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Bernard Sève

La question philosophique de
l'existence de Dieu

2010
Copyright
© Presses Universitaires de France, Paris, 2015
ISBN numérique : 9782130641476
ISBN papier : 9782130580966
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de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété
intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.
Présentation
Dieu existe-t-il ? S’il existe, comment comprendre son mode
d’existence, son activité ? S’il n’existe pas, comment expliquer la
puissance des croyances religieuses ? Quelles sont les
conséquences de l’une et l’autre réponses pour la vie humaine ?
C’est dans leur teneur strictement philosophique, et
indépendamment de tout présupposé religieux, que sont ici
examinées ces questions.
Se demander si l’existence de Dieu peut être prouvée revient à
interroger les pouvoirs de la raison. Les « preuves » de la
métaphysique classique ont été critiquées, mais ces critiques
laissent ouvertes des voies indirectes d’affirmation de
l’existence de Dieu : ces voies sont-elles un danger ou une
promesse pour la raison ? Les positions philosophiques
s’opposent ici selon les rigueurs incompatibles de leurs diverses
conceptions du divin d’une part, de la raison d’autre part.
L’athéisme s’inscrit à sa place dans ces débats, de l’Antiquité
jusqu’au monde contemporain.
On s’est, dans cet ouvrage, proposé de donner une vue
d’ensemble, cohérente mais impartiale, de cet immense sujet.
Table des matières
Avertissement
Avertissement pour la seconde édition (1996)

Introduction
L’orthographe du mot « Dieu »
Philosophie, Occident, monothéisme, christianisme
La notion d’expérience religieuse

Chapitre 1. La question des preuves de l’existence de Dieu


1 - Versions de la preuve ontologique
2 - Preuves de Dieu par les effets
3 - Réfutations humienne et kantienne des preuves
métaphysiques

Chapitre 2. Approches irrationnelles ou indirectement


rationnelles : postulation, pari, affirmation(s), lignes de fait
1 - Postulation kantienne de l’existence de Dieu
2 - Pascal : le Dieu qui se cache et le Pari
3 - Formes de l’affirmation de Dieu
4 - Prolongation et recoupement des « lignes de fait »
(Bergson)

Chapitre 3. Existence humaine et existence divine


1 - Le statut de l’existence de Dieu
2 - L’action divine
3 - Conséquences de l’existence de Dieu pour l’existence
humaine
4 - La vérité de l’existence de Dieu est l’existence humaine
(Feuerbach)

Chapitre 4. Mortalité et immortalité de Dieu


1 - Récits de la mort de Dieu
2 - L’interprétation hégélienne du christianisme
3 - Le « Dieu est mort » de Nietzsche
4 - Complexification et opacification contemporaines de la
question de l’existence de Dieu

Conclusion
1 - La relance de la question de Dieu et les pouvoirs de la
raison
2 - Légitimité philosophique de la question de l’existence de
Dieu

Chapitre bibliographique
Usuels en langue française
Introduction
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Conclusion
Avertissement

C e volume n’est pas une étude exhaustive des diverses


philosophies ayant traité de la question de l’existence de
Dieu : l’entreprise serait impossible et inutile. Il s’agit plus
simplement d’une problématisation de la question
philosophique de l’existence de Dieu, destinée aux étudiants qui
souhaitent disposer d’une première vue d’ensemble sur cet
immense sujet. Une large place a été faite aux problématiques
classiques, dont la connaissance est toujours présupposée par
les problématiques contemporaines. Tout choix est discutable,
certains des nôtres expriment peut-être des positions que le
lecteur contestera : c’est son droit. Nous avons souhaité ne pas
être unilatéral, et espérons y avoir réussi.
Notre principal souci a été de rester sur le terrain
philosophique, sans nous autoriser de notre thème pour
déborder vers la théologie, encore moins vers l’anthropologie
religieuse, domaines en lesquels nous n’avons d’ailleurs ni
compétence ni autorité ; l’Introduction qui suit s’efforce de
délimiter avec une suffisante précision, mais sans rigidité, ce
« terrain philosophique ».
Nous nous permettons de souligner d’entrée de jeu
l’importance du chapitre bibliographique qui clôt le volume : il
ne s’agit pas d’une simple liste d’ouvrages, mais bien d’une
bibliographie commentée, complétant les indications données
dans le corps du volume, orientant les lectures que le lecteur
intéressé peut souhaiter faire. Les ouvrages sont classés selon
l’ordre de notre texte (chapitres et sections), à l’exception de la
section initiale où nous avons rassemblé les « usuels »
(dictionnaires spécialisés, ouvrages généraux), lesquels sont en
général fort précieux. Nous n’avons pas hésité à porter des
jugements de valeur : c’est en cela qu’une bibliographie peut
être utile. Tous les ouvrages que nous citons de manière
ramassée (nom de l’auteur et titre) dans notre texte sont
toujours identifiés (date, nom de l’éditeur) et souvent
commentés dans le chapitre bibliographique ; s’y trouvent aussi
présentés beaucoup d’ouvrages que notre texte n’évoque pas
directement, mais que nous conseillons de lire en confiance ;
enfin, bien des ouvrages qui pourraient trouver leur place dans
ce chapitre bibliographique ne sont pas mentionnés :
l’ignorance de l’auteur de ces lignes en est parfois la cause.
Parmi les personnes dont les critiques et les avis ont soutenu la
préparation de ce travail, nous devons principalement
mentionner René Virgoulay, ainsi que Claude Longre, Françoise
Monfrin et Francis Wolff. Le contenu de ce volume n’engage
évidemment que son auteur.

Avertissement pour la seconde édition


(1996)
Le texte de cette seconde édition est semblable à celui de la
première ; quelques rares précisions ont été ajoutées. En
revanche, le chapitre bibliographique a été mis à jour et
amélioré. Certaines de ces améliorations sont dues à l’attention
de lecteurs perspicaces : qu’ils en soient ici remerciés.
Introduction

U ne formule célèbre de Pascal oppose le « Dieu d’Abraham,


d’Isaac et de Jacob » au Dieu « des philosophes et
savants » [1] . C’est de ce dernier seulement qu’il sera ici
question. Notre thème est en effet la question philosophique de
l’existence de Dieu, c’est-à-dire la manière dont la philosophie
pose et résout (ou pense résoudre) le problème « Dieu existe-t-
il ? » ; problème qui en commande logiquement plusieurs
autres : par exemple, « que signifie “exister” dans le cas de
Dieu ? » ; « quelles conséquences pratiques l’existence de Dieu
entraîne-t-elle pour l’existence humaine ? » ; « si Dieu existe,
d’où vient le mal ? »
Bien entendu, la séparation des deux questions (celle du Dieu
de la foi et celle du Dieu de la philosophie) n’est pas aussi nette
que la formule de Pascal le suggère. Lorsqu’ils démontrent (ou
pensent démontrer) l’existence de Dieu, Descartes ou Leibniz
identifient ce Dieu démontré au Dieu de la révélation judéo-
chrétienne ; c’est encore plus net chez Malebranche ; seul au
XVIIe siècle, Spinoza, sur ce point paradoxalement d’accord avec

Pascal, refusera une telle identification.


Plus fondamentalement, il est clair que la notion de Dieu n’est
jamais produite ex nihilo par la philosophie : les philosophes
partent des représentations de Dieu qui ont cours dans la
culture à laquelle ils appartiennent, dans les croyances et les
pratiques religieuses de leur société, voire dans leur foi
personnelle (ce dernier cas étant notamment représenté par
Malebranche, prêtre de l’Oratoire). Ils élaborent et
transforment ces représentations, ils les critiquent, ils les
rejettent parfois, mais leur discours les suppose. On ne peut
donc faire abstraction de ce donné culturel et religieux pour
comprendre le discours philosophique sur Dieu.
Le problème est en fait plus complexe encore, parce que la
philosophie n’est pas le seul discours à réfléchir la notion de
Dieu : c’est en effet aussi le principal objet de la théologie. La
théologie chrétienne classique se rapporte même doublement à
Dieu, sous le mode du quod (Dieu est son objet) et sous celui du
quo (toutes choses sont envisagées du point de vue de Dieu). Il
faut donc préciser les différences et les rapports entre
philosophie et théologie. Mais précisons d’abord que le mot
« théologie » peut prendre deux sens différents. 1/ Par le mot
« théologie » on peut entendre un discours rationnel sur Dieu,
sans faire intervenir aucune idée de révélation ou de dogme
religieux ; on parle, en ce sens, de la théologie d’Aristote ou de
la théologie d’Epicure. C’est ce qu’on appelle couramment la
« théologie rationnelle », laquelle est en réalité une partie de la
philosophie ; 2/ Le mot « théologie » peut aussi désigner
l’élaboration rationnelle d’un donné révélé ; on parlera ainsi de
théologie catholique, de théologie juive, de théologie
protestante, de théologie musulmane, etc. C’est en ce second
sens que nous entendrons le mot « théologie » dans les
réflexions qui suivent, ainsi que dans le cours de l’ouvrage.
Mais il nous arrivera, là où aucune équivoque n’est possible, de
parler de la théologie d’Aristote, voire de la théologie
kantienne.
En principe, la différence entre philosophie et théologie est
claire : la théologie part d’une foi préalable, le théologien est
d’abord un croyant qui veut penser sa foi, et, plus largement, la
foi de la communauté à laquelle il appartient. La théologie est
fides quaerens intellectum, foi à la recherche de son élucidation
intellectuelle, selon la formule de saint Anselme de Cantorbéry.
Les outils du théologien seront donc ceux de l’intelligence, de la
raison, et donc de la philosophie (la philosophie est considérée,
au Moyen Age, comme ancilla theologiae, servante de la
théologie) ; mais ces outils seront aussi extra-rationnels, ce qui
ne veut pas forcément dire irrationnels : livres saints
(considérés comme Parole de Dieu, révélation divine : la Bible
ou le Coran par exemple), dogmes reconnus dans la
communauté (les décisions conciliaires dans le monde
chrétien), solutions de « cas » et de difficultés concrètes (le
Talmud dans le monde juif), tradition cultuelle (les rites
liturgiques ont valeur d’argument pour un théologien), toutes
choses que la philosophie n’a pas à prendre en considération.
La philosophie entend en effet s’en tenir à la raison et (ce point
important sera repris un peu plus loin) à l’expérience. Nous
pouvons en effet définir provisoirement la philosophie comme
un discours argumenté qui n’admet, comme moyens de preuve
et comme objets d’étude, que ce que lui apprennent la raison et
l’expérience.
Toutefois, cette distinction en principe nette entre théologie et
philosophie recèle bien des enchevêtrements. Pour les
théologiens des trois grandes religions monothéistes (le
judaïsme, le christianisme, l’islam), la raison est un don de Dieu,
et par conséquent la réflexion sur Dieu qui s’appuie sur la
simple raison relève aussi de la théologie ; on appelle d’ailleurs
classiquement « théologie naturelle », nous l’avons rappelé plus
haut, la partie purement philosophique de la théologie, celle qui
ne suppose aucune foi ni aucune révélation préalables, celle
qui, par exemple, démontre (ou prétend démontrer)
l’immortalité de l’âme ou l’existence de Dieu ; cette théologie
naturelle s’appuie sur les principia per se nota, les principes
connus par la simple raison, par opposition aux articuli fidei,
aux articles de foi sur lesquels repose la « théologie révélée ».
On pourrait dire : « ce n’est là qu’une question de nom » ; mais
ce serait une erreur, qui empêcherait de percevoir le
chevauchement qui existe entre philosophie et théologie. Les
grandes théologies se sont souvent structurées grâce à des
thèses et des concepts philosophiques déterminés ; certaines se
sont parfois profondément adossées à des systèmes
philosophiques : ainsi saint Augustin s’appuyant sur Platon et le
néoplatonisme, saint Thomas d’Aquin sur Aristote, ou
Bultmann sur Heidegger.
Si la théologie comprend une partie philosophique, il est tout
aussi vrai que la philosophie, quand elle s’intéresse à Dieu,
comprend sinon une partie, du moins une inspiration
théologique ou religieuse ; c’est évident et même revendiqué
chez Malebranche, ou, de nos jours, chez Lévinas ; c’est moins
évident mais probablement très fort chez Descartes, chez Hegel,
et peut-être même chez Kant. Car ces philosophies ne partent
pas seulement d’un donné culturel (la religion), mais aussi de
l’élaboration théologique du religieux (c’est patent chez Hegel).
Bref, la ligne de démarcation philosophie/théologie ne sépare
pas deux domaines nettement différenciés et aisément
reconnaissables ; elle est plutôt un principe de différenciation
interne à chacun de ces discours : il y a pratiquement toujours
du philosophique dans le théologique, il y a souvent du
théologique dans le philosophique (et pas seulement quand il
est question de Dieu).
Toutefois la différence, pour être complexe, n’est pas floue. La
différence entre théologie et philosophie ne tient pas à ce que la
première prendrait en compte un donné religieux que
négligerait la seconde : le donné religieux peut inspirer
(délibérément ou non) certaines philosophies, il peut devenir
l’objet thématique d’une philosophie de la religion, etc. La vraie
différence tient en ceci : le théologien reconnaît au donné
religieux une autorité que le philosophe n’a pas à lui accorder.
Paul Ricœur le dit avec beaucoup de netteté : « L’autorité n’est
pas en elle [la théologie] un accident social surajouté ; elle est
un aspect fondamental de la Révélation et de la vérité que le
croyant y reconnaît. Les événements de la Révélation sont
capables de changer ma vie ; ils sont également fondateurs
d’une nouvelle existence communautaire ; en ce sens ils ont
autorité sur ma vie et sur notre communauté. La parole de Dieu
est autorité par son sens pour moi et pour nous. L’autorité est
un phénomène fondamental de la vie religieuse : Dieu veut
quelque chose pour moi et pour nous. […] L’enchaînement se
présente ainsi : autorité du Verbe, autorité du témoignage
scripturaire, autorité de la prédication fidèle, autorité de la
théologie. » [2] Le donné religieux ne peut avoir pour le
philosophe aucune autorité : il est de l’ordre du fait, d’un fait
signifiant comme tous les faits humains. Lorsqu’un penseur
accorde, explicitement ou implicitement, de l’autorité
intrinsèque à un fait ou à une croyance de nature religieuse, il
pense déjà en théologien.
Nous entendons ainsi nous en tenir, autant que faire se pourra,
au thème de la question philosophique de l’existence de Dieu.
Philosophie, et non pas théologie, disions-nous plus haut ;
philosophie, et non pas histoire, anthropologie, psychologie ou
sociologie, nous faut-il maintenant préciser. Nous ne traitons
pas de la question de la religion, de la croyance humaine ou des
superstitions. Sans doute la « question de Dieu » est-elle mêlée à
ces problèmes, mais ce n’est pas directement notre sujet. La
difficulté est ici de bien préciser et limiter notre problème ; car,
de proche en proche, on peut trouver la « question de Dieu » à
peu près partout : par exemple dans les rapports entre l’art et la
religion, entre la politique et la religion, entre la morale et la
religion, etc. La question de Dieu est une question cosmologique
(le monde a-t-il ou non été créé par un Dieu ?), politique (Dieu
est-il source du pouvoir légitime ? les sociétés peuvent-elles
déterminer leurs lois sans se référer à la volonté divine ?),
morale (si Dieu existe, certains comportements nous sont-ils
interdits ? et d’autres obligatoires ?), esthétique (que signifie
l’art par rapport à Dieu ?), technologique (Dieu artisan, ou Dieu
créateur ? si Dieu a prévu et voulu notre destin, avons-nous le
droit d’en modifier le cours par nos inventions techniques ?),
écologique (si Dieu est l’auteur de la nature, avons-nous le droit
d’en faire ce que nous voulons et de nous en rendre « comme
maîtres et possesseurs » [3] ?), épistémologique (le statut des lois
de la nature dépend-il de la volonté divine ?). Et c’est, bien
entendu, une question religieuse (existe-t-il une vie après la
mort ? et, si oui, comment obtenir son salut ?).
Bref, si notre travail devait traiter de tous les domaines où les
notions de Dieu ou de croyance en Dieu peuvent intervenir, il
serait proprement indéfini.
Pouvons-nous toutefois éliminer de notre réflexion les
questions que nous venons d’esquisser ? Sans doute pas, et pour
au moins deux raisons. D’un côté, en effet, ces questions
contiennent, pour une bonne part, ce qui fait l’intérêt de notre
sujet. Si la réponse à la question n’avait aucune incidence sur
notre propre existence (par exemple sur l’art, sur la politique
ou sur la morale), savoir si Dieu existe ou non n’aurait au fond
que peu d’importance. Si beaucoup d’hommes (et de
philosophes) accordent du prix à cette question, c’est parce
qu’ils considèrent que leur vie ne sera pas tout à fait la même
selon la réponse qu’ils lui apporteront. D’un autre côté, ces
activités humaines peuvent (pour certains théologiens ou
croyants par exemple) avoir la valeur d’un indice de l’existence
de Dieu (Dieu se manifesterait indirectement au travers de l’art,
de l’histoire, etc.). Autrement dit, toutes ces données et toutes
ces questions sont à verser au dossier « existence de Dieu ».
Mais alors, c’est à nouveau toute la culture et toute l’histoire
humaine qui devraient être prises en compte ! Et, de fait,
certains penseurs considèrent qu’il y a une étroite corrélation
entre théorie de la religion et anthropologie fondamentale, et
que le mystère de Dieu est à chercher dans le mystère de
l’homme. C’est la position de Feuerbach, que nous aurons à
prendre en compte.
Nous pensons toutefois pouvoir dégager, dans la philosophie,
un ensemble de réflexions et de problèmes dont l’unité ne soit
pas trop arbitraire. Cette unité, elle sera pour nous donnée par
le mot : « Dieu ». La présence du mot « Dieu » dans un texte
philosophique signifie quelque chose de très important, car ce
mot est un nom propre qui, comme tel, désigne un sujet, un être
doué à tout le moins d’un minimum d’initiative (en donnant à
ce dernier terme le sens le plus simple possible : même un
simple animal est doué d’initiative). « Dieu », en tant que nom
propre, dit plus et autre chose que « l’Absolu », « le Sacré »,
« l’Au-delà », etc. Le nom de « Dieu » ne désigne pas une force
cosmique mystérieuse, mais un sujet déterminé.
Mais de tout sujet il faut d’abord se demander s’il existe, avant
de raisonner à son propos. Notre point de départ sera donc, tout
naturellement, la question métaphysique traditionnelle des
preuves de l’existence de Dieu. Que la question de Dieu ne
puisse se ramener à cet unique problème, c’est ce que l’on verra
chemin faisant.
Avant d’aborder le vif du sujet, il nous faut faire trois mises au
point préliminaires indispensables : sur l’orthographe du mot
« Dieu » ; sur l’importance donnée à la philosophie
« occidentale » ; sur la notion d’expérience religieuse.

L’orthographe du mot « Dieu »


L’écriture française (contrairement à l’allemande) donne une
valeur spécifique aux majuscules. Faut-il donc écrire « Dieu »
ou « dieu » ? La question n’est pas frivole, notamment quand on
doit traduire un texte de philosophie ancienne : lorsque Platon
écrit théos, faut-il traduire par « dieu » (ce qui connote le
paganisme et le polythéisme) ou « Dieu » (ce qui tire
vraisemblablement beaucoup trop Platon du côté du
monothéisme, voire du christianisme) ? La même question se
pose pour certains textes mystiques : on sent bien que « déité »
ou « Déité » n’ont pas exactement la même portée (la minuscule
tire du côté de l’essence, et la majuscule du côté de la personne).
Et même chez Epicure, ne gomme-t-on pas un peu la réalité de
ses Dieux en n’en parlant que comme de dieux ? Il nous semble
qu’ici la majuscule, loin de « christianiser » Epicure (aucun
risque !), donnerait plus de consistance à ses Dieux.
Posé dans sa généralité, ce problème est insoluble, et il n’y a de
bonne solution qu’au cas par cas. D’une manière générale, nous
avons adopté la majuscule, sans lui donner d’autre valeur que
de commodité et de lisibilité. En revanche, nous n’avons pas fait
choix d’accorder une majuscule au pronom personnel « il »,
quand ce pronom renvoie à « Dieu », cette coutume nous
paraissant davantage fondée sur la piété que sur les nécessités
du concept.

Philosophie, Occident, monothéisme,


christianisme
À beaucoup de lecteurs, et à l’auteur d’abord, les références
philosophiques données dans cet ouvrage paraîtront avoir été
choisies dans un corpus trop limité : rien sur les philosophies
orientales, presque rien sur les philosophies inspirées du
judaïsme ou de l’islam. À cela, une réponse de fait, et peut-être
une réponse de droit. Réponse de fait : l’auteur parle de ce qu’il
connaît, et il ne connaît pas les philosophies orientales, et fort
peu les philosophies juives et arabo-musulmanes. Réponse
peut-être de droit : il nous semble que la question purement
philosophique (si l’adverbe « purement » a ici un sens) de
l’existence de Dieu s’est historiquement constituée
premièrement dans le cadre de la pensée antique ; et
deuxièmement dans sa relation avec le christianisme et la
théologie chrétienne [4] .
La pensée antique a élaboré des réflexions systématiques sur
Dieu, le divin ou les dieux, et même sur la question de
l’existence de(s) Dieu(x). Mais le polythéisme indéfini (il y a
plusieurs dieux, on ne sait combien, et les stoïciens par exemple
ne voient aucune difficulté à parler aussi bien d’un Dieu que de
plusieurs Dieux) qui sert de contexte à ces réflexions limite un
peu la portée de ces constructions.
Le monothéisme permit une élaboration plus profonde de la
question, notamment en ce qui concerne l’existence de Dieu. La
pensée médiévale juive ou musulmane répond bien sûr à ce
critère monothéiste, mais, nous semble-t-il, sans vraiment sortir
d’un contexte et de présupposés religieux et théologiques. Tout
se passe comme si la question de l’existence de Dieu s’était un
jour libérée de la théologie chrétienne, elle même
profondément marquée par les cadres de la pensée antique,
pour prendre une consistance rationnelle autonome, c’est-à-
dire sans que soit recherché un bénéfice pour la propagation de
la foi ou la protection des « bonnes mœurs ».
Bref, cet ouvrage ne peut ni ne veut être exhaustif ; mais en se
concentrant sur la tradition « occidentale » de la philosophie, il
ne pense pas manquer fondamentalement à son objet.
Pas plus que nous n’avons cherché à être exhaustif, nous
n’avons calculé la place consacrée à chacun des philosophes
évoqués en la mesurant sur l’importance historique (elle-même
mesurée comment ?) de son œuvre. Et nous avons délibérément
exclu toute présentation historique du problème. Ce n’est pas
qu’une telle approche historique soit de soi invalide ou anti-
philosophique : nous pensons au contraire que l’histoire des
problèmes, plus précisément l’histoire des héritages et des
transformations des problèmes, est indispensable à une juste
évaluation des thèses philosophiques. Des travaux comme ceux
de Pierre Courcelle ou Pierre Hadot en sont l’illustration [5] .
Mais ce volume veut simplement introduire à une « grande
question » de la philosophie, en en donnant une vue d’ensemble
synthétique et, souhaitons-le, cohérente, ce qui veut dire aussi
une vue ramassée, parfois cursive, et forcément partielle.

La notion d’expérience religieuse


Nous avons défini plus haut la philosophie comme raison et
expérience. On ne contestera pas l’usage de la notion de
« raison » : rendre raison, chercher le fondement des choses,
trouver le discours bien adapté à son objet, solide et
convaincant, c’est cela que l’on appelle généralement
philosopher. Plus fragile, moins claire sans doute est ici la
notion d’expérience. Nous pensons avec l’empirisme, mais aussi
avec Bergson, Pascal ou Popper, qu’aucun discours ne tient
contre un fait qui le contredit ; nous pensons également que la
philosophie est d’abord amour de la réalité et amour de
l’expérience. Mais de quelle expérience ? La technique, la
science physique, l’art ou l’amour sont aussi des expériences, en
un sens à chaque fois spécifique du terme. Or, certains êtres
humains (relativement nombreux, finalement) pensent faire ou
avoir fait l’expérience de Dieu, la rencontre de Dieu dans une
présence factuelle incontestable : les mystiques, bien sûr, mais
aussi nombre de croyants éprouvant par exemple les
« bienfaits » de la prière ou du culte rituel. Le philosophe peut-il
écarter d’un revers de main ces « données » fragiles et trop
facilement récusables ? C’est toute la question de la valeur qu’il
convient d’accorder à la notion d’expérience religieuse, laquelle
ne se réduit d’ailleurs nullement à l’expérience mystique.
Envisageons d’abord cette dernière.
Une littérature abondante existe sur cette question :
témoignages des grands mystiques (sainte Thérèse d’Avila ou
saint Jean de la Croix par exemple), commentaires théologiques
ou spirituels, critiques rationalistes ou psychanalysantes
parfois féroces. L’examen philosophique de ces données est
assez rare (Les deux sources de la morale et de la religion de
Bergson étant une notable exception, ainsi que les travaux de
Jean Baruzi et ceux de William James) [6] . Il n’est pas dans notre
propos (ni dans notre compétence) d’en traiter ici. On notera
cependant deux points.
Premièrement, les institutions officielles ecclésiastiques des
religions monothéistes se sont en général méfiées de ces
prétendues « rencontres » avec Dieu, et ce pour des raisons qui
ne sont pas seulement dues à la peur que tout « prophète »
inspire à toute institution quelle qu’elle soit, et à la méfiance
que tout « voyant » suscite chez tout intellectuel tenant un
discours rationnel et reconnu par la communauté. La critique
de la subjectivité religieuse a été opérée par les Églises et par les
théologiens avant que le rationalisme agnostique ne le fasse à
son tour : l’autorité ecclésiastique (l’évêque ou ceux qui le
représentent) examinera si le sujet d’une expérience spirituelle
hors-norme n’affirme pas indûment une singularité dangereuse
pour la cohésion de la communauté ; le théologien cherchera à
discerner si ce qui se présente comme expérience de Dieu n’est
pas une pure illusion. Double critique, donc : institutionnelle
(contrôle « administratif » et canonique des expériences extra-
ordinaires) et intellectuelle (théologie du discernement). Dieu
ne se donne pas « face à face », il se communique par des
médiations (la tradition liturgique, l’Église, le discours d’une
Écriture sainte commentée par l’autorité, etc.) : tel est le sens
théologique mais aussi philosophique de la défiance des
religions organisées devant les revendications d’une expérience
brute de Dieu. Si c’est une expérience brute, violente et
irrécusable, alors ce n’est pas une expérience de Dieu :
Emmanuel Levinas insiste très fermement sur ce thème. C’est
ainsi que la formule « aimer la Thora plus que Dieu » a la
valeur d’une « protection contre la folie d’un contact direct avec
le Sacré sans la médiation de raisons » [7] .
Deuxièmement, le concept même d’« expérience mystique » ne
va pas sans difficulté. Pour mériter son nom, une expérience
doit être contrôlable, répétable, transmissible, et plus encore
élaborable par le sujet : élaborer une expérience, cela veut
d’abord dire la mettre en discours (mise en récit ou mise en
théorie), cela veut aussi dire pouvoir la transmettre de telle
sorte que l’interlocuteur puisse à son tour l’éprouver (ou du
moins la rattacher, par analogie, à des expériences similaires).
L’expérience de l’amour n’est évidemment pas répétable au
même titre qu’une expérience de physique : mais elle est
élaborable dans un récit qu’autrui peut comprendre, où il peut
même « se retrouver ». L’expérience mystique, en revanche, se
présente comme la singularité même, l’à peine dicible et
certainement l’irrépétable [8] . De plus, un objet d’expérience
devrait pouvoir être défini sans conteste. On peut assurément
parler d’expérience scientifique ou amoureuse, car l’objet de
telles expériences est en principe repéré. Mais de quoi
l’« expérience mystique » est-elle expérience ? Que certains
êtres humains connaissent des états psychiques d’une nature
spéciale (sentiment du sacré, sentiment d’illimitation, sensation
d’éternité, « sentiment océanique ») [9] , et qu’ils leur donnent un
sens religieux, cela est difficile à contester. Cela ne veut pas dire
que ces sentiments constituent une expérience, et encore moins
une expérience de Dieu. Cela ne veut pas dire forcément le
contraire non plus. Pour un théologien, le concept de Dieu doit
être préalablement établi pour qu’il puisse servir à évaluer et
interpréter ces états ; même si en retour le contenu de ces états-
expériences peut (éventuellement) enrichir le concept de Dieu.
L’historien du mysticisme rappellera qu’il peut exister des
« états » mystiques indépendants de toute religion, et, a fortiori,
de toute théologie [10] . Le psychologue aura lui plutôt tendance à
dire qu’il n’y a pas d’expérience religieuse, mais seulement des
interprétations religieuses de certains états psychiques. Certes,
il n’est sans doute pas d’expérience sans interprétation
(Nietzsche a insisté sur ce point). Mais la question est de savoir
si l’expérience mystique est autre chose qu’une interprétation
de sa propre existence. Nous ne tranchons nullement cette
question. Le philosophe ne peut mépriser ces faits (il n’a le droit
de mépriser aucun fait significatif), mais il lui faut reconnaître
qu’ils sont bien difficiles à prendre en compte.
Ces analyses ne signifient pas que les Églises ne croient pas que
l’expérience de Dieu soit possible, ce serait trop paradoxal ; c’est
au contraire au nom de l’expérience religieuse de la
communauté que les expériences rares, inhabituelles ou trop
marquées de subjectivité sont envisagées d’un œil critique.
Cette remarque nous incite donc à soigneusement distinguer
l’expérience mystique et l’expérience religieuse, cette dernière
trouvant son lieu dans le culte rituel et collectif, la prière
d’après des textes traditionnels orientant et soutenant la
subjectivité du croyant, etc. Le principe de répétabilité (si l’on
ose dire) y est respecté : le rituel est précisément ce qui répète,
en produisant sur le sujet (le pratiquant) des effets assez
semblables d’une fois sur l’autre. De plus, la communauté parle
son expérience, la transforme en discours, s’efforce de la faire
partager (prosélytisme), etc. La notion d’expérience religieuse
semble donc échapper aux critiques portées contre l’expérience
mystique.
Toutefois, cela ne répond pas encore à la question : de quoi
l’expérience religieuse est-elle expérience ? La remarque faite
plus haut sur l’interprétation reste, ici encore, valide.
On ajoutera, et ce point est à la fois banal et décisif pour notre
propos, que l’expérience religieuse du sacré (si on admet qu’il
en est) ne permet pas à elle seule de discriminer les divers
concepts de Dieu ou de la religion en général et d’indiquer quel
est « le bon ». Nous ne voulons pas dire que les « états
psychiques » religieux soient identiques dans les diverses
religions, et qu’une Thérèse d’Avila éprouve les mêmes affects
qu’un sacrificateur aztèque ou que l’initié d’une religion à
mystère de l’Antiquité ; ni que l’expérience religieuse de la
communauté protestante soit la même que celle de la
communauté catholique. On peut au contraire analyser avec
beaucoup de subtilité les nuances de ces « expériences », et les
interpréter comme des types très différents de religiosité ou de
« rapport à Dieu », et cela non seulement entre des religions
différentes, mais au sein même d’une unique religion. C’est
ainsi que les spécialistes et les historiens du sentiment religieux
discutent encore de la signification à attribuer au Mémorial de
Pascal, que nous citions au début de cette Introduction [11] .
Mais ces analyses et interprétations supposent en fait un
certain concept préalable de Dieu et du « rapport à Dieu » et ne
peuvent qu’après coup, et si l’on admet ces concepts
présupposés, servir à préciser ces mêmes concepts. Ainsi, sous
peine de ces fautes logiques appelées « cercle » ou « pétition de
principe », le concept de Dieu ne peut pas être fondé sur des
« expériences » qui ne sont considérées comme « religieuses »
que si on les rapporte à un concept de Dieu qui doit être posé
avant elles.
Au total donc, il semble que la notion d’expérience religieuse
est complexe, qu’elle ne peut pas signifier une factualité simple,
et encore moins une donnée immédiate ; l’incertitude quant à
sa valeur objective (« est-ce vraiment une expérience, et une
expérience de Dieu ? ») fait partie de sa définition, et le
philosophe ne peut se permettre de trancher cette question
dans un sens positif. L’expérience religieuse, s’il existe quelque
chose de tel, ne peut ici être prise en compte, sans que cette
abstention vaille jugement sur le fond.
Mais cette abstention entraîne une conséquence à certains
égards paradoxale : c’est que la question de l’existence de Dieu,
entendue comme question philosophique, se trouve désormais
déconnectée de toute croyance ou non-croyance chez le sujet
confronté à cette question. Pour le dire plus simplement : ne
pas croire en l’existence de Dieu ne légitime en rien une
indifférence à la question philosophique de l’existence de Dieu.
L’erreur serait de s’imaginer qu’il n’y a rien à penser à propos
de Dieu pour celui qui « n’a pas la foi ». C’est seulement si l’on
est convaincu qu’il s’agit là d’une erreur que l’on reconnaîtra
une signification strictement philosophique à la question de
l’existence de Dieu.
Cette longue mise au point paraissait nécessaire pour justifier la
démarche, ainsi que le point de départ que nous avons choisis.
En droit, la philosophie s’appuie sur la raison et sur
l’expérience (et même sur « l’expérience intégrale », si cette
notion a un sens). En fait, dans le cas du problème de l’existence
de Dieu, l’expérience multiforme et ambiguë que l’humanité
fait de ses croyances en ses Dieux n’offre aucune structure
solide et indépendante (déliée de présupposés) pour aborder la
question de Dieu. Le point de départ doit donc être purement
rationnel. En ce sens, la preuve ontologique de l’existence de
Dieu, la seule preuve entièrement a priori, est le point de départ
le plus commode pour une réflexion philosophique qui veut
contourner les équivoques des prétendues « expériences
religieuses ». C’est dans l’a priori rationnel de l’argument
ontologique que la question philosophique de l’existence de
Dieu est la plus manifestement philosophique.

Notes du chapitre
[1] ↑ Mémorial, édition Mesnard des Œuvres complètes, Desclée de Brouwer, t. III,
1991, p. 50-51 ; Pensées, Lafuma 449, Le Guern 419, Brunschvicg 556. Sur les éditions
de Pascal, voir chapitre bibliographique, infra, p. 296-297.
[2] ↑ Histoire et vérité, Seuil, 1955, p. 160-161 ; p. 180 de la réédition de 1964. Ce
texte est d’autant plus significatif qu’il est écrit par un homme de confession
protestante, et donc critique envers les risques d’autoritarisme institutionnel que
porte toujours avec elle la notion d’autorité.

[3] ↑ Cette formule est de Descartes, Discours de la méthode, VIe partie, édition
Alquié des Œuvres philosophiques de Descartes, Garnier, 1963, vol. I, p. 634. On notera
le « comme », qui indique précisément que, pour Descartes, Dieu est le seul « maître
et possesseur » réel de la nature ; l’homme ne jouit que d’une domination dérivée,
quoique parfaitement autorisée par Dieu qui l’a doté d’entendement et de volonté,
donc de capacité technique.
[4] ↑ Pour nuancer cette thèse, voir le remarquable article de F. Chenet « Que
prouvent les preuves indiennes de l’existence de Dieu ? » indiqué au chapitre
bibliographique, p. 288.
[5] ↑ Voir par exemple Pierre Courcelle, Le « connais-toi toi-même » de Socrate à
saint Bernard, Études augustiniennes, 3 vol., 1974-1975 ; Pierre Hadot, Exercices
spirituels et philosophie antique, Études augustiniennes, 1987.
[6] ↑ William James, L’expérience religieuse, Alcan, 1906 ; Jean Baruzi, Saint Jean de
la Croix et le problème de l’expérience mystique, PUF, 1931 (2e éd.) ; voir aussi le recueil
d’articles de Baruzi intitulé L’intelligence mystique, Paris, Berg international, 1985,
notamment p. 51-95.
[7] ↑ Emmanuel Lévinas, Difficile liberté, Albin Michel, coll. « Livre de Poche/Biblio-
essais », 1976 [1re éd. 1963], p. 204. Voir aussi p. 31-40, 143-147, 189-200, 201-205.
[8] ↑ Le caractère non répétable et non « expérimental » de l’expérience mystique
devrait être nuancé : certaines techniques corporelles et/ou spirituelles (jeûne,
abstinence sexuelle, formes spécifiques de méditation, et même ingestion de drogues
diverses) peuvent en effet contribuer à produire, sinon des expériences, du moins des
états mystiques.
[9] ↑ Cf. Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971, p. 5-7 ; on notera que
l’expression évocatrice de « sentiment océanique » n’est pas de Freud, mais d’un de
ses objecteurs.
[10] ↑ Voir Jean Baruzi, L’intelligence mystique (cité supra, p. 10, note 1), p. 55, 57 ;
opinion nuancée, p. 95.
[11] ↑ Voir Henri Gouhier, dans Blaise Pascal, Commentaires, Vrin, 1971, chap. I, p.
49-57 (« Le Mémorial est-il un texte mystique ? » ; H. Gouhier répond par la négative)
et Henri Brémond dans l’Histoire littéraire du sentiment religieux, t. IV, A. Colin, 1967
[1re éd. 1923], chap. IX, « La prière de Pascal » (interprétation assez critique).
Chapitre 1. La question des preuves
de l’existence de Dieu

L es philosophes ont très tôt donné des arguments en faveur


de l’existence de(s) Dieu(x) : arguments moraux (comme
chez Platon au livre X des Lois), cosmologiques (comme chez
Aristote), providentialistes (voir le De natura deorum [De la
nature des dieux], II, de Cicéron, qui rapporte des arguments
stoïciens). Ces raisonnements sont plus ou moins convaincants
et paraissent souvent désuets à une intelligence moderne,
formée au doute et à la critique. Notons toutefois que ces
raisonnements sont le plus souvent présentés comme des
arguments (discutables donc, et dotés d’une force plus ou moins
grande), et non comme des démonstrations exigeant une
adhésion intellectuelle totale et inconditionnelle, à la manière
des démonstrations mathématiques.
Mais il est un raisonnement, remarquable par sa forme, qui se
présente comme parfaitement démonstratif parce que
purement conceptuel et a priori (indépendant de toute
expérience) : c’est la preuve de l’existence de Dieu que l’on
appelle preuve ontologique depuis que Kant l’a ainsi baptisée [1] .
Malgré l’anachronisme, nous conserverons cette expression
commode et non équivoque (si l’on veut bien néanmoins se
souvenir que, sous l’unique nom de « preuve » ou d’« argument
ontologique » se classent des raisonnements aussi différents
que peuvent l’être ceux de Descartes et d’Anselme). L’invention
en revient à saint Anselme de Cantorbéry (1033-1109) ; cet
argument fut critiqué par saint Thomas d’Aquin, repris et
transformé par Descartes, complété par Leibniz, critiqué et
même détruit par Kant, réhabilité (au prix d’un changement
radical de son sens et de sa portée) par Hegel. Dans sa version
la plus connue (version qui n’est pas celle de saint Anselme),
l’argument repose sur le principe suivant : le concept même de
Dieu implique son existence, Dieu étant défini comme l’être qui
possède toutes les perfections, donc aussi la perfection d’exister
(car on admettra sans difficulté que l’existence vaut mieux que
le néant). Nous allons examiner la forme originaire de cet
argument chez saint Anselme, avant d’analyser les
transformations qu’il subit chez Descartes et Leibniz, les raisons
et conséquences de ces transformations. Nous n’envisagerons la
critique kantienne de l’argument qu’après l’analyse des autres
preuves classiques de l’existence de Dieu.

1 - Versions de la preuve ontologique

« L’être tel que rien de plus grand ne peut être


pensé » (saint Anselme)
C’est brièvement, et comme au détour d’un chapitre,
qu’Anselme propose cet argument destiné à une si grande
fortune. Dans son Monologion, Anselme avait proposé diverses
preuves de l’existence de Dieu ; dans le Proslogion, il cherche
« un argument unique qui n’ait besoin que de lui seul pour se
prouver et qui garantisse à lui seul que Dieu est vraiment » [2] .
Cet argument unique est le suivant : Dieu est défini comme l’ens
quo majus cogitari non potest, l’être tel qu’aucun être plus grand
que lui ne peut être pensé ; cette définition, même l’athée peut
et doit l’accepter, car c’est à un tel être que l’on pense quand on
dit « Dieu » (et cela même si on croit qu’il n’existe pas). Mais ce
qui est tel que rien de plus grand ne puisse être pensé ne peut
pas exister seulement dans l’intelligence ; car s’il n’était que
dans l’intelligence, s’il n’était qu’un concept, on pourrait
concevoir un autre être qui existerait aussi hors de
l’intelligence, et qui serait donc plus grand que lui, contre
l’hypothèse. Pour être vraiment tel qu’on ne puisse penser
quelque chose de plus grand que lui, il doit donc exister non
seulement dans l’intelligence, à titre de concept, mais aussi
dans le réel (Proslogion, chap. 2). Il est donc impossible de
penser sérieusement que « Dieu n’existe pas », car cette
déclaration se contredit. L’athéisme est logiquement impossible
(chap. 3). Il y a pourtant des athées, mais ils ne pensent pas
réellement ce qu’ils disent, ils sont dupes des mots, ils pensent
la signification verbale du mot « Dieu » sans penser ce que la
chose (Dieu, en l’occurrence) est en elle-même (idipsum quod
res est) (chap. 4). Dire que Dieu n’est pas relève d’une sorte de
« pensée verbale ». En d’autres termes, on peut dire que Dieu
n’existe pas, mais on ne peut pas vraiment le penser.
Cet argument « ontologique » soulève d’immédiates difficultés.
D’où vient ce concept de Dieu proposé au début du
raisonnement ? Pour Anselme, il vient de la foi : « Nous croyons
en effet que tu es quelque chose de tel que rien de plus grand
ne puisse être pensé » (chap. 2, nous soulignons). Le chapitre 1
du Proslogion était d’ailleurs consacré à une méditation
spirituelle destinée à restaurer cette véritable image de Dieu
qu’est son concept en notre esprit, image altérée par le péché
(cf. aussi chap. 18). Ainsi la démarche d’Anselme n’est-elle pas
sans a priori ; elle a une prémisse religieuse, exposée comme
telle ; elle a également une finalité religieuse : « Je ne cherche
pas à comprendre pour croire, mais je crois pour comprendre ;
[…] si je ne croyais pas je ne comprendrai pas » (chap. 1), étant
entendu ici que comprendre n’a pas un sens intellectualiste et
encore moins rationaliste : l’intellectus est plus une faculté de
contemplation qu’une faculté d’argumentation. D’autres textes
d’Anselme soulignent ces implications religieuses : « De même
que la droiture de l’ordre exige que nous croyions les choses
profondes de la foi chrétienne avant de présumer les discuter
par la raison, de même ce me semble négligence si nous ne
nous appliquons pas, après notre confirmation dans la foi, à
comprendre ce que nous croyons » (Cur Deus homo, chap. 1).
Comprendre Dieu (pour autant que cela soit possible), c’est ou
ce serait s’élever à lui, participer de sa plénitude, et même
anticiper sur la « vision béatifique » que la foi promet aux élus.
Certains commentateurs (Karl Barth, Michel Corbin) insistent
sur le caractère plus théologique que philosophique, voire
même plus spirituel que théologique, de l’argument d’Anselme.
Mais il est permis de ne pas tout à fait les suivre, tant ledit
argument contient de substance théorique ; à certains égards,
cet argument peut être détaché de la foi chrétienne qui, chez
Anselme, lui sert de prémisse : on remarquera en effet qu’une
définition de Dieu formellement très proche de celle d’Anselme
est donnée par Sénèque, hors de tout contexte chrétien donc :
« Qu’est-ce que Dieu ? […] sa grandeur [est] telle que rien de
plus grand ne peut être pensé, qua nihil majus cogitari
potest. » [3] II y a, pour ainsi dire, une plausibilité philosophique
immédiate de la définition anselmienne de Dieu, et c’est sous
cet aspect qu’il nous faut l’examiner.
On notera deux caractères remarquables de la définition
anselmienne : premièrement, Dieu y est saisi non pas en lui-
même, mais par rapport à moi, à ma pensée ; deuxièmement il
est saisi à la fois comparativement et négativement (être tel
qu’on ne peut penser rien de plus grand). Quel est exactement
le contenu de cet « objet de pensée » défini par une
impossibilité de penser « plus grand » que lui ? Qu’est-ce qui
garantit la validité intrinsèque d’un tel objet de pensée,
autrement dit, qu’est-ce qui prouve que le concept de Dieu n’est
pas une chimère, une pseudo-idée ? Ces questions inspirent les
objections que Gaunilon, moine de Marmoustier près de Tours,
fait à Anselme dans son texte Pro insipiente (« au nom de
l’insensé », l’insensé qui dit que Dieu n’existe pas), auquel
Anselme répondra dans ce qu’on a coutume d’appeler Liber
apologeticus.
Le débat est difficile, et souvent obscurci par une lecture
rétrospective (on assimile souvent à tort les objections de
Gaunilon à celles que Kant fera quelques siècles plus tard).
L’essentiel du débat tourne autour de la distinction entre
penser (cogitare) et comprendre (intelligere), le second terme
étant plus fort que le premier (on pense tout ce que l’on
comprend, mais on ne comprend pas tout ce que l’on pense).
L’argument de Gaunilon est qu’on peut « comprendre » un
énoncé faux, comme par exemple l’énoncé « il y a des hommes
dans la lune », ce qui revient à comprendre le sens linguistique
de cet énoncé, et c’est cela qu’il appelle cogitare ; mais
comprendre au sens plein, intelligere, c’est saisir la vérité de la
chose. Donc, un athée peut comprendre (au sens faible,
linguistique) l’expression « être tel qu’on n’en puisse penser de
plus grand », sans être logiquement contraint d’en conclure que
« cet être existe nécessairement parce qu’autrement on pourrait
penser plus grand que lui ». Quant à l’intelligence pleine de la
chose (Dieu), elle ne peut être accordée par un simple
raisonnement comme celui d’Anselme : il faut d’abord que la
chose (Dieu) soit donnée dans la réalité. La connaissance vraie
d’une essence réelle ne peut se ramener à la compréhension
d’une signification verbale.
La réponse d’Anselme s’appuie principalement sur l’idée
d’existence nécessaire : le concept de Dieu est celui d’un être
qui, s’il existe, existe nécessairement (car il est « plus « grand »,
majus, de ne pas commencer dans le temps, d’être éternel et
donc nécessaire). Mais, du coup, la non-existence de Dieu est
non seulement inintelligible, mais même impensable : je ne
peux même pas feindre (par l’imagination) que Dieu n’existe
pas, alors que je peux feindre que je n’existe pas (Liber
apologeticus, chap. 4). C’est que mon existence est contingente
(bornée dans le temps, limitée dans l’espace), et je peux
facilement imaginer des temps et des lieux où je ne suis pas.
Mais je ne peux d’aucune façon imaginer Dieu non existant.
C’est le privilège de Dieu : il est le seul être dont la non-
existence soit impensable, même par les fictions de
l’imagination. En d’autres termes, l’alternative « Dieu est ou
n’est pas » n’a pas de sens, car les alternatives de ce genre n’ont
de sens que pour les être contingents — la définition de la
contingence étant précisément que l’être contingent peut aussi
bien être que ne pas être. L’existence de Dieu étant nécessaire
(autrement, une fois encore, il ne serait pas tel que rien de plus
grand ne puisse être pensé), elle échappe à l’alternative de la
contingence. Je peux penser une proposition fausse comme « il
y a des hommes dans la lune » ou comme « je ne suis pas », mais
je ne peux pas penser (et encore moins comprendre) la thèse
« Dieu n’existe pas » qui se contredit elle-même. Mon existence,
qui est contingente, peut ne pas être ; l’existence de Dieu, qui
est nécessaire, ne peut pas ne pas être.
Cette discussion est importante, car, dans les termes de l’époque
où elle a lieu, elle indique déjà certains points récurrents du
débat philosophique sur l’existence de Dieu : le statut de l’idée
de Dieu dans l’esprit humain ; le caractère de nécessité
accordée à l’existence de Dieu ; le privilège à certains égards
exorbitant reconnu au concept de Dieu : on ne peut pas
raisonner sur Dieu avec les règles du raisonnement ordinaire,
ou, du moins, pas seulement avec elles. Le statut de la raison est
donc engagé dans ce débat, on aura souvent l’occasion de le
vérifier.
Toutefois le débat entre Anselme et Gaunilon tourne autour
d’une autre difficulté encore : le contenu positif de la notion
négative « être tel que rien de plus grand ne puisse être pensé ».
Gaunilon écrit ainsi : « je ne peux pas […] penser ou avoir dans
mon intelligence, une fois que je l’ai entendu, cela qui est plus
grand que tout ce qui peut être pensé […]. Car je ne connais pas
la chose elle-même [Dieu], et ne puis la conjecturer à partir
d’une autre chose qui lui serait semblable, toi-même disant
qu’elle est telle que rien ne peut lui être semblable » (Pro
insipiente, chap. 4). Cette objection est décisive : y a-t-il un sens à
dire que l’on pense ou comprend un concept dont le réfèrent
(l’être réel dont il est le concept) n’est d’aucune manière, ni
directement ni indirectement, connu ? C’est une sorte de défi
que lance Gaunilon, et qu’Anselme relève. Il fait droit à
l’exigence de Gaunilon, et va ancrer dans le réel le contenu du
concept d’« être tel que rien de plus grand ne peut être connu ».
Son raisonnement repose sur un principe métaphysique simple
à formuler : s’il y a une gradation du moins bon vers le meilleur
au sens comparatif (meilleur que), alors il y a un Meilleur au
sens superlatif (meilleur absolument parlant). Or cette
gradation est visible dans le monde (les animaux sont meilleurs
en dignité que les plantes, celles-ci sont meilleures que les
végétaux, l’homme est meilleur que les animaux mêmes, etc.).
« Parce que tout bien moindre est semblable au bien plus grand
en tant qu’il est un bien, il est clair pour tout esprit raisonnable
qu’en remontant des biens moindres aux biens plus grands,
nous pouvons mainte fois, à partir de ces biens tels qu’on puisse
penser des biens plus grands qu’eux, conjecturer [conicere] cela
qui est tel qu’on ne puisse rien penser de plus grand [illud quo
nihil potest majus cogitari] » (Liber apologeticus, chap. 8 ; à la fin
du même chapitre, Anselme cite l’Épître aux Romains de saint
Paul, I, 20 : « les [perfections] invisibles de Dieu, son éternelle
puissance et sa divinité, se laissent voir à l’intelligence par ce
qui fut fait depuis la création du monde » [4] ; voir aussi
Monologion, chap. 4). L’avantage théorique de ce raisonnement
est que le concept de Dieu se trouve rattaché à notre expérience
(il est le Juste, là où n’avons qu’une justice imparfaite, le Beau,
là où nos beautés sont tronquées, etc.). Son inconvénient est
qu’il introduit une tension, voire une contradiction, avec
l’exigence de penser un être au-delà de tout ce que notre
expérience peut nous offrir. Pour reprendre les termes de Jules
Vuillemin, disons que l’exigence de ressemblance (qui seule
permet, par le principe de gradation, de donner un contenu à
l’idée de Dieu) est incompatible avec l’exigence de
transcendance (qui seule préserve la divinité de Dieu, et évite
l’anthropomorphisme). Le vice du raisonnement par la
gradation peut s’exprimer ainsi : le principe de la gradation est
que tout échelon soit dépassé par un échelon plus élevé ; on ne
peut donc conclure de ce principe à l’existence d’un échelon si
élevé qu’il ne puisse être dépassé par un échelon plus élevé
encore. Et pourtant, le même Anselme qui admet le principe de
gradation (donc d’une certaine continuité, dans l’échelle des
êtres, entre Dieu et les créatures), soutient vigoureusement le
principe de transcendance dans l’étonnant autant que bref
chapitre 15 du Proslogion : « Par suite, Seigneur, tu n’es pas
seulement tel que plus grand ne peut être pensé, mais tu es
quelque chose de plus grand que tout ce que l’on peut penser
[quiddam majus quam cogitari possit]. » [5]
Non seulement on ne peut pas penser plus grand que Dieu,
mais on ne peut pas même penser Dieu lui-même, qui est trop
grand pour nous. Savoir si cette tension entre gradation et
transcendance peut être résorbée, ou si, comme le pense Jules
Vuillemin, elle condamne la théologie rationnelle à des
antinomies mal dissimulées derrière des « raisonnements
batârds » [6] , est une question que nous ne pouvons décider
encore, et que nous retrouverons dans la suite de notre
démarche.
Le concept de Dieu est décidément exorbitant à notre intellect,
de même que son existence est exorbitante à la nôtre. Il y a, à
cet égard, une remarquable analogie de structure entre l’être de
Dieu et la preuve ontologique qui le démontre : l’autosuffisance
(l’aséité, pour parler un jargon d’école, c’est-à-dire le faire d’être
a se, par soi) caractérise aussi bien l’argument ontologique, en
son caractère a priori, que l’existence de Dieu, en son caractère
inconditionné et nécessaire. « La description du Proslogion, en
tant qu’elle ne fait appel qu’au concept impossible de ce qui
dépasse Dieu, sans prendre en considération ce qu’il m’est
possible de penser, est pour ainsi dire transcendante comme
son objet. » [7] C’est en effet en dehors du Proslogion (dans le
Monologion et dans le Liber apologeticus) qu’Anselme
s’appuiera sur le principe de gradation, qui renvoie lui-même à
ce qu’il m’est possible de penser, c’est-à-dire le réel.
Est-ce à dire que le raisonnement d’Anselme ne puisse rien dire
de déterminé sur Dieu ? Certainement pas. Le Proslogion va au
contraire produire toute une série de prédicats divins : la bonté,
la puissance, la sensibilité, la miséricorde, l’impassibilité, la
justice, l’éternité, etc. (du chap. 5 jusqu’à la fin de l’opuscule).
L’être de Dieu est donc un être qui peut être qualifié, sur lequel
on peut tenir un discours déterminé : « Dieu est bon, et juste,
etc. » Ces qualifications ne dépendent en principe pas de la
prémisse religieuse, de la foi chrétienne d’Anselme ; elles sont
inférées de la formule « être tel que rien de plus grand ne peut
être pensé » par l’intermédiaire du principe (implicite) que le
bien, bonum, est plus grand que le non-bien. L’être tel que rien
de plus grand ne peut être pensé est donc aussi l’être tel que
rien de meilleur ne peut être pensé, quo nihil melius cogitari
potest (chap. 14) : on passe aisément de nihil majus à nihil
melius. Le dernier chapitre du Liber apologeticus confirme le
caractère philosophique de la démarche : « Au sujet de la
substance divine, nous croyons tout ce que nous pouvons
penser qu’il est absolument meilleur d’être que de n’être pas ;
par exemple, il est meilleur d’être éternel que non éternel, bon
que non bon […]. Car rien de cette sorte ne peut être tel que
quelque chose de plus grand ne puisse être pensé. »
Ces qualités reconnues à Dieu ne sont toutefois pas
immédiatement intelligibles : Anselme insiste en effet sur ce qui
les sépare des qualités homonymes en l’homme (des qualités
humaines qu’on appelle du même nom : bonté, justice). La
question est particulièrement vive en ce qui concerne la justice
de Dieu, difficile à concilier avec sa bonté : la justice doit
amener Dieu à punir les méchants, et sa bonté à les épargner
(chap. 9 à 11) ; il faut bien reconnaître qu’ici l’argumentation
cède un peu trop souvent la place à l’effusion pieuse. Le critère
de la justice de Dieu ne peut être saisi : « Nulle contradiction de
toute façon : ceux que tu veux punir, il n’est pas juste qu’ils
soient sauvés, et ceux que tu veux épargner, il n’est pas juste
qu’ils soient condamnés. N’est juste que ce que tu veux, et non
juste ce que tu ne veux pas » (chap. 11 ; nous soulignons).
N’insistons pas sur ces difficultés (nous les retrouverons par
après), et notons plutôt, les deux difficultés de l’équivocité et de
la théodicée. Les mots ont-ils le même sens quand on parle de
l’homme et quand on parle de Dieu ? La justice de Dieu peut-
elle être comprise, c’est-à-dire justifiée ?
Il nous reste à préciser ce que la démarche anselmienne nous
apprend sur l’exister de Dieu, sur sa manière d’exister. Nous
savons déjà que Dieu est éternel, ce qui pour Anselme est un
surcroît d’existence ; étant « par soi » et « de soi » (per se et ex
se, Monologion, chap. 5-6), et seul à exister ainsi, Dieu n’existe
pas comme nous. Tout en Dieu est unifié et simple (ibid., chap.
17), et par conséquent immuable, soustrait aux accidents (ibid.,
chap. 25). L’intuition fondamentale qu’Anselme nous propose
est celle d’une vie divine rigoureusement identique à elle-
même : « Dieu est la vie même par laquelle il vit » (Proslogion,
chap. 12), autrement dit la vie de Dieu n’est pas reçue d’ailleurs,
elle est vraiment la sienne, purement la sienne. Voilà pourquoi,
si l’on peut dire d’un homme qu’il a la justice, il faut dire de
Dieu qu’il est la justice (Monologion, chap. 16). Cette identité à
soi est absolument sans faille, et sa plénitude à peine
compréhensible ne peut s’exprimer que dans l’indiscutable
fermeture d’une tautologie : tu solus ergo, domine, es quod es, et
tu es qui es, « toi seul, Seigneur, es donc ce que tu es, et tu es
celui que tu es » (Proslogion, chap. 22 ; cette formule fait bien
entendu écho au Nom que Dieu révèle à Moïse lors de l’épisode
du buisson ardent : ego sum qui sum, « je suis celui qui suis »
(Exode, 3, 14). Plus précisément, la vie divine est celle d’un
éternel présent : Dieu n’a ni « avoir été », fuisse, ni « avoir à
être », futurum esse, mais simplement il « es[t] présent »,
praesens esse (Anselme dit cela dans une phrase latine un peu
rude : nec habes fuisse aut futurum esse, sed tantum praesens
esse : le présent de Dieu est un présent sans passé ni futur, c’est
un pur et vrai présent, Proslogion, chap. 22).
Ces indications se réfèrent manifestement aux données de la
théologie judéo-chrétienne ; mais il faut noter qu’elles peuvent
aussi être inférées de la définition de l’être tel que rien de plus
grand ne peut être pensé. Cet être étant un summum, ses
qualités le sont aussi (comme l’indique clairement la fin du
chap. 16 du Monologion).

L’idée de Parfait (Descartes)


Ce qui change, de la version anselmienne à la version
cartésienne de la preuve ontologique, c’est d’abord le contenu
et le statut intellectuel de sa prémisse, l’idée de Dieu. Le
contenu change, car à une définition « épistémologique »
(relative à ma science) de l’idée de Dieu, Descartes va substituer
une définition « ontologique » (relative à l’objet lui-même, c’est-
à-dire Dieu). Dieu n’est plus défini comme « l’être tel qu’on ne
puisse concevoir plus grand que lui », mais comme « l’être
souverainement parfait » (Méditation cinquième, AT, IX, 52) [8] .
On voit que tombent en même temps les caractères
remarquables de la définition d’Anselme : la négation et la
comparaison ; Dieu est ici défini de manière positive (par le
concept de perfection) et de manière non relative (il est
« souverainement parfait »). Le statut intellectuel change
également, car cette idée de Dieu n’est pas donnée par la foi,
mais découverte par la raison dans l’esprit. Ces différences
doivent être fortement marquées : la preuve cartésienne n’est
pas une reprise de l’argument d’Anselme, c’est une autre
preuve, malgré l’indiscutable « air de famille » qui les
rapproche. Descartes marque lui-même très nettement la
différence, et reproche à l’argument anselmien « une faute
manifeste en la forme » (Réponses aux premières objections, AT,
IX, 91).
Résumons d’emblée la preuve cartésienne, ce que précisément
(nous allons expliquer pourquoi) on ne devrait pas faire : « Dieu
est l’être souverainement parfait, or l’existence est une
perfection, donc Dieu existe. » Commentons brièvement : l’idée
de Dieu est celle d’un être doté de toutes les perfections ; or,
l’existence est une perfection (il vaut mieux exister plutôt que
ne pas exister, l’être vaut mieux que le néant) ; cette perfection
d’exister fait donc partie du « contenu définitionnel » de l’idée
de Dieu ; mais si Dieu est compris comme possédant la
perfection d’exister, alors il existe.
Ainsi résumé, ramené à son squelette logique, l’argument
semble n’être qu’un tour de passe-passe, une trouvaille verbale
sans la moindre portée. Mais c’est que procéder ainsi, sans
préparation, c’est ne pas savoir penser. Remarquable à cet
égard est l’Abrégé géométrique qui suit les Réponses aux
secondes objections (AT, IX, 124-132). Descartes y propose bien
une version brève et syllogistique de l’argument ontologique
(AT, IX, 129), mais après une longue série de sept Demandes (AT,
IX, 125-127) où il invite son lecteur à un véritable travail de
préparation intellectuelle. On n’accède pas d’emblée à
l’évidence intrinsèque de l’argument ontologique, car cet
argument heurte violemment la plupart de nos (mauvaises)
habitudes intellectuelles et mentales. Les lecteurs doivent
« considérer combien faibles sont les raisons qui leur ont fait
jusques ici ajouter foi à leurs sens, et combien sont incertains
tous les jugements qu’ils ont depuis appuyés sur eux ; et qu’ils
repassent si longtemps et si souvent cette considération en leur
esprit, qu’enfin ils acquièrent l’habitude de ne se plus confier si
fort en leurs sens ; car j’estime que cela est nécessaire pour se
rendre capable de connaître la vérité des choses
métaphysiques, lesquelles ne dépendent point des sens »
(première Demande, nous soulignons). Les préjugés ne sont pas
seulement des idées fausses, mais de mauvaises manières de
penser. On sait que, pour Descartes, les mathématiques sont
une excellente propédeutique pour lutter contre la prévention
et la précipitation [9] . La pratique des mathématiques donne à
l’esprit l’expérience d’un type de vérité irréductible ; mais en
même temps cette expérience révèle à l’esprit l’idée (le désir)
d’une vérité plus irréductible encore, d’une vérité absolument
certaine et indubitable. L’expérience intellectuelle
mathématique invite ainsi à son propre dépassement,
dépassement qui, chez Descartes, prend deux formes : une
réforme des mathématiques (Discours de la méthode II,
Géométrie), qui ne nous retiendra pas ici ; la recherche et la
découverte d’une évidence plus forte que celle des
mathématiques, l’évidence métaphysique du Cogito (Discours
de la méthode, IV, Méditations, I-II). L’évidence cartésienne n’a
rien d’immédiat, c’est au contraire une évidence travaillée, une
évidence conquise sur les pseudo-évidences de l’imagination et
de la pensée héritée.
C’est en ce sens non trivial que la preuve ontologique a le statut
d’une évidence : elle n’est pas une vérité qui saute aux yeux, qui
est facile à voir, mais une vérité qui n’apparaît que si l’esprit
s’est désaccoutumé de ses mauvais modes de penser. Il faut
abstrahere mentem a sensibus, détacher l’esprit des sens, afin de
ne plus confondre les perceptions obscures des sens (qui nous
paraissent claires parce que nous y sommes accoutumés) avec
les perceptions claires de l’entendement (qui nous paraissent
obscures parce que nous n’en avons pas l’habitude). C’est l’objet
de la sixième Demande : « que, considérant avec soin tous les
exemples d’une claire et distincte perception, et tous ceux dont
la perception est obscure et confuse, desquels j’ai parlé dans
mes Méditations, ils [les lecteurs] s’accoutument à distinguer les
choses qui sont clairement connues, de celles qui sont
obscures ; car cela s’apprend mieux par des exemples que par
des règles » (AT, IX, 127). Distinction capitale entre la règle et
l’exemple : la règle, c’est l’application mécanique, purement
opératoire, d’un principe ou de critères reconnus valides ; c’est
presque ce que Leibniz appellera la pensée aveugle, c’est en
tout cas la pensée impersonnelle. L’exemple, c’est au contraire
la pratique personnelle du discernement (distinguer le clair et
l’obscur), le long travail par lequel se développe le jugement,
l’exercice du jugement : « qu’ainsi ils exercent cette clarté de
l’entendement qui leur a été donnée par la nature, mais que les
perceptions des sens ont accoutumé de troubler et d’obscurcir,
qu’ils l’exercent, dis-je, toute pure et délivrée de leurs
préjugés » (troisième Demande, AT, IX, 126). Les Demandes de
l’Abrégé géométrique expriment les compétences intellectuelles
(et les moyens de les acquérir) que doivent posséder les lecteurs
pour comprendre ce qui suit (et notamment l’argument
ontologique), et non, comme dans la tradition issue d’Euclide,
des principes théoriques, des postulats, que l’on demande
d’accorder pour que le raisonnement puisse fonctionner. Or ces
compétences sont longues à acquérir, et cinq des sept
demandes soulignent la longueur du temps d’exercice
nécessaire avant d’arriver à l’argument ontologique : « qu’ils
repassent si longtemps et si souvent cette considération […]
qu’enfin ils acquièrent l’habitude… » (1re demande) ; « qu’ils ne
cessent point de la considérer… » (2e demande) ; « qu’ils
exercent cette clarté de l’entendement.. » (3e demande) ; « qu’ils
s’arrêtent longtemps à
contempler la nature de l’être
souverainement parfait » (5e demande) ; « [qu’]ils
s’accoutument à distinguer… » (6e demande).
L’argument ontologique, on le voit, n’est pas pour tout le
monde. Corrigeons vite ce que cette formule a d’équivoque : en
droit, bien sûr, la raison est égale en tous, et tout homme peut
s’élever jusqu’à la rationalité de l’argument ontologique, pour
peu qu’il y mette du sien. Mais en fait les conditions de
compétence édictées par Descartes sont tellement strictes que
peu d’hommes peuvent avoir le temps et le goût d’y satisfaire.
Ce que reconnaît Descartes immédiatement après avoir exposé
l’argument ontologique dans l’Abrégé géométrique : « Mais
parce qu’il n’est pas aisé de parvenir à une si grande clarté
d’esprit, nous tâcherons de prouver la même chose [l’existence
de Dieu] par d’autres voies » (AT, IX, 129). Suivent les deux
preuves de Dieu « par les effets ».
Supposons donc que plusieurs semaines ou plusieurs années
ont passé, que notre lecteur remplit désormais les conditions
cartésiennes, et reprenons l’argument. Il repose entièrement
sur le contenu de l’idée de Dieu, sur la certitude que l’on peut se
fier à cette idée. C’est dans la troisième Méditation que
Descartes a établi la valeur objective de cette idée, valeur
objective qui fournit d’ailleurs une première preuve de
l’existence de Dieu, dite preuve par l’idée de Parfait. Cette
preuve s’appuie sur le principe suivant : il doit y avoir au moins
autant de réalité dans la cause d’une idée qu’il y a de réalité
représentée dans l’idée elle-même ; en langage cartésien, il doit
y avoir autant de réalité formelle dans la cause de l’idée que de
réalité objective (« objectif » signifie « par représentation »)
dans l’idée : « toute la perfection qui est objectivement dans une
idée doit être réellement dans quelqu’une de ces causes [des
causes de cette idée] » (Réponses aux secondes objections, AT, IX,
107 ; c’est Descartes qui souligne). Or l’idée de Dieu est la seule
des idées que je trouve en mon esprit dont le contenu dépasse
manifestement mon pouvoir de fabriquer des idées, puisque ce
contenu est infini ; donc Dieu est prouvé comme cause de son
idée en moi : « Par le nom de Dieu j’entends une substance
infinie, éternelle, indépendante, toute connaissante, toute
puissante, et par laquelle moi-même et toutes les autres choses
qui sont […] ont été créées et produites. Or ces avantages sont si
grands et si éminents, que plus attentivement je les considère,
et moins je me persuade que l’idée que j’en ai puisse tirer son
origine de moi seul. Et par conséquent il faut nécessairement
conclure de tout ce que j’ai dit auparavant, que Dieu existe ; car,
encore que l’idée de la substance soit en moi, de cela même que
je suis une substance, je n’aurais pas néanmoins l’idée d’une
substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait été
mise en moi par quelque substance qui fût véritablement
infinie » (AT, IX, 35-36).
Ce qui nous importe dans cette preuve, c’est l’argumentation
par laquelle Descartes entend établir la solidité de l’idée de
Dieu. Il rejette l’objection suivante : ne pourrait-on pas dire que
l’idée de l’infini n’est pas une véritable idée, mais simplement la
négation de l’idée de fini, une sorte d’opération logique sans
véritable contenu ? Réponse : « je vois manifestement qu’il se
rencontre plus de réalité dans la substance infinie que dans la
substance finie, et partant que j’ai en quelque façon
premièrement en moi la notion de l’infini que du fini, c’est-à-dire
de Dieu, que de moi-même » (ibid., nous soulignons la
remarquable formule finale). Si je sais qu’il me manque
quelque chose (expériences du doute, du désir), que je suis
imparfait, c’est bien que j’ai en moi l’« idée d’un être plus
parfait que le mien, par la comparaison duquel je connai[s] les
défauts de ma nature » (ibid.). Ainsi, l’objection selon laquelle
l’idée de l’infini viendrait d’une « amplification » opérée par
l’homme à partir des perfections finies qu’il connaît ne porte
pas, car « d’où nous peut venir cette faculté d’amplifier toutes
les perfections créées, c’est-à-dire de concevoir quelque chose
de plus grand et de plus parfait qu’elles ne sont, sinon de cela
seul que nous avons en nous l’idée d’une chose plus grande, à
savoir de Dieu même » (Réponses aux cinquièmes objections, AT,
VII, 365). Le contenu infini de l’idée de Dieu garantit la réalité et
la valeur objectives de cette idée. Il n’est d’ailleurs pas en mon
pouvoir de modifier le contenu de cette idée : je ne puis
concevoir clairement et distinctement un Dieu méchant, ou un
Dieu impuissant, ou plusieurs Dieux infinis : cette idée de Dieu
s’impose à moi et résiste à mes tentatives pour la modifier.
Cette résistance de l’idée (au sens où l’on parle d’un matériau
résistant) est la preuve de sa validité, et Descartes donne pour
preuve de cette résistance, non sans une certaine ironie,
l’accord si inhabituel des philosophes sur cette question : « c’est
une chose très remarquable que tous les métaphysiciens
s’accordent unanimement dans la description qu’ils font des
attributs de Dieu, au moins de ceux qui peuvent être connus
par la seule raison humaine » (Réponses aux secondes
objections, AT, IX, 108). Aussi bien cette idée est-elle innée à
mon esprit, comme à tout esprit humain : Descartes rejette
l’objection « culturaliste » selon laquelle « les Canadiens, les
Hurons et les autres hommes sauvages n’ont point en eux une
telle idée », qui viendrait de l’éducation ou des livres (Secondes
objections, AT, IX, 98) ; c’est que l’innéité de l’idée n’implique
pas que l’idée soit toujours actuellement présente à l’esprit (cf.
Réponses aux troisièmes objections, AT, IX, 147, et aussi
Méditation cinquième, AT, IX, 53-54 : il n’est pas nécessaire « que
je tombe jamais dans aucune pensée de Dieu, néanmoins, toutes
les fois qu’il m’arrive de penser à un être premier et souverain,
et de tirer, pour ainsi dire, son idée du trésor de mon esprit, il
est nécessaire que je lui attribue toutes sortes de perfections »).
L’idée de Dieu est comme la marque qu’il a laissée en moi.
Nous sommes maintenant assurés de la validité de l’idée de
Dieu. Il nous faut désormais la considérer, pour employer un
terme capital du vocabulaire cartésien, c’est-à-dire l’examiner
longuement et avec attention [10] . C’est faute d’une suffisante
considération de l’idée de Dieu que l’argument ontologique
risque de présenter « quelque apparence de sophisme » [11] .
C’est que nous avons l’habitude de distinguer, dans les choses,
l’essence et l’existence. Cette distinction usuelle, nous
l’appliquons à Dieu — qui est précisément le seul être auquel
elle ne convienne pas : « Toutefois une attention plus
scrupuleuse rend manifeste que l’existence ne peut pas plus
être séparée de l’essence de Dieu que, de l’essence du triangle,
la somme des trois angles égale à deux droits, ou, de l’idée de
montagne, l’idée de vallée ; si bien qu’il n’est ni plus ni moins
contradictoire de penser un Dieu (c’est-à-dire un être
souverainement parfait) dépourvu d’existence (c’est-à-dire
dépourvu de quelque perfection) que de penser une montagne
dépourvue de vallée. » [12] Et ce n’est pas, précise Descartes, que
ma pensée ait le pouvoir d’imposer quelque nécessité aux
choses, c’est au contraire « la nécessité de la chose même, à
savoir de l’existence de Dieu », qui « détermine ma pensée à le
concevoir de cette façon » (AT, IX, 53). La puissance interne de
l’idée de Dieu en moi me contraint à poser l’existence de son
objet, Dieu. Ainsi l’argument ontologique, loin d’être un
raisonnement complexe, est plutôt une vue intuitive : que les
lecteurs saisissent bien que l’existence nécessaire est contenue
dans l’idée de Dieu, et « de cela seul, sans aucun raisonnement,
ils connaîtront que Dieu existe » (Abrégé géométrique,
cinquième Demande, AT, IX, 126, nous soulignons). Cette vue
intuitive n’est certes qu’une limite, car « la vision ne s’affranchit
jamais de la voie » ; mais « quels que soient les chemins de la
démonstration et les attributs divins qu’elle met en évidence,
elle tente toujours de transformer en intuition la visée de
Dieu » [13] .
Quel est ce Dieu que prouve la preuve ontologique ? Nous le
savons déjà, s’il est vrai que « selon les lois de la vraie logique,
on ne doit jamais demander d’aucune chose si elle est qu’on ne
sache premièrement ce qu’elle est » [14] . Ce qu’est Dieu, c’est son
idée en nous, soigneusement consultée, qui nous l’apprend. La
note dominante est celle de souveraineté, de puissance ;
d’emblée, Descartes souligne cette toute-puissance créatrice
(Méditation troisième, AT, IX, 35-36). On sait que Descartes
étendra très loin ce principe, puisqu’il soutiendra que les
« vérités éternelles » (les théorèmes géométriques et
mathématiques, par exemple) ont été librement créées par
Dieu : « Quand on considère attentivement l’immensité de Dieu,
on voit manifestement qu’il est impossible qu’il y ait rien qui ne
dépende de lui, non seulement de tout ce qui subsiste, mais
encore qu’il n’y a ordre, ni loi, ni raison de bonté et de vérité
qui n’en dépende » ; il faut donc penser que les vérités
éternelles dépendent « seulement de la volonté de Dieu, qui,
comme un souverain législateur, les a ordonnées et établies de
toute éternité » [15] . Si incompréhensible que cela soit pour nous,
Dieu aurait pu faire que 2 et 2 fassent 5 ; nous savons que Dieu
aurait pu le faire, sans pouvoir comprendre « comment » (AT,
IX, 236) il aurait pu faire — précisément parce que la logique de
notre entendement a été établie par Dieu, et ne peut
absolument pas remonter en deçà de cet établissement pour
envisager une logique différente.
Cette puissance de tout créer, y compris les lois logiques,
Descartes va l’attribuer à Dieu, y compris par rapport à lui-
même : en d’autres termes, Dieu va être saisi comme cette
puissance capable de se causer soi-même, causa sui. Nous
sommes au cœur du concept cartésien de Dieu, et du concept
cartésien de l’existence divine. Un texte essentiel doit ici être
cité tout au long, malgré (ou à cause de) sa longueur : c’est le
texte des Premières Réponses où Descartes s’explique sur l’idée,
apparemment étrange, que Dieu peut être dit cause efficiente
de soi-même.

Enfin, je n’ai point dit qu’il est impossible qu’une chose soit la
cause efficiente de soi-même ; car, encore que cela soit
manifestement véritable, lorsqu’on restreint la signification
d’efficient à ces causes qui sont différentes de leurs effets,
ou qui les précèdent en temps, il semble toutefois que dans
cette question elle ne doit pas être ainsi restreinte, tant
parce que ce serait une question frivole : car qui ne sait
qu’une même chose ne peut pas être différente de soi-
même ni se précéder en temps ? comme aussi parce que la
lumière naturelle ne nous dicte point, que ce soit le propre
de la cause efficiente, de précéder en temps son effet : car
au contraire, à proprement parler, elle n’a point le nom ni la
nature de cause efficiente, sinon lorsqu’elle produit son
effet, et partant elle n’est point devant lui. Mais certes la
lumière naturelle nous dicte qu’il n’y a aucune chose de
laquelle il ne soit loisible de demander pourquoi elle existe,
ou dont on ne puisse rechercher la cause efficiente […]. Mais
certes j’avoue franchement qu’il peut y avoir quelque chose
dans laquelle il y ait une puissance si grande et si
inépuisable, qu’elle n’ait jamais eu besoin d’aucun secours
pour exister, et qui n’en ait pas encore besoin maintenant
pour être conservée, et ainsi qui soit en quelque façon la
cause de soi-même ; et je conçois que Dieu est tel […]. Ainsi,
encore que Dieu ait toujours été, néanmoins, parce que c’est
lui-même qui en effet se conserve, il semble qu’assez
proprement il peut être dit et appelé la cause de soi-même.
[…].
De même, lorsque nous disons que Dieu est par soi, nous
pouvons aussi à la vérité entendre cela négativement, et
n’avoir point d’autre pensée, sinon qu’il n’y a aucune cause
de son existence, mais si nous avons auparavant recherché
la cause pourquoi il est, ou pourquoi il ne cesse point d’être,
et que, considérant l’immense et incompréhensible
puissance qui est contenue dans son idée, nous l’ayons
reconnue si pleine et si abondante qu’en effet elle soit la
cause pourquoi il est et ne cesse point d’être, et qu’il n’y en
puisse avoir d’autre que celle-là, nous disons que Dieu est
par soi, non plus négativement, mais au contraire très
positivement. Car, encore qu’il ne soit pas besoin de dire
qu’il est la cause efficiente de soi-même, de peur que peut-
être on n’entre en dispute du mot, néanmoins, parce que
nous voyons que ce qui fait qu’il est par soi, ou qu’il n’a point
de cause différente de soi-même, ne procède pas du néant,
mais de la réelle et véritable immensité de sa puissance, il
nous est tout à fait loisible de penser qu’il fait en quelque
façon la même chose à l’égard de soi-même, que la cause
efficiente à l’égard de son effet, et partant, qu’il est par soi
positivement.
Descartes, Réponses aux premières objections, AT, IX,
86-88

Ce texte étonnant appelle commentaire. Le nerf de


l’argumentation cartésienne, c’est l’équivalence entre être et
être conservé ou se conserver (thèse dite « de la création
continuée » : il ne faut pas moins de puissance pour me
maintenir en être que pour me donner l’être : Méditation
troisième, AT, IX, 39). On peut donc remplacer la demande « par
quelle cause cette chose a-t-elle été créée ou produite ? » par la
demande « par quelle cause se conserve-t-elle ? ». Et s’il est vrai
qu’il serait absurde de dire qu’une chose (Dieu ici) se cause elle-
même, au sens où elle se précéderait elle-même dans le temps,
il n’est nullement absurde de dire qu’elle se cause elle-même au
sens où elle se conserve dans le présent (et cela, quel que soit le
type de « présent » de Dieu). Descartes débarrasse donc l’idée de
causation de ce qu’elle peut avoir de trop temporel (on notera
l’argument selon laquelle la cause n’a statut de cause qu’au
moment où elle produit son effet, ce qui veut dire
conceptuellement parlant que la cause en tant que cause est
toujours contemporaine de son effet) pour mettre en avant la
puissance causatrice. Or la puissance que nous représente l’idée
de Dieu, si on la considère soigneusement, est « grande » (terme
le plus modéré, point de départ d’une longue suite d’adjectifs),
« inépuisable » (infinie, donc), « immense » (à la lettre : qui ne
peut pas être mesurée ; Descartes précise ensuite qu’il faut
prendre ce mot à la lettre, que cette immensité est « réelle et
véritable »), « incompréhensible » donc (nous ne pouvons
comprendre que des puissances mesurées, à notre portée),
« pleine » (sans faille, sans faiblesse), « abondante » (ce terme
redouble « inépuisable » : la traditionnelle métaphore de la
source se devine ici).
Plus indécis peut-être est le statut de cette appellation de Dieu
comme causa sui : Descartes semble dire à la fois que Dieu est
« en quelque façon » (l’expression est employée deux fois) cause
de soi, et que néanmoins cette nomination est « assez propre ».
On réduira cet écart si on souligne le « assez » : si Dieu peut être
« assez proprement dit et appelé la cause de soi-même », c’est
qu’il ne peut pas l’être tout à fait proprement, et qu’il reste dans
ce vocabulaire la trace d’une métaphore. Parler de causa sui est
la moins mauvaise manière de dire le rapport que Dieu
entretient avec lui-même par son insondable puissance. Aussi
bien Descartes n’entend-il pas disputer des mots, et se montre
prêt à renoncer à ce vocabulaire de la cause de soi à l’instant
même où il en montre la légitimité (« encore qu’il ne soit pas
besoin de dire… ») ; mais la nécessité de l’idée nous incite à
penser Dieu comme puissance cause d’elle-même (« néanmoins
[…] il nous est tout à fait loisible de penser… »). Même si on
n’ose pas le dire, il faut bien le penser, alors même qu’il est
difficile de le penser. Sur ce point d’ailleurs, les Réponses aux
Quatrièmes Objections (d’Antoine Arnauld, AT, IX, 162-166)
manifestent bien l’ambiguïté de ce concept de causa sui :
« cause » ne peut s’y entendre au sens propre, puisque l’idée de
cause implique la différence de la cause et de l’effet, Descartes
doit le « concéder » à Arnauld (AT, IX, 185) ; or Dieu n’est pas
différent de lui-même, et d’ailleurs personne ne songerait à le
nommer « effet de lui-même » (187) ; le concept de cause
fonctionne ici en un sens élargi, « étendu », et « par analogie »
(185) : « à celui qui demande pourquoi Dieu existe, il ne faut pas
à la vérité répondre par la cause efficiente proprement dite,
mais seulement par l’essence même de la chose, ou bien par la
cause formelle, laquelle, pour cela même qu’en Dieu l’existence
n’est point distinguée de l’essence, a un très grand rapport avec
la cause efficiente, et partant, peut être appelée quasi-cause
efficiente » (188).
L’infini, de soi, est positif, mais nous le pensons par le moyen
d’une (double) négation (comme « ce en quoi nous ne
rencontrons pas de limites »), car nous ne pouvons le
comprendre, mais seulement le concevoir [16] . De même nous
est-il plus facile de comprendre le sens négatif de la puissance
de Dieu (être sans cause) que son sens positif (être cause de soi).
Mais si nous réfléchissons mieux au type d’existence qui
convient à Dieu, l’existence nécessaire, nous comprendrons
qu’elle peut et doit être pensée comme existence indépendante,
c’est-à-dire comme existence que Dieu se donne par sa propre
force :
Mais si nous examinons soigneusement, savoir, si l’existence
convient à l’être souverainement puissant, et quelle sorte
d’existence, nous pourrons clairement et distinctement
connaître, premièrement, qu’au moins l’existence possible
lui convient, comme à toutes les autres choses dont nous
avons en nous quelque idée distincte, même à celles qui
sont composées par les fictions de notre esprit. En après,
parce que nous ne pouvons penser que son existence est
possible, qu’en même temps, prenant garde à sa puissance
infinie, nous ne connaissions qu’il peut exister par sa propre
force, nous conclurons de là que réellement il existe, et qu’il
a été de toute éternité. Car il est très manifeste, par la
lumière naturelle, que ce qui peut exister par sa propre
force, existe toujours ; et ainsi nous connaîtrons que
l’existence nécessaire est contenue dans l’idée d’un être
souverainement puissant, non par aucune fiction de
l’entendement, mais parce qu’il appartient à la vraie et
immuable nature d’un tel être, d’exister.
Descartes, Réponses aux premières objections, AT, IX,
94

De la version cartésienne de l’argument ontologique, plus


encore que de la version anselmienne, on peut dire qu’elle
reproduit l’aséité de son objet : elle repose entièrement sur le
contenu de l’idée de Dieu (et non plus, comme chez Anselme,
sur ce que je peux ou ne peux pas penser). Le paradoxe est que
la puissance intellectuelle de cette preuve par la puissance
réelle de Dieu ne se donne pas comme une évidence
immédiatement spectaculaire ou frappante, mais comme une
évidence à conquérir par l’exercice de l’esprit. Il faut en effet se
familiariser avec la singularité de Dieu, qui est le seul être dans
lequel l’existence ne puisse être séparée de l’essence, ou, en
d’autres termes, dont l’existence soit nécessaire.
Cette singularité de Dieu entraîne, chez Descartes, comme une
transformation, limitée mais réelle, de la notion de raison. Là
où la tradition aristotélico-thomiste (dans laquelle s’inscrivent
les Premières Objections de Caterus, et les Quatrièmes,
d’Arnauld) sépare la cause de son effet, et considère la notion
de causa sui comme une contradiction dans les termes,
Descartes, on l’a vu, les pense (ou tente de les penser) ensemble.
Quant à la thèse de la libre création des Vérités éternelles, elle
fait dépendre la rationalité et ses lois de la volonté divine : thèse
« scandaleuse », longtemps affaiblie par les lectures
traditionnelles qui renfermaient Descartes dans un
« rationalisme » de convention. D’une certaine manière, le
contenu même de cette thèse implique la mutation du concept
de raison : si Dieu est le fondement de la raison logique, il faut
bien, pour pouvoir le reconnaître, que la raison prenne comme
une distance avec elle-même et admette un principe qu’elle sait
sans pouvoir le comprendre. Remarquable à cet égard est le
passage des Quatrièmes Réponses (AT, IX, 185) qui parle
d’étendre le concept de cause (pour pouvoir y inclure la notion-
limite de causa sui), conceptus potest extendi : « ce concept peut
être étendu ». C’est admettre une certaine extension du pouvoir
de la raison, pour lui permettre de se rapprocher de
l’immensité divine, qui est son propre et incompréhensible
fondement.
Il faut donc, et pour finir, être attentif à ce qu’a de vivant le
Dieu cartésien, précisément parce qu’il est pensé comme force,
puissance, dynamisme, et prouvé par ce dynamisme même. La
nécessité de son existence n’est pas prouvée de manière
purement logique (ce qui ne peut pas ne pas être,
nécessairement est ou existe), mais bien de manière dynamique
(comme puissance de se donner l’être par sa propre force). La
liberté de Dieu, son indépendance, son indifférence (au sens
positif que Descartes donne à ce terme), se manifestent dans la
thèse « scandaleuse » de la création libre des Vérités éternelles.
En cela, certes, Dieu est très loin de nous : nous héritons d’une
logique qu’il a créée et dont il ne dépend pas [17] . Mais, sous un
autre point de vue, nous sommes proches de Dieu : nous
possédons quelque chose de son infinie puissance, la liberté.
C’est la thèse capitale de la Méditation quatrième : notre volonté
(c’est-à-dire notre liberté) est infinie comme celle de Dieu, seul
notre entendement est fini [18] . C’est par ce caractère infini de
notre volonté que nous sommes semblables à Dieu ; Descartes
pousse parfois très loin cette idée, jusque à écrire à la reine
Christine de Suède la phrase suivante : « le libre arbitre est de
soi la chose la plus noble qui puisse être en nous, d’autant qu’il
nous rend en quelque façon pareils à Dieu et semble nous
exempter de lui être sujets » (lettre du 20 novembre 1647, nous
soulignons ; il n’est peut-être pas indifférent que cette
hyperbole se trouve dans une lettre adressée à un souverain en
exercice). Comme si la proximité pouvait receler quelque
rivalité.
Toutefois, cette proximité des volontés nous permet aussi et
surtout d’aimer Dieu (l’amour étant pensé par Descartes en
termes de volonté : aimer c’est « se joindre de volonté » avec
l’être aimé, Traité des passions, articles 79-85). On peut dire que
Descartes fonde ou essaie de fonder de manière purement
philosophique la possibilité d’aimer Dieu d’un amour appuyé
sur la connaissance que nous avons de ses perfections.
À la question de son ami Chanut « si la seule lumière naturelle
nous enseigne à aimer Dieu, et si on le peut aimer par la force
de cette lumière », Descartes répond par « deux fortes raisons
pour en douter » : les attributs de Dieu sont trop élevés au-
dessus de nous pour pouvoir convenir avec nous ; et Dieu n’est
pas imaginable (l’imagination a toujours rapport avec le corps,
et Dieu est incorporel), ce qui empêche « l’amour sensitive »
(Lettre à Chanut du 1er février 1647). « C’est pourquoi »,
continue Descartes, « je ne m’étonne pas si quelques
philosophes se persuadent qu’il n’y a que la religion chrétienne
qui, nous enseignant le mystère de l’incarnation, par lequel
Dieu s’est abaissé jusqu’à se rendre semblable à nous, fait que
nous sommes capables de l’aimer ». Mais Descartes ne s’en tient
pas là : « Toutefois je ne fais aucun doute que nous ne puissions
véritablement aimer Dieu par la seule force de notre nature […]
j’ose dire qu’au regard de cette vie c’est la plus ravissante et la
plus utile passion que nous puissions avoir ; et même qu’elle
peut être la plus forte, bien qu’on ait besoin, pour cela, d’une
méditation fort attentive […] » (nous soulignons). Ce texte est à
comparer avec la fin de la Méditation troisième : « il me semble
très à propos de m’arrêter quelque temps à la contemplation de
ce Dieu tout parfait, de peser tout à loisir ses merveilleux
attributs, de considérer, d’admirer et d’adorer l’incomparable
beauté de cette immense lumière, au moins autant que la force
de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte ébloui, me le
pourra permettre » (AT, IX, 42 ; nous soulignons le passage ou
glissement de la considération à l’adoration). L’amour porté à
Dieu s’appelle « dévotion » dans la langue du Traité des
passions, mais il faut noter que ce mot prend chez Descartes un
sens intellectuel : « Pour ce qui est de la dévotion, son principal
objet est sans doute la souveraine Divinité, à laquelle on ne
saurait manquer d’être dévot lorsqu’on la connaît comme il
faut » (Traité des passions, article 83 ; nous soulignons). Bref,
l’existence de Dieu n’est pas seulement une vérité certaine,
mais, si on prend au sérieux les textes qui précèdent, une
source de bonheur pour ceux qui le connaissent et qui l’aiment.
Ces thèmes sont esquissés plus que systématiquement articulés,
et on les trouve surtout dans la correspondance. Mais ils
dessinent une véritable philosophie du rapport à Dieu, à un
Dieu d’abord connu.

« Dieu existe nécessairement, s’il est possible »


(Leibniz)
À certains égards, l’« amélioration » leibnizienne de la preuve
ontologique cartésienne peut sembler mineure : démontrer la
compatibilité des perfections, donc la possibilité logique de
l’idée de Dieu. Mais les conséquences de cette modification,
nous le verrons, ne sont pas négligeables.
Le principal reproche que fait Leibniz à Descartes est en effet
d’avoir supposé que l’idée de Dieu est logiquement consistante,
c’est-à-dire non contradictoire. Ici ou là, il arrive bien à
Descartes d’anticiper le « problème de Leibniz », par exemple
dans une formule comme « une chose […] qui ait toutes les
perfections qui peuvent être ensemble » (Premières Réponses, AT,
IX, 93, nous soulignons). On ne peut pourtant pas en
conclure [19] que Descartes (et a fortiori Anselme) satisfassent
déjà aux conditions leibniziennes. Ces conditions ne peuvent
être satisfaites que par une procédure formelle (au sens logique
de ce terme). Il faut démontrer, par des arguments en forme,
que les perfections sont effectivement compossibles (qu’elles
peuvent exister toutes ensemble dans un seul sujet), et ne pas se
contenter de le supposer ou de prétendre le voir « dans l’idée ».
Derrière ce reproche fait à Descartes se profile l’opposition
fondamentale du formalisme leibnizien à l’intuitionnisme
cartésien. Leibniz s’est toujours défié de la notion d’évidence,
même purifiée, même travaillée, même critiquée. L’évidence
n’est pas un critère sûr, et l’on risque toujours de céder à son
imagination ou à sa subjectivité en croyant se rendre à
l’évidence.
Il ne suffit en effet pas de comprendre une idée pour être
assuré qu’il s’agit bien d’une véritable idée. L’exemple favori de
pseudo-idée chez Leibniz est celui de « mouvement le plus
rapide ». En disant ou en entendant la formule « le mouvement
le plus rapide », nous comprenons ce que cela signifie, et il
semble donc que nous en possédions l’idée. Et pourtant la
notion de « mouvement le plus rapide » est contradictoire,
comme la notion de « nombre le plus grand de tous » [20] . « Au
reste, je n’approuve pas fort la manière de ceux qui [en]
appellent toujours à leurs idées quand ils sont au bout de leurs
preuves, et qui abusent de ce principe, que toute conception
claire et distincte est bonne ; car je tiens qu’il faut venir à des
marques d’une connaissance distincte, et comme nous pensons
souvent sans idées en employant des caractères (à la place des
idées en question) dont nous supposons faussement de savoir la
signification, et que nous nous formons des chimères
impossibles, je tiens que la marque d’une idée véritable est qu’on
en puisse prouver la possibilité soit a priori en concevant sa
cause ou raison, soit a posteriori, lorsque l’expérience fait
connaître qu’elle se trouve effectivement dans la nature. » [21]
En d’autres termes, la définition d’une chose reste nominale
« quand elle n’exprime point en même temps la possibilité [de
la chose définie], car alors on peut douter si cette définition
exprime quelque chose de réel, c’est-à-dire de possible » [22] . La
définition n’est réelle que si elle apporte la preuve de la
possibilité de la chose définie. Il ne suffit donc pas de définir
Dieu comme l’être qui possède toutes les perfections ; cela reste
une définition nominale tant qu’on n’a pas démontré que cette
notion de Dieu est possible, c’est-à-dire non contradictoire. Il
faut donc démontrer la compatibilité des perfections.
Cette démonstration se trouve dans un bref texte latin, intitulé
Quod ens perfectissimum existit [23] , soit « que l’être absolument
parfait existe ». Le principe de la preuve est le suivant : pour
démontrer la possibilité logique d’une notion, il faut l’analyser
et examiner si ses éléments se contredisent ou non. « Une fois
résolue en ses éléments simples, la moindre contradiction
deviendrait flagrante. » [24] Pour établir la possibilité d’une
notion, il faut donc qu’on puisse l’analyser complètement, il
faut pouvoir arriver jusqu’aux éléments simples. C’est le cas
avec l’idée de Dieu, dont les éléments constitutifs sont les idées
des diverses perfections. « Il faut connaître aussi ce que c’est
que perfection, dont voici une marque assez sûre, savoir que les
formes ou natures qui ne sont pas susceptibles du dernier degré
ne sont pas des perfections, comme par exemple la nature du
nombre ou de la figure. Car le nombre le plus grand de tous
aussi bien que la plus grande de toutes les figures impliquent
contradiction, mais la plus grande science et la toute-puissance
n’enferment point d’impossibilité. Par conséquent la puissance
et la science sont des perfections. » [25]
Cette définition n’est que négative. L’opuscule latin propose une
définition positive : Perfectionem voco omnem qualitatem
simplicem quae positiva est et absoluta, seu quae quicquid
exprimit, sine ullis limitibus exprimit (GP, VII, 261) : « j’appelle
“perfection” toute qualité simple qui est positive et absolue,
c’est-à-dire qui exprime sans aucune limite tout ce qu’elle
exprime ». Le nerf de la démonstration tient à ce que la
perfection est définie comme qualité simple, c’est-à-dire
indécomposable. Par conséquent les diverses perfections sont
sans aucun point commun, sans recoupement (pour avoir un
« point commun », il faudrait que les perfections fussent
composées, alors qu’elles sont simples) : c’est ce que Leibniz
dans son vocabulaire appelle le « disparate » [26] . Deux termes
disparates sont absolument étrangers l’un à l’autre : par
conséquent ils ne peuvent se contredire, ils ne se « touchent »
pas, si l’on peut dire. Toutes les qualités simples sont
compossibles, les perfections sont compatibles, Dieu est
possible.
Cette démonstration soulève beaucoup de difficultés. Il faut
bien reconnaître que la définition de la notion de perfection
n’est pas parfaitement claire. Il faut d’abord ne pas confondre
deux choses : d’une part, la définition même de la perfection
comme ce qui est susceptible d’être sans limite, ce que Leibniz
appelle ici « exprimer sans limite » (la Monadologie, § 41,
précise que « la perfection n’[est] autre chose que la grandeur
de la réalité positive prise précisément, en mettant à part les
limites ou bornes dans les choses qui en ont. Et là où il n’y a
point de bornes, c’est-à-dire en Dieu, la perfection est
absolument infinie ») ; et, d’autre part, le caractère, limité ou
non, des perfections dans les sujets qui les possèdent (en Dieu
les perfections sont absolues ou sans limites, Discours de
métaphysique, § 1, alors qu’en l’homme ou dans le monde elles
sont limitées par « la limitation essentielle et originale
[originelle] de la créature », Principe de la nature et de la grâce,
§ 9-10) : c’est en ce sens que l’on dit que Dieu est parfait. Ce
second sens peut être éclairé par une analogie du Discours de
métaphysique, si on la lit à rebours : « la félicité est aux
personnes ce que la perfection est aux êtres » (§ 36) : la
perfection est une sorte de félicité purement ontologique, et
non pas sensible ou morale ; la perfection est le bonheur de
l’être.
On remarquera ensuite que, dans le texte canonique de la
Monadologie consacrée à la preuve ontologique, Leibniz ne
reprend pas l’argumentation par le disparate, et se contente
d’une argumentation plus faible : « Et comme rien ne peut
empêcher la possibilité de ce qui n’enferme aucunes bornes,
aucune négation, et par conséquent, aucune contradiction, cela
seul suffit pour connaître l’existence de Dieu a priori » (§ 45). Il
semble qu’on ait ici glissé du premier sens de la notion de
perfection (une perfection) au second (la perfection).
L’argument par l’absence de limite de chaque perfection ne
garantit nullement l’absence de contradiction entre les diverses
perfections. L’idée que les perfections sont disparates prouve
certainement cette non-contradiction. Mais cette idée du
disparate semble contredire l’intuition de l’unité absolue de
Dieu, impliquée dans la notion de perfection entendue au
deuxième sens (félicité ontologique) ; il serait bien difficile de
ne pas percevoir une tension entre la justice et la bonté de Dieu,
comme le relevait saint Anselme, après d’autres. Leibniz décrit
d’ailleurs souvent la coopération des perfections en Dieu : la
sagesse de Dieu lui fait connaître le meilleur des mondes
possibles, sa bonté le lui fait choisir et sa puissance le lui fait
produire [27] . Est-ce la raison pour laquelle Leibniz ne reprend
pas l’argument du disparate des perfections dans la
Monadologie ? Que l’on pense qu’il y a tension ou, au contraire
coopération entre les perfections divines, que l’on pense a
fortiori qu’il y a à la fois tension et coopération, dans tous ces
cas il est impossible de les penser comme disparates. Au total, le
célèbre Quod ens perfectissimum existit paraît bien isolé, et le
projet leibnizien de démontrer la possibilité de Dieu reste
programmatique. J. Jalabert souligne à très juste titre que
Leibniz fait preuve de réticence lorsqu’il lui s’agit de démontrer
la possibilité de Dieu, et qu’il se contente en général de soutenir
qu’il y a présomption en faveur de cette possibilité, au sens
précis du terme présomption : est présumée vraie toute thèse
telle qu’on ne puisse pas la démontrer, mais qu’il incombe à qui
la rejette de réfuter s’il le peut [28] ; ou bien encore, Leibniz se
rabat sur une preuve indirecte : un de ses arguments favoris est
alors que, si l’être nécessaire était impossible, les êtres
contingents le seraient aussi, or ils sont réels donc possibles,
donc l’être nécessaire est possible (GP, III, 444 ; autre argument
en IV, 406). Ainsi la démarche de Leibniz est-elle
essentiellement négative : démontrer la possibilité de Dieu est
difficile ; à l’adversaire de prouver l’impossibilité s’il le peut ; en
attendant il y a présomption en faveur de la possibilité.
De plus, la question de la compatibilité des perfections soulève
inévitablement la question de la théodicée : elle ne faisait pas
peur à Leibniz, avocat de tempérament sinon de profession [29] .
Si logiquement justice et bonté, puissance et bonté sont
conciliables (ce que prétend Leibniz), comment expliquer
concrètement, dans le monde réel, que la bonté de Dieu semble
limiter sa justice, ou l’inverse ? L’existence du mal sur la terre
semble limiter soit la puissance de Dieu, soit sa bonté, soit sa
connaissance. Ces questions ne sont certes pas nouvelles, nous
les avons rencontrées dans le Proslogion d’Anselme
(conciliation incompréhensible de la justice et de la bonté en
Dieu), et elles sont amplement traitées dans la tradition
théologique, chez saint Augustin et saint Thomas par exemple.
Mais chez Leibniz elles sont posées, et en principe résolues,
dans un contexte strictement philosophique, celui du principe
de raison, qui nous dit que de toute chose (et donc aussi du
monde pris en son entier) on doit pouvoir montrer pourquoi
elle est ainsi et non autrement. Ce que prétend faire la
Théodicée.
Avant d’aborder le contenu de la Théodicée, il faut dire un mot
du ton de ce livre. Nous pensons que le ton, la rhétorique d’un
philosophe, ne sont pas étrangers à ce qu’il a à dire. Or il faut
bien reconnaître que le ton de la Théodicée n’est pas à la
hauteur du sujet. Le côté mondain de Leibniz y éclate presque à
toutes les pages (digressions, coqs-à-l’âne, anecdotes). C’est,
pour une part, le style de l’époque ; mais en même temps ce
qu’il y a de réellement lourd, voire insupportable, dans la
question du mal est comme gommé par ce mauvais ton de
controverse fleurie. Il y a des pages admirables dans ce livre, il
y manque la gravité qui sied à qui prétend penser sérieusement
que Dieu n’a pas pu éviter les maux dans sa Création. Que l’on
compare ce ton avec celui de Kant dans son traité Sur l’insuccès
de toutes les tentatives philosophiques en matière de
théodicée [30] , et avec la doctrine qu’il y soutient, et l’on
comprendra le sens de notre remarque.
Le problème de la théodicée se pose donc en termes de
compatibilité des perfections, ou plutôt en termes de
compatibilité de l’usage effectif que Dieu a fait, en créant le
monde, de ses perfections. C’est ce qu’indique la première des
Objections que rapporte Leibniz (pour les réfuter) à la suite de
sa Théodicée : « Dieu a manqué de puissance, ou de
connaissance, ou de bonté » en créant un monde où il y a du
mal [31] . Dieu aurait- il pu mieux faire ? Non, répond Leibniz,
dont toute la thèse est au contraire que Dieu a créé le meilleur
des mondes possibles : sa bonté comme sa puissance sont
réglées par sa connaissance.
Nous ne pouvons ici résumer toute la métaphysique
leibnizienne, qui est engagée par cette thèse. Indiquons
simplement par quoi le Dieu de Leibniz se distingue du Dieu de
Descartes. Le Dieu de Descartes, pure puissance et pure liberté,
est comparable à un roi absolu : « Ne craignez point, je vous
prie, d’assurer et de publier partout que c’est Dieu qui a établi
ces lois en la nature, ainsi qu’un roi établit des lois en son
royaume », écrit Descartes à Mersenne le 11 avril 1630. Mais
Leibniz dénonce l’arbitraire de ce Dieu qui n’est qu’un tyran :
« Où sera donc sa justice et sa sagesse, s’il ne reste qu’un certain
pouvoir despotique, si la volonté tient lieu de raison, et si, selon
la définition des tyrans, ce qui plaît au plus puissant est juste
par là même ? » (Discours de métaphysique, § 2). Le Dieu de
Leibniz est comparable à un entrepreneur ou à un industriel
rationnel, à un acteur agissant sous contraintes et cherchant à
optimiser ses résultats [32] . Le Dieu de Descartes fait ce que bon
lui semble ; le Dieu de Leibniz respecte le principe du meilleur,
qui est une des formes du principe de raison suffisante : rien
n’est sans raison. Dieu est raisonnable, il avait une bonne raison
de créer ce monde plutôt qu’un autre, et cette raison est que ce
monde est le meilleur des mondes possibles, c’est-à-dire des
mondes non contradictoires. Parmi les mondes possibles, Dieu
choisit le meilleur (qui contient néanmoins du mal), le critère
du choix étant d’avoir « autant de variété qu’il est possible, mais
avec le plus grand ordre qui se puisse » [33] . Un monde où le mal
n’existerait pas est théoriquement possible, mais serait au total
moins bon (moins varié, ou moins ordonné) que le monde
actuel. Dieu seul est parfait au sens plein du terme. Un texte
synthétique ramasse cette position leibnizienne fondamentale :

L’infinité des possibles, quelque grande qu’elle soit, ne l’est


pas plus que celle de la sagesse de Dieu, qui connaît tous les
possibles. On peut même dire que si cette sagesse ne
surpasse point les possibles extensivement, puisque les
objets de l’entendement ne sauraient aller au-delà du
possible, qui en un sens est seul intelligible, elle les surpasse
intensivement, à cause des combinaisons infiniment infinies
qu’elle en fait, et d’autant de réflexions qu’elle fait là-dessus.
La sagesse de Dieu, non contente d’embrasser tous les
possibles, les pénètre, les compare, les pèse les uns contre
les autres, pour en estimer les degrés de perfection ou
d’imperfection, le fort et le faible, le bien et le mal ; elle va
même au-delà des combinaisons finies, elle en fait une
infinité d’infinies, c’est-à-dire une infinité de suites possibles
de l’univers, dont chacune contient une infinité de
créatures ; et par ce moyen la sagesse divine distribue tous
les possibles qu’elle avait déjà envisagés à part en autant de
systèmes universels, qu’elle compare encore entre eux : et le
résultat de toutes ces comparaisons et réflexions est le choix
du meilleur d’entre tous ces systèmes possibles, que la
sagesse fait pour satisfaire pleinement à la bonté, ce qui est
justement le plan de l’univers actuel. Et toutes ces
opérations de l’entendement divin, quoiqu’elles aient entre
elles un ordre et une priorité de nature, se font toujours
ensemble, sans qu’il y ait entre elles aucune priorité de
temps.
Leibniz, Théodicée, § 225

Nous n’avons pas oublié l’argument ontologique. Si la


démonstration de la possibilité de Dieu est si mal assurée, et si
les difficultés propres à toute théodicée dogmatique
alourdissent encore les difficultés de cette démonstration, alors
il se pourrait bien que Leibniz ait plus affaibli que renforcé la
preuve ontologique en attirant l’attention sur le problème de la
consistance logique de l’idée de Dieu, et en n’arrivant pas à lui
apporter de solution décisive.
Reste cependant la rigueur d’une formulation : « Ainsi Dieu seul
(ou l’être nécessaire) a ce privilège qu’il faut qu’il existe s’il est
possible » (Monadologie, § 45). On notera le mot « privilège » : la
possibilité de Dieu entraîne sa nécessité. Mais ce privilège
ontologique n’entraîne ni ne suppose aucun privilège logique :
Dieu est soumis aux Vérités éternelles, et la raison humaine n’a
pas à déroger à ses règles ordinaires pour approcher Dieu.
Précisons ce point, qui est fort important. La distinction
médiévale ratio/intellectus, raison argumentative/raison
intuitive, n’est pas sans écho dans la pensée cartésienne, nous
l’avons déjà signalé. Le passage qu’opère Descartes de l’examen
de l’idée de Dieu à sa contemplation, puis à son adoration,
suppose une extension assez remarquable du concept de
raison. Plus encore, la thèse de la libre création par Dieu des
vérités éternelles, et par conséquent des structures mêmes de la
raison, suppose, pour pouvoir être posée comme thèse, quelque
chose dans la raison qui dépasse la raison elle-même : il faut
que la contemplation de l’idée du Parfait ait une singulière
puissance pour amener la raison à poser (fût-ce « à l’aveugle »)
la thèse qu’elle-même, la raison, aurait pu être autre. D’une
certaine manière, il y a là comme un primat de l’idée de Dieu
(qui se donne à l’esprit « attentif ») sur les structures de sa
rationalité. C’est ce primat que refuse Leibniz ; ou, plus
exactement, il refuse l’idée qu’un « donné » quelconque (fût-ce
le contenu de l’idée de Dieu) puisse impliquer quelque
déplacement que ce soit des structures et des pouvoirs de la
raison. Pour le dire autrement, Leibniz défend l’unité de la
raison, l’unité de son régime d’argumentation et de
démonstration (d’où sa volonté de formalisation intégrale).
Cette position est très visible quand Leibniz rencontre le donné
chrétien auquel il se confronte souvent, contrairement à
Descartes (à quelques exceptions près dans le cas de ce dernier :
la compatibilité de la nouvelle physique cartésienne et du
dogme catholique de la transsubstantiation dans l’eucharistie
par exemple). La problématique fondamentale de Leibniz est la
distinction entre « être contre la raison » et « être au-dessus de
la raison ». Tout ce qui est contre la raison est faux, purement et
simplement faux, sans échappatoire possible : ainsi de la thèse
cartésienne de la création des vérités éternelles, où Leibniz voit
de l’irrationalisme, et qu’il n’arrive d’ailleurs pas à prendre
vraiment au sérieux [34] . Mais ce qui est au-dessus de la raison
peut être non pas prouvé (par définition) mais défendu contre
l’accusation d’être contre la raison : position classique de la
« réponse aux objections ». Le mieux que la raison puisse faire
avec les mystères de la religion, c’est d’abord les exempter du
soupçon d’être contradictoires en eux-mêmes ou de contredire
une vérité par ailleurs démontrée (ce qui les détruirait) ; c’est
ensuite les déclarer hors de sa compétence. Le long et
intéressant Discours de la conformité de la foi avec la raison qui
ouvre la Théodicée est consacré à ces distinctions, et Leibniz
aime à définir à qui revient la charge de la preuve ou de la
réfutation (Discours de la conformité, § 28, 77, 79). Les quelques
formules traditionnelles sur la raison « éclairée par la foi » ne
modifient pas, selon nous, la position fondamentale de Leibniz
sur l’unité de la raison et de son usage. On sait d’ailleurs quelle
énergie Leibniz déploie pour faire rentrer les miracles dans
l’ordre général de la nature : les « miracles » ne sont des
exceptions qu’aux règles subalternes de la nature, mais sont
conformes à l’ordre général de l’univers (Discours de
métaphysique, § 6-7 ; Théodicée, § 54, 207, 242, 249).
Cette question du rapport entre la raison et le donné religieux
est importante : c’est le point où le Dieu des philosophes
rencontre le Dieu des religions, historiquement le Dieu du
christianisme (ou plutôt, le corpus de croyances et de dogmes
auquel ce Dieu est lié). La raison peut se critiquer ou s’humilier
elle-même devant ce Dieu incompréhensible (ce sera la position
de Pascal), elle peut bifurquer (ratio/intellectus) ou s’élargir
(Descartes), elle peut se refonder entièrement (Hegel et sa
prétention de dériver le contenu rationnel des mystères
chrétiens, comme la Trinité et la Résurrection, du mouvement
du concept). Leibniz s’en tient, lui, à la raison « des philosophes
et des savants ». Cette position produit des raisonnements
parfois un peu grêles (au sujet des mystères) ou un peu courts
(dans la théodicée), mais ces « limitations spéculatives » sont la
contrepartie d’une véritable intransigeance rationnelle, si
étrange que paraisse le mot « intransigeance » appliqué à
Leibniz, laquelle intransigeance a certes aussi son prix. Ces
remarques mettent en lumière à quel point la question
philosophique de l’existence de Dieu mobilise, pour être
discutée, la question non moins philosophique, et peut-être
première, du statut de la raison.

2 - Preuves de Dieu par les effets


La preuve ontologique, nous l’avons indiqué, est tard venue
dans l’histoire de la pensée humaine. Nous avons commencé
par elle du fait de son privilège : n’avoir à supposer aucune
connaissance du monde et des choses, privilège qui lui assure
une sorte de pureté philosophique remarquable. Cette pureté
est certainement un avantage théorique, ce n’est pas un
avantage pour sa popularité. Partisans et adversaires de la
preuve ontologique s’accordent à la juger difficile, et peu
persuasive. Plus populaires, plus persuasives sont les preuves
dites « par les effets » ou encore a posteriori. Ces preuves de
Dieu ont toutes en commun de partir de l’expérience
empirique, et de remonter à l’Être nécessaire à partir des êtres
contingents. L’avantage évident de cette démarche est qu’il n’y
a pas à déduire une existence, comme dans la preuve
ontologique, mais qu’il suffit de « transférer » l’existence
effectivement rencontrée dans le monde à un Être supra-
mondain ; ce transfert impose bien entendu une transformation
du concept d’existence ; de contingente l’existence doit devenir
nécessaire pour convenir à Dieu ; mais enfin ces preuves
paraissent plus tangibles, moins sophistiquées que la preuve
ontologique. Le monde et les choses témoignent que Dieu
existe : tel est « l’air de famille » commun à toutes ces preuves.
Ajoutons que ces raisonnements sont aujourd’hui
particulièrement décriés ; la preuve ontologique garde un
certain « prestige logique », quelque peu de validité qu’on lui
reconnaisse ; mais les preuves a posteriori sont trop
manifestement liées à des conceptions périmées de la nature
pour prétendre encore convaincre. Aussi bien allons-nous être
beaucoup plus rapide ici que pour la preuve ontologique, en
proportion d’ailleurs inverse de leur importance historique :
sous les formes les plus naïves comme les plus raffinées, elles
ont certainement beaucoup plus compté dans l’histoire
religieuse et intellectuelle de l’humanité que les raisonnements
de Descartes ou Leibniz à propos de la preuve ontologique.
Le partage de ce qui est philosophique et de ce qui ne l’est pas
(mais qui relève de la théologie, de la simple foi, voire de la
superstition) dans ces « preuves » ne va nullement de soi.
Écartons sans hésiter tout ce que la théologie appelle les
« signes de crédibilité », c’est-à-dire les « faits » qui sont censés
confirmer et renforcer la foi, quand cette foi existe déjà [35] . Ce
sont par exemple les miracles, les prophéties, l’autorité de
l’Écriture, la perpétuité de l’Église, etc. ; sous le nom de
« figuratifs », Pascal a donné une grande importance à ces
« signes ». Il est assez remarquable que l’apologétique et la
théologie contemporaines ne fassent pratiquement plus aucun
usage de ce type de « preuves », ce qui est un indice, parmi
d’autres, de leur profond discrédit. Tous ces « faits » ne peuvent
être interprétés comme des signes de crédibilité que pour qui
croit déjà en l’existence d’un Dieu capable de se manifester par
des signes, et par des signes de ce type. Notre principe de
discrimination, établi dans l’Introduction, doit être rappelé ici :
tout raisonnement présupposant une prémisse religieuse, c’est-
à-dire supposant, pour être concluant, que l’on adhère à une
croyance de nature religieuse, ne peut pas être considéré
comme relevant de la philosophie.
On peut accorder un peu plus de considération à la preuve par
le consensus omnium (l’accord des peuples et des hommes sur
l’existence d’un Dieu). On ne trouve en effet pas d’exemple
d’une culture qui ignorerait entièrement l’idée de Dieu, de
divinité, de pouvoir surnaturel. Si l’universalité est marque de
la nature, il faut en conclure que l’idée de Dieu (quelque forme
qu’elle prenne) est naturelle à l’esprit humain. L’intérêt de cette
preuve est qu’elle ne suppose aucune adhésion à une croyance
particulière. Sa limite est double. Premièrement, elle suppose
une identification des divers objets de croyance des diverses
cultures entre eux et avec le concept « occidental » de Dieu (on
gommera les différences, on reconnaîtra « Dieu » derrière les
divinités les plus étranges ou dans les cultes les moins
recommandables) ; deuxièmement, il est clair qu’une illusion
aussi peut être naturelle et universelle : qu’il soit naturel à
l’esprit de croire en Dieu ne suffit nullement à prouver la
validité de cette croyance.
On peut, malgré l’extrême diversité des preuves a posteriori,
regrouper en deux grandes catégories celles qui méritent
examen, comme le fait Kant dans sa Critique de la raison pure :
les preuves cosmologiques, concluant Dieu à partir de
l’existence du monde ou d’une chose dans le monde ; les
preuves physico-théologiques, concluant Dieu à partir de
l’ordre et de la beauté de l’Univers. Nous employons, dans
chaque cas, un pluriel, pour ne pas présumer trop vite de
l’unité (éventuelle) des diverses versions de la preuve
cosmologique ou des diverses formes de la preuve physico-
théologique. Nous allons brièvement exposer la structure
fondamentale de ces deux types de preuve, sans entrer dans
l’examen détaillé des diverses formes prises par ces preuves
dans l’histoire de la pensée.

Les preuves physico-théologiques


Les plus populaires des preuves a posteriori sont les preuves
physicothéologiques, disons plus simplement les preuves par
l’ordre et la beauté de la nature. La version la plus naïve (nous
employons ce terme sans connotation méprisante) de la preuve
est celle qui s’appuie sur la beauté du monde, censée prouver
l’existence d’un Dieu-artiste qui aurait disposé le spectacle de la
nature afin de réjouir nos yeux et nos oreilles, voire notre
palais ou notre odorat. Un regard plus attentif à la cruauté ou
plutôt à l’indifférence de la nature, à la concurrence
darwinienne des espèces, et aux laideurs bien réelles du monde
naturel suffit sans doute à ôter toute valeur intellectuelle à
semblable « preuve » (si ce n’est à détruire l’illusion narcissique
que le monde est fait pour nous). Plus radicalement, Descartes
soutient « qu’on présumerait trop de soi-même si on
entreprenait de connaître la fin que Dieu s’est proposée en
créant le monde » [36] . Moins naïve est cette preuve quand elle
s’appuie sur l’harmonie interne des corps vivants (plantes,
animaux, hommes) : il n’y a plus ici d’anthropocentrisme de
principe, et le sentiment d’admiration qui surgit inévitablement
devant la complexité des corps organisés peut orienter l’esprit
vers l’idée d’un Dieu-artiste. Mais l’existence des « monstres »
naturels, des maladies, des diverses déficiences ou ratages des
systèmes organiques vient vite tempérer ce sentiment
d’admiration, et faire douter qu’une Intelligence suprême en
soit la cause.
Plus solide encore est la version de la preuve qui s’appuie sur
l’ordre du monde, c’est-à-dire sur le système des lois physiques
qui donne au monde sa cohérence. Autant la notion de beauté
est subjective et, ici, naïve, autant la notion de système des lois
de la nature est objective. La cohérence, la régularité, la
nécessité des lois de la nature plaident en faveur d’une
intelligence organisatrice. Des versions de cette preuve se
rencontrent fréquemment dans la pensée antique, notamment
dans la pensée stoïcienne [37] ; ces preuves s’efforcent surtout de
démontrer la divinité du monde lui-même, plus que la divinité
d’un Auteur du monde (mais cette distinction n’est pas très
pertinente dans le cas d’une doctrine panthéiste qui identifie le
monde à Dieu) : « ce que fait la main humaine dans les
ouvrages de nos arts, la nature le fait avec beaucoup plus d’art
encore, la nature, c’est-à-dire, comme je l’ai dit, un feu artiste
maître des autres arts ; et de cette manière toute nature est
artiste en ce sens qu’elle a une route et des principes qu’elle
suit » [38] ; le thème de l’ordre et de la beauté du monde se
conjugue avec le thème de la Providence, la nature est « un
artiste qui veille et pourvoit à l’utilité et à l’avantage de toute
chose » (ibid.). L’idée essentielle, anti-épicurienne, est que
l’ordre ne peut être le produit du hasard :

Qui appellerait du nom d’homme celui qui, voyant des


mouvements si bien réglés dans le ciel, un ordre si fixe entre
les astres, de pareils liens et correspondances entre toutes
choses, dirait qu’il n’y a là nulle raison et que le hasard
produit des effets tels que nulle réflexion humaine ne peut
atteindre la réflexion qui les a produits ? Quand nous voyons
des objets mis en mouvements par quelque mécanisme
comme une sphère ou une horloge, nous n’hésitons pas à
croire qu’ils sont les ouvrages d’une raison ; en voyant le
mouvement de la rotation du ciel avec sa surprenante
rapidité produire continuellement ses retours annuels pour
le salut et la conservation de tous les êtres, hésitons-nous à
croire qu’il est non seulement l’œuvre d’une raison, mais
d’une raison supérieure et divine ? Il est permis en effet, en
mettant de côté toute discussion subtile, de contempler de
nos yeux la beauté des choses que nous disons établies par
la providence des Dieux.
Cicéron, De la nature des Dieux, II, chap. XXXVIII (97-
98), « Pléiade », p. 444
Ce texte est intéressant à plusieurs titres : la référence massive
à l’ordre du ciel, à la régularité du mouvement des astres,
régularité étendue immédiatement aux « liens et
correspondances » entre les choses du monde (où une telle
régularité ne se décèle pas avec évidence) ; le raisonnement par
analogie où, bien avant le mécanicisme du XVIIe siècle, le monde
est comparé à une horloge ; le lien entre cette régularité
« mécanique » et la notion de providence (« pour le salut et la
conservation de tous les
êtres »), lien que rejettera,
précisément, la physique du XVIIe siècle ; le saut argumentatif
injustifié qui fait passer de « une raison » à « une raison
supérieure et divine », sans que soit envisagée la possibilité que
cette raison « horlogère » voire « providentielle » soit limitée ;
l’idée de la popularité de l’argument, du fait de son évidence,
qui permet de « mettre de côté toute discussion subtile », et
d’appeler « tout homme » (voir le début du texte) à
« contempler des [ses] yeux » la beauté du monde. La suite du
même traité donne beaucoup d’autres arguments de même
inspiration, tirés de l’intelligence des animaux, de l’équilibre
entre les espèces, de la structure du corps humain (organes de
la parole, mains, etc.), tous thèmes nourris du finalisme et de
l’optimisme essentiels à la pensée stoïcienne.
Nombre de ces thèmes passeront aisément dans la pensée
chrétienne (par exemple dans le Traité de l’existence de Dieu, de
Fénelon), notablement infléchis cependant par la notion de
création, où se marquera profondément la différence, peu
importante pour le stoïcisme, de Dieu et du monde, du Créateur
infini et de la créature finie : l’inflexion n’est donc pas
négligeable. La théologie rationnelle ou la philosophie théiste
(prétendant démontrer Dieu par des moyens purement
rationnels) y trouveront, à leur tour, des « moyens de preuve » ;
le mécanicisme physique donnera, à certains égards, plus de
force encore à l’analogie monde/horloge, et l’on ne compte pas
les textes où cette idée est reprise. On peut emprunter à Hume
(qui le place dans la bouche de Cléanthe) la reconstruction
suivante de l’argument dans la forme typique qu’il prend au
XVIIIe siècle :

Jetez vos regards partout sur le monde, contemplez le tout


et chacune de ses parties ; vous trouverez qu’il n’est rien
qu’une grande machine, divisée en une infinité de machines
plus petites, qui admettent à nouveau des subdivisions à un
degré qui dépasse ce que les sens et les facultés humaines
peuvent discerner et expliquer. Toutes ces diverses
machines, et même leurs parties plus petites, sont ajustées
les unes aux autres avec une précision qui ravit d’admiration
tous les hommes qui les ont jamais contemplées. La
minutieuse adaptation des moyens aux fins à travers toute
la nature ressemble exactement, bien que les dépassant de
beaucoup, aux productions de l’industrie humaine — du
dessein, de la pensée, de la sagesse et de l’intelligence
humaine. Par conséquent, puisque les effets se ressemblent,
nous sommes conduits à inférer, par toutes les règles de
l’analogie, que les causes aussi se ressemblent et que
l’Auteur de la nature est en quelque manière semblable à
l’esprit de l’homme, bien que doué de facultés beaucoup
plus vastes, proportionnées à la grandeur de l’ouvrage qu’il
a exécuté. Par cet argument a posteriori, et par cet argument
seulement, nous prouvons à la fois l’existence d’une Divinité
et sa similitude avec l’esprit et l’intelligence humaine.
David Hume, Dialogues sur la religion naturelle, II
(édition Malherbe, p. 69-70)

Précisons bien que Hume ne prend pas à son compte cette


argumentation. C’est une reconstruction élégante de
l’argumentation physico-théologique traditionnelle :
argumentation a posteriori, qui part de l’expérience que
l’homme a de la fabrication des machines. La fabrication de
machines suppose en l’homme certaines qualités : intelligence,
volonté, habileté. Or, si l’on considère l’univers comme une
machine, il faut bien penser que cette machine a un auteur
(c’est le Dieu-horloger de Voltaire), dont les qualités sont autant
supérieures à nos qualités que sa machine (l’univers) l’est à nos
machines : la proportion entre l’auteur et son œuvre est ainsi
conservée. C’est, typiquement, un raisonnement par analogie
(Dieu est au monde ce que l’homme est aux machines qu’il
fabrique), comme le souligne Hume lui-même. Notons
qu’argumenter par analogie n’est pas en soi incorrect ; mais
toute analogie a ses limites, et peut être discutée. Cette
discussion sera évoquée plus loin [39] . Soulignons plutôt, en ce
moment de notre démarche, les avantages de l’argument
physico-théologique.
Cet argument est, d’emblée, conforme aux exigences de la
science de Newton. On ne trouve plus ici le finalisme qui, des
stoïciens à Fénelon, supposait une conception pré-cartésienne
de la science. Le monde entier (êtres vivants compris) est conçu
comme une machine, mais cette machine a besoin d’un
ingénieur (une intelligence) et d’un ouvrier (une puissance). On
peut, à cet égard, soutenir que la conception mécaniciste de la
nature qui s’impose à partir du XVIIe siècle non seulement est
beaucoup plus favorable que la conception finaliste au recours
à un Dieu-ingénieur, mais même qu’elle l’exige. Georges
Canguilhem le souligne avec force à propos de la théorie
cartésienne des animaux-machines : « On peut donc dire qu’en
substituant le mécanisme à l’organisme, Descartes fait
disparaître la téléologie de la vie ; mais il ne la fait disparaître
qu’apparemment, parce qu’il la rassemble tout entière au point
de départ. […] toute la téléologie possible est enfermée dans la
technique de production. » [40] Ce point de départ où est
enfermée toute la téléologie du mécanisme, c’est Dieu lui-
même : d’une certaine manière, concevoir le monde comme
une machine c’est déjà supposer un Machiniste, parce que les
machines ne se fabriquent pas toutes seules.
Deuxième avantage de la preuve : l’existence de Dieu est
appuyée sur quelque chose de concret, sur l’expérience, sur les
faits : Dieu est prouvé parce qu’il agit, et que ses œuvres sont
visibles. Le mode de preuve est naturel, et par conséquent
persuasif.
Troisième avantage : les attributs de Dieu (son intelligence, sa
volonté) sont prouvés en même temps que son existence, et par
le même mouvement de pensée. La proximité de Dieu et de
l’homme est établie par là même : à la différence des degrés
près, Dieu est ingénieur-ouvrier comme l’homme.
Un quatrième avantage pourrait être évoqué, encore que Hume
ne le fasse pas. C’est que toute machine est un compromis entre
différentes contraintes : moyens financiers, compétence
technologique, modèle théorique, malléabilité des matériaux,
rentabilité, etc. Il n’y a pas de machine parfaite, et l’Univers non
plus : le modèle mécanique permet de fonder une théodicée, ce
que fait Malebranche dans son Traité de la nature et de la grâce :

Dieu pouvait sans doute faire un monde plus parfait que


celui que nous habitons. Il pouvait, par exemple, faire en
sorte que la pluie, qui sert à rendre la terre féconde, tombât
plus régulièrement sur les terres labourées, que dans la
mer, où elle n’est pas si nécessaire. Mais pour faire ce
monde plus parfait, il aurait fallu qu’il eût changé la
simplicité de ses voies, et qu’il eût multiplié les lois de la
communication des mouvements, par lesquels notre monde
subsiste ; et alors il n’y aurait plus eu entre l’action de Dieu
et son ouvrage, cette proportion qui est nécessaire pour
déterminer un Être infiniment sage à agir, ou du moins il n’y
aurait point eu la même proportion entre l’action de Dieu et
ce monde si parfait, qu’entre les lois de la nature et le
monde que nous habitons. Car notre monde, quelque
imparfait qu’on le veuille imaginer, est fondé sur des lois de
mouvement si simples et si naturelles qu’il est parfaitement
digne de la sagesse infinie de son auteur.
Malebranche, Traité de la nature et de la grâce, I. § 14

Ici, la machine monde apparaît moins admirable par son


fonctionnement (en effet, de l’eau de pluie se perd inutilement
dans la mer) que par sa simplicité (pour Malebranche, deux lois
du mouvement suffisent pour faire tourner le monde : ibid., I, §
15). C’est par sa simplicité « physique » que le monde exprime
Dieu, lequel n’est pas responsable des désordres et
imperfections de la machine : une machine plus performante
aurait été trop compliquée, et aurait moins bien exprimé la
simplicité divine. Cet argument de Malebranche soulève
beaucoup de difficultés, Arnauld et Leibniz le combattront
vivement [41] ; mais il exprime bien une des ressources de
l’analogie qui est au fondement de l’argument
physicothéologique.

Les preuves cosmologiques


Moins « populaires » et plus métaphysiques que les preuves
physico-théologiques sont les preuves dites « preuves
cosmologiques ». Sous ce nom sont regroupés deux types de
preuves en réalité assez différentes, mais reposant sur une
structure argumentative commune : l’impossibilité d’une
régression à l’infini. Soit un élément A1 ; l’on démontre que cet
élément présuppose (à titre de condition d’existence, de
condition de possibilité, etc.) un élément A2 ; on démontre que
cet élément A2 présuppose à son tour, et pour les mêmes
raisons, un élément A3 ; l’élément A3 présuppose à son tour un
élément A4, et ainsi de suite. La série régressive des éléments A
semble donc se poursuivre à l’infini : or il faut bien que cette
régression (remontée de A1 à A2, puis de A2 à A3, etc.)
s’interrompe à un moment donné, autrement on n’en viendrait
jamais à bout et l’élément A1 (dont est partie la régression, la
remontée de condition en condition) ne serait pas fondé.
Anankè stènai (il est nécessaire de s’arrêter, Physique, VIII, 5,
256 a 29) dit Aristote quand il utilise cet argument de
l’impossibilité d’une régression à l’infini : la régression est finie
ou bien elle n’est pas concluante. Ajoutons que cette notion de
« régression à l’infini » pose un certain nombre de problèmes
logiques que l’on trouvera traités dans l’ouvrage de Jules
Vuillemin sur Aristote indiqué au chapitre bibliographique.
Les deux types principaux de preuves cosmologiques sont la
preuve par le mouvement et la preuve par la contingence. La
première se trouve chez Aristote et chez les philosophes
d’inspiration aristotélicienne (dans l’Antiquité comme au
Moyen Age). La version aristotélicienne de la preuve par le
mouvement est fort complexe [42] : elle met en jeu toute la
cosmologie et la physique aristotéliciennes, et notamment sa
définition du mouvement comme « acte de ce qui est en
puissance en tant que cela est en puissance » (Physique, III, 1,
201 a 9-10, 201 b a 3-4). Le principe fondamental de la preuve
est le suivant : l’actualisation d’un être en puissance ne peut se
faire que sous l’influence d’un autre être, qui soit lui-même en
acte ; le mouvement suppose donc un moteur (un être en acte)
qui, s’il est lui-même mû, ne peut l’être que par un autre
moteur, qui lui-même, etc. Le mouvement ne peut donc être
absolument fondé qu’en un être qui meuve sans être mû, soit
un Premier Moteur immobile, que l’on peut identifier à Dieu :

Si donc tout [objet] mû est nécessairement mû par quelque


chose, et ou bien mû par autre chose ou bien non, et si c’est
par une chose mue, il faut qu’il y ait un Premier Moteur qui
ne soit pas mû par autre chose ; mais si, d’autre part, on a
trouvé un tel Premier Moteur, il n’est pas besoin d’un autre.
En effet, il est impossible que la série des moteurs qui sont
eux-mêmes mus par autre chose aille à l’infini, puisque dans
les séries infinies il n’y a rien qui soit premier. Si donc tout ce
qui est mû l’est par quelque chose, et que le Premier
Moteur, tout en étant mû, ne l’est pas par autre chose, il est
nécessaire qu’il soit mû par soi [sa partie motrice étant elle-
même immobile].
Aristote, Physique, VIII, 5, 256 a 13-21, trad. Carteron

Quelque longue que soit la série des moteurs intermédiaires


entre l’objet mû dont part la régression et le Premier Moteur
immobile, l’important est que la chaîne reste ininterrompue. Le
Premier Moteur immobile est bien la clé de voûte de toute la
théorie du mouvement : aucun mouvement ne pourrait se
comprendre s’il ne se rattachait en dernière instance au
Premier Moteur immobile. On notera que, si ce Moteur est
premier, il est nécessairement immobile : car s’il était mû, il
serait mû par un autre moteur et ne serait donc pas premier.
L’expression « Premier Moteur immobile » est donc à certains
égards redondante, mais elle a le mérite d’être précise.
Sous des formes inégalement complexes, l’argument prospérera
aussi longtemps que la physique aristotélicienne — et même
plus longtemps encore ! Les célèbres « cinq voies » de saint
Thomas d’Aquin s’en inspirent plus ou moins étroitement
(Somme théologique, Ia, qu. 2, art. 3) : l’être à partir duquel on
remonte jusqu’à Dieu peut être, selon saint Thomas, envisagé
comme « en mouvement » (1re voie), comme causé (2e voie),
comme contingent (3e voie), comme composé et imparfait (4e
voie), comme orienté vers une fin (5e voie). Prenons pour
exemple la 2e voie. Aucune chose n’est la cause efficiente d’elle-
même : il faut donc remonter de cause en cause ; mais « il n’est
pas possible non plus qu’on remonte à l’infini dans les causes
efficientes ; car, parmi toutes les causes efficientes en série, la
première est cause des intermédiaires et les intermédiaires sont
causes du dernier terme, quoi qu’il en soit du nombre des
intermédiaires, qu’ils soient nombreux ou qu’il n’y en ait qu’un
seul » (p. 78-79). Aller à l’infini dans la remontée des causes, ce
serait « supprimer la première », ce qui supprimerait aussi les
intermédiaires et donc l’effet ultime dont la remontée était
partie, ce qui est impossible. « Il faut donc nécessairement
supposer quelque cause efficiente première, que tous appellent
Dieu » (ibid.).
Dieu est donc démontré successivement par saint Thomas
comme Premier Moteur, comme Cause première, comme Être
nécessaire, comme Être parfait, comme Intelligence. Tous ces
raisonnements, en un sens, ont même structure, et peuvent en
gros, notamment les trois premiers, être décrits comme
« aristotéliciens ». Mais cela n’est vrai qu’en gros, et ce pour
trois raisons :
1. comme le montrent les études de Pierre Aubenque et Jules
Vuillemin mentionnées dans le chapitre bibliographique, les
arguments cosmologiques d’Aristote sont loin de pouvoir se
résumer en une formule simple, univoque, définitive ; on
soulignera notamment qu’Aristote soutient l’éternité du
mouvement, thèse évidemment incompatible avec le
créationnisme chrétien ; ce n’est donc qu’un aspect de la
doctrine d’Aristote qui est reprise par les pensées
d’inspiration aristotélicienne ;
2. une version simplifiée (comme l’est la première voie de saint
Thomas) du raisonnement d’Aristote est en fait une autre
version de l’argument ; cette remarque vaut a fortiori pour
les autres voies, notamment la cinquième qui suppose un
« gouvernement des choses » (bien peu aristotélicien) pour
en conclure Dieu ;
3. les penseurs chrétiens identifient spontanément le Premier
Moteur ou Cause première dont ils viennent de démontrer
l’existence au Dieu du christianisme : « Donc il est nécessaire
de parvenir à un moteur premier qui ne soit lui-même mû
par aucun autre, et un tel être, tout le monde le reconnaît
pour Dieu », écrit saint Thomas en concluant sa première
voie (nous soulignons) ; et de même, en concluant la
deuxième voie : « il faut donc nécessairement supposer
quelque cause efficiente première, que tous appellent Dieu » ;
mais cela, à coup sûr, n’est pas aristotélicien, et rejaillit sur
l’ensemble de la démarche ; c’est ainsi que la cinquième voie
de saint Thomas (Dieu comme Intelligence oriente vers leurs
propres fins les êtres naturels dépourvus d’intelligence qui
ne sauraient la trouver tout seuls) est commandée par une
conception de la finalité et de la divinité tout à fait étrangère
à celle d’Aristote.
La nouvelle théorie du mouvement qui apparaît avec Galilée et
la physique du XVIIe siècle exclut évidemment la version
proprement aristotélicienne de la preuve. De cosmologique ou
physicaliste, la preuve va se faire métaphysique : on insistera
sur la contingence de l’être qui ne peut être absolument fondé
qu’en un être nécessaire, Dieu. Si la structure de la preuve
(impossibilité de la régression à l’infini) reste aristotélicienne, le
contenu et l’inspiration en sont très différents.
Les preuves a contingentia mundi (preuves par la contingence
du monde) reposent sur l’idée suivante : s’il y a du contingent,
c’est qu’il y a du nécessaire ; s’il y a un être par autrui, c’est qu’il
y a un être par soi. Le contingent, en effet, est (par définition) ce
qui pourrait ne pas être ; il faut donc chercher une raison (un
fondement) de l’existence de ce contingent, pour expliquer
pourquoi il existe (alors qu’il aurait pu ne pas exister). Si cette
raison est, à son tour, de nature contingente, il faut remonter
plus haut dans la recherche d’un fondement dernier. Pour
s’arrêter dans cette remontée « régressive » (de cause en cause,
de fondement en fondement), il faut arriver à une existence
nécessaire, qui n’ait plus à son tour besoin d’être fondée, et qui
soit le fondement dernier de toute la série. Cette existence
nécessaire est alors identifiée à celle de Dieu.
On notera que cette preuve part du monde quel qu’il soit : le
monde serait laid, chaotique, désordonné que cela ne
changerait rien à la preuve. Les seuls éléments présupposés
sont que le monde existe, et que son existence est contingente.
De ce point de vue, la preuve a contingentia mundi suppose
beaucoup moins que la preuve physico-théologique : pas besoin
de poser une finalité, ni un mécanisme, encore moins de l’ordre
et de la beauté ; l’existence de quoi que ce soit de contingent
suffit. Voici la forme très célèbre que Leibniz donne de cet
argument :

Maintenant il faut s’élever à la métaphysique, en nous


servant du grand principe, peu employé communément, qui
porte que rien ne se fait sans raison suffisante ; c’est-à-dire
que rien n’arrive sans qu’il soit possible à celui qui
connaîtrait assez les choses de rendre une raison qui suffise
pour déterminer pourquoi il en est ainsi, et non pas
autrement. Ce principe posé, la première question qu’on a
droit de faire sera : Pourquoi il y a plutôt quelque chose que
rien ? Car le rien est plus simple et plus facile que quelque
chose. De plus, supposé que des choses doivent exister, il
faut qu’on puisse rendre raison pourquoi elles doivent exister
ainsi, et non autrement.
Or, cette raison suffisante de l’existence de l’univers ne se
saurait trouver dans la suite des choses contingentes, c’est-
à-dire des corps et de leurs représentations dans les âmes ;
parce que la matière étant indifférente en elle-même au
mouvement et au repos, et à un mouvement tel ou tel autre,
on n’y saurait trouver la raison du mouvement, et encore
moins d’un tel mouvement. Et quoique le présent
mouvement qui est dans la matière vienne du précédent, et
celui-ci encore d’un précédent, on n’en est pas plus avancé,
quand on irait aussi loin que l’on voudrait ; car il reste
toujours la même question. Ainsi, il faut que la raison
suffisante, qui n’ait plus besoin d’une autre raison, soit hors
de cette suite des choses contingentes, et se trouve dans
une substance qui en soit la cause, et qui soit un être
nécessaire, portant la raison de son existence avec soi ;
autrement on n’aurait pas encore une raison suffisante où
l’on puisse finir. Et cette dernière raison des choses est
appelée Dieu.
Leibniz, Principes de la nature et de la grâce, § 7 et 8

Le concept essentiel est celui de raison suffisante : le contingent


ne porte pas sa raison « avec soi », le contingent est
essentiellement dépendant (il dépend d’un autre être qui lui
confère l’existence) ; mais, si cet autre être dont il dépend est
lui-même dépendant, on n’a fait que reculer la difficulté d’un
cran. Il faut bien finir par arriver à un être qui ne dépende plus
de rien : donc, la raison suffisante ne peut se trouver que dans
un être nécessaire « portant la raison de son existence avec
soi ».
Leibniz indique deux types de « choses contingentes » : les
mouvements des corps, leurs représentations dans les âmes.
Mais l’argument s’attache en fait à la question du mouvement.
La matière est « indifférente en elle-même au mouvement et au
repos » : c’est le principe d’inertie (découverte fondamentale de
la physique du XVIIe s.) ; double inertie même, si l’on peut dire :
la pierre est indifférente au fait d’être immobile ou d’être mue,
a fortiori est-elle indifférente au fait d’être mue vers sa droite
plutôt que vers sa gauche (cf. « …et encore moins d’un tel
mouvement »). Tout mouvement est donc reçu (le fait du
mouvement, et sa direction) ; mais la question n’est ainsi que
reculée : le mouvement est transmis ; mais l’objet qui l’a
transmis (le torrent qui pousse la pierre) l’avait lui-même reçu :
on n’a rien gagné à remonter d’un cran dans la transmission du
mouvement, car « il reste toujours la même question ». La
même question, ou plutôt les deux questions du § 7 : pourquoi y
a-t-il quelque chose plutôt que rien ? pourquoi cette chose-ci
plutôt qu’une autre ? pourquoi du mouvement ? et pourquoi tel
mouvement ? Il est clair que nous ne trouverons aucune
réponse à l’intérieur de la « série » (la série des mouvements
transmis et reçus) ; il faut sortir de la série, c’est-à-dire passer
du conditionné à l’inconditionné (comme dira Kant plus tard),
du contingent au nécessaire, du dépendant à l’indépendant. La
raison suffisante de la série ne peut être que hors de la série,
car tous les éléments de la série ne sont que des raisons
insuffisantes (mais des raisons tout de même) de ce qui dépend
d’eux au sein de la série. Dieu n’est donc pas le premier terme
de la série des existences, il est le fondement hors série de
toutes les existences et de la série elle-même.
La Monadologie de Leibniz le dit avec force : « Et c’est ainsi que
la dernière raison des choses doit être dans une substance
nécessaire, dans laquelle le détail des changements [du monde]
ne soit qu’éminemment, comme dans la source : et c’est ce que
nous appelons Dieu. Or cette substance étant une raison
suffisante de tout ce détail, lequel aussi est lié par tout : il n’y a
qu’un Dieu, et ce Dieu suffit » (§ 38 et 39). Le thème du « détail
lié » renvoie à la preuve physico-théologique (l’ordre du
monde) ; mais le reste de ce texte éclaire le notion de preuve a
contingentia mundi : le nécessaire est source du contingent ;
cette source est nécessairement unique : « il n’y a qu’un Dieu ».
Il faut une raison suffisante, mais il en suffit d’une (on notera
l’étonnant double sens de « et ce Dieu suffit » : ce Dieu est
raison suffisante de toute la contingence, et il suffit d’un seul
Dieu). Le texte des Principes de la nature et de la grâce oppose
nettement « besoin » et « suffisant » : la raison (le fondement)
est insuffisante lorsqu’on a encore besoin d’une autre raison
pour fonder la première ; on a atteint la raison suffisante quand
on n’a plus besoin de rien pour fonder et comprendre
l’existence du monde. Dieu portant la raison de son existence
avec soi, il n’y a plus lieu de rechercher cette raison hors de lui ;
mais « porter la raison de son existence avec soi » est l’amorce
de l’argument ontologique (comme le remarquera Kant) :
l’argument a contingentia mundi se prolonge ou plutôt se
complète en argument ontologique.
Par rapport à l’argument aristotélicien esquissé plus haut, deux
différences sont à remarquer. Premièrement, la référence
leibnizienne au mouvement ne dépend plus de la conception
aristotélicienne du mouvement (en termes d’acte et de
puissance) ; deuxièmement, le Dieu conclu comme être
nécessaire est plus naturellement identifiable au Dieu chrétien
que ne l’était le Premier Moteur immobile d’Aristote : la
nécessité implique en effet l’aséité, la perfection, l’infinité, les
prédicats divins en général. On notera cependant que, comme
saint Thomas, Leibniz conclut sa démonstration par une
nomination identifiant l’être nécessaire avec Dieu (« Et cette
dernière raison des choses est appelée Dieu », nous soulignons),
comme si cette identité n’allait pas de soi.
Comme l’argument ontologique, cet argument est strictement
rationnel : c’est une requête de la raison (la faculté humaine
nommée « raison ») que de chercher la « raison suffisante »
(« raison » ayant ici le sens de fondement). La série des
« pourquoi ? » ne peut s’achever qu’en Dieu. Mais la preuve a
contingentia mundi n’est pas purement rationnelle, puisqu’elle a
besoin d’un donné minimal quelconque fourni par
l’expérience : un être contingent, un peu de matière, le monde,
ou moi.
À cet égard, les arguments cosmologiques réalisent une sorte de
juste milieu entre l’argument ontologique (purement rationnel)
et l’argument physico-théologique (qui suppose beaucoup :
ordre et beauté du monde). Comme l’argument ontologique,
l’argument cosmologique est strictement rationnel, mais il
s’appuie sur l’expérience pour poser l’être ; comme l’argument
physico-théologique, il s’appuie sur l’expérience, mais sur le
minimum d’expérience, sur ce qu’il y a d’incontestable dans
l’expérience (le simple « il y a quelque chose » dans la version
leibnizienne, un mouvement quelconque dans la version
aristotélicienne). Aussi bien cet argument peut-il être considéré
comme l’argument métaphysique par excellence : l’expérience
dans ce qu’elle a d’incontestable, pensée et réfléchie selon les
plus fortes exigences de la raison.

Remarque historique sur les preuves cosmologiques


Au-delà des ressemblances réelles, mais limitées, entre les
différentes versions de la preuve cosmologique, l’historien de la
philosophie ou, tout simplement, le lecteur attentif des textes,
aura tout intérêt à chercher et à caractériser exactement les
différences dans les présupposés, les formulations et les
arguments effectivement utilisés. La ressemblance formelle due
à la structure de l’impossibilité de la régression à l’infini ne doit
pas faire illusion. Plus une preuve cosmologique est
profondément ancrée dans la complexité d’un système
philosophique (comme c’est le cas chez Aristote), plus ses
présupposés physiques, épistémologiques, méthodologiques
sont nombreux, et plus elle est singulière et irréductible aux
autres versions qu’elle peut revêtir dans d’autres systèmes. On
peut, à la limite, douter de l’existence d’une preuve
cosmologique : voilà pourquoi nous avons préféré en parler au
pluriel.

Remarque générale sur les preuves par les effets


Nous n’avons présenté que deux grands types de preuves par
les effets. Ce n’est pas qu’il n’en existe point d’autres ! Certaines
sont intéressantes, beaucoup sont ingénieuses, aucune n’est
imparable. On peut évoquer la preuve par l’idée de Parfait de la
Méditation troisième de Descartes [43] ; la preuve par les vérités
éternelles de la géométrie et de la logique (Leibniz,
Monadologie, § 43-45) : ce qu’il y a de réel (de résistant à notre
fantaisie) dans les vérités éternelles doit être fondé en un être
nécessaire. Ou encore une preuve due… à Kant, dans sa période
précritique (L’unique fondement possible d’une démonstration de
l’existence de Dieu, 1763), et dont il ne fera plus mention par la
suite : à cette époque, Kant considère qu’il est impossible que
rien ne soit possible ; or le fondement réel de la possibilité ne
peut être que dans un être nécessaire, et donc Dieu existe [44] . Il
nous paraît inutile de multiplier les exemples, ou de recenser
les diverses autres preuves a posteriori qui ont été soutenues un
jour ou l’autre. Toutes ces preuves plus ou moins subsidiaires
subissent, de toute façon, le destin général des Grandes Preuves
que nous avons rapidement exposées : le discrédit.
En tant que preuves, en effet, et pour des raisons que nous
allons maintenant examiner, les arguments physico-
théologiques et cosmologiques, les preuves de l’existence d’un
Dieu invisible par ses effets visibles, n’ont plus cours en
philosophie. Sous leur forme classique, aristotélicienne,
cartésienne ou leibnizienne, ces preuves ne méritent plus,
quant au fond, d’être prises en considération, sinon à titre de
beaux monuments du génie de leurs auteurs et d’objets
argumentatifs aux propriétés remarquables. Mais, en tant
qu’instruments rhétoriques, en tant qu’outils d’édification
religieuse ou armes de persuasion, elles ne sont pas dépourvues
d’efficacité. Kant, qui les renvoie à une phase désormais
dépassée de l’histoire de la pensée et de la rigueur
intellectuelle, est le premier à leur reconnaître une réelle
portée morale et même religieuse. Il écrit, parlant de la preuve
physico-théologique : « Cet argument mérite toujours d’être
nommé avec respect. C’est le plus ancien, le plus clair, le mieux
approprié à la commune raison. […] Ce serait donc non
seulement nous priver d’une consolation, mais encore tenter
l’impossible que de vouloir enlever quelque chose à l’autorité
de cette preuve » (Critique de la raison pure, PUF, coll.
« Quadrige », p. 442). « Tenter l’impossible » : la raison humaine
est attirée par ce type de raisonnement, qui de nos jours refait
parfois surface, de façon naïve, chez tel ou tel astrophysicien
frappé par la « structure majestueuse du monde » (Kant, ibid.)
ou désireux de donner un sens à un univers censé être réglé
pour permettre l’apparition de l’homme [45] .
Pas plus que Kant, il n’y a lieu de mépriser ces questions : elles
sont naturelles à l’esprit humain [46] , pour des raisons que Kant
a analysées et que nous verrons plus loin ; celui qui ne se les
serait jamais posées manquerait cruellement de sens
philosophique. Mais les réponses, quant à elles, ne peuvent être
proposées, et encore moins acceptées, sans une vive conscience
de leur ancienneté, qui les rend certainement vénérables et
dignes d’être examinées de près, mais ne suffit assurément pas
à les rendre satisfaisantes.

3 - Réfutations humienne et kantienne


des preuves métaphysiques
Les preuves métaphysiques de l’existence de Dieu, nous venons
de l’indiquer, ont fait l’objet de critiques extrêmement sévères,
et même de véritables réfutations. Il faut en effet distinguer
critique et réfutation : la critique transforme son objet sans
forcément le détruire, la réfutation le détruit. Quand Leibniz
critique la version cartésienne de la preuve ontologique, c’est
pour l’améliorer et non pour la détruire. Mais lorsque Kant
examine à son tour cette même preuve ontologique, il la
détruit.
Les deux voies principales de réfutation sont celles de Hume et
de Kant. La thèse de Hume est qu’en réalité nous n’avons pas
d’idée consistante de Dieu ; à partir de là, toute démonstration
de son existence est évidemment frappée d’invalidité. La thèse
de Kant admet au contraire la consistance de l’idée de Dieu ;
mais elle soutient qu’aucun jugement d’existence concernant
Dieu ne peut être démontré.
On pourrait se demander laquelle de ces deux démarches est la
plus radicale. La réfutation humienne porte sur le concept de
Dieu, et la réfutation kantienne sur le jugement. Il est clair que
si le concept est invalidé, la question du jugement ne se pose
même pas : à cet égard, la réfutation humienne est plus
radicale. Mais en même temps, le scepticisme humien raisonne
en termes de limite de l’idée : nous avons bien une certaine idée
de Dieu, mais insuffisante. Plus radicale peut donc sembler la
démarche de Kant, qui établit l’impossibilité absolue et
définitive de tout raisonnement concluant à l’existence de Dieu.
Au demeurant, la notion de « radicalité » est des plus floues qui
soit, et déterminer un ordre de radicalité entre Hume et Kant
n’est peut-être pas de grande importance. On n’en sera que plus
attentif à la différence de leurs démarches, de leurs
présupposés et de leurs conclusions.

Impossibilité du concept de Dieu (Hume)


L’empirisme humien fait de toute idée la copie ou l’image des
impressions sensibles : il n’y a pas d’idée innée de quoi que ce
soit, et s’il n’avait pas d’expérience concrète du monde, l’esprit
serait dépourvu d’idées. L’idée de Dieu, s’il en est une, ne
déroge pas à cette règle ; elle ne peut qu’être dérivée de
l’expérience : « il nous est impossible de connaître les attributs
ou les actes d’un tel Être [Dieu] autrement que par l’expérience
que nous avons de ses productions dans le cours ordinaire de la
nature » (Enquête sur l’entendement humain, X, G-F, p. 205). Tout
le travail de Hume va donc consister à montrer que
l’expérience ne peut pas fonder l’idée de Dieu entendu comme
être infini et totalité des perfections. Le principe de cette
argumentation est le suivant : l’expérience étant
nécessairement finie ne saurait jamais remplir le concept d’un
Dieu infini.
Les textes essentiels à considérer sont l’Enquête sur
l’entendement humain et les Dialogues sur la religion naturelle. Il
faut prendre au sérieux la forme dialoguée de ce dernier
ouvrage (Hume s’inspirant d’ailleurs de Cicéron, qu’il
connaissait bien, et de Berkeley, plutôt que de Platon) : il n’est
pas toujours possible de repérer exactement la position de
Hume, dont le scepticisme se plaît à faire valoir les arguments
contraires. Il ne faut donc pas identifier systématiquement
Philon le sceptique (un des trois protagonistes des Dialogues,
avec Déméa le « fidéiste » et Cléanthe le newtonien) avec Hume,
la position de Hume étant plutôt à rechercher dans le dialogue
privilégié qui se noue entre Philon et Cléanthe au détriment de
Déméa [47] .
Par un procédé littéraire assez comparable, Hume fait parler
Épicure dans la section XI de l’Enquête ; c’est un Épicure très
« humien », et dont les propos expriment vraisemblablement la
pensée du philosophe écossais : si « le principal ou le seul
argument en faveur de l’existence de Dieu » est « tiré de l’ordre
de la nature », on ne peut pas « établir la conclusion plus
largement que les phénomènes naturels ne la justifient » ; « si
nous connaissons la cause seulement par son effet, nous ne
devons jamais lui attribuer des qualités qui dépassent celles qui
sont exactement nécessaires pour produire l’effet » (Enquête, XI,
p. 215).

Si donc nous accordons que les dieux sont les auteurs de


l’existence ou de l’ordre de l’univers, il suit qu’ils possèdent
ce degré précis de pouvoir, d’intelligence et de bienveillance
qui paraît dans leur œuvre ; mais nous ne pouvons rien
prouver de plus, sauf si nous appelons à l’aide l’exagération
et la flatterie pour suppléer aux défauts de l’argumentation
et du raisonnement. Dans la mesure où paraissent à présent
les traces de certains attributs, dans cette mesure nous
devons conclure à l’existence de ces attributs. La supposition
d’attributs supplémentaires est une pure hypothèse […].
Puisque la connaissance de la cause se tire uniquement de
l’effet, il faut que cause et effet soient exactement ajustés
l’un à l’autre.
David Hume, Enquête sur l’entendement humain, XI
(p. 216)

C’est Épicure qui est censé parler ; mais sous couvert de parler
de « Jupiter » ou des « dieux », c’est à Dieu (celui du théisme
d’abord, et aussi celui de la religion chrétienne) que songe
Hume. Ce texte vise en fait deux objectifs. Premièrement, il
limite étroitement la portée de la preuve physico-théologique :
en admettant que l’univers présente un certain ordre (ce que ne
conteste pas l’argument), la raison ne peut conclure qu’à des
attributs divins (pouvoir, intelligence) exactement
proportionnés à cet ordre ; on notera dans notre texte les
formules « degré précis », « dans cette mesure », « exactement
ajustés ». Tout ce qui dépasse ce degré, cette mesure, cet exact
ajustement est un « en plus » injustifié et arbitraire, « une pure
hypothèse » (voir aussi p. 223-225). Or, pour parvenir au
concept métaphysique de Dieu comme ens realissimum [être le
plus réel] ou intégralité des perfections, il faut dépasser les
attributs limités auxquels seuls peut nous conduire la
constatation empirique d’un ordre limité (limité par l’existence
du mal, entre autres). C’est le deuxième objectif du texte :
montrer que nous n’avons pas et ne pouvons pas avoir de
concept de Dieu. Les raisons mêmes qui nous conduisent à
l’idée d’une cause du monde à la puissance limitée nous
interdisent de concevoir une cause illimitée, Dieu. Du même
mouvement, Hume limite la portée de la preuve physico-
théologique et la retourne contre le concept de Dieu : on ne
peut pas passer au « suprême degré » : « cette intelligence et
cette bienveillance du suprême degré sont entièrement
imaginaires, ou, du moins, sans aucun fondement raisonnable »
(p. 217). Car, Hume ne se lasse pas de le faire répéter à son
Épicure, « il vous est impossible de rien connaître de la cause
que ce que vous avez précédemment, non pas inféré, mais
découvert à plein, dans l’effet » (p. 220). D’où donc les
philosophes tirent-ils « leur idée des dieux ? De leur propre
invention et de leur imagination » (ibid.).
Le début du traité semblait pourtant donner une autre origine à
l’idée de Dieu : « L’idée de Dieu, en tant qu’elle signifie un être
infiniment sage et bon, naît de la réflexion sur les opérations de
notre propre esprit quand nous augmentons sans limites ces
qualités de bonté et de sagesse » (ibid., II, p. 65). Mais cette
augmentation sans limite n’est pas justifiée, puisqu’elle déborde
l’expérience que nous faisons des limites de notre bonté et de
notre sagesse, et qu’il faut toujours ramener l’idée à
l’impression dont, directement ou indirectement, elle dérive.
À ces arguments, Hume en ajoute un, de grande portée, tiré de
l’unicité de Dieu, qui est pour ainsi dire « seul de son espèce »
(Enquête, XI, p. 222-225 ; Dialogues, II, p. 76). Nous avons
l’expérience des hommes, et, rencontrant quelqu’un de
nouveau, nous pouvons inférer qu’il possède une certaine
qualité (que nous n’avons pas encore constatée) à partir d’une
autre qualité que nous percevons chez lui, et cela parce qu’en
général ces qualités sont liées ; nous nous tromperons peut-être
dans le cas d’espèce, mais le raisonnement par analogie est ici
raisonnable. Mais « Dieu nous est connu seulement par ses
productions ; c’est un être unique dans l’univers, qui n’est
compris sous aucune espèce ni sous aucun genre dont nous
aurions expérimenté les attributs et les qualités ; ce qui nous
permettrait, par analogie, d’inférer en Dieu un attribut ou une
qualité » (Enquête, XI, p. 223) ; Dieu « soutient beaucoup moins
d’analogie avec un autre être de l’univers que le soleil avec une
chandelle de cire » (p. 225).
« Beaucoup moins d’analogie »… mais une analogie quand
même : vouloir arracher Dieu à tout raisonnement analogique
(et donc limitatif) pour préserver son infinité ou sa
transcendance, c’est en réalité sombrer dans l’athéisme, comme
le montrent les Dialogues (IV, p. 85-87). Refuser l’analogie, c’est
rendre Dieu incompréhensible : « En quoi, vous autres
mystiques, qui affirmez l’incompréhensibilité absolue de la
Divinité, différez-vous des sceptiques et des athées qui
prétendent que la cause première de toutes choses est inconnue
et inintelligible ? » (p. 85) [48] . Le pieux Déméa accuse le
raisonnement par analogie de nourrir une conception
anthropomorphique de Dieu ; à quoi le sage Cléanthe répond :

Je suis prêt à accorder, dit Cléanthe, que ceux qui affirment


la parfaite simplicité de l’Être Suprême, jusqu’au point où
vous l’avez expliquée, sont de parfaits mystiques et qu’on
peut les accuser de toutes les conséquences que j’ai tirées
de leur opinion. Ce sont, en un mot, des athées qui
s’ignorent. Car, même en accordant que la Divinité possède
des attributs dont nous n’avons aucune compréhension,
encore ne devons-nous jamais lui assigner des attributs qui
soient absolument incompatibles avec cette nature
intelligente qui lui est essentielle.
David Hume, Dialogues sur la religion naturelle, IV
(p. 86-87)

Refuser l’analogie, c’est en fait être athée ; l’accepter, c’est


n’atteindre qu’une Divinité limitée par les règles mêmes de
l’analogie. On ne peut donc établir ni l’infinité de Dieu, ni sa
perfection, ni son unité (ibid., V, p. 93-96 : c’est le sceptique
Philon qui parle).
Pour pouvoir sauver ces prédicats, resterait alors l’argument a
contingentia mundi — que Hume appelle « argument a priori »,
quoiqu’il soit a posteriori en tant qu’il part d’une existence
quelconque pour remonter à l’être nécessaire qui en est le
fondement ultime [49] . Si cette appellation est inhabituelle, on
peut la comprendre du point de vue de Hume : l’argument a
contingentia mundi ne procède pas par analogie, mais par un
usage abstrait (cf. p. 117 et 121), métaphysique, et, en ce sens, a
priori, du principe de causalité ; il se rapproche donc de
l’argument ontologique, également enveloppé sous ce nom
d’argument a priori [50] .

Il y a une absurdité évidente à prétendre démontrer une


chose de fait, ou la prouver par des arguments a priori. Rien
n’est démontrable, à moins que le contraire n’implique
contradiction. Rien de ce qui est distinctement concevable
n’implique contradiction. Tout ce que nous concevons
comme existant, nous pouvons aussi le concevoir comme
non existant. Il n’y a donc pas d’être dont la non-existence
implique contradiction. En conséquence, il n’y a pas d’être
dont l’existence soit démontrable. Je propose cet argument
comme entièrement décisif.
David Hume, Dialogues sur la religion naturelle, IX
(p. 118)

C’est Cléanthe qui parle, mais pour exposer une doctrine


purement humienne : l’existence se constate, s’éprouve par un
sentiment spécifique, une forte croyance (Enquête, V, 2, p. 110-
118) ; elle ne saurait jamais être démontrée, car la non-
existence d’une chose quelconque n’est jamais contradictoire.
Cela détruit évidemment la preuve ontologique, « les mots
existence nécessaire n’ont pas de sens » (Dialogues, IX, p. 119).
Nous sommes donc renvoyés au raisonnement par analogie,
dont nous avons déjà vu qu’il ne pouvait conclure qu’à
l’existence d’une puissance limitée.
L’existence de Dieu ne peut donc pas être prouvée : si l’on
prouve une existence par le moyen de l’analogie, ce n’est pas
celle de Dieu ; si c’est celle de Dieu que l’on veut atteindre, on
ne peut pas la prouver. L’inconsistance du concept de Dieu
entraîne évidemment l’impossibilité du jugement d’existence.

Impossibilité du jugement d’existence (Kant)


Autant la démarche de Hume est souple et, du fait de la forme
dialoguée qu’il donne à sa pensée, parfois un peu délicate à
bien cerner, autant celle de Kant est nette et sans équivoque :
nous avons une Idée déterminée de Dieu, mais nous ne pouvons
d’aucune façon prouver son existence, pas plus que son
inexistence. Kant critique les preuves classiques dès 1763, dans
L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence
de Dieu. Mais le texte essentiel se trouve dans la Critique de la
raison pure, Dialectique transcendantale, liv. II, chap. III,
« L’idéal de la raison pure » (p. 412-452) [51] .
L’ordre historique d’invention des preuves est, d’après Kant, le
suivant : la preuve physico-théologique, la plus simple et la plus
naturelle ; la preuve cosmologique ; enfin la preuve
ontologique, purement conceptuelle. Nous suivrons cet ordre,
contrairement à Kant qui commence par la preuve ontologique,
qu’il considère comme le vrai fondement des autres preuves.
Concernant la preuve physico-théologique, Kant ajoute peu aux
raisonnements de Hume : le raisonnement par analogie ne
saurait conduire qu’à une cause proportionnée à l’effet constaté
(p. 444-445) ; à quoi Kant ajoute que cette preuve peut tout au
plus établir l’existence d’un architecte du monde, et non d’un
créateur. Pour prouver un créateur, il faudrait établir la
contingence de la matière, ce que la preuve physico-théologique
ne peut pas faire (car l’analogie avec l’art humain suppose au
contraire que l’artisan trouve son matériau sans le produire lui-
même). On ne saurait donc prouver l’existence de Dieu en
s’appuyant simplement sur l’ordre du monde : il reste « un
abîme » (p. 445) entre les conclusions de cette preuve et le
contenu de l’idée de Dieu.
Pour combler cet abîme, la raison est donc amenée à une
preuve plus ambitieuse, la preuve cosmologique.
L’argumentation de Kant est assez difficile à suivre ; elle est, de
plus, un peu obscurcie par l’intrication de deux problèmes
différents quoique liés : un premier problème concernant le
concept de Dieu, un second concernant le jugement « Un être
nécessaire existe ». Examinons-les successivement.
1) Le vrai concept de Dieu ne peut être que celui de l’être
souverainement réel ; la preuve cosmologique conclut à
l’existence d’un être nécessaire ; mais il ne va nullement de soi
qu’on puisse conclure du nécessaire au souverainement réel :
après tout, un être limité pourrait aussi être nécessaire (p. 423-
424). La preuve cosmologique doit donc devenir ontologique
pour disposer du concept d’un être souverainement réel,
concept dont elle a besoin, et conclure en fait du
souverainement réel au nécessaire (ce qui est la marche même
de la preuve ontologique). Voilà pourquoi la preuve ontologique
est « la seule preuve possible » (p. 446) — ou plutôt le serait, si
elle était probante.
2) Le jugement « Un être nécessaire existe » est mal conclu de la
prémisse « quelque chose existe ». La question n’est plus ici de
savoir si la notion d’être nécessaire suffit à déterminer le
concept de Dieu, mais de savoir s’il est légitime de conclure du
contingent au nécessaire, ou du conditionné à l’inconditionné.
Kant donne d’ailleurs de cette preuve la forme très ramassée
suivante : « Si quelque chose existe, il faut aussi qu’existe un
être absolument nécessaire. Or j’existe du moins moi-même.
Donc il existe un être absolument nécessaire » (p. 432).
La preuve cosmologique prétend passer du contingent au
nécessaire. Est contingent ce qui pourrait ne pas être, ce qui
« ne porte pas sa raison » avec soi, pour reprendre l’expression
de Leibniz, ce qui est conditionné. En d’autres termes, le
contingent est nécessaire sous conditions ; ces conditions sont
elles-mêmes d’autres êtres contingents, qui eux-mêmes… Nous
retrouvons la structure de la régression à l’infini, dont la raison
veut s’affranchir en attachant toute cette chaîne de conditions à
une existence inconditionnée, c’est-à-dire absolument
nécessaire. Mais atteindre la nécessité inconditionnée est
impossible à l’entendement : il faudrait sortir de l’expérience,
hors de laquelle l’entendement n’a plus d’usage valide. « S’il
nous faut considérer comme conditionnellement nécessaire
tout ce qui est perçu dans les choses, aucune chose (qui puisse
être donnée empiriquement) ne saurait donc être considérée
comme absolument nécessaire » (p. 439). La seule nécessité que
l’entendement puisse connaître est la nécessité conditionnelle,
et jamais la nécessité absolue : « écarter par le mot
inconditionné toutes les conditions dont l’entendement a
toujours besoin pour considérer quelque chose comme
nécessaire, cela ne suffit pas encore à me faire comprendre si,
par ce concept d’un être inconditionnellement nécessaire, je
pense encore quelque chose ou si, peut-être, je ne pense plus
rien du tout » (p. 426).
Le même raisonnement peut aussi être exposé en termes de
causalité (p. 435 ; voir l’exemple de la deuxième voie thomiste).
Mais cet usage du principe de causalité est lui aussi incorrect.
L’Esthétique et la Logique transcendantales ont établi, au début
de la Critique, que les catégories (comme la catégorie de cause)
n’avaient de validité que par rapport à l’expérience possible.
Ces catégories sont transcendantales, c’est-à-dire qu’elles sont
spontanément produites par l’entendement pour rendre
possible l’expérience (qu’elles précèdent) ; elles n’ont donc
d’usage légitime que dans le cadre de l’expérience. Or
l’argument cosmologique nous fait sortir de l’expérience
puisqu’il nous fait sortir du monde sensible.
Reste donc la preuve ontologique, procédant par simples
concepts. L’argument dit que l’être nécessaire est ce dont la
non-existence est impossible. Mais que signifie « impossible »
ici ? Il est impossible de penser un triangle en pensant que la
somme de ses angles ne fait pas 180 degrés ; mais il est
parfaitement possible de ne pas penser de triangle du tout. Je
ne peux pas poser un sujet (le triangle) sans ses prédicats (la
somme de ses angles), mais je peux fort bien ne poser ni le sujet
ni ses prédicats.
« Dieu est tout-puissant » : c’est là un jugement nécessaire.
La toute-puissance ne peut pas être supprimée dès que
vous posez une divinité, c’est-à-dire un être infini avec le
concept duquel cet attribut [la toute-puissance] est
identique. Mais si vous dites « Dieu n’est pas », ni la toute-
puissance, ni aucun autre de ces prédicats n’est donné, car
ils ont été supprimés tous ensemble avec le sujet, et il n’y a
plus la moindre contradiction dans cette pensée.
Kant, Critique de la raison pure (p. 427)

Il ne faut en effet pas confondre le sens copulatif du verbe être


(« le pot à moutarde est sur la table ») avec son sens existentiel
(« Dieu est », « je pense donc je suis »). Voilà pourquoi on peut
dire « Dieu n’est pas » (sens existentiel) alors qu’on ne peut pas
dire « Dieu n’est pas tout-puissant » (sens copulatif : la phrase
est contradictoire, puisque le concept de Dieu inclut la toute-
puissance). Or, le seul critère conceptuel de l’impossibilité est la
contradiction ; et il n’y a pas de contradiction à dire que Dieu
n’est pas.
Mais Kant sait bien que le sens de l’argument ontologique n’est
pas encore atteint par là. Quand on dit « Dieu est », on veut dire
« Dieu est réellement existant » (dans cette dernière
proposition, « est » a son sens copulatif, et « réellement
existant » est un prédicat). Donc, dire « Dieu n’est pas »
reviendrait à dire « Dieu n’est pas réellement existant », et l’on
se retrouve dans le même cas qu’avec la proposition « Dieu
n’est pas tout-puissant » : on nie du sujet Dieu un prédicat qui
appartient à sa définition, l’existence réelle dans un cas, la
toute-puissance dans l’autre. Tel est bien le sens de la preuve
ontologique : l’existence est une perfection, Dieu est l’être
suprêmement parfait, donc il existe. « Lorsqu’on dit qu’une
chose existe, ou qu’elle a l’existence réelle, cette existence
même est le prédicat, c’est-à-dire elle a une notion liée avec
l’idée dont il s’agit, et il y a connexion entre ces deux notions »
(Leibniz, Nouveaux Essais, IV, I, § 7, G-F, p. 283).
À ce raisonnement apparemment rigoureux, Kant va répliquer
par une thèse radicale : l’être n’est pas un prédicat réel. Cette
thèse fondamentale était déjà établie dans l’opuscule de 1763
sur L’unique fondement possible d’une démonstration de
l’existence de Dieu. Le concept d’être « est si simple qu’on ne
peut rien en dire afin de l’expliciter davantage » (p. 327) [52] :
c’est un irréductible, un concept primitif ; il ne signifie rien
d’autre que la position de la chose, le fait que la chose est posée.
Dans son usage copulatif, « être » désigne la position d’une
chose relativement à une autre (la toute-puissance relativement
à Dieu) ; dans son usage existentiel, « être » désigne la position
absolue de la chose, « en elle-même et pour elle-même » (ibid.).
Kant voit très bien que l’usage naturel du langage est ici
trompeur :

Quand je dis : « Dieu est une chose existante », tout se passe


comme si j’exprimais le rapport d’un prédicat à un sujet.
Aussi cette manière de s’exprimer n’est-elle pas tout à fait
correcte. Pour parler avec précision, elle veut dire : quelque
chose qui existe est Dieu, c’est-à-dire qu’à une chose qui
existe conviennent des prédicats qui, pris ensemble, sont
désignés par le mot « Dieu ». Les prédicats sont posés
relativement à ce sujet ; mais la chose elle-même, avec tous
ses prédicats, est posée absolument.
Kant, L’unique fondement possible d’une
démonstration de l’existence de Dieu (p. 328)

L’existence de la chose se constate dans l’expérience. La


comparaison entre l’existence possible et l’existence réelle va
éclaircir ce point. Du point de vue du contenu de ce qui est
posé, du concept de l’objet, il n’y a pas de différence entre
existence possible et existence réelle. L’argument de Kant est
sur ce point très fort : supposons que l’existence ajoute quelque
chose au concept de la chose, alors « ce qui existerait ne serait
pas exactement ce que j’avais conçu dans mon concept [de la
même chose simplement possible], mais bien quelque chose de
plus, et je ne pourrais pas dire que c’est précisément l’objet de
mon concept qui existe » (CRP, p. 430). On peut bien concevoir
l’existence, mais comme quelque chose qui ne s’ajoute pas au
concept de la chose existante : car autrement la chose
changerait de nature ou de définition en se mettant à exister !
Il y a pourtant une différence entre la chose simplement
possible et la même chose quand elle existe : le contenu posé
[was] est identique, mais non le « comment [wie] cela est posé »
(UF, p. 329). La chose existante est « plus posée » (mehr gesetzt)
que lorsqu’elle n’était que possible. L’être s’ajoute au concept de
la chose sans le transformer : il n’est pas un prédicat réel. Pour
reconnaître l’existence d’un objet, il faut sortir de son concept :
« le concept de l’existence est le concept de ce qui est posé de
manière absolue à l’extérieur du concept de l’objet » (Birault,
Heidegger et l’expérience de la pensée, p. 334).
Nous pouvons désormais lire le texte central de la réfutation de
la preuve ontologique :

Être n’est évidemment pas un prédicat réel, c’est-à-dire un


concept de quelque chose qui puisse s’ajouter au concept
d’une chose. C’est simplement la position d’une chose ou de
certaines déterminations en soi. Dans l’usage logique, ce
n’est que la copule d’un jugement. Cette proposition : Dieu
est tout-puissant, renferme deux concepts qui ont leurs
objets : Dieu et toute-puissance ; le petit mot est n’est pas du
tout encore par lui-même un prédicat, c’est seulement ce qui
met le prédicat en relation avec le sujet. Or si je prends le
sujet (Dieu) avec tous ses prédicats (dont la toute-puissance
fait aussi partie) et que je dise : Dieu est, ou il est un Dieu, je
n’ajoute aucun nouveau prédicat au concept de Dieu, mais je
ne fais que poser le sujet en lui-même avec tous ses
prédicats, et en même temps, il est vrai, l’objet qui
correspond à mon concept. Tous deux doivent exactement
renfermer la même chose et, par conséquent, rien de plus
ne peut s’ajouter au concept qui exprime simplement la
possibilité, par le simple fait que je conçois (par l’expression :
il est) l’objet de ce concept comme donné absolument. Et
ainsi le réel ne contient rien de plus que le simple possible.
Cent thalers réels ne contiennent rien de plus que cent
thalers possibles. Car, comme les thalers possibles
expriment le concept et les thalers réels, l’objet et sa
position en lui-même, au cas où celui-ci contiendrait plus
que celui-là, mon concept n’exprimerait pas l’objet tout
entier et, par conséquent, il n’en serait pas, non plus, le
concept adéquat. Mais je suis plus riche avec cent thalers
réels qu’avec leur simple concept (c’est-à-dire qu’avec leur
possibilité).
Kant, Critique de la raison pure (p. 429)

Le concept d’une chose me fait concevoir sa conformité « aux


conditions universelles d’une connaissance empirique possible
en général » ; mais l’existence de cette même chose me la fait
concevoir « comme comprise dans le contexte de l’expérience
tout entière » (CRP, p. 430). L’existence d’un objet ne peut être
établie, directement ou indirectement, que par la perception. Si
une existence hors de ce champ de l’expérience ne peut pas être
déclarée absolument impossible, elle reste une simple
supposition. Ce sens brut de l’existence, la comparaison des
« cent thalers » (le thaler étant la monnaie de la Prusse, où
vivait Kant) l’exprime de manière un peu brutale : l’argent
n’est-il pas une des formes les plus vulgaires, c’est-à-dire les
plus solides, de la réalité ? L’existence d’une chose quelconque
se constate dans l’expérience ; or l’expérience, de par sa
structure même, ne nous présente que des existences
dépendantes, enchevêtrées les unes aux autres, conditionnées
en un mot. L’inconditionné ne peut donc jamais apparaître dans
l’expérience. Or si Dieu existe, son existence est inconditionnée.
Donc cette existence ne pourra jamais être prouvée.
Au terme de cette triple réfutation des trois Grandes Preuves de
l’existence de Dieu, il ne reste rien des prétentions
démonstratives de la théologie rationnelle. On ne peut pas
démontrer l’existence de Dieu.
Mais on ne peut pas davantage, et pour les mêmes raisons,
démontrer son inexistence (CRP, p. 451-452). On notera — et
Kant est sur ce point aux antipodes de Hume — que la
consistance du concept de Dieu comme ens realissimum n’est à
aucun moment mise en cause : « L’Être suprême reste donc
pour l’usage simplement spéculatif de la raison un simple idéal,
mais cependant un idéal sans défauts, un concept qui termine et
couronne toute la connaissance humaine » (CRP, p. 452). L’Idée
de Dieu est en effet spontanément produite par la raison
humaine, qu’il faut distinguer de l’entendement. « Toute notre
connaissance commence par les sens, passe de là à
l’entendement, et s’achève dans la raison » (CRP, p. 254) ; et « si
nous disons de l’entendement qu’il est le pouvoir de ramener
les phénomènes à l’unité au moyen de règles, il faut dire de la
raison qu’elle est la faculté de ramener à l’unité les règles de
l’entendement au moyen de principes » (CRP, p. 256).
L’entendement applique ses catégories aux phénomènes, pour
les connaître scientifiquement ; la raison ne s’applique pas aux
phénomènes, mais au travail de l’entendement : elle exprime
un besoin d’inconditionné, et les Idées qu’elle produit (dont
celle de Dieu) n’ont qu’un rôle régulateur. Mais ce besoin est
profondément enraciné dans la raison humaine, c’est la raison
pour laquelle l’idée de Dieu est naturelle à l’homme. Cette idée
n’est pas le fruit de l’imagination humaine, elle est a priori
produite par la raison pure ; elle a une fonction, que Kant
appelle transcendantale, et qui est d’inciter l’entendement à
aller toujours plus loin dans l’unification des lois de la nature, à
procurer à ses concepts « la plus grande unité avec la plus
grande extension » (CRP, p. 454).
C’est quand elle méconnaît cette fonction régulatrice et qu’elle
prétend produire des connaissances que la raison devient
dialectique (la dialectique n’étant qu’une logique de
l’apparence, CRP, p. 251). « D’après ces considérations, l’idéal de
l’Être suprême n’est autre chose qu’un principe régulateur de la
raison, principe qui consiste à regarder toute liaison dans le
monde comme résultant d’une cause nécessaire et absolument
suffisante pour y fonder la règle d’une unité systématique et
nécessaire suivant des lois générales dans l’explication de cette
liaison ; il n’est pas l’affirmation d’une existence nécessaire en
soi » (CRP, p. 440). Et si Dieu couronne la connaissance
humaine, c’est à titre d’idée seulement, et non comme un Objet
supra-sensible que nous pourrions connaître. La complexe et
profonde conception kantienne de la raison (que nous n’avons
fait que suggérer) parachève la destruction des preuves
métaphysiques de Dieu, en ramenant l’idée de Dieu à sa
fonction régulatrice que seule la dialectique de la raison
hypostasie en Existence. Toutefois le concept rationnel de Dieu
est préservé dans sa consistance logique et son contenu. Nous
verrons plus loin que le discours kantien sur Dieu ne se clôt pas
sur la réfutation de la théologie rationnelle.

Note sur la critique frégéenne de la preuve ontologique


Notre exposé s’en tient aux réfutations de Hume et de Kant. Il
en est d’autres. Indiquons simplement la critique assez
technique menée par le logicien Frege, que nous ne pouvons ici
faire plus qu’évoquer. Un concept, selon Frege, est constitué de
caractères décrivant les propriétés des objets auxquels le
concept s’applique. Mais le concept a lui-même des propriétés
(à ne pas confondre avec les propriétés de ses objets) : par
exemple, son extension est vide (aucun objet ne lui correspond)
ou non (au moins un objet lui correspond) ; ces propriétés des
concepts donnent lieu à des concepts de deuxième ordre, et
sont décrites dans les caractères de ces concepts de deuxième
ordre. Or, « on peut dire que le vice de la preuve ontologique est
d’avoir manqué de distinguer entre les caractères et les
propriétés d’un concept. En effet, elle introduit parmi les
caractères constitutifs du concept “Dieu” la propriété supposée
de subsumer un individu et un seul. Or, l’unicité est propriété
d’un concept de premier ordre, caractère d’un concept de
second ordre. Mais elle n’est ni propriété d’individu ni
caractère d’un concept de premier ordre » (Claude Imbert,
Introduction aux Fondements de l’arithmétique de Frege, p.
43) [53] .

Notes du chapitre
[1] ↑ Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, PUF, 1971, p. 425.
[2] ↑ Proslogion, Préambule, édition Corbin, p. 229. Nous suivrons désormais cette
traduction, que nous devrons souvent modifier, comme ici. Nos renvois entre
parenthèses sont aux chapitres du Proslogion. Sur les éditions d’Anselme, voir le
chapitre bibliographique, infra, p. 289.
[3] ↑ Questions naturelles, Livre I, Préface, 13, Budé, p. 11.
[4] ↑ C’est ce même texte que choisira saint Thomas quand il voudra opposer une
« autorité » à ceux qui pensent que l’existence de Dieu n’est pas démontrable :
Somme théologique, I, question 2, article 2, sed contra. Nous verrons plus loin ce texte
cité à son tour par Pascal, cf. infra, p. 102.
[5] ↑ Michel Corbin voit dans ce passage le sommet du Proslogion, en plein accord
avec sa lecture spirituelle et non philosophique du Proslogion. Il commente ce
passage, op. cit., p. 219-224. On comparera utilement avec le commentaire de Jules
Vuillemin, Le Dieu d’Anselme, p. 20-21.
[6] ↑ Op. cit., p. 72.
[7] ↑ Vuillemin, ibid., p. 20.
[8] ↑ Nos références aux Méditations métaphysiques indiquent la pagination de
l’édition Adam-Tannery (désormais abrégé AT), soit le tome IX pour la traduction
française de ce texte, faite par le duc de Luynes, et approuvée par Descartes, suivi du
numéro de page. Les bonnes éditions des Méditations indiquent en marge la
pagination AT : c’est le cas de l’édition Beyssade en Garnier-Flammarion, de l’édition
Alquié chez Garnier, t. II, de l’édition Michelle Beyssade au « Livre de poche ». Sur les
éditions de Descartes, voir le chapitre bibliographique, infra, p. 290.
[9] ↑ Voir le Discours de la Méthode, II.
[10] ↑ Voir notamment la fin de la Méditation troisième, AT, IX, 41-42 ; les Demandes
citées plus haut de l’Abrégé géométrique, AT, IX, 125-127 ; les Sixièmes Réponses, point
8, AT, IX, 235 ; on notera la présence du verbe « considérer » dans le texte des
Premières Réponses que nous citons longuement plus loin, p. 32-33.
[11] ↑ Méditation cinquième, AT, IX, 52 ; cf. Premières Réponses, AT, IX, 94 : « Et je
confesserai ici librement que cet argument est tel, que ceux qui ne se
ressouviendront pas de toutes les choses qui servent à sa démonstration, le
prendront aisément pour un sophisme ; et que cela m’a fait douter au
commencement si je m’en devais servir, de peur de donner occasion à ceux qui ne le
comprendront pas, de se défier aussi des autres. »
[12] ↑ Cinquième Méditation ; nous citons ici la traduction de Michelle Beyssade, « Le
livre de poche », 1990, p. 183-185, plus lisible que la traduction du duc de Luynes, AT,
IX, 52.
[13] ↑ J.-M. Beyssade, La philosophie première de Descartes, respectivement p. 275 et
p. 278.
[14] ↑ Réponses aux premières objections, AT, IX, 85-86 ; on notera que Descartes
renverse la position de saint Thomas, pour qui la question an sit (la chose est-elle ?)
doit précéder la question quid sit (qu’est-ce qu’est cette chose ?), Somme théologique,
I, question 2, article 2, sed contra et ad 2 ; position que saint Thomas avait empruntée
à Aristote, Analytiques postérieurs, II, 1, Vrin p. 161-163.
[15] ↑ Sixièmes Réponses, point 8, AT, IX, 235-236 ; nous reviendrons sur cette thèse,
infra, p. 36, 46, 174-177.
[16] ↑ Premières Réponses, AT, IX, 89-90. Sur les rapports
savoir/concevoir/comprendre, voir le chapitre bibliographique, infra, p. 291.
[17] ↑ Par anticipation, disons que le Dieu de Leibniz, à cet égard, est moins loin de
nous : il doit respecter la logique incréée, qui s’impose à lui comme à nous, identique
dans les deux cas.
[18] ↑ On sait l’importance que Sartre donne à cette thèse : voir « La liberté
cartésienne », in Situations, I, Gallimard, 1947, p. 289-308 ; il faut approuver Sartre
quand il écrit : « le Dieu de Descartes est le plus libre des Dieux qu’a forgés la pensée
humaine », p. 305, même si la formule suivante, « c’est le seul Dieu créateur », est
aventurée. La position de Sartre dans cet essai est que l’homme doit revendiquer
pour lui-même la liberté créatrice dont Descartes a doté son Dieu.
[19] ↑ Comme le fait J. Moreau dans son Pour ou contre l’insensé ?, p. 76, note 54.
[20] ↑ Voir Discours de métaphysique, § 1 et 23-25 ; Nouveaux essais sur
l’entendement humain, II, 29-31 et III, 3-4 ; Méditations sur la connaissance, la vérité et
les idées, GP, IV, 422-426 (texte latin), traduit par P. Schrecker dans Leibniz, Opuscules
philosophiques choisis, Vrin, 1969, p. 9-16. Pour les éditions de Leibniz, voir le
chapitre bibliographique, infra, p. 292. Nous abrégeons en GP, suivi des numéros de
tome et de page, l’édition Gerhardt des Philosophischen Schriften.
[21] ↑ Lettre à Arnauld, 4/14 juillet 1686, GP, II, 62-63 ; édition Le Roy, p. 128.
[22] ↑ Nouveaux Essais, III, 3, § 15.
[23] ↑ GP, VII, 261-262. Ce texte, à notre connaissance, n’est pas traduit.
[24] ↑ Couturat, La logique de Leibniz, p. 194.
[25] ↑ Discours de métaphysique, § 1.
[26] ↑ Cf. Couturat, op. cit., p. 195 et 364-367.
[27] ↑ Monadologie, § 55 ; cf. Théodicée, § 116, où la coopération des trois perfections
fondamentales est encore plus nettement marquée ; ibid., § 7, 8, 117, 119.
[28] ↑ Le Dieu de Leibniz, PUF, 1960, p. 80 sq. Sur tous ces points, voir l’importante
Lettre à Jacquelot du 20 novembre 1702, GP, III, 442-447, et la Lettre à Madame
Elisabeth de 1678, GP, IV, 292-296. Voir aussi GP, IV, 401-406.
[29] ↑ « C’est la cause de Dieu qu’on plaide », écrit Leibniz dans la Préface de sa
Théodicée, Ed. Garnier-Flammarion p. 39. Rappelons que la Théodicée, écrite en
français en 1710, est le seul vrai livre que Leibniz ait publié. Le mot « théodicée »
signifie « justification de Dieu » ; c’est un néologisme de Leibniz, qui l’a introduit
dans la langue française.
[30] ↑ Edition de la Pléiade des Œuvres philosophiques de Kant, 1985, t. II, p. 1391-
1413. Notre chapitre deuxième reviendra. sur ce texte, infra, p. 93-95.
[31] ↑ Abrégé de la controverse réduite à des arguments en forme, in Théodicée,
Garnier-Flammarion, p. 363.
[32] ↑ Discours de métaphysique, § 5 ; De la production originelle des choses,
traduction Schrecker, p. 85 ; Théodicée, § 208. C’est la thèse du livre de Jon Elster sur
Leibniz et la formation de l’esprit capitaliste, chap. V principalement.
[33] ↑ Monadologie, § 58. Cf. Théodicée, § 124, qui donne des exemples assez
baroques ; ce paragraphe est d’ailleurs essentiel sur le lien entre différence, variété,
confusion et mal. Exemples non moins imaginatifs au paragraphe 246.
[34] ↑ Cf. Monadologie, § 46 ; Théodicée, § 180-186 ; sur le problème de la
compatibilité entre liberté humaine et prescience divine chez Descartes, cf.
Théodicée, Discours préliminaire, § 68-69 : Descartes renonce purement et
simplement à résoudre la contradiction ; même difficulté dans la Lettre de Descartes
à Elisabeth du 3 novembre 1645 ; cf. infra, p. 177-183.
[35] ↑ Voir le Dictionnaire de théologie catholique, fascicule XXIV-XXV, 1907-1908, col.
2201-2310.
[36] ↑ Principes de la philosophie, III, art. 2. À comparer avec I, art. 28. Cf. III, art. 3 :
« il n’est toutefois aucunement vraisemblable que toutes choses aient été faites pour
nous ».
[37] ↑ Voir par exemple le livre II du De la nature des Dieux de Cicéron, déjà évoqué.
[38] ↑ Cicéron, De la nature des Dieux, II, chap. XXII, in Les stoïciens, « La Pléiade », p.
429. Voir le chapitre bibliographique, infra, p. 293-294.
[39] ↑ Infra, p. 68-71 ; 72.

[40] ↑ « Machine et organisme », in La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1975 [2e


éd.], p. 113-114.
[41] ↑ Sur ces discussions, voir les textes de G. Dreyfus et J. Elster indiqués au
chapitre bibliographique, infra, p. 294.
[42] ↑ Nous avons bien conscience que les quelques indications qui suivent sont
trop brèves ; mais nous ne souhaitons pas entrer dans la complexité de la démarche
d’Aristote ; le lecteur se reportera à l’ouvrage de J. Moreau indiqué au chapitre
bibliographique, IIe partie, chap. 3-4 et 8-9.
[43] ↑ Cf. supra, p. 28.
[44] ↑ Sur cet argument, voir J. Moreau, Le Dieu des philosophes, notamment chap. IV
(intéressante confrontation entre Kant et Leibniz).
[45] ↑ Nous pensons par exemple à La mélodie secrète de Trinh Xuan Thuan, Fayard,
1988 (notamment chap. 8), qui d’ailleurs reste assez prudent sur la question de Dieu
(il parie pour Dieu, en précisant qu’il ne s’agit que d’un pari raisonnable). Moins
prudents, certains apologistes chrétiens sont tentés de voir dans l’hypothèse
astronomique du Big Bang une confirmation du dogme chrétien de la création. La
multiplication des questions ou des hypothèses à partir des données de la cosmologie
contemporaine n’a rien en soi qui soit choquant, au contraire. Mais les extrapolations
« métaphysiques », quand de surcroît elles sont ignorantes des critiques
méthodologiques fondamentales que le kantisme (entre autres) leur a adressées et
des débats philosophiques et épistémologiques suscités par ces critiques, doivent être
envisagées avec beaucoup de circonspection et même de méfiance.
[46] ↑ Il faudrait méditer sur un fait assez frappant : les physiciens, notamment les
astrophysiciens, sont assez spontanément portés à un théisme que récusent au
contraire vigoureusement leurs collègues biochimistes ou biologistes. Comme si
l’ordre du Cosmos plaidait pour Dieu et les ratés du vivant contre lui !
[47] ↑ Sur la portée philosophique du genre dialogué, on lira l’introduction de
Michel Malherbe à son édition des Dialogues (notamment p. 21-25 ; voir le chapitre
bibliographique, infra, p. 295). On lira aussi les pages si fines sur l’intertextualité, p.
26-32.
[48] ↑ Sur le lien entre mysticisme ou théologie négative et athéisme, voir la section
sur les Noms divins, infra, p. 127-132, et celle sur le statut de l’existence de Dieu et la
question de l’équivocité, infra, p. 157-165.
[49] ↑ Cf. supra p. 60, 63.
[50] ↑ Kant lui aussi rapproche l’argument a contingentia mundi de l’argument
ontologique, ces deux preuves étant « transcendantales, c’est-à-dire indépendantes
de principes empiriques. En effet, bien que la preuve cosmologique se fonde sur une
expérience en général, elle n’est pourtant pas tirée de quelque qualité particulière de
l’expérience » (Critique de la raison pure, PUF p. 437 ; cf. aussi p. 432 et 445, et infra, p.
73).
[51] ↑ Nos références renvoient à l’édition PUF, coll. « Quadrige ». Nous abrégeons en
CRP.
[52] ↑ Nos références à L’unique fondement possible d’une démonstration de
l’existence de Dieu renvoient aux Œuvres philosophiques de Kant, « Pléiade », vol. I.
Nous abrégeons en UF.
[53] ↑ Voir le chapitre bibliographique, infra, p. 295-296.
Chapitre 2. Approches irrationnelles
ou indirectement rationnelles :
postulation, pari, affirmation(s),
lignes de fait

S i l’on admet la validité des réfutations kantiennes et


humiennes des preuves métaphysiques, notre travail
semble parvenu à son terme : l’existence de Dieu ne peut être ni
prouvée ni réfutée par la philosophie ; l’existence de Dieu n’est
pas un objet pour la philosophie ; il n’y a pas de « question
philosophique de l’existence de Dieu ». Restent bien sûr des
questions pertinentes, mais des questions de second degré.
Indiquons-en deux principales : pourquoi la philosophie se
pose-t-elle une question (celle de l’existence de Dieu) qu’elle ne
peut d’aucune manière résoudre ? C’est une question réflexive
sur l’activité philosophante, sur la forme du système en
philosophie, sur le rapport entre la philosophie et ce qui la
dépasse. Deuxième question : comment penser la croyance
humaine en l’existence de dieu(x), et, plus généralement,
comment comprendre le fait religieux ? Il s’agit là de
philosophie de la croyance, de philosophie de la religion. Ces
questions sont très importantes, mais ne doivent pas être
confondues avec le problème de l’existence de Dieu. Pour
retrouver l’objet « existence de Dieu » dans l’objet « croyance en
l’existence de Dieu », il faudrait d’abord examiner, traverser et
critiquer l’anthropologie de la croyance (psychologie de la
croyance, sociologie de la croyance, etc.). Ce travail supposé fait,
encore faudrait-il disposer d’un concept philosophiquement
déterminé de « l’existence de Dieu » pour pouvoir,
éventuellement, le retrouver comme objet enveloppé dans la
croyance. Il y a là un cercle analogue à celui que notre
Introduction analysait dans la notion d’expérience religieuse [1] .
D’un point de vue purement rationnel donc, la question de
l’existence de Dieu est insoluble. Et pourtant, il faut bien la
résoudre, et, de fait, chacun la résout, dans sa propre existence,
en un sens ou en l’autre. Ce que l’on ne peut démontrer, il faut
le décider. C’est un thème fondamental chez Pascal, bien sûr
(« vous êtes embarqué »), mais aussi chez Renouvier (il faut
opter : le contenu de l’option est libre, on peut opter pour ou
contre l’existence de Dieu, mais le fait de l’option est
nécessaire : on ne peut pas ne pas opter), et bien d’autres
auteurs. Il y a donc une nécessité à prendre une décision
philosophique sur l’existence de Dieu : décision, parce qu’il n’y
a pas de preuve, parce que l’option pour ou contre l’existence
de Dieu ne se ramène pas à la ratification d’une évidence ou
d’une conclusion formellement irrécusable ; décision
philosophique, parce qu’elle essaye autant qu’il se peut de se
justifier par des raisons.
Envisagée sous cet aspect, la question de l’existence de Dieu est
relancée : car il existe de très nombreuses modalités de la
décision. Citons, dans un désordre délibéré, le pari de Pascal,
l’affirmation de Chestov, la « réponse » à l’auto-affirmation de
Dieu selon Bruaire, la prolongation des « lignes de fait » chez
Bergson, et, avant tout, la postulation de l’existence de Dieu
chez Kant. Ces manières de poser philosophiquement
l’existence de Dieu sont fort différentes : les unes se veulent
intégralement rationnelles (Kant, Bergson), les autres
revendiquent explicitement, voire polémiquement, leur
irrationalité (Chestov, Kierkegaard). Toutes pourtant relèvent
de la philosophie.
Nous avons choisi d’en examiner quatre types, parmi les plus
remarquables : la postulation, le pari, l’affirmation, la
prolongation des « lignes de fait ». Parmi les contemporains,
nous avons privilégié, plus qu’il ne convenait peut-être, les
auteurs français : la raison principale en est que leurs livres, et
peut-être leurs pensées, nous ont paru plus directement
accessibles. Ajoutons que cette deuxième partie offre un aspect
inévitablement rhapsodique. Sauf à construire des
« dialectiques » artificielles et sans intérêt, nous n’avons pu
« enchaîner logiquement » des positions hétéroclites, qui n’ont
en commun que de poser l’existence de Dieu en récusant la
possibilité d’en donner une démonstration métaphysique (et
encore cette dernière formule n’est-elle guère adéquate aux
positions de Bruaire, voire de Blondel). Nous n’avons donc pas
tenté de « passer » de Kant à Pascal, pas même de Pascal à
Kierkegaard, sans refuser les transitions naturelles qui
pouvaient se présenter.
Ce caractère hétéroclite ou rhapsodique a d’ailleurs, selon nous,
un sens philosophique important : alors que la démarche
métaphysique de la preuve présente une incontestable
continuité historique et logique (le chapitre précédent l’a
souligné, notamment à propos de la preuve ontologique), la
démarche non métaphysique de l’approche se fragmente en
chemins qui divergent. Cette divergence s’explique par le statut
accordé à la raison : les démarches non métaphysiques que
nous allons envisager procèdent toutes à un élargissement, à
une modification, du statut de la raison (élargissements et
modifications eux-mêmes divergents, bien entendu). Un certain
accord fondamental sur la raison faisait l’unité et la continuité
des démarches métaphysiques, et ce malgré certaines
différences importantes que nous avons notées à propos de
Descartes et Leibniz par exemple. Cet accord fondamental
n’existe plus pour les démarches que nous envisageons à
présent : quel rapport entre la raison pratique de Kant, la raison
calculatrice des « chances » de Pascal, l’intelligence « frangée
d’intuition » de Bergson, entre autres ?
Soulignons enfin que cette diversité irréductible des approches
indirectes de l’existence de Dieu sollicite en profondeur la
sagacité philosophique du lecteur. Nous voulons dire que de
nombreuses confrontations (dont certaines sont très classiques,
comme « Pascal et Kierkegaard ») seraient du plus haut intérêt
philosophique. Il nous arrivera, brièvement, de confronter Kant
et Pascal ; mais la plupart des « confrontations bilatérales »
logiquement possibles (Kant et Kierkegaard, Kant et Chestov,
Kant et Bruaire, Kant et Blondel ; Bergson et Pascal, Bergson et
Bruaire, Bergson et Blondel ; etc.) seraient pertinentes, à des
degrés divers, dans l’optique du thème de ce livre. Notre
ambition est plus modeste : il s’agit de présenter la logique
propre à chacune de ces quelques démarches philosophiques.
Ajoutons que nous n’avons nullement essayé de tenir la balance
égale entre les différentes démarches que nous analysons ; tout
au contraire, nous avons délibérément insisté sur celles qui
nous paraissent les plus profondes ou les plus philosophiques.
Le lecteur a le droit d’en juger autrement, et le chapitre
bibliographique lui permettra d’approfondir telle ou telle
doctrine qu’il jugerait trop rapidement évoquée dans les pages
qui suivent.

1 - Postulation kantienne de l’existence


de Dieu
Au terme de la Critique de la raison pure, la question
philosophique de l’existence de Dieu semblait radicalement
annulée comme question pertinente pour la raison humaine :
on ne peut démontrer ni l’existence ni l’inexistence de Dieu. Ce
serait le dernier mot du criticisme kantien, si la raison humaine
ne pouvait parvenir à l’existence de Dieu que par la voie
démonstrative de la preuve. C’est ce que rejette explicitement la
Critique de la raison pratique de Kant : le philosophe qui a
victorieusement détruit les preuves métaphysiques de
l’existence de Dieu est en même temps celui qui a inventé une
autre voie d’accès, purement rationnelle, à l’existence de Dieu,
la voie de la postulation.
Ce concept capital n’a de sens que rapporté à la philosophie
morale de Kant. Nous ne pouvons ici exposer cette philosophie
morale, que nous devons supposer connue du lecteur. Nous
n’en rappellerons que quelques éléments essentiels pour notre
sujet.
Le principe fondamental est que la morale ne se fonde pas sur
la religion : si elle le faisait, elle sombrerait dans l’hétéronomie,
la volonté ne se donnerait pas à elle-même la Loi morale, mais
elle la recevrait d’une volonté autre, celle de Dieu :
« L’autonomie de la volonté est l’unique principe de toutes les
lois morales et des devoirs conformes à ces lois ; au contraire,
toute hétéronomie de l’arbitre non seulement ne fonde aucune
obligation, mais s’oppose bien plutôt au principe de l’obligation
et à la moralité de la volonté » (Critique de la raison pratique,
33/647) [2] . La Loi, véritable fait de la raison (31/644-645), est
apodictique, absolument irrécusable : on peut la transgresser,
mais non l’ignorer ; même le criminel le plus endurci en entend
la voix au fond de son cœur. Cette Loi est inconditionnelle et
dit : « agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en
même temps toujours valoir comme principe d’une législation
universelle » (30/643). Cette Loi est produite par la raison pure
pratique [3] , elle est donc identique chez l’homme à ce qu’elle est
chez d’autres êtres raisonnables, s’il en est (comme Dieu, s’il
existe). Les exigences de la Loi sont très fortes, mais elles
doivent pouvoir être remplies pour que la Loi ait un sens : « tu
dois, donc tu peux », dit parfois Kant ; une loi qui
commanderait l’impossible se disqualifierait par là même.
Deux points doivent être soulignés dans le bref rappel qui
précède, car ils commandent et fondent toute la logique de la
postulation : 1) la Loi morale a une autorité absolue, elle est
incontestable, elle est absolument certaine ; 2) toutes les
exigences de la Loi doivent pouvoir être effectivement
satisfaites.
La Loi a un objet, le Bien, lequel ne précède pas la Loi (comme
dans les morales de l’Antiquité), mais est au contraire
déterminé par elle : situation paradoxale, comme le dit lui-
même Kant (65/684), mais au fond logique : si le Bien précédait
et déterminait la Loi, cette dernière serait en régime
d’hétéronomie, elle dépendrait d’un amour du Bien. Et le Bien,
objet de la raison pure pratique, exige d’être accompli comme
« totalité inconditionnée », « sous le nom de Souverain Bien »
(116/739). La raison est recherche de l’Inconditionné, la raison
pratique recherche donc le Souverain Bien. Or, continue Kant,
« souverain » peut avoir deux sens : « suprême » ou « parfait »
(119/742) ; dans le premier sens, le Souverain Bien, c’est la
vertu ; dans le deuxième sens, c’est l’union du bonheur et de la
vertu. Ce deuxième sens va donner matière à une dialectique
dont la solution sera précisément la postulation de l’existence
de Dieu. Il faut donc en suivre rigoureusement les étapes.
Kant a toujours soutenu que le désir d’être heureux, désir
naturel à l’homme, ne pouvait d’aucune façon fonder la
moralité ; mais il a toujours soutenu également que ce désir
était légitime, sous la condition que l’individu soit moral : la
vertu est ce qui nous rend digne d’être heureux. On notera que,
dans toute l’argumentation qui va suivre, Kant a une
conception résolument non sophistiquée du bonheur : le
bonheur, c’est la satisfaction des inclinations, des désirs, avec
l’assurance de la perpétuation de cette satisfaction dans
l’avenir. C’est ce que tout un chacun appelle « le bonheur », ni
plus, ni moins, sans faux-fuyant ni jeu verbal.
L’homme vertueux n’est pas forcément heureux (contrairement
à ce que pensaient les stoïciens), mais il est digne de l’être. La
Critique de la raison pratique dépasse cette position purement
constative : l’homme vertueux non seulement est digne d’être
heureux (ce qui ne nous dit encore rien sur ses chances réelles
de l’être), mais encore il faut qu’il le soit. « Il faut », et non pas
simplement « il faudrait », « ce serait bien si », etc. Toute la
postulation se joue ici, nous nous permettons donc d’insister : la
Loi morale exige elle-même que l’homme vertueux soit
effectivement heureux, qu’il le soit dans les faits (et pas
seulement dans la seule conscience d’en être digne : ce qui ne
serait qu’un médiocre bonheur, en effet !). « Car avoir besoin du
bonheur, en être effectivement digne et cependant ne pas y
participer, c’est ce qui ne peut pas du tout s’accorder avec le
vouloir parfait d’un être raisonnable qui aurait en même temps
la toute-puissance, même si nous ne formons la pensée d’un tel
être qu’à titre d’essai » (119/743). La vertu est la condition
morale du bonheur, mais la vertu sans le bonheur choque la
conscience morale. Or il y a là une dialectique, dans la mesure
où le lien entre bonheur et vertu n’est pas analytique (il le
serait si l’un pouvait produire l’autre, ce qui n’est pas : la vertu
ne fait pas le bonheur, l’inverse est encore moins vrai), mais
synthétique (la vertu et le bonheur sont hétérogènes). Comment
cette synthèse des deux éléments hétérogènes que sont le
bonheur et la vertu peut-elle se produire ? Car nous voyons
bien autour de nous qu’elle ne se produit pas : beaucoup
d’hommes vertueux sont, autant que nous en pouvons juger,
malheureux ; beaucoup de gredins sont heureux. Or, et voici la
proposition capitale, « comme la réalisation du Souverain Bien,
qui contient cette connexion [du bonheur et de la vertu] dans
son concept, est un objet nécessaire a priori de notre volonté, et
qu’il est inséparablement lié à la Loi morale, l’impossibilité de
cette réalisation doit aussi prouver la fausseté de la Loi. Donc si
le Souverain Bien est impossible d’après des règles pratiques, la
Loi morale, qui nous ordonne de travailler au Souverain Bien,
doit être fantastique et dirigée vers un but vain et imaginaire,
par conséquent être fausse en soi » (123/747). Ou bien l’union
du bonheur et de la vertu est réelle, ou bien la Loi est fausse. Or
la Loi est absolument certaine, nous l’avons souligné plus haut.
Donc, l’union du bonheur et de la vertu, union à laquelle la Loi
nous commande de travailler, est réelle. Or nous voyons tout le
contraire autour de nous. Il faut donc regarder ailleurs, il faut
postuler une vie après la mort, l’immortalité de l’âme donc, et
l’existence d’un Dieu juste accordant le bonheur aux hommes
vertueux.
Précisons d’emblée que l’immortalité de l’âme est postulée (131-
133/757-759) pour des raisons propres, liées à la nécessaire
amélioration indéfinie de la moralité du sujet, laquelle
demande un temps infini. Seule nous importe ici le second
postulat de la raison pure pratique, celui qui porte sur
l’existence de Dieu. Nous allons préciser le contenu technique
de ce raisonnement kantien, avant de réfléchir sur les réserves,
voire l’incrédulité, qu’un pareil raisonnement ne peut que
susciter.
Il est moralement nécessaire de chercher à réaliser le
Souverain Bien, en son sens suprême, la vertu, et en son sens
complet, l’union du bonheur et de la vertu ; le Souverain Bien
lui-même, objet de ce devoir nécessaire, doit donc être possible ;
en son second sens (union du bonheur et de la vertu), il n’est
possible que moyennant « l’existence d’une cause de toute la
nature, distincte de la nature, et contenant le principe de cette
connexion, c’est-à-dire de l’accord exact entre le bonheur et la
moralité » (134/760). Cette Cause de la nature doit être
Puissance, pour pouvoir rétribuer les vertueux ; mais cette
rétribution doit être proportionnée à la vertu, cette Cause doit
donc être une Intelligence capable de sonder les cœurs (puisque
la moralité est fonction de la pureté de l’intention). « Donc la
Cause suprême de la nature, en tant qu’elle doit être supposée
pour le Souverain Bien, est un être qui, par l’entendement et la
volonté, est la cause (par suite l’auteur) de la nature, c’est-à-dire
Dieu » (135/761). Il est donc « moralement nécessaire d’admettre
l’existence de Dieu » (ibid.).
C’est cette nécessité morale portant sur l’admission d’une
existence que Kant appelle « postulat » [4] . Ce terme a ici un sens
très particulier, qui n’a rien à voir avec son sens usuel en
français, pas plus qu’avec son sens axiomatique. Par « postulat
de la raison pure pratique », précise Kant, « j’entends une
proposition théorique, mais qui, comme telle, ne peut être
prouvée, en tant qu’elle est inséparablement liée à une loi
pratique, ayant a priori une valeur inconditionnée » (132/757).
Proposition théorique, c’est-à-dire proposition concernant une
existence ; mais, précisément, cette proposition théorique ne
peut pas être prouvée, l’existence en question (celle de l’âme
immortelle, premier postulat, ou celle de Dieu, deuxième
postulat) ne peut pas être démontrée ni rencontrée dans
l’expérience. Pourtant cette proposition théorique a une
validité : cette validité lui vient de son lien insécable avec une
loi pratique inconditionnée. La loi pratique inconditionnée a
besoin de cette proposition théorique, donc cette proposition
théorique doit être admise. Le nom de « postulat » dit bien le
caractère indémontrable de la proposition théorique ; mais il
faut ajouter que le postulat n’a rien d’arbitraire ou de gratuit,
tout au contraire. Le postulat est théoriquement indémontrable
mais pratiquement (moralement) nécessaire.
Ainsi le postulat de l’existence de Dieu est rationnel : il est exigé
par la raison pure pratique. Pourtant la raison pure spéculative
interdisait de prétendre démontrer l’existence de Dieu. La
raison pratique va donc plus loin que la raison théorique : ce
point est capital. Kant le traite à diverses reprises dans la
Critique de la raison pratique [5] , et c’est certainement l’une des
inventions kantiennes les plus extraordinaires. En passant de
son usage théorique à son usage pratique, la raison se déborde
pour ainsi dire elle-même ; il faut même dire : elle s’accomplit.
La raison est exigence d’Inconditionné ; or la connaissance est
toujours conditionnée, et la raison pure, dans son usage
théorique, n’a qu’un rôle régulateur ; dans le royaume de la
connaissance, c’est l’entendement, non la raison, qui est la
puissance souveraine. Mais la Loi morale est inconditionnée :
dans le domaine pratique, c’est la raison qui commande et
légifère, et l’entendement lui est subordonné. L’exigence
d’Inconditionné ne produit, en matière de connaissance, qu’une
vaine dialectique : prétendre connaître l’Inconditionné est une
contradiction dans les termes. Mais ce que la raison recherchait
vainement dans son usage théorique, elle le trouve dans son
usage pratique : le vrai lieu de l’Inconditionné est l’usage
pratique de la raison pure.
Tout cela est important, mais n’explique pas encore que l’usage
pratique de la raison pure puisse fonder des propositions
théoriques. Affirmer l’existence de Dieu au nom de la raison,
n’est-ce pas faire ce que la Critique de la raison pure disait que
l’on ne pouvait pas faire ? Pour résoudre cette difficulté, Kant
doit donner un statut théorique particulier aux postulats, dont
les objets (l’âme, Dieu) sont au-delà de toute expérience
possible, et sont par là inconnaissables. Inconnaissables, mais
pourtant légitimement posés comme existants, c’est-à-dire, en
un certain sens, connus. Pour préciser ce « en un certain sens »,
Kant parlera de connaissance pratique (Critique de la faculté de
juger, § 91, Vrin, p. 273). Il rappelle qu’il n’y a « qu’une seule et
même raison » (Critique de la raison pratique, 130/755), et que
les propositions que l’usage pratique de la raison amène à poser
(les postulats donc) appartiennent à la raison tout entière,
même si ces propositions ne sont pas théoriquement
démontrables. Ainsi, le concept théologique d’Être suprême que
la raison pure spéculative ne pouvait que penser reçoit ici une
« réalité objective » (142/769), une « signification au point de
vue pratique » (143/770). La connaissance pure se trouve donc
« pratiquement étendue » (143/771), « pratiquement » signifiant
ici « dans une visée morale », « de par les exigences de la
moralité ». L’éthique permet ainsi d’aller plus loin que la
métaphysique : c’est que la raison, en son fond, est d’abord
pratique.
Deux questions doivent encore être traitées : quel type
d’assentiment peut-on accorder au postulat de l’existence de
Dieu ? Le Dieu ainsi postulé possède-t-il les caractères que la
tradition métaphysique reconnaît à Dieu ? Nous commencerons
par la seconde question.
On se souvient que Hume reprochait aux « preuves » de Dieu ne
pas en donner de concept suffisamment déterminé. Kant
reprend cette critique à son compte dans la Critique de la raison
pratique (149/778). Au contraire, la postulation nous donne
« quelque chose qui faisait entièrement défaut à la raison
avançant dans la voie naturelle, à savoir un concept exactement
déterminé de cet Être originel » (ibid. ; c’est Kant qui souligne) ;
la postulation pose en effet un Dieu omniscient, tout-puissant,
omniprésent, éternel, c’est-à-dire « possédant la perfection
suprême » (149-150/778) ; ce ne sont pas de vagues analogies qui
fondent ces perfections, mais la rigueur même du mécanisme
de la postulation : puisque Dieu doit proportionner le bonheur
à la vertu, il faut qu’il le puisse, qu’il connaisse mes intentions
les plus secrètes, etc. Le concept rigoureux de Dieu ne peut donc
pas être fourni par la physique, mais par la morale. Ce Dieu
moralement fondé, Kant n’hésite pas à l’identifier à celui de la
religion : la morale conduit à la religion.
Mais, et cela nous introduit à notre seconde question, il n’y
aucune obligation morale à croire en Dieu. La morale conduit à
la religion, mais se suffit à elle-même. Pas d’hétéronomie
rétrospective ! Simplement, le dur travail de la vertu suppose la
croyance que son objet (le Souverain Bien) est possible ; être
vertueux sans cette croyance rationnelle est à peu près
impossible. Kant décrit, dans la Critique de la faculté de juger, la
contradiction où, selon lui, vit « l’athée vertueux » dont il donne
comme exemple Spinoza (op. cit., § 87) : cet athée vertueux veut
être fidèle à l’exigence morale, et constate que le cours des
choses est immoral et qu’il ne peut le modifier par ses seules
forces ; il ne peut concilier le respect pour la Loi et le sentiment
que le but final de cette loi est vain. Il lui faut donc « admettre
l’existence d’un auteur moral du monde, c’est-à-dire de Dieu »
(ibid.) – ce que Spinoza n’a jamais fait, précisons-le !
Cette croyance rationnelle n’en est pas pour autant un devoir,
pour la bonne raison qu’« une croyance commandée est un
non-sens » (Critique de la raison pratique, 154/784). Cette
croyance est bien une foi, mais une foi rationnelle ; une foi qui
vient non du cœur, mais de la raison pratique. Cette notion de
« foi rationnelle » peut paraître aussi étrange que celles de
« postulat » ou de « connaissance pratique », auxquelles elle est
étroitement apparentée. Kant a toujours été soucieux de
distinguer et préciser les formes et les degrés de l’assentiment,
du « tenir pour vrai » [6] . Nous ne pouvons traiter ici de cette
importante question. On notera simplement que la raison
s’ouvre à quelque chose qui échappe à son pouvoir spéculatif ;
mais cette ouverture, pour être légitime, suppose le fondement
moral. C’est uniquement en tant qu’elle est amarrée à la Loi
inconditionnelle que la raison a le droit de croire ce qu’elle ne
peut connaître : que Dieu existe, que l’âme est immortelle. Cette
ouverture manifeste une puissance de la raison (sa puissance
pratique) qui compense les limitations spéculatives que lui
imposait la Critique de la raison pure. Cette ouverture de la
raison se confirmera et s’approfondira dans la Religion dans les
limites de la simple raison, puisque Kant y admettra, toujours en
liaison insécable avec l’exigence morale, une certaine
ouverture, prudente, conditionnée, mais ouverture quand
même, au donné révélé du christianisme [7] .
Nous évoquions plus haut les réserves qu’on peut formuler
quant à la valeur argumentative de la postulation kantienne. Il
existe des athées vertueux, et Spinoza (à supposer que le
qualificatif d’« athée » lui convienne, mais c’est une autre
question) était, quoi qu’en pense Kant, le contraire d’un
désespéré. Plus conceptuellement, on pourrait dire que le
fondement de l’argument kantien est un peu mince pour
produire un si grand résultat. Car tout l’édifice repose en réalité
sur deux pointes très fines : l’inconditionnalité de la Loi, et le
principe selon lequel ce qui est moralement nécessaire (le
Souverain Bien) doit être réellement possible. La moindre
fragilité en l’un ou l’autre de ces éléments, et tout s’écroule. De
nombreux lecteurs de Kant ont ainsi pensé que, de manière
artificielle et peu convaincante, il se contentait de retrouver
dans les postulats le contenu fondamental de la foi chrétienne.
Il nous semble qu’une lecture plus favorable peut être faite de
la logique de la postulation : cette logique est un redoutable
instrument critique des prétentions de la religion et de la
théologie. Nous pouvons dire « Dieu existe », oui, mais toujours
en relation avec l’exigence morale. Dieu est, pour ainsi dire,
toujours sous le contrôle de la Loi morale. Ainsi est
radicalement détruit tout concept de Dieu qui lui attribuerait
quoi que ce soit de déraisonnable ou d’immoral : la moralité est
la mesure de Dieu, non l’inverse. Sous cet aspect, la postulation
s’inscrit dans le mouvement de « purification du religieux »
qu’est aussi la philosophie des Lumières, l’Aufklärung. L’attitude
religieuse est soumise aux contraintes morales : l’homme
religieux doit être moral d’abord parce que tout le monde doit
être moral ; ensuite, pour que son rapport à Dieu soit
désintéressé. De plus, le discours théologique est soumis à une
remarquable obligation de véracité : la première exigence est
de déterminer exactement ce que l’on croit. Ce que dénonce
Kant, c’est la facilité avec laquelle les théologiens accumulent
les croyances, les principes, les subtilités, comme si croire ne
coûtait rien. Or croire coûte beaucoup, car croire est toujours
un danger pour la moralité : s’imaginer par exemple que Dieu,
dans sa bonté infinie et d’ailleurs insondable, peut remettre
gracieusement mes péchés, c’est de grave conséquence pour ma
moralité ! Pour le dire brutalement : à part la « foi rationnelle »
fondée sur la Loi morale, toute foi religieuse est menaçante
pour la moralité. L’exemple de l’Inquisiteur, développé dans la
Religion (« Pléiade », t. III, p. 224-225), illustre remarquablement
ce point. L’Inquisiteur croit que Dieu veut la mort des
hérétiques. Mais, demande Kant, « Était-il en réalité convaincu
d’une telle doctrine révélée et de son sens, au point d’oser dans
ces conditions faire mourir un homme ? ». « Convaincu » n’a
pas ici son sens psychologique ordinaire (car, en ce sens-là,
l’Inquisiteur est certainement convaincu, il ne l’est même que
trop). « Convaincu » signifie « être sûr de la vérité de » : le sens
est objectif et non subjectif. Il y a deux choses à comparer : la
Loi morale, qui interdit de tuer un homme pour des questions
de divergences d’opinion ; une prétendue révélation interprétée
par des hommes, qui demande la mort des hérétiques, c’est-à-
dire d’hommes qui ont une opinion religieuse différente. La
réponse de Kant est claire : jamais le degré de croyance envers
cette révélation ne pourra équilibrer le degré absolu d’adhésion
qu’exige la Loi qui interdit le meurtre [8] . Et ce que reproche
Kant à l’Inquisiteur, c’est d’abord de se mentir à lui-même
quant à la valeur de vérité de sa croyance religieuse
particulière.
On voit évidemment que le Dieu postulé ne peut jamais, par
définition, ordonner le meurtre d’un hérétique ou d’un
incroyant, ni ordonner à Abraham le sacrifice de son fils Isaac.
Le concept moral du Dieu postulé est destructeur de tout
fanatisme religieux. L’homme religieux croit « qu’il est sage de
croire plutôt trop que pas assez » (ibid., p. 226) ; or cela est une
offense à la conscience ; la vraie maxime est tout opposée : la
certitude morale l’emporte sur toute croyance prétendument
révélée, et cette dernière n’est (éventuellement) admissible que
si elle est compatible avec la première [9] . Il faut plutôt chercher
à croire moins que plus. La révélation (réelle ou prétendue
telle) doit se soumettre intégralement à la Loi, elle doit
s’inscrire « dans les limites de la simple raison ».
Critique de la foi, de la théologie et de la révélation, la
postulation l’est aussi de tout projet de théodicée. Le texte
essentiel est le remarquable opuscule de 1791 intitulé Sur
l’insuccès de toutes les tentatives philosophiques en matière de
théodicée. Remarquable d’abord par son ton, tout opposé au
style fleuri de la Théodicée de Leibniz. Le style et la gravité de
l’opuscule kantien manifestent déjà une conscience aiguë du
problème : comment un Dieu posé comme être moral peut-il
laisser le mal et la souffrance ravager la vie humaine ? Le ton
de Kant exprime le sentiment juste de cette énigme, et la
réserve que doit conserver toute parole essayant de l’élucider.
Kant y démontre l’impossibilité absolue de toute « justification
de Dieu » ; plus important peut-être, il y critique l’audace d’une
raison qui se croit capable de « plaider la cause de Dieu », qui
méconnaît donc ses propres limites spéculatives. Puis, dans un
geste qui nous est désormais familier, Kant montre que la
« raison pratique souveraine […], en tant qu’elle commande
absolument sans nul autre motif dans sa législation, peut être
considérée comme l’exégèse immédiate et la voix même de
Dieu, par laquelle il donne un sens à la lettre de sa création »
(« Pléiade », t. II, p. 1405). Ainsi s’ouvre la possibilité d’une
théodicée « authentique », reposant sur l’aveu fait à soi-même
que le mal est une énigme. Kant s’appuie sur le Livre de Job
(livre contenu dans l’Ancien Testament), qu’il interprète ainsi :
Job est l’homme moral, confronté au mal, et qui avoue à Dieu ne
pas comprendre pourquoi le mal le frappe. Les auteurs de
théodicée parlent de ce qu’ils ne connaissent pas, ils feignent
une conviction qu’ils n’ont pas et qu’ils ne peuvent pas avoir ;
mais Job, lui, « parle comme il pense, comme il est de cœur à le
faire » (p. 1406). Aussi bien Dieu, dans le récit biblique, « daigne
mettre sous les yeux de Job la sagesse de sa création » (p. 1407).
Job est un « homme sincère », les partisans des théodicées
philosophiques sont des « flatteurs religieux » (p. 1408).
Cette analyse kantienne nous paraît très remarquable. À la
racine des impossibles projets de théodicée, il y a deux
éléments : une méconnaissance des limites de la raison (thème
classique depuis la première Critique) ; mais aussi une absence
de sincérité. Kant n’hésite pas, ce qui est tout de même assez
étonnant, à condamner l’insincérité morale des auteurs de
théodicée (on notera qu’il ne nomme personne, notamment pas
Leibniz), représentés dans le Livre de Job par les amis de Job
qui lui expliquent doctement pourquoi il est malheureux
(comme s’ils en savaient quelque chose !), alors que Job se
contente de confesser son incompréhension. Forçons le trait :
tout projet de théodicée suppose une illusion spéculative et une
position immorale ; car l’auteur de théodicée va faire comme
s’il savait des choses qu’en réalité il ignore, il est donc peu
scrupuleux quant à l’examen de la valeur de ses convictions.
« Par conséquent, celui qui se dit à lui-même […] : je crois, sans
peut-être avoir porté ne fût-ce qu’un seul regard en soi-même,
pour savoir s’il était dans le fait conscient de cette croyance ou
d’un tel degré de celle-ci, celui-là ment, non seulement du
mensonge le plus absurde […], mais du mensonge le plus
criminel, parce qu’il sape le fondement de toute résolution
vertueuse, la droiture » (p. 1410-1411). Sous cet aspect, le
faiseur de théodicée n’est pas très éloigné de l’Inquisiteur.
On le voit, le concept de « foi rationnelle » a une charge critique
et même polémique très puissante. Il étend certes le concept de
raison en son usage pratique ; mais il réduit drastiquement les
prétendus « droits » des convictions religieuses.
Ce primat absolu de la moralité s’exprime enfin en un texte
extraordinaire, où Kant explique que l’impossibilité spéculative
de démontrer l’existence de Dieu est requise par la moralité
elle-même. Nous reproduisons intégralement ce texte, avant de
le commenter. Il s’intitule : « Du rapport sagement
proportionné des facultés de connaître de l’homme à sa
destination pratique ».

Si la nature humaine est destinée à tendre au souverain


Bien, il faut aussi admettre que la mesure de ses facultés de
connaître, et particulièrement leur rapport réciproque, sont
appropriés à ce but. Or la critique de la raison pure
spéculative prouve l’extrême insuffisance de cette faculté
pour résoudre, conformément à ce but, les plus importants
problèmes qui lui sont proposés, quoiqu’elle ne
méconnaisse pas les indications naturelles et parfaitement
nettes de cette même raison, ainsi que les grands pas que
celle-ci peut faire pour se rapprocher de cette haute fin qui
lui est assignée, sans cependant l’atteindre jamais par elle-
même, même à l’aide de la plus grande connaissance
possible de la nature. Il semble donc que la nature nous ait
traités comme une marâtre lorsqu’elle nous a dotés d’une
faculté nécessaire à notre but.
Or, supposez qu’elle se soit conformée en cela à notre
souhait, et qu’elle nous ait donné en partage cette capacité
de pénétration ou ces lumières que nous voudrions bien
posséder, ou que quelques-uns s’imaginent sans doute
réellement avoir en leur possession, quelle en serait la
conséquence, selon toute apparence ? À moins qu’en même
temps notre nature tout entière ne se trouve transformée,
les inclinations, qui ont toujours le premier mot,
réclameraient d’abord leur satisfaction et, en liaison avec la
réflexion rationnelle, leur satisfaction la plus grande et la
plus durable possible, sous le nom de bonheur ; la loi morale
parlerait ensuite, afin de retenir ces inclinations dans les
limites qui leur conviennent, et même afin de les soumettre
toutes ensemble à un but plus élevé, en ne tenant compte
d’aucune inclination. Mais, au lieu de la lutte que l’intention
morale a maintenant à soutenir avec les inclinations, et dans
laquelle, après quelques défaites, l’âme peut acquérir peu à
peu de la force morale, Dieu et l’éternité, avec leur majesté
redoutable, seraient sans cesse devant nos yeux (car ce que
nous pouvons complètement prouver a pour nous, quant à
la certitude, la même valeur que ce dont nous nous
assurons par nos propres yeux). La transgression de la loi
serait, bien sûr, évitée, et ce qui est ordonné serait
accompli ; mais, comme l’intention d’après laquelle les
actions doivent avoir lieu ne peut nous être inspirée par
aucun commandement, tandis que l’aiguillon de l’activité est
ici aussitôt présent et extérieur, et que, par conséquent, la
raison n’a pas l’occasion de s’élever dans l’effort afin
d’accumuler, par une représentation vivante de la dignité de
la loi, des forces pour résister aux inclinations, la plupart des
actions conformes à la loi seraient dictées par la crainte,
quelques-unes seulement par l’espérance, et aucune par le
devoir, et la valeur morale, sur laquelle seule repose la
valeur de la personne, et même celle du monde aux yeux de
la suprême sagesse, n’aurait plus aucune existence. La
conduite des hommes, tant que leur nature demeurerait ce
qu’elle est actuellement, serait donc transformée en un pur
mécanisme où, comme dans un jeu de marionnettes, tout
gesticulerait bien, mais où l’on ne rencontrerait aucune vie
dans les personnages. De fait, comme notre condition est
tout autre, comme, malgré tous les efforts de notre raison,
nous n’avons de l’avenir qu’une perspective fort obscure et
incertaine, comme le gouverneur du monde nous laisse
seulement conjecturer et non apercevoir ou prouver
clairement son existence et sa majesté, comme, au
contraire, la loi morale, qui est en nous, sans nous
promettre ou nous faire craindre quelque chose avec
certitude, exige de nous un respect désintéressé, tout en
nous ouvrant, lorsque ce respect est devenu actif et
dominant, mais alors seulement et seulement par ce moyen,
des perspectives, il est vrai peu nettes, sur le royaume du
suprasensible, il peut se former une intention véritablement
morale, vouée immédiatement à la loi, et la créature
raisonnable peut devenir digne de participer au souverain
Bien, qui correspond à la valeur morale de sa personne et
non simplement de ses actions. Ainsi, ce que l’étude de la
nature et de l’homme nous enseigne d’ailleurs suffisamment
pourrait bien ici encore s’appliquer, à savoir que la sagesse
impénétrable par laquelle nous existons n’est pas moins
digne de vénération pour ce qu’elle nous a refusé que pour
ce qu’elle nous a donné en partage.
Critique de la raison pratique, Dialectique, n° IX
(« Pléiade », t. II, p. 787-788 ; PUF, p. 156-157)

Ce texte mériterait un commentaire très détaillé. Nous


n’insisterons que sur quelques points. Le thème général est : la
pratique de la moralité, l’intention morale, ne sont possibles
que parce que nous ne pouvons pas savoir avec certitude si
Dieu existe. L’impossibilité de démontrer l’existence de Dieu est
donc moralement fondée. Pour le montrer, Kant procède par un
raisonnement par l’absurde : que se passerait-il si nous
pouvions démontrer l’existence de Dieu ? Alors tout se passerait
comme si nous avions sans cesse Dieu sous nos yeux. Nous
n’aurions pas la possibilité de former une intention morale : la
présence terrifiante et fascinante de Dieu nous ferait agir par
crainte (de son châtiment), dans le meilleur des cas par
espérance (de son amour) ; dans tous les cas, nous respecterions
extérieurement la loi (dans nos actions), sans que notre cœur
ait pu se déterminer intérieurement par rapport à la loi : jamais
nous ne pourrions agir par pur respect du devoir. Il n’y aurait
plus de vie morale, c’est-à-dire de lutte entre le devoir et les
inclinations, avec ses événements (assez bien évoqués dans le
texte : défaites, reprise du combat, renforcement, effort) : tout
serait joué d’avance. Plus de vie morale, mais aussi plus de vie
du tout. Cette radicalisation de la thèse de Kant est très
impressionnante : la conduite des hommes serait « un pur
mécanisme », un jeu de marionnettes. La personne morale
serait ravalée au rang de personnage de théâtre. Le mécanisme,
c’est le contraire de la liberté : la connaissance certaine de
l’existence de Dieu ôterait toute liberté (comment faire autre
chose que ce que l’on saurait que Dieu veut ?). L’homme serait
le jouet d’inclinations contraires : les inclinations sensibles, et
les inclinations « théologiques » de la crainte et de l’espérance
(laquelle n’est ici que le revers de la crainte) ; les inclinations
« théologiques » étant les plus fortes (Dieu apparaissant comme
Puissance souveraine), elles l’emporteraient mécaniquement.
L’homme gesticulerait comme un pantin. Il ne disposerait pas
de cette intériorité, de cette distance minimale sans laquelle il
n’est aucune intention (morale ou immorale). La vie a donc
partie liée avec la moralité : la vie est tension entre loi et
inclinations, et il ne faut pas que cette tension soit résolue a
priori dans un sens ou dans un autre.
Ainsi la vie suppose la liberté, la capacité de transgresser la loi
inconditionnelle, et donc une incertitude concernant l’existence
de Dieu. Incertitude, et non ignorance : le dernier mouvement,
résumant au fond toute la démarche de la « Dialectique de la
raison pure pratique », rappelle que Dieu (le « gouverneur du
monde ») nous ouvre des perspectives peu nettes sur le
royaume du suprasensible. Formule bien allusive, mais dont le
sens est d’abord que Dieu n’est pas absolument caché. Ni connu
ni ignoré, mais incertain. La formule finale du texte, dans son
balancement rhétorique, exprime bien ce double aspect. La
sagesse (c’est un des noms de Dieu dans notre texte : 140/767)
doit être vénérée pour ce qu’elle nous a donné (cela va de soi),
mais aussi pour ce qu’elle ne nous a pas donné, pour ce qu’elle
nous a refusé, car c’est grâce à ce refus que nous pouvons nous
donner à nous-même la seule chose qui vaille vraiment : la
valeur morale.
Remarquons, pour conclure, que Kant ne nomme jamais Dieu
par son nom dans ce texte, sauf dans la fiction centrale (cette
apparente exception est en fait une conséquence de la fiction
elle-même : selon la supposition de la fiction, nous avons Dieu
sous les yeux, nous pouvons donc l’appeler par son nom
puisque nous le connaissons). Dans tout le reste de notre texte,
Kant évite le mot « Dieu » et emploie des périphrases : « la
nature », « la sagesse suprême », « le gouverneur du monde »,
« la sagesse impénétrable ». Ces précautions linguistiques sont
significatives : la théologie rationnelle des postulats ne peut
viser Dieu que par un discours indirect, jamais adéquat à son
objet, à la fois posé (par les postulats) et maintenu à distance
(par l’impossibilité, moralement et vitalement nécessaire, d’en
avoir une connaissance). Karl Jaspers a exprimé cela avec
beaucoup de justesse : « Si nous pouvions ici posséder un
savoir, notre liberté se trouverait paralysée. Tout se passe
comme si la divinité avait voulu créer pour nous ce qu’il y a de
plus élevé, l’être par soi de la liberté, mais que, pour le rendre
possible, elle ait été forcée de se cacher elle-même » [10] .

2 - Pascal : le Dieu qui se cache et le Pari


La formule de Jaspers sur laquelle nous venons de conclure a
d’incontestables accents pascaliens : « Tout se passe comme si la
divinité avait […] été forcée de se cacher elle-même. » Le Dieu
de Pascal, lui aussi, est forcé de se cacher lui-même. Ce n’est
pas, il est vrai, pour des raisons morales, comme chez Kant,
mais pour des raisons purement religieuses. Nous reviendrons
en conclusion de cette section sur le rapport entre Kant et
Pascal.
Nous ne traiterons pas ici de la question préliminaire
traditionnelle, savoir si Pascal est un philosophe de plein droit.
Il est certain qu’il a voulu polémiquer avec la philosophie,
notamment dans l’Entretien avec M. de Sacy sur la lecture
d’Épictète et Montaigne, pour faire place nette à l’apologétique
chrétienne [11] . Mais polémiquer avec la philosophie, c’est
encore philosopher, et nul ne contestera la portée
philosophique des textes antiphilosophiques de Pascal.
Donnons-nous donc le droit de lire Pascal en philosophe [12] .
L’argumentation pascalienne nous paraît d’ailleurs déborder
ses sources bibliques et théologiques. Le thème du Dieu caché
est certes d’origine biblique : Vere tu es deus absconditus (Livre
d’Isaïe, 45, 15 ; souvent cité par Pascal, par exemple dans la
pensée L 242, LG 227, B 585), « tu es vraiment un Dieu caché » ;
mais, précisément, Pascal transforme le thème biblique : Dieu
n’est pas caché, il se cache. Cette inflexion n’est pas mineure : il
n’appartient pas à la nature de Dieu d’être caché, c’est
volontairement qu’il a décidé de se cacher.

Le Dieu qui se cache


Partons de la critique pascalienne des preuves métaphysiques.
« Les preuves de Dieu métaphysiques sont si éloignées du
raisonnement des hommes et si impliquées [si compliquées],
qu’elles frappent peu et quand cela servirait à quelques-uns,
cela ne servirait que pendant l’instant qu’ils voient cette
démonstration, mais une heure après ils craignent de s’être
trompés » (L 190, LG 179, B 543). La problématique n’est pas ici
celle de la valeur rationnelle intrinsèque des preuves, mais celle
de leur efficacité sur l’esprit : elles « frappent » peu. Mais Pascal
fait aux preuves de Dieu une critique plus fondamentale : si
d’aventure elles prouvaient quelque chose, ce ne serait pas
Dieu. « Cette connaissance [de l’existence de Dieu], sans Jésus-
Christ, est inutile et stérile. Quand un homme serait persuadé
que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles,
éternelles et dépendantes d’une première vérité en qui elles
subsistent, et qu’on appelle Dieu, je ne le trouverais pas
beaucoup avancé pour son salut. Le Dieu des chrétiens ne
consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités
géométriques et de l’ordre des éléments ; c’est la part des
païens » (L 449, LG 419, B 556). Le Dieu métaphysique n’est pas
le Dieu de charité : Jean-Luc Marion et Vincent Carraud parlent,
à propos de Pascal, d’une « destitution de la métaphysique par
la charité », et cette formule est suggestive [13] . Il s’agit moins de
réfuter les preuves traditionnelles de Dieu que d’en montrer
l’impertinence : ces preuves ratent leur objet, car un Dieu
d’amour ne saurait être atteint par une démarche intellectuelle.
Une distance « infiniment infinie » sépare en effet l’ordre des
esprits de l’ordre de la charité (L 308, LG 290, B 793) : ce n’est
pas l’esprit qui peut saisir Dieu, mais le « cœur », entendu
comme puissance d’amour.
Mais Pascal ne s’en tient pas à cette position – qui pourrait, d’un
point de vue strictement philosophique, passer pour une
pétition de principe. Il veut montrer pourquoi Dieu a voulu se
cacher à l’intelligence des hommes. Dieu n’a voulu se rendre
connaissable qu’à ceux qui effectivement veulent le connaître ;
si Dieu avait paru dans tout l’éclat de sa gloire, il eût été
impossible de ne pas le connaître. S’il ne s’était manifesté par
aucun signe, il eût été impossible de le connaître. Pour qu’il soit
à la fois possible, mais non nécessaire, de le connaître, il a fallu
que Dieu se cache à demi et se manifeste à demi. C’est
précisément ce qu’il a fait : « il n’est pas vrai que tout découvre
Dieu et que tout cache Dieu. Mais il est vrai tout ensemble qu’il
se cache à ceux qui le tentent, et qu’il se découvre à ceux qui le
cherchent, parce que les hommes sont tout ensemble indignes
de Dieu et capables de Dieu : indignes par leur corruption [le
péché originel dans la dogmatique chrétienne] et capables par
leur première nature » (L 444, LG 414, B 557). L’attitude de Dieu
est donc juste, et proportionnée à ce que nous sommes : à la fois
indignes et capables de le connaître. « S’il n’y avait point
d’obscurité, l’homme ne sentirait point sa corruption ; s’il n’y
avait point de lumière, l’homme n’espérerait point de remède.
Ainsi, il est non seulement juste, mais utile pour nous que Dieu
soit caché en partie, et découvert en partie, puisqu’il est
également dangereux à l’homme de connaître Dieu sans
connaître sa misère, et de connaître sa misère sans connaître
Dieu » (L 446, LG 416, B 586).
Cette argumentation n’est bien sûr pas purement
philosophique, puisqu’elle présuppose le dogme chrétien du
péché originel, qui est au cœur de l’anthropologie de Pascal.
Mais il arrive aussi à Pascal d’évoquer la nécessité où est Dieu
de se cacher, sans faire intervenir le dogme du péché originel.
C’est le cas dans le texte suivant :

Si Dieu se découvrait continuellement aux hommes, il n’y


aurait point de mérite à le croire ; et s’il ne se découvrait
jamais, il y aurait peu de foi. Mais il se cache ordinairement,
et se découvre rarement à ceux qu’il veut engager à son
service. Cet étrange secret, dans lequel Dieu s’est retiré,
impénétrable à la vue des hommes, est une grande leçon
pour nous porter à la solitude loin de la vue des hommes. Il
est demeuré caché sous le voile de la nature qui nous le
couvre jusques à l’Incarnation ; et quand il a fallu qu’il ait
paru, il s’est encore plus caché en se couvrant de l’humanité.
Il était bien plus reconnaissable quand il était invisible, que
non pas quand il s’est rendu visible. Et enfin quand il a voulu
accomplir la promesse qu’il fit à ses Apôtres de demeurer
avec les hommes jusques à son dernier avènement, il a
choisi d’y demeurer dans le plus étrange et le plus obscur
secret de tous, qui sont les espèces de l’Eucharistie. C’est ce
sacrement que saint Jean appelle dans l’Apocalypse une
manne cachée ; et je crois qu’Isaïe le voyait en cet état,
lorsqu’il dit en esprit de prophétie : Véritablement tu es un
Dieu caché. C’est là le dernier secret où il peut être. Le voile
de la nature qui couvre Dieu a été pénétré par plusieurs
infidèles, qui, comme dit saint Paul, ont reconnu un Dieu
invisible par la nature visible. Les chrétiens hérétiques l’ont
connu à travers son humanité et adorent Jésus-Christ Dieu
et homme. Mais de le reconnaître sous des espèces de pain,
c’est le propre des seuls catholiques : il n’y a que nous que
Dieu éclaire jusque-là. On peut ajouter à ces considérations
le secret de l’Esprit de Dieu caché encore dans l’Écriture. Car
il y a deux sens parfaits, le littéral et le mystique, et les Juifs,
s’arrêtant à l’un, ne pensent pas seulement qu’il y en ait un
autre, et ne songent pas à le chercher ; de même que les
impies, voyant les effets naturels, les attribuent à la nature,
sans penser qu’il y en ait un autre auteur ; et comme les
Juifs, voyant un homme parfait en Jésus-Christ, n’ont pas
pensé à y chercher une autre nature : Nous n’avons pas pensé
que ce fût lui, dit encore Isaïe ; et de même enfin que les
hérétiques, voyant les apparences parfaites du pain, ne
pensent pas à y chercher une autre substance. Toutes
choses couvrent quelque mystère ; toutes choses sont des
voiles qui couvrent Dieu. Les chrétiens doivent le reconnaître
en tout.
Pascal, Lettre à Charlotte de Roannez, 29 octobre 1656
(édition Mesnard, t. III, p. 1035-1037)

Ce texte étonnant est susceptible de plusieurs lectures :


spirituelle, théologique, philosophique. Nous nous en tenons à
cette dernière. Le texte propose une logique paradoxale du
secret : Dieu se cache dans l’acte même par lequel il se montre,
puisqu’il se manifeste sous des espèces improbables et
inattendues. Les trois voiles de Dieu sont : la nature, l’humanité,
le pain de l’Eucharistie. Or le paradoxe est que Dieu est plus
reconnaissable quoique moins connaissable sous le voile de la
nature qu’il ne l’est sous le voile de l’humanité : « Il était bien
plus reconnaissable quand il était invisible, que non pas quand
il s’est rendu visible. »
Le sens du paradoxe est le suivant : la nature conduit aisément
l’esprit à reconnaître qu’il y a un Dieu ; mais elle ne nous dit pas
ce qu’il est en vérité, puisque la théologie fondée sur la
cosmologie ne peut, au mieux, prouver qu’un Dieu artisan ou
géomètre, et certainement pas un Dieu d’amour. Au contraire,
l’humanité où s’enveloppe Dieu (en la personne de Jésus-Christ)
manifeste beaucoup moins clairement qu’il y a un Dieu, mais,
pour ceux qui savent l’y voir, il y dévoile beaucoup mieux son
caractère. Même raisonnement, porté à une puissance
supérieure, pour l’Eucharistie. La loi de l’« étrange secret »,
comme dit Pascal, pourrait être ainsi formulée : plus
improbable est le voile sous lequel Dieu se manifeste, plus
adéquate à l’essence divine est cette manifestation même, et
plus reconnaissable y est Dieu pour ceux qui savent l’y voir.
D’où une gradation de la connaissance de Dieu : même les
païens peuvent découvrir Dieu sous le voile de la nature – mais
c’est un simple « Dieu des philosophes », inutile au salut ; les
chrétiens découvrent Dieu sous le voile de l’humanité de Jésus-
Christ ; les seuls catholiques le reconnaissent sous les espèces
du pain de l’Eucharistie, « le plus étrange et le plus obscur
secret de tous ». L’essence de Dieu n’est pas d’être Puissance
créatrice ou Pensée de la Pensée, mais Amour. Aussi bien le
Dieu saisi sous le triple voile est-il, concrètement, Jésus-Christ,
« le véritable Dieu des hommes » (L 189, LG 178, B 547).
Le « voilement » de Dieu a pour corollaire anthropologique un
besoin naturel de Dieu : quelque chose en l’homme est en
attente de Dieu. La place de Dieu doit toujours être remplie
dans le cœur de l’homme. La pensée L 148, LG 138, B 425
analyse l’infini du désir humain comme manque de Dieu,
« véritable bien » des hommes. Or, le vrai Dieu étant inconnu,
l’homme le remplace par des idoles, dont Pascal donne une liste
assez surprenante, et d’autant plus parlante : « astres, ciel,
terre, éléments, plantes, choux, poireaux, animaux, insectes,
veaux, serpents, fièvre, peste, guerre, famine, vices, adultères,
inceste », telle est la liste (non exhaustive !) des substituts de
Dieu. À sa manière, l’idole prouve le Dieu dont elle usurpe la
place. Or, la plus étrange des idoles, et, pour Pascal, la plus
dangereuse peut-être, est la vérité elle-même : « On se fait une
idole de la vérité même, car la vérité hors de la charité n’est pas
Dieu, et est son image et une idole qu’il ne faut point aimer ni
adorer » (L 926, LG 721, B 582). Le Dieu métaphysiquement
« prouvé » est une idole, qui fait barrage et obstacle à la
reconnaissance du Dieu véritable. Rejeter les preuves
métaphysiques de Dieu, c’est briser une idole.
Il y a pourtant des « preuves » de l’existence de Dieu : mais ces
preuves dérogent doublement au statut des preuves
métaphysiques. Dans leur structure, elles consistent en une
interprétation des signes de Dieu : ce sont des preuves morales
et historiques (les prophéties par exemple, auxquelles Pascal
accorde une grande importance), non des preuves
conceptuelles ou cosmologiques ; dans leur but, elles visent
moins à faire connaître l’existence et les attributs de Dieu qu’à
le faire aimer. Ces preuves ne peuvent pas forcer l’esprit : elles
ne sont convaincantes que pour qui est disponible, pour qui a le
cœur suffisamment réceptif : « Nous ne connaissons Dieu que
par J[ésus]-C[hrist]. Sans ce médiateur est ôtée toute
communication avec Dieu. […]. Tous ceux qui ont prétendu
connaître Dieu et le prouver sans J.-C. n’avaient que des
preuves impuissantes. Mais pour prouver J.-C. nous avons les
prophéties qui sont des preuves solides et palpables » (L 189, LG
178, B 547). Mais les prophéties sont des signes qu’il faut vouloir
comprendre. N’entend que celui qui veut écouter.
L’apologétique pascalienne a précisément ce but : rendre l’âme
disponible aux signes de Dieu, préparer une conversion. C’est
dans ce cadre apologétique qu’il faut interpréter l’argument du
Pari.

L’argument du Pari
Rien de plus célèbre ni de plus obscur que l’argument du Pari :
la place que Pascal lui aurait accordée dans l’Apologie n’est pas
connue, son sens est sujet à discussion, sa rigueur même est
suspecte. Pourtant, la pensée qui contient cet argument (« Infini
rien », L 418, LG 397, B 233) garde intact son pouvoir de
séduction.
Il nous semble qu’un lien indirect, mais réel, rattache cet
argument controversé à la thématique du Dieu qui se cache :
dans les deux cas, le ressort du raisonnement est l’incertitude.
Incertain, le Dieu qui se cache ; incertaines, les situations où il
est raisonnable de parier, de prendre des risques calculés. Si
l’existence de Dieu était certaine, il n’y aurait pas à parier, il
suffirait de constater ; si elle était absolument cachée, parier
serait stupide, la raison consisterait à n’y point penser. Si parier
sur l’existence de Dieu est raisonnable, c’est justement que cette
existence n’est ni évidente ni totalement dissimulée.
Ce lien entre incertitude de l’objet et rationalité du risque est
affirmé dans la pensée L 577, LG 494, B 234 : « S’il ne fallait rien
faire que pour le certain on ne devrait rien faire pour la
religion, car elle n’est pas certaine. Mais combien de choses fait-
on pour l’incertain, les voyages sur mer, les batailles. […] Or
quand on travaille pour demain et pour l’incertain, on agit avec
raison, car on doit travailler pour l’incertain par la règle des
partis qui est démontrée. » La règle des partis, découverte par
Pascal et Fermât, permet de répartir équitablement les enjeux
d’une partie que l’on interrompt avant son terme naturel (cette
répartition doit se faire en tenant compte des espérances
mathématiques de gain des différents joueurs) ; c’est l’origine
du calcul des probabilités. On peut donc calculer le hasard : la
raison a prise sur l’incertain, pour peu qu’il ne soit pas
absolument incertain. Il est raisonnable de prendre des risques
dûment calculés, comme font les commerçants ou les chefs de
guerre. C’est sur ce modèle qu’il faut comprendre l’argument du
Pari. Le Pari, ce n’est pas le « saut de la foi » selon Kierkegaard,
l’affirmation gratuite et irrationnelle de l’existence de Dieu ; le
Pari est rationnel, il n’est pas fidéiste. Le Pari est un moyen de
fonder raisonnablement une option non métaphysique en
faveur de l’existence de Dieu.
Nous ne pouvons entrer dans tous les détails du raisonnement ;
nous renvoyons pour cela aux deux textes essentiels que sont le
chapitre V de Blaise Pascal, Commentaires, de Henri Gouhier, et
Le hasard et les règles de Laurent Thirouin [14] . Résumons
l’argument. On ne peut pas savoir si Dieu existe, et pourtant on
ne peut pas ne pas prendre une décision (au moins implicite,
par sa manière de vivre par exemple) sur ce sujet. Personne ne
peut démontrer l’existence ou l’inexistence de Dieu, et chacun
pourtant a décidé que Dieu existe ou qu’il n’existe pas. Or, en
situation d’incertitude, la raison peut encore éclairer la prise de
décision : c’est le rôle du calcul des chances, qui permet de faire
un pari raisonnable. Précisons que parier implique de vivre en
conformité avec le contenu du pari (si je parie que Dieu existe,
je mènerai une vie chrétienne ; si je parie qu’il n’existe pas, je
vivrai en libertin). Si je parie pour Dieu et qu’il existe, je gagne
la vie éternelle ; s’il n’existe pas, je n’aurais pas perdu grand-
chose, j’aurais vécu en bon citoyen, en bon mari, etc. Si je parie
que Dieu n’existe pas alors qu’il existe, c’est la damnation ; s’il
n’existe pas, je ne perds rien. Mais ce que je risque de perdre en
pariant contre Dieu (la vie éternelle) n’a aucune commune
mesure avec ce que je gagne (une vie de plaisirs) ; ce que j’ai
chance de gagner en pariant pour Dieu (la vie éternelle)
dépasse infiniment ce que je perds (une vie de « plaisirs
empestés »), d’autant que la vie chrétienne a aussi ses plaisirs,
« nul n’est heureux comme un vrai chrétien ».
Le ressort de l’argument consiste à bien différencier pari
équilibré et pari avantageux. Un pari est équilibré si le produit
du gain possible par la probabilité de l’obtenir est égal à la mise
(exemple, parier 50 F avec 1 chance sur 2 de gagner 100 F) ; un
pari est avantageux si le produit du gain possible par la
probabilité de l’obtenir est supérieur à la mise (exemple, parier
50 F avec 2 chances sur 3 de gagner 100 F, ou avec 1 chance sur
2 de gagner 200 F) ; il sera d’autant plus avantageux que le
produit en question sera davantage supérieur à la mise. C’est
cette « montée en puissance » de l’avantage espéré qui fonde la
rhétorique de l’argument du Pari : plus le texte progresse, plus
le Pari semble avantageux, infiniment avantageux, jusqu’au
coup de théâtre final.
Parier que Dieu existe, c’est, concrètement, vivre en chrétien,
vivre comme si Dieu existait, et donc sacrifier les plaisirs
sensibles de la vie terrestre : telle est la mise. Le gain possible,
c’est la vie éternelle, le salut. Il est raisonnable d’admettre qu’il
y a une chance sur deux que Dieu existe, et donc une chance
sur deux d’empocher le gain : une chance de gagner le Pari (si
Dieu existe) et une de le perdre (s’il n’existe pas). À partir de
cette structure fondamentale, Pascal va construire une série de
7 cas présentés par ordre d’avantage croissant. Pour la clarté du
raisonnement, nous présentons les passages principaux de la
pensée du Pari en numérotant les 7 cas, récapitulés ensuite
dans un tableau synthétique (lequel doit beaucoup aux pages
139 à 147 du livre de Laurent Thirouin indiqué plus haut, à une
modification près) :
Pensée « Infini rien » (sur le Pari ; L 418, LG 397, B 233)
Tableau récapitulatif des 7 cas

Le cas n° 2 est identique au cas n° 1 : simplement chacune des


deux colonnes est affectée du même coefficient « ∞ », et
l’équilibre est maintenu. Si au contraire on augmente la valeur
de l’enjeu sans modifier en même temps la chance de l’obtenir,
l’équilibre est détruit et le jeu devient avantageux (cas n° 3). Le
cas n° 4 est construit à partir du n° 3 comme le n° 2 l’était à
partir du n° 1. Le déséquilibre du cas n° 5 est infiniment plus
avantageux que dans les cas nos 3 & 4, car l’enjeu croît
infiniment, alors que les chances de perdre ne croissent que
finiment ; ce raisonnement vaut a fortiori pour le cas n° 6. Les
chances de perdre s’annulent totalement dans le cas n° 7, ainsi
que la valeur de la mise : il n’y a plus alors de pari à
proprement parler.
Il nous semble donc qu’il ne faut pas chercher à donner un sens
mathématique rigoureux à la différence entre « 2 vies ∞ » et « 3
vies ∞ » (différence entre les cas nos 2 et 4), laquelle ne saurait
offrir de sens littéral bien précis (2 ou 3 fois l’infini, c’est
toujours l’infini), mais qui se comprend parfaitement dans la
progression rhétorique du passage, dans sa « montée en
puissance ». L’important est que le mouvement amène le
lecteur au cas n° 6, celui où l’avantage est infini, et où le Pari ne
peut donc pas être refusé : « Cela est démonstratif et si les
hommes sont capables de quelque vérité, celle-là l’est », dit
Pascal, à quoi l’interlocuteur terrassé répond : « je le confesse,
je l’avoue ». Et le Pari s’emporte finalement lui-même dans la
dernière envolée : « Je vous dis que vous y gagnerez en cette
vie, et que à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous
verrez tant de certitude de gain et tant de néant de ce que vous
hasardez, que vous connaîtrez à la fin que vous avez parié pour
une chose certaine, infinie, pour laquelle vous n’avez rien
donné. » Ce qui fait « connaître » que le gain est certain, c’est le
« dessous du jeu », c’est-à-dire « l’Écriture et le reste, etc. »,
comme l’écrit elliptiquement Pascal ; il entend manifestement
par là les Prophéties et les Figuratifs, c’est-à-dire les seuls types
de « preuves » adéquates à un « Dieu qui se cache » : ce bref
passage confirme donc le rapprochement que nous suggérions
entre le Pari et le Dieu qui se cache. Le Pari permet de rendre le
cœur disponible au Dieu qui se cache, mais ce Dieu une fois
entrevu, le Pari s’annule comme Pari, et laisse place à la
certitude. Le Pari conduit au Dieu qui se cache, et ce dernier fait
sortir de la logique du Pari.
Les problèmes d’interprétation que soulève cet argument sont
nombreux, difficiles et d’ailleurs passionnants. Nous ne
l’envisageons ici qu’à la lumière de la question philosophique
de l’existence de Dieu. Évoquons pour mémoire les objections
religieuses (la vie éternelle ne se joue pas aux dés, le salut ne
saurait venir que de la grâce divine pour le jansénisme de
Pascal, et ainsi le Pari ne saurait, éventuellement, que préparer
le Parieur à se rendre disponible à la grâce, mais ne saurait
suffire à assurer son salut) et les objections logiques (l’objet du
pari porte sur l’existence même de son enjeu, ce qui est
curieux ; de plus, la vie terrestre est décrétée n’avoir aucune
valeur en regard de l’éventuelle vie éternelle ; mais si nous
perdions le Pari, la vie terrestre, étant la seule réalité, se
trouverait alors pratiquement affectée d’un coefficient
d’infinité : la valeur de la mise dépend donc du résultat du jeu,
ce qui est illogique).
Du point de vue philosophique, peut-on dire que le Pari est une
approche indirecte de Dieu ? Cela paraît bien difficile : la
question du Pari n’est pas en fait l’existence de Dieu, mais
l’existence de l’homme (incité à se convertir pratiquement).
Mais cette existence est pensée, dans la logique du Pari, comme
un rien : ce nihilisme (au sens usuel du terme) est confirmé
dans d’autres textes de Pascal, comme l’Écrit sur la conversion
du pécheur : l’âme touchée de Dieu « considère les choses
périssables comme périssantes et même déjà péries […]. De là
vient qu’elle commence à considérer comme un néant tout ce
qui doit retourner dans le néant, le ciel, la terre, son esprit, son
corps, ses parents, ses amis, ses ennemis, les biens, la pauvreté,
la disgrâce, la prospérité, l’honneur, l’ignominie, l’estime, le
mépris, l’autorité, l’indigence, la santé, la maladie et la vie
même » (édition Mesnard, t. IV, p. 40-41). Nihilisme, cette
attitude consistant à égaliser les opposés, à nier les différences
(disgrâce = prospérité, santé = maladie) pour finir par nier « la
vie même », et affirmer « le néant ». Cette rhétorique est bien
sûr banale dans le christianisme ; on pourrait aussi bien citer
Malebranche : « Le culte des chrétiens prononce donc que Dieu
est infini, et que la créature devant lui n’est rien »
(Conversations chrétiennes, in Œuvres, t. I, « Pléiade », p. 1242)
que saint Augustin, le maître commun à Pascal et Malebranche :
« Or [Dieu] est en telle façon que, par comparaison avec lui, les
créatures ne sont pas. Hors comparaison avec lui, elles sont,
puisqu’elles sont par lui ; mais, comparées avec lui, elles ne sont
pas, parce qu’être vraiment c’est être immuablement, ce qu’il
est seul à être » (Enarratio in Psalmum, 134). Nous n’évoquons
que par anticipation ce problème du rapport entre l’être de
Dieu et l’être de la créature, que nous retrouverons dans notre
chapitre troisième. Mais ce thème commun à la pensée
chrétienne prend, dans l’argument du Pari, une importance
singulière puisque le Pari ne fonctionne que si l’on suppose que
la valeur de la vie terrestre réelle peut être annulée en regard
de la vie éternelle (simplement espérée). Il est d’ailleurs
remarquable que la pensée « Infini rien » contienne en son
début la formule canonique de ce que nous appelons le
nihilisme : « le fini s’anéantit en présence de l’infini et devient
un pur néant ».
Ce qui est incontestablement philosophique dans le Pari, c’est la
place centrale que Pascal y accorde à la raison. Il ne s’agit plus
ici de la raison métaphysique, déboutée de ses prétentions à
atteindre Dieu ; il s’agit de la raison mathématique, mise au
service d’un choix raisonnable : le Pari parle le langage de
l’intérêt bien compris et du choix le meilleur possible. S’il est
vrai que l’argument du Pari s’adresse au libertin, il signifierait
qu’opter pour Dieu non seulement n’est pas déraisonnable,
mais est même le seul choix vraiment raisonnable. Montrer le
caractère raisonnable d’un choix, quand on ne peut pas ne pas
choisir (« vous êtes embarqué », dit Pascal), c’est certes faire
œuvre de philosophie. Sous cet aspect, l’argument du Pari est
un effort génial et fascinant, en même temps que peu
convaincant, pour appliquer à la question de Dieu les nouvelles
ressources offertes par le développement de la raison
mathématique.

Note sur Kant et Pascal


Nous avons évoqué un rapprochement possible entre Kant et
Pascal. Marquons d’emblée les différences, car la proximité que
nous suggérons est tout de même très paradoxale. Que peut-il y
avoir de commun entre le philosophe auteur de Qu’est-ce que
les Lumières ?, qui incite l’homme à « sortir de sa minorité », et
à oser penser par lui-même, et le chrétien qui écrit dans son
Mémorial « Soumission totale à Jésus-Christ et à mon
directeur » ? Kant veut émanciper la raison, et Pascal la
soumettre à l’autorité de la foi.
Cette opposition brutale doit cependant être atténuée. Kant est
aussi celui qui écrit, dans la préface à la seconde édition de la
Critique de la raison pure, « je dus donc abolir le savoir afin
d’obtenir une place pour la croyance » (PUF, « Quadrige », p. 24) ;
symétriquement, Pascal écrit : « La raison ne se soumettrait
jamais si elle ne jugeait qu’il y a des occasions où elle doit se
soumettre » (L 174, LG 163, B 270) et « Il n’y a rien de si
conforme à la raison que ce désaveu de la raison » (L 182, LG
171, B 272). La postulation kantienne de l’existence de Dieu, la
« foi rationnelle », suppose en effet l’impossibilité d’une
démonstration métaphysique de cette existence.
Symétriquement, la soumission pascalienne de la raison n’est
pas imposée de l’extérieur (voir la dénonciation de la
« terreur » L 172, LG 161, B 185), c’est la raison elle-même qui
découvre sa propre limitation. Kant et Pascal sont des penseurs
des limites de la raison, mais pour des motifs différents (la
finitude chez Kant, la corruption du péché originel chez Pascal ;
aussi bien Kant pense-t-il la raison en terme de faculté, et Pascal
en terme de capacité). Dans les deux cas, le Dieu des
métaphysiciens est critiqué au nom d’une exigence plus forte :
le Dieu d’Abraham chez Pascal, le Dieu moral (volonté sainte)
chez Kant. Cette exigence est, dans les deux cas toujours, liée à
l’action : l’action morale chez Kant, l’action religieuse chez
Pascal. Il y a des exigences de l’action qui entraînent des
conséquences théoriques qui vont au-delà de ce que la raison
peut établir : Dieu ne peut pas relever de la seule intelligence.
Ces exigences entraînent une extension des possibilités de la
raison (postulation, pari raisonnable).
Et pourtant, le Dieu de Kant est aux antipodes du Dieu de
Pascal. L’inconditionnalité de la Loi morale chez Kant trace une
démarcation infranchissable : alors que Pascal n’hésite pas à
reprendre les thèmes sceptiques traditionnels concernant la
morale et la justice, Kant voit au contraire dans la moralité le
seul véritable Inconditionné, auquel Dieu même est soumis, et
hors duquel Dieu ne serait qu’objet de superstition. Nous
disions plus haut que, pour Kant, toute foi est menaçante pour
la moralité (p. 92-93). Pascal répondrait peut-être que toute
moralité est menaçante pour la foi : la Loi aussi peut être une
idole. Pascal place au centre de la pratique ce qui selon Kant
doit être confiné à ses frontières (la grâce, mais aussi la
révélation et la prière). La religion transcendante et
dogmatique mène, selon Kant, à la superstition voire à
l’immoralité ; la morale simplement morale mène, selon Pascal,
à l’athéisme et à l’aveuglement. Les deux positions sont donc
finalement inconciliables. Le Dieu de Pascal, c’est Jésus-Christ,
sans cesse nommé et invoqué ; c’est le Dieu d’amour que l’on
prie. Le Dieu de Kant, c’est le sage auteur moral du monde,
rarement nommé et jamais invoqué ; ce Dieu ne doit pas être
prié (Religion, « Pléiade », p. 69 et 234-238) [15] . La foi pour
Pascal vient de Dieu (ce qui relève pour Kant de l’illusion
religieuse) ; pour Kant elle relève de la raison (ce que Pascal
aurait jugé être une absurdité).
Dans les deux cas, Dieu se cache : mais ce n’est ni dans le même
but, ni sous les mêmes voiles.

3 - Formes de l’affirmation de Dieu


La postulation kantienne et le pari pascalien pourraient, si on le
voulait, être nommés des affirmations. Par commodité, nous
avons cependant réservé ce terme aux positions que nous
allons à présent envisager, et qui nous paraissent avoir au
moins en commun une certaine attention au langage qui pose
Dieu. En revanche, nous ne traitons pas ici des démarches
inspirées par le « tournant linguistique » de la philosophie
contemporaine. Ces démarches (dont il sera question au
chapitre quatrième, section IV) partent d’une affirmation de
Dieu (donnée par la foi personnelle ou la culture) pour
s’interroger sur la façon dont cette affirmation se dit, doit se
dire, peut se dire, etc. Les doctrines dont nous parlons
présentement supposent beaucoup moins : elles ne partent pas
de l’affirmation de Dieu, mais y conduisent (ou du moins
prétendent y conduire). Il ne peut donc y avoir aucune
confusion entre ces deux types de démarche.

Le concept d’affirmation
L’affirmation est irréductible à la preuve, et même à
l’argument. Ce qui est prouvé s’impose à l’esprit : il n’y a qu’à
ratifier la conclusion. Ce qui est argumenté ne s’impose pas :
aucune argumentation n’est sans réplique (autrement ce serait
une démonstration), l’argument est une raison non nécessaire
(et non une preuve) que l’on peut toujours discuter. Mais une
argumentation solide fonde une décision raisonnable : sans
doute y a-t-il là une part d’engagement du sujet, ce n’est
toutefois pas une affirmation, une « pure affirmation ». Il y a
dans le concept d’affirmation, tel que nous l’entendrons, par
convention, dans les pages qui suivent, une note d’irrévocable,
d’impossibilité de se reprendre. Une décision raisonnable peut
être renversée par une argumentation plus solide (du fait par
exemple d’une information plus étendue) que celle qui l’avait
motivée : révocabilité essentielle de l’argumentation
raisonnable. L’affirmation implique au contraire quelque chose
comme un choix global, fondamental, définitif – existentiel, au
sens le plus sobre et le plus précis du terme.
Nous ne voulons pas dire que l’affirmation soit nécessairement
sans raison : mais il y a en elle quelque chose qui déborde
toujours l’ordre des raisons, ou l’ordre de la raison. Le sujet qui
affirme affirme toujours plus que ce qu’il peut savoir ou
justifier. La notion d’affirmation implique l’idée d’une liberté
qui choisit, et qui aurait pu choisir autrement. En ce sens, toute
affirmation est affirmation de soi.
Mais l’affirmation de soi ne part pas du soi : nous voulons dire
que le sujet ne commence jamais par l’affirmation (ou plutôt :
l’affirmation ne commence jamais par elle-même).
L’affirmation est d’abord réponse ou réaction à une sollicitation
extérieure (pression sociale, question, demande, rencontre).
Sous cet aspect, l’affirmation est adhésion et langage. Adhésion
à un « objet » (être, valeur, croyance) qui s’est présenté d’une
manière ou d’une autre au sujet ; langage, parce que
l’affirmation se dit, l’affirmation est explicite, l’affirmation est
l’explicite même. Affirmer un « objet », c’est y adhérer en le
nommant, et en nommant le rapport personnel que l’on
entretient avec lui. A fortiori quand il s’agit de Dieu.
Nous n’entendons pas, par ces simples remarques, proposer
une philosophie de l’affirmation. Nous voulons simplement
éclairer le concept d’« affirmation de Dieu ». Affirmer Dieu,
c’est beaucoup plus qu’affirmer l’existence de Dieu, beaucoup
plus que dire simplement « Dieu existe ». Affirmer Dieu, c’est
poser son existence, certes, mais comme enveloppée dans ou
impliquée par un rapport personnel qu’entretient, ou croit
entretenir, avec Dieu le sujet qui l’affirme. La position
théorique de l’existence de Dieu (sous la forme de la thèse
« Dieu existe ») n’est pas le but de l’affirmation : elle en est
plutôt une conséquence, et à la limite une conséquence non
voulue et presque sans importance. Affirmer Dieu, c’est faire un
certain usage du langage qui précède, dépasse ou remplace la
théorisation, mais qui ne s’y réduit pas. C’est pourquoi la
postulation kantienne et même le Pari pascalien ne sont pas
exactement des « affirmations ».
En quoi ce que nous appelons « affirmation » est-il autre chose
que, simplement, « la foi » ? Parce que la pratique du langage
(pratique qui ne va pas sans une conscience, parfois très aiguë,
d’elle-même) y est première par rapport au « mouvement du
cœur ». Affirmer, c’est d’abord parler d’une certaine manière ;
et c’est par ce biais que l’« affirmation de Dieu » entre dans le
cadre philosophique de notre étude. Cette « affirmation » est
d’ailleurs assez naturellement amenée à se confronter avec la
philosophie, et souvent sur un mode polémique en même temps
que littérairement très élaboré (par exemple chez Chestov ou
chez Kierkegaard).
Le concept assez général d’affirmation que nous venons
d’esquisser se décline de multiples manières : de
l’irrationalisme violent d’un Chestov au rationalisme
« hégélien » d’un Bruaire, il y a un et même plusieurs abîmes.
Nous n’entendons nullement réduire cette diversité à la fadeur
insignifiante d’un concept générique. Cette diversité instruit
pourtant : les tensions internes qui travaillent l’idée d’une
« affirmation de Dieu » s’expriment aussi dans les abîmes que
nous venons de dire.
Nous avons choisi quatre formes assez différentes
d’affirmation, non sans arbitraire (inévitable dans ce type de
choix). L’ordre dans lequel nous les présentons est lui aussi
assez arbitraire : disons qu’en gros il va de l’irrationalité
revendiquée à la rationalité revendiquée. Nous n’avons fait,
dans chaque cas, qu’esquisser la position centrale de la doctrine
envisagée, bien loin de prétendre la résumer. Notre souhait est
en fait de donner au lecteur le désir de se reporter aux
ouvrages dont nous présentons la démarche à grands traits.

Les affirmations irrationnelles : Kierkegaard,


Chestov
La question classique évoquée à propos de Pascal (« Est-ce un
philosophe ? ») se pose a fortiori pour Chestov et Kierkegaard –
ce dernier refusant explicitement d’être considéré comme
philosophe, et revendiquant le statut d’« écrivain religieux ». On
notera simplement que Kierkegaard s’explique avec la
philosophie, notamment avec Socrate d’une part, le Système
hégélien d’autre part. Et le livre principal de Chestov, Athènes et
Jérusalem (sous-titré « Un essai de philosophie religieuse »),
étant une polémique continue contre la tradition philosophique
(y compris Kierkegaard !), appartient nécessairement à l’espace
de ce qu’il combat si vivement. Au demeurant, il ne nous paraît
pas très important de décider qui est philosophe et qui ne l’est
pas. Assurément, Chestov et Kierkegaard disent sur la question
de Dieu quelque chose d’important pour la philosophie : cela
nous suffit.
Il est peut-être moins légitime de rapprocher ces deux noms,
puisque Chestov combat Kierkegaard. Le motif de ce
rapprochement est la revendication d’irrationalité dans
l’affirmation de Dieu, un sens aigu de l’existence humaine, et le
tour polémique, voire agressif, de la démarche.

Le fidéisme kierkegaardien
La théologie qualifie de « fidéiste » toute position excluant la
possibilité de rendre raison, au moins partiellement, de la foi.
Le fidéisme, c’est le pur et simple désaveu de la raison. Telle est
bien la position de Kierkegaard. Aussi bien sa problématique
n’est-elle nullement celle de la question (philosophique ou non)
de l’existence de Dieu, mais celle de l’existence chrétienne : il
faut devenir chrétien, tel est son Leitmotiv. Son principal texte
concernant notre question est le premier de ses Trois discours
sur des circonstances supposées qui a pour thème : « Qu’est-ce
que chercher Dieu ? » [16] Dieu n’a de réalité pour l’homme que
dans le rapport existentiel de la foi : voilà pourquoi la seule
question est pour Kierkegaard celle du « devenir chrétien ».
Aussi rejette-t-il avec vigueur toutes les preuves possibles de
l’existence de Dieu : non seulement les preuves
métaphysiques [17] , mais aussi les preuves historiques ou celles
fondées sur l’Écriture sainte que Pascal mettait en avant (X, 22-
32) ! Vouloir prouver la divinité de Jésus serait un
« blasphème » (XVII, 27-30). C’est qu’ « entre Dieu et l’homme, il y
a une différence qualitative essentielle et éternelle que nul ne
peut essayer d’effacer sans témérité de pensée ni blasphème »
(XVI, 154, souligné par Kierkegaard). On ne peut rejoindre Dieu
par le raisonnement, par aucune sorte de raisonnement, mais
seulement par le « saut de la foi ». « Saut » est le nom
kierkegaardien de l’affirmation : cette notion s’oppose
directement à la pensée hégélienne de la médiation.
La discontinuité du saut est le corollaire de la rupture entre la
raison et la foi, c’est-à-dire aussi entre la morale (que
Kierkegaard appelle « l’éthique ») et la foi. En opposition
absolue avec Kant, Kierkegaard affirme l’hétérogénéité totale
de la sphère éthique et de la sphère religieuse. L’illustration la
plus frappante en est le parallèle qu’il trace, dans Crainte et
tremblement, entre Agamemnon et Abraham (Éd. Aubier, p. 82-
106, 127, 141-144 et 186-201). Les deux situations sont
comparables : les dieux demandent à Agamemnon de sacrifier
sa fille Iphigénie ; Dieu demande à Abraham de sacrifier son fils
Isaac. Dans les deux cas, le père doit mettre à mort son enfant.
Mais cette analogie formelle cache une différence
fondamentale : Agamemnon vit dans la sphère de l’éthique,
Abraham dans celle de la foi. Agamemnon doit sacrifier sa fille
pour le bien de l’État (pour que les vaisseaux puissent partir à
la guerre) : ce sacrifice est donc fondé sur une raison éthico-
politique, qu’il peut expliquer à Iphigénie. Abraham, lui, ne sait
pas pourquoi Dieu lui demande de sacrifier Isaac, le fils de sa
vieillesse ; il ne peut donc pas parler à Isaac. Kierkegaard
insiste beaucoup sur le silence d’Abraham, son impossibilité de
parler : « Abraham se refuse à la médiation ; en d’autres
termes : il ne peut parler » (p. 93) ; s’il ne peut parler, c’est qu’il
ne peut se faire comprendre, « car si en parlant je ne peux me
faire comprendre, je ne parle pas, même si je pérore nuit et jour
sans interruption » (p. 188). Iphigénie peut comprendre son
père, dont la conduite « exprime le général » (p. 192) : « le
général », dans le vocabulaire de Kierkegaard, c’est la morale, la
médiation, le langage, par opposition à la foi, à l’Individu, à la
solitude. Mais Isaac ne pourrait pas comprendre Abraham, qui
lui-même obéit sans comprendre Dieu. C’est la foi qui sauve :
Abraham « n’est pas un instant un héros tragique, mais tout
autre chose : ou bien un meurtrier, ou bien un croyant » (p. 87).
Abraham est le vrai « chevalier de la foi », qui assume le
paradoxe de la foi en Dieu.
Le silence d’Abraham, tel que l’interprète Kierkegaard, a le
même sens que le refus kierkegaardien des preuves de Dieu :
refus des médiations, des raisonnements, du discours
argumentatif. « Abraham crut », dit souvent Kierkegaard : cette
foi « en vertu de l’absurde », quia absurdum, c’est la vie
chrétienne. Raconter l’histoire d’Abraham (Kierkegaard en
donne quatre versions au début de Crainte et tremblement) c’est
affirmer Dieu. Cette affirmation est à la fois muette dans
l’attitude d’Abraham et loquace sous la plume de l’écrivain
danois, elle relève de l’incompréhensible, de l’absurde, du
paradoxe. Si l’on comprenait, on serait dans le général, dans la
morale, non dans la foi.
Le paradoxe prend une forme plus spécifiquement chrétienne
dans la problématique des Miettes philosophiques : l’éternel est
historique (Dieu s’est incarné en un certain moment de
l’histoire), et pourtant nous ne sommes pas plus éloignés de
Jésus-Christ que ne l’étaient ses premiers disciples. La proximité
ou l’éloignement temporels d’avec la vie de Jésus sont sans
importance : du point de vue de la foi, le saut n’est pas plus
facile pour les disciples contemporains de Jésus, il ne l’est pas
moins pour nous autres qui vivons 19 ou 20 siècles après. Toute
époque est immédiate par rapport à Dieu (cette thèse doit aussi
se comprendre comme le rejet de la métaphysique hégélienne
de l’histoire) : en ce sens, il n’y a pas de « disciple de seconde
main », tout croyant est contemporain du Christ, vécût-il 20
siècles après lui ; tout incroyant est non contemporain du
Christ, l’eût-il rencontré et touché.
Cette immédiateté de la « contemporanéité » n’est pas celle de
l’intuition ou du contact direct. Dieu ne se donne pas
directement : « Le rapport direct avec Dieu est paganisme » (X,
225). Kierkegaard retrouve, dans sa problématique, une
intuition qui fut celle de Pascal et de Kant. C’est pourtant de
Socrate qu’il se réclame : le Dieu kierkegaardien est moins un
Dieu qui se cache qu’un Dieu ironiste et maïeuticien, un Dieu de
la communication indirecte : « nul écrivain anonyme ne peut se
dérober avec plus de ruse, nul maître en maïeutique ne peut se
soustraire plus soigneusement que Dieu au rapport direct »
(ibid.). Ce concept de communication indirecte est capital pour
une bonne compréhension des œuvres et aussi de la vie de
Søren Kierkegaard ; il est utilisé dans les Miettes philosophiques
et se trouve thématisé dans deux textes essentiels : le Point de
vue explicatif de mon œuvre d’écrivain (XVI, 1-102) et La
dialectique de la communication éthique et éthico-religieuse (XIV,
361-390), ainsi que, plus brièvement, dans le Post-scriptum (X,
70-76) dont cette idée constitue le ressort profond.
La pensée objective (le savoir positif, la physique, l’histoire, les
nouvelles du jour) « est absolument indifférente à l’égard de la
subjectivité, et par là, de l’intériorité et de l’appropriation ; c’est
pourquoi sa communication est directe » (Post-scriptum, 72) ;
mais la pensée subjective, la pensée religieuse de l’intériorité,
ne se laisse pas communiquer directement : ce serait une
contradiction (dont Kierkegaard donne avec brio de
nombreuses et ironiques variantes dans les textes que nous
avons indiqués) ; Socrate l’avait compris, qui voulait que son
interlocuteur trouve en lui-même la vérité, sans la recevoir.
Pour le dire en d’autres termes : si devenir subjectif c’est
arriver à devenir soi-même, il est clair que ce devenir ne peut
être produit par autrui (ce serait contradictoire). Ce que hait
Kierkegaard c’est le gourou qui « libère » les autres de tout…
sauf de lui-même, et qui les plonge ainsi dans la pire aliénation.
Le vrai Libérateur doit libérer de la libération même qu’il
apporte, c’est-à-dire de lui-même, autrement le disciple est
écrasé par le poids du maître qui l’a « libéré ». Ce problème a
été résolu une première fois par Socrate (l’ironie), une
deuxième fois par Jésus-Christ (la communication indirecte). Le
bref texte qui suit éclaire le paradoxe :

L’émetteur « sérieux » ne doit justement pas paraître tel.


Avoir l’air sérieux, c’est la forme directe du sérieux, mais non
le sérieux au sens le plus profond. Ce dernier implique le
sérieux de l’émetteur – l’autre devenant à son tour sérieux
(l’important est là) mais, notons-le bien, non pas sous
l’impression directe et par imitation, mais par lui-même – et
voilà justement pourquoi l’émetteur ne doit pas paraître
sérieux.
Søren Kierkegaard, note préparatoire à La
dialectique de la communication éthique et éthico-
religieuse (OC, XIV, 388)

L’opposition essentielle est celle entre « par imitation » et « par


lui-même » ; l’émetteur, c’est le Maître (Socrate), ou Dieu, ou
l’Amoureux (grande figure de la problématique
kierkegaardienne). L’Émetteur doit communiquer de telle sorte
qu’il induise (et non produise) chez l’autre (le Disciple, la
Créature, l’Aimé[e]) une transformation subjective qui vienne
de son intériorité. Kierkegaard a lui-même beaucoup pratiqué
cette forme de communication indirecte, notamment par
l’usage des pseudonymes, et par le parallélisme entre ses écrits
« esthétiques » et ses écrits « religieux » [18] .
La question de l’existence de Dieu s’est donc entièrement
déplacée – la question est celle du rapport à Dieu, qui ne peut
être qu’un rapport individuel ; il faut donc d’abord devenir un
Individu, tâche la plus difficile. Mais ce rapport existentiel de la
foi se nourrit aussi de la prière – et il ne faut pas oublier qu’une
partie importante de l’œuvre de Kierkegaard est constituée de
Discours édifiants (c’est-à-dire de sermons commentant des
passages de l’Écriture ; précisons que Kierkegaard n’était pas
ecclésiastique et n’avait donc aucune responsabilité pastorale),
dont certains sont d’une très grande force, comme par exemple
le discours sur le thème « Devant Dieu nous avons toujours
tort » qui clôt L’alternative (IV, 303-317). Ce texte pourrait être
considéré comme la forme kierkegaardienne de l’élimination
du problème de la théodicée : aimer, c’est vouloir avoir tort
devant l’être aimé, c’est donc évidemment ne pas lui demander
de comptes :

Pourquoi as-tu désiré avoir tort envers un être humain ?


Parce que tu aimais ; pourquoi y as-tu trouvé de
l’édification ? Parce que tu aimais. Plus ton amour a été fort,
moins aussi tu as eu le temps d’examiner si tu avais raison
ou non ; le seul et unique désir de ton amour, c’était d’avoir
toi-même tort constamment. De même dans ton rapport
avec Dieu. Tu l’aimais ; aussi ton âme ne pouvait-elle trouver
de repos ni de joie que dans le sentiment d’avoir toi-même
toujours tort. Tu n’en es pas venu à cet aveu en partant des
embarras de la pensée ; tu n’y étais pas obligé, car lorsque
tu es dans l’amour, tu es aussi dans la liberté. Quand donc la
pensée t’a donné l’assurance qu’il en était bien ainsi, qu’il te
fallait toujours avoir tort, ou qu’il fallait toujours que Dieu
eût raison, et qu’il ne pouvait en être autrement, cette
assurance t’est venue après coup ; et si tu en es venu à la
certitude d’avoir tort, ce n’est pas en partant de la
connaissance que Dieu avait raison ; mais, partant de
l’unique et suprême désir, inspiré par l’amour, qu’il te fallait
toujours avoir tort, tu en es venu à connaître que Dieu avait
toujours raison. Mais ce désir est caractéristique de l’amour
et relève ainsi de la liberté ; et tu n’étais alors nullement
obligé de reconnaître que tu avais tort. Tu n’as donc pas
acquis la certitude d’avoir toujours eu tort par le
raisonnement ; cette certitude tenait à l’édification que tu
trouvais dans ton désir d’avoir tort.
Søren Kierkegaard, « L’édification apportée par la
pensée qu’envers Dieu nous avons toujours tort »,
L’alternative (OC, IV, 312-313)

L’amour fonde ici le raisonnement, à l’opposé de ce qui se passe


dans les métaphysiques classiques (celle de Leibniz par
exemple) [19] où la connaissance des perfections divines est le
fondement de l’amour que l’homme doit lui porter. Ce texte
édifiant est caractéristique du fidéisme de Kierkegaard, qu’on
peut définir comme un fidéisme de l’amour.

« Rien n’est impossible à Dieu » (Chestov)


Athènes et Jérusalem, le grand livre de Léon Chestov, est sous-
titré « Un essai de philosophie religieuse ». « Philosophie »
prend ici un sens nouveau, incompatible avec son sens
rationnel usuel ; il s’agit d’une philosophie appuyée sur une foi
religieuse présupposée (que symbolise le nom de Jérusalem) et
non sur la raison (que symbolise le nom d’Athènes ; on pourrait
d’ailleurs rapprocher le rapport Athènes/Jérusalem chez
Chestov du rapport Socrate/Jésus-Christ chez Kierkegaard). Mais
philosophie quand même : Chestov entend énoncer la vérité,
dans son déploiement à la fois polémique (critique de toutes les
autres philosophies) et dogmatique (système de propositions
vraies).
La démarche de Chestov n’est pas « méthodique », au sens où
elle ne suit pas un chemin linéaire ; elle est digression
perpétuelle et variation autour d’un thème unique. La
puissance de ce thème se manifeste précisément dans sa
fécondité : Chestov tourne toujours autour de la même idée, et
en même temps, malgré des redites délibérées, Chestov ne se
répète pas. Cette idée unique présente de très nombreuses
facettes, entraîne de multiples conséquences : tourner autour
est le seul moyen de la dire.
Le contenu de cette idée unique est conceptuellement simple, et
spirituellement infini : « Dieu, cela signifie qu’il n’y a rien
d’impossible » (Athènes et Jérusalem, p. 37). Cette définition de
Dieu est à entendre au pied de la lettre : rien n’est impossible à
Dieu, aucune loi physique, morale, ni même logique ne peut
limiter la Toute-Puissance de Dieu. Chestov développe cette idée
sur deux exemples privilégiés et provocateurs, d’ailleurs
étroitement solidaires : le principe logique de non-contradiction
ne s’applique pas à Dieu ; Dieu peut même faire que ce qui a été
n’ait pas été. Commençons par ce second point.
L’impossibilité d’abolir le passé semble absolue. Les
métaphysiciens et théologiens admettent tous que même Dieu
ne peut pas modifier rétroactivement ce qui a eu lieu ; Dieu ne
peut pas faire que Socrate n’ait pas été exécuté en 399 avant J.-
C. « Le passé ne peut pas ne pas avoir été », dit Aristote, qui cite
le poète Agathon : « Car il y a une seule chose qui est refusée à
Dieu lui-même, c’est de faire que ce qui a été fait n’ait pas été
fait » (Éthique à Nicomaque, VI, 2, 1139 b 7-12). Chestov s’élève
contre cette « évidence » métaphysique, qui n’est une évidence
que pour la raison ; mais du point de vue de la foi, il est
scandaleux de brider ainsi la Puissance de Dieu. Sous prétexte
de logique, la raison humaine s’installe dans l’orgueil et la peur
de la vraie liberté : « la philosophie qui prend pour point de
départ le principe que la science du possible précède la science
du réel, obtient enfin ce qu’il lui faut, quand elle se heurte à des
obstacles aussi insurmontables pour Dieu que pour les
hommes. C’est ce qu’on appelle les vérités de la raison ou
veritates aeternae [vérités éternelles] : car ce qui est
insurmontable pour Dieu l’est définitivement et pour toujours »
(op. cit., p. 82-83). Ces vérités sont contraignantes : même Dieu
doit s’incliner devant elles. Or Chestov pense que les « vérités
qui sauvent », les vérités religieuses, ne sont pas contraignantes,
et n’ont besoin d’être protégées ni par le principe de non-
contradiction ni par l’Inquisition (ce rapprochement est de lui) :
« On reconnaît les vérités de la foi à cet indice que,
contrairement aux vérités de la connaissance, elles ne sont ni
universelles ni nécessaires et ne disposent pas, par conséquent,
du pouvoir de contraindre les humains. Ces vérités sont
données librement, elles sont librement acceptées ; personne ne
les enregistre, elles ne rendent de comptes à personne, ne font
peur à personne et ne craignent elles-mêmes personne » (p.
331).
À partir de cette conception fondamentale, Chestov va relire
toute l’histoire de la philosophie. Il établit d’abord une ligne de
démarcation entre deux positions fondamentales. Il y a d’un
côté les « nécessitaristes », qui nient la liberté en Dieu même et
soumettent toutes choses à une nécessité dont ils redoublent la
violence en l’adorant (thème de l’amor fati ou amour du
destin) ; à ce courant appartiennent (d’après Chestov) Aristote,
les stoïciens, Spinoza, Hegel. D’un autre côté, on trouve des
philosophes qui entrevoient la radicalité de la Puissance de
Dieu et essayent de la thématiser philosophiquement : c’est bien
sûr Descartes et sa thèse de la libre création par Dieu des
vérités éternelles [20] ; mais c’est aussi tout un courant de la
philosophie médiévale, avec Duns Scot et Guillaume d’Ockham
notamment [21] (toute la troisième partie d’Athènes et Jérusalem
est consacrée à la philosophie médiévale) ; c’est enfin
Kierkegaard (discuté p. 164-198 du livre). Puis, dans un second
temps, Chestov montre qu’aucun des philosophes de ce second
courant n’a eu le courage de penser jusqu’au bout la liberté
absolue de Dieu : Descartes, Ockham ou Kierkegaard
retombent, malgré leurs efforts, dans l’amor fati, l’adoration du
Destin et de la Nécessité, qui est comme la fatalité de la
philosophie rationnelle. Ces philosophes prennent peur devant
leur propre audace, et reculent horrifiés devant l’abîme d’une
liberté que rien ne vient brider. Chestov n’est pas toujours
convaincant dans ces analyses et ces critiques passionnées :
mais elles permettent de donner tout son éclat à la thèse
radicale de la Toute-Puissance de Dieu.
Le deuxième exemple que nous annoncions concerne le
principe de non-contradiction, principe suprême de la logique
et de la rationalité. Chestov le met en question avec une
incroyable vigueur :

Si nous nous avisons d’affirmer que l’idée est lourde, les


principes d’identité et de contradiction s’en mêlent aussitôt
et opposent leur veto : c’est impossible, déclarent-ils. Mais
quand nous disons que Socrate a été empoisonné, ces deux
principes n’interviennent pas. Est-il possible qu’il y ait une
réalité où les principes d’identité et de contradiction restent
indifférents et inactifs lorsque les idées deviennent
pesantes, mais se cabrent quand on tue les justes ? […]
Évidemment, si vous demandez : « une telle réalité est-elle
possible ? » on vous répondra qu’elle est impossible, que les
principes d’identité et de contradiction ont toujours régné
autocratiquement et régneront toujours sur le monde, qu’il
n’y aura jamais d’idées lourdes et que l’on continuera à tuer
les justes. Mais essayez de ne rien demander à personne !
Serez-vous capable de réaliser ainsi ce libre arbitre que vous
promettent les métaphysiciens ? Ou pour mieux dire :
voulez-vous ce libre arbitre ? Il semble bien que vous n’en
ayez guère envie, que la « sainte nécessité » vous soit plus
proche, plus chère.
Léon Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 318-319

Ce qui choque Chestov est que les principes logiques soient


indifférents à l’injustice (la mort de Socrate le juste : cet
exemple revient dans le livre comme un Leitmotiv), alors qu’ils
se cabrent contre des propositions existentiellement
indifférentes comme « cette idée pèse dix kilos ». Mais pour
accepter ce dépassement des principes logiques, il faut vouloir
la liberté absolue, et les métaphysiciens en ont peur comme de
la tête de Méduse : « Kant, ainsi que ses successeurs – Fichte,
Schelling, Hegel – parlèrent souvent et avec enthousiasme de la
liberté. Mais dès qu’ils se trouvaient en face de la vraie liberté,
ils étaient terrifiés, ils se pétrifiaient comme s’ils avaient aperçu
non pas la liberté, mais la tête de la Méduse entourée de
serpents » (p. 306). Cette peur de la liberté, cet amour de la
nécessité s’expliquent en dernier ressort par une volonté de
domination. Chestov donne une grande importance au mot de
Sénèque, si vis tibi omnia subjicere, te subjice rationi (p. 199) :
« si tu veux te soumettre toutes choses, soumets-toi à la raison ».
La raison, en son fond, est violence et contrainte, et Chestov
commente de manière assez originale certains textes classiques
où la raison apparaît comme une violence, ou comme ne
pouvant s’établir et se maintenir que par violence [22] .
La position de Chestov est évidemment très paradoxale.
Comment plaider contre le principe de contradiction, qui fonde
la possibilité du sens de quelque discours que ce soit ? Chestov
ne peut argumenter contre ce principe, car toute
argumentation suppose sa validité, comme Platon (dans le
Théétète) et Aristote (dans Métaphysique, IV) l’ont montré. Sa
démarche est donc indirecte : en appeler à la parole de Dieu, au
texte de la Bible, contre les violences de la raison métaphysique.
On notera qu’à aucun moment Chestov n’attaque la science en
tant que telle, il n’est pas « irrationaliste » au sens usuel du
terme. Il conteste à la raison métaphysique le droit et le pouvoir
de penser la liberté, de penser Dieu : la foi seule le peut.
« Quand Moïse sur la montagne vit la vérité face à face, les
chaînes qui liaient sa conscience tombèrent aussitôt et il obtint
le don le plus précieux : la liberté » (p. 146) ; il conteste la
divinité du savoir : « Dieu ne “connaît” rien. Dieu “crée” tout »
(p. 189), et en ce sens la parole de Dieu est « la seule véritable
critique de la raison pure qui ait jamais été formulée ici-bas »
(ibid.). Chestov ne dit pas pourquoi il faudrait admettre la
validité de la Parole de Dieu, il se place d’emblée du côté de
cette Parole, et il oppose sa radicalité à ce qu’il considère
comme les limites de la raison logique et métaphysique.
La notion d’affirmation de Dieu (cette formule n’est
évidemment pas employée par Chestov) prend donc un sens
particulier : Dieu s’affirme lui-même, et nous ne l’affirmons
qu’en réponse à sa Parole. Il n’est évidemment pas question de
prouver l’existence de Dieu : l’argumentation de Chestov est de
part en part une attaque contre les discours théologiques de la
métaphysique, en même temps qu’elle est une tentative pour
élargir les failles qui traversent ceux de ces discours qui
manifestent une attention à la Puissance de Dieu. Pour toutes
ces raisons, et malgré son étrangeté foncière – ou peut-être à
cause d’elle –, cette tentative relève de la philosophie, comme
Chestov lui-même le voulait : « La philosophie ne doit pas être
un regard, un retour en arrière, comme nous y sommes
accoutumés (regarder derrière soi est la fin de toute
philosophie), mais il faut aller témérairement de l’avant sans
tenir compte de quoi que ce soit, sans se retourner pour
regarder quoi que ce soit » (p. 356). Penser Dieu, c’est penser la
Liberté radicale qui ne connaît ni le mal, ni la logique, ni la
mort, ni l’irrémédiable. Si contradictoire que soit
nécessairement cette entreprise dirigée contre le principe de
contradiction, elle a sa cohérence ; et, incontestablement, elle
est dotée d’un vrai pouvoir d’éclairage et de critique.

Affirmer en niant : la question des Noms divins


Ce que nous apprend Chestov, c’est qu’il ne suffit pas de dire
« Dieu » pour affirmer Dieu. Le nom de Dieu n’est pas une
garantie suffisante : on peut employer ce mot de travers, et
rater Dieu à l’instant où l’on croit l’atteindre par son nom.
La théologie a beaucoup réfléchi à la question des Noms divins :
comment faut-il appeler Dieu ? Quels noms sont pertinents et
pourquoi ? Prétendre atteindre Dieu par un simple nom, n’est-
ce par surestimer beaucoup les pouvoirs du langage ? Cette
question est éminemment philosophique, parce qu’elle porte
sur les pouvoirs et peut-être les limites du langage, sur la
question de l’indicible, mais aussi sur les possibilités
insoupçonnés qu’offre le langage pour arriver quand même à
dire ce qui semblait ne pas pouvoir être dit : la transcendance,
le Tout-Autre, Dieu.
« Dieu » est, linguistiquement, le nom qui, dans la langue
française, convient à Dieu. Dans d’autres langues, on dira Deus,
Gott, God, Dios. Ce sont là des faits linguistiques, qui ne se
discutent pas plus que les autres faits linguistiques. Le
problème commence lorsqu’on veut employer d’autres mots,
lorsqu’on veut détailler l’inépuisable richesse qu’indique l’idée
de Dieu, lorsqu’on veut préciser les prédicats divins. « Sage »,
« bon », « juste » : ces prédicats conviennent-ils à Dieu ? Sans
doute est-il sage, bon, juste, mais il ne l’est pas comme nous. Le
sens dont ces trois mots sont chargés est nécessairement un
sens humain, un sens fixé, éprouvé et transmis dans des
situations humaines, trop humaines. Si le sens d’un mot est
déterminé par le complexe des expériences auxquelles il
renvoie, alors la transcendance de Dieu est inévitablement
gommée ou réduite quand on la dit dans nos mots tout chargés
d’immanence humaine. Bien sûr, dans ce complexe des
expériences se trouvent aussi les discours et les textes de la
littérature, de la lettre d’amour, de la religion, de la philosophie
elle-même : dans ces discours, dans ces textes, les mots se sont
approfondis et parfois sublimés. Cela ne les rapproche pas de
Dieu : le langage amoureux brûlant, passionné et érotique du
Cantique des cantiques (dans l’Ancien Testament) peut bien être
entendu comme une grande métaphore pour dire le désir de
l’âme en quête de Dieu, il n’en est pas moins
anthropomorphique et par là même impropre.
Il est pourtant un moyen de contourner la difficulté : c’est
d’user de la négation. Au lieu de dire improprement ce que Dieu
est, on dira proprement ce qu’il n’est pas. On appelle
apophatisme cette manière de parler (apophasis signifie en grec
négation) [23] . Cette méthode procède par la négation de tout ce
qui vient limiter ou affaiblir la plénitude divine ; or, ce qui
vient limiter une plénitude est en fait une négation ; nier cette
négation, c’est affirmer indirectement cette plénitude qu’on ne
peut pas dire directement. Née dans l’école platonicienne, et
notamment néoplatonicienne, cette méthode prospérera dans
la pensée chrétienne ; vers le Ve siècle après J.-C., un auteur
inconnu que l’on nomme usuellement Pseudo-Denys
l’Aréopagite [24] , ou Denys tout court, écrit, entre autres textes,
un traité des Noms divins et une Théologie mystique où ces
procédés se trouvent employés et légitimés ; ces textes du
« corpus dionysien » auront une importance considérable dans
l’histoire de la théologie et de la spiritualité chrétiennes. La
démarche est la suivante : partir d’affirmations concernant
Dieu en prenant appui « sur ce qui est proche de lui » (Théologie
mystique, III, p. 182), en lui attribuant les noms les meilleurs :
on dira par exemple de Dieu qu’il est Bon, qu’il est Roi, etc. ;
puis on montre l’insuffisance de ces affirmations, incapables de
dire la transcendance de Dieu ; inversant la démarche, on
partira alors des prédications les plus basses, pour les nier de
Dieu : on dira ainsi que Dieu n’est pas une pierre, qu’il n’est pas
matière ou corps ; qu’il n’est dans aucun lieu ; qu’il n’est sujet à
aucun trouble (ibid., IV, p. 182-183). C’est que, « pour parler
négativement de Celui qui transcende toute négation, on
commence nécessairement par nier de lui ce qui est le plus
éloigné de lui. N’est-il pas vrai, en effet, qu’il est plutôt vie ou
bien qu’air ou pierre et qu’on fait davantage erreur en le
nommant rancunier ou coléreux qu’en le supposant exprimable
ou pensable ? » (ibid., III, p. 182).
Mais il ne faut pas croire que cette démarche puisse jamais
s’arrêter ou se stabiliser, qu’elle se fixe sur des déterminations
stables et enfin satisfaisantes. Le principe de l’apophatisme est
de ne s’arrêter jamais, de ne se satisfaire jamais de quelque
proposition déterminée que ce soit. C’est une méthode de
purification indéfinie du langage et d’ascèse de la pensée : « Là
où notre discours descendait du supérieur à l’inférieur, à
mesure qu’il s’éloignait des hauteurs, son volume augmentait.
Maintenant que nous remontons de l’inférieur au transcendant,
à mesure même que nous nous approcherons du sommet, le
volume de nos paroles se rétrécira ; au terme dernier de
l’ascension nous serons totalement muets et pleinement unis à
l’ineffable » (ibid.). C’est ainsi que l’apophatisme en vient à nier
de Dieu qu’il soit âme, ou intelligence ; Dieu n’est ni vie ni non-
vie, « ni science, ni vérité, ni royauté, ni sagesse, ni un, ni unité,
ni déité, ni bien, ni esprit » (ibid., V, p. 183). Prises littéralement,
arrachées au mouvement d’ascèse qui les produit et qui les
soutient, ces phrases seraient littéralement athées. Restituées
dans le mouvement d’autopurification du discours, dans le
vertige de pureté langagière qui les anime, ces formules
retrouvent une signification théo-logique, mais une
signification bien ambiguë. Car, au terme de l’ascension, c’est le
langage lui-même qui disparaît : « d’elle-même [la Cause
transcendante, Dieu] nous n’affirmons ni ne nions rien, car
toute affirmation reste en deçà de la Cause unique et parfaite
de toutes choses, car toute négation demeure en deçà de la
transcendance de Celui qui est simplement dépouillé de tout et
qui se situe au-delà de tout » (ibid., p. 184). Si, dans les
affirmations concernant Dieu, le « logique », le discours,
l’emporte sur le « théo- », le dieu ou le divin, c’est à l’inverse le
« théo- » qui ronge et détruit le « logique » dans le jeu des
négations dionysiennes. Ainsi Dieu est-il « aussi bien
omninommable qu’innommable », comme dit saint Albert le
Grand (Somme théologique, tr. III, qu. 16, rép. 1), reprenant une
position dionysienne ; Dieu, tout ensemble, n’a aucun nom et
les possède tous : « Ainsi donc à cette Cause de tout qui dépasse
tout c’est à la fois l’anonymat qui convient et tous les noms de
tous les êtres » (Noms divins, I, § 6 et 7, p. 74-75) ; et saint Albert
dira que « l’Innommable est le plus beau de tous ses noms, car
cela le place d’emblée au-dessus de tout ce qu’on pourrait
essayer d’en dire » (op. cit.) [25] .
Cette auto-abolition du discours, du langage, cette impossibilité
d’affirmer comme de nier semble nous installer en une position
de scepticisme absolu. « Ne rien affirmer ni nier » est en effet
une formule sceptique et même pyrrhonienne ; ce pyrrhonisme
est certes aux antipodes des « intentions » de Denys, mais les
positions de discours ont leur logique qui ne dépend pas
seulement de l’intention du locuteur. Dieu est ici conçu comme
étant par principe au-delà de tout discours ; la logique de cette
position est l’exténuation progressive du discours et l’aphasie
finale. Sous cet aspect, « la théologie négative est négation de
toute théologie. Sa vérité est l’athéisme », comme dit justement
Claude Bruaire (Le droit de Dieu, p. 21) [26] . La démarche
apophatique ne mène qu’à un Absolu indéterminé,
imprédicable, et donc finalement insignifiant. Le langage est
congédié au bénéfice d’une mystérieuse union :

Il n’est ni nom qui la nomme [la Déité superessentielle], ni


raison qui la concerne, car elle demeure inaccessible et
insaisissable. Même quand nous l’appelons Bien, ne croyons
pas que ce nom lui convienne ; mais il nous faut bien
concevoir et exprimer quelque chose de son indicible nature
et nous lui consacrons d’abord le plus vénérable des noms.
Et quoique, ce faisant, nous ne nous écartions aucunement
du sentiment des théologiens, nous n’en demeurons pas
moins en deçà de la vérité des choses. Aussi bien les
théologiens eux-mêmes ont attaché plus de prix à la
méthode négative, car elle affranchit l’âme des objets qui lui
sont familiers, et à travers ces divines intellections,
inférieures elles-mêmes à Celui qui transcende tout nom,
toute raison, tout savoir, elle l’unit enfin à Lui, autant que
des hommes peuvent accéder à une telle union.
Denys Pseudo-Aréopagite, Noms divins, XIII, § 3, p. 175

Aussi bien d’ailleurs certains auteurs spirituels ou mystiques,


écrivant dans le style de la théologie négative, furent-ils à
diverses époques soupçonnés d’athéisme. Les formules
apophatiques sont, par principe, paradoxales : si on les fige en
thèses, si on les immobilise, on en détruit la visée et on en
inverse la signification. Cela est vrai, mais il est vrai aussi que
l’apophatisme interdit par principe toute thèse, toute fixation
des résultats de la pensée discursive.
Contre ces critiques, Jean-Luc Marion a proposé une
intéressante relecture des textes de Denys (voir L’idole et la
distance et Dieu sans l’être). La négation n’est pas le dernier mot
du discours sur Dieu ; la fonction de l’apophase est de dissoudre
les idoles (c’est-à-dire les faux dieux) ; faire de la négation un
dernier mot ou une méthode ultime, ce serait l’idolâtrer elle-
même (L’idole et la distance, p. 186) ; aussi bien le propos de
Denys est-il d’opérer une « substitution de la louange à la
prédication » (ibid., p. 190 ; p. 224 sq.) ; et le discours
apophatique a pour but de sauvegarder la distance de Dieu.
Dieu est essentiellement l’immaîtrisable : croire le maîtriser par
le langage c’est le rater, c’est n’étreindre qu’une idole. Jean-Luc
Marion étend cette critique au discours métaphysique sur
Dieu : le Dieu des métaphysiciens serait une idole conceptuelle,
et la notion métaphysique d’être la dernière idole barrant
l’accès au vrai Dieu. Ainsi se comprend le paradoxal titre Dieu
sans l’être, qui ne signifie pas que « Dieu n’existe pas », mais
veut libérer « Dieu » de la question de l’Être. Les seuls noms de
Dieu échappant à la dégradation idolâtrique seraient ceux qui
interdisent la maîtrise et qui réinsèrent l’esprit dans le
mouvement d’ascèse : le nom d’infini, ou encore la formule
anselmienne ens quo majus cogitari nequit, l’être tel que je ne
peux penser plus grand que lui, l’être tel que je sais qu’il est
toujours plus grand que ce que je peux en penser. Au-delà des
affirmations et des négations, il y a ce que la tradition appelle la
« voie d’éminence » respectant la distance de Dieu en même
temps que le sens qu’il y a à parler de lui.

La logique de l’action et l’option pour Dieu


(Maurice Blondel)
Ces réflexions sur les noms divins sont riches d’une grande
substance de pensée ; mais il faut souligner qu’elles
présupposent une position religieuse, elles présupposent qu’il y
ait un sens à viser « Dieu » par-delà l’idolâtrie matérielle ou
conceptuelle. Ce présupposé ne cherche pas à se fonder ou à se
justifier – il exclut bien plutôt une telle fondation, non parce
qu’elle serait impossible, mais parce qu’elle interdirait l’accès à
un Dieu pensé comme toujours au-delà de mes visées, de mes
pensées ou de mes paroles. La fragilité de cette position est
qu’elle ne peut rien dire ni rien demander à qui n’adopte pas
l’attitude religieuse, à qui ne reconnaît aucune autorité aux
textes sacrés, à qui, tout simplement, n’a pas la foi [27] .
Plus philosophique serait donc une démarche cherchant à
montrer que l’option pour Dieu est la condition du sens de la
vie humaine. C’est par excellence la démarche de Maurice
Blondel dans L’Action (1893) [28] , démarche qui se veut
rigoureusement et exclusivement philosophique, c’est-à-dire
excluant toute référence au transcendant, au révélé ou à la foi
religieuse. Le sommet de l’argumentation est selon nous
contenu dans les IVe et Ve parties du livre auxquelles les
analyses suivantes vont s’attacher.
Blondel dénonce, lui aussi, le risque de l’idolâtrie, y compris de
l’idolâtrie du métaphysicien qui s’imagine que « par ses
conceptions et par ses préceptes, par ses systèmes et par sa
religion naturelle, il va mettre la main sur l’Être transcendant,
le conquérir et le maîtriser en quelque sorte » (p. 314) : ce
métaphysicien « n’est-il point idolâtre à sa façon ? » (ibid.). Mais
il faut expliquer cette chute dans l’idolâtrie, qui n’a rien
d’inéluctable. La clé de cette explication tient à une distinction
fondamentale dans la problématique blondélienne : la
distinction entre la volonté voulante et la volonté voulue.
L’homme est d’abord un être agissant, un être de volonté. Mais
aucune des réalisations concrètes de la volonté humaine n’est
capable de la satisfaire, aucune n’épuise son ampleur initiale :
« la volonté, traversant comme d’un bond toutes les apparentes
satisfactions qu’elle rencontre, se retrouve, après, en face d’un
vide plus insondable » (p. 328) ; mais cette volonté déçue par ses
actions (c’est-à-dire par ses objectifs une fois atteints) ne peut
éprouver cette déception que parce qu’en fait elle voulait autre
chose et plus que ce qu’elle peut atteindre dans le monde des
phénomènes ; cette volonté voulue (la volonté explicite et
consciente) était mue par une volonté plus profonde et plus
secrète, la volonté voulante : « quoi que la volonté ait réussi à
atteindre par ses seules forces, l’action n’est point encore égalée
au vouloir dont elle procède ; la volonté ne s’est pas encore
voulue elle-même tout entière » (p. 332) : nous soulignons
« égalée », car ce concept est le pivot de la dialectique de
l’action.
La volonté n’arrive jamais à s’égaler elle-même, à se vouloir
intégralement elle-même : cette dénivellation ou disproportion
intime entre elle-même et elle-même nourrit l’action et la
pensée, qui doivent creuser toujours plus loin pour arriver
enfin à l’adéquation entre soi et soi. L’idole, c’est l’interruption
prématurée de cette dialectique : « ce reliquat de force et de
volonté qui semble ne savoir à quoi se prendre, c’est une
tentation naturelle de lui assigner un objet, un objet qui, fini et
insuffisant comme les autres, n’aurait point par lui-même la
capacité de recevoir l’hommage qu’on prétend lui rendre, mais
qui justement, à cause de cette petitesse, satisfait au double
besoin qu’a l’homme et de créer et de maîtriser son dieu. […] ; il
le prend dans la série des choses pour le mettre hors de la série »
(p. 307 ; nous soulignons la remarquable dernière formule). La
série ne peut être épuisée, puisque la sérialité même des choses
exprime l’infinité de la volonté voulante ; arracher un objet fini
quelconque à la sérialité, le fétichiser, c’est vouloir (chose
impossible) renoncer à l’infinité de cette volonté voulante, c’est
vouloir se satisfaire de la volonté voulue. Mais l’action
volontaire est indestructible : il faut d’abord reconnaître et
même avouer « l’insuffisance de tout objet offert à la volonté »
(p. 334), et donc reconnaître la « nécessité et [le] besoin d’autre
chose, d’une chose au prix de laquelle le phénomène ne semble
plus que néant » (p. 336). Pour « égaler le sujet au sujet même »,
pour « vouloir vouloir » (p. 338), il va falloir affirmer « l’unique
nécessaire » [29] , Dieu.
Dans des pages assez brillantes et au raisonnement serré,
Blondel va réinterpréter les preuves classiques de Dieu
(ontologique, cosmologique et téléologique) et les retraduire
dans le langage de l’action (p. 339-350) :

Aussi est-il légitime ici, et ici seulement, d’identifier l’idée à


l’être, parce que sous cette identité abstraite nous plaçons
d’abord celle de la pensée et de l’action. Il ne faut donc pas
dire seulement que nous allons de l’idée à l’être ; il faut dire
que nous trouvons d’abord l’idée dans l’être et l’être dans
l’action. Nous découvrons en nous la perfection réelle, et
nous passons à la perfection idéale. Nous allons, si l’on peut
dire, de nous en elle, afin d’aller d’elle en elle. Sans doute la
preuve ontologique n’a jamais, pour nous, toute la valeur
qu’elle a en soi ; car elle n’est absolue que là où il y a idée
parfaite de la perfection même, là où l’essence est réelle et
l’existence idéale. Il est donc vrai que pour atteindre
« l’unique nécessaire », nous ne le saisissons pas lui-même
en lui-même où nous ne sommes pas ; mais nous partons de
lui en nous où il est, afin de mieux voir qu’il est en
comprenant un peu ce qu’il est. Nous sommes contraints de
l’affirmer dans la mesure où nous en avons l’idée : car cette
idée même est une réalité.
Maurice Blondel, L’Action, p. 348

Qu’on ne se méprenne pas sur le « nous sommes contraints »


final : Blondel veut dire que la logique de l’action doit nous
amener à opter pour Dieu ; mais cette option reste libre, c’est-à-
dire qu’elle est bien une option et non la conclusion nécessaire
d’un système de prémisses. Cette option prend la forme d’une
alternative : ou bien « être dieu sans Dieu », vouloir se suffire ;
ou bien « être dieu par Dieu et avec Dieu » (p. 356) : ou bien
« vouloir infiniment », ou bien « vouloir l’infini » (p. 355). Quant
à la réalité de l’idée dont parle notre texte, elle ne se ramène
pas à la simple présence d’une idée dans l’esprit. L’idée de Dieu
selon Blondel suppose, pour être saisie, et même pour être
produite, la dialectique réelle de l’action effectivement
agissante. Le lien entre idée (ou pensée) de Dieu et action est
double : d’un côté, cette idée ne se trouve que dans l’expérience
de la disproportion intime, dont nous avons parlé, entre le
voulant et le voulu ; de l’autre, « c’est parce qu’en affirmant
l’absolue perfection nous ne réussissons jamais à égaler notre
propre affirmation, que nous sommes contraints à en chercher
le complément et le commentaire dans l’action » (p. 351 ; nous
soulignons). La dialectique de la dénivellation va jouer à
nouveau, sur un registre supérieur : l’affirmation de Dieu est
provoquée par notre incapacité à nous égaler à nous-même ;
mais à cette affirmation non plus nous n’arrivons pas à nous
égaler : c’est l’action qui va permettre de compléter, de
commenter (c’est-à-dire de donner le sens plein et vrai) ce que
cette affirmation a toujours d’insuffisant. Seule l’action peut
réellement étreindre l’être.
L’affirmation de Dieu est provoquée par l’action et reconduit à
l’action. « Ici, comme partout, la connaissance n’est jamais
qu’une suite et qu’une origine d’activité » (p. 354). Le concept
d’affirmation, dont nous faisons usage dans toute cette section,
prend chez Maurice Blondel une signification particulièrement
riche : l’affirmation n’est rien sans son complément et son
commentaire agissant. Ici la transcendance s’insère dans
l’immanence – mais c’est l’analyse immanente de l’immanence
humaine qui a manifesté la nécessité pratique de cette
insertion. « Dans l’action volontaire, il s’opère un secret hymen
de la volonté humaine et de la volonté divine […] L’action est
une synthèse de l’homme et de Dieu » (p. 371 ; Blondel parle
même d’action « théandrique », où volonté humaine et volonté
divine sont coextensives, p. 403). L’achèvement de l’action
suppose en réalité une ouverture sur le surnaturel : « l’idée
même d’une Révélation rentre dans le développement intérieur
de la conscience humaine : en sorte que, venant du dehors, elle
ne peut cependant agir au-dedans qu’en vertu d’une
convenance préalable » (p. 388). Cette position suscitera de
vives critiques provenant des deux côtés : les rationalistes
stricts y verront une trahison de la raison ; les théologiens
traditionnels y verront un immanentisme niant la gratuité de la
Révélation. Les violents débats autour de cette question,
surdéterminés par la « crise moderniste » qui secouera l’Église
catholique au début du XXe siècle, ne peuvent être ici
envisagés [30] .
On soulignera simplement la volonté blondélienne de rester
philosophe jusqu’au bout : la philosophie à elle seule ne peut
pas trancher l’option, elle peut et doit en présenter exactement
les termes : « que personne ne se méprenne sur le dessein
proprement philosophique qui inspire cette recherche » (p.
406), formule d’autant plus importante qu’elle apparaît dans un
contexte paradoxal et même provocateur, quand Blondel
soutient la valeur de la « pratique littérale » des prescriptions
religieuses (voir les si étonnantes et remarquables pages 405-
423).

Ainsi se révèle peu à peu l’ambition intégrale de la volonté


qui se cherchait elle-même sans se connaître d’abord tout
entière. C’est en prétendant s’égaler effectivement à sa
propre puissance qu’elle cesse de trouver sa suffisance en
elle seule. Nous voulions, semble-t-il, tout faire de nous-
mêmes ; et voici que, par ce dessein, nous sommes amenés
à reconnaître que nous ne faisons rien, et que Dieu seul,
agissant en nous, nous donne d’être et de faire ce que nous
voulons. Quand donc nous voulons pleinement, c’est lui,
c’est sa volonté que nous voulons. Nous demandons qu’il
soit, qu’il soutienne, achève, reprenne en sous-œuvre toutes
nos opérations ; nous ne sommes à nous que pour nous
réclamer de lui et nous rendre à lui ; notre vraie volonté,
c’est de n’en avoir point d’autre que la sienne ; et le triomphe
de notre indépendance est dans notre soumission.
Maurice Blondel, L’Action, p. 422-423

Formulations paradoxales ? Sans doute, mais « ce qui est


impossible au regard de l’entendement et par le seul effort de la
pensée devient une réalité dans la pratique » (ibid.). Ainsi
l’affirmation blondélienne de Dieu est-elle une affirmation
indissolublement logique et pratique, remontant
dialectiquement des exigences de la vie à l’unique nécessaire
qu’elle appelait à son terme parce qu’elle le contenait dans son
principe.
L’auto-affirmation de Dieu, et sa réponse
(Claude Bruaire)
C’est une démarche très différente dans son style philosophique
(fortement inspiré de la problématique hégélienne), mais
substantiellement assez voisine, que propose Claude Bruaire
dans L’affirmation de Dieu. L’orientation générale du propos
consiste en effet à soutenir que la logique de la vie humaine
conduit, si l’on veut lui donner sens, à affirmer Dieu, et plus
précisément le Dieu de la révélation chrétienne. Mais les
structures argumentatives très serrées (qui reprennent les
grands syllogismes dialectiques de Hegel) et les concepts
fondamentaux (le désir, le langage et la liberté) sont très
éloignés de la méthode d’immanence de Blondel. Nous
n’entendons d’ailleurs pas proposer une confrontation des deux
pensées (esquissée par Bruaire lui-même, p. 32-33 de son livre,
qui reconnaît sa dette envers Blondel, p. 20).
Les trois puissances de l’homme sont le désir, la liberté, le
langage. Bruaire commence par décrire les dialectiques (au
sens péjoratif où ce terme signifie « logique ruineuse », p. 20 ; cf.
aussi p. 95-103) où s’enferme l’homme quand il se livre de
manière mutilée et incomplète à ces puissances [31] . Il y a
dialectique quand liberté, désir et langage restent
mutuellement extérieurs, quand l’homme adopte une attitude
unilatérale, quand, par exemple, le désir envoûte le langage ou
que la liberté s’efforce d’exténuer le désir. Ces attitudes
exclusives sont vouées à l’échec : le vrai sens de la vie humaine
suppose une logique de l’existence faite de médiations entre
l’absolu singulier de la liberté, l’insatisfaction foncière et
constitutive du désir et l’universalité du langage. Aux trois
dialectiques décrites (c’est-à-dire, aussi bien, détruites) dans le
premier moment de l’ouvrage vont succéder trois
« syllogismes » exhibant les médiations concrètes (c’est-à-dire
aussi temporelles et historiques) entre liberté, langage et désir.
La richesse et la précision des analyses interdisent le résumé.
L’idée fondamentale est que le langage, par exemple, n’est
vraiment lui-même que s’il est animé par un désir qui
l’outrepasse et porté par une liberté singulière.

Si l’on confronte la singularité de notre liberté à l’universalité


du langage, on voit bien que l’une ne saurait produire
l’autre. […] Ce qui est donné, c’est la dimension d’universalité
formelle, le pouvoir de parole, mais non son contenu
complet, non l’universalité concrète, qui s’identifierait au
sujet absolu. La médiation de la liberté ne réussit son office,
l’homme ne parvient à s’exprimer, que si le désir lui
médiatise déjà, à l’avance, son union à la dimension du verbe
[…]. C’est pourquoi notre liberté ne peut être l’origine de
cette union nécessaire du désir et du logos, étant relative à
ces deux puissances conjuguées. L’intimité d’origine,
présente au moindre mot et à l’action élémentaire, requiert
un fondement qui les médiatise et nous les fournisse
associées. C’est cette intimité qui se propose et fait du désir
la tension vers un idéal de savoir absolu, que notre liberté
serait, à elle seule, incapable d’inventer. Par conséquent,
une liberté étant requise pour les lier en neutralisant leur
opposition et conjuguant leurs puissances respectives, ce ne
peut être la nôtre qui leur est relative, c’est une liberté
absolue qui les concilie pour nous, afin que nous puissions,
pour notre compte, réaliser et poursuivre notre discours.
Claude Bruaire, L’affirmation de Dieu, p. 164

Cette liberté absolue, c’est évidemment Dieu, pensé comme


l’union des puissances qui travaillent l’existence humaine. « Le
nerf de l’argumentation réside dans l’impuissance de notre
liberté finie à médiatiser par elle seule désir et langage, ces
deux dimensions étant trop grandes pour elle, jointe à la
nécessité d’une médiation par la liberté de la relation désir-
langage, et à la réalité de cette relation, manifeste au moindre
exercice du discours » (ibid., p. 166). Au terme de cette seconde
partie de l’ouvrage, « l’existence de Dieu est affirmée
ontologiquement » (p. 168). Mais la démarche n’est pas achevée
par là : si « notre liberté relative désire l’Absolu », encore faut-il
déterminer si le désir, en l’homme, est « désir d’être Dieu ou
désir de Dieu » (ibid. ; on notera la proximité de cette
formulation avec l’alternative blondélienne).
La troisième partie de l’ouvrage s’efforce donc de préciser en
quel sens et par quels types de langage Dieu peut être affirmé.
Or cette affirmation est essentiellement une réponse : si Dieu
est liberté absolue, il a l’initiative d’avoir parlé le premier, et
« c’est la liberté d’écoute et de réponse qui est invoquée lorsque
le langage humain s’adresse à Dieu » (p. 235) ; mais, précise
Bruaire, il ne s’agit là que d’une possibilité que la philosophie
n’a pas le pouvoir de démontrer (p. 240, 243, 267). Car la
réflexion métaphysique conduite à partir du concept de la
liberté absolue de Dieu produit cette ultime question :
« comment la liberté absolue de Dieu peut-elle entrer en
rapport avec la nôtre, alors que la perfection de son verbe
semble lui interdire de sortir d’elle-même ? » (p. 252). Une
analyse complexe permet de montrer que « Dieu n’est pas
terminé en son logos et par lui » (p. 258), et que donc il peut se
manifester, « Dieu peut parler, il est convenable qu’il le fasse »
(p. 269).
Notre liberté est donc en face d’une alternative : opter ou non
pour Dieu. Si notre liberté veut rester fidèle au désir, il faut,
selon Bruaire, choisir « l’attente de Dieu » (p. 271). Mais pour
que cette affirmation soit langage adressé à Dieu, prière ou
invocation, il faudrait que Dieu ait parlé, car « rien ne saurait
être dit qu’au Dieu manifeste » (p. 276). Si Dieu ne se dit pas,
alors la réponse peut se faire demande : « quelque chose peut
être dit à Dieu pour qu’il se manifeste » (p. 277). La
métaphysique montre que Dieu peut se manifester, mais « sans
conclure qu’il l’a fait, le fait ou le fera nécessairement » (p. 278).
« Pour aller plus loin, la philosophie est impuissante », conclut
Bruaire (p. 283) ; mais l’affirmation pratique de Dieu se fait
accueil à une éventuelle manifestation de Dieu – manifestation
qui, dit l’auteur dans les dernières lignes, est faite par la
révélation chrétienne ; mais, précise-t-il, cette dernière
remarque est hors du propos philosophique.
Ce dernier trait confirme le soin que met Bruaire à ne pas
introduire frauduleusement dans son raisonnement des
données ou des convictions provenant d’une religion révélée (le
christianisme, évidemment) ; que l’on juge ou non concluante
cette démarche, on ne lui contestera pas son statut
philosophique. Mais en même temps, Bruaire conserve du
hégélianisme l’idée que la raison est autre chose que le simple
entendement. Il y a une « provocation chrétienne » (Le droit de
Dieu, chap. I) qui stimule et élargit la rationalité : si
l’affirmation de Dieu est rationnelle, si Dieu existe (ces deux
hypothèses revenant en réalité au même), alors il faut penser la
rationalité de la religion chrétienne. Pour Bruaire, « le
présupposé absolu de la rationalité est l’absolu même » [32] : une
conception incomplète de l’Absolu conduit à nier Dieu (premier
athéisme) ou l’oublier (deuxième athéisme) ; chacune de ces
attitudes exprime une conception déterminée et partielle de
l’Absolu. L’athéisme de négation est par exemple celui de
Sartre ; il conçoit l’absolu comme subjectivité, comme liberté
infinie, mais il méconnaît la substantialité du désir et de la vie
naturelle. L’athéisme d’oubli est celui du structuralisme ou du
formalisme logique, qui méconnaissent la subjectivité. La
raison est dans les deux cas unilatérales : elle ne voit dans
l’Absolu que le Sujet (Sartre) ou que le Système (formalisme),
alors que la vraie rationalité s’efforce de penser les médiations
qui réconcilient le Système et le Sujet. Cette réconciliation
s’opère en Dieu comme liberté absolue. Selon cette ligne de
pensée, l’affirmation de Dieu est une requête de la rationalité
sous sa forme intégrale : « Provoquée par les assertions d’une
religion historique [le christianisme], la raison philosophique
reconnaît le plein droit de Dieu en recouvrant complètement
ses propres droits. Alors notre liberté réanime ses exigences
dans l’affirmation lucide de ses pouvoirs. Mais cette affirmation
n’est dernier mot philosophique qu’en se constituant demande
de sa propre confirmation. Demande qu’une Promesse soit
donnée d’avoir part à l’impérissable réalité absolue de l’Esprit »
(Le droit de Dieu, p. 151).

Remarque générale sur les pensées de l’affirmation de


Dieu
Nous n’entendons pas discuter des pensées vigoureuses, dont
nous n’avons fait ici qu’esquisser les grands traits. Ce sont des
pensées de l’affirmation, ce concept revêtant dans chaque cas
une signification singulière. Deux questions se posent, la
première à toutes ces doctrines, la seconde à celles d’entre elles
qui se présentent comme étant purement philosophiques (c’est-
à-dire celles de Blondel et de Bruaire).
Première question : comment légitimer ce qui, dans
l’affirmation, déborde la justification qu’on en peut donner ?
Cette question serait rejetée par Kierkegaard, dont la thèse est
précisément que le « saut de la foi » n’a rien à voir avec les
discours de justification. Cette question n’en demeure pas
moins, d’autant plus que les affirmations en question
conduisent à transformer la vie tout entière, du « devenir
chrétien » de Kierkegaard à la « pratique littérale » de Blondel.
S’agit-il d’un « beau risque », comme le dit Socrate dans le
Phédon (114 d) à propos de la croyance en l’immortalité de
l’âme ? S’agit-il d’un pari ? Ou faut-il considérer que ce surplus
non justifiable qui fait l’affirmation soit si peu de chose ?
Insistons tout de même sur le fait que l’affirmation se donne
pour engager la vie entière, et qu’il ne s’agit pas en principe
d’une décision réversible.
Deuxième question : on pourrait, on devrait même demander à
Bruaire comme à Blondel pourquoi leur démarche conduit au
Dieu chrétien (et, plus précisément encore, au Dieu catholique),
plutôt qu’à une autre figure (juive ou musulmane, par exemple)
du Dieu monothéiste. Aucun de ces deux philosophes n’a jamais
fait mystère de son appartenance à la foi catholique. Cette
appartenance n’invalide en rien le projet d’une philosophie
ouvrant sur l’affirmation de Dieu ; mais la réalisation du projet
peut laisser un doute : pourquoi le Dieu affirmé au terme d’une
démarche strictement philosophique serait-il justement le Dieu
de la religion catholique ? Arrive-t-il d’ailleurs vraiment à
l’être ? Ces deux philosophes soulignent, et avec raison, qu’ils
respectent scrupuleusement l’autonomie de la philosophie.
Mais si, comme il y a lieu de le penser, un écart considérable
(dans le détail des thèses dogmatiques et a fortiori dans le
contenu des prescriptions cultuelles) sépare le Dieu affirmé par
le philosophe du Dieu confessé par le même philosophe en
posture de croyant, n’y a-t-il pas là un deuxième passage
injustifiable qui s’ajoute à celui indiqué par notre première
question ? La philosophie s’arrête en ce point (juste avant le
deuxième passage), soulignent nos deux auteurs. Aussi bien
cette question n’est-elle nullement, comme la première, une
objection ; elle est, tout simplement, une question.

4 - Prolongation et recoupement des


« lignes de fait » (Bergson)
Tout est obscur dans l’idée de création si l’on pense à des
choses qui seraient créées et à une chose qui crée, comme
on le fait d’habitude, comme l’entendement ne peut
s’empêcher de le faire. […] Il n’y a pas de choses, il n’y a que
des actions. Plus particulièrement, si je considère le monde
où nous vivons, je trouve que l’évolution automatique et
rigoureusement déterminée de ce tout bien lié est de
l’action qui se défait, et que les formes imprévues qu’y
découpe la vie, formes capables de se prolonger elles-
mêmes en mouvements imprévus, représentent de l’action
qui se fait. […] Si, partout, c’est la même espèce d’action qui
s’accomplit, soit qu’elle se défasse, soit qu’elle tente de se
refaire, j’exprime seulement cette similitude probable quand
je parle d’un centre d’où les mondes jailliraient comme les
fusées d’un immense bouquet – pourvu toutefois que je ne
donne pas ce centre pour une chose, mais pour une
continuité de jaillissement. Dieu, ainsi défini, n’a rien de tout
fait ; il est vie incessante, action, liberté. La création, ainsi
conçue, n’est pas un mystère, nous l’expérimentons en nous
dès que nous agissons librement.
Henri Bergson, L’évolution créatrice (p. 249/706) [33]

C’est ainsi que Dieu apparaît dans la philosophie bergsonienne :


au détour d’une phrase, sans faire de bruit, sans se faire
remarquer, et comme s’il ne faisait que passer. Si nous ouvrons
sur une citation cette section consacrée à Bergson, c’est pour
donner un sentiment direct de la manière dont Dieu émerge
dans cette pensée du jaillissement de l’imprévisible nouveauté.
« Dieu, ainsi défini… » : il faut imaginer la stupeur du lecteur
qui a déjà lu 250 pages de l’Évolution créatrice (et,
éventuellement, les deux livres antérieurs de Bergson) [34] sans
y avoir vu la moindre allusion à Dieu, et qui, d’un seul coup,
découvre Dieu dans le paysage, comme s’il avait toujours été là ;
« …ainsi défini… » : les analyses antérieures étaient donc une
définition de Dieu, et nous ne l’avions pas remarqué.
Si nous insistons sur ce point, c’est qu’il n’est pas seulement un
procédé rhétorique de Bergson ; il correspond au plus intime de
sa pensée, au plus vrai de sa démarche. Bergson n’a jamais
cherché à prouver ni à rencontrer Dieu ; ni l’Évolution créatrice
ni Les deux sources de la morale et de la religion ne sont des
ouvrages d’apologétique ou de promotion philosophique de
Dieu : nous sommes aux antipodes de Pascal, de Blondel, de
Bruaire ; Dieu n’est pas davantage la solution d’un problème
cosmologique ou la conclusion d’un raisonnement en bonne
forme : nous sommes également aux antipodes d’Aristote, de
Descartes, de Leibniz. Dieu apparaît chez Bergson sans avoir été
invité. C’est vrai de la philosophie bergsonienne, c’est peut-être
vrai aussi de la vie de Henri Bergson. On sait que vers la fin de
sa vie, Bergson s’était rapproché du catholicisme au point de
souhaiter se convertir : « Mes réflexions m’ont amené de plus
en plus près du catholicisme où je vois l’achèvement complet du
judaïsme. Je me serais converti, si je n’avais vu se préparer
depuis des années la formidable vague d’antisémitisme qui va
déferler sur le monde. J’ai voulu rester parmi ceux qui seront
demain des persécutés », écrivit Bergson dans son testament le
8 février 1937 [35] . On voit qu’il ne s’agit pas d’une considération
anecdotique.
Reprenons. Il nous faut admettre ici sans les établir les
principaux résultats de l’Évolution créatrice : pour comprendre
la vie, il faut autre chose que l’intelligence, parce que la vie est
autre chose qu’intelligence, apte à comprendre les solides,
l’espace, mais non la création, la nouveauté, la durée vraie.
L’évolution est réellement créatrice : elle n’est pas la réalisation
d’un programme (illusion partagée par les erreurs symétriques
que sont mécanisme et finalisme, renvoyés dos à dos) mais
invention de solutions, résolution de problèmes : « On serait
fort embarrassé pour citer une découverte biologique due au
raisonnement pur. Et, le plus souvent, quand l’expérience a fini
par nous montrer comment la vie s’y prend pour obtenir un
certain résultat, nous trouvons que sa manière d’opérer est
précisément celle à laquelle nous n’aurions jamais pensé » (EC,
Introduction, VI/490). La vie, c’est, concrètement, l’élan vital,
« courant de vie » lancé à travers la matière, se heurtant à la
résistance de la matière (l’élan est fini) et se différenciant (la
poussée diverge : la plante et sa torpeur, l’animal et son instinct,
l’homme et son intelligence) pour aller le plus loin possible
dans le sens de la liberté. La vie est essentiellement conscience
et liberté : elle cherche à insérer le maximum
d’indétermination dans la matière. Ainsi, l’alimentation qui
permet de stocker une énergie qui sera utilisée plus tard (le
décalage entre consommation et dépense d’énergie est une des
plus merveilleuses inventions de la vie, et la condition de la
liberté).
Ainsi la création n’est pas d’abord une idée religieuse ou
théologique : elle est une expérience que nous faisons, et que
nous ferions plus souvent si nous ne nous figions dans les
formes stéréotypées du Moi social, de l’intelligence
combinatoire et spatialisante, de l’intervention technique sur la
matière. Récusons cependant le mirage d’une création
instantanée, où tout serait donné « d’un seul coup » : « une fois
déraciné ce préjugé, l’idée de création devient plus claire, car
elle se confond avec celle d’accroissement » (ibid., 241-242/699) ;
non pas, bien sûr, un accroissement mécanique, ni le
développement programmé d’un germe, mais une poussée
imprévue et imprévisible, un prolongement surprenant du
présent vers un futur qu’on n’attendait pas. L’artiste, le
penseur, l’homme d’action connaissent cette durée concrète
parce qu’ils connaissent l’acte libre. Bergson, dit justement H.
Gouhier, « constate qu’il y a des créateurs bien avant de se
demander s’il existe un Créateur » (Bergson et le Christ des
Évangiles, p. 123). La conscience est « exigence de création »
(EC, 262/716), et « c’est la conscience, ou mieux la
supraconscience, qui est à l’origine de la vie » (261/716) :
« supraconscience » est le meilleur nom que puisse recevoir
Dieu dans la problématique de l’Évolution créatrice. La
reconnaissance de la puissance créatrice de cette
supraconscience est ce qui nous mène à l’existence de cet être
supraconscient, Dieu : démarche opposée à celle des
métaphysiques classiques qui posent d’abord l’existence de
Dieu pour se demander ensuite quels attributs lui conviennent.
Chez Bergson, le quid sit (le « ce qu’il est ») précède le an sit (le
« qu’il est ») : « si la philosophie est œuvre d’expérience et de
raisonnement, elle doit […] interroger l’expérience sur ce
qu’elle peut nous apprendre d’un Être transcendant […] et
déterminer alors la nature de Dieu en raisonnant sur ce que
l’expérience lui aura dit […]. La nature de Dieu apparaîtra ainsi
dans les raisons mêmes qu’on aura de croire à son existence :
on renoncera à déduire son existence ou sa non-existence d’une
conception arbitraire de sa nature » (DSMR, 278-279/1198). Cette
position méthodologique fondamentale commande
l’élaboration progressive de la notion de Dieu dans la
philosophie bergsonienne, et notamment la réserve dont fait
preuve l’Évolution créatrice :

De notre point de vue, la vie apparaît globalement comme


une onde immense qui se propage à partir d’un centre et
qui, sur la presque totalité de sa circonférence, s’arrête et se
convertit en oscillation sur place : en un seul point l’obstacle
a été forcé, l’impulsion a passé librement. C’est cette liberté
qu’enregistre la forme humaine. Partout ailleurs que chez
l’homme, la conscience s’est vu acculer à une impasse ; avec
l’homme seul elle a poursuivi son chemin. L’homme
continue donc indéfiniment le mouvement vital, quoiqu’il
n’entraîne pas avec lui tout ce que la vie portait en elle. Sur
d’autres lignes d’évolution ont cheminé d’autres tendances
que la vie impliquait, dont l’homme a sans doute conservé
quelque chose, puisque tout se compénètre, mais dont il n’a
conservé que peu de chose. Tout se passe comme si un être
indécis et flou, qu’on pourra appeler, comme on voudra,
homme ou sur-homme, avait cherché à se réaliser, et n’y était
parvenu qu’en abandonnant en route une partie de lui-même.
Ces déchets sont représentés par le reste de l’animalité, et
même par le monde végétal, du moins dans ce que ceux-ci
ont de positif et de supérieur aux accidents de l’évolution.
Henri Bergson, L’évolution créatrice (p. 266-267/720-
721)

Ce texte synthétique situe bien la place de Dieu : le centre de


l’onde immense. Deux remarques importantes doivent être
faites. Premièrement, le Dieu dont il est question est un « Dieu
cosmique » (H. Gouhier), non un Dieu personnel ; Dieu est la
source de l’élan vital, le centre de l’onde immense de vie qui
entraîne les vivants en une marche grandiose (cf. 271/724-725),
rien de moins, rien de plus. Deuxièmement, Dieu n’est pas
identifiable à l’élan vital lui-même (lequel est fini, Bergson le
répète sans cesse), mais à son centre ; la « théologie » implicite
et brève de l’Évolution créatrice n’est pas un panthéisme, elle
réserve la possibilité d’une détermination plus précise de Dieu.
Bergson s’en explique dans deux lettres au P. de Tonquédec :
Dieu est « la source d’où sortent tour à tour, par un effet de sa
liberté, les “courants” ou “élans” dont chacun formera un
monde : il en reste donc distinct. […] Quelque chose a toujours
existé. Sur la nature de ce “quelque chose”, elle
[l’argumentation de l’Évolution créatrice] n’apporte, il est vrai,
aucune conclusion positive » (12 mai 1908, Mélanges, 766-767).
Pour apporter des conclusions positives, il faut des faits, et
Bergson, pour l’heure, n’a à sa disposition aucun fait qui lui
permettrait d’en savoir plus sur Dieu.
Il faut insister sur ce point. Bergson a toujours prétendu fonder
sa philosophie sur des faits et non sur des raisonnements
abstraits :
La méthode philosophique, telle que je l’entends, est
rigoureusement calquée sur l’expérience (intérieure et
extérieure), et ne permet pas d’énoncer une conclusion qui
dépasse de quoi que ce soit les considérations empiriques
sur lesquelles elle se fonde. […] Les considérations exposées
dans mon Essai sur les données immédiates aboutissent à
mettre en lumière le fait de la liberté ; celles de Matière et
Mémoire font toucher du doigt, je l’espère, la réalité de
l’esprit ; celles de l’Évolution créatrice présentent la création
comme un fait : de tout cela se dégage nettement l’idée d’un
Dieu créateur et libre, générateur à la fois de la matière et
de la vie, et dont l’effort de création se continue du côté de
la vie, par l’évolution des espèces et par la constitution des
personnalités humaines. […] Mais, pour préciser encore plus
ces conclusions et en dire davantage, il faudrait aborder des
problèmes d’un tout autre genre, les problèmes moraux. Je
ne suis pas sûr de jamais rien publier à ce sujet ; je ne le
ferai que si j’arrive à des résultats qui me paraissent aussi
démontrables ou aussi « montrables » que ceux de mes
autres travaux.
Henri Bergson, Lettre au P. de Tonquédec, 20 février
1912 (M, 964)

On aura noté la déclaration empiriste si ferme du début de cette


lettre : n’énoncer aucune conclusion « qui dépasse de quoi que
ce soit les considérations empiriques sur lesquelles elle se
fonde ». Le seul problème (sur lequel nous reviendrons en
conclusion) est la détermination de ce qu’est une considération
empirique ; Bergson ici la définit comme l’expérience
extérieure et intérieure (nous soulignons) : il y a une expérience
réelle de l’intériorité, irréductible aux cadres préfabriqués de la
logique instrumentale et du langage. C’est du côté de cette
expérience intérieure que Bergson va trouver les faits lui
permettant de dépasser les conclusions « théologiques » bien
limitées de l’Évolution créatrice.
L’expérience de la durée, de la substantialité du changement,
est une réalité incontestable (voir « La perception du
changement » et « Introduction à la métaphysique » dans la
Pensée et le mouvant) ; notre « moi qui dure » (IM, 182/1396) est
connu de l’intérieur, par intuition et non par analyse
intellectuelle ; or la durée, substantielle et consistante, du moi
n’est pas isolée dans l’univers : « l’intuition de notre durée, bien
loin de nous laisser suspendus dans le vide comme ferait la
pure analyse, nous met en contact avec toute une continuité de
durées que nous devons essayer de suivre soit vers le bas soit
vers le haut. […] Dans le premier [cas] nous marchons à une
durée de plus en plus éparpillée, dont les palpitations plus
rapides que les nôtres, divisant notre sensation simple, en
diluent la qualité en quantité : à la limite serait le pur
homogène, la pure répétition par laquelle nous définirons la
matérialité. En marchand dans l’autre sens, nous allons à une
durée qui se tend, se resserre, s’intensifie de plus en plus : à la
limite serait l’éternité. Non plus l’éternité conceptuelle, qui est
une éternité de mort, mais une éternité de vie » (IM, 210/1419 ;
cf. PC, 169-170/1387 ; et déjà MM, 230-231/340-341). Ce texte (de
1903) est capital : le travail de l’intuition intérieure nous fait
sortir de la clôture du Moi et nous ouvre à la réalité extérieure ;
car « entrer en contact avec une durée » signifie, dans le
vocabulaire bergsonien, rencontrer une réalité. Par un certain
travail sur nous-même, nous pouvons « élargir notre
perception », l’expérience esthétique nous en fournit la preuve
(PC, 149-150/1370-1371) ; nous pouvons nous « enfoncer dans la
durée réelle » et par là nous replacer « dans la direction du
principe, pourtant transcendant, dont nous participons » (PC,
176/1392) : la réalité extérieure est non seulement celle des
autres vivants ou du monde, mais aussi celle de ce « principe
transcendant », c’est-à-dire Dieu. À cette époque (1911), Bergson
n’exclut donc pas la possibilité d’un élargissement de la
perception, d’une intensification de l’intuition, qui nous ferait
atteindre Dieu lui-même.
La philosophie bergsonienne était donc prête à accueillir et
intégrer des données nouvelles, qui manifesteraient la réalité
de cet élargissement. Ces données nouvelles, Bergson va les
trouver dans l’expérience religieuse en général et le mysticisme
en particulier ; de l’examen et de la méditation de ces données
sortiront Les deux sources de la morale et de la religion (1932).
Mais Bergson est alors contraint à une modification de sa
méthode : jusqu’à présent, il ne s’appuyait que sur des
intuitions qu’il éprouvait lui-même et que chacun de ses
lecteurs pouvait éprouver à son tour en faisant l’effort
nécessaire (car l’intuition est une méthode, PM, 25-33/1271-
1277) ; mais l’expérience mystique est l’expérience des autres :
Bergson n’a jamais prétendu éprouver d’intuitions mystiques,
et ne propose aucune méthode pour les obtenir. Simplement,
ces expériences lui parlent, éveillent un écho en lui, et peuvent
en éveiller un en l’âme de son lecteur. Le statut
« épistémologique » du donné intuitif n’en est pas moins très
différent dans Les deux sources de ce qu’il était dans les trois
livres précédents.
Ces « autres », ces mystiques sur l’expérience desquels va
s’appuyer la métaphysique bergsonienne, ce sont
essentiellement les grands mystiques espagnols, sainte Thérèse
d’Avila (1515-1582) et saint Jean de la Croix (1542-1591), ainsi
que Henri Suso (1295-1366) et Madame Guyon (1648-1727), dont
nous reparlerons [36] . En s’appuyant sur de tels témoignages,
Bergson se bat en fait sur deux fronts. Contre les rationalistes
étroits qui ne voient dans le mysticisme que délire, maladie
mentale ou résidu de la « mentalité primitive », Bergson veut
établir le sérieux et la réalité de l’expérience mystique (DSMR,
241-243/1169-1170 ; 259/1183) ; contre la théologie dogmatique
et « officielle », Bergson veut retrouver le contenu essentiel de
l’expérience mystique par-delà (en dessous de) l’habillage
doctrinal contingent que le mystique lui donne (DSMR, 101-
102/1059 ; 253/1178 ; 265-266/1188). Ce qui frappe Bergson est la
similitude d’expériences éprouvées (et en tout cas décrites en
termes similaires) par des hommes et des femmes vivant en des
temps et des lieux fort différents.
Mais il faut distinguer différents mysticismes. Le mysticisme
grec est insuffisant, car trop contemplatif et insuffisamment
actif ; la mystique orientale (hindouisme, bouddhisme) « n’a pas
cru à l’efficacité de l’action humaine » (DSMR, 239/1167) quand
elle ne prône pas le renoncement au vouloir-vivre ; à l’inverse,
les grands prophètes d’Israël, animés par « la passion de la
justice » (DSMR, 76/1039, 255/1179), étaient puissamment
agissants, mais trop peu mystiques. Or « l’aboutissement du
mysticisme est une prise de contact, et par conséquent une
coïncidence partielle, avec l’effort créateur que manifeste la vie.
Cet effort est de Dieu, si ce n’est pas Dieu lui-même. Le grand
mystique serait une individualité qui franchirait les limites
assignées à l’espèce par sa matérialité, qui continuerait et
prolongerait ainsi l’action divine » (DSMR, 233/1162). Ce
mysticisme complet se trouve, historiquement, dans le
christianisme. Il se reconnaît à un certain nombre de caractères
que l’on peut ainsi décrire : 1) une expérience rythmée par des
phases repérables et qui sont en gros les mêmes d’un mystique
à l’autre : illuminations et visions, joie, inquiétude, « nuit
obscure », union de la volonté à celle de Dieu, élan, action sûre
d’elle-même (DSMR, 243-246/1170-1173) ; 2) un amour intense,
qui n’est ni le prolongement d’un instinct (comme l’amour
filial) ni l’accomplissement d’une idée (comme l’idéal abstrait
de la fraternité) ; 3) un amour non seulement intense, mais
actif, agissant, selon deux méthodes : la technologie (cf. toute la
quatrième partie de DSMR sur les origines mystiques de la
technique et de l’industrie) ou la création de petites
communautés rayonnantes et missionnaires ; l’action
surabondante du mystique est contagieuse, capable de susciter
et d’intensifier l’action des autres hommes ; il entraîne les
autres à sa suite ; 4) le mystique, si l’on peut dire, se
« désindividue », il se « déifie », il devient « instrument de
Dieu ».
Si le mysticisme est bien ce que nous venons de dire, il doit
fournir le moyen d’aborder en quelque sorte
expérimentalement le problème de l’existence et de la
nature de Dieu. Nous ne voyons pas, d’ailleurs, comment la
philosophie l’aborderait autrement. D’une manière générale,
nous estimons qu’un objet qui existe est un objet qui est
perçu ou qui pourrait l’être. Il est donc donné dans une
expérience, réelle ou possible.
Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la
religion (p. 255/1179-1180)

« Aborder expérimentalement le problème de l’existence et de la


nature de Dieu » : le mot est fort, et même un peu trompeur si
l’on rappelle que le propre de la méthode expérimentale est de
s’appuyer sur des expériences répétables et mesurables. Mais
toute la philosophie de Bergson est une protestation contre la
réduction de l’expérience au répétable (la durée concrète,
justement, ne se répète jamais) et au mesurable (lequel ne peut
être que spatial). À cette réponse générale, Bergson ajoute dans
les Deux sources une réponse spécifique : la géographie s’est
longtemps contentée du récit d’un voyageur offrant « des
garanties suffisantes d’honnêteté et de compétence » (DSMR,
260/1183) ; sainte Thérèse serait à Dieu ce que Livingstone fut à
l’Afrique, une sorte d’exploratrice et même d’aventurière ; « le
mystique, lui aussi, a fait un voyage que d’autres peuvent
refaire en droit, sinon en fait » (ibid., 260/1184). Admettant tout
cela, qu’apprenons-nous sur la nature de Dieu ?
Mise en formule, l’intuition mystique dit : Dieu est amour, Dieu
est objet d’amour (p. 267/1189) ; l’amour n’est pas une propriété
ou un attribut de Dieu, mais Dieu lui-même ; et cet amour est
énergie créatrice. Cet amour est si pleinement amour qu’il se
définit par son essence et non par son objet. L’amour divin n’est
pas suscité par un objet préalable (l’humanité par exemple),
c’est au contraire parce qu’il est amour qu’il va créer des objets
à aimer : la Création apparaît « comme une entreprise de Dieu
pour créer des créateurs, pour s’adjoindre des êtres dignes de
son amour » (p. 270/1192). Dieu est une énergie débordante
dont quelque chose vit en nous, et principalement dans les
âmes d’exception, les héros et les saints. Mais la personne où
principalement Dieu se fait agissant est celle de Jésus-Christ, le
« Christ des Évangiles », comme dit Bergson (p. 254/1179), celui
du Sermon sur la montagne, qui est plutôt, remarque justement
H. Gouhier, l’homme-Dieu ou Sur-homme annoncé par
l’Évolution créatrice (p. 267/721) que le Dieu-homme de la
révélation chrétienne (op. cit., p. 186). Le Christ est le mystique
par excellence, le témoin de la réalité et de la substantialité de
l’amour. À la morale close de la cité des hommes s’oppose la
morale ouverte du Sermon sur la montagne : la première est
repos, la seconde est mouvement. Les paradoxes de la morale
évangélique disparaissent « si l’on considère l’intention de ces
maximes, qui est d’induire un état d’âme » (DSMR, 57/1025) ;
exprimer le mouvement (moral) de l’âme qui s’ouvre est aussi
difficile que d’exprimer le mouvement (physique) des corps
solides, « aussi comparerions-nous ce qu’il y a d’impraticable
dans certains préceptes évangéliques à ce que présentèrent
d’illogique les premières explications de la différentielle. De
fait, entre la morale antique et le christianisme on trouverait un
rapport du même genre que celui de l’ancienne mathématique
à la nôtre » (p. 58/1025).
La réflexion de Bergson se prolonge en une véritable théodicée,
consistant à soutenir premièrement que la vie est bonne dans
son ensemble, malgré le mal qui la grève, et deuxièmement que
se demander si Dieu aurait pu mieux faire est une mauvaise
manière de poser le problème (p. 274-279/1194-1198). Mais, au
total, la « théologie » bergsonienne, si elle est plus développée
dans les Deux sources qu’elle ne pouvait l’être dans l’Évolution
créatrice, reste assez brève : Dieu est connu comme libre
créateur, jaillissement d’amour, et c’est à peu près tout. Ce qui
est véritablement original est la démarche par laquelle Bergson
est amené à poser l’existence de Dieu.
Cette démarche nous paraît cependant se heurter à deux
difficultés, l’une de méthode et l’autre de fond.
La première tient à la notion d’expérience, dont notre
Introduction évoquait déjà les équivoques. Se demander
jusqu’à quel point la notion d’expérience intérieure peut être
considérée comme consistante exigerait une discussion trop
ample pour que nous puissions ici l’aborder. Sur un point,
incontestablement Bergson a raison : il n’y a pas lieu de réduire
a priori le champ de l’expérience, parce qu’ « il n’existe aucun
moyen concevable d’établir l’impossibilité d’un fait » (DSMR,
337/1244). Mais il y a beaucoup de pseudo-faits ; nul ne
soupçonnera Bergson de légèreté ou de crédulité, lorsqu’il
rapporte des faits « paranormaux » (du genre de la télépathie
par exemple) auxquels il s’est beaucoup intéressé, et sur
lesquels il conclut les Deux sources. La question est plutôt de
savoir si les « faits » mystiques ont la robustesse suffisante pour
porter une thèse aussi lourde que celle de l’existence de Dieu ;
que Bergson ait méconnu les interprétations de type
nietzschéen ou freudien nous paraît limiter un peu la portée de
ses analyses. À ces objections, Bergson a par avance répondu
par un concept suggestif : celui de « recoupement des lignes de
fait » [37] . Chaque ligne de fait « ne fournit que la direction de la
vérité, parce qu’elle ne va pas assez loin : en prolongeant deux
d’entre elles jusqu’au point où elles se coupent, on arrivera
pourtant à la vérité même » (p. 263/1186) ; les acquis de la
réflexion bergsonienne sur la mémoire ou sur la biologie
recoupent les données que l’on peut inférer des témoignages
mystiques : le recoupement indiquerait la vérité. Mais n’est-ce
pas reculer la difficulté ? Ces lignes de fait sont-elles
suffisamment assurées, leur recoupement est-il bien net, est-il
même (à supposer qu’il soit) une preuve suffisante de ce qu’il
prétend justifier ?
La difficulté de fond tient au statut équivoque de l’individualité
chez Bergson. Tantôt la forme individuelle de l’existence
apparaît supérieure à celle de l’espèce ; tantôt au contraire
l’individuation est présentée comme un obstacle au
déploiement plénier de l’élan vital ou de l’amour. Cette
difficulté, qui nous paraît centrale dans le bergsonisme au
moins depuis l’Évolution créatrice, conduit les Deux sources au
paradoxe d’un amour pour lequel l’objet (aimé) n’est qu’un
prétexte. Nous n’exagérons pas : l’amour de l’âme ouverte « ne
cède pas à un attrait de son objet ; il ne l’a pas visé ; il s’est
élancé plus loin, et n’atteint l’humanité qu’en la traversant. A-t-
il, à proprement parler, un objet ? » (p. 35/1007) ; les formules
de ce type abondent. Mais qu’est-ce qu’un amour qui n’atteint
son objet qu’en le traversant, et qui, en réalité, « se suffit à [lui]-
même » (ibid.) ? L’amour ne suppose-t-il pas, pour être vrai, la
rencontre d’une altérité, d’un autre qui ne soit pas mon reflet
ou ma projection, et qui ne soit pas non plus le simple « point de
fixation » d’un besoin d’aimer indéterminé ? Cette incertitude
quant à l’objet n’est d’ailleurs que le reflet de l’incertitude
quant au sujet, qui tire son individualité de la matière où « la
vie [se subdivise] en êtres distincts » (p. 272/1193) ; le mystique
s’arrache à l’espèce humaine, et s’efforce de transformer
l’humanité (p. 249/1174-1175), ce qu’indiquait déjà la
thématique du Sur-homme dans l’Évolution créatrice. Certains
de ces thèmes peuvent paraître inquiétants (il ne nous paraît
pas évident que l’humanité ait besoin d’être ontologiquement
transformée) ou à tout le moins discutables (il se pourrait que
les discours au sujet d’une transformation radicale de
l’humanité n’aient pas le moindre sens). Ces thèses
bergsoniennes sont d’ailleurs très étroitement liées à sa
conception de l’élan vital : pour les critiquer plus
rigoureusement, il faudrait en fait critiquer cette conception
elle-même.
Malgré ces réserves, on n’hésitera pas à reconnaître l’originalité
et la probité intellectuelle de l’entreprise « théologique » de
Bergson, qui traite à nouveaux frais et sur de nouvelles bases la
question traditionnelle de l’existence de Dieu.
Notes du chapitre
[1] ↑ Cf. supra, p. 11, 13.
[2] ↑ Par commodité, nous donnerons dans notre texte une double référence : le
premier chiffre indiquera la page de la Critique de la raison pratique dans la
traduction Picavet, PUF, coll. « Quadrige » ; le second indiquera cette page dans la
traduction Ferry et Wismann, Gallimard, coll. « la Pléiade ». Concrètement, la
référence « 33/647 » signifie : page 33 de l’édition « Quadrige » et page 647 de « la
Pléiade ». Nous citerons dans l’une ou l’autre traduction, selon l’opportunité.
[3] ↑ Rappelons, pour éviter toute équivoque (due en partie à la fausse symétrie
existant entre les titres des deux premières Critiques), que le pratique chez Kant ne
s’oppose nullement au pur, mais au théorique ; ce qui s’oppose au pur, c’est
l’empirique. Le titre que Kant voulait initialement donner à sa seconde Critique était
Critique de la raison pure pratique (par opposition à la Critique de la raison pure
théorique).
[4] ↑ Sur cette notion capitale, on lira les pages 183-186 de l’ouvrage de B. Carnois
indiqué dans le chapitre bibliographique, à comparer avec les pages 408-412 du texte
de Ricœur également indiqué.
[5] ↑ « Du droit qu’a la raison pure, dans l’usage pratique, à une extension qui n’est
pas possible pour elle dans l’usage spéculatif » (50-58/668-677) ; « De la suprématie de
la raison pure pratique dans sa liaison avec la raison pure spéculative » (129-131/754-
756) ; et les quatre dernières sections de la Dialectique (141-157/769-788).
[6] ↑ Voir notamment Critique de la raison pure, « De l’opinion, de la science et de la
foi », PUF, « Quadrige », p. 551-557 ; les textes cités plus haut, p. 89, note 1 ; Critique de
la faculté de juger, § 91, « De la nature de l’assentiment résultant d’une croyance
pratique » ; Sur l’insuccès de toutes les tentatives philosophiques en matière de
théodicée, « Pléiade », t. II, p. 1408-1413 ; Religion dans les limites de la simple raison,
IV, II, § 4, « Du fil conducteur de la conscience en matière de foi ».
[7] ↑ On lira sur ce thème l’excellent ouvrage de Bruch indiqué dans le chapitre
bibliographique.
[8] ↑ Il y a là une « quantification de la conviction » très semblable à celle dont use
Hume au chapitre X de l’Enquête sur l’entendement humain pour combattre la
croyance aux miracles.
[9] ↑ On lira sur ce point les très remarquables analyses de Bruch, op. cit., p. 201-
206.
[10] ↑ « Le mal radical chez Kant », Deucalion 4, n° 36, 1952, p. 247.
[11] ↑ Nous nous permettons de renvoyer à nos études mentionnées dans le
chapitre bibliographique, infra, p. 297.
[12] ↑ Nous donnerons, pour chaque pensée citée, trois références : L = n° de la
pensée dans l’édition Lafuma, LG = édition Le Guern, B = édition Brunschvicg. Sur ces
diverses éditions, voir le chapitre bibliographique.
[13] ↑ Voir chapitre bibliographique, infra, p. 297.
[14] ↑ Voir les références précises de ces deux ouvrages dans le chapitre
bibliographique, p. 297.
[15] ↑ Nous revenons sur cette question de la prière, infra, p. 216-220.
[16] ↑ Œuvres complètes, t. VIII, p. 7-36. Nous indiquerons désormais dans notre
texte la référence à ces Œuvres complètes (sans autre précision que le numéro du
tome puis de la page), ou à l’édition de poche quand elle existe. Voir le chapitre
bibliographique, infra, p. 297-298.
[17] ↑ Voir par exemple Miettes philosophiques, Seuil, p. 82-92.
[18] ↑ Sur cette question, voir le tableau synoptique très instructif que publie Nelly
Viallaneix en annexe de son ouvrage Écoute, Kierkegaard, Ed. du Cerf, 1979, t. II, p.
320-333.
[19] ↑ Cf. infra, p. 195-196.
[20] ↑ Sur cette thèse de Descartes, voir supra, p. 31-32 et infra, p. 174-177.
[21] ↑ Sur Ockham, voir infra, p. 261-263.
[22] ↑ Cf. le texte d’Épictète cité p. 55-56 d’Athènes et Jérusalem ; voir par ex. les
Entretiens d’Épictète, II, XX, 28-31 ; voir encore le commentaire par Chestov (p. 99-
101) du passage de la Critique de la raison pratique de Kant sur la potence (PUF, p. 30) ;
ou ses allusions au passage de la Métaphysique d’Aristote, liv. IV, 5, consacré à la
réfutation des négateurs du principe de contradiction. Dans ces trois cas, Chestov
veut montrer que le philosophe, incapable d’argumenter, recourt à la violence brute.
[23] ↑ Pour l’évolution de cette notion, voir l’article de P. Hadot indiqué au chapitre
bibliographique, infra, p. 298.
[24] ↑ Le vrai Denys l’Aréopagite était un Athénien converti par saint Paul (Actes des
Apôtres, XVII, 16-34), qui vivait donc quatre siècles avant la rédaction des textes qui
lui sont attribués ; les motifs pour lesquels ces textes lui ont été attribués sont
obscurs et embrouillés ; la crédulité s’y mêle à de complexes raisons de politique
ecclésiastique, d’autant plus qu’au Moyen Age on voulut croire que ce même
personnage était également le fondateur de l’abbaye royale de Saint-Denis ! On se
reportera à l’Introduction que M. de Gandillac donne à son édition, citée au chapitre
bibliographique, des Œuvres de Denys (nous l’appellerons désormais ainsi, par
commodité), et à la pagination de laquelle nous renvoyons. Mais, tant qu’à se
préoccuper de la convenance des noms, il vaudrait mieux dire : Denys Pseudo-
Aréopagite.
[25] ↑ Ces textes d’Albert le Grand sont cités dans l’édition dite de la Revue des
jeunes de la Somme théologique de saint Thomas (Cerf, 1963 pour la 4e édition),
volume Dieu, n° 2 (Ia Pars, qu. 12-17), p. 385 ; ce volume contient d’autres textes
intéressants sur les noms divins, p. 371-388.
[26] ↑ Hume met la même idée dans la bouche de Cléanthe, Dialogues sur la religion
naturelle, IV ; cf. supra, p. 70.
[27] ↑ Cette remarque est négative et critique, mais on pourrait aussi lui trouver un
avers positif : la position « apophatique » renonce à l’apologétique et au prosélytisme.
[28] ↑ Toutes les références dans les pages qui suivent sont données à la réédition
de L’Action (1893) parue aux PUF en 1973, qui reprend exactement la pagination de
l’édition originale. Voir aussi le chapitre bibliographique, infra, p. 299.
[29] ↑ Cette expression, à laquelle Blondel confère la technicité d’un concept
philosophique, vient de l’Évangile selon saint Luc, 10, 42.
[30] ↑ On se reportera à l’excellente étude de R. Virgoulay indiquée au chapitre
bibliographique sur Blondel et le modernisme, infra, p. 299.
[31] ↑ Bruaire rappelle souvent, et à juste titre, que pour Hegel la dialectique n’est
que négativement rationnelle, le spéculatif étant le positivement rationnel. Cf. par
exemple La dialectique, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1985, notamment p. 46-71.
[32] ↑ P. 17 de son article sur l’athéisme indiqué au chapitre bibliographique, infra,
p. 299-300.
[33] ↑ Le premier chiffre de nos références renverra à l’édition courante aux PUF,
coll. « Quadrige » ; le second au volume des Œuvres, PUF, édition dite du Centenaire,
1963. Pour le volume de Mélanges, PUF, 1972, nous userons de l’abréviation M. Pour
les textes contenus dans le volume des Œuvres, nous userons des abréviations
suivantes : MM pour Matière et Mémoire ; EC pour l’Évolution créatrice ;PM pour La
pensée et le mouvant; PC pour La perception du changement; IM pour l’Introduction à
la métaphysique (PC et IM sont des articles recueillis dans PM) ; DSMR pour Les deux
sources de la morale et de la religion.
[34] ↑ L’essai sur les données immédiates de la conscience et Matière et mémoire.
[35] ↑ Bergson était juif, et tombait donc sous le coup des lois raciales et des
mesures antisémites décidées par le gouvernement de Pétain et Laval en octobre
1940. Les juifs étaient tenus de se faire enregistrer – mais le gouvernement de Vichy
dispensa de cette démarche un certain nombre de juifs célèbres, dont Bergson, alors
âgé de 81 ans. Il semble que Bergson refusa cette dispense, se fit enregistrer, et
démissionna de toutes ses « fonctions honorifiques » (cf. Philippe Soulez, Bergson
politique, PUF, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 1989, p. 326-327). Bergson aura
voulu rester parmi ceux que la persécution commençait à frapper. Ces choses-là
gagnent à être rappelées.
[36] ↑ Cf. infra, p. 191, 192, 194, 196 ; cf. aussi M, p. 788-790.
[37] ↑ Cette notion est élaborée et illustrée dans l’article « La conscience et la vie »,
repris dans L’énergie spirituelle, p. 1-28/815-836.
Chapitre 3. Existence humaine et
existence divine

N ous avons, dans les deux chapitres précédents, examiné la


structure et le contenu des preuves (directes ou
indirectes) de l’existence de Dieu. Mais la question
philosophique de l’existence de Dieu ne peut s’en tenir à cet
examen : si l’on conclut que Dieu existe, de nouvelles questions
se posent immédiatement. Quel statut peut-on reconnaître à
l’existence en Dieu ? Quel type d’action faut-il lui attribuer ?
Quelles sont les conséquences, pour notre existence humaine,
de son existence ?
Ces questions n’ont évidemment de sens que si l’on admet
l’existence de Dieu ; et elles n’ont de sens proprement
philosophique que si l’on admet cette existence pour des
raisons philosophiques. Ce chapitre troisième présuppose donc,
à titre purement dialectique, que Dieu existe.

1 - Le statut de l’existence de Dieu


Le premier problème concerne le sens exact qu’il faut donner
au verbe « exister » dans la formule « Dieu existe ».
Recommandons ici la lecture de L’être et l’essence d’Etienne
Gilson, notamment l’Introduction (p. 9-23) et le premier
Appendice (p. 335-349 ; ces deux textes très suggestifs étant
consacrés à l’évolution linguistique et sémantique des verbes
« être » et « exister » ainsi que des substantifs qui en sont
dérivés). L’histoire du verbe « exister » peut être sommairement
résumée comme suit :
1) Existere signifiait d’abord ex aliquo sistere, « être à partir de
quelque chose d’autre », « provenir d’un autre » ; « ex-ister »
signifie « moins le fait d’être que son rapport à quelque origine,
[…] l’acte par lequel un sujet accède à l’être en vertu de son
origine » (Gilson, op. cit., p. 16) ; exister, c’est venir de, sortir de,
procéder de : en ce sens étymologique, Dieu n’ex-iste pas,
puisqu’il n’a pas d’origine. En revanche, toutes les créatures
existent, puisque toutes proviennent de Dieu sans lequel elles
ne seraient rien.
2) Dans un deuxième temps, le verbe « exister » vient relayer le
verbe « être », devenu asthénique, pour signifier « être
réellement ». À partir du XVIIe siècle, en effet, « être » perd son
sens nu et fort d’être réellement, d’être dans la réalité. C’est
pourquoi Descartes double ce mot par le verbe « exister », aussi
bien quand il s’agit du sujet méditant que quand il s’agit de
Dieu : « je suis, j’existe » (Méditation seconde, AT, IX, 19) ; « Dieu,
qui est cet être tout parfait, est ou existe » (Principes, I, § 14).
Dans ces deux cas, le verbe « exister » vient manifestement
renforcer et épauler le verbe « être » qui s’est, entre-temps,
décoloré. En ce sens classique, Dieu existe, il existe
suprêmement, il est même seul à exister pleinement (puisqu’il
existe nécessairement).
3) Plus récemment (à partir de Heidegger), « exister » se met à
désigner le mode spécifiquement humain de l’existence :
« exister » (que l’on orthographie parfois « ek-sister ») c’est être
hors de soi, c’est s’arracher à, se projeter vers ; l’exister devient
la propriété d’une sorte particulière d’étant, l’homme, et
souligne sa temporalité et son historicité. En ce sens, la pierre
ou Dieu n’existent pas. C’est ainsi que l’on peut comprendre que
le croyant Kierkegaard écrive : « Dieu ne pense pas, il crée ;
Dieu n’existe pas, il est éternel. L’homme pense et existe, et
l’existence sépare la pensée et l’être ; elle les tient séparés l’un
de l’autre dans la succession » (Post-scriptum aux Miettes
philosophiques, OC, IX, 31). Ce texte oppose, assez
classiquement, l’éternité de l’être de Dieu à la temporalité (la
succession) de l’ex-istence ; plus remarquable est le lien
complexe entre la pensée (humaine) et la création (divine) : la
pensée est liée à la discursivité, à la succession ; c’est pourquoi
l’ex-ister « sépare la pensée et l’être », elle maintient la pensée
dans une temporalité qui l’éloigne de l’être. « Exister comme tel,
en effet, ce n’est pas être au sens où une pomme de terre est, et
pas davantage au sens où l’idée est » (ibid., p. 30).
Dire « Dieu existe » est donc équivoque : la formule change
totalement de sens selon que l’on entend « exister » au premier,
au second ou au troisième des sens que nous venons de
distinguer. Ce n’est qu’au second de ces sens que la formule
« Dieu existe » est satisfaisante. On ne peut pas davantage
identifier les expressions « Dieu est » et « Dieu existe ». Dire
« Dieu est » signifie « il y a un Dieu », sur le mode factuel du « il
y a », sans plus ; dire « Dieu existe » a plus de force, et implique
quelque chose comme une vie, une activité, un dynamisme de
Dieu. Nous continuerons donc à parler d’« existence de Dieu »,
seule expression qui nous paraisse impliquer une position
réelle dans le réel, la position réelle d’un être extérieur à moi
(dans le sens métaphysique classique du verbe « exister », celui
de Descartes et de Leibniz).
Les formules kierkegaardiennes que nous avons évoquées
soulignent l’ambiguïté des prédicats humains quand on les
applique à Dieu. Nous avons déjà rencontré cette difficulté à
propos de l’apophatisme [1] : on a l’impression que, appliqué à
« Dieu », le mot « existence » ne signifie plus rien de ce qu’il dit
spontanément. Il semble que parler d’« existence » de Dieu nous
condamne à des métaphores sans issue, c’est-à-dire à un abus
de langage permanent : Dieu existe, mais il n’est pas temporel ;
Dieu existe, mais il n’est pas sensible ; Dieu existe, mais il est
immortel ; Dieu existe, mais il est nécessaire. Or, l’existence est
temporelle (et pas seulement au sens existentialiste de
l’existence : la pierre est temporelle parce qu’elle est prise dans
la lente temporalité de la géologie, parce qu’elle s’érode, etc.) ;
l’existence est sensible (au moins chez les vivants supérieurs,
animaux et hommes) ; l’existence est mortelle (les hommes
meurent, mais le soleil aussi disparaîtra un jour) ; l’existence est
contingente (car toute existence concrète est dépendante
d’autres existences qui auraient pu ne pas la produire : c’est
particulièrement évident dans le cas de la reproduction
sexuée).
Encore ces quatre prédicats existentiels sont-ils très généraux,
ils s’appliquent tout aussi bien aux animaux qu’aux hommes. Si
l’on passe à des prédicats plus exigeants, plus riches de sens et
de vie, l’impertinence de l’expression « existence de Dieu » est
plus manifeste encore. Exister, c’est rencontrer autrui, être
surpris, parler, écouter, être blessé et guérir, se séparer et se
réconcilier, être trahi et pardonner, se souvenir et oublier, être
transformé par l’expérience, être bouleversé par la mort de
l’être aimé, et l’être aussi par la naissance de l’enfant désiré,
être ému par les œuvres d’art, raconter des histoires et les
écouter raconter, être empêtré dans des histoires, comprendre
et tout autant ne pas comprendre : y a-t-il une existence digne
de ce nom qui ne puisse se décrire ainsi ? Ces prédicats ne sont
d’ailleurs jamais que la déclinaison humaine des quatre
prédicats fondamentaux : temporalité, sensibilité, mortalité,
contingence. Dieu vit-il tout cela ?
La réponse classique à cette question est de dire que tous ces
prédicats, fondamentaux et humains, sont marqués de finitude.
Dieu est l’être infini : il vit donc d’une vie plus haute,
incompréhensible pour nous, et conceptuellement
indescriptible. L’idée même de prédiquer cette vie divine (de la
caractériser par des prédicats) serait y introduire la finitude
qu’elle exclut. Fénelon dit cela avec bonheur :

Être une certaine chose précise, c’est n’être que cette chose
en particulier. Quand je dis de l’être infini qu’il est l’Être
simplement, sans rien ajouter, j’ai tout dit. Sa différence,
c’est de n’en avoir point. Le mot d’infini que j’ai ajouté ne lui
donne rien d’effectif ; c’est un terme presque superflu, que je
donne à la coutume et à l’imagination des hommes. Les
mots ne doivent être ajoutés que pour ajouter au sens des
choses. Ici qui ajoute au mot d’être diminue le sens, bien loin
de l’augmenter : plus on ajoute plus on diminue ; car ce
qu’on ajoute ne fait que limiter ce qui était dans sa première
simplicité sans restriction. Qui dit l’Être sans restriction
emporte l’infini […]. Dieu est donc l’Être ; et j’entends enfin
cette grande parole de Moïse : Celui qui est m’a envoyé vers
vous. L’Être est son nom essentiel, glorieux,
incommunicable, ineffable, inouï à la multitude.
[…]
O vous, être infini qui vous montrez à moi, vous êtes tout, et
il ne faut plus rien chercher après vous. […] Tout ce qui n’est
pas vous-même n’est qu’une ombre de l’être, un être à demi
tiré du néant, un rien dont il vous plaît de faire quelque
chose pour quelques moments. O être seul digne de ce
nom ! Qui est semblable à vous ? Où sont donc ces vains
fantômes de divinité que l’on a osé comparer à vous ? Vous
êtes, et tout le reste n’est point devant vous. Vous êtes, et
tout le reste, qui n’est que par vous, est comme s’il n’était
pas.
Fénelon, Traité de l’existence de Dieu, II, chap. V, § 65
et 82 (Ed. Universitaires, p. 137-138 et 148)

Ce texte conjugue un moment philosophique et conceptuel et


un moment religieux. Il n’est d’ailleurs pas totalement original :
dire que Dieu seul est pleinement, et qu’en regard de lui les
créatures sont comme n’étant pas, est un lieu commun de la
rhétorique théologique y compris païenne [2] .
Conceptuellement, Dieu est être, sans plus de précision : toute
précision est limitative et exclusive, omnis determinatio est
negatio, disait Spinoza (toute détermination est une négation ;
recevoir un prédicat, c’est exclure les prédicats contraires).
Dans cette ligne de pensée, le pieux Fénelon n’hésite pas à
écrire que « Dieu n’est pas plus esprit que corps ni corps
qu’esprit » (ibid., p. 138, nous soulignons). Mais l’absence de
toute détermination est équivoque, elle peut signifier la
pauvreté (et même l’extrême de la pauvreté, la nullité, le
néant) ; elle peut au contraire signifier la richesse maximale
(tellement haute qu’elle défie le langage). C’est bien sûr en ce
second sens que Fénelon entend l’imprédicabilité de l’être
divin : lui seul est, le reste est fantôme, semi-néant provisoire,
ombre, rien. Et cela, c’est Dieu lui-même qui le dit (passage au
moment religieux) : après et avant tant d’autres, Fénelon
évoque la parole de Dieu adressée à Moïse, « Je suis celui qui
suis » (Exode, III, 14), mot où la tradition théologique chrétienne
verra le germe d’une métaphysique de l’être, ce que Gilson
appelle « la métaphysique de l’Exode ».
Il faut toutefois bien parler : il serait par trop paradoxal qu’une
fois dit « Dieu est », tout le discours possible sur Dieu soit
épuisé, et que cet « être » attribué à Dieu (ou identique à lui)
reste aussi indéterminé que le néant son contraire. L’être de
Dieu sera donc pensé et décrit par opposition à l’être fini de
l’homme : à la corruptibilité de l’homme s’opposera
l’incorruptibilité substantielle de Dieu ; à la temporalité,
l’éternité :

Qui l’arrêtera cette pensée, qui l’immobilisera pour lui


donner un peu de stabilité, pour l’ouvrir à l’intuition de la
splendeur de l’éternité toujours immobile ? C’est alors que,
comparant celle-ci à la perpétuelle mobilité du temps, elle
verrait qu’elle y est incomparable ; que la durée, pour longue
qu’elle soit, n’est longue que par la succession de quantité
de mouvements qui ne peuvent se développer
simultanément, tandis que dans l’éternité il n’y a point
succession, tout est présent à la fois, ce qui ne saurait être le
cas pour le temps ; elle verrait que tout le passé est chassé
par l’avenir, que tout l’avenir suit le passé, que tout le passé
et l’avenir tiennent leur être et découlent de l’éternel
présent. Qui retiendra la pensée de l’homme afin que,
stabilisée, elle observe comment l’éternité, toujours stable,
et qui n’a en soi ni avenir ni passé, détermine l’avenir et le
passé ?
Saint Augustin, Confessions, livre XI, chap. II (trad. de
Labriolle, Budé, t. II, p. 305-306)

Nous ne pouvons comprendre l’éternité de Dieu en elle-même,


précisément parce que notre pensée est temporelle : notre
pensée est structurée par cela même, le temps, dont il faudrait
s’affranchir pour comprendre l’éternité. Voilà pourquoi saint
Augustin indique fort logiquement que, pour saisir ce que peut
être l’éternité de Dieu, il faudrait que notre pensée se stabilise
et s’immobilise, s’arrache à sa condition temporelle. Cette
éternité ne peut d’ailleurs être comprise qu’à partir de notre
expérience du présent, le seul temps qui « soit » (cf. XI, chap. 18,
p. 312, et 20, p. 314), ou, plus exactement encore, de la présence.
Dans l’éternité, totum esse praesens, tout est simultanément
présent. S’adressant à Dieu, saint Augustin dit plus loin :

Vos années subsistent toutes simultanément, parce que


justement elles subsistent [anni tui omnes simul stant,
quoniam stant] ; elles ne s’en vont pas, chassées par d’autres
qui arrivent, parce qu’elles ne passent pas […]. Vos années
sont comme un seul jour et votre jour ne se renouvelle pas
chaque jour [anni tui dies unus, et dies tuus non cotidie] ; c’est
un aujourd’hui, et cet aujourd’hui ne fait pas place à un
lendemain pas plus qu’il ne succède à un hier. Votre
aujourd’hui, c’est l’éternité.
Saint Augustin, Confessions, livre XI, chap. 13 (p. 307)

L’éternité de Dieu est un jour permanent, un perpétuel


aujourd’hui : là encore il nous faut partir de notre expérience,
de la différence que nous faisons entre la quotidienneté grise et
la puissance vivante qui parfois baigne « le vierge, le vivace et
le bel aujourd’hui » (pour pirater un sonnet de Mallarmé,
Œuvres complètes, Gallimard, coll. de « la Pléiade », 1945, p. 67).
Mais que valent, intellectuellement, ces références à
l’expérience humaine pour penser l’être de Dieu ? Quel sens
donner aux prédicats qu’on utilise en parlant de Dieu ?
Trois positions sont à cet égard possibles : l’univocité,
l’équivocité, l’analogie. Il y a univocité si on prend le prédicat
au même sens quand on l’applique à Dieu et à l’homme ; il y a
équivocité si, au contraire, on pense qu’il n’y a aucun rapport
entre le sens humain et le sens divin du prédicat ; il y a
analogie, si on pense qu’il y a entre ces deux sens (humain et
divin) un rapport complexe, ne se ramenant pas à l’identité, et
pouvant en principe être exposé sous la forme d’une proportion
à quatre termes (a est à b ce que c est à d). Pour illustrer cette
distinction, et en simplifiant inévitablement des positions qui
sont complexes et nuancées dans le détail, disons que Leibniz
tend vers l’univocité (son Dieu est soumis à la même logique
que nous) ; Descartes tend vers l’équivocité (son Dieu est
créateur de la logique, et n’y est donc pas soumis,
contrairement au nôtre) ; saint Thomas défend la position de
l’analogie.
La position d’univocité, appliquée aux prédicats à proprement
parler (sagesse, force, bonté), conduirait à un
anthropomorphisme grossier ; il n’en va pas de même si l’on
pense à l’univocité de l’être, dont l’inconvénient est cependant
de trop gommer la différence entre Dieu et l’être fini. La
position d’équivocité risque de priver le discours sur Dieu de
tout contenu : s’il n’y a aucun rapport entre le sens usuel d’un
terme et le sens de ce même terme quand on l’applique à Dieu,
pourquoi utiliser ce terme plutôt qu’un autre ? et quelle
signification le discours sur Dieu peut-il avoir ? Reste donc la
position d’analogie, qui peut prendre (et a effectivement pris
dans l’histoire de la métaphysique et de la théologie) des formes
très différentes. La position de saint Thomas mérite d’être
indiquée :

Il est impossible que rien soit attribué à Dieu et aux


créatures dans un sens univoque. Car tout effet qui n’égale
pas la vertu de sa cause agente présente sans doute la
ressemblance de l’agent, mais non pas de façon à réaliser la
même notion objective ; il est en défaut, et le défaut consiste
en ceci : ce qui est, dans l’effet, divisé et multiple, se trouve,
dans la cause, simple et uniforme. […] Les perfections de
toutes choses qui se trouvent, dans les créatures, divisées et
multiformes, préexistent en Dieu dans l’unité et dans la
simplicité. Il résulte de là que lorsqu’un nom impliquant une
perfection est attribué à une créature, le nom exprime cette
perfection prise à part et selon qu’elle se distingue des
autres. Par exemple, si nous appelons sage un homme, nous
désignons une perfection qui se distingue, en cet homme,
de son essence, de sa puissance, de son être et de tout
attribut semblable. Au contraire, quand nous utilisons ce
même mot [sage] à propos de Dieu, nous n’entendons pas
signifier en lui quelque chose qui soit distinct de son
essence, de sa puissance ou de son être. […] Il est donc
évident que le mot « sage », appliqué à Dieu et à l’homme,
ne répond pas dans les deux cas à une notion unique. Et il
en est ainsi de tous les autres. De sorte qu’aucun nom n’est
attribué à Dieu et à la créature dans un sens univoque.
Mais ce n’est pas non plus dans un sens purement
équivoque […]. En effet, dans ce cas on ne pourrait, en
s’appuyant sur les créatures, rien connaître de Dieu, rien en
démontrer. […] Il faut donc dire que les noms en question
sont attribués à Dieu et aux créatures selon une analogie,
c’est-à-dire en vertu d’une certaine proportion. […] Nous ne
pouvons nommer Dieu que d’après les créatures, comme on
l’a expliqué, et ainsi tout ce qui est dit en commun de Dieu et
de la créature est dit en raison de la relation que la créature
entretient avec Dieu, son principe et sa cause, en qui
préexistent excellemment toutes les perfections de ce qui
existe. Et cette sorte de communauté dans les appellations
tient le milieu entre le pur équivoque et le pur univoque ;
car, dans les choses dites par analogie, ni l’on ne trouve une
notion commune, comme dans le cas de l’univoque, ni l’on
ne relève des notions entièrement différentes, comme dans
le cas de l’équivoque.
Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, Prima
Pars, question 13 (« Des Noms divins »), article 5,
respondeo (trad. Sertillanges modifiée, Cerf, p. 106-
109)

Aux raisons que nous avons évoquées de refuser l’univocité,


saint Thomas en ajoute une extrêmement intéressante, et
purement philosophique : en l’homme, les qualités sont
séparées les unes des autres ; un homme peut être intelligent
sans être juste, ou bien il peut être plus intelligent que juste, ou
plus juste que généreux, etc. En Dieu, les qualités sont non
seulement unies, mais elles ne font qu’un : « quand nous
utilisons ce même mot [sage] à propos de Dieu, nous
n’entendons pas signifier en lui quelque chose qui soit distinct
de son essence, de sa puissance ou de son être », elles sont son
être même. Cette implication mutuelle des qualités divines,
cette unité essentielle de l’être de Dieu et de ses prédicats
modifie structuralement le sens des prédicats en question. Aussi
bien saint Thomas, dans une formule aussi célèbre
qu’énigmatique en son fond, dira que « l’être de Dieu est
identique à son essence », esse Dei sit ipsa ejus essentia (op. cit.,
I, qu. 13, art. 11, respondeo, vol. II, p. 146) : l’essence de Dieu
n’est pas une série de prédicats, une guirlande prédicative
colorée, elle est son être en acte, son acte éternel d’être. Dieu est
entièrement adéquat à lui-même, il est absolument simple
(ibid., I, qu. 3), Deus est suum esse (ibid., I, qu. 3, art. 4,
respondeo, vol. I, p. 99), « Dieu est son être ». Mais en même
temps on ne peut dire ce que Dieu est (ibid., I, qu. 3, art. 4, ad. 2,
p. 102), la richesse et l’infinité de cet être dépassant la capacité
de nos esprits finis.
Ces remarques permettent d’éclairer un point important : plus
une doctrine tend à séparer les facultés en Dieu, plus elle tend
vers l’univocité (comme chez Leibniz, où les fonctions
respectives de l’entendement qui connaît, de la volonté qui
choisit et de la puissance qui crée sont nettement distinguées,
cette distinction étant une pièce essentielle de la théodicée
leibnizienne) [3] . Au contraire, plus une doctrine tend à refuser
toute séparation des facultés en Dieu, plus elle tend vers
l’équivocité (comme chez Descartes, qui écrit explicitement au
P. Mer senne que « c’est en Dieu une même chose de vouloir,
d’entendre [de comprendre] et de créer, sans que l’un précède
l’autre, ne quidem ratione [pas même logiquement] », 27 mai
1630) [4] . L’analogie apparaît à cet égard comme un point
d’équilibre difficile à établir, un « milieu entre le pur équivoque
et le pur univoque », comme dit saint Thomas. Milieu difficile à
cerner : l’histoire mouvementée de la théologie chrétienne est
remplie de débats où telle formule est attaquée pour être trop
marquée d’univocité, et telle autre pour être trop marquée
d’équivocité.
Cette voie médiane de l’analogie est cependant plus aisée à
frayer par les théologiens que par les philosophes. La
détermination purement philosophique de Dieu offre peu de
matière pour une élaboration consistante de l’être de Dieu (sauf
peut-être si l’on s’appuie sur les preuves par les effets, voire sur
les preuves morales, et encore cela ne permet-il pas d’enrichir
beaucoup le concept de l’être de Dieu). Le théologien travaille
en revanche sur un matériau riche, le donné révélé, la tradition
dogmatique, les pratiques liturgiques, etc. Pour prendre
l’exemple commode du christianisme, il est clair que le dogme
de la Trinité fournit au théologien une ample moisson de
paradoxes et de difficultés, mais aussi de contenu permettant
de déterminer plus richement le concept d’« existence de
Dieu ». Si l’on admet l’idée de Trinité (une seule nature divine
en trois personnes distinctes), on admet plus facilement l’idée
de vie divine, parce qu’il y a en Dieu même assez de différence
et, si l’on veut, de tension, pour penser un rapport complexe de
Dieu à lui-même. De même, si on admet le dogme central du
christianisme, à savoir que Dieu s’est fait homme en Jésus-
Christ, alors l’on peut enrichir l’être de Dieu de toute l’épaisseur
de la vie de Jésus-Christ (tentations, souffrance, agonie, mort et
résurrection). De même encore, l’idée judéo-chrétienne
d’alliance (entre Dieu et son peuple, entre Dieu et l’humanité
entière) étend, pour ainsi dire, la vie divine à l’histoire humaine
elle-même. Enfin, la croyance en une Parole de Dieu consignée
dans un texte sacré relève l’être de Dieu à la hauteur du langage
et du sens explicite. Révélation par la Parole, Alliance,
Incarnation, Trinité, sans ces quatre notions, la spéculation
théologique chrétienne sur l’être de Dieu n’aurait guère de
contenu.
Mais la philosophie comme telle n’a aucune raison d’admettre
ces croyances et dogmes religieux, elle aurait plutôt des raisons
de ne pas les admettre – si on laisse provisoirement de côté la
position de Hegel, que nous examinerons dans le chapitre
quatrième, section II. Le plus que puisse dire la philosophie,
c’est qu’il est de la nature de l’être infini de ne pouvoir être
compris par un esprit fini : « pour avoir une idée vraie de
l’infini, il ne doit en aucune façon être compris, d’autant que
l’incompréhensibilité même est contenue dans la raison
formelle de l’infini », écrit ainsi Descartes (Réponses aux
cinquièmes objections, III, VII [5] ).
Concluons donc provisoirement cette réflexion (qui va en fait se
poursuivre, dans la section suivante consacrée à l’action
divine). Le discours philosophique réfléchissant sur l’existence
de Dieu est travaillé par un double mouvement. D’une part, il se
veut assertif, il veut poser en Dieu une existence réelle ; d’autre
part, il se veut critique, il entend purifier l’idée d’existence de
Dieu de tout anthropomorphisme, jusqu’à mettre en question (à
la limite) cette idée d’existence elle-même. Ces deux exigences,
assertive et critique, sont justifiées ; il n’est pas sûr qu’elles
soient compatibles jusqu’au bout.

2 - L’action divine
La question de l’être de Dieu se prolonge, et se précise, en
question de l’action de Dieu. Cette question se dédouble à son
tour : d’un côté, il faut se demander « que fait Dieu ? », « quelle
est l’action propre de Dieu ? » ; de l’autre, « comment concilier
l’action divine et l’action humaine ? ». Ces deux questions sont
liées, mais il est requis de les traiter, autant que faire se peut,
séparément. Chacune des deux sections suivantes privilégie
délibérément un ou deux auteurs : cet ouvrage n’est pas un
compendium de tout ce qui a pu être philosophiquement pensé
sur Dieu !

Quelle est l’action propre de Dieu ?


Que fait Dieu ? La question n’est naïve qu’en apparence. Dieu
est philosophiquement pensé comme l’être souverainement
réel ; il vit, il est le suprêmement vivant. Mais comment
concevoir le contenu d’une telle vie ? Les difficultés rencontrées
dans le chapitre précédent se retrouvent nécessairement ici.
Si Dieu vit, il agit. Mais il est clair que sa vie et son action sont
tout autre chose que la vie et l’action humaines. La vie humaine
est dépendance première par rapport à la nature (il faut
manger, c’est-à-dire intérioriser des substances extérieures) et
conquête progressive de la liberté, elle est travail et médiation,
elle est rencontre et société. La vie divine ne saurait avoir
aucun de ces caractères : Dieu est indépendance (rien ne lui est
extérieur, il n’a rien à intérioriser ou à s’approprier), il est
toute-puissance (il n’a donc pas besoin d’être technicien : il lui
suffit de vouloir pour faire), il est autarcie (nulle rencontre d’un
autre avec qui parler, pas de société ni d’amitié). La vie
humaine est essentiellement mortelle : l’homme est l’animal qui
sait qu’il va mourir, et le rapport anticipé à sa propre mort est
constitutif de l’existence humaine. La vie divine est immortelle
– à supposer que l’idée d’une vie immortelle ne soit pas une
contradiction dans les termes. On pourrait multiplier les
oppositions de ce type. Toutes se ramènent à ceci : la vie
humaine est essentiellement finie ; si l’on pose Dieu comme
l’être infini, il est clair qu’aucune des déterminations de la vie
finie ne lui convient.
Il faut pourtant bien penser la vie divine. Chacune des
philosophies qui conclut à l’existence de Dieu détermine cette
vie, et chacune selon la logique de la voie qui l’amène à
cette.conclusion. Le type de vie et d’action que l’on attribue à
Dieu est lié au mode d’affirmation de Dieu : le Dieu kantien sera
d’abord un Dieu de justice et de rétribution, parce que son
existence est postulée à partir d’un besoin objectif de justice ; le
Dieu de Pascal est d’abord un Dieu aimant, parce qu’il ne peut
être saisi que par la charité ; le Dieu de Leibniz est calculateur
et optimisateur ; le Dieu de Descartes est créateur et législateur.
On pourrait multiplier et diversifier ces exemples.
Il nous paraît plus utile de dégager les deux voies logiquement
possibles à partir de la thèse selon laquelle Dieu n’a pas
d’extérieur. Première voie : la vie et l’action de Dieu seraient
purement immanentes, Dieu n’aurait affaire qu’à lui-même.
Deuxième voie : Dieu se donnerait lui-même l’extérieur qu’il n’a
pas, cette production ad extra serait sa première action. Ces
deux voies ne sont pas totalement incompatibles, la vie
immanente de Dieu pouvant se prolonger en extériorisation. La
première voie correspond essentiellement à la thèse d’Aristote,
la seconde à la thèse néoplatonicienne. À bien des égards, on
pourrait aussi évoquer Hegel : nous avons préféré n’en traiter
que dans notre chapitre quatrième, section II, qui, à cet égard,
complète la réflexion de la présente section.

Dieu, « pensée de la pensée »


L’évolution de la théologie d’Aristote est bien exposée dans
Idées grecques sur Dieu et sur l’homme de Jean Pépin (II, 1, p.
207-248). Nous n’entendons présenter ici qu’un aspect de cette
théologie assez complexe : l’activité de Dieu.
L’idée essentielle est celle de l’autarcie divine : Dieu ne dépend
d’aucune extériorité, ni naturelle ni sociale. Son bonheur et sa
félicité « ne dépendent d’aucun des biens extérieurs, mais il est
heureux en lui-même et par lui-même, et par suite de la qualité
de sa nature » (Politique, VII, 1, 1323 b 23-26) ; Dieu « est tel qu’il
n’a pas besoin d’amis » (Éthique à Eudème, VII, 12, 1245 b 14).
Dieu n’a besoin ni des biens extérieurs qu’offre la nature, ni de
l’amitié qu’offrent les hommes : il se suffit à lui-même. Aussi
bien ne s’occupera-t-il ni de technique ni de politique. Mais que
fera-t-il donc ? Il serait peu convenable de supposer que Dieu va
passer son temps à dormir, dit l’auteur de la Grande Morale (II,
15 ; on discute encore pour savoir si ce traité doit ou non être
attribué à Aristote ; il exprime de toute manière une position
aristotélicienne). L’activité de Dieu ne peut être qu’une activité
théorique (ou théorétique), l’activité de contempler :

Nous concevons les dieux comme jouissant de la suprême


félicité et du souverain bonheur. Mais quelles sortes
d’actions devons-nous leur attribuer ? Est-ce les actions
justes ? Mais ne leur donnerons-nous pas un aspect ridicule
en les faisant contracter des engagements, restituer des
dépôts, et autres opérations analogues ? Sera-ce les actions
courageuses, et les dieux affronteront-ils les dangers et
courront-ils des risques pour la beauté de la chose ? Ou bien
alors ce sera des actes de libéralité ? Mais à qui donneront-
ils ? Il serait étrange aussi qu’ils eussent à leur disposition de
la monnaie ou quelque autre moyen de paiement analogue !
Et les actes de tempérance, qu’est-ce que cela peut signifier
dans leur cas ? N’est-ce pas une grossièreté de les louer de
n’avoir pas d’appétits dépravés ? Si nous passons en revue
toutes ces actions, les circonstances dont elles sont
entourées nous apparaîtront mesquines et indignes des
dieux.
Et pourtant on se représente toujours les dieux comme
possédant la vie et par suite l’activité, car nous ne pouvons
pas supposer qu’ils dorment, comme Endymion. Or, pour
l’être vivant, une fois qu’on lui a ôté l’action et à plus forte
raison la production, que lui laisse-t-on d’autre que la
contemplation ? Par conséquent, l’activité de Dieu, qui en
félicité surpasse toutes les autres, ne saurait être que
contemplative.
Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 8, 1178 b 8-23 (trad.
Tricot)

L’action (praxis) correspond aux activités par lesquelles l’agent


se transforme lui-même (morale, politique) ; la production
(poiésis) désigne toute activité par laquelle l’agent transforme
un donné extérieur à lui (artisanat, agriculture, travail manuel
en général, etc.). L’activité divine ne peut être ni « pratique » ni
« poiétique » : il ne reste qu’une possibilité, la contemplation
(théôria). Il faut comprendre que la contemplation n’est pas une
inactivité ; nous avons spontanément tendance à penser
l’action, de manière un peu « activiste », comme production
d’une œuvre, comme extériorisation, ou encore comme
transformation du monde. Mais de telles actions sont des
mouvements qui s’abolissent dans leur résultat une fois atteint :
c’est quand la maison est achevée que le travail de l’architecte
et des maçons a atteint son but ; la maison est meilleure que le
travail qui l’a produite, puisque ce travail n’avait d’autre sens
que de s’achever dans la maison. Le travail et le mouvement ne
sont parfaits à aucun moment de leur durée (Éthique à
Nicomaque, X, 3, 1174 b 1-5). Tout ce qui est mouvement est
frappé d’une sorte d’imperfection, puisque le mouvement vise
en réalité à s’arrêter quand son but est atteint : il n’est parfait, si
l’on peut dire, qu’une fois qu’il n’est plus. On comprend donc
qu’Aristote ait pensé que la contemplation, indépendante du
mouvement, était un acte plus parfait que la production ou
même l’action. « Il y a non seulement une activité de
mouvement, mais encore une activité d’immobilité » (ibid., VII,
15, 1154 b 25-28), et celle-ci (la contemplation) est préférable à
celle-là (la production ou même l’action). Une comparaison,
traditionnelle chez Aristote, éclairera ce point. Il est bon
d’apprendre les mathématiques, il est meilleur de les savoir. Le
mathématicien qui sait sa science la pense ou la « contemple »,
il la possède sans avoir à l’acquérir. C’est en ce sens qu’il faut
comprendre la contemplation divine.
Mais quel objet Dieu va-t-il contempler ? S’il contemple un objet
extérieur à soi, il en est dépendant, il en a besoin, il n’est donc
plus autarcique ; de plus cet objet, s’il est extérieur à Dieu, ne
saurait lui être qu’inférieur ; et il serait étrange que Dieu trouve
sa satisfaction à contempler un objet qui ne le vaut pas. Reste
une seule solution, qui s’impose : Dieu se pense lui-même, l’acte
pur qu’est Dieu est noèséôs noèsis, pensée de la pensée :

Et ce principe [le Premier Moteur] est une vie, comparable à


la plus parfaite qu’il nous soit donné, à nous, de vivre pour
un bref moment. Il est toujours, en effet, lui, cette vie-là (ce
qui, pour nous, est impossible), puisque son acte est aussi
jouissance. C’est d’ailleurs parce qu’elles sont des actes que
la veille, la sensation, la pensée sont nos plus grandes
jouissances, les espoirs et les souvenirs n’étant des
jouissances que par celles-là. Or la Pensée, celle qui est par
soi, est la pensée de ce qui est le meilleur par soi, et la
Pensée souveraine est celle du Bien souverain. L’intelligence
se pense elle-même en saisissant l’intelligible, car elle
devient elle-même intelligible en entrant en contact avec son
objet et en le pensant, de sorte qu’il y a identité entre
l’intelligence et l’intelligible : le réceptacle de l’intelligible,
c’est-à-dire de la substance formelle, c’est l’intelligence, et
l’intelligence est en acte quand elle est en possession de
l’intelligible. Aussi l’actualité plutôt que la puissance est-elle
l’élément divin que l’intelligence semble renfermer, et l’acte
de contemplation est la béatitude parfaite et souveraine. Si
donc cet état de joie que nous ne possédons qu’à certains
moments, Dieu l’a toujours, cela est admirable ; et s’il l’a plus
grand, cela est plus admirable encore. Or c’est ainsi qu’il l’a.
Et la vie aussi appartient à Dieu, car l’acte de l’intelligence est
vie, et Dieu est cet acte même ; et l’acte subsistant en soi de
Dieu est une vie parfaite et éternelle. Aussi appelons-nous
Dieu un vivant éternel parfait ; la vie et la durée continue et
éternelle appartiennent donc à Dieu, car c’est cela même qui
est Dieu.
Aristote, Métaphysique, XII, 7, 1072 b 14-30 (trad.
Tricot)

La densité de ce texte est extrême, et nous ne pouvons qu’en


souligner quelques éléments. Dieu est vie, et sa vie
contemplative est suprêmement vivante : ce n’est donc pas une
existence réduite que nous offre la contemplation, tout au
contraire. Or, le texte affirme clairement la nature « noétique »,
intellectuelle, de Dieu : la vie n’est donc pas pensée par rapport
au corps, mais bien par rapport à l’intellect ; l’important n’est
d’ailleurs pas tant la distinction de l’âme et du corps que celle
de la puissance (potentialité) et de l’acte : dans la contemplation
seule, la potentialité est entièrement actualisée, voilà pourquoi
l’acte d’intelligence est parfait, et vraiment divin. Cette pensée
divine n’est pas discursive, elle ne procède pas par prémisses et
conséquences, par médiations successives et raisonnements
laborieux ; elle est saisie intuitive, entièrement adéquate à son
objet.
Ce texte laisse ouverts deux problèmes classiques, que le lecteur
trouvera traités dans les ouvrages indiqués au chapitre
bibliographique : si Dieu ne pense que lui-même, faut-il en
conclure qu’il ne connaît pas l’univers ? Et, si Dieu n’est que
pensée de la pensée, faut-il en déduire qu’il n’agit d’aucune
façon dans l’univers ? Sur ce dernier point, on rappellera
simplement que Dieu agit comme « cause finale » de l’univers,
et que « la cause finale meut comme objet de l’amour »
(Métaphysique, XII, 7, 1072 b 3), comme l’objet désiré met en
mouvement le sujet désirant, sans rien faire, simplement en
étant là. Mais la question est de savoir si Dieu peut agir sur le
monde autrement que comme « suprême désirable », ou, pour
parler dans les mots d’Aristote, si Dieu est non seulement cause
finale, mais aussi cause efficiente.

Les productions de Dieu


La seconde voie pour penser l’action divine part de la richesse
de Dieu, être suprêmement réel. Ce thème sera amplement
repris dans les métaphysiques inspirées du créationisme
chrétien : le monde serait la manifestation de Dieu, son
explicitation ou son extériorisation. Nous n’avons pas à nous
soucier ici du thème théologique du « motif de la création » ;
nous avons en revanche à examiner la thèse philosophique
d’une action divine ad extra (on appelle traditionnellement
ainsi l’action dirigée vers l’extérieur) ainsi motivée par la
surabondance de Dieu. Cette thèse est d’origine
néoplatonicienne ; mais on ne saurait identifier sans
précautions ce que le néoplatonisme appelle « Principe », « Un »
ou « Premier » avec ce que la tradition métaphysique appelle
« Dieu ». L’Un n’est pas l’être, il est au-delà de l’être, et s’il
engendre, c’est sans le vouloir ni le calculer (on est aux
antipodes du Dieu de Leibniz).

L’Un n’est pas lui-même l’être, mais le générateur de l’être. Et


l’être est comme son premier-né. L’Un est parfait parce qu’il
ne cherche rien, ne possède rien et n’a besoin de rien ; étant
parfait, il surabonde, et cette surabondance produit une
chose différente de lui. La chose engendrée se retourne vers
lui, elle est fécondée, et tournant son regard vers lui, elle
devient Intelligence ; son arrêt, par rapport à l’Un, la produit
comme être ; et son regard tourné vers lui, comme
Intelligence. Et puisqu’elle s’est arrêtée pour le regarder, elle
devient à la fois Intelligence et être.
Étant semblable à l’Un, elle produit comme lui, en épanchant
sa multiple puissance ; ce qu’elle produit est une image
d’elle-même ; elle s’épanche comme l’Un, qui est avant elle,
s’est épanché.
Plotin, Ennéades, V, 2 [traité n° 11], chap. I (trad.
Bréhier)

Dans la « procession » à partir de l’Un, le monde n’est pas le


premier-né ; et cette production (de l’être et de l’Intelligence,
puis de l’âme) n’a rien de délibéré : la surabondance de l’Un se
déploie en une diversité qui à la fois exprime cette puissance de
l’Un et pourtant s’en éloigne. Plotin veut souligner, dans notre
texte, la continuité des choses, et leur lien ultime avec le
Principe. Mais on est loin d’une pensée de l’action du Principe,
s’il est vrai que toute action suppose conscience et délibération
(Ennéades, V, 8, 7) ; la « procession » n’est pas fabrication, parce
que le Principe « demeure pur de toute référence vis-à-vis de
ses productions » (J. Trouillard, La procession plotinienne, p. 71 ;
lire les lumineuses pages 69-80). Cette procession est éternelle
(il n’y a pas d’instant du fit mundus ou du fiat lux) et nécessaire :
elle n’est pas préordonnée à un modèle préalable.
On a parfois rapproché cette conception de celle de Spinoza :
Je crois avoir montré assez clairement que de la souveraine
puissance de Dieu, ou de sa nature infinie, une infinité de
choses en une infinité de modes, c’est-à-dire tout, a
nécessairement découlé ou en suit, toujours avec la même
nécessité ; de même que de toute éternité et pour l’éternité
il suit de la nature du triangle que ses trois angles égalent
deux droits. C’est pourquoi la toute-puissance de Dieu a été
en acte de toute éternité et demeure pour l’éternité dans la
même actualité.
Spinoza, Éthique, I, proposition 17, scolie (trad.
Appuhn)

Ce qui est commun aux deux doctrines (de Plotin et de Spinoza)


est le refus d’une conception délibérative de l’action productive
suprême. Mais les différences des doctrines limitent
singulièrement ce rapprochement traditionnel : le Principe
plotinien est au-delà de l’être, a fortiori au-delà de la nature ; le
Dieu de Spinoza est au contraire identique à la Nature. De plus,
l’action productrice de l’Un plotinien produit un être (puis une
âme, une nature) différent de l’Un lui-même ; alors que la
production du Dieu spinoziste reste immanente à Dieu : « Dieu
est cause immanente mais non transitive de toutes choses »
(Éthique, I, proposition 18) : les choses produites par Dieu sont
en Dieu, non hors de lui. Sous cet aspect, la doctrine de Spinoza
relève en fait de la voie précédente, celle de l’immanence : le
Dieu de Spinoza ne s’extériorise pas, il ne sort pas de lui-même
en produisant le système des choses singulières.
Reste tout de même présent chez Spinoza cet écho du
néoplatonisme : une puissance tellement puissante qu’elle ne
peut pas ne pas produire, et qui serait moins puissante en fait si
elle pouvait s’empêcher de produire (ou si elle pouvait choisir
ses produits, ce qui revient au cas précédent : choisir certains
produits c’est s’empêcher de produire les choses non choisies).
Cette idée est toute différente de la notion de création que
thématisera la théologie chrétienne, laquelle marquera à son
tour fortement les « métaphysiques de l’action divine » que
nous allons désormais envisager (Descartes et Leibniz
notamment).
Concluons cette section en soulignant l’immense postérité
philosophique et théologique auquel était promis le thème
néoplatonicien (réinterprété et transformé de mille manières)
de la production par surabondance de soi. Mais les théologiens
chrétiens qui reprendront le schème néoplatonicien
l’appliqueront à un Dieu personnel, en lequel l’intelligence est
distincte de la volonté ; par là ils en modifieront profondément
le sens et la portée.

Comment concilier action divine et action


humaine ?
Cette question est d’abord purement métaphysique : à partir du
moment où la toute-puissance de Dieu (et d’un Dieu personnel)
est admise, il semble que, logiquement, l’action humaine ne
puisse plus être autonome ; il semble même qu’à proprement
parler il n’y ait pas d’action humaine : si Dieu agit, il est seul à
agir, car rien ne saurait échapper à sa toute-puissance. Leibniz
le dit avec simplicité : « Il est assez difficile de distinguer les
actions de Dieu de celles des créatures » (Discours de
métaphysique, § 8). La créature, par définition, dépend
entièrement de son Créateur : comment pourrait-elle avoir une
action indépendante de celle de Dieu ? C’est pour résoudre ce
problème que Leibniz construit sa métaphysique de la
substance : « Pour distinguer les actions de Dieu et des
créatures, on explique en quoi consiste la notion d’une
substance individuelle » (ibid., titre du § 8). Le principe de la
solution leibnizienne est le suivant : Dieu ne crée pas le
« contenu événementiel » des substances, lesquelles existent à
l’état de possibles dans son entendement avant la création du
monde ; la création consiste simplement à donner l’existence au
meilleur des mondes possibles, c’est-à-dire à la combinaison la
plus parfaite de substances compatibles (la perfection se
définissant comme le rapport optimal entre la variété et
l’ordre) ; le principe de l’action est interne à chaque substance,
puisque les substances « tendent à l’existence » alors même
qu’elles ne sont encore que des possibles dans l’entendement
divin : Dieu ne fait au fond que ratifier leur poussée vers
l’existence, leur conatus ad existentiam [6] .
Sans entrer dans les subtilités (passionnantes) et les difficultés
(considérables) du système de Leibniz, il faut bien reconnaître
que cette construction présente au moins deux inconvénients.
Premièrement, l’indépendance des possibles dans
l’entendement divin, la séparation de l’entendement et de la
volonté en Dieu (Dieu ne peut pas penser ce qu’il veut : le
possible, objet de sa pensée, ne dépend pas de sa volonté ; il ne
peut pas non plus ne pas penser ce que pourtant sa volonté
antécédente préférerait ne pas voir se réaliser : le mal, la
souffrance, le crime, par exemple, en tant que ce mal appartient
au meilleur des mondes possibles que choisit sa volonté
conséquente) : cette indépendance est-elle compatible avec la
toute-puissance de Dieu ? Deuxièmement, l’autonomie
reconnue aux substances une fois créées, qui paraît assez
verbale : tout le « contenu événementiel » de la vie de l’individu
est inscrit dans sa définition et se déroulera comme un ressort
sur lequel l’individu, dans sa vie concrète, n’a aucune prise. La
solution leibnizienne du problème du rapport entre l’action
divine et l’action humaine passe par une double réduction :
réduction de la toute-puissance de Dieu, réduction de la liberté
humaine. Peut-on parler d’action en l’homme quand tout est
déjà joué, quand la substance est pensée comme un « automate
spirituel » (Théodicée, § 403) ? Peut-on même parler d’action en
Dieu quand la création est présentée comme le résultat d’un
calcul, non comme décision (Cum Deus calculat fit mundus :
pendant que Dieu calcule, le monde se fait) ?
Plus instructive nous paraît donc être une position
philosophique qui refuse ces deux réductions. C’est
éminemment le cas de Descartes, qui affirme et la toute-
puissance absolue de Dieu, et l’infinité de la liberté humaine.
On devine que la conjonction de ces deux principes va porter à
incandescence le problème du rapport entre action divine et
action humaine.
Chacun de ces deux principes est d’abord établi pour lui-même
dans le cadre de la métaphysique cartésienne, la conjonction
des deux ne se faisant que dans un second temps. Nous avons
vu, dans notre premier chapitre, le rôle de la notion de
puissance dans la version cartésienne de la preuve
ontologique [7] . Cette puissance est pensée jusqu’au bout dans la
célèbre thèse cartésienne de la libre création par Dieu des
vérités éternelles, que nous avons déjà brièvement évoquée.
Dieu a librement décidé que deux et deux font quatre, il aurait
pu décider, s’il l’avait voulu, que deux et deux fassent cinq :
Dieu « a été aussi libre de faire qu’il ne fût pas vrai que toutes
les lignes tirées du centre à la circonférence [d’un cercle]
fussent égales, comme de ne pas créer le monde » (à Mersenne,
27 mai 1630). Cette thèse assez extraordinaire est énoncée, dès
1630 donc, dans trois lettres au P. Mersenne [8] ; mais elle est
explicitement affirmée dans les Réponses aux sixièmes
objections (points 6 et 8) : elle fait donc bien partie, de plein
droit, du système des thèses métaphysiques de Descartes :

Quand on considère attentivement l’immensité de Dieu, on


voit manifestement qu’il est impossible qu’il y ait rien qui ne
dépende de lui, non seulement de tout ce qui subsiste, mais
encore qu’il n’y a ordre, ni loi ni raison de bonté et de vérité
qui n’en dépende ; autrement […] il n’aurait pas été tout à
fait indifférent à créer les choses qu’il a créées […]. Il est
aussi inutile de demander comment Dieu eût pu faire de
toute éternité que deux fois 4 n’eussent pas été 8, etc., car
j’avoue bien que nous ne pouvons pas comprendre cela ;
mais, puisque d’un autre côté je comprends fort bien que
rien ne peut exister, en quelque genre d’être que ce soit, qui
ne dépende de Dieu, et qu’il lui a été très facile d’ordonner
tellement certaines choses que les hommes ne pussent pas
comprendre qu’elles eussent pu être autrement qu’elles
sont, ce serait une chose tout à fait contraire à la raison, de
douter des choses que nous comprenons fort bien, à cause
de quelques autres que nous ne comprenons pas, et que
nous ne voyons point que nous devions comprendre. Ainsi
donc il ne faut pas penser que les vérités éternelles dépendent
de l’entendement humain, ou de l’existence des choses, mais
seulement de la volonté de Dieu, qui, comme un souverain
législateur, les a ordonnées et établies de toute éternité.
Descartes, Réponses aux sixièmes objections, point 8,
AT IX, 235-236

« Quand on considère attentivement l’immensité de Dieu, on


voit manifestement » : chaque mot est ici important ;
considérer, ce n’est pas jeter un œil en passant, c’est vraiment
examiner longuement, l’esprit libre de préjugés : nous avons
déjà rencontré cette idée lors de notre examen de la preuve
ontologique [9] ; l’immensité divine, son infinité, passe nos
mesures humaines : considérer l’immensité divine, c’est
comprendre que cette immensité ne peut pas être comprise (le
fini ne peut comprendre l’infini). Si la thèse de la création des
vérités éternelles paraît si difficile à admettre, c’est qu’on n’a
pas assez médité la Puissance de Dieu : « ce qui fait qu’il est aisé
en ceci de se méprendre, c’est que la plupart des hommes ne
considèrent pas Dieu comme un être infini et
incompréhensible, et qui est le seul auteur duquel toutes choses
dépendent ; mais ils s’arrêtent aux syllabes de son nom, et
pensent que c’est assez le connaître, si on sait que Dieu veut
dire le même [la même chose] que ce qui s’appelle Deus en
latin, et qui est adoré par les hommes » (à Mersenne, 6 mai
1630). Il ne faut pas s’arrêter au mot « Dieu » ni au culte que les
hommes rendent à Dieu, il faut penser le concept de Dieu. Or
l’immensité de Dieu implique que tout dépende de lui, non
seulement les existences, mais aussi les essences : les lois
physiques, mathématiques et logiques (« raison de vérité », dit
notre texte) et même les lois morales (ce que notre texte appelle
discrètement les « raisons de bonté » ; dans L’entretien avec
Burman, Descartes n’hésitera pas à dire que Dieu aurait pu
ordonner à sa créature de le haïr, PUF, p. 70). Il ne s’agit pas ici
de foi religieuse, mais bien d’un savoir métaphysique : « je sais
que Dieu est auteur de toutes choses, et que ces vérités sont
quelque chose, et par conséquent qu’il en est l’auteur » (à
Mersenne, 27 mai 1630). Mais savoir que n’est pas savoir
comment ni savoir pourquoi : « je dis que je le sais, et non pas
que je le conçois ni que je le comprends ; car on peut savoir que
Dieu est infini et tout-puissant, encore que notre âme étant finie
ne le puisse comprendre ni concevoir » (ibid.). Plus
concrètement : nous ne pouvons pas comprendre la possibilité
logique d’une proposition comme « 2 et 2 font 5 » ; mais c’est
parce que notre raison est elle-même créée par Dieu, et que la
structure de cette raison créée implique l’impossibilité logique
de « 2 et 2 font 5 » ; mais, en un sens plus radical (et pour nous
inintelligible), Dieu pouvait créer une autre logique : notre
esprit est créé de telle sorte « qu’il peut concevoir comme
possibles les choses que Dieu a voulu être véritablement
possibles, mais non pas de telle [sorte] qu’il puisse aussi
concevoir comme possibles celles que Dieu aurait pu rendre
possibles [comme « 2 et 2 font 5 »] mais qu’il a toutefois voulu
rendre impossibles » (à Mesland, 2 mai 1644) : Dieu crée le
possible, mais nous ne pouvons comprendre comment Dieu
aurait pu (ce verbe est ici à entendre en terme de puissance
plutôt qu’en terme de possibilité) créer un possible qu’il a
précisément exclu. Si l’on admet ces prémisses, la conclusion
s’impose : il serait contraire à la raison « de douter des choses
que nous comprenons fort bien » (que Dieu est tout-puissant)
« à cause de quelques autres que nous ne comprenons pas »
(comment Dieu aurait pu faire que 2 et 2 fassent 5) « et que
nous ne voyons point que nous devions comprendre » (la
compréhension de ce « comment » ne nous est pas due : nous
n’avons pas à le savoir). Nous pouvons savoir, c’est-à-dire
« toucher de la pensée », sans comprendre, c’est-à-dire
« embrasser de la pensée » (à Mersenne, 27 mai 1630) ; nous
pouvons comprendre que nous ne puissions pas comprendre
cette libre création des vérités éternelles.
La création des vérités éternelles est la manifestation la plus
spectaculaire de la toute-puissance divine ; a fortiori cette toute-
puissance s’étend-elle à toutes les choses : « Dieu a préordonné
toutes choses » (Principes, I, art. 40), rien ne peut se produire
qui n’ait été voulu par Dieu (ibid., art. 41), que ce soit dans le
monde matériel (la nature) ou dans le monde humain. Cette
thèse, d’ailleurs classique, ne pose pas de problème particulier
dans une philosophie qui admet que Dieu crée lui-même les lois
logiques.
Nous serons plus bref sur le deuxième principe ici en jeu : celui
de la liberté infinie. Cette infinité de la liberté humaine est
établie dans la Méditation quatrième, et est constamment
rappelée par Descartes (Principes, I, art. 39 ; Passions, art. 41 :
« la volonté est tellement libre de sa nature, qu’elle ne peut
jamais être contrainte »). Cette volonté libre peut « donner son
consentement ou ne le pas donner quand bon lui semble »
(Principes, I, art. 39). Les difficultés que présente la conception
cartésienne de la liberté (son rapport avec l’entendement
notamment) ne sont pas directement pertinentes pour notre
sujet, nous ne les examinons donc pas. Il suffit de souligner ce
qu’a de neuf ce vif sentiment cartésien de la liberté – alors que
sa doctrine de la préordination divine n’est que la reprise d’une
très vieille thèse théologique.
La conjonction de ces deux thèses soulève la redoutable
difficulté suivante : comment concilier l’action divine et l’action
humaine, c’est-à-dire, concrètement, la préordination divine,
qui est sans faille, et la liberté humaine, qui est infinie ? Les
Principes posent le problème sans ambages, en rappelant la
grandeur de la liberté (I, art. 39), et la préordination (I, art. 40) ;
et Descartes souligne que « nous pourrions aisément nous
embarrasser en des difficultés très grandes si nous
entreprenions d’accorder la liberté de notre volonté avec ses
[de Dieu] ordonnances » (I, art. 40). La solution cartésienne
semble contourner la difficulté : « nous n’aurons point du tout
de peine à nous en délivrer [de cet embarras], si nous
remarquons que notre pensée est finie, et que la toute-
puissance de Dieu […] est infinie » (I, art. 41) ; notre intelligence
nous permet de comprendre que Dieu est infini et peut tout,
mais ne nous permet pas de comprendre comment elle peut
laisser « les actions des hommes entièrement libres et
indéterminées » (ibid., la traduction de l’abbé Picot durcit un
peu le latin de Descartes, quo pacto libéras hominum actiones
indeterminatas relinquat, AT, VIII, 20, « de quelle manière elle
laisse indéterminées les libres actions des hommes » ; cf. encore
Troisièmes Réponses, AT, IX, 148). Il est remarquable que cette
réponse soit identique à celle que Descartes donnait plus haut
aux Sixièmes objecteurs, à propos de la création des vérités
éternelles ; la dernière phrase de ce paragraphe 41 fait
d’ailleurs écho à la fin du point 8 des Sixièmes Réponses : « Car
nous aurions tort de douter de ce que nous apercevons
intérieurement et que nous savons par expérience être en nous
[l’infinité de notre liberté], parce que nous ne comprenons pas
une autre chose [la toute-puissance de Dieu, et donc la
conciliation de notre liberté avec la préordination divine] que
nous savons être incompréhensible de sa nature. » La thèse de
la toute-puissance de Dieu nourrit deux problèmes insolubles,
pareillement insolubles : la création des vérités éternelles, la
conciliation de la préordination avec la liberté humaine ; dans
les deux cas, la solution consiste à comprendre, réflexivement,
que nous ne pouvons pas comprendre, mais que nous savons
pourquoi nous ne pouvons pas comprendre.
Mais cette solution semble trancher la difficulté plutôt que la
résoudre ; aussi bien une illustre correspondante de Descartes,
la princesse Elisabeth, ne s’en contentera pas. Nous devons à
son insistance d’importantes précisions sur ce problème [10] .
Descartes rappelle d’abord sa position :
Toutes les raisons qui prouvent l’existence de Dieu, et qu’il
est la cause première et immuable de tous les effets qui ne
dépendent point du libre arbitre des hommes prouvent, ce
me semble, en même façon qu’il est aussi la cause de tous
ceux qui en dépendent. Car on ne saurait démontrer qu’il
existe, qu’en le considérant comme un être souverainement
parfait ; et il ne serait pas souverainement parfait, s’il
pouvait arriver quelque chose dans le monde, qui ne vînt
pas entièrement de lui. […] La seule philosophie suffit pour
connaître qu’il ne saurait entrer la moindre pensée en
l’esprit d’un homme, que Dieu ne veuille et ait voulu de toute
éternité qu’elle y entrât.
Lettre à Elisabeth, 6 octobre 1645 (p. 144)

Mais comment des effets dépendant du libre arbitre des


hommes peuvent-ils dépendre en dernière instance de la
souveraineté de Dieu, sans cesser d’être libres ? Elisabeth n’est
pas convaincue, et répond : « De sa perfection souveraine, il suit
nécessairement qu’il pourrait l’être [cause des effets du libre
arbitre humain], c’est-à-dire qu’il pourrait n’avoir point donné
de libre arbitre à l’homme ; mais, puisque nous sentons en
avoir, il me semble qu’il répugne au sens commun de le croire
dépendant en ses opérations comme il l’est dans son être »
(28 octobre 1645, p. 148). Descartes répond à son tour en
réaffirmant sa position : juxtaposition vigoureuse des deux
principes incompatibles ; la seule ouverture nouvelle est une
énigmatique distinction de deux types de dépendance :
Pour ce qui est du libre arbitre, je confesse qu’en ne pensant
qu’à nous-mêmes, nous ne pouvons ne le pas estimer
indépendant ; mais lorsque nous pensons à la puissance
infinie de Dieu, nous ne pouvons ne pas croire que toutes
choses dépendent de lui, et, par conséquent, que notre libre
arbitre n’en est pas exempt. Car il implique contradiction de
dire que Dieu ait créé les hommes de telle nature, que les
actions de leur volonté ne dépendent point de la sienne,
pour ce que c’est le même que si on disait que sa puissance
est tout ensemble finie et infinie : finie, puisqu’il y a quelque
chose qui n’en dépend point ; et infinie, puisqu’il a pu créer
cette chose indépendante. Mais, comme la connaissance de
l’existence de Dieu ne nous doit pas empêcher d’être assurés
de notre libre arbitre, pour ce que nous l’expérimentons et
le sentons en nous-mêmes, ainsi celle de notre libre arbitre
ne nous doit point faire douter de l’existence de Dieu. Car
l’indépendance que nous expérimentons et sentons en
nous, et qui suffit pour rendre nos actions louables ou
blâmables, n’est pas incompatible avec une dépendance qui
est d’autre nature, selon laquelle toutes choses sont sujettes
à Dieu.
Lettre à Elisabeth, 3 novembre 1645 (p. 151)

Cette solution est fragile : pour arracher la puissance de Dieu au


soupçon d’une contradiction, elle risque d’installer cette même
contradiction dans la liberté humaine, à la fois indépendante,
comme nous la sentons être en nous, et comme d’ailleurs son
concept l’exige, et tout ensemble dépendante de Dieu, comme la
métaphysique nous oblige à le penser ; la précision selon
laquelle cette dépendance serait « d’autre nature » ne paraît
guère suffisante à lever la difficulté. Aussi bien la princesse ne
s’en contente-t-elle pas ; Elisabeth retourne l’argument
cartésien, selon lequel une réelle indépendance de la liberté
humaine rendrait la puissance divine « tout ensemble finie et
infinie » : il est, d’après la princesse, « autant impossible, pour
la volonté, d’être en même temps libre et attachée aux décrets
de la Providence, que, pour le pouvoir divin, d’être infini et
limité tout ensemble. Je ne vois point leur compatibilité »
(30 novembre 1645, p. 154-155). La réponse de Descartes incline
dangereusement vers le leibnizianisme : Dieu « a une
prescience et une puissance infinie » ; et « avant qu’il nous ait
envoyés en ce monde, il a su exactement quelles seraient toutes
les inclinations de notre volonté ; c’est lui-même qui les a mises
en nous, c’est lui aussi qui a disposé toutes les autres choses qui
sont hors de nous, pour faire que tels et tels objets se
présentassent à nos sens à tel et tel temps, à l’occasion desquels
il a su que notre libre arbitre nous déterminerait à telle ou telle
chose ; et il l’a ainsi voulu, mais il n’a pas voulu pour cela l’y
contraindre » (janvier 1646, p. 159-160). Leibnizianisme,
disions-nous : mais Leibniz n’admettrait pas de dire « c’est lui-
même qui les a mises en nous », formule qui semble
incompatible avec le concept d’une authentique liberté. Pour le
reste, Descartes retrouve ici une solution traditionnelle dans la
théologie classique, solution qu’il avait déjà évoquée dans une
lettre précédente au sujet de la prière (nous prions « afin que
nous obtenions ce qu’il [Dieu] a voulu de toute éternité être
obtenu par nos prières », à Elisabeth, 6 octobre 1645, p. 145-
146). Mais la liberté infinie semble bien être ici sacrifiée au
principe de la toute-puissance de Dieu.
Ce n’est toutefois pas le dernier mot de Descartes (à supposer
qu’il y ait jamais chez Descartes un « dernier mot »). Il retrouve
le problème dans le traité des Passions de l’âme, articles 144-
146. La sagesse est de ne désirer avec ardeur que les choses
« qui ne dépendent que de nous, c’est-à-dire de notre libre
arbitre » (art. 144) ; il faut en effet « savoir que tout est conduit
par la Providence divine, dont le décret éternel est tellement
infaillible et immuable, qu’excepté les choses que ce même décret
a voulu dépendre de notre libre arbitre, nous devons penser qu’à
notre égard il n’arrive rien qui ne soit nécessaire et comme
fatal, en sorte que nous ne pouvons sans erreur désirer qu’il
arrive d’autre façon » (art. 146 ; nous soulignons). Qu’est-ce qui,
concrètement, dépend entièrement de nous ? L’article 144 est
remarquablement silencieux sur ce point (il ne s’y trouve
aucune illustration, aucun exemple) ; il faut solliciter l’éclairage
du Discours de la méthode : la troisième maxime de la morale
par provision nous incite « à croire qu’il n’y a rien qui soit
entièrement en notre pouvoir que nos pensées » (AT, VI, 25) ;
thèse que commentera Descartes l’année suivante en écrivant :
« il ne me semble point que ce soit une fiction, mais une vérité,
qui ne doit point être niée de personne, qu’il n’y a rien qui soit
entièrement en notre pouvoir que nos pensées ; au moins en
prenant le mot de pensée comme je fais, pour toutes les
opérations de l’âme » (lettre à Reneri pour Pollot, avril-mai
1638, point 2, Alquié II, p. 51). Mais cette thèse n’est
manifestement pas compatible avec celle soutenue par
Descartes dans la lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645, que nous
citions plus haut : « La seule philosophie suffit pour connaître
qu’il ne saurait entrer la moindre pensée en l’esprit d’un
homme, que Dieu ne veuille et ait voulu de toute éternité
qu’elle y entrât. » La difficulté se resserre, sans être résolue.
On aura cependant noté que l’article 146 du traité des Passions,
pratiquement contemporain des lettres à Elisabeth que nous
avons évoquées, présente explicitement les actes du libre
arbitre comme des exceptions, voulues par Dieu, à la
préordination de sa Providence ; ce qui consonne avec l’article
152, où Descartes soutient que le libre arbitre « nous rend en
quelque façon semblables à Dieu en nous faisant maîtres de
nous-mêmes ». Cette inflexion (par rapport aux lettres à
Elisabeth) peut s’expliquer par la différence des contextes : du
point de vue métaphysique où se plaçait la discussion avec la
princesse, il faut soutenir que la Puissance de Dieu ne peut rien
laisser hors de sa Souveraineté ; du point de vue moral, où se
situent les articles 144-146 du traité des Passions, il faut
discriminer au plus près la zone propre où le libre arbitre peut
et doit jouer, et limiter symétriquement les « vains désirs » (art.
145) : c’est la condition pour obtenir « une entière satisfaction »
(art. 146).
Pour obtenir cette « entière satisfaction », Descartes propose
parfois une autre voie. C’est ainsi qu’il écrit à Chanut : « la
méditation de toutes ces choses [l’infinité de la puissance de
Dieu, l’étendue de sa providence, « l’infaillibilité de ses décrets,
qui, bien qu’ils ne troublent point notre libre arbitre, ne
peuvent néanmoins en aucune façon être changés »] remplit un
homme qui les entend bien d’une joie si extrême […] qu’il ne
craint plus ni la mort, ni les douleurs, ni les disgrâces, parce
qu’il sait que rien ne lui peut arriver, que ce que Dieu aura
décrété ; et il aime tellement ce divin décret, il l’estime si juste
et si nécessaire, […] que, même lorsqu’il en attend la mort ou
quelqu’autre mal, si par impossible il le pouvait changer, il n’en
aurait pas la volonté » (1er février 1647) . Cette position
[11]

semble pourtant difficile à fonder dans une philosophie pour


laquelle nous ne pouvons connaître les desseins de Dieu, et
paraît relever plutôt d’une inspiration religieuse irréductible au
strict domaine du démontré ; en témoignerait ce passage de la
lettre, que notre citation précédente omettait : « il ne désire plus
rien au monde, sinon que la volonté de Dieu soit faite » (ibid.),
où résonne clairement l’écho du Notre Père. Mais la phrase qui
suit rétablit l’équilibre : « Mais, s’il ne refuse point les maux ou
les afflictions, parce qu’elles lui viennent de la providence
divine, il refuse encore moins tous les biens ou plaisirs licites
dont il peut jouir en cette vie, parce qu’ils en viennent aussi »
(nous soulignons).
On le voit, la tentative cartésienne pour concilier la toute-
puissance divine et la liberté humaine est sans cesse menacée
de déséquilibre. Tantôt l’action divine (préordination) semble
annuler l’autonomie de l’action humaine (et même l’autonomie
de ses pensées) ; tantôt l’action humaine apparaît faire
exception à la toute-puissance de Dieu ; tantôt l’accent est mis
sur l’action technique qui nous permet de nous rendre « comme
maîtres et possesseurs de la nature » ; tantôt cette même action
humaine semble trouver son couronnement dans une
ratification du décret divin. La différence des perspectives
(métaphysique ou morale) ne suffit pas à expliquer de manière
entièrement satisfaisante ces hésitations, ou ces tâtonnements.
Mais ces derniers ne tiennent pas non plus à une insuffisance
propre au système cartésien, tout au contraire. Si nous avons
délibérément choisi de privilégier la réflexion cartésienne sur
ce problème, c’est qu’elle nous semble exemplaire de rigueur et,
si ce mot est convenable, d’honnêteté philosophique. Descartes
soutient fermement et sans équivoque les deux principes de la
toute-puissance divine et de la liberté humaine ; les difficultés
qu’il rencontre sont, à notre avis, celles que rencontrera toute
philosophie qui voudra pareillement concilier ces deux
principes, c’est-à-dire penser jusqu’au bout, de manière
strictement philosophique, l’action paradoxale d’un Dieu qui
voudrait créer des êtres indépendants de lui – comme s’il
pouvait effacer ce moment initial de dépendance qu’est la
création. La question radicale, c’est le P. Mesland qui la pose à
Descartes : comment Dieu aurait-il pu faire « que les créatures
ne fussent point dépendantes de lui » ? Question sans réponse,
et à laquelle, de fait, Descartes ne répond pas (fin de la lettre à
Mesland du 2 mai 1644).
On comprend mieux, dans ces conditions, la sévérité de Leibniz
envers Descartes. Citant longuement l’article 41 de la première
partie des Principes, Leibniz commente : « Ce passage de M.
Descartes […] m’a toujours paru étrange » (Discours
préliminaire à la Théodicée, § 69). Limiter, comme fait Leibniz,
la puissance de Dieu (qui ne peut pas faire l’impossible) et la
liberté humaine (réduite à la spontanéité interne), c’est aussi
dégager un espace où la créature ne dépend pas du créateur. Le
possible, l’essence en tant que possible, l’individualité concrète
de César ou de Sextus ne dépendent pas de la volonté divine ;
sans doute César ne se choisit-il pas lui-même, mais sa
configuration personnelle n’a pas non plus été choisie par Dieu.
L’action de Dieu et celle des créatures peuvent donc être, en
principe, distinguées : solution insatisfaisante, mais sur laquelle
il est possible, à la lumière des difficultés de la position
cartésienne, de porter un jugement plus favorable que nous ne
le faisions au début de cette section.

3 - Conséquences de l’existence de Dieu


pour l’existence humaine
La question à laquelle nous arrivons est, à bien des égards, la
question principale : quelle conséquence entraîne, pour notre
existence humaine, l’existence de Dieu ? Cette question se
dédouble immédiatement de la manière suivante : quelle
conséquence entraîne le fait de l’existence de Dieu, que ce fait
soit ou non connu ? Quelle conséquence entraîne la
connaissance, par l’homme, de l’existence de Dieu ? Nous ne
disons pas : la croyance en l’existence de Dieu, ce serait un
problème tout différent, un problème de psychologie et de
sociologie religieuses. Nous supposons donc, comme nous le
faisons depuis le début de ce chapitre troisième, que l’existence
de Dieu est connue et philosophiquement fondée.
Mais la première de ces deux questions se ramène en fait à celle
que nous avons traitée dans la section précédente : l’action
divine. Si l’on pose philosophiquement l’existence de Dieu, on
pose aussi son action, et la causalité (ou l’absence de causalité,
tout dépend du concept de Dieu que l’on a établi) que cette
action exerce sur la vie humaine. La question qu’il nous faut
traiter est donc la seconde : la prise de conscience, par l’homme,
de l’existence de Dieu.
Cette question, nous l’avons déjà rencontrée, avec Kant
notamment : la connaissance certaine de l’existence de Dieu
serait incompatible avec la moralité, et même avec une vie
véritablement humaine [12] ; l’approche indirecte de la
postulation est au contraire enracinée dans les exigences
mêmes de la vie morale. Par son mode d’assertion, l’existence
de Dieu est d’emblée prise dans le réseau des significations de
l’existence humaine ; l’existence de Dieu telle qu’elle est
postulée dans le kantisme n’est pas un élément étranger qu’il
faudrait intégrer à l’ordre d’une existence humaine qui ne
l’appellerait pas ; elle est au contraire en connexion intime avec
notre existence, elle a d’emblée et par définition un sens
(moral) pour nous. La question que nous posons dans ce
chapitre est donc a priori tranchée par la problématique de la
postulation, comme, d’une manière générale, par les
problématiques étudiées dans notre chapitre deuxième.
D’autres problématisations, et d’autres réponses, sont
évidemment possibles. On peut en effet penser que ce n’est pas
la connaissance certaine de Dieu, mais au contraire les
insuffisances de cette connaissance, qui troublent et altèrent
l’existence humaine. Un savoir plus exact quant à l’essence et à
l’existence divines libérerait la vie humaine des angoisses et
inquiétudes que provoque une représentation incorrecte ou
incomplète de Dieu. La connaissance de Dieu serait alors
productrice de sérénité ou de quiétude. Deux versions
symétriques et opposées de cette thèse sont alors possibles : ou
bien l’on pense que Dieu (les dieux) ne s’occupe(nt) en rien de
nos affaires, ce qui nous délivre de toute angoisse religieuse ou
théologique ; ou bien l’on pense que Dieu s’occupe
d’absolument toutes nos affaires, que nous sommes
entièrement dans la main de Dieu, ce qui nous délivre de toute
angoisse « mondaine », de tout souci quant au succès de nos
entreprises terrestres.
La première version est celle d’Épicure. La seconde est celle de
Fénelon. Ce n’est évidemment pas sans quelque malice que
nous rapprochons le philosophe matérialiste d’Athènes et
l’archevêque de Cambrai ; nous n’ignorons pas ce qu’un tel
rapprochement peut avoir d’artificiel ou de forcé ; aussi ne le
proposons-nous qu’à titre dialectique et provisoire. Le lecteur
jugera si ce rapprochement produit, ou non, quelque lumière.

Deux cas extrêmes : sérénité épicurienne et


quiétude fénelonienne

Théologie matérialiste et morale de la sérénité : Épicure


La religion fait le malheur de l’humanité, parce qu’elle nous fait
craindre les dieux ; cette crainte gâche l’existence des hommes,
et les conduit à des pratiques superstitieuses. La polémique
antireligieuse développée par Lucrèce dans son De rerum
natura est plus violente que celle pratiquée par Épicure (dans
les rares textes du moins qui aient été conservés de son œuvre
immense), mais elle est dans la logique de l’épicurisme. Pour
pouvoir atteindre le bonheur, il faut d’abord congédier la peur
des dieux (avant même la peur de la mort), c’est le premier
précepte donné par Épicure à son correspondant Ménécée :

En premier lieu, regardant le dieu comme un vivant


incorruptible et bienheureux, conformément à la notion
commune du dieu tracée en nous, ne lui attribue rien
d’opposé à son incorruptibilité ni d’incompatible avec sa
béatitude ; mais tout ce qui est capable de lui conserver la
béatitude avec l’incorruptibilité, pense qu’il le possède. Car
les dieux sont : en effet la connaissance qu’on en a est
évidente. Mais ils ne sont pas tels que la foule se les
représente ; car la foule ne garde pas intacte la notion
qu’elle en a. L’impie n’est pas celui qui rejette les dieux de la
foule, mais celui qui attache aux dieux les opinions de la
foule. Car ce ne sont pas des prénotions mais des
présomptions fausses que les assertions de la foule au sujet
des dieux. À partir de là viennent des dieux les plus grands
dommages et les plus grands avantages. Car, adonnés
continuellement à leurs propres vertus, ils accueillent leurs
semblables, considérant comme étranger tout ce qui n’est
pas tel.
Épicure, Lettre à Ménécée, § 123-124, traduction
Conche, p. 217-219
Épicure ne doute pas de l’existence des dieux : l’argumentation
précise par laquelle Épicure fondait cette certitude ne nous est
pas connue, et fait aujourd’hui encore l’objet de débats
complexes [13] . Le dieu n’est pas vu directement, il est perçu non
par les sens mais par l’esprit : « Subtile en effet est la nature des
dieux, et bien au delà de la portée de nos sens, à peine
perceptible même par l’esprit » (Lucrèce, op. cit., V, 148-149).
Mais, quelle que soit la manière dont on comprend le processus
cognitif qui nous fait connaître l’existence des dieux, il est sûr
que la notion de dieu est universellement présente chez les
hommes, notion non pas innée mais « tracée en nous » par la
nature, et qui renvoie à des dieux réels existant objectivement.
Ce qu’il faut d’abord, c’est critiquer les représentations
populaires qui ne gardent pas « intacte » cette notion naturelle.
Ce n’est pas qu’Épicure veuille protéger les dieux d’une
représentation dégradée : cela leur est, à vrai dire, tout à fait
indifférent ! C’est pour protéger les hommes qu’Épicure veut
purifier la représentation que nous avons des dieux. « À partir »
de ces conceptions, dit notre texte, « viennent des dieux les plus
grands dommages », si la représentation est incorrecte, « et les
plus grands avantages », si elle est correcte. « Viennent des
dieux » est une manière de parler : les dieux n’agissent pas dans
notre monde ; c’est l’opinion que nous avons des dieux, et non
les dieux eux-mêmes, qui peut nous faire du bien ou du mal
selon qu’elle est vraie ou fausse.
Épicure va donc esquisser une véritable physique des dieux. La
morale suppose la physique, c’est-à-dire la connaissance exacte
de la nature ; la théologie est une partie de la physique, parce
que les dieux sont matériels, comme toutes choses, comme
l’âme humaine ; si les dieux n’étaient pas matériels, ils
n’éprouveraient aucune sensation, et par conséquent aucun
plaisir, aucun bonheur, contrairement à la notion que nous en
avons qui nous les présente comme parfaitement heureux. Les
dieux sont composés d’atomes (vraisemblablement des plus
subtils des atomes, du genre de ceux qui composent notre âme)
comme tous les êtres ; mais ils jouissent, pour une raison
qu’Épicure ne précise pas, de l’incorruptibilité. Ils sont vivants,
ils sont donc pris dans un jeu complexe d’échanges atomiques
(ils perdent des atomes, ils en gagnent d’autres), comme tous les
vivants. Sans doute les espaces intercosmiques où ils vivent
sont-ils exactement équilibrés, de telle sorte que chaque perte
atomique soit rigoureusement compensée : leur visage se
renouvelle sans cesse, mais leur forme demeure intacte, dit
Lucrèce (De rerum natura, V, 1176).
Ils sont heureux et impassibles, et ne s’occupent de rien qui leur
soit extérieur, puisqu’ils n’ont besoin de rien : « L’être
bienheureux et incorruptible [le dieu] n’a pas lui-même de
souci et n’en cause pas à autrui ; de sorte qu’il n’est sujet ni à la
colère ni à la bienveillance : car tout ce qui est tel est le propre
d’un être faible » (Épicure, Maximes capitales, I ; voir aussi la
Lettre à Hérodote, § 76-77, traduction Conche p. 121-123). Les
dieux d’Épicure ne se soucient ni de la marche des astres, ni du
cours de la nature, ni, bien sûr, des folies humaines. Ils vivent
heureux, c’est tout. Ajoutons encore que, pour Épicure, les corps
de ces dieux ont la forme humaine, la plus belle des formes. Cet
anthropomorphisme peut nous paraître à juste titre assez
suspect ; nous verrons plus loin qu’il est peut-être moins naïf
qu’il n’y paraît. Au total, les dieux sont « les plus belles réussites
du hasard » (M. Conche, Épicure, Lettres et maximes, p. 48). La
physique explique les dieux, il n’y a donc pas besoin des dieux
pour expliquer la nature.
La physique d’Épicure explique en effet le monde et les choses
par le hasard (déviation initiale des atomes dans leur chute
rectiligne, chocs, rencontre) et la nécessité (quand des
conglomérats stables se sont formés, qu’une nature apparaît). Il
n’y a nulle place pour une Providence, pour une intervention
divine en général. Cette intervention des dieux dans le monde
est donc deux fois exclue : une fois pour des raisons physiques,
nous venons de le dire (l’explication rationnelle de la nature ne
fait pas intervenir une volonté divine comme principe
d’organisation du monde) ; une fois pour des raisons
théologiques, nous l’avons indiqué plus haut (il serait contraire
au plein bonheur des dieux d’avoir à s’occuper de faire tourner
les planètes, de faire pousser les oliviers, et d’intervenir dans
les caprices des hommes). Épicure rejette donc toute forme de
sollicitation adressée aux dieux (prières, culte, implorations,
pratiques divinatoires, sacrifices, etc.). Ces sollicitations sont
une impiété, elles méconnaissent la vraie nature des dieux. Et le
renoncement aux sollicitations rend l’homme à son bonheur :
s’il n’a rien à espérer des dieux, il n’a rien à en craindre non
plus, et c’est là l’essentiel. L’homme est renvoyé à son action,
réduite à elle-même, et donc libérée : « Il est sot de demander
aux dieux ce que l’on peut se procurer par soi-même » (Épicure,
Sentences vaticanes, 65). La théologie matérialiste fonde une
morale de la sérénité : car, par ailleurs, Épicure montre que la
mort n’est pas à craindre, qu’il est aisé de se procurer les biens
nécessaires à une vie heureuse, et que les maux de l’existence
sont supportables (ces trois principes s’ajoutant à celui
indiquant que les dieux ne sont pas à craindre forment
ensemble le tetrapharmakos ou « quadruple remède » contre le
malheur).
À quoi servent donc les dieux dans la pensée d’Épicure ?
Pourquoi n’est-il pas, plus simplement, athée ? Ce type de
question n’a guère de réponse : il y a tout lieu de penser
qu’Épicure croyait fermement à l’existence des dieux. Et ils ont
tout de même une utilité – sans l’avoir voulu : ils offrent un
modèle de la vie heureuse. Admirer la beauté et le bonheur des
dieux, c’est, d’une certaine manière, y participer ; cette
admiration prend volontiers une forme cultuelle : il y a quelque
chose comme une religion épicurienne, religion de fête et non
de sollicitations [14] . Aucun sentiment d’obligation dans ce
« culte », aucune frayeur, et encore moins de culpabilité : « Le
cri de la chair : ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir
froid. Celui qui a ces choses, et l’espoir de les avoir [de les
conserver] peut rivaliser en bonheur avec Zeus lui-même »
(Sentences vaticanes, 33) ; le culte des dieux, ce peut être de
participer au culte public et d’honorer les dieux de la cité
(c’était, semble-t-il, l’attitude personnelle d’Épicure) ; c’est de
participer aux fêtes, et même de les organiser, en se souvenant
du mot de Démocrite : « Une vie sans fêtes est une longue route
sans auberges » (fragment B. 230) ; mais c’est plus encore de
pratiquer la morale de la sérénité : en pratiquant mes
préceptes, écrit Épicure à Ménécée, « tu vivras comme un dieu
parmi les hommes ; car il ne ressemble en rien à un vivant
mortel, l’homme vivant dans des biens immortels » (§ 135).
La facilité avec laquelle, semble-t-il, Épicure pratique le culte
traditionnel a une autre signification encore. Il s’agit d’abord de
se démarquer de la nouvelle théologie savante et intellectuelle
connue sous le nom de « théologie astrale ». Les écoles
platoniciennes et aristotéliciennes véhiculaient l’idée que les
astres sont des dieux, que leur mouvement circulaire est un
mouvement parfait, signe qu’ils sont intelligents et respectent
une Nécessité implacable. Pour Épicure, ces dieux astraux sont
encore plus abominables que les dieux de la religion populaire :
tout dépend d’eux, et en plus ils sont inflexibles ! La crainte
qu’inspirent les dieux populaires est toujours mêlée d’un vague
(et superstitieux) espoir de les fléchir (par des sacrifices, des
prières, etc.) : misérable espoir, sans doute, mais qui vient tout
de même atténuer l’épouvantable crainte des dieux. Avec la
religion astrale, ce mince refuge disparaît : la nécessité ne se
laisse ni persuader ni fléchir, et cette théologie astrale, sous ses
dehors scientifiques, est plus désespérante que n’importe quelle
divagation des prêtres.
La lutte d’Épicure contre la théologie astrale prendra deux
formes : montrer, en physicien, que les astres ne sont que
matière sans rien de divin ; soutenir, en moraliste, que les dieux
de la mythologie populaire sont, à tout prendre, préférables aux
dieux-astres de la nouvelle théologie. Ce second point seul nous
retient ici :
Mieux vaudrait, en effet, suivre le mythe sur les dieux que de
s’asservir au destin des physiciens : car avec l’un se dessine
l’espoir de fléchir les dieux en les honorant, mais l’autre ne
comporte qu’une inflexible nécessité.
Épicure, Lettre à Ménécée, § 134, traduction Conche, p.
225

Absolument parlant, il vaux mieux ne suivre ni « les


physiciens » (les tenants platonico-aristotéliciens de la théologie
astrale) ni « le mythe sur les dieux » (la superstition populaire) ;
la juste voie est celle d’Épicure ; mais, à tout prendre, le
moindre mal est le mythe sur les dieux parce qu’il préserve
mieux notre sérénité : « le trouble le plus grand pour les âmes
des hommes a son origine dans le fait d’opiner que ces corps
[célestes, les astres] sont bienheureux et impérissables et qu’ils
ont en même temps des volontés, des actions et des causations
contraires à ces qualités » (Lettre à Hérodote, §81, p. 123). Et
c’est peut-être dans le contexte de cette polémique contre la
théologie astrale qu’il faut interpréter la thèse épicurienne sur
la forme humaine des dieux : loin d’exprimer un
anthropomorphisme assez naïf, cette thèse serait une arme
contre les « physiciens ». Les astres ne sont pas des dieux, mais
de vulgaires boules de feu aggloméré ; les dieux, quant à eux,
sont aussi beaux que peuvent l’être des hommes [15] .
L’atomisme épicurien garde en théologie toute sa vertu
apaisante : aucun dieu n’a voulu ce qui nous arrive, et le
tétrapharmakos nous garantit que la vie heureuse est à notre
portée. « Enfin […] la religion, vidée de ses craintes, de son
poids d’obligations, et de sa mentalité mercantile, rejoint les
raffinements désintéressés du pur amour : le “quiétisme”
exprim[e] ce “repos” de l’âme, délivrée du souci de son salut » :
le rapprochement entre sérénité épicurienne et repos quiétiste
vient spontanément sous la plume de G. Rodis-Lewis quand elle
veut caractériser la libre religion du philosophe du Jardin
(Épicure et son école, p. 149).

Théologie de l’amour de Dieu et morale de la quiétude :


Fénelon
Des controverses théologiques du XVIie siècle, on connaît en
général la querelle de la grâce qui dressa les jansénistes et
Pascal contre leurs adversaires ; on connaît beaucoup moins
fréquemment une autre querelle, non moins importante du
point de vue historique et religieux, et d’une portée
philosophique plus considérable que la précédente : la querelle
du pur amour. « Dans le Traité de l’amour de Dieu, François de
Sales présente en 1616 une véritable métaphysique de la prière
et, avec elle, la querelle du pur amour occupe, désormais, le
premier plan des “actualités religieuses”. L’affaire du quiétisme
au temps de Mme Guyon et de Fénelon n’apparaît plus comme
un épisode des dernières années du siècle mais comme le
chapitre le plus long et le plus retentissant d’une histoire qui
coïncide avec celle de la spiritualité en France depuis le début
du règne de Louis XIII » (H. Gouhier, Blaise Pascal, conversion et
apologétique, p. 9). Cette querelle complexe et même
compliquée tourne autour d’une question précise : l’homme
peut-il aimer Dieu d’un pur amour, c’est-à-dire d’un amour
absolument désintéressé ? Pour radicaliser la question, on peut
aller jusqu’à demander si l’homme peut aimer Dieu au point de
négliger le souci de son propre salut, au point de désirer sa
propre damnation au cas où Dieu le voudrait ainsi. C’est
évidemment une « supposition impossible », une expérience de
pensée ou un raisonnement à la limite (car personne ne peut
savoir s’il sera sauvé ou damné, et je serais impie de penser que
Dieu veuille ma damnation) ; mais, cette supposition faite, il
faut répondre que l’âme animée d’un pur amour de Dieu
voudrait alors sa propre damnation.
Ces questions spirituelles ne sont pas aussi loin de la
philosophie qu’on pourrait le croire. Le Traité de l’amour de
Dieu de saint François de Sales n’est évidemment pas un traité
de philosophie, il ne peut avoir de vérité (s’il en a) que pour un
croyant ; mais il a un sens philosophique en tant qu’il élabore
une pensée cohérente de l’amour et de la volonté. À bien des
égards, ce texte remarquable nourrira toute la querelle du pur
amour, et Fénelon s’y réfère sans cesse. Philosophique, la
querelle l’est davantage encore avec Fénelon, « philosophe » à
sa manière, comme nous l’avons vu plus haut. Elle l’est encore,
par la bande mais fortement, dans l’intérêt jamais démenti
qu’elle inspirera à Leibniz, ainsi qu’à Malebranche et, plus tard,
à Schopenhauer. C’est que des questions essentielles sont ici
touchées, et notamment celle de la volonté dans son rapport
avec le moi.
Sous son aspect religieux, le quiétisme français (car il existe
aussi un quiétisme espagnol d’inspiration assez différente) [16]
est la doctrine selon laquelle l’âme aimant Dieu d’un amour pur
et totalement désintéressé est parfaitement sereine dans une
passivité qui laisse Dieu seul agir. Cette doctrine sera
condamnée par les autorités ecclésiastiques : c’est le célèbre
conflit qui opposera Bossuet, hostile au quiétisme, à Fénelon,
favorable sinon au quiétisme du moins à la personne de Mme
Guyon, figure centrale du quiétisme français.
Cette querelle brasse deux questions philosophiques
importantes : est-il possible d’aimer autrui (Dieu, en
l’occurrence) de manière totalement désintéressée ? Est-il
possible et souhaitable de renoncer à sa volonté propre pour
laisser la volonté d’un autre (Dieu, en l’occurrence) la mouvoir
à sa guise ? Ces deux questions que nous distinguons n’en font
qu’une pour Fénelon : pour lui, « l’amour pur n’est possible que
si le vouloir divin est substitué au vouloir créé » (F. Varillon,
Introduction à Fénelon, Œuvres spirituelles, p. 20 ; cf. p. 48 sq., p.
117). Dieu est Être pleinement, nous l’avons vu [17] , il est plein
Amour et Volonté parfaite ; ainsi pour l’aimer véritablement il
faut s’en remettre absolument à lui, en renonçant à toute visée
personnelle. Fénelon distingue cinq sortes d’amour de Dieu. On
peut aimer Dieu 1) pour en obtenir des avantages, c’est un
amour servile et bas ; 2) parce qu’il est notre vrai Bien : c’est un
amour de concupiscence, malgré l’aspect beaucoup moins
grossier que dans la sorte précédente ; 3 & 4) suivent deux
sortes d’amour assez difficiles à bien distinguer, où se mêlent
l’intérêt, comme dans les nos 1 et 2, et déjà un début de
désintéressement comme dans le n° 5 : dans le n° 3 l’intérêt
l’emporte, c’est l’amour d’espérance ; dans le n° 4 le
désintéressement l’emporte, c’est l’amour de charité mélangé ;
5) enfin, le n° 5 est le pur amour, pleinement désintéressé. Ce
pur amour ne veut plus rien que « la volonté de Dieu », quelle
qu’elle soit ; la volonté s’abandonne à Dieu, ce qui veut dire
qu’elle s’abandonne tout court, qu’elle se délaisse voire se
détruit comme volonté, ainsi que l’indique ce beau et fort texte
de saint François de Sales :

Il est fort malaisé de bien exprimer cette extrême


indifférence de la volonté humaine qui est ainsi réduite et
trépassée en la volonté de Dieu : car il ne faut pas dire, ce
me semble, qu’elle acquiesce à celle de Dieu, puisque
l’acquiescement est un acte de l’âme qui déclare son
consentement ; il ne faut pas dire non plus qu’elle accepte ni
qu’elle reçoit, d’autant que accepter et recevoir sont de
certaines actions qu’on peut en certaine façon appeler
actions passives, par lesquelles nous embrassons et prenons
ce qui nous arrive ; il ne faut pas dire aussi [non plus] qu’elle
permet, d’autant que la permission est une action de la
volonté, et par conséquent un certain vouloir oisif qui ne
veut voirement [d’une manière vraie] rien faire, mais veut
pourtant laisser faire. Il me semble donc plutôt, que l’âme
qui est en cette indifférence et qui ne veut rien, ains [mais
au contraire] laisse vouloir à Dieu ce qu’il lui plaira, doit être
dite avoir sa volonté en une simple et générale attente ;
d’autant qu’attendre ce n’est pas faire ou agir, ains
demeurer exposé à quelque événement. Et si vous y prenez
garde, l’attente de l’âme est vraiment volontaire, et toutefois
ce n’est pas une action, mais une simple disposition à
recevoir ce qui arrivera ; et lorsque les événements sont
arrivés et reçus, l’attente se convertit en consentement ou
acquiescement, mais avant la venue d’iceux, en vérité l’âme
est en une simple attente, indifférente à tout ce qu’il plaira à
la volonté divine d’ordonner.
Saint François de Sales, Traité de l’amour de Dieu, liv.
IX, chap. XV, « Pléiade », p. 803

Les paradoxes du renoncement à la volonté sont exactement


décrits par ce texte, qui pourrait s’appliquer à bien d’autres
formes de renoncement que celle, religieuse et spirituelle, ici
envisagée. Comment arriver à la passivité du vouloir ?
Comment ne plus vouloir ? Comment atteindre l’indifférence ?
Fénelon thématisera ces idées en termes de propriété et de
désappropriation [18] . L’âme est toujours propriétaire, dans
l’ordre spirituel (s’approprier ses propres progrès, par exemple)
comme dans l’ordre terrestre. Le Moi est d’abord possession de
soi. Le pur amour serait un amour désapproprié, un amour où
l’âme se désapproprierait d’elle-même, où le Moi se
déposséderait ou se déposerait ; c’est à cette condition que
l’amour peut être désintéressé, indifférent à tout ce qui peut
arriver. L’amour ainsi conçu est le contraire de l’avarice, qui
n’est qu’un autre nom de l’amour-propre. Nos activités
(personnelles, sociales, etc.) sont toujours marquées par
l’amour-propre ; il faut donc renoncer à l’activité – mais non
pas à l’action ; l’inaction serait paresse, et les textes de Fénelon
démentent l’assimilation souvent faite (par Leibniz,
notamment !) entre quiétisme et inaction [19] :

La liberté fondée sur le vrai renoncement à soi-même est un


assujettissement perpétuel aux signes de la volonté de Dieu,
qui se déclare en chaque moment ; c’est une mort affreuse
dans tout le détail de la vie, et une entière extinction de
toute volonté propre, pour n’agir et pour ne vouloir que
contre la nature. […] En retranchant ces retours inquiets et
intéressés d’amour-propre, c’est de s’appliquer à une
vigilance simple et de pur amour qui ne donne jamais rien à
la paresse ni à l’inquiétude de la nature ; car la nature est
tout entière inquiète et paresseuse, elle s’agite beaucoup, et
ne travaille point de suite régulièrement. Le pur amour veille
pour la faire agir, sans se tourmenter, et c’est dans cette
action fidèle et tranquille que le pur amour est sans
présomption.
Fénelon, Lettre à Madame de Maintenon, 20 novembre
1693 (in Œuvres spirituelles, p. 41)

« La nature est tout entière inquiète et paresseuse » : formule


très remarquable, qui renvoie l’activité (l’activisme, presque)
du côté de la paresse et de l’inquiétude, d’une agitation
irrégulière et sans vrais fruits ; par opposition, la quiétude de
l’âme consciente de faire la volonté de Dieu, renonçant à tout
amour-propre et à tout vouloir propre, pratiquant
« l’involonté » (lettre à Mme Guyon, 16 avril 1689 ; ce mot est
d’ailleurs de Mme Guyon elle-même), est compatible avec une
véritable action. Passivité et « sainte indifférence » libèrent
l’homme, désapproprié de soi, et lui rendent possible la
véritable action, qui est, à la limite, celle de Dieu lui-même. La
scrupulosité, la crainte, les embarras de l’âme, les tourments
psychiques, tous ces affects négatifs qui, selon Épicure et
Lucrèce, rongent l’âme religieuse, sont par là même balayés. La
sérénité qu’Épicure trouvait dans la certitude que les dieux ne
s’occupent pas de nous, Fénelon la trouve dans la certitude que
sa volonté a enfin atteint l’état passif accompli où la volonté de
Dieu s’est substituée à elle, où elle s’est même éteinte (« entière
extinction de toute volonté propre »), où l’amour s’est purifié de
tout ce qui pouvait rester d’attachement « propriétaire » à soi.
Qu’importe alors ce qui arrive [20] ! La quiétude est atteinte.
Mais l’action est-elle compatible avec la quiétude ? Question
décisive, à laquelle Leibniz répond fermement par la négative :
ses conceptions physiques de la force, sa conception
métaphysique de la substance, sa doctrine des petites
perceptions, sa philosophie morale et jusqu’à l’esquisse de
philosophie de l’histoire que l’on trouve chez lui récusent l’idéal
de quiétude. Un texte des Nouveaux Essais fait un vibrant éloge
de l’inquiétude, « petite douleur inaperceptible » qui nous
permet de « jouir de l’avantage du mal sans en recevoir
l’incommodité » (liv. II, chap. XX, § 6, Garnier-Flammarion p.
130 ; voir aussi liv. II, chap. XXI, § 34-42, p. 145-153) : cet
avantage du mal, c’est bien sûr de nous mettre en mouvement,
de nous faire agir. Le véritable amour est toujours « in-quiet »,
parce qu’il est désir, mouvement, activité. La substance selon
Leibniz ne saurait jamais être sans action, au moins
commençante et esquissée ; et la notion d’indifférence, en
quelque sens que ce soit, est constamment dénoncée par
Leibniz comme une illusion. Anti-quiétisme résolu, donc, pour
des raisons aussi bien morales que métaphysiques.
Pourtant Leibniz reprend à son compte le vocabulaire du pur
amour : volonté d’accommoder à sa philosophie, autant que
faire se peut, les expressions à la mode ; hommage à Fénelon, à
qui Leibniz ne marchande pas son estime ; et surtout, décision
métaphysique : il faut agir dans un monde que nous savons être
le meilleur des mondes possibles : « nous pouvons être assurés
par cette même raison que les choses sont faites d’une manière
qui passe nos souhaits. Dieu étant aussi la plus parfaite et la
plus heureuse et par conséquent la plus aimable des
substances, et l’amour pur véritable consistant dans l’état qui
fait goûter du plaisir dans les perfections et dans la félicité de ce
qu’on aime, cet amour doit nous donner le plus grand plaisir
dont on puisse être capable, quand Dieu en est l’objet »
(Principes de la nature et de la grâce, § 16 ; cf. aussi § 18 et
Monadologie, § 90). « Prendre plaisir à la félicité de ce qu’on
aime » : c’est la définition de l’amour que Leibniz a toujours (et
infructueusement) proposée pour mettre fin à la querelle
quiétiste. Ce qui nous importe ici est la transposition du thème
religieux du pur amour dans le cadre de l’optimisme
métaphysique de Leibniz. Pour être juste et raisonnable,
l’amour doit être proportionné à son objet (rien de romantique
ni de passionnel dans la conception leibnizienne de l’amour !) ;
et la « connaissance de cette grande vérité que Dieu agit
toujours de la manière la plus parfaite […] est […] le fondement
de l’amour que nous devons à Dieu » (Discours de métaphysique,
§ 4 ; nous soulignons connaissance : l’amour de Dieu n’est pas
un effet de sa grâce ou une réponse à son amour prévenant,
c’est une conséquence de la connaissance que je prends de sa
perfection ; cf. § 32) ; s’il faut aimer ce que Dieu veut, ce n’est
pas parce qu’il l’a voulu, mais parce qu’il a voulu le meilleur. Il
faut donc être satisfait ; mais « j’entends cet acquiescement
quant au passé. Car, quant à l’avenir, il ne faut pas être
quiétiste ni attendre ridiculement à bras croisés ce que Dieu
fera » (ibid.) : la distinction des temps nous porte à l’opposé des
formules de saint François de Sales ou de Fénelon (mais peut-
être pas à l’opposé de leur pensée profonde). Il faut acquiescer
au passé, en être même « véritablement satisfait » ; mais il faut
travailler au futur : car acquiescer au futur n’a absolument
aucun sens, puisque personne ne sait ce que Dieu fera. Quand il
l’aura fait, ce sera bien, et alors on pourra dire « qu’importe ! ».
Mais il serait inadmissible de dire « qu’importe ! » à propos de
l’avenir. Renoncer à agir, renoncer à soi sont choses
métaphysiquement impossibles et moralement suspectes.
Il est curieux mais au fond logique que Schopenhauer, que tout
oppose à Leibniz, se soit lui aussi référé à Fénelon et à Mme
Guyon – pour exploiter leur pensée dans un sens anti-
leibnizien [21] . Le quiétisme, c’est, dans cette lecture, le
renoncement au Vouloir-vivre, à l’individualité, au corps, c’est
l’ascétisme, c’est la doctrine des Védas, simplement habillée
d’un vêtement chrétien. Sans entrer dans une discussion qui
supposerait un examen précis des thèses de Schopenhauer, on
notera qu’en effet les thèmes du renoncement, de la
désappropriation et de l’involonté peuvent être assez
facilement interprétés dans le sens du « pessimisme »
schopenhauerien – lequel est aussi une doctrine de la quiétude.
L’ambiguïté philosophique du quiétisme (nous entendons ici
cette notion en un sens très large, en y incluant Fénelon) se
reconnaît à la contradiction des lectures dont il est susceptible
(Leibniz, Schopenhauer). Son intérêt philosophique tient à sa
tentative de penser la paix de l’âme comme abandon à Dieu,
renoncement à la différence du soi, délaissement de sa propre
volonté, passivité voulue et néanmoins agissante.
Peut-on tirer une conclusion de notre parallèle entre Épicure et
Fénelon ? Les différences éclatent : la théologie d’Épicure est
fondée sur une physique matérialiste, celle de Fénelon sur les
dogmes de la foi chrétienne. Sur un point toutefois, ces
doctrines se rencontrent : la pensée de Dieu peut être
libératrice si elle nous arrache aux représentations courantes,
aux « opinions de la foule » liées à la crainte des châtiments ou
à la peur de l’Enfer. Épicure tire sa sérénité de ce qu’il sait que
les dieux ne s’occupent pas de nous ; Fénelon tire sa quiétude
de ce qu’il renonce à s’occuper de lui-même, et qu’il s’en remet
à la volonté de Dieu. Attitudes contradictoires, mais qui ont en
commun d’exclure que Dieu ou les dieux s’occupe(nt) des
hommes à la façon des hommes. Dieu est séparé de moi, ou, au
contraire il vit au cœur de mon intimité désappropriée : dans
les deux cas le conflit ou plutôt la rivalité avec lui est chose
impossible. La volonté est rendue à elle-même ou abîmée en
Dieu, mais elle échappe au tourment d’avoir à se fixer une ligne
de conduite envers Dieu ou les dieux. Ainsi naît la sérénité ou la
quiétude.

« Se rendre semblable à la Divinité »


Les deux cas que nous venons d’évoquer sont, d’une certaine
manière, paradoxaux. Il est vrai que nous les avons présentés
d’une manière en partie incomplète : car la sérénité
épicurienne ou la quiétude fénelonienne signifient aussi
quelque chose comme une assimilation à Dieu. Être impassible,
c’est aussi, en quelque sorte, être divin, autant qu’il est possible
à l’homme. Le thème de l’imitation de Dieu est explicite chez
Épicure ; il l’est aussi, en un sens très différent, chez saint
François de Sales ou Fénelon.
Ce thème est fort ancien, et il appartient de plein droit à la
philosophie : ce n’est en effet pas dans le contexte d’une
religion révélée qu’il apparaît, mais dans le cadre du
platonisme. Il n’est bien sûr pas douteux que ce thème a des
racines religieuses, et que Platon en propose une transposition
philosophique. Mais, tel qu’il est élaboré par Platon, il est
indépendant de toute croyance religieuse positive. Partons du
texte canonique du Théétète, que nous reproduisons avant de le
commenter. C’est Socrate qui parle :

Il n’est possible toutefois, Théodore, ni que le mal s’abolisse,


car il est forcé qu’il y ait toujours quelque chose qui soit à
l’encontre du bien, ni qu’il ait chez les Dieux son siège ; mais
c’est nécessairement à l’entour de la nature mortelle qu’il
circule, ainsi que du monde d’ici-bas. Aussi faut-il, le plus vite
possible, s’enfuir d’ici vers là-bas. Or, la fuite consiste à se
rendre, dans la mesure du possible, semblable à la Divinité ;
et se rendre semblable à elle, c’est être devenu juste et pieux
avec l’accompagnement de la pensée. […] Mais la vérité, la
voici. La Divinité n’est, sous aucun rapport et d’aucune façon,
injuste : elle est, au contraire, suprêmement juste, et rien ne
lui ressemble plus que celui d’entre nous qui, de son côté,
est devenu le plus juste qu’il le peut.
Platon, Théétète, 176 a-c (trad. Robin retouchée,
« Pléiade », II, p. 135-136)

Ce texte se situe dans une grande parenthèse (de 172 c à 177 c)


consacrée à la vie philosophique : « se rendre semblable à la
Divinité », c’est donc vivre vraiment en philosophe. « Se rendre
semblable », il faudrait presque dire « se faire semblable »,
traduit le substantif grec homoiôsis, qui ne peut être
correctement traduit par aucun substantif français :
« imitation » désigne une activité trop extérieure, et trop
connotée par des idées de fausseté ou d’apparence ;
« assimilation » est trop fort, et semble impliquer une fusion
avec la Divinité ; le terme homoiôsis signifie littéralement :
« activité consistant à se rendre semblable à » ; nous nous
permettrons, par pure commodité, de l’utiliser tel quel, sans le
traduire. À quoi, à qui faut-il se rendre semblable ? Théo, écrit
Platon, que l’on peut traduire par « à Dieu », « au dieu », « à la
Divinité ». Traduire par « à Dieu » (comme le fait A. Diès chez
Budé) christianise trop Platon et implique un monothéisme que
la phrase précédente dément (« ni qu’il ait chez les Dieux son
siège » : nous soulignons le pluriel) ; « au dieu » présente, de
manière atténuée, le même inconvénient ; « à la Divinité »
(nous avons gardé la majuscule de Robin) est sans doute la
meilleure traduction, ou du moins la moins mauvaise. Il nous
arrivera cependant, pour varier l’expression, de parler
d’« imitation » ou de « Dieu », mais aux sens que nous venons
de préciser.
Cette discussion peut paraître pointilleuse : elle ne l’est pas. Le
sens du texte change évidemment selon le statut que l’on
accord à ce théos auquel il faut se rendre semblable. Platon ici
ne nous parle pas d’une Imitation de Jésus-Christ, comme le fera
le christianisme, mais d’un « se rendre semblable à la Divinité »,
la Divinité étant conçue d’abord en termes de justice : « La
Divinité n’est, sous aucun rapport et d’aucune façon, injuste :
elle est, au contraire, suprêmement juste, et rien ne lui
ressemble plus que celui d’entre nous qui, de son côté, est
devenu le plus juste qu’il le peut. » Pour ressembler à la
Divinité, il ne faut nullement essayer de savoir ce que cette
Divinité attend de nous (nous sommes très loin du « Que ta
volonté soit faite ») ; il ne faut pas davantage s’instruire dans un
texte sacré ou une tradition dogmatique de l’essence et des
attributs de la Divinité, afin de les imiter. Il faut, simplement,
devenir juste. Ce thème est central chez Platon, et ne doit pas
être interprété en un sens purement moral. Le Gorgias donne
en effet un fondement cosmologique à la justice :

Les sages, Calliclès, affirment que le ciel et la terre, les dieux


et les hommes, sont liés ensemble par l’amitié, le respect de
l’ordre, la modération et la justice, et pour cette raison ils
appellent l’univers [to pan : le tout] l’ordre des choses
[kosmos], non le désordre ni le dérèglement. Tu n’y fais pas
attention, je crois, malgré toute ta science, et tu oublies que
l’égalité, je veux dire l’égalité géométrique, est toute-
puissante parmi les dieux comme parmi les hommes. Tu es
d’avis qu’il faut travailler à l’emporter sur les autres : c’est
que tu négliges la géométrie.
Platon, Gorgias, 507 e-508 a (trad. Croiset retouchée,
Budé, p. 198)

La justice n’est pas une convention humaine, elle est l’ordre,


fondamental et objectif, des choses terrestres et célestes,
humaines et divines. Platon la décrit en termes d’« égalité
géométrique », c’est-à-dire d’égalité proportionnelle : par
opposition à l’égalité arithmétique (selon laquelle chacun reçoit
la même chose que son voisin), l’égalité géométrique attribue
les biens selon la valeur de celui qui les reçoit : chacun est traité
selon ce qu’il est et ce qu’il vaut (cette idée anime le mythe final
du Gorgias concernant le jugement dernier : chacun sera jugé
selon sa vraie valeur, sans faux-fuyant possible). Les dieux
mêmes sont soumis à cette justice (« l’égalité, je veux dire
l’égalité géométrique, est toute-puissante parmi les dieux
comme parmi les hommes ») : ce thème a une évidente portée
critique, dirigée contre la religion populaire qui veut flatter les
dieux pour les fléchir ; pour Platon les dieux sont
incorruptibles, leur justice ne saurait se laisser fléchir (Lois, X,
905 d-907 b). Se rendre semblable aux dieux, ce sera donc
s’accorder, comme ils le font eux-mêmes, à l’ordre du Cosmos, à
l’égalité géométrique. Ce sera reproduire en soi cet ordre
objectif, non par une imitation extérieure, mais par la culture
intérieure du sens du Bien ; ce sera régler son âme, ce sera
ordonner son discours intérieur comme son discours extérieur.
C’est à une véritable conversion que Socrate appelle Calliclès
dans le Gorgias, ou Théétète et Théodore dans le Théétète. Cette
conversion est divinisation de l’homme : « Dès lors, le
philosophe au moins, ayant commerce avec quelque chose de
divin et de bien réglé, devient un être bien réglé et, dans la
mesure où c’est possible à l’homme, un être divin » (République,
VI, 500 c-d) [22] .
A ce thème essentiel, notre texte du Théétète ajoute l’idée de
fuite ou d’évasion : « Aussi faut-il, le plus vite possible, s’enfuir
d’ici vers là-bas. » On peut, bien sûr, lire dans cette notion de
fuite un mépris du monde et du corps, un « désengagement »
coupable et d’ailleurs illusoire, voire une volonté de mort. Ce ne
serait pas comprendre Platon, même si certains textes (dans le
Phédon par exemple) semblent autoriser ce type de lecture.
Notre texte définit en effet précisément cette étrange « fuite » :
« la fuite consiste à se rendre, dans la mesure du possible,
semblable à la Divinité ». Il s’agit d’une fuite qui ne nous fait
pas quitter ce qui est fui (le monde d’ici-bas), mais qui nous fait
y vivre autrement. « Fuir hors du monde », ce n’est pas quitter
le monde, ce n’est pas mourir, mais c’est vivre et habiter le
monde comme si nous étions des Dieux ou du moins semblables
aux Dieux ; voilà pourquoi Platon ajoute un essentiel « dans la
mesure du possible » : ce travail d’homoiôsis théô ne peut
jamais être parachevé, il est toujours à reprendre et à
approfondir, c’est un exercice sans fin. L’homme n’est pas dieu,
il ne peut se rendre semblable à lui que dans une certaine
mesure.
Ainsi compris, le thème de l’homoiôsis théô a une portée
philosophique considérable : la Divinité peut jouer le rôle de
modèle à « imiter » dans le cadre d’une conception
philosophique du Divin. Il est d’ailleurs bien remarquable que
Platon ne se soucie pas de choisir entre polythéisme et
monothéisme : il parle les deux langages comme s’ils étaient
équivalents (Aristote et les stoïciens ne procéderont pas
autrement), et de fait, dans sa perspective, ils le sont. Il ne s’agit
pas en effet de dénombrer des Dieux (un, ou plusieurs, et si
plusieurs, combien) pour leur rendre un culte intéressé ; il
s’agit de se rendre semblable à eux, c’est-à-dire de mettre de
l’ordre dans son âme, ses discours et sa vie. Cela n’empêche
nullement Platon de se soucier de régler le culte extérieur (dans
les Lois), pour des raisons « politiques » au grand sens du terme.
Ce thème philosophique de l’homoiôsis théô traverse toute la
pensée antique ; nous ne pouvons évidemment en suivre toutes
les modifications et les reprises. Nous nous arrêterons
cependant sur deux grandes occurrences du thème, chez
Aristote et chez Plotin : leur intérêt propre, leur influence sur la
pensée occidentale et arabo-musulmane justifient
suffisamment ce choix.
Nous pensons, avec Pierre Aubenque, que la question du divin
est centrale dans la métaphysique comme dans l’éthique
aristotéliciennes. L’homme est séparé de Dieu, et le Dieu
d’Aristote, contrairement à celui de Platon, n’est pas une
Providence qui se préoccuperait des hommes. Dieu est
perfection, parce qu’il est acte pur, premier moteur immobile,
pensée de la pensée ; alors que l’homme est acte mêlé de
puissance, être mû et périssable, pensée discursive d’objets
extérieurs. Pourtant, à sa manière, l’homme est aussi dieu : un
« dieu mortel », aurait dit Aristote d’après le témoignage de
Cicéron (De finibus, II, 13, 40, Budé, I, p. 80), c’est-à-dire non pas
un dieu qui se serait dégradé en mortel, mais plutôt un mortel
qui peut se diviniser autant qu’il est possible [23] . Le texte décisif
ici se trouve dans l’Éthique à Nicomaque :

Si donc l’intellect est quelque chose de divin par


comparaison avec l’homme, la vie selon l’intellect est
également divine par comparaison avec la vie humaine. Il ne
faut donc pas écouter ceux qui conseillent à l’homme, parce
qu’il est homme, de ne penser les choses qu’à la manière
des hommes, et, parce qu’il est mortel, de ne les penser qu’à
la manière des mortels ; mais l’homme doit, dans la mesure
du possible, s’immortaliser, et tout faire pour vivre selon la
partie la plus noble qui est en lui.
Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177 b-1178 a
(trad. Tricot modifiée, Vrin, p. 512-514)

L’intellect est divin parce qu’il nous permet de contempler les


choses divines, contemplation qui nous procure un bonheur
bref et intense, semblable à celui que nous donne un simple
coup d’œil jeté sur le bien-aimé (Parties des animaux, I, 5, 644 b
30-35). C’est le premier aspect de l’homoiôsis théo : la
contemplation, la vie selon l’intellect. Mais la « vie selon
l’intellect » ne recouvre pas la totalité du vivre. Il y a une
tension de l’éthique aristotélicienne (bien soulignée dans
l’article de Rodier évoqué dans le chapitre bibliographique), qui
cherche le bien proprement humain tantôt dans la
contemplation (la vie théorétique), tantôt dans l’action (la vie
pratique). Or, chacun de ces deux pôles peut être interprété
comme homoiôsis théô. L’originalité d’Aristote est dans cette
double orientation de l’homoiôsis théô. Examinons
successivement ces deux aspects.
Imiter Dieu ou le divin, c’est d’abord contempler les choses
célestes, les astres, et, autant que faire se peut, les dieux. « Sur
les premières [les substances éternelles], si élevées et divines
qu’elles soient, nous ne nous trouvons posséder qu’une somme
bien mince de connaissances. […] Pour les êtres éternels, les
pauvres connaissances que nous en atteignons nous apportent
cependant, en raison de l’excellence de cette contemplation,
plus de joie que toutes les choses qui nous entourent, tout juste
comme un coup d’œil fugitif et partiel sur des personnes aimées
nous donne plus de joie que la connaissance exacte de
beaucoup d’autres choses, si considérables qu’elles soient »
(Parties des animaux, I, 5, trad. Le Blond, p. 117). Cette
contemplation n’est pas étude laborieuse, mais au contraire
activité immanente : « la “vie contemplative” n’est en aucune
façon la “vie d’étude” ou la “vie de découverte de la vérité” : on
pourrait même dire que l’idéal, pour le contemplatif
aristotélicien – et cet idéal, le Dieu d’Aristote le réalise – ce
serait de ne jamais étudier et de ne jamais découvrir pour
consacrer tout son temps à “regarder” : la “vie contemplative”,
conformément à l’étymologie du mot, est bien une “vie de
spectateur”, de spectateur des réalités divines enfin connues,
autant que l’homme peut les connaître » [24] . Mais l’homme ne
peut pas contempler de manière continue, pas plus qu’il ne peut
ressentir du plaisir de façon ininterrompue : la cause en est « la
fatigue » (Éthique à Nicomaque, X, 4, 1175 a 1-5, p. 497, et X, 7,
1177 b 20, p. 512), qui est le signe anthropologique de notre
finitude, de la résistance en nous de la puissance à l’acte, de la
résistance de la matière à la forme. Symétriquement, Dieu
pourrait être défini comme le vivant qui ne se fatigue jamais
(cf. Métaphysique, XII, 9, 1074 b 25, p. 700-701). Dieu, nous
l’avons vu [25] , n’est pas simple puissance de penser, mais
pensée éternellement en acte : « l’Intelligence suprême se pense
donc elle-même, puisqu’elle est ce qu’il y a de plus excellent, et
sa pensée est pensée de la pensée » (ibid., 1074 b 30-35, p. 701).
Dieu vit ainsi éternellement ce qu’il ne nous est donné de vivre,
à nous les hommes, que « pour un bref moment » (ibid., 7, 1072
b 10-15, p. 681 ; même idée, p. 682) ; mais, dans ces moments
fugaces, nous vivons vraiment d’une vie divine, autarcique et
centrée sur elle-même. Aussi bien, lorsque Aristote veut
valoriser le travail théorique du biologiste, fait-il sien un mot
fameux d’Héraclite : « En toutes les parties de la nature il y a
des merveilles ; on dit qu’Héraclite, à des visiteurs étrangers
qui, l’ayant trouvé se chauffant au feu de sa cuisine, hésitaient à
entrer, fit cette remarque : “Entrez, il y a des dieux aussi dans la
cuisine.” Eh bien, de même, entrons sans dégoût dans l’étude de
chaque espèce animale : en chacune, il y a de la nature et de la
beauté » (Parties des animaux, I, 5, p. 119). Bien entendu, étudier
les viscères sanguinolentes d’un animal, fût-ce pour y admirer
la finalité de la nature, ce n’est pas contempler Dieu ; mais la
boutade « là aussi il y a des dieux » signifie qu’à sa manière le
monde sublunaire où nous vivons s’efforce d’imiter Dieu – ce
que l’homme peut faire de façon délibérée, par l’étude
théorique et la contemplation.
Tel est le premier sens aristotélicien de l’homoiôsis théô. Le
second, nous l’avons dit, concerne la vie pratique elle-même :
l’homme va tâcher d’imiter l’autarcie divine par une autarcie à
sa portée, limitée sans doute, mais réelle. La vie éthique de
l’amitié, la vie politique sont des substituts, c’est-à-dire aussi des
imitations, de la vie divine. « Dieu », dit l’Éthique à Eudème, « est
tel qu’il n’a pas besoin d’amis » (VII, 12, 1245 b 14). Imiter Dieu,
serait-ce alors se passer d’amis ? Certainement non : l’homoiôsis
théô doit procéder par un détour, par une médiation : « la seule
façon pour l’homme d’imiter Dieu, qui n’a pas d’amis, est donc
d’avoir des amis, qui suppléent par la communication à sa
finitude : la médiation amicale imite, par un détour, l’autarcie
divine » [26] . Or, s’il est vrai que « l’amitié est le vrai lien des
cités » (Éthique à Nicomaque, VIII, 2, 1155 a 20, p. 383), on voit
que la politique relève, elle aussi, et au moins en partie, de
l’homoiôsis théo.
Ainsi, toutes les vertus éthiques sont-elles des substituts et des
imitations de l’impassibilité divine ; les actions humaines sont
l’imitation de l’immobilité divine ; la vie humaine est une
approximation réfléchie de la vie divine. Aristote, penseur
« humaniste », penseur des limites de l’humain, est aussi celui
qui dénonce la pusillanimité de ceux qui « conseillent à
l’homme, parce qu’il est homme, de ne penser les choses qu’à la
manière des hommes, et, parce qu’il est mortel, de ne les penser
qu’à la manière des mortels » – oserions-nous dire : de ceux qui
pensent de manière « humaine, trop humaine » ? Nous devons
tendre à l’immortalité, « autant qu’il est possible ». Comme le
dit justement P. Aubenque, « se contenter de sa condition serait,
pour l’homme, lâcheté ; mais il ne suffit pas de le vouloir pour
la dépasser, et le croire serait démesure » (La prudence chez
Aristote, p. 172) : l’homoiôsis théo, c’est trouver le passage exact,
le juste milieu qui est une ligne de crête, entre cette lâcheté et
cette démesure.
L’interprétation aristotélicienne de l’homoiôsis théo est fort
différente de celle de Platon : la différence des anthropologies
exprime la différence des théologies. C’est à certains égards de
cette différence que part Plotin, lorsque à son tour il traite de
l’homoiôsis théo dans son traité Des vertus (traité 19 dans
l’ordre chronologique, deuxième de la première Ennéade dans
l’ordre traditionnel dû à Porphyre) [27] . Ce traité se présente
comme un commentaire du passage du Théétète (176 a) que
nous avons évoqué plus haut ; mais, à sa manière ordinaire,
Plotin va confronter les doctrines platonicienne,
aristotélicienne et stoïcienne. Nous insisterons sur le thème de
l’homoiôsis théo, en négligeant d’autres aspects importants de
ce traité.
Le problème principal que rencontre Plotin est le suivant : d’un
côté, Platon soutient que « se rendre semblable à Dieu » se fait
en pratiquant la justice, en étant vertueux ; mais d’un autre côté
Aristote soutient, non sans raison, que Dieu n’est pas vertueux,
étant au-delà de la vertu (Éthique à Nicomaque, X, 8, 1178 b, p.
518) : il serait en effet ridicule de s’imaginer les dieux passant
des contrats devant notaire, restituant des dépôts qui leur
auraient été confiés, ou faisant preuve de courage à la guerre.
Ces vertus morales et politiques ne conviennent pas à la vie
divine, car les dieux ne vivent pas ce genre de situations. Mais
alors, quel sens y a-t-il à dire, avec Platon, que la vertu rend
l’homme semblable à Dieu, puisque justement Dieu n’est pas
vertueux ? Nous avons en fait déjà rencontré cette difficulté en
parlant de l’amitié chez Aristote : l’imitation de Dieu consistait
précisément à ne pas faire comme lui (avoir des amis, alors que
lui n’en a pas besoin), parce que nous ne sommes pas comme
lui. Mais pourquoi parler encore d’homoiôsis, que signifie cette
similitude, cet « être semblable » que nous recherchons, si pour
imiter Dieu il faut faire ce qu’il ne fait pas et ne pas faire ce
qu’il fait ?
Le principe de la solution proposée par Plotin consiste en une
distinction : il y a deux sortes de ressemblances (2, p. 53) : l’une
est celle qui existe entre deux êtres appartenant à la même
classe parce qu’ils dépendent du même principe (deux frères
peuvent se ressembler parce qu’ils ont le même père) ; l’autre
« existe entre deux choses dont l’une est devenue semblable à
une autre, qui est elle-même primitive et dont on ne peut dire
par réciprocité qu’elle est semblable » (ibid.) : la similitude ici
n’est pas donnée, comme dans le cas précédent ; elle est
conquise ou construite, et pour cette raison elle n’est pas
réciproque ; le disciple qui s’efforce de ressembler au maître lui
est semblable, sans que la réciproque soit vraie : il serait
linguistiquement et moralement incorrect de dire que le maître
ressemble à son disciple ; le lien du dérivé (le disciple, dans
notre exemple) au primitif (le maître) s’institue dans une
différence exclusive de toute réciprocité. C’est de ce second type
de ressemblance que relève l’homoiôsis théô. Le maintien d’une
différence entre ce qui est imité (le dieu) et ce qui cherche à
ressembler (l’homme) appartient essentiellement à cette
imitation : « ce second type d’imitation (homoiôsis) n’exige pas
la présence d’un élément identique dans les deux, mais plutôt
d’un élément différent, puisque l’imitation se fait de la
deuxième manière » (ibid., trad. modifiée).
Plotin exclut ainsi une solution possible de la difficulté : celle
qui distinguerait les « vertus politiques » (vertus liées à la vie
sociale : courage, justice), que Dieu ne possède pas, et qui ne
nous permettraient pas de l’imiter ; et les vertus supérieures,
qui nous permettraient de l’imiter. Mais, répond Plotin, il serait
« absurde » (1, p. 52) que le courage ou la justice ne nous fassent
pas ressembler à Dieu, bien que Dieu ne puisse être dit juste ou
courageux. Nous nous rendons bel et bien semblables à Dieu
par la pratique de vertus qu’il n’a pas.
Mais cette distinction des vertus (« politiques » ou supérieures)
n’est pas abandonnée par Plotin, au contraire : la pratique des
vertus politiques n’est qu’une étape ou un degré dans
l’homoiôsis théô. Ces vertus « mettent réellement de l’ordre en
nous et nous rendent meilleurs : elles imposent des limites et
une mesure à nos désirs et à toutes nos passions » (2, p. 53),
elles permettent à l’âme de se dégager de son lien avec le corps,
elles ont donc une fonction de « purification » (3, p. 54) ; l’âme
une fois purifiée, « le corps une fois quitté », l’âme est sans
passion et peut « penser l’intelligible : cette disposition peut être
appelée, en toute vérité, la ressemblance avec Dieu » (ibid.). La
vertu supérieure est donc « contemplation des objets
intelligibles » (4, p. 55). Le mouvement de purification est donc
un long exercice, par lequel l’âme se détache du corps et se
recueille en elle-même en se tournant vers l’intelligible ; ce
mouvement constitue l’homoiôsis théô, qui comporte donc
différents degrés : le but est en effet, non pas seulement de
ressembler à Dieu, mais d’« être Dieu » (6, p. 57, ligne 3) : « si les
mouvements involontaires de la sensibilité ne se produisent
plus, l’homme est purement et simplement un dieu, un de ces
dieux qui viennent à la suite du Premier » (ibid., lignes 6-7).
Cette analyse est confirmée dans d’autres textes, par exemple
dans le traité « Contre les Gnostiques » (n° 33, Ennéade II, 9) :
contre les Gnostiques qui se croient « de race divine », et donc
dispensés de toute pratique morale, Plotin rappelle que « sans
la vertu véritable, Dieu n’est qu’un mot » (II, 9, 15, p. 133) ; se
croire déjà près de Dieu, c’est « se priver de devenir un dieu,
autant qu’il est possible à une âme humaine » (II, 9, 9, p. 124).
Vouloir être dieu ne signifie pas croire qu’on l’est déjà ! Le sage
s’en tient donc aux vertus supérieures, autant qu’il est possible,
mais il lui arrivera d’agir conformément aux vertus inférieures,
« politiques ». Ces deux sortes de vertus permettent l’homoiôsis
théo, mais selon des registres différents, et à des moments
différents de l’évolution de l’âme. Le texte qui clôt le traité « Des
vertus » ramasse cette position de façon vigoureuse :

Allant à des principes et à des règles d’action supérieurs, le


sage agira conformément à ces règles. Pour lui, la
tempérance ne se borne pas à limiter dans une certaine
mesure les plaisirs, mais bien plutôt à s’en détacher
totalement, autant qu’il est possible. Ce n’est pas d’une vie
d’homme que le sage vit, même si cette vie d’homme était
celle d’un homme de bien, au jugement de la vertu sociale.
Non, il abandonne cette vie, il en choisit une autre, celle des
dieux ; car c’est aux dieux qu’il veut devenir semblable, non
aux hommes de bien. Ressembler aux hommes de bien,
c’est être comme une image qui ressemble à une autre
image du même modèle. Mais ressembler à Dieu, c’est
ressembler au modèle lui-même.
Plotin, Ennéades, I, 2, chap. 7 [28]

La vérité de l’existence humaine est l’existence


divine
Le projet de « se rendre semblable à la Divinité » ne va
cependant pas sans équivoque, dont les formulations de Plotin,
mais aussi d’Aristote, voire de Platon, se font l’écho : en
accomplissant ce mouvement d’homoiôsis, l’homme accomplit-il
son humanité ou transgresse-t-il les limites de cette même
humanité pour mener une vie divine ? On objectera à cette
question que le mouvement d’homoiôsis théo ne peut justement
pas être accompli, mené à son terme ; et Plotin lui-même
souligne qu’il ne faut pas croire trop vite être arrivé à
l’existence divine. Mais cette objection reste extérieure à la
question que nous posons : sans doute l’homoiôsis théô reste-t-
elle un mouvement inachevable, interminable ; mais son sens
ultime dépend bien de la réponse à la question suivante : est-ce
une exigence humaine, ou une exigence plus qu’humaine, qui
pousse le sage (le philosophe) à vouloir se rendre semblable à
Dieu ? « Ce n’est pas une vie d’homme que le sage vit », écrit
Plotin dans le texte que nous venons de citer. Et Aristote a bien
conscience de bousculer la vieille sagesse grecque des limites
lorsqu’il invite l’homme à « s’immortaliser dans la mesure du
possible » [29] .
Il n’y a pas de réponse unique à cette question : l’anthropologie
de Platon n’est pas celle d’Aristote, qui n’est pas celle de Plotin.
Il nous semble cependant qu’un double thème commun peut
être dégagé : d’une part, que l’homme n’est vraiment homme
que par la présence en lui d’un élément divin (en général
identifié à l’intellect) ; la culture et le développement de cet
élément divin permettent à l’homme de devenir plus homme,
ou plutôt d’accomplir son humanité ; mais, d’autre part, cet
élément ne peut être développé intégralement, parce qu’il n’est,
précisément, qu’un élément, composé avec d’autres (le corps, la
matière, l’indétermination, la potentialité), lesquels ne peuvent
pas être annulés ; aussi n’est-ce que « dans la mesure du
possible » (cette formule revient identiquement chez Platon,
Aristote, Plotin) que l’homme peut « devenir semblable à la
divinité », « s’immortaliser », « mener une vie divine ».
L’homoiôsis théô humanise l’homme pour autant qu’elle le
divinise, parce que sa condition humaine ne lui permet d’être
divinisé que « dans la mesure du possible ». C’est en ce sens très
particulier que les philosophes grecs dont nous avons traité
pensent la vie divine comme vérité de l’existence humaine.
Mais ce dernier thème (l’existence divine, vérité de l’existence
humaine) change radicalement de sens avec l’apparition du
christianisme : une tout autre conception de l’homoiôsis théô va
se faire jour en régime intellectuel chrétien. La raison
principale en est l’extraordinaire renversement opéré par le
christianisme : ce n’est plus d’abord l’homme qui doit se rendre
semblable à Dieu, c’est d’abord Dieu qui s’est rendu semblable à
l’homme. Citons le texte canonique de l’Epître aux Philippiens de
saint Paul :

Lui [Jésus-Christ], de condition divine, ne retint pas


jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-
même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable
aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il
s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort
sur une croix ! Aussi Dieu l’a-t-il exalté, et lui a-t-il donné le
Nom qui est au-dessus de tout nom, pour que tout, au nom
de Jésus, s’agenouille, au plus haut des cieux, sur la terre et
dans les enfers, et que toute langue proclame de Jésus-
Christ qu’il est Seigneur.
Epître aux Philippiens, 2, 6-11 (trad. Bible de
Jérusalem)

Saint Paul écrivait en grec, et « devenant semblable aux


hommes » traduit le grec en homoiômati anthrôpôn genomenos :
le mot homoiôma appartient au même vocabulaire
qu‘homoiôsis. Sans vouloir insister davantage sur l’usage d’un
mot après tout assez naturel en grec, on soulignera le
changement de sens du « se rendre semblable » : Dieu se fait
homme, le Christ (Dieu, fils de Dieu, pour la foi chrétienne)
adopte les traits les plus humbles de l’humanité : la condition
d’esclave, la mort ignominieuse du supplice de la croix. Ce
moment de l’« anéantissement » dans l’humanité n’est qu’un
moment, et l’« exaltation » qui suit rétablit la gloire de la vie
divine. Mais, entre ces deux moments de l’anéantissement et de
l’exaltation, c’est tout le sens de l’existence humaine qui a
changé, puisque cette existence, un Dieu l’a vécue [30] . Vivre sa
vie humaine, ce peut être, ce doit être (pour le chrétien) la
première forme de l’homoiôsis théô ! Et c’est la vie dans ce
qu’elle a de plus humble ou de plus douloureux qui pourra
porter le mieux cette homoiôsis théô devenue Imitation de
Jésus-Christ. Il faudrait lire ici l’intégralité de la Lettre écrite par
Blaise Pascal à sa sœur Jacqueline à l’occasion de la mort de
leur père (Lettre du 17 octobre 1651, édition Mesnard, II, p. 851-
863), entièrement consacrée à ce thème : la vie humaine ne se
comprend et ne prend sens qu’en référence à la vie terrestre de
Jésus-Christ. « Nous savons que ce qui est arrivé en Jésus-Christ
doit arriver en tous ses membres » (p. 853 ; « en tous ses
membres » signifie : à chacun des chrétiens) ; il faut donc vivre
et « considérer » sa vie comme imitation du modèle qu’est la vie
du Christ : « les hommes aussi ne devraient regarder ni les
autres ni eux-mêmes que médiatement par Jésus-Christ » (p.
854) ; car « c’est un des grands principes du christianisme que
tout ce qui est arrivé à Jésus-Christ doit se passer et dans l’âme
et dans le corps de chaque chrétien ; que, comme Jésus-Christ a
souffert durant sa vie mortelle, est mort à cette vie mortelle, est
ressuscité d’une nouvelle vie, est monté au ciel, et sied à la
droite du Père ; ainsi le corps et l’âme doivent souffrir, mourir,
ressusciter, monter au ciel, et seoir à la droite » (p. 859).
Mais n’est-on pas, en passant de l’homoiôsis théo des
philosophes à l’Imitation de Jésus-Christ, simplement passé de
la philosophie à la religion ? C’est vrai, mais ce n’est pas toute la
vérité. Il s’agit ici de l’existence humaine, non de la pure
spéculation ; religion et philosophie se trouvent concurrentes
sur un même terrain : deux modèles de la conversion
s’opposent. La philosophie telle que l’entendaient Platon, Plotin,
les stoïciens, Épicure, Aristote même, est d’abord un exercice,
une transformation de l’existence, une manière de vivre : Pierre
Hadot insiste justement sur ce thème dans Exercices spirituels et
philosophie antique (notamment p. 59-74 et 217-227). C’est
pourquoi le christianisme pourra se présenter comme « vraie
philosophie », et le Moyen Age latin appellera même philosophia
la vie monastique (p. 62 et 222) ! Mais en même temps, l’idéal
purement philosophique de la vie « semblable à la Divinité » n’a
pas disparu, ou réapparaît. Voilà pourquoi nous parlions de
lutte entre deux modèles de la conversion, entre deux
conceptions du divin, entre deux manières de vivre en
référence au divin. Au XVIIe siècle, cette lutte pourrait être
symbolisée par l’opposition entre Pascal et Spinoza : deux
conceptions de Dieu, deux conversions, deux éthiques, deux
vies inconciliables.
Nous ne traiterons cependant pas de Spinoza. Nous préférons
évoquer un conflit ouvert, celui qui opposa les prétendus
« averroïstes latins » à l’autorité ecclésiastique et théologique,
en plein cœur du Moyen Age chrétien. Au milieu du XIIIe siècle,
l’Église condamne un certain nombre de philosophes, accusés
de lire Aristote avec les yeux de son grand commentateur
arabe, Averroès (1126-1198), et de diffuser ainsi deux thèses
« erronées » (parce que contraires à la foi chrétienne) dites
« averroïstes » : le monde serait éternel, il n’y aurait pas
d’immortalité personnelle. A en croire les plus récents
historiens de ce conflit, il semble en fait que lesdits
« averroïstes latins » aient simplement été des philosophes
purement aristotéliciens, prônant l’autonomie de la vie
philosophique, son indépendance par rapport à la foi, et
retrouvant peut-être quelque chose du vieil idéal antique.
Un texte bref, dense, et émouvant à sa manière, illustre
parfaitement cela : c’est le De summo bono sive de vita
philosophi (Du souverain bien, ou de la vie du philosophe) rédigé
en 1270 par Boèce de Dacie [31] , philosophe danois enseignant à
l’Université de Paris dans les années 1260. Le thème
fondamental de Boèce de Dacie est celui de l’autonomie de la
philosophie : la fonction de la philosophie n’est pas de servir
d’instrument à la théologie ; et elle doit refuser toute ingérence
de la théologie dans son propre domaine. Or, la vie purement
philosophique permet d’atteindre le souverain bien « qui est
possible pour l’homme » (§ 1) [32] . De manière très
aristotélicienne, Boèce de Dacie cherche la meilleure puissance
(virtus) de l’homme et la trouve dans l’intellect, qui est « divin »
(§ 2) ; l’homme agit donc « selon la nature » en cherchant à
connaître le premier principe et à agir selon le bien : car cette
connaissance et cette action lui procureront « jouissance » et
« bonheur » (§ 6-9, 12). Ne pas chercher cette jouissance est
« péché pour l’homme » (§ 12, 13) : on notera que le mot
« péché » n’a ici aucun sens religieux, et surtout pas le sens
chrétien ; est « péché pour l’homme » tout ce qui nous éloigne
de la jouissance de la connaissance et de l’action. Boèce en
arrive ainsi à des thèses « scandaleuses » en contexte chrétien :
« Et lorsque l’homme accomplit cette opération, il est dans l’état
le plus excellent possible pour l’homme. Et ce sont les
philosophes, qui vouent leur vie à l’étude de la sagesse. Et donc,
toutes les fonctions (nutritive, sensitive, intellective) qui sont
dans le philosophe se réalisent selon l’ordre naturel : la
fonction inférieure en vue de la supérieure et la plus parfaite »
(§ 16) ; « le philosophe vit de la manière pour laquelle l’homme
est né » (§ 21) : en forçant un peu ces textes, on soutiendrait
facilement que seul le philosophe mange et dort comme il faut,
car seul le philosophe accomplit intégralement la « nature » en
sachant jouir de la connaissance ! « Rejeter l’ordre naturel est
péché pour l’homme, et le philosophe parce qu’il ne se détourne
pas de cet ordre [comme font les non-philosophes], de ce fait, ne
pèche pas contre l’ordre de la nature » (§ 17). Le paragraphe
suivant se fera plus provocant encore : le philosophe « ne pèche
jamais » (§ 18) ; il est d’ailleurs « plus aisément vertueux qu’un
autre » (§ 20) et « il mène une vie très délectable » (§ 22).
Mais quelle est cette connaissance si délectable ? C’est celle que
Dieu a de lui-même (le § 5 cite la Métaphysique d’Aristote, XII, 9)
et que l’intellect du philosophe peut à son tour « intelliger » :
suivant Averroès, « le désir de connaître n’importe quel objet
est un certain désir de connaître le premier [c’est-à-dire Dieu,
Premier principe] » (§ 22) : toute connaissance d’objet n’est pas
connaissance de Dieu, mais tout désir de connaissance d’un
objet quelconque enveloppe le désir de connaître Dieu, Premier
principe de tout ce qui existe. Cette connaissance de Dieu par le
philosophe devient amour de Dieu, amour « à la fois selon la
droite raison de la nature et selon la droite raison de l’intellect »
(§ 29),

Et puisqu’on jouit de ce qu’on aime et qu’on jouit le plus de


ce qu’on aime le plus, et que le philosophe a le plus grand
amour du premier principe, comme on l’a montré, il en
résulte que le philosophe jouit au maximum du premier
principe et de la contemplation de sa bonté. Et telle est la
seule jouissance droite.
Telle est la vie du philosophe, et celui qui ne l’a pas connue
n’a pas connu la vie droite. Et j’appelle philosophe tout
homme qui vit selon l’ordre véritable de la nature, et qui a
conquis la fin la meilleure et la plus élevée de la vie
humaine.
Boèce de Dacie, De summo bono, § 30-31

Cette position est incontestablement naturaliste : l’homme n’a


pas besoin de la grâce de Dieu ; il peut accomplir par ses
propres forces les potentialités de sa nature, laquelle n’est pas
lésée ou blessée par un quelconque péché originel ; mais c’est
un naturalisme chrétien : Boèce de Dacie dit que tous les êtres
sont « ordonnés vers » Dieu (§ 27), et que de Dieu viennent « les
plus grands biens » (§ 10 et 29) ; ces formules, à tout le moins,
ne sont pas aristotéliciennes. Le conflit entre les deux modèles
de l’imitation de Dieu semble donc passer à l’intérieur même du
texte. La manière dont Dieu est nommé est à cet égard très
significative : Boèce semble dans un premier temps vouloir lui
donner essentiellement ses noms métaphysiques : « le Premier
Principe » (§ 6, 28, 29, 30), « la Première Cause » (§ 23-26),
« l’Être incréé » (§ 21), « le Premier objet de connaissance »
(§22), « l’Intellect premier » (§5) ; et pourtant, il l’appelle aussi
simplement « Dieu » (§ 10, 27), et surtout, il identifie finalement
« l’être premier selon les philosophes » au « Dieu béni selon les
Pères » (§ 27 ; voir § 11 et § 31), c’est-à-dire au Dieu chrétien
confessé par les Pères de l’Église. Cette identification apparaît
cependant très extérieure à la logique philosophique du texte,
qui cite Aristote et Averroès, mais jamais l’Écriture, et qui ne
suppose aucun élément de la Révélation judéo-chrétienne : il
s’agit bel et bien d’une démarche purement philosophique vers
Dieu, même si son expression doit composer avec le discours
chrétien, voire avec la foi personnelle de Boèce de Dacie.
On remarquera certes que l’expression « imitation de Dieu » ne
se trouve pas dans le texte ; il nous semble pourtant que l’idée
ne lui en est nullement étrangère : les § 4 à 6 manifestent un
évident parallélisme entre la jouissance divine (intellection par
l’intellect premier de sa propre essence) et la jouissance du
philosophe (intellection par l’intellect du philosophe, élément
divin de son âme, de l’essence de Dieu) : le « salut », si l’on peut
dire, est immanent à l’existence. Une telle position plonge ses
racines dans les conceptions antiques du « se rendre semblable
à la Divinité ».
On voit donc qu’il est diverses manières d’entendre le principe
général « l’existence divine est la vérité de l’existence
humaine ». Celles que nous avons évoquées ne sont pas les
seules. Toutes les démarches d’approche indirecte que nous
avons analysées dans notre chapitre deuxième soutiennent des
thèses substantielles sur la transformation de l’existence
humaine par la reconnaissance de l’existence de Dieu : c’est
qu’au fond ces démarches partent précisément de cette
question, leur présupposé commun étant que la vie humaine
n’a ni sens ni cohérence si Dieu n’est pas affirmé. Cela dit, il ne
revient pas au même de soutenir que l’existence divine est la
vérité (le modèle à imiter) de l’existence humaine, et de dire
que l’existence humaine ne trouve la plénitude de son sens que
dans sa relation à Dieu. Les démarches d’approche indirecte
sont en général très marquées par le christianisme, pour lequel
le projet de « se rendre semblable à Dieu » est orgueilleux ou
impie : la distance de la créature au Créateur doit toujours être
maintenue. Pour être bref, disons que le projet d’homoiôsis théô
est volonté d’autarcie, et que le projet chrétien est tout au
contraire confession d’une dépendance indépassable – cette
dépendance étant cependant entendue par la pensée
chrétienne non comme aliénation mais comme condition
d’authenticité humaine.
Maintenir ici une stricte démarcation entre ce qui relève de la
philosophie et ce qui relève de la foi ou de l’« expérience
religieuse » est presque impossible. Par ailleurs, les analyses
que nous pourrions proposer des démarches « indirectes »
retrouveraient, selon une logique inversée, les analyses de
notre chapitre deuxième : là, on remontait à l’existence de Dieu
en partant des insuffisances de l’existence humaine ; ici, on
descendrait de l’existence de Dieu à l’existence humaine pour
lui conférer sens et cohérence.
Nous préférons donc évoquer brièvement, mais sur un plan
strictement philosophique, une question seulement préalable,
mais décisive : celle de la communication avec Dieu, celle de la
prière. Question préalable, mais décisive, parce que « si nous ne
pouvions adresser la parole à Dieu ou aux dieux, aucun autre
acte ne serait susceptible de viser le divin » (J.-L. Chrétien, « La
parole blessée », in Phénoménologie et Théologie, Critérion,
1992, p. 41 : ce beau texte discute, d’un point de vue religieux,
les thèses que nous allons examiner).

Communiquer avec Dieu ? La prière du


philosophe et la question de la religion
naturelle
La question pourrait être posée de manière brutale : peut-il
exister une justification philosophique de la prière ?
Il arrive aux philosophes de parler de la prière ; mais le départ
est très difficile à faire entre ce qui est philosophique et ce qui
n’est qu’expression plus ou moins transposée d’une foi
religieuse. Ce problème est frappant chez Platon, qui parle de la
piété dans l’Euthyphron, de la prière dans la République et les
Lois, et qui clôt le Phèdre par une assez belle prière mise dans la
bouche de Socrate. Mais quel est le statut philosophique de la
prière pour Platon ? De même, le célèbre Hymne à Zeus du
stoïcien Cléanthe doit-il être mis au compte de la philosophie,
ou de la religion ? On pourrait multiplier les problèmes de ce
genre : chacun doit être traité pour lui-même, dans le cadre de
chaque philosophie particulière, ce qui n’est pas notre objet
dans cet ouvrage.
Deux thèses nous paraissent cependant pouvoir être soutenues :
1) la philosophie opère une véritable critique de la prière ; 2) la
possibilité d’une communication réelle entre Dieu et l’homme
ne peut pas être philosophiquement fondée : la prière est une
parole, adressée donc à un interlocuteur ; peut-on établir que
cet interlocuteur existe réellement ? que cette interlocution
n’est pas purement imaginaire ? La philosophie ne peut
répondre à ces questions.
Des philosophes aussi différents que Platon (Lois, X) et
Montaigne (Essais, I, 56, « Des prières ») critiquent la prière
intéressée, la prière qui sollicite la puissance divine pour la
satisfaction de nos désirs, même immoraux. Cette critique-là n’a
à vrai dire rien de spécifiquement philosophique : elle se
rencontre avec les critiques religieuses ou morales ayant le
même objectif, purifier la prière de ce qu’elle a d’infantile ou
d’utilitaire. Plus radicale et philosophique est une autre
critique, celle qui porte sur la possibilité même de la prière
définie comme parole adressée à Dieu. Dans sa Religion dans les
limites de la simple raison, Kant fait une remarque de grande
portée : « en présence d’un être qui voit tout, prier n’est autre
chose que désirer » (76/69) [33] ; le contexte limite un peu la
portée de cette proposition, puisque ce que Kant veut montrer
dans ce passage est que, pour « devenir meilleur » il faut agir, et
non pas se contenter de prier ; « désirer » ici s’oppose
simplement à « agir ». Il nous semble toutefois que la portée
littérale de cette formule déborde le contexte limitatif où elle
apparaît : Dieu sait tout et ne saurait rien apprendre, aucune
parole à lui adressée ne saurait le surprendre, et qu’est-ce
qu’une parole qui ne surprend pas celui qui la reçoit ? Cette
lecture est confirmée par un passage beaucoup plus critique de
la Remarque générale de la quatrième partie du même
ouvrage :

La prière, conçue comme un culte intérieur formel et pour


cette raison comme un moyen de grâce, est une illusion
superstitieuse, une conduite fétichiste. Car elle consiste
simplement à déclarer nos désirs à un être qui n’a nul besoin
que celui qui désire une chose lui déclare ses sentiments
intimes ; aucun résultat n’est donc atteint par là, et par suite
aucun des devoirs qui nous incombent en tant que
commandements de Dieu ne se trouve accompli, et en
réalité Dieu n’est point servi. Le désir, venant du fond du
cœur, d’être agréable à Dieu en toute notre conduite, c’est-à-
dire l’intention, accompagnant toutes nos actions, de les
accomplir comme si elles s’exécutaient pour le service de
Dieu, voilà l’esprit de la prière qui, « sans relâche », peut et
doit exister en nous. Mais mettre ce vœu, ne serait-ce
qu’intérieurement, en mots et en formules, cela peut avoir
tout au plus la valeur d’un moyen pour ranimer cette
intention en nous […]. Tout le monde est loin d’avoir besoin
de ce moyen : parler en lui-même, ou plus exactement avec
lui-même, en prétendant parler d’autant plus intelligiblement
avec Dieu.
La religion dans les limites de la simple raison, IV,
Remarque générale (Gibelin, p. 253-254, Philonenko, p.
234-237)
Pour bien comprendre le passage, il faut rappeler que Kant
définit la religion comme le fait « de reconnaître tous les devoirs
comme des ordres divins, non comme des sanctions, c’est-à-dire
comme des ordres arbitraires et fortuits par eux-mêmes d’une
volonté étrangère, mais comme des lois essentielles de toute
volonté libre en elle-même » (Critique de la raison pratique, PUF,

p. 138) ; le vrai culte de Dieu consiste donc à être vertueux, à


cultiver l’intention morale ; tout autre culte prétendument
« agréable à Dieu » (y compris la prière) relève de la
superstition ou du fétichisme. Cette critique rigoureuse de la
prière reste appuyée sur des motifs moraux. Mais le texte de
Kant que nous commentons dit plus : il dénonce non seulement
le risque d’immoralité, mais aussi l’impossibilité de parler avec
Dieu (qui sait tout) ; croire parler à Dieu, c’est en fait se parler à
soi-même ; Kant ne conteste d’ailleurs pas une certaine
efficacité psychologique à ce procédé, un certain effet
d’entraînement et d’exhortation ; à quoi il faudrait ajouter la
prise en compte d’une nécessité sociale : la prière soude le
groupe des croyants et fixe le contenu de son identité (selon le
principe lex orandi, lex credendi : le contenu de la prière définit
le contenu de la croyance). Mais, rigoureusement parlant, il n’y
a pas pour Kant de communication possible avec Dieu. Cette
critique déborde la sphère morale, elle s’appuie sur la
philosophie théorique de Kant : le supra-sensible ne peut être
connu, et Dieu ne saurait entrer en communication avec nous.
Le croire serait illusion. Cela nous conduit à la seconde thèse
que nous annoncions.
Celui qui parle par des mots « veut agir sur Dieu », car « par la
forme de l’allocution » (au sens linguistique : s’adresser à
quelqu’un) « il admet que cet objet suprême est présent
personnellement, ou il fait tout au moins semblant (même en
son for intérieur) d’être convaincu de sa présence » (Religion,
253/234). Or Dieu n’est pas un objet des sens et ne peut pas lui
être présent comme un inter-locuteur ; Kant n’est d’ailleurs pas
loin de voir dans la prière privée « un léger accès de folie »
(254/235), en tant qu’elle est une parole adressée à un
interlocuteur absent. Prétendre entretenir un « commerce »
avec Dieu est une outrecuidance ridicule (261/242).
Ces thèses sont évidemment liées au système critique de Kant,
et au rôle que joue selon lui la sensibilité dans la connaissance.
Il nous semble pourtant que Kant exprime, avec une vigueur
toute particulière, un sentiment commun au courant que l’on
appelle « religion naturelle » : rapport à Dieu indépendant de
toute révélation et fondée sur la seule raison ; le Dieu de la
religion naturelle, c’est le « Dieu des philosophes ». Le Vicaire
savoyard de Rousseau, après avoir expliqué qu’il admire l’ordre
de l’univers pour en admirer le sage auteur (type de preuve que
Kant rejette !), ajoute brutalement « mais je ne le prie pas »
(Emile, G-F, p. 382, « Pléiade », p. 605) ; pour lui comme pour
Kant, « le culte essentiel est celui du cœur » (G-F, p. 404,
« Pléiade », p. 627), c’est-à-dire celui de la moralité, « un cœur
juste est le vrai temple de la divinité, […] il n’y a point de
religion qui dispense des devoirs de la morale, […] il n’y a de
vraiment essentiels que ceux-là » (G-F, p. 408, « Pléiade », p.
632). La position du Vicaire est à la fois plus effusive et moins
philosophiquement rigoureuse que celle de Kant, avec laquelle
on ne peut l’identifier, mais nous pouvons y lire un même
désaveu de la prière au nom des exigences d’une religion
purement naturelle, exclusive de toute révélation et de toute
prétention à être en commerce avec Dieu. « Viser le divin »,
pour reprendre la formule de J.-L. Chrétien citée plus haut, ne
peut certainement pas se faire par une prière, par une parole
adressée ; « viser le divin » ne peut s’effectuer que dans la
pratique morale, la sincérité du cœur et le sérieux de
l’intention.
Bien entendu, l’homme religieux est en retour fondé à soutenir
que la prière échappe par principe à la philosophie. Le « Dieu
des philosophes » ne peut en effet pas être prié, Heidegger l’a
dit avec éloquence : « Causa sui [cause de soi] : tel est le nom
qui convient à Dieu dans la philosophie. Ce Dieu, l’homme ne
peut ni le prier ni lui sacrifier. Il ne peut, devant la Causa sui, ni
tomber à genoux plein de crainte, ni jouer des instruments,
chanter et danser » (« Identité et différence », in Questions I,
Gallimard, 1968, p. 306).
La vérité de la « prière du philosophe » se trouve peut-être alors
dans l’étonnante Prière sur l’Acropole de Renan, adressée à
Athéna, « déesse dont le culte signifie raison et sagessse » ; cette
Prière se conclut étrangement par ces mots : « O abîme, tu es le
Dieu unique […]. Les dieux passent comme les hommes, et il ne
serait pas bon qu’ils fussent éternels » (Souvenirs d’enfance et de
jeunesse, chap. 2). Ce n’est pas que Renan fasse profession de
nihilisme, c’est tout au contraire que, parvenue à son
achèvement, la « prière du philosophe », adressée à la seule
raison, s’abolit comme prière : diviniser et prier la Raison est
encore un reste de religiosité : « La foi qu’on a eue ne doit
jamais être une chaîne. On est quitte envers elle quand on l’a
soigneusement roulée dans le linceul de pourpre où dorment
les dieux morts » (ibid.). La Prière sur l’Acropole (c’est ainsi du
moins que nous comprenons ce texte célèbre mais
énigmatique) est un congé donné à toutes les prières, un adieu
à la prière comme geste et comme discours, une autorésorption
de la prière dans la conscience de sa caducité [34] .

4 - La vérité de l’existence de Dieu est


l’existence humaine (Feuerbach)
Nous venons de voir comment une très ancienne tradition
philosophique voyait dans l’existence divine la vérité et comme
l’horizon de l’existence humaine ; nous avons aussi rappelé
comment le christianisme renversait cette perspective en
posant un Dieu incarné et devenu homme en la personne de
Jésus-Christ. C’est précisément la figure du Dieu-homme, Jésus-
Christ, qui manifeste au mieux, selon Feuerbach, la vérité
anthropologique de la religion ; le christianisme est allé au bout
des possibilités de la religion, et a, bien malgré lui, dévoilé le
secret de toutes les religions : Dieu n’existe pas, il n’est que la
projection imaginaire de l’humanité elle-même.
Avant d’aborder pour elle-même la pensée majeure de
Feuerbach, nous aimerions souligner l’importance d’une
philosophie parfois traitée avec une condescendance à notre
avis injustifiée. L’essence du christianisme, le livre majeur de
Feuerbach, fut accueilli avec enthousiasme lors de sa parution
(1841), notamment par la « gauche hégélienne » en général et
Marx en particulier ; l’influence personnelle de Feuerbach fut
considérable : lorsqu’il meurt en 1872, membre respecté du
Parti social-démocrate allemand, des milliers d’ouvriers suivent
son convoi funèbre. Pourtant sa pensée fait aujourd’hui l’objet
d’une double critique, « de gauche » comme « de droite ». Sur sa
gauche, les marxistes reprocheront à Feuerbach le caractère
abstrait de sa critique de la religion (il faudrait d’abord
critiquer la société qui est le terreau du religieux) et les
« limitations » de son « matérialisme sensible et naturaliste »
(par opposition au « matérialisme dialectique » de Marx et
Engels : voir leurs Thèses sur Feuerbach) ; sur sa droite,
l’herméneutique de la religion reproche à Feuerbach le
caractère péremptoire et systématique (c’est-à-dire, selon nous,
la radicalité) de sa critique. Trop religieux pour sa gauche, pas
assez pour sa droite ! Trop politique pour sa droite, pas assez
pour sa gauche ! Ajoutons encore que le renouvellement
fondamental de la compréhension des mécanismes de la
croyance dû à la psychanalyse renvoie certaines analyses
feuerbachiennes à une « psychologie » dépassée et sommaire.
Beaucoup de ces critiques sont fondées ; elles ne nous
paraissent cependant pas invalider la puissance de la critique
feuerbachienne. Sans doute la méthode de Feuerbach souffre-t-
elle parfois d’un goût trop prononcé pour les formules, les
symétries, les renversements rhétoriques ; et la compilation
doxographique de l’Appendice de L’essence du christianisme
relève d’une méthode de « justification par les citations »
finalement assez proche des plus mauvais procédés de la
théologie – ce dont Feuerbach avait vraisemblablement
conscience. Mais ces critiques ne portent ni sur le fond, ni sur la
cohérence du matérialisme sensible mis en œuvre dans
L’essence du christianisme. Ajoutons enfin qu’à bien des égards,
la position de Feuerbach est une explication avec Hegel, et ne se
comprend pleinement que dans l’histoire du post-hégélianisme.
On trouvera des éléments importants de cette explication dans
certains des textes traduits par Louis Althusser sous le titre
Manifestes philosophiques, (notamment la Contribution à la
critique de la philosophie de Hegel, p. 11-56, et les trois textes où
Feuerbach expose les linéaments de la « Philosophie de
l’avenir », p. 104-200). Nous ne traiterons pas de cette discussion
avec Hegel, pour nous concentrer sur la question de l’existence
de Dieu.
Partons de la notion d’anthropomorphisme : est
anthropomorphique toute religion qui conçoit ses dieux sur le
modèle des hommes : la vie des dieux est le décalque céleste de
la vie humaine. C’est typiquement le cas du paganisme grec ou
romain : les dieux sont affectés des vices et des vertus des
hommes, ils en éprouvent toutes les passions (amour, désir,
jalousie) et se mêlent de leurs affaires (dans la guerre de Troie
par exemple : Achille négocie avec Athéna dès le début du
poème, Iliade, I, v. 202 sq.). L’existence de toutes sortes de
« chaînons intermédiaires » entre dieux et hommes (démons,
demi-dieux, héros, etc.) souligne cette « humanité » des dieux.
Platon dénonçait déjà cet anthropomorphisme (République, II et
III, 377 b-392 c). La religion chrétienne reprendra cette
dénonciation à son compte, non sans virulence. Ce que propose
Feuerbach, c’est d’appliquer à la religion chrétienne la critique
qu’elle fait, à juste titre, des religions païennes. Le christianisme
analyse le paganisme comme un anthropomorphisme, il faut
analyser le christianisme comme un autre anthropomorphisme
– d’ailleurs plus intéressant et plus puissant que
l’anthropomorphisme païen.
Mais la critique de l’anthropomorphisme peut prendre deux
sens différents : elle peut se nourrir d’une conception plus
haute et plus pure du divin (c’est le cas de Platon ou du
christianisme), elle peut au contraire ramener le ciel sur la
terre, la divinité à l’humanité et la religion à un mécanisme
d’aliénation (c’est le cas de Feuerbach). Dans le premier cas, le
dieu dénoncé comme anthropomorphe est pensé comme une
idole opposée au vrai Dieu ; dans le second cas, la notion d’idole
n’a plus de sens, il n’y a plus de « vrai Dieu », plus de Dieu du
tout. Si Feuerbach reprend contre le christianisme le geste
chrétien de dénonciation de l’anthropomorphisme, il n’en
reprend ni la visée ni les présupposés. On ne peut donc pas se
contenter de dire que Feuerbach retourne une arme chrétienne
contre le christianisme : en passant dans ses mains, l’arme s’est
transformée. La vérité est que toute religion est
anthropomorphique : l’homme religieux croit parler de Dieu,
alors qu’il parle de l’homme, c’est-à-dire de lui-même.
L’essence authentique de la religion est donc l’anthropologie,
son essence inauthentique est la théologie (ces deux thèses
forment les deux grandes parties de L‘essence du
christianisme) : Feuerbach se présente comme un traducteur,
« mon livre ne veut rien être d’autre qu’une traduction qui rende
fidèlement le sens, ou, pour parler sans image, une analyse
empirico- ou historico-philosophique, une solution de l’énigme
de la religion chrétienne » (EC, 101 ; MP, 206) [35] . En parlant
d’analyse empirico- ou historico-philosophique, Feuerbach veut
souligner que sa position n’est pas « spéculative » (comme celle
de Hegel), mais bien positive : c’est l’analyse effective des
religions qui l’a amené à sa philosophie. L’anthropologie dit la
vérité de la religion, la théologie en dit les contradictions (EC,
105 ; MP, 210) : la religion est nécessairement double,
puisqu’elle projette l’essence humaine en un objet imaginaire,
Dieu ; en tant qu’elle projette dans l’imaginaire, elle est fausse
et contradictoire (c’est sa structure théologique) ; mais en tant
que ce qui est projeté, c’est l’essence humaine, elle est vraie
(c’est son contenu anthropologique). Voilà pourquoi il est
nécessaire d’envisager la religion sous ces deux aspects, dans
deux parties très différentes quant au ton.
Mais pourquoi y a-t-il projection ? La réponse tient à une
distinction fondamentale, la distinction entre l’individu
(l’homme concret) et le genre (l’humanité entendue comme
ensemble de tous les hommes de tous les temps : l’espèce
humaine). L’individu est fini, limité, alors que l’espèce est
infinie ; or l’homme est le seul animal à prendre son genre pour
objet, à se penser comme appartenant à un genre qui le
dépasse : « L’homme est pour lui-même à la fois je et tu ; et s’il
peut se mettre lui-même à la place de l’autre, c’est précisément
qu’il a pour objet son espèce et son essence, et pas seulement
son individualité » (EC, 118 ; MP, 57). Et l’homme ne peut
prendre conscience de sa finitude, de sa limitation, que parce
qu’il a pour objet « la perfection et l’infinité de l’espèce » (EC,
123 ; MP, 64). Or cette perfection, cette infinité virtuelles de
l’espèce humaine vont être « réalisées » en un être imaginaire,
Dieu, en lequel l’homme se reproduit (il fait Dieu à son image),
s’objective, et s’aliène. Les diverses qualités que l’homme se
reconnaît, il va les attribuer à un ou des dieu(x) : peu importe
ici la différence entre polythéisme et monothéisme, le
mécanisme religieux est le même. Dans ses dieux, l’homme
adore ses propres vertus : les peuples guerriers ont des dieux
guerriers, les peuples esthètes ont des dieux artistes. « La
conscience de Dieu est la conscience de soi de l’homme, la
connaissance de Dieu est là connaissance de soi de l’homme. C’est
à son Dieu qu’on reconnaît l’homme, et inversement c’est à
l’homme qu’on reconnaît son Dieu : ils ne font qu’un […] ; la
religion est le dévoilement solennel des trésors cachés de
l’homme, l’aveu de ses pensées les plus intimes, la confession
publique de ses secrets d’amour » (EC, 129-130 ; MP, 71).
Seulement l’homme n’est pas conscient de ce mécanisme de
projection, il n’est pas « directement conscient que sa
conscience de Dieu est la conscience de soi de sa propre
essence » (ibid.), la conscience que l’homme a de Dieu ne se
connaît pas comme conscience de l’essence humaine, elle est
donc conscience aliénée. Feuerbach reprend à Hegel le concept
d’aliénation, en le transformant ; Marx le reprendra à son tour,
en le transformant de nouveau. Ici, aliénation signifie
appauvrissement de soi au profit d’un être imaginaire qui
s’enrichit de tout ce qui me constitue et dont je me dépouille :
par rapport à l’entendement divin, infini, le chrétien
dévalorisera son propre entendement limité : la religion « est le
rapport de l’homme avec lui-même, ou plus exactement avec son
être, mais un rapport avec son être qui se présente comme un
être autre que lui » (EC, 131 ; MP, 73) : l’aliénation, c’est que mon
être se présente à moi comme un être autre que moi.
« L’homme – et c’est là le mystère de la religion – objective son
essence, puis se constitue lui-même en objet de cet être
objectivé, transformé en un sujet et une personne ; il se pense, il
est son propre objet, mais comme objet d’un objet, d’un être
autre que lui » (EC, 147-148 ; MP, 92).
Et la logique de l’aliénation veut que, plus je projette mes
qualités humaines en Dieu, plus je m’appauvris. À cet égard, la
religion chrétienne jouit d’un « privilège », et même d’un
double privilège. D’un côté, elle est la plus aliénante des
religions, puisque tout l’humain passe en Dieu, devenu homme
lui-même en la personne de Jésus-Christ ; d’un autre côté, elle
est, par cela même, la dernière religion, puisque cette figure de
l’homme-Dieu sonne presque comme un aveu : la religion a sa
vérité dans l’anthropologie, la vérité de Dieu c’est l’homme.
Pensons à la phrase de Pascal que nous évoquions plus
haut [36] : Jésus-Christ est « le véritable Dieu des hommes » (L
189, LG 178, B 547) ; un pas de plus, et l’on arrive à la vérité de
Feuerbach : le véritable Dieu des hommes, c’est Jésus-Christ en
tant qu’il est homme, c’est donc finalement l’humanité elle-
même, l’essence humaine. L’Incarnation est présentée par la
dogmatique chrétienne comme le mystère de l’amour de Dieu
pour les hommes, Feuerbach la réinterprète comme mystère de
l’amour de l’homme pour lui-même (EC, 173-182 et 453-455).
Ainsi s’explique que l’objet d’étude de Feuerbach soit le
christianisme, et non une autre religion : comprendre le
christianisme, c’est comprendre la dernière religion, la plus
religieuse des religions, c’est donc comprendre toutes les
religions. La contradiction du christianisme est en effet la
contradiction religieuse portée à l’absolu :

Plus l’on accentue le caractère humain de l’essence divine, et


plus l’on voit grandir la distance qui sépare Dieu de l’homme
[…], plus l’on voit rabaissé tout ce qui est humain au sens où
la conscience de l’homme en fait son objet. Et en voici la
raison : si tout ce qu’il est de positif et d’essentiel dans la
conception que l’on se fait de l’être divin, et dans sa
détermination, se réduit à l’humain, alors on ne pourra plus
se faire de l’homme, objet de la conscience, qu’une
conception négative et inhumaine. Pour enrichir Dieu,
l’homme doit se faire pauvre ; pour que Dieu soit tout,
l’homme doit n’être rien. […] Plus on nie le sensible, et d’autant
plus sensible est le Dieu à qui l’on sacrifie le sensible.
Feuerbach, L’essence du christianisme (p. 143-144 ;
MP, 87)

Il faut donc s’arracher à l’aliénation religieuse, se réapproprier


les qualités aliénées en Dieu. Il faut aussi restaurer la vérité de
l’humain, retrouver l’anthropologie aliénée en théologie.
Double tâche donc, théorique et pratique.
La théologie est un non-sens, un tissu de contradictions dont
l’anthropologie donne la clé (EC, 105-106 ; MP, 210-211) : le
programme de Feuerbach est donc de traduire la théologie en
anthropologie, de renverser la théologie pour retrouver
l’anthropologie dont elle est le reflet inversé. Cet abaissement
de la théologie en anthropologie est tout aussi bien une
élévation de l’anthropologie en théologie, nous le verrons
mieux plus loin (EC, 107 ; MP, 213).
Cette traduction anthropologique du religieux va donc consister
à rendre au sujet « homme » les prédicats indûment attribués
au sujet imaginaire « Dieu ». C’est l’homme qui est aimant,
connaissant, prévoyant ; ces qualités sont en lui réelles – même
si elles ne peuvent pas être toutes développées en même temps,
même si la finitude de l’individu n’en permet qu’un
développement lui-même fini. Cet acte de réappropriation est
identiquement négation de l’existence de Dieu. Le chapitre 2 de
la deuxième partie de L’essence du christianisme analyse « la
contradiction dans l’existence de Dieu » ; pour Feuerbach
l’existence réelle d’un objet extérieur à moi ne peut être que
l’existence sensible (EC, 348 ; cf. MP, 177 : le réel en tant que
réel, c’est le sensible) ; autrement il ne s’agirait que d’une
existence pensée, d’une existence imaginaire, d’une non-
existence donc :

L’existence de Dieu devrait donc être une existence


déterminée dans la réalité sensible. Mais Dieu n’est ni vu, ni
entendu, ni senti par les sens. Il n’existe pas du tout pour
moi, si je n’existe pas pour lui ; si je ne pense ni ne crois à
Dieu, alors il n’y a pas de Dieu pour moi. Il n’existe donc
qu’en tant qu’il est pensé ou cru […]. Donc son existence est
un intermédiaire entre l’existence sensible et l’existence
pensée, un intermédiaire plein de contradictions. Ou si l’on
veut : il est une existence sensible à laquelle manquent
pourtant toutes les déterminations de la réalité sensible –
donc une existence sensible non-sensible, une existence qui
contredit le concept de la réalité sensible, ou bien tout
simplement une existence vague, qui en son fond est
sensible, mais à laquelle on a ravi tous les prédicats d’une
existence sensible réelle, pour ne pas laisser apparaître ce
fond. Mais une telle existence en général est contradictoire.
Feuerbach, L’essence du christianisme (p. 348-349)

L’existence de Dieu est donc imaginaire, s’il est vrai que


« l’imagination est en général le véritable lieu d’une existence
absente, non-présente aux sens, mais pourtant sensible selon
l’essence. Seule l’imagination résout la contradiction d’une
existence simultanément sensible et non-sensible ; seule
l’imagination protège de l’athéisme » (EC, 351). L’athéisme est
réel, la foi en l’existence de Dieu est imaginaire. Cette
opposition du réel et de l’imaginaire peut s’exprimer comme
opposition entre la prière et le travail : la prière exprime
l’illimitation des désirs (EC, 257) alors que le travail opère la
limitation des désirs par le calcul des moyens permettant de les
réaliser. Or la vérité de la prière, c’est le miracle (il faudrait lire
ici les deux chapitres essentiels nos 11 et 12 de la première
partie de L’essence du christianisme) : « La foi en la puissance de
la prière – et la prière n’est encore une vérité religieuse que là
où on lui assigne une puissance […] qui s’exerce sur les objets
extérieurs à l’homme – ne fait qu’un avec la foi au miracle »
(EC, 261). La foi en Dieu, c’est la foi au miracle. Et Feuerbach,
avec beaucoup de profondeur, analyse le miracle non
seulement comme satisfaction de désir, mais comme
satisfaction « qui satisfait les désirs des hommes de la manière
la plus désirable, de la manière qui correspond à l’essence du
désir. Le miracle n’est attaché à aucune limite, à aucune loi, à
aucun temps ; il veut être accompli sans hésitation, à l’instant.
Et voici : le miracle est aussi rapide que le désir » (EC, 265). Le
miracle satisfait donc doublement le désir : selon son objet,
selon sa manière (le désir veut une satisfaction immédiate,
l’« unité immédiate du désir et de son accomplissement », EC,
266). Mais, bien sûr, cette satisfaction reste imaginaire, et « la
puissance du miracle n’est donc rien d’autre que la puissance de
l’imagination » (ibid.), « vu en pleine lumière le miracle
n’exprime rien de plus que la puissance enchanteresse de
l’imagination qui accomplit sans contradiction tous les désirs
du cœur » (EC, 270). Le contraire du miracle, c’est la technologie
entendue comme système de médiations, à la fois matérielles
(le système des outils, des machines, des matières premières, du
travail humain) et temporelles (temps de l’invention des
machines, de leur perfectionnement, de leur utilisation
effective). Concrètement : le Dieu des théologiens est censé tout
savoir, « dénombrer et connaître un par un les cheveux de la
tête » ; « or ce savoir divin, qui n’est dans la théologie qu’une
représentation imaginaire, est devenu un savoir réel rationnel
dans la connaissance télescopique et microscopique des
sciences naturelles » (MP, 140-141 ; suit un éloge passionné de
la puissance de la technologie).
La technologie est donc athée dans son principe, puisque ses
opérations excluent la satisfaction immédiate tout autant que
l’illimitation des désirs : la technique satisfait médiatement
(mais réellement) des désirs limités, alors que le miracle ou la
foi satisfont immédiatement (mais imaginairement) des désirs
illimités. Le recours à la technologie a donc le sens d’un
athéisme pratique, qui est pour Feuerbach la marque de
l’époque moderne. Ce point essentiel fut mal compris lors de la
parution de L’essence du christianisme, et Feuerbach le répétera
de manière polémique dans la Préface à la deuxième édition
(1843). Pour Feuerbach, de fait, il n’y a plus de chrétiens au vrai
sens du terme, les soi-disant chrétiens d’aujourd’hui sont des
athées qui s’ignorent : « Le christianisme a depuis longtemps
disparu non seulement de la raison, mais aussi de la vie de
l’humanité, […] il n’est plus rien qu’une idée fixe, qui se trouve
dans la contradiction la plus criante avec nos compagnies
d’assurance-incendie et d’assurance-vie, nos chemins de fer et
nos locomotives, nos pinacothèques et nos glyptothèques, nos
écoles militaires et industrielles, nos théâtres et nos cabinets
d’histoire naturelle » (EC, 113 ; MP, 220). Cette thèse radicale est
développée dans la Nécessité d’une réforme de la philosophie
(1842 ; MP, 96-103). Le « chrétien » d’aujourd’hui ne croit plus
au miracle ; il souscrit, comme tout le monde, des assurances, et
se tourne vers l’État-Providence pour qu’il lui vienne en aide :
« L’État est […] la réfutation pratique de la foi religieuse. De nos
jours, même le croyant ne cherche secours qu’auprès de
l’homme. Il se contente de la “bénédiction de Dieu” dont il faut
bien accompagner toute chose. […] ; mais la “bénédiction de
Dieu” n’est qu’un rideau de fumée derrière lequel l’incroyance
croyante dissimule son athéisme pratique » (MP, 101). Pour
secourir sa misère, même le chrétien se tourne vers les
pouvoirs publics, vers l’État ; il ne se met pas à genoux pour
prier, il n’y croit pas. C’est ce que Feuerbach appelle l’athéisme
pratique ou la réfutation pratique de l’existence de Dieu : le réel
de la technique et de la politique (qui est ici une autre forme de
technique) dément l’imaginaire de la foi. Mais ce démenti est
inconscient, le « chrétien athée » moderne vit dans la
contradiction.
Feuerbach veut élever cet athéisme pratique à la conscience de
soi ; mais il veut aussi en élucider le contenu : cet athéisme
pratique, qui est aussi celui de Feuerbach lui-même, n’est
« athée » qu’en un certain sens. Car il faut distinguer deux
formes d’athéisme :

[…] le véritable athée, c’est-à-dire l’athée au sens courant, est


seulement celui pour lequel les prédicats de l’être divin,
comme par exemple l’amour, la sagesse, la justice, ne sont
rien, et non pas celui pour lequel seul le sujet de ces
prédicats n’est rien. Et en aucune façon la négation du sujet
n’est en même temps aussi et nécessairement la négation
des prédicats en soi. Les prédicats ont une signification
autonome, qui leur est propre ; par leur contenu ils imposent
leur reconnaissance à l’homme ; ils se démontrent
immédiatement en eux-mêmes comme vrais ; ils s’attestent,
sont leurs propres témoins. La bonté, la justice et la sagesse
ne sont pas des chimères du fait que l’existence de Dieu en
est une, ni non plus des vérités du fait que celui-ci est une
vérité. Le concept de Dieu est dépendant des concepts de
justice, bonté, sagesse – un Dieu qui n’est pas bon, pas juste,
pas sage, n’est pas un Dieu – mais non l’inverse. Une qualité
n’est pas divine du fait que Dieu la possède, mais Dieu la
possède parce qu’elle est par elle-même en soi et pour soi
divine.
Feuerbach, L’essence du christianisme (p. 139 ; MP,
82)

Feuerbach parle le langage de la logique classique : toute


proposition est formée d’un sujet et d’un prédicat, par exemple :
« Dieu [sujet] est bon [prédicat]. » Il y a deux athéismes : l’un
qui nie le sujet (« Dieu n’existe pas »), l’autre qui nie aussi le
prédicat (« la bonté n’existe pas, ce n’est qu’une chimère ou une
illusion » ; on notera qu’est exclu le cas où l’on nierait le
prédicat sans nier le sujet ; en effet, ce cas serait absurde : ce
serait poser un Dieu qui ne serait ni bon ni juste, etc., ce ne
serait pas un Dieu). Feuerbach est athée au premier sens du
terme, non au second : il est un athée du sujet, non un athée du
prédicat ; Dieu n’existe pas, mais l’amour, la bonté, la justice ou
la sagesse ne sont pas des illusions. Elles sont le véritable divin,
et ce divin est en l’homme. Aussi la traduction de la théologie en
anthropologie va-t-elle consister en une permutation du sujet
(illusoire) et du prédicat (réel). La théologie dit : « Dieu est
amour », l’anthropologie dira « l’amour est divin ». Le vrai sujet,
c’est ce que la théologie ravale au rang de prédicat. Ces
prédicats existent réellement, ce sont les prédicats de
l’humanité. Mais, puisque ces prédicats sont divins, ils doivent
être adorés. Feuerbach n’hésite pas à aller jusque-là, à donner à
l’homme l’homme même en adoration : homo homini deus, que
l’homme soit un dieu pour l’homme. « Si dans la pratique
l’homme a remplacé le chrétien, il faut alors que dans la théorie
aussi l’être humain remplace l’être divin. […] Il nous faut
redevenir religieux » (MP, 100). Cette religion de l’homme, on
l’appelle couramment humanisme, même si le terme n’est pas
employé par Feuerbach. « Humanisme » en un sens fort,
polémique même, et non au sens fade qui a cours aujourd’hui.
Cet humanisme est une religion, une religion sans Dieu, une
religion athée ou un athéisme religieux ; ou encore, une
religion dont le Dieu est aussi le prêtre et le fidèle : l’homme lui-
même. Voilà pourquoi nous disions plus haut que l’abaissement
de la théologie en anthropologie est tout aussi bien une
élévation de l’anthropologie en théologie.
Mais quel culte concret doit-il être rendu à cette divinité qu’est
l’homme ? Ici, au moins deux lignes de pensée se dessinent chez
Feuerbach : une orientation sensible voire sensuelle
(principalement dans L’essence du christianisme ; cette
orientation est encore accentuée dans le naturalisme de
L’essence de la religion de 1845), une orientation politique
(principalement dans les Manifestes philosophiques, dont il faut
souligner qu’ils sont contemporains de L’essence du
christianisme : les deux orientations sont donc non deux
moments différents d’une évolution de Feuerbach, mais deux
possibilités complémentaires ou rivales).
Selon la première orientation, la religion de l’homme consiste
en l’exercice, enfin libéré, de sa sensibilité : plus de péché, mais
la pleine jouissance des sens et de la nature. L’« Application
finale » de L’essence du christianisme (p. 425-433) est
lumineuse : le baptême est sacrement de l’eau, la communion
sacrement du pain et du vin ; la « religion sans Dieu » célébrera
elle aussi l’eau, le pain, le vin, non plus comme des sacrements,
mais comme les éléments, pour ne pas dire les aliments, de la
vie humaine :

Manger et boire, tel est le mystère de la communion –


manger et boire sont en fait en eux-mêmes un acte religieux,
du moins ils doivent l’être. A chaque bouchée de pain qui te
sauve de la souffrance de la faim, à chaque gorgée de vin
qui réjouit ton cœur, remercie Dieu qui te dispense ces dons
bienfaisants – remercie l’homme ! Mais n’oublie pas, en
étant reconnaissant à l’égard de l’homme, de l’être à l’égard
de la nature ! […] Au cas où tu voudrais sourire parce que
j’appelle actes religieux le manger et le boire, qui sont des
actes communs et quotidiens, […] mets-toi dans la situation
où l’acte, à l’ordinaire quotidien, est interrompu d’une
manière qui n’est pas naturelle, mais violente. La faim et la
soif détruisent non seulement la force physique de l’homme,
mais aussi sa force morale et spirituelle, elles lui dérobent
son humanité, son entendement, sa conscience. Oh ! si tu
éprouvais un tel manque, une telle malchance, comme tu
bénirais et tu louerais les qualités naturelles du pain et du
vin qui t’ont redonné ton humanité, ton entendement ! On
n’a donc besoin que d’interrompre le cours ordinaire et
habituel des choses pour attribuer à l’ordinaire une
signification qui n’est pas ordinaire, à la vie en tant que telle
une signification religieuse. Saint soit donc pour nous le pain,
saint soit le vin, mais sainte soit aussi l’eau ! Amen.
Feuerbach, L’essence du christianisme (p. 432-433)

Cette étonnante prière naturaliste clôt L’essence du


christianisme. La religion de l’homme est aussi religion de la
nature ; la célébration de la vie humaine suppose la célébration
des substances naturelles qui entretiennent cette vie : le pain et
le vin sont faits par l’homme et « nous rendent sensible et
présente cette vérité que l’homme est le Dieu et le sauveur de
l’homme » (p. 432), mais l’eau est purement naturelle : d’où la
dernière formule, « mais sainte soit aussi l’eau ! ». La vie
humaine tout entière est sainte, car l’estomac même de
l’homme, en tant qu’il est omnivore, est humain, « parce qu’il
est universel, et ne se borne pas à des aliments d’espèces
déterminées » (La philosophie de l’avenir, § 53, MP, 197 ; il
faudrait lire tout ce paragraphe pour comprendre dans toute sa
force le sens à la fois religieux et athée que Feuerbach donne à
l’acte de manger ; voir aussi la Préface à la seconde édition de
L’essence du christianisme, p. 108-110 ; MP, 214-216). Il faut
briser la quotidienneté ordinaire qui nous masque
l’extraordinaire de la vie sensible (naturelle et technique) : telle
est la religion de Feuerbach. Le triple Sanctus final, l’Amen
conclusif prouvent que ce n’est pas par simple métaphore que
Feuerbach parle de « religion » de l’homme.
La seconde orientation de cette religion est politique. Nous
devons ici compléter une citation dont nous n’avons donné plus
haut que la première partie : « Il nous faut redevenir religieux,
il faut que la politique devienne notre religion » (MP, 100). L’État
apparaît en effet comme la réalité en acte de l’humanité : « Les
forces de l’homme se séparent et se développent dans l’État,
pour constituer, de leur séparation et de leur nouvelle réunion,
un être infini. L’État est la somme de toutes les réalités, l’État est
la Providence de l’homme. […] L’État authentique est l’homme
sans bornes, l’homme infini, vrai, achevé, divin » (MP, 101).
L’État est ainsi le véritable « Dieu des hommes » (ibid.), qui
accomplit réellement l’infinité des perfections que la théologie
attribuait imaginairement à Dieu. L’État est Providence dans
son système de Sécurité sociale, il est Toute-Puissance dans ses
Armées, il est Omniscience dans le Centre national de la
recherche scientifique : l’infinité potentielle de l’essence
humaine ne peut se réaliser que dans l’État, « totalité réalisée,
élaborée et explicitée de l’essence humaine » (Thèses
provisoires, § 67, MP, 125).
La religion de l’homme devient alors religion de l’État : il y a là
de quoi se méfier et s’inquiéter, et il ne serait pas illégitime de
dénoncer ici une idolâtrie de l’État plus menaçante pour
l’homme que toutes les religions ! Ce serait cependant un grave
contresens que de soumettre ces textes polémiques à des
rapprochements anachroniques, d’y déceler par exemple une
dérive « totalitaire ». À notre sens, ces formules sont dirigées
contre l’idée hégélienne que l’État serait la Raison (c’est-à-dire
encore Dieu) existant en acte : pour Feuerbach, l’État est
humain, de part en part. Dans la formule « l’État est le Dieu des
hommes », il nous semble qu’il faut davantage souligner « des
hommes » que « Dieu ». N’oublions pas non plus que Feuerbach
entend d’abord décrire et analyser le comportement effectif des
hommes (leur athéisme pratique), même si, dans un second
temps, il ratifie et justifie ce comportement (« il faut que la
politique devienne notre religion »). Ces quelques remarques
laissent évidemment ouvertes d’importantes questions : car
aucun principe politique déterminé n’est fondé par l’idée très
générale que l’État serait la « totalité réalisée, élaborée et
explicitée de l’essence humaine ». Marx partira de telles
questions.
La critique feuerbachienne de la religion sera, en effet, à son
tour critiquée (reprise, transformée et prolongée) par Marx et
Engels. Nous serons rapide sur ce point, pour la raison
suivante : alors que la pensée de Feuerbach est à la fois une
philosophie critique de la religion et une pensée positive de
Dieu (du divin dans l’homme), ce dernier aspect est étranger à
la critique marxiste. Avec Marx, on s’éloigne d’un degré de la
question de l’existence de Dieu : Dieu n’est plus que le corrélat
totalement illusoire d’une religion qui doit être réinscrite dans
la structure sociale qui lui donne naissance [37] . La
problématique feuerbachienne des deux athéismes est
étrangère à Marx, qui ne se soucie nullement d’appeler
« divins » les prédicats humains. Et la question, naguère
classique (voir le chapitre bibliographique), de l’humanisme de
Marx n’est pas ici très pertinente.
Du point de vue de Marx, deux reproches principaux doivent
être faits à Feuerbach : il n’explique pas vraiment pourquoi
l’homme s’aliène dans la projection religieuse ; il a une
conception abstraite de l’essence humaine. Pour Marx, « si
l’assise profane se détache d’elle-même et se fixe dans les nues
[…] cela ne peut s’expliquer que par le déchirement de soi et
par la contradiction à soi-même de cette assise profane »
(Thèses sur Feuerbach, IV) [38] . Si l’homme projette
imaginairement son essence en un Dieu imaginaire, c’est parce
que sa vie réelle est invivable, parce que contradictoire :

Cet État, cette société produisent la religion, conscience


inversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde à
l’envers. […]. La religion est la réalisation fantasmagorique de
l’essence humaine, parce que l’essence humaine ne possède
pas de vraie réalité. Lutter contre la religion, c’est donc
indirectement lutter contre le monde dont la religion est
l’arôme spirituel.
La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la
détresse réelle, et, pour une autre, la protestation contre la
détresse réelle. La religion est le soupir de la créature
opprimée, la chaleur d’un monde sans cœur, comme elle est
l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est
l’opium du peuple. […]
La critique de la religion est donc en germe la critique de cette
vallée de larmes dont la religion est l’auréole.
Marx, Introduction à la critique de la philosophie du
droit de Hegel [39]

On voit ce qui rapproche ce texte fameux de la position


feuerbachienne, et aussi ce qui l’en éloigne. Comme Feuerbach,
Marx pense que la religion est une « conscience inversée du
monde » ; mais contre Feuerbach, il pense que cette inversion
de la conscience ne tient pas à la conscience elle-même, ni à
l’écart entre un individu fini et un genre humain infini ; il
pense cette inversion comme « produite » par la société, par un
monde social lui-même « à l’envers ». La clé de la critique de la
religion se trouve donc dans la critique théorique et pratique de
la société. La lutte contre la religion (menée par Feuerbach)
n’est qu’une lutte indirecte contre la société : il est temps selon
Marx de passer à la lutte directe (analyse critique du
capitalisme et action révolutionnaire). Seule cette lutte
permettra de rendre à l’essence humaine sa réalité ; or cette
réalité est d’abord arrachée à l’homme par l’injustice du monde
social : la religion ne vient qu’en un second temps, la religion
est un effet avant d’être une cause. Aussi bien la religion, tout
imaginaire et illusoire qu’elle soit, contient-elle un élément
positif : elle est certes expression de la détresse, mais aussi
protestation contre la détresse (le croyant dispose en effet, dans
sa foi, d’un modèle de justice ou de vérité qui lui rend plus
sensibles l’injustice et l’hypocrisie du monde social) ; la religion
possède donc une certaine potentialité critique (certains
courants marxistes développeront abondamment ce thème),
même si, fondamentalement, elle est une drogue.
Contre Feuerbach, il faut donc souligner que l’essence humaine
n’est pas une donnée naturelle ou anhistorique ; elle n’est pas
« une abstraction inhérente à l’individu singulier ; dans sa
réalité effective, elle est l’ensemble des rapports sociaux » (Th.
VI). Feuerbach est donc, du même mouvement, abstrait et
« naturaliste » ; il méconnaît que la vraie (dis-)solution
rationnelle de l’imaginaire religieux se trouve dans la
« pratique humaine et la compréhension de cette pratique » (Th.
VIII). La critique des dieux ne pourra être achevée que lorsque
la révolution communiste aura remis à l’endroit une société qui
fonctionne à l’envers. La critique théorique de la religion
appelle la critique pratique de la société (c’est-à-dire la
révolution) ; et seule cette critique
pratique, cette
« transformation du monde » prônée par la XIe Thèse sur
Feuerbach, rendront définitivement à elle-même une humanité
qui n’aura plus besoin des dieux.

Notes du chapitre
[1] ↑ Cf. supra, p. 127-132.
[2] ↑ Saint Augustin, Confessions, VII, chap. II ; Enarratio in Psalmum, 134, voir supra
p. III ; saint Anselme, voir supra, p. 19, 23-24 ; Plutarque, Sur l’E de Delphes, voir
chapitre bibliographique p. 300-301.
[3] ↑ Cf. supra, p. 42-46.
[4] ↑ Cette thèse est inséparable de la thèse cartésienne de la libre création par Dieu
des vérités éternelles ; cf. le chapitre suivant, p. 174-177.
[5] ↑ Descartes n’ayant pas voulu que ces réponses aux Cinquièmes Objections (de
Gassendi) soient publiées dans l’édition française des Méditations, AT ne les donne
pas. On trouvera le texte que nous citons dans l’édition Alquié, t. II, p. 811 ; ou dans
l’édition Beyssade, Garnier-Flammarion, p. 359.
[6] ↑ Sur tous ces points, cf. supra p. 45-46.
[7] ↑ Cf. supra, p. 31-35.
[8] ↑ Les références détaillées sont données dans le chapitre bibliographique, infra,
p. 302. Nos citations indiquent la date de la lettre.
[9] ↑ Supra, p. 25-27.
[10] ↑ Nous suivons l’édition Beyssade de la Correspondance avec Elisabeth, Garnier-
Flammarion, 1989, n° 513 ; cette édition a notamment le mérite de donner les lettres
de la princesse. Nous donnons la date des lettres et la page de l’édition Beyssade.
[11] ↑ Alquié III, p. 716-717 ; cette lettre est également publiée dans l’édition
Beyssade de la Correspondance avec Elisabeth, G-F, p. 255.
[12] ↑ Cf. supra, p. 95-98.
[13] ↑ On consultera sur ce point les ouvrages de M. Conche, G. Rodis-Lewis, J. Salem
et J. Bollack indiqués dans le chapitre bibliographique, infra, p. 303.
[14] ↑ Voir le chapitre IV de l’ouvrage de J. Festugière indiqué au chapitre
bibliographique, qui cite de nombreux textes de l’école épicurienne, infra, p. 303.
[15] ↑ Sur la critique épicurienne de la théologie astrale, voir notamment l’ouvrage
de Festugière, chap. v, ainsi que Théologie cosmique et théologie chrétienne de J.
Pépin ; le piquant de l’affaire est que, comme le montre Pépin, certaines critiques
épicuriennes de la théologie astrale seront reprises à l’identique par les polémistes et
théologiens chrétiens.
[16] ↑ Sur les aspects religieux, spirituels et théologiques des quiétismes, on lira
l’excellent article du Dictionnaire de spiritualité indiqué au chapitre bibliographique,
infra, p. 303.
[17] ↑ Cf. supra, p. 158-159.
[18] ↑ Voir le recueil cité de ses Œuvres spirituelles, p. 49, 53, 74,108-109, 111, 114,
118, 125, 126, 136…
[19] ↑ À moins que cette distinction fénelonienne ne prouve, précisément, que
Fénelon n’est pas quiétiste, au sens courant où le quiétisme serait une doctrine de
l’inaction. Mais Mme Guyon parlait déjà d’une « action pleine de repos ».
[20] ↑ La lettre à Mme de Maintenon citée plus haut (20 novembre 1693) comporte
d’intéressants commentaires sur le sens et l’usage du « qu’importe ! ».
[21] ↑ Voir chapitre bibliographique, infra, p. 304. Voir aussi la confrontation
Leibniz/Schopenhauer proposée par E. Naert à la fin de son livre sur Leibniz et la
querelle du pur amour (p. 232-242).
[22] ↑ Le lecteur trouvera dans le chapitre bibliographique la référence des
principaux passages où Platon développe ce thème, infra, p. 304.
[23] ↑ Voir P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, p. 501-505. Notre
commentaire doit également beaucoup à la Prudence chez Aristote, du même auteur,
p. 166-177.
[24] ↑ Gauthier et Jolif, commentaire de l’Éthique à Nicomaque, t. II, 2, p. 855-856. La
suite de ce commentaire oppose le texte cité plus haut des Parties des animaux à
l’Éthique à Nicomaque, I, 6 et surtout X, 7 et 8 : dans le premier cas, l’excellence de la
contemplation tiendrait à son objet, Dieu ; dans le second, elle tiendrait à son sujet,
l’homme, qui en contemplant accomplirait sa tâche la plus spécifique.
[25] ↑ Cf. supra, p. 169-170.
[26] ↑ P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, p. 501, note 1. Cf., du même
auteur, « Sur l’amitié chez Aristote », article reproduit dans La prudence chez
Aristote, p. 179-183.
[27] ↑ Les citations qui suivent donnent simplement le numéro de paragraphe,
éventuellement celui des lignes du traité Des vertus, ainsi que la page dans la
traduction Bréhier chez Budé.
[28] ↑ Pour le début de cette citation, nous reprenons la traduction qu’en donne P.
Hadot dans Plotin ou la simplicité du regard, p. 97.
[29] ↑ Supra, p. 202 et 205.
[30] ↑ Pour avoir rapidement une première vue des difficultés théologiques
considérables que cette doctrine soulève (lesquelles difficultés ne sont pas de notre
sujet), voir H. Küng, Incarnation de Dieu, Excursus II : « Dieu peut-il souffrir ? », p.
640-649.
[31] ↑ Ne surtout pas confondre ce personnage, dont la vie nous est d’ailleurs
inconnue (il mourut vraisemblablement vers 1284), avec l’illustre Boèce, né en 480 et
mort en 524, auteur d’un célèbre De consolatione philosophiae composé dans la
prison où Théodoric l’avait jeté.
[32] ↑ Nous suivons la traduction indiquée dans le chapitre bibliographique, infra,
p. 305 ; nous mentionnerons simplement entre parenthèses le numéro du
paragraphe cité.
[33] ↑ Le premier chiffre renvoie à la pagination de la traduction Gibelin chez Vrin,
le second à la pagination de la traduction Philonenko dans la « Pléiade », vol. III.
Nous suivons l’une ou l’autre traduction, selon le cas.
[34] ↑ Voir aussi le chapitre bibliographique, infra, p. 305-306.
[35] ↑ Nous renverrons désormais à L’essence du christianisme par la simple
abréviation EC, suivie du numéro de la page ; MP désignera les Manifestes
philosophiques. L’importante Introduction à L’essence du christianisme étant
également traduite dans les MP, ainsi que la préface à la seconde édition (1843), nous
donnerons dans ces cas-là les deux références (en choisissant souvent la traduction
Althusser). Voir le chapitre bibliographique, infra, p. 306-307.
[36] ↑ Supra, p. 103. En fait, Feuerbach cite essentiellement Luther, dont la
christologie insiste sur l’humanité du Christ.
[37] ↑ Voir cependant la critique que fait Marx de la preuve ontologique, « Pléiade »,
t. III, p. 99-100.
[38] ↑ Nous indiquerons simplement le numéro de la thèse citée. Pour les
différentes traductions disponibles, voir le chapitre bibliographique, infra, p. 307.
[39] ↑ Ce texte se trouve dans la Critique du droit politique hégélien, Éditions
sociales, 1975, p. 198 ; dans le recueil Sur la religion, Éditions sociales, 1968, p. 41-42.
Chapitre 4. Mortalité et immortalité
de Dieu

L a critique feuerbachienne et marxiste de la religion s’est


vite trouvée relayée par d’autres analyses, venant des
« sciences de l’homme ». Nous pensons, entre autres, à l’étude
sociologique des phénomènes religieux (et d’abord chez
Durkheim dans Les formes élémentaires de la vie religieuse) [1] ,
ainsi qu’aux travaux de Freud et de ses successeurs. La
littérature en matière d’anthropologie religieuse est
considérable ; elle peut avoir une visée critique (chez Freud) ou
non (chez Durkheim) ; elle fait preuve de degrés et de types de
« scientificité » fort variables. Mais l’objectivation des
phénomènes religieux propre à toute étude rigoureuse (c’est
l’axiome de Durkheim selon lequel « il faut traiter les faits
sociaux comme des choses », Les règles de la méthode
sociologique, chap. II) conduit à traiter de la croyance en Dieu
comme d’une chose. Plus simplement, la croyance en Dieu est
un fait, et un fait social, même s’il se déploie dans « l’espace
privé » de la subjectivité. L’interprétation freudienne du
phénomène religieux a, quant à elle, une importance
particulière, elle a marqué non seulement la philosophie, mais
la théologie elle-même [2] . Nous nous contenterons de l’évoquer
brièvement, pour les raisons déjà exposées : la question
philosophique de l’existence de Dieu est autre chose que la
philosophie de la religion, a fortiori autre chose que
l’interprétation philosophique ou psychologique de la religion.
La religion, dans l’optique freudienne, est d’abord la réponse à
une situation de détresse : détresse de l’enfant ou détresse de
l’adulte. « Et quand l’enfant, en grandissant, voit qu’il […] ne
pourra jamais se passer de protection contre des puissances
souveraines et inconnues, alors il prête à celles-ci les traits de la
figure paternelle, il se crée des dieux, dont il a peur, qu’il
cherche à se rendre propices et auxquels il attribue cependant
la tâche de le protéger » (L’avenir d’une illusion, p. 33) [3] . La
croyance en Dieu est donc une illusion, c’est-à-dire une
croyance dans la motivation de laquelle « la réalisation d’un
désir est prévalente » (ibid., p. 45). Dans d’autres textes plus
ambitieux et plus fragiles (Totem et tabou, Moïse et le
monothéisme), Freud a voulu expliquer les religions à partir
d’hypothèses historiques audacieuses (et aujourd’hui
totalement abandonnées) : meurtre du père, sentiment de
culpabilité, divinisation du père assassiné, réconciliation avec
le dieu-père dans le culte religieux. Cette nostalgie du père se lit
clairement dans le monothéisme, forme suprême de la religion.
La religion n’est pas seulement support de l’interdiction, elle a
aussi fonction de consolation : « c’est par là que sa relation au
désir est la plus manifeste » (Ricœur, De l’interprétation, p. 511).
La figure du Père, avec son ambiguïté (menace et protection),
serait la vérité de la figure de Dieu, « le dieu personnel n’est
rien d’autre, psychologiquement, qu’un père transfiguré » (Un
souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, p. 124).
Deux types de leçons ont été tirés de ces thèses, par-delà les
objections fondamentales que les ethnologues, historiens,
philologues et exégètes ont depuis longtemps adressées aux
hypothèses les plus audacieuses de Freud. Les athées y trouvent
une puissante confirmation de leur position ; les théologiens
attentifs y voient un outil supplémentaire pour critiquer les
représentations insuffisantes ou infantiles de Dieu et purifier
leur foi.
Les résultats provenant des sciences sociales et psychologiques
sont donc fort importants ; ils ne nous semblent cependant pas
priver de pertinence la réflexion philosophique sur la question
de Dieu, et ce pour diverses raisons, dont deux sont décisives.
La première est que la question de l’existence de Dieu n’est
qu’indirectement l’objet de ces études. Dieu est enveloppé, à
titre d’objet de la croyance, dans l’objet plus général qu’est la
religion, sans être thématisé pour lui-même. La deuxième est
que la question philosophique de l’existence de Dieu échappe
par principe à l’objectivation sociologique ou psychologique
(sauf à réduire arbitrairement une thèse philosophique à n’être
que le pur et simple reflet d’un fait social ou d’une
détermination psychique).
Indépendamment de leur contenu, l’existence même de ces
disciplines a sans doute une signification pour la question de
Dieu. L’objectivation de la croyance, méthodologiquement
nécessaire, suppose en effet un affaiblissement social des
croyances religieuses : l’objectivation suppose la distance.
L’existence de l’anthropologie religieuse est donc un signe
(parmi d’autres) de ce que la philosophie analyse sous
l’expression de « mort de Dieu », dont il nous reste à parler dans
ce chapitre.

1 - Récits de la mort de Dieu


Avec Feuerbach, Dieu meurt comme être personnel et
transcendant, puisqu’il n’est que la projection fantasmée de
l’essence humaine ; il ne meurt pourtant pas, puisqu’il vit dans
l’humanité, puisque l’humanité est divine. La mort de Dieu :
cette formule, aujourd’hui usuelle, est-elle autre chose qu’une
manière de parler ? Il semble absurde de parler littéralement
de « la mort de Dieu » : s’il s’agit bien d’une mort, il ne peut
s’agir de la mort de Dieu, lequel est, par définition, immortel ;
s’il s’agit bien de Dieu, il ne peut s’agir de sa mort, pour la
même raison. La « mort de Dieu » désigne un événement qui ne
peut d’aucune manière, ni en aucun temps, avoir lieu. Parler de
la mort de Dieu, c’est donc en fait parler de la disparition de la
croyance en Dieu : Dieu meurt parce qu’il ne vit que de la vie
qu’on lui prête (qu’on lui suppose, ou, dans une perspective
feuerbachienne, qu’on lui aliène) ; sa vie n’est qu’une ombre, il
suffit de cesser de rêver pour qu’il cesse d’être.
Ce sentiment de la mort inéluctable de Dieu, Heinrich Heine l’a
fortement exprimé en une page à la fois ironique et profonde :

Notre cœur est plein d’un frémissement de compassion, car


c’est le Vieux du ciel lui-même qui se prépare à la mort. Nous
l’avons si bien connu, depuis son berceau en Egypte, où il fut
élevé parmi les veaux et les crocodiles divins, les oignons,
les ibis et les chats sacrés. Nous l’avons vu dire adieu à ces
compagnons de son enfance, aux obélisques et aux sphinx
du Nil, puis en Palestine devenir un petit dieu-roi chez un
pauvre peuple de pasteurs. Nous le vîmes plus tard en
contact avec la civilisation assyro-babylonienne ; il renonça
alors à ses passions par trop humaines, s’abstint de vomir la
colère et la vengeance ; du moins ne tonna-t-il plus pour la
moindre vétille. Nous le vîmes émigrer à Rome, la capitale,
où il abjura toute espèce de préjugés nationaux, et proclama
l’égalité céleste de tous les peuples ; il fit, avec ces belles
phrases, de l’opposition contre le vieux Jupiter, et intrigua
tant qu’il arriva bientôt au pouvoir, et du haut du Capitole
gouverna la ville et le monde, urbem et orbem. Nous l’avons
vu s’épurer, se spiritualiser encore davantage, devenir
paternel, miséricordieux, bienfaiteur du genre humain,
philanthrope. Rien n’a pu le sauver !
N’entendez-vous pas résonner la clochette ? A genoux ! On
porte les sacrements à un Dieu qui se meurt.
Heinrich Heine, De l’Allemagne, II (p. 73) [4]

Dieu meurt de sa belle mort, après une vie bien remplie aux
allures de success story : enfance protégée, adolescence
tumultueuse, vie adulte agitée et conquérante, triomphe. Mais
d’emblée cette vie semble menacée : le Dieu de Heine doit
s’adapter, passer des compromis (« il renonça alors », « il
abjura », etc.) ; après le triomphe, la décrépitude menace, Dieu
doit « s’épurer, se spiritualiser encore davantage, devenir
paternel, miséricordieux, bienfaiteur du genre humain,
philanthrope » ; ce Dieu est celui du déisme, de la religion
naturelle, de la philosophie du XVIIIe siècle ; mais ces ultimes
concessions, ces dernières ruses, ne suffisent pas à le sauver :
Dieu se meurt. Mort naturelle ? Notre texte semble le suggérer ;
mais dans d’autres passages de De l’Allemagne, Heine dit
clairement que Dieu a été assassiné, et assassiné par Kant : la
Critique de la raison pure « est le glaive qui tua en Allemagne le
Dieu des déistes » (p. 75). Après le Dieu de la foi, déjà mort, c’est
le Dieu de la raison qui se meurt.
Dans son style si personnel, Heine exprime un sentiment assez
répandu : Nietzsche, nous le verrons, reprendra cette idée d’un
Dieu mort et même assassiné. On pourrait donc interpréter ce
thème de la mort de Dieu comme l’expression littéraire d’un fait
sociologique : la disparition de la croyance religieuse dans
l’Europe des XVIIIe et XIXe siècles. Ce serait une autre manière de
dire la thèse feuerbachienne : les Européens sont devenus
pratiquement athées.
Cette interprétation est exacte, mais insuffisante. Car le thème
de la mort des dieux, de la disparition de la foi, est en réalité
extrêmement fréquent, et à diverses époques de l’histoire. Nous
n’en prendrons qu’un exemple célèbre, emprunté à Plutarque
(45-125 ap. J.-C.) :

Un jour, se rendant en Italie par mer, il [Epithersès] s’était


embarqué sur un navire qui emmenait des marchandises et
de nombreux passagers. Le soir, comme on se trouvait déjà
près des îles Echinades, le vent soudain tomba et le navire
fut porté par les flots dans les parages de Paxos. La plupart
des gens à bord étaient éveillés et beaucoup continuaient à
boire après le repas. Soudain, une voix se fit entendre qui,
de l’île de Paxos, appelait en criant Thamous. On s’étonna.
Ce Thamous était un pilote égyptien et peu de passagers le
connaissaient par son nom. Il s’entendit nommer ainsi deux
fois sans rien dire, puis, la troisième fois, il répondit à celui
qui l’appelait, et celui-ci, alors, enflant la voix, lui dit :
« Quand tu seras à la hauteur de Palodès, annonce que le
grand Pan est mort » [apangéilon oti Pan o mégas téthnèké].
En entendant cela, tous furent glacés d’effroi. Comme ils se
consultaient entre eux pour savoir s’il valait mieux obéir à
cet ordre ou ne pas en tenir compte et le négliger, Thamous
décida que, si le vent soufflait, il passerait le long du rivage
sans rien dire, mais que, s’il n’y avait pas de vent et si le
calme régnait à l’endroit indiqué, il répéterait ce qu’il avait
entendu. Or, lorsqu’on arriva à la hauteur de Palodès, il n’y
avait pas un souffle d’air, pas une vague. Alors Thamous,
placé à la poupe et tourné vers la terre, dit, suivant les
paroles entendues : « Le grand Pan est mort. » A peine avait-
il fini qu’un grand sanglot s’éleva, poussé non pas par une,
mais par beaucoup de personnes, et mêlé de cris de
surprise.
Comme cette scène avait eu un grand nombre de témoins,
le bruit s’en répandit bientôt à Rome, et Thamous fut mandé
par Tibère César. Tibère ajouta foi à son récit, au point de
s’informer et de faire des recherches au sujet de ce Pan. Les
« philologues » de son entourage, qui étaient nombreux,
portèrent leurs conjectures sur le fils d’Hermès et de
Pénélope.
Plutarque, Sur la disparition des oracles, § 17 (trad.
Flacelière, p. 144-146)

Cette histoire étrange a suscité de très nombreux


commentaires. On remarquera d’abord que Plutarque la
raconte dans un dialogue consacré à la disparition des oracles,
donc à un certain recul de la foi traditionnelle : la mort du dieu
Pan est liée à un affaiblissement de la croyance. L’effroi, la
surprise, les sanglots que suscite cette nouvelle s’expliquent
aisément : si les dieux peuvent mourir, c’est tout l’ordre du
monde qui est menacé. C’est pourquoi l’empereur Tibère (qui
occupe aussi d’importantes fonctions religieuses) veut vérifier
la chose ; c’est une consultation théologique qu’il réclame, dont
le résultat est rassurant : fils d’une mortelle (Pénélope), Pan
n’est qu’un demi-dieu, sa mort ne met donc pas en péril l’ordre
du monde. Mais les experts de Tibère le rassurent peut-être un
peu vite : le récit de Plutarque ne parle-t-il pas du grand Pan ?
Les théologiens chrétiens lurent dans cette histoire la fin du
paganisme, Pan symbolisant tout le Panthéon païen [5] ; mais
une interprétation plus audacieuse [6] voit au contraire dans le
dieu Pan la figure de Jésus-Christ lui-même, mort — puis
ressuscité. Ces relectures « orientées » ne sont pas rares chez les
Pères de l’Eglise, qui interprètent certains traits de la religion
grecque (la passion de Dionysos, la mort et la résurrection
annuelles d’Attis) comme des anticipations confuses des vérités
chrétiennes. Mais ces croyances périphériques et marginales
dans le paganisme deviennent le cœur de la prédication
chrétienne : Dieu est mort en Jésus-Christ, est ressuscité en lui.
La formule « Dieu est mort » n’a donc pas seulement le sens que
nous lui avons jusque-là prêté ; elle est aussi une pièce centrale
de la théologie chrétienne. Dire simplement « Dieu est mort »,
c’est se contenter de retourner contre le christianisme un
élément arraché à la dogmatique chrétienne.

2 - L’interprétation hégélienne du
christianisme
Le « Dieu est mort » de l’athéisme méconnaît donc qu’il oppose
au « Dieu est vivant » de la religion un élément arraché à cette
même religion — arraché, c’est-à-dire mutilé, ou, en termes
hégéliens, abstrait. La position fondamentale de Hegel sur la
religion est en effet que le christianisme est le vrai. Mais il ne
l’est que sur le mode de la représentation, du sentiment
immédiat et de la foi. La philosophie hégélienne se donne pour
tâche d’élever cette représentation au concept : « La religion est
le mode de la conscience suivant lequel la vérité est pour tous
les hommes, pour les hommes de toute culture ; mais la
connaissance scientifique de la vérité est une espèce
particulière de leur conscience » (E-SL, p. 130) [7] . Cette
« connaissance scientifique » est celle que donne la philosophie.
Le contenu de la représentation religieuse et du concept
philosophique est donc substantiellement le même, mais en
passant de la foi à la philosophie, ce contenu passe du cœur à
l’esprit, il trouve sa vérité. La foi, en effet, est immédiate et
unilatérale, elle est pensée, mais pas encore esprit ; elle nourrit
donc son contraire, l’entendement abstrait qui critique (de
manière unilatérale) l’unilatéralité de la foi. Hegel insiste
souvent sur cette « complicité objective » (et inconsciente) de la
foi la plus pieuse avec le rationalisme critique, son adversaire :
ces deux positions méconnaissent pareillement la vraie
rationalité concrète, celle qui va jusqu’au fond des choses et
pénètre la nécessité du contenu. Historiquement, la piété anti-
intellectualiste et l’intellectualisme anti-religieux des Lumières
sont les deux faces d’une même abstraction. La raison concrète
(Vernunft) ne doit pas être confondue avec l’entendement
(Verstand) : Hegel reprend cette distinction kantienne, mais
pour en bouleverser le sens.
L’entendement est pour Hegel la puissance de diviser, la saisie
abstraite des éléments du réel ; l’argumentation raisonnable (ou
plutôt raisonneuse) et le formalisme mathématique sont ses
domaines ; mais il reste à l’extérieur du mouvement des choses,
il ne saisit pas la rationalité interne du contenu substantiel, il ne
comprend pas la nécessité de l’histoire, du droit, ou de la
religion ; il est essentiellement critique et destructeur, il sait
réfuter et discuter plutôt que justifier et comprendre. La raison,
quant à elle, n’est pas d’abord la faculté humaine qui porte ce
nom ; elle est avant tout le mouvement intime du réel, qui est
en lui-même rationnel : la raison humaine doit se hisser à la
rationalité du réel, il faut avoir foi en la puissance de la raison
et en sa capacité à comprendre le monde et l’Esprit. La raison
est le mouvement autonome du contenu en ce qu’il a d’essentiel
(rationalité d’une période historique ou d’un système juridique,
par exemple) : la temporalité et l’historicité appartiennent à
l’essence de la raison, parce que l’Esprit est vivant, parce que le
vrai est un résultat qui ne peut être séparé de son devenir : « Le
vrai est le tout. Mais le tout est seulement l’essence
s’accomplissant elle-même par son développement. Il faut dire
de l’Absolu qu’il est essentiellement résultat, que c’est à la fin
seulement qu’il est ce qu’il est en vérité, et c’est en cela
précisément que consiste sa nature d’être Effectif, sujet ou
devenir de soi-même » (Préface à la Phénoménologie de l’Esprit,
p. 51) [8] . Notre raison humaine doit donc suivre le mouvement
du vrai : « notre pensée mue par le concept demeure, alors,
totalement immanente à l’objet pareillement mû par le
concept : nous ne faisons en quelque sorte qu’assister en
spectateur au développement propre de l’objet, nous ne le
modifions pas par l’immixtion de nos représentations et idées
subjectives » (E-E, Add. au § 379, p. 382).
C’est dans la question de Dieu que la différence (qu’il ne faut
d’ailleurs pas absolutiser, car ce serait encore retomber dans
l’entendement) de l’entendement et de la raison est la plus
frappante. L’entendement est ici aussi bien du côté de la
métaphysique classique que du criticisme kantien.
L’entendement métaphysique pense prouver Dieu par les voies
ordinaires de la démonstration et de la preuve ; le criticisme
kantien pense montrer l’échec de ces preuves, et soutient que
Dieu est inconnaissable parce que nos facultés de connaissance
sont limitées à l’expérience possible ; la foi religieuse
immédiate se nourrit au fond de ces deux positions unilatérales
pour affirmer sa propre unilatéralité. La « science » (la
philosophie hégélienne) entend concilier le contenu religieux
avec la forme rationnelle ; ce contenu est celui du
christianisme, religion absolue : Hegel n’entend nullement
ressusciter le déisme du XVIIIe siècle, « assassiné » par la Critique
de la raison pure ; son ambition, bien plus formidable, est de
montrer la rationalité intrinsèque du donné révélé (et non pas
seulement, comme Leibniz par exemple [9] , la compatibilité des
dogmes avec la raison). Tous les « mystères » de la religion
révélée peuvent en réalité être rationnellement connus et
même justifiés : ce contenu dogmatique « s’appelle Mystère,
parce que pour l’entendement il est une réalité cachée […] ;
toute réalité spéculative est pour l’entendement un mystère »
(Preuves de l’existence de Dieu, p. 248). Mais ce qui est Mystère
pour l’entendement ou la simple foi est vérité pour la raison ;
cette dernière doit donc s’étendre jusqu’à comprendre la
Révélation, la Trinité [10] , la Création, l’Incarnation, et la mort et
la résurrection de Jésus-Christ qui en sont la conséquence et la
vérité :

Mais le concept pur, ou l’infinitude, comme abîme du néant


où tout être s’engloutit, ne doit désigner la douleur infinie
que comme un moment, — douleur qui jusque-là n’était
dans la culture que comme un fait historique, et constituait
le sentiment sur lequel repose la religion moderne, le
sentiment que Dieu même est mort (Pascal en avait donné
une expression pour ainsi dire purement empirique dans la
formule : la Nature est telle qu’elle marque partout un Dieu
perdu et dans l’homme et hors de l’homme) —, mais il ne
doit donc désigner la douleur infinie que comme moment,
et rien que comme un moment de l’idée suprême, mais pas
davantage ; de la sorte, à ce qui se bornait encore soit au
précepte moral d’un sacrifice de l’être empirique, soit au
concept de l’abstraction formelle, le concept pur doit donner
une existence philosophique, et par suite donner à la
Philosophie l’idée de liberté absolue, et du même coup la
Passion absolue ou le vendredi saint spéculatif qui jadis fut
historique ; et il doit rétablir celui-ci dans toute la vérité et la
dureté de son impiété. C’est de cette dureté seule — puisque
le caractère plus serein, plus dépourvu de fondement, plus
particulier, des philosophies dogmatiques, comme des
religions naturelles, doit disparaître —, que la suprême
totalité avec tout son sérieux et à partir de son fondement le
plus intime, étreignant tout à la fois et sous les traits de la
plus sereine liberté, peut et doit ressusciter.
Hegel, Foi et savoir (Premières publications, p.
298) [11]

Ce texte inspiré clôt Foi et savoir, texte « de jeunesse » (1802) à


valeur presque programmatique : le vendredi saint « qui jadis
fut historique » (jour de la mort de Jésus sur la croix) doit
devenir « spéculatif », c’est-à-dire devenir idée philosophique et
concept ; la Phénoménologie parlera semblablement, en sa
dernière page, du « calvaire de l’Esprit absolu » (trad. Hyppolite,
II, 313) ; l’impiété dont parle le texte est celle de l’esprit qui doit
passer de la piété immédiate et confiante à la pensée médiate
qui veut intégralement « étreindre » la logique de la mort de
Dieu. Que Dieu meure n’est pas une absurdité, comme le pense
l’entendement ; ce n’est pas un fait à accepter quia absurdum
(parce que c’est absurde) comme le croit naïvement la foi
immédiate ; c’est un moment de la logique de l’Absolu.
L’évolution ultérieure de la philosophie hégélienne précisera et
développera ce programme spéculatif. Là où le christianisme
oppose la « folie de la Croix » à la « sagesse des Grecs » (saint
Paul, Première épître aux Corinthiens, 1, 17-25), Hegel veut
penser la rationalité de la croix du Christ.
Ce projet se heurte nécessairement à deux violentes oppositions
contradictoires et néanmoins solidaires : celle de la piété
religieuse (et de son discours édifiant et anti-intellectualiste sur
la « folie de la Croix »), celle du rationalisme étroit (et de sa
dénonciation non moins édifiante, quoique en un autre sens,
des absurdités religieuses) : « C’est en raison de la forme que la
philosophie [hégélienne] a essuyé des reproches et des
accusations de la part du côté religieux, et, inversement, à cause
de son contenu spéculatif, qu’elle en a essuyé de la part d’une
soi-disant philosophie tout comme d’une piété sans contenu ;
pour celui-là elle aurait en elle trop peu de Dieu, pour celles-ci
elle en aurait trop » (E-E, § 573, p. 362). Trop peu de Dieu, ce
serait de l’athéisme ; trop de Dieu, ce serait du panthéisme. Or
le système hégélien ne contient ni trop peu de Dieu, ni trop : il
expose le contenu de la religion dans la forme du vrai, du
concept, il présente Dieu dans son déploiement. Mais la foi
religieuse « ne se retrouve pas » dans la forme spéculative du
concept, et croit que la philosophie (hégélienne) est athée :
« l’accusation d’athéisme présuppose en effet une
représentation déterminée de Dieu riche en contenu, et naît
alors de ce que la représentation ne retrouve pas dans les
concepts philosophiques les formes caractéristiques auxquelles
elle est liée » (ibid. ; cf. E-SL, p. 121-138). Le contenu de l’idée de
Dieu ne peut être la seule identité à soi : cette pure identité est
vide ; le contenu est au contraire l’unité des différences, le
produit d’un mouvement de différenciation de soi et de
réconciliation avec soi : « la force de l’esprit est seulement aussi
grande que son extériorisation, sa profondeur aussi profonde
que son audace à s’élargir et à se perdre dans son
déploiement » (P-PhE, p. 31). Ainsi Dieu est « temporalisé » ou
« historicisé », il est Substance, mais aussi Sujet (ibid., p. 47), et
sa vie affronte la mort :

La mort, si nous voulons donner son nom à cette


ineffectivité, est la chose la plus redoutable, et soutenir ce
qui est mort est ce qui exige la plus grande force. La beauté
sans force hait l’entendement, parce que l’entendement
attend cela d’elle et qu’elle ne peut le faire. Ce n’est pas la vie
qui recule d’horreur devant la mort et se préserve pure de la
destruction, mais la vie qui supporte la mort et se maintient
en elle qui est la vie de l’esprit. L’esprit conquiert sa vérité
seulement quand il se retrouve soi-même dans le
déchirement absolu. L’esprit n’est pas cette puissance
comme le positif qui se détourne du négatif (ainsi quand
nous disons d’une chose qu’elle n’est rien ou qu’elle est
fausse, et que débarrassés d’elle nous passons sans plus à
quelque chose d’autre) ; mais il est cette puissance
seulement quand il regarde le négatif en face et séjourne en
lui. Ce séjour est le pouvoir magique qui convertit le négatif
en être.
Hegel, Préface à la Phénoménologie de l’Esprit (p. 79)
La phrase décisive de ce texte est sa définition de la vie de
l’esprit, qui « supporte la mort et se maintient en elle ». La vie
naturelle est détruite par la mort, mais la vie de l’esprit est
confrontation avec la mort, maintien d’elle-même dans ce qui la
nie. La puissance « magique » de l’esprit est de regarder le
négatif en face, de séjourner en lui. Voilà pourquoi définir Dieu
par l’amour, comme la tradition religieuse, est insuffisant : « La
vie de Dieu et la connaissance divine peuvent donc bien être
énoncées comme un jeu de l’amour avec soi-même ; cette idée
descend au niveau de l’édification et même de la fadeur quand
y manquent le sérieux, la douleur, la patience et le travail du
négatif » (ibid., p. 49-51).
La vie divine peut donc être connue : non par l’entendement,
mais par la raison. Contre le criticisme kantien, Hegel ne va pas
hésiter à restaurer les preuves de l’existence de Dieu [12] . Il n’est
pas question bien sûr de revenir aux vieilles preuves de
Descartes ou Leibniz : elles sont incorrectes quant à leur forme
(elles sont produites par l’entendement) et quant à leur fond
(elles n’atteignent que le Dieu intemporel et abstrait du déisme
philosophique, non le Dieu vivant de la religion chrétienne).
Dans Les preuves de l’existence de Dieu, Hegel critique la
critique kantienne pour rétablir le vrai sens des preuves.
« Prouver consiste uniquement à prendre conscience du
mouvement de l’objet en lui-même » (p. 43), et ainsi « l’exposé
s’identifie avec l’objet » (p. 71), la preuve est exposition de Dieu.
A cet égard, la preuve fondamentale est la preuve ontologique,
« la seule preuve véritable » (p. 242) :
Tout être fini est ceci et seulement ceci, à savoir que son
être-là [son existence] est différent de son concept. Mais
Dieu doit être expressément ce qui peut être seulement
« pensé comme existant », où le concept inclut en lui l’être.
C’est cette unité du concept et de l’être qui constitue le
concept de Dieu.
Hegel, Encyclopédie, § 51 (E-SL, p. 315)

L’inadéquation de l’être au concept est en effet la marque


propre de l’être fini : aucun homme ne réalise intégralement
l’humanité en lui, le fini est la déficience de l’être par rapport à
son propre concept. Dieu est au contraire l’Absolu, l’infini, unité
de l’être avec son propre concept. De ce point de vue, la
comparaison kantienne du concept de Dieu avec le « concept »
de cent thalers [13] est une impertinence, sans compter qu’« on
pourrait, non à tort, nommer barbare le fait de nommer
quelque chose de tel que cent thalers un concept » (ibid.). Mais
même si « cent thalers » sont objet d’un concept, « il faudrait
songer que, lorsqu’il est question de Dieu, c’est là un objet d’une
autre espèce que cent thalers et qu’un quelconque concept […]
particulier » (ibid.). Penser l’infini comme si c’était le fini, voilà
la faute de l’entendement lorsqu’il traite de Dieu. Et, en réalité,
toute pensée est pensée de l’infini :

On ne peut regarder ce qu’on appelle les preuves de l’être-là


[de l’existence] de Dieu que comme les descriptions et
analyses du cheminement en lui-même de l’esprit, qui est un
esprit pensant, et pense le sensible. L’élévation de la pensée
au-dessus du sensible, son mouvement d’aller au-delà du fini
en direction de l’infini, le saut que l’on ferait dans le
suprasensible en rompant avec les séries du sensible, tout
cela c’est la pensée même, ce passage est seulement pensée.
Si un tel passage ne doit pas être opéré, cela signifie qu’on
ne doit pas penser.
Hegel, Encyclopédie, § 50 (E-SL, p. 310-311)

Bernard Bourgeois commente justement : « penser le fini, c’est


le saisir comme moment de l’infini, comme l’infini se finitisant
pour être précisément l’infini vrai (qui n’a pas hors de lui le fini
comme un Autre qui le limiterait) ; l’apparente élévation de la
pensée du fini à l’infini, du monde à Dieu, n’est rien d’autre que
la définition même de la pensée. Penser, c’est toujours penser
l’infini, comme unité de lui-même et du fini, c’est toujours
penser l’identité, comme identité de l’identité et de la
différence » (ibid., note 4). Le concept plénier de l’infini suppose
en effet que le fini soit un de ses moments. Supposons que
l’infini soit l’autre du fini, comme le croit l’entendement ; alors
réciproquement le fini est l’autre de l’infini ; fini et infini sont
extérieurs l’un à l’autre, sans rapports l’un avec l’autre ; mais
alors l’infini est lui-même fini, puisque le fini, séparé de lui par
hypothèse, contient des déterminations qu’il ne possède pas. Si
l’infini est la plénitude des déterminations, alors il doit épuiser
toutes les déterminations du fini, il doit se faire fini pour se
retrouver réellement infini.
Le même raisonnement peut être conduit autrement. Si l’infini
n’a aucun rapport avec le fini, alors aucune des déterminations
du fini ne lui convient ; or, toute détermination est, par nature,
finie (omnis determinatio est negatio : Hegel cite souvent cette
proposition de Spinoza) ; donc toutes les déterminations sont
considérées comme indignes de Dieu, impertinentes et fausses.
On retrouve ici le mouvement « purificateur » de la théologie
négative, dont le résultat est le vide conceptuel : Dieu n’est ni
ceci, ni cela, il n’est finalement rien de déterminé, il n’est rien
du tout. La vérité de la négation purificatrice, c’est
l’athéisme [14] . Hegel prend résolument le parti de la théologie
positive, affirmative, spéculative.
La vérité du christianisme, c’est d’avoir pensé l’incarnation de
Dieu qui lui fait éprouver les déterminations du fini, y compris
les déterminations douloureuses (le Christ a été tenté, il a été
trahi, il a connu l’angoisse de l’abandon), jusqu’à la mort,
« preuve suprême de l’humanité » de Jésus (PhR, III, 158). Dieu
se particularise et s’aliène dans la finitude en Jésus-Christ, Dieu-
homme ; en Jésus-Christ il meurt : « Dieu est mort, voilà la
négation, et cette mort est un moment de la nature divine, de
Dieu lui-même » (ibid.). Mais le moment christique n’est que le
second moment de la divinité de Dieu ; car Dieu « revient en soi,
ainsi il est Esprit ; le troisième point est donc la résurrection du
Christ. La négation est vaincue par là, et la négation de la
négation devient un moment de la nature divine » (ibid., p. 159).
Ainsi, Dieu « a tué la mort, puisqu’il en triomphe » (ibid., p. 160).
Après le royaume du Père et le royaume du Fils commence le
royaume de l’Esprit, qui se retrouve lui-même après le plus
grand déchirement.
Ainsi Dieu n’est pleinement lui-même qu’en la différenciation
de ses moments (que la représentation religieuse de la Trinité
considère comme les trois personnes du Dieu unique) et en
l’unité réconciliée de ces moments dans l’Esprit. Aussi bien le
discours philosophique ne doit-il pas commencer par Dieu.
Dans une proposition comme « Dieu est amour », « on
commence avec le mot Dieu. Pris pour soi, c’est là un son vide
de sens, rien d’un nom. C’est seulement le prédicat qui dit ce
qu’il est, qui constitue son remplissement et son sens. Le début
vide ne devient savoir effectif que dans cette fin […]. Cette
anticipation, que l’Absolu est sujet, non seulement n’est pas
encore l’effectivité de ce concept, mais encore elle la rend
impossible, car elle le pose comme point en repos — tandis
qu’elle est le mouvement autonome » (P-PhE, p. 57-59).
Commencer par Dieu, c’est le poser comme un sujet immobile
auquel, de l’extérieur, on attribuerait des noms ou prédicats en
nombre d’ailleurs indéfini ; à ce mauvais infini (Dieu est ceci,
puis ceci, et encore ceci….) s’oppose le véritable infini de
l’automouvement du concept qui produit de l’intérieur ses
déterminations, comme la religion chrétienne le dit dans le
langage de la représentation (alliance de Dieu avec Israël,
Incarnation, mort et résurrection de Jésus-Christ, etc.) et la
philosophie spéculative dans le langage du concept. Pour être
ens realissimum (être le plus réel), Dieu doit inclure la négation,
et la négation surmontée : il n’est donc saisi en sa vérité qu’au
terme du parcours encyclopédique de la science philosophique,
même s’il en est en réalité le fondement.
Une évaluation philosophique précise du discours hégélien sur
Dieu engagerait une interprétation d’ensemble de cette pensée ;
Dieu n’est en effet pas pour Hegel un thème (parmi d’autres) de
la philosophie, mais le thème, le contenu essentiel de la pensée.
Sous cet aspect, la spéculation hégélienne est de part en part
théologique. Cette théologie est parfois lue comme une théo-
logie, soumettant le Dieu de la révélation chrétienne aux
nécessités logiques du concept ; elle est, à l’inverse, parfois
interprétée comme une théo-logie, élargissant indûment la
rationalité pour pouvoir justifier le contenu dogmatique de la
croyance chrétienne. La symétrie de ces critiques est due à
l’ambiguïté fondamentale de la « théologie » hégélienne, pour
laquelle la religion absolue (le christianisme) dit le vrai sur un
mode incorrect. Mais élever le contenu de la foi chrétienne au
concept rationnel, est-ce sauver le christianisme, ou est-ce le
détruire ? Jusqu’à quel point le contenu de la croyance peut-il
être séparé du geste de croire, du mode de la croyance ?
Il faut ici distinguer la question du croyant de celle du
philosophe. Le croyant peut se demander si le Dieu pensé par
Hegel est celui que lui-même confesse et prie, comme le font
Hans Küng et Claude Bruaire. Le philosophe se demandera si
Hegel fait bien ce qu’il dit qu’il fait, à savoir établir la rationalité
du christianisme pris dans son intégralité, ce que fait Bernard
Bourgeois lorsqu’il s’efforce d’établir la pertinence du discours
hégélien sur la Création [15] . Ces deux questions (celle du
philosophe et celle du croyant) ne sont d’ailleurs pas
absolument séparées : décider si, oui ou non, Hegel respecte la
vérité du christianisme suppose d’avoir une certaine
représentation de cette vérité (l’agnostique étant, à cet égard
aussi, relativement indifférent). Quoi qu’il en soit, on peut
relever avec Küng que, chez Hegel, « les énoncés de la
christologie deviennent des énoncés sur l’Absolu lui-même. A la
limite, on pourrait dire que la théologie elle-même se voit
déterminée par la christologie, qu’elle devient une théologie
christomorphique » (Incarnation de Dieu, p. 221). La
transcendance de Dieu (que l’Incarnation n’annule pas) tendrait
ainsi à se résorber dans le discours hégélien.
Ainsi s’expliquerait que la spéculation hégélienne ait pu, malgré
toutes ses protestations, être considérée comme athée. Le statut
de l’existence de Dieu peut en effet être considéré comme
équivoque dans la spéculation hégélienne, tant cette notion est
chez Hegel tributaire des catégories de sa logique, et se
démarque donc de la représentation spontanée de l’existence à
laquelle Kant reste attaché ; tant Hegel refuse comme trop
naïve la simple question (la question des âmes simples, qui est
aussi celle de la simple raison, celle de Kant) : « Dieu existe-t-
il ? » Que Dieu existe n’est en effet pas pour Hegel un problème
central, dans la mesure où cette existence, en un sens, va de soi.
Toute la réflexion de Hegel se concentre sur le contenu de cette
existence divine, et sur le caractère connaissable parce que
rationnel de ce contenu. Mais ce contenu, qui détermine
finalement la notion de Dieu, qui remplit le mot « Dieu » de son
sens, ne contribue-t-il pas à gommer la force empirique,
l’étrangeté réelle, l’inévidence de la proposition « Dieu existe » ?
Mais peut-être toutes ces questions sont-elles impertinentes, en
ce qu’elles ne peuvent être posées qu’à partir de l’ancienne
conception (religieuse) de Dieu, que le discours hégélien entend
précisément rendre caduque. On a fait de Hegel, au choix, un
athée, un humaniste, un panthéiste, un théologien, « selon
qu’on retrouve ou non en ce qu’il appelle Dieu les traits d’un
Dieu religieux. Autrement dit, on traduit en concepts “bien-
connus” une langue qui est la pulvérisation de ceux-ci » (Gérard
Lebrun, La patience du concept, p. 168-169). A suivre cette
lecture, originale et puissante, les questions des âmes simples
(Dieu existe-t-il vraiment ?) manqueraient la conceptualisation
hégélienne du christianisme (p. 133), et n’accepteraient pas, au
fond, qu’avec Hegel la vieille représentation religieuse de Dieu
a effectivement bougé.

3 - Le « Dieu est mort » de Nietzsche


Abordant à présent le « Dieu est mort » de Nietzsche, nous
savons de quelles ambiguïtés cette formule est grosse. Il ne faut
d’ailleurs nullement surestimer l’originalité de Nietzsche.
Depuis la vision d’horreur du romantique Jean Paul, « le
discours du Christ mort proclamant du haut de l’Univers qu’il
n’y a point de Dieu » (en 1796) [16] , le thème de la mort de Dieu
est banal en Allemagne. A bien des égards, Heine anticipe la
position nietzschéenne : chez Heine déjà, Dieu est non
seulement mort, mais assassiné ; chez Heine déjà « cette
nouvelle funèbre aura peut-être encore besoin de quelques
siècles pour être universellement répandue… mais nous avons,
nous autres, pris le deuil depuis longtemps. De profundis » (De
l’Allemagne, II, 82). Et Feuerbach aussi avait dit que l’homme
était athée en pratique mais pas encore en théorie : autre
manière de dire le retard de la conscience sur l’événement.
Mais ce qui est persiflage chez Heine devient chez Nietzsche la
question la plus sérieuse : que Dieu soit mort est au fond peu de
choses, la vraie question est celle de l’homme. Que deviendra
l’humanité ainsi débarrassée de Dieu ?
Les textes essentiels de Nietzsche sur cette question sont les
aphorismes 108, 125 et 343 à 347 du Gai Savoir ; on y joindra
l’aphorisme 24 de la troisième dissertation de la Généalogie de
la morale, et certains textes du Zarathoustra (I, « De la vertu qui
donne » ; IV, « Hors de service », « Le plus laid des hommes »,
« De l’homme supérieur »).
La question proprement conceptuelle de l’existence de Dieu est
d’abord récusée :

Autrefois on cherchait à prouver qu’il n’y avait pas de Dieu,


— aujourd’hui on montre comment la croyance en un Dieu a
pu naître, et à quoi cette croyance doit son poids et son
importance : du coup une contre-preuve de l’inexistence de
Dieu devient superflue. — Autrefois, lorsqu’on avait réfuté
les « preuves de l’existence de Dieu » qui étaient avancées, le
doute persistait encore : ne pouvait-on pas trouver des
preuves meilleures que celles que l’on venait de réfuter ? En
ce temps-là les athées ne savaient pas faire table rase.
Nietzsche, Aurore, aphorisme 95

Nietzsche, lui, fait table rase, parce qu’il traite la question de


Dieu en termes de croyance : expliquer (historiquement,
culturellement, « généalogiquement ») la croyance en Dieu
suffit à ruiner la thèse que Dieu existe. Il n’y a pas à démontrer
que Dieu n’existe pas, il n’y a même pas à réfuter les « preuves »
de Dieu, il suffit d’expliquer la croyance en Dieu. La mort de
Dieu, chez Nietzsche, n’est jamais que la mort de la croyance en
Dieu : les deux expressions sont manifestement données pour
équivalentes dans l’aphorisme 343 du Gai Savoir : « Le plus
grand événement récent — à savoir que “Dieu est mort”, que la
croyance au Dieu chrétien est tombée en discrédit
[unglaubwürdig : n’est plus digne d’être crue] — commence dès
maintenant à étendre son ombre sur l’Europe. »
Mais Nietzsche ne s’en tient pas à une explication de la
croyance à la manière de Hume ou de Freud (même si tel ou tel
trait de ses analyses permet de le rapprocher de ces deux
penseurs). Il n’interprète pas la croyance en Dieu simplement
en terme de besoin individuel ou de faiblesse de la volonté ; il
l’interprète aussi (et surtout) en termes de destin de l’humanité.
Or ce destin est obscur, le sens même de cette mort de Dieu
nous échappe : c’est sans doute la raison pour laquelle
Nietzsche place cette bonne nouvelle dans la bouche d’un fou,
d’un insensé (Gai Savoir, aph. 125), d’un de ces fous très sages
qui disent la vérité sans savoir ce qu’ils disent, qui ne
maîtrisent pas la vérité de leur parole :

Où est Dieu ? cria-t-il, je vais vous le dire. Nous l’avons tué —


vous et moi ! Nous tous sommes ses meurtriers ! Mais
comment avons-nous fait cela ? […] Qu’avons-nous fait, à
désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à
présent ? Vers quoi nous porte son mouvement ? Loin de
tous les soleils ? Ne sommes-nous pas précipités dans une
chute continue ? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers
tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-
nous pas comme à travers un néant infini ? […] Dieu est
mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué !
Comment nous consoler, nous, les meurtriers des
meurtriers ? [….] La grandeur de cette action n’est-elle pas
trop grande pour nous ? Ne nous faut-il pas devenir nous-
mêmes des dieux pour paraître dignes de cette action ? Il n’y
eut jamais d’action plus grande — et quiconque naîtra après
nous appartiendra, en vertu de cette action même, à une
histoire supérieure à tout ce que fut jamais l’histoire
jusqu’alors !
Nietzsche, Gai Savoir, aphorisme 125

Le meurtre de Dieu est une action incompréhensible aux


conséquences imprévisibles. L’inquiétude de l’insensé rejoint
celle de l’empereur Tibère dans le récit de Plutarque [17] : si Dieu
meurt, le monde est sens dessus dessous, l’homme n’a plus de
point de repère, précipité qu’il est « dans une chute continue » ;
le monde n’a plus ni haut ni bas : c’est l’espace vide, infini et
indifférent (toutes les directions s’y valent, et même on peut
dire qu’il n’y a plus de direction) dont s’effrayait Pascal. Mais,
malgré les métaphores cosmologiques, c’est le Dieu moral dont
la mort inquiète ici l’insensé : la désorientation du meurtrier de
Dieu est pratique, il ne sait plus quoi faire. Ce meurtre réussi le
précipite dans une histoire sans rapport avec celle dans laquelle
il vivait. Cette action immense demanderait un auteur lui-même
immense, et il n’est pas sûr qu’il le soit : « La grandeur de cette
action n’est-elle pas trop grande pour nous ? » Reste donc à
s’élever à la hauteur de ce meurtre, à se rendre digne, après
coup, de cette action : « Ne nous faut-il pas devenir nous-mêmes
des dieux pour paraître dignes de cette action ? » Et cette action,
semblable en cela au péché originel de la tradition
augustinienne, n’engage pas seulement son auteur, mais toute
l’humanité : « quiconque naîtra après nous appartiendra, en
vertu de cette action même, à une histoire supérieure à tout ce
que fut jamais l’histoire jusqu’alors ! » : car ce meurtre est un
acte, précisément, un geste fondateur, une instauration
radicale. De même que, dans la perspective hégélienne, il y a un
avant et un après la mort (et la résurrection) de Dieu, de même
y a-t-il chez Nietzsche un avant et un après l’assassinat de Dieu.
C’est pourquoi l’histoire à venir est supérieure à toute histoire
antérieure : parce qu’elle est entièrement suspendue à ce geste
de rupture qu’est le meurtre de Dieu.
Mais les meurtriers ne comprennent pas ce qu’ils ont fait —
Nietzsche se souvient évidemment du mot de Jésus sur la croix :
« Mon Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. » [18]
La suite de l’aphorisme 125 précise en effet que les auditeurs de
l’insensé « se taisaient et le regardaient sans comprendre » : « et
pourtant », commente l’insensé, « ce sont eux qui l’ont accomplie
[cette action] ». Ils ne savent pas ce qu’ils ont fait. « L’événement
en soi est beaucoup trop considérable, trop lointain, trop au-
delà de la faculté conceptuelle du plus grand nombre pour que
l’on puisse prétendre que la nouvelle en soit déjà parvenue,
bien moins encore, que d’aucuns se rendent compte de ce qui
s’est réellement passé — comme de tout ce qui doit désormais
s’effondrer, une fois ruinée cette croyance, pour avoir été
fondée et bâtie sur elle, et pour ainsi dire enchevêtrée en elle :
par exemple notre morale européenne dans sa totalité » (ibid.,
aph. 343).
Cette action violente et obscure ouvre donc une histoire
indécise. Il est remarquable que Nietzsche donne deux versions
des sentiments suscités par la mort de Dieu. Tantôt, c’est un
immense sentiment de liberté : « nous autres philosophes, nous
autres “esprits libres”, à la nouvelle que le “vieux dieu est
mort”, nous nous sentons comme touchés par les rayons d’une
nouvelle aurore : notre cœur, à cette nouvelle, déborde de
reconnaissance, d’étonnement, de pressentiment, d’attente —
voici l’horizon à nouveau dégagé » (ibid.). Tantôt, c’est une
grande inquiétude : « N’errons-nous pas comme à travers un
néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il
pas plus froid ? Ne fait-il pas nuit sans cesse, et de plus en plus
nuit ? » (ibid., aph. 125, c’est l’insensé qui parle). Ces deux
lectures, disons même ces deux rhétoriques, correspondent aux
deux possibilités humaines après la mort de Dieu : le dernier
homme, le surhomme.
Rappelons d’abord un thème constant chez Nietzsche :
« l’homme est l’animal dont le type n’est pas encore fixé » (Par-
delà le bien et le mal, aph. 62 ; voir aussi Gai Savoir, aph. 143 ;
VV, p. 17) [19] . L’homme s’est jusqu’à présent pensé et défini dans
son rapport à Dieu, c’est-à-dire aussi à toutes les valeurs
« enchevêtrées » avec Dieu, et notamment les valeurs morales.
Il doit désormais se définir comme « homme sans Dieu », et ce
« sans dieu » peut prendre la forme nihiliste du dernier homme
ou, au contraire, la forme affirmative du surhomme.
Le concept de nihilisme est complexe, d’autant que Nietzsche
en distingue plusieurs formes. Le nihilisme est essentiellement
le fait « que les valeurs supérieures se déprécient. Les fins
manquent : il n’est pas de réponse à cette question : “A quoi
bon ?” » (VV, p. 14). Une des formes de ce nihilisme est le
remplacement de la croyance en Dieu par la croyance au
Progrès, en la Science, en la Démocratie, toutes les « valeurs
modernes » du XIXe siècle que Nietzsche combat parce qu’y
survit l’ombre de Dieu : « Après que le Bouddha fut mort, on
montra encore des siècles durant son ombre dans une caverne
— ombre formidable et effrayante. Dieu est mort : mais telle est
la nature des hommes que, des millénaires durant peut-être, il y
aura des cavernes où l’on montrera son ombre. — Et quant à
nous autres il nous faut vaincre son ombre aussi ! » (Gai Savoir,
aph. 108). Le texte essentiel ici est l’aphorisme 344 du Gai
Savoir, « Dans quelle mesure nous aussi nous sommes encore
pieux. » [20] La croyance rationaliste en la vérité est encore une
croyance religieuse et morale ; vouloir ne pas se tromper
repose en fait sur un « ne pas vouloir tromper » purement
moral (car nul ne peut savoir s’il ne lui serait pas plus utile ou
avantageux de se laisser tromper : le vrai fondement de la
volonté de vérité est donc moral). Ainsi, les savants positivistes,
prétendument « sans dieu et antimétaphysiciens » sont encore,
à leur insu, animés de « la croyance chrétienne qui était aussi
celle de Platon, la croyance que Dieu est la vérité, que la vérité
est divine ». La sacralisation de la vérité (et de ses
fonctionnaires : chercheurs, médecins, physiciens, historiens
même) signifie que Dieu est long à mourir. Comme chez Heine,
le thème d’un Dieu assassiné (et donc bel et bien occis) laisse
parfois la place au thème d’un Dieu qui se meurt lentement,
mais qui bouge encore. Ce sont deux variantes de la même idée
centrale : il est difficile d’abandonner totalement la croyance en
Dieu, l’athéisme n’est souvent qu’une idolâtrie, c’est-à-dire
l’adoration d’un ersatz de Dieu.
Encore cet athéisme incomplet des « chercheurs de la vérité »
est-il, à sa manière, la preuve d’une certaine force. Mais la
logique du nihilisme est de mener au « dernier homme » (cf.
Prologue du Zarathoustra), l’homme méprisable du
renoncement et de l’abandon, qui ne croit à rien (pas même à la
vérité) et ne se soucie de rien, cet homme où Nietzsche craint de
lire le destin à venir de l’humanité européenne.
Mais il est une autre possibilité : celle du surhomme. A
l’ascétisme ravageur peut s’opposer la puissance de
l’affirmation. L’affirmation de soi est la vraie réponse à la mort
de Dieu : affirmation de soi, affirmation du monde, affirmation
de l’affirmation elle-même. Ce concept d’affirmation nous
paraît le plus propre à éclairer la notion (largement mythique)
de surhomme : « Une philosophie expérimentale comme celle
que je vis commence par supprimer, à titre d’expérience,
jusqu’à la possibilité du pessimisme absolu, sans pour cela s’en
tenir à une négation, à un non, à une volonté de négation. Elle
veut bien plutôt parvenir à l’extrême opposé, à une affirmation
dionysiaque de l’univers tel qu’il est, sans possibilité de
soustraction, d’exception ou de choix. Elle veut le cycle éternel :
les mêmes choses, la même logique ou le même illogisme des
enchaînements. Etat suprême auquel puisse atteindre un
philosophe : une attitude dionysiaque en face de l’existence ;
ma formule pour cela, c’est amor fati [amour du destin] » (VV, p.
137 ; cf. Gai Savoir, aph. 276 et 341). Dans ce texte se croisent
certains des thèmes les plus importants de Nietzsche : l’amor
fati, l’Eternel Retour, la philosophie comme vie et expérience, le
dionysiaque, l’innocence du devenir. Il n’est pas possible
d’entrer dans la discussion, ni même l’exposé de ces thèmes
complexes et controversés. Nous importe ici la notion
d’affirmation entendue comme volonté, c’est-à-dire comme
volonté de puissance, comme volonté d’accroissement de la
puissance, comme volonté de volonté. Affirmer, c’est aimer,
c’est créer, c’est penser : « Toute création est communion. Le
penseur, le créateur, l’amoureux sont un » (VV, p. 213).
L’expérience de l’artiste est primordiale pour comprendre la
notion nietzschéenne de création (et donc la figure
programmatique du surhomme). Pour le dire d’une formule un
peu facile, le véritable athée, c’est l’artiste, parce qu’il ose créer.
La mort de Dieu libère en l’homme de nouvelles ressources et
de nouveaux dangers : l’homme est plus incertain de lui que
jamais, c’est-à-dire aussi plus intéressant.

Devant Dieu ! — Voici que ce Dieu est mort ! Hommes


supérieurs, ce Dieu a été votre plus grand danger.
Vous n’êtes ressuscités que depuis qu’il gît dans la tombe.
C’est maintenant seulement que vient le grand midi, à
présent l’homme supérieur devient maître !
Avez-vous compris cette parole, ô mes frères ? Vous êtes-
vous effrayés : votre cœur est-il pris de vertige ? L’abîme
bâille-t-il ici à vos yeux ? Le chien de l’enfer aboie-t-il à vos
trousses ?
Allons ! Hommes supérieurs ! Maintenant seulement la
montagne de l’avenir humain va enfanter. Dieu est mort :
maintenant nous voulons que le Surhomme vive.
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « De
l’homme supérieur »

Il faut donc assumer jusqu’au bout le nihilisme de la mort de


Dieu pour pouvoir, enfin, créer des valeurs, « dépasser l’homme
vers le surhomme », être digne du meurtre de Dieu. La part
critique (et violemment critique) de l’œuvre de Nietzsche doit
se comprendre comme la préparation de sa part affirmative et
créatrice. La destruction des valeurs précède leur
transmutation. En ce sens-là, la pensée de la « mort de Dieu »
est critique et propédeutique, non terminale et récapitulative. Y
voir l’essentiel de la pensée de Nietzsche serait un contresens.

Remarque sur la lecture heideggerienne de la


« mort de Dieu » chez Nietzsche
Un des articles des Chemins qui ne mènent nulle part de
Heidegger porte sur « Le mot de Nietzsche “Dieu est mort” » [21] .
Cette méditation sur l’aphorisme 125 du Gai Savoir est
évidemment tributaire des présupposés philosophiques et de la
rhétorique de Heidegger. Le présupposé fondamental est que
« le mot de Nietzsche [“Dieu est mort”] nomme la destinée de
vingt siècles d’Histoire occidentale » (p. 176), et que « le
nihilisme est […], pensé en son essence, le mouvement
fondamental de l’Histoire de l’Occident » (p. 180). Or le
nihilisme pour Heidegger n’est pas l’incrédulité religieuse, ni
même, comme pour Nietzsche, la dévalorisation des valeurs
supérieures. Nietzsche entend renverser les anciennes valeurs,
dépasser la métaphysique, et enraciner les nouvelles valeurs
dans la volonté de puissance qui est l’essence intime de l’être.
Or vouloir, c’est ordonner, être maître, et non pas manquer de
ou aspirer à. La volonté de puissance nietzschéenne ne se
comprend donc que dans le projet d’une métaphysique de la
subjectivité (p. 197), conformément au destin de la
métaphysique moderne : « l’homme s’est dressé dans l’égoïté de
l’ego cogito [je pense]. Avec ce soulèvement, tout étant devient
objet » (p. 214). L’anti-métaphysicien Nietzsche reste pris dans
les filets de la métaphysique qu’il veut renverser. La réalité du
réel est désormais pensé comme volonté de puissance (p. 206).
Le surhomme (tel que l’interprète Heidegger) c’est l’essence de
l’humanité moderne, « c’est l’homme qui est homme à partir de
la réalité déterminée par la volonté de puissance et pour cette
réalité » (p. 207), le surhomme prend en charge la volonté de
puissance comme trait fondamental de l’étant (p. 208) : tel est le
sens métaphysique du mot pensé métaphysiquement « Dieu est
mort » (p. 209). La place de Dieu reste vide ; une autre place
s’ouvre : celle de la subjectivité humaine qui fait du monde et
de la terre ses objets, « partout la nature apparaît, parce que
voulue à partir de l’essence de l’être, comme objet de la
technique » (p. 210). La pensée occidentale a toujours « oublié »
l’être, et l’a ravalé au rang de « valeur » : le « dépassement du
nihilisme » chez Nietzsche relève d’un autre nihilisme, plus
profond et plus caché, puisque l’être n’est pas pensé et que la
question de l’être n’est plus posée (p. 213). « Le coup le plus
rude contre Dieu n’est pas que Dieu soit tenu pour
inconnaissable, que l’existence de Dieu soit démontrée
indémontrable, mais que le Dieu tenu pour réel soit érigé en
valeur suprême » (ibid.) : érigé, c’est-à-dire dégradé. Le vrai
déicide (selon Heidegger) c’est de rabattre l’être au rang de
simple valeur (laquelle est toujours estimée par un sujet, et
dépend donc de part en part de la métaphysique de la
subjectivité oublieuse de l’être). La promotion de l’étant va de
pair avec l’oubli de l’être : tel est le nihilisme de la
métaphysique, où la pensée de Nietzsche est prise, et qu’en un
sens elle accomplit. Pour commencer à penser, conclut
Heidegger, il faut d’abord apprendre « que cette chose tant
magnifiée depuis des siècles, la Raison, est la contradiction la
plus acharnée de la pensée » (p. 219).
On notera au passage cet aveu (ou revendication, comme on
voudra) d’irrationalisme. Ce n’est pas sur ce point que nous
souhaitons nous arrêter [22] . On pourrait contester également le
lien qu’établit Heidegger entre valeur et subjectivité, et bien
d’autres choses encore. Allons droit à la question de Dieu.
La méditation heideggerienne porte en fait sur la notion de
nihilisme entendu comme oubli « historial » de l’être : Nietzsche
est donc lu à partir d’une problématique qui n’est pas la sienne.
Une telle lecture a sa fécondité. Elle permet notamment de
dégager en quoi l’athéisme de Nietzsche est un athéisme limité,
limité par son objet (le Dieu nié), pensé trop métaphysiquement
en termes de valeur. Elle a aussi ses limites : il n’est pas sûr que
l’on puisse ramener à un sens fondamental à portée
« historiale » ou « destinale » une grande pensée, et notamment
celle de Nietzsche. Mais c’est toute la conception
heideggerienne de l’histoire qu’il faudrait ici critiquer pour
établir ce point.
Sur le fond, c’est un propos assez banal que de dire que
l’athéisme total n’est pas possible : le non-athée aura toujours la
faculté de dire que le Dieu nié par l’athée n’est pas le sien, que
l’athéisme rate son objet et, croyant atteindre l’aigle, ne tue
finalement qu’un moineau. La question dont se charge le non-
athée est alors de définir ce Dieu que l’athée aurait méconnu.
Cette question se pose aussi à Heidegger, qui n’y a fait que des
réponses fort limitées : Dieu n’est pas identique à l’être, et « la
pensée sans-dieu, qui se sent contrainte d’abandonner le Dieu
des philosophes, le Dieu comme Causa sui [cause de soi], est
peut-être plus près du Dieu divin. Mais ceci veut dire seulement
qu’une telle pensée lui est plus ouverte que l’onto-théo-logique
ne voudrait le croire » (« Identité et Différence », in Questions I,
p. 306) [23] . La problématique heideggerienne permet cependant
l’ouverture d’un espace de pensée dont témoigne le recueil
Heidegger et la question de Dieu [24] , et dans lequel s’inscrit la
réflexion de certains philosophes-théologiens contemporains (E.
Lévinas, J.-L. Marion par exemple).

4 - Complexification et opacification
contemporaines de la question de
l’existence de Dieu

Complexification : le « tournant logico-


linguistique »
Le thème de la mort de Dieu est à bien des égards ambigu ; c’est
dépourvu de toute ambiguïté que semble au contraire se
présenter le thème de la mort de la question de Dieu : c’est en
ces termes en effet que l’on peut décrire les positions néo-
positiviste et analytique concernant les questions
métaphysiques ou théologiques. La thèse « Dieu existe » ne
serait ni vraie ni fausse : elle n’aurait, tout simplement, aucun
sens.
Avant d’aborder plus avant ces positions, une mise en
perspective historique s’impose. L’apparition des nouvelles
méthodes d’analyse logiques et linguistiques a profondément
modifié la conception traditionnelle de la raison, de la
philosophie, de la vérité et du sens ; mais, ces méthodes une fois
acclimatées, une relecture du passé à la lumière du présent a
permis de découvrir, rétrospectivement, des « précurseurs » :
« la philosophie analytique est née au Moyen Age et chez les
théologiens », écrit ainsi, de manière un peu provocante, Alain
de Libéra (Penser au Moyen Age, p. 152). On compte ainsi
souvent le nominaliste Guillaume d’Ockham (1290-1349
environ) parmi les « ancêtres » de l’empirisme logique
contemporain. Dans son excellent livre intitulé Guillaume
d’Ockham, le singulier (Ed. de Minuit, 1989), Pierre Alféri
montre comment l’ontologie et la logique nominalistes
conduisent Ockham à une critique radicale et implacable de
toute théologie rationnelle, et notamment de toute
démonstration de l’existence de Dieu (voir les p. 429-462, dont
nous nous inspirons largement). La science selon Ockham
demande à la fois un enchaînement rigoureux des signes (une
logique donc) et une saisie intuitive des référents réels des
signes (une base empirique donc) ; or nous n’avons aucune
intuition de Dieu (ce point est non seulement un constat
évident, mais aussi une thèse religieuse que le franciscain
Ockham reconnaît pour vraie). On ne peut prouver quelque
existence que ce soit, car l’existence doit se constater par
l’intuition ; on ne peut donc pas prouver l’existence de Dieu, et
Ockham critique de manière détaillée les preuves
traditionnelles. D’ailleurs Dieu, s’il existe, est le Singulier par
excellence, ne pouvant faire nombre avec aucun autre individu
dans une série. « Tout discours concernant Dieu est donc dans
la situation paradoxale d’un discours incapable d’accomplir une
référence déterminée à son objet tel qu’il est en lui-même » (ibid.,
p. 442). L’existence de Dieu ne peut être connue de science
certaine ; son essence ne le peut pas davantage : nous ne
connaissons pas les attributs de Dieu, nous n’avons pour le
désigner que des noms qui sont tous impropres. Reste donc la
pure affirmation de la foi. La théologie et la métaphysique sont
donc déboutées de toutes leurs prétentions à dire et démontrer
le vrai, et cette critique ockhamiste radicale se fait au double
nom de la logique et de la nécessité d’une référence réelle des
signes.
Alféri soutient (p. 453-454) que le nominalisme d’Ockham
s’appuie en réalité sur une thèse théologique, celle de la
Puissance absolue de Dieu, thèse qu’Ockham a soutenue avec
beaucoup de vigueur ; sous cet aspect, la pensée d’Ockham
n’accomplit pas le divorce de la foi et de la philosophie ; mais
cet ancrage théologique ou religieux du nominalisme ne permet
aucune reprise réflexive : il n’est pas question de prouver Dieu
au motif que la Puissance de Dieu garantit l’identité singulière
des êtres réels. La science humaine ne peut qu’être muette sur
Dieu : si elle parle, elle est verbalisme creux.
Cette trop brève évocation d’Ockham n’a évidemment pas pour
objet de suggérer que le « tournant » logico-linguistique de la
pensée contemporaine aurait déjà été accompli il y a six
siècles : la notion de précurseur est toujours rétrospective, donc
douteuse, et nos méthodes d’aujourd’hui nous permettent de
lire dans les textes d’Ockham des thèses ou des conséquences
qu’il n’y mettait peut-être pas, ou du moins qu’il ne lisait pas
comme nous. Mais elle permet, symétriquement, de souligner
que le « tournant » logico-linguistique n’est pas une révolution
sans racines, qu’à sa manière elle s’inscrit dans une tradition
d’« extrémisme logique » (comme dit joliment Alféri à propos
d’Ockham, op. cit., p. 453), et que le type de défi radical ainsi
lancé à la question philosophique de Dieu (subordination de la
philosophie à la logique, réduction du discours sensé à la
logique et aux sciences particulières, etc.) a déjà été éprouvé
dans l’histoire (nous disons bien le type, non le contenu précis
des critiques ou objections).

Le « premier Wittgenstein » et le néopositivisme


Un ouvrage symbolise le tournant logico-linguistique : le
Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein (achevé
en 1918). Il n’est pas question ici de résumer ni même de
« présenter » la démarche de pensée du Tractatus. Nous nous
contenterons d’en indiquer les principes fondamentaux, en tant
qu’ils entraînent des conséquences pour la question de Dieu.
La position fondamentale pour notre sujet est la distinction des
trois types de propositions : 1) les propositions douées de sens
(sinnig), qui, qu’elles soient vraies ou fausses, ont un contenu
empirique, se rapportent à la réalité empirique ; les
propositions descriptives, les propositions de la physique ou de
la chimie appartiennent à ce groupe ; 2) les propositions vides
de sens (sinnlos), non parce qu’elles seraient absurdes, mais au
contraire parce que ce sont des tautologies (c’est-à-dire des
propositions toujours vraies) ; les lois logiques, les théorèmes
mathématiques appartiennent à ce groupe : leur structure
fonde leur validité, sans aucune référence au réel ; elles ne
disent rien du monde (voilà pourquoi Wittgenstein dit qu’elles
sont « vides de sens »), elles sont purement formelles ; 3) les
propositions dépourvues de sens, non sensées (unsinnig), les
« non-sens » qui prétendent dire quelque chose du réel mais qui
en réalité ne le font pas ; Wittgenstein donne comme exemple la
phrase « Socrate est identique » (Tractatus, 5.4733, traduction
Granger, p. 83), car dans une telle phrase « identique » ne
signifie rien du tout : cette phrase est mal formée (il faudrait
dire « identique à ceci » ou « identique à cela » pour que la
phrase soit bien formée, ait un sens, et soit éventuellement
vraie ou fausse). Cet exemple est seulement pédagogique,
destiné à faire comprendre ce qu’est un non-sens : on voit bien
d’emblée que « Socrate est identique » est un non-sens. Mais
pour Wittgenstein les propositions de la métaphysique et de la
philosophie sont des non-sens, ce qui n’est pas évident à
première vue :

La plupart des propositions et des questions qui ont été


écrites touchant les matières philosophiques ne sont pas
fausses, mais sont dépourvues de sens. Nous ne pouvons
donc en aucune façon répondre à de telles questions, mais
seulement établir leur non-sens. La plupart des propositions
et questions des philosophes découlent de notre
incompréhension de la logique de la langue.
(Elles sont du même type que la question : le Bien est-il plus
ou moins identique que le Beau ?)
Et ce n’est pas merveille si les problèmes les plus profonds
ne sont, à proprement parler, pas des problèmes.
L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 4.003
(traduction Granger, p. 51)

La tâche de la philosophie selon Wittgenstein ne peut donc plus


être de traiter de questions qui sont de pseudo-problèmes, des
questions engendrées par un usage incorrect du langage, mais
de clarifier logiquement notre pensée, d’apprendre à mieux
respecter la « logique du langage ». Sous cet aspect, le Tractatus
délimite très étroitement le domaine du rationnel : il n’y aurait
de rationalité que celle de la logique et celle de la physique.
N’ont un sens que les propositions qui peuvent être confrontées
à la réalité, c’est-à-dire les propositions des sciences de la
nature ; sont également rationnelles les tautologies, les lois
logiques qui servent d’armature à notre pensée ; en revanche,
les questions traditionnelles de la métaphysique ou de la
théologie, et même celles de l’éthique, sont purement et
simplement des non-sens. La question de l’existence de Dieu
fait typiquement partie de ces prétendus « problèmes les plus
profonds » qui, en réalité, ne sont « pas des problèmes ».

La méthode correcte en philosophie consisterait


proprement en ceci : ne rien dire que ce qui se laisse dire, à
savoir les propositions de la science de la nature — quelque
chose qui, par conséquent, n’a rien à faire avec la
philosophie —, puis quand quelqu’un d’autre voudrait dire
quelque chose de métaphysique, lui démontrer toujours
qu’il a omis de donner, dans ses propositions, une
signification à certains signes. Cette méthode serait
insatisfaisante pour l’autre — qui n’aurait pas le sentiment
que nous lui avons enseigné de la philosophie — mais ce
serait la seule strictement correcte.
L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 6. 53
(p. 112)

Cette position fondamentale du Tractatus sera reprise et


développée dans le mouvement du néopositivisme, notamment
par Carnap et Ayer. L’idée générale est que le sens d’un terme
dépend de sa capacité à être vérifié dans l’expérience : le terme
« Dieu », au sens métaphysique, ne saurait donc avoir aucun
sens, aucune méthode permettant de le vérifier empiriquement
ne pouvant être proposée. L’observation empirique est la seule
source qui puisse fournir un contenu réel à la connaissance.
Le statut exact du rapport des propositions à l’observation
empirique donna lieu à de vives controverses au cours des
années 1930, et à diverses reformulations du « principe de
vérifiabilité » : ces débats, passionnants en eux-mêmes, sont
secondaires pour notre sujet ; car, si assoupli et nuancé qu’ait
été dans l’histoire du positivisme logique le « principe de
vérifiabilité », il implique toujours un rejet dans le « non-sens »
du discours métaphysique et théologique. Le sens suppose
toujours un renvoi à l’expérience empirique, de quelque
manière que l’on conçoive ce renvoi ; et le concept
philosophique de Dieu ne permet pas un tel renvoi.
L’inconsistance logique du langage religieux (et notamment de
toute assertion concernant l’existence de Dieu) tient en effet à
l’aporie suivante : d’un côté le langage religieux prétend parler
de faits (le fait de l’existence de Dieu par exemple), et donc est
soumis au principe de vérifiabilité ; de l’autre ces faits sont
transcendants, échappent à l’empiricité, et par conséquent ne
peuvent jamais satisfaire au principe de vérifiabilité. Situation
sans issue, destructrice pour la question métaphysique de Dieu
et pour la théologie.
Soulignons bien que la question est ici celle du sens, non celle
de la vérité : les partisans du néopositivisme (ou empirisme
logique) ne disent pas que la proposition « Dieu existe » est
fausse, ils disent qu’elle n’a pas de sens. Ce n’est pas la réponse,
c’est la question elle-même qui s’effondre. La métaphysique n’a
aucune portée de connaissance ; elle ne fait qu’exprimer un
« sentiment de vie », un peu à la manière de l’art, mais moins
bien que lui. Comme l’écrit Carnap en 1932, « les
métaphysiciens sont des musiciens sans dons musicaux »…
Le néopositivisme est essentiellement une théorie de la science
et de la méthodologie scientifique ; c’est donc d’abord sur ce
terrain qu’il a été attaqué, notamment par Karl Popper dans la
Logique de la découverte scientifique (le principe de réfutabilité
étant opposé par Popper au principe de vérifiabilité) ; à certains
égards moins défavorable aux propositions métaphysiques que
ne l’est le positivisme logique, Popper ne peut pourtant pas leur
reconnaître le statut de « connaissance objective ».
Sur le terrain proprement religieux ou théologique, des auteurs
comme Hare, Braithwaite ou Ramsey ont essayé, par divers
procédés, de desserrer l’étau néopositiviste (nouvelles
définitions du fait, nouvelles conceptions du rapport entre fait
et interprétation, réinterprétations des notions de référence ou
de vérification, mise en question de la « neutralité
métaphysique » de la logique, etc.). Nous ne pouvons entrer ici
dans ces doctrines, que le lecteur trouvera présentées et
discutées dans l’ouvrage de P. Lucier indiqué au chapitre
bibliographique ; il trouvera, dans l’article de J. Ladrière
indiqué au même endroit, une autre tentative pour lever les
interdits néopositivistes. Mais, au total, la logique de fond du
néopositivisme ne nous paraît pas pouvoir être conciliée avec la
reconnaissance d’une validité quelconque à la question de
l’existence de Dieu.

Le « second Wittgenstein » et l’analyse du discours


religieux
On distingue usuellement le « premier » Wittgenstein, celui du
Tractatus, et le « second », celui des Investigations
philosophiques (rédigées entre 1936 et 1949). Dans ce livre
(inachevé), Wittgenstein propose le concept de « jeu de
langage », destiné à une grande fortune dans la pensée
contemporaine. Il s’agit de prendre en compte la complexe
diversité de notre usage effectif du langage : il y a des univers
différents de comportement linguistique, renvoyant à des
« formes de vie » différentes, la « forme de vie » désignant
plutôt, semble-t-il (car cette notion est peu élaborée par
Wittgenstein), un comportement global de communication
qu’une expérience existentielle. Un énoncé ne prend son sens
que par rapport à l’emploi que l’on en fait à l’intérieur d’un
domaine de langage obéissant à des « règles du jeu » bien
définies. La notion de « sens » s’élargit donc par rapport aux
critères rigides du Tractatus. La « représentation » (l’énoncé
conçu comme image ou tableau de la réalité) n’est plus
privilégiée par rapport à d’autres fonctions du langage :
interroger, avertir, suggérer, exprimer le désir, etc. ; se mettre à
tutoyer quelqu’un peut être une attitude menaçante à son
endroit, ou valoir au contraire pour une déclaration d’amour.
La signification réelle du langage, c’est l’usage que l’on en fait,
et cet usage est de l’ordre du fait : « le jeu est joué »
(Investigations philosophiques, § 654). Il y a différents usages,
dont chacun a sa grammaire : l’analyse des jeux de langage doit
remonter de l’usage à la règle (du jeu). Ce point se révélera
décisif, comme nous le verrons plus loin.
Il ne faudrait cependant pas trop accuser la coupure entre le
Tractatus et la doctrine des « jeux de langage » : le Tractatus ne
contient pas seulement la position « néopositiviste » résumée ci-
dessus ; il comporte aussi des formules, difficiles et ambiguës,
sur le « Mystique » (formules qui furent vivement rejetées par
Carnap ou Ayer) : « Comment est le monde, ceci est pour le
Supérieur parfaitement indifférent. Dieu ne se révèle pas dans
le monde » (Tractatus, 6.432, p. 111) ; « Ce n’est pas comment est
le monde qui est le Mystique, mais qu’il soit » (ibid., 6.44, p.
111) ; « Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le
Mystique » (ibid., 6.522, p. 112). Il y a des limites du langage : ce
qui se montre ne peut être dit (cf. 2.172 et 3.262). Bien entendu,
« le Mystique », ce n’est pas « la mystique », et ce serait un
contresens que de supposer ici quelque chose comme une
« expérience religieuse ». Ces formules obscures signifient plus
vraisemblablement que « le sens » ou « la valeur » ne peuvent
être dits dans le langage descriptif (le seul langage valide dans
la problématique du Tractatus), et doivent donc être tus : le
problème serait un problème topique de délimitation du dicible
et de l’indicible [25] . La reconnaissance d’une pluralité de « jeux
de langage » dans les Investigations philosophiques permet
d’étendre le champ du dicible.
On devine donc pourquoi la « seconde philosophie » de
Wittgenstein, celle des jeux de langage, se révèle plus
prometteuse encore pour la question de Dieu que les
énigmatiques formules de la fin du Tractatus. Comme de fait il y
a un discours religieux (et même des discours très abondants et
multiformes, de la prière à la Somme de théologie), alors
l’analyste est fondé à s’interroger sur la « grammaire » de ces
jeux de langage, sur la grammaire de « Dieu » (de l’usage du
nom de Dieu dans les discours où ce nom est employé). Il s’agit
là d’une possibilité (peu exploitée par Wittgenstein lui-même)
que développent certains philosophes contemporains [26] .
Reste évidemment un problème crucial : le discours religieux
est un discours de fait, qui a sans doute sa « grammaire »
spécifique (au sens wittgensteinien du terme), mais cela ne
suffit pas à lui assurer une vérité. Il y a des jeux de langage
religieux, mais il y a aussi des jeux de langage antireligieux : la
simple reconnaissance du pluralisme des jeux de langage ne
suffit pas à éclairer le choix. Il ne serait pas suffisant de dire
que ces jeux sont « disparates », au sens leibnizien du terme [27] :
les choix d’existence qui s’expriment en ces différents jeux sont
mutuellement exclusifs. Pourquoi faudrait-il adhérer à un
discours religieux (et auquel, parmi tant de discours religieux
contradictoires ?) plutôt qu’à un discours antireligieux ?
Pourquoi faudrait-il dire ou confesser « Dieu existe » ? Ou dire
l’inverse ? Ou ne rien dire à ce sujet ? Voilà ce qu’il ne nous
semble pas que l’analyse des « jeux de langage » religieux
puisse établir. Or, comme le dit Hans Küng, « l’homme doué de
raison a le droit de savoir si ses prières et ses rites se rapportent
ou non à une réalité distincte de lui-même » (Dieu existe-t-il ?, p.
585) ; le droit, et, ajouterons-nous en songeant au devoir
kantien de véracité envers soi-même [28] , le devoir.
La pensée du « second Wittgenstein », d’autres outils récents
d’analyse du langage (la pragmatique par exemple) sont des
instruments utiles, et aujourd’hui très utilisés par les
théologiens et philosophes religieux. Mais ils ne peuvent établir
la validité (en terme de connaissance, de comportement ou
d’existence) des discours religieux auxquels ils s’appliquent.
Leur mouvement est de partir des discours religieux qui, de
fait, existent, pour les élucider, les interpréter, bref les traiter à
l’aide d’instruments d’analyse puissants et sophistiqués. Mais
cette efficacité de l’instrument sur ce qui est son objet de fait ne
peut pas refluer sur ledit objet pour lui conférer une
quelconque validité de droit ! Le fait (l’existence du discours
religieux, de tel discours religieux) reste un fait, simplement un
fait à côté d’autres faits, et ce fait ne se trouve nullement fondé
par sa disponibilité à être traité par tel ou tel instrument
théorique (analyse des jeux de langage, pragmatique,
linguistique, herméneutique, etc.). Il faut, à notre avis, se garder
de l’illusion que l’efficacité analytique et interprétative de ces
instruments prouverait quelque chose quant à la validité (à la
vérité) des discours auxquels ils s’appliquent si brillamment.
Cette remarque critique nous conduit au deuxième thème de
cette section, celui de l’opacification.

Opacification de la question de l’existence de


Dieu
Nous ne souhaitons pas donner de sens polémique à la notion
d’opacification. Il nous semble simplement que la question
spécifique de « l’existence de Dieu » est aujourd’hui
fréquemment englobée (et donc gommée en sa précision
singulière) dans des questions beaucoup plus générales
concernant l’éthique, le discours religieux, l’anthropologie
religieuse, etc. La question philosophique (et même, à certains
égards, religieuse ou théologique) de l’existence de Dieu est
souvent traitée par prétérition, comme l’élément d’un corpus
plus général qui ne requerrait pas d’examen propre.
Cette remarque est elle-même beaucoup trop générale, il nous
faut la préciser. La « philosophie de la religion » est très bien
représentée en France, en Angleterre, en Allemagne ou en
Italie ; mais philosopher sur la religion ne signifie pas
nécessairement traiter la question de Dieu, encore moins traiter
la question de l’existence de Dieu. L’attitude religieuse, la
signification religieuse (ce sont les deux objets de toute
philosophie de la religion) n’impliquent nullement la position
explicite et directement thématisée de l’existence de Dieu.
Feuerbach nous a appris à dissocier le religieux de la croyance
en l’existence de Dieu : un discours peut être religieux tout en
étant a-thée, c’est dire si la philosophie de la religion est tout
autre chose qu’une réflexion sur la question philosophique de
l’existence de Dieu. Il est, bien entendu, des philosophes
(notamment anglo-saxons) pour traiter directement de cette
question [29] . Un philosophe comme Alvin Plantinga a ainsi
proposé une refonte de la preuve ontologique de l’existence de
Dieu, que nous ne pouvons exposer ici [30] . Mais il est aussi bien
des discours contemporains qui contournent la question de
l’existence de Dieu, tout en se référant abondamment à Dieu, à
la tradition religieuse ou théologique.
Pour le dire autrement : les méthodes et les concepts de la
philosophie peuvent être utilisés pour d’autres fins que celles
pour lesquelles ils ont été inventés. Cet usage extensif des
concepts et des méthodes est aussi vieux que la philosophie
elle-même, il n’y a nul lieu de s’en étonner ou de s’en offusquer.
Mais un des propres de notre époque est sans doute qu’elle
offre une diversité de méthodes et de concepts vivants comme
probablement jamais auparavant. Sont aujourd’hui vivants
(c’est-à-dire effectivement utilisés par des hommes qui les
croient non seulement opératoires, mais vrais) les concepts et
les méthodes hérités de Nietzsche, de Freud et Lacan, de Marx,
de la phénoménologie de Husserl, de la pensée de Heidegger, du
néopositivisme logique, de la philosophie analytique, de
l’herméneutique, de la théorie critique de Habermas, du
rationalisme critique de Popper, de la linguistique et de la
pragmatique. Cette liste n’est pas exhaustive. Certains de ces
courants sont absolument incompatibles (le heideggerianisme
et le positivisme logique par exemple), d’autres peuvent au
contraire être confrontés et, jusqu’à un certain point, conciliés
(c’est tout le sens et tout l’intérêt du travail de P. Ricœur). Or, il
apparaît que presque tous ces courants peuvent être réutilisés
dans le cadre d’une « philosophie de la religion », voire d’une
théologie. Souplesse des concepts et des méthodes ou puissance
récupératrice de l’esprit religieux, le lecteur en jugera comme il
voudra. Mais, en même temps, cet usage importé, dans le
domaine de la religion et plus généralement de la question de
Dieu, de concepts et méthodes inventés à d’autres fins a deux
types de conséquences : risque de déformation du sens
originaire desdits concepts et méthodes ; risque
d’affaiblissement, d’évitement ou de pur et simple « gommage »
de la question de l’existence de Dieu (dans la mesure où cette
question n’a de place théorique propre dans à peu près aucune
des problématiques que nous venons d’évoquer).
Comme exemple du premier risque, on peut évoquer le débat
présent autour des usages théologiques de la phénoménologie
et de la possibilité d’une « phénoménologie de
l’inapparent » [31] . Jean-Luc Marion avec sa pensée du « don »,
Emmanuel Lévinas avec sa pensée de « l’Autre » entendent
s’inscrire dans une perspective phénoménologique, alors que
Dominique Janicaud voit dans ces tentatives une dérive
phénoménologiquement injustifiée. Nous ne pouvons entrer
dans ce débat, à la fois simple et net dans ses orientations
fondamentales, et difficile dans la technicité de ses discussions.
Toutes proportions gardées, saint Thomas utilisant Aristote
comme outil philosophique de sa théologie a profondément
marqué (pour ne pas dire déformé) la lecture que nous faisons
du Stagirite : mettre une problématique philosophique au
service de la question de Dieu n’est pas sans danger pour la
problématique en question.
Le second risque est sans doute plus diffus, moins repérable. Il
consiste en ceci que la question philosophique (et sans doute
aussi théologique) de l’existence de Dieu, du statut référentiel
du nom « Dieu », soit négligée ou délaissée. Qui aujourd’hui
propose des thèses philosophiques substantielles sur le statut
d’être ou d’existence de ce qu’on appelle « Dieu » ? Le débat est
tellement sur-déterminé par des préalables théoriques ou
méthodologiques que le sens brut et brutal de cette notion
d’existence de Dieu paraît avoir disparu. C’est qu’en fait
beaucoup de philosophes contemporains qui parlent de Dieu ne
le rencontrent pas (si l’on peut dire) dans la philosophie, mais
ailleurs — dans leur foi personnelle par exemple. D’où une
certaine équivoque philosophique de la notion de Dieu, et plus
encore de la notion d’existence de Dieu, ainsi que du discours
concernant ces questions, non seulement en philosophie, mais
aussi en théologie. C’est contre cette équivoque que proteste
avec vigueur Hans Albert dans son Traktat über kritische
Vernunft [traité de la raison critique] [32] : « Tenir simplement
pour vraie la thèse que Dieu existe, avec des attributs
déterminés ou des interventions déterminées dans le cours des
choses […] c’est probablement une implication minimale de
toute croyance qui prétend parler de manière sensée et
substantielle de Dieu » ; il est, aux yeux du rationaliste critique
qu’est H. Albert, trop facile de prétendre que l’élimination de la
question de l’existence (de Dieu) permettrait une forme
supérieure ou moins grossière de foi en Dieu ; ce type de
« justification » relève en fait d’un type particulièrement peu
scrupuleux d’« immunisation » de son discours contre les
objections. Eviter ou contourner la question de l’existence
quand on prétend parler de Dieu, c’est, selon H. Albert, verser
dans l’irrationalisme, ou, si l’on ose jouer sur l’expression, dans
la mauvaise foi.
Ce rappel à l’ordre nous paraît utile. Il s’adresse à vrai dire plus
au croyant ou au théologien, sommé (d’une manière d’ailleurs
conforme à la maxime kantienne de véracité) de confesser
exactement ce qu’il croit, qu’au philosophe. Mais les exigences
qui pèsent sur le discours philosophique ne sauraient être
moindres ! Parler de Dieu en philosophie, c’est, à notre sens,
s’obliger à décliner une référence, à donner un contenu
substantiel à l’idée d’existence de Dieu.
La question de Dieu est aujourd’hui reprise dans la philosophie
(dans certaines philosophies) sans avoir en elle son lieu de
naissance : cela n’a rien d’anormal, la philosophie réfléchit des
questions qu’elle ne produit pas elle-même (mais qui
apparaissent dans la politique, la science, l’art, l’amour, etc.).
Mais la philosophie ne saurait admettre d’instance de jugement
qui lui soit extérieure, d’autorité, comme nous l’indiquions dans
l’Introduction. La question de Dieu apparaît parfois comme ce
qui vient questionner et mesurer, mais de l’extérieur, les
possibilités de la philosophie, voire celles de la raison humaine.
« De quel droit ? », pourrait alors, ou plutôt devrait, objecter le
philosophe soucieux de l’autonomie de la raison, c’est-à-dire de
l’autonomie tout court.

Notes du chapitre
[1] ↑ Ce livre de 1912 est aujourd’hui réédité au Livre de Poche, n° 4613.
[2] ↑ Voir le chapitre bibliographique, infra, p. 307-308.
[3] ↑ Nous renvoyons à l’édition PUF, 1971 ; plus loin, notre référence au Souvenir
d’enfance de Léonard de Vinci renvoie à l’édition Gallimard, coll. « Idées », n° 377,
1977.
[4] ↑ La version française de ce texte est de Heine lui-même, et parut d’abord dans
la Revue des Deux Mondes en 1834. Voir le chapitre bibliographique, infra, p. 308.
[5] ↑ C’est notamment l’interprétation d’Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique,
V, 17 ; voir aussi Charron, Les trois vérités, II, 8 ; Pascal l’évoque lapidairement, L 343,
LG 324, B 695.
[6] ↑ Que l’on trouve, étrangement, chez Rabelais, Pantagruel, IV, 28.
[7] ↑ Nous renvoyons à la traduction B. Bourgeois indiqué au chapitre
bibliographique, infra, p. 309 ; E-SL renvoie à la Science de la Logique, première partie
de l’Encyclopédie ; E-E renvoie à la Philosophie de l’Esprit, troisième partie de
l’Encyclopédie.
[8] ↑ Nos références sont à l’édition bilingue de la Préface, traduction de J.
Hyppolite, Aubier-Montaigne, 1966 ; nous abrégerons en P-PhE ; plus loin, Ph R est
l’abréviation de Leçons sur la philosophie de la religion, traduction Gibelin, Vrin.
[9] ↑ Cf. supra, p. 47-48.
[10] ↑ Voir, sur ce dogme central, Ph R, III, p. 59-85 ; et Bruaire, Logique et religion
chrétienne dans la philosophie de Hegel, 2e Partie.
[11] ↑ La citation de Pascal est en français dans le texte ; la formule exacte est : « car
la nature est telle qu’elle marque partout un Dieu perdu, et dans l’homme, et hors de
l’homme, et une nature corrompue », Pensées, L 471, LG 436, B 441.
[12] ↑ Le lecteur trouvera un exposé détaillé de cette « restauration » hégélienne
dans Michel Gourinat, De la philosophie, Hachette, 1969, t. 2, chap. 15, « Dieu ».
[13] ↑ Cf. supra, p. 77.
[14] ↑ Cf. supra, p. 70 et 130-131.
[15] ↑ Voir le chapitre bibliographique, infra, p. 309.
[16] ↑ Cf. H. Küng, Incarnation de Dieu, p. 224.
[17] ↑ Cf. supra, p. 240.
[18] ↑ Evangile selon saint Luc, 23, 34.
[19] ↑ Nous abrégeons en VV le recueil Vie et vérité : voir le chapitre
bibliographique, infra, p. 310.
[20] ↑ Il faut lire le remarquable commentaire que H. Birault a donné de ce texte
(voir le chapitre bibliographique, infra, p. 310).
[21] ↑ Toutes les références qui suivent sont données à l’édition Gallimard, 1962, des
Chemins.
[22] ↑ Irrationalisme pour irrationalisme, celui de Chestov nous paraît plus franc —
plus « vulgaire », dirait sans doute Heidegger, qui use d’ailleurs un peu trop de ce
mot dépourvu de toute pertinence philosophique.
[23] ↑ Ce texte fait suite à celui que nous avons cité supra, p. 219.
[24] ↑ Voir le chapitre bibliographique, infra, p. 311 et les textes de J.-L. Marion et R.
Virgoulay indiqués p. 297-298.
[25] ↑ Voir Jacques Bouveresse, Wittgenstein : la rime et la raison, Ed. de Minuit,
1973, p. 22.
[26] ↑ Par exemple Alan Keigthley, Wittgenstein, Grammar and God, London,
Epworth Press, 1976. Sur tout cela, voir l’article de J. Greisch évoqué dans le chapitre
bibliographique, infra, p. 312.
[27] ↑ Cf. supra, p. 41.
[28] ↑ Cf. supra, p. 93-95.
[29] ↑ Voir, par exemple, The existence of God de R. Swinburne, Oxford, Clarendon
Press, 1979 ; Arguments for the existence of God de J. Hick, New York, 1971.
[30] ↑ Cette version modale de l’argument anselmien est présentée dans God,
Freedom and Evil [Dieu, la liberté et le mal], 1974, et dans The nature of Necessity [la
nature de la nécessité], 1974. Voir le chapitre que lui consacre J. L. Mackie, The
miracle of theism [le miracle du théisme], 1982, p. 55-63. Voir le chapitre
bibliographique, infra, p. 312.
[31] ↑ Nous sommes condamné à être allusif. Voir des indications de lecture au
chapitre bibliographique., infra, p. 312-313.
[32] ↑ Hans Küng résume cette critique dans Dieu existe-t-il ?, p. 389-391 ; la citation
qui suit se trouve p. 389 du livre de Küng.
Conclusion

1 - La relance de la question de Dieu et


les pouvoirs de la raison

A u terme de notre parcours dans la question philosophique


de l’existence de Dieu, il convient de proposer quelques
conclusions réflexives. Nous n’entendons pas répondre à la
question « Dieu existe-t-il ? » — non que cette question nous
paraisse trop simple, ou au contraire trop complexe, pour
appeler une réponse ; mais parce que l’objet que nous nous
sommes proposé dans ce livre n’était pas de fonder une réponse
à cette question, mais plutôt d’examiner les plus importantes
des réponses philosophiquement consistantes, afin de pouvoir
comprendre la question elle-même, et d’en analyser la logique
du point de vue de la philosophie. Quant à la réponse, qui en
cette matière précède souvent la question, nous serions satisfait
si le lecteur avait trouvé dans les pages qui précèdent de quoi
éprouver, critiquer, et finalement mieux comprendre celle,
quelle qu’elle soit, qu’il reconnaît pour vraie en son for
intérieur.
La logique philosophique (et non pas religieuse ou théologique,
rappelons-le) de cette question peut se résumer en un mot : la
relance, et même la double relance. Relance, parce que la
question, quand on la croit définitivement tranchée, réapparaît
sous une forme neuve mais non moins questionnante ; double
relance, parce que cette question n’est philosophiquement
éliminée ni par une réponse positive (Dieu existe) ni par une
réponse négative (Dieu n’existe pas). La preuve ontologique
paraît-elle établie (par saint Anselme) qu’elle est critiquée (par
Gaunilon, puis saint Thomas), reprise (par Descartes),
améliorée (par Leibniz), à nouveau critiquée (par Kant), à
nouveau restaurée (par Hegel), une fois encore critiquée (par
Frege), et néanmoins réactivée (par Plantinga). Son histoire
n’est certainement pas finie : cet étrange objet théorique qu’est
la preuve ontologique n’en finit pas de renaître de ses cendres
et de fasciner sans convaincre : à ce titre, elle est emblématique,
et présente de manière particulièrement lisible cette logique de
la relance qui nous paraît être celle de la question de l’existence
de Dieu. De même, les preuves rationnelles directes étant
supposées réfutées (par Hume et par Kant), et la question
renvoyée, hors philosophie, à la simple juridiction de la foi
subjective, de nouvelles approches se font jour, et d’abord chez
le philosophe même (Kant) qui passe pour avoir établi à jamais
l’indémonstrabilité de l’existence comme de la non-existence de
Dieu. La logique de la postulation ouvre une voie indirecte,
mais rationnelle, pour poser l’existence de Dieu. Ce type de
démarche, fondée sur les exigences de l’action ou de l’existence
(entendues en un sens large), se retrouve dans la plupart des
approches indirectes de Dieu. Plus étonnant encore, les
réfutations anthropologiques de la religion (Feuerbach, Marx,
Freud, Nietzsche même) entraînent non la destruction du
concept de Dieu, mais sa réinterprétation et, à certains égards,
sa refondation (pensées de la « mort de Dieu »). Il n’est pas
jusqu’au dur langage de l’empirisme logique que l’on n’ait
essayé d’utiliser pour dire ou pour penser Dieu. La question de
Dieu se trouve relancée par les doctrines mêmes qui se
proposaient d’en établir l’invalidité philosophique.
Cette logique de la relance intrigue. L’objet philosophique
« Dieu » semble offrir une bien meilleure résistance à l’érosion
que la plupart des autres concepts ou problèmes
philosophiques. Et encore la métaphore de la résistance à
l’érosion est-elle trop minérale ; il faudrait plutôt parler d’une
nécessité dynamique : la question s’impose, malgré qu’on en ait.
C’est là un fait, mais un fait ambigu. Le croyant y verra la
motion ou pression de la vérité, une des formes de l’appel que
Dieu adresse à toute âme ; l’athée y verra la marque de la
singulière puissance d’illusion contenue dans cet impossible et
imaginaire objet du désir qu’est Dieu. La relance peut signifier
l’inépuisabilité de son objet (Dieu) ; elle peut à l’inverse
fonctionner comme une stratégie d’évitement, une manière de
ne jamais répondre (franchement, simplement) à la question
posée. Le philosophe s’interrogera plutôt sur les liens que cette
permanence de la question de Dieu entretient avec la raison
humaine. Pour le dire de manière sommaire : la question de
l’existence de Dieu touche-t-elle au cœur de la raison humaine,
ou trahit-elle au contraire ce qui peut rester d’irrationalité dans
la raison même ? Prétendre établir rationnellement l’existence
de Dieu, réfléchir rationnellement sur les implications d’une
telle existence, est-ce s’avancer jusqu’aux possibilités ultimes de
la raison, ou est-ce, au contraire, régresser à des formes
d’irrationalité que la raison n’en finit jamais de vaincre ?
Dans un article intitulé « Ferments d’irrationalisme dans la
rationalité grecque », Jean Pépin pose une question
extrêmement profonde, et à nos yeux essentielle : « Comment la
pensée rationnelle, si solidement établie dans le monde grec
aux Ve et IVe siècles et si longtemps triomphante, devait-elle
finir, au moins dans le platonisme postérieur à Plotin, par
s’effacer devant l’occultisme, l’alchimie, la magie, la théurgie,
c’est-à-dire, à maints égards, devant son contraire ? » [1] . Cette
question ne relève pas seulement de l’histoire des idées, elle
concerne le statut même de la raison dans son rapport avec ce
qui n’est pas elle. Il est frappant de constater que pratiquement
tous les « ferments d’irrationalisme » analysés par J. Pépin
concernent le religieux (modèle des mystères, expérience
mystique, valorisation de la foi, inspiration divine dans la
poésie). Or ces ferments ne sont pas seulement l’autre ou
l’extérieur de la rationalité (comme une conception naïvement
« rationaliste » pourrait le penser), ils sont imbriqués dans la
rationalité même ; dans son ouvrage sur Les Grecs et
l’irrationnel, Dodds avait déjà insisté sur la complexité des
rapports entre rationalité et irrationalité dans la culture
grecque. La raison ne naît pas tout armée ou toute constituée ;
elle se conquiert peu à peu. Elle s’efforce de dégager les
éléments de rationalité contenus dans les pratiques et les
croyances qu’elle observe : louable tentative de rationalisation
du donné culturel et anthropologique. Mais cette rationalisation
du donné peut aussi entraîner un risque d’irrationalisation de
la raison elle-même : la « “transposition” rationalisante » du
donné (Pépin, op. cit., p. 132) suppose des distances, des
médiations, un « jeu de l’ironie », un « recul » assez complexes
et assez délicats à manier. Comme souvent, les commentateurs,
les héritiers, les disciples se révèlent moins subtils ou moins
prudents que le maître. La transposition rationnelle que Platon
suggère de la notion d’« initiation » au sens religieux du terme
(initiation au Mystères) est instable, dangereuse, et elle pourra
mener certains « platoniciens » tardifs à une conception
ésotérique de la philosophie, où l’exigence argumentative de la
raison cédera le pas à de suspectes pratiques d’initiation
intellectuelle ou spirituelle. Il y avait dans la transposition
platonicienne un ferment d’irrationalisme, nécessaire sans
doute au déploiement de la raison, à la reprise rationnelle du
donné grec (littéraire, politique, religieux, scientifique,
érotique…), mais un ferment dangereux parce que capable de
croître et prospérer sans contrôle dans des contextes
intellectuels modifiés.
Ce type de question est d’une importance capitale pour notre
sujet : car on peut interpréter la rémanence de la question de
Dieu soit comme un résidu d’irrationalité présent au cœur de la
rationalité, soit, au contraire, comme une chance offerte à la
raison pour s’élargir et sortir de la platitude de l’entendement
ou de « l’extrémisme logique ». Nous avons constaté, tout au
long de notre démarche, les liens insécables qui unissent la
position de l’existence (ou de la non-existence) de Dieu avec une
décision métaphysique ou méthodologique sur l’essence et le
pouvoir de la raison. Rappelons par exemple que le Dieu de
Leibniz est intrinsèquement lié à la conception déductiviste que
ce philosophe se fait de la raison ; que le Dieu de Descartes est
solidaire de la conception cartésienne d’une raison librement
créée par Dieu ; que la postulation kantienne implique une
extension pratique du pouvoir de la raison ; que la
réhabilitation hégélienne des preuves métaphysiques ne va pas
sans une refondation du concept de raison ; que les approches
indirectes mais rationnelles de Dieu (outre Kant, nous pensons
à Blondel, Bergson ou Bruaire) nécessitent toutes une extension,
voire une mutation du concept classique de la raison, considéré
comme trop étroit. Rappelons qu’inversement le rejet par
Ockham de toute théologie rationnelle, ou le rejet par le
premier Wittgenstein de tout problème métaphysique, sont la
conséquence d’une conception purement logique voire
formaliste de la raison. Bref : se demander philosophiquement
si Dieu existe, c’est d’abord se demander ce que peut la raison
— se le demander, ou le décider. La question peut désormais se
formuler ainsi : Dieu est-il un objet réel (et même suprêmement
réel) qui, par sa pression sur la raison, obligerait cette dernière
à assouplir et complexifier sa rigidité logique ? Ou ces
assouplissements ne sont-ils qu’une ruse de l’illusion religieuse
ne pouvant sauver la prétendue « rationalité » de son objet,
Dieu, qu’en procédant à des modifications ad hoc et finalement
peu honnêtes de la logique et de la raison ? Pour prendre un
exemple brutal : la théologie négative est-elle une promesse de
rationalité supérieure, ou se réduit-elle à une série de
raisonnements bâtards et inconsistants ? Quels seraient les
titres de validité d’une raison dont les démarches ne seraient
pas formalisables, qu’on l’appelle noûs, intellectus, Vernunft ?
Mais peut-on et doit-on, inversement, réduire la rationalité aux
canons de la logique formelle et de l’argumentation
raisonnable ?
Ces immenses questions sur le statut et les pouvoirs de la raison
semblent logiquement premières par rapport à la question de
Dieu ; il faudrait d’abord déterminer ce que peut la raison pour
déterminer ensuite si l’objet culturel ou cultuel appelé « Dieu »
peut être rationnellement approché ou prouvé : c’est ainsi
qu’après avoir déterminé les limites de nos facultés de
connaître, Kant conclut que l’existence de Dieu ne peut
d’aucune manière être prouvée. Mais l’inverse peut également
être soutenu (comme le fait notamment Bruaire, dans une
perspective hégélienne) : la décision sur le statut de la raison
procéderait secrètement d’une décision préalable concernant
l’Absolu ; réduire la rationalité à l’argumentation raisonnable et
à la logique formelle, à l’entendement au sens hégélien, ce
serait la conséquence d’un refus de l’Absolu, d’une fermeture à
la rationalité concrète et vraie. Si l’existence d’un rapport entre
question de Dieu et conception de la raison ne fait aucun doute,
le sens dans lequel il faut lire ce rapport fait question. Ce
dernier problème (est-ce la conception qu’une philosophie se
fait des pouvoirs de la raison qui commande son discours sur
Dieu, ou est-ce l’inverse ?) semble insoluble par des raisons a
priori, car la raison y est nécessairement juge et partie. C’est au
nom de l’entendement kantien que le néokantien accusera le
néohégélien de méconnaître les limites de notre pouvoir de
connaître ; c’est au nom de la rationalité hégélienne que le
néohégélien accusera le néokantien de présupposer que Dieu
est inconnaissable. C’est au nom de l’entendement kantien que
le néokantien soutiendra que la détermination des pouvoirs de
la raison est une question préalable à tout examen du problème
de Dieu ; c’est au nom de la rationalité hégélienne que le
néohégélien soutiendra que la prise en compte de l’Absolu ou,
au contraire, son refus, commande nos conceptions de la
raison.
Est-on alors condamné à tourner dans un cercle ? Pas tout à
fait. D’une part, l’enquête concrète, historique, sur les formes de
la rationalité permet de tracer des démarcations
incontestables : quand certains philosophes néoplatoniciens
s’adonnent à la théurgie, nul ne peut les excuser au nom d’une
rationalité supérieure ; encore faut-il faire preuve, en ces
matières, de sens historique : le lecteur contemporain ne peut
qu’être étonné, voire choqué, par le rôle de la divination dans la
pensée stoïcienne, mais il serait absurde d’y voir
systématiquement une marque d’irrationalité (la distance plus
ou moins grande prise par tel ou tel texte stoïcien envers les
superstitions populaires amène souvent à préciser et nuancer le
jugement du lecteur contemporain). D’autre part, on admettra
assez aisément que la rationalité morale joue, en ce qui
concerne les projets d’élargissement de la raison, le rôle d’une
instance critique : cette idée n’est pas spécifiquement
kantienne, nous avons vu plus haut Plotin soutenir que « sans
la vertu véritable, Dieu n’est qu’un mot » [2] . Bien entendu, les
définitions de la rationalité morale sont aussi diverses que les
philosophies morales elles-mêmes, et notre problème est plutôt
décalé que résolu par la référence à la rationalité morale. Il y a
pourtant là une indication qui nous paraît précieuse.
Solidaire, dans sa position, son examen, comme dans la réponse
qu’on lui apporte, de la conception que l’on se fait des pouvoirs
de la raison, la question de Dieu exprime à sa manière
l’historicité des formes de la rationalité et les difficultés qu’il y a
à penser une telle historicité.

2 - Légitimité philosophique de la
question de l’existence de Dieu
La question de Dieu n’est donc nullement une question
détachée, une question séparée des autres questions de la
philosophie : nous avions analysé dans notre Introduction les
difficultés relatives à la notion d’expérience religieuse ; nous
venons d’évoquer la complexité des rapports entre question de
Dieu et conception de la raison ; bien d’autres questions
philosophiques se rattachent à celle de l’existence de Dieu, qui
est pour ainsi dire imbriquée dans un réseau serré de
questions, de thèses, de concepts, de problèmes. Cette
interdépendance des questions est d’ailleurs banale en
philosophie — mais cette banalité même prend ici un sens
spécifique : elle contribue à légitimer philosophiquement la
question de l’existence de Dieu.
Il peut paraître surprenant qu’il faille légitimer la question de
Dieu, c’est-à-dire lui reconnaître sérieux et dignité. Et pourtant,
le temps n’est pas si lointain (est-il même entièrement révolu ?)
où des hommes étaient mis à mort pour s’être déclarés athées,
ou pour être soupçonnés de l’être ; où le nom d’« athée »
fonctionnait comme marque d’infamie et promesse d’exil ou de
mort. En 1619, Vanini est brûlé vif à Toulouse par l’Inquisition,
comme Giordano Bruno l’avait été sur le Campo dei fiori de
Rome en 1600 ; et, durant tout le XVIIIe siècle, la philosophie de
Spinoza sera dénoncée avec violence comme une philosophie
athée, et Spinoza sera traité en « chien crevé » [3] . L’athéisme
aussi a son martyrologe. « Ce n’est pas leur charité, mais
l’impuissance de leur charité qui retient les chrétiens
d’aujourd’hui — de nous brûler vifs », écrit Nietzsche (Par-delà
le bien et le mal, § 104), en un geste de rappel en même temps
que d’avertissement. Bref : une question qui peut décider de la
vie ou de la mort d’un homme est certainement une question
assez sérieuse, et digne d’être prise en considération. Il est vrai
que ce sérieux est de l’ordre du fait (de la violence que les
institutions religieuses, souvent relayées par l’Etat, exercent sur
les consciences et sur les corps), non du droit (de la vérité). La
légitimité philosophique de la question de Dieu est tout autre
chose : elle suppose que la question en elle-même non
seulement peut être examinée et résolue, mais qu’elle doit
l’être.
La légitimité philosophique de la question de l’existence de
Dieu fut longtemps considérée comme allant de soi. Quand la
notion de philosophie englobait, outre la métaphysique, les
questions physiques et cosmologiques (les Principia
philosophiae de Descartes contiennent une partie de
métaphysique et trois parties de physique et de cosmologie),
Dieu trouvait sa place naturelle dans la cosmologie, s’il ne
s’était déjà installé dans la métaphysique. Mais plus personne
aujourd’hui n’étend la philosophie jusqu’à y inclure les sciences
positives, et la métaphysique est devenue un mode de penser
hautement problématique. La philosophie contemporaine
n’étant plus ni métaphysique ni physique, comment y situer la
question de Dieu ? Elle y apparaît le plus souvent comme un
appendice ou un donné implicite des philosophies de la
religion, quand elle ne se manifeste pas comme une
revendication théologique au sein même de la philosophie. La
« spécialisation » de l’activité philosophique fait que des
secteurs entiers de la philosophie contemporaine ne
rencontrent jamais cette question (épistémologie, philosophie
des sciences) ou de manière seulement marginale (philosophies
de l’art, de la politique). Seules les pensées à visées
systématiques, méditées et écrites dans la nostalgie du grand
style de la philosophie classique, rencontrent nécessairement la
question de l’existence de Dieu (songeons par exemple au
Principe Responsabilité de Hans Jonas, où l’interrogation sur la
technique est solidaire d’une conception de l’homme comme
étant fait à l’image de Dieu) [4] .
Quoi qu’il en soit, la question de Dieu n’est pas éliminable ; sa
faculté de relance, de réactivation ou de reprise peut être
considérée comme l’indice qu’il s’agit bien d’une question (qui
questionne toujours, alors même qu’on croit y avoir répondu)
et non pas simplement d’un problème (qui est détruit comme
problème par la solution qu’on lui apporte) ; et, si l’on considère
que les questions philosophiques ne sont que des faux
problèmes ou des problèmes mal posés, on peut même voir
dans la question de l’existence de Dieu le type même de la
question philosophique.
Ainsi, l’histoire de Herr Keuner que nous citions en exergue de
ce livre n’est peut-être pas entièrement satisfaisante — si
toutefois on s’en tient à son sens le plus immédiat. Or, on sait la
subtilité que Brecht déploie dans ces Histoires de Herr Keuner,
qui ne sont simples qu’en apparence. Nous nous permettons de
donner à nouveau ce texte ainsi que l’original allemand :

Einer fragte Herrn Keuner, ob es einen Gott gäbe. Herr Keuner


sagte :
« Ich sage dir, nachzudenken, ob dein Verhalten je nach der
Antwort auf diese Frage sich ändern würde. Würde es sich nicht
ändern, dann können wir die Frage fallenlassen. Würde es sich
ändern, dann kann ich dir wenigstens noch so weit behilflich
sein, daß ich dir sage, du hast dich schon entschieden : Du
brauchst einen Gott. »
Quelqu’un demandait à Herr Keuner s’il existait un Dieu.
Herr Keuner dit :
« Je te conseille de réfléchir à ceci : ton comportement
changerait-il en fonction de la réponse apportée à cette
question ? S’il ne devait pas changer, alors nous pouvons
laisser tomber la question. S’il devait changer, alors je
pourrais du moins te proposer quelque aide en te disant : tu
es déjà décidé, tu as besoin d’un Dieu. ».
Bertolt Brecht, Geschichten von Herrn Keuner, in
Gesammelte Werke, Francfort, 1967, Suhrkamp
Verlag, t. XII, p. 380 ; traduction (ici modifiée) de
Maurice Regnaut, Histoires de monsieur Keuner,
l’Arche, Travaux 29, 1980, p. 18
Le sens obvie de cette histoire tient à sa structure de dilemme :
la vie du questionneur sera ou ne sera pas modifiée par la
réponse à la question « Dieu existe-t-il ? » ; si elle ne doit pas
être modifiée, on peut abandonner la question, comme étant au
fond purement spéculative ou verbale, et sans importance pour
la vie ; si elle doit être modifiée, c’est qu’alors le questionneur a
déjà secrètement décidé que Dieu existait, c’est qu’il a besoin
d’un Dieu : à quoi bon alors poser la question ? La tenaille
logique du dilemme brechtien semble priver la question de
Dieu de toute validité : la question est soit frivole soit réglée
d’avance.
Cette première lecture doit cependant être dépassée. On peut
d’abord faire remarquer que c’est Herr Keuner qui se place sur
un terrain religieux, en liant immédiatement la question de
Dieu à celle d’un changement d’existence ou de comportement :
comme si le seul sérieux que l’on puisse attribuer à la question
de Dieu était le sérieux de la conversion et de la transformation
de soi ; comme si toute question sur Dieu déliée d’un souci
existentiel devait être réputée verbale ou vide : au fond, Keuner
interprète en termes existentiels la question qui lui est posée —
et cette interprétation ne s’impose pas. Peut-être cependant le
questionneur (tout à fait indéterminé : Einer, en allemand, un
Quelqu’un anonyme) ne mérite-t-il pas d’autre réponse que
celle qui lui est donnée, faute d’avoir su élaborer sa question. Il
demande simplement s’il existe « un Dieu » (ob es einen Gott
gäbe), un Dieu lui-même anonyme et indéterminé (au Einer
répond évidemment le ein de einen Gott). Enoncé interrogatif,
en effet ; mais question philosophique ? Aussi bien Herr
Keuner, en toute rigueur, ne répond-il pas (il ne répond
notamment pas que Dieu n’existe pas, ni même que le désir que
Dieu existe ne serait que l’expression d’un besoin assez
suspect) : il renvoie le questionneur à sa propre question, il
l’invite à réfléchir (nachdenken), il indique qu’il peut l’aider par
une interprétation (« tu es déjà décidé, tu as besoin d’un Dieu »),
mais il ne répond pas ; le texte allemand porte Keuner sagte (il
dit), et non Keuner antwortete (il répondit). Ce dire est d’ailleurs
une question ; Herr Keuner pose une question sur la question :
pourquoi se demander si Dieu existe ? La référence au
comportement du questionneur (changerait-il ? ne changerait-il
pas ?) n’a peut-être au fond qu’une fonction de questionnement
de la question : une manière de transformer un énoncé
grammaticalement interrogatif en question philosophique. En
creux se profilerait une vraie conception de la question bien
posée : ni purement verbale et frivole, ni simplement
dépendante de besoins et d’intérêts vitaux ou psychologiques ;
ni trop spéculative ni trop existentielle.
On remarquera que Herr Keuner n’attribue nullement à son
interlocuteur l’affirmation que Dieu existe ; « tu es déjà décidé »
ou « tu as déjà tranché », dit-il au Questionneur, mais cette
décision n’est que l’expression d’un besoin, « tu as besoin d’un
Dieu » : paradoxale décision qui ne se sait pas elle-même, qui
s’ignore elle-même comme décision. C’est cette décision
« inconsciente » qui en réalité empêche la question d’être
vraiment posée : le Questionneur ne questionne pas vraiment,
parce qu’il ne sait pas qu’il a déjà décidé, qu’il s’est déjà,
muettement et par avance, soustrait au sérieux de la question.
Maïeuticien comme Socrate (auquel il ressemble par tant de
traits), Keuner délivre le Questionneur d’une question
commandée par une décision inconsciente, d’une mauvaise
question donc. La vraie question pourra peut-être ensuite être
posée.
Il n’est donc pas sûr du tout qu’en définitive Herr Keuner
élimine la question elle-même. Brecht/Keuner ne dit pas
« Dieu » (Gott), mais « un Dieu » (ein Gott — on peut d’ailleurs
être tenté d’écrire « un dieu », avec une minuscule, comme
Maurice Regnaut dans sa traduction, les conventions de
l’écriture allemande ne permettant pas de faire la différence).
Le Questionneur anonyme (Einer) s’interroge sur l’existence
d’un dieu lui-même anonyme (ein Gott) : d’une certaine
manière, la question de l’existence de Dieu est comme réservée
par cette problématisation. Le dieu (ou Dieu) sur l’existence
duquel il est, selon Brecht/Keuner, inutile de s’interroger, est
d’abord le Dieu verbal ou spéculatif dont l’existence connue ne
modifierait en rien la vie du Questionneur ; il est ensuite,
symétrique du précédent, le dieu dont le Questionneur a
besoin : ce Questionneur quelconque qui ne sait pas
questionner est soupçonné par Herr Keuner de ne s’intéresser
qu’à un dieu à sa portée, une sorte de dieu tutélaire et païen, un
« dieu des consolations ». Une certaine commisération peut
d’ailleurs se lire dans la formule Du brauchst einen Gott, « tu as
besoin d’un dieu » ; alors qu’une formule comme Was du
brauchst ist Gott, « tu as besoin de Dieu », renverrait plutôt à
une disponibilité à (un) Dieu réellement existant.
A la limite, une lecture religieuse de cette histoire serait
possible : Herr Keuner congédierait l’idole, le dieu dont le
Questionneur a besoin, sans se prononcer sur Dieu lui-même.
On peut au contraire penser que Brecht évite délibérément le
nom propre de Dieu (peut-être parce que ce nom propre
implique trop naturellement l’existence de son détenteur — le
nom propre fonctionnant presque comme un début de preuve
ontologique : s’il a un nom, c’est qu’il existe !). A la lecture
religieuse possible s’oppose une plus vraisemblable lecture
athée : incertitude et ouverture voulues par Brecht. Cette
indécision ou indécidabilité fait la profondeur et la vérité de
l’histoire. Par sa richesse, par son ambiguïté, cette Histoire de
Herr Keuner nous paraît adéquate à son thème ou objet,
l’existence de Dieu.
La tenaille logique du dilemme brechtien peut donc être
desserrée, et ce livre s’est efforcé d’indiquer quelques voies de
ce desserrement. Herr Keuner rejette aussi bien la question
purement spéculative (sans conséquences sur ma vie) de
l’existence de Dieu que la question trop pathétiquement
existentielle de l’existence d’un dieu désiré. Mais la vérité
philosophique de la question de l’existence de Dieu est sans
doute qu’elle ne peut pas plus se laisser réduire à son pôle
spéculatif qu’à son pôle existentiel.

Notes du chapitre
[1] ↑ P. 131 du chapitre II de Jean Pépin, De la philosophie ancienne à la théologie
patristique, Variorum Reprints, London, 1986, où cet article est repris. L’ouvrage de
Dodds auquel nous faisons allusion plus loin, Les Grecs et l’irrationnel, 1959, est
disponible chez Flammarion, coll. « Champs », n° 28 ; voir notamment l’Appendice II
de ce livre (p. 279-299) consacré à la théurgie, c’est-à-dire l’ensemble des pratiques
magiques censées agir sur les dieux.
[2] ↑ Cf. supra, p. 207.
[3] ↑ Selon le témoignage de Lessing rapporté par Jacobi (Œuvres philosophiques de
Jacobi, Aubier, 1946, p. 116). La question de l’athéisme de Spinoza est complexe. En
un sens, comme le remarque Hegel, la philosophie de Spinoza est un acosmisme (pas
de monde différent de Dieu, puisque Dieu est partout, n’étant pas autre chose que la
Nature) et non un athéisme (Encyclopédie, § 50, E-SL, p. 313 ; E-E, § 573, p. 369) ; en un
autre sens, si on appelle athée une conception de Dieu qui lui refuse l’entendement et
la volonté, qui refuse d’en faire un sujet personnel, alors la philosophie de Spinoza est
bel et bien athée.
[4] ↑ Voir le chapitre bibliographique, infra, p. 313.
Chapitre bibliographique

Usuels en langue française

D ictionnaire des philosophes, PUF, 2e éd., 1993, 2 vol. Inégal,


comme tous les dictionnaires ; mais articles en général
lisibles et précis, bibliographies souvent utiles.
Encyclopaedia Universalis, voir l’ensemble des articles
regroupés sous le titre « Dieu » (notamment la « Problématique
philosophique » par J. Colette, « La négation de Dieu » par J.
Delhomme, « Par-delà théisme et athéisme » par H. Duméry),
ainsi que les entrées auxquelles renvoient ces différents articles
et les assez riches bibliographiques qui complètent chaque
article.
Encyclopédie philosophique universelle, PUF. Cet imposant
ensemble se décompose comme suit : 1) L’univers philosophique,
1989, où on lira, concernant notre sujet, le riche et suggestif
« Philosophie et mystique », de J. Greisch ; et l’excellent
« Théologique » de J.-L. Marion (très précis et fort bien
construit ; les perspectives propres de l’auteur se dessinent à la
fin de cet article) ; 2) Les notions philosophiques, 2 vol., 1990 ;
c’est, malheureusement, extrêmement inégal ; certains articles
sont indigents ; parmi les bons articles concernant notre sujet,
signalons « Existence » par J. Henriot ; 3) Les œuvres
philosophiques, 2 vol., 1992 : présentation ramassée des œuvres
des philosophes ; commode, notamment pour un premier accès
aux auteurs étrangers non traduits en français.
Histoire de la philosophie d’Emile Bréhier, rééd. PUF, coll.
« Quadrige », 3 vol. nos 21, 22, 23 : ouvrage classique et
commode, mais inégal et vieilli (notamment sur la période
médiévale).
Vocabulaire de la philosophie d’André Lalande, PUF, coll.
« Quadrige » [1926 pour la 1re éd. en volume]. Classique, mais
très vieilli et au total peu utilisable. Peu d’articles concernent
notre question.
Dictionnaire des auteurs grecs et latins de l’antiquité et du Moyen
Age, Brepols, 1991, XXIII + 898 p. Volume très utile : bref et
concis, mais donnant les renseignements bibliographiques
fondamentaux (pour l’édition des textes, non pour les
commentaires).
Dictionnaire de spiritualité, paraît par fascicules chez
Beauchesne depuis 1937 ; toujours en cours de publication ; les
articles sont en général de bonne qualité, et contiennent
souvent une dimension philosophique.
Dictionnaire de théologie catholique, Ed. Letouzey et Ané, sous la
direction de A. Vacant et de E. Mangenot, paru de 1903 à 1950
(tables parues en 1960, 1967, 1972) : ouvrage très daté sur le
plan théologique, inspiration parfois étroite voire polémique.
Mais ce dictionnaire est une mine de renseignements et de
textes, notamment en ce qui concerne les Pères de l’Eglise, la
tradition médiévale et la scolastique tardive. Voir en particulier
l’immense article « Dieu » (colonnes 757 à 1299), fascicules
XXVIII à XXX, parus en 1909 et 1910.
Dictionnaire de théologie, sous la direction de Peter Eicher, 1.
vol., trad. fr., Paris, Cerf, 1988. Voir notamment articles « Dieu »,
« expérience chrétienne » et « mystique » (avec bibliographies).
Initiation à la pratique de la théologie, Cerf, 5 vol., sous la
direction de Bernard Lauret et François Refoulé, 1982-1983 ; il
est significatif que la question philosophique de l’existence de
Dieu, et notamment le débat sur la possibilité ou non de
prouver cette existence, soit totalement gommée de cette vaste
somme de théologie contemporaine (à dominante catholique,
mais faisant sa part aux autres religions chrétiennes voire non
chrétiennes). Voir néanmoins, dans le tome 3 (Dogmatique II), p.
770-776, une bibliographie assez utile malgré ses lacunes et ses
partis pris. Utiles Index des noms et des matières dans le tome
5.
Manuel de théologie, sous la direction de J. Doré, Desclée : voir le
tome 8, 1986, « Dieu, grâce pour le monde », de A. Ganoczy, IIIe
partie, chap. 1 à 3 (expérience de Dieu, connaissance de Dieu, la
question des preuves) : plus satisfaisant, de notre point de vue,
que l’ouvrage précédent.
Quelques ouvrages généraux sont indiqués ci-après, sans être
rattachés à un chapitre particulier :
Michel Gourinat, De la philosophie, Hachette, 1969, t. 2, chap. 15,
« Dieu » : exposé et critique, d’un point de vue hégélien, de la
critique kantienne des preuves de l’existence de Dieu.
Hans Küng, Dieu existe-t-il ?, trad. fr. J.-L. Schlegel et J. Walther,
Paris, Seuil, 1981 [éd. all., 1978], 924 p. : le célèbre théologien
suisse signe ici un livre imposant, un peu trop prolixe et parfois
inégal. On lui reconnaîtra le mérite de ne laisser aucune
question de côté, et surtout de répondre franchement, sans
sophistications, à la question posée (en l’occurrence, la réponse
est oui). Beaucoup de références dans les notes, Index nominum.
J. Hick, The Existence of God, Londres, 1964 : ensemble de textes
commentés sur l’existence de Dieu, depuis saint Anselme
jusqu’à la philosophie analytique. Cet ouvrage est
malheureusement très difficile à trouver.
J. Moreau, Le Dieu des philosophes, Vrin, 1969 : réflexions
autour de Leibniz et Kant. Ouvrage très suggestif.
Qu’est-ce que Dieu ?, Bruxelles, 1985. Publications des Facultés
Universitaires Saint-Louis : très riche volume collectif, dont la
seconde section (p. 125-587) est entièrement consacrée à la
question philosophique de Dieu.
Le Cours sur Dieu de Jules Lagneau est un texte dense et
remarquable ; on peut le lire dans les Célèbres leçons et
fragments, PUF, 1964, p. 275-358.
Walter Schulz, Le Dieu de la métaphysique moderne, Ed. du
CNRS, 1978, avec une substantielle introduction de Jacques
Colette : relecture de la « métaphysique de la subjectivité » à
partir de la place que Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, Hegel et
Schelling accordent à Dieu (Dieu pensé à la fois comme l’opposé
de la subjectivité finie et comme formant pourtant une unité
avec elle).

Introduction
— Sur la distinction entre articuli fidei et principia per se nota,
voir Marie-Dominique Chenu, La théologie comme science au
XIIIe siècle, Vrin, 1969 pour la 3e édition. Cet ouvrage est d’une
précision et d’une clarté vraiment exceptionnelles ; les citations
latines, assez nombreuses, ne sont pas traduites.
— Sur les rapports entre théorie de la religion et anthropologie
fondamentale, voir par exemple la position de Georges Bataille
dans L’érotisme (Œuvres complètes, Gallimard, 1976, t. VII ; ou
UGE, coll. « 10/18 », n° 221-222) et la Théorie générale de la
religion (Œuvres complètes, op. cit., t. VII ; ou Gallimard, coll.
« Idées », n° 306) ; et, plus récemment, René Girard dans ses
travaux sur le désir mimétique et le mécanisme du bouc
émissaire destiné à endiguer la violence, La violence et le sacré,
Grasset/« Le livre de poche », 1972 ; Des choses cachées depuis la
fondation du monde, Grasset/« Le livre de poche », 1978 ; Le bouc
émissaire, Grasset/« Le livre de poche », 1982. Voir également
L’homme et le sacré, de Roger Caillois (Gallimard, coll. « Idées »,
n° 357).
— Sur les philosophies arabes et juives, notamment au Moyen
Age, on lira le stimulant Penser au Moyen Age de Alain de
Libera, Seuil, 1991, notamment le chap. IV ; le « Que-sais-je ? »
du même auteur sur La philosophie médiévale (PUF, 1989, n°
1044 ; lecture parfois difficile) donne toute leur place aux
philosophies arabes et juives ; La philosophie médiévale, PUF,
coll. « Premier Cycle », 1993 ; du même auteur, en collaboration
avec M.-R. Hayoun, Averroès et l’averroïsme, PUF, 1991, coll.
« Que sais-je ? » n° 2631. Sur la philosophie médiévale en
général, voir infra, p. 289.
— Pour une toute première initiation aux pensées orientales, le
lecteur peut se reporter en confiance au t. I, « Les pensées
fondatrices » de l’Histoire de la philosophie, A. Colin, 1993, coll.
« Cursus », articles de F. Chenet (philosophie de l’Inde, p. 115-
142) et de F. Jullien (philosophie de la Chine, p. 143-162) ;
chaque article est complété par une bonne bibliographie, et la
question de Dieu n’est pas absente de ces études. Il lira surtout
l’excellent « Que prouvent les preuves indiennes de l’existence
de Dieu ? Sur la théologie rationnelle d’Udayana » de François
Chenet, in L’Orient de la pensée, collectif, Les cahiers de
philosophie, n° 14, 1992 (27, rue des Célestines, 59800 Lille) ; le
même auteur a dirigé un suggestif numéro de L’Herne (n° 63,
1993), intitulé Nirvana et qui peut introduire à la philosophie
orientale.
— Rien n’est plus difficile que de saisir ce que pouvait être la
croyance des « païens » (notion elle-même hautement
problématique, et dont il n’existe pas de définition
satisfaisante). On peut lire La vie quotidienne des dieux grecs, de
Giulia Sissa et Marcel Détienne, Hachette, 1989 ; et on se
référera toujours à l’excellent ouvrage du P. André-Jean
Festugière, La sainteté, PUF, 1949 (d’orientation chrétienne ;
comparaison de l’héroïsme grec et de la sainteté chrétienne) ;
les autres ouvrages du P. Festugière sont également
recommandables, mais beaucoup plus techniques (Hermétisme
et mystique païenne, Aubier-Montaigne, 1967 ; et surtout la
somme sur La Révélation d’Hermès Trismégiste, 4 vol., Gabalda,
1944-1954).
— Sur le statut de la parole et de la rhétorique mystiques et leur
rapport à l’« expérience », on lira le beau livre que Michel de
Certeau a consacré à ce problème : La fable mystique, I, XVIe-
XVIIe siècles, Gallimard, coll. « Tel », 1987 [1er éd. 1982],
notamment la très dense Introduction, p. 9-44 (sur les notions de
présence, d’absence, de discours ; analyses parfois trop
allusives : le lecteur aura peut-être intérêt à lire d’abord la
remarquable 2e partie, p. 103-208). Voir aussi les articles
« Expérience chrétienne » et « Mystique » dans le Dictionnaire
de théologie, sous la direction de Peter Eicher, indiqué supra ;
l’article « Expérience religieuse » d’Augustin Léonard dans le
Dictionnaire de spiritualité, Beauchesne, 1961, t. IV, col. 2005-
2026 (avec bibliographie). Jean Baruzi indique très nettement le
problème : l’expérience mystique de saint Jean de la Croix
« implique une négation de tout ce qui apparaît. Toute
phénoménalité est repoussée. L’Expérience mystique ne peut
être expérience d’un objet, au sens réaliste du mot. Elle n’est
pas non plus épreuve d’une présence. Car tout sentiment de
présence est encore un phénomène », L’intelligence mystique,
Berg international, 1985 (recueil d’articles), p. 60 (souligné par
Baruzi). Voir également « Les âges de l’expérience humaine » de
Michel Philibert, suivi de « Note sur l’expérience chrétienne »
de Jean-Pierre Jossua, in Initiation à la pratique de la théologie, t.
5, Cerf, 1983, p. 19-46.

Chapitre 1

I - La preuve ontologique
Sur la différence entre argumentation et démonstration, voir
Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de
l’argumentation, Ed. de l’Université de Bruxelles, 1970 (voir à
l’Index les entrées démonstration, p. 688, et preuve, p. 699). On
notera que les auteurs se demandent s’il faut parler de preuve
ou d’argument ontologique.

Saint Anselme
— L’argument ontologique étant purement rationnel, il peut
être exactement compris même sans culture médiévale. Il n’est
toutefois pas inutile d’indiquer quelques titres solides pour une
entrée dans l’univers intellectuel des médiévaux. On
commencera par la brève et remarquable synthèse de Paul
Vignaux, Philosophie au Moyen Age, rééd. chez Castella, Albeuve
(Suisse), 1987 [1re éd. 1938, A. Colin, sous le titre La pensée au
Moyen Age] ; est toujours utile La philosophie au Moyen Age
d’Etienne Gilson, Payot, 1944 pour la 2e édition revue : quoique
vieilli (les études médiévales ont fait de considérables progrès
ces dernières décennies), cet ouvrage reste à la fois une somme
et une introduction ; on complétera avec, du même Etienne
Gilson, L’esprit de la philosophie médiévale, Vrin, 1944. On lira
en toute confiance trois ouvrages du P. M.-D. Chenu :
Introduction à l’étude de saint Thomas d’Aquin, Vrin, 1974 pour
la 3e édition, notamment la première partie (remarquable
présentation des institutions et procédures intellectuelles du
Moyen Age) ; La théologie au XIIe siècle, Vrin, 1966 pour la 2e
édition ; La théologie comme science au XIIIe siècle, cité plus
haut. Très solide est aussi le volume XIII de L’Histoire de l’Eglise,
sous la direction de Fliche et Martin, intitulé Le mouvement
doctrinal du IXe au XIVe siècle, par A. Forest, F. van
Steenberghen, M. de Gandillac, Bloud et Gay, 1951 : articles
d’excellente qualité. Voir aussi les quatre titres d’Alain de
Libera indiqués supra, p. 287-288.
— Sur saint Anselme : Le Proslogion, où se trouve l’argument
ontologique, ainsi que les deux textes qui le complètent (Liber
pro insipiente de Gaunilon, Liber apologeticus d’Anselme), sont
édités et traduits sous le titre Fides quaerens intellectum par
Alexandre Koyré chez Vrin, 1967 ; on ne peut pas recommander
cette traduction, souvent peu correcte, et défigurée par une
faute de français gênante et répétée : Koyré traduit ens quo
majus cogitari non potest par ce dont on ne peut rien concevoir
de plus grand. Même solécisme dans la traduction des Œuvres
philosophiques de saint Anselme par Pierre Rousseau, Aubier,
1947 (ce volume, par ailleurs estimable, contient, outre le
Proslogion et ses textes annexes, le Monologion, et divers autres
traités). Une nouvelle édition bilingue des Œuvres de saint
Anselme est en cours aux Editions du Cerf ; le t. I, 1986, contient
le Monologion et le Proslogion, trad. Michel Corbin, lequel
reproduit inexplicablement la faute de français de ses
devanciers. « Plus grand », en français, ne peut commander que
« que » et non « de », et il faut par conséquent, si l’on veut
parler français, se résoudre à la périphrase être tel que rien de
plus grand ne peut être pensé. Ce que fait, enfin, la traduction
annotée de Bernard Pautrat, in Anselme de Cantorbéry,
Proslogion, GF-Flammarion, 1993 (qui traduit « quelque chose
de tel que rien ne se peut penser de plus grand »).
Pour la question qui nous intéresse, l’étude critique qui
s’impose est celle de Jules Vuillemin, Le Dieu d’Anselme et les
apparences de la raison, Aubier, 1971. Voir aussi Pour ou contre
l’insensé ? Essai sur la preuve anselmienne de Joseph Moreau,
Vrin, 1967 (argumente pour Anselme, contre l’insensé). Nous
empruntons beaucoup à ces deux livres, sans forcément le
signaler à chaque fois. Le volume I de l’édition Corbin au Cerf
contient une très utile bibliographie, p. 328-329, que l’on
complétera par Yves Cattin, La Preuve de Dieu, Introduction à la
lecture du Proslogion d’Anselme de Cantorbéry, Vrin, 1986. Voir
encore J.-L. Marion, « L’argument relève-t-il de l’ontologie ? », in
Questions cartésiennes, PUF, 1991.
— Sur les rapports entre ratio et intellectus, cf. Moreau, op. cit.,
p. 7-13 ; Chenu, Introduction à la lecture de saint Thomas
d’Aquin, p. 167-170.

Descartes
— L’édition de référence est celle des Œuvres de Descartes par
Ch. Adam et P. Tannery, commencée en 1893 ; rééditée chez
Vrin en 1964-1974, 11 vol. L’édition la plus commode est celle
des Œuvres philosophiques de Descartes, par F. Alquié, Garnier,
3 vol., 1963-1973 (tous les textes sont traduits en français ;
classement chronologique). On évitera l’édition de la « Pléiade »
(Gallimard), assez fautive. Parmi les éditions partielles, on
notera le Discours de la méthode de
Descartes, avec
commentaire d’Etienne Gilson, Vrin, 1976 [1re éd. 1925] : c’est
une mine de renseignements, à utiliser cependant avec
précaution. Les Méditations métaphysiques en Garnier-
Flammarion, n° 328, par M. et J.-M. Beyssade (Méditations
bilingues, Objections et Réponses en français) ; et la très
instructive édition des Méditations métaphysiques de M.
Beyssade au « Livre de Poche », 1990 (texte latin, trad. fr. du duc
de Luynes approuvée par Descartes, trad. en français
contemporain par Michelle Beyssade). Les bonnes éditions des
Méditations indiquent en marge la pagination AT : c’est le cas
des deux éditions que nous venons de citer, ainsi que de
l’édition Alquié chez Garnier, t. II. Pour le texte singulier qu’est
L’entretien avec Burman, on choisira l’édition de Jean-Marie
Beyssade, remarquablement traduite et commentée, PUF, coll.
« Epiméthée », 1981. Signalons également l’intérêt de la
publication de la Correspondance avec Elisabeth en GF-
Flammarion, n° 513 : cette très importante correspondance est
donnée complète, c’est-à-dire avec les lettres de la princesse
Elisabeth.
Les bons commentaires ne manquent pas. On consultera
toujours l’illustre Descartes selon l’ordre des raisons de Martial
Gueroult, Aubier, 1991 [1re éd. 1953]. Pour la question qui nous
intéresse, les perspectives ont été profondément renouvelées
par les travaux de Jean-Marie Beyssade et de Jean-Luc Marion :
Jean-Marie Beyssade, La philosophie première de Descartes,
Flammarion, 1979, chap. VI ; Jean-Luc Marion, Sur la théologie
blanche de Descartes, PUF, 1981 (consacré essentiellement à la
thèse de la création des vérités éternelles) et Sur le prisme
métaphysique de Descartes, PUF, coll. « Epiméthée », 1986, chap.
IV (les équivoques cartésiennes de la désignation de Dieu
comme substance et comme causa sui). Concernant ces deux
derniers ouvrages, on regrettera que l’auteur ait pris le risque
d’écarter le lecteur non latiniste, en citant sans traduction les
textes latins de Descartes. Sur la création des vérités éternelles,
voir aussi J.-M. Beyssade, op. cit., p. 101-128 ; sur le modèle
politique et économique sous-jacent à cette thèse, on lira le
chap. II du Leibniz et la formation de l’esprit capitaliste de Jon
Elster, Aubier, 1975. Sur la différence entre savoir et
comprendre, Lettre à Mersenne, 27 mai 1630 ; Secondes
Réponses, AT, IX, 110 ; excellente analyse de J.-M. Beyssade dans
« RSP ou Le monogramme de Descartes », à la suite de son
édition de L’entretien avec Burman, PUF, 1981, p. 171-181.
Plusieurs questions traditionnelles liées à la question de Dieu
chez Descartes n’ont pu être évoquées dans notre texte. Ce
sont :
- la question de l’ordre des preuves : la preuve ontologique
apparaît en effet, dans la Méditation cinquième, comme
une deuxième preuve, après la preuve par l’idée de Parfait
de la Méditation troisième. Cette dualité des preuves a
nourri un important débat chez les commentateurs
français, Martial Gueroult soutenant que la preuve
ontologique suppose, pour être valide, la preuve par l’idée
de Parfait, Henri Gouhier s’opposant à ce point de vue. On
se reportera aux textes suivants, dans l’ordre
chronologique : M. Gueroult, Descartes selon l’ordre des
raisons, Aubier, 1953, t. I, chap. 8 ; H. Gouhier, « La preuve
ontologique de Descartes (A propos d’un livre récent) », in
Revue internationale de philosophie, 29, 1954 ; M.
Gueroult, Nouvelles réflexions sur la preuve ontologique,
Vrin, 1955 ; J. Brunschwig, « La preuve ontologique
interprétée par M. Gueroult », in Revue philosophique,
1960, n° 2 ; H. Gouhier, La pensée métaphysique de
Descartes, Vrin, 1962, chap. VI-IX ; J.-M. Beyssade, La
philosophie première de Descartes, Flammarion, 1979,
chap. VI ; J.-L. Marion, Sur le prisme métaphysique de
Descartes, PUF, 1986, p. 281. Un des aspects du débat est de
savoir si la certitude que produit l’argument ontologique
est ou non supérieure à la certitude des démonstrations
mathématiques, puisque Descartes compare souvent les
deux.
- le problème dit du « cercle cartésien », soulevé par
Arnauld, Quatrièmes Objections, AT, IX, 166, réponse de
Descartes, AT, IX, 189-190 : l’existence de Dieu est prouvée
par la clarté et distinction de l’idée de Dieu (qui contient
son existence nécessaire), mais d’un autre côté je ne suis
assuré que je puis me fier à mes idées claires et distinctes
que parce que je sais que Dieu existe, et ne saurait me
tromper. La discussion de ce problème fait intervenir la
différence entre l’évidence présente et l’évidence
remémorée ; voir M. Gueroult, Descartes selon l’ordre des
raisons, p. 237-246 ; J.-M. Beyssade, op. cit., p. 14-19 et 317-
338.
- la question de l’idée « matériellement fausse », comme
l’idée du froid : voir la discussion avec Antoine Arnauld
toujours : AT, IX, 160-162 (objection d’Arnauld) et 180-182
(réponse de Descartes). Lire sur ce point Jean-Claude
Pariente, L’analyse du langage à Port-Royal, Ed. de Minuit,
1985, p. 71-78.

Leibniz
— L’édition de référence est celle donnée par Gerhardt sous le
titre Die philosophischen Schriften von G. W. Leibniz, réédition
Olms, 1965, 7 vol. ; les textes de Leibniz sont publiés dans la
langue dans laquelle il les a écrits, c’est-à-dire souvent le
français, parfois le latin, rarement l’allemand. Parmi les
nombreuses éditions partielles, signalons, chez Garnier-
Flammarion, la Théodicée, n° 209 ; les Nouveaux Essais sur
l’entendement humain, n° 582 ; chez Vrin, le Discours de
métaphysique suivi de la Correspondance avec Arnauld, 1984,
avec commentaire de G. Le Roy ; chez Delagrave, l’édition
classique de la Monadologie par Emile Boutroux, 1930 [sans
cesse réédité]. Si on a la chance de le trouver, on utilisera avec
profit le recueil des Œuvres choisies de Leibniz par L. Prenant,
Garnier, 1940. La traduction de certains textes latins est parfois
discutable (ainsi pour L’origine radicale des choses), mais les
notes et surtout les Index de ce volume sont précieux. A peu
près inutilisable est malheureusement la seconde édition de ce
volume, paru sous le titre Leibniz, Œuvres, chez Aubier, 1972, le
deuxième tome, qui devait contenir les notes et les Index,
n’étant jamais paru. On notera aussi le bon recueil d’Opuscules
philosophiques choisis, traduits par Paul Schrecker (ce volume
n’est malheureusement plus disponible en librairie), Vrin,
1969 ; et un choix de lettres de Leibniz au R.P. Des Bosses,
traduites du latin et commentées par Christiane Frémont, paru
sous le titre L’être et la relation, Vrin, 1981.
— Parmi les commentaires, on peut toujours lire La philosophie
de Leibniz, de Bertrand Russell, Alcan, 1908, intéressant par sa
grande sévérité envers notre auteur.
— Concernant directement notre question, on comparera le
classique Dieu de Leibniz de Jacques Jalabert, PUF, 1960, avec Jon
Elster, Leibniz et la formation de l’esprit capitaliste, Aubier-
Montaigne, 1975 (ouvrage un peu échevelé, mais bourré d’idées
passionnantes). Le Dieu des philosophes, de Joseph Moreau,
Vrin, 1969, contient d’intéressantes remarques (chap. II). Citons
enfin Emilienne Naert, Leibniz et la querelle du pur amour, Vrin,
1959, que nous retrouverons dans notre chapitre III.
— Sur la critique leibnizienne de l’intuitionnisme cartésien, on
peut toujours lire le chap. 1 du Leibniz critique de Descartes
d’Yvon Belaval, Gallimard, 1960, rééd. coll. « Tel », n° 28 ; en ce
qui concerne la question des définitions nominales et réelles,
voir le livre toujours précieux de Louis Couturat, La logique de
Leibniz, rééd. Olms 1969 [1re éd. 1901], chap. VI, notamment p.
186-201.
— Sur la démonstration de la possibilité de Dieu : Bertrand
Russell, pourtant si critique envers Leibniz, admet, après l’avoir
résumé, que le raisonnement du Quod ens perfectissimum existit
est « valable », La philosophie de Leibniz, § 108, p. 195. A
l’inverse, J. Vuillemin le juge « cavalier », Le Dieu d’Anselme, op.
cit., p. 38. M. Gourinat expose la position leibnizienne et la
discute d’un point de vue hégélien dans un intéressant passage
de son De la philosophie, Hachette, 1969, t. II, p. 847-850.
— Le thème leibnizien du Dieu mathématicien est seulement un
moment dans une longue histoire, dont voici quelques jalons :
Platon, le Timée ; Kepler, Tertium interveniens ; Galilée, Il
Saggiatore ; thème discuté par Hans Jonas, « Is God a
mathematician ? », in The Phenomaenon of Life, 1963.
— Pour une problématique contemporaine de la théodicée, voir
le recueil Teodicea oggi ?, in Archivio di Filosofia, 1988, n. 1-3,
notamment l’article de Jean Greisch intitulé « Faut-il
déconstruire la théodicée ? », p. 647-673, qui ouvre de
nombreuses pistes. On lira également la pénétrante étude de
Francis Wolff, « Le mal », in Notions de philosophie (collectif
sous la direction de D. Kambouchner), Gallimard, coll. Folio,
1995, tome III, p. 151-219 (signalons au passage que l’ensemble
de ces trois volumes constitue un remarquable ensemble
d’études couvrant avec pertinence, clarté, et de façon à peu près
exhaustive le champ de la philosophie). On méditera l’opuscule
de Kant intitulé Sur l’insuccès de toutes les tentatives
philosophiques en matière de théodictée, examiné supra, p. 93-
95. Signalons enfin Le concept de Dieu après Auschwitz, une voix
juive de Hans Jonas (Rivages poche/Petite bibliothèque, 1994).
Dans ce petit livre énigmatique et dense, malheureusement
desservi par la traduction qui en est donnée, Jonas affronte la
question la plus difficile : comment, non pas même justifier,
mais simplement penser Dieu après Auschwitz ? Comment
penser à la fois Dieu et Auschwitz ? H. Jonas propose une voie
singulière : Dieu aurait délibérément renoncé à sa puissance,
pour laisser exister un monde indépendant de lui ; « Dieu, après
s’être entièrement donné dans le monde en devenir, n’a plus
rien à lui offrir : c’est maintenant à l’homme de lui donner » (p.
38), c’est à l’homme d’aider un Dieu retiré et silencieux. Sur
Jonas, voir aussi infra p. 313.

II - Les preuves par les effets

Preuves physico-théologiques
— Les textes sont innombrables. Pour les reconstructions
humiennes et kantiennes de ces preuves, voir la bibliographie
de la 3e section, infra p. 295. Un exposé direct (« naïf ») de ces
preuves se trouve chez les stoïciens, notamment chez Cicéron,
De la nature des Dieux, II, in Les stoïciens, textes choisis et
traduits par Emile Bréhier et collaborateurs, Gallimard, La
« Pléiade », 1962 (volume remarquable). Dans un contexte
différent, voir aussi le Traité de l’existence de Dieu de Fénelon,
rééd. aux Editions universitaires, 1990, notamment les 2
premiers chapitres de la première partie.
— En ce qui concerne Malebranche, l’édition de référence est
celle des Œuvres complètes de Malebranche chez Vrin ; voir
notamment le Traité de la nature et de la grâce, dont
Malebranche fit deux éditions (1680, 1712) ; le texte de 1712
forme le t. V des Œuvres complètes ci-dessus indiquées, Vrin,
1958 ; le texte de 1680 est publié dans Malebranche, Traité de la
nature et de la grâce, Introduction philosophique, notes et
commentaire du texte de 1712, texte de l’édition originale de
1680, par Ginette Dreyfus, Vrin, 1958 (commentaire vraiment
remarquable). Voir aussi les Œuvres de Malebranche,
Gallimard, « La Pléiade ».
— La discussion de Malebranche par Arnauld, Leibniz et
quelques autres est très clairement présentée par Ginette
Dreyfus dans le volume cité ci-dessus. Sur cette question, voir
aussi l’ouvrage de Jon Elster mentionné supra, p. 292.

Preuves cosmologiques
— En ce qui concerne Aristote, le lecteur fera bien de
commencer par Aristote et son école, de Joseph Moreau, PUF,

1962 [rééd. 1985], p. 122-145 pour notre question. Voir ensuite


Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, PUF, 1962,
notamment p. 305-411 : remarquable interprétation des
tensions de la théologie aristotélicienne. Dans une perspective
différente, Jules Vuillemin, De la logique à la théologie, cinq
études sur Aristote, Flammarion, 1967, les troisième et
cinquième études. Sur la théologie d’Aristote en général, voir J.
Pépin, Théologie cosmique et théologie chrétienne, PUF, 1964, p.
465-512 ; du même, Idées grecques sur l’homme et sur Dieu,
Budé, coll. d’« Etudes Anciennes », 1971, p. 207-248 : analyses
précises et très éclairantes. Voir également La question de Dieu
selon Aristote et Hegel, publié sous la direction de Thomas de
Konninck et Guy Planty-Bonjour, PUF, 1991 : article de P.
Aubenque sur « La question de l’ontothéologie chez Aristote et
Hegel », p. 259-283.
— Les textes d’Aristote lui-même concernant la démonstration
de l’existence de Dieu sont, pour l’essentiel, les deux suivants
(en laissant de côté Physique VII) : Métaphysique, livre XII, chap.
6 à 10, trad. Tricot, Vrin, t. II, 1970, p. 664-714 ; Physique, livre
VIII, chap. 4 à 6 essentiellement, trad. Carteron, Ed. Les Belles
Lettres, coll. « Budé », t. II, p. 111-125.
— En ce qui concerne saint Thomas, voir Somme théologique, la
Pars, qu. 2, art. 2 et 3 : ce dernier texte contient les célèbres
« cinq voies » ; dans éd. et trad. Sertillanges, Cerf-Desclée, 1958,
édition dite de la Revue des jeunes, cf. vol. I, p. 71-83, et
commentaires p. 337-347. Saint Thomas revient longuement sur
la première voie dans la Somme contre les Gentils, Cerf, 1993,
livre I, chap. XII et XIII, et sur la cinquième voie dans le De
veritate. On s’initiera à cet auteur avec le Saint Thomas d’Aquin
de Stanislas Breton, Seghers, coll. « Philosophes de tous les
temps », 1965, et notamment les pages 81-93 pour la question
qui nous intéresse ; voir aussi L. Renault, Dieu et les créatures
selon Thomas d’Aquin, PUF, coll. Philosophies, 1995 ; et l’ouvrage
de M.-D. Chenu indiqué supra p. 289.
— En ce qui concerne Leibniz, voir supra p. 292-293.
— L’opuscule précritique de Kant sur L’unique fondement
possible d’une démonstration de l’existence de Dieu peut se lire
dans le tome I des Œuvres philosophiques, Gallimard, coll. « La
Pléiade », 1980.

III - Critique humienne et destruction


kantienne des preuves métaphysiques
— Hume, Dialogues sur la religion naturelle : une traduction
anonyme du XVIIIe siècle de ce texte est proposée chez Hatier,
coll. « Profil philosophie », 1982, avec une solide introduction
d’Eric Zernik ; on peut préférer la traduction commentée de M.
Malherbe, Vrin, 1987, avec une excellente introduction.
L’Histoire naturelle de la religion existe aussi dans une
traduction de M. Malherbe, Vrin, 1971. Voir également l’Enquête
sur l’entendement humain, trad. Leroy corrigée par M. Beyssade
(dont on lira l’introduction), Garnier-Flammarion n° 343, 1983,
notamment sections X et XI.
— Concernant Kant, l’édition française la plus commode est
désormais celle de F. Alquié, en 3 volumes dans la collection
« La Pléiade » de Gallimard, sous le titre Œuvres philosophiques
de Kant (t. I, 1980 ; t. II, 1985 ; t. III, 1986). On trouve aisément
en édition courante les grands textes de Kant : Critique de la
raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, PUF, coll.
« Quadrige », n° 61 ; ou Garnier-Flammarion, trad. Barni ;
Critique de la raison pratique, PUF, coll. Quadrige ; Critique de la
faculté de juger, Gallimard, coll. Folio. On lira la critique que
Kant donne de la critique humienne des preuves de Dieu dans
les Prolégomènes à toute métaphysique future, § 57-58 ; on
choisira la traduction Guillermit, Vrin, 1986.
— Voir Henri Birault, Heidegger et l’expérience de la pensée,
Gallimard, 1978, Ire Partie, chap. IV, « Kant et la proposition
d’existence », p. 307-353.
— Voir également Kant ou Hume de M. Malherbe, Vrin, 1980.
— Pour une interprétation d’ensemble de Kant, Kant et la fin de
la métaphysique de Gérard Lebrun (A. Colin, 1970) est un
ouvrage difficile mais d’une originalité et d’une puissance
vraiment exceptionnelle ; il est malheureusement difficile à
trouver. Voir notamment les chapitres V à VIII.
— Concernant Frege, voir ses Fondements de l’arithmétique,
Seuil, 1969, trad. Cl. Imbert, § 49 à 53 et 88-89 ; son Dialog mit
Pünjer über Existenz [Dialogue avec Pünjer au sujet de
l’existence], Biefwechsel [Correspondance], Hambourg, 1969, p.
1-22 ; et l’article à paraître de Mohammed Ali Benmakhlouf sur
« La raison et la question de l’existence » (Colloque de
Casablanca sur La raison et la question des limites, 28-30 janvier
1993). Pour éclaircir le statut des propositions existentielles,
voir R. Blanché, Introduction à la logique contemporaine, A.
Colin, coll. « U2 », 1968, notamment p. 151-152 (ouvrage clair et
précis).

Chapitre 2

I - La postulation kantienne
— Concernant Renouvier, précisons qu’il ne place pas
directement la question de l’existence de Dieu dans ses
Dilemmes de la métaphysique pure, rééd. PUF, 1991 ; mais sa
position exprime parfaitement la nécessité d’opter. Sur cet
auteur, on lira le remarquable chapitre XXXIII de l’Histoire de
l’histoire de la philosophie de Martial Gueroult, Paris, Aubier,
1988, vol. 3, p. 777-838.
— Concernant Kant, voir supra p. 295. En collection de poche :
Critique de la raison pratique, PUF, coll. « Quadrige », n° 42 ;
Critique de la faculté de juger, Gallimard, coll. « Folio », n° 134.
Pour La Religion dans les limites de la simple raison, la
traduction de Gibelin (Vrin, 1965 pour la 3e édition) soutient,
malgré ses défauts, la comparaison avec celle de Philonenko (t.
III de la « Pléiade »).
— La philosophie pratique de Kant de Victor Delbos, PUF, 1969
pour la 3e édition, est un ouvrage toujours très utile.
— Le livre de Jean-Louis Bruch, La philosophie religieuse de
Kant, Aubier, 1968, est une excellente synthèse sur la
philosophie de la religion de Kant. Analyses nuancées et
précises des textes, parfois laborieux, de Kant. « La liberté selon
l’espérance », de Paul Ricœur, dans Le conflit des
interprétations, Seuil, 1969, p. 393-415, est un texte très
suggestif. Voir également La cohérence de la doctrine kantienne
de la liberté de Bernard Carnois, Seuil, 1973 : clair et solide.

II - Pascal : le Dieu qui se cache et le Pari


— L’édition de référence est désormais celle, absolument
exhaustive et rigoureuse, de Jean Mesnard : Pascal, Œuvres
complètes, Ed. Desclée de Brouwer, t. I, 1964 ; t. II, 1970 ; t. III,
1991 ; t. IV, 1992 ; t. V, VI et VII à paraître. Le tome I contient une
étude détaillée sur l’histoire de la transmission des textes
(originaux et copies) de Pascal. Pour les Pensées, et en attendant
l’édition de Jean Mesnard, on préférera l’édition Lafuma
(Pascal, Œuvres complètes, Ed. du Seuil, coll. « l’Intégrale »,
1963 ; édition de poche au Seuil, coll. « Points », n° 94) à l’édition
classique de Brunschvicg (Pascal, Pensées et Opuscules,
classiques Hachette, dont le classement, hélas arbitraire, est
repris dans l’édition des Pensées en Garnier-Flammarion, n°
266). Diverses autres éditions disponibles présentent des
classements qui ne semblent pas devoir s’imposer. On fera une
exception en faveur de l’édition de Michel Le Guern, Gallimard,
1977, coll. « Folio » (2 vol., nos 936 et 937) : utile annotation,
excellentes tables de concordance et index très précis.
Signalons aussi la tentative d’Emmanuel Martineau de
reconstituer les « discours » suivis que Pascal aurait rédigés,
avant de les découper en fragments ; cette tentative de
restitution est publiée sous le titre : Blaise Pascal, Discours sur
la religion et sur quelques autres sujets, Fayard/A. Colin, 1992.
L’Entretien avec M. de Sacy sur la lecture d’Epictète et Montaigne
se trouve dans les diverses éditions de Pascal (au tome III de
l’édition Mesnard). Les problèmes philologiques posés par ce
texte ont été soudainement résolus, en 1994, par la découverte
de l’original de Fontaine, publié par Pascale Mengotti et Jean
Mesnard : Pascal, Entretien avec M. de Sacy, Original inédit
présenté par Pascale Mengotti et Jean Mesnard, Desclée de
Brouwer, 1994. On consultera l’édition richement commentée
qu’a donnée Pierre Courcelle de ce texte (ou plutôt de la version
qui en était alors disponible) sous le titre L’entretien de Pascal et
Sacy, ses sources et ses énigmes, Vrin, coll. Reprise, 1981 [1re éd.
1960] ; ainsi que Bernard Sève, « Antithèse et isosthénie chez
Pascal », in Hermès, Paris, 1995, p. 105-118.
— Bibliographie considérable : on retiendra notamment
l’excellent livre de Henri Gouhier, Blaise Pascal, Commentaires,
Vrin, 1971 [1re éd. 1966], ainsi que son Blaise Pascal, Conversion
et apologétique, Vrin, 1986. Sur le pari, outre le texte de Gouhier
dans le premier de ces livres (chap. V, avec bibliographie, p.
306), on lira Laurent Thirouin, Le hasard et les règles, le modèle
du jeu dans la pensée de Pascal, Vrin, 1991. Voir aussi le chapitre
V de Sur le prisme métaphysique de Descartes de Jean-Luc

Marion, PUF, 1986 (l’ordre de la charité selon Pascal permettrait


une « destitution de la métaphysique ») et, dans la foulée du
précédent, Vincent Carraud, Pascal et la philosophie, PUF, 1991,
notamment chap. V.
— A titre d’initiation, nous nous permettons de mentionner
notre brève étude Pensées (sur la religion) de Pascal, Hatier, coll.
« Profil », 1992 (p. 5-34 : « Pascal ou l’apologétique contre la
philosophie »).
— Sur la comparaison entre Pascal et Kant (et pour le réel
intérêt intrinsèque d’un ouvrage discutable, mais naguère
classique), on peut lire Le Dieu caché de Lucien Goldmann,
Gallimard, 1959, rééd. coll. « Tel », n° 11, notamment chap. XI

sq. ; interprétation « marxiste » de Pascal dont la « vision


tragique » est rattachée, à un « fondement social ».

III - Formes de l’affirmation de Dieu

Kierkegaard
L’édition de référence en langue française est celle donnée aux
éditions de l’Orante, Paris, en 20 tomes, de 1966 à 1987, sous le
titre Œuvres complètes de Soeren Kierkegaard. Le tome 20 est
constitué de très utiles instruments de travail : Index
terminologique, Index des noms propres, chronologie, tables.
Le Journal de Kierkegaard n’est pas compris dans ces Œuvres ;
on en trouvera les principaux extraits dans les 5 volumes du
Journal (extraits) de Kierkegaard, Gallimard, coll. « Les Essais »,
1963 [1re éd. 1941 et années suivantes]. Parmi les nombreuses
éditions partielles, mentionnons Crainte et tremblement, trad. P.-
H. Tisseau, Aubier, s.d. ; Traité du désespoir, Gallimard, coll.
« Idées », trad. F. Ferlov et J.-J. Gateau, n° 25 ; Les miettes
philosophiques, trad. P. Petit, Seuil, 1967 ; La reprise, trad. N.
Viallaneix, Garnier-Flammarion, n° 512 (avec introduction,
notes, dossier, et bibliographie p. 525-527). Le lecteur qui
découvre Kierkegaard commencera plutôt par la lecture des
Miettes et de Ou bien, ou bien (également traduit par
l’Alternative).
Le n° 8/9 (automne 1989) des Cahiers de philosophie (27, rue des
Célestines, 59800 Lille) contient 25 études consacrées à
Kierkegaard : par la diversité et la qualité de ces études, ce
volume offre une excellente introduction à la lecture de
Kierkegaard. Conseillons également Kierkegaard et la non-
philosophie de J. Colette, Gallimard, coll. Tel, 1994, qui insiste à
juste titre sur le style du philosophe danois.
L’explication avec Socrate que nous évoquons se trouve
principalement dans le Concept d’ironie et dans les Miettes
philosophiques ; l’explication avec Hegel remplit notamment le
Post-scriptum aux Miettes philosophiques.

Léon Chestov
Le texte essentiel est Athènes et Jérusalem, trad. Boris de
Schloezer, Aubier, 1967, rééd. 1993, avec une préface d’Yves
Bonnefoy. L’article consacré à Chestov dans le Dictionnaire des
philosophes des PUF contient une bibliographie utile.
Concernant le débat médiéval sur la puissance de Dieu, cf. infra
p. 302.

Affirmer en niant : la question des « Noms divins »


— La bibliographie est considérable. Les textes théologiques
fondateurs sont ceux de Denys l’Aréopagite : Œuvres complètes
du Pseudo-Denys l’Aréopagite, Aubier, 1943, traduction,
commentaires et notes par Maurice de Gandillac, 1 vol.
— Pour une première présentation de la théologie négative,
voir Pierre Hadot, « Théologie négative », in Exercices spirituels
et philosophie antique, Etudes augustiniennes, 1987, p. 185-193
(l’ensemble de ce volume est remarquable, et sa lecture ne
saurait être trop vivement recommandée). Voir également les
usuels présentés au début de ce chapitre bibliographique.
— Pour la position de saint Thomas d’Aquin, voir la Somme
théologique, Ire Partie, questions 1 à 26 (toutes consacrées à
Dieu) ; le traité des « Noms divins » constitue la question 13. On
lira ce texte dans l’édition et la traduction du P. Sertillanges,
Editions du Cerf, 1925-1926 (fréquemment réédité). Les notes
explicatives et renseignements techniques de cette édition
classique sont marquées par un thomisme strict, un peu trop
« j’ai réponse à tout », mais sont au total extrêmement utiles.
— Entre autres études contemporaines, voir Jean-Luc Marion,
L’idole et la distance, Grasset et Fasquelle, 1977, rééd. Grasset,
coll. « Livre de poche/Biblio-essais », 1991, n° 4073, notamment
chap. 13 à 16 ; et, du même, Dieu sans l’être, Arthème Fayard,
1982, rééd. PUF, coll. « Quadrige », n° 129, 1991, notamment
chap. I à III. Ces deux ouvrages contiennent de nombreuses
indications bibliographiques. Lire, sur la position de J.-L.
Marion, le clair article de R. Virgoulay, « Dieu ou l’Etre ? »
(Recherches de science religieuse, t. 72, n° 2, avril-juin 1984).
— Dans une autre perspective, voir P. Ricœur, Le conflit des
interprétations, Seuil, 1969, p. 470-486 : lien entre figure du père
et Noms divins.

La logique de l’action et l’option pour Dieu (Maurice


Blondel)
— Le texte essentiel est l’Action, édition de 1893 (ne pas la
confondre avec le texte publié sous le même titre en 1935-1937,
où Blondel modifie et même altère profondément son texte
initial), rééd. 1973 aux PUF. Il faut compléter cet ouvrage par la
Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière
d’apologétique et sur la méthode de la philosophie dans l’étude du
problème religieux, titre que l’on abrège usuellement en Lettre
de 1896, rééditée dans Les premiers écrits de Maurice Blondel,
PUF, 1956, p. 5-95. Les PUF ont récemment inauguré la
publication des Œuvres complètes de Maurice Blondel par un
volume intitulé 1893, Les deux thèses (PUF, 1995) comprenant
l’Action et la thèse latine de Blondel sur Leibniz (latin avec
traduction française de Cl. Troisfontaines).
— Un remarquable instrument de travail : Maurice Blondel.
Bibliographie analytique et critique, par. Cl. Troisfontaines et R.
Virgoulay, Louvain, Edition Peeters, 2 vol., 1975-1976.
— De René Virgoulay, on lira aussi Blondel et le modernisme,
Paris, Cerf, 1980 ; et l’excellent L’Action de Maurice Blondel,
Relecture pour un centenaire, Paris, Beauchesne, 1992,
notamment chap. V. Voir encore Christoph Theobald, Maurice
Blondel und das Problem der Modernität, Frankfurt, J. Knecht,
1988 [bonne présentation de la problématique de ce livre dans
l’étude de Jean Greisch, « De l’action à la pragmatique, une
nouvelle interprétation de Blondel », in Recherches de sciences
religieuses, avril-juin 1990, p. 175-197].

L’auto-affirmation de Dieu, et sa réponse (Claude Bruaire)


— Claude Bruaire, L’affirmation de Dieu, essai sur la logique de
l’existence, Seuil, 1964 ; Le droit de Dieu, Aubier-Montaigne, 1974
[texte d’abord paru en allemand sous le titre significatif Die
Aufgabe, Gott zu denken, soit « Le devoir de penser Dieu »,
Herder, Freiburg, 1973] ; Logique et religion chrétienne dans la
philosophie de Hegel, Seuil, 1964. Le premier de ces trois livres
est le plus important pour notre sujet. Voir aussi l’article de
Bruaire « Athéisme et philosophie », in L’athéisme dans la
philosophie contemporaine, sous la direction de J. Girardi et J.-F.
Six, Desclée, 1970, p. 9-22 : présentation nette et ramassée de la
position de Bruaire.

IV - Prolongation et recoupement des « lignes


de fait » (Bergson)
— Les œuvres de Bergson sont réunies en deux volumes :
Œuvres, PUF, édition du Centenaire, 1959 (les éditions les plus
récentes de ce volume contiennent un Index très utile) ;
Mélanges, PUF, édition du Centenaire, 1972. Les ouvrages
principaux de Bergson sont disponibles dans la collection de
poche « Quadrige » aux PUF. Il est préférable de lire l’Evolution
créatrice (au moins les trois premiers chapitres) avant
d’aborder les Deux sources de la morale et de la religion.
— Le commentaire qui s’impose est Bergson et le Christ des
évangiles de Henri Gouhier, Vrin-Reprise, 1987 (corrige l’édition
Fayard de 1961 ; utile bibliographie). Voir aussi les deux articles
de Jean Baruzi sur Bergson, repris in L’intelligence mystique
(cité supra, p. 288), p. 69-95. Dans un style très personnel, mais
rigoureux à sa manière, Henri Bergson de Vladimir
Jankélévitch, PUF, 1959, rééd. coll. « Quadrige », n° 111, chap. V à
VII. Pour une introduction d’ensemble à Bergson, Le
bergsonisme de G. Deleuze (PUF, coll. « Sup », 1966) est toujours
recommandable.

Chapitre 3

I - Le statut de l’existence de Dieu


— Sur la question générale de l’existence, on lira avec beaucoup
d’intérêt l’ouvrage d’inspiration classique, mais riche de
contenu, d’Etienne Gilson, L’être et l’essence, Vrin, 1972 pour la
2e édition revue et augmentée ; également classique et
intéressant est J. Moreau, Le Dieu des philosophes, Vrin, 1969.
Nombreuses indications dans le texte de Birault sur l’existence
chez Kant indiqué supra, p. 295.
— En ce qui concerne Fénelon, cf. infra, p. 303-304.
— Les Confessions de saint Augustin sont publiées et traduites
aux Belles-Lettres, coll. « Budé », par P. de Labriolle, 2 vol.,
1969 ; on peut aussi les lire dans la traduction J. Trabucco,
Garnier-Flammarion n° 21, 1964. L’édition de référence pour
saint Augustin est celle de ses Œuvres chez Desclée de Brouwer,
en 85 volumes bilingues (les Confessions occupent les volumes
13 et 14) ; tous les volumes ne sont pas disponibles.
— Plutarque, Sur l’E de Delphes (in Dialogues pythiques,
traduction R. Flacelière, coll. Budé, 1974, p. 12-36) est un beau
texte d’onto-théologie rationnelle (en partie du moins) et
païenne : la lettre E offerte à Apollon au temple de Delphes
pourrait, selon Plutarque, signifier « Tu es » et exprimer ainsi la
puissance d’être du Dieu. Montaigne reproduira in extenso ce
passage onto-théologique de Plutarque à la fin de son Apologie
de Raymond Sebond (Essais, II, 12, édition Villey-Saulnier, PUF, p.
601-603).
— Pour saint Thomas, cf. les indications données supra à propos
des Noms divins ; voir notamment Première partie de la Somme
théologique, questions 2, 3, 4, 7, 8, 9, 10, 11, 13, 18-26. Sur
l’analogie, voir l’ouvrage ancien mais bien fait de Charles de
Moré-Pontgibaud, Du fini à l’infini, Introduction à l’étude de la
connaissance de Dieu, Aubier, coll. « Théologie », n° 36, 1957.
— Feuerbach, L’essence du christianisme, trad. J.-P. Osier,
Maspero, 1968, II, 2.

II - L’action divine

Quelle est l’action propre de Dieu ?


— Sur la théologie d’Aristote, voir les ouvrages d’Aubenque, de
Pépin et de Vuillemin cités supra, p. 294.
— Le traité (pseudo)aristotélicien souvent appelé Grande
Morale est traduit sous le titre Les grands livres de morale,
Arléa, 1992. Ethique à Nicomaque, X, 7 et 8 : à la traduction
Tricot (chez Vrin) on peut préférer la traduction des P. Gauthier
et Jolif (Louvain, édition Nauwelaerts, 1970 pour le tome I, 2,
contenant la traduction ; le tome I, 1 contient une savante
introduction générale, les tomes II, 1 et II, 2, contiennent un
commentaire très érudit et instructif, mais qui a un peu
tendance à christianiser Aristote ; sur la contemplation, voir t.
II, 2, p. 848-913) ; ces volumes ne sont malheureusement plus
disponibles en librairie ; voir aussi Parties des animaux, I, 5,
qu’on lira dans la belle édition commentée du P. J.-M. Le Blond
(Aubier, 1945 ; on lira l’excellente Introduction sur « Aristote,
philosophe de la vie ») ; Métaphysique, liv. XII, chap. 7 et 9 (Vrin,
t. II, p. 672-686 et 699-706).
— On s’initiera à Plotin avec Plotin ou la simplicité du regard de
P. Hadot, Etudes augustiniennes, 1973 pour la 2e édition. Les
traités de Plotin concernant plus particulièrement la question
de la dérivation à partir du Premier sont : Ennéades, II, 9 ; III, 8 ;
V, 1 ; V, 2 ; V, 4 ; V, 5 ; V, 8 ; VI, 9, édition et traduction Bréhier,
coll. « Budé ». Cette édition contient un Index des textes cités
par Plotin, t. VI-2, p. 197-200, mais cet Index n’est pas complet ;
un Index beaucoup plus précis se trouve au tome III des Plotini
Opera (en grec uniquement) édités par P. Henry et H.-R.
Schwyzer, Oxford Classical Texts, 1982, p. 326-373 ; l’édition
Bréhier contient en revanche deux Index très utiles : des mots
grecs, des matières (VI-2, p. 201-297).
— On lira l’excellent ouvrage de J. Trouillard, La procession
plotinienne, PUF, 1955 ; que l’on complétera par l’article du
même auteur intitulé « Procession néoplatonicienne et création
judéo-chrétienne », in Néoplatonisme, Mélanges offerts à Jean
Trouillard, Les Cahiers de Fontenay, mars 1981, p. 1 à 30.
— Concernant Spinoza, indiquons le bon Spinoza, Philosophie
pratique, de G. Deleuze, Editions de Minuit, 1981 : ce livre assez
inhabituel est principalement constitué d’un Index. Pour
l’Ethique de Spinoza, on peut légitimement être séduit par la
qualité littéraire et « musicale » de la traduction de Robert
Misrahi, PUF, 1990 (user avec précaution des notes et
commentaires, qui reflètent de manière trop unilatérale
l’interprétation personnelle du traducteur). Toujours utilisable
est la traduction classique de Charles Appuhn, Garnier-
Flammarion, n° 57 [1re éd. 1906]. Le commentaire de référence
est celui de Martial Gueroult, Spinoza, Dieu (Ethique, 1), Aubier,
1968. On lira aussi Spinoza et le problème de l’expression de
Gilles Deleuze, Ed. de Minuit, 1968.

Comment concilier action divine et action humaine ?


— Sur Descartes et Leibniz, voir supra, p. 290-293.
— Les textes principaux de Descartes sur la libre création des
vérités éternelles sont : Lettres à Mersenne des 15 avril 1630,
6 mai 1630, 27 mai 1630 ; au P. Mesland, 2 mai 1644 ; à Arnauld
du 29 juillet 1648, point 6 ; Réponses aux cinquièmes objections,
V-1 ; Réponses aux sixièmes objections, points 6 et 8 ; voir aussi
L’entretien avec Burman, édition Beyssade, PUF, 1981, textes n°
25 (p. 70) et n° 38 (p. 96-100).
— Il est intéressant de confronter cette position non seulement
à celle de Leibniz (Discours de métaphysique, § 2 ; Théodicée, §
121, 184-186, et Discours préliminaire à la Théodicée § 2, 37)
mais aussi à celle de Spinoza (Ethique, livre I, proposition 33 et
scolies ; Appendice du livre I ; liv. III, prop. 2 et scolie, prop. 9 et
scolie ; Préface du Traité théologico-politique). Nous nous
permettons de renvoyer à nos Exercices philosophiques,
Hachette, 1979, p. 167-184, où nous commentons le § 2 du
Discours de métaphysique de Leibniz consacré à ce problème.
L’ouvrage essentiel sur cette question est celui de Jean-Luc
Marion, déjà cité, Sur la théologie blanche de Descartes, PUF,

1981.
— Il vaut également la peine de confronter la problématique
cartésienne de la toute-puissance divine avec certaines
problématiques médiévales ; on se reportera à l’excellent
recueil intitulé La puissance et son ombre, de Pierre Lombard à
Luther, Aubier, 1994 (différents textes médiévaux portant sur
« ce que Dieu ne peut pas », recueil sous la direction d’Olivier
Boulnois).
— Sur la distinction entre concevoir, savoir, comprendre, cf.
« RSP ou le monogramme de Descartes » de J.-M. Beyssade, à la
suite de son édition citée de L’entretien avec Burman,
notamment p. 171-181.
— Sur la conciliation cartésienne de la préordination divine et
de la liberté humaine, Principes de la philosophie, I, § 39-41 ;
Lettres à Elisabeth des 15 septembre 1645, 6 octobre 1645,
3 novembre 1645, janvier 1646 ; Passions de l’âme, articles 144-
146. Voir aussi Denis Kambouchner, L’homme des passions, 2
vol., Albin Michel, 1995 (étude systématique du traité des
Passions de l’âme). Critiques de Leibniz : Théodicée, § 292-293 ;
Discours préliminaire à la Théodicée, § 68-69.

III - Existence humaine et existence divine


— La philosophie antique est d’abord un travail de soi, de sa
propre existence : sur ce thème capital, on lira Pierre Hadot,
Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Gallimard, coll. Folio-
Essais, n° 280, 1995.

Deux cas extrêmes : épicurisme et piétisme


— En ce qui concerne Epicure, on choisira l’édition des Lettres
et Maximes, PUF, coll. « Epiméthée », 1987, éd. et trad. de Marcel
Conche avec Introduction et notes. Lucrèce, De la nature des
choses, éd. et trad. sous le titre De la nature, Les Belles Lettres,
coll. « Budé », 1966, par A. Ernout, 2 vol. ; ou, mieux, éd. et trad.
de José Kany-Turpin, De la nature, Aubier, 1993. On lira Lucrèce
et l’expérience de Marcel Conche, Editions de Mégare, 1990 [1re
éd. Seghers, 1967] (excellente introduction et choix de textes).
— Pour la question qui nous occupe, on lira principalement
André-Jean Festugière, Epicure et ses dieux, PUF, coll. « Mythes et
religions », 1968 [1re éd. 1946], rééd. coll. « Quadrige » ; Jean
Pépin, Théologie cosmique et théologie chrétienne, PUF, 1964, p.
103-125. Bonne mise au point de G. Rodis-Lewis, Epicure et son
école, Gallimard, coll. « Idées », 1976, p. 134-170. Voir aussi J.
Bollack, La pensée du plaisir, Ed. de Minuit, 1975, notamment p.
217-238. Utile bibliographie dans Jean Salem, Tel un dieu parmi
les hommes, l’éthique d’Epicure, Vrin, 1989, dont on lira par
ailleurs le chapitre V.
— En ce qui concerne la question du quiétisme, on se référera
d’abord aux articles des usuels indiqués en tête de cette
bibliographie, notamment l’article « quiétisme » du Dictionnaire
de spiritualité, t. XII, 2e partie, 1986, col. 2756-2842 ; et l’article
« Fénelon » de L. Cognet dans le même ouvrage, t. V, col. 151-
170.
— Le Traité de l’amour de Dieu de saint François de Sales est
aisément disponible dans l’édition des Œuvres de cet auteur
chez Gallimard, coll. de « la Pléiade », 1969.
— Pour Fénelon en particulier, deux excellents titres : Fénelon,
l’homme et l’œuvre d’Ely Carcassonne, Hatier-Boivin, 1946 ;
Fénelon, Œuvres spirituelles, avec une remarquable
introduction de François Varillon, Aubier, 1954 ; on poursuivra
avec Henri Gouhier, Fénelon philosophe, Vrin, 1977 ; voir aussi
le chap. XIIdu Spinoza et ses contemporains de Léon
Brunschvicg, PUF, 1971 pour la 5e édition. De Fénelon lui-même,
outre le choix d’Œuvres spirituelles, voir le Traité de l’existence
de Dieu, rééd. aux Editions universitaires, 1990.
— Sur la querelle du pur amour, voir Leibniz et la querelle du
pur amour, d’Emilienne Naert, Vrin, 1959, où l’on trouvera
toutes les références nécessaires aux textes de Leibniz et de
Malebranche discutant cette question. Voir notamment les
Textes inédits de Leibniz publiés par G. Grua, PUF, 1948, t. I, sect.
II, p. 100-145.
— Sur l’ensemble du contexte spirituel de la controverse, voir
l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France de H.
Brémond, Bloud et Gay, 1933, t. 11 : Le procès des mystiques
(notamment sa deuxième partie « De la quiétude ») : ouvrage
classique, très personnel de ton, assez subjectif, mais toujours
instructif.
— Voir aussi Schopenhauer, Le monde comme volonté et
représentation, PUF, 1966, § 68 et Suppléments nos XLVI et XLVIII
notamment.

« Se rendre semblable à la Divinité »


— Sur ce thème, voir J. Pépin, Idées grecques sur l’homme et sur
Dieu, déjà cité, notamment (mais non exclusivement)
l’introduction (p. 1-51). Pépin insiste sur le lien entre homoiôsis
théô et parenté de l’homme avec Dieu, ainsi que sur le caractère
platonicien de ces concepts.
— Les principaux textes de Platon sont : Théétète, 176a-177c (la
traduction Robin de la collection Pléiade est supérieure à celle
de Diès de la collection « Budé ») ; Phèdre, 252c-253c ;
République, II, 383c ; VI, 500c-d ; X, 613a-b ; Phédon, 79d-e ;
Timée, 90b-d ; Lois, IV, 715e-717b.
— Malgré leur ancienneté et leur orientation chrétienne trop
prononcée, on lira avec intérêt les deux chapitres « Le Dieu de
Platon » et « La religion de Platon » de Mgr Diès, in Autour de
Platon, Beauchesne, 1927, t. II, p. 523-603 ; plus récent et
d’orientation différente, « La religion de Platon », de V.
Goldschmidt, in Platonisme et pensée contemporaine, Aubier,
1970, t. I.
— Pour la question de l’« imitation » de Dieu chez Aristote
(outre les textes cités à propos de l’action divine, supra, p. 301),
voir P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, déjà cité,
notamment la conclusion ; et La prudence chez Aristote, PUF,

1963, la troisième Partie et conclusion. L’article de G. Rodier que


nous évoquons s’intitule « La morale aristotélicienne », repris in
Etudes de philosophie grecque, Vrin-Reprise, 1981, p. 177-217 ;
cet article date de 1897, il ne faut donc pas y chercher le dernier
état de la question ; mais il met très bien en lumière la dualité
de tendances, sans doute irréconciliables, qui travaillent la
pensée éthique d’Aristote.
— Plotin, Ennéades, I, 2, « Des vertus », traduction Bréhier, coll.
« Budé », en attendant la parution de la nouvelle traduction
Hadot annoncée au Cerf ; le texte du Théétète est commenté en
plusieurs autres passages des Ennéades, notamment I, 8. Voir les
Index évoqués supra, p. 301.
— Voir le commentaire que donne du traité « Des vertus » J.-C.
Fraisse dans L’intériorité sans retrait, Vrin, 1985, p. 100-108 (lire
également la conclusion de ce livre sur « Imitation et
différence »).

La vérité de l’existence humaine est l’existence divine


— La traduction du De summo bono de Boèce de Dacie se trouve
dans l’excellent volume Philosophes médiévaux des XIIIe et XIVe
siècles, UGE, 10/18, coll. « Bibliothèque médiévale », 1986, sous la
direction de R. Imbach et M.-H. Méléard, p. 149-166 ; pour le
contexte général de ce texte, que tous les historiens de la pensée
médiévale s’accordent à considérer comme un petit chef-
d’œuvre, voir notamment A. de Libéra, Penser au Moyen Age,
déjà cité, notamment chap. V, ainsi que son « Que-sais je ? » sur
l’averroïsme, déjà cité. Voir également le jugement d’E. Gilson
sur le De summo bono, dans La philosophie au Moyen Age, p.
566-568.
— Avouons quelque remords de n’avoir pas étudié ici la
position de Spinoza, qui, à certains égards (les éléments
chrétiens du De summo bono mis à part), développe au XVIIe
siècle une éthique cousine de celle du maître danois, une
éthique de coloration « averroïste » (une influence indirecte
d’Averroès est d’ailleurs vraisemblable, via les commentateurs
juifs du grand Commentateur arabe). Voir la bibliographie
supra, p. 302.

Communiquer avec Dieu ? La prière du philosophe et la


question de la religion naturelle
— La littérature est à la fois abondante sur le plan théologique
et spirituel, et maigre sur le plan philosophique. On partira de
l’article « prière » du Dictionnaire de spiritualité, Beauchesne, t.
XII, 2e partie, 1986, col. 2196-2347, avec renvois et
bibliographie : contient un examen (partiel) de la question
philosophique de la prière. L’article « prière » du Dictionnaire de
théologie catholique est inutilisable (exposé dogmatique de la
pensée de saint Thomas et Suarez exclusivement).
— Quelques textes philosophiques sur la prière : Platon,
Euthyphron, fin du Phèdre, Lois, X ; le Second Alcibiade, consacré
à la prière, n’est pas un dialogue authentique de Platon ; mais
ce texte intéressant est certainement dû à un platonicien ; il ne
reste malheureusement que 12 mots du traité De la prière
d’Aristote, savamment commentés par J. Pépin (dans le volume
collectif Aristote, cinq œuvres perdues, PUF, 1968, p. 47-77, texte
repris dans J. Pépin, Idées grecques sur l’homme et sur Dieu, déjà
cité, chap. II) ; Cléanthe, Hymne à Zeus dans le volume Les
stoïciens, Pléiade, p. 7-8 ; Epictète, Entretiens, I, 1, 12-13 ; Marc-
Aurèle, Pensées pour moi-même, IX, 40 ; Plotin, Ennéades, III, 2,
nos 8-9 ; IV, 4, nos 26, 30, 38, 40-42 ; Proclus, Commentaire sur le
Timée, chap. 64-66 (dans le tome 2 de la traduction d’A.-J.
Festugière, Vrin, 1966-1968, p. 27-39), remarquable petit traité
de la prière, où Proclus s’efforce de distinguer « prière
philosophique » et « prière légale » ; Montaigne, Essais, I, 56,
« Des prières » ; Kant, Lettre à Lavater du 28/04/1775 (dans
Lettres sur la morale et la religion, trad. J.-L. Bruch, Aubier-
Montaigne, 1969, p. 20-36) ; La religion dans les limites de la
simple raison, Remarque générale de la première partie, et
quatrième partie ; sur la prière chez Kant, voir J.-L. Bruch, La
philosophie religieuse de Kant (déjà cité), chap. VII ; Feuerbach,
L’essence du christianisme, Maspero, trad. J.-P. Osier, 1968, I,
chap. 11 et 12 ; Blondel, L’Action (1893), III-V, chap. 3 (p. 305-
322 : critique de l’action superstitieuse), et V, chap. 2 (p. 405-
423 : valeur de la « pratique littérale ») ; parmi les productions
contemporaines, lire p. ex. J.-L. Chrétien, « La Parole blessée —
Phénoménologie de la prière », dans le recueil collectif
Phénoménologie et Théologie, Critérion, 1992, p. 41-78 (où l’on
trouvera d’autres références bibliographiques). Voir aussi les
réflexions de H. Duméry dans Le problème de Dieu en
philosophie de la religion, Desclée de Brouwer, 1957, chap. IV/III :
l’absolu d’exigence est au-delà de l’absolu de dialogue, la prière
n’a pas pour but de communiquer à Dieu des informations,
mais de reconnaître librement la relation qui nous rattache
nécessairement à lui. Dans une perspective psychanalytique,
Denis Vasse, Le temps du désir, Seuil, 1969, p. 17-57 (« La prière :
du besoin au désir »). Voir enfin Sartre, Cahiers pour une
morale, Gallimard, 1983, p. 225-247.
— Sur la question de la religion naturelle, on partira de la
bonne synthèse de J. Lagrée, La religion naturelle, PUF, coll.
« Philosophies », 1991 ; outre les textes de Hume cités supra, p.
294, voir Kant, La religion dans les limites de la simple raison,
Quatrième partie, I, 1 ; et la Profession de foi du Vicaire
savoyard, dans le quatrième livre de l’Emile de Rousseau,
Garnier-Flammarion, n° 117, p. 339-409, ou Pléiade, vol. IV, p.
558-635 (cette édition contient des notes utiles) ; on confrontera
ce texte célèbre avec le chap. 8 du livre IV du Contrat social
consacré à la religion civile. On lira, de Henri Gouhier, Les
méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Vrin,
1984 ; ainsi qu’Yves Vargas, Introduction à l’Emile de Rousseau,
PUF, coll. Les grands livres de la philosophie, 1995.

IV - Feuerbach
— Feuerbach, L’essence du christianisme, trad. J.-P. Osier,
Maspero, 1968 ; rééd. 1992, Gallimard, coll. « Tel », n° 216 : c’est
le texte central ; on lira soigneusement les Préfaces de l’auteur
(1841, 1843) et l’Introduction, avant d’aborder le corps de
l’ouvrage. Voir les importants Manifestes philosophiques, textes
choisis (1839-1845) et traduits par Louis Althusser, PUF, coll.
« Epiméthée », 1973, notamment les textes nos III, IV et V ;
Althusser commente brièvement ces textes dans son Pour Marx,
Maspero, 1965, p. 37-43 ; voir aussi « Marxisme et humanisme »,
ibidem, p. 227-258. Sous le titre La religion, trad. J. Roy, Vrin, coll.
« Reprise », 1987, sont republiés deux textes plus mineurs de
Feuerbach : L’essence de la religion (1845, où Feuerbach
accentue le naturalisme de son grand livre) et Mort et
immortalité (1830) ; le lecteur ne s’étonnera pas que ce volume
commence à la page 85 : c’est la rançon des reprints !
— Les autres ouvrages de Feuerbach ne sont pas traduits en
français, ce qui déforme la perception que l’on a de ce
philosophe ; pour avoir une bonne idée de son important
ouvrage sur Leibniz, voir l’article d’A. Philonenko « Feuerbach
et la monadologie », in Le transcendantal et la pensée moderne,
PUF, coll. « Epiméthée », 1990, p. 112-147.
— L’ouvrage naguère classique du P. H. de Lubac, Le drame de
l’humanisme athée, Spes, 1950 pour la 4e édition [1re éd. 1945],
est toujours suggestif ; c’est une discussion, d’un point de vue
résolument chrétien, de « l’humanisme athée » de Nietzsche,
Feuerbach, Marx, Auguste Comte ; pages intéressantes sur
Dostoïevski. Sur l’athéisme, voir aussi Claude Bruaire
« Athéisme et philosophie », in L’athéisme dans la philosophie
contemporaine, sous la direction de J. Girardi et J.-F. Six, Desclée,
1970, p. 9-22. Voir enfin la solide étude de Marcel Xhaufflaire,
Feuerbach et la théologie de la sécularisation, Editions du Cerf,
coll. « Cogitatio fidei », 1970.
— La critique marxiste de Feuerbach se trouve dans :
L’idéologie allemande de Marx et Engels, dont la première partie
s’intitule « Feuerbach », mais parle assez peu de Feuerbach et
expose la théorie matérialiste de l’histoire, Œuvres de Marx,
Gallimard, coll. « La Pléiade », 1982, t. III, Philosophie, p. 1049-
1123 (également repris en Folio) ; dans le même volume, les
Thèses sur Feuerbach se trouvent p. 1029-1033 (avec, à titre
exceptionnel, le texte allemand) ; ce volume contient un utile
Index, dont on consultera l’entrée « Dieu » ; voir notamment
une intéressante discussion de la preuve ontologique par Marx,
Pléiade, p. 99-100. Recommandons le Karl Marx, les Thèses sur
Feuerbach de G. Labica, PUF, coll. « Philosophies », 1987 : lecture
éclairante, qui insiste sur la difficulté de ces Thèses ainsi que
sur leur postérité ; voir encore Fr. Engels, Ludwig Feuerbach et
la fin de la philosophie classique allemande, Editions sociales,
1966 ; ce dernier texte se trouve également dans le recueil Sur
la religion indiqué ci-dessous, p. 210-262.
— En ce qui concerne les prolongements marxistes de la
critique feuerbachienne, on se reportera au recueil intitulé :
Marx et Engels, Sur la religion, textes choisis, traduits et annotés
par G. Badia, P. Bange et E. Bottigelli, Editions sociales, 1968.
Sans rapport immédiat avec la question de Dieu, signalons
toutefois le bon recueil de Kostas Papaioannou, Marx et les
marxistes, Flammarion, 1972, repris dans la coll. « Champs » :
choix de textes de Marx, d’Engels, mais aussi des grands
théoriciens du marxisme et du mouvement ouvrier ; bonne
présentation des textes, commentaires résolument
antisoviétiques ! Ce volume nous paraît offrir une bonne
introduction à la problématique et aux enjeux du marxisme.

Chapitre 4
— La bibliographie freudienne est immense. Conseillons
d’abord l’excellent outil de travail et même d’introduction
qu’est le Vocabulaire de la psychanalyse de J. Laplanche et J.-B.
Pontalis, PUF, 1967. Les principaux textes de Freud consacrés à
la question de la religion sont : Malaise dans la civilisation,
Totem et tabou, L’avenir d’une illusion, Moïse et le monothéisme.
Voir aussi Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, et la
dernière des Nouvelles conférences d’introduction à la
psychanalyse. Tous ces ouvrages sont disponibles en édition de
poche. Dans la mesure du possible, on privilégiera les nouvelles
traductions en cours chez Gallimard sous la direction de J.-B.
Pontalis, collection « Connaissance de l’inconscient ».
— Voir Ricœur, De l’interprétation, essai sur Freud, Seuil, 1965,
notamment p. 228-249 et 504-529 ; du même auteur, Le conflit
des interprétations, Seuil, 1969, notamment sect. II et V. S’efforce
de retrouver la fécondité des « symboles » (au sens religieux du
terme) derrière les fantasmes et les idoles.
— Dans une perspective radicalement différente, on méditera
l’article « Je sais bien mais quand même » dans Clefs pour
l’Imaginaire ou l’Autre Scène d’O. Mannoni, Seuil, 1969, p. 9-33 :
analyse de la résistance de la croyance. Voir également la
discussion menée par R. Girard, La violence et le sacré,
Grasset/« Livre de poche », 1972, notamment chap. VIII.
I - Récits de la mort de Dieu
— Nous citons Heine dans l’édition dite Säkularausgabe,
Akademie-Verlag, Berlin (DDR)/Ed. du CNRS, Paris, t. 16, 1978. De
l’Allemagne occupe les tomes 16 et 17 de cette édition. Heine
assura lui-même la traduction française de ce texte. De
l’Allemagne est aisément disponible en collection de poche.
— Plutarque, Sur la disparition des oracles, Les Belles Lettres,
Annales de l’Université de Lyon, 1947, trad., introduction et
notes de R. Flacelière ; sur la mort du grand Pan, voir
l’introduction, p. 79-87 ; traduction reprise en substance par le
même auteur chez Budé, Plutarque, Dialogues pythiques, 1974,
p. 121-123 pour la mort du grand Pan (mais commentaire moins
détaillé que dans l’édition précédente).

II - L’interprétation hégélienne du
christianisme
— Le petit Hegel de F. Châtelet (Seuil, coll. « Ecrivains de
toujours », 1968) est toujours une excellente introduction à la
lecture de ce philosophe difficile. Lire également l’excellent
Hegel à Francfort de B. Bourgeois (Vrin, 1970) qui analyse de
façon précise et lumineuse la manière dont (et les raisons pour
lesquelles) Hegel a inventé le hégélianisme. Par ailleurs, il ne
nous paraît pas indigne de commencer par lire les Morceaux
choisis de Hegel, choix et traduction de H. Lefebvre et N.
Guterman, Gallimard, coll. Folio (voir « Dieu » à l’Index).
— L’article « Foi et savoir » est traduit par M. Méry dans
Premières Publications, Editions Ophrys, 1970.
— La Phénoménologie de l’esprit peut se lire dans la nouvelle
traduction de J.-P. Lefebvre (Aubier, 1991), qui annule d’autant
moins l’ancienne traduction de J. Hyppolite (Aubier également,
toujours réédité) qu’elle n’en reprend pas l’utile Index
analytique ; ou, mieux, dans la traduction de G. Jarczyk et P.-J.
Labarrière, Gallimard, 1993 (remarquables Index).
— L’Encyclopédie doit se lire dans la traduction B. Bourgeois
chez Vrin (1970 pour la Science de la Logique, dite encore
« Petite logique » : c’est la première partie de l’Encyclopédie, à
ne pas confondre avec la Science de la Logique ou « Grande
logique » de 1812 ; 1988 pour la Philosophie de l’Esprit,
troisième partie de l’Encyclopédie ; la traduction de la deuxième
partie n’est pas encore parue) ; dans chacun de ces deux
volumes se trouve une riche et éclairante préface de B.
Bourgeois. Chaque volume contient un utile Index des matières.
Pour la Philosophie de la Nature, deuxième partie de
l’Encyclopédie, on se reportera en attendant à la traduction de
Maurice de Gandillac, Gallimard, 1970.
— Les preuves de l’existence de Dieu, traduction de H. Niel,
Aubier, 1947, sont à compléter par les Leçons sur la philosophie
de la religion, trad. Gibelin, Vrin, 1954, 4 vol., notamment vol. 4
(La religion absolue). Une nouvelle traduction des Preuves est
parue sous le titre Leçons sur les preuves de l’existence de Dieu,
par J.-M. Lardic, Aubier, 1994 ; elle ne reprend pas les annexes
dont est tirée la citation que nous reproduisons p. 243 de notre
texte.
— Le sens de l’interprétation hégélienne du christianisme et de
sa philosophie de la religion en général fait l’objet d’une
immense bibliographie ; en langue française, on privilégiera
Logique et religion chrétienne dans la philosophie de Hegel, de
Claude Bruaire, Seuil, 1964 : ouvrage difficile et nuancé.
Englobant un problème plus vaste (politique, religion et
philosophie), Eternité et historicité de l’Esprit selon Hegel de B.
Bourgeois (Vrin, 1991) ; on lira, du même, « Le Dieu de Hegel :
concept et création », in La question de Dieu selon Aristote et
Hegel, publié sous la direction de Thomas de Konninck et Guy
Planty-Bonjour, PUF, 1991, p. 285-320. L’immense Incarnation de
Dieu de Hans Küng (Desclée de Brouwer, 1973, 720 p.) se
présente comme une explication du théologien catholique avec
la pensée de Hegel ; c’est évidemment très suggestif et
instructif : voir notamment p. 220-236, « La mort de Dieu » ; les
cinq excursus sur lesquels s’achève ce livre (p. 629-688) sont
éclairants.
— Le remarquable ouvrage de Gérard Lebrun, La patience du
Concept, Essai sur le Discours hégélien, Gallimard, 1972, est
malheureusement devenu introuvable. Si on à la chance de
mettre la main dessus, on lira particulièrement les parties I (La
critique du visible) et III (« Ce vieux mot d’athéisme… »).
— En passant de Hegel à Nietzsche, on se souviendra que « Dieu
est mort » se dit Gott ist gestorben (sterben signifie mourir) chez
Hegel, mais Gott ist tot chez Nietzsche : ce distinguo de la
langue allemande ne peut malheureusement pas être rendu en
français.

III - Le « Dieu est mort » de Nietzsche


— Nietzsche : l’édition de référence en langue française est celle
de G. Colli et M. Montinari, sous le titre Œuvres philosophiques
complètes de Nietzsche, Gallimard, 14 tomes, années 1967 et
suivantes. Classement chronologique ; la prétendue Volonté de
puissance (pseudo-livre, que Nietzsche n’a jamais écrit) y est
ramenée à son statut de fragments posthumes, sans tables de
concordance malheureusement. Nombreuses éditions partielles
des textes de Nietzsche en diverses collections de poche, dont
certaines reprennent le texte de la grande édition complète
citée plus haut (chez Gallimard, bien sûr, coll. « Folio »). Une
mention spéciale pour le recueil de textes choisis par Jean
Granier sous le titre Nietzsche, Vie et Vérité, PUF, coll. « Les
grands textes », 1971 : choix judicieux des posthumes les plus
importants (ce qui permet une première orientation dans le
maquis) et Index extrêmement précieux.
— Nous déconseillons de commencer la lecture de Nietzsche
par Ainsi parlait Zarathoustra ou La naissance de la tragédie :
ces deux livres sont d’une interprétation si délicate que
commencer par eux est, presque inévitablement, se condamner
au contresens. Mieux vaut commencer par Aurore ou par Le gai
savoir, suivi de Par-delà Bien et Mal et la Généalogie de la
morale.
— Il est difficile de conseiller un livre d’introduction à
Nietzsche ; le célèbre Nietzsche et la philosophie de G. Deleuze
(PUF, 1962) est un livre brillant et séduisant, mais trop
dogmatique et contestable dans sa « reconstruction » de la
pensée nietzschéenne. Le petit Nietzsche de J. Granier, PUF, 1982,
coll. « Que sais-je ? », n° 2042, nous paraît très honnête ; on peut
aussi lire La philosophie de Nietzsche d’E. Fink, trad. H.
Hildenberg et A. Lindenberg, Ed. de Minuit, 1965. Mais la
meilleure introduction est peut-être le remarquable texte de
Henri Birault, « Dans quelle mesure nous aussi nous sommes
encore pieux », qui est le commentaire précis et inspiré de
l’aphorisme n° 344 du Gai Savoir de Nietzsche (Revue de
métaphysique et de morale, janvier-mars 1962, p. 25-64) ;
l’article célèbre du même H. Birault sur « Nietzsche et le pari de
Pascal » (Archivio di Filosofia, Padoue, 1962, p. 67-90) est
beaucoup plus contestable (usage peu rigoureux des notions de
« force » et surtout de « probabilité »).
— Le texte de Heidegger « Le mot de Nietzsche “Dieu est mort” »
se trouve dans les Chemins qui ne mènent nulle part, trad.
Brokmeier, Gallimard, 1962 ; voir aussi les deux volumes du
Nietzsche de Heidegger, trad. Klossowski, Gallimard, 1971, où
Heidegger se livre à une explication fondamentale avec la
« métaphysique de la volonté de puissance » chez Nietzsche,
réinsérée par Heidegger dans l’histoire de la métaphysique
occidentale.
— Le meilleur livre d’introduction à Heidegger nous paraît
toujours être, malgré son ancienneté (l’édition allemande est de
1963), La pensée de Heidegger de O. Pöggeler, trad. M. Simon,
Aubier-Montaigne, 1967.
— La question de Dieu et de la théologie chez Heidegger fait,
depuis plusieurs décennies, l’objet d’un vaste débat parmi les
spécialistes. Pour s’introduire à cette question particulièrement
embrouillée, voir le recueil d’articles intitulé Heidegger et la
question de Dieu, Grasset, 1980 ; un des grands mérites de ce
volume est qu’il reproduit, en traduction française, l’intégralité
des textes, toujours brefs et allusifs, que Heidegger a consacrés
à Dieu : mis bout à bout, ça ne dépasse pas 23 pages (p. 313-
336) !
— Pour J.-L. Marion, cf. supra, p. 297-298. E. Lévinas, De Dieu qui
vient à l’idée, Vrin, 1986, notamment chap. II.

IV - Complexification et opacification
— Concernant Ockham, outre le remarquable ouvrage d’Alféri
cité dans notre texte (et dont on ne saurait trop recommander
la lecture), on conseillera l’excellent article « Nominalisme » de
P. Vignaux dans le Dictionnaire de théologie catholique, volume
XI : quoique ancien (1931), cet article est, par sa précision et sa
tonicité, une excellente entrée dans le nominalisme (la
première partie concerne Abélard, la seconde Ockham) ; seul
inconvénient : les abondantes citations latines ne sont pas
traduites. L’ouvrage de P. Alféri contient une bibliographie.
Pour resituer le nominalisme dans le contexte de la philosophie
médiévale, voir supra, p. 289.
— La bibliographie sur l’empirisme logique et la philosophie
analytique est extrêmement abondante, et concerne rarement
notre question. Pour une première vue de ces courants, voir
L’empirisme logique de Pierre Jacob, Editions de Minuit, 1980.
— Pour une première approche des concepts logiques utilisés
dans ces discussions, voir G. Hottois, Penser la logique, Ed.
Universitaires-De Boeck (Belgique), 1989 : bonne présentation
d’ensemble, bibliographies, glossaire commode. Profitons de
cette occasion pour recommander la lecture de l’excellent
ouvrage de R. Blanche, La logique et son histoire d’Aristote à
Russell, A. Colin, coll. « U », 1970.
— Sur la question de Dieu dans le néopositivisme et la
philosophie analytique, on lira le remarquable article de Jean
Ladrière, « Athéisme et néopositivisme », in L’athéisme dans la
philosophie contemporaine, sous la direction de J. Girardi et J.-F.
Six, Desclée, 1970, chap. IX, p. 555-621 ; la première partie de cet
article expose de manière particulièrement claire les principes
du néopositivisme chez Wittgenstein et Carnap, ainsi que les
débats ayant accompagné la transformation et reformulation
de ces principes ; la deuxième partie s’efforce de résoudre
l’objection de principe que le néopositivisme oppose aux thèses
métaphysiques (qui seraient radicalement privées de sens) ;
très utile bibliographie commentée. Dans le même volume, le
chapitre X, « Athéisme et philosophie analytique », par M. J.
Charlesworth, p. 623-675, n’est malheureusement pas de la
même qualité (trop doxographique) ; son intérêt principal est
de donner une bonne idée de l’extrême diversité des
conceptions « théologiques » s’inscrivant dans le courant de la
philosophie analytique. La comparaison de ces deux articles
avec l’Introduction de Claude Bruaire (p. 9-22) est très
éclairante en ce qui concerne le rapport entre question de Dieu
et statut de la raison. On poursuivra la réflexion avec Jean
Greisch, « La religion à l’intérieur des limites du simple
langage », in Penser la religion, Beauchesne, 1991, p. 321-380.
— Le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein est
disponible chez Gallimard, coll. « Idées », n° 264, trad. P.
Klossowski ; cette traduction est malheureusement loin d’être
irréprochable ; on lui préfèrera sans hésiter la traduction de G.-
G. Granger, Gallimard, 1993 ; de G.-G. Granger également, voir
le très dense Wittgenstein, Seghers, coll. « Philosophes de tous
les temps », 1969 : bon choix de textes, très utile glossaire. Les
Investigations philosophiques ont été traduites en français par P.
Klossowski (Gallimard, 1961, coll. « Bibliothèque des Idées »,
avec le Tractatus ; rééd. coll. « Tel », 1990 ; mêmes réserves sur
la traduction). Lire également l’article de P. Hadot, « Réflexions
sur les limites du langage à propos du Tractatus de
Wittgenstein », in Revue de métaphysique et de morale, n° 64,
1959, p. 468-484.
— Pour creuser notre question plus à fond, voir Empirisme
logique et langage religieux de Pierre Lucier, service de
reproduction des thèses, université de Lille III, 1975 : étudie et
confronte les positions de Braithwaite, Hare et Ramsey sur le
statut du langage religieux ; c’est technique et précis ;
l’Introduction générale (p. 3-16) et la Conclusion générale (p.
751-761) résument clairement les enjeux ; voir également les
chapitres 13 et 14 (p. 671-748). Vaste bibliographie.
— Pour une première approche des théologies néoclassiques,
voir The miracle of theism de J.-L. Mackie, 1982 ; et les notices
consacrés aux philosophes-théologiens néoclassiques dans le
volume 2 des Notions philosophiques, PUF, 1990 : Ch. Hartshorne,
p. 3312-3313 ; J. H. Hick, p. 3348-3350 ; A. Plantinga, p. 3634-
3635.
— Comme exemple du premier risque que nous mentionnons,
on pourrait évoquer le débat lancé par Dominique Janicaud
dans son brillant ouvrage sur Le tournant théologique de la
phénoménologie française (Ed. de l’Eclat, coll. tiré à part, 1991) :
Janicaud conteste radicalement l’usage théologique que font des
catégories phénoménologiques certains des philosophes et
phénoménologues français les plus en vue (E. Lévinas, J.-L.
Marion, M. Henry) ; en réponse à ce livre, le recueil
Phénoménologie et théologie (par J.-F. Courtine, J.-L. Chrétien, M.
Henry, J.-L. Marion et P. Ricœur, Critérion, 1992) veut légitimer
l’ouverture théologique et religieuse de la méthode
phénoménologique. « Réponse » ne convient sans doute pas
tout à fait, puisque les deux ouvrages sont parus
indépendamment l’un de l’autre, et que les auteurs du recueil
Phénoménologie et théologie ne se réfèrent qu’allusivement au
texte de Janicaud. Mais la mise en parallèle des deux textes
s’impose d’elle-même. Nous ne nous prononcerons pas sur le
fond de la querelle, dont les tenants et aboutissants ne se
laissent pas traiter en quelques phrases. Mais ce débat est
significatif.

Conclusion
— Hans Jonas, Le Principe Responsabilité, Editions du Cerf, coll.
« Passages », 1990, trad. J. Greisch. Ce volume contient une
bibliographie très complète. Nous nous permettons de renvoyer
à nos études « Hans Jonas et l’éthique de la responsabilité », in
Esprit, octobre 1990, p. 72-88, et « La peur comme procédé
heuristique et comme instrument de persuasion », in Aux
fondements d’une éthique contemporaine, sous la direction de G.
Hottois, Vrin, 1993, p. 107-125 (ouvrage en partie consacré à
Jonas). Les thèses de Jonas sur la technique sont discutées dans
l’ouvrage très suggestif de M. Weyembergh Entre politique et
technique, Aspects de l’utopisme contemporain, Vrin, coll. « Pour
Demain », 1991, chap. IV. Voir aussi J.-P. Séris, La technique, PUF,

coll. « Les grandes questions de la philosophie », 1994.


— Concernant plus particulièrement la question de Dieu chez
Jonas, voir La question de Dieu après Auschwitz, évoqué supra p.
293.

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