le règlement de compte personnel n'est
qu'un signe : il a promis à Arjuna qu'aucun de ses disciples ne le
surpasserait. Or Arjuna s'aperçoit un jour (ibid. 49; 123 28) que le fils du roi
des Nisâda tire à l'arc mieux que lui et se dit disciple de Drona. En
réalité, Drona avait refusé de le prendre comme élève, parce qu'il était
de basse extraction, mais le jeune Nisâda s'était fait une statue de
Drona et s'était exercé en sa présence avec foi et en pratiquant le yogal
Drona, informé, va demander au Nisâda ses honoraires : celui-ci est
prêt à lui donner ce que le maître demandera. Drona exige le don de

(1) Quoi que signifie cette épithète, continuellement accolée au nom de Krsna. Il est
probable que la forme ronde du lotus lui donne un symbolisme proche de celui du disque,
symbolisme royal donc qui se justifie dans le cas de Krsna-Visnu par sa royauté éminente.
(2) Cf. EMH IV, p. 241 sq. et Annuaire... T. 85, p. 163.
(3) On gardera pour la commodité la distinction des noms, réservant celui de Pândava
aux cinq fils putatifs de Pându, celui de Kaurava aux cent fils de Dhrtaràstra. Mais à la
lettre tous sont des Kaurava, des descendants de Kuru. Pour une interprétation possible de
ces noms, cf. EMH IV, p. 259 sq.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 121
son pouce droit. C'en est fini de la supériorité d'Ekalavya au tir à l'arc.
Arjuna peut être tranquille1.
On connaît déjà l'examen auquel Drona soumet les cousins au terme
de leur entraînement comme archers2. Aussi se bornera-t-on ici à redonner
la traduction de l'épisode pour l'analyser d'un autre point de vue (I 133
4b-10; 123 61b-67) : «Tu vois bien l'oiseau qui se trouve là, l'arbre
et moi aussi, Arjuna ? — Je vois seulement l'oiseau, répondit le fils de
Prthâ à Drona, je ne vois ni l'arbre ni toi. — Alors Drona l'invincible,
tout heureux, reprit après un instant, s'adressant au grand guerrier des
Pândava : Si tu vois l'oiseau, décris-le moi. — Je vois sa tête et non
son corps, répondit-il. — A ces mots d'Arjuna, Drona, le poil hérissé
de joie, dit au fils de Prthâ : Décoche (ta flèche). Et il la décocha sans
hésiter. Alors, de sa flèche acérée, le Pândava détacha la tête de l'(oiseau)
qui se trouvait dans l'arbre et elle tomba rapidement. Cet acte accompli,
(Drona) embrassa le Pândava, considérant que Drupada et sa parenté
étaient déjà vaincus au combat ».
Arjuna subit cette épreuve après ses frères et ses cousins. Aucun
d'eux n'a été autorisé par Drona à lancer sa flèche, pas même Yudhisthira
qui a commencé. Aux questions du maître, celui-ci avait répondu à
l'inverse d'Arjuna : il voyait l'oiseau, l'arbre, Drona... c'était beaucoup
trop pour un archer qui doit être concentré sur sa cible et comme en
état de yoga dans cet acte de grande maîtrise de soi, de totale ekâgratâ.
Nous avons vu qu'en effet le parfait guerrier doit agir comme un yogin
lorsqu'il accomplit les gestes sacrificiels de la guerre : connotation
sacrificielle de la décapitation de l'oiseau, connotation yogique de l'attention
toute ramenée vers son centre. Idéal du roi-guerrier dont le modèle
est Yavatâra. Mais tout cela est dit d'Arjuna et enseigné par Drona.
S'il fallait une scène qui consacrât Arjuna roi sous nos yeux, ce serait
celle-ci. Quand ensuite Drona invente de se laisser emporter par un
crocodile pour être sauvé par son disciple chéri (ibid. 13-17; 123 70-73),
ce n'est plus qu'une reprise symbolique du même thème : Arjuna est le
ksatriya sur qui le brahmane peut compter, qui mettra toujours sa force
au service de la cause des brahmanes. Aussi le maître lui confîe-t-il
immédiatement après le brahmaširas, l'arme magique « absolue » appelée
« tête de Brahmâ » (I 133 18-21 ; 123 74-77) qui représente probablement
la force destructrice du brahman, celle qui est à l'œuvre dans toute
catastrophe cosmique : grhdnedam mahâbâho visisiam atidurdharam /
astrám brahmaširo nàma saprayoganivartanam \\ na ca le mânusesvetat
prayoktavyam kathamcana / jagad vinirdahed etad alpaiejasi nipâtitam //
asâmânyam idam tâta lokesvasiram nigadyale \ lad dhârayethâh prayatah
srnu cedam vaco marna // bâdhetâmânusah šatrur yadi tvâm vira kašcana \
tadvadhâya prayunjïthâs lad astrám idam âhave // « Reçois, puissant
guerrier, l'arme excellente et irrésistible appelée « tête de Brahmâ »,
avec le moyen de l'utiliser et de la retirer. Il ne faut jamais s'en servir

(1) Mais Ekalavya fait partie des incarnations des krodhavašagana, «la troupe de ceux
qui sont sous l'empire de la colère » (I 67 63 ; 61 58). Tout s'explique.
(2) Cf. EMH IV, p. 252, dont il faut compléter l'analyse par Annuaire... T. 85 ibid.
122 MADELEINE BIARDEAU
contre les hommes, elle pourrait brûler le monde si elle tombait sur un
individu de faible tejas. Cette arme est célébrée dans le monde comme
extraordinaire, mon cher. Tu dois la porter avec grand soin, et écoute-moi
bien : si tu es attaqué par un ennemi non humain, alors tu peux
l'employer pour le tuer dans le combat ».
Cette arme, on la retrouve lors de la rencontre d'Arjuna avec
Rudra-Šiva déguisé en chasseur (voir ci-dessous p. 150 sq.) et elle s'y
trouve identifiée au pâsupata-astra, l'arme « absolue » dont se sert Šiva
pour détruire les mondes. Arjuna la demande en ces termes à Rudra-Šiva
(III 40 8-9; 41 7-8) : bhagavan dadási cenmahyam kâmam prïtyâ
vrsadhvaja \ kámaye divyam astrám lad ghoram pâsupatam prabho //
yat tad brahmaširo пата raudram bhïmaparâkramam / yugánle dárune
prápte krišnám samharale jagat // « Bienheureux au taureau, si tu veux
par affection me donner ce que je désire, je désire, maître, la terrible
arme divine Pâsupata, cette arme rudraïque que l'on appelle « tête de
Brahmâ », aux exploits effrayants, qui, lorsqu'arrive la fin épouvantable
d'un yuga, détruit (lit. « retire ») le monde entier ». Šiva la lui accorde
en des termes très voisins de ceux qu'avait employés Brahmâ (ibid. 17;
ibid. 15) : na tvetat sahasâ pàriha moktavyam puruse kvačit / jagad
vinášayet sarvam alpatejasi pátitam \\ « Mais, fils de Prthâ, il ne faut
nulle part la lancer brusquement contre un homme. Elle détruirait
le monde entier si elle tombait sur un individu de faible lejas ». Lorsqu'en
VII 81 3, 21b-22 (57 62, 79, 425*), Arjuna en compagnie de Krsna
obtient en songe l'« arme divine » dans une rencontre avec Šiva, il n'est
plus question que du Pâsupata. Mais Arjuna, dans ce même contexte
(ibid. 20; ibid. 78) évoque alors sa première rencontre avec Šiva dans la
forêt et le premier don qu'il lui avait fait de l'arme. Il s'agit donc toujours
de la même. L'arme de Šiva et la « tête de Brahmâ » conférée par le
brahmane Drona semblent bien identiques1 — il faut sans doute aussi
leur identifier le brahmâstra — et rapprochent ainsi le dieu de la
destruction et l'aspect terrible du brahman. Drona est l'incarnation sur terre du
chapelain des dieux Brhaspati, symbole même du brahmane et de son
pouvoir2. Mais ce pouvoir, chargé lui aussi des feux du lapas et du
renoncement, peut être aussi destructeur que celui de Šiva. On peut même
dire qu'il s'agit de part et d'autre du même pouvoir, puisque le rôle de
Rudra-Šiva dans la Trimurti s'explicite comme un pouvoir yogique
à dimensions cosmiques, que partage avec lui le Brahman absolu,

(1) Le brahmaširas est très probablement lié au mythe de la cinquième tête de Brahmà
coupée par Šiva ou par Bhairava sur l'ordre de Šiva (cf. EMH IV, p. 124 n. 1). Alors que
le mythe védique oppose Rudra Paáupati au Prajàpati qui veut s'unir à sa fille (Aitareya-
br. III 33), le mythe purânique munit Brahmâ de quatre têtes qui sont destinées à mieux voir
cette fille dont il est amoureux, mais le dote aussi d'une cinquième, qui regarde vers le haut :
celle-ci a poussé sous l'effet de la honte qu'a éprouvée Brahmâ de l'inceste. Or c'est
précisément cette cinquième tête — orientée vers la délivrance par opposition aux quatre autres
qui regardent les quatre points cardinaux et sont sans doute en rapport avec les quatre Veda
— qui refuse de reconnaître la primauté de Rudra-Šiva. Ce dernier, dans sa colère, la coupe,
réduisant à tout jamais Brahmâ aux quatre têtes que montre l'iconographie (Kûrma-p. II 31,
Šiva-p. Vidyešvara. 8).
(2) Cf. ŠPB V 3 5 7, cité ci-dessus p. 117.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 123
celui que recherchent les amoureux de la délivrance : le brahmane de la
bhakti n'est plus seulement en effet le détenteur du brahman-science
védique face au ksatra. Il a lui aussi, lui d'abord, intégré l'ascèse et
le yoga à ses valeurs, et le brahman étant toujours au-dessus du ksatra,
sa puissance destructrice est supérieure à celle du ksatra, ce que
comprendra vite Drupada1. Drona et Šiva donnent donc à Arjuna un pouvoir de
destruction qui le hausse au-dessus de sa condition de ksatriya : il réunit
désormais en lui le ksatra et le brahman, comme il sied à Yavatâra.
Mais cette double puissance de destruction ne lui est conférée qu'en
vertu de sa relation positive au brahman, comme on va le voir : son
maître lui confie le brahmaširas parce qu'il est sûr de son entier
dévouement à la cause des brahmanes. Et cela aussi est un trait avatârique2,
donc royal.
Plus que l'attitude réciproque ambiguë qu'ont Drona et Arjuna
sur le champ de bataille — ils ne s'attaquent jamais directement et
Arjuna ne manque pas une occasion de demander la bénédiction de son
maître, tandis que Duryodhana accuse celui-ci de partialité à l'égard de
son cousin —, la scène finale de la guerre entre Asvatthâman et Arjuna
illustre bien la signification de ce nouveau pouvoir que lui confère le
brahmaširas. Après l'incendie du camp des PSndava par Asvatthâman
— incendie dans lequel ont péri les cinq fils de Draupadï et son frère
Dhrstadyumna — , Draupadï s'adresse à Bhïmasena pour tirer vengeance
du fils de Drona : elle lui demande de s'emparer de la pierre précieuse
qu'il porte sur le front pour la donner à Yudhisthira. Bhïma, comme
toujours, se précipite pour satisfaire Draupadï. Mais Krsna révèle
alors l'étendue du danger que court Bhïma : Drona a dû autrefois,
à contre-cœur, communiquer le brahmaširas à son fils, tout en sachant
qu'il n'en était pas digne. De fait, étant entre autres composantes
peu rassurantes, une incarnation de Kama et de Krodha, le Désir et la
Colère (I 67 72-73; 61 66-67), il n'a pas les vertus yogiques nécessaires
au contrôle d'une telle arme. N'est-il pas allé jusqu'à convoiter le cakra
de Krsna, signe de sa souveraineté éminente qu'Arjuna lui-même
ne lui a jamais demandé ? Il n'a pas eu la force de le faire bouger d'ailleurs
et a dû renoncer à son projet. Mais ce faisant, il a simplement amplifié
le manquement au dharma du brahmane dont s'était rendu coupable
Drona, lorsqu'il voulut obliger Drupada à partager son royaume avec
lui. Krsna emmène donc rapidement Yudhisthira et Arjuna sur les
traces de Bhïma pour le sauver. Asvatthâman, oublieux des
recommandations de son père et redoutant la force de Bhïma, lance le
brahmaširas avec la formule apândavâya, « pour qu'il n'y ait plus de Pândava ».
Krsna, prévoyant son geste, a demandé à Arjuna de se servir enfin
de sa science du brahmaširas; Arjuna s'exécute avec de grandes
précautions (X 14 5-7; id.) : purvam âcàryapulràya tato' nantaram âtmane /
bhrátrbhyašcaiva sarvebhyah svastïtyuktvà parantapah j devalâbhyo

(1) Ce qu'a compris aussi Viavâmitra, le roi qui veut devenir brahmane pour être le
plus fort. Cf. Annuaire... T. 85 p. 154 sq..
(2) Cf. EMH IV, p. 183.
124 MADELEINE BIARDEAU
namaskrlya gurubhyašcaiva sarvašah \ utsasarja šivam dhyâyannastram
astrena sâmyatâm // iatas tad astrám sahasá srstam gândïvadhanvanu /
prajajvâla mahârcismad yugàntânalasannibham // « (Arjuna), sans merci
dans le combat, prononça des paroles de bénédiction pour le fils de son
maître d'abord, puis pour lui-même et tous ses frères, puis salua
respectueusement les dieux et tous ses supérieurs et lança (le brahmaširas)
avec des pensées bienveillantes en disant « Que l'arme (d'Asvatthàman)
soit annulée par (mon) arme ». Alors, brusquement, l'arme qu'avait
lancée l'archer possesseur de Gândïva flamboya avec de grandes
flammes, semblable au feu de la fin d'un yuga ».
Aucun être humain n'est visé, pas même l'adversaire immédiat.
C'est le brahmaširas d'Asvatthàman qu'Arjuna cherche à neutraliser
et il n'entretient que des pensées dharmiques pendant qu'il accomplit
le geste mortel. Les deux armes se rencontrent dans l'atmosphère et
la terre en tremble. Vyâsa et Nârada s'interposent et Arjuna n'a aucune
difficulté à retirer son arme pour leur complaire. L'auteur épique
commente (15 5b-10; id.) : samháro duskaras lasya devoir api hi samyuge \\
visrsiasya rane tasya paramâstrasya saňgrahe j ašaktah pândavâd anyah
sàksàd api šatakratuh \\ brahmaiejodbhavam taddhi visrstam akrtâtmanâ /
na saky am âvariayilum brahmacârivratâd rte // acïrnabrahmacaryo yah
srsivâ varlayate punah \ lad astrám sânubandhasya murdhànam lasya
krnlaii I/ brahmacârï vratï cápi duravâpam avâpya lat / paramavyasanârto'
pi nârjuno'stram vyamuňcata // satyauratadharah euro brahmacârï ca
pândavah / guruvartï ca tenâstram saňjahárárjunah punah // « Le retrait
de cette arme suprême, une fois qu'elle a été lancée dans le combat,
est difficile à réaliser même par les dieux. Tout autre qu'Arjuna, fût-il
Indra en personne, en est incapable. Car, produite par le tejas du
brahman, si elle est lancée par quelqu'un qui n'est pas parfait, elle ne
peut pas retourner (à son point de départ). Seul un brahmacârin peut
le faire. Si quelqu'un la lance sans avoir pratiqué le brahmacarya pendant
longtemps, l'arme, en retournant, lui coupe la tête à lui et à toute sa
parenté. Arjuna, qui a été un brahmacârin fidèle à ses observances,
l'a obtenue quoiqu'elle fût difficile à obtenir, et même sous la pression
de grandes calamités, il ne s'en est pas servi. Arjuna le Pândava est un
héros fidèle et vérace, un brahmacârin soumis à ses supérieurs; c'est
pourquoi il a retiré son arme ».
On verra ce qui vaut à Arjuna la qualité de brahmacârin] mais il
faut dès maintenant noter que son brahmacarya, cette phase ascétique
et « brahmique » de la vie de tout hindou de haute caste, est celle d'un
guerrier, d'un héros qui combat sans oublier la moindre observance.
L'affinité du brahmaširas avec le brahman est d'autre part affirmée
en clair, et il y a un rapport naturel entre la maîtrise de cette arme et
l'exceptionnelle vertu « brahmique » d'Arjuna. Mais que son brahmacarya
soit mis en avant est une manière d'insister sur l'ascétisme quasi-
brahmique qui a préparé Arjuna à son métier. Il ne s'agit pas de
l'usurpation d'un pouvoir brahmanique, mais de l'acquisition légitime d'un
pouvoir ascétique : sa concentration yogique sur l'oiseau que lui faisait
viser Drona allait déjà dans le même sens.
Face à lui, Asvatthâman est au contraire le brahmane plein de
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 125
désir et de colère, dont la faute se résume — - comme celle de son père —
en l'adoption d'un mode de vie guerrier. Vyâsa lui-même l'en blâme
(X 16 17-18; 16 16-17) : «yasmâd anádrtya krtam tvayásmán karma
dârunam / brâhmanasya satascaiva yasmât te vrttam ïdrsam // tasmâd
yad devakïpulra uklavân ultamam vacah \ asamšayam le lad bhâvi
ksatradharmas Ivayàsritah // « Puisque, sans considération pour nous,
tu t'es livré à cet acte effroyable, puisque tu as eu une telle conduite,
alors que tu es un vrai brahmane, la parole excellente du fils de Devakï
(Krsna) est sans appel : il en sera ainsi pour toi qui a pratiqué le dharma
des ksatriya ». Asvatthâman en effet, incapable de retirer l'arme et
de la rendre inoffensive, a dû la diriger sur une cible. Ne pouvant la
faire tomber sur les Pândava, il l'a envoyée sur les descendants des
Pândava qui sont à naître. Il a même ajouté, pour faire bonne mesure,
l'enfant d'Abhimanyu qu'Uttarâ porte en son sein et que l'on sait
destiné à assurer la continuité de la lignée des Kuru. Krsna doit s'engager
à le ressusciter à sa naissance ; il condamne en même temps Asvatthàman
à errer pendant trois mille ans dans des espaces déserts, sans compagnon
et affligé d'affreuses maladies : châtiment suprême pour un brahmane
que l'on ne peut tuer1.
Ainsi Arjuna — avec l'aide indispensable de Krsna — clôt ici la
crise ouverte par les entorses faites au dharma des ksatriya et au dharma
des brahmanes depuis la génération de Bhïsma. Plus de brahmanes
qui voudraient usurper le pouvoir des ksatriya2 et plus de ksatriya
qui imiteraient les brahmanes : Arjuna réalise en lui la synthèse idéale
qui donne un roi parfait et permet à chacun de suivre son dharma
propre. Il a en lui quelque chose du brahman, mais ce quelque chose qui
permet au ksatriya parfait d'être plus fort que tous, et non des vertus
qui le démobiliseraient comme ksatriya, à la manière de Yudhisthira.
Drona, en lui donnant le brahmaširas a vu plus loin que ses intérêts
personnels. Sans doute va-t-il bientôt obtenir de lui la moitié du royaume
de Drupada (I 138; 128 et App. I n° 78), mais il n'en prépare pas moins
le prince qui est destiné à dénouer la crise générale du monde et permettre
une véritable transmutation des valeurs. La nécessité pour Krsna

(1) C'est une règle stricte. Asvatthàman devra à sa condition de brahmane de survivre
au conflit, et Krpa, autre brahmane guerrier, deviendra le précepteur de Pariksit après avoir
été le premier maître d'armes de ses grands-pères. Dhrstadyumna a tenu à tuer Drona pour
venger son père que ce dernier a tué, mais le texte est formel (VII 193 62 ; 165 119) : Drona
a cessé de se défendre et a attendu volontairement la mort, parce qu'on lui a fait croire que
son fils avait été tué. C'est encore à sa condition de brahmane que le belliqueux Paraaurâma
doit d'être appelé ciramjlva — « celui qui vit longtemps ». On croit généralement qu'il vit
encore. Il est probable aussi que le pouvoir de mourir à volonté que son père a accordé à
Bhïsma n'est qu'une expression de la dimension brahmanique que s'est donnée à tort ce
ksatriya en renonçant au trône et au mariage.
(2) Krpa retrouve ses fonctions de maître d'armes après la guerre, mais ce brahmane
guerrier n'a jamais essayé de voler leur pouvoir aux ksatriya. Incarnation des Rudra, il reste
sur terre le symbole de l'aspect terrible du dieu suprême — sa forme de Rudra — nécessaire
au rythme cyclique des mondes. Son nom (« Pitié ») rappelle que c'est pour le bien des mondes
que Rudra doit les « avaler » périodiquement, c'est-à-dire les résorber périodiquement.
Ce pouvoir-là, comme on vient de le voir, est malgré tout dans sa dimension cosmique plus
l'apanage du brahman que du ksatra, même si, sur terre, c'est le ksatriya qui doit le détenir.
126 MADELEINE BIARDEAU
de ressusciter l'enfant mort-né qui sauvera la dynastie de l'extinction
n'est pas anecdotique : le parfait roi, si puissant soit-il, ne peut rien,
est condamné à l'inefficacité s'il ne se place pas dans la totale dépendance
de Krsna, s'il n'est pas un dévot du dieu suprême de la bhakti. Toutes
les dimensions du cosmos sont présentes dans l'édifice des valeurs qui
fait le roi idéal.

Les mariages d'Arjuna.


Vyâsa a loué le brahmacarya d'Arjuna, comme on vient de le voir,
d'une manière qui semble le distinguer de ses frères, puisque lui seul
possède le brahmaširas et peut s'opposer à Asvatthâman. En quel sens
a-t-il été un brahmacdrin, et comment son brahmacarya s'est-il accommodé
de ses multiples mariages ? Est-il enfin possible de cerner le lien qui
existe entre ce brahmacarya et le caractère royal d'Arjuna ? La réponse
n'est pas simple, car le héros a dû, soit avec ses frères, soit plus souvent
seul, reprendre les observances d'un brahmacdrin à plusieurs reprises
et en relation avec des événements importants de sa biographie, tous
antérieurs à la guerre des Bhârata.
Lorsque les cinq frères quittent avec leur mère la ville d'Ekacakrâ,
où Bhïma s'est illustré en délivrant le pays du rdksasa Baka pour
remercier leurs hôtes brahmanes, ils sont vêtus en brahtnacârin, en
étudiants du Veda liés par de rigoureuses observances, et rien ne les
distingue de jeunes brahmanes. A l'instigation de Vyâsa, ils se sont mis
en route pour aller assister au mariage de la fille du roi Drupada (l'ennemi
de Drona), celle-ci leur étant collectivement destinée1. Sur le chemin,
ils rencontrent le roi des Gandharva qui se fâche de leur intrusion dans
son domaine à l'heure crépusculaire où il s'ébat dans le Gange avec ses
femmes. C'est Arjuna qui le vainc en combat singulier, c'est Yudhisthira
qui lui accorde sa grâce, mais c'est à Arjuna que le Gandharva donne
en remerciement des chevaux merveilleux et la science de produire
des illusions, comme si le pardon de Yudhisthira n'était qu'une extension
de l'action d'Arjuna. A Arjuna aussi il adresse ces précieux
enseignements (I 170 71-80; 159 13-22) : brahmacaryam paro dharmah sa cápi
niyatas tvayi f yasmât tasmâd aham pdrtha rané1 smi vij Has tvayi // y as
tu sydt ksatriyah kašcit kdmavrttah parantapa / naktam ca yudhi yudhyela
na sajïvet kathamcana // y as tu sydt kdmavrtto' pi pdrtha brahmapuraskrtah
I jayennaktamcardn sarvdn sapurohitadhurgatah // tasmdt tdpalya yat
kimcinnřndm šreya ihepsitam / tasmin karmani yoktavyâ dântàtmânah
purohitdh Ij vede sadaňge niratdh šucayah satyavddinah / dharmdtmdnah
krtdtmdnah syur nrpdndm purohitdh // jayašca niyaio rdjňah svargašca
tadanantaram / yasya sydd dharmavid vâgmï purodhdh sïlavdn šucih Ц
lâbham labdhum alabdhum vd pariraksilum [ purohitam prakurvïta
rdjd gunasamanvitam // purohilamaie tisthed ya icched bhutim dtmanah /
prâptum vasumatlm sarvdm sarvašah sdgarâmbarâm // na hi kevalašau-

(1) Voir le récit que fait deux fois Vyâsa d'une vie antérieure de Krsnâ Draupadï pour
justifier le mariage collectif in Dumézil, Mythe et Épopée I, p. 116-117 et MhBh I 169 6-15
(157 6-15) et 197 44-53 (189 41-49).
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 127
ryena tápatyábhijanena ca / jayed abráhmanah kašcid bhumim bhumipatih
kvačit JI tasmad evam vijânïhi кигппйт vamšavardhana \ bráhmanapra-
mukham rájyam šakyam pálayitum ciram // « Parce que tu as fixé en toi
le brahmacarya qui est le plus haut dharma, tu m'as vaincu au combat,
fils de Prthâ. Un ksatriya qui vit selon le кита ne saurait survivre
s'il nous attaquait la nuit, ô toi qui combats sans merci. Mais celui qui,
tout en vivant selon le kâma, met le brahman en premier — brahma-
puraskrta — et gouverne avec un chapelain — purohila — , peut vaincre
tous les êtres nocturnes. C'est pourquoi, descendant de Tapatï, on doit
toujours confier à des chapelains maîtres d'eux-mêmes les tâches
relatives à ce que l'on désire de bon ici-bas. Les chapelains des rois
doivent être adonnés au Veda avec ses six annexes, purs, véraces,
dharmiques et complètement préparés. La victoire est sûre, et le ciel
ensuite, pour le roi dont le chapelain connaît le dharma, la Parole,
est vertueux et pur. Pour décider de nouvelles acquisitions et conserver
l'acquis le roi doit désigner un chapelain qui possède toutes les qualités
requises. S'il désire sa propre prospérité, acquérir toute la terre avec
ses mers, il doit s'en tenir à l'avis de son chapelain. Car un roi sans
brahmane ne pourrait conquérir la terre par sa seule vaillance et par sa
bonne naissance. Aussi, sache-le, toi le continuateur de la lignée des
Kuru, un royaume qui met au premier rang le brahmane peut être
conservé pendant longtemps ».
Il n'y a aucun doute : le Gandharva s'adresse à Arjuna et non à
Yudhisthira et aux autres Pândava. Lui seul sera le continuateur de
la lignée par son petit-fils Pariksit. Puisque lui et ses frères sont
effectivement brahmacârin au moment de ce discours, il n'y a pas ici à chercher
un sens symbolique à ce terme de brahmacârin, encore que, après cette
rencontre, les cinq Pândava se trouveront réellement intégrés à un
groupe de brahmanes et seront pris pour des brahmanes lors du svayam-
vara de Draupadï. Mais il n'en est pas moins frappant qu' Arjuna soit
le seul vainqueur de Citraratha le Gandharva et que ce soit lui qui
reçoive la récompense de la grâce accordée par Yudhisthira1 sous forme
d'un enseignement destiné aux rois : disciple préféré de Drona,
interlocuteur du Gandharva à l'issue d'un combat, seul auditeur du Krsna
de la Bhagavadgïtà au début du grand conflit, c'est toujours un
enseignement de type royal qui lui est donné et administré dans le feu de
l'action pour le guider. On est loin des enseignements que Bhïsma
dispense à Yudhisthira au long des Livres XII et XIII pour répondre
à ses questions : même si les contenus se recoupent largement, les
discours de Bhïsma ont une allure plus didactique, formant de véritables
traités de dharma. Arjuna, lui, doit immédiatement traduire en actes
ce qu'on lui enseigne à chaud.

(1) On notera que Yudhisthira, roi du dharma, est toujours celui qui a droit de vie et
de mort sur les guerriers vaincus par ses frères (sauf sur Drupada, vaincu pour le compte
de Drona) : Citraratha, Duryodhana, Jayadratha... bénéficient ainsi de ce qui apparaît
comme la miséricorde de Yudhisthira, sa puissance de pardon, son côté « brahmane ». Mais
ce peut être aussi l'expression de sa fonction de roi du dharma, dans la mesure où le panthéon
hindou fait de Yama, dieu de la mort, le Dharmarâja.
128 MADELEINE BIARDEAU
Le discours de Gitraratha d'autre part établit un rapport entre
le brahmacarya du roi et son purohita : Arjuna a pu vaincre un Gandharva
de nuit (les Gandharva font partie des êtres qui atteignent le maximum
de leur force la nuit) parce qu'il était un brahmacârin. L'état d'étudiant
brahmanique est considéré comme le plus haut dharma, ce qui prépare
un élargissement du concept de brahmacarya. Il s'agit de toute façon
uniquement de celui du roi, puisqu'un substitut lui est proposé : le
purohita. Un roi, même vivant dans le ката — kámavrtla — , peut garder
le même pouvoir au combat s'il a un purohita et gouverne avec son
aide. Nïlakantha glose kâmavrtta par « dans l'état de mariage », mais
il faut alors, comme on va le voir, prendre cette expression en un sens
très large. Les expressions même de Citraratha visent à rapprocher le
brahmacarya du purohita : prendre un purohita, c'est en effet être
brahmapuraskrta, « se faire accompagner — ou précéder -— - par le
brahman ». Le terme braJima- renvoie explicitement les deux composés
l'un à l'autre : la pratique du brahman et le recours à un chapelain
brahmane à qui l'on donne la première place produisent des effets
identiques. Aussi bien Citraratha vise-t-il ici à engager Arjuna à se
munir d'un purohita avant de se présenter au svayamvara de Draupadï,
afin d'être prêt à exercer la fonction royale dans le mariage, puisque
le roi doit être marié. A l'issue de cette conversation, les Pândava se
choisissent Dhaumya comme purohita1.
L'histoire du mariage de Draupadï est bien connue2. Arjuna est
une fois de plus à l'honneur : le roi Drupada, qui connaît sa réputation
mais le croit disparu avec ses frères depuis l'incendie de la maison de
laque, a préparé l'épreuve qui doit présider au choix d'un époux par
sa fille de sorte qu'Arjuna seul puisse la remporter. Il s'agit de bander
un arc très dur, puis d'envoyer cinq flèches sur une cible à travers un
trou aménagé dans une sorte de machine qui tourne constamment.
Tous les concurrents de sang royal — y compris les Kaurava — doivent
renoncer à bander cet arc trop résistant3 et Karna, qui serait sur le point
de réussir l'épreuve, est disqualifié par Draupadï. Elle refuse d'épouser
un non-ksatriya ; la fille de Drupada est l'incarnation de Sri, à son
époux est promise la royauté universelle et Sri ne peut aller que là
où se trouve le dharma; or, selon la théorie brahmanique, seul un
ksatriya peut être roi. Karna n'est qu'un usurpateur : fils adoptif d'un
suta, il a été improvisé roi par Duryodhana dans des conditions
irrecevables. Lors donc que tous les prétendants légitimes ou non se trouvent
évincés, Arjuna s'avance du milieu des brahmanes (I 188; 179) : la

(1) Avant la séparation, le Gandharva a raconté à Arjuna l'histoire de Tapatï, mère de


Kuru, afín de justiiîer l'épithète qu'il lui donne de Tâpatya, On peut conjecturer cependant
que le nom de Tâpatya appliqué à Arjuna fait allusion à sa pratique du lapas, que l'on retrouve
à plusieurs reprises et sous diverses formes dans sa vie et qui le distingue de ses frères, quoique
ceux-ci y aient part aussi. Après celle de Tápati, Citraratha raconte l'histoire de Vasistha,
Viavâmitra et du roi Kalmâsapâda (I 174 sq. ; 164 sq.), et ce n'est pas par hasard qu'est
placé ici ce mythe destiné à illustrer le thème épique par excellence des rapports du brahman
et du ksalra. Cf. Annuaire... T. 85 p. 154 sq.
(2) Cf. M. Biardeau, « Brahmanes et potiers », Article liminaire, Annuaire... T. 79, p. 37 sq.
(3) C'est aussi une épreuve de tir à l'arc qui rend Ráma Dááarathi digne d'épouser Sïtâ.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 129
question n'est pas débattue parmi les frères. Apparemment il va de soi
que, seul parmi eux, Arjuna peut concourir. Il se présente en brahmane
et remporte l'épreuve sans peine, au grand scandale des ksatriya qui,
selon les meilleures traditions, l'attaquent avant de le laisser emmener
le prix de sa victoire. Kama essaie de le percer à jour : le fils du suta
admire la force de ce brahmane qui s'oppose victorieusement à lui,
et lui fait remarquer que seuls Indra et Arjuna (appelé pour la
circonstance kirïtin, « le Couronné ») auraient pu accomplir cet exploit (I 190 19;
181 18). Mais Arjuna ne révèle pas son identité (ibid. 21-22a; ibid.
19b-20) : bràhmano'smi yudhâm éresthah sarvaéastrabhrtâm varah \
bràhme paurandare castre nislhilo gurusâsanât Ц slhito* smyadya rane
jeium ivàm vai vira sthiro bhava j « Je suis un brahmane, le meilleur
de tous les guerriers; de par l'enseignement de mon maître, je suis
versé dans les armes de Brahma et d'Indra. Je suis ici aujourd'hui
pour te vaincre au combat : tiens bon, guerrier valeureux ».
Arjuna ne peut en dire davantage sans livrer son secret : il est de
fait versé dans les armes « brahmiques » grâce à Drona, et il y ajoute
celles d'Indra, le roi des dieux son père, qu'il recevra explicitement
un peu plus tard. Ce double lien au brahman et à Indra trahit le statut
royal, même si son appartenance prétendue au varna des brahmanes
doit l'en priver. Seul, dans ce combat qui l'oppose à tous les prétendants
évincés, Karna émerge pour mettre en valeur le rôle d'Arjuna : n'est-il
pas, lui le fils illégitime de Sûrya, le symbole même de la catastrophe
qu'incarne le mauvais roi, celui qui détraque tout le jeu du dharma ?
Le défi d'Arjuna prend ainsi tout son sens : c'est bien de lui qu'il faut
se débarrasser et si, aujourd'hui, Karna refuse le combat, il sera tué
par Arjuna lui-même au dernier jour de la grande bataille1.

(1) On ne peut, sous peine d'allonger indéfiniment les développements, analyser le


personnage et les actes de Karna de façon systématique. Une telle étude montrerait en lui,
cependant, une sorte d'anti-Arjuna, non pas, comme Duryodhana, à cause de son adharma,
car il se conduit en ksatriya généreux et respectueux des brahmanes, mais parce qu'il a
vocation à mener V adharma jusqu'au bout de sa logique destructiice. Sa filiation illégitime
par rapport à Surya en fait l'héritier du Sûrya monstrueux et rudraïque qui domine le pralaya,
plutôt que du Soleil dont le mouvement régulier rythme la vie du dharma sur terre : c'est
pourquoi le récit le montre soumis corps et âme à Duryodhana depuis le jour où celui-ci l'a
fait roi. Né de Kuntî avant son mariage avec Pandu, frère aîné des Pândava donc, c'est un
ksatriya de naissance dont le destin a été dévoyé par l'illégitimité (ce que Bhïsma lui dit en
clair VI 122 12b ; 117 506). Abandonné par sa mère, il a été adopté par un suta (caste « mêlée »
de cochers et de hérauts), ce qui l'oblige à réprimer toutes ses tentatives pour revendiquer le
statut de ksatriya. Dans la mesure où Arjuna est l'homme du dharmat il est son adversaire
désigné (voir enecre ci-dessous l'épisode du rapt des vaches de Virâta). Aussi y a-t-il une sorte
de fausse symétrie dans la préparation des deux hommes à la grande bataille. Muni dès sa
naissance par le Soleil son père d'une cuirasse et de boucles d'oreilles en or, il en est dépouillé
par Indra qui lui apparaît déguisé en brahmane pour les lui demander (III 310 4-5 ; 294 4-5).
Indra cherche à protéger son fils Arjuna, mais Karna obtient de lui en échange une arme
imparable dont il compte se servir contre Arjuna (ibid. 20 ; ibid. 20). Par malchance, cette
arme, qui ne peut servir qu'une fois, Karna devra la lancer contre Ghatotkaca, le fils râksasa
de Bhîma (VII 179 ; 154), et Arjuna sera ainsi sauvé par le sacrifice du râksasa. D'autre
part, Karna a essayé de se procurer le brahmâstra, arme qu'il faut sûrement assimiler au
brahmaširas, et que Karna, n'ayant pu l'obtenir de Drona (XII 2 9-13 ; id.), va demander
à Parasurâma en se faisant passer pour brahmane. Il a d'abord satisfait son maître qui lui
130 MADELEINE BIARDEAU
Enfin Krsna apparaît pour la première fois sur la scène épique
— avec son frère Balaràma — lors de ce svayamvara, apportant sa
tacite caution au mariage : que Draupadï-Srï soit donnée par son frère
Dhrstadyumna-Agni à Arjuna fils d'Indra, il n'y a là rien de moins
qu'une figure parfaite du dharma. Avec le mariage collectif des cinq
frères on retrouve l'idée d'une royauté répartie sur eux tous pour le
temps de la crise; il est alors légitime que Yudhisthira soit celui qui
épouse
Krsnâ" Draupadï
Draupadï et
au Arjuna
nom desubsiste1,
ses frères.puisqu'au
Mais le moment
lien privilégié
de la entre
mort
de leur femme commune, Yudhisthira expliquera sa défaillance avant
l'arrivée au paradis par la préférence qu'elle a toujours eue secrètement
pour Arjuna (XVII 2 6; id.). Aussi bien Arjuna va-t-il être
continuellement sur la brèche pour redonner à Sri sa place sur terre, celle d'une
reine.
Une première période de souveraineté voit les Pândava installés
avec leur épouse à Indraprastha (ou Khândavaprastha). Pour prévenir
entre eux toute contestation, ils règlent leurs rapports avec leur femme
commune : lorsque l'un d'eux sera avec elle, les autres ne devront les
déranger sous aucun prétexte. Toute infraction sera punie d'un exil de
douze ans dans la forêt en état de brahmacarya (I 212 29; 204 28 : sa
no dvádašavarsáni brahmacârï vane vašet). C'est une première apparition
du thème des douze ans d'exil dans la forêt et le brahmacarya ici connote
avant tout la vie ascétique et l'abstinence sexuelle : on est passé de

donne l'arme, puis tout se gâte : il tue par mégarde la vache Homadhenu d'un brahmane
qui le maudit en Je condamnant à avoir son cakra « avalé » par la terre dans le combat (XII 2
20-25 ; id.). C'est la prédiction de la manière dont il mourra, Arjuna profitant pour le tuer
de ce que la roue de son char — symbole d'une souveraineté convoitée mais perdue à tout
jamais — se sera enfoncée dans le sol sur le champ de bataille (VIII 91 ; 67). Parasurâma
s'aperçoit enfin qu'il n'est pas brahmane et retire toute efficacité à sa science du brahmâstra :
il l'oubliera au moment de s'en servir (XII 3 24b-3"2 ; id.). Drona, lui refusant le brahmâstra,
a précisé (XII 2 13) : brahmâstram brâlimano uidyâd rjalhuvaccarilavralahlksatriyo va lapasvî
yo nânyo vidyât kathariwana j/ « Un brahmane qui accomplit ses observances comme il faut
peut avoir la science du brahmâstra, ou encore un ksatriya ascète — - tapasvl — ; personne
d'autre ne peut l'avoir ». Si Arjuna est bien ce ksatriya tapasvin (le brahmacarya ayant toujours
une forte connotation ascétique), Karna en est l'opposé. D'où peut-être son nom de Karna,
s'il faut y voir une nouvelle variation « étymologique » sur la racine kr-, qui le rapproche
des Kaurava et l'oppose aux Pândava. Cf. EMH IV, p. 262 n. 2.
Enfin on ne saurait oublier que Karna est par deux fois mentionné comme une incarnation
de Vasura Naraka (III 252 20, 34 ; 240 19, 32). Quoique le thème soit mineur, il est assez
évidemment à mettre en parallèle avec l'affirmation constamment répétée qu' Arjuna est le
rsi Nara et un dieu d'autrefois, l'ami de Nâriiyana.
(1) Et par voie de conséquence, un lien étroit existe aussi entre Krsna et Krsna (sur cette
homonymie, voir A. Hiltebeitel, The Ritual of Battle, Krishna in Ihe Mahâbhârata, Cornell
University Press, Ithaca and London, 1976, Pt. I ch. 2, p, 60 sq.). Il y a une vérité profonde
dans le cri d'appel que lance Krsnâ Draupadï a Krsna et Arjuna : krsnam cajisnum ca harim
naram ca (II 67 33b ; 60 26b), lorsque Duhaâsana l'entraîne de force dans la salle d'assemblée
où se déroule la partie de dés funeste : les dés traduisent los décrets du daiva, et les partenaires
de Yudhisthira sont Duryodhana-Kali et Sakuni-Dvàpara, symboles de la crise cosmique
qu'est la jonction entre deux yuga. Or doux êtres peuvent s'opposer au roi-kali, c'est-à-dire
au roi de catastrophe, ďadharma qu'est Duryodhana : Vavatâra d'une part, qui a pour mission
d'assurer la renaissance du monde, et le roi parfait, celui de l'âge Krta, modelé sur Yavalâra,
d'autre part. Arjuna semble bien être ce roi parfait.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 131
l'état d'étudiant du Veda, que doit traverser tout hindou de haute
caste, à une forme de vie très semblable à celle du renonçant, ou plus
précisément de l'ermite forestier — vânaprastha — 1. Arjuna va être
la seule victime de cette disposition, et victime volontaire, ce qui
pourrait étonner, étant donné la forte inclination de Yudhisthira
pour le renoncement. Mais il y a loin de son idéal personnel, « égocentré »,
de vie ascétique en vue de la délivrance à l'ascèse d'Arjuna qui renforce
tous ses liens au brahman, donc à la vie séculière dharmique et royale.
Que faire lorsqu'un brahmane crie au secours parce qu'on lui a
volé ses vaches et en appelle spécialement au roi Pânolava qui serait
coupable de ne pas le protéger ? C'est bien entendu Arjuna qui entend
le brahmane et le rassure immédiatement : oui, mais ses armes se
trouvent précisément dans la pièce où Yudhisthira et Krsnâ sont
ensemble (I 213 15-16; 205 13-14) : hriyamâne dhane tasmin brâhmanasya
iapasvinah J asrupramârjanam tasya kartavyam ili nišcayah // upapreksa-
[BORI] najo'dharmah sumahân syânmahïpaieh / yadyasya rudato dvâri
na karomyadya raksanam // « II décida : puisque l'on a volé le bien de
ce brahmane ascète, il faut essuyer ses larmes. Ce serait une grande
négligence à l'égard du dharma de la part du roi (Yudhisthira) si je ne
protégeais pas tout de suite ce (brahmane) qui pleure à la porte ».
Et Arjuna préfère troubler l'intimité de Yudhisthira et de DraupadI
plutôt que de décevoir le brahmane, soucieux qu'il est du dharma royal.
Du même mouvement, il s'apprête à l'exil. Quand Yudhisthira veut le
retenir, vu le caractère exceptionnel de son infraction, Arjuna ne
l'écoute pas et part pour la forêt et une nouvelle période de brahmacarya.
Paradoxalement, cette période va lui procurer trois autres femmes,
dont deux temporaires, sans que son brahmacarya en paraisse atteint.
Il part pour la forêt accompagné de brahmanes qui font des agniholra
et embellissent la région où ils résident avec Arjuna, au point où le
Gange entre dans la plaine. C'est là qu'après ses ablutions un beau
jour, au moment où il allait lui aussi offrir Vagnihotra dans son feu,
il est entraîné au fond de l'eau par la fille du roi des Serpents, Ulupï
(I 214; 206). Dans le palais aquatique, il trouve un feu prêt pour recevoir
ses oblations et il se propitie Agni en versant ses libations. C'est un
lieu, donc, où le rituel brahmanique est respecté. Le père d'Ulûpï,
Kauravya, porte un nom qui est étrangement consonant avec celui
de la lignée des Kuru2; il descend d'Airâvata, un Nâga évidemment,
mais homonyme de l'éléphant d'Indra3. Ce rapprochement des deux

( 1 ) Le glissement de sens est favorisé par la pratique à laquelle ont eu recours des membres
des hautes castes, de prolonger leur période d'études védiques au delà de son terme normal
en renonçant au mariage et en restant dans la demeure du maître spirituel ; c'est une forme
particulière de renoncement qui dispense de passer par l'état de maître de maison, et elle
garde le nom de brahmacarya. On continue d'y observer les pratiques rituelles et ascétiques
de la période d'études et donc le rapport essentiel au brahman.
(2) Éventuellement la forme kauravya est aussi employée pour les Kaurava.
(3) L'onomastique mythique aussi bien que les mythes eux-mêmes et l'iconographie
rapprochent ou confondent constamment les éléphants et les serpents qui, en sanskrit, sont
tous des nâga. C'est ainsi que les dinnâga sont aussi bien les serpents que les éléphants gardiens
des points cardinaux : tantôt les uns, tantôt les autres figurent à ce titre sous les trônes de
10
132 MADELEINE BIARDEAU
noms et leur association avec Agni renforce l'hypothèse que kaurava
ou kauravya se rattache au radical kr et doit connoter l'idée de karman.
Airâvata est un dérivé de iràvanl, que l'on va retrouver comme nom du
fils Nâga d'Arjuna, et l'on est tenté de voir ici encore un jeu «
étymologique » sur ira et idâ, même si les règles scientifiques de l'étymologie
ne l'autorisent pas1. Ida, la portion de l'oblation sacrificielle que
consomment les participants humains au sacrifice, est nourriture mais
aussi symbole de toute nourriture en ce monde, car les nourritures
terrestres sont un produit de l'activité sacrificielle. Ira, terme qui
n'appartient pas au vocabulaire du rituel, désigne précisément la
nourriture liquide ou solide, tout ce qui rafraîchit, refait les forces.
Les Nâga qui résident dans l'eau souterraine sont évidemment en rapport
avec la fécondité de la Terre, ils sont à la source de la nourriture.
La jeune vierge Ulupï est tombée amoureuse d'Arjuna en le voyant
se baigner, et elle le supplie de l'épouser. Arjuna a beau lui opposer
son vœu de brahmacarya, sa détresse à elle constitue pour lui un devoir
supérieur auquel il ne peut se dérober, et il retirera un grand mérite
de son union avec elle. Le prince accède à son désir, uniquement pour
l'amour du dharma (dharmám uddišya káranam, 214 33b; 206 33b).
Il la quitte dès le lendemain de leur union pour retourner à la surface
de la terre. Ulupï lui promet l'invincibilité dans l'eau, invincibilité
dont il se servira peu après pour se libérer d'un crocodile (216; 208)
et voir le crocodile et ses quatre compagnons se transformer en nymphes.
C'est ici qu'Arjuna commence à acquérir un pouvoir sur les créatures
souterraines et qu'il gagne un allié Nâga en la personne d'Irâvant,
le fils qu'Ulupï aura de lui2 : alliance précieuse pour un roi. La femme
d'Indra n'est-elle pas fille de Yasura Puloman et Yayâti n'a-t-il pas
épousé la fille du chapelain et celle du roi des asura ? Le dharma ne peut
régner sur terre que si les mondes souterrains acceptent aussi l'ordre
universel qui les met à la dernière place.
Ulupï est la seule femme devant laquelle Arjuna invoque son vœu
de célibat temporaire. Quand il pénètre ensuite, par le Kaliňga, jusqu'à
Manipura, les brahmanes le laissent aller seul, sans doute parce qu'ils
se refusent à franchir les limites orientales de l'Âryâ varta. On est surpris
de voir Arjuna s'enflammer pour la fille du roi de Manipura et aller la
demander à son père (I 215 14 sq. ; 207 14 sq.). Avouons qu'il est difficile
de rendre compte intégralement de ce qui paraît, de la part d'Arjuna,
comme un acte de káma, de désir amoureux délibérément poursuivi,
alors qu'il est voué au brahmacarya. Cependant, ce кита est enveloppé
de renoncement, puisque le roi de Manipura, privé de descendance mâle,
a fait de sa fille une putrikâ : le fils de celle-ci n'appartiendra pas à la

divinités souveraines. Airâvata est plus connu comme éléphant d'Indra que comme roi
des Serpents.
(1) Cf. M. Mayrhofer, Kurzgefasstes etymologisches Wôrterbuch des Altindischen, s.v. ira.
(2) Iràvant tient plus de place dans la fête actuelle des temples de Draupadï que dans
le récit épique, où il est tué au début de la guerre (VI 90 ; 86). Dans le rituel, il devient, sous
le nom tamoul d'AravaN, la victime propitiatoire qui est offerte avant la bataille pour assurer
la victoire.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 133
lignée de son père mais sera son héritier et son successeur sur le trône
(ibid. 23-25; ibid. 20-22). Le roi présente cela comme le prix à payer
— sulka — pour sa fille. Arjuna accepte, permettant ainsi à un roi
d'assurer sa succession. On ne retrouve Babhruvâhana, l'héritier devenu
roi, que pendant l'année d'errance du cheval du sacrifice (XIV 79; 78) :
Arjuna est obligé de calmer sa dévotion filiale et d'obtenir de lui une
conduite digne d'un ksatriya. Le père et le fils se combattent jusqu'à
ce que Babhruvàhana ait le droit de reconnaître la suprématie de son
père. Arjuna a ainsi étendu la souveraineté des Kuru —- donc du dharma
— jusqu'à cette marche-frontière lointaine.
Faut-il mettre ce gain pour le dharma en balance avec le brahma-
carya ? Ou le brahmacarya royal doit-il inclure ce qui, symboliquement,
sert la prospérité du royaume ? On ne saurait apporter ici une réponse,
mais ce qui est sûr c'est que, dans la rencontre avec Subhadrà", la question
du brahmacarya est à peine effleurée par Krsna (I 219 16b; 211 16b),
tandis que le gain pour le royaume est très clairement affirmé (219 19;
211 19) : krtam eva tu kalyânam sarvam marna bhaved dhruvam / yadi
syânmama vârsneyï mahisïyam svasd lava // « Tout me sourirait, c'est
sûr, si ta sœur, une Vârsneyï, devenait mon épouse ». La troisième
femme, en effet, qu'Arjuna épouse, et de façon permanente, est beaucoup
plus connue, puisqu'il s'agit de la sœur de Krsna. Arjuna est passé
d'est en ouest; Krsna vient à sa rencontre et l'emmène chez lui à Dvârakâ.
Pendant une fête sur le mont Raivataka, Arjuna aperçoit Subhadrà
et se trouve fasciné par elle. C'est alors que très rapidement et avec
le consentement de Krsna naît le projet d'épouser Subhadrà. La réflexion
d'Arjuna que l'on vient de citer est lourde de sens : Subhadrà est,
comme Krsna, une Vrsni (ou Vârsneyï, si l'on garde la forme dérivée).
Les Vrsni, les Andhaka et les Bhoja sont les groupes — clans, tribus ? —
associés à Krsna, mais Krsna est un Vrsni. Quelles que soient les réalités
historiques attachées à ces noms qui vont toujours ensemble, c'est leur
signification mythique qui seule importe ici. Vrsni et Andhaka sont
plus étroitement unis entre eux qu'avec les Bhoja, si l'on en juge par la
fréquence des mentions qui en sont faites. Vrsni, que l'on peut rapprocher
de vrsan, « le mâle procréateur », pourrait encore être une variation
sur le thème du Purusa, du Purusa dans sa fonction créatrice et
fécondante. Tandis que andhaka, « ce qui aveugle », évoque au contraire le
pouvoir occulteur du dieu qui recouvre l'univers de nuit ou le résorbe
en lui-même. Les Vrsni et les Andhaka seraient ainsi autour de Krsna
les symboles du rythme à deux phases que la divinité suprême imprime
au cosmos. Les Bhoja s'y ajoutent pour évoquer la vie sur terre que
Krsna, comme Vrsni, vient promouvoir1. Il y a donc une idée de fécondité
attachée à Subhadrà qui est une Vrsni.
D'autre part, Arjuna parle d'en faire sa mahisï, son épouse principale;
le terme surprend un peu dans la mesure où Draupadï est la mahisï

[l) Les trois noms pourraient même évoquer la Trimurti et faire de Vauatâra l'émergence
de la Trimurti sur terre. Kunti, la mère des Pândava, qui était une Vrsni de naissance, est
devenue Bhoja par adoption.
134 MADELEINE BIARDEAU
des cinq Pândava, au sens le plus courant d'épouse principale d'un roi,
de reine. Mais Subhadrâ est la seule épouse de haut rang qui entre dans
le gynécée après Draupadï; elle n'est l'incarnation d'aucune divinité,
mais elle est sœur de Vavatâra, et les deux héros tiennent tellement
à cette alliance de mariage entre eux qu'ils décident de ne pas consulter
Subhadrâ. Arjuna l'enlèvera, après avoir reçu le consentement de
Yudhisthira qu'il a fait prévenir. Ce mariage par rapt — une des formes
reconnues du mariage pour les ksatriya — oppose Subhadrâ à Draupadï,
qui s'est mariée après un svayamvara, « un choix personnel ». Subhadrâ
est subordonnée aux buts communs de Yavatâra et de son futur époux,
tandis que Draupadï-Srï doit choisir. Elle ne peut d'ailleurs choisir
que le camp du dharma.
La scène de l'arrivée de Subhadrâ à la cour de Yudhisthira aide
à préciser le rapport entre les deux femmes et à éclairer le rôle d" Arjuna :
celui-ci en effet a prédit que tout lui sourirait s'il avait la sœur de
Krsna comme épouse. Mais a-t-il voulu parler de son bonheur personnel
ou de la prospérité du royaume ? Après le mariage célébré à Dvârakâ,
le rapt de Subhadrâ ayant été ratifié par les amis de Krsna, Arjuna
s'est attardé encore un an chez son beau-frère, attendant la fin de sa
période d'exil. Il rentre enfin avec Subhadrâ à Indraprastha... où
Draupadï lui fait une scène de jalousie (I 221 17-24; 213 15-20) : iatraiva
gaccha kaunteya yatra sa sâtvatâtmajâ \ subaddhasyâpi bhârasya purva-
bandhah slathâyate // tathd bahuvidham krsnâm vilapantïm dhanaňjayah /
sánivayám usa bhuyašca ksamayâm usa câsakrt // subhadrâm tvaramânasca
raktakauseyavàsinïm / pârthah prasthâpayâm usa krlvâ gopâlikâvapuh //
sâdhikam tena rûpena šobhamáná yasasvinï / bhavanam srestham âsâdya
vîrapalnï varânganâ // vavande prthutâmrâksï prthâm bhadrâ yasasvinï /
tâm kunlï cârusarvângïm upâjighraia murdhani // prïtyâ paramayâ
yuktâ âsïrbhir yunjatâtulâm / tato'bhigamya ivaritâ pûrnendusadrsânanâ //
vavande draupadïm bhadrâ presy âham iti câbravïl / pratyutthâya tadâ
krsna svasëram mddhavasya ca // parisvajyavadat prïtyâ nihsapaino' stu
te patih I tathaiva mudilâ bhadrâ tâm uvâcaivam astviti // « ' Va-t-en
retrouver la fille du Sâtvata. Même quand un fardeau a été bien lié,
le lien ancien se relâche '. Dhanaňjaya consola Krsnâ qui se plaignait
ainsi abondamment et chercha à l'apaiser à maintes reprises. En toute
hâte le fils de Prthâ alla retrouver Subhadrâ qui était revêtue de soie
rouge et l'envoya (dans l'appartement des femmes) après lui avoir
fait prendre l'apparence d'une bouvière. Encore plus resplendissante
de toute sa gloire sous cet aspect, la belle femme, épouse de héros,
se dirigea vers l'excellente demeure. La glorieuse Bhadrâ, aux grands
yeux cuivrés, salua Prthâ. Kuntï respira le parfum de la tête de cette
femme charmante et sans égale et, pleine d'une extrême affection,
la couvrit de bénédictions. Puis, avec son visage comme une pleine lune,
Bhadrâ s'avança rapidement vers Draupadï qu'elle salua en disant :
4 Je suis ta servante '. Krsnâ se leva alors pour accueillir la sœur de
Mâdhava, l'embrassa et lui dit affectueusement : ' Que ton époux
n'ait pas d'ennemi '. Et Bhadrâ, toute heureuse elle aussi, répondit :
' Oui, qu'il en soit bien ainsi ' ».
On pressent déjà que ce texte est aussi important pour Krsna que
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 135
pour Arjuna. Que la sœur de l'un et épouse de l'autre s'habille en
bouvière pour se présenter à Draupadï comme sa servante a certainement
une signification pour l'un et pour l'autre. On a vu déjà Arjuna prendre
soin des vaches d'un brahmane — ce n'est pas son dernier exploit en
rapport avec des vaches — , et l'on connaît l'enfance de Krsna parmi
les bouviers1. Subhadrâ se dépouille de sa robe de soie rouge, qui la
désigne comme mahisï, comme épouse principale et reine, selon la glose
de Nïlakantha2. Elle va se présenter à Draupadï comme sa servante,
mais cela ne suffît pas à rendre compte du choix d'un costume de bouvière
— qui d'ailleurs la fait resplendir — , et celui-ci doit évidemment
renvoyer à un trait qui caractérise Arjuna et Krsna. D'autre part, il
faut rendre compte de cette subordination qu'exprime le costume de
bouvière sans entraîner de diminution dans la gloire de Subhadrâ.
L'épopée ici n'invente rien. Le terme gopâ ou gopati est dans la
Rk-samhitâ appliqué à Indra, à Agni ou à un roi3. Il garde sans doute
une valeur métaphorique dans cet usage, mais il s'agit d'un transfert
de sens très précis. Il faut surtout écarter l'idée trop bucolique, ou
peut-être biblique, du doux pasteur qui entoure ses bêtes d'attentions
quasi-affectueuses. Si Indra, si un roi peut être un pâtre, c'est d'abord
que la terre est assimilée à une vache dont on trait les richesses, et
que le roi des dieux ou des hommes est chargé de protéger ces richesses.
Mais sa protection, on le sait au moins pour l'épopée et toute l'époque
classique, s'exerce avant tout par le danda, un danda qui s'abat aussi
bien sur le bétail rétif que contre ses ennemis. Si Arjuna montre
surtout son attention pour les vaches — celles des brahmanes, et bientôt
celles de Virâta — , l'épopée compare à plusieurs reprises le guerrier
dans la bataille au bouvier qui sévit contre ses vaches. Ainsi de VI 62 63
(58 59) : yaihâ pasunâm sanghâlam yaslyâ pâlah prakâlayel / talhâ
bhïmo gajânïkam gadayâ samakâlayat // « Tel le pâtre qui pousse un
troupeau de bétail avec son bâton, Bhïma repoussait la troupe
d'éléphants de sa massue ». Ou encore VI 78 29 (74 29) : bhîsmo'pi samare
rdjan pándavánám anïkinïm j kâlayâm usa balavân pdlah pašuganán
iva I/ « Bhïsma, quant à lui, repoussait l'armée des Pândava dans la
bataille, comme un pâtre très fort pousse des troupeaux de bétail ».
Ou enfin, avec un détail significatif qu'il ne faudrait pas oublier (VII
26 63; 25 54) : gopâla iva dandena yalhâ pašuganán vane / ávesiayata

(1) Ce sera l'objet de la section suivante, mais les problèmes concernant Arjuna et
Krsna sont tellement liés — comme on pouvait s'y attendre — qu'il se trouvera déjà en
partie traité.
(2) Nïlakantha ad I 221 19 : pattamahislvesena draupadyâh kopo mdbhûd iti, « afin que
Draupadï ne se mette pas en colère à cause de son vêtement de pattamahisï, de « reine
couronnée », ou à tout le moins d'« épouse de haut rang enturbannée ». Cette remarque est précédée
de : gopâlikâvapuh ballavîvesamfgopâlakrsnasambandhâl. On y reviendra plus loin.
(3) Cf. RS. III 43 5, V 11 1, cités dans B. L. Ogibenin, Structure ďun mythe védique,
La Haye-Paris 1973, p. 127-128 ; RS. VII 18 4b, cité dans J. Muir, Original Sanskrit Texts,
Amsterdam 1967, vol. I, p. 321 ; cf. aussi J. Duncan M. Derrett, « Bhu-bharana, bhu-pâlana,
bhû-bhojana : An Indian Conundrum », BSOAS 22-1 (1959) ; J. Gonda, Ancient Indian
Kingship from the religious point of view, reprint from Namen 1 1 1- IV, 2nde éd. Leiden 1969,
p. 2.
136 MADELEINE BIARDEAU
lâm senám bhagadattas tathâ muhuh // « Tel un bouvier sur ses troupeaux
de bétail dans la forêt avec son bâton, Bhagadatta faisait pression
sur l'armée de façon répétée ». Il s'agit bien là d'une connotation royale,
dans la mesure où elle est métaphorique, car on ne voit jamais le
brahmane comparé à un pâtre. Mais dans la dernière citation, on note de
plus le lieu où le bouvier pousse ses troupeaux : la forêt, et cela s'applique
d'autant mieux à Bhagadatta qui est parvaleévara, « seigneur de la
montagne »1. Dans le Harivamša, Krsna avec ses compagnons bouviers
et leurs vaches vit dans la forêt, il est vanecara, car c'est dans la forêt
que l'on fait paître les vaches. Et c'est précisément ce terme de vanecara
qu'emploie Krsna pour caractériser Arjuna au moment où il s'éprend
de Subhadrâ (I 219 16b; 211 16b) : vanecarasya kim idam kâmenâlodyate
manah // « Comment se fait-il que le cœur d'un habitant de la forêt
soit agité par l'amour », faisant ainsi allusion à son état de brahmacarin.
Peut-être la réponse à la question de Krsna est-elle là : il rencontre
d'ailleurs Subhadrâ lors d'une fête sur le mont Raivataka, et non en
ville, dans un palais. Tous les brahmanes « forestiers » qui peuplent
l'épopée, en outre, ont avec eux leur vache d'abondance. Toutes ces
vaches que doit protéger le roi rappellent ainsi non seulement son lien
aux brahmanes, mais aussi sa souveraineté qui s'étend jusqu'à la forêt
et aux renonçants qui l'habitent2. La vache qui symbolise toute la
prospérité de ce monde en même temps que l'ordre brahmanique,
évoque aussi la forêt, cette forêt ambiguë de l'épopée où mûrit toute
la vie séculière, sans laquelle il n'y aurait pas de vie séculière. Si la
bhakti introduit la dimension du renoncement dans la vie « mondaine »
il faut bien que, d'une certaine manière, la forêt symbole du renoncement
soit intégrée au monde villageois. La vache est le parfait symbole de cette
intégration, et le lien symbolique du roi à la vache n'en est que plus
fort : c'est vraiment l'ensemble du dharma qu'il protège en se faisant
symboliquement bouvier.
Le caractère royal d'Arjuna se voit ainsi affirmé et renforcé.
Corrélativement, son épouse Subhadrâ, sœur de Yavalâra, prend une
dimension royale que son costume de bouvière contribue à révéler.
Elle est la servante de Draupadï, tout comme Arjuna est subordonné
à ses aînés Yudhisthira et Bhïma parce qu'il sert les valeurs qu'ils
incarnent3. Subhadrâ est au service de Sri. On peut exprimer la même chose
autrement : de même que la royauté est répartie sur les cinq frères
et plus particulièrement sur les trois fils de Prthâ du côté masculin,
elle est répartie sur Draupadï et Subhadrâ du côté féminin. La dualité
évoque ici irrésistiblement la dualité des déesses associées à Višnu

(1) Cf. aussi MhBh III 11 5 : lad vanám lâpasâ nityam gopâsca vanacârinahl durât pariha-
ranti sma purusâdabhayât kila // « Les ascètes et les bouviers qui fréquentent constamment
la forêt s'en étaient éloignés par crainte des (râksasa) cannibales ». L'édition critique (12 5)
a êesâéca au lieu de gopâsca.
(2) On se rappelle que le roi doit aussi exercer son danda à rencontre des ermites
«forestiers » et des renonçants (MhBh XII 15) : c'est Arjuna d'ailleurs qui en fait la théorie.
Cf. EMH IV, p. 164.
(3) Visnu lui-même, lorsqu'il est appelé Upendra, se subordonne à Indra : comme auatâra,
il doit assurer la royauté céleste d'Indra et sa souveraineté sur les trois mondes.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 137
lorsque Laksmï se dédouble en Srïdevï et Bhudevï. Sri est souveraine
dans la mesure où la valeur qu'elle représente — la pérennité de ce
monde terrestre — est la valeur « féminine » dominante, mais la figure
de la reine idéale est sans doute Subhadrâ. Cette dernière est d'ailleurs
seule vraiment féconde : non seulement son fils Abhimanyu sera le père
de l'héritier de la dynastie, mais c'est après son arrivée à Indraprastha
que Draupadï aura cinq fils en cinq ans de ses cinq maris. Ces cinq
fils périront sans descendance dans la bataille, ou plutôt à la fin de
la bataille, dans l'incendie du camp PSndava. Srï, la Prospérité en
personne, n'a pas de progéniture. Seule sa représentante sur terre,
la reine, doit en avoir une. Tandis que Draupadï disparaîtra avec toute
la génération de la crise, une fois la tâche accomplie, Subhadrâ se verra
confier la charge du « reste » des Yâdava, Vajra, petit-fils de son frère
Krsna et roi ď Indraprastha, tandis que son petit-fils Pariksit, roi de
Hâstinapura, sera placé sous la tutelle de Yuyutsu (XVII 1). La venue
de Subhadrâ à Hâstinapura aura donc bien été la source de bonheur
que prévoyait Arjuna, moins pour lui-même que pour la dynastie des
Kuru et son royaume : elle a été une vraie Vrsni, toute orientée vers
l'avenir du monde. Corrélativement, le fait qu'Arjuna a une descendance
royale le désigne comme roi. Son alliance avec Vavatâra en fait le roi
dharmique par excellence, mais aussi celui qui devra prendre en charge
la crise du monde à venir, celle où le dharma royal s'éprouve dans toutes
ses dimensions à travers des situations extrêmes.

L'incendie de la îorêt Khândava.


La collaboration de Krsna et d'Arjuna est désormais assurée par
leur relation de beaux-frères. L'incendie de la forêt Khândava en est
la première manifestation1.

(1) J'ai déjà abordé cet épisode dans Annuaire... T. 79, p. 140-141 et dans « The story
of Arjuna Kârtavirya without reconstruction », Purûna, July 1970, p. 295-297. A. Hiltebeitel
a discuté ces exposés dans « The burning of the forest myth », in Hinduism, New Essays in
the History of Religions, Bardwell L. Smith Ed., Leiden 1976, pour montrer que je me
débarrasse un peu vite du problème critique que posent les deux versions du mythe et que
le modèle du pralaya a dû simplement servir à habiller ce qui est avant tout un épisode
initiatique. Je me fonderai cependant ici pour l'essentiel sur ce que j'ai déjà écrit. La notion
d'interpolation m'est décidément inintelligible, appliquée à cette littérature qui fut si
longtemps orale et obéit à toutes les lois du genre : pourquoi, par exemple, veut-on qu'un
récit plus long soit forcément le résultat d'une interpolation, au lieu de supposer que le récit
court a laissé tomber une partie de son développement ? Pis encore : se fondant sur cette
première supposition, on imagine comment l'histoire a pu se développer à partir de la version
courte pour donner la version longue, et l'on va jusqu'à reconstruire un développement à
l'intérieur même du texte de la version courte (pour lui donner la forme d'un pralaya). Tout
cela ne peut évidemment que projeter dans le récit la logique du savant qui l'étudié, d'autant
qu'aucune preuve d'ordre philologique ne saurait être avancée à l'appui. Une méthode
structurale — horresco referens — ne se propose pas comme une panacée destinée à résoudre
toutes les difficultés, elle sort d'une réflexion sur la nature des textes dont elle traite et sur
les échecs antérieurs.
Je m'en tiendrai d'autre part au terme que j'avais employé à la place d'« initiation »
dans Annuaire. T. 79 : celui d'« épreuve », on peut même dire (avec Dumézil) « épreuve
qualifiante ». Pourquoi employer ce terme « initiatique », vague et galvaudé dans son acception
138 MADELEINE BIARDEAU
Épisode mystérieux, où soudain, comme si souvent dans l'épopée,
le ciel et la terre semblent en communication directe; il est préparé,
si l'on ose dire, de manière à ménager un effet de surprise. Le retour
d'Arjuna avec Subhadrâ à Indraprastha marque le début d'une période
de grand lustre et de croissance pour le royaume de Yudhisthira. On
est dans une sorte d'âge d'or, malgré la présence toute proche du
royaume de Duryodhana. Krsna réside provisoirement à la cour, où
il a déversé de riches cadeaux après le mariage de sa sœur. Dans la
liesse générale, Arjuna et son beau-frère organisent une fête champêtre,
dans les bois qui bordent la Yamuna". Tad vanam sumaharddhimat,
« la forêt était dans un état de grande prospérité » (I 222 26b; 214 25b) :
l'âge d'or du royaume trouve sa représentation symbolique dans cette
fête où les débordements de vie et de richesses des pavillons rustiques
édifiés pour les ébats de la cour s'harmonisent avec la luxuriance de la
forêt. Krsna et Arjuna se retirent à l'écart dans un endroit tranquille
et évoquent ensemble des hauts faits du passé. Pause : les deux héros
se coupent de la fête, et l'on oublie que la forêt était le théâtre de celle-ci.
Il s'agit de la forêt Khândava1. Un brahmane ascète mais resplendissant
s'approche des deux beaux-frères et se présente à eux comme un
brahmane très affamé et gros mangeur, puis révèle qu'il est Agni et qu'il
voudrait apaiser sa faim en consumant la forêt Khândava avec toutes
les créatures qui l'habitent. Mais Indra déverse tant de pluie sur la
forêt, pour sauver son ami le serpent Taksaka, qu'il ne parvient pas à
la brûler (I 223 1-11; 215 1-11).
Si l'on s'en tient à la version courte, celle que donne l'édition critique
du MhBh, Arjuna immédiatement réclame à Agni, pour pouvoir l'aider,
des armes appropriées pour lui-même et pour Krsna. Agni les obtient
de Varuna : pour Arjuna l'arc Gândïva et deux carquois inépuisables,
un char attelé de chevaux rapides comme le vent et portant comme
emblème le singe (Hanumân), pour Krsna le disque Sudaršana et la
massue Kaumodakï. L'arc et les carquois d'Arjuna viennent du roi

large, dans un contexte aussi précis que celui de l'hindouisme épique ? On parle d'initiation
(skt. upanayana) pour le jeune hindou de haute caste qui est introduit aux études védiques
et à la société de ses pairs. On en parle encore — mais il faut alors préférer « consécration »
— pour les rites préparatoires à un sacrifice ou l'accès à un rituel de secte (skt. dïksâ). Arjuna
subit une série d'épreuves qualifiantes pour les tâches qui l'attendent : ou bien toutes ont
valeur initiatique, ou bien il vaut mieux abandonner ce terme et essayer de préciser davantage
la portée de chaque épreuve.
(1) Indraprastha, la capitale de Yudhisthira, s'appelle aussi Khândavaprastha. La forêt
Khândava fait partie de son royaume, à moins qu'elle ne le symbolise (cf. Arjuna Kârtavîrya
qui donne tout son royaume à brûler à Agni par excès de piété). On retrouve khândava dans
le composé Khàndavàyana, nom des brahmanes qui se partagent la Terre, donnée par Râma
Jâmadagnya après le grand sacrifice qui conclut son massacre des ksatriya (III 117 13 ; id.) ;
le texte explique ce nom « étymologiquement » à partir de khanda, « morceau » : les brahmanes
prennent chacun un morceau de la Terre. Cependant, on peut aussi évoquer la friandise sucrée
du nom de khândava (qui forme assonance avec Pândava) : si l'on accepte l'idée que l'incendie
de la forêt est conçu comme une résorption du monde en miniature et que le pralaya est
un sacrifice « sauvage », rien d'étonnant à voir la forêt (et la Terre de III 117 13) transformée
par son nom en matière oblatoire.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE iV) 139
Soma qui, quel qu'il soit ici, évoque le fondateur de la dynastie lunaire1.
Voilà nos deux héros pourvus des armes célèbres entre toutes et prêts
ainsi à combattre Indra — dont on n'oublie pas qu'il est le père
d'Arjuna — -, ainsi que tous les adversaires humains ou non humains,
deva ou asura (I 224 15-21, 225 1-33; 215 13-19, 216 1-30). En d'autres
termes, ils sont équipés pour faire œuvre d'avatâra, l'un et l'autre, et
c'est Agni, le Feu sacrificiel devenu boulimique, qui s'est fait le médiateur.
Dès lors le dieu peut dévorer la forêt, il a des auxiliaires compétents
(I 225 34-37; 216 31-34) : evam uktah sa bhagavàn dášarhenárjunena
ca I taijasam гпрат âsthdya dàvam dagdhum pracakrame Ц sarvatah
parivâryâtha saptârcirjvalanas iathâ / dadáha khândavam dâvam yugâniam
iva dar šay an // praiigrhya samâvisya tad vanam bharatarsabha / meghasta-
niianirghosah sarvabhutânyakampayat // dahyalas tasya ca babhau
гпрат ddvasya bhàraia / meror iva nagendrasya kïrnasyâmsumato' mšubhih
II « A cette invitation de Krsna et d'Arjuna, (Agni), prenant sa forme
ignée, se mit à brûler le bois. L'enveloppant de tous côtés de sa septuple
flamme, il brûla le bois Khândava, se montrant comme à la fin d'un yuga.
La saisissant, il pénétra la forêt complètement, avec un bruit de tonnerre
qui fit trembler toutes les créatures. Le bois en feu brillait comme le
Meru, roi des montagnes, quand il est éclaboussé par les rayons du
soleil ».
Il n'y a aucun doute : le Feu qui dévore la forêt évoque le feu de
la fin du yuga (c'est-à-dire de la fin d'un kalpa2); témoins les sept
flammes d'Agni qui rappellent sans doute ses sept langues, mais plus
encore les sept soleils chargés d'incendier le triple monde, étant donné
que la forêt se présente comme un tout d'une part, et qu'elle ne saurait
être considérée comme une matière oblatoire normale. Témoin encore
la comparaison précisément avec la fin d'un yuga, et la terreur qui en
résulte pour toutes les créatures. Krsna et Arjuna se donnent d'abord
pour tâche d'empêcher les habitants de la forêt d'échapper à l'incendie.
Ils les tuent à mesure qu'ils les voient s'enfuir et Agni s'en repaît.
L'eau des étangs se met à bouillir, tuant poissons et tortues. Les dieux
s'émeuvent de ce carnage, et Indra vient déverser des torrents de pluie
sur l'incendie. Arjuna alors s'emploie à faire une couverture continue
de flèches au-dessus de la forêt, qui empêche la pluie d'arriver jusqu'aux
flammes. Bientôt les dieux, du haut du ciel, les asura, les ràksasa,
les Serpents dans la forêt même, prennent part au combat, témoignant
ainsi que le triple monde est présent dans le microcosme de la forêt.
Il semble que Krsna soit le grand massacreur des asura et des râksasa
avec son disque, et la description qui en est donnée en 228 l-12a (219
l-9a) — on parle de гпрат aiyugram sarvabhutâtmanas (228 12a; 219
9a), « la forme très effrayante de (celui qui est) Yâtman de toutes les
créatures » — évoque le chant XI de la Gïiâ. Les bêtes sauvages et les
asura remplacent les guerriers, mais c'est le disque qui abat et Agni
qui dévore.

(1) Le MhBh fait descendre la dynastie lunaire de la fille de Manu, lia, et non du roi
Soma. lia (...Ida) aussi bien que Soma sont des noms à consonance sacrificielle.
(2) Cf. EMH IV, p. 123 sq.
140 MADELEINE BIARDEAU
Enfin les dieux reconnaissent qu'Arjuna et Krsna sont invincibles
et ils se retirent du combat, laissant Agni tout dévorer. Au reste, une
voix « incorporelle » annonce que Taksaka et son fils sont hors d'atteinte,
et qu'Arjuna et Krsna sont Nara et Nârâyana (228 16-18; 219 13-15a).
C'est la première fois que le récit épique les pare de ce titre, qui est
comme une consécration de leur invincibilité et une reconnaissance de
leur rôle. L'épisode se termine sur une constatation à première vue
surprenante (234 5 ; 225 5) ; bhagavân api ligmâméuh samiddhah khândavam
ialah I dadâha saha krsnabhyàm janayanjagaio hitam // « Quant au
bienheureux Agni, il brûla le Khândava de ses flammes avec l'aide
des deux Krsna pour le bien des mondes ». Formule avatârique s'il
en fut : la destruction qui vient d'avoir lieu était en vue d'un plus
grand bien, d'une renaissance de ce microcosme image du triple monde.
On ne connaît guère d'ailleurs qu'une situation où Indra et Agni ne sont
pas du même côté. En temps normal, Agni est la « bouche des dieux »,
il porte les oblations terrestres jusqu'aux dieux qui s'en nourrissent.
Il cesse cet office lorsque les sacrifices, c'est-à-dire le dharma, languissent
sur terre, et il se transforme alors en destructeur du monde : dans le
récit purânique l'Agni du Temps prend plutôt la forme du Soleil, et
celui-ci devient septuple.
Indra ne peut donner son aval à une destruction du monde, lui
dont l'immortalité est liée à la pérennité de la vie du dharma sur terre.
Il faut que le dharma soit bien malade pour qu'il demande à Visnu
d'intervenir — Visnu qui ne peut vouloir la mort universelle et
définitive — , mais il faut aussi que la renaissance du monde soit assurée.
Or Indra reconnaît Krsna et Arjuna à l'œuvre, et lorsqu'il admet sa
défaite, il est rassuré sur l'avenir. Il y a en effet quelques rescapés du
massacre qui symbolisent la possibilité d'un âge nouveau : le serpent
Taksaka d'abord, en lequel on propose de voir une figure de démiurge1,
et son fils Ašvasena, à la fonction problématique, mais dont le nom
évoque un statut royal : à côté du démiurge et des quatre oisillons
sâmgaka, figures des quatre Veda et de la fonction brahmanique, il
y aurait logiquement place pour un roi. Mais le plus intéressant ici
est Yasura Maya et le rôle qu'il fait jouer à Arjuna (228 39b-45; 219
35-39) : taihàsuram mayam ndma taksakasya nivesanât [/ vipradravanlam
sahasâ dadarša madhusudanah / tam agnih prârthayâm usa didhaksur
vâtasâraihih // sarïravânjalï bhûtvà nadanniva balâhakah / vijňáya
dânavendrânâm mayam vai silpinâm varam // jighâmsiir vásudeuas tam
cakram udyamya dhisthitah \ sa cakram udyatam drsivâ didhaksanlam
ca pdvakam // abhidhâvârjunelyevam mayas trâhïti câbravït // tasya
bhïtasvanam šrulvá má bhair iti dhanaňjayah JJ pratyuvâca mayam
pàrtho jïvayanniva bhârata f lam na bhetavyam ityâha mayam pârtho
dayâparah // lam pârthenâbhaye datte namucer bhrâtaram mayam / na
hantum aicchad dâsârhah pâvako na dadâha ca // « C'est alors que Krsna

(1) Cf. Annuaire... T. 79, p. 141 pour ces différentes interprétations. Taksaka, « le Façon-
neur », s'oppose comme Nâga à Ananta ou Šesa, le serpent qui connote au contraire l'informe,
le chaos. Tandis que ce dernier représente le côté négatif du chaos, résidu d'une destruction,
Taksaka en est plutôt le côté fécond, créateur. C'est pourquoi il est l'ami d'Indra qui le protège.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 141
vit Vasura du nom de Maya qui sortait en courant soudain de la demeure
de Taksaka. Agni, avec le Vent pour cocher, désirant le brûler, reprit
une forme humaine avec un chignon d'ascète, grondant comme un
nuage d'orage. Vâsudeva, reconnaissant Maya, le meilleur des architectes
des rois asura, se tint prêt, le disque levé pour le frapper. Maya, voyant
le disque levé et le Feu qui cherchait à le brûler, courut1 en criant :
' Arjuna, sauve-moi '. Dhanaňjaya le fils de Prthâ, entendant son cri
d'effroi, répondit : ' Ne crains rien ' », redonnant pour ainsi dire la vie
à Maya. Le fils de Prthâ, plein de pitié, lui dit : ' II ne faut pas avoir
peur '. Quand le fils de Prthâ eut ainsi accordé protection — abhaya —
à Maya le frère de Namuci, Krsna n'eut plus envie de tuer celui-ci et
Agni ne le brûla pas ».
Maya architecte des asura : son nom est évidemment à rattacher
à la racine ma- « mesurer, construire », et il est logique de le voir sortir
de la demeure de Taksaka. Un « façonneur » et un architecte doivent
travailler ensemble. C'est un asura : Vavatâra a le réflexe immédiat
de lancer son disque contre lui. Plus étrange est l'attitude d'Agni :
désirant le brûler, il reprend la forme de brahmane ascète qu'il avait
au début de la scène au lieu de garder sa nature ignée. On ne saurait
être surpris du lien qui existe entre la forme ascétique d'Agni et sa
forme de feu incendiaire, puisque le mythe purânique du pralaya
enseigne que l'incendie cosmique équivaut à une résorption des créatures
dans le dieu yogin. Si Agni reprend ici la forme qu'il avait quittée pour
brûler, c'est sans doute qu'il s'agit d'affirmer la valeur yogique de
l'incendie, et que cette valeur est importante face à Yasura Maya. D'autre
part, après cet épisode, Maya reconnaissant va construire un somptueux
palais pour Yudhisthira, à la demande d'Arjuna. Et ce palais a une
curieuse propriété, que révèle la visite indiscrète de Duryodhana juste
après le rdjasûya de Yudhisthira (II 47; 43). Dévoré par l'envie, celui-ci
se promène dans le palais et se trompe à chaque instant : il prend du
cristal pour de l'eau et inversement, veut ouvrir une porte ouverte
et se heurte rudement à une porte fermée qu'il croit ouverte, se mettant
chaque fois dans une situation ridicule qui fait la joie des spectateurs.
Duryodhana est humilié, et c'est alors que va germer le projet du jeu
de dés. Ce palais ne semble être en trompe-l'œil que pour Duryodhana.
Les Pândava et leurs serviteurs ne font aucune erreur du même genre.
On peut penser que cette disposition particulière a été voulue par
l'architecte, à moins qu'elle n'exprime sa nature à lui : son œuvre
est sans piège pour les vertueux Pândava qui la déchiffrent correctement,
mais source de toutes les erreurs pour le méchant Duryodhana.
On se rappelle qu'au premier moment de la recréation du monde,
dans le récit de pratisarga2, Brahmâ crée d'abord la quintuple avidyâ,
l'Ignorance, la Nescience métaphysique qui seule peut permettre au
monde d'avoir une existence empirique et aux créatures de se laisser

(1) Le texte porte abhidhâva, qu'il faut sans doute comprendre comme l'absolutif
abhidhâvya. Une variante donne abhigamya.
(2) Cf. EMH II, p. 61 et 90-91.
142 MADELEINE BIARDEAU
prendre à ce mirage des phénomènes empiriques1, h'avidyâ est un
synonyme de la maya, ou encore de la lïlâ, du jeu divin dans la création.
En même temps la maya, comme puissance d'illusion ou d'ignorance,
est ce que chaque individu épris de délivrance doit surmonter. Dans
la mesure où elle s'identifie au cosmos manifesté par opposition à
l'Absolu, elle est ce qui doit disparaître de la conscience du yogin,
et par voie de conséquence, être résorbé dans le yogin divin au moment
de la destruction du monde. En ce sens, on peut lui prêter une nature
asurique, et si Maya est cette puissance d'illusion, ou du moins son
auteur mythique, Agni, voulant le dévorer, est bien l'équivalent du
yogin humain ou divin : d'où sans doute la forme ascétique qu'il reprend
pour courir sus à Maya. D'autre part, Maya est nécessaire à la renaissance
du monde, puisqu'aucune vie empirique ne serait possible sans la maya2.
Qu'on en ait fait un asura est un trait du génie des mythographes.
La mâyâ est évidemment inférieure au yoga, la réalité empirique étant
subordonnée à l'absolu. Mais, au moins dans la perspective de la bhakli
qui parvient à rendre cette réalité empirique, non pas étrangère, mais
fondamentalement ordonnée à la délivrance, la mâyâ acquiert un statut
de droit et non plus seulement de fait. Confier la fonction de l'empiricité
à un asura est reconnaître le caractère indispensable des créatures
inférieures : il ne suffît pas de les penser comme représentants du Mal
— ce qu'elles peuvent être à l'occasion, et c'est le risque perpétuel
de la création que de les voir se révolter contre le dharma — -, il faut
admettre que des fonctions inférieures, impures, interdites aux créatures
bien nées, sont nécessaires à la vie même de ces créatures3.
C'est alors le rapport de Maya à Arjuna qui reste à expliciter. Non
seulement Yasura s'adresse au prince contre Agni et Krsna qui veulent
le détruire, mais ses deux ennemis abandonnent leur poursuite quand
Arjuna lui a accordé Yabhaya : on sait que Vabhaya (« absence de
crainte ») est le geste de salut que fait le dieu suprême à son dévot.
Arjuna reprend donc ici une attitude du dieu de bhakti; il est aussi
plein de pitié, autre caractéristique du dieu. Mais, ce faisant, il se
conduit aussi en parfait guerrier : cela fait partie du code de conduite
du ksatriya de ne pas poursuivre un ennemi qui demande grâce sur le

(1) On sait qu'il y a un débat à l'intérieur du Vedânta qui départage les écoles issues de
Šankara, pour savoir si Vavidyâ est directement fondée sur le Brahman, c'est-à-dire est une
réalité cosmique « objective », ou bien si elle a pour fondement les consciences individuelles.
Le mythe purânique est en faveur de la première hypothèse.
(2) Lorsque les Pândava partent en exil, les habitants du Kurujângala se lamentent
en ces termes (III 23 12; 24 12): cakâra yâm apratimâm mahatma sabhâm mayo devasabhâpra-
kâêâmltâm devaguplâm iva devamâyâm hitvâ prayâiah kva nu dharmarâjah/l « Où le Dharma-
râja, ce mahâtman, s'en va-t-il, abandonnant le palais incomparable que lui a construit Maya
telle une mâyâ divine, ce palais semblable aux palais des dieux et protégé des dieux ? ».
(3) Dans d'autres contextes, la mâyâ, qui est alors plutôt la Prakrti, la Nature primordiale,
par opposition au Purusa, le Mâle, est assimilée à la Déesse. A strictement parler, la Prakrti,
qui s'oppose au Purusa dès le début de la création première (cf. EMH I, p. 25 sq.), est
antérieure ontologiquement à Vavidyâ ou mâyâ dans la perspective purânique. Il n'en est pas
moins vrai qu'il y a un lien particulier de la Déesse à Vasura où se retrouve leur participation
au monde de la mâyâ et leur intérêt pour lui, comme on le verra ultérieurement dans le chapitre
consacré à la Déesse.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 143
champ de bataille1. Arjuna est donc ici chevaleresque selon les normes
hindoues, mais aussi animé des sentiments mêmes de la divinité à l'égard
de ses créatures. Dans cette alliance de la vertu guerrière et de l'attitude
du yogin divin, on reconnaît Yavatára, Yavalára dont Arjuna est le double.
Ce qui est traduit ici, quand l'adversaire est Maya, c'est la protection
que le roi doit à son royaume, idéalement à la terre entière, au monde
empirique où les hommes doivent poursuivre l'accomplissement de
tous leurs buts. Arjuna, mettant ainsi des bornes au carnage, a un rôle
royal2.
Mais, quelle que soit la réalité de la destruction qui vient d'être
effectuée, elle n'est qu'une figure d'une destruction plus terrible, pour
laquelle il importe d'abord de se qualifier. Alors que Krsna apparaît
dès maintenant comme maître des asura qu'il a tués en abondance,
l'épopée se réfère constamment à l'incendie de la forêt Khândava
comme à la victoire qu'Arjuna a remportée sur Indra : on sait déjà que
Yavatâra, et par extension celui qui le représente sur terre, doit être
capable de vaincre les dieux et les asura, ces derniers étant plus forts
que les deva. L'incendie du Khândava a opposé Arjuna à Indra dans
une mise en scène symbolique. Il lui reste à se qualifier par rapport aux
asura, et c'est sans doute le sens de la promesse différée que lui fait
Indra à la fin de l'épisode : le fils de Prthà" lui demande des armes,
Indra les lui donnera quand il se sera propitié Mahâdeva (Šiva) par de
grandes austérités. On verra que ce sera aussi l'occasion pour Arjuna,
non seulement d'avoir accès au ciel d'Indra avec son corps humain,
mais d'aller combattre des asura pour le compte des dieux.
On n'a fait usage jusqu'à maintenant que de la version courte de
l'épisode, celle que retient l'édition critique. Cependant, notre édition
de référence, elle, rapporte la version longue, où les auteurs tiennent
à expliquer la raison de la boulimie d'Agni (I 223 15-83, 224 1-14;
App. I n° 118). C'est l'histoire du roi Švetaki et de sa passion de sacrifices.
Il offre tant et tant de sacrifices que les officiants brahmanes n'en peuvent
plus et déclarent forfait les uns après les autres. Dans leur colère ils
conseillent au roi de s'adresser à Rudra. Le roi est lui-même en colère,
mais après de longues austérités, il obtient que Rudra lui apparaisse
et lui promette de sacrifier pour lui, pourvu que lui-même s'engage
à entretenir son feu pendant douze ans en versant du beurre clarifié
sans interruption et en pratiquant le brahmacarya. Švetaki s'exécute,
et au bout de douze ans va rappeler sa promesse à Rudra. Celui-ci
toutefois rappelle à Švetaki qu'il appartient aux brahmanes de sacrifier
pour un roi et que, par conséquent, lui Rudra ne peut s'en charger
directement. Mais le brahmane Durvâsas est son incarnation sur terre :
Švetaki obtiendra son assistance. De fait le sacrifice a lieu, tel que le
voulait le roi, et c'est l'occasion de grands dons aux brahmanes. Lorsque

(1) Cf. par exemple la liste des adversaires contre lesquels Bhïsma refuse de combattre
parce que cela est contraire au dharma (VI 107 77-78 ; 103 72-73) : y figurent celui qui s'enfuit
— dravamâne — et celui qui a peur — bhlte.
(2) On retrouvera le rapport d'Arjuna à la mâyâ ou au jeu divin pendant son séjour
chez Virâta. Cf. ci-dessous, p. 189 sq.
144 MADELEINE BIARDEAU
vient le temps, Švetaki va au ciel, accompagné de ses officiants
brahmanes. L'histoire semble se clore sur elle-même avec une fin heureuse,
mais Agni n'a pas digéré les douze ans de beurre clarifié que lui a servis
le roi. Il est malade de cet excès de nourriture et va demander un remède
à Brahma. Celui-ci lui suggère de prendre comme médicament la forêt
Khândava, repaire d'ennemis des dieux, qu'il a déjà autrefois consumée.
Agni, avec l'aide de Vâyu, se précipite sur la forêt, mais ne parvient
pas à la consumer : les éléphants et les cobras éteignent le feu avec
l'eau que projettent leurs trompes et leurs capuchons. Sept fois de
suite, l'incendie est éteint. Agni retourne voir Brahma qui, cette fois,
lui conseille de s'adresser à Arjuna et Krsna, qui se trouvent justement
dans la forêt Khândava. A ce point le récit supplémentaire de la version
longue rejoint la version courte.
A noter d'abord que le roi Švetaki porte un nom qui a pour effet
de le mettre en parallèle avec Arjuna : les deux noms connotent en effet
la blancheur. Švetaki est aussi appelé S veta ou Švetaketu : c'est le
blanc qui reste l'élément permanent. Ce roi trop pieux rappelle au
surplus un autre Arjuna, Г Arjuna Kârtavïrya qui, après avoir conquis
la terre, donne tout aux brahmanes et se prête au désir d'Agni, le
laissant brûler tout son royaume (XII 49; id.). D'un côté Švetaki,
comme Kàrtavïrya, est pieux comme un bon roi, d'un autre il est pieux
d'une façon si irréfléchie qu'il passe outre aux réticences des brahmanes.
Ceux-ci, dans leur colère, l'adressent à Rudra, dont on sait bien qu'il
n'est pas le meilleur garant des bons sacrifices, puisque l'épopée connaît
l'histoire du sacrifice de Daksa et met Rudra en scène dans l'épisode
final de la guerre, l'incendie du camp Pandava. Il faut tenir compte
des deux lignes de faits, dont on ne voit pas très bien le lien à première
vue, ni leur commun rapport à la cure préconisée par Brahmâ : Rudra,
pour accéder à la demande de Švetaki, exige que celui-ci pratique lui-
même une oblation continue de beurre clarifié pendant douze ans
dans le feu en l'accompagnant du vœu de brahmacarya. L'ascétisme
de Švetaki correspondrait à celui d'Arjuna — à ses douze ans d'exil
dans la forêt — s'il n'était associé à une forme étrange de rite sacrificiel :
un sacrifice continu de douze ans ne correspond à aucun rituel connu,
car les plus longues sessions sacrificielles comportent des phases actives
et des interruptions. On ne sacrifie pas la nuit, par exemple. Mais
l'élément le plus évidemment subversif est que le roi doit verser lui-
même le beurre clarifié sur le feu, en l'absence d'officiants brahmanes.
Il obéit à Rudra, ce qui équivaut peut-être à un aveu d'ignorance,
mais surtout lui fait accepter l'inacceptable : qu'un roi se substitue
à des brahmanes dans la pratique sacrificielle. Telle est la première
ligne de faits, celle qui provoque une indigestion d'Agni.
Le second aspect à considérer est le sacrifice apparemment régulier
et réussi que célèbre Švetaki avec le concours du très rudraïque brahmane
Durvâsas. Le roi est parvenu à ses fins : son ascèse de douze ans et
son inlassable ardeur sacrificielle ont trouvé leur aboutissement dans
ce sacrifice, où il se répand de plus en générosités destinées aux
brahmanes et en reçoit des louanges. Il recueille le fruit de tant de
piété puisque, son temps accompli, il monte au ciel avec ses officiants :
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 145
est-ce le signe que ses excès étaient bons et recommandables ? La
maladie d'Agni et le recours de ce dernier à Brahmâ nous avertissent
du contraire. Ne faudrait-il pas plutôt continuer le parallèle avec Arjuna
et opposer la récompense céleste recherchée par Švetaki à l'action
d'Arjuna, de Krsna et d'Agni qui a été faite pour le bien des mondes
(I 234 5; 225 5), malgré leur œuvre apparemment destructrice ? Pour
poursuivre un but égoïste — voire pour donner libre cours à une
aspiration qui serait l'apanage du seul brahmane — Švetaki n'a pas hésité
à violer l'ordre dharmique et à se substituer à un brahmane dans une
activité sacrificielle. Autrement dit, on a une fois de plus affaire à
une confusion des devoirs respectifs des deux varna supérieurs. D'où
la maladie d'Agni, dont le roi est directement responsable : Agni est
devenu pâle — pandu !
C'est bien dans cette direction qu'invite aussi à chercher le recours
d'Agni à Brahmâ : quand le désordre prévaut, les victimes, dieux,
terre ou brahmanes, s'adressent à Brahmâ pour se procurer un remède.
Celui-ci doit s'avouer impuissant — ce qui signifie que l'efficacité du
rite n'y suffit plus — , et il oriente ses solliciteurs vers Visnu, qui devra
intervenir sous la forme d'un avatàra. Ici le problème est un peu plus
complexe, du fait qu'il ne s'agit que d'une intervention symbolique,
où le personnage le plus important est Arjuna. Agni essaie d'abord,
comme le lui conseille Brahmâ, de consumer la forêt, mais il n'y parvient
pas à cause des éléphants et des Serpents, qui font sans doute ici leur
office de gardiens des points cardinaux, c'est-à-dire du monde organisé1,
en éteignant le feu avec de l'eau. Après sept échecs, Brahmâ envoie
Agni à Arjuna et Krsna : où l'on retrouve le dédoublement épique,
puisque Krsna doit être là pour attester le recours à Yavatâra, tandis
que l'acteur qui doit se qualifier est Arjuna. Arjuna et Krsna sont,
selon la déclaration explicite de Brahmâ (224 4a; App. I n° 118 [130]),
Nara et Nârâyana, c'est-à-dire en dernier ressort Visnu et son
représentant terrestre. La mise en scène fait donc attendre une de ces catastrophes
bénéfiques pour lesquelles Yavatâra vient sur terre. Quand Agni aborde
Arjuna et Krsna, il ne parle plus d'éléphants et de Serpents, mais
d'Indra qui protège la forêt, demeure de son ami Taksaka. On a oublié
que le Khândava est un repaire d'ennemis des dieux, mais il n'y a pas
nécessairement contradiction : la forêt est de fait habitée par des êtres
inférieurs, notamment des Nâga, des asura et des râksasa, mais on a vu
la signification particulière du serpent Taksaka : Indra a certainement
intérêt à voir détruire ses ennemis et à retrouver un Agni en bonne
santé, mais il tient aussi à assurer la renaissance du monde. C'est le
biais que l'on a trouvé pour assurer la victoire d'Arjuna sur le roi des
dieux.
L'incendie de la forêt Khândava se présente donc comme un sacrifice
sauvage opposé aux sacrifices réguliers gouvernés par le dharma, et
en même temps un sacrifice funéraire : le bois qui brûle est le bûcher

(1) Voir ci-dessus, p. 131 n. 3. On se rappelle qu'Indra a pour monture l'éléphant blanc
Airâvata.
146 MADELEINE BIARDEAU
des créatures qui l'habitent. Quand les brahmanes sont devenus
impuissants à sacrifier pour les rois, il faut retrouver un monde neuf au prix
d'une destruction de l'ancien. L'Agni que régénère l'incendie est la figure
du feu de la guerre à venir. Arjuna est alors l'opposé de Švetaki, celui
qui sacrifie pour le bien des mondes, et cette opposition même le désigne
comme le roi idéal. 11 valait la peine de prendre en considération la
version longue de l'épisode : même si elle ne change pas la signification
de l'incendie et du rôle d'Arjuna, elle la précise et la renforce. On peut se
demander ce qu'eût été ce récit dépouillé de toute référence au mythe
de pralaya1 : c'est beaucoup plus qu'une forme plus ou moins stéréotypée,
car elle fait corps avec le message du récit.

Arjuna dans le ciel d'Indra.


Le Livre II de l'épopée est dominé par Yudhisthira et sa consécration
comme roi. On sait maintenant que la royauté du Dharmarâja est
d'un type particulier et que sa défaite au jeu de dés, suivie de l'exil
dans la forêt, est encore une manifestation de cette royauté qui doit
faire passer le monde par une catastrophe. Arjuna tient sa place dans
les événements puisqu'il participe à l'expédition contre Jarësandha
— qui sera tué par Bhïma — • puis au digvijaya préliminaire au rituel
de consécration royale. Cependant, c'est au Livre III, le « Livre de la
Forêt » qui raconte les douze années d'exil des Pândava et de leur
femme, que le rôle privilégié d'Arjuna est à nouveau en pleine lumière,
alors que Krsna est presque complètement absent : c'est le temps des
épreuves cruciales pour Arjuna — comme sans doute pour ses frères
et leur femme commune (Subhadrâ n'a pas suivi son époux) — , celles
dont il ressortira dûment armé et qualifié pour la guerre à venir.
Dans les épreuves d'Arjuna, on met généralement en vedette sa
rencontre avec Rudra-Šiva déguisé en chasseur. Il est évident cependant
que cet épisode ne peut être détaché ni de ce qui précède ni de ce qui
suit : une longue discussion sur le karman, le dharma et le daiva met
aux prises Draupadï, Yudhisthira et Bhïma, avant l'arrivée de Vyâsa
et l'envoi d'Arjuna en mission. D'autre part, la rencontre avec Rudra-
Šiva est comme un passeport pour l'entrée d'Arjuna au ciel d'Indra.
La discussion des chapitres 27 à 30 (28-37) éclate après une description
que l'on croirait idyllique de la petite société reconstituée autour des
PSndava dans la forêt Dvaita, qui témoigne d'une parfaite union du

(1) Comme Hiltebeitel semble l'imaginer. Il bute aussi sur la contradiction qu'il y aurait
à voir Rudra apparaître d'abord comme l'instigateur du sacrifice de Švetaki, puis parmi les
divinités qui viennent lutter contre Arjuna et Krsna avec Indra. Le texte de l'édition critique
donne en effet (218 31b) : vicakram ca lalhà šivah, tandis que l'édition de référence (227 32b)
a : vicitrâm ca lalhâéanim (qui se rapporterait à Varuna, mentionné juste avant). Le texte
n'est nulle part très bon, mais la leçon šivah n'est certainement pas des meilleures, étant
donné que le dieu, dans ce contexte, n'est jamais appelé Šiva, mais plutôt Rudra ou Mahadeva.
Cependant, la présence de Šiva ne serait pas absolument incohérente : puisqu'il s'agit d'une
épreuve, il peut y collaborer dans plusieurs phases. De toute manière, Rudra-Šiva fait partie
du système sacrificiel dans sa totalité et ses actions les plus « terribles » contribuent encore
au bien des dieux et des mondes.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 147
brahman et du ksalra. Le rsi Baka Dâlbhya1 en fait la théorie à
Yudhisthira (III 26 10-11; 27 10-11) : brahma ksalrena samsrslam
ksatram ca brahmane saha / udïrne dahalah satrun vanânïvugnimârutau //
nâbrâhmanas Iota ciram bubhûsed icchannimam lokam amum ca jelum /
vinïtadharmârlham apetamoham labdhvâ dvijam nudati nrpah sapatnân //
« Le brahman joint au ksalra et le ksalra joint au brahman, quand tous
deux se soulèvent, ils brûlent leurs ennemis comme le feu et le vent
(ensemble) brûlent les forêts. Un (roi) sans brahmane ne peut espérer
réussir longtemps, s'il désire conquérir ce monde d'ici-bas et l'autre
monde. Mais s'il a pris auprès de lui un brahmane qui se règle sur le
dharma et Varlha et qui a dissipé toute cause d'égarement, il se débarrasse
de ses ennemis ». Le paisible tableau prend soudain une tout autre
coloration : le brahman n'est pas celui du pardon et du renoncement
tel que l'entend Yudhisthira, mais celui dont la puissance ascétique
peut mettre le feu au monde, et dont l'alliance rend le ksatra invincible.
La petite société reconstituée auprès de Yudhisthira n'est pas celle d'un
âge d'or miniature; elle a potentiellement en elle de quoi renverser la
situation et s'assurer la maîtrise du monde.
C'est alors qu'éclatent les plaintes de Draupadï (27; 28), qui ne
supporte pas l'état auquel sont réduits ses maris et la vie à laquelle
elle est elle-même condamnée. Elle en rend Yudhisthira responsable,
puisqu'il a refusé de faire usage de la puissance d'Arjuna et de son arc
Gândïva2. Il est trop enclin au pardon, ce qui est indigne d'un ksatriya ;
comme l'a enseigné Prahlâda à son petit-fils Bali, il n'est pas bon de
toujours pardonner ni de toujours faire prévaloir la cruauté. Il faut
savoir discerner le moment et l'occasion (28; 29) : mais on est ici dans
Varlha, ou même dans un dharma royal orienté vers la réussite terrestre
uniquement. Yudhisthira, lui, raisonne dans l'absolu : le pardon ne
peut être que bon, la colère que mauvaise, et le bon comme le mauvais
karman trouvent leur juste récompense (29; 30). Draupadï met alors
en doute la justice divine, le daiva, ou encore Dhâtar, « l'Ordonnateur »,
et Vidhâtar, « le Dispensateur », qui récompensent la vertu par les
pires malheurs (30; 31). Yudhisthira parle de désintéressement, sans
d'ailleurs renoncer à l'idée que tout acte a sa récompense, porte
son fruit (31 ; 32). Draupadï répond qu'en fait l'homme n'est jamais
sûr du résultat de ses actions, car le daiva est tout-puissant (32; 33).
Bhïma soutient alors Draupadï, mais, plus pragmatique, il voudrait
surtout obtenir de Yudhisthira qu'il le laisse agir avant le terme fixé
(33; 34). Yudhisthira invoque la fidélité à la parole donnée (34; 35),

(1) On ne s'étonne pas du nom de ce brahmane : Baka évoque la forme que prendra le
dieu Dharma à la fin du Livre III, aussi bien que le nom de Kaňka emprunté par Yudhisthira
au Livre IV. Cf. ci-dessus, p. 100 et n. 2. Dàlbhya est à rapprocher de darbha, l'herbe de la
jonchée sacrificielle, dont les brins effilés symbolisent aussi bien les flèches que les flammes du
feu. On a bien choisi le porte-parole d'un enseignement qui n'a rien à voir avec la paix d'un
ermitage forestier.
(2) Voilà un nom qui, jusqu'à présent, résiste à toute analyse, alors qu'il semble à lui
seul évoquer tant de choses. Faut-il y chercher « la (corne) de rhinocéros », comme y inviterait
la décomposition de gândïva en gândï-iva ? Cela aurait l'immense avantage de faire de l'arc
d'Arjuna une réplique de l'arc Sârnga de Krsna. Cf. ci-dessus p. 93 n. 2.
Il
148 MADELEINE BIARDEAU
puis devant l'insistance de Bhïma (35; 36), quitte le terrain des idées pour
celui des faits : leurs adversaires sont des guerriers redoutables, princes
et brahmanes réunis. A cela, Bhïma n'a rien à répliquer.
Dans ce débat, les jumeaux sont absents, ce qui est normal car ils
ont très rarement un avis vraiment personnel à exprimer. Draupadï
et Bhïma d'un côté, Yudhisthira de l'autre, sont conformes à leurs
personnages respectifs. Les deux premiers suivent leur désir immédiat,
peu faits qu'ils sont pour l'ascétisme et le renoncement. L'aîné des
Pândava, au contraire, n'est pas pressé. Il s'installe dans le renoncement
auquel il a souscrit de façon ambiguë : sans doute pense-t-il qu'il faut
à tout prix être fidèle à la parole donnée; en même temps cette fidélité
ne lui coûte guère, car elle l'oriente vers la pratique de vertus auxquelles
il croit plus qu'aux vertus proprement royales. Il garde un point de vue
très « individualiste », tout roi qu'il soit, et en dernier ressort fort peu
désintéressé. Mais l'élément le plus remarquable de la discussion est
finalement le silence d'Arjuna ; apparemment ni pour ni contre, il est
prêt à obéir à son aîné. De fait, il n'a pas le choix, c'est Vyâsa qui va
déterminer sa conduite à venir en instruisant d'abord Yudhisthira
(36 24 sq. ; 37 22 sq.). On peut toutefois penser que, s'il ne participe
pas au débat, c'est que le problème est mal posé du point de vue des
auteurs épiques. L'alternative n'est pas entre le pardon et la colère,
l'action immédiate et l'attente patiente, mais entre un acte fait en
fonction de l'intérêt personnel et une œuvre désintéressée au service
du monde : cette dernière peut, et même doit, recevoir sa récompense,
mais le rapport direct entre l'acte et son fruit est supprimé, il passe
désormais par la divinité suprême dont l'auteur de l'acte est le dévot.
Le discours préalable de Baka Dâlbhya fait aussi pressentir que cette
transformation de la conception de l'acte entraîne — est corrélative
de ? — un changement dans la répartition des tâches entre le brahman
et le ksatra : le brahmane protégé par le ksatriya a sa contrepartie dans
le brahmane qui met sa science et sa puissance — sacrificielle et
ascétique — au service du roi. La complémentarité des deux varna supérieurs
est plus étroite que jamais.
Vyâsa1 transmet donc à Yudhisthira la science dite pratismrti, « remé-
moration » (III 36 30; 37 27), qu'il doit communiquer à Arjuna pour
lui permettre d'accomplir sa mission. Aucune explication n'est donnée
de cette science (pas même par Nïlakantha), mais elle pourrait être
simplement la capacité de se rappeler l'usage de toutes les armes magiques
qu'il va recevoir, par opposition à la malédiction de Rama Jâmadagnya
qui prive Karna de la possibilité de se souvenir du brahmdstra en temps
utile (XII 3 29-30; 3 30-31 )2. Yudhisthira doit ensuite envoyer Arjuna

(1) Vyâsa est appelé ici Pâràsarya, « fils de Parâsara le Destructeur », un patronyme
qui n'est pas plus rassurant que celui de Râma Jâmadagnya.
(2) Cf. ci-dessus, p. 129 n. 1. En XII 3 2Gb (id.), Kama révèle sa véritable identité à Ráma
en ces termes : brahmaksatrânlare jâlam sûlam ma m viddhi bhârgava, « Sache, Bhârgava,
que je suis un suta, né entre le brahman et le ksatra ». Le fait qu'un suta soit issu d'un mélange
de brahmane et de ksatriya a-t-il fait croire à Karna qu'il pouvait cumuler en lui, comme
Arjuna, les deux pouvoirs ? De fait Râma lui dit qu'il n'y aura pas de ksatriya égal à lui sur
terre, et il aura fallu bien des malheurs conjugués pour qu'Arjuna puisse le tuer.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 149
recevoir des armes d'Indra, de Rudra et des lokapdla Varuna, Kubera
et Yama. Krsna Dvaipâyana, incarnation brahmanique de Narâyana,
insiste sur le fait qu'Arjuna est Nara, compagnon de Nârâyana, qu'il
est rsi et dieu des origines, donc pleinement capable d'accomplir cet
exploit. On voit ici la nécessité d'un Visnu incarné en brahmane (comme
on a vu celle d'un Siva brahmane), qui parle avec autorité pour préparer
le triomphe du dharma dans la crise qui s'annonce. Vyâsa complète
ses instructions en demandant à Yudhisthira de changer de résidence :
le petit groupe (on parle de dix mille brahmanes!) quitte donc la forêt
Dvaita (qui comporte un grand lac) pour regagner la forêt Kâmyaka
sur les bords de la Sarasvatï1.
Quand, armé de pied en cap, Arjuna part en direction du nord et
de l'Himalaya, son aîné lui dit (37 12b-17; 38 11-14) : lapasà yojaydt-
mânam ugrena bharatarsabha // dhanusmdn kavacï khadgï munih sddhu-
vraie sihiiah / na kasyacid dadan mdrgam gaccha tdtoltardm disdm //
indre hyastrdni divyàni samasiâni dhanaňjaya / vrtrdd bhïtair balam
devais tadà šakre samarpitam // tdnyekasthdni sarvdni tatas tvam
pratipatsyase f šakram eva prapadyasva sa te'strdni pradâsyati //
dïksito'dyaiva gaccha tvam drastum devam purandaram / evam uktvâ
dharmardjas lam adhyâpayala prabhuh // dïksitam vidhinânena dhrtavdk-
kâyamânasam / anujajňe tadd vïram bhrâtà bhrdtaram agrajah // « ' Mets-
toi en état de yoga par un rigoureux tapas, ô taureau des Bharata. Armé
de ton arc, de ta cuirasse, de ton épée, en silence et voué à des
observances parfaites, ne cède le chemin à personne et va en direction du
nord, mon ami. Car Indra a toutes les armes divines Dhanaňjaya.
Elles lui ont été livrées par les dieux qui avaient peur de Vrtra. Tu
obtiendras alors toutes les armes d'un coup. Va trouver Sakra, il te
donnera les armes. Consacré aujourd'hui même, va voir le dieu Purandara
( = Indra) '. Là-dessus le puissant Dharmaraja l'instruisit tandis qu'il
retenait sa parole, son corps et sa pensée. Il le consacra — dïksita — de
cette manière, et le frère aîné donna congé à son héroïque frère ».
Ainsi Arjuna est consacré comme pour un sacrifice avant de partir.
Les cinq Pândava étaient déjà considérés par leurs cousins comme
consacrés en vue de la vie en forêt lorsqu'ils partaient en exil (II 77 1 ;
BORI II 68 a une autre leçon), l'abandon de la royauté et la vie ascétique
— ils se revêtent de peaux d'antilopes noires — formant alors sans
doute le sacrifice pour lequel ils étaient consacrés. Le thème se trouve
redoublé pour le seul Arjuna, en vue donc d'un sacrifice qu'il sera seul à
offrir. De quel sacrifice s'agit-il et quel lien a-t-il avec la visite à Indra ?
Il n'est pas question de peau d'antilope cette fois, mais d'équipement
guerrier, ce qui est pour le moins inhabituel dans le cas d'un dïksita.
Sa marche vers le nord, d'autre part, quelles que soient par ailleurs ses
pratiques ascétiques traditionnelles, ressemble à la marche d'un
guerrier conquérant : il ne doit céder la route à personne, et ne trouvera
au demeurant personne pour la lui barrer. Cet aspect guerrier est

(1) Le Livre de la Forêt comporte ainsi plusieurs allées et venues entre ces deux forêts,
sans que l'on puisse, pour le moment, en saisir la signification.
150 MADELEINE BIARDEAU
fondamental puisque, lorsqu'il rencontre enfin, dans la région appelée
Indrakïla («poteau d'Indra») au-delà de l'Himavant et du Gandhamâ-
dana, un brahmane ascète qui lui suggère d'abandonner ses armes
en ce lieu de paix, Arjuna refuse. Le brahmane n'est autre qu'Indra
son père qui, devant la détermination de son fils, lui offre une récompense
de son choix : évidemment il ne veut que des armes, toutes les armes.
Indra essaie de lui proposer le salut ou autres choses tentantes, mais
Arjuna ne veut que retrouver ses frères pour assurer leur victoire. Indra
est satisfait de tant de constance, mais il diffère une fois de plus le don
qui lui est demandé, comme il l'avait fait lors de l'incendie du Khândava
(37 57-58; 38 43-44) : yadâ draksyasi bhirfešam tryaksam šuladharam
šivam I ladu dâtâsmi te tála divyányastruni sarvašah Ц kriyalâm daršane
yatno devasya paramesthinah \ daršanat tasya kaunleya samsiddhah
svargam esyasi 1 1 « Lorsque tu auras vu Šiva, le Seigneur des créatures
aux trois yeux porteur du trident, alors je te donnerai toutes les armes
divines. Donne-toi de la peine pour voir le dieu suprême. Quand sa
vue t'aura rendu parfait, tu iras au ciel ». La rencontre avec Šiva,
ou plus précisément sa vision, est donc l'épreuve qualifiante pour
l'entrée au svarga.
On connaît l'épisode de la lutte de Šiva et d'Arjuna (III 39; 40).
Arjuna est arrivé dans une région où, croit-il, il n'y a plus d'êtres
humains. Il se livre à un tapas rigoureux, au point que de la fumée
se dégage dans toutes les directions. Les grands rsi s'en alarment et
vont en informer Šiva. Celui-ci sait à qui il a affaire et ce que veut de
lui l'ascète. La mise en scène ici rappelle celle qui précède l'intervention
d'un avalera, mais Šiva prend la place de Brahma, et sa médiation vise
seulement à qualifier Arjuna pour l'entrée au svarga avec son corps
d'homme.
Il se présente sous la forme d'un chasseur — non pas vyàdha, chasseur
occasionnel ou de caste, mais kirâia, habitant de la forêt vivant de la
chasse — , accompagné de la Déesse, elle aussi en chasseresse, et de
nombreuses femmes de même apparence. Un sanglier — qui est un asura
(39 7; 40 7) ou un râksasa (ibid. 16, 20; ibid. 16, 19) — s'apprête à
charger Arjuna. Au moment même où celui-ci lui décoche une flèche pour
se défendre, le chasseur en fait autant pour protéger Arjuna et revendique
sa proie. Arjuna la lui conteste et un combat s'ensuit où Arjuna,
successivement, épuise les flèches de ses carquois inépuisables, perd son arc
que lui confisque le kirâta (le texte dit que le chasseur a « avalé » les
flèches, l'arc...). Les deux adversaires en viennent aux mains, mais
lorsqu'Arjuna veut étouffer le chasseur de ses bras puissants, il se
heurte à plus fort que lui. L'étreinte des deux hommes produit du feu
et de la fumée, et bientôt Arjuna semble privé de vie et réduit à l'état
de pinýa, de masse informe ou de « boulette » rappelant la matière
oblatoire. Les connotations sacrificielles de tout le récit sont évidentes.
Arjuna est la victime que l'on prive de souffle en l'étouffant, et il prend
la forme d'une oblation. Mais il revient à lui rapidement et se fait
une image de Rudra-Šiva (appelé ici Pinâkin, Bhava, Mahâdeva) pour
prendre refuge en lui et lui rendre un culte. Quand il retrouve la guirlande
qu'il lui offre sur la tête du kimta, il comprend qui est ce mystérieux
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 151
chasseur qui a avalé toutes ses armes. Il a alors la vision de Mahâdeva
et la Déesse, cette vision qui devait lui donner accès au ciel d'Indra.
L'édition de référence comporte ici un hymne de louange d'Arjuna où
Šiva apparaît comme une forme de Visnu et réciproquement (39 76b-
77a; 40 174* [5-6] : sivâya visnurûpâya visnave sivarûpine // daksayajňa-
vinášáya harirudrâya vai namah / « Salut à Šiva en forme de Visnu,
à Visnu en forme de Šiva. Salut à Harirudra qui a détruit le sacrifice de
Daksa »1.
Bien entendu, Mahâdeva veut témoigner sa satisfaction de la
vaillance d'Arjuna alliée à sa piété en lui offrant de choisir un don. Arjuna
lui demande le brahmaširas, qu'il appelle aussi pâsupata (40 8-9; 41 7-8).
Puisque l'on a déjà cité ce texte2 en le rapprochant du premier don
qui fut fait du brahmaširas à Arjuna par le brahmane guerrier Drona3,
on se bornera ici à dégager davantage la structure de l'épisode pour
comprendre ce qui rapproche l'arme rudraïque de l'arme brahmanique4
et la signification de cet affrontement pour Arjuna, en particulier
l'accès qu'il lui donne au ciel d'Indra. Šiva apparaît en chasseur :
sans doute un chasseur est-il toujours de statut inférieur par rapport
à un ksatriya ; cependant, le texte ne donne aucun détail qui permettrait
de mettre l'accent sur l'impureté du personnage, comme c'est le cas
dans d'autres apparitions de Šiva en chasseur. Ce chasseur tire à l'arc
et tue un sanglier-aswra dont Arjuna allait être victime. Arjuna
revendique aussi ce trophée de chasse un peu particulier, puisqu'il reprend
sa forme de râksasa dès qu'il a rendu le dernier soupir. Qui est ce sanglier ?
On connaît le sanglier de la cosmogonie purânique qui est identifié au
Sacrifice : il est le Yajna-Varâha, et comme tel il est fait des Veda, de la
parole védique. Or le sanglier-as ara s'appelle Muka, « le Muet », ce qui
pourrait faire de lui le symétrique du Sanglier-Sacrifice, et l'on
comprendrait alors qu'il en veuille à la vie d'Arjuna, celui sur lequel les dieux
et les mondes comptent pour restaurer le dharma, donc la bonne marche
des sacrifices : Arjuna serait au niveau de l'épopée l'équivalent du
Sanglier-Sacrifice qui sauve la Terre5.

(1) Cet hymne est rejeté dans l'apparat critique par l'édition du BORI, alors qu'il est
donné par tous les mss du nord et plusieurs mss du sud : la forme Harirudra rappelle Harihara,
réputé syncrétique et tardif. Cependant, on sait maintenant que, si Visnu est la divinité
suprême, on ne peut séparer les deux dieux ni ontologiquement, ni fonctionnellement, non
seulement dans le MhBh mais dans tout l'hindouisme smârla, ancien ou tardif.
(2) Cf. ci-dessus, p. 122.
(3) II faut ajouter le récit que fait Arjuna de sa rencontre avec Šiva à ses frères après
son retour du svar да : il a essayé de lancer le brahmâstra contre le chasseur (III 167 34 ;
163 33) mais n'a réussi qu'à en accroître la taille. Après le combat, il lui demande le raudram
astrám et il en obtient le pâéupata (51 ; 48) qui lui est manifestement identique, assorti de
la même recommandation de ne pas en user contre de simples mortels. Quand Arjuna l'utilise
contre Hiranyapura (173 41 ; 170 38), il l'appelle raudra.
(4) La question se pose d'autant plus que bien souvent , lorsque l'on constate la coexistence
d'un élément brahmanique et d'un élément guerrier dans le même personnage, l'élément
guerrier semble être rudraïque tandis que l'autre est du côté de l'ascèse et de Vahimsa.
Ce schéma est manifestement trop simple, comme le montre l'existence de brahmanes guerriers
qui prennent en main leur propre défense quand le ksatra est défaillant.
(5) Toutefois cette opposition entre le sanglier cosmogonique (et avalâra) et Vasura
Muka, si cette interprétation est juste, est le résultat d'une complémentarité qui s'est introduite
152 MADELEINE BIARDEAU
Mais quel rapport Šiva chasseur a-t-il avec le sacrifice ? On évoque
immédiatement le mythe brahmanique de Pašupati tel que le raconte
Aitareya-br. III 33 : les dieux mettent en commun leurs parties les
plus « terribles » pour créer un être divin, Rudra, qu'ils chargent de
châtier Prajâpati qui désire sa fille. Prajâpati, qui est le Sacrifice,
s'est changé en antilope. Rudra chasse donc Prajâpati et le perce d'une
flèche — ce qui devient la blessure symbolique de la victime mise à mort
dans le sacrifice : il est ainsi mrga-vyâdha, « chasseur d'antilope », mais
il demande aux dieux en récompense de devenir pašu-pati, « maître des
victimes sacrificielles ». La corrélation semble obscure, moins entre
le chasseur et le pašupati qu'entre l'antilope et la victime sacrificielle :
l'antilope, proie par excellence du chasseur comme de l'animal prédateur,
n'est pas sacrifîable, et c'est sans doute la raison pour laquelle
Prajâpati-Sacrifice se transforme en antilope pour faire un acte blâmable1.
Mais l'antilope est de plus symboliquement liée au sacrifice, comme
l'atteste l'usage de la peau d'antilope noire dans le sacrifice (qu'il a sans
doute fallu obtenir par la chasse), et l'interprétation qui en est donnée
à l'occasion, par exemple dans Šatapatha-br. VI 4 1 6 : alhainam
krsnâjine sambharati, yajňo vai krsnâjinam yajňa evainam état sambharati
lomalaschandâmsi vai lomâni chandahsvevainam état sambharati ial
tusnïm upastmâti yajňo vai krsnâjinam prajâpatir vai yajňah... « II le
(Agni) pose sur la peau d'antilope noire. En vérité, la peau d'antilope
noire est le sacrifice. Il le pose donc sur le sacrifice, du côté des poils.
En vérité, les poils sont les mètres védiques. Il le pose donc sur les
mètres védiques et étend la (peau) en silence. En vérité, la peau d'antilope
noire est le sacrifice, et le sacrifice est Prajâpati... » Un peu plus loin
(VI 4 1 9), le texte précise encore : yajňo vai krsnâjinam iyam vai
krsnâjinam iyam и vai yajno'syâm hi yajňas tâyate, « En vérité, la peau
d'antilope noire est le sacrifice, la peau d'antilope noire est cette (terre)
et le sacrifice est cette (terre), car le sacrifice est étendu sur elle ».
Un symbolisme aussi précis est rarement tout à fait gratuit. Il est
probable qu'il faut prendre au sérieux les indications des smrti à ce
sujet, lorsqu'elles notent la corrélation entre l'aire où circule l'antilope
et la terre assez sainte pour que l'on puisse y sacrifier2. La Yâjnavalkya-
smrti (I 2) est succincte : yasmin deše mrgah krsnas lasmin dharmân

dans le thème du sanglier à partir de la littérature védique. En Taitlirîya-samhitâ VI 2 4,


un sanglier est gardien des richesses des asura au delà des sept collines. Indra perce les collines
et tue le sanglier avec une poignée d'herbe kuša. Visnu-Sacrifice emporte alors les richesses
des asura aux dieux. En Kâlhaka-samhitâ XXV 2, le même sanglier est appelé Emûsa. Mais
c'est encore le sanglier Emusa qui, en ŠPB XIV 1 2, devient le sanglier cosmogonique : il
soulève la terre à laquelle, en tant que Prajâpati, il s'unit. Muka ne pourrait-il être une
corruption, consciente ou non, d'Emûsa ? Ce ne serait qu'un exemple de plus du dédoublement
d'un même personnage mythique. Cf. A. A. Macdonell, The Vedic Mythology (éd. 1963), p. 41.
(1) Les questions surgissent les unes des autres : pourquoi un inceste fîgure-t-il l'impureté
de la mise à mort ? Y aurait-il un symbolisme sexuel sous-jacent au meurtre ? Rudra perce
Prajâpati d'une flèche... Ou encore, dans le rapport entre le Sacrifice et le Ciel (au féminin)
ou l'Aurore — noms donnés à la fille de Prajâpati ? Cf. ŠPB VI 4 1.
(2) Je puise ces quelques informations dans le beau travail non encore publié de Francis
Zimmermann, La jungle et le fumet des viandes, un thème écologique dans la médecine hindoue
(p. 71 sq.). Je remercie vivement l'auteur d'avoir laissé un exemplaire ronéoté à ma disposition.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 153
nibodhata, « dans le pays où se trouve l'antilope noire, c'est là, sachez-le,
qu'est le dharma » (ou bien : « apprenez là à connaître le dharma »). Manu
est plus précis (II 23) lorsqu'il caractérise ainsi le pays propre au sacrifice
après avoir indiqué ses limites géographiques : krsnasâras tu cárati
mrgo yalra svabhâvatah / sa jňeyo yajňiyo dešo mlecchadešas tvatah
parah H « Là où circule l'antilope noire à l'état naturel est le pays
propre au sacrifice; en dehors de lui, c'est le pays des barbares».
Cette aire, théoriquement délimitée à l'est et à l'ouest par la mer et
par les montagnes au sud et au nord, correspond à des zones sèches et
boisées — jângala — que fréquente effectivement l'antilope noire et
qui sont aussi les terres habitables par excellence. Ce n'est donc pas
par hasard que le pays des Kuru, l'équivalent épique de l'Âryâvarta,
s'apelle le Kurujângala. La transformation de Prajâpati-Sacrifice en
antilope devient ainsi beaucoup moins arbitraire. En même temps,
Rudra Pašupati, l'habitant des montagnes et des forêts, serait plus
précisément l'hôte du jáňgala, où l'on chasse le mrga : nuance importante
car elle maintient cet outsider à l'intérieur du système sacrificiel par le
biais d'une détermination géographique1. C'est pourquoi le même
personnage peut être à la fois chasseur d'antilope et maître des victimes
sacrificielles.
Quant à l'arme Pâsupata — ou Raudra — , elle est par son nom
même liée encore au mythe de YAitareya-br., et on la voit normalement
reparaître dans la version classique du mythe, l'histoire du sacrifice
de Daksa. On sait comment Daksa a institué un sacrifice auquel il a
convié tous les dieux, sauf Rudra qui se fâche et vient arrêter le
déroulement normal du rite. Dans la version épique du Sauptikaparvan cela
donne : « Alors il perça le Sacrifice au cœur d'une flèche Raudra, et le
Sacrifice, avec le Feu, s'échappa sous forme d'une antilope »2. La
signification cataclysmique attachée désormais à cette arme magique
ne peut surprendre : la mise en place de l'univers de la bhakii en donne
l'explication : les valeurs du yoga et celles du sacrifice se sont hiérarchisées
en s'empruntant leurs symboles3. Arjuna, demandant le Pâsupata à
Šiva, précise (III 40 8b-9; 41 7b-8) : «Je désire, maître, la terrible
arme divine Pâsupata, cette arme rudraïque que l'on appelle « tête de
Brahmâ », aux exploits effrayants, qui, lorsqu'arrive la fin
épouvantable d'un yuga, détruit (lit. « retire ») le monde entier »4. Quand Rudra
apparaît pour détruire le sacrifice de Daksa (X 18), il est en brahmacârin.
Le pouvoir du yogin divin de retirer en lui les mondes est assimilé au
pouvoir proprement rudraïque de tuer le sacrifice : on prend alors à la

(1) Définir un intérieur du système sacrificiel en termes géographiques suppose


évidemment qu'il existe un au-dehors : on le verra effectivement apparaître plus tard dans cette
série d'études.
(2) MhBh X 18 13 (id.): lalah sa yajňam vivyddha raudrena hrdi patrinâjapakrântas
tato yajňo mrgo bhûtvâ sapâvakah. Ce n'est pas ici le lieu de montrer que cette version du
sacrifice de Daksa reprend des éléments épars notamment dans ŠPB I qui ont tous trait au
rôle de Rudra dans le sacrifice. Mais l'intervention du dieu prend dans l'épopée une ampleur
cosmique, qui rappelle la puissance attachée désormais à l'arme Pâsupata.
(3) Cf. EMH I, II et III.
(4) Voir le texte sanskrit ci-dessus, p. 122.
154 MADELEINE BIARDEAU
lettre la mise à mort du sacrifice, ce qui donne un sacrifice monstrueux,
fin de tous les autres et funérailles cosmiques. Le feu sacrificiel dûment
contrôlé cède la place à un incendie universel.
C'est finalement le Brahmaširas qui pose le problème le plus difficile :
son lien à Drona (I 133; 123) ainsi qu'à Ráma Jâmadagnya (XII 2 13;
id.)1 ne laisse aucun doute quant à sa connotation brahmanique. Le
mythe classique des cinq têtes de Brahmâ et de sa querelle avec Rudra
qui lui coupe la cinquième2 est encore un remploi du récit ďAilareya-br.
Ill 33. La transformation de Prajâpati-Sacrifice en Brahmâ ne fait
aucune difficulté, même s'il faut passer par la médiation du brahman,
science et pratique sacrificielles propres au brahmane. Ce n'est pas
ici le lieu de s'interroger sur le symbolisme des quatre têtes de Brahmâ
et des cinq têtes de Siva comme de beaucoup d'autres divinités3, mais
le Brahmaširas est sans aucun doute en rapport avec la querelle qui
oppose Rudra à Brahmâ et qui reprend le thème de la chasse de YAitareya-
br. : ici l'impureté de la mort que catalysait Rudra dans le sacrifice
est portée au maximum, puisque couper la tête de Brahmâ — celui-ci
en eût-il quatre autres — met Šiva au rang des brahmanicides. C'est
cette tête qui se colle à sa main, dont il a tant de mal à se débarrasser
et qui fait de lui un kapalin. La tête coupée a remplacé la partie blessée
par la flèche de Rudra Pašupati, et s'il s'agit encore d'un rite sacrificiel
— ce qui n'est plus évident dans le mythe purânique — , tout se passe
comme si la victime devait être décapitée. On touche ici un de ces
points où la discontinuité paraît irrémédiable, au moins en l'absence
de données historiques. A quel moment est-on passé de la mort par
suffocation ou strangulation à la mort sanglante par décapitation,
attestée encore aujourd'hui ? Faut-il même poser le problème en ces
termes, quand on sait que le ŠPB déjà (XIV 1 1) raconte comment
Visnu-Sacrifice, ayant suscité la jalousie des dieux par sa gloire
insolente, fut décapité par son propre arc, brusquement détendu par la
rupture de la corde que des fourmis avaient rongée à l'instigation des
dieux ? Ce qui est sûr, c'est que la mythologie épique fait de la mort
(sacrificielle) au combat une mort par décapitation, qu'elle arme Krsna
d'un disque avec lequel il tranche la tête des asura, qu'elle met une
hache — don de Šiva — entre les mains de Râma Jâmadagnya pour
lui permettre de décapiter sa mère. Ce qui fait l'unité de toutes ces
décollations est la connotation sacrificielle de la mort ainsi obtenue4.

(1) Cf. ci-dessus, p. 129 n. 1. On pose ici l'identité du Brahmâstra, du Brahmaáiras et du


Pâaupata. Même quand ils paraissent se distinguer, ils connotent une puissance à la fois
brahmanique et rudraïque.
(2) Cf. Matsya-p. III 30-41, Kûrma-p. II 31, Vâmana-p. 2, etc. et ci-dessus p. 122.
(3) Cf. Dictionnaire des mythes et rites (Flammarion, à paraître) art. Cinq (le chiffre) :
paňcamukha.
(4) Bornons-nous à rappeler la croyance épique à Vâtma-yajiïa du guerrier qui, sur le
champ de bataille, s'offre lui-même en attendant de pouvoir se substituer son ennemi comme
victime (cf. « Le sacrifice dans l'hindouisme classique », in M. Biardeau et Ch. Malamoud,
Le sacrifice dans Vlnde ancienne, Paris, 1976, p. 134), le récit de la mort de Šiáupála qui,
décapité par le disque de Krsna, se résorbe en lui (MhBh II 45 ; 42. Voir ci-dessus p. 103),
la décapitation de Renukà (MhBh III 116. Cf. EMH IV, p. 186-190).
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 155
Aussi peut-on considérer que la « tête de Brahmâ » est issue de ce
même thème; alors que le Pâsupata semble plutôt désigner l'arme du
sacrifice, le Brahmasiras est la victime, ou plutôt la partie de la victime
qui est offerte en sacrifice et chargée de puissance. L'hindouisme, dans
ses mythes et ses rites, nous offre bien d'autres exemples de
l'identification symbolique de parties différentes d'un rite sacrificiel, en
particulier de l'arme du meurtre et de la victime. Tout l'intérêt ici de
cette condensation des symboles est que la puissance de Rudra-Šiva,
liée à son ascétisme, rejoint celle du brahman (de Brahmâ ou du
brahmane) : le Brahman comme Absolu est ce en quoi se résorbent les
âtman délivrés, il est donc tout prêt à jouer le même rôle que Rudra
devenu grand yogin. Représenté par sa « tête », il garde toutes ses
connotations sacrificielles en même temps. Le Brahmasiras, alias Pâsupata
ou Brahmâstra, est donc bien l'arme absolue avec laquelle on peut
détruire les mondes.
Pour en revenir à la rencontre de Šiva et d'Arjuna, qu'est-ce qui
en fait l'épreuve que doit subir le prince pour accéder au ciel d'Indra ?
L'obtention du Pâsupata n'est certes pas l'essentiel, puisqu'en fait
Arjuna l'avait déjà reçu de Drona. Mais il est important de voir
que la puissance brahmanique s'identifie à celle de Rudra, ce qui renforce
l'idée que Rudra ne saurait s'opposer à l'œuvre des dieux et qu'il y
collabore à sa manière : on sait d'ailleurs que, dans le rituel, c'est le
prêtre brahman qui doit consommer la partie « blessée » de la victime,
la part de Rudra. Seul il est assez puissant pour en neutraliser les
effets dangereux. Cependant c'est l'acteur principal de l'épisode qui doit
retenir l'attention : nous avons déjà noté au passage1 qu'il est celui qui
doit traduire en actes immédiatement les enseignements fondamentaux
de l'épopée. Cet aspect risque ici de nous échapper parce que le récit
n'est pas précédé d'un discours didactique qui en donne la clé. On
vient de voir cependant qu'il est loin d'être purement anecdotique.
On est donc invité à trouver dans la narration elle-même sa nécessité
logique.
Rien de nouveau dans les connotations à la fois sacrificielles et
ascétiques de tout le récit. Yudhisthira envoie Arjuna comme un dïksita
en lui recommandant de pratiquer des austérités, mais la peau d'antilope
noire a cédé la place à l'équipement guerrier : le sacrifice dont il s'agit
n'est donc pas un sacrifice ordinaire, ni non plus celui du renonçant
qui sacrifie une dernière fois pour se qualifier comme ascète. Et la
marche d'Arjuna vers le nord ressemble à une marche de conquérant,
n'était l'extrême piété et l'humilité qu'il manifeste à l'égard d'Indra
déguisé en brahmane et de Rudra-Šiva. S'il est consacré, c'est donc
plutôt pour un sacrifice de guerrier. A s'en tenir aux schémas habituels,
on pourrait aussi considérer le combat avec le chasseur et la réduction
d'Arjuna à l'état d'oblation comme une nouvelle dïksâ, préparatoire
aux combats contre les asura qu'il va devoir livrer pour les dieux
pendant son séjour au svarga. En un sens cela peut en être une, car la

(1) Cf. ci-dessus p. 127.


156 MADELEINE BIARDEAU
dïksà est la phase du sacrifice où le sacrifiant s'offre lui-même en victime
à travers ses différentes pratiques ascétiques, continence, jeûne, etc.;
mais alors il faut affirmer que la dïksâ. ainsi conçue est le véritable
sacrifice, puisqu'ensuite il s'agira d'offrir en victime un substitut du
sacrifiant1. D'autre part, la dïksâ préparatoire à un rite sacrificiel est ce
qui transforme temporairement le corps du sacrifiant en un corps divin
pour lui permettre d'accéder au monde des dieux pendant le temps du
sacrifice. Or Arjuna va, après le combat avec Mahâdeva, être transporté
au ciel d'Indra. On verra cependant qu'il n'y sera pas comme un
sacrifiant ordinaire et que l'analogie devient très lointaine.
Il faut déplacer de peu l'accent pour qu'une dïksâ devienne un
âtma-yajna, un sacrifice de soi (et non au Soi), un sacrifice où l'on
s'offre soi-même en oblation. Il est même probable qu'il faut purement
et simplement identifier les deux quand il s'agit d'un sacrifice non
rituel comme celui du guerrier : le guerrier est dïksita lorsqu'il part
pour la bataille résolu à vaincre ou mourir. Il sait que l'issue du combat
est incertaine, qu'il doit donc faire l'abandon de sa vie pour combattre
l'adversaire au mieux de ses possibilités. Pour peu que l'enjeu de la lutte
n'ait aucun rapport avec l'intérêt personnel, le guerrier est à la fois
renonçant et sacrifiant dans l'acte même de se battre. Or jusqu'à présent,
Arjuna a certainement appris son métier de guerrier, il s'y est préparé
par des austérités variées, et l'on a vu comment il savait se concentrer
sur une cible comme un yogin sur un point déterminé. Il a aussi prouvé
q'il pouvait se battre pour le bien des mondes dans l'incendie du
Khândava. Mais il sait aussi que son étroite association avec Krsna
lui assure la victoire. Il est Jaya, la victoire personnifiée. Bref le thème
du sacrifice du guerrier, et plus précisément du roi-guerrier, n'est pas
encore apparu. La guerre comme sacrifice n'a pas encore été thématisée
dans le récit, encore moins enseignée sous forme didactique (la Gïtà
est prononcée à l'aube de la grande bataille entre les cousins, au début
du Livre VI). Pour la première fois, Arjuna voit ses armes invincibles
condamnées à l'inefficacité : ses carquois s'épuisent, son arc Gàndïva
lui est enlevé, le brahmâstra, dont il essaie de faire usage contre le kirâta,
a pour effet de le faire croître2. L'adversaire est de taille, mais à aucun
moment il ne songe à abandonner la lutte, convaincu qu'il peut vaincre,
sauf s'il s'agit de Rudra en personne (qu'il n'a pas encore reconnu).
A partir du moment où il doit lutter à mains nues, privé du secours de
ses armes merveilleuses, sa vie est exposée, mais il n'hésite pas
davantage. On voit les deux lutteurs faire des gestes qui rappellent les combats
de Bhïma avec des ràksasa : arbres arrachés, pierres lancées,
empoignades enfin où ils essaient de s'étouffer l'un l'autre avec des frottements
si rudes entre les deux corps que du feu jaillit (III 39 60; 40 48). Le
combat évoque de plus en plus le sacrifice animal, mais Arjuna en est
cette fois le pašu (ibid. 61-63; ibid. 49-51) : tata enam mahâdevah pïdya

(1) Cf. Ch. Malamoud, « Terminer le sacrifice. Remarques sur les honoraires rituels dans le
brahmanisme », in M. Biardeau et Ch. Malamoud, Le sacrifice dans VInde ancienne, p. 161.
(2) Cf. ci-dessus, p. 151 n. 3. L'arme brahmanique doit « gonfler » le dieu yogin de tous
les êtres qu'il résorbe ainsi en lui.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 157
gâtraih supïditam / iejasâ vyakramad rosâccetas tasya vimohayan //
tato'bhipîditair gâtraih pindïkrta ivâbabhau / phâlguno gâtrasamruddho
devadevena bhârala // nirucchvâso'bhavaccaiva sanniruddho mahàtmanâ \
papala bhumyám nišcesto galasailva ivâbhavat // « Alors Mahâdeva, de
colère, comprimant encore ses membres qui étaient déjà très comprimés,
l'assaillit de son tejas en le privant de conscience. Avec ses membres
complètement comprimés, Phâlguna (= Arjuna) semblait être un pinda,
paralysé par le dieu des dieux. Il eut le souffle coupé, oppressé comme
il l'était par le mahâlman, et il tomba à terre, privé de mouvement,
comme mort ».
Le symbolisme n'est décidément pas tout à fait celui de la dïksâ :
il ne s'agit pas d'une renaissance, d'un changement de corps, mais
bien de l'expérience de la mort poussée jusqu'à la limite au-delà de
laquelle elle deviendrait irréversible. Mahâdeva a contraint Arjuna à
Vâtma-yajna, il lui fait découvrir Yátma-yajňa, dimension essentielle
de ce qu'il faut bien appeler la spiritualité du guerrier, si la guerre
doit être un sacrifice. C'est le premier temps de cette expérience cruciale,
suivi immédiatement de la réaction d'Arjuna (ibid. 64-66; 171* [1-6]) :
sa muhûrtam tathâ bhûtvâ sacetâh punar uithilah / rudhirenâpluiungas
lu pândavo bhršaduhkhitah // šaranyam šaranam gatvd bhagavanlam
pinâkinam / mrnmayam sthandilam křivá mályenápujayad bhavam //
tacca mályam lada parthah kirátaširasi slhilam / apašyal pándavasreslho
harsena prakrtim gatah // « Le Pândava resta ainsi un moment, puis
revint à lui et se leva, mais tout couvert de sang et souffrant beaucoup.
Se réfugiant dans le bienheureux dieu à l'arc Pinâka, le Refuge, il fît un
petit tertre de terre et y rendit un culte à Bhava en lui offrant une
guirlande. C'est alors que le fils de Prthâ, le meilleur des Pândava, qui
avait retrouvé sa forme naturelle, eut la joie de voir sa guirlande posée
sur la tête du chasseur ». Le sacrifice du guerrier n'est pas separable
d'une attitude de dévotion totale à la divinité. Arjuna, on se le rappelle,
avait entrepris des austérités pour obtenir la vision de Šiva et par là
l'accès au paradis. Dès qu'il revient à lui après sa défaite quasi-fatale,
il s'adresse au dieu des combats et l'adore. Il vient d'apprendre non
seulement Yátma-yajňa mais que sa puissance de guerrier ne peut
venir que de la grâce divine. Faut-il encore s'étonner que l'ami intime
de Krsna-Visnu rende ainsi un culte à Šiva, alors que le mythe purâni-
que a bien marqué la complémentarité des deux dieux ? Il est donc
parfaitement logique que le héros, après avoir obtenu la vision de
Mahâdeva, lui adresse l'hymne de louange où il voit Šiva en forme de
Visnu et Visnu en forme de Šiva1. Il prend refuge en Šiva car c'est
lui qui tue. Cette scène prépare la conversation d'Arjuna avec Vyâsa
(incarnation de Nârâyana) à la fin du Livre VII, au plus fort de la

(1) Cf. ci-dessus, p. 151 et n. 1. Il est aussi dans la logique des éditeurs du MhBh critique
d'avoir rejeté dans l'apparat critique le passage où Arjuna rend un culte à Šiva — donné par
tous les mss du sud et la plupart des mss du nord —, comme ils l'ont fait de l'hymne de
louange qui suit. Les choix des éditeurs n'ont finalement que peu à voir avec la tradition
manuscrite et se fondent sur des idées préconçues, héritées pour la plupart de la science
occidentale du xixe siècle.
158 MADELEINE BIARDEAU
bataille donc, après la mort de Drona (VII 202 4-6,10; 173 4-5,7,10) :
saňgráme nyahanam šatruňšaraughair vimalair aham / agrato laksaye
yântam purusam pàvakaprabham // jvalantam sûlam udyamya yâm
dišam pratipadyate / iasyâm diši vidïryanie sairavo me mahâmune //
tena bhagnân arïn sarvân madbhagnân manyate janah / tena bhagnâni
sainyâni prsthaio' nuvrajâmyaham // ïsdnam varadam pârtha drstavân
asi šaňkaram / tam gaccha saranam devam varadam bhuvanešvaram Ц
« Quand je tue (BORI : nighnatah) des ennemis au combat avec des
masses de flèches sans défaut, je remarque un homme à l'éclat de feu
qui marche devant moi, tenant un trident flamboyant prêt à frapper.
Du côté où il se dirige mes ennemis sont écrasés, grand muni. Les gens
croient que c'est moi qui ai taillé en pièces les adversaires qui, (en
réalité), l'ont été par lui. Je me borne à suivre par derrière (pour tuer)
les soldats qu'il a déjà taillés en pièces — Fils de Prthâ, c'est
le généreux Seigneur Šankara que tu as vu ; prends refuge en lui, le dieu
généreux seigneur des mondes »1. C'était déjà cela que Šiva voulait faire
comprendre à Arjuna en tuant le sanglier Mûka en même temps que lui.
Un détail important manquerait à l'analyse si l'on ne faisait pas
mention de la Déesse. Elle est apparue dans le récit en même temps
que le kirâla, avec d'ailleurs beaucoup d'autres femmes, et toutes
sont vêtues comme le chasseur. Son nom d'Umâ pourrait à lui seul
indiquer les dispositions bienveillantes du dieu à l'égard d'Arjuna.
Quand, après le combat, Mahâdeva se montre au prince sous sa forme
divine, la Déesse est encore là à ses côtés (III 39 72; 40 55). Elle
n'intervient pas, elle n'a aucune part dans le combat, mais sa présence aux
côtés de Šiva ne saurait être gratuite, non plus que le costume de
chasseresse dans lequel elle apparaît. Si le kirâta est un écho certain du mrga-
vyâdha de VAitareya-br., on ne saurait oublier que la chasse se charge
d'une signification nouvelle dans la bhakti, du fait de la transformation
de la guerre en sacrifice du guerrier. Guerre et chasse sont des occupations
essentiellement royales, comme le rappelle Pându au brahmane
métamorphosé en mrga qu'il a blessé à mort (I 118 12; 109 12); satrunâm
yâ vadhe vrttih su mrgânâm vadhe smrtâ \ rájňám mrga na mám mohâl
tvam garhayitum arhasi // « Selon la tradition, tuer les ennemis et tuer
du gibier, c'est tout un pour les rois. Ne va donc pas me blâmer dans
ton égarement, ô mrga »2. La raison en est encore à chercher dans la
notion de sacrifice de soi qu'impliquent ces activités spécifiquement
royales, comme le reconnaît Bhîsma dans un long discours
paradoxalement consacré à Vahimsâ (XIII 116 15b-19a; 117 16-19) : ksatriyânâm
tu yo drsto vidhis tam api me ému // vïryenopârjitam mâmsam yathâ
bhuňjan na dusyali / urany ah sarvadaivatyâh sarvašah proksitâ mrgâh //
agastyena purâ râjan mrgayâ yena pujyate / nâlmânam aparityajya
mrgayâ nâma vidyate // samatâm upasaňgamya bhidam hanyali hanti

(1) L'assistance de Rudra est explicitement invoquée au moment de la mort de Jayad-


ratha, et le récit alors montre que Rudra n'est pas différent de Krsna, il en est la face terrible.
Voir ci-dessous, p. 168.
(2) Pându omet de dire que la chasse peut aussi être un vice royal, surtout lorsqu'elle
se substitue comme chez lui à la guerre et à l'exercice du danda en général.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 159
va I alo râjarsayah sarve mrgayâm ydnti bhârata \\ na hi lipyanli pâpena
na caitat pâtakam viduh / « Apprends aussi de moi la règle qui fait que
les ksatriya ne sont pas souillés lorsqu'ils mangent de la viande qu'.ils
se sont procurée par leur courage [vïrya, le courage du héros, du guerrier).
Agastya jadis a consacré toutes les bêtes de la forêt à toutes les divinités :
d'où vient que la chasse est recommandée. Il n'y a pas de chasse sans
renoncement à soi-même, car les chances sont égales : ou bien la bête
est tuée ou bien elle tue. Aussi tous les rsi royaux pratiquent-ils la
chasse sans être coupables. Cela n'est pas reconnu comme un
manquement. » Agastya a donc converti tous les animaux sauvages en pašu,
en victimes sacrificielles permanentes, ce qui a pour effet de transformer
toute chasse en sacrifice1. Pându invoquait aussi le geste d'Agastya
pour justifier sa pratique de la chasse (I 118 14; 109 14) : agastyah
sattram áslnašcakára mrgayám rsih / âranyân sarvadaivatyàn mrgân
proksya mahâvane // « Agastya, alors qu'il participait à une session
sacrificielle dans une grande forêt, alla à la chasse après avoir consacré
toutes les bêtes de la forêt à toutes les divinités ». Pour justifier l'acte
fondateur de la chasse-sacrifice, on l'insère dans un rituel sacrificiel
« normal ».
Ainsi le kirâla symbolise le dieu guerrier, et parallèlement la Déesse
chasseresse est l'évocation de la Déesse des combats. Son apparition
ici annonce l'hymne à Durgâ prononcé par Yudhisthira en IV 6, au
moment d'entrer dans l'année de vie clandestine, et celui qu'Arjuna
profère à la demande de Krsna en VI 23, juste avant la Gïtâ2. Si la
présence de la Déesse dans l'épopée est discrète, on ne peut dire qu'elle
en soit absente, et elle ne fait pas irruption d'un seul coup dans le
Harivamsa comme une nouvelle venue3.
On ne risque donc pas beaucoup de se tromper en affirmant que
la lutte d'Arjuna et du kirâta est l'épisode qui transforme Arjuna en
sacrifiant. Son brahmacarya lui avait donné la puissance d'un yogin
(et d'un brahmane), le voilà maintenant mûr pour la guerre-sacrifice.
Aussi est-ce à ce point que son caractère royal (et avatârique) va être
mis en pleine lumière. C'est d'abord Šiva lui-même qui, lui redonnant
ses armes et y ajoutant son Pâsupata et le pouvoir exorbitant qu'il
représente, affirme (III 40 1-2; 41 162) qu'il est Nara («l'Homme»
par excellence), compagnon de Nârâyana, et que le monde repose sur
eux deux, puis continue (ibid. 7; ibid. 6) : na tvayá sadršah (BORI)
kašcit pumán marlyesu mánada / divi vá varlate ksatram tvatpradhdnam
arindama 1 1 « II n'y a personne de semblable à toi parmi les mortels
ou dans le ciel, ô toi qui te conduis avec humilité. Tu es à la tête de

(1) Bien entendu, dans les vers qui précèdent, Bhïsma a formulé la doctrine classique
que les animaux domestiques — pasu — (à moins qu'il ne faille comprendre : les bêtes en
général), ont été créés pour le sacrifice.
(2) Hymnes que l'édition critique renvoie en appendice. Cf. M. Biardeau, « Mythe épique
et hindouisme d'aujourd'hui» (à paraître) et «L'arbre šatní et le buffle sacrificiel» (à paraître).
(3) Encore que là aussi Г Âryâstava (HV II 3), l'hymne de Visnu à la Déesse, ait été
rejeté en appendice par l'édition critique.
160 MADELEINE BIARDEAU
tout le ksatra (ou : « le premier de tous les ksatriya »), dompteur
d'ennemis ». Il précise qu'il est maintenant capable de manier le Pâsupata,
ce que ne saurait faire aucune des divinités gardiennes des points
cardinaux (ibid. 15-16; ibid. 13-14). On ne comprendrait guère une telle
consécration après une défaite, si celle-ci n'avait pas transformé la
victime. C'est ici que toute l'ampleur de la puissance du Brahmaširas
accordé autrefois par Drona se révèle. Du même coup, Arjuna est habilité
à entrer au ciel avec son corps humain (40 25-26a; 41 23-24a) : sprstasya
(BORI) tryambakenâtha phâlgunasyâmitaujasah \ yai kimcid ašubham
dehe iat sarvam nâsam ïyivat // svargam gacchetyanujnàtas tryambakena
tadârjunah / « Lorsque Tryambaka ( = Siva) eût touché Phâlguna à
l'énergie sans limite, tout ce que son corps avait d'inauspicieux disparut.
Tryambaka permit alors à Arjuna d'aller au ciel ».
Arrivent ensuite les quatre lokapâla, dont Indra se détache comme
père d'Arjuna et roi du svarga. Mais c'est Yama Dharmarâja, placé
comme il se doit au sud, qui parle en leur nom à tous en lui traçant le
programme de ses combats, et lui fait en premier le don de son arme
spécifique (41 18-25; 42 18-23) : purvarsir amiiâtmà tvam naro ndma
mahâbalah / niyogâd brahmanas tâta martyatâm samupâgaiah // ivayà ca
vasusambhuto mahâvïryah pitâmahah j bhïsmah paramadharmâlmâ
samsâdhyasca rane'nagha // ksatram cágnisamasparšam bhâradvâjena
raksitam \ dânavâsca mahâvïryâ ye manusyalvam âgalâh // nivâtakava-
câêcaiva dânavâh kurunandana / pitur mamâmso devasya sarvalokapratâ-
pinah /I karnašca sumahdvïryas tvayâ vadhyo dhanaňjaya / amšášca
ksiiisamprâpld deuadânavaraksasâm // tuayâ nipàlilâ yuddhe svakarma-
phalanirj ilàm / gaiim pmpsyanli kaunkya yaihâsvum arikarsana //
aksayâ lava kïrtisca loke sthâsyati phâlguna / tvayâ sdksânmahâdevas
tosilo hi mahâmrdhe // laghvï uasumatï câpi kartavyâ visnund saha /
grhânâstram mahâbâho dandam apraliuâranam / anenâslrena sumahal
tvam hi karma karisyasi // « Tu es le puissant Nara, le rsi d'autrefois à
Yâlman immense. Sur l'ordre de Brahmâ tu es devenu un mortel. C'est
toi, ô impeccable, qui devras tuer Bhïsma, né d'un Vasu, le Grand-Père
valeureux et plein du dharma suprême, ainsi que tout le ksatra brûlant
comme du feu que protégera le fils de Bharadvaja (= Drona), les
valeureux Dânava devenus hommes et les Nivâtakavaca, ô descendant
de Kuru; c'est toi qui devra tuer le très valeureux Karna, portion
incarnée de mon père le dieu qui brûle les mondes, et toutes ces portions
des dieux, des DSnava et des raksas qui sont venues sur terre. Abattus
par toi au combat, fils de Kuntï écraseur d'ennemis, ils obtiendront
chacun l'issue que leur valent leurs actes. Ta gloire à toi sera
impérissable en ce monde, Phâlguna. Car tu as satisfait Mahâdeva en personne
dans un grand combat. Avec Visnu tu devras alléger la terre. Prends
cette arme, (mon) danda, elle ne souffre aucun obstacle. Grâce à elle,
tu accompliras un très grand karman ».
Ce passage valait bien d'être cité en entier, car tout y est, tout
se noue dans les propos de Yama, qui apparaît ici plus que jamais
comme roi du dharma, ou roi Dharma. Même en face d'Indra, sa royauté
spécifique reste entière. Ce n'est pas qu'il assigne ses tâches lui-même
à Arjuna — le projet vient de plus haut — , mais c'est lui qui les lui
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 161
détaille en lui fournissant l'arme essentielle : le danda. S'il parle en
premier, c'est que dans une crise du dharma où l'existence du monde
est en jeu, sa royauté joue à plein. Il faut châtier les fauteurs de désordre
sur terre, il faut manier le danda, arme royale par excellence dont la
première fonction est de tuer si cela est nécessaire pour le dharma1.
Il y a un lien direct entre la liste des victimes qu'il énumère à Arjuna
comme devant tomber sous ses coups et le danda qu'il lui remet : Arjuna
ne combattra pas en simple guerrier, ni même en grand général. Il
est doté d'un pouvoir royal. N'est-il pas d'ailleurs remarquable de voir
ici le héros et Yama reproduire, quelque part entre terre et ciel2, le
rapport qui existe sur terre entre lui et son aîné Yudhisthira
Dharmarâja ? Cette scène serait ainsi une assez belle confirmation du
caractère particulier de la royauté de Yudhisthira, qui ne manie pas
lui-même le danda (il ne sait que pardonner!) et s'en remet de tout
à Arjuna. La place d'Arjuna dans la hiérarchie militaire qu'organise
son aîné au moment de la guerre paraît bien ici correspondre à celle du
roi terrestre3.
Mais avant tout, Yama répète à Arjuna qu'il est Nara, comme
l'avait fait Mahâdeva : cela s'impose comme l'évidence même de la
perfection et de l'invincibilité d'Arjuna. Mais ce Purusa-Sacrifice, cet Homme
par excellence, qui pourrait-il être, sinon le roi ? Indépendamment même
de son association étroite avec Vavatâra, que l'onomastique exprime par la
paire de noms Nara-Nârâyana, nul homme sur la terre des brahmanes —
a-t-on réfléchi assez à ce «détail» inattendu dans une société que l'on croit
entièrement consacrée au bien des brahmanes ? — ne peut être proposé
en exemple sinon le roi, le roi idéal bien entendu, car tout roi en place
ne peut qu'être parfait4. Ce n'en est pas moins son identité profonde
avec Yavatâra qui en fait le roi parfait, celui dont dépend le dharma,
donc l'existence du monde, celui qui doit manier le danda avec la férocité
qui s'impose, mais sans excès inutile. Ce roi parfait ne peut être que
fils d'Indra (sans quoi il serait un danger potentiel pour Indra), mais
Indra, devant l'étonnement que manifestera le rsi Lomaša en voyant
Arjuna assis sur le trône d'Indra, ne pourra que lui redire l'identité
de Nara et Nârâyana et la raison de leur présence sur terre : ils doivent
alléger le fardeau de la terre (III 47 10-14; 45 17a-21)5.

(1) Sur le danda royal, cf. EMU IV, p. 161 sq.


(2) On est, semble-t-il, sur le mont Mandara, si l'on s'en réfère à la louange que lui adresse
Arjuna au moment de monter dans le char d'Indra en route pour le svarga (III 42 21 sq. ;
43 21 sq.).
(3) Cf. ci-dessus, p. 118.
(4) C'est bien parce que le roi est l'Homme modèle que la Bhagavadgïtâ, ce bréviaire
du roi guerrier, a pu devenir le livre de chevet de tant d'hindous jusqu'à aujourd'hui. C'est
une des raisons qui amènent à manier avec précaution la notion de « sanskritisation » ou de
« brahmanisation » chère à certains anthropologues. On peut comprendre qu'un modèle
humain qui propose le moyen de racheter toute impureté, toute infériorité par une théologie
de l'acte et de la grâce divine ait pu attirer plus que le modèle brahmanique, où tout, ou
presque, est joué dès la naissance. Mais l'attirance du modèle royal n'est pas toute d'aussi
noble inspiration : la maîtrise de la richesse et de tout ce qu'elle procure est un puissant
adjuvant.
(5) Les quatre lokapâla sont au nombre des divinités qui entrent par une partie d'elles-
162 MADELEINE BIARDEAU
Puisqu'il est hors de question d'étudier le détail du rôle d'Arjuna
dans la guerre, on cherchera ici à mettre en lumière les raisons du choix
que fait Yama des victimes promises à Arjuna, moins à partir des
récits eux-mêmes que de la signification de chacun des personnages
dans l'ensemble du drame épique. Cette signification est commandée
par la conception que l'on s'est faite de l'épopée jusqu'à maintenant,
c'est-à-dire du message qu'elle cherche à faire passer à travers narration
et enseignement1. Le problème fondamental, on le sait, est celui du
karman du roi et de la sanctification de la violence qui fait partie de
son dharma : il faut en effet parler de sanctification plutôt que de
justification, car la violence apparaît comme une nécessité de fait qui se
passe de justification. Il faut donc trouver le moyen de l'intégrer en
tant que telle dans l'idéologie. D'autre part, le mal social, source de
toute violence à laquelle la violence du danda royal doit s'opposer,
est symbolisé par le déséquilibre du rapport entre le brahman et le
ksaira, quelque forme que revête ce déséquilibre : ksatriya négligeant
son devoir de protection à l'égard de la terre et des brahmanes et
donnant le pas à son dharma personnel sur son devoir royal; ou encore
prince abusif qui, envieux du pouvoir sacerdotal du brahmane, cherche
à le cumuler avec sa force militaire; corrélativement, brahmane soldat,
voire roi; et comme conséquence, la Terre à l'abandon, le monde en
perdition.
Or il semble que Yama, lorsqu'il nomme à Arjuna ses victimes
principales (il en tuera d'anonymes par milliers, bien entendu), a
précisément ces fauteurs de déséquilibre en vue : ce qui ne ferait encore
que désigner le prince comme roi sauveur, celui dont le danda est
nécessaire pour que la catastrophe laisse au moins subsister un reste,
un reste qui assure le dharma et restaure le juste rapport entre le
brahman et le ksatra. On sait déjà que ce reste du sacrifice de la guerre,
sauvé de justesse par Krsna, sera le roi Pariksit, petit-fils d'Arjuna et
de Subhadrâ", petit-neveu de Krsna, un combiné, en somme, de Nara
et de Nârâyana.
On mettra à part les Nivâtakavaca (« ceux qui ont une cuirasse
impénétrable »), ces asura qu'Indra demandera à Arjuna de tuer avec
les armes auxquelles il l'aura initié, en guise de daksinâ de fin d'études2.

mêmes dans la composition du roi selon la Manu-smrti (VII 4). On peut penser que la bhakti
a beaucoup contribué à magnifier le rôle du roi par la doctrine de l'avatâra et du sacrifice
du guerrier. C'est cependant Manu encore qui dit (VII 8) : bâlo'pi ndvamantavyo manusga
Hi bhumipahlmahatl dévala hyesa nararupena tisthati // « On ne doit pas mépriser un roi,
fût-il un enfant, sous prétexte qu'il est un homme. Il est en fait une grande divinité sous
forme humaine (sous forme de nara) ».
(1) Je renvoie ici à Annuaire... T. 85, où l'interprétation des personnages de Bhïsma,
Drona et Karna a été poussée un peu plus loin qu'en EMH IV. Corrélativement on y a tenté
une mise en forme partielle de l'épopée, qui reprend de façon plus systématique le problème
de l'unité de structure du MhBh abordé en EMH IV. Le présent discours de Yama en reçoit
un certain éclairage. Je me bornerai donc pour l'essentiel à reprendre des développements
déjà donnés dans ce compte rendu de mes conférences 1976-77 à ГЕРНЕ, et je n'apporterai
pas ici tous les textes à l'appui de ce que j'avance.
(2) C'est la seconde fois qu'Arjuna doit payer un maître d'armes : il avait dû, à la
demande de Drona, faire la guerre à Drupada. Par obéissance à son guru, il avait alors
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 163
Ce sont encore de ces asura plus forts que les dieux, et leur défaite
aux mains d'Arjuna assure à celui-ci l'invincibilité dans les trois
mondes : vainqueur d'Indra au Khândava, des Nivâtakavaca au fond
de la mer, et de quelques autres asura dont il détruit la capitale par
surcroît1. Cette guerre contre les asura que mène Arjuna pendant son
séjour au svarga est la dernière épreuve qualifiante qui le prépare à
son rôle sur terre. Ce n'est pas seulement la preuve de sa force : tout
cela contribue à remettre de l'ordre dans le monde symboliquement;
or il va retrouver sur terre comme adversaires des deva et des asura
incarnés dont il devra débarrasser le monde pour restaurer le dharma.
C'est ce que Yama lui dit en propres termes, et c'est peut-être aussi
ce qui nous est le plus inintelligible : des asura, passe encore, mais des
deva ?
Or le premier grand adversaire que doit abattre Arjuna est
précisément un deva incarné, plus précisément un Vasu2, Dyaus, « le Ciel »
qui, sur terre, s'appelle Bhïsma. Yama le désigne comme Vasu, comme
guerrier, comme Grand-Père — pitâmaha — et comme paramadhar-
mâtman, « fait du suprême dharma ». Chaque terme mérite un
commentaire : ce Vasu a dû naître sur terre à la suite d'une malédiction qu'il a
encourue dans le ciel, de la part de Vasistha, auquel il avait dérobé
sa vache pour la donner à une amie de sa femme, princesse terrestre :
première apparition d'un conflit brahman-ksatra. Il naît du roi Sântanu,
donc guerrier par vocation de naissance. L'épithète paramadharmâlman
est peut-être la plus trompeuse si l'on n'y prend garde : dans toute
l'épopée, il est le parangon du ksatriya dharmique et c'est à lui qu'est
confiée la fonction d'enseigner à Yudhisthira les devoirs du roi dans
les Livres XII et XIII. On ne peut non plus le soupçonner de choisir
un dharma qui exclurait la bhakli, car c'est lui qui, au Livre II, conseille
de donner la primauté à Krsna dans les rites d'hospitalité qui préludent
à la cérémonie de consécration royale de Yudhisthira. Il aura droit
alors aux injures de Sisupâla, auquel Krsna devra trancher la tête.
Cependant, dans la grande bataille, on le trouve aux côtés de Duryodhana
et il accepte même de conduire son armée : là non plus, il n'y a pas
d'erreur de sa part, puisque chaque jour en se levant lui et Drona
souhaitent la victoire aux Pândava. Dharmique, il l'est sans aucun
doute, mais peut-être faut-il voir une nuance particulière dans l'épithète

contribué au déséquilibre du brahman et du ksatra, puisque le brahmane Drona avait pu,


grâce à lui, obtenir l'égalité dont il rêvait avec le roi Drupada, en devenant roi lui-même.
Cf. ci-dessus, p. 120 sq. Mais Drupada depuis lors a rêvé d'avoir Arjuna pour gendre, ce qui
sera réalisé lors du svayamvara de Draupadï.
(1) II s'agit des Kâlakanja et des Pauloma. Le nom des premiers évoque leur rapport
au Temps, au Temps de la destruction, bien entendu. L'épouse d'Indra est la sœur de Г asura
Puloman qu'Indra a dû tuer. La capitale de ces asura, Hiranyapura, a été construite par
Brahmâ, qui leur a donné en plus l'invulnérabilité... sauf devant un ennemi humain : les
dieux ont ainsi besoin des hommes, ou plutôt d'un homme assez vertueux pour ne pas tourner
sa force supérieure contre eux. Indra a tout intérêt à avoir un fils humain, et un fils pieux et
désintéressé. Cf. MhBh III 169-172 (166-169).
(2) Les huit Vasu doivent être proches d'Indra, puisque ce dernier est appelé Vâsava
— souvent, semble-t-il, en rapport avec sa fonction de donneur de pluie (cf. E. W. Hopkins,
Epic Mythology, p. 127 sq.) : la pluie est ce qui produit les richesses — vasu.
12
164 MADELEINE BIARDEAU
paramadharmàtman, au lieu d'en faire un simple superlatif de
dharmâtman1. Bhïsma a été pris dès son jeune âge entre deux devoirs :
il a sacrifié son dharma royal pour permettre à son père de donner libre
cours à son amour pour la belle Satyavatï : le père adoptif de celle-ci
en effet exigeant que sa descendance succède à Sântanu sur le trône,
Bhïsma a renoncé à son droit de succession et au mariage pour laisser
le champ libre à ses futurs demi-frères. La piété filiale l'a emporté
sur le devoir royal (et le plaisir personnel) chez celui dont le premier
nom était cependant Devavrata (« dévoué aux dieux »). Du même
coup, il devient une sorte de renonçant, un ksatriya qui, tout en vivant
dans le siècle, se dégage des obligations de sa naissance royale, qui en
appelle de son dharma propre à un dharma supérieur — parama. Mais
l'épopée interdit le renoncement aux ksatriya et le réserve aux brahmanes
que les ksatriya se doivent de protéger.
Satyavatï, qui est née d'une poissonne, pourrait bien être l'agent
perturbateur, elle qui « sent le poisson » jusqu'au moment où elle conçoit
le brahmane Vyâsa (avant d'épouser Sântanu), car son père adoptif,
roi des pêcheurs, a imposé sa loi à Sântanu au détriment de la lignée
royale légitime : jouant du désir du roi, il a substitué au dharma royal
strict quelque chose qui ressemble beaucoup à la « loi des poissons »
— matsyanyâya — , la loi du plus fort. Mais ne cherchons pas le premier
coupable : il n'y en a pas. Tout est combiné de telle manière qu'on ne
puisse jamais dire qui est responsable : tout le monde l'est, parce que
seul le daiva mène tout et que chacun joue sa partie dans le jeu qu'il a
institué. Le monde va de crise en crise, d'âge en âge, la crise étant
d'autant plus ample que le cycle temporel qui se termine est plus long.
La morale royale et toute l'idéologie dans laquelle elle baigne se sont
donc tout naturellement coulées dans un récit épique qui décrit une crise
du monde, se déroulant sur terre à la jonction entre deux âges, où le
symptôme de la crise est essentiellement le détraquement de l'ordre
social. Une telle perspective annule certaines de nos interrogations sur
ce qui pourrait apparaître comme les contradictions du personnage de
Bhïsma et de quelques autres.
Mais quelle est donc sa faute, ou plutôt en quoi porte-t-il atteinte
au dharma ? C'est l'autre titre dont le pare Yama qui peut nous le
faire comprendre : à vrai dire, ce titre, toute l'épopée le lui donne.
Pour tous il est Pitâmaha, le Grand-Père, ce qui est assez paradoxal,
puisqu'il s'est refusé le droit de procréer. Cependant, cela n'est pas
tout à fait inouï : les fils de son demi-frère mort sont ses fils d'un point de
vue classificatoire, ce qui fait de lui le grand-père classifîcatoire de
la génération des protagonistes de l'épopée, Kaurava et Pândava.
Mais tout le monde l'appelle ainsi, et pas seulement ses petits-fils.

(1) Arjuna Kârtavïrya qui a conquis la terre et, dans un excès de piété, l'a entièrement
donnée aux brahmanes, provoquant la catastrophe que l'on sait, est aussi qualifié de para-
madharmavid (XII 49 37 ; 49 31). Mais il serait pour le moins téméraire d'affirmer que parama-
dharma est toujours employé dans le même sens, surtout dans le texte épique, où les épithètes
sont généreusement distribuées, autant pour les besoins du mètre que pour caractériser un
personnage.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 1G5
D'autre part, quoique le brahmane Vyâsa (né du brahmane Parâsara
et de Satyavatï) soit le vrai grand-père des mêmes héros1, jamais il ne se
fait appeler grand-père, quoique sa paternité soit parfois évoquée.
On est donc fondé à chercher la raison qui a fait de Bhïsma le Pitâmaha
de toute la gent épique. Or, dans le panthéon hindou, il y a un dieu
et un seul qui porte ce nom : c'est Brahmâ, comme aïeul de toutes les
créatures par la médiation des fils nés de sa seule pensée — munasaputra.
Si l'on rapproche la faute qui a valu au Vasu Dyaus sa naissance sur
terre — une tentative de dérober à un brahmane la source de son
pouvoir —, sa dérobade devant son devoir de roi et ce titre indu de
Pitâmaha que porte normalement le brahman personnifié, on est tenté
de conclure que ce ksatriya a une conduite qui, non seulement n'est pas
celle d'un ksatriya, mais qui tend à faire de lui un faux brahmane.
A cela vient s'ajouter la récompense que Sântanu accorde à son fils :
la faculté de mourir lorsqu'il le voudra, ce qui évoque forcément le
pouvoir du yogin d'entrer dans le samàdhi définitif à l'heure de son
choix. C'est surtout le brahmane renonçant qu'imite Bhïsma, et l'on
sait que la Gïtâ, qu'Arjuna devant son frère Yudhisthira, considèrent
cette forme brahmanique du renoncement — qui est renoncement aux
actes — comme interdite au ksatriya. L'attitude de Bhïsma contribue
donc à déséquilibrer le juste rapport des deux varna supérieurs. Gela
n'implique pas nécessairement l'ignorance de Bhïsma sur ce point,
ni son refus de la doctrine de la bhakti (qui n'est certes pas sentie comme
historiquement nouvelle par les auteurs épiques) : les circonstances l'ont
poussé à se soumettre au désir de son père — dont le nom de Sântanu
évoque précisément le parama-dharma, le renoncement brahmanique
voué à la paix.
Symétriquement, l'attitude d'Ambâ prend un sens : fille aînée du
roi de Kâsï, lorsque Bhïsma s'empare d'elle et de ses deux sœurs pour
en faire les épouses de son demi-frère Vicitravïrya, elle doit avouer
qu'elle est déjà fiancée secrètement à un autre prince — comme par
hasard un asura. Là non plus, ne lui jetons pas la pierre : c'est la même
situation de dharma en péril qui se traduit d'un côté par le renoncement
de Bhïsma, de l'autre par le refus d'Ambâ d'épouser celui qui le remplace
comme roi. Mais Ambâ, qui symbolise la Terre comme toute épouse de
roi, se trouve sans mari. Son fiancé la repousse après son enlèvement
par Bhïsma et Bhïsma ne veut pas briser son vœu pour l'épouser.
Quand le ksatriya ne fait pas son devoir de roi, la Terre est abandonnée,
sans maître. Ambâ se suicide dans le feu après s'être vouée à Šiva,
pour renaître en guerrier et pouvoir se venger de Bhïsma.
De fait, lorsqu'à la fin du Livre VI, au bout du dixième jour de
combat, Bhïsma est abattu de son char2, ce sont les flèches d'Arjuna

(1) Le demi-frère de Bhïsma, Vicitravïrya, est mort sans descendance, et devant le


refus de Bhïsma de se substituer à lui pour engendrer des enfants à ses femmes, Satyavatï
a fait appel à Vyâsa, tout brahmane ascète qu'il fût. Vyâsa est donc le père de Dhrtarâstra,
Pându et Vidura, et le grand-père des Kaurava et des Pândava. On se rappelle que Vyâsa
est aussi une incarnation de Visnu-Nâràyana.
(2) II ne mourra que quelques semaines plus tard, lorsque le soleil commencera à remonter
166 MADELEINE BIARDEAU
qui réussissent cet exploit, mais avec l'assistance de Šikhandin, fils
de Drupada et réincarnation d'Ambâ : Bliïsma a déclaré qu'il ne se
défendrait pas devant Šikhandin parce qu'il avait été une femme.
Aussi dit-on tantôt que Šikhandin a vaincu Bhïsma, tantôt qu'Arjuna
est le vrai vainqueur. Šikhandin a servi d'écran entre Bhïsma et
Arjuna, mais le Grand-Père ne s'est senti atteint que par les flèches
d'Arjuna : elles seules pouvaient lui faire mal. Yama ne s'y trompe
pas : pour Arjuna qui est venu sur terre avec Vavatâra pour restaurer
le dharma, Bhïsma doit être une de ses cibles dans la bataille, alors
même qu'il ne peut se résoudre à tuer Pitâmaha. Un des facteurs de
désordre disparaît avec lui, et l'armée de Duryodhana est très affaiblie
par la perte de ce général et malgré la partialité qu'on lui a soupçonnée
à l'égard des Pandava. On ne peut même pas s'en tenir au récit explicite
et dire que Šikhandin-Ambá a été une protection pour Arjuna devant
son redoutable adversaire. Mais la réapparition d'Ambâ-Terre devant
Bhïsma-Dyaus rappelle la situation de départ et le lien essentiel qui
aurait dû unir ces deux êtres selon le dharma : c'est en fait le vieux
schéma védique du couple Ciel-Terre qui sert à exprimer l'anomalie
de la décision originelle de Bhïsma.
En second lieu, Yama désigne comme victime à Arjuna tout le
ksalra qui est protégé par le brahmane guerrier Drona. Drona et le roi
Drupada sont la paire de héros épiques où s'exprime le plus clairement
le déséquilibre dans les relations du brahman et du ksalra. Ils nourrissent
à l'égard l'un de l'autre une haine nourrie par une envie réciproque
et des souvenirs cuisants. Drupada, beau-père d'Arjuna, est dans
son camp avec tous ses fils. Son fils Dhrstadyumna, incarnation d'Agni
née du feu sacrificiel, est même le général en chef des armées Pândava,
et c'est lui qui se charge de la mort de Drona (qui d'ailleurs est déjà
mort quand Dhrstadyumna lui coupe la tête) peu après que Drona
a tué Drupada de ses mains : il n'était pas question de charger le très
pur Arjuna, quoiqu'il soit aklistakarman, « non souillé par ses actes »,
d'un brahmanicide. Il faut toujours confier une tâche par trop impure
à un inférieur, qui est précisément là pour cela. Mais en l'occurrence,
il n'est que logique de voir mourir le brahmane Drona — fût-ce sur le
champ de bataille — sous les coups de Dhrstadyumna-Agni, le feu
sacrificiel devenu guerrier et entraîné par Drona lui-même au métier
des armes. L'expression employée par Yama évoque cependant la
situation qui s'est créée à la mort de Bhïsma, lorsque l'armée Kaurava
a dû passer sous le commandement d'un nouveau général. C'est Karna
qui désigne Drona comme le successeur du Grand-Père — Drona, ce
brahmane qui a recherché l'« égalité » avec le roi Drupada au lieu de lui
offrir ses services comme prêtre, car ce dernier prétendait ne pas
reconnaître le statut supérieur du brahmane du fait de sa pauvreté matérielle,
et refusait toute amitié avec son compagnon d'études d'autrefois. Karna
justifie son choix en termes curieux : on ne peut nommer général un

vers le nord. Mais le récit, tel qu'il se présente, ne ménage pas le temps qu'il faut à Bhisnia
pour les interminables discours qu'il prononce au long des livres XII et XIII avant de mourir
en XIII 168 (154).
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 167
des rois de l'armée Kaurava, car ils sont tous égaux entre eux et aucun
d'eux ne saura s'imposer. Au contraire Drona a tout ce qu'il faut pour
se faire respecter : statut, âge, savoir militaire; il est de plus le maître
d'armes des cousins Kaurava et Pândava. Tout se passe comme si la
disparition de Bhïsma laissait tout le ksatra du camp Kaurava sans
chef possible : ce qui implique sans doute que les seuls vrais chefs
sont dans l'autre camp. Mais la formulation est révélatrice : les rapports
entre ksatriya sont rarement des rapports d'égalité, la gradation des
pouvoirs entraînant une hiérarchisation, et l'égalité n'existe
théoriquement sur terre qu'entre les brahmanes (quoiqu'en fait ils connaissent
une hiérarchisation semblable fondée sur des facteurs divers)1. L'égalité
pour tous ne se retrouve que dans l'au-delà, précisément dans le
Brahmaloka, lorsqu'on a définitivement échappé au monde des
renaissances. Le ksatra du camp de Duryodhana se trouve donc dans un état
d'incapacité tout à fait anormal, une sorte d'amorphisme proche du
chaos, que symbolise l'obligation de recourir à la protection du brahmane
Drona. La situation dharmique est donc inversée : le brahman doit
protéger le ksatra, ce qui est un comble, et cela est dû à l'abandon initial
de son devoir royal par un ksatriya.
Mais Arjuna ne tuera pas lui-même en fait tous les ksatriya du
camp Kaurava. On peut donc ici supposer que la formule de Yama
vise plutôt un personnage incarnant ce ksaira malade qui a cessé de
jouer son rôle protecteur. Ce pourrait être le cas de Jayadratha, beau-
frère de Duryodhana, donc son allié le plus proche, et roi du Sindh,
d'une région considérée comme limitrophe de l'Âryâvarta, mais sur
la limite externe, en dehors du pays du dharma2. Jayadratha a, dès
avant l'ouverture des hostilités, un lourd passif : n'a-t-il pas, un jour
que Draupadï se trouvait seule dans l'ermitage forestier tandis que
ses maris étaient partis à la chasse, tenté de l'enlever pour se
l'approprier ? Il n'est qu'un de ces princes qui convoitent l'incarnation de
Sri, symbole de tout royaume prospère. Mais Bhïma et Arjuna ne l'ont
pas laissé emmener sa captive bien loin, et ils auraient sans doute
délivré la terre de sa présence si Yudhisthira ne lui avait accordé son
pardon. Jayadratha a bien entendu gardé cette humiliation sur le
cœur et a obtenu de Šiva, faute de mieux, la possibilité de tenir en échec
une fois dans le combat quatre des Pândava, Arjuna étant intangible
du fait de la protection de Krsna. C'est cette faveur qui lui a permis,
alors qu'Arjuna était retenu sur un autre point du champ de bataille,
d'empêcher les secours d'arriver jusqu'à Abhimanyu, fils d'Arjuna
et de Subhadrâ, enfant prodige qui, à seize ans, réunit en lui les qualités
de son père et de son oncle maternel Krsna. L'adolescent a réussi à
pénétrer la formation en cakra, en cercle, des troupes Kaurava; cette
formation est réputée impénétrable, mais Abhimanyu a appris de son

(1) Pour l'impossibilité où sont les brahmanes de se donner un souverain à l'inverse des
ksatriya, voir les conséquences de la destruction des ksatriya par Râma Jâmadagnya en
II 49 70 (49 62) et l'apologue de la victoire des ksatriya sur les trois autres varna réunis en
V 156 4 sq. (153 4 eq.).
(2) Cf. Baudhâyana-dharma-sutra I 2 14.
168 MADELEINE BIARDEAU
père l'art de s'y enfoncer. Cependant, seul Arjuna saurait aussi la briser
et en ressortir. Aussi les autres Pândava ont-ils promis de le suivre
dans la percée qu'il ferait et de l'aider. C'est Jayadratha qui en
empêchera et Abhimanyu sera tué à l'intérieur du cakra. Arjuna le tiendra
pour responsable de la mort de son fils et, quand il apprend la nouvelle
le soir, il jure de tuer Jayadratha le lendemain avant le coucher du soleil
ou de se tuer.
La formation de l'armée en cakra a certainement une signification.
Le cakra — qui est celui du dharma, ou du Temps — est l'insigne du
pouvoir royal. C'est pourquoi il est l'arme de Visnu et de son avatára
Krsna, dont il indique la royauté éminente1. Arjuna seul serait capable
de briser ce cakra qui représente, aux mains des Kaurava, l'état de
désordre qui s'est instauré sur terre, avec la confusion des fonctions
du brahman et du ksaira. Abhimanyu y laisse la vie et Jayadratha
en est le principal responsable. Il y a donc un rapport symbolique
entre le roi du Sindh et l'état pitoyable où se trouve le ksaira protégé
par Drona. Corrélativement, Abhimanyu porte en lui l'espoir de la
dynastie légitime (ce descendant de la dynastie lunaire n'est-il pas
l'incarnation de Somavarcas, « l'Éclat de la lune » ?), et sa mort serait
donc l'annonce que cet état se perpétuera et même s'aggravera, puisqu'il
ne sera plus contrebalancé par un ksaira encore structuré et fonctionnel.
S'il en est ainsi, Jayadratha, ce comparse apparemment mineur jusque-là,
se trouve être au nœud du problème idéologique qui a conduit à la
création du récit épique2. Il est Hé à ce ksaira qui ne remplit plus ses
fonctions et qu'Arjuna doit abolir3. C'est pourquoi, sans doute, Krsna
lui-même blâme Arjuna de son serment hâtif : il sera très difficile de
tuer Jayadratha le lendemain car les Kaurava mettront tout en œuvre
pour empêcher Arjuna de l'atteindre. La nuit, après un culte à Šiva,
les deux amis vont ensemble — dans un songe que fait Arjuna — trouver
Šiva et lui demander l'arme qui tuera Jayadratha. Il s'agit toujours
du Pâsupata, qu'Arjuna obtient derechef avec la promesse de la victoire.
Mais ce sera dur, et Krsna devra recourir à une ruse pour permettre
à Arjuna de porter le coup final juste avant le coucher du soleil. C'est
la veille de la mort de Drona, comme par hasard.
Mais ce n'est pas tout : au moment où Arjuna va enfin faire sauter

(1) On sait qu'Asvatthâman, en digne fils de Drona, a demandé à Krsna de lui donner
son disque (X 12 ; id.), à cause du pouvoir insurpassable qu'il lui conférerait. Krsna, sans
le lui refuser, lui propose simplement d'essayer de le soulever. Aavatthâman ne peut même
pas le faire bouger et doit y renoncer. Arjuna lui-même, dit Krsna, en dépit de tout son
brahmacarya, n'a jamais eu l'audace de lui adresser pareille demande.
(2) Ils sont, malheureusement pour nous, assez nombreux dans l'épopée, ces personnages
que l'on croit secondaires, et dont le symbolisme est si important que des pans entiers du
récit — surtout dans la bataille — nous restent indéchiffrables. Tels sont Sâtyaki et Krtavar-
man, Bhagadatta, Bhuriáravas, Ghatotkaca, Irâvant...
(3) Jayadratha a de plus pour emblème un sanglier d'argent. L'argent est « blanc
brillant » dans la conception indienne. Le sanglier est donc un sanglier blanc, très
probablement le sanglier cosmogonique, toujours blanc. Le Sanglier-Sacrifice est la forme que
prend Brahmâ pour repêcher la terre. Autant dire que Jayadratha s'est rangé sous la bannière
d'un brahmane et qu'il peut symboliser ceux qui en font autant. Sur tout cet épisode, cf.
Annuaire... T. 85 p. 149 et T. 86 (à paraître).
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 169
la tête de Jayadratha à coups de flèches, Krsna lui apprend que le
père de ce dernier, Vrddhaksatra («ancien ksatra», ou nksalra vieilli»),
a abdiqué en faveur de son fils pour se consacrer à la vie ascétique
dans la forêt (VII 146 106 sq. ; 121 17 sq.). Mais ayant été averti que
son fils, obtenu après une longue attente, aurait la tête coupée dans
un combat, il a lancé une malédiction : celui qui fera tomber la tête de
son fils à terre, sa tête à lui volera en éclats. Krsna suggère donc à
Arjuna de décapiter Jayadratha de telle sorte qu'avec ses flèches il
envoie la tête retomber sur les genoux de Vrddhaksatra qui se trouve
en méditation dans la forêt voisine du Kuruksetra. Arjuna s'acquitte
de sa tâche, et le père ascète est si profondément « absent » qu'il ne
remarque pas la chute de la tête de son fils sur ses genoux. Lorsqu'il
sort de sa méditation et se lève, la tête roule à terre et la tête de
Vrddhaksatra éclate en cent morceaux. Oserons-nous traduire : Arjuna,
en tuant Jayadratha, a symboliquement mis fin au désordre du ksatra,
annonçant ainsi la mort de Drona dont le rôle s'achève. Ce ksatriya
ascète qui joue au brahmane dans la forêt jouxtant le Kuruksetra, et
se trouve si profondément absorbé alors que se joue le sort du monde
sur le champ de bataille du dharma, est l'image même de ce qu'il faut
détruire. C'est donc un grand tournant de la bataille, et si Arjuna a
pu réussir cet exploit avec l'aide de Krsna, c'est bien parce qu'il est
le roi, réplique de Yavaldra.
Si Bhïsma et Drona, les premiers généraux des Kaurava, ont une
partialité reconnue pour les Pândava, il n'en est pas de même de Karna
qui, dès le début, se pose en rival d'Arjuna. Il serait aussi habile archer
que lui, mais à cause de son statut inférieur de suta, il est éliminé
d'une épreuve où il s'est montré l'égal d'Arjuna (I 136; 126). C'est de
ce jour-là que date sa dévotion à Duryodhana : celui-ci voit en lui le
seul guerrier capable de faire face à Arjuna et, pour lui donner un
statut royal qui lui permette de combattre contre lui, il le fait roi d'Anga
sur-le-champ, prétendant que la royauté n'est pas uniquement liée
à la naissance et que les vertus guerrières en sont aussi une marque
valable : belle entorse au dharma que refuserait assurément Manu,
lui qui recommande au brahmane de ne pas vivre dans un royaume
gouverné par un šudra (MS IV 61). Sa royauté toute neuve ne convainc
pas ses trop dharmiques adversaires et il doit renoncer au combat
singulier avec Arjuna. Toujours à cause de son statut de sula, Draupadï
refuse de le voir prendre part à l'épreuve de son svayamvara, car elle
n'épousera qu'un ksatriya. Autant d'humiliations que Karna n'est pas
près d'oublier.
Ce qui, à nos yeux d'Occidentaux, rend le personnage complexe,
c'est l'opposition entre ce que nous serions tentés d'appeler sa morale
privée et sa morale socio-politique : sa fidélité inconditionnelle à
Duryodhana ne manque pas de grandeur. Même lorsque Krsna et
Kuntï lui ont révélé le secret de sa naissance — il est le fils aîné de
Kuntï et par conséquent l'aîné des Pândava selon le dharma, quoique
né avant le mariage de sa mère avec Pându (V 140, 145; 138, 143) — ,
il n'est pas tenté de changer d'avis : il sait que Duryodhana va à sa
170 MADELEINE BIARDEAU
perte, que les Pândava triompheront. Cependant, Duryodhana l'a
associé à sa gloire et il ne lui fera pas défaut. Il va jusqu'à demander
à Krsna de ne pas révéler aux Pândava qu'il est leur frère afin de ne pas
leur faire abandonner l'idée d'une guerre contre Duryodhana. Si le
royaume qui doit revenir à Yudhisthira lui était donné, il ne pourrait
que le livrer à Duryodhana. Comme le reconnaît Krsna lui-même
(ibid.), il est généreux à l'égard des brahmanes; c'est ainsi qu'il a
accepté de se dépouiller de sa cuirasse et de ses boucles d'oreilles d'or
pour les donner à Indra qui lui est apparu sous les traits d'un brahmane,
malgré l'avis contraire qu'il avait reçu de son vrai père Surya. Lorsque
Bhïsma tombe sur le champ de bataille, il va l'y voir en privé, alors
qu'il s'était brouillé avec lui au point de refuser de participer à la guerre
tant que Bhïsma se battrait : finies les fanfaronnades et les insultes.
Il se fait humble — et Bhïsma affectueux — , mais déterminé, il obtient
la bénédiction du Grand-Père pour continuer la guerre, alors que celui-ci
espérait que sa mort marquerait le retour à la paix. En regard de cela,
il se vante à l'excès de ses vertus guerrières, alors que, comme le lui
fait remarquer Bhïsma un jour devant la cour de Dhrtarâstra, il n'a
guère à son actif que des défaites dans ses rencontres avec les Pândava.
Voulant à tout prix obtenir les mêmes atouts qu'Arjuna, il a demandé
le brahmâstra à Drona, qui le lui a refusé parce qu'il n'en était pas
digne. C'est alors qu'il s'est présenté comme brahmane à Râma
Jâmadagnya en lui faisant la même requête. On sait que cela ne lui a
pas réussi1 et qu'il en a récolté deux malédictions de brahmanes — dont
il mourra.
Aussi bien n'est-ce sans doute pas la façon correcte de poser le
problème que soulève ce complexe personnage : on sait déjà qu'il est
fils de Kuntï et du dieu Surya, conçu peu après le don qu'a accordé
le brahmane « terrible » Durvâsas (incarnation de Rudra-Šiva) à Kuntï
de pouvoir appeler des dieux pour en concevoir des fils. Kuntï, habitant
encore la maison de son père, a abandonné l'enfant à sa naissance sur
une rivière, où il a été recueilli et adopté par un ménage de suta2. Le
jour où Kuntï, pour empêcher la guerre imminente entre les cousins,
lui révèle qu'il est son fils aîné, il la traite assez durement car, dit-il,
elle lui a porté un grand tort. A cause d'elle, il a perdu à tout jamais
son statut de ksatriya : quoique fils de Pându selon le dharma (comme
le lui dit Krsna en V 140 9; 138 9), il a été élevé en suta, recevant les
rites propres à un suta, ce qui constitue une déviation irréversible.
On sait en effet que la naissance de parents brahmanes ou ksatriya ne
suffît pas. L'enfant n'est qu'un šudra tant qu'il n'a pas reçu les rites
d'initiation qui le font entrer dans sa caste. Karna n'est pas un « deux-
fois-né ». Bhïsma, qui connaît le secret de sa naissance, attribue à cela
l'erreur fondamentale de sa vie, sa dévotion à Duryodhana (VI 122 12b;
117 506*) :jâto'si dharmalopena tatas le buddhir ïdrsl, « tu dois ta naissance

(1) Cf. ci-dessus, p. 129 n. 1, sur tous ces événements.


(2) Cf. EMII IV, p. 229, où sont données les principales références textuelles relatives
à la naissance de Karna. Cf. aussi le récit détaillé qu'en donne G. Dumézil dans Mylhe et
épopée I, p. 127.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 171
à une entorse faite au dharma, c'est de là que te vient cette disposition
d'esprit ». Là encore à qui la faute ? On doit remonter jusqu'à Durvâsas,
c'est-à-dire à Šiva, ce qui revient, une fois de plus à tout attribuer au
daiva. L'entorse faite au dharma est double1 : Kuntï a conçu de Surya
alors qu'elle n'était pas mariée, et Surya a dû lui promettre de lui
redonner sa virginité et de doter l'enfant d'une cuirasse et de boucles
d'oreilles en or. Puis, incapable d'affronter cette disgrâce pour elle-même
et pour son père, elle a abandonné l'enfant sur la rivière, dont le courant
l'a porté jusqu'au Gange en passant par la Yamunâ. La précision de
cet itinéraire ne manque pas d'intérêt : la Yamunâ semble s'opposer
au Gange comme la cosmogonie à l'eschatologie. Satyavatï et Vyâsa
sortent de la Yamunâ, mais Bhïsma naît de Gangâ personnifiée. La
rivière sombre des origines peut aussi bien connoter le chaos, l'état de
confusion préludant à toute création — par exemple sous la forme
du maisya-nydya ou du désordre annonciateur de catastrophe. Tandis
que la Gangâ, associée aux rites funéraires2, peut être liée à l'idée d'une
catastrophe socio-cosmique comme promesse de délivrance pour certains
des morts — ici pour les guerriers tombés en combattant — , et de
renaissance pour le monde. C'est sur le Gange qu'est recueilli Karna par
ses parents adoptifs, comme Bhïsma a été confié à son père par sa mère
Gangâ après ses années d'enfance. Voilà qui rapproche les deux héros,
du moins dans le rôle qu'ils jouent : fauteurs de catastrophe, ils sont
aussi agents de salut et ne peuvent être considérés sous leur aspect
négatif. Mais la renaissance du monde passe par leur mort au combat.
Toutefois, on voit mal en quoi consiste le rapport de Karna avec
Duryodhana et comment ce déclassé contribue au désordre des varna
supérieurs qui, jusqu'à maintenant, semble être le motif dominant de
la crise; enfin, pourquoi Arjuna est-il son rival et son adversaire de
toujours en attendant d'être son bourreau3 ? Ces questions renvoient les
unes aux autres puisque ce sont autant de manière de situer Karna
dans l'ensemble des personnages épiques4. Il est probablement le seul
héros qui soit à la fois de naissance divine et identifié avec un asura,
ce qui souligne bien son ambiguïté. Ambigu, son père Surya l'est aussi :
le Soleil, que les brahmanes font se lever chaque matin par leurs rites,

(1) Surya avait en fait essayé de montrer à Kuntî que leur union n'avait rien de contraire
au dharma. Cf. EMH IV, ibid. Mais le dharma vu du haut de Surya n'est pas tout à fait celui
de l'ignorante Kuntï. Il lui a dit aussi que la naissance de leur fils contribuerait à l'œuvre des
dieux. Et Kuntî est l'incarnation de Siddhi.
(2) Cf. EMH III, p. 75.
(3) Sur l'hostilité entre Karna et Arjuna, voir G. Dumézil, op. cit., p. 130 sq. Je ne pense
pas que la référence à un fragment de mythe védique suffise à rendre compte du mythe épique
qui a sa structure propre.
(4) On notera que, s'il est bien vrai qu'Arjuna tue des asura (Bhagadatta par exemple)
ou des ràksasa (les Samáaptaka), les fils de Dhrtarâstra sont réservés comme victimes à
Bhlma, y compris Duryodhana-Kali, tandis que Sakuni-Dvâpara est le lot de Sahadeva.
Il est impossible pour le moment de rendre compte de cette répartition des tâches : il y a
peut-être une hiérarchie aussi dans la mort, mais celle-ci est alors en rapport avec la vie du
héros qui meurt. La mort de Duryodhana est une mort ignominieuse, dont Arjuna n'aurait
pu être l'auteur, mais cela ne fait que repousser la question : certes il a convoité Draupadï,
mais Jayadratha en a fait autant.
172 MADELEINE BIARDEAU
est l'astre qui rythme le déroulement régulier du temps, donc du
dharma. L'année humaine, faite des deux phases du cours du soleil
que délimitent les solstices, est l'unité de mesure du temps terrestre,
et l'année divine, unité de calcul du temps cosmique, est mesurée
en années humaines. Pour en rester au domaine terrestre, la pluie
d'Indra ne suffirait pas à faire pousser les plantes et à nourrir les êtres,
si le soleil n'était pas là pour assurer le circuit de l'eau et faire mûrir
fruits et graines. L'épopée d'ailleurs n'omet pas de montrer le rapport
positif du soleil et du dharma, qui prend naturellement la forme d'une
aide directe de Sûrya aux Pândava.
Lorsqu'au début de leur exil dans la forêt, les Pândava sont
accompagnés par des brahmanes qui ne veulent pas se séparer d'eux,
Yudhisthira s'inquiète : comment pourra-t-il les nourrir ? Souci bien
royal, et qui conduit le Dharmarâja à interroger son chapelain. Celui-ci
explique le rôle du soleil (III 3 5-9; id.) : purâ srstâni bhutâni pïdyante
ksudhayâ bhršam \ tato1 nukampayà tesám savità svapilâ yathâ //
gatvoltaráyanam tejorasán uddhrlya rašmibhih / daksinâyanam âvrtto
mahïm nivišate ravih // ksetrabhute talas tasminnosadhïr osadhipaiih /
divas tejah samuddhrtya janayâm âsa várind // nisiktašcandratejobhih
svayonau nirgate ravih / osadhyah sadrasâ medhyâs tad annam prâninâm
bhuvi Ij evam bhânumayam hyannam bhuiânâm prânadhâranam / pitaisa
sarvabhûtânàm tasmut tam šaranam vraja // « Jadis les créatures
souffraient terriblement de la faim. C'est pourquoi Savitar le Soleil,
compatissant comme leur propre père, va en direction du nord et pompe l'humidité
chaude1 de ses rayons, puis revient vers le sud et demeure ainsi sur la
terre. Sur ce terrain, le maître des plantes (= la Lune) pompe la chaleur
du ciel et produit les plantes grâce à l'eau. C'est le soleil arrosé par les
ardeurs de la lune qui, lorsque le grain a germé, est lui-même les plantes
aux six saveurs bonnes pour le sacrifice et c'est cela la nourriture des
êtres vivants sur terre. Ainsi la nourriture qui soutient la vie des êtres
est faite de soleil, qui est le père de tous les êtres. Aussi prends refuge
en lui ». Une telle explication n'exclut pas le rôle habituellement réservé
à Indra : les plantes qui poussent sont destinées au sacrifice, dont se
nourrissent dieux et hommes. La régularité du jeu conjugué de la lune
et du soleil est évidemment liée à la régularité des sacrifices. La conclusion
de Dhaumya amène Yudhisthira à prier Sûrya. Celui-ci donne un
récipient de cuivre qui sera plein de nourriture toute prête et inépuisable
tant que Draupadï l'aura en mains (3 72-73; 4 2 et 21*). Il ajoute même
la promesse que Yudhisthira retrouvera son royaume la quatorzième
année. On est ici dans la logique du dharma ordinaire.
Plus subtil est le rôle que joue Sûrya lorsque Draupadï, en butte
aux assiduités de Kïcaka, s'adresse à lui pour lui demander sa protection.
Immédiatement Sûrya charge un ràksasa invisible de veiller sur elle
(IV 15 19-20; 14 19-20). On retrouve ici un ràksasa dans un rôle de

(1) Le mot tejas dans le composé tejorasân semble faire difficulté aussi bien pour Nïla-
kantha que pour l'édition critique (la variante devo rasân adoptée par un certain nombre de
mss pourrait être meilleure). Dans tout le contexte, l'idée de chaleur, connotée par tejas,
est associée à celle d'humidité que connote rasa, et toutes deux sont principes de vie.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 173
gardien du dharma. Mais pourquoi Draupadï a-t-elle eu l'idée de prier
Surya ? Est-ce parce qu'elle doit aller de nuit porter du vin à Kïcaka ?
En d'autres circonstances elle a appelé Krsna avec tout autant d'à
propos et de succès. Kïcaka, beau-frère de Virâta, roi des Matsya,
est un curieux personnage, ne serait-ce que parce qu'il en évoque un
autre. Dans ce royaume des Matsya, d'où sortira la mère du futur
rejeton de la dynastie des Kuru, Pariksit, tout ne va pas pour le mieux :
Kïcaka, meilleur chef de l'armée de Virâta, est de caste suta (IV 14
34a et 47a, 16 5b, 17 1, 22 27-28, 30 2; 13 13a et 17a, 15 6a, 16 1, 21 27-28,
29 2) comme Karna, ce qui ne l'empêche pas d'être le frère de la reine.
Celle-ci, jalouse de Draupadï — déguisée en servante — sert les desseins
de son frère. Draupadï, outre qu'elle est fidèle à ses maris — les noces
de êrï et du dharma sont éternelles — , ne peut qu'éprouver à l'égard
du suta la même répulsion que pour Karna : elle l'appelle avec insistance
sutapulra. Kïcaka se vante auprès d'elle d'être le roi de fait de ce royaume
et d'être au-dessus de tous les hommes en beauté, jeunesse et chance,
et voudrait faire partager à la prétendue servante toutes les formes
de bonheur dont il jouit (IV 15 42-45; App. I n° 14 [9-16]). Peut-on
compléter ce tableau en essayant d'interpréter son nom ? Kïcaka
désigne un roseau. Or, dans le Livre IV, qui correspond à l'année de vie
clandestine où les Pândava ne doivent pas se laisser reconnaître, Arjuna
est déguisé en eunuque et porte le nom de Brhannalâ ou °nadâ (voir
ci-dessous), nala (masc.) étant aussi le nom du roseau, mais « déguisant »
ici de façon transparente le nom de Nara. D'autre part, sans doute pour
la symétrie, on fait de Karna l'incarnation de Yasura Naraka. Il y a
donc bien des indices qui permettent de rapprocher Kïcaka de Kama1,
et l'on peut penser que l'appel de Draupadï à Surya en serait un de
plus : en même temps la protection que lui accorde le Soleil met bien
en lumière ce rapport positif du dieu au dharma, alors même qu'est
évoqué, par le biais du suta Kïcaka, son aspect destructeur.
Car c'est sans doute le sens profond de la remarque que Bhïsma
fait à Karna sur le manquement au dharma qui a marqué sa naissance.
S'unissant à Kuntï à l'insu de son père et en l'absence de tout mari,
Surya sort du dharma : quand il s'agit du soleil, cela signifie qu'il sort
de son cours régulier. Or il n'y a qu'une circonstance où le soleil sort
de son cours régulier, c'est une fin du monde, où il doit tout dessécher,
puis se démultiplier pour provoquer l'incendie universel. Karna est
le fils de ce Soleil, dont le rapport au dharma n'est sans doute pas nul
puisqu'il faut en passer par là pour renouveler la terre, mais qui est
d'abord destructeur. S'il en est bien ainsi, son rapport à Duryodhana
s'éclaire. Celui-ci incarne Kali, le plus mauvais âge du monde, celui
qui mène à la catastrophe où doit intervenir Yavatâra, mais aussi bien,
dans la perspective où le roi fait le yuga*, le mauvais roi lui-même,
fauteur de catastrophe. On a même vu que kali finit par signifier la

(1) Mais il sera lue par Bhïma dans une attaque nocturne et selon la manière sacrificielle
propre au second des Pândava (IV 22 71-78 ; 21 56-60 avec une variante importante).
(2) Cf. EMH IV, p. 159 sq. Noter que, selon MhBh XII 69 101 (70 28), le mauvais roi
du Kaliyuga tombe dans l'enfer Naraka.
174 MADELEINE BIARDEAU
catastrophe1. Dans les deux cas, on évoque une fin du monde et le Surya
du pralaya doit y jouer un rôle. C'est Karna qui le représente. Sa
contribution personnelle à la conflagration serait alors son choix de Drona
pour remplacer Bhïsma comme chef des armées Kaurava. Plus que la
royauté mineure et sans conséquence dont l'a paré Duryodhana
autrefois2, c'est ce choix du brahmane guerrier qui fait de lui un agent du
désordre des varna supérieurs. En jetant son dévolu sur Drona, il aggrave
la confusion et précipite le dénouement. Lorsqu'il prend lui-même
le commandement de l'armée, on peut dire que c'est le commencement
de la fin3.
On a aussi par là la réponse à la troisième question posée, celle de
l'hostilité native qui semble exister entre Karna et Arjuna. D'une part
le roi parfait, dans la mesure où il fait régner le dharma, attend du soleil
la régularité de son cours comme d'Indra les pluies saisonnières. Les
intérêts de tous les trois sont solidaires. Mais quand le roi parfait, double
de Vavalâra, est placé dans un temps de crise où il faut empêcher le
monde de disparaître, il a pour principal antagoniste Surya, qui brûlerait
tout « sans reste » si le cycle chaleur-pluie ne se reproduisait pas à
l'échelle cosmique dans le pralaya, ou plus exactement son représentant
sur terre. Arjuna a pour tâche de limiter les dégâts de la guerre tout
en y contribuant lui-même et de préparer la fécondité de son « reste ».
Grand-père de Pariksit et étroit associé de Yavatâra, c'est effectivement
le rôle qu'il joue, mais ce rôle passe obligatoirement par la mort de
Karna : il appartient à Nârâyana de présider à la partie « humide »
et féconde du pralaya après avoir, avec l'aide de Vâyu et des nuages
que celui-ci accumule4, mis un terme à l'incendie. Au niveau épique,
il appartient au roi, fils d'Indra, de mettre des bornes à l'incendie de
la guerre. C'est ce que figure la mort de Karna : elle annonce sur le mode
symbolique la mort et la fin du règne — du cakra — de Duryodhana,
et par là-même la fin de la guerre, la disparition du mauvais karman
fauteur d'adharma, tout comme la mort de Jayadratha annonçait la
mort de Drona et la fin du désordre des varna. On comprend alors la
scène finale où Arjuna tue Karna en profitant du moment où la roue
— cakra — du char du héros s'est enfoncée dans la terre et où il essaie

(1) Ibid., p. 145.


(2) Elle compte si peu que l'on voit un roi d'Aùga figurer dans la sabhâ de Yudhisthira,
puis pendant la guerre du côté des Kaurava. C'est un mleccha et il n'a aucun lien avec Kama.
(3) C'est sans doute de ce côté aussi qu'il faut chercher le sens de son absence sur le
champ de bataille tant que Bhïsma commande l'armée. Au niveau explicite, il ne supporte
pas les critiques de Bhïsma contre lui, mais Bhïsma lui-même semble ne pas vouloir de sa
collaboration : il n'acceptera le commandement des troupes que si Karna se retire, car il
se pose comme son rival (V 156 24 ; 153 24). De fait, tant que le ksatriya légitime est à la
tête des troupes, on n'y a pas besoin de Karna, puisque Bhïsma lui-même est le premier
agent de désordre. Ensuite seulement Karna intervient pour mener la confusion jusqu'à
son terme logique.
(4) II est probable que le rôle de Vâyu dans le pralaya et la cosmogonie doit nous éclairer
sur le rôle de Bhïma, fils de Vâyu, dans la guerre. Cf. en ce sens EMH IV, p. 212 et 215, et
ci-dessus p. 123. И faut alors rattacher à Vâyu toutes ses connotations de force violente (il est
Prabhaňjana, « le Casseur »), de souffle vital (vâyu = prâna), qui donnent à Bhima sa
physionomie propre et son rôle bien à lui.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 175
en vain de la dégager. Kama invoque le dharma du guerrier qui interdit
de frapper un ennemi incapable de se défendre, mais c'est Krsna lui-
même qui répond en énumérant à Karna la longue liste des manquements
au dharma qu'il a commis avec ses amis (VIII 91 ; 67) : il a mis le dharma
en tel péril qu'il faut passer outre aux règles des situations normales
pour le sauver. Le cas est aussi prévu par le dharma1.
Le discours de Yama à Arjuna laisse à une place secondaire les
interventions de Varuna, dieu gardien de l'ouest et seigneur des eaux,
qui donne au héros son pâsa, le « lien » avec lequel il capture les êtres
pour les livrer à Yama, et de Kubera, dieu gardien du nord et des
richesses (dont regorge l'Himalaya), possesseur de Vanlardhâna qui a
le pouvoir d'endormir les ennemis (de les faire « disparaître » ?). Avec
l'invitation d'Indra — roi du ciel mais aussi gardien de l'est — à aller
le rejoindre au svarga où il lui donnera ses armes, c'est en fait la protection
des quatre directions de l'espace, donc de toute la terre, qui est confiée
à Arjuna. Les dieux lui délèguent leurs fonctions comme ils peuvent
le faire au seul souverain de la terre.
Le séjour d'Arjuna au ciel — qui doit durer cinq ans — se résume
en quelques faits saillants, racontés soit dans les chapitres qui suivent
immédiatement la rencontre des lokapâla, soit dans le récit que fait
Arjuna à ses frères lors de son retour sur terre. On omettra ici le combat
avec les Nivâtakavaca, qui constitue l'épreuve finale demandée par
Indra à titre d'honoraires2, pour mettre l'accent sur la place qui est faite
à Arjuna dans le ciel d'Indra. Rites d'hospitalité, louanges, fêtes,
apsaras et gandharva, rien n'y manque. L'accès même du ciel à un simple
mortel est en lui-même significatif, comme le souligne le texte (III
43 4-6; 44 4-6) : nâtaptatapasâ saky o drastum nânâhitâgninâ / sa lokah
punyakarlfnàm nâpi yuddhe parânmukhaih // nâyajvabhir ndvralikair
na vedasrutivarjiiaih / nânâplutdàgais tîrthesu yajnadânabahiskrtaih //
nápi yajňahanaih ksudrair draslum šakyah kathaňcana / pdnapair
gurutalpaišca mâmsâdair va durâtmabhih // « Ce monde, réservé à ceux
qui se sont sanctifiés par leurs actes, nul ne peut le voir s'il n'a pas
pratiqué le tapas, s'il n'a pas entretenu ses trois feux, s'il a fui pendant
le combat, s'il n'a pas sacrifié, pas observé de vœux, s'il n'a pas écouté

(1) On a déjà parlé de la rencontre finale d'Arjuna et d'Asvatthâman, chacun armé du


Brahmasiras, après l'incendie du camp Pândava (ci-dessus p. 123 sq.). Entre les deux se place
le court généralat de Šalya, l'oncle maternel des deux jumeaux Pàndava passé dans le camp
Kaurava, et l'incendie du camp, une fois la victoire acquise pour les Pándava. Šalya est tué
par Yudhisthira (le Dharmaràja !) avec une sorte de lance appelée manihemadanda-šakii,
« une êakli dont la hampe — danda — était de pierres précieuses et d'or (IX 17 39 ; 16 38) »,
ou encore rucirogradanda, « au danda brillant et terrible (41 ; 40) » ; on ne peut s'empêcher
d'évoquer le danda de Yama, surtout lorsque, un peu plus loin, cette šakti est comparée à
Kâlarâtri (« la Nuit du Temps »), avec les liens à la main, la terrible mère de Yama, ou au
brahmadanda (ibid. 43 ; 42). On sait que Kâlarâtri apparaîtra aux guerriers qu'Asvatthàman
surprendra dans le camp Pândava pendant la nuit tragique. La mort de Šalya — asura
incarné — figure ainsi l'achèvement et l'œuvre de mort de l'incendie que le Soleil ne fait
qu'allumer, et seul Yudhisthira, fils de Dharma-Yama, pouvait en être l'auteur.
(2) Cf. ci-dessus p. 162-163. Bien entendu, il ne s'agit pas d'un épisode secondaire. Mais il
ne fait que symboliser « l'œuvre des dieux » — deuakârya — qu'Indra assigne à son fils et
pour laquelle il le fait monter au ciel (III 41 44 ; 42 37).

176 xMADELEINE BIARDEAU
le Veda, s'il n'a pas plongé son corps dans les eaux des lieux de pèlerinage,
s'il s'est tenu à l'écart des sacrifices et des dons. Les êtres vils qui ont
détruit les sacrifices, qui ont bu des boissons enivrantes, les méchants
qui ont pris la couche de leur guru ou mangé de la viande ne peuvent
le voir en aucune façon ». Que dire alors quand Arjuna, conduit par
la « voie des dieux » jusqu'à son père, est reçu par lui avec des honneurs
inouïs ? Indra l'embrasse et l'installe lui-même sur son trône (dont
on a d'abord précisé qu'il était surmonté d'un parasol blanc, insigne de
la royauté) (ibid. 20-27; ibid. 20-27) : tatah šakrdsane punye devarsigana-
sevite I šakrah pánau grhïtvainam upávešayad anlike j/ murdhni cainam
upághráya devendrah paravlrahá / aňkam aropayám ása prašrayavanatam
lada I/ sahasrâksaniyogât sa parthah sakrásanam galah / adhyakrámad
ameyâtmâ dvitïya iva vásavah // tatah premná vrirasatrur arjunasya
šubham mukham / pasparša punyagandhena karena parisánivayan //
pramárjamánah éanakair bohu cásyáyalau éubhau / jyašaraksepakathinau
stambhuviva hiranmayau jj vajragrahanacihnena karena parisántvayan /
muhur muhur vajradharo báhu crlsphotayaňchanaih // smayanniva
gudákešam preksamânah sahasradrk / harsenotphullanayano na cdtrpyala
urtraha // ekasanopavistau tau sobhayâm cakratuh sabhâm / suryacandra-
masau vyoma calurdašyám ivoditau // « Alors Sakra, l'ayant pris par la
main, le fit asseoir auprès de lui sur le siège sacré de Sakra entouré de
troupes de rsi divins empressés. Le roi des dieux, tueur des héros
ennemis, respira l'odeur de sa tête et le prit sur ses genoux tandis que
lui restait incliné avec humilité. Le fils de Prthâ qui, pressé par le dieu
aux mille yeux (= Indra), s'était approché du siège de Sakra, y monta
comme un second Indra dans toute sa grandeur. L'ennemi de Vrtra
(= Indra) toucha affectueusement le visage brillant ď Arjuna, le
réconfortant de sa main au parfum auspicieux. Caressant doucement
ses longs bras brillants durcis comme des piliers d'or par le tir à l'arc,
il le réconfortait de sa main marquée par le maniement du foudre, et
le porteur du foudre fit plusieurs fois claquer doucement ses bras (contre
ses aisselles). Tout souriant, le dieu aux mille yeux regardait Gudâkesa
(= Arjuna), les yeux écarquillés de joie, mais le tueur de Vrtra ne
pouvait s'en rassasier. Tous les deux assis sur le même siège illuminaient
la salle d'assemblée, comme le soleil et la lune illuminent l'espace le
jour de la pleine lune ».
Nïlakantha a été embarrassé par la comparaison finale, puisqu'elle
se réfère à un phénomène céleste impossible : le soleil et la pleine lune
ne peuvent illuminer ensemble l'espace. Il n'est pas sûr que cette
incongruité ait échappé aux auteurs épiques. Il faut plutôt y voir l'effort
pour traduire l'inouï. Quand on connaît l'abondance des récits où
Indra se montre inquiet de la puissance d'un roi terrestre et de sa
perfection même1, y voyant toujours une menace pour son propre
trône, on mesure en effet le caractère exceptionnel de la situation
d'Arjuna. La longue enumeration des disqualifications qui ferment

(1) Le cas le plus illustre est celui de Bali, contre lequel est intervenu Visnu sous la
forme de Vâmana.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 177
l'accès au ciel est destinée à en exclure beaucoup de gens, mais il ne
s'agit probablement là que des exclus après la mort. En fait, c'est le
combat avec Šiva qui a ouvert le svarga à Arjuna, combat rendu possible
par une extraordinaire combinaison d'ascétisme et de perfection dans
la pratique guerrière, mais l'accueil qu'il reçoit, lui, ne peut être réservé
qu'au fils d'Indra et à Nara, le parfait dévot. Ce qui est affirmé en clair,
c'est son statut royal : il occupe le même siège qu'Indra, et il continuera
à l'occuper pendant les cinq ans de son séjour céleste. L'affection d'Indra
est celle d'un père, mais le père et le fils sont bien des guerriers dont
l'affaire commune est la guerre : les caresses du porteur de foudre
ne peuvent être que rudes sur le dur cuir des bras de l'archer; et ces
deux bras, comparés à des piliers d'or, évoquent les piliers qui doivent
soutenir le ciel1.
A cet insigne honneur de partager le trône d'Indra viendra s'ajouter,
une fois l'éducation du héros complètement terminée, et juste avant de
l'envoyer se battre contre les Nivâtakavaca, le don du kirïta, le diadème
royal qui vaut à Arjuna l'épithète courante de kirïtin. C'est Indra
lui-même qui l'a posé sur sa tête en même temps qu'il lui donnait une
corde inusable pour son arc et une cuirasse impénétrable (III 168 74-76;
165 13-14) ainsi que sa conque Devadatta la bien-nommée (174 5;
171 5). Et les dieux l'ont pris alors pour Indra lui-même (168 77-78;
165 16). Arjuna est le seul héros de l'épopée à recevoir cette épithète
de kirïtin, ce qui implique en particulier que Krsna ne porte pas le
kirïta : or Nârâyana est, dans l'iconographie, le seul à porter le kirïta,
affirmation de sa souveraineté éminente, tandis que sur terre, seuls
les souverains « universels » — sârvabhauma cakravartin — ou du moins
ceux dont la royauté s'étend sur de vastes régions, sont habilités à le
porter2. Ce retrait de Krsna-Nârâyana par rapport à Arjuna est bien
conforme à ce que semble être la relation épique entre les deux hommes,
Yavalâra n'étant là que pour guider le roi et lui servir de modèle,
indiquant par là aux auditeurs royaux des bardes où chercher l'idéal du
roi : l'épopée est la geste d'Arjuna et non celle de Krsna3. A aucun
moment Yudhisthira n'est non plus doté d'un tel diadème, dont
l'imposition semble d'ailleurs absente du rituel du râjasuya* : le kirïta est
peut-être moins lié à la royauté en tant que telle — dont on sait qu'elle
a toujours été partagée entre beaucoup en Inde — qu'à une souveraineté

(1) Piliers qui sont eux-mêmes peut-être symbolisés par les bras levés du petit purusa
d'or que le rituel védique enferme dans l'autel du feu. On n'est pas loin non plus du symbolisme
du poteau sacrificiel.
(2) Gopinatha Rao, Elements of Hindu Iconography, Vol. I, Pt. I, p. 29.
(3) Ce qui ne signifie pas que Krsna n'apparaisse pas dans son activité spécifique ďavatara
dans l'épopée, même en dehors de la décollation de Šiáupula, mais cette activité apparaîtrait
plutôt en contre-point de celle des Pàndava : c'est ainsi qu'il faudrait peut-être comprendre
l'épisode de la lutte contre le roi asurique de Saubha, qui a retenu Krsna loin de Hâstinapura
au moment où se déroulait la scène du jeu de dés. Ce roi avait profité de l'absence de Krsna
de Dvârakâ pendant le râjasuya de Yudhisthira pour piller la cité. Ce Sàlva, roi de Saubha,
semble être identique au fiancé manqué d'Ambâ (MhBh III 13 sq. ; 14 sq.). Krsna essuie
les retombées des vicissitudes de la dynastie lunaire.
(4) Cf. J. C. Heesterman, The Ancient Indian Royal Consecration, où l'onction et
l'intronisation sont les éléments centraux.
178 MADELEINE BIARDEAU
très étendue, comme semble le suggérer le texte cité sans référence
par Gopinatha Rao. Il est d'autant plus frappant que Yudhisthira
ne soit à aucun moment kirïtin, alors que son râjasûya paraît consacrer
une royauté universelle1.
Arjuna a donc été appelé au svarga pour parfaire son éducation
en vue de « l'œuvre des dieux » qui lui est assignée. Il avait demandé
à Indra ses armes et l'art de les manier. Indra lui enseigne tout cela,
lui confiant même son foudre — dont il y a tout lieu de croire qu'il
est en rapport avec la pluie et l'humidité reconnue comme nécessaire
à la vie. Mais lorsque le prince se croit enfin devenu le parfait guerrier,
Indra le confie au roi des Gandharva Citrasena, qui doit lui enseigner
la musique instrumentale et vocale et l'art de la danse (III 44 6-10;
45 6-8 et 192*); Arjuna se révèle excellent élève aussi dans ces arts
et devient l'ami de Gitrasena, malgré son impatience de revoir ses frères
et sans doute l'ignorance où il est de la signification réelle des nouveaux
talents qu'il acquiert.
Il y a ici à prévenir un contre-sens, auquel aiderait un autre épisode,
celui de la tentation de Vapsaras Urvasï : pendant une fête céleste
donnée en l'honneur d'Arjuna, Indra a noté le regard insistant de son
fils posé sur Urvasï. Il en conclut qu' Arjuna est amoureux d'elle et
envoie Citrasena en messager auprès de la nymphe pour lui demander
de se mettre à la disposition du héros. Les Apsaras sont préposées au
diversement des siddha — des « parfaits » — , ainsi que le dit un vers
volontairement ambigu (III 43 31b; 44 31b) — cittaprásádane (BORI :
pramathane) yukiàh siddhàndm. Quel que soit leur rôle dans le ciel,
on sait qu'Indra s'en sert précisément ciltaprasàdane siddhânâm,
« pour apaiser », ou « rafraîchir la pensée des parfaits », c'est-à-dire
pour tenter des ascètes dont le tapas risque de mettre le feu au monde2.
A première vue, Indra ne songe qu'à satisfaire le caprice d'Arjuna
et Urvasï obéit volontiers. Elle se présente donc au prince de nuit,
avec tous les appâts de sa beauté rehaussés par son propre désir (III 46;
App. I n° 6). Arjuna est surpris, mais l'est plus encore lorsqu'elle lui
offre ses services sans circonlocution. Il refuse et explique pourquoi
son regard s'était attardé sur elle : il l'avait reconnue comme l'ancêtre
de sa lignée (Urvasï avait épousé Purûravas, lui-même fils d'Ilâ, fille
de Manu). Raison de plus pour ne pas avoir une aventure avec elle,
ce serait un inceste. En termes indiens : elle est la femme d'un « supé-

(1) En fait, dans l'iconographie, Indra devrait être aussi porteur du kirlta d'après
Г Amšumadbhedágama (G. Rao, op. cit. Vol. II, Pt. II, p. 519), ce qu'il n'est pas de façon
constante. Mais il n'est jamais qu'une divinité secondaire dans les temples, et sa souveraineté
'

s'étend au svarga, donc aux trois mondes, ce qui est sans commune mesure avec la royauté
éminente de Visnu.
(2) II faut ici avancer à pas de velours pour oser ordonner un peu le monde foisonnant
des êtres semi-divins, même si l'on est convaincu qu'il doit y rester beaucoup d'obscurités.
On va voir tout de suite ce que peut être la signification des Gandharva dans l'épopée. Quant
aux Apsaras, leur nom indique une association avec l'eau, d'où la traduction habituelle par
«nymphe», mais elles vivent essentiellement au svarga d'Indra; leur nature aquatique est
probablement liée à la fonction qu'elles ont d'éteindre le feu du tapas... en allumant le feu
de l'amour, mais ce dernier n'a jamais provoqué l'embrasement des mondes.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 179
rieur » — guru — , elle est pour lui comme sa mère ou comme la femme
d'Indra, donc intangible. Urvasï se fâche et maudit Arjuna, le
condamnant à devenir eunuque. Arjuna — lui Nara, l'Homme en personne — est
bouleversé et va confier l'histoire à son père qui le rassure (46 55b-56a ;
App. I n° 6 [145-146]) : suputrâdya prlhd tdta tvayd putrena sattama //
rsayo'pi hi dhairyenajitd vai te mahdbhuja j « Prthâ est une mère heureuse
aujourd'hui avec un fils tel que toi. Tu as surpassé même les rsi en
constance, puissant guerrier ». D'autre part Indra réduit l'effet de la
malédiction en précisant qu'Arjuna sera eunuque pendant la treizième
année de leur exil, celle où les Pândava ne doivent pas être reconnus.
Une fois de plus, Indra s'est servi d'une Apsaras pour tenter un homme,
mais cette fois plutôt pour le mettre à l'épreuve que pour le voir perdre
les mérites de ses austérités. Ce qui prête au contre-sens toutefois est
la période d'impuissance d'Arjuna, réduite à son séjour chez Virâta :
on sait qu'il se présentera au roi des Matsya comme eunuque, maître
de danse et de musique pour sa fille Uttarâ. On pourrait donc penser
que l'apprentissage de ces arts aussi bien que la tentation d'Urvasï
ont pour seul but de préparer cette treizième année d'exil. Ce serait
oublier que le déguisement de chacun des Pândava à ce moment-là
voile son personnage tout en le révélant symboliquement : mais le
symbole est fait pour ne pas être déchiffré!
Quand le rsi Lomaša, qui a vu Arjuna assis sur le trône d'Indra
de ses yeux, est chargé par le roi des dieux d'aller porter des nouvelles
de leur frère aux Pândava, le message est ainsi formulé (III 91 10-15;
89 9b-14) : yai tvayokio mahâbâhur astrârtham bhararsabha \ tad astrám
áptam pârthena rudrdd apratimam vibho // yat tad brahmaširo náma
tapasá rudram ágamai / amridd utthitam raudram tallabdham savyasdcind //
tat samantram sasamhdram saprdyašcittamaňgalam / vajram astrdni
cdnydni dandddïni yudhislhira // yamát kuberád varundd indrdcca
kurunandana / asirdnyadhltavdn pârtho divydnyamitavikramah // visvd-
vasos tu tanaydd gïtam nrtyam ca sama ca / vdditram ca yathdnydyam
pratyavindad yathávidhi \\ evam kridsirah kaunieyo gdndharvam vedam
dptavdn I sukham vasati bïbhatsur anujasydnujas tava // « Selon ce que tu
avais recommandé au puissant guerrier pour les armes, ô taureau des
Bharata, le fils de Prthâ a obtenu de Rudra l'arme incomparable appelée
Brahmaširas qu'il s'était acquise par le tapas. Cette arme de Rudra,
surgie de Yamria, Savyasâcin (= Arjuna) l'a acquise, avec les formules,
le moyen de la retirer, avec les expiations et les bénédictions (qui y sont
attachées). Le fils de Prthâ, avec son immense vaillance, a aussi appris,
Yudhisthira, le foudre et les autres armes, danda etc., de Yama, de
Kubera, de Varuna et d'Indra, ô descendant de Kuru, bref, toutes
les armes célestes. Par ailleurs, du fils de Visvâvasu (= Citrasena),
il a aussi reçu l'art du chant, de la danse, du chant védique, de la musique
instrumentale selon toutes les règles. Ainsi le fils de Kuntï a acquis le
Veda des Gandharva après en avoir terminé avec les armes. Bïbhatsu,
le cadet de ton cadet, va bien ». Les deux volets de l'éducation d'Arjuna
sont mis sur le même plan; l'un n'est pas une futilité ou un surcroît
par rapport à l'autre ; rien non plus n'autorise à limiter son importance
dans le temps. Le Veda des Gandharva doit entretenir un mystérieux
13
180 MADELEINE BIARDEAU
rapport avec l'art royal de la guerre, et c'était au svarga, c'est-à-dire
au terme de longues austérités, qu'il fallait venir l'apprendre.
Les Gandharva sont les musiciens du ciel1. Cela semble suffire à
les définir, encore qu'il faille y ajouter une forte inclination pour les
femmes, notamment pour les Apsaras qui sont leurs partenaires toutes
désignées dans les jeux amoureux où danses et chants tiennent leur
place. Des indications éparses mais allusives tendraient à les exclure
de la Connaissance ultime, celle de la divinité sous sa forme suprême.
Cependant ils interviennent à plusieurs reprises dans l'épopée sans
que leurs talents spécifiques soient particulièrement mis en valeur2.
La première rencontre importante pour les générations épiques a lieu
entre le fils aîné de Satyavatï et de Sântanu, Citrângada, et le roi des
Gandharva du même nom, alors que Citrângada est déjà roi (I 101 5-10;
95 5-10) : svargate sântanau bhïsmascitrungadam arindamam / sthâpayàm
usa vai râjye satyavatyá mate sihitah // sa tu citrâiïgadah sauryât sarvàmsci-
ksepa pârthivân / manusyam na hi тепе sa kameit sadršam àtmanah //
tam ksipanlarn suràmscaiva manusyàn asurâms lalhà / gandharvarâjo
balavdmstulyanâmâbhyayat iadà /[ lenâsya sumahad yuddham kuruksetre
babhuva ha j tayor balavalos tatra gandharvakurumukhyayoh / nadyâs
lire sarasvatyâh samâs tisro'bhavad ranah // tasmin vimarde tumule
sasiravarsasamâkule / mâyâdhiko' uadhîd vïram gandharvah kurusaltamam
/j sa hatvâ tu narasreslham citrângadam arindamam / anlâya krtuâ
gandharvo divam âcakrama talah // « A la mort de Sântanu, Bhïsma, se
conformant à l'avis de Satyavatï, installa Citrângada le dompteur
d'ennemis sur le trône. Mais Citrângada par bravade s'attaqua à tous
les rois, jugeant qu'aucun homme ne le valait. Alors qu'il s'attaquait
aussi aux dieux, aux hommes et aux asura, le roi des Gandharva son
homonyme, qui était très fort, marcha contre lui. Ils se livrèrent un grand
combat au Kuruksetra. La lutte entre le Gandharva et le premier des
Kuru, tous deux très forts, dura trois ans sur la rive de la Sarasvatî.
Dans ce bruyant affrontement où furent déversées des pluies de flèches,
le Gandharva, supérieur en maya, tua le plus grand des Kuru. Après
avoir frappé à mort Citrângada, le premier d'entre les hommes et le
dompteur d'ennemis, le Gandharva s'en retourna au ciel »3.
Il est immédiatement évident que le combat entre les deux Citrângada
a trait au dharma. Le roi des Kuru est une sorte de matamore dangereux,
puisqu'il se croit supérieur au point de s'en prendre aux habitants

(1) Le Veda des Gandharva est considéré comme un appendice du Sâmaveda, d'où
l'inclusion du chant des sàman dans les arts appris par Arjuna.
(2) II n'y a pas à retenir comme particulièrement signifiantes leurs incarnations sur
terre signalées de façon globale en I 67 161 (61 99) et XV 31 5-6 (39 5-6), non plus que les
transformations des cinq fils de DraupadI en Gandharva et de Dhrtarâstra en roi des
Gandharva dans la scène finale au ciel (XVIII 4 14-15 ; 4 11-12) : elles ne font que souligner le
lien entre les Gandharva et les princes terrestres.
(3) C'est alors que le frère cadet de Citrângada, Vicitravïrya, montera sur le trône. On sait
qu'il mourra aussi sans laisser de descendance, mais après avoir épousé deux des trois filles
du roi de Kâaï, l'aînée Ambâ s'étant dérobée. Vyâsa lui suscitera des héritiers. Il y a un
curieux chassé-croisé dans les noms des deux frères, Citrângada, « aux bracelets variés »,
étant le guerrier, et Vicitravïrya, « à la valeur guerrière multiforme », l'homme à femmes.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 181
des trois mondes. On serait presque en situation de faire appel à un
avatâra, mais le moment n'est pas encore venu. Citrângada moleste
d'ailleurs aussi bien les asura que les deva et les hommes : preuve qu'il
ne sait pas ce qu'il fait et n'a rien compris à l'organisation du trailokya.
Il a simplement envie de montrer gratuitement sa force, un peu comme
cela arrivera à Bhïma, mais ne semble pas viser la souveraineté
universelle. En un mot il n'a pas la moindre idée des devoirs d'un roi. Le roi
des Gandharva est chargé de débarrasser le monde de ce fier-à-bras.
Le combat a lieu au Kuruksetra, le terrain sacrificiel des dieux, comme
on sait, sur lequel vont se battre bientôt Bhïsma et Râma Jâmadagnya
à propos d'Ambâ, en attendant la grande bataille de dix-huit jours.
C'est le terrain où se déroulent tous les combats pour le dharma, comme
le montre aussi le voisinage de la Sarasvatï1. Les deux combattants
sont de force égale, et ce qui permet au Gandharva de triompher, c'est
sa supériorité dans l'art de la mâyâ, de créer des illusions. Ce n'est
d'ailleurs pas un art propre aux Gandharva ; pendant la grande bataille,
les râksasa y ont recours, mais aussi les guerriers consommés, tels Arjuna
et Krsna. Apparemment le Kuru Citrângada est aussi faible dans
l'art de la maya qu'il est mauvais élève dans le rdjadharma. Y aurait-il
un rapport entre les deux ?
On en apprend davantage là-dessus à l'occasion de la rencontre
des jeunes Pândava avec un autre roi des Gandharva, lorsque ceux-ci
sont en route pour le svayamvara de Draupadï2. On est cette fois sur
la rive du Gange, et le Gandharva s'y baigne avec sa femme quand
arrivent les cinq brahmacdrin avec leur mère, au crépuscule, heure des
Gandharva. Le roi se fâche de cette intrusion dans son domaine et,
de fil en aiguille, Arjuna et lui s'affrontent en combat singulier. En bon
élève de Drona, le prince décoche l'arme Âgneya contre le Gandharva :
voilà son char en cendres et lui traîné inconscient par les cheveux devant
Yudhisthira, qui, bien sûr, fait droit à l'intercession de la Gandharvï
pour son mari et libère le roi déconfit. Celui-ci comprend qu'il a affaire
à forte partie et veut lier amitié avec Arjuna en lui donnant ce qu'il a
de plus précieux (I 170 39-47; 158 36-44) : sâdhvimam labdhavâmlldbham
yd1 ham divydslradhdrinam \ gdndharvyd máyayecchámi samyojayiium
arjunam // astrâgnind vicitro'yam dagdho me ratha uttamah \ so'ham
citraratho bhutvâ ndmnâ dagdharatho'bhavam // sambhrtâ caiva vidyeyam
tapaseha mayd purâ \ nivedayisye tdm adya prànadâya mahâtmane \\
samstambhayitvd tarasd jitam šaranam âgatam \ y о ripum yojayet prdnaih
kalydnam him na so'rhati // câksusï ndma vidyeyam yàm somàya dadau
manuh j dadau sa višvávasave mama visvâvasur dadau 1 1 seyam kâpurusam
prâptà gurudaltà pranašyati J agamďsya maya prokto vïryam pratinibodha
me H yaccaksusà drastum icchet trim lokesu kimcana / lai pašyed yâdrsam
cecchet ládršam drastum arhaii // ekapâdena sanmàsân sthito vidyàm

(1) La Yamunâ, rivière des origines, de l'émergence pénible d'un cosmos, la Gangâ,
rivière de la fin, mais aussi du salut, et la Sarasvatï, rivière du temps des actes qui traverse
le Kuruksetra (= karmabhumi ? Cf. EMH IV, p. 260), composent la triade des rivières
associées au drame épique.
(2) Cf. ci-dessus, p. 126 sq.
182 MADELEINE BIARDEAU
labhed imâm / anitnesyâmyaham vidyâm svayam iubhyam vrate krte //
vidy ay à hyanayâ ráj an vayam nrbhyo visesitâh \ avišislášca devánám
anubhâvadarsinah // « II m'est bon de t'avoir trouvé, toi qui portes des
armes divines. Je veux doter Arjuna de la mâyâ des Gandharva. Mon
char excellent, brûlé par le feu de ton arme, est de toutes les couleurs ;
me voici donc maintenant appelé Gitraratha, puisque mon char a été
brûlé1. Cette science, je l'ai autrefois nourrie en moi par le tapas. Je te
la communiquerai, à toi dont la magnanimité m'a aujourd'hui donné
la vie et qui m'a redonné tout de suite espoir lorsque, vaincu, j'ai
cherché refuge auprès de toi. Celui qui donne la vie à son ennemi, de
quelle bénédiction n'est-il pas digne ? Cette science, qui s'appelle câksusï
(«oculaire», ou peut-être «visionnaire»?), c'est Manu qui l'a donnée
à Soma, Soma à Visvâvasu, qui me l'a donnée à moi. Alors qu'elle a été
donnée par mon guru, elle va périr entre les mains de l'incapable (que
je suis). Voilà donc comment elle a été transmise. Apprends maintenant
quel est son pouvoir. Ce que l'on désire voir de ses yeux dans les trois
mondes, on peut le voir, et de quelque manière que l'on désire voir
quelque chose, on peut le voir. On doit acquérir cette science en se
tenant pendant six mois sur un pied. Je t'introduirai moi-même à
cette science (comme si) tu avais accompli cette observance. C'est elle,
ô roi, qui nous rend supérieurs aux hommes et parce que nous sommes
donnés de puissance et de vision, nous ne sommes pas différents des
dieux ».
L'idée se précise donc que la maya est une science propre aux
Gandharva. Pour la musique et la danse, on parle d'un gandharva veda;
l'art de l'illusion, lui, est la gàndharvï mâyâ. Et cette science rend
les Gandharva supérieurs aux hommes et égaux au dieux. On a déjà
noté plus haut que Citraratha fait ses dons à Arjuna, alors qu'il a été
gracié par Yudhisthira. En plus de la mdyâ, il lui donne des chevaux
merveilleux mais demande l'arme Agneya, qu'Arjuna lui accorde.
Lorsque le héros lui demande la raison de sa colère à leur arrivée près
du Gange, Citraratha est très net. Il sait tout des Pândava, de leur
lignage, de leur éducation et de leur force, mais (I 170 60; 159 2) :
anagnayo anâhutayo na ca viprapuraskrtâh / упуат tato dharsitâh stha
maya vai pândunandanâh // « Vous n'avez pas de feux, pas d'oblations
et pas de chapelain brahmane. C'est pourquoi je vous ai attaqués,
fils de Pându ». D'un côté le Gandharva reconnaît qu'Arjuna doit sa
victoire à son brahmacarya, de l'autre il l'avertit que, sur le point de
changer d'état de vie, il doit avec ses frères se munir de tout ce qu'il
faut pour cela et l'incite à faire choix d'un purohita. On sait que les
Pândava suivront son conseil. Ici encore donc, on a les deux traits
associés : art de la mâyâ, qui paraît cette fois l'art propre aux Gandharva,
et souci du dharma, plus précisément du dharma royal. Mais de musique
ou de danse point.

(1) Son premier nom Angâraparna («aux ailes de braise») semble compris comme
décrivant son char. Une fois le char brûlé, il s'appelle Citraratha, « au char coloré, bariolé ».
On comprend mal le jeu de mots, mais citra figure très souvent en premier terme de composé
dans les noms de Gandharva et doit avoir un rapport avec l'art de la mâyâ.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 183
Troisième occurrence du même thème : cette fois, les Pândava
vont se retrouver en présence de Gitrasena, l'ami d'Arjuna qui lui a
enseigné la danse au paradis. Le prince est revenu sur terre et vit avec
ses frères dans la forêt Dvaita. Duryodhana et ses complices ont projeté
de venir se repaître du spectacle de leur condition d'exilés et, pour
obtenir la permission de Dhrtarâstra, ont inventé une expédition dans
la forêt destinée à l'inspection des troupeaux royaux. Expédition
pique-nique, puisque les dames en font partie et qu'il y aura des
réjouissances avec les bouviers. Mais les troupeaux sont parqués tout
près du lieu où se trouvent les Pândava, on en profitera donc pour
pousser une pointe jusqu'à leur ermitage sous prétexte de chasser.
C'est Šakuni — le tricheur du jeu de dés — qui a proposé l'affaire
en ces nobles termes (III 237 4-5, 14-16; 226 4-5, 13-15) : yâ hi sa dïpya-
mâneva pândavân abhajat purâ / sâdya laksmïs tvayâ râjannavâptà
bhrâtrbhih saha // indraprasthagate yâm làm dïpyamânàm yudhisthire /
apašydma šriyam râjan drsyale sa lavâdya vai // sa prayâhi
maharaja ériyâ yutah / tâpayan pândupulrâmslvam rašmiván iva tejasâ /
sthito râjye cyutân rdjyàcchriyâ hïnanchriyâ vrtah / asamrddhân
samrddhárthah pašya pdndusutdn nrpa // mahâbhijanasampannam
bhadre mahati samsthitam / pândavâs ivâbhivïksantu yayâtim iva
nâhusam // « Cette laksmï étincelante qu'eurent autrefois les Pândava,
c'est toi aujourd'hui qui la possède avec tes frères. Cette srï étincelante
que nous avons vue en Yudhisthira quand il résidait à Indraprastha,
ô roi, c'est en toi aujourd'hui qu'on la voit Va donc, grand roi,
avec la srï suprême infliger une blessure cuisante aux fils de Pându,
comme le soleil par son éclat brûlant. Prince, va voir les fils de Pându
qui ont perdu la royauté, toi qui possèdes cette royauté, (va les voir)
privés de srï et pauvres, toi qui es enveloppé de srï et riche de biens.
Que les Pândava te regardent entouré de notables et installé dans une
grande prospérité, comme Yayâti le fils de Nahusa ». Le reste du texte
fait état de la terre et de ses souverains soumis au pouvoir de
Duryodhana, avec une mention spéciale pour les femmes qui seront mises
en présence (ibid. 21-22; ibid. 20-21) : suvàsaso hi te bhàryà valkalâjina-
samvrtâm / pasyaniu duhkhitâm krsnâm sá ca nirvidyatám punah //
vininditâm tathâtmânam jïvitam ca dhanacyutam / na lathâ hi sabhàmadhye
tasyâ bhaviium arhati / vaimanasyam yaihâ drstvâ lava bhàryàh
svalankrtâh // « Que tes femmes, dans leurs beaux atours, voient Krsnâ
dans l'affliction, vêtue d'écorce et de peau d'antilope, et que celle-ci
en éprouve du dégoût de se voir dépréciée et de vivre privée de richesses.
Le désespoir qu'elle a ressenti au milieu de la sabhâ (pendant le jeu de dés)
n'est rien en comparaison de celui qu'elle éprouvera à la vue de tes
femmes bien parées ».
Si l'on se rappelle le rapport essentiel de la femme du roi avec la
prospérité du royaume — srï ou laksmï — et que Krsna Draupadï est
l'incarnation de Srï elle-même, tout ce discours de Šakuni est lourd de
sens : Duryodhana s'est emparé de la souveraineté sur terre et veut en
jouir doublement en se donnant en spectacle aux vaincus et à Draupadï
qui a refusé de lui appartenir. On évoque en arrière-plan l'humilité de
184 MADELEINE BIARDEAU
Subhadrâ devant Draupadï et la subordination volontaire de Krsna
à Arjuna et Yudhisthira.
On part donc, on s'occupe des troupeaux, on s'amuse avec les
bouviers1 et l'on chasse le gros gibier, se rapprochant de l'ermitage
des Pândava et de leur entourage de brahmanes. C'est alors que des
hommes de la suite de Duryodhana, envoyés en éclaireurs, tombent sur
d'autres réjouissances : celles qui rassemblent en ce lieu des Gandharva
— dont le roi Citrasena — et des Apsaras. Les Gandharva interdisent
l'accès de leur terrain à Duryodhana qui, assez vaniteux pour passer
outre à la volonté d'un habitant du ciel, finit par déclencher un conflit.
Après un fléchissement des Gandharva, Citrasena s'en mêle et recourt,
comme toujours, à sa mdyd (241 23; 230 22). L'ennemi est incarné
avant tout par Karna et la défaite finale des Kaurava est celle de
Karna (242 1; 231 1). Les hommes fuient, y compris Karna semble-
t-il, tandis que Duryodhana est fait prisonnier avec quelques-uns de
ses frères et toutes les dames de sa maison. Les fuyards ont l'idée d'aller
chercher l'aide des Pândava, et malgré un mouvement spontané de
Bhïma qui trouve que c'est bien fait, Yudhisthira impose à ses frères
d'aller au secours de leur « frère » Duryodhana et surtout des femmes :
ce serait un déshonneur pour la lignée que de les laisser captives entre
les mains des vainqueurs. Cependant ils doivent essayer la conciliation
avant d'en venir à un combat en règle. La conciliation échoue et,
finalement, Citrasena et Arjuna s'affrontent, chacun avec sa panoplie complète
(245 24-30a; 234 1128* et 23-27) : sa vary amenas lair aslrair arjunena
mahâlmand / gandharvardjo balavàn máyayánlarhitas tadà // anlarhitam
lam àlaksya praharantam athàrjunah j tàdayâm usa khacarair divydstra-
pratimantritaih // anlardhdnavadham câsya cakre kruddho' rj unas iadâ /
šabdavedham samášritya bahurupo dhanaňjayah // sa vadhyamânas iair
aslrair arjunena mahdtmand / tato'sya daršayám âsa tadâtmdnam priyah
sakhd H cilrasenas lalhovâca sakhâyam yudhi viddhi mám [ citrasenam
alhâlaksya sakhâyam yudhi durbalam // saňjahdrdstram atha lai prasrslam
pdndavarsabhah / drstvd tu pdndaváh sarve samhrlástram dhanaňjayam \\
saňjahruh pradrutân ašván saravsgân dhanumsi ca / « Quand il se vit
tenu en échec par les armes du grand Arjuna, le très fort roi des
Gandharva disparut par mdyâ. Arjuna, voyant qu'il l'assaillait après
avoir disparu, frappa en l'air avec des projectiles transformés en armes
divines par des mantra. Furieux, Arjuna s'opposa à sa disparition,
lui le multiforme Dhananjaya, à l'aide du šabda-vedha (« qui perce par
le son », ou « par la parole » ?). Atteint par les armes du grand Arjuna,
son ami cher se montra à lui et Citrasena dit : ' Sache que c'est moi,
ton ami, qui te combats '. A la vue de son ami affaibli par le combat,
le taureau des Pândava retira l'arme qu'il avait lancée. Tous les Pândava,
voyant que Dhananjaya avait retiré son arme, retirèrent tout : les
chevaux lancés au galop, les flèches en pleine vitesse et les arcs ». On
s'explique : Citrasena avait été envoyé par Indra pour empêcher

(1) Au passage on note à nouveau la nature « forestière » en même temps que domestique
des bovins, et la familiarité des princes avec les bouviers.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 185
Duryodhana de réaliser ses mauvais desseins et protéger Arjuna et ses
frères. Yudhisthira exige la libération de ses cousins et de toutes les
femmes et l'obtient pour la plus grande humiliation de Duryodhana.
Voilà l'essentiel du dossier sur le rapport des Gandharva avec les
héros de l'épopée, où la musique et la danse n'apparaissent en clair
que pendant l'éducation d'Arjuna au svarga. Le dernier épisode donne
cependant quelques indications supplémentaires : les femmes y sont
mêlées, et Yudhisthira ne fait pas plus confiance aux Gandharva
qu'aux hommes sur ce point. Mais Citrasena, qui est officiellement
chargé de protéger les Pândava et leur femme, cherche aussi évidemment
à mettre en lumière, au moins symboliquement, l'incapacité foncière de
Duryodhana : parti pour humilier ses cousins et Draupadï-Srï dans
leur ermitage et pour se montrer à eux dans toute sa gloire — avec
toute la srï qui sied à un grand roi — , il n'est même pas capable de
prendre soin de ses femmes, symboles pour lui de cette srï. Il avait
réduit les Pândava et Krsnâ en esclavage par un jeu de dés truqué,
le voilà prisonnier ainsi que ses femmes et le plus proche de ses frères,
Duhsâsana1. La fragilité de sa prospérité apparaît et l'on devine que
srï ne restera pas longtemps chez lui : il ne sait pas protéger son royaume,
comme le symbolise la captivité de ses femmes. La terre ne peut rester
entre ses mains. Quand le Gandharva use de sa màyâ dans le combat,
il ne peut rien contre elle.
A ce combat inégal, il faut opposer celui de Citrasena et d'Arjuna
— qui est comme la contre-épreuve de la démonstration que vient
d'administrer le Gandharva à Duryodhana. Quand la maya est mise en
œuvre, non seulement Arjuna n'est pas désorienté, mais il trouve dans
son arsenal l'arme à lui opposer : le šabda-vedha, arme d'autant plus
mystérieuse qu'on n'en entend plus parler dans l'épopée, mais
terriblement efficace, puisqu'immédiatement Citrasena se dévoile à son
ami. Arjuna en est parfaitement maître, car il peut la retirer après
l'avoir lancée. La contre-épreuve était peut-être aussi une épreuve ?
Citrasena voulait-il savoir si Arjuna faisait honneur à son maître ?
Il est tentant — si mince que soit l'indice, mais avec les yeux fixés sur
ce qui va se passer au Livre IV — d'interpréter l'opposition de la mâyâ,
que Citraratha a appelée câksusï — en rapport avec la vue — , et qu'il
a communiquée à Arjuna, et du šabda-vedha, arme dont on sait au
moins qu'elle a quelque relation avec l'ouïe. Arjuna les possède toutes
deux, et Citrasena aussi sans doute, puisqu'il se dévoile comme l'ami,
donc l'égal d'Arjuna. Ces deux armes, Duryodhana ne les possède pas.
D'autre part l'incapacité de l'usurpateur est mise en rapport
symboliquement, par le biais des femmes, avec sa souveraineté sur la terre.
Il ne mérite pas d'être roi et ne peut le rester. A l'opposé, Draupadï,
condamnée au même ascétisme que ses maris, ne les quitterait pour
rien au monde, et Arjuna possède toutes les armes qu'il faut pour la

(1) Un de ces personnages dont il faudrait préciser la fonction. Ce râksasa incarné,


« aux mauvais décrets » ou « au mauvais gouvernement », est une des âmes damnées de
Duryodhana. Arjuna héritera de son palais quand les Pândava rentreront dans leur capitale (XII 44
8-9 ; id.).
186 MADELEINE BIARDEAU
défendre. S'il n'en use pas, c'est à cause du vœu de Yudhisthira, par
soumission aux décrets supérieurs du daiva.
Faisons un pas de plus : le šabda-vedha comme la mâyâ pourraient
bien être la transposition en termes guerriers et royaux de l'art de la
musique et de la danse qu'Arjuna a appris de Citrasena et qui inclut
le chant des sâman. Bien entendu, il y a dessous un symbolisme encore
plus profond : on se rappelle que la sabhâ de Yudhisthira construite
par Vasura Maya s'était révélée trompeuse aux yeux de Duryodhana,
qui avait accumulé les bévues. La mâyâ était là, autour des Pândava,
ils l'habitaient, ils y régnaient et ils en étaient vraiment maîtres; ils
ne pouvaient se laisser abuser par elle. Duryodhana au contraire en
était le jouet, il ne l'avait pas percée à jour. Ici un asura, là un Gandharva,
autant de collaborateurs de la divinité suprême dans sa création qui ne
peut être pour elle qu'un jeu. Le triple monde est le lieu de la lïlâ divine,
de ses constructions sans réalité ultime. De la lïlâ à la mâyâ, la nuance
est plus que subtile : au plan du mythe, il y a identité pure et simple.
Même si les auteurs épiques ne croient pas que tout est illusion à la
manière des advaitin les plus radicaux, l'idée demeure que la divinité
ne peut s'engager que par jeu dans sa création et qu'une ignorance
congénitale précipite les créatures dans les renaissances successives.
Cette mâyâ a deux faces : elle voile et elle révèle, elle cache la réalité
ultime, mais elle la révèle aussi à travers ses créations passagères,
et le Veda n'est d'ailleurs qu'un des aspects de cette mâyâ — autre
lien entre la musique et le jeu divin, qui se trouve sans doute à l'arrière-
plan du šabdavedha — , type même de cette réalité ambiguë qui occulte
et manifeste1. Citrasena se cache, Arjuna le force à se montrer par son
arme sonore. La vie dans le triple monde, le dharma lui-même n'est
pas autre chose que l'organisation de ce jeu divin, qui sera symbolisé
par la musique et la danse2. Il faut des spécialistes de ce jeu au double
niveau de la connaissance des règles et de la mise en œuvre. Il ne fait
aucun doute que, sur terre, le spécialiste par excellence de la mâyâ
divine, celui qui tire les ficelles pour le daiva avec l'aide de la science
que lui communiquent les brahmanes, c'est le roi. Le gouvernement
royal, replacé dans l'ensemble de l'univers, est la surveillance du jeu
divin dans le triple monde. Si le roi se croyait maître absolu — comme
Duryodhana — il ferait de graves erreurs. Si le roi croyait que ce monde
où il œuvre est la réalité ultime, il ne pourrait tuer son adversaire
que sous le coup de la haine ou de la colère : on retrouve ici l'idée même
sur laquelle s'ouvre la Bhagavadgïta. A ce point la musique et la danse
retrouvent le rapport symbolique qu'elles entretiennent avec l'art

(1) Duryodhana avait pour ami un râksasa du nom de Cârvâka qui, après la victoire des
Pândava, essaie en vain, sous le déguisement d'un brahmane, de faire condamner l'action
de Yudhisthira par l'assemblée (XII 38 22 sq. ; 39 22 sq.). Les brahmanes le font tomber
raîde mort par un vigoureux huhkâra, expression la plus efficace de la colère brahmanique.
Les Cârvuka sont des nâstika qui n'acceptent pas le Veda.
(2) Que l'on pense aussi à la signification « terrible » du rire du guerrier et à l'abondance
des images épiques qui nous le montrent dansant sur son char de guerre : le roi-guerrier est au
plus fort du combat comme la divinité engagée dans la création (et la destruction).
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 187
de la guerre dans l'éducation d'Arjuna au svarga1. Mais cette science
profonde du relatif en tant que tel que doit avoir le roi contribue aussi
beaucoup à le rapprocher de Yavatâra. D'ailleurs, si Arjuna se laisse
enseigner par Drona, par les dieux et les Gandharva, par Krsna surtout,
il ne manque pas lui-même de dispenser à son aîné Yudhisthira un
enseignement équilibré sur ce que doit être un bon gouvernement
royal, une bonne administration de Vartha en vue de l'harmonie générale
des trois mondes et des quatre buts de l'homme. Le séjour d'Arjuna
au ciel est donc sans doute le moment où s'affirme le plus nettement
son caractère royal.

Arjuna chez les Matsya.


On connaît le thème général de la treizième année d'exil, que les
Pândava vont passer à la cour de Virâta, roi des Matsya. Sortis de la
forêt, ils doivent rester un an sans être reconnus, devenus autres
qu'eux-mêmes. S'ils sont reconnus — - et Duryodhana fera tout pour les
retrouver — , ils devront repartir pour douze ans dans la forêt. Ce récit
fait l'objet du Livre IV. Chacun va se déguiser de la manière la plus
inattendue, mais ce déguisement, mâyà redoublée, révèle autant qu'il
cache chacun des six personnages. C'est le dieu Dharma qui leur a
indiqué la capitale du roi des Matsya comme refuge, et tous, arrivant
les uns après les autres avoueront un lien ancien avec le roi Yudhisthira,
dont chacun sait qu'il n'est plus roi2. Cette treizième année, on a eu
l'occasion de le dire, est conçue comme une dïksâ — une période de
consécration en vue du sacrifice de la guerre3.

(1) On sent toutes les implications de ce symbolisme pour le mythe krsnaïte. Cf. ci-dessous
p. 236.
(2) Yudhisthira arrive le premier, ayant l'aspect d'un brahmane et se donnant pour
expert en jeu de dés (IV 7 ; 6) du nom de Kaňka. Le rsi Brhadašva lui a en effet enseigné
l'art des dés (III 79 ; 78) — qui convient bien au représentant de Yama sur terre, étant donné
le lien entre le daiva et le jeu de dés. Pendant cette treizième année, la cour de Virata jouera
aux dés et Yudhisthira- Kanka ne cessera de gagner, annonçant sa victoire dans la guerre
qui se prépare. Bhîma vient ensuite (8 ; 7), sous les traits d'un cuisinier-boucher appelé
« Bouvier » — ballava — , et d'un lutteur capable de se mesurer avec des éléphants et des lions.
Puis se présente Draupadï (9, 8), en vêtements souillés et cheveux épars (comme pendant
une période d'impureté menstruelle) : elle est une sairandhrî, servante libre, apte à prendre
soin des chevelures et à préparer les onguents et les guirlandes. Pour se faire respecter, elle
raconte qu'elle a cinq maris Gandharva très jaloux. Sahadeva (10 ; 9) se donne comme bouvier
— gopa. Arjuna arrive entre les deux jumeaux (11 ; 10), et Nakula, le dernier de tous, est
expert en chevaux. Tous sont embauchés par Virâta, ou parla reine pour Draupadi, mais le
roi pense qu'ils sont tous de plus noble extraction qu'ils ne l'avouent, à cause de leur beauté
et de toutes les marques auspicieuses dont ils sont dotés. On sait qu'avant d'arriver, ils ont
fait disparaître leurs armes en les cachant dans un arbre sami à la suggestion d'Arjuna (5 ; id.).
Cf. ci-dessus p. 159 n. 2.
(3) Cf. EMH IV, p. 207-208. On est amené à distinguer radicalement les douze ans de
vie dans la forêt de cette treizième année. Les Kaurava ont envoyé les Pândava en exil comme
des dlksila, affectant de les considérer comme consacrés pour un sacrifice à venir, alors que
la vie dans la forêt peut apparaître elle-même comme une dïksâ. C'est la suite des événements
qui amène à nuancer autrement les deux périodes de l'exil. Pendant les douze ans passés
dans la forêt, les Pândava sont de vrais vânaprastha, des ermites « forestiers » vivant en
ascètes, mais gardant leurs observances rituelles et leur femme — tout en restant chastes.
La petite société dharmique qu'ils forment et qui se prépare à réapparaître au grand jour
188 MADELEINE BIARDEAU
Chacun des Pândava est bien accueilli par Virâta. A Yudhisthira
le « brahmane » il a même dit : « Règne sur les Matsya ; je te suis soumis »x.
Cependant, l'eunuque Brhannalâ est certainement distingué entre
tous, puisque le Matsya est prêt à lui céder ses responsabilités royales
(IV 11 1-2, 5-8; 10 1-2, 5-8) : alhâparo 'dršyata rupasampadá strïnâm
alaňkaradharo brhatpumán \ prâkâravapre pratimucya kundale dïrghe
ca kambu parihâtake šubhe // bahûn (BORI) ca dïrghân pravikïrya
murdhajun mahâbhujo vâranatulyavikramah / galena bhumim pralikam-
payamstadâ virâtam âsâdya sabhâsamïpatah // sattvopapannah
puruso' maropamah éyàmo yuvâ vâranayulhapopamah \ птисуа kambu
parihâtake éubhe vimucya venïm apinahya kundale // sragvï sukešah
paridhâya cânyathâ šušobha dhanvï kavacï sari yathà / âruhya yânam
paridhàvatâm bhavân sulaih samo me bhava va maya samah // vrddho
hyaham vai parihârakâmah sarvàn matsyâmstarasâ pâlayasva \ naivam-
vidhâh klïbarupâ bhavanti kathaňcaneti pratibhâti me manah // gâyâmi
nrtyâmyatha vádayámi bhadro 'smi nrlye kusalo'smi gîte / tvam ultarâyai
pradišasva mám svayam bhavámi devyá naradeva nartakah // « Alors,
à la porte du rempart, en apparut un autre, très beau, homme de haute
taille aux parures de femmes : longues boucles d'oreilles et bracelets
de conque ornés d'or brillant, abondants cheveux longs épars; avec ses
bras puissants et sa démarche d'éléphant, il faisait trembler la terre
en marchant, tandis qu'il s'approchait de Virâta dans la salle
d'assemblée ' Jeune homme plein de vie, pareil à un dieu, au teint sombre,
tu es comme un éléphant à la tête de son troupeau. Tu portes des
bracelets de conque ornés d'or brillant, des cheveux tressés et des boucles
d'oreilles. Vêtu autrement, avec des guirlandes et bien coiffé, tu
resplendirais2 comme un guerrier muni d'une cuirasse, d'un arc et de flèches
parmi ceux qui courent sur leurs chars. Sois mon égal ou celui de mes
fils. Je suis vieux et désire me retirer. Vite, protège tous les Matsya.
Il me semble que des gens de ton espèce ne sont pas des eunuques. —
(Arjuna :) Je chante, danse et joue de la musique; je suis expert à la
danse et passé maître dans le chant. Nomme-moi auprès d'Uttarà" et
je serai le maître à danser de la noble demoiselle, ô dieu parmi les

s'oppose au règne adharmique de Duryodhana. En termes de temps cosmique, cette période


de douze ans pourrait symboliser un Kaliyuga •—■ le règne de Duryodhana-Kali —, tandis
que, du point de vue des Pândava, elle est la préparation ascétique qui — surtout sous le
sceptre de Yudhisthira — annonce la valeur dominante de la royauté dharmique : Arjuna
est, de tous, le principal brahmacârin, celui à qui les austérités les plus rigoureuses sont
demandées pour obtenir les armes célestes dont il a besoin. C'est bien encore une sorte de
dïkm symbolique, mais à dimensions cosmiques et idéologiques, tandis que la treizième année
chez Virata — où le brahmacarya continue à être de règle pour tous — est la préparation
directe à la guerre, où la valeur dïksâ est marquée symboliquement par la clandestinité :

ils sont cachés comme des embryons dans le sein de leur mère, et chacun s'offre en victime
sacrificielle selon le caractère qui lui est propre.
(1) IV 7 13a ; 6 lia : prašadhi matsgán vaŘago hyaham lava, formule d'hommage quand
elle est adressée à un brahmane. Le roi doit normalement faire acte de soumission à un
brahmane. Il ne s'agit donc pas d'offrir à Kanka de prendre sa place de roi.
(2) Le texte est ici très incertain. On traduit comme s'il y avait éobhet, leçon qui n'est
retenue par aucune des deux éditions consultées pour des raisons de métrique.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 189
hommes ' ». Arjuna décline aussi son nom : Brhannalâ (BORI :
Brhannadâ).
L'invraisemblance même de la scène où un eunuque se voit offrir
un trône invite à examiner le texte de plus près. Retenons d'abord
que Virâta se présente lui-même comme un roi démissionnaire, notation
qui justifie la place revendiquée par Kïcaka dans le royaume1, puis
l'attaque des Trigarta et des Kaurava après la mort de ce dernier2.
Le roi Matsya (« Poisson ») — qui sera le grand-père maternel de
Pariksit — a bien sa double connotation cosmogonique et « chaotique ».
Le royaume a besoin d'un homme fort pour faire émerger un ordre
royal. Mais comment penser à un eunuque comme à l'homme fort
possible ? Les premiers mots du texte se heurtent de façon certainement
consciente : brhatpumân et slrïnàm alankàradharah. On traduit
brhatpumân par « homme de haute taille », mais l'expression évoque
certainement autre chose : pums est synonyme de purusa et désigne
en grammaire le masculin. Brhalpums est l'équivalent exact de mahà-
purusa ... ou de brhannara, le Grand Nara, l'Homme par excellence.
Le nom de Brhannalâ reprend donc l'expression brhatpumân du début.
Mais ce mâle est devenu eunuque et son nom est au féminin3. Virâta,
malgré cela, lui offre la charge du royaume, tant, par tous ses traits,
il reste l'Arjuna de sa réputation. A lui seul Virâta propose de l'aider
à remettre de l'ordre dans le royaume — si c'est du moins
l'interprétation que l'on peut donner du « Vite, protège tous les Matsya ». Il lit
donc à travers les signes sa fonction royale.
Mais Arjuna, se présentant, ne répond pas à cette invitation et
ne mentionne que ses capacités dans les arts de la danse et de la musique,
ainsi que son caractère d'eunuque, qui seul peut justifier sa demande
d'être le maître de danse de la fille du roi. On sait qu'Uttarâ — « celle
qui va au-delà, qui fait passer au-delà »? — sera la mère de Pariksit.
Il s'agit de tenir compte de tout cet ensemble pour rendre compte du
déguisement particulier de Nara pendant l'année de clandestinité.
Il ne suffirait pas de voir dans l'eunuque l'antithèse du Mâle, car cela
instituerait un rapport purement négatif entre les deux termes. On
sait déjà que la musique et la danse sont chargées d'un symbolisme
royal, et le lien qui va s'établir par ce biais entre Brhannalâ et la
princesse Uttarâ ne peut qu'être lui-même lourd de sens. On peut se
laisser guider par ces quelques fils conducteurs dans l'ensemble
symbolique ainsi mis en place pour comprendre la nécessité de la
transformation d'Arjuna en eunuque.
Tout d'abord, Arjuna maître de musique et de danse est évidemment
maître dans l'art du jeu divin — ce qui, transposé en termes royaux
rejoint sans doute la râjanïti, l'art royal de la conduite (des choses et
des hommes), ou même la dandanïti, l'administration du châtiment,

(1) Ci-dessus p. 173.


(2) Ci-dessous p. 196.
(3) On se rappelle la malédiction d'Urvaaï : Arjuna se trouve réellement réduit à l'état
d'eunuque pendant cette treizième année, ce qui lui permet de passer avec succès son examen
d'entrée dans le gynécée royal.
190 MADELEINE BIARDEAU
en laquelle réside l'essence même du pouvoir royal1. En tant que maître
de cet art, il est déjà roi : il en est de même chaque fois que Krsna
se donne ou est donné comme maître en nïti2. Cela rappelle sa royauté
éminente, et la manière souveraine dont il décide des entorses à faire
au dharma ordinaire selon la situation. Autrement dit, Arjuna, pendant
cette période de dïksâ, est symboliquement en position de roi et ďavatara.
Deuxième point, qui découle du premier : maître de musique et de
danse, il est en même temps maître de son élève, en l'occurrence de la
princesse Uttarâ, qui symbolise forcément la Terre, le royaume de
la génération à venir qui fera repartir le monde pour une nouvelle
période une fois la crise traversée. Là encore il s'agit bien d'un rôle
royal, mais le symbolisme de la musique et de la danse rapproche la
fonction royale du jeu divin et de l'intervention de Vavaiâra. Le roi
est délégué sur terre à la surveillance du jeu harmonieux du dharma,
et si ce jeu se dérègle — ce qui est presque « de règle », comme pour les
instruments de musique — il devient avatâra3. Qu'Arjuna soit le maître
à danser et à chanter ď Uttarâ fait donc de lui symboliquement le roi
- avalàra qui met en place le dispositif destiné à rétablir l'ordre. Du
royaume chaotique des Matsya — c'est-à-dire de la princesse qui
entrera par mariage dans la lignée d'Arjuna et non de la lignée de Virâta4

(1) Cf. EMU IV, p. 161.


(2) Par exemple, à propos de Jarâsandha, en II 15 13 (14 9) où Bhima dit : krsne nayo
mayi balam jayah párthe dhanaňjaye / mâgadham sâdhayisyâma istim traya ivâgnayah // « En
Krsna est l'art de la conduite, en moi la force, la victoire en Dhanaňjaya le fils de Prthâ; nous
aurons raison du roi de Magadha comme les trois feux sacrificiels de l'oblation » ; et en II 20 3
(18 3), où c'est Krsna qui parle : mayi nïtir balam bhlme raksitâ câvayor jayah / mâgadham...
« En moi est l'art de la conduite, la force est en Bhima, et Jaya (« la Victoire » = Arjuna)
est notre protecteur à tous deux ; nous aurons raison... ». Le thème de la nlti reparaît
symboliquement dans la fonction de cocher — netar — qu'aura Krsna auprès d'Arjuna pendant la
guerre. Et l'on va voir le même symbole appliqué à Arjuna.
(3) Ceux qui veulent minimiser l'importance de l'idéologie dans la société hindoue
réelle oublient toujours ce détail essentiel : l'ordre du dharma est parfait, c'est chose entendue,
mais chacun sait que cette perfection est éminemment fragile, et le roi est précisément conçu
de manière à remédier au désordre qui, de lui-même, ne peut que croître. C'est aussi pourquoi
la divinité doit se faire avatâra pour fournir un modèle à ce roi, qui finalement, en tant que
roi idéal, est toujours un roi de temps de crise. L'idéologie royale hindoue est en fait
profondément réaliste. On pourrait en dire autant du fameux idéal de Vahimsâ, qui est intimement
lié à l'idéologie royale. Quand les Occidentaux veulent reprendre cette « non-violence », qui
est d'ailleurs chargée pour eux de valeurs étrangères à l'Inde, ils oublient (mais Gandhi les
y a aidés) que la non-violence indienne est réservée à un nombre réduit d'hommes, les
brahmanes et les religieux, dont la fonction exige une extrême pureté, et que ceux-ci ne
pourraient même pas survivre s'ils n'étaient protégés par la violence de ceux qui sont voués
à la violence dès leur naissance. Si le renoncement est l'idéal le plus haut, il n'est pas, sous
sa forme stricte, ce qui peut faire vivre le monde.
(4) Ainsi se renouvelle le schéma dont on est parti : Sântanu, descendant des Kuru,
épouse SatyavatI, née d'une poissonne (qui avait absorbé le semen d'un roi) pêchée dans la
Yamunâ et fille adoptive du roi des pêcheurs. Au nom d'Uttarâ, qui fait d'elle une salvatrice,
correspond le métier de passeur que fait Satyavatî par obéissance à son père : c'est en faisant
traverser la Yamunâ en barque à Paraáara qu'elle conçoit de celui-ci le brahmane Vyàsa,
promulgateur des Veda et père réel de Dhrtarâstra, Pàndu et Vidura. Mais la situation de
départ est faussée parce qu'il a fallu pour cela éliminer l'héritier légitime de Sântanu, Bhîsma.
Au renoncement déplacé de Bhîsma se substitue maintenant le détachement vraiment royal
d'Arjuna.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 191
— sortira l'ordre nouveau. C'est Uttarâ qui portera le « reste » des
Kuru.
Troisième aspect : il faut rendre compte de la transformation d'Arjuna
en eunuque. C'est la pièce maîtresse du dispositif, pour laquelle la logique
du mythe et des symboles utilisés permettrait presque une démarche
deductive. On distinguera trois niveaux dans son interprétation. Le
premier est le plus superficiel et le plus obvie en même temps : c'est
comme eunuque qu'Arjuna peut avoir libre accès à l'appartement des
femmes, symbole du royaume, où se préparent les germinations de
l'avenir. Alors qu'il n'a, pas plus que ses frères pendant cette période,
de rapports avec Draupadï, il jouit de la présence permanente d'Uttarâ.
Mais il n'en jouit pas comme un homme jouit d'une femme. Et
c'est là un deuxième niveau : comme eunuque, il ne peut vivre au
contact de la princesse qu'en état permanent d'abstinence. Pour un
roi, c'est un comble, puisque la tradition hindoue lui prête
généreusement — en vertu de ses richesses — la possibilité de donner libre cours
à ses désirs amoureux. Il faut ici remonter à l'interprétation proposée
naguère du nom de Pândava1 : il semble que tout au long de la première
partie de l'épopée, celle qui précède la guerre, le thème de l'abstinence
sexuelle coure de génération en génération : c'est le célibat à perpétuité,
et pour cela mal venu, de Bhïsma, l'interdit sexuel qui frappe Pându,
puis les périodes de brahmacarya répétées et prolongées subies par les
Pândava, et plus encore par Arjuna, comme on l'a vu; à quoi il faudrait
ajouter la procréation de Dhrtarâstra, Pându et Vidura par le yogin
Vyâsa, qui voudrait imposer des observances rigoureuses aux reines
qu'il doit féconder, mais les remplace par sa laideur toute yogique,
ou encore l'engendrement de Yudhisthira en Kuntï par le dieu Dharma
en sa forme yogique et les observances d'un an pour Pându et Kuntï
qui ont précédé la conception d'Arjuna et même la réponse d'Indra
à la demande de Pându. A l'opposé, Dhrtarâstra l'aveugle est soumis
non seulement à son kâma et à son appétit de pouvoir royal mais à son
fils Duryodhana aux desseins pervers, et les Kaurava ne semblent
traverser aucune période de brahmacarya. En fait, les péripéties de
leur jeunesse ne sont mentionnées que dans leur rapport à celles qui
concernent les Pândava, et nulle part n'apparaît l'abstinence sexuelle.
Gândhârï a même pu se payer le luxe de demander cent fils et d'y
ajouter une fille pour faire bonne mesure. On a proposé de voir dans ces
différentes formes de l'abstinence sexuelle autant de symboles de la
forme particulière de renoncement qui est demandée au roi : on y est
d'autant plus fondé que — à l'inverse de ce qui se passe pour Bhïsma,
le ksatriya qui s'est trompé dans l'excès même de sa générosité —
l'abstinence est associée tantôt à la vie dans la forêt (Pându et ses fils), tantôt
au yoga (Vyâsa et Dharma). Tout cela commande l'essai
d'interprétation du nom de Pândava à partir du terme panda ou pandra,
« l'eunuque ». L'eunuque est évidemment une autre figure d'abstinent,
plus difficile à manier dans le mythe parce que le roi ne peut pas être

(1) EMH IV, p. 261-262.


192 MADELEINE BIARDEAU
un eunuque. Il doit être marié et s'assurer une descendance. La réussite
conjugale et paternelle est pour lui l'image même du succès de son
gouvernement. Or le seul protagoniste de l'épopée à revêtir ce visage
de l'eunuque est précisément Arjuna-Nara, et cela devient possible
par la malédiction d'Urvasï, dont la durée a été réduite par Indra à la
treizième année d'exil. Son caractère d'eunuque, vu dans cette
perspective, signifie alors la part de renoncement essentielle à l'exercice de la
royauté. De même qu'Arjuna est Nara, l'Homme par excellence, de
même qu'il est Pàrtha, fils de Prthâ (c'est-à-dire le pârthiva, le roi)
par excellence, il est aussi le Pândava par excellence si ce terme connote
vraiment le renoncement, et c'est son déguisement à la cour de Virâta
qui l'indique. En termes directs, cela signifie que le roi ne doit pas jouir
de la terre, de son royaume, pour lui-même, pour satisfaire son propre
кита, mais pour le bien de tous, ou, comme le dit Indra à Pându avant
la conception d'Arjuna : « Je te donnerai un fils célèbre dans les trois
mondes; il fera le bien des brahmanes, des vaches (BORI : des dieux,
des brahmanes) et de ses amis1 ». Air bien connu déjà, où l'on retrouve
ce qui définit Yavatâra2. Il n'y a pas d'opposition entre « les dieux, les
brahmanes et les vaches » que doit protéger le roi et les trois mondes
pour lesquels œuvre Yavalàra. On sait que le dharma sur terre est la
condition du bon fonctionnement des trois mondes. C'est un seul et même
dharma, un seul et même ordre qui maintient l'ensemble et le préserve
du chaos. La maîtrise du monde, chez le roi comme chez Yavatâra,
implique d'abord une totale maîtrise de soi, l'absence ďahaňkara,
autant que l'application à son devoir, bref des vertus de yogin, et tout
ce que préconise Krsna à Arjuna dans la Bhagavadgïlâ.
Il reste cependant une obscurité dans ce personnage d'eunuque
que joue Arjuna chez Virâta, une obscurité qui ne se limite d'ailleurs
pas à lui mais s'étend à l'ensemble des Pândava et à la conception
même du récit épique après la guerre. C'est pourquoi on tente un
troisième niveau d'interprétation du même thème. Arjuna en effet,
à la fin de cette année de clandestinité et la victoire éclatante qu'il a
remportée contre Duryodhana et tous les grands guerriers du camp
Kaurava, se voit offrir par Virâta ébloui la main de sa fille Uttarâ
(IV 72 1; 67 1). Il l'accepte, non pour lui-même mais pour son fils,
voulant prouver par là qu'il n'a pas abusé de son intimité avec Uttarâ
et l'a gardée intacte (ibid. 4-7; ibid. 4-7). Il présente Abhimanyu comme
le neveu de Krsna par sa mère. Autrement dit, la force de son
détachement est telle que, d'une certaine manière lui aussi, il renonce à
l'union avec Uttarâ pour toujours, semblant renoncer par là à la royauté
même. Par ailleurs, cependant, il n'hésite pas à assumer son rôle lorsque
Virâta, trouvant les cinq frères assis sur des trônes royaux à son arrivée
dans la salle d'assemblée, se fâche et demande à Yudhisthira comment

(1) MhBh I 123 28b-29a (114 22b-23a) : putram lava pradàsyàmi Irisu lokem višrutam 1 1
brâhmanânâm gavám caiva suhrdâm cârthasâdhakam / Cf. EMH IV, p. 237-238. Pându
communique la nouvelle à sa femme en précisant que leur fils sera nllimanl, « doué de l'art de la
conduite », ou plus généralement, de l'administration du royaume.
(2) Cf. EMH IV, p. 180.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 193
il a pu oser, lui le brahmane qui enseigne le jeu de dés à la cour, s'asseoir
sur un trône. C'est Arjuna qui répond, parlant de son aîné en des termes
dont certains ne s'appliquent strictement qu'à lui-même (IV 70 9-16a;
65 8, 1128, 9a) : indrasyárdhásanam râjannayam árodhum arhali /
brahmanyah srutavdmstyagï y aj našilo drdhavratah // esa vigrahaván
dharma esa vïryavatâm varah / esa buddhyádhiko loke tapasám ca paráya-
nam I/ eso'stram vividham vetti trailokye sacarácare / na caiványah
pumán vetti na vetsyati kadácana // na děvu násuráh kecinna manusyd
na ráksasáh / gandharvayaksapravaráh sakinnaramahoragáh // dïrgha-
darši mahátejáh paurajánapadapriyah / pándavánám atiratho yajňadhar-
maparo vaší // maharsikalpo rájarsih sarvalokesu višrutah / balaván
dhrtimán daksah satyavâdï jitendriyah // dhanaišca saňcayaišcaiva
šakravaišravanopamah // yathá manur mahátejáh lokánám pariraksitá /
evam esa mahátejáh prajánugrahakárakah // ayam kurunám rsabho
dharmarájo yudhislhirah / « Celui-ci est digne de partager le trône
d'Indra; il est respectueux des brahmanes1, a étudié le Veda, il est
généreux, appliqué aux sacrifices, constant dans ses observances. Il est
le dharma personnifié, le meilleur de tous les valeureux guerriers. Il
est supérieur à tous en intelligence et entièrement adonné aux austérités.
Il connaît toutes sortes d'armes et, dans les trois mondes avec leurs
êtres mobiles et immobiles, personne d'autre ne les connaît ni ne les
connaîtra, ni deva, ni asura, ni homme, ni râksasa, ni les princes des
Gandharva et des Yaksa, ni kinnara ni Serpents. Il est clairvoyant,
plein de tejas et il est cher au peuple de la capitale et du pays. Il est
le plus grand guerrier des Pândava, voué aux sacrifices et au dharma,
il a de l'autorité, il est un rsi royal célèbre dans les trois mondes comme
un des grands rsi. 11 possède la force, la constance, l'adresse, sa parole
est efficace et il a dominé ses sens. Comparable à Indra et Kubera
pour ses richesses et ses trésors, comme Manu au grand tejas protège
les mondes, lui aussi, avec son grand lejas, accorde son aide aux créatures.
Il est le taureau des Kuru, Yudhisthira le Dharmarâja ».
Devant Virâta, donc, il revendique le droit de son frère à la
souveraineté, mais on reconnaît au passage le trône partagé avec Indra, la
supériorité sur tous les guerriers, la connaissance de toutes les armes
et l'invincibilité qu'elle entraîne, le tapas, le sacrifice (de la guerre ?)
et le dharma ... Dhananjaya confond en un seul son aîné et lui-même,
leurs royautés sont indissociables. Si Arjuna n'accepte pas Uttarâ
pour femme mais pour mère de son petit-fils2, c'est sans doute que ni
lui ni Yudhisthira — et cela s'étend a fortiori aux autres frères —
n'œuvrent pour eux-mêmes. Leur revendication de la royauté, la guerre
qu'ils livrent pour la recouvrer, tout cela n'est pas pour eux, mais

(1) On continue à traduire ainsi le terme brahmariya, mais il est assez évident que le sens
est plus fort, quelque chose comme « pénétré du brahman », celui-ci étant entendu dans son
double sens : le brahman comme modèle de pureté et ďahimsč, et la force destructrice du
brahman en péril. Yudhisthira possède le brahman en ces deux sens, Arjuna surtout au second
sens, mais tous deux sont dévoués à la cause des brahmanes.
(2) Sur le thème du petit-fils, héritier à la place du fils mort trop tôt, cf. Annuaire...
T. 85 p. 148 sq.
194 MADELEINE BIARDEAU
pour le descendant d'Arjuna, fils d'Abhimanyu et d'Uttarâ, petit-neveu
de Krsna. On rejoint ici les conclusions auxquelles on arrivait pour
Yudhisthira fils de Dharma1 : le Dharmarâja représente la totalité
des cinq frères2 et sa parenté plus ou moins voilée mais symboliquement
bien attestée avec le dieu de la mort, Yama Dharmarâja, fait des
Pândava l'incarnation de la royauté pour temps de crise. C'est d'ailleurs
encore pour eux, et plus spécialement pour Arjuna, une manière de
s'identifier à Yavatâra. L'incarnation de Visnu en effet n'est pas le
bénéficiaire de l'âge nouveau qu'il vient instaurer : il prépare la place au roi
à venir. Il en est de même pour les Pândava, et il est tout à fait sûr
qu'ils préparent en Pariksit un roi parfait puisque celui-ci tient à la
fois d'Arjuna et de Krsna. On comprend mieux ainsi pourquoi la
restauration de la souveraineté de Yudhisthira après la guerre et Y ašvamedha
n'est pas décrite sous des couleurs plus brillantes, pourquoi le texte
épique ne présente pas un âge d'or triomphant : en fait les derniers
livres sont entièrement consacrés à régler la sortie de scène des
personnages : Vidura, Dhrtarâstra, Gândhârï et Kuntï d'abord, puis les Yâdava
et Dvârakâ3, suivis immédiatement par Balarâma et Krsna. La
disparition de ce dernier entraîne la perte de tout pouvoir guerrier pour
Arjuna et Yudhisthira comprend : il faut se préparer à plier bagages
pour se retirer dans un paradis bien mérité — où tout le monde se
retrouvera. C'est alors qu'il installe Pariksit sur le trône de Hâstinapura,
en lui donnant Krpa pour maître et Yuyutsu pour régent, tandis que
Vajra, le « reste » des Yâdava, régnera à Indraprastha sous la tutelle
de Subhadrâ. Ces dispositions s'accordent mal avec la manière dont
le temps est calculé, s'il est vrai que Yudhisthira voit apparaître les
présages funestes annonçant la fin des Yâdava trente-six ans après la
guerre (XVI 1 1 ; id.) : Pariksit ne devrait plus avoir besoin de régent.
Mais la conjonction astronomique qu'observe Krsna (XVI 2 18-22;
3 16-20) et qui reproduit celle du jour où Yudhisthira avait vu les
présages funestes annonçant la guerre — conjonction particulièrement
inauspicieuse — peut justifier ce choix de trente-six ans, au détriment
de la vraisemblance, tant il est vrai que le sens symbolique prime tout :
les auteurs ont certainement voulu que leurs héros ne s'attardent
pas sur terre une fois leur tâche achevée. Toute la mise en scène le
prouve. Cette fin de l'épopée d'ailleurs justifie la conception
traditionnelle hindoue qui fait commencer l'âge Kali, l'ère où nous vivons,
à ce moment-là : l'histoire épique (qui n'est pas du mythe au regard
de la tradition) débouche ici sur notre histoire, tout aussi mythique
que la première.

(1) Cf. ci-dessus p. 95 sq.


(2) Cf. ci-dessus p. 94.
(3) MhBh XVI, particulièrement 3-4 : le massacre des Yâdava est une réplique de celui
du camp Pândava à la fin de la guerre, cette fois aidé par Krsna, mais avec Krtavarman et
Sâtyaki comme acteurs principaux et premières victimes. Dvârakâ est engloutie par l'océan,
où le Nága Šesa, dont Balarâma était l'incarnation, s'est enfoncé après le massacre. Tous les
symboles du pralaya sont là, mais Krsna meurt aussi et c'est Arjuna qui devra sauver à
grand-peine ce qui reste de femmes et d'enfants pour les ramener en direction du Kurujàngala.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 195
On est ainsi amené à compléter des remarques déjà amorcées sur la
conception d'ensemble de l'épopée1 : dans une œuvre qui expose
l'idéologie royale dans les perspectives de la bhakti, où il importe de montrer
comment le roi participe aux valeurs suprêmes de l'hindouisme en
dépit, et même à cause, de ses activités spécifiques qui comportent
l'exercice de la violence, on a choisi de placer le roi dans un temps de
crise qui rappelle, ou double à un niveau plus terrestre, une crise
cosmique. Cette crise se traduit par une guerre d'extermination, où la
violence est portée à son maximum : c'est la situation optimale s'il
s'agit de sacraliser la violence royale, et la conception de la guerre
comme sacrifice propre au ksatriya est la solution proposée au problème
posé, solution bien « orthodoxe » d'ailleurs, puisque Manu a dit une fois
pour toutes que « tuer dans le sacrifice n'est pas tuer » (MS V 39b).
Avec la guerre, c'est toute l'activité du roi qui se trouve introduite
dans la sphère des valeurs ultimes, tout ce que l'épopée réunit sous le
terme englobant de dandanïti. Mais s'il y a du Yama dans tout roi, le
personnage même de Yudhisthira en faisant foi, l'idéal épique est
plus complexe, puisque c'est la totalité de la bhakti qui doit se retrouver
dans l'éthique royale : on est loin d'une pure et simple sanctification
de la violence, même si le résultat pratique est le même. Il ne suffît
pas en effet que la violence soit un sacrifice pour être justifiée et
pleinement salvifîque pour son auteur, il faut aussi qu'elle soit
parfaitement désintéressée. Le roi est le délégué de la divinité suprême,
une forme donc de Vavaldra sur terre, pour veiller à tout ce qui menace
le dharma. Sa violence est au service exclusif du dharma, c'est-à-dire
du seul ordre capable de maintenir les trois mondes ensemble et à leur
place au centre de l'univers. A cette condition, qui implique une dévotion
parfaite au Seigneur de la bhakti, ses actes violents ne le souillent pas,
puisqu'il ne cherche à obtenir aucun « fruit » pour lui-même. Ici l'on
sort du monde « orthodoxe » mis en place par la Manu-smrli, qui est
encore le monde du kâma, du désir égoïste : on y sacrifie parce que l'on
désire un certain bien personnel, ne serait-ce que le ciel après la mort.
C'est ce lien de l'acte — karman — au « fruit » que récolte son auteur
qui doit être tranché. La guerre représente déjà par elle-même une
certaine forme de désintéressement, puisqu'elle implique au départ
que l'on se sacrifie soi-même au cas où l'on n'a pas la victoire, mais
le désir de la victoire n'est pas forcément pur. Il y avait une manière
plus radicale pour les auteurs épiques d'exprimer ce détachement
parfait. C'est précisément, semble-t-il, ce que réalise le sort d'Uttarà",
gagnée par Arjuna sur le champ de bataille2, mais volontairement
abandonnée par lui en faveur de son fils. Uttarâ symbolise alors la
royauté de l'avenir, celle qu'exercera son fils, le fruit du karman de
son maître de danse. Arjuna, en renonçant à elle, renonce à toute royauté
effective pour lui-même. Il pousse jusqu'au bout sa ressemblance avec
Yavatára3.

(1) EMH IV, p. 171-174.


(2) Cf. ci-dessous, l'épisode du goharana.
(3) C'est une situation analogue que met en scène le Harivaméa, lorsqu'après le meurtre
de Kamsa par Krsna, ce dernier refuse la royauté et rétablit Ugrasena sur son trône.
14
196 MADELEINE BIARDEAU
La treizième année s'écoule sans grand événement jusqu'à la mort
de Kïcaka. Il reste à ce moment-là treize jours pour compléter la
période prévue. Dans l'entourage de Duryodhana, on s'inquiète de
n'avoir pas retrouvé les Pândava, mais l'on commence à les croire morts.
Cependant, la mort de Kïcaka, guerrier réputé, laisse Virâta
militairement affaibli, et ses adversaires cherchent à en profiter : le roi des
Trigarta, Sušarman, a en effet subi plusieurs défaites de la part de
Kïcaka et le moment serait venu de se venger. Il propose à Duryodhana
une expédition commune contre le royaume Matsya, essentiellement
pour lui enlever ses vaches. Afin de mieux abuser Virâta, les Trigarta
marcheront d'abord contre sa capitale1 et s'empareront d'une partie
des troupeaux; un jour plus tard les armées de Duryodhana se mettront
en route avec les grands guerriers Kaurava. Virâta, averti du mouvement
des Trigarta, mobilise toutes ses forces contre eux et enrôle même
les Pândava dans son armée, à l'exception de l'eunuque, convaincu
qu'ils sauront se battre (IV 31; 30). Même Yudhisthira-Kaňka est de
la partie. Virâta est très vite fait prisonnier par Sušarman et emporté
sur son char. Pour les Matsya c'est la déroute, mais Yudhisthira
commande à Bhïma d'aller délivrer Virâta leur protecteur, et l'exemple
des quatre Pândava réussit à rallier les troupes Matsya. Yudhisthira
doit empêcher Bhïma d'arracher un arbre pour s'en servir comme
d'une massue, ce qui le trahirait immédiatement, et celui-ci combat
sagement sur un char, avec un arc et des flèches, « d'une manière
humaine» (33 20; 32 20). Détail sans doute significatif : cette partie
de la bataille se passe au clair de lune. On est à la moitié de la quinzaine
sombre, et les hostilités se sont arrêtées un moment au coucher du soleil.
Elles reprennent quand la lune se lève... pour faire réapparaitre les
guerriers Pândava, descendants de la dynastie lunaire (33; 32)3. C'est
la lune qui se charge d'annoncer ce que bientôt Arjuna lui-même révélera
sur le champ de bataille. Bhïma, en attendant, capture Sušarman
et l'amène dans la position de la bête que l'on va sacrifier par
décapitation devant Yudhisthira, ne voulant pas l'achever sans sa permission.
Dharmarâja pardonne évidemment et relâche Sušarman en le laissant
entièrement libre. Mais les Trigarta ont fui et le troupeau de Virâta
a été repris. Le roi Matsya offre aux quatre Pândava la souveraineté
sur les Matsya (34 6; 32 39), et veut même consacrer Yudhisthira roi
{ibid. 10; ibid. 42) 2.
L'heure d'Arjuna est maintenant venue. Lorsque Duryodhana
fait une razzia du reste des troupeaux de Virâta, le chef des bouviers
qui vient annoncer la nouvelle au palais n'y trouve que le prince Uttara,
auquel son père a confié la garde de la capitale, et il le supplie de se
porter au secours des vaches de son père, en digne prince héritier.
Uttara, devant les femmes du gynécée, fait le fanfaron et se dit prêt à

(1) Un détail : cette capitale des Matsya s'appelle Upaplavya, «celle qui doit être
submergée ».
(2) II est vrai qu'il s'est présenté comme un brahmane vaiyághra, « du tigre », le tigre
étant un animal royal.
(3) La grande bataille de dix-huit jours, dont celle-ci est la répétition générale, présente
une mise en scène analogue entre la mort de Jayadratha et celle de Drona.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 197
courir derrière les ravisseurs : il ne lui manque qu'un cocher. Arjuna-
Brhannalâ fait discrètement suggérer par Draupadï-Sairandhrï qu'il
pourrait être ce cocher puisqu'il fut autrefois celui d'Arjuna (36 12-13;
34 623* [6-10] v.l.), pendant l'incendie de la forêt Khândava, précise
la variante. Curieusement, le chef des bouviers a, dans sa plaidoirie,
comparé l'arc d'Uttara à une vlnâ dont le prince devrait jouer au milieu
des ennemis (35 16; 33 16)1. Uttara ne peut directement demander à
Brhannalâ d'être son cocher puisqu'il est au service de sa sœur. C'est
donc la princesse Uttarâ elle-même qui demande à l'eunuque d'être
le cocher de son frère pour aller reprendre les vaches de Virâta aux
Kaurava, et elle fait de l'acceptation ou du refus de Brhannalâ une
question de vie ou de mort pour elle-même (37 8-13; 35 3-7). Le
symbolisme est transparent : si Arjuna ne va pas au secours des vaches, celles-ci
sont perdues et la princesse meurt. Arjuna fait mine de se récuser devant
le prince (37 20b-21 ; 35 14b- 15) : kâ šaklir marna sârathyam kartum
saňgrámamurdhani // gïtam va yadi va nrtyam vâditram va prthagvidham \
lat karisyâmi bhadram te sârathyam tu kuto mama // « Quel pouvoir
ai-je de faire le cocher aux premiers rangs de la bataille ? Chanter,
danser, jouer de divers instruments de musique, cela je peux le faire.
Mais, je t'en prie, comment pourrais-je faire le cocher ? ». La réponse
d'Uttara est magnifique dans son raccourci symbolique (ibid. 22;
ibid. 16) : brhannale gàyano va narlano va punar bhava / ksipram me
raiham âsthâya nigrhnïsva hayottamân // « Que ce soit en chantant ou
que ce soit en dansant, Brhannalâ, monte vite sur mon char et maîtrise
mes excellents chevaux ». Arjuna amuse même les spectatrices en
prétendant enfiler sa cuirasse à l'envers, et ces dames lui recommandent
lors de son départ de leur rapporter les beaux vêtements des Kaurava
pour leurs marionnettes — pâncâlikâ — (37 28-29; 35 22-23), lui
souhaitant d'avoir avec Uttara la même chance qu'avait eue Arjuna autrefois
dans l'incendie du Khândava.
Uttara seul en face des Kuru perd sa belle assurance; il est prêt
à tout perdre, vaches, capitale, réputation. Mais son cocher ne l'entend
pas de cette oreille ; tandis qu'il court pour rattraper Uttara qui s'enfuit,
l'adversaire commence à soupçonner sa véritable identité, malgré ses
nattes de femme. Les rôles sont renversés : Uttara sera le cocher
Arjuna le guerrier; et celui-ci d'aller chercher ses armes dans l'arbre
samï où elles sont restées cachées pendant un an. Comme l'année
d'épreuve vient d'expirer, il révèle son identité à Uttara ainsi que celle
des quatre autres Pândava et de Draupadï. Il fait disparaître tous les
signes de son état d'eunuque et orne le char d'Uttara de ses propres
emblèmes, qui tombent simplement du ciel lorsqu'il les évoque par
la pensée (45-46; 40-41). Il sonne de la conque, ce qui effraie toute
l'armée adverse, mais aussi Uttara, et Drona reconnaît cette fois Arjuna
avec certitude au bruit de sa conque, du char et de l'arc Gândïva.
Il voit toutes sortes de mauvais présages autour des Kaurava. Mais
Karna se fait fort de vaincre Arjuna, sans toutefois entraîner la
conviction des autres guerriers (48; 43).

(1) Attestation supplémentaire d'un lien symbolique entre l'art du guerrier et celui du
musicien, dont il faudra se souvenir à propos de Gopâla Krsna. Cf. ci-dessous p. 236-7.
198 MADELEINE BIARDEAU
Arjuna a tôt fait de récupérer les vaches de Virâta et de mettre tous
les grands guerriers Kaurava et Karna en fuite, sans tuer aucun d'eux
d'ailleurs; mais il leur prendra leurs vêtements pour les rapporter à
Uttarâ. La bataille est à la fois une sorte de rentrée en scène du principal
Pândava et une répétition générale de la guerre maintenant imminente.
Il reste à s'interroger sur la forme particulière qu'a prise l'événement.
Toute cette section du Livre IV a reçu le nom de goharanaparvan,
« section de la razzia des vaches », qui évoque immédiatement un des
rites du râjasuya, celui où le roi à consacrer, ou peut-être l'héritier
présomptif, doit aller en char attaquer un roi de sa parenté, lui lancer
une flèche en le manquant et lui prendre mille vaches (le nombre varie)1.
Quand le roi monte sur le char, il se nomme lui-même Arjuna (ou
Phâlguna selon la version Kânva)2. Les vaches sont placées au nord du
feu dhavanïya. Pendant la razzia on bat les tambours de victoire. Dans
la mise en scène épique, le raid sur les vaches est tenté par Duryodhana,
qui cherche à dépouiller les Pândava définitivement de toute
souveraineté. Mais le projet de Duryodhana se change en goharana d'Arjuna,
qui va reconquérir les vaches de Virâta sur son cousin sans le tuer. La
place du feu sacrificiel est ici tenue par l'arbre samï, d'où sont sorties
ses armes3 et la conque a poussé le péan de victoire dès le départ. Cette
répétition générale de la guerre à venir, qui permettra la restauration
du règne du roi consacré — mais là encore Arjuna est l'acteur principal
et sans doute la figure du roi réel si l'on s'en rapporte simplement
au rituel du râjasuya — , est symboliquement la vengeance de Draupadï :
lors de la scène du jeu de dés, la fille du Pancâla Drupada — appelée
aussi bien PàTicâlï que Draupadï de ce fait — a été amenée de force
au milieu de l'assemblée des hommes, et Duhsâsana a tenté de la dévêtir
(II 68; 61), symbole transparent de la Terre privée de son souverain
légitime, seul protecteur possible de sa prospérité. Arjuna rapporte
à Uttarâ et à ses compagnes les beaux vêtements dont il a dépouillé
les grands guerriers Kaurava pâncâlikârtham, « pour (leurs)
marionnettes », le terme même indiquant que les marionnettes symbolisent
d'abord Draupadï la Pâficalï, puis la Terre qui va retrouver ses
protecteurs. La figure de la marionnette les rattache bien l'une et l'autre
à ce qu'elles sont essentiellement, ce jeu divin ignorant de son caractère
illusoire et lié au sacrifice4.

(1) H. Gchrts, Mahûbhàraia, Das Geschehen und seine Bedeutung, a aussi rattaché cet
épisode au rituel de la consécration royale, mais il n'a pas vu que la situation normale du
rituel est ici inversée.
(2) J. Heesterman, The ancient Indian royal consecration, p. 128 sq.
(3) Sur le riche symbolisme de la éaml et l'épisode de la sami en IV 5 je ne peux que
renvoyer aux articles déjà cités : « Mythe épique et hindouisme d'aujourd'hui » et « L'arbre
éaml et le buffle sacrificiel ». Cf. ci-dessus p. 159 n. 2.
(4) Du même coup il se pourrait que l'on ait trouvé la signification mythique de Pancâla,
nom d'un peuple (tribu ?) allié aux Kuru dès les Brâhmana. On hésite toujours à penser
que ces significations étaient déjà présentes dans les textes de éruli. Quoi qu'il en soit, leur
remploi dans l'épopée peut et doit même avoir été motivé par la possibilité de charger les
noms d'un sens mythique. Les Pancâla sont le peuple d'où sont sortis le roi Drupada, adversaire
de Drona, ses fils Šikhandin (réincarnation d'Ambii) et Dhrstadyumna-Agni, sa fille Krsnâ-
Draupadï. Leur alliance avec les Pândava (donc avec la section « légitime » et dharmique
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 199
Mais c'est à Uttarâ qu'Arjuna rapporte les vêtements, non à
Draupadï. Le rôle subalterne de la sairandhrï justifie sans doute cette
disposition. Mais il y a plus : si l'on pense que c'est au retour de cette
expédition que les Pândava se révèlent à tous et qu' Uttarâ épouse
Abhimanyu, il va de soi que les dépouilles des guerriers ennemis aillent
à Uttarâ plutôt qu'à Draupadï. C'est à ce moment-là qu'a lieu
symboliquement le passage d'une génération à une autre : jusqu'à maintenant
Draupadï a incarné le royaume et tout ce qui doit l'accompagner. Uttarâ,
future mère de Pariksit, va prendre la relève : c'est elle qui, au Livre
XIV, exigera de Krsna la résurrection de Pariksit. Ambâ, Kuntï,
Draupadï, Uttarâ sont ainsi les quatre figures de la Terre qui se succèdent
dans le récit épique (mais c'est Subhadrâ et non Draupadï qui assure
la continuité de la lignée par son fils Abhimanyu). Les vêtements que
l'on a tenté d'enlever à Draupadï en la séparant de ses maris, c'est
Uttara qui les retrouve. Un court épisode du début du Livre IV va
déjà dans ce sens : les Pândava sortent de la forêt après douze ans et
veulent atteindre la capitale de Virâta. Draupadï se plaint d'être fatiguée
et de ne pouvoir marcher vers la ville. Elle voudrait faire halte avant.
Yudhisthira donne alors simplement cette instruction à Arjuna (IV 5 7-8;
id.) : dhanaňjaya samudyamya páňcállm vaha bhârata / râjadhânyâm
nivatsyámo vimukiášca vanâd itah Ц làm âdâydrjunas Штат draupadïm
gajarâd iva / samprâpya nagarâbhyâsam avalàrayad arjunah // « ' Dhanan-
jaya, porte Pâncâlï dans tes bras. A partir d'ici nous quittons la forêt

des Kaurava) est scellée par le mariage de Draupadï avec les cinq princes. A maintes reprises
depuis le svayamvara de la princesse, celle-ci apparaît comme le centre du récit épique, l'enjeu
des rivalités et des combats, ce qui se conçoit si elle est Sri ou Indrànï incarnée, le symbole
du royaume prospère qui ne peut l'être sans la présence du feu sacrificiel qu'est son frère
Dhrstadyumna, général en chef des armées Pândava. Elle est en somme, pour cette génération,
la version contestée mais finalement gagnante d'Ambà. Elle symbolise donc ce que le roi
doit gouverner, ce roi que l'on a vu manier le danda comme un archet ou une baguette de
chef d'orchestre. Elle est la figure du jeu divin, de l'Illusion dans laquelle se voile et se révèle
la divinité, avec laquelle elle joue, illusion que rappellerait alors son nom de PàncâlI, « la
marionnette». D'où l'accusation de «comédie» que Yudhisthira porte contre elle (IV 16
42-44 ; 15 33-34, et ci-dessus p. 108). Les Pancàla, au moins dans l'épopée, voient ainsi le
sens de leur nom et de leur rôle se condenser dans cette femme. A partir de là s'éclairent
les connotations sacrificielles de leurs noms particuliers : Prsatá (« l'antilope tachetée » ou
« [le beurre clarifié] tacheté ») l'aïeul, Drupada (« le poteau de bois ») le père, Dhrstadyumna
(« [le feu] à l'éclat agressif ») et Šikhandin (« [le feu] crête ]de flammes] » ?), les fils, — mais
Šikhandin fut aussi à sa naissance une Pàncâlî. Drupada porte encore le nom de Yajňasena ;
Dhrstadyumna et Draupadï sont nés ensemble d'un sacrifice de Drupada, dont l'objet était
d'obtenir un fils capable de tuer Drona. Les Pancâla sont donc les alliés nécessaires des
Pândava, et même leur raison d'être si c'est vraiment le sort du monde créé qui est en jeu,
mais ils ne sont pas passés comme eux par le feu de l'ascèse. Ils restent donc solidaires de
l'immense Illusion qu'est ce triple monde. Le chiffre 5 qui apparaît dans leur nom peut
évoquer les cinq feux sacrificiels (trois principaux, deux secondaires). On sait que les cinq
castes artisanales (qui excluent les potiers) sont encore aujourd'hui organisées en une seule
qui porte le nom de Pancâla (on a dû faire ici aussi un sort à paňca, « cinq », qui semble être
le premier terme d'un composé). Ces artisans prétendent remonter à Višvakarman, l'architecte
des dieux, et ils font de Maya, l'architecte des asura, un des fils de Viávakarman (information
recueillie de Marie-Louise Reiniche). On se rappelle comment Maya fut sauvée de l'incendie
du Khândava par Arjuna et bâtit un palais pour Yudhisthira dont la mâyâ s'exerçait aux
dépens de Duryodhana.
200 MADELEINE BIARDEAU
et nous allons résider dans la capitale '. Arjuna prit Draupadï dans
ses bras, puis, tel un roi des éléphants, (marcha) rapidement; arrivé
à proximité de la ville, il la fit descendre ». Le rôle d'Arjuna est aussi
caractéristique que celui de Draupadï. La sortie de la forêt, c'est la
fin de l'enfouissement, et l'on passe du lieu de l'informe, du chaotique,
du hors-du-monde à la capitale royale, qui est au contraire comme le
centre du monde. Arjuna immédiatement apparaît comme celui qui
porte le poids de la Terre, figurée par Draupadï, mais celle-ci est déposée
à l'entrée de la ville, où va entrer en scène celle qui lui succédera comme
figure de la Terre.
Quant au rôle de départ d'Arjuna, autre trait de génie des mytho-
graphes, on n'en est pas étonné : un cocher — netar ou yantar — ,
on le sait maintenant, peut être la figure du guide par excellence,
Krsna. Arjuna ici, par rapport au royaume des Matsya, assume d'abord
le rôle de Krsna vis-à-vis des Pândava dans la guerre. C'est lui qui
empêche Uttara de fuir devant les Kaurava rassemblés, comme Krsna
a dû encourager Arjuna à porter les armes contre sa parenté — c'est la
Bhagavadgïtà. Subtilement le récit tisse un lien entre son état de maître
de musique et sa fonction de cocher, tout en le niant. Dans le même
épisode on a ainsi deux fois le rapprochement de la musique avec l'art
de la guerre : une fois lorsque le chef des bouviers invite Uttara à
venir jouer de la vïnd qu'est son arc au milieu des ennemis, une fois
lorsque Uttara demande à Brhannalâ d'être son cocher. Du même
coup se noue aussi un lien entre la fonction de conducteur du char de
guerre et celle de l'archer monté sur ce char. Aussi bien Arjuna se
montre-t-il capable de passer d'un rôle à l'autre, tandis qu'Uttara
se révèle aussi faible dans l'un que dans l'autre : le seul son de la conque
ou de l'arc d'Arjuna le fait tomber sur le plancher du char. On est
loin de la paire que formeront bientôt Krsna et Arjuna, où tantôt
Arjuna donnera un ordre à Krsna, tantôt Krsna conseillera ou même
pressera Arjuna, le cocher étant soumis au guerrier, mais le guerrier
sachant que le cocher est bien plus grand que lui dans sa réalité cachée.

Arjuna pendant la guerre.


On a déjà noté la place à part faite par Yudhisthira à son frère
dans la hiérarchie militaire, qui le met au-dessus du général en chef
sans préciser ses fonctions. Arjuna est apparu comme le véritable maître
du brahmaširas, cette arme absolue qu'il est aussi important de savoir
retirer que de savoir lancer. On a vu aussi quelle signification attribuer
aux plus illustres victimes de Dhanafijaya. Tout cela permet déjà
d'attribuer au troisième fils de Prthà" un rôle royal sans équivalent
chez ses frères : Yudhisthira commande sans doute au niveau explicite
du récit, mais la fonction du souverain terrestre, celle du danda, est
remplie par Arjuna1. Il reste à examiner trois épisodes de la guerre,

(1) Arjuna a reçu, on se le rappelle, le danda de Yama après sa lutte avec Šiva. Mais si
Yudhisthira Dharmarâja garde un lien essentiel avec le dieu de la mort, il ne le manifeste
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 201
d'apparence anecdotique, et qui cependant contribuent à renforcer
l'aspect royal du personnage1.
Deux d'entre eux sont liés à la chute de Bhïsma. Celui-ci est tombé
de son char sous les flèches d'Arjuna et de Šikhandin conjuguées, mais
il a bien précisé que seules celles d'Arjuna le blessaient. Lorsqu'il
s'abat sur le sol, il fait résonner la terre, mais il ne la touche pas, tout
couvert qu'il est de flèches (VI 119 91; 114 84), des flèches décochées
par Arjuna sans doute. Toute l'iconographie s'accorde avec le texte
pour le représenter couché face au ciel sur un lit de flèches, celles-ci
étant enfoncées dans son dos et fichées en terre à l'autre extrémité :
situation invraisemblable puisqu'il n'a jamais offert son dos à l'ennemi,
mais qui exprime l'impossibilité pour le Ciel de toucher la Terre : même
dans la mort il reste le ksatriya chaste qui refuse le contact de la femme
à laquelle il a refusé autrefois de s'unir. La présence de Sikhandin-Ambâ
contre lequel Bhïsma n'a pas voulu se défendre et le lit de flèches qui le
sépare de la terre ont certainement même signification pour une part.
Mais, pour comprendre ce qui va suivre, il faut aussi retrouver dans cette
scène la configuration védique que forme le couple Ciel-Terre : c'est
leur union qui fait surgir le monde, mais ils doivent s'écarter l'un de
l'autre, et le Ciel être solidement étayé au-dessus de la Terre pour
que le monde humain puisse exister2. Un défaut dans ce lit de flèches :
la tête de Bhïsma n'est pas soutenue et pend pitoyablement. Il demande
aux ksatriya qui l'entourent de lui soutenir la tête (120 34; 115 32),
mais quand on lui apporte de bons oreillers, il les repousse comme
indignes de la couche d'un guerrier. C'est à Arjuna qu'il s'adresse
spécialement pour obtenir le seul oreiller qui lui convienne (ibid. 38;
ibid. 36). Le héros a les yeux pleins de larmes quand l'Aïeul l'appelle.
Bhïsma insiste : il est le seul qui puisse trouver le support pour sa tête,
car il est ksatradharmasya vettâ, « il connaît le dharma du ksatriya »
(ibid. 43a; ibid. 40b). Arjuna décoche alors de son arc Gândïva trois
flèches incantées qui vont se planter sous la tête de Bhïsma, complétant
le lit de flèches. Bhïsma est satisfait car le prince a deviné son intention
— abhiprâye vidite (ibid. 45b; 43a) — , mais il l'aurait maudit s'il avait
agi autrement (ibid. 48; ibid. 45).

guère au niveau explicite que par la pratique de la grâce accordée à ceux qui devraient mourir.
C'est un aspect du dieu du dharma, mais c'est aussi et surtout la manifestation de la valeur
du renoncement conçue comme suprême, valeur qui connote la paix, la non-violence, la
pureté, qu'Arjuna sert à sa manière de soldat. Lcrsqu'après la guerre Dharmarâja répartit
les charges de la royauté entre ses proches, c'est encore à Arjuna qu'échoit l'exercice du
danda à l'extérieur comme à l'intérieur (XII 41 13 ; 41 12).
(1) On n'a pas retenu pour l'analyser le choix d'Arjuna comme interlocuteur de Krsna
dans la Bhagavadgïtâ. C'est qu'en fait le sens même de la GTtâ dépend du rôle que l'on attribue
à Arjuna, et qu'il faut déjà l'avoir identifié comme roi pour comprendre la portée de
l'enseignement de Krsna.
(2) On retrouve cette même ambivalence dans l'union sexuelle nécessaire et redoutée
entre Šiva et Pârvati dans les différentes versions du mythe de la naissance de Skanda par
exemple. Peut-être y a-t-il encore un écho de cette conception védique du couple Ciel-Terre
dans la séparation si fréquente sur le terrain entre le temple du dieu et celui de la déesse,
qu'on fait se marier chaque année mais que des mythes variés tiennent éloignés l'un de
l'autre.
202 MADELEINE BIARDEAU
Telle quelle la scène ne manque pas de grandeur, mais elle renforce
aussi singulièrement l'interprétation que l'on essaie de donner du
personnage du Grand-Père1 et l'idée qu'Arjuna est le roi-avatdra
destiné à régler la crise ouverte par son grand-oncle : ce Ciel dont la
tête pend dangereusement vers la Terre, n'est-ce pas la figure de la
royauté déséquilibrée par le renoncement de Bhïsma ? Bhïsma le sait
si bien qu'il compte sur Arjuna pour remédier à la situation en vertu
de sa connaissance du dharma. Les trois flèches seraient alors le rappel
des trois feux sacrificiels que Bhïsma, refusant de se marier, n'a jamais
pu entretenir : le roi doit d'abord être un maître de maison complet.
On est d'autant mieux fondé à interpréter ainsi les trois flèches qu'entre
flammes et flèches il y a constamment symbolisation réciproque, et
que Bhïsma semble un peu plus loin traiter sa couche de flèches comme
un bûcher funéraire en demandant que l'on creuse un fossé tout autour
(ibid. 54; ibid. 50). Arjuna est ainsi celui qui connaît à fond le dharma
du roi et dont les trois flèches (ses propres feux sacrificiels ?) vont fournir
l'étai qui manquait entre le Ciel et la Terre. En même temps, il exerce
le danda royal, puisqu'après avoir fait tomber Bhïsma sous ses flèches,
il lui administre trois flèches supplémentaires qui lui coûtent autant
que toutes celles de la guerre dont elles sont finalement le résumé.
Un peu plus tard, Bhïsma, brûlant de fièvre, réclame à boire (121 11 ;
116 10). Une fois encore, on lui apporte de l'eau à pleines jarres et
des nourritures variées qu'il refuse. Il ne peut plus prendre de
nourritures humaines : en 119 92 (114 85) on a précisé qu'il avait repris sa
nature divine en tombant. Il appelle encore Arjuna pour lui réitérer sa
demande. Celui-ci monte sur son char, fait la pradaksind de l'Aïeul
et effraie le monde par le bruit tonitruant de son arc. Il décoche enfin
une flèche incantée avec l'arme Parjanya qui, perçant la terre, fait
jaillir de l'eau fraîche, celle qu'il fallait pour désaltérer Bhïsma (121
23-26a; 116 22-24).
C'est l'arme Parjanya qui peut servir de fil conducteur dans le
déchiffrement de cet épisode. Le dieu védique Parjanya, dieu de la pluie d'orage,
est très proche d'Indra, qui doit faire pleuvoir en temps utile. On sait
l'importance symbolique de la pluie, dont la présence en temps voulu
est un signe que le dharma se porte bien, et l'absence, synonyme de
sécheresse, le signe de Yadharma. Le roi, par sa fonction régulatrice du
dharma, est celui qui sur terre est responsable de la pluie : c'est lui qui,
par ses sacrifices et sa protection accordée à tous les aspects du dharma,
suscite une réponse favorable d'Indra. Bhïsma est brûlant de fièvre
et sa soif de moribond évoque l'absence de pluie et le dessèchement
de la terre qui préludent à une fin du monde ou qui la symbolisent.
L'eau produite par Arjuna est une eau de pluie, l'orage étant suggéré
par le bruit de l'arc au moins autant que par le Parjanya, mais elle
sourd du sol, qu'elle est venue féconder grâce au renouveau du dharma
que provoque Arjuna. Lui seul est capable de faire jaillir cette eau,
car lui seul est capable de faire tomber la pluie en temps utile. En tant

(1) Cf. ci-dessus, p. 163 sq.


ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 203
que roi, il est le maître de l'arme Parjanya. L'exploit d'Arjuna est tout
naturellement comparé à ceux d'Indra (ibid. 26b; ibid. 25a).
Le dernier épisode à considérer est une scène étrange qui se déroule
en pleine bataille, pendant la journée la plus rude pour Arjuna, puisque
c'est celle qui se terminera par la mort de Jayadratha. Arjuna et Krsna
ont depuis le matin fait merveille en réussissant à pénétrer profondément
dans les armées Kaurava de manière à s'approcher de Jayadratha,
placé à l'arrière. Les chevaux de leur char et eux-mêmes donnent des
signes de fatigue, alors qu'ils sont encore loin du but, et l'ennemi en est
ragaillardi. Les deux amis se trouvent d'accord pour s'arrêter, dételer
les chevaux et les débarrasser de leurs flèches. Mais ils sont entourés
d'ennemis, d'un champ de bataille qui est longuement comparé à un
océan — ranasâgara — (VII 99 51-53; 74 51-53), agité et bruyant, dont
Arjuna serait la rive — velâbhdta (ibid. 53b; ibid. 53b). Le héros se charge
de les arrêter tous en effet le temps qu'il faudra à Krsna pour s'occuper
des animaux. Mais celui-ci voudrait aussi permettre aux chevaux de se
désaltérer, et pour cela Arjuna doit faire apparaître de l'eau, assez
pour boire mais non pour les y plonger entièrement — parïpsanie jalam
cerne peyam na ivavagâhanam (ibid. 58b; ibid. 55b). Une flèche magique
lancée contre le sol fait l'affaire : on voit se former un joli lac peu profond
avec ses oiseaux aquatiques (ceux de bon augure seulement), ses poissons
et ses tortues, ses lotus épanouis. Arjuna construit de plus avec son
arc un abri de flèches — šaravešman — (ibid. 62b; ibid. 57b) pour les
chevaux et pour Krsna, afin qu'ils puissent se reposer sans crainte
pendant un moment. Tout cela sous l'œil et à la barbe de l'ennemi
qui n'en revient pas. Tandis que le prince continue de déverser ses
flèches pour tenir l'adversaire en échec, Krsna dételle tranquillement
les chevaux, les débarrasse des flèches qu'ils ont reçues, les mène boire
au lac, les y lave et les attelle à nouveau, bien reposés (100 12-16;
75 12-16). Il se comporte comme au milieu des femmes — strïmadhya
iva — dans ce sanctuaire de flèches — šaragarbhagrhe (ibid. 12; ibid. 12).
Puis la course éperdue reprend.
Ici Arjuna est vraiment un maître de la maya. L'exploit que lui
demande Krsna est de ceux que la divinité elle-même aime faire, et
tous les assistants le jugent surhumain. Ce n'est cependant pas n'importe
quel miracle, et administré ainsi au milieu de la bataille aux ennemis,
il n'est certainement pas gratuit. De fait, tous les mots portent : le
lac que fait surgir le prince forme une scène idyllique très convenue,
mais qui contraste avec la description, convenue aussi, de l'océan
qu'est le champ de bataille, où hommes et bêtes sont engloutis. C'est
pourquoi le lac doit être peu profond : il ne faut pas qu'il puisse
submerger les créatures. Il doit être l'image d'un cosmos enchanteur, non d'un
gouffre où tout disparaît. Le contraste est préparé par la notation
d'Arjuna comme « rive », comme limite — velâ — de l'océan, dont on
vient de dire qu'il était apura, « sans rive opposée », infranchissable.
Le microcosme créé par Arjuna est donc comme le monde du dharma
que le roi maintient contre vents et marées, contre tout ce qui cherche
à le submerger continuellement. Arjuna le crée, mais il le garde aussi
longtemps qu'il le faut à coup de flèches. En fait, son pouvoir créateur,
204 MADELEINE BIARDEAU
il pourrait ici le tenir entièrement de la présence de Krsna : cet abri
de flèches où Vavatâra se tient comme au milieu des femmes et qu'on
appelle un garbhagrha, « une chambre à coucher », est plus qu'un abri.
C'est un vrai sanctuaire habité par la divinité suprême qui y fait son
œuvre créatrice, qui y régénère aussi le dharma en refaisant les forces
des chevaux, animaux royaux s'il en est. Certes le terme garbhagrha
a d'abord ici, associé aux femmes, son sens de « chambre à coucher »,
chambre où la procréation s'effectue. Mais ce n'est pas par hasard que le
sanctuaire d'un temple hindou porte ce nom. Les termes évoquant le culte
des temples sont encore rares dans l'épopée, mais ils existent, et la forme
de culte qui couvrira l'Inde de temples est suffisamment attestée pour
que l'on n'hésite pas, s'agissant de Krsna, à voir ici un sanctuaire
symbolique, source véritable du cosmos, protégé par le roi qu'est Arjuna,
mais aussi force de ce roi dont les traces de fatigue disparaissent alors
même qu'il lutte pour Krsna et les chevaux.
Que ce miracle s'accomplisse lors de la longue marche vers
Jayadratha — dont on a vu la signification pour tout le drame épique —
apparaît comme l'annonce de ce qui va se passer, de ce haut fait
ď Arjuna auquel Krsna coopérera étroitement jusqu'au bout. Du point
de vue formel, une fois de plus, une scène hautement symbolique comme
celle de la mort de Jayadratha est reprise en prélude sur un mode
également symbolique mais à un autre niveau. Ce phénomène d'écho
dans la composition mythique n'est pas une simple façon de faire traîner
l'histoire. Il pourrait être un des procédés destinés au déchiffrement du
mythe. Les épisodes en écho — tels le dépouillement des vêtements
des guerriers Kaurava ou les trois épisodes de la bataille que l'on vient
de mentionner — , toujours mineurs sur le plan de la narration,
contiennent toujours des mots-clés, des images faciles à décoder qui sont
autant de signes faits à l'auditoire pour le mettre sur la bonne voie1.

3. Les deux Krsna.

Il ne vaudrait guère la peine aujourd'hui de rouvrir un débat du


siècle passé sur un problème qui, on le reconnaît très largement
maintenant, était un pur produit de la science occidentale d'alors. Sans
doute trouve-t-on encore quelques attardés pour déceler des
contradictions insurmontables dans le personnage de Krsna qui les forcent à
découper le texte épique en morceaux laborieusement étalés dans le
temps. Le plus curieux est que l'état actuel de la critique textuelle
n'apporte même pas d'eau au moulin des fervents de l'interpolation,
puisque les principaux passages qui font difficulté dans le MhBh (surtout
dans le Livre II) figurent dans le texte définitif de l'édition du Bhandarkar
Institute. Mais on a assez dit la vanité de ce travail critique pour ne

(1) II faudrait de plus, bien entendu, opposer cet abri de flèches qui est aussi un
garbhagrha au šaravešman dont Aavatthâman enveloppera Arjuna et Krsna avec le désir
de les détruire (VIII 16 37-39 ; 12 33-35).
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 205
pas s'appuyer sur lui maintenant. Même si le jeu du découpage des
textes avait une valeur heuristique quelconque, la tradition manuscrite,
beaucoup trop tardive, ne pourrait guère l'aider.
Aussi bien n'est-ce pas pour parler de contradiction entre le Krsna
ksatriya du MhBh et le Krsna bouvier du Harivamša (HV) que l'on
reprend ici le problème de cette dualité — qui n'est sans doute
contradictoire que pour nous. Il s'agit bien au contraire de constater la dualité,
de constater aussi que le HV se donne comme un supplément du MhBh,
tout en appartenant au genre purâna plutôt qu'épique, et d'essayer
de comprendre pourquoi la biographie de Krsna se trouve scindée en
deux, une enfance passée dans la région de Mathurâ parmi les bouviers,
racontée dans le HV dont on s'accorde à penser qu'il est plus tardif
que le MhBh, et une vie d'homme centrée sur la résidence de DvârakS
d'une part et la participation à la geste des héros Pândava d'autre
part. Peu importe ici le rapport chronologique entre les deux textes :
il est probable, que vu le nombre de siècles pendant lesquels la
transmission des textes a dû évoluer selon les lois du récit oral, les périodes
de « composition » des deux œuvres se recouvrent largement. Mais on
peut aussi penser — et ce serait cette fois dans la logique du mythe —
que l'on a eu besoin de fabriquer une biographie complète de Krsna
après l'avoir mis en scène dans le MhBh. Le vrai problème est donc
celui de la nécessité mythique de cette dualité plutôt que la résolution
d'une prétendue contradiction.
Une façon d'aborder le problème serait alors de se demander si le
ksatriya du MhBh exclut complètement le bouvier de Mathurâ et
réciproquement, si le bouvier du Gokula est autre chose qu'un ksatriya
déguisé. Si l'on arrive à rapprocher les deux personnages par ce biais,
on sera autorisé à poser la question du pourquoi de cette dualité, puisque
les deux termes ne seront plus aussi radicalement hétérogènes qu'on
a bien voulu le dire. Avouons que l'examen de la royauté d'Arjuna,
en montrant les rapports du roi hindou avec les vaches, n'a pas peu
contribué à clarifier les données du débat1.

a. Krsna guerrier-bouvier.
Dans le Mahâbhârata.
On ne tiendra pas compte ici des allusions directes au Krsna de
Mathurâ que contient l'épopée, puisque l'on a précisément cherché
autrefois à évacuer ces passages du texte « primitif » pour retrouver
un Krsna épique pur de toute addition pastorale. Cela n'est possible,

(1) On notera que l'on passe complètement sous silence la distinction qui fut aussi
proposée autrefois entre le ksatriya et Vavatâra du dieu suprême. Ici on pose dès le départ
que le ksatriya et le bouvier sont l'un et l'autre d'emblée avatâra de Visnu. Cela est plus
explicite dans le HV qui donne le récit de la naissance de Krsna comme « portion » de Visnu-
Nârâyana, mais il est aussi devenu évident que Krsna n'est présent dans le MhBh qu'en
tant qu'avatàra : il n'a pas pu le devenir progressivement, c'est-à-dire être peu à peu divinisé.
Sa participation à la geste des Pândava n'a de sens que s'il est avatâra de Visnu. Au reste,
206 MADELEINE BIARDEAU
bien entendu, que dans un premier temps, car si l'on arrive au point
où il faudra parler d'une articulation des deux textes l'un sur l'autre,
on devra alors rechercher le point d'émergence de la biographie pastorale
de Krsna dans sa biographie épique.
C'est donc seulement sur le mode symbolique que l'on pourra
espérer déceler un rapport de Krsna avec l'art du bouvier dans le MhBh.
Le premier signe est fourni par le nom même de Govinda qu'il faudrait
beaucoup de vice pour écarter du texte « authentique », étant donné
le nombre de ses occurrences tout au long de l'épopée1. Quelle que soit
l'étymologie adoptée, le mot go, « vache », est toujours isolé comme
premier terme de composé, mais l'étymologie scientifique la plus
courante fait remonter govinda, forme moyen-indienne, au sanskrit
gopendra, « Г Indra des bouviers», c'est-à-dire «le roi des bouviers»2.
Ce titre lui sera décerné sous la forme gopendra en même temps que le
nom de Govinda par Indra lui-même dans le HV. A première vue
rien dans la biographie épique du héros ne justifie le nom et le titre.
Cependant un indice important est fourni au moment du mariage
de Subhadrâ et de son arrivée à la cour des Pândava en compagnie
d'Arjuna son époux3. On se rappelle que Subhadrâ a été enlevée par
Arjuna, amoureux d'elle, avec l'assentiment de son frère Krsna qui
n'a pas voulu laisser sa sœur libre d'accepter ou refuser : l'alliance
entre les deux hommes, déjà cousins croisés, devait se faire, car elle
exprimait en termes de société humaine le lien ontologique qui unissait
Nara et Nârâyana. Or pour vaincre la jalousie de Draupadï, Subhadrâ
doit quitter ses vêtements de princesse et se présenter à elle en bouvière,
dans l'attitude humble d'une servante. Il est inconcevable — sachant
ce que l'on sait par ailleurs de Krsna — qu'Arjuna ait choisi ce costume
de pastourelle pour sa femme par hasard, et qu'il soit seulement destiné
à servir ses propres buts sans aucune référence à Krsna lui-même. On
évoque le nom d'Upendra qu'a Visnu comme dernier-né d'Aditi, la
subordination de Krsna à Indra — qu'il vient pourtant de défier
victorieusement dans l'épisode du Govardhana — 4, et mieux encore,
la position apparemment inférieure que prend Krsna dans la bataille
par rapport à Arjuna en lui servant de cocher. Dans l'épopée, Yavatàra
ne combat pas, au moins dans la guerre des Bhârata; il laisse la place
à Arjuna, ce qui lui permet de faire apparaître, sous divers symboles,
sa nature de yogin. La bouvière Subhadrâ appartient, elle, avec les
vaches, au monde de la forêt, de la forêt encore amicale où paissent
les troupeaux, où vivent les ascètes, où se ressource la société villageoise.
C'est encore une manière d'évoquer lointainement la nature «
forestière » — donc yogique — de son frère, en même temps que le dévouement

on ne saurait traiter de Krsna comme s'il s'agissait d'un pur problème textuel : les textes
seraient plutôt l'attestation d'un culte très ancien de Krsna comme dieu souverain.
Cf. J. Filliozat, « Représentations de Vâsudeva et Samkarsana au 11e siècle avant J.-C. »,
Arts Asiatiques XXVI, 1973, p. 113-123.
(1) Cf. Sôrensen, An Index to the Names in the Mahâbhârata, s.v. Krshna.
(2) Cf. Mayrhofer, Kurzgefasstes Wôrterbuch, s.v. gouindah.
(3) Cf. ci-dessus p. 133 sq.
(4) Cf. ci-dessous p. 213 sq.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 207
de Yavatâra à la cause du dharma, donc au bien des vaches. Lorsque
Krsna rend visite aux Pândava sitôt après l'arrivée de sa sœur à
Indraprastha, il apporte des masses de cadeaux, parmi lesquels des
vaches de Mathurâ (I 221 46; 213 41b-42a).
Mais l'affleurement le plus étrange du Krsna pastoral dans l'épopée
est sans doute le nom donné à ses armées — et leur rôle. Lorsque
Duryodhana et Arjuna se retrouvent tous deux auprès de Krsna pour
lui demander son aide dans la guerre imminente, Krsna propose ce
choix (V 7 18-19; 7 16-17) : matsamhananatulyânâm gopânâm arbudam
mahat / nâràyana iti khyutdh sarve saňgrámayodhinah // le va yudhi
durâdharsâ bhavanlvekasya sainikâh / ayudhyamânah sangrâme nyasia-
sasiro'ham ekatah // « La grande masse des bouviers appelés Nârâyana
qui me valent en robustesse sont tous des combattants aguerris. Que
ces soldats difficiles à atteindre dans la bataille soient d'un côté, et
que moi, toutes armes déposées, je sois de l'autre sans combattre ».
Ces soldats dont dispose Krsna sont évidemment comme un
prolongement de sa propre personne, ce que précise l'épithète matsamhanana-
tulya, et leur nom manifeste son nom réel. Mais ils sont en même temps
des bouviers, ce qui ne va pas de soi puisqu'il s'agit de soldats1. Qui
plus est, Krsna les présente comme un arbuda, une masse informe,
inorganisée. Duryodhana hérite de ces troupes2, et elles se distingueront
pendant la bataille aux côtés des Samsaptaka comme les adversaires
acharnés d'Arjuna; ils seront en particulier de ceux qui le retiendront
sur une partie du champ de bataille loin de Yudhisthira et loin
d'Abhimanyu, le jour fatal où ce dernier sera tué : en un mot ils ont
un rôle décisif dans le combat. Il semble bien que cette armée de
bouviers matérialise l'omniprésence de Krsna dans la guerre : il ne
se contente pas de conduire le char d'Arjuna, il participe du daiva
qui tire les ficelles dans les deux camps. Cette impression est renforcée
lorsque, immédiatement après le choix qu'Arjuna et Duryodhana
ont fait, l'un de la personne de Krsna, l'autre des soldats, arrive
Baladeva, frère aîné de Krsna, qui annonce à Duryodhana qu'il sera
neutre dans la guerre : il a un même lien de parenté avec les Kaurava
et les Pândava3. Il oppose son attitude à celle de son frère, qu'il ne peut
cependant influencer. C'est une façon de dire que les armées de Krsna
qui combattront du côté des Kaurava feront encore le jeu du dharma,
comme Bhïsma et Drona, puisque le dharma doit sortir vainqueur
de l'épreuve. A Baladeva fait suite Krtavarman, un des amis proches

(1) Bien entendu, la réalité sociologique est moins tranchée : quantité de pasteurs à
travers l'Inde sont tombés au combat pour avoir défendu leurs troupeaux ou leurs campements.
(2) Arjuna a choisi la présence de Krsna désarmé : il se sent capable de vaincre à lui seul
et veut, en combattant auprès de Krsna, avoir part à sa gloire. Ici encore se manifeste le
transfert de responsabilités d'un héros à l'autre.
(3) En fait la relation passe par Kunti, tante paternelle de Baladeva et Krsna et mère des
Pândava, mais puisque les Kaurava et les Pândava sont des cousins parallèles, donc comme
des frères, Baladeva peut étendre sa relation aux Kaurava. Mythiquement il y est obligé :
comme incarnation du serpent Šesa, il porte en lui le résidu du monde lors du pralaya, la
terre donc avec toutes ses créatures à venir, bonnes ou mauvaises. Il ne peut se permettre
aucune partialité, étant le support de tous.
208 MADELEINE BIARDEAU
de Krsna, qui offre son armée à Duryodhana; il semble que le ksatriya
Krtavarman soit comme la personnification à lui seul de l'ensemble
des gopa Nârâyana, quoique cela soit difficile à prouver. Trois fois au
moins le récit les rapproche dans la bataille (VII 91 37-39 [66 36-38];
VIII 11 17 [7 17]; VIII 95 5 [App. I n<> 44, mais Krtavarman aussi
bien que les Nârâyana sont rejetés dans l'apparat critique]). Krtavarman
sera le seul ksatriya survivant du camp Kaurava avec les brahmanes
Krpa et Asvatthâman, tandis que tous les Nârâyana auront été tués
(IX 2 40; 2 36), par Arjuna pour la plupart.
Quoi qu'il en soit, la suite du récit confirme amplement que les
Nârâyana sont des bouviers. En VII 18 31 (17 31) ils sont des gopâla
Nârâyana, tandis qu'en VII 27 II (26 11) ils deviennent les vâsudevasya
anugâh, « les partisans de VSsudeva » — ce qui est un comble alors
qu'ils attaquent Arjuna et son cocher — , en VII 91 39 (66 38) ce sont
à nouveau les gopâla Nârâyana, ainsi qu'en VIII 11 17 (7 17) et en
IX 2 40 (2 36). VIII 53 (37) fait'd'eux des Nârâyana au début du chapitre
et des gopâla à la fin. En VIII 5 39 (4 38) on les désigne comme ceux
qui gokule nityasamvrddhuh, « ont été élevés uniquement au gokula »,
mais qui sont yuddhe paramakopanâh, « pleins de fureur dans le combat »,
ou selon une variante, paramakovidâh, « très compétents dans l'art de
la guerre ». Le gokula peut ici désigner tout campement de bouviers
aussi bien que celui où fut élevé Krsna. Ces pasteurs n'ont sûrement
pas par hasard leur sort lié dans la bataille aux Samsaptaka, guerriers
qui ont juré de vaincre ou mourir. Ainsi aucun d'eux n'échappera
vivant du combat, mais ils auront jusqu'au bout harcelé Arjuna. On
comprend assez bien l'omniprésence de Krsna-Nârâyana sur le champ
de bataille, on peut même comprendre que sa forme non-combattante,
à connotation yogique, ait pour complément une forme particulièrement
féroce au combat, car on y reconnaît encore la connotation terrible du
yoga divin, sa puissance destructrice qui s'exprime dans une fin du
monde. Il est plus difficile en revanche de rendre compte du choix
de bouviers pour incarner cette présence terrible du dieu, si l'on oublie
le rôle symbolique des vaches dans le dharma et la nécessité d'un gardien
muni d'un danda d'une part, et tout ce que l'on sait de la biographie
d'Arjuna et de celle de Krsna d'autre part. Les gopa Nârâyana renvoient
à un Krsna plus complexe que celui de l'épopée. On n'ira pas jusqu'à
dire que l'enfance pastorale du héros y est déjà inscrite tout entière.
Mais il y a au moins un appel du mythe épique à un complément dans
ce sens s'il n'existe pas déjà.

Dans le Harivamsa.
Une remarque préliminaire : Krsna n'est jamais donné seul. Dans
l'épopée il est associé à Arjuna, comme Yavatâra l'est au roi dont il est
le modèle. Dans le HV il est toujours accompagné de son frère aîné
Baladeva — beaucoup plus épisodique dans le MhBh parce qu'il se tient
en dehors de la guerre — , ce qui implique encore une forme de
subordination de Krsna bien caractéristique de cet avatdra.
Le mythe de la naissance de Krsna commence dans le Brahmaloka,
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 209
où Brahmâ explique son plan à Nârâyana : Varuna est venu se plaindre
à lui de son guru Kašyapa qui a volé les vaches grâce auxquelles il
sacrifiait — yajňiya — (I 55 21; 45 20), pour les donner à ses deux
femmes Surabhi et Aditi1. Varuna, dans sa plaidoirie, développe toute
une théorie sur l'importance de la vache (I 55 30b-31; 45 29b-30) :
lokdndm tvatpravrttdndm ekam gobrdhmanam smrtam \\ trdtavydh
prathamam gavas trâtâs trdyanti id dvijân / gobrdhmanaparitrdne pari-
trdtam jagad bhavet // « Les mondes que tu as mis en mouvement forment
une unité appelée « vache-brâhmane » — gobrdhmana. Il faut en premier
lieu protéger les vaches; celles-ci une fois protégées protègent les
brahmanes. Et le monde se trouve protégé quand (l'ensemble) vache-
brâhmane est protégé ». Cela pourrait passer pour une charte en
reccourci de l'orthodoxie brahmanique la plus étroite, si le contexte
n'était pas celui d'un avatâra, ce qui rappelle immédiatement que l'on
est dans le monde de la bhakti. Varuna réclame ses vaches, mais Brahmâ
répond en maudissant Kašyapa et ses deux épouses ibid. 33-40; ibid.
32-37a, 39-40a) : yendmšena hrid gdvah kasyapena maharsind / sa
iendmšena jagaii gatvâ gopatvam esyati // yá ca sá surabhir nâma ydditišca
surdranih / te'pyubhe tasya bhârye vai ienaiva saha ydsyatah // tdbhydm
ca saha gopatve kašyapo bhuvi ramsyate \ sa tasya kašyapasydmšas
tejasâ kašyapopamah / vasudeva iti khyâto gosu tisthati bhûlale / girir
govardhano nâma mathurdyàs tvaduraiah // tairdsau gosu niralah kamsasya
karaddyakah / tasya bhdryddvayam jdtam aditih surabhišca le // devakî
rohinï ceme vasudevasya dhïmatah / surabhï rohinï devï cdditir devakî
tvabhut H taira tvam šišur evddau gopdlakrtalaksanah / vardhayasva
mahdbâho purd traivikrame yalhd // châdayitvdtmandtmdnam mdyayd
yogarûpayd / tatrdvaiara lokdndm bhavdya madhusudana // « Par cette
portion de lui-même qui a enlevé les vaches, le grand rsi Kašyapa
ira dans le monde (terrestre) comme gopa. Quant à Surabhi et
Aditi, la mère des dieux, elles seront aussi ses femmes et elles
iront avec lui. Avec elles deux Kašyapa séjournera sur terre comme
gopa. Cette portion de Kašyapa, comparable à Kašyapa pour son tejas,
est actuellement sur terre sous le nom de Vasudeva, parmi les vaches.
Il y a une montagne appelée Govardhana non loin de Mathurâ ; c'est là
qu'il est collecteur d'impôts de Kamsa, s'occupant des vaches. Les deux
femmes du sage Vasudeva, Aditi et Surabhi, sont nées (sur terre) : ce
sont Devakî et Rohinï. La belle Rohinï était Surabhi, Devakî était
Aditi. Grandis là-bas comme enfant (humain), portant au début les
caractères des bouviers, comme autrefois, ô dieu aux bras puissants,
lors de ta (naissance comme nain) aux trois pas, te cachant toi-même

(1) Kaáyapa, un prajâpati sans cesse ré-employé dans les mythes, a toujours deux
épouses : tantôt Aditi, mère des divins Âditya, s'oppose à Diti, mère des asuriques Daitya ;
tantôt Vinatâ, mère de Garuda et Aruna, les oiseaux célestes, a pour complémentaire Kadru,
mère des Nâga souterrains. Ici Surabhi, « la Parfumée », est opposée à Aditi. Surabhi peut
être la Vache par excellence, un autre nom de Kâmadhenu, mais elle est aussi la mère des
vaches. De toute façon, Surabhi paraît fonctionnellement inférieure à Aditi, mais elle est
donnée comme première et future mère de Baladeva, parce qu'elle représente la valeur que
le fils d'Aditi est chargé de protéger.
210 MADELEINE BIARDEAU
par ta puissance d'illusion faite de yoga. Descends là-bas pour le bien-
être des mondes, ô tueur de Madhu ».
La suite du texte montre que Brahmâ propose à Visnu de s'incarner
successivement dans le sein de Rohinï pour donner naissance à Baladeva
et en Devakï pour devenir Krsna. Alors que le MhBh fait de Baladeva
une incarnation du serpent Šesa, distincte et complémentaire de
l'incarnation de Krsna, ici c'est Visnu directement qui s'incarne deux fois
pour exprimer, semble-t-il, la même complémentarité. L'unité
ontologique que l'épopée marque entre Krsna et Arjuna se trouve ici réalisée
entre Baladeva et Krsna1, ce qui indique immédiatement un déplacement
d'accent : il ne s'agit plus de la geste des Pândava mais bien de Krsna
Yavatâra. Cette incarnation est comparée à celle du Nain (Vâmana)
parce que là encore Visnu s'est incarné dans le sein d'Aditi mère des
dieux et y a gagné le titre d'Upendra comme cadet d'Indra. On a laissé
non traduit le terme gopa qui, à première vue, signifie « bouvier ».
Mais lorsque Brahmâ, quelques vers plus loin, demande à Krsna de
s'incarner comme bouvier il emploie le terme gopála et non gopa. On
ne peut jurer que la différence soit intentionnelle; c'est plutôt la suite
du récit qui invite à la prudence. Il est vrai que Krsna, né dans le palais
de Kamsa mais transféré immédiatement chez Nanda, le chef des
bouviers, sera élevé comme un bouvier avec son frère Baladeva (ou
Balarâma), au point que Nanda accomplira pour eux les rites de
l'enfance : les deux enfants sont ainsi comme consacrés au soin des vaches.
Mais cela ne suffît pas à faire de Krsna un pur bouvier. Du moins le
récit entretient-il une équivoque certainement voulue. De toute façon,
Krsna comme avatâra prend soin des vaches et il n'a pas besoin pour
cela d'être bouvier, comme l'affirme HV II 9 34 (53 34) : na tatra vatsâh
sïdanti na gâvo neiare janâh / yatra tisthaii lokánám bhaváya madhusd-
danah \\ « Les veaux, les vaches ni personne d'autre ne périclite là où
Madhusudana se trouve pour le bien-être des mondes ». A quoi fait
écho, parlant de Krsna et Balarâma, HV II 7 5 (51 5) en jouant sur les
deux sens du mot gopa : ekapramânau lokánám devavrttántamánusau
krtsnasyajagaio gopa samvritau gopadárakau // « Les deux gopa du monde
entier vivaient comme enfants de gopa, égaux en ce monde, y
accomplissant comme hommes des actions divines ». Le premier gopa (de la
traduction) a évidemment le sens métaphorique de « pasteur », désignant
les protecteurs et souverains du monde entier. Le second a le sens de
« bouvier », mais il est tentant de penser que le bouvier est là précisément
pour évoquer le pasteur des peuples.
Mais le père de Krsna lui-même, ce Kasyapa condamné à vivre comme

(1) Cf. par exemple HV II 43 16-18 (App. I n° 18 [803-808]) où l'on a l'expression (18a ;
[807]) : visnur eko dvidhâ krlah « c'est l'unique Visnu qui s'est fait deux » — expression qui
rappelle MhBh V 49 21 (48 21) saîivam ekarii dvidhâ krlam (ci-dessus p. 92) destinée à marquer
l'unité de Nara et Narâyana. Le HV ignore complètement l'incarnation des rsi Nara et
Nârâyana en Arjuna et Krsna (les deux rsi n'étant eux-mêmes cités ensemble que deux fois
en II 109 39 (App. I n° 24 [69]) et III 53 40 (App. I n° 42B [817])), mais identifie directement
Krsna avec Visnu-Nàrâyana. L'incarnation de Šesa en Baladeva n'est pas ignorée (par exemple
II 14 35-49 ; 58 35-49). Arjuna est connu comme le fils d'Indra. Cf. ci-dessous p. 217.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 211
gopa sur terre parmi les vaches, qui est-il ? Le HV nous l'apprend
sans ambiguïté (II 22 79-80; 65 77-78) : iha tvam játasamvrddho marna
pitrâ vivardhitah \ piirsvasusca me bhartâ yadundm prathamo guruh //
kule mahati vikhyàiah praihite cakravartinâm / gurvarlham pujitah
sadbhir mahadbhir dharmabuddhibhih // « Tu as été élevé ici depuis ta
naissance et tu as grandi avec mon père. Époux de la sœur de mon père,
tu es le premier à recevoir des honneurs parmi les Yadu. Bien connu
à cause de ton illustre lignée, tu reçois, du fait de ta primauté, les
hommages des plus parfaits, des plus grands et des plus dharmiques
parmi les rois1 ». C'est Kamsa qui parle ainsi à Vasudeva : le père de
Krsna est donc le mari de la tante paternelle de Kamsa, un Yadu
illustre, ce qui fait de Krsna le cousin croisé de Kamsa2. Ils sont tous
des YSdava, des descendants de Yadu, entre lesquels le lien de parenté
rend l'hostilité particulièrement signifiante3 (ibid. 84; ibid. 82) :
asâmyam vairam ulpannam marna krsnasya cobhayoh \ sântim ekatare
šántim gate yâsyanli yâdavâh // « Une hostilité inexpiable est née entre
nous deux, Krsna et moi. Les Yâdava ne retrouveront la paix que
lorsque l'un de nous deux s'éteindra ». C'est toujours Kamsa qui s'adresse
à Vasudeva. Un peu plus loin, Andhaka, faisant des reproches à Kamsa,
précise à nouveau (II 23 21a; 66 21a) : jâtyàm hi yádavah krsnah sa ca
saňkarsano yuvá, « Les jeunes Krsna et Saňkarsana sont des Yâdava
de naissance »4. Ainsi donc, il est impossible d'entendre gopa
appliqué à Vasudeva au sens premier du terme : lorsque Brahma

(1) En l'absence d'un contexte qui explicite la portée du terme cakravartin, on le traduit
par « roi », étant bien entendu que le roi hindou peut n'être qu'un chef local subordonné à un
souverain plus important. Mais il est implicite que tous ces rois sont des ksatriya, comme
les Yâdava.
(2) On se rappelle que dans le MhBh Šiáupala a exactement la même relation de parenté
avec Krsna.
(3) On retrouve dans le HV l'utilisation des schémas de parenté dravidiens que l'on a
déjà notée dans l'épopée. Cf. Le sacrifice dans V Inde ancienne, p. 97 n. 1. La relation entre
cousins croisés est la relation d'alliance par excellence, puisque les deux cousins devraient
normalement échanger une sœur (ce qui se passe entre Krsna et Arjuna grâce au mariage
de Subhadrâ). Le refus de ce lien avec Vavatâra ne peut être que la marque d'un asura.
Inversement Krsna fera doublement œuvre pie lorsqu'il rétablira le père de Kamsa, son oncle
maternel, sur le trône. Toutefois ce schéma épique est un peu brouillé par le fait que Kamsa
est aussi un Yâdava, ce qui impliquerait que les Yâdava ne forment pas un groupe exogame.
Il est vrai que le HV fait de Kamsa un faux Yâdava : il serait né, non d'Ugrasena, mais de
Г asura Drumila, roi de Saubha, qui aurait pris la forme d'Ugrasena pour séduire son épouse
alors qu'elle était en état d'impureté menstruelle (II 28 58 sq. ; 73 10 sq.). Sa mère, ayant
reconnu qu'elle avait été trompée, a maudit le fils qui devait naître de cette union et a prédit
la naissance de Krsna. Il n'en reste pas moins qu'elle et son mari sont des Yâdava. La naissance
illégitime de Kamsa a seulement visé à expliquer l'intrusion d'un asura dans l'arbre
généalogique de Krsna. Il est d'ailleurs possible que les Vrsni, les Andhaka et les Bhoja soient des
divisions exogames des Yâdava. Kamsa est un Bhoja, Krsna un Vrsni. Tous ces groupes
sont très mal définis en eux-mêmes et les uns par rapport aux autres, aussi bien dans l'épopée
que dans le HV.
(4) Aussi, pour écarter toute contestation à ce sujet, le Visnu-purâna fait-il exécuter
les rites d'enfance par le purohita des Yâdava à l'insu de Nanda (V 6 8), juste après l'épisode
du chariot brisé (ibid. 1-7). Cela est nécessaire parce que le Visnu ne fait état d'aucun lien
de parenté entre Krsna et Kamsa ; il ne laisse cependant aucun doute sur le statut princier
de Vasudeva et de Devakï.
15
212 MADELEINE BIARDEAU
le condamne à s'incarner sur terre comme gopa parmi les vaches, il ne
le réduit pas à l'état de bouvier, mais l'institue plutôt protecteur des
vaches, ce qui implique une participation au pouvoir royal. Comme
collecteur d'impôts de Kamsa, il est le représentant du roi parmi les
bouviers et occupe une de ces nombreuses charges qu'un roi se doit
de distribuer à ses parents et alliés1. Il n'est à aucun moment sur le
même plan que les bouviers et ses deux fils ne le sont que temporairement
et par identification métaphorique : en un mot, il est important que
Vasudeva soit ksatriya, mais on n'a que faire de sa souveraineté.
Inversement, il faut montrer la souveraineté éminente de son fils, et c'est
ce qu'indique sa condition apparente de bouvier. Tout comme l'épopée
a revêtu les Pândava de déguisements qui révélaient leur caractère
réel au moins autant qu'ils le cachaient, le HV inventerait pour Krsna
et son frère une forme de clandestinité qui dévoilerait symboliquement
leur identité véritable.
L'épisode du Govardhana invite effectivement à aller dans cette
direction, tout en fournissant une clé pour cette enfance clandestine.
L'épopée a montré que la vie cachée dans la forêt ou un déguisement
dans une capitale (Ekacakrâ au Livre I, Upaplavya au Livre IV) a un
sens pour l'action des héros. Ce n'est sans doute pas par hasard que le
mont Govardhana, « qui fait la prospérité des vaches », est l'occasion
de donner des renseignements importants sur les deux enfants (II 14
7-11; 58 7-11) : govardhanasyânucarau vane sânucarau tu tau / ceratur
lokasiddhâbhih krïdâbhir aparâjilau // tàvevam mânusïm dïksâm vahantau
surapujitau / tajjâligunayuklàbhih krïdâbhisceralur vanam // tau tu
bhândïram ášritya bâlakrïdânuvartinau / prâptau paramašákhádhyam
nyagrodham sâkhinâm varam \\ taira spandolikàbhisca yuddhamârgavi-
šáradau \ ašmabhih ksepanïyaisca tau vyâyâmam akurvatâm //
yuddhamârgaiéca viuidhair gopâlaih sahilàvubhau / muditau simhavikrân-
tau yaihâkmnam viceraluh //« Se promenant dans la forêt du Govardhana
avec leurs compagnons, ils se livraient à des jeux connus de tout le
monde, toujours vainqueurs. En accomplissement de leur période de
consécration au statut d'homme, adorés des dieux, ils parcouraient
la forêt avec des jeux qui convenaient à leur naissance — jâti. Arrivés
à proximité de cet excellent banyan à l'abondante ramure, ils
pratiquaient des jeux d'enfant sous le Bhândïra. Familiers des voies de la
guerre, ils s'exerçaient aux mouvements de va-et-vient, au lancer de
pierres et de projectiles et aux diverses voies de la guerre avec les
bouviers. Tous deux, tout heureux, avec des allures de lions, ils erraient
comme bon leur semblait ».
Ainsi leur vie cachée est assimilée à une dïksâ, à une consécration
qui normalement précède un sacrifice, ce sacrifice étant celui que

(1) Quant à Devakï, tante paternelle de Kamsa, son nom ne peut être que celui d'une
princesse. On le rapprochera du radical div- «jouer aux dés », à l'instar de A. Weber et de
Barth, sans exclure toutefois le rattachement à děva, « dieu », puisque le jeu de dés est
l'expression du jeu du daiua. Devakï, mère de Yavalàra, est évidemment une actrice importante
dans le jeu divin.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 213
constituera leur vie humaine passée au service des vaches et des hommes1.
On reconnaît ici un des thèmes du MhBh : cette dlksâ2 se passe dans
la forêt, comme il est normal. Mais on dresse l'oreille quand on apprend
que les jeux favoris sont des jeux guerriers3, dans lesquels les deux
jeunes héros sont particulièrement versés. Il s'agit de jeux d'enfants
et tous les enfants jouent à la guerre, mais l'intention du texte est
certainement autre : Krsna et Râma sont yuddhamdrgavisdrada, « versés dans
les usages de la guerre », ce qui semble indiquer une vocation déterminée
à la guerre : le caractère ksatriya des enfants émerge donc ici sous
forme de jeux, mais on a déjà appris à déchiffrer le thème du jeu, quel
qu'il soit. Krsna, divinité suprême agissant dans le monde terrestre,
ne peut que jouer avec sa création, même lorsqu'il fait la guerre. Et
sa nature ďavatdra ne peut se définir qu'en termes guerriers puisqu'il
vient tuer des asura. Lorsque le texte parle de jeux qui conviennent à leur
jâti, il use à dessein d'un terme ambigu : naissance ou caste ?
Normalement les deux vont de pair; ici ce n'est pas le cas, et le jeu guerrier
est plus assorti à la naissance princière qu'à la caste d'emprunt, celle
des bouviers. En même temps toutefois, le guerrier devra protéger
les vaches, c'est-à-dire sauver le dharma. L'action humaine à laquelle
sont consacrés les deux enfants est, comme pour les héros du MhBh,
le sacrifice de la guerre. C'est dans ce même chapitre que Balarâma tue
Vasura Pralamba, après que Krsna lui ait rappelé qu'il est le serpent
Šesa (ou Ananta), identique à lui (ibid. 46b-47; ibid. 46b-47) v. 1.).
Arrive alors la fête d'Indra, du dieu donneur de pluie, que les pâtres
veulent célébrer. Mais Krsna les en dissuade : leurs divinités, à eux
bouviers, sont les vaches et les montagnes couvertes de bois verdoyants
où ils mènent paître les vaches. La doctrine de Krsna, dans ce texte
para-épique, semble curieuse et s'accompagne de plus d'une incohérence
temporelle : la fête d'Indra doit avoir lieu dans la première partie
de la saison des pluies — prdvrs — (II 15 19; 59 18), tandis que Krsna
décrit l'automne — - qui peut être la dernière partie de la mousson
(II 16 2-4ab; 59 20-21) : vayam vanacard gopdh sadâ godhanajïvinah /
gdvo'smaddaivatam viddhi girayašca vanâni ca \\ karsukdndm krsir
vrttih panyam vipanijlvindm / gâvo'smdkam pard vritir eiat traividyam
ucyale II vidyayd yo yayd yuktas tasya sa daivatam param / saiva
pujyârcanïyd ca saiva tasyopakdrinï / « Nous bouviers, hôtes de la forêt,
nous vivons en permanence de la richesse que sont nos vaches. Sache-le,

(1) Revient aussi à plusieurs reprises l'image des deux enfants couverts de poussière
de bouse de vache comme deux feux qui couvent, prêts à flamber : le feu sacrificiel est conservé
dans une boule de bouse de vache.
(2) André Couture, dans sa thèse non encore imprimée sur Krsna- Gopâla, avatâra de
Visnu (mai 1977), qui défend victorieusement l'idée de l'unité du personnage de Krsna et
la valeur symbolique de l'état de bouvier, insiste trop sur l'aspect dïksâ. Il ne fait pas de
doute que le thème est présent, plus affaibli que dans le MhBh, mais vouloir faire coller terme
à terme tel détail rituel de la dïksâ avec tel détail du vêtement ou de la vie des deux enfants
est sans doute excessif.
(3) Le symbolisme du banyan Bhândîra et le sens de son nom m'échappent totalement.
D'une façon générale le banyan connote l'immortalité grâce à sa faculté de reproduction
indéfinie par des racines aériennes. Mais il doit y avoir ici une allusion plus précise.
214 MADELEINE BIARDEAU
les vaches, les montagnes et les forêts sont nos divinités. L'agriculteur
vit de la culture, le commerce fait vivre les négociants. Quant à nous,
ce sont les vaches qui sont notre mode de subsistance essentiel. C'est cela
qui constitue le triple savoir, dit-on. On a pour divinité suprême cette
forme de savoir dont on est pourvu. C'est elle qu'il faut honorer, à
laquelle il faut rendre un culte, car c'est elle qui apporte une aide ».
Un peu plus loin, Krsna préconise le giri-yajňa, le « sacrifice de la
montagne» (ibid. 9-10; ibid. 27-28), qu'il faut entendre, malgré le
contexte immédiat1 comme « le sacrifice à la montagne », puisque la
montagne est prise pour divinité et que, à la fin de la cérémonie, Krsna
s'identifie à elle.
On se rappelle que dans une première période d'exil, Arjuna avait
parcouru l'Inde en vanecara et abouti à DvârakS où il avait épousé
Subhadrâ, laquelle avait fait son entrée à Indraprastha costumée
en bouvière2 : le temps de pénitence dans la forêt comme vanecara (ou
vanacara) avait porté comme fruit ce mariage, alliance avec Yavatàra,
où les thèmes de la forêt et de la protection des vaches symbolisaient
le service désintéressé du dharma. Les deux mêmes thèmes apparaissent
ici, avec les mêmes mots-clés. Le bouvier qui vit de ses vaches doit
avoir pour divinités les vaches et ce qui fait vivre les vaches, forêts
et montagnes. Toutefois la montagne s'ajoute à la forêt et aux vaches,
et c'est même elle qui domine, puisqu'on va faire un « sacrifice de la
montagne », au cours duquel Krsna, se dédoublant, apparaîtra à la fois
comme l'un des bouviers et comme identique à la montagne objet
d'adoration (IJ 17 21-24; 60 18-21) : yajanânte lad annam tu lai payo
dadhi cottamam / mâmsam ca тпуауй krsno girir bhutvâ samasnute //
tarpilâscâpi viprâgryàs lustâh sampurnamânasâh / ultasthuh prïtamanasah
svasti vâcya yathâsukham // bhuktvâ câvabhrthe krsnah payah pïtvâ
ca kâmalah / santrplo' smïti divyena rupena prajahâsa vai // tam gopâh
parvatâkâram divyasraganulepanam / girimurdhni sthitam drstvâ krsnam
jagmuh pradhânatah // « A la fin du sacrifice, la nourriture : lait, caillé
excellent, viande, Krsna la consomme après être devenu la montagne
par maya. Les brahmanes rassasiés eux aussi et satisfaits, se sentant
repus, se levèrent tout joyeux pour prononcer des paroles de bénédiction
(vâcya : v. 1. BORI) à leur gré. Après avoir mangé et bu du lait tout
son content, au moment du bain final, Krsna dit en riant, sous sa forme
divine, qu'il était rassasié. En le voyant qui se tenait sous sa forme de
colline au sommet de la montagne, couvert de guirlandes et d'onguents
divins, les principaux parmi les bouviers s'approchèrent de Krsna ».
Le sacrifice de la montagne se termine donc sur une apothéose
de Krsna où les bouviers et leurs vaches l'adorent3. Ici Krsna est déifié

(1) II est en effet mis en parallèle avec le mantra-yajňa des brahmanes et le sîtâ-yajna
des agriculteurs, où mantra et sltâ (« le sillon ») semblent désigner l'instrument du sacrifice.
On notera l'absence du sacrifice du guerrier.
(2) Cf. ci-dessus p. 134-137.
(3) On reviendra plus tard sur cette identification de Krsna à la montagne, qui est la
forme habituelle des dieux souverains de territoires et non, comme on pourrait être tenté
de le croire, un aspect « populaire », pastoral, de l'hindouisme. Les brahmanes sont d'ailleurs
présents.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 215
par le biais du culte à la montagne : les thèmes de la forêt, de la montagne
et de la protection des vaches font apparaître sa forme divine; alors
que dans le MhBh Subhadrâ se voyait transformée en bouvière et
servante, ici Krsna est exalté dans une forme souveraine. Aussi bien peut-on
mettre en parallèle les épisodes qui suivent et dans l'épopée et dans le HV.
L'arrivée de Subhadrâ à la cour de Yudhisthira précède de peu l'incendie
de la forêt Khândava, où Arjuna et Krsna s'opposent à Indra en
permettant à Agni de dévorer une forêt qu'il protège. Le conflit entre les deux
héros et le roi des dieux prend la forme d'une destruction provoquée
par Agni avec l'aide d'Arjuna et Krsna. Indra doit reconnaître sa
défaite — atténuée d'ailleurs par le sauvetage de ses amis de la forêt;
ce n'était en fait qu'une mise à l'épreuve d'Arjuna. Les deux princes y
gagnent des armes célestes, mais aussi la garantie que leur amitié
durera toujours. Dans le HV, le sacrifice de la montagne provoque la
colère d'Indra, qui se voit frustré des offrandes habituelles, et c'est
lui qui déclenche un déluge de pluie pour se venger des bouviers. Il
convoque une masse de nuages au nom évocateur : sâmvarlaka, «
destructeur » (HV II 18 lb; 61 lb); c'est le nom même donné à l'Agni de la fin
du monde. Le déluge est donc bien, comme l'incendie du Khândava,
l'image en réduction d'une fin du monde, avec les vaches pour cible
principale (ibid. 6b; ibid. 6b) : halas tâh savrajâ gavas lyaksyanli bhuvi
jïvitam, « Ce sera la fin de l'existence sur terre des vaches et de leur
enclos, quand elles auront été frappées (par la pluie) », dit Indra, et les
bouviers croient voir Yekdrnava, l'unique océan sous lequel disparaît
la terre après l'incendie de la fin du monde (ibid. 20a; ibid. 20a). Mais
c'est l'occasion d'une nouvelle théophanie de Krsna qui répète sous une
autre forme le miracle du sacrifice de la montagne : l'avalâra est venu
sauver les vaches et leurs gardiens. Il est le protecteur des bouviers
— goptâ gopdnâm — (ibid. 53b; ibid. 52b). Arrachant la montagne,
il la tient en l'air à bout de bras comme un parasol (ibid. 46; ibid. 45)
et invite les bouviers à entrer sous cet abri avec leurs vaches : il serait
assez grand pour contenir les trois mondes (ibid. 57; ibid. 55). La
montagne qui, tout à l'heure, était Krsna lui-même, devient le refuge des
trois mondes. Ce qui est une autre manière de dire la même chose puisque
les trois mondes prennent refuge en Krsna. Le texte d'ailleurs a une
curieuse hésitation, puisqu'il dit tantôt que la montagne est capable
de protéger — raksitum — les trois mondes, tantôt qu'elle peut les
avaler — grasitum — , reprenant alors le terme applicable à la divinité
qui résorbe les mondes en elle-même.
Indra comprend vite et, les sept jours de sa fête étant passés, il
repart pour le ciel avec les nuages. Tout rentre dans l'ordre aussi sur
terre. Lorsqu' Indra revient au Govardhana, il reconnaît Visnu dans
ce jeune bouvier qu'il trouve assis dans la forêt sur le flanc de la
montagne, solitaire — évocation discrète du yogin divin, maître de la maya.
Il félicite l'enfant de son exploit divin : comme dans l'incendie du
Khândava, il est satisfait. Krsna, comme avatâra, devait faire la preuve
qu'il pouvait vaincre même les dieux et protéger les vaches, tout comme
Arjuna devait se mesurer à son père pour faire la preuve de sa puissance.
Il est mûr pour «l'œuvre des dieux » (II 19 19-20; 62 17-18) : sâdhitam
216 MADELEINE BIARDEAU
devaiânâm hi manyé'ham kâryam avyayam / ivayi mânusyam âpanne
yukte caiva svatejasâ // seisyaie sarvakâryârtho na kimcit parihâsyaie /
devânâm yad bhavân netâ sarvakâryapurogamah // « Je crois que l'œuvre
impérissable des dieux est déjà accomplie, maintenant que, sous forme
humaine, tu es pourvu de ton propre lejas. Tout ce qui est à faire sera
accompli, rien ne sera négligé, puisque tu es le guide — netâ — des
dieux, celui qui prend l'initiative de tout ce qui est à faire ». Indra
reconnaît dans ce bouvier le netar des dieux, alors que dans l'épopée,
Krsna est le nelar d'Arjuna. Tout le discours d'Indra est approprié à
Yavatâra auquel il s'adresse, mais il est très semblable à ceux qu'entend
l'Arjuna du MhBh. Aussi bien Indra se présente-t-il à lui comme son
frère aîné, fils d'Aditi en effet, avant de le consacrer roi et de reconnaître
sa primauté (ibid. 43-46; 41-44) : tad asmâkam gurus tvam hi prânadasca
mahâbalah / adyaprabhrii no râjà Ivam indro vai bhava prabho // tasmât
tvam káňcanaih purnair divyasya payaso ghaiaih / ebhir adyàbhisincasva
maya hastâvanâmitaih // aham kilendro devânâm ivam gavâm indralâm
gatah / govinda iti lokâs tvâm stosyanti bhuvi šašvatam // mamopari
yathendras tvam slhàpito gobhir ïsvarah / upendra Hi krsna tvâm gâsyanti
divi devatâh // « Tu es notre supérieur à la grande force, celui qui nous
donne la vie. A partir d'aujourd'hui, sois notre roi, notre Indra, ô
maître. Aussi vais-je te consacrer aujourd'hui en versant de mes mains
le lait divin dont ces cruches d'or sont pleines. Certes je suis Г Indra
des dieux, mais toi tu es Г Indra des vaches, et les gens te loueront
comme Govinda sur terre perpétuellement. Puisque tu es un Indra
au-dessus de moi et que les vaches t'ont pris pour Seigneur, Krsna,
les dieux du ciel te chanteront sous le nom ď Upendra ».
Il ne fait aucun doute qu'Indra place Krsna au-dessus de lui,
même s'il doit pour cela donner une etymologie forcée d'upendra
(« cadet d'Indra », lit. « inférieur à Indra »). C'est ici qu'apparaît la
royauté de Krsna, mais il est normal qu'elle soit d'emblée une royauté
éminente, très différente de celle d'Arjuna sur terre : le goloka — « le
monde des vaches » — est dès maintenant conçu comme un paradis
de Krsna situé bien au-dessus du paradis d'Indra. Ici se rejoignent le
thème pastoral et le thème royal, avec pour site la forêt du mont
Govardhana : c'est tout le dharma de la bhakti qui est présent, et le Krsna
bouvier en est le garant en tant que tel et au même titre que dans
l'épopée, à cette différence près qu'ici il agit lui-même, il fait directement
œuvre ďavatara au lieu de déléguer ses pouvoirs à Arjuna. C'est pourquoi
le HV n'a pas besoin d'incarner Nara et Nârâyana en Arjuna et Krsna.
Néanmoins il ne perd pas de vue l'épopée, pas même la généalogie
épique de Yavatâra, comme le discours final d'Indra en témoigne (19
71-77; 62 68-74) : esa te prathamah krsna niyogo gosu yah krlah / sruyatâm
aparam krsna mamâgamanakâranam \\ ksipram prasâdhyatâm kamsah
kesï ca turagâdhamah / aristašca madâvisio râjarâjyam tatah kuru //
pitrsvasari jâtas te mamâmso'ham iva sthitah / sa te raksyašca mânyaéca
sakhye ca viniyujyalâm / ivayâ hyanugrhïlah sa (BORI) lava vrttânuvar-
takah \ tvadvaše vartamânasca prâpsyate vipulam yašah // bhâratasya
ca vamsasya sa varisiho dhanurdharah / bhavisyatyanurupašca tvadrte
na ca ramsyate // bhâratam ivayi câyatiam lasmimšca purusottama \
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 217
ubhâbhyâm api samyoge yâsyanti nidhanam nrpâh // pratijnâlam maya
krsna rsimadhye suresu ca / maya putro'rjuno nâma srsiah kuntyâm
kulodvahah // « Voilà que tu as accompli ta première tâche, celle qui
concernait les vaches. Mais écoute, Krsna, quelle est l'autre raison de
ma venue (ici). Achève vite Kamsa, Kešin, le plus vil des chevaux, et
Arista qui est fou d'orgueil, et rétablis ainsi le roi dans sa royauté.
Ta tante paternelle a eu un fils, qui est une portion de moi-même et qui
est un autre moi-même. Il faut que tu le protèges et l'estimes et que tu
sois lié d'amitié avec lui. Avec ton aide, imitant ta conduite et soumis
à toi, il obtiendra une immense gloire. Il est le meilleur archer de la
lignée des Bhârata, il te suivra et ne trouvera pas de joie en ton absence.
Le sort des Bhârata repose sur toi et sur lui, cet homme excellent (ou :
l'Homme par excellence). La paire que vous formerez mènera les rois à
leur fin. Krsna, je l'ai promis au milieu des rsi et des dieux, et j'ai
engendré mon fils Arjuna en Kuntï comme continuateur de la lignée
(des Kuru) ».
Un texte comme celui-ci ne permet pas de douter que la généalogie
épique de Krsna est retenue par le HV : Kuntï est la tante paternelle
de Krsna, Arjuna son cousin croisé. Le bouvier est bien un ksatriya
et sa tâche de bouvier, ou plus précisément après l'épisode du Govar-
dharna, de protecteur des bouviers et des vaches, est le premier
dévoilement précis de sa nature d'avatâra. On ne peut même pas ici permettre
le petit jeu du découpage du texte et traiter d'interpolation cette
allusion à Arjuna, même si dans la suite du HV la guerre des Bhârata
ne tient aucune place (au demeurant elle a duré dix-huit jours en tout!).
Toute la partie du HV qui traite de la naissance et de l'enfance de
Krsna, jusqu'au meurtre de Kamsa et à l'affrontement avec Jarâsandha,
est trop évidemment construite en relation étroite avec l'épopée.
L'incendie du Khândava se terminait sur l'assurance donnée par Indra à Krsna
qu'il y aurait entre lui et Arjuna une amitié éternelle (MhBh I 234 13;
225 13). Indra conclut l'épisode du Govardhana en priant Krsna
d'accorder son soutien amical à Arjuna. Dans le premier cas, le roi des
dieux s'adresse au ksatriya qui vient de lutter aux côtés de son fils sans
ignorer sa nature. Dans le HV, il a devant lui un Krsna qui, après l'exploit
qu'il vient d'accomplir, a sa pleine stature d'avalâra1. C'est la protection
des vaches qui a révélé sa royauté éminente, et l'on ne peut que renvoyer
ici aux remarques déjà faites sur le relation très ancienne, védique
sûrement, entre le roi et la qualité de pasteur2.
L'intérêt de la théophanie du Govardhana et de tout son contexte
est ainsi de mettre en évidence un véritable lien structural entre les

(1) II ne faudrait pas en conclure qu'entre temps Krsna a grandi et que, de simple
ksatriya qu'il était, il est devenu avatâra. Toute l'épopée s'inscrit en faux contre cette
interprétation.
(2) Cf. ci-dessus p. 135 sq. Même si, à l'époque védique, le lien du roi aux vaches peut
avoir un fondement économique plus immédiat, il est évident que sa qualité de pasteur
doit déjà être largement métaphorique. Au niveau classique, la place symbolique des vaches
dans le dharma est avant tout liée à leur importance dans le sacrifice, donc pour l'ordre
brahmanique tout entier.
218 MADELEINE BIARDEAU
deux Krsna, le ksatriya et le bouvier. L'un n'est pas né en dehors de
l'autre, ils renvoient au contraire l'un à l'autre et sont complémentaires.
Tout se passe comme si, ayant mis en scène un avatàra dans l'épopée
pour le faire servir de modèle au roi idéal, on devait ensuite le montrer
tel qu'en lui-même, avatàra de plein statut, agissant par lui-même comme
avalera au lieu de s'effacer devant le roi épique. Mais la tâche d'un
avalâra est toujours, d'une manière ou d'une autre, de restaurer la
royauté dharmique sur terre : tel est le but avoué de l'épopée, mis au
service d'un enseignement sur les devoirs du roi. Si la biographie de
Krsna doit se présenter comme une réplique de l'épopée, on ne peut
pas donner directement à Krsna la royauté sur terre comme au Râma
du Ràmâyana. Aussi bien le HV connaît-il aussi la malédiction de
Yayâti qui pèse sur Yadu et le prive, lui et sa descendance, du pouvoir
royal effectif1. Krsna devient alors roi des vaches et du monde des
vaches, le Goloka, ce qui est l'affirmation symbolique de sa primauté
et de la tâche qu'il a à faire sur terre. La signification des vaches dans
le rôle du roi est assez clairement attestée dans l'épopée pour permettre
un déchiffrement correct du « code » du HV2.
Sans doute l'ensemble du HV, comme tout purâna digne de ce nom,
se prête-t-il mal à une structuration globale. Si l'on peut encore suivre
les
Târakâ"
préambules célestes de la naissance de Krsna — avec la bataille de
contre Kâlanemi notamment — , il est plus difficile d'établir
des séquences logiques dans tout ce qui suit les affrontements avec
Jarâsandha et l'émigration de Mathurâ à Dvârakâ. Mais toute la partie
de la biographie de Krsna qui précède les événements épiques —
l'articulation se faisant autour de la mort de Kamsa et la lutte avec
Jarâsandha — pourrait bien avoir été inspirée directement par l'épopée.
Il est trop tôt pour donner une analyse de tous les miracles de Krsna.
On peut cependant suggérer au moins deux rapprochements possibles,
sans être à même de les justifier pleinement. Étant donné le cadre pastoral
de l'enfance du dieu incarné, on doit s'attendre à une transposition de
faits d'ordre militaire en des événements plus bucoliques.
Il semble que l'épisode du chariot renversé par le bébé Krsna
fournisse un exemple d'une telle transposition (HV II 6; 50) : l'enfant
a été laissé sous un chariot — šakala — par sa mère nourricière, pendant
qu'elle allait à la Yamunâ. En jouant, il renverse d'un coup de pied
— ekena pâdena — le chariot, puis se recroqueville sur lui-même pour
réclamer sa tétée en pleurant. Ce miracle est, tel quel, tout gratuit et

(1) HV I 30 22-29 (22 21-28).


(2) II n'est pas sûr que le Visnu-purâna ait aussi bien compris l'articulation des deux
parties de la biographie de Krsna. Après l'épisode du Govardhana, il fait dire à Indra (V 12
17-18) : mamâméah purusavyâghra prthivyâm prthivldharahlavatîrno'rjuno nâma samraksyo
bhavatâ sadâ // bhûrâvatarane sâhyam sa le vlrah karisyaiilsamraksanlyo bhavatâ yathâtmâ
madhusûdana // « О tigre parmi les hommes, une portion de moi est descendue sur terre
comme support de la terre, sous le nom d'Arjuna. Il te faudra le protéger constamment.
Le héros t'aidera à débarrasser (la terre) de son fardeau. Il te faudra le protéger comme un
autre toi-même, ô tueur de Madhu ». Le rapport épique entre les deux héros est inversé :
Arjuna aidera Krsna, alors que le HV maintient le rapport correct en demandant l'aide de
Krsna pour Arjuna.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 219
constitue une pure démonstration de force qui n'est pas dans la manière
du récit. N'y aurait-il pas lieu de le rapprocher du šakata-vyuha, formation
de combat à laquelle recourt Drona pour les armées Kaurava au matin
de la bataille qui aboutira à la mort de Jayadratha (VII 87; 63) ? Plus
précisément Drona organise la moitié avant de son armée en šakatacakra,
apparemment en une combinaison du šakala et du cakra, la formation
en cakra (« cercle », « disque ») ayant servi la veille à tuer Abhimanyu.
L'arrière, où se tient Jayadratha qu'il faut à tout prix tenir hors de
la portée d'Arjuna1, est déployé en lotus et en aiguille. Ce « chariot »
associé au cakra royal est étrange. Comme mode de déploiement de
l'armée, il est mentionné par la Manu-smrti (VII 187) avec quelques
autres connus du MhBh, et répertorié dans le Nïtisâra (XIX 30 49),
qui le recommande lorsqu'il y a un danger à l'arrière sans donner plus
de précisions sur ce dispositif que sur les autres2. La Manu-smrti connaît
pratiquement les mêmes déploiements que l'épopée, et quand en VII 193
elle conseille de placer les hommes du Kuruksetra, les Matsya, les
Pancâla et les descendants de Šurasena à l'avant-garde, on se demande
si elle parle de l'art de la guerre tel que devaient le pratiquer les Indiens
ou si elle se modèle simplement sur le MhBh. Il paraît assez évident
que les formations énumérées tant par Manu que par les auteurs épiques
ont avant tout une valeur symbolique : makara, garuda, šyena,
krauňca..., autant de termes très marqués et qu'il est difficile d'utiliser
sans référence à leur signification mythique. On est d'autant plus
enclin à chercher de ce côté que YArthašástra, lui, ignore ces formations
imagées dans son enumeration des vyuha (X 6). Le chariot ne fait
malheureusement pas partie des symboles les plus clairs. On sait
seulement que dans l'épopée Arjuna dépassera dédaigneusement la
première partie de l'armée de Drona pour atteindre Jayadratha et que
le šakata-vyuha s'avérera donc incapable de l'arrêter et de l'empêcher
de renverser le pouvoir royal dévoyé qu'incarne Jayadratha.
Le chariot reparaît furtivement (II 7 13; 51 13)3 dans l'épisode
des deux arjuna. C'est auprès de lui que Yasodâ, irritée contre l'espiègle
Krsna, attache ce dernier avec une corde à un lourd mortier. Mais
l'enfant, contre toute attente, entraîne le mortier derrière lui, et lorsque
celui-ci se trouve pris entre deux arbres arjuna, il les déracine aussi
et rit de son exploit pour montrer sa force aux bouviers. Là encore
prouesse gratuite — qui reste possible comme telle4 — mais qu'on
aimerait rapprocher de l'épisode de la fin du Livre VI du MhBh
(VI 106 56-76a; 102 53-70), où Krsna, pour presser Arjuna de tuer
Bhîsma, descend du char et se précipite sur l'Aïeul avec son fouet.

(1) Sur tout cela et le symbolisme royal du cakra, cf. ci-dessus, p. 167 sq.
(2) Le šakata-vyuha est aussi utilisé dans le Vaddhakisûkara-jâlaka (Ed. V. Fausboll,
n° 283, vol. II, p. 404) qui connaît aussi le cakra et le lotus. C'est ce Jàtaka qui donne la
description la plus précise du šakala : il s'agit de coincer l'armée ennemie entre deux parties
de sa propre armée. On garde des doutes malgré tout sur le réalisme des Jâtaka.
(3) Le chariot semble prendre plus d'importance dans le Vimu-purâna, mais il est
peut-être alors réduit à sa signification anecdotique immédiate (V 5-6).
(4) Le texte s'en sert pour expliquer le nom de Dâmodara que reçoit Krsna.
220 MADELEINE BIARDEAU
Arjuna le suit de près et le retient de ses deux bras par derrière, mais
il réussit à l'entraîner sur dix pas avant de s'arrêter en colère, marquant
ainsi sans doute que Bhïsma doit mourir le dixième jour de la bataille,
c'est-à-dire le lendemain. Arjuna adjure Krsna de ne pas violer son
serment de participer à la guerre sans combattre et revendique pour
lui-même la tâche de tuer Bhïsma. Krsna semble donc imposer sa
force contre Arjuna et contre sa propre promesse, sans avoir en réalité
l'intention d'aller jusqu'au bout de son geste. Dans le HV les deux bras
d'Arjuna sont devenus une corde (à attacher les veaux) et un mortier
(à piler le grain), plus deux arbres arjuna, le choix des arbres étant peut-
être le détail révélateur du récit. Le rire de Krsna se substitue
à sa colère, mais le rire, comme le jeu, n'est jamais tout à fait innocent.
Il cache la volonté d'aller jusqu'au bout de sa puissance quoi qu'il en
coûte.
On ne fait qu'indiquer ici une possibilité. Dans ce dernier épisode,
un trait important demeure obscur : le début du chapitre insiste sur
l'unité des deux frères, pasteurs du monde en même temps qu'enfants
de bouviers, mais l'aîné n'apparaît pas ensuite. Les exploits de Krsna
et de Balarâma sont séparés, et ceux de l'aîné nettement moins nombreux.
Il est vrai que le rôle de Râma — s'il est le serpent Šesa incarné — ne
peut qu'être subordonné à celui de Yauatâra (il reste neutre dans la guerre
des Bhârata). Ses victimes semblent inférieures à celles de Krsna,
moins typées : l'âne Dhenuka, Vasura Pralamba. Il est difficile de
discerner une complémentarité entre les deux frères analogue à celle qui
existe dans l'épopée entre Arjuna et Bhïma. Krsna n'en apparaît que
mieux comme Yavatâra, et son frère est là pour évoquer la création
inséparable de son créateur.

b. Uavalàra Krsna et le roi : les deux dimensions du salut.


Les deux épisodes que l'on vient de tenter de relier au MhBh
appartiennent à la première partie de l'enfance de Krsna, avant le récit
central du Govardhana et la théophanie qu'il comporte; dans celui-ci,
Krsna se révèle symboliquement avatâra par le sauvetage des vaches
qu'il opère; il est alors dûment mandaté par Indra pour faire l'œuvre
des dieux. Dans le discours d'Indra, cette œuvre se révèle double : tuer
Kamsa et ses acolytes Kešin et Arista, afin de rétablir la juste royauté,
celle d'Ugrasena, puis accorder son aide à Arjuna qui doit détruire les
rois dans la grande guerre qui suivra1.
Arista est un taureau asurique qui impose ses élans amoureux
aux vaches hors de saison, si bien qu'elles avortent de leurs veaux
ou n'ont plus de lait pour leurs veaux déjà nés; c'est le type même
d'une action asurique, les vaches symbolisant toujours dans ce contexte

(1) Cf. ci-dessus, p. 147-148. On a dit que le Visnu-pur. avait peut-être perdu le sens
de la relation entre le MhBh et le II V. Le discours d'Indra dans le HV comporte en fait une
phrase qui est reprise par le Visrtu (II 19 81a ; 62 78a) : sa te bandhuh sahâyaêca sangrâmesu
bhavisyati, « il sera ton allié et ton aide dans les combats », mais tout le contexte indique le
rapport inverse, ce qui n'est pas le cas dans le Visnu.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 221
tout l'ordre dharmique. Krsna aura vite fait d'en débarrasser le Vraj a
(II 21 ; 64), lui arrachant sa corne gauche pour l'en frapper. Kešin est
un cheval asurique et frère de Kamsa; image du mauvais roi, il vient
semer la panique dans le campement des bouviers, mais Krsna de
nouveau s'interpose et tue Kešin en le fendant en deux. Mais ce ne sont
là que des exercices préliminaires à la mort de Kamsa, qui marquera
le terme de la première partie de la biographie de Krsna.
On sait que la mort de Kamsa déterminera l'hostilité de Jarâsandha
et engagera les Yâdava dans une guerre qu'ils ne termineront pas,
qu'ils esquiveront même en quittant Mathurâ pour Dvârakâ. L'affaire
est racontée par le HV et par l'épopée, mais de façon assez différente,
quoique dans les deux cas Jarâsandha soit considéré comme le beau-père
de Kamsa. L'attaque de Jarâsandha, alors que l'on croyait la terre
débarrassée de ses plaies grâce à Krsna, pose un problème : Yavaiâra
a-t-il agi en vain en tuant Kamsa ? Sa force apparemment illimitée
peut-elle reculer devant un ennemi comme Jarâsandha ? Que signifie
ce deuxième roi asurique qu'il faut abattre ? On devine que le
rapprochement des deux rois, l'un tué par Krsna, l'autre réservé à Bhïma
et qu'il faut nécessairement tuer avant de pouvoir procéder à
l'intronisation de Yudhisthira, a quelque rapport avec le caractère double
du mythe épique. L'hypothèse est la suivante : il a fallu faire apparaître
Jarâsandha comme une sorte de redoublement de Kamsa pour justifier
la présence des Pândava auprès de Krsna et la geste épique, ainsi que
l'incarnation de Nara en Arjuna aux côtés de Nârâyana-Krsna. Krsna ne
se montrant pas comme avatâra dans l'épopée elle-même, il fallait
supposer qu'il avait fait une œuvre d'avatâra auparavant et que cette œuvre,
restée inachevée, devait s'accomplir grâce à Arjuna entouré de ses
frères et sous la haute direction de Krsna lui-même. Ce qui intéresse
l'épopée, c'est moins Yavaiâra que la figure du roi, mais la cohérence
du récit a ses exigences. Aussi Jarâsandha doit-il être conçu en fonction
du drame épique et de sa problématique. Avouons que ces considérations
ne suffisent pas à rendre le personnage aisément déchiffrable, mais
elles commandent au moins un principe de méthode : puisque c'est
l'épopée qui cherche à insérer Yavaiâra dans la trame de son récit, c'est
par les données épiques qu'il faut surtout chercher à comprendre ce
roi qui est évidemment à la jonction entre les deux parties de la
biographie de Krsna. La difficulté majeure reste celle-ci : si Kamsa est bien
Yasura dont la mort termine la carrière de Krsna comme avatâra,
pourquoi Jarâsandha n'est-il pas tué par Arjuna plutôt que par Bhïma ?
Mieux encore, pourquoi faut-il inventer la mort de Jarâsandha comme
préliminaire au râjasuya, alors que les Kaurava fournissent déjà aux
Pândava leur contingent à'asura et que le roi du Magadha apparaît
comme en hors-d'œuvre ? Il n'est pas sûr que l'on puisse donner une
réponse claire et unique à toutes ces interrogations.
Il est au moins clair que la mort de Kamsa couronne l'œuvre de
Krsna comme avatâra, même si elle ne marque pas la fin de ses
interventions sur terre. Krsna se décide à tuer son cousin lorsque celui-ci,
dans le paroxysme de sa colère, donne des ordres pour arrêter les deux
bouviers ainsi que Nanda et Vasudeva, et pour confisquer toutes les
222 MADELEINE BIARDEAU
vaches du Vraja : le monde des vaches est en danger et celui qui l'attaque
est une incarnation de Yasura Kâlanemi. On a ici réunis deux traits
de l'action de Yavaiâra : elle concerne le dharma, symbolisé par les
vaches, et elle se produit quand le dharma, usé par le Temps, ne permet
plus à la Terre de subsister. Kâlanemi est synonyme de kâlacakra, « la
roue du Temps » qui tourne en ramenant des crises périodiques du
dharma et de la vie sur terre. Avant la naissance de Krsna, le HV a
décrit une grande bataille qu'a livrée Visnu-Nârâyana contre Yasura
Kâlanemi en un lieu céleste appelé Târakâ («la Salvatrice»), qui s'est
terminée par la mort de Yasura (HV I 48; 38). C'est cette lutte qui se
reproduit sur terre entre Krsna et Kamsa à la fin du Dvâpara-yuga.
Après la victoire sur Kamsa, les deux frères rétablissent Ugrasena
sur le trône, puis vont apprendre le métier des armes (surtout l'art
de la massue) auprès d'un maître. Lorsqu'ils rentrent enfin à Mathurâ,
c'est le bonheur pour tout le monde (II 33 38; 79 35) : yâni lingàni
lokasya câsan krtayuge purâ / táni sarványadršyanta purïm prâpte
janârdane // « Tous les signes qui marquèrent autrefois dans le monde
le Krta-yuga étaient visibles quand Janârdana fut arrivé dans la ville »1.
Lorsque Krsna évoque son exploit à la cour de Dhrtarâstra, il met en
parallèle Kamsa, que tous les siens avaient abandonné, et Duryodhana,
que sa famille aurait dû sacrifier au bien de tous (MhBh V 128 37-40, 50;
126 36-39, 49) : bhojarâjasya vrddhasya durâcâro hyanâimavân \ jïvalah
pitur aišvaryam hrtvá mrtyuvašam gatah // ugrasenasutah kamsah
parity aktah sa bândhavaih / jnâtïnâm hitakâmena maya šasto mahâmrdhe //
âhukah punar asmabhir jnâtibhiécàpi satkrtah / ugrasenah krlo râjà
bhojarâjanyavardhanah // kamsam ekam parityajya kulârihe sarvayâdavâh
I sambhuya sukham edhanle bhâratândhakavrsnayah // râjan
duryodhanam baddhvâ lalah samsàmya pándavaih \ tvatkrte na vinašyeyuh
ksatriyâh ksairiyarsabha // « Kamsa, fils ď Ugrasena, se conduisait mal
et n'était pas maître de lui. Il avait dépouillé son vieux père, le roi
Bhoja, de son vivant, de sa souveraineté; ainsi tombé au pouvoir de la
mort, il fut abandonné par ses parents. Désireux du bien de mes proches,
je l'ai tué dans un grand combat. Puis eux et nous avons honoré et remis
sur le trône Ugrasena fils d'Ahuka, gloire des rois Bhoja. Tous les
Yâdava, Andhaka et Vrsni, après avoir abandonné le seul Kamsa pour
leur lignée, ô Bhârata, jouissent ensemble du bonheur ... О roi, taureau
des ksatriya, arrête Duryodhana, fais la paix avec les Pândava pour
que les ksatriya ne périssent pas à cause de toi ».
Cependant, tout de suite, le beau-père de Kamsa, Jarâsandha roi
du Magadha, est sollicité par ses deux filles Asti et Prâpti, de venger
leur mari. C'est bientôt le siège de Mathurâ, qui fait dire à Krsna
(HV II 35 2b; 81 2b) : tvarate khalu kàryârlho devatdnàm na samšayah,
« II n'y a pas de doute, il (== Jarâsandha) se précipite pour faire l'œuvre
des dieux ». En un sens donc, Krsna ne pense pas que son œuvre est

(1) On notera l'allusion au Krta-yuga, alors que Krsna, dans le HV comme dans le
MhBh, s'incarne à la jonction du Dvâpara et du Kali. Ce qui confirme des remarques que l'on
avait faites sur le rapport entre Yavatâra et la jonction entre deux yuga (EMH IV, p. 140).
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 223
achevée. Mais le HV multiplie les rencontres des Yâdava et des Mâgadha
— Jarâsandha fait dix-huit tentatives (II 37 4-5; App. I n<> 18 [7-10])1 —
mais ces rencontres, qui se soldent par des défaites de Jarâsandha,
ne sont jamais décisives. Lors du premier accrochage, Balarâma s'apprête
à tuer Jarâsandha, quand une voix céleste le lui interdit : Jarâsandha
mourra bientôt, mais des mains d'un autre. Le même scénario se répète
lors de la dix-huitième attaque, qui a lieu cette fois au mont Gomanta
— écho sans doute du Govardhana — après que Râma Jâmadagnya
ait fait boire du lait de sa vache Homadhenu aux deux princes.
Jâmadagnya prédit que la lutte avec Jarâsandha est la première phase
de l'œuvre des dieux qu'ils doivent accomplir (II 40 41-45; App. I n° 18
[494-503]) : vainateyasya câhvdnam vâhanam dhvajakarmanah j kuru
sighram mahâbâho govinda vadatâm vara // yuddhakâmd nrpalayas
tridivàbhimukhodyatdh / dhdrtardstrasya vašagás tisihanti ranavrttayah //
rdjňdm nidhanadrstdrthd vaidhavyenâdhivâsitd / ekavenïdhard ceyam
vasudhd ivàm pratïksaie // sagraham krsna naksatram tvaipratïksam
upasthitam (BORI) / tvayi mânusyam àpanne yuddhe ca samupasthite //
tvarasva krsna yuddhdya ddnavdndm vadhdya ca / svargâya ca narendrâ-
ndm devatdndm sukhâya ca // « Convoque vite ton véhicule, le fils de
Vinatâ (= Garuda) qui te sert d'emblème, ô Govinda aux bras puissants,
toi qui, entre tous, sais faire usage de la parole. Les rois avides de guerre
se sont levés contre le ciel, ils sont sous l'emprise du fils de Dhrtarâstra
et s'activent pour la bataille. La terre qui voit poindre la fin des rois
s'est habillée en veuve et porte une natte unique : elle t'attend. Les étoiles
et les planètes témoignent que l'on t'attend. Une guerre est imminente
pour toi qui as revêtu une forme humaine. Hâte-toi de faire la guerre
pour tuer les Dânava, pour faire gagner le ciel aux rois et pour le bonheur
des dieux ».
Il n'y a aucun doute : l'œuvre que Parasurâma annonce à Krsna
est celle du MhBh, et la dix-huitième attaque de Jarâsandha se présente
comme le début. Balarâma, un moment isolé de son frère et en état
d'ivresse, reçoit les bénédictions de trois déesses, Vârunï, Kânti et Sri,
qui s'attachent à lui (II 41 14-35; App. I n° 18 [534-575)); Sri pose
même un diadème (mauli) sur ses mille têtes (de serpent). Puis les deux
frères voient arriver Garuda qui était allé récupérer le diadème (kirïia)
qu'un asura avait enlevé à Visnu et le pose — cette fois mauli et non pas
kirïta — sur la tête de Krsna '{ibid. 39-45; ibid. [582-593]). Et le texte
de conclure (ibid. 46-47a; ibid. [594-596]) : vainaieyaprayogena viditvâ
maulim âgalam / krsnah prahrstavadano rdmam vacanam abravït //
ivarate khalu kâryârtho devatdndm na samšayah / « Sachant que son
diadème était de retour grâce au fils de Vinatâ, Krsna, l'air réjoui, dit
à Râma : ' II n'y a pas de doute, il (= Garuda) se précipite pour faire

(1) L'édition critique du HV, traduisant sans doute la perplexité de l'éditeur, P. L. Vaidya,
devant un texte de construction beaucoup plus lâche que le MhBh et qui, de plus, contredit
le récit épique, rejette souvent en appendice des passages qui sont donnés par tous les mss
sauf un ou deux. Belle audace, à laquelle toutefois on n'accordera pas grand crédit. C'est le
cas en particulier pour le passage cité maintenant. Une dizaine de chapitres, exclus seulement
par un ms. êâradâ, sont rejetés en appendice. Les dix-huit sorties de Jarâsandha évoquent
les dix-huit jours de la bataille épique.
224 MADELEINE BIARDEAU
l'œuvre des dieux ' ». Malgré tous ces présages de victoire, lorsque
Balarâma est près de l'emporter sur Jarâsandha avec sa massue, la
voix se fait de nouveau entendre pour interdire au héros de tuer
Jarâsandha : un autre le mettra bientôt à mort (II 43 72; App. I n° 18
[913-914]).
On note que c'est Balarâma qui, chaque fois, se mesure avec
Jarâsandha, et que la massue est son arme favorite, comme elle l'est
pour Bhïma1. Ainsi, même le HV, dont le centre d'intérêt est Krsna
et non la guerre des Bhârata, renvoie à l'épopée pour l'histoire de
Jarâsandha. Mais la guerre épique est annoncée comme une victoire
de Krsna, à qui Garuda a rapporté le diadème de Visnu — et elle l'est
bien à titre eminent au moins.
Que le meurtre de Jarâsandha dans le MhBh soit une sorte de
redoublement de celui de Kamsa (à moins qu'il ne faille inverser les termes,
le meurtre de Kamsa étant construit sur celui de Jarâsandha) est mis
en évidence par une rapide comparaison de l'arrivée des trois héros,
Krsna, Bhïma et Arjuna, dans la capitale de Jarâsandha et de celle de
Krsna et Balarâma à Mathurâ :

MhBh II 21 sq. (19 sq.) HV II 27 sq. (71 sq.)


Arrivée de Krsna, Bhïma et Arjuna Arrivée de Krsna et Balarâma
chez Jarâsandha à Mathurâ
Ils entrent dans la ville par Ils arrivent le soir à Mathurâ,
effraction de la muraille au sommet en bouviers, sans armes.
Caityaka de la montagne, déguisés
en brahmanes snâtaka, sans armes.
Ils parcourent la voie royale2, Ils parcourent la voie royale, se
s'emparent de guirlandes auprès procurant des vêtements royaux
des vendeurs, se revêtent de par la force, des guirlandes et
vêtements de couleur, de bijoux, et des onguents en bénissant les
se frottent de pâte de santal. donateurs.

(1) Krsna, qui est sans armes jusques et y compris au meurtre de Kamsa, aime se faire
une arme prélevée sur sa victime quand c'est possible : il arrache la corne — êràga — gauche
du taureau asurique Arista, le privant ainsi de son pouvoir catastrophique sur les vaches,
et l'en frappe. Il s'empare également d'une défense — danta — de l'éléphant Kuvalayâpïda
et s'en fait une arme. Si l'on se rappelle que l'arc de Krsna s'appelle Šárňga, on voit un rapport
entre la corne — et la défense recourbée de l'éléphant — et l'arc. Mais il est probable que,
derrière la corne et l'arc, se profile le poteau sacrificiel. Cf. M. Defourny, « Note sur le
symbolisme de la corne dans le Mahdbhârata et la mythologie brahmanique classique », Indo-Iranian
Journal XVIII 1-2, p. 17-23. Cf. aussi ci-dessus p. 147 n. 2.
(2) Faut-il faire un sort à cette « voie royale » — rdjamârga — associée à des actes agressifs
qui évoquent la conquête guerrière ? Il est difficile de savoir s'il s'agit là d'un terme technique
synonyme de la râjavïthi que le Kâmikâgama [dgama éivaïte du sud), ch. 25, identifie avec la
rathavithi ou « rue du char-du-temple ». Cette dernière expression désigne le parcours quadran-
gulaire qu'effectue le dieu souverain d'un lieu donné autour de l'agglomération dont son
temple forme le centre au moins théorique, sinon géographique. Le raiha est le char de guerre,
et la sortie du dieu est l'affirmation rituelle de la protection royale qu'il accorde à ses « sujets ».
Le char tourne évidemment autour de la ville dans le sens de la pradaksinâ. Or l'épopée note
maintes fois une manœuvre du guerrier qui veut comme anticiper sa victoire sur l'adversaire :
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 225
Ils entrent au palais, mais sous Ils entrent au palais dans la
prétexte d'un vœu de silence salle de l'arc et Krsna brise l'arc
d'Arjuna et Bhïma jusqu'à minuit, de Kamsa en deux par le milieu,
on les met en attendant dans la
salle des sacrifices.
A minuit, rencontre avec Jarâ- Le lendemain, Krsna et Râma se
sandha. Krsna affirme qu'ils sont présentent sur l'arène convoqués
des brahmanes snâtaka mais qu'ils par Kamsa. Ils tuent l'éléphant
ont aussi la force des ksatriya. royal et trois lutteurs.
Il déclare leur commune hostilité
à Jarâsandha.
Ils sont venus pour défendre leur Lorsque Kamsa veut les faire
lignée parce que Jarâsandha veut arrêter ainsi que le chef des
offrir cent rois en sacrifice à Rudra bouviers Nanda et Vasudeva, et
et en tient déjà quatre-vingt-six confisque toutes les vaches du
emprisonnés dans un purusavraja. Vraj a, Krsna le tue en le traînant
sur l'arène.
Jarâsandha est tué par Bhïma
dans un combat corps à corps.
Il est brisé (fendu ?) en deux.

On a donc bien là deux exploits parallèles, l'un qui couronne la


carrière pastorale de Krsna et le qualifie pleinement comme avaiâra,
puisque la mort de Kamsa permet la restauration de la royauté dharmi-
que, l'autre qui débouche sur le mjasuya de Yudhisthira et ouvre la
grande crise du MhBh. Le parallélisme est si bien senti par le HV qu'il
se borne à faire de Jarâsandha le beau-père de Kamsa qui cherche à
venger la mort de son gendre. Toutefois le MhBh présente, par le
truchement de Krsna qui raconte son histoire à Yudhisthira, un personnage
beaucoup plus complexe, où la relation à Kamsa est secondaire : il
s'agit d'abord de son rôle parmi les rois et de la nécessité de le tuer
pour rendre possible la consécration royale de Yudhisthira. Ce roi du
Magadha, dont la capitale s'appelle Girivraja, sème la discorde parmi

il amorce un mouvement tournant autour de lui en le faisant passer à droite — apasavyam,


dit le MhBh (VIII 15 17-19a [11 17-18] ; 46 4 [31, 4], etc.) —, ce qui est une autre manière
de désigner la pradaksinâ. La seule explication plausible de ce mouvement — qui détermine
toujours une réaction violente de l'ennemi — est qu'alors le guerrier se propose de traiter le
vaincu potentiel en victime sacrificielle et de l'honorer comme tel avant de le tuer. L'expression
s'emploie aussi pour désigner les mouvements de mauvais augure d'oiseaux qui apparaissent
pendant la bataille au-dessus des guerriers promis à la défaite (cf. MhBh VIII 37 6 [26 35]).
Ainsi la promenade de Krsna et Balarâma dans Mathurà et du trio de l'épopée dans la capitale
de Jarâsandha prendrait tout son sens, plus explicite encore dans le cas du Girivraja où
Jarâsandha est indissociable du temple de Paáupati auquel il veut offrir les rois en sacrifice.
Mais il est sans doute bien difficile d'affirmer ou de nier que l'expression épique recoupe le
vocabulaire technique des âgama. Sur râjavtthi et rathavtthi, voir B. Dagens, Mayamata,
Traité sanskrit ď architecture, lre partie (Publications de l'IFI n° 40-1, Pondichéry 1970),
p. 118 et 174. Il y a peu de chances que la traduction de rathavlthi par «rue carrossable »
adoptée par B. Dagens rende l'intention du texte. Il est plus lourd, mais plus exact sans doute,
d'adopter l'expression de « rue du char-du-temple » adoptée par M.-L. Reiniche dans son
ouvrage Les dieux et les hommes (« Cahiers de l'Homme » 1978, à paraître).
226 MADELEINE BIARDEAU
les rois de la dynastie solaire et de la dynastie lunaire et cherche à
accaparer tout leur pouvoir. La liste de ceux qui se sont soumis à sa
suzeraineté (MhBh II 14 11-24; 13 9-23) recoupe celle des futurs partisans
de Duryodhana, si l'on y ajoute Sisupâla, tué par Krsna dès la cérémonie
de consécration de Yudhisthira (la liste que donne HV II 34 13-20
[80 9b-15, 900*, 901*] comporte aussi Duryodhana et ses frères). En
revanche on trouve les Bhoja, les Sûrasena, les Pâncâla du Sud1, les
Matsya, parmi ceux qui ont fui l'empire — sâmràjya — de Jarâsandha,
c'est-à-dire les futurs alliés des Pândava. La distribution en deux
camps est donc pratiquement déjà établie, alors qu'elle n'apparaîtra
pas après le digvijaya et pendant la consécration de Yudhisthira.
Ce joug de Jarâsandha n'est cependant pas une souveraineté normale.
On ne sait comment ajuster son désir de puissance universelle et son
projet de sacrifice de rois, mais il est probable que l'un symbolise l'autre
puisque Krsna dénombre cent lignées royales en tout (MhBh II 14 5;
13 5). En effet, il veut offrir un sacrifice de cent rois à Mahâdeva, et
il emprisonne ses vaincus les uns après les autres dans un purusa-vraja,
un « enclos à hommes », le terme vraja, employé normalement pour le
bétail et spécialement pour les bovins, étant évocateur : le lieu qui est
normalement synonyme de bétail bien gardé devient la réserve des
victimes de son sacrifice. Il en a déjà quatre-vingt-six en attente.
Le nombre de cent qu'il veut atteindre pour offrir le sacrifice indique
certainement une totalité : il viserait la disparition des rois pour assurer
sa domination. Krsna lui reprochera essentiellement ce projet de sacrifice
humain où le roi offrira ses pairs en victimes, les privant ainsi de la gloire
de la mort au combat (II 22 8-12; 20 7-11), et lui opposera la mission
que leur a confiée Yudhisthira de sauver « sa lignée » selon le dharma,
c'est-à-dire les cent rois, en substituant Jarâsandha à ses victimes
désignées (ibid. 13-14; ibid. 237*, 12) : yasyâm yasyàm avasthâyâm
yad yai karma karoli yah / lasyâm tasyâm avasthâyâm tatphalam samavâp-
nuyâl If te tvâm jňátiksayakaram vayam ârtdnusârinah / jňátivrddhi-
nimittârtham vinihanlum ihâgatâh // « Celui qui fait un acte donné dans
des conditions données doit en obtenir le fruit dans les mêmes conditions.
Nous qui sommes du côté des opprimés, nous sommes venus pour te tuer,
toi qui détruis nos (tes ?) parents, afin d'assurer la prospérité de nos
parents ». La nature sacrificielle de la mort de Jarâsandha est ainsi
annoncée : on ne va pas lui faire la guerre, mais retourner contre lui
le sacrifice. C'est pourquoi Bhïma est choisi pour le tuer, lui qui est voué
à des tâches si proches de celles du bourreau du sacrifice. Mais Krsna
a bien précisé que c'est au nom du dharma qu'ils agissent (ibid. 10;
ibid. 9) : asmâmslad eno gaccheddhi krlam bârhadratha tvayâ / vayam
hi saktá dharmacárinah Ц « La faute que tu commettrais, fils de
Brhadratha, nous atteindrait, car nous sommes capables de protéger
le dharma et nous pratiquons le dharma ». Le meurtre de Jarâsandha est
inclus dans la tâche de Vavalâra, et c'est encore lui qui mène l'expédition

(1) Les Pâncâla du Nord ayant Drona pour roi, et celui-ci étant dès maintenant sans
doute implicitement rattaché au camp de Duryodhana. Les Pâncâla du Sud ont Drupada
à leur tête.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 227
et discute avec le roi, mais il n'est plus habilité — par le daiva — à agir
lui-même (ibid. 34-26; ibid. 32-34).
Faire du sacrifice de Jarâsandha une annonce symbolique de la
totalité du conflit ne rendrait pas compte de façon satisfaisante de son
sacrifice de rois, qui est nettement condamnné : il veut s'emparer du
pouvoir par des moyens qui ne sont pas bons, quoique d'une autre
manière que Duryodhana avec son jeu de dés. D'autre part, son
sâmrâjya doit disparaître pour que celui de Yudhisthira puisse s'établir.
Cependant on sait que l'intronisation du Dharmarâja ouvre une crise
qui ne s'achèvera qu'après un grand massacre du ksatra, mais ce massacre
nécessaire se fera dans les règles, à la guerre : la condamnation de
Jarâsandha est déjà, négativement, l'affirmation que le combat et la mort
au combat constituent le sacrifice propre au ksatriya, celui qui donne
gloire et bonheur céleste. Cette opposition entre les deux sacrifices
ne paraît cependant pas suffisante pour donner son sens au personnage
de Jarâsandha. On remarque aussi que le règne de Yudhisthira, si
catastrophique soit-il, est le règne pendant lequel Yavatdra et son délégué
terrestre Arjuna accomplissent l'œuvre des dieux. La manière dont
Jarâsandha liquide le ksatra pourrait être la négation de cette action
avatârique.
Le nom de Jarâsandha est peut-être une autre variante sur le thème
du Temps cosmique et de ses cycles. Jarč, « la vieillesse », « le déclin »,
indique sans doute une fin du monde — dont il faut toujours redouter
qu'elle soit totale et définitive, alors que tout l'art de Yavatâra est de
faire renaître le monde de ses ruines. °sandha rappellerait alors le sandhi
ou la sandhyâ, la jonction crépusculaire entre deux périodes cosmiques.
Mais on peut aussi traduire Jarâsandha par « celui qui a fait un pacte
avec le déclin (du monde) ». Les noms mythiques sont trop soigneusement
choisis pour que l'on n'évoque pas en même temps celui de Jaras (mais
le mot n'est employé qu'au nominatif Jarâ), le chasseur « Vieillesse »,
qui décochera par mégarde une flèche fatale sur Krsna plongé dans le
yoga, après le massacre des habitants de Dvârakâ (MhBh XVI 4 22-24;
5 19-21). Jarâsandha s'est d'abord attaqué à Krsna, meurtrier de son
gendre ; les Yâdava et les Pândava semblent avoir été les seuls à résister
jusqu'au bout, si l'on en croit une brève allusion faite par Dhrtarâstra
après la mort de Karna (VIII 8 26-27a; 5 47*, 22) : duryodhanasya
vrddhyartham krišnám urvïm aihàjayat \ yam labdhvá mâgadho râjâ
sântvamâno'tha sauhrdaih \\ arauisït pârthivam ksatram rte yâdava-
kauravdn // « (Karna) conquit toute la terre pour l'accroissement de
Duryodhana. L'ayant acquis (comme allié)1, le roi du Magadha, encouragé
par ses partisans, arrêta tout le ksatra de la terre, sauf les Yâdava
et les Kaurava ». Comme les Kaurava et Karna sont ses alliés, seuls
les Yâdava et les Pândava demeureraient indépendants et
représenteraient donc l'ennemi de sa souveraineté universelle. Ajoutons que le
Magadha, contrairement à Mathurâ, est déjà en dehors du madhyadeša,
sinon de l'Âryâ varta, et que son roi ne peut donc passer pour le soutien du
dharma.

(1) Sur les relations de Karna et de Jarâsandha, voir ci-dessous p. 230.


16
228 MADELEINE BIARDEAU
Le mythe de la naissance de Jarâsandha est apparemment destiné
à fournir une etymologie à son nom, mais on sait que ces jeux
étymologiques sont rarement tout à fait gratuits. Le sont-ils même jamais1 ?
Le roi du Magadha était apparemment doué de toutes les qualités
et vertus nécessaires à un roi. Il épousa les deux filles jumelles du roi
de Kâsï2, et comme il ne pouvait y avoir aucune hiérarchie entre des
jumelles, il fit un pacte avec elles selon lequel il les traiterait sur un
pied d'égalité. Il passa ainsi sa jeunesse avec elles, adonné aux plaisirs
des sens (II 17 20b; 16 20a), mais n'en eut aucune descendance. Rien
n'y fit et ses oblations dans le feu restèrent stériles. C'est alors que
le roi fut informé de la présence à proximité du muni Canda Kaušika,
qui se reposait au pied d'un manguier de toutes ses austérités. Il va
avec ses deux femmes honorer le muni qui lui accorde une faveur de
son choix. Brhadratha se plaint de n'avoir pas de descendance et se dit
prêt à se retirer dans la forêt. Le muni entre alors en méditation au
pied du manguier jusqu'à ce qu'une mangue intacte tombe sur ses genoux.
Il la donne au roi après l'avoir dûment incantée et lui promet une
descendance grâce à cette mangue. Conformément à la règle établie,
le roi partage la mangue entre ses deux femmes pour ne pas faire de
différence entre elles. Résultat : elles accouchent chacune d'un demi-
bébé ayant chacun un œil, un bras, une demi-tête, etc., et les sages-
femmes effrayées jettent ces monstres à un carrefour. Ils y sont
découverts par une râksasï du nom de Jarâ, en quête de chair fraîche. Pour
la commodité, celle-ci réunit les deux moitiés qu'elle ramasse et se
trouve devant un enfant bien constitué et qui pèse si lourd qu'elle ne
peut l'emporter pour s'en repaître. De plus, il se met à crier, ameutant
le roi et ses reines. Jarâ renonce alors à son projet de dévorer l'enfant
et se donne le beau rôle : elle le tend à son père en lui expliquant qu'elle
vient de le sauver, et se présente comme une râksasï qui protège les
maisons comme celle du roi, où elle reçoit un culte. Le créateur l'a
établie comme divinité domestique pour la destruction des DSnava
(18 3; 17 185* [3]) — on sait par ailleurs que Jarâsandha est
l'incarnation de Vasura Vipracitti (I 67 4; 61 4). L'enfant royal sera donc
« celui qui a été assemblé par Jarâ ». Lorsqu'un peu plus tard, le même
Canda Kaušika passe par là, le roi lui montre son fils. Le muni lui prédit
l'avenir d'un roi puissant qui verra Rudra Mahâdeva en personne,
puis disparaît. Le roi se croit alors autorisé à consacrer Jarâsandha
roi et à se retirer dans la forêt avec ses femmes. Il montera bientôt
au ciel avec elles, tandis que leur fils sera tout occupé à accroître son

(1) On a vu dans les EMH les deux beaux exemples de Nârâyana et de Dvaipâyana.
Pour le premier on a supposé un nom nâra signifiant « eau », non seulement parce que Nârâyana
est la forme de Visnu couchée sur l'océan du déluge, mais aussi parce que la Prašna-upanisad,
qui aurait fourni le modèle purusâyana l'insère dans une comparaison avec les rivières qui
se perdent dans l'océan. Pour Dvaipâyana, on le fait naître dans une île — dvïpa — de la
Yamunâ, mais il est probable que le dvïpa de son nom signifie « refuge », un des sens dérivés
de dvïpa, car il est une incarnation de Visnu venue sur terre pour le bien des hommes.
(2) Ce sont aussi les trois filles du roi de Kâsï que devait épouser Vicitravïrya. La valeur
symbolique de Kâai, dès cette époque, serait-elle liée au culte de Šiva ? Kâaï n'est pas non
plus dans le madhyadeša et ces mariages ne peuvent passer pour des réussites.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 229
royaume. Toutefois, au point où il en est quand Krsna raconte son
histoire à Yudhisthira, il y a un fléchissement dans sa puissance :
Kamsa est mort et ses deux fidèles Hamsa et Dimbhaka se sont
stupidement donné la mort l'un après l'autre. C'est le moment choisi pour
l'expédition des trois amis au Girivraja.
Le thème du roi qui s'adonne aux plaisirs avec ses femmes et n'en
obtient aucune descendance est connu : c'est ce qui arrive à Vicitravïrya,
puis à Pandu avant la malédiction du brahmane. Mais ici un trait s'ajoute,
sans doute déterminant pour la stérilité : Brhadratha n'a-t-il pas épousé
deux jumelles, entre lesquelles il faut maintenir une stricte égalité ?
A bien y réfléchir, il ne peut être fidèle à sa convention et donner des
fils à ses femmes : l'un serait forcément conçu avant l'autre, donc
naîtrait avant l'autre (selon la logique du mythe), ce qui entraînerait
une inégalité des deux mères1. Mais la société des rois est la plus
hiérarchique qui soit dans une société globale qui est fondamentalement
hiérarchique. Un roi doit être plus grand qu'un autre et plus petit qu'un
autre encore. De même les épouses royales doivent être hiérarchisées,
l'une seulement étant la mahisï et symbolisant le royaume2. L'égalité
est synonyme de chaos, à moins qu'elle ne caractérise l'au-delà le plus
élevé, le monde de la délivrance où les marques de statut sont
définitivement abolies3. On voit ici apparaître un thème fréquemment exploité
par ailleurs, celui de la dichotomie qui permet une distribution et une
hiérarchisation des fonctions, là où, de notre point de vue, un seul
personnage ferait l'affaire4. Jarâsandha, en qui la dichotomie est niée,
pourrait être la démonstration négative de sa nécessité.
En effet, Canda Kaušika, par la médiation de sa mangue
fécondatrice, permet apparemment à Brhadratha de surmonter la difficulté
et de maintenir une stricte égalité entre ses deux reines jumelles. A
vrai dire le résultat n'est pas tellement rassurant, mais le personnage
même de Canda Kaušika prête à réflexion : il a un nom « terrible »
— canda — que l'on retrouve dans celui de la déesse tueuse de démons,
Candï. De plus, ce muni, qui est bien évidemment brahmane si l'on en

(1) On se rappelle que, pour Vicitravïrya, la difficulté résidait dans le fait que l'aînée
des trois sœurs, la première dans la hiérarchie, avait refusé le mariage. Il y a donc bien aussi
un problème qui concerne la hiérarchie entre les épouses.
(2) Arjuna n'a pu ramener Subhadrâ à Indraprastha comme sa mahisï : il a dû la présenter
sous l'aspect d'une bouvière qui s'est mise au service de la seule mahisï, Draupadi.
(3) Est-ce pour cela que, dès le Veda, Yama est à la fois « le jumeau » et le dieu de la mort ?
(4) Même les jumeaux Nakula et Sahadeva obéissent à ce principe. Leur gémellité
n'implique peut-être même pas une égalité rigoureuse ; si Sahadeva est toujours nommé en
dernier dans la liste des cinq Pândava, il n'en est pas moins le préféré de Kunti (c'est d'ailleurs
un trait général des mères, semble-t-il : voir par exemple les trois fils du brahmane dans le
mythe de Šunaháepa), et il est réputé pour sa connaissance de la nïti, art de la conduite
des affaires où le roi et le brahmane doivent s'appuyer étroitement l'un sur l'autre, où il
n'est donc pas étonnant de voir Yavatâra exceller. Tandis que la beauté, attribuée aux deux
jumeaux comme à leurs pères les Aávin, est en fait plutôt l'apanage de Nakula. Pendant
l'année de vie clandestine à la cour de Virata, Nakula est palefrenier et Sahadeva bouvier :
où l'on retrouve une complémentarité qui met en lumière le rapport du roi au brahmane.
La gémellité est donc ici une façon d'exprimer la liaison essentielle de traits que l'analyse
peut distinguer.
230 MADELEINE BIARDEAU
juge par l'accueil que lui fait le roi, est aussi un Kaušika : on sait que
la lignée royale des Kaušika a acquis le statut brahmanique — contra-
diclio in terminis — avec Visvâmitra, mais que ces parvenus ont eu du
mal à obtenir la reconnaissance d'un brahmane pur sang comme
Vasistha, et que leur origine princière a laissé en eux des résidus
inquiétants. Leur allégeance à Šiva en particulier leur donne le pouvoir de
réaliser ce qu'un brahmane orthodoxe n'oserait même pas tenter — sans
doute, en dernier ressort, pour la plus grande gloire du dharma et pour
affirmer la primauté de la bhakti1. L'épopée, toutefois, fait de Canda
Kaušika le fils de Kaksïvant, lui-même du brahmane Gautama par une
femme sûdrâ (II 21 5; 19 5), si bien que Kaksïvant et Canda sont d'un
statut douteux2, et l'on évoque une fois de plus Visvâmitra. Il n'est en
tout cas nullement surprenant que Canda promette à Jarâsandha
la vision de Mahâdeva. S'il a permis de surmonter la difficulté inhérente
à la gémellité des femmes, on devine que cela ne sera pas sans
conséquence.
Aussi bien la négation de la dichotomie en Jarâsandha est évoquée
par deux fois de façon significative. Après la mort de Karna et la
découverte par les Pandava qu'il était leur frère aîné, Nârada console les
héros en leur racontant les épisodes de la vie de Karna qui
l'acheminaient vers cette fin3. On apprend ainsi que c'est lui qui a combattu
pour Duryodhana les rois qui lui disputaient l'épouse de son choix.
Jarâsandha a été si fortement impressionné par sa valeur guerrière
qu'il l'a alors provoqué en combat singulier (XII 5 1-7 ; id.) : âviskrtabalam
karnam šrutva râjâ sa mâgadhah \ âhvayad dvairathenâjau jarásandho
mahïpatih \\ layoh samabhavad yuddham divyâstravidusor dvayoh / yudhi
nânàpraharanair anyonyam abhivarsatoh // ksïnabânau vidhanusau
bhagnakhadgau gatau / bâhubhih samasajjelâm ubhàvapi balânvitau //
bâhukantakayuddhena lasy a karno'tha yudhyatah / bibheda sandhim
dehasya jarayâ šlesitasya hi Ц sa vikâram sarïrasya drstvâ nrpaiir àimanah
I prïto'smïtyabravït karnam vairam utsrjya duratah \\ prïiyà dadau sa
karnâya mâlinïm nagarïm atha \ aňgesu narašárdula sa râjâsït sapatnajit //
pâlayâm asa campâm ca karnah parabalàrdanah / duryodhanasyânumate
tavâpi viditam tathâ // « Le roi du Magadha, le prince Jarâsandha,
ayant appris que Karna avait fait montre de sa force, le provoqua
en combat singulier à char. Il y eut donc une lutte entre eux. Tous

(1) Viavâmitra est l'oncle maternel de Jamadagni et le grand-oncle de Râma Jâmadagnya.


II y aurait une mise en parallèle à faire des destinées respectives du brahmane à mœurs
guerrières qui devient avatâra de Visnu et du ksatriya qui se hausse au statut de brahmane
à force d'austérités et en vue d'acquérir une puissance supérieure à celle que donne le ksatra.
Aux relations de Râma Jâmadagnya avec Arjuna Kàrtavïrya s'opposent celles de Visvâmitra
et de Vasistha. Cf. R. P. Goldman, Gods, Priests, and Warriors, The Bhrgus of the Mahâbhârata
(New York 1977), et A. Gail, Parašuráma Brahmane und Krieger (Wiesbaden 1977), qui ne
traitent qu'un volet de ce diptyque, et en regard l'étude non encore publiée de H. Hânggi,
Visvâmitra et Vasistha dans la littérature épique et purânique. Étude de mythologie hindoue
(thèse, Paris 1970).
(2) C'est aussi un Gotama qui a engendré Šaradvant Gautama, père de Krpa, un des
brahmanes guerriers du MhBh. Même si les généalogies diffèrent avec les mythes, un nom
donné évoque un complexe de valeurs et de notions qui ne varie guère.
(3) Cf. ci-dessus p. 129 n. 1.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 231
deux avaient la connaissance des armes divines et les déversaient l'un
sur l'autre en de multiples attaques. Quand ils eurent épuisé leurs
flèches, laissé leurs arcs, brisé leurs épées, ils mirent pied à terre et
tous deux s'empoignèrent de toute leur force. Tandis que le roi luttait,
Karna, avec ses bras pour armes, fendit la soudure de son corps que
Jarâ avait assemblé. Sentant l'altération de son corps, il dit alors à
Karna, rejetant loin de lui toute hostilité : ' Je suis satisfait (de toi) '.
Pour exprimer sa satisfaction, il donna à Karna la ville de Mâlinï.
О tigre parmi les hommes, comme tu le sais, Karna, le vainqueur des
ennemis, le destructeur des forces de l'adversaire, était (déjà) roi des
Aňga et régnait à Campa par la faveur de Duryodhana ».
Jarâsandha garde de sa naissance une sorte de fragilité corporelle,
une tendance à la déhiscence qui le fait s'avouer vaincu devant Karna.
Il se l'attache, comme Duryodhana, en lui offrant une ville à gouverner1.
Quoique cela ne soit pas précisé, il est probable que Bhïma le tue en
poussant jusqu'au bout le geste amorcé par Karna2. Que signifie cet
épisode qui souligne la difficulté du roi du Magadha à garder son unité,
et qui la garde en cédant du terrain à Karna ? Faut-il y voir le refus
global du triple monde devant la crise qui s'annonce, cette rupture
dans la continuité du temps qu'est la jonction entre deux yuga et qui
entraîne la mort de tant d'êtres ? Duryodhana et son fidèle Karna
sont au centre du drame, eux qui actualisent précisément le passage
d'un âge à l'autre; tandis que leur allié Jarâsandha doit en être exclu :
accepter la discontinuité dans le tissu du Temps serait comme se nier
lui-même ; la déchirure du Temps deviendrait la déchirure de son propre
corps, déchirure cependant dont l'emplacement est marqué d'avance —
par le daiva sans nul doute. Car il est nécessaire, ce passage par la nuit
du monde, plus précisément ce massacre du ksatra malade; malgré les
apparences, c'est lui qui permet le renouveau du dharma, la renaissance
à une vie normale. Son refus serait à terme le sacrifice définitif de
l'humanité, résultat d'une lente dégradation du ksatra, donc du dharma,
que rien ne pourrait arrêter : ce que signifie sans doute le sacrifice de cent
rois projeté par Jarâsandha. Une telle interprétation n'est évidemment
possible que si l'on a admis l'intronisation de Yudhisthira comme
mise en place de tout le dispositif qui va aboutir à la guerre et à la
destruction presque totale du ksatra, si donc le Dharmarâja est bien le fils de
Dharma- Yama, dieu de la mort.
Ainsi la négation de la dichotomie que l'on notait au départ pourrait
être d'abord le refus des cycles temporels et surtout des crises qui
rythment leur succession. Mais si le passage d'un yuga à un autre est le

(1) Est-ce un hasard si le nom de cette ville, Maliní, évoque la fonction de «fleuriste »
assumée par Draupadï à la cour de Viràta ?
(2) Cf. ci-dessus p. 225. La probabilité est renforcée par la mise à mort de Kešin, Yasura-
cheval frère de Kamsa, par Krsna lui-même. Rien ne le laisse prévoir, aucune explication
n'en est donnée, mais Keáin, la terreur du Vraja, est déchiré en deux sur toute sa longueur.
Ce serait encore un écho du MhBh répercuté par le HV (II 24 ; 67) avec une déperdition
certaine de sens. A la suite de cette mort, Nârada annonce l'imminence de la guerre des
Bhârata.
232 MADELEINE BIARDEAU
temps de Vavatâra, ce refus en entraîne un autre. L'histoire de Jarâsandha
comporte en effet un second indice, beaucoup plus fugitif et allusif,
mais sur lequel Krsna revient par deux fois dans le MhBh, alors que
le HV le passe sous silence. Parmi les fidèles lieutenants de Jarâsandha,
outre l'asurique Sisupâla que Krsna décapitera pendant le râjasuya,
figurent deux inséparables dont le roi du Magadha semble tirer toute
sa force. Krsna les mentionne d'abord en passant et parmi d'autres
(II 14 12-13a; 13 11), puis donne quelque précisions (ibid. 37-38; ibid.
36-37) : tasya hyamarasaňkašau balena balinám varau / nâmabhyâm
hamsadimbhakávasastranidhanávubhau Ц távubhau sahitau vïrau jarâ-
sandhašca vïryavân j trayas trayânâm lokânâm paryâptâ iti me matih //
« II avait deux (guerriers) nommés Hamsa et Dimbhaka, forts entre
les forts, comparables aux immortels pour leur force et qui ne pouvaient
ni l'un ni l'autre être tués par une arme. Ces deux héros et le valeureux
Jarâsandha, à eux trois, pouvaient se mesurer avec les trois mondes,
à ce que je crois ». Mais ce soutien essentiel vient à manquer au roi dans
de curieuses circonstances (ibid. 40-44; ibid. 39-43) : alha hamsa iti
khyâiah kašcid usïnmahân nrpah j ramena sa hâtas taira sangrâme'stâda-
sàvare // halo hamsa iti prokiam alha kenâpi bhurata / iacchrutvà dimbhako
râjan yamunâmbhasyamajjaia // vinâ hamsena loke'smin nâham jïvitum
utsahe j iiyetâm matim âsthâya dimbhako nidhanam gatah // lathâ tu
dimbhakam srulvâ hamsah parapuraňjayah \ prapede yamunâm eva
so'pi tasyâm nyamajjata // tau sa rdjâ jarâsandhah srulvâ ca nidhanam
gatau / puram sûnyena manasà prayayau bharalarsabha // « Or il y
avait un grand roi appelé (aussi) Hamsa, qui fut tué par Râma dans un
combat d'au moins dix-huit (jours). Lorsqu'il entendit quelqu'un dire
que Hamsa avait été tué, Dimbhaka se noya dans la Yamunâ. Avec
cette idée en tête qu'il n'était pas capable de vivre sans Hamsa, il mit
fin à ses jours. Hamsa, ce vainqueur des capitales ennemies, apprenant
de même que Dimbhaka (était mort), alla lui aussi se noyer dans la
Yamunâ. Le roi Jarâsandha, à la nouvelle de leur fin, se mit en route
pour sa capitale le cœur vide ». Le Mâgadha est si affaibli par la mort
des deux hommes que les Yâdava ont un répit à Mathurâ, jusqu'à ce
que la mort de Kamsa incite la femme de ce dernier (unique selon le
MhBh) à demander vengeance à son père. C'est alors la fuite vers
l'ouest : l'épopée ne porte pas trace des dix-huit tentatives de Jarâsandha
contre Krsna, échos dans le HV des dix-huit jours de la guerre des
Bhârata. En revanche elle connaît un combat « d'au moins dix-huit
(jours) » qui est à l'origine du déclin de Jarâsandha.
Ces deux héros invulnérables au combat portent par bonheur des
noms transparents. Hamsa évoque l'oiseau symbole de Yâtman, l'aspect
immortel de l'homme qui doit se fondre dans le Brahman lors de la
délivrance s'il a su reconnaître son identité avec lui1. Dimbhaka a
un nom beaucoup moins noble, car le mot, qui désigne le tout jeune

(1) On sait que, très probablement, le choix du symbole est dû à un jeu de mots, hamsa
étant le renversement de la formule upanisadique so' ham, « je le suis » (lit. « c'est moi »), qui
exprime l'identité de Vâtman individuel et du Brahman.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 233
enfant, doit comme bàla (ou comme le sisu de Sisupâla) connoter
l'ignorance totale, la propension à l'erreur fatale. Et Dimbhaka mérite
sûrement son nom puisque, sachant que lui et son compagnon ne peuvent
être tués au combat, il confond cependant son ami avec le Hamsa dont
il apprend la mort sur le champ de bataille. Les deux hommes ne pouvant
vivre l'un sans l'autre se suicident de la même manière en se noyant
dans la Yamunâ : la Yamunâ, sœur jumelle de Yama, « la jumelle »
par excellence, permet sans doute à la paire d'amis de retrouver quelque
chose de la gémellité, alors que leurs noms les indiquaient plutôt comme
complémentaires. Jarâsandha perd donc en eux plus que deux capitaines :
avec eux émergeait le thème de l'un devenu dualité à la fois différenciée
et indissociable. Leur mort le fait disparaître en rappelant la gémellité
funeste des deux épouses, l'égalité synonyme de mort.
Jarâsandha, Hamsa et Dimbhaka : une triade capable de se rendre
maîtresse du triple monde, et que tous jugent inattaquable. La
disparition de la paire Hamsa-Dimbhaka laisse Jarâsandha démuni, et
c'est lui qu'il faut abattre maintenant pour permettre à Yudhisthira
de célébrer son râjasuya, c'est-à-dire de prendre sa place comme
monarque universel. L'opposition des deux noms Hamsa et Dimbhaka
évoque la dualité ôiman-individualité empirique poussée à l'extrême,
Dimbhaka semblant tout ignorer de la réelle nature de son compagnon
et de la sienne. Derrière cette opposition, on retrouve toujours en
filigrane l'image des deux oiseaux dont l'un mange les fruits du pippala
pendant que l'autre le regarde sans rien faire1. Mais la paire de héros
n'est qu'une caricature de l'image upanisadique, et leur mort stupide
illustre la vanité de leur intimité. L'épopée offre cependant une autre
paire d'inséparables qui, elle, évoque à juste titre les deux oiseaux,
sans qu'il soit nécessaire de le souligner pesamment par un nom trop
clair : Arjuna et Krsna, incarnations de Nara et Nârâyana2, réalisent
avec Yudhisthira la triade victorieuse dont Hamsa, Dimbhaka et
Jarâsandha ne sont qu'une ébauche ratée. Dans la différence entre les
deux groupes de héros, c'est toute la philosophie épique qui s'engouffre,
ou plus précisément encore, c'est la transposition épique de la vision
upanisadique du monde qui s'exprime. La crise présidée par le Dharma-
râja, conduite par l'avaiâra et menée à bonne fin par Arjuna, c'est
la perspective de la délivrance pour les guerriers qui tombent sur le
champ de bataille. De même que l'incendie qui inaugure la nuit cosmique
entre deux kalpa est l'occasion pour tous les résidents du svarga d'obtenir
la délivrance définitive, de même le sacrifice de la guerre tel que
l'enseigne Krsna est la promesse du salut. Le dieu de la bhakti se retrouve
entièrement dans Vavaîâra : le sauvetage du dharma, qui pourrait
sembler contradictoire avec le salut individuel, est au contraire lié à
un processus de délivrance, où même les fauteurs ďadharma, mauvais
princes et asura incarnés, obtiennent le salut dans le sacrifice qu'ils
font d'eux-mêmes au combat. Mais cette œuvre avatârique, liée à une

(1) Mundaka-upanisad III 1 1. Cf. EMH I, p. 35.


(2) Cf. ci-dessus p. 89.
234 MADELEINE BIARDEAU
crise du monde, est en fait la tâche permanente du roi terrestre. Des
deux oiseaux de la Mundaka, l'un reste inactif parce qu'il est le Témoin,
le Purusa suprême, le grand yogin — Krsna ne combat pas et on le
trouve souvent endormi — , tandis que l'autre s'applique aux activités
empiriques — et c'est le cas d'Arjuna — sans se lasser parce qu'il se sait
soutenu par son inséparable ami. A l'inverse, Jarâsandha, l'homme du
sacrifice de rois, ferait l'économie de la crise du monde au bénéfice
réel de la vieillesse et de la mort sans cesse recommencées. La paire
avatâra-roi où la dualité dans l'unité implique une complémentarité
et même une hiérarchie — ce qui ne détruit pas la parfaite réciprocité — ,
n'a pour lui aucun sens. C'est encore la Mundaka-upanisad qui affirme
(12 7) : plavá hyete adrdhâ yajnarupâ astâdasoktam avaram y esu karma]
etacchreyo yè'bhinandanli mudhâ jarâmrtyum te punar evâpi yanti.
« Peu solides en effet sont ces navires du sacrifice en lesquels se trouve
le rite inférieur proféré par dix-huit (personnes : seize prêtres, le sacrifiant
et sa femme). Les sots qui se complaisent en ce bonheur-là retournent
à la vieillesse et à la mort ».
La Mundaka est une Upanisad de YAtharva-veda associée à la Prašná,
où l'on a cru trouver la source du nom de Nârâyana1. Ce sont deux
Upanisad qui affirment fortement l'opposition du rite et de la
connaissance du Brahman. Il est bien tentant de voir ici l'origine textuelle de
la Jarâ qui entre dans le nom de Jarâsandha ; il faudrait alors l'entendre
comme la négation de la délivrance et le choix d'une transmigration
illimitée, sentie en même temps sans doute comme la promesse à terme
d'une mort du monde par dégradation progressive. Cela est d'autant
plus tentant qu'on y retrouve le fameux nombre 18 sur lequel est bâtie
l'épopée (dix-huit jours de bataille, dix-huit parvan, dix-huit chapitres
de la Bhagavad-gïiâ) avec un emprunt très matériel au texte de
l'Upanisad : le combat « d'au moins dix-huit jours » — aslâdasâvaram —
serait la copie presque littérale de astâdasoktam avaram . . . karma.
Le rite est devenu bataille, les dix-huit participants sont transformés
en dix-huit jours « au moins », alors que avaram qualifie évidemment
karma, pour en faire le « rite inférieur ». La transposition qu'a faite
l'épopée des deux oiseaux a sa réplique dans le sacrifice de rois que
prépare Jarâsandha. Il faut comparer des termes comparables, même
dans le mythe : pour exalter le sacrifice de la guerre source de salut,
les auteurs épiques lui ont opposé un sacrifice sans équivalent dans la
Révélation védique, mais où les rois sont les victimes comme dans
la guerre. Que ce sacrifice soit la négation du salut tel que le conçoit
l'épopée pour le guerrier est impliqué dans le personnage même de
Jarâsandha, si du moins l'on a correctement interprété le terme jarâ.
Il est de plus un sacrifice total qui fait disparaître les lignées royales des
dynasties solaire et lunaire sans lesquelles le dharma ne peut subsister2.

(1) Cf. EMH I, p. 33.


(2) Les Suryavamsï et les Candravamaï ne sont jamais opposés comme adversaires.
Les clivages entre les rois passent ailleurs. Les deux dynasties mythiques paraissent plutôt
complémentaires, donc également indispensables à la vie du monde. Les généalogies les font
d'ailleurs souvent se rejoindre. Ne pourrait-on y trouver l'écho des deux voies de l'au-delà,
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 235
On comprend ainsi — mais n'est-on pas aussi confondu par tant de
subtilité ? — que Krsna soit à ce point préoccupé par Jarâsandha et
voie dans sa mort la condition de possibilité du ràjasuya de Yudhisthira.
Le roi du Magadha n'est pas seulement, à l'instar de Sisupâla, un ennemi
de Yavatâra et du dieu de la bhakti; il incarne le refus d'un roi terrestre
qui serait la réplique de Yavatâra et qui travaillerait ainsi au salut
du monde. Alors que le rôle de Krsna comme avalàra proprement dit
culminait dans la mort de Kamsa — dont il est fort peu question dans
l'épopée, qui ne traite pas de Krsna à titre principal — , l'histoire de
Jarâsandha serait l'introduction mythique à toute la problématique du
MhBh. La référence à la Mundaka-upanisad a le mérite de mettre en
lumière l'inversion que fait subir l'épopée à la doctrine upanisadique
du karman : le roi ne cesse pas d'agir et ne se retire pas dans la forêt.
A l'instar de Yavatâra, il est au contraire constamment engagé dans le
karman, dans le karman le plus violent mais en même temps authenti-
quement sacrificiel. Il ne peut le faire que parce qu'il sait — evam
veda — , qu'en vertu de son désintéressement total au service des
mondes et de sa dévotion au dieu de la bhakti où se trouve intégrée et
dépassée la perspective upanisadique. Action (guerrière) et dévotion
sont les deux faces d'une seule et même attitude salvifique, au sein de
laquelle sont réconciliées la sauvegarde du dharma et l'universalité du
salut.
Il valait la peine de mettre en place les personnages de Kamsa
et de Jarâsandha par rapport à Krsna mais aussi et surtout à l'épopée.
Sur eux repose l'articulation du MhBh et du HV et l'unité fondamentale
qui préside à la conception des deux œuvres. Comment opposerait-on
encore le Krsna bouvier et le Krsna guerrier1 ?

celle des pitr qui est la voie lunaire de la transmigration, et celle des deva, voie solaire vers
la délivrance (cf. BAU VI 2 15-16, ChU V 10 1-7) ?
(1) II faudrait aussi, bien entendu, tenir largement compte des enseignements précieux
que nous fournit la littérature tamoule ancienne sur Tirumâl-MâyoN, « le Noir », dieu bouvier
et joueur de flûte, mais aussi guerrier. On a pour une fois un maillon historique intéressant
entre l'épopée et le Harivamêa d'une part, et les grands Purâna visnuites d'autre part ; s'il
s'avérait que l'épopée s'est formée d'abord dans le sud de l'Inde, on serait encore moins
étonné de voir les témoignages sanskrits faire un détour par le domaine tamoul. Mais il faut
pour cela résister à la tentation très répandue qui veut faire de MâyoN un dieu dravidien
étranger à Krsna et à Visnu, et qui leur aurait été assimilé par la suite. On ne voit pas ce
que l'on gagne à cette hypothèse atomisante et historicisante que les faits n'imposent pas.
Les références tamoules les plus anciennes à Tirumâl-MâyoN se trouvent dans le Paripâlal,
texte du Sangam tardif, et tous les traits qu'on lui attribue concourent à l'identifier au Krsna
épique et pastoral, et peut-être plus précisément au Krsna du HV, avec son enfance chez les
bouviers et ses armes de guerrier divin. Cf. Le Paripâtal. Texte Tamoul. Introduction,
traduction et notes par François Gros, Publications de l'Institut Français d'Indologie n° 35, Pondi-
chéry 1968, p. XLviii-Lviii. Tirumâl-MâyoN est sans doute étroitement lié, par les conventions
poétiques propres au tamoul, à la forêt et au pâturage (opposés notamment à la montagne
sauvage), si proches du Vrndâvana — sans compter que le Paripâtal célèbre les environs de
Maturai, la Mathurâ du sud. Mais c'est précisément dans les zones à dominante pastorale,
et notamment dans le sud, que l'on trouve encore aujourd'hui tant de stèles de « guerriers »,
gardiens de troupeaux morts pour défendre leur bétail des voleurs. La tradition mythique
et littéraire la plus vénérable ne trouve-t-elle pas ainsi un écho lointain dans l'humble réalité
quotidienne des pasteurs indiens ? Les poèmes visnuites des ÂLvâr, tamouls aussi mais plus
tardifs, s'enracinent ainsi dans une double tradition littéraire, celle de l'épopée sanskrite et
236 MADELEINE BIARDEAU

с. Et le Venugopâla ?
Qu'il soit permis, en manière de conclusion, d'extrapoler un peu.
Le HV ne permet pas de parler du bouvier joueur de flûte qu'a popularisé
l'iconographie ultérieure. Un seul chapitre, aussitôt après l'entrevue
avec Indra qui a sacré Krsna roi du goloka, amorce le thème des jeux
et des danses nocturnes avec les gopï (II 20; 63) pendant l'automne.
Il y est question de chant et de danse, de jeunes filles avides du rasa
de Krsna (20 32; 63 32 v.l.), mais de flûte point. Cependant, le texte
n'ignore pas que Krsna joue de la flûte, plus précisément de la flûte
pastorale — gopavenu. En II 8 5 (52 5) son frère Râma et lui sont
qualifiés de « joueurs de flûte pastorale » — gopavcnupravâdakau — ,
tandis que II 11 11-12 (55 11-12) décrit Krsna plus longuement : kvacid
gâyan kvačit krldamšcaňcuryamšca kvačit kvačit \ parnavàdyam êrutisu-
kham vádayamšca kvacid vane // gopavenum sumadhuram kámát tam
api vâdayan \ prahládanártham ca gavám kvacid vanagaio yuvâ //
« Tantôt chantant, tantôt jouant, tantôt errant de-ci de-là, tantôt
encore jouant dans la forêt d'un instrument fait de feuilles au son
agréable, jouant aussi de la douce flûte pastorale pour son plaisir,
le jeune homme allait parfois dans la forêt pour le bien-être des vaches ».
Rien que de très innocent dans ces jeux et la flûte contribue à
l'atmosphère quasi-virgilienne de ces notations. Mais bien entendu le jeu
n'exclut pas le souci des vaches. Le pipeau n'est pas pour elles, sans
doute, mais sa mélodie légère rappelle que tout est jeu pour la divinité
dans sa création, et que les vaches font donc partie aussi du jeu de
Krsna. Le thème est très peu appuyé dans le HV, et quand les grands
Purâna visnuites le développeront ensuite, le symbolisme en sera
quelque peu altéré. A s'en tenir au HV, on doit au moins évoquer l'Arjuna
du Livre IV de l'épopée, maître de musique et de danse d'Uttarâ :
l'idée du jeu divin avait alors paru s'imposer1, et le caractère royal
d'Arjuna s'était affirmé dans l'épisode du recouvrement des vaches
de Virâta. Sollicité par le fils de ce dernier de lui servir de cocher,
Arjuna avait fait mine de se retrancher derrière ses compétences
exclusivement musicales et artistiques. Uttara l'a alors pratiquement
invité à monter sur son char « en chantant ou en dansant » (MhBh IV
37 22; 35 16). Dans les descriptions de combats, l'épopée montre souvent
tel ou tel grand guerrier comme dansant sur son char. Si le lien symbolique
de la musique et de la danse avec le métier de roi-guerrier paraît
solidement établi — par la médiation du jeu divin — , on voit moins pourquoi
c'est la flûte qui s'imposera comme l'instrument unique en lequel le
bouvier Krsna laissera transparaître sa royauté éminente.
Conformément au principe de méthode qui fait chercher dans
l'épopée la raison de tel ou tel détail du HV, c'est encore un texte du

celle du Sangam tamoul, qui pourrait expliquer la croyance traditionnelle à la naissance


méridionale de la bhakti. N'oublions cependant pas le symbolisme attaché au nord et au sud :
si tout ce qui est « orthodoxe » vient du nord, la bhakti, avec le bouleversement des valeurs
brahmaniques qu'elle implique, ne peut qu'être liée au sud dans les conceptions indiennes.
(1) Cf. ci-dessus p. 188 sq.
ÉTUDES DE MYTHOLOGIE HINDOUE (V) 237
Livre IV du MhBh qui peut suggérer de façon voilée ce privilège de
la flûte. Il s'agit de la supplique qu'adresse le chef des pasteurs de
Virâta au prince Uttara pour lui demander de reconquérir les vaches
de son père emmenées par Duryodhana1. Le bouvier le conjure de se
comporter en héros digne des éloges que fait de lui son père, puis sans
transition, il ajoute cette image (IV 35 16b; 33 16b) : šaravarnam
dhanurvïnâm salrumadhye pravâdaya, « joue au milieu des ennemis
de la vïnâ de ton arc, avec tes flèches pour notes ». Si inattendue soit-elle,
la comparaison n'est que logique quand on sait que le maître de musique
Arjuna va se substituer à Uttara dans le combat et « jouer » de son arc
avec plein succès, et l'on retrouve l'idée de jeu musical appliquée à
la bataille conduite victorieusement2. Ici c'est la vïnâ qui est l'instrument
choisi, mais les notes qu'il émet sont des flèches. Or šara, qui désigne
la flèche, est en fait le nom du roseau dont elle est fabriquée. Et venu,
avant d'être une flûte, est aussi le roseau dans lequel on la taille. Les
auteurs épiques n'ont-ils pas joué sur cette synonymie approximative
et cherché à mettre dans les doigts de Krsna un symbole d'apparence
inoffensive du danda, instrument du rude bouvier et du roi3 ? La flûte
a sur une arme l'avantage de pouvoir figurer dans une représentation
cultuelle, et les débordements affectifs de la bhakti krsnaïte ont fait le
reste : le symbolisme guerrier et royal de la flûte, s'il a jamais existé,
est sans doute depuis longtemps lettre morte. Il a été supplanté,
s'agissant du dieu suprême, par l'idée du jeu divin et ses interprétations
mystiques.

(A suivre) Septembre 1977.

(1) Cf. ci-dessus p. 197.


(2) Car ce jeu, étant à l'image du jeu divin, implique toujours une parfaite maîtrise de
l'instrument, arc ou vïnâ.
(3) Cf ci-dessus p. 135 sur la rudesse du bouvier selon l'épopée. Le bouvier est maître
des vaches comme le roi de ses sujets.
238 MADELEINE BIARDEAU

TABLE DES MATIÈRES

Chapitre II : Bhakti et Avatâra (suite)


Seconde Partie. Avatâra et roi terrestre (suite)
II. L' avatâra, modèle divin du roi (suite)
C. Le Mahâbhârata comme unité mythique (suite) 87
2. Arjuna, le roi idéal 87
a. Nara et Nârâyana 89
b. La royauté de Yudhisthira 94
c. Arjuna le roi 111
Naissance d'Arjuna 111
Arjuna archer, son rapport à Drona 120
Les mariages d'Arjuna 126
L'incendie de la forêt Khândava 137
Arjuna dans le ciel d'Indra 146
Arjuna chez les Matsya 187
Arjuna pendant la guerre 200
3. Les deux Krsna 204
a. Krsna guerrier-bouvier 205
Dans le Mahâbhârata 205
Dans le Harivamša 208
b. h' avatâra Krsna et le roi : les deux dimensions du salut 220
c. Et le Venugopâla ? 236

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