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Ancrer, donc, l'événement «naissance de la psychiatrie» dans l'histoire de son temps, afin
d'étayer l'interprétation qui nous semblait devoir en être proposée. L'ancrer dans l'histoire
sociale, mais aussi dans l'histoire intellectuelle de son temps. Car la discontinuité dans les
représentations de la folie qui en forme le cœur n'est pas restée sans réfraction jusque sur la
scène de la philosophie la plus élaborée. On la retrouve en particulier, élevée de part et d’autre
à l'expression la plus limpide, dans l'intervalle qui sépare les deux sommets de l'idéalisme
allemand, l’œuvre kantienne et l’œuvre hégélienne. Le philosophe est mobilisé ici dans un
emploi qui ne lui est pas habituel de témoin de son temps : on ne considère pas du dedans
l'originalité de son système ; on sollicite la capacité de son propos à traduire, sur un objet qui
n'est pas directement de son ressort, les possibilités de pensée de son époque. Il s'en acquitte
à merveille. Il est frappant d’observer avec quelle acuité et quelle sûreté de jugement Hegel a
saisi le principe de la rupture pinélienne. Mais l'exposé kantien n'est pas moins remarquable en
tant qu'illustration méthodique d'une idée de la folie complète, caractérisée par l'inconscience,
l’altérité à la raison, l'enfermement en soi et l'incurabilité — une idée qu'il ne s'agit pas
d'attribuer en propre à Kant, mais qu'il est profondément significatif de le voir développer avec
cette fermeté de trait deux ans avant le Traité de Pinel (l'Anthropologie du point de vue
pragmatique paraît en 1798). En regard de quoi, vingt ans après, Hegel a parfaitement pris la
mesure du nouveau cours : « La folie est une simple contradiction à l'intérieur de la raison,
laquelle se trouve encore présente. » De même a-t-il exactement compris la manière dont les
perspectives du «traitement psychique» s’articulent, chez Pinel, avec la «découverte de ce
reste de raison chez les aliénés et les maniaques». Si la rupture n'allait pas tarder à devenir
obscure au moment où il écrit, il n'est pas indifférent de constater qu'elle était d'une
impeccable netteté, autour de 1820, pour un esprit certes supérieur, mais tout à fait extérieur
au domaine, et soucieux uniquement de ses répercussions spéculatives. Il n'est pas indifférent
non plus de pouvoir mesurer l'effectivité de la rupture à l’aune d'une version de l’ancien
authentifiée par l'incomparable autorité kantienne.

L'aisance de l'enregistrement hégélien comporte en même temps quelque chose de trompeur:


elle tend à faire oublier les difficultés que cette conception nouvelle d'une folie « contradiction
au sein de la raison » et non « perte de la raison » était destinée à soulever pour une
philosophie classique de la conscience et de la liberté. Ce sont ces difficultés, en sens inverse,
qu'amène en pleine lumière la remarquable discussion qui eut lieu vers 1820, de nouveau,
entre Maine de Biran et un personnage de moindre renom, aliéniste et professeur à la faculté
de médecine, Antoine-Athanase RoyerCollard, frère de l'homme politique du même nom. L
’échange de vues entre ces deux distingués spiritualistes aux approches cependant
inconciliables forme à cet égard un pendant idéal par rapport au contraste et au décalage entre
la vision kantienne et la vision hégélienne. L'opposition des points de vue, d'autant plus
frappante qu'elle est sur fond d’accord philosophique ultime, met en évidence le lien de
nécessité logique qui unit cette représentation d’une folie complète, faite d'une irrémédiable
perte du savoir et de la disposition de soi, avec une certaine conception classique de la
conscience et de la liberté. Elle met parallèlement en lumière la portée de la relativisation de
cette même conscience et de cette même liberté que la rupture constitutive de l'aliénisme
oblige à opérer. Le point focal de la discussion, en effet, c'est l’indivisibilité de la conscience et
de la volonté dont l'affirmation chez Maine de Biran a d'autant plus de relief qu'il associe
intimement les deux termes, mais aussi qu'il manifeste un intérêt original pour les degrés et
variations dont ces facultés sont susceptibles, pour les ombres qui les traversent. Il n'empêche.
Même s'il y a éclipse partielle ou flottement dans la marche des pouvoirs de l'esprit qui
relèvent du commandement de la volonté et de la conscience, tant qu’ils existent à quelque
degré, ils existent en fait tout entiers, et il est exclu de parler d’aliénation dans la rigueur du
terme. En revanche, lorsque ces pouvoirs sont véritablement affectés dans leur principe, ils le
sont tout d'une pièce et il n'y a plus alors ni perception, ni jugement, ni attention, ni mémoire
au sens propre. L'aliéné ne se connaît ni ne s’appartient plus, il est « rayé de la liste des êtres
intelligents, des personnes morales». L ’aliénation est totale ou elle n'est pas. Contre cette
logique impérieuse de l'idée, Royer-Collard n’a pas grand-peine à faire valoir le constat sur
lequel les aliénistes n’ont cessé d’insister depuis le départ: l’aliénation est au rebours mélange,
et mélange fluctuant, de présence et d'absence, de raison et de déraison, de possession et de
dépossession de soi. En réalité, l'extinction ou la destruction du moi libre ne représentent
qu’une limite très exceptionnellement atteinte, dans le seul «idiotisme complet». Davantage,
note Royer-Collard d’une observation promise à quelque avenir et qui ne peut qu'incarner le
comble de l’inacceptable pour son interlocuteur, dans nombre de cas, l'aliéné «a tout à la fois
conscience de son existence et de son asservissement». Le cœur de la découverte
psychiatrique de la folie est dans cette simple proposition. C’est autour de ce point que les
choses ont basculé, ces confrontations philosophiques, par leur réitération même, achèvent de
l’établir. Mais la contradiction qui éclate entre le clinicien-philosophe et le penseur épris des
données de la «science de l'homme» a la vertu, en outre, d'indiquer l'immense problème
qu’ouvre ce modeste changement de perception. Pour le penser jusqu'au bout, il faut changer
de logique par rapport à la très puissante contrainte qu’on voit à l'œuvre chez Maine de Biran
et qui interdit de concevoir conscience et volonté autrement que comme d'insécables
pouvoirs. Il faut construire un autre cadre, élaborer une autre logique, capables de faire droit à
ces partages du soi que les faits d’aliénation portent dans une lumière paroxystique. Nous
possédons aujourd'hui des matériaux en beaucoup plus grand nombre pour attester de la
nécessité d'une pareille révision. Mais nous n'avons toujours ni le cadre ni la logique.

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