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Spirale
Arts • Lettres • Sciences humaines

Satan le même
Massimo Introvigne, Enquête sur le satanisme. Traduit de
l’italien par Philippe Baillet, Éditions Dervy, 414.
Mathieu Arsenault

Numéro 184, mai–juin 2002

Les folies de Dieu : les lieux du religieux

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Éditeur(s)
Spirale magazine culturel inc.

ISSN
0225-9044 (imprimé)
1923-3213 (numérique)

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Citer cet article


Arsenault, M. (2002). Satan le même / Massimo Introvigne, Enquête sur le
satanisme. Traduit de l’italien par Philippe Baillet, Éditions Dervy, 414. Spirale,
(184), 26–27.

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DOSSIER
Les f o l i e s de D i e u

de suite, pour devenir, en somme, plus


« croyants » que les croyants... Chose certaine,
l'homme moderne « sait »que la foi, «c'est nepas
SATAN LE MÊME
vouloir savoir cequi est vrai » (L'Antéchrist). Cela
ne fait pasde lui un surhomme àla perfection ab-
solue que « les justes appelleraient démon » (Ecce
homo). Pourtant, Mascolo considère, à tort il me ENQUETE SUR LE SATANISME de Massimo I n t r o v i g n e
semble,que « Nietzscheeut lafaiblesse de nommer Traduit de l'italien par Philippe Baillet, Éditions Dervy, 414.
surhomme, mot qui éloigne [...j la possibilité de
libération authentique qu'il aperçut, et que nous

L
pouvonsavecsimplicité nommer l'homme moderne E SATANISME, c'est le moins qu'on l'écraser) et entretenirgratuitement sapropre pu-
[ . . . ] : celuiqui a [...] rompu toute attache incons- puisse dire,est un mouvement religieux blicité dans des milliers d'organes de presse. »
ciente avec les origines ». Or, il m'est d'avis que étrange, non pas tant par l'apparente Plus profondément encore, cette politique
l'homme moderne, contrairement au surhomme vanité de son objet, le mal leplus abject de relation publique révèle la forme nécessaire
qui, lui, aurait rompu « toute » attache incons- figuré par Satan, que par les moyens que le satanisme a dû prendre dans un monde
ciente avec les origines, constate, comprend et qu'il prend pour opérer lavénération de ce Mal. où la communication ne laisse plus de place
analyse la situation :il «devient »conscient. To- Puisqu'il s'agit d'un Mal précis, celui de la reli- pour une société secrète fondée sur les prin-
talement? Non. Trop? Probablement pour l'É- gion catholique, le satanisme peut se présenter cipes de l'abjection la plus absolue. Constam-
glise. Que reste-t-il à faire en ce début de xxi" véritablement comme un commentaire en actes ment sur la défensive non seulement en regard
siècle? Culpabiliser les chrétiens sur le point de sur lecatholicisme et son Église,un supplément de l'institution catholique, mais aussi de toute
devenir modernes, rendre coupables ces «catho- étrange et horrifiant qui n'apparaît jamais la société civile chaque fois qu'un meurtre à
liques pratiquants le soir de Noël »pour leur dé- complètement au grand jour mais toujours tendance sacrificielle se produit, l'Église de
sertion des bancs d'église. Du même coup, une d'une manière voilée, autant sous la forme du Satan s'est vue contrainte d'opérer un travail
autre constatation germe au sein du clergé : lajeu- secret et du complot — des romans de Huys- sur lessignes et lessymboles, introduisant ainsi
nesse n'y est plus. Résultat :la modernisation du mans à Rosemary's Baby — que de l'abjection d'emblée un jeu transgressif avec l'abjection et
christianisme.Ainsi,au Québec,par exemple,cer- la plus complète dans les pires journaux à sen- la profanation, mais dont la signification ne
tains prêtres vont même jusqu'à faire des messes sations — on a parlé longtemps du satanisme doit jamais excéder sa dimension ludique ou
en plein air sur des rythmes endiablés de groupes de Charles Manson, le bruit avait également symbolique pour que l'institution religieuse ne
rock chantant quelques paroles propices àdes in- couru dans le sillage de la fusillade de Colum- puisse jamais être confondue avec une associa-
terprétations évangélistes afin de rassembler bine au Colorado. Mais il semble que, dans sa tion fanatique et criminelle.
quelquesbrebiségarées,maissurtout, d'humani- forme contemporaine, le satanisme tel que
ser le sacré : «pour que les instincts lesplus bas nous le présente Massimo Introvigne dans En-
puissent être de la partie, il faut que Dieu soit quête sur lesatanisme a su trouver une manière Le spectacledel'abjection
jeune », disait Nietzsche dans L'Antéchrist. L'effet originale de commenter le catholicisme en se L'Église de Satan contemporaine joue toujours
cathartique est recherché en tentant d'atteindre posant aux limites de l'acceptable, à travers une de cette manière sur deux niveaux séman-
l'idole religieuse par l'entremise de l'idole du mise en spectacle et un langage ancrés dans leur tiques : un niveau proprement humain à l'in-
rock'n'roll. L'Église tente alors de fraterniser avec propre immanence, minant d'une manière ori- térieur duquel elle produit des signes et uni-
son grand ennemi musical, celui en qui des mil- ginale la transcendance divine. L'histoire con- quement des signes (puisqu'ils tombent hors de
lions de jeunes ont remplacé l'icône de Jésus par temporaine du satanisme pourrait donc se lire la juridiction de la loi), et un niveau spirituel
Elvis Presley dans les années cinquante, par les véritablement comme une histoire du Même dans lequel ces signes deviennent des marques
Beatles dans les années soixante et par les Doors épuré jusqu'à l'extrême, c'est-à-dire comme de l'abjection et de la profanation catholique.
dans les années soixante-dix. Pour le dire avec l'histoire de la mise en absence de l'altérité. Et toute la théosophie de l'Église de Satan im-
Mascolo : «Sous la pression du besoin de rappro- plique constamment ces deux niveaux, au
Cette histoire contemporaine du satanisme
cherdeluila transcendance, l'hommefinitpar pro- point de faire de Satan lui-même un symbole
commence avec la fondation de l'Église de
voquer la chute de Dieu, lerendre plus humain. » divin de l'homme : « il ne s'agit pas de vénérer
Satan au début des années cinquante dans les
Éternel retour à la religion de la « victime » ou du Satan commepersonnage réel, mais de mettre en
milieux marginaux d'Hollywood et de San
faible! Pas étonnant alors que Nietzsche lance scène "un psychodrame au sens leplus authen-
Francisco. L'Église de Satan s'est tout de suite
cette virulente boutade : « les prêtres à part, les tique", destiné à libérer les chrétiens et en parti-
entourée d'une atmosphère de scandale déli-
ivrognes sont les seuls à parler encore de Dieu »! culier les catholiques de leur "endoctrinement"
bérée, mais toujours dans les limites de la léga-
Quand le Dieu est profane, il est plus facile de passé à travers une thérapie de choc. » Satan
lité, le fondateur Anton Szandor Laffey appa-
« l'élever » en mythe par la suite, car il est à devient ainsi la figure proprement dite de
raissant en public entouré de danseuses topless
plaindre. C'est pourquoi, pour Nietzsche, le l'homme exprimant ses désirs avec,en dernière
et déguisé en diable avec une cape et des cornes,
christianisme restera l'expression d'un appau- instance, le culte de l'homme supérieur écra-
ou laissant courir le bruit qu'il avait eu une
vrissement de l'homme, même s'il ne nie pas sant les faibles, supplantant tous les Dieux, prêt
aventure avec Marylin Monroe ou encore que
l'existence d'un dieu. Ilen cherche plutôt unejus- à tout pour «dominer »les siens. La transcen-
l'accident mortel de Jayne Mansfield, qui s'était
tification afin de l'expliquer sans la croyance op- dance satanique contemporaine se pose ainsi
fait photographier aux pieds de Laffey, était le
timisante traditionnelle. Et même sileDieu chré- comme un spectacle de l'immanence dans le-
fait d'un enchantement délibéré. « Si photogé-
tien semble perdre de sa légitimité, la conscience quel le Dehors n'apparaît plus que comme mi-
nique, nous dit Introvigne, si disponible, si ou-
chrétienne, la pensée judéo-chrétienne, est sans roir du dedans, où la figure divine, l'Autre de
vert —jusqu'à publier les rituels —, Laffey pou-
doute là pour rester malgré le fait que « notre l'homme, n'est que la réflexion de l'homme lui-
vait être adopté par San Francisco comme le
temps est un temps qui sait... » Et ce temps, jus- même.
dernier desesgrands excentriques etpar la presse
tement, n'est-il pas mesuré à partir du début du
comme l'une des nombreusesparticularités amé- Le satanisme contemporain a ainsi consi-
christianisme?
ricaines. Il obtenait ainsi deux résultats : ne pas dérablement modifié la manière d'opérer l'ab-
être considéré comme "dangereux"par la société jection et le renversement de la religion catho-
SîÉpHAN GibEAulî civile et par l'État (qui auraient pu aisément lique. Elle ne consiste plus en sa pure abjection

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SATAN LE MEME

dans les figures desa profanation mais consti-


tue le spectacle deson abjection, c'est-à-dire le
rabaissement de sa transcendance dans l'im-
manence des signes. La messe noire « clas-
sique », comme on la retrouve décrite chez
Huysmansou dans lesannales du procès de La
Voisin au xvn c siècle, inversait les rituels ca-
tholiques pour en opérer la profanation :
signes de croix inversés,cierges noirs, invoca-
tionsde Lucifer et Satan au lieu de Jésus-Christ *v"V
— ~*^T,
et Dieu,etc.,aveccomme grande finale la pro-
fanation de l'hostie introduite dans le vagin
U^^^èè^ÊiÊÛÊÊÊÊÊÊÊÊÊlÉU^Ê
d'une femme nuequia fait office d'autel tout
au long dela célébration. Mais cette abjection •%
HflB
demeurait toujours inscrite dans le même es-
pace rituel de transcendance de la messe ca-
tholique puisqu'elle s'adressait à Dieu lui-
même à travers le renversement de sa propre ^M' ' • " :

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incarnation dans les signes. La messe noire
d'Anton Szandor Laffey rajoute quant à elle
deséléments depur spectacle : strip-tease, lions i . fl
en cages,célébrant vêtu du costume de Satan. 'B
La véritable profanation se produit sur ces
points puisqu'elle désacralise tout au nom iî
'' H-'I
d'une spectacularité videdétournée de tous les
dieux, un (psycho)drame ne s'adressant qu'à
l'homme dans lequel la divinité elle-même est les fleurs du mal de Miguel A. Berlanga,2000 DR
vidéede touteextériorité divine, ne présentant
plus que la figure de l'immanence même, sataniste, car elles ne peuvent être subordon- Introvigne établit la dernière condition dela
l'homme et ses propres désirs de domination nées ni par une instance transcendantale, messe satanique contemporaine comme rituel
sur les siens. puisque Satan n'est qu'une figure de l'homme, du Même : elle n'établit parsa performance ni
ni non plus par l'instance humaine que Satan contact direct avec une transcendance, ninon
figure, puisqu'ils ne peuvent servir à aucune plusun contact avecunetradition qui aurait pu
Unsatanisme sans Dieu sans rien communication — l'énochien, en effet, n'est ni la rattacher à un passé immémorial, en lien
Mais pour fonctionner à plein régime, cette une langue vivante, ni une langue morte, elle d'une quelconque façon avec un contact divin.
économie de l'abjection par le spectacle doit est donc pleinement ésotérique. Les signes du C'est-à-dire quel'ÉglisedeSatan n'est fondée ni
également dépasser aussi la référence centrale rituel satanique ne sont donc rien de plus que sur la recollection d'une parole divine,comme
à l'homme et ne laisser derrière Satan quele ce pour quoi ils se donnent : des signes de pour la religion chrétienne,ni sur une tradition
videpropre au langage,puisque c'est bien dans signes, refermés sur eux-mêmes, des signes ancienne qui pourrait opérer un contact avec
un jeu entre deux niveaux sémantiques, hu- opaques à toute altérité : par excellence, les l'occulte. Dans toutes les directions où nous
main et spirituel, quesemeten place la méca- signes d'un Même. mène l'enquête surle satanisme, iln'ya rien à
nique satanique. La messe noire entendue Mais même la théosophie satanique ne peut trouver quedes signes pris dans la littérature,
comme spectacle entraîne autant la figure de aller aussi loin dans le déploiement de ses dans des romans comme dans des livres ésoté-
l'homme que celle de Dieu dans son abjection propres affirmations. D'où toute l'importance riques,des signes dont seule la reprise et la ré-
puisque le rituel désacraliseavant tout la trans- de l'enquête sur le satanisme que mène Mas- pétition dans le rituel satanique établit une lo-
cendancedes signes. Il nedoit demeurer àla fin simo Introvigne, depuis un point devue exté- gique entre eux. Le spectacle du satanisme,
quedu langage,pure immanence sansextério- rieur, puisqu'elle peut prendre sur elle le déve- ainsi,n'ade fondement quelangagier,avecpour
rité,cequi apparaît effectivement dans la per- loppement de la dimension proprement dernier terme non pas l'homme mais un lan-
formance rituelle satanique, qui fait un usage langagière de la pratique sataniste contempo- gage sans signification, comme le langage éno-
d'incantations magiques dans une langue éso- raineet retracer plusieursdeséléments du rituel chien desrituels, un langagemagiquequi n'aja-
térique, l'« énochien », dont on trouverait la satanique que les célébrants ont adapté maisété pratiqué par personne, un langage qui
première trace dans la biographie d'un astro- d'oeuvres littéraires de Huysmans, de H.G. se refuse même à la communication :un lan-
logue élisabéthain. Mais ces incantations tom- Welles etdeH.P.Lovecraft, qui,àl'exception de gagedu Même absolu,épuré de toute altérité.
bent complètement à l'intérieur dujeu d'am- Huysmans,n'eurent jamais de lien avec aucune
biguïté sémantique installé par la pensée «tradition » satanique.Enretraçant cessources, MATENEU ARSENAL^

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