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Masarykova univerzita

Filozofická fakulta

Ústav románských jazyků a literatur


Francouzský jazyk a literatura

Pavla Kacbalová

La mobilité sociale comme l´influence aux relations


familiales et au style d´Annie Ernaux dans son œuvre
La Place

Bakalářská diplomová práce

Vedoucí práce Mgr. Petr Vurm, Ph.D.

2012
Prohlašuji, že jsem diplomovou práci vypracovala samostatně s využitím uvedených pramenů
a literatury, a že se elektronická verze shoduje s verzí tištěnou.

Pavla Kacbalová
Chtěla bych poděkovat panu Mgr. Petru Vurmovi, Ph.D., vedoucímu své bakalářské
diplomové práce, za ochotnou pomoc a čas, které mi věnoval a také za cenné rady které mi
poskytl.
Table des matières

1 Introduction.......................................................................................................................5

2 Annie Ernaux - la vie, la production.................................................................................7

3 Méthodologie.....................................................................................................................9

4 Analyse............................................................................................................................11

4.1 La présentation de l´œuvre La Place.....................................................................11

4.1.1 Le titre........................................................................................................11

4.1.2 Le sujet et les personnages essentielles de La Place..................................12

4.2 Le contexte historique de La Place et son influence à la vie du père....................16

4.3 La mobilité sociale.................................................................................................18

4.4 La mobilité sociale dans la famille........................................................................19

4.4.1 Les parents.................................................................................................20

4.4.2 Annie Ernaux.............................................................................................23

4.4.3 L‘influence de la mobilité sociale dans la relation père-fille.....................24

4.4.4 La mobilité sociale dans la littérature........................................................27

4.5 L´effet des relations familiales sur l´œuvre d´Annie Ernaux.................................28

4.5.1 Le point de vue stylistique.........................................................................28

4.5.2 Le point de vue thématique........................................................................30

5 Conclusion.......................................................................................................................33

6 Bibliographie...................................................................................................................35
1 Introduction

Dans le monde littéraire, on donne généralement plus d’importance à l’histoire qu’à


l‘énonciation. Annie Ernaux est une écrivaine qui appartient au cercle d´auteurs qui donnent
de l´importance dans leurs travaux non seulement au contenu mais aussi au style d´écriture, au
point de vue stylistique mais aussi au point de vue graphique. Elle est l‘une de ceux qui sont
reconnaissables au premier coup d´œil, ceux qui donnent presque autant d´importance à la
présentation visuelle qu’à la présentation du sujet.

Même si son style d´écriture offre un thème intéressant à analyser, dans notre travail, nous
allons l‘étudier seulement marginalement et allons nous concentrer sur les aspects différents.
Car avant de voir comment Annie Ernaux présente ses œuvres, il serait intéressant de voir
pourquoi elle écrit, qu´est-ce qui la pousse à présenter ses pensées à tout le monde. Annie
Ernaux écrit ses livres uniquement sur la base de ses expériences personnelles et n´essaie pas
de cacher le fait que ses thèmes sont des situations vécues.

Cependant, elle essaie de chercher une vérité sociale plus large dans ses histoires. L´aspect
social est un thème répétitif dans ses œuvres, ce qui fait un sujet intéressant à analyser. Pour
démontrer ce fait, nous avons choisi son œuvre principale, La Place et nous allons voir
comment un certain déplacement social influence les gens de notre alentour proche et quelles
barrages ce déplacement peut créer. Le choix de La Place est clair : tout d´abord, il s‘agit du
livre par lequel Annie Ernaux s´est fait connaître au public. Il est vrai que du point de vue
chronologique, il s´agit déjà de sa quatrième œuvre ; ses trois livres précédents sont
considérés comme des romans, et c´est La Place qui offre un nouveau style littéraire en 1983
et ouvre ainsi une nouvelle époque de production d´Annie Ernaux. L´auteur nous offre La
Place, un livre simple, facile à lire et à comprendre, mais qui nous attrape et ne nous lâche
pas. C´est une œuvre écrite dans un style original par sa simplicité, très attirant sous forme de
journal personnel et c´est peut-être pour cela qu´il nous est proche, car qui d‘entre nous n´a
jamais ressentit le besoin de mettre ses pensées sur papier? Les thèmes des relations familiales
sont en principe inépuisables, mais Annie Ernaux les traite de manière originale. Elle ne tend
pas vers le pathos mais, au contraire, nous présente les thèmes mouvementés avec un froid
patent, sans aucune présence de sentiments.

Le but de ce projet est de spécifier à quel point les questions sociales omniprésentes dans la
vie d´Annie Ernaux sont importantes pour son style littéraire, ceci sera examiné à travers
l‘une des œuvres les plus importantes de sa production, La Place. Nous allons analyser ce
texte, qui nous offre une vue assez proche de la vie d´Annie Ernaux, mais aussi de la vie de
ses parents et de ses grands parents paternels. La situation sociale de la famille a été définie
aussi par les événements historiques, un thème non-négligeable pour notre travail.

Pendant l´écriture du projet, nous allons aborder plusieurs questions, dont les plus importantes
pour notre recherche sont les suivantes : Le thème initial de La Place, est-ce la mort du père d
´Annie Ernaux et un hommage à sa vie ou plutôt la confession d‘une fille qui n´a jamais
trouvé le chemin vers son père? Comment la mobilité sociale a influencé les relations
familiales d´Annie Ernaux? Comment les relations familiales ont influencé l´œuvre La Place
et son œuvre suivante? D´où vient cette distance avec laquelle elle est capable de décrire les
événements de sa propre vie? La situation sociale d´Annie Ernaux, est-elle initiatrice de ce
style unique?
2 Annie Ernaux - la vie, la production

Annie Ernaux est née en 1940 à Lillebonne, en Normandie. Elle a passé son enfance et sa
jeunesse comme fille unique dans une famille modeste à Lillebonne et à Yvetot, villes vers
lesquelles elle revient souvent dans ses œuvres et La Place n´en est pas une exception. Les
parents d´Ernaux étaient d´abord ouvriers, puis ils ont acheté plus tard un petit commerce à
Lillebonne, café et magasin d´alimentation en même temps. Ce changement, à première vue
anodin, se montre finalement bouleversant pour les relations familiales que présente Ernaux
dans ses œuvres. Ernaux était une bonne élève et a fait ses études à l´Université de Rouen, où
elle est devenue institutrice, professeure certifiée de littérature. Pendant dix ans, elle a
enseigné à Annecy, plus tard à Pontoise, puis elle a fait partie du Centre national
d'enseignement à distance1. Aujourd´hui, elle est retraitée.

Dans sa production, Annie Ernaux traite des thèmes qui lui paraissent importants pour
comprendre la France d´après-guerre. Elle écrit des inégalités sociales, des relations entre l
´homme et la femme, la liberté sexuelle, le système d´éducation, en bref, de tas de thèmes qui
touchent les vies de beaucoup de Français, ce qui en fait une raison de sa popularité. Les gens
trouvent ses thèmes proches, ils les connaissent dans leur propre vie et peuvent s´identifier à l
´histoire.

L´été d´Anne à seize ans est décrit dans Ce qu´ils disent ou rien, son deuxième roman édité à
dix-sept reprises, puis est suivi par La Femme gelée, œuvre dans laquelle Ernaux parle de son
mariage avec Pascal, un homme de classe sociale différente de la sienne, et de sa solitude de
fille unique que même le mariage ne peut changer. En 1983, La Place est présenté au public et
est récompensé par le prix Renaudot en 1984. Le thème principal est la mort du père d
´Ernaux. Quand la mère de l´écrivaine meurt, c´est l´œuvre Une Femme qui est écrit en 1988
qui lui est dédié. Dans les livres suivants, Annie Ernaux continue de raconter les événements
les plus importants de sa vie, tels que l´attente amoureuse dans La Passion simple (1991), la
relation de ses parents dans La Honte ( 1997), son avortement dans L´Événement (2000), l
´époque où elle a souffert d‘un cancer du sein dans L´Usage de la photo (2005), ou Les
Années (2008), roman récapitulant 60 ans de la vie d´Annie Ernaux, récompensé par les Prix

1
Centre national d'enseignement à distance (CNED) est un établissement public du ministère de l'Éducation
nationale français qui propose des formations à distance. Son siège se trouve au Futuroscope dans le
département, Vienne, région Poitou-Charentes. Créée à partir 1987, La Technopole du Futuroscope abrite
aujourd´hui - entre autres - 224 entreprises, 6000 salariés, 400 chercheurs, 2000 lycéens et étudiants, 13
laboratoires de recherche.
Marguerite Duras2, Prix François Mauriac3 , Prix des lecteurs de Télégramme 4 et Prix de la
langue française5. Annie Ernaux est aussi l‘auteur de plusieurs textes pour les journaux tels
que Le Monde, Le Figaro ou autres. Aujourd´hui, c´est une écrivaine connue dans le monde
littéraire francophone. Elle apparaît - surtout après l´apparition de La Place - dans des
émissions littéraires, telles qu´une émission télévisée de la chaîne Antenne 2,
« Apostrophes », dans laquelle Annie Ernaux a fait face, entre autres, aux écrivains Alain
Bosquet ou Georges-Emmanuel Clancier, en discutant son œuvre. Ses livres occupent
habituellement les premières positions des ventes.

Depuis 2003, il existe le Prix Annie Ernaux qui récompense les textes inédits sur un thème
affiché. Le concours comprend plusieurs catégories - des benjamins de moins de 12 ans, aux
adultes - et plusieurs disciplines.

Annie Ernaux est l´auteur du titre l ´autosociobiographie, elle utilise ce type d’écriture dans
ses œuvres. Le nom de style associe : écrire à la première personne du singulier en parlant de
sa propre vie (autobiographie), tout en décrivant la vie d´une autre personne réelle
(biographie), analysant en même temps la situation sociale de ces personnages. Le terme est
utilisé et expliqué par Annie Ernaux dans son œuvre L´Écriture comme un couteau et comme
nous allons le constater, La place est une œuvre autosociobiographique.

2
Créé en 2001, le prix a récompensé alternativement un livre/une pièce de théâtre/un film; Ernaux a été la
dernière récompensée par ce système, depuis 2009, le prix récompense un artiste pour son œuvre en ensemble.
3
Créé en 1985, le prix a été attribué initialement des auteurs originaires de l’Aquitaine, en 2002 le prix a été
relancé et récompense l´auteur qui « manifeste un engagement de l’auteur dans son siècle, et qui est évocateur de
la société de son temps » (http://malagar.aquitaine.fr/?Le-prix-Francois-Mauriac) consulté le 12/03
4
Un quotidien français breton, depuis 2002 décerne le prix à un auteur vivant, français ou étranger
5
Créé en 1986, le prix récompense l’œuvre d’un artiste qui contribue par ses ouvrages « à illustrer la qualité et la
beauté de la langue française » (http://www.brive.net/_foire_du_livre_lf.php) consulté le 12/03
3 Méthodologie

Annie Ernaux est auteur de dix-sept livres et plusieurs textes de journaux. Mais dans ce
travail, nous ne préoccuperons pas de toute la production de l´écrivaine, parce qu´il s´agit d
´une sphère très élargie. Même si son style littéraire est unique et offre matière à discuter et
analyser, nous allons nous concentrer sur le domaine le plus profond de sa production : l
´aspect social, notamment dans le milieu familial d´Annie Ernaux. Pour cette étude, nous
avons choisi l‘œuvre La Place, premier livre que l´on ne peut pas placer parmi les romans.
Annie Ernaux le refuse et elle explique cette attitude au début de La Place :

« Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d´une vie
soumise à la nécessité, je n´ai pas le droit de prendre d´abord le parti de l´art, ni de
chercher à faire quelque chose de 'passionnant', ou d´'émouvant'. Je rassemblerai les
paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes
objectifs d´une existence que j´ai aussi partagé. »6

Dès le début, elle proclame ouvertement que son œuvre est fortement inspirée par sa vie
personnelle, les événements sont d´ailleurs racontés à la première personne. Dans La Place, la
narratrice n´est pas nommée, mais avec les nombreux détails donnés par l´auteur, nous ne
pouvons pas nous tromper. Pour cela, nous allons utiliser le propre nom d´Annie Ernaux en
parlant de l´auteur-narratrice de La Place. Il est par exemple un fait généralement connu, qu
´Annie Ernaux a passé son enfance à Yvetot, en région de Normandie. Dans La Place - tout
comme dans les autres œuvres, comme par exemple « La Honte » - on ne trouve pas le nom d
´Yvetot présenté ouvertement, mais sous la forme plus secrète: « Avertie par mon oncle, la
famille qui vit à Y... et venue. » 7 ou dans le cas du nom de la mère d´Annie Ernaux (dont le
nom de naissance « Duchesne »), « Nouvelles cartes de visite, madame veuve A... D... .»8. Par
contre, les noms propres des lieux qui ne sont pas directement liés à sa vie personnelle sont
écrits en entier :

« J´ai passé les épreuves du Capes dans un lycée de Lyon, à la Croix-Rousse. »9

Il se peut qu´elle examine ses lecteurs. Mais il se peut aussi que malgré qu´elle mette à nu sa
vie personnelle, elle garde ainsi quand un peu de détails privés. Dans tous les cas, c´est elle
6
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 24
7
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 15
8
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 21
9
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 11
qui raconte l´histoire de sa vie, mais c´est le personnage de son père qui est dominant dans La
Place.

Nous allons alors étudier une œuvre littéraire qui est également une étude sociologique. Pour
bien comprendre la problématique, nous allons étudier plusieurs sources bibliographiques. La
Place est bien sûr une source primaire et nous allons souvent nous appuyer sur ce texte pour
vérifier nos théories. L´ascension sociale d´Annie Ernaux est le thème principal de cet étude,
nous aurons alors besoin d´étudier des textes sur la sociologie pour comprendre les termes
importants, tels que « mobilité sociale » que l´on va utiliser. Le dernier type de sources, mais
pas des moindres, est une source historique. Celui-ci nous conduira à l´époque de l´enfance et
de la jeunesse du père d´Annie Ernaux, pour que l´on puisse mieux le comprendre et prendre
en considération toutes les circonstances nécessaires pour pouvoir répondre de façon
responsable à toutes les questions que nous nous sommes posé au début de ce travail.

L´analyse de l´étude aura alors quatre chapitres principaux, divisés en plusieurs sous-
chapitres. Premièrement, nous allons nous familiariser courtement avec le texte étudié. Nous
allons voir l´histoire principale, le style d´écriture, surnommé par Annie Ernaux l´écriture
plate et les caractères principaux. Le deuxième chapitre décrira le contexte historique de l
´époque de l´enfance et de la jeunesse du personnage principal, le père. La troisième partie de
l´analyse aura pour thème la mobilité sociale, l´effet qui a influencé les vies des membres de
la famille d´Annie Ernaux. Après avoir étudié ces trois premiers chapitres, nous pourrons, en
étant suffisamment informés, en déduire les effets sur la production d´Annie Ernaux, à l´aide
des exemples de La Place.

A l´aide des points mentionnés de la partie d´analyse, nous allons alors essayer de définir l
´ascension sociale de l´auteur et l´influence que cette ascension a sur son ouvrage.
4 Analyse

4.1 La présentation de l´œuvre La Place

Dans le texte, Annie Ernaux décrit la vie de son père pas seulement de manière nostalgique ou
anecdotique comme on l‘attendait peut-être. On y trouve des moments plutôt tragicomiques
qui nous donnent la chair de poule, comme par exemple la préparation du corps de son père
pour les funérailles :

« La tête retombait en avant, sur la poitrine nue couverte de marbrures. Pour la


première fois de ma vie, j´ai vu le sexe de mon père. Ma mère l´a dissimulé rapidement
avec les pans de la chemise propre, en riant un peu: 'Cache ta misère, mon pauvre
homme.' »10

Ce type d´énonciations fait de La Place un livre très personnel et intime. Pourtant le style d
´écriture est très distant.

La Place a fait connaître Annie Ernaux au grand public et le succès a continué avec l´édition
de « La Femme », œuvre thématiquement très semblable à La Place, qui parle de la vie de la
mère de l´auteur.

4.1.1 Le titre
Commençons par le titre du livre, La Place. Il s´agit d‘une métaphore. Comment la
signification de la place renvoie-t-elle vers le sens du titre ? C´est une question qui peut
paraître inutile ou peu importante. Mais comme nous allons le voir prochainement, le titre
nous montre en fait le fond du livre.

Il y a plusieurs nuances de signification pour cette expression. En consultant le dictionnaire «


Le Nouveau Petit Robert de la langue française », on obtient les définitions suivantes :

 Espace affecté à un usage, une activité


Lieu public, espace découvert

 Espace occupé par une chose, une personne


Partie d´un espace ou d´un lieu, siège ou partie d´un siège
 Situation, condition (de qqn)
10
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 15
 Fait d´être admis dans un groupe, un ensemble, être classé dans une catégorie
 Position, rang dans la hiérarchie (position, classement, dignité, fonction)
 Pour exprimer l´idée de replacement11

La troisième signification est celle qui va nous intéresser dans ce travail. Ainsi, le titre est
choisi pour exprimer l´idée du poste dans la société et il est important de comprendre cette
métaphore pour pouvoir découvrir le véritable thème du livre.

Bien sûr, il ne s´agit pas d´un lieu concret que le livre tente de situer. Au contraire, Annie
Ernaux ne manifeste aucun lien essentiel pour un endroit spécial. C´est un titre qu´il faut que l
´on comprenne dans le sens métaphorique. Connaissant l´histoire de l´œuvre, il faut avouer
que le titre est particulièrement bien choisi, puisque La Place parle constamment de l´idée de l
´emplacement social d´un individu, dans la hiérarchie de la société. Nous retrouvons l´idée de
place et de changements régulièrement dans le texte : « Il cherchait à tenir sa place »12 , « La
peur d´être déplacé, d´avoir honte »13 , « L´État m´offrait d´emblée ma place dans le monde.
»14 ou « A quel moment ce rêve a-t-il remplacé son propre rêve (...) »15. L´usage de différentes
expressions basées sur le mot la place n´est pas accidentel. Comme nous voyons dans les cas
cités, le mot est utilisé souvent dans le sens de la position dans la société. Plus concrètement,
on parle du déplacement social, de changement de rôles dans la société et surtout de la
contradiction des positions qui provoquent le changement des relations.

4.1.2 Le sujet et les personnages essentielles de La Place


La Place est un récit à caractère autobiographique d´Annie Ernaux, publié en 1983 chez
Gallimard16. Les trois premiers livres d´Annie Ernaux (Les armoires vides, Ce qu´ils disent ou
rien et La femme gelée) sont des romans, à partir du quatrième (La Place), on parle d‘œuvres
écrites en style d´écriture plate qu´Annie Ernaux a aussi nommé écriture de constat. La raison
de l’écriture de ce livre est la mort du père de la narratrice. Annie Ernaux a expliqué ses
11
ROBERT, Paul, Le Nouveau Petit Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française ,
Paris, Dictionnaires Le Robert - SEJER, 2007, pages 1915-1916
12
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 45
13
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 59
14
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 89
15
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 74
16
Éditions Gallimard ont été pris en gestion par Gaston Gallimard en 1911 comme Éditions de la Nouvelle Revue
française. Aujourd´hui, ils sont considérées comme l'une des plus importantes et influentes maisons d'édition en
France, spécialement pour la littérature du XXe et XXIe siècles.
intentions dans l´interview avec Yves Loisel dans le quotidien breton, Télégramme en mai
2009 :

« Avant 'La place', ce que j'écris est, pour une part essentielle, autobiographique mais
se présente comme 'roman' et il y a des éléments de fiction. Voulant parler de la vie de
mon père, la mise en roman de son existence m'est apparue comme une trahison
profonde, une manière de la déréaliser. Après bien des tâtonnements, des
interrogations, j'en suis venue à ce constat: c'est en me fondant seulement sur des faits
réels, des souvenirs précis, des photos, par une sorte d'enquête - et non une
reconstitution romanesque - que je serais le plus fidèle à la vérité. (…) Cette 'écriture
du réel' correspond, depuis, à mon désir d'être 'juste'. »17

L´histoire qui nous est présentée par la narratrice est limitée dans le temps : elle s’étend de
1899 à 1967. Il s´agit des dates de naissance et de mort du père d´Annie Ernaux. Cependant,
on est loin de pouvoir dire que le roman débute en 1899 et finit en 1967. En vérité, l´histoire
du livre dépasse ces limites. Les premières lignes commencent par un événement qui précéde
(ou pas, suivant les lignes suivantes) la mort de père:

« J´ai passé les épreuves pratiques du Capes 18 dans un lycée de Lyon, à la Croix-
Rousse. Un lycée neuf, avec des plaintes vertes dans la partie réservée à l
´administration et au corps enseignant, une bibliothèque au sol en moquette sable. »19

Nous avons l´impression que nous nous trouvons dans le milieu du livre. Effectivement, il
faudrait qu´une histoire précède cette énonciation, sinon le lecteur ne suit pas une direction de
récit mais est lancé tout de suite dans une situation déjà mise en marche qui n´est pas
expliquée antérieurement. La description du décor du lycée occupe quatre lignes et est assez
détaillée, les vingt-six lignes suivantes nous présentent le déroulement de l´examen. Ce n´est
qu´après ces lignes de description détaillée et dépersonnalisée que l´auteur utilise les premiers
mots pour décrire ses sentiments :

17
http://www.letelegramme.com/ig/dossiers/prix-des-lecteurs/annie-ernaux-les-annees-03-05-2009-275493.php
consulté le 12 mars 2012
18
CAPES = sigle de Certificat d´aptitude au professorat de l´enseignement du second degré
19
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 11
« Je n´ai pas cessé de penser à cette cérémonie jusqu´à l´arrêt de bus, avec colère et
une espèce de honte. »20

Cette humeur n´est pas développée, ni davantage expliquée, et en fait, il s´agit du dernier
signe de sentiments d´Annie Ernaux. Et c´est dans les lignes qui suivent qu´elle nous introduit
dans le thème initial du livre : la mort de son père. Ceci est néanmoins fait de manière plus
courte que la description du décor du lycée :

« Mon père est mort deux mois après, jour pour jour. »21

Comme si les examens étaient plus importants et le temps comptait depuis cet événement. Le
choix de classement de ces deux faits n´est peut-être pas seulement dû à des raisons
temporaires. On a l´impression que l´auteur a besoin de borner la mort de son père par des
scènes plus banales, parce qu´elle ne se sent pas forte en description de sentiments. Une
certaine dépersonnalisation entoure tout le livre. Alors avant l´annonce de la mort du père, on
est introduit dans l´examen qui se déroule et immédiatement après, Annie Ernaux reprend la
scène du lycée en examinant si elle s´est vraiment passé avant la mort de son père.

Néanmoins, pendant le récit, on découvre un thème plus important, un thème quasiment


omniprésent : la mobilité sociale d´Annie Ernaux et de ses parents. Les questions
sociologiques sont un thème constant dans les autres œuvres - « La Honte » par exemple -
souvent dans le cadre familial.

La Place est un livre qui parle du dé-place-ment social, de la mobilité sociale, des différentes
positions sociales qui sont vécues pas les personnages principaux. Ces trois personnages sont
la narratrice - il est sous-entendu qu´il s´agit d´Annie Ernaux même - , son père et sa mère. Il
faut préciser que la mère est un personnage plutôt marginal dans l´œuvre, et elle apparaît
toujours en liaison avec un des deux autres personnages.

Dès la première scène, nous sommes tout de suite introduits dans l´environnement social d
´Annie Ernaux : elle vient de devenir enseignante diplômée, c´est-à-dire qu´elle a une certaine
position dans la société. Mais cette nouvelle place l´éloigne de son père :

20
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 12
21
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 13
« Je voulais dire, écrire au sujet de mon père, sa vie, et cette distance venue à l
´adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particulière, qui n´a pas de
nom. Comme l´amour séparé. » 22

Annie Ernaux se rend très bien compte du fossé qui existait entre elle et son père, et elle
essaie de la définir, de trouver les raisons de cette séparation. Elle comprend que ce fossé était
établi depuis le début, mais d‘un autre côté, elle ressent aussi de l´amour pour son père.

C´est aussi une œuvre qui décrit l´incompréhension entre les différentes classes sociales. Dans
le livre, Annie Ernaux veut contester le fait que la classe moyenne (bourgeoise) soit la seule
qui vaille. Son père, qu´elle aimait beaucoup, ne se sentait pas à l´aise dans ce monde. Elle le
décrit, mais ne juge pas son père pour autant. Au contraire, elle défend sa position distante du
monde qu´il ne comprend pas

« Je me suis pliée au désir du monde où je vis, qui s´efforce de vous faire oublier les
souvenirs du monde d´en bas comme si c´était quelque chose de mauvais goût » 23

La Place est une réflexion d´une femme sur la vie de son père. Cette réflexion est
effectivement projetée à travers sa vie à elle. En réalité, la dualité des regards nous est
présentée. Le premier regard du père qui essaie de saisir la vie de sa fille, l‘inverse, la fille
qui cherche à comprendre son père... Le désir de se rapprocher de son père à travers ce livre et
de rendre hommage à son père, l´homme qui, malgré leur incompréhension réciproque, a
toujours été présent pour elle et qui a voulu une meilleure vie pour elle. Et d’un autre côté, il s
´agit aussi d´une tentation désespérée de le comprendre.

La fin du livre ne montre aucun aboutissement ; un jour, quand les souvenirs du père sont
épuisés, le roman se termine. Il se peut que ce soit parce qu‘il lui suffit de tout écrire, comme
un certain type de thérapie. Ou bien pour garder tous les détails de son père et ne pas les
perdre de sa mémoire.

4.2 Le contexte historique de La Place et son influence à la vie du père

Pour avoir une image complète du père de la narratrice, il nous faut examiner l´époque
historique de l´enfance et de la jeunesse du père.
22
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 23
23
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 72-73
La Place décrit un individu non seulement dans le cadre familial mais aussi dans un contexte
plus large - de sa vie sociale qui existe derrière la sphère privée de la vie familiale et de la
situation historique qui l´entoure.

La Place est alors aussi un livre sur les changements qui ont eu lieu dans la France d´après-
guerre et qui ont influencé plusieurs vies. Les parents sont les bénéficiaires et en même temps
réfugiés des changements historiques de la France du début du XXème siècle. La France qui
nous est présentée est une France qui est en train de subir la transition de la société rurale, des
paysans, à la société urbaine, des bourgeois. Nous allons voir brièvement la situation
historique du pays, comme Annie Ernaux nous la présente dans le livre, en décrivant
également l´enfance et la jeunesse du père.

La période durant laquelle on commence à suivre la vie du père est aussi nommée La Belle
Époque et se situe entre 1890 et 1914. Le nom La Belle Époque connote l´idée générale qu´il
s´agissait d‘une période de modernité et de progrès, durant laquelle la France avait une
réputation de pays avancé du point de vue économique et surtout technologique. Mais il ne
faut pas oublier que le pays avait un certain retard dans le domaine technologique et
économique avant cette période, et en réalité, la France rattrapait les pays qui - contrairement
à elle - avaient déjà subi la révolution industrielle. Jusqu´à la Belle Époque, presque la moitié
de population était dépendante de l‘agriculture pour vivre.

Le père d´Annie Ernaux, est justement né à cette époque rurale, en 1899.

Le début de la Première Guerre mondiale a perturbé la vie de milliers de paysans et a


transformé gravement la France. Plus d´un million de paysans ont été tués ou blessés.
Pourtant, la guerre a eu aussi quelques conséquences positives sur le monde rural. Les prix
des aliments ont augmenté et donc les paysans ont mieux prospéré. Aussi, la période d´après
guerre a connu un phénomène d’importante de mécanisation et de croissance industrielle
rapide. Le résultat est alors facile à deviner : les gens quittent les fermes pour aller travailler
dans les usines récemment créées, telles que Renault ou Peugeot, et la population devient de
plus en plus urbanisée. La France est passée de pays agriculteur à pays industrialisé, la société
rurale devenant de plus en plus urbaine. En dépit de nouvelles branches industrielles qui se
sont développées (comme par exemple la chimie ou la production automobile), le pays reste
axé sur l´industrie traditionnelle, textile en général. Le père, revenu du régiment, était l´un de
ceux qui ont quitté la ferme pour l´usine, la corderie d´Yvetot dans son cas. Aller travailler
dans une usine - dont un grand nombre a été créé à cette époque - et ne pas devoir retourner à
la ferme. Le travail dans l´usine lui proposait des avantages indiscutables qu´il ne connaissait
pas quand il travaillait « dans la culture »24, comme il disait. Premièrement, le travail était
temporellement donné, à une certaine heure, les ouvriers devaient quitter l´usine et rentrer
chez eux. Puis, le salaire était plus élevé ; à la ferme, on était payé en partie en biens naturels
comme la farine, le maïs, etc. Une raison importante, c´était la position dans la société. Les
travailleurs de la ferme vivaient dans une odeur désagréable, les filles de l‘époque étaient
donc plus intéressées par les ouvriers, pour les raisons citées précédemment.

Le secteur tertiaire, c´est-à-dire les services, spécialement les commerces (les grands ou les
petites épiceries) s’est également développé. Encore une fois, le père a suivi cette vague en
fondant un commerce de marchandises à Lillebonne.

A la fin des années 1920, l‘époque de la dépression arrive. L´exportation décline et les
paysans sont les plus touchés car leurs produits perdent de leur valeur. La France est doit de
l’argent aux États-Unis, et connaît l´inflation des prix ; « les prix en 1928 sont six fois et
demie supérieurs à ceux de 1914 »25. Cette situation touche bien sûr les parents d´Annie
Ernaux car leur commerce connaît des difficultés ; les articles deviennent chers pour les gens
pauvres qui demandent de plus en plus à acheter à crédit. Au moment où le père travaille à la
raffinerie pour survivre, car le commerce ne peut plus nourrir la famille, c´est la Seconde
Guerre mondiale qui arrive, un an avant la naissance d´Annie Ernaux. Le père n´a pas été
mobilisé mais il était actif en assurant le soutien alimentaire de ceux qui ne pouvaient pas
payer au marché noir.

De nouveau, les années d´après-guerre ont signifié la modernisation du pays et l´importance


de l´agriculture a baissé. Ces temps ont aussi entraîné l´expansion des grands magasins et des
supermarchés. Du coup, les petits commerçants ont commencé à perdre leurs clients. A cette
époque, la famille avait un commerce avec un petit bistrot à Yvetot, ville qui s´est redressée
assez rapidement et où de nouveaux commerces modernes aux des prix défiants toute
concurrence ont fleuris. Seulement les fidèles continuaient à fréquenter le commerce et bistrot
des parents d´Annie Ernaux.

L´histoire de la première moitié du XXe siècle a été énormément perturbante et la vie du père
a été très influencée par ces changements. On peut dire que la vie du père a été influencée par
24
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 34
25
DUBY, Georges, Les temps nouveaux, Paris, Librairie Larousse,1972, page 233
ces événements historiques et qu’ils l’ont socialement déplacé. Le père a bougé d´une couche
sociale à l´autre, c´est-à-dire, qu´il a subi une mobilité sociale. Ainsi on peut comprendre qu
´Annie Ernaux présente son père comme le produit qui est formé par l´histoire et par un
milieu social spécifique.

4.3 La mobilité sociale

Comme nous l’avons déjà mentionné, La Place est une œuvre qui aborde un thème social
important, la mobilité sociale, et l’exprime à travers ses personnages principaux. Afin
d‘examiner proprement en quoi consiste la mobilité sociale dans ce texte d´Annie Ernaux,
nous allons expliquer ce terme à l´aide de la littérature spécialisée.

La mobilité sociale est définie comme la transition d´un individu, d´un objet ou d´une valeur
sociale, d´une position à l´autre. Il y a plusieurs divisions dans la mobilité sociale, par
exemple la mobilité horizontale ou verticale. La mobilité horizontale signifie une transition d
´un groupe à l´autre de même niveau, tel que le changement de nationalité ou de statut
familial. La mobilité verticale est une transition d´une couche sociale à une autre et peut être
soit progressive (ascension dans l‘éducation) ou dépressive (la perte d‘un travail). La
mobilité sociale peut aussi être individuelle, ou de groupe, comme par exemple la position des
Juifs dans l´histoire ou la perception des sportifs professionnels par la société contemporaine.
Les types les plus importants pour nous sont les mobilités qui concernent les générations. Soit
on parle de mobilité intragénérationnelle, soit de mobilité intergénérationnelle. Dans le
premier cas, la mobilité concerne les changements de statut social d´un individu au cours du
temps, qu´il s´agisse de sa vie entière ou d´une période précise, ou de groupe d´individus,
mais toujours dans le cadre de la même génération. Le second cas décrit le taux de différence
entre la position sociale des parents et celle des enfants. Comme nous allons voir à l´aide de l
´œuvre La Place, ces deux types de mobilité se complètent.

Il faut aussi que l´on mentionne le terme de stratification sociale, qui signifie la répartition
inégale des propriétés, telles que la prospérité, le pouvoir ou le prestige. Cette inégalité est
présente dans tous types de sociétés, que l´on parle des troupes préhistoriques, des tribus
indiennes ou des sociétés contemporaines. La stratification sociale est l‘expression de deux
inégalités : l‘inégalité en conditions de vie, qui est comprise comme inégalité des classes
sociales, et l‘inégalité en chances dans la vie, qui est indiquée par le taux de mobilité sociale.
Encore une fois, dans la vie réelle, ces deux inégalités s´interpénètrent et se complètent. Si l
´inégalité des classes sociales n´existait pas, tout le monde aurait les mêmes biens, la même
éducation et les mêmes liaisons sociales. Si l´inégalité en chances dans la vie n´existait pas,
tout le monde aurait le même point de départ, les mêmes avantages économiques, les mêmes
connaissances historiques, et les liaisons sociales seraient insignifiantes. Ceci serait lun cas
extrême et utopique, et en même temps idéal ; les gens ne se différencieraient pas par les
expériences de leur vie actuelle, mais la société serait ouverte à tout le monde et il serait
difficile de prédire le destin d´un homme selon la situation de ses parents. Il existe bien sûr un
cas extrême opposé, c´est-à-dire l´immobilité totale, où on ne trouve pas de mouvement social
et les barrages entre les classes sont imperméables. La prédiction de la position de classe d´un
homme est facile, parce qu´elle est définie par la position des parents, nous pouvons trouver l
´exemple de ce phénomène avec le système des castes en Inde. Les régimes de mobilité
sociale dans les sociétés occidentales se trouvent en général entre les deux extrêmes cités.

L‘analyse de la mobilité sociale répond à des questions comme comment un certain individu
atteint une certaine position sociale et de quelles manières ? Ces recherches mesurent les
mouvements des gens dans la société, soit dans le cadre d´une génération - par exemple une
carrière professionnelle - soit d´une génération à une autre - des parents à leurs enfants.
Suivant le taux de mobilité sociale, l‘analyse indique si la société est ouverte ou fermée. Elle
montre également la grandeur des barrières sociales entre les gens et le taux de difficultés
pour les surmonter.

4.4 La mobilité sociale dans la famille

Nous allons voir dans ce chapitre comment les héros principaux de La Place ont changé leur
milieu social. Dans tous les cas, il s´agit finalement d‘un changement positif - en comparaison
avec leur point de départ - c´est-à-dire que les trois personnages de l´œuvre ont amélioré leur
situation. Vue la période difficile que les parents ont vécu, l´histoire de leur mobilité est plus
intéressante et en même temps plus perturbante, car elle a souvent changé, s´adaptant aux
circonstances actuelles. La ligne principale est basée sur l´expérience des parents qui ont
évolué de leurs milieux naissance à la position de propriétaires de classe moyenne.

Nous allons commencer par l´histoire plus détaillée de la vie des parents d´Annie Ernaux,
dont le père, comme précédemment expliqué, tient le rôle principal.
4.4.1 Les parents
Étant le personnage principal du livre, c´est bien sûr en général le père d´Annie Ernaux qui est
concerné dans le texte et c´est donc l’histoire de sa vie qui est racontée plus largement et dans
les détails. Le père, dont le nom n´est jamais mentionné dans le texte de La Place, est né en
1899.

Sa mère était une femme propre et soignée, mais simple et assez dévote, ce qui est démontré à
travers l‘histoire de son traitement des rhumatismes :

« Pour guérir, elle allait voir saint Riquier, saint Guillaume du Désert, frottait la statue
avec un linge qu´elle s´appliquait sur les parties malades. »26

Son père a lui travaillé comme charretier à la ferme, il était employé agricole depuis ses huit
ans et le dimanche, quand il revenait du bistrot, réconforté par l´alcool, il n’hésitait pas à
donner quelques coups de casquette aux enfants.

« Ce qui le rendait violent, surtout, c´était de voir chez lui quelqu´un de la famille
plongé dans un livre ou un journal. »27

Le père d´Annie Ernaux n´a pas vécu dans un milieu approprié pour pouvoir recevoir une
éducation suffisante, il a été élevé dans une famille de tâcherons qui menaient une vie très
simple. L´essentiel dans sa vie, son destin, c´était de travailler pour être utile à ses parents.
Plus loin dans le texte, on apprend qu‘il fréquentait l´école assez irrégulièrement, suivant le
besoin de sa présence à la ferme pour ramasser les pommes, par exemple, ou pour gérer les
autres tâches agricoles. Le père a été élevé à l´école pour devenir un bon citoyen qui connaît
sa place. Ceci est très bien illustré par les citations du livre « La Tour de la France par deux
enfants »28, qui fut utilisé dans son école. Ce livre offre de nombreuses leçons pour que les
élèves soient satisfaits de leur position dans la société, telles que « Apprendre à toujours être
heureux de notre sort. »29

A cette époque, l´éducation à proprement parlé, achevée par un certificat, était considérée
comme inutile et beaucoup moins importante que le travail, qui lui nourrit. Le plus important,

26
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 27
27
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 25
28
Il s´agit du livre de lecture scolaire qui a été écrit par Augustine Fouillée (née Tuillerie) en 1877. Le livre a été
publié sous le pseudonyme de G. Bruno en hommage de Giordano Bruno.
29
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 30, cité de La Tour de la France par deux enfants,
p.186, éd.326
c´était de savoir compter pour ne pas se faire avoir sur les salaires. Savoir lire, par exemple,
ne servait à rien qui pouvait faciliter la vie. Lire signifiait perdre du temps qui aurait dû être
dédié à quelque chose d´utile, le travail ou mieux. Quand le père a été retiré de l´école avant
de pouvoir passer son examen final, il s‘est installé dans une ferme pour travailler, parce que
« On ne pouvait plus le nourrir à rien faire. » 30, il a accompagné la vie des autres membres de
sa famille et a ainsi accompli son destin.

« Mon père travaillait la terre des autres, il n´en a pas vu la beauté, la splendeur de la
Terre-Mère et autres mythes lui ont échappé. »31

Cette vie, qu´il a été forcé de mener, apportait de nombreux désavantages, tels que les
horaires de travail, avec un salaire bas et une nourriture pauvre. Le grand-père d´Annie
Ernaux se montre comme un despote simple d‘esprit, parfois grossier avec ses enfants et sa
femme. Mais à l‘époque, les gens ne connaissaient pas d´autre style de vie et le monde était
simplement divisé entre ceux qui sont servis et ceux qui servent.

« Quand je lis Proust ou Mauriac, je ne crois pas qu´ils évoquent le temps où mon père
était enfant. Son cadre à lui, c´est le Moyen Âge. »32

L´expression Moyen Âge est utilisée non seulement pour démontrer combien loin l´enfance
du père d´Annie Ernaux est désormais lointaine, mais on y sent aussi la connotation sociale.
Les conditions de vie sont comprises comme médiévales, voire primitives.

La situation domestique du père a changé quand il a rejoint le régiment grâce auquel il a


découvert différents coins du pays. Avant, sa vie se définissait par « L´éternel retour des
saisons, les joies simples et le silence des champs. »33 mais par la suite, il visitait Paris, habillé
en uniforme, ce qui était très important pour lui. Car cela rendait tous les hommes égaux, au
moins au premier aspect. C’est à cette époque qu’il a découvert un autre chemin pour sa vie,
et au retour du régiment, il ne voulait plus revenir à la ferme, où on ne compte plus les heures
de travail et on gagne le minimum. Comme nous l‘avons vu dans le chapitre Contexte
historique de La Place et son influence à la vie du père, c´est l‘époque des usines, le père
commence à travailler dans une corderie à Y... (sous entendu à Yvetot) et il atteint une
meilleure place dans la société. Pourtant il ne se laisse pas emporter, met de l´argent de côté et

30
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 30
31
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 33
32
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 29
33
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 33
fait des projets pour l´avenir. « Le cinéma et le charleston, mais pas de bistrot. »34
Contrairement à son père, lui essai de changer sa vie et de devenir son propre patron. En fait,
les deux parents d´Annie Ernaux ont mené une vie calme et rangée, jusqu´au jour où le père
se blesse quand il travaille en tant que couvreur. C´est à ce moment là que les parents décident
de changer de vie et essayent de monter encore d´un autre degré sur l´échelle sociale : de
devenir les propriétaires d‘un commerce.

Les parents ont acheté un commerce à Lillebonne : la seule possibilité, vu leur niveau d
´éducation et leur situation financière, c´était l´achat et la revente de marchandises. Ils se sont
informés sur la concurrence et ont acheté le commerce dans un « ghetto ouvrier »35. C´était un
tout petit commerce qui n´a pas suffit à nourrir la famille, d’autant qu’assez tôt, ils ont accepté
de vendre à crédit et ont commencé à avoir peur de sombrer dans la misère. Alors le père a dû
revenir au travail en tant qu‘ouvrier et la mère est restée seule dans le commerce. Il est resté
ouvrier jusqu´à la guerre. Le monde des ouvriers, de ceux qui travaillaient pour quelqu´un d
´autre et qui n´étaient pas leur propre patron, était éloigné de ceux qui travaillaient pour eux-
mêmes. Il y avait la jalousie du côté des ouvriers et surtout la supériorité du côté des
commerçants, ce qui faisait de ces deux camps, deux mondes incompatibles. Les parents d
´Annie Ernaux formaient pourtant un couple appartenant à ces deux mondes.

« Mi-commerçant, mi-ouvriers, des deux bords à la fois, voué donc à la solitude et à la


méfiance. »36

L´année 1939 a touché les parents puissamment. Le père a quitté son travail dans les
raffineries, qui furent incendiées par les Allemands, le commerce a été pillé par les gens restés
dans la région malgré la présence des Allemands.

Après la guerre, la famille a déménagé à Yvetot et a acheté des fonds pour reprendre un
commerce. « La vie d´ouvrier de mon père s´arrête ici. »37

4.4.2 Annie Ernaux


La mobilité sociale d´Annie Ernaux comme elle est présentée dans La Place n´est pas aussi
perturbante et dramatique que celle de son père. Tout d´abord parce qu´effectivement, c’est le
père qui a vécu deux périodes de guerres mondiales et il a finalement gagné la position
34
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 35
35
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 39
36
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 42
37
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 52
souhaité dans la société ; mais aussi parce que La Place est un livre dont le personnage
principal est le père. On trouve peu d´histoires de la vie d´Annie Ernaux qui ne sont pas liées
à son père.

Annie Ernaux nous est présentée sur les premières lignes comme une enseignante diplômée.
Quand elle revient à la maison pour les funérailles de son père, elle occupe alors une position
sociale privilégiée. Elle a récemment réussi à un examen, elle est mariée à un homme de
classe moyenne et elle mène une vie parfaitement commode et sans incertitudes existentielles.
Tout cela démontre pourtant la distance qui existait entre elle et son père, même si tout ce qu
´elle a atteint était ce qu´il voulait pour elle.

Annie Ernaux, personnage du livre, est née dans une famille qui quitte son commerce à
Lillebonne et qui, après la Seconde Guerre mondiale, achète une nouvelle propriété à Yvetot
pour y installer un commerce-café. La situation familiale s´est améliorée petit à petit. Les
parents - le père surtout - tenaient à ce que les gens ne puissent pas les soupçonner d´être
pauvres.

« On avait tout ce qu´il faut, c´est-à-dire qu´on mangeait à notre faim (preuve, l´achat
de viande à la boucherie quatre fois par semaine) (...) J´avais deux blouses d´école. La
gosse n´est privée de rien. »38

Annie Ernaux peut étudier et n´est pas obligée de travailler et d‘aider ses parents dans le
commerce, pour gagner sa vie. Grâce aux études, elle rencontre le monde de la bourgeoisie et
s´éloigne ainsi de sa famille.

« Je lisais la 'vraie' littérature, et je recopiais des phrases, des vers, qui, je croyais,
exprimaient mon 'âme', l´indicible de ma vie »39

A la mort de son père, Annie Ernaux résume sa vie et la relation entre elle et son père, d´où la
naissance de La Place. Il y a une forte impression que finalement, c´est elle qui a honte.
Comme si elle se sentait coupable d’avoir trahi son monde, sa famille qui l´a élevée et qui lui
a donné tout ce qu´elle pouvait. De ce point de vue, La Place est plutôt une réparation.

38
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 56
39
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 79
4.4.3 L‘influence de la mobilité sociale dans la relation père-fille
La différence entre Annie Ernaux et son père n´est pas causée seulement par leurs divers
caractères. C´est une différence historique, sociale, économique, culturelle et linguistique. La
différence historique est définie par la période de naissance des deux, les autres différences
ont été créées par l´éducation qui a été donné au père et à la fille et son développement au
cours des années. Nous sommes tous le produit de notre milieu social, géographique, familial,
de l´éducation et autres influences qui nous environnent. Ce qu´on pense être le vrai moi a été
formé par notre alentour social. C´est-à-dire que quand on parle de soi, on ne peut pas
manquer de mentionner en même temps ces circonstances historiques, culturelles,
économiques et sociales.

Très raisonnablement, Annie Ernaux comprend que cette barrière provient de l´époque et de l
´endroit dans lesquels son père a été élevé et éduqué : « C´était ce que j´appelle la nécessité,
il n´y avait pas d´autre choix. »40 La famille Duchesne menait une vie dans laquelle il y avait
beaucoup de gênes, une vie simple, même si socialement placée plus haut que la famille des
grands-parents d´Annie Ernaux. Pendant toute son enfance, elle entendait des mots d
´incertitude concernant leur position sociale, cachés derrière une apparente assurance :

« Je pense que les mots qu´on emploie retracent vraiment le monde où on vit. Par
exemple, souvent, on disait à la maison 'On n´est pas malheureux, il y a plus
malheureux que nous.' Rien que dire cela, ça montrait déjà notre limitation. »41

Mais elle entendait tous les jours le même discours. Le père était fier d‘avoir atteint un niveau
social plus élevé que celui de ses parents, mais il était en même temps très angoissé
concernant l´argent car il en avait, certes, mais pas de trop. Il était propriétaire, mais devait
continuer de se battre pour gagner sa vie. Annie Ernaux fut élevée dans cet esprit de "on n´est
pas des malheureux, mais on ne peut pas non plus partager“

« Soudain, ma robe s´accroche par la poche à la poignée du vélo, se déchire. Le drame,


les cris, la journée est finie. 'Cette gosse ne compte rien!' »42

Le père d´Annie Ernaux désirait une meilleure vie pour sa fille, il voulait qu´elle soit bien
éduquée, qu´elle ait tout le temps pour sa formation, que lui n’a pas pu avoir. Il était fier de sa
fille qui est montée sur l´échelle sociale. Comme il arrive habituellement, les rêves des
40
http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I11095690/annie-ernaux-la-place.fr.html
41
http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I11095690/annie-ernaux-la-place.fr.html
42
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 58
parents concernant la destiné de leurs enfants deviennent souvent une sorte d´obsession. Le
père se souvenait de son enfance, qu´il ne voulait pas identique pour sa fille, mais ayant été
élevé sévèrement pour bien travailler, il a aussi durement élevé son enfant pour qu’elle étudie
bien.

« Souvent, sérieux, presque tragique: 'Écoute bien à ton école!' Peur que cette faveur
étrange du destin, mes bonnes notes, ne cesse d´un seul coup. Chaque composition
réussie, plus tard chaque examen, autant de pris, l´espérance que je serais mieux que
lui. » 43

Des situations provoquées par la différence de langage ont davantage marqué la relation père-
fille. Le père avait honte de ne pas pouvoir parler un bon français, ses parents ne parlant que
le patois. Pour que sa fille ne connaisse jamais cette pudeur, il ne lui permettait pas de parler
autrement qu´en bon français. Mais des collisions qui avaient régulièrement lieu sont restées
gravées dans la mémoire d´Annie Ernaux, qui les a interprétées comme des torts injustes. La
fille s´est faite gronder par la maîtresse pour avoir utilisé des expressions non correctes et veut
alors reprendre son père et lui expliquer que ce qu´il dit ne se dit pas en langue propre. Celui-
ci est néanmoins furieux, très certainement dû à la honte.

« Je pleurais. Il était malheureux. Tout ce qui touche au langage est dans mon souvenir
motive de rancœur et de chicanes douloureuses, bien plus que l´argent. »44

D’un autre côté, plus elle a été érudite, plus elle s´est éloigné de son monde à lui. Peu à peu,
ils perdaient le contact et ne se comprenaient plus. Les barrages créés devenaient
insurmontables. Même si le père a tout fait pour que sa fille étudie, il ne comprenait pas ce
monde. Il n’a jamais considéré le travail intellectuel comme un vrai travail, comme un métier
comparable à un travail manuel. Car quand on travaille avec ses mains, on ne peut pas tricher,
et ce sera toujours plus dur que travailler avec sa tête. Et plus dur veut dire plus vrai.

« Il disait que j´apprenais bien, jamais que je travaillais bien. Travailler, c´était
seulement travailler de ses mains. »45

Il était fier que sa fille soit devenue institutrice, quelqu´un qui, dans sa couche sociale, était
considérée comme une personne savante, mieux que les autres.

43
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 74
44
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 64
45
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 81
Lorsque le père a vu le résultat de l´éducation de sa fille, il en était certainement fier mais il
ne le montrait pas. A la place, il se sentait davantage inférieur et avait honte que sa fille l´ait
dépassé par sa place sociale. Il ne lui racontait plus d‘histoires de sa vie qu´il jugeait trop
simple, même misérable pour elle, et elle ne lui racontait pas d‘histoires d´université qu´elle
jugeait trop compliquées et inintéressantes pour lui. Jusqu’au jour où ils ont arrêté de se
parler.

Comme Annie Ernaux le déclare dans l´émission télévisée Apostrophes, il lui a fallu travailler
sa mémoire. Et quand on lit La Place, on peut très bien imaginer l´auteur, assise, écrivant les
paragraphes suivant les souvenirs qui lui viennent à l´esprit, un souvenir enchaînant un autre.
C´est un processus naturel que l´on connaît aussi dans notre vie, quand on raconte une histoire
ou écrit son journal. Selon plusieurs indices énoncés dans l´œuvre ou dans l´émision
Apostrophes, on apprend que La Place n’est pas une excuse à son père. Il s´agit davantage
d’une tentative de réparation de leur relation, mais une réparation interne. Il ne s´agit pas d
´essayer d‘effacer les différences mais d´être capable de vivre avec. Il y a aussi une raison
plus prosaïque, c´est le désir de faire vivre la culture de son père.

4.4.4 La mobilité sociale dans la littérature


Le thème de mobilité sociale n´est bien évidemment pas un thème nouveau dans la littérature.
Nous pouvons le trouver dans différentes œuvres du XIXème siècle. Par exemple chez
Honoré de Balzac, notamment dans le roman Les Illusions perdues. Le personnage principal,
le jeune Lucien de Rubempré, est né dans une famille pauvre et sans les moyens grâce
auxquels il pourrait réaliser son rêve de devenir un poète célèbre à Paris. La mobilité sociale
progressive, celle que Lucien désire atteindre est, à l´époque du XIXème siècle, difficile à
réaliser. Il a une relation avec la comtesse de Bargeton qui l´aide à gagner une position dans le
beau monde de Paris. Mais la société parisienne n´accepte pas cette relation entre la comtesse
d‘une petite ville et son amant, venu de nulle part. Lucien reste quand même à Paris et essaie
de réussir, ce qu’il arrivera finalement à faire- en exploitant des gens de son alentour. Dans la
première moitié des Illusions perdues, la mobilité sociale est progressive, tout comme dans La
Place. Lucien grimpe sur l´échelle de la société, mais tout comme le père d´Annie Ernaux, il
ne sait pas s´y comporter, n‘étant pas le milieu dans lequel il a été élevé. Ces deux
personnages résolvent la situation de manières différentes. Alors que le père se présente plutôt
discrètement et se comporte de façon inférieure avec les gens de « sa » classe ou classe
supérieure, Lucien, lui, utilise son pouvoir de journaliste pour se tenir sous la lumière des
projecteurs, en faisant peur à ceux qui voudraient contester sa position. Son comportement a
bien sûr des conséquences, et à cause des intrigues, Lucien perd sa place dans la société. Dans
ce cas, on voit la mobilité sociale dépressive.

Il y a d´autres exemples dans la littérature du XIXème siècle, cette période étant riche en
romans avec la thématique de la réussite et la chute dans la société. Citons alors Le Rouge et
Le Noir de Stendhal. Dans cette œuvre, on suit la vie de Julien Sorel, né dans une famille de
charpentier, et tout comme le grand-père d´Annie Ernaux, le père de Julien supporte
également mal les gens qui utilisent leurs temps libre à lire. Idem pour La Place que pour
Rouge et Le Noir : on retrouve l´idée de l´éducation comme instrument de pouvoir pour
améliorer sa position sociale.

Dans la liste des œuvres dont l’un des thèmes importants est la mobilité sociale, nous ne
pouvons pas oublier de citer Bel Ami de Guy de Maupassant ou L´Assommoir d´Émile Zola.
La littérature du XIXème siècle nous offre souvent l´histoire d´un individu ambitieux qui est
soit voyou dès le début, soit qui devient corrompu au courant de l´histoire et dans plusieurs
cas, fini mal.

Quand nous regardons les œuvres plus récentes, on peut citer le roman autobiographique de
Romain Gary La Promesse de l´aube qui parle de l´amour maternel. Le héros de ce texte fini
par devenir « quelqu´un » suivant le souhait de sa mère ; et ceci par son travail fidèle sans les
intrigues ou abus de femmes bien placées. Il ne faut pas oublier bien sûr La Femme d´Annie
Ernaux, un livre qui rend hommage cette fois à la mère de l´auteur et qui reprend le thème de
la mobilité sociale.

4.5 L´effet des relations familiales sur l´œuvre d´Annie Ernaux

Dans le chapitre suivant, nous allons voir comment les relations familiales ont eu une
influence sur l´œuvre d´Annie Ernaux, La Place. Cet effet peut être divisé en deux parties. D
´abord du point de vue stylistique, où on reparlera aussi de l´écriture plate, déjà mentionnée,
qui est alors typique pour Annie Ernaux, puis nous allons aborder le point de vue thématique.

4.5.1 Le point de vue stylistique


Comme nous l‘avons mentionné précédemment, Annie Ernaux se lance alors dans un
nouveau style littéraire qui lui paraît plus correct pour pouvoir mieux présenter sa vie.
« L´écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j´utilisais en écrivant
autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles. »46

Ce style d´écriture est typique de toute l´œuvre d´Annie Ernaux. Dès le début, une certaine
simplicité est remarquable, les phrases sont courtes, claires, le français utilisé n´est pas
compliqué. Parfois on a l´impression de lire la carte postale d´un enfant, tant les phrases sont
sèches ou mêmes cruelles et choquantes par moments :

« Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l'après-midi. »47

Ce qu´Annie Ernaux écrit est souvent très dur, sans aucune idéalisation. Pour elle, il ne s´agit
ni de calomnier, ni de glorifier les personnages de ses livres. Les histoires se sont passées
comme cela, point. Le froid est non seulement palpable grâce à des descriptions de faits de
façon très sèche, mais aussi par un manque d´émotions. Dans La Place, par exemple, le seul
mot qui exprime une forte émotion « colère » se trouve au tout début, quand l´auteur vient de
passer ses épreuves de Capes. Le texte est ensuite privé d´émotions, même dans les relations
avec ses proches. Par exemple elle ne parle pas de « papa » et « maman », mais du « père » et
de la « mère », expressions plutôt distantes. Même si, dans la traduction tchèque de La Place
d´Anna Kareninová, on trouve au contraire les expressions « tatínek » et « maminka », qui ne
paraissent pas correspondre parfaitement au ton original.

Comme la majorité des œuvres d´Annie Ernaux est autobiographique et souvent sous la forme
d´un journal personnel, on dirait qu’elle n´a jamais eu personne à qui parler pendant sa vie.
Dans le texte, elle se présente aussi comme une personne qui écrit les lignes du livre et
communique. Mais plutôt que de communiquer avec le lecteur, elle parle à soi même, s
´explique. On peut même avoir l´impression que le texte n´était, à l’origine, pas destiné au
public, mais cett impression est certainement fausse, en tous cas dans le cas de La place.

« J´écris lentement. […] Naturellement aucun bonheur d´écrire, dans cette entreprise
où je me tiens au plus près des mots et des phrases entendues, les soulignant parfois par
des italiques. Non pour indiquer un double sens au lecteur […] »48

Effectivement, comme la relation avec ses parents n´a pas été très chaleureuse et que, dans le
cas du père, il y avait même des moments de crainte de ses réactions, Annie Ernaux a gardé

46
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 24
47
ERNAUX, Annie, La Honte, Paris, Gallimard, 2001, page 13
48
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 46
ses sentiments et ses pensées pour elle. C´est maintenant qu´elle raconte ses histoires, mais
même aujourd´hui, il ne lui est pas naturel de s´ouvrir émotivement, et à la place, elle nous
offre son regard, sans sentiments additionnels.

Etant déjà froide en expressions, Annie Ernaux ne s’étale pas non plus en détails personnels.
Dans le texte, aucun nom d´un des personnages principaux n´est utilisé. Il y a seulement une
situation qui l´oblige à exprimer le nom de sa mère et Annie Ernaux s´en abstient
élégamment : « Nouvelles cartes de visite, madame veuve A… D… ». 49 Quand elle parle de
son enfance, elle utilise les expressions L… pour Lillebonne ou Y… pour Yvetot. Par contre,
elle n´hésite pas à écrire Lyon ou Croix-Rousse en pleines lettres, car ces endroits ne lui sont
pas aussi proches que les villes de son enfance. Bien sûr que ceux qui s´intéressent peuvent
trouver très facilement les vrais noms avec les indices données, le but n’étant pas de cacher,
mais de faire réfléchir.

La répartition graphique inexistante est caractéristique. Annie Ernaux utilise très rarement - et
si oui, c´est toujours au passé - le discours direct. On ne trouve pas de répartition en chapitres,
le texte est divisé en paragraphes de longueurs très variables, d´une phrase ou plusieurs pages.
Les paragraphes ne s´enchaînent pas forcément, il s´agit plutôt d´une certaine mosaïque des
pensées et d‘événements, écrits comme ils viennent à l´esprit de l´auteur, paraît-il. Il y a des
moments où l´auteur nous montre ses pensées qui lui viennent à l´esprit pendant l´écriture :

« Tout le temps que j´ai écrit, je corrigeais aussi des devoirs, je fournissais des modèles
de dissertation, parce que je suis payée pour cela. »50

4.5.2 Le point de vue thématique


Par ailleurs, en dehors des similitudes superficielles dans le récit comme le cadre et les
personnages, les écrits d´Annie Ernaux tournent de façon obsessionnelle autour d´un noyau
central de questions et de préoccupations. Il s´agit des variations ou des modulations sur un
ensemble commun de thèmes. Il y a plusieurs thèmes importants dans la production d´Annie
Ernaux, mais il y a en a cinq essentiels, tous présents dans La Place. Leur importance dans les
œuvres est variable, mais ils sont présents en général dans toutes ses œuvres.

Premièrement, il s´agit bien sûr de la mobilité sociale, sur laquelle ce travail est ciblé. Le
mouvement d´une classe à une autre est une expérience commune pour ses personnages. En
49
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 21
50
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 113
fait, elle n´utilise pas d´expressions telles que la classe moyenne, elle préfère la classe
dominante pour ceux qui ont le capital, l‘éducation et le statut social ; et la classe dominée
pour ceux qui n´ont qu´un peu ou aucun capital, une éducation de base au plus et aucun statut
social. Dans La Place, on voit comment la mobilité sociale, déplacement du milieu dominé
vers le milieu dominant, est décrite comme une victoire et une perte en même temps. Une
victoire, parce que le personnage du père a acquit une liberté et a désormais une certaine
perspective d‘avenir, par exemple pour l´éducation de ses enfants. Mais aussi une perte, parce
qu´il n´appartient plus au milieu qu´il connaissait, auquel il était habitué et dans lequel il a
grandi. Il y a un sentiment fort de déracinement, parce qu´il est difficile, même impossible, de
s´adapter entièrement et d‘oublier ses origines. Il n´est plus sûr d‘où il vient, il sait seulement
à quelle classe il désire appartenir. Il a l´impression de perdre son identité s´il s´infiltre
complètement dans sa nouvelle position. La déchirure est bien visible quand Annie Ernaux
décrit la période durant laquelle son père travaillait à la raffinerie, comme ouvrier et en même
temps, était propriétaire d´un commerce où travaillait sa femme. La Place nous montre tous
ces symptômes du déplacement à travers les parents, notamment le père, le plus grand
mouvement connu étant dans les années 1920 ou 1930.

Deuxièmement, il y a la littérature, un thème de la vie d´Annie Ernaux, parce qu´elle la


conduit dès son enfance. La littérature est aussi comprise comme un certain décodeur de la
position sociale d´un individu. Dans La Place sont cités des œuvres littéraires ou des écrivains
tels que Proust ou Mauriac. A l´aide de la littérature, Annie Ernaux explique le taux d
´éducation de ses personnages, ici de son père. Elle est assez sévère, ne cache rien et refuse de
fabuler, les personnages sont réels et sans idéalisation, il n´y a que du mal ou que du bien. Ses
souvenirs sont un mélange de beaux après-midis de promenade, mais aussi des moments
embarrassants. Par exemple quand elle va avec son père à la bibliothèque d´Yvetot. Ils ne
savent pas tout de suite quel livre emprunter et le bibliothécaire leur en recommande certains.
Pour le père « un roman léger de Maupassant »51. Ils ont tellement honte d´y revenir que c
´est la mère qui doit rendre les livres.

Le troisième thème, lié très étroitement à la mobilité sociale, est l´éducation. Pour les
personnages d´Annie Ernaux, l´éducation est un moyen de transiter dans une classe sociale
supérieure. C´est grâce aux succès à l´école que les héros peuvent cibler plus haut dans leur
vie. Dans La Place, nous pouvons voir les deux variantes. Quand le père a 12 ans, il est retiré
de l´école avant les examens finaux par son père pour aller travailler à la ferme, comme les
51
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 112
autres membres de sa famille. Il a appris à lire et à compter mais il n‘a pas le temps de
recevoir une éducation propre, puisqu‘il manquait beaucoup l´école, en dépendance de la
charge de travail qu‘il fallait faire à la ferme. Contrairement à lui, Annie Ernaux a eu la
chance d´étudier et ainsi de devenir professeure. Cette chance lui a été offerte par son père qui
a voulu une meilleure vie pour son enfant, que celle qu´il a eu. Le prix que le père a dû payer
est la distance entre son monde et le monde de sa fille. Annie Ernaux présente et prouve alors
son idée que l´éducation permet à un individu d‘exploiter son potentiel.

Le thème suivant à mentionner et à ne surtout pas manquer, dans le cas de La Place, est le
langage. Il est de nouveau étroitement lié à un autre thème, l´éducation. Les différences entre
la langue propre et la langue parlée du père, le patois, sont régulièrement mises en avant dans
l‘œuvre. « citation ». Selon Annie Ernaux, la manière par laquelle on s´exprime nous classe
tout de suite dans tel ou tel milieu social. Considérons La Place comme une histoire de deux
personnes qui ne parlent pas la même langue et comprenons cette expression dans le sens
littéraire : le patois contre le français propre, mais aussi métaphorique - deux mondes
éloignés. Le langage est présenté comme un certain statut de succès et de pouvoir et permet de
définir la position d´un individu dans la société.

Les relations familiales sont le dernier thème répétitif dans les livres d´Annie Ernaux. Comme
l´auteur puise les sujets de ses œuvres dans sa propre vie, il est clair que les relations
familiales seront mises en question. La Place n´en est pas une exception. Tout comme la
mobilité sociale, le thème des relations familiales est omniprésent. La relation la plus évidente
est bien sûr le lien entre le père et sa fille, et il s´agit d‘un rapport compliqué en général. Dans
La Place, on observe cette relation dès le début et on voit l´évolution, comment ces deux
personnes s´éloignent de plus en plus.

Tous les sujets sont liés les uns aux autres et s´influencent réciproquement. Les œuvres
tournent autour de ces thèmes continuellement, et même si Annie Ernaux les travaille
répétitivement, sa production est toujours attirante pour les lecteurs. Les raisons sont
évidentes : primo, il s´agit de sujets actuels et chacun s´y retrouve personnellement, et
secundo : son style d´écriture est original et facile à comprendre pour les lecteurs non-
français.
5 Conclusion

Le travail que nous avons présenté a pour but de prouver que la situation sociale, notamment
la mobilité sociale, a influencé d´abord la vie d´Annie Ernaux et ses relation familiales, et par
conséquent, le style littéraire de cet auteur. Ce projet est d´autant plus intéressant qu´Annie
Ernaux est aussi connue pour son style d´écriture original, surnommé par elle-même l´écriture
plate.

Au début de ce travail, il fallait bien sûr nous familiariser avec le texte de La Place et répérer
les points les plus importants à étudier. Nous en avons trouvés trois : l´histoire sociale du père
d´Annie Ernaux, la mobilité sociale d´Annie Ernaux même et les conséquences sur la relation
entre la fille et son père.

Pour comprendre l´histoire sociale du père, nous avons dû étudier les circonstances
historiques de l´époque de son enfance et de sa jeunesse, qui l´ont formé. Le père était le
produit de son époque et du milieu social d´où il venait, et c’est seulement en ayant examiné
ces aspects que nous pouvions comprendre la nature de ce personnage. Peu à peu, plutôt
secrètement et sous forme de petites énonciations, nous nous sommes également familiarisé
avec l´histoire sociale d´Annie Ernaux, ce qui était plus délicat à comprendre, puisque c´est le
père qui est le personnage central du texte. Ensuite, en ayant examiné les effets sur la vie des
personnages, nous avons pu nous concentrer sur la communication entre leurs deux mondes et
leur relation. Ce que nous avons vu au premier coup d´œil, c´était un lien difficile, basé sur
une incompréhension réciproque.

Annie Ernaux étant une enfant unique, elle n´avait personne suffisamment proche qui la
comprenait et il est probable que ce fait se soit projeté dans sa production littéraire. Tel que
nous l‘avons vu dans le dernier point de l´analyse, la situation sociale différente des membres
de la famille a influencé, même inspiré, son œuvre.

« Il y a un ancien moi et il y a un nouveau moi. Et je crois que c´était ni la faute de mes


parents, je ne peux pas dire que c´était ma faute. Mais enfin, c´était comme ça. »52

C´est exactement cette attitude qui est intéressante chez l´auteur. Annie Ernaux n´essaie pas d
´accuser sa famille de cet éloignement, elle présente les choses telles qu´elles étaient.

52
http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I11095690/annie-ernaux-la-place.fr.html
« Un jour, avec un regard fier : Je ne t´ai jamais fait honte. » 53 Il s´agit du moment le plus
fort et le plus émouvant pour moi dans le livre ; car cette phrase exprime tout le fond de la
relation entre le père et Annie Ernaux. La peur du père de faire un faux-pas, d´embarasser soi-
même ou sa fille, et en même temps cette naïveté de penser qu´il a réussi cette tâche. Dans le
texte, cette énonciation est écrite de manière isolée, entre deux paragraphes, sans aucun autre
commentaire. Parce que la fille ne lui dit rien, même si elle doit penser le contraire de ce qu´il
vient de dire. Elle ne fait pas de commentaire parce qu´elle doit savoir tout l´amour qu’il
éprouvait pour elle, il a fait tout ce qu´il a jugé bien pour qu´elle ait une belle vie.

« Peut-être sa plus grande fierté, ou même, la justification de son existence: que j


´appartienne au monde qui l´avait dédaigné. »54

Pendant toute l´analyse, nous avons présenté des informations nécessaires pour pouvoir
répondre aux questions que nous nous sommes posé au début du travail. Nous avons expliqué
alors pourquoi nous sommes persuadés que l´œuvre d´Annie Ernaux est connectée à l
´environnement social et l´avons démontré à l´aide de son œuvre essentielle, La Place.

Il est aussi très probable que le style original d´écriture en ait été influencé. Ce fait a été
courtement mentionné à la fin de notre analyse, mais il s´agit d‘un thème plus large qui
dépasse les limites de ce travail et qui mériterait une nouvelle étude.

53
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 93
54
ERNAUX, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 1984, page 112
6 Bibliographie

Littérature primaire :
 ERNAUX, Annie, La Place, Paris, éd. Gallimard, 1984

Littérature secondaire :
 DUBY, Georges, Les temps nouveaux, Paris, éd. Librairie Larousse,1972
 ERNAUX, Annie, La Honte, Paris, éd. Gallimard, 2001
 ERNAUX, Annie, Místo, Praha, EWA Edition, 1995, traduction par Anna Kareninová
 ERNAUX, Annie, L´Écriture comme un couteau, Entretien avec Frédéric-Yves
Jeannet, éd. Stock, 2003
 KATRŇÁK, Tomáš, Třídní analýza a sociální mobilita, Brno, Centrum pro studium
demokracie a kultury, 2005
 ROBERT, Paul, Le Nouveau Petit Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de
la langue française, Paris, éd. Dictionnaires Le Robert - SEJER, 2007

Sites internet :
 http://www.gallimard.fr/ consulté le 04/02/2012
 http://www.cg86.fr/145-les-projets-economiques-structurants.htm consulté le
19/02/2012
 http://www.cned.fr/ consulté le 19/02/2012
 http://www.autofiction.org/index.php?category/Reperes-historiques consulté le
04/03/2012
 http://www.larousse.fr/encyclopedie/article/Laroussefr_-_Article/11000875 consulté
le 11/03/2012
 http://malagar.aquitaine.fr/?Le-prix-Francois-Mauriac consulté le 12/03/2012
 http://www.mairie-yvetot.fr/index.php?
option=com_content&view=article&id=130&Itemid=126 consulté le 26/03/2012

Vidéos :
 http://www.ina.fr/art-et-culture/litterature/video/I11095690/annie-ernaux-la-
place.fr.html consulté le 03/04/2012

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