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Les manuscrits de Tombouctou : un moment de l’histoire africaine

Aïcha Benamar

Les manuscrits de Tombouctou. Secrets, mythes et réalités


Jean-Michel Djian
Editions JC Lattès, Paris, 2012, ISBN : 978-2-7096-3954-5, 192 pages, 25€

Jean-Michel Djian nous propose, ici, un ouvrage collectif sur l’histoire de


Tombouctou et de ses manuscrits. Avec la collaboration de l'écrivain Cheikh Hamidou Kane,
le président de l'Association des historiens maliens Doulaye Konaté, le premier directeur du
centre Ahmed-Baba de Tombouctou Mahmoud Zouber, le philosophe Souleymane Bachir
Diagne, le professeur d'arabe et spécialiste de l'ajami Georges Bohas, le prix Nobel de
littérature 2008 Jean-Marie Gustave Le Clézio, il nous livre des textes d’une grande beauté,
illustrés par des photographies de manuscrits réalisées par Seydou Camara.
Jean-Michel Djian a enquêté, exhumé et sélectionné pour nous ces manuscrits dans un
ouvrage dont la richesse scientifique et iconographique nous interpelle et interroge notre
lecture de l’Afrique. Les principales questions que nous soulèverons sont de savoir, entre
autres, ce que nous apprennent ces manuscrits qui ont été oubliés pendant des siècles.
Comment expliquer cet oubli et/ou cette indifférence à leur égard ? Comment justifier leur
redécouverte lente et tardive ? Nous devons admettre avec Souleymane Bachir Diagne, dans
la postface de l’ouvrage, que comprendre ce que nous disent Tombouctou et ses manuscrits
est essentiel pour nous car l’histoire intellectuelle de l’Ouest africain est à écrire.
Secrets, mythes et réalités, tout d’abord d’une cité énigmatique et mystérieuse du
Nord-est du Mali, sur l’arc du Niger, foyer intellectuel au moyen-âge, présentée dans
l’ouvrage comme un espace commercial et cognitif. Jean-Michel Djian nous invite (page.49)
à nous intéresser à la carte de l’Afrique au XVe siècle (p.12) pour comprendre la situation
privilégiée de la région tombouctienne. Voilà près d’un millénaire, indique l’incipit de
l’ouvrage, que la plus énigmatique des cités du Sahel, nargue l’humanité, tantôt par son
commerce, tantôt par son patrimoine intellectuel et architectural.
Carrefour commercial, Tombouctou cité prospère connaîtra son âge d'or au XVIe
siècle, sous la dynastie des Askia de Gao (1493-1591). Les richesses intérieures de l’Afrique
étaient échangées notamment contre le sel, les armes, les étoffes et les chevaux. Au moment
de cette apogée, les principaux itinéraires partaient de Tombouctou pour se diriger vers le
nord, l’est et l’ouest de l’Afrique. Au temps de Gao, affirme Hamidou Magassa (2012), le sel
tenait lieu de monnaie dans tout le pays. Désormais, le commerce transsaharien enraciné à
Tombouctou rayonnait à travers toute l’Afrique occidentale et orientale.
Cette histoire fut soulignée quand l'archéologue allemand Heinrich Barth découvrit
l'existence du Tarikh es-Soudan : des chroniques rédigées en arabe vers 1650 par
Abderrahmane es-Sa'di. Tarikh es-Soudan découvert dans les entrailles de la mosquée
Djinbareber est rapporté en France par Felix Dubois en 1896. Ces chroniques de 800 pages,
consacrant un long chapitre à la fondation de Tombouctou, sont complétées par Tarikh al-
Fettach de Mahmoud Kati, retraçant des pans entiers de la vie sociale, mettant

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particulièrement l’accent sur la solidité des institutions, la liberté politique, la pureté des
mœurs et la sécurité des personnes et des biens dans l’empire. Parmi les personnalités
remarquables de l’Empire, Mahmoud Kati fait découvrir au lecteur le savant Abou Abbas
Ahmed Baba : jurisconsulte, lexicographe, grammairien qui s’était occupé de science toute sa
vie.
Selon Cheikh Hamidou Kane, un des contributeurs à l’ouvrage, il existe une source
écrite antérieure aux Tarikhs qui témoigne de la sophistication du pouvoir politique et de
l’importance accordée à la chose publique. Il faut sans doute noter que l’intérêt de ces Tarikhs
réside dans le fait qu’ils fournissent des renseignements d’autant plus précieux qu’ils
proviennent de témoins avertis des événements politiques de leur époque comme
Abderrahmane es-Sa’di ou Mahmoud Kati. Dans la masse de documents découverts à
Tombouctou, il est question notamment d’organisation politique : les traités de paix ou mises
en garde actées entre responsables politiques sont nombreux.
Carrefour intellectuel, Tombouctou cité florissante attirait enseignants et étudiants
protégés par l’empereur du Songhaï, notamment l’Askia Mohammed. C’est là que se
partageait et se propageait le savoir. L’enseignement et le livre y prospéraient et tous les
métiers en profitaient : traducteurs, copistes, libraires, relieurs. En fait, Tombouctou abritait
alors l'une des plus prestigieuses universités du monde musulman, l'Université de Sankoré. La
ville compte trois mosquées dont la mosquée de Djingareiber, datant de 1325, qui constituait
un important foyer d'épanouissement intellectuel et spirituel et symbolisait, à elle-seule,
l’immanence tombouctienne. Les quelques vingt-cinq mille étudiants, qui représentent le
quart de la population totale, affluent de toutes parts. La ville compte près de cent quatre-vingt
écoles coraniques. Dès lors l’immensité du territoire, contrairement à l’idée qu’en donnent les
voyageurs européens du XIXème siècle n’a jamais été cet espace vide séparant l’Afrique du
Nord lettrée des régions subsahariennes primitives et obscures.
Dès le début de son histoire, affirme l’auteur, la cité tombouctienne est administrée par
le droit et la justice. Jean-Michel Djian mentionne, preuves photographiques à l’appui, un
traité de bonne gouvernance, du XVème siècle, qui témoigne d’une société africaine
administrativement sophistiquée. Cette réalité passait nécessairement par une justice écrite,
sans cesse débattue et actualisée par les lettrés et des juges, dont les manuscrits exhumés
constituaient l’illustration vivante. La notion d’État était solidement ancrée dans l’Empire.
Les Songhaï avaient mis en place une organisation étatique qui n’avait rien à envier à celles
qui existaient en Europe ou ailleurs. Le recueil de fatwa et nazila, présenté par Mohamed
Hamady de l’Université de Nouakchott, illustre clairement la situation de l’Afrique ancrée
dans l’histoire et la civilisation. La terminologie des fonctions démontre un haut degré de
raffinement dans l’art de diviser le travail. Autour du souverain, nous retrouvons des
personnages enclins à se spécialiser dans un domaine de compétences : ils sont marabouts,
ulémas et cadis, Songhaï et/ou étrangers. Selon l’auteur, la fabrication du savoir à
Tombouctou ne ressemble à aucun système éducatif connu jusqu’alors. Contrairement au
mythe répandu, il n’existait pas d’université à proprement parler mais un certain nombre
d’écoles dans la cité.
« Secrets, mythes et réalités » ensuite des manuscrits tombouctiens, d’une grande
valeur patrimoniale, fournissant un matériau scientifique indispensable pour appréhender la
complexité culturelle d’une région, longtemps regardée comme illettrée et éclairant une part

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de la civilisation du monde, restée sans visage. Selon Jean-Michel Djian, environ trois cent
mille ouvrages datant du XIème au XVème siècle, même si ce chiffre fait actuellement débat,
seraient encore aujourd’hui conservés dans la région, sans compter les collections privées
détenues par les habitants des régions de Kidal, Gao, Ségou ou Kayes. Ceci contribue
forcément à la destruction du mythe selon lequel l’Afrique noire a une histoire orale
seulement. Rédigés en arabe et en langues locales, sur des omoplates de chameaux, des peaux
de moutons, de l'écorce et parfois du papier, dont les plus anciens datent des XIIème et XIIIème
siècles et les plus récents du XVIIIème ou XIXème siècle, ces textes ne sont pas que des écrits
religieux mais entre autres des principes de gouvernance, des traités de médecine, de
mathématiques, d’astronomie, de droit. Tout est noté, commenté, référé : le cours du sel et des
épices, les actes de justice, les ventes, les précis de pharmacopée (dont un traité sur les méfaits
du tabac), des conseils sur les relations sexuelles, des précis de grammaire et de
mathématiques. L’attestation de ces corpus écrits dément le cliché de la civilisation africaine
exclusivement orale, qui persiste encore de nos jours et brise le mythe de la société
tombouctienne sans écritures. C’est à Gao, à la période où l’islam a pénétré l’Afrique à la
faveur des Zenata et des Senhadja, que l’on trouve les premières traces de l’écriture arabe. On
les repère, selon Constant Hamès (cité par l’auteur) sur des stèles funéraires consacrées à des
personnages que la tradition orale a oubliés.
Les manuscrits affirme l’auteur, à l’exemple de la mémoire collective africaine, sont
dispersés à travers Tombouctou et ses environs, d’où leurs noms mais aussi dans tout le grand
Sahara. Certes, leur nombre fait débat dans le sens où tous n’ont pas été répertoriés. De plus,
ils se caractérisent par une présentation spécifique sous forme de folios séparés, non reliés par
une couverture en cuir, dont la plupart comportent des notes marginales.
Après l’effondrement de l’empire Songhaï au XVIIème siècle, lisons-nous, ces
manuscrits ont été oubliés, conservés dans des cantines rouillées et des caves poussiéreuses,
mangés par le sel et le sable. Mais les choses changent : les héritiers des grandes familles
ouvrent des bibliothèques privées, l’institut Ahmed Baba est créé, l’Unesco et les chercheurs
du monde entier s’y intéressent. Le professeur Georges Bohas estime que seulement 1% des
textes sont traduits et 10% catalogués.
Et si le mythe de Tombouctou s’était construit au creux d’une ignorance, s’interroge
l’auteur ? Ignorance, répond-t-il des Européens hostiles à toute forme de remise en cause des
dogmes gréco-romains de la connaissance universelle ; mais aussi, ajoute-t-il, des Africains
opposés à toute transgression de la tradition de l’oralité. Pour l’auteur, le déni est dû à une
raison géopolitique mais aussi, de manière plus persistante, aux tenants de l’oralité de
l’Afrique et aux freins culturels et politiques qu’engendre cette idée reçue. En constituant
l’incarnation de cette oralité, l’exemple des griots est donné à titre illustratif. Des historiens et
surtout des africanistes français ont sillonné ces pays pendant de nombreuses années, mais
n’ont fait aucun effort pour traduire ces documents. Il cite René Caillié qui, en 1828, a été le
premier Français à atteindre cette cité des 333 saints, comme on l’appelle, mais, quand celui-
ci a rédigé son ouvrage majeur sur Tombouctou, à aucun moment il ne cite l’existence de ces
milliers de documents. Pendant des siècles explorateurs et missionnaires, aveuglés par leurs
croyances et préjugés, sont passés à côté de cette richesse. Les invasions et la colonisation ont
fait le reste pour l'oubli.

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L’auteur cite Octave Houdas, professeur d'arabe à l'École des Langues orientales de
Paris au début du XXème siècle, qui a traduit pour la première fois en français le Tarikh es
Soudan. Ce qu’il écrivait en 1913 montrait que ces populations auxquelles on est tenté de
refuser toute initiative en matière de progrès, ont eu une civilisation propre et que la
disparition de cet État relativement prospère est due, en grande partie, à des perturbations
extérieures et des conquérants attirés par la richesse de la contrée.
Nous apprenons l’existence de bibliothèques privées, familiales, dotées d’un
patrimoine écrit fantastique comme par exemple celle de Mamma Haïdara, gérée par Abdel
Kader Haïdara, un des descendants d'une grande famille, Haïdara, dans laquelle Jean-Michel
Djian a découvert certains manuscrits qu’il a fait traduire et qui ont fait l'objet de son ouvrage.
Parmi la vingtaine de bibliothèques privées à Tombouctou et de sa région, nous
apprend l’auteur, celle de Mamma Haïdara est la plus importante. Y sont entreposés pas
moins de 9000 manuscrits. Dans le domaine de la médecine, les découvertes relatées dans les
manuscrits remontent à la deuxième partie du XIVème siècle, montrant un certain degré dans
l’art de soigner comme celui de pratiquer la chirurgie.
Pour Mahmoud Abdou Zouber, traitant dans le livre du patrimoine écrit au Mali, il est
urgent de créer un groupe de recherche composé de spécialistes notamment ouest-africains,
maghrébins et d’autres horizons géographiques pour exploiter ces documents renfermant des
faits inédits.
En conclusion, ce voyage à Tombouctou, nous avons pu vous l’offrir grâce à une série
de contributions aussi passionnantes les unes que les autres, qui ne demandent qu'à être
développées et approfondies. Ces manuscrits que Jean-Michel Djian nous a dévoilés
constituent la mémoire de notre Afrique subsaharienne. Ils révèlent par leur contenu une
région de l’écriture, de la science, de la philosophie et de la tolérance. Il est important
aujourd’hui de protéger ce savoir et de le rendre accessible à tous. Au vu de ce matériau
disponible inédit, nous devinons qu’il sera possible un jour d’écrire un nouveau récit dans
lequel l’Afrique tiendrait une place jusqu’alors ignorée. Pour Constant Hamès (2002), l’heure
n’est ni à la synthèse ni aux conclusions, mais plutôt aux inventaires et aux hypothèses, pour
les raisons qui tiennent surtout à l’état des relations scientifiques qui ont prévalu entre ce qui
était considéré comme « arabe » et comme « africain ».

Références
HAMES C., (2002). « Les manuscrits africains : des particularités ? » REMMAM, 99-
100, p169-182
MAGASSA H., (2012). (dir). Son savoir multiple. Première capitale de la culture
islamique, Paris, l’Harmattan.

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