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L'expLoitation des ressources maritimes de L'antiquité

activités productives et organisation des territoires


XXXVII e rencontres internationales d’archéologie et d’histoire d’Antibes & XII e colloque de l'association AGER
Sous la direction de Ricardo González Villaescusa, Katia Schörle, Frédéric Gayet, François Rechin
Éditions APDCA, Antibes, 2017

La soie marine et son histoire :


un produit textile de la Méditerranée
Felicitas Maedera

Résumé
La soie marine est un produit du ilament d’ancrage de la Pinna nobilis L., une espèce
endémique de la Méditerranée. Les premières références écrites et le plus ancien frag-
ment datent de l’Antiquité tardive. L’inventaire compte actuellement environ 60 petits
accessoires textiles ; le plus ancien est un bonnet du xive siècle. Dans l’Antiquité, byssus
désignait un lin très in. C’est seulement au xvie siècle que les naturalistes on donné le
nom de « byssus » aux ilaments de la Pinna, par analogie au byssus de l’Antiquité. Il s’en-
suit que le terme « byssus » est devenu – par erreur – un équivalent de la soie marine, et
la diffusion par Internet a joué dans ce processus un rôle important.
Mots clés : soie marine, byssus, Pinna nobilis, histoire du textile, textiles anciens.

Abstract
Sea-silk is a product of the anchoring ibres of Pinna nobilis L., an endemic species of the
Mediterranean Sea. The irst written references and the oldest fragment date from late
antiquity. The inventory currently counts about 60 small textile accessories ; the oldest is
a bonnet from the 14th century. In antiquity the term byssus meant very ine linen. Only
in the 16th century did naturalists give the name byssus to the ilaments of the Pinna, in
analogy to the ine byssus of antiquity. Hence the term byssus is – erroneously – often
taken as equivalent to sea-silk, and Internet is very much responsible for the propaga-
tion of this confusion.
Keywords : Sea-silk, Byssus, Pinna nobilis, Textile History, Antique Textiles.

a. Projet Soie marine, Musée d’Histoire Naturelle, Augustinergasse 2, CH-4001 Bâle, Suisse.

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Felicitas Maeder

Quand on parle de ressources marines dans l’Antiquité, on pense à la pêche


de poissons et de crustacées, à la sauce de poisson, le garum, et – au-delà des ali-
ments – peut-être à la pourpre. Ce qui n’est guère connu, même des spécialistes
du textile, c’est la soie marine, un textile légendaire et auréolé de mythes, mais
bien réel déjà dans l’Antiquité. C’est à Daniel McKinley que nous devons la pre-
mière monographie fondamentale et critique de l’histoire de ce textile (McKinley,
1998). La même année, débutait sans concertation le projet « Soie marine » au
Musée d’Histoire naturelle de Bâle. En 2004, avait lieu la première exposition avec
déjà 20 objets textiles en soie marine, et un catalogue bilingue en allemand et en
italien était publié (Maeder, Hänggi, Wunderlin, 2004).
Bientôt j’eus revêtu mes vêtements de byssus […] Je luis appris qu’ils étaient
fabriqués avec les ilaments lustrés et soyeux qui rattachent aux rochers
les « jambonneaux », sorte de coquilles très abondantes sur les rivages de
la Méditerranée.
De quoi parle le capitaine Némo ? Encore une invention bizarre de Jules
Verne, comme tant d’autres, dans son fameux livre Vingt-mille lieues sous les mers ?
Eh bien ! Non. C’est bien de la soie marine qu’il parle, une matière textile dont
l’existence n’est guère connue, mais qui pourtant existait déjà dans l’Antiquité.
En raison de sa rareté, elle représentait le luxe à travers les siècles et ne circulait
que dans les plus hautes couches de la société civile ou religieuse. Des accessoires
en soie marine, souvent des gants tricotés, se trouvaient dans les nombreux cabi-
nets de curiosités qui constituèrent plus tard la base de tant de musées d’histoire
naturelle. C’est là qu’on peut les admirer aujourd’hui, dans des vitrines malaco-
logiques, à côté de la coquille, la grande nacre, et sa barbe. Il est grand temps de
redécouvrir l’histoire de cette matière textile, fascinante particulièrement par sa
couleur bronze étincelant.

La grande nacre (Pinna nobilis L.) de la méditerrannée


La soie marine est un produit de la grande nacre1 ou jambonneau (Pinna
nobilis L.). Il s’agit d’un bivalve endémique de la Méditerranée, où il est – avec
une hauteur de plus d’un mètre – le plus grand mollusque. La grande nacre est
sédentaire, enfoncée jusqu’au tiers de sa longueur dans les herbiers de posido-
nies à des profondeurs de 2 à 50 mètres, ancrée par une barbe de ilaments, le
byssus. Autrefois très commune, elle est menacée depuis les années 1950 par les
plongeurs amateurs, les ancres des bateaux, la pollution de l’eau et la régression
des herbiers. Depuis 1992, la grande nacre appartient aux espèces protégées dans
l’Union européenne2. En France, on la trouve encore sur les côtes provençales
et en Corse. Depuis les années 1960, des projets de recherche ont été lancés et
les résultats publiés : en France [p. ex. Vicente, 1980 ; Gaulejac (de), 1993],
en Croatie (Zavodnik, Hrs-Brenko, Legac, 1991), en Tunisie (Rabaoui et al.,

1. En allemand : Edle Steckmuschel ; en italien : nacchera, gnacchera ; en anglais : fan shell, noble pen shell.
2. http ://ec.europa.eu/environment/nature/legislation/habitatsdirective/index_en.htm

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La soie marine et son histoire : un produit textile de la Méditerranée

Fig. 1. Pinna nobilis L. avec byssus et Fig. 2. Pêche de la Pinna nobilis L. (von
instrument de pêche en forme de fer-à-cheval (de saLis-marschLins, 1793).
Réaumur, 1717, planche 4).

2007), en Espagne (García-March, 2005), en Grèce (Katsanevakis, 2006) et


en Italie (Centoducati et al., 2007 ; Addis et al., 2009 ; Coppa et al., 2010). Ces
travaux étudient la biologie et l’écologie de l’espèce, sa préservation et les possi-
bilités de réimplantation3.
La pêche du mollusque se faisait à la main en plongeant ou à l’aide de divers
modèles de crampon et de pinces (ig. 1). Au xviiie siècle, on utilisait un crochet
en forme de fer à cheval relié à un long manche, ou bien deux tiges de fer semi-cir-
culaires, actionnées par un manche et une corde de plusieurs mètres. On extrayait
le mollusque en le ‘dévissant’ du sol (ig. 2).
Le byssus de la grande nacre est constitué de nombreux ilaments très ins (10 à
60 microns de diamètre), très souples et résistants, d’une longueur allant jusqu’à
15 centimètres. Les ibres individuelles du byssus sont produites par une glande
byssigène qui se trouve à la base du pied. La sécrétion protéique coule dans un
canal formé par le pied et se durcit au contact avec l’eau. Avec la pointe du pied,

3. Ces recherches sur la grande nacre et son byssus ne sont pas à confondre avec la recherche
biologique et bionique qui se fait avec le byssus de la moule (Mytilus edulis). Le byssus de la Pinna
nobilis se distingue clairement, en fait, du byssus d’autres bivalves (par exemple Waite, 1983 ;
Harrington et al., 2010).

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Felicitas Maeder

chaque ibre est attachée individuellement à une surface, au rocher, aux grains de
sable ou aux racines de l’herbier avec des points d’attache en forme d’éventails.
La couleur naturelle de la ibre est un brun plus ou moins brillant, mais il existe
aussi des teintes rougeâtres, verdâtres, voire noirâtres – selon l’âge et la nourriture
de la coquille.
La grande nacre est un bon exemple d’une consommation durable : toutes ses
parties ont été exploitées. Avant tout, elle était un aliment traditionnel (Dalby,
2003 : 261), donnant jusqu’à un kilo de nourriture, et sa consommation est
attestée : « La chair des pinnes selon Athenée sert à faire vriner, ell’est de dure
digestion, é nourrist beaucoup » (Rondelet, 1558 : 36) ; et encore : « La coquille
étant broyée & prise en poudre, est aperitive par les urines, & astringente par le
ventre » (Lémery, 1716 : 425). Les témoignages divergent quant à sa qualité, mais
il semble que le muscle adducteur était jugé délicieux, comparable aux noix des
coquilles Saint-Jacques. L’intérieur de la valve est revêtu de nacre, dont on faisait
des boutons, des mosaïques pour le sol ou des meubles. Les valves entières ser-
vaient de plats et de décoration. Les perles de forme irrégulière n’avaient pas une
grande valeur, mais on en décorait entre autres les manches de couteaux. Le byssus
était connu dans la médecine populaire contre les maux d’oreille (Heberer von
Bretten, 1610 : 437) ; on lui attribuait aussi un effet antihémorragique. Le byssus,
enin, était la matière première de la soie marine.

Le byssus de la grande nacre : la matière première de la soie marine


Le byssus est transformé en matière
ilable au cours d’un long et méticu-
leux procédé qui a été bien décrit par
plusieurs auteurs (Basso-Arnoux,
2016 ; Mastrocinque, 1928 ; Carta
Mantiglia, 1997). Coupée de l’ani-
mal, la barbe est lavée dans l’eau de
mer et dans l’eau douce, frottée entre
les mains pour adoucir les ibres et
inalement peignée plusieurs fois avec
des peignes de différentes matières
et de différentes tailles. Souvent, les
ibres nettoyées étaient baignées dans
un jus de citron, ce qui les éclaircissait
et leur donnait la fameuse couleur
d’un or bronzé brillant.
Un mot concernant la rareté de la
soie marine : le byssus d’un mollusque Fig. 3. Bonnet tricoté en soie marine, xive siècle.
a un poids de 1 à 3 grammes. Pendant Musée d’Art et d’Histoire, Unité d’Archéologie,
la préparation, il perd deux tiers de Saint-Denis (Photo: E. Jacot).

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La soie marine et son histoire : un produit textile de la Méditerranée

son poids. Cela signiie que pour obtenir 1 kilo de ibres de soie marine, il fallait
jusqu’à 3 000 mollusques !
Les ibres peignées étaient ensuite ilées à main. Le plus souvent, la soie marine
était tricotée : on en faisait des écharpes ou des cravates, des bérets, des bas, mais
surtout des gants. Souvent, elle était brodée sur un fond tissé en lin ou en soie pour
des tapisseries ou des vêtements d’enfant. Dès le début du xixe siècle, à Tarente,
on cousait des byssus entiers, lavés et peignés, sur une doublure. Le résultat était
une sorte de fourrure nommée a pellicia. On en fabriquait des manchons, des
chapeaux, des cols et des manchettes, de petits sacs et d’autres accessoires.
L’inventaire, qui est le premier but du projet « Soie marine », compte pour le
moment près de 60 objets trouvés dans des collections du monde entier (voir le
site internet du projet : www.muschelseide.ch – en italien, anglais et allemand).
Pour la plupart, on peut les dater entre le xviiie et la première moitié du xxe siècle
et ils sont d’origine italienne. Un bonnet tricoté du xive siècle, trouvé dans un
dépotoir à Saint-Denis, est l’objet le plus ancien existant encore (ig. 3). Son ori-
gine est inconnue.
Une réelle industrie ou une fabrication étendue n’ont probablement jamais
existé (Maeder, 2016b). À Tarente et ses alentours ainsi qu’en Sardaigne, on
travaillait la soie marine à domicile, dans des couvents, des écoles de illes ou dans
certains ateliers de tisserands : une fabrication de niche pour un marché limité.

Fig. 4. Vitrine avec Pinna nobilis L., byssus et un pair de manchettes en soie marine,
xviiiesiècle. Musée zoologique de la ville de Strasbourg.

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Felicitas Maeder

L’abbé de Saint-Non en parle dans son livre Voyage pittoresque ou Description des
royaumes de Naples et de Sicile : « On nous dit […] qu’ils n’y avoit que les Gens les plus
opulens en état d’acquérir une marchandise aussi coûteuse » (Saint-Non, 1783 :
74-75). Souvent, les objets textiles étaient des cadeaux lors de visites d’États ou
royales, ou bien des souvenirs d’écrivains voyageurs ou de naturalistes (Scamardi,
1987). Plus tard, ces objets irent partie de cabinets de curiosités, comme nous
l’apprenons d’un Catalogue systématique et raisonné des curiosités de la nature et de
l’art du xviiie siècle : « On a joint à cette Coquille une paire de bas & une paire de
gands de Byssus, qui ne cèdent en rien à ceux de soie pour la inesse & la beauté.
Ils viennent de la Manufacture de Naples » (Davila, 1767 : 390). Ces cabinets
devenaient, à leur tour, la base des collections des musées d’histoire naturelle.
C’est ainsi qu’on trouve des textiles en soie marine aujourd’hui encore dans des
collections malacologiques, avec la coquille et son byssus (ig. 4) (Evelyn, 1850 ;
Way, 1994 : 64 ; Jordan-Fahrbach, 2004 ; Blom, 2004 : 140). C’est sûrement – si
l’on exclut la rareté de la matière première – une des raisons pour lesquelles la
soie marine n’a été que peu étudiée : les professionnels des textiles ne vont que
rarement dans les musées d’histoire naturelle – et les biologistes ne s’intéressent
pas aux textiles.

Problèmes étymologiques autour des termes byssus et soie marine


En étudiant la iction, la littérature spécialisée, les revues scientiiques et les
encyclopédies des cinq derniers siècles, on trouve différents termes signiiant la
soie marine, le produit obtenu à partir du byssus de la grande nacre. Dans un
catalogue de marchandises et des droits douaniers lorentins du xve siècle, sont

Français Anglais Italien Allemand

Soie marine Sea-silk Bisso marino Muschelseide

soie de mer marine byssus bisso Byssus


soie de coquillage
soie de pinne byssus silk seta di mare Byssusseide
soie de byssus pinna silk seta marina Seeseide
marine silk seta della conchiglia Fischseide
laine de mer Steckmuschelseide
laine marine pinna wool lana marina Meeresseide
laine de pinne marine wool lanapinna Pinnamarina-Seide
sea wool lana pena
bysse ish wool lanapesce Seewolle
byssus de pinne marine lana di nacchera Fischwolle
silkworm of the sea lana dorata Meerwolle
poil de nacre
pelo d’astura
pelo di nacchera
gnacara
CIETA : CIETA : CIETA :
soie de coquillage Pinna, sea-silk, sea-wool seta della conchiglia

Tab. 1. Synonymes et traductions des termes désignant la “soie marine” dans les quatre langues
analysées du xve au xxe siècle

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La soie marine et son histoire : un produit textile de la Méditerranée

listés une douzaine de Beretta di lana di Pescie (Pagnini della Ventura, Balducci
Pegolotti, 1766). Cette « laine de poissons » serait-elle une des désignations
pour la soie marine en italien ?
En effet ! Lana di pesce est un des termes signiiant soie marine en italien. Dans
les quatre langues analysées, nous trouvons les deux termes de ibres textiles – la
laine ou la soie – associées à l’origine marine, à des poissons ou des coquillages de
mer. Ni le coton, ni le lin ne sont nommés dans ces formules. Et dans les quatre
langues, nous trouvons le substantif ou l’adjectif byssus – dérivant de la matière pre-
mière, le byssus (en gras dans la liste). Les traductions du Vocabulaire des techniques
textiles du Centre international d’études des textiles anciens (CIETA) de 1971
complètent le tableau. L’incertitude est évidente : les termes « soie de coquillage »
et seta della conchiglia sont en réalité des transferts littéraux du terme allemand
Muschelseide, mais ceux-ci ne se trouvent nulle part dans les sources originales.
Le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), un portail
informatisé du CNRS, nous donne la déinition suivante du terme Byssus :
ZOOL. Filaments soyeux sécrétés par une glande de certains mollusques
bivalves servant à ixer l’animal sur le rocher. Synon. soie de mer (http ://
www.cnrtl.fr/deinition/byssus)
Mais nous trouverons – et là commencent les problèmes – une deuxième déinition :
ANTIQ. Matière textile, sorte de lin que les anciens teignaient en pourpre
et dont ils fabriquaient de riches étoffes. (http ://www.cnrtl.fr/deinition/
byssus)
Il s’agit de déinitions rudimentaires, mais qui montrent déjà l’ambiguïté du
terme. Dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le chevalier de Jaucourt nous
l’explique mieux dans un long article sous le terme “Bysse, (Hist. des Arts.)”. On
apprend qu’il est « le même en Hébreux, en Grec, en Latin & et en François, sans
qu’on connoisse précisément ce qu’il désigne. On sait seulement, que c’est le nom
de la matiere qui servoit au tissu des plus riches habillemens […] Il en est beau-
coup parlé dans les auteurs prophanes & dans l’Ecriture : […] surquoi la plûpart
des Naturalistes prétendent que ce bysse étoit la soie des pinnes-marines » (vol. 2,
publié en 1752).
« Des naturalistes prétendent » ! En cherchant alors sous le terme “Pinne
marine, (Conchyliol.)”, nous voyons que le ilament n’est jamais nommé bys-
sus – le même auteur parle de « la houpe de soie ». Mais il explique que « Les
pinnes-marines ilent une telle soie, que plusieurs l’ont prise pour être le bysse des
anciens. » (vol. 12, publié en 1765).
Au xixe siècle, l’analyse étymologique devient plus précise. Dans le livre
Textrinum Antiquorum sur l’art du tissage chez les Anciens, nous trouvons une
distinction claire entre le bysse des Anciens et le ilament de la pinne. Dans le
chapitre sur les “Fibres animales”, Yates parle de la pinne et de son ilament sans
toutefois mentionner le terme byssus (Yates, 1843 : 152-159). Au contraire, dans
le chapitre sur les “Fibres d’origine végétale”, il analyse le terme byssus, et discute
sa nature, soit lin, soit coton, mais il ne dit rien sur un produit textile extrait d’une
coquille ! (Yates, 1843 : 267–279).

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Felicitas Maeder

Le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines est plus précis :


Byssus : Ce que les naturalistes actuels appellent byssus est une sécrétion
filamenteuse du mollusque appelé pinne marine ; les anciens la
connaissaient, ils surent même en faire des tissus. Mais cette substance n’a
pas de rapport avec le byssus dont parlent les écrivains des temps antérieurs,
qui était certainement un tissu végétal (Saglio, Pottier, 1911).
Il s’agit donc d’un terme qui a deux signiications, selon la période à laquelle
on en parle. Dans l’Antiquité, byssus était un terme textile bien connu. Pourquoi
le ilament de la Pinne a-t-il également été nommé byssus au xvie siècle ? Il s’agit
d’un débat entre naturalistes qui est le résultat d’une fausse traduction de l’Histoire
des animaux d’Aristote.

Le rôle supposé d’Aristote et les problèmes qui en découlent


Aristote écrit en grec au ive siècle avant Jésus-Christ un traité sur les animaux
(Historia Animalium). Sur les pinnes, on peut y lire : « Αἱ δὲ πίνναι ὀρθαὶ φύονται ἐκ
τοῦ βύσσου ἐν τοῖς ἀμμώδεσι καὶ βορβορώδεσιν » (HA 547b15-16, éd. Balme, 2002).
Willem van Moerbeke, un religieux lamand du xiiie siècle, traduit le texte du grec
au latin : « Pinnae rectae nascuntur ex fundo in arenosis […] » – « Les pinnes poussent
toutes droites du fond sablonneux de la mer4 ». 200 ans plus tard, Théodore Gaza,
un émigrant byzantin vivant en Italie, fait une nouvelle traduction : « Pinnae erectae
locis arenosis coenosisque ex bysso » – « les Pinnes se dressent dans le sable et la boue à
partir/ hors du byssus ». Le terme βυσσός signiie en grec le fond marin5 et Aristote
n’a jamais employé le terme byssus dans le sens latin (textile en lin) ou moderne6.
Cette erreur de traduction est à l’origine de tous les problèmes d’interprétation
du terme byssus (Laufer, 1915 : 105 ; van der Feen, 1949 ; Beullens, Gotthelf,
2007 : 503). Comme la traduction de Théodore Gaza, qui emploie le mot bys-
sus, eut beaucoup plus de succès que celle de Moerbeke, elle fut à l’origine des
diverses traductions et interprétations, dans les livres d’étude ou les documents
accessibles en ligne7.

4. J. Barthélémy-Saint Hilaire, 1883 (« les pinnes poussent toutes droites du fond de la


mer… »), comme P. Louis, 1968 (« les pinnes poussent droites au fond de la mer ») comprennent
le texte de cette façon.
5. Notons qu’une citation d’Athénée (Deipnosophistes 3.89e) donne le texte univoque ἐκ τοῦ βυθοῦ
(du fond marin). Accentué sur la inale, le terme βυσσός est parfois employé pour un textile
(voir Théocrite, Idylles 2.73), mais ce n’est pas le cas du texte aristotélicien dans les manuscrits,
et la prononciation similaire des termes βυσσός et βυθός sufirait dans tous les cas à justiier cette
graphie.
6. J’ai analysé ces problèmes de traduction de manière plus détaillée dans Maeder, 2015 ; 2016 ;
2017 ; Maeder, sous presse.
7. Malheureusement, le problème est frappant surtout en anglais. Avec la traduction de D’Arcy
Wentworth Thompson en 1910, le texte erroné persista jusqu’au début du xxe siècle : « The pinna
grows straight up from its tuft of anchoring ibres in sandy and slimy places. » Cette traduction est
toujours en ligne : http ://classics.mit.edu/Aristotle/history_anim.5.v.html (25.1.2015).

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La soie marine et son histoire : un produit textile de la Méditerranée

Le terme byssus pour le ilament des pinnes est ainsi vite utilisé par d’autres,
comme Guillaume Rondelet, qui parle en 1555 dans son livre Universa aquatilium
historia de deux sortes de byssus : « Byssus terrenus est et marinus ». La version fran-
çaise qu’il donne de son ouvrage (L’histoire entière des poissons) paraît en 1558. Il
y compare « le byssus de la mer », donc le ilament des pinnes, avec le byssus de
terre (de lin ou de coton) : « L’autre Bysse est celui de mer, qui sort de la pinne
comme soie tresmolle é delicate, de couleur brun ainsi nommé, pour la similitude
qu’il ha auec celui de terre qui croist en Grece é en Iudée » (chap. XL : 36-39).
Trois ans plus tard déjà, le naturaliste suisse Conrad Gessner critique l’utilisation
du terme byssus par Rondelet et renforce la différence entre les ilaments de la
pinne et le byssus antique en lin (Gessner, 1670 : 548). D’autres linguistes et natu-
ralistes insisteront par la suite sur la mauvaise traduction du terme.

La signiication du terme byssus dans l’antiquité


Effectivement, dès l’Antiquité, le terme byssus avait un autre sens et désignait
un lin très in, très rare, très coûteux, fait avec les tiges vertes du Linum usitatissi-
mum L., donnant « le lin royal, utilisé pour la confection des étoffes les plus ines
et légères » (Médard, 2005), mentionné entre autres sur la pierre de Rosette et
sur un papyrus qui conirme le statut particulier de la fabrication de byssus dans
le temple de Soknebtynis à Tebtunis au iie siècle apr. J.-C. (Wipszycka, 1965 : 40 ;
Quenouille, 2012, 60-62 ; Maeder, 2016a ; Maeder, 2017 ; Maeder, sous presse).
Mais la source la plus importante est l’Ancien Testament, où le terme byssus appa-
raît plus de 40 fois. Il existe en hébreu différents termes signiiant le lin9. Deux
d’entre eux – Būş et Šeš – sont traduits en latin par le terme byssus. L’ambiguïté du
terme apparaît clairement dans la liste suivante :
Ancient Testament Biblia Sacra Bible de Genève Sainte Bible de Darby Bible Bible de Louis
Hébreux Nova Vulgata David Martin Segond
Latin 1588 1744 1859 1910
1. Chroniques 4.21 cognationes Domus … les familles de la … de l’ouvrage … les familles de la … la maison où
operantium byssum maison de l’ouvrage du in lin, qui maison des ouvriers l’on travaille le
Būş du in lin sont de la mai- en byssus de la mai- byssus, de la mai-
son d’Absbéath son d’Ashbéa son d’Aschbéa
Genèse 41.42 vestivitque eum … et le it vestir … et le it vêtir ...et il le revêtit de … il le revêtit d’ha-
Šeš stola byssina d’habits de in lin d’habits de in lin vêtements de byssus bits de in lin
Proverbes 31.22 stragulam vestem … le in lin et ... le in lin et l’écar- ... le in coton et Elle a des vête-
Šeš fecit sibi byssus l’escarlate est late est ce dont la pourpre sont ments de in lin et
sa vesture elle s’habille ses vêtements de pourpre

Tab. 2. Le terme Byssus dans des Bibles françaises du xvie au xxe siècle.

8. Le livre en latin paraît en 1558, et la traduction allemande en 1670.


9. Dans l’Ancient Testament, il y a d’autres termes signiiant le lin : Bäd, Pištim, Eṭün, Kütoneth. Mais
ceux-ci n’ont que rarement été traduits par le terme byssus (je remercie Nahum Ben-Yehuda pour
ces indications).

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Felicitas Maeder

Jusqu’au xviiie siècle, les traductions dans des versions françaises sont « in
lin ». Cela se relète dans un dictionnaire français-latin du xviie siècle, où nous
trouvons « Toile de in lin d’Achaie, plus beau & précieux que la soie, qui se
vendoit jadis au pois de l’or : haec byssus, i. Tela byssina. Textile byssinum. Textum bys-
sinum » (Monet, 1635 : 903). À partir du xixe siècle, étrangement, la traduction
par byssus réapparaît, ainsi que celle par « in coton ».

Si l’on regarde les deux termes hébreux dans d’autres traductions, la diversité
est plus grande encore :

Hébreu (original) Būş Šeš


Latin (Vulgate, ive siècle) byssus byssus
Français lin lin
byssus byssus
coton

Anglais linen ine linen


byssus byssus
silk silk

Italien bisso bisso


lino ino lino ino
lino bianco lino inissimo
Allemand Leinen weisse Seide
Byssus Byssus (= feinste weisse Baumwolle)
Leinwand köstliche Leinwand
Baumwolle ge(l)be Seide

Tab. 3. Deux termes hébreux traduits par byssus et leurs traductions du xvie au xxe siècle.

La traduction ‘byssus’ (en gras) se trouve dans les quatre langues. En anglais,
aucune trace de coton, mais on trouve la soie. En allemand, on parle de lin, de
coton, de la soie blanche ou jaune10, d’une toile délicieuse – et de byssus, expliqué
comme le plus in coton blanc. On peut donc soupçonner que la plupart des tra-
ducteurs n’avaient aucune idée de ce que byssus signiiait. Ainsi, dans des textes
antérieurs au xvie siècle, le terme byssus ne signiie jamais la soie marine ; dans les
textes plus récents, il peut s’agir de soie marine, si le contexte ne s’y oppose pas.
La dificulté linguistique quant au terme byssus en langue française se mani-
feste dans plusieurs études sur les textiles. Dans un livre portant sur les textiles
dans le monde musulman du viie au xiie siècle, un chapitre entier parle de la
“Laine ou soie marine (Byssus)” : « […] C’est ce qu’on appelle en Égypte et en
Syrie “poil de poisson” (wabar al-samak)11 ». Pourtant, on confond le ilament
de la pinne avec le byssus des anciens : « Cette matière rare était employée dès
l’Antiquité. C’était le butz des Hébreux, le byssos des Grecs, le byssus des Latins »
(Lombard, 1978 : 113-115).

10. Dans la Bible de Luther on parle de „gele Seide“.


11. Cela est un autre terme qui reste à clariier.

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La soie marine et son histoire : un produit textile de la Méditerranée

Dans un dictionnaire historique de 1994 sur les étoffes, on trouve sous le terme
bysse : « Espèce de soie de coquillage […] fort appréciée dans l’Antiquité et men-
tionnée dans tous les dictionnaires. Étant considérée comme très précieuse […]
utilisée pour envelopper des reliques ou habiller des statues » (Hardouin-Fugier,
Berthot, Chavent-Fusaro, 1994 : 114). Un témoin de cette soie marine serait la
robe de la Vierge, une relique textile conservée dans la cathédrale d’Aix-la-Cha-
pelle, et parfaitement analysée comme un objet en lin (Bock, 1895).
Un autre exemple se trouve dans le livre Arts et techniques de la soie, un projet
associé aux Routes de la Soie de l’Unesco : « En Grèce, on cultivait le byssus du
jambonneau en Élide et on le travaillait à Patras. Sa destination principale était le
tissage de tissus d’apparat pour les femmes. Il coûtait une fortune. » L’auteur cite
Pline : « Le linum byssinum de Patras se vendait au poids de l’or12 ». Pour Pline, il
s’agit alors d’une sorte de lin ; il n’empêche que l’auteur le prend pour de la soie
marine (Boucher, 1996 : 81).
Gabriel Vial, ancien directeur du musée des Tissus/ CIETA à Lyon, a publié
en 1983 la seconde analyse d’une dalmatique dite “de Saint-Lambert”, dont on
disait qu’elle était composée de byssus, datant du viiie siècle. L’analyse du fragment
d’une gaze façonnée a montré qu’il s’agissait de soie (Bombyx mori). Vial constate
que « la confusion était totale entre le lin, la soie, le coton et ce qu’on appelle
aujourd’hui du mot Byssus » – faisant référence à la soie marine. Il souligne « l’in-
térêt d’une étude technique approfondie portant également sur la nature des ils
qui devrait être pratiquée sur toutes les étoffes anciennes, en particulier celles qui
pourraient servir de jalons dans l’étude de l’art textile » (Vial, 1983). L’analyse
de la soie marine ne pose pas de grands problèmes : c’est la seule ibre naturelle
qui montre une coupe transversale elliptique, sans aucune structure (Halbeisen,
Maeder, 2000 ; Rast-Eicher, 2016 : 285).

Preuves écrites et matérielles de la soie marine dans l’Antiquité


Mais la soie marine existait pourtant bel et bien déjà dans l’Antiquité ! C’est
dans des textes anciens du iie siècle apr. J.-C. que nous en trouvons les premières
traces : chez Alciphron, qui en donne la première mention en grec (tὰ ἐκ τῆς
θαλάσσης ἔρια), à propos des laines marines (Lettres 1.2.3), et chez Tertullien en
latin, qui mentionne une matière textile « obtenue de la mer, où les coquilles
de grandeur extraordinaire sont fournies avec les touffes de cheveux moussus »
(Mongez, 1818 : 228) : « … nec fuit satis tunicam pangere et serere, ni etiam piscari
uestitum contigisset ; nam et de mari uellera, qua muscosae lanositatis lautiores conchae
comant » (Du manteau 3.6). Le terme “laine marine” est également mentionné trois
fois dans l’Édit de Dioclétien de 301 (Giacchero, 1974). Au ive siècle, l’évêque
Basile le Grand parle de la Pinna et de sa toison d’or, dont la couleur ne saurait
être imitée (Homélies sur l’Hexaemeron 7.6.). On peut penser que c’est là l’origine

12. « proximus byssino, mulierum maxime deliciis circa Elim in Achaia genito ; quaternis denariis scripula eius
permutata quondam ut auri reperio » (Plinius HA XIX,4).

77
Felicitas Maeder

de la légende selon laquelle la toison d’or de la mythologie grecque était en soie


marine. Au vie siècle, l’historien byzantin Procope parle d’une « chlamyde faite
avec la laine, non de celle que produisent les brebis, mais de celle qu’on recueille
dans la mer. L’usage est d’appeler pinne marine l’animal qui fournit cette sorte
de laine » (Des édiices de Justinien, 3.1.19-20)13. Nous voyons que les termes laine
de mer, ou laine marine sont souvent utilisés chez les Anciens, mais qu’on a aussi
eu recours à des périphrases. En tout cas : jamais dans les textes anciens le terme
latin byssus ou le terme grec βυσσός n’a été trouvé en combinaison avec un terme
faisant référence à la mer, au poisson ou à une quelconque coquille.
Comment dénommait-on la soie marine dans d’autres langues, d’autres
cultures et à des époques différentes ? Les candidats sont au ier et iie siècle apr. J.-C.
shui-yang en chinois (Laufer, 1915 ; Hill, 2009), ou au Moyen Âge ṣūf al-bahr en
arabe (Lombard, 1978 : 113-116), ou encore différents termes en hébreu ou dans
des langues anciennes orientales. Mais tous ces termes sont encore à vériier minu-
tieusement, ce qui nécessiterait la coopération avec des linguistes dans les langues
maternelles correspondantes ou spécialistes des langues anciennes.
La seule évidence matérielle de l’existence de la soie marine dans l’Antiquité
a été trouvée en 1912 dans une tombe de femme à Aquincum (aujourd’hui
Budapest) datant du ive siècle. Le fragment a été analysé et identiié comme soie
marine : « Le textile d’Aquincum est précieux non seulement pour son origine
romaine, mais pour sa substance, car il est – comme je le pense – la première indi-
cation que des vêtements de soie marine ont été retrouvés14 » (Hollendonner,
1917 ; Nagy, 1935). La méthode d’enterrement et un collier composé de sphères
d’or et de perles de verre documentent l’appartenance de la défunte à la classe
supérieure d’Aquincum. Ce fragment textile ainsi que le journal de fouille et
l’analyse originale ont été perdus pendant la Seconde Guerre mondiale. Nous
n’avons donc aucune possibilité de vériier cette analyse. Mais l’étude de l’histoire
d’Aquincum et de la personnalité de l’archéologue Hollendonner m’incline à
penser que l’analyse était très probablement correcte et qu’il s’agit là effectivement
de la première preuve matérielle de l’existence de la soie marine (Maeder, 2008).

Conséquences de l’ambiguïté du terme et rôle


d’internet et des médias de masse
Le sud de l’Italie joue un rôle particulier dans l’histoire de la soie marine
parce que – au moins dès le début de l’ère moderne – c’est à Tarente et ses alen-
tours ainsi qu’en Sardaigne que la soie marine a été produite jusqu’au milieu du
xxe siècle. Dans les années 1930, un atelier de tisserand existait à Sant’Antioco,
une petite île au sud-ouest de la Sardaigne (Carta Mantiglia, 1997). Italo Diana
y apprenait aux illes non seulement le tissage de la laine et du lin, mais aussi

13. χλαμὺς ἡ ἐξ ἐρίων πεποιημένη, οὐχ οἷα τῶν προβατίων ἐκπέφυκεν, ἀλλ’ ἐκ θαλάσσης συνειλεγμένων.
πίννους τὰ ζῷα καλεῖν νενομίκασιν, ἐν οἷς ἡ τῶν ἐρίων ἔκφυσις γίνεται.
14. Traduction de l’allemand par l’auteur.

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La soie marine et son histoire : un produit textile de la Méditerranée

tout le processus de préparation de la soie marine. Eisia Murroni, morte à l’âge


de cent ans en 2013, était la dernière de ses élèves, qui transmettait à son tour à
d’autres femmes locales la production de la soie marine (ig. 5). Une autre tis-
seuse locale, Chiara Vigo, joue malheureusement un rôle problématique dans la
dissémination de cet héritage culturel. Conteuse charismatique, elle s’est déclarée
seule, unique et dernière prêtresse de la soie marine et en raconte une histoire
fabuleuse, enrichie de rites quasi religieux. Elle ne connaît en fait que le processus
du nettoyage du byssus, du ilage et du tissage qu’elle avait appris de sa grand-mère,
également ancienne élève d’Italo Diana.
Chiara Vigo a “identiié” comme soie marine – et cela à vue et sans réelle
étude – une toile transparente, exposée dans un sanctuaire à Manoppello dans
les Abruzzes et vénérée comme le visage du Christ (Volto Santo)15. C’est ainsi que sa
personne – et ses inventions – ont pu obtenir une incroyable résonance surtout
dans le monde catholique : « … l’icône primitive du Christ, le portrait du Messie
igurant sur un tissu en byssus ou ‘soie de mer’, capable d’étinceler comme une
toile d’araignée tout droit sortie du Paradis… » (Badde, 2010). Via Internet et
les réseaux sociaux, avec des livres biographiques et des ilms, cette « tradition
inventée16 » parcourt le monde, donnant à Chiara Vigo une sorte de “pouvoir
de déinition”, sans aucun fondement historique. Le voile de Manoppello n’est
que l’exemple le plus connu de cet engouement médiatique. De plus en plus de
reliques textiles étiquetées “en byssus” sont déclarées soie marine, comme le voile
de la Vierge à Assise, analysée dans les années 1980 comme soie (Bombyx mori)
(Flury-Lemberg, 1988 : 318/492). Les conséquences sont alarmantes : l’histoire
de la soie marine retourne ainsi une fois de plus dans le mythe – comme pendant
tant de siècles. Cela a des conséquences sur la discussion scientiique, comme je
le montre par ailleurs (Maeder, 2015 ; 2016a ; Maeder, sous presse). Contentons-
nous de donner deux exemples en langue française :
En 2007 parait dans la ‘Collection de l’école française de Rome’ le livre La
culture matérielle médiévale – l’Italie méridionale byzantine et normande. Dans le
chapitre IV ‘Métiers et activités de la draperie’ sont présentées sur le même
niveau les ibres animales, végétales, la soie, les fourrures – et le byssus :
« Les dictionnaires latin et grec classiques décrivent donc les mots byssus
et βύσσος comme une ibre végétale comme le coton ou le lin [...] Cette
traduction est erronée. En réalité, le byssus est un tissu diaphane17, créé en
utilisant une ibre provenant d’un mollusque acéphale à coquille bivalve.
À notre connaissance, il n’en existe aucun spécimen authentique du Haut
Moyen Âge » (Ditchfield, 2007 : 425-427).

15. Le voile ne peut être enlevé des deux vitres entre lesquelles il est présenté. Mon analyse
comparative et mes résultats sont publiés (Maeder, 2016a) ; il doit s’agir d’une toile en lin in ou
en soie (Bombyx mori).
16. Voir Hobsbawm, Ranger, The Invention of Traditions, Cambridge, 1983.
17. La prétendue transparence de la soie marine hante tous ces contes, mêlant la transparence
du byssus antique en lin aux ines ibres de la soie marine. L’inventaire des objets en soie marine
montre bien l’absence de toute transparence (voir Maeder, 2016a).

79
Felicitas Maeder

Dans un tout nouveau Dictionnaire de la soie sont mêlés allègrement sous le


terme “Byssus ou Bysse” le byssus de l’Antiquité et la soie marine, nommée
“soie de mer”, indiquant comme exemple la robe de la Vierge d’Aix-en-
Chapelle18. Et cela malgré une description en grande partie correcte
sous le terme “Soie marine”. L’auteur se présente lui-même : « [...] j’ai eu
l’honneur de représenter cette noble matière sur les Routes de la Soie,
Routes de Dialogue de l’Unesco, comme membre de l’équipe scientiique
internationale et j’ai été nommé expert près de la Cour d’appel de Paris. Ce
livre est né de cette participation à l’Unesco et de la demande de certains
confrères de continuer le glossaire de mon livre Arts et Techniques de la Soie
1, projet associé de l’Unesco. Il représente plusieurs dizaines d’années de
recherches, des centaines de rencontres, des milliers d’heures de lectures »
(Boucher, 2015 : 102-103 et 552).
Je me permettrai une ultime remarque : en Sardaigne de gros efforts sont réali-
sés pour proposer Chiara Vigo comme ‘patrimoine culturel immatériel’ (sic !) de
l’Unesco.19 Tout cela soulève une question : comment la communauté scientiique
de l’histoire du textile affronte-t-elle ce problème ?

Conclusion
Dans l’Antiquité, le terme grec βύσσος comme le terme latin byssus désignent
un textile très in et luxueux, la plupart du temps en lin, parfois en coton. Par
analogie, des naturalistes du xvie siècle ont nommé byssus le ilament d’ancrage
de la grande nacre, la matière première de la soie marine. Ainsi s’ajoute au terme
“byssus” déjà équivoque dans l’Antiquité une dificulté supplémentaire dans la ter-
minologie moderne, puisqu’il est employé à la fois comme terme zoologique pour
le ilament de coquilles bivalves, et comme terme textile pour la soie marine. On
peut cependant afirmer que dans la littérature antérieure au xvie siècle, “byssus”
ne signiie jamais la soie marine. Par la suite, le terme peut à l’occasion désigner
la soie marine, mais cette interprétation du terme doit s’appuyer sur une analyse
précise du contexte. Dans l’Antiquité, la soie marine était souvent désignée par
une périphrase.

Remerciements
Je tiens à remercier les organisateurs de m’avoir invitée à participer avec
cette présentation, bien que son sujet ne fût pas au centre du thème principal du
congrès. Un très grand merci va au professeur Arnaud Zucker qui m’a ouvert une
perspective plus profonde sur la contribution d’Aristote à l’histoire naturelle – et
merci pour l’amélioration du texte quant à la précision et à la compréhension.

18. Cette robe a été analysée par Franz Bock au xixe siècle : elle est en lin (Bock, 1895).
19. http ://tg5stelle.it/news/bisso-la-tessitura-della-seta-di-mare-salviamo-l-antica-arte-di-chiara-
vigo-petizione ?uid=22 733 (accès 6.2.2017).

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