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L’évolution psychiatrique 75 (2010) 3–17

Le crime familial
Néonaticide, un non-désir mélancolique :
étude clinique de 12 cas夽
Neonaticide, melancholic aphanisis:
A case series
Jean-Luc Viaux a,∗ , Serge Combaluzier b
a Professeur de psychopathologie, directeur du laboratoire PRIS clinique et société,
département de psychologie, université de Rouen, rue Lavoisier,
76821 Mont-Saint-Aignan cedex, France
b Maître de conférences, laboratoire PRIS clinique et société,

université de Rouen, rue Lavoisier,


76821 Mont-Saint-Aignan cedex, France
Reçu le 29 octobre 2007 ; accepté le 27 février 2008
Disponible sur Internet le 8 février 2010

Résumé
L’étude porte sur les néonaticides c’est-à-dire le meurtre de l’enfant à la naissance, dont les auteurs ont
rassemblé 12 cas, à partir d’expertises et de dossiers pénaux. Toutes ces femmes ont admis savoir leur état
de grossesse et plusieurs d’entre elles ont déjà des enfants ou ont mené une grossesse jusqu’à un avortement
choisi. Après une revue des questions que posent les classifications, l’article se consacre à discuter les
différents éléments qui peuvent éclairer le déclenchement de l’acte meurtrier après le silence sur la grossesse.
Les ruminations sur leur état, les conduites d’évitement, la non-préparation de la naissance, le clivage de
la personnalité qui donne le change à leur entourage sont des signes qui évoquent un fonctionnement
traumatique. La sidération face à l’enfant vivant après un accouchement, souvent brève, montre que la
différence entre représentation de ce qui se passe en elle et le brutal face-à-face est un des déterminants clé
de ce qui va projeter l’acte mortifère. Mais, c’est aussi une impossible place du père qui se joue dans ce
refus de l’enfant vivant, puisque dans l’échantillon presque tous les pères sont connus et ont été informés
(pas toujours clairement) de la grossesse. Il existe chez toutes ces femmes une forme de méditation sur le
devenir et sur l’origine qui évoque un désespoir mélancolique. Sans que ces constatations sur un échantillon de

夽 Toute référence à cet article doit porter mention : Viaux JL, Combaluzier S. Néonaticide, un non désir mélancolique :

étude clinique de 12 cas. Evol Psychiatr 2010; 75(1).


∗ Auteur correspondant.

Adresse e-mail : jean-luc.viaux@univ-rouen.fr (J.-L. Viaux).

0014-3855/$ – see front matter © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.evopsy.2008.02.014
4 J.-L. Viaux, S. Combaluzier / L’évolution psychiatrique 75 (2010) 3–17

néonaticides soient généralisables, elles constituent une réflexion sur le lien entre la passion et la mélancolie,
mais aussi la prévisibilité à partir des déterminants de ces meurtres désespérés.
© 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Abstract
The murder of a just born child, called neonaticide since Reisnick’s word (1969) is a peculiar category
of infanticide. The aim of this study is to understand the dynamic aspects of the acting out in focussing in
the historical dimension of these women. All of them have already be pregnant and knew the pregnancies
and have already abort several times. In focussing of the mechanisms relative to the neonaticide, it can be
understood that the deny of the pregnancy is not what organize these acting out. This series of 12 cases, from
our forensic practices, is a clinical study on neonaticide whose the conclusions cannot be extended to other
cases. However, it can be drawn several steps between the silence on the pregnancy to the deny of having
born a child. Despite their diversities, these women presented amazing similarities on their pregnancies,
their descriptions of the childbirth, their attitudes toward their new born children: although the deny of the
pregnancy is described as the main mechanism of those infanticides, all these women new their pregnancy.
It can be analysed during the pregnancy some mental ruminations that translate an avoiding behaviour, an
absence of reverie on the birth organized by a splitting of the personality, and symptoms that evocate a
traumatic mental functioning. The sideration toward the living child, after a brutal and rapid birth underlines
the hiatus between the cognitions of the child in utero and in aero and their inabilities to cope with living
manifestations as cries and movement. Another characteristic of these cases is that the fathers of the murdered
children have been placed on an impossible place, both informed of the pregnancy and averted from its
developments. At last, all these women present a form of meditation on the becoming, the beginning and the
end, they evocate a real melancholic hopelessness, related to a passionate love life. Despite these clinical
facts cannot be extended to other cases it can be drawn a reflexion on the relationships between neonaticide
and melancholia, and outlined some determinants making us aware to this unmetallization of the birth that
leads to neonaticide.
© 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Néonaticide ; Fonction paternelle ; Traumatisme psychique ; Clivage ; Mélancolie

Keywords: Neonaticide; Clinical study; Father’s position; Trauma; Cleavage; Melancholia

La clinique de l’infanticide est une clinique complexe, car elle met en jeu, bien au-delà
de la personnalité d’une mère ou d’un père meurtrier, des catégories d’interprétations très
diverses : l’émotion du public, médiatiquement relayée, est souvent un frein à la pensée complexe
pour un crime dont l’analyse relève de données sociologiques autant que psychopathologiques,
d’anthropologie autant que de religion. Quelques publications récentes (et notamment les livres
de McKee et Spinelli) montrent qu’un courant de recherche sur l’infanticide essaye de repenser
ce crime sur le plan clinique à partir du croisement entre analyse fine des « catégories » et études
de cas cliniques [1,2], objectif que nous partageons. Dans cet article nous n’aborderons que le
meurtre de l’enfant nouveau-né, pour tenter de mettre en lumière l’enlacement des questions
cliniques que pose cet acte.
L’échantillon utilisé pour cet article n’est pas très important pour deux raisons : ce crime est
heureusement un crime peu fréquent (au regard d’autres et notamment des mauvais traitements à
enfant sans décès de l’enfant). Par ailleurs, si tous les dossiers ne sont pas exploitables (la forme
procédurale française ne permettant pas toujours à l’expert de savoir ce que devient un cas ambigu
sur le plan des faits et des responsabilités) ceux qui le sont laissent des lacunes anamnestiques
que le cadre d’examen ne permet pas de dissiper, rendant ainsi impossible l’exploitation de ces
situations cliniques.
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Au plan clinique, depuis Resnick, il est devenu préférable pour être clair de parler de néonaticide
pour le meurtre à la naissance [3]. L’emploi du terme « infanticide » (infans : qui ne parle pas)
ou libéricide ou encore filicide, renvoie au meurtre de l’enfant plus grand et surtout inclut en
partie les pères, alors que leur présence dans un meurtre de nouveau-né de 24 heures est très
exceptionnelle.
Les cas que nous présentons ici, ont été qualifiés d’homicides par ascendant par la justice.
Cette appréciation non clinique indique que le « passage à l’acte » homicide, volontaire ou non,
est établi, même si la justice peut dispenser de procès ou de peine, au nom d’une irresponsabilité
pénale. Les juges et les cliniciens font une analyse différente de ce qui traduit une pulsion mortifère
en un acte létal : une maltraitance mettant en jeu le pronostic vital, mais sans que l’enfant décède
ne sera souvent pas traitée sur le mode criminel, mais d’un point de vue clinique il n’est pas
exclu de retrouver les mêmes mécanismes inconscients à l’œuvre. Néonaticide est un terme qui
décrit une réalité sociojudiciaire, il apparaît donc préférable de s’en tenir à des faits établis pour
formuler sur ces cas une analyse clinique.
Notre objectif a été de ne traiter que le meurtre du nouveau-né, afin de clarifier ce que sont les
composantes du crime d’infanticide, non dans l’esprit d’une catégorisation, mais d’une articulation
entre les éléments cliniquement analysables pour comprendre un enjeu psychique et la nature des
souffrances vécues.
Notre échantillon ne ressemble pas à ceux de beaucoup de publications, qui tracent d’une façon
générale le portrait des femmes néonaticides ainsi.
Jeunes ou immatures, isolées, détachées de leur partenaire, coupées de leur environnement
social, cachant ou déniant leur grossesse, ne préparant pas la naissance et ne prenant aucune
précaution durant leur grossesse ou, comme le rapporte Oberman :1
« L’examen psychiatrique des ces jeunes femmes montre que beaucoup ont souffert d’états
dissociatifs sévères et ont une histoire faite d’abus précoces et de vie de famille chaotique ».
Ce portrait type qui évoque ceux qui figurent dans la littérature française, par Scherrer ou
Léauté notamment [4,5], jusque dans les années 1970, a été démenti cliniquement par les cas
examinés. Ce sont ces questions cliniques que nous exposons à partir des données issues de
12 cas de néonaticide. Elles se sont organisées à partir d’une approche clinique des pulsions
homicides dans la maltraitance des enfants en général et au regard de la question du passage à
l’acte comme résolution de troubles de la personnalité qui est présente en filigrane des études
cliniques depuis les années 1950 jusqu’à nos jours aussi bien chez Delay et al. que Soulé parlant
des mères mortifères, Birraux à propos d’un cas ou plus récemment Verschoot à propos de deux
cas [6–9].

1. Classifications, clinique et questions

L’idée de Resnick [3,10], qui est l’auteur le plus souvent référencé dans les articles sur le sujet
à partir des années 1970 et de bien d’autres auteurs après lui, de se fonder sur les « motivations »
du parent meurtrier, est une idée à la fois intéressante et discutable : nombre de ces classifications
comprennent invariablement une classe de troubles graves du psychisme (la psychose) et des situa-
tions non pathologiques (vengeance ou dénuement). Ce point de vue implique que l’on retrouve
dans la même catégorie le syndrome de Médée (spouse revenge ou retaliation) et les conséquen-
ces de maltraitances, catégories alternatives aux actes délirants ou mélancoliques de type suicide

1 Oberman M. A brief history of infanticide on the law. In: M. Spinelli, ed. Infanticide, psychosocial and legal

perspectives on mothers who kill, ([2], p. 3–18).


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altruiste. On va également retrouver la question du denial (terme anglais le plus souvent employé)
ou « déni » dans un statut jamais totalement clair entre mécanisme de défense inconscient et refus
dénégatif. De plus, le recours à la motivation, comme élément de discrimination entre des cas
d’infanticide, pose implicitement le problème de la préméditation, dans la conception juridique
de ce terme, à savoir une construction plus ou moins organisée qui fait que le sujet aurait agi
en connaissance de cause, ce qui biaise parfois la discussion. Des jugements récents en France
montrent que lorsque les cliniciens (psychiatres et psychologues experts) affirment qu’il y a eu
« déni de grossesse » la sanction est moins lourde.
McKee et Shea [11] ont comparé leurs résultats aux résultats de Resnick, d’Orban et Bourget
et Bradford [3,10,12,13] en utilisant les mêmes catégories et McKee [1] a reconsidéré récemment
cette catégorisation en la réduisant à cinq. Pour cet auteur il existe donc cinq types d’infanticide :

• les troubles mentaux ne forment qu’une seule catégorie (comprenant les suicidaires, impulsives
ou délirantes) ;
• les mères « inaffectives » (regroupant les dénis ou dénégations de grossesse, les mères ambi-
valentes, rancunières ou épuisées) ;
• les mères négligentes ou causant la mort par accident, du fait de comportements inadaptés
(excessifs ou absents), éventuellement récidivantes ou persistantes dans ce/ces comporte-
ment(s) ;
• les filicides/infanticides par vengeance (qui punissent une personne qui interfère dans leur
relation à l’enfant) ;
• « psychopathic »2 est devenue une nouvelle catégorie à part entière, qui inclut des mères qui
utilisent leur enfant pour leurs besoins narcissiques propres ou encore leur besoins additifs ou
financiers.

Marleau et al. ont fait une critique exhaustive des différents types de classifications [14] et
ont souligné la complexité d’intégrer différents types de données, ce qui conduit les auteurs
à privilégier une approche plus qu’une autre (motivation, âge de l’enfant victime, psychopa-
thologie). Pour aller dans ce sens nous n’avons jamais trouvé d’étude faisant une appréciation
spécifique du meurtre de plusieurs enfants simultanément, versus meurtres successifs et systé-
matiques d’enfants, alors que ces études existent ailleurs et constatent l’absence de données en
Europe (Funamya et al. [15]).
En suivant ces considérations nous partons donc de l’idée de tenir compte d’un double niveau
en regroupant les variables situationnelles, puis à l’intérieur de cet échantillonnage tenir compte
des motivations et caractéristiques. En d’autres termes, il s’agit d’échapper aux contradictions
qu’entraîne toute classification pour fournir la trame d’hypothèses cliniques permettant une
intelligibilité de ces situations extrêmes.
Les motivations sont certainement intéressantes pour différencier et ordonner la pensée psy-
chopathologique sur le filicide – comme l’ont pensé de nombreux auteurs depuis Resnick [3,9].
Mais le moment « déclencheur », c’est-à-dire le moment du passage psychique d’une pensée-ou
représentation à un acte, témoigne d’un impossible face-à-face entre la mère et son enfant vivant.
La lecture de nombreux cas montre qu’on ne peut mettre en équivalence des femmes qui ont
l’expérience de la maternité et les primipares – certaines femmes ne tuent que leur deuxième ou

2 Le terme anglophone est conservé pour marquer qu’il définit une personnalité de façon assez différente de ce que le

terme psychopathie recouvre en France.


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troisième enfant et certaines femmes tuent tous leurs enfants (ou essayent de le faire), ce qui pose
la question du « choix » de l’enfant tué et du moment de cette décompensation lente.
La maladie mentale (notamment la psychose, qui figure dans de nombreuses études), n’est
pas une « explication » du passage à l’acte. De très nombreux psychotiques sont parents
depuis que la psychiatrie est ouverte sur la cité et cela n’a pas provoqué une montée de
l’infanticide dans nos sociétés européennes. Or cette pathologie mentale est quasiment la seule
évoquée dans les classifications, quand d’une façon générale la psychocriminologie montre
que d’autres processus psychiques que le délire peuvent tout aussi bien mener à des actes
« fous ».
La raison de notre choix d’un échantillon de faits néonaticides provient de ces observations en
incluant deux éléments cliniquement essentiels :

• à la naissance rien encore de la relation mère–enfant ne peut expliquer le geste homicide et en


compliquer l’analyse ;
• toutes ces femmes ont admis savoir qu’elles étaient enceintes.

Il s’agit donc de questionner le processus qui fait qu’une femme refuse consciemment ou non
la naissance d’un enfant, qu’elle sait pourtant porter. Nous situons cette étude hors du champ des
psychoses décompensées ou de processus compassionnels.
Les statistiques et les indices statiques ne donnent qu’une vision limitée de la problématique
infanticide. Nous proposons de questionner le néonaticide comme une dynamique psychique
qui s’élabore comme un « non-désir » de l’enfant. Cette terminologie négative condense ce que
disent de leur attente ces femmes infanticides : cet enfant a été à la fois subi et « attendu », il
était « su » en tant qu’objet interne au corps, mais non investi d’une représentation d’une vie
potentielle. C’est en relisant de nombreux cas cliniques de familles maltraitantes, que le point
commun à ces histoires apparaît : certaines femmes ont su aller accoucher sous X ou abandon-
ner un enfant après trop de violences vécues ou un abandon dramatique par le conjoint. La
question énigmatique du meurtre quasi-annoncé par l’impossibilité de confier sa grossesse se
pose : pourquoi cet enfant-là, alors qu’il y en a un ou plusieurs en vie ou qu’une femme a su
par le passé avoir recours à l’IVG ? Pourquoi ce moment-là alors que le problème conjugal
dure depuis des années ? Pourquoi ces ruminations silencieuses sans prise de conscience que
l’enfant va naître de toute façon, alors que l’expérience de la grossesse et/ou de l’IVG a déjà été
vécue ?
Les hypothèses cliniques que nous allons présenter essayent de répondre aux trois questions
suivantes : la grossesse a-t-elle été vécue comme un trauma ? Le déclenchement de l’acte de mort
est-il lié à l’impossible face-à-face de ces mères avec le sujet enfant, dès avant l’accouchement,
mais souvent au moment même de l’accouchement ? La part du père ou du moins la place qui lui
est assignée par la mère participe-t-elle de l’œuvre de mort ?

2. Un échantillon clinique de 12 néonaticides

Les données concernant ces cas ont été recueillies, à travers les expertises judiciaires et les
dossiers (plus ou moins complets) les accompagnant. Nous avons rencontré personnellement et
avons procédé à l’examen de la moitié des femmes de ce groupe.
Nous utilisons deux types d’analyse et d’interprétation : dans un premier temps nous essayons
de mettre en lien des éléments objectifs ou situationnels avec des éléments descriptifs pour ana-
lyser l’aspect « statique » de l’évènement néonaticide et de son contexte ; dans un second temps
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Tableau 1
Description de l’échantillon.

Âge Enfants total par mère Tués Fille/garçon Niveau socioéconomique

Maddy 33 3 1 F Coiffeuse
Sofia 17 1 1 G Lycéenne
Paula 32 5 2 F Femme au foyer
Bénédicte 20 1 1 G Employée
Myriam 20 1 1 F Employée de maison
Christine 20 1 1 F Étudiante
Viviane 18 1 1 F Lycéenne
Dora 39 4 1 F Mère au foyer
Claudine 30 1 1 F Assistante commerciale
Marie 17 1 1 F Sans
Eléonore 25 1 1 G Employée
Hélène 17 1 1 G Lycéenne
m = 24 21 13

nous mettons à l’épreuve des hypothèses cliniques fondées sur l’interprétation de certains de ces
éléments regroupés selon un modèle dynamique.

2.1. Les caractéristiques de l’échantillon

Nous sommes plutôt réservés sur l’intérêt du diagnostic psychiatrique et des variables situa-
tionnelles comme source de compréhension cohérente et de comparaison entre des échantillons
compte tenu de la difficulté à rendre cohérentes les données connues [11,13], dans le cas de
l’infanticide en général. Cependant, il est utile de fournir ces données pour la compréhension du
choix de l’échantillon. (Tableau 1)
Ces 12 femmes sont âgées de 17 à 39 ans (âge moyen 24 ans). La moitié d’entre elles sont
primipares : trois sont mères de deux ou trois enfants, trois ont déjà vécu une grossesse interrompue
par IVG ou « fausse couche ». Quatre sont étudiantes ou lycéennes et à la limite de la majorité,
deux seulement n’ont fait que des études primaires, les autres sont au moins titulaires d’un CAP,
une a fait des études supérieures.

2.1.1. Les motivations qu’elles invoquent explicitement


Une seule de ces femmes avait une intention suicidaire et une était alcoolisée, l’isolement est
cité par cinq femmes et le rejet explicite de l’enfant par trois d’entre elles. L’incapacité à s’occuper
de l’enfant et à investir sa place de mère est évoquée quatre fois. Cette motivation est distincte
du rejet explicite de l’enfant (trois occurrences) et de la colère (deux fois) qui est tournée contre
l’enfant, mais concerne le père, tout comme la jalousie (une fois).

2.1.2. Les troubles ou pathologies


Les experts psychiatres et psychologues qui ont examiné ces femmes n’ont relevé chez aucune
d’entre elles des troubles psychotiques. La moitié d’entre elles présente des troubles de la per-
sonnalité (au sens du DSM-IV) non caractérisés (avec ou sans état anxieux). Deux femmes sont
diagnostiquées états-limites et quatre ont des traits névrotiques sans qu’il s’agisse de névroses
décompensées. Ce recensement diagnostique ne peut pas être rapproché significativement des
diagnostics portés sur un autre échantillon de la littérature en raison de l’hétérogénéité des
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populations étudiées : dans les échantillons de filicides de d’Orban [12] et Cheung [16], res-
pectivement 12 et 17 % des néonaticides étaient le fait de femmes diagnostiquées psychotiques,
mais l’échantillon de d’Orban est entièrement composé de femmes hospitalisées en psychiatrie.
Sur un autre continent un échantillon de 33 cas, analysé par Menick [17] sur une durée de 27 ans
au Sénégal, montre que 3 % seulement des femmes infanticides souffrent de pathologie mentales.

2.1.3. Les moyens de l’homicide


Quatre des bébés3 – dont des jumelles – sont morts par étranglement ou asphyxie (dont un
noyé) et cinq par défaut de soins (cordon ombilical non noué, non coupé ou seulement laissés un
temps indéterminé sans aucun geste de soins), trois ont subi des coups violents (dont un avec des
ciseaux), un est noyé dans une baignoire.

2.1.4. Le père de l’enfant


Dernière variable situationnelle qui ne figure que rarement dans les études : la place du père.
Le père de l’enfant est connu avec certitude dans dix cas et est seulement caché pour deux autres
jeunes femmes qui, en cours d’instruction, n’ont pas voulu donner son identité. Quatre des pères
vivent encore réellement avec leurs compagnes au moment de l’accouchement, dont l’un est
présent, mais assiste passivement à ce qui se déroule chez lui, sans que l’on puisse déterminer s’il
a vraiment tenté de s’opposer (l’enfant est supposé mourir de « défaut de soins » par une mère qui
dit clairement qu’elle n’en voulait pas).
Ces femmes sont donc bien différentes les unes des autres par leur âge, leurs conditions de
vie, leurs projets ou leur sexualité. Quelques brèves vignettes cliniques4 évoquent ce que sont
ces accouchements solitaires, non préparés, par des femmes qui se savent la plupart du temps
enceintes, mais ne parviennent pas à mentaliser ce moment de l’accouchement qui va se conclure
tragiquement.
Bénédicte, 20 ans, a accouché seule dans les toilettes, une nuit, chez ses parents, d’un enfant
qu’elle savait porter, mais qu’elle ne pouvait avouer à ses parents – qui l’avaient maltraitée quand
elle était petite et qui ne lui laissaient aucune liberté. En aidant le bébé à sortir, elle le blesse
gravement – elle dissimule le bébé sous son lit et n’avoue avoir accouché qu’au médecin de
l’hôpital qui soigne son hémorragie.
Paula est enceinte pour la quatrième fois : à chaque grossesse son mari, violent envers elle, est
parti, soit pendant la grossesse, soit durant les premier mois de la vie de l’enfant. Ils sont ensemble
depuis leur adolescence et ces séparations sont un drame pour cette femme qui n’a donc pas dit
à son mari qu’elle était enceinte. À sept mois elle accouche seule de jumeaux, qu’elle met dans
un sac et jette dans le vide-ordure.
Claudine, 28 ans, tue son enfant à la naissance, chez sa mère. Elle a déjà subi une IVG il y a
plusieurs années, à l’initiative de son amant de l’époque. Elle a délibérément caché cette grossesse
au père de l’enfant – qui n’est pas l’homme avec lequel elle vient de rompre et que dans un premier
temps elle désigne en se donnant l’alibi que cette rupture a alimenté son silence. Elle a ruminé
sur un possible abandon de l’enfant sans rien faire dans ce sens : elle étouffe la petite fille et la
cache dans un sac au fond de la cave.

3 Comme une femme accouche de jumeau, il y a 13 enfants concernés et pour un des enfants les faits ne sont pas clairs

entre défauts de soin et violence, la jeune femme refuse d’en parler.


4 Quatre de ces cas nous ont été obligeamment communiqués par des collègues experts. Dans huit cas sur 12 nous avons

pu utiliser en plus des expertises un dossier judiciaire.


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Dora noie son quatrième enfant dans la baignoire, mais échoue à se tuer elle-même. Elle a
32 ans, elle est mariée depuis la conception de son premier enfant, c’est sa septième grossesse,
la plupart n’ont pas été déclarées. L’examen attentif de l’histoire de ses enfants montre qu’elle
a fait avant chaque naissance des manœuvres plus ou moins claires qui mettaient en danger la
vie de l’enfant à naître. Notamment une tentative d’avortement à cinq mois de grossesse et une
fugue étrange durant une autre grossesse au cours de laquelle elle a probablement tenté de se
suicider.
Christine porte sa seconde grossesse en secret, elle a confié la première à une camarade étu-
diante, qui l’a aidée à avorter. Pour celui-là, elle va jusqu’au bout de son non-dit et accouche dans
son lit, à côté de sa sœur et étouffe le bébé quand il commence à faire du bruit.
Viviane est encore lycéenne. Elle accouche dans les toilettes de son lycée. Sa grossesse avait
été soupçonnée par des enseignants à qui elle avait opposé un démenti, mais pas par sa famille,
qui cependant n’ignorait pas qu’elle fréquentait un garçon.
Maddy, 33 ans, mariée, ne voulait pas de son troisième enfant, que pourtant son mari acceptait :
elle l’a laissé mourir sans soin.
Ces courts résumés donnent une idée de la diversité des situations et en même temps de la charge
d’énigme que comportent ces passages à l’acte, presque identiques dans leur accomplissement :
noyer, étouffer, empêcher de crier, ne pas nouer le cordon c’est empêcher le souffle vital, faire
que la vie ne soit pas advenue.

3. La grossesse comme trauma

« Cela ne s’est pas su, pas vu, cela ne se verra pas. » (Claudine).
« Je n’ai pas dissimulé ma grossesse je disais non aux autres, mais je savais que j’étais
enceinte. » (Sofia). Ces deux phrases illustrent bien que ces femmes savent ce qui leur arrive tout
en opposant une dénégation au signifiant « grossesse », dissociant leur état de son objet et de son
signifiant – la maternité. Cependant, elles ont affiché une sorte d’état as if parfaitement repérable
après-coup. Plus qu’une inhibition ou un déni inconscient, il y a un impossible à dire, que la
plupart énonce : parler, elles y ont pensé, mais à qui ?
Or ces deux dispositions psychiques sont énoncées assez souvent dans les mêmes termes par des
victimes (d’agressions sexuelles en particulier) : ces victimes vivent des années en dissociant leurs
ruminations anxieuses, leurs peurs, le sentiment d’étrangeté de leur « être au monde » quotidien :
elles se savent victimes et s’efforcent pendant très longtemps que « cela ne se voit pas », avant de
pouvoir enfin mettre des mots qui « signifient ». Comme ces victimes, les femmes enceintes sans
élaboration d’un désir d’enfant attendent que l’on « voit ». Les tentatives parfois entreprises pour
le dire échouent sur l’incrédulité des autres ou leur absence de réaction qui conduit la femme au
repli sur ses ruminations : « Je souffrais de ne pas pouvoir en parler, mais je pensais qu’on ne me
comprendrait pas » dit Christine qui avait cependant fait une IVG auparavant.
On peut repérer des signes du trauma de l’enfant « non attendu » en s’appuyant sur l’élaboration
par Crocq de sa version contemporaine de la névrose traumatique, plus souvent nommée
aujourd’hui « syndrome psychotraumatique » [18,19].

3.1. Les ruminations

Aucune des 12 femmes n’a vécu cette grossesse tranquillement mais a, bien au contraire,
élaboré des pensées et des stratégies pour ne pas que la grossesse soit découverte. Par exemple,
Hélène encore adolescente, apeurée à l’idée que ses parents usent de violences (dont ils sont
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coutumiers au moins en parole) sur elle, se représente vers la fin de sa grossesse qu’elle mettra au
monde un enfant mort. Claudine écrira qu’elle n’a cessé d’osciller entre plusieurs solutions dont
l’abandon ou l’accouchement sous X. L’embryon, qui ne devient jamais un « bébé » occupe donc
assez constamment leur esprit, car c’est presque quotidiennement qu’elles doivent fabriquer du
démenti.

3.2. L’annulation et les conduites d’évitement

L’annulation et les conduites d’évitement sont aussi une constante : dire « non aux autres »,
penser que le bébé ne sera pas vivant, ne pas penser à la naissance. « Je savais que j’accoucherai
mais je refusais d’envisager ce moment. » Certaines tiennent compte des transformations de leur
corps et modifient leur façon de s’habiller, dissimulant délibérément les changements visibles,
d’autres ne sont pas préoccupées par cette transformation, car elles ont l’impression que les autres
ne les voient même pas.

3.3. La personnalité se met à fonctionner sur deux registres

L’un adapté, qui ne laisse rien apparaître et qui au besoin objecte aux questions posées
sur son état et l’autre qui vit dans la constante angoisse du surgissement de l’alien. Deux des
jeunes femmes expriment même qu’elles ont d’abord vécu leur grossesse comme un bonheur :
« J’étais bien heureuse d’avoir un bébé » ; « je disais non aux autres, mais je savais que j’étais
enceinte ». Cet aller-retour entre bien-être et « trou noir » est une constante de l’infanticide :
les enfants tués après quelques mois de vie sont aussi souvent des enfants « décevants » pour
leurs mères, qui vont franchir très vite les étapes de la déception vers une sorte de mélanco-
lie meurtrière : soit le lien à l’entourage se défait et notamment au père de l’enfant, soit un
effondrement interne va conduire à annuler ce qui de la grossesse et de la naissance pour-
rait faire lien avec un enfant–sujet. « Le traumatisé a perdu sa capacité de relation objectale
avec autrui, c’est-à-dire la capacité de considérer autrui comme un être libre, un autre soi-
même » écrit Crocq [19]. Cette phrase de Crocq décrit exactement ce qui, peu à peu, devient
l’état psychique de la femme qui nie son bébé. Le double registre de fonctionnement est en
effet étroitement lié à l’impossibilité de penser l’enfant en soi ou né, comme un sujet, mais
seulement d’un point de vue interne comme « quelque chose » qui attaque l’intégrité identi-
taire.
L’accouchement, ce terme étant rarement prononcé par ces femmes, est le plus évident de
ce « trou noir » psychique : l’irruption du bébé n’est pas vécue comme une « mise au monde ».
Ainsi, six naissances ont lieu dans les toilettes ou salles de bain, car après la perte des eaux
et des douleurs c’est là que se réfugie la mère et qu’elle sent alors ce « quelque chose », ce
« ça », voire ce « machin » qui se présentifie. Ce qui est en cause c’est l’isolement, évident
ou l’inhibition, comme il a été beaucoup écrit sur ces mères, mais plus encore la dissolution
du lien à autrui. Claudine : « C’est moi qui me suis coupée des autres » ; « je suis incapable
d’appeler au secours. » : cette expression d’un fonctionnement dans un registre dissociatif –
terme souvent évoqué dans la littérature comme le rappelle Spinelli [2] (2003), entre deux
états tout aussi présents, conduit ces mères à une impasse indicible – que l’on interprète sou-
vent comme un déni – pour différer au plus loin l’impossible face-à-face, exactement comme
le sujet qui a élaboré un psychotraumatisme évite les « rappels » en évitant des lieux ou des
situations.
12 J.-L. Viaux, S. Combaluzier / L’évolution psychiatrique 75 (2010) 3–17

4. L’impossible face-à-face

Parmi les 12 femmes de notre échantillon, six n’ont pas connu d’autres grossesses, les
autres ont été enceintes auparavant de une à sept fois et avaient donc réagi soit par une IVG
(trois des femmes sur six) soit en ayant un ou des enfants (et parfois en alternant IVG et
naissance). En examinant les circonstances et les discours on peut encore partager en deux
chacun des groupes : parmi les plus jeunes femmes ayant tué un bébé (18 à 26 ans) la moi-
tié avaient évoqué leur grossesse à une personne plus ou moins proche, certaines au père de
l’enfant.
Aucune de ces 12 femmes ne soutient vraiment avoir ignoré son état et même parmi celles qui
explicitent avoir consciemment rejeté l’enfant, l’une avait prévu un prénom pour lui : la moins
explicite, l’avait laissé percevoir par autrui. Viviane a prétendu après-coup avoir été victime d’un
viol (ce que personne n’a vraiment cru) et a accouché dans les toilettes de son lycée : cette grossesse
avait été supposée par des adultes de son lycée – mais pas par sa famille. Une autre jeune fille,
vivant en famille, explique ainsi à un expert qu’elle a : « passé sa grossesse a espérer qu’ils (sa
famille) ne la remarquent pas ».
Cet espoir conduit à la passivité : « je savais qu’une grossesse dure neuf mois. Je n’ai pas du
tout pensé que j’allais accoucher. » dit Bénédicte.
En d’autres termes, ces femmes se sont trouvées face à une situation « attendue », mais l’enfant
lui, en tant que personne n’a pas été investi. Dans cette dynamique du « non-désir », la repré-
sentation de ce qui est attendu (quand elle est possible après-coup) éclaire sur l’inéluctabilité
du passage à l’acte. Cette attente construit en effet un vide à mi-chemin entre l’évitement
par la pensée magique (il va se passer quelque chose qui va solutionner ce qu’elles vivent) et
l’angoisse traumatique de l’irreprésentable. Pour les plus inexpérimentées (premières grossesses
menées à terme) le moment de la naissance les met dans un face-à-face qu’elles ne se sont pas
imaginées.
« J’imaginais pas la réalité comme ça, ça m’a fait peur, pour moi c’était un bébé pas autre
chose . . . je voyais pas qu’il vivait, seulement un bébé. » (Hélène).
Le cri ou le visage de l’enfant a enclenché la réponse meurtrière dans la plupart des cas
ici étudiés – c’est-à-dire que le cri lève brusquement le déni non de la grossesse mais de la
vie. « L’objet-enfant » n’est plus un objet psychique, n’est plus objet de rêveries anxieuses,
n’est plus seulement porteur des menaces (abandon ou rejet) qui pèsent sur la femme, mais
un « autre ». Faire taire le nourrisson par une main sur la bouche, une serviette sur la
figure, suivi très vite de l’enfouissement dans un sac, parler de l’enfant comme d’un « ça »
(voire un « machin ») c’est apporter un désaveu immédiat au fait que la naissance ait eu
lieu :
« Quand je me suis réveillée j’avais ma petite fille entre les jambes, c’était un cauchemar. »
(Christine).
« Quand il est né j’ai vu qu’il bougeait. » (Myriam).
Quelques-unes parviennent, on le sait, à effacer toutes traces et pendant plusieurs semaines,
voire plusieurs années à dissimuler le corps – voire les corps. D’où l’hypothèse clinique que
pour une part est à l’œuvre un puissant désaveu – en tant que défense archaïque – opérant
sur ce moment de la délivrance : déni de ce que la seule issue est la naissance et le face-à-
face avec un être vivant. « La vie ne se donne pas, elle se transmet » écrit Legendre [20] :
pour ces mères le non-désir est tel que ce face-à-face avec un sujet qui incarne la part biolo-
gique de la maternité, est un effroi, car ce travail de nature est dessaisi de tout sens et de toute
transmission.
J.-L. Viaux, S. Combaluzier / L’évolution psychiatrique 75 (2010) 3–17 13

5. La part du père

Il n’est pas de coutume d’impliquer le père dans le néonaticide. Or dans l’économie psychique
de ces femmes, ce père existe, ne serait-ce que pour nier que cela ait pu en quoi que ce soit le
concerner. L’enjeu du silence sur la grossesse – qui pourtant se voit, est vue, et parfois dite – c’est
aussi un enjeu sur la place du père. Place qui est « tue » à un point que parfois cela fait partie
de l’enjeu du procès de savoir qui était celui-ci : l’enfant-objet non attendu est peut-être aussi le
fantôme d’un père non attendu, car loin de l’image de la jeune fille surprise par une grossesse et
abandonnée, toutes ces mères infanticides ont dans leur vie le père de l’enfant. Si les pères étaient
absents ou abandonniques la question serait simple, mais c’est une thèse qui ne résiste pas à l’étude
attentive de ces cas d’infanticide. Parmi ces 12 mères qui ont tué à la naissance, trois d’entre elles
ont informé explicitement le père de l’enfant, quitte à démentir par la suite où à penser (sans
que cela soit vérifiable) que, comme le dit Hélène, « il s’en fichait » et par conséquent s’éloigner
de lui. Trois autres femmes s’efforcent plus ou moins délibérément, au cours de la procédure
d’instruction, de brouiller les pistes sur son identité alors qu’elles savent très bien qui il est. Enfin,
trois autres vivent encore avec lui au moment de la naissance et ont déjà des enfants de lui.
Certains donc savent ou pourraient savoir, puisqu’ils vivent avec la mère de l’enfant ou ont
des relations sexuelles jusqu’à la fin avec elles (50 % de l’échantillon) : que font-ils ? Souvent
rien ou du moins c’est ce que prétendent les mères – pourtant plusieurs des pères interrogés après
coup par les enquêteurs ont reconnu qu’ils « savaient », comme elles l’ont dit. Ce qui obscurcit
probablement la vue des pères c’est la place que ces mères leur assignent :

5.1. Le père : antinomie ou rivalité ?

« Quand il part, il me fait voir qu’il ne m’aime pas, qu’il n’aime pas le bébé. ». La question
qui affleure parfois clairement c’est : le bébé ou lui. Une adolescente de 17 ans se dit jalouse de
la dernière fille de son amant, homme marié père de trois enfants dont une petite fille qu’il adore.
« Essaie de comprendre un peu, j’avais peur de te perdre », est une autre figure de cette rivalité,
énoncée plus ou moins clairement : quatre femmes de cet échantillon disent avoir eu peur de
perdre leur relation avec le père. Paula n’annonce pas à son mari sa quatrième grossesse, parce
que lors des trois premières, il est tout simplement parti et l’a trompée pendant quelques mois
avant de revenir. Elle ne veut plus de ces départs : elle pense donc que ces départs signifient que
cet homme n’aime ni elle, ni le bébé. Il y a donc un impossible à le penser père puisqu’il ne
pourrait aimer l’enfant et la mère à la fois.

5.2. Père exclu ?

« Cela ne le regardait pas. ». La plupart de ces femmes expriment de façon très limpide des
représentations d’exclusion du père : si ce bébé est impossible, c’est parce qu’il ne peut appartenir
à cet homme-là, soit qu’il n’en veuille pas « Un jour il acceptait l’autre pas » (Dora), soit qu’il
ne peut être reconnu comme père dans cette situation.

5.3. Une place de témoin « insu » et passif

Trois de ces femmes sont mariées et vivent au jour de la naissance avec le père de l’enfant,
mais leurs maris ne font pas un geste pour préserver l’enfant. Leur indifférence à l’enfant à naître
est plus que probable. De quel déni paternel s’agit-il ? Il n’y a pas de réponse clinique à cette
14 J.-L. Viaux, S. Combaluzier / L’évolution psychiatrique 75 (2010) 3–17

question par le manque de questionnement judiciaire qui permet un évitement en mettant le père
« hors de cause », voire en l’autorisant à se considérer victime.
Le fait que plusieurs de ces femmes restent après coup mariées avec le père de l’enfant ou se
marient avec lui, montre l’ambiguïté cependant de ces places assignées, au moins explicitement,
après coup. Le lien au père n’est pas dans le seul registre d’une question de rivalité « œdipienne »
ou d’angoisse d’abandon : la question du père recouvre plus largement la question du lien familial,
de la lignée d’où est issu le sujet. Myriam, elle-même née d’une mère célibataire et ne sachant rien
de son père, associe sa mère et son ami dans le sentiment de honte et de crainte qu’elle éprouve en
faisant un lien explicite avec sa propre naissance qu’elle imagine ainsi. Elle se mariera avec lui
en prison ce qui conduit à se demander si la mort préalable de leur enfant était initiatique à rompre
une chaîne de « sans père », cas de figure rencontrés dans d’autres situations de morts d’enfants
plus grands.
Une autre hypothèse clinique de cette construction, nous a été fournie par le cas clinique de
Claudine. En effet, celle-ci s’opposera à ce que l’on inhume l’enfant près de son propre père,
décédé quand elle était jeune alors qu’elle pense que celui-ci était un malade mental. Autour de ce
refus l’élaboration psychique à l’œuvre est donc une interruption dans la lignée : instituer un père
(elle va en désigner successivement deux pour l’enfant qu’elle a porté) et lier cet enfant qu’elle a
refusé de nommer, serait instituer une continuité. Cette « rupture » – mot souvent entendu de ces
femmes à propos du père – va bien au-delà en effet de la rupture sentimentale, de la crainte de la
perte du compagnon : il s’agit de détacher le plus possible l’enfant de la question paternelle.
« D’une certaine façon l’homme quitte la femme parce qu’elle est enceinte alors que la femme
est enceinte parce qu’elle quitte l’homme » écrit Maruani.5 La femme se tait ou dénie, moins pour
que l’homme ne parte pas, mais pour rester dans une relation où elle n’est pas, ne sera pas ou
plus « la mère de son enfant ». Dans ces cas de néonaticide (et quelques infanticides) c’est une
figure inversée : la femme se tait ou dénie, moins pour que l’homme ne parte pas, mais pour rester
dans une relation où elle n’est pas, ne sera pas ou plus « la mère de son enfant ». La passivité
aveugle des pères est un renoncement à s’approprier la question du désir d’enfant (et parfois
en refusant explicitement qu’il soit conçu). Cette abstention rapproche des infanticides culturels
paradigmatiques de certaines sociétés où l’enfant n’est désiré que s’il est « conforme », à savoir
un garçon et non pas une fille.
Il ne devrait pas échapper aux cliniciens que l’analyse de dynamique entre les deux parents
de l’enfant victime est indispensable à la compréhension de ce qui se joue dans l’infanticide –
qui, s’il est réduit à une perception de la jeune femme abandonnée, immature ou psychotique est
inanalysable.

6. Méditation mortifère : la dette insolvable

« Je n’ai jamais pensé qu’il m’appartenait. ».


Le terme de méditation ne doit pas entraîner du côté du juridique et de la question de la
« préméditation ». Tous les infanticides sont « annoncés » mais pas dans le champ du discours et
de la raison : ce n’est pas un désir criminel que ne pas vouloir transmettre la vie. Ce qui se révèle
criminogène c’est un non-désir devenant une sorte d’imposture tragique, une grossesse sans fin,
sans promesse de vie : l’enfant est là, mais il n’a ni père suffisamment fort psychiquement pour le

5 Maruani G. Motivations conscientes ou inconscientes dans l’interruption volontaire de grossesse. In: Soulé M, ed.

Mère mortifère, mère meurtrière, mère mortifiée, ([7], p. 52–65).


J.-L. Viaux, S. Combaluzier / L’évolution psychiatrique 75 (2010) 3–17 15

porter sur la scène consciente et publique, ni mère pour lui transmettre non pas un habit somatique
mais la vie psychique qui le fera vivre au nom du désir qui l’institue ?6
Bénédicte dans ses lettres nomme le bébé mort et son amant (qui la délaisse) de la même façon
et essaye de le reséduire, de lui pardonner ce qu’il lui dit pour l’accabler lors d’une confrontation,
en lui assurant que lui « ne risque rien » à dire la vérité, à dire qu’il la savait enceinte. En associant
cet homme et son bébé mort dans le même désir, elle montre toute l’étendue de ce que fut sa
méditation : sidérée par sa grossesse impossible à faire partager à sa famille comme à son amant,
elle ne peut qu’attendre sans fin, sans penser que cela à une fin, la naissance et que ce partage
n’aura jamais lieu. « Si notre bébé avait été vivant je l’aurai gardé et je serai partie me réfugier je
ne sais où. » Ce « je ne sais où » fait écho à ce que dit Claudine « À quoi cela sert de pleurer [sur ce
qu’elle a fait] cela ne mène nulle part : j’y suis ». Ce sentiment d’aller nulle part exprime le blocage
du temps et de l’espace vital qui concentre toute l’activité psychique. Tuer l’enfant inconcevable,
c’est prolonger indéfiniment la quête du « nulle part ». Certaines ont médité l’abandon de l’enfant
après la naissance : encore faudrait-il qu’il ait une véritable existence et que la naissance, en tant
que passage à la vie, ait été représentée. Mais rien dans leur pensée n’est passionnel – au sens
d’un investissement d’amour possessif : elles n’aiment pas leur bébé – même si parfois (un cas
sur deux dans notre échantillon) elles sont attachées à l’homme qui en est l’auteur. Mais ce n’est
pas pour lui, ni contre lui qu’elles ont tué. C’est la dissolution du lien qui fait l’objet de leur
rumination.
Dora est aussi la proie à un héritage psychique lourd, à connotation dépressive : son père s’est
pendu un mois avant la naissance de son premier enfant, son frère s’est tué d’un coup de fusil
au même âge que son père, sa mère a fait des tentatives de suicide et est toujours soignée aux
antidépresseur : Dora pense que sa mère n’a pas fait des « fausses couches » mais a fait « exprès »
de perdre des bébés – elle la pense donc comme une mère infanticide. En ce qui la concerne
chaque naissance est suivie d’une IVG et chaque grossesse est entourée de drames : deux sur trois
de ses enfants n’ont pas été déclaré avant la naissance ; elle a accouché seule chez elle de sa fille,
durant la grossesse de laquelle elle a fait une absence pathologique de deux semaines ; elle a voulu
à cinq mois de grossesse avorter de son troisième enfant pour finalement renoncer après avoir fait
le trajet jusqu’en Angleterre. Lorsqu’elle est de nouveau enceinte, sa mère lui demandera alors
qu’elle approche du terme : « pourquoi tu ne t’en es pas débarrassé ? ». Dora accouche seule et
essaye de se suicider dans la baignoire avec le bébé, mais seule la petite fille meurt. Peut-on parler
de pulsion meurtrière instantanée ou d’une longue méditation meurtrière au sein d’une lignée
autodestructrice, dont témoignent ces allers-retours (au sens concret et psychique) où plane la
menace constante de supprimer l’enfant à naître. La mère de Dora, en lui posant une question
qui prend après-coup une coloration d’injonction lui transmet probablement un message, celui
qu’elle ne pourra en dépit de tout arrêter la pulsion qui traverse les générations dans cette famille.
Toutes ces femmes ont « pensé » leur grossesse, dans le sens où elles ont fait en sorte de la
dissimuler, d’opposer démentis et stratégies d’évitement à préparer quoi que ce soit qui ressemble
à l’attente d’un être vivant nouveau né. Elles ont donc mis de l’énergie psychique à « ne pas attendre
un enfant », à ne pas anticiper ce qui se passerait le jour où. . . mais aussi à éloigner le père, à
l’inscrire psychiquement comme un non-père, à ne pas se penser mère comme leur mère.
Christine d’ailleurs explique que sa mère s’est mariée enceinte d’elle et de conclure qu’elle
n’était pas désirée. Si elle pense ne pas l’avoir été, tout comme d’autres mères ont été maltraitées
réellement, rejetées ou elles aussi privées d’un père « nommé », alors la dette de désir est insol-

6 C’est en ce sens que l’accouchement sous X est un geste d’amour – comme l’a écrit C. Bonnet [21].
16 J.-L. Viaux, S. Combaluzier / L’évolution psychiatrique 75 (2010) 3–17

vable : Comment dire à sa mère « moi aussi je suis mère » si la représentation de cette mère est
qu’elle ne l’a pas été ? »
La dette généalogique est porteuse des Interdits : nos pères et mères ont renoncé à la confusion
incestueuse, aux meurtres entre générations pour transmettre la vie. Comme ce crime « absolu »
qu’est le parricide, l’infanticide « nous apprend à penser le meurtre en terme de meurtre de
l’interdit » (Legendre [20]).
Parce qu’il existe chez elles des constructions inconscientes dans lesquelles l’enfant qu’elles
portent transgresse quelque chose de cet interdit, des mères attaquent le corps et souvent le souffle
du bébé qu’elles n’ont pas pu avorter psychiquement et physiquement, parce qu’il n’est pas celui
qu’elles pouvaient attendre : attendre celui qu’on ne peut attendre, situation irreprésentable et
méditation en abîme sur cette progressive sidération–dissociation de Soi jusqu’à ce que le cri du
bébé vienne casser brutalement la rêverie, déclencher l’acte final.
La méditation infanticide n’est pas une banale et coupable rumination sur la mort de l’enfant et
comment le faire disparaître. Cette méditation morose sur l’origine et le devenir d’un Soi qui ne
sait où aller, mais ne peut extérioriser ce désespoir est une forme de mélancolie. Pathologie décrite
depuis la nuit des temps, la mélancolie est une errance narcissique que les anciens décrivaient
comme un labyrinthe7 (Charles d’Orléans cité par Starobinsky [22]), c’est-à-dire un lieu où sans
cesse le sujet revient sur ses pas vers le désamour de soi. Paradoxe difficilement supportable on
peut constater que ces femmes ne survivent qu’en étouffant la vie de leur enfant, comme pour
sortir enfin de ce deuil impossible de Soi.

7. Conclusion

« Et pendant une éternité il ne cessa de connaître et de ne pas comprendre » écrivait Paul Valery,
cité par J. Clair [23]. Le néonaticide est pareillement cette infinie connaissance incompréhensible
de l’état de mère.
Dans l’après-coup il apparaît que les facteurs de risque infanticide étaient probablement
moins invisibles que masqués par la complexité du vécu de ces mères qui ne peuvent confier
leur état et que l’aspect exceptionnel du passage à l’acte n’exclut pas la « banalité » apparente
de ces femmes. La complexité tient au lien entre savoir (la grossesse) et ignorance (absence
d’élaboration) de la transmission de la vie. Plutôt que d’aller chercher dans des catégories il
convient d’assembler des processus car le déclenchement du crime est lié à des circonstances
cumulatives : La passion mortifère et le déclencheur de l’acte, ne meurent pas avec l’enfant et la
vie qu’elles refusaient de transmettre8 : derrière existe une méditation, un labyrinthe réflexif car
elles se sentent emprisonnées et en même temps, comme la Marguerite de Faust, allant, libres,
vers « un nulle part ».
Passion ou mélancolie ? Elles invoquent parfois la passion amoureuse pour un homme qu’elles
ont peur de perdre mais ce n’est pas de cette passion-là qu’il s’agit manifestement : la passion
est une souffrance passive, si l’on s’en tient à l’origine de ce terme, elle provient de l’extérieur
et le sujet s’y abandonne. Or ce qui réunit toutes ces femmes c’est en effet de s’abandonner à
méditer sur cet enfant « qui ne leur appartient pas », comme le dit explicitement l’une d’elle : le
non-désir est sous-tendu par des histoires complexes ou s’entremêlent le désir que leurs parents

7 « C’est la prison Dedalus, que de ma mélancolie, quand je la crois faillie, j’y entre de plus en plus »).
8 D’où probablement la nécessité plus grande d’une prévention de la récidive, comme dans les maltraitances qui se
reproduisent d’enfant en enfant.
J.-L. Viaux, S. Combaluzier / L’évolution psychiatrique 75 (2010) 3–17 17

ont eu d’elles, la peur de la folie ou de la violence de l’abandon, l’incertitude de leur être. Elles
souffrent aussi de mélancolie – en se rapprochant là encore de l’étymologie – car le repli, qui
a beaucoup été décrit, de ces femmes infanticides, est une passion narcissique : un labyrinthe
sans issue, d’allure assez souvent traumatique où elles font figure de victime d’un destin qui leur
échappe et dont elles s’autoaccusent une fois l’acte accompli : pourquoi n’ont-elles pu appeler à
l’aide ? Sans doute parce qu’elles sont elles-mêmes bourreau et victime, comme le sont tous les
mélancoliques.

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