Vous êtes sur la page 1sur 7

Journal de Gynécologie Obstétrique et Biologie de la Reproduction (2011) 40, 430—436

TRAVAIL ORIGINAL

Avortement spontané et culpabilité : une étude


qualitative
Miscarriage and feelings of guilt: A qualitative study

N. Séjourné ∗, S. Callahan , H. Chabrol

Octogone-CERPP, université de Toulouse II-Le Mirail, 5, allées Antonio-Machado, 31058 Toulouse, France

Reçu le 30 novembre 2010 ; avis du comité de lecture le 7 janvier 2011 ; définitivement accepté le 13 janvier 2011
Disponible sur Internet le 16 février 2011

MOTS CLÉS Résumé


Avortement But. — Malgré les avancées médicales et scientifiques, le sentiment de culpabilité est souvent
spontané ; présent à la suite d’une fausse couche. L’objectif de cette recherche était de se pencher plus
Culpabilité ; précisément sur les modalités d’expression du sentiment de culpabilité, sur les facteurs qui y
Responsabilité ; sont associés et sur les conséquences que celui-ci peut occasionner.
Entretiens Patientes et méthodes. — Les entretiens semi-directifs de 31 femmes ont été retranscrits et
analysés afin de dégager les thèmes relatifs à la culpabilité.
Résultats. — Environ un tiers des femmes s’interrogent sur des causes éventuelles de leur fausse
couche autres que médicales. Certaines femmes évoquent une causalité psychogène. La culpa-
bilité apparaît de manière plus ou moins directe. L’absence d’explication médicale semble
particulièrement difficile pour les femmes.
Conclusion. — Il est important de rechercher et de discuter les sentiments de culpabilité res-
sentis par les femmes après la perte précoce de leur grossesse et de ne pas laisser le manque
d’explication accroître leur sentiment de responsabilité.
© 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Summary
KEYWORDS Objectives. — Desptite medical and scientific advances in the field of obstetrics, psychological
Miscarriage; trauma following a miscarriage may result in feelings of guilt. The objective of this research
Guilt; was an in-depth examination of the different expressions of feelings of guilt, and the factors,
Responsibility; which are associated, and their consequencies.
Interview Patients and methods. — Thirty-one semi-directive interviews were transcribed and analysed to
study themes associated with guilt.
Results. — About one third of women question themselves and interpret some level of personal
responsibility for their miscarriage. Many women evoke psychological causes of miscarriage.
In all cases, guilt is expressed more or less directly. The lack of medical explanations for
miscarriage is particularly difficult for women.

∗ Auteur correspondant.
Adresse e-mail : natalene.sejourne@laposte.net (N. Séjourné).

0368-2315/$ – see front matter © 2011 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.jgyn.2011.01.010
Avortement spontané et culpabilité 431

Conclusion. — The results of the current study underline the importance for careful conside-
ration of any expressed feelings of guilt by women experiencing miscarriage; increasing basic
medical information and providing overall psychoeducational support can help women better
understand their experience and perhaps avoid excessive feelings of responsibility.
© 2011 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

Introduction potions pour protéger leur grossesse [9,11,12]. Parmi les


causes d’avortements, on relate les vents et les odeurs nau-
L’avortement spontané ou l’arrêt précoce d’une grossesse séabondes, la danse, les bains, lever les bras en baillant
est un événement très fréquent qui concerne 15 à 25 % des ou en tirant de l’eau, les déplacements en voiture ou à
grossesses, soit environ 200 000 femmes chaque année en cheval, les vêtements trop serrés, les refroidissements ou
France [1]. Bien que la majorité des fausses couches sur- coups de chaleur, de nombreux aliments jugés néfastes pour
viennent durant les premières semaines de la grossesse, la santé du fœtus et biensûr les relations sexuelles qui ris-
alors que celle-ci n’est pas encore visible et qu’elle a sou- quait de provoquer la chute de l’embryon. Tardieu [12] met
vent été gardée secrète, pour beaucoup de femmes, elle en avant le caractère répétitif des nombreuses causes des
représente la perte d’un futur bébé et de tous les projets avortements spontanés depuis l’Antiquité et précise que le
dont il était porteur. Ainsi, l’avortement spontané est une postulat d’Hippocrate selon lequel l’état de la mère influe
expérience qui peut être particulièrement difficile à vivre et sur celui de son enfant semble toujours d’actualité.
en plus du chagrin lié à la perte, les études ont montré que L’évolution des attitudes de la société envers la grossesse
pratiquement la moitié des femmes montrent une détresse et la fausse couche ont indéniablement des conséquen-
psychologique significative [2], et notamment des symp- ces sur l’expérience des femmes. Reagan [13] a mis en
tômes anxieux, dépressifs ou un stress lié à l’événement. évidence que la représentation de la fausse couche a consi-
Trois mois après la fausse couche, une étude française a dérablement changé durant le xxe siècle et que la perte
estimé que 51 % des femmes présentaient une dépression précoce d’une grossesse qui était auparavant due à la fata-
selon les critères du DSM-III [3]. lité est maintenant devenue un drame personnel. Le statut
La culpabilité se définit par la conscience douloureuse de l’enfant dans les familles occidentales a largement évo-
d’être en faute consécutivement ou non à un acte jugé lué [11] et les attitudes face à sa perte se sont modifiées.
répréhensible. Si l’avortement spontané est un événement Alors que l’avortement faisait autrefois partie de la vie des
le plus souvent inévitable et naturel, parmi les différentes femmes et que le sentiment de fatalité gommait le cha-
émotions éprouvées par les femmes, les sentiments de grin [14], le deuil de « l’enfant précieux » d’aujourd’hui est
culpabilité, de responsabilité ou de honte tiennent une certainement l’un des plus périlleux [15]. La signification
place importante [4]. La recherche d’explication après une de la fausse couche est historiquement et culturellement
fausse couche apparaît comme un élément central [4,5] et construite [13]. L’évolution de la société occidentale et les
si certaines femmes mettent en avant des raisons médi- progrès de la médecine ont entraîné de nombreux boulever-
cales, d’autres évoquent leurs propres comportements [6]. sements concernant la procréation et ont des conséquences
L’implication de leurs propres comportements amène les sur le projet d’enfant mais également sur sa place à venir
femmes à engager leur responsabilité dans la perte de la et sur la signification de sa perte [16]. Ainsi, du fait du
grossesse et peut également les conduire à éprouver un développement des méthodes de contraception, « désirer
sentiment de culpabilité. Garel et al. [3] ont observé que un enfant devient alors une démarche consciente et rai-
56 % des femmes se sentaient coupables, accusant notam- sonnable, délibérée, voire programmée » [17] et l’exercice
ment leur activité professionnelle ou le manque de repos et de la responsabilité parentale est engagé très rapidement
que 72 % d’entre-elles exprimaient des sentiments d’échec. [18]. La diffusion de l’échographie a transformé le vécu de
Si plusieurs auteurs ont observé qu’un peu plus de 40 % la grossesse et les découvertes quant à la sensibilité et aux
des femmes ressentaient de la culpabilité après leur fausse compétences du fœtus ont invité les parents à nouer des
couche [7], d’autres n’ont retrouvé ce sentiment que chez relations avec leur futur enfant [19]. En se préoccupant du
un petit nombre de femmes [8]. En revanche, bien que ne tout début de la vie, la médecine a contribué à une person-
croyant pas en l’efficacité de ces changements, beaucoup nalisation précoce du fœtus [16].
de femmes modifieraient leurs comportements durant une Du fait de ces éléments, il semble particulièrement
prochaine grossesse [5,8]. important de se pencher sur l’expérience des femmes et
Historiquement, les femmes ont souvent été mises en notamment sur leurs attributions au sujet de la fausse
causes lors de l’échec de la maternité. Les phénomènes couche. Les attributions faites par les femmes au sujet de la
naturels que constituent la conception et la grossesse ont cause de leur fausse couche sont reliées à l’intensité de la
toujours été porteurs d’ombre et de mystère [9]. Bien que symptomatologie [5,20] et plusieurs études ont mis en avant
les connaissances concernant la reproduction soient main- que les femmes qui se sentaient responsables de la fausse
tenant diffusées et accessibles à un public profane, les couche avaient une détresse émotionnelle plus intense que
croyances, les superstitions et les prédictions persistent les autres [7,21].
toujours [10]. La crainte de l’avortement est ancienne et Malgré les avancées médicales et scientifiques, le senti-
les femmes ont eu recours à de nombreuses dévotions et ment de culpabilité persiste à la suite d’une fausse couche
432 N. Séjourné et al.

et il semble donc important de se pencher plus précisément les patientes mais n’était en aucun cas exclusive. Ainsi, les
sur les facteurs qui y sont associés et sur les conséquences femmes étaient encouragées à développer d’autres points
que celui-ci peut occasionner. De plus, toutes les femmes ne pertinents par rapport à leur expérience et l’ordre des ques-
ressentent pas de culpabilité et le pourcentage de femmes tions n’a pas toujours été respecté afin de leur laisser un
exprimant ce sentiment diffère selon les études amenant espace de parole le plus libre possible.
à s’interroger sur les modalités de son expression et de
ses manifestations. Cette étude qualitative vise donc à Déroulement et analyse des résultats
appréhender de manière plus approfondie le sentiment de
culpabilité éprouvé par certaines femmes à la suite de leur Tous les entretiens ont été menés par la même personne,
fausse couche ainsi que les différentes caractéristiques qui titulaire du titre de psychologue et investigatrice de l’étude.
y sont rattachées. Après avoir été informée de l’objectif de l’étude, de la
méthodologie et de leurs droits (anonymat, confidentialité,
Patientes et méthodes droit de se retirer de l’étude, possibilité d’obtenir plus
d’informations auprès de l’investigatrice), toutes les parti-
Participantes cipantes ont donné leur accord de participation et ont signé
un consentement éclairé. La durée moyenne des entretiens
L’étude s’est déroulée entre octobre 2005 et mars 2007 dans était de 38,5 minutes (ET : 16,5 ; 20—90). Les 31 entretiens
deux cliniques privées de la région toulousaine. Dans le ont été enregistrés à l’aide d’un magnétophone et ont été
cadre d’une étude plus large sur le vécu psychologique retranscrits intégralement dans un second temps. Grâce
de la fausse couche, toutes les femmes majeures, par- à une analyse de contenu, les différents thèmes permet-
lant français et traitées par curetage ou aspiration après tant de rendre compte de l’expérience des femmes ont été
l’arrêt précoce involontaire d’une grossesse ont été sollici- recensés. Seuls les six thèmes se rapportant à la culpabilité
tées. Dix femmes ont refusé de prendre part à l’étude et et au sentiment de responsabilité des femmes sont abordés
66 ont participé à l’entretien. Vingt-trois femmes n’ont pas dans cet article.
donné leur accord pour l’enregistrement et 12 entretiens
se sont avérés inexploitables dans leur intégralité. Ainsi, Résultats
les entretiens de 31 femmes ont pu être retranscrits et
ont été analysés dans cette étude (âge moyen : 30,77 ans ; Des causes variées
ET : 3,72 ; 26—40). L’échantillon analysé ne présentait pas
de différences notables concernant les profils des partici- Au moment de l’entretien, seule une femme connaissait la
pantes et la structure générale des entretiens. Le terme cause de l’arrêt de la grossesse, survenue après une électro-
de la grossesse au moment de la fausse couche était en cution, et dix femmes (32,2 %) s’interrogeaient sur la cause
moyenne de 9,24 semaines d’aménorrhée (ET : 2,12 ; 4—12). de la fausse couche en raison de leur comportement, de
Toutes les femmes sauf une vivaient en couple (96,8 %) et leur attitude envers la grossesse, de leur état de santé ou
la moitié n’avaient pas d’enfant (n = 16 ; 51,6 %). La majo- de leur état d’esprit. Ainsi, si la plupart des femmes ont
rité des femmes avait désiré leur grossesse (n = 28 ; 90,3 %). été informées, connaissent les principales causes des avor-
Six femmes avaient déjà fait au moins une fausse couche tements spontanés précoces et évoquent « une anomalie
auparavant (19,3 %). chromosomique », « un problème », « une cause biologique »
ou simplement « la nature », certaines s’interrogent sur
Instrument d’autres causes possibles qui engagent plus ou moins leur
responsabilité.
Afin de d’accorder une part importante à la subjecti- Ces explications concernent la consommation de sub-
vité une grille d’entretien semi-directif a été élaborée stance comme l’alcool ou la cigarette (« Je fumais juste
spécifiquement pour cette étude. Bien que n’ayant pas une cigarette par jour et je me suis dit est-ce que c’est
fait l’objet d’une validation, celle-ci permettait de réper- ça, est-ce que c’est parce que je n’ai pas su faire cet
torier les principaux thèmes et de les aborder de effort là ? ») ou encore les médicaments (« J’ai pris beau-
façon systématique. L’entretien débutait par des ques- coup d’aspirine quand je ne savais pas encore que j’étais
tions permettant de recueillir les informations générales enceinte et comme je sais que ce n’est pas très bon »). Moins
(âge, situation familiale, activité professionnelle, nombre fréquemment, quelques femmes évoquent des éléments de
d’enfants, antécédents gynécologiques) puis se poursuivait l’environnement liés à la vie moderne : « Après on se pose
par des questions relatives à la fausse couche (durée de la toujours des questions, le portable, des choses comme ça ».
grossesse, signes annonciateurs, cause éventuelle, type de Pour beaucoup de femmes, la fatigue, surtout lorsqu’elle
traitement). L’expérience des femmes était ensuite abor- est liée à la vie professionnelle est une cause possible de
dée avec des questions sur la signification de la perte, la fausse couche : « C’est vrai que j’étais fatiguée et je me
le vécu émotionnel, les sentiments de culpabilité et les disais est-ce que ce n’est pas parce que tu es fatiguée et que
démarches utilisées pour faire face à la fausse couche. Afin ça ne tient pas ? » ; « Comme j’ai une activité professionnelle
de favoriser leur expression, les femmes étaient question- assez prenante, je me suis dit que bon, peut-être ».
nées directement sur les sentiments éventuels de culpabilité La prise de la pilule contraceptive est avancée par beau-
qu’elles auraient pu éprouver et ceux-ci étaient ensuite coup de femmes : « J’ai quand même pris la pilule pendant
discutés. La grille d’entretien est présentée en Annexe 1. près de 17 ans donc aussi est-ce que. . . une grossesse après
Celle-ci permettait d’aborder l’ensemble des thèmes avec juste deux cycles hors pilule, bon, on dit qu’il n’y a pas de
Avortement spontané et culpabilité 433

risque » ; « L’arrêt de la pilule a eu lieu juste avant alors ça Ainsi, une femme relie sa fausse couche aux difficultés pas-
peut être ça aussi ». sées que sa mère a eues pour concevoir un enfant : « C’est
Les transports et les longs trajets peuvent également être vrai qu’elle nous en parlait tout le temps, elle nous a tou-
évoqués par des femmes qui sont amenées à se déplacer jours dit qu’elle avait eu du mal, elle nous a toujours
pour leur travail ou par celles qui ont entrepris un voyage raconté cette histoire donc c’est vrai que moi j’ai pensé,
au début de leur grossesse : « On est parti en Pays X et on j’avais peur que pour moi ce soit pareil ». Pour d’autres,
n’a pas fait trop attention là-bas, parce qu’on ne pouvait c’est l’écartèlement entre le désir de maternité et les pres-
pas vraiment faire attention, ce que j’ai mangé, c’est pas sions liées à la fonction professionnelle qui est exprimé :
trop ça mais j’ai fait beaucoup de route par exemple, et les « J’ai toujours travaillé et bon je pense qu’effectivement les
routes là-bas, c’est pas comme ici, c’est vraiment chaotique femmes qui travaillent et qui ont une grossesse en parallèle
donc je me suis demandée si ça pouvait pas être lié à ça ». sont très sollicitées ». En s’interrogeant sur l’origine psycho-
gène de sa fausse couche, une femme a évoqué son histoire
L’absence de cause passée d’anorexique et son besoin de contrôle sur son corps :
« C’est surtout que j’ai peur que ce soit psychologique, que
ce soit parti [. . .] et du coup j’arrive à me demander est-ce
Les causes d’une fausse couche ne sont pas toujours connues
que je le veux vraiment ? ».
et si les médecins peuvent informer les femmes des raisons
Bien que très différents les uns des autres, ces points
médicales générales, ils ne peuvent pas toujours leur fournir
soulignent le poids du passé et de l’histoire personnelle
une explication concernant leur propre cas. Cette incerti-
des femmes dans l’expérience de la fausse couche et dans
tude est particulièrement difficile pour les femmes : « Ce
la survenue du sentiment de culpabilité. Une femme qui
qui serait bien avec les nouvelles technologies, c’est qu’ils
a déjà fait plusieurs fausse couche a alors mis en avant
sachent, qu’ils soient capables de voir ces choses là, qu’ils
l’importance du suivi psychologique dont elle a bénéficié :
puissent le dire le premier mois » ; « Au moins que je sois
« Je pense qu’on a tous nos bagages antérieurs et ça remonte
fixée, si on a une incompatibilité de chromosomes ou un
quand on passe le pas d’être mère ».
truc comme ça, qu’on le sache ». Cela est encore plus dif-
ficile lorsque les femmes ont fait plusieurs fausses couches
qui restent inexpliquées : « C’est vrai qu’à chaque fois c’est Différentes expressions du sentiment de
le pourquoi, pourquoi ? [. . .] de ne pas avoir d’explication
culpabilité
c’est vachement dur » ; « Si jamais on ne trouve rien, ce qui
est la plus forte probabilité, bon ben voilà, on va avoir peur
Si la culpabilité et le sentiment de responsabilité sont
pour la prochaine fois, en se disant après tout, ce n’est pas
fréquents après une fausse couche, il est important de pré-
parce que j’en ai fait trois que je ne peux pas en faire une
ciser qu’ils semblent avoir différents modes d’expression et
quatrième ».
que toutes les femmes ne les ressentent pas de la même
manière.
La causalité psychogène et les interprétations Les interrogations des femmes concernant la cause de la
psychologiques fausse couche les mènent rapidement à questionner leur res-
ponsabilité et ce sentiment semble inévitable pour plusieurs
Certaines femmes de l’échantillon ont évoqué une cause d’entre-elles : « C’est vrai qu’on se pose des questions quand
qu’elles ont qualifié de « psychologique ». Ainsi, le simple même, on y réfléchit, pourquoi c’est arrivé, on se demande
fait d’avoir pensé à la fausse couche pourrait en avoir été ce qu’on a pu faire » ; « Je vois toutes les copines, elles ont
la cause : « Parce que j’ai ma belle-sœur, ça lui est arrivé des bébés, tout va bien, qu’est-ce que j’ai fait de mal ? » ;
le mois dernier et je me suis dit que peut-être le fait d’y « C’est vrai qu’on cherche toujours mais bon c’est normal
avoir pensé, psychologiquement, ça a atteint le fœtus et je pense » ; « Je me culpabilise un peu quand même, même
que c’est ça qui a provoqué. . . ». si normalement, il n’y a pas à culpabiliser, je ne peux pas
De même, les femmes relient souvent la perte de la gros- m’en empêcher ».
sesse à d’autres événements de leur vie et lorsqu’elles ont Cependant, la culpabilité apparaît parfois de manière
fait une interruption volontaire de grossesse dans le passé, sous-jacente. Par exemple, beaucoup de femmes expliquent
celle-ci ressurgit souvent lors de la fausse couche et peut au cours de l’entretien qu’elles prenaient toutes les précau-
accroître le sentiment de culpabilité : « Aujourd’hui c’est tions nécessaires concernant leur grossesse, justifiant leurs
différent mais c’est vrai qu’on repense à l’événement, il comportements et mettant ainsi en évidence leurs interro-
y a un poids qui fait que c’est beaucoup plus culpabilisant gations : « Moi je pense que je n’ai rien à me reprocher, j’ai
aujourd’hui » ; « Ça revient complètement et on s’en veut tout fait comme il fallait, j’ai fait très attention » ; « Moi je
énormément, parce qu’on se dit, celui-là il était là et tu ne fais de la rando d’équitation, et depuis trois mois je n’en fais
l’as pas gardé alors que s’il faut, il aurait tenu, et on s’en plus [. . .] j’ai vraiment pris toutes les précautions, toutes les
veut quoi, mais bon, ce n’était pas le moment ». L’arrêt précautions au niveau alimentaire, au niveau médicamen-
de la grossesse est alors ressenti par quelques femmes teux et au niveau de tout ».
comme une punition ou une conséquence de leur acte D’autres femmes cherchent à se protéger et ne sou-
passé. haitent pas avoir d’explication ou évitent de s’interroger
Enfin, bien que ne remettant pas toujours directement en sur la cause par peur de se sentir responsables, laissant là
cause leur responsabilité, au cours de l’entretien, certaines encore la culpabilité apparaître indirectement : « Si je me
femmes abordent des causalités psychogènes qui peuvent posais toutes ces questions, ça me rendrait malheureuse » ;
exacerber ou être à la source du sentiment de culpabilité. « Si jamais il y avait quelque chose, si c’était une cause
434 N. Séjourné et al.

comme ça que ce soit cigarette, alcool, je crois que je perturbe pour le reste, comme je sais que le psycho ça joue
préfèrerais ne pas le savoir ». vachement ».

L’atteinte de l’identité féminine Discussion


La culpabilité peut également apparaître à travers le sen-
Les données recueillies et analysées dans cet article ne
timent d’échec éprouvé par certaines femmes ou encore
permettent pas de rendre compte de l’expérience globale
être exacerbée par celui-ci. La fausse couche concerne à
des femmes face à la perte précoce de leur grossesse mais
la fois la maternité et la féminité et peut venir bousculer la
donnent des précisions concernant le sentiment de respon-
femme dans son identité. Certaines évoquent un sentiment
sabilité que certaines d’entre-elles peuvent éprouver. On
d’incapacité qui met directement en cause leur responsa-
retrouve dans ces résultats quelques-unes des causes évo-
bilité : « On a l’impression d’échouer à chaque fois et le
quées dans les autres études comme le stress psychologique
problème c’est qu’on échoue mais on ne sait pas pourquoi » ;
ou physique, la punition divine, la maladie, un problème
« Et puis là, maintenant que ça avait marché, que je n’ai pas
médical, une anomalie fœtale, un processus naturel ou
su le garder ». Quelques femmes mettent alors en avant les
encore le destin [5,20]. On observe que malgré les infor-
aspects sociaux reliés à ce sentiment d’échec : « On n’a pas
mations médicales qui leur sont données, environ un tiers
trop évolué depuis Cro-Magnon [. . .] pour les hommes, je
des femmes interrogent directement leur comportement
pense que oui, ça doit toucher à la virilité. . . On n’a pas une
comme cause probable de la fausse couche laissant ainsi
femme, parce que la féminité, on est femme quand on est
paraître leur sentiment de responsabilité. Cependant, il est
mère ».
important de noter que la culpabilité est parfois latente et
La perte de la grossesse peut entraîner un sentiment
qu’elle apparaît indirectement à travers les interrogations
d’incapacité qui, pour certaines femmes, aboutit à la remise
ou les remarques qui ponctuent le discours. Cela peut rendre
en cause de l’amour de leur conjoint, mettant là encore en
particulièrement difficile la reconnaissance et l’évaluation
avant le poids de leur sentiment de responsabilité : « Au fond
du sentiment de culpabilité. Des études utilisant des
de moi je me dis un petit peu, tu n’es bonne à rien [. . .] Le
méthodologies différentes montrent effectivement que les
premier truc que je lui ai dit c’est, est-ce que tu m’aimes
femmes interrogées lors des entretiens cliniques [3] ont plus
encore ? Je ne suis pas capable ».
mis en évidence un sentiment de culpabilité que celles inter-
rogées à l’aide de questionnaires standardisés [7].
L’appropriation des informations médicales Plusieurs femmes ont mis en avant la difficulté de faire
face au manque d’explication et cela apparaît d’autant
Pour certaines femmes, malgré les informations et les plus difficile dans notre société moderne où on attend
explications médicales données par le médecin, c’est le de la science et de la médecine des explications ration-
caractère incertain et les doutes qui persistent : « Il n’a pas nelles concernant un phénomène physiologique [22]. Cette
dit avec certitude, c’est une anomalie chromosomique, il a absence d’explication médicale claire pourrait encourager
dit, on pense que c’est ça, mais en fait on ne sait pas, on les femmes à trouver des explications en rapport avec elles-
n’est sûr de rien » ; « J’ai pas eu plus d’explication, alors soit mêmes et augmenter ainsi leur culpabilité et leur sentiment
il ne savait pas, soit il ne m’a pas dit ». Quelques femmes qui de responsabilité [4]. Afin d’éviter ou d’atténuer la culpabi-
dans un premier temps s’interrogeaient sur leur responsabi- lité des femmes, il paraît nécessaire de leur apporter des
lité semblent se raccrocher aux explications qui leur ont été informations claires sur le nombre important de fausses
données et recherchent activement des informations : « Je couches et également sur les causes principales. Cepen-
travaille beaucoup, je me disais, est-ce que c’est le stress ? dant, les résultats de cette étude montrent que les femmes
Mais bon, là j’ai bien compris parce que justement j’ai eu ont des manières différentes de s’approprier l’information
cette explication médicale, parce que je l’ai cherchée ». qu’elles reçoivent. Ainsi, certaines se rattachent au discours
Pour celles qui ont pu s’approprier les informations médi- médical, d’autres retiennent surtout l’incertitude liée aux
cales qu’elles ont reçues, il semble alors plus facile de raisons données, et enfin quelques-unes semblent avoir leurs
relativiser et de ne pas se culpabiliser : « C’est vrai que moi propres explications et ne pas prêter attention au discours
j’aime autant que ça soit un problème chromosomique » ; médical. Il semble en effet que les modèles explicatifs ne
« C’est corporel, c’est pour ça, on n’y peut rien » ; « Mais soient pas liées aux connaissances des femmes [21] et que du
c’est vrai que le fait de le savoir ça permet de relativiser fait du traumatisme de la fausse couche, certaines femmes
parce que c’est vrai qu’on a toujours un petit sentiment médecins ou infirmières entretiennent les mêmes types de
d’envie de culpabilité » ; « C’est vrai que c’est toujours bien modèles que les femmes qui n’ont aucune connaissance
de savoir à quoi c’est du, c’est quand même rassurant de se médicale [20]. Si le fait de connaître la cause de la fausse
dire que c’est pas quelque chose qu’on a fait soi ». couche permet de diminuer le sentiment d’auto-accusation
En revanche, les explications médicales peuvent appa- [23], Nikcevic [24] met en garde contre les effets néfastes
raître déstabilisantes pour certaines femmes. En effet, de la recherche systématique d’explication médicale. En
l’interprétation qu’elles font des informations reçues peut effet, la recherche de la cause de l’arrêt de la grossesse
avoir l’effet inverse et contribuer à augmenter leur anxiété : à travers des examens médicaux peut être mal vécue par
« Moi j’essaye de me dire que c’est naturel parce que si je les femmes, notamment par celles pour lesquelles aucune
me dis que c’est quelque chose, une malformation, un truc cause n’a été trouvée malgré les investigations. Les résul-
de chromosomes ou un machin, je vais me remettre ça en tats relatifs à la différence entre les informations transmises
tête et j’ai peur qu’après je ne pense qu’à ça et que ça me par le corps médical et celles reçues par les femmes mettent
Avortement spontané et culpabilité 435

en évidence le rôle capital de l’accompagnement et de la Comment vous êtes vous sentie dans les jours qui ont
disponibilité des soignants à l’égard des patientes. suivi ?
Si elles permettent d’expliquer l’inexplicable de la perte Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?
de la grossesse, les raisons évoquées par les femmes peuvent Certaines femmes expriment qu’elles ont perdu un bébé,
néanmoins entretenir la culpabilité et contribuer à rendre d’autres une grossesse, pour vous que représente cette
l’expérience plus difficile. La culpabilité est en relation avec fausse couche ?
la nature ambivalente de tous les attachements. Un senti- Connaissez-vous les causes générales des fausses
ment de culpabilité passager est fréquent à la suite d’une couches ?
perte et il peut même être nécessaire au cheminement Avez-vous eu une explication concernant la cause de
du travail de deuil. En revanche, dans le cas de la fausse votre interruption de grossesse ?
couche, un sentiment de responsabilité excessif pourrait, Vous-même, avez-vous une idée de ce qui a pu se passer ?
en plus de la souffrance à laquelle il est lié, entraîner des Il arrive parfois que les femmes se sentent coupables
conséquences sur le projet, le déroulement et l’expérience après une fausse couche, avez-vous ressenti un tel senti-
de la grossesse suivante. Garel et al. [3] ont notamment ment ?
rapporté que deux femmes sur trois voyaient leur capacité Parlez-vous de la fausse couche avec votre conjoint ?
de mère remise en cause à la suite d’un avortement spon- Avez-vous parlé de la perte de votre grossesse à votre
tané. Une des préoccupations majeures des femmes à la entourage ?
suite de leur fausse couche est de faire face aux angoisses En parlez-vous souvent ? Vous sentez-vous soutenue ?
qui surviennent lors de la grossesse suivante. Le sentiment Avez-vous cherché des informations sur les fausses
de culpabilité et la souffrance ressentie par les femmes à la couches ?
suite de leur fausse couche pourraient entraver le processus Avez-vous partagé votre expérience avec d’autres
d’attachement envers l’enfant à venir et le sentiment de femmes ayant fait une fausse couche ?
capacité à être mère et il est donc nécessaire d’y attacher Avez-vous recherché du soutien auprès d’une associa-
une importance singulière. tion ? De votre médecin ? D’un psychologue/psychiatre ?
Lorsque le sentiment de culpabilité est trop important
ou trop durable, il peut attirer l’attention sur des problé-
matiques plus profondes et permettre de déceler un conflit Références
psychique non résolu ou réactivé par la fausse couche. De
plus, certaines femmes mettent en avant une cause psycho- [1] Garel M, Legrand H. L’attente et la perte du bébé à naître.
gène de leur fausse couche qui mérite d’être discutée. Les Paris: Albin Michel; 2005.
attributions et les explications données par les femmes au [2] Athey J, Spielvogel AM. Risk factors and interventions for psy-
sujet de leur fausse couche sont à mettre en relation avec chological sequelae in women after miscarriage. Prim Care
leur histoire personnelle et les problématiques qui leurs sont Update Ob Gyns 2000;7:64—9.
propres. En effet, en mettant en jeu des conflits archaïques, [3] Garel M, Blondel B, Lelong N, Papin C, Bonenfant S, Kaminski
l’identification à sa propre mère ou à sa propre naissance, M. Réactions dépressives après une fausse couche. Contracept
Fertil Sex 1992;20:75—81.
la complexité du désir d’enfant et la transition de rôle et
[4] Adolfsson A, Larsson PG, Wijma B, Berterö C. Guilt and empti-
de génération, la maternité soulève de nombreux points qui
ness: women’s experiences of miscarriage. Health Care Women
pourront donner lieu à une élaboration plus approfondie lors Int 2004;25:543—60.
d’une démarche psychothérapeutique. [5] Tunaley JR, Slade P, Duncan SB. Cognitive processes in psycho-
logical adaptation to miscarriage: a preliminary report. Psychol
Health 1993;8:369—81.
Conclusion [6] Simmons RK, Singh G, Maconochie N, Doyle P, Green J. Expe-
rience of miscarriage in the UK: qualitative findings from the
La culpabilité et le sentiment de responsabilité qui peuvent National Women’s Health Study. Soc Sci Med 2006;63:1934—46.
faire suite à une fausse couche semblent avoir une intensité [7] Stirtzinger RM, Robinson GE, Stewart DE, Ralevski E. Parame-
et des modes d’expression différents. De plus, ils peuvent ters of grieving in spontaneous abortion. Int J Psychiatry Med
renvoyer à des éléments de l’histoire ou des avancés médi- 1999;29:235—49.
cales et sociales mais également à des problématiques [8] Conway K. Miscarriage experience and the role of support sys-
plus personnelles. Il est particulièrement important de tems: a pilot study. Br J Med Psychol 1995;68:259—67.
[9] Candilis-Huisman D. Naître et après ? Du bébé à l’enfant. Paris:
rechercher spécifiquement les sentiments de culpabilité des
Gallimard; 1997.
femmes et d’accompagner celles-ci dans leur recherche
[10] Humeau C. Procréer histoire et représentations. Paris: Odile
d’explication dans le but de les résoudre de manière la plus Jacob; 1999.
appropriée et spécifique possible. [11] Gélis J. L’arbre et le fruit. Paris: Fayard; 1984.
[12] Tardieu N. Grossesse et sexualité à travers l’histoire. Paris:
Connaissances et Savoirs; 2004.
Conflit d’intérêt [13] Reagan LJ. From hazard to blessing to tragedy: representations
of miscarriage in twentieth-century America. Feminist Studies
Aucun. 2003;29:356—78.
[14] Laget M. Naissances l’accouchement avant l’âge de la clinique.
Paris: éditions du Seuil; 1982.
Annexe 1. Grille d’entretien [15] Bacqué M-F. Le deuil à vivre. Paris: Odile Jacob; 1995.
[16] Flis-Trèves M. Le deuil de maternité. Paris: Calmann-lévy;
Comment avez-vous réagi à l’annonce de la fausse couche ? 2004.
436 N. Séjourné et al.

[17] Bydlowski M. La dette de vie itinéraire psychanalytique de la [22] Frost J, Bradley H, Levitas R, Smith L, Garcia J. The
maternité. Paris: PUF; 2002. loss of possibility: scientisation of death and the special
[18] Roegiers L. La grossesse incertaine. Paris: Presses Universi- case of early miscarriage. Sociol Health Illness 2007;29:
taires de France; 2003. 1—20.
[19] Knibiehler Y. La révolution maternelle. Paris: Perrin; 1997. [23] Nikcevic AV, Tunkel SA, Kuczmierczyk AR, Nicolaides KH.
[20] Warsop A, Ismail K, Iliffe S. Explanatory models associated with Investigation of the cause of miscarriage and its influence
psychological morbidity in first trimester spontaneous abor- on women’s psychological distress. Br J Obstet Gynaecol
tion: a generalist study in a specialist setting. Psychol Health 1999;106:808—13.
Med 2004;9:306—14. [24] Nikcevic AV. Development and evaluation of a miscar-
[21] James DS, Kristiansen CM. Women’s reactions to miscarriage: riage follow-up clinic. J Reprod Infant Psychol 2003;21:
the role of attributions, coping styles, and knowledge. J 207—17.
Applied Soc Psychol 1995;25:59—76.

Vous aimerez peut-être aussi