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LES LIAISONS DANGEREUSES
LES LIAISONS DANGEREUSES
ou
LETTRES
Recueillies dans une Société, et publiées

pour r instruction de quelques autres.

Par M. C DE L...

J'ai vu les mœurs de mon temps, et j'ai publié ces lettres.

"
J. J. Rousseau, Préf. de '*
la Nouvelle Héloise.
PIERRE CHODERLOS DE LACLOS

LES LIAISONS
DANGEREUSES

Chronologie et préface
par
René Pomeau
professeur à la Sorbonne

GF
FLAMMARION
«> IV8I, FLAMMARION. Paris
SOMMAIRE BIOGRAPHIQUE

1741 (18 octobre) : Pierre- Ambroise Choderlos de Laclos


naît à Amiens.
1756-1763 : Guerre de Sept Ans.
1759 : Laclos entre à l'École d'artillerie de La Fère.

1763 : Il est affecté au régiment de Toul.

1765 : Promu lieutenant.

1766 : En garnison à Strasbourg.

1769 : En garnison à Grenoble.

1775 : En garnison à Besançon.

1777 : Installe à Valence une école d'artillerie.

1777 (19 juillet) : Débuts littéraires : son Emestine, opéra-


comique tiré d'un roman de Mme Riccoboni, est
sifflée.

1778 (6 février) Traité d'alliance entre la France


: et les
Insurgents d'Amérique, contre l'Angleterre.

1779 (30 avril) : Laclos est détaché à l'île d'Aix.

1780 (janvier- juin) : En permission à Paris.

1781 (décembre) : En permission à Paris, pour six mois.

1782 1(23 mars) : Publication des Liaisons dangereuses.

1783 : Laclos, affecté à La Rochelle pour la construc-


tion de l'Arsenal, séduit Marie-Soulange Duperré,
fille d'un > commissaire des guerres .

1784 (i''" mai) : Dans un village des environs, Mlle Du-


perré donne le jour à un fils : celui-ci, officier comme
6 LES LIAISONS DANGEREUSES

son père, tombera au champ d'honneur pendant la


campagne de France, en 1814.
1784 Sujet de concours propose par l'Académie de
:

Châlons-sur-Marnc Quels seraient les meilleurs :

moyens de perfectionner l'éducation des femmes? »

Laclos commence à rédiger une réponse; ses notes


seront publiées en 1904.

1785 (22 juin) : Laclos membre de l'Académie de La Ro-


chelle.

1786 mai)
(3 Épouse Mlle Duperré et reconnaît son
:

fils.Publie une Lettre à de r Académie française MM.


sur l'éloge de Vaubatiy qui lui vaut un blâme du ministre
de la Guerre.

1788 Quitte l'armée et entre au service du duc d'Or-


:

léans comme secrétaire des commandements Nais- '


.

sance de Soulange, second enfant de Laclos.

1789 Laclos âme du parti d'Orléans


: .

(21 octobre) Accompagne le duc d'Orléans à


Londres.

1790 (10 juillet) : Le duc d'Orléans et Laclos rentrent à


Paris.
(21 novembre) : Membre du club des Jacobins. Publie le
Journal des amis de la Constitution.

1792 septembre) Commissaire du ministère de la :

Guerre à Châlons-sur-Marne, s'efforce de coordonner


les mouvements des armées de Luckncr, Kcllermann
Dumouriez.
et
(novembre) A Toulouse, chef d'état-major de l'armée des
:

Pyrénées avec le grade de général.

1793 (r
"
avril) : Apres la trahison de Dumouriez, arrête
comme orléaniste.
(10 mai; Consigné chez lui, sous
: la sur\'eillancc d'un
garde,
(août-octobre, expériences sur le : boulet creux > à La
Fère et à Mcudon.
(5 novembre) : Nouvelle arrestation.
(7 novembre) : Exécution du duc d'Orléans.

1794 9 avril) Croyant son exécution imminente, Laclos


:

une lettre d'adieu à sa femme.


écrit
(3 décembre) Libéré. :
SOMMAIRE BIOGRAPHIQUE 7

1795 : Adresse au Comité de Salut public un mémoire


De la guerre et de la paix.

(4 juin) Naissance de Charles, son troisième enfant.


:

N*ayant pas obtenu sa réintégration dans l'armée, il est


nommé secrétaire général des Hypothèques.
1800 (16 janvier) Partisan de Bonaparte, il est réintégré
:

dans l'armée, sur ordre du Premier Consul, avec le


grade de général d'artillerie.
(mai) Affecté à l'armée du Rhin, il fait la guerre pour la
:

première fois,
(août) Affeaé à l'armée d'Italie. Campagne dans la
:

plaine du Pô, jusqu'à Milan.

1801 (août) : De retour à Paris. Siège dans le Comité


d'artillerie.

1803 (avril) Affeaé à Tarente, quartier général des


:

armées françaises d'Italie du Sud.


(5 septembre) Mort de Laclos. Sa tombe, dans une île
:

de la rade de Tarente, fut violée et détruite en 1815,


lors du retour des Bourbons.
PRÉFACE

Une nouvelle guerre commençait. Louis XV'I s'était


laisse convaincre de soutenir les Amcricams insurges
contre l'Angleterre. De nouveau, la flotte de Sa Majesté
britannique croisait, menaçante, sur les côtes françaises de
l'Atlantique. En hâte on travaillait à renforcer les défenses.
Le 10 mai 1779, une commission d'ofliciers inspecta
l'île d'Aix, couverture du port militaire de Rochefort :

on ne retrouva, enfouis dans le sable, que quelques débris


d'un fortin, détruit vingt ans plus tôt par un commando
anglais. On décida donc d'élever, sur le même emplace-
ment, un ouvrage bien pourvu d'artillerie, servi par cinq
cents hommes. Pour diriger les travaux et commander la
p)osition, fut désigné un officier noté comme intelligent »
'
:

le capitaine Choderlos de Laclos.


Tenait-il enfin, cet obscur, la grande chance de sa
carrière? Il allait avoir à expérimenter une nouveauté
prônée par l'avant-garde de la recherche militaire : il

construisait un fort perpendiculaire


- et non pas à la
>,

Vauban; les canons seraient montés sur des atfûts d'un


modèle inédit. A lui, la gloire de démontrer au Ministère,
plus que réticent, l'eflicacité de ces innovations. Que la
flotte anglaise consente seulement à attaquer!
Des mois passent. Aucun navire ennemi ne se montre sur
l'horizon. Laclos s'ennuie dans son île, trop myope, trop
géomètre pour s'intéresser au grand spectacle de la mer et
du ciel. Il va tenter une autre voie. Prenant pour sujct une
guerre qui, ne chôme pas, celle de l'homme et de la
elle,
Femme, il met à écrire l^s Liaisons dangereuses.
se
Entre une grande iruvre et l'homme qui la créa, la
relation n'apparaît jamais nécessaire. Ces Liaisons, un
accident dans la vie de Laclos, qui n'essuya ensuite que
des échecs. Sous la Révolution, ses intrigues en faveur
PRÉFACE 9

du duc d'Orléans n'installèrent pas ce prince sur le trône


vacant, mais le conduisirent lui-même en prison, à deux
doigts de la guillotine. Il laissa inachevé un traité sur
V Education des femmes, esquissa à peine l'idée d'un second
roman. AValmy, il joua un rôle important, mais en cou-
lisse; ses expériences sur le boulet creux » (l'obus) ne lui
<<

valurent pas la gloire, et il mourut à Tarente, général


obscur en dépit de la faveur de Bonaparte.
Mais il était l'auteur des Liaisons dangereuses. C'est à
cause de ce livre que Stendhal sous-lieutenant lui « fit
sa cour », dans la loge de l'État-Major, à la Scala de Milan.
Contre ce roman, le comte de Tilly, émigré, naguère
émule de Valmont, s'emporte « un de ces météores
:

désastreux qui ont apparu sous un ciel enflammé ->,

note-t-il en ses Mémoires. Non qu'un tel ouvrage fût


à son époque insolite : les Crébillon fils, les Dorât, et bien
d'autres, avaient multipUé les scènes de la vie libertine.
Mais il est vrai qu'au firmament du siècle nul astre ne
brilla d'un plus vif éclat de scandale.
On se récria contre les mœurs dépeintes en ce livre : elles
n'étaient que trop vraies. Laclos s'est-il inspiré, comme le
lui fait dire Tilly, de telle ou telle anecdote appartenant
à la chronique scandaleuse de Grenoble, où il fut en gar-
nison pendant six ans ? Il est certain, en tout cas, qu'il put
connaître autour de lui des épisodes plus ou moins ana-
logues à ceux de son roman. Il dénonçait un monde qui
ne le lui pardonna pas. Le scandale se répercutera jus-
qu'à nos jours, par l'adaptation cinématographique :

nous avons vu, dans le film de Vadim et Vailland, les


marquises et vicomtes de Laclos devenir actionnaires des
« Laminoirs de Moselle », des « Affréteurs réunis »,
et chargés de mission à l'O. N. U., sans pour autant chan-
ger de mœurs. Quiconque détaille ainsi les vices de
certaine " bonne société » doit s'attendre à des réactions
de colère : on l'accusera de se complaire dans l'immora-
lité.
Au fait, dessein de Laclos? Pervertir ses
quel était le
lecteurs par des peintures libertines ? Écrire le roman du
Mal ? Ou un roman de lutte des classes ?
Ce militaire romancier a un tour d'imagination galant.
Les exploits d'alcôve n'ont rien qui lui répugne. Tel livre,
tel homme? Après le scandale des Liaisons, il fera scan-
dale à La Rochelle en séduisant et engrossant Mlle Du-
perré, jeune fille de bonne famille. Mais l'analogie avec
Valmont s'arrête là non seulement Laclos refuse de
:
10 LES LIAISONS DAN

recourir aux procédés que met en œuvre son libertin,


mais il s'évertue à se faire maintenir comme oHicier à
La Rochelle, où il n'a que faire, jusqu'à ce qu'il épouse la
mère de son fils. Ensuite, il fut excellent mari, et à l'occa-
sion père de famille sensible, dans le goût de Diderot et
' •

de Greuze.
Depuis Baudelaire, il est de bon ton d'évoquer Satan à
propos des Liaisons. Laclos aurait démystifié l'entreprise
amoureuse, infernale par nature en conséquence du péché
originel. Son livre serait moral conmie peinture de
l'homme né pour le Mal. Il se situerait au niveau du
« Mal se connaissant, supérieur au Mal s'ignorani
Placé sous un éclairage aussi romantique, l'ouvrage se
prête à de brillants exercices de st>'le. Une objection :

Laclos, athée convaincu, ne croit pas plus à l'enfer qu'au


ciel, ou à l'immortalité de l'âme. Les spéculations sur le
Mal métaphysique n'ont aucun charme pour un esprit
aussi précis que le sien. Vadim a introduit dans ses
images un thème du feu; la Merteuil cinématographique
est au dénouement défigurée par un coup de brûlure
d'apparence assez satanique. Mais à la sienne Laclos
avait inoculé tout bonnement la petite vérole.
Faut-il alors concevoir qu'officier subalterne insuffisam-
ment né (trois quartiers de noblesse au lieu de quatre)
I '»

il se venge d'une aristocratie qui s'adjuge les plus jolies


femmes grades les plus élevés ? Baudelaire et Roger
et les
Vailland ont attiré l'anention sur le fait que la viaime de
Valmont, Mme
de Tourvel, femme d'un président de
Parlement, appartient à cette couche supérieure de la
bourgeoisie qu'était la noblesse de robe. Laclos s'est-il
proposé d'émouvoir notre sympathie pour cette touchante
bourgeoise, au détriment de l'affreux vicomte? Mais
nulle dénivellation sociale n'apparaît entre la présidente
et les autres personnages. Elle est du même monde que la
tante de Valmont et que Valmont; elle possède une for-
tune mieux assise que celle de la marquise de Merteuil,
qui perd tous ses biens dans un procès.
Au reste, vers 1780, les deux aristocraties, de robe et de
cour, mêlées depuis longtemps par des mariages profi-
tables aux deux parties, se sont alliées étroitement dans la
lutte p>our la défense de leurs privilèges. La campagne pour
la suppression des Parlements Maupcou (institution
" progressiste •), et pour la restauration des anciens Par-

lements ^desquels sans aucun doute fait partie le président


de Tourvel), vient d'être menée, victorieusement, par le
I

PRÉFACE I

chef de fronde aristocratique, le prince de Conti. Dans


la
la lutte des classes de l'Ancien Régime finissant, Parle-
ments et haute noblesse sont du même côté; ou plutôt
ils sont la même classe. Si Laclos a marié son héroïne

vertueuse à un président à mortier, c'est qu'il la voulait


prude, et que dans cette partie de l'aristocratie les mœurs
étaient demeurées plus austères.
On regrette de devoir accueillir avec scepticisme les
déclarations d'intention de sa préface. Laclos s'y pose
en auteur, non pas moral au sens de Baudelaire, mais
moralisant à la manière de Rousseau. Son ouvrage pré-
senterait l'utilité de prévenir les jeunes personnes du
sexe, et les moins jeunes, contre les mauvaises fréquenta-
tions. N'a-t-il pas en son temps obtenu l'approbation
de deux évêques? Qui contestera que les méchants
finissent par y être punis? Mais punition pour une part
imputable au hasard, incomplète en outre en ce que, le
livre refermé, on garde le souvenir séduisant de cette
Merteuil, de ce Valmont, si supérieurs aux honnêtes
gens du récit. Comment oublier que les lettres les plus
étincelantes du recueil sortent de la plume de ces deux
libertins ?
En eux Laclos a mis toutes ses complaisances d'écri-
vain. Sous le nom de ses autres personnages il pastiche
la fausse ingénue, le jeune homme « sentimentaire »,
l'ecclésiastique, le laquais, la mère de jeune fille à marier,
la vieille dame, la femme passionnée. Seule sa Merteuil,
son Valmont écrivent de son encre avec eux il trace ces
:

phrases sèchement élégantes, spirituellement logiques,


d'une ironie qui fait mouche sans y toucher. Il va jusqu'à
leur prêter ses dons de mimétisme : comme lui ils
excellent à pasticher les lettres des autres, de ces " espèces »
qu'ils méprisent. N'aurait-il pas choisi comme protago-
nistes des libertins parce que ceux-ci seulement pou-
vaient s'exprimer en ce style qu'il aime? A
l'origine de
l'œuvre il y eut, chez ce capitaine bel esprit vivant parmi
une humanité grossière de soldats et de pêcheurs, le
plaisir de bien écrire, et celui d'entrelacer, serré comme un
plan de feux, le réseau de ces lettres dont chacune porte
coup.
Ce Rousseau déteste le pathos. Ce qui lui
disciple de
tient à cœur, il en creux. On pourrait s'étonner
le laisse
qn'il écarte si complètement de son roman ce qui était
force vive en la société de son temps ces bourgeois,
:

« philosophes sans le savoir bons pères, bons citoyens.


>,
12 LES LIAISONS DANGERFISES

gens d'affaires éclairés


«
.On rêve d'une socieic en tous
points opposée à celle-ci qui laisse les Vraiment sans
emploi, sans princip)es de vie collective auxquels ils
puissent adhérer. Par malheur, ces valeurs d'un monde
naissant ne savaient parler qu'un langage ampoule.
Laclos n'entend que trop autour de lui déclamer la vertu,
civique ou familiale. Adepte lui aussi de cette vertu, il
préfère qu'elle se taise. Dans Les Liaisons dangereuses, le
styliste a imposé silence au révolutionnaire orléaniste.
Et ce styliste est en garde contre les méfaits littéraires
du sentiment. La Julie de Rousseau, dès la lettre quatre,
entamait le grand air de la passion :Ne m'as-tu pas trop
entendue... '
Madame de Tourvel, passionnée timide,
ne se déclare qu'après la chute. Mais alors ses mots brû-
lants bouleversent. Elle s'est perdue, et le sait, et y
consent. A elle d'ouvrir le cinquième acte de la tragédie :

« Le voile est déchiré. Madame, sur lequel était pcmtc

l'illusion de mon bonheur. • De Baculard d'Arnaud,


Laclos est remonté vers Racine.
Les Liaisons n'ont de sens que parce que, désavoué,
bafoué, l'amour n'en est pas moins présent au cœur de
Valmont. Mme de Merteuil ne s'y trompait pas il aime,
:

et « comme un fou la Tourvel ; celle-ci ne se laissait pas


',

totalement abuser par une illusion d'amoureuse quand elle


se flattait d'atteindre le coin resté vivant en cette âme
desséchée. Mais Valmont a honte d'aimer, sunout sous le
regard railleur de la marquise; pour elle comme p>our lui-
même, il déguise ce qu'il sent en une banale entreprise de
séduction. Il souligne complaisamment la < pureté de
méthode » de ses démarches, bien qu'il ne suive aucune
«'méthode », se contentant, en homme expérimente, de
saisir les occasions. Il a beau répéter que, comme à l'or-
dinaire, le cœur reste étranger à l'affaire : la terrible mar-
quise n'en croit rien. Aimerait-elle Valmont? Elle est si
peu femme, cette créature habituée à prendre dans les
aventures galantes l'initiative. Il lui échappe pourtant
d'avouer qu'au temps de sa liaison avec le vicomte elle
fut " heureuse, parfaitement heureuse . Elle est femme
au moins par l'atroce jalousie. Elle la déteste, cette Tour-
vel que Valmont lui préfère, qui est vertueuse, et naturelle,
et a peut-être dix ans de moins qu'elle. Elle la détruira,
par la main de son amant. Celui-ci s'était bien gardé de
suivre les conseils perfides que lui prodiguait sa complice.
Mais enfin, pris par la vanité, il envoie à sa présidente
l'insultant billet à refrain.
PRÉFACE 13

Il croyait réitérer seulement une expérience identique

à l'affront devant l'Opéra : par ce cruel exercice, il s'as-


surait de son emprise sur cette femme qu'il aime, en
même temps qu'il se persuadait que son indépendance de
libertin demeurait intacte, et qu'il en fournissait la
démonstration à Mme de Merteuil. Ayant frappé ce
nouveau coup, il attend. Comme précédemment, sa vic-
time va lui revenir, implorante; et ils renoueront. Mais
Mme de Tourvel se tait. Mme de Tourvel ne reprendra
la parole que démente. Valmont désespéré s'aperçoit
que cette femme qu'il voulait faire souffrir, il l'a tuée.
Le mot clé de l'œuvre, c'est le cri du libertin à Dan-
ceny tenté par la carrière de l'homme à bonnes fortunes :

« Ah! croyez-moi, on n'est heureux que par l'amour! »

Laclos a établi cette vérité par la preuve inverse.


Du rousseauisme implicite, l'auteur des Liaisons
serait-il,avec l'âge, passé à la prédication directe? En
1801, il armonce le projet d'un second roman, destiné à
« rendre populaire cette vérité qu'il n'existe de bonheur

que dans la famille ». On pouvait craindre le pire. Mais la


Destinée lui fut indulgente il mourut avant d'avoir eu le
:

temps d'enrichir la Bibliothèque rose.

René Pomeau.
AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR

Nous croyons devoir prévenir le public, que, malgré


le litre de cet ouvrage et ce qu'en dit le rédacteur dans
sa préface, nous ne garantissons pas l'authenticité de ce
recueil et que nous avons même de fortes raisons de
penser que ce n'est qu'un roman.
Il nous semble de plus que l'auteur, qui paraît pour-

tant avoir cherché la vraisemblance, l'a détruite lui-même


et bien maladroitement par l'époque où il a placé les
événements qu'il publie. En effet, plusieurs des person-
nages qu'il met en scène ont de si mauvaises mœurs, qu'il
est impossible de supposer qu'ils aient vécu dans notre
siècle; dans ce siècle de philosophie, où les lumières,
répandues de toutes parts, ont rendu, comme chacun
sait, tous les hommes si honnêtes et toutes les femmes si
modestes et si réservées.
Notre avis est donc que si les aventures rapportées
dans cet ouvrage ont un fond de vérité, elles n'ont pu
arriver que dans d'autres lieux ou dans d'autres temps;
et nous blâmons beaucoup l'auteur, qui, séduit appa-
remment par l'espoir d'intéresser davantage en se rap-
prochant plus de son siècle et de son pays, a osé faire
paraître sous notre costume et avec nos usages, des
mœurs qui nous sont si étrangères.
Pour préserver au moins, autant qu'il est en nous, le
lecteur trop crédule de toute surprise à ce sujet, nous
appuierons notre opinion d'un raisonnement que nous
lui proposons avec confiance, parce qu'il nous paraît vic-
torieux et sans réplique; c'est que sans doute les mêmes
causes ne manqueraient pas de produire les mêmes effets,
et que cependant nous ne voyons point aujourd'hui de
demoiselle, avec soixante mille livres de rente, se taire
religieuse, ni de présidente, jeune cl jolie, mourir de
chagrin.
PRÉFACE DU RÉDACTEUR

Cet ouvrage, ou plutôt ce recueil, que le public trou-


vera peut-être encore trop volumineux, ne contient pour-
tant que le plus petit nombre des lettres qui compo-
saient la totalité de la correspondance dont il est extrait.
Chargé de mettre en ordre par les personnes à qui
la
elle était parvenue, et que je savais dans l'intention de
la publier, je n'ai demandé, pour prix de mes soins, que
la permission d'élaguer tout ce qui me paraîtrait inutile;
et j'ai tâché de ne conserver en effet que les lettres qui
m'ont paru nécessaires, soit à l'intelligence des événe-
ments, soit au développement des caractères. Si l'on
ajoute à ce léger travail, celui de replacer par ordre les
lettres que j'ai laissé subsister, ordre pour lequel j'ai
même presque toujours suivi celui des dates, et enfin
quelques notes courtes et rares, et qui, pour la plupart,
n'ont d'autre objet que d'indiquer la source de quelques
citations, ou de motiver quelques-uns des retranche-
ments que je me suis permis, on saura toute la part que
j'ai eue à cet ouvrage. Ma mission ne s'étendait pas plus
loin * .

J'avais proposé des changements plus considérables,


et presque tous relatifs à la pureté de diction ou de
style, contre laquelle on trouvera beaucoup de fautes.
J'aurais désiré aussi être autorisé à couper quelques lettres
trop longues, et dont plusieurs traitent séparément, et
presque sans transition, d'objets tout à fait étrangers
l'un à l'autre. Ce travail, qui n'a pas été accepté, n'aurait

* Je dois prévenir aussi que j *ai supprimé ou changé tous les noms des
personnes dont il est question dans ces lettres et que si, dans le nombre de
ceux que je leur ai substitués, il s'en trouvait qui appartinssent à quelqu'un,
ce serait seulement une erreur de ma part, et dont il nefaudrait tirer aucune
conséquence.
l6 LES LIAISONS DANGEREUSES

pas suffi sans doute pour donner du mente à l'ouvrage,


mais en aurait au moins ôté une panic des défauts.
On m'a objecté que c'étaient les lettres mêmes qu'on
voulait faire connaître, et non pas seulement un ouvrage
fait d'après ces lettres; qu'il serait autant contre la vrai-
semblance que contre la vérité, que de huit à dix per-
sonnes qui ont concouru à cette correspondance, toutes
eussent écrit avec une égale pureté. Et sur ce que j'ai
représenté que, loin de là, il n'y en avait au contraire
aucune qui n'eût fait des fautes graves, et qu'on ne
manquerait pas de critiquer, on m'a répondu que tout
lecteur raisonnable s'attendait sûrement à trouver des
fautes dans un recueil de lettres de quelques particuliers,
puisque dans tous ceux publiés jusqu'ici de différents
auteurs estimés, et même de quelques Académiciens,
on n'en trouvait aucun totalement à l'abri de ce repro-
che. Ces raisons ne m'ont pas persuadé, et je les ai
trouvées, comme je les trouve encore, plus faciles à don-
ner qu'à recevoir; mais je n'étais pas le maître, et je me
suis soumis. Seulement je me suis réser\'é de protester
contre, et de déclarer que ce n'était pas mon avis ce que;

je fais en ce moment.
Quant au mérite que cet ouvrage peut avoir, peut-
être ne m'appartient-il pas de m'en expliquer, mon
opinion ne devant ni ne pouvant influer sur celle de
pcrsorme. Cependant ceux qui, avant de commencer une
lecture, sont bien aises de savoir à peu près sur quoi
compter, ceux-là, dis-je, peuvent continuer les autres
:

feront mieux de passer tout de suite à l'ouvrage même;


ils en savent assez.

Ce que je puis dire d'abord, c'est que si mon avis a été,


comme j'en conviens, de faire paraître ces lettres, je suis
pourtant bien loin d'en espérer le succès et qu'on ne
:

prenne pas cette sincérité de ma part pour la mcxiestie


)ouce d'un auteur; car je déclare avec la même franchise
que, si ce recueil ne m'avait pas paru digne d'être offert
au public, je ne m'en serais pas occupé. Tâchons de
concilier cette apparente contradiction.
Le mérite d'un ouvrage se compose de son utilité ou
de son agrément, et même de tous deux, quand il en est
susceptible :mais le succès, qui ne prouve pas toujours
le mérite, tient souvent davantage au choix au sujet qu'à
son exécution, à l'ensemble des objets qu'il présente,
qu'à la manière dont ils sont traités. Or ce recueil conte-
nant, comme son titre l'annonce, les lettres de toute une
PRÉFACE DU RÉDACTEUR I7

société, y règne une diversité d'intérêt qui affaiblit


il

celui du De plus, presque tous les sentiments


lecteur.
qu'on y exprime, étant feints ou dissimulés, ne peuvent
même exciter qu'un intérêt de curiosité toujours bien
au-dessous de celui de sentiment, qui, surtout, porte
moins à l'indulgence, et laisse d'autant plus apercevoir
les fautes qui s'y trouvent dans les détails, que ceux-ci
s'opposent sans cesse au seul désir qu'on veuille satis-
faire.
Ces défauts sont peut-être rachetés, en partie, par une
qualité qui tient de même à la nature de l'ouvrage :

c'est la variété des styles; mérite qu'un auteur atteint


difficilement, mais qui se présentait ici de lui-même, et
qui sauve au moins l'ennui de l'uniformité. Plusieurs
personnes pourront compter encore pour quelque chose
un assez grand nombre d'observations, ou nouvelles, ou
peu connues, et qui se trouvent éparses dans ces lettres.
C'est aussi là, je crois, tout ce qu'on y peut espérer d'agré-
ments, en les jugeant même avec la plus grande faveur.
L'utilité de l'ouvrage, qui peut-être sera encore plus
contestée, me paraît pounant plus facile à établir. Il me
semble au moins que c'est rendre un service aux mœurs,
que de dévoiler les moyens qu'emploient ceux qui en
ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont
de bonnes, et je crois que ces lettres pourront concourir
efficacement à ce but. On y trouvera aussi la preuve et
l'exemple de deux vérités importantes qu'on pourrait
croire méconnues, en voyant combien peu elles sont
pratiquées l'une, que toute femme qui consent à rece-
:

voir dans sa société un homme sans mœurs, finit par en


devenir la victime; l'autre, que toute mère est au moins
imprudente, qui souffre qu'un autre qu'elle ait la confiance
de sa fille. Les jeunes gens de l'un et de l'autre sexe,
pourraient encore y apprendre que l'amitié que les per-
sormes de mauvaises mœurs paraissent leur accorder si
facilement, n'est jamais qu'un piège dangereux, et aussi
fatal à leur bonheur qu'à leur vertu. Cependant l'abus,
toujours si près du bien, me paraît ici trop à craindre; et,
loin de conseiller cette lecture à la jeunesse, il me paraît
très important d'éloigner d'elle toutes celles de ce genre.
L'époque, où celle-ci peut cesser d'être dangereuse et
devenir utile, me paraît avoir été très bien saisie, pour
son sexe, par une bonne mère qui non seulement a de
l'esprit, mais qui a du bon esprit. « Je croirais ),me
disait-elle, après avoir lu le manuscrit de cette corres-
l8 LES LIAISONS DANGEREUSES

pondancc, rendre un vrai scn'icc à ma fille, en lui


donnant ce livre le jour de son mariage. Si toutes les
mères de famille en pensent ainsi, je me féliciterai éter-
nellement de l'avoir publié.
Mais, en partant encore de cette supposition favora-
ble, il me semble toujours que ce recueil doit plaire à
peu de moi)de. Les hommes et les femmes dépravés
auront intérêt à décrier un ouvrage qui peut leur nuire;
et comme ils ne manquent pas d'adresse, peut-être
auront-ils celle de mettre dans leur parti les rigoristes,
alarmés par le tableau des mauvaises mœurs qu'on n'a
pas craint de présenter.
Les prétendus esprits forts ne s'intéresseront point à
une femme dévote, que par cela même ils regarderont
comme une femmelette, tandis que les dévots se fâche-
ront de voir succomber la vertu, et se plaindront que la
Religion se montre avec trop peu de puissance.
D'un autre côté, les personnes d'un goût délicat seront
dégoûtées par le st^ie trop simple et trop fautif de
plusieurs de ces lettres, tandis que le commun des lec-
teurs, séduit par l'idée que tout ce qui est imprimé est
le fruit d'un travail, croira voir dans quelques autres
la manière peinée d'un auteur qui se montre derrière
le personnage qu'il fait parler.
on dira peut-être assez généralement, que
Enfin,
chaque chose ne vaut qu'à sa place; et que si d'ordinaire
le style trop châtié des auteurs ôte en effet de la grâce
aux de société, les négligences de celles-ci devien-
lettres
nent de véritables fautes, et les rendent insupportables,
quand on les livre à l'impression.
J'avoue avec sincérité que tous ces reproches peuvent
être fondés je crois aussi qu'il me serait possible d'y
:

répondre, et même sans excéder la longueur d'une pré-


face. Mais on doit sentir que, pour qu'il fût nécessaire
de répondre à tout, il faudrait que l'ouvrage ne pût
répondre à rien; et que si j'en avais jugé ainsi, j'aurais
supprimé à la fois la préface et le livre.
PREMIÈRE PARTIE

LETTRE PREMIÈRE
CÉCILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY
aux Ursulines de...

Tu vois, ma bonne amie, que je tiens parole, et que les


bonnets et les pas tout mon temps;
pompons ne prennent
il m'en restera toujours pour toi. J'ai pourtant vu plus

de parures dans cette seule journée que dans les quatre


ans que nous avons passés ensemble; et je crois que la
superbe Tanville * aura plus de chagrin à ma première
visite, où je compte bien la demander, qu'elle n'a cru
nous en faire toutes les fois qu'elle est venue nous voir
in fiocchi. Maman m'a consultée sur tout ; elle me traite
beaucoup moins en pensionnaire que par le passé. J'ai
une femme de chambre à moi; j'ai une chambre et un
cabinet dont je dispose, et je t'écris à un secrétaire très
joli, dont on m'a remis la clef, et où je peux renfermer
tout ce que veux. Maman m'a dit que je la verrais tous
je
les jours à son lever; qu'il suffisait que je fusse coiifée
pour dîner, parce que nous serions toujours seules, et
qu'alors elle me dirait chaque jour l'heure où je devrais
l'aller joindre l'après-midi. Le reste du temps est à ma
disposition, et j'ai ma harpe, mon dessin et des livres
comme au couvent; si ce n'est que la mère Perpétue n'est
pas là pour me gronder, et qu'il ne tiendrait qu'à moi
d'être toujours à rien faire mais comme je n'ai pas ma
:

Sophie pour causer et pour rire, j'aime autant m'occuper.


Il n'est pas encore cinq heures; je ne dois aller retrou-

ver Maman qu'à sept voilà bien du temps, si j'avais


:

quelque chose à te dire Mais on ne m'a encore parlé de


!

rien; et sans les apprêts que je vois faire, et la quantité


d'ouvrières qui viennent toutes pour moi, je croirais qu'on
ne songe pas à me marier, et que c'est un radotage

Fenstonnaire du même couvent ^


20 LB8 LIAISONS DANGEREUSES

de plus de la bonne Joséphine*. Cependant Maman m'a


dit si souvent qu'une demoiselle devait rester au couvent
jusqu'à ce qu'elle se mariât, que puisqu'elle m'en fait
sortir, il faut bien que Joséphine ait raison.

Il vient d'arrêter un carrosse à la porte, et Maman me

. fait dire de passer chez elle tout de suite. Si c'était le


f*^\ Monsieur? Je ne suis pas habillée, la mam me tremble et
VCi^i^ le cœur me bat. J'ai demandé à la femme de chambre si

kelle savait qui était chez ma mère : Vraiment, m'a-t-ellc


^ dit, c'est M. C***. •
Et elle riait. Oh ! je crois que c'est
lui. Je reviendrai sûrement te raconter ce qui se sera
passé. Voilà toujours son nom. Il ne faut pas se faire
attendre. Adieu, jusqu'à un petit moment.
Comme tu vas te moquer de la pauvre Cécile Oh j'ai ! !

été bien honteuse Mais tu y aurais été attrapée comme


!

moi. En entrant chez Maman, j'ai vu un monsieur en noir,


debout auprès d'elle. Je l'ai salué du mieux que j'ai pu,
et suis restée sans pouvoir bouger de ma place. Tu juges
combien je l'examinais " Madame •, a-t-il dit à ma mère,
!

en me saluant, voilà une charmante demoiselle, et je


«

sens mieux que jamais le prix de vos bontés. A ce pro- >

pos si positif, il m'a pris un tremblement tel, que je ne


pouvais me soutenir; j'ai trouvé un fauteuil, et je m'y
suis assise, bien rouge et bien déconcertée. J'y étais à
peine, que voilà cet homme à mes genoux. Ta pauvre
^
''
Cécile alors a perdu comme a dit AÎaman,
la tête; j'étais,
^]ï me suis levée en jetant un cri per-
tout effarouchée. Je
y V çant;... tiens, comme ce jour du tonnerre. Maman est
V1< partie d'un éclat de rire, en me disant Eh bien! : <•

' ^ ^Lx}u 'avez- vous? Asseyez-vous et donnez votre pied à


\^ Monsieur. effet, ma chère amie, le monsieur était
>< En
"(^ un cordonnier. Je ne peux te rendre combien j'ai été hon-
teuse par bonheur il n'y avait que Maman .4iLttûiMlUC>
:

âuand je serai mariée, ic-^ocjncscrviraLplus de ccair-


onmer-là^
Conviens que nous voilà bien savantes Adieu. Il est !

près de six heures, et ma femme de chambre dit qu'il


faut que je m'habille. Adieu, ma chère Sophie je l'aime !

comme si j'étais encore au couvent.


P. S. Je ne sais par qui envoyer ma lettre ainsi :

j'attendrai que Joséphine vienne.

PanSi ce j août //**.

* Touriirt du cottvtnt.
LETTRE II 21

LETTRE II

LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT


au château de...

Revenez, mon
cher vicomte, revenez que faites-vous, :

que pouvez-vous faire chez une vieille tante dont tous ^


les biens vous sont substitués? Partez sur-le-champ i'^ j\f !
.

besoin de vous. Il m'est venu une excellente idée, et je^^ >-(


veux bien vous en confier l'exécution. Ce peu de mots ^U-
/
devrait suffire; et, trop honoré de mon choix, vous devriez ^^C-
venir, avec empressement, prendre mes ordres à genoux ^ :
'

mais vous abusez de mes bontés, même depuis que vous *r^
n'en usez plus; et dans l'alternative d'une haine éter- v/^^ ]^r
nelle ou d'une excessive indulgence, votre bonheur veut ^
que ma bonté l'emporte. Je veux donc bleavous in struire ^-T/
de mes projets mais jurez-moi qu'en(;,fidèle_che valie r;>
: '^
vous ne courrez aucune aventure que vous n'ayez nus
celle-ci à fin. Elle est digne d'un héros vous servirez :

^amour et la vengeance; ce sera enfin \ine~ruusrz2::* ~à^


plus à mettre dâns'vôs Mémoires oui, dans vosMémoires,
:

car je veux qu'ils soient imprimés un jour, et je me charge


de les écrire. Mais laissons cela, et revenons à ce qui
m'occupe. vC't. U
Madame de Volanges marie sa fille : c'est encore un
secret ! mais elle m'en Et qui croyez-vous
a fait part hier.
qu'elle ait choisi pour gendre ? j£ comte de Gercourt.yL
Qui m'aurait dit que je deviendrais la cousiirc^e
Gercourt? J'en suis dans une fureur!... Eh bien! vous
ne devinez pas encore ? oh l'esprit lourd Lui avez-vous
! !

donc pardonné l'aventure de l'Intendante? Et moi, n'ai- .

je pas encore plus à me plaindre de lui, monstre que vous ^,


êtes**? Mais je m'apaise, etJIgspoir de me venger rassé- </i^
rené mon ame. 1
* Ces mots roué et rouerie, dont heureusement la bonne compagnie
commence à se défaire, étaient fort en usage à l'époque où ces lettres ont
été écrites.
** Pour enteruire ce passage, il faut savoir que le comte de Gercourt
avait quitté la marquise de Merteuil pour V intendante de ***, qui lui
avait sacrifié le vicomte de V'almont, et que c'est alors que la marquise
et le vicomte s'attachèrent l'un à l'autre. Comme cette aventure est
fort antérieure aux événements dont il est question dans ces lettres, on
a cru devoir en supprimer toute la correspondance.
22 LES LIAISONS DANGEREUSES

Vous avez été ennuyé cent fois, ainsi que moi, de


rimportancc que met Gercourt à la femme qu'il aura, et
de la sotte présomption qui lui fait croire qu'il évitera le
sort Vous connaissez ses ridicules préven-
inévitable.
tions pour
éducations cloîtrées, et son préjugé, plus
les
ridicule encore, en faveur de la retenue des blondes. En
effet, je gagerais que, malgré les soixante mille livres de
rente d e la petite Volanges, il iTàurâir Jamais fait ce
managersrêïïë~c{jr été brune, ou si elle n'eût pas été au
couvent. Prouvons-lui donc qu'il n'est qu'un sot il le :

sera sans doute un jour ce n'est pas là ce qui m'embar-!

rasse mais le plaisant serait qu'il débutât par là. 0)mme


:

nous nous amuserions le lendemain en l'entendant se


vanter car il se vantera et puis, si une fois vous formez
! !

cette petite fille, il y aura bien du malheur si le Gercourt


I

l(j^x^ ne devient pas, comme un autre, la fable de Paris.


I
.
\u reste, l'héroïne de ce nouveau roman mérite tous
^ A, vos soins
I elle est vraiment jolie cela n'a que quinze ans,
: !

^ftC c'est le bouton de rose gauche, à la vérité, comme on ne



;

l'est point, et nullement maniérée mais, vous autres :

hommes, vous ne craignez pas cela; de plus, un certain


regard langoureux qui promet beaucoup en vérité ajou- :

tez-y que je vous la recommande; vous n'avez plus qu'à


me remercier et m'obéir.
Vous recevrez cette lettre demain matin. J'exige que
demain à sept heures du soir, vous soyez chez moi. Je ne
recevrai personne qu'à huit, pas même le régnant che-
valier il n'a pas assez de tête pour une aussi grande
:

affaire. Vous voyez que l'amour ne m'aveugle pas. A


huit heures je vous rendrai votre liberté, et vous revien-
drez à dix souper avec le bel objet; car la mère et la fille
souperont chez moi. Adieu, il est midi passé bientôt :

je ne m'occuperai plus de vous.

LETTRE III

CÉCILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY

Je ne sais encore rien, ma bonne amie. Maman avait


hier beaucoup de monde à souper. Alalgré l'intérêt gue
j'avais à examiner, les hommes surtout, je me suis tort
ennuyée. Hommes et femmes, tout le monde m'a beau-
coup regardée, et puis on se parlait à l'oreille; et je voyais
LETTRE IV 23

bien qu'on parlait de moi cela me faisait rougir; je ne


:

pouvais m'en empêcher. Je l'aurais bien voulu, car j'ai *^>^


remarqué que quand on regardait les autres femmes, elles A ^
ne rougissaient pas ; ou bien c'est le rouge qu'elles mettent, ^ ^
" ,

qui empêche de voir celui que l'embarras leur cause; ^


car il doit être bien difficile de ne pas rougir quand un^^ "t^
homme vous regarde fixement. ^y
Ce qui m'inquiétait le plus, était de ne pas savoir ce Cl
qu'on pensait sur mon compte. Je crois avoir entendu
pourtant deux ou trois fois le mot de jolie : mais j'ai
entendu bien distinctement celui de gauche^ et il faut
que cela soit bien vrai, car la femme qui le disait est
parente et amie de ma mère; elle paraît même avoir pris
tout de suite de l'amitié pour moi. C'est la seule personne
qui m'ait un peu parlé dans la soirée. Nous souperons
demain chez elle.
J'ai encore entendu, après souper, un homme que je
suis sûre qui parlait de moi, et qui disait à un autre :

'(Il faut laisser mûrir cela, nous verrons cet hiver. •>

C'est peut-être celui-là qui doit m'épouser; mais alors


ce ne serait donc que dans quatre mois Je voudrais bien
!

savoir ce qui en est.


Voilà Joséphine, et elle me dit qu'elle est pressée. Je
veux pourtant te raconter encore une de mes gaucheries.
Oh je crois que cette dame a raison
! !

Après le souper on s'est mis à jouer. Je me suis placée


auprès de Maman; je ne sais pas comment cela s'est fait,
mais je me suis endormie presque tout de suite. Un grand
éclat de rire m'a réveillée. Je ne sais si l'on riait de moi,
mais je le crois. Maman m'a permis de me retirer, et elle
m'a fait grand plaisir. Figure-toi qu'il était onze heures
passées. Adieu, ma chère Sophie; aime toujours bien ta
Cécile. Je t'assure que le monde n'est pas aussi amusant
que nous l'imaginions.
Paris, ce 4 août ly**.

LETTRE IV
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL
à Paris.

Vos ordres sont charmants; votre façon de les donner


est'-pttR' ^îrïïâble ericorèj^ vous feriez chérir le despo-
tisme. Ce n'est pas la première fois, comme vous savez.
24 LES LIAISONS DANGEREUSES

que je regrette de ne plus être votre ,fisclav£^; et tout


monstre que vous dites que je suis, je ne me rappelle
jamais sans plaisir le temps où vous m'honoriez de
noms plus doux. Souvent même je désire de les méri-
ter de nouveau, et de finir par donner, avec vous, un
exemple de constance au monde. Mais de plus grands
intérêts nous appellent jçpnqucrir^ est notre destm ; il
;

faiiy If siuyr*
: jxut-ctre au 6ourdrïa"cârricrc~nbus ren-
contrerons-nous encore; car, soit dit sans vous fâcher,
ma très belle marquise, vous me suivez au moins d'un
pas égal; et depuis que, nous séparant px)ur le bonheur
du monde, nous prêchons la foi chacun de notre côté, il
me semble que dans cette mission d'amour, vous avez
fait plus de prosélytes que moi. Je connais votre zèle,
y^otre ardente ferveuri_.et si ce Dieû^îâ'nmJLrTLÏgcaît iur
noi^œuvrcs, vous seriez un jour la patronne de qu^^lque
grande ville, tandis" que vôtre ami serait au plus un saint
de village. Ce langage vous étonne, n'cst-il pas vrai?
Mais depuis huit jours, je n'en entends, je n'en parle
pas d'autre; et c'est pour m'y perfeaionner, que je me
vois forcé de vous désobéir.
Ne vous fâchez pas et écoutez-moi. Dépositaire de
tous les secrets de mon cœur, je vais vous confier le plus
grand projet que j'aie jamais formé. Que me proposez-
vous ? de séduire une jeune fille qui n'a rien vu, ne con-
naît rien; qui, pour ainsi dire, me serait livrée sans
défense qu'un premier hommage ne manquera pas d'eni-
;

vrer, et que la curiosité mènera peut-être plus vite que


l'amour. Vingt autres peuvent y réussir comme moi. Il
n'en est pas ainsi de l'entreprise qui m'occupe; son
succès m'assure autant de gloire que de plaisir. L'amour
qui préparc ma couronne, hésite lui-même entre le
myrte et le laurier, ou plutôt il les réunira pour hono-
rer mon triomphe. Vous-même, ma belle amie, vous
serez saisie d'un saint resp>ect, et vous direz avec enthou-
siasme : Voilà l'homme selon mon cœur.
Vous connaissez la présidente de Tourvel, sa dévotion,
son amour conjugal, ses principes austères. Voilà ce que
j'attaque; voilà l'ennemi digne de moi; voilà le but où
je prétends atteindre;

El si de l'obtenir je n'emporte le prix,


J'aurai du moins l'honneur de l'avoir entrepris.
On peut citer de mauvais vers, quand ils sont d'un grand
poète *.
• La Fantatnt,
LETTRE V 25

Vous saurez donc que le président est en Bourgogne,


à la suite d'un grand procès (j'espère lui en faire perdre
un plus important). Son inconsolable moitié doit passer
ici tout le temps de cet affligeant veuvage. Une messe
chaque jour, quelques visites aux pauvres du canton, des
prières du matin et du soir, des promenades solitaires, de
pieux entretiens avec ma vieille tante, e t quelque fois un '^
triste wi sk, devaient être ses seules distraalons. Je lui en
"prépare de plus efficaces. Mon bon ange m'a conduit
ici, pour son bonheur pour le mien. Insensé je regret-
et !

tais vingt-quatre heures que je sacrifiais à des égards


d'usage. Combien on me punirait, en me forçant de
retourner à Paris Heureusement il faut être quatre pour
!

jouer au wisk; et comme il n'y a ici que le curé du lieu,


mon éternelle tante m'a beaucoup pressé de lui sacrifier
quelques jours. Vous devinez que j'ai consenti. Vous
n'imaginez pas combien elle me cajole depuis ce moment,
combien surtout elle est édifiée de me voir régulièrement
à ses prières et à sa messe. Elle ne se doute pas de la
divinité que j'y adore.
Me
voilà donc, depuis quatre jours, livré à une passion
fone. Vous savez si je désire vivement, si je dévore les
obstacles mais ce que vous ignorez, c'est combien la
:

solitude ajoute à l'ardeur du désir. Je n'ai plus qu'une


idée; j'y pense le jour, et j'y rêve la nuit. J'ai bien besoin
d'avoir cène femme, pour me sauver du ridicule d'en
être amoureux car où ne mène pas un désir contra-
:

rié ? délicieuse jouissance Je t'implore pour mon bon-


O !

heur et sunout pour mon repos. Que nous sommes


heureux que les femmes se défendent si mal ! nous ne
serions auprès d'elles que de timides esclaves. J'ai dans
ce moment un sentiment de reconnaissance pour les
femmes faciles, qui m'amène naturellement à vos pieds.
Je m'y prosterne pour obtenir mon pardon, et j'y finis
cène trop longue lettre. Adieu, ma très belle amie :

sans rancune.
Du château de..., 5 août jj**.

LETTRE V
LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

Savez-vous, vicomte, que votre lenre est d'une inso-


lence rare, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de m'en fâcher ?
26 LES LIAISONS DANGEREUSES

mais elle m'a prouve clairement que vo us a vicz^pcrdu


la tc^c, et cela seul vous a sauve de mon indignation.
Âmic gcncrcusc et sensible, j'oublie mon injure pH)ur
ne m'occupcr que de votre danger; et quelque ennuyeux
qu'il soit de raisonner, je cède au besoin que vous en
avez dans ce moment.
Vous, avoir la présidente de Tour\'el mais quel ridi- !

cule caprice Je reconnais bien là votre mauvaise tête


!

,>^ qui Jie_s ait d^^'^J" q "<^ ^^ qu'elle croit ne pas pouvoir
obtenir Qu'est-ccdonc que cette femme
. des traits .-•

réguliers si vous voulez, mais nulle expression passa- :

blement faite, mais sans grâces toujours mise à faire


:

rire avec ses paquets de fichus sur la gorge, et son corps qui
!

remonte au menton Je vous le dis en amie, il ne vous


!

faudrait pas deux femmes comme celle-là, pour vous


faire perdre toute votre considération. Rappelez-vous
donc ce jour où elle quêtait à Saint-Roch, et où vous me
remerciâtes tant de vous avoir procuré ce spectacle. Je
crois la voir encore, donnant la main à ce grand ôiialas
en cheveux longs, prête à tomber à chaque pas, ayant
toujours son panier de quatre aunes sur la tête de qucl-
au'un, et rougissant à chaque révérence. Qui vous eût
dit alors vous désirerez cette femme J* Allons, vicomte,
:

rougissez vous-même, et revenez à vous. Je vous promets


le secret.
Et puis, voyez donc les désagréments qui vous atten-
dent quel rival avez-vous à combattre ?_yn_mari Ne
! !

vous sentez-vous pas humilié à c'e seul mot ? Quelle honte


si vous échouez et même combien p>eu de gloire dans
!

le succès! Je dis plus; n'en espérez aucun plaisir. En


est-il avec les prudes? j'entends celles de bonne foi :

rcscr\'ées au sein même du plaisir, elles ne vous offrent


que des demi-jouissances. Cet entier abandon de soi-
même, ce délire de la volupté où le plaisir s'épure par
son excès, ces biens de l'amour, ne sont pas connus
d'elles. Je vous le prédis; dans la plus heureuse supposi-
tion, votre Présidente croira avoir tout fait pouj vous en
Yfius traitanfcôminc son marij et dans le t cte-à-téte cp n-
iugajj^lej^luîi.lcndre, on reste toujours deux. Ici c'est bien
pis encore; v^jtrc prude est dévote, et de cette dévotion
de bonne femme qurcondartine à une étemelle enfance.
Peut-être surmonterez-vous cet obstacle, mais ne vous
flattez pas de le détruire vainijueur de l'amour UcDicu,
:

vous ne le serez pas de la peur du Diable; et quand,


tenant votre maitrcsse dans vos bras, vous sentirez pal-

-*r>o >Ç,V»"U- i, ^ (K V^\>iÀ*<^S


LETTRE V 27

piter son cœur, ces era d e cfaimecLnonji'amour. Peut-


être, vous eussTez connu cette femme plus tôt, en eus-
SI

siez-vous pu faire quelque chose; mais cela a vingt-deux


ans, et il y en a près de deux qu'elle est mariée. Croyez-
moi, vicomte, quand une femme s'cs\^encroûi££.à ce point,
il faut l'abandonner à son sort; ce ne sera jamais qu'une

espèce.
^C'est pourtant pour ce bel objet que vous refusez de
m'obéir, que vous vous enterrez dans le tombeau de
votre tante, et que vous renoncez à l'aventure la plus
délicieuse et la plus faite pour vous faire honneur. Par
quelle fatalité faut-il donc que Gercourt garde toujours
quelque avantage sur vous? Tenez, je vous en parle
sans humeur mais, dans ce moment, je suis tentée de
:

croire que vous ne méritez pas votre réputation; je suis


tentée surtout de vous retirer ma confiance. Je ne m'ac-
coutumerai jamais à dire mes secrets à l'amant de madame
de Tourvel.
Sachez pourtant que la petite Volanges a déjà fait
tourner une tête. Le jeune Oânceny en raffole. Il a
chanté avec elle; et en effet elle chante mieux qu'à une
pensionnaire n'appartient. Ils doivent répéter beaucoup
de duos, et je crois qu'elle se mettrait volontiers à l'unis-
son mais ce Danceny est un enfant qui perdra son temps
:

à faire l'amour, et ne finira rien. La petite personne de


son côté est assez farouche; et, à tout événement, cela
sera toujours beaucoup moins plaisant que vous n'auriez
pu le rendre aussi j'ai de l'humeur, et sûrement je
:

querellerai le chevalier à son arrivée. Je lui conseille


d'être doux; car, dans ce moment, il ne m'en coûterait
rien de rompre avec lui. Je suis sûre que si j'avais le bon
esprit de le quitter à présent, il en serait au désespoir;
et rien ne m'amuse comme un désespoir amoureux. Il
m'appellerait p erfide, et ce m ot de perfide m'a toujours
fait
p laisjr; c'est^ a^rèf^êlui dé cruélTe^JIe p]us doux à
roieille d'une femmej,_etll est moins^pénibleji mériter.
Sérieusement, je vais m'occupef dé cette rupture. ^ollà
pourtant de quoi vous êtes cause! aussi je le mets sur
votre conscience. Adieu. Recommandez-moi aux prières
de votre présidente.
Paris, ce 7 août //**.
28 LES LIAISONS DANGEREUSES

LETTRE VI

l LE VICOMTE DE VALMONT A I A MARQUISE DE MERTEUIL

-
Il n'est donc point de femme qui n'abuse de l'empire
^
^
qu'elle a su prendre Et vous-même, vous que je nommai
!

^^ si souvent mon mdulgcntc amie, vous cessez enfin de


^ l^'^j l'être, et vous ne craignez pas de m'attaquer dans l'objet
C/'ma|> de mes affections! De quels traits i'ous OKZ peindre
madame de Tourvcl !... quel homme n'eût |X)int payé de
sa vie cette insolente audace? à quelle autre femme qu'à
vous n'eîit-elle pas valu au moins une noirceur? De
grâce, ne me mettez plus à d'aussi rudes épreuves; je
ne répondrais pas do les soutenir. ^Au nom_ ,dc l'amitic,
anendez que j'aie eu cette^femme, si vous voulez en
mcdircTNe savez- vous pas qué~Iâ sciïIc~volupté a le droit
de détacher le bandeau de l'amour?
Mais que dis-je? Madame de Tourvcl a-t-elle besoin
d'illusion? non; pour être adorable il lui suffit d'être
elle-même. Vous lui reprochez de se mettre mal; je le
crois bien : toute parure lui nuit; tout ce qui la cache la
dépare c'est dans l'abandon du négligé qu'elle est vrai-
:

ment ravissante. Grâce aux chaleurs accablantes que


nous éprouvons, un déshabillé de simple toile me laisse
voir sa taille ronde et souple. Une seule mousseline
couvre sa gorge; et mes regards furtifs, mais pénétrants,
en ont déjà saisi les formes enchanteresses. Sa figure,
dites-vous, n'a nulle expression. Et qu'exprimerait-ellc,
ù<x.4 dans les moments où rien ne parle à son cœur? Non,
' ^^^^ doute, elle n'a point, comme nos femmes coquettes,
^^/î,
j ) ce regard menteur qui séduit quelquefois et nous trompe
r^*^ toujours. Elle ne sait pas couvrir le vide d'une phrase
. .

\iO P^^ ^^ sourire étudié; et quoiqu'elle ait les plus belles


dents du monde, elle ne rit que de ce qui l'amuse. Mais
il faut voir comme, dans les folâtres jeux, elle offre l'image
#lû^
,. ^'flKi'une gaieté naivc et franche comme, auprès d'un mal-
!

^" heureux qu'elle s'empresse de secourir, son regard


armonce la joie pure et la bonté compatissante Il faut !

voir, surtout au moindre mot d'éloge ou de cajolerie, se


peindre, sur sa figure céleste, ce touchant embarras d'une
modestie qui n'est point jouée !... Elle est prude et dCïP.te,
et de là vous la jugez froide et inanimée? Je pense biçn
*"
LETTRE VI / 29

jdifféremment. Quelle étonnante sensibilité ne faut-il pas


avoir pour îa répandre jusque sur son mari, et pour
aimer toujours un être toujours absent. Quelle preuve plus
forte pourriez-vous désirer? J'ai su pourtant m'en
procurer une autre.
J'ai dirigé sa promenade de manière qu'il s'est trouvé
un fossé à franchir; et, quoique fort leste, elle est encore
plus timide vous jugez bien qu'une prude craint de
:

sauter le fossé *. ILa fallu se^confieràjnoi. J'ai tenu dans


mes bras cette femme modeste. Nos préparatifs et le pas-
sage de ma vieille tante avaient fait rire aux éclats la
folâtre dévote mais, dès que je me fus emparé d'elle,
:

par une adroite gaucherie, nos bras s'enlacèrent mutuelle-


ment. Je pressai son sein contre le mien; et, dans ce
court intervalle, je sentis son cœur battre plus vite.
L'aimable rougeur vint colorer son visage, et son modeste
embarras m'apprit assez que son cœur avait palpité / -

cL' amour ^ëUiofide crainte. Ma tâïïte^ cependant s'y trompa -


comme vous, et se mît à dire L'enfant a eu peur >;
: <

mais la charmante candeur de Venfant ne lui permit pas


le mensonge, et elle répondit naïvement « Oh non,:

mais... » Ce seul mot m'a éclairé. Dt^ s£^ moment, k^ f


Ig dou x espoir ajcniplacé la cmellejriquiétudei^j^uyigi/r^ -,r
femme';}
jeJgiileyeraT au mari qui la profane ^^t-i :

^fa^serai la ravir au dieu même qH^eTTê ad nrf" Quel délice


a'ëtre tour a tour l'objet et le vainqueïir de ses remords !

Loin de moi l'idée de détruire les préjugés qui l'assiè- /


gent ils ajouteront à mon bonheur et à ma gloire. Qu'elle fM j-
!

croie à la vertu, mais qu'elle me la sacrifie que ses fautes '^r<',


;

l'épouvantent sans pouvoir l'arrêter; et qu'agitée de ,^ '^/^^


mille terreurs, elle ne puisse les oublier, les vaincre que Co. ^
dans mes bras. Qu'alors j'y consens, elle me dise « Je / :v ,,

t'adore »; elle seule, entre toutes les femmes, sera digne


de prononcer ce mot. Je^seraj^jn^aimç pt le p_ie ii_(]^ii*el]e^
a ura préféré.
Soyons de bonne foi; dans nos arrangements, aussi
froids que faciles, ce que nous appelons bonheur est à
peine un plaisir. Vous le dirai-je? Je croyais mon cœur
flétri, et ne me trouvant plus que des sens, je me plai-
gnais d'une vieillesse prématurée. Madame de Tour-
vel m'a rendu les charmantes illusions de la jeunesse.
Auprès d'elle, je n'ai pas besoin de jouir pour être heu-

* On reconnaît ici le mauvais goût des calembours., qui commençait


à prendre, et qui depuis a fait tant de progrès.
30 LES MAISONS DAN(,EREUSES

rcux. seule chose qui m'effraie, est le temps que va me


La
prendre celle aventure ; car )e n'ose rien donner au
hasard. J'ai beau me rappeler mes heureuses icmcnics,
je ne puis me résoudre à 'es mettre en usage. Pour qu e
<r je sois vraiment heureux , il faut qu'elle se donne et ce ;

n'est pas une petite âïïaîrc. /


i ^ Je suis sûr que vous admireriez ma prud^^*. J e n a i

^^ . '
pas encore pr ononcé e je mot d'amour; ma^s déjà nous en
sommesTceux de confiance et d'intérêt. Pour la tromper
le moins possible, et surtout pour prévenir l'effet des
propos qui pourraient lui revenir, je lui ai raconté moi-
même, et comme en m'accusant, quelques-uns de mes
traits les plus connus. Vous ririez de voir avec quelle
candeur elle me prêche. Elle veut, dit-elle, me convertir.
Elle ne se doute pas encore de ce qu'il lui en coûtera
pour le tenter. Elle est loin de penser qu'en plaidant,
pour parler comme clic, pcmr les mjoriunées que j'ai
perdues» elle parle d'avance dans sa propre cause. Cette
idée me vint hier au milieu d'un de ses sermons, et je ne
pus me refuser au plaisir de l'interrompre, pour l'assurer
qu'elle parlait comme un prophète. Adieu, ma très belle
amie. Vous voyez que je ne suis pas perdu sans ressource.
P. S. A propos, ce pauvre chevalier, s'est-il tué de
désespoir? En vérité, vous êtes cent fois plus mauvais
sujet que moi, et vous m'humilieriez si j'avais de l'amour-,
propre.
Dm château de,.., ce 9 août 77**.

^^ LETTRE VII

^ ^ {/<y CÉCILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY *

a- JU
V
^ ]c ne l'ai rien dit de mon mariage, cVs^ que je pe
V suis^îas plus instruite qucjc^prcmier jour. Je m'accou-
^ff/\ tunîeXn y pTiTs pcrïser~cT7c mctrouve assez bien de mon
genre de vie. J'étudie beaucoup mon chant et ma harpe;
I*
^
>/

n//
il me semble que je les
plus de maître, ou plutôt c'est que j'en
aime mieux depuis que je n'ai
ai un meilleur.

Y • Vour ne pai abuier dt la pattfnct du lecteur, on supprime beaucoup

de Utirei de cetit lorresponJatue )oumahfre : on ne donne que ctUei qui


ont paru nii.<i\atrti à l'inulhi^etut dn H^fntmenti de cette société.
C'est pur le même mon/ qu'on supprime auisi toutes les lettres de Sophie
Camuy et plusieurs de ctil»s dts autres acteurs de ces aventures.
LETTRE VIII 3^ /,

M. le chevalier JlJân^'cny, ce monsieur dont je t'ai parle, >[^


;
'

et avec qui j'ai charte chez madame de Merteuil, a la /. '^*.


complaisance de verir ici tous les jours, et de chanter ^j s,J

^p
avec moi des heures entières. Il est extrêmement aimable.vîX/' i
Il chante comme un ange, et compose de très jolis airs
dont il fait aussi les paroles. C'est hjen^d fvrnmape^iril %^
soit chevalie r de Malte ! Il me
semble que s il se mariait,
sa femme Il a une douceur char-
serait bien heureuse...
mante. XL^'jL jam^^isT air de faire un_œ niplim£nL_et
pourtant tou tj:c qu^T^It îlatte Il me reprendsans cesse,
.

tariFsïïna musique que sur autre chose mais il môle :

à ses critiques tant d'intérêt et de gaieté, qu'il est impos-


sible de ne pas lui en savoir gré. Seulement, quand il vous
regarde, il a l'air de vous dire quelque chose d'obligeant.
Il joint à tout cela d'être très complaisant. Par exemple, ;

hier, il était prié d'un grand concert; il a préféré de rester /H


toute la soirée chez Maman. Cela m'a fait bien plaisir ; ^<^^<^
car quand_il n'y, e^r pas, grsonne ne me parlej et jcAo^.^
|;)

mZcnauie au lieu que quand il y est, nous chantons et^^-.^


: / .

nous causons ensemble. Il a toujours quelque chose à me ^^ * ^A.


dire. Lui et madame de Mei:tcijiL^xaiit,.Ies- deux^s^ules '^m^>/
personnes q ug jr rrnnvr airnubJ^"^ Mais adieu, ma chère ^^^^i^
amie j'ai promis que je saurais pour aujourd'hui une
:

ariette dont l'accompagnement est très difficile, et je ne


veux pas manquer de parole. Je vais me remettre à l'étude
jusqu'à ce qu'il vienne.
De..., ce 7 août ij**.

LETTRE VIII

LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE VOLANGES

Onne peut être plus sensible que je le suis, Madame, Uj^rj


à la confiance que vous me témoignez, ni prendre plus ^.
d'intérêt que moi à l^j^ablisseiiiejU^de madanoiselle de ^
Volang^s. C'est bien de toute mon âme que je lui souhaite (^
une félicité dont je ne doute pas qu'elle ne soit digne, -t
et sur laquelle je m'en rapporte bien à votre prudence. ^-/V
Je ne connais point M. le comte de Gercourt; mais, '^-/
^
honoré de votre choix, je ne puis prendre de lui qu'une ^^
idée très avantageuse. Je me borne, Madame, à souhaiter ^-^
à ce mariage un succès aussi heureux qu'au mien, qui//, x^

LES LIAISONS DANGEKEl'SES 2 ><;


32
1
"LES LIAISONS DANGEREUSES

.CiL-PiUxilkmciiL. votre ouvw^c^ et pour lequel chaque


jour ajoute à ma reconnaissance. Que le bonheur de
mademoiselle votre ftlle soit la recompense de celui que
vous m'avez procure; et puisse la meilleure des amies
être aussi la plus heureuse des mères !

Je suis vraiment pcince de ne pouvoir vous offrir dt


. vive voix l'hommage de ce vœu sincère, et faire, aussitôi
'^ que je le désirerais, connaissance avec mademoiselle de
*H^i Volanges. Après avoir éprouve vos bontés vraiment mater-
nelles, j'ai droit d'espérer d'elle l'amitié tendre d'une
X^ii,À sœur. Je vous prie. Madame, de vouloir bien la lui deman-
(. der de ma part, en attendant que je me trouve à portée de
la mériter.

Je compte rester à la campagne tout le temps de


l'absence de M. de Tourvcl. J'ai pris ce temps pour jouir
et profiter de la société de la respectable madâOiiLjdc
Rosj^mondc. Cette femme est toujours charmante son :

/ grand âge ne lui fait rien perdre; elle conserve toute sa


l mémoire et sa gaieté. Soi^^orps .seul j
quatrt-vijigt-
y quatre_ans_^siîiL-Ciipril n'en a que vingt.
î^otrc retraite est égayée par son y
yen \c vimrnte àe
Valmont, qui a bien voulu nous sacrifier quelques jours.
Je ne le connaissais que de réputation, et elle me faisait
'^
'.
peu désirer de le connaître davantage mais il me semble
:

^^ qu'il vaut mieux qu'elle. Ici, où le tourbillon du monde


. iJL. ne le gâte pas, il parle raison avec une facilité étonnante,

A ^ et il s'accuse de ses torts avec une candeur rare. Il me


\ -Vp^^^^ ^^'^^ beaucoup de confiance, et je le prêche avec
ilvt\>^ beaucoup de sévérité. Vous qui le connaissez, vous con-
viendrez que ce serait une belle conversion à faire mais :

je ne doute pas, malgré ses promesses, que huit jours de


Paris ne lui fassent oublier tous ses sermons. Le séjour
qu'il fera ici sera au moins autant de retranché sur sa
conduite ordinaire :et je crois que, d'après sa façon de
vivre, ce qu'il peut faire de mieux est de ne rien faire du
tout. Il sait que je suis occupée à vous écrire, et il m'a
chargée de vous présenter ses respeaueux hommages.
Recevez aussi le mien avec la bonté que je vous connais,
et ne doutez jamais des sentiments sincères avec lesquels
j'ai l'honneur d'être, etc.

Du château d€...i ce 9 août 77**.


LETTRE IX 33

LETTRE IX
MADAME DE VOLANGES A LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL

Je n'ai jamais douté, ma jeune et belle amie, ni de l'ami-


tié que vous avez pour moi, ni de l'intérêt sincère que
vous prenez à tout ce qui me regarde. Ce n'est pas pour
éclaircir ce point, que j'espère convenu à jamais entre
nous, que je réponds à votre réponse : ma is je ne çiQi&_pas
j)ouvoir me dispenser de causer avec vous au sujet du
vïconrte de^ZVaJmont. L'-iy^J
Je ne m'attendais pas, je l'avoue, à trouver jamais ce ci.j,
-

nom-là dans vos lettres. En effet, que peut-il y avoir de -^ '^ ^


commun entre_vous et lui? Vous ne connaissez pas cet
homme; où auriez -vous pris l'idée de l'âme d'un libertin ?
Vous me paflez~dë sa rare candeur~r6h ouT; la codeur de
!
/;
-
.

Valmont doit être en effet très rare. JSncore^lus faux et dan- ^''
,

"^
jereux qu^il n^es^aimablejet jeduisantj jamais^ ^epuisja
plus grande jeunesse, il n'a fait un pas ou dît unej)arole sans
avoir un projet» eT^amâTs il^eut unjprojet qui ne fût mal-
Jïonnête ou criminel. Mon amie," vous 'me connaissez ; vous
savez si, des veitus~que je tâche d'acquérir, l'indulgence
n'est pas celle que je chéris le plus. Aussi, si Valmont était
entraîné par des passions fougueuses; si, comme mille
autres, il était séduit par les erreurs de son âge, blâmant
sa conduite je plaindrais sa personne, et j'attendrais, en
silence, le temps où un retour heureux lui rendrait
l'estime des gens honnêtes. Mais Valmont n'est pas cela :

sa conduite est le résultat de ses principes. Il sait


calculer tout ce qu'un homme peut se permettre d'horreurs
sans se compromettre ; et pour être cruel et méchant sans
danger, il a choisi les femmes pour victimes. Je ne
m'arrête pas à compter celles qu'il a séduites mais :

combien n'en a-t-il pas perdues?


Dans la vie sage et retirée que vous menez, ces scan-
daleuses aventures ne parviennent pas jusqu'à vous. Je
pourrais vous en raconter qui vous feraient frémir; mais
vos regards, purs comme votre âme, seraient souillés par
de semblables tableaux sûre que Valmont ne sera
:

jamais dangereux pour vous, vous n'avez pas besoin de


pareilles armes pour vous défendre. La seule chose que
j'ai à vous dire, c'est que, de toutes les femmes auxquelles
il a rendu des soins, succès ou non, il n'en est point qui
34 LES LIAISONS DANGEREUSES

'

n*aicni eu a s'en plaindre. 1


'
^^ ^TQuil

j ait Texception à cette rèRk lui i

résister et enchaîner sa mcchancctc. J'avoue que ce trait


de sa vie est celui qui lui fait le plus d'honneur à mes yeux :

aussi a-t-il suMi pour la )u:,iitier pleinement aux yeux de


tous, de quelques mconséquenccs qu'on avau à lui reprcv
cher dans le début de son veuvage *.
Quoi qu'il en soit, ma belle amie, ce que l'âge, l'expé-
rience et surtout l'amitié, m'autorisent à vous représen-
ter, c'est qu'on commence à s'apercevoir dans le monde
de l'absence de V'almont; cl que si on sait qu'il soit resté
quelque temps en tiers entre sa tante et vous, votre répu -
tation sera entre ses mains; malheur le plus grand qui
puisse arriver à un e femme. Je" vous conseille donc d^enga-
ger sa tante à ne pas le retenir davantage; et s'il s'obsiine
à rester, je crois que vous ne devez pas hésiter à lui
céder la place. Mais pourquoi resierait-il ? que fait-il
donc à cette campagne ? Si vous faisiez épier ses démar-
ches, je suis sûre que vous découvririez qu'il n'a fait
que prendre un asile plus commode, pour quelques
noirceurs qu'il médite dans les environs. Mais, dans
l'impossibilité de remédier au mal, contentons-nous de
nous en garantir.
Adieu, ma belle amie; voilà le mariage de ma fille un
• .-yî-p^Ài retardé. Kc tomtv de (ler'TMjrî, que nous attendions
, L^, d'un jour à l'autre, me mande que son régiment passe en
rù Corse; et comme il y a encore des mouvements de guerre,
y^^ il lui sera impossible de s'absenter avant l'hiver. Ola me
,'#\^«K^ contrarie; mais cela me fait espérer que nous aurons le

plaisir de vous voir à la noce, et j'étais fâchée qu'elle se


fît sans vous. Adieu ; je suis, sans compliment comme sans
réserve, entièrement à vous.
P. S. Rappelez-moi au souvenir de madame de Rose-
monde, que j'aime toujours autant qu'elle le mérite.
Pi'.... Il / / ilOÛl /*•**.

LK ri RE X
LA MARgUISt DE MERTEUIL AU VICOMTK Ht VALMONT

Me boudez-vous, V^icomte ? ou bien étes-vous mort ?


ou, ce qui y ressemblerait beaucoup, ne vivez-vous plus
* L'erreur où est madame de l'olanges, nous fait foir qu'ainsi que
les autres scélératSt l'airtumi ne décelait pas ses complices.
LETTRE X 35

que pour votre Présidente? Cette femme, qui vous a


rendu les illusions de la jeunesse^ vous en rendra bientôt
aussi les ridicules préjugés. Déjà vous voilà timide et
esclave autant vaudrait être amoureux. Vous renoncez à
;

vos heureuses témérités. Vi)us .vmlà_donc vous cgnduisant


.sans principes, et donnant tout au hasard, ou plutôt au
caprice^ Ne vous souvient-il plus que^i^^mfliurj^sUiiûXïirne
la médecine, seulement l art â^âhl^Janajurc ? Vous voyez
que Je vous bats avec vos armes mais je n'en prendrai
:

pas d'orgueil; car c'est bien battre un homme à terre.


^^I^¥^. ^H'?^^^^ À^Mi "^^ dites-vous eh sans doute, il
: !

le faut; aussi se donnera-t-elle comme les autres, avec


cette différence que ce sera de mauvaise grâce. Mais,
pi)ui qu-'elk. finisse par sf_jM]nrr,,Ir ^'^?^ "loyrrLîsî d""
commencer Par ia^prendre. Que cette ridicule distinction
est bien un vrai déraisonnement de l'amour !
Je dis
l'amour; car vous êt^ amoureux. Vous parler autrement,
ce serait vous traEIr; cF^èiâit vous cacher votre mal. ;

Dites-moi donc, amant langoureux, ces femmes que vous / - r


'*
avez eues, crpyez::Vous les.ai-Oirjàolées? Mais, quelque
envie qu'on ait de se donner, quelque pressée que l'on J<^
en soit, encore faut-il un prétexte; et y en a-t-il de plus *'yl
commode pour nous, que celui qui nous donne l'air de ^
céder à la force? Pour moi, je l'avoue, une des choses
qui me flattent le plus, est une attaque vive et bien faite,
où tout se succède avec ordre quoique avec rapidité; qui
ne nous met jamais dans ce pénible embarras de réparer
nous-mêmes une gaucherie dont au contraire nous aurions
dû profiter; qui sait garder l'air de la violence jusque dans
les choses que nous accordons, et flatter avec adresse nos
deux passions favorit es, la glo ire de^la défense et le plaisir
delà défaite.
défait Je conviens que ce talent, plus rare que l'on
n^croit,~m'a toujours fait plaisir, même alors qu'il ne
m'a pas séduite, et que quelquefois il m'est arrivé de
me rendre, uniquement comme récompense. Telle dans
nos anciens tournois, la beauté donnait le prix de la
valeur et de l'adresse.
Mais vous, vous qui n'êtes plus vous, vous vous con-
duisez comme si vous aviez peur de réussir. Eh depuis !

quand voyagez-vous à petites journées et par des che-


mins de traverse? Mon ami, quand on veut arriver, des
chevaux de poste et la grande route Mais laissons ce
!

sujet, qui me donne d'autant plus d'humeur, qu'il me


prive du plaisir de vous voir. Au moins écrivez-moi plus
souvent que vous ne faites, et mettez-moi au courant de
36 LES LIAISONS DANGEREUSES

VOS progrès. Savcz-vous que voilà plus de quinze jours


que cette ridicule aventure vous occcupc, et que vous
négligez tout le monde?
A propos de nq^i^iUltÇi vous ressemblez aux gens qui
envoient régulièrement savoir des nouvelles de leurs amis
malades, mais qui ne se font jamais rendre la réponse.
V'ous fmissez votre dernière let^e j>ar e demander sim
le chevalier cst^mort. Je rTe feponJs paiu c*t vous ne vous
en inqurctc/ pa^ J ; \ Ne savez-vous plus que mon
amant csi voirc ai... ... / Mais rassurez- vous, il n'est
point mort; ou s'il l'était, ce serait de l'excès de sa joie.
Ce pauvre chevalier, comme il est tendre comme il est !

pour l'amour
fait ! comme vivement la
il sait sentir !

tête m'en tourne. Sérieusement, le bonheur parfait qu'il


trouve à être aimé de moi, m'attache véritablement à lui.
Ce même jour, où je vous écrivais que j'allais travailler
à notre rupture, combien je le rendis heureux Je !

m'occupais pourtant tout de bon des moyens de le déses-


pérer, quand on me l'annonça. Soit caprice ou raison,
jamais il ne me parut si bien. Je le reçus cependant avec
humeur. Il espérait passer deux heures avec moi, avant
celle où ma porte serait ouverte à tout le monde. Je lui
dis que j'allais sortir il me demanda où j'allais; je refu-
:

sai de le lui apprendre. Il insista; où vous ne serez pas,


V

L ;y rcpris-je, avec aigreur. Heureusement pour lui, il resta


. *

pétrifié de cette réponse; car, s'il eût dit un mot, il s'en-


«^ suivait immanquablement une scène qui eût amené la
rupture que j'avais projetée. Étonnée de son silence, je
jetai les yeux sur lui sans autre projet, je vous jure, que
tW" de voir la mine qu'il faisait. Je retrouvai sur cette char-
mante figure cette tristesse, à la fois profonde et tendre
^^.^/ à laquelle vous-même êtes convenu qu'il était si ditVicile
de résister. La même cause produisit le même effet; je fus
vaincue une seconde fois. Dès ce moment, je ne m'occu-
pai plus que des moyens d'éviter qu'il pût me trouver un
tort. Je sors pour affaire, lui dis-je avec un air un peu
'

plus doux, et même cette affaire vous regarde; mais ne


m'interrogez pas. Je souperai chez moi revenez, et vous ;

serez instruit. Alors il retrouva la parole; mais je ne


lui permis pas d'en faire usage. Je suis trè*s pressée,
continuai-je. Laissez-moi; à ce soir. " Il baisa ma main
Cl sortit.
Aussitôt, pour le dédommager, pcut-circ pour me
dédommager moi-même, je me décide à lui faire con-
naître ma petite maison dont il ne se doutait pas. J'ap-
LETTRE X 37 ,

^/ ^-

pelle ma fidèle Victoire . migraine; je me couche *;\i,<,


J'ai ma
pour tous mes gens; et, restée enfin seule avec la véritable j\/ j^
^
tandis qu'elle se travestit en laquais, je fais une toilette *'
-^^^

de femme de chambre. Elle fait ensuite venir un fiacreS^


à la pone de mon jardin, et nous voilà panies. Arrivée,^ ^^
dans cg_ tern Ele_ de l'amour^ 4e choisis lejdéshabillé le '''-

,plus gal ant. Celui-ci est déhcieux; il est de mon învén-'^/ ^^


tion il ne^laisse rien voir, et pourtant fait tout deviner,
: j. ^
*^
Je vous en promets un modèle pour votre Présidente, ^-^^^
quand vous l'aurez rendue digne de le porter.
Après ces préparatifs, pendant que Victoire s'occupe
des autres détails, je lis un chapitre du Sopha, une lettre
(ÏHéloïse et deux contes de La Fontaine, pour recorder /1 ^
les différents tons que je voulais prendre. Cependant "-^
J
mon chevalier arrive à ma porte, avec l'empressement t^ /
qu'il a toujours. Mon. Suisse_la lui. refuse, et lui apprend ^ '"^

que je suis malade premiei^ incidënt7~Il~Iuî reinet en ^ c'-


:

même"lcfflps^im"bniet oè^moi, mais non de mon écriture, ^^/ 'j


suivant ma prudente règle. Il l'ouvre, et y trouve de \2l^}^,.
main de Viaoire « A neuf heures précises, au Boulevard, "J^y""^^
:

Il s'y rend; et là, un petit laquais qu'il


devant les cafés ».

ne cpnnaît pas, qu'il croit au moins ne pas connaître,


\^ nI

car (c'était toujours Victoire,^) vient lui annoncer qu'il


faut renvoyer sa voiture et le suivre. Toute cette marche
romanesque lui échauffait la tête d'autant, et la tête
échauffée ne nuit à rien. Il arrive enfin, et la^urprise^
et l'amour causaient en lui un vér\\^\<\è'sx^c^^r\x évident
Pour lui donner le temps de se remettre, nous nous pro-
menons un moment dans le bosquet; puis je le ramène
vers la maison. Il voit d'abord deux couverts mis; ensuite
un lit fait. Nous passons jusqu'au boudoir, qui était dans
toute sa parure. Là, moitié réflexion, moitié sentiment,
je passai mes bras autour de lui, et me laissai tomber à
ses genoux. " O
mon ami! lui dis-je, pour vouloir te j^,,
ménager la surprise de ce moment, je me reproche de^^<^ ^
t'avoir affligé par l'apparence de l'humeur; d'avoir pu /^ *^
un instant voiler mon cœur à tes regards. Pardonne-moi-^^ ^t^i
mes torts je veux les expier à force d'amour. Vous jugez \x^
: '

de l'effet de ce discours sentimental. L'heureux chevalier V


me releva, et jp^^j^^rdp" fut sc^l]g sur cette même otto-
giane o ù vous et mofscellâmes si gaiement et de la même
manière notre étemelle rupture.
Comme nous avions six heures à passer ensemble, et
que j'avais résolu que tout ce temps fût pour lui égale-
ment déhcieux, je modérai ses transports, et l'aimable
38 LES MAISONS DANGEREUSES

coquetterie vint remplacer la tendresse. Jjc,^iccroii_pt8


avoir jamais mis tant de soin àj>lairc, ni avQir çicjamais
aussi contçnnrticTnôî, Xprcs Te souper, tour à tour enTïuii
- o«:'\et raisonnable, folâtre et sensible, quelquefois même
>J libertine, je me plaisais à le considérer comme un sul-
^ ^ tan au milieu de son sérail, dont j'étais tour à tour les
favorites différentes. En effet, ses hommages réitérés,
quoique toujours reçus par la même femme, le furent
toujours par une maîtresse nouvelle.
Enfin au point du jour il fallut se séparer; et, quoi
quoi qu'il fît même pour me prouver le con-
qu'il dît,
traire, il cn_avait autant de_besoin_.4Ue peu d'envie. Au
moment où nous sortîmes et pour dernier adîcnrlc pris
k
i.y^r
la clef de cet heureux séjour et la lui remettant entre les
mains Je ne l'ai eue que pour vous, lui dis-)e; il est
:

'
^ juste que vous en soyez maître c'est au sacrificateur
:

;^V\ à disposer du tcmpjc. C'est par cette adresse que j'ai


>

., prévenu les rcBexions qu'aurait pu lui faire naître la


y propriété, toujours suspecte, d'une pente maison. Je
le connais assez, pour être sûre qu'il ne s'en servira
que pour moi; et si la limiaiiiK Jlie_prenait d'y^llcr vans
luij il me rcstebicn une double clef. Il voulait à toute force
prendre jour pour y revenir; mais je l'aime trop encore,
pour vouloir l'user si vite. Ij ne fautic permettre d^xcès
qu^avcc -iev-gexis qu'o n veut quitter bientôt. TT ne sait
pas cela, lui; mais, pour son bonheur, je le sais pour deux.
Je m'aperçois qu'il est trois heures du matin, et que
j'ai écrit un volume, ayant le projet de n'écrire qu'un

mot. Tel ^;^t \ç charme de la confiante amitié c'est elk :

qui fan que vous elcb Loujouix ^u^ que j'aimc le imeux;
is, cû viiriuu lca:lie valier est ce qui me plaît davan-

e.

De..., ce 12 août 77**.

LETIRE \I

lA PRESIDENTE DE TOURVEI. A MADAME DE VOI.ANGES

Votre Iciirc sc\cre m'aurait cllraycc. Madame, si,


par bonheur, )e n'avais trouve ici plus de motifs de sécurité
que vous ne m*cn donnez de cramte. Ce redoutable
M. de Valmoni, qui doit être la terreur de toutes les femmes.
LETTRE XI 39 A
^04
paraît avoir déposé ses armes meurtrières, avant d'entrer
dans ce château. Loin d'y former des projets, il n'y a pas
même porté de prétentions et la qualité d'homme aimable
;

que ses ennemis mêmes lui accordent, disparaît presque


ici, pour ne lui laisser que celle de bon enfant. _C'^t
apparemment l'air de la campagne ^ui a produit ce mira-
cle".O'que )è voûs^ms assurer, c'est qu étant sans cesse
avec moi, paraissant même s'y plaire, il ne lui est pas
échappé un mot qui ressemble à l'amour, pas une de
ces phrases que tous les hommes se permettent, sans
avoir, comme lui, ce qu'il faut pour les justifier. Jamais
il n'oblige à cette réserve, dans laquelle toute femme qui

se respecte est forcée de se tenir aujourd'hui, pour con-


tenir les hommes qui l'entourent. Il sait ne point abuser
de la gaieté qu'il inspire.. ILestp<yit-ê^treunpeuiouan-
^£eur; mais c'est avec tant de délicatesse qïrti accoutu-
merait la modestie même à l'éloge. Enfin, si j'avais un
frère, je désirerais qu'il fût tel que M. de Valmont se
montre ici. Peut-être beaucoup de femmes luidésire-
raient une galanterie plus marquée; et j'avoue que je jui
saisun gré infini d'avoir su me juger assez bi en_pourne
pas mg^oniiondreavec ell es. Qy\ 4laM -Lt »v\yv^XTY
.

Ce, 4îûrtrail_djf[ère-J)^aiiçpup sans doutede, cehii qdb


vous me faites; et, malgré cela, tous~3eux peuvent être
ressemblants en fixant les époques. Lui-même convient
d'avoir eu beaucoup de torts, et on lui en aura bien
aussi prêté quelques-uns. Mais j'ai rencontré peu d'hom-
mes qui parlassent des femmes honnêtes avec plus de
respea, je dirais presque d'enthousiasme. Vous m'appre-
nez qu'au moins sur cet objet il ne trompe pas. Sa con-
duite avec madame de Merteuil en est une preuve. Il
nous en parle beaucoup; et c'est toujours avec tant d'élo-
ges et l'air d'un attachement si vrai, que j'ai cru, jus-
qu'à la réception de votre lettre, que ce qu'il appelait
amitié entre eux deux était bien réellement de l'amour.
Je m'accuse de ce jugement téméraire, dans lequel j'ai
eu d'autant plus de ton, que lui-même a pris souvent le
soin de la justifier. J'avoue que je ne regardais que comme
finesse, ce qui était de sa part une honnête sincérité. Je
ne sais mais iUiie senrible que celui qui est capable d'une
;

amitié aussi suivie pour une femme aussi estimable, n^t


2§IIûfi JîbçrtTff^hs~fetôuh reste si nous
devons la conduite sa'gequ^il tient ici, à quelques projets
dans les environs, comme vous le supposez. Il y a bien
quelques femmes aimables à la ronde; mais il son peu,
40 LES MAISONS DANGEREUSES
I

excepte le matin, et alors il dit qu'il va à la chasse. Il


est vrai qu'il rapporte rarement du tiibicr mais il assure
;

qu'il est maladroit à cet exercice. D'ailleurs, ce qu'il


peut faire au dehors m'inquiète peu; et si )e désirais le
savoir, ce ne serait que pour avoir une raison de plus de
me rapprocher de votre avis ou de vous ramener au mien.
Sur ce que vous me proposez de travailler à abréger le
séjour que M. de V'almont compte faire ici, il me paraît
bien ditlicile d'oser demander à sa tante de ne pas avoir
son neveu chez elle, d'autant qu'elle l'aime beaucoup. Je
vous promets pourtant, mais seulement par déférence et
non par besoin, de saisir l'occasion de faire cette demande,
soit à elle, soit à lui-même. Quant à moi, M. de Tourvel
est instruit de mon projet de rester ici jusqu'à son retour,
et il s'étonnerait, avec raison, de la légèreté qui m'en
ferait changer.
W^ilà, Madame, de bien longs éclaircissements mais :

j'ai cru devoir à la vérité un témoignage avantageux à

M. de Valmont, et dont il me paraît avoir grand besoin


auprès de vous. Je n'en suis pas moins sensible à l'amitié
qui a dicté vos conseils. C'est à elle que je dois aussi ce
que vous me dites d'obligeant à l'occasion du retard du
mariage de mademoiselle votre fille. Je vous en remercie
bien sincèrement mais, quelque plaisir que )e me
:

promette à passer ces moments avec vous, je les sacri-


fierais de bien bon cœur au désir de savoir mademoi-
selle de Volanges plus tôt heureuse, si pourtant elle peut
jamais l'être plus qu'auprès d'une mère aussi digne de
toute sa tendresse et de son respect. Je partage avec elle
ces deux sentiments qui m'attachent à vous, et je vous
prie d'en recevoir l'assurance avec bonté.
J'ai l'honneur d'être, etc.

De...y ce is août //**.

I.ETTRIi XII

CÉCILE VOLANGES A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Maman est incommodée. Madame; elle ne sortira


point, et il faut que je lui tienne compagnie : ainsi je
n'aurai pas l'honneur de vous accompagne*^ l'Opéra.
Je vous assure que je regrette Vien plus de ne pas être
LETTRE XIV 4I

avec vous que le spectacle. Je vous prie d'en être persua-


dée. Je vous aime tant Voudriez-vous bien dire à
!

M. le chevalier Danceny que je n'ai point le recueil dont


il m'a parlé, et que s'il peut me l'apporter demain, il me

fera grand plaisir. S'il vient aujourd'hui, on lui dira que


nous n'y sommes pas; mais c'est que pian^an ne veut re ce-
vQir pe r^^nnne J'espère qu'elle se portera mieux demain.
.

J'ai l'honneur d'être, etc.

De..., ce 13 août 17**.

LETTRE XIII ^^
LA MARQUISE DE MERTEUIL A CÉCILE VOLANGES / ^^

Je suis très fâchée, ma belle, et d'être privée du plaisir


de vous voir, et de la cause de cette privation. J'espère
que cette occasion se retrouvera. Je m'acquitterai de
votre commission auprès du chevalier Danceny, qui sera
sûrement très fâché de savoir votre maman malade. Si
elle veut me recevoir demain, j'irai lui tenir compagnie.
Nous attaquerons, elle et moi, le chevalier de Belleroche *
au piquet et, en lui gagnant son argent, nous aurons, pour
, ;

surcroît de plaisir, celui de vous entendre chanter avec


votre aimable maître, à qui je le proposerai. Si cela
convient à votre maman et à vous, je réponds de moi et
de mes deux chevaliers. Adieu, ma belle; mes compli-
ments à ma chère madame de Volanges. Je vous embrasse
bien tendrement.
Df..., ce 13 août ij**.

LETTRE XIV
CÉCILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY

Je ne t'ai pas écrit hier, ma chère Sophie mais ce n'est :

pas le plaisir qui en est cause ; je t'en assure bien. Maman

* C'est le même dont il est question dans les lettres de madame de


Merteitil.
42 LES LIAISONS DANGEREUSES

était malade, et je ne l'ai pas quittée de la journée. Le


soir, quand je me suis retirée, je n'avais coeur à rien du
'Xl je me suis couchée bien vite, pour m'assurcr
tout; et
-^S que
journée était finie
la jamais je n'en avais passé de :

yV<7 si longue. Ce n'est pas que je n'aimc bien maman; mais

^ je ne sais pas ce que c'était. Je devais aller à l'Opéra


avec madame de Merteuil; le chevalier Danceny devait
[,V y être. Tu sais bien que ce sont les deux personnes que
j'aime le mieux. Quand l'heure où j'aurais dû y être aussi
est arrivée, mon cœur s'est serré malgré moi. Je me
déplaisais à tout» et j'ai pleure, pleure, sans pouvoir m'en
çpipêcher. Heureusement maman était couchée, et ne
pouvait pas me voir. Je suis siîre que le chevalier Danceny
aura été fâché aussi mais il aura été distrait par le spec-
!

tacle et par tout le monde c'est bien différent. :

Par bonheur, maman va mieux aujourd'hui, et madame


de Merteuil viendra avec une autre personne et le che-
valier Danceny mais elle arrive toujours bien tard,
:

madame de Merteuil; et quand on est si longtemps toute


seule, c'est bien ennuyeux. Il n'est encore qu'onze
heures. Il est vrai qu'il faut que je joue de la harp>e; et
I

'
j
puis ma toilette me prendra un peu de temps, car jç_YCux
'

\
|0A être bien coiffée auHHH"4'4iui. Je crois que la mère Per-
"^ pétue a raison, et qu'on devient coquette des qu'on est
dans le monde. Je n'ai jamais eu tant d'envie d'être jolie
que depuis quelques jours, et je trouve que je ne le suis
pas autant que je le croyais; et puis, auprès des femmes
qui ont du rouge, on perd beaucoup. Madame de Mer-
teuil, par exemple, je vois bien que tous les hommes la
trouvent plus jolie que moi cela ne me fâche pas beau- :

coup, parce qu'elle m'aime bien; et puis elle assure que


l e ch evalier Danceny me trouve plus jolie qu'elle. C*cst
bien honnête à ~SÎÎC de^me'Tavôîrdit î elle avait même
l'air d'en être bien aise. Par exemple, je ne conçois pas
ça. C'cil^jiu'enc m'âimc^xani et lui !... oh ça m'a fait ! !

bien plaisir aussi, c'est qu'il me semble que rien aue le


!

regarder suffît pour embellir. Je le regarderais toujours,


si je ne craignais de rencontrer ses yeux car, toutes les :

fois que cela m'arrive, cela me décontenance, et me fait


comme de la peine; mais ça ne fait rien.
Adieu, ma chère amie; je vas me mettre à ma toilette.
Je t'aime toujours comme de coutume.
Paris, ce 14 août 77**.
LETTRE XV 43

LETTRE XV
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Il est bien honnête à vous de ne pas m'abandonner à


mon triste sort. La vie que je mène ici est réellement
fatigante, par l'excès de son repos et son insipide uni-
formité. En lisant votre lettre et le détail de votre char-
mante journée, j'ai été tenté vingt fois de prétexter une
affaire, de voler à vos pieds, et de vous y demander, en
ma faveur, .une. infidélité, l__vatre ^±ey^ligr, qui, après
tnnîj nr m<^"^^ p^*^ fîf)r_hon^<"\^^ Savez=Yous que vous
m'avez rendu jaloux de^lui? Que me parlez- vous d'éter-
nelle rupture!* j'abjure ce serment, prononcé dans le
délire : nous n'aurions pas été dignes de le faire, si nous
eussions dû le garder. Ah que je puisse un jour me
!

venger dans vos bras, du dépit involontaire que m'a


causé le bonheur du chevalier Je suis indigné, je l'avoue,
!

quand je songe que cet honrnie, sans raisonner, sans se


donner la moindre peine, en suivant tout bêtement l'ins-
tinct de son cœur, trouve une félicité à laquelle je ne
puis atteindre. Oh je la troublerai... Promettez-moi que
!

je la troublerai. Vojis-inême. n'êtes- vous pas humiliée?


Vous vous donnez la peine de_ le_ tromper^ et il est plus
heureux que vous. Vou s le croy ?^ d^" S v^s cHâmës !

jC^I Kygi^^ yniis qui ête§.jan s les sieiines7 II dort tran-


quillement, tandis que vous^vëillez poûTses plaisirs. Que
ferait de plus son esclave?
Tenez, ma belle amie, tant que vous vous partagez
entre plusieurs, je n'ai pas la moindre jalousie je ne vois
:

alors dans vos amants que les successeurs d'Alexandre,


incapables de conserver entre eux tous, cet empire où je
régnais seul. Mais que vous vous donniez entièrement à
un d'eux qu'il existe un autre homme aussi heureux
!

que moi je ne le souffrirai pas ; n'espérez pas que je le


!

souffre. Ou reprenez-moi, ou au moins prenez-en un


autre; et ne trahissez pas, par un caprice exclusif,
l'amitié inviolable que nous nous sonames jurée.
C'est bien assez, sans doute, que j'aie à me plaindre
de l'amour. Vous voyez que je me prête à vos idées, et que
j'avoue mes torts. En effet, si c'est être amoureux que de
44 I-ES LIAISONS DANGEREUSES

ne pouvoir vivre sans posséder ce qu'on désire, d*y sacri-


fier son temps, ses plaisirs, sa vie, je suis bien réelle-
ment amoureux. Je n'en suis guère plus avancé. Je n'au-
rais même rien du tout à vous apprendre à ce sujet, sans
un événement qui me donne beaucoup à réfléchir, et
dont je ne sais encore si je dois craindre ou espérer.
Vous connaissez mon chasseur, trésor d'intrigue, et
vrai valet de Comédie vous jugez bien que ses instruc-
:

tions portaient d'être amoureux de la femme de chambre


et d'enivrer les gens. Le coquin est plus heureux que
moi; il a déjà réussi. Il vient de découvrir que madame de
Tour\'el a chargé un de ses gens de prendre des informa-
tions sur ma conduite, et même de me suivre dans mes
courses du matin, autant qu'il le pourrait, sans être
aperçu. Que prétend cette femme? Ainsi donc la plus
modeste de toutes ose encore risquer des choses qu'à peine
nous oserions nous permettre Je jure bien... Mais, avant
!

de songer à me venger de cette ruse féminine, occupons-


nous des moyens de la tourner à notre avantage. Jusqu'ici
ces courses qu'on suspecte n'avaient aucun objet; il faut
leur en donner un. Cela mérite toute mon attention, et
je vous quitte pour y réfléchir. Adieu, ma belle amie.

Toujours du château de... y ce 75 août 17**.

LETTRE XVI
CÉCILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY

Ah ma Sophie, voici bien des nouvelles je ne


! !

devrais peut-être pas te les dire mais il faut bien que


:

j'en parle à quelqu'un; c'est plus fort que moi. Ce cheva-


lier Pan'Tny je suib jdaas^un^trouble ^oic je nej>cux
4)as ^^irr- : jr ne sai<t p ar j^ti aîmnïchcer. Depuis que je
t'avais raconté la jolie soirée^" quf j'avais passée chez
maman avec lui et madame de Aierteuil, je ne t'en par-
lais plus :c'est que je ne voulais plus en parler à personne;
mais j'y p)cnsais pourtant toujours. Depuis il était devenu

• La lettre cù il est parlé de cette \otree ne s'esi pas reirom-ee. Il \ a


lieu de croire que c'est celle proposée dam le billet de madame de Mcr-
tewly et dont tl est aussi question dans la pr^ii'dcnte lettre de (Wile
Volanges.
LETTRE XVI

si triste, mais si triste, si que ça me


triste faisait de la
peine; et quand je lui demandais pourquoi, il me disait
que non jnais je voyais bi^^giig^ si. Enfin hier il l'était
:

encore plus que de coutume. Ça n'a pas empêche qu'il


n'ait eu la complaisance de chanter avec moi comme à
l'ordinaire mais, .toutes les fois qu'jljpe re garcj^jt, cçla
;

me serrait le coeur. Après que nous eûmes fini de chanter,


il alla renfermer ma harpe dans son étui; et, en m'en

rapportant la clef, ii me^


ria d'en jouer e ncore le soir, ^JJ^ ;
aussitôt que je^serais_seule. Je ne me détiais de rien du tX/j.,!
tout; )e ne voulais même pas mais il m'en pria tant, que*.
: ;

je lui dis qu'oui. ILaïiait bien ses raisons Efîeaivement,'|JV*^ .

quand je fus retirée chez moi et que ma temme de chambre ^^^"^


fut sortie, j'allai pour prendre ma harpe. J e trouvai d ansc^^iUl.
les cordes une lettre pliée seul ement, et point cachetée,/.^^^
et qui était de lui. Ah si tu savais tout ce qu'il me mande /"^
!
/ ! -

Depuis que j'ai lu sa lettre, j'ai tant de plaisir, que je ne /


peux plus songer à autre chose. Je l'ai relue quatre fois -O^
tout de suite, et puis je l'ai serrée dans mon secrétaire. U^^
Je la savais par cœur; et, quand j'ai été couchée, je l'ai
tant répétée, que je ne songeais pas à dormir. Dès que
je fermais les yeux, je le voyais là, qui me disait lui-
même tout ce que je venais de lire. Je ne me suis endor-
mie que bien tard; et aussitôt que je me suis réveil-
lée (il était encore de bien bonne heure), j'ai été reprendre
sa lettre pour la relire à mon aise. Je l'ai emportée dans
mon lit, et puis je l'ai baisée comme si... C'est peut-être
mal de baiser une
fait lettre conmie ça, mais je n'ai pas
pu m'en empêcher.
A
présent, ma chère amie, si je suis bien aise, je suis
aussi bien embarrassée ; car sûrement il ne faut pas que je
réponde à cette lettre-là. Je sais bien que ça ne se doit
pas, et pourtant il me le demande ; et, si je ne réponds pas,
je suis sûre qu'il va encore être triste. C'est pourtant bien
malheureux pour lui Qu'est-ce que tu me conseilles ?
!

mais tu n'en pas plus que moi. J'ai bien envie d'en
sais
parler à madame de Merteuil qui m'aime bien. Je vou-
drais bien le consoler; mais je ne voudrais rien faire qui
fût mal. On nous recommande tant d'avoir bon cœur !

et puis on nous défend de suivre ce qu'il inspire, quand


c'est pour un honmie Ça n'est pas juste non plus. Est-ce
!

qu'un l^çtmme n'çg t p ^s notre prochain comme un gy


femme, et plus encore? car enfin n'a-t-on pas son père
comme sa mère, son frère comme sa sœur? il reste tou-
jours le mari de plus. Cependant si j'allais faire quelque
46 U >
A '
^^ LIAISONS DANGEREUSES

choH' qui ne fût pas bicn^pcui-ctrc que M. Danccny lui-


mêiîic .nlauraiL plu:» boniic^Jdée de rrioT ! Oh (;à, par !

exemple, j'aime encore mieux qu'il soit triste. Et puis,


enfin, je serai toujours à temps. Parce qu'il a écrit hier,
je ne suis pas obhgée d'écrire aujourd'hui aussi bien :

je verrai madame de Mertcuil ce soir, et si j'en ai le


courage, je lui conterai tout. En ne faisant que ce qu'elle
me dira, je n'aurai rien à me reprocher. Et puis peut-être
me dira-t-elle que je peux lui répondre un peu, pour qu'il
ne soit pas si triste Oh je suis bien en peine.
! !

Adieu, ma bonne amie. Dis-moi toujours ce que tu


penses.

"^Si Ch.Oi-) -/^^ '^Ci Vi^i:


^^- •' '' '9 août 17**.
(\^'k

LETTRE XVII
LE CHEVALIER DANCENY A CÉCILE VOLANGES

Avant de me livrer. Mademoiselle, dirai-je au plai-


sir ou au besoin de vous écrire, je commence par vous
supplier de m'entendre. Je sens^ucpour oser vous décla-
rer mes sentmicntSa liai bcsoTnd TnttulgenCT! ^î~îc~ne
voulais que les justifier, elle me serait inutile. Que vais-
je faireaprès tout, que vous montrer votre ouvrage? Et
qu'ai-je à vous dire, que mes regards, mon embarras,
ma conduite et même mon silence, ne vous aient dit
avant moi ? Eh pourquoi vous fâcheriez- vous d'un sen-
!

timent que vous avez fait naitre? Émane de vous, sans


doute il est digne de vous être otfert; s'il est brûlant
comme mon âme, il est pur comme la vôtre. Serait-ce
un crime d'avoir su apprécier votre charmante figure,
vos talents séducteurs, vos grâces enchanteresses, et cette
touchante candeur qui ajoute un prix inestimable à des
qualités déjà si précieuses? non, sans doute mais, ,^^s :

Ctrc coupable, ori peut être malheureux; et c'csij£_59rt


-flHkti-mlattiînâiZîi- YiiÛSL refiftez d*a^réér mtm Hommage.
(J'cst le premier que mon cœur ait offert. Sans vous je
serais encore, non pas heureux, mais tranquille. Je vous
ai vue*; le repos a fui loin de moi, et mon bonheur est
incertain. Cependant vous vous étonnez de ma tristesse;
vous m'en demandez la cause quelquefois même j'ai
:

cru voir qu'elle vous affligeait. Ah dites un mot, et ma !


LETTRE XVIII 47

félicité sera votre ouvrage. Mais, avant de prononcer,


songez qu'un mot peut aussi combler mon malheur.
Soyez donc l'arbitre de ma destinée. Par vous je vais être
éternellement heureux ou malheureux. En quelles mains
plus chères puis-je remettre un intérêt plus grand ?
Je finirai, comme j'ai commencé, par implorer votre
indulgence. Je vous ai demandé de m'entendre; j'oserai
plus, je vous prierai de me répondre. Le refuser, serait
me laisser croire que vous vous trouvez offensée, et mon
cœur m'est garant que m
on respect égale mon amou r.

P. S. Vous pouvez vous pour me répondre, du


servir,
même moyen dont je me pour vous faire parvenir
sers
cette lettre; il me paraît également sûr et commode.
De..., ce 18 août 77**.

LETTRE XVIII
CÉCILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY

Quoi ! Sophie, tu blâmes d'avance ce que je vas faire !

J'avais déjà bien assez d'inquiétudes; voilà que tu les


augmentes encore. JI e^\ c\ i \r^ H k-m^ q iiP4f_Qe_jir>kja«;
tépondre. Tu en parles bien à ton aise; et d'ailleurs, tu
ne sais pas au juste ce qui en est tu n'es pas là pour voir.
:

Jcsuis sûrcjme si tjLg tais à ma place, tu ferais çgminejaioi.


Sûrement, en général, on ne doit pas répondre; et tu
as bien vu, par ma lenre d'hier, que je ne le voulais pas
non plus mais c'est que je ne crois pas que personne
:

se soit jamais trouvé dans le cas où je suis.


Et encore être obHgée de me décider toute seule !

Madame de Merteuil, que je comptais voir hier au soir, n'est


pas venue. Tout s'arrange contre moi c'est elle qui est :

cause que je le connais. C'est presque toujours avec elle


que je l'ai vu, que je lui ai parlé. Ce n'est pas que je lui
en veuille du mal : mais elle me laisse là au moment de
l'embarras. Oh je suis bien à plaindre
! !

Figure-toi qu'il est venu hier comme à l'ordinaire.


J'étais si troublée, que je n'osais le regarder. Il ne pou-
vait pas me parler, parce que maman était là. Je me dou-
tais bien qu'il serait fâché, quand il verrait que je ne lui
avais pas écrit. Je ne savais quelle contenance faire. Un
instant après il me demanda si je voulais qu'il allât cher-
48 / LES LIAISONS DANGEREUSEik

cher ma harpe. me battait si fort, que ce fut tout


Ix ccrur
ce que je pusque de répondre qu'oui. Quand il
faire
revint, c'était bien pis. Je ne le regardai qu'un petit
moment. Il ne me regardait pas, lui;. mais il avait un air
qu'on aurait dit qu'il était maJadc. Ç>a me faisait bienjic
[a peine . Il se mit à accorder ma Farpc, et après, en me
l'apportant, il me dit : Ah
Mademoiselle !... Il ne me
!

dit que ces deux mots-là; mais c'était d'un ton que j'en
fus toute bouleversée. Je préludais sur ma harpe, sans
savoir ce que je faisais. Maman demanda si nous ne chan-
terions pas. Lui s'excusa, en disant qu'il était un peu
malade; et moi, qui n'avais pas d'excuse, il me fallut
chanter. J'aurais voulu n'avoir jamais eu de voix. Je
choisis exprès un air que je ne savais pas; car j'étais bien
sûre que je ne pourrais en chanter aucun, cl on se serait
aperçu de quelque chose. Heureusement il vint une visite;
et, dès que j'entendis entrer un carrosse, je cessai, et le
priai de reporter ma harpe. J'avais bien peur qu'il ne
s'en allât en même temps; mais il revint.
Pendant que maman et cette dame qui était venue
causaient ensemble, je voulus le regarder encore un petit
moment. Je ^cnt;opTrai sç<; yçyXi Çl '1 m^ fut irpp<yssiblc
.de détourner \
cs miç ns_ Hn mnrnpnî après je vis ses
larmes cou lerj et ij^ fut obhjgé de se retourner pour n'être
pas vu. Pour le coup, je ne pus y tenir; je sentis que j'allais
pleurer aussi. Je sortis, et tout de suite j'écrivis avec un
crayon sur un chiffon de papier « Ne soyez donc pas :
j^ ^
si triste, je vous en prie; je promets de vous répondre. »

Sûrement, tu ne peux pas dire qu'il y ait du mal à cela;


^*^*$ct puis c'était plus fort que moi. Je mis mon papier aux
cordes de ma harpe, comme sa lettre était, et je revins
s^i dans le salon. Je me sentais plus tranquille. Il me tardait
bien que cette dame s'en fût. Heureusement, elle était
en visite; elle Aussitôt qu'elle
s'en alla bientôt après.
fut sortie, je dis voulais reprendre ma harpe, et je
que je
le priai de l'aller chercher. Je vis bien, à son air, qu'il

I
ne se doutait de rien. Mais au retour, oh CQjTime il !

se S çtaii cpoîcnt En posant ma harpe vis-à-vis de moi, il


!

I se plaça de façon que maman ne pouvait voir, et il prit


j^A ma main qu'il serra... mais d'une façon !... ce ne fut
' -^ qu'un moment mais je ne saurais te dire le plaisir que
:

ça m'a fait. Je la retirai pourtant; ainsi je n'ai rien à


me repriKher.
A présent, ma bonne amie, tu vois bien que je ne peux
pas me dispenser de lui écrire, puisque je le lui ai pro-
LETTRE XIX 49

mis; et puis, je n'irai pas lui refaire du chagrin; car j'en


souffre plus que lui. Si c'était pour quelque chose de mal,
sûrement je ne Mais quel mal peut-il y avoir
le ferais pas.
à écrire, surtout quand c'est pour empêcher quelqu'un
d'être malheureux ? Ce qui m'embarrasse, c'est que je ne
saurai pas bien faire ma lettre mais il sentira bien que ce
:

n'est pas ma faute; et puis je suis sûre que rien que de


ce qu'elle sera de moi, elle lui fera toujours plaisir.
Adieu, ma chère amie. Si tu trouves que j'ai tort, dis-
le-moi; mais je ne crois pas. A mesure que le moment de
lui écrire approche, mon cœur bat que ça ne se conçoit
pas. Il le faut pourtant bien, puisque je l'ai promis.
Adieu
De...i ce 20 août ij**.

LETTRE XIX
CÉCILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY }

Vous étiez si triste, hier, Monsieur, et cela me faisait^^l/A^


tant de peine, que je me vous promettre
suis laissée aller à C

de répondre à la lettre que vous m'avez écrite. Je n'en


sens pas moins aujourd'hui que je ne le dois pas pour- :

tant, conmie je l'ai promis, je ne veux pas manquer à ma


parole, et cela doit bien vous prouver l'amitié que j'ai
pour vous. A présent que vous le savez, j'espère que vous ,
ne me demanderez pas de vous écrire davantage. J'es- ' ^
Lt
père aussi que vous ne direz à personne que je vous ai . ~*

écrit; parce que sûrement on m'en blâmerait, et que cela


pourrait me causer bien du chagrin. Inespéré surtout que
^^
vou s-mênag, n'en pre ndrez pas jnauvaise idée de moi, ce •(,

jjui.me^feraiX_plus3fe _^ine_gue tout. Je peux bien vous n^"*


assurer que je n'aurais pas eu cette complaisance-là
pour tout autre que vous. Je voudrais bien que vous .', %i*i
eussiez celle de ne plus être triste comme vous étiez; ce
qui m'ôte tout le plaisir que j'ai à vous voir. Vous voyez,
^w
Monsieur, que je vous parle bien sincèrement. Je ne
demande pas mieux que notre amitié dure toujours;
mais, je vous en prie, ne m'écrivez plus.
J'ai l'honneur d'être,
CÉCILE VOLANGES.
De..., ce 20 août ij**.
50 IFS MAISONS DANGEREUSES

LirrrRE xx

I.A MARQUlSh l)h MERTELIl. AU VICOMTE DE VALMONT

fripon, vous me ca)olcz, de peur que je ne me


Ah!
moque de vous! Allons, je vous fais grâce vous m'écri- :

vez lani de folies, qu'il faut bien que je vous pardonne la


sagesse où vous lient votre Présidente. Je ne crois pas
que mon chevalier eût tant d'mdulgence que moi; il
serait homme à ne pas approuver notre renouvellement
de bail, et à ne rien trouver de plaisant dans votre folle
idée. J'en ai pourtant bien ri, et j'étais vraiment fâchée
d'être obligée d'en rire toute seule. Si vous eussiez été là,
je ne sais où m'aurait menée cette gaieté mais j'ai eu le :

temps de la réflexion et je me suis armée de sévcriic.


Ce n'est pas querefuse pour toujours; mais je diffère,
je

et j'ai raison. J'y mettrais peut-être de la vanité, et, une


fois piquée au jeu, on ne sait plus où l'on s'arrête. Je
serais femme à vous enchaîner de nouveau, à vous faire
oublier votre Présidente; et si j'allais, moi indigne, vous
dégoûter de la vertu, voyez quel scandale Pour éviter ce !

danger, voici mes conditions.


Aussitôt que vous aurez eu votre belle dévote, que
vous pourrez m'en fournir une preuve, venez, et je suis
à vous. Mais vous n'ignorez pas que dans les affaires
importantes, on ne reçoit de preuves que par écrit. Par
cet arrangement, d'une pan, icuicuaiiii5Ù_unç_X£Com-
pcnsc au lieu d'être unç_ j'o nsnlatu-t n et cette idée me;

plaît davantage de l'autre ViJtnL_iUiXCS-©R--«:ra plus


:

piquant, cn_dcvcnaniiui-inêmc UD moyen d'infidchié.


Venez donc, ve nez au plus tôt m'ar porter le ^agc de
votr ç triQ q;]pt) ç'"P§ <;'m bl^blcIâ. nos^ reux chcvalîcfsljqui
Ycnaicni déposer aux pieds de leurs James jcOSuS
briHants de leur victoire. Sérieusement, je suis curieuse
de savoir ce que peut écrire une prude après un tel
moment, et quel voile elle met sur ses discours, après n'en
avoir plus laissé sur sa personne. C'est à vous de voir si je
me mets à un prix trop haut mais je vous préviens qu'il
;

n'y a rien à rabattre. Jusque-là, mon cher Vicomte,


vous trouverez bon que je reste fidèle à mon chevalier, et
que je m'amuse à le rendre heureux, malgré le petit
chagrm que cela vous cause.
LETTRE XXI 5I

Cependant si j'avais moins de mœurs, je crois qu'il

aurait dans ce moment, un rival dangereux; c'est la


petite Volanges. Je raffole de cet enfant c'est une vraie
:

passion. Ou je me trompe, ou elle deviendra une de nos


femmes les plus à la mode. Je vois son petit cœur se
développ>er, et c'estun spectacle ravissant. Elle_âime_déjà
sonPanceny^ ayecjureur; mais elle ii!£ji_sait.eiii:Qj:ii_ikn.
Lui-même, quoique très amoureux, a encore la timidité
de son âge, et n'ose pas trop le lui apprendre. Tous deux
sont en adoration vis-à-vis de moi. X^- petite, surtout a
grande envie de-Jïie-dire.s^on_ secret; particulièrement
depuis quelques jours je l'en vois vraiment oppressée
et je lui aurais rendu un grand service de l'aider un peu :

mais je n'oublie pas que c'est un enfant, et je ne veux pas


me compromettre. Danceny m'a parlé un peu plus claire-
ment; mais, pour lui, mon parti est pris, je ne veux pas
l'entendre. Quant à la petite, je suis souvent tentée d'en
faire mon élève; c'est un service que j'ai envie de rendre
à Gercourt. Il me laisse du temps, puisque le voilà en
Corse jusqu'au mois d'oaobre. J'ai dans l'idée que j'em-
ploierai ce temps-là, et que nous lui donnerons une femme
toute formée, au lieu de son innocente pensionnaire.
Quelle est donc en effet l'insolente sécurité de cet homme,
qui ose dormir tranquille, tandis qu'une femme, qui a à se
plaindre de lui, ne s'est pas encore vengée? Tenez, si la
petite était ici dans ce moment, je ne sais ce que je ne lui
dirais pas.
Adieu, Vicomte; bonsoir et bon succès mais, pour
:

Dieu, avancez donc. Songez que si vous n'avez pas cette


femme, les autres rougiront de vous avoir eu.
De...^ ce 20 août ly**.

LETTRE XXI
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Enfin, ma belle amie, j'ai fait un pas en avant, mais un


grand pas, et qui, s'il ne m'a pas conduit jusqu'au bout,
m'a fait connaître au moins que je suis dans la route, et a
dissipé la crainte où j'étais de m'être égaré. .J^i. enfin
déclaré mon amour; et quoiqu'on ait gardé le silence le
plus obstiné,~pai obtenu la réponse peut-être la moins
52 LES LIAISONS DANGERKUSES

équivoque et la plus tiatteuse mais n'anticipons pas sur


:

les événements, et reprenons plus haut.


Vous vous souvenez qu'on taisait épier mes démarches.
Eh bien! j'ai voulu que ce moyen scandaleux tournât
à l'édification publique, et voici ce aue j'ai t'ait. J^ai
chargé mon c onfident de me trquvcx»_daiisJes-CQvnT)ns,
quelque^ maFRàireujr75uOuir5c2kûiiL jk -iccourj. C^ttc
commission î?était pas ditiîcile à remplir. Hier après-
midi, il me rendit compte qu'on devait saisir aujourd'hui
^^ dans la matinée, les meubles d'une famille entière qui ne
^CS pouvait payer la taille. Je m'assurai qu'il n'y eijt dans cette

^.
^ maison, aucune fille ou femme dont l'âge ou la figure
pussent rendre mon action suspecte; et, quand je fus bien
^/^ iO informé, déclarai à souper mon projet d'aller à la chasse
je
^ \ le lendemain. Igi je dois_j:endre justice à ma Présidente :

^\'k \^ans doute elle eut quelques remords dr> ordres qu'elle
\ "
i^ avait^gmii^ct»ii'ai'aat4>a5^JaJorç^^^ de vgincre sa çurio-
yÀ sjrcv^le eut ^ LL moins CcHelde rontrarj^Tj^pn ^'^jr
Il devait faire une chaleur excessive; je risquais de me

rendre malade; je ne tuerais rien et me fatiguerais en


vain; et, pendant ce dialogue, ses yeux, qui parlaient
peut-être mieux qu'elle ne voulait, me faisaient assez
connaître qu'elle désirait que je prisse pour bonnes ces
mauvaises raisons. Je n'avais garde de m'y rendre, comme
vous pouvez croire, et je résistai de même à une petite
diatribe contre chasse et les chasseurs, et à un petit
la

nuage d'humeur qui obscurcit, toute la soirée, cette


figure céleste. Je craignis un moment que ses ordres ne
fussent révoqués, et que sa délicatesse ne me nuisît. Je n e
cal culais p asJâ^syiip^^C d'^qe femme^aussi me trornpais-
içJMôncJîasseur me rassura d^s le soTTImème, et )e me
couchai satisfait.
point du jour je me lève et je pars. A peine à cin-
Au
quante pas du château, j'aperçois mon espion qui me
rQlK suit. J'entre en chasse, et marche à travers champs vers
^/r le village où je voulais me rendre; sans autre plaisir,

-| j^juSdans ma route, que de faire courir le drôle qui me sui-


vait, et qui n'osant pas quitter les chemins, parcourait

»^ souvent, à toute course, un espace triple du mien. A


,
U, I force de l'exercer, j'ai eu moi-même une extrême cha-
^ *'^hcur, et je me suis assis au pied d'un arbre. N'a-t-il pas
\^v eu l'insolence de se couler derrière un buisson qui n'était
i. pas à Vingt pas de moi, et de s'y asseoir aussi J'ai été
^
r*

tenté un moment de lui envoyer mon coup de fusil, qui,


"^

quoique de petit plomb seulement, lui aurait donné une


LETTRE XXI
i
/
"'Q
<1 ^^O,

leçon suffisante sur les dangers de la curiosité : heureuse- i^ \,


ment pour lui, ']c jtIC jsi2i^ rrssnnvrnii ip'iJ .'-fair iirilf
\j^ /
et naêrm' ri^rt-^aW,- h m^-v pr^i^'t*^; Cette réflexion l'a ^'ti
sauvé.
Cependant j'arrive au village; je vois de la rumeur;
je m'avance : j'interroge; on
Je fais me raconte le fait.
venir Collecteur; et, cédant à ma généreuse compas-
le i^

sion, je paie noblement cinquante-six livres, pour les- L^ Pq


quelles on réduisait cinq personnes à la paille et au dcscs- 3^A/
poir. Après cette action si sim^ej_vous n'imagnirz pas-fo^^^/c
quel^jK^Tir"dc_ljriicdirTt?)ns retentit autour de moi de la f^^^h
p art des assistants Quelles larmes de reconnaissance cou-^-L-
!

laient des yeux^û vieux chef de cette famille, et embellis- ^i^


saient cette figure de patriarche, qu'un moment aupara- /j
vant l'empreinte farouche du désespoir rendait vraiment ^> />
hideuse! J'examinais ce spectacle! lorsqu'un autre pay-^'^\Ay
san, plus jeune, conduisant par la main une femme et \

deux enfants, et s'avançant vers moi à pas précipités,


leur dit To mbons tous aux pieds de cette image d e
:
^

.Dieu. ; et dans le même instant, j'ai été entouré de cette


'

famille, prosternée à mes genoux. J'avouerai ma faiblesse;


mes yeux se sont mouillés de larmes, et j'ai senti en moi
un mouvement mais délicieux. J'ai été
involontaire, ^j
étonné du éprouve en faisant le bien et je
plaisir qi,i'on ; *^JJ
serais tenté de croire que ce que nous appelons les gens
vertueux, n'ont pas tant de mérite qu'on se plaît à nous
le dire. Quoi qu'il en soit, j'ai trouvé juste de payer à ces
pauvres gens le plaisir qu'ils venaient de me faire. J'avais
pris dix louis_surjTioi^ je les l eur ai do nnés. Ici onLieçom-
jiiençé les xemercieméntsTmâîs ils n'av aient plus ce m ême
degrc-dCLjDathétiqu^e le nécessaire avait produit le grand,
:

le véritable cff"et; le reste n'était qu'une simple expression


de reconnaissance et d'étonnement pour des dons super-
flus.
Cependant, au milieu des bénédictions bavardes de
cette famille, jene ressemblais pas mal au héros d'un
drame, dans la scène du dénouement. Vous remarquerez -Spv
que dans cette foule était surtout le fidèle espion^ _Mon 5 / .

^utét ai^ remp li : je me


dégageai d'eux tous, et regagnai ^«^^^

le château. Tout calculé, je me félicite de mon invention.


Cette femme vaut bien sans doute que je me donne tant
de soins; ils seront un jour mes titres auprès d'elle; et
l'ayant, en quelque sorte, ainsi payée d'avance, j'aurai le
droit d'en disposer à ma fantaisie, sans avoir de reproche
à me faire.
54 LES LIAISONS DANGEREUSES

J'oubliais de vous dire que pour mettre tout à profit, j'ai


demandé à ces bonnes gens de prier Dieu pour le succès
de mes projets. Vous allez voir si déjà leurs prières
n'ont pas été en partie exaucées... Mais on m'avertit que
le souper est servi, et il serait trop tard pour que cène
lettre partît si je ne la fermais qu'en me retirant. Ainsi,
V
le reste à ordinaire prochain. J'en suis fâché, car le reste
est le meilleur. Adîeu, ma belle amie. Vous me volez un
moment du plaisir de la voir.

De..., ce 20 août /7* '.

LETTRE XXII

LA PRÉSIDENTE DE TOURVEI A MADAME DE VOLANGES

Vous serez sans doute bien aise, Madame, de connaître


un trait de_M_jjg_ Yalmnnfj q ui contraste beaucoup, ce me
semble, avec tous ceux sous lesquels on vous l'a représenté.
Il est si pénible de penser désavantageusement de qui
si'.
7 ^\ que ce soit, si fâcheux de ne trouver que des vices chez
'
^ ceux qui auraient toutes les qualités nécessaires pour faire
aimer la vertu Enfin vous aimez tant à user d'indulgence,
!

^'•^. que c'est vous obliger que de vous donner des motifs
^tiv^^ de revenir sur un jugement trop rigoureux. A\. de Val-
/ \ ^ \inoni me paraît fondé à espérer celle faveur, je dirais
ôLli^^Kipresque cette justice; et voici sur quoi je le pense.
Il a fait ce matin une de ces courses qui pouvaient faire

ISk supposer quelque projet de sa part dans les environs,


comme l'idée vous en était venue; idée que je m'accuse
d'avoir saisie peut-être avec trop de vivacité. Heureuse-
ment pour lui, et surtout heureusement p^^ur nous,
puisque cela nous sauve d'être injustes, un de mes gens
devait aller du même côté que lui *; et c'est par là que ma
curiosité réprchensible, mais heureuse, a été satisfaite.
Il nous a rapporté que M. de Valmont, ayant trouvé au

village de... une malheureuse famille dont on vendait les


meubles, faute d'avoir pu payer les impositions, non seule-
ment s'était empressé d'acquitter la dette de ces pauvres
gens, mais même leur avait donné une somme d'argent
assez considérable. Mon domestique a été témoin de cette
vertueuse action; et il m'a rapporté de plus que les
• Madamt dt Toun>tl n'ose donc pat dirt que c'était par ton ordre?
LETTRE XXII 55

paysans, causant entre eux et avec lui, avaient dit qu'un


domestique, qu'ils ont désigné, et que le mien croit être
celui de M. de Valmont, avait pris hier des informations
sur ceux des habitants du village qui pouvaient avoir
besoin de secours. Si cela est ainsi, ce n'est même plus
seulement une compassion passagère, et que l'occasion
détermine c'est le projet formé de faire du bien; c'est la
:

sollicitude de la bienfaisance c'est la plus belle vertu des


;

plus belles âmes mais, soit hasard ou projet, c'est tou-


:

jours une action honnête et louable, et dont le seul récit


m'a anendrie jusqu'aux larmes. J'ajouterai de plus, et
toujours par justice, que quand je lui ai parlé de cette
action, de laquelle il ne disait mot, il a commencé par
s'en défendre, et a eu l'air d'y mettre si peu de valeur
lorsqu'il en est convenu, que sa modestie en doublait le
mérite.
A présent, dites- moi, ma respectable amie, si -
-^V\. de^V almont est en un libertmjans retour ?..S'iL
effet
_n!g§Lflu gcgla et se condu it ainsi, qué'restera-t-il aux gens
hormêtes ? Quoi! les mécKants partageraient-ils avec
les bons Tè plaisir sacré de la bienfaisance? Dieu permet-
trait-il qu'une famille vertueuse reçût, de la main d'un
scélérat, des secours dont elle rendrait grâce à sa divine
Providence ? et pourrait-il se plaire à entendre des bouches
pures répandre leurs bénédictions sur un réprouvé ? Non.
J'aime mieux croire que des erreurs, pour être longues,
ne sont pas éternelles; et je ne puis penser que celui qui
fait du bien soit l'ennemi de la vertu. M. de Valm ont \

n'est peu r^é tre qu'un exemple de plus du danger ~3es 't
liaisons. Je m
arrête à cette idée^quTlné pTaTt. Si, d^unc
part, elle peut ser\'ir à le justifier dans votre esprit, de
l'autre, elle me rend de plus en plus précieuse l'amitié
tendre qui m'unit à vous pour la vie.
J'ai l'honneur d'être, etc.

P. S. Madame de Rosemonde moi nous allons,


et
dans malheureuse famille,
l'instant, voir aussi l'honnête et
et joindre nos secours tardifs à ceux de M. de Valmont.
Nous le mènerons avec nous. Nous donnerons au moins
à ces bonnes gens le plaisir de revoir leur bienfaiteur;
c'est, je crois, tout ce qu'il nous a laissé à faire.

De...i ce 20 août ij**.


56 LES LIAISONS DANGEREUSES

LETTRE XXIII

LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUII

Nous en sommes restes à mon retour au château : je


reprends mon récit.
Je n'eus que le temps de faire une courte toilette, et )e
me rendis au salon, où ma belle faisait de la tapisserie,
tandis que le curé du lieu lisait la gazette à ma vieille tante.
J'allai m'asseoir auprès du métier. Des regards, plus doux
encore que de coutume, et presque caressants, me tirent
bientôt deviner que le domestique avait déjà rendu
compte de sa mission. En effet, mon aimable curieuse ne
put garder plus longtemps le secret qu'elle m'avait dérobe;
et, sans crainte d'interrompre un vénérable pasteur dont le
débit ressemblait pourtant à celui d'un prône J'ai bien :

aussi ma nouvelle à débiter dit-elle; et tout de suite


>,

elle raconta mon aventure, avec une exactitude qui faisait


honneur à l'intelligence de son historien. Vous jugez
comme je déployai toute ma modestie mais qui pourrait :

arrêter une femme qui fait, sans s'en douter, l'éloge de ce


qu'elle aime? Je pris donc le parti de la laisser aller. On
eût dit qu'elle prêchait le panégyrique d'un saint._P.cn-
dant ce tcmpSj j'obscrvaiSj non saiis espoir^ lout ce^quc
ik. .hTi
promet laienLâJ 'amour son regard animéj son^esie devenu
i. ^ plus librcj çi_surtqut ce son de voix qui, par son altéra-
tion déjà scniibk» traKTssain'émotlon de son âme. A
\y peine elle finissait de parler Venez, mon neveu, me dit
: '

I^CXvfc^i." madame de Rosemonde; venez, que je vous embrasse. •

^^\ Je sentis auiîsiLôt que la jolie prêcheuse ne pourrait se


^fi> ^
défendre d'être embrassée à son tour. Cependant elle
r ' voulut fuir; mais elle fut bientôt ^ans mes bras; et, loin
d'avoir la force de résister, à peine lui restait-il celle de se
soutenir. Plus j'observe cette femmty et -plus clic me
_paraît di^sirable. Elle s'empressa de retourner à son
métier, et eutTàir, pour tout le monde, de recommencer
sa tapisserie; mais moi, je m'aperçus bien que sa main
tremblante ne lui permettait pas de continuer son
ouvrage.
Après le dîner, les dames voulurent aller voir les infor-
tunés que j'avais si pieusement secourus; je les accompa-
LETTRE XXIII 57

gnai. Je vous sauve l'ennui de cette seconde scène de


reconnaissance et d'éloges. Moncœur, presse d'un souve-
nir délicieux, hâte le moment du retour au château, ^/y
Pendant la route, ma belle Présidente, plus rêveuse qu'à '7y>
l'ordinaire, ne disait pas un mot. Tout occupé de trouver (
lesmoyens de profiter de l'effet qu'avait produit l'événe-
ment du jour, je girdais_ lg même sile nce. Madame de -h,^
Rosemonde seule parlait etn'obtenait'de nous que des ^ci^
réponses courtes et rares. N ous dûmes l'enn uyer
'

j'en :

ajais le proj et, ej: il réussit. Aussi, en ""descendant de A(^


voiture, elle passa "dans son appartement, et nous laissa ( i^j
tête à tête ma belle et moi, dans un salon mal éclairé; obs->. *

^urité douce, gui e nhar d it l'amou r limide.


'~~
^y
Je n'eus pas la peine de diriger la conversation où je
voulais la conduire. La ferveur de l'aimable prêcheuse
me servit mieux que n'aurait pu faire mon adresse.
jfT'Quand on est si digne de faire le bien, me dit-elle, en
[arrêtant sur moi son doux regard comment passe-t-on

:

[sa vie à mal faire? Je ne mérite, lui répondis-je, ni


cè'téloge, ni cette censure; et je ne conçois pas qu'avec
autant d'esprit que vous en avez, vous ne m'ayez pas
encore deviné. Dût ma confiance me nuire auprès de
vous, vous en êtes trop digne, pour qu'il me soit possible y
de vous la refuser. Vous trouverez la clef de ma conduite ^}^
dans un caractère malheureusement trop facile. Entouré ^^^
de g ens sans mœurs, j'^j imité ^^''^s vigr*^; j'ai pnit-f^rf^ /
mis ji e 1 amour- propre^les surpasser^ Sé duit de même i ci V.
^^
par l'exe mplFdes ve rtus^^saiis espérer de yous^attein^rë, ^'/i.
)lai_âirffiOm|2s^XL2£JL£]^^ suivre.^EhT peut-être l'action Jfc> ^
dont vous me louez auiourd'hûT perdrait-elle tout son r \

prix à vos yeux, si vous en connaissiez le véritable motif! t/

(Vous voyez, ma belle amie, combien j'étais près de la y^


vérité.) Ce n'est pas à moi, continuai-je, que ces malheu- ^
reux ont dû mes secours. Où vous croyez voir une action '^f /
louable, je ne cherchais qu'un moyen de plaire. Je n'étais,
puisqu'il faut le dire, que le faible agent de la divinité X,
^ W
que j'adore (ici elle voulut m'interrompre; mais je ne lui 9
en donnai pas le temps.) Dans ce moment même, ajoutai- /T^
je, mon secret ne m'échappe que par faiblesse. Je m'étais
promis de vous le taire; je me faisais un bonheur de rendre ^^^
à vos vertus comme à vos appas un hommage pur que y*
vous ignoreriez toujours; mais, incapable de tromper, ^/y^
quand j'ai sous les yeux l'exemple de la candeur, je n'aurai •:

point à me reprocher avec vous une dissimulation cou- ^


pable. Ne croyez pas que je vous outrage, par une crimi-
58 LES LIAISONS DANGEREUSES

ncllc espérance. Je serai malheureux, je le sais; mais mes


souffrances me seront chères; elles me prouveront l'excès
*"^ de mon amour; c'est à vos pieds, c'est dans votre sein
j^ Ij^^^aue je déposerai mes peines. J'y puiserai des forces pour
souffrir de nouveau; j'y trouverai la bonté compatissante,
j '
et je me croirai consolé, parce que vous m'aurez plamt. O
Q^'^ vo us que j'ado re! écoutez-moi, plaignez-moi, secouTéz^
moi. ''Cependant ses genoux, et )e serrais ses
j'étais à
mains dans les miennes
mais elle, les dégageant tout à
:

coup, et les croisant sur ses yeux avec l'expression du


désespoir Ah! malheureuse! s'écria-t-elle; puis elle
: >

fondit en larmes. Par bonheur je m'étais livré à tel p>oint,


que je pleurais aussi; et, reprenant ses mains, je les bai-
gnais de pleurs. Cette précaution était bien nécessaire;
car elle était si occupée de sa douleur, qu'elle ne se serait
pas aperçue de la mienne, si je n'avais pas trouvé ce
moyen de l'en avertir. J'y gagnai de plus de considérer
à loisir cette charmante figure, embellie encore par l'attrait
puissant des larmes. Ma tête s'échauffait, et j'étais si peu
naître de moi, que je fus tenté de profiter de ce moment.
^Quelle est donc notre faiblesse? quel est l'empire des
circonstances, si moi-même, oubliant mes projets, j'ai
ri'^'jil^' vlt'-PiirdrCg iHUiin Trinmphi' pn^matm^ Ic charme
des longs combats et les détails d'une pénible défaite;
si séduit par un désir de jeune homme, j'ai pensé exposer

le vainqueur de madame de Tourvcl à ne recueillir, pour


fVuii de ses travauXr^L^ue l'insipide avantage d'avoir eu

y vj^iV femme de plus! [Ah! qu'elle se rende, mais qu'elle


,j>'**^^ortibatte; que, sans avoir la force de vaincre^ elle ait
^ celle de j'ésister; qu'elle savoure à loisir le sentiment de
sa faiblesse, et soit contrainte d'avouer sa défaite. Lais-
sons le braconnier obscur tuer à l'affût le cerf" qu'il a
surpris; le vrai chasseur doit le forcer. Çç_proKl est
sublime, n'est-ce pa s ? mais peut-être serais-je à présent
au regret de ne l'avoir pas suivi, si le hasard ne fût venu
au secours de ma pruJence.
Nous entendîmes du bruit. On venait au salon.
Madame de Tourvel, effrayée, se leva précipitamment, se
saisit d'un des flambeaux, et sonit. Il fallut bien la laisser
faire. Ce n'était qu'un domestique. Aussitôt que j'en
fus assuré, je la suivis. A peine eus-)e fait quelques pas,
ue, soit qu'elle me reconnût, soit un sentiment vague
3:'effroi, je l'entendis précipiter sa marche, et se jeter
:>lutôtqu'entrer dans son appartement dont elle ferma
a porte sur elle. J'y allai; mais la clef était en dedans. Je
LETTRE XXIV 59

me gardai bien de frapper; c'eîii clé lui fournir Toccasion /^ h\


d'une résistance trop facile. J'eus l'heureuse et simple ^w
idée de tenter de voir à travers la ferrure et je vis en effet r^ /
, ^
cette femme adorable à genoux, baignée de larmes, et ''

priant avec ferveur. Quel Dieu osait-elle invoquer ? en '


^'

est-il d'assez puissant contre l'amour ?^En^ ain cherc he- ^'^c
t-elle à présent des secours étrangersjc ^st moi q^ui règle- ^
rai son sort.
Croyant en avoir assez fait pour un jour, je me retirai
aussi dans mon appancmcnt et me mis à vous écrire.
J'espérais la revoir au souper; mais elle fit dire qu'elle
s'était trouvée indisposée et s'était mise au lit. Madame
de Rosemonde voulut monter chez elle, mais la malicieuse
malade prétexta un mal de tête qui ne lui permettait de
voir personne. Vous jugez qu'après le souper la veillée
fut courte, et que j'eus aussi mon mal de tête. Retiré
chez moi, j'écrivis une longue lettre pour me plaindre de
cette rigueur, et je me couchai, avec le projet de la
remettre ce matin. J'ai mal dormi, comme vous pouvez
voir par la date de cette lettre. Je me suis levé, et j'ai relu
mon épître. Je me suis aperçu que je ne m'y étais pas
assez observé, que j'y montrais plus d'ardeur que d'amour,
et plus d'humeur que de tristesse. Il faudra la refaire;
mais il faudrait être plus calme.
J'aperçois le point du jour, et j'espère que la fraîcheur
qui l'accompagne m'amènera le sommeil. Je vais me
remettre au lit; et, quel que soit l'empire de cène femme,
je vous promets de ne pas m'occuper tellement d'elle,
qu'il ne me reste le temps de songer beaucoup à vous.
Adieu, ma belle amie.
De..., ce 21 août //**, 4 heures du matin.

LETTRE XXIV
LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL

Ah! par pitié, Madame, daignez calmer le trouble de


mon âme; daignez m'apprendre ce que je dois espérer
ou craindre. Placé entre l'excès du bonheur et celui de
l'infortune, l'incertitude est un tourment cruel. Pourquoi
vous ai-je parlé ? que n'ai-je pu résister au charme impé-
rieux qui vous livrait mes pensées? Content de vous
60 L£S LIAISONS DANGEREUSES

adorer en silence, je jouissais au moins de mon amour;


et ce sentiment pur, que ne troublait point alors l'image
de votre douleur, suffisait à ma félicité mais cette source
:

de bonheur en est devenue une de désespoir, depuis que


j'ai vu couler vos larmes; depuis que j'ai entendu ce

cruel Ah! malheureuse f Madame, ces deux mots retenti-


ront longtemps dans mon coeur. Par quelle fatalité, le
plus doux des sentiments ne peut-il vous inspirer que
l'effroi? quelle est donc cène crainte? Ah! ce n'est pas
"^
celle de le partager votre cœur que j'ai mal connu,
:

^ n'est pas fait pour l'amour; le mien, que vous calomniez


_^ sans cesse, est le seul qui soit sensible; le vôtre est
4 même sans pitié. S'il n'en était pas ainsi, vous n'auriez
--^
pas refusé un mot de consolation au malheureux qui
vous racontait ses souffrances; vous ne vous seriez pas
soustraite à ses regards, quand il n'a d'autre plaisir que
celui de vous voir; vous ne vous seriez pas f^ait un jeu
cruel de son inquiétude, en lui faisant annoncer que vous
étiez malade sans lui permettre d'aller s'informer de
votre état; vous auriez senti que cette même nuit, qui
n'était pour vous que douze heures de repos, allait être
pour lui un siècle de douleurs.
Par_pùj ditçs-mûi» ai-^c mérite ccnc rigueur -désolante ?
Je ne crains pas de vous prendre pour juge :^qu'ai-jcj onc
fait? que céder à un sentiment involontaire, inspire par
lil>eauté et justifié par la vertu; toujours contenu par le
respca, et dont l'innocent aveu fut l'effet de la confiance
et non de l'espoir la trahircz-vous cette confiance que
:

vous-même avez semblé me permettre, et à laquelle je


me suis livré sans réser^'e? Non, je ne puis le croire; ce
serait vous supposer un tort, et mon cœur se révolte à la
seule idée de vous en trouver un : je désavoue mes

reproches; j'ai pu les écrire, mais non pas les penser. Ah!
laissez-moi vous croire parfaite, c'est le seul plaisir qui
me reste. Prouvez-jnoi^ que vq us_J_'êt es en rr rao^uiU^nt
vos soins gépgëilx Quel malheureuîTâvcz-voûssccouni^
.

qui en eut autant de besoin que moi? ne m'abandonnez


pas dans le délire où vous m'avez plongé : prêtez-moi
votre raison, puisque vous avez ravi la mienne; après
m*avoir corrigé, éclairez-moi pour finir votre ouvrage.
Je ne veux pas vous tromper, vous ne par\iendrez
point à vaincre mon amour; mais vous m'apprendrez à
le régler : en guidant mes démarches, en dictant mes
discours, vous me sauverez au moins du malheur affreux
de vous déplaire. Dissipez surtout cette crainte désespé-
I FTTRK XXV 6l

rantc; dites-moi que vous me pardonnez, que vous me


plaignez; assurez-moi de voire indulgence. Vous n'aurez
jamais toute celle que je vous désirerais; mais je réclame
celle dont j'ai besoin me la refuserez-vous ?
:

Adieu, Madame; recevez avec bonté l'hommage de


mes sentiments; il ne nuit point à celui de mon respea.
De..., ce 20 août 17**.

LETTRE XXV
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

A
onze heures j'entrai chez madame de Rosemonde;
et,sous ses auspices, je fus introduit chez la feinte malade,
qui était encore couchée. Elle avait les yeux très battus;
j'espère qu'elle avait aussi mal dormi que moi. Je saisis Q-
un moment, où madame de Rosemonde s'était éloignée, <• c,
pour remettre ma lettre on refusa de la prendre; mais je ^y
: ^
la laissai sur le lit, et allai bien honnêtement approcher le *^

fauteuil de ma vieille tante, qui voulait être auprès de son Q(^'


cher enfant : il fallut bien serrer la lettre pour éviter le
scandale. La malade dit maladroitement qu'elle croyait /.
avoir un peu de fièvre. Madame de Rosemonde m'engagea v^
à lui tâter le pouls,en vantant beaucoup mes connais-
sances en médecine. Ma belle eut donc le double chagrin
d'être obligée de me livrer son bras, et de sentir que son
petitmensonge allait être découvert. En effet, je pris sa
main que je serrai dans une des miennes, pendant que,
de l'autre, je parcourais son bras frais et potelé; la mali-
cieuse personne ne répondit à rien, ce qui me fit dire en
me retirant :Il n'y a pas même la plus légère émotion. »
<

Je me doutai que ses regards devaient être sévères, et,


pour la punir, je ne les cherchai pas un moment après,
:

elle dit qu'elle voulait se lever, et nous la laissâmes seule.


Elle parut au dîner qui fut triste; elle annonça qu'elle
n'irait pas se promener, ce qui était me dire que je n'au-
rais pas occasion de lui parler. Je sentis bien qu'il fallait
placer là un soupir et un regard douloureux sans doute:

elle s'y attendait, car ce fut le seul moment de la journée


où je parvins à rencontrer ses yeux. Toute sage qu'elle est,
elle a ses petites ruses comme une autre. Je trouvai le
62 LES LIAISONS DANGEREUSES

moment de lui demander si elle • '


Je ttum-
.

trutre Je mon sori^ et k- Tus un ;


;...- -. i'entendrc
me répondre OuL^^ : _ «/ ccut- J'étais fort
-^

empressé d'avoir cette Iciirc; mais soit ruse encore, ou


maladresse, ou timidité, elle ne me la remit que le soir,
au moment de se retirer chez elle. Je vous l'envoie amsi
que le brouillon de la mienne; 1iml<lj,M juue / ^ ce :

uuelle insigne faubici^_dlç^ ailitOK- qu-'^Jk-^. , int


d'am our^ quand je suis sûr du contraire; et puis elle se
plaindra si je la trompe après, quand elle ne craint pas
de me tromper avant! Ma
belle amie, l'homme le plus
adroit ne peut encore que se tenir au niveau de la femme
la plus vraie. Il faudra pourtant feindre de croire à tout
ce radotage, et se fatiguer de désespoir, parce qu'il plaît
à madame de jouer la rigueur! Le moyen de ne pas se
venger de ces noirceurs-là!... ah! patience... mais adieu.
J'ai encore beaucoup à écrire.
Apropos, vous me renverrez la lettre de l'mhumaine;
il se pourrait faire que par la suite elle vouliît qu'on mît

du prix à ces misères-là, et il faut être en règle.


Je ne vous parle pas de la petite Volanges; nous en
causerons au premier jour.
Du chjit\iUi lc jj UiUit tj**.

LETTRE XXVI
I A PRÉSIDENTE DE TOURVEI. AU VICOMTE DE VALMONT

Sûrement, Monsieur, vous n'auriez eu aucune lettre


de moi, si ma sone conduite d'hier au soir ne me forçait
d'entrer aujourd'hui en explication avec vous. Oui, j'ai
pleuré, je l'avoue peut-être aussi les deux mots, que vous
:

me citez avec tant de soin, me sont-ils échappés; larmes


et paroles, vous avez tout remarqué; il faut donc vous
expliquer tout.
Accoutumée à n'inspirer que des sentiments honnêtes,
à n'entendre que des discours que je puis écouter sans
rougir, à )ouir par conséquent d'une sécurité que j'ose
dire que je mente, je ne sais ni dissimuler ni combattre
les impressions que j'éprouve. L'étonnemcnt et l'embar-
ras où m'a )etée votreprocédé; je ne sais quelle crainte,
inspirée par une situation qui n'eût jamais dû être faite
LETTRE XXVI 63

pour moi peut-être l'idée révoltante de me voir confon-


;

due avec femmes que vous méprisez, et traitée aussi


les
légèrement qu'elles; toutes ces causes réunies ont pro-
voqué mes larmes, et ont pu me faire dire, avec raison
je crois, que j'étais malheureuse. Cette expression, que
vous trouvez si forte, serait sûrement beaucoup trop
faible encore, si mes pleurs et mes discours avaient eu un
autre motif; si au lieu de désapprouver des sentiments qui
doivent m'offenser, j'avais pu craindre de les panager.
Non, Monsieur, je n'ai pas cette crainte; si je l'avais, je
fuirais à cent lieues de vous; j'irais pleurer dans un
désert le malheur de vous avoir connu. Peut-être même,
malgré la certitude où je suis de ne point vous aimer
jamais, peut-être aurais-je mieux fait de suivre les conseils
de mes amis; de ne pas vous laisser approcher de moi.
J'ai cru, et c'est là mon seul tort, j'ai cru que vous res-
peaeriez une femme honnête, qui ne demandait pas
mieux que de vous trouver tel et de vous rendre justice,
qui déjà vous défendait, tandis que vous l'outragiez
.

par vos vœux criminels. Vous ne me connaissez pas;


non, Monsieur, vous ne me connaissez pas. Sans cela,
vous n'auriez pas cru vous faire un droit de vos torts :

parce que vous m'avez tenu des discours que je ne devais


pas entendre, vous ne vous seriez pas cru autorisé à
m'écrire une lettre que je ne devais pas lire : et vous me
demandez de guider vos démarches, de dicter vos discours!
Hé hien,^^lonsjeur, le silencext Tniihli, vqilàjes_£ûa§eils
qu'il mecoiment^iTvpjiijdoim à vous_dçJes
suivre; alors, vous aurez, en effet, des droits à mon
indulgence il ne tiendrait qu'à vous d'en obtenir même
:

à ma reconnaissance... Mais non, je ne ferai point une


demande à celui qui ne m'a point respectée; je ne don-
nerai point une marque de confiance à celui qui a abusé de
ma sécurité. [Vous me forcez à vous craindre, peut-être
à vous haïr je ne le voulais pas; je ne voulais voir en
:

vous que neveu de ma plus respectable amie; j'oppo-


le
sais la voix de l'amitié à la voix publique qui vous accu-
sait.^Vous avez tout détruit; et, je le prévois, vous ne
voudrez rien réparer.
Je m'en tiens^^Monsicuiv à, VQJil^£diajL<^rj^ue.:ïûS_5Lenti-
_ments m'offensent, que leur avejj nVoutrage, et surtout
què^lôiR^'ën yémr un jour à les partager^ vôûrme force-
tisz à ne vous revoir jamais,' si vous ne vous imposiez
sur cet- xibîetljinl silenol ^ ç^iril nie semble avoir droit
d'attendre, et même d'exiger de vous. Je joins à cène

LES MAISONS DANGERETTSES 3


LhS LIAISONS DANGEREUSES

que vous m'avez écrite, et j'espère c^ue vous


lettre celle
voudrez bien de même me remettre celle-ci; )e serais
vraiment pcinéc qu'il restât aucune trace d'un événement
qui n'eût jamais dû exister. J'ai l'honneur d'être, etc.
De.. .y ce 21 août /"**.

LETTRE XXVII

CÉCILE VOLANGES A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Mon Dieu, que vous êtes bonne, Madame! comme


vous avez bien senti qu'il me serait plus facile de vous
écrire que de vous parler! Aussi, c'est que ce que j'ai à
vous dire, est bien difficile; mais vous êtes mon amie,
n'cst-il pas vrai? Oh! oui, ma bien bonne amie! Je vais
tâcher de n'avoir pas peur; et puis, j'ai tant besoin de
vous, de vos conseils J'ai biçnjdiL-ChagmU-il me semble
!

que tout le monde devine xc-c^ig. je pen ^ irtout


qu^nd^J1_çiLJà»Jc_JCûU£i§ dcs_qu'on me n „..:-,. Hier,
quand vous m'avez vue pleurer, c'csf qiiC^ jC volilais vous
parler, et puis, je ne sais quoi m'en empêchait; et quand
vous m'avez demande ce que j'avais, mes larmes sont
venues malgré moi. Je n'aurais pas pu dire une parole.
Sans vous, maman allait s'en apercevoir, et qu'est-ce
que je serais devenue ? Voilà pourtant comme je passe ma
vie, surtout depuis quatre jours!
C'est ce jour-là. Madame, oui je vais vous le dire, c'est
ce jour-là que M. le chevalier Danceny m'a écrit oh! je :

vous assure que quand j'ai trouvé sa lettre, je ne savais


pas du tout ce que c'était mais, pour ne pas mentir, je ne
;

pnrux pas dire que je n'aie eu bien du plaisir en la lisant;


voyez-vous, j'aimerais mieux avoir du chagrin toute ma
vie, que s'il ne me l'eût pas écrite. .Wais je savais bien que
je ne devais pas le lui dire, et je peux bien vous assurer
même que je lui ai dit que j'en étais fâchée mais il dit
:

que c'était plus fort que lui, et je le crois bien; car j'avais
résolu de ne lui pas repondre, et pourtant je n'ai pas pu
m'en empêcher. Oh! je ne lui ai écrit qu'une fois, et
même c'était, en partie, pour lui dire de ne plus écrire :

mais malgré cela il m'écrit toujours; et comme je ne lui


réponds pas, je vois bien qu'il est triste, et ça m'afflige
LETTRE XXVII 65

encore davantage : si bien que je ne sais plus que faire,


ni que devenir, et que bien à plaindre.
je suis
Dites-moi, je vous en prie, MaHamp^ pfjt-rf gyp rt-
s^ff^'î b't^n mal de lui répondre de-Xemps en temps? seu-
lement jusqu'à ce qu'il ait pu prendre sur lui de ne plus
m'écrire lui-même, et de rester comme nous étions
avant car, pour moi, si cdU-Continue, jcjic sais pas £e que
:

j^c deviendrai. Tenez, en lisant sa dernière lettre, j'ai


pleuré qùè^ ne finissait pas et je suis bien sûre que si je
;

ne lui réponds pas encore, ça nous fera bien de la peine.


Je vais vous envoyer sa lettre aussi, ou bien une copie,
et vous jugerez; vous verrez. hieiL que ^çe n'est-xien de
mal _qulil demande. Cependant si vous trouvez que ça
ne se doit pas, je vous promets de m'en empêcher; mais
je crois que vous penserez comme moi, que ce n'est pas
là du mal.
Pendant que j'y suis. Madame, permettez-moi de
vous faireencore une question OQ^rn^aJbiendit.g^ c'était
:

tjial d'airner quelqu'un; mais pourq^uoi cela? Ce qui me


fait vous le demander, c est que M. le chevalier Danceny
prétend que ce n'est pas mal du tout, et que presque tout
le monde aime; si cela était, je ne vois pas pourquoi je
serais la seule à m'en empêcher; (nL_bien est-ce jque ce
n'est un_malj;jLi£L42ûurU£sdernoiselks? car j'ai entendu
maman elle-même dire que madame D... aimait M. M...
et elle n'en parlait pas comme d'une chose qui serait si
mal; et pourtant je suis sûre qu'elle se fâcherait contre
moi, si elle se doutait seulement de mon amitié pour
c
M. Danceny. Elle me traite toujours comme un enfant,
maman et elle ne me dit rien du tout. Je croyais, quand
;

elle m'a fait sortir du couvent, que c'était pour me marier;


mais à présent il me semble que non ce n'est pas que je :

m'en soucie, je vous assure; mais vous, qui êtes si amie


avec elle, vous savez peut-être ce qui en est, et si vous
le savez, j'espère que vous me le direz.
Voilà une bien longue lettre. Madame, mais puisque
vous m'avez permis de vous écrire, j'en ai profité pour
vous dire tout, et je compte sur votre amitié.
J'ai l'honneur d'être, etc.

Paris, ce 23 août ij**.


66 us LIAISONS DANGEREUSES

LETTRE XXVIII
LE CHEVALIER DANCENY A CÉCILE VOLANGES

Eh! quoi, Mademoiselle, vous refusez toujours de me


répondre rien ne peut vous fléchir et chaque )our emponc
! ;

avec lui l'espoir qu'il avait amené! Quelle est donc cette
amitié que vous consentez qui subsiste entre nous, si
elle n'est pas même assez puissante pour vous rendre
sensible à ma peine; si elle vous laisse froide et tranquille,
tandis que j'éprouve les tourments d'un feu que je ne
puis éteindre; si loin de vous inspirer de la confiance,
elle ne sutht pas même à faire naitre votre pitie? Quoi!
votre ami souffre et vous ne faites rien p>our le secourir!
Il ne vous demande qu'un mot, et vous le lui refusez!

et vous voulez qu'il se contente d'un sentiment si faible,


dont vous craignez encore de lui réitérer les assurances!
V^ous ne voudriez pas être ingrate, disiez-vous hier :

ah! croyez-moi, Mademoiselle, vouloir payer de l'amour


avec de l'amitié, ce n'est pas craindre l'ingratitude, c'est
redouter seulement d'en avoir l'air. Opendant je n'ose
plus vous entretenir d'un sentiment qui ne peut que vous
être à charge, s'il ne vous intéresse pas il faut au moins le
;

renfermer en soi-même, en attendant que j'apprenne à le


vaincre. Je sens combien ce travail sera pénible; je ne me
dissimule pas que j'aurai besoin de toutes mes forces;
je tenterai tous les moyens : il en est un qui coûtera le

lus à mon cœur, ce sera celui de me repeter souvent que


c vôtre est insensible. J'essaierai même de vous voir
Fc

moins, et déjà je m'occupe d'en trouver un prétexte


plausible.
Quoi je perdrais la douce habitude de vous voir chaque
!

jour!Ah! du moins je ne cesserai lamais de la regretter.


In ma'hcur éternel sera le prix de l'amour le plus tendre;
et vous l'aurez voulu, et ce sera votre ouvrage! Jamais, je
le sens,je ne retrouverai le bonheur que je perds aujour-
d'hui; vous seule étiez faite jx)ur mon cœur; avec quel
plaisir je ferais le serment de ne vivre que pour vous.
Mais vous ne voulez pas le recevoir; votre silence m'ap-
prend assez que votre cœur ne vous dit rien j>our moi;
il est à la fois la preuve la plus sûre de votre indifférence.
LETTRE XXIX 67

et lamanière la plus cruelle de me l'annoncer. Adieu,


Mademoiselle.
Je n'ose plus me flatter d'une réponse; l'amour l'eût
écrite avec empressement, l'amitié avec plaisir, la pitié
même avec complaisance ma is la p '^'«S l'anijjj£_^pr
:

rajIloufV-wiûI_égalem.cnt étrangers_à v otre rnçi ir.

Paris j ce 23 août 77**,

LETTRE XXIX
CÉCILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY

Je te bien, Sophie, qu'il y avait des cas où on


le disais
pouvait écrire; et je t'assure que je me reproche bien ,#//;

d'avoir suivi ton avis, qui nous a tant fait de peine, au ' ff^

chevalier Danceny et à moi. La preuve_£ue j'avais ^/j


raison, c'est q.ue, madame de Merteuilj qures^unejemme <^
q^irsn remenr le sait Bien, a"Ë3_2^^rpenser comme moi. <rr.
Je lui ai tout avoué. Elle m'a bienoïta abord ^"mme'toi ^^ : V
mais quand je lui ai eu tout expliqué, elle est convenue ^'^ .

que c'était bien différent; elle exige seulement que je lui.^^ ^


fasse voir toutes mes lettres et toutes celles du chevalier ^ (-
Danceny, afin d'être sûre que je ne dirai que ce qu'il «T^ ^
faudra; ainsi, à présent, me voilà tranquille. Mon Dieu,'-^^
que je l'aime madame de Merteuil! Elle est si borme! et ^
S\s\ ""^ ^rmm g b'^" re<;pec; ab^^ Ainsi il n'y a rien à ^

dire.
Comme je m'en vais écrire à M. Danceny, et comme
il va être content! sera encore plus qu'il ne croit; car
il le
iuaaiririie_jie lui parlais q ue Hp mon amitié, gt lui vou-
lait toujours
q ue je_di^e rrion amour. Je crois que c'était
bien la même choseTmais enfin jeiTosais pas, et il tenait
à cela. Je l'ai dit à madame de
Merteuil; elle m'a dit
que j'avais eu raison, ne fallait convenir d'avoir
et qu'il
de l'amour, que quand on ne pouvait plus s'en empêcher :

or je suis bien sûre que je ne pourrai pas m'en empêcher


plus longtemps; après tout c'est la même chose, et cela
lui plaira davantage.
Madame de Merteuil m'a dit aussi qu'elle me prêterait
des livres qui parlaient de tout cela, et qui m'appren-
draient bien à me conduire, et aussi à mieux écrire que je
ne fais : car, vois-tu, elle me dit tous mes défauts, ce qui
68 LES LIAISONS DANCitRfcUSES

estune preuve qu'elle m*aimc bien; elle m'a recommande


seulement de ne rien dire à maman de ces livres-là,
parce que ça aurait l'air de trouver qu'elle a trop négligé
mon éducation, et ça pourrait la tâcher. Oh )e ne lui !

cji dirai rien.


[C'est pourtant bien extraordinaire qu'une femme qui
ne m'est presque pas parente prenne plus de soin de moi
que ma mère! c'est bien heureux pour moi de l'avoir
cormueî
Elle a demande aussi à maman de me mener après-
demain à l'Opéra, dans sa loge; elle m'a dit que nous \
serions toutes seules, et nous causerons tout le temps,
sans craindre qu'on nous entende j'aime bien mieux
;

cela que l'Opéra. Nous causerons aussi dv mvn maJX^pi' :

car cik JD-â djLqiie c'éTair hii-n vrai qur j'allai** myjnarier
mais nous n'avons pas pw er> dircL d^A vnntflp c-. Par exemple
n'est-ce pas encore bien étonnant que maman ne m'en
dise rien du tout ?

Adieu, ma Sophie, je m'en vas écrire au chevalier


Danceny. Oh! je suis bien contente.

De... ce 24 août z/**.

LETTRE XXX
CÉCILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY

Enfin, Monsieur, je consens à vous écrire, à vous


assurer de mon amitié, de mon amour, puisque, sans
cela, vous seriez malheureux. VoùT'Jîtes que je n'ai
pas bon cœur; je vous assure bien que vous vous trom-
pez, et j'espère qu'à présent vous n'en douiez plus. Si
vous avez du chagrin de ce que je ne vous écrivais pas,
croyez-vous que ça ne me faisait pas de la peine aussi?
Mais c'est que, pour toute chose au monde, 4e ne^ygmixais
pas faire quelque chose oui fût mal; et même ]c ne serais
sûrement pas convenue Je mon alnfiour, si j'avais pu m'en
empêcher mais votre tristesse me faisait trop de |XMne.
:

J'espère qu'à présent vous n'en aurez plus, et que nous


allons être bien heureux.
Je compte avoir le plaisir de vous voir ce soir, et que
vous viendrez de bonne heure; ce ne sera jamais aussi
tôt que je le désire. Maman soupe chez elle, et je crois
LETTRE XXXI 69

qu'elle vous proposera d'y rester j'espère que vous ne


:

serez pas engagé comme avant-hier. C'était donc bien


agréable, le souper où vous alliez? car vous y avez été ^ \a
de bien bonne heure. Mais enfin ne parlons pas de ça à :
''\c
présent que vous savez que je vous aime, j'espère que-/ /^
vous resterez avec moi le plus que vous p>ourrez; car ' ^^
je ne suis contente que lorsque je suis avec vous, et je ^J/'y/
voudrais bien que vous fussiez tout de même. l-, '

Je suis bien fâchée que vous êtes encore triste à présent, ^/ *^\
mais ce n'est pas ma faute. Je demanderai à jouer de la
harpe aussitôt que vous serez arrivé, afin que vous ayez A
^
ma lettre tout de suite. Je ne peux mieux faire.
Adieu, Monsieur. Je vous aime bien, de tout mon
cœur; plus je vous le dis, plus je suis contente; j'espère
que vous le serez aussi.

De..., ce 24 août ij**.

LETTRE XXXI
LE CHEVALIER DANCENY A CÉCILE VOLANGES

Oui, sans doute, nous serons heureux. Mon bonheur


est bien sûr, puisque je suis aimé de vous; le vôtre ne
finira jamais, s'il doit durer, autant que l'amour que vous
m'avez inspiré. Quoi jAous_jii!aiinei, vous ne craignez
!

plus de m'assurer de votre amour ! Plus, vous, jn£j£^tes,


rrmtfnif ! Après avoir lu ce charmant je
et /)/>yc 7)myc f^pc
vous aime^ écrit de votre main, j'ai entendu votre belle
bouche m'en répéter l'aveu. J'ai vu se fixer sur moi ces
yeux charmants, qu'embellissait encore l'expression de la
tendresse. J'ai reçu vos serments de vivre toujours pour
moi. Ah! recevez le mien de consacrer ma vie entière à
votre bonheur; recevez-le, et soyez sûre que je ne le tra-
hirai pas.
Quelle heureuse journée nous avons passée hier! Ah!
pourquoi madame de Merteuil n'a-t-elle pas tous les
jours des secrets à dire à votre maman ? pourquoi faut-il
que l'idée de la contrainte qui nous attend, vienne se
mêler au souvenir déhcieux qui m'occupe? pourquoi ne
puis- je sans cesse tenir cette johe main qui m'a écrit je
vous aime/lsi couvrir de baisers, et me venger ainsi du
refus que vous m'avez fait d'une faveur plus grande !
70 LES LIAISONS DANGEREUSES

^Vit^ Ditcs-moi, ma Cx'cilc, quand votre maman a cic


. J\ rentrée ; quand nous avons été forcés, par sa présence, de
^*^ n'avoir plus l'un pour l'autre que des regards mdiffé-
ViSv rents; quand vous ne pouviez plus me consoler par
^-. (^
l'assurance de votre amour, du refus que vous faisiez de
m'en donner des preuves, n'avcz-vous donc senti aucun
regret ? ne vous êies-vous pas dit Un baiser l'eût rendu
:

plus heureux, et c'est moi qui lui ai ravi ce bonheur?


P rnmani'Yrmoj rnnn^^nrna b c am'^\ qti*A 4a - première
^ l

: ^\'V^ occasion vous serez mo ins sévère. A l'aide de cette pro-


messe, je trouverai du cdûrage pour supporter les contra-
riétés que les circonstances nous préparent; et les priva-
tions cruelles seront au moins adoucies par la certitude
que vous en partagez le secret.
Adieu, ma charmante Cécile voici l'heure où je dois
:

me rendre chez vous. Il me serait impossible de vous


quitter, si ce n'était pour aller vous revoir. Adieu, vous
que j'aime tant! vous, que j'aimerai toujours davantage!
De. ..y ce 2 s août //**.

LETTRE XXXII
MADAME DE VOLANGES A LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL

YflllS ^'^"1'"^
don Çî Madame^ que je croie àJa^crtu
de M. d e Valmoqtj J'avoue que je ne puis résoudre, m\
et que j'aurais autant de peine à le juger honnête, d'après
le seul fait que vous me racontez, qu'à croire vicieux un
homme de bien reconnu, dont j'apprendrais une faute.
L'humanité n'est parfaite dans aucun genre, pas plus
dans le mal que dans le bien. L.c ••'
-r at a s es vertus,
Q(>mme l'honnête homme a .sc$ : es. C!ette \xriic
me paraît "Tautânir plusnécessaire a croire, que c'est
d'elle que dérive la nécessité de l'indulgence pour les
méchants comme pour les bons; et qu'elle préserve ceux-
ci de l'orgueil, et sauve les autres du découragement.
Vous trouverez sans doute que je pratique bien mal dans
ce moment cette indulgence que je prêche; mais je ne vois
plus en elle qu'une faiblesse dangereuse, quand elle nous
mène à traiter de même le vicieux et l'homme de bien.
Je ne me permettrai point de scruter les motifs de
Taction de M. de Valmont; je veux croire qu'ils sont
LETPRE XXXII 71

louables comme elle : mais en a-t-il moins passé sa vie


à porter dans les familles le trouble, le déshonneur et le
scandale ? Ecoutez, si vous voulez, la voix du malheureux
qu'il a secouru; mais qu'elle ne vous empêche pas d'en-
tendre les cris de cent victimes qu'il a immolées. Quand
jl ne serait, co mme vou s le diiev_qu'iiii,i;xeiiiplc du

arrivé. Ne resterait-il, pas contje lui J^ opinion publique, -V(^


*
et ne suffit-elle pas pour régler votre conduite^ Dieu seuîi^-^^
peut absoudre au moment du repentir';" "il lit~3anrTes \j<
cœurs :mais les hommes ne peuvent juger les pensées "^
qiiej)ar les actions^ et nul d^ehtre eux, après~âvbir p erdu / ^^
l'estime" des autres, n'a droit de se plamdre de Ta méfiance ^«'s^/y
nécessaire, qui rend cette perte si difficile a'fepâirër'. Son-
gez surtout, ma jeune amie, que quelquefois ilsuffit,
pour perdre cette estime, d'avoir l'air d'y attacher trop
peu de prix; et ne taxez pas cette sévérité d'injustice :

car, outre qu'on est fondé à croire qu'on ne renonce pas à


ce bien précieux quand on a droit d'y prétendre, celui-là
est en effet plus près de mal faire, qui n'est plus contenu
par ce frein puissant. -Tel. serait-. -cepeiîdant__ras|iect
sous le q Mel vous montrerait^one liaison intirn e_avec
\^, Hp Valmont, qu elque innoc en te qu'elle piJt être.
Effrayée de la chaleur avec laquelle vous le^eîendez,
je me hâte de prévenir les objections que je prévois. Vous jj^^c
me citerez madame de Merteuil, à qui on a pardonné 1^—
cette liaison; vous me demanderez pourquoi je le .7/\j
reçois chez moi; vous me direz que loin d'être rejeté par ^.
les gens honnêtes, il est admis, recherché même dans Q.Ç. ^i n/
qu'on appelle la bonne compagnie. Je peux, je crois, ^^(
répondre à tout. /^
''*'

m
D'abord adame de Merteuil en effet très estimable,
, ^/
(

n'a peut-être d'autre défaut que y;opjie confia nce en ses '

iflicêsj c'est un guide adroit qui seplait à conduire un


char entre les rochers et les précipices, et que le succès
seul justifie il est juste de la louer, il serait imprudent de
:

la suivre; elle-même en convient et s'en accuse. A mesure


qu'elle a vu davantage, ses principes sont devenus phis
sévères et je n e craip*^ pas de vous assurer qu'elle pen se-
;

rait ç ç>fnme_mni
Quant à ce qui me regarde, je ne me justifierai pas plus
que les autres. Sans doute, je reçois M. de Valmont, et il
est reçu partout; c'est une inconséquence de plus à
3iX <^^f CUÙfUs t|,A/v AM^
j2 Ky^ l\llA/^ IPS MAISONS DANGEREUSES

ajouter à mille autres qui gouvernent la société. Vous


savez, comme moi, au'on passe sa vie à les remarquer, à
s*cn plaindre et à s y livrer. M. de Valmont, avec un
beau nom, une grande fortune, beaucoup de qualités
aimables, a reconnu de bonne heure que pour avoir l'em-
pire dans la société, il suffisait de manier, avec une égale
adresse Jâ lo uange e t le ridjculg. Nul ne possède comme lui
ce double talent : iUed^uit jyec Tun^ et se fait cr amdre avec
OnjieJ^estime j>a5j ma^^ on ]e flatte. Telle est son
J'.âutic^
existence au milieu d'un monilc qui, plus prudent que
courageux, aime mieux le ménager que le combattre.
Mais madame de
ni Merteuil elle-même, ni aucune
au tre femm e, n'oserait sans dome_aHçr sVnfQrm^'' ^ ^^
cami^agne, presque en tête a tête av ec un tel hom me. Il

était réservé à la plus sage, à la plus modeste d'entre


elles, de donner l'exemple de cetteinconséquence;
pardormez-moi ce mot, échappe à l'amitié. AÏaJbi'lle
il

amic> v nr n" hnnn ôr p té m Amr vnn^ trahir par la sécurité


q u'elle v ous inspira Songez donc que vous aurez pour
juges, d'une pan, des gens frivoles, qui ne croiront pas à
une vertu dont ils ne trouvent pas le modèle chez eux; et
de l'autre, des méchants qui feindront de n'y pas croire,
pour vous pumr de l'avoir eue. Considérez que vous
faites, dans ce moment, ce que quelques hommes n'ose-
raient pas risquer. En etîet, parmi les jeunes gens, dont
M. de Valmont ne s'est que trop rendu l'oracle, je vois les
plus sages craindre de paraître liés trop intimement avec
lui; et vous, vous ne le craignez pas! Ah! revenez, reve-
nez, je vous en conjure... Si mes raisons ne sutiisent pas
pour vous persuader, cédez à mon amitié c'est elle qui me
;

faitrenouveler mes instances, c'est à elle à les justifier.


Vous la trouvez sévère, et je désire qu'elle soit inutile;
mais j'aime mieux que vous ayez à vous plaindre de sa
sollicitude que de sa négligence.

De..., ce 24 août 77**.

LETTRE XXXIII
LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

Des que vous craignez de réussir, mon cher Vicomte,


dès que votre projet est de fournir des armes contre
LETTRE XXXIII ^'^l ^ SU^ui3 ^ 73

VOUS, et que vous désirez moins de vaincre que de com-


battre, je n'ai plus rien à dire. VoUje.iXUidiiiiecst_un chef-
dlceuvre de prjidciice. Elle en serait un de sottise dansla
supposition contraire; et pour vous parler vrai, je crains
que vous ne vous fassiez illusion.
Ce que je vous reproche n'est pas de n'avoir point
profité du moment. D'une part, je ne vois pas clairement
qu'il fût venu; de l'autre, je sais assez, quoi qu'on en dise,
qu'une occasion manquée se retrouve, tandis qu'on ne
revient jamais d'une démarche précipitée.
Mais la véritable école est de vous être laissé aller à
écrire. Je vous défie à présent de prévoir où ceci peut
vous mener. Par hasard, espérez-vous prouver à cette
femme qu'elle doit se rendre? Il me semble que ce ne
peut être là qu'une vérité de sentiment, et non de démons-
tration; et que pour la faire recevoir, il s'agit d'attendrir
et non de raisonner; mais à quoi vous servirait d'attendrir
par lettres, puisque vous ne seriez pas là pour en profiter ?
Quand vos belles phrases produiraient l'ivresse de
l'amour, vous flattez-vous qu'elle soit assez longue pour
que la réflexion n'ait pas le temps d'en empêcher l'aveu ?
Songez donc à celui qu'il faut pour écrire une lettre, à
celui qui se passe avant qu'on la remette; et voyez si,
surtout une femme à principes comme votre Dévote,
peut vouloir si longtemps ce qu'elle tâche de ne vouloir
jamais. Cette marche peut réussir avec des enfants, qui,
quand ils écrivent " je vous aime ne savent pas qu'ils
»>,

disent je me rends Mais la vertu raisonneuse de madame


.

de Tourvel, me paraît fort bien connaître la valeur des


termes. Aussi, malgré l'avantage que vous aviez pris sur
elle dans votre conversation, elle vous bat dans sa lettre.
Et puis, savez-vous ce qui arrive ? par cela seul qu'on
dispute, on ne veut pas céder. A force de chercher de
bonnes raisons, on en trouve; on les dit; et après on y
tient, non pas tant parce qu'elles sont bonnes que pour
ne pas se démentir.
De plus, une remarque que je m'étonne que vous
n'ayez pas n'y a rien de si difficile en
faite, c'est qu'il
amour, que d'écrire ce qu'on ne sent pas. Je dis écrire
d'une façon vraisemblable ce n'est pas qu'on ne se serve
:

des mêmes mots; mais on ne les arrange pas de même,


ou plutôt on les arrange, et cela suffit. Relisez votre
lettre il y règne un ordre qui vous décèle à chaque phrase.
:

Je veux croire que votre Présidente est assez peu formée


pour ne s'en pas apercevoir mais qu'importe? l'effet
:
74 I-£S LIAISONS DANGEREUSES

n'en est pas moins manque, (/est le défaut des romans;


l'auteur se bat les Hancs pour s'échauffer, cl le lecteur
reste froid. Htloise est le seul qu'on en puisse excepter;
et malgré le talent de l'auteur, cette obser\ation m'a
toujours fait croire que le fonds en était vrai. Il n'en c*st pas
de même en parlant. L'habitude de travailler son organe,
y dorme de la sensibilité; la facilité des larmes y ajoute
encore l'expression du désir se confond dans les yeux
:

avec celles de la tendresse; enfin le discours moins suivi


amène plus aisément cet air de trouble et de désordre,
qui est la véritable éloquence de l'amour; et surtout la
présence de l'objet aimé empêche la réflexion et nous fait
désirer d'être vaincues.
Croyez-moi, Vicomte : on vous demande de ne plus
écrire profitez-en pour réparer votre faute et attendez
:

l'occasion de parler. Savez- vous que cette femme a plus


de force que je ne croyais ? Sa défense est bonne ; et sans
la longueur de sa lettre, et le prétexte qu'elle vous dorme
p)our rentrer en matière dans sa phrase de reconnais-
sance, elle ne se serait pas du tout trahie.
Ce qui me paraît encore devoir vous rassurer sur le
succès, c'est qu'elle use trop de forces à la fois; je prévois
qu'elle les épuisera pour la défense du mot, et qu'il ne lui
en restera plus pour celle de la chose.
Je vous renvoie vos deux lettres, et si vous êtes pru-
dent, ce seront les dernières jusqu'après l'heureux
moment. S'il était moins tard, vous parlerais de la
je

petite Volanges qui avance assez dont je suis fort


vite et
contente. Jc_c rois que j'a urai fini avant vo us, et vous
devez en êtrc^Bîen heurcu'xT Adieu pour aujourd'hui.
De.... ce 24 août ij**.

LETTRE XXXIV
LE VICOMTE DE VALMONT A LA .MARQUISE DE MERTEUII

Vous parlez à merveille, ma belle amie mais pourquoi


:

vous tant tanguer à prouver ce que personne n'ignore?


Pour aller vite en amour, il vaut mieux parler qu'écrire;
voilà, je crois, toute votre lettre. Eh mais! ce sont les
plus simples éléments de l'art de séduire. Je remarquerai
seulement que vous ne faites qu'une exception à ce prin-
cipe, et qu'il y en a deux. Aux enfants qui suivent cette
LETTRE XXXIV 75

marche par timidité et se livrent par ignorance, il faut


jomdrc les femmes beaux esprits, qui s'y laissent engager
amour-propre, et que la vanité conduit dans le piège.
Lpar
Par exemple, je suis bien sûr que la comtesse de B... qui
répondit sans difficulté à ma première lettre, n'avait pas
alors plus d'amour pour moi que moi pour elle; et qu'elle
ne vit que l'occasion de traiter un sujet qui devait lui faire
honneur.^
Quoi îju il en soit, un ayoçary^niis d rai t que i£4)rincipe
i

ne s'applique pas àja question. En effet, vous supposez J


que i_ai_k_çhoix]ênlrexçrire et parler, ce qui n'est pas. J^
Depuis l'affaire du 19, moaiollUiû^ine, qui se tient sur la/>
défense, a m^s à^éviii^xJes-xcnCQiilies, une adresse qui ^^V^
déconcerté la mienne. C'est au point que si cela continue, y *^
elle me forcera à m'occuper sérieusement des moyens de it
reprendre cet avantage car asM^jrém gflt je ne veux être
;

vaincu i)ax_elle_en_aiiçun_gÊnre. Mes lettres mêmes sont


^
le ~sujet d'une petite guerre non contente de n'y pas
:

répondre, elle refuse de les recevoir. Il faut pour chacune


une ruse nouvelle, et qui ne réussit pas toujours.
Vous vous rappelez par quel moyen simple j'avais
remis la première; la seconde n'offrit pas plus de diffi-
culté. Elle m'avait demandé de lui rendre sa lettre je lui
:

donnai la mienne en place, sans qu'elle eût le moindre


soupçon. Mais soit dépit d'avoir été anrapée, soit caprice,
ou enfin soit vertu, car elle me forcera d'y croire, elle refusa
obstinément la troisième. J'espère pourtant que l'embar-
ras où a pensé la mettre la suite de ce refus, la corri-
gera pour l'avenir. /
Je ne fus pas très étonné qu'elle ne voulût pas recevoir '^/^
cette lettre que je lui offrais tout simplement; c'eût été •/,
déjà accorder quelque chose, et je m'attends à une m^
plus longue défense. Après cette tentative, qui n'était ^

qu'un essai fait en passant, je mis une enveloppe à ma


lettre et prenant le moment de la toilette, où madame de
;

Rosemonde et la femme de chambre étaient présentes,


je la lui envoyai par mon chasseur, avec ordre de lui dire
que c'était le papier qu'elle m'avait demandé. J'avais bien
deviné qu'elle craindrait l'explication scandaleuse que
nécessiterait un refus : en effet elle prit la lenre; et mon
ambassadeur, qui avait ordre d'observer sa figure, et qui
ne voit pas mal, n'aperçut qu'une légère rougeur et plus
d'embarras que de colère.
Je me félicitais donc, bien sûr, ou qu'elle garderait
cette lettre, ou que si elle voulait me la rendre, il faudrait
76 LIS LIAISONS DANGEWiUSES

qu'elle se trouvât seule avec moi; ce qui me domierait une


occasion de lui parler. Environ une heure aprcrs, un de ses
gens entre dans ma chambre et me remet, de la part de sa
maîtresse, un paquet d'une autre forme que le mien, et
sur l'enveloppe duquel je reconnais l'écriture tant désirée.
J'ouvre avec précipitation... C'était ma lettre elle-même,
non décachetée et pliée seulement en deux. Je soup-
çonne que la crainte que je ne fusse moins scrupuleux
qu'elle sur le scandale, lui a fait employer cette ruse dia-
bolique.
Vous me connaissez; je n'ai pas besoin de vous peindre
ma fureur. Il fallut pourtant reprendre son sang-froid,
et chercher de nouveaux moyens. Voici le seul que je
trouvai.
On va d'ici, tous les matins, chercher les lettres à la
poste, qui est à environ trois quarts de lieue on se sert, :

pour cet objet, d'une boîte couverte à peu près comme un


tronc, dont le maître de la poste a une clef et madame de
Rosemonde l'autre. Chacun y met ses lettres dans la
quand bon lui semble; on les porte le soir à
journée, la
Ç)ste, et matin on va chercher celles qui sont arrivées,
le
ous les gens, étrangers ou autres, font ce service égale-
ment. Ce n'était pas le tour de mon domestique mais il se ;

chargea d'y aller, sous le prétexte qu'il avait affaire de ce


côté.
Cependant j'écrivis ma lettre. J^ déguisai mQ|T_écri-
turcjyur l'adres se, et je contrefis assez bien, sur l'enve-
loppc, le timbre ^
Dijon. Je choisis cette ville, parce que
^ je trouvai plus gai, puisque je demandais les mêmes droits
^que mari, d'écrire aussi du même lieu, et aussi parce
le
que ma belle avait parlé toute la journée du désir qu'elle
avait de recevoir des lettres de Dijon. Il me parut juste de
lui procurer ce plaisir.
(>csprécautions une fois prises, il était facile de faire
joindre cette lettre aux autres. Je gagnais encore à cet
expédient, d'être témoin de la réception car l'usage est :

ici de se rassembler pour déjeuner et d'attendre l'arrivée


des lettres avant de se séparer. Entin elles arrivèrent.
Madame de Rosemonde ouvrit la boîte. De Dijon «,
dit-elle,en donnant la lettre à madame de TourNelrOLi^
, n'est pas l'écriture de monLina^i reprit celle-ci d'une
,

voix inquiète, en rompant le cachet avec vivacité le :

.premier ^"<'»up d'cril l'instruisit et il se fit une idW dévolu


;

. lion sur sa ngure que madame de Rosemondc.b'cn aper-


çut, et lui dit Qu*avc7-vous ?
: •
Je m'approchai aussi,
>
LETTRE XXXV 77
L
en disant Cette lettre est donc bien terrible
: '
La timide .•'
^
dévote n'osait lever les yeux, ne disait mot, et, pour sau- ,^ ^
ver son embarras, feignait de parcourir l'épître, qu'elle '-^
'
n'était guère en état de lire. Je jouissais de son trouble; et
n'étant pas fâché de la pousser un peu Votre air plus : «

tranquille, ajoutai-je, fait espérer que cette lettre vous a


causé plus d'étonnement que de douleur. La colère •

alors l'inspira mieux que n'eût pu faire la prudence. Elle <

contient, répondit-elle, des choses qui m'offensent, et que


iejuis étoruiéeL qu'on ait osé m^'éçrire. " Et qui donc ? » > —
inTerrompit madame de Rosemonde. Elle n'est pas >

signée répondit la belle courroucée


•>, mais la lettre et : -<

son auteur m'inspirent un égal mépris. On m'obligera de


ne m'en plus parler. En disant ces mots, elle déchira l'au-
»»

dacieuse missive, en mit les morceaux dans sa poche,


se leva, et sortit.
Malgré cène colère, elle n'en a pas moins eu ma lettre;
et jem'en remets bien à sa curiosité, du soin de l'avoir
lue en entier.
Le détail de la journée me mènerait trop loin. Je joins
à ce récit le brouillon de mes deux lenres
vous serez :

aussi instruite que moi.


vous voulez être au courant de
Si
ma correspondance, il faut vous accoutumer à déchiffrer
mes minutes car pour rien au monde, je ne dévorerais
:

l'eimui de les recopier. Adieu, ma belle amie.

De... ce 25 août ij**.

LETTRE XXXV
LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRÉSIDENTE DE TOLTIVEL

Il faut VOUS obéir, Madame, il faut vous prouver qu'au


milieu des torts que vous vous plaisez à me croire, il

me au moins assez de délicatesse pour ne pas me


reste
permettre un reproche, et assez de courage pour m'im-
poser les plus douloureux sacrifices. .Vous.^ m'ordonnez
le silence et l'oubli! eh bien! je forcerai mon amour à
se taLre;_et j'qublieraij s'il est possible, la façon cruelle
d ont vourTay£Z_ accueilli. Sans doute le désir^ê~vous
plaire n'en donnait pas le droit; et j'avoue encore que le
besoin que j'avais de votre indulgence, n'était pas un
titre pour l'obtenir mais vous regardez mon amour
:
7% LES LIAISONS DANGEREUSES

comme un outrage; vous oubliez que si ce pouvait être


un ion, vous en seriez à la fois, et la cause et l'excuse.
Vous oubliez aussi, qu'accoutume à vous ouvrir mon
âme, lors même que cette confiance pouvait me nuire, il
ne m'était plus possible de vous cacher les sentiments
dont je suis pénétre; et ce qui fut l'ouvrage de ma bonne
foi, vous le regardez comme le fruit de l'audace. Pour
prix de l'amour le plus tendre, le plus respecnueux, le
plus vrai, vous me rejetez loin de vous. Vous me parlez
enfin de votre haine... Quel autre ne se plaindrait pas
d'être traité ainsi ? Moi seul, je me soumets je souffre
;

tout et ne murmure point; vous frappez et j'adore. L'in-


concevable empire que vous avez sur moi vous rend maî-
tresse absolue de mes sentiments; et si mon amour seul
vous résiste, si vous ne pouvez le détruire, c'est qu'il est
votre ouvrage et non pas le mien.
Je ne demande point un retour dont jamais je ne me
suis flatté. Je n'attends pas même cène pitié, que l'inté-
rêt que vous m'aviez témoigné quelquefois pouvait me
faire espérer. Mais je crois, je l'avoue, pouvoir réclamer
votre justice.
Vous m'apprenez, Madame, qu'on a cherché à me
nuire dans votre esprit. Si vous en eussiez cru les conseils
de vos amis, vous ne m'eussiez pas même laissé appro-
cher de vous :ce sont vos termes. Quels sont donc ces
amis officieux? Sans doute ces gens si sévères, et d'une
venu si rigide, consentent à être nommés; sans doute ils
ne voudraient pas se couvrir d'une obscurité qui les
confondrait avec de vils calomniateurs; et je n'ignorerai
ni leur nom, ni leurs reproches. Songez, Aiadame, que
j'ai le droit de savoir l'un et l'autre, puisque vous me

jugez d'après eux. On ne condamne point un. mupablc


bans lui dire son crimCj sans lui nommer ses accoisateurC-
Je ne demande jXMnt d'autre grîcc\^ct [e m'engage
d'avance à me justifier, à les forcer de se dédire.
Si j'ai trop méprisé, peut-être, les N'alnes clameurs
d'un public dont je fais peu de cas, il n'en est pas ainsi
de votre estime; et quand )e consacre ma vie à la mériter,
je ne me la laisserai pas ravir impunément. Elle me devient
d'autant plus précieuse, que je lui devrai sans doute cette
demande que vous craignez de me faire, et qui me don-
nerait, dites-vous^ (/r5 dwùs à voire rc cowuussancc. Ah!
loin d'en exiger, )e croirai vous en devoir, si vous me
procurez l'occasion de vous être agréable. -làjmmaitez
donc à me rendre plus de justice, en ne me laissant plus
LETTRE XXXVI 79

ignorer ce que vous désirez de moi. Si je pouvais le devi-


ner, je vous éviterais la peine de le dire. Au plaisir de
vous voir, ajoutez le bonheur de vous servir, et je me .

louerai de votre indulgence. Qui peut donc vous arrêter? J^


ce n'est pas, je l'espère, la cramte d'un refus? je sens que ^-.
je ne pourrais vous la pardonner. Ce n'en est pas un que.^
de ne pas vous rendre votre lettre. Je désire plus que vous, •)/

qu'elle ne me soit plus nécessaire : mais accoutumé à ,


'

vous croire une âme si douce, ce n'est que dans cette ^

lettre que je puis vous trouver telle que vous voulez " J^^
paraître. Quand je forme le vœu de vous rendre sensible, 1

j'y vois que plutôt que d'y consentir, vous fuiriez à cent
lieues de moi; quand tout en vous augmente et justifie ^'v.
mon amour, c'est encore elle qui me répète que mon
amour vous outrage; et lorsqu'en vous voyant, cet
amour me semble le bien suprême, j'ai besoin de vous
lire, pour sentir que ce n'est qu'un affreux tourment.
Vous concevez à présent que mon plus grand bonheur
serait de pouvoir vous rendre cette lettre fatale me la :

demander encore serait m'autoriser à ne plus croire ce


qu'elle contient; vous ne doutez pas, j'espère, de mon
empressement à vous la remettre.
De..., ce 21 août ij**.

LETTRE XXXVI
LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL
(Timbrée de Dijon.)

Votre sévérité augmente chaque jour, Madame, et


si je l'ose dire, vous semblcz craindre moins d'être injuste
que d'être indulgente. Après m'avoir condamné sans
m'cntendre, vous avez dû sentir en effet, qu'il vous serait
plus facile de ne pas lire mes raisons que d'y répondre.
Vous refusez mes lettres avec obstination; vous me les
renvoyez avec mépris. Vous me forcez enfin de recourir
à la ruse, dans le moment même où mon unique but est de
vous convaincre de ma bonne foi. La nécessité où vous
m'avez mis de me défendre, suffira sans doute pour en
excuser les moyens. Convaincu d'ailleurs par la sincérité
de mes sentiments, que pour les justifier à vos yeux il me
80 LES LIAISONS DANGEREUSES

suffit de vous les taire bien connaître, j'ai cru pouvoir me


permettre ce léger détour. J'ose croire aussi que vous me
le pardonnerez; et que vous serez peu surprise que
l'amour soit plus ingcmeux à se produire, que l'indiffc-
rencc à l'écarter.
/^\*rmettez donc. Madame, que mon cœur se dévoile
\enticremeni à vous. Il vous appartient, il est juste que vous
Je connaissiez.
"J'étais bien éloigné, en arrivant chez madame de Rose-
monde, de prévoir le sort qui m'y attendait. J'ignorais
que vous y fussiez; et j'ajouterai, avec la sincérité qui me
caractérise, que quand je l'aurais su, ma sécurité n'en eût
point été troublée non que je ne rendisse à votre beauté
:

la justice qu'on ne peut lui refuser; mais accoutumé à


n'éprouver que des désirs, à ne me livrer qu'à ceux que
l'espoir encourageait, je ne connaissais pas les tourments
de l'amour.
Vous fûtes témoin des instances que me fit madame de
Rosemonde pour m'arrcter quelque temps. J'avais déjà
passé une journée avec vous cependant je ne me rendis,
:

ou au moins je ne crus me rendre qu'au plaisir, si natu-


rel et si légitime, de témoigner des égards à une parente
respectable. Le genre de vie qu'on menait ici différait
beaucoup sans doute de celui auquel j'étais accoutume;
il ne m'en coûta rien de m'y conformer; et, sans chercher

à pénétrer la cause du changement qui s'opérait en moi,


je l'attribuais uniquement encore à cette facilité de carac-
tère, dont je crois vous avoir déjà parlé.
Malheureusement (et pourquoi faut-il que ce soit un
malheur?), en vous cormaissant mieux je reconnus bien-
tôt que cette figure enchanteresse, qui seule m'avait
frappe, était le moindre de vos avantages; votre âme
céleste étonna, séduisit la mienne. J'admirais la beauté,
j'adorai la vertu. -Saju^ pxctjaidic_i._^iHi§_Jlllicnij^ je
m'occupai de vous mériter. En réclamant votreirûîïïlgence
pour le passe, j'ambitionnai votre suffrage pomJL'a.venir.
Je le cherchais dans vos discours, )e épiais dans vos
1

regards; dans ces regards d'où partait un poison d'autant


plus dangereux, qu'il était répandu sans dessein et reçu
sans méhance.
Alors je connus l'amour. .Wais que j'étais loin de m'en
plaindre! résolu de l'ensevelir dans un éternel silence, je
me livrais sans crainte comme sans réserve, à ce sentiment
délicieux, (.haque jour augmentait son empire. Bientôt
le plaisir de vous voir se changea en besoin. Vous absen-
LETTRE XXXVI 8l

tiez-vous un moment? mon cœur se serrait de tristesse;


au bruit qui m'annonçait votre retour, il palpitait de joie.
Je n'existais plus que par vous, et pour vous. Cependant,
c'est vous-même que j'adjure jamais dans la gaieté des
:

folâtres jeux, ou dans d'une conversation sérieuse,


l'intérêt
m'échappa-t-il un mot qui pût trahir le secret de mon
cœur?
Enfin un jour arriva où devait commencer mon infor-
tune; et par une inconcevable fatalité, une aaion hon-
nête en devint le signal. Oui, Madame, c'est au milieu des
malheureux que j'avais secourus, que, vous livrant à cette
sensibilité précieuse qui embellit la beauté même et
ajoute du prix à la vertu, vous achevâtes d'égarer un cœur
que déjà trop d'amour enivrait. Vous vous rappelez,
peut-être, quelle préoccupation s'empara de moi au
retour! Hélas! je cherchais à combattre un penchant que
je sentais devenir plus fort que moi.
C'est après avoir épuisé mes forces dans ce combat
inégal, qu'un hasard, que je n'avais pu prévoir, me fit
trouver seul avec vous. Là, je succombai, je l'avoue.
Mon cœur trop plein ne put retenir ses discours ni ses
larmes. Mais est-ce donc un crime? et si c'en est un,
n'est-il pas assez puni par les tourments affreux auxquels
je suis livré?
Dévoré par un amour sans espoir, j'implore votre pitié
et ne trouve que votre haine sans autre bonheur que
:

celui de vous voir, mes yeux vous cherchent malgré moi,


et je tremble de rencontrer vos regards. Dans l'état cruel
où vous m'avez réduit, je passe les jours à déguiser mes
peines et les nuits à m'y livrer; tandis que vous, tranquille
et paisible, vous ne connaissez ces tourments que pour les
causer et vous en applaudir. Cependant, c'est vous qui
vous plaignez, et c'est moi qui m'excuse.
Voilà pourtant, Madame, voilà le récit fidèle de ce que
vous nommez mes torts, et que peut-être il serait plus
juste d'appeler Un amour_pur_eî3iiicère,
mes malheurs.
un respect ne slestjajn^isldàmentri^ une soumission
q^ui
parfaite; tels ^ont les sentiments que vou s m'av ez jrispi-
î:és. Je n'eusse pas craint d'en présenter l'hommage^ la

Divinité même. O vous, qui êtes son plus bel ouvrage,


imitez-la dans son indulgence! Songez à mes peines
cruelles; songez surtout, que, placé par vous entre le
désespoir et la félicité suprême, le premier mot que vous
prononcerez décidera pour jamais de mon sort.
De... ce 23 août ij**.
82 L£S LIAISONS DANGEREUSES

LETTRE XXXVII
TA PRfsiDFNTE DE TOURVEI A MADAME DE VOI^N'GES

me soumets, Madame, aux conseils que votre amitié


Je
me donne. Accoutumée à déférer en tout à vos avis, je le
suis à croire qu'ils sont toujours fondés en raison,
l'avouerai m ême que M
de V almont doit cire, en e tfct,
.

jnfimrnent d angereux, s'i peut à laJois^ieindre d'être ce


l

qu'il paraît ^cj^ etj;estcr t^^ue vous le dé|>eignc/T~Qûoi


qu'il en soit, puisque "vous l'exigez, je l'éloignerai de
moi; au moins j'y ferai mon possible car souvent les
:

choses, qui dans le fond devraient être les plus simples,


deviennent embarrassantes par la forme.
Il me paraît toujours impraticable de faire cette demande

à sa tante; elle deviendrait également désobligeante, et


pour elle, et pour lui. Je ne prendrais pas non plus, sans
quelque répugnance, le parti de m'éloigner moi-même :

car outre les raisons que je vous ai déjà mandées relatives


à M. de Tourvel, si mon départ contrariait M. de Val-
mont, comme il est possible, n'aurait-il pas la facilité de
me suivre à Paris ? et son retour, dont je serais, dont au
moins je paraîtrais être l'objet, ne semblerait-il pas plus
étrange qu'une rencontre à la campagne, chez une per-
sonne qu'on sait être sa parente et mon amie?
Il ne me reste donc d'autre ressource que d'obtenir de

lui-même qu'il veuille bien s'éloigner. Je sens que cette


proposition est dithcile à faire; cependant, comme il me
paraît avoir à cœur de me prouver qu'il a en effet plus
d'honnêteté qu'on ne lui en suppose, je ne désespère pas
de réussir. Je ne serai pas même fâchée de le tenter; cl
d'avoir une occasion de juger si, comme il le dit souvent,
les femmes vraiment honnêtes n'ont jamais eu, n'auront
jamais à se plaindre de ses procédés. S'il part comme je
le désire, ce sera en effet par égard pour moi car je ne
:

peux pas douter qu'il n'ait le projet de passer ici une grande
partie de l'automne. S'il refuse ma demande et s'obstine
à rester, je serai toujours à temps de partir moi-même, cl
je vous le promets.
Voilà, je crois. Madame, tout ce que votre amitié
exigeait de moi :je m'empresse d'y satisfaire, et de vous
LETTRE XXXVIII
y^ os Us -io/ iiA^\(i
83

prouver que malgré la chaleur que j'ai pu mettre à défendre


M. de Valmont, je n'en suis pas moins disposée, non seu-
lement à écouter, mais même à suivre les conseils de mes
amis.
J'ai l'honneur d'être, etc.
De... ce 25 août 77**.

LETTRE XXXVIII
LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

Votre énorme paquet m'arrive à l'instant, mon cher


Vicomte. Si la date en est exacte, j'aurais dû le recevoir
vingt-quatre heures plus tôt; quoi qu'il en soit, si je
prenais le temps de le lire, je n'aurais plus celui d'y
répondre. Je préfère donc de vous en accuser seulement
la réception, et nous causerons d'autre chose. Ce n'est
pas que j'aie rien à vous dire pour mon compte; l'automne
ne laisse à Paris presque point d'hommes qui aient figure
humaine aussi je suis, depuis un mois, d'une sagesse à
:

périr; et tout autre que mon chevalier serait fatigué des


preuves de ma constance. Ne pouvant m'occuper, je me
distrais avec la petite Volanges ; et c'est d'elle que je veux
vous parler.
jSavez-vou s que vous avez pexdu-piui_-que ¥e««<^e
croyei^lfjnejgas vo^'^dhgrggT'de cet enfant? elle est vrai-
ment délicieuséTcëîâ'n a ni caractère m prmcipes; jugez {q
combîelT sa "société sera douce et facile. Je ne crois pas C/ . .

qu'elle brille jamais par le sentiment; mais tout annonce /y ||

en elle les sensations les plus vives. Sans esprit et sans- J^


finesse, elle a pourtant une certaine fausseté naturelle, ^'v/^
si l'on peut parler ainsi, qui quelquefois m'étonne moi- v^
même, et qui réussira d'autant mieux, que sa figure offre ,^/\i
l'image de la candeur et de l'ingénuité. Elle est naturelle- /^
ment très caressante, et je m'en amuse quelquefois sa :
y^
petite tête se monte avec une facilité incroyable; et elle/^ -^z
est alors d'autant plus plaisante, qu'elle ne sait rien, ^xîr
absolument rien, de ce qu'elle désire tant de savoir. Il r^
lui en prend des impatiences tout à fait drôles; elle rit,
elle se dépite, elle pleure, et puis elle me prie de l'instruire,
avec une bonne foi réellement séduisante. En vérité, je
suis presque jalouse de celui à qui ce plaisir est réservé.
84 LES LIAISONS DANGEREUSES

Je ne sais si je vous ai mande que depuis quatre ou


cinq jours j'ai l'honneur d'être sa confidente. Vous devi-
nez bien que d'abord j'ai fait la sévère mais aussitôt
:

que je me suis aperçue qu'elle croyait m'avoir convain-


cue par ses mauvaises raisons, j'ai eu l'air de les prendre
pour bonnes; et elle est intimement persuadée qu'elle
doit ce succès à son éloquence il fallait ce t te précauti on
:

pour ne pas me compromettre. Je lui ai permis d'écrire


'cTdrdirc/'JlWc' ; ci le jour m(^me, sans qu'elle s'en doutât,
je lui ai ménagé un tête-à-tête avec son Danceny. Mais
figurez-vous qu'il est si sot encore, qu'il n'en a seulement
pas obtenu un baiser. Ce garçon-là fait pounant de fort
)olis vers! Mon Dieu! que ces gens d'esprit sont bêtes!
celui-ci l'est au point qu'il m'en embarrasse; car enfin,
pour lui, je ne peux pas le conduire!
C'est à présent que vous me seriez bien utile. Vous êtes
assez lié avec Danceny pour avoir sa confidence, et s'il
vous la donnait une fois, nous irions grand train. Dépê-
chez donc votre Présidente, car enfin je ne veux pas que
Gercourt s'en sauve au reste, j'ai parlé de lui hier à la
:

petite personne, et le lui ai si bien peint, que quand elle


serait sa femme depuis dix ans, elle ne le haïrait pas
davantage. Je l'ai pourtant beaucoup prêchée sur la fidé-
lité conjugale; rien n'égale ma sévérité sur ce point. Par
là, d'une part, je rétablis auprès d'elle ma réputation
de vertu, que trop de condescendance pourrait détruire;
de l'autre, j'augmente en elle la haine dont je veux grati-
fier son mari. Et enfin, j'espère qu'en lui faisant accroire
qu'il ne lui est permis de se livrer à l'amour que pendant
le peu de temps qu'elle a à rester fille, elle se décidera
plus vite à n'en rien perdre.
Adieu, Vicomte; je vais me mettre à ma toilette où je
lirai votre volume.
De'... ce 27 anût ;?**.

LETTRE XXXIX
CÉCILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY

Je suis triste et inquiète, ma chère Sophie. J'ai pleuré


presque toute la nuit. Cxr n'est pas que pour le moment,
je ne sois bien heureuse; mais je prévois que cela ne
durera pas.
LETTRE XXXIX 85

J'ai été hier à l'Opéra avec madame de Merteuil; nous


y avons beaucoup parlé de mon mariage, et je n'en ai
rien appris de bon C.'es,r M. le çpmt^ cje- G crcoun g^ii e je
rlpk ép"^^^^ **^ r r doit; erre an mois, -d^octobic. Il est
riche, il est homme de qualité, il est colonel du régiment
de... Jusque-là tout va fort bien. Mais d'abord il est vieux ' j' 4^
figure-toi qu'il a au moins trente-six ans! et puis,^^- f'y
madame de Merteuil dit qu'il est triste et sévère, et qu'elle ^;^ ^
craint que je ne sois pas heureuse avec lui. J'ai même / '"o^
bien vu qu'elle en était sûre, et qu'elle ne voulait pas me '^^
le dire, pour ne pas m'affliger. Elle ne m'a presque entre- ^ M^
tenue toute la soirée que des devoirs des femmes envers ^t
leurs maris elle convient que M. de Gercourt n'est pas
:
^
aimable du tout, et elle dit pourtant qu'il faudra que je
raime._Ne m'a^2?HÊ.P^s dit aussi qu'une^ fois mariée^ je
ne devai s plus aimer_IV chevalier Dancen yT~comme si
c'était possible! Oh! je t assure bien quë~je l'aimerai
toujours. Vois-tu, j'aimerais mieux plutôt ne pas me
marier. Que ce M. de Gercourt s'arrange, je ne l'ai pas
été chercher. Il est en Corse à présent, bien loin d'ici;
je voudrais qu'il y restât dix ans. Si je n'avais pas peur de
rentrer au couvent, je dirais bien à Maman que je ne
veux pas de ce mari-là; mais ce serait encore pis. Je suis
bien embarrassée. Je sens que je n'ai jamais tant aimé
M. Danceny qu'à présent; et quand je songe qu'il ne
me reste plus qu'un mois à être comme je suis, les larmes
me viennent aux yeux tout de suite; je n'ai de consola-
tion que dans l'amitié de madame de Merteuil; elle a si
bon cœur! elle partage tous mes chagrins comme moi-
même; et puis elle est si aimable, que quand je suis avec
elle, je n'y songe presque plus, ^'ailleurs elle rn ^sr bie n
Utile j car. k
peu que je ^^ak^ r'e<^r pIIp gn^ rng JSapp^i*^ •

et elle est si bonne,^qué je. lui disJ:QULce que je pense,


sans êïreTÏÏûnt£Uie^ïïjtout Quand elle trouve que ce n'est
.

pas bien, elle me gronde quelquefois; mais c'est tout


doucement, et puis je l'embrasse de tout mon cœur,
jusqu'à ce qu'elle ne soit plus fâchée. Au moins celle-
là, je peux bien l'aimer tant que je voudrai, sans qu'il y ait

du mal, et ça me fait bien du plaisir. Nous sommes pour-


tant convenues que je n'aurais pas l'air de l'aimer tant
devant le monde, et surtout devant maman, afin qu'elle
ne se méfie de rien au sujet du chevalier Danceny. Je
t'assure que si je pouvais toujours vivre comme je fais à
présent, je crois que je serais bien heureuse. Il n'y a que ce
vilain M. de Gercourt!... Mais je ne veux pas t'en parler
86 LES LIAISONS DANGEKBDSBS

davantage car je redeviendrais triste. Au lieu de cela, je


:

vas écrire au chevalier Danceny; je ne lui parlerai que de


mon amour et non de mes chagrins, car je ne veux pas
l'atHipcr.
Adieu, ma bonne amie. Tu vois bien que tu aurais tort
de te plaindre, et que j'aibeau être occupct\ comme tu dis,
qu'il ne m'en reste pas moins le temps de t'aimer et de
t'ccrirc *.

De... ce 2j août 77**.

LETTRE XL
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

C'est peu pour mon inhumaine de ne pas répondre à


mes lettres, de refuser de les recevoir; elle veut me priver
de sa vue, elle exige que je m'éloigne. qui vous sur- O
prendra davantage, c'est que je me soumette à tant de
rigueur. Vous allez me blâmer. Cependant je n'ai pas cru
devoir perdre l'occasion de me laisser donner un ordre :

persuadé, d'une part, que qui commande s'engage; et de


l'autre, que l'autorité illusoire que nous avons l'air de
laisser prendre aux femmes, un des pièges qu'elles
est
évitent le plus dithcilcmcnt. De plus, l'adresse que celle-
ci a su mettre à éviter de se trouver seule avec moi, me
plaçait dans une situation dangereuse, dont j'ai cru devoir
sortir à quelque prix que ce fût car étant sans cesse avec
:

elle, sans pouvoir l'occuper de mon amour, il y avait lieu


de craindre qu'elle ne s'accoutumât cnhn à me voir sans
trouble disposition dont vous savez assez combien il est
;

de revenir.
difficile
Au vous devinez que je ne me suis pas soumis
reste,
sans condition. J'ai même eu le soin d'en mettre une
impossible à accorder; tant pour rester toujours maître
de tenir ma parole, ou d'y manquer, que pour engager
une discussion, soit de bouche, ou par écrit, dans un
moment où ma belle est plus contente de moi, où elle a
besoin que je le sois d'elle sans compter que je serais
:

bien maladroit, si je ne trouvais moyen d'obtenir quelque

* On continue à supprimer les lettres de Cécile V'olanges et du chevalier


Danceny, qui sont peu intéressantes et n'annoncent aucun événement.
LETTRE XL 87

dédommagement de mon désistement à cette prétention,


tout insoutenable qu'elle est.
Après vous avoir exposé mes raisons dans ce long
préambule, je commence l'historique de ces deux derniers
jours. J'y joindrai comme pièces justificatives, la lettre de
ma belle et ma réponse. Vous conviendrez qu'il y a peu
d'historiens aussi exacts que moi.
Vous vous rappelez l'efifet que fit avant-hier matin ma
lettre de Dijon; le reste de la journée fut très orageux. La
jolie prude arriva seulement au moment du dîner, et
annonça une forte migraine; prétexte dont elle voulut
couvrir un des violents accès d'humeur que femme puisse
avoir. Sa figure en était vraiment altérée; l'expression de , ,

douceur que vous lui connaissez s'était changée en un air jf^


mutin qui en faisait une beauté nouvelle. Je me promets
bien de faire usage de cette découverte par la suite; et de
jcemplaçex. quelquefois 4a maîtresse tendre, par la maî-
tresse mutine.
Je prévis que l'après-diner serait triste; et pour m'en
sauver l'ennui, je prétextai des lettres à écrire, et me reti-
rai chez moi. Je revins au salon sur les six heures;
madame de Rosemonde proposa la promenade, qui fut y
acceptée. Mais au moment de monter en voiture, la
prétendue malade^ par une malice infernale,. prétexta à
son tour, et peut-être'pour-se venger de mon absence, un
redoublement ^e douleurs, et me fit subir sans pitié le
tête-à-tête de mâ'viéilTê tante. Je ne sais si les impréca-
tions que je fis contre ce démon femelle furent exaucées,
mais nous la trouvâmes couchée au retour, ^

Le lendemain au déjeuner, ce n'était plus la même C(


femme. La douceur naturelle était revenue, et i'ejjjLlicu de ^q
jTie cro ire pardonné. Le déjeuner était à peine fini, que la n j^
douce^ersonne^ leva d'un air dolent, et entra* dans le '' '
/*

parc; je la suivis, comme vous pouvez croire. D'où


peut naître ce désir de promenade ? lui dis-je en l'abor-
>

dant. '
J'ai beaucoup écrit ce matin, me répondit-elle,
et ma tête est un peu fatiguée. " — >
Je ne suis pas assez
heureux, repris-je, pour avoir à me reprocher cette
fatigue-là ?" — Je vous ai bien écrit répondit-elle
,

encore, " mais j'hésite à vous donner ma lettre. Elle


contient une demande, et vous ne m'avez pas accoutumée
à en espérer le succès. " — " Ah! je jure que s'il m'est
possible... ') —Rien n'est plus facile
«' interrompit-elle;
•,

« et quoique vous dussiez peut-être l'accorder comme jus-

tice, je consens à l'obtenir comme grâce. En disant ces


>
88 LES LIAISONS DANGEREUSES

mots, PT^ *-'"^^ ^^ l yiïrri ^" '^ prenant, ic pn^ aussi


clic ipg
SA q"*ftif rrnrî^ , rnai ?^ ^^"^ ^*^^^
niain> rn*
barras que d^vivatué- I-a chaleur cm pius vi\ c que )c ne
'

croyais , dit-cllc; il faut rentrer. Ht elle reprit la route


du château. Je fis de vains efforts pour lui persuader de
continuer sa promenade, et j'eus besoin de me rappeler
que nous pouvions être vus, pour n'y employer que de
l'éloquence. Elle rentra sans proférer une parole, e t je v is
clairement que cette feinte promenade n'ayaii eu oautrc
aaurî'
but que de me remettre sa fettrc T^Ue monta chez elle en
rentrant, et )c me retirai chez moi pour lire l'cpîtrc, que
vous ferez bien de lire aussi, ainsi que ma réponse, avant
d'aller plus loin...

LETTRE XLI
LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT

Il semble, Monsieur, par votre conduite avec moi, que


vous ne cherchiez qu'à ai ipmenîe^ chaque jour, les s ujets
d e plai nX£,qiie j'avais amtrcvgus. Votre obstination à
vouloirmVntretenir, sans cesse, d'un sentiment que je ne
veux ni ne dois écouter, l'abus que vous n'avez pas craint
de faire de ma bonne foi, ou de ma timidité, pour me
remenre vos lettres; le moyen surtout, j'ose dire peu déli-
cat, dont vous vous êtes servi pour me faire par\cnir la
dernière, sans craindre au moins l'effet d'une surprise qui
pouvait me compromettre; tout devrait donner lieu de
ma part à des reproches aussi vifs que justement mérités.
Cependant, au lieu de revenir sur ces griefs, je m'en tiens
à vous faire une demande aussi simple que juste; et si je
l'obtiens de vous, je consens que tout soit oublié.
Vous-même m'avez dit, Monsieur, que je ne devais pas
craindre un refus; et quoique, par une inconséquence
qui vous est particulière, cette phrase même soit suivie du
seul refus que vous pouviez me faire *, je veux croire que
vous n'en tiendrez pas moins aujourd'hui cette parole
formellement donnée il y a si peu de jours.
^caiiisircjiunt: que vous ayez la compl^sance de vous
cloigm:i_iiiLJûoijjJe quitter ce château, où un plus long

• Vny^g Uttrt XXXV.


LETTRE XLII 89

séjour de votre part ne pourrait que m'cxposcr davan-


tage au jugement d'un public toujours prompt à mal
penser d'autrui, et que vous n'avez que trop accoutumé
à fixer les yeux sur les femmes qui vous admettent dans
leur société.
Avertie déjà, depuis longtemps, de ce danger par mes
amis, j'ai négligé, j'ai même combattu leur avis tant que
votre conduite à mon égard avait pu me faire croire que
vous aviez bien voulu ne pas me confondre avec cette
foule de femmes qui toutes ont eu à se plaindre de vous.
Aujourd'hui que vous me traitez comme elles, que je ne
peux plus l'ignorer, je dois au public, à mes amis, à moi-
même, de suivre ce parti nécessaire. Je pourrais ajouter
icique vous ne gagneriez rien à refuser ma demande,
décidée que je suis à partir moi-même, si vous vous
obstiniez à rester mais je ne cherche point à diminuer
:

l'obligation que je vous aurai de cette complaisance, et


je veux bien que vous sachiez qu'en nécessitant mon
départ d'ici vous contrarieriez mes arrangements. Prou-
vez-moi donc, Monsieur, que comme vous me l'avez
dit tant de fois, lesiemmes honnêtes n'auront jamais à se
plaindre, de vous; prouvez-moi, au moins, que quand
vous ayez_d£S- torts a\^ elles, vous savez les réparer.
Si je croyais avoir besoiiTde justifier ma demande vis-à-
vis de vous, il me de vous dire que vous avez
suffirait
passé votre vie à la rendre nécessaire, et que pourtant il
n'a pas tenu à moi de ne la jamais former. Mais ne rap-
pelons pas des événements que je veux oublier, et qui
m'obligeraient à vous juger avec rigueur, dans un moment
où je vous offre l'occasion de mériter toute ma reconnais-
sance. Adieu, Monsieur; votre conduite va m'apprendre
avec quels sentiments je dois être, pour la vie, votre très
humble, etc.

De..., ce 25 août ij **

LETTRE XLII

LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL

Quelque dures que soient. Madame, les conditions


que vous m'imposez, je ne refuse pas de les remplir.
Je sens qu'il me serait impossible de contrarier aucun de
90 LES LIAISONS DANGEREUSES

VOS désirs. Une fois d'accord sur ce point, j'ose me Hatter


qu'à mon tour, vous me permettrez de vous faire quelques
demandes, bien plus faciles à accorder que les vôtres, et
L 'U.L *i"^^
pourtant j e; ne veux obtemr q ue de m
a spunTjssinn
-NtVïk'/Jtirjauc a votre volonté.
L'une, que j'espère qui sera sollicitée par votre justice,
est de vouloir bien me nommer mes awui:iaLeurh auprès
de vous; ils me font, ce me semble, assez de mal pour que
j'aie le droit de les connaître :l'autre, que j'attends de
votre indulgence, est de vouloir bien me permettre de
vous renouveler quelquefois l'hommage d'un air.our
qui va plus que jamais mériter votre pitié.
Songez, \iadame, que )e m'empresse de vous obéir,
lors même que je ne peux le faire qu'aux dépens de
mon bonheur; je dirai plus, malgré la persuasion où je
SUIS, que vous ne désirez mon départ, que pour vous
sauver le spectacle, toujours pénible, de l'objet de votre
injustice.
Cxinvenez-en, Madame, vous craignez moins ui. pubhc
trop accoutumé à vous respecter pour oser porter de vous
un jugement désavantageux, que vous n'êtes gênée par
la présence d'un homme qu'il vous c^t plus facile de punir
que de blâmer. Vous m'éloignez de vous comme on
détourne ses regards d'un malheureux qu'on ne veut pas
secourir.
Mais tandis que l'absence va redoubler mes tourments,
à quelle autre qu'à vous puis-je adresser mes plaintes?
de quelle autre puis-je attendre des consolations qui vont
me devenir si nécessaires ? Me les refuserez-vous, quand
vous seule causez mes peines ?
Sans doute vous ne serez pas étormée non plus,
qu'avant de partir j'aie à cœur de justifier auprès de vous,
les sentiments que vous m'avez inspirés; comme aussi
que je ne trouve le courage de m'éloigner qu'en en rece-
vant l'ordre de votre bouche.
Otte double raison me fait vous demander un moment
d'entretien. Inutilement voudrions-nous y suppléer
par lettres on écrit des volumes et l'on explique mal ce
:

qu'un quart d'heure de convcrsalit>n suffit pour faire bien


entendre. \'ous trouverez facilement le temps de me l'ac-
corder car quelque empressé que je sois de vous obéir,
:

vous savez que madame de Rosemonde est instruite de


mon projet de passer chez elle une partie de l'automne,
et il faudra au moins que j'attende une lettre pour pouvoir
prétexter une affaire qui me force à partir.

J I . ^
SUITE DE LA LETTRE XL CI

Madame; jamais ce mot ne m'a tant coûté à


Adieu,
écrire que dans ce moment où il me ramène à l'idée de
notre séparation. Si vous pouviez imaginer ce qu'elle
me fait souffrir, j'ose croire que vous me sauriez quelque
gré de ma docilité. Recevez, au moins, avec plus d'mdul-
gence, l'assurance et l'hommage de l'amour le plus tendre
et le plus respectueux.
De... ce 26 août jy**.

SUITE DE LA LETTRE XL
DU VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

A présent, raisonnons, ma belle amie. Vous sentez


comme moi que la scrupuleuse, l'honnêtemadame de
Tourvel ne peut pas m'accorder la première de mes
demandes, et trahir la confiance de ses amies, en me
nommant mes accusateurs; ainsi en promenant tout à
cette condition, je ne m'engage à rien. Mais vous sentez
aussi que ce refus qu'elle me fera, deviendra un titre
pour obtenir tout le reste; et qu'alors je gagne, en m'éloi-
gnant, d'entrer avec elle, et de son aveu, en correspon-
dance réglée car je compte pour peu le rendez-vous que
:

je lui demande, et qui n'a presque d'autre objet que de


l'accoutumer d'avance à n'en pas refuser d'autres quand
ilsme seront vraiment nécessaires.
La seule chose qui me reste à faire avant mon départ,
est de savoir quels sont les gens qui s'occupent à me
nuire auprès d'elle. Je présume que c'est son pédant de
mari; je le voudrais outre qu'une défense conjugale est
:

un aiguillon de désir, je serais sCir que du moment que


ma belle aura consenti à m'écrire, je n'aurais plus rien
à craindre de son mari, puisqu'elle se trouverait déjà
dans la nécessité de le tromper.
Mais si elle a une amie assez intime pour avoir sa
confidence, et que cette amie-là soit contre moi, il me
paraît nécessaire de les brouiller, et je compte y réussir :
^

mais avant tout il faut être instruit.


J'ai bien cru que j'allais l'être hier; mais cette femme
ne fait rien comme une autre. Nous étions chez elle,
au moment où l'on vint avenir que le dîner était servi.
Sa toilette se finissait seulement, et tout en se pressant,
et en faisant des excuses, je m'aperçus qu'elle laissait
92 LES LIAISONS DANGEREUSES

la clef à son secrétaire ; et je connais son usage de ne pas


ôter celle de son appartement. J'y révais pendant le dincr,
lorsque j'entendis descendre sa femme de chambre :

je pris mon parti aussitôt; je feignis un saignement de nez,


et sortis. Je volai au secrétaire; mais je trouvai tous les
f pas un papier écrit. Cependant on n'a
tiroirs ouverts, et
\ P' pas d'occasion de les brûler dans cette saison. Que faii-
rt;./ elle des lettres qu'elle reçoit? et elle en reçoit souvent.
^'^ j Je n'ai rien négligé; tout était ouvert, et j'ai cherché
partout mais je n'vjii ricii^gné, que de me convaincre
:

que ce dépôt précieux reste dans ses poches.


Comment l'en tirer? depuis hier je m'occupe inutile-
ment d'en trouver les moyens cependant je ne peux en
:

vaincre le désir. Je regrette de n'avoir pas le talent des


filous. Ne devrait-il pas, en effet, entrer dans l'éducation
d'un homme qui se mêle d'intrigues? ne serait-il pas
plaisant de dérober la lettre ou le portrait d'un rival, ou
de tirerdes poches d'une prude de quoi la démasquer?
Mais nos parents ne songent à rien; et, moi j'ai beau son-
ger à tout, je ne fais que m'apercevoir que je suis gauche,
sans pouvoir y remédier.
Quoi qu'il en soit, je revins me mettre à table, fort
mécontent. Ma belle calma pourtant un peu mon humeur,
par l'air d'intérêt que lui donna ma feinte indisposition ;
et je ne manquai pas de l'assurer que j'avais, depuis
quelque temps, de violentes agitations qui altéraient ma
santé. Persuadée comme elle est, que c'est elle qui les
cause, ne devait-elle pas en conscience travailler à les
calmer? Mais, quoique dévote, elle est peu charitable;
elle refuse toute aumône amoureuse, et ce refus suffit
bien, ce me semble, pour en autoriser le vol. Mais adieu;
car tout en causant avec vous, je ne songe qu'à ces mau-
dites lettres.
De...y ce 27 août 17**.

LETTRE XLIII

LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT

Pourquoi chercher. Monsieur, à diminuer ma recon-


naissance? Pourquoi ne vouloir m'obcir qu'à demi, et
marchander en quelque sorte un prtKédé honnête? Il ne
vous suffit donc pas que )'en sente le prix ? Non seulement
vous demandez beaucoup mais vous demandez des choses
;
LETTRE XLIII 93

impossibles. Si en effet mes amis m'ont parlé de vous, ils ne


l'ont pu faire que par pour moi quand même ils se
intérêt :

seraient trompés, n'en était pas moins


leur intention
bonne; et vous me proposez de reconnaître cette marque
d'attachement de leur part, en vous livrant leur secret!
J'ai déjà eu tort de vous en parler^ et vous me le faites
assez, serinren'cè moment. Ce qui n'eût été que de la can-
deur avec tout autre, devient une étourderie avec vous,
et me mènerait à une noirceur, si je cédais à votre.dçmande.
J*en appelle à vous-même, à votre honnêteté; m'avez-
vous crue capable de ce procédé? avez- vous dû me le
proposer? non sans doute; et je suis sûre, qu'en y réflé-
chissant mieux, vous ne reviendrez plus sur cette demande.
Celle que vous me faites de m'écrire n'est guère plus
facile à accorder; et si vous voulez être juste, ce n'est pas
à moi que vous vous en prendrez. Jejie_veux_£ointvous
_offenser ; mais a vec_Ja_ réputation 'c^ue^ vpus^vous êtes
'acquise^.et qiie, 3ë^ votre ^yeu meme~vous méritez du
moins en partie^ quelle fenime pourrait avouer iir£. en
correspûiidaûce _avec jyous? et quelle femme honnête
peut se déterminer à faire ce qu'elle sent qu'elle serait
obligée de cacher?
Encore si j'étais assurée que vos lettres fussent telles
que je n'eusse jamais à m'en plaindre, que je pusse tou-
jours me justifier à mes yeux de les avoir reçues! peut-
être alors le désir de vous prouver que c'est la raiso n et
non.Ia^haine qui me guide, me ferait passer par-dessus
ces consl3erafions puissantes, et faire beaucoup plus que
je ne devrais, en vous permettant de m'écrire quelque-
fois. Si en effet vous le désirez autant que vous me le
dites, vous vous soumettrez volontiers à la seule condition
qui puisse m'y faire consentir; et si vous avez quelque
recormaissance de ce que je fais pour vous en ce moment,
vous ne différerez plus de partir.
Permettez-moi de vous observer à ce sujet, que vous"^
avez reçu une lettre ce matin, et que vous n'en avez pas |

profité pour annoncer votre départ à madame de Rose- j

monde, comme vous me l'aviez promis. J'espère qu'à (


présent rien ne pourra vous empêcher de tenir votre
parole. Je compte surtout que vous n'attendrez pas, pour j

cela, l'entretien que vous me demandez,


auquel je ne veux /

absolument pas me prêter; et qu'au lieu de l'ordre que


vous prétendez vous être nécessaire, vous vous contente- ^
rez de la prière que je vous renouvelle. Adieu, Monsieur.
De... ce 27 août //**.
y

I
94 I-ES LIAISONS DANGEREUSES

LETTRH XLIV
LE VICOMTE DE VALMONT A I.A MARQUISE DE MERTEUIL

Partagez ma joie, ma belle amie; je suis aime; j'ai


triomphé de ce cœur rebelle. C'est en vain qu'il dissimule
encore; mon heureuse adresse a surpris son secret.
Grâce à mes soins actifs, je sais tout ce qui m'intéresse :

depuis la nuit, l'heureuse nuit d'hier, je me retrouve


dans mon élément; j'ai repris toute mon existence; j'ai
dévoilé un double mystère d'amour et d'iniquité : je
jouirai de l'un, je me vengerai de l'autre; je volerai de
plaisirs en plaisirs. I^ seule idée que je m'en fais me
transporte au point que j'ai quelque peine à rappeler ma
prudence que j'en aurai peut-être à mettre de l'ordre dans
;

le récit que j'ai à vous faire. Essayons cependant.


Hier même, après vous avoir écrit ma lettre, j'en reçus
une de la céleste dévote. Je vous l'envoie; vous y verrez
qu'elle me donne, le moins maladroitement qu'elle peut,
la permission de lui écrire mais elle y presse mon départ,
:

et je sentais bien que je ne pouvais le différer trop long-


temps sans me nuire.
Tourmenté cependant du désir de savoir qui pouvait
avoir écrit contre moi, j'étais encore incertain du parti
que je prendrais. Je tentai de gagner la femme de chambre,
et je voulus obtenir d'elle de me livrer les poches de sa
maîtresse, dont elle pouvait s'emparer aisément le soir,
et qu'il lui était facile de replacer le malin, sans donner
le moindre soupçon. J'offris dix louis pour ce léger ser-
vice mais je ne trouvai qu'une bégueule, scrupuleuse ou
:

timide, que mon éloquence ni mon argent ne purent


vaincre. Je la prêchais encore, quand le souper sonna.
Il fallut la laisser trop heureux qu'elle voulût bien me
:

promettre le secret, sur lequel même vous jugez que je ne


comptais guère.
. Jamais je n'eus plus d'humeur. Je me sentais compro-
mis; et je me reprochais, toute la soirée, ma démarche
imprudente.
Retiré chez mo\, non sans inquiétude, je parlai à mon
chasseur, qui, en sa qualité d'amant heureux, devait
avoir quelque crédit. Je voulais, ou qu'il obtînt de cène
LETTRE XLIV 95

fille de que je lui avais demandé, ou au moins


faire ce
qu'il s'assurât de sa discrétion mais lui, qui d'ordinaire
:

ne doute de rien, parut douter du succès de cette négo-


ciation, et me fit à ce sujet une réflexion qui m'étonna par
sa profondeur.
< Monsieur sait sûrement mieux que moi, me dit-il,
que coucher avec une fille, ce n'est que lui faire ce qui
lui plaît de là, à lui faire faire ce que nous voulons, il y a
:

souvent bien loin. »

Le bon sens du maraud quelquefois m'épouvante *

<
Je réponds d'autant moins de celle-ci, ajouta-t-il,
que lieu de croire qu'elle a un amant, et que je ne la
j'ai

dois qu'au désœuvrement de la campagne. Aussi, sans


mon pour le service de monsieur, je n'aurais eu cela
zèle
qu'une fois. » (C'est un vrai trésor que ce garçon!)
« Quant au secret, ajouta-t-il encore, à quoi servira-t-il

de lui faire promettre, puisqu'elle ne risquera rien à


nous tromper? lui en reparler, ne ferait que lui mieux
apprendre qu'il est important, et par là lui doimer plus
d'envie d'en faire sa cour à sa maîtresse. "
Plus ces réflexions étaient justes, plus mon embarras
augmentait. Heureusement le drôle était en train de
jaser; et comme j'avais besoin de lui, je le laissais faire.
Tout en me racontant son histoire avec cette fille, il
m'apprit que comme la chambre qu'elle occupe n'est
séparée de celle de sa maîtresse que par une simple
cloison, qui pouvait laisser entendre un bruit suspect,
c'était dans la sienne qu'ils se rassemblaient chaque nuit.
Aussitôt je formai mon plan, je le lui communiquai, et
nous l'exécutâmes avec succès.
J'attendis deux heures du matin; et alors je me rendis,
comme nous en étions convenus, à la chambre du
rendez-vous, portant de la lumière avec moi, et sous pré-
texte d'avoir sonné plusieurs fois inutilement. Mon
confident, qui joue ses rôles à merveille, donna une petite
scène de surprise, de désespoir et d'excuse, que je terminai
en l'envoyant me faire chauffer de l'eau, dont je feignis
avoir besoin; tandis que la scrupuleuse chambrière était
d'autant plus honteuse, que le drôle qui avait voulu ren-
chérir sur mes projets, l'avait déterminée à une toilette
que la saison comportait, mais qu'elle n'excusait pas.

* PiRON, Métromame.
LES LIAISONS DANGEREUSES 4
96 LES LIAISONS DANGEREUSES

Comme je semais que plus cette fille serait humiliée,


plus j'en disposerais facilement, je ne lui permis de changer
ni de situation ni de parure; et après avoir ordonné
à mon valet de m'aitendre chez moi, je m'assis à côte
d'elle sur le lit qui était fort en désordre, et je commentai
ma conversation. J'avais besoin de garder l'empire que
la circonstance me donnait sur elle aussi conservai-je
:

un sang-froid qui eût fait honneur à la continence de


Scipion; et sans prendre la plus petite liberté avec elle,
ce que pourtant sa fraîcheur et l'occasion semblaient lui
donner le droit d'espérer, je lui parlai d'affaires aussi
tranquillement que j'aurais pu faire avec un procureur.
Mes conditions furent que je garderais fidèlement le
secret, pour\u que lendemain, à pareille heure à p)eu
le
près, elle me poches de sa maîtresse. Au reste,
livrât les
ajoutai-je, je vous avais offert dix louis hier; je vous les
promets encore aujourd'hui. Je ne veux pas abuser de
votre situation. Tout fut accordé, comme vous pouvez
<

croire; alors je me retirai, et permis à l'heureux couple


de réparer le temps perdu.
J'employai le mien à dormir; et à mon réveil, voulant
avoir un prétexte pour ne pas répondre à la lettre de ma
belle avant d'avoir visité ses papiers, ce que je ne jxjuvais
faire que la nuit suivante, je me décidai à aller à la chasse,
où je restai presque tout le jour.
A mon retour, je fus reçu assez froidement. J'ai lieu
de croire qu'on fut un peu piqué du peu d'empressement
que je mettais à profiter du temps qui me restait; sur-
tout après la lettre plus douce que Ton m'avait écrite.
J'en juge ainsi, sur ce que madame de Rosemonde m'ayant
fait quelques reproches sur cette longue absence, ma belle
reprit avec un peu d'aigreur " Ah! ne reprochons pas à
:

M. de Valmont de se livrer au seul plaisir qu'il peut trou-


ver ici. Je me plaignis de cette injustice, et j'en profitai

pour assurer que je me plaisais tant avec ces dames, que


j'y sacrifiais une lettre très intéressante que j'avais à
écrire. J'ajoutai que, ne pouvant trouver le sommeil
depuis plusieurs nuits, j'avais voulu essayer si la fatigue
me le rendrait; et mes regards expliquaient assez et le
sujet de ma lettre, et la cause de mon
insomnie. J'eus soin
d'avoir toute la soirée une douceur mélancolique qui me
parut réussir assez bien, et sous laquelle je masquai
l'impatience où j'étais de voir arriver l'heure qui devait
me livrer le secret qu'on s'obstinait à me cacher. Enfin
nous nous séparâmes, et quelque temps après, la fidèle
LETTRE XLIV 97

femme de chambre vint m'apporter le prix convenu de


ma discrétion. r-
Une fois maître de ce trésor,procédai à l'inventaire Ç*
je
avec la prudence que vous me connaissez car il était
:
^ ^y
important de remettre tout en place. Je tombai d'abord '^ ^
sur deux lettres du mari, mélange indigeste de détails
de procès et de tirades d'amour conjugal, que j'eus \2i.i^/%y
^ '

patience de lire en entier, et où je ne trouvai pas un ^^^^


mot qui eût rapport à moi. Je les replaçai avec humeur : / C
mais elle s'adoucit, en trouvant sous ma main les mor- ^r
ceaux de ma fameuse lettre de Dijon, soigneusement ^-
rassemblés. Heureusement il me prit fantaisie de la par- '

courir. Jugez de ma joie, en y apercevant les traces, bien


distinctes, des larmes de mon adorable dévote. Je l'avoue,
je cédai à un mouvement de jeune homme, et baisai
cette lettre avec un transport dont je ne me croyais plus
susceptible. Je continuai l'heureux examen; je retrouvai
toutes mes lettres de suite, et par ordre de dates; et ce
qui me surprit plus agréablement encore, fut de retrou-
ver la première de toutes, celle que je croyais m'avoir été
rendue par une ingrate, fidèlement copiée de sa main; et
d'une écriture altérée et tremblante, qui témoignait assez
la douce agitation de son cœur pendant cette occupa- .

tion. y A^
Jusque-là j'étais tout entier à l'amour; bientôt il fit ^j'
place à la fureur. Qui croyez-vous qui veuille me perdrc/^^^H^
auprès de cette femme que j'adore? quelle furie suppo-'^ 1
sez-vous assez méchante, pour tramer une pareille noir-
ceur ? Vous la connaissez c'est votre amie, votre parente,
:
^
^ ^
c'est madame de Volanges. Vous n'imaginez pas quel «^^ <^
tissu d'horreurs l'infernale mégère lui a écrit sur mon
compte. Cest^elle, elle seule, qui a troublé la sécurité
^
de cette femme angélique; c'est par'Ses conseils, par ses
^
1
avis pernicieux, que je me vois forcé de m'éloigner; c'est
à elle enfin que l'on me sacrifie. Ah! sans doute il faut
séduire s^a fille. upaisjce^'est pas assez, illaûtj^jperdîe ; jjs^
et puisque l'âge de cette maudite fenime la met a l'abri ^
de mes coups, il faut la frapper dans l'objet de ses affec-
tions.
Elle veut donc que je revienne à Paris ! elle m'y force !

soit, j'y retournerai, mais elle gémira de mon retour. Je


suis fâché que Danceny héros de cène aventure, il
soit le
a un fonds d'honnêteté qui nous gênera cependant il
:

est amoureux, et je le vois souvent; on pourra peut-être


en tirer parti. Je m'oublie dans ma colère, et je ne songe
98 LES LIAISONS DANGEREUSES

pas que je vous dois le récit de ce qui s'est passé aujour-


d'hui. Revenons.
»M Ce matin, j'ai revu ma sensible prude. Jamais je ne
l'avais trouvée si belle. Cela devait être ainsi le p\\^ bc^u:

moment d'un e femme^ le seul où elle puisse produire


cette ivresse~ïïe l'âme, dont on parle toujours, et qu'on
éprouve si rarement, est celui '^n assurés de ^'^" »m'»ur,
OQus ne le sommes pa? de s ujsj et é-
.

OlfiHt-LLcas. où je me trouvais, rcut-ctrc aussi Tidcc que


j'allais être privé du plaisir de la voir scr\'ait-elle à l'embel-
lir. Enfin, à l'arrivée du courrier, on m'a remis votre

lettre du 27; et pendant que je la lisais, j'hésitais encore


pour savoir si je tiendrais ma parole mais j'ai rencontré
:

les yeux de ma belle, et il m'aurait été impossible de lui


rien refuser.
J'ai donc annoncé mon départ. Un moment après,
madame de Rosemondc nous a laissés seuls mais j'étais :

encore à quatre pas de la farouche personne, que se levant


avec l'air de l'effroi Laissez-moi, laissez-moi. Mon-
:

sieur, m'a-t-elle dit; au nom de Dieu, laissez-moi.


Cette prière fervente, qui décelait son émotion, ne pou-
vait que m'animer davantage. Déjà j'étais auprès d'elle,
et je tenais ses mains qu'elle avait jointes avec une expres-
sion tout à fait touchante; là, je commençais de tendres
plaintes, quand un démon ennemi ramena madame de
Roscmonde. La timide dévote, qui a en effet quelques
raisons de craindre, en a profité pour se retirer.
Je lui ai pourtant offert la main qu'elle a acceptée; et
augurant bien de cette douceur, qu'elle n'avait pas eue
depuis longtemps, tout en recommençant mes plaintes
j'ai essayé de serrer la sienne. Elle a d'abord voulu la
retirer; mais sur une instance plus vive, elle s'est livrée
d'assez bonne grâce, quoique sans répondre ni à ce geste,
ni à mes discours. Arrivé à la porte de son appartement,
j'ai voulu baiser cette main, avant de la quitter. La défense

a commencé par être franche mais un soriçcz Jiytic que je


:

parsy prononcé bien tendrement, l'a rendue gauche et


insuffisante. A peine le baiser a-t-il été donne, que la
main a retrouve sa force pour échapper, et que la belle
est entrée dans son appartement où était sa femme de
chambre. Ici finit mon histoire.
Comme je présume que vous serez demain chez la
maréchale de..., où sûrement je n'irai pas vous trouver;
comme je me doute bien aussi qu'à notre première entre-
vue nous aurons plus d'une affaire à traiter, et notamment
LETTRE XLV 99

celle de Volanges, que je ne perds pas de vue,


la petite
j'ai pris le me faire précéder par cène lettre;
pani de
et toute longue qu'elle est, je ne la fermerai qu'au moment
de l'envoyer à la poste, car au terme où j'en suis, tout peut
dépendre d'une occasion; et je vous quitte pour aller
l'épier.
P. S. à huit heures du soir.
Rien de nouveau ; pas le plus petit moment de liberté :

du soin même pour l'éviter. Cependant, autant de tris-


tesse que la décence en permettait, pour le moins. Un
autre événement qui peut ne pas être indifférent, c'est
que je suis chargé d'une invitation de madame de Rose-
monde à madame de Volanges, pour venir passer quelque
temps chez elle à la campagne.
Adieu, ma belle amie; à demain ou après-demain au
plus tard.
De... ce 28 août ij**.

LETTRE XLV
LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE VOLANGES

M. de Valmont est parti ce matin. Madame; vous


m'avez paru tant désirer ce départ, que j'ai cru devoir
vous en instruire. Madame de Rosemonde regrette beau-
coup son neveu, dont il faut convenir qu'en effet la société
est agréable elle a passé toute la matinée à m'en parler
:

avec la sensibilité que vous lui connaissez elle ne tarissait


;

pas sur son éloge. J'ai cru lui devoir la complaisance de


l'écouter sans la contredire, d'autant qu'il faut avouer
qu'elle avait raison sur beaucoup de points. Te sentai s
de plus que j'avais à m e reprocher d'être la cau§ç de cette
<êparari9 n. et ie n'espère pas pouvoir la dédommager du
plaisir dont je l'ai privée. Vous savez que j'ai naturelle-
ment peu de gaieté et le genre de vie que nous allons
mener ici n'est pas fait pour l'augmenter.
Si je ne m'étais pas conduite d'après vos avis, je crain-
drais d'avoir agi un peu légèrement, car j'ai été vraiment
peinée de la douleur de ma respectable amie; elle m'a
touchée au point que j'aurais volontiers mêlé mes larmes
aux siennes.
^^^
.5U^ rt
Y^^ ^^^* '*^'^^
^

I(X) LES LIAISONS DANGEREUSES

Nous vivons dans Tcspoir que vous accep-


à présent
terez l'invitation que M. de
V^almont doit vous faire, de
la part de madame de
Rosemonde, de venir passer quelque
temps chez elle. J'espère que vous ne doutez pas du
plaisir que j'aurai à vous y voir; et en vérité vous nous
devez ce dédommagement. Je serai fort aise de trouver
Vt to^K^ctte occasion de faire une connaissance plus prompte
^^^^ avec mademoiselle de Volanges, et d'être à ponée de
? vous convaincre de plus en plus des sentiments respcc-
*^^
tueux, etc.
De... ce 29 août ij **

LETTRE XLVI
LE CHEVALIER DANCENY A CÉCILE VOLANGES

Que VOUS est-il donc arrivé, mon adorable Cécile?


qui a pu causer en vous un changement si prompt et si
cruel? que sont devenus vos serments de ne jamais
\Vir^ changer? Hier encore, vous les réitériez avec tant de
plaisir! qui peut aujourd'hui vous les faire oublier? J'ai
beau m'examiner, je ne puis en trouver la cause en moi,
et il m'est affreux d'avoir à la chercher en vous. Ah!
/-^ sans doute vous n'êtes ni légère, ni trompeuse; et même
â
• *
dans ce moment de désesix)ir, un soupçon outrageant ne
^^^^ flétrira pomt mon âme. Cependant, par quelle fatalité
* n'êtes-vous plus la même ? Non, cruelle, vous ne l'êtes
fsr^
plus! La tendre Cécile, la Cécile que j'adore, et dont j'ai
reçu les serments, n'aurait point évité mes regards,
n'aurait point contrarié le hasard heureux qui me plaçait
auprès d'elle; ou si quelque raison que je ne peux conce-
voir l'avait forcée à me traiter avec tant de rigueur, elle
n*eût pas au moins dédaigné de m'en instruire.
Ah! vous ne savez pas, vous ne saurez jamais, ma
Cécile, ce que vous m'avez fait souffrir aujourd'hui, ce
que je souffre encore en ce moment, Croyez-v^jus donc
que je puisse vivre et ne plus être aimé de vous? C>cpen-
•dantr quand je vous ai demandé un moi, un seul mot,
pour dissiper mes craintes, au lieu de me répondre, vous
avez feint de craindre d'être entendue; et cet obstacle
qui n'existait pas alors vous l'avez fait naître aussitôt, par
la place que vous avez choisie dans le cercle. Quand, forcé
de vous quitter, je vous ai demandé l'heure à laquelle je
LETTRE XLVII lOI ^^(^

pourrais vous revoir demain, vous avez feint de l'igno- /^^


rer, et il a fallu que ce fût madame de Volanges qui m'en '^
instruisît. Ainsi ce moment toujours si désiré qui doit me
rapprocher de vous, demain ne fera naître en moi que de
l'inquiétude; djc plâisjr de vous voir, jusqu'alors si cher
à mon cœur, sera remplacé par la crainte de vous être
impoCLun.
Déjà, je le sens, cette crainte m'arrête, et je n'ose vous
parler de mon amour. Ce je vous aime, que j'aimais tant
à répéter quand je pouvais l'entendre à mon tour, ce mot
sidoux, qui suffisait à ma félicité, ne m'offre plus, si vous
êtes changée, que l'image d'un désespoir étemel. Je ne
puis croire pourtant que ce talisman de l'amour ait perdu
toute sa puissance, et j'essaie de m'en servir encore *. ^/ ^
Oui, ma Cécile, ;> vous aime. Répétez donc avec moi cette j^'
expression de mon bonheur. Songez que vous m'avez ^yj^ '^
accoutumé à l'entendre, et que m'en priver, c'est me^/.^
condamner à un tourment qui, de même que mon amour, /^ ^
ne finira qu'avec ma vie. ^'^
.

De... ce 2ç août ij**.

LETTRE XLVII
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Je ne vous verrai pas encore aujourd'hui, ma belle


amie, et voici mes raisons, que je vous prie de recevoir
avec indulgence.
Au lieu de revenir hier directement, je me suis arrêté
chez la comtesse de ***, dont le château se trouvait
presque sur ma route, et à qui j'ai demandé à dîner. Je
ne suis arrivé à Paris que vers les sept heures, et je suis
descendu à l'Opéra, où j'espérais que vous pouviez être.
L'opéra été revoir mes amies du foyer; j*y ai
fini, j'ai
retrouvé mon ancienne Emilie, entourée d'une cour nom-
breuse, tant en femmes qu'en hommes, à qui elle donnait
le soir même à souper à P... Je ne fus pas plutôt entré
dans ce cercle, que je fus prié du souper, par acclama-
tion. Je le fus aussi par une petite figure grosse et courte,

• Ceux qui n'ont pas eu l'occasion de sentir quelquefois le prix d'un mot,
d''une expression, consacrés par I^amour, nt trouveront aucun sens dans
ctte phrase.
102 LES LIAISONS DANGEREUSES

me baragouina une invitation en français de Hol-


qui
lande, et que je reconnus pour le véritable héros de la
tetc. J'acceptai.
J'appris, dans ma route, que la maison où nous allions
était le prix convenu des bontés d'Emilie pour cette
figure grotesque, et que ce souper était un véritable
^ir>/<; repas de noces. Le petit homme ne se possédait pas de
^, joie, dans l'attente du bonheur dont il allait jouir; il m'en
j
parut si satisfait, qu'il me donna envie de le troubler; ce
^^\^ que je fis en efifct.

Laseule difficulté que j'éprouvai fut de décider Emilie,


que la richesse du Bourguemestre rendait un peu scru-
puleuse. Elle se prêta pourtant, après quelques façons,
au projet que je donnai, de remplir de vin ce petit tonneau
à bière, et de le mettre ainsi hors de combat pour toute
la nuit.
L'idée sublime que nous nous étions formée d'un
uveur hollandais nous fit employer tous les moyens
onnus. Nous réussîmes si bien, qu'au dessert il n'avait
cjà plus la force de tenir son verre mais la secourable
:

r Emilie et moi l'entonnions à qui mieux mieux. Enfin, il


^^<U^ tomba sous la table, dans unc .ivres s£ telle, qu'elle doit
"
au moins durer huit jours. Nous nous décidâmes alors
à le renvoyer à Paris; et comme il n'avait pas gardé sa
voiture, je le fis charger dans la mienne, et je restai à sa
place. Je reçus ensuite les compliments de l'assemblée,
qui se retira bientôt après, et me laissa maître du champ
de bataille. Cette gaieté, et peut-être ma longue retraite,
m'ont fait trouver Emilie si désirable, que je lui ai
t promis de rester avec elle jusqu'à la résurrection du Hol-
landais.
"
Cette complaisance de ma part est le prix de celle
qu*elle vient d'avoir, de me servir de pupitre pour écrire
à ma belle dévote, à qui j'ai trouvé plaisant d'envoyer

une lettre écrite dupresque d'entre les bras d'une


lit et
fille, interrompue même pour une infidélité complète,
et dans laquelle je lui rends un compte exact de ma situa-
tion et de ma conduite. Emilie, qui a lu l'épîtrc, en a ri
comme une folle, et j'espère que vous en rirez aussi.
Comme il faut que ma lettre soit timbrée de Paris, je
vous l'envoie; je la laisse ouvene. Vous voudrez bien
la lire, la cacheter, et la faire mettre à la poste. Surtout
n'allez pas vous servir de votre cachet, ni même d'aucun
emblème amoureux; une tête seulement. Adieu, ma belle
amie.
LETTRE XL VIII IO3

P. S. Je rouvre ma lettre; j'ai décidé Emilie à aller


aux Italiens... Je profiterai de ce temps pour aller vous voir.
Je serai chez vous à six heures au plus tard; et si cela vous '^O^
^
convient, nous irons ensemble sur les sept heures chez / r^
madame de Volanges. Il sera décent que je ne diffère pas*^^
l'invitation que j'aià lui faire de la part de madame de /J^
Rosemonde; de plus, je serai bien aise de voir la petite "'i-

Volanges. 6 l
Adieu, la très belle dame. Je veux avoir tant de plaisir '^
à vous embrasser que le chevalier puisse en être jaloux. J
De P... ce 30 août ij**.

LETTRE XLVIII
LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL
(Timbrée de Paris.)

C'est après une nuit orageuse, et pendant laquelle je


n'ai pas fermé l'œil; c'est après avoir été sans cesse ou dans
d'une ardeur dévorante, ou dans l'entier anéan-
l'agitation
— —
tissement de toutes les facultés^ de ...^.. —
mon âme, que
^ ,^ viens
je
chercher auprès de vous, Madame, un calme dont j'ai^^
., / , — — >

besoin, et dont pourtant je n'espère pas jouir encore, ^u


En effet, la situation où je suis en vous écrivant, me fait
t /f^
/» -^

connaître plus que jamais, la puissance irrésistible de S^/


l'amour; j'ai peine à conserver assez d'empire sur moi^r
pour mettre quelque ordre dans mes idées; et déjà je 'f^
prévois que je ne finirai pas cène lettre, sans être obligé T
de l'interrompre. Quoi! ne puis-je donc espérer que vous *^
panagerez quelque jour le trouble que j'éprouve en ce/V \
moment? J'ose croire cependant que, si vous le connais-v^^ s-
siez bien, vous n'y seriez pas entièrement insensible. ^^
CrQxez:Lmoi2_Madame5 la jVoide tranquillité^ Je sommeil \^^
diUIâme^mage delà mqrtj_ne mènent point au bonheur; J
les passions~ictives' peuvent sèïïles~y conduire et malgré ; ^Z j

tourments que vous me faites éprouver, je crois


les
pouvoir assurer sans crainte, que, dans ce moment, je ^
suis plus heureux que vous. En vain m'accablez-vous de
vos rigueurs désolantes, elles ne m'empêchent point de
m'abandormer entièrement à l'amour et d'oublier, dans
le délire qu'il me cause, le désespoir auquel vous me
livrez. C'est ainsi que je veux me venger de l'exil auquel

k
104 ^^ LIAISONS DANGEREUSES

VOUS me condamnez. Jamais je n'eus tant dc^ plaisir en


vous écrivant; jamais je ne ressentis, dans cette occupa-
tion, une émotion si douce et cependant si vive. Tout
semble augmenter mes transports l'air que je respire est
:

plein de volupté la table même sur laquelle je vous écris,


;

consacrée pour la première fois à cet usage, devient pour


moi l'autel sacré de l'amour; combien elle va s'embellir
à mes yeux! j'aurai tracé sur elle le serment de vous aimer
toujours! Pardonnez, je vous en supplie, au dc^ordre de
mes sens. Je devrais peut-être m'abandonner moins à
des transports que vous ne partagez pas il faut vous
:

quitter un moment pour dissiper une ivresse qui s'aug-


mente à chaque instant, et qui devient plus forte que moi.
Je reviens à vous, Madame, et sans doute j'y reviens
toujours avec le même empressement. Xkjîâldant^ le
sentiment du bonheur a fui loin de moi; il a fait place â
cêTiïTdcs privations cruelles. A quoi me sert-il de vous
parler de mes sentiments, si je cherche en vain les moyens
de vous convaincre? après tant d'efforts réitérés, la
confiance et la force m'abandonnent à la fois. Si je me
retrace encore les plaisirs de l'amour, c'est pour sentir
plus vivement le regret d'en être privé. Je ne me vois de
ressource que dans votre indulgence, et je sens trop, dans
ce moment, combien j'en ai besoin pour espérer de l'ob-
tenir. Cependant, jamais mon amour ne fut plus respec-
tueux, jamais il ne dut moins vous offenser; il est tel,
j'ose le dire, que la venu la plus sévère ne devrait pas le
craindre : mais je crains moi-même de vous entretenir
plus longtemps de la peine que j'éprouve. Assuré que
l'objet qui la cause ne la partage pas, il ne faut pas au
moins abuser de ses bontés; et ce serait le faire, que
d'employer plus de temps à vous retracer cette doulou-
reuse image. Je ne prends plus que celui de vous supplier
de me répondre, et de ne jamais douter de la vérité de mes
sentiments.
Écrite de P...y datée de Paris ^ a
30 août 17**.

LETTRE XLIX
CÉCILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY

Sans être ni légère, ni trompeuse, il me suffit, Monsieur,


d'être éclairée sur ma conduite, pour sentir la nécessité
LETTRE L IO5

d'en changer; £enai_j2ipmis le sacrifice à Dieu, jusqu'à


ce que je puisse luT offrir aussi celui de mes sentiments
pour vous, que l'état religieux dans lequel vous êtes rend
plus criminels encore. Je sens bien que cela me fera de la r-J
jjeioe, et je ne vous cacherai même pas que depuis avant- ^-^ ^
hier j'ai pleuré toutes les fois que j'ai songé à vous. ,^A2ds^r^X
ilcâpère^e^ieumejera^ la grâce de me donner la force^-^^
nécessaire pour vous oublier^ comme je la lui demande / ^
_j>oir et ma tin. J ^attends même de votre amitié, et de votre '"^
honnêteté, que vous ne chercherez pas à me troubler dans
la bonne résolution qu'on m'a inspirée, et dans laquelle je
tâche de me maintenir. En conséquence, je vous demande j
d'avoir la complaisance de ne_me j)lus icrire, d'autant que ^^\
je vous préviens que je ne vous répondrais plus, et que'^y^,,^
vous me forceriez d'avertir maman de tout ce qui se passe ^ ,-
:

ce qui me priverait tout à fait du plaisir de vous voir.


Je n'en conserverai pas moins pour vous, tout l'attache-
ment qu'on puisse avoir, sans qu'il y ait du mal; et j-<
c'est bien de toute mon âme que je vous souhaite toute j- ^
sorte de bonheur. Je sens bien que vous allez ne plus /J ,

m'aimer autant, et que peut-être vous en aimerez bientôt pT^//


une autre mieux que moi. Mais ce sera une pénitence de'* '^
plus, de la faute que j'ai commise en vous donnant mon^Oj^^y
cœur, que je ne devais donner qu'à Dieu, et à mon mari ^
quand j'en aurai un. J'espère que la miséricorde divine
aura pitié de ma faiblesse, et qu'elle ne me donnera de
peine que ce que j'en pourrai supporter.
Adieu, Monsieur; je peux bien vous assurer que s'il
m'était permis d'aimer quelqu'un, ce ne serait jamais que
vous que j'aimerais. Mais voilà tout ce que je peux vous
dire, et c'est peut-être même plus que je ne devrais.
De... ce 31 août ly**.

LETTRE L
LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT

Est-ce donc ainsi, Monsieur, que vous remplissez les


conditions auxquelles j'ai consenti à recevoir quelque-
fois de vos lettres ? Et puis-je ne pas avoir à m'en plaindre^
quand vous ne m'y parlez que d'un sentiment auquel je
craindrais encore de me livrer, quand même je le pourrais
sans blesser tous mes devoirs ?

'^V^c, W-Vs v>aA


I06 LES LIAISONS DANGEREUSES

Au reste, si j'avais besoin de nouvelles raisons pour


conserver cène crainte salutaire, il me semble que je
pourrais les trouver dans votre dernière lettre. En effet,
dans le moment même où vous croyez faire l'apologie
de l'amour, que faites-vous au contraire, que m'en mon-
trer les orages redoutables ? qui peut vouloir d'un bonheur
acheté au prix de la raison, et dont les plaisirs peu durables
sont au moins suivis des regrets, quand ils ne le sont pas
des remords?
r* Vous-même, chez qui l'habitude de ce délire dangc-
/ reux doit en diminuer l'effet, n'ctes-vous pas cependant
/ obligé de convenir qu'il devient souvent plus tort que
*
a;^us, et n'êtes-vous pas le premier à vous plaindre du
trouble involontaire qu'il vous cause? Quel ravage
effrayant ne ferait-il donc pas sur un cœur neuf et sen-
sible, qui ajouterait encore à son empire par la grandeur
des sacrifices qu'il serait obligé de lui faire?
i -i^ys croyez. Monsieur, ou vous feignez de croire que
, 4 -^'^"^^^^m ène au bonheur; ctjiiûLJC-Suis si persuadée
v^f^^^S^ qu'il m e rendrait malheureuse, que je voudrais n'entendre
C -ff^ ani^^^ prononcer son nom. Tl mcTiêmbî(rqùe d'en pafler
l

^^^ seulement altère la tranquillité; et c'est autant par goût


V>^ que par devoir, que je vous prie de vouloir bien garder
le silence sur ce point.
Après tout, cette demande doit vous être bien facile à
\xS\. m'accorder à présent. De retour à Paris, vous y trouverez
C^
^ jT
assez d'occasions d'oublier un sentiment qui peut-être
n'a dû sa naissance qu'à l'habitude ou vous êtes de vous
\^^ occuper de semblables objets, et sa force qu'au désœu-
vrement de la campagne. N'êtes-vous donc pas dans ce
même lieu, où vous m'aviez vue avec tant d'indifférence?
V pouvez-vous faire un pas sans y rencontrer un exemple
de votre facilité à changer et n'y êtes-vous pas entouré
de femmes, qui toutes, plus aimables que moi, ont plus
de droits à vos hommages ? Je n'ai pas la vanité qu'on
reproche à mon sexe j'ai encore moins cette fausse modes-
;

tie qui n'est qu'un raffinement de l'orgueil; et c'est de


bien bonne foi que je vous dis ici, que je me connais
bien peu de moyens de plaire : je les aurais tous, que je
ne les croirais pas suffisants pour vous fixer. V ous deman-
der de ne plus vous occuper de moi, ce n^^Tst donc que
vous prier de faire aujourd'huf ce que déjà vous
aviez fait, et ce qu'à coup sûr vous feriez encore dans
pnru de temps, quand même je vous demanderais le
contraire.
LETTRE L ÏO?

Cène vérité, que je ne perds pas de vue, serait, à elle


seule, une raison assez forte pour ne pas vouloir vous
entendre. J'en ai mille autres encore : mais sans entrer
dans ceuc longue discussion, je m'en tiens à vous prier,
comme je l'ai déjà fait, de ne plus m'entretenir d'un senti-
ment que je ne dois pas écouter, et auquel je dois encore
mc'ins répondre.
De... ce i^' septembre 17**.
SECONDE PARTIE

LETTRE LI

LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

En vérité, Vicomte, vous êtes insupportable. Vous me


traitez avec autant de légèreté que si j'étais votre maî-
tresse. Savez-vous que je me fâcherai, et que j'ai dans ce
moment une humeur effroyable? Comment! vous devez
voir Danceny demain ifiatin; vous savez combien il est
important que je vous parle avant cette entrevue; et sans
vous inquiéter davantage, vous me laissez vous attendre
toute la journée, pour aller courir je ne sais où ? Vous êtes
cause que je suis arrivée indécemment tard chez madame
de Volanges, et que toutes les vieilles femmes m'ont
trouvée merveilleuse. Il m'a fallu leur faire des cajoleries
toute la soirée pour les apaiser car il ne faut pas fâcher
:

les vieilles femmes ; ce sont elles qûTfbnt la réputation des


~~
|Ciincs7~
~'^~K présent il est une heure du matin, et au lieu de me
coucher, comme j'en meurs d'envie, il faut que je vous
écrive une longue lettre, qui va redoubler mon sommeil
par l'ennui qu'elle me causera. Vous êtes bien heureux
que je n'aie pas le temps de vous gronder davantage.
N'allez pas croire pour cela que je vous pardonne; c'est
seulement que je suis pressée. Ecoutez-moi donc, je me
dépêche.
^VouT peu que vous soyez adroit, vou s dcvc^ ^^
demain la confidence de Danceoy. L e mom ent, cstlavo^
I

Lrabîc~pour la confiant tjrclui^u malheur. La petite


TBtc^éré à confesse; lh^ a lout^TcoWmclin enfant; et
rfi^ depuis, elle est tourmentée à un tel point de la peur du
^^jX diable, qu'elle veut rompre absolument. Elle m'a raconté
y^A^- tous SCS petits scrupules, avec une vivacité qui m'appre-
^^^ nait assez combien sa tête était montée. Elle m'a montré
sa lettre de rupture, qui est une vraie capucinade. Elle a
babillé une heure avec moi, sans me dire un mot qui ait
LETTRE LI IO9

le sens commun. Mais elle ne m'en a pas moins embarras- CT^


sée; car vous jugez que je ne pouvais risquer de m'ouvrir .

vis-à-vis d'une aussi mauvaise tête. '}^


J'ai vu pourtant au milieu de tout ce bavardage, qu'elle '

n'en aime pas moins son Danceny; j'ai remarqué même "V'
une de ces ressources qui ne manquent jamais à l'amour, ' )

et dont la petite fille est assez plaisamment la dupe. ^


Tourmentée par ledésir de s'occuper de son amant^ et :

par la crainte de se damner en s'en occupant, elle a iip a- /sf


giiié de prier^pku de le lurrarfé~ôublîêf;^ comme elle
renouvelle^ cette "prière" â chaque instant du jour, elle t^-i/^
trouve le moyen d'y penser sans cesse. ^^
Avec quelqu'un de plus usagé que Danceny, ce petit -; '^
événement serait peut-être plus favorable que contraire, /
mais le jeune homme est si Céladon, que, si nous ne
l'aidons pas, il lui faudra tant de temps pour vaincre les^-
plus légers obstacles, qu'il ne nous laissera pas celui
d'effectuer notre projet.
Vous avez bien raison; c'est dommage, et je suis aussi
fâchée que vous, qu'il soit le héros de cette aventure :

mais que voulez-vous? ce qui est fait est fait; et c'est


votre faute. J'ai demandé à voir sa réponse *; elle m'a
des raisonnements à perte d'haleine,
fait pitié. Il lui fait
pour luiprouver qu'un sentiment involontaire ne peut
pas être un crime comme s'il ne cessait pas d'être invo-
:

lontaire, du moment qu'on cesse de le combattre! Cène


idée est si simple, qu'elle est venue même à la petite fille.
Il se plaint de son malheur d'une manière assez tou-
chante mais sa douleur est si douce et paraît si forte et si
:

sincère, qu'il me semble impossible qu'une femme qui


trouve l'occasion de désespérer un homme à ce point,
et avec aussi peu de danger, ne soit pas tentée de s'en
passer la fantaisie. Il lui exphque enfin qu'il n'est pas
moine comme la petite le croyait ; et c'est, sans contredit,
ce qu'il fait de mieux : car, pour faire tant que de se Hvrer
à l'amour monastique, assurément MM. les chevahers
de Malte ne mériteraient pas la préférence.
Quoi qu'il en soit, au heu de perdre mon temps en
raisonnements qui m'auraient compromise, et peut-être
sans persuader, j'ai approuvé le projet de rupture mais :

j'ai dit qu'il était plus honnête, en pareil cas, de dire ses

raisons que de les écrire; qu'il était d'usage aussi de

Cette lettre ne s'est pas retrouvée.


'Uj.^Jkfr'-ejmi-i.'^uj
IIO LES LIAISONS DANGEREUSES

rendre les lettres et les autres bagatelles qu'on pouvait


avoir reçues; et paraissant entrer ainsi dans les vues de
la petite personne, je Tai d écidée à donner un icndez-
vous à Danceny Nous en avoris~sur-le-chainp concerté
.

les moyens, et )e me suis chargée de décider la mère à


sortir sans sa ftlle; c'est demain après-midi que sera cet
instant décisif. Danceny en est déjà instruit; mais, pour
rDieu, si vous en trouvez l'occasion, décidez donc ce beau
1 berger à être moins langoureux; et apprenez-lui, puisqu'il

/ faut lui tout dire, que la vraie façon de vaincre les scru-

[pules est de ne laisser rien à perdre à ceux qui en ont.


Au reste, pour que cène ridicule scène ne se renouvelât
pas, je n'ai pas manqué d'élever quelques doutes dans
l'esprit de la petite fille, sur la discrétion des confesseurs;
et )e vous assure qu'elle paie à présent la peur qu'elle
m'a faite, par celle qu'elle a que le sien n'aille tout dire à sa
mère. J'espère qu'après que j'en aurai causé encore une
fois ou deux avec elle, elle n'ira plus raconter ainsi ses
sottises au premier venu *.
^ Adieu, Vicomte; emparez-vous de Danceny, et condui-
sez-le. Il serait honteux que nous ne fissions pas ce que
4U _ nous voulons, de deux enfants. Si nous y trouvons plus
^ de peine que nous ne l'avions cru d'abord, songeons,
pour animer notre zèle, vous, qu'il s'agit de la fille de
/^4iadamc de V'olangcs, et moi, qu'elle doit devenir la
.Tenmie de Gercourt. Adieu.
J ^^^^jaJ .
De... ce 2 septembre 77**.

LETTRE LU
LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL

Vous me défendez, Madame, de vous parler de mon


amour; mais où trouver le courage nécessaire pour vous
obéir ? Uniquement occupé d'un sentiment qui devrait être
si doux, et que vous rendez si cruel; languissant dans

l'exil où vous m'avez condamné; ne vivant que de priva-


tions et de regrets; en proie à des tourments d'autant plus

* Lt Itcteur a dû dtxnner tUpuis Umgttmps par Us mœurs de muJjme


<U Mertewl, combien p*u elle tespectait la religion. On aurait supprimé
tout cet alincd, mais on a cru au en montrant les effets, on ne detatt pas
négUgtr d'en faire connaître les causes.
t

LETTRE LU III. ,
4.
douloureux, qu'ils me rappellent sans cesse votre iniliffé- ^X^ '
rence; me faudra-t-il encore perdre la seule consolation >,
qui me reste? et puis-je en avoir d'autre, que de vous
ouvrir quelquefois une âme, que vous remplissez de A^f^
trouble et d'amenume? Dctournerez-vous vos regards, T/''
pour ne pas voir les pleurs que vous faites répandre ? /^
Refuserez- vous jusqu'à l'hommage des sacrifices que vous
exigez ? _Ne serait -il donc pas plus digne de vous, de votre ^ç.
^ ->

jme ho nnête ^tjoilcèr^e ~pîain^r^ un malheureux^qui /J


ne Test que par v6us> ijùe'îie vouloir encore aggraver ses .^
peines^ par une d éfense àla^fols injuste e^ rigoureuse.
~
— f^ui/J
Vous feignez^de craindre l'amour, et vous ne voulez V/^^
pas voir que vous seule causez les maux que vous lui '
^
reprochez. Ah! sans doute, ce sentiment est pénible,
quand l'objet qui l'inspire ne le partage point; mais où
trouver le bonheur, si un amour réciproque ne le procure
pas? L'amitié tendre, la douce confiance et la seule qui
soit sans réserve, les peines adoucies, les plaisirs augmentés,
l'espoir enchanteur, les souvenirs délicieux, où les trouver
ailleurs que dans l'amour? Vous le calomniez, vous qui,
pour jouir de tous les biens qu'il vous offre, n'avez qu'à ne
plus vous y refuser ; et moi j'oublie les peines que j'éprouve,
pour m'occuper à le défendre.
Vous me forcez aussi à me défendre moi-même; car
tandis que je consacre ma vie à vous adorer, vous passez
la vôtre à me chercher des torts : déjà vous me supposez
léger et trompeur; et abusant, contre moi, de quelques
erreurs, dont moi-même je vous ai fait l'aveu, vous vous
plaisez à confondre ce que j'étais alors, avec ce que je suis
à présent. Non contente de m'avoir livré au tourment de
vivre loin de vous, vous y joignez un persiflage cruel,
sur des plaisirs auxquels vous savez assez combien vous
m'avez rendu insensible. Vous ne croyez ni à mes pro-
messes, ni à mes serments eh bien il me reste un garant
: !

à vous offrir, qu'au moins vous ne suspecterez pas; c'est


vous-même. \c ne vous demande que de vous interro ger
de bonne foi si vous ne croyez pas a mon amouT, si
;

v6us dou tez un moment de régner '^seulë "sur mon âme,


SI vous n'êtes pïï? assur éCjLrayoir,fl2^dj:e_^geur^jgT?^
]nsqn 1^1 rrnp y^^lagt", ]o rnn^rn^ à pnrTnr Lx pcmc xE^gètte
erreur; 'en gémi rai, mais n'en appellerai pqijit^: mais si a u
j

cnnîrargj nniis rt^r'lanî jn*vLi£:it-à— mis Hgv|V,"~yftu<î çtes


foii^ée^e convenir avec vous-mêm e que, vous n'avez, que
YOu sîTàurez lamais de rivale» "'" m^nhligt^jTpîyiri^jT^-rffnQ
supplie, à combattre des chimères, et lais&eztDioi au mcrtns
112 LES LIAISONS DANGEREUSES

(Xgc vonsolatioVdc vous voir ne plus douter d'un sent i-


men t qui, en ctict, ne fin ira <nc peut îinir qu'avec ma viji*
Permenez-môirMàdàrhc^, de vom piTtr Jl iL|Wff(îr<.' JWm-
tivement à cet article de ma lettre.
Si j'abandonne cependant cette époque de ma vie, qui
paraît me nuire si cruellement auprès de vous, ce n'est
pas qu'au besoin les raisons me manquassent pour la
défendre.
Qu'ai-jc fai t, après tout, que ne pas résister au tour-
billon dans lequel j'avais été jeté? Entré dans le monde,
jeune et sans expérience; passé, pour ainsi dire, de mains
en mains, par une foule cie femmes, qui toutes se hâtent
de prévenir par leur facilité une réflexion qu'elles sentent
devoir leur être défavorable ; était-ce donc à moi de donner
l'exemple d'une résistance qu'on ne m'opposait point?
ou devais-je me punir d'un moment d'erreur, et que sou-
vent on avait provoqué, par une constance à coup sûr
inutile, et dans laquelle on n'aurait vu qu'un ridicule?
Eh !quel autre moyen qu'une prompte rupture, peut jus-
tifier d'un choix honteux!
Mais, je puis le dire, cette ivresse des sens, peut-être
même ce délire de la vanité, n'a point passé jusqu'à mon
cœur. Né pour l'amour, l'intrigue pouvait le distraire, et
ne suffisait pas pour l'occuper; entouré d'objets séduisants
mais méprisables, aucun n'allait jusqu'à mon âme :

on m'offrait des plaisirs, je cherchais des vertus et moi-


;

même enfin je me crus inconstant, parce que j'étais déli-


cat et sensible.
C'est en vous voyant que je me suis éclairé bientôt j*ai
:

reconnu que le charme de l'amour tenait aux qualités de


l'âme; qu'elles seules pouvaient en causer l'excès, et le
justifier. Je sentis enfin qu'il m'était également impossible
et de ne pas vous aimer, et d'en aimer une autre que vous.
Voilà, Madame, quel est ce cœur auquel vous craignez
de vous livrer, et sur le sort de qui vous avez à pronon-
cer mais quel que soit le destin que vouî^ lui réser%'ez,
:

vous ne changerez rien aux sentiments qui l'attachent à


vous; ils sont inaltérables comme les vertus qui les ont
fait naître.
De. -r ? septembre 77**.
^

LETTRE LIV II3

LETTRE LUI
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

J*ai vuj}aac£liy? mais je n'en ai obtenu qu'unç^demi-


^

confidenc e: il s'est obstine, sunout, à me taire le nom


(J
de la petite Volanges, dont il ne m'a parlé que comme ^.j
d'une femme très sage, et même un peu dévote à cela : 'S .

près, il m'a raconté avec assez de vérité son aventure, et m^-/


surtout le dernier événement. Je l'ai échauffé autant que Q t!^
j'ai pu, et l'ai beaucoup plaisanté sur sa délicatesse et ses '

scrupules; mais il paraît qu'il y tient, et je ne puis pas


répondre de lui au reste, je pourrai vous en dire davan-
:

tage après-demain. Je le mène demain à Versailles, et je


m'occuperai à le scruter pendant la route.
Le rendez-vous qui doit avoir eu lieu aujourd'hui, me
donne aussi quelque espérance il se pourrait que tout
:

s'y fût passé à notre satisfaction; et peut-être ne nous


reste-t-iî à présent qu'à en arracher l'aveu, et à en recueil-
lir les preuves. Cette besogne vous sera plus facile qu'à
moi car la petite personne est plus confiante, ou, ce qui
:

revient au même, plus bavarde, que son discret amou-


reux. Cependantt^-fexai moft-possibJe.
Adieu, ma belle amie, je suis fort pressé; je ne vous
verrai ni ce soir, ni demain si de votre côté vous avez
:

su quelque chose, écrivez-moi un mot pour mon retour. Je


reviendrai sûrement coucher à Paris.
De... ce 3 septembre 17**3 au soir.

LETTRE LIV
LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

Oh! oui! c'est bien avec Danceny qu'il y a quelque


chose à savoir _S'il vous l' a dit, il s'est vanté. Je ne connais
!

personne si bête en amourTèTje inenrêprôche de plus en


plus les bontés que nous avons pour lui. Savez- vous que
j'ai pensé être compromise par rapport à lui et que ce soit
!

en pure perte! Oh je m'en ve ngerai, je le promets.


!
114 LES LIAISONS DANGEREUSES

Quand j'arrivai hier pour prendre madame de Volan-


gcs, clic ne voulait plus sortir; elle se sentait incommo-
. \_dcc; il me fallut toute mon éloquence pour la décider,
p/^ et je vis le moment que Danceny serait arrivé avant notre
fV^^vdépart; ce qui eCit été d'autant plus gauche que madame
de Volanges lui avait dit la veille qu'elle ne serait pas
chez elle. Sa fille et moi, nous étions sur les épines. Nous
sortîmes enfin ; et la petite me serra la main si affectueuse-
ment en me disant adieu, que malgré son projet de rup-
ture, dont elle croyait de bonne foi s'occuper encore,
j'augurai des merveilles de la soirée.

> *^
J[£_nVtais_pas au bout de mes mquiétudcs. Il y avait à
peine uncTTcmr-Tieurc que nous étions chez madame de ***
que madame de Volanges se trouva mal en effet, mais
»c>^éricusement mal; et comme de raison, elle voulait
^W\
r^j
rentrer chez elle moi, je le voulais d'autant moins, que
:

'^ j'avais peur, si nous surprenions les jeunes gens, comme


il y avait tout à parier, que mes instances auprès de la

mère, pour la faire sortir, ne lui devinssent suspectes. Je


pris le parti de l'effrayer sur sa santé, ce qui heureusement
S .Jj n'est pas difficile; et je la tins une heure et demie, sans
r^^y consentir à la ramener chez elle, dans la crainte que je
\JL^ feignis d'avoir, du mouvement dangereux de la voiture.
Nous ne ren trâm^ enfin qu'à IMieurc convenue. A l'air
Honteux que~jc remarquai en arrivant, j'avoue que j'es-
pérai qu'au moins mes peines n'auraient pas été perdues.
Le désir que j'avais d'être instruite, me fit rester auprès
de madame de Volanges, qui se coucha aussitôt, et après
avoir soupe auprès de son lit, nous la laissâmes de très
bonne heure, sous le prétexte qu'elle avait besoin de
repos; et nous passâmes dans l'appartement de sa fille.
Celle-ci a fait, de son côté, tout ce que j'attendais d'elle;
scrupules évanouis, nouveaux serments d'aimer toujours,
etc., etc., elle s'est enfin exécutée de lx>nne grâce mais :

le sot Dancenv n'a pas passé d'une ligne le point où il


etai' ïïvànr. Oli! Ton peut se brouiller avec celui-If,"
! cel
lès Iiinodements ne sont pas dangereux.
. :

La petite assure pourtant qu'il voulait davantage, mais


qu'elle a su se défendre. Je parierais bien qu'elle se vante,
ou qu'elle l'excuse; je m'en suis même presque assurée.
En effet, il m'a pris fantaisie de savoir à quoi m'en tenir
sur la défense dont elle était capable; et moi, simple
femme, de propos en propos, j'ai monté sa tête au point...
Enfin vous pouvez m'en croire, jamais personne ne fut
plus susceptible d'une surprise des sens. Elle est vrai-
LETTRE LV II5

ment aimable, cette chère petite! Elle méritait un autre


amant; aura au moins une bonne amie, car je m'at-
elle
tache sincèrement à elle. Je lui ai promis de la former et je
crois que je lui tiendrai parole. Je me suis souvent aper-
çue du besoin d'avoir une femme dans ma confidence,
et j'aimerais mieux celle-là qu'une autre; mais je ne puis
en rien ne sera pas... ce qu'il faut qu'elle
faire, tant qu'elle
une raison de plus d'en vouloir à Danceny.
soit; et c'est
Adieu, Vicomte; ne venez pas chez moi demain, à
moins que ce ne soit le matin. J'ai cédé aux instances du
chevalier, pour une soirée de petite maison.

De... ce 4 septembre ij**.

LETTRE LV
CÉCILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY

Tu avais raison, ma chère Sophie; tes prophéties


réussissent mieux que tes conseils. Danceny, comme tu
j
l'avais prédit, a oié plus fo rt que 1^ onfessenr^gtie toi, /)
que moi-même; et nous voilà revenus exactement où ^^J .

nous en étions. Ah! je ne m'en repens pas; et toi, si tu


m'en grondes ce sera faute de savoir k pla isix q"'il v
^-^ y
a à aimpr Dqnrgpy H t'est bien aisé de dire comme il \ \
faut faire, rien ne t'empêche; mais si tu avais éprouvé ^o
combien le chagrin de quelqu'un qu'on aime nous fait mal, in *t^
comment sa joie devient la nôtre, et comment il est difficile *V
^^
^
de dire non, quand c'est oui que l'on veut dire, tu ne
t'étonnerais plus de rien moi-même qui l'ai senti, bien
: ^
vivement senti, je ne le comprends pas encore. Crois-tu,
par exemple, que je puisse voir pleurer Danceny sans
pleurer moi-même? Je t'assure bien que cela m'est
impossible; et quand il est content, je suis heureuse
comme lui. Tu auras beau dire; ce qu'on dit ne change pas
ce qui est, et je suis bien sûre que c'est comme ça.
Je voudrais te voir à ma place... Non, ce n'est pas là
ce que je veux dire, car sûrement je ne voudrais céder ma
place à personne mais je voudrais que tu aimasses aussi
:

quelqu'un; ce ne serait pas seulement pour que tu m'en-


tendisses mieux, et que tu me grondasses moins; car
c'est qu'aussi tu serais plus heureuse, ou, pour mieux dire,
tu commencerais seulement alors à le devenir.
Il6 I-ES LIAISONS DANGEREUSES

Nos amusements, nos rires, tout cela, vois-tu, ce ne


sont que des jeux d'enfants; il n'en reste rien après qu'ils
sont passes. Mais l'amour, ah! l'amour!... un mot, un
regard, seulement de le savoir là, cFrWTn c'est le bonh eur, !

fi^uai^^ je vois Danceny, je ne désire plus rien; quand TcTtc


I
le que lui^Tjc ne sais comment cela se
vois pas, je ne désire
lait : mais on que tout ccqui me plait lui ressemble.
dirait
Quand il n'est pas avec moi, j'y songe; et quand je peux y
songer tout à fait, sans distraction, quand je suis toute
seule, par exemple, je suis encore heureuse; je ferme les
yeux, et tout de suite je crois le voir; je me rappelle ses
discours, et je crois l'entendre; cela me fait soupirer; et
puis je sens un feu, une agitation... Je ne saurais tenir en
place. C'est comme un tourment, et ce tourment-là fait
un plaisir inexprimable.
même que quand une fois on a de l'amour,
Je crois
cela se répand jusque sur l'amitié. Celle que j'ai pour toi
n'a pourtant pas changé; c'est toujours comme au cou-
vent mais ce que je te dis, je l'éprouve avec madame de
:

Merteuil. Il me semble que je l'aime plus comme Dan-


.^
>
u-v . ceny que comme toi, et quelquefois je voudrais qu'elle
jyN^ ^ fût lui. Cela vient peut-être de ce que ce n'est pas une
^-^ amitié d'enfant comme la nôtre; ou bien de ce que je les
0- . > / vois si souvent ensemble, ce qui fait que je me trompe.
)^\y Enfin, ce qu'il y a de vrai, c'est qu'à eux deux, ils me
^^' rendent bien heureuse; et après tout, je ne crois pas qu'il
y ait grand mal à ce que je fais. Aussi je ne demanderais
qu'à rester comme je suis; et il n'y a que l'idée de mon
mariage qui me fasse de la peine car si M. de Gercourt
:

est comme on me l'a dit, et je n'en doute pas, je ne sais


pas ce que je deviendrai. Adieu, ma Sophie; je t'aime
toujours bien tendrement.
De... ce 4 septembre 77**.

LETTRE LVI
LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT

A quoi vous servirait. Monsieur,réponse que vous


la
me demandez ? Croire à vos sentiments, ne serait-ce pas
une raison de plus p>our les craindre ? et sans attaquer ni
défendre leur sincérité, ne me suffît-il pas, ne doit-il pas
LETTRE LVI II7

VOUS suffire à vous-même, de savoir que je ne veux ni ne


dois y répondre? ^/vv
Supposé que vous m'aimiez véritablement (et c'est ,^\J^f;5^
seulement pour ne plus revenir sur cet objet, que je-^ i^^ -

consens à cette supposition), les obstacles qui nous V^ ^"^


séparent en seraient-ils moins insurmontables? et aurais- -^L^^^
je autre chose à faire qu'à souhaiter que vous puisiez
^^.
bientôt vaincre cet amour, et surtout à vous y aider de
tout mon pouvoir, en me hâtant de vous ôter toute espé- ^^v-
rance? Vous convenez vous-même que ç^ i^îimpnî f^r
p énible quand V objet qui r inspire ne le partage point. Or, ^^*<
vous savez assez qu'iFm'est impossible de le panager, ->is^
et quand même ce malheur m'arriverait, j'en serais plus 3i^l\iJ/^
plaindre, sans que vous en fussiez plus heureux. J'es- /^^
^**^
père que vous m'estimez assez pour n'en pas douter un .

instant. Cessez donc, je vous en conjure, cessez de vouloir (^U ^^


troubler un cœur à qui la tranquillité est si nécessaire ne ; Y
me forcez pas à regretter de vous avoir connu.
Chérie et estimée d'un mari que j'aime et respecte, mes
devoirs et mes plaisirs se rassemblent dans le même objet,
^^snis hf"iirpus'"j jg 4FHfi l'êU'" S'il existe des plaisirs plus
vifs, je ne les désire pas; je ne veux point les connaître.
En est-il de plus doux que d'être en paix avec soi-même,
de n'avoir que des jours sereins, de s'endormir sans
trouble, et de s'éveiller sans remords ? Ce que vous appe-
lez le bonheur, n'est qu'un tumulte des sens, un orage des
passions dont le speaacle est effrayant, même à le regar-
der du rivage. Eh! comment affronter ces tempêtes?
comment oser s'embarquer sur une mer couverte des
débris de mille et mille naufrages? Et avec qui? Non,
Monsieur, je reste à terre; je chéris les liens qui m'y
attachent. Je pourrais les rompre, que je ne le voudrais
pas; si je ne les avais, je me hâterais de les prendre.
Pourquoi vous attacher à mes pas ? pourquoi vous obs-
tiner à me suivre ? Vos lettres, qui devaient être rares, se
succèdent avec rapidité. Elles devaient être sages, et vous
ne m'y parlez que de votre fol amour. Vous m'entourez
de votre idée, plus que vous ne le faisiez de votre per-
sonne. Écarté sous une forme, vous vous reproduisez
sous une autre. Les choses qu'on vous demande de ne
plus dire, vous les redites seulement d'une autre manière.
Vous vous plaisez à m'embarrasser par des raisoimements
captieux; vous échappez aux miens. ^e ne ve ux plus vous
répondre, je ne vous répondrai plusT.. Coinme vous trai-
xcZ lœ ftanmerque v^OTK^vezrédùîfesî avec quel mépris
Il8 LES LIAISONS DANGEREUSES

^1SU^<^" parle/ !
Je veux croire que quelques-unes le
mcriicni mais toutes sont-elles donc si méprisables?
:

Ah! sans doute, puisqu'elles ont trahi leurs devoirs px)ur


se livrer à un amour criminel. De ce moment, elles ont tout
perdu, jusqu'à l'estime de celui à qui elles ont tout sacritîc.
Ce supplice est juste, mais l'idée seule en fait frémir.
Que m'importe, après tout? pourquoi m*occuperais-je
d'elles ou de vous ? de quel droit venez-vous troubler
. jTiatranquillitc ? ^Laissez-moi, ne me voyez plus ; ne
mecrivcz'pliïsT je vous en7>ric; je l'exige. Cxtte lettre est
la dernière que vous recevrez de moi.

'^-^JIV^ \rsr^-< C^Lc^-xf De... ce 5 septembre 17**.

LETTRE LVII

LE VICOMTE DE VALMONT A LA .VURQUISE DE MERTEUIL

J'ai trouve votre lettre hier à mon arrivée. Votre


colère m'a tout à fait réjoui. Vous ne sentiriez pas plus
vivement les torts de Danceny, quand il les aurait eus
vis-à-vis de vous. C'est sans doute par vengeance, que
vous accoutumez sa maîtresse à lui laire de petites infi-
délités; vous êtes un bien mauvais sujet! Oui, vous êtes
charmante, et je ne m'étonne pas qu'on vous résiste
C moins qu'à Danceny.
Enfin je le sais par cœur, ce beau héros de roman il n'a !

plus de secret pour moi. Je lui ai tant dit que l'amour


honnête était le bien suprême, qu'un sentiment valait
mieux que dix intrigues, que )'étais moi-même, dans ce
moment, amoureux et timide; il m'a trouvé enfin une
façon de penser si conforme à la sienne, que dans l'en-
chantement où il était de ma candeur, il m'a tout dit, et
m'a juré une amitié sans réser\'e. îious_rfcn_sommes
^uèrc plus avancés pour notre projet.
D'abord, il "m'a paru que son système était qu'une
demoiselle mérite beaucoup plus de ménagements qu'une
femme, comme ayant plus à perdre. Il trouve, surtout,
aue rien ne peut justifier un homme de mettre une fille
dans la nécessité de l'épouser ou de vivre déshonorée,
quand la fille est infiniment plus riche que l'homme,
comme dans le cas où il se trouve. La «sécurit é de la m ère,
la candeur de la fille, tout l'intimide et rarrête. L'em-
^

LETTRE LVII II9

barras ne serait point de combattre ses raisonnements,


quelque vrais qu'ils soient. Avec un peu d'adresse et aidé
par la passion, on les aurait bientôt détruits; d'autant *. /
qu'ils prêtent au ridicule, et qu'on aurait pour soi l'au- / ^^
torité de l'usage. Mais ce qui empêche qu'il n'y ait de *\^
prise sur lui, c'est qu'il se trouve heureux comme il est. -^
En effet, si les premiers amours paraissent, en général, ^^
plus honnêtes, et comme on dit plus purs; s'ils sont au J
moins plus lents dans leur marche, ce n'est pas, comme
on le pense, délicatesse ou timidité, cjcst que Ic cœur,
étonné par un sentiment inconnu, s^arrétepouTlrinsi
dire à chaque pas, pour jouir du charme qu'il éprouve, et
que ce charme est si puissant sur un cœur neuf, qu'il
l'occupe au point de lui faire oublier tout autre plaisir.
Cela est si vrai, qu'un libertin amoureux, si un libenin
peut l'être, devient de ce moment même moins pressé
de jouir; et qu'enfin, entre la conduite de Danceny avec
la petite Volanges, et la mienne avec la prude madame de
Tourvel, il n'y a que la différence du plus au moins.
Il aurait fallu, pour échauffer notre jeune homme, plus

d'obstacles qu'il n'en a rencontrés; sunout qu'il eût eu


besoin de plus de mystère, car le mystère mène à l'audace.
Je ne suis pas éloigné de croire que vous nous avez
nui en le servant si bien; votre conduite eût été excellente
avec un homme usagé, qui n'eût eu que des désirs mais :

vous auriez pu prévoir que pour un homme jeune, hon-


nête et amoureux, le plus grand p rix_des faveurs est d'être
J? p^nwr de ]'arpn\ir; et que par conséquent, plus il serait
sûr d'être aimé, moins il serait entreprenant. Que faire^à ^^t^^ij
^présent ? Je n'en sais rien; mais je n'espère pas que la ^uJ
petite soit prise avant le mariage, et nous en serons
pour nos frais; j'en suis fâché, mais je n'y vois pas de
remède.
Pendant que je disserte ici, vous faites mieux avec
votre chevalier. Cela me fait songer que vous m'avez pro-
mis une infidélité en ma faveur, j'en ai votre promesse par
écrit et je ne veux pas en faire un billet de la Châtre. Je
conviens que l'échéance n'est pas encore arrivée mais il
:

serait généreux à vous de ne pas l'attendre; et de mon


côté, je vous tiendrais compte des intérêts. Qu'en dites-
vous, ma belle amie ? est-ce que vous n'êtes pas fatiguée
de votre constance? Ce chevalier est donc bien merveil-
leux? Oh! laissez-moi faire; je veux vous forcer de
convenir que si vous lui avez trouvé quelque mérite, c'est
que vous m'aviez oublié.
120 LES LIAISONS DANGEREUSES

Adieu, ma belle amie; ic__\ûus cinbraîisc- comme je


vous désire; je délie tous les baisers du chevalier d'avoir
autant d'ardeur.
Dt\.. ce 5 septembre 17**.

LETTRE LVIII

LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRÉSIDENTE DE TOLTIVEL

Par OÙ ai-jc donc mérite, Madame, et les reproches


que vous me faites, et la colère que vous me témoignez?
L'attachement le plus vif et pounant le plus respectueux
^^. Vla soumission la plus entière à vos moindres volonté^
^^i voilà en deux mots l'histoire de mes sentiments et de ma
ï- ^.
V conduite. Accablé par les peines d'un amour malheureux,
^^vtf^^^je n'avais d'autre consolation que celle de vous voir :

vous m'avez ordonné de m'en priver; j'ai obéi sans me


permettre un murmure. J^our £»nx de ce ^ac rifice^ vous
xn'avez permis de vous écrire, et au)?yafJliui vous vouliez
nTotêr CCI unique^àîsir. Mc~rc~Ta7sserai-)e râvîT,^ sans
essayer de le défendre ? Non, sans doute eh comment ne : !

serait-il pas cher à mon cœur? c'est le seul qui me reste,


et je le tiens de vous.
Mes lettres, dites-vous, sont trop fréquentes! Songe
^ / donc, je vous prie, que depuis dix jours que dure mon
exil, je n'ai passé aucun moment sans m'occuper de vous,
Y\K^^ci que cependant vous n'avez reçu que deux lettres de
1 * moi, jfc ne vous y parle quc de mon amour ! eh! que puis-je

^ \ dire, que ce que je pense? tout ce que )'ai pu faire a été


^to\ d'en affaiblir l'expression; et vous pouvez m'en croire, je
^ X ne vous en ai laissé voir que ce qu'il m'a été impossible
v^î/j^ d'en cacher. Vous me menacez entîn de ne plus me
répondre. Ainsi l'homme qui vous préfère à tout et qui
vous respecte encore plus qu'il ne vous aime, non
contente de le traiter avec rigueur, vous voulez y joindre
le mépris Et pourquoi ces menaces et ce courroux ? qu'en
!

avez-vous besoin ? n'êtes-vous pas sûre d'être obéic,


même dans vos ordres injustes ? m'est-il donc possible
de contrarier aucun de vos désirs, et ne l'ai-je pas déjà
prouvé ? Mais abuserez-vous de cet empire que vous avez
sur moi? Apres m'avoir rendu malheureux, après être
devenue infuste, vous scra-t-il donc bien facile de jouir
de cette tranquilhrc que tous assurez vous être si néces-
$8irc?Tic vous direz-voûs jamai?; : t\ m'a laissée maîtresse
LETTRE LIX 121

de son son malheur? il implorait mes


sort, et j'ai fait
secours, et regardé sans pitié ? Savez-vous jusqu'où
je l'ai
peut aller mon désespoir? non. •...,^

Pour calculer mes maux, il faudrait savoir à quel point!


je vous aime, et vous ne connaissez pas mon cœur. ,J
A quoi me sacrifiez-vous? à des craintes chimériques.
Et qui vous les inspire? un homme qui vous adore; un ^^l^
homme sur qui vous ne cesserez jamais d'avoir un empire ^^
absolu. CJug^craigiiez-vous, que pouvez- vous craindre t
d'un sentiment que vous serez toujours maîtresse de x^
diriger à votre gré? Mais votre imagination se crée des S?„-^
monstres, et l'effroi qu'ils vous causent, vous l'attribuez ^^~
à l'amour. Un peu de confiance, et ces fantômes disparaî-
tront.
Un sage a dit que pour dissiper ses craintes il suffisait X(^
^ '

presque toujours d'en approfondir la cause *. C'est sur- ^^^


tout en amour que cette vérité trouve son application."^^ ^
^
Aimez, et vos craintes s'évanouiront. A la place des^V ^Stj^
objets qui vous effrayent, vous trouverez un sentimentvA*'^^
délicieux, un amant tendre et soumis; et tous vos jours^ -^^
marqués par le bonheur, ne vous laisseront d'autre regret o^^^^i
que d'en avoir perdu quelques-uns dans l'indifférence, /y ^^^
Moi-même, depuis que, revenu de mes erreurs, je n'existe *•<- '

plus que pour l'amour, je regrette un temps que je croyais


avoir passé dans les plaisirs; et je sens que c'est à vous
seule qu'il appartient de me rendre heureux. Mais, je
vous en supplie, que le plaisir que je trouve à vous écrire,
ne soit plus troublé par la crainte de vous déplaire. Je^
^p vt^nv pa<^ v Q|i<; dés obéir mais je s uis à VOS genoux,
:

j
'y réclame le bonheur quej^ us voulez me ravif^T^seul
que vous m^avez laisse; je vous cric, écoutez jries^ prières,
et v oyez me s lannes ; ah Madame, me refuserez- vous ?
!

•k-k
De... ce 7 septembre ij

LETTRE LIX
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Apprenez-moi, si vous savez, ce que signifie ce rado-


tage de Danceny. Qu'est-il donc arrivé, et qu'est-ce qu'il

* On croit qiu c\si Rousseau dans Emile, mais la citation n'est pas
exacte, etl'application qu'en fuit ï'almont est bien fausse; et ptas,
madame de Tourx'el ai'ait-elle lu Emile ?
122 LES LIAISONS DANGEREUSti»

a perdu? Sa belle s*cst peut-être fâchée de son rcsp rr

éternel? Il faut être juste, on se fâcherait à moins, u


lui dirai-je ce soir, au rendez-vous qu'il me demande,
et que donné à tout hasard? Assurément je ne
je lui ai
perdrai pas mon temps à écouter ses doléances, si cela
ne doit nous mener à rien. Les complaintes amoureuses
ne sont bormes à entendre qu'en récitatifs obligé*s, ou en
grandes ariettes. Instruiscz-moi donc de ce qui est et de ce
que je dois faire, ou bien je déserte, pour éviter l'ennui
que je prévois. Pourrai-je causer avec vous ce matin ?
vous êtes ocaipct\ au moins écrivez-moi un mot, et
CSi
donnez-moi les réclames de mon rôle.
^ Où étiez-vous donc hier? Je ne par\'iens plus à vous
voir. En vérité, ce n'était pas la peine de me retenir à
Paris au mois de septembre. Décidez-vous pourtant, car
je viens de recevoir une invitation fort pressante de la
comtesse de B***, pour aller la voir à la campagne; et,
comme me le mande assez plaisamment, son mari
elle
a le plus beau bois du monde, qu'il conserve soigneuse-
ment pour les plaisirs de ses amis Or, vous savez que
.

j'ai bien quelques droits, sur ce bois-là; et j'irai le revoir

si je ne vous suis pas utile. Adieu, songez que Danceny

sera chez moi sur les quatre heures.

De... ce 8 septembre 77**.

LETTRE LX
LE CHEVALIER DANCENY AU VICOMTE DE VAL.MONT
(Incluse dans la précédente. )

Ah! Monsieur, je suis désespéré, j'ai tout perdu.


Je n'ose confier au papier le secret de mes peines : mais
j'ai besoin de répandre dans le sein d'un ami fidèle
les
et sûr. A quelle heure pourrais-je vous voir, et aller cher-
"

cher auprès de vous des consolations et des conseils


J'étai s si heu reux le jour où je^ous ouvris mon
âme'
L EiK^ntiI^élle différence tQUL-cîi_cEingéL4^r
! moi.
Ce que je pour mon compte n'est encorc^e la
souffre
moindre mes tourments; mon inquiétude sur un
partie de
objet bien plus cher, voilà ce que je ne puis supporter.
Plus heureux que moi, vous pourrez la voir, et j'at-
.

LETTRE LXI I23

tends de votre amitié que vous ne me refuserez pas cette /

démarche mais il faut que je vous parle, que je vous ins-


: . ^
truise. Vous me plaindrez, vous me secourrez; je n'ai ^i -

d'espoir qu'en vous. Vous êtes sensible, vous connaissez y .j

l'amour, et vous êtes le seul à qui je puisse me confier; \


ne me refusez pas vos secours.
Adieu, Monsieur; le seul soulagement que j'éprouve
dans ma douleur est de songer qu'il me reste un ami tel
que vous. Faites-moi savoir, je vous prie, à quelle heure
je pourrai vous trouver. Si ce n'est pas ce matin, je
désirerais que ce fût de bonne heure dans l'après-midi.

De... ce 8 septembre ij**

LETTRE LXI
CÉCILE VOLANGES A SOPHIE CARNAY

Ma chère Sophie, plains ta Cécile, ta pauvre Cécile;


elle estbien malheureuse ^aman sait tout Je ne conçois
l .

pas comment elle a pu se douter de quelque chose, et i/<^


pourtant elle a tout découvert. Hier au soir, maman me _ '~^
parut bien avoir un peu d'humeur; mais je n'y fis pas "^x*^
grande attention ; et même en attendant que sa partie SZ^
^^^
fût finie, je causai très gaiement avec madame de Mer-
teuil qui avait soupe ici, et nous parlâmes beaucoup de
Danceny. Je ne crois pourtant pas qu'on ait pu nous
entendre. Elle s'en alla, et je me retirai dans mon appar-
tement.
Je me déshabillais, quand maman entra et fit sortir
ma femme de chambre elle me de manda la clef de mon
; .

secrétair e. Le ton dont elle me ht cettFdëmâîîdrme causa


un tremblement si fort que je pouvais à peine me soute-

nir. Je faisaissemblant de ne la pas trouver, mais enfin il


fallut obéir. Le premier tiroir q»^''"!!/^ ouvrir, ^nî j"«^tp-
mcnt celui où étaient le s lettres du chevalier Dance ny.
J"êtais~si troublée, que quand elle me demanda ce que .><>
c'était, je ne sus lui répondre autre chose, sinon que c(t\i'\/
n'était rien; mais quand je la vis commencer à lire celle vT" v
qui se présentait la première, je n'eus que le temps de
gagner un fauteuil, et je me trouvai mal au point que je
perdis connaissance. Aussitôt que je revins à moi, ma
mère, qui avait appelé ma femme de chambre, se retira,
124 ^^ LIAISONS DANGEREUSES

en disant de me coucher. Elle a emporte toutes les


me
lettresde Danceny. Je frémis toutes les fois que je songe
qu'il me faudra reparaître devant elle. Je n'ai fait que
pleurer toute la nuit.
Je t'écris au point du jour, dans l'espoir que Joséphine
viendra. Si je peux lui parler seule, je la prierai de remettre
chez madame de Merteuil un petit billet que je vas lui
écrire; sinon, je le mettrai dans ta lettre, et tu voudras bien
l'envoyer comme de toi. Ce n'est que d'elle que je puis
recevoir quelque consolation. Au moins, nous parlerons
de lui, car je n'espère plus le voir. Je suis bien malheu-
reuse! Elle aura peut-être la bonté de se charger d'une
lettre pour Danceny. Je n'ose pas me confier à Joséphine
pour cet objet, et encore moins à ma femme de chambre;
car c'est peut-être elle qui aura dit à ma mère que j'avais
des lettres dans mon secrétaire.
Je ne t'écrirai pas plus longuement, parce que je veux
avoir le temps d'écrire à madame de Merteuil, et aussi à
Danceny, pour avoir ma lettre toute prête, si elle veut
bien s'en charger. Après cela, je me recoucherai, pour
^\r qu'on me trouve au lit quand on entrera dans ma chambre.
jL^ Je dirai que je suis malade, pour me dispenser de passer
A \S> chez maman. Je ne meiit irai pa^ beaucoup; sûrement je
'
t^' souffre plus que si avais îàTièvré. "Les yeux me brûlent
)

»v^ à force d'avoir pleuré; et j'ai un poids sur l'estomac,


qui m'empêche de respirer. Quand je songe que je ne
verrai plus Danceny, je voudrais être morte. Adieu, ma
chère Sophie. Je ne peux pas t'en dire davantage; les
larmes me suffoquent.
De... ce 7 septembre 77**.

{Nota : On a supprimé la lettre de (x'cile Vt>langcs à la


Marquise, parce qu'elle ne contenait que les mêmes faits
de la lettre précédente et avec moins de détails. Celle au
chevalier Danceny ne s'est point retrouvée on en verra:

la raison dans la lettre LXIII, de madame de Merteuil au


Vicomte.)

LETTRE LXII

MADAME DE VOl-ANGES AU CHEVALIER DANCENY

Aprc*s avoir abusé. Monsieur, de la confiance d'une


mère et de l'innocence d'un enfant, vous ne serez pas
surpris, sans doute, de ne plus être reçu dans une maison
LETTRE LXIII \ 125

OÙ VOUS n'avez répondu aux preuves de l'amitié la plus


sincère, que par l'oubli de tous les procédés. Je préfère
de vous prier de ne plu s venir chez moi, à donner des
ordres à ma porte, qui nous compromettraient tous égale-
ment, par les remarques que les valets ne manqueraient
pas de faire. J'ai droit d'espérer que vous ne me for-
cerez pas de recourir à ce moyen. Je vous préviens aussi
que si vous faites à l'avenir la moindre tentative pour
entretenir ma fille dans l'égarement où vous l'avez plon-
gée, une retraite austère et étemelle la soustraira à vos
poursuites. C'est à vous de voir, Monsieur, si vous crain-
drez aussi peu de causer son infortune, que vous avez peu
craint de tenter son déshonneur. Quant à moi, mon
choix est fait, et je l'en ai instruite. (^
Vous trouverez ci- joint le paquet de vos lettres. Je ^u^"^
compte que vous me renverrez en échange toutes celles/ .4
de ma fille ; et que vous vous prêterez à ne laisser aucune ^^
trace d'un événement dont nous ne pourrions garder le >^ ^*'j
souvenir, moi sans indignation, elle, sans honte, et vous» ^^ /
sans remords. J'ai l'honneur d'être, etc.
De... ce 7 septembre 77**.
^

LETTRE LXIII

LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

Vraiment oui, je vous expliquerai le billet de Danceny.


L'événement qui le lui a fait écrire est mon ouvrage, et
c'est, je crois, mon chef-d'œuvre. Je n'ai pas perdu mon
temps depuis votre dernière lettre, et j'ai dit comme l'ar-
chitecte athénien Ce qu'il a dit, je le ferai.
:
>

Il lui faut donc des obstacles à ce beau héros de roman,


et il s'endort dans la féhcité! oh! qu'il s'en rappone à
moi, je lui donnerai de la besogne; et je me trompe, ou
son sommeil ne sera plus tranquille. Il fallait bien lui
apprendre le prix du temps, et je me flatte qu'à présent il
regrette celui qu'il a perdu. Il fallait, dites- vous aussi,
qu'il eût besoin de plus de mystère; eh bien! ce besoin-
là ne lui manquera plus. J'ai cela de bon, moi, c'est qu'il
ne faut que me faire apercevoir de mes fautes; je ne
prends point de repos que je n'aie tout réparé. Apprenez
donc ce que j'ai fait.
126 I.ES LIAISONS DANGEREUSES

En rentrant chez moi avant-hier matin, je lus votre


Persuadée que vous aviez
lettre; jç la tro qvai lu mineuse.
très bien indique la cause du mal, je ne m'occupai plus
qu'à trouver le moyen de le guérir. Je commençai pour-
tant par me coucher; car l'infatigable chevalier ne m'avait
pas laissée dormir un moment, et je croyais avoir sommeil :

mais point du tout; tout cniicrc à Danccny, le désir de le


tirer de son indolence, ou de l'en punir, ne me permit pas
de fermer l'œil, et ce ne fut qu'après avoir bien concenc
mon plan, que je pus trouver deux heures de repos.
J'allai le soir même chez madame de Volanges, et,

,C_ suivant mon projet, e lui fis confi dencc^quc je me croyais


j

ylà sûre qu'jj^ existait entre sa hlle et Danccny une liai^y n


Jî|^)^^an£ereuscy Cette femme, sî cîair\^oyante contre vous,
etaîRveuglée au point qu'elle me répondit d'abord qu'à
coup sûr je me trompais; que sa fille était un enfant, etc.,
etc. Je ne pouvais pas lui dire tout ce que j'en savais;
mais je citai des regards, des propos, dont ma vertu et mon
amitié s'alarmaient. Je parlai enfin presque aussi bien
qu'aurait pu faire une dévote, et, pour frapper le coup
décisif, j'allai jusqu'à dire que je croyais avoir vu donner
et recevoir une lettre. Cela me rappelle, ajoutai-je, qu'un
jour elle ouvrit devant moi un tiroir de son secrétaire,
dans lequel je vis beaucoup de papiers, que sans doute
elle conserve. Lui connaissez- vous quelque correspon-
dance fréquente? Ici la figure de madame de Volanges
changea, et je vis quelques larmes rouler dans ses yeux.
« Je vous remercie, ma digne amie, me dit-elle, en me
serrant la main, je m'en éclaircirai.
Après cette conversation, trop courte i>our être sus-
\ pecte, je me rapprochai de la jeune personne. Je la quittai
lCI^ bientôt après, pour demander à la mère de ne pas me
^$"r^compromenrc vis-à-vis de sa fille, ce qu'elle me promit
^ d'autant plus volontiers, que je lui fis obser\er combien
il serait heureux que cet enfant prit assez de confiance

^5 en moi pour m'ouvrir son cœur, et me mettre à portée


^^ de lui donner mes sat^es conseils. Cx? qui m'assure qu'elle
y \ me viendra sa promesse, c'est que je ne doute pas qu'elle
jifA ne veuille se faire honneur de sa pénétration auprès de sa
<>>^ fille. Je me trouvais, par là, autorisée à garder mon ton
d'amitié avec la petite, sans paraître fausse aux yeux de
madame de Volanges; ce que je voulais éviter. J'y gagnais
encore d'être, par la suite, aussi longtemps et aussi secrè-
tement que je voudrais, avec la jeune personne, sans que
la mère en prît jamais d'ombrage.
LETTRE LXIII / (i V--^
) 12J

J'en profitai dès le soir même; et après ma partie finie,


je chambrai la petite dans un coin, et la mis sur
le chapitre

de Danceny, sur lequel elle ne tant jamais. Je m'amusais


à lui monter la tête sur le plaisir qu'elle aurait à le voir le
lendemain; il n'est sorte de folies que je ne lui aie fait
dire. Il fallait bien lui rendre en espérance ce que je lui
ôtais en réalité; et puis, tout cela devait lui rendre le
coup plus sensible, et je suis persuadée que plus elle
aura souffert, plus elle sera pressée de s'en dédommager à
la première occasion. Il est bon, d'ailleurs, d'accoutumer
aux grands événements, quelqu'un qu'on destine aux
grandes aventures.
Après tout, ne peut-elle pas payer de quelques larmes
le plaisir d'avoir son Danceny? elle en raffole! eh bien,
je lui promets qu'elle l'aura, et plus tôt même qu'elle ne
l'aurait eu sans cet orage. C'est un mauvais rêve dont le
réveil sera délicieux; et, à tout prendre, il me semble
qu'elle me doit de la reconnaissance au fait, quand j'y
:

aurais mis un peu de malice, il faut bien s'amuser :

Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs *. "^

Je me retirai enfin, fort contente de moi. Ou Danceny,


me disais-je, animé par les va redoubler
obstacles,
d'amour, et alors je le servirai de tout mon pouvoir; ou
si ce n'est qu'un sot, comme je suis tentée quelquefois de
le croire, il sera désespéré, et se tiendra pour banu :

or, dans ce au moins me serai-je vengée de lui,


cas,
autant qu'il était en moi; chemin faisant j'aurai augmenté
pour moi l'estime de la mère, l'amitié de la fille, et la
confiance de toutes deux. Quant à Gercourt, premier
objet de mes soins, je serais bien malheureuse ou bien
maladroite, si, maîtresse de l'esprit de sa femme, comme
je le suis et vas l'être plus encore, je ne trouvais pas mille
moyens d'en faire ce que je veux qu'il soit. Je me couchai
dans ces douces idées aussi je dormis, et me réveillai fon
:

tard.
A mon réveil, je trouvai deux billets, un de la mère,
et un de la fille; et je ne pus m'cmpêcher de rire, en trou-
vant dans tous deux littéralement cette même phrase :

C*est de vous seule que j'attends quelque consolation. N'est-il


pas plaisant, en effet, de consoler pour et contre, et d'être

* Gresset, Le Méchant, comédie.

LES LIAISONS DANGEREUSES S


128 LES LIAISONS DANGEREUSES

seul agent de deux intérêts directement contraires?


le
Aie voilà comme la Divmité; recevant les v(eux opposes
des aveugles mortels, et ne changeant rien à mes décrets
immuables. J'ai quitté pourtant ce rôle auguste, pour
prendre celui d'ange consolateur; et j'ai été, suivant le
précepte, visiter mes amis dans leur affliction.
J'ai commencé par la mère; je l'ai trouvée d'une tris-
tesse, qui déjà vous venge en partie des contrariétés
qu'elle vous a fait éprouver de la part de votre belle
prude. Tout a réussi à merveille ma seule inquiétude
:

était que madame de Volanges ne profitât de ce moment


pour gagner la confiance de sa fille; ce qui eîit été bien
ffacile, en n'employant, avec elle, que le langage de la
douceur et de l'amitié; et en donnant aux conseils de
la raison, l'air et le ton de la tendresse indulgente. Par
bonheur, elle s'est armée de sévérité; elle s'est enfin si
mal conduite, que je n'ai eu qu'à applaudir. Il est vrai
qu'elle a pensé rompre tous nos projets, par le parti
qu'elle avait pris de faire rentrer sa fille au couvent :

mais j'ai paré ce coup; (;t^jc l'ai engagée à_ en faire scul c-


ijient la menace, dans le cas 'bu Daficény-commucrait
lcs"^ygIirsuitcsxAÏîii de les forcer touS~dcux à une circons-
pection que je crois nécessaire pour le succès.
Ensuite j'ai été chez la fille. Vous ne sauriez croire
combien la douleur l'embellit Pour peu qu'elle prenne de
!

coquetterie, je vous garantis qu'elle pleurera souvent :

il'-
i r pour cette fois, elle pleurait sans malice... Frappée de ce
^^-^ nouvel agrément que je ne lui connaissais pas, et que
Ç_/ j'étais bien aise d'observer, je ne lui donnai d'abord que
* ^ \ de ces consolations gauches, qui augmentent plus les
y peines qu'elles ne les soulagent; et, par ce moyen, je
V^ ^ l'amenai au point d'être véritablement suffoquée. Elle ne
*^ je craignis un moment les convulsions.
pleurait plus, et
Je lui conseillai de se coucher, ce qu'elle accepta; je lui
^
ser\'is de femme de chambre elle n'avait point fait de
:

^ ,) toilette, et bientôt ses cheveux épars tombèrent sur ses


j
épaules et sur sa gorge entièrement découvertes; je
^ .^ l'embrassai; elle se laissa aller dans mes bras, et ses
j^ larmes recommencèrent à couler sans effort. Dieu q^u'elle!

^éUil belle! Ah! si Magdcicine était ainsi, elle dut être


bien plus dangereuse pénitente que pécheresse.
Quand la belle désolée fut au lit, je me mis à la conso-
ler de bonne foi. Je la rassurai d'abord sur la crainte du
couvent. Je fis naître en elle l'espoir de voir Danceny en
secret; et m'asseyani sur le lit :S'il était là

,lui dis-jc;
LETTRE LXIII I29

puis brodant sur ce thème, reconduisis, de distrac-


je la
tion en distraction, à ne plus se souvenir du tout qu'elle
était affligée. Nous nous serions séparées parfaitement
contentes l'une et l'autre, si elle n'avait voulu me charger
d'une lettre pour Danceny; ce que j'ai constamment
refusé. En voici les raisons, que vous approuverez sans
doute.
D'abord, celle que c'était me compromettre vis-à-vis
de Danceny; et si c'était la seule dont je pus me servir
avec la petite, il y en avait beaucoup d'autres de vous à
moi. Ne serait-ce pas risquer le fruit de mes travaux, que
de donner sitôt à nos jeunes gens un moyen si facile d'adou-
cir leurs peines? Et puis, je ne serais pas fâchée de les
obliger à mêler quelques domestiques dans cène aventure ;
car enfin si elle se conduit à bien, comme je l'espère, il
faudra qu'elle se sache immédiatement après le mariage;
et il y a peu de moyens plus sûrs pour la répandre; ou, si
par miracle ils ne parlaient pas, nous parlerions, nous, et il
sera plus commode de mettre l'indiscrétion sur leur
compte. — -»

Il faudra donc que vous donniez aujourd'hui cette


idée à Danceny; et comme je ne suis pas sûre de la femme"'
de chambre de la petite Volanges, dont elle-même paraît
se défier, indiquez-lui la mienne, ma fidèle Victoire.
J'aurai soin que la démarche réussisse. Cette idée me plaît
d'autant plus, que la confidence ne sera utile qu'à nous,
et point à eux car je ne suis pas à la fin de mon
:

récit.
Pendant que je me défendais de me charger de la
lettre de la petite, je craignais à tout moment qu'elle ne
me proposât de la mettre à la Petite-Poste; ce que je
n'aurais guère pu refuser. Heureusement, soit trouble,
soit ignorance de sa part, ou encore qu'elle tînt moins à la
lettre qu'à la réponse, qu'elle n'aurait pas pu avoir par ce
moyen, elle ne m'en a point parlé mais pour éviter que
:

cette idée ne lui vînt, ou au moins qu'elle ne pût s'en


servir, j'ai pris mon parti sur-le-champ; et en rentrant
chez la mère, je l'ai décidée à éloigner sa fille pour quelque
temps, à la mener à la campagne... Et où? Le cœur ne
vous bat pas de joie?... Chez votre tante, chez la vieille
Rosemonde. Elle doit l'en prévenir aujourd'hui : ainsi
vous voilà autorisé à aller retrouver votre dévote qui
n'aura plus à vous objeaer le scandale du tête-à-tête;
et grâce à mes soins, madame de Volanges réparera elle-
même le tort qu'elle vous a fait.
130 I-tS LIAISONS DANGHRU M s

Mais ccoutcz-moi, cl ne vous occupez pas si vivement


de vos atfaires, que vous perdiez celle-ci de vue song ez ;

qu'elle ro'inicrcbbe.
Je veux que vous vous rendiez le correspondant et le
conseil des deux jeunes gens. Apprenez donc ce voyage
à Danccny, et offrez-lui vos services. Ne trouvez de ditti-
culté qu'à faire parvenir entre les mains de la belle, votre
I
lettre de créance; et levez cet obstacle sur-le-champ, en
lui indiquant la voie de ma femme de chambre. Il n'y
a point de doute qu'il n'accepte; c poiu; prix
de vQb pcin*;N,-la.XL)nlidcncc d'un ^.ijxmou-
- >
.

jours inicfcssante. La pauvre petite comme elfe rougira !

c^ vous remettant sa première lettre! Au vrai, ce rôle


de confident, contre lequel il s'est établi des préjugés,
me paraît un très joli délassement, quand on est occupé
d'ailleurs; et c'est le cas où vous serez.
C'est de vos soins que va dépendre le dénouement de
cette intrigue. Jugez du moment où il faudra réunir les
acteurs. La campagne offre mille moyens; et Danccny,
à coup sûr, sera prêt à s'y rendre à votre premier signal.
Une nuit, un déguisement, une fenêtre... que sais- je,
moi ? Mais enfin, si la petite fille en revient telle qu'elle

y aura été, je m'en prendrai à vous. Si vous jugez qu'elle


ait besoin de quelque encouragement de ma part, mandez-
le-moi. Je crois lui avoir donné une assez bonne leçon
sur le danger de garder des lettres, pour oser lui écrire à
présent; et je suis toujours dans le dessein d'en faire mon
élève.
Je crois avoir oublié de vous dire que ses soupçons au
sujet de sa correspondance trahie s'étaient portés d'abord
sur sa femme de chambre, et que je les ai détournés sur
leconfesseur. C'est faire d'une pierre deux coups.
Adieu, Vicomte; voilà bien longtemps que je suis à
vous écrire, et mon dîner en a été retardé mais l'amour- :

proprc et l'amitié dictaient ma lettre, et tous deux sont


bavards. Au reste, elle sera chez vous à trois heures, et
c'est tout ce qu'il vous faut.
Plaignez- vous de moi à présent, si vous l'osez; et allez
revoir, si vous en êtes tente, le bois du comte de B***.
Vous dites qu'il le garde pour le plaisir de ses amis! Cet
homme est donc l'ami de tout le monde? Mais adieu,
j'ai faim.
De... ce 9 septembre 17**.
LETTRE LXIV I3I

LETTRE LXIV
LE CHEVALIER DANCENY A MADAME DE VOLANGES
{ Minute jointe à la lettre LXVI du Vicomte à la Marquise.)

Sans chercher, Madame, à justifier ma conduite, et


sans me plaindre de la vôtre, je ne puis que m'affliger
d'un événement qui fait le malheur de trois personnes,
toutes trois dignes d'un sort plus heureux. Plus sensible
encore au chagrin d'en être la cause, qu'à celui d'en être
la victime, j'ai souvent essayé, depuis hier, d'avoir l'hon-
neur de vous répondre sans pouvoir en trouver la force.
J'ai cependant tant de choses à vous dire, qu'il faut bien
faire un effort sur soi-même; et si cène lenre a peu d'ordre
et de suite, vous devez sentir assez combien ma situation
est douloureuse, pour m'accorder quelque indulgence.
Permettez-moi d'abord de réclamer contre la première
phrase de votre lettre. Je n'ai abusé, j'ose le dire, ni de
votre confiance ni de l'innocence de mademoiselle de
Volanges; j'ai respeaé l'une et l'autre dans mes actions.
Elles seules dépendaient de moi; et quand vous me ren-
driez responsable d'un sentiment involontaire, je ne crains
pas d'ajouter, que celui que m'a inspiré mademoiselle
votre fiJle est tel, qu'il peut vous déplaire, mais non
vous offenser. Sur cet objet qui me touche plus que je ne
puis vous dire, je ne veux que vous pour juge, et mes
lettres pour témoins.
Vous me défendez de me présenter chez vous à l'ave-
nir, et sans doute je me soumettrai à tout ce qu'il vous
plaira d'ordonner à ce sujet mais cette absence subite
:

et totale ne donnera-t-elle donc pas autant de prise aux


remarques que vous voulez éviter, que l'ordre que, par
cette raison même, vous n'avez point voulu donner à
votre porte? J'insisterai d'autant plus sur ce point, qu'il
est bien plus important pour mademoiselle de Volanges
que pour moi. Je vous supplie donc de peser attentive-
ment toutes choses, et de ne pas permettre que votre
sévérité altère votre prudence. Persuadé que l'intérêt seul
de mademoiselle votre fille dictera vos résolutions, j'at-
tendrai de nouveaux ordres de votre part.
132 LES LIAISONS DANGEREUSES

Cependant, dans le cas où vous me permettriez de


vous faire ma cour quelquefois, je m'engage, Madame (et
vous pouvez compter sur ma promc^sse), à ne point abuser
de ces occasions pour tenter de parler en particulier à
mademoiselle de Volanges, ou de lui faire tenir aucune
lettre. La crainte de ce qui pourrait compromettre sa
réputation, m'engage à ce sacrifice; et le bonheur de la
voir quelquefois m'en dédommagera.
Cet article de ma
lettre est aussi la seule réponse que
puisse faire à ce que vous me dites, sur le sort que vous
je
destinez à mademoiselle de Volanges, et que vous voulez
rendre dépendant de ma conduite. C>e serait vous tromper,
que de vous promettre davantage. Un vil séducteur peut
plier ses projets aux circonstances, et calculer avec les
événements mais l'amour qui m'anime ne me permet
:

que deux sentiments le courage et la constance.


:

. Qui, moi! consentir à être oublié de mademoiselle de


1 Volanges, à l'oublier moi-même? non, non jamais! Je lui
\ serai fidèle; elle en a reçu le serment, et je le renouvelle
l^cn ce jour. Pardon, Madame, je m'égare, il faut revenir.
Il me reste un autre objet à traiter avec vous; celui des

lettres que vous me demandez. Je suis vraiment peiné,


d'ajouter un refus aux torts que vous me trouvez déjà :

mais, je vous en supplie, écoutez mes raisons, et daigne/


vous souvenir, pour les apprécier, que la seule consola-
tion au malheur d'avoir perdu votre amitié, est l'espoir
de conser\'er votre estime.
v^.>r>vA Les lettres de mademoiselle de Volanges, toujours si

r»/^ précieuses pour moi, me le deviennent bien plus dans ce


^
I moment. Elles sont l'unique bien qui me reste; elles
*^f seules me retracent encore un sentiment qui fait tout le
tW^vj charme de ma vie. Cependant, vous pouvez m'en cmirc,
je ne balancerais pas un instant à vous en faire le sacrifice,
et le regret d'en être privé céderait au désir de vous prou-
ver ma déférence respectueuse; mais des considérations
puissantes me retiennent, et je m'assure que vous-même
ne pourrez les blâmer.
Vous avez,
il est vrai, le secret de mademoiselle de
Volanges; mais permettez-moi de le dire, je suis autorise
à croire que c'est l'effet de la surprise, et non de la
confiance. Je ne prétends pas blâmer une démarche,
qu'autorise, peut-être, la sollicitude maternelle. Je res-
pecte vos droits, mais ils ne vont pas jusqu'à me dispenser
de mes devoirs. Le plus sacré de tous est de ne jamais
trahir la confiance qu'on nous accorde. Ce serait y man-
LETTRE LXV I33

qucr, que d'exposer aux yeux d'un autre les secrets d'un
cœur qui n'a voulu les dévoiler qu'aux miens. Si mademoi-
selle votre filleconsent à vous les confier, qu'elle parle;
ses lettres vous sont inutiles. Si elle veut, au contraire,
renfermer son secret en elle-même, vous n'attendez pas,
sans doute, que ce soit moi qui vous en instruise.
Quant au mystère dans lequel vous désirez que cet
événement reste enseveli, soyez tranquille, Madame;
sur tout ce qui intéresse mademoiselle de Volanges, je
peux défier le cœur même d'une mère. Pour achever de
vous ôter toute inquiétude, j'ai tout prévu. Ce dépôt
précieux, qui portait jusqu'ici pour suscription papiers à
:

brûler; porte à présent papiers appartenant à madame de


:

Volanges. Ce parti que je prends doit vous prouver ainsi


que mes refus ne portent pas sur la crainte que vous trou-
viez dans ces lettres un seul sentiment dont vous ayez
personnellement à vous plaindre.
Voilà, Madame, une bien longue lettre. Elle ne le
serait pas encore assez, si elle vous laissait le moindre
doute de l'honnêteté de mes sentiments, du regret bien
sincère de vous avoir déplu, et du profond respect avec
lequel j'ai l'honneur d'être, etc.
De... ce 9 septembre ij**.

LETTRE LXV
LE CHEVALIER DANXENY A CÉCILE VOLANGES
(Envoyée ouverte à la marquise de Merteuil dans la
lettre LXVI du Vicomte.)

O ma Cécile, qu'allons-nous devenir? quel Dieu nous


sauvera des malheurs qui nous menacent? Que l'amour
nous donne au moins le courage de les supporter! Com-
ment vous peindre mon étonnement, mon désespoir à la
vue de mes lettres, à la lecture du billet de madame de
Volanges? qui a pu nous trahir? sur qui tombent vos
soupçons? auriez-vous commis quelque imprudence?
que faites-vous à présent? que vous a-t-on dit? Je vou-
drais tout savoir, et j'ignore tout. Peut-être vous-même
n'êtes-vous pas plus instruite que moi.
Je vous envoie le billet de votre maman, et la copie de
ma réponse. J'espère que vous approuverez ce que je
lui dis. J'ai bien besoin que vous approuviez aussi les
134 I-ES MAISONS DANGEREUSES

démarches que j'ai faites depuis ce fatal événement, elles


ont toutes pour but d'avoir de vos nouvelles, de vous
donner des miennes; et, que sait-on? peut-être de vous
revoir encore, et plus librement que lamais.
Concevez-vous, ma Cécile, quel plaisir de nous retrou-
ver ensemble, de pouvoir nous jurer de nouveau un
amour éternel, et de voir dans nos yeux, de sentir dans
nos âmes que ce serment ne sera pas trompeur? Quelles
peines un moment si doux ne ferait-il pas t)ublier? Hé
bien! j'ai Tespoir de le voir naître, et je le dois à ces
mêmes démarches que je vous supplie d'approuver.
Que dis-je? je le dois aux soins consolateurs de l'ami le
plus tendre; et mon unique demande est que vous per-
menicz que cet ami soit aussi le vôtre.
r^ Peut-être ne devais-je pas donner votre confiance sans
i votre aveu? mais j'ai pour excuse le malheur et la nécev-
sité. CNrsiJ'gmqur qui m'a conduit; c'est lui qui réclame
votre indulgence, qui vous demande de pardonner une
contîdence nécessaire, et sans laquelle nous restions peut-
être à jamais séparés *. Vous connaissez l'ami dont je
vous parle; il est celui de la femme que vous aimez le
"f^ mieux. iJj^V|iJiLVicomte de Valmont.
i\lon projet, en m'adressant à lui, était d'abord de le
^ \V prier d'engager madame
de Merteuil à se charger d'une
" lettre pour vous. Il n'a pas cru que ce moyen pût réussir:
.«Ç> mais au défaut de la maîtresse, il répond de la femme de
^^ chambre, qui lui a des obligations, (x* sera elle qui vous
remettra cette lettre, et vous pourrez lui donner votre
réponse.
O secours ne nous sera guère utile, si, comme le

croit M. de Valmont, vous incessamment pour


parte/,
la campagne. Mais alors c'est lui-même qui veut nous
scr\'ir. La femme chez qui vous allez est sa parente. Il
profitera de ce prétexte pour s'y rendre dans le même
temps que vous; et ce sera par lui que passera notre
correspondance mutuelle. Il assure même que, si vous
voulez vous laisser conduire, il nous procurera les moyens
de nous y voir sans risquer de vous compromettre en rien.
A présent, ma Cécile, si vous m'aimez, si vous plaigne/
mon malheur, si, comme je l'espère, vous partage/ mes
regrets, refuserez- vous votre confiance à un homme qui
sera notre ange tutélairc? Sans lui, je serais réduit au

• Af. r>ant:eny n'accust pas trai. Il axait déjà fait sa confidmce j


Si. dé \'almont Ofant ctt ér'énfmtnt. V'ayft la Uttrt l.X'll.
J

LETTRE LXVI 135

désespoir de ne pouvoir même adoucir les chagrins que


je vous cause. Ils finiront, je l'espère : mais, ma tendre
amie, promettez-moi de ne pas trop vous y livrer, de ne
pomt vous en laisser abattre. L'idée de votre douleur
m'est un tourment insupportable. Je donnerais ma vie
pour vous rendre heureuse! Vous le savez bien. Puisse la
certitude d'être adorée porter quelque consolation dans
votre âme! La mienne a besoin que vous m'assuriez que
vous pardonnez à l'amour les maux qu'il vous fait souffrir.
Adieu, ma Cécile; adieu, ma tendre amie.
De... ce 9 septembre ij**.

LETTRE LXVI
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

verrez, ma belle amie, en lisant les deux lettres


Vous
ri-jninrp<^<>i \W\
bi<rr rempli voTrp projet. Quoique toutes
A
'

'
"l^

deux soient datées d'aujourd'hui, elles ont été écrites ^-'^v ;

hier, chez moi, et sous mes yeux celle à la petite fille,


:

dit tout ce que nous voulions. On ne peut que s'humilier ^ *^
devant la profondeur de vos vues, si on en juge par le
succès de vos démarches. Danceny est tout de feu; et
sûrement à la première occasion, vous n'aurez plus de
reproches à lui faire. Si sa belle ingénue veut être docile,
tout sera terminé peu de temps après son arrivée à la
campagne; j'ai cent moyens tout prêts. Grâce à vos soins
rn^ voil bien d écidément^ / 'ami" de
ât D
anceny; il ne lui
manque plus que d'être Pnnce *.
Il est encore bien jeune, ce Danceny! croiriez-vous que

je n'ai jamais pu obtenir de lui qu'il promît à la mère de


renoncer à son amour; comme s'il était bien gênant de j"
promettre, quand on est décidé à ne pas tenir! Ce serait ^/
tromper, me répétait-il sans cesse ce scrupule n'est-il
: 5
pas édifiant, surtout en voulant séduire la fille? Voilà
bien les hommes! tous également scélérats dans leurs
projets, ce qu'ils mettent de faiblesse dans l'exécution,
ilsl'appellent probité.
C'est votre affaire d'empêcher que madame de Volanges
ne s'effarouche des petites échappées que notre jeune

* Expression relative à un passage d'un poème de M. de Voltaire.


136 LES LIAISONS DANGEREUSES

homme s'est permises dans sa lettre; préservez-nous du


couvent; tâchez aussi de faire abandonner la demande des
lettres de la petite. D'abord il ne les rendra point, il ne le
veut pas, et je suis de son avis; ici_i!âinour et la raison
sûlU_ii'âCCord. Xc l^s ^i ^^cs ces lettres j'en ai_^çyoré
,

Fcrm ui. Elles pcuvcniikvcnii ntiles^j^^m'cxplimje.


Malgré la prudence que nous y mettrons, il peut arri-
ver un éclat; il ferait manc^uer le mariage, n'est-il pas
vrai, et échouer tous nos pro)ets Gercourt ? Mais comme,

M
pour mon compte, !ai aussi à me veggaLcLiIainère, ic^ipe
i

réserve en ce cas. de déshono rer la iillc. En choisissant


len dans cette correspondance, et n'en produisant qu'une
partie, la petite Volanges paraîtrait avoir fait toutes les
premières démarches, et s'être absolument jetée à la
tcte. Quelques-unes ^5
let tres
p outr aient mêxnc .com-
pr omettr e la mère, et VmtachtTaiçnj aujnoins d'une négli-
gence, impardonnable. Je sens bien que le scrupuleux
Danceny se révolterait d'abord; mais comme il serait
personnellement attaqué, je crois qu'on en viendrait à
bout. Il y a mille à parier contre un, que la chance ne
tournera pas ainsi; mais il faut tout prévoir.
Adieu, ma belle amie; vous seriez bien aimable de
venir souper demain chez la maréchale de ***; je n'ai pas
pu refuser.
J'imagine que pas besoin de vous recommander
je n'ai
le secret, madame de Volanges, sur mon
vis-à-vis de
projet de campagne; elle aurait bientôt celui de rester à la
ville au lieu qu'une fois arrivée, elle ne repartira pas le
:

lendemain; et si elle nous donne seulement huit jours,


je réponds de tout.

De... ce 9 septembre jy**.

LETTRE LXVII
LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT

Je ne voulais plus vous répondre. Monsieur, et peut-


être l'embarras que j'éprouve en ce moment, est-il lui-
même une preuve qu'en effet je ne le devrais pas. G:pen-
dant je ne veux vous laisser aucun sujet de plainte contre
moi; je veux vous convaincre que j'ai fait pour vous tout
ce que je pouvais faire.
J

LETTRE LXVII 137

Je VOUS ai permis de m'écrire, dites-vous? J'en


conviens mais quand vous me rappelez cette permission,
;

croyez- vous que j'oublie à quelles conditions elle vous


fut donnée? Si j'y eusse été aussi fidèle que vous l'avez
été peu, auriez- vous reçu une seule réponse de moi?
Voilà pourtant la troisième; et quand vous faites tout
ce qu'il faut pour m'obliger à rompre cette correspon-
dance, c'est moi qui m'occupe des moyens de l'entretenir.
Il en est un, mais c'est le seul; et si vous refusez de le
prendre, ce sera, quoi que vous puissiez dire, me prou-
ver assez combien peu vous y mettez de prix.
Quinez donc un langage que je ne puis ni ne veux
entendre ; renoncez à un sentiment qui m'offense et
m'effraie, et auquel, peut-être, vous devriez être moins
attaché en songeant qu'il est l'obstacle qui nous sépare.
Ce sentiment est-il donc le seul que vous puissiez
connaître, et l'amour aura-t-il ce tort de plus à mes yeux,
d'exclure l'amitié? vûus-même, auriez- vous_çelui. 4e ne
pas vou loir pour votre amie celle ^n_quLi:ous av'cz^ désiré
cfes^&entimerits plus" rëndfes ? Je ne veux pas le croire :

cette idée humiliante me révolterait, m'éloignerait de


vous sans retour. -f^
En vous offrant mon amitié, Monsieur, je vous donne ^ <fl^
tout ce qui est à moi, tout ce dont je puis disposer. Que ^ ^^^
pouvez- vous désirer davantage ? Pour me livrer à ce o^r ^(
sentiment si doux, si bien fait pour mon cœur, je n'attends ^^-^
que votre aveu; et la parole, que j'exige de vous, que cette
amitié suffira à votre bonheur. J'oublierai tout ce qu'on a
pu me dire; je me reposerai sur vous du soin de justifier
mon choix.
Vous voyez ma franchise, elle doit vous prouver ma
confiance; il ne tiendra qu'à vous de l'augmenter encore :

mais je vous préviens que le premier mot d'amour la


détruit à jamais, et me rend toutes mes craintes; que sur-
tout il deviendra pour moi le signal d'un silence étemel
vis-à-vis de vous.
^
Si, comme vous le dites, vous êtes revenu de vos erreurs^^
n'aimerez-vous pas mieux être l'objet de l'amitié d'une
fenmie honnête, que celui des remords d'une femme*^
coupable? Adieu, Monsieur; vous sentez qu'après avoir
parlé ainsi, je ne puis plus rien dire que vous ne m'ayez
répondu.
De... ce 9 septembre 17**.
138 LES LIAISONS DANGEREUSES

LETTRE LXVIII
LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRÉSIDENTE DE TOLUVEL

Comment répondre, Madame, à votre dernière lettre?


Comment oser être vrai, quand ma sincérité peut me
perdre auprès de vous? N'importe, il le faut; )'en aura:
le courage. Je me dis, je me répète, c^u'il vaut mieux vouv
mériter que vo us obten ir; et dussiez-vous me refuser
toujours un bonheur que je désirerai sans cesse. J^ lau j i

vmis prouver au mojps ']'"' "^^n rriir vn rsx djj^nf


I

Quel dommage que, comme vous le dites, je ^^>i-s rû7^/^ y


dermes erreurs ! avec quels transports de joie j'aurais lu
cette même Lettre à laquelle je tremble de répondre
aujourd'hui! Vous m'y parlez avec franchise^ vous me
témoignez de la confiance^ vous m'offrez enfin votre
amitié : que de biens. Madame, et quels regrets de ne
fwuvoir en profiter! Pourquoi ne suis-je plus le même?
Si je l'étais en effet; si je n'avais pour vous qu'un goût
ordinaire, que ce goût léger, enfant de la séduction et
du plaisir, qu'aujourd'hui pourtant on nomme amour, je
me hâterais de tirer avantage de tout ce que je pi>urrais
obtenir. Peu délicat sur les moyens, pounu qu'ils me
procurassent le succès, j'encouragerais votre franchise
par le besoin de vous deviner; je désirerais votre confiance
dans le dessein de la trahir; j'accepterais votre amitié
dans l'espoir de l'égarer... Quoi! .Madame, ce tableau
vous effraie?... hé bien! il serait pourtant tracé d'après
moi, si je vous disais que je consens à n'être que votre
ami...
Qui, moi! consentirais à partager avec quelqu'un
je
un sentiment émané de votre âme? Si jamais je vous le
dis, ne me croyez plus. De ce moment je chercherai à
vous tromper; je pourrai vous désirer encore, mais à coup
sûr je ne vous aimerai plus.
Cjc n'est pas que l'aimable Iranchisc, la douce confiance,
la sensible amitié, soient sans prix à mes yeux... Aiais
l'amour! l'amour véritable, et tel que vous l'inspirez, en
réunissant tous ces sentiments, en leur donnant plus
A d'énergie, ne saurait se prêter, comme eux, ^ cette tran-
quillité, à cette froideur de l'âme, qui permet des compa-
raisons, qui souffre même des préférences. Non, \\adame.
LETTRE LXIX ^"(^-^,\
W^^ I39

jene serai point v o tre an^ i: je vous aimerai de l'amour le


plus tendre, et même le plus ardent, quoique le plus
respectueux. Vous pourrez le désespérer, mais non
l'anéantir.
De quel droit prétendez-vous disposer d'un cœur
dont vous refusez l'hommage? Par quel raffinement de
cruauté, m'enviez-vous jusqu'au bonheur de vous aimer?
Celui-là est à moi, il est indépendant de vous ; je saurai le
défendre. S'il est la source de mes maux, il en est aussi le
remède.
Non, encore une fois, non. Persistez dans vos refus
cruels; mais laissez-moi mon amour. Vous vous plaisez
à me rendre malheureux! eh bien! soit; essayez de lasser
mon courage, je saurai vous forcer au moins à décider
de mon sort; et peut-être, quelque jour, vous me rendrez
plus de justice. Ce n'est pas que j'espère vous rendre
jamais sensible mais sans être persuadée, vous serez
:

convaincue, vous vous direz J e l'avais mal jug é.


:

Disons mieux, c'est à vous que vous faites injustice.


Vous connaître sans vous aimer, vous aimer sans être
constant, sont tous deux également impossibles ; et malgré
la modestie qui vous pare, il doit vous être plus facile de
vous plaindre, que de vous étonner de sentiments que vous
faites naître. Pour moi, dont le seul mérite est d'avoir su
vous apprécier, je ne veux pas le perdre; et loin de consen-
tir à vos offres insidieuses, je renouvelle à vos pieds le
serment de vous aimer toujours.
De... ce 10 septembre ij**.

LETTRE LXIX
CÉCILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY
(Billet écrit au crayon, et recopié par Danceny).

Vous me demandez ce que je fais; je vous aime, et


je pleure. Ma mère ne me parle plus; elle m'a ôté papier,
plumes et encre; je me sers d'un crayon, qui par bonheur
m'est resté, et je vous écris sur un morceau de votre
lettre. Il faut bien que j'approuve tout ce que vous avez
fait; vous aime trop pour ne pas prendre tous les
je
et de vous donner des
moyens d'avoir de vos nouvelles
miennes. Je n'aimais pas M. de Valmont, et je ne le
140 LES LIAISONS DANGEREUSES

croyais pas tant votre ami; je tâcherai de m'accouiumcr


à lui, et jcJ.'iumcrai_A-cause_dc_v:ûus*. Je ne sais pas qui
est-ce qui nous a trahis; ce ne peut être que ma femme de
chambre ou mon confesseur. Je suis bien malheureuse :

nous partons demain pour la campagne; j'ignore pour


combien de temps. Mon
Dieu! ne plus vous voir! Je
n'ai plus de place. Adieu; tâchez de me lire. Ces mots
tracés au crayon s'effaceront peut-être, mais jamais les
sentiments gravés dans mon cœur.
De... ce 10 septembre //**.

LETTRE LXX
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

J'ai unimportant à vous donner, ma chère amie. Je


avis
soupai hier, vous savez, chez la maréchale de ***,
comme
on y parla de vous, et j'en dis, non pas tout le bien que
j'en pense, mais tout celui que je n'en pense pas. Tout le
monde paraissait être de mon avis, et la conversation
languissait, comme il arrive toujours quand on ne dit
que du bien de son prochain, lorsqu'il s'éleva un contra-
dicteur : c'était J*révan .

« A Dieu ne plaise, dit-il en se levant, que je doute de


la sagesse de madame de Merteuil! mais j'oserais croire
qu'elle la doit plus à sa légèreté qu'à ses principes. Il
est peut-être plus difficile de la suivre que de lui plaire;
et comme on ne manque guère, en courant après une
femme, d'en rencontrer d'autres sur son chemin, comme,
à tout prendre, ces autres-là peuvent valoir autant et
plus qu'elle; les uns sont distraits par un goût nouveau,
les autres s'arrêtent de lassitude; et c'est peut-être la
femme de Paris qui a eu le moins à se défendre. Pour moi,
ajouta-t-il (encouragé par le sourire de quelques femmes),
je ne croirai à la vertu de madame de Merteuil, qu'après
avoir crevé six chevaux à lui faire ma cour. >-

Cette mauvaise plaisanterie réussit, comme toutes


celles qui tiennent à la médisance; et pendant le rire
qu'elle excitait, Pré van reprit sa place, et la conversation
générale changea. Mais les deux comtesses de B ***,
auprès de qui était notre incrédule, en firent avec lui
leur conversation particulière, qu'heureusement je me
trouvais à portée d'entendre.
LETTRE LXX 14^

Le défi de vous rendre sensible a été accepté; la


parole de tout dire a été donnée ; et de toutes celles qui se
donneraient dans cette aventure, ce serait sûrement
la plus religieusement gardée. Mais vous voilà bien avertie,
et vous savez le proverbe.
Il me vous dire que ce Prévan, que vous ne
reste à
connaissez pas,^st infiniment aimable, .^eL-^ncnre plus
a droit. ue si quelquefois vous m'avez entendu dire le
Q
contraire,^'est seulement que je ne l'aime pas, que je me
plais à contrarier ses succès, et que je n'ignore pas de
quel poids est mon suffrage auprès d'une trentaine de nos
femmes les plus à la mode.
En effet, je l'ai ce moyen, de
empêché longtemps, par
paraître sur ce que nous appelons le grand théâtre; et il
faisait des prodiges, sans en avoir plus de réputation.
Mais l'éclat de sa triple aventure, en fixant les yeux sur
lui, lui a donné cette confiance qui lui manquait jusque-
là, et l'a rendu vraiment redoutable. C'est enfin aujour-
d'hui le seul homme, peut-être, que je craindrais de
rencontrer sur mon chemin et votre intérêt à part, vous
;

me rendrez un vrai service de lui donner quelque ridicule


chemin faisant. Je le laisse en bonnes mains; et j'ai l'es-
poir qu'à mon retour, ce sera un homme noyé.
Je vous promets en revanche, de mener à bien l'aven-
ture de votre pupille, et de m'occuper d'elle autant que de
ma belle prude.
Celle-ci vient de m'envoyer un projet de capitulation.
Toute^sa l ettre annonce le jésir d^tre trompée. Il est
impôssibïê d'en'ôSrir plus commode et aussi
lin moyen
plus usé. EUe^veut que je sois son ami. Mais moi, qui
aime les méthodes nouvelles et "ÏÏÎfficîîès je ne prétends
pas l'en tenir quitte à si bon marché; et assurément je
n'aurai pas pris tant de peine auprès d'elle, pour termi-
ner par une séduction ordinaire.
Mon projet, au c ontraire, est qu^elle sente^jra^eUe sente
bien la valeur et î^étHdûegg^iaçun^
me léraiJl£Sg^s.ia cond'mrg~3i-vdt£»j:;ueJg. Lembfds" ne
nim^gjfl suivre; d elaîre^^ëxpirei sa vpmi dansJine lente
agônJéTde la fixer sans_cesse 5ur- ce- -dégelant spec-
tad£i_ et de ne lui accorder je bonheur ik m'avoiiLdans
u
s es bras', g 'apr ès Fàvoir forcée, à. a!eii -plus dissiinuler
lé dés ir! Au fait, je vaux bien peu, si je ne vaux pas la
pëineH^tre demandé. Et puis-je me venger moins d'une
femme hautaine, qui semble rougir d'avouer qu'elle
adore ?
142 LES LIAISONS DANGERKUSES

Ya\ ei ^pc la précieuse amitié et m'en suis tenu


rt'fiisc^ ,

à mon d'amant.
titre (A>mme je nc^mc dissimule pomt
que ce titre qui ne paraît d'abord qu'une dispute de
mots, est pourtant d'une importance réelle à obtenir, j'ai
mis beaucoup de soin à ma lettre, et j'ai tâché d'y répandre
ce désordre, qui peut seul peindre le sentiment. J'ai enfm
déraisonné le plus qu'il m'a été possible car sans dérai- :

sonnement, point de tendresse; et, c'est, je crois, par cette


raison que les femmes nous sont si supérieures dans les
lettres d'amour.
J'ai fini la mienne par une cajolerie, et c'est encore une
suite de mes profondes observations. Apres que le cœur
d'une femme a été exercé quelque temps, il a besoin de
repos; et j'ai remarqué qu'une cajolerie était, pour toutes,
l'oreiller le plus doux à leur offrir.
Adieu, ma belle amie. Je pars demain. Si vous avez
des ordres à me donner pour la comtesse de ***, je
m'arrêterai chez elle, au moins pour dîner. Je suis fâché
de partir sans vous voir. Faites-moi passer vos sublimes
instructions, et aidez-moi de vos sages conseils, dans ce
moment décisif.
Surtout, défendez-vous de Prévan; et puissé-je un
jour vous dédommager de ce sacrifice! Adieu.
De... ce II septembre 77**.

LETTRE LXXI
LE VICOMTE DE VAl-MONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Mon étourdi de chasseur n'a-t-il pas laissé mon por-


tefeuille à Paris les Lettres de ma belle, celles de Danceny
!

pour la petite Voianges, tout est resté, et j'ai besoin de


tout. Il va partir pour réparer sa sottise; et tandis qu'il

selle son cheval, je vous raconterai mon histoire de cette


nuit : car je vous prie de croire que je ne perds pas mon
temps.
L'aventure, par elle-même, est bien peu de chose; ce
n'est qu'un réchauffé avec la vicomtesse de M... Mais elle
m'a intéressé par Ic^ détails. Je suis bien aise d'ailleurs de
vous faire voir que si j'ai le talent de perdre les femmes,
je n'ai pas moins, quand je veux, celui de les sauver. Le
parti le plus difficile, ou le plus gai, est toujours celui
-

LETTRE LXXI I43

que je prends; et je ne me reproche pas une bonne action,


pourvu qu'elle m'exerce ou m'amuse.
J'ai donc trouvé la vicomtesse ici, et comme elle
joignait ses instances aux persécutions qu'on me faisait
pour passer la nuit au château Eh bien! j'y consens
:

lui dis-je, à condition que je la passerai avec vous. »


— Cela m'est impossible, me répondit-elle, Vrcssac est
ici. Jusque-là je n'avais cru que lui dire une hormeteté :

mais ce mot d'impossible me révolta comme de coutume.


JcjT]e sentis h_urnilié d'être sacrifié^JVressaCj et je résolus
c]ç nt" Ir pas soiiffriTTTTnsIstaTdôhc.

Les circonstances nè~~n?etaient pas favorables. Ce


Vressac a eu la gaucherie de donner de l'ombrage au
vicomte; en sorte que la vicomtesse ne peut plus le rece-
voir chez elle et ce voyage chez la bonne comtesse avait
:

été concerté entre eux, pour tâcher d'y dérober quelques


t
nuits. Le vicomte avait même d'abord montré de l'hu-
meur d'y rencontrer Vressac; mais comme il est encore .
^ /

plus chasseur que jaloux, il n'en est pas moins resté : . V-


et la comtesse, toujours telle que vous la connaissez, v ^
après avoir logé la femme dans le grand corridor, a mis le \^^
mari d'un côté et l'amant de l'autre, et les a laissés s'ar- ^^
ranger entre eux. Le mauvais destin de tous deux a voulu <• •
que je fusse logé vis-à-vis. ^\
Ce jour-là même, c'est-à-dire hier, Vressac, qui, <? \.
comme vous pouvez croire, cajole le vicomte, chassait avec C-"/
lui, malgré son peu de goût pour la chasse, et comptait^ y^
bien se consoler la nuit, entre les bras de la femme, de ^Lr,
l'ennui que le mari lui causait tout le jour mais moi, je
: ^;
jugeai qu'il aurait besoin de repos, et je m'occupai des "t
moyens de décider sa maîtresse à lui laisser le temps d'en v-
prendre.
Je réussis, et j'obtins qu'elle lui ferait une querelle de
cette même partie de chasse, à laquelle, bien évidemment, y
il n'avait consenti que pour elle. On ne pouvait prendre —
un plus mauvais prétexte mais nulle femme n'a mieux
: P
fe^
que la vicomtesse ce talent, conmiun à toutes, de mettre' <^.
l'humeur à la place de la raison, et de n'être jamais si r
^^
difficile à apaiser que quand elle a tort. Le moment d'ail- ^
leurs n'était pas commode pour les expHcations; et ne
\f^
voulant qu'une nuit, je consentais qu'ils se raccommo- ^
dassent le lendemain.
^
Vressac fut donc boudé à son retour. Il voulut en ^\
demander la cause, on le querella. Il essaya de se justifier; i

le mari qui était présent, servit de prétexte pour rompre


144 L^ LIAISONS DANGEREUSES

la conversation; il tenta enfin de profiter d*un moment


où le mari était absent, pour demander qu'on voulût bien
l'entendre le soir ce fut alors que la vicomtesse devmi
:

sublime. Hllc s*indigna contre l'audace des hommes qui,


parce qu'ils ont éprouvé les bontés d'une femme, croient
avoir le droit d'en abuser encore, même alors qu'elle a à
se plaindre d'eux; et ayant changé de thèse par cette
adresse, elle parla si bien délicatesse et sentiment, que
Vressac resta muet et confus; et que moi-même je fus
tenté de croire qu'elle avait raison car vous saurez que
:

comme aTii de tous deux, j'étais en tiers dans cette conver-


sation.
Enfin^_xIkL décJgra pysitivement qu'elle n'a)outeraii
pas les fatig ues dj:l^mouL à celles <^^ la chasse, et qu'elle
se reprocherait de troubler d'aussi doux plaisirs. Le mari
rentra. Le désolé Vressac, qui de
n'avait plus la liberté
répondre, s'adressa à moi; et après m'avoir fort longue-
ment conté ses raisons, que je savais aussi bien que lui,
il me pria de parler à la vicomtesse, et je le lui promis.

^ , ^
lui parlai ën^efl efT nTâ is ce Tut pour la remercier, et
vemr avêc"^llc de rheû're et aes moyens de notre
\j Scon
~
\ re ndez-v ous. '

*^ .
"
Elle rhc dit que logée entre son mari et son amant elle
avait trouvé plus prudent d'aller chez Vressac, que de le
recevoir dans son appartement; et que, puisque je logeais
vis-à-vis d'elle, elle croyait plus sûr aussi de vemr chez
moi; qu'elle s'y rendrait aussitôt que sa femme de
chambre l'aurait laissée seule; que je n'avais qu'à tenir
ma porte entrouverte, et l'attendre.
Tout s'exécuta comme nous en étions convenus; et
elle arriva chez moi vers une heure du matin.

. dans le simple appareil


D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil *.

Qjmme je n'ai point de vanité, jene m'arrête pas aux


détailsde la nuit : mais vous me connaissez, et j'ai été
content de moi.
Au point du jour, il a fallu se séparer. -TV^t içj gnr
l'intérêt commence. I/étourdic avait cru laisser sa ptmc
entrouvene, nous la trouvâmes fermée, et la clef était
restée en dedans vous n'avez pas d'idée de l'expression
:

de désespoir avec laquelle la vicomtesse me dit. aussitôt :

(
• Racikc, tr<igtdtf Jf Hritannicus.
LETTRE LXXI I45

« Ah ! perdue. Il faut convenir qu'il eût été plai-


je suis >

^
sant de la dans cette situation
laisser : mais pouvais-je ^c/^
souffrir qu'une femme fCit perdue pour moi, sans l'être ^y.
par moi? Et devais-je, comme le commun des hommes, ^^
me laisser maîtriser par les circonstances ? Il fallait donc
trouver un moyen. Qu'eussiez-vous fait, ma belle amie?
Voici ma conduite, et elle a réussi.
J'eus bientôt reconnu que la porte en question pouvait
s'enfoncer, en se permettant de faire beaucoup de bruit.,^^^
^
J'obtins donc de la vicomtesse, non sans peine, qu'elle^f - /
jetterait des cris perçants et d'effroi, comme au voleur, à\^^
rassassin, etc., etc. Et nous convînmes qu'au premierj/^ .

cri, j'enfoncerais la porte, et qu'elle courrait à son lit. r. HT


Vous ne sauriez croire combien il fallut de temps pour la ^ét^
décider, même après qu'elle eut consenti. Il fallut pour-
tant finir par là, et au premier coup de pied la porte céda.
La vicomtesse fît bien de ne pas perdre de temps; car
au même instant, le vicomte et Vressac furent dans le
corridor; et la femme de chambre accourut aussi à la
chambre de sa maîtresse.
J'étais seul de sang-froid, et j'en profitai pour aller
éteindre une veilleuse qui brûlait encore et la renverser
par terre; car jugez combien il eût été ridicule de feindre
cette terreur panique, en ayant de la lumière dans sa
chambre. Je querellai ensuite le mari et l'amant sur leur Sf^.j
sommeil léthargique, en les assurant que les cris auxquels
j'étais accouru, et mes efforts pour enfoncer la portej'jAl
^
avaient duré au moins cinq minutes. <*<
La vicomtesse qui avait retrouvé son courage dans son^'^v^
lit, me seconda assez bien, et jura ses grands dieux qu'il y
^

avait un voleur dans son appartement; elle protesta avec


plus de sincérité que de la vie elle n'avait eu tant de peur.
Nous cherchions partout et nous ne trouvions rien, lorsque
je fis apercevoir la veilleuse renversée, et conclus que, sans
doute, un rat avait causé le dommage et la frayeur; mon
avis passa tout d'une voix, et après quelques plaisanteries
rebattues sur les rats, le vicomte s'en alla le premier
regagner sa chambre et son lit, en priant sa femme d'avoir
à l'avenir des rats plus tranquilles.
Vressac resté seul avec nous, s'approcha de la vicom-
tesse pour lui dire tendrement que c'était une vengeance
de l'amour; à quoi elle répondit en me regardant " Il
:

était donc bien en colère, car il s'est beaucoup venge,


mais, ajouta-t-elle, je suis rendue de fatigue et je veux
dormir. <
146 lES MAISONS DANGEREUSES

J'étais dans un moment de bonté; en conséquence,


avant de nous séparer, je plaidai la cause de V'ressac, et
j'amenai le raccommodement. Les deux amants s'em-
brassèrent, et je fus, à mon tour, embrassé par tous deux.
Je ne me souciais plus des baisers de la vicomtesse mais :

j'avoue que celui de Vressac me fit plaisir. Nous sortîmes


ensemble; et après avoir reçu ses longs remerciements,
nous allâmes chacun nous remettre au lit.
Si vous trouvez cette histoire plaisante, je ne vous en
demande pas le secret. A présent que je m'en suis amusé,
il est juste que le public ait son tour. Pour le moment,

je ne parle que de l'histoire, peut-être bientôt en dirons-


nous autant de l'héroïne?
Adieu, il y a une heure que mon chasseur attend; je ne
prends plus que le moment de vous embrasser, et de vous
recommander surtout de vous garder de Prévan.
Du chjrcuu de... ce 13 septrmhrr ij**.

LETTRE LXXII
LE CHEVALIER DANCENY A CÉCILE VOLANGES
(Remise seulement le 14.)

O maCécile! que j'envie le sort de Valmont! demain


il vous verra. C'est lui qui vous remettra cette lettre;
et moi, languissant loin de vous, je traînerai ma pénible
existence entre les regrets et le malheur. Mon amie,
ma tendre amie, plaignez-moi de mes maux; surtout
plaignez-moi des vôtres; c'est contre eux que le courage
m'abandonne.
-Qu'il m'est affreux de causer votre malheur! sans moi,
vous seriez heureuse et tranquille. Me pardonnez-vous?
dites! ah! dites que vous me pardonnez; dites-moi aussi
que vous m'aimez, que vous m'aimerez toujours. J'ai
besoin que vous me le répétiez. Ce n'est pas que j'en
doute mais il me semble que plus on en est sûr, et plus
:

il est doux de se l'entendre dire. Vousm' aimez, n'est- ce

pas? oui vous m'aimez de tout e votre ame. Je n'oublie


,

pas que c'est la dernière parole que je' vous" ai entendue


prononcer. Comme je l'ai recueillie dans mon cœur!
comme elle s'y est profondément gravée! et avec quels
transports le mien y a répondu !

l t^ S^
LETTRE LXXIII I47

Hélas! dans ce moment de bonheur, j'étais loin de


prévoir le sort affreux qui nous attendait. Occupons-nous,
ma Cécile, des moyens de l'adoucir. Si j'en crois mon ami
il suffira, pour y parvenir, que vous preniez en lui une

confiance qu'il mérite.


J'ai été peiné, je l'avoue, de l'idée désavantageuse que
vous paraissez avoir de lui. J'y ai reconnu les préventions
de votre maman c'était pour m'y soumettre que j'avais
:

négligé, depuis quelque temps, ^or horripip vraimpnr :

aimable, qui aujourd'huifait tout pour rr^QJ; gpi enfin K^


travâiire, à n ous ré unir, .lorsgue^yotre maman nous a
séparés. Tê^vous en conjure, ma cHere~amie,^vbyez-le
^
^^j-
d'un œiFplus favorable. Songez qu'il est mon ami, qu'il i ^
veut être le vôtre, qu'il peut me rendre le bonheur de vous L/^ ,

voir. Si ces raisons ne vous ramènent pas, ma Cécile,


'^^^

vous ne m'aimez pas autant que je vous aime, vous ne


m'aimez plus autant que vous m'aimiez. Ah! si jamais
N
vous deviez m'aimer moins... Mais non, le cœur de ma
Cécile est à moi; il y est pour la vie; et si j'ai à craindre
les peines d'un amour malheureux, sa constance au
moins me sauvera des tourments d'un amour trahi.
Adieu, ma charmante amie; n'oubliez pas que je
souffre, et qu'il ne tient qu'à vous de me rendre heureux,
parfaitement heureux. Ecoutez le vœu de mon cœur, et
recevez les plus tendres baisers de l'amour.

Pans, ce II septembre ij**.

LETTRE LXXIII
LE VICOMTE DE VALMONT A CÉCILE VOLANGES
(Jointe à la précédente.)

L'ami qui vous sert a su que vous n'aviez rien de ce


qu'il vous fallait pour écrire, et il y a déjà pour\'u. Vous
trouverez dans l'antichambre de l'appartement que vous
occupez, sous la grande armoire à main gauche, une pro-
vision de papier, de plumes et d'encre, qu'il renouvellera
quand vous voudrez, et qu'il lui semble que vous pouvez
laisser à cette même place si vous n'en trouvez pas de plus
sûre.
148 LES LIAISONS DANGEREUSES

(>>^ vous demande de ne pas vous offenser, s'il a l'air de


^ ne faire aucune attention à vous dans le cercle, et de ne
l"
vous y regarder que comme un enfant. Cep ç cond uite
lui paraît nécessaire pou r inspirer JjL_s<i£mijc, dont il a
*
1 _bi;i>ûiiî* et pouvoir travailler plus ctficaccmcni au bonheur
I

A
de son ami et au vôtre. II tâchera de faire naître les occa-
;

^"^
.•A . sions de vous parler, quand il aura quelque chose à vous
),y^jiU«') apprendre ou à vous remettre; et il espère y par\'enir, si

y vous mettez du zèle à le seconder.


Il vous conseille aussi de lui rendre, à mesure, les

lettres que vous aurez reçues, afin de risquer moins de


vous compromettre.
Il finit par vous assurer que si vous voulez lui donner

votre confiance, il mettra tous ses soins à adoucir la per-


sécution qu'une mère trop cruelle fait éprouver à deux
personnes, dont l'une est déjà son meilleur ami, et l'autre
lui paraît mériter l'intérêt le plus tendre.
Du château de... ce 14 septembre 77**.

LETTRE LXXIV
LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

Eh! depuis quand, mon ami, vous elTrayez-vous si


facilement ? ce Pr évan e st donc bien redoutable ? Mais
voyez comme je suis simple et modeste! Je l'ai rencontré
souvent, ce superbe vainqueur; à peine l'avais-je
regardé! Il ne fallait pas moins que votre Lettre pour m'y
djk faire faire attention. J'ai rép q(ré mon i njusti c e hier. Il était
. à l'Opéra, presque vis-à-vis de moi, le m
en suis occupée.
% v^ Il est joli au moins, mais très joli; des traits fins et déli-

l^vA"^cats! il doit gagner à être vu de près. Et vous dites c|u'il


veut m'avoir! assurément il me fera honneur et plaisir.
Sérieusement, j'en ai fantaisie, et je vous confie ici que
j'ai fait les premières démarches. Je ne sais pas si elles
réussiront. Voilà le fait.
Il était à deux pas de moi, à la sortie de l'Opéra et j'ai

donné, très haut, rendez- vous à la marquise de *** pour


souper le vendredi chez la maréchale. C7est, je crois, la
seule maison où )e peux le rencontrer. Je ne doute pas
qu'il m'ait entendue... Si Ijû^ai allait n'y pas venir?
Mais, dites-moi donc, croyez-vous qu'il y vienne?
LETTRE LXXIV I49

Savez-vous que n'y vient pas, j'aurai de l'humeur


s'il

toute la soirée ? Vous voyez


qu'il ne trouvera pas tant de
difficulté à me suiire; et ce qui vous étonnera davantage,
c'est qu'il en trouvera moins encore à me plâtre. Il veut,
dit-il, crever six chevaux à me faire sa cour! Oh! je sau-
verai la vie à ces chevaux-là. Je n'aurai jamais la patience
d'attendre si longtemps. Vous savez qu'il n'est pas dans
mes principes de faire languir, quand une fois je suis déci-
dée, et je le suis pour lui.
Oh! çà, convenez qu'il y a plaisir à me parler raison!
Votre avis importa nt n*a-t-i|p^gs un grand siirrès ? Mais ^jv
que voulez- vousT'Jé~vegete depuis si longtemps! Il y a u ^
plus de six semaines que je ne me suis pas permis une ^V,
gaieté. Celle-là se présente; puis-je me la refuser? le >X
sujet n'en vaut-il pas la peine ? en est-il de plus agréable, ^^^
dans quelque sens que vous preniez ce mot ?
Vous-même, vous êtes forcé de lui rendre justice; vous
faites plus que le Eh bien!
louer, vous en êtes jaloux.
je m'établis juge entre vous deux mais d'abord, il faut
:

s'instruire, et c'est ce que je veux faire. Je serai juge


intègre, et vous serez pesés tous deux dans la même
balance. Pour vous, j'ai déjà vos mémoires, et votre
affaire est parfaitement instruite. N'est-il pas juste que je
m'occupe à présent de votre adversaire ? Allons, exécutez-
vous de bonne grâce; et, pour commencer, apprenez-
moi je vous prie, quelle est cette triple aventure dont il
est le héros. Vous m'en parlez, comme si je ne connaissais
autre chose, et je n'en sais pas le premier mot. Apparem-
ment elle se sera passée pendant mon voyage à Genève,
et votre jalousie vous aura empêché de me l'écrire. Répa-
rez cette faute au plus tôt; songez que rienjie auim Vin-
téresse ne m^est étranger. Il me semble bien qu'on en par-
lait encore à mon retour mais j'étais occupée d'autre
:

chose, et j'écoute rarement en ce genre tout ce qui n'est


pas du jour ou de la veille.
Quand ce que je vous demande vous contrarierait un
peu, n'est-ce pas le moindre prix que vous deviez aux
soins que je me suis donnés pour vous? ne sont-ce pas
eux qui vous ont rapproché de votre Présidente, quand
vos sottises vous en avaient éloigné ? n'est-ce pas encore
moi qui ai remis entre vos mains, de quoi vous venger
du zèle amer de madame de Volanges? Vous vous êtes
plaint si souvent du temps que vous perdiez à aller cher-
cher vos aventures! A présent vous les avez sous la main.
L'amour, la haine, vous n'avez qu'à choisir, tout couche
150 LES LIAISONS DANGEREUSES

SOUS le même toit; ci vous pouvez, doublant votre exis-


tence, caresser d'une main et frapper de l'autre.
C'est même encore à moi, que vous devez l'aventure de
la vicomtesse. J'en suis assez contente mais, comme vous :

dites, il faut qu'on en parle car si l'occasion a pu vous


:

engager, comme je le conçois, à préférer pour le moment


le mystère à l'éclat, il faut convemr pourtant que cette
femme ne méritait pas un procédé si honnête.
J'ai d'ailleurs à m'en plaindre. Le chevalier de Belle-
roche la trouve plus jolie que je ne voudrais; et par beau-
coup de raisons, je serai bien aise d'avoir un prétexte
pour rompre avec elle or, il n'en est pas de plus commode,
:

que d'avoir à dire On ne peut plus voir cette femme-là.


:

Adieu, Vicomte; songez que place où vous êtes, le


temps est précieux je vais employer : le mien à m'occu-
pcr du bonheur de Prévan.

Paris y ce 1$ septembre 77* *.

LETTRE LXXV
(Nota : Dans cette lettre, Cécile Volanges rend compte
avec le plus grand détail de tout ce qui est relatif à elle dans
les événements que le lecteur a vus à la fin de la première
partie, lettre LXI et suivantes. On a cru devoir supprimer
cette répétition. Elle parle enfin du vicomte de Valmont,
et elle s'exprime ainsi.)

CÉCILE VOLANGES A SOPHIE C\RNAY

Je t'assure que c'est un homme. Jîici]^ extraordinaire.


Alaman en dit beaucoup de mal mais le chevalier Dan-
;

ceny en dit beaucoup de bien, et je crois que c'est lui


qui a raison. Je n'ai jamais vu d'homme aussi adroit.
Quand m'a rendu la lettre de Danceny, c'était au milieu
il

de tout le monde, et personne n'en a rien vu; il est vrai


que j'ai eu bien peur parce que je n'étais prévenue de
rien mais à présent je m'y attendrai. J'ai déjà fort bien
:

compris comment il voulait que je tisse pour lui remettre


ma réponse. Il est bien facile de s'entendre avec lui, car il
a un regard qui dit tout ce qu'il veut. Je ne sais pas com-
ment il fait il me disait dans le billet, dont je t'ai parlé,
:

qu'il n'aurait pas Tair de s'occuper de moi devant


LETTRE LXXVI I5I

maman : en effet, on dirait toujours qu'il n'y songe pas;


et pourtant toutes les fois que je cherche ses yeux, je suis
sûre de les rencontrci tout de suite.
Il y a une bonne amie de maman, que je ne connais-
ici
sais pas, qui a aussi l'air de ne guère aimer M. de Val-
mont, quoiqu'il ait bien des attentions pour elle. J'ai
peur qu'il ne s'ennuie bientôt de la vie qu'on mène ici, et W >
qu'il ne s'en retourne à Paris; cela serait bien fâcheux.^
Il faut qu'il ait bien bon cœur d'être venu exprès pour '^Mf
rendre service à son ami et à moi! Je voudrais bien lui en U,,^
témoigner ma recoimaissance, mais je ne sais comment /*w
faire pour lui parler; et quand j'en trouverais l'occasion, ^^7
je serais si honteuse, que je ne saurais peut-être que lui
dire.
Il n'y a que madame de Meneuil avec qui je parle

librement, quand je parle de mon amour. Peut-être même


qu'avec toi, à qui je dis tout, si c'était en causant, je
serais embarrassée. Avec Danceny lui-même, j'ai souvent
senti, comme malgré moi, une certaine crainte qui m'em-
pêchait de lui dire tout ce que je pensais. Je me le reproche
bien à présent, et je donnerais tout au monde pour trou-
ver le moment de lui dire une fois, une seule fois, com-
bien je l'aime. M. de Valmont lui a promis que si je me
laissais conduire, il nous procurerait l'occasion de nous
revoir. Je ferai bien assez ce qu'il voudra; mais je ne
peux pas concevoir que cela soit possible.
Adieu, ma bonne amie, je n'ai plus de place *.
Du château de... ce 14 septembre ly**.

LETTRE LXXVI
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Ou votre lettre est un persiflage, que je n'ai pas com-


pris; ou vous en me l'écrivant, dans un délire très
étiez,
dangereux. Si je vous connaissais moins, ma belle amie,
je serais vraiment très effrayé; et quoi que vous en puis-
siez dire, je ne m'effraierais pas trop facilement.

* MademciselU de V'olanges ayant, peu de temps après y changé de


confidente, comme on le verra par la suite de ces lettres, on ne iroufera
plus dans ce recueil aucune de celles quelle a continué d'' écrire à son amie
du couvent; elles n'apprendraient rien au lecteur.
152 LES LIAISONS DANGEREUSES

beau vous lire et vous relire, je n'en suis pas plus


J'ai
avance; car, de prendre votre lettre dans le sens naturel
qu'elle présente, il n'y a pas moyen. Qu'avcz-vous donc
voulu dire?
Es t-ce s eulement qu'il était inutile de se donner tant
de soins ^flTTc tm-enn e m ^sr pet» redoutable ? mais, dans
ce cas, vojusJ^~uJrîëz^âvôrr 'tort. Prévan est réellement
^aimable; il l'est plus quë~vôus~nc le croyez; il a surtout
le talent très utile d'occuper beaucoup de son amour,
par l'adresse qu'il a d'en parler dans le cercle, et devant
tout le monde, en se servant de la première conversation
qu'il trouve. Il est peu de femmes qui se sauvent alors du
piège d'y répondre, parce que toutes ayant des préten-
tions à la finesse, aucune ne veut perdre l'occasion d'en
montrer. Or, vous savez assez que femme qui consent à
parler d'amour, finit bientôt par en prendre, ou au moins
par se conduire comme si elle en avait. Il gagne encore à
cette méthode, qu'il a réellement perfcaionnée, d'appeler
souvent les femmes elles-mêmes en témoignage de leur
défaite; et cela, je vous en parle pour l'avoir vu.
Je n'étais dans le secret que de la seconde main; car
jamais je n'ai été lié avec Prévan mais enfin nous y étions
:

six et la comtesse de P ***, tout en se croyant bien fine,


:

et ayant l'air en effet, pour tout ce qui n'était pas instruit,


de tenir une conversation générale, nous raconta dans le
rplus grand détail, et comme quoi elle s'était rendue à
) Prévan, et tout ce qui s'était passé entre eux. Elle faisait
ce récit avec une telle sécurité, qu'elle ne fut pas même
troublée par un fou rire qui nous prit à tous six en même
temps; et je me souviendrai toujours qu'un de nous
ayant voulu, pour s'excuser, feindre de douter de ce
qu'elle disait, ou plutôt de ce qu'elle avait l'air de dire,
répondit gravement qu'à coup sûr nous n'étions aucun
Ielle
aussi bien instruits qu'elle; et elle ne craignit pas même
de s'adresser à Prévan, p>our lui demander si elle s'était
trompée d'un mot.
JIai_donc p u cr oire cet honime dangereux pour tout le
monde mais~pour vous, Marquise, ne sutfisaitMl j^as
:

comme vous le dites vous-même ?


qu'il fût ;o//, très joliy
ou vous fît une Je ces attaques^ que vous vous plaisiez
qu'il
quelquefois à récompenser sans autre motif que de les trouver
y

bien faites ? ou que vous eussiez trouvé plaisant de vous


rendre par une raison quelconque? ou... que sais-je?
puis-jc deviner les mille et mille caprices qui gouvernent
la tête d'une femme, et par qui seuls vous tenez encore
LETTRE LXXVI I53

à votre sexe ? A présent que vous êtes avertie du danger,


je ne doute pas que vous ne vous en sauviez facilement :

mais pourtant fallait-il vous avertir. Je reviens donc à


mon texte; qu'avez- vous voulu dire?
Si ce n'est qu'un persiflage sur Prévan, outre qu'il
est bien long, ce n'était pas vis-à-vis de moi qu'il était
utile; c'est dans le monde qu'il faut lui donner quel-
que bon ridicule, et je vous renouvelle ma prière à ce
sujet.
Ah! je crois tenir le mot de l'énigme! votre lettr e est
uaejrophétiei non je ce quç vnn<; fpreT^mai*; de ce qu'il
(

vou s croira prête à f aire au moment de la cliutê~que vous


lui^répamz» J'approuve as^ez lc pi uJ L L, -tl exige pour-
tant de grands ménagements. Vous savez comme moi
que, pour l'effet public, avoir un homme ou recevoir ses
soins, est absolument la même chose, à moins que cet
homme ne soit un sot et Prévan ne l'est pas, à beaucoup
;

près. S'il peut gagner seulement une apparence, il se


vantera, et tout sera dit. Les sots y croiront, les méchants
auront l'air d'y croire quelles seront vos ressources?
:

Tenez, j'ai peur. Ce n'est pas que je doute de votre


adresse mais ce sont les bons nageurs qui se noient.
:

Je ne me crois pas plus bête qu'un autre! des moyens


de déshonorer une femme, j'en ai trouvé cent, j'en ai
trouvé mille mais quand je me suis occupé de chercher
:

comment elle pourrait s'en sauver, je n'en ai jamais vu


la possibilité. Vous-même, ma belle amie, dont la conduite
est un chef-d'œuvre, cent fois j'ai cru vous voir plus de
bonheur que de bien joué.
Mais après tout, je cherche peut-être une raison à ce
qui n'en a point. J'admire comment, depuis une heure,
je traite sérieusement ce qui n'est, à coup sûr, qu'une
plaisanterie de votre part. Vous allez vous moquer de
moi Hé bien soit mais dépêchez-vous, et parlons d'autre
! ! ;

chose. D'autre chose! je me trompe, c'est toujours de la


même; toujours des femmes à avoir ou à perdre, et sou-
vent tous les deux.
J'ai ici, comme vous l'avez fort bien remarqué, de quoi
m'exercer dans les deux genres, mais non pas avec la
même facilité. Je prévois que la vengeance ira plus vite
que l'amour. La petite Volanges est rendue, j'en réponds;
elle ne dépend plus que de l'occasion, et je me charge de la
faire naître. Mais il n'en est pas de même de madame
de Tourvel cette femme est désolante, je ne la conçois
:

pas; j'ai cent preuves de son amour, mais j'en ai mille


154 LES LIAISONS DANGEREUSES

de sa résistance; et en vérité, je crains qu'elle ne


m'échappe.
Le premier eflfet qu'avait produit mon retour, me faisait
i^ tspérer davantage. Vous devinez que je voulais en juger
.1 moi-même; et pour m'assurcr de voir les premiers
<.4w^T)ar
VvO mouvements, je ne m'étais fait précéder par personne,
^
,

J^ct j'avais calculé ma route pour arriver pendant qu'on


^'*'^
serait à table. En effet, je tombai des nues, comme une
divinité d'Opéra qui vient faire un dénouement.
Ayant fait assez de bruit en entrant pour fixer les
regards sur moi, je pus voir du même coup d'œil la joie
de ma vieille tante, le dépit de madame de Volanges, et le
plaisir décontenancé de sa fille. Ma belle, par la place
qu'elle occupait, tournait le dos à la porte. Occupée dans
ce moment à couper quelque chose, elle ne tourna seule-
ment pas la tête mais j'adressai la parole à madame de
:

Rosemonde; et au premier mot, la se nsible d giQtc ayant


xccorm u m a^oix. ijlui échappa un cri^ dans, lequel je
crus rt-rnnnaîrre plus d\qmft"r quc de surprise et d'cfiroi.
Je m'étais alors assez avancé pour voir sa figure :le
tumulte de son âme, le combat de ses idées et de ses senti-
ments, s'y peignirent de vingt façons différentes. Je me
mis à table à côté d'elle; elle ne savait cxaaement rien de
ce qu'elle faisait ni de ce qu'elle disait. Elle essaya de
continuer de manger; il n'y eut pas moyen enfin, moins
:

d'un quart d'heure après, son embarras et son plaisir


devenant plus forts qu'elle, elle n'imagina rien de mieux,
que de demander permission de sortir de table, et elle se
sauva dans le parc, sous le prétexte d'avoir besoin de
prendre l'air. Madame de Volanges voulut l'accompagner;
la tendre prude ne le permit pas : trop heureuse, sans
doute, de trouver un prétexte pour être seule, et se livrer
sans contrainte à la douce émotion de son cœur.
J'abrégeai le dîner le plus qu'il me fut possible. A
peine avait-on sersi le dessert, que l'infernale Volanges,
pressée apparemment du besoin de me nuire, se leva de
sa place pour aller trouver la charmante malade : mais
j'avais prévu ce projet, et je le traversai. Je feignis donc
de prendre ce mouvement particulier pour le mouvement
général ; et m'étant levé en même temps, la petite Volanges
et le curé du lieu se laissèrent entraîner par ce double
exemple; en sorte que madame de Rosemonde se trouva
seule à table avec le vieux commandeur de T..., et tous
deux prirent aussi le parti d'en sortir. Nous allâmes donc
tous rejoindre ma belle, que nous trouvâmes dans le
LETTRE LXXVI I55

bosquet près du château; et comme elle avait besoin de


solitude et non de promenade, elle aima autant revenir
avec nous, que nous faire rester avec elle.
Dès que je fus assure que madame de Volanges n'au-
rait pas l'occasion de
lui parler seule, je songeai à exécu-
m'occupai des intérêts de votre pupille.
ter vos ordres, et je
Aussitôt après le café, je montai chez moi, et j'entrai
aussi chez les autres, pour reconnaître le terrain; je fis
mes dispositions pour assurer la correspondance de la
petite; et après ce premier bienfait, j'écrivis un mot pour
l'en instruire et lui demander sa confiance; je joignis mon y
billet à la lettre de Danceny. Je revins au salon. J'y trou- ^^
vai ma belle établie sur une chaise longue dans un abandon %» j>
délicieux. CU^'^T
Ce spectacle, en éveillant mes désirs, anima mes'V/ ^i
regards ; je sentis qu'ils devaient être tendres et pressantSjJ^ \r
et je me manière à pouvoir en faire usage. Leur
plaçai de 3*'^
premier effet fut de faire baisser les grands yeux modestes
de la céleste prude. Je considérai quelque temps cette
figure angélique; puis, parcourant toute sa personne je
m'amusais à deviner les contours et les formes à travers
un vêtement léger, mais toujours imponun. Après être
descendu de la tête aux pieds, je remontais des pieds à la
tête... Ma belle amie, le doux regard était fixé sur moi;
sur-le-champ il se baissa de nouveau, mais voulant en
favoriserle retour, je détournai mes yeux. Alors s'établit
entre nous cette convention tacite., premier în\[jé de
l!âîPour_umidej qui, pour satisfaire le besom mutuel de se
voir, permet aux regards de se succéder en attendant qu'ils
se confondent.
Persuadé que ce nouveau plaisir occupait ma belle tout
entière, je me chargeai de veiller à notre commune sûreté :

mais après m'être assuré qu'une conversation assez vive


nous sauvait des remarques du cercle, je tâchai d'obtenir
de ses yeux qu'ils parlassent franchement leur langage.
Pour cela je surpris d'abord quelques regards; mais avec
tant de réserve, que la modestie n'en pouvait être alar-
mée; et, pour mettre la timide personne plus à son aise,
je paraissais moi-même aussi embarrassé qu'elle. Peu à
peu nos yeux, accoutumés à se rencontrer, se fixèrent
plus longtemps; enfin ils ne se quittèrent plus, et j'aper-
çus dans les siens cette douce langueur, signal heureux
de l'amour et du désir; mais ce ne fut qu'un moment;
et bientôt revenue à elle-même, elle changea, non sans
quelque honte, son maintien et son regard.
156 LES LIAISONS DANGEREUSES

Ne voulant pas qu'elle pût douter que j*eussc remarque


SCS divers mouvements, je me levai avec vivacité, en lui
demandant, avec l'air de l'effroi si clic se trouvait mal.
Aussitôt tout le monde vint l'entourer. Je les laissai tous
passer devant moi et comme la petite Volanges, qui tra-
;

vaillait à la tapisserie auprès d'une fenêtre, eut besoin de


quelque temps pour quitter son métier, je saisis ce
moment pour lui remettre la lettre de Danceny.
J'étais un peu loin d'elle; je jetai l'épître sur ses genoux.
Elle ne savait en vérité qu'en faire. Vous auriez trop ri de
son air de surprise et d'embarras; pourtant je ne riais
point, car je craignais que tant de gaucherie ne nous
trahît. Mais un coup d'œil et un geste fortement pronon-
cés, lui firent enfin comprendre qu'il fallait mettre le
paquet dans sa poche.
Le reste de la journée n'eut rien d'intéressant. Ce qui
s'est passé depuis amènera peut-être des événements dont
vous serez contente, au moins pour ce qui regarde votre
pupille; mais il vaut mieux employer son temps à exécu-
ter ses projets qu'à les raconter. Voilà d'ailleurs la hui-
tième page que j'écris, et j'en suis fatigué; ainsi, adieu.
Vous vous doutez bien, sans que je vous le dise, que la
petite a répondu à Danceny *. J'ai eu aussi une réponse
de ma belle, à qui j'avais écrit le lendemain de mon arri-
vée. Je vous envoie les deux lettres. Vous les lirez ou vous
ne les lirez pas car ce perpétuel rabâchage, qui déjà ne
:

m'amuse pas trop, doit être bien insipide, pour toute


personne désintéressée.
Encore une fois, adieu. Je vous aime toujours beau-
coup; mais je vous en prie, si vous me reparlez de Pré-
van, faites en sorte que je vous entende.
Du château de... ce ij septembre ij**.

LETTRE LXXVII
LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL

D'où peut venir, Madame, le soin cruel que vous


mettez à me fuir? comment se peut-il que l'empresse-
ment le plus tendre de ma part, n'obtienne de la vôtre
que des procédés qu'on se permettrait à peine envers
* Ctttt lettré Hé t*gst pas retrouté*.
LETTRE LXXVII I57

l'homme dont on aurait le plus à se plaindre? Quoi!


l'amour me ramène à vos pieds; quand un heureux
et /

hasard me place à côté de vous, vous aimez mieux ^\^


feindre une indisposition, alarmer vos amis, que de ^^ «

consentir à rester près de moi Combien de fois hier n'avez- /^


!

vous pas détourné vos yeux pour me priver de la faveur ^, >

d'un regard? et si un seul instant j'ai pu y voir moins de y _


sévérité, ce moment a été si court, qu'il semble que vous '

ayez voulu moins m'en faire jouir, que me faire sentir


ce que je perdais à en être privé.
^^
Ce n'est là, j'ose le dire, ni le traitement que mérite
l'amour, ni celui que peut se permettre l'amitié; et toute-
fois, de ces deux sentiments, vous savez si l'un m'anime,
et j'étais, ce me semble, autorisé à croire que vous ne
vous refusiez pas à l'autre. Cette amitié précieuse, dont
sans doute vous m'avez cru digne, puisque vous avez
bien voulu me l'offrir, qu'ai-je donc fait pour l'avoir
perdue depuis ? me serai-je nui par ma confiance, et me
punirez-vous de ma franchise? ne craignez-vous pas au
moins d'abuser de l'une et de l'autre ? En effet, n'est-ce
pas dans le sein de mon amie, que j'ai déposé le secret
de mon cœur? n'est-ce pas vis-à-vis d'elle seule, que j'ai
pu me croire obligé de refuser des conditions qu'il me
suffisait d'accepter, pour me donner la facilité de ne les
pas tenir, et peut-être celle d'en abuser utilement ? Vou-
driez-vous enfin, par une rigueur si peu méritée, me forcer
à croire qu'il n'eût fallu que vous tromper pour obtenir
plus d'indulgence?
Je ne me repens point d'une conduite que je vous
devais, que je me devais à moi-même; mais par quelle
fatalité, chaque action louable devient-elle pour moi le
signal d'un malheur nouveau ?
C'est après avoir donné lieu au seul éloge que vous
ayez encore daigné faire de ma conduite, que j'ai eu, pour
la première fois, à gémir du malheur de vous avoir déplu.
C'est après vous avoir prouvé ma soumission parfaite,
en me privant du bonheur de vous voir, uniquement pour
rassurer votre délicatesse, que vous avez voulu rompre
toute correspondance avec moi, m'ôter ce faible dédomma-
gement d'un sacrifice que vous aviez exigé, et me ravir
jusqu'à l'amour qui seul avait pu vous en donner le
droit. C'est enfin après vous avoir parlé avec une sincérité,
que l'intérêt même de cet amour n'a pu affaiblir, que
vous me fuyez aujourd'hui comme un séducteur dange-
reux, dont vous auriez recoimu la perfidie.
158 LES LIAISONS DAN(iEREUSES

Nevous lasscrcz-vous donc jamais d'être injuste?


Apprenez-moi du moms quels nouveaux torts ont pu
vous porter à tant de sévérité, et ne refusez pas de me
dicter les ordres que vous voulez que je suive; quand je
m'engage à les exécuter, est-ce trop prétendre que de
demander à les connaître ?

De... ce is septembre ij**.

LETTRE LXXVIII
LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT

Vous Monsieur, surpris de ma conduite,


paraissez,
et peu s'en faut même
que vous ne m'en demandiez
compte, comme ayant le droit de la blâmer. J'avoue que je
v-^ me serais crue plus autorisée que vous à m'étonner et à
^ y me plaindre mais depuis le refus contenu dans votre
;

Vo \ dernière réponse, j'ai pris le parti de me renfermer dans


^ ^une indifférence qui ne laisse plus lieu aux remarques
^^-^ni aux reproches. Cependant, comme vous me demandez
^^ des éclaircissements, et que, grâces au Ciel, je ne sens
^
y ~^ rien en moi qui puisse m'empécher de vous Ic^ donner,
je veux bien entrer encore une fois en explication avec
•^CJ vous.
Qui lirait vos lettres, me croirait injuste ou biz^arrc.
Je crois mériter que persorme n'ait cette idée de moi; il
me semble surtout que vous étiez moins qu'un autre
dans le cas de la prendre. Sans doute, vous avez senti
qu'en nécessitant ma justification, vous me forciez à
rappeler tout ce qui s'est passé entre nous. Apparem-
ment vous avez cru n'avoir qu'à gagner à cet examen :

comme, de mon côte, je ne crois pas avoir à y perdre, au


moins à vos yeux, je ne crains pas de m'y livrer. Peut-
être est-ce, en moyen de connaître qui >.ic nous
effet, le seul
deux de se plaindre de l'autre.
a le droit
A compter. Monsieur, du jour de votre arnvcc dans
ce château, vous avouerez, je crois, qu'au moms votre
réputation m'autorisait à user de quelque réserve avec vous,
et que j'aurais pu, sans craindre d'être taxée d'un excès
de pruderie, m'en tenir aux seules expressions de la poli-
tesse la plus froide. Vous-même m'eussiez traitée avec
indulgence, et vous eussiez trouvé simple qu'une femme
LETTRE LXXVIII I59

aussi peu formée n'eût pas même le mérite nécessaire


pour apprécier le vôtre. C'était sûrement là le parti de la
prudence; et il m'eût d'autant moins coûté à suivre, que je
ne vous cacherai pas que, quand madame de Rosemonde
vint me faire part de votre arrivée, j'eus besoin de me
rappeler mon amitié pour elle, et celle qu'elle a pour vous,
pour ne pas lui laisser voir combien cette nouvelle me
contrariait.
Je conviens volontiers que vous vous êtes montré
d'abord sous un aspect plus favorable que je ne l'avais
imaginé; mais vous conviendrez à votre tour qu'il a bien
peu duré, et que vous vous êtes bientôt lassé d'une
contrainte, dont apparemment vous ne vous êtes pas cru
suffisamment dédommagé par l'idée avantageuse qu'elle
m'avait fait prendre de vous.
C'est alors qu'abusant de ma bonne foi, de ma sécurité,
vous n'avez pas craint de m'entretenir d'un sentiment
dont vous ne pouviez pas douter que je ne me trouvasse
offensée; et moi, tandis que vous ne vous occupiez qu'à
aggraver vos tons en les multipliant, je cherchais un
motif pour les oublier, en vous offrant l'occasion de les
réparer, au moins en partie. Ma demande était si juste
que vous-même ne crûtes pas devoir vous y refuser mais :

vous faisant un droit de mon indulgence, vous en profi-


tâtes pour me demander une permission, que, sans doute,
je n'aurais pas dû accorder, et que pourtant vous avez
obtenue. Des conditions qui y furent mises, vous n'en
avez tenu aucune; et votre correspondance a été telle,
que chacune de vos lettres me faisait un devoir de ne
plus vous répondre. C'est dans le moment même où votre
obstination me forçait à vous éloigner de moi que, par
une condescendance peut-être blâmable, j'ai tenté le seul
moyen qui pouvait me permettre de vous en rapprocher :

mais de quel prix est à vos yeux un sentiment honnête ?


Vous méprisez l'amitié; et dans votre folle ivresse, comp-
tant pour rien les malheurs et la honte, vous ne cherchez
que des plaisirs et des victimes.
r^Aussi léger dans vos démarches, qu'inconséquent dans ^irxA
vos reproches, vous oubliez vos promesses, ou plutôt \
i
J[^
vous vous faites un jeu de les violera:t^ après avoiiLr""*^^nt'
Z^^^,
^ vous élnignrr dejnpi, vous rev enez ici sans y être rappelai "V^^
sans égard pour mes prières ,~pouf mes raisons, sans avoir '^M
même l'attention de m'en prévenir, vous n'avez pas craint «^oVi
de m'exposer à une surprise dont l'effet, quoique bien
simple assurément, aurait pu être interprété défavorable-
LES LIAISONS DANGEREUSES 6
.

l60 LES LIAISONS DANGEREUSES

ment pour moi, par les persomics qui nous entouraient.


^ Ce moment d'embarras que vous aviez fait naître, loin de
^
i! ««^^
chercher à en distraire, ou à le dissiper, vous avez paru
mettre tous vos soins à l'augmenter encore. A table, vous
>l^ choisissez précisément votre place à côte de la mienne :

t>^' une légère indisposition me force d'en sortir avant les


autres; et au lieu de respecter ma solitude, vous engagez
tout le monde à venir la troubler. Rentrée au salon, si je
fais un pas, je vous trouve à côté de moi; si je dis une
parole, c'est toujours vous qui me répondez. Le mot le
plus indifférent vous sert de prétexte pour ramener une
conversation que je ne voulais pas entendre, qui pouvait
même me compromettre car enfin. Monsieur, quelque
:

adresse que vous y mettiez, ce que je comprends , je cro is


que les autres pt^ut^nr nu???^i Iç topiprrndrf^
Forcée ainsi par vous à l'immobilité et au silence,
jQjJ(^ vous n'en continuez pas moins de me poursuivre; je ne
^ \oC puis lever les yeux sans rencontrer les vôtres. Je suis sans
cesse obligée de détourner mes regards; et par une incon-
séquence bien incompréhensible, vous fixez sur moi
ceux du cercle, dans un moment où j'aurais voulu pou-
voir même me dérober aux miens.
^^^ Et vous vous plaig nez dc^jnçs^procédés et vous vous !

T\^ étonnez de mon empressement à vous Tuir Ah blâmez- ! !

^^i moi plutôt de mon indulgence, étonnez- vous que je ne


-^ v^ sois pas partie au moment de votre arrivée. Je l'aurais dû

(^
\^i. peut-être, et vous me forcerez à ce parti violent mais
nécessaire, si vous ne cessez enfin des poursuites offen-
•^•-^ santés. Non,n'oublie point, je n'oublierai jamais ce que
je
je me que je dois à des nœuds que j'ai formes,
dois, ce
que je respecte et que je chéris; et je vous prie de croire
que, si jamais je me trouvais réduite à ce choix malheu-
reux, de les sacrifier ou de me sacrifier moi-même, je ne
balancerais pas un instant. Adieu, Monsieur.

De... ce i6 septembre 77**.

LETTRE LXXIX
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Je comptais aller à la chasse ce matin mais il fait :

un temps détestable. Je n'ai pour toute lecture qu'un


.

LETTRE LXXIX l6l

roman nouveau, qui ennuierait même une pensionnaire.


On déjeunera au plus tôt dans deux heures ainsi malgré
:

ma longue lettre d'hier, je vais encore causer avec vous.


Je suis bien sûr de ne pas vous ennuyer, car je vous
parlerai du très joli 2révan. Cominent n^avez-vou^_pas su
sa famcuë<;-avciiturei Ç^le qui a séparé les inséparables ?
Je pane que vous vous îà~ rappellerez au premier mot.
La voici pourtant, puisque vous la désirez.
Vous vous souvenez que tout Paris s'étonnait que.liûis
femmes, toutes trois jolies, ayant toutes trois les mêmes ^-'^^
pouvant avoir les mêmes prétentions, restassent
talents, et
intimement liées entre elles depuis le moment de leur
entrée dans le monde. On crut d'abord en trouver la rai-
son dans leur extrême timidité mais bientôt, entourées
:

d'une cour nombreuse dont elles partageaient les hom-


mages, et éclairées sur leur valeur par l'empressement
et les soins dont elles étaient l'objet, leur union n'en
devint pounant que plus forte; et l'on eût dit que le
triomphe de l'une était toujours celui des deux autres.
O n espérait au mo ins que le moment de l'amour amè- r\\^[
ri^j-pir qTip1qiip'~fî;YqjrT^'^Mn<; nagfpîThlpg se disputaient ^^
l'honneur d'être la pomme
de discorde; et moi-même, je ^'^;
me serais mis alors sur les rangs, si la grande faveur où la^i^
comtesse de... s'éleva dans ce même temps, m'eût per- ""^"^

mis de lui être infidèle avant d'avoir obtenu l'agrément


que je demandais.
Cependant nos trois beautés, dans le même carnaval
firent leur choix comme de concert; et loin qu'il excitât
les orages qu'on s'en était promis, il ne fit que rendre leur
amitié plus intéressante, par le charme des confidences.
La foule des prétendants malheureux se joignit alors à
celle des femmes jalouses, et la scandaleuse constance
fut soumise à la censure publique. Les uns prétendaient j
que dans cette société des insépa rables (ainsi la nomma- /
t-on alors), la loi fondameiïtaleêTait la communauté de
biens, et que l'amour même y était soumis; d'autres assu-
raient que les trois amants, exempts de rivaux, ne l'étaient
pas de rivales on alla même jusqu'à dire qu'ils n'avaient
:

été admis que par décence, et n'avaient obtenu qu'ui^J


titre sans fonaion.
Ces bruits, vrais ou faux, n'eurent pas l'effet qu'on
s'en était promis. Les trois couples, au contraire, sen-
tirent qu'ils étaient perdus s'ils se séparaient dans ce
moment; ils prirent le parti de faire tête à l'orage. Le
public, qui se lasse de tout, se lassa bientôt d'une satire
l62 LES LIAISONS DANGEREUSES

infruaucuse. Emporté par sa légèreté naturelle, il


s'occupa d'autres objets puis, revenant à cclui-ci avec
:

son inconséquence ordinaire, il changea la critique en


éloge. Comme ici tout est de mode, l'enthousiasme
gagna; il devenait un \Tai déhre, lorsque Prévan entreprit
de vérifier ces prodiges, et de fixer sur eux l'opinion
pubhque et la sienne.
rf^hprrha doijç CCS modèles de pcrfeaion. Admis
Il
facilement dans leur^^ôcîété, il en tira un favorable
augure. Il savait assez que les gens heureux ne sont pas
d'un accès si facile. Il vit que ce bonheur
bientôt, en effet,
si vanté était, comme que dési-
celui des rois, plus envié
^^ rable. Il remarqua que, parmi c es préte ndus inséparabl es»
à rechercher les plaisirs dujlehors, qu'on
^ ^ QDJ:ûramençait
s'y occupait même de distraaion ç; i[ en çpnclût que les
;

^liens j^amour ou d'amitié étaient dé jà rel^ç hé^ ^" rnmp;i«t^


1 (

et que ceux de l'amour-propre et de l'habitude conser-


vaient seuls quelque force.
Cependant les femmes, que le besoin rassemblait,
conservaient entre elles l'apparence de la même intimité :

mais les hommes, plus libres dans leurs démarches,


retrouvaient des devoirs à remplir ou des affaires
à suivre; ils s'en plaignaient encore, mais ne s'en
dispensaient plus, et rarement les soirées étaient com-
plètes.
C
ette conduite deleur part fut profitable à l'assidu
Eléiian, qui, placé naturellement auprès de la délaissée
^ d u jour, trouvait à offrir alternativement, et selon les
'T^irconstanccs, le même hommage au^T trois amies. Il
sentit facilement que faire un cnoix entre ^les, c'était
se perdre; que la fausse honte de se trouver la première
infidèle, effaroucherait la préférée;que la vanité blessée
des deux autres, les rendrait ennemies du nouvel amant,
et qu'elles ne manqueraient pas de déployer contre lui
la sévérité des grands principes; enfin, que la jftlgy^'g-
ramènerait à coup sûr les soins d'un rival qui pouvait
être encore à craindre. Tout fût devenu obstacle; tout
devenait facile dans son triple projet; chaque femme
était indulgente, parce qu'elle y était intéressée, chaque
homme, parce qu'il croyait ne pas l'être.
Prévan, qui n'avait alors qu'une seule femme à sacri-
fier, fut assez heureux pour qu'elle de la célébrité.
prît
Sa quahté d'étrangère, et l'hommage d'un grand prince
assez adroitement refusé, avaient fixé sur elle l'attention
de la cour et de la ville; son amant en partageait l'hon-
.

LETTRE LXXIX 163

neur, et en profita auprès de ses nouvelles maîtresses.


La seule difficulté était de mener de front ces trois
intrigues, dont la marche devait forcément se régler sur
la plus tardive; en effet, je tiens d'un de ses confidents,
que sa plus grande peine fut d'en arrêter une, qui se
trouva prête à éclore près de quinze jours avant les
autres.
Enfinje^rand our j
arr iva. Pré van, qui avait obtenu les
trois aveux, se trouvait déjàTnaître des démarches, et les
régla comme vous allez voir. Des trois maris, l'un était
absent, l'autre partait le lendemain au point du jour, le
troisième était à la ville. Les inséparables amies devaient
souper chez la veuve future; mais le nouveau maître
n'avait pas permis que les anciens serviteurs y fussent
invités. Le matin même de ce jour, il fait trois lots des
lettres de sa belle, il accompagne l'un du portrait qu'il
avait reçu d'elle, lesecond d'un chiffre amoureux qu'elle-
même avait peint, le troisième d'une boucle de ses che-
veux; chacune reçut pour complet ce tiers de sacrifice,
et consentit, en échange, à envoyer à l'amant disgracié,
une letueéclatante_de rujpture
C'était beaucoup; ce n était pas assez. Celle dont le
mari était à la ville ne pouvait disposer que de la jour-
née; il fut convenu qu'une feinte indisposition la dis-
penserait d'aller souper chez son amie, et que la soirée
serait toute à Prévan la nuit fut accordée par celle dont le
:

mari fut absent et le point du jour, moment du départ du


:

troisième époux, fut marqué par la dernière, pour l'heure


du berger.
Prévan qui ne néglige rien, court ensuite chez la belle
étrangère, y porte et y fait naître l'humeur dont il avait
besoin, et n'en sort qu'après avoir établi une querelle
qui lui assure vingt-quatre heures de liberté. Ses dispo-
sitions ainsi faites, il rentra chez lui, comptant prendre
quelque repos; d'autres affaires l'y attendaient.
L£5jettres de xupture avaient été un coup de lumi.ère
pjQiULjes amants disgraciés -:_cliacuii_^^ux_nç.i>ouy ait
H Qiirpr"qTrttn!pnr été sa crifié à Prévan ; et le dépit d'avoir
été joué, se joignant à Phumeur que donne presque tou-
jours la petite humiliation d'être quiné, tous trois, sans
se communiquer, mais comme de concert, avaient résolu
d'en avoir raison, et pris le parti de la demander à leur
fortune rival.
Celui-ci trouva donc chez lui les trois cartels; il les
accepta loyalement :mais ne voulant perdre ni les plai-
164 ^xas^Wi^*^'^ LES LIAISONS DANGEREUSES

sirs, ni Téclat de cette aventure, i l fixa les rendez-vo us


au lendemain m.iîj rij fî W*^ a^^^ign-j fmis. ir t tmi x a\}^ pi^-pif
lifMij'^ g la même heure. Ce fut à une des pones du bois
de Boulogne.
Le soir venu, il courut sa triple carrière avec un succès
égal; au moins s'est-il vanté depuis, que chacune de ses
nouvelles maîtresses avait reçu trois fois, le gage et le
serment de son amour. Ici, comme vous le jugez bien,
les preuves manquent à l'histoire; tout ce que peut faire
l'historien impartial, c'est de faire remarquer au lecteur
incrédule, que la vanité et l'imagination exaltées peuvent
enfanter des prodiges, et de plus, que la matinée qui
devait suivre une si brillante nuit, paraissait devoir dis-
penser de ménagement pour l'avenir. Quoi qu'il en soit,
les faits suivants ont plus de certitude.
Prévan se rendit exactement au rendez-vous qu'il avait
indiqué; il_y îrniiva_sesjt rois riv au?^ un peu surpris de
leur rencontre, et peut-être chacun d eux déjà consolé en
partie, en se voyant des compagnons d'infortune. Il les
aborda d'un air affable et cavalier, et leur tint ce discours,
qu'on m'a rendu fidèlement :

" Messieurs, leur dit-il, en vous trouvant rassemblés

ici, vous avez deviné sans doute que vous aviez tous trois
le môme sujet de plainte contre moi. Je suis prêt à vous
rendre raison. Que le sort décide, entre vous, qui des
trois tentera le premier une vengeance à laquelle vous
avez tous un droit égal. Je n'ai amené ici ni second, ni
témoins. Je n'en ai point pris pour l'offense; je n'en
demande point pour la réparation. Puis cédant à son •>

caractère joueur Je sais, ajouta-t-il, qu'on gagne rare-


: '

ment Je sept et le va : mais quel que soit le sort qui


m'attend, on a toujours assez vécu, quand on a eu le
temps d'acquérir l'amour des femmes et l'estime des
hommes.
Pendant que ses adversaires étonnés se regardaient en
silence, et que leur délicatesse calculait peut-être que ce
triple combat ne laissait pas la partie égale, Prévan reprit
la parole :Je ne vous cache pas, continua-t-il donc, que
<

la nuit que je viens de passer m'a cruellement fatigué.


Il serait généreux à vous de me permettre de réparer mes

forces. J'ai donné mes ordres pour qu'on tînt ici un


déjeuner prêt; faites-moi l'honneur de l'accepter. Déjeu-
nons ensemble, et surtout déjeunons gaiement. On peut
se battre pour de semblables bagatelles; mais elles ne
doivent pas, je crois, altérer notre humeur. "
LETTRE LXXIX 165

Le déjeuner fut accepté. Jamais, dit-on, Prévan ne fut


plus aimable. Il eut l'adresse de n'humilier aucun de ses
rivaux; de leur persuader que tous eussent eu facilement
les mêmes succès, et surtout de les faire convenir qu'ils
n'en eussent pas plus que lui laissé échapper l'occasion.
Ces faits une fois avoués, tout s'arrangeait de soi-même.
Aussi le déjeuner n'était-il pas fini, qu'on >' avait déjà H^^
répété dix fois que de pareilles femmes nemeritaient_2asy^ ^
qig^iioMetêrgens ^e batri^sënt pour elles Cctté"ldée .
% i

amena la cdrdiaTitél~Te vrfTIa fortifia; si bien que peu^'^'/i'^ï


de moments après, ce ne fut pas assez de n'avoir plus
de rancune, on se jura amitié sans r éserv e. ^
^
Prévan, qui sans" doute aimait ^en autant ce dénoue-
ment que l'autre, ne voulait pourtant y rien perdre de sa
célébrité. En conséquence, pliant adroitement ses projets
aux circonstances JEn^ffet,.dJXri] aux_trois ofijeiiés, ce
: <

n'est_pas de_moi, mais de vosjnMèlesrnaîtresses_^^


vous avez à vous venger. Je voïis en o^e roccasion. Déjà hj
je rçssenSx- comme vous-rhêmes, une^lnjure que^bientôt ' ^<^*.
je partagerais car si chacun
: ^
vous n'a pu parvenir à /^
en fixer une seule, puis-ie espererldlZEsIIfi^ïIIûûtes V/
troh? Vojrejguerejle devient la mienne. Acceptez pour /^^ ^
ce soir, iin souper dans ma petite maison, et j'espère ne ^t-
pas différer plus longtemps votre vengeance. On voulut >

le faire expliquer mais lui, avec ce ton de supériorité


:

que la circonstance l'autorisait à prendre Messieurs, : <

répondit-il, je crois vous avoir prouvé que j'avais quelque


esprit de conduite; reposez-vous sur moi. Tous consen- >

tirent; et après avoir embrassé leur nouvel ami, ils se


séparèrent jusqu'au soir, en attendant l'effet de ses pro-
messes.
Celui-ci, sans perdre de temps retourne à Paris, et va,
^
suivant l'usage, visiter ses nouvelles conquêtes. Il obtint , ^
de toutes trois, qu'elles viendraient le soir même souper ^
en tête à tête à sa petite maison. Deux d'entre elles firent / ^V
bien quelques difficultés, mais que reste-t-il à refuser le 'v^
lendemain? Il donna le rendez-vous à une heure de ^'i^ '

distance, temps nécessaire à ses projets. Après ces prépa- "^


'
ratifs, il se retira, fit avertir les trois autres conjurés, et ^ ,

tous quatre allèrent gaiement attendre leurs victimes. ^Vj-


On entend arriver la première. Prévan se présente seul, ^ô
la reçoit avec l'air de l'empressement, la conduit jusque ^
dans sanctuaire dont elle se croyait la divinité; puis,
le
disparaissant sur un léger prétexte, il se fait remplacer
^
aussitôt par l'amant outragé.
l66 LES LIAISONS DANGEREUSES

Vous juge? que la confusion d'une femme qui n'a


y point.
encore l'usage des aventures, rendait, en ce moment,
"^ ^ le triomphe bien facile tout reproche qui ne fut pas fait,
:

il/^t/J^ fut compté pour une grâce; et ri:*>clave fugitive, livrée


.1 ^^de nouveau à son ancien maître, fut trop heureuse de
^
pouvoir espérer son pardon, en reprenant sa première
y><-'^^)^ chaîne. Le traité de paix se ratifia dans un lieu plus soli-
i V^i^tairc, et la scène, restée vide, fut alternativement remplie
.

\ par les autres acteurs, à peu près de la même manière, et


surtout avec le même dénouement.
Chacune des femmes pounani se croyait encore seule
en jeu. Leur èlôrihcment et leur embarras augmentèrent,
^ûânB, au moment du souper, les trois couples se réu-
^L^'A nirent; mais la confusion fut au comble, quand Prévan,
r oui reparut au milieu de tous, cuiJaj:ruaiiIlLdç_&ij£ aux
cJi|i^>^-*^Xroisjinfidèles des excuses, qui, en livrant leur secret,
leur apprenaient entièremenit jusqu' à, queI_lpoinr elles
^
avaient été j oué^.
Cependant on se mit à table, et peu après, la conte-
nance revint; les hommes se livrèrent, les femmes se
soumirent. Tous avaient la haine dans le cœur; mais les
propos n'en étaient pas moins tendres la gaieté éveilla
:

v~u4 le désir, qui, à son tour, lui prêta de nouveaux charmes.


.

ftf)bi\ Cette étonnante orgie dura jusqu'au matin; et quand on


^ se sépara, les fem mes durent^ _crQirc pardo nntVs mais ;

./^.^A ijjles hommes quT avaient conser\'é leur ressentiment,


firent dès le lendemain une rupture qui n'eut point de
J
retour; et jipn contcrni^Q _J£_jiiiincr Iriirt légères maî-
tresses, ils âihcixrciit Jeut-i:£.n^çana::^ciL4UiilliaiiLleur
^avcniLirc. Depuis ce temps, une au couvent, et
d'elles est
les deux autres languissent dans leurs terres.
exilées
Voilà l'histoire de Prévan; c'est à vous de voir si vous
voulez ajouter à sa gloire, et vous atteler à son char de
triomphe. Votre lettre m'a vraiment donné de l'inquié-
tude et j'attends avec impatience une réponse plus sage
et plus claire à la dernière que je vous ai écrite.
Adieu, ma belle amie; méfiez-vous des idées plaisantes
ou bi/jirres qui vous séduisent toujours trop facilement.
Songez que dans la carrière que vous courez, l'esprit ne
suffit pas, qu'une seule imprudence y devient un mal sans
remède. Souffrez enfin que la prudente amitié soit quel-
quefois le guide de vos plaisirs.
Adieu. Je vous aime pourtant comme si vous étiez
raisonnable.
De... ce i8 septembre 77**.
LETTRE LXXX 167

LETTRE LXXX
LE CHEVALIER DANCENY A CÉCILE VOLANGES

Cécile, ma chère Cécile, quand viendra le temps de


nous revoir ? qui m'apprendra à vivre loin de vous ? qui
m'en donnera la force et le courage ? Jamais, non, jamais,
je ne pourrai supporter cette fatale absence. Chaque jour
ajoute à mon malheur et n'y point voir de terme! Val-
:

mont qui m'avait promis des secours, des consolations, /


Valmont me néglige, et peut-être m'oublie. Il est auprès L,
de ce qu'il aime; il ne sait plus ce qu'on souffre quand
on en est éloigné. En me faisant passer votre dernière A
lettre, ne m'a point écrit. C'est lui
il pourtant qui doit ^

m'apprendre quand je pourrai vous voir et par quel


moyen. N'a-t-il donc rien à me dire? Vous-même, vous
ne m'en parlez pas, serait-ce que vous n'en partagez plus
le désir? Ah! Cécile, Cécile, je suis bien malheureux. Je
vous aime plus que jamais mais cet amour, qui fait le
:

charme de ma vie, en devient le tourment.


Non, je ne peux plus vivre ainsi, il faut que je vous voie,
il le faut, ne fût-ce qu'un moment. Quand je me lève, je

me dis Je ne la verrai pas. Je me couche en disant


: : Je
ne point vue. Les journées, si longues, n'ont pas un
l'ai

moment pour le bonheur. Tout est privation, tout est


regret, tout est désespoir; et tous ces maux me viennent
d'où j'attendais tous mes plaisirs! Ajoutez à ces peines
mortelles, mon inquiétude sur les vôtres, et vous aurez
une idée de ma situation. Je pense à vous sans cesse, et
n'y pense jamais sans trouble. Si je vous vois affligée,
malheureuse, je souffre de tous vos chagrins; si je vous
vois tranquille et consolée, ce sont les miens qui redoublent.
Partout je t;rQ uve le malhe ur.
Ah! qu'il n'en était pas ainsi, quand vous habitiez les
mêmes lieux que moi! Tout alors était plaisir. La certi-
tude de vous voir embellissait même les moments de
l'absence; le temps qu'il fallait passer loin de vous,
m'approchait de vous en s'écoulant. L'emploi que j'en
faisais ne vous était jamais étranger. Si je remplissais des
devoirs, ils me rendaient plus digne de vous; si je culti-
vais quelque talent, j'espérais vous plaire davantage. Lors
l68 LES LIAISONS DANGEREUSES

mcmc que les distractions du monde m'emportaient


loin
^S de vous, je n'en étais point séparé. Au spectacle, je cher-

chais à deviner ce qui vous aurait plu; un concen me


rappelait vos talents et nos si douces occupations. Dans
le cercle, comme aux promenades, je saisissais la plus
- légère ressemblance. Je vous comparais à tout; partout
l vous aviez l'avantage. Chaque moment du jour était
marqué par un hommage nouveau, et chaque soir j'en
apportais le tribut à vos pieds.
A présent, que me reste-t-il? des regrets douloureux,
des privations éternelles, et un léger espoir que le silence
de Valmont diminue, que le vôtre change en inquiétude.
Dix lieues seulement nous séparent, et cet espace si
facile à franchir, devient pour moi seul un obstacle insur-
montable! et quand pour m'aider à le vaincre, j'implore
mon ami, ma maîtresse, tous deux restent froids et
tranquilles! Loin de me secourir, ils ne me répondent
même pas.
lu'est donc devenue l'amitié active de Valmont ? que
sont acvenus, surtout, vos sentiments si tendres, et qui
vous rendaient si ingénieuse pour trouver les moyens de
nous voir tous les jours ? Quelquefois, je m'en souviens,
sans cesser d'en avoir le désir, je me trouvais forcé de le
sacrifier à des considérations, à des devoirs; que ne me
disiez-vous pas alors ? par combien de prétextes ne com-
battiez-vous pas mes raisons! Et qu'il vous en souvienne,
ma Cécile, t oujours mes_raisons cédaientà vos désirs. Je
ne m'Ç" faii ^ pnmt u n -mérite^c n'avais" pàTm^Tne celui
du sacrifice. Ce que vous désiriez d^oFtënîr, je brûliis de
5*àCcordcr. Mais enfin je demande à mon tour; et quelle
est cette demande? de vous voir un moment, de vous
renouveler et de rece\^^oîrTc~SCrmcnt ïî*ùn amolfr étemel.
N'est-ce donc plus votre bonheur comme le mien? Je
repousse cette idée désespérante, qui mettrait le comble à
mes maux. Vous m'aimez, vous m'aimerez toujours; je
le crois, j'en suis sûr, je ne veux jamais en douter mais :

ma situation est affreuse et je ne puis la soutenir plus


longtemps. Adieu, Cécile.
Parisy ce i8 septembre //**.
.

LETTRE LXXXI . 169

LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

Que me causent de pitié! Combien elles ^J*^


vos craintes
me prouvent ma supériorité sur vous! et vous voulez y '-A
m'enseigner, me conduire ? Ah mon pauvre Valmont, ^
!

quelle distance y a encore de vous à moi! Non, tout


il

rp rg^gJl de votre sexe ne suffirait pas_pour remplir l'in-


t ervalle qui nous sép are rTarce~"qïïê vous ne pourriez

exécuter mes projets, vous les jugez impossibles! Être


orgueilleux et faible, il te sied bien de vouloir calculer
mes moyens et juger de mes ressources Au vrai, Vicomte,
!

vxis_auisdls_m'iuiLilûnûé,de^l'Jiiuneur^
l e cac her.

Que pour masquer votre incroyable gaucherie auprès


de votre Présidente, vous m'étaliez comme un triomphe ^(^
d'avoir déconcerté un moment cette femme timide et qui ^u
vous aime, j'y consens; d'en avoir obtenu un regard, un ^^^'^(
seul regard, je souris et vous le passe. Que sentant,^ ^^
malgré vous, le peu de valeur de votre conduite, vous '\- ".
espériez la dérober à mon attention, en me flattant de ^ys^

l'effort sublime de rapprocher deux enfants qui, tous


deux, brûlent de se voir, et qui, soit dit en passant,
doivent à moi seule l'ardeur de ce désir; je le veux bien
encore. Qu'enfin vous vous autorisiez de ces actions
d'éclat, pour me dire d'un ton doaoral, qu'U vaut mieux
employer son temps à exécuter 5£5_prgjetsqu^ à les raconter;
cette vanité ne me nuit pas, et je la parao'riné7~Mai§JIlue /
vo us puissiez cro ire que j'aie besoin de vot re pmd ence, -,^[V ^
que le m^egafcjFalLxnne dtH"t"r^qDi_^â?^ji_j^n<_^vi^ ]^^ je * '
dois lcu^ _sa crifier un _p laJMr»-Uiie_fantaisie^: en venté, v '
Vicomte, c'est auss i vous trop enor^eillir de la conûancé^y ^C^
que ie veux bien avoir en vou s !
^^ \^
Et qu'avez-vous donc fait, que je n'aie surpassé mille <^,
.-'

fois? Vous avez séduit, perdu même beaucoup de v


femmes mais quelles difficultés avez-vous eues à '^/
:

vaincre? quels obstacles à surmonter? où est le mérite ^^y«;


qui soit véritablement à vous? Une belle figure, pur^i/
effet du hasard; des grâces, que l'usage donne presque ^
toujours, de l'esprit à la vérité, mais auquel du jargon
lyO LES LIAISONS DANGEREUSES

suppléerait au besoin; une impudence assez louable,


mais peut-être uniquement due à la facilite de vos pre-
miers succès ; si je ne me trompe, voilà tous vos rnoycps :

car, pour la célébrité que vous avez pu acquérir, vous


n'exigerez pas, je crois, que je compte pour beaucoup
de faire naître ou de saisir rQcra<iij}n^ d*un wandal'
l'art
Quant à la prudence, à la finesse, je ne parle pas de
moi mais quelle femme n'en aurait pas plus que vous?
:

Eh! votre Présidente vous mène comme un enfant.


Croyez-moi, Vicomte, on^cquien raronentjes qua-
dont on peut se passcîrrXoniBattant sans riscîjue,
lités
vous devez agir sans précaution. Pour vous autres
hommes, les défaites ne sont que des succès de moins.
Dans c ette partie si inégale, notre fortune est de ne pas
perdre^ef votf ejmaîhl^ur de ne pas gagner. Quand je
vous accorderais autant de talents qu'à nous, de com-
bien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la
nécessité, où nous sommes d'en faire un continuel usage !

ouW :f Supposons, j'y consens, que vous mettiez autant


d'adresse à nous vaincre, que nous à nous défendre ou à
ff^^,
i4x>^^ céder, vous conviendrez au moins, qu'elle vous devient
v^/^ inutile après le succès. Uniquement occupé de votre nou-

•->^vJ.^ veau goût, vous vous y livrez sans crainte, sans réser\e :

J v^ce n'est pas à vous que sa durée importe.


jJl*^^
.'^
En effet, ces liens réciproquement donnés et reçus,
-^ pour parler le jargon de l'amour, vous seul pouvez, à
votre choix, les resserrer ou les rompre heureuses :

encore, si dans votre légèreté, préférant le mystère à


l'éclat, vous vous contentez d'un abandon humiliant, et
ne faites pas de l'idole de la veille la victime du lende-
»
jÇ main !

".^"^^^"t- Mais qu'une femme infortunée sente la première le


vy 1^ poids de sa chaîne, quels risques n'a-t-elle pas à courir,
u >VAv^ si elle tente de s'y soustraire, si elle ose seulement la sou-
lever? Ce n'est qu'en tremblant qu'elle essaie d'éloigner
d'elle l'homme que son cœur repousse avec effort.
.

'*
S'obstine-t-il à rester, ce qu'elle accordait à l'amour, il
. faut le livrer à la crainte :

Ses bras s'ouvrent cncor, quand son cœur est terme.

Sa prudence doit dénouer avec adresse, ces mêmes


liensque vous auriez rompus. A la merci de son ennemi,
elle est sans ressource, s'il est sans générosité et com-
:

ment en espérer de lui, lorsque, si quelquefois on le loue


LETTRE LXXXI I7I

d'en avoir, jamais pounant on ne le blâme d'en manquer ?


Sans doute, vous ne nierez pas ces vérités que leur
évidence a rendues triviales. Si cependant vous m'avez
vue, disposant des événements et des opinions, faire de
ces hommes si redoutables le jouet de mes caprices ou de
mes fantaisies ; ôter aux uns la volonté, aux autres la puis-
sance de me nuire; si j'ai su tour à tour, et suivant mes
goûts mobiles, attacher à ma suite ou rejeter loin de moi

Ces tyrans détrônés devenus mes esclaves *;

si, au milieu de ces révolutions fréquentes, ma réputation


s'est pourtant conservée pure; n'avez-vo us pas dû en
co nclure que, née pou r venger mon sexejTlnaîmser le
v ôtre, l'avais su me cr éer
;r des moyens
n inconnus jusqu'à
moi?
Ahgardez vos conseils et vos craintes pour ces fenmies
!

à délire, et qui se disent à sentiment; dont l'imagination


exaltée ferait croire que la nature a placé leurs sens dans
leur tête; qui, n'ayant jamais réfléchi, confondent sans
cesse l'amour et l'amant; qui, dans leur folle illusion,
croient que celui-là seul avec qui elles ont cherché le
plaisir, en est l'unique dépositaire; et vraies supersti-
tieuses, ont pour le prêtre, le respea et la foi qui n'est dû
qu'à la divinité.
Craignez encore pour celles qui, plus vaines que pru-
dentes, ne savent pas au besoin consentir à se faire
quitter.
Tremblez surtout pour ces fenmies actives dans leur
oisiveté, que vous nommez sensibles, et dont l'amour
s'empare facilement et avec tant de puissance; qui
si

sentent le besoin de s'en occuper encore, même lors-


qu'elles n'en jouissent pas; et s'abandonnant sans réserve
à la fermentation de leurs idées, eiifantent par elles ces
lettres si douces, m
ais si_ dangereuses à eçrixe; et ne
craignent pas de confier ces~préuv^ de leur faiblesse à
l'objet qui les cause imprudentes, qui, dans leu r amant
:

actuel, ne savent pasjyok' _leur_eqnemi futjur.

* On ne sait si ce vers, ainsi que celui gui se trouve plus haut. Ses bras
s'ouvrent encor, quand son cœur est fermé, sont des citations d'ou-
vrages peu connus; ou s'ils font partie de la prose de madame de Merteuil.
Ce qui le ferait croire, c'est la multitude de fautes de ce genre qui se trou-
vent dans toutes les lettres de cette correspondance. Celles du chevalier
Danceny sont les seules qui en soient exemptes : peut-être que comme il
s'occupait quelquefois de poésie, son oreille plus exercée lui faisait éviter
plus facilement ce défaut.
172 l'ES LIAISONS DANGEREUSES

N',-' moù mi'aijlic de commun avec cçsjcmjncsjncon-


si^: quand m avcz-vous vue m'ccartcr des règles
<(y V» que je me suis prescrites, et manquer à mes principes?
^ <6pas,
je
comme
mes
principes, et je le dis à dessein car ils ne sont
dis
ceux des autres femmes, donnés au hasard,
:

<urf^
^U*' reçus sans examen et suivis par habitude, ijs son t je l'ryit
^i.«OYv>tvN dc mes profondes réflexi ons; je les ai créés, et je puis
que je suis mon ouvrage.
dire
Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore,
S^*-' j*grî^is vQu ée par éta^ au^ilence et à rinactiom l'ai s u en
I

l^i^-*^ p rftfut-r pour ôEscrvcr et réfléchir. Tandis qu'on mt


•^ 1 croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les
^ê-'f^^^ discours qu'on s'empressait à me tenir, je recueillais
avec soin ceux qu'on cherchait à me cacher.
m'apprit
w à U»' Cette utile curiosité, en ser\'ant à m'instruire,
'
/, i encore à dissimuler; forcée souvent de cacher les objets
i^^ *'j de mon attention aux yeux de ceux qui m'entouraient,
j'essayai de guider les miens à mon gré; j'obtins dès lors
c^L^^ t\rle prendre à volonté ce xcgar^^disu^t que vous avez
^,s4/^^oué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je
tâchai de régler de même les divers mouvements de ma
figure. Ressentais- je quelque chagrin, je m'étudiais à
xl\\
L pii:iidic l'air de la sérénité, même celui de la joie; j'ai
I
*^
porté le zèle jusqu'à me~ciuser des douleurs volontaires,
pour chercher pendant ce temps l'expression du plaisir.
Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine,
pour ré primer les sym ptômes d'une joie inattendue. C'est
^yjj^^. v^însTque j'ai su
prendre, sur ma physionomie, cenc
r wniissance dont je vous ai vu quelquefois si étonne.
J'étais bien jeune encore, et presque sans intérêt mais :

je n'avais à moi que ma pensée, et je m'indignais qu'on


pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté.
Munie de ces premières armes, j'en essayai l'usage :

non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m'amusais


à me montrer sous des formes différentes; sûre de mes
gestes, j'observais mes discours; je réglais les uns et les
autres, suivant les circonstances, ou même seulement
suivant mes fantaisies dès ce moment, ma façon de
:

penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle


qu'il m'était utile de laisser voir.
Ce travail sur moi-même avait fixé mon anention sur
l'expression des figures et le caractère des physionomies;
et j'y gagnai ce coup d 'œil pénétrant, auquel l'expérience
m'a pourtant appris à ne pas me" fier entièrement; mais
qui, en tout, rarement ma trompée.
— ,

LETTRE LXXXI I73

Je n'avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents ^(^


auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent
^^
leur réputation, et je ne me trouvais encore qu'aux pre- ''^
miers éléments de la science que je voulais acquérir.
Vous jugez bien que^^comme toutes les jeunes filles,
je chercha isj devine^Tamoïïîjet ses plaisirs mais n'ayant
:

jamais cte au couvent, n'ayant point de bonne amie, et


surveillée par une mère vigilante, je n'avais que des idées
d^
vagues et que je ne pouvais fixer; la nature môme, dont ^
assurément )e n'ai eu qu'à me louer depuis, ne me donnait Q^.
encore aucun indice. On eût dit qu'elle travaillait en 1 A
silence à perfectionner son ouvrage. Ma tête seule fer- ^Py
jn entait je ne désirais pas de jouir, è^^^ulais javoirj le
; j
""
désir de mlinstruire m'en suggéra les moyens.
"jrsêntîs que ksèïïTFîomme avec qui je pouvais parler /^
sur cet objet, sans me compromettre, était mon Cûiifes-^o/
seur Aussitôt je pris mon parti; je surmontai ma petiteJiJç .7^
.

honte et me vantant d'une faute que je n'avais pas com-


; ^^
mise, je m'accusai d'avoir fait tout ce que font les femmes.
^ÇeJ utnion expression; mais en p arlant amsi je ne sa vais
"pn^v^rîrPj qijHlP iHpp j^yprimais Mr>n espOir ne fut ni 3^
tout à fait trompé, m
entièrement rempli ; la crainte de me >s^ *'
trahir m'empêchait de m'éclairer : mais le bon père me^r, '*'>/
fit le grand, que j'en conclus que le plaisir devait a^^
mal si

être extrême; et au désir de le connaître succéda celui de^'-s.


le goûter. 3
Je ne sais où ce désir m'aurait conduite; et alors "^
dénuée d'expérience, peut-être une seule occasion m'eût
perdue heureusement pour moi, ma mère m'annonça
:
^ ,

peu_d£4ûurs_après ^ue j'allais me marier; sur-le-champ .^/j


la certitude de savoir éteignit ma curiosité, et j'arri vai
**''<^

yiexgecmre les bras de M. de Merteuil.


'
^
J'attendais avec sécurité le moment qui devait m'ins-
besoin de réflexion pour montrer de l'em-
truire, et j'eus
barras et de la crainte. Cette première nuit, dont on se
fait pour l'ordinaire une idée si cruelle ou si douce, ne
me présentait qu'une occasion d'expérience douleur e t^
:

Elaiiit, j'observai tout exactement, et ne voyais dans fX


ces diverses sensations, que des faits à recueilhr et à '^'f
méditer.
Ce genre d'étude parvint bientôt à me plaire mais :

fidèle à mes principes, et sentant, peut-être par instinct,


que nul ne devait être plus loin de ma confiance que mon
mari, je résolus, par cela seul que j'étais sensible, d^ v^^
montrer impassible à ses yeux Cette froideur apparente
. ^i
174 ^^ LIAISONS DANGEREUSES

\ fut par la suite le fondement inébranlable de son aveugle


^^^ connance : j'y joignis, par une seconde réflexion, l'air
(^^Via^d'ctourdcric qu'autorisait mon âge; et jamais il ne me
jugea plus enfant que dans les moments où je le jouais
avec plus d'audace.
Cependant, je l'avouerai, je me laissai d'abord entraî-
ner par le tourbillon du monde, et je me livrai tout entière
à ses distractions futiles. Mais au bout de quelques
mois, M. de Mcneuil m'ayant menée à sa triste cam-
pagne, la crainte de l'ennui fit revenir le goût de l'étude;
et ne m'y trouvant entourée que de gens dont la distance
avec moi me mettait à l'abri de tout soupçon, j'en pro-
fitai pour donner un champ plus vaste à mes expériences.

XlcJ^ut là, sunout, que je m'a ssurai. que l'am our que l 'on
"^ nous vante commela cause de^nos plaisirs^ n'e n est au
pîïïs que le prétexte.
La maladie de M. de Merteuil vint interrompre de si

douces occupations; il fallut le suivre à la ville, où il

venait chercher des secours. Il mourut, comme vous

prix de la UDerte q\
veuvage, et je me
promis bien d'en profiter.
sJU^dy^^ Ma mère comptait que j'entrerais au couvent, ou
alcvK^ reviendrais vivre avec elle. Je refusai l'un et l'autre parti;
et tout ce que j'accordai à la décence, fut de retourner
dans cette même campagne, où il me restait bien encore
quelques observations à faire.
Je les fortifiai par le secours de la lecture mais ne :

croyez pas qu'elle fût toute du genre que vous la suppo-


sez. J' étud iai nos mœurs dans les romans ;jios o£inions
j

dans Ves philospphçsi je cherchai même dans TesmOTa-


ai7i<
listes lés^îiusL bCvèrCS_C£jtlu!ils_çxigçaicnt denûUSj <-*l )^
*^i^
y^'^T? m^^^xipii ainsi de ce qu'on PQUvait fai re, ^e ce qu'on
^ dc^il pgn serj n de «*, gn'll fallait paraî tre. Une fois
hxee sur ces trois objets, le dernier seul présentait quel-
ques ditficultés dans son exécution j't'hpcr^' ^^^ vaincre
;

et j'en méditai les moyens.


Je commençais à m'ennuycr de mes plaisirs rustiques,
trop peu variés pour ma tête active; je sentais un besoin
, de coquetterie qui me raccommoda avec l'amour; non
S^ 1^ pour le ressentir à la vérité, mais pour l'inspirer et le
•w-**'"^ feindre. En vain m'avait-on dit, et avais-je lu qu'onjie
\a^ pouvait feindre ce sentiment; je voyais pourtant que,
pour y parvenir, il suffisait de joindre à l'esprit d'un
.

2
LETTRE LXXXI^^^^X I75

^utey, le talentd'un ^oinédiçh. Je m'exerçai dans les


'dciSx genres, et peut-être avecquelque succès mais au
:

lieu de rechercher les vains applaudissements du théâtre,


je résolus d'employer à mon bonheur ce qucLlânt d'autres
SâcrifiaicnLÀia v^anitc
Un an se passa dans ces occupations différentes. Mon
deuil me permettant alors de reparaître, je revins à la
ville avec mes grands projets; je ne m'attendais pas au
premier obstacle que j'y rencontrai.
Cette longue solitude, cette austère retraite, avaient
jeté sur moi un vernis de pniripnp qui effrayait nos plusitr "^"^
agréables; ils se tenaient à l'écart, et me laissaient livrée ^^
à une foule d'ennuyeux, qui tous prétendaient à ma main.
L'embarras n'était pas de les refuser; mais plusieurs de
y
ces refus déplaisaient à ma famille, et je perdais dans ces -'^^-i^
tracasseries intérieures, le temps dont je m'étais promis ^'r^i
^^
un si charmant usage. Je fus donc obligée, pour rappeler-^*-,
les uns et'éloigner les autres, d'afficher quelques incon-
séquences, et ^d^mplo yer à nuire à ma réputation, le ^^
soin que je comptais me ttre à la conseirer. Je réussis / "^
facilement, comme vous~15oùvez croire. Mais n'étan t <*)'4^

e mportée par a ucune^ passion, i_e ne fis que ce gu g_i,e '• /,j
jugeai néce s saire, et mesurai avec prudence les doses de
mon étourderie. ^\^
Dès que j'eus touché le but que je voulais atteindre,
je revins sur mes pas, et^s honneur de mon amendement ^ ..

à quelqu esruiies-iig._ces fenames qui, dans l'impuissance ^^\


d 'avoir des prétentions à ragrèment, se rejettent_sur ^.
celles duméiite cl de la vertu. Ce fut un coup de partie 3^^
qui me valut plus que je n'avais espéré. Ces reconnais-
^

santés duègnes s'établirent pies apologi stes; et leur zèle a>>^


aveugle, pour ce qu'elles appelaient leur ouvrage, fut rV^
porté au point qu'au moindre propos qu'on se permet- /^
tait sur moi, tout le parti prude criait au scandale et à
l'injure. Le même moyen me valut encore le suffrage de
nos femmes à prétentions, qui, persuadées que je renon- ^y
çais à courir la même carrière qu'elles, me choisirent
pour l'objet de leurs éloges, toutes les fois qu'elles vou-
^
^^
''j

laient prouver qu'elles ne médisaient pas de tout le


monde.
Cependant ma conduite précédente avait ramené les
amants; et pour me ménager entre eux et mes infidèles
p rotectrices, je me mon trai comme une femme sensib le,
mais difficil e, à qui l'excès de sa déhcatesse fournissait
dèir^fniercohtre l'amour.
176 I.ES LIAISONS DANGEREUSES

Alors )c commençai à déployer sur le grand ihcâirc,


les talents que m'étais
je donnés. Mon premier soin
fut d'acquérir le renom dli nvincibl c. I^o ur y panc nir.
Ijis h^mmvF qut^iv^ m^^ plaidaient pomt furenxtûuiuuii-lcs

seuls dont j'eus iaii_d_'accepter les hommal:c*^. le les


employais utilement à me procurcr jes 1^ la
n^i^ifanrr, îanHi*^ qiit^ jc mc livrais sans ^rauiLc a 1 amant
préteré. Mais, celui-là, ma feinte timidité ne lui a jamais
permis de me suivre dans le monde; et les regards du
cercle ont été, ainsi, toujours fixés sur l'amant malheureux.
Vous savez combien je me décide vite c'est pour avoir
:

obser\'é que ce sont presque toujours les soins antérieurs


qui livrent le secret des femmes. Quoi qu'on puisse faire, le
ton n'est jam ais l e mê me, avant ou après le succès. Cette
différence n'échappe p)ôint à l'observateur attentif et j'ai
trouvé moins dangereux de me tromper dans le choix, que
de me laisser pénétrer. Je gagne encore par là d^ti;r^lcs
vraisemblance*^^ sur lesquelles seules on peut nous juger.
Ces précautions et celle d e ne jamais écrir e, de ne déli-
vrer jamais aucune preuve de ma détaite, pouvaient
paraître excessives, et ne m'ont jamais paru suffisantes.
Descendue dans mon cœur, j'y ai étudié celui des autres.
J'y ai vu qu'il n'est personne qui n'y conserve un secret
qu'il lui importe qui ne soit point dévoilé vérité que
:

l'antiquité paraît avoir mieux connue que nous, et dont


l'histoire de Samson pourrait n'être qu'un ingénieux
emblème. Nouvelle Dalila, j'ai toujours, comme elle,
em ployé ma jouissance à surp rendre ce secret impj^ant.
lié! de combien de nos Samsons modernes, ne liens-je
pas la chevelure sous le ciseau! et ceux-là, j'ai cessé de
les craindre; ce sont les sçyls q ue jc me sois permis
d'humilier quelquefois. Plus souple avec les autres, l'art
les rendre infidèles pour éviter de leur paraître volage,
une feinte amitié, une apparente confiance, quelques
procédés généreux, l'idée flatteuse et que chacun conserve
_d'avoir étémon seul amant, m'ont obtenu leur discré-
tion. Enfin, quand ces moyens m'ont manqué, j'ai su,
prévoyant mes ruptures, étouffer d'avance, sous le ridi-
cule ou la calomnie, la confiance que ces hommes dange-
reux auraient pu obtenir.
G: que jc vous dis là, vous me le voyez pratiquer sans
cesse; et vous doutez de ma prudence' Hc bien! rap-
pelez-vous le temps où vous me rendîtes vos premiers
soins jamais hommage ne me flatta autant je vous dési-
: :

rais avant de vous avoir vu. Séduite par votre réputation,


LETTRE LXXXI I77

ilme semblait que vous manquiez à ma gloire; je brûlais


de vous combattre corps à corps. C'est le seul de mes
goûts qui ait jamais pris un moment d'empire sur moi.
Cependant, si vous eussiez voulu me perdre, quels
moyens eussiez-vous trouvés? de vains discours qui ne
laissent aucune trace après eux, que votre réputation
même eût aidé à rendre suspects, et une suite de faits
sans vraisemblance, dont le récit sincère aurait l'air d'un
roman mal tissu.
A vous ai depuis livré tous mes secrets
la vérité, je :

mais vous savez quels intérêts nous unissent, et si de


nous deux, c'est moi qu'on doit taxer d'imprudence *,
Puisque je suis en train de vous rendre compte, je veux
le faire exactement. Je_yûus..Êûtends d'ici me dire que je
siiis_aujriûiûs__à_]ajnerci de ma femme de chambre; en
effet, si elle n'a pas IFlècfèTnde mes sentiments, elle a
celui de mes actions. Quand vous m'en parlâtes jadis, je
vous répondis seulement que j'étais sûre d'elle; et la
preuve que cette réponse suffit alors à votre tranquillité,
c'est que vous lui avez confié depuis, et pour votre compte,
des secrets assez dangereux. Mais à présent que Pré van
vous donne de l'ombrage, et que la tête vous en tourne,
je me doute bien que vous ne me croyez plus sur ma jo.
parole. Il faut donc vous édifier, f^
Premièrement, cette fille est ma sœur de lait, et ce lien ^v
\%
qui ne nous en parait pa^n, n'est pas sanslbrce pour les K/^
gens de cet état de pliiy^' ai son secr et, et mieux encore ;^<U^
:

victime d'une folie de l'amour, elle était perdue si je ne


l'eusse sauvée. Ses parents, tout hérissés d'honneur, ne
voulaient pas moins que la faire enfermer. Ils s'adressèrent
à moi. Je vis, d'un coup d'oeil, combien leur courroux
pouvait m'être utile. Je le secondai, et sollicitai Tordre,
que j'obtins. Puis passant tout à coup au parti de la clé-
mence auquel j'amenai ses parents, et profitant de mon
crédit auprès du vieux ministre, je les fis tous consentir
à me laisser dépositaire de cet ordre, et maîtresse d'en
arrêter ou demander l'exécution, suivant que je jugerais
du mérite de la conduite future de cette fille, f.lle sait
donc que j'ai son sort en tre les mains; et quand, par
impossible, ces moyens pUî^sants ne Parfêteraient point,
n'est-il pas évident que sa conduite dévoilée et sa puni-

* On saura dam la suite, lettre CL II, non pas le secret de M. de


Valmont, mais à peu près de quel genre il était; et le lecteur sentira qu'on
n'a pas pu Véclaircir davantage sur cet objet.
.

178 LES LIAISONS DANGEREUSES

tion authentique ôtcraicnt bientôt toute créance à ses


discours ?
A CCS précautions que j'appelle fondamentales, s'en
joignent mille autres, ou locales, ou d'occasion, que la
réflexion et l'habitude font trouver au besoin; dont le
détail serait minutieux, mais dont la pratique est impor-
tante, et qu'il faut vous donner la p>cine de recueillir dans
l'ensemble de ma conduite, si vous voulez parvenir à les
connaître.
Mais de prétendre que je me sois donné tant de soins
pour n'en pas retirer de fruits; qu'après m'ctre autant
élevée au-dessus des autres femmes par mes travaux
pénibles, je consente à ramper comme elles dans ma
marche, entre l'imprudence et la timidité; que surtout
je pusse redouter un homme au point de ne plus voir
mon salut que dans la fuite? Non, Vicomte; jamais. Il
jjaut vai ncre ou périr. Quant à Prévan, je veux l'avoir et je
l'aurai veut le dire, et il ne
; il le dira pas :en deux mots,
voilà notre roman. Adieu.

f
-^
j De... ce 20 septembre /?**.

LETTRE LXXXII
CÉCILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY

Mon Dieu, que votre lettre m'a fait de peine! J'avais


bien besoin d'avoir tant d'impatience de la recevoir!
J'espérais y trouver de la consolation, et voilà que je suis
plus affligée qu'avant de l'avoir reçue. J'ai bien pleuré en
la lisant ce n'est pas cela que je vous reproche; j'ai déjà
:

bien pleuré des fois à cause de vous, sans que ça me fasse


de la peine. Mais cette fois-ci, ce n'est pas la même chose.
Qu'est-ce donc que vous voulez dire, que votre amour
devient un tourment pour vous, que vous ne pouvez plus
vivre ainsi, ni soutenir plus longtemps votre situation?
Est-ce que vous allez cesser de m'aimer, parce que cela
n'est pas si agréable qu'autrefois ? Il me semble que je ne
suis pas plus heureuse que vous, bien au contraire; et
pourtant je ne vous aime que davantage. Si M. de Val-
mont ne vous a pas écrit, ce n'est pas ma faute; je n'ai
pas pu l'en prier, parce que je n'ai pas été seule avec lui, et
que nous sommes convenus que nous ne nous parlerions
LETTRE LXXXII I79

jamais devant le monde : encore pour vous;


et ça, c'est
que vous désirez. Je ne
afin qu'il puisse faire le plus tôt ce
dis pas que je ne le désire pas aussi, et vous devez en être
bien sûr :mais comment voulez-vous que je fasse? Si
vous croyez que c'est facile, trouvez donc le moyen, je
ne demande pas mieux.
Croyez-vous qu'il me soit bien agréable d'être gron-
dée tous les jours par elle qui auparavant ne me
maman,
disait jamais rien; bien au contraire? A présent, c'est pis
que si j'étais au couvent. Je m'en consolais pourtant en
songeant que c'était pour vous; il y avait même des
moments où je trouvais que j'en étais bien aise; mais
quand je vois que vous êtes fâché aussi, et ça sans qu'il
y ait du tout de ma faute, je deviens plus chagrine que
pour tout ce qui vient de m'arriver jusqu'ici.
Rien que pour recevoir vos lettres, c'est un embarras,
que si M. de Valmont n'était pas aussi complaisant et
aussi adroit qu'il l'est, je ne saurais comment faire; et
pour vous écrire, c'est plus difficile encore. De toute la
matinée, je n'ose pas, parce que maman est tout près de
moi, et qu'elle vient à tout moment dans ma chambre.
Quelquefois je le peux l'après-midi; sous prétexte de
chanter ou de jouer de la harpe; encore faut-il que j'in-
terrompe à chaque ligne pour qu'on entende que j'étu-
die. Heureusement ma femme de chambre s'endort quel-
quefois le soir, et je lui dis que je me coucherai bien toute
seule, afin qu'elle s'en aille et me laisse de la lumière.
Et puis, il faut que je me mette sous mon rideau, pour
qu'on ne puisse pas voir de clarté, et puis que j'écoute au
moindre bruit pour pouvoir tout cacher dans mon lit,
si on venait. Je voudrais que vous y fussiez, pour voir!

Vous verriez bien qu'il faut bien aimer pour faire ça.
Enfin, il est bien vrai que je fais tout ce que je peux, et
que je voudrais en pouvoir faire davantage.
Assurément, je ne refuse pas de vous dire que je vous
aime et que je vous aimerai toujours; jamais je ne l'ai
dit de meilleur cœur; et vous êtes fâché! Vous m'aviez
pourtant bien assuré, avant que je vous l'eusse dit, que
cela suffisait pour vous rendre heureux. Vous ne pouvez
pas le nier c'est dans vos lettres. Quoique je ne les aie
:

plus, je m'en souviens comme quand je les lisais tous les


jours. Et parce que nous voilà absents, vous ne pensez
plus de même Mais cette absence ne durera pas toujours,
!

peut-être! Mon Dieu, que je suis malheureuse! et c'est


bien vous qui en êtes cause!
l8o LES LIAISONS DANGQŒUSES

A propos de vos lettres, j


'espère que vous avez gardé
celles que maman m'a prises, et qu'elle vous a renvoyées;
il faudra bien qu'il vienne un temps où je ne serai plus si
gênée qu'à présent, et vous me les rendrez toutes.
Comme je serai heureuse, quand je px)urrai les garder
toujours, sans que personne ait rien à y voir! A présent,
je les remets à Al. de V^almont, parce qu'il y aurait trop à
risquer autrement malgré cela je ne lui en rends jamais,
:

que cela ne me fasse bien de la peine.


Adieu, mon cher ami Je vous aime de tout mon cœur.
!

Je vous aimerai toute ma vie. J'espère qu'à présent vous


n*êtes plus fâché; et si j'en étais sûre, je ne le serais plus
moi-même. Ecrivez-moi le plus tôt que vous pourrez, car
je sens que jusque-là je serai toujours triste.

Du château de... ce 21 septembre 77**.

LETTRE LXXXIII
LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL

De grâce, Madame, renouons cet entretien si malheu-


reusement rompu Que je puisse achever de vous prouver
!

combien je diffère de l'odieux portrait qu'on vous avait


fait de moi; que je puisse, surtout, jouir encore de cette
aimable confiance que vous commenciez à me témoigner!
Que de charmes vous savez prêter à la vertu comme vous !

embellissez et faites chérir tous les sentiments honnêtes!


Ah! c'est là votre séduction; c'est la plus forte; c'est la
seule qui soit, à la fois, puissante et respectable.
Sans doute il de vous voir, pour désirer de vous
suffit
plaire; de vous entendre dans le cercle, pour que ce désir
augmente. Mais celui qui a le bonheur de vous cormaître
davantage, qui peut quelquefois lire dans votre âme, cède
bientôt à un plus noble enthousiasme, et pénétré de véné-
ration comme d'amour, adore en vous image de toutes 1

les vertus. Plus fait qu'un autre, peut-être, pour les


aimer et les suivre, entraîné par quelques erreurs qui
m'avaient éloigné d'elles, c'est vous qui m'en avez rap-
proché, qui m'en avez de nouveau fait sentir tout le
charme me ferez- vous un crime de ce nouvel amour?
:

blâmcrez-vous votre ouvrage? Vous reprocheriez-vous


même l'intérêt que vous pourriez y prendre? Quel mal
LETTRE LXXXIII l8l

peut-on craindre d'un sentiment si pur, et quelles dou-


ceurs n'y aurait-il pas à le goûter ?
Mon amour vous effraie, vous le trouvez violent,
effréné ? Tempérez-le par un amour plus doux; ne refusez
pas l'empire que je vous offre, auquel je jure de ne jamais
me soustraire, et qui, j'ose le croire, ne serait pas entiè-
rement perdu pour la vertu. Quel sacrifice pourrait me
paraître pénible, sûr que votre cœur m'en garderait le
prix ? Quel est donc l'homme assez malheureux pour ne
pas savoir jouir des privations qu'il s'impose; pour ne pas
préférer un mot, un regard accordés, à toutes les jouis-
sances qu'il pourrait ravir ou surprendre! et vous avez
cru que j'étais cet homme-là! et vous m'avez craint! Ah!
pourquoi votre bonheur ne dépend-il pas de moi ? comme
je me vengerais de vous, en vous rendant heureuse. Mais
ce doux empire, la stérile amitié ne le produit pas; il
n'est dû qu'à l'amour.
Ce mot vous intimide! et pourquoi? un attachement
plus tendre, une union plus forte, une seule pensée, le
même bonheur comme les mêmes peines, qu'y a-t-il donc
là d'étranger à votre âme? Tel est pourtant l'amour! tel
est au moins celui que vous inspirez et que je ressens!
C'est lui surtout, qui, calculant sans intérêt, sait appré-
cier les actions sur leur mérite et non sur leur valeur;
trésor inépuisable des âmes sensibles, tout devient pré-
cieux, fait par lui ou pour lui.
Ces vérités si faciles à saisir, si douces à pratiquer,
qu'ont-elles donc d'effrayant ? Quelles craintes peut aussi
vous causer un homme sensible, à qui l'amour ne per-
met plus un autre bonheur que le vôtre? C'est aujour-
d'hui l'unique vœu que je forme je sacrifierai tout pour
:

le remplir, excepté sentiment qui l'inspire; et ce senti-


le
ment lui-même, consentez à le partager, et vous le régle-
rez à votre choix. Mais ne souffrons plus qu'il nous
divise, lorsqu'il devrait nous réunir. Si l'amitié que vous
m'avez offerte, n'est pas un vain mot ; si, comme vous me
le disiez hier, c'est le sentiment le plus doux que votre
âme connaisse; que ce soit elle qui stipule entre nous, je
ne la récuserai point mais juge de l'amour, qu'elle
:

consente à l'écouter; le refus de l'entendre deviendrait une


injustice, et l'amitié n'est point injuste.
Unsecond entretien n'aura pas plus d'inconvénients
que premier le hasard peut encore en fournir l'occa-
le :

sion; vous pourriez vous-même en indiquer le moment.


Je veux croire que j'ai tort; n'aimerez- vous pas mieux
l82 LES LIAISONS DANGEREUSES

me ramener que me doutez-vous de ma


combattre, et
docilité ? Si ce tiers venu nous inter-
importun ne fût pas
rompre, peut-être serais-je déjà entièrement revenu à
votre avis; qui sait jusqu'où peut aller votre pouvoir?
Vous le dirai-je? cette puissance invincible, à laquelle
je me livre sans oser la calculer, ce charme irrésistible, qui
vous rend souveraine de mes pensées comme de mes
aaions, il m'arrivc quelquefois de les craindre. Hélas! cet
entretien que je vous demande, peut-être est-ce à moi à le
redouter! peut-être après, enchaîné par mes promesses,
me vcrrai-je réduit à brûler d'un amour que je sens bien
qui ne pourra s'éteindre, sans oser même implorer votre
secours! Ah! Madame, de grâce, n'abusez pas de votre
empire! Mais quoi! si vous devez en être plus heureuse, si
je dois vous en paraître plus digne de vous, quelles peines
ne sont pas adoucies par ces idées consolantes Oui, je le !

sens vous parler encore, c'est vous donner contre moi de


;

plus fortes armes c'est me soumettre plus entièrement à


;

votre volonté. Il est plus aisé de se défendre contre vos


lenres; ce sont bien vos mêmes discours, mais vous
n'êtes pas là pour leur prêter des forces. Cependant, le
plaisir de vous entendre m'en fait braver le danger au :

moins aurai-je ce bonheur d'avoir tout fait pour vous,


même contre moi et mes sacrifices deviendront un hom-
;

mage. Trop heureux de vous prouver de mille manières,


comme je le sens de mille façons, que, sans m'en excep-
ter, vous êtes, vous serez toujours l'objet le plus cher à
mon cœur.
Du château de... ce 23 septembre 17**.

LEITRE LXXXIV
LE VICOMTE DE VALMONT A CÉCILE VOLANGES

Vous avez vu combien nous avons été contrariés


hier. De toute la journée je n'ai pas pu vous remettre la
lettre que j'avais pour vous; j'ignore si j'y trouverai plus
de facilité aujourd'hui. Je crains de vous compromettre,
en y mettant plus de zèle que d'adresse; et je ne me par-
donnerais pas une imprudence qui vous deviendrait
si fatale, et causerait le désespoir de mon ami, en vous

rendant éternellement malheureuse. Cependant je con-


LETTRE LXXXIV 183

nais les impatiences de l'amour; je sens combien il doit


être pénible, dans votre situation, d'éprouver quelque
retard à la seule consolation que vous puissiez goûter
dans ce moment. A force de m'occuper des moyens
d'écarter les obstacles, j'en ai trouvé un dont l'exécution
sera aisée, si vous y mettez quelque soin.
Je crois avoir remarqué que la clef de la porte de votre
chambre, qui donne sur le corridor, est toujours sur la
iO.
cheminée de votre maman. Tout deviendrait facile avec
cène clef, vous devez bien le sentir; mais à son défaut, je -f ,

vous en procurerai une semblable, et qui la suppléera. Il o ^


>>
me suffira, pour y parvenir, d'avoir l'autre une heure ou ^
deux à ma disposition. Vous devez trouver aisément ^y
l'occasion de la prendre, et pour qu'on ne s'aperçoive K^
pas qu'elle manque, j'en joins ici une à moi, qui est assez ^ (J

v.

semblable, pour qu'on n'en voie pas la différence, à ^-^^


moins qu'on ne l'essaie; ce qu'on ne tentera pas. Il fau- "^cj

dra seulement que vous ayez soin d'y mettre un ruban, ^


bleu et passé, comme celui qui est à la vôtre. ,

Il faudrait tâcher d'avoir cette clef pour demain ou

après-demain, à l'heure du déjeuner; parce qu'il vous


sera plus facile de me la donner alors, et qu'elle pourra
être remise à sa place pour le soir, temps où votre maman
pourrait y faire plus d'attention. Je pourrai vous la
rendre au moment du dîner, si nous nous entendons
bien.
Vous savez que quand on passe du salon à la salle à
manger, c'est toujours madame de Rosemonde qui
marche la dernière. Je lui donnerai la main. Vous n'aurez
qu'à quitter votre métier de tapisserie lentement, ou
bien laisser tomber quelque chose, de façon à rester en
arrière vous saurez bien alors prendre la clef, que j'aurai
:

soin de tenir derrière moi. Il ne faudra pas négliger,


aussitôt après l'avoir prise, de rejoindre ma vieille tante,
et de lui faire quelques caresses. Si par hasard vous lais-
siez tomber cette clef, n'allez pas vous déconcerter;
je feindrai que c'est moi, et je vous réponds de tout.
Le peu de confiance que vous témoigne votre maman,
et ses procédés si durs envers vous, autorisent de reste -(^
cette petite supercherie. C'est au surplus le seul moyen c^ Cc
de continuer à recevoir les lettres de Danceny, et à lui ^ ^
faire passer les vôtres ; tout, autre est réellement trop dan- /
gereux, et pourrait vous perdre tous deux sans ressource :

aussi ma prudente amitié se reprocherait-elle de les


employer davantage.
184 LES LIAISONS DANGEREUSES

Une fois maître de la clef, il nous restera quelques pré-


cautions à prendre contre le bruit de la porte et de la ser-
rure : mais elles sont bien faciles. Vous trouverez, sous
la même armoire où j'avais mis votre papier, de* l'huile et
^\
Aj^ une plume. Vous allez quelquefois chez vous à des heures
, ( où vous y êtes seule il faut en profiter pour huiler la scr-
:

^*> ^^^^ ^^ ^^^ gonds. La seule attention à avoir, est de prendre


Vn^*^ garde aux taches qui déposeraient contre vous. Il faudra
aussi attendre que la nuit soit venue, parce que, si cela se
fait avec l'intelligence dont vous êtes capable, il n'y
paraîtra plus le lendemain matin.
Si pourtant on s'en aperçoit, n'hésitez pas à dire que
c'est le ftûlicur du château. Il faudrait, dans ce cas, spc-
^ cifier le temps, même les discours qu'il vous aura tenus :

4o '^^^^^ comme par exemple, qu'il prend ce soin contre la rouille,


jt O^^^ pour toutes les serrures dont on ne fait pas usage. Car

vous sentez qu'il ne serait pas vraisemblable que vous


eussiez été témoin de ce tracas sans en demander la
cause. Ce sont ces petits détails qui donnent la vraisem-
blance, et la vraisemblance rend les mensonges sans consé-
quence, en ôtant le désir de les vérifier.
Apres que vous aurez lu cette lettre, je vous prie de
la relire, et même de vous en occuper d'abord, c'est
:

qu'il faut bien savoir ce qu'on veut bien faire; ensuite,


pour vous assurer que je n'ai rien omis. Peu accoutumé à
employer la finesse pour mon compte, je n'en ai pas grand
usage; il n'a pas même fallu moins que ma vive amitié
pour Danceny, et l'intérêt que vous inspirez, pour me
déterminer à me servir de ces moyens, quelque innocents
qu'ils soient. Je hais tout ce qui a l'air de la tromperie;
c'est là mon caractère. Mais vos malheurs m'ont touché
au point que je tenterai tout pour les adoucir.
Vous pensez bien que, cette communication une fois
établie entre nous, il me sera plus facile de vous procurer,
avec Danceny, l'entretien qu'il désire. Cependant ne lui
parlez pas encore de tout ceci ; vous ne feriez qu'augmenter
son impatience, et le moment de la satisfaire n'est pas
encore tout à fait venu. Vous lui devez, je crois, de la
calmer plutôt que de l'aigrir. Je m'en rapporte là-dessus
à votre délicatesse. Adieu, rr^ bell eju^ilje car vous êtes
:

ma pupille. Aimr/ \n^ p«,>^ v^urr tutcuTj et surtout ayez


avec lui de la docilité; vous vous en trouverez bien.
Je m'occupe de votre bonheur, et soyez sûre que j'y trou-
verai le mien.
De... ce 24 septembre 77**.
LETTRE LXXXV I85

LETTRE LXXXV
LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

Enfin vous serez tranquille et surtout vous me rendrez


justice. Ecoutez, et ne me confondez plus avec les autres
femmes. T'ai mis à fin mon aventu re avpr P rpvan à fin! ;

entendez-vous bien ce que cela veut dire? A présent


vous allez juger qui de lui ou de moi pourra se vanter.
Le récit ne sera pas si plaisant que l'action aussi ne:

serait-il pas juste que, tandis que vous n'avez fait que
raisonner bien ou mal sur cette affaire, il vous en revînt
autant de plaisir qu'à moi, qui y donnais mon temps et
ma peine.
Cependant, si vous avez quelque grand coup à faire, si
vous devez tenter quelque entreprise où ce rival dange-
reux vous paraisse à craindre, arrivez. Il vous laisse le
champ libre, au moins pour quelque temps; peut-être
même ne se relèvera-t-il jamais du coup que je lui ai
porté.
[ue v ous êtes heu reux de in]avoir_poui_amie Je suis !

toi] de V^t^
pour vous une fée bicnlaisante. Vous languissez toin
la beauté qui vous engage ; je dis un mot, et vous vous ,/\u .

retrouvez auprès d'elle. Vous voulez vous venger d'une ^^.^7^


femme qui vous nuit; je vous marque l'endroit où vous't^ 'jv
devez frapper et la livre à votre discrétion. Enfin, pourry 'V >
écarter de la lice un concurrent redoutable, c'est encore ^' V
moi que vous invoquez, et je vous exauce En vér ité^ si -^'^
.

vous ne passez pa votre vi£_^ m t» rexuezcier^


i??
est que c.
'

vous êtes un ingrat. Je reviens à mon aventure et la


reprends d'origine.
Le rendez-vous, donné haut, à la sortie de l'Opéra *,
si
fut entendu comme espéré. Prévan s'y rendit;
je l'avais
et quand la maréchale lui dit obligeamment qu'elle se
féUcitait de le voir deux fois de suite à ses jours, il eut soin
de répondre que depuis mardi soir il avait défait mille
arrangements, pour pouvoir ainsi disposer de cette soirée.
A bon entendeitr, salut ! Comme je voulais pourtant savoir,
avec plus de certitude, si j'étais ou non le véritable objet

* Voyez la lettre LXXIV.


l86 LES LIAISONS DANCBUOSES

de cet empressement flatteur, je voulus forcer le soupi-


rant nouveau de choisir entre moj^t soiTgoût dominant.
Je déclarai que je ne jouerais point; en effet, il trouva, de
son côté, mille prétextes pour ne pas jouer; et mon pre-
mier triomphe tut sur le lansquenet.
Je m'emparai de l'évêque de... pour ma conversation;
je le choisis à cause de sa liaison avec le héros du jour, a
qui je voulais donner toute facilité de m'abordcr. J'étais
bien aise aussi d'avoir un témoin respectable qui pût, au
besoin, déposer de ma conduite et de mes discours. Cet
arrangement réussit.
Après les propos vagues et d'usage, Prévan s'étant
bientôt rendu maître de la conversation, prit tour à tour
différents tons, pour essayer celui qui pourrait me plaire.
Je refusai celui du sentiment, comme n'y croyant pas;
j'arrêtai par mon sérieux, sa gaieté qui me parut trop
légère pour un début; il se rabattit sur la délicate amitic;
et ce fut sous ce drapeau banal, que no us cornmençâ mes
~^'
notre a ttaque réciproque.
Au moment ^u souper, l'évêque ne descendait pas;
OjCc^^ Prévan me donna donc la main, et se trouva naturclle-
-^
~ — ment placé à table à côté de moi. Il faut être juste; il sou-
tint avec beaucoup d'adresse notre conversation parti-
culière, en ne paraissant s'occuper que de la conversation
générale, dont il eut l'air de faire tous les frais. Au des-
sert, on parla d'une pièce nouvelle qu'on devait donner
le lundi suivant aux Français. Je témoignai quelques
regrets de n'avoir pas ma loge; il m'offrit la sienne que
je refusai d'abord, comme cela se pratique à quoi il
:

âr^/^ répondit assez plaisamment que je ne l'entendais pas,


<^ *^«3 qu'à coup sûr il ne ferait pas le sacrifice de sa loge à

4L^u>^Y quelqu'un qu'il ne connaissait pas, mais qu'il m'avcrtis-


Lyj^ sait seulement que madame la maréchale en disfK)serait.
Elle se prêta à cette plaisanterie, et j'acceptai.
. Remonté au salon, il demanda, comme vous p>ouvcz

J"'"
croire, une place dans cette loge; et comme la maréchale,
^'^^^^ qui le traite avec beaucoup de bonté, la lui promit s'il
était sagây il en prit l'occasion d'une de ces conversations
à double entente, pK)ur lesquelles vous m'avez vanté son
talent. En effet, s'étant mis à ses genoux, comme un
enfant soumis, disait-il, sous prétexte de lui demander
g,^ ses avis et d'implorer sa raison, il dit beaucoup de choses
"- flâneuses et assez tendres, dont il m'était facile de me
\>^^^'y faire l'application. Plusieurs personnes ne s'étant pas
c^v^ remises au jeu l'après-soupcr, la conversation fut plus
LETTRE LXXXV I87

générale et moins intéressante mai*; nns yç^iv parlèrent


:

be aucoup Je dis^nos yeux je devrais dire les^sieiis; car


.
:

les mie ns n'euxgnrqïi^'ïïn langagPTTgtui de jaTsu^^. Il ^ Cc


dut penser que je m'étonnais et m'occupais excessivement ^^^
de l'effet prodigieux qu'il faisait sur moi. Je crois que je le ^"^K^^
laissai fort satisfait; je n'étais pas moins contente.
^"*^S/
Le lundi suivant, je fus aux Français, comme nous ^^4
en étions convenus. Malgré notre curiosité littéraire, je
ne puis vous rien dire du spectacle, sinon que Prévan a
un talent merveilleux pour la cajolerie, et que la pièce est ^^
tombée voilà tout ce que j'y ai appris. Je voyais avec '-^ J/J
:

peine finir cette soirée, qui réellement me plaisait beau- J '^


coup; et pour la prolonger, j'offris à la maréchale de /f^
venir souper chez moi ce qui me fournit le prétexte ^^J^
:

de le proposer à l'aimable cajoleur, qui ne demanda que le Ay /

temps de courir, pour se dégager, jusque chez les com- ^J^'


tesses de B ***. * Ce nom me rendit toute ma colère; r ^'V
je vis clairement qu'il allait commencer les confidences :
"^"^^
je me rappelai vos sages conseils et me promis bien... de^Mjw'^
poursuivre l'aventure; sûre que je le guérirais de cette H\y ^
dangereusç indiscrétion. o^^<ii
Etranger dans ma société, qui ce soir-là était peu nom- /^^
breuse, il me devait les soins d'usage; aussi, quand on S/
alla souper, m'offrit-il la main. J'eus la malice, en l'accep- ^^
'^
c^
tant, de mettre dans la mienne un léger frémissement, et^< ^
d'avoir, pendant ma
marche, les yeux baissés et la respi- '^"^
<^
ration haute. J'avais l'air de pressentir ma défaite, et de ^«v\
redouter monvainqueur. Il le remarqua à merveille; A
aussi le tr^^ryp rh a ngj^-t-JL HiT-k-^h R mp de_tûn ei de /j^ ^^^
maimien. Il était galant, il devint tendre. Ce n'est pas que^
'^
les propos ne fussent à peu près les mêmes; la circons- Cyi
tance y forçait mais son regard, devenu moins vif, était
:
^<

plus caressant; l'inflexion de sa voix plus douce; son


sourire n'était plus celui de la finesse, mais du contente-
ment. Enfin dans ses discours, éteignant peu à peu le feu <^
de la saillie, l'esprit fit place à la déhcatesse. Je vous le *c^
demande, qu'eussiez- vous fait de mieux? /
De mon côté, je devins rêveuse, à tel point qu'on fut
forcé de s'en apercevoir, et quand on m'en fit le reproche, \^
j'eus l'adresse de m'en défendre maladroitement et de <r/s»
jeter sur Prévan un coup d'œil prompt, mais timide et ^^
déconcerté, et propre à lui faire croire que toute ma ^"^^'^
crainte était qu'il ne devinât la cause de mon trouble. ^V
* Voyez la lettre LXX.
Z88 LES LIAISONS DANGEREUSES

Après souper, je profitai du temps où la bonne maré-


chale contait une de ces histoires qu'elle conte toujours
pour me placer sur mon ottomane, dans cet abandon que
donne une tendre rêverie. Je n'étais pas fâchée que Prévan
me vît ainsi; il m'honora, en effet, d'une attention toute
particulière. Vous jugez bien que mes timides regards
n'osaient chercher les yeux de mon vainqueur mais :

dirigés vers lui d'une manière plus humble, ils m'ap-


prirent bientôt que j'obtenais l'effet que je voulais pro-
duire. Il fallait encore lui persuader que je le partageais :

aussi, quand maréchale annonça qu'elle allait se retirer,


la
je m'écriai d'une voix molle et tendre Ah Dieu! j'étais
:

si bien là ! Je me levai pourtant mais avant de me sépa-


>
:

rer d'elle, je lui demandai ses projets, pour avoir un pré-


texte de dire les miens et de faire savoir que je resterais
ûv>v<^^ chez moi le surlendemain. Là-dessus tout le monde se
kï/vv^^^ sépara.
'(oN^X '' Alors je me mis à réfléchir. Je ne doutais pas que Pré-

^V^S van ne profitât de l'espèce de rendez- vous que je venais


de lui donner; qu'il n'y vînt d'assez bonne heure pour me
trouver seule, et que l'attaque ne fiJt vive mais j'étais :

bien sûre aussi, d'après ma réputation, qu'il ne me traite-


rait pas avec cette légèreté que, pour peu qu'on ait
d'usage, on n'emploie qu'avec les femmes à aventures,
ou celles qui n'ont aucune expérience; et jr voyais mon
SU££èâ-CcriaiiL_sLiL4îronon^it le jnoid'amQur, s'il avait
la prétention, surtout, cfêTobtenîrdc moi.
Qu^il est commode devoir a^ireà~ vous autres gens
à principes! quelquefois un brouillon d'amoureux vous
déconcerte par sa timidité, ou vous embarrasse par ses
fougueux transports; c'est une fièvre qui, comme l'autre,
a ses frissons et son ardeur, et quelquefois varie dans
ses symptômes. Mais votre marche réglée se devine si
facilement L'arrivée, le maintien, le ton, les discours, je
!

savais tout dès la veille. Je ne vous rendrai donc pas notre


conversation que vous suppléerez aisément. Observez
seulement que, dans ma feinte défense, je l'aidais de tout
mon pouvoir : embarras, pour lui donner le temps de
parler; mauvaises raisons, pour être combattues; crainte
et méfiance, pour ramener les protestations et ce refrain ;

perpétuel de sa part, y^ ne vous demande qu'un mot; et ce


silence de la mienne, qui semble ne le laisser attendre que
pour le faire désirer davantage; au travers de tout cela
une main cent fois prise, qui se retire toujours et ne se
refuse jamais. On passerait ainsi tout un jour; nous y
LETTRE LXXXV I89

passâmes une mortelle heure nous y serions peut-être


:

encore si nous n'avions entendu entrer un carrosse dans


ma cour. Cet heureux contretemps rendit, comme de
raison, ses instances plus vives ; et moi, voyant le moment
arrivé, où j'étais à l'abri de toute surprise, après m'étre
préparée par un long soupir, j'accordai le mot précieux.
On annonça, et peu de temps après, j'eus un cercle assez
nombreux.
Prévan me demanda de venir le lendemain matin, et
j'y consentis mais soigneuse de me défendre, j'ordonnai
:

à ma femme de chambre de rester tout le temps de cette


visite dans ma chambre à coucher, d'où vous savez qu'on
voit tout ce qui se passe dans mon cabinet de toilette, et
ce fut là que je le reçus. Libres dans notre conversation,
et ayant tous deux le même désir, nous fûmes bientôt
d'accord mais il
: fallait se défaire de ce speaateur
importun; c'était où je l'attendais.
Alors, lui faisant à mon gré le tableau de ma vie inté-
rieure, je lui persuadai aisément que nous ne trouverions
jamais un moment de libené; et qu'il fallait regarder
comme une espèce de miracle, celle dont nous avions
joui hier, qui même laisserait encore des dangers trop
grands pour m'y exposer, puisque à tout moment on
pouvait entrer dans mon salon. Je ne manquai pas d'ajou-
ter que tous ces usages s'étaient établis, parce que, jus-
qu'à ce jour, ils ne m'avaient jamais contrariée; et j'insis-
tai en même temps sur l'impossibilité de les changer, sans
me compromettre aux yeux de mes gens. Il essaya de s'at-
trister, de prendre de l'humeur, de me dire que j'avais
peu d'amour; et vous devinez combien tout cela me
touchait! Mais voulant frapper le coup décisif, j'appelai
les larmes à mon secours. Ce fut exaaement le Zaïre, vous
pleurez. Cet empire qu'il se crut sur moi, et l'espoir qu'il
en conçut de me perdre à son gré, lui tinrent lieu de tout
l'amour d'Orosmane.
Ce coup de théâtre passé, nous revînmes aux arrange-
ments. Au défaut du jour, nous nous occupâmes de la
nuit :mais mon suisse devenait un obstacle insurmon-
table, et je ne permettais pas qu'on essayât de le gagner.
Il me proposa la petite porte de mon jardin mais je :

l'avais prévu, et j'y créai un chien qui, tranquille et silen-


cieux le jour, était un vrai démon la nuit. La facilité avec
laquelle j'entrai dans tous ces détails était bien propre à
l'enhardir; aussi vint-il à me proposer l'expédient le plus
ridicule, et ce fut celui que j'acceptai.
190 LES LIAISONS DANGEREUSES

D'abord, son domestique était sûr comme lui-même :

en cela il ne trompait guère, l'un l'était bien autant que


l'autre. J'aurais un grand souper chez moi; il y serait, il
prendrait son temps pour sortir seul. L'adroit confident
appellerait la voiture, ouvrirait la portière; et lui Prévan,
au lieu de monter, s'esquiverait adroitement. Son cocher
ne pouvait s'en apercevoir en aucune façon; ainsi sorti
pour tout le monde, et cependant resté chez moi, il s'agis-
sait de savoir s'il pourrait par\'enir à mon appartement.
J'avoue que d'abord mon embarras fut de trouver, contre
ce projet, d'assez mauvaises raisons pour qu'il pût avoir
l'air de les détruire; il y répondit par des exemples. A
l'entendre, rien n'était plus ordinaire que ce moyen;
lui-même s'en était beaucoup servi; c'était même celui
dont il faisait le plus d'usage, comme le moins dangereux.
Subjuguée par ces autorités irrécusables, je convins
avec candeur, que j'avais bien un escalier dérobé qui
conduisait très près de mon boudoir; que je pouvais y
laisser la clef, et qu'il lui serait possible de s'y enfermer,
et d'attendre, sans beaucoup de risques, que mes
femmes fussent retirées; et puis, pour donner plus de
vraisemblance à mon consentement, le moment d'après
je ne voulais plus, je ne revenais à consentir qu'à condi-
tion d'une soumission parfaite, d'une sagesse... Ah quelle !

sagesse! Enfin je voulais bien lui prouver mon amour,


mais non pas satisfaire le sien.
La sortie, dont j'oubliais de vous parler, devait se faire
par la petite porte du jardin il ne s'agissait que d'attendre
:

le point du jour, le cerbère ne dirait plus mot. Pas une


âme ne passe à cette heure-là, et les gens sont dans le plus
fort du sommeil. Si vous vous étonnez de ce tas de mau-
vais raisonnements, c'est que vous oubliez notre situation
réciproque. Qu'avions-nous besoin d'en faire de meil-
leurs? Il no demandait pas mieux que tout cela se sût,
et moi, j'étais bien sûre qu'on ne le saurait pas. Le
jour fixé fut au surlendemain.
Remarquez que voilà une affaire arrangée, et que per-
sonne n'a encore vu Prévan dans ma société. Je le ren-
contre à souper chez une de mes amies, il lui offre sa
loge pour une pièce nouvelle, et j'y accepte une place.
J'invite cette femme à souper, pendant le spectacle et
devant Prévan; je ne puis presque pas me dispenser de
lui proposer d'en être. Il accepte et me fait, deux jours
après, une visite que l'usage exige. Il vient, à la vérité, me
voir le lendemain matin mais, outre que les visites
: du
LETTRE LXXXV I9I

matin ne marquent plus, ne tient qu'à moi de trouver


il

celle-ci trop leste; et je le remets en effet dans la classe


des gens moins liés avec moi, par une invitation écrite,
pour un souper de cérémonie. Je puis bien dire comme
Annette Mais voilà tout, pourtant!
:

Le jour fatal arrivé, ce jour où je devais perdre ma


vertu et ma réputation, je donnai mes instructions à ma
fidèle Victoire, et elle les exécuta comme vous le verrez
bientôt.
Cependant le soir vint. J'avais déjà beaucoup de
monde chez moi, quand on y annonça Prévan. Je le reçus
avec une politesse marquée, qui constatait mon peu de
liaison avec lui; et je le mis à la partie de la maréchale,
conmie étant celle par qui j'avais fait cette connaissance.
La soirée ne produisit rien qu'un très petit billet, que le
discret amoureux trouva moyen de me remettre, et que
j'ai brûlé suivant ma coutume. Il m'y annonçait que je
pouvais compter sur lui ; et ce mot essentiel était entouré
de tous les mots parasites, d'amour, de bonheur, etc.,
qui ne manquent jamais de se trouver à pareille fête.
A minuit, les parties étant finies, je proposai une courte
macédoine *. J'avais le double projet de favoriser
l'évasion de Prévan, et en même temps de
remar- la faire
quer; ce qui ne pouvait pas manquer d'arriver, vu sa
réputation de joueur. J'étais bien aise aussi qu'on pût
se rappeler au besoin, que je n'avais pas été pressée de
rester seule.
Le jeu dura plusque je n'avais pensé. Le Diable me
tentait, et je succombai au désir d'aller consoler l'impa-
tient prisonnier. Je m'acheminais ainsi à ma perte, quand
je réfléchis qu'une fois rendue tout à fait, je n'aurais plus
sur lui, l'empire de le tenir dans le costume de décence
nécessaire à mes projets. J'eus la force de résister. Je
rebroussai chemin, et revins, non sans humeur, reprendre
place à ce jeu étemel. Il finit pourtant, et chacun s'en
alla. Pour moi, je sonnai mes femmes, je me déshabillai
fort vite, et les renvoyai de même.
Me voyez-vous. Vicomte, dans ma toilette légère, mar-
chant d'un pas timide et circonspect, et d'une main mal
assurée ouvrir la porte à mon vainqueur? Il m'aperçut,
l'éclair n'est pas plus prompt. Que vous dirais-je ? je fus

* Quelques personnes ignorent peut-être qu'une macédoiru est un


assemblage de plusieurs jeux de hasard, parmi lesquels chaque coupeur a
droit de choisir lorsque c'est à lui à tenir la main. C'est une des inventions
du siècle.

LES LIAISONS DANGEREUSES 7


192 LES LIAISONS DANGEREUSES

vaincue, tout à fait vaincue, avant d'avoir pu dire un mot


pour l'arrcicr ou me défendre. Il voulut ensuite prendre

une situation plus commode et plus convenable aux


circonstances. Il maudissait sa parure, qui, disait-il,
il voulait me combattre à armes égales
Tcloignait de moi, :

mais mon extrême timidité s'oppwsa à ce projet, et


mes tendres caresses ne lui en laissèrent pas le temps.
Il s'occupa d'autre chose.
Ses droits étaient doublés, et ses prétentions revinrent :

mais alors : Ecoutez-moi, lui dis-je; vous aurez jusqu'ici


'

un assez agréable récit à faire aux deux comtesses de


P***, et à mille autres mais je suis curieuse de savoir
:

comment vous raconterez la fin de l'aventure. - En parlant


ainsi, je sonnais de toutes mes forces. Pour le coup j'eus
mon tour, et mon action fut plus vive que sa parole.
Il n'avait encore que balbutié, quand j'entendis Viaoire

accourir, et appeler les gens qu'elle avait gardés chez elle,


comme je le lui avais ordonné. Là, prenant mon ton de
reine, et élevant la voix Sortez, Monsieur, continuai-je,
: <

et ne reparaissez jamais devant moi. Là-dessus, la foule


de mes gens entra.


Le pauvre Prévan perdit la tête, et croyant voir un
guet-apens dans ce qui n'était au fond qu'une plaisan-
terie, il se jeta sur son épée. Mal lui en prit car mon valet
:

de chambre, brave et vigoureux, le saisit au corps et le


terrassa. J'eus, je l'avoue, une frayeur mortelle. Je criai
qu'on arrêtât, et ordonnai qu'on laissât sa retraite libre,
en s'assurant seulement qu'il sortît de chez moi. Mes
gens m'obéirent mais la rumeur était grande parmi
:

eux; ils s'indignaient qu'on eût osé manquer à laa ver-


tueuse maîtresse. Tous accompagnèrent le malheureux
chevalier, avec bruit et scandale, comme je le souhaitais.
La seule Victoire resta, et nous nous occupâmes pendant
ce temps à réparer le désordre de mon lit.
Mes gens remontèrent toujours en tumulte; et moi,
encore tout émue^ je leur demandai par quel bonheur ils
s'étaient encore trouvés lèves; et Victoire me raconta
qu'elle avait donné à souper à deux de ses amies, qu'on
avait veillé chez elle, et enfin tout ce dont nous étions
convenues ensemble. Je les remerciai tous, et les fis
retirer, en ordonnant pourtant à l'un d'eux d'aller sur-
le-champ chercher mon médecin. Il me parut que j'étais
autorisée à craindre l'effet de mon saisissement mortel ; et
c'était un moyen sûr de donner du cours et de la célébrité
à cette nouvelle.
LETTRE LXXXVI I93

Il vint en effet, me plaignit beaucoup, et ne m'ordonna

que du repos. Moi, j'ordonnai de plus à Viaoire, d'aller


le matin de bonne heure bavarder dans le voisinage.
Tout a si bien réussi, qu'avant midi, et aussitôt qu'il
a été jour chez moi, ma dévote voisine était déjà au chevet
de mon lit, pour savoir la vérité et les détails de cette
horrible aventure. J'ai été obligée de me désoler avec elle,
pendant une heure, sur la corruption du siècle. Un
moment après, j'ai reçu de la maréchale le billet que je
joins ici. Enfin, avant cinq heures, j'ai vu arriver, à mon
grand étonnement. M... *. Il venait, m'a-t-il dit, me faire
ses excuses, de ce qu'un officier de son corps avait pu
me manquer à ce point. Il ne l'avait appris qu'à dîner
chez la maréchale, et avait sur-le-champ envoyé ordre à
Pré van de se rendre en prison. J'ai demandé grâce, et il
me l'a refusée. Alors j'ai pensé que, comme complice,
il fallait m'exécuter de mon côté, et garder au moins de

rigides arrêts. J'ai fait fermer ma porte, et dire que


j'étais incommodée.
C'est à ma solitude que vous devez cette longue lettre.
J'en écrirai une à madame de Volanges, dont sûrement
elle fera lecture publique et où vous verrez cette histoire
telle qu'il faut la raconter.
J'oubliais de vous dire que Belleroche est outré, et
veut absolument se battre avec Prévan. Le pauvre garçon!
heureusement j'aurai le temps de calmer sa tête. En
attendant, je vais reposer la mienne, qui est fatiguée
d'écrire. Adieu, Vicomte.

Du château de... ce 25 septembre 17**3 au soir.

LETTRE LXXXVI
LA MARÉCHALE DE *** A LA MARQUISE DE MERTEUIL
(Billet inclus dans la précédente.)

Mon Dieu! qu'est-ce donc que j'apprends, ma chère


Madame? est-il possible que ce petit Prévan fasse de
pareilles abominations? et encore vis-à-vis de vous!
A quoi on est exposé! on ne sera donc plus en sûreté
* Le commandant du corps dans lequel M. de Prévan servait.
194 ^^ LIAISONS dangubuses

chez soi! En événements-là consolent d'être


vérité, ces
vieille. Mais de quoi ne me consolerai jamais, c'est
je
d'avoir été en partie cause de ce que vous avez reçu un
pareil monstre chez vous. Je vous promets bien que si
ce qu'on m'en a dit est vrai, il ne remettra plus les pieds
chez moi; c'est le parti que tous les honnêtes gens pren-
dront avec lui, s'ils font ce qu'ils doivent.
On m'a dit que vous vous étiez trouvée bien mal, et
je suis inquiète de votre santé. Donnez-moi, je vous prie,
de vos chères nouvelles; ou faites-m'en donner par une
de vos femmes, si vous ne le pouvez pas vous-même. Je
ne vous demande qu'un mot pour me tranquiUiser. Je
serais accourue chez vous ce matin, sans mes bains que
mon docteur ne me permet pas d'interrompre; et il faut
que j'aille cet après-midi à Versailles, toujours pour
l'affaire de mon neveu.
Adieu, ma chère Madame; comptez pour la vie sur
ma sincère amitié.

Paris, ce 2 s septembre 77**.

LETTRE LXXXVII
LA MARQUISE DE MERTEUIL A MADAME DE VOLANGES

Je vous écris de mon lit, ma chère bonne amie. L'événe-


ment le plus désagréable, et le plus impossible à prévoir,
m'a rendue malade de saisissement et de chagrin. Ce n'est
pas qu'assurément j'aie rien à me reprocher mais il
:

est toujours si pénibje pour une femme honnête et qui


conserve la modestie convenable à son sexe, de fixer sur
elle l'attention publique, que je donnerais tout au monde
pour avoir pu éviter cette malheureuse aventure, et que
je ne sais encore, si je ne prendrai pas le parti d'aller à la
campagne, attendre qu'elle soit oubliée. Voici ce dont il
s'agit.
J'ai rencontré chez la maréchale de... un M. de Prévan
que vous connaissez sûrement de nom, et que je ne con-
naissais pas autrement. Mais en le trouvant dans cette
maison, j'étais bien autorisée, ce me semble, à le croire
bonne compagnie. Il est assez bien fait de sa p>crsonne,
et m'a paru ne pas manquer d'esprit. Le hasard et l'ennui
du jeu me laissèrent seule de femme entre lui et l'évêque
LETTRE LXXXVII I95

de...,tandis que tout le monde était occupe au lansquenet.


Nous causâmes tous trois jusqu'au moment du souper.
A table, une nouveauté dont on parla, lui donna l'occasion
d'offrir sa loge à la maréchale, qui l'accepta; et il fut
convenu que j'y aurais une place. C'était pour lundi
dernier, aux Français. Comme la maréchale venait souper
chez moi au sortir du spectacle, je proposai à ce monsieur
de l'y accompagner,et il y vint. Le surlendemain il me
fit une qui se passa en propos d'usage, et sans qu'il
visite
y eût du tout rien de marqué. Le lendemain il vint me
voir le matin, ce qui me parut bien un peu leste mais je
:

crus qu'au lieu de le lui faire sentir par ma façon de le


recevoir, il valait mieux l'avertir par une politesse, que
nous n'étions pas encore aussi intimement liés qu'il
paraissait le croire. Pour cela je lui envoyai, le jour même,
une invitation bien sèche et bien cérémonieuse, pour un
souper que je donnais avant- hier. Je ne lui adressai pas
la parole quatre fois dans toute la soirée; et lui de son
côté, se retira aussitôt sa partie finie. Vous conviendrez,
que jusque-là rien n'a moins l'air de conduire à une
aventure on fit, après les parties, une macédoine qui
:

nous mena jusqu'à près de deux heures; et enfin je me


mis au lit.
Il y avait au moins une mortelle demi-heure que mes
femmes étaient retirées, quand j'entendis du bruit dans
mon appartement. J'ouvris mon rideau avec beaucoup
de frayeur, et vis un homme entrer par la porte qui
conduit à mon boudoir. Je jetai un cri perçant; et je
reconnus, à la clarté de ma veilleuse, ce M. de Pré van,
qui, avec une effronterie inconcevable, me dit de ne pas
m'alarmer; qu'il allait m'éclaircir le mystère de sa
conduite, et qu'il me suppliait de ne faire aucim bruit.
En parlant ainsi, il allumait une bougie; j'étais saisie au
point que je ne pouvais parler. Son air aisé et tranquille
me encore davantage. Mais il n'eut pas
pétrifiait, je crois
dit deux mots, que quel était ce prétendu mystère;
je vis
et ma seule réponse fut, comme vous pouvez croire,
de me pendre à ma sonnette.
Par un bonheur incroyable, tous les gens de l'office
avaient veillé chez une de mes femmes, et n'étaient pas
encore couchés. Ma femme de chambre, qui, en venant
chez moi, m'entendit parler avec beaucoup de chaleur,
fut effrayée, et appela tout ce monde-là. Vous jugez quel
scandale! Mes gens étaient furieux; je vis le moment où
mon valet de chambre tuait Prévan. J'avoue que, pour
196 LES LIAISONS DANGEREUSES

l'instant, je fus fort aise de me voir en force : en y réflé-


chissant aujourd'hui, j'aimerais mieux qu'il rie fût venu
que ma femme de chambre; clic aurait suffi, et j'aurais
peut-être évite cet éclat qui m'aftligc.
Au lieu de cela, le tumulte a réveillé les voisins, les
gens ont parlé, et c'est depuis hier la nouvelle de tout
Paris. M. de Prévan est en prison par ordre du comman-
dant de son corps, qui a eu l'honnêteté de passer chez moi,
pour me faire des excuses, m'a-t-il dit. G:tte prison va
encore augmenter le bruit mais je n'ai jamais pu obtenir
:

que cela fût autrement. La ville et la cour se sont fait


écrire à ma porte, que j'ai fermée à tout le monde. Le
peu de personnes que j'ai vues m'a dit qu'on me rendait
justice, et que l'indignation publique était au cpmblc
contre M. de Prévan assurément, il le mérite bien, mais
:

cela n'ôte pas le désagrément de cette aventure.


De plus, cet homme a sûrement quelques amis, et ses
amis doivent être méchants qui sait, qui peut savoir ce
:

qu'ils inventeront pour me nuire? Alon Dieu, qu'une


jeune femme est malheureuse! elle n'a rien fait encore,
quand elle s'est mise à l'abri de la médisance; il faut
qu'elle en impose même à la calomnie.
Mandez-moi, je vous prie, ce que vous auriez fait,
ce que vous feriez à ma place; enfin, tout ce que vous
pensez. C'est toujours de vous que j'ai reçu les consola-
tions les plus douces et les avis les plus sages; c'est de
vous aussi que j'aime le mieux à en recevoir.
Adieu, ma chère et bonne amie; vous connaissez les
sentiments qui m'attachent à vous pour jamais. J'em-
brasse votre aimable fille.
Paris, cv 26 septembre ij**.
TROISIÈME PARTIE

LETTRE LXXXVIII
CÉCILE VOLANGES AU VICOMTE DE VALMONT

Malgré tout que j'ai, Monsieur, à recevoir


le plaisir
les lettres de M.chevalier Danceny, et quoique je ne
le
désire pas moins que lui, que nous puissions nous voir
encore, sans qu'on puisse nous en empêcher, je n'ai pas
osé cependant faire ce que vous me proposez. Première-
ment, c'est trop dangereux ; cette clef que vous voulez
que je mette à la place de l'autre lui ressemble bien assez
à la vérité mais pourtant, il ne laisse pas d'y avoir
:

encore de la différence, et maman regarde à tout, et


s'aperçoit de tout. De plus, quoiqu'on ne s'en soit pas
encore servi depuis que nous sommes ici, il ne faut qu'un
malheur; et si on s'en apercevait, je serais perdue pour
toujours. Et puis, il me semble aussi que ce serait mal;
faire comme
cela une double clef : c'est bien fon! Il
que c'est vous qui auriez la bonté de vous en char-
est vrai
ger; mais malgré cela, si on le savait, je n'en ponerais
pas moins le blâme et la faute, puisque ce serait pour moi
que vous l'auriez faite. Enfin, j'ai voulu essayer deux fois
de la prendre, et certainement cela serait bien facile, si
c'était toute autre chose mais je ne sais pas pourquoi
:

je me suis toujours mise à trembler, et n'en ai jamais eu


le courage. Je crois donc qu'il vaut mieux rester comme
nous sommes.
Si vous avez toujours la bonté d'être aussi complai-
sant que jusqu'ici, vous trouverez toujours bien le moyen
de me remettre une lettre. Même pour la dernière, sans
le malheur qui a voulu que vous vous retourniez tout
de suite dans un certain moment, nous aurions eu bien
aisé. Je sens bien que vous ne pouvez pas, comme moi,
ne songer qu'à ça; mais j'aime mieux avoir plus de
patience et ne pas tant risquer. Je suis sûre que M. Dan-
ceny dirait comme moi car toutes les fois qu'il voulait
:
198 LES LIAISONS DANGBUDSB

quelque chose qui me faisait trop de peine, il consentait


toujours que cela ne fût pas.
Je vous remettrai, Monsieur, en même temps que cette
lettre, la vôtre, celle de M. Danceny, et votre clef. Je
n'en suis pas moins reconnaissante de toutes vos bontés.
Je vous prie bien de me les continuer. Il est bien vrai que
je suis bien malheureuse, et que sans vous je le serais
encore bien davantage; mais, après tout, c'est ma mère;
il faut bien prendre patience. Et pourvu que M. Dan-

ceny m'aime toujours, et que vous ne m'abandonniez


pas, il viendra peut-être un temps plus heureux.
J'ai l'honneur d'être. Monsieur, avec bien de la recon-
naissance, votre très humble et très obéissante servante.

De... ce 26 septembre //**.

LETTRE LXXXIX
LE VICOMTE DE VALMONT AU CHEVALIER DANCENY

ne vont pas toujours aussi vite que vous


Si vos affaires
le voudriez, mon
ami, ce n'est pas tout à fait à moi qu'il
faut vous en prendre. J'ai ici plus d'un obstacle à vaincre.
La vigilance et la sévérité de madame de Volangcs ne
sont pas les seuls; votre jeune amie m'en oppose aussi
quelques-uns. Soit froideur, ou timidité, elle ne fait pas
toujours ce que je lui conseille; et je crois cependant savoir
mieux qu'elle ce qu'il faut faire.
un moyen simple, commode et sûr de
J'avais trouvé
lui remettre vos lettres, et même de faciliter, par la suite,
les entrevues que vous désirez mais je n'ai pu la décider
:

à s'en servir. J'en suis d'autant plus affligé, que je n'en


vois pas d'autre pour vous rapprocher d'elle; et que
même pour votre correspondance, je crains sans cesse
de nous compromettre tous trois. Or, vous jugez que je
ne veux ni courir ce risque-là, ni vous y exposer l'un et
l'autre.
Je serais pourtant vraiment peiné que le peu de confiance
de votre petite amie m'empêchât de vous être utile;
peut-être Icricz-vous bien de lui en écrire. Voyez ce que
vous voulez faire, c'est à vous seul à décider; car ce n'est
pas assez de ser\ir ses amis, il faut encore les servir à
LETTRE XC 199

leur manière. Ce pourrait être aussi une façon de plus


de vous assurer de ses sentiments pour vous ; car la femme
qui garde une volonté à elle n'aime pas autant qu'elle le
dit.
Ce n'est pas soupçonne votre maîtresse d'incons-
que je
tance : mais bien jeune
elle est elle a grand'peur de
:

sa maman, qui, comme vous le savez, ne cherche qu'à


vous nuire ; et peut-être serait-il dangereux de rester trop
longtemps sans l'occuper de vous. N'allez pas cependant
vous inquiéter à un certain point, de ce que je vous dis
là. Je n'ai dans le fond nulle raison de méfiance; c'est
uniquement la sollicitude de l'amitié.
Je ne vous écris pas plus longuement, parce que j'ai
bien aussi quelques affaires pour mon compte. Je ne suis
pas aussi avancé que vous mais j'aime autant, et cela
:

console; et quand je ne réussirais pas pour moi, si je par-


viens à vous être utile, je trouverai que j'ai bien employé
mon temps. Adieu, mon ami.

Du château de... ce 26 septembre 77**.

LETTRE XC
LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT

Je désire beaucoup, Monsieur, que cette lettre ne vous


fasse aucune peine; ou, si elle doit vous en causer, qu'au
moins elle puisse être adoucie par celle que j'éprouve
en vous l'écrivant. Vous devez me connaître assez à pré-
sent pour être bien sûr que ma volonté n'est pas de vous
affliger; mais vous, sans doute, vous ne voudriez pas non
plus me plonger dans un désespoir étemel. Je vous
conjure donc, au nom de l'amitié tendre que je vous ai
promise, au nom même des sentiments peut-être plus
vifs, mais à coup sûr pas plus sincères, que vous avez
pour moi, ne nous voyons plus; partez; et, jusque-là,
fuyons surtout ces entretiens particuliers et trop dan-
gereux, où, par une inconcevable puissance, sans jamais
parvenir à vous dire ce que je veux, je passe mon temps
à écouter ce que je ne devrais pas entendre.
Hier encore, quand vous vîntes me joindre dans le
parc, j'avais bien pour unique objet de vous dire ce que
200 LES LIAISONS DANGEREUSES

je vous écris aujourd'hui; et cependant qu*ai-jc fait?


que m'occuper de votre amour;... de votre amour, auquel
jamais je ne dois répondre! Ah! de grâce, éloignez-vous
de moi.
Ne craignez pas que mon absence altère jamais mes
sentiments pour vous, comment par\iendrais-jc à les
vaincre, quand je n'ai plus le combattre?
courage de les
Vous le voyez, ic vous dis tout, je crains moins d'avouer
ma faiblesse, que d'y succomber mais cet empire que
;

j'ai perdu sur mes seiuimenis, je le conserverai sur mes

actions; oui, je le conserverai, j'y suis résolue; fût-ce aux


dépens de ma vie.
Hélas! le temps n'est pas loin, où je me croyais bien
sûre de n'avoir jamais de pareils combats à soutenir. Je
m'en félicitais; je m'en glorifiais peut-être trop. Le Ciel
a puni, cruellement puni cet orgueil mais plein de misé-
:

ricorde au moment même qu'il nous frappe, il m'avertit


encore avant la chute; et je serais doublement coupable
si je continuais à manquer de prudence, déjà prévenue

que je n'ai plus de force.


V^ous m'avez dit cent fois que vous ne voudriez pas
d'un bonheur acheté par mes larmes. Ah! ne parlons
plus de bonheur, mais laissez-moi reprendre quelque
tranquillité.
En accordant ma demande, quels nouveaux droits
n'acquerrez-vous pas sur mon cœur? Et ceux-là, fondés
sur la vertu, je n'aurai point à m'en défendre. Combien
je me plairai dans ma reconnaissance! Je vous devrai la
douceur de goûter sans remords un sentiment délicieux.
A présent, au contraire, effrayée de mes sentiments, de
mes pensées, je crains également de m'occuper de vous
et de moi; votre idée même m'épouvante quand je ne
:

peux la fuir, je la combats; je ne l'éloigné pas, mais je la


repousse.
Ne vaut-il pasmieux pour tous deux faire cesser cet
état de trouble d'anxiété?
et O
vous, dont l'âme toujours
sensible, même au milieu de ses erreurs, est restée amie
de la vertu, vous aurez égard à ma situation douloureuse,
vous ne rejetterez pas ma prière! Un intérêt plus doux,
mais non moins tendre, succédera à ces agitations vio-
lentes :alors, respirant par vos bienfaits, je chérirai
mon existence, et je dirai dans la joie de mon cœur :

« Ce calme que je ressens, je le dois à mon ami. >

En vous soumettant à quelques privations légères, que


je ne vous impose point, mais que je vous demande,
LETTRE XCI 201

croirez-vous donc acheter trop cher la fin de mes tour-


ments? Ah! si, pour vous rendre heureux, il ne fallait
que consentir à être malheureuse, vous pouvez m'en
croire, je n'hésiterais pas un moment... Mais devenir
coupable!... non, mon ami, non, plutôt mourir mille
fois.
Déjà assaillie par la honte, à la veille des remords, je
redoute et les autres et moi-même; je rougis dans le
cercle, et frémis dans la solitude; je n'ai plus qu'une vie
de douleur; je n'aurai de tranquillité que par votre
consentement. Mes résolutions les plus louables ne
suffisent pas pour me rassurer; j'ai formé celle-ci dès hier,
et cependant j'ai passé cette nuit dans les larmes.
Voyez votre amie, celle que vous aimez, confuse et
suppliante, vous demander le repos et l'innocence. Ah
Dieu sans vous, eût-elle jamais été réduite à cette humi-
!

liante demande? Je ne vous reproche rien; je sens trop


par moi-même, combien il est difficile de résister à un
sentiment impérieux. Une plainte n'est pas un murmure.
Faites par générosité ce que je fais par devoir; et à tous
les sentiments que vous m'avez inspirés, je joindrai celui
d'une étemelle reconnaissance» Adieu, adieu, Monsieur.

De... ce 2j septembre 77**.

LETTRE XCI
LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL

Consterné par votre lettre, j'ignore encore. Madame,


comment je pourrai y répondre. Sans doute, s'il faut
choisir entre votre malheur et le mien, c'est à moi à me
sacrifier, et je ne balance pas mais de si grands intérêts
:

méritent bien, ce me semble, d'être avant tout discutés


et éclaircis; et comment y parvenir, si nous ne devons
plus nous parler ni nous voir ?
Quoi! tandis que les sentiments les plus doux nous
unissent, une vaine terreur suffira pour nous séparer,
peut-être sans retour! En vain l'amitié tendre, l'ardent
amour, réclameront leurs droits; leurs voix ne seront
point entendues et pourquoi? quel est donc ce danger
:

pressant qui vous menace? Ah! croyez-moi, de pareilles


202 LES LIAISONS DANGEREUSES

craintes, etsi légèrement conçues, sont déjà, ce me semble,


d*asscz puissants motifs de sécurité.
Permettez-moi de vous le dire, je retrouve ici la trace
des impressions défavorables, qu'on vous a données sur
moi. On ne tremble point auprès de Thomme qu'on
estime; on n'éloigne pas, surtout, celui qu'on a jugé
digne de quelque amitié c'est l'homme dangereux qu'on
:

redoute et qu'on fuit.


Cependant, qui fut jamais plus respectueux et plus
soumis que moi ? Déjà, vous le voyez, je m'observe dans
mon langage; je ne me permets plus ces noms si doux,
si chers à mon cœur, et qu'il ne cesse de vous donner en
secret. Ce n'est plus l'amant fidèle et malheureux, rece-
vant les conseils et les consolations d'une amie tendre
devant son juge, l'esclave devant
et sensible; c'est l'accusé
son maître. Ces nouveaux titres imposent sans doute de
nouveaux devoirs; je m'engage à les remplir tous. Ecou-
tez-moi, et si vous me condamnez, j'y souscris, et je pars.
Je promets davantage; préférez- vous ce despotisme qui
juge sans entendre? vous sentez-vous le courage d'être
injuste? ordonnez et j'obéis encore.
Mais ce jugement, ou cet ordre, que je l'entende de
votre bouche. Et pourquoi? m'allez-vous dire à votre
tour. Ah que si vous faites cette question, vous connais-
!

sez peu l'amour et mon cœur! N'est-ce donc rien que de


vous voir encore une fois? Eh! quand vous porterez le
désespoir dans mon âme, peut-être un regard consola-
teur l'empêchera d'y succomber. Enfin s'il me faut
renoncer à l'amour, à l'amitié, pour qui seuls j'existe, au
moins vous verrez votre ouvrage, et votre pitié me res-
tera cette faveur légère, quand même je ne la mériterais
:

pas, je me soumets, ce me semble, à la payer assez cher,


pour espérer de l'obtenir.
Quoi! vous allez m'éloigner de vous! Vous consentez
donc à ce que nous devenions étrangers l'un à l'autre!
que dis-jc? vous le désirez; et tandis que vous m'assurez
que mon absence n'altérera point vos sentiments, vous
ne pressez mon départ que pour travailler plus facilement
à les détruire.
Déjà, vous me parlez de les remplacer par de la recon-
naissance. Ainsi le sentiment qu'obtiendrait de vous un
incormu pour le plus léger service, votre crmcmi même
en cessant de vous nuire, voilà ce que vous m'offrez! et
vous voulez que mon cœur s'en contente! Interrogez le
vôtre si votre amant, si votre ami, venaient un jour vous
:
LETTRE XCII 203

parler de leur reconnaissance, ne leur diriez-vous pas


avec indignation Retirez-vous, vous êtes des ingrats ?
:

Je m'arrête et réclame votre indulgence. Pardonnez


l'expression d'une douleur que vous faites naître elle :

ne nuira point à ma soumission parfaite. Mais je vous en


conjure à mon tour, au nom de ces sentiments si doux,
que vous-même vous réclamez, ne refusez pas de m'en-
tendre; et par pitié du moins pour le trouble mortel
où vous m'avez plongé, n'en éloignez pas le moment.
Adieu, Madame.
De... ce 27 septembre iy**i au soir.

LETTRE XCII

LE CHEVALIER DANCENY AU VICOMTE DE VALMONT

O mon ami! votrelettre m'a glacé d'effroi. Cécile...


O Dieu! possible? Cécile ne m'aime plus. Oui,
est-il
je vois cette affreuse vérité à travers le voile dont votre
amitié l'entoure. Vous avez voulu me préparer à rece-
voir un coup mortel; je vous remercie de vos soins, mais
peut-on en imposer à l'amour? Il coun au-devant de ce
qui l'intéresse; il n'apprend pas son son, il le devine.
Je ne doute plus du mien parlez-moi sans détour, vous
:

le pouvez, et je vous en prie. Mandez-moi tout; ce qui


a fait naître vos soupçons, ce qui les a confirmés. Les
moindres détails sont précieux. Tâchez, surtout, de vous
rappeler ses paroles. Un mot pour l'autre peut changer
toute une phrase; le même a quelquefois deux sens...
Vous pouvez vous être trompé : hélas, je cherche à me
flatter encore. Que vous a-t-elle dit? me fait-elle quelque
reproche? au moins ne se défend-elle pas de ses torts?
J'aurais dû prévoir ce changement, par les difficultés
que, depuis un temps, elle trouve à tout. L'amour ne
connaît pas tant d'obstacles.
Quel parti dois-je prendre? que me conseillez-vous?
Si je tentais de la voir? cela est-il donc impossible?
L'absence est si cruelle, si funeste... et elle a refusé un
moyen de me voir! Vous ne me dites pas quel il était;
s'il y avait en effet trop de danger, elle sait bien que je ne

veux pas qu'elle se risque trop. Mais aussi je connais


204 LES LIAISONS DANGI

votre prudence; et pour mon malheur, je ne peux pas


ne pas y croire.
Que vais-je faire à présent? comment lui écrire? Si je
lui laisse voir mes soupçons, chagrineront peut-être;
ils la

et s'ils sont injustes, me pardonnerais-je de Tavoir


affligée? Si je les lui cache, c'est la tromper, et je ne sais
point dissimuler avec elle.
Oh! si elle pouvait savoir ce que je souffre, ma peine
la toucherait. Je la connais sensible; elle a le cœur excel-
lent et j'ai mille preuves de son amour. Trop de tmiidité,
quelque embarras, elle est si jeune! et sa mère la traite
avec tant de sévérité! Je vais lui écrire; je me contiendrai;
je lui demanderai seulement de s'en remettre entière-
ment à vous. Quand même elle refuserait encore, elle ne
pourra pas au moins se fâcher de ma prière; et peut-être
elle consentira.
Vous, mon ami, je vous fais mille excuses, et pour elle
et pour moi. Je vous assure qu'elle sent le prix de vos
soins, qu'elle en est reconnaissante. Ce n'est pas méfiance,
c*est timidité. Ayez de l'indulgence; c'est le plus beau
caractère de l'amitié. La vôtre m'est bien précieuse, et
je ne sais comment reconnaître tout ce que vous faites
pour moi. Adieu, je vais écrire tout de suite.
Je sens toutes mes craintes revenir; qui m'eût dit que
jamais il m'en coûterait de lui écrire! Hélas! hier encore,
c'était mon plaisir le plus doux.
Adieu, mon ami; continuez-moi vos soins, et plaignez-
moi beaucoup.
Paris, ce 27 septembre 77**.

LETTRE XCIII

LE CHEVALIER DANCENY A CÉCILE VOLANGES


(Jointe à la précédente.)

Je ne puis vous dissimuler combien j'ai été affligé en


apprenant de Valmont le peu de confiance que vous
continuez à avoir en lui. Vous n'ignorez pas qu'il est
mon ami, qu'il est la seule personne qui puisse nous
rapprocher l'un de l'autre j'avais cru que ces titres
:

seraient suffisants auprès de vous; je vois avec pxrine que


je me suis trompe. Puis-je espérer qu'au moins vous
m'instruirez de vos raisons? Ne trouverez-vous pas
LETTRE XCIII 205

encore quelques difficultés qui vous en empêcheront?


Je ne puis cependant deviner, sans vous, le mystère de
cette conduite. Je n'ose soupçonner votre amour, sans
doute aussi vous n'oseriez trahir le mien. Ah! Cécile!...
Il est donc vrai que vous avez refusé un moyen de me
voir ? un moyen simple^ commode et sûr * ? Et c'est ainsi
que vous m'aimez! Une si courte absence a bien changé
vos sentiments. Mais pourquoi me tromper? pourquoi
me dire que vous m'aimez toujours, que vous m'aimez
davantage? Votre maman, en détruisant votre amour,
a-t-elle aussi détruit votre candeur ? Si au moins elle vous
a laissé quelque pitié, vous n'apprendrez pas sans peine
les tourments affreux que vous me causez. Ah! je souf-
frirais moins pour mourir.
Dites-moi donc, votre cœur m'est-il fermé sans retour ?
m'avez- vous entièrement oublié? Grâce à vos refus, je
ne sais, ni quand vous entendrez mes plaintes, ni quand
vous y répondrez. L'amitié de Valmont avait assuré notre
correspondance mais vous, vous n'avez pas voulu ; vous
:

la trouviez pénible, vous avez préféré qu'elle fût rare.


Non, je ne croirai plus à l'amour, à la bonne foi. Eh!
qui peut-on croire, si Cécile m'a trompé ?
Répondez-moi donc est-il vrai que vous ne m'aimez
:

plus? Non cela n'est pas possible; vous vous faites illu-
sion; vous calomniez votre cœur. Une crainte passagère,
un moment de découragement, mais que l'amour a bien-
tôt fait disparaître; n'est-il pas vrai, ma Cécile? ah!
sans doute, et j'ai tort de vous accuser. Que je serais
heureux d'avoir tort! que j'aimerais à vous faire de
tendres excuses, à réparer ce moment d'injustice par
une éternité d'amour.
Cécile, Cécile, ayez pitié de moi Consentez à me voir,
!

prenez-en tous les moyens! Voyez ce que produit


l'absence! des craintes, des soupçons, peut-être de la
froideur! un seul regard, un seul mot et nous serons
heureux. Mais quoi! puis-je encore parler de bonheur?
peut-être est-il perdu pour moi, perdu pour jamais.
Tourmenté par la crainte, cruellement pressé entre les
soupçons injustes et la vérité plus cruelle, je ne puis
m'arrêter à aucune pensée; je ne conserve d'existence
que pour souffrir et vous aimer. Ah Cécile! vous seule
avez le droit de me la rendre chère; et j'attends du pre-

* Danceny ne sait pas quel était ce moyen ; il répète seulement V expres-


sion de Valmont.
206 LES LIAISONS DANGEREUSES

micr mot que vous prononcerez, le retour du bonheur


ou la certitude d'un désespoir étemel.

Paris y ce 27 septembre ij**.

LETTRE XCIV
CÉCILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY

Je ne conçois rien à votre lettre, sinon la peine qu'elle


me cause. Qu'est-ce que M. de Valmont vous a donc
mandé, et qu'est-ce qui a pu vous faire croire que je ne
vous aimais plus? Cela serait peut-être bien heureux
pour moi, car sûrement j'en serais moins tourmentée; et
il est bien dur, quand je vous aime comme je fais, de voir

que vous croyez toujours que j'ai tort, et qu'au lieu de


me consoler, ce soit de vous que me viennent toujours les
peines qui me font le plus de chagrin. Vous croyez que
je vous trompe, et que je vous dis ce qui n'est pas vous
!

avez là une jolie idée de moi Mais quand je serais men-


!

teuse comme vous me le reprochez, quel intérêt y aurais-


je? Assurément, si je ne vous aimais plus je n'aurais qu'à
le dire, et tout le monde m'en louerait mais, par malheur,
;

c'est plus fort que moi; et il faut que ce soit pour quel-
qu'un qui ne m'en a pas d'obligation du tout!
Qu'est-ce que j'ai donc fait pour vous tant fâcher? Je
n'ai pas osé prendre une clef, parce que je craignais que
maman ne s'en aperçût, et que cela ne me causât encore
du chagrin, et à vous aussi à cause de moi et puis encore,
;

parce qu'il me semble que c'est mal fait. Mais ce n'était


que M. de Valmont qui m'en avait parlé; je ne pouvais
pas savoir si vous le vouliez ou non, puisque vous n'en
saviez rien. A présent que je sais que vous le désirez,
est-ce que je refuse de la prendre, cette clef? je la pren-
drai dès demain et puis nous verrons ce que vous aurez
;

encore à dire.
M. de Valmont a beau être votre ami, je crois que je
vous aime bien autant qu'il peut vous aimer, pour le
moins; et cependant c'est toujours lui qui a raison, et
moi j'ai toujours tort. Je vous assure que je suis bien
fâchée. Ça vous est bien égal, parce que vous savez que
je m'apaise tout de suite : mais à présent que j'aurai la
LETTRE XCV 207

clef, je pourrai vous voir quand je voudrai; et je vous


assure que je ne voudrai pas quand vous agirez comme
ça. J'aime mieux avoir du chagrin qui me vierme de moi,
que s'il me venait de vous voyez ce que vous voulez faire.
:

Si vous vouliez, nous nous aimerions tant et au moins !

n'aurions-nous de peines que celles qu'on nous fait! Je


vous assure bien que si j'étais maîtresse, vous n'auriez
jamais à vous plaindre de moi mais si vous ne me croyez
:

pas, nous serons toujours bien malheureux, et ce ne sera


pas ma faute. J'espère que bientôt nous pourrons nous
voir, et qu'alors nous n'aurons plus d'occasions de nous
chagriner comme à présent.
Si j'avais pu prévoir ça, j'aurais pris cette clef tout de
suite : mais, en vérité, je croyais bien faire. Ne m'en vou-
lezdonc pas, je vous en prie. Ne soyez plus triste, et
aimez-moi toujours autant que je vous aime; alors je
serai bien contente. Adieu, mon cher ami.

Du château de... ce 28 septembre jj**.

LETTRE XCV
CÉCILE VOLANGES AU VICOMTE DE VALMONT

Je VOUS prie. Monsieur, de vouloir bien avoir la bonté


de meremettre cette clef que vous m'aviez donnée pour
menre à la place de l'autre; puisque tout le monde le
veut, il faut bien que j'y consente aussi.
Je ne sais pas pourquoi vous avez mandé à M. Dan-
ceny que je ne l'aimais plus je ne crois pas vous avoir
:

jamais donné lieu de le penser; et cela lui a fait bien de


la peine, et à moi aussi. Je sais bien que vous êtes son
ami; mais ce n'est pas une raison pour le chagriner, ni
moi non plus. Vous me feriez bien plaisir de lui mander
le contraire, la première fois que vous lui écrirez, et que
vous en êtes sûr car c'est en vous qu'il a le plus confiance ;
:

et moi, quand j'ai dit une chose, et qu'on ne la croit pas,


je ne sais plus comment faire.
Pour ce qui est de la clef, vous pouvez être tranquille;
j'ai bien retenu tout ce que vous me recommandiez dans

votre lettre. Cependant, si vous l'avez encore, et que


vous vouliez me la dormer en même temps, je vous pro-
208 LES LIAISONS DANG

mets que j'y ferai bien attention. Si ce pouvait être


demain en allant dîner, je vous donnerais l'autre clef
après-demain à déjeuner, et vous me la remettriez de la
même fa<;on que la première. Je voudrais bien que cela
ne fût pas long, parce qu'il y aurait moins de temf>s à
risquer que maman ne s'en aperçût.
Et puis, quand une fois vous aurez cette clef-là, vous
aurez bien la bonté de vous en servir aussi pour prendre
mes comme cela, M. Danceny aura plus sou-
lettres; et
vent de mes nouvelles. Il est vrai que ce sera bien plus
commode qu*à présent; mais c'est que d'abord, cela m'a
fait trop peur je vous prie de m'cxcuser, et j'espère que
:

vous n'en continuerez pas moins d'être aussi complaisant


que par le passé. J'en serai aussi toujours bien reconnais-
sante.
J'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble
et très obéissante servante.

De... ce 28 septembre //**.

LETTRE XCVI
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Je parie bien que, depuis votre aventure, vous attendez


chaque jour mes compliments et mes éloges; je ne
doute même pas que vous n'ayez pris un peu d'humeur
de mon long silence mais que voulez- vous? j'ai tou-
:

jours pensé que quand il n'y avait plus que des louanges
à donner à une femme, on pouvait s'en reposer sur elle,
et s'occuper d'autre chose. Cependant je vous remercie
pour mon compte, et vous félicite pour le vôtre. Je veux
bien même, pour vous rendre parfaitement heureuse,
convenir que pour cette fois vous avez surpassé mon
attente. Après cela, voyons si de mon côté j'aurai du
moins rempli la vôtre en partie.
Cx n'est pas de madame de Tour\'el dont )c veux vous
parler; sa marche trt)p lente vous déplaît. Vous n'aimez
que les affaires faites. Les scènes ftlécs vous ennuient; et
moi, jamais je n'avais goûté le plaisir que j'éprouve dans
ces lenteurs prétendues.
Oui, j'aime à voir, à considérer ccnc femme prudente,
engagée, sans s'en être aperçue, dans un sentier qui ne
LETTRE XCVI 209

permet plus de retour, et dont la pente rapide et dan-


gereuse l'entraîne malgré elle, et la force à me suivre.
Là, effrayée du péril qu'elle court, elle voudrait s'arrêter
et ne peut se retenir. Ses soins et son adresse peuvent bien
rendre ses pas moins grands; mais il faut qu'ils se suc-
cèdent. Quelquefois, n'osant fixer le danger, elle ferme
les yeux, et se laissant aller, s'abandonne à mes soins.
Plus souvent, une nouvelle crainte ranime ses efforts :

dans son effroi mortel, elle veut tenter encore de retourner


en arrière ; elle épuise ses forces pour gravir péniblement
un court espace ; et bientôt un magique pouvoir la replace
plus près de ce danger, que vainement elle avait voulu
fuir. Alors n'ayant plus que moi pour guide et pour appui,
sans songer à me reprocher davantage une chute inévi-
table, elle m'implore pour la Les ferventes
retarder.
prières, les humbles supphcations, tout ce que les
mortels, dans leur crainte, ofirent à la Divinité, c'est
moi qui le reçois d'elle; et vous voulez que, sourd à
ses vœux, et détruisant moi-même le culte qu'elle me
rend, j'emploie à la précipiter, la puissance qu'elle invoque
pour la soutenir! Ah! laissez-moi du moins le temps
d'observer ces touchants combats entre l'amour et la
vertu.
Eh quoi! ce même speaacle qui vous fait courir au
théâtre avec empressement, que vous y applaudissez
avec fureur, le croyez-vous moins attachant dans la
réalité? Ces sentiments d'une âme pure et tendre, qui
redoute le bonheur qu'elle désire, et ne cesse pas de se
défendre, même alors qu'elle cesse de résister, vous les
écoutez avec enthousiasme ne seraient-ils sans prix
:

que pour celui qui les fait naître ? Voilà pourtant, voilà les
déhcieuses jouissances que cette femme céleste m'offre
chaque jour; et vous me reprochez d'en savourer les
douceurs! Ah! le temps ne viendra que trop tôt, où,
dégradée par sa chute, elle ne sera plus pK)ur moi qu'une
femme ordinaire.
Mais j'oubhe, en vous parlant d'elle, que je ne voulais
pas vous en parler. Je ne sais quelle puissance m'y
attache, m'y ramène sans cesse, même alors que je
l'outrage. Ecartons sa dangereuse idée; que je redevienne
moi-même pour traiter un sujet plus gai. Il s'agit de votre
pupille, à présent devenue la mienne, et j'espère qu'ici
vous allez me reconnaître.
Depuis quelques jours, mieux traité par ma tendre
dévote, et par conséquent moins occupé d'elle, j'avais
210 LES LIAISONS DANGBUOSES

remarqué que la petite Volanges était en effet fort jolie;


et que s'il y avait de la sottise à en être amoureux comme
Danceny, peut-être n'y en avait-il pas moins de ma part,
à ne pas chercher auprès d'elle une distraction que ma
solitude me rendait nécessaire. Il me parut juste aussi de
me payer des soins que je me donnais pour elle je me :

rappelais en outre que vous me l'aviez offerte, avant que


Danceny eût rien à y prétendre; et je me trouvais fondé
un bien qu'il ne possédait
à réclamer quelques droits, sur
qu'à mon refus et par mon abandon. La jolie mine de la
petite personne, sa bouche si fraîche, son air enfantin,
sa gaucherie même fortifiaient ces sages réflexions; je

résolus d'agir en conséquence, et le succès a couronné


l'entreprise.
Déjà vous cherchez par quel moyen j'ai supplanté

si l'amant chéri; quelle séduction convient à cet âge,


tôt
à cette inexpérience. Epargnez-vous tant de f>eine, je
n'en ai employé aucune. Tandis que marnant avec
adresse les armes de votre sexe, vous triomphiez par la
finesse; moi, rendant à l'homme ses droits imprescrip-
tibles, je subjuguais par l'autorité. Sûr de saisir ma proie
si je pouvais la joindre, je n'avais besoin de ruse que pK)ur

m'en approcher, et même celle dont je me suis ser\'i ne


mérite presque pas ce nom.
Je profitai de la première lettre que je reçus de Dan-
ceny pour sa belle, et après l'en avoir avertie par le signal
convenu entre nous, au lieu de mettre mon adresse à
la lui rendre, je la mis à n'en pas trouver le moyen :

cette impatience que je faisais naître, je feignais de la


partager, et après avoir causé le mal, j'indiquai le
remède.
La jeune personne habite une chambre dont une porte
donne sur le corridor; mais comme de raison, la mère
en avait pris la clef. Il ne s'agissait que de s'en rendre
maître. Rien de plus facile dans l'exécution; je ne deman-
dais que d'en disposer deux heures, et je répondais d'en
avoir une semblable. Alors correspondances, entrevues,
rendez-vous nocturnes, tout devenait commode et sûr :

cependant, le croiriez-vous ? l'enfant timide prit peur


et refusa. Un autre s'en serait désolé; moi, je n'y vis que
l'occasion d'un plaisir plus piquant. J'écrivis à Danceny
pour me plaindre de ce refus, et je fis si bien que notre
étourdi n'eut de cesse qu'il n'eût obtenu, exigé même de
sa craintive maîtresse, qu'elle accordât ma demande et
se livrât toute à ma discrétion.
LETTRE XCVI 211

bien aise, je l'avoue, d'avoir ainsi changé de


J'étais
rôle, et le jeune homme fît pour moi ce qu'il comptait
que
que je ferais pour lui. Cette idée doublait, à mes yeux,
le prix de l'aventure aussi dès que j'ai eu la précieuse
:

clef, me suis-je hâté d'en faire usage, c'était la nuit der-


nière.
Après m'être assuré que tout était tranquille dans le
château; armé de ma lanterne sourde, et dans la toilette
que comportait l'heure et qu'exigeait la circonstance, j'ai
rendu ma première visite à votre pupille. J'avais tout
fait préparer (et cela par elle-même), pour pouvoir entrer
sans bruit. Elle était dans son premier sommeil, et dans
celui de son âge; de façon que je suis arrivé jusqu'à
son lit, sans qu'elle se soit réveillée. J'ai d'abord été tenté
d'aller plus avant, et d'essayer de passer pour un songe;
mais craignant l'effet de la surprise et le bruit qu'elle
entraîne, j'ai préféré d'éveiller avec précaution la jolie
dormeuse, et suis en effet par\'enu à prévenir le cri que
je redoutais.
Après avoir calmé ses premières craintes, comme je
n'étais pas venu là pour causer, j'ai risqué quelques
libertés. Sans doute on ne lui a pas bien appris dans son
couvent, à combien de périls divers est exposée la timide
innocence, et tout ce qu'elle a à garder pour n'être pas
surprise car, portant toute son attention, toutes ses
:

forces, à se défendre d'un baiser, qui n'était qu'une


fausse attaque, tout le reste était laissé sans défense;
le moyen de n'en pas profiter! J'ai donc changé ma
marche, et sur-le-champ j'ai pris poste. Ici nous avons
pensé être perdus tous deux : la petite fille, tout effa-
rouchée, a voulu crier de bonne foi; heureusement sa
voix s'est éteinte dans les pleurs. Elle s'était jetée aussi
au cordon de sa sonnene, mais mon adresse a retenu son
bras à temps.
" Que voulez-vous faire (lui ai-je dit alors), vous
perdre pour toujours ? Qu'on vienne, et que m'importe ?
à qui persuaderez-vous que je ne sois pas ici de votre
aveu? Quel autre que vous m'aura fourni le moyen de
m'y introduire ? et cène clef que je tiens de vous, que je
n'ai pu avoir que par vous, vous chargerez-vous d'en
indiquer l'usage? Cette courte harangue n'a calmé
ni la douleur, ni la colère, mais elle a amené la soumission.
Je ne sais si j'avais le ton de l'éloquence; au moins est-il
vrai que je n'en avais pas le geste. Une main occupée
pour la force, l'autre pour l'amour, quel orateur pourrait
212 LES LIAISONS DAN<

prétendre à la grâce en pareille situation? Si vous vous


la peignez bien, vous conviendrez qu'au moins elle était
favorable à l'attaque mais moi, je n'entends rien à rien,
:

et, comme vous dites, la femme la plus simple, une pen-


sionnaire, me mène comme un enfant.
en se désolant, sentait qu'il fallait prendre
Celle-ci, tout
un parti, et entrer en composition. Les prières me trou-
vant inexorable, il a fallu passer aux offres. Vous croyez
que j'ai vendu bien cher ce poste important non, j'ai :

tout promis pour un baiser. Il est vrai que, le baiser


pris, je n*ai pas tenu ma promesse mais j'avais de :

bonnes raisons. Etions-nous convenus qu'il serait pris


ou donné ? A force de marchander, nous sommes tombés
d'accord pour un second et celui-là, il était dit qu'il serait
;

reçu. Alors ayant guidé les bras timides autour de mon


corps, et la pressant de l'un des miens plus amoureuse-
ment, le doux baiser a été reçu en effet; mais bien, mais
parfaitement reçu tellement enfin que l'amour n'aurait
:

pas pu mieux faire.


Tant de bonne foi méritait récompense, aussi ai-jc
aussitôt accordé la demande. La main s'est retirée; mais
je ne sais par quel hasard je me suis trouvé moi-même à
sa place. Vous me supposez là bien empressé, bien actif,
n'est-il pas vrai? point du tout. J'ai pris goijt aux len-
teurs, vous dis-je. Une fois sûr d'arriver, pourquoi tant
presser le voyage?
Sérieusement, j'étais bien aise d'observer une fois la
puissance de l'occasion, et je la trouvais ici dénuée de
tout secours étranger. Elle avait pourtant à combattre
Pamour, et l'amour soutenu par la pudeur ou la honte,
et fortifié surtout par l'humeur que j'avais donnée, et
dont on avait beaucoup pris. L'occasion était seule;
mais elle était là, toujours offerte, toujours présente, et
l'amour était absent.
Pour assurer mes observations, j'avais la malice de
n'employer de force que ce qu'on en pouvait combattre.
Seulement si ma charmante ennemie, abusant de ma
facilité, se trouvait prête à m'échapp>er, je la contenais
par cette même crainte, dont j'avais déjà éprouvé les
heureux effets. Hé bien! sans autre soin, la tendre amou-
reuse, oubliant ses serments, a cédé d'abord et fini par
consentir non pas qu'après ce premier moment les
:

reproches et les larmes ne soient revenus de concert;


j*ignore s'ils étaient vrais ou feints mais, comme il arrive
:

toujours, ils ont cessé, dès que je me suis occupé à y


3

LETTRE XCVII 21

donner lieu de nouveau. Enfin, de faiblesse en reproche,


et de reproche en faiblesse, nous ne nous sommes séparés
que satisfaits l'un de l'autre, et également d'accord pour
le rendez-vous de ce soir.

Je ne me suis retiré chez moi qu'au point du jour, et


j'étais rendu de fatigue et de sommeil cependant j'ai
:

sacrifié l'un et l'autre au désir de me trouver ce matin au


déjeuner :j'aime, de passion, les mines de lendemain.
Vous n'avez pas d'idée de celle-ci. C'était un embarras
dans le maintien! une difficulté dans la marche! des
yeux toujours baissés, et si gros et si battus Cette figure
!

si ronde s'était tant allongée! rien n'était si plaisant. Et


pour la première fois, sa mère, alarmée de ce changement
extrême, lui témoignait un intérêt assez tendre! et la
Présidente aussi, qui s'empressait autour d'elle! Oh!
pour ces soms-là ils ne sont que prêtés; un jour viendra
où on pourra les lui rendre, et ce jour n'est pas loin.
Adieu, ma belle amie.

Du château de... ce j"" octobre //**.

LETTRE XCVII
CÉCILE VOLANGES A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Ah! mon Dieu, Madame, que je suis affligée! que je


suis malheureuse! Qui me consolera dans mes peines?
qui me conseillera dans l'embarras où je me trouve?
Ce M. de Valmont... et Danceny! non, l'idée de Dan-
ceny me met au désespoir... Comment vous raconter?
comment vous dire?... Je ne sais comment faire. Cepen-
dant mon cœur est plein... Il faut que je parle à quelqu'un,
et la seule à qui je puisse, à qui j'ose me confier.
vous êtes
Vous avez tant de bonté pour moi! Mais n'en ayez pas
dans ce moment-ci; je n'en suis pas digne que vous
:

dirai-je? je ne le désire point. Tout le monde ici m'a


témoigné de l'intérêt aujourd'hui... ils ont tous augmenté
ma peine. Je sentais tant que je ne le méritais pas! Gron-
dez-moi au contraire; grondez-moi bien, car )e suis bien
coupable mais après, sauvez-moi; si vous n'avez pas la
:

bonté de me conseiller, je mourrai de chagrin.


Apprenez donc... ma main tremble, comme vous
voyez, je ne peux presque pas écrire, je me sens le visage
214 L^ LIAISONS DANGEREUSES

tout en feu... Ah! rouge de la honte. Hc bien!


c'est bien le
je la souffrirai; ce sera la première punition de ma faute.
Oui, je vous dirai tout.
Vous saurez donc que M. de Valmont, qui m'a remis
jusqu'ici les lettres de M. Danceny, a trouve tout d'un
coup que c'était trop difficile; il a voulu avoir une clef
de ma chambre. Je puis bien vous assurer que je ne vou-
lais pas; mais il a été en écrire à Danceny, et Danceny
l'a voulu aussi; et moi, ça me fait tant de p>eine quand
je lui mon absence
refuse quelque chose, surtout depuis
qui le malheureux, que j'ai fini par y consentir.
rend si

Je ne prévoyais pas le malheur qui en arriverait.


Hier, M. de Valmont s'est servi de cette clef pour venir
dans ma chambre, comme j'étais endormie; je m'y atten-
dais si peu, qu'il m'a fait bien peur en me réveillant;
mais comme il m'a parlé tout de suite, je l'ai reconnu, et
je n'ai pas crié; et puis l'idée m'est venue d'abord, qu'il
venait peut-être m'apportcr une lettre de Danceny.
C'en était bien loin. Un petit moment après, il a voulu
m'embrasser; et pendant que je me déicndais, comme
c'est naturel, il a si bien fait, que je n'aurais pas voulu
pour toute chose au monde... mais, lui voulait un baiser
auparavant. Il a bien fallu, car comment faire? d'autant
que j'avais essayé d'appeler,mais outre que je n'ai pas
pu, il a bien su me dire aue s'il venait quelqu'un, il sau-
rait bien rejeter toute la faute sur moi; et en effet, c'était
bien facile, à cause de cette clef. Ensuite il ne s'est
pas retiré davantage. Il en a voulu un second; et celui-là,
je ne savais pas ce qui en était, mais il m'a toute troublée;
et après, c'était encore pis qu'auparavant. Oh! par
exemple, c'est bien mal ça. Enfin après..., vous m'exemp-
terez bien de dire le reste; mais je suis malheureuse autant
qu'on peut l'être.
Ce que je me reproche le plus, et dont pourtant il faut
que je vous parle, c'est que j'ai peur de ne pas m'être
défendue autant que je le pouvais. Je ne sais pas com-
ment cela se faisait sîiremcnt, je n'aime pas Ai. de Val-
:

mont, bien au contraire; et il y avait des moments où


j'étais comme si je l'aimais... Vous jugez bien que çi ne
m'empêchait pas de lui dire toujours que non mais je :

sentais bien que je ne faisais pas comme je disais; et ça,


c'était comme malgré moi; et puis aussi, j'étais bien
troublée! S'il est toujours aussi difficile que ça de se
défendre, il faut y être bien accoutumée! Il est vrai que
M. de Valmont a des façons de dire, qu'on ne sait pas
LETTRE XCVII 215

comment faire pour lui répondre : enfin, croiriez-vous


que quand il s'en est allé, j'en étais comme fâchée, et
que j'ai eu la faiblesse de consentir qu'il revînt ce soir :

ça me désole encore plus que tout le reste.


Oh ! malgrévous promets bien que je l'empêche-
ça, je
rai d'y venir. Il n'a pas été sorti, que j'ai bien senti que
j'avais eu bien tort de lui promettre. Aussi, j'ai pleuré
tout le reste du temps. C'est surtout Danceny qui me
faisait de la peine! toutes les fois que je songeais à lui mes
pleurs redoublaient que j'en étais suffoquée, et j'y son-
geais toujours.. , et à présent encore, vous en voyez
l'effet; voilà mon papier tout trempé. Non, je ne me
consolerai jamais, ne fût-ce qu'à cause de lui... Enfin,
je n'en pouvais plus, et pourtant je n'ai pas pu dormir
une minute. Et ce matin en me levant, quand je me suis
regardée au miroir, je faisais peur, tant j'étais changée.
Maman s'en est aperçue dès qu'elle m'a vue et elle
m'a demandé ce que j'avais. Moi, je me suis mise à pleurer
tout de suite. Je croyais qu'elle m'allait gronder, et
peut-être ça m'aurait fait moins de peine mais, au :

contraire. Elle m'a parlé avec douceur! Je ne le méritais


guère. Elle m'a dit de ne pas m'affliger comme ça. Elle
ne savait pas le sujet de mon affliction. Que je me rendrais
malade! Il y a des moments où je voudrais être morte.
Je n'ai pas pu y tenir. Je me suis jetée dans ses bras en
sanglotant, et en lui disant Ah iVlaman, votre fille est
: !

bien malheureuse! Maman n'a pas pu s'empêcher de


>

pleurer un peu; et tout cela n'a fait qu'augmenter mon


chagrin heureusement elle ne m'a pas demandé pour-
:

quoi j'étais si malheureuse, car je n'aurais su que lui dire.


Je vous en supplie. Madame, écrivez-moi le plus tôt
que vous pourrez, et dites-moi ce que je dois faire, car
je n'ai pas le courage de songer à rien, et je ne sais que
m'affliger. Vous voudrez bien m'adresser votre lettre
par M. de Valmont; mais je vous en prie, si vous lui
écrivez en même temps, ne lui parlez pas que je vous
aie rien dit.
J'ai l'honneur d'être. Madame, avec toujours bien de
l'amitié, votre très humble et très obéissante ser\'ante...
Je n'ose pas signer cette lettre.

Du château de... ce i'^ octobre ij**.


3l6 LES LIAISONS DANGEREUSES

LETTRE XCVIII
MADAME DE VOLANGES A LA MARQUISE DE MERTEUIL

y a bien peu de jours, ma charmante amie, que c'était


Il

vous qui me demandiez des consolations et des conseils :

aujourd'hui, c'est mon tour; et je vous fais pour moi


la même demande que vous me faisiez pour vous. Je
suis bien réellement affligée, et je crains de n'avoir pas
pris les meilleurs moyens pour éviter les chagrins que
j'éprouve.
C'est ma fille qui cause mon inquiétude. Depuis mon
départ je l'avais bien vue toujours triste et chagrine;
mais m'y attendais, et j'avais armé mon cœur d'une
je
sévéritéque je jugeais nécessaire. J'espérais que l'absence,
les distraaions détruiraient bientôt un amour que je
regardais plutôt comme une erreur de l'enfance, que
comme une véritable passion. Cependant, loin d'avoir
rien gagné depuis mon séjour ici, je m'aperçois que cet
enfant se livre de plus en plus à une mélancolie dange-
reuse; et je crains, tout de bon, que sa santé ne s'altère.
Particulièrement depuis quelques jours elle change à vue
d'oeil. Hier, surtout, elle me frappa, et tout le monde
ici en fut vraiment alarmé.
Ce qui me prouve encore combien elle est affectée
vivement, c'est que je la vois prête à surmonter la timi-
dité qu'elle a toujours eue avec moi. Hier matm, sur la
simple demande que je lui fis si elle était malade, elle se
précipita dans mes bras en me disant qu'elle était bien
malheureuse; et elle pleura aux sanglots. Je ne puis vous
rendre la peine qu'elle m'a faite; les larmes me sont
venues aux yeux tout de suite et je n'ai eu que le temps
de me détourner, pour empêcher qu'elle ne me vît. Heu-
reusement j'ai eu la prudence de ne lui faire aucune ques-
tion, et elle n'a pas osé m'en dire davantage mais il :

n'en est pas moins clair que c'est cette malheureuse pas-
sion qui la tourmente.
Quel parti prendre pourtant, si cela dure ? fcrai-je le
malheur de ma fille? tournerai-je contre elle les qualités
les plus précieuses de l'âme, la sensibilité et la constance?
est-ce pour cela que je suis sa mère? et quand j'étouffe-
7

LETTRE XCVIII 21

rais ce sentiment si naturel qui nous fait vouloir le bon-


heur de nos enfants; quand je regarderais comme une
faiblesse, ce que je crois, au contraire, le premier, le plus
sacré de nos devoirs si je force son choix, n'aurai-je pas à
;

répondre des suites funestes qu'il peut avoir ? Quel usage


à faire de l'autorité maternelle, que de placer sa fille
entre le crime et le malheur!
Mon amie, je n'imiterai pas ce que j'ai blâmé si sou-
vent. J'ai pu, sans doute, tenter de faire un choix pour
ma fille; je ne faisais en cela que l'aider de mon expé-
rience : ce n'était pas un droit que j'exerçais, je remplis-
sais un devoir. J'en trahirais un, au contraire, en dispo-
sant d'elle au mépris d'un penchant que je n'ai pas su
empêcher de naître et dont ni elle, ni moi ne pouvons
connaître ni l'étendue ni la durée. Non, je ne souffrirai
point qu'elle épouse celui-ci pour aimer celui-là, et j'aime
mieux compromettre mon autorité que sa vertu.
Je crois donc que je vais prendre le parti le plus sage
de retirer la parole que j'ai donnée à M. de Gercourt.
Vous venez d'en voir les raisons; elles me paraissent
devoir l'emporter sur mes promesses. Je dis plus dans :

l'état où sont les choses, remplir mon engagement, ce


serait, véritablement le violer. Car enfin, si je dois à ma
fille de ne pas livrer son secret à M. de Gercourt, je dois

au moins à celui-ci de ne pas abuser de l'ignorance où


je le laisse, et de faire pour lui, tout ce que je crois
qu'il ferait lui-même, s'il était instruit. Irai-je, au
contraire, le trahir indignement, quand il se livre à ma
foi et, tandis qu'il m'honore en me choisissant pour sa
seconde mère, le tromper dans le choix qu'il veut faire
de la mère de ses enfants? Ces réflexions si vraies et
auxquelles je ne peux me refuser, m'alarment plus que je
ne puis vous dire.
Aux malheurs qu'elles me font redouter, je compare
ma fille, heureuse avec l'époux que son cœur a choisi, ne
connaissant ses devoirs que par la douceur qu'elle trouve
à les remplir; mon gendre également satisfait et se féhci-
tant, chaque jour, de son choix; chacun d'eux ne trou-
vant de bonheur que dans le bonheur de l'autre, et celui
de tous deux se réurùssant pour augmenter le mien. L'es-
poir d'un avenir si doux, doit-il être sacrifié à de vaines
considérations ? Et quelles sont celles qui me retiennent ?
uniquement des vues d'intérêt. De quel avantage sera-
t-il donc pour ma fille d'être née riche, si elle n'en doit
pas moins être esclave de la fortune?
2l8 LES LIAISONS DANGEREUSES

Je conviens que M. de Gcrcourt est un parti meilleur,


peut-être, que je ne devais Tespcrcr pour ma ftlle;
l'avoue même que extrêmement flattée du choix
j'ai été
qu'il a fait d'elle. Mais entin, Danccny c»i d'une aussi
bonne maison que lui; il ne lui cède en rien pour les
qualités personnelles; il a sur M. de Gercourt l'avantage
d'aimer et d'être aimé : il mais
n'est pas riche à la vérité;
ma fille ne Test-elle pas assez pour eux deux ? Ah pour- !

quoi lui ravir la satisfaaion si douce d'enrichir ce qu'elle


aime!
Ces mariages qu'on calcule au heu de les assortir,
qu'on appelle de convenance, et où tout se convient en
effet, hors les goCits et les caractères, ne sont- ils pas la
source la plus féconde de ces éclats scandaleux qui
deviennent tous les jours plus fréquents? J'aime mieux
différer au moins j'aurai le temps d'étudier ma fille que
:

je ne connais pas. Je me sens bien le courage de lui causer


un chagrin passager, si elle en doit recueillir un bonheur
plus solide mais de risquer de la livrer à un désespoir
:

étemel, cela n'est pas dans mon cœur.


Voilà, m.a chère amie, les idées qui me tourmentent, et
sur quoi je réclame vos conseils. Cxs objets sévères
contrastent beaucoup avec votre aimable gaieté, et ne
paraissent guère de votre âge mais votre raison l'a tant
:

devancé! Votre amitié d'ailleurs aidera votre prudence;


et je ne crains point que l'une ou l'autre se refusent à la
sollicitude maternelle qui les implore.
Adieu, ma charmante amie; ne doutez jamais de la
sincérité de mes sentiments.

Dm château Je... ce 2 octobre 77**.

LETTRE XCIX
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Encore de petits événements, ma belle amie; mais des


scènes seulement, point d'actions. Ainsi, armez-vous
de patience; prenez-en même beaucoup car tandis :

que ma Présidente marche à si petits pas, votre pupille


recule, et c'est bien pis encore. Hé bien! j'ai le bon esprit
de m'amuser de ces misères-là. Véritablement je m'ac-
LETTRE XCIX 219

coutume fort bien à mon séjour ici; et je puis dire que


dans le triste château de ma vieille tante, je n'ai pas
éprouvé un moment d'ennui. Au fait, n'y ai- je pas
jouissances, privations, espoir, incertitude? Qu'a-t-on
de plus sur un plus grand théâtre ? des spectateurs ? Hé !

laissez faire, ils ne me manqueront pas. S'ils ne me voient


pas à l'ouvrage, je leur montrerai ma besogne faite; ils
n'auront plus qu'à admirer et applaudir. Oui, ils applau-
diront; car je puis enfin prédire, avec certitude, le moment
de la chute de mon austère dévote. J'ai assisté ce soir à
l'agonie de la vertu. La douce faiblesse va régner à sa
place. Je n'en fixe pas l'époque plus tard qu'à notre
première entrevue mais déjà je vous entends crier à
:

l'orgueil. Annoncer sa victoire, se vanter à l'avance!


Hé, là, là,calmez- vous Pour vous prouver ma modestie,
!

je vais commencer par l'histoire de ma défaite...


En vérité, votre pupille est une petite persorme bien
ridicule C'est bien un enfant qu'il faudrait traiter comme
!

tel, et à qui on ferait grâce en ne la menant qu'en péni-


tence! Croiriez-vous qu'après ce qui s'est passé avant-
hier entre elle et moi, après la façon amicale dont nous
nous sommes quittés hier matin; lorsque j'ai voulu y
retourner le soir, comme elle en était convenue, j'ai
trouvé sa porte fermée en dedans? Qu'en dites-vous?
on éprouve quelquefois de ces enfantillages- là la veille :

mais le lendemain cela n'est-il pas plaisant ?


!

Je n'en ai pourtant pas ri d'abord; jamais je n'avais


autant senti l'empire de mon caractère. Assurément
j'allais à ce rendez- vous sans plaisir, et uniquement par
procédé. Mon lit, dont j'avais grand besoin, me semblait,
pour le moment, préférable à celui de tout autre, et
je ne m'en étais éloigné qu'à regret. Cependant je n'ai
pas eu plutôt trouvé un obstacle, que je brûlais de le
franchir; j'étais hu milié, surtout, qu'un enfant m'eût
-^
ipué. J^ me retirai doiTir"avec bêanemip-4^1*tiineurT~et
aans le projet de ne plus me mêler de ce sot enfant, ni de
ses affaires, je lui avais écrit, s ur-le-chamç^ un billet que
je co mptais lui rem êftrê aujourd'hùlTet oùjèTevàTuais à
^onju^tejjrix. Mais, comme on dit, la nOrt pone conseil;
) ai trouve ce matin que, n'ayant pas ici le choix des
distractions, il fallait garder celle-là j'ai donc supprimé
:

le sévère billet. Depuis que j'y ai réfléchi, je ne reviens


pas d'avoir eu l'idée de finir une aventure, avant d'avoir
en main de quoi en perdre l'héroïne. Où nous mène
pjourtant un premier mouvement! Heureux, ma belle
220 LES LIAISONS DANGEREUSES

amie, qui a su, comme vous, s'accoutumer à n'y jamais


céder! Enftn j'ai différé ma vengeance; j'ai fait ce sacri-
fice à vos vues sur Gercourt.
A présent que je ne suis plus en colère, je ne vois plus
que du ridicule dans la conduite de votre pupille. En
effet, je voudrais bien savoir ce qu'elle espère gagner par
là pour moi je m'y perds si ce n'est que pour se défendre,
! :

il faut convenir qu'elle s'y prend un peu tard. Il faudra

bien qu'un jour elle me dise le mot de cette énigme!


J'ai grande envie de le savoir. C'est p>eut-cire seulement
qu'elle se trouvait fatiguée? franchement cela se pour-
rait; car sans doute elle ignore encore que les flèches de
l'amour, comme la lance d'Achille, portent avec elles le
remède aux blessures qu'elles font. Mais non, à sa petite
grimace de toute la journée, je parierais qu'il entre là-
dedans du repentir... là... comme de la
quelque chose...
vertu... De la vertu!... c'est bien àconvient d'en
elle qu'il
avoir! Ah! qu'elle la laisse à la femme véritablement née
pour elle, la seule qui sache l'embeUir, qui la ferait
aimer!... Pardon, ma belle amie mais c'est ce soir même
:

que s'est passée, entre madame de Tour\el et moi, la


scène dont j'ai à vous rendre compte, et j'e n conser\'C
•^ encore quelque éixintinn J'ai besoin de me iSîfc violence
pou r me distraircd e rimpr(rs"sî6n~qu'enc m'a faite; c'est
m ême po ur m'y aidër,'qilc jelVïc-STris mis à %'ous écrire.
Il faut pardonner quclqucchose à ce premier moment.
Il y a déjà quelques jours que nous sommes d'accord,

madame de Tourvel et moi, sur nos sentiments; nous ne


disputons plus que sur les mots. C'était toujours, à la
vérité, son amitié qui répondait à mon amour : mais ce
langage de convention ne changeait pas le fond des
choses; et quand nous serions restés ainsi, j'en aurais
peut-être été moins vite, mais non pas moins sûrement.
Déjà même il n'était plus question de m'éloigner, comme
elle le voulait d'abord; et pour les entretiens que nous
avons journellement, si je mets mes soins à lui en offrir
l'occasion, elle met les siens à la saisir.
Comme ordinairement à la promenade que se
c'est
passent nos petits rendez-vous, le temps affreux qu'il a
fait tout aujourd'hui, ne me laissait rien espérer j'en :

étais même vraiment contrarié; je ne prévoyais pas com-


bien je devais gagner à ce contretemps.
Ne pouvant se promener, on s'est mis à jouer en sor-
tant de table; et comme je joue peu, et que je ne suis plus
nécessaire, j'ai pris ce temps pour monter chez moi, sans
LETTRE XCIX 221

autre projet que d'y anendre, à peu près, la fin de la partie.


Je retournais joindre le cercle, quand j'ai trouvé la
charmante femme qui entrait dans son appartement, et
qui, soit imprudence ou faiblesse, m'a dit de sa douce
voix : '
Où allez-vous donc ? Il n'y a personne au salon. »
Il ne m'en a pas fallu davantage, comme vous pouvez
croire, pour essayer d'entrer chez elle; "j'y ai trouvé moins
de résistance que je ne m'y attendais. Il est vrai que j'avais
eu la précaution de commencer la conversation à la
porte, et de la commencer indifférente; mais à peine
avons-nous été établis, que j'ai ramené la véritable, et que
j'
ai parlé d e mon amour à mon amie. Sa première réponse,
quoique simple, lî?i" paru assez expressive : Oh tenez,
<'
!

m'a-t-elle dit, ne parlons pas de cela ici »; et elle trem-


blait. La pauvre femme! elle se voit mourir.
Pourtant elle avait tort de craindre. Depuis quelque
temps, assuré du succès un jour ou l'autre, et la voyant
user tant de force dans d'inutiles combats, j'avais résolu
de ménager les miennes, et d'attendre sans effort, qu'elle
se rendît de lassitude. Vous sentez bien qu'ici il faut un
triomphe complet, et que je ne veux rien devoir à l'occa-
sion. C'était même d'après ce plan formé, et pour pou-
voir être pressant, sans m'engager trop, que je suis revenu
à ce mot d'amour, si obstinément refusé; sûr qu'on me
croyait assez d'ardeur, j'ai essayé un ton plus tendre.
Ce refus ne me fâchait plus, il m'affligeait; ma sensible
amie ne me devait-elle pas quelques consolations?
Tout en me consolant, une main était restée dans la
mienne; le joli corps était appuyé sur mon bras, et nous
étions extrêmement rapprochés. Vous avez sûrement
remarqué combien, dans cette situation, à mesure que la
défense mollit, les demandes et les refus se passent de
plus près;comment la tête se détourne et les regards se
baissent,tandis que les discours, toujours prononcés
d'une voix faible, deviennent rares et entrecoupés JQes
symptôqies^Xg^^^^x annoncent, d'une manière non equi- ^
voque, le co nsentement de Pâme rmais rarement- a-t-àl ^^u
encore passe~yiR:qu*aiix's5îîs; je crois même qu'il est tou-
jours dangereux de tenter alors quelque entreprise trop
marquée; parce que cet état d'abandon n'étant jamais
^/^
sans un plaisir très doux, on ne saurait forcer d'en sortir, ^^
sans causer une humeuiL qm tqiu;ne mfailhWeE^^ ^
profii^dela^^iéfeiise'r] \ ^^
MaïsTHans le cas présent, la prudence m'était d'autant -<^*^/^
plus nécessaire, que j'avais surtout à redouter l'effroi ^^^J^

É
222 LES LIAISONS DANGEREUSES

que cet oubli d'cllc-mcmc ne manquerait pas de causer à


ma tendre rêveuse. Aussi cet aveu que je demandais, je
n'exigeais pas même qu'il fût prononcé; un regard pou-
vait surtire; un seul regard, et j'étais heureux.
Ma belle amie, les beaux yeux se sont en effet levés
sur moi, la bouch e céleste a même prononcé : Eh bien!
oui, je... Mais tout à coup le regard s'est éteint, la voix a
manqué, et cette femme adorable est tombée dans mes
bras. A peine avais-je eu le temps de l'y recevoir, que se
dégageant avec une force convulsive, la vue égarée, et les
mains élevées vers le Ciel... Dieu... ô mon DicUi saiivez-
moi s s'est-elle ecriéc; et sur-le-champ, plus prompte
que l'éclair, elle était à genoux à dix pas de moi. Je l'en-
tendais prête à suffoquer. J»> me suis avancé pour la
secourir; mais elle, prenant mes mains qu'elle baignait
de pleurs, quelquefois même embrassant mes genoux :

« Oui, ce sera_yous, disait-elle, ce sera vous qui m e sau-


verez Vous ne voulez pas ma mon, laissez-moT; sau-
!

vez-moi; laissez-moi; au nom de Dieu laissez-moi!


,

Et ces discours peu suivis s'échappaient ^ peine à travers


des sanglots redoublés. Cependant elle me tenait avec
une force qui ne m'aurait pas permis de m'éloigner; alors
rassemblant les miennes, je l'ai soulevée dans mes bras.
Au même instant les pleurs ont cessé; elle ne parlait plus;
tous ses membres se sont roidis, et de violentes convul-
sions ont succédé à rerj^ gp.
J'étais, je l'avouci vivement ému) et je crois que j'au-
.

rais consenti à sa demande, quana les circonstances ne


m'y auraient pas forcé. Ce qu'il y a de vrai, c'est qu'après
lui avoir donné quelques secours, je l'ai laissée comme
elle m'en priait, et que je m'en félicite. Déjà j'en ai
presque reçu le prix.
Je m'attendais qu'ainsi que le jour de ma première
déclaration, elle ne se montrerait pas de la soirée. Mais
vers les huit heures, elle est descendue au salon, et a
seulement annoncé au cercle qu'elle s'était trouvée fort
incommodée. Sa tîgure était abattue, sa voix faible, et son
maintien composé; mais son regard était doux, et sou-
vent il s'est fixé sur moi. Son refus de jouer m'ayant
même obligé de prendre sa place, elle a pris la sienne à
mes côtés. Pendant le souper, elle est restée seule dans le
salon. Quand on y est revenu, j'ai cru m'apercevoir
qu'elle avait pleuré pour m'en éclaircir, je lui ai dit qu'il
:

me semblait qu'elle s'était cncx)re ressentie de son incom-


modité; à quoi elle m'a obligeamment répondu « Ce
:
LETTRE XCIX 223

mal-là ne s'en va pas si vite qu'il vient! Enfin quand>

on s'est retire, je lui ai donne la main; et à la porte de son


appartement elle a serré la mienne avec force. Il est vrai
que ce mouvement m'a paru avoir quelque chose d'in-
volontaire mais tant mieux; c'est une preuve de plus de
:

mon empire.
Je parierais qu'à présent elle est enchantée d'en être
là tous les frais sont faits; il ne reste plus qu'à jouir.
:

Peut-être, pendant que je vous écris, s'occupe-t-elle


déjà de cette douce idée et quand même elle s'occuperait,
!

au contraire, d'un nouveau projet de défense, ne savons-


nous pas bien ce que deviennent tous ces projets-là? Je
vous le demande, cela peut-il aller plus loin que notre
prochaine entrevue? Je m'attends bien, par exemple,
qu'il y aura quelques façons pour l'accorder, mais
bon! le premier pas franchi, ces prudes austères savent-
elles s'arrêter? leur amour est une véritable explosion;
la résistance y donne plus de force. Ma farouche dévote
courrait après moi, si je cessais de courir après elle.
Enfin, ma belle amie, incessamment j'arriverai chez
vous, pour vous sommer de votre parole. Vous n'avez
pas oublié sans doute ce que vous m'avez promis après
le succès; cette infidélité à votre chevalier? êtes- vous
prête? pour moi je le désire comme si nous ne nous
étions jamais connus. Au reste, vous connaître est
peut-être une raison pour le désirer davantage :

Je suis juste, et ne suis point galant *.

Aussi ce sera la première infidélité que je ferai à ma


grave conquête; et je vous promets de profiter du pre-
mier prétexte pour m'absenter vingt-quatre heures d'au-
près d'elle. Ce sera sa punition, de m'avoir tenu si long-
temps éloigné de vous. Savez- vous que voilà plus de
deux mois que cette aventure m'occupe ? oui, deux mois
et trois jours; il est vrai que je compte demain, puis-
qu'elle ne sera véritablement consommée qu'alors. Cela
me rappelle que mademoiselle de B*** a résisté les trois
mois complets. Je suis bien aise de voir que la franche
coquetterie a plus de défense que l'austère vertu.
Adieu, ma belle amie; il faut vous quitter, car il est
fort tard. Cette lettre m'a mené plus loin que je ne comp-
tais; mais comme j'envoie demain matin à Paris, j'ai voulu

* Voltaire, Comédie de Nanine.

LES LIAISONS DANGEREUSES 8


224 LES LIAISONS DANGERIUSES

en profiter, pour vous faire partager un jour plus tôt la


joie de votre ami.

Du château de... ce 2 octobre 77* *, au soir.

LETTRE C
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Mon amie, je suis joué, trahi, perdu; je suis au déses-


poir : madame de Tour\el est partie. Elle est partie, et
|e ne l'ai pas su! et je n'étais pas là pour m'opposer à son
départ, pour lui reprocher son indigne trahison! Ah!
ne croyez pas que je l'eusse laissée partir; elle serait
restée; oui, elle serait restée, eussé-je dû employer la
violence. Mais quoi! dans ma crédule sécurité, je dormais
tranquillement; je dormais, et la foudre est tombée sur
moi. Non, je ne conçois rien à ce départ il faut renoncer
:

à connaître les femmes.


Quand je me rappelle la journée d'hier! que dis-jc? la
soirée même! Ce regard si doux, cette voix si tendre! et
cette main serrée! et pendant ce temps, elle projetait de
me fuir! O femmes, femmes! plaignez-vous donc, si l'on
vous trompe! Mais oui, toute p>crfidie qu'on emploie est
un vol qu'on vous fait.
Quel plaisir j'aurai à me venger! je la retrouverai, cette
femme perfide; je reprendrai mon empire sur elle. Si
l'amour m'a suffi pour en trouver les moyens, que ne
sera-t-il pas, aidé de la vengeance? Je la verrai encore à
mes genoux, tremblante et baignée de pleurs, me criant
merci de sa trompeuse voix; et moi, je serai sans pitié.
Que fait-elle à présent ? que pense-t-elle ? Peut-être elle
s'applaudit de m'avoir trompé; et fidèle aux goûts de
son sexe, ce plaisir lui paraît le plus doux. G: que n'a pu
la vertu tant vantée, l'esprit de ruse l'a produit sans etfort.
Insensé! je redoutais sa sagesse; c'était sa mauvaise foi
que je devais craindre.
Et être obligé de dévorer mon ressentiment! n'oser
montrer qu'une tendre douleur, quand j'ai le cœur rempli
de rage! me voir réduit à supplier encore une femme
rebelle, qui s'est soustraite à mon empire! devais-je donc
LETTRE C 225

être humilié à ce point? et par qui? par une femme


timide, et qui jamais ne s'est exercée à combattre. A quoi
me sert de m'être établi dans son cœur, de l'avoir embrasé
de tous les feux de l'amour, d'avoir porté jusqu'au
délire le trouble de ses sens ; si tranquille dans sa retraite,
elle peut aujourd'hui s'enorgueillir de sa fuite plus que
moi de mes viaoires? Et je le souffrirais? mon amie,
vous ne le croyez pas; vous n'avez pas de moi cette humi-
Hante idée !

Mais quelle fatalité m'attache à cène fermne? cent


autres ne désirent-elles pas mes soins? ne s'empresse-
ront-elles pas d'y répondre? quand même aucune ne
vaudrait celle-ci, l'attrait de la variété, le charme des
nouvelles conquêtes, l'éclat de leur nombre, n'offrent-ils
pas des plaisirs assez doux? Pourquoi courir après
celui qui nous fuit, et néghger ceux qui se présentent?
Ah! pourquoi?... Je l'ignore, mais je l'éprouve forte-
ment.
Il n'est plus pour moi de bonheur, de repos, que par

la possession de cette femme que je hais et que j'aime avec


une égale fureur. Je ne supporterai mon sort que du
moment où je disposerai du sien. Alors tranquille et
satisfait, je la verrai, à son tour, livrée aux orages que
j'éprouve en ce moment; j'en exciterai mille autres
encore. L'espoir et la crainte, la méfiance et la sécurité,
tous les maux inventés par la haine, tous les biens accor-
dés par l'amour, je veux qu'ils remplissent son cœur,
qu'ils s'y succèdent à ma volonté. Ce temps viendra...
Mais que de travaux encore! que j'en étais près hier, et
qu'aujourd'hui je m'en vois éloigné! Comment m'en
rapprocher? je n'ose tenter aucune démarche; je sens que
pour prendre un parti il faudrait être plus calme, et
mon sang bout dans mes veines.
Ce qui redouble mon tourment, c'est le sang-froid
avec lequel chacun répond ici à mes questions sur cet
événement, sur sa cause, sur tout ce qu'il offre d'extra-
ordinaire... Personne ne sait rien, personne ne désire de
rien savoir à peine en aurait-on parlé, si j'avais consenti
:

qu'on parlât d'autre chose. Madame de Rosemonde, chez


qui j'ai couru ce matin quand j'ai appris cette nouvelle,
m'a répondu avec le froid de son âge, que c'était la suite
naturelle de l'indisposition que madame de Tourvel avait
eue hier; qu'elle avait craint une maladie, et qu'elle avait
préféré d'être chez elle elle trouve cela tout simple, elle
:

en aurait fait autant, m'a-t-elle dit comme s'il pouvait y


:
226 I.ES LIAISONS DANGEREUSES

avoir quelque chose de commun entre elles deux! entre


elle, qui n'a plus qu'à mourir; et l'autre, qui fait le charme
et le tourment de ma vie!
Madame de Volangcs, que d'abord j'avais soupçonnée
d'être complice, ne paraît atVecncc que de n'avoir pas
été consultée sur cette démarche. Je suis bien aise, je
l'avoue, qu'elle n'ait pas eu le plaisir de me nuire. Cela
me prouve encore qu'elle n'a pas, autant que je le crai-
gnais, la confiance de cette femme; c'est toujours une
ennemie de moins. Comme elle se féliciterait, si elle savait
que c'est moi qu'on a fui! comme elle se serait gonflée
d'orgueil, si c'eût été par ses conseils comme son impor- !

tance en aurait redoublé! Mon Dieu! que je la hais! Oh!


je renouerai avec sa fille; je veux la travailler à ma fantai-
sie aussi bien, je crois que je resterai ici quelque temps;
:

au moins, le peu de réflexions que j'ai pu faire me porte à


ce parti.
Ne croyez-vous pas, en effet, qu'après une démarche
aussi marquée, mon ingrate doit redouter ma présence ?
Si donc l'idée lui est venue que je pourrais la suivre, elle
n'aura pas manqué de me fermer sa porte; et je ne veux
pas plus l'accoutumer à ce moyen, qu'en souff"rir l'humi-
liation. J'aime mieux lui annoncer au contraire que je
reste ici; je lui ferai même des instances pour qu'elle y
revieime; et quand elle sera bien p>ersuadée de mon
absence, j'arriverai chez elle nous verrons comment elle
:

supportera cène entrevue. Mais il faut la difl'érer pour en


augmenter l'effet, et je ne sais encore si j'en aurai la
patience j'ai eu, vingt fois dans la journée, la bouche
:

ouverte pour demander mes chevaux. Cependant je


prendrai sur moi; je m'engage à recevoir votre réponse
ici; je vous demande seulement, ma belle amie, de ne pas
me la faire attendre.
Ce qui me plus serait de ne pas savoir
contrarierait le
ce qui se passe : mais mon
chasseur qui est à Paris, a des
droits à quelque accès auprès de la femme de chambre :

il pourra me servir. Je lui envoie une instruaion et de


l'argent. Je vous prie de trouver bon que je joigne l'un
et l'autre à cette lettre, et aussi d'avoir soin de les lui
envoyer par un de vos gens, avec ordre de les lui remettre
à lui-même. Je prends cette précaution, parce que le
drôle a l'habitude de n'avoir jamais reçu les lettres que
je lui écris, quand elles lui prescrivent quelque chose qui
le gêne; et que, pour le moment, il ne me paraît pas aussi
épris de sa conquête, que je voudrais qu'il le fût.
LETTRE CI 227

Adieu ma belle vous vient quelque idée heu-


amie; s'il

reuse, quelque moyen de ma marche, faites-m'en


hâter
part. J'ai éprouvé plus d'une fois combien votre amitié
pouvait être utile; je l'éprouve encore en ce moment; car
je me sens plus calme depuis que je vous écris; au moins,
je parle à quelqu'un qui m'entend, et non aux automates
près de qui je végète depuis ce matin. En vérité, plus
je vais, et plus je suis tenté de croire qu'il n'y a que vous
et moi dans le monde, qui valions quelque chose.

Du château de... ce 3 octobre 17**.

LETTRE CI

LE VICOMTE DE VALMONT A AZOLAN,


son chasseur.
(Jointe à la précédente.)

Il faut que vous soyez bien imbécile, vous qui êtes


parti d'ici ce matin, de n'avoir pas su que madame de
Tourvel en partait aussi; ou, si vous l'avez su, de n'être
pas venu m'en avertir. A quoi sen-il donc que vous
dépensiez mon argent à vous enivrer avec les valets; que
le temps que vous devriez employer à me servir, vous
le passiez à faire l'agréable auprès des femmes de
chambre, si je n'en suis pas mieux informé de ce qui se
passe? Voilà pourtant de vos néghgences! Mais je vous
préviens que s'il vous en arrive une seule dans cène
affaire-ci, ce sera la dernière que vous aurez à mon ser\'ice.
Il faut que vous m'instruisiez de tout ce qui se passe

chez madame de Tourvel de sa santé; si elle dort; si elle


:

est triste ou gaie; si elle sort souvent, et chez qui elle va;
si elle reçoit du monde chez elle, et qui y vient; à quoi

elle passe son temps, si elle a de l'humeur avec ses femmes,


particulièrement avec celle qu'elle avait amenée ici;
ce qu'elle fait, quand elle est seule; si quand elle lit,
elle lit de suite, ou si elle interrompt sa lecture pour
rêver; de même quand elle écrit. Songez aussi à vous
rendre l'ami de celui qui porte ses lettres à la poste.
Offrez-vous souvent à lui, pour faire cette commission
à sa place; et quand il acceptera, ne faites partir que celles
qui vous paraîtront indifférentes, et envoyez-moi les
228 LES LIAISONS DANGOURISES

autres, surtout celles à madame de Volanges, si vous en


rencontrez.
Arrangez-vous, pour être encore quelque icmps
l'amant heureux de votre Julie. Si elle en a un autre,
comme vous l'avez cru, faites-la consentir à se partager;
et n'allez pas vous piquer d'une ridicule délicatesse vous :

serez dans le cas de bien d'autres, qui valent mieux que


vous. Si pourtant votre second se rendait trop importun;
si vous vous aperceviez, par exemple, qu'il occupât trop

Julie pendant la journée, et qu'elle en fût moins souvent


auprès de sa maîtresse, écartez-le par quelques moyens,
ou cherchez-lui querelle n'en craignez pas les suites, je
:

vous soutiendrai. Surtout ne quittez pas cette maison.


C'est par l'assiduité qu'on voit tout, et qu'on voit bien. Si
même le hasard faisait renvoyer quelqu'un des gens, pré-
sentez-vous pour le remplacer, comme n'étant plus à
moi. Dites, dans ce cas, que vous m'avez quitté pour
chercher une maison plus tranquille et plus réglée.
Tâchez enfin de vous faire accepter. Je ne vous en gar-
derai pas moins à mon service pendant ce temps ce sera ;

comme chez la duchesse de***; et par la suite, madame


de Tourvel vous en récompensera de même.
Si vous aviez assez d'adresse et de zèle, cette instruction
devrait suffire; mais pour suppléer à l'un et â l'autre, je
vous envoie de l'argent. Le billet ci-joint vous autorise,
comme vous verrez, à toucher vingt-cinq louis chez mon
homme d'affaires; car je ne doute pas que vous ne soyez
sans le sol. Vous emploierez de cette somme, ce qui sera
nécessaire pour décider Julie à établir une correspon-
dance avec moi. Le reste servira à faire boire les gens.
Ayez soin, autant que cela se pourra, que ce soit chez le
suisse de la maison, afin qu'il aime à vous y voir venir.
Mais n'oubliez pas que ce ne sont pas vos plaisirs que je
veux payer, mais vos services.
Accoutumez Julie à obser\'er tout et à tout rapporter,
même ce qui lui paraîtrait minutieux. Il vaut mieux
qu'elle écrive dix phrases inutiles, que d'en omettre une
intéressante; et souvent ce qui paraît indifférent ne l'est
pas. (ximme il faut que je puisse être instruit sur-le-
champ, s'il arrivait quelque chose qui vous pariît mériter
attention, aussitôt cette lettre reçue, vous enverrez Phi-
lippe, sur le cheval de commission, s'établir à... *; il y

* ( 'illagt d mcntié chfmin de Paris au château de madame de Rose-


monde.
LETTRE Cil 229

restera jusqu'à nouvel ordre; ce sera un relais en cas de


besoin. Pour correspondance courante, la poste suffira.
la
Prenez garde de perdre cette lettre. Relisez-la tous
les jours, tant pour vous assurer de ne rien oublier, que
pour être sûr de l'avoir encore. Faites enfin tout ce qu'il
faut faire, quand on est honoré de ma confiance. Vous
savez que si je suis content de vous, vous le serez de moi.

Du château de... ce 3 octobre ij**.

LETTRE Cil

LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE ROSEMONDE

Vous serez bien étoimée, Madame, en apprenant


que je pars de chez vous aussi précipitamment. Cette
démarche va vous paraître bien extraordinaire mais :

que votre surprise va redoubler encore quand vous en


saurez les raisons! Peut-être trouverez-vous qu'en vous
ne respecte pas assez la tranquillité néces-
les confiant, je
saire à votre âge;que je m'écarte même des sentiments
de vénération qui vous sont dus à tant de titres? Ah!
Madame, pardon mais mon cœur est oppressé; il a
:

besoin d'épancher sa douleur dans le sein d'une amie


également douce et prudente quelle autre que vous pou-
:

vait-il choisir? Regardez-moi comme votre enfant. Ayez


pour moi bontés maternelles; je les implore. J'y ai
les
peut-être quelques droits par mes sentiments pour vous.
Où est le temps où, tout entière à ces sentiments
louables, je ne connaissais point ceux qui, portant dans
l'âme le trouble mortel que j'éprouve, ôtent la force
de les combattre en même temps qu'ils en imposent le
devoir? Ah! ce fatal voyage m'a perdue...
Que vous dirai-je enfin? j'aime, oui, j'aime éperdu-
ment. Hélas! ce mot que j'écris pour la première fois, ce
mot si souvent demandé sans être obtenu, je payerais de
ma vie la douceur de pouvoir une fois seulement le faire
entendre à celui qui l'inspire; et pounant il faut le refuser
sans cesse! Il va douter encore de mes sentiments; il
croira avoir à s'en plaindre. Je suis bien malheureuse!
Que ne lui est-il aussi facile de lire dans mon cœur que d'y
régner? Oui, je souffrirais moins, s'il savait tout ce que
230 LtS LIAISONS DANGEREUSES

je souffre; mais vous-même, à qui je le dis, vous n'en


aurez encore qu'une faible idée.
Dans peu de moments, je vais le fuir et l'affliger. Tan-
dis qu'il se croira encore près de moi, je serai déjà loin de
lui :à l'heure où j'avais L\)utume de le voir chaque jour, je
serai dans des lieux où il n'est jamais venu, où je ne dois
pas permettre qu'il vienne. Déjà tous mes préparatifs
sont faits; tout est là, sous mes yeux; je ne puis les repo-
ser sur rien qui ne m'annonce ce cruel départ. Tout est
prêt, excepté moi!... et plus mon cœur s'y refuse, plus il
me trouve la nécessité de m'y soumenre.
Je m'y soumettrai sans doute, il vaut mieux mourir
que de vivre coupable. Déjà, je le sens, je ne le suis que
trop; je n'ai sauvé que ma sagesse, la vertu s'est évanouie.
Faut-il vous l'avouer, ce qui me reste encore, je le dois
à sa générosité. Enivrée du plaisir de le voir, de l'entendre,
de la douceur de le sentir auprès de moi, du bonheur plus
grand de pouvoir faire le sien, j'étais sans puissance et
sans force; à peine m'en restait-il pour combattre, je n'en
avais plus pour résister; je frémissais de mon danger,
sans pouvoir le fuir. Hé bien! il a vu ma peine, et il a eu
pitié de moi. Comment ne le chérirais-je pas ? je lui dois
bien plus que la vie.
Ah si en restant auprès de lui je n'avais à trembler que
!

pour elle, ne croyez pas que jamais je consentisse à


m'éloigner? Que m'est-elle sans lui, ne scrais-je pas trop
heureuse de la perdre ? Condamnée à faire éternellement
son malheur et le mien; à n'oser ru me plaindre, ni le
consoler; à me défendre chaque jour contre lui, contre
moi-même; à mettre mes soins à causer sa peine, quand
je voudrais les consacrer tous à son bonheur. Vivre ainsi
n'est-ce pas mourir mille fois? voilà pourtant quel va
être mon sort. Je le supporterai cependant, j'en aurai le
courage. O vous, que je choisis pour ma mère, recevez-
en le serment!
Recevez aussi celui que je fais de ne vous dérober
aucune de mes actions; recevez-le, je vous en conjure;
je vous le demande comme un secours dont j'ai besoin :

ainsi, engagée à vous dire tout, je m'accoutumerai à me


croire toujours en votre présence. Votre vertu rem-
placera la mienne. Jamais, sans doute, je ne consentirai
à rougir à vos yeux; et retenue par ce frein puissant, tandis
que je chérirai en vous l'indulgente amie, confidente de
ma faiblesse, j'y honorerai encore l'ange tutélaire qui me
sauvera de la honte.
LETTRE cm 231

C'est bien en éprouver assez que d'avoir à faire cette


demande. Fatal effet d'une présomptueuse confiance!
pourquoi n'ai-jc pas redouté plutôt ce penchant que j'ai
senti naître ? Pourquoi me suis-je flattée de pouvoir à mon
gré le maîtriser ou le vaincre? Insensée! je connaissais
bien peu l'amour! Ah! si je l'avais combattu avec plus de
soin, peut-être eût-il pris moins d'empire! peut-être
alors ce départ n'eût pas été nécessaire; ou même, en me
soumettant à ce parti douloureux, j'aurais pu ne pas
rompre entièrement une liaison qu'il eût suffi de rendre
moins fréquente! Mais tout perdre à la fois! et pour
jamais! O mon amie!... Mais quoi! même en vous écri-
vant, je m'égare encore dans des vœux criminels. Ah!
partons, partons, et que du moins ces torts involontaires
soient expiés par mes sacrifices.
Adieu, ma respectable amie; aimez-moi comme votre
fille, adoptez-moi pour soyez sûre que, malgré
telle; et
ma faiblesse, j'aimerais mieux mourir que de me rendre
indigne de votre choix.

De... ce 3 octobre //**, à une heure du matin.

LETTRE cm
MADAME DE ROSEMONDE A LA PRÉSIDENTE DE TOLTIVEL

J'ai été, ma chère belle, plus affligée de votre départ


que surprise de sa cause; une longue expérience, et
l'intérêt que vous inspirez, avaient suffi pour m'éclairer
sur l'état de votre cœur; et s'il faut tout dire, vous ne
m'avez rien ou presque rien appris par votre lettre. Si je
n'avais été instruite que par elle, j'ignorerais encore quel
est celui que vous aimez car en me parlant de lui tout le
;

temps, vous n'avez pas écrit son nom une seule fois.
Je n'en avais pas besoin; je sais bien qui c'est. Mais
je le remarque, parce que je me suis rappelé que c'est
toujours là le st>'le de l'amour. Je vois qu'il en est encore
comme au temps passé.
Je ne croyais guère être jamais dans le cas de revenir
sur des souvenirs si éloignés de moi, et si étrangers à mon
âge. Pourtant, depuis hier, je m'en suis vraiment beau-
232 LES LIAISONS DANGEREUSES

coup occupée, par le désir que j'avais d*y trouver quelque


chose qui pût vous être utile. Mais que puis-jc faire, que
vous admirer et vous plaindre ? Je loue le parti sage que
vous avez pris mais il m'effraie, parce que j'en conclus
:

que vous l'avez juge nécessaire; et quand on en est là, il


est bien difficile de se tenir toujours éloignée de celui dont
notre cœur nous rapproche sans cesse.
Cependant ne vous découragez pas. Rien ne doit être
impossible à votre belle âme; et quand vous devriez un
jour avoir le malheur de succomber (ce qu'à Dieu ne
plaise !\ croyez-moi, ma chère belle, réser\ez-vous au
moins la consolation d'avoir combattu de toute votre
puissance. Et puis, ce que ne peut la sagesse humaine, la
grâce divine l'opère quand il lui plaii. Peut-être êtes-
vous à la veille de ses secours; et votre vertu, éprouvée
dans ces combats terribles, en sortira plus pure, et plus
brillante. La force que vous n'avez pas aujourd'hui, espé-
rez que vous la recevrez demain. N'y comptez pas pour
vous en reposer sur elle, mais pour vous encourager à
user de toutes les vôtres.
En laissant à la Providence le soin de vous secourir
dans un danger contre lequel je ne peux rien, je me
réserve de vous soutenir et vous consoler autant qu'il sera
en moi. Je ne soulagerai pas vos peines, mais )e les par-
tagerai. C'est à ce titre que je recevrai volontiers vos
confidences. Je sens que votre cœur doit avoir besoin de
s'épancher. Je vous ouvre le mien; l'âge ne l'a pas
encore refroidi au point d'être insensible à l'amitié. Vous
le trouverez toujours prêt à vous recevoir. Ce sera un
faible soulagement à vos douleurs, mais au moins vous
ne pleurerez pas seule et quand ce malheureux amour,
:

prenant trop d'empire sur vous, vous forcera d'en par-


ler, il vaut mieux que ce soit avec moi qu'avec lui. Voilà
que je parle comme vous; et je crois qu'à nous deux nous
ne par\'iendrons pas à le nommer; au reste, nous nous
entendons.
Je ne sais si je fais bien de vous dire qu'il m'a paru
vivement affecté de votre départ; il serait peut-être plus
sage de ne vous en pas parler mais je n'aime pas cette
:

sagesse qui afflige ses amis. Je suis pourtant forcée de


n'en pas parler plus longtemps. Ma vue débile, et ma
main tremblante, ne me permettent pas de longues lettres,
quand il faut les écrire moi-même.
Adieu donc, ma chère t>elle; adieu, mon aimable
enfant; oui, je vous adopte volontiers pour ma fîlle, et
LETTRE CIV 233

VOUS avez bien tout ce qu'il faut pour faire l'orgueil et


le plaisir d'une mère.

Du château de... ce 3 octobre ij**.

LETTRE CIV
LA MARQUISE DE MERTEUIL A MADAME DE VOLANGES

En vérité, ma chère et bonne amie, j'ai eu peine à me


défendre d'un mouvement d'orgueil, en lisant votre
lettre. Quoi! vous m'honorez de votre entière confiance!
vous allez même jusqu'à me demander des conseils! Ah!
je suis bien heureuse, si je mérite cette opinion favorable
de votre part si je ne la dois pas seulement à la prévention
:

de l'amitié. Au reste, quel qu'en soit le motif, elle n'en


est pas moins précieuse à mon cœur; et l'avoir obtenue,
n'est à mes yeux qu'une raison de plus, pour travailler
davantage à la mériter. Je vais donc (mais sans prétendre
vous donner un avis) vous dire librement ma façon de
penser. Je m'en méfie, parce qu'elle diffère de la vôtre :

mais quand je vous aurai exposé mes raisons, vous les


jugerez; et si vous les condamnez, je souscris d'avance
à votre jugement. J'aurai au moins cette sagesse, de ne
pas me croire plus sage que vous.
Si pourtant, et cette seule fois, mon avis se trou-
pour
vait préférable, faudrait en chercher la cause dans les
il

illusions de l'amour maternel. Puisque ce sentiment est


louable, il doit se trouver en vous. Qu'il se reconnaît
bien en effet dans le parti que vous êtes tentée de prendre !

c'est ainsi que, s'il vous arrive d'errer quelquefois, ce


n'est jamais que dans le choix des vertus.
La prudence est, à ce qu'il me semble, celle qu'il faut
préférer, quand on dispose du sort des autres, et surtout
quand il s'agit de le fixer par un lien indissoluble et
sacré, tel que celui du mariage. C'est alors qu'une mère,
également sage et tendre, doit comme vous le dites si bien,
aider sa fille de son expérience. Or, je vous le demande,
qu'a-t-elle à faire pour y parvenir? sinon de distinguer,
pour elle, entre ce qui plaît et ce qui convient.
Ne serait-ce donc pas avilir l'autorité maternelle, ne
serait-ce pas l'anéantir, que de la subordonner à un goiJt
234 L^ LIAISONS DANGEREUSES

frivole dont la puissance illusoire ne se fait sentir qu'à


ceux qui la redoutent, et disparaît sitôt qu'on la méprise?
Pour moi, je l'avoue, je n'ai jamais cru à ces passions
entraînantes et irrésistibles, dont il semble qu'on soit
convenu de faire l'excuse générale de nos dérèglements.
Je ne conçois point comment un goût, qu'un moment
voit naître et qu'un autre voit mourir, peut avoir plus
de force que les principes inaltérables de pudeur,
d'honnêteté et de modestie; et je n'entends pas plus
qu'une femme qui les trahit puisse être justifiée par
sa passion prétendue, qu'un voleur ne le serait par la
passion de l'argent, ou un assassin par celle de la ven-
geance.
Eh! qui peut dire n'avoir jamais eu à combattre? Mais
j'ai toujours cherché à me persuader que, pour résister, il

suffisait de le vouloir; et jusqu'alors au moins, mon expé-


rience a confirmé mon opinion. Que serait la vertu, sans
les devoirs qu'elle impose? son culte est dans nos sacri-
fices, sa récompense dans nos cœurs. Ces vérités ne
peuvent être niées que par ceux qui ont intérêt de les
méconnaître; et qui, déjà dépravés, espèrent faire un
moment d'illusion, en essayant de justifier leur mauvaise
conduite par de mauvaises raisons.
Mais pourrait-on le craindre d'un enfant simple et
timide; d'un enfant né de vous, et dont l'éducation
modeste et pure n'a pu que fortifier l'heureux naturel?
C'est pourtant à cette crainte, que j'ose dire humiliante
pour votre fille, que vous voulez sacrifier le mariage
avantageux que votre prudence avait ménagé pour elle!
J'aime beaucoup Danceny; et depuis longtemps, comme
vous savez, je vois peu M. de Cicrcourt; mais mon amitié
pour l'un, mon indifférence pour l'autre, ne m'empêchent
point de sentir l'énorme différence qui se trouve entre
cesdeux partis.
Leur naissance est égale, j'en conviens; mais l'un est
sans fortune, et celle de l'autre est telle que, même sans
naissance, elle aurait sufii pour le mener à tout. J'avoue
bien que l'argent ne fait pas le bonheur; mais il faut
avouer aussi qu'il le facilite beaucoup. Mademoiselle de
Volanges est, comme vous le dites, assez riche pour deux :

cependant, soixante mille livres de rente dont elle va


jouir ne sont pas déjà tant quand on porte le nom de
Danceny, quand il faut monter et soutenir une maison
qui y réponde. Nous ne sommes plus au temps de
madame de Sévigné. Le lu.\e absorbe tout on le blâme,
:
LETTRE CIV 235

mais il faut l'imiter; et le superflu finit par priver du


nécessaire.
Quant aux que vous comptez
qualités personnelles
pour beaucoup, avec beaucoup
et de raison, assurément
M. de Gercourt est sans reproche de ce côté; et à lui, ses
preuves sont faites. J'aime à croire, et je crois qu'en effet
Danceny ne lui cède en rien; mais en sommes-nous aussi
sûres ? Il est vrai qu'il a paru jusqu'ici exempt des défauts
de son âge, et que malgré le ton du jour il montre un
goût pour la bonne compagnie qui fait augurer favora-
blement de lui mais qui sait, si cette sagesse apparente,
:

il ne la doit pas à la médiocrité de sa fortune ? Pour peu

qu'on craigne d'être fripon ou crapuleux, il faut de


l'argent pour être joueur et libertin, et l'on peut encore
aimer les défauts dont on redoute les excès. Enfin il ne
serait pas le millième qui aurait vu la bonne compagnie
uniquement faute de pouvoir mieux faire.
Je ne dis pas (à Dieu ne plaise!) que je croie tout cela
de lui mais ce serait toujours un risque à courir; et quels
:

reproches n'auriez-vous pas à vous faire, si l'événement


n'était pas heureux Que répondriez- vous à votre fille, qui
!

vous dirait Ma mère, j'étais jeune et sans expérience;


: <'

j'étais même séduite par une erreur pardonnable à mon


âge : mais le ciel, qui avait prévu ma faiblesse, m'avait
accordé une mère sage, pour y remédier et m'en garantir.
Pourquoi donc, oubliant votre prudence, avez-vous consenti
à mon malheur? était-ce à moi à me choisir un époux,
quand je ne connaissais rien de l'état du mariage ? Quand
je l'aurais voulu, n'était-ce pas à vous de vous y opposer?
Mais je n'ai jamais eu cette folle volonté. Décidée à vous
obéir, j'ai attendu votre choix avec une respectueuse
résignation; jamais je ne me suis écartée de la soumission
que je vous devais, et cependant je porte aujourd'hui la
peine qui n'est due qu'aux enfants rebelles. Ah! votre
faiblesse m'a perdue... ^ Peut-être son respect étouffe-
rait-il ces plaintes; mais l'amour maternel les devinerait :

et les larmes de votre fille, pour être dérobées, n'en cou-


leraient pas moins sur votre cœur. Où chercherez-vous
alors vos consolations ? Sera-ce dans ce fol amour, contre
lequel vous auriez dû l'armer, et par qui au contraire
vous vous serez laissé séduire?
J'ignore, ma chère amie, si j'ai contre cette passion
une prévention trop forte; mais je la crois redoutable,
même dans le mariage. Ce n'est pas que je désapprouve
qu'un sentiment honnête et doux vienne embellir le lien
236 LES LIAISONS DANGERkLShi

conjugal. Cl adoucir en quelque sorte les devoirs qu'il


impKnc; mais ce n'est pas à lui qu'il appartient de le
former; ce n'est pas à l'illusion d'un moment, à régler le
choix de notre vie. En effet, pour choisir, il faut comparer;
et comment le pouvoir, quand un seul objet nous occupe;
quand celui-là même on ne peut le connaître, plongé
que l'on est dans l'aveuglement ?
l'ivresse et
J'ai rencontre, commevous pouvez croire, plusieurs
femmes atteintes de ce mal dangereux; j'ai reçu les confi-
dences de quelques-unes. A les entendre, il n'en est point
dont l'amant ne soit un être parfait mais ces p>erfeaions
:

chimériques n'existent que dans leur imagination. Leur


tête exaltée ne rêve qu'agréments et vertus; elles en
parent à plaisir celui qu'elles préfèrent c'est la draperie
:

d'un Dieu, portée souvent par un modèle abject mais


:

quel qu'il soit, à peine l'en ont-elles revêtu, que, dupes de


leur propre ouvrage, elles se prosternent pour l'adorer.
Ou votre fille n'aime pas Danceny, ou elle éprouve
cette même illusion; elle est commune à tous deux, si
leur amour est réciproque. Ainsi votre raison px)ur les
unir à jamais se réduit à la certitude qu'ils ne se con-
naissent pas, qu'ils ne peuvent se connaître. Mais, me
direz-vous, M. de Gercourt et ma fille se connaissent-ils
davantage ? Non, sans doute; mais au moins ne s'abusent-
ils pas, ils s'ignorent seulement. Qu'arrive-t-il dans ce

cas entre deux époux que je suppose honnêtes ? c'est que


chacun d'eux étudie l'autre, s'observe vis-à-vis de lui,
cherche et reconnaît bientôt ce qu'il faut qu'il cède de ses
goûts et de ses volontés, pour la tranquillité commune.
Ces légers sacrifices se font sans peine, parce qu'ils sont
réciproques et qu'on les a prévus bientôt ils font naître
:

une bienveillance mutuelle; et l'habitude, qui fortifie


tous les penchants qu'elle ne détruit pas, amène peu à peu
cette douce amitié, cette tendre confiance, qui, jointes à
l'estime, forment, ce me semble, le véritable, le solide
bonheur des mariages.
Les illusions de l'amour peuvent êuc_plus douces;
mais qûTrîc'saîT 5U^<n'qli*?tîcsliont moins. durables? et
quci? dan^ieRï n'amène pasicmumcni qui les détruit!
C'est alors que les moindres défauts paraissent choquants
et HBupporiabka, par tc 'Contraste' qu^ls fornient avec
l'idée de perfcciu)n qui nous avait séïîïiîls'. Chacun" des
dduTT^mixcrou LepnRlanique Pautrc seul a changé, cl
^uc lui vaut roujouh ce qirun~môincnf dViTcur IjAait
tau apprécier. Le charme qu'il n'éprouve plus, il s^Clonnc
LETTRE CV 237

de ne le plus faire naître; il en est humilié la vanité


:

blessée aigrit les esprits, augmente les torts, produit


l'humeur, enfante la haine; et de frivoles plaisirs sont
payés enfin par de longues infortunes.
Voilà, ma chère amie, ma façon de penser sur l'objet
qui nous occupe; je ne la défends pas, je rexix)se seule-
ment; c'est à vous à décider. Mais si vous persistez dans
votre avis, je vous demande de me faire connaître les
raisons qui auront combattu les miennes je serai bien
:

aise de m'éclairer auprès de vous, et surtout d'être rassu-


rée sur le sort de votre aimable enfant, dont je désire bien
ardemment le bonheur, et par mon amitié pour elle, et
par celle qui m'unit à vous pour la vie.

Paris i ce 4 octobre ij**.

LETTRE CV
LA MARQUISE DE MERTEUIL A CÉCILE VOLANGES

Hé bien! Petite, vous voilà donc bien fâchée, bien


honteuse, et ce M. de Valmont est un méchant homme,
n'est-ce pas? Comment! il ose vous traiter comme la
femme qu'il aimerait le mieux! Il vous apprend ce que
vous mouriez d'envie de savoir! En vérité, ces procédés-là
sont impardonnables. Et vous, de votre côté, vous voulez
garder votre sagesse pour votre amant (qui n'en abuse
pas); vous ne chérissez de l'amour que les peines, et
non les plaisirsRien de mieux, et vous figurerez à mer-
!

veilledans un roman. De la passion, de l'infonune, de la


vertu par-dessus tout, que de belles choses! Au miheu
de ce brillant cortège, on s'ennuie quelquefois à la vérité,
mais on le rend bien.
Voyez donc, la pauvre enfant, comme elle est à
plaindre Elle avait les yeux battus le lendemain Et que
! !

direz-vous donc, quand ce seront ceux de votre amant?


Allez, mon bel ange, vous ne les aurez pas toujours
ainsi; tous les hommes ne sont pas des Valmont. Et
puis; ne plus oser lever ces yeux-là! Oh! par exemple,
vous avez eu bien raison tout le monde y aurait lu votre
;

aventure. Croyez-moi cep)endant, s'il en était ainsi, nos


238 LES LIAISONS DANGEREUSES

femmes et même nos demoiselles auraient le regard plus


modeste.
Malgré les louanges que je suis forcée de vous donner,
comme vous voyez, il faut convenir px)urtant que vous
avez manqué votre chef-d'œuvre; c'était de tout dire à
votre maman. Vous aviez si bien commencé! déjà vous
vous étiez jetée dans ses bras, vous sanglotiez, elle pleu-
rait aussi; quelle scène pathétique! et quel dommage de
ne l'avoir pas achevée! Votre tendre mère, toute ravie
d'aise, et pour aider à votre vertu, vous aurait cloîtrée
pour toute votre vie et là vous auriez aimé Danceny tant
;

que vous auriez voulu, sans rivaux et sans péché; vous


vous seriez désolée tout à votre aise; et Valmont, à coup
sûr, n'aurait pas été troubler votre douleur par de contra-
riants plaisirs.
Sérieusement peut-on, à quinze ans passés, être enfant
comme vous l'êtes? Vous avez bien raison de dire que
vous ne méritez pas mes bontés. Je voulais pourtant être
votre amie vous en avez besoin peut-être avec la mère
:

que vous avez, et le mari qu'elle veut vous donner! Mais


si vous ne vous formez pas davantage, que voulez-vous
qu'on fasse de vous? Que peut-on espérer, si ce qui fait
venir l'esprit aux filles, semble au contraire vous l'ôter?
Si vous pouviez prendre sur vous de raisonner un
moment, vous trouveriez bientôt que vous devez vous
féliciter au lieu de vous plaindre. Mais vous êtes hon-
teuse, et cela vous gêne! Hé! tranquillisez-vous; la
honte que cause l'amour est comme sa douleur on ne
:

l'éprouve qu'une fois. On peut encore la feindre après;


mais on ne la sent plus. Cependant le plaisir reste, et c'est
bien quelque chose. Je crois même avoir démêlé, à tra-
vers votre petit bavardage, que vous pourriez le compter
pour beaucoup. Allons, un peu de bonne foi. Là, ce
trouble qui vous empêchait de faire comme vous JisicZy qui
vous faisait trouver si difficile Je se défendre^ qui vous
rendait comme fâchée^ quand Valmont s'en est allé, était-ce
bien la honte qui le causait ? ou si c'était le plaisir ? et ses
façons de dire auxquelles on ne sait comment répondre, cela
ne viendrait-il pas de ses façons de faire ? Ah! petite fille,
vous mentez, et vous mentez à votre amie! Cela n'est
pas bien. Mais brisons là.
G: qui pour tout le monde serait un plaisir, et pour-
rait n'être que cela, devient dans votre situation un véri-
table bonheur. En effet, placée entre une mère dont il
vous importe d'être aimée, et un amant dont vous désirez
IJ-TTRE CV 239

de comment ne voyez-vous pas que le


l'être toujours,
seul moyen d'obtenir ces succès opposés, est de vous
occuper d'un tiers ? Distraite par cette nouvelle aven-
ture, tandis que vis-à-vis de votre maman vous aurez
l'air de sacrifier à votre soumission pour elle un goiît
qui lui déplaît, vous acquerrez vis-à-vis de votre amant
l'honneur d'une belle défense. En l'assurant sans cesse
de votre amour, vous ne lui en accorderez pas les der-
nières preuves. Ces refus, si peu pénibles dans le cas où
vous serez, il ne manquera pas de les mettre sur le compte
de votre vertu; il s'en plaindra peut-être, mais il vous en
aimera davantage, et pour avoir le double mérite, aux
yeux de l'un de sacrifier l'amour, à ceux de l'autre, d'y
résister, il ne vous en coûtera que d'en goûter les plaisirs.
Oh! combien de femmes ont perdu leur réputation, qui
l'eussent conservée avec soin, si elles avaient pu la sou-
tenir par de pareils moyens!
Ce parti que je vous propose, ne vous paraît-il pas le
plus raisonnable, comme le plus doux ? Savez-vous ce que
vous avez gagné à celui que vous avez pris ? c'est que
votre maman a attribué votre redoublement de tristesse à
un redoublement d'amour, qu'elle en est outrée, et que
pour vous en punir elle n'attend que d'en être plus sûre.
Elle vient de m'en écrire; elle tentera tout pour obtenir
cet aveu de vous-même. Elle ira, peut-être, me dit-elle,
jusqu'à vous proposer Danceny pour époux; et cela, pour
vous engager de parler. Et si, vous laissant séduire par
cette trompeuse tendresse, vous répondiez, selon votre
cœur, bientôt renfermée pour longtemps, peut-être pour
toujours, vous pleureriez à loisir votre aveugle crédu-
lité.

Cette ruse qu'elle veut employer contre vous, il faut


la combattre par une autre. Commencez donc, en lui
montrant moins de tristesse, à lui faire croire que vous
songez moins à Danceny. Elle se le persuadera d'autant
plus facilement, que c'est l'effet ordinaire de 'l'absence; et
elle vous en saura d'autant plus de gré, qu'elle y trouvera
une occasion de s'applaudir de sa prudence, qui lui a
suggéré ce moyen. Mais si, conservant quelque doute,
elle persistait pourtant à vous éprouver, et qu'elle vînt à
vous parler de mariage, renfermez-vous, en fille bien
née, dans une parfaite soumission. Au fait, qu'y risquez-
vous ? Pour ce qu'on fait d'un mari, l'un vaut toujours
bien l'autre; et le plus incommode est encore moins
gênant qu'une mère.
240 LES LIAISONS DANGEREUSES

Une fois plus contente de vous, votre maman vous


mariera enfin; et alors, plus libre dans vos démarches,
vous pourrez, à votre choix, quitter V'almoni pour
prendre Danceny, ou même les garder tous deux. Car,
prenez-y garde, votre Danceny est gentil mais c'est un
:

de ces hommes qu'on a quand on veut et tant qu'on


veut; on peut donc se mettre à l'aise avec lui. Il n'en
est pas de même de Valmont on le garde diftîcilement;
:

et il est dangereux de le quitter. Il faut avec lui beaucoup


d'adresse, ou, quand on n'en a pas, beaucoup de docilité.
Mais, aussi, si vous pouviez parvenir à vous l'attacher
comme ami, ce serait là un bonheur! il vous mettrait tout
de suite au premier rang de nos femmes à la mode. C'est
comme cela qu'on acquiert une consistance dans le
monde, et non pas à rougir et à pleurer, comme quand
vos religieuses vous faisaient dîner à genoux.
Vous tâcherez donc, si vous êtes sage, de vous raccom-
moder avec Valmont, qui doit être très en colère contre
vous ; et comme il faut savoir réparer ses sottises, ne crai-
gnez pas de lui faire quelques avances ; aussi bien appren-
drez-vous bientôt, que si les hommes nous font les
premières, nous sommes presque toujours obligées de
faire les secondes. Vous avez un prétexte pour celles-ci :

car il ne faut pas que vous gardiez cette lettre; et j'exige


de vous de la remettre à Valmont aussitôt que vous l'au-
rez lue. N'oubliez pas pourtant de la recacheter aupara-
vant. D'abord, c'est qu'il faut vous laisser le mérite de la
démarche que vous ferez vis-à-vis de lui, et qu'elle n'ait
pas l'air de vous avoir été conseillée; et puis, c'est qu'il
n'y a que vous au monde, dont je sois assez l'amie pour
vous parler comme je fais.
Adieu, bel ange, suivez mes conseils, et vous me man-
derez si vous vous en trouvez bien.

P. S. A propos, j'oubliais... un mot encore. V^oyez


donc à soigner davantage votre Vous écrivez tou-
style.
jours comme un enfant. Je vois bien d'où cela vient; c'est
que vous que vous pxrnsez, et rien de ce que
dites tout ce
vous ne pensez pas. C^*la peut passer ainsi de vous à moi,
qui devons n'avoir rien de caché l'une pour l'autre mais :

avec tout le monde! avec votre amant surtout! vous


auriez toujours l'air d'une petite sotte. Vous voyez bien
que, quand vous écrivez à quelqu'un, c'est pour lui et non
pas pour vous vous devez donc moins chercher à lui
:

dire ce que vous pensez, que ce qui lui plaît davantage.


LETTRE CVI 24I

Adieu, mon cœur je vous embrasse au lieu de vous


:

gronder dans l'espérance que vous serez plus raison-


nable.
Paris i ce 4 octobre ly**.

LETTRE CVI
LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

A merveille Vicomte, et pour le coup, \e vous amie à la ^


(pfcur Au reste, après la première de vos deux lettres,
!

on pouvait s'attendre à la seconde :aussi ne m'a-t-elle


point étonnée; et tandis que déjà fier de vos succès à
ve nir, vous en solji cîaeina récompense^ et_^ue vous me
demandie z si 'ét^js^prete^ "je voyais "bien que 7e n*avàis
j

pas tant be soin àe nip j>rp*i^pr_ Hnij d'honneur; en lisant


le beau__rçch de cette scène tendr e, et qui vous avait si -^^^
vj^ement^emu; en voyant votrê~retenue, digne des plus 'V^_
beaux temps de notre çlieyalerie, j'ai dit vingt fois 'J"^^ \
^^ilà nnf aVair^ manQiif/' !
"^ \kr^K^t cj^^*^
Mais c'est que cela ne pouvait pas être autrement. Que
Z^^
^^ >^
voulez-vous que fasse unejpauvre.iemme qui se rend^
qu'o |i ne p rend pas ? Ma foi, dans ce cas-Ia^lLiauL-au
moins s.gui^j: L'honneur; et c'est ce qu'a fait notre Prési- af
dente. Je sais bien que pour moi, qui ai senti que la ^y^' .

marche qu'elle a prise n'est vraiment pas sans quelque -^^^


effet, e me çiopose d'en faire usage, pour mon compte,
j
"^^«_^
à la première occasion un peu sérieuse qui se présentera :
*^--

mais je promets bien que si celui pour qui j'en ferai les /

frais, n'en profite pas mieux que vous, il peut assurément


renoncer à moi pour toujours.
Vous voilà donc absolument réduit à rien et cela entre
deux femmes, dont l'une était déjà au lendemain, et
l'autre ne demandait pas mieux que d'y être! Hé bien!
vous allez croire que je me vante, et dire qu'il est facile de
prophétiser après l'événement; mais je peux vous jurer
que je m'y attendais. C'est q ue réel lement vous n'avez j)as
lejgénie de votre état^; vous n'en savez que ce que vous
en avez appris, et vou$ n'inventez rie n. Aussi, dès que les
circonstances ne se prêtent plus à vq<i fnrmiilt\<; tVy^age.,
et qu'il vous faut sortir de la route ordinaire. vo\is reste z
c ourt comme un écolier. Enfin, unT enfantillage, )d'unë
242 LES LIAISONS DANGEREUSES

\À part; de Tautrc, un retour de pruderie, parce qu'on ne les


i^^^ éprouve pas tous les joun> suffisent pour vous déconcer-
"J^Tx. \ l<-'r vous ne savez ni les prévenir, m y remédier. Ah!
<-'t

^ ^y^* Vicomte! Vicximte! vous m'apprenez à ne pas juger les


\^\.P hommes par leurs succès; et bientôt, il faudra dire de
j
vous Il fut brave un tel jour. Et quand vous avez fait
:

- sottises sur soniscs. V( >us rccoiiriv h moi Il semble que


,
'

]J\^r< je n'aie rien autre chose à faire que de es répare r. Il est l

Ju-TiX ^'^^^ ^^^ ^^ serait bien assez d'ouvrage.


^^^CP^Q^oi qu'il en soit, de ces deux aventures, l'une est
1^ entreprise contre mon gré, et je ne m'en mêle point pour
-'
;

l'autre, comme vous y avez mis quelque complaisance


pour moi, j'en fais mon affaire. La lettre que je joins ici,
que vous lirez d'abord, et que vous remettrez ensuite à la
petite Volanges, est plus que suffisante pour vous la
ramener mais, je vous en prie, donnez quelques soins à
:

cet enfant, et faisons-en, de concert, le désespoir de sa


mère et de Gercourt. Il n'y a pas à craindre de forcer les
doses. Je vois clairement que la petite personne n'en
sera point effrayée; et nos vues sur elle une fois remplies,
deviendra ce qu'elle pourra.
ell e
j 4.. Je me désintéresse entièrement sur son compte. J'avais
'^**^ eu quelque envie d'en faire au moins une intrigante subal-
terne, et de la prendre pour \ouct Jes_sççcnyjs sous moi ;

'^'^^J^
mais je vois qu'il n'y a pas d'étotfe; elle a une sotte ngé- i

nuité qui n'a pas cédé même au spécifique que vous avez
employé, lequel pourtant n'en manque guère; et c'est
^ selon moi, la maladie la plus dangereuse_que femme
^VJr^ p uisse avoir hlle démnlF7surtout;lJnc Tarblè sse^^[e_^raiô-
!

tV^cr tere presque toujours incurable et qui s'oppose à tout;


de sorte que, t andis que nous nous occuperions à former
cette j>etiie fi lle pt^ur rintriguy,lî6ïï s n'^n ferions qu'une
fe mme ^acÏÏë Or, je ne connais rierrdc "sT"pTat que cenc
.

lacilité de bêtise, qui se rend sans savoir ni comment ni


pourquoi, uniquement parce qu'on l'attaque et qu'elle
ne. iuUl pas résister. Os sortes de femmes ne sont absolu-
^^r ment que des machines à pjais^r.
Vous me Jircz qu'iT n*y a qu'à n'en faire que cela, et
que c'est assez pour nos projets. A la bonne heure! mais
n'oublions pas que de cos m,^Lhip^-^-là, tout le monde
par\ieni bientôt à en connaîfre les ressorts cTïcs moteurs;
ainsi, que pour se servir de celle-ci sans danger, il faut se
dépêcher, s'arrêter de bonne heure, cl la briser ensuite.
A la vérité, les moyens ne nous manqueront pas pi^ur nous
en défaire, et (îercourt la fera toujours bien enfermer
LETTRE CVI 243

quand nous voudrons. Au fait quand il ne pourra plus


douter de sa déconvenue, quand elle sera bien publique
et bien notoire, que nous importe qu'il se venge, pourvu
qu'il ne se console pas? Ce que je dis du mari, vous le
pensez sans doute de la mère; ainsi cela vaut fait.
Ce parti que je crois le meilleur, et auquel je me suis
arrêtée, m'a décidée à mener la jeune personne un peu
vite, comme vous verrez par ma lettre; cela rend aussi
très important de ne rien laisser entre ses mains qui
puisse nous compromettre, et je vous prie d'y avoir atten-
tion. Cette précaution une fois prise, je me charge du
moral, le reste vous regarde. Si pourtant nous voyons
par la suite que l'ingénuité se corrige, nous serons tou-
jours à temps de changer de projet. Il n'en aurait pas
moins fallu, un jour ou l'autre, nous occuper de ce que
nous allons faire : dans aucun cas, nos soins ne seront
perdus. ^, l/.^
Savez-vous que les miens ont risqué de l'être, et qué;^
l'étoile de Gercourt a pensé l'emporter sur ma prudence ? J
^"^"^
madame de Volanges n'a-t-elle pas eu un moment de ^^4^^,
faiblesse maternelle ? ne voulait-£i le_pas donner sa fille à
Dancen v? C'était là ce qu'annonçait cet intérêt plus
tendre, que vous aviez remarqué le lendemain. C'est
encore vous qui auriez été cause de ce beau chef-d'œuvre!
Heureusement la tendre mère m'en a écrit, et j'espère
que ma réponse l'e n dé goûtera. Fy parJeLiant vertu,
^ St'rrniiî je la_cainlej^nT^r[^reil£J[nïî trouver que j'ai
.
~'
^
r aison.
Je suis fâchée de n'avoir pas eu le temps de prendre
copie de ma lettre, pour vous édifier sur l'austérité de
ma morale. Vous verriez comme je méprise les femmes
assez dépravées pour avoir un amant! Il est si commode
d'être rigoriste dans ses discours! cela ne nuit jamais
qu'aux autres, et ne nous gêne aucunement... Et puis je
n'ignore pas que la bonne dame a eu ses petites faiblesses
comme une autre, dans son jeune temps, et je n'étais pas
fâchée de l'humilier au moins dans sa conscience; cela
me consolait un peu des louanges que je lui dormais
contre la mienne. C'est ainsi que dans la même lettre,
l'idée de nuire à Gercourt m'a donné le courage d'en dire
du bien.
Adieu, Vicomte; j'approuve beaucoup le parti que
vous prenez de rester quelque temps où vous êtes. Je
n'ai point de moyens pour hâter votre marche; mais je
vous invite à vous désennuver avec notre commune
244 ^-^ LIAISONS DANGIIEDaS

pupille.Pour ce qui est de moi, malgré votre ciution


polie,vous voyez bien qu'il faut encore attendre; et vous
conviendrez, sans doute, que ce n'est pas ma faute.

I^ansy ce 4 octobre 77**.

LETTRE CVII

azolan au vicomte de valmont

Monsieur,
Conformément j'ai été, aussitôt la récep-
à vos ordres,
tion de votre lettre, chez M.
Bertrand, qui m'a remis les
vingt-cinq louis, comme vous lui aviez ordonne. Je lui
en avais demandé deux de plus pour Philippe, à qui j'avais
dit de partir sur-le-champ, comme Monsieur me l'avait
mandé, et qui n'avait pas d'argent; mais Monsieur votre
homme d'atîaires n'a pas voulu, en disant qu'il n'avait
pas d'ordre de ça de vous. J'ai donc été obligé de les
donner de moi et Monsieur m'en tiendra compte, si c'est
sa bonté.
Philippe est parti hier au soir. Je lui ai bien recom-
mandé de ne pas quitter le cabaret, afin qu'on puisse être
sîir de le trouver si on en a besoin.
J'ai été tout de suite après chez madame la Présidente
pour voir mademoiselle Julie : mais elle était sortie, et je
n'ai parlé qu'à Fleur, de qui je n'ai pu rien savoir,
La
f)arce que depuis son arrivée il n'avait été à l'hôtel qu'à
'heure des repas. C'est le second qui a fait tout le sen'ice,
et Monsieur sait bien que je ne connaissais pas celui-là.
Mais j'ai commencé aujourd'hui.
Je suis retourné ce matin chez mademoiselle Julie, et
elle a paru bien aise de me voir. Je l'ai interrogée sur la
cause du retour de sa maîtresse; mais elle m'a dit n'en
rien savoir, et crois qu'elle a dit vrai. Je lui ai reproché
je
de ne pas m'avoir averti de son départ, et elle m'a assuré
qu'elle ne l'avait su que le soir même en allant coucher
Âladame si bien qu'elle a passé toute la nuit à ranger, et
:

que la pauvre fille n'a pas dormi deux heures. Elle n'est
sortie ce soir- là de la chambre de sa maîtresse qu'à une
heure passée, et elle l'a laissée qui se mettait seulement à
écrire.
LETTRE CVII 245

Le matin, madame de Tourvel, en partant, a remis une


lettre au concierge du château. Mademoiselle Julie ne
sait pas pour quielle dit que c'était peut-être pour Mon-
:

sieur; mais Monsieur ne m'en parle pas.


Pendant tout le voyage. Madame a eu un grand capu-
chon sur sa figure, ce qui faisait qu'on ne pouvait la voir :

mais mademoiselle Julie croit être sûre qu'elle a pleuré


souvent. Elle n'a pas dit une parole pendant la route, et
elle n'a pas voulu s'arrêter à... *, comme elle avait fait en
allant; ce qui n'a pas fait trop de plaisir à mademoiselle
Julie, qui n'avait pas déjeuné. Mais, comme je lui ai dit,
les maîtres sont les maîtres.
En arrivant. Madame s'est couchée; mais elle n'est
restée au que deux heures. En se levant, elle a fait
lit

venir son suisse, et lui a donné ordre de ne laisser entrer


personne. Elle n'a point fait de toilette du tout. Elle
s'est mise à table pour dîner; mais elle n'a mangé qu'un
peu de potage, et elle en est sortie tout de suite. On lui a
porté son café chez elle et mademoiselle Julie est entrée
en même temps. Elle a trouvé sa maîtresse qui rangeait
des papiers dans son secrétaire, et elle a vu que c'était des
lettres. Je parierais bien que ce sont celles de Monsieur;
et des trois qui lui sont arrivées dans l'après-midi,
il y en a une qu'elle avait encore devant elle tout au soir !

Je suis bien sûr que c'est encore une de Monsieur. Mais


pourquoi donc est-ce qu'elle s'en est allée comme ça?
ça m'étonne, moi! au reste, sûrement que Monsieur le
sait bien? Et ce ne sont pas mes affaires.
Aladame la Présidente est allée l'après-midi dans la
bibliothèque, et elle y a pris deux livres qu'elle a empor-
tés dans son boudoir mais mademoiselle Julie assure
:

qu'elle n'a pas lu dedans un quart d'heure dans toute la


journée, et qu'elle n'a fait que lire cette lettre, rêver et
être appuyée sur sa main. Comme j'ai imaginé que
Monsieur serait bien aise de savoir quels sont ces livres-
là; et que mademoiselle Julie ne le savait pas, je me suis
fait mener aujourd'hui dans la bibliothèque, sous pré-
texte de la voir. Il n'y a de vide que pour deux livres :

l'un est le second volume des Pensées chrétiennes; et


l'autre, le premier d'un livre, qui a pour titre Clarisse.
J'écris bien comme il y a Monsieur saura peut-être ce
:

que c'est.

* Toujours le même village, à moitié chemin Je ta route.


246 LES LIAISONS DAN(iERFUSES

Hier au soir, Madame n*a pas soupe; elle n*a pris que
du thé.
sonné de bonne heure ce matin; elle a demande
Elle a
SCS chevaux toui de suite, et elle a été avant neut heures,
aux Feuillants, où elle a entendu la messe. HUe a voulu
se confesser; mais son confesseur était absent, et il ne
reviendra pas de huit à dix jours. J'ai cru qu'il était
bon de mander cela à AU)nsieur.
Elle est rentrée ensuite, elle a déjeuné, et puis s'est mise
à écrire, et elle y est restée jusqu'à près d'une heure. J'ai
trouvé occasion de faire bientôt ce que .Monsieur désirait
le plus car c'est moi qui ai porté les lettres à la poste.
:

Il n'y en avait pas pour madame de V'olanges mais )'en


:

envoie une à Monsieur, qui était pour \\. le Président il :

m'a paru que ça devait être la plus intéressante. Il y en


avait une aussi pour Madame de Rosemonde; mais j'ai
imaginé que Monsieur la verrait toujours bien quand il
voudrait, et je l'ai laissée partir. Au reste. Monsieur saura
bien tout, puisque madame la Présidente lui écrit aussi.
J'aurai par la suite toutes celles qu'il voudra; car c'est
presque toujours mademoiselle Julie qui les remet aux
gens, et elle m'a assuré que, par amitié pour moi, et puis
aussi pour Monsieur, elle ferait volontiers ce que je
voudrais.
Elle n'a pas même voulu de l'argent que je lui ai offert :

mais je pense bien que Monsieur voudra lui faire quelque


petit présent; et si c'est sa volonté, et qu'il veuille m'en

charger, je saurai aisément ce qui lui fera plaisir.


J'espère que Monsieur ne trouvera pas que )'aie mis de
la négligence à le servir, et j'ai bien à cœur de me )usiifter
des reproches qu'il me fait. Si je n'ai pas su le départ de
madame la Présidente, c'est au contraire mon zèle pour
le service de Monsieur qui en est cause, puisque c'est lui
qui m'a fait partir à trois heures du matin; ce qui fait que
je n'ai pas vu mademoiselle Julie la veille, au soir,
comme de coutume, ayant été coucher au Tournebride,
pour ne pas réveiller dans le château.
Quant à ce que Monsieur me reproche d'être souvent
sans argent, d'abord c'est que j'aime à me tenir propre-
ment, comme Monsieur peut voir; et puis, il faut bien
soutenir l'honneur de l'habit qu'on porte; je sais bien que
je devrais peut-être un peu épargner pour la suite; mais
je me conhe entièrement dans la générosité de Monsieur,
qui est si b<^n maître.
Pour ce qui est d'entrer au ser\ice de madame de
LETTRE CVIII 247

Tourvel, en restant à celui de Monsieur, j'espère que


Monsieur ne l'exigera pas de moi. C'était bien différent
chez madame la duchesse; mais assurément je n'irai pas
porter la livrée, et encore une livrée de robe, après avoir
eu l'honneur d'être chasseur de Monsieur. Pour tout ce
qui est du reste, Monsieur peut disposer de celui qui a
l'honneur d'être avec autant de respect que d'affection,
son très humble serviteur.
Roux AzoLAN, chasseuYy

Paris ^ ce 5 octobre 17** y à onze heures du soir.

LETTRE CVIII

LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE ROSEMONDE

O mon indulgente mère! que j'ai de grâces à vous


rendre, et que j'avais besoin de votre lettre! Je l'ai lue
et relue sans cesse; je ne pouvais pas m'en détacher. Je
lui dois les seuls moments moins pénibles que j'aie passés
depuis mon départ. Comme vous êtes bonne la sagesse, la !

vertu, savent donc compatir à la faiblesse vous avez pitié


!

de mes maux! ah! si vous les connaissiez!... ils sont


affreux. Je croyais avoir éprouvé les peines de l'amour,
mais le tourment inexprimable, celui qu'il faut avoir
senti pour en avoir l'idée, c'est de se séparer de ce qu'on
aime, de s'en séparer pour toujours!... Oui, la peine qui
m'accable aujourd'hui reviendra demain, après-demain,
toute ma vie Mon Dieu, que je suis jeune encore, et qu'il
!

me reste de temps à souffrir!


Etre soi-même l'artisan de son malheur; se déchirer le
cœur de ses propres mains; et tandis qu'on souffre ces
douleurs insupportables, sentir à chaque instant qu'on
peut les faire cesser d'un mot et que ce mot soit un crime!
ah! mon amie!...
Quand j'ai pris ce parti si pénible de m'éloigner de lui,
j'espérais que l'absence augmenterait mon courage et mes
forces : combien je me suis trompée! il semble au
contraire qu'elle ait achevé de les détruire. J'avais plus à
combattre, il est vrai mais même en résistant, tout n'était
:

pas privation; au moins je le voyais quelquefois; souvent


même, sans oser porter mes regards sur lui, je sentais les
248 LES LIAISONS DANGEREUSES

siens fixés sur moi : mon amie, je le sentais, sem-


oui, il

blait qu'ils rechauffassent mon âme; et sans passer par


mes yeux, ils n'en arrivaient pas moins à mon cœur. A
présent, dans ma pénible solitude, isolée de tout ce qui
m'est cher, tête à tête avec mon infortune, tous les
moments de ma triste existence sont marqués par mes
larmes, et rien n'en adoucit l'amertume, nulle consolation
ne se mêle à mes sacrifices et ceux que j'ai faits jusqu'à
:

présent n'ont servi qu'à me rendre plus douloureux ceux


qui me restent à faire.
Hier encore, je l'ai bien vivement senti. Dans les
lettres qu'on m'a remises, il y en avait une de lui; on
était encore à deux pas de moi, que je l'avais reconnue
entre les autres. Je me suis levée involontairement je :

tremblais, j'avais peine à cacher mon émotion; et cet état


n'était pas sans plaisir. Restée seule le moment d'après,
cette trompeuse douceur s'est bientôt évanouie, et ne m'a
laissé qu'un sacrifice de plus à faire. En effet, pouvais-je
ouvrir cette lettre, que pourtant je brûlais de lire? Par
la fatalité qui me poursuit, les consolations qui paraissent
se présenter à moi ne font, au contraire, que m' imposer
de nouvelles privations; et celles-ci deviennent plus
cruelles encore, par l'idée que M. de Valmont les par-
tage.
Le voilà enfin, ce nom qui m'occupe sans cesse, et que
j'ai eu tant de peine à écrire; l'espèce de reproche que
vous m'en faites, m'a véritablement alarmée. Je vous
supplie de croire qu'une fausse honte n'a p>oint altéré ma
confiance en vous; et pourquoi craindrais-jc de le nom-
mer ? ah je rougis de mes sentiments, et non de l'objet qui
!

les cause. Quel autre que lui est plus digne de les inspirer!
Cependant je ne sais pourquoi ce nom ne se présente
point naturellement sous ma plume; et cette fois encore,
j'ai eu besoin de réflexion pour le placer. Je reviens à lui.
Vous me mandez qu'il vous a paru vivement affecté de
mon départ. Qu'a-t-il donc fait? au'a-t-il dit? a-t-il parlé
de revenir à Paris ? Je vous prie de l'en détourner autant
que vous pourrez. S'il m'a bien jugée, il ne doit pas
m'en vouloir de cette démarche mais il doit sentir aussi
:

que c'est un parti pris sans retour. Un de mes plus grands


tourments est de ne pas savoir ce qu'il pense. J'ai bien
encore là sa lettre..., mais vous êtes sûrement de mon avis,
je ne dois pas l'ouvrir.
Ce n'est que par vous, mon indulgente amie, que je
puis ne pas être entièrement séparée de lui. Je ne veux
LETTRE CIX 249

pas abuser de vos bontés; je sens à merveille que vos


lettres ne peuvent pas être longues mais vous ne refu-
:

serez pas deux mots à votre enfant; un pour soutenir son


courage, et l'autre pour l'en consoler. Adieu, ma respec-
table amie.
Paris i ce 5 octobre 77**.

LETTRE CIX
CÉCILE VOLANGES A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Ce n*est que d'aujourd'hui. Madame, que j'ai remis à


M. de Valmont la lettre que vous m'avez fait l'honneur
de m'écrire. Je l'ai gardée quatre jours, malgré les
frayeurs que j'avais souvent qu'on ne la trouvât, mais je
la cachais avec bien du soin; et quand le chagrin me
reprenait, je m'enfermais pour la relire.
Je vois bien que ce que je croyais un si grand malheur,
n'en est presque pas un; et il faut avouer qu'il y a bien du
plaisir; de façon que je ne m'afflige presque plus. Il
n'y a que l'idée de Danceny qui me tourmente toujours
quelquefois. Mais il y a déjà tout plein de moments où
je n'y songe pas du tout! aussi c'est que M. de Valmont
est bien aimable !

Je me suis raccommodée avec lui depuis deux jours :

ça m'a été bien facile; car je ne lui avais encore dit que
deux paroles, qu'il m'a dit que quelque chose
si j'avais
à lui dire, il viendrait le soir ma
chambre, et je n'ai
dans
eu qu'à répondre que je le voulais bien. Et puis, dès qu'il
y a été, il n'a pas paru plus fâché que si je ne lui avais
jamais rien fait. Il ne m'a grondée qu'après, et encore
bien doucement, et c'était d'une manière... Tout comme
vous; ce qui m'a prouvé qu'il avait aussi bien de l'amitié
pour moi.
Je ne saurais vous dire combien il m'a raconté de
drôles de choses et que je n'aurais jamais crues, particu-
lièrement sur maman. Vous me feriez bien plaisir de me
mander si tout ça est vrai. Ce qui est bien sûr, c'est que
je ne pouvais pas me retenir de rire; si bien qu'une fois
j'ai ri aux éclats, ce qui nous a fait bien peur; car maman

aurait pu entendre; et si elle était venue voir, qu'est-ce


250 LES LIAISONS DANl.tRhL SKS

que je serais devenue? C'est bien pour le coup qu'elle


m'aurait remise au couvent!
Cx)mme il faut être prudent, et que, comme M. de Val-
mont m'a lui-même, pour rien
dit au monde il ne vou-
drait risquerde me compromettre, nous sommes conve-
nus que dorénavant il viendrait seulement ouvrir la
porte, et que nous irions dans sa chambre. Pour là, il
n'y a rien à craindre; j'y ai déjà été hier, et actuellement
que je vous écris, j'attends encore qu'il vienne. A présent
Xladame, j'espère que vous ne me gronderez plus.
Il y a pourtant une chose qui m'a bien surprise dans

votre lettre; c'est ce que vous me mandez pour quand


je serai mariée, au sujet de Danccny et de M. de Valmont.
Il me semble qu'un jour à l'Opéra vous me disiez au

contraire qu'une fois mariée, je ne pouvais plus aimer


que mon mari, et qu'il me faudrait même oublier Dan-
ceny au reste, peut-être que j'avais mal entendu, et
:

j'aime bien mieux que cela soit autrement, parce qu'à


présent, je ne craindrai plus tant le moment de mon
mariage. Je le désire même, puisque j'aurai plus de
liberté; j'espère qu'alors je pourrai m'arranger de façon
à ne plus songer qu'à Danceny. Je sens bien que je ne
serai véritablement heureuse qu'avec lui; car à présent
son idée me tourmente toujours et je n'ai de bonheur que
quand je peux ne pas penser à lui, ce qui est bien diftî-
cile; et dès que j'y pense, je redeviens chagrine tout de
suite.
Ce qui me console un peu c'est que vous m'assurez
que Danceny m'en aimera davantage; mais en êtes-vous
bien sûre?... Oh! oui, vous ne voudriez pas me tromper.
C'est pourtant plaisant que ce soit Danceny que j'aime et
que M. de Valmont... Mais, comme vous dites, c'est
peut-être un bonheur! Enfin, nous verrons.
Je n'ai pas trop entendu ce que vous me marquez au
sujet de ma façon d'écrire. Il me semble que Danceny
trouve mes lettres bien comme elles sont. Je sens pour-
tant bien que je ne dois rien lui dire de tout ce qui se passe
avec M. de Valmont; ainsi vous n'avez que faire de
craindre.
Maman ne m'a point encore parle de mon mariage :

mais laissez faire; quand elle m'en parlera, puisque c'est


pour m'aitraper, je vous promets que )e saurai mentir.
Adieu, ma bien bonne amie; je vous remercie bien, et
je vous promets que je n'oublierai jamais toutes vos
N>ntés pour moi. Il faut que )e finisse, car il est
LETTRE ex 25 I

près d'une heure; ainsi M. de Valmont ne doit pas


tarder.
Dit château de... ce 10 octobre ij**.

LETTRE ex
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Puissances du Ciel, j'avais une âme pour la douleur :


donnez-m'en une pour la félicité* ! C'est, je crois, le tendre
Saint-Preux qui s'exprime ainsi. Mieux partagé que lui,
je possède à la fois les deux existences. Oui, mon amie,
je suis, en même temps, très heureux et très malheureux;
et puisque vous avez mon entière confiance, je vous dois
le double récit de mes peines et de mes plaisirs.
Sachez donc que mon ingrate dévote me tient toujours
rigueur. J'en suis à ma quatrième lettre renvoyée. J'ai
peut-être tort de dire la quatrième; car ayant bien
deviné dès le premier renvoi, qu'il serait suivi de beau-
coup d'autres, et ne voulant pas perdre ainsi mon temps,
j'ai pris le parti de mettre mes doléances en lieux com-
muns, et de ne point dater et depuis le second courrier,
:

c'est toujours la même lettre qui va et vient; je ne fais


que changer d'enveloppe. Si ma belle finit comme
finissent ordinairement les belles, et s'attendrit un jour,
au moins de lassitude, elle gardera enfin la missive, et il
sera temps alors de me remettre au courant. Vous voyez
qu'avec ce nouveau genre de correspondance, je ne peux
pas être parfaitement instruit.
J'ai découvert pourtant que la légère personne a
changé de confidente; au moins me suis-je assuré que,
depuis son départ du château, il n'est venu aucune lettre
d'elle pour madame de Volanges, tandis qu'il en est venu
deux pour la vieille Rosemonde; et comme celle-ci
ne nous en a rien dit, comme elle n'ouvre plus la bouche
de sa chère Belle., dont auparavant elle parlait sans cesse,
j'en ai conclu que c'était elle qui avait la confidence. Je
présume que d'une pan, le besoin de parler de moi, et
de l'autre, la petite honte de revenir vis-à-vis de madame
de Volanges sur un sentiment si longtemps désavoué,

* Nouvelle Héloïse.
252 LES LIAISONS DANGEREUSES

ont produit cette grande révolution. Je crains encore


d'avoir perdu au change car plus les femmes vieillissent,
:

et plus elles deviennent rêches et sévères. La première


lui aurait dit bien plus de mal de moi; mais celle-ci lui
en dira plus de l'amour; et la sensible prude a bien plus
de frayeur du sentiment que de la personne.
Le seul moyen de me mettre au fait, est, comme vous
voyez, d'intercepter le commerce clandestin. J'en ai
déjà envoyé l'ordre à mon chasseur; et j'en attends
l'exécution de jour en jour. Jusque-là, je ne puis rien faire
qu'au hasard :aussi, depuis huit jours, je repasse inuti-
lement tous les moyens connus, tous ceux des romans
et de mes mémoires secrets; je n'en trouve aucun qui
convierme, ni aux circonstances de l'aventure, ni au
caractère de l'héroïne. La dirticulté ne serait pas de
m'introduire chez elle, même la nuit, même encore de
l'endormir, et d'en faire une nouvelle Clarisse : mais
après plus de deux mois de soins et de peines, recourir à
des moyens qui me soient étrangers! me traîner servile-
ment sur la trace des autres, et triompher sans gloire!...
Non, elle n'aura pas les plaisirs du ricc et les honneurs de
la vertu *. Ce n'est pas assez pour moi de la posséder, je
veux qu'elle se livre. Or, il faut pour cela non seulement
pénétrer jusqu'à elle, mais y arriver de son aveu; la trou-
ver seule et dans l'intention de m'écouter; surtout, lui
fermer les yeux sur le danger, car si elle le voit, elle
saura le surmonter ou mourir. Mais mieux je sais ce qu'il
faut faire, plus j'en trouve l'exécution difficile; et dussiez-
vous encore vous moquer de moi, je vous avouerai que
mon embarras redouble à mesure que je m'en occupe
davantage.
La tête m'en tournerait, je crois, sans les heureuses
distractions que me donne notre commune pupille;
c'est à elle que je dois d'avoir encore à faire autre chose
que des élégies.
Croiriez-vous que cette petite fille était tellement
effarouchée, qu'il s'est passé trois grands jours avant que
votre lettre ait produit tout son eft'ct ? Voilà comme une
seule idée fausse peut gâter le plus heureux naturel!
Enfin, ce n'est que samedi qu'on est venu tourner
autour de moi et me balbutier quelques mots; encore
prononcés si bas et tellement étoulfés par la honte, qu'il

* Nouvelle Hélolsc.
LETTRE ex 253

était impossible de les entendre. Mais la rougeur qu'ils


causèrent m'en fit deviner le sens. Jusque-là, je m'étais
tenu fier mais fléchi par un si plaisant repentir je voulus
:

bien promettre d'aller trouver le soir même la jolie péni-


tente; et cette grâce de ma part, fut reçue avec toute la
reconnaissance due à un si grand bienfait.
Comme je ne perds jamais de vue ni vos projets ni les
miens, j'ai résolu de profiter de cette occasion pour
connaître au juste la valeur de cet enfant, et aussi pour
accélérer son éducation. Mais pour suivre ce travail avec
plus de liberté j'avais besoin de changer le lieu de nos
rendez-vous; car un simple cabinet, qui sépare la chemi-
née de votre pupille de celle de sa mère, ne pouvait lui
inspirer assez de sécurité, pour la laisser se déployer à
l'aise. Je m'étais donc promis dt f^ke innocemment quelque
bruit, qui pût lui causer assez de crainte pour la décider
à prendre, à l'avenir, un asile plus sûr; elle m'a encore
épargné ce soin.
La petite personne est rieuse; et, pour favoriser sa
gaieté, je m'avisai, dans nos entractes, de lui raconter
toutes les aventures scandaleuses qui me passaient par
la tête; et pour les rendre plus piquantes et fixer davan-
tage son attention, je les mettais toutes sur le compte de
sa maman, que je me plaisais à chamarrer ainsi de vices
et de ridicules.
Ce n'était pas sans motif que j'avais fait ce choix; il
encourageait mieux que tout autre ma timide écolière, et
je lui inspirais en même temps le plus profond mépris
pour sa mère. J'ai remarqué depuis longtemps, que si
ce moyen n'est pas toujours nécessaire à employer pour
séduire une jeune fille, il est indispensable, et souvent
même le plus efficace, quand on veut la dépraver; car
celle qui ne respeae pas sa mère, ne se respectera pas
elle-même vérité morale que je crois si utile que j'ai été
:

bien aise de fournir un exemple à l'appui du précepte.


Cependant votre pupille, qui ne songeait pas à la
morale, étouffait de rire à chaque instant; et enfin, une
fois, elle pensa éclater. Je n'eus pas de peine à lui faire
croire qu'elle avait fait un bruit affreux. Je feignis une
grande frayeur, qu'elle partagea facilement. Pour qu'elle
s'en ressouvînt mieux, je ne permis plus au plaisir de
reparaître, et la laissai seule trois heures plus tôt que de
coutume aussi convînmes-nous, en nous séparant, que
:

dès le lendemain ce serait dans ma chambre que nous


nous rassemblerions.
.

254 LES LIAISONS DANGEREUSES

Je l'y ai déjà reçue deux fois; et dans ce court inter-


valle l'ccolière est devenue presque aussi savante que le
maître. Oui, en vérité, je lui ai tout appris, jusqu'aux
complaisances! je n'ai excepté que les précautions.
Ainsi occupé toute la nuit, j'y gagne de dormir une
grande partie du jour; et comme la société actuelle du
château n'a rien qui m'attire, à peine parais-je une heure
au salon dans la journée. J'ai même, d'aujourd'hui, pris
le parti de manger dans ma chambre, et je ne compte plus
la quitter que pour de courtes promenades. Ces bizarre-
ries passent sur le compte de ma santé. J'ai déclaré que
j'étais perdu de vapeurs; j'ai annoncé aussi un peu de
fièvre. Il ne m'en coûte que de parler d'une voix lente
et éteinte. Quant au changement de ma figure, fiez-vous-
en à votre pupille. L'amour y pourvoira*
J'occupe mon loisir, en rêvant aux moyens de reprendre
sur mon ingrate les avantages que j'ai perdus, et aussi
à composer une espèce de catéchisme de débauche, à
l'usage de mon écolière. Je m'amuse à n'y rien nommer
que par le mot technique; et je ris d'avance de l'intéres-
sante conversation que cela doit fournir entre elle et
Gercourt la première nuit de leur mariage. Rien n'est
plus plaisant que l'ingénuité avec laquelle elle se sert
déjà du peu qu'elle sait de cette langue! elle n'imagine
pas qu'on puisse parler autrement. G:tte enfant est réelle-
ment séduisante! Ce contraste de la candeur naïve avec
le langage de l'effronterie ne laisse pas de faire de
l'effet; et, je ne sais pourquoi, il n'y a plus que les choses
bizarres qui me plaisent.
Peut-être je me livre trop à celle-ci, puisque j'y com-
promets mon temps et ma santé mais j'espère que ma :

feinte maladie, outre qu'elle me sauvera de l'ennui du


salon, pourra m'être encore de quelque utilité auprès de
l'austère dévote, dont la vertu tigresse s'allie pourtant
avec la douce sensibilité! Je ne doute pas qu'elle ne soit
déjà instruite de ce grand événement, et j'ai beaucoup
d'envie de savoir ce qu'elle en pense; d'autant plus que
je parierais bien qu'elle ne manquera pas de s'en attri-
buer l'honneur. Je réglerai l'état de ma santé sur l'impres-
sion qu'il fera sur elle.
Vous voilà, ma belle amie, au courant de mes affaires
comme moi-même. Je désire avoir bientôt des nou-

* RlONARO, Folies amoureuse*.


LETTRE CXI 255

vellcs plus intéressantes à vous apprendre; et je vous


prie de croire que, dans le plaisir que je m'en promets, je
compte pour beaucoup la récompense que j'attends de
vous.
Du château Je... ce ii octobre 17**.

f LETTRE CXI
LE COMTE DE GERCOURT A MADAME DE VOLANGES

Tout paraît, Madame,


devoir être tranquille dans ce
pays; et nous attendons, de jour en jour, la permission
de rentrer en France. J'espère que vous ne douterez
pas que je n'aie toujours le même empressement à m'y
rendre, et à y former les nœuds qui doivent m'unir
à vous et à mademoiselle de Volanges. Cependant
M. le duc de***, mon cousin, et à qui vous savez que j'ai
tant d'obligations, vient de me faire part de son rappel
de Naples. Il i?ie mande qu'il compte passer par Rome,
et voir, dans sa route, la partie d'Italie qui lui reste à
connaître. Il m'engage à l'accompagner dans ce voyage,
qui sera environ de six semaines ou deux mois. Je ne
vous cache pas qu'il me serait agréable de profiter de
cette occasion; sentant bien qu'une fois marié, je prendrai
difficilement le temps de faire d'autres absences que celles
que mon service exigera. Peut-être aussi serait-il plus
convenable d'anendre l'hiver pour ce mariage; puisque
ce ne peut être qu'alors, que tous mes parents seront
rassemblés à Paris; et nommément M. le marquis de***
à qui je dois l'espoir de vous appartenir. Malgré ces
considérations, mes projets à cet égard seront absolu-
ment subordonnés aux vôtres; et pour peu que vous
préfériez vos premiers arrangements, je suis prêt à
renoncer aux miens. Je vous prie seulement de me
faire savoir le plus tôt possible vos intentions à ce sujet.
J'attendrai votre réponse ici, et elle seule réglera ma
conduite.
Je suis avec respect, Madame, et avec tous les senti-
ments qui conviennent à un fils, votre très humble, etc.

Le COMTE DE Gercourt.
Bastia, ce 10 octobre 17**,

LES LIAISONS DANGEREXJSBS 9


256 LES LIAISONS DANGEREUSES

LETTRE CXII

MADAME DE ROSEMONDE A LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL


(Dictée seulement.)

Je ne reçois qu'à l'instant même, ma chère Belle, votre


lettredu 11 * et les doux reproches qu'elle contient.
Convenez que vous aviez bien envie de m'en faire
davantage; et que si vous ne vous étiez pas ressou-
venue que vous étiez ma fille, vous m'auriez réellement
grondée. Vous auriez été pounant bien injuste! C'était
le désir et l'espoir de pouvoir vous répondre moi-même,
qui me faisait différer chaque jour, et vous voyez qu'en-
core aujourd'hui, je suis obligée d'emprunter la main de
ma femme de chambre. Mon malheureux rhumatisme
m'a il s'c^t niché cette fois sur le bras droit, et je
reprise,
suis absolument manchote. Voilà ce que c'est, jeune et
fraîche comme vous êtes, d'avoir une si vieille amie! on
souffre de ses incommodités.
Aussitôt que mes douleurs me donneront un peu de
relâche, je me promets bien de causer longuement avec
vous. En anendant, sachez seulement que j'ai reçu vo^
deux redoublé, s'il était p>os-
lettres; qu'elles auraient
sible, ma
tendre amitié pour vous; et que je ne cesserai
jamais de prendre part, bien vivement, à tout ce qui vous
intéresse.
Mon neveu est aussi un peu mdisposc, mais sans aucun
danger et sans qu'il taille en prendre aucune inquiétude;
c'est une incommodité légère, qui, à ce qu'il me semble,
affecte plus son humeur que sa santé. Nous ne le voyons
presque plus.
Sa retraite et votre départ ne rendent pas notre petit
cercle plus gai. La petite \\>langes, surtout, vous trouve
furieusement à dire, et bâille, tant que la journée dure,
à avaler ses poings. Particulièrement depuis quelques
jours, elle nous fait l'honneur de s'endormir profondé-
ment toutes les après-dîners.
Adieu, ma chère Belle; je suis jx)ur toujours votre bien
b(mne amie, votre maman, votre sœur même, si mon

• C*ttt Uttrt ne s'est pas retrotndc.


LETTRE CXIII 257

grand âge me permettait ce titre. Enfin je vous suis atta-


chée par tous les plus tendres sentiments.

Signé Adélaïde, pour madame de Rosemonde.


Du château de... ce 14 octobre //**,

LETTRE CXIII

LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

Je crois devoir vous prévenir. Vicomte, qu'on com-


mence à s'occuper de vous à Paris; qu'on y remarque
votre absence, et que déjà on en devine la cause. J'étais
hier à un souper fort nombreux ; il y fut dit positivement
que vous étiez retenu au village par un amour roma-
nesque et malheureux aussitôt la joie se peignit sur le
:

visage de tous les envieux de vos succès et de toutes les


femmes que vous avez négligées. Si vous m'en croyez,
vous ne laisserez pas prendre consistance à ces bruits
dangereux, et vous viendrez sur-le-champ les détruire
par votre présence.
Songez que si une fois vous laissez perdre l'idée qu'on
ne vous résiste pas, vous éprouverez bientôt qu'on vous
résistera en effet plus facilement; que vos rivaux vont
aussi perdre de leur respect pour vous, et oser vous com-
battre : car lequel d'entre eux ne se croit pas plus fon
que la vertu? Songez surtout que dans la multitude des
femmes que vous avez affichées, toutes celles que vous
n'avez pas eues vont tenter de détromper le public, tan-
dis que les autres s'efforceront de l'abuser. Enfin, il
faut vous attendre à être apprécié peut-être autant au-
dessous de votre valeur, que vous l'avez été au-dessus
jusqu'à prés*^nt.
Revenez donc. Vicomte, et ne sacrifiez pas votre répu-
tation à un caprice puéril. Vous avez fait tout ce que
nous voulions de la petite Volanges; et pour votre Prési-
dente, ce ne sera pas apparemment en restant à dix lieues
d'elle, que vous vous en passerez la fantaisie. Croyez-
vous qu'elle vous chercher? Peut-être ne songe-t-elle
ira
déjà plus à vous, ou ne s'en occupe-t-elle encore que
pour se féliciter de vous avoir humilié. Au moins ici,
pourrez-vous vous trouver quelque occasion de repa-
258 LES LIAISONS HANCiEREUSES

raîtrc avec celai, ci vous en besoin; et quand vous


ave/,
I
vous obstineriez à voire ridicule aventure, je ne vois pas
que votre retour y puisse rien...; au contraire.
En effet, si votre Présidente rous aJure, comme vous
me l'avez tant dit et si peu prouvé, son unique consola-
tion, son seul plaisir, doivent être à présent de parler de
vous, de savoir ce que vous faites, ce que vous dites, ce
que vous pensez, et jusqu'à la moindre des choses qui
vous intéressent. Ces misères-là prennent du prix, en
raison des privations qu'on éprouve. Ce sont les miettes
de pain tombantes de la table du riche celui-ci les
:

dédaigne; mais le pauvre les recueille avidement et s'en


nourrit. Or, la pauvre Présidente reçoit à présent toutes
ces miettes-là; et plus elle en aura, moins elle sera pressée
de se livrer à l'appétit du reste.
De plus, depuis que vous connaissez sa confidente,
vous ne doutez pas que chaque lettre d'elle ne contienne
au moins un petit sermon, et tout ce qu'elle croit propre
à corroborer sa sagesse ci fortifier sa vertu * Pourquoi .

donc laisser à l'une des ressources pour se défendre,


et à l'autrepour vous nuire ?
Ce que je sois du tout de votre avis sur la
n'est pas
perte que vous croyez avoir faite au changement de confi-
dente. D'abord, madame de Volanges vous hait, et la
haine est toujours plus clairvoyante et plus ingénieuse
que l'amitié. Toute la vertu de votre vieille tante ne l'en-
gagera pas à médire un seul instant de son cher neveu;
car la vertu a aussi ses faiblesses. Ensuite vos craintes
portent sur une remarque absolument fausse.
Il n'est pas vrai que plus les femtries vieillissent^ et plus

elles deviennent rcchcs et sévères. C'est de quarante à


cinquante ans que le désespoir de voir leur figure se flétrir,
la rage de se sentir obligées d'abandonner des préten-
tions et des plaisirs auxquels elles tiennent encore,
rendent presque toutes les femmes bégueules et aca-
riâtres. Il leur faut ce long intervalle pour faire en entier
ce grand sacrifice mais dès qu'il est consommé, toutes
:

se partagent en deux classes.


La plus nombreuse, celle des femmes qui n'ont eu pour
elles que leur figure et leur jeunesse, tombe dans une
imbécile apathie, et n'en sort plus que pour le jeu et
pour quelques pratiques de dévotion; celle-là est toujours
ennuyeuse, souvent grondeuse, quelquefois un i>eu tra-

* On ne s'avise jamais de tout I, comiJie.


LETTRE CXIII 259

cassière, mais rarement méchante. On ne peut pas dire


non plus que ces femmes soient ou ne soient pas sévères :

sans idées et sans existence, elles répètent, sans le


comprendre indifféremment, tout ce qu'elles entendent
et
dire, et restent par elles-mêmes absolument nulles.
L'autre classe, beaucoup plus rare, mais véritablement
précieuse, est celle des femmes qui, ayant eu un caractère
et n'ayant pas négligé de nourrir leur raison, savent se
créer une existence, quand celle de la nature leur manque;
et prennent le parti de mettre à leur esprit, les parures
qu'elles employaient avant pour leur figure. Celles-ci
ont pour l'ordinaire le jugement très sain, et l'esprit à
la fois solide, gai et gracieux. Elles remplacent les
charmes séduisants par l'attachante bonté, et encore par
l'enjouement dont le charme augmente en proportion
de l'âge c'est ainsi qu'elles parviennent en quelque
:

sorte à se rapprocher de la jeunesse en s'en faisant aimer.


Mais alors, loin d'être, comme vous le dites, riches et
sévères^ l'habitude de l'indulgence, leurs longues réflexions
sur la faiblesse humaine, et surtout les souvenirs de leur
jeunesse, par lesquels seuls elles tiennent encore à la vie,
les placeraient plutôt, peut-être trop près de la facilité.
Ce que je peux vous dire enfin, c'est qu'ayant toujours
recherché les vieilles femmes, dont j'ai reconnu de bonne
heure l'utilité des suffrages, j'ai rencontré plusieurs
d'entre elles auprès de qui l'inclination me ramenait
autant que l'intérêt. Je m'arrête là; car à présent que vous
vous enflammez si vite et si moralement, j'aurais peur
que vous ne devinssiez subitement amoureux de votre
vieille tante, et que vous ne vous enterrassiez avec elle
dans le tombeau où vous vivez déjà depuis si longtemps.
Je reviens donc.
Malgré l'enchantement où vous me paraissez être de
votre petite écolière, je ne peux pas croire qu'elle entre
pour quelque chose dans vos projets. Vous l'avez trou-
vée sous la main, vous l'avez prise à la bonne heure!
:

mais ce ne peut pas être là un goût. Ce n'est même pas,


à vrai dire, une entière jouissance vous ne possédez
:

absolument que sa personne! je ne parle pas de son cœur,


dont je me doute bien que vous ne vous souciez guère :

mais vous n'occupez seulement pas sa tête. Je ne sais pas


si vous vous en êtes aperçu, mais moi j'en ai la preuve

dans la dernière lenre qu'elle m'a écrite *; je vous

* Voyez la lettre CIX.


260 LES LIAISONS DANGEREUSES

l'envoie pour que vous en jugiez. Voyez donc que quand


elle parle de vous, c'est toujours M. de Valmcmi ; que
toutes ses idées, même celles que vous lui faites naître,
n'aboutissent jamais qu'à Danceny; et lui, elle ne l'appelle
f>as
Monsieur, c'est bien toujours Danceny seulement. Par
à, elle le distingue de tous les autres; et même en se
livrant à vous, elle ne se familiarise qu'avec lui. Si une
telle conquête vous paraît séduisante^ si les plaisirs qu'elle
donne vous attachent^ assurément vous êtes modeste et
peu difficile! Que vous la gardiez, j'y consens; cela entre
même dans mes projets. Mais il me semble que cela ne
vaut pas de se déranger un quart d'heure; il faudrait
aussi avoir quelque empire, et ne lui permettre, par
exemple, de se rapprocher de Danceny, qu'après le lui
avoir fait un peu plus oublier.
Avant de cesser de m'occuper de vous, pour venir à
moi, je veux encore vous dire que ce moyen de maladie
que vous m'annoncez vouloir prendre, est bien connu
et bien usé. En vous n'êtes pas inventif!
vérité, Vicx^mte,
Moi, je me répète aussi quelquefois, comme vous allez
voir; mais je tâche de me sauver par les détails, et sur-
tout le succès me justifie. Je vais encore en tenter un, et
courir une nouvelle aventure. Je conviens qu'elle n'aura
pas le mérite de la difficulté; mais au moins sera-ce une
distraction, et je m'ennuie à périr.
Je ne sais pourquoi, depuis l'aventure de Prévan, Belle-
roche m'est devenu insupportable. Il a tellement redouble
d'attention, de tendresse, de vêncraiiony que je n'y peux
plus tenir. Sa colère, dans le premier moment, m'avait
paru plaisante; il a pourtant bien fallu la calmer, car
c'eût été me compromettre que de le laisser faire et il n'y :

avait pas moyen de lui faire entendre raison. J'ai donc


pris le parti de lui montrer plus d'amour, p>our en venir à
bout plus facilement mais lui, a pris cela au sérieux; et
:

depuis ce temps il m'excède par son enchantement étemel.


Je remarque surtout l'insultante confiance qu'il prend
en moi, et la sécurité avec laquelle il me regarde comme
à lui pour toujours. J'en suis vraiment humiliée. Il me
prise donc bien peu, s'il croit valoir assez pour me fixer!
Ne me disait-il pas dernièrement que je n'aurais jamais
aimé un autre que lui? Oh! pour le coup, j'ai eu besoin
de toute ma prudence, pour ne pas le détromper sur-le-
champ, en lui disant ce qui en était. Voilà, certes, un
plaisant monsieur, pour avoir un droit exclusif! Je
conviens qu'il est bien fait et d'une assez belle figure :
LETTRE CXI II 26 1

mais, à tout prendre, ce n'est, au fait, qu'un manœuvre


d'amour. Enfin le moment est venu, il faut nous séparer.
J'essaie déjà depuis quinze jours, et j'ai employé,
tour à tour, la froideur, le caprice, l'humeur, les que-
relles; mais le tenace personnage ne quitte pas prise
ainsi il faut donc prendre un parti plus violent, en consé-
:

quence je l'emmène à ma campagne. Nous partons


après-demain. Il n'y aura avec nous que quelques per-
sonnes désintéressées et peu clairvoyantes, et nous y
aurons presque autant de liberté que si nous y étions
seuls. Là, je le surchargerai à tel point, d'amour et de
caresses, nous y vivrons si bien l'un pour l'autre unique-
ment, que je parie bien qu'il désirera plus que moi la fin
de ce voyage, dont il se fait un si grand bonheur; et s'il
n'en revient pas plus ennuyé de moi que je ne le suis de
lui, dites, j'y consens, que je n'en sais pas plus que vous.
Le prétexte de cette espèce de retraite est de m'occuper
sérieusement de mon grand procès, qui en effet se jugera
enfin au commencement de l'hiver. J'en suis bien aise;
car il est vraiment désagréable d'avoir ainsi toute sa for-
tune en l'air. Ce n'est pas que je sois inquiète de l'événe-
ment; d'abord j'ai raison, tous mes avocats me l'assurent;
et quand je ne l'aurais pas! je serais donc bien mala-
droite, si je ne savais pas gagner un procès, où je n'ai
pour adversaire que des mineurs encore en bas âge,
et leur vieux tuteur Comme il ne faut pourtant rien négli-
î

ger dans une affaire si importante, j'aurai effectivement


avec moi deux avocats. Ce voyage ne vous paraît-il pas
gai? cependant s'il me fait gagner mon procès et perdre
Belleroche, je ne regretterai pas mon temps.
A présent, Vicomte, devinez le successeur; je vous le
donne en cent. Mais bon! ne sais-je pas que vous ne
devinez jamais rien? hé bien, c'est Danceny. Vous êtes
étonné, n'est-ce pas? car enfin je ne suis pas encore
réduite à l'éducation des enfants! Mais celui-ci mérite
d'être excepté; il n'a que les grâces de la jeunesse, et non
la frivolité. Sa grande réserve dans le cercle est très
propre à éloigner tous les soupçons, et on ne l'en trouve
que plus aimable, quand il se livre, dans le tête-à-tête.
Ce n'est pas que j'en aie déjà eu avec lui pour mon compte,
je ne suis encore que sa confidente; mais sous ce voile de
l'amitié, je crois lui voir un goût très vif pour moi, et je
sens que j'en prends beaucoup pour lui. Ce serait bien
dommage que tant d'esprit et de délicatesse allassent se
sacrifier et s'abrutir auprès de cette petite imbécile de
262 LES LIAISONS DAMOBUUSES

Volangcs! J*cspcrc qu'il se trompe en croyant l'aimer :

elle est si loin de le mériter! Cjc n'est pas que je sois


jalouse d'elle; mais c'est que ce serait un meunre; et je
veux en sauver Danceny. je vous prie donc. Vicomte, de
mettre vos soins à ce qu'il ne puisse se rapprocher de
sa Cécile (comme il a encore la mauvaise habitude de la
nommer). Un premier goût a toujours plus d'empire
qu'on ne croit et je ne serais sîire de rien s'il la revoyait
à présent; surtout pendant mon absence. A mon retour,
je me charge de tout et j'en réponds.
J'ai bien songé à emmener le jeune homme a\c^ nu'i :

mais j'en ai fait le sacrifice à ma prudence ordinaire; et


puis, j'aurais craint qu'il ne s'aperçût de quelque chose
entre Belleroche et moi, et je serais au désespoir qu'il eût
la moindre idée de ce qui se passe. Je veux au moins
m'offrir à son imagination, pure et sans tache; telle enfin
qu'il faudrait être, pour être vraiment digne de lui.

Paris i ce 75 octobre 77**.

LETTRE CXIV
LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE ROSEMONDE

Ma chère amie, je cède à ma vive inquiétude; et sans


savoir si vous serez en état de me répondre, je ne puis

m'empêcher de vous interroger. L'état de M. de Val-


mont, que vous me dites sans danger^ ne me laisse pas
autant de sécurité que vous r —.': :?. en avoir. Il n'est pas
rare que la mélancolie et le du monde soient des
^

symptômes avant-coureurs de quelque maladie grave;


les souffrances du comme celles de l'esprit, font
corps,
désirer souvent on reproche de l'humeur
la solituile; cl
à celui dont on devrait seulement plaindre les maux
Il me ^ '' v]iril di ns consulter quel-
qu'un. Ct>. u eiani '
iiéme, n'avcz-vous
pas un médecin auprès de vous f Le mien que j'ai vu ce
'*
matin, et que je ne vous cache pas que j'ai -^di-
rectement, est d'avis que, dans les persoi lle-

mcnt actives, cette espèce d'apathie subite n'est lamais


'
r; et, comme il me disait encore, les rr'i ne '

Lis au traitement, quand elles n'ont pa-


,
ises .
LETTRE CXIV 263

à temps. Pourquoi faire courir ce risque à quelqu'un qui


vous est cher ?
si
Ce qui redouble mon inquiétude, c'est que, depuis
quatre jours, je ne reçois plus de nouvelles de lui. Mon
Dieu ne me trompez-vous point sur ^on état ? Pourquoi
!

aurait-il cessé de m'écrire tout à coup? Si c'était seule-


ment l'effet de mon obstmation à lui renvoyer ses lettres,
je crois qu'il aurait pris ce parti plus tôt. Enfin, sans
croire aux pressentiments, je suis depuis quelques jours
d'une tristesse qui m'effraie. Ah! peut-être suis-je à la
veille du plus grand des malheurs !

Vous ne sauriez croire, et j'ai honte de vous dire, com-


bien je suis peinée de ne plus recevoir ces mêmes lettres,
que pourtant je refuserais encore de lire. J'étais sûre au
moins qu'il était occupé de moi! et je voyais quelque
chose qui venait de lui. Je ne les ouvrais pas, ces lettres,
mais je pleurais en les regardant mes larmes étaient plus
:

douces et plus faciles; et celles-là seules dissipaient en


partie l'oppression habituelle que j'éprouve depuis mon
retour. Je vous en conjure, mon indulgente amie, écrivez-
moi, vous-même, aussitôt que vous le pourrez, et en
attendant, faites-moi donner chaque jour de vos nou-
velles et des siennes.
Je m'aperçois qu'à peine je vous ai dit un mot pour
vous : mais vous connaissez mes sentiments, mon ana-
chement sans réserve, ma tendre reconnaissance pour
votre sensible amitié; vous pardonnerez au trouble où je
suis, à mes peines mortelles, au tourment affreux d'avoir
à redouter des maux dont peut-être je suis la cause.
Grand Dieu! cette idée désespérante me poursuit et
déchire mon cœur; ce malheur me manquait, et je sens
que je suis née pour les éprouver tous.
Adieu, ma chère amie; aimez-moi, plaignez-moi.
Aurai-je une lettre de vous aujourd'hui ?

Paris i ce 16 octobre 77**.


264 LES LIAISONS DANGEREUSES

LE TTRE CXV
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEVII

C'est une chose inconcevable, ma belle amie, comme


aussitôt qu'on s'éloigne,
on cesse facilement de s'entendre.
Tant que j'étais auprès de vous, nous n'avions jamais
qu'un même sentiment, une même façon de voir; et
parce que, depuis près de trois mois, je ne vous vois plus,
nous ne sommes plus de même avis sur rien. Qui de
nous deux a tort? sûrement vous n'hésiteriez pas sur la
réponse mais moi, plus sage, ou plus poli, je ne décide
:

pas. Je vais seulement répondre à votre lenre, et conti-


nuer de vous exposer ma conduite.
D'abord, je vous remercie de l'avis que vous me donnez
des bruits qui courent sur mon compte; mais je ne m'en
inquiète pas encore :je me crois sûr d'avoir bientôt
de quoi les faire cesser. Soyez tranquille, je ne reparaîtrai
dans le monde que plus célèbre que jamais, et toujours
plus digne de vous.
J'espère qu'on me comptera même pour quelque chose
l'aventure de la petite Volanges, dont vous paraissez
faire si peu de cas : comme si ce n'était rien, que d'en-
lever en une soirée, une jeune fille à son amant aimé,
d'en user ensuite tant qu'on le veut et absolument comme
de son bien, et sans plus d'embarras d'en obtenir ce qu'on
n'ose pas même exiger de toutes les filles dont c'est le
métier; et cela, sans la déranger en rien de son tendre
amour; sans la rendre inconstante, pas même infidèle :

car, en effet, je n'occupe seulement pas sa tête! en sorte


qu'après ma fantaisie passée, je la remettrai entre les bras
de son amant, pour ainsi dire, sans qu'elle se soit aper-
çue de rien. Est-ce donc là une marche si ordinaire? et
puis croyez-moi, une fois sortie de mes mains, les prin-
cipes que je lui donne, ne s'en développeront pas moins;
et je prédis que la timide écolière prendra bientôt un
essor propre à faire honneur à son maure.
Si pourtant on aime mieux le genre héroïque, je mon-
trerai la Présidente, ce mtxlèle cité de toutes les vertus!
respectée même de nos plus libertins! telle enfin qu'on
avait perdu jusqu'à l'idée de l'attaquer! je la montrerai,
267'
LETTRE C3CV

dis-je, oubliant ses devoirs et sa vertu, sacrifiant sa •«„;,


tation et deux ans de sagesse, pour courir après le bv,,>^
heur de me pour s'enivrer de celui de m'aimer,
plaire,
se trouvant suffisamment dédommagée de tant de sacri-
fices, par un mot, par un regard qu'encore elle n'ob-
tiendra pas toujours. Je ferai plus, je la quitterai; et je ne
connais pas cette femme, ou je n'aurai point de successeur.
Elle résistera au besoin de consolation, à l'habitude du
plaisir, au désir même de la vengeance. Enfin, elle n'aura
existé que pour moi et que sa carrière soit plus ou moins
longue, j'en aurai seul ouvert et fermé la barrière. Une
fois parvenu à ce triomphe, je dirai à mes rivaux : Voyez
mon ouvrage, et cherchez-en dans le siècle un second
exemple! >

Vous me demander d'où vient aujourd'hui cet


allez
excès de confiance? c'est que depuis huit jours je suis
dans la confidence de ma belle; elle ne me dit pas ses
secrets, mais je les surprends. Deux lettres d'elle à
madame de Rosemonde m'ont suffisamment instruit, et
je ne plus les autres que par curiosité. Je n'ai abso-
lirai
lument besoin, pour réussir, que de me rapprocher
d'elle, et mes moyens sont trouvés. Je vais incessamment
les mettre en usage.
Vous êtes curieuse, je crois?... Mais non, pour vous
punir de ne pas croire à mes inventions, vous ne les sau-
rez pas. Tout de bon, vous mériteriez que je vous reti-
rasse ma confiance, au moins pour cette aventure; en
effet, sans le doux prix attaché par vous à ce succès, je ne
vous en parlerais plus. Vous voyez que je suis fâché.
Cependant, dans l'espoir que vous vous corrigerez, je
veux bien m'en tenir à cette punition légère; et revenant
à l'indulgence, j'oublie un moment mes grands projets,
pour raisonner des vôtres avec vous.
Vous voilà donc à la campagne, ennuyeuse comme le
sentiment, et triste comme la fidélité! Et ce pauvre Bel-
leroche! vous ne vous contentez pas de lui faire boire
l'eau d'oubli, vous lui en donnez la question! Comment
s'en trouve-t-il? supporte-t-il bien les nausées de
l'amour? Je voudrais pour beaucoup qu'il ne vous en
devînt que ^lus attaché; je suis curieux de voir quel
remède plus efficace vous par\'iendriez à employer. Je
vous plains, en vérité, d'avoir été obligée de recourir à
celui-là. Je n'ai fait qu'une fois, dans ma vie, l'amour
par procédé. J'avais certainement un grand motif,
puisque c'était à la comtesse de***; et vingt fois, entre
266 LES LIAISONS DANGEREUSES

SCS bras, j'ai ctc tenté de lui dire


: " Madame, je renonce

à la place que je sollicite, et pcrmcttcz-moi de quitter


celle que j'occupe. •
Aussi, de toutes les femmes que j'ai
eues, c'est la seule dont j'ai vraiment plaisir à dire du mal.
Pour votre motif à vous, je le trouve, à vrai dire, d'un
ridicule rare; et vous aviez raison de croire que je ne
devinerais pas le successeur. Quoi! c'est pour Danccny
que vous vous donnez toute ccnc peine-là Eh ma chère
! !

amie, laissez-le adorer sa vertueuse Cécile, et ne vous


compromettez pas dans ces jeux d'enfants. Laissez les
écoliers se former auprès des bonnes^ ou jouer avec les
pensionnaires à de petits jeux innocents. Comment allez-
vous vous charger d'un novice qui ne saura ni vous
prendre, ni vous quitter, et avec qui il vous faudra tout
faire? Je vous le dis sérieusement, je désapprouve ce
choix, et quelque secret qu'il restât, il vous humilierait
au moins à mes yeux et dans votre conscience.
V'ous prenez, dites-vous, beaucoup de goût pour lui :

allons donc, vous vous trompez sûrement, et je crois


même avoir trouvé la cause de votre erreur. Ce beau
dégoût de Belleroche vous est venu dans un temps de
disette, et Paris ne vous offrant pas de choix, vos idées,
toujours trop vives, se sont portées sur le premier objet
que vous avez rencontré. Mais songez qu'à votre retour,
vous pourrez choisir entre mille; et si enfin vous redoutez
l'inaction dans laquelle vous risquez de tomber en diffé-
rant, je m'ortre à vous pour amuser vos loisirs.
D'ici à votre arrivée, mes grandes affaires seront ter-
minées de manière ou d'autre; et sûrement, ni la petite
Volanges, ni la Présidente elle-même, ne m'occuperont
pas assez alors, pour que je ne sois pas à vous autant que
vous le désirerez. Peut-être même, d'ici là, aurai-je déjà
remis la petite fille aux mains de son discret amant. Sans
convenir, quoi que vous en disiez, que ce ne soit pas
une jouissance attachante, comme j'ai le projet qu'elle
garde de moi toute sa vie une idée supérieure à celle de
tous les autres hommes, je me suis mis, avec elle, sur un
ton que je ne pourrais soutenir longtemps sans altérer ma
santé; et dès ce moment, je ne tiens plus à elle, que par le
soin qu'on doit aux affaires de famille...
Vous ne m'entendez pas? C'est que j'attends une
seconde éptxjue pour confirmer mon espoir, et m'assurer
que pleinement réussi dans mes projets. Oui^ ma
j'ai

Ijcllc^amje, j'ai déjà un p remier indjcç j;ji:


'
^-ariSc mÔn
é coliere ne cou rr a pasje ri^ quc^ë moui__ postérité;
LETTRE CXVI 267

et q ue le maison de Gercourt ne sera à L'^ay^"'*'


chef de la
qu un cadet _de de Valmont. Mais laissez-moi finir,
celle
à ma fantaisie, cette aventure que je n'ai entreprise qu'à
votre prière. Songez que si vous rendez Danceny incons-
tant, vous ôtez tout le piquant de cette histoire. Consi-
dérez enfin, que m'offrant pour le représenter auprès de
vous, j'ai, ce me
semble, quelques droits à la préférence.
J'y compte que je n'ai pas craint de contrarier
si bien,
vos vues, en concourant moi-même à augmenter la
tendre passion du discret amoureux, pour le premier et
digne objet de son choix. Ayant donc trouvé hier votre
pupille occupée à lui écrire, et l'ayant dérangée d'abord
de cette douce occupation pour une autre plus douce
encore, je lui ai demandé, après, de voir sa lettre; et
comme je l'ai trouvée froide et contrainte, je lui ai fait
sentir que ce n'était pas ainsi qu'elle consolerait son
amant, et je l'ai décidée à en écrire une autre sous ma
dictée; où, en imitant du mieux que j'ai pu son petit
radotage, j'ai tâché de nourrir l'amour du jeune honmie,
par un espoir plus certain. La petite personne était toute
ravie, me disait-elle, de se trouver parler si bien ; et doré-
navant, je serai chargé de la correspondance. Que n'au-
rai-je pas fait pour ce Danceny ? J'aurai été à la fois son
ami, son confident, son rival et sa maîtresse Encore, en ce !

moment, je lui rends le service de le sauver de vos liens


dangereux; oui, sans doute, dangereux, car vous posséder
et vous perdre, c'est acheter un moment de bonheur
par une éternité de regrets.
Adieu, ma belle amie; ayez le courage de dépêcher
Bclleroche le plus que vous pourrez. Laissez là Danceny,
et préparez-vous à retrouver, et à me rendre les déli-
cieux plaisirs de notre première liaison.
P. S. Je vous fais compliment sur le jugement pro-
chain du grand procès. JfLspai^xt aise que cet heureux
événem ent arri ve sous mo n(règne!) -^^^

Du châteaiKde... ce 19 octobre ijy^*..

LETTRE CXVI
LE CHEVALIER DANCENY A CÉCILE VOLANGES

Madame de Mertcuil est partie ce matin pour la cam-


pagne ; ainsi, ma charmante Cécile, me voilà privé du seul
268 LES MAISONS DANGEREUSES

plaisir qui me restait en votre absence, celui de parler de


vous à votre amie et à la mienne. Depuis quelque temps,
elle m'a permis de lui donner ce titre; et j'en ai profité
avec d'autant plus d'empressement, qu'il me semblait,
par là, me rapprocher de vous davantage. Mon Dieu!
que cène femme est aimable! et quel charme tlatteur
elle sait donner à l'amitié! Il semble que ce doux senti-
ment s'embellisse et se fortitîe chez elle de tout ce qu'elle
refuse à l'amour. Si vous saviez comme elle vous aime,
comme elle se plaîtàm'entcndre lui parler de vous!... (^'est
là sans doute ce qui m'attache autant à elle. Quel bon-
heur de pouvoir vivre uniquement pour vous deux, de
passer sans cesse des délices de l'amour aux douceurs de
l'amitié, d'y consacrer toute mon existence, d'être en
quelque sorte le point de réunion de votre attachement
réciproque; et de sentir toujours que m'tKCupant du
bonheur de l'une, je travaillerais également à celui de
Tautre! Aimez, aimez beaucoup, ma charmante amie,
cette femme adorable. L'attachement que j'ai pour elle,
donncz-y plus de prix encore, en le partageant. Depuis
que j'ai goûté le charme de l'amitié, je désire que vous
l'éprouviez à votre tour. Les plaisirs que je ne partage
pas avec vous, il me semble n'en jouir qu'à moitié. Oui,
ma Cécile, je voudrais entourer votre cœur de tous les
sentiments les plus doux; que chacun de ses mouvements
vous fît éprouver une sensation de bonheur; et je croirais
encore ne pxiuvoir jamais vous rendre qu'une partie de la
félicité que je tiendrais de vous.
Pourquoi faut-il que ces projets charmants ne soient
qu'une chimère de mon imagination, et que la réalité ne
m'offre au contraire que des privations douloureuses cl
indéfinies? L'espoir que vous m'aviez donné de vous
voir à cette campagne, je m'aperçois bien qu'il faut y
renoncer. Je n'ai plus de consolation que celle de me
persuader qu'en effet cela ne vous est pas possible. Et
vous négligez de me le dire, de vous en affliger avec moi!
Déjà, deux fois, mes plaintes à ce sujet sont restées sans
réponse. Ah Cécile! (x*cile, je crois bien que vous m'ai-
mez de toutes les facultés de votre âme, mais votre âme
n'est pas brûlante comme la mienne! Que n'est-ce à moi
à lever les obstacles ? Pourquoi ne sont-ce pas mes inté-
rêts qu'il me faille ménager, nu lieu des vôtres? je saurais
bientôt vous prouver que rien n'est impossible à l'amour.
Vous ne me mandez pas non plus quand doit finir cette
absence cruelle au moins, ici, peut-être vous vcrrais-jc.
:
LETTRE CXVII 269

Vos charmants regards ranimeraient mon âme abattue;


leur touchante expression rassurerait mon cœur, qui
quelquefois en a besoin. Pardon, ma Cécile; cette crainte
n'est pas un soupçon. Je crois à votre amour, à votre
constance. Ah! je serais trop malheureux, si j'en doutais.
Mais tant d'obstacles! et toujours renouvelés! Mon
amie, je suis triste, bien triste. Il semble que ce départ de
madame de Merteuil ait renouvelé en moi le sentiment
de tous mes malheurs.
Adieu, ma Cécile; adieu, ma bien-aimée. Songez que
votre amant s'afflige, et que vous pouvez seule lui rendre
le bonheur.
Paris, ce 17 octobre 17**.

LETTRE CXVII
CÉCILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY
(Dictée par Valmont.)

Croyez- vous donc, mon bon ami, que j'aie besoin


d'être grondée pour être triste, quand je sais que vous vous
affligez? et doutez-vous que je ne souffre autant que vous
de toutes vos peines ? Je partage même celles que je vous
cause volontairement; et j'ai de plus que vous, de voir
que vous ne me rendez pas justice. Oh cela n'est pas bien.
!

Je vois bien ce qui vous fâche; c'est que les deux der-
nières fois que vous m'avez demandé de venir ici je ne
vous ai pas répondu à cela mais cette réponse est-elle
:

donc si aisée à faire? Croyez-vous que je ne sache pas


que ce que vous voulez est bien mal? Et pourtant, si j'ai
déjà tant de peine à vous refuser de loin, que serait-ce
donc si vous étiez là? Et puis, pour avoir voulu vous
consoler un moment, je resterais affligée toute ma vie.
Tenez, je n'ai rien de caché pour vous, moi; voilà mes
vous-même.
raisons, jugez J'aurais peut-être fait ce que
vous voulez, sans ce que je vous ai mandé, que ce
M. de Gercourt, qui cause tout notre chagrin, n'arrivera
pas encore de sitôt; et comme, depuis quelque temps,
maman me témoigne beaucoup plus d'amitié; comme, de
mon côté, je la caresse le plus que je peux; qui sait ce que
je pourrai obtenir d'elle? Et si nous pouvions être heu-
reux sans que j'aie rien à me reprocher, est-ce que cela
270 LES LIAISONS DANGEREUSES

ne vaudrait pas bien mieux ? Si j*en crois ce qu'on m'a dit


souvent, les hommes même n'aiment plus tant leurs
femmes, quand elles les ont trop aimes avant de l'ctrc.
Cette crainte-là me retient encore plus que tout le reste.
Mon ami, n'êtes-vous pas sûr de mon cœur, et ne sera-t-il
pas toujours temps ?
Ecoutez, je vous promets que, si je ne peux pas éviter
le malheur d'épouser M. de Gercourt, que je hais déjà
tant avant de le connaître, rien ne me retiendra plus pour
être à vous autant que je pourrai, et même avant tout.
Comme je ne me soucie d'être aimée que de vous, et que
vous verrez bien que si je fais mal, il n'y aura pas de ma
faute, le reste me sera bien égal; pourvu que vous me
promettiez de m'aimer toujours autant que vous faites.
Mais, mon ami, jusque-là, laissez-moi continuer comme
je fais; et ne me demandez plus une chose que j'ai de
bonnes raisons pour ne pas faire, et que pourtant il me
fâche de vous refuser.
Je voudrais bien aussi que M. de Valmont ne fût pas
si pressant pour vous; cela ne sert qu'à me rendre plus

chagrine encore. Oh! vous avez là un bien bon ami, je


vous assure! Il fait tout comme vous feriez vous-même.

Mais adieu, mon cher ami; j'ai commencé bien tard à


vous écrire, et j'y ai passé une panie de la nuit. Je vas me
coucher et réparer le temps perdu. Je vous embrasse,
mais ne me grondez plus.

Dm château de... ce i8 octobre ij**.

LETTRE CXVIII

LE CHEVALIER DANCENY A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Si j'en crois mon almanach, il n'y a, mon adorable


amie, que deux jours que vous êtes absente; mais si
j*cn crois mon cœur, il y a deux siècles. Or, je le tiens
de vous-même, c'est toujours son cœur qu'il faut croire;
il est donc bien temps que vous reveniez, et toutes vos

affaires doivent être plus que finies. Comment voulez-


vous que je m'intéresse à votre procès, si, perte ou gain,
j'en dois également payer les frais par l'ennui de votre
absence? Oh! que j'aurais envie de quereller! et qu'il est
LETTRE CXVIII 27 1

triste, avec un si beau sujet d'avoir de l'humeur, de


n'avoir pas le droit d'en montrer!
N'est-ce pas cependant une véritable infidélité, une
noire trahison, que de laisser votre ami loin de vous,
après l'avoir accoutumé à ne pouvoir plus se passer de
votre présence? Vous aurez beau consulter vos avocats,
ils ne vous trouveront pas de justification pour ce mau-

vais procédé et puis, ces gcns-là ne disent que des rai-


:

sons, et des raisons ne suffisent pas pour répondre à des


sentiments.
Pour moi, vous m'avez tant dit que c'était par raison
que vous faisiez ce voyage, que vous m'avez tout à fait
brouillé avec elle. Je ne veux plus du tout l'entendre; pas
même quand elle me dit de vous oublier. Cette raison-là
est pourtant bien raisonnable; et au fait, cela ne serait
pas si difficile que vous pouviez le croire. Il suffirait seu-
lement de perdre l'habitude de penser toujours à vous,
et rien ici, je vous assure, ne vous rappellerait à moi.
Nos plus jolies femmes, celles qu'on dit les plus
aimables, sont encore si loin de vous, qu'elles ne pour-
raient en donner qu'une bien faible idée. Je crois même
qu'avec des yeux exercés, plus on a cru d'abord qu'elles
vous ressemblaient, plus on y trouve après de différence :

elles ont beau faire, beau y mettre tout ce qu'elles savent,


il leur manque toujours d'être vous, et c'est positivement

là qu'est le charme. Malheureusement, quand les jour-


nées sont si longues, et qu'on est désoccupé, on rêve, on
fait des châteaux en Espagne, on se crée sa chimère;
peu à peu l'imagination s'exalte on veut embeUir son
:

ouvrage, on rassemble tout ce qui peut plaire, on arrive


enfin à la perfection; et dès qu'on en est là, le ponrait
ramène au modèle, et on est tout étonné de voir qu'on
n'a fait que songer à vous.
Dans ce moment même, je suis encore la dupe d'une
erreur à peu près semblable. Vous croyez peut-être que
c'était pour m'occuper de vous, que je me suis mis à vous
écrire ? point du tout c'était pour m'en distraire. J'avais
:

cent choses à vous dire, dont vous n'étiez pas l'objet, qui
comme vous savez, m'intéressent bien vivement; et ce
sont celles-là pourtant dont j'ai été distrait. Et depuis
quand le charme de l'amitié distrait-il donc de celui de
l'amour? Ah! si j'y regardais de bien près, peut-être
aurais-je un petit reproche à me faire! Mais chut!
oublions cette légère faute de peur d'y retomber; et que
mon amie elle-même l'ignore.
272 I.KS MAISONS nANCIKiiblb

Aussi pourquoi n'ctcs-vous pas là pour me répondre,


pour me ramener si je m'égare, pour me parler de ma
Cécile, pour augmenter, s*il est possible, le bonheur que
je goûte à l'aimer, par l'idée si douce que c'est votre
amie que j'aime? Oui, je l'avoue, l'amour qu'elle m'ins-
pire m'est devenu plus précieux encore, depuis que vous
avez bien voulu en recevoir la confidence. J'aime tant
à vous ouvrir mon cœur, à occuper le vôtre de mes
sentiments, à les y déposer sans réserve il me semble que
!

je les chéris davantage, à mesure que vous daignez les


recueillir; et puis, je vous regarde et je me dis (7e^t en :

clic qu'est renfermé tout mon bonheur.


Je n'ai rien de nouveau à vous apprendre sur ma situa-
tion. 1^ dernière lettre que j'ai reçue d'elle augmente et
assure mon espoir, mais le retarde encore. Cependant ses
motifs sont si tendres et si honnêtes, que je ne puis l'en
blâmer ni m'en plaindre. Peut-être n'entendez-vous pas
trop bien ce que je vous dis là; mais pourquoi n*ctcs-
vous pas ici? Quoiqu'on dise tout à son amie, on n'ose
pas tout écrire. Les secrets de l'amour, surtout, sont si
délicats, qu'on ne peut les laisser aller ainsi sur leur
bonne foi. Si quelquefois on leur permet de sortir, il ne
faut pas au moins les perdre de vue; il faut en quelque
sorte les voir entrer dans leur nouvel asile. Ah! revenez
donc, mon adorable amie; vous voyez bien que votre
retour est nécessaire. Oubliez enfm les mille raisons qui
vous retiennent où vous êtes, ou apprenez-moi à vivre où
vous n'êtes pas.
J'ai l'honneur d'être, etc.
Parisy ce iç octobre 77**.

LETTRE CXIX
MADAME DE ROSEMONDE A LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL

Quoique je souffre encore beaucoup, ma chère Belle,


j'essaiede vous écrire mi>i-môme, afin de ptïuvoir vous
parler de ce qui vous intéresse. S\on neveu garde toujours
sa misanthn)nie.
Il envoie lort régulièrement savoir de mes nouvelles
tous les jours; mais il n'est pas venu une fois s'en infor-

mer lui-même, quoique je l'en aie fait prier : en sorte que


LETTRE CXX 273

jene Je vois pas plus que s*il était à Paris. Je l'ai pourtant
rencontré ce matin, où je ne l'attendais guère. C'est dans
ma chapelle,où je suis descendue pour la première
fois depuis ma douloureuse incommodité. J'ai appris
aujourd'hui que depuis quatre jours il y va régulièrement
entendre la messe. Dieu veuille que cela dure!
Quand je suis entrée, il est venu à moi, et m'a félicitée
fort affectueusement sur le meilleur état de ma santé.
Comme la messe commençait, j'ai abrégé la conversa-
tion, que je comptais bien reprendre après ; mais il a dis-
paru avant que aie pu le joindre. Je ne vous cacherai pas
j

que je l'ai trouvé un peu changé. Mais, ma chère Belle,


ne me faites pas rep)entir de ma confiance en votre raison,
par des inquiétudes trop vives ; et surtout soyez sûre que
j'aimerais encore mieux vous affliger, que vous tromper.
Si mon neveu continue à me tenir rigueur, je prendrai
le parti, aussitôt que je serai mieux, de l'aller voir dans
sa chambre; et je tâcherai de pénétrer la cause de cette
singulière manie, dans laquelle je crois bien que vous êtes
pour quelque chose. Je vous manderai ce que j'aurai
appris. Je vous quitte, ne pouvant plus remuer les doigts :

et puis, si Adélaïde savait que j'ai écrit, elle me gronde-


rait toute la soirée. Adieu, ma chère Belle.

Du château de... ce 20 octobre j/**.

LETTRE CXX
LE VICOMTE DE VALMONT AU PÈRE ANSELME
(Feuillant du couvent de la rue Saint-Honoré.)

Je n'ai pas l'hormeur d'être connu de vous. Monsieur :

mais je sais la confiance entière qu'a en vous madame


la présidente de Tourvel, et je sais de plus combien
cette confiance est dignement placée. Je crois donc
pouvoir sans indiscrétion m'adresser à vous, pour en
obtenir un service bien essentiel, vraiment digne de
votre saint ministère, et où l'intérêt de madame de Tour-
vel se trouve joint au mien.
J'ai entremains des papiers importants qui la
les
concernent, qui ne peuvent être confiés à personne, et
que je ne dois ni ne veux remettre qu'entre ses mains. Je
274 ^^ LIAISONS DANGEREUSES

n'ai aucun moyen de l'en instruire, parce que des raisons,


que peut-être vous aurez sues d'elle, mais dort je ne crois
pas qu'il me permis de vous instruire, lui ont fait
soit
prendre le de refuser toute correspt)ndance avec
parti
moi parti que j'avoue volontiers aujourd'hui ne pouvoir
:

blâmer, puisqu'elle ne pouvait prévoir des événements


auxquels j'étais moi-même bien loin de m'attendre, et
qui n'étaient possibles qu'à la force plus qu'humaine
qu'on est forcé d'y reconnaître.
Je vous prie donc. Monsieur, de vouloir bien l'infor-
mer de mes nouvelles résolutions, et de lui demander
pour moi, une entrevue particulière, où je puisse au
moins réparer, en partie, mes torts par mes excuses; et,
pour dernier sacrifice, anéantir à ses yeux les seules traces
existantes d'une erreur ou d'une faute qui m'avait rendu
coupable envers elle.
Ce ne sera qu'après ceue expiation préliminaire, que
j'oserai déposer à vos pieds l'humiliant aveu de mes longs
égarements; et implorer votre médiation pour une
réconciliation bien plus importante encore, et malheureu-
sement plus ditficile. Puis-je espérer. Monsieur, que vous
ne me refuserez pas des soins si nécessaires et si précieux ?
et que vous daignerez soutenir ma faiblesse, et guider
mes pas dans un sentier nouveau, que je désire bien
ardemment de suivre, mais que j'avoue, en rougissant,
ne pas cormaître encore?
J'ancnds votre réponse avec l'impatience du repentir
qui désire de réparer, et je vous prie de me croire avec
autant de reconnaissance que de vénération.
Votre très humble, etc.

P. S. Je vous autorise. Monsieur, au cas que vous le


jugiez convenable, à communiquer cette lettre en entier
à madame de Tourvel, que je me ferai toute ma vie un
devoir de respecter, et en qui je ne cesserai jamais d'hono-

rer celle dont le Ciel s'est servi pour ramener mon âme
à la vertu, par le touchant spectacle de la sierme.

Du château de... ce 22 octobre t?**.


LETTRE CXXI 275

LETTRE CXXI
LA MARQUISE DE MERTEUIL AU CHEVALIER DANCENY

J'ai reçu votre lettre, mon trop jeune ami; mais avant
de vous remercier, il faut que je vous gronde, et je
vous préviens que si vous ne vous corrigez pas, vous
n'aurez plus de réponse de moi. Quittez donc, si vous
m'en croyez, ce ton de cajolerie, qui n'est plus que du
jargon, dès qu'il n'est pas l'expression de l'amour. Est-ce
donc là le st>'lc de l'amitié? non, mon ami, chaque senti-
ment a son langage qui lui convient; et se servir d'un
autre, c'est déguiser la pensée qu'on exprime. Je sais
bien que nos petites femmes n'entendent rien de ce qu'on
peut leur dire, s'il n'est traduit, en quelque sorte, dans ce
jargon d'usage; mais je croyais mériter, je l'avoue, que
vous me distinguassiez d'elles. Je suis vraiment fâchée,
et peut-être plus que je ne devrais l'être, que vous m'ayez
si mal jugée.
Vous ne trouverez donc dans ma lettre que ce qui
manque à la vôtre, franchise et simplesse. Je vous dirai
bien, par exemple, que j'aurais grand plaisir à vous voir,
etque je suis contrariée de n'avoir auprès de moi que des
gens qui m'ennuient, au lieu de gens qui me plaisent;
mais vous, cette même phrase, vous la traduisez ainsi :

Apprenez-moi à vivre oii vous n'êtes pas; en sorte que


quand vous serez, je suppose, auprès de votre maîtresse,
vous ne sauriez pas y vivre que je n'y sois en tiers. Quelle
pitié! et ces femmes, à qui il manque toujours d'être moi,
vous trouvez peut-être aussi que cela manque à votre
Cécile! voilà pourtant où conduit un langage qui, par
l'abus qu'on en fait aujourd'hui, est encore au-dessous
du jargon des compliments, et ne devient plus qu'un
simple protocole, auquel on ne croit pas davantage, qu'au
très humble serviteur!
Mon
ami, quand vous m'écrivez, que ce soit f)our me
dire votre façon de penser et de sentir, et non pour m'en-
voycr des phrases que je trouverai, sans vous, plus ou
moins bien dites dans le premier roman du jour. J'espère
que vous ne vous fâcherez pas de ce que je vous dis
là,quand même vous y verriez un peu d'humeur; car je
ne nie pas d'en avoir mais pour éviter jusqu'à l'air du
:

défaut que je vous reproche, je ne vous dirai pas que cette


276 LES MAISONS DANGEREUSES

humeur est peut-être un peu augmentée par l'éloigne-


ment où je de vous. Il me semble qu'à tout prendre,
suis
vous valez mieux qu'un procès et deux avocats, et peut-
être même encore que Vaitcntif Belleroche.
Vous voyez qu'au lieu de vous désoler de mon absence,
vous devriez vous en féliciter; car jamais je ne vous avais
fait un aussi beau compliment. Je crois que l'exemple
me gagne, et que je veux dire aussi des cajoleries :

mais non, j'aime mieux m'en tenir à ma franchise; c'est


donc elle seule qui vous assure de ma tendre amitié, et
de l'intérêt qu'elle m'inspire. Il est fort doux d'avoir un
jeune ami, dont le cœur est occupé ailleurs. Ce n'est pas
là le système de toutes les femmes; mais c'est le mien. Il
me semble qu'on se livre, avec plus de plaisir, à un senti-
ment dont on ne peut rien avoir à craindre aussi j'ai
:

passé pour vous, d'assez bonne heure peut-être, au rôle


de confidente. Mais vous choisissez vos maîtresses si
jeunes, que vous m'avez fait apercevoir pour la première
fois, que je commence à être vieille C'est bien fait à vous
!

de vous préparer ainsi une longue carrière de constance,


et je vous souhaite de tout mon cœur qu'elle soit réci-
proque.
Vous avez raison de vous rendre aux motifs tendres et
honnêtes qui, à ce que vous me mandez, retardent votre
bonheur. La longue défense est le seul mérite qui reste à
celles qui ne résistent pas toujours; et ce que je trouverais
impardonnable à toute autre qu'à un enfant comme la
petite Volanges, serait de ne pas savoir fuir un danger,
dont elle a été suffisamment avertie par l'aveu qu'elle a
fait de son amour. Vous autres hommes, vous n'avez pas
d'idées de ce qu'est la vertu, et de ce qu'il en coûte pour
la sacrifier! Mais pour peu qu'une femme raisonne, elle
doit savoir qu'indépendamment de la faute qu'elle com-
met, une faiblesse est pour elle le plus grand des
malheurs; et je ne conçois pas qu'aucune s'y laisse jamais
prendre, quand elle peut avoir un moment pour y
réfléchir.
N'allez pas combattre cette idée, car c'est elle qui
m'attache principalement à vous. Vous me sauverez des
dangers de l'amour; et quoique j'aie bien su sans vous
m'en défendre jusqu'à présent, je consens à en avoir de la
reconnaissance, et je vous en aimerai mieux et davantage.
Sur ce, mon cher Chevalier, je prie Dieu qu'il vous ait
en sainte et digne garde.
Du château de... ce 22 octobre 77**.
LETTRE CXXII 277

LETTRE CXXII

MADAME DE ROSEMONDE A LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL

J'espérais, mon
aimable fille, pouvoir enfin calmer vos
inquiétudes; et vois au contraire avec chagrin, que
je
je vais les augmenter encore! Calmez- vous cependant;
mon neveu n'est pas en danger on ne peut pas même
:

dire qu'il soit réellement malade. Mais il se passe sûre-


ment en lui quelque chose d'extraordinaire. Je n'y
comprends rien; mais je suis sortie de sa chambre avec un
sentiment de tristesse, peut-être même d'effroi, que je me
reproche de vous faire partager, et dont cependant je
ne puis m'empêcher de causer avec vous. Voici le récit
de ce qui s'est passé vous pouvez être sûre qu'il est
:

fidèle; car je vivrais quatre-vingts autres années, que je


n'oublierais pas l'impression que m'a faite cette triste
scène.
J'ai donc matin chez mon neveu; je l'ai trouvé
été ce
écrivant, et entouré de différents tas de papiers, qui
avaient l'air d'être l'objet de son travail. Il s'en occupait
au point, que j'étais au miheu de sa chambre, qu'il n'avait
pas encore tourné la tête pour savoir qui entrait. Aussi-
tôt qu'il m'a aperçue, j'ai très bien remarqué qu'en se
levant il s'efforçait de composer sa figure, et peut-être
même est-ce là ce qui m'y a fait faire plus d'attention. Il
était, à la vérité, sans toilette et sans poudre; mais je l'ai
trouvé pâle et défait, et ayant surtout la physionomie
altérée. Son regard que nous avons vu si vif et si gai,
était triste et abattu; enfin, soit dit entre nous, je n'aurais
pas voulu que vous le vissiez ainsi car il avait l'air très
:

touchant et très propre, à ce que je crois, à inspirer cette


tendre pitié, qui est un des plus dangereux pièges de
l'amour.
Quoique frappée de mes remarques, j'ai pourtant
commencé laconversation comme si je ne m'étais aperçue
de rien. Je lui ai d'abord parlé de sa santé, et sans me dire
qu'elle soit bonne, il ne m'a point articulé pourtant
qu'elle fût mauvaise. Alors je me suis plainte de sa
retraite, qui avait un peu l'air d'une manie, et je tâchais
de mêler un peu de gaieté à ma petite réprimande; mais
278 Ihi MAISONS DANGtKhLbt^

lui m'a répondu seulement, d'un ton pénétre C'est un


:

tort de plus, je l'avoue; mais il sera réparé avec les


autres. Son air, plus encore que ses discours, a un peu
dérangé mon enjouement, et je me suis hâtée de lui
dire qu'il mettait trop d'importance à un simple reproche
de ramilié.
Nous nous sommes donc remis à causer tranquille-
ment. Il m'a du, peu de temps après, que peut-être une
affaire, la plus jurande affaire Je sa i'u\ le rappellerait
bientôt à Paris mais comme j'avais peur de la deviner,
:

ma chère Belle, et que ce début ne me menât à une confi-


dence dont )c ne soulais pas, je ne lui ai tait aucune ques-
tion, et je me suis contentée de lui répondre que plus de
dissipation serait utile à sa santé. J'ai ajouté que, pour
cette fois, je ne lui ferais aucune instance, aimant mes
amis pour eux-mêmes; c'est à cette phrase si simple, que
serrant mes mains, et parlant avec une véhémence que
je ne puis vous rendre : Oui, ma tante, m'a-i-il dit,
aimez, aimez beaucoup un neveu qui vous respecte et
vous chérit; et, comme vous dites, aimez-le pour lui-
même. Ne vous alttigez pas de son bonheur, et ne trou-
blez, par aucun regret, rétcrnelle tranquillité dont il
espère jouir bientôt. Répétez-moi que vous m'aimez, que
vous me pardonnez; oui, vous me pardonnerez; je connais
votre bonté : mais comment espérer la même indul-
gence de ceux que j'ai tant offensés ? Alors il s'est baissé
sur moi, pour me cacher, je crois, des marques de
douleur, que le son de sa voix me décelait malgré lui.
Kmue plus que je ne puis vous dire, je me suis levée
précipitamment; et sans doute il a remarque mon effroi;
car sur-le-champ, se composant davantage : Pardon,
a-t-il repris, pardon. Madame, je sens que je m'égare
malgré moi. Je vous prie d'oublier mes discours, et de
vous souvenir seulement de mon profond respect. Je ne
manquerai pas, a-t-il ajouté, d'aller vous en renouveler
l'hommage avant mon départ. Il m'a semble que cette
dernière phrase m'engageait à terminer ma visite; cl
je me suis en allée, en effet.
Mais plus )'y rétléchis, et moins je devine ce qu'il a
voulu dire. Quelle est cette affaire, la plus grande de sa vie ?
à quel sujet me demande-t-il pardon ? d'où lui est venu
cet attendrissement involontaire en me parlant ? Je me
suis déjà fait ces questions mille fois; sans pouvoir y
repondre. Je ne vois même rien là qui ait rapport à
vous :cependant, comme les yeux de l'amour sont plus
LETTRE CXXIII 279

clairvoyants que ceux de l'amitié, je n'ai voulu vous


laisser rien ignorer de ce qui s'est passé entre mon
neveu et moi.
Je me suis reprise à quatre fois pour écrire cette longue
lettre, que plus longue encore, sans
je ferais la fatigue
que je ressens. Adieu, ma chère Belle.

Du château de... ce 2S octobre //**.

LETTRE CXXIII
LE PÈRE ANSELME AU VICOMTE DE VALMONT

J'ai reçu, monsieur le Vicomte, la lettre dont vous


m'avez honoré; et dès hier, je me suis transporté, sui-
vant vos désirs, chez la personne en question. Je lui ai
exposé l'objet et les motifs de la démarche que vous
demandiez de faire auprès d'elle. Quelque attachée
que je l'aie trouvée au parti sage qu'elle avait pris
d'abord, sur ce que je lui ai remontré qu'elle risquait
peut-être par son refus de mettre obstacle à votre heu-
reux retour, et de s'opposer ainsi, en quelque sorte, aux
vues miséricordieuses de la Providence, elle a consenti
à recevoir votre visite, à condition toutefois, que ce sera
la dernière, et m'a chargé de vous annoncer qu'elle serait
chez elle jeudi prochain, 28. Si ce jour ne pouvait pas
vous convenir, vous voudrez bien l'en informer et lui en
indiquer un autre. Votre lettre sera reçue.
Cependant, monsieur le Vicomte, permettez-moi de
vous inviter à ne pas différer sans de fortes raisons, afin
de pouvoir vous livrer plus tôt et plus entièrement aux
dispositions louables que vous me témoignez. Songez
que celui qui tarde à profiter du moment de la grâce,
s'expose à ce qu'elle lui soit retirée; que si la bonté
divine est infinie, l'usage en est pourtant réglé par la
justice; et qu'il peut venir un moment où le Dieu de
miséricorde se change en un Dieu de vengeance.
Si vous continuez à m'honorer de votre confiance, je
vous prie de croire que tous mes soins vous seront
acquis, aussitôt que vous le désirerez quelque grandes :

que soient mes occupations, mon affaire la plus impor-


tante sera toujours de remplir les devoirs du saint
28o LES LIAISONS DANGEREUSES

Ministère, auquel je me suis particulièrement dévoue; et


le moment le plus beau de ma vie, celui où je verrai mes
etïorts prospérer par la bénédiction du Tout-Puissant.
Faibles pécheurs que nous sommes, nous ne pouvons rien
par nous-mêmes! Mais le Dieu qui vous rappelle peut
tout; et nous devrons également à sa bonté, vous, le
désir constant de vous rejoindre à lui, et moi, les moyens
de vous y conduire. C'est avec son secours, que j'espère
vous convaincre bientôt, que la religion sainte peut
donner seule, même en ce monde, le bonheur solide et
durable qu'on cherche vainement dans l'aveuglement
des passions humaines.
J'ai l'honneur d'être, avec une resp>caueusc consi-
dération, etc.
Paris j ce 2$ octobre 77**.

LETTRE CXXIV
LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE ROSEMONDE

Au milieu de l'etonncmcnt où ma
)etcc. Madame, la
nouvelle que j'ai apprise hier, je n'oublie pas la satis-
faction qu'elle doit vous causer, et je me hâte de vous
en faire part. M. de Valmont ne s'occupe plus ni de
moi ni de son amour; et ne veut plus que réparer,
par une vie plus édifiante, les fautes ou plutôt les erreurs
de sa jeunesse. J'ai été informée de ce grand événement
par le père Anselme, auquel il s'est adresse pour le diriger
à l'avenir, et aussi pour lui ménager une entrevue avec
moi, dont je juge que l'objet principal est de me rendre
mes lettres qu'il avait gardées jusqu'ici, malgré la
demande contraire que je lui en avais faite.
Je ne puis, sans doute, qu'applaudir à cet heureux
changement, et m'en féliciter, si, comme il le dit, )'ai pu
y concourir en quelque chose. Mais pourquoi fallait-il
que m'en coûtât le repos
j'en fusse l'instrument, et qu'il
de ma vie? Le bonheur de M. de Valmont ne pouvaii-il
arriver jamais que par mon infortune? Oh! mon indul-
j^ente amie, pardonnez-moi cette plainte. Je sais qu'il ne
m'appartient pas de sonder les décrets de Dieu; mais
tandis que je lui demande sans cesse, et toujours vaine-
ment, la force de vaincre mon malheureux amour, il la
prcxiigue à celui qui ne la lui demandait pas, et me
LETTRE CXXIV 28 I

laisse, sans secours, entièrement livrée à ma faiblesse.


Mais étouffons ce coupable murmure. Ne sais-je pas
que l'enfant prodigue, à son retour, obtint plus de
grâces de son père, que le fils qui ne s'était jamais
absente ? Quel compte avons-nous à demander à celui qui
ne nous doit rien ? Et quand il serait possible que nous
eussions quelques droits auprès de quels pourraient
lui,
être les miens? Me que déjà
vanterais-je d'une sagesse,
je ne dois qu'à Valmont? Il m'a sauvée, et j'oserais me
plaindre en souffrant pour lui! Non mes souffrances me
:

seront chères, si son bonheur en est le prix. Sans doute il


fallait qu'il revînt à son tour au Père commun. Le Dieu
qui l'a formé devait chérir son ouvrage. Il n'avait point
créé cet être charmant, pour n'en faire qu'un réprouvé.
C'est à moi de porter la peine de mon audacieuse impru-
dence; ne devais-je pas sentir que, puisqu'il m'était
défendu de l'aimer, je ne devais pas me permenre de le
voir?
Ma faute ou mon malheur est de m'être refusée trop
longtemps à cette vérité. Vous m'êtes témoin, ma chère et
digne amie, que je me suis soumise à ce sacrifice, aussitôt
que j'en ai reconnu la nécessité mais, pour qu'il fût
:

entier, il y manquait que M. de Valmont ne le parta-


geât point. Vous avouerai-je que cette idée est à présent
ce qui me tourmente le plus ? Insupportable orgueil, qui
adoucit les maux que nous éprouvons, par ceux que nous
faisons souffrir! Ah je vaincrai ce cœur rebelle, je l'accou-
!

tumerai aux humiliations.


C'est surtout pour y parvenir que j'ai enfin consenti à
recevoir jeudi prochain, la pénible visite de M. de Val-
mont. Là, je l'entendrai me dire lui-même que je ne lui
suis plus rien, que l'impression faible et passagère que
j'avais faite sur lui, est entièrement effacée! Je verrai ses
regards se porter sur moi, sans émotion, tandis que la
crainte de déceler la mienne me fera baisser les yeux.
Ces mêmes lettres qu'il refusa si longtemps à mes de-
mandes réitérées, je les recevrai de son indifférence; il
me les remettra comme des objets inutiles, et qui ne
l'intéressent plus; et mes mains tremblantes, en recevant
ce dépôt honteux, sentiront qu'il leur est remis d'une
main ferme et tranquille! Enfin, je le verrai s'éloigner...
s'éloigner pour jamais, et mes regards qui le suivront,
ne verront pas les siens se retourner sur moi!
Et j'étais réservée à tant d'humiliations! Ah! que du
moins je me la rende utile, en me pénétrant par elle du
282 Lt6 LIAISONS DANCi!

sentiment de ma faiblesse. Oui, ces lettres qu'il ne se


soucje plus de garder, je les consen'crai précieusement.
Je m'imposerai la honte de les relire chaque jour, jus-
qu'à ce que mes larmes en aient effacé les dernières
traces; et les siennes, je les brûlerai comme infectées du
poison dangereux qui a corrompu mon âme. Oh qu'est- !

ce donc que l'amour, s'il nous fait regretter jusqu'aux


dangers auxquels il nous expose; si surtout, on peut
craindre de le ressentir encore, même alors qu'on ne
l'inspire plus! Fuyons cette passion funeste, qui ne laisse
de choix qu'entre la honte et le malheur, et souvent
même les réunit tous deux; et qu'au moins la prudence
remplace la vertu.
Que ce jeudi est encore loin! que ne puis-je consom-
mer à l'instant ce douloureux sacrifice, et en oublier
à la fois et la cause et l'objet! Cette visite m'importune;
je me repcns d'avoir promis. Hé! qu'a-t-il besoin de
me revoir encore? que sommes-nous à présent l'un à
l'autre? S'il m'a offensée, je le lui pardonne. Je le félicite
même de vouloir réparer ses torts; je l'en loue. Je ferai
plus, je l'imiterai; et séduite par les mêmes erreurs, son
exemple me ramènera. Mais quand son projet est de me
fuir, pourquoi commencer par me chercher? Le plus
pressé pour chacun de nous, n'est-il pas d'oublier l'autre?
Ah! sans doute, et ce sera dorénavant mon unique soin.
Si vous le permettez, mon aimable amie, ce sera
auprès de vous que j'irai m'occuper de ce travail ditiicile.
Si j'ai besoin de secours, peut-être même de consolation,
je n'en veux recevoir que de vous. Vous seule savez
m'entendrc et parler à mon cœur. Votre précieuse ami-
tié rcmphra toute mon existence. Rien ne me paraîtra
difficile pour seconder les soins que vous voudrez bien
vous donner. Je vous devrai ma tranquillité, mon
bonheur, ma vertu et le fruit de vos bontés pour moi sera
;

de m'en avoir cntin rendue digne.


Je me suis, je croîs, beaucoup égarée dans cette lettre;
je le présume au moins par le trouble où je n'ai pas
cessé d'être en vous écrivant. S'il s'y trouvait quelques
sentiments dont j'aie a rougir, couvrez-les de votre
indulgente amitié. Je m'en remets entièrement à elle. Ce
n' à vous que je veux dérober aucun des mouve-
ni mon cirur.
Adieu, ma respectable amie. J'espère, sous peu de
jours, vous annoncer celui de mon arrivée.
Paris ^ ce 2$ octobre 77**.
QUATRIÈME PARTIE

LETTRE CXXV
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

La voilà donc vaincue, cette femme superbe qui avait


osé croire qu'elle pourrait me résister! Oui, mon amie,
elle est à moi, entièrement à moi; et depuis hier, elle n'a
plus rien à m'accorder.
Je suis encore trop plein de mon bonheur, pour pou-
voir l'apprécier, mais je m'étonne du charme inconnu
que j'ai ressenti. Serait-il donc vrai que la vertu augmen-
tât le prix d'une femme, jusque dans le moment même
de sa faiblesse? Mais reléguons cette idée puérile avec
les contes de bonnes femmes. Ne rencontre-t-on pas
presque partout, une résistance plus ou moins bien
feinte au premier triomphe? et ai-je trouvé nulle pan le
charme dont je parle? ce n'est pourtant pas non plus
celui de l'amour; car enfin, si j'ai eu quelquefois, auprès
de cette femme étonnante, des moments de faiblesse qui
ressemblaient à cette passion pusillanime, j'ai toujours
su les vaincre et revenir à mes principes. Quand même la
scène d'hier m'aurait, comme je le crois, emporté un peu
plus loin que je ne comptais; quand j'aurais, un moment,
panagé le trouble et l'ivresse que je faisais naître cène:

illusion passagère serait dissipée à présent; et cependant


le même charme subsiste. J'aurais même, je l'avoue, un
plaisir assez doux à m'y livrer, s'il ne me causait quelque
inquiétude. Serai- je donc, à mon âge, maîtrisé comme
un écolier, par un sentiment involontaire et inconnu?
Non il faut, avant tout, le combattre et l'approfondir.
:

Peut-être, au reste, en ai-je déjà entrevu la cause! Je


me plais au moins dans cène idée, et je voudrais qu'elle
fût vraie.
Dans la foule des femmes auprès desquelles j'ai rempli
jusqu'à ce jour le rôle et les fonctions d'amant, je n'en
avais encore rencontré aucune qui n'eût, au moins,
autant d'envie de se rendre, que j'en avais de l'y déter-
miner; je m'étais même accoutumé à appeler prudes
284 LtS LIAISONS DANGEREUSES

celles qui ne faisaient que la moitié du chemin, par oppo-


sition à d'autres, dont la défense provocante ne
tant
couvre jamais qu'imparfaitement les premières avances
qu'elles ont faites.
Ici, au contraire, j'ai trouvé une première prévention
défavorable et fondée depuis sur les conseils et les rap-
pons d'une femme haineuse, mais clair\oyante; une
timidité naturelle et extrême, que fortifiait une pudeur
éclairée; un attachement à la venu, que la religion diri-
geait, et qui comptait déjà deux années de triomphe, enfin
des démarches éclatantes, inspirées par ces ditférenis
motifs et qui toutes n'avaient pour but que de se sous-
traire à mes
poursuites.
Ce n'est pas, comme dans mes autres aventures,
donc
une simple capitulation plus ou moins avantageuse, et
dont il est plus facile de profiter que de s'enorgueillir;
c'est une viaoire complète, achetée par une campagne
pénible, et décidée par de savantes manœuvres. Il n'est
donc pas surprenant que ce succès, dû à moi seul, m'en
deviemic plus précieux; et le surcroît de plaisir que
j'ai éprouvé dans mon triomphe, et que je ressens encore,

n'est que la douce impression du sentiment de la gloire.

Je chéris cette façon de voir, qui me sauve l'humiliation


de penser que je puisse dépendre en quelque manière de
l'esclave même que je me serais asservie; que je n'aie pas
en moi seul la plénitude de mon bonheur; et que la
faculté de m'en faire jouir dans toute son énergie son
réservée à telle ou telle femme, exclusivement à toute
autre.
j
Ces réflexions sensées régleront ma conduite dans cette \
importante occasion; et vous pouvez être sîire que je ne
me laisserai pas tellement enchaîner, que je ne puisse tou-
jours briser ces nouveaux liens, en me jouant et à ma
volonté. Mais déjà je vous parle de ma rupture; et vous
ignorez encore par quels moyens j'en ai acquis le droit;
lisez donc, et voyez à quoi s'expose la sagesse, en essayant
de secourir la folie. J'étudiais si attentivement mes dis-
cours et les réponses que j'obtenais, que j'espère vous
rendre les uns et les autres avec une exactitude dont vous
serez contente.
Vous verrez par les deux copies des lettres ci-jointes *,
quel médiateur j'avais choisi pour me rapprocher de ma
belle, et avec quel zèle le saint personnage s'est employé

• Uitrtt CXX tt CXXIII.


LETTRE CXXV 285

pour nous réunir. Ce qu'il faut vous dire encore, et que


j'avais appris par une lettre interceptée suivant l'usage,
c'est que la crainte et la petite humiliation d'être quittée,
avaient un peu dérangé la prudence de l'austère dévote;
et avaient rempli son cœur et sa tête de sentiments et
d'idées, qui, pour n'avoir pas le sens commun, n'en étaient
pas moins intéressants. C'est après ces préliminaires,
nécessaires à savoir, qu'hier jeudi 28, jour préfix et donné
par l'ingrate, je me suis présenté chez elle en esclave
timide et repentant, pour en sortir en vainqueur couronné.
Il était six heures du soir quand j'arrivai chez la belle
recluse, car depuis son retour, sa porte était restée fer-
mée à tout le monde. Elle essaya de se lever quand on
m'annonça; mais ses genoux tremblants ne lui permirent
pas de rester dans cette situation : elle se rassit sur-le-
champ. Comme le domestique qui m'avait introduit eut
quelque service à faire dans l'appartement, elle en parut
impatientée. Nous remplîmes cet intervalle par les com-
pliments d'usage. Mais pour ne rien perdre d'un temps
dont tous les moments étaient précieux, j'examinais
soigneusement le local; et dès lors, je marquai de l'œil
le théâtre de ma victoire. J'aurais pu en choisir un plus
commode car, dans cette même chambre, il se trouvait
:

une ottomane. Mais je remarquai qu'en face d'elle était


un portrait du mari; et j'eus peur, je l'avoue, qu'avec une
femme si singulière, un seul regard que le hasard diri-
gerait de ce côté, ne détruisît en un moment l'ouvrage
de tant de soins. Enfin, nous restâmes seuls et j'entrai en
matière.
Après avoir exposé, en peu de mots, que le père
Anselme l'avait dû informer des motifs de ma visite, je me
suis plaint du traitement rigoureux que j'avais éprouvé;
et j'ai particulièrement appuyé sur le mépris qu'on m'avait
témoigné. On s'en est défendu, comme je m'y attendais;
et, comme vous vous y attendiez bien aussi, j'en ai fondé
la preuve sur la méfiance et l'effroi que j'avais inspirés,
sur la fuite scandaleuse qui s'en était suivie, le refus de
répondre à mes lettres, celui même de les recevoir, etc.,
etc. Comme on commençait une justification qui aurait
été bien facile, j'ai cru devoir l'interrompre; et pour me
faire pardonner cette manière brusque je l'ai couverte
aussitôt par une cajolerie. « Si tant de charmes, ai-je donc
repris, ont fait sur mon cœur une impression si profonde,
tant de vertus n'en ont pas moins fait sur mon âme.
Séduit, sans doute, par le désir de m'en rapprocher, j'avais
286 LES LIAISONS DANGER£tSk:>

osé m'en croire digne. Je ne vous reproche point d'en


avoir jugé autrement; mais je me punis de mon erreur.
Comme on gardait le silence de l'embarras, j'ai continue :

« J'ai désiré, Madame, ou de me justifier à vos yeux, ou

d'obtenir de vous le pardon des torts que vous me sup-


posez; afin de pouvoir au moins terminer, avec quelque
tranquillité, des jours auxquels je n'attache plus de prix,
depuis que vous avez refusé de les embellir.
Ici, on a pourtant essayé de répondre. Mon devoir nt
•<

me permettait pas... Et la difficulté d'achever le men-


>

songe que le devoir exigeait n'a pas permis de finir la


phrase. J'ai donc repris du ton le plus tendre « Il est donc :

vrai que c'est moi que vous avez fui ? —


Ce départ était
nécessaire. — Et que vous m'éloignez de vous — ? Il le
faut — Et pour toujours — Je ? Je pas besoin
le dois. n'ai
de vous dire que pendant ce court dialogue, la voix de la
tendre prude était oppressée, et que ses yeux ne s'éle-
vaient pas jusqu'à moi.
Je jugeai devoir animer un peu cette scène languis-
sante; ainsi, me levant avec l'air du dépit Votre fer- :

meté, dis-je alors, me rend toute la mienne. Hé bien!


oui, Madame, nous serons séparés, séparés même plus
que vous ne pensez et vous vous féliciterez à loisir de
:

votre ouvrage. •
Un peu surprise de ce ton de reproche
elle voulut répliquer. « La résolution que vous ave/
prise... dit-elle. —
N'est que l'effet de mon désespoir,
repris-jc avec emportement. Vous avez voulu que je
sois malheureux; je vous prouverai que vous avez réussi
au-delà de vos souhaits. —
Je désire votre bonheur •,

répondit-elle. Et le son de sa voix commençait à annon-


cer une émotion assez forte. Aussi me précipitant à ses
genoux, et du ton dramatique que vous me connaissez :

« Ah! cruelle, me suis-je écrié, peut-il exister pour moi

un bonheur que vous ne partagiez pas ? Où donc le trouver


loin de vous? Ah! jamais! jamais! J'avoue qu'en me
>

livrant à ce point j'avais beaucoup compté sur le secours


des larmes mais soit mauvaise disposition, soit peut-
:

être seulement l'effet de l'attention pénible et continuelle


que je mettais à tout, il me fut impossible de pleurer.
Par bonheur je me ressouvins que pour subjuguer une
femme tout moyen était également bon; et qu'il sufiisaii
de l'étonner par un grand mouvement, pour que l'im-
pression en restât profonde et favorable. Je suppléai
donc, par la terreur, à la sensibilité qui se trouvait en
défaut; et pour cela, changeant seulement l'infiexion de
LETTRE CXXV 287

ma voix, et gardant lamême posture " Oui, continuai-je, :

j'en fais leserment à vos pieds, vous posséder ou mourir. »>

En prononçant ces dernières paroles, nos regards se


rencontrèrent. Je ne sais ce que la timide personne vit ou
crut voir dans les miens, mais elle se leva d'un air effrayé,
et s'échappa de mes bras dont je l'avais entourée. Il est
vrai que je ne fis rien pour la retenir car j'avais remarqué:

plusieurs fois que les scènes de désespoir menées trop


vivement, tombaient dans le ridicule dès qu'elles deve-
naient longues, ou ne laissaient que des ressources vrai-
ment tragiques et que j'étais fon éloigné de vouloir
prendre. Cependant, tandis qu'elle se dérobait à moi,
j'ajoutai d'un ton bas et sinistre, mais de façon qu'elle pût
m'entendre Hé bien! la mort!
: >

Je me relevai alors ; et gardant un moment le silence, je


jetais sur elle, comme au hasard, des regards farouches
qui, pour avoir l'air d'être égarés, n'en étaient pas moins
clairvoyants et observateurs. Le maintien mal assuré,
la respiration haute, la contraction de tous les muscles,
les bras tremblants, et à demi élevés, tout me prouvait
assez que l'effet était telque j'avais voulu le produire;
mais, comme en amour rien ne se finit que de très près, et
que nous étions alors assez loin l'un de l'autre, il fallait
avant tout se rapprocher. Ce fut pour y parvenir, que je
passai le plus tôt possible à une apparente tranquillité,
propre à calmer les effets de cet état violent, sans en
affaiblir l'impression.
Ma transition fut Je suis bien malheureux. J'ai
: «

voulu vivre pour votre bonheur, et je l'ai troublé. Je


me dévoue pour votre tranquillité, et je la trouble encore. »
Ensuite d'un air composé, mais contraint Pardon, :

Madame; peu accoutumé aux orages des passions, je sais


mal en réprimer les mouvements. Si j'ai eu tort de m'y
livrer, songez au moins que c'est pour la dernière fois.
Ah! calmez-vous, calmez-vous, je vous en conjure. »
Et pendant ce long discours je me rapprochais insensible-
ment. « Si vous voulez que je me calme, répondit la belle
effarouchée, vous-même soyez donc plus tranquille. —
Hé bien! oui, je vous le promets ", lui dis-je. J'ajoutai
d'une voix plus faible Si l'effort est grand, au moins ne
:

doit-il pas être long. Mais, repris-je aussitôt d'un air


égaré, je suis venu, n'est-il pas vrai, pour vous rendre vos
lettres? De grâce, daignez les reprendre. Ce douloureux
sacrifice me reste à faire : ne me laissez rien qui puisse
affaiblir mon courage. Et '
tirant de ma poche le précieux
LES LIAISONS DANGEREUSES lO
i

288 ^ LtS LIAISONS DAMiEkH ;.i :.

recueil : Le voila, Jis-)e, ce dépôt trompeur des assu-


rances de votre amitié! m'attachait à la vie, reprenez-
Il

le. Donnez ainsi vous-même le signal qui doit me sépare

de vous pour jamais.


Ici l'amante craintive céda entièrement à sa tendre
inquiétude. Mais, Monsieur de Valmont, qu'avez-
vous, et que voulez-vous dire? la démarche que vous
faites aujourd'hui n'est-elle pas volontaire ? n'est-ce
pas le fruit de vos propres réflexions ? et ne sont-cc pas
elles qui vous ont fait approuver vous-même le parti

nécessaire que j'ai suivi par devoir? Hé —


bien! ai-jc
repris, ce parti a décidé le mien. Et —
quel est-il? —
Le seul qui puisse, en me séparant de vous, mettre un
terme à mes peines. —
Mais, répondez-moi, quel est-
il? Là, je la pressai de
> mes bras, sans qu'elle se défendit
aucunement; et jugeant par cet oubli des bienséances,
combien l'émotion était fone et puissante Femme :

adorable, lui dis-jc en risquant l'enthousiasme, vous


n'avez pas d'idée de l'amour que vous inspirez; vous ne
saurez jamais jusqu'à quel point vous fûtes adorée, et de
combien ce sentiment m'était plus cher que mon exis-
tence! Puissent tous vos jours être fortunés et tranquilles;
puissent-ils s'embellir de tout le bonheur dont vous
m'avez privé! Payez au moins ce vœu sincère par un
regret, par une larme; et croyez que le dernier de m<.
sacrihces, ne sera pas le plus pénible à mon cœur. Adieu.
Tandis que je parlais ainsi, je sentais son cœur palpiter
avec violence; j'observais l'altération de la hgure; je
voyais,surtout, les larmes la suffoquer, et ne couler
cependant que rares et pénibles. Ce ne fut qu'alors, que
je pris le pani de feindre de m'éloigner; aussi, me rete-
nant avec force :Non, écoutez-moi, dit-elle vivement.


Laissez-moi, répondis-je. —
Vous m'écouterez, je le
veux. — Il faut vous fuir, il le faut! —
Non! s'ccria-
t-elle... A ce dernier mot, elle se précipita ou plutôt tomba
évanouie entre mes bras. Cx)mme je doutais encore d'un
si heureux succès, je feignis un grand effroi ; mais tout en
m'effrayant, je la conduisais, ou la portais vers le lieu
précédemment désigné pour le champ de ma gloire; et
en effet elle ne revint à elle que soumise et déjà livrée à
son heureux vainqueur.
Jusque-là, ma belle amie, vous me trouverez, je crois,
une pureté de méthode qui vous fera plaisir; et vous
verrez que je ne me suis écarté en rien des vrais principes
de cette guerre, que nous avons remarqué souvent être si
LETTRE CXXV 289

semblable à l'autre. Jugez-moi donc comme rurcnncou


Frcdcn c. J'ai forcé à combattre l'ennemi qui ne voulait"^
que temporiser; je me suis donné, par de savantes
manœuvres, le choix du terrain et celui des dispositions ;

j'ai su inspirer la sécurité à l'ennemi, pour le jomdre


plus facilement dans sa retraite; j'ai su y faire succéder la
terreur, avant d'en venir au combat; je n'ai rien mis au
hasard, que par la considération d'un grand avantage en
cas de succès, et la certitude des ressources en cas de
défaite; enfin, je n'ai engagé l'action qu'avec une retraite
assurée, par où je pusse couvrir et conser\'er tout ce que
j'avais conquis précédemment. C'est, je crois, tout ce
qu'on peut faire; mais je crains, à présent, de m'être
amolli comme Annibal dans les délices de Capoue. Voilà
ce qui s'est passé depuis.
Je m'attendais bien qu'un si grand événement ne se
passerait pas sans les larmes et le désespoir d'usage; et si
je remarquai d'abord un peu plus de confusion, et une
sorte de recueillement, j'attribuai l'un et l'autre à l'état
de prude : m'occuper de ces légères diffé-
aussi, sans
rences que croyais purement locales, je suivais simple-
je
ment la grande route des consolations ; bien persuadé que,
comme il arrive d'ordinaire, les sensations aideraient le
sentiment, et qu'une seule action ferait plus que tous les
discours, que pourtant je ne négligeais pas. Mais je trouvai
une résistance vraiment effi ayante, moins encore par son
excès que par la forme sous laquelle elle se montrait.
Figurez-vous une femme assise, d'une raideur immo-
bile, et d'une figure invariable; n'ayant l'air ni de penser,
ni d'écouter, ni d'entendre; dont les yeux fixes laissent
échapper des larmes assez continues, mais qui coulent
sans effort. Telle était madame de Tourvel, pendant mes
discours; mais si j'essayais de ramener son attention
vers moi par une caresse, par le geste même le plus
innocent, à cette apparente apathie succédaient aussitôt
la terreur, la suffocation, les convulsions, les sanglots,
et quelques cris par inter\'alle, mais sans un mot articulé.
Ces crises revinrent plusieurs fois, et toujours plus
fones; la dernière même fut si violente, que j'en fus
entièrement découragé et craignis un moment d'avoir
remporté une victoire inutile. Je me rabattis sur les lieux
communs d'usage; et dans le nombre se trouva celui-ci :

« Et vous êtes dans le désespoir, parce que vous avez fait

mon bonheur? A ce mot, l'adorable femme se tourna


>

vers moi; et sa figure, quoique encore un peu égarée.


290 I-ES LIAISONS DANGEREUSlJi

avait pourtant déjà repris son expression céleste. •


Votre
bonheur, me dit-elle! Vous devinez ma réponse. Vous •

êtes donc heureux ? Je redoublai les protestations. Et* >

heureux par moi! J'ajoutai les louanges et les tendres


propos. Tandis que je parlais, tous ses membres s'assou-
pirent; elle retomba avec mollesse appuyée sur son fau-
teuil; et m'abandonnant une main que j'avais osé prendre
« Je sens, dit-elle, que cette idée me console et me soulage.

Vous jugez qu'ainsi remis sur la voie, je ne la quittai


plus; c'était réellement la bonne, et peut-être la seule.
Aussi quand je voulus tenter un second succès, j'éprou-
vai d'abord quelque résistance, et ce qui s'était passé
auparavant me rendait circonspect mais ayant appelé
:

à mon secours cette même idée de mon bonheur, j'en


ressentis bientôt les favorables effets " Vous avez raison,
:

me dit la tendre personne; et je ne puis plus supporter


mon existence, qu'autant qu'elle senira à vous rendre
heureux. Je m'y consacre tout entière dès ce moment
: je

me donne à vous, et vous n'éprouverez de ma part ni


refus, ni regrets. Ce fut avec cette candeur naïve «^n
sublime, qu'elle me livra sa personne et ses charme
et qu'elle augmenta mon bonheur en le partageant.
L'ivresse fut complète et réciproque; et, pour la pre-
mière fois, la mienne sur\'écut au plaisir. Je ne sortis
de ses bras que pour tomber à ses genoux, pour lui
jurer un amour éternel; et, il je pensais
faut tout avouer,
ce que je disais. Enfin, même après nous être séparés,
son idée ne me quittait point, et j'ai eu besoin de me tra-
vailler pour m'en distraire.
Ah! pourquoi n'êtes-vous pas ici, pour balancer au
moins le charme de l'action par celui de la récompense?
Mais je ne perdrai rien pour attendre, n'est-il pas vrai?
et j'espère pouvoir regarder, comme convenu entre nous,
l'heureux arrangement que je vous ai proposé dans ma
dernière lettre. Vous voyez que je m'exécute, et que,
comme je vous l'ai promis, mes affaires seront assez
avancées pour pouvoir vous donner une partie de mon
temps. Dépêchez-vous donc de renvoyer votre pesant
Belleroche, et laissez là le doucereux Danceny pour ne
vous occuper que de moi. Mais que faites- vous donc tant
à cette campagne que vous ne me répondez seulement pas ?
Savcz-vous que je vous gronderais volontiers ? Mais le
bonheur porte à l'indulgence. Et puis je n'oublie pas
qu'en me replaçant au nombre de vos soupirants je dois
me soumettre, de nouveau, à vos petites fantaisies.
I
LETTRE CXXVI 29 I

Sou venez- VOUS cependant que le nouvel amant ne veut


rien perdre des anciens droits de l'ami.
Adieu, comme autrefois... Oui, adieu, mon ange! Je
t'envoie tous les baisers de l'amour.

P. S. Savez-vous que Prévan, au bout de son mois de


prison, a été obligé de quitter son corps? C'est aujour-
d'hui la nouvelle de tout Paris. En vérité, le voilà cruelle-
ment puni d'un tort qu'il n'a pas eu, et votre succès est
complet !

Paris, ce 29 octobre ij**.

LETTRE CXXVI
MADAME DE ROSEMONDE A LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL

Je VOUS aurais répondu plus tôt, mon aimable enfant,


si la fatigue de ma dernière lettre ne m'avait rendu
mes douleurs, ce qui m'a encore privée tous ces jours-ci
de l'usage de mon bras. J'étais bien pressée de vous
remercier des bonnes nouvelles que vous m'avez don-
nées de mon neveu, et je ne l'étais pas moins de vous en
faire pour votre compte, de sincères félicitations. On est
forcé de reconnaître véritablement là un coup de la Pro-
vidence, qui, en touchant l'un, a aussi sauvé l'autre.
Oui, ma chère Belle, Dieu qui ne voulait que vous éprou-
ver, vous a secourue au moment où vos forces étaient
épuisées; et malgré votre petit murmure, vous avez, je
crois, quelques actions de grâces à lui rendre. Ce n'est pas
que je ne sente fort bien qu'il vous eût été plus agréable
que cette résolution vous fût venue la première, et que
celle de Valmont n'en eût été que la suite; il semble
même, humainement parlant, que les droits de notre
sexe en eussent été mieux conservés, et nous ne voulons en
perdre aucun! Mais qu'est-ce que ces considérations
légères, auprès des objets impx)rtants qui se trouvent
remplis? Voit-on celui qui se sauve du naufrage, se
plaindre de n'avoir pas eu le choix des moyens ?
Vous éprouverez bientôt, ma chère fille, que les peines
que vous redoutez s'allégeront d'elles-mêmes; et quand
ellesdevraient subsister toujours et dans leur entier, vous
n'en sentiriez pas moins qu'elles seraient encore plus
292 LES LIAISONS DANGEREUSES

faciles à supporter que les remords du crime et le mépris


de soi-même. Inutilement, vous aurais-je parle plus tôt
avec cette apparente vérité :l'amour est un sentiment
indépendant, que la prudence peut faire éviter, mais
qu'elle ne saurait vaincre; et qui, une fois né, ne meurt
que de sa belle mort ou du défaut absolu d'espoir. C'est
ce dernier cas, dans lequel vous êtes, qui me rend le
courage et le droit de vous dire librement mon avis. Il est
cruel d'etîrayer un malade désespéré, qui n'est plus sus-
ceptible que de consolations et de palliatifs mais il est
:

sage d'éclairer un convalescent sur les dangers qu'il a


courus, pour lui inspirer la prudence dont il a besoin, et
la soumission aux conseils qui peuvent encore lui être
nécessaires.
Puisque vous me choisissez pour votre médecin, c'est
comme tel que je vous parle, et que je vous dis que les
petites incommodités que vous ressentez à présent, et qui
peut-être exigent quelques remèdes, ne sont pourtant
rien en comparaison de la maladie effrayante dont voilà la
guérison assurée. Ensuite comme votre amie, comme
l'amie d'une femme raisonnable et vertueuse, je me per-
mettrai d'ajouter que cette passion, qui vous avait sub-
juguée, déjà si malheureuse par elle-même, le devenait
encore plus par son objet. Si j'en crois ce qu'on m'en du,
mon neveu, que j'avoue aimer peut-être avec faiblesse, ci
qui réunit en effet beaucoup de qualités louables à beau-
coup d'agréments, n'est ni sans danger pour les femmes,
ni sans torts vis-à-vis d'elles, et met presque un prix égal
à les séduire et à les perdre. Je crois bien que vous l'au-
riez converti. Jamais personne sans doute n'en fut plus
digne mais tant d'autres s'en sont Hattées de même, dont
:

l'espoir a été déçu, que j'aime bien mieux que vous n'en
soyez pas réduite à cette ressource.
Considérez à présent, ma chère Belle, qu'au lieu ôc
tant de dangers que vous auriez eu à courir, vous aurc
outre le repos de votre conscience et votre propre tran-
quillité, la satisfaction d'avoir été la principale cause de
l'heureux retour de Valmont. Pour moi, je ne doute
pas que ce ne soit, en grande partie l'ouvrage de votre
courageuse résistance, qu'un moment de faiblesse de
et
mon neveu dans un éga-
votre part n'eût peut-être laissé
rement éternel. J'aime à penser ainsi, et désire vous
voir penser de même; vous y trouverez vos premières
consolations et moi, de nouvelles raisons de vous aimer
davantage.
.

LETTRE CXXVII 293

Je VOUS attends ici sous peu de jours, mon aimable


fille, comme vous me l'annoncez. Venez retrouver le
calme et le bonheur dans les mêmes lieux où vous l'aviez
perdu; venez surtout vous réjouir avec votre tendre
mère, d'avoir si heureusement tenu la parole que vous
lui aviez donnée, de ne rien faire qui ne fût digne d'elle et
de vous!
Du château de... ce 30 octobre ij**

LETTRE CXXVII v^^^^ ^^ ^^

LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMO ^^0"^

p as répondu. _VimTriîf'T à votre Iprtrp j^i I9,


Si je n'ai
ce n^est^as que je n 'en aie eu le tem]3s c'est tout sj m-
;

plemenî qirêïïê^f^â'Honné je ^jinrnenr^pr que \e né^TTii


ai pas trouvé le sens commun, pavais donc cru n'avoir
rien de mieux à faire, que de la laisser dans l'oubli;
mais puisque vous revenez sur elle, que vous paraissez
tenir aux idées qu'elle contient, et que vous prenez mon
silence pour un consentement, il faut vous dire clairement
mon avis.
J'ai pu avoir quelquefois la prétention de remplacer à
moi seule tout un sérail; mais il ne m'a jamais convenu
d'en faire partie. Je croyais que vous saviez cela. Au
moins à présent, que vous ne pouvez plus l'ignorer, vous
jugerez facilement combien votre proposition a dû me
paraître ridicule. Qui, moi! je sacrifierais un goût, et
encore un goût nouveau, pour m'occuper de vous ? Et
pour m'en occuper comment? en attendant à mon tour,
et en esclave soumise, les sublimes faveurs de votre
Haut esse. Quand, par exemple, vous voudrez vous dis-
traire un moment de ce charme inconnu que Vadorable., la
céleste madame de Tourvel, vous a fait seule éprouver
ou quand vous craindrez de compromettre, auprès de
rattachante Cécile^ l'idée supérieure que vous êtes bien
aise qu'elle conservede vous alors descendant jusqu'à
:

moi, vous y viendrez chercher des plaisirs, moins vifs à la


vérité, mais sans conséquence; et vos précieuses bontés
quoique un peu rares, suffiront de reste à mon bonheur!
Certes, vous êtes riche en bonne opinion de vous-
même mais apparemment je ne le suis pas en modestie;
:

car j'ai beau me regarder, je ne peux pas me trouver


294 ^^ LIAISONS DANGKRi

déchue jusque-là. C*cst peut-être un tort que j'ai; mai


je vous préviens que j'en ai beaucoup d'autres encore.

J'ai surtout celui de croire que Vecolter^ U douccreu


Danceny, uniquement occupe de moi, me sacrifiant, san
s'en faire un mérite, une première passion, avant même
qu'elle ait été satisfaite, et m'aimant enfin comme on
aime à son âge, pourrait, malgré ses vingt ans, travailler
plus efficacement que vous à mon bonheur et à mes plai-
sirs. Je me permettrai même d'a)outer, que, s'il me venait
en fantaisie de lui donner un adjoint, ce ne serait pas
vous, au moins pour le moment.
Et par quelles raisons, m'allez-vous demander? Mai^
d'abord il pourrait fort bien n'y en avoir aucune car : i

caprice qui vous ferait préférer, peut également vous


faire exclure. Je veux pourtant bien, par politesse, vous
motiver mon avis. Il me semble que vous auriez trop de
sacrifices à me faire; et moi, au lieu d'en avoir la recon-
naissance que vous ne manqueriez pas d'en attendre, je
serais capable de croire que vous m'en devriez encore
Vous voyez bien, qu'aussi éloignés l'un de l'autre par
notre façon de penser, nous ne pouvons nous rapprcKher
d'aucune manière; et je crains qu'il ne me faille beaucoup
de temps, mais beaucoup, avant de changer de sen-
timent. Quand je serai corrigée, je vous promets de vous
avenir. Jusque-là croyez-moi, faites d'autres arrange-
ments, et gardez vos baisers, vous avez tant à les placer
mieux!...
AdieUy comme autrefois^ dites-vous ? Mais autrefois, ce
me semble, vous faisiez un peu plus de cas de moi;
vous ne m'aviez pas destinée tout à fait aux troisièmes
rôles; et surtout vous vouliez bien attendre que j'eusse
dit oui, avant d'être siîr de mon consentement. Trouvez
donc bon qu'au lieu de vous dire aussi, adieu comme
autrefois, je vous dise, adieu comme à présent.
Votre servante, monsieur le Vicomte.
Du château Je... ce 31 octobre 17* *

LETTRE CXXVIII
I-A PRÉSIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE ROSKMONDE

Je n'ai reçu qu'hier, Madame, votre tardive réponse.


Elle m'aurait tuée sur-le-champ, si j'avais eu encore
LETTRE CXXVIII 295

mon existence en moi : mais un autre en est possesseur :

et cet autre est Ml de Valmont. Vous voyez que je ne


vous cache rien. Si vous devez ne me plus trouver
cligne
de votre amitié, je crains moins encore de la perdre
que de la surprendre. Tout ce que je puis vous dire, c*est
que, placée par M. de Valmont entre sa mort ou son
bonheur, je me suis décidée pour ce dernier parti. Je ne
m'en vante, ni ne m'en accuse je dis simplement ce
:

qui est.
Vous sentirez aisément, d'après cela, quelle impression
a dû me faire votre lettre, et les vérités sévères qu'elle
contient. Ne croyez pas cependant qu'elle ait pu faire
naître un regret en moi, ni qu'elle puisse jamais me faire
changer de sentiment ni de conduite. Ce n'est pas que je
n'aie des moments cruels mais quand mon cœur est
:

le plus déchiré, quand je crains de ne pouvoir plus sup-


porter mes tourments, je me dis Valmont est heureux;
:

et tout disparaît devant cette idée, ou plutôt elle change


tout en plaisirs.
C'est donc à votre neveu que je me suis consacrée;
c'est pour lui que je me suis perdue. Il est devenu le
centre unique de mes pensées, de mes sentiments, de mes
aaions. Tant que ma vie sera nécessaire à son bonheur,
elle me sera précieuse, et je la trouverai fortunée. Si
quelque jour il en juge autrement... il n'entendra de ma

part ni plainte ni reproche. J'ai déjà osé fixer les yeux sur
ce moment fatal et mon parti est pris.
Vous voyez à présent combien peu doit 'affecter la m
crainte que vous paraissez avoir, qu'un jour M. de Val-
mont ne me perde car avant de le vouloir, il aura donc
:

cessé de m'aimer; et que me feront alors de vains repro-


ches que je n'entendrai pas? Seul, il sera mon juge.
Comme je n'aurai vécu que pour lui, ce sera en lui que
reposera ma mémoire; et s'il est forcé de reconnaître que
je l'aimais, je serai suffisamment justifiée.
Vous venez. Madame, de lire dans mon cœur. J'ai pré-
féré le malheur de perdre votre estime par ma franchise,
à celui de m'en rendre indigne par l'avilissement du
mensonge. J'ai cru devoir cette entière confiance à vos
anciennes bontés pour moi. Ajouter un mot de plus
pourrait vous faire soupçormer que j'ai l'orgueil d'y
compter encore, quand au contraire, je me rends justice,
en cessant d'y prétendre. Je suis avec respect, Madame,
votre très humble et très obéissante servante.
Parts ce i" novembre ij**.
y
296 LES LIAISONS DANGERil^i^^

LETTRF rxXIX
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUII

Dites-moi donc, ma belle amie, d'où peut venir ce


ton d'aigreur et de persiHage qui règne dans votre der-
nière Icnrc? Quel est donc ce crime que j'ai commis,
apparemment sans m'en douter, et qui vous donne tant
d'humeur? J'ai eu l'air, me reprochez-vous, de compter
sur votre consentement avant de l'avoir obtenu mais
:

je croyais que ce qui pourrait paraître de la présomption


pour tout le monde, ne pouvait jamais être pris, de vous
à moi, que pour de la confiance et depuis quand ce sen-
:

timent nuit-il à l'amitié ou à l'amour? En réunissant


l'espoir au désir, je n'ai fait que céder à l'impulsion
naturelle, qui nous fait nous placer toujours le plus près
possible du bonheur que nous cherchons; et vous avez
pris pour l'elïet de l'orgueil ce qui ne l'était que de
mon empressement. Je sais fort bien que l'usage a intro-
duit, dans ce cas, un doute respectueux mais vous savez
:

aussi que ce n'est qu'une forme, un simple protocole;


et j'étais, ce me semble, autorisé à croire que ces pré-
cautions minutieuses n'étaient plus nécessaires entre
nous.
Il me semble même que cette marche franche et libre,

quand elle est fondée sur une ancienne liaison, est bien
préférable à l'insipide cajolerie, qui affadit si souvent
l'amour. Peut-être, au reste, le prix que je trouve à cette
manière, ne vient-il que de celui que j'attache au bonheur
qu'elle me rappelle : mais par là même, il me serait plus
pénible encore de vous voir en juger autrement.
Voilà pourtant le seul tort que je me connaisse car je
:

n'imagine pas que vous ayez nu penser sérieusement,


qu'il existât une femme dans le monde, qui me parût
préférable à vous; et encore moins, que j'aie pu vous
apprécier aussi mal que vous feignez de le croire. Vous
vous êtes regardée, me dites-vous, à ce sujet, et vous ne
vous êtes pas trouvée déchue à ce point. Je le crois bien,
et cela prouve seulement que votre miroir est fidèle. Mais
n'auricz-vous pas pu en conclure avec plus de facilité et
de justice, qu'à coup sûr je n'avais pas jugé ainsi de
vous ?
LETTRE CXXIX 297

Je cherche vainement une cause à cette étrange idée.


Il me semble pourtant qu'elle tient, de plus ou moins
près, aux éloges que je me suis permis de donner à
d'autres femmes. Je l'infère au moins de votre affectation
à relever les épithètes d'adorable, de céleste, d'attachante,
dont je me suis servi en vous parlant de madame de Tour-
vel, ou de la Mais ne savcz-vous pas que
petite Volangcs.
ces mots, plus souvent pris au hasard que par réflexion,
expriment moins le cas que l'on fait de la personne, que la
situation dans laquelle on se trouve quand on en parle?
Et si, dans le moment même où j'étais si vivement
affecté ou par l'une ou par l'autre, je ne vous en désirais
pourtant pas moins; si je vous donnais une préférence
marquée sur toutes deux, puisque enfin je ne pouvais
renouveler notre première liaison qu'au préjudice des
deux autres, je ne crois pas qu'il y ait là si grand sujet
de reproche.
Il ne me sera pas plus difficile de me justifier sur le

charme inconnu dont vous me paraissiez aussi un peu cho-


quée car d'abord, de ce qu'il est inconnu, il ne s'ensuit
:

pas qu'il soit plus fort. Hé! qui pourrait l'emporter sur
les délicieux plaisirs que vous seule savez rendre toujours
nouveaux, comme toujours plus vifs? J'ai donc voulu
dire seulement que celui-là était d'un genre que je n'avais
pas encore éprouvé; mais sans prétendre lui assigner
de classe; et j'avais ajouté, ce que je répète aujourd'hui,
que, quel qu'il soit, je saurai le combattre et le vaincre.
J'y mettrai bien plus de zèle encore, si je peux voir dans
ce léger travail un hommage à vous offrir.
Pour la petite Cécile, je crois bien inutile de vous en
parler. Vous n'avez pas oublié que c'est à votre demande
que je me suis chargé de cette enfant, et je n'attends que
votre congé pour m'en défaire. J'ai pu remarquer son
ingénuité et sa fraîcheur; j'ai pu même la croire un
moment attachante, parce que, plus ou moins, on se
complaît toujours un peu dans son ouvrage mais assuré- :

ment, elle n'a assez de consistance en aucun genre, pour


fixer en rien l'attention.
A présent, ma belle amie, j'en appelle à votre justice, à
vos premières bontés pour moi; à la longue et parfaite
amitié, à l'entière confiance qui depuis ont resserré nos
liens ai-je mérité le ton rigoureux que vous prenez avec
:

moi? Mais qu'il vous sera facile de m'en dédommager


quand vous voudrez! Dites seulement un mot, et vous
verrez si tous les charmes et tous les anachements me
.

298 LES LIAISONS DANt.I KM SF:S

retiendront ici, non pas un jour, mais une minute. J^


volerai à vos pieds et dans vos bras, et je vous prouverai,
mille fois et de mille manières, que vous êtes, que vous
serez toujours, la véritable souveraine de mon cœur.
Adieu, ma belle amie; j'attends votre réponse avec
beaucoup d'empressement.

Paris cf j not^embre 17**.


i

LETTRE CXXX
MADAME DE ROSEMONDE A LA PRÉSIDENTE DE TOLUVEL

Et pourquoi, ma chère Belle, ne voulez-vous plus


être ma pourquoi semblez-vous m'annoncer que
fille?
toute correspondance va être rompue entre nous ? Est-c
pour me punir de n'avoir pas devine ce qui était contre
toute vraisemblance? ou me soupçonnez-vous de vous
avoir affligée volontairement ? Non, je connais trop bien
votre cœur, pour croire qu'il pense ainsi du mien. Aussi
la peine que m'a faite votre lettre est-elle bien moins
relative à moi qu'à vous-même!
O ma jeune amie! je vous le dis avec douleur; mais
vous êtes bien trop digne d'être aimée, pour que jamais
l'amour vous rende heureuse. Hé! quelle femme vrai-
ment délicate et sensible, n'a pas trouve l'infortune dans
ce même sentiment qui lui promettait tant de bonheur!
Les hommes savent-ils apprécier la femme qu'ils pos-
sèdent ?
Çjc n'est pas que plusieurs ne soient honnêtes dans leurs
procédés, et constants dans leur affection mais, parmi
:

ceux-là même, combien peu savent encore se mettre à


l'unisson de notre cœur! Ne croyez pas, ma chère enfant,
que leur amour soit éprouvent
semblable au nôtre. Ils
bien la même ivresse; souvent même
y mettent
ils plus
d'emportement mais ils ne connaissent pas cet empres-
:

sement inquiet, cette sollicitude délicate, qui produit en


nous ces soins tendres et continus, et dont l'unique but
est toujours l'objet aimé. L'homme )ouit du bonheur
qu'il ressent, et la femme de celui qu'elle procure. Cxttc
différence, si essentielle et si peu remarquée, influe pour-
tant, d'une manière bien sensible, sur la totalité de leur
LETTRE CXXX 299

conduite respective. Le plaisir de l'un est de satisfaire


des désirs, celui de l'autre est surtout de les faire naître.
Plaire n'est pour lui qu'un moyen de succès; tandis que
pour elle, c'est le succès lui-même. Et la coquetterie, si
souvent reprochée aux femmes, n'est autre chose que
l'abus de cette façon de sentir, et par là même en prouve
la réalité. Enfin, ce goût exclusif, qui caractérise parti-
culièrement l'amour, n'est dans l'homme qu'une préfé-
rence, qui sert, au plus, à augmenter un plaisir, qu'un
autre objet affaiblirait peut-être, mais ne détruirait pas;
tandis que dans les femmes, c'est un sentiment profond,
qui non seulement anéantit tout désir étranger, mais qui,
plus fort que la nature, et soustrait à son empire, ne leur
laisse éprouver que répugnance et dégoût, là même où
semble devoir naître la volupté.
Et n'allez pas croire que des exceptions plus ou moins
nombreuses, et qu'on peut citer, puissent s'opposer avec
succès à ces vérités générales! Elles ont pour garant la
voix publique, qui, pour les hommes seulement, a distin-
gué l'infidélité de l'inconstance distinction dont ils se
:

prévalent, quand ils devraient en être humiliés; et qui,


pour notre sexe, n'a jamais été adoptée que par ces
femmes dépravées qui en sont la honte, et à qui tout
moyen paraît bon, qu'elles espèrent pouvoir les sauver
du sentiment pénible de leur bassesse.
J'ai cru, ma chère Belle, qu'il pourrait vous être utile
d'avoir ces réflexions à opposer aux idées chimériques
d'un bonheur parfait dont l'amour ne manque jamais
d'abuser notre imagination espoir trompeur, auquel on
:

tient encore, même alors qu'on se voit forcé de l'aban-


donner, et dont la pêne irrite et multiplie les chagiins
déjà trop réels, inséparables d'une passion vive! Cet
emploi d'adoucir vos peines, ou d'en diminuer le nombre
est le seul que je veuille, que je puisse remplir en ce
moment. Dans les maux sans remèdes, les conseils ne
peuvent plus porter que sur le régime. Ce que je vous
demande seulement, c'est de vous souvenir que plaindre
un malade, ce n'est pas le blâmer. Eh! qui sommes-
nous, pour nous blâmer les uns les autres? Laissons le
droit de juger, à celui-là seul qui cœurs; et
lit dans les
j'ose même croire qu'à ses yeux paternels, une foule de
vertus peut racheter une faiblesse.
Mais, je vous en conjure, ma chère amie, défendez-
vous surtout de ces résolutions violentes, qui annoncent
moins la force qu'un entier découragement n'oubliez :
300 LES LIAISONS DANGEREUSES

pas qu'en rendant un autre possesseur de votre existence


pour me ser\ir de votre expression, vous n'avez pas
pu cependant frustrer vos amis de ce qu'ils en possédaient
à l'avance, et qu'ils ne cesseront jamais de réclamer.
Adieu, ma chère tille; songez quelquefois à votre tendre
mère et croyez que vous serez toujours, et par-dessus
tout, l'objet de ses plus chères pensées.

Du château de... ce 4 novembre 77**.

LETTRE CXXXI
LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

A bonne heure, Vicomte, et je suis plus contente


la
de vous cette fois-ci que l'autre; mais à présent, causons
de bonne amitié et j'espère vous convaincre que, pour
vous comme pour moi, l'arrangement que vous paraissez
désirer serait une véritable folie.
N'avez-vous pas encore remarqué que le plaisir, qui
est bien en effet Tunique mobile de la réunion des deux
sexes, ne suffit pounant pas pour former une liaison
entre eux? et que, s'il est précédé du désir qui rapproche,
il n'est pas moins suivi du dégoût qui repousse ? C'est une

loi de la nature, que l'amour seul peut changer; et de


l'amour, en a-t-on quand on veut?" Il en faut pourtant
toujours et cela serait vraiment fon embarrassant, si on
:

ne s'était pas aperçu qu'heureusement il suffisait qu'il en


existât d'un côté. La difficulté est devenue par là de moi-
tié moindre, et même sans qu'il y ait eu beaucoup à
perdre; en effet, l'un jouit du bonheur d'aimer, l'autre
de celui de plaire, un peu moins vif à la vérité, mais auquel
je joins le plaisir de tromper, ce qui fait équilibre; et
tout s'arrange.
Mais dites-moi. Vicomte, qui de nous deux se chargera
de tromper l'autre? Vous savez l'histoire de ces deux
fripons qui se reconnurent en jouant Nous ne nous
:

ferons rien, se dirent-ils, payons les caries par moitié; et


ils quinèrent la panie. Suivons, croyez-moi, ce prudent

exemple, et ne perdons pas ensemble un temps que nous


pouvons si bien employer ailleurs.
Pour vous prouver qu'ici votre intérêt me décide
autant que le mien, et que je n'agis ni par humeur, ni par
n

LETTRE CXXXI 301

capnccye ne vous refuse pas le prix convenu entre nous :

je sens a merveille que pour une seule soirée nous nous


suffirons de reste; et je ne doute même pas que nous ne
sachions assez l'embellir pour ne la voir finir qu'à regret.
^
Mais n'oublions pas que ce regret est nécessaire au
bonheur; et quelque douce que soit notre illusion,
n'allons pas croire qu'elle puisse être durablej
Vous voyez que je m'exécute à mon tour, et cela, sans
que vous vous soyez encore mis en règle avec moi; car
enfin je devais avoir la première lettre de la céleste prude ;

et pourtant, soit que vous y teniez encore, soit que vous


ayez oublié les conditions d'un marché, qui vous inté-
resse peut-être moins que vous ne voulez me le faire
croire, je n'ai rien reçu, absolument rien. Cependant, ou
je me trompe, ou la tendre dévote doit beaucoup écrire :

car que ferait-elle quand elle est seule ? elle n'a sûrement
pas le bon esprit de se distraire. J'aurais donc, si je vou-
lais, quelques petits reproches à vous faire; mais je les
passe sous silence, en compensation d'un peu d'humeur
que j'ai eu peut-être dans ma dernière lettre.
A présent, Vicomte, il ne me reste plus qu'à vous faire
une demande et elle est encore autant pour vous que pour
moi c'est de différer un moment que je désire peut-être
:

autant que vous, mais dont il me semble que l'époque


doit être retardée jusqu'à mon retour à la ville. D'une
part, nous n'aurions pas ici la liberté nécessaire; et, de
l'autre, j'y aurais quelque risque à courir :car il ne fau-
drait qu'un peu de jalousie, pour me rattacher de plus
belle ce triste Belleroche, qui pourtant ne tient plus qu'à
un fil. Il en est déjà à se battre les flancs pour m'aimer;
c'est au point, qu'à présent je mets autant de mahce que
de prudence dans les caresses dont je le surcharge. Mais,
en même temps, vous voyez bien que ce ne serait pas là
un sacrifice à vous faire une infidélité réciproque rendra
!

le charme bien plus puissant.


S^yez^v'ous que_ je regrette quelq uefois que^ ous en
soyons réduits à ces ressourcés Dans le temps où nous,
!

nous aimions car je crois que c'était de l'amour, j'étais A


heureuse; et vous. Vicomte!... Mais pourquoi s'occuper
j
encore d'un bonheur qui ne peut revenir? Non, quoi /
que vous en disiez, c'est un retour impossible. D'abord,
j'exigerais des sacrifices que sûrement vous ne pourriez I

ou ne voudriez pas me faire, et qu'il se peut bien que je


|
ne mérite pas ; et puis. j^ommciiL-iiûus fixer ? Oh non, ! I

non, je ne veux seulement pas m'occuper de cette idée; et\


302 LES MAISONS DANi.i 1 1 Li»Li

malgré le plaisir que )e trouve en ce moment a voui ccriff


j'aime mieux vous quitter brusquement.
Adieu, Vicomte.
Du chùuau de... ce 6 tiaiembre 77**.

LETTRE CXXXII

LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE ROSEMONDE

Pénétrée, Madame, de vos bontés pour moi, )e m'y


livrerais tout entière, si n'étais retenue, en quelque
je
sorte, par la crainte de les profaner en les acceptant
Pourquoi faut-il, quand je les vois si précieuses, que |c
sente en même temps que je n'en suis plus digne? Ah!
j'oserai du moins vous en témoigner ma reconnais-
sance; j'admirerai, surtout, cette indulgence de la vertu,
qui ne connaît nos faiblesses que pour y compatir,
et dont le charme puissant conser\'e sur les cœurs un
empire si doux et si fort, même à côté du charme de
l'amour.
Mais puis-je mériter encore une amitié qui ne suttit
plus à mon bonheur? Je dis de même de vos conseils;
j'en sens le prix et ne puis les suivre. Et comment ne
croirais-je pas à un bonheur parfait, quand je l'éprouve en
ce moment ? Oui, si les hommes sont tels que vous le
dites, il faut les fuir, ils sont haïssables; mais qu'alors
Valmont est loin de leur ressembler! S'il a comme eux
cette violence de passion, que vous nommez emporte-
ment, combien n'cst-elle pas surpassée en lui par l'excès
de sa délicatesse ! O
mon amie vous me parlez de parta-
!

ger mes peines, jouissez donc de mon bonheur; je le dois


à l'amour, et de combien encore l'objet en augmente le
prix! Vous aimez votre neveu, dites-vous, peut-être avec
faiblesse? ah! si vous le connaissiez comme moi! je
l'aime avec idolâtrie, et bien moins encore qu'il ne le
mérite. Il a pu sans doute être entraîné dans quelques
erreurs, il en convient lui-même; mais qui jamais connut
comme lui le véritable amour? Que puis-)e vous dire de
plus ? il le ressent tel qu'il l'inspire.
Vous allez croire que c'est là une de ces idées chtnun^ues
dcmt ramintr ne manif ne jamais d\ihuser notre ima^maium ;
mais dans ce cas, pourquoi serait-il devenu plus tendre,
LETTRE CXXXIII 303

plus empressé, depuis qu'il n'a plus rien à obtenir? Je


l'avouerai, je lui trouvais auparavant un air de réflexion,
de réscr\'e, qui l'abandonnait rarement et qui souvent me
ramenait, malgré moi, aux fausses et cruelles impressions
qu'on m'avait données de lui. Mais depuis qu'il peut se
livrer sans contrainte aux mouvements de son cœur, il
semble deviner tous les désirs du mien. Qui sait si nous
n'étions pas nés l'un pour l'autre! si ce bonheur ne
m'était pas réservé, d'être nécessaire au sien Ah si c'est
! !

une illusion, que je meure donc avant qu'elle finisse.


Mais non; je veux vivre pour le chérir, pour l'adorer.
Pourquoi cesserait-il de m'aimer? Quelle autre femme
rendrait-il plus heureuse que moi ? Et, je le sens par moi-
même; ce bonheur qu'on fait naître, est le plus fort lien,
le seul qui attache véritablement. Oui, c'est ce sentiment
délicieux qui anoblit l'amour, qui le purifie en quelque
sorte, et le rend vraiment digne d'une âme tendre et géné-
reuse, telle que celle de Valmont.
Adieu, ma chère, ma respectable, mon indulgente
amie. Je voudrais en vain vous écrire plus longtemps;
voici l'heure où il a promis de venir, et toute autre idée
m'abandonne. Pardon! mais vous voulez mon bonheur,
et il est si grand dans ce moment, que je suffis à peine à
le sentir.

Paris, ce 7 novembre //**.

LETTRE CXXXIII
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Quels sont donc, ma belle amie, ces sacrifices que vous


jugez que je ne ferais pas, et dont pounant le prix serait
de vous plaire? Faites-les-moi connaître seulement,
et si je balance à vous les offrir, je vous permets d'en
refuser l'hommage. Eh! comment me jugez- vous depuis
quelque temps, si, même dans votre indulgence, vous
doutez de mes sentiments ou de mon énergie ? Des sacri-
fices que je ne voudrais ou ne pourrais pas faire! Ainsi,
vous me croyez amoureux, subjugué? et le prix que j'ai
mis au succès, vous me soupçonnez de l'attacher à la
personne? Ah! grâces au Ciel, je n'en suis pas encore
réduit là, et je m'offre à vous le prouver. Oui, je vous
304 ItS LIAISONS DANGFH^' '^^^^

le prouverai, quand même ce devrait être envers


madame de Tourxel. Assurément, après cela, il ne doit
pas vous rester de doute.
J'ai pu, je crois, sans me compromettre, donner quelque
temps à une femme, qui a au moms le mente d'être d'un
genre qu'on rencontre rarement. Peut-être aussi la
saison morte dans laquelle est venue cette aventure, m'a
fait m'y livrer davantage; et encore à présent, qu'à peine
le grand courant commence à reprendre, il n'est pas
étonnant qu'elle m'occupe presque en entier. Mais songez
donc qu'il n'y a guère que huit jours que je jouis du fruit
de trois mois de soins. Je me suis si souvent arrêté
davantage à ce qui valait bien moins, et ne m'avait pas tant
coûté!... et jamais vous n'en avez rien conclu contre moi.
Et puis, voulez-vous savoir la véritable cause de l'em-
pressement que j'y mets? la voici. Cène femme est natu-
rellement timide; dans les premiers temps, elle doutait
sans cesse de son bonheur, et ce doute suffisait pour le
troubler : en sorte que je commence à peine à pouvoir
remarquer jusqu'où va ma puissance en ce genre. C'est
une chose que j'étais pourtant curieux de savoir; et
l'occasion ne s'en trouve pas si facilement qu'on le croit.
D'abord, pour beaucoup de femmes, le plaisir est tou-
jours le plaisir, et n'est jamais que cela; et auprès de
celles-là, de quelque titre qu'on nous décore, nous ne
sommes jamais que des facteurs, de simples commission-
naires, dont l'activité fait tout le mérite, et parmi lesquels,
celui qui fait le plus, est toujours celui qui fait le mieux.
Dans une autre classe, peut-être la plus nombreuse
aujourd'hui, la célébrité de l'amant, le plaisir de l'avoir
enlevé à une rivale, la crainte de se le voir enlever à son
tour, occupent les femmes presque tout entières nous
:

entrons bien, plus ou moins, pour quelque chose dans


l'espèce de bonheur dont elles jouissent; mais il tient
plus aux circonstances qu'à la personne. Il leur vient par
nous, et non de nous.
Il fallait donc trouver, pour mon observation, une
femme délicate et sensible, qui fît son unique affaire de
l'amour, et qui, dans l'amour même, ne vît que son
amant; dont l'émotion, loin de suivre la route ordinaire,
partît toujours du cœur, pour arriver aux sens; que j'ai
vue par exemple (et je ne parle pas du premier jour)
sortir du plaisir tout éplorée, et le moment d'après
retrouver la volupté dans un mot qui répondait à son
âme. Enfin, il fallait qu'elle réunît encore cette candeur
LETTRE CXXXIII 305

naturelle, devenue
insurmontable par l'habitude de
ne lui permet de dissimuler aucun des
s'y livrer, et qui
sentiments de son cœur. Or, vous en conviendrez, de
telles femmes sont rares; et je puis croire que sans celle-
ci, je n'en aurais peut-être jamais rencontré.
Il ne serait donc pas étonnant qu'elle me fixât plus
longtemps qu'une autre, et si le travail que je veux faire
sur elle, exige que je la rende heureuse, parfaitement heu-
reuse, pourquoi m'y refuscrais-je, surtout quand cela me
sert, au lieu de me contrarier? Mais de ce que l'esprit est
occupé, s'ensuit-il que le cœur soit esclave? non, sans
doute. Aussi le prix que je ne me défends pas de mettre
à cette aventure, ne m'empêchera pas d'en courir
d'autres, ou même de la sacrifier à de plus agréables.
Je suis tellement libre, que je n'ai seulement pas
négligé la petite Volanges, à laquelle pourtant je tiens si
peu. Sa mère la ramène à la ville dans trois jours; et moi,
depuis hier, j'ai su assurer mes communications quelque
:

argent au portier, et quelques fleurettes à sa femme,


en ont fait l'affaire. Concevez-vous que Danceny n'ait
pas su trouver ce moyen si simple? et puis, qu'on dise
que l'amour rend ingénieux! il abrutit au contraire ceux
qu'il domine. Et je ne saurais pas m'en défendre! Ah!
soyez tranquille. Déjà je vais, sous peu de jours, affaiblir,
en la partageant, l'impression peut-être trop vive que
j'ai éprouvée; et si un simple partage ne suffît pas, je les
multiplierai.
Je n'en serai pas moins prêt à remettre la jeune pen-
sionnaire à son discret amant, dès que vous le jugerez à
propos. Il me semble que vous n'avez plus de raison pour
l'en empêcher; et moi, je consens à rendre ce service
signalé au pauvre Danceny. C'est, en vérité, le moins
que je lui doive pour tous ceux qu'il m'a rendus. Il est
actuellement dans la grande inquiétude de savoir s'il
sera reçu chez madame de Volanges; je le calme le plus
que je peux, en l'assurant que, de façon ou d'autre, je
ferai son bonheur au premier jour et en attendant, je
:

continue à me charger de la correspondance, qu'il veut


reprendre à l'arrivée de sa Cécile. J'ai déjà six lettres de
lui, et j'en aurai bien encore une ou deux avant l'heureux
jour. Il faut que ce garçon-là soit bien désœuvré !

Mais laissons ce couple enfantin, et revenons à nous;


que je puisse m'occuper uniquement de l'espoir si doux
que m'a donné votre lenre. Oui, sans doute vous me
fixerez, et je ne vous pardonnerais pas d'en douter. Ai-je
306 LES LIAISONS DANi.l.Ki-U^iL^i

donc jamais cesse pour vous? Nos liens


d'être constant
ont été dénoues, et non pas rompus; notre prétendue
rupture ne tut qu'une erreur de notre imagmation nos :

sentiments, nos intérêts, n'en sont pas moins restés unis.


Semblable au voyageur, qui revient détrompé, )e recon-
naîtrai comme lui, que j'avais laisse le bonheur pour
courir après l'espérance et je dirai comme d'Harcourt :

Plus je vis d'étrangers, plus j'aimai ma patrie *.

Ne combattez donc plus l'idée ou plutôt le sentiment


qui vous ramène à moi et après avoir essayé de tous les
;

plaisirs dans nos courses différentes, jouissons du bonheur


de sentir qu'aucun d'eux n'est comparable à celui que
nous avions éprouvé, et que nous retrouverons plus
délicieux encore!
Adieu, ma charmante amie. Je consens à attendre votre
retour mais pressez-le donc, et n'oubliez pas combien
:

je le désire.
Paris 3 ce 8 ncnembre 17**.

LETTRE CXXXIV
LA MARQUISE DE MERTEUII. AU VICOMTE DE VALMONT

En Vicomte, vous êtes bien comme les enfants,


vérité
devant qui il ne faut rien dire, et à qui on ne peut rien
montrer qu'ils ne veuillent s'en emparer aussitôt! l'ne
simple idée qui me vient, à laquelle même je vous aver-
tis que je ne veux pas m 'arrêter, parce que je vous en
parle, vous en abusez pour y ramener mon intention;
p<^ur m'y fixer, quand je cherche à m'en distraire;
et me faire, en quelque sorte, partager maigre moi vos
désirs étourdis! Est-il donc généreux à vous de me laisser
supp<irtcr seule tout le fardeau de la prudence? Je vous
le redis, et me le répète plus souvent encore, l'arrange-
ment que vous me proposez est réellement impossible.
Quand vous y mettriez toute la générosité que vous me
montrez en ce moment, croyez-vous que je n'aie pas aussi
ma délicatesse, et que je veuille accepter dt*s sacrifices qui
nuiraient à votre bonheur?

* De Buxoi, iragédi* du Siège de Calais


LETTRE CXXXIV 307

Or, est-il vrai, Vicomte, que vous vous faites illusion


sur le sentiment qui vous attache à madame de Tourvel ?
C'est de l'amour, ou il n'en exista jamais : vous le niez
bien de cent façons; mais vous le prouvez de mille.
Qu'est-ce, par exemple, que ce subterfuge dont vous vous
servez vis-à-vis de vous-même fcar je vous crois sincère
avec moi), qui vous fait rapporter à l'envie d'observer
le désir que vous ne pouvez ni cacher ni combanre, de
garder cette femme? Ne dirait-on pas que jamais vous
n'en avez rendu une autre heureuse, parfaitement heu-
reuse? Ah! si vous en doutez, vous avez bien peu de
mémoire! Mais non, ce n'est pas cela. Tout simplement
votre cœur abuse votre esprit, et le fait se payer de mau-
vaises raisons mais moi, qui ai un grand intérêt à ne pas
:

m'y tromper, je ne suis pas si facile à contenter.


C'est ainsi qu'en remarquant votre politesse, qui vous
a fait supprimer soigneusement tous les mots que vous
vous êtes imaginé m'avoir déplu, j'ai vu cependant que,
peut-être sans vous en apercevoir, vous n'en conserviez
pas moins les mêmes idées. En effet, ce n'est plus l'ado-
rable, la céleste madame de Tourvel, mais c'est une femme
étonnante, une femme délicate et sensible, et cela, à l'exclu-
sion de toutes les autres ; une femme rare enfin, et telle
qu'on n'en rencontrerait pas une seconde. Il en est de même
de ce charme inconnu qui n'est pas le plus fort. Hé bien!
soit: mais puisque vous ne l'aviez jamais trouvé jusque-
là, il est bien à croire que vous ne le trouveriez pas davan-

tage à l'avenir, et la perte que vous feriez n'en serait


pas moins irréparable. Ou ce sont là, Vicomte, des sym-
ptômes assurés d'amour, ou il faut renoncer à en trouver
aucun.
Soyez assuré, que pour cette fois, je vous parle sans
humeur. Je me suis promis de n'en plus prendre; j'ai trop
bien reconnu qu'elle pouvait devenir un piège dange-
reux. Croyez-moi, ne soyons qu'amis, et restons-en là.
Sachez-moi gré seulement de mon courage à me défendre :

oui, de mon courage; car il en faut quelquefois, même


pour ne pas prendre un parti qu'on sent être mauvais.
Ce n'est donc plus que pour vous ramener à mon avis
par persuasion, que je vais répondre à la demande que
vous me faites sur les sacrifices que j'exigerais et que vous
ne pourriez pas faire. Je me sers à dessein de ce mot
exiger, parce que je suis sûre que, dans un moment, vous
m'allez en effet trouver trop exigeante mais tant mieux
: !

Loin de me fâcher de vos refus, je vous en remercierai.


308 LES LIAISONS DANGEREUSES

Tenez, ce n'est pas avec vous que je veux dissimuler, j'en


ai peut-être besoin.
J'exigerais donc, voyez la cruauté! que cette rare, cette
étonnantemadame de Tourvei ne fût plus pour vous
qu'une femme ordinaire, une femme telle qu'elle est
seulement car il ne faut pas s'y tromper; ce charme
:

qu'on croit trouver dans les autres, c'est en nous qu'il


existe; et c'est l'amour seul qui embellit tant l'obiet
aimé. Ce que je vous demande là, tout impossible que
cela soit, vous feriez peut-être bien l'effort de me le pro-
mettre, de me le jurer même; mais, je l'avoue, )e n'en
croirais pas de vains discours. Je ne pourrais être per-
suadée que par l'ensemble de votre conduite.
Ce n'est pas tout encore, je serais capricieuse. Ce sacri-
fice de la petite Cécile, que vous m'otfrez de si bonne
grâce, je ne m'en soucierais pas du tout. Je vous deman-
derais au contraire de continuer ce pénible ser\ice,
jusqu'à nouvel ordre de ma part; soit que j'aimasse à
abuser ainsi de mon empire; soit que, plus indulgente
ou plus juste, il me suffit de disposer de vos sentiments,
sans vouloir contrarier vos plaisirs. Quoi qu'il en soit,
je voudrais être obéie; et mes ordres seraient bien rigou-
reux!
Il me croirais obligée de vous remer-
est vrai qu'alors je
cier; que sait-on? peut-être même de vous récompenser.
Sûrement, par exemple j'abrégerais une absence qui me
deviendrait insupportable. Je vous reverrais enfin,
Vicomte, et je vous reverrais... comment?... Mais vous
vous souvenez que ceci n'est plus qu'une conversation,
un simple récit d'un projet impossible, et je ne veux pas
l'oublier toute seule...
Savez-vous que mon procès m'inquicte un peu? J'ai
voulu enfin connaître au juste quels étaient mes moyens;
mes avocats me citent bien quelques lois, et surtout
beaucoup d'auionics^ comme ils les appellent mais je :

n'y vois pas autant de raison et de justice. J'en suis


presque à regretter d'avoir refusé l'accommodement.
Cependant )e me rassure, en songeant que le priKureur
est adroit, l'avocat éloquent, et la plaideuse jolie. Si ces
trois moyens devaient ne plus valoir, il faudrait changer
tout le train des atiaires, et que deviendrait le respcci pour

lesanciens usages ?
procès est actuellement la seule chose qui me
Cjc
retienne ici. (x-lui de Belleroche est fini hors de C^ur, :

dépens compensés. Il en est à regretter le bal de ce soir;


LETTRE CXXXV 309

c'est bien regret d'un désœuvré! Je lui rendrai sa


le
liberté entière, à mon retour à la ville. Je lui fais ce dou-
loureux sacrifice, et je m'en console par la générosité
qu'il y trouve.
Adieu, Vicomte, écrivez-moi souvent le détail de :

vos plaisirsme dédommagera au moins en partie des


ennuis que j'éprouve.
Du château de... ce 11 novembre 17**.

LETTRE CXXXV

LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE ROSEMONDE

J'essaie de vous encore si je le pour-


écrire, sans savoir
rai. Ah! Dieu, quand je ma dernière lettre
songe qu'à
c'était l'excès de mon bonheur qui m'empêchait de la
continuer! C'est celui de mon désespoir qui m'accable
à présent; qui ne me laisse de force que pour sentir mes
douleurs, et m'ôte celles de les exprimer.
Valmont... Valmont ne m'aime plus, il ne m'a jamais
aimée. L'amour ne s'en va pas ainsi. Il me trompe, il me
trahit, il m'outrage. Tout ce qu'on peut réunir d'infor-
tunes, d'humiliations, je les éprouve, et c'est de lui
qu'elles me viennent.
Et ne croyez pas que ce soit un simple soupçon j'étais :

si loin d'en avoir! Je n'ai pas le bonheur de pouvoir


douter. Je l'ai vu que pourrait-il me dire pour se justi-
:

fier?... Aiais que lui importe! il ne le tentera seulement


pas... Malheureuse! que lui feront tes reproches et tes
larmes? c'est bien de toi qu'il s'occupe!...
Il est donc vrai qu'il m'a sacrifiée, livrée même... et à
qui?... une vile créature... Mais que dis-je? Ah! j'ai
perdu jusqu'au droit de la mépriser. Elle a trahi moins
de devoirs, elle est moins coupable que moi. Oh! que la
peine est douloureuse, quand elle s'appuie sur le remords !

Je sens mes tourments qui redoublent. Adieu, ma chère


amie; quelque indigne que je me sois rendue de votre
pitié, vous en aurez cependant pour moi, si vous pouvez
vous former l'idée de ce que je souffre.
Je viens de relire ma lettre, et je m'aperçois qu'elle ne
peut vous instruire de rien; je vais donc tâcher d'avoir le
310 LES LIAISONS DANGEREUSES

courage de vous raconter ce cruel événement. C^'ctait


hier; je devais pour la première fois, depuis mon retour,
souper hors de chez moi. Valmont vint me voir à cinq
heures; jamais il ne m'avait paru si tendre. Il me ht
connaître que mon projet de sortir le contrariait, et vous
jugez que j'eus bientôt celui de rester chez moi. Cepen-
dant, deux heures après, et tout à coup, son air et son ton
changèrent sensiblement. Je ne sais s'il me sera échappe
quelque chose qui aura pu lui déplaire; quoi qu'il en
soit, peu de temps après, il prétendit se rappeler une
affaire qui l'obligeait de me quitter, et il s'en alla ce ne :

fut pourtant pas sans m'avoir témoigné des regrets très


vifs, qui me parurent tendres, et qu'alors je crus sin-
cères.
Rendue à moi-même, je jugeai plus convenable de ne
pas me dispenser de mes premiers engagements, puisque
j'étais librede les remplir. Je finis ma toilette, et montai
en voiture. Malheureusement mon cocher me fit passer
devant l'Opéra, et je me trouvai dans l'embarras de la
sortie; j'aperçus à quatre pas devant moi, et dans la file
à côté de la mienne, la voiture de Valmont. Le cœur me
battit aussitôt, mais ce n'était pas de crainte; et la seule
idée qui m'occupait, était le désir que ma voiture avançât.
Au lieu de cela, ce fut la sienne qui fut forcée de reculer,
et qui se trouva à côté de la mienne. Je m'avançai sur-le-
champ quel fut mon étonnement, de trouver à ses côtés
:

une nlle, bien connue pour telle! Je me retirai, comme


vous pouvez penser, et c'en était déjà bien assez pour
navrer mon cœur mais ce que vous aurez peine à
:

croire, c'est que cette même fille, apparemment instruite


par une odieuse confidence, n'a pas quitté la portière de
la voiture, ni cessé de me regarder, avec des éclats de
rire à faire scène.
Dans l'anéantissement où j'en fus, je me laissai pour-
tant conduire dans la maison où je devais souper mais :

il me fut impossible d'y rester; je me sentais, à chaque

instant, prête à m'évanouir, et surtout je ne pouvais retenir


mes larmes.
En rentrant, l'ccnvis a M. de \'almont, et lui envoyai
ma Iciire aussitôt; il n'était pas chez lui. Voulant, à
quelque prix que ce fût, sortir de cet état de mort, ou le
confirmer à jamais, je renvoyai avec ordre de l'attendre :

mais avant minuit mon domestique revint, en me disant


que le cocher, qui était de retour, lui avait dit que son
maître ne rentrerait pas de la nuit. J'ai cru ce matin n'avoir
.

LETTRE CXXXVI 3II

plus autre chose à faire qu'à lui redemander mes lettres,


et le prier de ne plus revenir chez moi. J'ai en effet donné
des ordres en conséquence; mais sans doute, ils étaient
inutiles. Il est près de midi; il ne s'est point encore pré-
senté, et je n'ai pas même reçu un mot de lui.
A présent, ma chère amie, je n'ai plus rien à ajouter :

vous voilà instruite, et vous cormaissez mon cœur. Mon


seul espoir est de n'avoir pas longtemps encore à affliger
votre sensible amitié.
Paris, ce I s novembre ly**

LETTRE CXXXVI
LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL AU VICOMTE DE VALMONT

Sans doute, Monsieur, après ce qui s'est passé hier,


vous ne vous attendez plus à être reçu chez moi et sans
doute aussi vous le désirez fort peu! Ce billet a donc
moins pour objet de vous prier de n'y plus venir, que de
vous redemander des lettres qui n'auraient jamais dû
exister; et qui, si elles ont pu vous intéresser un moment,
comme des preuves de l'aveuglement que vous aviez fait
naître, ne peuvent que vous être indifférentes à présent
qu'il est dissipé, et qu'elles n'expriment plus qu'un senti-
ment que vous avez détruit.
Je reconnais et j'avoue que j'ai eu tort de prendre en
vous une confiance, dont tant d'autres avant moi avaient
été les victimes; en cela je n'accuse que moi seule mais
:

je croyais au moins n'avoir pas mérité d'être livrée, par


vous, au mépris et à l'insulte. Je croyais qu'en vous
sacrifiant tout, et perdant pour vous seul mes droits à
l'estime des autres et à la mienne, je pouvais m'attendre
cependant à ne pas être jugée par vous plus sévèrement
que par le public, dont l'opinion sépare encore, par un
immense intervalle, la femme faible de la femme dépra-
vée. Ces tons, qui seraient ceux de tout le monde, sont
les seuls dont je vous parle. Je me tais sur ceux de l'amour;
votre cœur n'entendrait pas le mien. Adieu, Monsieur.

Paris y ce 1$ novembre ly**.


312 LES LIAISONS DANGEREUSES

LETTRE CXXXVII
LE VICOMTE DE VALMONT A LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL

On vient seulement, Madame, de me rendre votre


lettre; j'ai frémi en la lisant, et elle me laisse à peine la
force d'y répondre. Quelle affreuse idée avez- vous donc
de moi! Ah! sans doute, j'ai des torts; et ne
tels que je
me pardormerai de ma vie, quand même vous les
les
couvririez de votre indulgence. Mais que ceux que vous
me reprochez ont toujours été loin de mon âme Qui, moi ! !

vous humilier! vous avilir! quand je vous respecte autant


que je vous chéris; quand je n'ai connu l'orgueil, que du
moment où vous m'avez jugé digne de vous. Les appa-
rences vous ont déçue et je conviens qu'elles ont pu être
;

contre moi mais n'aviez-vous donc pas dans votre cœur


:

ce qu'il fallait pour les combattre? et ne s'est-il pas


révolté à la seule idée qu'il pouvait avoir à se plaindre
du mien ? Vous l'avez cru cependant Ainsi, non seulement
!

vous m'avez jugé capable de ce délire atroce, mais vous


avez même craint de vous y être exposée par vos bontés
pour moi. Ah! si vous vous trouvez dégradée à ce point
par votre amour, je suis donc moi-même bien vil à vos
yeux ?
Oppressé par le sentiment douloureux que cette idée
me cause, perds à la repousser, le temps que je devrais
je
employer à la détruire. J avouerai tout; une autre consi-
dération me retient encore. Faut-il donc retracer des faits
que je voudrais anéantir, et fixer votre attention et la
mienne sur un moment d'erreur que je voudrais racheter
du reste de ma vie, dont je suis encore à concevoir la
cause, et dont le souvenir doit faire à jamais mon humi-
liation et mon désespoir? Ah! si, en m'accusant, je dois
exciter votre colère, vous n'aurez pas au moins à cher-
cher loin votre vengeance; il vous suffira de me livrer à
mes remords.
Cependant, qui le croirait ? cet événement a pour pre-
mière cause le charme tout-ruissant que j'éprouve auprès
de vous. Ce fut lui qui me nt oublier trop longtemps une
atfairc importante, et qui ne pouvait se remettre. Je
vous quittai trop tard, et ne trouvai plus la personne que
LETTRE CXXXVII 313

j'allais chercher. J'espérais la rejoindre à l'Opéra, et ma


démarche tut pareillement infructueuse. Emilie que j'y
trouvai, que j'ai connue dans un temps où j'étais bien
loin de connaître ni vous ni l'amour, Emilie n'avait pas
sa voiture, et me demanda de la remettre chez elle à
quatre pas de là. Je n'y vis aucune conséquence, et j'y
consentis. Mais ce fut alors que je vous rencontrai; et je
sentis sur-le-champ que vous seriez portée à me juger
coupable.
La crainte de vous déplaire ou de vous affliger est si
puissante sur moi, qu'elle dut être et fut en effet bientôt
remarquée. J'avoue même qu'elle me fit tenter d'engager
cette fille à ne pas se montrer; cette précaution de la déli-
catesse a tourné contre l'amour. Accoutumée, comme
toutes celles de son état, à n'être sûre d'un empire tou-
jours usurpé, que par l'abus qu'elles se permettent d'en
faire, Emilie se garda bien d'en laisser échapper une
occasion si éclatante. Plus elle voyait mon embarras s'ac-
croître, plus elle affectait de se montrer; et sa folle
gaîté, dont je rougis que vous ayez pu un moment vous
croire l'objet, n'avait de cause que la peine cruelle que
je ressentais, qui elle-même venait encore de mon res-
pect et de mon amour.
Jusque-là, sans doute, je suis plus malheureux que
coupable; et ces torts, qui seraient ceux de tout le ftionde, et
les seuls dont vous me parlez, ces torts n'existant pas, ne
peuvent m'être reprochés. Mais vous vous taisez en vain
sur ceux de l'amour je ne garderai pas sur eux le même
:

silence; un trop grand intérêt m'oblige à le rompre.


Ce n'est pas que, dans la confusion où je suis de cet
inconcevable égarement, je puisse, sans une extrême dou-
leur, prendre sur moi d'en rappeler le souvenir. Pénétré
de mes torts, je consentirais à en porter la peine, ou j'at-
tendrais mon pardon du temps, de mon étemelle ten-
dresse et de mon repentir. Mais comment pouvoir me
taire, quand ce qui me reste à vous dire importe à votre
délicatesse ?
Ne cherche un détour pour excuser
croyez pas que je
ou pallier ma m'avoue coupable. Mais je n'avoue
faute; je
point, je n'avouerai jamais que cette erreur humiliante
puisse être regardée comme un tort de l'amour. Eh!
que peut-il y avoir de commun entre une surprise des
sens, entre un moment d'oubli de soi-même, que suivent
bientôt la honte et le regret, et un sentiment pur, qui
ne peut naître que dans une âme délicate et s'y soutenir
314 LES LIAISONS DANGBBBDSeS

que par l'estime, et dont enfin le bonheur est le fruit! Ah !

ne profanez pas ainsi l'amour. Oaignez surtout de vous


profaner vous-même, en réunissant sous un même pomt
de vue, ce qui jamais ne peut se confondre. Laissez les
femmes viles et dégradées redouter une rivalité qu'elles
sentent malgré elles pouvoir s'établir, et éprouver les
tourments d'une jalousie également cruelle et humi-
liante :mais, vous, détournez vos yeux de ces objets qui
souilleraient vos regards; et pure comme la Divinité,
comme elle aussi punissez l'oflfense sans la ressentir.
Mais quelle peine m'imposerez-vous, qui me soit plus
douloureuse que celle que je ressens? qui puisse être
comparée au regret de vous avoir déplu, au désespoir de
vous avoir affligée, à l'idée accablante de m'être rendu
moins digne de vous? Vous vous occupez de punir! et
moi, je vous demande des consolations non que je les :

mérite; mais parce qu'elles me sont nécessaires, et qu'elles


ne peuvent me venir que de vous.
Si, tout à coup, oubliant mon amour et le vôtre, et ne
mettant plus de prix à mon bonheur, vous voulez au
contraire me livrer à une douleur éternelle, vous en avez le
droit; frappez mais si, plus indulgente, ou plus sensible,
:

vous vous rappelez encore ces sentiments si tendres qui


unissaient nos cœurs; cette volupté de l'âme, toujours
renaissante et toujours plus vivement sentie; ces jours si
doux, si fortunés, que chacun de nous devait à l'autre;
tous ces biens de l'amour et que lui seul procure! peut-
être préférez-vous le pouvoir de les faire renaître à celui
de les détruire. Que vous dirai-je enfin? j'ai tout perdu,
et tout perdu par ma faute; mais je puis tout recouvrer
par vos bienfaits. C'est à vous à décider maintenant.
Je n'ajoute plus qu'un mot. Hier encore, vous me juriez
que mon bonheur était bien sûr tant qu'il dépendrait
de vous! Ah! Madame, me livrercz-vous aujourd'hui
à un désespoir éternel ?

Paris y ce i s tun'cmbre 17**.


LETTRE CXXXVIII 315

LETTRE CXXXVIII
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Je persiste, ma belle amie non, je ne suis point amou-


:

reux; et ce n'est pas ma faute, si les circonstances me


forcent d'en jouer le rôle. Consentez seulement, et
revenez; vous verrez bientôt par vous-même, combien
je suis sincère. J'ai fait mes preuves hier, et elles ne peuvent
être détruites par ce qui se passe aujourd'hui.
J'étais donc chez la tendre prude, et j'y étais bien sans
aucune autre affaire car la petite Volanges, malgré son
:

état, devait passer toute la nuit au bal précoce de madame


V***. Le désœuvrement m'avait fait désirer d'abord
de prolonger cette soirée; et j'avais même, à ce sujet,
exigé un petit sacrifice; mais à peine fut-il accordé, que
le plaisir que je me promettais fut troublé par l'idée de
cet amour que vous vous obstinez à me croire, ou au
moins à me reprocher; en sorte que je n'éprouvai plus
d'autre désir, que celui de pouvoir à la fois m'assurer et
vous convaincre que c'était, de votre part, pure calomnie.
Je pris donc un parti violent; et sous un prétexte assez
léger, je laissai là ma belle, toute surprise, et sans doute
encore plus affligée. Mais moi, j'allai tranquillement
joindre Emilie à l'Opéra; et elle pourrait vous rendre
compte, que jusqu'à ce matin que nous nous sommes
séparés, aucun regret n'a troublé nos plaisirs.
J'avais pourtant un assez beau sujet d'inquiétude si
ma parfaite indifférence ne m'en avait sauvé car vous :

saurez que j'étais à peine à quatre maisons de l'Opéra,


et ayant Emilie dans ma voiture, que celle de l'austère
dévote vint exactement ranger la mienne, et qu'un embar-
ras survenu nous laissa près d'un demi-quart d'heure
à côté l'un de l'autre. On se voyait comme à midi, et il
n'y avait pas moyen d'échapper.
Mais ce n'est pas tout; je m'avisai de confier à Emilie
que c'était la femme à la lenre. (Vous vous rappellerez
peut-être cette folie-là, et qu'Emilie était le pupitre *.)

* Lettres XIA'II et XLl'IJI.


3l6 LES LIAISONS DANGEREUSES

Elle qui ne l'avait pas oubliée, et qui est rieuse, n'eut de


cesse qu'elle n'eût considéré tout à son aise c£tie vertu,
disaii-cllc, et cela, avec des éclats de rire d'un scandale à
en donner de l'humeur.
Ce n'est pas tout encore; la jalouse femme n'envoya-
t-elle pas, chez moi, des le soir même ? Je n'y étais pas :

mais, dans son obstination, elle y envoya une seconde fois,


avec ordre de m'anendre. Moi, des que j'avais été décide
à rester chez Emilie, j'avais renvoyé ma voilure, sans
autre ordre au cocher que de venir me reprendre ce
matin; et comme en arrivant chez moi, il y trouva l'amou-
reux messager, il crut tout simple de lui dire que je ne
rentrerais pas de la nuit. Vous devinez bien l'etTet de
cette nouvelle, et qu'à mon retour, j'ai trouvé mon congé
signifié avec toute la dignité que comportait la circons-
tance.
Ainsi cette aventure, interminable, selon vous, aurait
pu, comme vous voyez, être finie de ce matin; si même
elle ne l'est pas, ce n'est point, comme vous l'allez croire,
que je mette du prix à la continuer c'est que, d'une part,
:

je n'ai pas trouvé décent de me laisser quiner; et, de


l'autre, que j'ai voulu vous réserver l'honneur de ce
sacrifice.
J'ai donc répondu au scvcre billet par une grande
épître de sentiments; j'ai donné de longues raisons, et je

me suis reposé sur l'amour, du soin de les faire trouver


bormes. J'ai déjà réussi. Je viens de recevoir un second
billet, toujours bien rigoureux, et qui confirme réternellc
rupture, comme cela devait être; mais dont le ton n'est
pourtant plus le même. Sunout, on ne veut plus me voir :

ce parti pris y est annoncé quatre fois de la manière la plus


irrévocable. J'en ai conclu qu'il n'y avait pas un moment
à perdre pour me présenter. J'ai déjà envoyé mon chas-
seur, pour s'emparer du suisse; et dans un moment, j'irai
moi-même faire signer mon pardon car dans les torts de
:

cette espèce, il n'y a qu'une seule formule qui porte


absolution générale, et celle-là ne s'expédie qu'en pré-
sence.
Adieu, ma charmante amie; )e cours tenter ce grand
événement.
Paris, ce 1$ noientbre 77**.
LETTRE CXXXIX 317

LETTRE CXXXIX
LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE ROSEMOXDE

Que je me reproche, ma sensible amie, de vous avoir


parlé trop et trop tôt de mes peines passagères! je suis
cause que vous vous affligez à présent; ces chagrins qui
vous viennent de moi durent encore, et moi, je suis heu-
reuse. Oui, tout est oublié, pardonné; disons mieux, tout
est réparé. A cet état de douleur et d'angoisses, ont suc-
cédé le calme et les délices. O joie de mon cœur, comment
vous exprimer! Valmont est innocent; on n'est point
coupable avec autant d'amour. Ces torts graves, offen-
sants, que je lui reprochais avec tant d'amertume, il
ne les avait pas et si, sur un seul point, j'ai eu besoin
d'indulgence, n'avais-je donc pas aussi mes injustices
à réparer ?
Je ne vous ferai point le détail des faits ou des raisons
qui le justifient; peut-être même l'esprit les apprécierait
mal c'est au cœur seul qu'il appartient de les sentir. Si
:

pourtant vous deviez me soupçonner de faiblesse, j'ap-


pellerais votre jugement à l'appui du mien. Pour les
hommes, dites-vous vous-même, l'infidélité n'est pas
l'inconstance.
Ce n'est pas que je ne sente que cette distinction, qu'en
vain l'opinion autorise, n'en blesse pas moins la déhca-
tesse mais de quoi se plaindrait la mienne, quand celle
:

de Valmont en souffre plus encore? Ce même ton que


j'oublie, ne croyez pas qu'il se le pardonne ou s'en
console; et pourtant, combien n'a-t-il pas réparé cette
légère faute par l'excès de son amour et celui de mon
bonheur!
Ou ma félicité est plus grande, ou j'en sens mieux le
prix depuis que j'ai craint de l'avoir perdue mais ce que
:

je puis vous dire, c'est que, si je me sentais la force de


supporter encore des chagrins aussi cruels que ceux que
je viens d'éprouver je ne croirais pas en acheter trop cher
le surcroît de bonheur que j'ai goûté depuis. O! ma
tendre mère, grondez votre fille inconsidérée, de vous
avoir affligée par trop de précipitation; grondez-la
d'avoir jugé témérairement et calomnié celui qu'elle ne
3l8 LES LIAISONS DANGEREUSES

devait pas cesser d'adorer; mais en la reconnaissant


imprudente, voyez-la heureuse, et augmentez sa joie en
la partageant.
Paris. Cl- i6 ncnettihre /"**, au ioir.

LETTRE CXL
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Comment donc se fait-il, ma belle amie, que je ne


reçoive point de réponse de vous? dernière lettre Ma
pourtant me paraissait en mériter une; et depuis trois
jours que je devrais l'avoir reçue, je l'attends encore!
Je suis fâché au moins; aussi ne vous parlerai-je pas du
tout de mes grandes affaires.
Que le raccommodement ait eu son plein eifet; qu'au
lieu de reproches et de méfiance, il n'ait produit que de
nouvelles tendresses; que ce soit moi actuellement qui
reçoive les excuses et les réparations dues à ma candeur
soupçonnée je ne vous en dirai mot et sans l'événement
; :

imprévu de la nuit dernière, je ne vous écrirais pas du


tout. Mais comme celui-là regarde votre pupille, et que
vraisemblablement elle ne sera pas dans le cas de vous en
informer elle-même, au moins de quelque tcmp>s, je me
charge de ce soin.
Par des raisons que vous devinerez, ou que vous ne
devinerez pas, madame de Tourvcl ne m'occupait plus
depuis quelques jours, et comme ces raisons-là ne pou-
vaient exister chez la petite Volanges, j'en étais devenu
plus assidu auprès d'elle. Grâce à l'obligeant portier, je
n'avais aucun obstacle à vaincre et nous menions, votre
:

pupille et moi, une vie commode et réglée. Mais l'habi-


tude amène la négligence les premiers jours nous
:

n'avions jamais pris assez de précautions pour notre


sûreté, nous tremblions encore derrière les verrous.
Hier, une incroyable distraction a causé l'accident dont
j'ai à vous instruire; et si, pour mon compte, j'en ai été

quine pour la peur, il en coûte plus cher à la petite fille.


Nous ne dormions pas, mais nous étions dans le repos
et l'abandon qui suivent la volupté, quand nous avons
entendu la porte de la chambre s'ouvrir tout à coup.
Aussitôt je saute à mon épée, tant pour ma défense
LETTRE CXL 319

que pour celle de notre commune pupille; je m'avance et


ne vois personne mais en effet la porte était ouverte.
:

Conmie nous avions de la lumière, j'ai été à la recherche,


et n'ai trouvé âme qui vive. Alors je me suis rapp>elé
que nous avions oublié nos précautions ordinaires; et
sans doute la porte poussée seulement, ou mal fermée,
s'était ouverte d'elle-même.
En ma timide compagne pour la tran-
allant rejoindre
quilliser, je ne l'ai plus trouvée dans son lit; elle était
tombée, ou s'était sauvée dans sa ruelle enfin, elle y :

était étendue sans connaissance, et sans autre mouve-


ment que d'assez fortes convulsions. Jugez de mon
embarras! Je parvins pourtant à la remettre dans son
lit, et même à la faire revenir; mais elle s'était blessée

dans sa chute, et elle ne tarda pas à en ressentir les


effets.
Des maux de reins, de violentes coliques, des symp-
tômes moins équivoques encore, m'ont eu bientôt éclairé
sur son état mais, pour le lui apprendre, il a fallu lui
:

dire d'abord celui où elle était auparavant; car elle ne


s'en doutait pas. Jamais peut-être, jusqu'à elle, on n'avait
conservé tant d'innocence, en faisant si bien tout ce qu'il
fallait pour s'en défaire! Oh! celle-là ne perd pas son
temps à réfléchir !

Mais elle en perdait beaucoup à se désoler, et je sentais


qu'il fallait prendre un parti. Je suis donc convenu avec
elle que j'irais sur-le-champ chez le médecin et le chirur-
gien de la maison, et qu'en les prévenant qu'on allait
venir les chercher, je leur confierais le tout, sous le secret;
qu'elle, de son côté, sonnerait sa femme de chambre;
qu'elle lui ferait ou ne lui ferait pas sa confidence, comme
elle voudrait; mais qu'elle enverrait chercher du secours,
et défendrait surtout qu'on réveillât madame de Vo-
langes attention délicate et naturelle d'une fille qui
:

craint d'inquiéter sa mère.


J'ai fait mes deux courses et mes deux confessions le
plus lestement que j'ai pu, et de là, je suis rentré chez
moi, d'où je ne suis-pas encore sorti; mais le chirurgien,
que je connaissais d'ailleurs, est venu à midi me rendre
compte de l'état de la malade. Je ne m'étais pas trompé;
mais il espère que s'il ne survient pas d'accident, on
ne s'apercevra de rien dans la maison. La fenmie de
chambre est du secret; le médecin a donné un nom à la
maladie; et cette affaire s'arrangera comme mille autres,
à moins que par la suite il ne nous soit utile qu'on en parle.

LES LIAUONS DANGEKEUSES II


.

320 LES LIAISONS DANGEREUSES

Mais y a-t-il encore quelque intérêt commun entre-


vous et moi? Votre silence m'en ferait douter; je n'
croirais même plus du tout, si le désir que j'en ai ne m^
faisait chercher tous les moyens d'en conser\'er l'espoir.
Adieu, ma belle amie; je vous embrasse, rancune
tenante.
Parùy ce 21 novembre 77**.

LETTRE CXLI
LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

Mon Dieu, Vicomte, que vous me gênez par votr


obstination! Que vous importe mon silence? croyez- vou
si je le garde, que ce soit faute de raisons pour m^

défendre. Ah! plût à Dieu! Mais non, c'est seulement


qu'il m'en coûte de vous les dire.
Parlez-moi vrai; vous faites-vous illusion à vous-
même, ou cherchez- vous à me tromper? la différent
entre vos discours et vos actions, ne me laisse de cho;
qu'entre ces deux sentiments lequel est le véritable
:

Que voulez-vous donc que je vous dise, quand moi-


môme je ne sais que penser ?
Vous paraissez vous faire un grand mérite de votre
dernière scène avec la Présidente; mais qu'est-ce donc
qu'elle prouve pour votre système, ou contre le mien?
Assurément je ne vous ai jamais dit que vous aimiez
assez cette femme pour ne pas la tromper, pour n'en pas
saisir toutes les occasions qui vous paraîtraient agréables
ou faciles; je ne doutais même pas qu'il ne vous fût à peu
près égal de satisfaire avec une autre, avec la première
venue, jusqu'aux désirs que celle-ci seule aurait fait
naître; et je ne suis pas surprise que, nour un libertinage
d'esprit qu'on aurait tort de vous disputer, vous ayez
fait une fois par projet, ce que vous aviez fait mille autres
par occasion. Qui ne sait que c'est là le simple courant du
monde, et votre usage à tous, tant que vous êtes, depuis
le scélérat jusqu'aux espèces ? Celui qui s'en abstient
aujourd'hui passe pour romanesque; et ce n'est pas là, je
crois, le défaut que je vous reproche.
Mais ce que j'ai dit, ce que j'ai pensé, ce que je pense
encore, c'est que vous n'en avez pas moins de l'amour
LETTRE CXLI 321

pour votre Présidente; non pas, à la vérité, de Tamour


bien pur ni bien tendre, mais de celui que vous pouvez
avoir; de celui, par exemple, qui fait trouver à une
les agréments ou les qualités qu'elle n'a pas; qui la place
dans une classe à part, et met toutes les autres en second
ordre; qui vous tient encore attaché à elle, même alors
que vous l'outragez; tel enfin que je conçois qu'un sul-
tan peut le ressentir pour sa sultane favorite, ce qui
ne l'empêche pas de lui préférer souvent une simple
odalisque. Ma comparaison me paraît d'autant plus
juste, que, comme lui, jamais vous n'êtes ni l'amant ni
l'ami d'une fenmie; mais toujours son tyran ou son
esclave. Aussi suis-je bien sûre que vous vous êtes bien
humihé, bien avili, pour rentrer en grâce avec ce bel
objet! et trop heureux d'y être parvenu, dès que vous
croyez le moment arrivé d'obtenir votre pardon, vous
me quittez pour ce grand événement.
Encore dans votre dernière lettre, si vous ne m'y par-
lez pas de cène femme uniquement, c'est que vous ne
voulez m'y rien dire de vos grandes affaires; elles vous
semblent si importantes, que le silence que vous gardez à
ce sujet, vous semble une punition pour moi. Et c'est
après ces mille preuves de votre préférence décidée pour
une autre, que vous me demandez tranquillement s'U y
a encore quelque intérêt commun entre vous et moi ? Prenez-
y garde. Vicomte si une fois je réponds, ma réponse sera
!

irrévocable; et craindre de la faire en ce moment, c'est


peut-être déjà en dire trop. Aussi je n'en veux absolu-
ment plus parler.
Tout ce que je peux faire, c'est de vous raconter une
histoire. Peut-être n'aurez-vous pas le temps de la lire, ou
celui d'y faire assez d'attention pour la bien entendre ?
libre à vous. Ce ne sera, au pis aller, qu'une histoire de
perdue.
Un homme de ma connaissance s'était empêtré, comme
vous, d'une femme qui lui faisait peu d'honneur. Il avait
bien, par intervalle, le bon esprit de sentir que, tôt ou
tard, cette aventure lui ferait ton : mais quoiqu'il en
rougît, il n'avait pas le courage de rompre. Son embarras
était d'autant plus grand, qu'il s'était vanté à ses amis
d'être entièrement libre; et qu'il n'ignorait pas que le
ridicule qu'on a, augmente toujours en proportion qu'on
s'en défend. Il passait ainsi sa vie, ne cessant de faire
des sottises, et ne cessant de dire après : Ce n'est pas ma
faute. Cet homme avait une amie qui fut tentée un
322 LES MAISONS DANGEREUSES

moment de le livrer au public en cet état d'ivresse, et de


rendre amsi son ridicule ineffaçable; mais pourtant, plus
généreuse que maligne, ou peut-cire encore par quelque
autre motif, elle voulut tenter un dernier moyen, pxiur
être, à tout événement, dans le cas de dire comme son
ami : O
nest pas ma faute. Elle lui fit donc parvenir sans
aucun autre avis, la lettre qui suit, comme un remède
dont l'usage pourrait être utile à son mal.
« On s'ennuie de tout, mon ange, c'est une loi de la

nature; ce n'est pas ma faute.


« Si donc, je m'ermuie aujourd'hui d'une aventure qui

m'a occupé entièrement depuis quatre mortels mois,


ce n'est pas ma faute.
« Si, par exemple, j'ai eu juste autant d'amour que toi

de vertu, et c'est sûrement beaucoup dire, il n'est pas


étonnant que l'un ait fini en même temps que l'autre.
Ce n'est pas ma faute.
« Il suit de là, que depuis quelque temps je t'ai trom-

pée :mais aussi, ton impitoyable tendresse m'y forçait


en quelque sorte! C>e n'est pas ma faute.
«i Aujourd'hui, une femme que j'aime éperdument exige
que je te sacrifie. Ce n'est pas ma faute.
« Je sens bien que voilà une belle occasion de crier au

parjure mais si la Nature n'a accorde aux hommes


:

que la constance, tandis qu'elle donnait aux femmes


l'obstination, ce n'est pas ma faute.
<• Crois-moi, choisis un autre amant, comme j'ai fait
une autre maîtresse. Ce conseil est bon, très bon; si
tu le trouves mauvais, ce n'est pas ma faute.
« Adieu, mon ange, je t'ai prise avec plaisir, je te quitte
sans regret je te reviendrai peut-être. Ainsi va le monde.
:

Ce n'est pas ma faute. >

De vous dire. Vicomte, l'effet de cette dernière tenta-


tive, et ce qui s'en est suivi, ce n'est pas le moment mais :

je vous promets de vous le dire dans ma première lettre.


Vous y trouverez aussi mon uliimaium sur le renouvelle-
ment du traité que vous me prop<isez. Jusque-là, adieu
tout simplement...
A propos, je vous remercie de vos détails sur la petite
Volanges; c'est un article à réser\er jusqu'au lendemain
du mariage, pour la gazette de médisance. En attendant,
je vous fais mon compliment de condoléance sur la perte
de votre postérité. Bonsoir, Vicomte.

*
Ou château lit'..., ce j^ Tnnitn(Ti /
..*
LETTRE CXLII 323

LETTRE CXLII
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Ma foi, ma belle amie, je ne sais lu ou mal


si j'ai mal
entendu, et votre lettre, et l'histoire que vous m'y faites,
et le petit modèle épistolaire qui y était compris. Ce que
je puis vous dire, c'est que ce dernier m'a paru original
et propre à faire de l'effet aussi je l'ai copié tout simple-
:

ment, et tout simplement encore, je l'ai envoyé à la céleste


Présidente. Je n'ai pas perdu un moment, car la tendre
missive a été expédiée dès hier au soir. Je l'ai préféré
ainsi, parce que d'abord je lui avais promis de lui écrire
hier; et puis aussi, parce que j'ai pensé qu'elle n'aurait
pas trop de toute la nuit, pour se recueillir et méditer sur
ce grand événement^ dussiez- vous une seconde fois me
reprocher l'expression.
J'espérais pouvoir vous renvoyer ce matin la réponse
de ma bien-aimée mais il est près de midi, et je n'ai
:

encore rien reçu. J'attendrai jusqu'à cinq heures; et si


alors je n'ai pas eu de nouvelles, j'irai en chercher moi-
même; car, surtout en procédés il n'y a que le premier
pas qui coûte.
A présent, comme vous pouvez croire, je suis fort
empressé d'apprendre la fin de l'histoire de cet homme
de votre connaissance, si véhémentement soupçonné de
ne savoir pas, au besoin, sacrifier une femme. Ne se sera-
t-il pas corrigé? et sa généreuse amie ne lui aura-t-elle
pas fait grâce ?

Je ne désire pas moins de recevoir votre ultimatum :


conmie vous dites si politiquement! Je suis curieux, sur-
tout, de savoir si, dans cette dernière démarche, vous
trouverez encore de l'amour. Ah! sans doute, il y en a,
et beaucoup Mais pour qui ? Cependant, je ne prétends
!

rien faire valoir, et j'attends tout de vos bontés.


Adieu, ma charmante amie; je ne fermerai cette lettre
qu'à deux heures, dans l'espoir de pouvoir y joindre la
réponse désirée.
324 LES LIAISONS DANGEIBinBS

A deux heures après midi.

Toujours rien, l'heure me presse beaucoup; je n*ai


pas le temps d'ajouter un mot mais cette fois, refuserez-
:

vous encore les plus tendres baisers de l'amour?

Paris, ce 27 novembre 17**.

LETTRE CXLIII

LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL A MADAME DE ROSEMONDE

Le voile est déchiré. Madame, sur lequel était peinte


l'illusion de mon
bonheur. La funeste vérité m'éclaire,
et ne me laisse voir qu'une mort assurée et prochame,
dont la route m'est tracée entre la honte et le remords.
Je la suivrai... je chérirai mes tourments s'ils abrègent
mon existence. Je vous envoie la lettre que j'ai reçue
hier; je n'y joindrai aucune rétkxion, elle les porte avec
elle. Ce n'est plus le temps de se plamdre, il n'y a plus
gu'à souffrir. Ce n'est pas de pitié que j'ai besoin, c'est de
force.
Recevez, Madame, le seul adieu que je ferai, et exaucez
ma dernière prière; c'est de me laisser à mon sort,de
m'oublier entièrement, de ne plus me compter sur la
terre. Il est un terme dans le malheur, où l'amitié même
augmente nos souffrances et ne peut les guérir. Quand
les blessures sont mortelles, tout secours devient inhu-
main. Tout autre sentiment m'est étranger, que celui du
désespwir. Rien ne peut plus me convenir, que la nuit
profonde où je vais ensevelir ma honte. J'y pleurerai mes
fautes, si je puis pleurer encore! car, depuis hier, je n'ai
pas versé une larme. Mon cœur flétri n'en fournit plus.
Adieu, Madame. Ne me répondez point. J'ai fait le
serment sur cette lettre cruelle de n'en plus recevoir
aucune.
Paris f ce 27 novembre 77**.
LETTRE CXLIV 325

LETTRE CXLIV
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Hier, à trois heures du soir, ma belle amie, impa-


tienté de n'avoir pas de nouvelles, je me suis présenté
chez la belle délaissée; on m'a dit qu'elle était sortie.
Je n'ai vu, dans cette phrase qu'un refus de me recevoir,
qui ne m'a ni fâché ni surpris; et je me suis retiré, dans
l'espérance que cette démarche engagerait au moins
une femme si polie, à m'honorer d'un mot de réponse.
L'envie que j'avais de la recevoir, m'a fait passer exprès
chez moi vers les neuf heures, et je n'y ai rien trouvé.
Etonné de ce silence, auquel je ne m'anendais pas, j'ai
chargé mon chasseur d'aller aux informations, et de
savoir si la sensible personne était morte ou mourante.
Enfin, quand je suis rentré, il m'a appris que madame de
Tourvel était sortie en effet à onze heures du matin, avec
sa femme de chambre; qu'elle s'était fait conduire au
couvent de..., et qu'à sept heures du soir, elle avait ren-
voyé sa voiture et ses gens, en faisant dire qu'on ne
l'attendît pas chez elle. Assurément, c'est se mettre en
règle. Le couvent est le véritable asile d'une veuve; et si
elle persiste dans une résolution si louable, je joindrai à
toutes les obligations que je lui ai déjà celle de la célé-
brité que va prendre cène aventure.
Je vous le disais bien, il y a quelque temps, que malgré
vos inquiétudes, je ne reparaîtrais sur la scène du monde
que brillant d'un nouvel éclat. Qu'ils se montrent donc,
ces critiques sévères, qui m'accusaient d'un amour roma-
nesque et malheureux; qu'ils fassent des ruptures plus
promptes et plus brillantes mais non, qu'ils fassent
:

mieux; qu'ils se présentent comme consolateurs, la route


leur est tracée. Hé bien! qu'ils osent seulement tenter
cette carrière que j'ai parcourue en entier; et si l'un d'eux
obtient le moindre succès, je lui cède la première place.
Mais ils éprouveront tous, que quand j'y mets du soin,
l'impression que je laisse est inenaçable. Ah! sans doute,
celle-ci le sera; et je compterais pour rien tous mes autres
triomphes, si jamais je devais avoir auprès de cette femme
un rival préféré.
326 LES LIAISONS DANGEREUSES

Ce parti qu'elle a pris flatte mon amour-propre, j'en


conviens : mais je suis fâche qu'elle ait trouvé en elle une
force suffisante pour se séparer autant de moi. Il n'y aura
donc entre nous deux, d'autres obstacles que ceux que
j'aurais mis moi-même! Quoi! si je voulais me rapprocher
d'elle, elle pourrait ne le plus vouloir; que dis-je? ne le
pas désirer, n'en plus faire son suprême bonheur! Est-ce
donc ainsi qu'on aime? et croyez-vous, ma belle amie,
que je doive le souffrir ? Ne pourrais-jc pas par exemple,
et ne vaudrait-il pas mieux tenter de ramener cette
femme au point de prévoir la possibilité d'un raccommo-
dement, qu'on désire toujours tant qu'on l'cspcrc ? je
pourrais essayer cette démarche sans y mettre d'impor-
tance, et par conséquent, sans qu'elle vous donnât
d'ombrage. Au contraire! ce serait un simple essai que
nous ferions de concert; et quand même je réussirais,
ce ne serait qu'un moyen de plus de renouveler, à votre
volonté, un sacrifice qui a paru vous être agréable. A pré-
sent ma belle amie, il me reste à en recevoir le prix, et
tous mes vœux sont jx)ur votre retour. Venez donc vite
retrouver votre amant, vos plaisirs, vos amis, et le courant
des aventures.
Celle de la petite Volanges a tourné à mcr\'eille. Hier,
que mon inquiétude ne me permettait pas de rester en
place, j'ai été, dans mes courses différentes, jusque
chez madame de Volanges. J'ai trouvé votre pupille
déjà dans le salon, encore dans le costume de malade,
mais en pleine convalescence, et n'en étant que plus
fraîche et plus intéressante. Vous autres femmes, en
pareil cas, vous seriez restées un mois sur votre chaise
longue ma foi, vivent les demoiselles! Celle-ci m'a
:

en vérité dorme envie de savoir si la guérison était par-


faite.
J'ai encore à vous dire que cet accident de la petite
fille pensé rendre fou votre sentiment aire Danceny.
a
D'abord, c'était de chagrin; aujourd'hui c'est de joie. Sa
Cécile était malade! Vous jugez que la tête tourne dans
un tel malheur. Trois fois par jour il envoyait savoir des
nouvelles, et n'en passait aucun sans s'y présenter lui-
même; enfin il a demandé, par une belle épître à la
maman, la permission d'aller la féliciter sur la conva-
lescence d'un objet si cher et madame de Volanges y a
consenti si bien que j'ai trouvé le leune homme. établi
:

comme par le passé, à un peu de familiarité près qu'il


n'osait encore se permettre.
LETTRE CXLV 327

C'est de lui-même que j'ai su ces détails; car je suis


sorti en même temps que lui, et je l'ai fait jaser. Vous
n'avez pas l'idée de l'effet que cette visite lui a causé.
C'est une joie, ce sont des désirs, des transpK)rts impos-
sibles à rendre. Moi qui aime les grands mouvements,
j'ai achevé de lui faire perdre la tête, en l'assurant que
sous très peu de jours, je le mettrais à même de voir sa
belle de plus près encore.
En effet, je suis décidé à la lui remettre, aussitôt après
mon expérience faite. Je veux me consacrer à vous tout
entier; et puis, vaudrait-il la peine que votre pupiDe fût
aussi mon élève, si elle ne devait tromper que son mari ?
Le chef-d'œuvre est de tromper son amant et sunout
son premier amant car pour moi, je n'ai pas à me repro-
!

*cher d'avoir prononcé le mot d'amour.


Adieu, ma belle amie ; revenez donc au plus tôt jouir de
votre empire sur moi, en recevoir l'hommage et m'en
payer le prix.
Paris, ce 28 novembre 17 *•

^LETTRE CXLV
LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

Sérieusement, Vicomte, vous avez quitté la Prési-


dente ? vous lui avez envoyé la lettre que je vous avais faite
pour elle. En vérité, vous êtes charmant; et vous avez
surpassé mon attente! J'avoue de bonne foi que ce
triomphe me flatte plus que tous ceux que j'ai pu obtenir
jusqu'à présent. Vous allez trouver peut-être que j'éva-
lue bien haut cette femme, que naguère j'appréciais si
peu; point du tout mais c'est que ce n'est pas sur elle
:

que ai remporté cet avantage; c'est sur vous voilà le


j :

plaisant et ce qui est vraiment déhcieux.


Oui, Vicomte, vous aimiez beaucoup madame de
Tourvel, et même vous l'aimez encore; vous l'aimez
comme un fou mais parce que je m'amusais à vous en
:

faire honte, vous l'avez bravement sacrifiée. Vous en


auriez sacrifié mille, plutôt que de souffrir une plaisan-
terie. Où nous conduit pourtant la vanité! Le sage a bien
raison, quand il dit qu'elle est l'ennemie du bonheur.
Où en seriez-vous à présent, si je n'avais voulu que
vous faire une mahce ? Mais je suis incapable de tromper,
328 I-ES LIAISONS DANG

VOUS le savez bien; et dussiez- vous, à mon tour, me


réduire au désespoir et au couvent, j'en cours les risques,
et je me rends à mon vainqueur.
Cependant si je capitule, c'est en vérité pure faiblesse :

car si je voulais, que de chicanes n'aurais-je pas encore


à faire! et peut-être le mériteriez- vous ? J'admire, par
exemple, avec quelle finesse ou quelle gaucherie vous me
proposez en douceur de vous laisser renouer avec la
Présidente. Il vous conviendrait beaucoup, n'est-ce pas,
de vous donner le mérite de cette rupture sans y perdre
les plaisirs de la jouissance ? Et comme alors cet apparent
sacrifice n'en serait plus un pour vous, vous m'offrez de le
renouveler à ma volonté! Par cet arrangement, la céleste
dévote se croirait toujours l'unique choix de votre cœur,
tandis que je m'enorgueillirais d'être la rivale préférée;
nous serions trompées toutes deux, mais vous seriez
content, et qu'importe le reste ?
C'est dommage qu'avec tant de talent pour les projets
vous en ayez si peu pour l'exécution; et que par une
seule démarche inconsidérée, vous ayez mis vous-même
un obstacle invincible à ce que vous désirez le plus.
Quoi! vous aviez l'idée de renouer, et vous avez pu
écrire ma lettre! Vous m'avez donc crue bien gauche à
mon tour! Ah! croyez-moi, Vicomte, quand une femme
frappe dans le cœur d'une autre, elle manque rarement
de trouver l'endroit sensible, et la blessure est incurable.
LTandis que je frappais celle-ci, ou plutôt que je dirigeais
vos coups, je n'ai pas oublié que cette femme était ma
rivale, que vous l'aviez trouvée un moment préférable à
moi, et qu'enfin, vous m'aviez placée au-dessous d'elle^
Si je me suis trompée dans ma vengeance, je consens^ en
px)rter la faute. Ainsi, je trouve bon que vous tentiez
tous les moyens : je vous y invite même, et vous promets
de ne pas me fâcher de vos succès, si vous par\enez
à en avoir. Je suis si tranquille sur cet objet, que je ne
veux plus m'en occuper. Parlons d'autre chose.
Par exemple, de la santé de la petite Volanges. Vous
m'en direz des nouvelles positives à mon retour, n'est-il
pas vrai ? Après cela, ce sera
Je serai bien aise d'en avoir.
à vous de juger s'il vous conviendra mieux de remettre
la petite fille à son amant, ou de tenter de devenir une
seconde fois le fondateur d'une nouvelle branche des
Valmont, sous le nom de Gercourt. Cette idée m'avait
paru assez plaisante, et en vous laissant le choix, je vous
demande pourtant de ne pas prendre de parti définitif.
LETTRE CXLVI 329

sans que nous en ayons causé ensemble. Ce n'est pas


vous remettre à un temps éloigné, car je serai à Paris
incessamment. Je ne peux pas vous dire positivement le
jour; mais vous ne doutez pas que, des que je serai arrivée,
vous n'en soyez le premier informé.
Adieu, Vicomte; malgré mes querelles, mes malices et
mes reproches, je vous aime toujours beaucoup, et je me
prépare à vous le prouver. Au revoir, mon ami.

Du château de..., ce 29 novembre //**.

LETTRE CXLVI
LA MARQUISE DE MERTEUIL AU CHEVALIER DANCENY

Enfin, je pars, mon jeune ami, et demain au soir, je


seraide retour à Paris. Au milieu de tous les embarras
qu'entraîne un déplacement, je ne recevrai personne.
Cependant, si vous avez quelque confidence bien pressée
à me faire, je veux bien vous excepter de la règle générale;
mais je n'excepterai que vous ainsi, je vous demande le
:

secret sur mon arrivée. Valmont même n'en sera pas ins-
truit.
Qui m'aurait dit, il y a quelque temps, que bientôt vous
auriez ma confiance exclusive, je ne l'aurais pas cru.
Mais la vôtre a entraîné la mienne. Je serais tentée de
croire que vous y avez mis de l'adresse, peut-être même
de la séduction. Cela serait bien mal au moins Au reste, !

elle ne serait pas dangereuse à présent; vous avez vrai-


ment bien autre chose à faire! Quand l'héroïne est en
scène on ne s'occupe guère de la confidente.
Aussi n'avez-vcus seulement pas eu le temps de me
faire pan de vos nouveaux succès. Quand votre Cécile
était absente, les jours n'étaient pas assez longs pour
écouter vos tendres plaintes. Vous les auriez faites aux
échos, si je n'avais pas été là pour les entendre. Quand
depuis elle a été malade, vous m'avez même encore
honorée du récit de vos inquiétudes; vous aviez besoin
de quelqu'un à qui les dire. Mais à présent, que celle que
vous aimez est à Paris, qu'elle se pone bien, et surtout
que vous la voyez quelquefois, elle suffit à tout, et vos
amis ne vous sont plus rien.
330 LES LIAISONS DANGIUDRS

Je ne vous en blâme pas ; c*cst la faute de vos vingt tns.


Depuis Alcibiadc jusqu'à vous, ne sait-on pas que les
jeunes gens n'ont jamais connu Tamitic que dans leurs
chagrins? Le bonheur les rend quelquefois indiscrets,
mais jamais confiants. Je dirai bien comme Socrate :

J'aime que mes amis l'ienneni à moi quand Us sont malheu-


reux * ; mais en sa qualité de philosophe, il se passait
bien d'eux auand ils ne venaient pas. En cela, je ne suis
pas tout à lait si sage que lui, et j'ai senti votre silence
avec toute la faiblesse d'une femme.
N'allez pourtant pas me croire exigeante il s'en faut :

bien que je le sois! Le même sentiment qui me fait remar-


quer ces privations, me les fait supporter avec courage,
quand elles sont la preuve ou la cause du bonheur de mes
amis. Je ne compte donc sur vous pour demain au soir,
qu'autant que l'amour vous laissera libre et désoccupc,
et je vous défends de me faire le moindre sacrifice.
Adieu, Chevalier; je me fais une vraie fête de vous
revoir :viendrez-vous ?

Du château de...y ce 29 novembre 77**.

LETTRE CXLVII
MADAME DE VOLANGES A MADAME DE ROSEMONDE

Vous serez sûrement aussi affligée que je le suis, ma


digne amie, en apprenant l'état où se trouve madame de
Tourvcl elle est malade depuis hier sa maladie a pris si
; :

vivement, et se montre avec des symptômes si graves, que


j'en suis vraiment alarmée.
Une fièvre ardente, un transport violent et presque
continuel, une soif qu'on ne peut apaiser, voilà tout ce
qu'on remarque. l.es médecins disent ne pouvoir rien
pronostiquer encore; et le traitement sera d'autant plus
difficile, que la malade refuse avec obstination toute
espèce de remèdes c'est au jvoint qu'il a fallu la tenir de
:

force pour la saigner; et il a fallu depuis en user de même


deux autres fois pour lui remettre sa bande, que dans son
transport elle veut toujours arracher.

* Marmontbl, Conte moral d* Alcibiadc.


LETTRE CXLVII 33 1

Vous qui l'avez vue, comme moi, si peu forte, si timide


et si douce, concevez-vous donc que quatre personnes
puissent à peine la contenir, et que pour peu qu'on veuille
lui représenter quelque chose, elle entre dans des fureurs
inexprimables ? Pour moi, je crains qu'il n'y ait plus que
du délire, et que ce ne soit une vraie aliénation d'esprit.
Ce qui augmente ma crainte à ce sujet, c'est ce qui
s'est passé avant-hier.
Ce jour-là, elle arriva vers les onze heures du matin,
avec sa fenmie de chambre, au couvent de... Comme
elle a été élevée dans cette Maison, et qu'elle a conservé
l'habitude d'y entrer quelquefois, elle y fut reçue conmie
à l'ordinaire, et elle parut à tout le monde tranquille et
bien portante. Environ deux heures après, elle s'informa
si la chambre qu'elle occupait, étant pensionnaire, était
vacante, et sur ce qu'on lui répondit que oui, elle demanda
d'aller la revoir; la prieure l'y accompagna avec quelques
autres rehgieuses. Ce fut alors qu'elle déclara qu'elle
revenait s'établir dans cette chambre, que, disait-elle,
elle n'aurait jamais dû quitter; et qu'elle ajouta qu'elle
n'en sortirait qu^à la mort : ce fut son expression.
D'abord on ne sut que dire mais le premier étonne-
:

ment passé, on lui représenta que sa quahté de femme


mariée ne permettait pas de la recevoir sans une permis-
sion particulière. Cette raison ni mille autres n'y firent
rien ; et dès ce moment, elle s'obstina, non seulement à ne
pas sortir du couvent, mais même de sa chambre. Enfin,
de guerre lasse, à sept heures du soir, on consentit qu'elle
y passât la nuit. On renvoya sa voiture et ses gens, et
on remit au lendemain à prendre un parti.
On assure que pendant toute la soirée, loin que son air
ou son maintien eussent rien d'égaré, l'un et l'autre
étaient composés et réfléchis; que seulement elle tomba
quatre ou cinq fois dans une rêverie si profonde, qu'on ne
parvenait pas à l'en tirer en lui parlant; et que, chaque
fois, avant d'en sortir, elle portait les deux mains à son
front qu'elle avait l'air de serrer avec force sur quoi une
:

des rehgieuses, qui étaient présentes, lui ayant demandé


si elle souffrait de la tête, elle la fi^a longtemps avant de
répondre, et lui dit enfin « Ce n'est pas là qu'est le
:

mal! » Un moment après, elle demanda qu'on la laissât


seule, et pria qu'à l'avenir on ne lui fît plus de question.
Tout le monde se retira, hors sa femme de chambre,
qui devait heureusement coucher dans la même chambre
qu'elle, faute d'autre place.
332 LES LIAISONS DANGEREUSES

Suivant le rapport de cette fille, sa maîtresse a été assez


tranquille jusqu à onyx heures du soir. Elle a dit alors
vouloir se coucher mais, avant d'être entièrement désha-
:

billée, clic se mit à marcher dans sa chambre, avec beau-


coup d'action et de gestes fréquents. Julie, qui avait
été témoin de ce qui s'était passé dans la journée, n'osa
lui rien dire, et ancndit en silence pendant près d'une
heure. Enfin, madame de Tourvcl l'appela deux fois
coup sur coup; elle n'eut que le temps d'accourir, et sa
maîtresse tomba dans ses bras, en disant « Je n'en peux
:

plus. » Elle se laissa conduire à son lit, et ne voulut rien


prendre, ni qu'on allât chercher aucun secours. Elle se
fit mettre seulement de l'eau auprès d'elle, et elle ordorma
à Julie de se coucher.
Celle-ci assure être restée jusqu'à deux heures du malin
sans dormir, et n'avoir entendu, pendant ce temps, ni
mouvement ni plaintes. Mais elle dit avoir été réveillée à
cinq heures par les discours de sa maîtresse, qui parlait
d'une voix forte et élevée; et qu'alors lui ayant demandé
si elle n'avait besoin de rien, et n'obtenant point de
réponse, elle prit de la lumière, et alla au lit de madame
de Tourvel, qui ne la recoimut point; mais qui, interrom-
pant tout à coup les propos sans suite qu'elle tenait,
s'écria vivement « Qu'on me laisse seule, qu'on me
:

laisse dans les ténèbres; ce sont les ténèbres qui me


conviennent. J'ai remarqué hier par moi-même que

cette phrase lui revient souvent.


Enfin, Julie profita de cette esp)èce d'ordre, pour sortir
et aller chercher du monde et des secours mais madame
:

de Tourvel a refusé l'un et l'autre, avec les fureurs et les


transports qui sont revenus si souvent depuis.
L'embarras où cela a mis tout le couvent a décide la
prieure à m'envoyer chercher hier à sept heures du matin...
Il ne faisait pas jour. Je suis accourue sur-le-champ.
Quand on m a armoncée à madame de Tourvel, elle a
paru reprendre sa connaissance, et a répondu Ah! : <

oui, qu elle entre. » Mais quand j'ai été près de son


lit, elle m'a regardée fixement, a pris vivement ma main,

qu'elle a serrée, et m'a dit d'une voix forte, mais sombre :

« Je meurs pour ne vous avoir pas crue. » Aussitôt après,

se cachant les yeux, elle est revenue à son discours le


plus fréquent : '
Qu'on me laisse seule, etc. ; et toute
coimaissance s'est perdue.
Ce propos qu'elle m'a tenu, et quelques autres échappes
dans son délire, me font craindre que cette cruelle maladie
LETTRE CXLVIII 333

n*ait une cause plus cruelle encore. Mais respeaons les


secrets de notre amie, et contentons-nous de plaindre son
malheur.
Toute la journée d'hier a été également orageuse, et
partagée entre des accès de transports effrayants et des
moments d'un abattement léthargique, les seuls où elle
prend et donne quelque repos. Je n'ai quitté le chevet de
son lit qu'à neuf heures du soir, et je vais y retourner ce
matin pour toute la journée. Sûrement je n'abandonnerai
pas ma malheureuse amie mais ce qui est désolant, c'est
:

son obstination à refuser tous les soins et tous les secours.


Je vous envoie le bulletin de cette nuit que je viens de
recevoir, et qui, comme vous le verrez, n'est rien moins
que consolant. J'aurai soin de vous les faire passer tous
exaaement.
Adieu, ma digne amie, je vais retrouver la malade. Ma
qui heureusement est presque rétablie, vous présente
fille,

son respea.
Paris, ce 29 novembre jj**.

LETTRE CXLVIII
LE CHEVALIER DANCENY A LA MARQUISE DE MERTEUIL

O VOUS, que j'aime! ô toi, que j'adore! ô vous, qui


avez commencé mon bonheur! ô qui l'as comblé!
toi,
Amie sensible, tendre amante, pourquoi le souvenir de ta
douleur vient-il troubler le charme que j'éprouve? Ah!
Madame, calmez-vous, c'est l'amitié qui vous le demande.
O! mon amie, sois heureuse, c'est la prière de l'amour.
Hé! quels reproches avez- vous donc à vous faire?
croyez-moi, votre délicatesse vous abuse. Les regrets
qu'elle vous cause, les torts dont elle m'accuse, sont éga-
lement illusoires ; et je sens dans mon cœur qu'il n'y a eu
entre nous deux, d'autre séduaeur que l'amour. Ne crains
donc plus de te livrer aux sentiments que tu inspires, de te
laisser pénétrer de tous les feux que tu fais naître Quoi ! !

pour avoir été éclairés plus tard, nos cœurs en seraient-ils


moins purs ? non, sans doute. C'est au contraire la séduc-
tion, qui, n'agissant jamais que par projets, peut combi-
ner sa marche et ses moyens, et prévoir au loin les événe-
ments. Mais l'amour véritable ne permet pas ainsi de
334 LES LIAISONS DANGEREUSES

méditer et de réfléchir il nous distrait de nos pensées par


:

nos sentiments; son empire n'est jamais plus fort que


quand il est inconnu; et c'est dans l'ombre et le silence
qu'il nous entoure de liens qu'il est également impossible
d'apercevoir et de rompre.
c'est ainsi qu'hier même, malgré la vive émotion que
me causait l'idée de votre retour, malgré le plaisir
extrême que je sentis en vous voyant, je croyais pour-
tant n'être encore appelé ni conduit que par la paisible
amitié ou plutôt, entièrement livré aux doux sentiments
:

de mon cœur, je m'occupais bien peu d'en démêler


l'origine ou la cause. Ainsi que moi, ma tendre amie, tu
éprouvais, sans le connaître, ce charme impérieux qui
livrait nos âmes aux douces impressions de la tendresse;
et tous deux nous n'avons reconnu l'Amour, qu'en sor-
tant de l'ivresse où ce Dieu nous avait plongés.
Mais cela même nous justifie au lieu de nous condamner.
Non, tu n'as pas trahi l'amitié, et je n'ai pas davantage
abusé de ta confiance. Tous deux, il est vrai, nous igno-
rions nos sentiments; mais cène illusion, nous l'éprou-
vions seulement sans chercher à la faire naître. Ah! loin
de nous en plaindre, ne songeons qu'au bonheur qu'elle
nous a procuré et sans le troubler par d'injustes reproches,
;

ne nous occupons qu'à l'augmenter encore par le charme


de la confiance et de la sécurité. O! mon amie! que cet
espoir est cher à mon cœur! Oui, désormais délivrée de
toute crainte, et tout entière à l'amour, tu partageras mes
désirs, mes transports, le délire de mes sens, l'ivresse de
mon âme; et chaque instant de nos jours fortunés sera
marqué par une volupté nouvelle.
Adieu, toi que j'adore! Je te verrai ce soir, mais te
trouverai-je seule ? Je n'ose l'espérer. Ah tu ne le désires
!

pas autant que moi.


Paris, ce i" décembre 77**.

LETTRE CXLIX
MADAME DE VOLANGES A MADAME DE ROSEMONDE

J*ai espéré hier, presque toute la journée, ma digne


amie, pouvoir vous dormer ce matin des nouvelles plus
favorables de la santé de notre chère malade mais depuis
:
LETTRE CXLIX 335

hier au soir cet espoir est détruit, et il ne me reste que le


regret de l'avoir perdu. Un événement, bien indifférent en
apparence, mais bien cruel par les suites qu'il a eues, a
rendu l'état de la malade au moins aussi fâcheux qu'il
était auparavant, si même il n'a pas empiré.
Je n'aurais rien compris à cette révolution subite, si je
n'avais reçu hier l'entière confidence de notre malheu-
reuse amie. Comme elle ne m'a pas laissé ignorer que
vous étiez instruite aussi de toutes ses infortunes, je puis
vous parler sans réserve sur sa triste situation.
Hier matin, quand je suis arrivée au couvent, on me
dit que la malade dormait depuis plus de trois heures et ;

son sommeil était si profond et si tranquille, que j'eus


peur un moment qu'il ne fût léthargique. Quelque temps
après, elle se réveilla, et ouvrit elle-même les rideaux de
son lit. Elle nous regarda tous avec l'air de la surprise;
etcomme je me levais pour aller à elle, elle me reconnut,
me nonmia, et me pria d'approcher. Elle ne me laissa le
temps de lui faire aucune question, et me demanda où
elle était, ce que nous
faisions là, si elle était malade, et
pourquoi pas chez elle? Je crus d'abord que
elle n'était
c'était un nouveau délire, seulement plus tranquille que
le précédent mais je m'aperçus qu'elle entendait fort
:

bien mes rép)onses. Elle avait en effet retrouvé sa tête


mais non pas sa mémoire.
Elle me questionna, avec beaucoup de détail, sur tout
ce qui lui était arrivé depuis qu'elle était au couvent, où
elle ne se souvenait pas d'être venue. Je lui répondis
exactement, en supprimant seulement ce qui aurait pu
la trop effrayer et lorsque à mon tour je lui demandai
:

comment elle se trouvait, elle me répondit qu'elle ne


souffrait pas dans ce moment; mais qu'elle avait été bien
tourmentée pendant son sommeil, et qu'elle se sentait
fatiguée. Je l'engageai à se tranquilliser et à parler peu;
après quoi, je refermai en partie ses rideaux, que je laissai
entrouverts, et je m'assis auprès de son lit. Dans le
même temps, on lui proposa un bouillon qu'elle prit et
qu'elle trouva bon.
Elle resta ainsi environ une demi-heure, durant laquelle
elle ne parla que pour me remercier des soins que je lui
avais dormes; et elle mit dans ses remerciements l'agré-
ment et la grâce que vous lui cormaissez. Ensuite elle
garda pendant quelque temps un silence absolu, qu'elle
ne rompit que pour dire Ah! oui, je me ressouviens
:
«<

d'être venue ici », et un moment après elle s'écria dou-


336 LES MAISONS DANGEREUSES

lourcuscmcnt : " Mon amie, mon amie, plaignez-moi;


je retrouve tous mes malheurs. alors je m'avan-> (x)mmc
çai vers elle, elle saisit ma
main, et s'y appuyant la tête :

«'Grand Dieu! coniinua-t-elle, ne puis-je donc mourir? •


Son expression, plus encore que ses discours, m'attendrit
jusqu'aux larmes; elle s'en aperçut à ma voix, et me dit :

« Vous me plaignez! Ah! si vous cormaissiez!... Et puis ••

s' interrompant Faites


: qu'on
< nous laisse seules, et je
vous dirai tout. "

Ainsi que je crois vous l'avoir marque, j'avais déjà des


soupçons sur ce qui devait faire le sujet de cette confi-
dence; et craignant que cette conservation, que je pré-
voyais devoir être longue et triste, ne nuisît peut-être à
l'état de notre malheureuse amie, je m'y refusai d'abord,
sous prétexte qu'elle avait besoin de repos mais elle :

insista, et je me rendis à ses instances. Des que nous


fûmes seules, elle m'apprit tout ce que déjà vous avez
su d'elle, et que par cette raison je ne vous répéterai
point.
Enfin, en me parlant de
façon cruelle dont elle avait
la
été sacrifiée, elle ajouta Je me croyais bien sûre d'en
: -

mourir, et j'en avais le courage; mais de survivre à mon


malheur et à ma honte, c'est ce qui m'est impossible. »
Je tentai de combattre ce découragement ou plutôt ce
désespoir, avec les armes de la religion, jusqu'alors si
puissantes sur elle; mais je sentis bientôt que je n'avais
pas assez de force pour ces fonctions augustes, et je m'en
tins à lui proposer d'appeler le père Anselme, que je
sais avoir toute sa confiance. Elle y consentit et parut
même le désirer beaucoup. On l'envoya chercher en effet,
et il vint sur-le-champ. Il resta fort longtemps avec la
malade, et dit en sortant, que si les médecins en jugeaient
comme lui, il croyait qu'on pouvait différer la cérémonie
des sacrements qu'il reviencfrait le lendemain.
;

Il était environ trois heures après midi, et jusqu'à cinq,

notre amie fut assez tranquille en sorte que nous avions :

tous repris de l'espoir. Par malheur, on apporta alors


une lettre pour elle. Quand on voulut la lui remettre,
elle répondit d'abord n'en vouloir recevoir aucune ei
personne n'insista. Mais de ce moment, elle parut plus
agitée. Bientôt après, elle demanda d'où venait cette
lettre? elle n'était pas timbrée qui l'avait app<inée? on :

l'ignorait : de quelle part on l'avait remise ? on ne l'avait


pas dit aux tourières. Ensuite elle garda quelque temps
le silence; après quoi, elle recommença à parler, mais ses
LETTRE CL 337

propos sans suite nous apprirent seulement que le délire


était revenu.
Cependant y eut encore un intervalle tranquille,
il

jusqu*à ce qu'enfin elle demanda qu'on lui remît la


lettre qu'on avait apportée pour elle. Dès qu'elle eut jeté
les yeux dessus, elle s'écria « De lui! grand Dieu! » et
:

puis d'une voix forte mais oppressée : « Reprenez-la,

reprenez-la. » Elle fit sur-le-champ fermer les rideaux de


son lit, et défendit que personne approchât mais presque
:

aussitôt nous fûmes bien obligés de revenir auprès d'elle.


Le transport avait repris plus violent que jamais, et il
s'y était joint des convulsions vraiment effrayantes. Ces
accidents n'ont plus cessé de la soirée; et le bulletin
de ce matin m'apprend que la nuit n'a pas été moins
orageuse. Enfin, son état est tel, que je m'étonne qu'elle
n'y ait pas déjà succombé, et je ne vous cache point qu'il
ne me reste que bien peu d'espoir.
Je suppose que cette malheureuse lettre est de M. de
Valmont mais que peut-il encore oser lui dire ? Pardon,
;

ma chère amie, je m'interdis toute réflexion mais il est:

bien cruel de voir périr si malheureusement une femme,


jusqu'alors si heureuse et si digne de l'être.

Paris, ce 2 décembre ij**.

LETTRE CL
LE CHEVALIER DANCENY A LA MARQUISE DE MERTEUIL

En attendant le bonheur de te voir, je me livre, ma


tendre amie, au plaisir de t'écrire ; et c'est en m'occupant
de toi, que je charme le regret d'en être éloigné. Te tracer
mes sentiments, me rappeler les tiens, est pour mon cœur
une vraie jouissance; et c'est par elle que le temps même
des privations m'offre encore mille biens précieux à mon
amour. Cependant, s'il faut t'en croire, je n'obtiendrai
point de réponse de toi cette lettre même sera la der-
:

nière; et nous nous priverons d'un commerce qui, selon


toi, est dangereux, et dont nous n'avons pas besoin. Sûre-
ment je t'en croirai, si tu persistes car que peux-tu vou-
:

loir, que par cette raison même je ne le veuille aussi?


338 LES LIAISONS DANGEREUSES

Mais avant de te décider entièrement, ne permettras-


tu pas que nous en causions ensemble ?
Sur l'article des dangers, tu dois juger seule je ne :

puis rien calculer, et je m'en tiens à te prier de veiller à ta


sûreté, car je ne puis être tranquille quand tu seras inquiète.
Pour cet objet, ce n'est pas nous deux qui ne sommes
qu'un, c'est toi qui es nous deux.
Il n'en est pas de même sur le besoin; ici nous ne pou-

vons avoir qu'une même pensée et si nous différons d'avis,


;

ce ne peut être que faute de nous expliquer ou de nous


entendre. Voici donc ce que je crois sentir.
Sans doute, une lettre paraît bien peu nécessaire,
quand on peut se voir librement. Que dirait-elle, qu'un
mot, un regard, ou même le silence, n'exprimassent cent
fois mieux encore? Cela me paraît si vrai, que dans le
moment où tu me parlas de ne plus nous écrire, cette
idée glissa facilement sur mon âme; elle la gêna peut-être,
mais ne l'affecta point. Tel à peu près, quand voulant
donner un baiser sur ton cœur, je rencontre un ruban ou
une gaze, je l'écarté seulement, et n'ai cependant pas le
sentiment d'un obstacle.
Mais depuis, nous nous sommes séparés; et dès que tu
n'as plus été là, cette idée de lenre est revenue me tour-
menter. Pourquoi, me suis-je dit, cette privation de plus ?
Quoi! pour être éloigné, n'a-t-on plus rien à se dire?
Je suppose que favorisé par les circonstances, on passe
ensemble une journée entière ; faudra-t-il prendre le temps
de causer sur celui de jouir? Oui, de jouir, ma tendre
amie; car auprès de toi, les moments même du repos
fournissent encore une jouissance délicieuse. Enfin,
quel que soit le temps, on finit par se séparer, et, puis, on
est si seul! C'est alors qu'une lettre est si précieuse; si

on ne la lit pas, du moins on la regarde... Ah! sans doute,


on peut regarder une lettre sans la lire, comme il me
semble que la nuit j'aurais encore quelque plaisir à tou-
cher ton portrait...
Ton portrait, ai-je dit? Mais une lettre est le portrait
de l'âme. Elle n'a pas, comme une froide image, cette
stagnance si éloignée de l'amour; elle se prête à tous nos
mouvements tour à tour elle s'anime, elle jouit, elle se
:

repose... Tes sentiments me sont tous si précieux! me


priveras-tu d'un moyen de les recueillir ?
Es-tu donc sûre aue le besoin de m'écrirc ne te tour-
mentera jamais ? Si dans la solitude, ton coeur se dilate ou
s'oppresse, si un mouvement de joie passe jusqu'à ton
LETTRE CLI 339

âme, si une un
tristesse involontaire vient la troubler
moment; donc pas dans le sein de ton ami, que
ce ne sera
tu répandras ton bonheur ou ta peine ? tu auras donc un
sentiment qu'il ne partagera pas? tu le laisseras donc,
rêveur et solitaire, s'égarer loin de toi? Mon amie... ma
tendre amie! Mais c'est à toi qu'il appartient de pronon-
cer. J'ai voulu discuter seulement, et non pas te séduire ;
je ne t'ai dit que des raisons, j'ose croire que j'eusse été
plus fort par des prières. Je tâcherai donc, si tu persistes,
de ne pas m'affliger; je ferai mes efforts pour me dire ce
que tu m'aurais écrit; mais tiens, tu le dirais mieux que
moi; et j'aurai surtout plus de plaisir à l'entendre.
Adieu, ma charmante amie; l'heure approche enfin
où je pourrai te voir je te quitte bien vite, pour t'aller
:

retrouver plus tôt.


Paris, ce 3 décembre ij**.

LETTRE CLI
LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Sans doute. Marquise, que vous ne me croyez pas


assez peu d'usage, pour penser que j'aie pu prendre le
change sur le tête-à-tête où je vous ai trouvée ce soir, et sur
Vétcmnant hasard qui avait conduit Danceny chez vous!
Ce n'est pas que votre physionomie exercée n'ait su
prendre à merveille l'expression du calme et de la
sérénité, ni que vous vous soyez trahie par aucune de ces
phrases qui quelquefois échappent au trouble ou au
repentir. Je conviens même encore que vos regards
dociles vous ont parfaitement servie; et que s'ils avaient
su se faire croire aussi bien que se faire entendre, loin
que j'eusse pris ou conservé le moindre soupçon, je
n'aurais pas douté un moment du chagrin extrême que
vous causait ce tiers importun. Mais, pour ne pas déployer
en vain d'aussi grands talents, pour en obtenir le succès
que vous vous en promeniez, pour produire enfin l'illu-
sion que vous cherchiez à faire naître, il fallait donc aupa-
ravant former votre amant novice avec plus de soin.
Puisque vous commencez à faire des éducations, appre-
nez à vos élèves à ne pas rougir et se déconcerter à la
moindre plaisanterie à ne pas nier si vivement, pour
:
340 LES LIAISONS DANGEIEDSBS

une seule femme, les mêmes choses dont ils se défendent


avec tant de mollesse pour toutes les autres. Apprenez-
leur encore à savoir entendre reloge de leur maitrcsse,
sans se croire obligés d'en faire les honneurs; et si vous
leur permettez de vous regarder dans le cercle, qu'ils
sachent au moins auparavant déguiser ce regard de p)os-
session si facile à reconnaître, et qu'ils confondent si
maladroitement avec celui de l'amour. Alors vous pour-
rez les faire paraître dans vos exercices publics, sans que
leur conduite fasse tort à leur sage institutrice; et moi-
même, trop heureux de concourir à votre célébrité, je vous
promets de faire et de publier les programmes de ce nou-
veau collège.
Mais jusque-là je m'étonne, je l'avoue, que ce soit moi
que vous ayez entrepris de traiter comme un écolier.
Oh! qu'avec toute autre femme, je serais bientôt vengé!
que je m'en ferais de plaisir! et qu'il surpasserait aisé-
ment celui qu'elle aurait cru me faire perdre! Oui,
c'est bien pour vous seule que je peux préférer la répara-
tion à la vengeance; et ne croyez pas que je sois retenu
par le moindre doute, par la moindre incertitude; je
sais tout.
Vous êtes à Paris depuis quatre jours; et chaque jour
vous avez vu Danceny, et vous n'avez vu que lui seul.
Aujourd'hui même votre porte était encore fermée; et il
n'a manque à votre suisse, pour m'empêcher d'arriver
jusqu'à vous, qu'une assurance égale à la vôtre. Cepen-
dant je ne devais pas douter, me mandiez-vous, d'être le
premier informé de votre arrivée; de cette arrivée dont
vous ne pourriez pas encore me dire le jour, tandis que
vous m'écriviez la veille de votre départ. Nierez- vous ces
faits, ou tenterez-vous de vous en excuser? L'un et
Tautrc sont également impossibles; et pourtant je me
contiens encore! Reconnaissez là votre empire; mais
croyez-moi, contente de l'avoir éprouvé, n'en abusez pas
plus longtemps. Nous nous connaissons tous deux. Mar-
quise; ce mot doit vous suffire.
Vous sortez demain toute la journée, m'avcz-vous dit?
A la bonne heure, si vous sortez en effet; et vous jugez
que je le saurai. Mais enfin, vous rentrerez le soir; et
pour notre ditiicile réconciliation nous n'aurons pas trop
de temps jusqu'au lendemain. Faitcs-moi donc savoir si
ce sera chez vous, ou là-has uue se feront nos expiations
nombreuses et réciproques. Surtout, plus de Danceny.
Votre mauvaise tête s'était remplie de son idée; et je peux
LETTRE CLII 34 1

n*être pas jaloux de ce délire de votre imagination mais :

songez que de ce moment, ce qui n'était qu'une fantaisie,


deviendrait une préférence marquée. Je ne me crois pas
fait pour cette humiliation, et je ne m'attends pas à la
recevoir de vous.
J'espère même que ce sacrifice ne vous en paraîtra pas
un. Mais quand il vous coûterait quelque chose, il me
semble que je vous ai donné un assez bel exemple! qu'une
femme sensible et belle, qui n'existait que pour moi, qui
dans ce moment même meurt peut-être d'amour et de
regret, peut bien valoir un jeune écolier, qui, si vous vou-
lez, ne manque ni de figure ni d'esprit, mais qui n'a
encore ni usage ni consistance.
Adieu, Marquise; je ne vous dis rien de mes senti-
ments pour vous. Tout ce que je puis faire en ce moment,
c'est de ne pas scruter mon cœur. J'attends votre réponse.
Songez en la faisant, songez bien que plus il vous est
facile de me faire oublier l'offense que vous m'avez
faite, plus un refus de votre 'part, un simple délai, la
graverait dans mon cœur en traits ineffaçables.

Paris y ce 3 décembre 17** , au soir.

LETTRE CLII

LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

Prenez donc garde. Vicomte, et ménagez davantage


mon extrême timidité! Comment voulez-vous que je
supporte l'idée accablante d'encourir votre indignation,
et surtout que je ne succombe pas à la crainte de votre
vengeance ? d'autant que, conmie vous savez, si vous me
faisiez une noirceur, il me serait impossible de vous la
rendre. J'aurais beau parler, votre existence n'en serait
ni moins brillante ni moins paisible. Au fait, qu'auriez-
vous à redouter? d'être obligé de partir, si on vous en
laissait le temps. Mais ne vit-on pas chez l'étranger comme
ici ? et à tout prendre, pourvu que la cour de France vous
laissât tranquille à celle où vous vous fixeriez, ce ne serait
pour vous que changer le lieu de vos triomphes. Après
avoir tenté de vous rendre votre sang-froid par ces consi-
dérations morales, revenons à nos affaires.
342 LES LIAISONS DANGEREUflB

Savcz-vous, Vicomte, pourquoi je ne me suis )amais


remariée? ce n'est assurément pas faute d'avoir trouvé
assez de partis avantageux; c'est uniquement pour que
personne n'ait le droit de trouver à redire à mes actions.
Ce n'est même pas que j'aie cramt de ne pouvoir plus
faire mes volontés, car j'aurais bien toujours fini par là;
mais c'est qu'il m'aurait gêné que quelqu'un eût eu seule-
ment le droit de s'en plaindre; c'est qu'eniin je ne voulais
tromp>er que pour mon plaisir, et non par nécessité. Et
voilà que vous m'écrivez la lettre la plus maritale qu'il
soit possible de voir! Vous ne m'y parlez que de torts de
mon côté, et de grâces du vôtre! Mais comment donc
peut-on manquer à celui à qui on ne doit rien ? je ne
saurais le concevoir!
Voyons; de quoi s'agit-il tant? Vous avez trouvé Dan-
ceny chez moi, et cela vous a déplu ? à la bonne heure :

mais qu'avcz-vous pu en conclure ? ou que c'était l'effet


du hasard, comme je vous le disais, ou celui de ma volonté,
comme je ne vous le disais pas. Dans le premier cas,
votre lettre est injuste; dans le second, elle est ridicule :

c'était bien la peine d'écTire! Mais vous êtes jaloux, et la


jalousie ne raisonne pas. Hé bien! je vais raisonner pour
vous.
Ou vous avez un rival, ou vous n'en avez pas. Si vous
en avez un, il faut plaire pour lui être préféré; si vous n'en
avez pas, il faut encore plaire pour éviter d'en avoir. Dans
tous les cas, c'est la même conduite à tenir ainsi, pour- :

quoi vous tourmenter? pourquoi, surtout, me tourmen-


ter moi-même? Ne savcz-vous donc plus être le plus
aimable? et n'êtes-vous plus sûr de vos succès? Allons
donc, Vicomte, vous vous faites tort. Mais, ce n'est pas
cela; c'est qu'à vos yeux, je ne vaux pas que vous vous
donniez tant de peine. Vous désirez moins mes bontés,
que vous ne voulez abuser de votre empire. Allez, vous
êtes un ingrat. Voilà bien, je crois, du sentiment! et pour
peu que je continuasse, cette lettre pourrait devemr fort
tendre; mais vous ne le méritez pas.
Vous ne méritez pas davantage que je me justifie. Pour
vous pumr de vos soupçons, vous les garderez ainsi, sur :

Tépoquc de mon retour, comme sur les visites de Danceny,


je ne vous dirai rien. Vous vous êtes donné bien de la
peine pour vous en instruire, n'est-il pas vrai? Hé bien!
en êtcs-vous plus avancé ? Je souhaite que vous y ayez
trouvé beaucoup de plaisir; quant à moi, cela n'a pas
nui au mien.
LETTRE CLIII 343

Tout ce que peux donc répondre à votre mena-


je
çante eu ni le don de me plaire, ni
lettre, c'est qu'elle n'a
le pouvoir de m'intimider; et que pour le moment je suis
on ne peut pas moins disposée à vous accorder vos
demandes.
Ç^u vrai, vous accepter tel que vous vous montrez
aujourd'hui, ce serait vous faire une infidélité réelle. Ce
ne serait pas là renouer avec mon ancien amant ce serait ;

en prenclre un nouveau, et qui ne vaut pas l'autre à


beaucoup près. Je n'ai pas assez oublié le premier pour
m'y tromper ainsi. Le Valmont que j'aimais était char-
mant. Je veux bien convenir même que je n'ai pas ren-
contré d'homme plus aimable. Ah! je vous en prie,
Vicomte, si vous le retrouvez, amenez-le-moi; celui-là
sera toujours bien reçu.
]
Prévenez-le cependaiTf que, dans aucun cas, ce ne serait
ni pour aujourd'hui ni pour demain. Son Menechme lui a
fait un peu tort; et en me pressant trop, je craindrais de
m'y tromper; ou bien, peut-être ai-je donné parole à
Danceny pour ces deux jours-là? Et votre lettre m'a
appris que vous ne plaisantiez pas, quand on manquait à
sa parole. Vous voyez donc qu'il faut attendre.
Mais que vous importe? vous vous vengerez toujours
bien de votre rival. Il ne fera pas pis à votre maîtresse que
vous ferez à la sienne, et après tout, une femme n'en
vaut-elle pas une autre? ce sont vos principes. Celle
même qui serait tendre et sensible, qui n'existerait que pour
vous et qui mourrait enfin d'amour et de regret, n'en serait
pas moins sacrifiée à la première fantaisie, à la crainte
d'être plaisanté un moment; et vous voulez qu'on se
gêne ? Ah cela n'est pas juste.
!

Adieu, Vicomte; redevenez donc aimable. Tenez, je ne


demande pas mieux que de vous trouver charmant; et
dès que j'en serai sûre, je m'engage à vous le prouver. En
vérité, je suis trop bonne.
Paris, ce 4 décembre ij**.

LETTRE CLIII

LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Je réponds sur-le-champ à votre lettre, et je tâcherai


d'être clair; ce qui n'est pas facile avec vous, quand une
fois vous avez pris le parti de ne pas entendre.
344 ^^ LIAISONS DANGEREUSES

De longs discours n'étaient pas nécessaires pour établir


que chacun de nous ayant en main tout ce qu'il faut pour
perdre l'autre, nous avons un égal intérêt à nous ménager
mutuellement aussi, ce n'est pas de cela dont il s'agit.
:

Mais encore entre le parti violent de se perdre, et celui,


sans doute meilleur, de rester unis comme nous l'avons
été, de le devenir davantage encore en reprenant notre
première liaison, entre ces deux partis, dis-je, il y en a
mille autres à prendre. Il n'était donc pas ridicule de vous
dire, et il ne l'est pas de vous répéter que, de ce jour même,
je serai ou votre amant ou votre ennemi.

Je sens à merveille que ce choix vous gêne; qu'il vous


conviendrait mieux de tergiverser; et je n'ignore pas que
vous n'avez jamais aimé à être placée ainsi entre le oui et
le non : mais vous devez sentir aussi que je ne puis vous
laisser sortir de ce cercle étroit, sans risquer d'être joué;
et vous avez diî prévoir que je ne le souffrirais pas. C'est
maintenant à vous à décider je peux vous laisser le choix
:

mais non pas rester dans l'incertitude.


Je vous préviens seulement que vous ne m'abuserez
pas par vos raisonnements, bons ou mauvais; que vous
ne me séduirez pas davantage par quelques cajoleries
dont vous chercheriez à parer vos refus, et qu'enfin, le
moment de la franchise est arrivé. Je ne demande pas
mieux que de vous donner l'exemple; et je vous déclare
avec plaisir, que je préfère la paix et l'union mais s'il :

faut rompre l'une ou l'autre, je crois en avoir le droit et


les moyens.
J'ajoute donc que le moindre obstacle mis de votre
part sera pris de la mienne pour une véritable déclara-
tion de guerre vous voyez que la réponse que je vous
:

demande n'exige ni longues ni belles phrases. Deux


mots suffisent.
Pan s y ce' ./ décembre //**.

RÉPONSE DE A MARQUISE DE MERTEUIL


I

écrite au bas de la même lettre.

Hé bien! la guerre.
LETTRE CLIV 345

LETTRE CLIV
MADAME DE VOLANGES A MADAME DE ROSEMONDE

Les bulletins vous instruisent mieux que je ne pourrais


le faire,ma chère amie, du fâcheux état de notre malade.
Tout entière aux soins que je lui donne, je ne prends sur
eux le temps de vous écrire, qu'autant qu'il y a d'autres
événements que ceux de la maladie. En voici un, auquel
certainement je ne m'anendais pas. C'est une lettre que
j'ai reçue de M. de Valmont, à qui il a plu de me choisir
pour sa confidente, et même pour sa médiatrice auprès de
madame de Tourvel, pour qui il avait aussi joint une lettre
à la mierme. J'ai renvoyé l'une en répondant à l'autre. Je
vous fais passer cette dernière, et je crois que vous juge-
rez comme moi, que je ne pouvais ni ne devais rien faire
de ce qu'il me demande. Quand je l'aurais voulu, notre
malheureuse amie n'aurait pas été en état de m'entendre.
Son délire est continuel. Mais que direz- vous de ce déses-
poir de M. de Valmont ? D'abord faut-il y croire, ou veut-il
seulement tromper tout le monde, et jusqu'à la fin *?
Si pour cène fois il est sincère, il peut bien dire qu'il a lui-
même fait son malheur. Je crois qu'il sera peu content de
ma réponse mais j'avoue que tout ce qui me fixe sur
:

cette malheureuse aventure, me soulève de plus en plus


contre son auteur.
Adieu, ma chère amie; je retourne à mes tristes soins,
qui le deviennent bien davantage encore par le peu d'es-
poir que j'ai de les voir réussir. Vous connaissez mes sen-
timents pour vous.
Paris i ce 5 décembre //**.

* C'est parce qu'on n'a rien trouvé dans la suite de cette correspondance
qui pût résoudre ce doute, qu'on a pris le parti de supprimer la lettre de
M. de Valmont.
346 LES LIAISONS DANGBOUSES

LETTRE CLV
LE VICOMTE DE VALMONT AU CHEVALIER DANCENY

J'ai passé deux fois chez vous, mon cher Chevahcr :

mais depuis que vous avez quitté le rôle d'amant pour


celui d'homme à bonnes fortunes, vous êtes, comme de
raison, devenu introuvable. Votre valet de chambre m'a
assuré cependant que vous rentreriez chez vous ce soir;
qu'il avait ordre de vous attendre mais moi, qui suis
:

instruit de vos projets, j'ai très bien compris que vous


ne rentreriez que pour un moment, pwur prendre le cos-
tume de la chose, et que sur-le-champ vous recommence-
riez vos courses victorieuses. A la borme heure, et je ne
puis qu'y applaudir mais peut-être, p>our ce soir, allez-
:

vous être tenté de changer leur direction. Vous ne savez


encore que la moitié de vos affaires; il faut vous mettre au
courant de l'autre, et puis vous vous déciderez. Prenez
donc le temps de lire ma lettre. Ce ne sera pas vous dis-
traire de vos plaisirs, puisque au contraire elle n'a d'autre
objet que de vous dormer le choix entre eux.
Si j'avais eu votre confiance entière, si j'avais su par
vous la partie de vos secrets que vous m'avez laissée à
deviner, j'aurais été instruit à temps; et mon zèle, moins
gauche, ne gênerait pas aujourd'hui votre marche. Mais
partons du point où nous sommes. Quelque pani que vous
preniez, votre pis aller ferait toujours bien le bonheur d'un
autre.
Vous avez un rendez-vous pour cette nuit, n'est-il pas
vrai ? avec une femme charmante que vous adorez ? car
et
à votre âge, quelle femme n'adore-t-on pas, au moins les
huit premiers jours! Le lieu de la scène doit encore
ajouter à vos plaisirs. Une petite maison délicieuse, et
qu'on n'a prise que pour vouSy doit embellir la volupté, des
charmes de la liberté, et de ceux du mystère. Tout est
convenu; on vous attend :et vous brûlez de vous y
rendre! voilà ce que nous savons tous deux, quoique
vous ne m'en ayez rien dit. Maintenant, voici ce que vous
ne savez pas, et qu'il faut que je vous dise.
Depuis mon retour à Paris, je m'occupais des moyens
de vous rapprocher de mademoiselle de Volangcs, je
LETTRE CLV 34-7

VOUS l'avais promis; et encore la dernière fois que je


vous en parlai, j'eus lieu de juger par vos réponses, je
pourrais dire par vos transpons, que c'était m'occuper
de votre bonheur. Je ne pouvais pas réussir à moi seul
dans cette entreprise assez difficile : mais après avoir
préparé les moyens, j'ai remis le reste au zèle de votre
jeune maîtresse. Elle a trouvé, dans son amour, des res-
sources qui avaient manqué à mon expérience :enfin
votre malheur veut qu'elle ait réussi. Depuis deux jours,
m'a-t-elle dit ce soir, tous les obstacles sont surmontés,
et votre bonheur ne dépend plus que de vous.
Depuis deux jours aussi, elle se flânait de vous
apprendre cette nouvelle elle-même, et malgré l'absence
de sa maman, vous auriez été reçu mais vous ne vous êtes
;

seulement pas présenté! et pour vous dire tout, soit


caprice ou raison, la petite personne m'a paru un peu
fâchée de ce manque d'empressement de votre part.
Enfin, elle a trouvé le moyen de me faire aussi parvemr
jusqu'à elle, et m'a fait promettre de vous rendre le plus
tôt possible la lettre que je joins ici. A l'empressement
qu'elle y a mis, je parierais bien qu'il y est question
d'un rendez-vous pour ce soir. Quoi qu'il en soit, j'ai
promis sur l'honneur et sur l'amitié, que vous auriez la
tendre missive dans la journée, et je ne puis ni ne veux
manquer à ma parole.
A présent, jeune homme, quelle conduite allez-vous
tenir? Placé entre la coquetterie et l'amour, entre le
plaisir et le bonheur, quel va être votre choix ? Si je par-
laisau Danceny d'il y a trois mois, seulement à celui d'il
y a huit jours, bien sûr de son cœur, je le serais de ses
démarches : mais le Danceny d'aujourd'hui, arraché
par les femmes, courant les aventures, et devenu, suivant
l'usage, un peu scélérat, préférera-t-il une jeune fiille
timide, qui n'a pour elle que sa beauté, son innocence
et son amour, aux agréments d'une femme parfaitement
usagée !

Pour moi, mon cher ami, il me semble que, même


dans vos nouveaux principes, que j'avoue bien être aussi
un peu les miens, les circonstances me décideraient pour
la jeune amante. D'abord, c'en est une de plus, et puis
la nouveauté, et encore la crainte de perdre le fruit de vos
soins en négligeant de le cueillir; car enfin, de ce côté,
ce serait véritablement l'occasion manquée, et elle ne
revient pas toujours, surtout pour une première faiblesse :

souvent, dans ce cas, il ne faut qu'un moment d'humeur,


348 LES LIAISONS DANGEREUSES

un soupçon jaloux, moins encore, pour empêcher le


plus beau triomphe. La vertu qui se noie se raccroche
quelquefois aux branches; et une fois réchappée, elle se
lient sur ses gardes, et n'est plus facile à surprendre.
Au contraire, de Tautrc côté, que risquez-vous? pas
même une rupture; une brouillcric tout au plus, où Ton
achète de quelques soins le plaisir d'un raccommode-
ment. Quel autre parti rcste-t-il à une femme déjà ren-
due, que celui de l'indulgence? Que gagnerait-elle à la
sévérité ? la perte de ses plaisirs, sans profit pour sa gloire.
Si, comme je le suppose, vous prenez le parti de l'amour,
qui me paraît aussi celui de la raison, je crois qu'il est de la
prudence de ne point vous faire excuser au rendez-vous
manqué; laissez- vous attendre tout simplement si vous :

risquez de donner une raison, on sera peut-être tenté de la


vérifier. Les femmes sont curieuses et obstinées; tout peut
se découvrir je viens, comme vous savez, d'en être moi-
:

même un exemple. Mais si vous laissez l'espoir, comme il


sera soutenu par la vanité, il ne sera perdu que longtemps
après l'heure propre aux inlbrmations alors demain vous
:

aurez à choisir l'obstacle insurmontable qui vous aura


retenu; vous aurez été malade, mort s'il le faut, ou toute
autre chose dont vous serez également désespéré, et tout
se raccommodera.
Au reste, pour quelque côté que vous vous décidiez,
je vous prie seulement de m'en instruire; et comme je n'y
ai pas d'intérêt, je trouverai toujours que vous avez bien
fait. Adieu, mon cher ami.
Ce que que je regrette madame de
j'ajoute encore, c'est
Tourvcl; que je suis au désespoir d'être sépare
c'est
d'elle; c'est que je paierais de la moitié de ma vie le
bonheur de lui consacrer l'autre. Ah! croyez-moi, on
n'est heureux que par l'amour.

Paris, ce 5 décembre 77**.

LETTRE CLVI
CÉCILE VOLANGES AU CHEVALIER DANCENY
(Jointe à la précédente.)

Comment se fait-il, mon cher ami, que je cesse de


vous voir, quand je ne cesse pas de le désirer ? n'en avez-
LETTRE CLVI 349

VOUS plus autant d'envie que moi ? Ah c'est bien à pré-


!

sent que je suis triste! plus triste que quand nous étions
séparés tout à fait. Le chagrin que j'éprouvais par les
autres, c'est à présent de vous qu'il me vient, et cela fait
bien plus de mal.
Depuis quelques jours, maman n'est jamais chez elle,
vous le savez bien; et j'espérais que vous essayeriez de
profiter de ce temps de liberté mais vous ne songez
:

seulement pas à moi; je suis bien malheureuse! Vous


me disiez tant que c'était moi qui aimais le moins! je
savais bien le contraire, et en voilà bien la preuve. Si vous
étiez venu pour me voir, vous m'auriez vue en effet car
:

moi, je ne suis pas comme vous; je ne songe qu'à ce qui


peut nous réunir. Vous mériteriez bien que je ne vous dise
rien de tout ce que j'ai fait pour ça, et qui m'a donné tant
de peine mais je vous aime trop, et j'ai tant d'envie de
:

vous voir, que je ne peux m'empêcher de vous le dire.


Et puis, je verrai bien après si vous m'aimez réellement!
J'ai si bien fait que le portier est dans nos intérêts, et
qu'il m'a promis que toutes les fois que vous viendriez, il
vous laisserait toujours entrer comme s'il ne vous voyait
pas : et nous pouvons bien nous fier à lui, car c'est un
bien honnête homme. Il ne s'agit donc plus que d'empê-
cher qu'on ne vous voie dans la maison; et ça, c'est bien
aisé, en n'y venant que le soir, et quand il n'y aura plus
rien à craindre du tout. Par exemple, depuis que maman
sort tous les jours, elle se couche tous les jours à onze
heures; ainsi nous aurions bien du temps.
Le portier m'a dit que, quand vous voudriez venir
comme ça, au lieu de frapper à la porte, vous n'auriez
qu'à frapper à sa fenêtre, et qu'il ouvrirait tout de suite;
et puis, vous trouverez bien le petit escalier; et comme
vous ne pourrez pas avoir de la lumière, je laisserai la
porte de ma chambre entrouverte, ce qui vous éclairera
toujours un peu. Vous prendrez bien garde de ne pas
faire du bruit; surtout en passant auprès de la petite
porte de maman. Pour celle de ma femme de chambre,
c'est égal, parce qu'elle m'a promis qu'elle ne se réveille-
rait pas c'est aussi une bien bonne fille El pour vous en
; !

aller, ça sera tout de même. A présent, nous verrons si


vous viendrez.
Mon Dieu, pourquoi donc le cœur me bat-il si fort en
vous écrivant? Est-ce qu'il doit m'arriver quelque mal-
heur, ou si c'est l'espérance de vous voir qui me trouble
comme ça? Ce que je sens bien, c'est que je ne vous ai
350 LES LIAISONS DANGEREUSB

jamais tant aime, et que jamais je n'ai tant désiré de vous


le dire. Venez donc, mon ami, mon cher ami; que je
puisse vous repeter cent fois que je vous aime, que je
vous adore, que je n'aimerai jamais que vous.
J'ai trouve moyen de faire dire à M. de Valmont que
j'avais quelque chose à lui dire; et lui, comme il est bien
bon ami, il viendra sûrement demain, et je le prierai de
vous remettre ma leure tout de suite. Amsi je vous atten-
drai demain au soir, et vous viendrez, sans faute, si
vous ne voulez pas que votre Cécile soit bien malheureuse.
Adieu, mon cher ami; je vous embrasse de tout mon
cœur.
Pan'u ce ^ décembre /7**, au soir.

LETTRE CLVII
LE CHEVALIER DANCENY AU VICOMTE DE VALMONT

Ne doutez, mon cher Vicomte, ni de mon cœur, ni


de mes démarches : comment un désir de
résistcrais-jc à
ma Cécile? Ah! c'est bien elle, elle seule que j'aime,
que j'aimerai toujours! son ingénuité, sa tendresse, ont un
charme pour moi, dont j'ai pu avoir la faiblesse de me
laisser distraire, mais que rien n'effacera jamais. Engagé
dans une autre aventure, pour ainsi dire sans m'en être
aperçu, souvent le souvenir de Cécile est venu me trou-
bler jusque dans les plus doux plaisirs; et peut-être mon
cœur ne lui a-t-il jamais rendu d'hommage plus vrai,
3ue dans le moment même où je lui étais infidèle. Cepen-
ant, mon ami, ménageons sa délicatesse et cachons-lui
mes torts; non pour la surprendre, mais p>our ne pas
Taffliger. Le bonheur de Cécile est le vœu le plus ardent
que je forme jamais je ne me pardonnerais une faute qui
;

lui aurait coûté une larme.


J'ai mérité, je le sens, la plaisanterie que vous me faites
sur ce que vous appelez mes nouveaux principes mais :

vous pouvez m'en croire, ce n'est point par eux oue je


me conduis dans ce moment et dés demain je suis décidé
;

à le prouver. J'irai m'accuser à celle même qui a causé


mon égarement, cl qui l'a partage; je lui dirai Lisez:
<

dans mon cœur; il a pour vous l'amitié la plus tendre;


l'amitié unie au désir ressemble tant à l'amour!... Tous
LETTRE CLVIII 35I

deux nous nous sommes trompés; mais susceptible


d'erreur, ne suis point capable de mauvaise foi.
je '

Je connais mon amie; elle est honnête autant qu'indul-


gente; elle fera plus que me pardonner, elle m'approu-
vera. Elle-même se reprochait souvent d'avoir trahi
l'amitié; souvent sa délicatesse effrayait son amour :

plus sage que moi, elle fortifiera dans mon âme ces craintes
utiles, que je cherchais témérairement à étouffer dans la
sienne. Je lui devrai d'être meilleur, comme à vous d'être
plus heureux. O! mes amis, partagez ma reconnaissance.
L'idée de vous devoir mon bonheur en augmente le prix.
Adieu, mon cher Vicomte. L'excès de ma joie ne
m'empêche point de songer à vos peines, et d'y prendre
part. Que ne puis-je vous être utile Madame de Tourvel
!

reste donc inexorable ? On la dit aussi bien malade. Mon


Dieu, que je vous plains! Puisse-t-elle reprendre à la
fois de la santé et de l'indulgence, et faire à jamais votre
bonheur! Ce sont les vœux de l'amitié; j'ose espérer
qu'ils seront exaucés par l'amour.
Je voudrais causer plus longtemps avec vous; mais
l'heure me presse, et peut-être Cécile m'anend déjà.

Paris i ce 5 décembre 77**.

LETTRE CLVIII
(A son réveil.)

LE VICOMTE DE VALMONT A LA MARQUISE DE MERTEUIL

Eh bien, Marquise, comment vous trouvez-vous des


plaisirs de la nuit dernière? n'en êtes-vous pas un peu
fatiguée? Convenez donc que Danceny est charmant!
il fait des prodiges,^ ce garçon-là. Vous n'attendiez pas

cela de lui, n'est-il pas vrai? Allons, je me rends justice,


un pareil rival méritait bien que je lui fusse sacrifié.
Sérieusement, il est plein de bonnes qualités! Mais sur-
tout, que d'amour, de constance, de déHcatesse! Ah! si
jamais vous êtes aimée de lui comme l'est sa Cécile, vous
n'aurez point de rivales à craindre il vous Ta prouvé
:

cène nuit. Peut-être à force de coquetterie, une autre


femme pourra vous l'enlever un moment; un jeune
homme ne sait guère se refuser à des agaceries provo-
LES LIAISONS DANGEKEUSES 12
352 LES LIAISONS DANGEREUSES

cantcs : mais un seul mot de Tobjct aimé suffît, comme


vous voyez, pour dissiper cette illusion; ainsi il ne vous
manque plus que d'être cet objet-là, pour être parfaite-
ment heureuse.
Sûrement vous ne vous y trom|XTcz pas; vous avez le
tact trop sûr pour qu'on puisse le cramdrc. Cependant
l'amitié qui nous unit, aussi sincère de ma part que bien
rccoimue de la vôtre, m'a fait désirer px)ur vous l'épreuve
de cette nuit; c'est l'ouvrage de mon zèle; il a réussi :

rien n'était plus facile.


Au fait, que m'en a-t-il coûté? un léger sacrifice, et
quelque peu d'adresse. J'ai consenti à partager avec le
jeune homme les faveurs de sa maîtresse mais enfin il
:

y avait bien autant de droit que moi et je


; m'en souciais
si p>eu! La lettre que la jeune personne lui a écrite, c'est
bien moi qui l'ai dictée; mais c'était seulement pour
gagner du temps, parce que nous avions à l'employer
mieux. OUc que j'y ai jointe, oh! ce n'était rien, presque
rien; quelques réflexions de l'amitié pour guider le choix
du nouvel amant mais en hormeur, elles étaient inutiles
: ;

il faut dire la vérité, il n'a pas balancé un moment.


Et puis, dans sa candeur, il doit aller chez vous aujour-
d'hui vous raconter tout; et sûrement ce récit-là vous
fera grand plaisir! il vous dira : Lisez dans mon cœur; il
me le mande et vous voyez bien que cela raccommode
:

tout. J'espère qu'en lisant ce qu'il voudra, vous y lirez


peut-être aussi que les amants si jeunes ont leurs dangers;
et encore, qu*il vaut mieux m'avoir pour ami que pour
ennemi.
Adieu, Marquise; jusqu'à la première occasion.

Pans y ce 6 décembre z/**.

LETTRE CLIX
LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT
(Billet.)

Je n'aime pas qu'on ajoute de mauvaises plaisanteries à


de mauvais procédés; ce n'est pas plus ma manière
que mon goût. Quand j'ai à me plaindre de quelqu'un,
je ne le persifle pas je fais mieux
;
je me venge. Quelque
:
LETTRE CLX 353

content de vous que vous puissiez être en ce moment,


n'oubliez point que ce ne serait pas la première fois
que vous vous seriez applaudi d'avance; et tout seul dans
Tespoir d'un triomphe qui vous serait échappé à l'ins-
tant même où vous vous en félicitiez. Adieu.

Paris y ce 6 décembre 17* *.

LETTRE CLX
MADAME DE VOLANGES A MADAME DE ROSEMONDE

Je vous écris de la chambre de votre malheureuse amie,


dont peu près toujours le même. Il doit y
l'état est à
avoir cet après-midi une consultation de quatre médecins.
Malheureusement, c'est, comme vous le savez, plus sou-
vent une preuve de danger qu'un moyen de secours.
Il paraît cependant que la tête est un peu revenue la

nuit dernière. La fenmie de chambre m'a informée ce


matin, qu'environ vers minuit, sa maîtresse l'a fait appe-
ler; qu'elle a voulu être seule avec elle, et qu'elle lui a
dicté une assez longue lettre. Julie a ajouté, que, tandis
qu'elle était occupée à en faire l'enveloppe, madame de
Tour\'el avait repris le transport en sorte que cette
:

fille n'a pas su à qui il fallait mettre l'adresse. Je me suis


étonnée d'abord que la lettre elle-même n'ait pas suffi
pour le lui apprendre mais sur ce qu'elle m'a répondu
:

qu'elle craignait de se tromper, et que cependant sa


maîtresse lui avait bien recommandé de la faire partir
sur-le-champ, j'ai pris sur moi d'ouvrir le paquet.
J'y ai trouvé l'écrit que je vous envoie, qui en effet ne
s'adresse à personne pour s'adresser à trop de monde. Je
croirais cependant que c'est à M. de Valmont que notre
malheureuse amie a voulu écrire d'abord; mais qu'elle a
cédé sans s'en apercevoir, au désordre de ses idées.
Quoi qu'il en soit, j'ai jugé que cette lettre ne devait
être rendue à personne. Je vous l'envoie, parce que vous
y verrez mieux que je ne pourrais vous le dire, quelles
sont les pensées qui occupent la tête de notre malade.
Tant qu'elle restera aussi vivement affectée, je n'aurai
guère d'espérance. Le corps se rétablit difficilement,
quand l'esprit est si peu tranquille.
354 LES LIAISONS DANGEREUSES

Adieu, ma chère et digne amie. Je vous félicite d'être


éloignée du triste spectacle que j*ai continuellement sous
les yeux.
Paris f ce 6 décembre z/**.

LETTRE CLXI
LA PRÉSIDENTE DE TOURVEL A...

(Dictée par elle et écrite par sa femme de chambre.)

Etre cruel et malfaisant, ne te lasseras-tu point de me


persécuter? Ne te suffit-il pas de m'avoir tourmentée,
dégradée, avilie, veux-tu me ravir jusqu'à la paix du
tombeau ? Quoi dans ce séjour de ténèbres où l'ignominie
!

m'a forcée de m'ensevelir, les peines sont-elles sans


relâche, l'espérance est-elle méconnue? Je n'implore
point une grâce que je ne mérite point pour souffrir
:

sans me plaindre, il me suffira que mes souffrances n'ex-


cèdent pas mes forces. Mais ne rends pas mes tourments
insupportables. En me laissant mes douleurs, ôte-moi le
cruel souvenir des biens que j'ai perdus. Quand tu me les
as ravis, n'en retrace plus à mes yeux la désolante image.
J'étais innocente et tranquille c'est pour t'avoir vu que
:

j'ai perdu le repos; c'est en t'écoutant que je suis devenue

criminelle. Auteur de mes fautes, quel droit as-tu de les


punir?
Où sont les amis qui me chérissaient, où sont-ils? mon
infortune les épouvante. Aucun n'ose m'approcher. Je
suis opprimée, et ils me laissent sans secours! Je meurs,
et personne ne pleure sur moi. Toute consolation m'est
refusée. La pitié s'arrête sur les bords de l'abîme où le
criminel se plonge. Les remords le déchirent, et ses cris
ne sont pas entendus!
Et toi, que j'ai outragé; toi, dont l'estime ajoute à mon
supplice; toi, qui seul enfin aurais le droit de te venger,
que fais-tu loin de moi ? Viens punir une femme infidèle.
Que je souffre enfin des tourments mérités. Déjà je me
serais soumise à ta vengeance : courage m'a man-
mais le
qué ix)ur t'apprendre ta honte. O
n'était point dissimu-
lation, c'était respect. Que cette lettre au moins t'ap-
prenne mon repentir. Le ciel a pris ta cause; il te venge
d'une injure que tu as ignorée. C'est lui qui a lié ma
LETTRE CLXI 355

langue et retenu mes paroles; il a craint que tu ne me


remisses une faute qu'il voulait punir. Il m'a soustraite à
ton indulgence, qui aurait blessé sa justice.
Impitoyable dans sa vengeance, il m'a livrée à celui-là
même qui m'a perdue. C'est à la fois, pour lui et par lui
que Je veux le fuir, en vain, il me suit; il est
je souffre.
là; m'obsède sans cesse. Mais qu'il est différent de lui-
il

même! Ses yeux n'expriment plus que la haine et le


mépris. Sa bouche ne profère que l'insulte et le reproche.
Ses bras ne m'entourent que pour me déchirer. Qui me
sauvera de sa barbare fureur?
Mais quoi! c'est lui... Je ne me trompe pas; c'est lui
que je revois. Oh! mon aimable ami! reçois-moi dans tes
bras ; cache-moi dans ton sein oui, c'est toi, c'est bien toi
: !

Quelle illusion funeste m'avait fait te méconnaître ? combien


j'ai souffert dans ton absence! Ne nous séparons plus, ne
nous séparons jamais. Laisse-moi respirer. Sens mon cœur,
comme il palpite! Ah! ce n'est plus de crainte, c'est la
douce émotion de l'amour. Pourquoi te refuser à mes
tendres caresses? Tourne vers moi tes doux regards!
Quels sont ces liens que tu cherches à rompre ? pourquoi
prépares-tu cet appareil de mort? qui peut altérer ainsi
tes traits ? que fais-tu ? Laisse-moi je frémis Dieu c'est
: ! !

ce monstre encore! Mes amies, ne m'abandoimez pas.


Vous qui m'invitiez à le fuir, aidez-moi à le combattre;
et vous qui, plus indulgente, me promettiez de diminuer
mes peines, venez donc auprès de moi. Où êtes-vous
toutes deux? S'il ne m'est plus permis de vous revoir,
répondez au moins à cette lettre; que je sache que vous
m*aimez encore.
Laisse-moi donc, cruel quelle nouvelle fureur t'anime ?
!

Crains-tu qu'un sentiment doux ne pénètre jusqu'à mon


âme? Tu redoubles mes tourments; tu me forces de te
hair. Oh! que la haine est douloureuse! comme elle
corrode le cœur qui la distille! Pourquoi me persécutez-
vous? que pouvez- vous encore avoir à me dire? ne
m'avez-vous pas mise dans l'impossibilité de vous écou-
ter, comme de vous répondre? N'anendez plus rien de
moi. Adieu, Monsieur.
Paris y ce 5 décembre 77**.
356 LES LIAISONS DANGEREUSES

LETTRE CLXII
LE CHEVALIER DANCENY AU VICOMTE DE VALMONT

Je suis instruit, Monsieur, de vos procédés envers moi.


Je sais aussi que, non content de m'avoir indignement
joue, vous ne craignez pas de vous en vanter, de vous en
applaudir. J'ai vu la preuve de votre trahison écrite de
votre main. J'avoue que mon cœur en a été navré, et que
j'ai ressenti quelque honte d'avoir autant aidé moi-
même à l'odieux abus que vous avez fait de mon aveugle
confiance; pourtant je ne vous envie pas ce honteux
avantage; je suis seulement curieux de savoir si vous les
consen'crez tous également sur moi. J'en serai instruit,
si, comme je l'espère, vous voulez bien vous trouver

demain, entre huit et neuf heures du matin, à la porte du


bois de Vincennes, village de Saint-Mandé. J'aurai soin
d'y faire trouver tout ce qui sera nécessaire pour les
éclaircissements qui me restent à prendre avec vous.

Le chevalier Danceny.

Paris t ce 6 décembre //**, au soir.

LETTRE CLXIII

m. bertrand a \lu)ame de rosemonde

Madame,

C*est avec bien du regret que je remplis le triste devoir


de vous annoncer une nouvelle qui va vous causer un si
cruel chagrin. Pcrmcttcz-moi de vous inviter d'abord à
cette pieuse résignation que chacun a si souvent admirée
en vous, et qui peut seule nous faire supporter les maux
dont est semée notre misérable vie.
M. votre neveu... Mon Dieu! faut-il que j'afflige tant
une si respectable dame! M. votre neveu a eu le malheur
de succomber dans un combat singulier qu'il a eu ce
LETTRE CLXIII 357

matin avec M. le chevalier Danceny. J'ignore entière-


ment le sujet de la querelle mais il paraît, par le billet
:

que j'ai trouvé encore dans la poche de M. le Vicomte,


et que j'ai l'hormeur de vous envoyer; il paraît, dis-je,
qu'il n'était pas l'agresseur. Et il faut que ce soit lui que
le Ciel ait permis qui succombât !

J'étais chez M. le Vicomte à l'attendre, à l'heure même


où on l'a ramené à l'hôtel. Figurez-vous en mon effroi,
voyant M. votre neveu porté par deux de ses gens, et
tout baigné dans son sang. Il avait deux coups d'épée
dans le corps, et il était déjà bien faible. M. Danceny était
aussi là, et même il pleurait. Ah ! sans doute, il doit pleu-
rer : mais il temps de répandre des larmes, quand
est bien
on a causé un malheur irréparable !

Pour moi;, je ne me possédais pas; et malgré le p)eu que


je suis, je ne lui en disais pas moins ma façon de penser.
Mais c'est là que M. le Vicomte s'est montré véritable-
ment grand. Il m'a ordonné de me taire; et celui-là même
qui était son meurtrier, il lui a pris la main, l'a appelé
son ami, l'a embrassé devant nous tous, et nous a dit " Je :

vous ordonne, d'avoir p)our Monsieur, tous les égards


qu'on doit à un brave et galant homme. Il lui a de plus •

fait remettre, devant moi, des papiers fort volumineux,


que je ne connais pas, mais auxquels je sais bien qu'il
attachait beaucoup d'importance. Ensuite il a voulu qu'on
les laissât seuls ensemble pendant un moment. Cepen-
dant envoyé chercher tout de suite tous les secours,
j'avais
tant spirituels que temporels mais, hélas! le mal était
:

sans remède. Moins d'une demi-heure après, M. le Vi-


comte était sans connaissance. Il n'a pu recevoir que l'ex-
trême-onction et la cérémonie était à peine achevée
;

qu'il a rendu son dernier soupir.


Bon Dieu, quand j'ai reçu dans mes bras à sa naissance
ce précieux appui d'une maison si illustre, aurais-je
pu prévoir que ce serait dans mes bras qu'il expirerait,
et que j'aurais à pleurer sa mort? Une mort si précoce et
si malheureuse! Mes larmes coulent malgré moi; je vous

demande pardon, Madame, d'oser ainsi mêler mes dou-


leurs aux vôtres mais dans tous les états, on a un cœur
:

et de la sensibilité; et je serais bien ingrat, si je ne pleurais


pas toute ma vie un seigneur qui avait tant de bontés
pour moi, qui m'honorait de tant de confiance.
Demain, après l'enlèvement du corps, je ferai mettre
partout, et vous pouvez vous en reposer entiè-
les scellés
rement sur mes soins. Vous n'ignorez pas, Madame,
358 LES LIAISONS DANGEREUSES

que ce malheureux cvcnemeni finit la substitution, et


rend vos dispositions entièrement libres. Si je puis vous
être de quelque utilité, je vous prie de vouloir bien me
faire passer vos ordres je mettrai tout
: mon zèle à les
exécuter ponctuellement.
Je suis avec le plus profond respect. Madame, votre
très humble, etc.
Bertrand.
Paris y ce 7 décembre 77**.

LETTRE CLXIV
madame de ROSEMONDE a m. BERTRAND

Je reçois votre lettre à l'instant même, mon cher Ber-


trand, et j'apprends par elle l'affreux événement dont
mon neveu a été la malheureuse victime. Oui, sans
doute j'aurai des ordres à vous donner; et ce n'est que
pour eux que je peux m'occupcr d'autre chose que de ma
mortelle affliction.
Le billet de M. Danceny, que vous m'avez
envoyé, est
une preuve bien convaincante que c'est lui qui a provo-
qué le duel, et mon intention est que vous en rendiez
plainte sur-le-champ, et en mon nom. En pardonnant à
son ennemi, à son meurtrier, mon neveu a pu satisfaire à
sa générosité naturelle; mais moi, je dois venger à la fois
sa mort, l'humanité et la religion. On ne saurait trop
exciter la sévérité des lois contre ce reste de barbarie,
qui infecte encore nos mœurs; et je ne crois pas que ce
puisse être dans ce cas, que le pardon des injures nous
soit prescrit. J'attends donc que vous suiviez cette affaire
avec tout le zèle et toute l'activité dont je vous connais
capable, et que vous devez à la mémoire de mon neveu.
Vous aurez soin, avant tout, de voir M. le président
de*** de ma part, et d'en conférer avec lui. Je ne lui écris
pas, pressée que je suis de me livrer tout entière à ma
douleur. Vous lui ferez mes excuses et lui communi-
querez cette lettre.
Adieu, mon cher Bertrand; je vous loue et vous remer-
cie de vos bons sentiments, et suis pour la vie toute à
vous.
Du château de... ce 8 décembre 77**.
LETTRE CLXV 359

LETTRE CLXV

MADAME DE VOLANGES A MADAME DE ROSEMONDE

Je VOUS sais déjà instruite, ma chère et digne amie, de


la perte que vous venez de faire; je connaissais votre
tendresse pour M. de Valmont, et je partage bien sincè-
rement l'affliction que vous devez ressentir. Je suis
vraiment peinée d'avoir à ajouter de nouveaux regrets à
ceux que vous éprouvez déjà mais, hélas! il ne vous
:

reste non plus que des larmes à donner à notre malheu-


reuse amie. Nous l'avons perdue, hier, à onze heures du
soir. Par une fatalité attachée à son sort, et qui semblait se
jouer de toute prudence humaine, ce court inter\'alle
qu'elle a sur\'écu à M. de Valmont lui a suffi pour en
apprendre la mort; et, comme elle a dit elle-même, pour
n'avoir pu succomber sous le poids de ses malheurs
qu'après que la mesure en a été comblée.
En effet, vous avez su que depuis plus de deux jours
elle était absolument sans connaissance; et encore hier
matin, quand son médecin arriva, et que nous nous appro-
châmes de son lit, elle ne nous reconnut ni l'un ni l'autre,
et nous ne pûmes obtenir ni une parole, ni le moindre
signe. Hé bien! à peine étions-nous revenus à la cheminée,
et pendant que le médecin m'apprenait le triste événement
de la mort de M. de Valmont, cette femme infortunée
a retrouvé toute sa tête, soit que la nature seule ait pro-
duit cène révolution, soit qu'elle ait été causée par ces
mots répétés de M. de Valmont et de mort, qui ont pu
rappeler à la malade les seules idées dont elle s'occupait
depuis longtemps.
Quoi qu'il en soit, elle ouvrit précipitamment les
rideaux de son lit en s'écriant : '
Quoi! que dites-vous?
M. de Valmont est mort ? >
J'espérais lui faire cToire qu'elle
s'était trompée; et je l'assurai d'abord qu'elle avait mal
entendu mais loin de se laisser persuader ainsi, elle exigea
:

du médecin qu'il recommençât ce cruel récit ; et sur ce que


je voulus essayer encore de la dissuader, elle m'appela
et me dit à voix basse Pourquoi vouloir me tromper?
:

n'était-il pas déjà mort pour moi! Il a donc fallu céder.


'
36o LES LIAISONS DAN

Notre malheureuse amie a écoute d'abord d'un air


assez tranquille, mais bientôt après, elle a interrompu le
récit, en disant Assez, j'en ai assez.
:
•* Elle a demandé
sur-le-champ qu'on fermât ses rideaux; et lorsque le
médecin a voulu s'occupxrr ensuite des soins de son état,
elle n'a jamais voulu souffrir qu'il approchât d'elle.
Dès qu'il a été sorti, elle a pareillement renvoyé sa
garde et sa femme de chambre; et quand nous avons été
seules, elle m'a priée de l'aider à se mettre à genoux sur
son lit, et de l'y soutenir. Là, elle est restée quelque tcmp>s
en silence, et sans autre expression que celle de ses larmes
qui coulaient abondamment. Enfin, joignant ses mains et
les élevant vers le Ciel Dieu tout-puissant <, a-t-ellc
: '

dit d'une voix faible, mais fer\'ente, « je me soumets à ta


justice mais pardonne à Valmont. Que ses malheurs,
:

que reconnais avoir mérités, ne lui soient pas un sujet


je
de reproche, et je bénirai ta miséricorde! » Je me suis
p)ermis, ma chère et digne amie, d'entrer dans ces détails
sur un sujet que je sens bien devoir renouveler et aggra-
ver vos douleurs, parce que je ne doute pas que cette
prière de madame de Tourvel ne porte cependant une
grande consolation dans votre âme.
Après que notre amie eut proféré ce peu de mots, elle
se laissa retomber dans mes bras; et elle était à peine
replacée dans son lit, qu'il lui prit une faiblesse qui fut
longue, mais qui céda pourtant aux secours ordinaires.
Aussitôt qu'elle eut repris connaissance, elle me demanda
d'envoyer chercher le père Anselme, et elle ajouta :

" C'est à présent le seul médecin dont j'ai besoin; je

« sens que mes maux vont bientôt finir. Elle se plai-


>

gnait beaucoup d'oppression, et elle parlait difficilement.


Peu de temps après, elle me fit remenre, par sa femme
de chambre, une cassette que je vous envoie, qu'elle me
dit contenir des papiers à elle, et qu'elle me chargea de
vous faire passer aussitôt après sa mort *. Ensuite elle me
parla de vous, et de votre amitié pour elle, autant que sa
situation le lui permettait, et avec beaucoup d'anendrissc-
ment.
Le père Anselme arriva vers les quatre heures, et resta
près d'une heure seul avec elle. Quand nous rentrâmes,
ta figure de la malade était calme et sereine; mais il était
facile de voir que le père Anselme avait beaucoup pleuré.

* Cttte C4utttt4 centtnatt umtts l«t Uttres rtlativês à «m ax}€mtyrt


owc M. éê Vabmtmt.
LETTRE CLXV 36 I

Il resta pour assister aux cérémonies de


dernières
l'Eglise. Ce spectacle, toujours imposant et si doulou-
si
reux, le devenait encore plus par le contraste que for-
mait la tranquille résignation de la malade, avec la dou-
leur profonde de son vénérable confesseur qui fondait
en larmes à côté d'elle. L'attendrissement devint géné-
ral; et celle que tout le monde pleurait fut la seule qui
ne se pleura point.
Le reste de la journée se passa dans les prières usitées,
qui ne furent interrompues que par les fréquentes fai-
blesses de la malade. Enfin, vers les onze heures du soir,
elle me parut plus oppressée et plus souffrante. J'avan-
çai ma main pour chercher son bras; elle eut encore la
force de la prendre, et la posa sur son cœur. Je n'en sentis
plus le battement; et en effet, notre malheureuse amie
expira dans le moment même.
Vous rappelez-vous, ma chère amie, qu'à votre dernier
voyage ici, il y a moins d'un an, causant ensemble de
quelques personnes dont le bonheur nous paraissait plus
ou moins assuré, nous nous arrêtâmes avec complai-
sance sur le sort de cette même femme, dont aujourd'hui
nous pleurons à la fois les malheurs et la mon! Tant
de vertus, de qualités louables et d'agréments; un carac-
tère si doux et si facile ; un mari qu'elle aimait, et dont elle
était adorée; une société où elle se plaisait, et dont elle
faisait les délices; de la figure, de la jeunesse, de la for-
tune; tant d'avantages réunis, ont donc été perdus par
une seule imprudence! O Providence! sans doute il faut
adorer tes secrets; mais combien ils sont incompréhen-
sibles Je m'arrête, je crains d'augmenter votre tristesse,
!

en me livrant à la mienne.
Je vous quitte et vais passer chez ma fille, qui est un
peu indisposée. En apprenant de moi, ce matin, cette
mort si prompte de deux personnes de sa connaissance,
elle s'est trouvée mal, et je l'ai fait mettre au lit. J'espère
cependant que cette légère incommodité n'aura pas de
suite. A cet âge-là, on n'a pas encore l'habitude des cha-
grins, et leur impression en devient plus vive et plus
forte. Cette sensibilité si active est, sans doute, une qualité
louable; mais combien tout ce qu'on voit chaque jour nous
apprend à la craindre! Adieu, ma chère et digne amie.
Paris, ce 9 décembre jy**.
362 LES LIAISONS DANGEREUSES

LETTRE CLXVI
M. BERTRAND A MADAME DE ROSEMONDE

Madame,

En conséquence des ordres que vous m'avez fait


l'honneur de m'adresser, j'ai eu celui de voir M. le pré-
sident de***, et je lui ai communique votre lettre,
en prévenant que, suivant vos désirs, je ne ferais
le
rien que par ses conseils. Ce respeaablc magistrat m'a
chargé de vous obser\'er que la plainte que vous êtes
dans l'intention de rendre contre M. le chevalier Dan-
ceny, compromettrait également la mémoire de M. votre
neveu, et que son honneur se trouverait nécessairement
entaché par l'arrêt de la Cour, ce qui serait sans doute un
grand malheur. Son avis est donc qu'il faut bien se garder
de faire aucune démarche; et que s'il y en avait à faire,
ce serait au contraire pour tâcher de prévenir que le
ministère public ne prît connaissance de cette malheu-
reuse aventure, qui n'a déjà que trop éclaté.
Ces obser\'ations m'ont paru pleines de sagesse, et je
prends le parti d'attendre de nouveaux ordres de votre
part.
Permettez-moi de vous prier, Madame, de vouloir
bien, en me les faisant passer, y joindre un mot sur l'état
de votre santé pour laquelle je redoute extrêmement le
triste effet de tant de chagrins. J'espère que vous par-
donnerez cette liberté à mon attachement et à mon zèle.
Je suis avec respect, Madame, votre, etc.

Paris y ce 10 décembre 77**.


LETTRE CLXVII 363

LETTRE CLXVII
ANONYME A M. LE CHEVALIER DANCENY

Monsieur,

J'ai l'honneur de vous prévenir que ce matin, au par-


quet de la Cour, il a été question parmi MM. les gens
du Roi de l'affaire que vous avez eue ces jours derniers
avec M. le vicomte de Valmont, et qu'il est à craindre
que le Ministère public n'en rende plainte. J'ai cru que
cet avertissement pourrait vous être utile, soit pour que
vous fassiez agir vos protections, pour arrêter ces suites
fâcheuses; soit au cas que vous n'y puissiez parvenir,
pour vous mettre dans le cas de prendre vos sûretés
personnelles.
Si même vous me permettez un conseil, je crois que
vous feriez bien, pendant quelque temps, de vous mon-
trer moins que vous ne l'avez fait depuis quelques jours.
Quoique ordinairement on ait de l'indulgence pour ces
sortes d'affaires, on doit néanmoins toujours ce respea à
la loi.
Cette précaution devient d'autant plus nécessaire, qu'il
m'est revenu qu'une madame de Rosemonde, qu'on m'a
dite tante de M. de Valmont, voulait rendre plainte contre
vous; et qu'alors la Partie publique ne pourrait pas se
refuser à sa réquisition. Il serait peut-être à propos que
vous pussiez faire parler à cette dame.
Des raisons paniculières m'empêchent de signer cette
lettre. Mais je compte que, pour ne pas savoir de qui
elle vous vient, vous n'en rendrez pas moins justice au
sentiment qui l'a dictée.
J'ai l'honneur d'être, etc.

Paris y ce 10 décembre //**.


364 LES LIAISONS DANGEREUSES

LETTRE CLXVIII
MADAME DE VOLANGES A MADAME DE ROSEMONDE

Il répand ici, ma chère et digne amie, sur le compte


se
de madame de Mcrtcuil, des bruits bien étonnants et
bien fâcheux. Assurément, je suis loin d'y croire, et je
parierais bien que ce n'est qu'une affreuse calomnie :

mais je sais trop combien les méchancetés, même les


moins vraisemblables, prennent aisément consistance; et
combien l'impression qu'elles laissent s'efface difficile-
ment, pour ne pas être très alarmée de celles-ci, toutes
faciles que je les crois à détruire. Je désirerais, surtout,
Qu'elles pussent être arrêtées de bonne heure, et avant
d'être plus répandues. Mais je n'ai su qu'hier, fort tard,
CCS horreurs qu'on commence seulement à débiter; et
quand j'ai envoyé ce matin chez madame de Mcrteuil, elle
venait de partir pour la campagne où elle doit passer
deux jours. On n'a pas pu me dire chez qui elle était
allée. Sa seconde femme, que j'ai fait venir me parler, m'a
dit que sa maîtresse lui avait seulement donné ordre de
l'attendre jeudi prochain; et aucun des gens qu'elle a
laissés ici, n'en sait davantage. Moi-même, je ne présume
pas où elle peut être : je ne me rappelle personne de sa
connaissance qui reste aussi tard à la cam|:>agne.
Quoi qu'il en soit, vous pourrez, à ce que j'espère,
me procurer, d'ici à son retour, des éclaircissements qui
peuvent lui être utiles, car on fonde ces odieuses histoires
sur des circonstances de la mon de M. de Valmont, dont
apparemment vous aurez été instruite si elles sont vraies,
ou dont au moins il vous sera facile de vous faire infor-
mer; ce que je vous demande en grâce. Voici ce qu'on
publie, ou, p>our mieux dire, ce qu on murmure encore;
mais qui ne tardera sûrement pas à éclater davantage.
On dit donc que la querelle survenue entre M. de Val-
mont et le chevalier Danceny est l'ouvrage de madame
de Merteuil, qui les trompait également tous deux; que,
comme il arrive presque toujours, les deux rivaux ont
commencé par se battre, et ne sont venus qu'après aux
éclaircissements; que ceux-ci ont produit une réconci-
liation sincère; et que, pour achever de faire connaître
madame de Merteuil au chevalier Danceny, et aussi
LETTRE CLXVIII 365

pour se justifier entièrement, M. de Valmont a joint à ses


discours une foule de lettres, formant une correspon-
dance régulière qu'il entretenait avec elle, et où celle-ci
raconte sur elle-même, et dans le style le plus libre, les
anecdotes les plus scandaleuses.
On ajoute que Danceny, dans sa première indignation,
a livré ces lettres à qui a voulu les voir, et qu'à présent
elles courent Paris. On en cite particulièrement cieux * :

l'une où elle fait l'histoire entière de sa vie et de ses prin-


cipes, et qu'on dit le comble de l'horreur; l'autre, qui
justifie entièrement M. de Prévan, dont vous vous rap-
pelez l'histoire, par la preuve qui s'y trouve qu'il n'a fait
au contraire que céder aux avances les plus marquées de
madame de Merteuil et que le rendez-vous était convenu
avec elle.
J'ai heureusement les plus fortes raisons de croire que
ces imputations sont aussi fausses qu'odieuses. D'abord,
nous savons toutes deux que M. de Valmont n'était sûre-
ment pas occupé de madame de Merteuil, et j'ai tout lieu
de croire que Danceny ne s'en occupait pas davantage;
ainsi, il me paraît démontré qu'elle n'a pu être, ni le sujet,
ni l'auteur de la querelle. Je ne comprends pas non plus
quel intérêt aurait eu madame de Merteuil, que l'on
suppose d'accord avec M. de Prévan, à faire une scène
qui ne pouvait jamais être que désagréable par son
éclat, et qui pouvait devenir très dangereuse pour elle,
puisqu'elle se faisait par là un ennemi irréconciliable, d'un
homme qui se trouvait maître d'une partie de son secret,
et qui avait alors beaucoup de partisans. Cependant,
il est à remarquer que, depuis cette aventure, il ne s'est

pas élevé une seule voix en faveur de Prévan, et que, même


de sa part, il n'y a eu aucune réclamation.
Ces réflexions me porteraient à le soupçonner l'auteur
des bruits qui courent aujourd'hui, et à regarder ces
noirceurs comme l'ouvrage de la haine et de la vengeance
d'un homme qui, se voyant perdu, espère par ce moyen
répandre au moins des doutes, et causer peut-être une
diversion utile. Mais de quelque part que viennent ces
méchancetés, le plus pressé est de les détruire. Elles
tomberaient d'elles-mêmes, s'il se trouvait, comme il est
vraisemblable, que MM.
de Valmont et Danceny ne se
fussent point parlé depuis leur malheureuse affaire, et
qu'il n'y eût pas eu de papiers remis.

* Léttrts LXXXl et LXXXV dé et rtciml.


366 LES LIAISONS DANGEREUSES

Dans mon impatience de vérifier ces faits, j'ai envoyé


ce matm chez M. Danccny; il n'est pas non plus à Pans.
Ses gens ont dit à mon valet de chambre qu'il était
parti cette nuit, sur un avis qu'il avait reçu hier, et que
le lieu de son séjour était un secret. Apparemment il
craint les suites de son affaire. Câ: n'est donc que par
vous, ma chère et digne amie, que je puis avoir les détails
qui m'intéressent, et qui peuvent devenir si nécessaires à
madame de Mcrteuil. Je vous renouvelle ma prière de
me les faire par\'enir le plus tôt possible.
P. S. L'indisposition de ma fille n'a eu aucune suite;
elle vous présente son respea.
Paris, ce ii décctnhrc ij**.

LETTRE CLXIX
le chevalier danceny a madame de rosemonde

Madame,

Peut-être, trouverez-vous la démarche que je fais


aujourd'hui, bien étrange mais je vous en supplie,
:

écoutez-moi avant de me juger, et ne voyez ni audace ni


témérité, où il n'y a que respect et confiance. Je ne me
dissimule pas les torts que j'ai vis-à-vis de vous; et je ne
me les pardonnerais de ma vie, si je pouvais penser un
moment qu'il m'eût été possible d'éviter de les avoir.
Soyez même bien persuadée, Madame, que pour me
trouver exempt de reproches, je ne le suis pas de regrets;
et je peux ajouter encore avec sincérité, que ceux que je
vous cause entrent pour beaucoup dans ceux que je res-
sens. Pour croire à ces sentiments dont j'ose vous assurer,
il doit vous suffire de vous rendre justice, et de savoir

que, sans avoir l'honneur d'être connu de vous, j'ai pour-


tant celui de vous connaître.
Cependant, quand je gémis de la fatalité qui a causé à
la fois vos chagrins et mes malheurs, on veut me faire
craindre que, tout entière à votre vengeance, vous ne
cherchiez les moyens de la satisfaire, jusque dans la
sévérité des lois.
Permettez-moi d'abord de vous observer à ce sujet,
qu'ici votre douleur vous abuse, puisque mon intérêt sur
LETTRE CLXIX 367

ce point est essentiellement lié à celui de M. de Valmont,


et qu'il se trouveraitenveloppé lui-même dans la condam-
nation que vous auriez provoquée contre moi. Je croirais
donc, Madame, pouvoir au contraire compter plutôt de
votre part, sur des secours que sur des obstacles, dans les
soins que je pourrais être obligé de prendre pour que ce
malheureux événement restât enseveli dans le silence.
Mais cette ressource de complicité, qui convient égale-
ment au coupable et à l'innocent, ne peut suffire à ma
délicatesse en désirant de vous écarter comme partie,
:

je vous réclame comme mon juge. L'estime des personnes


qu'on respecte est trop précieuse, pour que je me laisse
ravir la vôtre sans la défendre, et je crois en avoir les
moyens.
En effet, si vous convenez que la vengeance est per-
mise, disons mieux, qu'on se la doit, quand on a été trahi
dans son amour, dans son amitié, et, surtout, dans sa
confiance; si vous en convenez, mes torts vont dispa-
raître à vos yeux. N'en croyez pas mes discours mais
lisez, si vous en avez le courage, la correspondance que je
dépose entre vos mains *. La quantité de lettres qui s'y
trouvent en original paraît rendre authentiques celles
dont il n'existe que des copies. Au reste, j'ai reçu ces
papiers, tels que j'ai l'honneur de vous les adresser, de
M. de Valmont lui-même. Je n'y ai rien ajouté, et je n'en
ai distrait que deux lettres que je me suis permis de
publier.
L'une était nécessaire à vengeance commune de
la
M. de Valmont et de moi, nous avions droit
à laquelle
tous deux, et dont il m'avait expressément chargé. J'ai
cru de plus, que c'était rendre service à la société, que de
démasquer une femme aussi réellement dangereuse que
l'est madame de Merteuil, et qui, comme vous pouvez le
voir, est la seule, la véritable cause de tout ce qui s'est
passé entre M. de Valmont et moi.
Un sentiment de justice m'a porté aussi à publier la
seconde pour la justification de M. de Prévan, que je
connais à peine, mais qui n'avait aucunement mérité
le traitement rigoureux qu'il vient d'éprouver, ni la

* C'est de cette correspondancet de celle remise pareillemtnt à la mort


de madame de Tounel, et des lettres confiées aussi à madame de Rose'
monde par madame de Volangesy qu'on a formé le présent recuaL dont
les originaux subsistent entre les mains des héritiers de madame de Rose-
monde.
368 LES LIAISONS DANG

sévérité des jugements du public, plus redoutable encore,


et sous laquelle il gémit depuis ce temps, sans avoir rien
pour s'en défendre.
Vous ne trouverez donc que la copie de ces deux lettres,
dont je me dois de garder les originaux. Pour tout le reste,
je ne crois pas pouvoir remettre en de plus sûres mains
un dépôt qu'il m'importe peut-être qui ne soit pas détruit,
mais dont je rougirais d'abuser. Je crois, Madame, en
vous confiant ces papiers, servir aussi bien les personnes
qu'ils intéressent, qu'en les leur remettant à elles-mêmes;
et je leur sauve l'embarras de les recevoir de moi, et de me
savoir instruit d'aventures, que sans doute elles désirent
que tout le monde ignore.

Je crois devoir vous prévenir à ce sujet, que cette


correspondance ci-jointe, n'est qu'une partie d'une collec-
tion bien plus volumineuse, dont Ai. de Vraiment l'a
tirée en ma présence, et que vous devez retrouver à la
levée des scellés, sous le titre, que j'ai vu, de Compte
ouvert entre la marquise de Mcrtcuil et le vicomte de Val-
mont. Vous prendrez, sur cet objet, le parti que vous sug-
gérera votre prudence.
Je suis avec respea. Madame, etc.

P. S. Quelques avis quej'ai reçus, et les conseils de

mes amis m'ont décidé à m'abscnter de Paris pour


quelque temps mais le lieu de ma retraite, tenu secret
:

pour tout le monde, ne le sera pas pour vous. Si vous


m'honorez d'une réponse, je vous prie de l'adresser à la
Q)mmanderie de..., par P..., et sous le couvert de M. le
commandeur de***. C'est de chez lui que j'ai l'honneur
de vous écrire.
Pans y ce 12 décembre 17**.

LETTRE CLXX
MADAME DE VOLANGES A MADAME DE ROSEMONDE

Je marche, ma chère amie, de surprise en surprise, et de


chagrin en chagrin. Il faut être mère, pour avoir l'idée
de ce que j'ai souffert hier toute la matinée; et si mes plus
cruelles inquiétudes ont été calmées depuis, il me reste
encore une vive affliction, et dont je ne prévois pas la fin.
LETTRE CLXX 369

Hier, vers dix heures du matin, étonnée de ne pas avoir


encore vu ma fille, j'envoyai ma femme de chambre
pour savoir ce qui pouvait occasionner ce retard. Elle
revint le moment d'après fort effrayée, et m'effraya bien
davantage, en m'annonçant que ma fille n'était pas dans
son appartement; et que depuis le matin, sa femme de
chambre ne l'y avait pas trouvée. Jugez de ma situation!
Je fis venir tous mes gens, et surtout mon portier tous
:

me jurèrent ne rien savoir et ne pouvoir rien m'apprendre


sur cet événement. Je passai aussitôt dans la chambre de
ma fille. Le désordre qui y régnait m'apprit bien qu'appa-
remment elle n'était sortie que le matin mais je n'y
:

trouvai d'ailleurs aucun éclaircissement. Je visitai ses


armoires, son secrétaire; je trouvai tout à sa place et
toutes ses hardes, à la réserve de la robe avec laquelle elle
était sortie. Elle n'avait seulement pas pris le peu d'argent
qu'elle avait chez elle.
Comme appris qu'hier tout ce qu'on dit de
elle n'avait
madame lui est fort attachée, et au
de Merteuil, qu'elle
px)int même qu'elle n'avait fait que pleurer toute la soi-
rée; comme je me rappelais aussi qu'elle ne savait pas que
madame de Merteuil était à la campagne, ma première
idée fut qu'elle avait voulu voir son amie, et qu'elle avait
fait l'étourderie d'y aller seule. Mais le temps qui s'écou-
lait sans qu'elle revînt, me rendit toutes mes inquiétudes.
Chaque moment augmentait ma peine, et tout en brûlant
de m'instruire, je n'osais pourtant prendre aucune infor-
mation, dans la crainte de donner de l'éclat à une
démarche, que peut-être je voudrais après pouvoir
cacher à tout le monde. Non, de ma vie je n'ai tant souf-
fert!
Enfin, ce ne fut qu'à deux heures passées, que je reçus
à la fois une lettre de ma fille, et une de la supérieure du
couvent de... La lettre de ma fille disait seulement qu'elle
avait crai^'t que je ne m'opposasse à la vocation qu'elle
avait de se faire religieuse, et qu'elle n'avait osé m'en
parler le reste n'était que des excuses sur ce qu'elle avait
:

pris, sans ma permission, ce parti, que je ne désapprou-


verais sûrement pas, ajoutait-elle, si je connaissais ses
motifs, que pourtant elle me priait de ne pas lui demander.
La Supérieure me mandait qu'ayant vu arriver une
jeune personne seule, elle avait d'abord refusé de la rece-
voir; mais que l'ayant interrogée, et ayant appris qui elle
était, elle avait cru me rendre service, en commençant par
donner asile à ma fille, pour ne pas l'exposer à de nou-
370 LES LIAISONS DANG

vcllcs courses, auxquelles clic paraissait déterminée. La


Supérieure, en m'otfrant comme de raison de me
remettre ma tille, si je la redemandais, m'invite, suivant
son état, à ne pas m'opposer à une vocation qu'elle
appelle si décidée; elle me disait encore n'avoir pas pu
m'inlbrmer plus tôt de cet événement, par la peine qu'elle
avait eue à me faire écrire par ma ftlle, dont le projet
étaitque tout le monde ignorât où elle s'était retirée. C'est
une cruelle chose que la déraison des enfants !

J'ai été sur-le-champ à ce couvent; et après avoir vu la


Supérieure, je lui ai demandé de voir ma fille; celle-ci
n'est venue qu'avec peine, et bien tremblante. Je lui ai
parlé devant les religieuses et je lui ai parlé seule; tout ce
que j'en ai pu tirer au milieu de beaucoup de larmes, est
qu'elle ne pouvait être heureuse qu'au couvent; j'ai pris
le parti de lui permettre d'y rester, mais sans erre encore
au rang des postulantes, comme elle demandait. Je
crains que la mort de madame de Tour\'el et celle de
M. de Valmont n'aient trop affeaé cène jeune tête.
Quelque respect que j'aie pour la vocation rchgieuse, je
ne verrais pas sans peine, et même sans crainte, ma fille
embrasser cet état. Il me semble que nous avons déjà
assez de devoirs à remplir, sans nous en créer de nou-
veaux; et encore, que ce n'est guère à cet âge que nous
savons ce qui nous convient.
Ce qui redouble mon embarras, c'est le retour très
prochain de M. de Gercourt; faudra-t-il rompre ce
mariage si avantageux? Comment donc faire le bonheur
de ses enfants, s'il ne suffît pas d'en avoir le désir et d'y
donner tous ses soins ? Vous m'obligerez beaucoup de
me dire ce que vous feriez à ma place; je ne peux m'arrc-
ter à aucun parti; je ne trouve rien de si cff^rayant que
d'avoir à décider du sort des autres, et je crains également
de mettre dans cette occasion-ci, la sévérité d'un juge
ou la faiblesse d'une mère.
Je me reproche sans cesse d'augmenter vos chagrins,
en vous parlant des miens; mais je connais votre cœur :

la consolation que vous pourriez donner aux autres,


deviendrait pour vous la plus grande que vous pussiez
recevoir.
Adieu, ma chère et digne amie : j'attends vos deux
réponses avec bien de l'impatience.

Paris, ce 13 décembre 77**.


LETTRE CLXXI 37 I

LETTRE CLXXI
MADAME DE ROSEMONDE AU CHEVALIER DANŒNY

Après ce que vous m'avez fait connaître, Monsieur,


il ne reste qu'à pleurer et qu'à se taire. On regrene de
vivre encore, quand on apprend de pareilles horreurs;
on rougit d'être femme, quand on en voit une capable
de semblables excès.
Je me prêterai volontiers. Monsieur, pour ce qui me
concerne, à laisser dans le silence et l'oubli tout ce qui
pourrait avoir trait et donner suite à ces tristes événe-
ments. Je souhaite même qu'ils ne vous causent jamais
d'autres chagrins que ceux inséparables du malheureux
avantage que vous avez remporté sur mon neveu. Malgré
ses torts, que je suis forcée de reconnaître, je sens que je
ne me consolerai jamais de sa perte mais mon éternelle
:

affliction sera la seule vengeance que je me permettrai


de tirer de vous ; c'est à votre cœur à en apprécier l'éten-
tue.
Si vous permettez à mon âge une réflexion qu'on ne
fait guère au vôtre, c'est que, si on était éclairé sur son
véritable bonheur, on ne le chercherait jamais hors des
bornes prescrites par les Lois et la Religion.
Vous pouvez être sûr que je garderai fidèlement et
volontiers le dépôt que vous m'avez confié; mais je vous
demande de m'autoriser à ne le remettre à personne, pas
même à vous Monsieur, à moins qu'il ne devienne
nécessaire à votre justification. J'ose croire que vous ne
vous refuserez pas à cette prière et que vous n'êtes plus à
sentir qu'on gémit souvent de s'être livré même à la plus
juste vengeance.
Je ne m'arrête pas dans mes demandes, persuadée
que je suis de votre générosité et de votre délicatesse; il
serait bien digne de toutes deux de remettre aussi entre
mes mains les lettres de mademoiselle de Volanges,
qu'apparemment vous avez conservées, et qui sans doute
ne vous intéressent plus. Je sais que cette jeune personne
a de grands torts avec vous : mais je ne pense pas que
vous songiez à l'en punir; et ne fût-ce que par respea
pour vous-même, vous n'avilirez pas l'objet que vous
372 UB LIAISONS DANGESEDSIS

avez tant aimé. Je n'ai donc pas besoin d'ajouter que les
égards que la fille ne mérite pas, sont au moms bien dus
à la mère, à cette femme respectable, vis-à-vis de gui
vous n'êtes pas sans avoir beaucoup à réparer car ennn, :

quelque illusion qu'on cherche à se faire par une préten-


due délicatesse de sentiments, celui qui le premier tente de
séduire un cœur encore honnête et simple se rend par
là même le premier fauteur de sa corruption, et doit être
à jamais comptable des excès et des égarements qui la
suivent.
Ne vous étonnez pas. Monsieur, de tant de sévérité de
ma part; elle est la plus grande preuve que je puisse vous
donner de ma parfaite estime. Vous y acquerrez de nou-
veaux droits encore, en vous prêtant, conmie je le désire,
à la sûreté d'un secret, dont la pubhcité vous ferait tort
à vous-même, et porterait la mort dans un cœur maternel,
que déjà vous avez blessé. Enfin, Monsieur, je désire de
rendre ce service à mon amie; et si je pouvais cramdrc
que vous me refusassiez cette consolation, je vous
demanderais de songer auparavant que c'est la seule
que vous m'ayez laissée.
J'ai l'honneur d'être, etc.

Du château de... ce i $ décembre ly**.

LETTRE CLXXII
MADAME DE ROSEMONDE A MADAME DE VOLANGES

Si j'avais été obligée, ma


chère amie, de faire venir et
d'attendre de Paris éclaircissements que vous me
les
demandez concernant madame de Merteuil, il ne me
serait pas possible de vous les donner encore; et sans
doute, je n'en aurais reçu que de vagues et d'incer-
tains :mais il m'en est venu que je n'attendais pas, que je
n'avais pas lieu d'attendre; et ceux-là n'ont que trop de
certitude. O! mon amie, combien cette femme vous a
trompée !

Je répugne à entrer dans aucun détail sur cet amas


d'horreurs; mais quelque chose qu'on en débite, assurez-
vous qu'on est encore au-dessous de la vérité. J'espère,
ma chère amie, que vous me connaissez assez pour me
LETTRE CLTXIII 373

croire sur ma parole, et que vous n'exigerez de moi


aucune preuve. Qu'il vous suffise de savoir qu'il en existe
une foule, que j'ai dans ce moment même entre les mains.
Ce n'est pas sans une peine extrême, que je vous fais la
même prière de ne pas m'obliger à motiver le conseil que
vous me demandez, relativement à mademoiselle de
Volanges. Je vous invite à ne pas vous opposer à la
vocation qu'elle montre. Sûrement nulle raison ne peut
autoriser à forcer de prendre cet état, quand le sujet n'y
est pas appelé; mais quelquefois c'est un grand bonheur
qu'il le soit; et vous voyez que votre fille elle-même vous
dit que vous ne la désapprouveriez pas, si vous connais-
siez ses motifs. Celui qui nous inspire nos sentiments
sait mieux que notre vaine sagesse, ce qui convient à
chacun; et souvent, ce qui paraît un acte de sa sévérité,
en est au contraire un de sa clémence.
Enfin, mon avis, que je sens bien qui vous affligera,
et que par là même vous devez croire que je ne vous
donne pas sans y avoir beaucoup réfléchi, est que vous
laissiez mademoiselle de Volanges au couvent, puisque
ce parti est de son choix; que vous encouragiez, plutôt
que de contrarier, le projet qu'elle paraît avoir formé;
et que dans l'attente de son exécution, vous n'hésitiez
pas à rompre le mariage que vous aviez arrêté.
Après avoir rempli ces pénibles devoirs de l'amitié,
et dans l'impuissance où je suis d'y joindre aucune conso-
lation, la grâce qui me reste à vous demander, ma chère
amie, est de ne plus m'interroger sur rien qui ait rapport
à ces tristes événements laissons-les dans l'oubli qui leur
:

convient; et sans chercher d'inutiles et d'affligeantes


lumières, soumettons-nous aux décrets de la Providence,
et croyons à la sagesse de ses vues, lors même qu'elle ne
nous permet pas de les comprendre. Adieu, ma chère
amie.
Du château de... ce i s décembre 77**.

LETTRE CLXXIII
MADAME DE VOLANGES A MADAME DE ROSEMONDE

Oh! mon amie! de quel voile effrayant vous envelop-


pez le sort de ma fille! et vous paraissez craindre que je
374 ^-^ LIAISONS DANG

ne tente de le soulever! Que me cachc-t-il donc qui puisse


affliger davantage le cœur d'une mère, que les aifreux
soupvons auxquels vous me livrez Plus je connais votre
'i

amitié, votre indulgence, et plus mes tourments redoublent :

vingt fois, depuis hier, j'ai voulu sonir de ces cruelles


incertitudes, et vous demander de m'instruire sans
ménagement et sans détour; et chaque fois j'ai frémi de
crainte, en songeant à la prière que vous me faites de ne
pas vous interroger. Enfin, je m'arrête à un parti qui me
laisse encore quelque espoir; et j'attends de votre amitié
que vous ne vous refuserez pas à ce que je désire c'est :

de me répondre si j'ai à peu près compris ce que vous


pouviez avoir à me dire; de ne pas craindre de m'apprcn-
dre tout ce que l'indulgence maternelle peut couvrir, et
qui n'est pas impossible à réparer. Si mes malheurs
excèdent cette mesure, alors je consens à vous laisser
en effet ne vous expliquer que par votre silence voici :

donc ce que j'ai su déjà, et jusqu'où mes craintes peuvent


s'étendre.
Ma fille a montré avoir quelque goût pour le chevalier
Danceny, informée qu'elle a été jusqu'à rece-
et j'ai été
voir des lettres de lui, et même jusqu'à lui répondre; mais
je croyais être par\'enuc à empêcher que cette erreur d'un
enfant n'eût aucune suite dangereuse aujourd'hui que
:

je crains tout, conçois qu'il serait possible que ma sur-


je
veillance eût été trompée, et je redoute que ma fille,
séduite, n'ait mis le comble à ses égarements.
Je me rappelle encore plusieurs circonstances qui
p>euvcnt fortifier cette crainte. Je vous ai mandé que ma
trouvée mal à la nouvelle du malheur arrivé à
fille s'était

M. de Valmont; peut-être cette sensibilité avait-elle seu-


lement pour objet l'idée des risques que M. Danceny
avait courus dans ce combat. Quand depuis elle a tant
pleuré en apprenant tout ce qu'on disait de madame de
Merteuil, peut-être ce que j'ai cru la douleur de l'amitié,
n'était que l'etTct de la jalousie, ou du regret de trouver
son amant infidèle. Sa dernière démarche peut encore, ce
me semble, s'expliquer par le même motif. Souvent on se
croit appelée à Dieu, par cela seul qu'on se sent révoltée
contre les hommes. Enfin, en supposant que ces faits
soient vrais, et que vous en soyez instruite, vous aurez
pu, sans doute, les trouver suffisants pour autoriser le
conseil rigoureux que vous me donnez.
Cependant, s'il était ainsi, en blâmant ma fille, je croi-
rais pourtant lui devoir encore de tenter tous les moyens
LETTRE CLXXIII 375

de lui sauver les tourments et les dangers d'une voca-


tion illusoire et passagère. Si M. Danceny n'a pas perdu
tout sentiment d'honnêteté, il ne se refusera pas à réparer
un tort dont lui seul est l'auteur, et je peux croire enfin
que mariage de ma fille est assez avantageux, p>our
le
qu'il puisse en être flatté, ainsi que sa famille.
Voilà, ma chère et digne amie, le seul espoir qui me
reste; hâtez- vous de le confirmer, si cela vous est ix)s-
sible. Vous jugez combien je désire que vous me répon-
diez, et quel coup affreux me porterait votre silence
j
J'allaisfermer ma lenre, quand un homme de ma
/ coimaissance est venu me voir, et m'a raconté la cruelle^

l scène que madame de Merteuil a essuyée avant-hier.


VComme je n'ai vu personne tous ces derniers jours, je
^'avais rien su de cette aventure; en voilà le récit, tel
H
^ue je le tiens d'un témoin oculaire.
Madame de Merteuil, en arrivant de la campagne,
avant-hier jeudi, s'est fait descendre à la Comédie Ita-
lienne, où elle avait sa loge; elle y était seule, et, ce qui
dut lui paraître extraordinaire, aucun honmie ne s'y pré-
senta pendant tout le spectacle. A la sortie, elle entra, sui-
vant son usage, au petit salon, qui était déjà rempli de
monde; sur-le-champ il s'éleva une rumeur, mais dont
.apparemment elle ^ ne se crut pas l'objet. Elle aper^t
une j>l ace vide_ sïïr^rune des banquettes, et elle alla s^'
^ asseoir^ mais aussitôt toutes les fenîmés qui y étalent
déjà, se levèrent comme de concert, et l'y laissèrent
absolument Ce mouvement marqué d'indignation
seule.
générale fut applaudi de tous les hommes, et fit redoubler
Jes murmures, qui, dit-on, allèrent jusqu'aux huées, r K^oir
Pouf qOé rien ne manquât à sonhumiliatiôn, son mal-
heur voulut que M. de Prévan, qui ne s'était montré
nulle part depuis son aventure, entrât dans le même
moment dans le petit salon. Dès qu'on l'aperçut, tout f.
le monde, hommes et femmes, ^Tçmoura et J^ap£)laudit ; a^"^
et il se trouva, pour devant madame àc-^l^j
ainsi dire, porte
Merteuil, par le public qui faisait cercle autour d'eux.
On assure que celle-ci a conservé l'air de ne rien voir
et de ne rien entendre, et qu'elle n'a pas changé de figure!
mais je crois ce fait exagéré. Quoi qu'il en soit, cette
situation, vraiment ignominieuse pour elle, a duré jus-
qu'au moment où on a annoncé sa voiture; et à son
départ, les huées scandaleuses ont encore redoublé. Il est

* Celte lettre est restée sans réponse.


376 LES LIAISONS DAN<

affreux de se trouver parente de cette femme. M. de Pré-


van a été) le même soir, fort accueilli de tous ceux des
p&cicxs dc-Sûn~cûrps qui se trouvaient là, et on ne doute
pas qu'on n e lui rende bientôt son emploi et son rang.
'
La même personne qui m'a fait ce détail m*a dit que
madame de Mcncuil avait pris la nuit suivante une très
forte fièvre, qu'on avait cru d'abord être l'effet de la
situation violente où elle s'était trouvée; mais qu'on sait
depuis hier au soir, que la petite vérole s'est déclarée
confluente et d'un très mauvais caractère. En venté, ce
serait, je crois, un bonheur pour elle d'en mounr. On dit
encore que toute cette aventure lui fera peut-cire beau-
coup de tort pour son procès, qui est près d'être jugé, et
dans lequel on prétend qu'elle avait besoin de beaucoup
de faveur.
Adieu, ma chère et digne amie. Je vois bien dans tout
cela lesjïiédiaxil§_piinis mais je n'y trouve nulle consola-
;

tion pour leurs m alheureuses v ictimes.

Paris i ce î8 décembre 77**.

LETTRE CLXXIV
LE CHEVALIER DANCENY A MADAME DE ROSEMONDE

Vous avez raison, Madame, et sûrement je ne vous


refuserai rien de ce qui dépendra de moi, et à quoi vous
paraîtrez attacher quelque prix. Le paquet que j'ai l'hon-
neur de vous adresser contient toutes les lenres de made-
moiselle de Volanges. Si vous les lisez, vous ne verrez
peut-être pas sans étonncment qu'on puisse réunir tant
d'ingénuité et tant de perfidie. C'est, au moins, ce qui
m'a frappé le plus dans la dernière lecture que je viens
d'en faire.
Mais surtout, peut-on se défendre de la plus vive
indignation contre madame de Merteuil, quand on se
rappelle avec quel affreux plaisir elle a mis tous ses soins
à abuserde tant d'innocence et de candeur?
Non, n'ai plus d'amour. Je ne conserve rien d'un
je
sentiment si indignement trahi; et ce n'est pas lui qui
me fait chercher à justifier mademoiselle de Volanges.
Mais cependant, ce cœur si simple, ce caractère si doux et
LETTRE CLXXIV 377

si facile,ne se seraient-ils pas portés au bien, plus aisément


encore qu'ils ne se sont laissés entraîner vers le mal?
Quelle jeune personne, sortant de même du couvent,
sans expérience et presque sans idées, et ne portant dans
le monde, comme il arrive presque toujours alors, qu'une
égale ignorance du bien et du mal; quelle jeune personne,
dis-je, aurait pu résister davantage à de si coupables
artifices ? Ah pour être indulgent, il suffit de réfléchir à
!

combien de circonstances indép)endantes de nous, tient


l'alternative effrayante de la délicatesse, ou de la dépra-
vation de nos sentiments. Vous me rendiez donc justice.
Madame, en pensant que les torts de mademoiselle de
Volanges, que j'ai sentis bien vivement, ne m'inspirent
pourtant aucune idée de vengeance. C'est bien assez
d'être obligé de renoncer à l'aimer! il m'en coûterait
trop de la haïr.
Je n'ai eu besoin d'aucune réflexion pour désirer que
tout ce qui la concerne, et qui pourrait lui nuire, restât
à jamais ignoré de tout le monde. Si j'ai paru différer
quelque temps de remplir vos désirs à cet égard, je crois
pouvoir ne pas vous en cacher le motif; j'ai voulu aupa-
ravant être sûr que je ne serais point inquiété sur les
suites de ma malheureuse affaire. Dans un temps où je
demandais votre indulgence, où j'osais même croire y
avoir quelques droits, j'aurais craint d'avoir l'air de
l'acheter en quelque sorte par cène condescendance de
ma part; et, sûr de la pureté de mes motifs, j'ai eu, je
l'avoue, l'orgueil de vouloir que vous ne pussiez en dou-
ter. J'espère que vous pardonnerez cette délicatesse,
peut-être trop susceptible, à la vénération que vous m'ins-
pirez, au cas que je fais de votre estime.
Le même sentiment me fait vous demander, pour der-
nière grâce, de vouloir bien me faire savoir si vous jugez
que j'aie rempli tous les devoirs qu'ont pu m'imposer les
malheureuses circonstances dans lesquelles je me suis
trouvé. Une fois tranquille sur ce px)int, mon parti est
pris; je pars pour Malte : avec plaisir, et y
j'irai y faire
garder religieusement des vœux qui me sépareront d'un
monde dont, si jeune encore, j'ai déjà eu tant à me
plaindre; j'irai enfin chercher à perdre, sous un Ciel
étranger, l'idée de tant d'horreurs accumulées, et dont
le souvenir ne pourtait qu'attrister et flctnr mon âme.
Je suis avec respect, Madame, votre très humble, etc.

Paris, ce 26 décembre 77**.


378 LES LIAISONS DANGBRBDSBS

LETTRE CLXXV
MADAME DE VOLANGES A MADAME DE ROSEMONDE

sort de madame de Mcrteuil paraît enfin rempli,


Le
ma chère et digne amie, et il est tel que ses plus grands
ennemis sont partages entre l'indignation qu'elle mérite,
la pitié qu'elle inspire. J'avais bien raison de dire que
ce serait peut-être un bonheur pour elle de mourir de sa
fét
petite vérole. Elle en est revenue, il est vrai, qiais_affrcu-
sement défigurée; et elle y a paniculicrement perdu un
oeilrVous^ugez bien que je ne l'ai pas revue mais on m'a :

dit qu'elle était vraiment hideuse.


Le marquis de***, qui ne perd pas l'occasion de dire
une méchanceté, disait hier, en parlant d'elle, que la
maladie l'avait retournée, et qu'à présent son âme était
sur sa figure. Malheureusement tout le monde trouva que
l'expression était juste.
Un autre événenicnt vient d'ajouter encore à ses dis-
grâces et à ses torts. ^on procès a été jugé avant-hier
/l
et elle l'a perdu tout d'une voix. Dépens, dommages et
(intérêts, restitution des fruits, tout a été adjugé aux
?vvmineurs en sorte que le peu de sa fortune qui n'était pas
:

compromis dans ce procès est absorbé, et au-delà, par


les frais.
Aussitôt qu'elle a appris cette nouvelle, quoique malade
encore, elle a fait ses arrangements, et est partie seule
dans la nuit et en poste. Ses gens disent, aujourd'hui,
qu'aucun d'eux n'a voulu la suivre. On croit qu'elle a pris
la route de la Hollande.
Ce dépan plus crier encore que tout le reste ; en ce
fait
qu'elle a emporté
ses diamants, objet très considérable,
et qui devait rentrer dans la succession de son mari; son
argenterie, ses bijoux; enfin, tout ce qu'elle a pu; et
qu'elle laisse après elle pour près de 50.000 livres de
dettes. C.'est une véritable banqueroute.
La famille doit s'assembler demain pour voir à prendre
des arrangements avec les créanciers. Quoique parente bien
éloignée, j'ai offert d'y concourir mais je ne me trouverai
:

pas à cette assemblée, devant assister à une cérémonie


plus triste encore. Ma fille prend demain un habit de
LETTRE CLXXV 379

postulante. J'espère que vous n'oublierez pas, ma chère


amie, que dans ce grand sacrifice que je fais, je n'ai d'autre
motif, pour m'y croire obligée, que le silence que vous
avez gardé vis-à-vis de moi.
M. Danceny a quitté Paris, il y a près de quinze jours.
On dit qu'il va passer à Malte, et qu'il a le projet de s'y
fixer. Il serait peut-être encore temps de le retenir?...
Mon amie!... ma fille est donc bien coupable?... Vous par-
donnerez sans doute à une mère de ne céder que difficile-
ment à cette affreuse certitude.
Quelle fatalité s'est donc répandue autour de moi
depuis quelque temps, et m'a frappée dans les objets les
plus chers Ma fille, et mon amie
! !

Qui pourrait ne pas frémir en songeant aux malheurs


que peut causer une seule liaison dangereuse? et quelles
peines ne s'éviterait-on point en y réfléchissant davan-
tage Quelle femme ne fuirait pas au premier propos d'un
!

séducteur ? Quelle mère pourrait, sans trembler, voir une


autre personne qu'elle parler à sa fille ? Mais ces réflexions
tardives n'arrivent jamais qu'après l'événement; et l'une
des plus importantes vérités, comme aussi peut-être des
plus généralement reconnues, reste étouffée et sans usage
dans le tourbillon de nos mœurs inconséquentes.
Adieu, ma chère et digne amie; j'éprouve en ce moment
que notre raison, déjà si insuffisante pour prévenir
nos malheurs, l'est encore davantage pour nous en
consoler *.
Paris y ce 14 janvier ij**.

* Des raisons particulières et des considérations que nous nous ferons


toujours un dezoir de respecter nous forcent de nous arrêter ici.
\'ous ne pouvons, dans ce moment, ni donner au lecteur la suite des
aventures de mademoiselle de Volanges, ni lui faire connaître les sinistres
événements qui ont comblé les malheurs ou achevé la punition de madame
de Aierteuil.
Peut -être quelque Jour nous sera -t -il permis de compléter cet outrage;
mats nous ne pourrons prendre aucun engagement à ce sujet : et quand
nous le pourrions, nous croirions encore de'cotr auparavant consulter U
goût du public, qui n'a pas les mêmes raisons que nous de s'intéresser à
cette lecture.
Note de l'Ëditeur.
S

TITRES RÉCEMMENT PARUS

AMAOO uorgel LABOtnf


Ma' Mono ON) OiKOurs de la servitude M>4<H«ta«e (Jitt
*** Lettres portugaiset LeiUes tf une p*^
AJUOSTE ruvienne et autres romans d'aMOwr pm
Roland funtui Taatts thottt et prM«ni*«
lettres (379)
par Itato CALVINO 13801 *** Lettres e^ifwnles et cune«se« de
BALZAC Chine (3151
B«atrui Prafaca d« Juben Gracq <327) La
MACNUVEl
Chef d ouvre inconnu Gambara Maui
Le Prince (317)
milla Ooni 06bl Annette et le criminel
(3911 MARGUERfn DE NAVARRE
L Heptameron (3t'j)
BAUOCIAME
Les Fleurs du Mal at autres poèmes (7)

BECKFORO Mène et te magicien ( )

Vathek (3751 n/mm/tf


CAMtOU (LEWIS) Un adolescent d autrefois (387)

Tout Ahce (312)


MElVHlf
CAZOTTl Mobv Oick (2361

Le 0'8ble amoureux (361 1

CAMIINGTOM Ctnnen Les imet du purgatoire (2631 Lj


Le Cornet acoustique (397) Vénus d'Hic et autres nouvelles (381)
••• Code civil (LeI Textes antérieurs et Tamango Mateo Fatcone et eutres nou
version actuelle £d J Veil (3I8> vpiiP5 nspi

COLiTTE MIRBLAU
La Naissance du jour (2021 Le Uie en l e Journal d une femme de crumbre (Jû/i
herbe (218) La Fin de Chéri (390)
MISTML
GROS Mireille (texte provençal at tred de Mis
Le CoHret de Santal Le Collier de griffes trall (304)
(3?9'
MORAVU
OESCARTIS Nouvelles romaines (3891 Agostino (3811
Mi'dlations métaphysiques (328)
NODIER
DIDEROT contes (363l
Smarra Tniby et autres
Le Neveu de Rameau (143)

DICXENS
prmoNf
Satyricon (357)
David Copperfield 1 (310) 2 (311)

DOSTOÏEVSKI RONSARO
Les Amours (335)
Menti de la maison des morts (337)
1 Idiot 1 (396) 2 1399) SCAMON
DUMAS fils Le Roman comique (380)

la Dame aux caméhas Rome theAtre


SHELLEY (MARY)
upera Ls Trê¥itlê (381) frênkenjtein (320)
FLAUBERT SICKIEWIC2
l fducation sentimentale (2191 l'Educa
Uuu Vad<s 13621
tion lentimentate Prennèrt v«rsio«> Pas
non et Vertu (338) STENONAL
Lucien Leuwaii I OSO) •
2 (351)
FORT
BelMefl du beeu hasard (000) STEIMC
Vie et Opinions de Tnstram SKerNty 071) -

GAUTIER
Voyage an espagna (387) Récits fantasti Voyage sentimental (372)
ques (383) TOCQunnia
COIMMI De le Démocratie en Aménqve I (363) 7
la Mente de la villégiature BanMilv è (3S4I

Chiogga at autres pièces (372) VAUVE NARGUE


HAWTNONNE Introduction è ta connaniewce de reaprit
ta iKtira ecertete (382) humain et autres ouvres 13361
VILUERS DE L ISU AOAM HUGO
Contes cruels (340) Les Travailleurs de la mer (341) L'HomiM
qui nt 1 (359) 2 (384)
H0B8ES
Le Citoyen (De Crve) (385)

HOmMANN HUME
Contes fantastiques (330) 2 (358)
Enquête sur l'entendement humain (343)
1 -
3
(378)

HÔLOERUN KAFKA
Hymnes-Élégies (352) Le Procès (400)

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10022-1983. — Marne, Tours.
N" d'cdiuon 9956. — 2' tiimestrc 1964. — Printcd in FnuKc.
®(?(L^B^Iï^i^[^0@(F^(9?l^lLAB^lF^Al^D©l^ -^

Parleurs deux personnages signi-


ficatifs les "Liaisons" sont une
,

nnythologie de la volonté: et leur


nnélange pernnanent de volonté et
de sexualité est leur plus puissant
© nnoyen d'action. andre malraux

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Couverture : Dessin de Michel Otthoffer.

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