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“EXOFICTIONS”

série dirigée par Manuel Tricoteaux

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

Dans un futur postapocalyptique indéterminé, une communauté


d’hommes et de femmes a organisé sa survie dans un silo souterrain
géant. Du monde extérieur, devenu hostile, personne ne sait rien,
sinon que l’atmosphère y est désormais irrespirable. Les images de
mauvaise qualité relayées par d’antiques caméras, montrant un
paysage de ruines et de dévastation balayé de vents violents et de
noirs nuages, ne semblent laisser aucune place à l’illusion. Pourtant,
certains continuent d’espérer. Ces individus, dont l’optimisme
pourrait s’avérer contagieux, représentent un danger potentiel. Leur
punition est simple. Ils se voient accorder cela même à quoi ils
aspirent : sortir.
Dans une nouvelle qu’il met en ligne en 2011, Hugh Howey décrit
une société où l’on ne percevrait plus le monde extérieur que par le
biais d’un écran. Peu après, devant le nombre de messages de
lecteurs lui réclamant une suite, il imagine quatre nouveaux épisodes
– donnant naissance à Silo, devenu depuis un best-seller
international.
Conjuguant un art consommé du récit et un infaillible sens du
suspense, Hugh Howey a peut-être offert à la science-fiction son
dernier classique en date.
HUGH HOWEY

Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter
l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié aux
États-Unis, véritable phénomène d’édition, Silo est son premier roman et
le volet inaugural d’une trilogie à paraître aux éditions Actes Sud. Hugh
Howey vit à Jupiter, en Floride.

Photographie de couverture :
© Fedorov Oleksiy / Shutterstock

Titre original :
Wool
© Hugh Howey, 2012

© ACTES SUD, 2013


pour la traduction française
ISBN 978-2-330-02678-3
HUGH HOWEY

Silo
roman traduit de l’anglais (États-Unis)
par Yoann Gentric et Laure Manceau

ACTES SUD
I

HOLSTON
1

Les enfants jouaient pendant qu’Holston montait vers sa mort ; il les


entendait crier comme seuls crient les enfants heureux. Alors que
leurs courses folles tonnaient au-dessus de lui, Holston prenait son
temps, et chacun de ses pas se faisait pesant, méthodique, tandis
qu’il tournait et tournait dans le colimaçon, ses vieilles bottes
sonnant contre les marches.
Les marches, comme les bottes de son père, présentaient des
signes d’usure. La peinture n’y tenait que par maigres écailles,
surtout dans les coins et sur l’envers, où elle était hors d’atteinte. Le
va-et-vient ailleurs dans l’escalier faisait frémir de petits nuages de
poussière. Holston sentait les vibrations dans la rampe luisante, polie
jusqu’au métal. Ça l’avait toujours ébahi : comment des siècles de
paumes nues et de semelles traînantes pouvaient éroder l’acier
massif. Une molécule après l’autre, supposait-il. Peut-être que
chaque vie en effaçait une couche pendant que le silo, lui, effaçait
cette vie.
Foulée par des générations, chaque marche était légèrement
incurvée, son rebord émoussé comme une lèvre boudeuse. Au
milieu, il ne restait presque aucune trace de ces petits losanges dont
la surface tirait jadis son adhérence. L’absence s’en déduisait
seulement du motif visible de chaque côté, où de petites bosses
pyramidales, aux arêtes vives et écaillées de peinture, se découpaient
sur l’acier.
Holston levait sa vieille botte vers une vieille marche, appuyait sur
sa jambe et recommençait. Il se perdait dans la contemplation de ce
que les années sans nombre avaient fait, cette ablation des molécules
et des vies, ces couches et ces couches réduites à l’état de fine
poussière. Et il se dit, une fois de plus, que ni les vies ni les escaliers
n’étaient faits pour ce genre d’existence. L’espace resserré de cette
longue spirale, qui se déroulait dans le silo enterré comme une paille
dans un verre, n’avait pas été conçu pour pareil traitement. Comme
tant de choses dans leur gîte cylindrique, il semblait obéir à d’autres
fins, répondre à des fonctions depuis longtemps oubliées. Ce qui
servait aujourd’hui de voie de communication à des milliers de
personnes, dont les montées et descentes quotidiennes se répétaient
par cycles, Holston le trouvait plus propre à servir en cas d’urgence
et à quelques dizaines de personnes seulement.
Il franchit un palier supplémentaire – un camembert de dortoirs.
Alors qu’il gravissait les quelques étages qui restaient, pour sa toute
dernière ascension, les bruits de joies enfantines se mirent à pleuvoir
plus fort au-dessus de lui. C’était le rire de la jeunesse, d’êtres qui ne
s’interrogeaient pas encore sur l’endroit où ils grandissaient, ne
sentaient pas encore la terre presser de tous côtés, ne se sentaient
pas le moins du monde enterrés, mais en vie. En vie et inusés, ils
faisaient ruisseler leurs trilles heureux dans la cage d’escalier, des
trilles qui s’accordaient mal aux actions d’Holston, à sa décision, à sa
détermination à sortir.
Alors qu’il approchait du dernier étage, une voix juvénile résonna
un ton au-dessus des autres, et il se rappela son enfance dans le silo –
toutes ses heures d’école et de jeux. À l’époque, l’étouffant cylindre
de béton, sa succession d’étages d’appartements, d’ateliers, de jardins
hydroponiques et de salles d’épuration aux mille tuyaux enchevêtrés,
lui paraissait un univers immense, une vaste étendue qu’il ne
pourrait jamais explorer en entier, un labyrinthe dans lequel lui et
ses amis risquaient de se perdre à jamais.
Mais plus de trente ans avaient passé. Holston avait l’impression
que son enfance remontait à deux ou trois éternités, qu’elle avait été
la joie de quelqu’un d’autre. Pas la sienne. Il avait derrière lui toute
une vie de shérif qui pesait de tout son poids et lui barrait l’accès à
ce passé. Et plus récemment, il y avait eu ce troisième stade de son
existence – une vie secrète en plus de l’enfance et de sa vie de shérif.
Les dernières couches de son être à se trouver réduites en poussière ;
trois années à attendre en silence ce qui n’allait jamais arriver, trois
années où chaque jour lui avait semblé plus long qu’un mois des
temps heureux.
Au sommet du colimaçon, la rampe se déroba sous la main
d’Holston. La barre de métal rond et usé s’arrêtait et la cage
d’escalier se déversait dans les deux salles les plus spacieuses de tout
le silo : la cafétéria et le salon adjacent. Les cris enjoués étaient
maintenant à sa hauteur. Des formes vives zigzaguaient çà et là entre
les chaises, jouant à s’attraper. Une poignée d’adultes essayait de
contenir le chaos. Holston vit Donna ramasser des craies et des
pastels éparpillés sur le carrelage sali. Son mari, Clarke, était assis
derrière une table garnie de tasses de jus de fruits et de saladiers de
biscuits à la farine de maïs. Il salua Holston de l’autre bout de la salle.
Holston ne songea pas à répondre, il n’en eut ni l’énergie ni le
désir. Il ignora les adultes et les enfants en train de jouer pour
contempler le panorama flou projeté derrière eux, au mur de la
cafétéria. C’était la plus grande vue existante de leur monde
inhospitalier. Un tableau matinal. La lumière chiche de l’aube
enveloppait des collines sans vie qui n’avaient guère changé depuis
l’enfance d’Holston. Elles étaient là, telles qu’elles avaient toujours
été, alors que lui était passé des courses poursuites à travers les
tables de la cafétéria à cette sorte de vide qu’il était aujourd’hui. Et
par-delà leurs crêtes ondoyantes, majestueuses, les sommets
familiers d’une ville en décomposition captaient les rayons du matin
par faibles miroitements. Verre et acier antiques se dressaient tout au
loin, à l’endroit où, soupçonnait-on, des gens avaient un jour habité
en surface.
Un enfant, propulsé du groupe comme une comète, fonça dans les
genoux d’Holston. Holston baissa les yeux et tendit le bras vers lui –
c’était le garçon de Susan – mais comme une comète l’enfant était
déjà reparti, ravalé dans l’orbite des autres.
Holston pensa soudain à la loterie qui leur avait souri, à Allison et
lui, l’année où elle était morte. Il avait encore le ticket ; il le gardait
toujours sur lui. L’un de ces enfants – peut-être qu’il ou elle aurait
deux ans aujourd’hui, et tituberait derrière les plus grands – aurait
pu être le leur. Ils avaient rêvé, comme tous les parents, de la fortune
double d’avoir des jumeaux. Ils avaient essayé, bien sûr. Une fois
l’implant d’Allison retiré, ils avaient passé nuit après nuit à essayer
de concrétiser ce ticket, et si les parents déjà comblés leur
souhaitaient bonne chance, ceux qui espéraient encore être tirés au
sort priaient en silence pour une année blanche.
Sachant qu’ils n’avaient qu’un an, Allison et lui avaient convié la
superstition dans leur vie, cherchant de l’aide de tous côtés. C’était
des trucs – suspendre de l’ail au-dessus du lit, ce qui était censé
accroître la fertilité ; placer deux pièces sous le matelas pour avoir
des jumeaux ; un ruban rose dans les cheveux d’Allison, des taches
de bleu sous les yeux d’Holston –, le tout ridicule, éperdu et drôle.
Une seule chose aurait été plus folle : ne pas tout essayer, laisser de
côté la moindre légende ou séance de spiritisme idiotes.
Mais cela ne devait jamais arriver. Avant même la fin de leur
année, la loterie avait désigné un autre couple. Ça n’avait pas été
faute d’essayer ; ç’avait été faute de temps. Faute, tout à coup,
d’épouse.
Holston se détourna des jeux d’enfants et de la vue floue projetée
sur le mur pour diriger ses pas vers son bureau, qui se trouvait entre
la cafétéria et le sas du silo. En chemin, ses pensées se tournèrent
vers la lutte dont tous ces lieux avaient été témoins, une lutte de
fantômes qu’il avait dû revivre au quotidien ces trois dernières
années. Et il savait que, s’il se tournait et scrutait ce vaste panorama
sur le mur, cherchait à percer le flou des caméras voilées et de la
crasse en suspension dans l’air, suivait ce pli sombre qui gravissait la
colline, cette ride qui sur la dune terreuse traçait son chemin vers la
ville lointaine, il pourrait distinguer sa silhouette paisible. Là, sur
cette colline, on pouvait voir sa femme. Elle y reposait comme un
rocher endormi, érodée par l’air et les toxines, les bras repliés sous la
tête.
Peut-être.
Il était difficile de voir, de distinguer clairement, même à l’époque
où le flou n’avait pas encore commencé à se reformer. Et d’ailleurs, il
n’y avait pas grand-chose de fiable dans cette image. Il y avait même
vraiment de quoi douter. Holston fit donc simplement le choix de ne
pas regarder. Il traversa les lieux du combat fantomatique de sa
femme, décor de sa folie soudaine, à jamais habité de mauvais
souvenirs, et pénétra dans son bureau.
— Tiens, regardez qui est tombé du lit, dit Marnes en souriant.
L’adjoint d’Holston referma l’un des tiroirs métalliques du
classeur, dont les antiques jointures pleurèrent une note terne. Il
souleva un mug fumant puis remarqua l’attitude solennelle de son
supérieur.
— Tout va bien, chef ?
Holston hocha la tête. Il désigna le tableau de clés derrière le
bureau :
— Cellule.
Le sourire de l’adjoint s’affaissa en une moue perplexe. Il posa le
mug et se retourna pour décrocher la clé. Pendant qu’il avait le dos
tourné, Holston frotta une dernière fois dans sa paume l’acier froid,
anguleux, puis il plaqua l’étoile sur le bureau. Marnes se retourna et
tendit la clé. Holston s’en saisit.
— Vous voulez que j’aille chercher le balai à franges ?
Marnes pointa le pouce vers la cafétéria dans son dos. Sauf
arrestation, ils ne se rendaient dans la cellule que pour la nettoyer.
— Non.
Holston hocha la tête vers la cellule, invitant son adjoint à le
suivre. Il tourna les talons, entendit la chaise crisser derrière le
bureau lorsque Marnes se leva pour l’accompagner, et acheva son
périple. La clé glissa sans peine dans la serrure. Bien fabriqué et bien
entretenu, le mécanisme de la porte émit un claquement sec. Il y eut
un grincement minimal des gonds, un pas déterminé, une poussée, et
clac, ce fut la fin du supplice.
— Chef ?
Holston tendit la clé à travers les barreaux. Marnes la regarda,
perplexe, mais sa paume s’avança pour l’accepter.
— Qu’est-ce qui se passe, chef ?
— Fais venir le maire, dit Holston.
Il laissa échapper un soupir, un souffle lourd qu’il retenait depuis
trois ans.
— Dis-lui que je veux sortir.
2

La vue projetée dans la cellule n’était pas aussi floue que celle de la
cafétéria et Holston passa son dernier jour dans le silo à considérer
cette énigme. La caméra était-elle à l’abri du vent toxique, de ce
côté ? Est-ce que chaque nettoyeur, condamné à mort, mettait
davantage de soin à préserver la vue qui avait accompagné ses
derniers instants ? Ou cet effort supplémentaire était-il un cadeau
fait au prochain nettoyeur, qui lui aussi passerait son dernier jour
dans cette cellule ?
Holston préférait la dernière explication. Elle lui faisait penser à sa
femme avec nostalgie. Elle lui rappelait pourquoi il était là, du
mauvais côté des barreaux, de son plein gré.
Alors que ses pensées se portaient vers Allison, il s’assit et fixa le
monde mort que des peuples anciens avaient laissé. Ce n’était pas la
meilleure vue sur le paysage qui environnait leur bunker enterré,
mais ce n’était pas non plus la pire. Au loin, des collines basses,
onduleuses, mettaient une jolie touche de brun, comme du jus de
café contenant juste ce qu’il faut de lait de cochon. Le ciel, au-dessus
des collines, était du même gris terne que celui de son enfance, et de
l’enfance de son père, et de celle de son grand-père. Le seul trait
mouvant du paysage, c’étaient les nuages. Ils planaient pleins et
sombres au-dessus des collines. Ils erraient, libres, comme les bêtes
en troupeau des albums illustrés.
La vue du monde mort occupait tout le mur de sa cellule, comme
elle occupait tous ceux du dernier étage du silo, chacun présentant
une partie différente des terres désolées et floues, toujours plus
floues, qui s’étendaient dehors. Le petit morceau de monde
d’Holston partait du bout de son lit de camp, montait jusqu’au
plafond, et s’étendait jusqu’au mur opposé, pour redescendre vers les
toilettes. Et malgré le léger flou – comme si on avait huilé l’objectif –
on avait l’impression de pouvoir partir en promenade dans ce décor,
dans ce trou béant et engageant curieusement placé en face
d’infranchissables barreaux de prison.
L’illusion, cependant, n’opérait qu’à une certaine distance. En se
penchant plus près, Holston aperçut une poignée de pixels morts sur
le gigantesque écran. Leur blanc uniforme contrastait avec les mille
nuances de gris et de brun. D’une luminosité violente, chaque pixel
(Allison les nommait les pixels “bloqués”) était comme une fenêtre
carrée ouvrant sur un lieu plus radieux, un trou gros comme un
cheveu humain qui semblait inviter vers une réalité meilleure. À y
regarder de plus près, on en voyait des dizaines. Holston se demanda
si quelqu’un, dans le silo, savait les réparer, ou si on disposait des
outils nécessaires à une tâche si délicate. Étaient-ils morts à jamais,
comme Allison ? Finiraient-ils tous par mourir ? Holston imagina
qu’un jour, la moitié des pixels seraient tout blancs, que, des
générations plus tard, il n’en resterait que quelques gris et bruns,
puis une dizaine à peine, et alors l’état du monde extérieur serait
inversé, les gens du silo le croiraient en feu, prendraient les vrais
pixels pour les points défectueux.
Ou était-ce Holston et son peuple qui se méprenaient en ce
moment même ?
Derrière lui, quelqu’un s’éclaircit la gorge. Il se retourna et vit le
maire Jahns de l’autre côté des barreaux, les mains croisées sur sa
salopette. L’air grave, elle hocha la tête vers le lit de camp.
— Le soir, parfois, quand la cellule est vide et que vous et l’adjoint
Marnes avez quitté votre service, je viens m’asseoir exactement au
même endroit pour profiter de cette vue.
Holston tourna la tête pour embrasser du regard le paysage sans
vie, terreux. Il n’était déprimant qu’en comparaison avec les images
des livres pour enfants – les seuls à avoir survécu à l’insurrection. La
plupart des gens doutaient des couleurs de ces livres, comme ils
doutaient que les éléphants mauves et les oiseaux roses aient jamais
existé, mais Holston sentait qu’elles étaient plus vraies encore que
l’image qu’il avait devant les yeux. Comme quelques autres, il
éprouvait quelque chose de primitif et de profond lorsqu’il regardait
ces pages usées éclaboussées de vert et de bleu. N’empêche, en
regard de l’atmosphère suffocante du silo, cette vue grise et terreuse
apparaissait comme une sorte de salut, comme le genre de grand air
que les hommes étaient faits pour respirer.
— Ça paraît un peu plus clair ici, dit Jahns. La vue, je veux dire.
Plus net.
Holston resta silencieux. Il regarda un morceau de nuage frisé se
détacher et prendre une nouvelle direction, en un tourbillon de noirs
et de gris.
— Ce soir, vous dînez ce que voulez, dit le maire. La tradition
veut…
— Vous n’avez pas besoin de m’expliquer comment ça marche,
l’interrompit Holston. J’ai servi son dernier repas à Allison ici même
il y a seulement trois ans.
Il voulut faire tourner son alliance de cuivre autour de son doigt,
oubliant qu’il l’avait laissée sur sa commode plusieurs heures
auparavant.
— Trois ans, déjà, murmura Jahns pour elle-même.
Holston se tourna et la vit scruter les nuages affichés au mur.
— Déjà, oui, pourquoi, elle vous manque ? demanda-t-il d’un ton
venimeux. Ou c’est le fait que le flou ait eu tant de temps pour se
reformer qui vous ennuie ?
Le regard de Jahns croisa brièvement le sien, puis tomba vers le
sol.
— Vous savez que je n’ai pas envie de ça, pour aucune vue au
monde, dit-elle. Mais les règles sont les règles…
— Je ne blâme personne, dit Holston, tentant d’évacuer sa colère.
Je connais les règles mieux que quiconque.
Sa main se retint de pointer vers son insigne, qu’il avait, comme
son alliance, laissé derrière lui.
— Bon Dieu, j’ai passé la plus grande partie de ma vie à les faire
respecter, même après avoir compris que c’était de la foutaise.
Jahns se racla la gorge.
— Eh bien, je ne vous demanderai pas pourquoi vous avez fait ce
choix. Je me contenterai de supposer que vous seriez plus
malheureux ici.
Holston croisa le regard du maire, vit le voile devant ses yeux
avant qu’elle ait pu le dissiper. Elle paraissait plus mince que
d’habitude, comique dans sa salopette qui bâillait. Les lignes de son
cou et aux commissures de ses yeux étaient plus profondes que dans
le souvenir d’Holston. Plus sombres. Et il se dit que la fêlure de sa
voix était vraiment causée par le regret, pas seulement par son âge
ou sa ration de tabac.
Soudain, Holston se vit à travers le regard de Jahns, en homme
brisé assis sur un banc usé, le teint gris dans le halo pâle du monde
mort derrière lui, et pareille vision lui donna le vertige. La tête lui
tourna, comme si elle tâtonnait pour trouver quelque chose à quoi se
raccrocher, quelque chose de raisonnable, quelque chose qui aurait
du sens. On aurait dit un rêve, l’état d’inconfort auquel sa vie s’était
trouvée réduite. Aucune des trois années passées ne lui semblait
vraie. Plus rien ne lui semblait vrai.
Il se retourna vers l’ocre des collines. À la périphérie de son
champ de vision, il crut voir un autre pixel mourir, devenir tout
blanc. Une autre minuscule fenêtre s’était ouverte, une autre vue
claire trouant une illusion dont il était venu à douter.
Demain sera mon salut, pensa-t-il violemment, même si je meurs,
là-dehors.
— Je suis restée maire trop longtemps, dit Jahns.
Holston jeta un œil vers elle et vit ses mains ridées serrer l’acier
froid des barreaux.
— Nos registres ne remontent pas aux commencements, vous
savez, poursuivit-elle. Ils ne remontent que jusqu’à l’insurrection, il y
a un siècle et demi, mais depuis cette date, je suis le maire qui a
envoyé le plus de gens au nettoyage.
— Pardon d’être un fardeau, dit Holston d’un ton sec.
— Je n’y prends aucun plaisir. C’est tout ce que je veux dire.
Vraiment aucun.
Holston embrassa l’énorme écran d’un grand geste.
— Mais demain soir, vous serez la première à regarder un coucher
de soleil nettoyé, je me trompe ?
Il détesta s’entendre parler sur ce ton. Ce n’était pas à cause de sa
mort, ou de sa vie, enfin de ce qui pouvait se produire après demain,
qu’Holston était en colère, mais le sort qu’avait connu Allison
l’emplissait encore de rancœur. Longtemps après les faits, il
considérait toujours comme évitables ces événements inéluctables
du passé.
— Demain, vous serez tous enchantés de la vue, dit-il, plus pour
lui-même que pour le maire.
— C’est vraiment injuste, dit Jahns. La loi est la loi. Vous l’avez
enfreinte. En toute connaissance de cause.
Holston regarda ses pieds. Jahns et lui laissèrent se former un
silence. C’est le maire qui finit par le rompre.
— Vous n’avez pas encore menacé de ne pas le faire. Certains
craignent que vous ne fassiez pas le nettoyage parce que vous
n’agitez pas cette menace.
Holston rit.
— Ils seraient rassurés si je ne voulais pas nettoyer les capteurs ?
Il secoua la tête devant cette logique absurde.
— Tous ceux qui passent par cette cellule promettent qu’ils ne le
feront pas, dit Jahns, et finalement ils le font. C’est le comportement
auquel nous sommes tous habitués…
— Allison n’a jamais menacé de ne pas le faire, lui rappela Holston,
mais il savait très bien ce qu’elle voulait dire. Il avait été le premier à
penser qu’Allison n’essuierait pas les objectifs. Et à présent, il croyait
comprendre ce qu’elle avait ressenti lorsqu’elle s’était retrouvée sur
ce même banc. Il y avait plus important à considérer que le seul acte
de nettoyer. La plupart de ceux qu’on envoyait dehors s’étaient fait
prendre en infraction et se retrouvaient dans cette cellule, surpris de
n’avoir plus que quelques heures à vivre. Un esprit de vengeance les
animait lorsqu’ils disaient qu’ils n’allaient pas le faire. Mais Allison,
et maintenant Holston, avaient de plus grands soucis. Nettoyer ou
pas, la question était secondaire ; ils étaient arrivés ici parce que,
aussi fou que ce soit, ils le voulaient. La seule chose qui les animait
encore, c’était leur curiosité pour tout cela. Leurs interrogations sur
le monde extérieur, par-delà le voile projeté des écrans muraux.
— Alors, vous comptez le faire ou non ? demanda Jahns sans
détour, visiblement à bout.
— Vous l’avez dit vous-même, dit Holston en haussant les épaules.
Tout le monde le fait. Il doit bien y avoir une raison, non ?
Il faisait semblant d’être indifférent, de ne pas s’intéresser au
pourquoi ils nettoyaient, mais il avait passé la plus grande partie de sa
vie, et en particulier les trois dernières années, à se tourmenter à ce
sujet. Cette question le rendait fou. Et si refuser de répondre à Jahns
faisait souffrir ceux qui avaient tué sa femme, il n’en serait pas fâché.
Anxieuse, Jahns promenait ses mains le long des barreaux.
— Puis-je leur dire que vous allez le faire ?
— Ou le contraire. Ça m’est égal. J’ai l’impression que pour eux ça
revient au même.
Jahns ne répondit pas. Holston leva les yeux vers elle et elle lui fit
un signe de tête.
— Si vous changez d’avis au sujet du repas, faites-le savoir à
l’adjoint Marnes. Il passera la nuit derrière son bureau, comme le
veut la tradition…
Elle n’avait pas besoin de le lui dire. Des larmes montèrent aux
yeux d’Holston au souvenir de cette charge qui avait fait partie de ses
fonctions. Il avait été de faction à ce bureau douze ans plus tôt,
quand Donna Parkins avait été mise au nettoyage, et huit ans plus tôt,
quand le tour de Jack Brent était venu. Enfin, trois ans plus tôt, il
avait passé la nuit vautré par terre, cramponné aux barreaux,
totalement effondré, quand le sort de sa femme avait été scellé.
Le maire Jahns se retourna pour partir.
— Au shérif, marmonna Holston avant qu’elle ne soit plus à portée
de voix.
— Pardon ?
Jahns s’attarda de l’autre côté des barreaux, ses sourcils gris et
broussailleux en suspension au-dessus de ses yeux.
— C’est le shérif Marnes, désormais, lui rappela Holston. Pas
l’adjoint.
Jahns donna quelques petits coups sur les barreaux.
— Mangez quelque chose, dit-elle. Et je n’aurai pas l’impudence de
vous suggérer de dormir un peu.
3

Trois ans plus tôt.

— Non mais c’est une blague, dit Allison. Chéri, écoute ça. C’est
pas croyable. Tu savais qu’il y avait eu plusieurs insurrections ?
Holston leva les yeux du dossier ouvert sur ses genoux. Autour de
lui, des tas de papiers épars couvraient le lit comme une
courtepointe – des piles et des piles de vieux dossiers à trier et de
nouvelles plaintes à traiter. Allison était assise à son petit bureau, au
pied du lit. Ils habitaient l’un des appartements du silo qui n’avait été
redivisé que deux fois au fil du temps. On pouvait encore s’y
autoriser le luxe d’avoir un bureau, ou un grand lit au lieu de lits
superposés.
— Comment j’aurais pu savoir ça ? répondit-il.
Sa femme se retourna et replaça une mèche de cheveux derrière
son oreille. Holston toqua du coin de son dossier contre l’écran de
l’ordinateur.
— Tu passes tes journées à mettre au jour des secrets vieux de
plusieurs centaines d’années, et tu voudrais que je les connaisse
avant toi ?
Elle tira la langue.
— C’était une façon de parler. Je t’informais. Et ça n’a pas l’air
d’éveiller ta curiosité. Tu as entendu ce que je viens de dire ?
Holston haussa les épaules.
— Je n’ai jamais pensé que l’insurrection que nous connaissons
était la première – seulement la plus récente. Si mon travail m’a
appris une chose, c’est qu’un crime ou une émeute ne sont jamais
très originaux.
Il attrapa un dossier à côté de son genou.
— Ça, tu crois que c’est le premier voleur d’eau que le silo ait
connu ? Ou que ce sera le dernier ?
La chaise d’Allison crissa sur le carrelage lorsqu’elle se tourna pour
faire face à Holston. Sur le bureau, derrière elle, le moniteur projetait
l’éclat faible des bribes de données qu’elle avait extraites des vieux
serveurs du silo, vestiges d’informations supprimées depuis
longtemps et écrasées à d’innombrables reprises. Holston ne
comprenait toujours pas comment fonctionnait le processus de
récupération, ni pourquoi quelqu’un d’assez intelligent pour le
comprendre était assez bête pour l’aimer, lui, mais il acceptait que
les deux soient vrais.
— Je suis en train de reconstituer une série de vieux rapports,
expliqua-t-elle. S’ils disent vrai, ça signifie que quelque chose comme
notre vieille insurrection se produisait régulièrement. Une fois par
génération, ou quelque chose comme ça.
— Il y a beaucoup de choses qu’on ne sait pas sur les temps
anciens, dit Holston.
Il se frotta les yeux et pensa à toute la paperasserie qu’il n’était pas
en train d’expédier.
— Peut-être qu’ils n’avaient pas de système pour nettoyer les
capteurs, tu sais ? poursuivit-il. Je parie qu’à l’époque, la vue là-haut
devenait de plus en plus floue, jusqu’au jour où ça les rendait fous,
alors il y avait un genre de révolte, et finalement ils en bannissaient
quelques-uns pour régler le problème. Ou c’était peut-être une façon
naturelle de contrôler la population avant la loterie.
Allison secoua la tête.
— Je ne crois pas. Je commence à me dire que…
Elle s’interrompit et regarda les papiers étalés autour de son mari.
La vue de toutes les transgressions consignées sembla la conduire à
peser ses mots avec soin.
— Je ne suis pas en train de porter un jugement, de dire que
quelqu’un avait raison ou tort ou rien de ce genre. Mais il est possible
que les serveurs n’aient pas été effacés par les rebelles lors de
l’insurrection. En tout cas pas comme on nous l’a toujours raconté.
Ces mots éveillèrent l’intérêt d’Holston. Le mystère des serveurs
vierges, du passé vide de leurs ancêtres, les hantait tous. L’histoire de
l’effacement n’était qu’une vague légende. Il referma le dossier sur
lequel il travaillait et le posa à côté de lui.
— Tu penses que c’était dû à quoi ? Un accident ? Un incendie, une
coupure d’électricité ?
Il énumérait les théories les plus courantes. Allison fronça les
sourcils.
— Non.
Elle baissa la voix et jeta un regard nerveux autour d’elle.
— Je pense que c’est nous qui avons effacé les disques durs. Je veux
dire, nos ancêtres, pas les insurgés.
Elle se retourna et se pencha vers le moniteur pour parcourir du
doigt une série de chiffres qu’Holston n’arrivait pas à lire d’où il
était.
— Vingt ans, dit-elle. Dix-huit. Vingt-quatre.
Son doigt couinait en glissant sur l’écran.
— Vingt-huit. Seize. Quinze.
Holston se fraya un chemin à travers la paperasse qu’il avait à ses
pieds, remettant les dossiers en tas pour pouvoir s’approcher du
bureau. Il s’assit au bout du lit, prit sa femme par le cou et regarda
l’écran par-dessus son épaule.
— C’est des dates ?
Elle hocha la tête.
— À peu près tous les vingt ans, il y a une révolte majeure. Ce
rapport les a cataloguées. C’était l’un des fichiers détruits au cours de
la dernière insurrection. Notre insurrection.
Elle disait “notre” comme si l’un d’eux ou de leurs amis avait été
en vie à l’époque. Mais Holston comprenait ce qu’elle voulait dire.
C’était l’insurrection dans l’ombre de laquelle ils avaient grandi, celle
qui semblait les avoir engendrés – le grand conflit qui avait plané sur
leur enfance, sur leurs parents et leurs grands-parents. C’était
l’insurrection qui nourrissait les messes basses et les regards en coin.
— Et qu’est-ce qui te fait croire que c’était nous, que l’effacement
des serveurs venait du bon camp ?
Elle se tourna à demi, arborant un sourire amer :
— Qu’est-ce qui te fait croire que nous sommes le bon camp ?
Holston se raidit. Il retira sa main de la nuque d’Allison.
— Ne commence pas. Ne dis rien qui pourrait…
— Je plaisante, dit-elle, mais ce n’était pas un sujet de plaisanterie,
on était à deux doigts de la trahison, du nettoyage. Ma théorie est la
suivante, s’empressa-t-elle d’ajouter, insistant sur le mot théorie. On a
des perturbations générationnelles, OK ? Sur une centaine d’années,
j’entends, peut-être plus. C’est réglé comme une pendule.
Elle pointa le doigt vers les dates.
— Mais ensuite, durant la grande insurrection – la seule dont nous
avions connaissance jusqu’ici – quelqu’un a effacé les serveurs. Ce
qui, je peux te le dire, n’est pas aussi facile que d’appuyer sur
quelques boutons ou d’allumer un feu. Il y a des sauvegardes et des
sauvegardes de sauvegardes. Ça demanderait un effort concerté, pas
un accident ni un travail fait à la hâte ou un simple sabotage…
— Tout ça ne te dit pas qui est responsable, fit remarquer Holston.
Sa femme était une experte en informatique, aucun doute là-
dessus, mais jouer les détectives n’était pas le domaine d’Allison,
c’était le sien.
— Ce qui me dit quelque chose, poursuivit-elle, c’est qu’il y a eu
des soulèvements à chaque génération pendant tout ce temps, mais
pas un seul depuis.
Allison se retint d’en dire plus. Holston se redressa, jeta un regard
dans la pièce et laissa cette remarque faire son chemin. Sa femme lui
apparut soudain en détective, le poussant de son fauteuil de shérif et
prenant sa place.
— Si je te suis bien…
Il se frotta le menton et considéra bien la question.
— Si je te suis bien quelqu’un aurait effacé notre histoire afin de
nous empêcher de la répéter ?
— Ou pire.
Elle prit la main de son mari et la serra entre les siennes.
Le sérieux de son visage s’était accentué pour se faire plus grave.
— Et si la raison des révoltes s’était trouvée là, sur les disques
durs ? Si une partie de notre histoire connue, ou des données de
l’extérieur, ou peut-être le fait de savoir ce qui avait conduit les gens
à s’installer ici il y a très longtemps – si ces informations avaient fait
peser je ne sais quelle pression qui faisait que les gens perdaient la
tête, ou ne supportaient plus d’être enfermés, ou voulaient
simplement sortir ?
Holston secoua la tête.
— Je ne veux pas que tu aies ce genre de pensées, dit-il pour la
mettre en garde.
— Je ne dis pas qu’ils avaient raison de perdre la boule, dit-elle,
redevenant prudente. Mais à la lumière de ce que j’ai reconstitué
jusqu’ici, c’est ma théorie.
Holston regarda le moniteur d’un air méfiant.
— Tu ne devrais peut-être pas faire ça. Je ne sais même pas
comment tu fais, mais tu ne devrais peut-être pas.
— Chéri, les infos sont là. Si je ne reconstitue pas le puzzle
maintenant, quelqu’un le fera un jour ou l’autre. On ne peut pas
refermer le couvercle sur la marmite comme si de rien n’était.
— Comment ça ?
— J’ai déjà publié un livre blanc sur la récupération des fichiers
supprimés et écrasés. Le reste du DIT le fait circuler pour aider les
gens qui jettent par accident des trucs dont ils avaient besoin.
— Je crois quand même que tu devrais arrêter. Ce n’est pas une
bonne idée. Je ne vois pas ce que ça peut apporter de bon…
— Tu ne vois pas ce que la vérité peut apporter de bon ? La vérité
est toujours bonne à savoir. Et mieux vaut que ce soit nous qui la
découvrions plutôt que quelqu’un d’autre, non ?
Holston regarda ses dossiers. Cela faisait cinq ans qu’on n’avait
envoyé personne au nettoyage. La vue du monde extérieur se
dégradait chaque jour et, en tant que shérif, il sentait monter la
pression : il fallait trouver quelqu’un. Elle grandissait, s’accumulant
comme de la vapeur dans le silo, prête à provoquer un dégagement.
Quand ils pensaient que le moment approchait, les gens devenaient
nerveux. C’était comme une prophétie autoréalisatrice, quelqu’un
finissait par être à cran et par commettre une folie ou tenir un
propos regrettable, par se retrouver dans une cellule à contempler la
vue floue de son dernier coucher de soleil.
Holston passait en revue les dossiers étalés autour de lui en
espérant y trouver quelque chose. Il était prêt à envoyer un homme à
la mort dès demain si cela pouvait faire retomber la pression. Sa
femme était en train de donner des coups d’aiguille dans un ballon
trop plein, et Holston voulait le dégonfler avant qu’elle appuie trop
fort.
4

Aujourd’hui.

Holston était assis sur le banc d’acier esseulé du sas, le cerveau


engourdi par le manque de sommeil et l’assurance de ce qui
l’attendait. À genoux devant lui, Nelson, le chef du labo de nettoyage,
lui passait une jambe de la combinaison de protection au pied.
— On a joué sur les joints d’étanchéité et on a pulvérisé une
seconde couche d’enduit, disait Nelson. Ça devrait vous donner plus
de temps que personne n’en a jamais eu.
Holston comprit soudain ce qu’on lui disait et se rappela quand il
avait regardé sa femme procéder à son nettoyage. L’étage supérieur
du silo, avec ses grands écrans qui montraient le monde extérieur,
était généralement désert dans ces moments. Les gens de l’intérieur
ne supportaient pas de voir ce qu’ils avaient fait – ou peut-être qu’ils
avaient envie de monter et de profiter d’une belle vue sans avoir à
connaître le prix à payer. Mais Holston avait regardé ; la question ne
s’était même pas posée. Il ne voyait pas le visage d’Allison à travers le
masque argenté de son casque, il ne voyait pas ses bras minces à
travers l’épaisse combinaison alors qu’elle frottait encore et encore
avec ses tampons de laine, mais il reconnaissait sa démarche, ses
manières. Il l’avait regardée achever sa tâche, prendre le temps de
bien faire, puis reculer un peu, regarder la caméra une toute dernière
fois, lui faire signe, et se retourner pour partir. Comme d’autres
avant elle, elle s’était rendue à pas lourds vers une colline voisine et
s’était mise à la gravir, crapahutant vers les flèches délabrées de cette
ville antique, croulante, qui émergeait à peine de l’horizon. Pendant
tout ce temps, Holston n’avait pas bougé. Même lorsqu’elle était
tombée sur le flanc de la colline, agrippant son casque, se convulsant
sous l’effet des toxines qui attaquèrent d’abord la couche d’enduit,
puis la combinaison, et finalement sa femme, il n’avait pas bougé.
— L’autre.
Nelson lui tapa sur la cheville. Holston leva la jambe afin de
permettre au technicien de retrousser le reste de la combinaison sur
son tibia. Regardant ses mains, la sous-combinaison de carbone noire
qu’il portait contre sa peau, Holston l’imagina en train de se détacher
de son corps, de se décoller comme des écailles de cambouis séché
du tuyau d’une génératrice, tandis que le sang jaillirait de ses pores et
formerait des flaques dans sa combinaison sans vie.
— Si vous voulez bien attraper la barre pour vous lever…
Nelson le guidait pas à pas dans une procédure à laquelle il avait
déjà assisté à deux reprises. Une fois pour Jack Brent, qui s’était
montré agressif et hostile jusqu’à la fin, le forçant à rester en faction
près du banc. Et une fois pour sa femme, qu’il avait regardée se
préparer à travers le petit hublot du sas. Holston savait ce qu’il devait
faire pour avoir regardé ces deux prédécesseurs, mais il avait quand
même besoin qu’on le lui dise. Son esprit était ailleurs. Il tendit les
bras, attrapa la barre qui pendait comme un trapèze au-dessus de lui
et se hissa sur ses jambes. Nelson saisit les deux pans de la
combinaison et les tira vivement sur la taille d’Holston. Deux
manches vides pendaient de part et d’autre.
— Bras gauche ici.
Holston obéit, détaché. Il était surréaliste de se trouver cette fois
de l’autre côté de cette marche à la mort machinale du condamné.
Holston s’était souvent demandé pourquoi les gens obtempéraient,
suivaient les instructions. Même Jack Brent avait fait ce qu’on lui
avait dit, malgré toutes ses injures, sa violence verbale. Allison, elle,
avait obéi en silence, comme lui à cet instant, songea Holston en
enfilant une manche puis l’autre. La combinaison prit forme et
Holston se dit que les gens l’acceptaient peut-être parce qu’ils
n’arrivaient pas à croire que c’était en train de se produire. Rien de
tout cela n’était suffisamment réel pour susciter la révolte. La part
animale de son esprit n’était pas faite pour ça, être calmement menée
vers une mort dont il était parfaitement conscient.
— Tournez-vous.
Il se tourna.
Il y eut une petite saccade au bas de son dos puis un grand bruit de
fermeture éclair jusqu’à son cou. Une autre saccade, une autre
fermeture. Deux couches de futilité. Le crissement du velcro
industriel par-dessus. Tapotements et doubles vérifications. Holston
entendit le casque caverneux glisser de son étagère ; il s’entraîna à
plier ses doigts boudinés dans les gants pendant que Nelson vérifiait
le fonctionnement de l’appareillage du dôme.
— Revoyons encore une fois la procédure.
— Ce n’est pas nécessaire, dit doucement Holston.
Nelson jeta un œil vers la porte du sas. Holston n’eut pas besoin de
regarder pour savoir que quelqu’un devait les surveiller.
— Faites ça pour moi, dit Nelson. Je suis obligé de suivre chaque
étape à la lettre.
Holston acquiesça, mais il savait qu’il n’y avait pas de “lettre”. De
toutes les traditions orales ésotériques qui se transmettaient dans le
silo de génération en génération, aucune n’atteignait le degré de
hiératisme qu’y mettaient les fabricants de combinaisons et les
techniciens du nettoyage. Tout le monde les laissait faire. Les
nettoyeurs avaient beau exécuter l’acte physique, c’étaient les
techniciens qui le rendaient possible. C’étaient bien ces hommes et
ces femmes qui entretenaient la vue sur le monde plus vaste qui
s’étendait par-delà l’enceinte étouffante du silo.
Nelson posa le casque sur le banc.
— Vos brosses se trouvent ici.
Il tapota les tampons de laine accrochés à l’avant de la
combinaison. Holston en arracha un à grand bruit, examina les spires
et volutes de la matière rêche, et le recolla.
— Deux giclées de la bouteille de détergent avant de frotter avec le
tampon de laine, puis vous séchez avec ce chiffon et vous appliquez
les films ablatifs à la toute fin.
Il tapota dans l’ordre sur chacune des poches, quand bien même
elles étaient clairement légendées, numérotées – à l’envers pour être
lisibles par Holston – et différenciées par un code couleur.
Holston hocha la tête et croisa le regard du technicien pour la
première fois. Il fut surpris d’y lire de la peur, une peur qu’il avait
appris à déceler dans l’exercice de son métier. Il faillit demander à
Nelson ce qui n’allait pas, avant de saisir : l’homme était inquiet que
toutes ces instructions soient vaines, qu’Holston – comme les
habitants du silo le craignaient chaque fois d’un nettoyeur – parte
directement sans s’acquitter de son devoir. Sans nettoyer pour ces
gens dont les règles, qui proscrivent de rêver d’un monde meilleur,
lui avaient valu d’être condamné. Ou bien Nelson craignait-il que
l’équipement coûteux, en peine et en ressources, que lui et son
équipe avaient élaboré à partir des secrets et techniques hérités de
bien avant l’insurrection, quitte le silo pour aller pourrir
inutilement ?
— Ça va comme ça ? demanda Nelson. Rien qui serre trop ?
Holston promena son regard dans le sas. Ma vie me serre trop,
avait-il envie de dire. Ma peau me serre trop. Les murs me serrent
trop.
Il se contenta de secouer la tête.
— Je suis prêt, murmura-t-il.
C’était la vérité. Une vérité étrange, mais Holston était vraiment
prêt à partir.
Et tout à coup, il se rappela combien sa femme avait été prête, elle
aussi.
5

Trois ans plus tôt.

— Je veux sortir. Je veux sortir. Jeveuxsortir.


Holston surgit en trombe dans la cafétéria. Sa radio braillait
encore, c’était l’adjoint Marnes, il était question d’Allison. Holston
n’avait même pas pris le temps de répondre, il s’était rué dans
l’escalier et avait avalé les trois étages pour se rendre sur les lieux.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.
Il se fraya un chemin à travers l’attroupement qui s’était formé à la
porte et découvrit sa femme en train de se tordre sur le sol,
maintenue par Connor et deux autres employés de la cafétéria.
— Lâchez-la !
Il fit valser leurs mains des jambes de sa femme et faillit recevoir
une botte dans le menton en guise de récompense.
— Calme-toi, dit-il.
Il attrapa les poignets d’Allison qui se débattait pour échapper à
l’emprise désespérée des deux adultes.
— Bon sang, chérie, mais qu’est-ce qui se passe ?
— Elle était en train de se ruer vers le sas, dit Connor entre deux
grognements d’effort.
Percy immobilisa les deux pieds d’Allison qui leur lançait des
coups, et Holston ne fit rien pour l’en empêcher. Il comprenait
maintenant pourquoi trois hommes n’étaient pas de trop. Il se
pencha tout près d’elle, s’assura qu’elle le voyait. Elle avait les yeux
fous et lui jetait des regards à travers un rideau de cheveux
dépeignés.
— Allison, ma chérie, il faut que tu te calmes.
— Je veux sortir. Je veux sortir.
Sa voix s’était adoucie, mais les mots n’en continuaient pas moins à
se déverser.
— Ne dis pas ça.
Des frissons parcouraient le corps d’Holston au son de ces mots
terribles. Il prit ses joues.
— Chérie, ne dis pas ça !
Mais, dans un choc soudain, une part de lui sut ce que ça signifiait.
Il sut qu’il était trop tard. Les autres avaient entendu. Tout le monde
avait entendu. Sa femme avait signé son propre arrêt de mort.
La pièce se mit à tourner autour de lui alors qu’il suppliait Allison
de se taire. C’était comme s’il arrivait sur les lieux d’un accident
horrible – un malheur à l’atelier d’usinage – et découvrait un être
cher parmi les blessés. Le découvrait en vie, en train de lutter, tout
en sachant au premier regard que la blessure était mortelle.
Holston sentit des larmes chaudes lui ruisseler sur les joues alors
qu’il tentait de dégager le front d’Allison. Les yeux de sa femme
finirent par trouver les siens, cessèrent leur va-et-vient fébrile pour
se river sur lui, conscients. Et pendant un instant, juste une seconde,
avant qu’il puisse se demander si elle avait été droguée ou victime
d’une quelconque agression, une étincelle de lucidité calme s’y
refléta, une lueur de raison, de froid calcul. Mais elle fut chassée et le
regard d’Allison était redevenu fou lorsqu’elle se remit à supplier
qu’on la laisse sortir.
— Soulevez-la, dit Holston.
Ses yeux d’époux étaient inondés de larmes alors qu’il autorisait le
shérif consciencieux qu’il était aussi à intervenir. Il n’y avait rien
d’autre à faire que l’arrêter, au moment où il ne désirait rien tant
qu’assez d’espace pour hurler.
— Par ici, dit-il à Connor qui avait passé ses mains sous les épaules
remuantes d’Allison.
Il hocha la tête en direction de son bureau et de la cellule
adjacente. Juste après, au bout du couloir, la peinture jaune vif de la
grande porte du sas se détachait, sereine et menaçante, patiente et
silencieuse.
Dès qu’elle fut dans la cellule, Allison se calma. Elle s’assit sur le
banc, ayant cessé de se débattre et de déblatérer, comme si elle s’était
seulement arrêtée ici pour se reposer et profiter de la vue. C’était
Holston, maintenant, qui s’agitait, anéanti. Il faisait les cent pas
devant les barreaux en sanglotant des questions qui restaient sans
réponse, pendant que le maire et l’adjoint Marnes se chargeaient de
la procédure à sa place. Tous deux traitaient et Allison et son mari
comme des patients. Et même si l’horreur de la demi-heure écoulée
étourdissait Holston, à l’arrière de son cerveau de shérif, toujours à
l’écoute des tensions croissantes du silo, il avait la conscience diffuse
du choc et des rumeurs qui se répercutaient à travers les murs de
béton armé. L’énorme pression contenue dans les lieux chuintait
maintenant par les jointures, en chuchotements.
— Mon ange, il faut que tu me parles, l’implora-t-il encore et
encore.
Il cessa ses va-et-vient et se cramponna aux barreaux. Allison lui
tournait le dos. Elle contemplait l’écran mural, les collines brunes, le
ciel gris et les nuées sombres. De temps à autre, elle levait la main
pour chasser les cheveux de son visage, mais à part ça elle ne faisait
pas un geste, ne disait pas un mot. Il n’y avait qu’au moment où
Holston avait introduit sa clé dans la serrure, une fois qu’ils avaient
réussi à la faire entrer et à refermer la porte, qu’elle avait prononcé
un simple “Non” qui l’avait convaincu de retirer sa clé.
Tandis qu’il implorait et qu’elle se taisait, les manœuvres en vue
du nettoyage imminent tournoyaient dans le silo. Le couloir
résonnait des voix des techniciens qui ajustaient et apprêtaient une
combinaison. Une panoplie de nettoyage était rassemblée dans le sas.
Une bonbonne sifflait alors qu’on remplissait d’argon les chambres
d’assainissement. Ce branle-bas grondait sporadiquement jusqu’à la
cellule où Holston ne quittait pas sa femme des yeux. Des
techniciens en grande conversation se faisaient muets comme des
tombes lorsqu’ils passaient devant la porte ; on aurait dit que, en sa
présence, ils arrêtaient même de respirer.
Les heures se succédaient et Allison refusait de parler –
comportement qui fit sensation dans le silo. Holston passa toute la
journée à sangloter à travers les barreaux, l’esprit ravagé par la
douleur et la confusion. La destruction de tout ce qu’il connaissait
s’était produite en un instant. Il essaya de trouver un sens à tout ça
alors qu’Allison restait assise dans la cellule à contempler le paysage
lugubre, apparemment contente de sa situation, pourtant bien pire,
de nettoyeuse.
Finalement, c’est à la nuit tombée qu’elle se mit à parler, après
avoir silencieusement refusé son dernier repas une dernière fois,
après que les techniciens eurent terminé dans le sas, eurent refermé
la porte jaune et se furent retirés pour une nuit blanche. Après que
l’adjoint Marnes eut pris congé, non sans être venu deux fois tapoter
Holston sur l’épaule. Des heures après, lui sembla-t-il, alors qu’il
n’était pas loin de s’évanouir d’épuisement d’avoir tant pleuré et
d’avoir protesté à s’en briser la voix, longtemps après la disparition
du soleil voilé derrière les collines qu’on voyait du salon et de la
cafétéria – les collines qui masquaient le reste de cette ville lointaine,
croulante. Dans le noir presque complet de la cellule, Allison
murmura quelque chose de presque inaudible :
— Ce n’est pas réel.
Du moins c’est ce qu’Holston crut entendre. Il tressaillit.
— Chérie ?
Il saisit les barreaux et se releva sur ses genoux.
— Mon ange, murmura-t-il, essuyant ses joues encroûtées de
larmes séchées.
Elle se retourna. C’était comme si le soleil se ravisait et remontait
derrière les collines. La voir réagir lui donna de l’espoir. Ce
sentiment l’étreignit et l’amena à penser que tout cela n’avait été
qu’une maladie, une fièvre, le docteur pourrait rédiger un mot
d’excuse pour l’exonérer des paroles prononcées. Elle n’avait jamais
rien pensé de tout cela. Elle était sauvée rien qu’en s’y arrachant, et
Holston était sauvé rien qu’en la voyant se retourner vers lui.
— Rien de ce que tu vois n’est réel, dit-elle doucement.
Elle paraissait physiquement calme alors même que sa folie se
poursuivait, que des mots interdits la condamnaient.
— Viens me parler, dit Holston.
Il lui fit signe de s’approcher des barreaux. Allison secoua la tête.
Elle tapota le mince matelas du lit de camp tout près d’elle.
Holston regarda l’heure. Les horaires de visite étaient passés
depuis longtemps. On pouvait l’envoyer au nettoyage rien que pour
ce qu’il s’apprêtait à faire.
La clé entra dans la serrure sans une hésitation.
Un clic métallique retentit, outrageusement fort.
Holston entra dans la cellule de son épouse et s’assit à côté d’elle.
C’était une torture de ne pas la toucher, de ne pas la porter ou
l’entraîner en lieu sûr, la ramener dans leur lit où ils pourraient faire
semblant que tout cela n’était qu’un mauvais rêve.
Mais il n’osa pas faire un geste. Il resta assis à se tordre les mains
tandis qu’elle murmurait :
— Rien ne dit que ce soit réel. Que rien de tout cela ne soit réel.
Elle regardait l’écran. Holston se pencha si près d’elle qu’il sentit la
transpiration séchée après les débattements de la journée.
— Chérie, qu’est-ce qui se passe ?
L’haleine de ses mots fit trembler les cheveux d’Allison. Elle tendit
la main et toucha l’image qui s’assombrissait, tâtant les pixels.
— Ça pourrait très bien être le matin et nous n’en saurions rien. Il
pourrait très bien y avoir des gens dehors.
Elle se retourna et le regarda.
— Ils pourraient être en train de nous observer, dit-elle avec un
grand sourire sinistre.
Holston soutint son regard. Elle ne semblait pas folle du tout, pas
comme un peu plus tôt. Ses paroles étaient folles, mais elle n’avait pas
l’air de l’être.
— Où as-tu pêché cette idée ?
Il pensait le savoir mais demandait malgré tout.
— As-tu trouvé quelque chose sur les disques durs ?
On lui avait dit qu’elle avait couru droit du labo au sas, proférant
déjà ses folies. Il s’était passé quelque chose au travail.
— Qu’as-tu trouvé ?
— Il y a plus de choses effacées que ce qui l’a été pendant
l’insurrection, murmura-t-elle. Il fallait s’en douter. Tout est effacé.
Toutes les données récentes aussi.
Elle rit. Soudain sa voix s’éleva et son regard se brouilla.
— Des e-mails que tu ne m’as jamais envoyés, je parie !
— Chérie.
Holston osa avancer ses mains vers celles d’Allison et elle ne les
retira pas. Il les prit dans les siennes.
— Qu’as-tu trouvé ? Était-ce un mail ? De qui ?
Elle secoua la tête.
— Non. J’ai découvert les programmes qu’ils utilisent. Ceux qui
produisent sur les écrans des images si réelles.
Elle redirigea son regard vers la nuit, qui tombait plus vite.
— Le département d’infotechnologie, dit-elle. Le DIT. C’est eux. Ils
savent. C’est un secret qu’eux seuls connaissent.
Elle secoua la tête.
— Quel secret ? demanda Holston.
Il ne parvenait pas à savoir si ce qu’elle disait était absurde ou
crucial. Tout ce qu’il savait, c’est qu’elle parlait.
— Mais à présent je sais. Et tu sauras aussi. Je reviendrai te
chercher, je le jure. Ça se passera autrement cette fois. Nous allons
briser le cycle, toi et moi. Je vais revenir et nous franchirons cette
colline ensemble.
Elle rit.
— S’il y a une colline, dit-elle en élevant la voix. Si cette colline est
là et qu’elle est verte, nous la franchirons ensemble.
Elle se tourna vers lui.
— Il n’y a pas d’insurrection, pas vraiment, juste une fuite
progressive. La fuite des gens qui savent, qui veulent sortir.
Elle sourit.
— Ils obtiennent exactement ce qu’ils demandent. Je sais pourquoi
ils nettoient, pourquoi ils disent qu’ils ne le feront pas mais changent
d’avis. Je le sais. Je sais. Et ils ne reviennent jamais, ils attendent,
attendent, attendent, mais pas moi. Je reviendrai aussitôt. Ça se
passera autrement.
Holston serra les mains d’Allison. Des larmes lui ruisselaient des
joues.
— Ma chérie, pourquoi tu fais ça ?
Il sentait qu’elle voulait s’expliquer, maintenant que le silo était
plongé dans l’ombre et qu’ils étaient seuls.
— Je sais pour les insurrections, dit-elle.
Holston hocha la tête.
— Je sais. Tu m’as dit. Il y en a eu d’autres…
— Non.
Allison s’écarta de lui, mais c’était seulement pour pouvoir le
regarder dans les yeux. Elle n’avait plus cet œil hagard qu’elle avait
eu plus tôt.
— Holston, je sais pourquoi il y a eu des insurrections. Je sais
pourquoi.
Elle se mordit la lèvre. Holston attendit, crispé.
— À chaque fois c’était à cause de ce doute, de ce soupçon que les
choses n’étaient pas aussi mauvaises qu’elles semblaient là-dehors.
Tu as déjà eu ce sentiment, non ? Que nous pourrions être n’importe
où, en train de vivre un mensonge ?
Holston se garda bien de répondre, ou même de tiquer. Aborder ce
sujet conduisait au nettoyage. Il resta là figé, à attendre.
— C’étaient sûrement les jeunes, dit Allison. Tous les vingt ans ou
quelque chose comme ça. Je pense qu’ils avaient envie d’aller voir
plus loin, d’explorer. Tu ne ressens jamais ce besoin ? Tu ne le
ressentais pas quand tu étais plus jeune ?
Son regard se fit vague.
— Ou c’étaient peut-être les couples, les jeunes mariés, qui
devenaient fous quand on leur disait qu’ils ne pouvaient pas avoir
d’enfants dans ce fichu monde limité. Peut-être qu’ils étaient prêts à
tout risquer pour avoir cette chance…
Ses yeux fixèrent quelque chose au loin. Peut-être voyait-elle ce
ticket de loterie qu’il leur restait à concrétiser et qu’ils ne
concrétiseraient jamais. Elle regarda à nouveau Holston. Il se
demandait s’il pouvait être envoyé au nettoyage rien que pour son
silence, pour ne lui avoir pas hurlé de se taire alors qu’elle prononçait
chacun des grands mots interdits.
— Et c’étaient peut-être même les personnes âgées, dit-elle,
enfermées depuis trop longtemps, n’ayant plus peur de rien dans
leurs dernières années, désirant peut-être s’exiler pour laisser la
place aux autres, à leurs rares et précieux petits-enfants. Mais peu
importe, peu importe qui c’était, ce qui compte, c’est que chaque
insurrection s’est produite à cause de ce doute, de ce sentiment, que
nous sommes au mauvais endroit, ici.
Son regard balaya la cellule.
— Tu ne peux pas dire ça, chuchota Holston. C’est l’infraction
suprême…
Allison hocha la tête.
— Exprimer tout désir de s’en aller. Oui. L’infraction suprême. Tu
ne comprends pas pourquoi ? Pourquoi c’est interdit ? Parce que
toutes les insurrections sont parties de ce désir, voilà pourquoi.
— On récolte ce qu’on demande, récita Holston, des mots qu’on lui
avait entrés dans le crâne depuis l’enfance. Ses parents l’avaient
averti – lui leur cher, leur seul enfant –, il ne devait jamais avoir
envie de sortir. Il ne devait même pas le penser. Ne laisse pas cette
idée te passer par l’esprit. C’était mourir sur-le-champ, cette pensée,
c’était détruire leur seul et unique fils.
Il regarda sa femme. Il ne comprenait toujours pas sa folie, cette
décision. Elle avait découvert des programmes supprimés qui
donnaient un air de réalité à des mondes sur écran, et alors ? Qu’est-
ce que ça voulait dire ? Pourquoi faire ça ?
— Pourquoi ? lui demanda-t-il. Pourquoi de cette façon ? Pourquoi
ne m’en as-tu pas parlé ? Il y a forcément un meilleur moyen de
découvrir ce qui se passe. On pourrait commencer par dire aux gens
ce que tu trouves sur ces disques…
— Et déclencher la prochaine grande insurrection ?
Elle éclata de rire. Une partie de sa folie subsistait, ou peut-être
était-ce simplement une intense frustration, une colère bouillante.
Peut-être qu’une grande trahison, à l’œuvre depuis des générations,
l’avait poussée à bout.
— Non merci, dit-elle, son rire se calmant. J’ai effacé tout ce que
j’ai trouvé. Je ne veux pas qu’ils sachent. Tant pis pour eux s’ils
restent ici. Je reviendrai uniquement pour toi.
— On n’en revient pas, lança Holston avec colère. Tu crois que les
bannis sont encore là, dehors ? Tu crois qu’ils ont fait le choix de ne
pas revenir parce qu’ils avaient le sentiment de nous avoir trahis ?
— Pourquoi crois-tu qu’ils font le nettoyage ? demanda Allison.
Pourquoi prennent-ils leur tampon de laine et se mettent-ils à la
tâche sans l’ombre d’une hésitation ?
Holston soupira. Il sentait sa colère s’épuiser.
— Personne ne sait pourquoi.
— Mais à ton avis ?
— Nous en avons déjà parlé, dit-il. Combien de fois avons-nous
déjà eu cette discussion ?
Il était persuadé que tous les couples se chuchotaient leurs
théories lorsqu’ils étaient entre eux. Il regarda par-delà Allison en se
remémorant ces moments. Il regarda le mur et la position de la lune
lui indiqua combien la nuit était avancée. Leur temps était compté.
Demain, sa femme ne serait plus là. Cette pensée simple revenait
souvent, comme des éclairs tombant de nuées d’orage.
— Tout le monde a des théories, dit-il. Nous avons partagé les
nôtres des milliers de fois. Profitons seulement…
— Mais tu as de nouveaux éléments, à présent.
Elle lui lâcha la main et se dégagea le front.
— Toi et moi avons de nouveaux éléments, et à présent tout fait
sens. Parfaitement sens. Et demain j’en aurai le cœur net.
Allison sourit. Elle tapota la main d’Holston comme si c’était un
enfant.
— Et un jour, mon amour, tu sauras, toi aussi.
6

Aujourd’hui.

La première année sans Allison, Holston l’avait passée à attendre,


croyant aux folies de sa femme, se défiant de la vue de son corps sur
cette colline, espérant son retour. Il avait passé le premier
anniversaire de sa mort à récurer la cellule, à laver la porte jaune du
sas et à guetter un bruit, un toc-toc qui aurait voulu dire que le
fantôme de sa femme était revenu pour le libérer.
Ne voyant rien venir, il avait commencé à envisager l’autre
solution : sortir et aller la chercher. Il avait passé suffisamment de
jours, de semaines, de mois à parcourir le contenu de son ordinateur,
lisant une partie de ce qu’elle avait reconstitué, n’en comprenant que
la moitié, pour devenir à moitié fou lui-même. Le monde dans lequel
il vivait était un mensonge, en vint-il à penser, et sans Allison il
n’avait plus aucune raison d’y vivre même s’il était vrai.
Le deuxième anniversaire du départ d’Allison fut l’année de sa
lâcheté. Il s’était rendu au travail, les mots empoisonnés à la bouche
– son désir de sortir – mais il les avait ravalés à la dernière seconde.
Pendant sa patrouille avec l’adjoint Marnes, ce jour-là, le secret
d’avoir frôlé la mort l’avait brûlé de l’intérieur. Ce fut une longue
année de lâcheté, d’abandon d’Allison. La première année avait
marqué l’échec de sa femme ; la suivante son échec à lui. Mais c’en
était fini.
Aujourd’hui, encore un an plus tard, il était seul dans le sas, vêtu
d’une combinaison de nettoyage, plein de doutes et de convictions.
Le silo était hermétiquement fermé derrière lui, l’épaisse porte jaune
verrouillée, et Holston se dit qu’il n’aurait pas pensé mourir comme
ça – ce n’était pas le destin qu’il avait espéré. Il avait pensé rester
dans le silo à jamais, ses nutriments finissant comme ceux de ses
parents : dans le sol de la ferme du huitième étage. Ses rêves de
famille, d’enfant à lui, ses fantasmes d’avoir des jumeaux ou un autre
ticket gagnant à la loterie, une femme auprès de qui vieillir,
semblaient dater d’une autre vie…
Un klaxon retentit de l’autre côté de la porte jaune, enjoignant à
tout le monde de s’en aller. Sauf lui. Lui devait rester. Lui n’avait
nulle part ailleurs où aller.
Les chambres à argon sifflèrent, remplirent la pièce de gaz inerte.
Au bout d’une minute, Holston sentit la pression de l’air froisser sa
combinaison autour de ses articulations. Il respira l’oxygène qui
circulait à l’intérieur de son casque, et devant l’autre porte, la porte
interdite, la porte de l’affreux monde extérieur, il attendit.
La plainte métallique des pistons parvint du fond des murs. Les
rideaux de plastique sacrificiels qui couvraient l’intérieur du sas se
plissèrent sous la pression de l’argon accumulé. Ces rideaux seraient
incinérés dans le sas quand Holston serait en train de nettoyer. La
zone serait récurée avant la tombée de la nuit, rendue prête pour le
prochain nettoyage.
Devant lui, les grandes portes de métal trépidèrent, puis un rai
d’espace incroyable apparut dans l’entrebâillement, qui s’élargit à
mesure que les panneaux rentraient dans leurs montants. Elles ne
s’ouvriraient pas complètement, pas comme il avait été prévu à leur
conception – il fallait réduire le risque d’entrée d’air toxique au
minimum.
Un torrent d’argon siffla par l’interstice, s’atténuant en ronflement
à mesure que l’ouverture grandissait. Holston s’approcha au plus
près, aussi horrifié de ne pas résister qu’il avait été perplexe devant
les actions de ses prédécesseurs. Mieux valait sortir, voir le monde
une fois de ses propres yeux, que finir brûlé vif avec les rideaux en
plastique. Mieux valait survivre encore quelques instants.
Dès que l’ouverture fut assez large, Holston se glissa entre les
battants, sa combinaison frottant contre le métal. Il baignait dans un
voile de brume, formé par la condensation de l’argon dans cet air à
plus basse pression. Il s’avança à l’aveugle, trébuchant, tâtonnant
dans la douce nuée.
Alors qu’il était toujours dans la brume, les portes gémirent et
commencèrent à se refermer. Les mugissements de klaxon furent
engloutis par les deux épaisseurs d’acier pressées l’une contre
l’autre, qui l’enfermaient dehors avec les toxines tandis que les feux
de purification faisaient rage dans le sas, détruisant tout l’air
contaminé qui avait pu s’y infiltrer.
Holston se découvrit au bas d’une rampe de béton, une rampe qui
montait. Il sentit que son temps était compté – un rappel constant
tambourinait à l’arrière de son crâne – Vite ! Vite ! Sa vie filait à
chaque seconde. Il gravit pesamment la rampe, troublé de ne pas être
déjà en surface, lui qui avait l’habitude de voir le monde et l’horizon
depuis la cafétéria et le salon, qui se trouvaient au même niveau que
le sas.
Il se hissa en haut de la rampe étroite, un mur de béton écaillé de
chaque côté, la visière pleine d’une lumière déroutante, éclatante. Au
sommet de la rampe, Holston vit le paradis auquel il avait été
condamné pour avoir commis le péché d’espérer. Il tourna sur lui-
même, scrutant l’horizon, étourdi à la vue de tant de vert !
Le vert des collines, le vert de l’herbe, le vert du tapis qu’il avait
sous les pieds. Il poussa un cri de joie dans son casque. Cette vue lui
chamboulait l’esprit. Au-dessus de tout ce vert planait exactement la
même nuance de bleu que dans les livres pour enfants, les nuages
flottaient immaculés, l’air frémissait du mouvement de la vie.
Holston pivota encore et encore, le temps d’encaisser le choc.
Soudain, il revit sa femme faire de même ; il l’avait regardée se
tourner lentement, maladroitement, presque comme si elle était
perdue, désorientée, ou qu’elle hésitait à faire le nettoyage.
Le nettoyage !
Holston tendit la main pour décrocher un tampon de laine de sa
poitrine. Le nettoyage ! Dans un vertige soudain, un torrent de
conscience, il sut pourquoi, pourquoi !
Il regarda vers l’endroit où il avait toujours pensé que le haut mur
circulaire du dernier étage se dressait, mais bien sûr ce mur était
enterré. Derrière lui, il n’y avait qu’un petit monticule de béton, une
tour qui ne dépassait pas les deux mètres cinquante. Une échelle
métallique montait sur un côté ; des antennes jaillissaient du
sommet. Et sur le côté qui lui faisait face – sur tous les côtés qu’il vit
en s’approchant – se trouvaient les grands objectifs incurvés,
panoramiques, des puissantes caméras du silo.
Holston leva son tampon et s’approcha de la première. Il s’imagina
tel qu’on devait le voir de la cafétéria, en train d’avancer d’un pas
chancelant, de grossir démesurément. Il avait regardé sa femme faire
de même trois ans plus tôt. Il la revit en train d’agiter la main. À
l’époque il avait pensé que c’était pour garder l’équilibre, mais avait-
elle voulu lui dire quelque chose ? Avait-elle souri bêtement, aussi
largement que lui à cet instant, cachée sous sa visière d’argent ? Son
cœur avait-il battu d’un espoir insensé lorsqu’elle avait aspergé,
frotté, essuyé, appliqué ? Holston savait que la cafétéria serait
déserte ; aucun de ceux qui restaient ne l’aimait suffisamment pour
regarder, mais il fit signe malgré tout. Et ce ne fut pas la colère brute
que beaucoup avaient dû ressentir qui l’anima pendant son
nettoyage. Ce ne fut pas la conscience que les habitants du silo
étaient condamnés et les condamnés libérés. Ce ne fut pas un
sentiment de trahison qui guida la laine en petits mouvements
circulaires dans sa main. Ce fut la pitié. Une pitié pure et simple et
une joie sans retenue.
Le monde devint flou, mais d’un flou aimable, lorsque des larmes
vinrent aux yeux d’Holston. Sa femme avait vu juste : les écrans du
silo mentaient. Les collines étaient les mêmes – il les avait reconnues
au premier coup d’œil, après avoir vécu tant d’années avec elles –
mais les couleurs étaient toutes fausses. Les écrans du silo, les
programmes qu’Allison avait découverts, parvenaient à donner l’air
gris aux verts éclatants, à les priver de vie. Cette vie extraordinaire !
Holston décrassa l’objectif de la caméra et alla jusqu’à se
demander si ce flou progressif était réel. La crasse, assurément,
l’était. Il le constata en la faisant partir. Mais s’agissait-il de simple
poussière, plutôt que de résidus toxiques charriés par l’air ? Le
programme découvert par Allison modifiait-il uniquement ce qu’on
voyait déjà ? Tant d’idées et de faits nouveaux lui chaviraient l’esprit.
Il se sentait comme un adulte nouveau-né, voyant le jour dans un
monde immense, avec tant de choses à assimiler à la fois que sa tête
bourdonnait.
Le flou est réel, décida-t-il, en faisant disparaître les dernières
traînées qui souillaient la deuxième caméra. Le flou tenait lieu de
filtre, comme les faux gris et les faux bruns que le programme devait
utiliser pour cacher cette étendue verte et ce ciel bleu constellé de
blanc soufflé. On leur cachait un monde si beau qu’Holston dut se
concentrer pour ne pas rester planté là, bouche bée.
Il travaillait sur la deuxième des quatre caméras et songeait à ces
murs mensongers au-dessous de lui, qui prenaient ce qu’ils voyaient
pour l’altérer. Il se demanda combien de personnes dans le silo
étaient au courant. Si quelqu’un l’était… Quel genre de dévouement
fanatique fallait-il pour entretenir une illusion si déprimante ? Ou
est-ce que le secret datait d’avant la dernière insurrection ?
S’agissait-il d’un mensonge ignoré et perpétué de génération en
génération – une série de programmes fallacieux qui continuaient à
tourner sur les ordinateurs du silo à l’insu de tous ? Parce que si
quelqu’un savait, si quelqu’un pouvait montrer quelque chose,
pourquoi pas quelque chose de beau ?
Les insurrections ! C’était peut-être simplement pour empêcher
qu’elles se reproduisent encore et encore. Holston appliqua un film
ablatif sur le deuxième capteur et se demanda si l’affreux mensonge
d’un monde extérieur sans attrait était une tentative malavisée d’ôter
aux gens l’envie de sortir. Quelqu’un avait-il décidé que la vérité était
pire qu’une perte de pouvoir, de contrôle ? Ou était-ce quelque chose
de plus profond, de plus sinistre ? La peur d’enfants engendrés
librement, sans frein, aussi nombreux que désirés ? Tant de
possibilités horribles.
Et Allison ? Où était-elle ? En contournant la tour de béton pour
accéder à la troisième caméra, Holston vit apparaître au loin les
gratte-ciel de la ville, familiers mais étranges. C’est qu’il y avait plus
d’immeubles que d’habitude, disposés de part et d’autre d’une masse
inconnue qui se détachait au premier plan. Les autres, ceux qu’il
connaissait, étaient intacts et lumineux, au lieu d’être affaissés et
déchiquetés. Holston contempla la ligne de crête des collines
verdoyantes et imagina qu’Allison allait y surgir d’un instant à l’autre.
Mais c’était ridicule. Comment saurait-elle qu’il avait été expulsé
aujourd’hui ? Se souviendrait-elle de l’anniversaire ? Même s’il avait
manqué les deux premiers ? Holston maudit sa lâcheté passée, les
années perdues. Il décida que c’était à lui d’aller la chercher.
Il brûla tout à coup de le faire sans plus attendre, d’arracher son
casque et son encombrante combinaison et de s’élancer sur la colline
dans sa sous-combinaison de carbone, en inspirant de grandes
bouffées d’air frais et en riant sans discontinuer jusqu’à sa femme, en
train de l’attendre dans une ville immense, incommensurable, pleine
de gens et de cris d’enfants.
Mais non, il y avait des apparences à sauvegarder, des illusions à
entretenir. Il ne savait pas exactement pourquoi, mais c’était ce que
sa femme avait fait, ce que tous les autres avaient fait avant lui.
Holston faisait désormais partie de ce club, de ceux du dehors. Il y
avait une pression de l’histoire, une jurisprudence à respecter. Ils
avaient su comment se comporter. Il irait au bout de sa tâche pour le
groupe d’initiés qu’il venait de rejoindre. Il ne savait pas vraiment
pourquoi il le faisait, seulement que tout le monde l’avait fait avant
lui, or ils partageaient tous un tel secret ! Et le secret était une drogue
puissante. Il se contenta de suivre les instructions, les chiffres sur les
poches, il nettoya mécaniquement tout en songeant aux implications
colossales d’un monde si vaste qu’on n’avait pas assez d’une vie pour
tout voir, pour respirer tout l’air, boire toute l’eau, consommer tous
les vivres.
Tels furent les rêves qu’Holston caressa en frottant
consciencieusement le troisième objectif, avant d’essuyer,
d’appliquer le film et de passer à la dernière caméra. Il entendait son
pouls dans ses oreilles ; son cœur cognait dans la combinaison
serrée. Bientôt, bientôt, se disait-il. Il utilisa le second tampon de
laine pour décrasser le dernier objectif. Il aspergea, frotta, essuya et
appliqua une dernière fois, en prenant soin de ranger chaque chose à
sa place, dans sa pochette numérotée, pour ne pas polluer le sol sain
et splendide qu’il avait sous les pieds. Lorsqu’il eut terminé, Holston
recula, jeta un dernier regard aux absents qui n’étaient pas en train
de le regarder de la cafétéria ou du salon, et tourna le dos à ceux qui
avaient tourné le leur à Allison et à tous les autres avant elle. Si
personne ne revenait chercher les gens de l’intérieur, il y avait une
raison, pensa Holston, de même qu’il y avait une raison si tout le
monde nettoyait, même ceux qui avaient juré de ne pas le faire. Il
était libre. Il devait rejoindre les autres. Il gagna donc tranquillement
le pli sombre qui gravissait la colline, marchant dans les pas de sa
femme, sachant qu’un rocher bien connu et depuis longtemps
endormi ne serait plus là. Ça aussi, décida Holston, ce n’était rien de
plus qu’un horrible mensonge pixelisé.
7

Holston avait fait une douzaine de pas sur le versant, toujours


émerveillé de l’herbe éclatante à ses pieds et du ciel radieux au-
dessus de sa tête, lorsque la première douleur lui serra le ventre.
C’était une forte crampe, comme une faim violente. Au début, il
craignit d’avancer trop vite – il y avait d’abord eu le nettoyage et
maintenant cette ascension impatiente dans l’encombrante
combinaison. Il ne voulait pas l’ôter avant d’avoir franchi la crête de
la colline, afin de préserver l’illusion qui régnait entre les murs de la
cafétéria. Il concentra son attention sur les cimes des gratte-ciel et se
résigna à ralentir, à se calmer un peu. Un pas à la fois. Après tant
d’années passées à arpenter trente étages de silo, cette côte-là n’était
rien.
Une autre crampe, plus forte cette fois. Holston grimaça et
s’arrêta, le temps que ça passe. À quand remontait son dernier
repas ? Il n’avait rien avalé la veille. Stupide. Quand s’était-il rendu
aux toilettes pour la dernière fois ? Là encore, il ne s’en souvenait
pas. Il allait peut-être devoir ôter la combinaison plus tôt que prévu.
Lorsque la vague nauséeuse fut passée, il fit quelques pas de plus,
espérant atteindre le sommet de la colline avant le prochain accès. Il
n’avait fait qu’une douzaine de pas supplémentaires lorsque la
douleur ressurgit, plus sévère, pire que tout ce qu’il avait jamais
connu. Si intense qu’il en eut un haut-le-cœur – heureusement qu’il
avait le ventre vide, tout compte fait. Il se tint l’abdomen et ses
genoux fléchirent, pris de flageolements. Il s’effondra par terre,
poussant un gémissement. Un feu lui rongeait les entrailles, dévorait
sa poitrine. Il parvint à ramper un peu, le front dégoulinant de sueur,
éclaboussant l’intérieur de son casque. Des étincelles jaillirent
devant ses yeux ; à plusieurs reprises, le monde entier devint blanc,
comme traversé d’éclairs. Perdu et à demi conscient, il rampa
encore, à grand-peine, l’esprit sidéré et tourné vers ce dernier but
clair : franchir la crête.
Le miroitement se répéta encore et encore, une lumière vive
entrant par sa visière avant de vaciller et de disparaître. Il devenait
difficile de voir. Holston butta sur un obstacle et son bras céda, son
épaule s’écrasa contre le sol. Il plissa les yeux et regarda vers le haut
de la colline, attendant de voir nettement ce qu’il y avait devant lui,
mais il ne vit que de l’herbe, par flashs intermittents.
Puis ce fut le noir complet. Il ne voyait plus rien. Il se laboura le
visage, le casque, alors que son ventre se nouait à nouveau
abominablement. Il y eut une lueur, un clignotement dans son
champ de vision, et il sut qu’il n’était pas aveugle. Mais ce
clignotement avait l’air de provenir de l’intérieur du casque. C’était sa
visière qui était tout à coup devenue aveugle, pas lui.
Holston chercha les fermoirs à l’arrière de son casque. Il se
demanda s’il avait épuisé toute sa réserve d’air. Était-il en train de
s’asphyxier ? D’être empoisonné par ses propres rejets ? Bien sûr !
Pourquoi lui auraient-ils donné plus d’air qu’il en fallait pour le
nettoyage ? Il tâtonna du bout de ses gros gants. Ils n’étaient pas faits
pour ça. Les gants faisaient partie intégrante de la combinaison, une
combinaison d’une seule pièce, à double fermeture éclair sécurisée
par une bande de velcro. Elle n’était pas faite pour être enlevée, pas
sans aide. Holston allait mourir dedans, s’intoxiquer, étouffer dans
ses propres gaz, et il connut alors la vraie peur du confinement, un
vrai sentiment de claustration. Le silo n’était rien comparé à cela,
sut-il alors qu’il luttait pour se libérer, qu’il se tordait de douleur
dans son cercueil taillé sur mesure. Il se tordit et donna des coups
sur les fermoirs, mais ses doigts matelassés étaient trop gros. Et sa
cécité aggravait les choses, lui donnait le sentiment d’être suffoqué,
pris au piège. Son cœur se souleva à plusieurs reprises. Il se plia en
deux, les mains écartées dans la terre, et sentit quelque chose de
pointu à travers son gant.
Il tâtonna et trouva l’objet – une pierre crénelée. Un outil. Holston
essaya de se calmer. Les années qu’il avait passées à faire respecter le
calme, à apaiser les autres, à stabiliser le chaos, lui revinrent à
l’esprit. Il saisit la pierre avec précaution, terrifié à l’idée de la perdre
dans sa cécité, puis il la leva à la hauteur de son casque. Il songea un
bref instant à s’en servir pour sectionner ses gants, mais il n’était pas
sûr d’avoir encore assez d’air et de lucidité devant lui. Il lança la
pointe de la pierre contre sa cuirasse, au niveau du cou, là où devait
se trouver le fermoir. Il entendit un claquement. Clac. Clac. Il s’arrêta
pour tâter à nouveau du bout de ses doigts boudinés, fut repris par
des haut-le-cœur, et se concentra pour viser. Au clac succéda un
déclic. Un rai de lumière s’introduisit lorsqu’un côté du casque se
détacha. Holston s’étouffait dans ses propres exhalaisons, dans l’air
confiné et usé où il macérait. Il fit passer la pierre dans son autre
main et visa le second fermoir. Encore deux clacs avant de toucher la
cible, et le casque céda.
Holston voyait. Ses yeux brûlaient à cause de l’effort, de l’asphyxie,
mais il voyait. Il pressa les paupières pour chasser ses larmes et
voulut inspirer une profonde goulée d’air bleu, frais, revivifiant.
Au lieu de ça, il reçut comme un coup dans la poitrine. Il
s’étrangla. Il vomit de la salive et de la bile, ses parois mêmes
essayant de s’échapper. Le monde autour de lui avait viré au brun.
Herbe brune et cieux gris. Pas de vert. Pas de bleu. Pas de vie.
Il s’effondra sur le flanc, tomba sur l’épaule. Son casque était
ouvert devant lui, la visière noire et éteinte. On ne voyait pas au
travers. Holston tendit le bras pour le prendre, interloqué.
L’extérieur de la visière était argenté, l’intérieur était… rien. Pas de
verre. Une surface brute. Des fils qui entraient et sortaient. Un écran
hors service. Des pixels morts.
Il vomit à nouveau. Il s’essuya mollement la bouche, regarda vers
le bas de la colline, et à l’œil nu il vit le monde tel qu’il était, tel qu’il
l’avait toujours connu. Morne et désolé. Il lâcha le casque, laissant
tomber le mensonge qu’il avait apporté du silo avec lui. Il était en
train de mourir. Les toxines étaient en train de le ronger de
l’intérieur. Il plissa les yeux vers les nuages noirs qui erraient au-
dessus de lui comme des bêtes en troupeau. Il se retourna pour voir
jusqu’où il était parvenu, s’il était encore loin de la crête, et il vit la
chose sur laquelle il avait buté en rampant. Un rocher, endormi. Qui
n’apparaissait pas dans la visière, ne faisait pas partie du mensonge
généré sur le petit écran par l’un des programmes découverts par
Allison.
Holston tendit la main et toucha l’objet qui gisait devant lui, la
combinaison blanche qui se désintégrait comme de la pierre friable,
et il fut incapable de garder la tête levée plus longtemps. Il se
recroquevilla, souffrant de la mort lente qui l’avait surpris, tenant ce
qu’il restait de sa femme, et, dans son dernier souffle, il se demanda
à quoi ressemblait sa mort aux yeux de ceux qui pouvaient voir, cette
agonie recroquevillée dans la fente noire d’une colline brune sans
vie, une ville déliquescente, silencieuse et abandonnée au-dessus de
lui.
Que verraient-ils, ceux qui auraient choisi de regarder ?
II

LE BON CALIBRE
8

Ses aiguilles à tricoter reposaient par paires dans un étui de cuir,


deux baguettes de bois assorties, côte à côte comme les os délicats
d’un poignet dans une enveloppe de vieille chair desséchée. Bois et
cuir. Ces artefacts étaient comme des indices transmis de génération
en génération, des clins d’œil inoffensifs que lui adressaient ses
ancêtres, des objets bénins, au même titre que les livres pour enfants
et les sculptures en bois, qui avaient réussi à survivre à l’insurrection
et à la purge. Chacun de ces indices était une allusion discrète à un
monde au-delà du leur, un monde où des bâtiments se dressaient en
surface, comme les ruines croulantes qu’on apercevait au-dessus des
collines grises et sans vie.
Après mûre réflexion, le maire Jahns choisit une paire d’aiguilles.
Elle choisissait toujours avec précaution, car il était crucial de
trouver le bon calibre. Si l’aiguille était trop petite, le travail s’avérait
difficile et le pull trop serré, étriqué. Si elle était trop grosse, le
vêtement se retrouvait criblé de grands trous. La maille restait lâche.
On voyait au travers.
Lorsqu’elle eut fait son choix, tiré les os de bois de leur manche de
cuir, Jahns tendit la main vers la grosse pelote de fil de coton. En
soupesant ce nœud de fibres entortillées, elle eut peine à croire que
ses mains pourraient en faire quelque chose d’ordonné, d’utile. Elle
chercha le bout du fil, songeant à la façon dont les choses voyaient le
jour. Pour l’instant, son pull n’était guère plus qu’un emmêlement et
une idée. Auparavant, ç’avait été d’éclatantes fibres de coton
s’épanouissant dans les fermes de terre, cueillies, nettoyées et tissées
en longues tresses. Et si on remontait encore, le plant de coton tirait
sa substance même des êtres ensevelis dans le sol, qui avaient nourri
ses racines de leur propre cuir cependant qu’en surface, l’air cuisait
sous l’éclat puissant des lampes de croissance.
Jahns secoua la tête devant sa propre morbidité. Plus elle
vieillissait, plus vite son esprit se tournait vers la mort. À la fin,
toujours, ces pensées de mort.
Avec un soin expert, elle passa le bout du fil autour de la pointe de
l’une des aiguilles et forma une toile triangulaire avec ses doigts. Le
bout de l’aiguille dansa dans ce triangle, montant les mailles. C’était
son moment préféré – les premières mailles. Elle aimait les
commencements. Le premier rang. Quand de rien surgissait quelque
chose. Comme ses mains savaient ce qu’elles avaient à faire, Jahns
était libre de lever les yeux pour regarder une bourrasque de vent
matinal chasser des poches de poussière dans la pente. Les nuages
étaient bas et sinistres, aujourd’hui. Ils planaient comme des parents
inquiets au-dessus de ces petits tourbillons de terre poussés par les
vents qui dégringolaient comme des enfants rieurs, de pirouette en
culbute, suivant les vallons et les creux pour converger vers un grand
pli où deux collines entraient en collision pour n’en faire qu’une. Là,
Jahns regarda les boules de poussière se jeter contre deux cadavres ;
les jumeaux folâtres s’évaporèrent en fantômes ; une fois encore, des
enfants joueurs retournaient à l’état de rêves et de brume dispersée.
Calé dans sa chaise en plastique délavée, le maire Jahns regarda les
vents capricieux jouer dans le monde inhospitalier du dehors. Ses
mains transformaient le fil en rangs et un coup d’œil de temps à
autre lui suffisait pour savoir où elle en était. Souvent, la poussière
volait par bancs vers les capteurs et chaque vague lui faisait rentrer la
tête dans les épaules, comme si on allait la frapper physiquement.
Ces assauts de poussière qui encrassaient la vue étaient toujours
difficiles à regarder, mais au lendemain d’un nettoyage, ils
semblaient particulièrement brutaux. Chaque fois que la poussière
touchait les objectifs, c’était une violation, la main d’un homme sale
sur un objet pur. Et au bout de soixante ans, elle se demandait
parfois si l’encrassement des objectifs, si le sacrifice humain
nécessaire pour les nettoyer ne lui étaient pas encore plus pénibles à
supporter.
— M’dame ?
Le maire Jahns se détourna de la vue des collines mortes qui
abritaient son shérif récemment défunt. Elle se tourna et trouva
l’adjoint Marnes à ses côtés.
— Oui, Marnes ?
— Ce que vous m’aviez demandé.
Marnes posa trois dossiers sur la table de la cafétéria et les fit
glisser vers Jahns à travers les miettes et les traces de jus de fruits
laissées par la célébration du nettoyage la veille au soir. Jahns mit son
tricot de côté et les prit à contrecœur. Ce qu’elle désirait vraiment,
c’était qu’on la laisse seule encore un peu à regarder des rangs de
mailles devenir quelque chose. Elle voulait profiter de la paix et de la
tranquillité de ce lever de soleil avant que la crasse et les années ne le
ternissent, avant que les autres habitants des étages supérieurs ne se
réveillent, ne chassent le sommeil de leurs yeux, les taches de leurs
consciences, et ne montent s’entasser autour d’elle dans les chaises
en plastique pour s’abreuver de ce spectacle.
Mais le devoir lui faisait signe : elle était maire par choix et le silo
avait besoin d’un shérif. Alors elle mit de côté ses propres besoins et
désirs et soupesa les dossiers posés sur ses genoux. Caressant la
couverture du premier, elle regarda ses mains dans un mélange de
douleur et d’acceptation. Le dessus en semblait aussi sec et froissé
que le papier écru qui dépassait des dossiers. Elle jeta un regard à
l’adjoint Marnes, dont la moustache blanche était mouchetée de noir.
Elle se rappela l’époque où c’était le contraire et où sa grande et
mince carrure était marque de jeunesse et de vigueur plutôt que de
maigreur et de fragilité. Il était encore bel homme, mais seulement
parce qu’elle le connaissait depuis longtemps, seulement parce que
ses vieux yeux s’en souvenaient.
— Vous savez, dit-elle à Marnes, nous pourrions procéder
autrement cette fois-ci. Si vous me laissiez vous promouvoir shérif,
vous vous trouveriez un adjoint, on ferait ça comme il faut.
Marnes rit.
— Je suis adjoint depuis aussi longtemps que vous êtes maire,
m’dame. Si je deviens autre chose un jour, c’est mort, pas shérif.
Jahns hocha la tête. Une des choses qu’elle aimait chez Marnes,
c’était qu’il avait parfois les pensées si noires que les siennes
paraissaient d’un gris éclatant.
— Je crains que ce jour n’approche rapidement pour nous deux,
dit-elle.
— Rien de plus vrai, ma foi. J’aurais jamais pensé survivre à tant de
gens. Et je me vois sûrement pas vous survivre à vous.
Marnes se frotta la moustache et étudia la vue du monde extérieur.
Jahns lui sourit, ouvrit le dossier du dessus et étudia la première bio.
— Y a là trois candidats valables, dit Marnes. Comme vous me
l’avez demandé. J’serai ravi de travailler avec n’importe lequel des
trois. Juliette – je crois qu’elle est au milieu, là –, ce serait mon
premier choix. Elle travaille en bas, aux Machines. Elle monte pas
souvent, mais Holston et moi…
Marnes s’arrêta et se racla la gorge. Jahns leva les yeux et vit que le
regard de son shérif adjoint avait glissé vers le pli sombre de la
colline. Il mit son poing anguleux devant sa bouche et feignit de
tousser.
— Pardon. Comme je disais, le shérif et moi avons travaillé sur un
décès là-bas il y a quelques années. Cette Juliette – maintenant que
j’y pense, je crois qu’elle préfère qu’on l’appelle Jules –, c’était une
vraie lumière. Futée comme pas deux. Un sacré renfort dans ce
dossier, douée pour mettre le doigt sur des détails, s’y prendre avec
les gens, rester diplomate mais ferme, tout ça. Je crois pas qu’elle
monte beaucoup plus haut que les 80. Une vraie fille du fond, chose
qu’on n’a pas eue depuis un moment.
Jahns parcourut le dossier de Juliette, consultant son arbre
généalogique, l’historique de ses bons, son salaire actuel en jetons.
Elle était répertoriée comme chef d’équipe et bien notée. Rien à la
rubrique loterie.
— Jamais mariée ? demanda Jahns.
— Négatif. Elle est du genre célibataire endurcie, du genre serre-
cœur ? On a passé une semaine là-bas, on a vu l’affection que les gars
avaient pour elle. Elle aurait l’embarras du choix, mais elle préfère
s’abstenir. Le genre de personne qui fait de l’effet mais qui je trouve
bien toute seule.
— J’en connais un à qui elle a fait de l’effet, en tout cas, dit Jahns,
regrettant aussitôt cette pointe de jalousie dans sa voix.
Marnes changea de pied.
— Bah, vous me connaissez, madame le maire. J’exagère toujours
les mérites des candidats. Prêt à tout pour ne pas être promu.
Jahns sourit.
— Qu’en est-il des deux autres ?
Elle regarda leurs noms en se demandant si un shérif du fond était
une bonne idée. Ou inquiète, peut-être, que Marnes ait le béguin.
Elle reconnut le nom du dossier du dessus. Peter Billings. Il travaillait
quelques étages plus bas, au Judiciaire, en tant que greffier ou ombre
d’un juge.
— Franchement, m’dame ? Je les ai seulement mis pour jouer le
jeu. Comme je disais, je serais prêt à travailler avec eux, mais je
pense que Juliette est votre homme. Ça fait longtemps qu’on n’a pas
eu de fille comme shérif. Ce serait un choix populaire avant
l’élection.
— L’élection ne sera pas un critère, dit Jahns. Qui que nous
prenions, ce shérif sera probablement là longtemps après nous…
Elle s’interrompit, se souvenant avoir dit la même chose d’Holston
lorsqu’ils l’avaient choisi.
Jahns referma le dossier et reporta son attention vers l’écran
mural. Une petite tornade s’était formée à la base de la colline. La
poussière amassée était battue en une fureur organisée. Elle
accumula de la vapeur, cette petite volute, et enfla pour former un
cône plus large qui tourna et tourna sur sa pointe vacillante et se
précipita comme une toupie d’enfant vers des capteurs presque
étincelants dans les rayons blafards d’un lever de soleil encore net.
— Je pense que nous devrions aller la voir, dit finalement Jahns.
Elle gardait les dossiers sur ses genoux, ses doigts parcheminés
jouant avec les bords rugueux du papier artisanal.
— Pardon ? J’aimerais mieux la faire monter ici. Procéder à
l’entretien dans votre bureau comme on l’a toujours fait. Y a du
chemin pour descendre jusqu’à elle, et y en a encore plus pour
remonter.
— Je comprends cette inquiétude, monsieur l’adjoint. Mais il y a
bien longtemps que je ne suis pas descendue sous les 40. Mes genoux
ne sont pas une excuse pour ne pas voir mon peuple…
Le maire s’interrompit. La tornade de poussière chancela, tourna
et fonça droit vers eux. Elle se fit de plus en plus grosse – le grand-
angle de l’objectif la transformant en un monstre bien plus grand et
féroce, elle le savait, qu’il n’était en réalité – puis elle souffla sur le
réseau de capteurs, plongeant brièvement la cafétéria dans le noir
complet, avant de rebondir et de s’éloigner à travers l’écran du salon,
laissant derrière elle une vue du monde ternie par un léger voile
crasseux.
— Foutues saletés, grommela l’adjoint Marnes, les dents serrées.
Le cuir vieilli de son étui grinça lorsqu’il posa la main sur la crosse
de son revolver et Jahns imagina le vieil adjoint au milieu de ce
paysage, pourchassant le vent sur ses grandes échasses, criblant de
balles un nuage de poussière en train de s’évanouir.
Tous deux gardèrent le silence un moment, le temps d’évaluer les
dégâts. Puis Jahns reprit la conversation.
— Ce déplacement n’aura rien à voir avec l’élection, Marnes. Ce ne
sera pas pour pêcher des voix. À ma connaissance, je serai à nouveau
la seule candidate. Alors nous n’allons pas en faire toute une histoire.
Nous voyagerons léger et dans la discrétion. Je cherche à voir mon
peuple, pas à être vue.
Elle regarda vers lui et vit qu’il l’observait.
— Je le ferai pour moi, Marnes. Pour m’échapper un peu.
Elle se retourna vers la vue.
— Parfois… parfois je me dis que je suis en haut depuis trop
longtemps. Et vous aussi. Que nous sommes partout depuis trop
longtemps…
Des pas matinaux résonnèrent dans l’escalier en colimaçon, lui
permettant de faire une pause, et ils se tournèrent tous deux vers le
bruit de la vie, le bruit du jour qui s’éveillait. Et là, elle sut qu’il était
temps de commencer à chasser les images de mort de son esprit. Du
moins de les enterrer pour un moment.
— Nous allons descendre voir de quel calibre est cette Juliette,
vous et moi. Parce que, parfois, rester assise ici à regarder ce que le
monde nous oblige à faire, ça me taraude, Marnes. Ça me transperce
comme une aiguille.

Ils se retrouvèrent dans l’ancien bureau d’Holston après le petit-


déjeuner. Un jour après, Jahns le considérait toujours comme le
bureau d’Holston. Il était encore trop tôt pour qu’elle puisse le voir
autrement. Debout derrière les bureaux jumeaux et les vieilles
armoires de classement, elle contemplait la cellule vide pendant que
l’adjoint Marnes donnait ses dernières instructions à Terry, un agent
de sécurité du DIT solidement charpenté qui gardait la maison quand
Holston et Marnes s’en allaient travailler sur une affaire. Dans le dos
de Terry était postée Marcha, une adolescente aux cheveux sombres
et aux yeux clairs, en apprentissage au DIT. C’était l’ombre de Terry ;
à peu près la moitié des travailleurs du silo en avaient une. Elles
avaient entre douze et vingt ans, ces éponges toujours présentes qui
absorbaient les leçons et techniques grâce auxquelles le silo pourrait
fonctionner pendant au moins une génération de plus.
L’adjoint Marnes rappela à Terry combien les gens étaient agités
après un nettoyage. Une fois la tension relâchée, ils avaient un peu
tendance à faire la noce. Pendant au moins quelques mois, ils
pensaient que tout était permis.
L’avertissement n’avait guère besoin d’être explicité – à travers la
porte fermée, on entendait la fête battre son plein dans la pièce d’à
côté. La plupart des gens résidant au-dessus du quarantième étaient
déjà entassés dans la cafétéria et le salon. Tout le jour durant, des
centaines d’autres allaient monter du milieu et du fond en un flux
ininterrompu, demandant un congé et rendant des bons de vacances
dans l’unique but d’admirer la vue presque parfaitement claire du
monde extérieur. Pour beaucoup, c’était un pèlerinage. Certains ne
montaient qu’une fois tous les quatre ou cinq ans, restaient là une
heure à grommeler que c’était pareil que dans leur souvenir, puis
redescendaient en poussant leurs enfants devant eux dans l’escalier,
luttant contre les flots montants.
Terry se vit remettre les clés et un insigne temporaire. Marnes
s’assura que la batterie de sa radio était chargée, que le volume de
celle du bureau était à fond, et inspecta son arme. Il serra la main de
Terry et lui souhaita bonne chance. Jahns sentit que l’heure du
départ approchait et se détourna de la cellule vide. Elle dit au revoir
à Terry, salua Marcha et sortit derrière Marnes.
— Ça ne vous ennuie pas trop de partir juste après un nettoyage ?
demanda-t-elle lorsqu’ils entrèrent dans la cafétéria.
Elle savait combien l’ambiance serait agitée ce soir-là, et la foule
irritable. Le moment semblait très mal choisi pour l’embarquer dans
une expédition foncièrement égoïste.
— Vous plaisantez ? J’ai besoin de ça. J’ai besoin de m’échapper.
Il jeta un œil vers l’écran mural, qui était masqué par la foule.
— Je n’arrive toujours pas à comprendre Holston, ce qui lui a pris,
pourquoi il ne m’a jamais parlé de ce qui était en train de se passer
dans sa tête. Quand nous reviendrons, j’arriverai peut-être à ne plus
sentir sa présence dans le bureau. Parce que pour l’instant, j’ai du
mal à respirer là-dedans.
Jahns y songea tandis qu’ils se frayaient un chemin à travers la
cafétéria bondée. Les gobelets en plastique répandaient divers jus de
fruits sur le sol et le maire sentit une odeur piquante d’alcool
artisanal dans l’air, mais elle fit comme si de rien n’était. Les gens lui
souhaitaient bonne route, lui demandaient de faire attention,
promettaient d’aller voter. La nouvelle de leur descente s’était
répandue plus vite que le punch corsé, même s’ils n’avaient presque
prévenu personne. La plupart avaient l’impression que ce voyage
était une opération de séduction. Un déplacement électoral. Les
habitants les plus jeunes du silo, qui n’avaient pas connu d’autre
shérif qu’Holston, se mettaient déjà à saluer Marnes en l’affublant de
ce titre. Mais ceux qui avaient des rides aux commissures des yeux
étaient mieux avisés. Ils saluaient le duo d’un signe de tête et ils lui
souhaitaient tacitement une autre espèce de chance. Faites que ça
dure, disaient leurs yeux. Faites en sorte que mes gamins vivent aussi
longtemps que moi. Ne laissez pas les choses se délier, pas encore.
Jahns vivait sous le poids de cette pression, un fardeau qui n’était
pas seulement rude pour ses genoux. Elle resta silencieuse tandis
qu’ils se dirigeaient vers l’escalier central. Une poignée de gens
réclamèrent un discours, mais ces voix isolées ne firent pas d’émules.
À son grand soulagement, l’appel ne fut pas repris en chœur.
Qu’aurait-elle pu dire ? Qu’elle ne savait pas comment les choses
perduraient ? Qu’elle ne comprenait même pas son tricot, comment,
si on faisait des mailles et qu’on les faisait bien, ça tenait ? Leur
aurait-elle dit qu’il suffisait d’un petit accroc pour que tout se délie ?
Une entaille, et vous pouviez tirer et tirer jusqu’à ce que votre
vêtement ne soit plus qu’un tas. Comptaient-ils vraiment sur elle
pour comprendre, quand elle ne faisait qu’appliquer les règles et
constater que ça fonctionnait toujours, année après année ?
Parce qu’elle ne comprenait pas ce qui faisait tenir les choses. Et
elle ne comprenait pas leur état d’esprit, cette fête. Étaient-ils en
train de boire et de crier parce qu’ils étaient à l’abri du danger ?
Parce que le sort les avait épargnés, préservés du nettoyage ? Son
peuple se réjouissait tandis qu’un homme bon, son ami, celui qui
l’avait aidée à les garder tous sains et saufs, gisait sur une colline, aux
côtés de son épouse. Si elle avait fait un discours, qui ne fût pas plein
des mots interdits, ç’aurait été le suivant : que jamais, par le passé,
deux personnes d’une telle valeur n’étaient parties au nettoyage de
leur propre gré. Qu’est-ce que cela disait d’eux tous qui restaient ?
Mais l’heure n’était pas aux discours. Ni à la boisson. Ni aux
réjouissances. L’heure était au silence, à la contemplation, et c’était
l’une des raisons qui poussaient Jahns à s’en aller. Les choses avaient
changé. Non au fil des jours, mais au fil des années. Elle le savait
mieux que la plupart. Peut-être que la vieille Mme McLain des
Fournitures le savait elle aussi, l’avait vu venir. Il fallait avoir
beaucoup vécu pour en avoir la certitude, mais aujourd’hui elle en
était sûre. Et comme le temps allait de l’avant et emportait son
monde toujours plus vite, trop vite pour que ses pieds puissent le
suivre, le maire Jahns savait qu’il la distancerait bientôt
définitivement. Et sa grande peur, une peur qu’elle taisait mais
qu’elle ressentait chaque jour, c’était que leur monde à eux ne puisse
tituber très loin sans elle.
9

Le bruit de la canne de Jahns au contact de chaque marche


métallique n’était pas très discret. Ce fut bientôt le métronome de
leur descente, il réglait la musique de l’escalier, bondé, qui vibrait de
l’énergie d’un nettoyage récent. À part eux deux, la circulation
semblait intégralement montante. Ils luttaient contre le courant,
frôlaient des coudes, et les “Bonjour, madame le maire !” étaient
suivis d’un signe de tête à l’endroit de Marnes. Et Jahns la voyait sur
leurs visages : la tentation de l’appeler shérif, tempérée par leur
respect pour les circonstances terribles de cette promotion
supposée.
— Vous êtes partie pour combien d’étages ? demanda Marnes.
— Pourquoi, déjà fatigué ?
Jahns regarda par-dessus son épaule pour le narguer un peu et vit
l’épaisse moustache tordue en un sourire.
— Moi, la descente, c’est pas un problème. C’est remonter que je
déteste.
Leurs mains se heurtèrent brièvement sur la rampe en colimaçon,
celle de Jahns s’attardant tandis que Marnes avançait la sienne. Elle
avait envie de lui dire qu’elle n’était pas du tout fatiguée, mais, de
fait, elle ressentait une lassitude soudaine, un épuisement plus
mental que physique. En une vision puérile, elle imagina Marnes plus
jeune la soulevant du sol et la portant dans l’escalier. Une douce
délivrance, qui soulagerait ses forces, qui la soulagerait de ses
responsabilités. Elle s’en remettrait au pouvoir d’un autre, n’aurait
plus à feindre le sien. Ce n’était pas un souvenir – c’était un avenir
qui n’était jamais advenu. Et Jahns se sentit coupable à cette seule
idée. Elle sentit son mari à côté d’elle, fantôme troublé par ces
pensées…
— Madame le maire ? Combien d’étages, alors ?
Ils s’arrêtèrent et se collèrent contre la rampe pour laisser passer
un porteur qui montait avec peine. Jahns reconnut le garçon, Conner.
Il était encore adolescent mais avait déjà le dos robuste et le pas
régulier. Un déploiement de paquets sanglés les uns aux autres était
réparti en équilibre sur ses épaules. Le rictus qui lui tordait le visage
n’était pas une grimace de fatigue ou de douleur, mais d’agacement.
Qui étaient tous ces gens qui avaient soudain envahi son escalier ?
Ces touristes ? Jahns voulut lancer un mot d’encouragement, une
petite récompense verbale pour ces gens qui faisaient un travail que
ses genoux n’auraient jamais supporté, mais il avait déjà disparu sur
ses jeunes pieds vaillants, emportant avec lui nourriture et matériel
en provenance du fond, seulement ralenti par la cohue qui tentait de
remonter le silo dans l’unique but de jeter un œil au monde vaste et
bien net qui s’étendait dehors.
Jahns et Marnes restèrent un instant à reprendre leur souffle entre
les deux paliers. Marnes lui tendit sa gourde et elle se contenta de
boire une petite gorgée polie avant de la lui rendre.
— J’aimerais faire la moitié du trajet aujourd’hui, finit-elle par
répondre. Mais je veux faire quelques arrêts en chemin.
Marnes avala une lampée d’eau et commença à revisser le
bouchon.
— Quelques visites à domicile ?
— En quelque sorte. Je veux m’arrêter à la nursery du vingtième.
Marnes rit.
— Pour faire des risettes aux bébés ? Madame le maire, personne
n’a l’intention de voter contre vous. Pas à votre âge.
Jahns ne rit pas.
— Merci, dit-elle, feignant d’être peinée par cette remarque. Mais
non, ce n’est pas pour faire des risettes aux bébés.
Elle se retourna et se remit en route ; Marnes lui emboîta le pas.
— Ce n’est pas que je ne me fie pas à votre jugement professionnel
sur cette Jules, dit-elle. Depuis que je suis maire, vous avez toujours
eu du nez.
— Même…? l’interrompit Marnes.
— Surtout pour lui, dit Jahns, sachant à quoi il pensait. C’était un
homme bien, mais il avait le cœur brisé. Ça détruirait le meilleur des
hommes.
Marnes émit un grommellement d’approbation.
— Alors pourquoi on s’arrête à la nursery ? Juliette n’est pas née au
vingtième, pour autant que je me souvienne…
— Non, mais son père y travaille. Puisqu’on passe par là, je me suis
dit qu’on pourrait sonder le bonhomme, en apprendre un peu sur sa
fille.
— Un père comme témoin de moralité ? dit Marnes en riant. Dans
le genre impartial, on doit trouver mieux.
— Je crois que vous seriez surpris. J’ai fait faire des recherches à
Alice pendant que je me préparais. Elle a trouvé quelque chose
d’intéressant.
— Ah oui ?
— Cette Juliette a encore tous les bons de vacances qu’elle a gagnés
dans sa vie.
— Ce n’est pas rare aux Machines, dit Marnes. Ils font un paquet
d’heures sup.
— Non seulement elle ne part pas, mais elle n’a pas non plus de
visites.
— Je ne vois toujours pas où vous voulez en venir.
Jahns attendit qu’une famille soit passée. Un petit garçon qui
devait avoir six ou sept ans faisait l’ascension sur les épaules de son
père, la tête courbée pour ne pas se cogner au-dessous de l’escalier.
La mère fermait la marche, un balluchon de voyage lui drapant
l’épaule, un bébé emmailloté dans les bras. C’était la famille parfaite,
pensa Jahns. Ils remplaçaient ce qu’ils prenaient. Deux pour deux.
Exactement ce à quoi la loterie visait, et qu’elle accordait parfois.
— Dans ce cas, laissez-moi vous dire où je veux en venir. Je veux
trouver le père de cette fille, le regarder dans les yeux, et lui
demander pourquoi, depuis presque vingt ans que sa fille est partie
aux Machines, il ne lui a jamais rendu visite. Pas une seule fois.
Elle se tourna vers Marnes, le vit froncer la moustache.
— Et pourquoi elle n’est pas non plus montée le voir une seule fois,
ajouta-t-elle.

Le trafic se fit moins dense lorsqu’ils eurent passé le dixième étage


et les appartements du haut. À chaque pas, Jahns redoutait d’avoir à
reconquérir en remontant ces quelques centimètres perdus. C’était la
partie facile, se rappela-t-elle. La descente était comme le
déploiement d’un ressort d’acier la poussant vers le bas. Cela lui
rappela ses cauchemars de noyade. Cauchemars idiots, puisqu’elle
n’avait jamais vu d’eau en quantité suffisante pour s’y plonger,
encore moins pour ne plus pouvoir respirer si elle se tenait debout.
Mais comme ces rêves de chute vertigineuse que les gens faisaient
parfois, ces cauchemars constituaient un legs d’un autre temps, des
débris déterrés de leurs esprits endormis et qui semblaient dire :
Nous n’étions pas censés vivre de cette façon.
Ainsi la descente, cette plongée en spirale, était-elle très semblable
à la noyade qui l’engloutissait la nuit. Elle paraissait inexorable,
inextricable. Comme un poids qui l’entraînait vers le bas,
accompagné de la conscience qu’elle n’arriverait jamais à remonter à
la surface.
Ils passèrent ensuite le secteur Textile, le pays des salopettes de
toutes les couleurs, l’endroit d’où venaient ses pelotes de fil. L’odeur
des teintures et d’autres produits chimiques flottait sur le palier. Une
fenêtre percée dans le mur de parpaings incurvé donnait sur une
petite boutique d’alimentation implantée en bordure de quartier. Elle
avait été dévalisée par la foule, les étagères vidées par la demande
pressante des marcheurs épuisés et le surcroît de fréquentation
consécutif au nettoyage. Plusieurs porteurs lourdement chargés se
bousculaient dans l’escalier, faisant de leur mieux pour satisfaire la
demande, et Jahns dut admettre une vérité terrible au sujet du
nettoyage de la veille : cette pratique barbare apportait plus qu’un
soulagement psychologique, qu’un simple éclaircissement de la vue
extérieure – elle renforçait aussi l’économie du silo. On avait soudain
un prétexte pour voyager. Pour acheter. Et alors que les bavardages
allaient bon train, que les familles et les vieux amis se revoyaient
pour la première fois depuis des mois voire des années, une vitalité
nouvelle était injectée dans tout le silo. C’était comme un vieux
corps qui s’étirait, se dérouillait les articulations, dont le sang se
remettait à circuler jusqu’aux extrémités. Une chose décrépite
reprenait vie.
— Madame le maire !
Elle se retourna pour constater que Marnes avait presque disparu
dans le virage au-dessus d’elle. Elle s’arrêta le temps qu’il la rattrape
à pas pressés, en surveillant ses pieds.
— Doucement, dit-il. Je ne peux pas suivre si vous filez comme ça.
Jahns s’excusa. Elle n’avait pas conscience d’avoir changé de
rythme.
Lorsqu’ils parvinrent dans la deuxième couche d’appartements,
passé le seizième étage, Jahns se rendit compte qu’elle foulait déjà un
territoire qu’elle n’avait pas vu depuis presque un an. On y entendait
résonner la course de jambes plus jeunes qui se retrouvaient prises
dans des amas de grimpeurs lents. L’école primaire du tiers supérieur
se trouvait juste au-dessus de la nursery. À en croire ces va-et-vient
et ces voix, la classe avait été suspendue. À la fois, pensa Jahns, parce
qu’on savait que peu d’élèves seraient présents (leurs parents les
emmenant voir la vue) et parce que beaucoup de professeurs
voudraient en faire autant. Ils traversèrent le palier de l’école, où les
marelles et autres jeux dessinés à la craie s’effaçaient sous les pas des
passants, où les enfants se cramponnaient à la rampe, exhibant leurs
genoux écorchés et balançant leurs pieds dans les airs, et où les
huées et les cris d’enthousiasme se muaient en chuchotis secrets
quand des adultes étaient présents.
— Content d’arriver, dit Marnes alors qu’ils descendaient le
dernier étage avant la nursery. J’ai grand besoin d’une pause. J’espère
au moins que ce monsieur aura le temps de nous voir.
— Il nous attend, dit Jahns. Alice lui a envoyé un message de mon
bureau pour le prévenir.
Ils croisèrent du monde sur le palier de la nursery et s’arrêtèrent
pour reprendre leur souffle. Quand Marnes lui passa sa gourde, Jahns
but une longue gorgée d’eau puis vérifia l’état de sa coiffure dans la
surface convexe et cabossée du récipient.
— Vous êtes très bien, dit-il.
— Assez maire ?
Il rit.
— Et même mieux que ça.
À ces mots, Jahns crut voir un pétillement dans les vieux yeux
marron de l’adjoint, mais c’était probablement le reflet de la gourde
lorsqu’il la porta à ses lèvres.
— Vingt étages en à peine plus de deux heures. Ce n’est pas un
rythme à recommander, mais je suis content que nous ayons déjà fait
tout ce chemin.
Il s’essuya la moustache et tendit le bras pour essayer de replacer
la gourde dans son sac à dos.
— Attendez, dit Jahns.
Elle prit la gourde et la glissa dans le filet, à l’arrière du sac.
— Et laissez-moi mener les débats quand nous serons entrés, lui
rappela-t-elle.
Marnes leva les mains et montra ses paumes innocentes, comme
s’il n’avait jamais envisagé d’autre hypothèse. Il passa devant elle et
tira l’une des lourdes portes métalliques, qui n’émit pas le
grincement de gonds rouillés attendu. Jahns fut saisie par ce silence.
Partout dans l’escalier, elle avait l’habitude d’entendre les vieilles
portes gazouiller à l’ouverture et à la fermeture. C’était l’équivalent
de la faune dans les fermes, toujours présente et toujours chantante.
Mais ces gonds-là étaient badigeonnés d’huile, rigoureusement
entretenus. Les écriteaux apposés aux murs de la salle d’attente
renforçaient cette observation. Ils exigeaient le silence en caractères
gras accompagnés de dessins de doigts sur les lèvres et de cercles
barrés sur des bouches grandes ouvertes. La nursery prenait
manifestement sa quiétude au sérieux.
— Me rappelle pas d’avoir vu autant d’écriteaux la dernière fois
que je suis venu, chuchota Marnes.
— Vous étiez peut-être trop occupé à jacasser pour les remarquer,
répondit Jahns.
Une infirmière leur lança un regard noir à travers une vitre et
Jahns donna un coup de coude à l’adjoint.
— Madame le maire Jahns pour Peter Nichols, dit-elle.
Derrière sa vitre, l’infirmière ne broncha pas.
— Je sais qui vous êtes. J’ai voté pour vous.
— Ah, bien sûr. Eh bien, merci.
— Si vous voulez bien entrer.
La femme pressa un bouton sur son bureau et la porte située à côté
d’elle émit un léger bourdonnement. Marnes poussa la porte et
l’édile entra derrière lui.
— Si vous voulez bien enfiler ça.
L’infirmière – Margaret, à en croire le nom inscrit à la main sur
son col – tendit deux blouses de toile soigneusement pliées. Jahns les
prit toutes les deux et en donna une à l’adjoint.
— Vous pouvez me laisser vos sacs.
On ne disait pas non à Margaret. Jahns avait tout de suite senti
qu’elle avait pénétré dans le domaine réservé de cette femme bien
plus jeune qu’elle, qu’elle était devenue son inférieure au moment où
elle avait franchi cette porte au bourdonnement discret. Elle posa sa
canne contre le mur, se débarrassa de son sac, puis endossa la blouse.
Marnes se battit avec la sienne jusqu’à ce que Margaret lui vienne en
aide en lui tenant la manche. Il la tira à grand-peine sur sa chemise
en jean, puis tint un bout de la longue ceinture en tissu dans chaque
main comme si leur fonctionnement excédait ses capacités. Il
regarda Jahns nouer la sienne et finit par emberlificoter
suffisamment la chose pour que la blouse soit plus ou moins fermée.
— Quoi ? dit-il, voyant la façon dont Jahns le regardait. C’est pour
ça que j’ai des menottes. Je n’ai jamais appris à faire un nœud, bon, et
alors ?
— En soixante ans, dit Jahns.
Margaret pressa un autre bouton sur son bureau et indiqua le
couloir.
— Le Dr Nichols est dans la nursery. Je le préviens de votre
arrivée.
Jahns ouvrit la marche. Marnes la suivit en lui demandant :
— Pourquoi est-ce donc si difficile à croire ?
— Je trouve ça plutôt chou, en fait.
Marnes soupira.
— Quel mot affreux pour un homme de mon âge.
Jahns sourit toute seule. Au bout du couloir, elle fit une pause
devant une porte à deux battants avant de l’entrouvrir. La pièce sur
laquelle elle donnait était faiblement éclairée. Elle ouvrit un peu plus
grand et ils pénétrèrent dans une salle d’attente austère mais propre.
Elle s’en rappela une similaire, dans les étages du milieu, où elle avait
accompagné une amie venue chercher son enfant. Une paroi de verre
donnait sur une pièce contenant quelques berceaux et lits à barreaux.
Jahns passa sa main sur sa hanche. Elle frotta la petite bosse dure de
son implant désormais inutile, posé à la naissance et jamais retiré,
pas une seule fois. Ce passage à la nursery lui rappela tout ce qu’elle
avait perdu, tout ce à quoi elle avait renoncé pour son travail. Pour
ses fantômes.
Il faisait trop sombre pour voir si des nouveau-nés gigotaient çà et
là dans les petits lits. Elle était avertie de chaque naissance, bien sûr.
En tant que maire, elle signait une lettre de félicitations ainsi qu’un
acte de naissance pour chacun, mais les noms se confondaient dans
sa tête au fil des jours. Il était rare qu’elle se souvienne à quel étage
les parents habitaient, si c’était leur premier ou leur deuxième
enfant. Ça la peinait de l’admettre, mais ces actes de naissance
n’étaient plus que des papiers parmi d’autres, un devoir qu’elle
remplissait machinalement.
La silhouette indistincte d’un adulte se déplaçait parmi les
berceaux et la lumière de la salle d’observation faisait cligner la pince
brillante d’un porte-bloc et le métal d’un stylo. La forme sombre
était visiblement grande, la démarche et la carrure celles d’un
homme âgé. Il prit son temps, nota quelque chose, penché sur un
berceau, les deux miroitements métalliques se fondant au moment
d’écrire. Lorsqu’il eut terminé, il traversa la pièce et emprunta une
large porte pour rejoindre Marnes et Jahns dans la salle d’attente.
Peter Nichols était un personnage imposant, constata Jahns. Grand
et mince, mais pas comme Marnes, qui semblait plier et déplier des
membres incertains pour se mouvoir. Peter était mince comme
quelqu’un qui fait de l’exercice, comme certains porteurs que Jahns
connaissait, qui pouvaient monter les marches deux à deux en
donnant l’impression d’avoir été expressément conçus pour ça.
Quelqu’un à qui sa taille donnait de l’assurance. Jahns le sentit
lorsqu’elle prit la main que Peter lui tendait et qu’il la serra
fermement.
— Vous êtes venue, dit simplement Nichols.
C’était une observation froide, à peine teintée de surprise. Il serra
la main de Marnes, mais son regard revint vers Jahns.
— J’ai expliqué à votre secrétaire que je ne vous serais pas d’un
grand secours. Je crains de ne pas avoir vu Juliette depuis qu’elle est
devenue ombre, il y a vingt ans.
— Eh bien, c’est justement ce dont je voulais vous parler.
Jahns jeta un regard aux banquettes garnies de coussins où elle
imaginait que les grands-parents, oncles et tantes inquiets
patientaient pendant qu’on unissait les parents à leur nouveau-né.
— On peut s’asseoir ?
Le Dr Nichols acquiesça, les invitant à s’installer.
— Je prends chacune de mes nominations très au sérieux, expliqua
Jahns, assise en face du médecin. À mon âge, je m’attends à ce que la
plupart des juges et des policiers que j’installe dans leur fonction me
survivent, c’est pourquoi je choisis avec soin.
— Mais ce n’est pas toujours le cas, n’est-ce pas ?
Le Dr Nichols pencha la tête. Rien ne se lisait sur son visage
maigre et soigneusement rasé.
— Ils ne vous survivent pas toujours, je veux dire.
Jahns déglutit. Marnes remua sur la banquette, à côté d’elle.
— La famille doit être importante pour vous, dit Jahns, changeant
de sujet, comprenant qu’il ne s’agissait à nouveau que d’une simple
observation, sans mauvaise intention. Pour que vous fassiez ombre
pendant si longtemps, pour que vous choisissiez un métier si
exigeant.
Nichols hocha la tête.
— Pourquoi ne vous voyez-vous jamais, Juliette et vous ? Tout de
même, pas une seule fois en presque vingt ans. C’est votre seule
enfant.
Nichols détourna légèrement la tête, son regard fuyant vers le mur.
Jahns fut momentanément distraite par la vue d’une autre silhouette
derrière la vitre, une infirmière qui faisait sa tournée. Une autre
porte donnait sur ce qu’elle supposait être les salles d’accouchement,
où, en ce moment même, une nouvelle mère convalescente attendait
probablement qu’on lui tende son bien le plus précieux.
— J’ai aussi eu un fils, dit le Dr Nichols.
Jahns tendit la main vers son sac pour en sortir ses dossiers, mais
il n’était pas à côté d’elle. Un frère, voilà un détail qui lui avait
échappé.
— Vous ne pouviez pas le savoir, dit Nichols, déchiffrant le choc
sur le visage du maire Jahns. Il n’a pas survécu. Techniquement, il n’a
pas vu le jour. La loterie est passée aux suivants.
— J’en suis désolée…
Elle lutta contre une envie puissante de prendre la main de
Marnes. Cela faisait des décennies qu’ils ne s’étaient pas touchés à
dessein, même innocemment, mais la tristesse soudaine qui avait
envahi la pièce crevait ce long intervalle.
— Il aurait dû s’appeler Nicholas, du nom du père de mon père. Il
était né prématuré. Six cent quatre-vingts grammes.
Étrangement, la précision clinique de sa voix était encore plus
triste qu’un épanchement aurait pu l’être.
— Ils l’ont intubé, l’ont placé en couveuse, mais il y a eu des…
complications.
Le Dr Nichols regarda ses mains.
— Juliette avait treize ans. Elle était aussi excitée que nous, vous
imaginez bien, voir arriver un bébé, un petit frère. À quatorze ans,
elle devait devenir l’ombre de sa mère, qui était sage-femme.
Nichols leva les yeux.
— Pas dans cette nursery-là, du reste, dans l’ancienne nursery du
milieu, là où nous travaillions tous les deux. Moi j’étais encore
interne, à l’époque.
— Et Juliette ?
Le maire Jahns ne voyait toujours pas le rapport.
— La couveuse a subi une défaillance technique. Quand Nicholas…
Le docteur détourna la tête et leva la main vers ses yeux, mais il
parvint à se contenir.
— Désolé. Je l’appelle encore comme ça.
— Ne vous excusez pas.
Le maire Jahns tenait la main de l’adjoint Marnes. Elle ne savait
pas quand et comment c’était arrivé. Le médecin n’avait pas l’air de
l’avoir remarqué, ou probablement qu’il n’en avait cure.
— Pauvre Juliette.
Il secoua la tête.
— Elle était désemparée. Elle en a d’abord voulu à Rhoda, une
sage-femme expérimentée dont le seul tort était d’avoir fait un
miracle en offrant une mince chance de survie à notre garçon. Je le
lui ai expliqué. Je crois qu’elle le savait. Mais elle avait besoin d’en
vouloir à quelqu’un.
Il hocha la tête vers Jahns.
— Les filles, à cet âge-là, vous savez ce que c’est.
— Croyez-le ou non, je m’en souviens.
Jahns eut un sourire forcé que lui rendit le Dr Nichols. Elle sentit
la main de Marnes serrer la sienne.
— Ce n’est qu’après la mort de sa mère qu’elle s’est mise à
incriminer la couveuse tombée en panne. Enfin, pas la couveuse,
mais l’état piteux dans lequel elle était. L’état de délabrement général
des choses.
— Votre épouse a été victime de complications ? demanda Jahns.
Encore un détail du dossier qui semblait lui avoir échappé.
— Ma femme s’est donné la mort une semaine plus tard.
À nouveau, ce détachement clinique. Jahns se demanda si c’était
un mécanisme de survie déclenché par ces événements ou un trait
de caractère présent depuis toujours.
— Bizarre que je me souvienne pas de ça, dit l’adjoint Marnes, les
premiers mots qu’il prononçait depuis qu’il s’était présenté au
médecin.
— C’est que, j’ai moi-même rédigé l’acte de décès. J’ai donc pu
indiquer la cause que je voulais…
— Et vous le reconnaissez ?
Marnes semblait prêt à bondir du banc. Pour faire quoi, Jahns se le
demandait bien. Elle le tint par le bras pour qu’il reste tranquille.
— Maintenant qu’il y a prescription ? Bien sûr. Je le reconnais. Ce
mensonge n’a servi à rien de toute façon. À cet âge-là déjà Juliette
était intelligente. Elle a su. Et c’est la raison de sa f…
Il s’interrompit.
— De sa quoi ? demanda le maire Jahns. De sa folie ?
— Non.
Le Dr Nichols secoua la tête.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire. C’est la raison de sa fuite. Elle
a demandé un changement d’affectation. A réclamé de descendre
aux Machines, d’entrer comme ombre à l’atelier. Elle était d’un an
trop jeune pour ce genre de poste mais j’ai accepté. J’ai laissé faire. Je
me suis dit qu’elle allait partir, respirer un peu l’air du fond et
revenir. C’était naïf de ma part. Je pensais qu’un peu de liberté lui
ferait du bien.
— Et vous ne l’avez jamais revue ?
— Une fois. Lors des funérailles de sa mère, quelques jours plus
tard. Elle est montée toute seule, a assisté à l’enterrement, m’a
embrassé, puis elle est redescendue. Le tout sans pause, à ce qu’on
m’a dit. J’essaie de rester en contact avec elle. J’ai un collègue à la
nursery du fond qui m’envoie des nouvelles de temps à autre.
Juliette, c’est boulot, boulot, boulot.
Nichols marqua une pause et rit.
— Vous savez, quand elle était petite, je trouvais qu’elle était tout
le portrait de sa mère. Mais elle s’est mise à me ressembler en
grandissant.
— Y a-t-il quoi que ce soit, à votre connaissance, qui l’empêcherait
ou la rendrait inapte à exercer la fonction de shérif du silo ? Vous
comprenez ce que cette fonction implique, n’est-ce pas ?
— Je le comprends.
Nichols regarda Marnes, promenant ses yeux de l’insigne de cuivre
apparent sous la blouse mal nouée au renflement du pistolet sur sa
hanche.
— Tous les petits agents du silo ont besoin de quelqu’un là-haut
pour donner les consignes, c’est ça ?
— Plus ou moins, dit Jahns.
— Pourquoi elle ?
Marnes s’éclaircit la voix.
— Elle nous a aidés dans une enquête, un jour…
— Jules ? Elle était remontée ?
— Non. C’est nous qui étions descendus.
— Elle n’est pas formée pour ça.
— Aucun d’entre nous ne l’est, dit Marnes. C’est plus une
fonction… politique. Civique.
— Elle la refusera.
— Pourquoi ? demanda Jahns.
Nichols haussa les épaules.
— Vous le verrez par vous-mêmes, je pense.
Il se leva.
— J’aimerais pouvoir vous accorder davantage de temps, mais il
faut vraiment que j’y retourne.
Il regarda la double porte.
— Nous accueillons bientôt une famille…
— Je comprends.
Jahns se leva et lui serra la main.
— Merci de nous avoir reçus.
Il rit.
— Est-ce que j’avais le choix ?
— Bien sûr.
— Si j’avais su…
Il sourit et Jahns vit qu’il plaisantait, du moins qu’il essayait.
Lorsqu’ils le quittèrent et remontèrent le couloir pour aller rendre
leurs blouses et récupérer leurs affaires, Jahns se trouva de plus en
plus intriguée par cette nomination de Marnes. Une femme du fond.
Au passé compliqué. Ce n’était pas son style. Elle se demanda si son
jugement n’était pas altéré par d’autres facteurs. Et lorsqu’il lui tint la
porte de la salle d’attente principale, le maire Jahns se demanda si
elle ne le suivait pas dans cette aventure parce que son propre
jugement était altéré.
10

C’était l’heure du déjeuner mais ni l’un ni l’autre n’avaient très faim.


Jahns grignota une barre de maïs en marchant, fière de “manger en
route”, comme un porteur. Ils continuaient de croiser ces livreurs et
l’estime de Jahns pour leur profession allait grandissant. Une étrange
culpabilité la titillait à descendre si légèrement chargée quand ces
hommes et ces femmes hissaient de tels fardeaux. Et à quelle
vitesse ! Elle et Marnes se serrèrent contre la rampe lorsqu’un
porteur descendit à pas lourds, l’air navré de déranger. Son ombre,
une fille de quinze ou seize ans, marchait sur ses talons, lestée de ce
qui semblait être des sacs de déchets pour le centre de recyclage.
Jahns regarda la jeune fille disparaître dans la spirale. Ses jambes
lisses et musclées finissaient à des kilomètres de son short, et Jahns
se sentit tout à coup très vieille et très fatiguée.
Elle et Marnes trouvèrent leur rythme de croisière, chaque pied
déjà tendu vers la marche suivante, une sorte d’effondrement des os,
de résignation à la gravité, se laisser tomber sur ce pied, glisser la
main, tendre la canne, recommencer. Le doute s’insinua en Jahns aux
abords du trentième étage. Ce qui semblait une belle aventure au
lever du soleil lui semblait désormais une entreprise immense.
Chaque pas se faisait à contrecœur, avec la conscience de l’effort
éreintant qu’il faudrait pour reconquérir cette altitude.
Au trente-deuxième, ils passèrent la station d’épuration du haut et
Jahns réalisa que certaines parties du silo étaient presque nouvelles
pour elle. À sa grande honte, il y avait une éternité qu’elle n’était pas
descendue si bas. Et entre-temps, des changements étaient
intervenus. Des constructions et des réparations étaient en cours.
Les murs n’étaient plus de la même couleur que dans son souvenir.
Encore qu’il lui était difficile de se fier à son souvenir…
Le trafic se fit moins dense à l’approche du DIT. C’était les étages
les moins peuplés du silo. Moins de deux douzaines d’hommes et de
femmes – mais surtout d’hommes – y opéraient, au sein de leur
propre petit royaume. Les serveurs du silo occupaient presque un
étage entier, leurs mémoires se rechargeant lentement de l’histoire
récente après avoir été complètement effacées lors de l’insurrection.
L’accès y était désormais drastiquement limité, et lorsque Jahns
traversa le palier du trente-troisième, elle aurait juré entendre le
bourdonnement puissant de toute l’électricité qu’ils consommaient.
Elle ignorait ce qu’avait été le silo, ou quelle avait été sa fonction
première, mais elle savait, sans avoir besoin de le demander ni qu’on
le lui dise, que ces machines étranges en étaient les organes
prééminents. Leur consommation électrique était un sujet de dispute
récurrent lors des réunions budgétaires. Mais comme les nettoyages
étaient nécessaires, et comme nul n’osait évoquer le monde extérieur
et les dangereux tabous qui l’entouraient, le DIT jouissait d’une
incroyable latitude. Il abritait les laboratoires qui confectionnaient
les combinaisons, toutes taillées sur mesure pour la personne qui
attendait dans la cellule, et cela suffisait à le distinguer du reste du
silo.
Non, se dit Jahns, ce n’était pas simplement le tabou du nettoyage,
la peur du monde extérieur. C’était l’espoir. Cet espoir mortel et
inexprimé qui vivait en chaque habitant du silo. Un espoir ridicule,
fantastique. L’espoir que, peut-être pas pour soi, mais pour ses
enfants, ou pour les enfants de ses enfants, la vie au-dehors
redevienne un jour possible, et ce, grâce au travail du DIT, grâce aux
épaisses combinaisons qui sortaient de leurs laboratoires.
Vivre dehors. Le conditionnement qu’ils subissaient dans leur
enfance était si fort que Jahns frémit d’y avoir pensé. Peut-être que
Dieu allait l’entendre et la dénoncer. Comme ça ne lui arrivait que
trop souvent, elle s’imagina en combinaison, se vit dans le cercueil
flexible auquel elle avait condamné tant de gens.
Au trente-quatrième, elle s’arrêta un peu à l’écart de l’escalier.
Marnes la rejoignit, sa gourde à la main. Jahns se rendit compte
qu’elle avait bu à la gourde de son compagnon toute la journée
pendant que la sienne était restée rangée dans son dos. Cela avait
quelque chose d’enfantin et de romantique, mais il y avait également
une raison pratique : il était plus difficile d’atteindre sa propre
gourde que d’attraper celle de son voisin.
— Besoin d’une pause ?
Il lui passa la gourde, qui ne contenait plus que deux gorgées d’eau.
Elle en but une.
— Voilà notre prochain arrêt, dit-elle.
Marnes leva les yeux vers les chiffres peints au pochoir au-dessus
de la porte. Il devait bien savoir à quel étage ils se trouvaient, mais
c’était comme s’il avait besoin de s’en assurer.
Jahns lui rendit sa gourde.
— Par le passé, je leur ai toujours soumis mes nominations par
dépêche pour avoir leur aval. Le maire Humphries le faisait avant
moi, et le maire Jeffers avant lui.
Elle haussa les épaules.
— C’est comme ça.
— Je ne savais pas qu’ils devaient donner leur accord.
Il avala la dernière gorgée et tapota l’épaule de Jahns en tournant
un doigt pour lui demander de pivoter.
— Ils n’ont jamais refusé aucune de mes nominations, en tout cas.
Jahns sentit Marnes tirer sa gourde et enfoncer l’autre à la place.
Son sac lui parut un brin plus léger. Elle comprit qu’il entendait
porter son eau et la partager avec elle jusqu’à la dernière goutte.
— Je pense que cette règle tacite est là pour qu’on pèse avec soin le
choix de chaque juge et de chaque policier, sachant qu’il y a un
contrôle informel.
— Et donc, cette fois, vous faites ça en personne.
Elle se retourna pour faire face à son shérif adjoint.
— Je me suis dit que c’était sur le chemin…
Elle se tut, le temps qu’un couple se rue dans l’escalier derrière
Marnes, se tenant par la main, et monte les marches deux à deux.
— … et qu’il serait peut-être encore plus voyant de ne pas se
présenter au passage.
— Se présenter, dit Marnes.
Jahns crut un moment qu’il allait cracher par-dessus la rampe ; son
ton paraissait requérir ce genre de ponctuation. Elle eut soudain
l’impression d’avoir dévoilé une autre de ses faiblesses.
— Considérez ça comme une visite de courtoisie, dit-elle, se
dirigeant vers la porte.
— Je vais considérer ça comme une mission d’inspection,
marmonna Marnes en la suivant.

Jahns comprit que, cette fois, on n’allait pas se contenter de


presser un bouton pour leur ouvrir la porte et les envoyer dans les
profondeurs mystérieuses du DIT. Pendant qu’ils attendaient, elle vit
qu’on tâtait et fouillait même un membre du département,
identifiable à sa salopette rouge, alors qu’il sortait des locaux pour
prendre l’escalier. Un homme muni d’un détecteur – un agent du
service de sécurité interne du DIT – semblait avoir pour fonction de
contrôler tous ceux qui franchissaient le portail métallique. La
réceptionniste postée à l’extérieur les accueillit néanmoins avec
déférence, apparemment heureuse d’avoir la visite du maire. Elle
leur adressa ses condoléances pour le récent nettoyage, chose
étrange à dire mais que Jahns aurait aimé entendre plus souvent. Ils
furent conduits dans une petite salle de réunion adjacente au hall
d’entrée, endroit prévu pour rencontrer les membres des autres
départements sans avoir à leur infliger les contrôles de sécurité,
supposa Jahns.
— Que d’espace ! chuchota Marnes lorsqu’ils furent seuls dans la
pièce. Vous avez vu la taille de ce hall d’entrée ?
Jahns hocha la tête. Elle promena son regard sur les murs et au
plafond, cherchant un judas, une confirmation au sentiment sinistre
qu’elle avait d’être observée. Elle posa son sac et sa canne et, lasse, se
laissa tomber dans l’un des somptueux fauteuils. Le siège glissa et
elle s’aperçut qu’il était sur roulettes. Des roulettes bien huilées.
— J’ai toujours eu envie de jeter un œil à cet endroit, dit Marnes.
Il regarda à travers la vitre qui donnait sur le vaste hall.
— Chaque fois que je suis passé devant – et ce n’est pas arrivé plus
d’une dizaine de fois – je me suis demandé ce qu’il y avait là-dedans.
Jahns faillit lui demander de se taire mais eut peur de le vexer.
— Dites donc, il a l’air pressé d’arriver. Ça doit être parce que c’est
vous.
Jahns se retourna vers la vitre et aperçut Bernard Holland qui
arrivait vers eux. Il disparut de leur champ de vision lorsqu’il
approcha de la porte, la poignée s’abaissa d’un coup, et le petit
homme qui avait pour mission d’assurer le bon fonctionnement du
DIT pénétra dans la pièce d’un pas vif.
— Madame le maire.
Bernard était tout en dents, et celles de devant étaient de travers.
Une moustache clairsemée tentait tant bien que mal de camoufler ce
défaut. Petit, replet, une paire de lunettes juchée sur son petit nez,
c’était le portrait type de l’expert technique. Et par-dessus tout, du
moins aux yeux de Jahns, il avait l’air intelligent.
Il tendit la main à Jahns lorsqu’elle se leva de son fauteuil, ce
satané siège se dérobant presque sous elle lorsqu’elle s’appuya sur les
accoudoirs.
— Attention, dit Bernard, l’attrapant par le coude pour la
maintenir. Monsieur l’adjoint, dit-il en adressant un signe de tête à
Marnes tandis que le maire retrouvait l’équilibre. C’est un honneur
que vous soyez descendue. Je sais que vous ne faites pas souvent ce
genre de déplacement.
— Merci de nous recevoir dans un délai si bref, dit Jahns.
— Bien entendu. Je vous en prie, prenez vos aises.
Il fit un geste vers la table de réunion vernie. Elle était plus belle
que celle de la mairie, mais Jahns se rassura en se disant qu’elle
brillait parce qu’on l’utilisait moins souvent. Elle se rassit en se
méfiant de son siège puis se pencha vers son sac et en sortit le jeu de
dossiers.
— Droit au but, comme toujours, dit Bernard en s’asseyant à côté
d’elle.
Il poussa ses petites lunettes rondes en haut de son nez et s’avança
sur son fauteuil jusqu’à ce que son ventre dodu touche la table.
— Une qualité que j’ai toujours appréciée chez vous. Comme vous
pouvez l’imaginer, après les événements regrettables d’hier, nous
sommes occupés comme jamais. Beaucoup de données à éplucher.
— Qu’est-ce que ça donne ? demanda Jahns en arrangeant les
documents devant elle.
— Y a du bon et y a du moins bon, comme toujours. Les valeurs de
certaines des sondes d’étanchéité témoignent d’une amélioration.
Les niveaux de concentration de huit des toxines connues dans
l’atmosphère ont baissé, mais de peu. Deux ont augmenté. La plupart
sont restés stables.
Il balaya le sujet d’un revers de main.
— Il y a là beaucoup de détails techniques ennuyeux, mais tout ça
sera dans mon rapport. Je devrais pouvoir vous le faire porter avant
votre retour.
— Parfait, dit Jahns.
Elle avait envie de dire autre chose, d’exprimer sa reconnaissance
pour tout le travail effectué par son département, pour ce nouveau
nettoyage réussi, Dieu savait comment. Mais c’était Holston qui gisait
dehors, l’homme qui aurait été son ombre si elle en avait eu une, le
seul qu’elle voyait prendre la suite lorsqu’elle serait morte et
nourrirait les racines des arbres fruitiers. Il était trop tôt pour en
parler, et plus encore pour s’en féliciter.
— Normalement c’est le genre de choses dont je vous informe par
dépêche, dit-elle, mais puisque nous passions par là, et que la
prochaine réunion du comité ne vous appellera pas là-haut avant,
quoi, trois mois ?
— Les années passent vite, dit Bernard.
— Je me suis dit que nous pourrions nous mettre d’accord de façon
informelle dès maintenant, afin que je puisse proposer le poste à
notre meilleure candidate.
Elle jeta un œil vers Marnes.
— Et si ça ne vous fait rien, nous pourrons achever les papiers
quand nous remonterons, une fois qu’elle aura accepté.
Elle glissa le dossier vers Bernard et eut la surprise de le voir en
sortir un à son tour, au lieu de prendre celui qu’elle lui donnait.
— Bien, voyons cela, dit-il.
Il ouvrit son dossier, s’humecta le pouce et parcourut quelques
feuilles de papier de qualité supérieure.
— Nous étions prévenus de votre visite, mais votre liste de
candidats n’est arrivée sur mon bureau que ce matin. Sans quoi
j’aurais tâché de vous épargner ce voyage.
Il tira une feuille de papier dépourvue de plis. Elle n’avait même
pas l’air d’avoir été blanchie. Jahns se demanda où le DIT trouvait ce
genre de fournitures quand ses services ne tenaient qu’à coups de
colle de farine.
— Parmi les trois candidats figurant sur cette liste, je pense que
Billings est notre homme.
— Nous nous tournerons peut-être vers lui par la suite…
commença Marnes.
— Je pense que nous devrions nous tourner vers lui dès
maintenant.
Bernard glissa le papier vers Jahns. C’était un contrat
d’acceptation. Avec des signatures au bas de la page. Il ne restait
qu’une ligne vierge, sous laquelle le nom du maire était parfaitement
imprimé.
Elle resta bouche bée.
— Vous avez déjà contacté Peter Billings ?
— Il a accepté. La robe de juge risquait d’être un peu étouffante
pour un homme si jeune et si plein d’énergie. C’était un excellent
choix pour le poste, mais il sera encore meilleur à celui de shérif.
Jahns se rappela le processus de nomination de Peter. L’une de ces
fois où elle s’était rangée à l’avis de Bernard, en se disant qu’il lui
renverrait la politesse lors d’une prochaine nomination. Elle étudia la
signature, l’écriture de Peter, qu’elle connaissait aux notes diverses
qu’il faisait monter pour le juge Wilson, dont il était l’ombre. Et dire
que l’un des porteurs qui les avaient doublés en trombe dans
l’escalier, en s’excusant, redescendait probablement ce morceau de
papier.
— Pour l’heure, je crains que Peter ne soit troisième sur notre liste,
finit par dire le maire Jahns.
Elle avait soudain la voix fatiguée. Elle semblait faible, fragile dans
l’espace caverneux de cette salle de réunion surdimensionnée et
sous-employée. Elle leva les yeux vers Marnes, qui fixait le contrat
d’un œil furieux, serrant et desserrant les dents.
— Bon, mais je crois que nous savons tous les deux que le nom de
Murphy n’est là qu’à titre honorifique. Il est trop vieux pour ce
travail…
— Plus jeune que moi, intervint Marnes. Et je tiens très bien le
coup.
Bernard pencha la tête.
— Oui, enfin, votre premier choix ne fera pas l’affaire, j’en ai peur.
— Et je peux savoir pourquoi ? fit Jahns.
— Je ne sais pas à quel point vous avez… approfondi votre enquête,
mais nous avons eu suffisamment de problèmes avec cette candidate
pour que son nom me soit familier. Alors même qu’elle travaille à la
Maintenance.
Bernard prononça ce dernier mot comme s’il était plein de clous et
qu’il allait lui écorcher la bouche.
— Quel genre de problèmes ? voulut savoir Marnes.
Jahns lança à l’adjoint un regard d’avertissement.
— Rien que nous ayons souhaité signaler, remarquez.
Bernard se tourna vers Marnes. Il y avait du venin dans les yeux du
petit homme, une haine primaire de l’adjoint, ou de l’étoile fixée sur
sa poitrine.
— Pas de quoi déranger la police. Mais nous avons eu droit à des…
réquisitions inventives de la part de son service, des détournements
de matériel, des revendications de priorité abusives, ce genre de
choses.
Bernard inspira un grand coup et croisa les mains sur le dossier
qu’il avait devant lui.
— Je n’irais pas jusqu’à parler de vol à proprement parler, mais
nous avons transmis des plaintes à Deagan Knox, en tant que chef du
département des Machines, pour l’informer de ces… irrégularités.
— C’est tout ? grogna Marnes. Des réquisitions ?
Bernard fronça les sourcils. Il aplatit ses mains sur le dossier.
— C’est tout ? Est-ce que vous m’avez écouté ? Cette femme a
quasiment volé des marchandises, elle a fait détourner du matériel
destiné à mon département. Et il n’est même pas sûr que ce soit pour
le silo. Peut-être à des fins de profit personnel. Dieu sait qu’elle
utilise plus que sa part d’électricité. Peut-être qu’elle les échange
contre des jetons…
— S’agit-il d’une plainte officielle ? demanda Marnes.
D’un geste ostensible, il sortit son carnet de sa poche et fit
cliqueter son stylo.
— Non, non. Comme je vous le disais, nous ne voudrions pas
déranger vos services avec ça. Mais vous voyez bien que ce genre de
personne n’est pas faite pour exercer de hautes fonctions de police.
Pour être franc, cela ne m’étonne guère d’une mécanicienne, et il
vaut mieux qu’elle le reste, j’en ai peur.
Il tapota sur le dossier, comme pour classer l’affaire.
— C’est ce que vous suggérez, dit le maire Jahns.
— Eh bien, oui. Et puisque nous avons un si bon candidat, qui vit
déjà en haut, prêt et disposé à servir, il me semble que…
— Je prendrai en compte cette suggestion.
Jahns ramassa le contrat impeccable et le plia délibérément en
deux, passant ses doigts sur toute la largeur et pinçant le pli entre ses
ongles. Elle le fourra dans l’un de ses dossiers sous les yeux horrifiés
de Bernard.
— Et puisque vous n’avez pas de plainte officielle à formuler envers
notre première candidate, je considère que vous approuvez
tacitement notre entretien avec elle.
Jahns se leva et attrapa son sac. Elle glissa les dossiers dans la
poche extérieure, ferma le rabat et récupéra sa canne, posée en appui
contre la table.
— Merci de nous avoir reçus.
— Certes, mais…
Bernard bondit de son fauteuil et se rua derrière Jahns, qui
franchissait la porte. Marnes se leva et suivit en souriant.
— Qu’est-ce que je dis à Peter ? Il pense commencer d’un moment
à l’autre !
— Vous n’auriez jamais dû lui dire quoi que ce soit, dit Jahns.
Elle s’arrêta dans le hall et lança un regard noir au directeur.
— Je vous ai communiqué ma liste en toute confidentialité. Et vous
avez violé ce principe. Alors, j’apprécie tout ce que vous faites pour
le silo. Cela fait longtemps que nous collaborons en toute harmonie,
que nous présidons à ce qui est peut-être la période la plus prospère
que notre peuple ait connue…
— C’est pourquoi… commença Bernard.
— C’est pourquoi je vous pardonne ce manquement, dit le maire
Jahns. Mais c’est mon travail. Mon peuple. C’est pour prendre ce
genre de décisions qu’ils m’ont élue. Mon adjoint et moi allons donc
vous laisser. Nous allons accorder un entretien équitable à notre
premier choix. Et soyez certain que je m’arrêterai au retour s’il y a
quoi que ce soit à signer.
Bernard leva les mains, vaincu.
— Très bien. Je m’excuse. J’espérais seulement accélérer les
choses. Mais je vous en prie, reposez-vous un peu, vous êtes ici chez
vous. Je vais vous faire apporter quelque chose à manger, des fruits
peut-être ?
— Nous allons vous laisser.
— Bon.
Il hocha la tête.
— Mais un peu d’eau, au moins ? De quoi remplir vos gourdes ?
Jahns se rappela que l’une des gourdes était déjà vide, or il leur
restait quelques étages à parcourir.
— Ce serait aimable à vous, dit-elle.
Elle fit un signe à Marnes et il se tourna pour qu’elle puisse
attraper le bidon. Puis elle se tourna à son tour pour qu’il puisse
attraper le second. D’un geste, Bernard demanda à l’un de ses
employés de venir les chercher, sans jamais quitter des yeux cet
échange intime et curieux.
11

Ils avaient presque atteint le cinquantième quand Jahns eut à


nouveau les idées claires. Elle avait l’impression de sentir le poids du
contrat de Peter Billings dans son sac. Quelques pas derrière elle,
Marnes grommelait ses propres griefs. Il médisait de Bernard en
s’efforçant de la suivre, et Jahns réalisa que son choix était fixé. La
fatigue qu’elle éprouvait dans les cuisses et les mollets était aggravée
par le sentiment croissant que ce voyage était plus qu’une erreur : il
était probablement vain. Un père qui vous avertit que sa fille dira
non. Le DIT qui fait pression pour que vous choisissiez quelqu’un
d’autre. À présent, elle faisait chaque pas avec crainte. Avec crainte
et avec une certitude nouvelle : Juliette était faite pour le poste. Ils
allaient devoir convaincre cette mécano d’accepter, ne serait-ce que
pour donner une leçon à Bernard, ne serait-ce que pour éviter
d’avoir fait ce périple ardu en pure perte.
Jahns était vieille, elle était maire depuis longtemps, en partie
parce qu’elle faisait avancer les choses, en partie parce qu’elle en
empêchait de pires d’advenir, mais surtout parce qu’elle faisait
rarement du grabuge. Elle se dit qu’il était grand temps de s’y mettre
– maintenant qu’elle était assez vieille pour se moquer des
conséquences. Elle se retourna vers Marnes et sut qu’il en allait de
même pour lui. Ils avaient fait leur temps. Le meilleur service qu’ils
pouvaient rendre au silo, le plus important, c’était de pérenniser leur
héritage. Pas d’insurrections. Pas d’abus de pouvoir. C’est pour ça
que personne ne s’était présenté contre elle lors des dernières
élections. Mais aujourd’hui, alors qu’elle glissait doucement vers la
ligne d’arrivée, elle sentait que des candidats plus forts et plus jeunes
se préparaient à lui passer devant. Combien de juges avait-elle
approuvés à la demande de Bernard ? Et aujourd’hui ce serait le
shérif ? Combien de temps avant que Bernard ne soit maire ? Ou
pire : avant qu’il ne manipule des marionnettes aux fils entrelacés
dans tout le silo.
— Tout doux, souffla Marnes.
Jahns réalisa qu’elle allait trop vite. Elle ralentit.
— Ce salaud vous a mis en ébullition, dit-il.
— Et vous feriez bien de l’être aussi.
— Vous êtes en train de passer les jardins.
Jahns jeta un œil au numéro de palier et vit qu’il avait raison. Si
elle avait fait attention, elle aurait remarqué l’odeur. Lorsque les
portes s’ouvrirent, sur le palier suivant, un porteur sortit à grands
pas, un sac de fruits sur chaque épaule et elle fut assaillie par le
parfum de végétation humide et luxuriante qui l’accompagnait.
L’heure du dîner était déjà passée et l’odeur était enivrante. Bien que
lourdement chargé, le porteur, les voyant arriver, retint la porte avec
son pied, les bras bandés autour des deux gros sacs.
— Madame le maire, dit-il en inclinant la tête, avant de saluer
Marnes également.
Jahns le remercia. La plupart des porteurs lui semblaient familiers :
elle les avait vus à maintes reprises lors de leurs livraisons dans tout
le silo. Mais ils ne restaient jamais assez longtemps au même endroit
pour qu’elle parvienne à saisir et retenir un nom, ce qu’elle avait
normalement le chic pour faire. Alors qu’ils entraient dans les
fermes hydroponiques, elle se demanda si les porteurs arrivaient à
rentrer chez eux tous les soirs pour être avec leur famille. Avaient-ils
seulement une famille, d’ailleurs ? Ou étaient-ils comme les prêtres ?
Elle était trop vieille et trop curieuse pour ne pas savoir une chose
pareille ! Mais peut-être fallait-il passer une journée entière dans
l’escalier pour apprécier leur travail, pour véritablement faire
attention à eux. Les porteurs étaient comme l’air qu’elle respirait,
toujours là, à leur service, suffisamment nécessaires pour être
partout et tenus pour acquis. Mais la lassitude de la descente avait
complètement ouvert ses sens à leur présence. C’était comme un
soudain manque d’oxygène, qui lui faisait prendre conscience de leur
valeur.
— Sentez-moi un peu ces oranges, dit Marnes, l’arrachant à ses
pensées.
L’adjoint humait l’air alors qu’ils franchissaient le petit portail des
jardins. Un employé en salopette verte leur fit signe d’avancer.
— Ici, les sacs, madame le maire, dit-il en montrant un mur de
casiers inégalement remplis de sacs à dos et autres ballots.
Jahns obtempéra, laissant son fourbi dans l’un des casiers. Marnes
le poussa au fond et ajouta le sien devant. Elle ignorait si c’était pour
économiser l’espace ou l’expression de son éternel réflexe
protecteur, mais elle trouvait ce geste aussi doux que l’air qui régnait
dans les jardins.
— Nous avons des réservations pour la soirée, dit Jahns à
l’employé.
Il acquiesça.
— Les chambres se trouvent à l’étage d’en dessous. Je crois que les
vôtres ne sont pas encore prêtes. Êtes-vous simplement ici en visite
ou pour manger ?
— Un peu des deux.
Le jeune homme sourit.
— Dans ce cas, le temps que vous mangiez un morceau, vos
chambres devraient être faites.
Leurs chambres, songea Jahns. Elle remercia le jeune homme et
suivit Marnes dans le lacis de jardins.
— Combien de temps que vous n’étiez pas venu ? demanda-t-elle.
— Ouh là. Un bon moment. Quatre ans, quelque chose comme ça ?
— Ah oui ! Comment ai-je pu oublier ?
Elle éclata de rire.
— Le casse du siècle !
— Je suis content que vous trouviez ça drôle.
Au bout de l’allée, la spirale sinueuse des jardins hydroponiques
partait de chaque côté. Ce tunnel principal serpentait sur deux
niveaux, ondulait tel un labyrinthe jusqu’aux lointains murs de
béton. Le bruit incessant des gouttes qui tombaient des tuyaux était
étrangement apaisant. Leur flic-floc se répercutait contre le plafond
bas. Le tunnel était ouvert sur les côtés, laissant apparaître le vert
touffu des plantes, des légumes et des petits arbres qui poussaient
parmi un treillis de tuyaux en plastique blanc. Partout, des ficelles
étaient tendues pour servir de support aux tiges et aux lianes
grimpantes. Des hommes et des femmes accompagnés de leurs
jeunes ombres s’occupaient des plantations, tous en salopette verte.
À leurs cous pendaient des sacs gonflés de la récolte du jour et dans
leurs mains claquaient de petits sécateurs qui semblaient faire partie
de leurs corps. La coupe s’opérait avec une adresse et une facilité
hypnotisantes, le genre de maîtrise qu’on n’atteignait qu’après des
jours, des semaines, des années de pratique répétitive.
— Ce n’est pas vous qui aviez suggéré le premier que le voleur était
quelqu’un d’ici ? demanda Jahns, continuant à rire dans sa barbe.
Elle et Marnes suivaient les panneaux indiquant le réfectoire et la
salle de dégustation.
— Vous tenez vraiment à remettre ça sur le tapis ?
— Je ne vois pas ce qu’il y a d’embarrassant. Il faut en rire.
— Un jour, peut-être.
Il s’arrêta et contempla une planche de tomates à travers le
grillage. En sentant leur puissante odeur de fruits mûrs, Jahns eut des
gargouillements.
— On nous mettait vraiment la pression pour coffrer quelqu’un à
l’époque, dit doucement Marnes. Holston était dans tous ses états. Il
m’écrivait chaque soir pour avoir un rapport. Je ne l’ai jamais connu
si désireux de pincer quelqu’un. Comme s’il en avait vraiment besoin,
vous voyez ?
Il accrocha ses doigts au treillis de protection et regarda par-delà
les plantations, semblant scruter les années passées.
— Rétrospectivement, j’ai presque l’impression qu’il savait pour
Allison. Qu’il voyait venir la folie.
Il se retourna vers Jahns.
— Vous vous rappelez l’atmosphère qui régnait avant le nettoyage
d’Allison ? Ça faisait si longtemps. Tout le monde était à cran.
Jahns avait depuis longtemps cessé de sourire. Elle se tenait tout
près de Marnes. Il se retourna vers le jardin, regarda un travailleur
sectionner une tomate rouge, bien mûre, et la placer dans son panier.
— Je crois qu’Holston voulait faire tomber la pression du silo, vous
savez. Je crois qu’il avait envie de descendre et d’enquêter lui-même.
Il me réclamait des rapports tous les jours, comme si une vie en
dépendait.
— Désolée d’avoir soulevé le sujet, dit Jahns en posant une main
sur l’épaule de Marnes.
Marnes tourna la tête et regarda le dos de cette main. Sa lèvre
inférieure était visible sous sa moustache. Jahns imagina Marnes
posant un baiser sur sa main. Elle la retira.
— Y a pas de mal, dit-il. Abstraction faite de tout ça, j’imagine que
c’est plutôt drôle.
Il se retourna et se remit en route.
— Est-ce qu’on a fini par comprendre comment il était arrivé là ?
— Par l’escalier, dit Marnes. C’est la seule explication. Quoique
j’aie entendu une personne suggérer qu’un enfant l’avait peut-être
volé pour s’en faire un animal de compagnie avant de le relâcher ici.
Jahns rit. C’était irrépressible.
— Un lapin, dit-elle, un lapin qui trompe le plus grand policier
vivant et se fait la malle avec un an de salaire en légumes.
Marnes secoua la tête et rigola un peu.
— Pas le plus grand, non. Ça n’a jamais été moi.
Il contempla l’allée et se racla la gorge. Jahns savait très bien à qui
il pensait.

Après un dîner substantiel, repus, ils se retirèrent dans leurs


chambres à l’étage du dessous. Jahns avait l’impression qu’on s’était
mis en quatre pour les recevoir. Toutes les chambres étaient
bondées, beaucoup faisant l’objet d’une double, voire d’une triple
réservation. Et comme le nettoyage avait été programmé bien avant
leur équipée, elle soupçonnait les gens des jardins d’avoir annulé des
réservations pour leur faire de la place. Le pire, c’était qu’on leur
avait donné deux chambres séparées alors que la sienne comptait
déjà deux lits. Ce n’était pas seulement le gaspillage qui la chagrinait.
C’était cette organisation. Jahns avait espéré être davantage…
incommodée.
Et Marnes devait partager ce sentiment. Comme il était encore tôt
dans la soirée et qu’ils étaient tous deux grisés par le repas fin et le
vin fort, Marnes invita Jahns à venir bavarder un peu dans sa petite
chambre pendant que les jardins s’endormaient doucement.
La chambre ne comportait qu’un lit d’une place mais elle était
aménagée avec goût et douillette à souhait. Les jardins du haut
faisaient partie de la petite douzaine de grandes entreprises privées
du silo. Tous leurs frais de séjour seraient couverts par le budget
déplacements de la mairie, et cet argent, comme les nuitées
acquittées par les autres voyageurs, permettait à l’établissement de
s’offrir un équipement plus raffiné : de jolis draps provenant des
métiers à tisser, des sommiers qui ne grinçaient pas…
Jahns prit place au bout du lit. Marnes défit l’étui de son revolver,
le posa sur la commode et s’affala sur un petit banc à quelques pas
d’elle. Tandis qu’elle faisait tomber ses bottes et se massait les pieds,
il dégoisa sur la nourriture, sur le gâchis que représentaient ces
chambres séparées, tout en se lissant la moustache.
Jahns faisait tourner ses pouces dans ses talons endoloris.
— J’ai l’impression qu’il va me falloir une semaine de repos au
fond avant d’entamer la remontée, fit-elle pendant un silence.
— Ce ne sera pas si terrible, lui dit Marnes. Vous verrez. Vous
aurez des courbatures au réveil, mais dès que vous vous remettrez en
mouvement, vous vous sentirez plus forte qu’aujourd’hui. Et ce sera
la même chose pour remonter. Il suffira de se pencher sur chaque
marche, et vous serez rentrée avant d’avoir eu le temps de vous en
rendre compte.
— J’espère que vous dites vrai.
— En plus, nous ferons le trajet en quatre jours au lieu de deux.
Prenez-le comme une aventure.
— C’est déjà le cas, vous pouvez me croire.
Ils restèrent un moment silencieux, Jahns adossée aux oreillers,
Marnes les yeux dans le vide. Elle fut surprise de découvrir combien
il était naturel et apaisant de se trouver simplement dans une
chambre, seule, avec lui. Parler n’était pas nécessaire. Ils pouvaient
se contenter d’être. Pas d’insignes, pas de bureau. Deux personnes.
— Vous ne voyez pas de prêtre, si ? demanda enfin Marnes.
Elle secoua la tête.
— Non. Et vous ?
— Pas encore. Mais j’y songe.
— Holston ?
— En partie.
Il se pencha et se frotta les cuisses, comme pour en essorer la
douleur.
— J’aimerais savoir où son âme est partie, d’après eux.
— Elle est encore parmi nous. Du moins c’est ce qu’ils
répondraient.
— Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Moi ?
Elle se redressa et s’appuya sur un coude. Elle le regarda la
regarder.
— Je ne sais pas, vraiment. J’ai trop d’occupation pour y penser.
— Vous croyez que l’âme de Donald est encore parmi nous ?
Jahns eut un frisson. Elle ne se souvenait pas depuis quand
personne n’avait plus prononcé son nom.
— J’ai été sa veuve plus longtemps que j’ai été sa femme. J’ai été
mariée plus longtemps à son fantôme qu’à lui.
— Est-ce bien la chose à dire ?
Jahns baissa les yeux vers le lit. Le monde s’était un peu embué.
— Je ne crois pas qu’il m’en voudrait. Et oui, il est toujours à mes
côtés. Il m’encourage chaque jour à être quelqu’un de bien. J’ai
l’impression qu’il veille sur moi tout le temps.
— Moi aussi, dit Marnes.
Jahns leva les yeux et vit qu’il la fixait.
— Vous pensez qu’il voudrait que vous soyez heureuse ? À tous
points de vue, je veux dire ?
Il cessa de se masser les cuisses et resta comme ça, les mains sur
les genoux, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus soutenir le regard de Jahns.
— Vous étiez son meilleur ami, dit-elle. À votre avis, que voudrait-
il ?
Il se frotta le visage et jeta un regard vers la porte fermée alors
qu’un enfant rieur passait en martelant le couloir.
— Je crois qu’il n’a jamais rien voulu d’autre que votre bonheur.
C’est pour ça que c’était l’homme qu’il vous fallait.
Jahns profita de ce qu’il ne regardait pas pour s’essuyer les yeux et
contempla curieusement ses doigts humides.
— Il se fait tard, dit-elle.
Elle se glissa au bord du petit lit, ramassa ses bottes. Sa canne et
son sac l’attendaient à côté de la porte.
— Et je crois que vous avez raison. Que j’aurai un peu mal demain
matin, mais qu’en fin de compte, je me sentirai plus forte.
12

Au second et dernier jour de leur descente vers le fond, l’inédit


devint peu à peu l’accoutumée. La rumeur et les tintements du grand
escalier en colimaçon trouvèrent un rythme. Jahns arrivait
maintenant à se perdre dans ses pensées, rêvant si sereinement
qu’elle levait les yeux vers le numéro de palier, 72, 84, et se
demandait où était passée cette douzaine d’étages. La crampe de son
genou gauche avait même disparu – était-elle engourdie par la
fatigue ou bel et bien passée, elle l’ignorait. Elle utilisait de moins en
moins sa canne qui ne faisait que la ralentir, glissant entre les
marches et y restant coincée. Calée sous son bras, elle lui paraissait
plus utile. Comme un os ajouté à son squelette, en renforçant la
cohésion.
Lorsqu’ils passèrent le quatre-vingt-dixième étage, où flottait
l’odeur fétide de l’engrais, des porcs et des autres animaux qui
produisaient cet utile déchet, Jahns poursuivit sa route, sautant la
visite et le déjeuner qu’elle avait prévus, n’ayant qu’une pensée
fugace pour le petit lapin qui était parvenu à s’échapper d’une autre
ferme, à monter vingt étages sans se faire repérer, et à manger à
satiété pendant trois semaines, plongeant la moitié du silo dans la
perplexité.
Techniquement, ils furent au fond lorsqu’ils atteignirent le quatre-
vingt-dix-septième. Le tiers inférieur. Mais si le silo était
mathématiquement divisé en trois parties de quarante-huit étages, le
cerveau de Jahns ne fonctionnait pas de cette façon. L’étage cent
constituait une meilleure démarcation. Un repère. Elle compta les
étages jusqu’à ce qu’elle et Marnes déboulent sur le premier palier à
trois chiffres, puis elle s’arrêta pour faire une pause.
Elle constata que Marnes était à bout de souffle. Quant à elle, elle
était en pleine forme. En vie et régénérée par cette équipée,
exactement comme elle l’espérait. Le sentiment d’inanité, la crainte
et l’épuisement de la veille s’étaient envolés. La seule petite peur qui
la tiraillait encore, c’était de voir ces sentiments lugubres ressurgir,
c’était que cette poussée d’allégresse ne soit temporaire et qu’à trop
s’arrêter ou y réfléchir, l’euphorie ne parte en fumée et ne la laisse à
nouveau morne et sombre.
Ils partagèrent une petite miche de pain, assis sur le treillis
métallique du vaste palier, les coudes en appui sur la rampe et les
pieds pendant au-dessus de l’espace vide, comme deux gamins qui
sèchent l’école. Le niveau 100 grouillait de gens qui allaient et
venaient. L’étage entier était un bazar, un lieu d’échange de
marchandises, où troquer ses jetons de travail contre ce dont on avait
besoin ou simplement envie. Des travailleurs déambulaient, leur
ombre sur les talons, des familles s’appelaient à grands cris dans la
cohue étourdissante, des marchands aboyaient leurs bonnes affaires.
Les portes restaient ouvertes au va-et-vient, laissant bruits et odeurs
se répandre sur le double palier, dont les grilles vibraient
d’animation.
Jahns se délectait d’être une anonyme dans la foule des passants.
Elle mordit dans sa moitié de miche, savourant le goût de levure
fraîche du pain cuit le matin même, se sentant comme une personne
parmi d’autres. Une personne rajeunie. Marnes lui coupa un morceau
de fromage et une lamelle de pomme et les mit en sandwich.
Lorsqu’il les lui tendit, sa main effleura celle de Jahns. Même les
miettes dans sa moustache contribuaient à la perfection du moment.
— Nous sommes en avance, dit Marnes avant de mordre dans sa
pomme.
Ce n’était qu’une observation agréable. Une petite tape dans leurs
vieux dos pour s’en féliciter.
— On devrait pouvoir être au 140 au dîner.
— Là, je ne redoute même plus l’ascension, dit Jahns.
Elle termina sa pomme au fromage et mâcha avec contentement.
Tout avait meilleur goût quand on voyageait, décida-t-elle. Ou quand
on était en bonne compagnie, ou au milieu de la musique qui
s’échappait du bazar, où un mendiant faisait résonner les cordes de
son ukulélé dans le brouhaha de la foule.
— Pourquoi ne descendons-nous pas ici plus souvent ? demanda-t-
elle.
Marnes grommela.
— Parce qu’il y a cent étages à parcourir ? D’ailleurs, on a la vue, le
salon, le bar de Kipper. Parmi tous ces gens, combien y montent plus
d’une fois tous les trois ou quatre ans ?
Jahns rumina cette remarque et sa dernière bouchée de pain.
— Vous pensez que c’est naturel ? De ne pas s’aventurer trop loin
d’où on habite ?
— Vous suis pas, dit Marnes au détour d’une bouchée.
— Imaginez, juste par hypothèse, hein, que des gens vivaient dans
ces anciens silos de surface qui pointent derrière la crête de la
colline. Pensez-vous vraiment qu’ils se déplaçaient si peu ? Qu’ils
restaient dans le même silo ? Sans jamais venir se promener par ici
ou parcourir cent étages d’escalier ?
— Je ne pense pas à ce genre de choses, dit Marnes.
Et elle ne devrait pas y penser non plus, lut Jahns entre les lignes.
Il était parfois impossible de savoir ce que l’on avait le droit de dire
ou non à propos du monde extérieur. C’était le genre de discussion
qu’on avait entre époux, et peut-être que la marche et la journée de
compagnonnage de la veille lui montaient à la tête. Ou peut-être
n’était-elle pas moins sujette à l’euphorie d’après nettoyage que
n’importe qui : à ce sentiment que certaines règles pouvaient être
assouplies, certaines tentations courtisées, le relâchement de la
pression dans le silo servant de prétexte pour passer un mois à
frétiller intérieurement.
— Est-ce qu’on se remet en route ? demanda Jahns alors que
Marnes terminait son pain.
Il acquiesça. Ils se levèrent et reprirent leurs affaires. Une femme
qui passait par là les dévisagea, les reconnaissant tout à coup, avant
de disparaître aux trousses de ses enfants.
Le fond était véritablement comme un autre monde, se dit Jahns.
Elle était restée trop longtemps sans descendre. Et alors qu’elle se
promettait de faire mieux à l’avenir, elle savait au fond d’elle, comme
une machine qui rouille et sent son âge, que c’était son dernier
périple.

Les paliers dérivaient sous ses yeux. Les jardins du bas, la grande
ferme des 130 et l’âcre station d’épuration au-dessous. Elle était
perdue dans ses pensées, se remémorait la conversation de la veille,
l’idée que Donald avait davantage vécu dans sa mémoire que dans la
réalité, lorsqu’elle parvint au portail du cent quarantième.
Elle n’avait même pas remarqué le changement dans l’escalier, la
prépondérance des salopettes de denim bleu, des sacoches remplies
de pièces et d’outils sur le dos des porteurs, plutôt que de vêtements,
de nourriture et de colis personnels. Mais la foule massée au portail
lui indiqua qu’elle était parvenue au niveau supérieur des Machines.
Devant l’entrée se pressaient des ouvriers vêtus d’amples salopettes
bleues maculées de très vieilles taches. Jahns pouvait presque les
ranger par professions au vu des outils qu’ils portaient. La journée
était bien avancée, et la plupart d’entre eux devaient rentrer chez
eux après avoir effectué des réparations çà et là dans le silo. Elle était
ébahie qu’on puisse parcourir tant d’étages et qu’on doive encore
travailler une fois arrivé. Puis elle se rappela que c’était exactement
ce qu’elle s’apprêtait à faire.
Plutôt que d’abuser de leur statut et de leur pouvoir, ils firent la
queue derrière les ouvriers qui pointaient au portail. Pendant que ces
hommes et ces femmes fatigués indiquaient le lieu et la durée de leur
déplacement, Jahns pensa au temps qu’elle avait perdu à ruminer sa
propre existence durant cette longue descente, au lieu de peaufiner
sa façon d’approcher la dénommée Juliette. Une nervosité
inhabituelle lui noua l’estomac tandis que la file avançait lentement.
L’ouvrier qui les précédait montra sa carte des Machines, de couleur
bleue. Il griffonna ses renseignements sur une ardoise poussiéreuse.
Quand vint leur tour, ils poussèrent la première barrière et
montrèrent leurs cartes dorées. Le garde haussa les sourcils puis
parut reconnaître le maire.
— Votre Honneur, dit-il, et Jahns ne le reprit pas. On ne vous
attendait pas pendant cette faction.
Il leur fit signe de ranger leurs cartes et attrapa un petit bout de
craie.
— Laissez.
Jahns le regarda tourner le tableau et inscrire leurs noms en
capitales soignées, essuyant involontairement l’ardoise avec le
dessous de sa main. Pour Marnes, il écrivit simplement “Shérif” et là
encore, Jahns ne le corrigea pas.
— Je sais qu’elle ne nous attendait pas si tôt, dit Jahns, mais je me
demandais si nous pouvions rencontrer Juliette Nichols dès
maintenant.
Le garde se retourna vers l’horloge numérique qui donnait l’heure
exacte, derrière lui.
— Il lui reste une heure de travail sur la génératrice. Voire deux,
telle que je la connais. Vous pourriez trouver la cantine en attendant.
Jahns regarda Marnes, qui semblait indécis.
— Je n’ai pas vraiment faim, là, dit-il.
— Et si nous allions la voir au travail ? Ce serait bien de voir ce
qu’elle fait. Nous nous ferions tout petits pour ne pas la déranger.
Le garde haussa les épaules.
— Vous êtes le maire. Je peux pas refuser.
Il pointa son bout de craie vers le couloir. Les gens qui faisaient la
queue derrière eux commençaient à piaffer d’impatience.
— Voyez ça avec Knox. Il trouvera quelqu’un pour vous y
conduire.
On avait peu de chances de passer à côté du chef des Machines :
Knox remplissait largement la salopette la plus grande que Jahns ait
jamais vue. Elle se demanda si le surcroît de tissu lui avait coûté des
jetons supplémentaires et comment un homme parvenait à remplir
un tel ventre. Une barbe épaisse ajoutait à son envergure. Quant à
savoir s’il souriait ou se renfrognait à leur approche, c’était
impossible : il était aussi expressif qu’un mur de béton.
Jahns expliqua leur requête. Marnes dit bonjour à Knox, et elle
comprit qu’ils avaient dû faire connaissance la dernière fois que
l’adjoint était descendu. Knox écouta, opina du chef puis rugit d’une
voix si rauque qu’il était impossible de distinguer les mots les uns
des autres. Mais cela faisait sens pour quelqu’un, puisqu’un jeune
garçon se matérialisa derrière lui, un gamin miséreux aux cheveux
d’un orange inhabituellement vif.
— Tlesconduisjusquàjules, grogna Knox.
Il y avait aussi peu d’espace entre ses mots que dans sa barbe, à
l’endroit où il aurait dû y avoir une bouche. Le garçon, qui était
jeune, même pour une ombre, fit un signe de la main et partit
comme une flèche. Marnes remercia Knox, qui ne bougea pas d’un
cil, et ils se mirent aux trousses du petit.
Jahns constata qu’aux Machines, les couloirs étaient encore plus
étroits qu’ailleurs dans le silo. Ils se faufilèrent à travers le flux des
travailleurs sortant du travail, entre des murs de béton badigeonnés
d’enduit mais non peints, rugueux lorsqu’on s’y frottait l’épaule. Au-
dessus de leurs têtes, des séries de tuyaux et de gaines électriques
parallèles et sinueuses couraient à découvert. Jahns éprouvait le
besoin de baisser la tête en dépit des quinze centimètres de marge ;
elle vit que nombre d’ouvriers de grande taille marchaient voûtés.
Les plafonniers, espacés et de faible puissance, donnaient l’écrasante
sensation de marcher dans un tunnel qui s’enfonçait toujours plus
profond dans la terre.
La jeune ombre aux cheveux orange les fit bifurquer à plusieurs
reprises, suivant sans hésiter un itinéraire manifestement familier. Ils
débouchèrent sur un de ces escaliers qui tournaient vers la droite par
volées perpendiculaires et ils descendirent deux étages
supplémentaires. Jahns perçut un grondement qui s’accentua en
descendant. Lorsqu’ils quittèrent la cage d’escalier du cent quarante-
deuxième, ils passèrent devant un engin étrange installé dans une
pièce ouverte sur le couloir. Un bras d’acier grand comme plusieurs
personnes mises bout à bout montait et descendait, actionnant un
piston qui traversait le sol de béton. Jahns ralentit pour observer ses
fluctuations rythmées. Il flottait dans l’air une odeur chimique, une
odeur de pourri qu’elle n’arrivait pas à identifier.
— C’est ça, la génératrice ?
Marnes eut un rire condescendant, typiquement masculin.
— Ça, c’est une pompe, dit-il. Un puits de pétrole. C’est ce qui vous
permet de lire le soir.
Il lui serra l’épaule en la dépassant, et elle lui pardonna aussitôt
d’avoir ri d’elle. Elle se hâta de les rattraper, lui et la jeune ombre de
Knox.
— La génératrice, c’est ce vrombissement que vous entendez, dit
Marnes. La pompe amène le pétrole, il est traité dans une installation
située quelques étages plus bas, après quoi on peut le consommer.
Jahns avait de vagues connaissances à ce sujet, vestiges, peut-être,
d’une réunion du comité. Une fois encore, elle fut stupéfaite de
constater à quel point le silo lui était étranger, à elle qui était censée
le diriger – du moins sur le papier.
Le grognement continuel des cloisons augmentait à mesure qu’ils
approchaient du bout du couloir. Quand le garçon aux cheveux
orange ouvrit les portes, le bruit se fit assourdissant. Jahns fut
réticente à aller plus loin, et Marnes lui-même sembla hésiter. Le
gamin agita frénétiquement la main pour leur faire signe d’avancer et
Jahns dut adjurer ses pieds de la porter vers le bruit. Soudain, elle se
demanda si on les conduisait dehors. C’était une idée absurde,
illogique – c’était simplement la menace la plus dangereuse qu’elle
pouvait concevoir.
Lorsqu’elle eut franchi le seuil, blottie derrière Marnes, le garçon
laissa claquer la porte derrière elle et ils se retrouvèrent piégés à
l’intérieur, avec le vacarme. Le gamin décrocha un casque antibruit
dont ne pendait aucun fil d’un présentoir placé près du mur. Jahns
l’imita et se couvrit les oreilles. Étouffé, le bruit ne subsista plus que
dans sa poitrine et ses terminaisons nerveuses. Elle se demanda ce
qui justifiait que ce présentoir soit installé à l’intérieur plutôt qu’à
l’extérieur de la salle.
Le garçon fit un geste et dit quelque chose, mais ses mots n’étaient
plus que des mouvements de lèvres. Ils le suivirent dans un étroit
couloir dont le sol, de simples grilles d’acier, était semblable à celui
des paliers du silo. Après un coude, une des cloisons s’effaça pour
laisser place à un garde-corps composé de trois barres horizontales.
Derrière le garde-corps apparut une machine invraisemblable.
Grande comme l’appartement et le bureau de Jahns réunis. D’abord,
Jahns ne vit rien bouger, rien qui justifie le martèlement qu’elle
ressentait dans sa poitrine et partout sur sa peau. Ce n’est que
lorsqu’ils eurent fait le tour de la machine qu’elle aperçut la tige
d’acier qui sortait du dos de l’unité et tournait furieusement,
disparaissant dans une autre énorme machine de métal pleine de
câbles épais comme la taille d’un homme et qui montaient vers le
plafond.
La puissance électrique était palpable dans la salle. Lorsqu’ils
atteignirent le bout de la seconde machine, Jahns aperçut enfin une
silhouette solitaire qui travaillait à côté. Une femme en salopette,
d’apparence jeune, portant un casque dont dépassait une natte de
cheveux châtains, était penchée sur une clé à molette aussi grande
qu’elle. Sa présence faisait ressortir les proportions terrifiantes des
machines, mais elle ne semblait pas les craindre. Elle pesait sur la clé
de tout son corps, frôlant de terriblement près l’unité rugissante,
rappelant à Jahns un vieux conte pour enfants dans lequel une souris
arrachait une flèche prise dans la peau d’une bête imaginaire qui
portait le nom d’éléphant. Qu’une femme de cette taille puisse
réparer une machine d’une telle férocité semblait absurde. Mais
Jahns la regarda travailler pendant que la jeune ombre se glissait par
un portail et courait lui tirer sur le coin de la salopette.
La femme se retourna sans s’alarmer et plissa les yeux pour
regarder vers Jahns et Marnes. Elle s’essuya le front d’une main et, de
l’autre, jeta la clé sur son épaule. Elle donna une tape amicale sur la
tête de la jeune ombre et vint à leur rencontre. Jahns vit qu’elle avait
des bras minces, aux muscles dessinés. Elle ne portait pas de maillot
de corps, seulement une salopette bleue qui montait haut sur sa
poitrine, découvrant un peu de peau mate et luisante de sueur. Elle
avait le même teint basané que les cultivateurs qui passaient leurs
journées sous les lampes de croissance, mais à en croire l’état de sa
tenue, cela pouvait aussi bien venir du cambouis et de la crasse.
Elle s’arrêta devant Jahns et Marnes et les salua d’un hochement
de tête. Marnes eut droit à un léger sourire de connivence. Elle ne
leur tendit pas la main, ce dont Jahns lui fut reconnaissante. Au lieu
de ça, elle désigna une porte dans une cloison de verre et partit dans
cette direction.
Marnes la talonna comme un chiot et Jahns ne tarda pas à suivre.
Elle se tourna pour s’assurer que l’ombre n’était pas dans ses pieds
mais l’aperçut qui détalait par où il était venu, ses cheveux
rougeoyant sous l’éclairage de la salle des machines. En ce qui le
concernait, il avait accompli son devoir.
Dans la petite salle de contrôle, le bruit s’atténua. Il disparut
presque entièrement quand l’épaisse porte fut refermée. Juliette ôta
son casque et son protège-oreilles et les jeta sur une étagère. Jahns
tira timidement sur le sien, constata qu’il ne subsistait qu’un lointain
ronflement, et l’enleva complètement. La pièce était exiguë et pleine
de surfaces métalliques et de voyants qui clignotaient. Jahns n’en
avait jamais vu de semblable. Elle trouva étrange d’être également
maire de cette pièce, dont elle connaissait à peine l’existence et
certainement pas le fonctionnement.
Pendant que les oreilles de Jahns cessaient de bourdonner, Juliette
régla quelques boutons, regardant de petits bras trembloter sous des
écrans de verre.
— Je croyais qu’on faisait ça demain matin, dit-elle, concentrée sur
sa tâche.
— Nous sommes allés plus vite que j’espérais.
Jahns regarda Marnes, qui tenait son protège-oreilles à deux mains
et gigotait sur place, gêné.
— Content de vous revoir, Jules, dit-il.
Elle hocha la tête et se pencha pour regarder les machines
gargantuesques à travers l’épaisse vitre, promenant ses mains sur le
grand tableau de contrôle sans avoir besoin de baisser les yeux,
réglant de gros boutons noirs aux graduations blanches effacées.
— Désolée pour votre partenaire, dit-elle en consultant une rangée
de cadrans.
Elle se retourna pour regarder Marnes, et Jahns vit que, sous la
crasse et la sueur, cette femme était très belle. Elle avait le visage
ferme et fin, les yeux brillants. Une intelligence farouche qu’on
pouvait mesurer à distance. Et elle observait Marnes avec une
compassion extrême, visible au sillon qui ridait son front.
— Vraiment, dit-elle. Je suis sincèrement désolée. Ç’avait l’air
d’être un homme bien.
— Le meilleur des hommes, bredouilla Marnes, la voix fêlée.
Juliette hocha la tête, comme s’il n’y avait rien de plus à dire. Elle
se tourna vers Jahns.
— Cette vibration que vous sentez dans le sol, madame le maire ?
C’est un accouplement qui n’a même pas deux millimètres de jeu. Si
vous trouvez ça désagréable ici, allez un peu poser les mains sur la
machine. Vous aurez vite fait de ne plus sentir vos doigts. Laissez-les
assez longtemps et vos os se mettront à s’entrechoquer, comme si
vous étiez en train de vous disloquer.
Elle se retourna et tendit le bras entre Jahns et Marnes pour
pousser un énorme interrupteur, puis revint vers le tableau de
contrôle.
— Alors imaginez ce que la génératrice subit, à tressauter comme
ça. Les dents commencent à s’éroder dans la transmission, de petits
copeaux de métal circulent dans le combustible comme des grains de
papier de verre. Et du jour au lendemain, on a une explosion d’acier
et plus d’autre électricité que celle que la génératrice de secours veut
bien nous cracher.
Jahns retint son souffle.
— Vous avez besoin qu’on aille chercher quelqu’un ? demanda
Marnes.
Juliette rit.
— Rien de tout cela n’est nouveau ou différent de ce qui se passe
durant n’importe quelle faction. Si on n’était pas en train de
démonter la génératrice de secours pour changer des joints, et qu’on
pouvait réduire le régime de moitié pendant une semaine, je pourrais
sortir cet accouplement, le rajuster, et la refaire tourner comme une
toupie.
Elle décocha un regard à Jahns.
— Mais comme on a un mandat qui nous demande de tourner à
cent pour cent de nos capacités et sans interruption, ce n’est pas
possible. Alors je vais continuer à serrer des boulons qui vont
continuer à essayer de se dévisser, et je vais tâcher de trouver les
bons réglages ici pour que la bécane continue à filer à peu près doux.
— Je n’en avais pas la moindre idée, quand j’ai signé le mandat…
— Moi qui croyais avoir suffisamment simplifié mon rapport pour
que les choses soient claires.
— Combien de temps avant la panne ?
Jahns se rendit soudain compte qu’elle n’était pas en train de faire
passer un entretien à cette femme, mais que les demandes allaient
dans l’autre sens.
— Combien de temps ?
Juliette rit et secoua la tête. Elle acheva un dernier réglage et se
retourna pour leur faire face, les bras croisés.
— Ça peut arriver maintenant. Ça peut arriver dans cent ans. Mais
ce qui est sûr, c’est que ça va arriver, et que c’est parfaitement
évitable. L’objectif ne devrait pas être de faire fonctionner cet
endroit cahin-caha de notre vivant. Ou jusqu’à la fin de notre
mandat, dit-elle en adressant à Jahns un regard plein de sous-
entendus. Si on ne vise pas la pérennité, autant faire nos valises tout
de suite.
Jahns vit le shérif adjoint se raidir à ces mots. Elle sentit son
propre corps réagir et un frisson lui parcourir la peau. Cette dernière
remarque frisait dangereusement la trahison. La métaphore ne la
sauvait qu’à moitié.
— Je pourrais décréter un congé énergétique, proposa Jahns. Le
présenter comme un hommage à ceux qui nettoient.
Elle y réfléchit davantage.
— Ça pourrait être l’occasion de réviser plus que votre machine, là.
Nous pourrions…
— M’étonnerait que le DIT vous envoie pas chier, dit Juliette.
Elle se frotta le menton, puis essuya son poignet sur sa salopette.
Elle regarda le cambouis passé sur le tissu.
— Si vous me passez l’expression, madame le maire.
Jahns avait envie de lui dire qu’il n’y avait pas de mal, mais
l’attitude de cette femme, son autorité, lui rappelait trop celle qu’elle
avait été et qu’elle avait presque oubliée. Une femme jeune qui ne
s’encombrait pas de civilités et parvenait à ses fins. Elle se surprit à
jeter un regard vers Marnes.
— Pourquoi ciblez-vous ce département en particulier ? Pour
l’électricité, je veux dire.
Juliette rit et décroisa les bras pour les lever au plafond.
— Pourquoi ? Parce que le DIT occupe, quoi, trois étages sur cent
quarante-quatre ? Et qu’ils utilisent plus du quart de l’électricité que
nous produisons. Je peux faire le calcul pour vous si…
— Ce ne sera pas nécessaire.
— Et à ma connaissance, un serveur n’a jamais nourri quiconque ni
sauvé la vie à personne, ni raccommodé un futal.
L’édile sourit. Elle comprit soudain ce que Marnes aimait chez
cette femme. Elle comprit du même coup ce qu’il avait vu jadis en la
jeune Jahns, avant qu’elle épouse son meilleur ami.
— Et si on demandait au DIT de lever le pied une semaine pour
procéder eux-mêmes à des opérations de maintenance ? Ça irait ?
— Je croyais qu’on était descendus pour la recruter et l’arracher à
tout ça, marmonna Marnes.
Juliette le mitrailla du regard.
— Et je croyais vous avoir dit, à vous ou à votre secrétaire, qu’il
était inutile de vous fatiguer. Je n’ai absolument rien contre ce que
vous faites, mais on a besoin de moi ici.
Elle leva le bras et regarda ce qui pendait à son poignet. C’était une
montre. Mais elle l’observait comme si elle fonctionnait encore.
— Bon, je resterais bavarder avec plaisir, dit-elle en levant les yeux
vers Jahns. Surtout si vous pouvez garantir un congé électrique. Mais
j’ai encore quelques réglages à faire et je suis déjà en heures sup.
Knox s’énerve quand j’en fais trop.
— Nous vous fichons la paix, dit Jahns. Nous n’avons pas encore
dîné, peut-être qu’on pourrait se voir après ? Quand vous aurez
débauché et fait un brin de toilette ?
Juliette baissa la tête et se regarda, comme pour vérifier qu’elle
avait besoin de se laver.
— Oui, bien sûr. Ils vous ont mis dans le dortoir ?
Marnes acquiesça.
— Très bien. Je vous retrouve plus tard. Et n’oubliez pas vos
casques.
Elle montra ses oreilles, regarda Marnes dans les yeux, fit un signe
de tête et reprit son travail, les informant que la discussion était
provisoirement close.
13

Marnes et Jahns furent conduits à la cantine par Marck, un mécano


de la seconde équipe qui sortait du travail. Marnes semblait contrarié
d’avoir besoin d’un guide. L’adjoint possédait cette qualité
proprement masculine qui consiste à faire mine de savoir où on est
même quand on n’en a aucune idée. Pour tenter de le prouver, il
ouvrait la marche et s’arrêtait à chaque intersection pour pointer un
doigt interrogateur dans telle ou telle direction. Chaque fois, Marck
riait et le corrigeait.
— Mais ces couloirs sont tous pareils, bougonnait Marnes en
reprenant la tête du groupe.
Jahns s’amusait de cette démonstration de virilité et restait en
arrière, profitant d’avoir un coéquipier de Juliette sous la main pour
le faire parler. Marck avait l’odeur du fond, cette odeur qui se
répandait dans l’air chaque fois qu’un mécano montait faire une
réparation dans ses locaux. C’était le mélange propre à leur travail,
un cocktail de transpiration, de cambouis et de vagues produits
chimiques. Mais Jahns apprenait lentement à en faire abstraction.
Elle constata que Marck était un homme aimable et attentionné, un
homme qui la prit par le bras lorsqu’un chariot de pièces ferraillantes
passa en trombe, un homme qui saluait tous ceux qu’ils croisaient
dans ces couloirs mal éclairés, pleins de fils qui tombent et de tuyaux
qui dépassent. Il vivait et respirait bien plus haut que sa condition l’y
disposait, pensa Jahns. Il était rayonnant d’assurance. Même dans
l’obscurité, son sourire projetait des ombres.
— Vous la connaissez bien, Juliette ? lui demanda-t-elle lorsque le
vacarme du chariot se fut estompé.
— Jules ? Comme une sœur. Nous autres, au fond, on forme une
grande famille.
Il dit ça comme s’il supposait qu’il en allait autrement dans le reste
du silo. Devant eux, Marnes se gratta la tête à un croisement et
devina correctement. À l’angle opposé, deux mécanos étaient dans le
passage, en train de rire. Marck fit un brin de causette avec eux et
Jahns crut qu’ils parlaient une autre langue. Elle se demanda si Marck
n’avait pas raison, s’il n’en allait pas tout autrement dans les
profondeurs du silo. Ici, les gens avaient l’air d’afficher leurs pensées
et leurs sentiments, de dire exactement ce qu’ils voulaient dire, tout
comme les tuyaux et les fils étaient laissés à nu.
— Par ici, dit Marck en pointant le doigt vers un brouhaha de
conversations et de couverts tintant contre des assiettes en métal qui
provenait de l’autre bout d’un vaste hall.
— Et donc, avez-vous quoi que ce soit à nous dire à propos de
Jules ? demanda Jahns.
Elle sourit à Marck lorsqu’il lui tint la porte.
— Qui serait bon à savoir ?
Tous deux suivirent Marnes vers quelques places libres. Le
personnel de cuisine s’affairait entre les tables, servant les
mécaniciens à leur place au lieu de leur faire faire la queue. Avant
même qu’ils aient fini de s’installer sur les bancs d’aluminium
cabossés, des bols de soupe et des verres d’eau dans lesquels
flottaient des tranches de citron vert leur étaient présentés, ainsi que
de gros bouts de pain arrachés à la miche et posés à même la surface
abîmée de la table.
— Vous me demandez de me porter garant de Jules ?
Marck s’assit et remercia l’homme imposant qui leur distribuait
leur ration de nourriture et leur cuillère. Jahns chercha des yeux une
serviette et constata que la plupart des gens utilisaient le chiffon
graisseux qui pendait de la poche avant ou arrière de leur salopette.
— Seulement de nous dire ce qui serait bon à savoir.
Marnes étudia son morceau de pain, le renifla puis en trempa le
bout dans sa soupe. Une table voisine partit d’un grand éclat de rire à
la chute d’une histoire ou d’une blague.
— Je sais une chose : vous pouvez lui donner n’importe quel
travail, elle y arrivera. Elle a toujours été comme ça. Mais je n’ai
probablement pas besoin de vous convaincre d’embaucher quelqu’un
qui vous a déjà fait faire tout ce chemin. J’imagine que votre décision
est prise.
Il avala une cuillerée de soupe. Jahns prit son couvert et vit qu’il
était tordu et ébréché, le dos éraflé comme si on s’en était servi pour
creuser.
— Vous la connaissez depuis combien de temps ? demanda
Marnes.
L’adjoint mâchait son pain détrempé, fournissant un effort
héroïque pour se fondre dans le paysage, pour faire comme s’il était
du coin.
— Je suis né ici, leur dit Marck, élevant la voix pour couvrir le
vacarme de la salle. J’étais ombre à l’Électricité quand Jules est
arrivée. Elle avait un an de moins que moi. Je ne lui donnais pas deux
semaines avant de réclamer à grands cris de pouvoir s’en aller d’ici.
On a eu notre lot de fugueurs et de transférés, de gamins du milieu
qui pensaient que leurs problèmes n’oseraient pas les suivre où ils…
Il laissa sa phrase en suspens et son regard s’éclaira lorsqu’une
femme discrète enjamba le banc d’en face pour se glisser à côté de
Marnes. La nouvelle venue s’essuya les mains à son chiffon, le fourra
dans sa poche de poitrine et se pencha sur la table pour déposer un
baiser sur la joue de Marck.
— Chérie, tu te souviens de l’adjoint Marnes.
Marck désigna le policier, qui s’essuyait la moustache avec sa
paume.
— Shirly, mon épouse.
Ils se serrèrent la main. Les taches sombres que Shirly avait sur les
phalanges semblaient indélébiles, comme un tatouage laissé par son
travail.
— Et ton maire, Mme Jahns.
Les deux femmes se serrèrent également la main. Jahns se félicita
de savoir accepter cette poigne ferme sans se soucier du cambouis.
— Enchantée, dit Shirly.
Elle s’assit. Son repas s’était matérialisé comme par enchantement
pendant les présentations et la soupe fumante tanguait dans son bol.
— A-t-on commis un crime, monsieur l’agent ?
Shirly déchira son bout de pain en souriant à Marnes pour
indiquer qu’elle plaisantait.
— Ils sont venus haranguer Jules pour la convaincre de monter
travailler avec eux, dit Marck, et Jahns le surprit à lever un sourcil à
ces mots.
— Bonne chance, dit Shirly. Si cette fille bouge d’un étage un jour,
ce sera pour descendre jusque dans les mines.
Jahns voulait lui demander ce qu’elle voulait dire par là, mais
Marck se tourna vers elle et reprit là où il en était.
— Je travaillais donc à l’Électricité quand elle est arrivée…
— Tu les ennuies avec tes souvenirs de jeunesse ? demanda Shirly.
— Je leur raconte l’arrivée de Jules.
Sa femme sourit.
— J’apprenais auprès du vieux Walk, à l’époque. C’était du temps
où il se sortait encore, où on pouvait le croiser ici ou là…
— Ah oui, Walker, dit Marnes en donnant un coup de cuillère sur
la main de Jahns. Sacré bricoleur. Il ne quitte jamais son atelier.
Jahns hocha la tête, s’efforçant de suivre. Plusieurs des joyeux
drilles de la table voisine se levèrent pour partir. Shirly et Marck les
saluèrent et échangèrent quelques mots avec certains d’entre eux
avant de se retourner vers la table.
— J’en étais où ? demanda Marck. Ah oui, donc la première fois
que j’ai rencontré Jules, c’est quand elle est arrivée dans l’atelier de
Walk avec cette pompe.
Marck avala une gorgée d’eau.
— Un des premiers trucs qu’ils lui font faire, et faut voir qu’à
l’époque c’est qu’une pauvre gamine, hein ! Douze ans. Mince
comme un clou. Fraîchement débarquée du milieu ou de je ne sais où
là-haut.
Il agita la main, comme si tout ça c’était la même chose.
— Ils lui font traîner des pompes gigantesques jusque chez Walk
pour qu’il en retende les moteurs, en gros pour qu’il déroule un
kilomètre de câble et le remette en place.
Marck s’arrêta et rit.
— Enfin, pour qu’il me le fasse faire, à vrai dire. Bref, c’est une
sorte d’initiation, voyez ? Vous faites tous des trucs de ce genre à vos
ombres, non ? Juste pour les roder un peu ?
Ni Jahns ni Marnes ne réagirent. Marck haussa les épaules et
poursuivit.
— En tout cas, ces pompes, c’était du lourd. Elles pesaient
forcément plus qu’elle. Elles faisaient peut-être le double de son
poids. Et elle était censée se débrouiller pour les mettre sur des
chariots et les monter quatre étages plus haut…
— Attendez. Mais comment ? demanda Jahns, essayant d’imaginer
une fille de cet âge en train de déplacer un morceau de métal deux
fois plus lourd qu’elle.
— Peu importe. Poulies, cordes, corruption, tout est permis. C’est
le but du jeu, hein ? Et ils lui en avaient mis dix de côté…
— Dix, répéta Jahns.
— Ouais, et y en avait probablement deux qu’avaient besoin d’être
retendues… ajouta Shirly.
— Et encore, rigola Marck. Du coup, les paris allaient bon train
entre Walk et moi pour savoir combien de temps elle allait mettre
avant de se carapater chez son paternel.
— Je lui donnais une semaine, dit Shirly.
Marck touilla sa soupe et secoua la tête.
— Seulement voilà, quand elle a réussi son coup, aucun d’entre
nous n’a été foutu de dire comment elle avait fait. Ce n’est que des
années plus tard qu’elle nous a enfin expliqué.
— On était assis à cette table, là-bas, dit Shirly. Je n’ai jamais autant
ri de ma vie.
— Qu’elle vous a expliqué quoi ? demanda Jahns.
Elle avait oublié sa soupe. Les volutes de vapeur s’étaient éteintes
depuis longtemps.
— Une chose est sûre, j’ai bien remonté les bobines de dix pompes
cette semaine-là. À chaque instant, j’attendais qu’elle craque.
J’espérais. J’avais les doigts en compote. C’était pas possible qu’elle
les déplace toutes.
Marck secoua la tête.
— Pas possible. Et pourtant je continuais à les remonter, elle
continuait à les emporter, et un peu plus tard elle m’en rapportait
une autre. On a fait les dix en six jours. La petite morveuse est même
allée voir Knox, qui n’était que chef d’équipe, à l’époque, pour lui
demander si elle pouvait prendre un jour de congé.
Shirly rit, les yeux rivés à son bol de soupe.
— Elle s’était fait aider, alors, dit Marnes. Quelqu’un avait dû
prendre pitié d’elle.
Marck s’essuya les yeux et secoua la tête.
— Oh, mais pas du tout. Quelqu’un les aurait vus, aurait dit
quelque chose. Surtout quand Knox a exigé de connaître le fin mot
de l’histoire. Le vieux a failli péter un câble quand il lui a demandé
comment elle avait fait. Jules était là à hausser les épaules, calme
comme une batterie à plat.
— Mais comment elle a fait ? demanda Jahns.
À présent, elle mourait d’envie de savoir. Marck sourit.
— Elle n’a déplacé qu’une seule et même pompe. Elle a failli se
casser le dos en la montant, mais elle n’en a déplacé qu’une.
— Et toi tu l’as remonté dix fois, dit Shirly.
— Oui, inutile de me le rappeler.
— Attendez.
Jahns leva une main.
— Et les autres ?
— Elle les a retendues elle-même. La faute à Walk. Il n’a pas été
capable de tenir sa langue quand elle a balayé l’atelier le premier soir.
Elle était là à poser des questions, à me tanner pendant que je
travaillais sur cette première pompe. Une fois le boulot terminé, elle
a roulé la pompe jusqu’au bout du couloir, et au lieu de s’embêter
avec l’escalier, elle l’a rangée dans l’atelier de peinture, encore sur
son diable. Et ensuite elle est redescendue, elle a pris la deuxième
pompe et elle l’a traînée dans la remise à outils juste à côté. Où elle a
passé toute la nuit à apprendre comment recâbler un moteur.
— Ah, dit Jahns, qui voyait où il venait en venir. Et le lendemain
matin, elle vous a ressorti la même pompe que la veille de l’atelier de
peinture.
— Voilà. Et elle est partie rembobiner du cuivre quatre étages plus
bas pendant que j’en faisais autant ici.
Marnes éclata de rire et tapa sur la table, faisant sauter les bols et
les bouts de pain.
— J’ai fait deux moteurs par jour, cette semaine-là, une cadence
infernale.
— Oui, enfin, concrètement, tu n’as fait qu’un moteur dans la
semaine, souligna Shirly, hilare.
— Ouais. Et Juliette suivait la cadence. Elle a rapporté toutes les
pompes à son modèle avec un jour d’avance, un jour qu’elle a
demandé à prendre.
— Et qu’elle a obtenu, si je me souviens bien, ajouta Shirly en
secouant la tête. Une ombre qui prend un jour de congé. Énorme.
— D’autant qu’elle n’était même pas censée achever cette tâche un
jour !
— Maligne, dit Jahns, le sourire aux lèvres.
— Trop maligne, dit Marck.
— Et qu’a-t-elle fait de son jour de congé ? demanda Marnes.
Du bout du doigt, Marck poussa sa rondelle de citron vert dans son
eau et l’y laissa un moment.
— Elle a passé la journée avec Walk et moi, à balayer l’atelier, à
nous demander comment marchaient les choses, où allaient tels fils,
comment on desserre un boulon ou creuse dans un objet, ce genre
de trucs.
Il but une gorgée d’eau.
— Ce que je veux dire par là, en fait, c’est que si vous donnez un
job à Jules, faites très attention.
— Attention ? Pourquoi ? demanda Marnes.
Marck leva son regard vers l’enchevêtrement de tuyaux et de
câbles au-dessus de leurs têtes.
— Parce qu’elle le fera sacrément bien. Même si vous n’y comptiez
pas vraiment.
14

Après le repas, Shirly et Marck leur expliquèrent comment se rendre


au dortoir. Jahns regarda le jeune couple s’embrasser. Marck sortait
du travail, Shirly y partait. Le repas partagé était le petit-déjeuner de
l’une et le dîner de l’autre. Jahns les remercia tous deux du temps
qu’ils lui avaient consacré, loua la qualité de la cuisine, puis Marnes
et elle quittèrent un réfectoire presque aussi bruyant que la salle de
la génératrice et, à travers le dédale des couloirs, gagnèrent leurs lits
pour la nuit.
Marnes était logé dans le dortoir des mécanos juniors de la
première faction. On lui avait préparé un petit lit de camp que Jahns
jugea trop court d’une quinzaine de centimètres. Un peu plus loin,
dans le même couloir, on avait réservé au maire un petit
appartement. Ils décidèrent d’y attendre ensemble, massant leurs
jambes courbaturées, se faisant remarquer combien tout était
différent ici, jusqu’à ce qu’on frappe enfin à la porte. Juliette ouvrit
et entra dans la pièce.
— On vous a mis dans la même chambre ? demanda-t-elle,
surprise.
Jahns rit.
— Non, l’adjoint a un lit dans le dortoir. Et j’aurais été ravie de
loger là-bas avec les autres.
— Laissez tomber, les nouvelles recrues et les familles en visite
logent ici sans arrêt. Ce n’est vraiment rien.
Jahns regarda Juliette mettre un morceau de ficelle entre ses lèvres
puis rassembler ses cheveux encore mouillés après sa douche pour
en faire une queue de cheval. Elle avait passé une nouvelle salopette
et Jahns supposa que les taches étaient permanentes, que le
vêtement sortait de la blanchisserie et était propre pour une nouvelle
faction.
— Alors, quand pourrions-nous annoncer ce congé énergétique ?
demanda Juliette.
Elle termina son nœud et croisa les bras, adossée au mur à côté de
la porte.
— Vous voudrez sûrement profiter de l’atmosphère de lendemain
de nettoyage ?
— Et vous, quand pouvez-vous commencer ? demanda Jahns.
Soudain, elle prit conscience qu’une des raisons pour lesquelles
elle voulait que cette femme devienne son shérif, c’était qu’elle se
sentait inaccessible. Jahns jeta un regard vers Marnes et se demanda
dans quelle mesure l’attirance qu’il avait ressentie pour elle bien des
années plus tôt, lorsqu’elle était jeune et mariée à Donald, avait la
même banale explication.
— Demain, dit Juliette. On peut mettre la génératrice de secours
en route pour demain matin. Je peux travailler avec l’équipe de nuit
pour vérifier que les joints…
— Non, dit Jahns en levant la main. Quand est-ce que vous pouvez
commencer comme shérif ?
Elle fouilla dans son sac ouvert et étala ses dossiers sur le lit,
cherchant le contrat.
— Je – je croyais qu’on en avait déjà parlé. Je ne suis pas intéressée
par le…
— Ils font les meilleurs shérifs, dit Marnes. Ceux qui ne sont pas
intéressés par le poste.
Il était appuyé contre le mur d’en face, les pouces calés sur les
bords de sa salopette.
— Je suis désolée, mais il n’y a personne pour me remplacer, dit
Juliette en secouant la tête. Je crois que vous ne comprenez pas tout
ce que nous faisons ici…
— Je crois que vous ne comprenez pas ce que nous faisons là-haut,
dit Jahns. Ni pourquoi nous avons besoin de vous.
Juliette hocha le menton et rit.
— Écoutez, j’ai ici des machines qu’on ne peut absolument pas…
— Et à quoi servent-elles, ces machines ? Qu’est-ce qu’elles font ?
— Elles font fonctionner tout ce silo, bon sang de bois ! L’oxygène
que vous respirez ? Il est recyclé ici. Les toxines que vous expirez ?
C’est nous qui les aspirons et les renvoyons dans la terre. Vous
voulez que je vous dresse la liste de tout ce que nous faisons avec le
pétrole ? Le moindre bout de plastique, le moindre morceau de
caoutchouc, tous les solvants et produits d’entretien, et je ne parle
pas de l’électricité qu’il produit, je parle de tout le reste !
— Toutes choses qui existaient déjà avant votre naissance, souligna
Jahns.
— Et qui auraient disparu avant ma mort, ça, je peux vous le dire.
Dans l’état où j’ai trouvé les choses.
Elle croisa les bras et se rappuya contre le mur.
— Je crois que vous ne saisissez pas où on en serait sans ces
machines.
— Et je crois que vous ne saisissez pas leur inutilité s’il n’y a plus
personne dans ce silo.
Juliette détourna les yeux. C’était la première fois que Jahns la
voyait fléchir.
— Pourquoi n’allez-vous jamais voir votre père ?
Juliette détourna brusquement la tête, regarda l’autre mur. Elle
chassa des mèches de cheveux tombées sur son front.
— Jetez donc un œil à mon planning. Dites-moi quand j’aurais pu
le caser.
Avant que Jahns ait pu lui répondre, lui dire que c’était la famille,
qu’on avait toujours le temps, Juliette se retourna pour lui faire face.
— Quoi ? Vous croyez que je n’aime pas les gens, c’est ça ? Parce
que si c’est ça, vous vous trompez. Je me soucie de chaque habitant
de ce silo. Et les femmes et les hommes d’ici, des étages oubliés des
Machines, c’est eux, ma vraie famille. Je leur rends visite
quotidiennement. Je partage le pain avec eux plusieurs fois par jour.
Nous travaillons, nous vivons, nous mourons côte à côte !
Elle regarda Marnes.
— Ce n’est pas vrai ? Vous l’avez constaté vous-même.
Marnes ne dit rien. Jahns se demanda si elle parlait du “mourir” en
particulier.
— Et lui, vous lui avez demandé pourquoi il ne venait jamais me
voir ? Parce qu’il a tout son temps. Il n’a rien, lui, là-haut.
— Oui, nous l’avons rencontré. Votre père a l’air d’être un homme
très occupé. Aussi déterminé que vous l’êtes.
Juliette détourna les yeux.
— Et aussi têtu.
Jahns laissa les papiers sur le lit et vint près de la porte, à un pas de
Juliette. Elle sentit l’odeur de savon dans les cheveux de la jeune
femme. Elle voyait ses narines se dilater au rythme de sa respiration
rapide, profonde.
— Les jours passent et pèsent sur les petites décisions, pas vrai ?
Cette décision de ne pas monter le voir. Les premiers jours filent
assez facilement, sous l’impulsion de la jeunesse, de la colère. Mais
après ça, ils s’accumulent comme des déchets mal recyclés. Je me
trompe ?
Juliette balaya ces propos d’un revers de main.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez.
— Je parle des jours qui deviennent des semaines, des semaines
qui deviennent des mois et des mois qui deviennent des années.
Elle faillit avouer qu’elle en était passée par là, qu’elle les entassait
encore, mais Marnes se trouvait dans la pièce et écoutait.
— Au bout d’un moment, on reste en colère dans l’unique but de
justifier une vieille erreur. Et puis ça devient un jeu. Deux personnes
qui regardent au loin, qui refusent de jeter un œil par-dessus leur
épaule, de crainte d’être le premier à prendre ce risque…
— Ça ne s’est pas passé comme ça, dit Juliette. Je ne veux pas de
votre poste. Je suis sûre qu’il y a plein de volontaires.
— Si ce n’est pas vous, ce sera quelqu’un en qui je ne suis pas sûre
de pouvoir faire confiance. Plus maintenant.
— Dans ce cas, donnez-le à la suivante sur la liste.
Elle sourit.
— C’est vous ou lui. Et je crois qu’il fondera davantage son action
sur les conseils des trente que sur les miens, ou sur le Pacte.
Juliette parut réagir à ces mots. Ses bras se desserrèrent sur sa
poitrine. Elle se tourna et son regard croisa celui de Jahns. Marnes
observait la scène depuis le mur opposé.
— Le dernier shérif, Holston, qu’est-ce qui lui est arrivé ?
— Il est parti au nettoyage, dit Jahns.
— Volontairement, ajouta Marnes d’un ton bourru.
— Je sais, mais pourquoi ?
Elle fronça les sourcils.
— Il paraît que c’était à cause de sa femme.
— Toutes sortes d’hypothèses circulent…
— Je me souviens comme il en parlait quand vous étiez descendus
enquêter sur la mort de George. Au début, je croyais qu’il me faisait
du plat, mais il n’était pas capable de parler d’autre chose que de sa
femme.
— Ils participaient à la loterie, à l’époque, lui rappela Marnes.
— Ah oui. C’est vrai.
Elle regarda le lit pendant un moment. Les papiers étalés partout.
— Je ne saurais pas faire ce travail. Tout ce que je sais faire, c’est
réparer des choses.
— C’est pareil, lui dit Marnes. Vous nous aviez beaucoup aidés
dans notre enquête. Vous comprenez comment les choses
fonctionnent. Comment elles s’imbriquent. Les petits indices qui
échappent aux autres.
— On parle de machines, là.
— Les gens ne sont pas si différents.
— Je crois que vous le savez déjà, dit Jahns. Je crois que vous avez
la bonne attitude, en fait. La bonne disposition. Ce n’est pas une
fonction si politique que ça. C’est bon d’avoir de la distance.
Juliette secoua la tête et regarda Marnes.
— C’est vous qui avez proposé mon nom, si je comprends bien ? Je
me demandais d’où venait cette idée. On aurait dit qu’elle sortait de
terre.
— Vous seriez bonne à ce poste, dit Marnes. Je crois qu’avec de la
volonté, vous seriez bonne à n’importe quel poste. Et c’est une tâche
plus importante que vous ne le pensez.
— Et je vivrais en haut ?
— Votre bureau est au premier. Près du sas.
Juliette eut l’air de cogiter. Le seul fait qu’elle pose des questions
réjouissait Jahns.
— La paie est supérieure à ce que vous gagnez aujourd’hui, même
avec vos factions supplémentaires.
— Vous vous êtes renseignée ?
Jahns acquiesça.
— J’ai pris quelques libertés avant de descendre jusqu’ici.
— Comme celle de parler à mon père.
— En effet. Il aimerait beaucoup vous voir, vous savez. Si vous
remontiez avec nous.
Juliette regarda ses bottes.
— J’en suis pas si sûre.
— Il y a encore une chose, dit Marnes, attirant l’attention de Jahns.
Il jeta un œil aux papiers étalés sur le lit. Le contrat sèchement plié
de Peter Billings était sur le dessus.
— Le DIT, lui rappela-t-il.
Jahns comprit l’allusion.
— Nous aurions un point à éclaircir avant que vous acceptiez.
— Je n’ai pas dit que j’acceptais. J’aurais besoin d’en savoir plus sur
ce congé énergétique, d’organiser les phases de travail ici…
— Conformément à la tradition, le DIT contresigne toutes les
nominations…
Juliette roula les yeux et poussa un soupir.
— Le DIT.
— Oui, et nous sommes également passés les voir en descendant,
histoire de préparer le terrain.
— Je n’en doute pas, dit Juliette.
— C’est au sujet des réquisitions, intervint Marnes.
Juliette se tourna vers lui.
— Nous savons que ce n’est probablement rien, mais la question
arrivera forcément sur le tapis…
— Attendez, vous parlez du ruban thermique ?
— Du ruban thermique ?
— Oui.
Juliette fronça les sourcils et secoua la tête.
— Quels enfoirés.
Jahns pinça cinq centimètres d’air.
— Ils avaient un dossier épais comme ça à votre sujet. Ils nous ont
dit que vous détourniez des fournitures qui leur étaient destinées.
— Ben voyons. C’est une blague ?
Elle pointa le doigt vers la porte.
— On n’a jamais le matériel dont on a besoin, à cause d’eux. Quand
j’ai eu besoin de ruban thermique, il y a quelques mois – on avait une
fuite sur un échangeur de chaleur –, les Fournitures nous ont dit que
toute la toile de renfort nécessaire était réservée. On avait déjà passé
cette commande depuis un moment quand j’apprends par un de nos
porteurs que le ruban va au DIT, qu’ils en ont des kilomètres pour le
revêtement de leurs nombreuses combinaisons d’essai.
Juliette inspira profondément.
— Alors j’en ai fait intercepter une partie.
Elle regarda Marnes en faisant cet aveu.
— Écoutez, moi je garantis l’approvisionnement électrique pour
qu’ils puissent faire leurs trucs, là-haut, et pas moyen d’obtenir des
fournitures de base. Et même quand j’y parviens, la qualité est
totalement merdique, sûrement en raison de quotas irréalistes, des
cadences exagérées qu’on impose à la chaîne de fabrication…
— S’il s’agit d’articles dont vous aviez vraiment besoin,
l’interrompit Jahns, alors je comprends.
Elle regarda Marnes qui sourit et hocha le menton, comme pour lui
signifier qu’il lui avait bien dit, que c’était bien la femme de la
situation.
Jahns l’ignora.
— Je suis vraiment contente d’entendre votre version de l’histoire,
dit-elle à Juliette. Et j’aimerais faire le voyage plus souvent, quel
qu’en soit le prix pour mes pauvres jambes. Il y a des choses que
nous tenons pour acquises, là-haut, essentiellement parce qu’elles
sont mal comprises. Je m’aperçois qu’une meilleure communication
est nécessaire entre nos services, et que nous gagnerions à instaurer
avec vous le même genre de contact assidu qu’avec le DIT.
— Ça ne fait jamais que vingt ans que je le dis, commenta Juliette.
C’est une de nos grandes plaisanteries, ici, que ce silo a dû être conçu
pour nous tenir bien à l’écart. Et parfois, c’est vraiment le sentiment
qu’on a.
— Eh bien, si vous venez là-haut, si vous prenez le poste, les gens
vous entendront. Vous pourriez être le premier maillon de cette
chaîne de commandement.
— Et le DIT, dans tout ça ?
— Il y aura de la résistance, mais c’est normal avec eux. J’ai déjà eu
à y faire face. Je vais envoyer une dépêche à mes services, leur faire
établir des dérogations d’urgence. En leur demandant qu’elles soient
rétroactives, pour régulariser ces acquisitions.
Jahns observa la jeune femme.
— Si toutefois vous me garantissez que chacune des fournitures
détournées était absolument indispensable.
Juliette répondit sans ciller.
— Elles l’étaient toutes. Mais ça n’a pas grande importance. C’était
de la cochonnerie. Ce ruban ne se serait pas mieux désagrégé s’il
avait été conçu pour. Je vais vous dire, on a finalement reçu notre
livraison des Fournitures, et maintenant on en a d’avance. Je serais
ravie de leur en déposer lorsque nous monterons. En gage de
réconciliation. Notre modèle est tellement mieux…
— Lorsque nous monterons ? demanda Jahns, s’assurant qu’elle
comprenait bien ce que Juliette était en train de dire, ce à quoi elle
était en train de consentir.
Juliette les toisa tous les deux. Elle acquiesça.
— Vous devrez me laisser une semaine pour réparer la génératrice.
Tenir parole sur ce congé énergétique. Et comprenez-moi bien : je
me considérerai toujours comme une mécano. Si je le fais, c’est en
partie parce que je vois ce qui arrive quand les problèmes sont passés
sous silence. Ce pour quoi je me suis le plus battue, ici, c’est
l’entretien préventif. Ne plus attendre que les choses cassent avant
de les réparer, mais les réviser et les consolider tant qu’elles
marchent encore. Il y a trop de points qu’on a négligés, laissés se
dégrader. Et j’ai tendance à penser que si le silo est un seul gros
moteur, alors nous sommes le carter d’huile sale auquel il est temps
de prêter attention, nous autres.
Elle tendit la main à Jahns.
— Obtenez-moi ce congé énergétique et je suis votre homme.
Jahns sourit et prit cette main tendue, admirant la chaleur, la force
et l’assurance de cette poigne.
— Je m’en occupe demain à la première heure. Et merci. Bienvenue
parmi nous.
Marnes traversa la pièce pour serrer à son tour la main de Juliette.
— Ravi de vous avoir à nos côtés, chef.
Elle tendit la sienne avec un sourire un coin.
— Holà, ne nous emballons pas. Je crois que j’ai beaucoup à
apprendre avant que vous puissiez m’appeler comme ça.
15

Que leur remontée jusqu’en haut coïncide avec un congé énergétique


semblait très à propos. Jahns sentait sa propre énergie se conformer
au récent décret, décliner à chaque pas laborieux. Le martyre de la
descente était une plaisanterie : l’inconfort du mouvement
permanent s’était fait passer pour l’épuisement de l’effort. Mais à
présent, sa frêle musculature était vraiment mise à l’épreuve. Chaque
pas était une conquête. Elle levait sa botte jusqu’à la marche suivante,
posait une main sur son genou et se haussait de vingt-cinq
centimètres dans cet escalier en colimaçon qui lui paraissait faire des
centaines de kilomètres.
Le palier sur sa droite portait le numéro 58. Chaque palier
semblait être en vue pendant une éternité. Pas comme dans la
descente, où elle rêvassait et pouvait en franchir plusieurs sans
même s’en rendre compte. Désormais, ils apparaissaient
progressivement au-dessus de la rampe extérieure et restaient là à la
narguer dans le halo verdâtre des lumières de secours, tandis qu’elle
luttait pour mettre un pied lourd et chancelant devant l’autre.
Marnes montait à côté d’elle : il avait la main sur la rampe
intérieure, elle sur la rampe extérieure, et la canne résonnait entre
eux sur les marches désertes. De temps à autre, leurs bras
s’effleuraient. C’était comme s’ils étaient partis depuis des mois, loin
de leurs bureaux, de leurs responsabilités, de leur familiarité froide.
L’aventure consistant à mettre le grappin sur un nouveau shérif
s’était déroulée différemment de ce qu’elle avait imaginé. Elle avait
rêvé de renouer avec sa jeunesse et s’était retrouvée hantée par de
vieux fantômes. Elle avait espéré en tirer une vigueur nouvelle et
sentait les années d’usure dans ses genoux et son dos. Ce qui devait
être une grande tournée de son silo se traînait finalement dans un
relatif anonymat et elle en venait même à se demander si elle était
vraiment nécessaire à son fonctionnement.
Le monde qui l’entourait était stratifié. C’était de plus en plus clair
à ses yeux. Le haut ne se souciait que de la vue qui se brouillait et
tenait pour acquis le jus pressé du petit-déjeuner. Pour les gens qui
vivaient au-dessous et travaillaient dans les jardins ou nettoyaient
des cages d’animaux, tout tournait autour de leur monde de terre, de
verdure et d’engrais. Pour eux, la vue du monde extérieur était
périphérique, on l’oubliait jusqu’au prochain nettoyage. Et puis il y
avait le fond, les ateliers d’usinage et les laboratoires chimiques, le
pompage du pétrole et le roulement des engrenages, le monde
concret des ongles enluminés de cambouis et le parfum musqué du
labeur. Pour ces gens-là, le monde extérieur et la nourriture qui
s’écoulait lentement jusqu’à eux n’étaient que des rumeurs et un
moyen de subsistance. Pour eux, le silo était là pour permettre aux
gens de faire tourner les machines, alors que, sa vie entière, Jahns
avait pensé exactement le contraire.
Le palier 57 apparut à travers le voile d’ombre. Une jeune fille était
assise sur les grilles d’acier, les jambes repliées contre son corps, les
bras autour des genoux, un livre pour enfants protégé par sa
couverture de plastique tendu sous la lumière avare qui tombait d’un
plafonnier. Jahns regarda la jeune fille, impassible, dont seuls les
yeux bougeaient, couraient sur les pages colorées. Elle ne leva jamais
la tête pour voir qui franchissait le palier d’appartement. Ils la
laissèrent derrière eux et elle s’effaça dans l’obscurité tandis qu’ils
continuaient à s’élever avec peine, épuisés par leur troisième jour
d’ascension, n’entendant résonner ni vibrer aucun pas, ni au-dessus,
ni au-dessous d’eux, le silo étant plongé dans le silence, étrangement
privé de vie, et laissant à deux vieux amis, deux camarades, la place
de marcher côte à côte sur les marches écaillées, leurs bras oscillant,
et très rarement, s’effleurant.

Cette nuit-là, ils furent hébergés au poste de police du milieu.


L’agent avait insisté pour leur offrir son hospitalité et Jahns était en
quête de soutiens alors qu’elle s’apprêtait, une fois encore, à nommer
un civil au poste de shérif. Après un dîner froid dans une quasi-
obscurité et suffisamment de vain badinage pour satisfaire leur hôte
et son épouse, Jahns se retira dans le bureau principal, où un canapé
convertible avait été rendu le plus confortable possible et paré de
draps empruntés en des lieux plus coquets, qui embaumaient le
savon à deux jetons. Marnes avait été installé dans la cellule, sur un
lit de camp. Il y flottait encore l’odeur du gin artisanal et d’un
homme soûl qui s’était un peu trop laissé aller après le nettoyage.
L’éclairage était si faible que l’extinction des feux passa inaperçue.
Jahns resta allongée dans l’obscurité. Ses muscles l’élançaient et
s’abandonnaient aux délices de l’immobilité, ses pieds perclus de
crampes semblaient s’être ossifiés, son dos endolori avait besoin
d’étirements. Son esprit, en revanche, vagabondait encore. Il en
revint aux conversations lasses qui les avaient aidés à passer le temps
pendant cette journée d’ascension.
Dans la spirale de l’escalier, Marnes et elle semblaient se tourner
autour, auscultant le souvenir d’attirances anciennes, sondant de
vieilles cicatrices, cherchant des points restés sensibles dans leurs
corps cassés et fragiles, sur leurs peaux fripées comme du
parchemin, dans leurs cœurs endurcis par l’exercice de la police et
de la politique.
Le nom de Donald était souvent revenu, timidement, comme un
enfant qui se glisse dans le lit des adultes et oblige les amants
prudents à laisser un peu de place entre eux. Jahns pleura à nouveau
son mari depuis si longtemps disparu. Pour la première fois de sa vie,
elle pleura les décennies de solitude qui s’en étaient suivies. Ce
qu’elle avait toujours considéré comme sa vocation – cette vie à part,
au service d’un bien supérieur – lui semblait désormais une
malédiction. Sa vie lui avait été arrachée. Avait été pressée comme
citron. Le jus tiré de ses efforts et de ses années sacrifiées avait
ruisselé jusqu’au fond d’un silo qui, seulement quarante étages plus
bas, était à peine au courant et s’en souciait peu.
Le plus triste, dans ce voyage, c’était qu’elle était tombée d’accord
avec le fantôme d’Holston. Elle pouvait l’admettre, à présent : l’une
des grandes raisons de son excursion, voire la raison pour laquelle
elle avait fait de Juliette sa candidate, c’était qu’elle voulait se laisser
tomber au fond du silo, loin du triste spectacle de deux amants
blottis l’un contre l’autre dans le pli d’une colline, où le vent érodait
leurs deux jeunesses gâchées. Elle était partie pour échapper à
Holston, et au lieu de ça, elle l’avait trouvé. À présent elle savait non
pas pourquoi tous ceux qu’on envoyait au nettoyage s’exécutaient –
ça restait un mystère –, mais pourquoi quelques-uns, de tristesse, se
portaient volontaires. Mieux valait rejoindre un fantôme qu’être
hanté par lui. Mieux valait mourir que vivre ce vide…
La porte du bureau grinça sur ses gonds usés, pour lesquels l’huile
ne pouvait plus rien depuis longtemps. Jahns essaya de se dresser sur
son séant, de percer la pénombre, mais ses muscles étaient trop
perclus, ses yeux trop vieux. Elle voulut appeler, dire à ses hôtes que
tout allait bien, qu’elle n’avait besoin de rien, mais elle préféra
écouter.
Des pas se dirigèrent vers elle, presque invisibles sur la moquette
élimée. Il n’y eut pas une parole, seulement le craquement de vieilles
articulations à l’approche du lit, le soulèvement de draps coûteux et
parfumés et la compréhension unissant deux fantômes vivants.
La respiration de Jahns se suspendit. Sa main trouva un poignet
qui tenait ses draps. Elle se poussa pour faire de la place sur le petit
canapé-lit et attira Marnes à côté d’elle.
Il la prit dans ses bras et se glissa sous elle jusqu’à ce qu’elle ait une
jambe étendue sur la sienne et qu’elle passe les mains autour de son
cou. Elle sentit sa moustache lui effleurer la joue, entendit ses lèvres
lui bécoter le coin de la bouche.
Elle lui prit les joues et cacha son visage au creux de son bras. Elle
pleura, comme une écolière, comme une ombre apeurée débarquant
dans la jungle d’un nouveau métier, étrange et terrifiant. Elle pleura,
mais bientôt, sa peur se dissipa. Tout comme la douleur s’estompa de
son dos massé par les mains de Marnes. Elle se dissipa pour laisser
place à l’engourdissement, puis, après ce qui parut une éternité de
sanglots hoquetants, à la sensation.
Jahns se sentit en vie, à fleur de peau. Elle sentit le frisson de la
chair contre la chair, de son avant-bras contre les côtes dures de son
compagnon, de ses mains sur les épaules de Marnes, des mains de
Marnes sur ses hanches. Ses larmes furent alors une libération
joyeuse, le deuil d’un temps perdu, la tristesse bienvenue d’un
moment longtemps différé et enfin là, bien serré, dans ses bras.
Elle s’endormit ainsi, épuisée par bien plus que par l’ascension et
par rien de plus que quelques baisers tremblants, que des doigts
entrelacés, qu’un chuchotement de tendresse et de reconnaissance,
et engloutie par les profondeurs de la nuit, ses vieux os et ses
articulations lasses succombant malgré elle à un sommeil dont elle
avait si cruellement besoin. Elle dormit en serrant un homme dans
ses bras pour la première fois depuis des décennies et se réveilla
dans un lit ordinairement vide, le cœur exceptionnellement plein.

À la moitié de leur quatrième et dernier jour d’ascension, ils


approchèrent des étages de la trentaine qui abritaient le DIT. Jahns
s’était surprise à faire des pauses plus fréquentes pour boire et se
masser les muscles, non en raison de la fatigue, qu’elle feignait, mais
par crainte de cette halte, de revoir Bernard, et par crainte que leur
voyage ne touche à sa fin.
Les ombres noires et denses résultant du congé énergétique les
suivaient dans leur montée et la circulation était clairsemée, la
plupart des fournisseurs ayant fermé pendant cette diète électrique
généralisée. Juliette, qui était restée au fond pour superviser les
réparations, avait prévenu Jahns que les lumières alimentées par la
génératrice de secours seraient vacillantes. Cet éclairage instable
n’en avait pas moins usé les nerfs de l’édile durant sa longue marche.
Ce clignotement incessant lui rappela une ampoule défectueuse
qu’elle avait supportée tant bien que mal pendant presque tout son
premier mandat. Deux techniciens de l’Électricité étaient venus
l’inspecter tour à tour. Tous deux avaient jugé qu’elle fonctionnait
encore trop bien pour être changée. Il lui avait fallu en appeler à
McLain, qui était déjà à la tête des Fournitures à l’époque, pour en
obtenir une de rechange.
Jahns se rappela que McLain l’avait livrée elle-même. Elle ne
dirigeait pas le département depuis longtemps et avait tout
bonnement monté l’ampoule en contrebande en traversant tous ces
étages. À l’époque, déjà, Jahns admirait cette femme qui avait tant de
pouvoir et de responsabilités. Elle se souvint que McLain lui avait
demandé pourquoi elle n’avait pas simplement fait comme tout le
monde – achevé de casser l’ampoule.
Cette solution ne lui avait jamais traversé l’esprit et ça l’avait
tracassée – jusqu’au jour où elle s’était mise à s’enorgueillir de ce
défaut, où elle avait suffisamment connu McLain pour comprendre
que cette question était un compliment, et la livraison en mains
propres sa récompense.
Lorsqu’ils atteignirent le trente-quatrième, Jahns eut le sentiment
d’être un peu de retour à la maison, de retrouver le giron familier : le
palier principal du DIT. Elle attendit, s’appuyant à la rampe et sur sa
canne, pendant que Marnes ouvrait la porte. À peine fut-elle
entrebâillée que le halo pâle de l’éclairage sous-alimenté fut chassé
par les lumières vives qui rayonnaient à l’intérieur du département.
On n’avait pas fait étalage de l’information, mais les sévères
restrictions imposées aux autres étages étaient largement dues aux
exemptions dont bénéficiait le DIT. Bernard avait été prompt à
pointer différentes clauses du Pacte qui justifiaient ce traitement de
faveur. Juliette avait râlé, ne voyant pas pourquoi les serveurs
auraient la priorité sur les lampes de croissance, mais s’était résignée
à prendre ce qu’on lui donnait et à se concentrer sur la réfection de
la génératrice. Jahns lui avait conseillé de prendre la chose comme sa
première leçon de compromis politique. Juliette avait répondu
qu’elle la prenait comme un aveu de faiblesse.
À l’intérieur, Bernard les attendait avec l’air d’avoir avalé un jus de
fruits trop acide. Plusieurs employés du DIT qui discutaient sur le
côté se turent à leur entrée, et Jahns eut peu de doute quant au fait
qu’on les avait repérés dans la montée.
— Bernard, dit-elle, s’efforçant de respirer régulièrement.
Elle ne voulait pas qu’il sache à quel point elle était fatiguée. Elle
préférait lui laisser croire qu’elle ne faisait qu’un crochet dans sa
promenade entre le fond et le sommet, qu’il n’y avait là rien de bien
méchant.
— Marie.
L’affront était délibéré. Il ne tourna même pas les yeux vers
Marnes, fit comme si l’adjoint n’était pas dans la pièce.
— Vous voulez signer ça ici ? Ou dans la salle de réunion ?
Elle fouilla dans son sac afin d’en exhumer le contrat au nom de
Juliette.
— À quoi vous jouez, Marie ?
Jahns sentit sa température s’élever. Le petit groupe d’employés du
DIT en combinaison argentée suivait l’échange.
— À quoi je joue ?
— Ça vous amuse, ce petit congé énergétique ? C’est votre petite
revanche ?
— Ma revan…
— J’ai des serveurs, Marie…
— Et vos serveurs sont alimentés normalement, lui rappela Jahns,
élevant la voix.
— Mais le refroidissement est assuré par des canalisations
provenant des Machines, et si les températures continuent à monter,
nous allons devoir tourner au ralenti, ce qui n’est absolument jamais
arrivé !
Marnes s’interposa entre eux, les mains levées.
— Doucement, dit-il d’un ton froid en fixant Bernard.
— Rappelez votre petite ombre, là, dit Bernard.
Jahns posa la main sur le bras de Marnes.
— Le Pacte est clair, Bernard. Ce choix me revient. C’est ma
nomination. Nous nous entendons depuis longtemps pour
contresigner nos choix respectifs…
— Et je vous ai dit que cette fille des bas-fonds n’irait pas…
— Elle a le poste, l’interrompit Marnes.
Jahns remarqua que sa main était tombée sur la crosse de son
pistolet. Elle ne savait pas si Bernard l’avait vu aussi, mais il resta
silencieux. Son regard, cependant, resta rivé à celui de Jahns.
— Je ne signerai pas.
— Eh bien, la prochaine fois, je ne vous le demanderai pas.
Bernard sourit.
— Vous pensez survivre à un autre shérif ?
Il se tourna vers les employés attroupés et fit signe à l’un d’eux
d’approcher.
— J’ai comme un doute, c’est drôle.
L’un des techniciens se détacha du groupe, où les chuchotements
allaient bon train, et vint vers eux. Jahns reconnut le jeune homme
de la cafétéria, elle l’avait vu en haut certains soirs où elle avait
travaillé tard. Lukas, si ses souvenirs étaient bons. Il lui serra la main
et lui adressa un sourire et un bonjour gênés.
La main de Bernard brassa l’air d’impatience.
— Signe ce qu’elle a besoin de faire signer. Moi je refuse. Gardes-
en des copies. Et occupe-toi du reste.
Il le congédia d’un geste, se retourna et toisa Jahns et Marnes une
dernière fois, semblant dégoûté par leur état, leur âge ou leur
fonction, enfin par quelque chose.
— Ah, et demande à Sims de remplir leurs gourdes. Assure-toi
qu’ils aient assez à manger pour tituber jusque chez eux. Que leurs
jambes décrépites aient de quoi les arracher d’ici et les remettre à
leur place.
Et sur ces mots, Bernard partit à grands pas vers le portail
métallique qui conduisait au cœur du DIT, afin de retrouver ses
bureaux éclairés de mille feux où ses serveurs ronronnaient d’aise et
où la température augmentait dans l’air à circulation lente, comme la
chaleur de la chair irritée, quand les capillaires se contractent et que
le sang entre en ébullition.
16

Les paliers défilaient plus vite à mesure qu’ils approchaient de chez


eux. Dans les parties les plus sombres de l’escalier, entre des étages
silencieux où les gens étaient retranchés en attendant le retour à la
normale, deux vieilles mains entrelacées se balançaient entre deux
grimpeurs, ouvertement, effrontément, deux mains s’étreignaient
pendant que les deux autres glissaient sur l’acier froid des rampes.
Jahns ne lâchait que sporadiquement la main de Marnes, pour
vérifier que sa canne était toujours bien accrochée dans son dos ou
pour attraper la gourde de son compagnon et se désaltérer. Ils
avaient pris l’habitude de boire à la gourde de l’autre parce qu’elle
était plus facile à atteindre que celle qu’ils avaient dans le dos. Il y
avait aussi quelque chose de doux à porter la subsistance de l’autre et
à pouvoir la lui fournir dans un rapport de symétrie et de réciprocité
parfaites. Il valait la peine de se lâcher la main pour ça.
Momentanément, en tout cas.
Jahns but sa gorgée, revissa le bouchon métallique pendu au bout
de la chaîne et rangea la gourde dans la poche extérieure de Marnes.
Elle mourait d’envie de savoir si les choses seraient différentes une
fois qu’ils seraient rentrés. Il ne restait plus que vingt étages. Cette
distance, impossible la veille, semblait désormais pouvoir filer sous
ses yeux sans qu’elle s’en aperçoive. Et une fois de retour dans leur
environnement familier, reprendraient-ils leurs rôles habituels ? La
nuit passée aurait-elle de plus en plus l’air d’un rêve ? De vieux
fantômes reviendraient-ils les hanter ?
Elle avait envie d’aborder ces questions mais se contenta de dire
des banalités. Quand Jules, comme elle tenait à se faire appeler,
pourrait-elle enfin entrer en fonction ? Quels seraient les dossiers
prioritaires, parmi ceux que Marnes avait entamés avec Holston ?
Quelle concession allaient-ils faire pour satisfaire le DIT, pour calmer
Bernard ? Et comment gérer la déception de Peter Billings ? Quelles
conséquences sur les audiences que ce dernier pourrait être amené à
présider en tant que juge ?
Jahns sentit son estomac se nouer lorsqu’ils évoquèrent ces sujets.
Peut-être était-ce de la nervosité, peut-être était-ce dû à tout ce
qu’elle avait envie de dire et ne pouvait exprimer. Des questions
aussi nombreuses que les grains de poussière dans l’air extérieur,
tout aussi susceptibles de lui assécher la bouche et de lui engourdir la
langue. Elle buvait de plus en plus souvent à la gourde de Marnes. Sa
propre eau faisait du bruit dans son dos, son estomac se soulevait à
chaque palier, et les chiffres défilaient comme un compte à rebours
les séparant de la fin de leur voyage, d’une aventure à tant d’égards si
réussie.
Pour commencer, ils avaient leur shérif : une fille du fond pleine
de tempérament qui semblait aussi sûre d’elle et aussi stimulante que
Marnes l’avait laissé entendre. Pour Jahns, les gens de son espèce
étaient l’avenir du silo. Des gens qui pensaient à long terme, qui
prévoyaient, qui agissaient. Il n’était pas exceptionnel que des shérifs
briguent la mairie. Un jour, se disait-elle, Juliette ferait une
excellente candidate.
Et à propos d’élection, ce voyage avait ravivé ses propres buts et
ambitions. Elle était enthousiaste à l’idée du scrutin à venir, dût-elle
être la seule candidate, et elle avait imaginé des dizaines de petits
discours durant l’ascension. Elle voyait maintenant comment les
choses pouvaient mieux fonctionner, comment mieux accomplir sa
mission, comment insuffler une vie nouvelle dans la vieille carcasse
du silo.
Mais le plus grand changement, c’était ce qui avait grandi entre elle
et Marnes. Ces dernières heures, elle en était même venue à
soupçonner que la vraie raison pour laquelle il n’avait jamais accepté
de promotion, c’était elle. En restant adjoint, il laissait suffisamment
d’espace entre eux pour loger cet espoir, ce rêve impossible de la
serrer dans ses bras. Au poste de shérif, la chose eût été impossible :
trop de conflits d’intérêts, de proximité hiérarchique. Cette théorie
renfermait une tristesse puissante et une formidable douceur. Elle lui
étreignit la main à cette pensée et se sentit emplie d’un grand vide,
l’estomac noué à l’idée de tout ce qu’il avait sacrifié sans rien dire,
une dette immense qu’elle devrait honorer quoi qu’il arrive.
Ils approchaient du palier de la nursery et ne comptaient pas
s’arrêter pour voir le père de Juliette, pour l’exhorter à recevoir sa
fille lorsqu’elle monterait, mais Jahns changea d’avis car sa vessie l’en
implorait.
— Il faut que j’aille au petit coin, dit-elle, gênée comme une enfant
d’avouer qu’elle ne pouvait se retenir.
Elle avait la gorge sèche et l’estomac retourné d’avoir avalé tout ce
liquide, ou peut-être de rentrer à la maison.
— Et je passerais bien voir le père de Juliette.
Les moustaches du vieil homme se dressèrent devant ce prétexte.
— Dans ce cas, faut qu’on s’arrête.
La salle d’attente était vide. Les écriteaux leur rappelaient toujours
de ne pas faire de bruit. Jahns jeta un œil à travers la paroi de verre
et vit une infirmière venir à pas feutrés dans la pénombre du couloir,
son air sévère se muant en un léger sourire lorsqu’elle la reconnut.
— Madame le maire, chuchota-t-elle.
— Pardonnez-moi de ne pas avoir prévenu, mais j’espérais pouvoir
dire un mot au Dr Nichols. Et faire usage de vos toilettes, si c’est
possible.
— Bien sûr.
Elle pressa l’interrupteur de la porte et les invita à entrer.
— Nous avons eu deux accouchements depuis votre dernière
visite. C’est de la folie depuis cette pagaille électrique…
— Ce congé énergétique, la corrigea Marnes d’une voix bourrue,
plus sonore que les leurs.
L’infirmière lui décocha un regard mais acquiesça, comme si elle
en prenait bonne note. Elle prit deux blouses dans l’étagère et les
leur tendit en leur demandant de laisser leurs affaires à côté du
bureau.
Dans la salle d’attente, elle leur montra les banquettes et dit qu’elle
allait chercher le docteur.
— Les lavabos sont par ici.
Elle désigna une porte peinte d’une vieille inscription presque
effacée par les nettoyages successifs.
— J’en ai pour une minute, dit Jahns à Marnes.
Elle se retint de lui presser la main, malgré tout ce que ce geste
secret et clandestin avait désormais de naturel.
Il n’y avait presque pas de lumière dans les toilettes. Jahns tâtonna
pour ouvrir un loquet inhabituel, jura à voix basse alors que son
ventre grognait, et réussit enfin à pousser la porte et à s’asseoir. Elle
eut l’impression d’avoir la vessie en feu lorsqu’elle se soulagea. Ce
mélange entre une libération bienvenue et la brûlure de s’être
retenue trop longtemps lui coupa la respiration. Elle resta assise là
pendant ce qui lui parut une éternité, les jambes secouées de
tremblements incontrôlables, et elle comprit qu’elle avait trop forcé
durant l’ascension. La pensée des vingt étages restants la mortifia,
elle sentit la peur lui creuser le ventre. Elle en termina et gagna la
cabine adjacente pour faire ses ablutions, puis elle se sécha avec l’une
des serviettes. Elle tira les deux chasses afin de recycler l’eau. Tout
cela l’obligeait à tâtonner dans le noir, tant les distances et
l’agencement des lieux, qu’elle connaissait d’instinct dans son
appartement ou son bureau, lui étaient ici étrangers.
Elle sortit des toilettes en flageolant et se demanda si elle allait
devoir faire une nouvelle halte, dormir dans un lit d’accouchement,
attendre le lendemain pour monter jusqu’à son bureau. Elle sentait à
peine ses jambes lorsqu’elle tira la porte et rejoignit Marnes dans la
salle d’attente.
— Ça va mieux ? demanda-t-il.
Il était assis sur l’une des banquettes familiales et une place était
ostensiblement vide à côté de lui. Jahns acquiesça et s’assit
lourdement. Elle avait la respiration hachée et se demanda s’il la
trouverait faible si elle avouait qu’elle ne pouvait pas aller plus loin
aujourd’hui.
— Jahns ? Ça va ?
Marnes se pencha en avant. Il ne la regardait pas elle, il regardait
vers le sol.
— Jahns, qu’est-ce qui s’est passé ?
— Parle moins fort, murmura-t-elle.
Il hurla.
— Docteur ! Infirmière !
Une silhouette se mut derrière la vitre sombre de la nursery. Jahns
appuya sa tête contre le dossier de la banquette et ses lèvres
essayèrent de former des mots, de lui dire de parler moins fort.
— Jahns, ma douce, qu’as-tu fait ?
Il lui tenait la main, la tapotait. Il lui secoua le bras. Jahns avait
juste envie de dormir. Il y eut un crépitement de pas se ruant dans
leur direction. Les lumières se firent désagréablement vives. Une
infirmière cria quelque chose. Il y eut la voix familière du père de
Juliette, un médecin. Il lui donnerait un lit. Il comprendrait son
épuisement…
On parla de sang. Quelqu’un examina ses jambes. Marnes pleurait,
des larmes roulaient dans ses moustaches blanches poivrées de noir.
Il la secouait par les épaules, la regardait dans les yeux.
— Je vais bien, essaya-t-elle de dire.
Elle se passa la langue sur les lèvres. Si sèches. Bon sang, sa gorge
était si sèche. Elle réclama de l’eau. Marnes attrapa sa gourde d’une
main tremblante et la porta aux lèvres de Jahns, lui éclaboussa la
bouche en la faisant boire.
Elle essaya d’avaler mais n’y parvint pas. Ils l’étendirent sur la
banquette, le docteur lui tâta les côtes, dirigea une lampe dans ses
yeux. Mais tout s’assombrit malgré tout.
Marnes serrait la gourde dans une main et lui lissait les cheveux de
l’autre. Il sanglotait. Il avait l’air si triste, tout à coup. Il avait
tellement plus d’énergie qu’elle. Elle lui sourit et lui prit la main, en
un effort miraculeux. Elle le tint par le poignet et lui dit qu’elle
l’aimait. Elle avait l’esprit fatigué et ses secrets lui échappaient, voilà
qu’elle les lui livrait alors qu’il était ruisselant de larmes.
Elle vit ses yeux brillants et ridés la regarder avant de se tourner
vers la gourde, dans sa main.
La gourde qu’il avait portée.
L’eau, comprit-elle, le poison destiné à Marnes.
17

La salle de la génératrice était anormalement peuplée et


redoutablement silencieuse. Trois mètres en contrebas du garde-
corps, des mécanos en salopette usée regardaient travailler l’équipe
de la première faction. Juliette était à peine consciente de leur
présence ; elle l’était nettement plus du silence environnant.
Elle était penchée sur un dispositif de son invention, une haute
plateforme soudée au plancher métallique et pourvue de miroirs et
de minuscules fentes qui projetaient de la lumière dans toute la
pièce. Cette lumière se réverbérait sur des miroirs fixés à la
génératrice et à sa grosse dynamo, aidant Juliette à trouver
l’alignement parfait. C’était l’arbre qui les reliait, sa préoccupation,
cette longue tige d’acier aussi large que la taille d’un homme et qui
convertissait la puissance du pétrole en combustion en étincelles
d’électricité. Elle espérait réduire l’écart d’alignement entre les
machines situées à chaque bout de cette tige à moins de deux
millièmes de centimètre. Mais tout ce qu’ils étaient en train de faire
était sans précédent. Les procédures avaient été préparées à la hâte
lors de séances nocturnes pendant que la génératrice de secours était
mise en route. Désormais, il ne lui restait plus qu’à se concentrer, à
espérer que les factions de dix-huit heures aient servi à quelque
chose et à se fier aux plans élaborés lorsqu’elle était encore
suffisamment reposée pour réfléchir correctement.
Lorsqu’elle manœuvra la mise en place finale, un silence de mort
se fit autour d’elle. Elle fit un signe, et Marck et son équipe serrèrent
plusieurs boulons énormes sur les nouveaux montants à revêtement
de caoutchouc. On était au quatrième jour du congé énergétique. La
génératrice devait être en route le lendemain matin et fonctionner à
plein régime le soir venu. Avec tout ce qu’on lui avait fait – les
nouveaux joints d’étanchéité, le polissage des arbres de cylindre, qui
avait obligé de jeunes ombres à se glisser dans le cœur de la bête –,
Juliette craignait qu’elle ne démarre même pas. La génératrice n’avait
jamais été mise à l’arrêt complet du vivant de la jeune femme. Le
vieux Knox se souvenait d’un arrêt d’urgence intervenu lorsqu’il
n’était encore qu’une ombre, mais pour tous les autres, le
grondement de la machine était un bruit aussi constant et intime que
le battement de leur propre cœur. Un poids immense pesait sur les
épaules de la jeune femme. Il fallait que tout fonctionne. C’était elle
qui avait eu l’idée de cette révision. Elle se rassurait en se rappelant
que c’était la meilleure chose à faire et que le pire qui pût arriver,
désormais, c’était une prolongation du congé le temps qu’ils
résolvent tous les problèmes. Ce qui valait bien mieux qu’une panne
catastrophique dans des années.
Marck fit signe que les boulons étaient solidement vissés, les
écrous de blocage ajustés. Juliette sauta de sa plateforme sur mesure
et le rejoignit d’un pas tranquille près de la génératrice. Difficile de
marcher l’air de rien avec tant d’yeux braqués sur elle. Elle n’arrivait
pas à croire que cette équipe tapageuse, qui lui tenait lieu de famille
étendue et dysfonctionnelle, puisse observer un si parfait silence.
C’était comme s’ils retenaient tous leur souffle, se demandaient si
l’emploi du temps délirant des derniers jours allait s’avérer vain.
— T’es prêt ? demanda-t-elle à Marck.
Il acquiesça en s’essuyant les mains à un chiffon sale qui semblait
toujours lui draper l’épaule. Juliette regarda sa montre. La vue de la
trotteuse qui tictaquait et parcourait son orbite avec constance la
réconfortait. Chaque fois qu’elle doutait de pouvoir faire fonctionner
quelque chose, elle jetait un œil à son poignet. Non pour regarder
l’heure, mais pour voir un mécanisme qu’elle avait réparé. Une
opération si complexe, si infaisable – il lui avait fallu des années pour
nettoyer et ajuster des pièces presque trop petites pour l’œil – que sa
tâche présente, quelle qu’elle soit, paraissait dérisoire en
comparaison.
— On est dans les temps ? demanda Marck, souriant de toutes ses
dents.
— On est bons.
Elle hocha la tête en direction de la salle de contrôle. Des
murmures parcoururent la foule quand les gens comprirent que le
redémarrage était imminent. Des dizaines d’entre eux prirent leur
casque antibruit autour de leur cou pour se protéger les oreilles.
Juliette et Marck rejoignirent Shirly dans la salle de contrôle.
— Comment ça va ? demanda Juliette au chef de la deuxième
équipe, une jeune femme petite et pleine d’entrain.
— Comme sur des roulettes, dit Shirly en continuant ses réglages,
annulant toutes les corrections apportées au fil des ans.
Ils repartaient de zéro, aucun des rafistolages et rustines du passé
ne devait camoufler de nouveaux symptômes. Ils prenaient un
nouveau départ.
— On peut y aller, dit-elle.
Elle s’écarta des commandes et alla se placer à côté de son mari. Le
geste était transparent : c’était le projet de Juliette, peut-être la
dernière chose qu’elle essaierait jamais de réparer dans les
profondeurs des Machines. Elle aurait l’honneur et l’entière
responsabilité de rallumer la génératrice.
Juliette se tenait devant le tableau de contrôle, les yeux baissés
vers des touches et des boutons qu’elle aurait repérés dans le noir
complet. Elle avait peine à croire que cette phase de sa vie s’achevait,
qu’une nouvelle était sur le point de commencer. L’idée de migrer en
haut du silo l’effrayait plus que ce projet. L’idée de quitter ses amis,
sa famille, de s’occuper de politique, ne lui était pas aussi douce que
la sueur et le cambouis sur ses lèvres. Mais au moins elle avait des
alliés, au premier. Si des gens comme Jahns et Marnes arrivaient à
s’en sortir, à survivre, elle devrait aussi s’en tirer.
D’une main tremblante, de fatigue plus que de nervosité, Juliette
mit le démarreur en marche. Un puissant gémissement se fit
entendre quand le petit moteur électrique essaya de mettre en branle
la grosse génératrice diesel. Cela parut durer une éternité, mais
Juliette n’avait aucune idée du son que la génératrice était censée
faire lorsqu’elle fonctionnait normalement. Marck était près de la
porte et la tenait entrouverte pour mieux entendre, au cas où on leur
crierait d’arrêter. Le front soucieux, il regardait Juliette maintenir le
contact alors que le démarreur continuait de gémir et de couiner
dans la salle d’à côté.
Là-bas, quelqu’un agita les deux bras, tentant de lui dire quelque
chose à travers la vitre.
— Arrête, arrête ! dit Marck.
Shirly se rua vers le tableau de contrôle pour aider Juliette. Juliette
lâcha le bouton d’allumage et tendit la main vers le bouton d’arrêt
mais se retint d’appuyer. Il y avait du bruit à l’extérieur de la cabine.
Un ronronnement puissant. Elle crut le sentir sous ses pieds, mais
pas comme les vibrations d’autrefois.
— Elle est déjà en route ! hurla quelqu’un.
— Elle était déjà en route, dit Marck en riant.
La salle était en liesse. Quelqu’un retira son casque antibruit et le
lança dans les airs. Juliette réalisa que le démarreur faisait plus de
bruit que la génératrice rénovée, qu’elle avait maintenu le contact
alors que la machine était lancée et avait commencé à tourner.
Shirly et Marck s’étreignirent. Juliette contrôla les niveaux de
température et de pression sur toutes les jauges réinitialisées et vit
peu de choses à ajuster, mais elle n’en serait certaine que lorsque la
machine serait chaude. Sa gorge se serra d’émotion, c’était une telle
pression qui retombait. Les équipes enjambaient le garde-corps pour
se rassembler autour de la bête ranimée. Certains, qui fréquentaient
rarement la salle de la génératrice, tendaient la main pour la toucher,
avec une révérence presque sacrée.
Juliette sortit de la salle de contrôle pour les regarder, pour
écouter le son d’une machine fonctionnant à la perfection,
d’engrenages alignés. Elle se tint derrière le garde-corps, les mains
sur une barre d’acier qui autrefois dansait et trépidait quand la
génératrice peinait, et elle regarda une fête improbable se dérouler
dans un espace de travail que tout le monde avait coutume de fuir.
Ce ronronnement était splendide. L’énergie sans la crainte,
l’apothéose de tant de travail et de préparations accomplis dans
l’urgence.
Ce succès la remplit d’une confiance nouvelle pour la tâche qu’elle
avait devant elle, pour ce qui l’attendait au-dessus. Elle était de si
belle humeur et si obnubilée par les machines puissantes et rénovées
qu’elle ne vit pas le jeune porteur se ruer dans la salle, livide, prêt à
cracher ses poumons après une course aussi longue qu’effrénée.
C’est à peine si elle entendit la nouvelle passer de bouche en bouche,
se propager parmi les mécanos, si elle remarqua la peur et la tristesse
s’inscrire dans leurs yeux. C’est seulement quand la liesse s’éteignit
complètement, quand un silence d’une autre espèce s’abattit sur la
salle, entrecoupé de sanglots et d’exclamations incrédules, de pleurs
d’hommes mûrs, que Juliette sut qu’il y avait un problème.
Il était arrivé quelque chose. Un rouage majeur et puissant s’était
désaligné.
Et ça n’avait rien à voir avec sa génératrice.
III

LE BANNISSEMENT
18

Il y avait des chiffres sur chacune des poches. Juliette pouvait les lire
lorsqu’elle baissait les yeux vers sa poitrine – ils devaient donc être
imprimés à l’envers. Ils étaient là pour elle et pour personne d’autre.
Elle les contempla à travers la visière de son casque, hébétée, tandis
que la porte se refermait dans son dos. Une autre porte, interdite,
apparut devant elle. Elle se dressait là en silence en attendant de
s’ouvrir.
Juliette se sentait perdue dans ce vide entre deux portes, piégée
dans ce sas rempli de tuyaux de couleurs vives qui jaillissaient des
murs et du plafond, et où tout miroitait sous des linceuls de
plastique.
Étouffé par son casque, le sifflement de l’argon insufflé dans la
pièce lui parut lointain. Il l’informait que la fin était proche. Sous
l’effet de la pression, le plastique se froissa contre le banc, les murs,
enveloppa les tuyaux. Elle perçut la pression sur sa combinaison,
comme une main invisible qui la serrait doucement.
Elle savait ce qui allait suivre – et une part d’elle-même se
demanda comment elle en était arrivée là, elle, une fille des
Machines, qui s’était toujours éperdument moquée du monde
extérieur, qui n’avait jamais commis que des infractions mineures, et
qui n’aurait pas demandé mieux que de passer le restant de ses jours
dans les entrailles de la terre, couverte de cambouis, à réparer les
choses cassées, peu soucieuse du vaste monde des morts qui
l’environnait…
19

Quelques jours plus tôt.

Juliette était assise par terre dans la cellule, adossée à la rangée de


hauts barreaux d’acier, face au monde misérable projeté sur l’écran
mural. Durant ces trois derniers jours, alors qu’elle essayait
d’apprendre le métier de shérif du silo, elle avait observé cette vue
du monde extérieur en se demandant pourquoi on en faisait tout un
plat.
Elle ne voyait là que des pentes mornes, des collines grises qui
s’élevaient vers des nuages plus gris encore et des taches de soleil qui
s’efforçaient d’illuminer la terre, sans grand succès. Le tout traversé
de vents terribles, de bourrasques effrénées qui soulevaient de petits
nuages de terre, des spires et des volutes qui se pourchassaient dans
un paysage entièrement dévolu à leurs jeux.
Juliette ne trouvait rien dans cette vue qui soit de nature à
l’inspirer, rien qui suscite sa curiosité. C’était une solitude
inhabitable, bonne à rien. Sa seule ressource utile, c’était l’acier gâté
des tours croulantes visibles à l’horizon, et nul doute qu’il aurait
coûté davantage de le récupérer, le transporter, le fondre et le
purifier que d’extraire du fer des mines creusées sous le silo.
Les rêves interdits du monde extérieur, constatait-elle, étaient
vides et tristes. C’était des rêves morts. Les gens du haut qui
révéraient cette vue avaient tout faux – l’avenir, il était sous leurs
pieds. C’était de là que provenaient le pétrole dont ils tiraient leur
énergie, les minerais qui servaient à fabriquer toute chose utile,
l’azote qui régénérait le sol des fermes. Quiconque était ombre dans
les secteurs de la Chimie ou de la Métallurgie savait ça. Ceux qui
lisaient des livres pour enfants, ceux qui essayaient de reconstituer le
mystère d’un passé oublié et inconnaissable, ceux-là demeuraient
dans l’illusion.
La seule explication qu’elle trouvait à leur obsession, c’était
l’espace ouvert lui-même, une caractéristique du paysage qu’elle
trouvait franchement terrifiante. Peut-être que c’était elle qui n’était
pas normale d’aimer les murs du silo, d’aimer les confins obscurs du
fond. Est-ce qu’ils étaient tous fous de nourrir des pensées
d’évasion ? Ou est-ce que c’était elle qui avait un grain ?
Juliette détourna les yeux des collines sèches et du brouillard
terreux pour les poser sur les dossiers étalés autour d’elle. C’était
l’œuvre inachevée de son prédécesseur. Une étoile brillante était en
équilibre sur l’un de ses genoux, encore jamais portée. Une gourde
conservée dans un sac plastique réutilisable était couchée sur l’un
des dossiers. Elle semblait plutôt innocente, couchée là, ayant déjà
rempli sa mission meurtrière. Plusieurs numéros inscrits sur le sac à
l’encre noire avaient été barrés, ceux d’affaires depuis longtemps
résolues ou abandonnées. Sur le côté figurait un nouveau numéro,
correspondant à un dossier absent, un dossier rempli de témoignages
et de notes relatives à la mort d’une élue que tout le monde avait
aimée – mais que quelqu’un avait tuée.
Juliette avait vu certaines de ces notes, mais seulement de loin.
Elles avaient été écrites de la main de l’adjoint Marnes, des mains qui
refusaient de lâcher le dossier, qui s’y cramponnaient
désespérément. Juliette avait jeté des coups d’œil à ce dossier depuis
l’autre côté du bureau et aperçu les éclaboussures de larmes qui çà et
là brouillaient un mot et faisaient gondoler le papier. Au lieu de
l’écriture soignée caractéristique de ses autres dossiers, c’était un
gribouillis qui courait à travers ces larmes en train de sécher. Ce
qu’elle voyait semblait se traîner sur la page avec colère – des mots
étaient biffés d’un trait rageur et remplacés. Cette rage qui ne quittait
plus l’adjoint Marnes, désormais, cette colère bouillante qui avait
poussé Juliette à déserter le bureau et à venir travailler dans la
cellule. Elle avait trouvé impossible de réfléchir en face d’une âme
pareillement brisée. La vue du dehors qui flottait devant ses yeux,
aussi triste fût-elle, jetait une ombre bien moins déprimante.
C’était dans la cellule qu’elle tuait le temps entre les appels qui
faisaient grésiller sa radio et les descentes sur les lieux des
problèmes. Souvent, elle restait simplement assise là à trier et retrier
ses dossiers selon le niveau de gravité perçu. Elle était shérif de tout
le silo, un métier auquel elle n’avait pas été formée mais qu’elle
commençait à comprendre. L’une des dernières choses que le maire
Jahns lui avait dites s’était révélée plus vraie qu’elle ne l’aurait pensé :
les gens étaient comparables aux machines. Ils disjonctaient. Ils
déraillaient. Ils pouvaient vous brûler ou vous mutiler si vous ne
faisiez pas attention. Son travail était non seulement de comprendre
pourquoi ça se produisait et qui était responsable mais aussi de
guetter les signes avant-coureurs. Être shérif, c’était comme être
mécano, cela relevait autant de l’art subtil de la maintenance
préventive que de la remise en ordre après une panne.
Les dossiers éparpillés sur le sol étaient de tristes illustrations du
second cas de figure : des problèmes de voisinage qui avaient
dégénéré ; des plaintes pour vol ; une cuvée de gin clandestin qui
s’était avérée toxique ; plusieurs affaires consécutives aux troubles
occasionnés par ledit gin. Chaque dossier nécessitait davantage
d’éléments, de déplacements sur le terrain, de courses tournoyantes
dans l’escalier pour se lancer dans des discussions contournées où il
fallait démêler les mensonges de la vérité.
Pour se préparer au métier, Juliette avait lu deux fois la partie
législative du Pacte. Couchée dans son lit, au fond du silo, le corps
épuisé par le travail d’alignement de la génératrice principale, elle
avait étudié la bonne façon de constituer les dossiers d’enquête, les
risques d’altération des preuves, toutes choses qui étaient à la fois
logiques et analogues à certaines parties de son ancien métier.
Aborder une scène de crime ou un conflit en cours, c’était comme
entrer dans une salle des pompes où il y avait eu de la casse.
Quelqu’un ou quelque chose était toujours en faute. Elle savait
écouter, observer, interroger toutes les personnes qui avaient pu
intervenir sur l’équipement défectueux, s’enquérir des outils utilisés,
remonter toute la chaîne des événements jusqu’au soubassement lui-
même. Il y avait toujours des facteurs parasites – pas moyen
d’effectuer un réglage sans dérégler autre chose –, mais Juliette avait
le savoir-faire, le talent pour distinguer l’important du secondaire.
Elle supposait que c’était ce talent que l’adjoint Marnes avait
décelé en elle, cette patience et ce scepticisme qu’elle mettait à poser
toujours une question idiote supplémentaire, jusqu’à ce qu’elle
tombe enfin sur la réponse. Avoir déjà aidé à résoudre une affaire lui
donnait un peu plus confiance en elle. Elle ne l’avait pas su, à
l’époque, animée qu’elle était par un simple souci de justice et par
son chagrin personnel, mais cette affaire avait tenu lieu d’entretien
d’embauche et de formation à la fois.
Elle attrapa ce dossier vieux de plusieurs années, dont la
couverture portait le tampon “CLASSÉ” en capitales rouge pâle. Elle
arracha le ruban adhésif dont il était scellé et parcourut les notes.
Nombre d’entre elles avaient été tracées de la main soigneuse
d’Holston, de cette écriture penchée vers l’avant qu’elle
reconnaissait pour l’avoir vue sur à peu près tout ce qui se trouvait
dans et sur son bureau, un bureau qui avait été celui d’Holston. Elle
lut ce qu’il avait écrit sur elle, se refamiliarisa avec une affaire qui
avait tout de l’homicide mais s’était avérée être le fruit d’une série
d’événements improbables. Les passer à nouveau en revue, chose
qu’elle avait évité de faire jusqu’ici, fit renaître de vieilles douleurs.
Et pourtant, elle se rappelait aussi que se distraire avec les indices
avait été d’un grand réconfort. Elle se souvint de la poussée
d’adrénaline ressentie lorsqu’elle résolvait un problème, de la
satisfaction d’avoir des réponses pour compenser le vide laissé par la
mort de l’homme qu’elle aimait. C’était le même processus que
lorsqu’elle faisait des heures supplémentaires pour réparer une
machine. Il y avait la douleur physique de l’effort et de l’épuisement,
légèrement compensée par la conscience d’être venue à bout d’un
brinquebalement.
Elle mit le dossier de côté, pas encore prête à tout revivre. Elle en
prit un autre et le posa sur ses genoux, laissant tomber sa main sur
l’étoile de laiton.
Une ombre dansa sur l’écran et la déconcentra. Elle leva les yeux
et vit un petit mur de terre se déverser dans la pente. Cette couche
de crasse semblait frémir dans le vent en se dirigeant vers des
capteurs qu’on lui avait appris à juger importants, qui lui offraient
une vue du monde extérieur qu’on l’avait dressée, enfant, à juger
digne d’intérêt.
Mais elle n’en était pas si convaincue, maintenant qu’elle était
assez vieille pour penser par elle-même et assez proche pour
l’observer en personne. Cette obsession du nettoyage qu’avaient les
gens du haut peinait à se frayer un chemin jusqu’au fond, où un vrai
nettoyage maintenait le silo en état et chacun de ses habitants en vie.
Mais même au fond, depuis qu’ils étaient nés, on disait à ses amis des
Machines de ne pas parler du monde extérieur. Chose assez aisée
lorsqu’on ne le voyait jamais. Mais aujourd’hui qu’elle passait devant
pour aller au travail, qu’elle restait assise face à cette immensité que
son cerveau n’arrivait pas à embrasser, elle comprenait que
d’inévitables questions surgissent. Elle comprenait qu’il pouvait être
important d’étouffer certaines idées avant que les gens ne se ruent
vers la sortie, avant que des questions n’écument à des lèvres folles,
qui signeraient leur fin à tous.
Elle ouvrit le dossier d’Holston. Sous sa fiche biographique, il y
avait une grosse liasse de notes qui traitaient de ses derniers jours en
tant que shérif. La partie portant sur son crime proprement dit
faisait à peine une demi-page, le reste de la feuille étant resté vierge,
gaspillé. Un paragraphe unique expliquait simplement qu’il s’était
présenté à la cellule du haut, où il avait fait part de son intérêt pour
le monde extérieur. C’était tout. À peine quelques lignes pour
signifier la perte d’un homme. Juliette lut ces mots plusieurs fois
avant de tourner la page.
Au-dessous, il y avait une note du maire Jahns qui demandait
qu’on se souvienne d’Holston pour sa carrière au service du silo, et
non comme d’un simple nettoyeur. Juliette lut cette lettre écrite de la
main d’une personne décédée récemment, elle aussi. Il était étrange
de penser à des gens dont elle savait qu’elle ne les reverrait jamais. Si
elle avait évité son père toutes ces années, c’était en partie parce que,
pour le dire simplement, il était encore là. Parce qu’il n’y avait pas la
menace de ne pas pouvoir changer d’avis. Mais c’était différent pour
Holston et Jahns : ils étaient partis pour toujours. Et Juliette avait
tellement l’habitude de reconstruire des mécanismes réputés
irréparables qu’elle avait l’impression qu’en se concentrant
suffisamment, en accomplissant la bonne série de gestes dans l’ordre
adéquat, elle devait être capable de ramener les morts à la vie, de
recréer leur forme anéantie. Mais elle savait que ce n’était pas le cas.
Elle feuilleta le dossier d’Holston et se posa des questions
interdites, certaines d’entre elles pour la toute première fois. Ce qui
lui semblait futile lorsqu’elle vivait au fond, où tous ceux qu’elle
connaissait pouvaient mourir à cause d’une fuite d’échappement ou
d’une pompe anti-inondation cassée, était passé au premier plan de
ses préoccupations. Que signifiait cette vie confinée sous la terre ?
Qu’y avait-il dehors, par-delà ces collines ? Pourquoi étaient-ils ici, et
à quelle fin ? Ces hauts silos qui s’effritaient à l’horizon avaient-ils
été bâtis par les siens ? Dans quel but ? Et, question la plus épineuse
de toutes : qu’était-il passé par la tête d’Holston, un homme
raisonnable – et par celle de sa femme, au demeurant – pour que
tous deux soient pris de l’envie de partir ?
Deux dossiers lui tenaient compagnie, deux dossiers classés. Deux
dossiers qui avaient leur place dans le bureau du maire, où ils
auraient dû être scellés et archivés. Mais Juliette se surprenait à y
revenir sans cesse, au lieu de s’occuper des affaires plus pressantes
qu’elle avait devant elle. L’un de ces dossiers renfermait la vie d’un
homme qu’elle avait aimé et dont elle avait aidé à élucider la mort, là-
bas, au fond. L’autre abritait celle d’un homme qu’elle avait respecté
et dont elle occupait maintenant la place. Elle ne savait pas pourquoi
elle était obsédée par ces deux dossiers alors même qu’elle ne
supportait pas de voir Marnes contempler tristement sa propre perte,
étudier les détails de la mort du maire Jahns, relire les dépositions,
convaincu qu’il tenait un assassin mais n’ayant aucune preuve pour le
coincer.
Quelqu’un frappa aux barreaux, au-dessus de sa tête. Elle leva les
yeux et s’attendit à trouver l’adjoint Marnes, venu lui dire qu’il était
temps de plier boutique, mais un inconnu la regardait.
— Shérif ? dit-il.
Juliette posa ses dossiers et ramassa discrètement l’étoile qui
traînait sur son genou. Elle se leva et se tourna pour faire face à ce
petit homme ventripotent qui avait des lunettes perchées au bout du
nez et une salopette argent parfaitement coupée et repassée.
— Je peux vous aider ? demanda-t-elle.
L’homme tendit sa main à travers les barreaux. Juliette fit passer
son étoile dans son autre paume et tendit la sienne.
— Désolé d’avoir mis tant de temps à monter, dit-il. Entre les
cérémonies, cette histoire de génératrice absurde et toutes les
chicanes juridiques, j’ai été débordé. Je suis Bernard, Bernard
Holland.
Juliette sentit son sang se glacer. La main de l’homme était si petite
qu’on aurait dit qu’il lui manquait un doigt. La poigne n’en était pas
moins solide. Elle essaya de se dégager mais il ne lâchait pas.
— En tant que shérif, vous devez déjà connaître le Pacte sur le bout
des doigts ! Vous savez donc que je suis maire par intérim, au moins
jusqu’à ce que nous puissions organiser une élection.
— On m’a dit ça, répondit Juliette d’un ton froid.
Elle se demandait comment cet homme avait pu passer devant le
bureau de Marnes sans qu’il y ait le moindre éclat de violence. Elle
avait devant elle leur principal suspect dans la mort de Jahns – mais
il était du mauvais côté des barreaux.
— On fait un peu de classement ?
Il arrêta de serrer et Juliette put retirer sa main. Il baissa les yeux
vers les papiers éparpillés par terre et son regard sembla s’attarder
sur la gourde, même si Juliette n’aurait pu en jurer.
— Je me familiarise seulement avec les affaires en cours, dit-elle. Il
y a un peu plus de place ici pour… réfléchir, disons.
— Oh, je suis sûr que cette pièce a donné lieu à de profondes
réflexions.
Bernard sourit, et Juliette remarqua qu’il avait les dents de devant
de travers – il y en avait une qui chevauchait l’autre. Ça le faisait
ressembler aux souris qu’elle attrapait souvent dans les salles des
pompes.
— Oui, en tout cas j’ai trouvé cet espace propice pour mettre un
peu d’ordre dans mes pensées, alors peut-être que ça s’explique. Du
reste – elle braqua ses yeux vers lui – je pense que cette cellule ne
restera pas vide très longtemps. Et lorsqu’elle sera occupée, je
pourrai prendre congé de ces pensées profondes pendant un jour ou
deux, le temps qu’on mette son locataire au nettoyage…
— À votre place, je ne compterais pas trop là-dessus, dit Bernard.
Il montra à nouveau ses dents de travers.
— Plus bas, on raconte que cette pauvre Jahns – paix à son âme –
s’est tout bonnement éreintée en faisant ce voyage de fou. C’est bien
pour vous qu’elle descendait, je me trompe ?
Juliette sentit une piqûre cuisante dans sa paume. Elle desserra son
emprise sur l’étoile de laiton. Elle avait les mains blanches aux
jointures à force de serrer les poings.
Bernard ajusta ses lunettes.
— Mais maintenant il paraît que vous suivriez la piste criminelle ?
Juliette garda les yeux braqués sur lui, tâchant de ne pas se laisser
distraire par le reflet des collines mornes dans ses lunettes.
— Puisque vous êtes maire par intérim, il faut probablement que
vous le sachiez : nous traitons cette affaire comme un meurtre à part
entière.
— Grands dieux !
Les yeux de Bernard s’écarquillèrent au-dessus d’un sourire mou.
— C’est donc vrai, ce qu’on raconte. Qui aurait pu faire une chose
pareille ?
Le sourire de Bernard s’agrandit, et Juliette comprit qu’elle avait
affaire à un homme qui se sentait invulnérable. Ce n’était pas la
première fois qu’elle se heurtait à ce genre d’ego crasse et
surdimensionné. Elle en avait été environnée durant toute sa
formation aux Machines.
— À mon avis, nous finirons par découvrir que le parti responsable
était celui qui avait le plus à gagner, dit-elle sèchement.
Puis elle ajouta :
— Monsieur le maire.
Le sourire biscornu s’effaça. Bernard lâcha les barreaux et fit un
pas en arrière, enfonçant ses mains dans les poches de sa salopette.
— Bien, en tout cas ça m’a fait plaisir de mettre un visage sur votre
nom. Je suis conscient que vous n’avez pas passé beaucoup de temps
ailleurs qu’au fond – et pour être franc, je suis resté bien trop isolé
dans mon service, moi aussi –, mais les choses sont en train de
changer. En tant que maire et que shérif, nous allons beaucoup
travailler ensemble, vous et moi.
Il baissa les yeux vers les dossiers aux pieds de Juliette.
— C’est pourquoi je compte sur vous pour me tenir informé. De
tout.
Sur ces mots, Bernard tourna les talons et disparut, et Juliette dut
fournir un effort délibéré pour desserrer les poings. Lorsqu’elle finit
par détacher ses doigts de l’étoile, elle découvrit que les bords
anguleux lui étaient entrés dans la paume. Elle s’était coupée et du
sang perlait. Sur l’arête de laiton, quelques gouttes capturèrent la
lumière, comme de la rouille humide. Juliette essuya l’étoile sur sa
salopette neuve, conformément à une habitude née de sa vie d’avant,
dans la vidange et le cambouis. Elle pesta contre elle-même en
voyant la tache sombre que le sang avait laissée sur sa nouvelle
tenue. Elle retourna l’étoile et regarda l’insigne estampé sur la face.
Le mot “Shérif” formait un arc au-dessus des trois triangles du silo.
Elle la retourna à nouveau et manipula le fermoir qui retenait la
pointe acérée de l’épingle. Elle l’actionna, libérant l’épingle. L’aiguille
rigide avait été tordue et redressée en plusieurs endroits au fil des
ans, lui donnant l’air d’avoir été forgée à la main. Elle oscillait dans sa
charnière – tout comme Juliette hésitait à porter l’insigne.
Mais alors que les pas de Bernard s’éloignaient, qu’elle l’entendait
lancer une parole incompréhensible à l’adjoint Marnes, elle se sentit
armée d’une détermination nouvelle. C’était comme de tomber sur
un boulon rouillé qui refusait de bouger. Il y avait quelque chose
dans ce mauvais vouloir, dans cette résistance intolérable, qui lui
faisait grincer les dents. Elle en était arrivée à croire qu’il n’y avait
pas une fixation qu’elle ne puisse décoincer, avait appris à les
attaquer à coups de graisse et de feu, d’huile infiltrée et de force
brute. Avec suffisamment d’organisation et de persévérance, elle
finissait toujours par les faire céder. Toujours.
Elle enfonça l’aiguille ondulée dans le tissu de sa salopette et
pressa le fermoir. Baisser les yeux sur cette étoile avait quelque
chose de surréaliste. Une douzaine de dossiers traînaient à ses pieds,
réclamant son attention, et pour la première fois depuis son arrivée
en haut, Juliette eut le sentiment que c’était là sa mission. Son travail
aux Machines était derrière elle. Elle avait laissé l’endroit dans un
bien meilleur état que celui dans lequel elle l’avait trouvé, était restée
assez longtemps pour entendre le ronronnement presque
imperceptible d’une génératrice réparée, pour voir un arbre de
transmission tourner dans un alignement si parfait qu’on en décelait
à peine le mouvement. Et voilà qu’elle avait fait le voyage jusqu’au
sommet pour découvrir le brinquebalement grinçant et enlisé
d’autres engrenages, un manque d’alignement qui rongeait le vrai
moteur du silo, exactement comme Jahns l’avait prédit.
Laissant la plupart des dossiers où ils étaient, elle ramassa celui
d’Holston, qu’elle n’aurait même pas dû regarder mais dont elle ne
parvenait pas à se séparer, et tira la porte de la cellule. Au lieu de
tourner vers son bureau, elle se rendit d’abord du côté opposé, vers
l’entrée d’acier jaune du sas. Le front collé au triple vitrage pour la
douzième fois en quelques jours, elle imagina l’homme qu’elle
remplaçait debout dans cet espace, vêtu de l’un de ces scaphandres
ridiculement encombrants, en train d’attendre que s’ouvrent les
portes d’en face. Qu’est-ce qui passe par la tête d’un homme qui
attend là son bannissement ? Ce ne pouvait être seulement de la
peur, car Juliette avait déjà bien goûté à ce sentiment-là. Non, ce
devait être un au-delà de la peur, une sensation absolument unique,
le calme par-delà la douleur, ou la torpeur par-delà l’épouvante.
L’imagination n’était tout simplement pas de taille à comprendre des
sensations étrangères et uniques en leur genre, se dit-elle. Elle ne
savait qu’atténuer ou accentuer ce qu’elle connaissait déjà. Ce serait
comme d’expliquer à quelqu’un ce qu’on éprouve quand on fait
l’amour, ou qu’on a un orgasme. Impossible. En revanche, une fois
qu’on l’a vécu, on est à même d’imaginer cette sensation nouvelle à
différents degrés.
C’était comme la couleur. On ne peut décrire une nouvelle couleur
qu’à partir de nuances déjà vues. On peut mélanger du connu, mais
pas créer de l’inconnu à partir de rien. Alors peut-être que les
nettoyeurs étaient les seuls à comprendre ce que ça faisait de se tenir
là, tout tremblant – ou au contraire, sans crainte aucune –, à attendre
sa mort.
L’obsession du pourquoi se déployait en murmures à travers le silo
– les gens voulaient savoir pourquoi ils faisaient ce qu’ils faisaient,
pourquoi ils laissaient ce cadeau propre et luisant à ceux qui les
avaient exilés –, mais cette question n’intéressait pas du tout Juliette.
Elle se disait qu’ils voyaient des couleurs nouvelles, qu’ils
éprouvaient l’indescriptible, qu’ils vivaient peut-être une expérience
religieuse qui n’advenait que devant la faucheuse. N’était-il pas
suffisant de savoir qu’ils le feraient à coup sûr ? Problème résolu. Le
prendre comme un axiome. Passer à une vraie question : que ressent
celui qui procède à l’opération, par exemple ? Car c’était là ce que ces
tabous avaient de vraiment regrettable : non pas que les gens ne
puissent pas se languir du monde extérieur, mais qu’ils n’aient même
pas le droit de compatir avec les nettoyeurs au cours des semaines
suivantes, de se demander ce qu’ils avaient souffert, d’exprimer
convenablement leur gratitude ou leurs regrets.
Juliette tapota le coin du dossier d’Holston contre la porte jaune et
se souvint de lui en des temps meilleurs, à l’époque où il était
amoureux, où il avait gagné à la loterie et où il lui parlait de sa
femme. Elle salua son fantôme et s’écarta de la grosse porte
métallique aux petites vitres épaisses. Occuper son poste, porter son
étoile et même passer du temps dans sa cellule lui donnaient le
sentiment d’une affinité. Elle avait aimé un homme autrefois, elle
savait ce que c’était. Elle avait aimé en secret, sans mêler le silo à leur
relation, au mépris du Pacte. Et elle savait donc aussi ce que c’était
que de perdre un bien si précieux. Si l’homme qu’elle avait aimé
s’était trouvé sur cette colline – à se dégrader à la vue de tous au lieu
de nourrir les racines des plantes –, elle aussi aurait pu se sentir
poussée au nettoyage, à aller voir ces couleurs nouvelles par elle-
même.
Elle ouvrit à nouveau le dossier d’Holston en se dirigeant
doucement vers son bureau. Leur bureau. Il s’agissait là du seul
homme qui ait été au courant de son amour secret. Une fois l’enquête
achevée, au fond, elle le lui avait dit, que l’homme qui était mort,
dont elle avait aidé à résoudre le cas, était son amant. Peut-être parce
qu’il avait tant parlé de sa femme au cours des jours précédents.
Peut-être à cause de son sourire qui inspirait confiance et faisait de
lui un si bon shérif, provoquant ce besoin déconcertant de révéler
des secrets. Quoi qu’il en soit, elle lui avait fait un aveu qui aurait pu
lui valoir des ennuis – une liaison totalement clandestine, un mépris
délibéré du Pacte – et tout ce qu’il avait dit, cet homme chargé de
faire respecter la loi, ç’avait été : “Je suis désolé.”
Il lui avait présenté ses condoléances et l’avait serrée dans ses bras.
Comme s’il savait ce qu’elle gardait en elle, ce chagrin secret qui
avait durci à l’endroit où gisait son amour caché.
Et elle l’avait respecté pour ça.
Et maintenant elle était assise à son bureau, dans son fauteuil, en
face de son ancien adjoint, qui tenait sa tête dans ses mains et restait
là, immobile, à contempler un dossier ouvert, constellé de larmes. Un
regard suffit à Juliette pour soupçonner qu’un amour interdit gisait
aussi entre lui et ce dossier.
— Il est cinq heures, dit Juliette aussi doucement et discrètement
que possible.
Marnes sortit la tête de ses mains, le front rougi d’être resté si
longtemps dans cette position. Ses yeux étaient irrigués de sang, sa
moustache grise étincelait de larmes. Il semblait tellement plus vieux
qu’une semaine avant, lorsqu’il était descendu au fond pour la
recruter. Pivotant sur sa vieille chaise en bois, dont les pieds
grincèrent, comme réveillés en sursaut par ce mouvement soudain,
Marnes jeta un œil à la pendule murale accrochée derrière lui,
prenant la mesure du temps emprisonné sous son dôme de plastique
jauni. Il fit un signe de tête vers le tic-tac et, sans un mot, il se leva,
voûté, luttant un instant pour se redresser. Il passa les mains sur sa
salopette, attrapa le dossier, le referma avec tendresse et le cala sous
son bras.
— À d’main, murmura-t-il en saluant Juliette.
— Oui, à demain matin, dit-elle, tandis qu’il s’éloignait d’un pas
chancelant vers la cafétéria.
Juliette le regarda partir, le cœur serré. Elle reconnaissait bien
l’amour derrière sa perte. Il lui était pénible de l’imaginer dans son
petit appartement, assis sur un lit à une place à sangloter sur ce
dossier avant de sombrer finalement dans des rêves agités.
Une fois seule, elle posa le dossier d’Holston sur son bureau et
rapprocha son clavier. Les touches s’étaient effacées depuis
longtemps, mais au cours des dernières années, quelqu’un avait
soigneusement retracé les lettres à l’encre noire. À présent, même
ces caractères manuscrits s’estompaient. Ils auraient bientôt besoin
d’une autre couche. Juliette allait devoir s’en occuper – elle était
incapable de taper sans regarder son clavier, comme tous ces rats de
bureau.
Elle tapa lentement une requête qu’elle voulait envoyer aux
Machines. Après une nouvelle journée peu productive, où elle avait
été distraite par ce mystère, la décision d’Holston, elle avait pris
conscience d’une chose : elle ne serait pas capable de remplacer cet
homme tant qu’elle n’aurait pas compris pourquoi il avait tourné le
dos à ce travail, et au silo lui-même. C’était un cliquetis obsédant qui
la détournait d’autres problèmes. Alors, au lieu de fermer les yeux,
elle allait relever le défi. Elle avait donc besoin d’en savoir plus que
ce que contenait ce dossier.
Elle ne savait pas trop comment obtenir ce qu’elle désirait,
comment même y avoir accès, mais elle connaissait des gens qui
sauraient peut-être. C’était ce qui lui manquait le plus, ici. Au fond,
les gens formaient une grande famille et chacun avait des
compétences qui recoupaient et complétaient celles des autres. Elle
aurait fait n’importe quoi pour chacun d’entre eux. Et elle savait
qu’ils étaient prêts à tout pour elle, à lui servir d’armée s’il le fallait.
Un réconfort qui lui faisait cruellement défaut. Un filet de protection
qui paraissait bien trop lointain.
Une fois sa requête envoyée, elle se cala dans son fauteuil, le
dossier d’Holston sur les genoux. Elle avait là un homme, un type
bien, qui avait connu ses secrets les plus enfouis. Il était le seul à les
avoir jamais connus. Et avec un peu de chance, bientôt, Juliette
découvrirait les siens.
20

Il était bien au-delà de dix heures quand Juliette repoussa son


fauteuil du bureau. Elle avait les yeux trop irrités pour les garder plus
longtemps fixés sur son moniteur, trop fatigués pour lire un rapport
de plus. Elle éteignit l’ordinateur, rangea les dossiers, fit le noir dans
la pièce et verrouilla la porte derrière elle.
Lorsqu’elle mit ses clés dans sa poche, son ventre gargouilla et une
odeur déclinante de civet de lapin lui rappela qu’elle avait encore
oublié de dîner. Ça faisait trois soirs de suite. Trois soirs où elle était
si absorbée par un métier qu’elle savait à peine exercer, que
personne n’était là pour lui apprendre, qu’elle avait négligé de
s’alimenter. Elle aurait pu se le pardonner si son bureau n’avait pas
jouxté une cafétéria bruyante, qui regorgeait de fumets.
Elle ressortit ses clés et traversa la salle faiblement éclairée, se
faufilant entre des chaises presque invisibles éparpillées entre les
tables. Un couple d’adolescents s’en allait, ayant volé quelques
moments dans le crépuscule de l’écran mural avant le couvre-feu.
Juliette leur cria d’être prudents dans l’escalier, surtout parce qu’il lui
semblait qu’un shérif l’aurait fait, et ils disparurent en gloussant. Elle
les imagina se tenant déjà par la main, échangeant quelques baisers
clandestins avant d’atteindre leurs appartements. Les adultes étaient
au courant de ces pratiques illicites mais laissaient faire, un cadeau
que chaque génération accordait à la suivante. Pour Juliette,
toutefois, c’était différent. Elle avait fait le même choix une fois
adulte, celui d’aimer sans autorisation, alors elle se sentait plus
hypocrite.
Alors qu’elle approchait de la cuisine, elle s’aperçut que les lieux
n’étaient pas totalement déserts. Une silhouette solitaire était assise
au cœur de l’ombre, près de l’écran mural, contemplant le noir
d’encre des nuages au-dessus des collines anuitées.
Il semblait s’agir de la même silhouette que le soir précédent, celle
qui avait regardé la lumière du jour s’estomper peu à peu pendant
que Juliette travaillait seule dans son bureau. Elle adapta son
itinéraire vers la cuisine afin de passer derrière cet homme. Rester
plongée toute la journée dans des dossiers débordant de mauvaises
intentions faisait d’elle une paranoïaque en herbe. Elle qui, autrefois,
admirait les personnes qui sortaient du lot, voilà qu’elle commençait
à s’en méfier.
Elle passa entre l’écran et la table la plus proche, s’arrêta pour
ranger des chaises, les fit crisser sur le carrelage. Elle ne perdit pas
l’homme de vue, mais à aucun moment il ne se tourna vers le bruit. Il
gardait les yeux rivés aux nuages, une main sous le menton, quelque
chose sur les genoux.
Juliette passa derrière lui, se faufilant entre la table et sa chaise,
poussée étrangement près de l’écran. Elle se retint de se racler la
gorge ou de poser la moindre question, et se contenta de filer son
chemin en faisant cliqueter son passe-partout sur le porte-clés
surchargé dont elle avait hérité avec le poste.
À deux reprises, avant d’atteindre la porte de la cuisine, elle jeta
un œil par-dessus son épaule. L’homme ne bougeait pas.
Elle ouvrit la cuisine et pressa l’un des interrupteurs. Après un
vacillement bienveillant, les plafonniers brisèrent la douceur du
clair-obscur. Elle sortit un bidon de jus de fruits de l’une des
chambres froides, attrapa un verre propre dans le séchoir. De retour
dans la chambre, elle trouva le civet – couvert et déjà froid – et le
sortit également. Elle en versa deux louchées dans un bol et chercha
une cuillère dans un tiroir. Elle n’envisagea qu’un bref instant de le
réchauffer en rapportant la grosse marmite sur son étagère givrée.
Son verre dans une main et son bol dans l’autre, elle regagna la
cafétéria, éteignant les lumières du coude, refermant la porte du
pied. Elle s’assit au bout de l’une des longues tables, dans la
pénombre, et lapa sa soupe à grand bruit, gardant un œil sur cet
inconnu qui semblait scruter l’obscurité comme si on pouvait y voir
quelque chose.
Sa cuillère finit par racler le fond de son bol et elle vida son verre.
Pas une seule fois, pendant qu’elle mangeait, l’homme ne s’était
détourné de l’écran. Elle repoussa son bol, folle de curiosité. La
silhouette réagit à ce geste, à moins que ce ne soit une pure
coïncidence. Il se pencha en avant et tendit sa main ouverte vers
l’écran. Juliette crut discerner une baguette de bois ou de métal entre
ses doigts – mais il faisait trop noir pour le savoir. Au bout d’un
moment, il baissa la tête et Juliette entendit crisser un fusain sur un
papier qui lui sembla coûteux. Elle se leva, prenant ce geste comme
une ouverture, et s’approcha de lui d’un pas tranquille.
— Alors, on dévalise le garde-manger ? fit-il.
Sa voix fit tressaillir Juliette.
— J’ai oublié de dîner, balbutia-t-elle, comme si c’était à elle de
s’expliquer.
— Ça doit être bien d’avoir les clés.
Il ne s’était toujours pas détourné de l’écran, et Juliette se rappela
de penser à bien verrouiller la cuisine avant de partir.
— Vous faites quoi ? demanda-t-elle.
L’homme attrapa une chaise derrière lui, la tourna vers l’écran.
— Vous voulez voir ?
Juliette s’approcha avec méfiance, prenant la chaise par le dossier
et l’écartant délibérément de quelques centimètres. Il faisait trop
sombre pour qu’elle puisse discerner le visage de cet homme, mais sa
voix était jeune. Elle se blâma de ne pas avoir mémorisé ses traits, la
veille, lorsqu’il y avait plus de lumière. Il lui faudrait être un peu plus
observatrice si elle voulait réussir dans ce métier.
— Qu’est-ce qu’on regarde, au juste ? demanda-t-elle.
Elle jeta un œil vers les genoux de son voisin. Un grand morceau
de papier blanc reflétait faiblement la lumière pâle de la cage
d’escalier. Il était étalé à plat sur ses cuisses, comme s’il y avait une
planche ou quelque chose de dur en dessous.
— Je crois que ces deux-là vont s’écarter. Regardez par ici.
L’homme pointa le doigt vers l’écran et un mélange de noirs si
riches et si profonds qu’ils semblaient ne faire qu’un. Les contours et
les nuances confuses que Juliette distinguait avaient presque l’air
d’être une illusion d’optique – aussi réels que des fantômes. Mais elle
suivit son doigt, se demandant s’il était ivre ou fou, et toléra le
silence épuisant qui s’installa.
— Là, chuchota-t-il, de l’excitation dans la voix.
Juliette vit un flash. Une tache de lumière. Comme si quelqu’un
avait allumé une lampe torche à l’autre bout d’une salle de
génératrice plongée dans le noir. Puis elle disparut.
Juliette bondit de sa chaise et se posta près de l’écran, se
demandant ce qu’il pouvait bien y avoir là-bas.
L’homme fit crisser son fusain sur le papier.
— Qu’est-ce que c’était que ça ?! demanda Juliette.
L’homme rit.
— Une étoile. Si vous attendez, vous la reverrez peut-être. On a des
nuages minces, ce soir, et des vents forts. Celui-ci est sur le point de
passer.
Juliette se tourna pour regagner sa chaise et vit que l’homme tenait
son fusain à bout de bras en fixant l’endroit où le flash était apparu,
un œil fermé.
— Comment vous faites pour y voir quelque chose ? demanda-t-
elle en se réinstallant dans sa chaise en plastique.
— Plus vous observez, mieux vous voyez la nuit.
Il se pencha sur sa feuille de papier et ajouta des griffonnages.
— Et ça fait longtemps que j’observe.
— Que vous observez quoi, au juste ? Les nuages ?
Il rit.
— Pour l’essentiel, oui. Hélas. Mais mon but, c’est de voir au-delà.
Regardez, nous allons peut-être la réapercevoir.
Elle surveilla toute la zone vers où le clignotement s’était produit.
Tout à coup, elle refit surface, une piqûre de lumière comme un
signal envoyé de très haut par-dessus la colline.
— Combien en avez-vous vu ? demanda-t-il.
— Une.
Elle avait presque le souffle coupé par la nouveauté du spectacle.
Elle savait ce qu’étaient les étoiles – le mot faisait partie de son
vocabulaire – mais elle n’en avait jamais vu auparavant.
— Il y en avait aussi une autre, plus pâle, juste à côté. Je vais vous
montrer.
Il y eut un léger clic et un halo rouge éclaira les genoux de
l’homme. Juliette vit qu’une lampe pendait à son cou et que le hublot
était couvert d’un film plastique rouge. On aurait dit qu’elle était en
feu, mais elle diffusait une lumière douce qui ne lui bombarda pas les
yeux comme les plafonniers de la cuisine.
Étalée sur ses genoux, elle vit une grande feuille de papier
couverte de points. Ils étaient disposés au hasard et quelques lignes
parfaitement droites formaient un quadrillage autour d’eux. De
minuscules notes étaient disséminées un peu partout.
— Le problème, c’est qu’elles bougent. Si je vois celle-là à cet
endroit ce soir, dit-il en tapotant l’un des points – il y en avait un
plus petit à côté – à la même heure demain, elle se sera décalée par
ici.
Lorsqu’il se tourna vers elle, elle vit qu’il était jeune – il n’avait
probablement pas encore trente ans – et plutôt beau garçon, dans le
genre employé de bureau propret. Il sourit et ajouta :
— J’ai mis longtemps à le comprendre.
Juliette avait envie de lui dire qu’il n’avait pas encore vécu
longtemps, mais elle se rappela ce qu’elle ressentait quand on la
minorait de cette façon, à l’époque où elle était ombre.
— À quoi ça sert ? demanda-t-elle, et elle vit son sourire
s’évanouir.
— À quoi sert tout ce qui nous entoure ?
Il reporta son regard vers le mur et éteignit la lampe. Juliette
réalisa qu’elle avait posé la mauvaise question, qu’elle l’avait vexé.
Puis elle se demanda si cette activité avait quelque chose d’illicite, si
elle contrevenait aux tabous. Rassembler des données sur le monde
extérieur, était-ce la même chose que de rester assis là à contempler
les collines ? Elle notait mentalement qu’il faudrait poser la question
à Marnes quand l’homme se tourna à nouveau vers elle dans la
pénombre.
— Je m’appelle Lukas, dit-il.
Elle s’était suffisamment habituée à l’obscurité pour voir sa main
tendue vers elle.
— Juliette, dit-elle en la serrant.
— Le nouveau shérif.
Ce n’était pas une question, bien sûr qu’il savait qui elle était. Tout
le monde semblait le savoir, en haut.
— Qu’est-ce que vous faites quand vous n’êtes pas ici ? demanda-t-
elle.
Elle était à peu près sûre que ce n’était pas son métier. On n’allait
pas donner des jetons à quelqu’un pour regarder les nuages.
— Je vis dans les étages supérieurs du milieu, dit Lukas. La
journée, je travaille sur des ordinateurs. Je ne monte que quand la
visibilité est bonne.
Il ralluma la lampe et se tourna vers elle d’une façon qui semblait
indiquer que les étoiles n’étaient plus sa priorité.
— Y a un gars de mon étage qui travaille ici, dans l’équipe du soir.
Quand il rentre, il me dit comment étaient les nuages pendant la
journée. S’il me donne le feu vert, je monte tenter ma chance.
— Et donc, vous en faites un schéma ?
Juliette montra la grande feuille de papier.
— J’essaie. Ça prendra probablement plusieurs vies.
Il glissa son fusain derrière son oreille, tira un chiffon de sa
salopette et s’essuya les doigts.
— Et ensuite ?
— Avec un peu de chance, je réussirai à contaminer une ombre qui
reprendra là où j’en serai resté.
— Donc plusieurs vies, littéralement.
Il rit et Juliette s’aperçut que ce rire était plaisant.
— Au moins, dit-il.
— Dans ce cas, je ne vous dérange pas plus longtemps, dit-elle, se
sentant brusquement coupable de le trouver attachant.
Elle se leva et tendit sa main, qu’il serra chaleureusement. Il la
serra entre les deux siennes et la garda un peu plus longtemps que
nécessaire.
— Ravi de vous avoir rencontrée, shérif.
Il lui sourit. Et Juliette ne comprit pas un mot de ce qu’elle
bredouilla en réponse.
21

Le lendemain matin, Juliette arriva tôt à son bureau, n’ayant guère


arraché plus de quatre heures de sommeil. Elle vit qu’un colis
l’attendait à côté de son ordinateur : un petit paquet enveloppé dans
du papier recyclé et noué avec des colliers de câblage électrique. Ce
détail la fit sourire et elle chercha sa pince multifonctions dans sa
salopette. Elle sortit la pointe la plus fine, l’enfonça dans le fermoir
de l’un des colliers de câblage et desserra lentement son étreinte, le
conservant intact pour un usage futur. Elle se rappela les ennuis
qu’elle s’était attirés lorsqu’elle était ombre aux Machines et qu’on
l’avait surprise à sectionner un collier sur un tableau électrique.
Walker, qui était déjà un vieux ronchon vingt ans plus tôt, lui avait
hurlé dessus pour ce gaspillage, avant de lui montrer comment
débloquer patiemment le fermoir afin de pouvoir préserver l’attache.
Des années avaient passé, et alors qu’elle était bien plus vieille, elle
avait eu l’occasion de transmettre cette leçon à une autre ombre, un
dénommé Scottie. C’était alors un jeune garçon, mais elle lui avait
passé un sacré savon pour avoir fait preuve de la même désinvolture
qu’elle autrefois. Elle l’avait tellement effrayé qu’il était devenu blanc
comme un parpaing et qu’il était resté nerveux en sa présence
pendant des mois. Peut-être en raison de cet emportement, elle avait
davantage fait attention à lui durant la suite de sa formation, et ils
avaient fini par devenir proches. Il s’était vite révélé un jeune
homme doué, un vrai as de l’électronique, capable de programmer la
puce de minuterie d’une pompe en moins de temps qu’il n’en fallait à
Juliette pour en casser une et la remonter.
Elle desserra l’autre collier qui entourait le paquet et sut qu’il
venait de lui. Plusieurs années auparavant, Scottie avait été recruté
par le DIT et il était monté dans les 30. Il était devenu “trop futé pour
les Machines”, selon l’expression de Knox. Juliette mit les deux
attaches de côté, imaginant le jeune homme en train de lui préparer
ce paquet. La requête qu’elle avait envoyée aux Machines la veille au
soir avait dû remonter jusqu’à lui et, plein de zèle, il avait passé la
nuit à lui rendre ce service.
Elle écarta soigneusement les deux pans du papier. Il lui faudrait
les réexpédier avec les attaches ; ces fournitures étaient trop
précieuses pour qu’elle les garde et suffisamment légères pour être
portées à peu de frais. Lorsque le paquet s’ouvrit, elle remarqua que
les bords du papier avaient été pliés et les pattes glissées l’une sous
l’autre, un truc que les enfants apprenaient pour pouvoir fermer des
enveloppes sans dépenser de colle ou d’adhésif. Elle défit avec soin
ce travail méticuleux, et le papier s’ouvrit enfin. À l’intérieur, elle
trouva une boîte en plastique pareille à celles qu’on utilisait aux
Machines pour trier boulons et écrous lors de petits chantiers.
Elle ouvrit le couvercle et constata que le paquet ne venait pas
seulement de Scottie – on avait dû le lui faire porter en urgence avec
une copie de sa requête. Des larmes lui montèrent aux yeux lorsque
l’odeur des biscuits à la farine de maïs et aux flocons d’avoine de
Mama Jean se répandit dans l’air. Elle en prit un, le porta à son nez et
inspira profondément. Peut-être était-ce son imagination, mais elle
aurait juré déceler une note de pétrole ou de cambouis parmi les
odeurs qui montaient de la vieille boîte – ça sentait comme à la
maison.
Juliette plia soigneusement le papier d’emballage et, un à un, posa
les biscuits dessus. Elle songea à ceux avec qui il faudrait absolument
qu’elle les partage. Marnes, bien sûr, mais aussi Pam, de la cafétéria,
qui l’avait si gentiment aidée à s’installer dans son nouvel
appartement. Et Alice, la vieille secrétaire de Jahns, qui avait les yeux
rougis par le chagrin depuis plus d’une semaine. Elle sortit le dernier
biscuit et finit par apercevoir le petit disque mémoire qui se
promenait au fond de la boîte, un petit morceau cuisiné spécialement
par Scottie et caché sous les miettes.
Juliette l’attrapa et mit la boîte en plastique de côté. Elle souffla
dans l’embout métallique du disque pour le débarrasser d’éventuels
débris avant de l’insérer à l’avant de son ordinateur. Elle n’était pas
très forte en informatique, mais elle savait naviguer. On ne pouvait
pas bouger le petit doigt, aux Machines, sans avoir enregistré une
réclamation, un rapport, une requête ou quelque autre ineptie. Et les
ordinateurs étaient pratiques pour se connecter à distance aux
pompes et aux relais, les mettre en marche ou à l’arrêt, consulter
leurs diagnostics, etc.
Quand le voyant clignota, elle sélectionna le disque sur son écran.
À l’intérieur, elle trouva une foule de dossiers et de fichiers ; le petit
support de stockage devait en être bourré à craquer. Elle se demanda
si Scottie avait fermé l’œil cette nuit-là.
En tête d’une liste de dossiers primaires se trouvait un fichier
nommé “Jules”. Elle cliqua dessus et un bref fichier texte s’ouvrit,
manifestement rédigé par Scottie, mais dont l’absence de signature
était notable :

J–
Te fais pas choper avec ça, OK ? Tu as là tout le contenu des
ordinateurs de M. Lapolice, pro et perso, les cinq dernières années. Y en
a des tonnes, mais je savais pas trop de quoi tu avais besoin et c’était
plus facile à générer automatiquement.
Garde les colliers – j’en ai plein.
(Et j’ai pris un biscuit. J’espère que tu m’en veux pas.)

Juliette sourit. Elle avait envie de tendre la main et de passer ses


doigts sur les mots, mais ce n’était pas du papier, alors ce ne serait
pas la même chose. Elle ferma la note et la supprima, puis vida sa
corbeille. Même la première lettre de son nom, là-haut, semblait une
information trop compromettante.
Elle se pencha en arrière et jeta un œil dans la cafétéria, qui
semblait vide et plongée dans le noir. Il n’était pas encore cinq
heures du matin et elle aurait le premier étage pour elle toute seule
pendant un moment. Elle prit d’abord le temps de parcourir
l’arborescence générale pour voir à quel genre de données elle avait
affaire. Chaque dossier avait été nommé avec soin. Il s’avéra qu’elle
disposait de l’historique d’utilisation des deux ordinateurs d’Holston,
de la moindre touche frappée chaque jour depuis un peu plus de cinq
ans, le tout rangé par dates et heures. Juliette se sentit accablée à la
seule vue de la quantité d’informations – c’était bien plus que ce
qu’elle pouvait espérer défricher en une vie.
Mais au moins, elle en disposait. Les réponses dont elle avait
besoin se trouvaient là, quelque part au milieu de ces fichiers. Et
finalement c’était un progrès, elle allait déjà mieux maintenant
qu’elle savait que la solution à cette énigme, la décision d’Holston de
partir au nettoyage, tenait dans le creux de sa main.
Elle épluchait les données depuis plusieurs heures quand le
personnel de la cafétéria débarqua d’un pas titubant afin de nettoyer
les lieux et de préparer le petit-déjeuner. L’une des choses auxquelles
elle avait le plus de mal à s’habituer, ici, c’était les horaires stricts
auxquels tout le monde se conformait. Il n’y avait pas de troisième
faction. C’était à peine s’il y en avait une deuxième, à part pour
l’équipe du dîner. En bas, les machines ne dormaient jamais, du coup
les travailleurs non plus, ou presque. Les équipes faisaient souvent
des factions supplémentaires et Juliette s’était habituée à survivre en
ne se reposant qu’une poignée d’heures chaque nuit. Il suffisait de
s’évanouir par pur épuisement de temps à autre, de faire une pause
de quinze minutes les yeux fermés le long d’un mur, histoire de tenir
la fatigue en respect.
Mais ce qui relevait autrefois de la survie constituait désormais un
luxe. Sa capacité à se passer de sommeil lui libérait du temps le matin
et le soir, du temps pour elle, à investir dans des recherches futiles
en plus des affaires qu’elle était censée traiter. Et ça lui donnait aussi
l’occasion de se former à ce fichu métier, puisque Marnes était trop
déprimé pour l’aider à trouver ses marques.
Marnes…
Elle jeta un coup d’œil à la pendule au-dessus de son bureau. Il
était huit heures dix, et les bacs de porridge fumant et de gruau de
maïs faisaient déjà flotter les odeurs du petit-déjeuner à travers la
cafétéria. Marnes était en retard. Elle le fréquentait depuis moins
d’une semaine, mais ne l’avait encore jamais vu en retard où que ce
soit. Cette rupture de la routine, c’était comme une courroie de
transmission qui se détendait, comme un piston qui se mettait à
claquer. Juliette éteignit son moniteur et repoussa son fauteuil.
Dehors, le petit-déjeuner de la première faction commençait à faire
le plein, les jetons de repas tintaient dans le grand seau placé à côté
des vieux tourniquets. Elle sortit de son bureau et traversa le flux qui
se déversait de la cage d’escalier. Dans la file d’attente, une fillette
tira sur la salopette de sa mère et montra Juliette du doigt. Juliette
entendit la mère la gronder pour cette impolitesse.
Sa nomination avait beaucoup fait jaser au cours des jours passés –
cette femme qui avait disparu aux Machines lorsqu’elle était enfant
et avait soudain ressurgi pour succéder à l’un des shérifs les plus
populaires dont le silo ait le souvenir. Juliette se hâta de fuir cette
attention et de disparaître dans l’escalier. Elle descendit en
tournoyant à la vitesse d’un porteur sous une charge légère, ses pieds
rebondissant sur chaque marche, accélérant toujours au point
d’atteindre une allure qui semblait risquée. Quatre étages plus bas,
après avoir doublé un couple trop lent et fendu une famille qui
montait petit-déjeuner, elle atteignit le palier d’appartements situé
directement sous le sien et franchit la porte à double battant.
Derrière, le couloir grouillait de scènes et de bruits matinaux :
sifflement d’une théière, voix stridentes des enfants, bruits de pas
au-dessus, ombres se dépêchant d’aller retrouver leur modèle pour
partir travailler derrière eux. Les plus petits traînaient les pieds pour
aller à l’école ; des couples s’embrassaient dans l’embrasure de leur
porte tandis que leurs bambins leur tiraient sur la salopette et
faisaient tomber un jouet ou une tasse en plastique.
Juliette bifurqua plusieurs fois, tournoyant dans les couloirs et
autour de l’escalier central pour gagner l’autre bout de l’étage.
L’appartement de l’adjoint se trouvait tout au fond. Elle présumait
que Marnes avait eu droit à plusieurs promotions au fil des ans mais
n’en avait pas profité. La seule fois où elle avait interrogé Alice au
sujet de l’adjoint, la vieille secrétaire de Jahns avait haussé les
épaules et répondu qu’il n’avait jamais désiré ni escompté autre
chose que le second rôle. Juliette avait compris par là qu’il n’avait
jamais voulu être shérif, mais elle commençait à se demander dans
combien d’autres domaines de son existence cette philosophie
s’appliquait.
Lorsqu’elle atteignit son couloir, elle croisa deux gamins qui
partaient en courant, main dans la main, en retard pour l’école. Ils
tournèrent au coin et disparurent dans des éclats de voix et de rire.
Juliette se demanda ce qu’elle allait dire à Marnes pour justifier sa
venue, pour expliquer son inquiétude. Peut-être était-ce le bon
moment pour lui demander le dossier dont il semblait incapable de
se séparer. Elle pourrait lui dire de prendre sa journée, de la laisser
gérer le bureau pendant qu’il se reposait, ou bien romancer un peu et
dire qu’elle était déjà dans le secteur pour une affaire.
Elle s’arrêta devant sa porte et leva la main pour frapper. Pourvu
qu’il ne le prenne pas comme une démonstration d’autorité. Elle se
faisait simplement du souci pour lui. C’était tout.
Elle donna trois coups secs sur la porte d’acier et attendit qu’il
l’invite à entrer – et peut-être qu’il le fit. Ces derniers jours, sa voix
s’était réduite à un filet sourd et râpeux. Elle frappa à nouveau, plus
fort.
— Monsieur l’adjoint ? appela-t-elle. Tout va bien ?
Plus haut dans le couloir, une femme passa la tête dans
l’entrebâillement de sa porte. Juliette l’avait aperçue dans la cafétéria
aux heures où l’école y prenait ses récréations, et elle était à peu près
sûre qu’elle s’appelait Gloria.
— Bonjour, shérif.
— Bonjour, Gloria, est-ce que vous auriez vu l’adjoint Marnes, ce
matin ?
Gloria secoua la tête, coinça une tige de métal entre ses lèvres et
commença à monter ses longs cheveux en chignon.
— Mnon, marmonna-t-elle.
Elle haussa les épaules et planta la baguette dans son chignon,
fixant ses cheveux.
— Il était sur le palier hier soir, il avait l’air abattu comme jamais.
Elle fronça les sourcils.
— Il est pas venu au bureau ?
Juliette se retourna et essaya la poignée. Elle sentit cliqueter une
serrure bien entretenue. Elle poussa la porte.
— Monsieur l’adjoint ? C’est Jules ! Je passais juste voir si tout allait
bien.
La porte s’ouvrit grand sur l’obscurité. La seule lumière à pénétrer
dans la pièce était celle du couloir, mais c’était suffisant. Juliette se
retourna vers Gloria :
— Appelez le Dr Hicks – non, merde…
Elle se croyait toujours au fond.
— Quel est le médecin le plus proche ? Faites-le venir !
Sans attendre la réponse, elle se rua dans la pièce. Il n’y avait guère
de place pour se pendre, dans le petit appartement, mais Marnes
avait trouvé comment faire. Sa ceinture, dont la boucle était coincée
en haut de la porte de la salle de bains, lui étranglait le cou. Il avait
les pieds sur le lit, mais à angle droit, pas assez pour soutenir le poids
de son corps. Son derrière était affaissé dans le vide, et son visage
n’était plus rouge, la ceinture mordant profondément dans sa peau.
Juliette prit Marnes par la taille et le souleva. Il était plus lourd
qu’il n’en avait l’air. Elle donna un coup dans ses pieds, qui
tombèrent sur le sol, ce qui l’aida à le soutenir. Il y eut un juron à la
porte, et le mari de Gloria se précipita pour aider Juliette à porter le
poids de l’adjoint. Ils tâtonnèrent tous deux pour essayer de
décoincer la ceinture. Finalement, Juliette tira sur la porte, qui
s’entrouvrit et libéra Marnes.
— Sur le lit, souffla-t-elle.
Ils le hissèrent et le couchèrent de tout son long.
Le mari de Gloria posa ses mains sur ses genoux et reprit sa
respiration.
— Gloria est partie chercher le Dr O’Neil.
Juliette hocha la tête et défit la ceinture du cou de Marnes. En
dessous, la chair était violacée. Elle lui prit le pouls, se rappelant que
George avait exactement le même air lorsqu’elle l’avait trouvé, en
bas, parfaitement immobile, sans réaction. Il lui fallut un instant
pour être sûre qu’elle faisait face au second cadavre qu’elle ait jamais
vu.
Puis, assise là, en nage, à attendre que le docteur arrive, elle se
demanda si ce travail qu’elle avait accepté garantirait que ce ne serait
pas le dernier.
22

Après avoir rempli des rapports, découvert que Marnes n’avait


aucune famille, parlé avec le coroner à la ferme de terre et répondu
aux questions des curieux du voisinage, Juliette entama finalement
une longue marche solitaire pour remonter les huit étages qui la
séparaient de son bureau vide.
Elle passa le reste de la journée à ne pas faire grand-chose, gardant
sa porte ouverte sur la cafétéria parce que sa petite pièce était
peuplée de trop de fantômes. Elle essaya plusieurs fois de s’absorber
dans les fichiers informatiques d’Holston, mais l’absence de Marnes
était incomparablement plus triste que sa présence prostrée. Elle
n’arrivait pas à croire qu’il était parti. Elle le ressentait presque
comme un affront, la faire venir ici puis la quitter si soudainement.
Et elle savait que c’était un sentiment horrible et égoïste à éprouver,
et pire encore à admettre.
Tandis que son esprit vagabondait, elle jetait de temps en temps
un coup d’œil par la porte, regardant glisser les nuages sur l’écran
lointain. Elle cherchait à déterminer s’ils semblaient plutôt denses ou
légers, si cette nuit serait propice à l’observation des étoiles. Encore
une pensée culpabilisante, mais elle se sentait profondément seule,
elle qui se targuait de n’avoir besoin de personne.
Elle s’amusa encore un peu avec le dédale de fichiers tandis que la
lumière d’un soleil invisible déclinait dans la cafétéria, que deux
services de déjeuner et deux de dîner bourdonnaient puis se
taisaient autour d’elle, qui ne cessait d’observer le ciel tumultueux et
d’espérer, sans vraie raison logique, qu’une autre occasion de
rencontrer l’étrange chasseur d’étoiles de la veille se présenterait.
Et, même assise là, au milieu du bruit et des odeurs de repas des
quarante-huit étages du haut, Juliette oublia de manger un morceau.
Ce ne fut qu’au moment où la seconde équipe partit, éteignant les
trois quarts des lumières, que Pam lui apporta un bol de soupe et un
biscuit. Juliette la remercia et chercha quelques jetons dans sa
salopette, mais Pam refusa. Les yeux de la jeune femme, rougis de
larmes, glissèrent vers le fauteuil vide de l’adjoint, et Juliette comprit
que les employés de la cafétéria avaient sûrement été les personnes
les plus proches de lui.
Pam repartit sans un mot, et Juliette mangea avec le peu d’appétit
qu’elle réussit à trouver. Elle eut finalement l’idée d’une nouvelle
recherche à essayer sur les données d’Holston, une vérification
orthographique globale autour de noms qui pourraient donner des
indices, et elle finit par trouver comment la lancer. Pendant ce
temps, sa soupe refroidit. Tandis que son ordinateur se mettait à
brasser ces collines d’informations, elle prit son bol et quelques
dossiers et abandonna son bureau pour aller s’asseoir dans la
cafétéria, près de l’écran mural.
Elle était là toute seule à chercher des étoiles quand Lukas, sans un
bruit, surgit à côté d’elle. Il ne dit rien, se contentant de tirer une
chaise, de s’asseoir avec sa planche et sa feuille de papier et de lever
les yeux vers le vaste panorama du dehors obscurci.
Juliette n’aurait su dire s’il avait la politesse de respecter son
silence ou la grossièreté de ne pas dire bonjour. Elle trancha pour la
première hypothèse, et ce silence finit par lui sembler normal.
Partagé. Un moment de paix à la fin d’une journée horrible.
Plusieurs minutes s’écoulèrent. Une dizaine. Il n’y avait pas
d’étoiles et pas un mot ne fut échangé. Juliette tenait un dossier sur
ses genoux, juste pour s’occuper les mains. Un bruit monta de la cage
d’escalier, des rieurs en transit entre les étages d’appartements, puis
le silence revint.
— Je suis désolé pour votre coéquipier, dit finalement Lukas.
Ses mains lissèrent le papier sur la planche. Il n’avait pas encore
tracé la moindre marque ou note.
— Merci, dit Juliette.
Elle ne savait pas trop quelle était la réponse qui convenait, mais
ça lui paraissait la moins mauvaise.
— Je cherche des étoiles, mais je n’en ai vu aucune, ajouta-t-elle.
— Vous n’en trouverez pas. Pas ce soir. Ces nuages sont de la pire
espèce.
Juliette les étudia, peinant à les distinguer dans la lueur lointaine
de fin du crépuscule. Ils ne lui semblaient pas différents d’autres
nuages.
Lukas se tourna très légèrement sur son siège.
— J’ai un aveu à faire, puisque vous représentez la loi.
La main de Juliette chercha l’étoile sur sa poitrine. Souvent, elle
risquait d’oublier qui elle était.
— Ah oui ?
— Je savais que les nuages seraient épais ce soir. Mais je suis venu
quand même.
Juliette compta sur l’obscurité pour dissimuler son sourire.
— Je ne suis pas sûre que le Pacte se prononce vraiment sur ce
genre de duplicité, répondit-elle.
Lukas rit. Étrange que ce rire lui soit déjà si familier, et qu’elle ait
tant besoin de l’entendre. Juliette eut soudain envie de saisir le jeune
homme, d’enfouir son menton dans son cou et de pleurer. Elle
pouvait presque sentir son corps commencer à esquisser le
mouvement – même si sa peau refusait de bouger. Ça n’était pas
possible et ça ne le serait jamais. Elle le savait, au moment même où
cette sensation frémissait en elle. C’était seulement l’effet de la
solitude, de l’horreur d’avoir tenu Marnes dans ses bras, d’avoir senti
ce poids sans vie, dépouillé de ce qui l’animait. Elle manquait
cruellement de contact, et cet inconnu était le seul être qu’elle
connaissait suffisamment pour vouloir se tourner vers lui.
— Qu’est-ce qui va se passer, maintenant ? demanda-t-il, son rire
s’estompant.
Juliette faillit lâcher bêtement : Entre nous ? mais Lukas lui sauva
la mise.
— Savez-vous quand vont se dérouler les funérailles ? Et où ?
Elle hocha la tête dans l’obscurité.
— Demain. Il n’y a pas de famille à attendre, ni d’enquête à mener.
Juliette ravala ses larmes.
— Il n’a pas précisé ses dernières volontés, on m’a donc laissé le
soin de m’en occuper. J’ai décidé de le faire reposer à côté du maire.
Lukas regarda vers l’écran. Il faisait assez noir pour qu’on
ne discerne pas les corps des nettoyeurs, un soulagement bienvenu.
— Comme il se doit, dit-il.
— Je crois qu’ils étaient amants en secret, lâcha Juliette. Ou que
s’ils ne l’étaient pas, c’était tout comme.
— C’est ce qu’on entendait dire. Ce que je ne comprends pas, c’est
pourquoi ils en faisaient mystère. Ça n’aurait dérangé personne.
Étrangement, assise dans le noir en compagnie d’un parfait
inconnu, ces choses-là s’exprimaient plus facilement qu’entre amis
au fond du silo.
— Peut-être que ça les aurait dérangés eux, songea-t-elle à haute
voix. Jahns avait été mariée. Je les soupçonne d’avoir voulu respecter
ça.
— Ah oui ?
Lukas griffonna quelque chose sur sa feuille. Juliette leva les yeux,
mais elle était certaine qu’il n’y avait pas eu d’étoile.
— Je conçois mal qu’on puisse aimer en secret, comme ça.
— Et je conçois mal qu’on ait besoin de la permission de
quelqu’un, du Pacte ou du père d’une fille, pour tomber amoureux,
rétorqua-t-elle.
— Ah bon ? Mais ça marcherait comment sinon ? N’importe qui
pourrait s’aimer n’importe quand ?
Elle ne répondit pas.
— Et comment ferait-on pour participer à la loterie ? demanda-t-il,
persistant dans son raisonnement. J’ai du mal à imaginer que ce ne
soit pas au grand jour. C’est une fête, vous ne croyez pas ? Il y a ce
rituel, un homme qui demande au père d’une fille la permission…
— Et vous alors, l’interrompit Juliette. Vous n’êtes pas avec
quelqu’un ? Non, je demande parce que… à vous entendre, on dirait
que vous avez des opinions tranchées sur la question sans
nécessairement…
— Pas encore, dit-il, venant à nouveau à sa rescousse. Ma mère n’a
pas encore entièrement réussi à me culpabiliser. Elle aime me
rappeler chaque année combien de loteries j’ai manquées et à quel
point ça réduit ses chances d’avoir toute une flopée de petits-enfants.
Comme si je n’étais pas au courant de mes statistiques. Mais oh, je
n’ai que vingt-cinq ans.
— C’est tout ?
— Et vous ?
Elle faillit le lui dire carrément. Elle faillit lui cracher son secret
sans qu’il ait rien demandé. Comme si elle pouvait se fier à cet
homme, ce gamin, cet inconnu.
— Je n’ai jamais trouvé le bon, mentit-elle.
Lukas partit de son rire juvénile.
— Non, je voulais dire, quel âge avez-vous ? Si ce n’est pas
indélicat.
Son soulagement fut immense. Elle croyait qu’il voulait savoir si
elle avait quelqu’un.
— Trente-quatre, dit-elle. Et il paraît que ça ne se demande pas,
mais je n’ai jamais été très à cheval sur les règles.
— Et c’est notre shérif qui parle, dit Lukas, riant de sa propre
plaisanterie.
Juliette sourit :
— Il faut encore que je m’y fasse, je crois.
Elle se retourna vers l’écran, et tous deux apprécièrent le silence
qui se forma. C’était étrange d’être assise en compagnie de cet
homme. Elle se sentait plus jeune, et d’une certaine façon plus en
sécurité en sa présence. Moins seule, en tout cas. Elle le classait dans
la catégorie des solitaires, lui aussi, des écrous de taille inusitée qui
ne collaient à aucun boulon standard. Et dire qu’il avait été là, à
l’autre bout du silo, à chercher des étoiles, pendant qu’elle avait
passé son peu de temps de libre dans les mines du fond, aussi loin
qu’il était possible, à dénicher des pierres de collection.
— La soirée ne s’annonce pas plus productive pour vous que pour
moi, on dirait, dit-elle finalement, rompant le silence, caressant le
dossier fermé sur ses genoux.
— Faut voir, dit Lukas. Tout dépend ce que vous êtes venue faire
ici.
Juliette sourit. Et à l’autre bout de la vaste salle, à peine audible,
l’ordinateur de son bureau tinta, pour signaler qu’il avait fini de
brasser les données d’Holston et qu’il pouvait cracher ses résultats.
23

Le lendemain matin, au lieu de monter à son bureau, Juliette


descendit cinq étages pour se rendre aux funérailles de Marnes, à la
ferme de terre du haut. Il n’y aurait pas de dossier pour son adjoint,
pas d’enquête, seulement la descente de son vieux corps fatigué dans
la terre profonde, où il se décomposerait et alimenterait les racines.
C’était étrange de se tenir dans cette assemblée et de penser à lui en
terme de dossier absent. Moins d’une semaine à ce poste, et elle
voyait déjà les chemises cartonnées comme l’endroit où vivaient les
fantômes. Avec leurs noms, leurs numéros d’affaire. Leurs vies
distillées sur une vingtaine de pages de papier recyclé, leur triste
histoire jetée à l’encre noire sur un entrelacs de fibres et de traînées
de couleurs.
La cérémonie fut longue, mais passa vite. À côté de la fosse, on
distinguait toujours un monticule de terre, là où Jahns avait été
enterrée. Bientôt, tous deux s’entremêleraient au sein des plantes, et
ces plantes nourriraient les occupants du silo.
Juliette accepta une tomate mûre au moment où le prêtre et son
ombre tournèrent dans les rangs serrés de l’assemblée. Drapés
d’étoffe rouge, tous deux psalmodiaient en marchant, leurs voix
sonores se complétant l’une l’autre. Juliette mordit dans son fruit,
laissant une quantité de jus acceptable éclabousser sa salopette,
mâcha puis avala. Elle constata que cette tomate était délicieuse, mais
de façon purement détachée. Il était dur de vraiment l’apprécier.
Quand vint le moment de reverser la terre dans le trou, Juliette
observa l’assemblée. Deux morts en moins d’une semaine dans le
haut du silo. Il y en avait eu deux autres ailleurs, c’était donc une très
mauvaise semaine.
Ou une très bonne, selon le point de vue. Elle aperçut des couples
sans enfants qui mordaient à pleines dents dans leurs fruits, les
doigts entrelacés, faisant le calcul dans leur tête. Les loteries
suivaient de trop près les décès au goût de Juliette. Elle se disait
toujours qu’elles devraient se tenir à des dates fixes dans l’année,
histoire de donner le sentiment qu’elles auraient lieu quoi qu’il
arrive, que quelqu’un meure ou non.
La descente du corps et la cueillette de fruits mûrs juste au-dessus
des tombes visaient cependant à souligner une chose : tel est le cycle
de la vie ; il est inéluctable ; il convient de l’embrasser, de le chérir,
de l’apprécier. Celui qui s’en va prodigue la subsistance, la vie à ceux
qui restent. Il s’efface pour faire place à la génération suivante. Nous
naissons, nous sommes ombre, nous modelons à notre tour des
ombres, puis nous disparaissons. Tout ce que nous pouvons espérer,
c’est de rester dans la mémoire de deux générations.
Avant que le trou ne soit entièrement rebouché, les convives
s’approchèrent du bord de la parcelle et y jetèrent ce qu’il restait de
leurs fruits. Juliette s’avança et ajouta son reliquat de tomate à la
grêle colorée de pelures et de chairs. Appuyé sur sa pelle trop
grande, un acolyte regarda voler les derniers fruits. Ceux qui étaient
tombés à côté, il les enfouit avec une pelletée de terre sombre et
riche et ne laissa qu’un monticule qui, avec le temps et quelques
arrosages, finirait par se tasser.
Après les funérailles, Juliette entama sa remontée vers le bureau.
Elle sentait les étages dans ses jambes, même si elle se targuait d’être
en pleine forme. Mais marcher et monter étaient des efforts
différents de ceux qu’elle connaissait. Ce n’était pas la même chose
que manier une clé à molette ou dégripper des boulons récalcitrants,
ça ne supposait pas le même genre d’endurance que le seul fait de
rester éveillé et alerte le temps d’une faction supplémentaire. Elle
jugea que c’était contre nature, ces ascensions. Les êtres humains
n’étaient pas faits pour ça. À son avis, ils n’avaient pas été conçus
pour monter beaucoup plus d’un étage à la fois. Mais elle croisa un
de ces porteurs dont les pieds dansaient sur les marches d’acier, un
sourire de salutation expresse éclairant son visage frais, alors elle se
demanda si ce n’était pas seulement une question d’entraînement.
Lorsqu’elle retrouva enfin la cafétéria, c’était l’heure du déjeuner.
La salle bourdonnait des bruits de conversations et du tintement des
fourchettes métalliques contre les assiettes métalliques. Devant la
porte de son bureau, la pile de notes pliées avait encore grandi. Il y
avait une plante dans un seau en plastique, une paire de chaussures,
une petite sculpture en fils de fer de couleurs vives. Juliette resta un
instant en arrêt devant cette collection. Comme Marnes n’avait pas
de famille, il lui revenait probablement de trier tout ça, de s’assurer
que ces objets iraient à ceux qui en feraient le meilleur usage. Elle se
pencha et ramassa l’un des messages. Les caractères avaient été
griffonnés d’une main incertaine, au crayon de couleur. Elle imagina
que la grande section de l’école avait consacré les heures de travaux
manuels à la confection de cartes pour l’adjoint Marnes, ce jour-là.
Cette pensée la rendit plus triste que toutes les cérémonies. Elle
essuya ses larmes et maudit les instituteurs qui avaient l’idée de
mêler les enfants à cette noirceur.
— Laissez-les en dehors de tout ça, murmura-t-elle toute seule.
Elle reposa la carte et reprit contenance. Ça aurait plu à l’adjoint
Marnes, décida-t-elle. C’était un homme facile à deviner, une de ces
personnes qui vieillissent de partout sauf du cœur, un organe qu’il
n’avait jamais usé parce qu’il n’avait jamais osé s’en servir.
Une fois dans son bureau, elle eut la surprise de découvrir qu’elle
avait de la compagnie. Un inconnu était assis au bureau de Marnes. Il
leva les yeux de son écran et lui sourit. Elle s’apprêtait à lui
demander qui il était quand Bernard – qu’elle se refusait à considérer
comme le maire, fût-ce par intérim – sortit de la cellule un dossier à
la main, tout sourire.
— Comment étaient les cérémonies ? demanda-t-il.
Juliette traversa le bureau et lui arracha le dossier des mains.
— Merci de ne pas tout déranger, dit-elle.
— Déranger ?
Bernard rit et ajusta ses lunettes.
— C’est une affaire classée. Je m’apprêtais à le rapporter à mon
bureau pour le réarchiver.
Juliette regarda le dossier et vit que c’était celui d’Holston.
— Vous êtes au courant que vous travaillez pour moi, n’est-ce pas ?
Vous étiez censée jeter au moins un petit coup d’œil au Pacte avant
que Jahns ne vous fasse prêter serment.
— Je vais le garder encore un peu, merci.
Juliette planta Bernard près de la cellule ouverte et marcha jusqu’à
son bureau. Elle fourra le dossier dans le tiroir du haut, constata que
le disque mémoire était toujours branché à son ordinateur, et leva les
yeux vers le type assis en face d’elle.
— Et vous êtes ?
Il se leva et le fauteuil de l’adjoint Marnes émit son grincement
habituel. Juliette essaya de se forcer à ne plus le considérer comme le
fauteuil de Marnes.
— Peter Billings, madame.
Il tendit la main. Juliette la serra.
— Je viens moi-même de prêter serment.
Il prit son étoile par le coin et la tira en avant pour la lui montrer.
— En fait, c’était pour votre poste que Peter était pressenti, ajouta
Bernard.
Juliette se demanda ce qu’il voulait dire par là, ou pourquoi il
prenait la peine de le préciser.
— Vous aviez besoin de quelque chose ? lui demanda-t-elle.
Elle montra son bureau, sur lequel les papiers s’étaient accumulés
la veille puisqu’elle avait passé le plus clair de son temps à gérer les
affaires de Marnes.
— Parce que si vous avez besoin de quoi que ce soit, je peux
l’ajouter en bas d’une de ces piles.
— Quand je vous donne une mission, ça va en haut de la pile, dit
Bernard.
Il abattit sa main sur le dossier au nom de Jahns.
— Et je vous fais une fleur en montant ici pour cette entrevue au
lieu de vous faire descendre à mon bureau.
— De quelle entrevue s’agit-il ? demanda Juliette sans le regarder,
s’appliquant à trier des papiers.
Avec un peu de chance, il allait voir qu’elle était débordée et s’en
aller, et elle pourrait commencer à mettre Peter au courant du peu
qu’elle avait elle-même compris à leur travail.
— Vous n’êtes pas sans savoir que nous avons connu un certain…
renouvellement ces dernières semaines. Sans précédent, vraiment, du
moins depuis l’insurrection. Et voilà le danger, j’en ai peur, si nous
n’accordons pas tous nos violons.
Il mit son doigt sur le dossier que Juliette essayait de déplacer, le
clouant sur place. Elle leva les yeux vers lui.
— Les gens ont besoin de continuité. Ils ont besoin de savoir que
demain sera très semblable à hier. Ils ont besoin qu’on les rassure.
Nous venons d’avoir un nettoyage, de déplorer plusieurs décès, alors,
bien sûr, l’ambiance est un peu survoltée.
Il désigna les dossiers et les piles de papiers fibreux qui
débordaient du bureau de Juliette jusque sur celui de Marnes. Le
jeune homme assis en face d’elle observait le tas d’un œil méfiant,
comme si la plus grosse partie risquait de basculer de son côté et
d’augmenter encore sa charge de travail.
— C’est pourquoi je vais annoncer une période de grâce. Non
seulement pour renforcer le moral de tout le silo, mais pour vous
aider à effacer l’ardoise, pour vous éviter d’être submergés, le temps
que vous vous fassiez à vos nouvelles fonctions.
— Effacer l’ardoise ?
— Exactement. Toutes ces petites infractions d’ivrognes. Celui-là,
tiens, c’est pour quoi ?
Il prit un dossier, regarda l’étiquette.
— Allons bon, qu’est-ce que Pickens a encore fait ?
— Il a mangé le rat d’un voisin, dit Juliette. L’animal de compagnie
de la famille.
Peter Billings gloussa. Juliette lorgna vers lui en se demandant
pourquoi son nom lui était familier. Puis elle le remit, se rappela
avoir lu un mémo de lui dans l’un des dossiers. Ce garçon, quasiment
un gamin, avait été l’ombre d’un juge. Chose qu’elle avait quelque
peine à imaginer en le voyant. Il avait plus le style du DIT.
— Je croyais qu’avoir un rat comme animal de compagnie était
illégal, dit Bernard.
— Ça l’est. C’est lui le plaignant. C’est une action qu’il a entamée
en représailles de… celle-ci, dit-elle après avoir fouillé dans ses
dossiers.
— Voyons.
Bernard s’empara du second dossier, le mit sur le premier et laissa
tomber le tout dans la corbeille de Juliette. Les notes et documents
soigneusement consignés se répandirent en vrac sur d’autres bouts
de papier destinés au recyclage.
— Pardon et oubli, dit-il en se frottant les mains. Ce sera là mon
slogan électoral. C’est de ça qu’on a besoin. De nouveaux
commencements, d’oublier le passé, en ces temps tumultueux, et de
regarder vers l’avenir !
Il donna une grande claque dans le dos de Juliette, salua Peter et se
dirigea vers la porte.
— Votre slogan électoral ? demanda-t-elle avant qu’il ait eu le
temps de s’éclipser.
Et elle songea soudain qu’il était le suspect numéro un dans l’un
des dossiers qu’il suggérait d’amnistier.
— Ah, oui, lança Bernard par-dessus son épaule.
Il s’appuya au montant de la porte et tourna la tête.
— Après mûre réflexion, j’ai décidé que personne n’était mieux
qualifié que moi pour ce poste. Je ne vois pas ce qui m’empêche de
garder mes fonctions au DIT tout en remplissant le rôle de maire.
Après tout, je le fais déjà !
Il fit un clin d’œil.
— La continuité, voyez-vous.
Et il disparut.
Juliette passa le reste de l’après-midi à former son adjoint,
dépassant largement ce que Peter Billings considérait comme “des
horaires de travail raisonnables”. Ce dont elle avait le plus besoin,
c’était de quelqu’un qui réponde à la radio et évalue les plaintes sur le
terrain. C’était l’ancien boulot d’Holston : sillonner les quarante-huit
premiers étages, se rendre sur les lieux au moindre trouble. L’adjoint
Marnes avait espéré que Juliette remplirait ce rôle, elle qui était plus
jeune et plus ingambe. Il avait aussi déclaré que la population se
montrerait peut-être plus conciliante envers une jolie femme. Juliette
pensait que ses motivations étaient autres. Elle soupçonnait Marnes
de vouloir l’envoyer en patrouille pour pouvoir passer du temps seul
avec son dossier, son fantôme. Et elle comprenait bien ce besoin.
Lorsqu’elle renvoya Peter Billings à la maison avec une liste
d’appartements et de commerces à visiter le lendemain, elle eut donc
enfin le temps de s’asseoir devant son ordinateur pour consulter les
résultats de la recherche lancée la veille.
Le vérificateur orthographique avait donné des choses
intéressantes. Pas tant les noms qu’elle avait espérés que de gros
blocs de texte apparemment codé : un galimatias morcelé, à la
ponctuation étrange, qui englobait des mots qu’elle connaissait mais
qui ne semblaient pas à leur place. Ces paragraphes énormes étaient
disséminés un peu partout dans l’ordinateur personnel d’Holston, les
premiers remontant à un peu plus de trois ans. Ils correspondaient
donc à la chronologie des événements, mais ce qui frappa Juliette,
surtout, ce fut de constater que ces données étaient souvent nichées
au fond d’un répertoire, dans des dossiers parfois imbriqués dans
plus d’une douzaine d’autres. Comme si quelqu’un s’était donné du
mal pour les cacher mais avait tenu à en faire de nombreuses copies,
terrifié à l’idée de les perdre.
Quelles que soient ces données, Juliette supposait qu’elles étaient
codées, et importantes. Elle arracha des morceaux d’une petite
miche de pain et les trempa dans de la purée de maïs tout en copiant
l’intégralité de ce charabia dans un fichier qu’elle enverrait aux
Machines. Il y avait là-bas quelques gars peut-être assez intelligents
pour interpréter ce code, à commencer par Walker. Elle mastiqua sa
nourriture et passa les heures qui suivirent à réexaminer le fil qu’elle
était parvenue à débrouiller des dernières années d’Holston comme
shérif. Il avait été difficile de faire le tri dans ses activités, de
distinguer l’important du parasite, mais elle avait abordé le problème
aussi logiquement que s’il s’était agi d’une panne. Parce qu’elle avait
décidé que c’était ce à quoi elle avait affaire. Une panne. Progressive
et interminable. Presque inévitable. Perdre sa femme avait été pour
Holston comme la rupture d’un joint d’étanchéité. Tout ce qui s’était
déglingué dans sa vie remontait presque mécaniquement à la mort
d’Allison.
L’une des premières choses dont Juliette s’était aperçue, c’était que
l’ordinateur professionnel d’Holston ne trahissait aucune activité
secrète. Tout comme elle, Holston était manifestement devenu
noctambule, veillant des heures durant dans son appartement. Elle y
vit un point commun supplémentaire et son obsession pour cet
homme en fut encore renforcée. S’en tenir à son ordinateur
personnel lui permit d’écarter plus de la moitié des données. De plus,
il apparut clairement qu’il avait passé la majeure partie de son temps
à enquêter sur sa femme, tout comme Juliette enquêtait maintenant
sur lui. C’était ce qui les liait le plus profondément. Elle était là à
dépouiller la vie du dernier nettoyeur volontaire comme il avait lui-
même dépouillé la vie de son épouse, avec l’espoir de découvrir
quelle cause térébrante pouvait conduire quelqu’un à choisir le
monde interdit du dehors.
C’est alors que Juliette commença à trouver des indices reliés
d’une façon presque effrayante. Apparemment, c’était Allison qui
avait trouvé comment déchiffrer les mystères des anciens serveurs.
À un moment donné, la méthode même grâce à laquelle Juliette avait
pu avoir accès aux données d’Holston avait permis à Allison, puis à
son mari, d’exhumer un secret quelconque. En se concentrant sur la
correspondance supprimée du couple, et en remarquant que leurs
échanges avaient explosé au moment où Allison avait rendu publique
une méthode de récupération des données supprimées, Juliette
pensa mettre le doigt sur une piste fiable. Elle fut encore plus
persuadée qu’Allison avait trouvé quelque chose sur les serveurs. Le
problème, c’était qu’elle ne savait pas quoi – ni si elle serait capable
de le reconnaître si elle tombait dessus.
Elle échafauda plusieurs hypothèses, même l’idée qu’Allison ait été
rendue furieuse par une infidélité, mais elle avait le sentiment de
comprendre assez Holston pour savoir que ce n’était pas le cas. Puis
elle constata que ces fils d’activité intense conduisaient
systématiquement aux paragraphes en charabia, une réponse qu’elle
cherchait à écarter par tous les prétextes, incapable qu’elle était de
leur donner sens. Qu’est-ce qui avait bien pu conduire Holston, et
surtout Allison, à consacrer tant de temps à tous ces textes
absurdes ? Les journaux d’activité indiquaient qu’elle les gardait
ouverts pendant des heures, comme si ces lettres et ces symboles
cryptés étaient lisibles. Aux yeux de Juliette, c’était une langue
entièrement nouvelle.
Alors qu’est-ce que c’était, qu’est-ce qui avait poussé Holston et sa
femme au nettoyage ? L’hypothèse la plus répandue, c’était qu’Allison
avait été prise de claustrophobie, d’obsession pour le grand air, et
qu’Holston avait fini par succomber à son chagrin. Mais Juliette n’y
avait jamais cru. Elle n’aimait pas les coïncidences. Lorsqu’elle
démontait une machine pour la réparer et qu’un nouveau problème
se manifestait au bout de quelques jours, il lui suffisait généralement
de revenir sur les étapes de la première réparation. La réponse se
trouvait toujours là. Elle portait le même regard sur cette énigme : le
diagnostic était bien plus simple à poser s’ils avaient été poussés à
sortir par une seule et même cause.
Seulement, elle ne voyait pas ce que ça pouvait être. Et elle
craignait de devenir folle à son tour si elle le découvrait.
Juliette se frotta les yeux. Lorsqu’elle posa à nouveau son regard
sur son bureau, le dossier de Jahns attira son attention. En tête
figurait le rapport que le médecin avait adressé à Marnes. Elle l’écarta
et prit la note qui se trouvait au-dessous, celle que Marnes avait
écrite et laissée sur sa petite table de chevet :

Ça aurait dû être moi.

Si peu de mots, se dit Juliette. Mais qui lui restait-il dans le silo, à
qui aurait-il pu écrire ? Elle examina la petite poignée de mots, mais
il y avait peu de choses à en extraire. C’était sa gourde à lui qu’on
avait empoisonnée, pas celle de Jahns. Cela faisait de la mort du
maire un homicide involontaire, mot nouveau pour Juliette. Et
Marnes lui avait expliqué un autre point de la loi : le pire crime dont
ils pouvaient inculper le responsable, c’était la tentative d’assassinat
manquée sur sa personne à lui, et non l’accident grossier qui avait
coûté la vie au maire. Ce qui signifiait que, s’ils parvenaient à
imputer le crime à quelqu’un, cette personne pourrait être envoyée
au nettoyage pour ce qu’elle avait échoué à faire à Marnes, alors
qu’elle n’encourrait que cinq ans de mise à l’épreuve et de travaux
d’intérêt général si elle était condamnée pour ce qui était
accidentellement arrivé à Jahns. Juliette pensait que, plus que le reste,
c’était cette torsion de la justice qui avait miné le pauvre Marnes. Il
n’y avait jamais eu aucun espoir de vraie justice, une vie pour une
vie. Ces lois bizarres, ajoutées à la torture de savoir qu’il avait eu le
poison dans son sac, l’avaient profondément atteint. Il lui fallait vivre
avec l’idée blessante qu’il était le porteur du poison, qu’une bonne
action, une promenade partagée, avait signé l’arrêt de mort de celle
qu’il aimait.
Tenant les derniers mots de Marnes, Juliette se maudit de n’avoir
rien vu venir. Elle aurait dû anticiper cette panne, la résoudre en
faisant un peu de maintenance préventive. Elle aurait pu en dire
davantage, lui tendre la main d’une façon ou d’une autre. Elle avait
été trop occupée à ne pas se laisser submerger, durant ses premiers
jours ici, pour voir que l’homme qui l’avait fait venir en haut était en
train de s’effondrer lentement sous ses yeux.
L’icône de sa boîte de réception se mit à clignoter, rompant le
cours de ces pensées troublantes. Elle mit la main sur la souris et
jura. Le gros fichier qu’elle avait envoyé aux Machines quelques
heures plus tôt avait dû être refusé. Mais elle vit alors qu’il s’agissait
d’un message de Scottie, son ami du DIT qui lui avait procuré les
données.
“Viens tout de suite”, disait-il.
Étrange requête. Vague et néanmoins inquiétante, surtout à cette
heure tardive. Juliette éteignit son moniteur, débrancha le disque
mémoire de l’ordinateur, au cas où elle aurait encore de la visite, et
songea un instant à se ceindre de l’ancien pistolet de Marnes. Elle se
leva, marcha jusqu’au casier et passa sa main sur la ceinture douce,
sentit l’indentation laissée par la boucle qui usait le vieux cuir au
même endroit depuis des décennies. Elle pensa à nouveau à la note
laconique de Marnes, regarda son fauteuil vide. Finalement, elle
décida de laisser l’arme à sa place. Elle fit un salut au bureau de
l’adjoint, vérifia qu’elle avait ses clés et prit la porte.
24

Il y avait trente-quatre étages à descendre jusqu’au DIT. Juliette


avalait les marches à une telle vitesse qu’elle devait garder une main
sur la rampe intérieure pour éviter de voler dans les quelques
personnes qui montaient. Vers le sixième, elle passa un porteur qui
tressaillit de se voir doublé. Au dixième, Juliette sentit sa tête
commencer à tourner. Elle se demanda comment Holston et Marnes
avaient pu répondre aux appels d’urgence dans des délais appropriés.
Les deux bureaux de police annexes, celui du milieu et celui du fond,
étaient commodément situés vers le centre de leurs quarante-huit
étages, à un bien meilleur emplacement. Elle entra dans les 20 en se
faisant cette réflexion : que son bureau n’était pas idéalement situé
pour faire face aux appels des confins du secteur. Au lieu de ça, on
l’avait installé à côté du sas et de la cellule, sièges du châtiment le
plus élevé en vigueur dans le silo. Elle maudit cette décision en
pensant à la longue ascension qui l’attendait au retour.
En haut des 20, elle faillit renverser un homme qui ne regardait
pas où il allait. Elle passa son bras derrière lui et agrippa la rampe,
leur évitant à tous deux une mauvaise culbute. Il s’excusa tandis
qu’elle ravalait un juron. Elle s’aperçut alors qu’il s’agissait de Lukas,
sa tablette à dessin attachée dans le dos, des morceaux de fusain
dépassant de la poche de sa salopette.
— Oh, dit-il. Bonjour.
Il lui sourit, mais sa bouche se fronça lorsqu’il réalisa qu’elle se
ruait dans la direction opposée.
— Désolée, dit-elle. Faut que je file.
— Bien sûr.
Il se redressa et s’écarta, et Juliette finit par enlever la main de ses
côtes. Elle lui fit un signe de tête, ne sachant quoi dire, ne pensant
qu’à Scottie, puis elle reprit sa descente, filant trop vite pour prendre
le risque de jeter un regard en arrière.
Lorsqu’elle atteignit enfin le trente-quatrième, elle fit une pause
sur le palier pour reprendre son souffle et dissiper le vertige. Après
avoir vérifié que son étoile était encore en place, le disque mémoire
toujours dans sa poche, elle tira les portes principales du DIT et tenta
d’entrer l’air de rien, comme si elle était d’ici.
Elle fit un bref repérage de l’entrée. À sa droite, une vitre donnait
sur une salle de réunion. La lumière y était allumée, même si on était
maintenant au milieu de la nuit. Quelques têtes étaient visibles à
travers la vitre – une réunion était en cours. Elle crut entendre la
voix de Bernard, forte et nasillarde, se glisser sous la porte comme
une sangsue.
Devant elle se dressaient les petits tourniquets de sécurité qui
ouvraient sur le dédale d’appartements, de bureaux et d’ateliers du
DIT. Juliette imagina le plan de l’étage ; elle avait entendu dire que ces
trois niveaux étaient assez semblables à ceux des Machines, la bonne
humeur en moins.
— Je peux vous aider ? demanda un jeune homme en salopette
argentée placé de l’autre côté des barrières.
Elle s’approcha.
— Shérif Nichols.
Elle brandit sa carte d’identité puis la passa sous le lecteur du
portail. Le voyant devint rouge et le portail émit un bourdonnement
hostile, refusant de s’ouvrir.
— Je suis ici pour voir Scottie, l’un de vos techniciens.
Elle fit une deuxième tentative, tout aussi infructueuse.
— Vous avez un rendez-vous ? demanda l’homme.
Juliette le regarda en plissant les yeux.
— Je suis le shérif. Depuis quand j’ai besoin d’un rendez-vous ?
Elle repassa la carte, le portail gronda une fois de plus. Le jeune
homme ne bougea pas le petit doigt pour l’aider.
— Merci d’arrêter de faire ça, dit-il.
— Tu vois, petit, là je suis au beau milieu d’une enquête. Et tu
l’entraves.
Il sourit.
— Vous savez certainement que nous occupons une place à part et
que vos pouvoirs…
Juliette rangea sa carte et se pencha par-dessus le portail pour
l’attraper par les bretelles. Elle faillit lui faire passer le tourniquet,
bandant ces biceps musclés qui avaient desserré tant de boulons.
— Écoute, nabot, ou je passe ce tourniquet, ou je le saute et je te
passe dessus après. Je te signale que je travaille directement pour
Bernard Holland, maire par intérim, qui se trouve être aussi ton
patron. Est-ce que je suis claire ?
Les pupilles du gamin s’agrandirent démesurément. Il secoua le
menton de haut en bas.
— Alors ouvre ça, dit-elle en le repoussant vivement.
Il tâtonna pour sortir sa carte – la passa sous le laser.
Juliette poussa le tourniquet et son gardien, mais s’arrêta.
— Euh, c’est par où, au juste ?
La main tremblante, le gamin était toujours en train d’essayer de
ranger sa carte dans sa poche.
— Pa-pa… par là, madame.
Il pointa le doigt vers la droite.
— Ensuite, deuxième couloir à gauche. Dernier bureau.
— Brave garçon.
Elle tourna les talons et sourit toute seule. Apparemment, le ton
qu’elle utilisait en bas pour calmer les mécanos qui cherchaient
querelle marchait ici aussi. Et elle rit en pensant à l’argument qu’elle
avait employé : ton patron est aussi mon patron, alors tu ouvres. Cela
dit, à en croire l’écarquillement de ses yeux et la quantité de peur
dans ses veines, elle aurait pu passer ce portail en lui lisant la recette
du pain de Mama Jean.
Elle prit le deuxième couloir, croisant un homme et une femme en
salopette argent qui en sortaient. Ils se retournèrent sur son passage.
Au bout, elle trouva un bureau de chaque côté et ne sut pas lequel
était celui de Scottie. Elle jeta d’abord un œil dans celui dont la porte
était ouverte, mais il y faisait noir. Elle se tourna donc vers l’autre et
frappa.
Au début, il n’y eut pas de réponse, mais la lumière baissa au bas
de la porte, comme si quelqu’un s’était mis devant.
— Qui est là ? chuchota une voix familière.
— Ouvre, bon sang, dit Juliette. Tu sais très bien qui c’est.
La poignée s’abaissa et la serrure cliqueta. Juliette poussa la porte
pour entrer et Scottie se hâta de la repousser derrière elle,
actionnant le verrou.
— Est-ce que quelqu’un t’a vue ? demanda-t-il.
Elle le regarda, incrédule.
— Est-ce qu’on m’a vue ? Évidemment qu’on m’a vue ! Tu crois
que je suis entrée comment ? Y a des gens partout !
— Mais est-ce qu’ils t’ont vue entrer ici ? chuchota-t-il.
— Scottie, qu’est-ce qui se passe, à la fin ?
Juliette commençait à se demander si elle ne s’était pas ruée
jusqu’ici pour rien.
— Non seulement tu m’envoies une dépêche, ce qui semble déjà
assez désespéré, mais en plus tu me demandes de venir maintenant.
Alors voilà, je suis là.
— Où as-tu trouvé ça ? demanda-t-il.
Scottie prit un rouleau de papier imprimé qui traînait sur son
bureau et le brandit entre ses mains tremblantes.
Juliette s’approcha de lui. Elle posa une main sur son bras et
regarda la feuille.
— Calme-toi, lui dit-elle doucement.
Elle essaya de lire quelques lignes et reconnut aussitôt le charabia
qu’elle avait envoyé aux Machines un peu plus tôt dans la soirée.
— Comment t’as eu ça ? Je l’ai envoyé à Knox il y a tout juste
quelques heures.
Scottie hocha la tête.
— Et il me l’a fait suivre. Mais il n’aurait pas dû. Je pourrais avoir
de gros ennuis.
Juliette rit.
— Attends, tu plaisantes, là ?
Elle vit que ce n’était pas le cas.
— Scottie, à la base, c’est toi qui m’as sorti toutes ces données.
Elle fit un pas en arrière et le dévisagea.
— Attends, tu comprends ce charabia, c’est ça ? Tu sais ce que
c’est ?
Il acquiesça.
— Jules, sur le moment, je ne savais pas ce que je récupérais.
C’était des gigas de conneries. Je n’ai pas regardé. Je me suis contenté
de les extraire et de te les faire passer…
— Pourquoi c’est si dangereux ?
— Je ne peux même pas en parler. Je n’ai pas l’étoffe d’un
nettoyeur, Jules. Vraiment pas.
Il tendit le rouleau.
— Tiens. Je n’aurais même pas dû l’imprimer, mais je voulais
détruire la dépêche. Faut que tu le prennes. Que tu l’emmènes loin
d’ici. Je ne peux pas me faire choper avec ça.
Juliette prit le rouleau, mais uniquement pour le calmer.
— Scottie, assieds-toi. S’il te plaît. Écoute, je sais que tu as peur,
mais j’ai besoin que tu t’asseyes et que tu me parles. C’est très
important.
Il secoua la tête.
— Nom de Dieu, Scottie, assieds-toi.
Elle pointa son doigt vers la chaise et il obtempéra, l’air hébété.
Juliette s’assit sur le coin du bureau et remarqua que le lit de camp
poussé au fond de la pièce avait servi récemment. Elle eut pitié du
jeune homme.
— Je ne sais pas ce qu’il y a là-dessus, dit-elle en agitant le rouleau
de papier, mais c’est ce qui a causé les deux derniers nettoyages.
Elle lui dit ça comme si c’était plus qu’une théorie rapidement en
train de prendre forme, comme si c’était quelque chose qu’elle savait.
Peut-être était-ce la peur dans les yeux de Scottie qui cimentait cette
idée, ou le besoin d’avoir l’air forte et sûre d’elle pour l’aider à se
calmer.
— Scottie, j’ai besoin de savoir ce que c’est. Regarde-moi.
Il leva les yeux.
— Tu vois cette étoile ?
Elle donna une chiquenaude à son insigne, qui tinta sourdement. Il
acquiesça.
— Je ne suis plus ton chef d’équipe, mon gars. Je suis la police, et
c’est très important. Je ne sais pas si tu en es bien conscient, mais tu
ne peux pas avoir d’ennuis en répondant à mes questions. À vrai
dire, tu es même obligé d’y répondre.
Il la regarda, une lueur d’espoir dans les yeux. Visiblement, il
ignorait qu’elle inventait ça de toutes pièces. Elle ne mentait pas –
elle ne livrerait Scottie pour rien dans le silo –, mais elle était à peu
près sûre qu’il n’y avait d’immunité pour personne.
— Qu’est-ce que j’ai entre les mains ? demanda-t-elle, agitant le
rouleau imprimé.
— C’est un programme, murmura-t-il.
— Comme un circuit de minutage, tu veux dire ? Comme un…
— Non, pour un ordinateur. Un langage de programmation. C’est
un…
Il détourna les yeux.
— Je ne veux pas le dire. Oh, Jules, tout ce que je veux, c’est
retourner aux Machines. J’aimerais que rien de tout cela ne soit
jamais arrivé.
Ces mots furent comme une douche froide. Scottie n’avait pas
peur – il était carrément terrifié. Il craignait pour sa vie. Juliette
descendit du bureau et s’accroupit à côté de lui. Elle posa sa main sur
celle du jeune homme, sur son genou agité de tressautements
anxieux.
— Que fait ce programme ? demanda-t-elle.
Il se mordit la lèvre, secoua la tête.
— N’aie crainte. Nous sommes en sécurité, ici. Dis-moi ce qu’il fait.
— C’est un programme d’affichage, finit-il par dire. Mais pas un
affichage type LED ou à matrice de points. Il y a des algorithmes que
je reconnais là-dedans. Que n’importe qui reconnaîtrait…
Il marqua une pause.
— De la couleur en soixante-quatre bits, murmura-t-il en la fixant
du regard. Soixante-quatre bits. Qui peut avoir besoin d’autant de
couleur ?
— OK, et en clair ? demanda Juliette.
Scottie semblait sur le point de devenir fou.
— Tu l’as vue, non ? La vue, en haut.
Elle hocha la tête.
— Tu sais bien où je travaille.
— Eh bien, je l’ai vue aussi, à l’époque où je ne prenais pas tous
mes repas ici, à m’user les doigts jusqu’aux os.
Il passa ses deux mains dans ses cheveux châtains ébouriffés.
— Ce programme, Jules – ce que tu as là, ça peut faire qu’une
image comme celle de cet écran mural ait l’air vraie.
Juliette encaissa l’information, puis elle se mit à rire.
— Mais attends, c’est bien ce qu’il fait, non ? Scottie, y a des
capteurs dehors. Ils captent les images qu’ils voient, et après, il faut
bien que l’écran les affiche, non ? Parce que je ne suis pas sûre de te
suivre, là.
Elle secoua le rouleau de charabia.
— Ce truc-là ne fait-il pas simplement ce que je crois ? Afficher
l’image sur l’écran ?
Scottie se tordit les mains.
— Il n’y aurait pas besoin d’un programme de ce genre. Toi, tu
parles de transmettre une image. Je pourrais écrire dix lignes de code
pour ça. Non, ça, c’est pour fabriquer une image. C’est plus complexe.
Il saisit Juliette par le bras.
— Jules, ce truc peut créer des vues entièrement nouvelles. Il peut
te montrer ce que tu veux.
Il coupa sa respiration, et une tranche de temps resta suspendue
entre eux, une pause pendant laquelle leurs cœurs cessèrent de
battre et leurs yeux s’abstinrent de ciller.
Juliette resta là accroupie, en équilibre sur le bout de ses vieilles
bottes. Elle posa finalement son derrière sur le sol, s’appuyant contre
la cloison métallique du bureau.
— Maintenant tu vois pourquoi… commença Scottie, mais Juliette
leva la main pour le faire taire.
Il ne lui était jamais venu à l’idée que la vue puisse être fabriquée.
Mais pourquoi pas ? Et à quelle fin, dans ce cas ?
Juliette imagina la femme d’Holston faisant cette découverte. Elle
devait être au moins aussi intelligente que Scottie – c’était elle qui
avait mis au point la technique qu’il avait utilisée pour exhumer tout
ça, non ? Qu’aurait-elle fait de cette information ? En aurait-elle parlé
tout haut, provoquant une émeute ? L’aurait-elle dit à son mari, qui
n’était autre que le shérif ? Quoi ?
Juliette savait seulement ce qu’elle ferait, elle, dans cette situation,
si elle était presque convaincue. Elle était trop curieuse de nature
pour douter de sa réaction. Ça la rongerait, comme les entrailles
bruyantes d’une machine scellée ou les rouages secrets d’un
mécanisme encore jamais démonté. Il lui faudrait se munir d’un
tournevis et d’une clé, et jeter un œil…
— Jules…
Elle l’arrêta. Des détails du dossier d’Holston ressurgirent. Des
notes au sujet d’Allison, de sa folie soudaine, presque sortie de nulle
part. Sa curiosité avait dû la rendre folle. À moins… à moins
qu’Holston n’ait rien su. À moins qu’elle ait joué la comédie. Qu’elle
ait protégé son mari de quelque chose d’horrible par un voile de
démence simulée.
Mais aurait-il fallu trois ans à Holston pour reconstituer ce que
Juliette n’avait mis qu’une semaine à comprendre ? Ou savait-il déjà
et il lui avait juste fallu trois ans pour trouver le courage de la suivre ?
Ou Juliette bénéficiait-elle d’un avantage sur lui ? Elle avait Scottie.
Et après tout, elle marchait sur les traces de quelqu’un qui avait
marché sur les traces d’une autre, pour elle la piste était bien plus
évidente et facile à remonter.
Elle leva les yeux vers son jeune ami, qui la regardait, l’air inquiet.
— Il faut que tu sortes ça d’ici, dit-il en tournant son regard vers la
feuille imprimée.
Juliette acquiesça. Elle s’arracha du sol et glissa le rouleau dans sa
salopette. Il faudrait le détruire ; restait à savoir comment.
— J’ai effacé mes copies de tout ce que j’avais récupéré pour toi,
dit-il. Je ne veux plus les voir. Et tu devrais en faire autant.
Juliette tapota sa poche de poitrine, sentit la bosse dure du disque
mémoire.
— Et Jules – tu peux me rendre un service ?
— Ce que tu veux.
— Regarde s’il y a moyen de me retransférer aux Machines,
d’accord ? Je n’ai pas envie de rester ici.
Elle acquiesça et lui serra l’épaule.
— Je vais voir ce que je peux faire, promit-elle, l’estomac noué
d’avoir embarqué ce pauvre gosse dans cette histoire.
25

Le lendemain matin, épuisée, Juliette arriva tard à son bureau, les


jambes et le dos courbaturés après sa course tardive au DIT et une
nuit sans sommeil. Elle n’avait cessé de se retourner dans son lit, se
demandant si elle était tombée sur une boîte qu’il valait mieux laisser
fermée, inquiète à l’idée de soulever des questions qui ne
promettaient que de mauvaises réponses. Si elle se rendait dans la
cafétéria et regardait dans une direction qu’elle avait coutume
d’éviter, elle pourrait voir les deux derniers nettoyeurs gisant dans le
pli de la colline, presque dans les bras l’un de l’autre. Ces deux
amoureux s’étaient-ils jetés dans le vent corrosif à cause de ce que
Juliette était en train de mettre au jour ? Elle se rappela la peur
qu’elle avait vue dans les yeux de Scottie et se demanda si elle était
assez prudente. Elle regarda en face d’elle. Son adjoint, encore moins
expérimenté dans ce métier, transcrivait les données d’un dossier.
— Eh, Peter ?
Il leva les yeux de son clavier.
— Quoi ?
— T’étais bien à la Justice avant ? En tant qu’ombre d’un juge ?
Il pencha la tête de côté.
— Non, j’étais assistant de justice. En fait, j’ai été ombre auprès du
shérif adjoint du milieu. J’ai terminé il y a quelques années. C’était ce
métier-là que je voulais faire, mais il n’y avait pas de postes.
— Et t’as grandi au milieu ? Ou en haut ?
— Au milieu.
Les mains du jeune homme glissèrent de son clavier sur ses
genoux. Il sourit.
— Mon père était plombier dans les jardins hydroponiques. Il est
mort il y a quelques années. Ma mère, elle travaille à la nursery.
— Ah bon ? Elle s’appelle comment ?
— Rebecca. C’est l’une des…
— Je la connais. Elle était ombre quand j’étais petite. Mon père…
— Il travaille à la nursery du haut, je sais. Je préférais ne rien dire…
— Pourquoi ? Eh, si t’as peur que je fasse du favoritisme, je plaide
coupable. T’es mon adjoint maintenant, tu peux compter sur moi.
— Non, ce n’est pas ça. Mais j’avais peur que vous ayez une dent
contre moi. Je sais que vous et votre père ne…
Juliette l’arrêta tout de suite.
— Ça reste mon père. Nos vies ont suivi des chemins différents,
c’est tout. Passe le bonjour à ta mère de ma part.
— Je n’y manquerai pas.
Peter sourit et se pencha sur son clavier.
— Eh. J’aurais une question pour toi. Un truc que je comprends
pas.
— Bien sûr, dit-il en relevant la tête. Allez-y.
— Comment se fait-il qu’il soit moins cher d’envoyer un message
par porteur que par ordinateur ? T’as une idée ?
— Bien sûr.
Il hocha la tête.
— Une dépêche informatique coûte un quart de jeton le caractère.
Ça monte vite !
Juliette rit.
— Non, je connais le tarif. Mais le papier, c’est pas donné non plus.
Ni le port. Et on pourrait penser que l’envoi électronique ne coûte
quasiment rien, non ? Ce n’est que de l’information. Ça ne pèse rien
du tout.
Il haussa les épaules.
— C’est un quart de jeton depuis que je suis né. Je sais pas.
D’ailleurs, on a un crédit de cinquante jetons par jour ici, et c’est
illimité pour les urgences. À votre place, je ne m’inquiéterais pas
trop.
— Je ne m’inquiète pas pour ça, mais ça me trouble. Je veux dire, je
comprends pourquoi tout le monde ne peut pas avoir de radio
comme les nôtres : une seule personne peut émettre à la fois, et nous
avons besoin des ondes pour les urgences. Mais qu’est-ce qui nous
empêcherait d’envoyer et recevoir tous autant de messages qu’on
veut ?
Peter posa ses coudes sur le bureau et appuya son menton sur ses
poings.
— Ben, faut penser au coût des serveurs, de l’électricité. Faut
compter la consommation de pétrole, l’entretien du câblage, le
refroidissement et allez savoir quoi. Surtout s’il y a des tonnes de
trafic. Si vous comparez ça au coût d’un peu de pâte à papier pressée
sur un tamis, qu’on laisse sécher et sur laquelle on gratte un peu
d’encre avant de la faire porter par quelqu’un qui montait ou
descendait déjà de toute façon, pas étonnant que ce soit moins cher !
Juliette opina, mais c’était plus de la courtoisie qu’autre chose. Elle
n’était pas si convaincue. Il ne lui plaisait pas de dire pourquoi, mais
elle ne put s’en empêcher.
— Et si la raison était autre ? Si quelqu’un rendait ça cher exprès ?
— Comment ça ? Pour gagner de l’argent ?
Peter claqua des doigts.
— Pour donner du travail aux porteurs !
Juliette secoua la tête.
— Non, si c’était pour rendre la communication entre les gens plus
difficile ? Ou en tout cas coûteuse. Pour nous séparer, tu vois, que les
gens gardent leurs pensées pour eux.
Peter fronça les sourcils.
— Qui pourrait vouloir faire ça ?
Juliette haussa les épaules et reporta son attention vers son écran.
Sa main glissa vers le rouleau caché sur ses genoux. Elle se rappela
qu’elle ne vivait plus au milieu de gens à qui elle pouvait faire
confiance les yeux fermés.
— Je ne sais pas, dit-elle. Oublie. C’était juste une idée idiote.
Elle tira son clavier vers elle et leva les yeux vers son écran. Peter
aperçut l’icône d’urgence en premier.
— Ouah. Encore une alerte.
Elle cliqua sur l’image clignotante, entendit Peter pousser un grand
soupir.
— Bon sang, mais qu’est-ce qu’il se passe en ce moment ?
Elle tira le message en haut de l’écran et le lut rapidement, n’en
croyant pas ses yeux. Ça ne pouvait quand même pas être la routine.
Les gens ne pouvaient pas mourir si souvent. Ou est-ce qu’elle n’était
pas au courant auparavant, quand elle avait toujours le nez dans un
moteur ou sous un carter d’huile ?
Le code qui clignotait au-dessus faisait partie de ceux qu’elle
connaissait sans avoir besoin de son antisèche. Il devenait tristement
familier. Encore un suicide. Ils ne donnaient pas le nom de la
victime, mais il y avait un numéro de bureau. Et elle connaissait
l’étage. Et l’adresse. Elle avait encore mal aux jambes pour s’y être
rendue la veille.
— Non, dit-elle, agrippant le bord du bureau.
— Vous voulez que j’y…
Peter attrapa sa radio.
— Non, bon sang, non.
Juliette secoua la tête. Elle repoussa son fauteuil et fit tomber la
corbeille de papier à recycler, qui déversa tous les dossiers graciés
sur le sol. Le rouleau posé sur ses genoux tomba au milieu.
— Je peux… commença Peter.
— Je m’en charge, dit-elle, lui faisant signe de ne pas bouger.
Merde !
Elle secoua la tête. Le bureau se mit à tourner autour d’elle, le
monde devint flou. Elle se dirigeait vers la porte d’un pas chancelant,
les bras ouverts pour garder l’équilibre, quand Peter se retourna vers
son écran, tira sur sa souris et son petit cordon derrière elle et cliqua
sur quelque chose.
— Euh, Juliette… ?
Mais elle avait déjà franchi la porte et rassemblait ses forces en vue
d’une descente longue et éprouvante.
— Juliette !
Elle se retourna et vit Peter qui accourait vers elle, la main sur sa
hanche pour empêcher sa radio de ballotter.
— Quoi ? demanda-t-elle.
— Je suis désolé… C’est… Je ne sais pas comment faire…
— Accouche, lança-t-elle, impatiente.
Elle ne pensait plus qu’au petit Scottie pendu dans son bureau.
Dans son imagination, c’était des colliers de câblage électrique. Voilà
la forme que son cauchemar éveillé, que ses pensées morbides
donnaient à la scène de sa mort.
— C’est juste que j’ai reçu une dépêche personnelle et…
— Rejoins-moi si tu veux, mais il faut que je descende.
Elle virevolta vers l’escalier.
Peter la saisit par le bras. Brutalement. D’une poigne ferme.
— Désolé, m’dame, mais je dois vous placer en état d’arrestation…
Elle fit volte-face et vit qu’il semblait bien peu sûr de lui.
— Qu’est-ce que t’as dit ?
— Je ne fais que mon devoir, shérif, je vous le jure.
Peter chercha ses menottes. Juliette le dévisagea, incrédule,
lorsqu’il fit claquer le premier bracelet sur son poignet et tenta de se
saisir de l’autre.
— Peter, qu’est-ce que ça signifie ? Il faut que je m’occupe d’un
ami…
Il secoua la tête.
— L’ordinateur dit que vous êtes suspecte, m’dame. Je fais
seulement ce qu’il me dit…
Et sur ces mots, la seconde menotte cliqueta à son poignet et
Juliette baissa les yeux pour contempler la difficulté de sa situation,
abasourdie, incapable de chasser de son esprit l’image de son jeune
ami pendu dans le bureau.
26

Elle avait droit à une visite, mais à qui aurait-elle voulu se montrer
dans cette situation ? Personne. Alors elle resta assise le dos aux
barreaux tandis que le morne monde extérieur s’éclaircissait avec le
lever d’un soleil invisible et que le sol autour d’elle était vide de
dossiers, de fantômes. Elle était seule, privée d’une fonction qu’elle
n’était pas sûre d’avoir jamais voulu exercer ; un tas de cadavres
traînait dans son sillage et sa vie simple et facile à comprendre s’était
déliée.
— Je suis sûr que ce ne sera rien, dit une voix derrière elle.
Juliette se décolla de l’acier et tourna la tête pour découvrir
Bernard debout derrière elle, tenant les barreaux. Elle s’écarta de lui
et s’assit sur le lit de camp, tournant le dos à la vue grise.
— Vous savez très bien que je n’ai pas fait ça, dit-elle. C’était mon
ami.
Bernard fronça les sourcils.
— Pour quoi pensez-vous être ici ? Le petit s’est suicidé. Des
tragédies récentes l’ont visiblement perturbé. Ce n’est pas rare pour
les gens qui changent de section dans le silo, qui s’en vont loin de
leurs amis, de leur famille, prendre un poste pour lequel ils ne sont
pas totalement faits…
— Alors pourquoi suis-je ici ? demanda Juliette.
Elle réalisa soudain qu’il n’y aurait peut-être pas de deuxième
nettoyage, finalement. Au bout du couloir, elle voyait Peter faire des
allées et venues sur le côté, comme si une barrière physique
l’empêchait d’approcher.
— Entrée irrégulière au trente-quatrième, dit Bernard. Menaces à
l’encontre d’un membre du silo, atteintes aux affaires du DIT,
soustraction de documents appartenant au DIT dans les quartiers
sécurisés…
— Foutaises, dit Juliette. J’ai été appelée par l’un de vos employés.
J’avais parfaitement le droit d’être là !
— Nous examinerons ça. Enfin, Peter le fera. Je crains qu’il ait été
obligé de saisir votre ordinateur, c’était une pièce à conviction. Mes
équipes seront les mieux qualifiées pour…
— Vos équipes ? Vous êtes quoi, là, maire ou directeur du DIT ?
Parce que je me suis penchée là-dessus, et le Pacte stipule clairement
que vous ne pouvez être les deux à la fois…
— Il y aura bientôt un vote sur le sujet. Le Pacte a déjà été modifié
par le passé. Il est conçu pour évoluer lorsque les événements
l’exigent.
— Et donc, vous voulez vous débarrasser de moi.
Juliette se rapprocha des barreaux pour voir Peter Billings, et être
vue de lui.
— Ce poste devait te revenir depuis le début, c’est ça ? lui lança-t-
elle.
Peter s’esquiva de son champ visuel.
— Juliette. Jules.
Bernard secoua la tête et fit claquer sa langue.
— Je ne veux pas me débarrasser de vous. Je ne veux me
débarrasser de personne. Ce que je souhaite, c’est que les gens soient
à leur place. Bien intégrés. Scottie n’était pas taillé pour le DIT, je le
vois maintenant. Et je ne crois pas que vous soyez faite pour vivre en
haut.
— Et donc, quoi, je suis bannie, c’est ça ? Renvoyée aux Machines ?
Sous couvert d’accusations grotesques ?
— Bannie est un mot si horrible. Je suis sûr qu’il excédait votre
pensée. Et ne désirez-vous pas retrouver votre ancien poste ? N’y
étiez-vous pas plus heureuse ? Il y a tant de choses à apprendre pour
lesquelles vous n’avez jamais été ombre, ici. Et les gens qui pensaient
que vous étiez la mieux placée pour ce poste, et qui, j’en suis sûr,
espéraient vous aider à vous adapter…
Il s’arrêta net, et en un sens ce fut pire encore qu’il laisse ainsi la
phrase en suspens, forçant Jules à compléter l’image, au lieu de se
contenter de l’entendre. Elle revit deux monticules de terre
fraîchement retournée, dans les jardins, quelques pelures de deuil
jetées dessus.
— Je vais vous laisser rassembler vos affaires, celles qui ne sont pas
des pièces à conviction, et vous autoriser à redescendre. Si vous vous
présentez à mes adjoints sur le trajet et nous tenez informés de votre
progression, nous abandonnerons les poursuites. Considérez ça
comme un prolongement de mon petit… “congé judiciaire”.
Bernard sourit et redressa ses lunettes.
Juliette serra les dents. Elle s’aperçut que, de toute sa vie, elle
n’avait jamais mis son poing dans la figure de quelqu’un.
Et ce fut seulement la peur de rater, de mal s’y prendre et de se
casser les os sur les barreaux d’acier, qui la retint de mettre fin à
cette époque.
Cela faisait tout juste une semaine que Juliette était en haut et elle
repartait déjà, moins chargée qu’à son arrivée. On lui avait procuré
une salopette bleue, la couleur des Machines, qui était bien trop
grande pour elle. Peter ne lui dit même pas au revoir – plus par honte
que par colère ou par reproche, se dit-elle. Il traversa la cafétéria à
ses côtés afin de la conduire jusqu’à l’escalier, et lorsqu’elle se tourna
pour lui serrer la main, elle le vit qui fixait ses orteils, les pouces
rivés à sa salopette, l’insigne de shérif de Juliette épinglé de travers à
gauche de sa poitrine.
Juliette entama sa longue descente à travers tout le silo. Elle serait
moins éprouvante que sa montée sur le plan physique, mais le serait
bien plus à d’autres égards. Qu’était-il arrivé au silo, exactement, et
pourquoi ? Elle ne pouvait s’empêcher de se sentir au cœur de tout
ça, d’endosser une part de responsabilité. Rien de tout cela ne serait
arrivé s’ils l’avaient laissée aux Machines, s’ils n’étaient jamais venus
la voir pour commencer. Elle serait encore en train de râler au sujet
de l’alignement de la génératrice, de passer des nuits sans sommeil à
attendre la panne inéluctable et la plongée dans le chaos qui suivrait,
lorsqu’ils apprendraient à survivre grâce à une génératrice de
secours pendant les dizaines d’années nécessaires à la reconstruction
de l’engin. Au lieu de ça, elle avait assisté à un autre type d’incident :
une cascade en série, non pas de disjoncteurs, mais de cadavres.
C’était pour le pauvre Scottie qu’elle s’en voulait le plus, un garçon
plein d’avenir, de talent, disparu à la fleur de l’âge.
Elle n’avait été shérif que brièvement – c’est à peine si l’étoile avait
eu le temps de briller sur sa poitrine – et pourtant elle ressentait
profondément le besoin d’enquêter sur la mort de Scottie. Quelque
chose clochait dans ce suicide. Les signes étaient là, certes. Il avait
peur de sortir de son bureau – mais il avait été l’ombre de Walker et
peut-être avait-il hérité de l’habitude de réclusion du vieil homme.
Scottie avait aussi abrité des secrets trop grands pour son jeune
esprit, il avait eu assez peur pour lui câbler de venir tout de suite –
mais elle le connaissait comme son ombre et elle savait qu’il n’était
pas capable d’un tel geste. Elle se demanda soudain si Marnes en était
vraiment capable, lui aussi. Si Jahns était à ses côtés à cet instant,
l’exhorterait-elle à enquêter sur leurs deux morts ? Lui dirait-elle que
rien de tout cela ne tenait debout ?
— Je ne peux pas, murmura Juliette au fantôme, et un porteur qui
montait tourna la tête sur son passage.
Le reste de ses pensées, elle le garda pour elle. Alors qu’elle
arrivait au niveau de la nursery de son père, elle fit une pause sur le
palier, envisageant plus longtemps et plus sérieusement qu’à l’aller
d’entrer pour lui rendre visite. La première fois, c’était la fierté qui
l’en avait empêchée. Et à présent, la honte mettait à nouveau ses
pieds en mouvement, et elle descendit en tournoyant loin de lui, se
fustigeant de songer à des spectres de son passé, depuis longtemps
bannis de sa mémoire.
Au trente-quatrième, l’entrée du DIT, elle envisagea à nouveau de
s’arrêter. Il y aurait des indices dans le bureau de Scottie, ils
n’auraient peut-être pas réussi à tout faire disparaître. Elle secoua la
tête. Les complots étaient déjà en train de se former dans son esprit.
Et même s’il était dur de tirer un trait sur le lieu du crime, elle savait
qu’on ne la laisserait jamais approcher du bureau.
Elle poursuivit sa descente et, songeant à l’emplacement du DIT,
elle se dit que ça ne pouvait pas être un accident, ça non plus. Elle
avait encore trente-deux étages à parcourir avant de se présenter à la
première annexe de police, située environ à la moitié du milieu. Le
bureau du shérif, lui, se trouvait trente-trois étages au-dessus d’elle.
Le DIT se situait donc aussi loin que possible de tout poste de police.
Elle secoua la tête devant ces raisonnements paranoïaques. Ce
n’était pas comme ça qu’on posait un diagnostic. Son père le lui
aurait dit.
Après avoir rencontré le premier adjoint vers midi, avoir accepté
du pain et des fruits et une incitation à bien s’alimenter, elle acheva
sa traversée du milieu à un bon rythme, se demandant où habitait
Lukas lorsqu’elle passa la première couche d’appartements, et s’il
était au courant de son arrestation.
Le poids de la semaine écoulée semblait l’aspirer vers le fond,
l’attraction terrestre lui tirait les bottes, et la pression du métier de
shérif retombait à mesure qu’elle laissait ce bureau derrière elle. Plus
elle se rapprochait des Machines et plus cette pression laissait place à
la hâte de retrouver ses amis, même la tête basse.
Au cent vingtième, elle s’arrêta voir Hank, l’adjoint du fond. Elle le
connaissait depuis longtemps, commençait à être environnée de
visages familiers, de gens qui la saluaient, la mine sombre, comme
s’ils connaissaient le moindre détail de sa semaine en haut. Hank
essaya de la convaincre de se reposer un peu mais elle s’attarda juste
assez pour ne pas paraître impolie, pour remplir sa gourde avant
d’entamer les vingt étages qui la séparaient encore de l’endroit où
elle avait vraiment sa place.
Knox eut l’air ravi de la retrouver. Il l’étouffa entre ses bras, la
soulevant du sol, lui labourant le visage avec sa barbe. Il sentait le
cambouis et la transpiration, un mariage que Juliette n’avait jamais
pleinement remarqué lorsqu’elle était au fond parce qu’elle baignait
dedans.
Le trajet jusqu’à son ancienne chambre fut ponctué de tapes dans
le dos, de vœux de bon retour, de questions sur le haut, de “Bonjour
Shérif” lancés par plaisanterie, le genre de frivolités frustes au milieu
desquelles elle avait grandi et dont elle avait l’habitude. Ça l’attrista
plus que tout le reste. Elle avait entrepris quelque chose et elle avait
échoué. Et ses amis n’en étaient pas moins heureux de la voir
revenir.
Shirly, de la deuxième équipe, la vit arriver dans le couloir et
l’accompagna jusqu’à sa chambre. Elle l’informa de l’état de la
génératrice et du rendement du nouveau puits de pétrole, comme si
son amie avait seulement pris quelques jours de vacances. Arrivée à
sa chambre, Juliette la remercia et entra en poussant du pied toutes
les notes qu’on avait glissées sous sa porte. Elle passa la sangle de son
balluchon par-dessus sa tête, le laissa tomber par terre, puis elle
s’effondra sur son lit, trop épuisée et fâchée contre elle-même pour
pouvoir pleurer.
Elle se réveilla au milieu de la nuit. Son petit terminal affichait
l’heure en chiffres verts massifs : 2 h 14.
Elle s’assit au bord de son lit dans une salopette qui n’était pas
vraiment la sienne et dressa le bilan de sa situation. Sa vie ne
s’arrêtait pas là, décida-t-elle. C’était juste une impression. Dès le
lendemain, même s’ils ne comptaient pas sur elle, elle reprendrait
son poste dans les bas-fonds pour continuer à faire tourner le silo,
s’employer à ce qu’elle savait le mieux faire. Il fallait qu’elle revienne
à cette réalité, remise ses autres idées ou responsabilités. Elles lui
semblaient déjà si loin. Elle n’était même pas sûre d’aller aux
funérailles de Scottie, sauf s’ils envoyaient sa dépouille au fond pour
qu’il soit enterré parmi les siens.
Elle tira le clavier logé dans l’étagère murale. Tout était recouvert
d’une couche de crasse. Elle ne l’avait jamais remarqué auparavant.
Les touches étaient maculées de la saleté qu’elle avait rapportée de
chacune de ses factions, le moniteur barbouillé de graisse. Elle
résista à la tentation d’essuyer l’écran, d’étaler un peu plus la couche
luisante, mais décida qu’il faudrait faire un peu plus de ménage. Elle
voyait désormais les choses avec des yeux immaculés et plus
critiques.
Au lieu de chercher vainement le sommeil, elle démarra
l’ordinateur pour consulter les plannings du lendemain et tout ce qui
pourrait l’empêcher de penser à la semaine écoulée. Mais avant
d’avoir pu ouvrir son gestionnaire de tâches, elle vit qu’elle avait plus
d’une douzaine de dépêches dans sa boîte de réception. Elle n’en
avait jamais vu autant. D’habitude, les gens se contentaient de glisser
des notes de papier recyclé sous la porte – mais elle était au loin
quand la nouvelle de son arrestation était tombée, et elle n’avait pas
pu approcher un ordinateur depuis.
Elle se connecta à sa messagerie et ouvrit la dernière dépêche en
date. Elle venait de Knox. Juste un point-virgule et une parenthèse –
un sourire à un demi-jeton.
Juliette ne put s’en empêcher – elle sourit elle aussi. Elle sentait
toujours l’odeur de Knox sur sa peau et comprit que, pour cette
grande brute, tous les problèmes, tous les chuchotements qui
filtraient à son sujet à travers la cage d’escalier étaient dérisoires
comparés à son retour. Pour lui, le pire aléa de la semaine avait
probablement été de devoir la remplacer dans la première équipe.
Elle passa au message suivant – le chef de la troisième équipe lui
souhaitait la bienvenue, probablement à cause des heures
supplémentaires que son groupe fournissait pour aider la première
depuis son départ.
Il y en avait d’autres. Shirly avait englouti une journée de salaire
dans un message où elle lui souhaitait bon voyage. Tous ces messages
avaient été envoyés avec l’espoir qu’elle les lirait là-haut, qu’ils
rendraient sa descente plus facile, lui éviteraient de s’en vouloir ou
de se sentir humiliée, voire de se considérer comme une ratée.
Juliette eut les larmes aux yeux devant tant de prévenance. Elle revit
son bureau, le bureau d’Holston, dépouillé de son ordinateur et
jonché de fils débranchés. Jamais elle n’aurait pu lire ces messages en
temps voulu. Elle sécha ses larmes et tâcha de ne pas considérer ces
dépêches comme de l’argent gaspillé, mais comme de luxueux gages
d’amitié.
Avoir lu chacun d’entre eux, s’être s’efforcée de ne pas craquer,
rendit le dernier message auquel elle parvint deux fois plus
choquant. Il comptait plusieurs paragraphes. Juliette en déduisit qu’il
s’agissait d’un document officiel, peut-être une liste de ses
infractions, un jugement formel sur son cas. Les seuls messages de ce
genre qu’elle connaissait étaient ceux qu’envoyait le bureau du maire,
en général pendant un congé, à tous les membres du silo. Elle
découvrit alors qu’il venait de Scottie.
Juliette se redressa et tenta de retrouver ses esprits. Elle
commença par le début, en maudissant les larmes qui lui embuaient
les yeux.

J.
J’ai menti. Pas pu détruire ces trucs. Trouvé d’autres. Ce ruban piqué
pour toi ? Ta blague = la vérité. Et le programme – PAS pour grand
écran. Pas la bonne densité de pxl. 32 768 × 8 192 ! Sais pas ce qui fait
cette taille. 20 × 5 ? Tellement de pxl si c’est ça.
J’en rassemble +. Pas confiance porteurs, alors te le câble. Tant pis pr
le coût, réponds de même. Besoin transfert Mch. Pas en sécurité ici.
S.

Juliette le lut une seconde fois et pleura pour de bon. Voilà qu’une
vraie voix de fantôme l’avertissait de quelque chose, et tout ça trop
tard. Et ce n’était pas la voix de quelqu’un qui projetait de se donner
la mort – ça, elle en était sûre. Elle vérifia la date et l’heure de la
dépêche ; elle avait été envoyée avant même son retour au bureau, la
veille, avant la mort de Scottie.
Avant le meurtre de Scottie, se corrigea-t-elle. Ils avaient dû le
surprendre en train de fouiner, ou peut-être était-ce sa visite qui les
avait alertés. Elle se demanda ce que le DIT pouvait voir, s’ils
pouvaient s’introduire dans son compte de messagerie, même. Ils
n’avaient pas dû le faire pour le moment, ou ce message ne serait pas
là à l’attendre.
Elle bondit tout à coup de son lit et attrapa l’un des papiers pliés
qui traînaient près de la porte. Après avoir exhumé un fusain de son
sac à dos, elle se rassit. Elle recopia l’intégralité de la dépêche, dans
ses moindres bizarreries orthographiques, relut deux fois chaque
nombre, puis détruisit le message. Lorsqu’elle en eut terminé, elle
avait les bras hérissés de frissons, comme si une personne invisible
était en train d’accourir pour s’introduire dans son ordinateur avant
qu’elle ait pu faire disparaître les preuves. Elle se demanda si Scottie
avait eu la prudence d’effacer cette dépêche de ses messages
envoyés. S’il avait les idées claires, il avait dû le faire.
Elle resta assise sur son lit, agrippant son papier, ayant depuis
longtemps oublié le planning de travail du lendemain. Au lieu de ça,
elle étudiait la sinistre pagaille qui tournait autour d’elle, la tornade
qui enflait au cœur du silo. Les choses allaient mal, du sommet
jusqu’au fond. Un mécanisme immense s’était désaligné. Elle
percevait le bruit de la semaine écoulée, ces coups sourds et ces
ferraillements, cette machine qui sautait de ses supports et laissait
des cadavres dans son sillage.
Et Juliette était la seule à pouvoir l’entendre. Elle était la seule à
savoir. Et elle ignorait à qui elle pouvait faire confiance pour l’aider à
remettre les choses en état. Mais elle savait une chose : il faudrait
changer de régime pour réaligner tout ça. Et ce qui s’annonçait
pourrait difficilement porter le nom de “congé”.
27

Juliette débarqua dans l’atelier d’électronique de Walker à cinq


heures du matin. Elle craignait de le trouver endormi sur son lit de
camp mais sentit l’odeur caractéristique de la soudure vaporisée
flottant dans le couloir. Elle entra en toquant à la porte ouverte et
Walker leva les yeux de l’un de ses nombreux circuits imprimés, des
volutes de fumée s’élevant du bout de son fer à souder.
— Jules ! s’exclama-t-il.
Il ôta la loupe de sa tête grisonnante et la posa sur l’établi d’acier,
ainsi que son fer à souder.
— J’ai entendu dire que tu étais revenue. Je voulais t’envoyer un
mot, mais…
Il fit un geste en direction des piles de pièces dont l’étiquette de
commande de travail pendait au bout d’une ficelle.
— Très très occupé, expliqua-t-il.
— T’inquiète, dit-elle.
Elle le serra dans ses bras et sentit sur sa peau ce parfum de feu
électrique qui n’appartenait qu’à lui. Et à Scottie.
— C’est moi qui vais me sentir coupable d’accaparer ton temps,
dit-elle.
— Ah bon ?
Il recula et observa Juliette. La broussaille de ses sourcils blancs et
son front ridé se froncèrent d’inquiétude.
— T’as quelque chose pour moi ?
Il la regarda de haut en bas, cherchant quelque chose de cassé, une
habitude après une vie passée à recevoir de petits appareils à réparer.
— En fait, je voulais seulement faire appel à tes lumières.
Elle s’assit sur l’un des tabourets de l’atelier, et Walker l’imita.
— Je t’écoute.
Il s’essuya le front du revers de la manche et Juliette vit combien il
avait vieilli. Elle se souvenait de lui sans tout ce blanc dans les
cheveux, sans ces rides et ces taches sur la peau. Elle se souvenait de
lui avec son ombre.
— Ça concerne Scottie, le prévint-elle.
Walker détourna la tête et acquiesça. Il essaya de dire quelque
chose, se tapota plusieurs fois du poing sur la poitrine et s’éclaircit la
gorge.
— Vraiment triste.
Ce fut tout ce qu’il parvint à articuler. Il regarda le sol pendant un
moment.
— Ça peut attendre, lui dit Juliette. Si tu as besoin de temps…
— C’est moi qui l’ai convaincu de prendre ce poste, dit Walker en
secouant la tête. Quand il a reçu l’offre, je me souviens, j’ai eu peur
qu’il la refuse. À cause de moi, tu comprends ? Qu’il ait trop peur de
me vexer pour partir, qu’il reste ici éternellement, alors je l’ai pressé
d’accepter.
Il leva la tête, les yeux luisants.
— Je voulais simplement qu’il sache qu’il était libre de choisir. Je
ne voulais pas le rejeter.
— Tu ne l’as pas rejeté, dit Juliette. Personne ne le pense, et tu ne
devrais pas le penser non plus.
— Il n’était pas heureux là-haut, je suppose. Il n’était pas chez lui.
— Oui, mais il était trop intelligent pour nous. N’oublie pas ça.
Nous l’avons toujours dit.
— Il t’adorait, dit Walker en s’essuyant les yeux. Dieu que ce
gamin t’admirait !
Juliette sentit ses propres larmes refaire surface. Elle fouilla dans
sa poche et en sortit le message qu’elle avait transcrit au dos du
papier. Elle dut se rappeler pourquoi elle était là, s’enjoindre à garder
son sang-froid.
— C’est juste que c’était pas son genre d’opter pour la facilité…
murmura Walker.
— Non, c’était pas son genre, dit Juliette. Walker, ce dont j’ai
besoin de discuter avec toi ne peut pas sortir de cette pièce.
Il rit. Surtout, semblait-il, pour ne pas sangloter.
— Comme si je sortais encore de cette pièce.
— Je veux dire que tu ne dois en parler à personne. Absolument
personne. D’accord ?
Il hocha la tête.
— Je ne crois pas que Scottie se soit suicidé.
Walker plongea son visage dans ses mains. Il se pencha et tres-
saillit, secoué de sanglots. Juliette descendit de son tabouret et
s’approcha de lui pour passer son bras autour de son dos tremblant.
— Je le savais, dit-il en pleurant dans ses paumes. Je le savais, je le
savais.
Il leva les yeux vers elle. Ses larmes ruisselaient à travers une
barbe blanche de plusieurs jours.
— Qui a fait ça ? Ils vont payer, n’est-ce pas ? Dis-le-moi, Jules, qui
a fait ça ?
— Tout ce que je sais, c’est qu’ils n’ont pas eu beaucoup de chemin
à faire.
— Le DIT ? Qu’ils soient maudits !
— Walker, j’ai besoin de ton aide pour élucider cette histoire.
Scottie m’a envoyé une dépêche peu avant de se… de se faire tuer,
donc, je crois.
— Une dépêche ?
— Oui. J’étais allée le voir un peu plus tôt ce jour-là. Il m’avait
demandé de descendre.
— Au DIT ?
Elle acquiesça.
— J’avais trouvé quelque chose dans l’ordinateur du shérif
précédent…
— Holston.
Il baissa la tête.
— Le dernier nettoyeur. Oui, Knox m’a apporté quelque chose qui
venait de toi. Un programme, à ce qu’il semblait. Je lui ai répondu
que Scottie saurait mieux que quiconque, alors nous lui avons fait
suivre.
— Eh bien, tu avais raison.
Walker s’essuya les joues et secoua la tête.
— C’était le plus intelligent d’entre nous.
— Je sais. Il m’a expliqué ça, que c’était un programme, qui
produisait des images très détaillées. Comme celles qu’on voit du
monde extérieur…
Elle marqua une pause pour voir sa réaction. L’usage même du mot
était tabou dans la plupart des contextes. Walker resta impassible.
Comme elle l’avait espéré, il était assez vieux pour avoir dépassé ses
peurs d’enfant – et probablement assez triste et solitaire pour que
mourir lui soit égal de toute façon.
— Mais cette dépêche qu’il m’a envoyée, elle parle de p-x-l qui
serait trop dense.
Elle lui montra le texte qu’elle avait recopié. Walker attrapa sa
loupe et fit glisser la sangle sur son front.
— Ah, pixels, dit-il. Il parle des petits points qui forment une
image. Chaque point est un pixel.
Il lui prit le papier des mains et continua de lire.
— Il dit qu’il n’est pas en sécurité là-bas.
Walker se frotta le menton et secoua la tête.
— Maudits soient-ils.
— Walker, quel genre d’écran ferait vingt centimètres sur cinq ?
Juliette parcourut des yeux tous les circuits, cadrans et bobines de
fil disséminés dans l’atelier.
— T’as quelque chose qui ressemble à ça ?
— Vingt par cinq ? Peut-être un écran de contrôle comme y en a à
l’avant d’un serveur ou quelque chose de ce genre. Ce serait le bon
format pour afficher quelques lignes de texte, températures internes,
cycles d’horloge…
Il secoua la tête.
— Mais on n’en ferait jamais un qui ait une telle densité de pixels.
Même si c’était possible, ce serait absurde. L’œil serait incapable de
distinguer un pixel de son voisin même si on avait l’écran au bout du
nez.
Il frotta sa barbe naissante et s’attarda encore sur le papier.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de ruban et de blague ? J’y
comprends rien.
Juliette s’approcha de lui et parcourut le message.
— Je me suis posé la question. Il doit parler du ruban thermique
qu’il m’a procuré il y a quelque temps.
— Ah oui, ça me dit quelque chose.
— Et tu te souviens des problèmes qu’on a eus avec ? Le tuyau
d’échappement qu’on avait enveloppé a quasiment pris feu. C’était de
la vraie camelote. Je crois qu’il m’avait envoyé un mot pour me
demander si le ruban était bien arrivé et que j’avais répondu quelque
chose comme : Oui, merci, mais ce ruban ne se serait pas mieux
autodétruit s’il avait été conçu pour ça.
— C’était ça, ta blague ?
Walker pivota sur son tabouret et s’accouda à l’établi. Il ne cessait
de contempler les caractères recopiés au fusain comme si c’était le
visage de Scottie, sa petite ombre, revenue une dernière fois lui dire
quelque chose d’important.
— Et il dit que ma blague, c’est la vérité, dit Juliette. Ça fait trois
heures que je ne dors plus et que j’y pense, que je brûle d’en parler à
quelqu’un.
Walker lui jeta un regard par-dessus son épaule, les sourcils
dressés.
— Je suis pas shérif, Walk. J’étais pas née pour ça. J’aurais jamais
dû y aller. Mais je sais comme tout le monde que ce que je vais dire
maintenant devrait m’envoyer au nettoyage…
Aussitôt, Walker se laissa glisser de son tabouret et s’éloigna.
Juliette se maudit d’être venue, d’avoir ouvert la bouche, de ne pas
s’être contentée de pointer à la première faction en envoyant tout ça
au diable…
Walker ferma la porte de son atelier, la verrouilla. Il regarda
Juliette et leva un doigt, se dirigea vers son compresseur d’air et défit
un tuyau. Puis il mit l’appareil en marche pour que le moteur se
mette à produire de la pression, laquelle s’échappa par le
branchement ouvert en émettant un sifflement bruyant et régulier. Il
revint vers l’établi, alors que le moteur faisait lui aussi un vacarme
épouvantable, et se rassit. Ses yeux écarquillés la suppliaient de
poursuivre.
— Y a une colline là-haut avec un creux, dit-elle, contrainte
d’élever un peu la voix. Je ne sais pas depuis combien de temps tu ne
l’as pas vue, mais deux cadavres y sont blottis, mari et femme. Si tu
regardes attentivement, tu peux voir une douzaine de formes
similaires un peu partout dans le paysage, tous les nettoyeurs, à des
stades de décomposition divers. La plupart ont disparu, bien sûr.
Sont partis en poussière au fil des ans.
Walker secoua la tête devant ce tableau.
— Depuis combien de temps améliorent-ils ces combinaisons pour
que les nettoyeurs aient une chance ? Des siècles ?
Walker acquiesça.
— Et pourtant personne n’arrive à aller plus loin. Même si
personne n’a jamais manqué de temps pour nettoyer.
Walker leva la tête et croisa le regard de Juliette.
— Ta blague est vraie, dit-il. Le ruban thermique. Il est conçu pour
lâcher.
Juliette pinça les lèvres.
— C’est ce que je crois. Mais pas seulement le ruban. Tu te
souviens de ces joints, il y a quelques années ? Ces joints du DIT
qu’on avait mis dans les pompes à eau, qui nous avaient été livrés par
erreur ?
— Alors on se moque de ces idiots, de ces nullards du DIT…
— Alors que les idiots, c’est nous.
Et ça faisait tellement de bien de le dire à un autre être humain. Ça
faisait tellement de bien de lâcher ces nouvelles idées à l’air libre. Et
elle savait qu’elle avait raison au sujet du coût des dépêches
électroniques, qu’ils ne voulaient pas que les gens se parlent. Penser
allait encore ; on enterrerait vos pensées avec vous. Mais pas de
collaborations, pas de groupes coordonnés, pas d’échanges d’idées.
— Tu crois qu’ils nous ont mis en bas pour qu’on soit à côté du
pétrole ? demanda-t-elle à Walker. Moi je crois pas. Plus maintenant.
Je crois qu’ils maintiennent quiconque a tant soit peu de sens
mécanique aussi loin d’eux que possible. Il y a deux chaînes de
fabrication, deux sortes de pièces qui sont produites, le tout de façon
totalement secrète. Et qui le conteste ? Qui prendrait le risque d’être
mis au nettoyage ?
— Tu penses qu’ils ont tué Scottie ? demanda-t-il.
Elle acquiesça.
— Walk, je crois que c’est pire que ça.
Elle se pencha vers lui alors que le compresseur vrombissait, que
l’air qui chuintait remplissait la pièce.
— Je pense qu’ils tuent tout le monde.
28

À six heures, Juliette se présenta à la première faction, ne cessant de


repasser dans sa tête la conversation qu’elle avait eue avec Walker.
Elle eut droit à une salve d’applaudissements prolongée et
embarrassante de la part des techniciens présents lorsqu’elle entra
dans le bureau de répartition. Du coin de la pièce, Knox se contenta
de la regarder sévèrement, retrouvant sa rudesse habituelle. Il lui
avait déjà souhaité la bienvenue, il n’aurait plus manqué qu’il
recommence.
Elle dit bonjour aux gens qu’elle n’avait pas vus la veille et
parcourut la liste des travaux à effectuer. Les mots inscrits sur le
tableau avaient un sens mais elle peinait à l’intégrer. Elle ne pouvait
s’empêcher de penser au pauvre Scottie, perdu, luttant contre
quelqu’un de bien plus grand que lui – ou même plusieurs personnes
– en train de l’étrangler. Elle pensa à son petit corps, probablement
bardé de preuves, mais qui nourrirait bientôt les racines de la ferme
de terre. Elle pensa à deux époux gisant sur une colline et à qui on
n’avait jamais donné la chance d’aller plus loin, de voir par-delà
l’horizon.
Elle sélectionna une tâche dans la liste, une qui ne lui demanderait
pas trop d’effort intellectuel, et pensa aux pauvres Jahns et Marnes, à
leur amour si tragique – si elle avait bien interprété le comportement
de Marnes. La tentation de le dire à toute la pièce était écrasante. Elle
regarda autour d’elle, Megan et Rick, Jenkins et Marck, et songea à la
petite armée fraternelle et unie qu’elle pourrait lever. Le silo était
pourri jusqu’à la moelle ; un homme malfaisant était maire par
intérim ; une marionnette avait pris la place d’un bon shérif ; et les
hommes et les femmes de valeur avaient tous péri.
C’était comique à imaginer : elle, en train de rallier une troupe de
mécanos pour prendre d’assaut les étages supérieurs. Et ensuite ?
Était-ce là l’insurrection dont on leur avait parlé à l’école ? Est-ce que
ça avait commencé comme ça ? Une idiote enflammée soulevant les
cœurs d’une légion d’imbéciles ?
Elle ne dit pas un mot et s’achemina vers la salle des pompes,
portée par le flot matinal des mécanos, songeant davantage à ce
qu’elle aurait dû être en train de faire au-dessus qu’à ce qui avait
besoin d’être réparé au-dessous. Elle descendit l’un des escaliers
latéraux, passa retirer une trousse d’outils à la réserve et traîna la
lourde sacoche jusqu’à l’une des fosses profondes où des pompes
fonctionnaient en permanence pour empêcher le silo de se remplir
d’eau jusqu’à mi-hauteur.
Caryl, qui avait été transférée de la troisième équipe, travaillait
déjà à colmater du ciment pourri près du bassin. Elle salua avec sa
truelle et Juliette hocha le menton, se forçant à sourire.
La pompe fautive trônait sur un mur, à l’arrêt, pendant que celle
de secours tournait à plein régime à côté, de petites gerbes d’eau
fusant de ses joints secs et craquelés. Juliette jeta un œil dans le
bassin pour évaluer la hauteur de l’eau. Le chiffre 275 était peint
juste au-dessus de sa surface fangeuse. Juliette fit un rapide calcul,
connaissant le diamètre du bassin et sachant qu’il était rempli sur
quasiment deux mètres soixante-quinze. La bonne nouvelle, c’était
qu’il leur restait au moins une journée avant d’avoir les pieds dans
l’eau. Au pire, ils emprunteraient une autre pompe aux pièces de
rechange et s’accommoderaient d’Hendricks lorsqu’il râlerait, disant
qu’ils feraient mieux de réparer ce qu’ils avaient au lieu de sortir du
nouveau matériel.
Tandis qu’elle commençait à démonter la pompe défectueuse,
bombardée par les fuites de sa petite voisine, Juliette examina sa vie
à la lumière nouvelle des révélations du matin. Elle avait toujours
considéré le silo comme quelque chose qui allait de soi. Les prêtres
disaient qu’il avait toujours été là, qu’il avait été créé avec amour par
un Dieu bienveillant, qu’absolument tous leurs besoins étaient
pourvus. Juliette avait un peu de mal avec cette histoire. Quelques
années plus tôt, elle avait fait partie de la première équipe à forer au-
delà de trois mille mètres et à atteindre de nouvelles réserves
pétrolières. Elle avait une idée de l’immensité du monde qui
s’étendait sous leurs pieds. Puis elle avait vu de ses yeux l’image du
monde extérieur, avec ses linceuls de fumée fantomatiques appelés
nuages qui dérivaient à des hauteurs miraculeuses. Elle avait même
vu une étoile, dont Lukas pensait qu’elle se trouvait à une distance
inconcevable d’eux. Quel dieu créerait tant de pierre au-dessous, tant
d’air au-dessus, pour ne placer qu’un misérable silo dans l’entre-
deux ?
Et puis il y avait cet horizon de tours décrépites et ces images dans
les livres d’enfants, qui semblaient receler des indices. Selon les
prêtres, bien sûr, les tours étaient la preuve que l’humanité n’était
pas faite pour excéder ses limites. Et ces livres aux couleurs passées ?
L’invention fantaisiste d’auteurs, une classe qu’on avait liquidée en
raison des troubles qu’elle inspirait.
Mais Juliette ne voyait pas là le produit d’une imagination
fantasque. Elle avait passé son enfance dans une nursery, à lire et
relire chacun de ces livres quand ils n’étaient pas empruntés, et ce
qu’ils racontaient, comme les pièces merveilleuses qu’on jouait au
bazar, lui semblait plus sensé que le cylindre croulant dans lequel ils
vivaient.
Elle débrancha les derniers tuyaux et commença à séparer la
pompe de son moteur. Les copeaux de métal suggéraient un
effritement de la turbine, ce qui supposait d’extraire l’arbre. Alors
qu’elle était en pilote automatique, procédant à une opération qu’elle
avait déjà exécutée de nombreuses fois, elle repensa à la myriade
d’animaux qui peuplaient ces livres et sur lesquels aucun vivant
n’avait jamais posé les yeux, pour la plupart d’entre eux. La seule
fantaisie, à son avis, c’était que tous parlaient et se comportaient
comme des humains. Dans plusieurs livres, on trouvait des souris et
des poules qui accomplissaient cet exploit, or elle savait ces deux
espèces inaptes à la parole. Toutes les autres devaient exister quelque
part, ou avaient dû exister un jour. Elle le sentait au fond d’elle-
même, peut-être parce qu’elles n’avaient pas l’air si fantastiques que
ça. Toutes semblaient conformes au même plan, exactement comme
les pompes du silo. On voyait très bien que l’une était dérivée de
l’autre. Un certain schéma fonctionnait, et celui qui en avait fait une
avait fait toutes les autres.
Le silo, lui, avait moins de sens. Il n’avait pas été créé par un dieu –
mais probablement par le DIT. C’était une théorie nouvelle, mais elle
en était de plus en plus convaincue. Ils contrôlaient toutes les choses
d’importance. Le nettoyage constituait la loi la plus haute, la religion
la plus profonde, et ces deux dimensions étaient imbriquées et
hébergées dans le secret de leurs murs. Et il y avait la distance qui les
séparait des Machines et des postes de police – indices
supplémentaires. Sans parler des dispositions du Pacte, qui leur
accordait une quasi-immunité. Et maintenant la découverte d’une
seconde chaîne de fabrication, d’une série de pièces délibérément
défectueuses, d’une raison à l’absence de progrès dans la durée de
survie à l’extérieur. C’était le DIT qui avait construit cet endroit.
C’était le DIT qui les y retenait.
Juliette faillit mâcher le filetage d’un boulon tant elle était agitée.
Elle se tourna pour voir Caryl mais sa cadette était déjà partie ; sa
réparation formait une tache d’un gris plus foncé qui sécherait pour
se fondre avec le reste. Levant la tête, Juliette scruta le plafond de la
salle des pompes où des gaines électriques et des tuyaux traversaient
les murs et s’entremêlaient au-dessus d’elle. Une série de conduites
de vapeur était regroupée sur le côté afin de ne pas faire fondre les
câbles électriques ; un morceau de ruban thermique pendait de l’une
d’entre elles en un serpentin flasque. Il faudrait bientôt le remplacer,
pensa-t-elle. Ce ruban pouvait avoir dix ou vingt ans. Elle songea au
ruban volé qui était en grande partie responsable de la pagaille où
elle se trouvait, se dit qu’il n’aurait pas résisté vingt minutes là-haut.
Et c’est alors que Juliette réalisa ce qu’elle devait faire. Une
opération visant à dessiller les yeux de tout le monde, un service
rendu au prochain qui commettrait une bourde ou se prendrait à
espérer tout haut. Et ce serait si facile. Elle n’aurait rien à fabriquer
elle-même – ils feraient tout le boulot à sa place. Sa seule mission
serait de convaincre des gens, et ça, ça la connaissait.
Elle sourit. Une liste de pièces se formait dans sa tête tandis que la
turbine cassée était retirée de la pompe défectueuse. La seule chose
dont elle aurait besoin pour régler ce problème, ce serait une pièce
de rechange ou deux. C’était la solution parfaite pour que le silo se
remette à fonctionner correctement.

Juliette enchaîna deux factions entières, travaillant à n’en plus


sentir ses muscles, avant de rendre ses outils et d’aller prendre une
douche. Au-dessus du lavabo de la salle de bains, elle se frotta les
ongles avec une brosse dure, résolue à les garder dans un état
impeccable. Elle se dirigeait vers la cantine, se réjouissant à l’idée
d’avaler une grande assiette de nourriture hautement énergétique
plutôt que le maigre civet de lapin de la cafétéria, lorsqu’elle aperçut
Knox en grande conversation avec l’adjoint Hank dans le hall
d’entrée des Machines. À la façon dont ils se tournèrent pour la
dévisager, elle sut qu’il était question d’elle. Son estomac se noua.
Elle pensa d’abord à son père. Puis à Peter. Qui d’autre pouvait-on lui
enlever dont elle se soucie ? Quelle que soit la nature de leur
relation, ils ne sauraient pas la prévenir pour Lukas.
Elle obliqua vers eux au moment où eux-mêmes s’avançaient pour
l’intercepter. Leurs mines sombres confirmèrent ses craintes. Il
s’était produit quelque chose d’affreux. C’est à peine si Juliette vit
Hank mettre la main sur ses menottes.
— Je suis désolé, Jules, dit-il lorsqu’ils furent près d’elle.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est papa ?
La confusion rida le front de l’adjoint. Knox secouait la tête et
mâchonnait sa barbe. Il regardait Hank comme s’il songeait à le
dévorer.
— Knox, qu’est-ce qui se passe ?
— Jules, je suis désolé.
Il secoua la tête. Il semblait vouloir en dire plus mais fut
impuissant à le faire. Juliette sentit Hank lui attraper le bras.
— Vous êtes en état d’arrestation pour crimes majeurs contre le
silo.
Il débitait ces mots comme on récite un poème triste. L’acier
cliqueta au poignet de Juliette.
— Vous serez jugée et condamnée conformément au Pacte.
Elle leva les yeux vers Knox.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Était-elle vraiment en train de se faire arrêter, encore ?
— Si vous êtes reconnue coupable, vous aurez l’occasion de sauver
votre honneur.
— Dis-moi ce que tu veux que je fasse, murmura Knox, contractant
ses énormes muscles.
Il se tordit les mains en regardant le second anneau de métal
cliqueter au poignet de Juliette, en voyant ses deux bras désormais
enchaînés. Le grand gaillard à la tête des Machines semblait
envisager la violence – voire pire.
— Du calme, Knox, dit Juliette.
L’idée qu’il arrive malheur à d’autres personnes à cause d’elle lui
était insupportable.
— L’humanité dût-elle vous bannir de ce monde, continua à réciter
Hank, la voix fêlée, des larmes de honte dans les yeux.
— Laisse, dit Juliette à Knox.
Derrière lui, elle vit d’autres travailleurs sortant de la deuxième
faction s’arrêter pour assister au spectacle de l’arrestation de leur
fille prodigue.
— Puissiez-vous, dans ce bannissement, être lavée et débarrassée
de vos péchés, conclut Hank.
Il la regarda en se saisissant de la chaîne qui reliait ses poignets,
des larmes sillonnant son visage.
— Je suis désolé.
Juliette lui fit un signe de tête. Elle serra les dents et fit aussi un
signe à Knox.
— C’est bon, dit-elle, ne cessant de hocher la tête. C’est bon, Knox.
Laisse.
29

L’ascension devait durer trois jours. C’était plus que nécessaire, mais
il y avait un protocole à respecter. Une journée de trajet jusqu’au
bureau d’Hank, une nuit dans sa cellule, et l’adjoint Marsh
descendrait du milieu le lendemain matin pour l’escorter jusqu’à son
bureau, encore cinquante étages plus haut.
Elle passa ce deuxième jour d’ascension dans l’hébétude, les
regards des passants lui glissant dessus comme de l’eau sur un corps
gras. Elle avait du mal à s’inquiéter pour sa vie – accaparée par le
décompte de tous ceux qu’elle avait perdus, parfois par sa faute.
Comme Hank, Marsh essaya de faire la conversation, et la seule
réponse qui venait à l’esprit de Juliette, c’était qu’ils étaient du
mauvais côté. Que partout le mal sévissait. Mais elle garda le silence.
Au poste de police du milieu, elle fut conduite dans une cellule
assez familière, conçue exactement comme celle du fond. Pas d’écran
mural, juste un empilement de parpaings badigeonnés. Elle
s’effondra sur la couchette avant même que Marsh ait verrouillé la
porte et resta étendue là pendant ce qui lui parut des heures, à
attendre que la nuit vienne et cède la place à l’aube, que le nouvel
adjoint de Peter arrive et l’escorte pour la dernière étape de son
trajet.
Elle jetait souvent un regard à son poignet, mais Hank lui avait
confisqué sa montre. À tous les coups, il ne saurait même pas la
remonter. Elle finirait par tomber hors d’usage et par redevenir un
bibelot, une babiole inutile et portée à l’envers pour son joli bracelet.
Elle en était plus chagrinée que de raison. Elle frotta son poignet
nu, brûlant de savoir l’heure, quand Marsh revint et lui annonça une
visite.
Juliette se dressa sur son séant et posa les pieds par terre. Qui
monterait des Machines jusqu’au milieu ?
Quand Lukas apparut de l’autre côté des barreaux, la digue qui
contenait ses émotions manqua de céder. Elle sentit sa nuque se
raidir, ses mâchoires souffrir à force de lutter contre les sanglots, le
vide dans sa poitrine prêt à crever et à éclater. Lukas se tint aux
barreaux et appuya sa tête contre eux, les tempes au contact de
l’acier lisse, le visage éclairé d’un sourire triste.
— Salut, dit-il.
Juliette le reconnaissait à peine. Elle avait l’habitude de le voir
dans le noir, et elle était pressée lorsqu’ils étaient entrés en collision
dans l’escalier. C’était un homme très beau. Ses yeux étaient plus
âgés que le reste de son visage et ses cheveux châtain clair étaient
lissés en arrière, imprégnés d’une sueur qu’elle supposait
consécutive à une descente précipitée.
— Vous n’aviez pas besoin de venir, dit-elle d’une voix douce et
lente, pour éviter de pleurer.
Ce qui l’affligeait vraiment, c’était que quelqu’un la voie comme
ça, quelqu’un à qui elle commençait à réaliser qu’elle tenait.
L’indignité était insupportable.
— Nous sommes en train de contester cette arrestation, dit-il. Vos
amis rassemblent des signatures. Ne vous découragez pas.
Elle secoua la tête.
— Ça ne marchera pas. Je vous en prie, ne vous faites pas de faux
espoirs.
Elle approcha de la grille et mit ses mains sur les barreaux,
quelques centimètres au-dessous des siennes.
— Tu ne sais même pas qui je suis.
— Je sais que c’est des conneries…
Il détourna la tête, une larme coulant sur sa joue.
— Encore un nettoyage ? lança-t-il d’une voix cassée. Pourquoi ?
— C’est ce qu’ils veulent, répondit Juliette. On ne peut pas les
arrêter.
Lukas laissa glisser ses mains sur celles de Juliette. Elle ne put se
dégager pour se sécher les joues. Elle essaya de pencher la tête pour
les essuyer contre son épaule.
— Je montais pour te voir, l’autre jour…
Lukas secoua la tête et inspira profondément.
— Je montais pour t’inviter à…
— Arrête, Lukas. Ne fais pas ça.
— J’ai parlé de toi à ma mère.
— Oh, Lukas, pour l’amour de Dieu…
— Ce n’est pas possible, dit-il.
Il secoua la tête.
— Ce n’est pas possible, tu ne peux pas partir.
Lorsqu’il releva la tête, Juliette vit plus de peur dans ses yeux
qu’elle n’en avait jamais éprouvé. Elle réussit à dégager une main,
détacha les doigts de Lukas de son autre main. Le repoussa.
— Il faut te faire une raison, dit-elle. Je suis désolée. Trouve-toi
quelqu’un. Ne finis pas comme moi. N’attends pas…
— Je pensais avoir trouvé, dit-il d’une voix plaintive.
Juliette se tourna pour cacher son visage.
— Va-t’en, murmura-t-elle.
Elle resta immobile, sentant la présence derrière les barreaux de ce
garçon qui en savait beaucoup sur les étoiles mais qui ne savait rien
d’elle. Et elle attendit, l’écoutant sangloter, pleurant en silence,
jusqu’à ce qu’elle entende ses semelles frotter le sol, son pas attristé
l’emporter.

Elle passa donc une autre soirée sur un lit froid, une autre soirée
sans qu’on lui ait dit pour quoi on l’avait arrêtée, à dénombrer les
blessures qu’elle avait infligées malgré elle. Le lendemain, il y eut une
dernière ascension à travers un pays d’inconnus, et, poursuivie par
des rumeurs de double nettoyage, Juliette tomba à nouveau dans un
état de transe abasourdie, se contentant de bouger une jambe après
l’autre.
Au bout de son ascension, elle fut conduite dans une cellule qu’elle
connaissait bien, après être passée devant Peter Billings et son
ancien bureau. Son accompagnateur s’affala dans le fauteuil grinçant
de l’adjoint Marnes en se plaignant d’être épuisé.
Juliette sentait qu’une coquille s’était formée autour d’elle au cours
de ces trois longues journées, un émail dur fait de torpeur et
d’incrédulité. Les gens ne parlaient pas moins fort ; c’était Juliette qui
les entendait moins. Ils ne se tenaient pas plus loin d’elle ; ils
semblaient seulement plus distants.
Elle s’assit sur le lit solitaire et écouta Peter Billings l’inculper pour
complot. Un disque mémoire gisait mollement au fond d’un sac
plastique, comme un poisson rouge mort d’avoir bu toute son eau.
Repêché dans l’incinérateur, elle ignorait comment. Ses bords étaient
noircis. Un rouleau de papier était déployé, seulement partiellement
mâché. Et il y avait une liste des recherches effectuées sur son
ordinateur. Elle savait que la plupart des données mises au jour
étaient celles d’Holston, pas les siennes. Mais à quoi bon le leur dire ?
Ils avaient déjà de quoi l’envoyer au nettoyage plusieurs fois.
Un juge revêtu d’une salopette noire se tenait aux côtés de Peter
pendant l’énumération de ses péchés, comme si quelqu’un était
vraiment là pour statuer sur son sort. Juliette savait que la décision
était déjà prise, et par qui.
Le nom de Scottie fut mentionné, mais elle ne saisit pas le
contexte. Peut-être avait-on découvert la dépêche sur sa boîte
électronique. Peut-être allaient-ils lui mettre sa mort sur le dos, pour
plus de sûreté. Enfouir les os avec les os, mettre à l’abri les secrets
qu’ils avaient partagés.
Elle cessa d’écouter et regarda par-dessus son épaule alors qu’une
petite tornade se formait dans la plaine et se ruait vers les collines.
Elle s’anéantit finalement, s’écrasant contre la pente douce, dissoute
comme tant de nettoyeurs envoyés dans l’air corrosif et laissés là à
dépérir.
Bernard ne se montra pas. Par peur, par suffisance, Juliette ne le
saurait jamais. Elle regarda ses mains, les fines traces de cambouis
logées loin sous ses ongles, et sut qu’elle était déjà morte. En un sens,
c’était sans importance. Il y avait une file de cadavres derrière et
devant elle. Elle n’était que le présent en train de piétiner, elle n’était
qu’un rouage de la machine, tournant en faisant grincer ses dents
métalliques jusqu’à l’usure, jusqu’à ce que des éclats se détachent
d’elle et causent davantage de dégâts, jusqu’à ce qu’il faille la retirer,
la jeter et la remplacer par quelqu’un d’autre.
Pam lui apporta du porridge et des pommes de terre sautées de la
cafétéria, ses plats préférés. Elle les laissa, fumants, de l’autre côté
des barreaux. Toute la journée on lui transmit des mots que les
porteurs remontaient des Machines. Elle fut contente qu’aucun de
ses amis ne lui rende visite. Leurs voix silencieuses étaient bien
suffisantes.
Les yeux de Juliette se chargèrent des pleurs, le reste de son corps
étant trop engourdi pour trembler ou pour sangloter. Pendant qu’elle
lisait ces mots doux, des larmes gouttaient sur ses cuisses. Celui de
Knox était un simple mot d’excuse. Il aurait probablement préféré
commettre un meurtre et agir – sa tentative dût-elle le condamner au
bannissement – plutôt que donner cette démonstration
d’impuissance dont il disait qu’il la regretterait toute sa vie. D’autres
envoyaient des missives spirituelles, la promesse de la retrouver de
l’autre côté, des citations tirées de livres mémorisés. Shirly était
peut-être celle qui la connaissait le mieux, puisqu’elle faisait le point
sur la génératrice et la nouvelle centrifugeuse de la raffinerie. Elle
disait que tout allait rester en état de marche et que c’était largement
grâce à elle, lui arrachant un imperceptible sanglot. Juliette passa ses
doigts sur les caractères charbonneux, s’incorporant un peu des
pensées noires de son amie.
Il lui resta enfin le mot de Walker, le seul qu’elle eut peine à
comprendre. Alors que le soleil se couchait sur le monde hostile, que
le vent s’apaisait, laissant retomber la poussière, elle le lut encore et
encore, essayant d’en déduire le sens.

Jules
N’aie crainte. Le moment est venu de rigoler. La vérité est une blague,
et ils sont forts aux Fournitures.
Walk
Elle ne savait pas trop comment elle s’était endormie, seulement
qu’elle s’était réveillée et qu’elle avait trouvé des mots tout autour de
son lit, tombés comme des écailles de peinture, glissés entre les
barreaux pendant la nuit. Juliette tourna la tête et essaya de percer
l’obscurité, réalisant qu’il y avait quelqu’un. Un homme se tenait
derrière la grille. Lorsqu’elle bougea, il s’écarta et son alliance chanta
contre l’acier. Elle se leva d’un bond et se rua vers lui, les jambes
ensommeillées. Elle saisit les barreaux en tremblant et regarda la
silhouette se mêler à la nuit.
— Papa ? cria-t-elle en tendant la main entre les barreaux.
Mais il ne se retourna pas. La haute silhouette pressa l’allure,
glissant dans le néant, n’étant déjà plus qu’un mirage, aussi bien
qu’un lointain souvenir d’enfance.

Le lever de soleil valait le coup d’œil. Les nuages bas et sombres se


scindèrent comme rarement, laissant des rayons de fumée dorée
glisser sur les collines. Allongée sur son lit, les joues entre les mains,
Juliette regardait la lumière effacer la pénombre. L’odeur du porridge
froid et intact lui montait aux narines. Elle pensa aux hommes et aux
femmes du DIT qui avaient travaillé trois nuits durant pour lui
fabriquer une combinaison sur mesure, dont les Fournitures leur
avaient fait porter les foutus composants. La combinaison serait
conçue pour durer le temps nécessaire, pour qu’elle puisse nettoyer,
mais pas davantage.
Durant tout le calvaire de son ascension menottée, durant ses
jours et ses nuits de consentement hébété, jamais, jusqu’à
maintenant, jusqu’à l’aube même de ce devoir, elle n’avait envisagé le
nettoyage à proprement parler. Elle sentait, elle avait la certitude
absolue qu’elle n’accomplirait pas cet acte. Elle savait qu’ils disaient
tous ça, tous les nettoyeurs, et qu’ils connaissaient tous une
conversion magique, peut-être spirituelle, au seuil de leur mort. Elle
savait qu’ils s’exécutaient toujours. Mais elle n’avait personne, en
haut, pour qui nettoyer. Elle n’était pas la première nettoyeuse des
Machines, mais elle était résolue à être la première à refuser.
C’est ce qu’elle déclara quand Peter vint la chercher dans sa cellule
pour la conduire vers la porte jaune. Un technicien du DIT l’attendait
à l’intérieur et procédait à des ajustements de dernière minute.
Juliette écouta ses instructions avec froideur et détachement. Elle
voyait toutes les faiblesses de conception. Elle s’aperçut que – si elle
n’avait pas été occupée à travailler les deux tiers du temps pour
évacuer l’eau, faire monter le pétrole et assurer l’approvisionnement
électrique – elle aurait été capable de fabriquer une meilleure
combinaison qu’eux en dormant. Elle observa les joints et les
rondelles, identiques à ceux qu’on utilisait dans les pompes, mais
conçus, elle le savait, pour se casser. La couche de ruban thermique
rutilant, appliqué en bandes superposées pour former la peau du
scaphandre, était délibérément de qualité inférieure. Elle faillit faire
remarquer tout ça au technicien lorsqu’il lui promit qu’on n’avait
encore jamais rien fait de mieux. Il remonta les fermetures éclair, tira
un peu sur les gants, l’aida avec les bottes et expliqua les chiffres
inscrits sur les poches.
Juliette se répéta la formule de Walker : N’aie crainte. N’aie crainte.
N’aie crainte.
Le moment est venu de rigoler. La vérité est une blague. Et ils sont
forts aux Fournitures.
Le technicien contrôla les gants et les bandes velcro qui
recouvraient les fermetures éclair tandis que Juliette s’interrogeait
sur le message de Walker. Pourquoi cette majuscule à Fournitures ?
Ou est-ce qu’elle ne se souvenait pas bien ? À présent, elle n’était
plus sûre. Une bande de ruban entoura l’une de ses bottes, puis
l’autre. Juliette rit de toute cette comédie. C’était tellement vain. Ils
auraient mieux fait de l’enterrer dans l’une des fermes, au moins son
corps aurait servi à quelque chose.
Le casque arriva en dernier, manipulé avec un soin évident. Le
technicien lui demanda de bien vouloir le tenir pendant qu’il réglait
l’anneau métallique autour de son cou. Elle regarda son image dans la
visière, ses yeux creusés qui faisaient bien plus vieux que dans son
souvenir, mais bien plus jeunes qu’elle n’avait l’impression d’être.
Finalement, le casque fut mis en place et la pièce s’obscurcit à travers
le verre sombre. Le technicien lui rappela l’insufflation de l’argon, les
flammes qui s’ensuivraient. Il fallait sortir rapidement ou elle
connaîtrait une mort bien plus cruelle à l’intérieur.
Il la laissa y réfléchir. La porte jaune se referma avec fracas et son
volant tourna tout seul, comme actionné par un fantôme.
Juliette se demanda si elle ne ferait pas mieux de rester et de périr
par le feu, sans donner à cet éveil spirituel l’occasion de lui faire
changer d’avis. Qu’en diraient-ils, aux Machines, quand cette histoire
tournoierait jusqu’à eux ? Certains seraient fiers de cette obstination,
elle le savait. Certains seraient horrifiés qu’elle ait péri ainsi, dans cet
enfer qui calcinait les os. Peut-être même que quelques-uns
penseraient qu’elle n’avait pas eu le courage de faire le premier pas
dehors, qu’elle avait gâché l’occasion de voir le monde extérieur de
ses propres yeux.
Sa combinaison se froissa quand l’argon se diffusa dans la pièce,
créant une pression suffisante pour empêcher temporairement
l’intrusion des toxines. Elle se surprit à traîner les pieds vers la porte,
presque contre sa volonté. Lorsqu’un jour se fit, les bâches en
plastique présentes dans la pièce se plaquèrent contre chaque tuyau,
contre le banc, et Juliette sut que c’était la fin. Les portes s’écartèrent
devant elle, le silo se fendit comme la peau d’un petit pois, lui
donnant vue sur le dehors à travers un rideau de vapeur en
condensation.
Une botte se glissa par l’ouverture, puis une autre. Et Juliette sortit
dans le vaste monde, farouchement décidée à le quitter comme elle
l’entendait et le voyant pour la première fois de ses propres yeux,
fût-ce à travers ce portail limité, cette plaque de verre d’environ
vingt centimètres sur cinq – réalisa-t-elle tout à coup.
30

Bernard regarda le nettoyage de la cafétéria pendant que ses


techniciens récupéraient leur matériel dans le bureau de Peter. Il
avait coutume de visionner la chose tout seul – ses techniciens se
joignaient rarement à lui. Ils sortirent du bureau en traînant
l’équipement et se dirigèrent droit vers l’escalier. Bernard avait
parfois honte des superstitions, des peurs qu’il entretenait jusque
chez ses propres hommes.
Il vit d’abord le dôme du casque, puis le spectre brillant de Juliette
Nichols tituba à la surface de la terre. Elle déboucha de la rampe, par
mouvements raides et mal assurés. Bernard jeta un œil à l’horloge
accrochée au mur et attrapa son gobelet de jus de fruits. Il s’installa
bien au fond de sa chaise et essaya de jauger la réaction d’un nouveau
nettoyeur à ce qu’il voyait : un monde pur, propre et lumineux,
parsemé d’une vie débordante, où l’herbe se balançait dans la brise
fraîche tandis qu’une acropole étincelante attirait le regard au-dessus
des collines.
Il avait assisté à une dizaine de nettoyages dans sa carrière et
appréciait toujours la pirouette initiale, lorsqu’ils faisaient le tour de
l’horizon. Il avait vu des hommes qui avaient laissé une famille
derrière eux danser devant les capteurs, faire signe comme pour
inviter ces êtres chers à sortir, essayer de mimer toutes les fausses
bontés affichées dans leur visière, et tout ça en vain, sans public. Il
avait vu des gens tenter éperdument d’attraper des oiseaux en vol,
les confondant avec des insectes qui étaient tout proches de leur
visage. Un nettoyeur avait même redescendu la rampe et sans doute
frappé à la porte comme pour signaler quelque chose, avant de
finalement remonter nettoyer. Que voir dans ces diverses réactions,
sinon de quoi être fier d’un système qui fonctionnait ? Le rappel que,
quelle que soit la psychologie de l’individu, la vue de tous leurs faux
espoirs finissait par les pousser à faire ce qu’ils avaient juré de
refuser.
Peut-être était-ce la raison pour laquelle le maire Jahns n’avait
jamais pu digérer ce spectacle. Elle n’avait aucune idée de ce qu’ils
voyaient, sentaient, de ce à quoi ils réagissaient. L’estomac noué, elle
montait le lendemain matin pour assister au lever du soleil. C’était sa
façon à elle de faire son deuil, et le reste du silo lui laissait le champ
libre. Bernard, lui, chérissait cette conversion, cette illusion que lui
et ses prédécesseurs avaient affinée à la perfection. Il sourit, avala
une gorgée de jus de fruits frais et regarda cette Juliette tituber avant
de reprendre ses esprits, trompée. Il n’y avait qu’une infime couche
de crasse sur les lentilles, ça ne valait même pas le coup de frotter,
mais pour avoir connu des doubles nettoyages par le passé, Bernard
savait qu’elle le ferait malgré tout. Jamais personne ne s’était
exempté.
Il but à nouveau et se tourna vers le bureau du shérif pour voir si
Peter avait trouvé le courage de venir regarder, mais la porte était
presque entièrement fermée. Il plaçait beaucoup d’espoirs dans ce
garçon. Shérif aujourd’hui, peut-être maire un jour. Bernard
occuperait sûrement le poste pendant un moment, disons un mandat
ou deux, mais il savait que sa place était au DIT, que ce job n’était pas
pour lui. Ou, plutôt, qu’il était beaucoup plus difficile à remplacer
dans ses autres fonctions.
Il se retourna vers l’écran – et faillit lâcher son gobelet de jus.
La silhouette argentée de Juliette Nichols était déjà en train de se
hisser dans la pente. La crasse était toujours sur les capteurs.
Bernard se leva d’un bond et renversa sa chaise. Il marcha vers
l’écran, presque comme s’il voulait courir après elle.
Et là, sidéré, il la regarda progresser à grands pas sur le pli sombre,
s’attardant un instant sur la forme immobile des deux précédents
nettoyeurs. Bernard consulta à nouveau l’horloge. Ça n’allait plus
tarder maintenant. C’était imminent. Elle allait s’écrouler et tenter
d’arracher son casque. Elle allait rouler dans la poussière et soulever
un nuage, glisser jusqu’au bas de cette pente avant de s’immobiliser,
sans vie.
Mais la trotteuse de l’horloge poursuivait son chemin, et Juliette
aussi. Elle laissa les deux nettoyeurs derrière elle, grimpant toujours
à foulées puissantes, et son pas régulier la conduisit jusqu’à la crête
de la colline, où elle contempla la vue d’on ne sait quoi, avant, chose
impossible, de disparaître.

Bernard avait la main collante de jus de fruits lorsqu’il se précipita


dans l’escalier. Il garda le gobelet écrabouillé dans son poing en
descendant les trois premiers étages et le balança dans le dos de ses
techniciens lorsqu’il les rattrapa. La boule de carton rebondit et
dégringola dans le vide, promettant d’atterrir sur un palier lointain
en contrebas. Bernard invectiva les hommes interloqués et
poursuivit sa course, risquant dangereusement de s’emmêler les
pieds. Une douzaine d’étages plus bas, il faillit entrer en collision
avec les premiers grimpeurs pleins d’espoir qui montaient voir le
second lever de soleil clair et net de ces dernières semaines.
Il avait mal aux jambes et était hors d’haleine lorsqu’il atteignit
enfin le trente-quatrième, ses lunettes glissant sur son nez trempé de
sueur. Il enfonça la porte à deux battants et hurla qu’on lui ouvre le
portail. Un garde apeuré obtempéra et passa sa propre carte
d’identité sous le lecteur, juste avant que son patron n’envoie valser
le gros bras de métal. Il courut pratiquement dans les couloirs,
tournant à deux reprises avant de parvenir à la porte la plus
lourdement sécurisée du silo.
Il enfonça sa carte magnétique, tapa son code secret et se rua à
l’intérieur, franchissant l’épaisse cloison d’acier massif. Il faisait
chaud dans la pièce remplie de serveurs. Des coffres noirs tous
identiques s’élevaient du sol carrelé comme autant de monuments à
ce qu’il était possible d’accomplir, à l’habileté technique propre au
génie humain. Bernard s’avança parmi eux, la sueur s’accumulant
dans ses sourcils, des miroitements troublant son champ de vision, la
lèvre supérieure mouillée de transpiration. Ses mains couraient sur
la façade des machines, dont les voyants clignotaient comme des
yeux contents qui essayaient de dissiper sa colère, et dont les
ronronnements électriques étaient comme des murmures adressés à
leur maître avec l’espoir de le calmer.
Mais leurs tentatives d’apaisement étaient vaines. Bernard ne
sentait plus qu’un déferlement de peur. Il chercha encore et encore
ce qui avait pu aller de travers. Ce n’était pas qu’elle risque de
survivre, elle n’avait aucune chance, mais son mandat, juste après la
conservation des données enregistrées sur ces machines, était de ne
jamais perdre quiconque de vue. C’était la consigne suprême. Il
comprenait pourquoi et tremblait à l’idée des répercussions de cet
échec.
Il pesta contre la chaleur en atteignant le serveur placé devant le
mur du fond. Les tuyaux d’aération fixés au plafond apportaient de
l’air frais des couches inférieures du silo et le déversaient dans la
salle des serveurs. Au bout de la pièce, de gros ventilateurs aspiraient
la chaleur dans d’autres tuyaux qui redescendaient vers le fond pour
assurer un niveau de température décent dans la fraîcheur
déplaisante et malsaine des étages à trois chiffres. Bernard jeta un
œil furieux vers les tuyaux de refroidissement, se rappelant le congé
énergétique, cette semaine de hausse des températures qui avait
menacé ses serveurs, tout ça pour une génératrice, tout ça à cause de
cette femme qu’il venait de laisser échapper à sa vigilance. Ce
souvenir le fit bouillonner un peu plus. Il maudit le défaut de
conception qui avait laissé le contrôle de cette aération à ces
graisseux des Machines, ces bricolos incultes. Il songea à leurs
machines laides et bruyantes, à l’odeur de fuite d’échappement et de
pétrole brûlé. Il n’avait eu besoin de s’y rendre qu’une fois – pour
tuer un homme – mais c’était déjà trop. La comparaison entre leurs
moteurs rugissants et ses sublimes serveurs suffisait pour qu’il n’ait
jamais envie de sortir du DIT. C’était ici que les puces de silicium
libéraient leur parfum acidulé, chauffées par le traitement
d’harassantes quantités de données. C’était ici que fleurait le
caoutchouc dont étaient enveloppés les câbles, lesquels couraient en
parallèle, attachés, étiquetés et codés avec soin, et parcourus à
chaque seconde de gigabits de données fabuleuses. C’était ici qu’il
supervisait la restauration sur leurs disques durs de tout ce que la
dernière insurrection avait détruit. Ici, un homme pouvait penser,
environné de machines qui, discrètement, faisaient de même.
Plus bas sur ces tuyaux, en revanche, régnait l’odeur puante des
malpropres. Bernard essuya la sueur qui perlait sur son front et frotta
son bras sur le fond de sa salopette. La pensée de cette femme qui
l’avait d’abord volé, que Jahns avait ensuite récompensée par la plus
haute fonction de police et qui, maintenant, osait ne pas nettoyer,
osait se faire la belle… élevait dangereusement sa température.
Il atteignit le dernier serveur de la rangée et se glissa dans
l’interstice qui le séparait du mur. La clé qu’il gardait autour du cou
coulissa dans les serrures bien huilées du caisson. En ouvrant
chacune d’elles, il se rappela qu’elle ne pouvait pas être allée bien
loin. Et puis, cela causerait-il tant de problèmes ? Surtout, qu’est-ce
qui avait dysfonctionné ? Le chronométrage devait toujours être
impeccable. Il l’avait toujours été.
Le panneau arrière du serveur se détacha, révélant un caisson
presque entièrement vide. Bernard rentra la clé sous sa salopette et
mit le panneau sur le côté. L’acier noir était diablement chaud. Dans
le ventre du serveur se trouvait une pochette en tissu, nouée.
Bernard la desserra, plongea la main à l’intérieur et sortit le casque. Il
le posa sur ses oreilles, régla le micro et déroula le cordon.
Il pouvait garder le contrôle de la situation, songea-t-il. Il dirigeait
le DIT. Il était maire. Peter Billings était à son service. Les gens
aimaient la stabilité et il pouvait en maintenir l’illusion. Ils avaient
peur du changement et il pouvait le masquer. Maintenant qu’il
cumulait les deux fonctions, qui pouvait s’opposer à lui ? Qui était
mieux qualifié que lui ? Il expliquerait tout ça. Tout allait bien se
passer.
N’empêche, sa peur était puissante, elle était sans pareille lorsqu’il
repéra la bonne prise et y brancha la fiche du casque. Il y eut aussitôt
une tonalité, la connexion étant automatique.
Il pourrait continuer à superviser le DIT à distance, veiller à ce que
cela ne se reproduise jamais, lire ses rapports d’un peu plus près.
Tout était sous contrôle. Voilà ce qu’il se disait lorsqu’il y eut un clic
dans son casque et que la tonalité s’interrompit. Il sut que quelqu’un
avait décroché, même si son interlocuteur se refusait à toute forme
de salutation. Il sentait qu’il y avait de la contrariété dans ce silence.
Bernard se dispensa également des civilités. Il en vint directement
à son propos.
— Silo 1 ? Ici le silo 18.
Il lécha la sueur collée sur ses lèvres et ajusta le micro. Il avait
soudain les paumes froides et collantes – et envie de pisser.
— Euh, on a… on a peut-être un… un léger problème par ici…
IV

LE DÉLIEMENT
31

La marche était longue et paraissait plus longue encore à son jeune


esprit. Même si elle n’allait que rarement sur ses propres pieds,
Juliette avait l’impression qu’elle et ses parents voyageaient depuis
des semaines. Pour l’impatiente jeunesse, tout prenait une éternité et
toute espèce d’attente était une torture.
Elle voyageait sur les épaules de son père, agrippée à son menton,
l’étranglant avec ses jambes. Si haut juchée, elle était obligée de
baisser la tête pour ne pas se cogner au-dessous de l’escalier. Des
bottes inconnues faisaient résonner les marches au-dessus d’elle, de
la poussière de rouille lui volait dans les yeux.
Juliette les clignait et se frottait le visage dans les cheveux de son
père. Aussi excitée fût-elle, le balancement des épaules paternelles
l’empêchait de rester éveillée. Lorsqu’il se plaignait d’avoir mal au
dos, elle gravissait quelques étages sur la hanche de sa mère, les
doigts entrelacés autour de son cou, la tête dodelinant, tombant de
sommeil.
Elle aimait les bruits du voyage, les bruits de pas et le chant
cadencé des conversations de grandes personnes de ses parents, dont
les voix s’éloignaient puis revenaient au rythme de ses somnolences.
Le périple devint une nuée de souvenirs brumeux. Elle fut
réveillée par des couinements de cochon devant une porte ouverte,
eut vaguement conscience de visiter un jardin, retrouva tous ses sens
quand une odeur sucrée lui monta aux narines, et avala un repas –
déjeuner ou dîner, elle ne savait pas trop. Ce soir-là, elle bougea à
peine lorsqu’elle glissa des bras de son père dans un lit sombre. Elle
se réveilla le lendemain matin à côté d’un cousin qu’elle ne
connaissait pas, dans un appartement presque identique au sien.
C’était une fin de semaine. Elle le sut parce que les plus grands
jouaient bruyamment dans le couloir au lieu de se préparer pour
l’école. Après un petit-déjeuner froid, elle retrouva l’escalier avec ses
parents et la sensation de voyager non depuis un jour, mais depuis
toujours. Alors les somnolences reprirent, qui estompaient
doucement le passage du temps.
Au bout du deuxième jour, ils atteignirent le centième palier des
insondables profondeurs du silo. Elle parcourut les dernières
marches à pied et ses parents, qui lui tenaient chacun une main, lui
expliquèrent la signification du lieu. Elle se trouvait désormais dans
un endroit qu’on appelait “le fond”, lui dirent-ils. Le tiers du bas. Ils
soutinrent ses jambes flageolantes lorsqu’elle quitta la dernière
marche de la quatre-vingt-dix-neuvième volée pour poser le pied sur
le centième palier. Son père pointa le doigt vers un nombre
incroyable, à trois chiffres, peint en grand au-dessus des portes,
ouvertes et fréquentées :

100

Juliette fut fascinée par les deux cercles. C’étaient comme deux yeux
grands ouverts qui regardaient le monde pour la toute première fois.
Elle dit à son père qu’elle savait déjà compter jusque-là.
— Je sais que tu sais, lui dit-il. C’est qu’elle est drôlement
intelligente, ma petite fille.
Elle entra dans le bazar à la suite de sa mère, serrant l’une des
mains fortes et rugueuses de son père entre les siennes. Il y avait des
gens partout. C’était bruyant, mais agréable. Les gens élevaient la
voix pour se faire entendre et un brouhaha heureux emplissait l’air –
comme dans une salle de classe quand la maîtresse était partie.
Juliette avait peur de se perdre, alors elle resta collée à son père. Ils
attendirent pendant que sa mère allait chercher à déjeuner. Il lui
fallut peut-être passer par une douzaine d’étals avant d’avoir la
poignée de choses dont elle avait besoin. Son père convainquit un
homme de laisser Juliette se pencher à travers une clôture pour
toucher un lapin. Il avait la fourrure si douce, c’était comme s’il n’en
avait pas. Quand l’animal tourna la tête, Juliette retira sa main,
apeurée, mais il se contenta de mâcher quelque chose d’invisible et
de la regarder, semblant mourir d’ennui.
On aurait dit que le bazar ne s’arrêtait jamais. Il tournait et
s’étendait toujours plus loin, même quand les jambes de toutes les
couleurs des adultes étaient assez dispersées pour qu’elle voie
jusqu’au bout. Sur les côtés, des passages plus étroits, remplis
d’éventaires et de tentes, zigzaguaient en un labyrinthe de sons et de
couleurs, mais Juliette n’eut pas le droit d’aller par là. Elle resta avec
ses parents jusqu’à ce qu’ils parviennent à la première volée de
marches droites qu’elle ait jamais vue.
— Doucement, lui dit sa mère, l’aidant à monter.
— Je sais le faire, lui répondit-elle, têtue, mais lui prenant malgré
tout la main.
— Deux adultes et un enfant, dit son père à quelqu’un au sommet
des marches.
Elle entendit résonner des jetons dans une boîte qui semblait en
être pleine. Lorsque son père franchit le portillon, elle vit que
l’homme près de la boîte portait des habits de toutes les couleurs et
un drôle de chapeau tout mou, trop grand pour lui. Elle essaya de le
voir un peu mieux alors que sa mère lui faisait passer le tourniquet
en la poussant par l’épaule et en lui chuchotant de rester derrière son
père. Des clochettes tintèrent sur le chapeau quand le monsieur
tourna la tête et lui fit la grimace, tirant la langue sur le côté.
Juliette rit, mais elle avait toujours à moitié peur de cet inconnu
lorsqu’ils trouvèrent un endroit où s’asseoir et manger. Son père tira
de son balluchon un drap fin qu’il étendit sur l’un des larges bancs.
Sa mère lui demanda d’ôter ses chaussures avant de monter dessus.
Se tenant à l’épaule de son père, elle contempla les rangées de bancs
et de sièges qui descendaient en pente jusqu’à une large pièce
ouverte. Son père lui dit que cette pièce s’appelait une “scène”. Ici, au
fond, tout portait un nom différent.
— Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? demanda-t-elle à son père.
Sur la scène, plusieurs hommes aux vêtements aussi colorés que
ceux du monsieur de l’entrée jetaient des balles en l’air – en quantité
invraisemblable – et les empêchaient de retomber par terre.
Son père rit.
— Ils jonglent. Ils sont là pour nous divertir en attendant que la
pièce commence.
Juliette n’était pas sûre de vouloir que la pièce commence. C’était
ça qu’elle voulait voir. Les jongleurs se lançaient des balles et des
cerceaux, et Juliette sentait ses propres bras faire le moulinet en les
regardant. Elle essaya de compter les cerceaux, mais ils ne restaient
pas au même endroit assez longtemps.
— Mange ton déjeuner, lui rappela sa mère, lui passant des
bouchées de sandwich aux fruits.
Juliette était hypnotisée. Quand les jongleurs posèrent leurs balles
et leurs cerceaux et commencèrent à se courir après, tombant et
faisant les idiots, elle rit aussi fort que les autres enfants. Elle
tournait constamment la tête pour voir si ses parents regardaient.
Elle les tirait par la manche, mais ils se contentaient de hocher la tête
et continuaient de parler, de boire et de manger. Lorsqu’une autre
famille s’installa près d’eux et qu’un garçon plus âgé qu’elle rigola lui
aussi, Juliette se sentit soudain en bonne compagnie. Elle se mit à
glapir encore plus fort. Ces jongleurs étaient la chose la plus brillante
qu’elle ait jamais vue. Elle aurait pu les regarder toute sa vie.
Mais bientôt la lumière baissa et la pièce débuta, fort ennuyeuse
par comparaison. Elle avait bien commencé – par un enthousiasmant
combat à l’épée –, mais ensuite il y eut plein de mots étranges, et un
homme et une femme qui se regardaient comme son père et sa mère,
en parlant d’une drôle de façon.
Juliette s’endormit. Elle rêva qu’elle volait à travers le silo et que
cent balles et cerceaux colorés flottaient autour d’elle, toujours hors
de portée, des cerceaux ronds comme les derniers chiffres du
numéro d’étage du bazar – puis elle se réveilla dans les
applaudissements et les sifflets.
Ses parents étaient debout et hurlaient tandis que les gens dans les
drôles de costumes, sur la scène, s’inclinaient plusieurs fois. Juliette
bâilla et regarda le garçon sur le banc d’à côté. Il dormait, la bouche
ouverte, la tête sur les genoux de sa mère, les épaules secouées alors
qu’elle frappait dans ses mains encore et encore.
Ils ramassèrent le drap et son père la porta jusqu’à la scène, où les
tireurs d’épée et les drôles de parleurs discutaient et serraient des
mains. Juliette avait envie de rencontrer les jongleurs. Elle voulait
apprendre à faire flotter des cerceaux dans les airs. Mais au lieu de
ça, ses parents attendirent de pouvoir parler à l’une des dames, celle
dont les cheveux étaient tressés, emmêlés en torsades tombantes.
— Juliette, lui dit son père, la hissant sur la scène. Je te présente…
Juliette.
Il désigna la dame à la robe mousseuse et à la coiffure étrange.
— Est-ce que c’est ton vrai nom ? lui demanda la dame en
s’agenouillant, cherchant à lui prendre la main.
Juliette la retira aussi vite que si un autre lapin essayait de la
mordre, mais elle hocha la tête.
— Vous étiez merveilleuse, dit sa mère à la dame.
Elles échangèrent une poignée de main et se présentèrent.
— La pièce t’a plu ? demanda la dame bizarrement coiffée.
Juliette acquiesça. Elle sentait que c’était ce qu’il fallait faire et
qu’elle avait le droit de mentir dans le cas présent.
— Son père et moi sommes venus voir ce spectacle il y a des
années, quand nous commencions à nous fréquenter, dit sa mère,
passant la main dans les cheveux de Juliette. Notre premier enfant
devait s’appeler ou Romeus, ou Juliette.
— Alors réjouissez-vous d’avoir eu une fille, dit la dame en
souriant.
Ses parents rirent, et Juliette commençait à avoir moins peur de
cette femme qui portait le même nom qu’elle.
— Est-ce qu’on peut vous demander un autographe ?
Son père lui lâcha l’épaule et fouilla dans son sac.
— J’ai un programme quelque part là-dedans.
— Pourquoi pas un texte pour cette jeune Juliette ?
La dame lui sourit.
— Est-ce que tu apprends tes lettres ?
— Je sais compter jusqu’à cent, répondit Juliette avec fierté.
La femme marqua un temps d’arrêt, puis sourit. Juliette la regarda
se relever et traverser la scène, sa robe flottant comme une salopette
ne pourrait jamais le faire. Elle revint de derrière un rideau munie
d’un tout petit volume de feuilles de papier tenues par des attaches
de cuivre jaune. Elle prit le fusain que lui tendait le père de Juliette et
écrivit son nom en grandes lettres bouclées sur la couverture.
La femme serra la liasse de feuilles dans ses petites mains.
— Je tiens à t’offrir ça, Juliette du silo.
Sa mère protesta.
— Oh, mais nous ne pouvons pas accepter. C’est trop de papier…
— Elle n’a que cinq ans, dit son père.
— J’en ai un autre, leur assura la dame. Nous les fabriquons nous-
mêmes. Je tiens à ce qu’elle l’ait.
Elle tendit la main et toucha la joue de Juliette, qui, cette fois, ne
s’esquiva pas. Elle était trop occupée à feuilleter le texte et à regarder
toutes les notes tracées dans une écriture bouclée, sur les bords, à
côté des lettres imprimées. Un mot, remarqua-t-elle, était entouré
partout au milieu des autres. Il n’y en avait pas beaucoup qu’elle
comprenait, mais celui-là, elle savait le lire. C’était son nom. Inscrit
au début de tellement de phrases :
Juliette.
C’était elle. Elle leva les yeux vers la dame, comprenant aussitôt
pourquoi ses parents l’avaient amenée ici, pourquoi ils avaient
marché si loin et si longtemps.
— Merci, dit-elle, se rappelant ses bonnes manières.
Puis, après mûre réflexion :
— Pardon de m’être endormie.
32

On était au matin du pire nettoyage de la vie de Lukas – et pour une


fois il envisagea de se rendre au travail, de ne tenir aucun compte du
congé payé, de faire comme si c’était un jour ordinaire. Il était assis
au pied de son lit et cherchait le courage de bouger, l’une de ses
nombreuses cartes du ciel sur les genoux. Délicatement, pour ne pas
effacer les marques, il caressa du bout des doigts les contours
charbonneux d’une étoile en particulier.
Ce n’était pas une étoile comme les autres. Les autres étaient de
simples points méticuleusement placés sur une grille et assortis de
renseignements : date à laquelle ils avaient été aperçus, position et
intensité. Ce n’était pas ce genre d’étoile – elle était loin de durer
aussi longtemps. Non, cette étoile-là avait cinq branches, elle avait la
forme d’un insigne de shérif. Il se rappelait l’avoir dessinée pendant
qu’elle lui parlait, un soir. L’acier luisait faiblement sur sa poitrine,
reflétant la lumière lointaine de la cage d’escalier. Il se rappelait que
sa voix était magique, son maintien fascinant, et que son irruption
dans sa routine ennuyeuse avait été aussi inattendue qu’une brèche
dans les nuages.
Il se rappelait aussi qu’elle s’était détournée de lui dans sa cellule,
deux nuits plus tôt, qu’elle avait essayé de l’épargner en le
repoussant.
Lukas n’avait plus de larmes. Il avait passé la majeure partie de la
nuit à les verser pour cette femme qu’il connaissait à peine. Et à
présent, il se demandait ce qu’il allait faire de sa journée, de sa vie.
Imaginer Juliette dehors en train de faire quoi que ce soit pour eux –
de nettoyer – le rendait malade. Il se demanda si c’était pour ça qu’il
n’avait aucun appétit depuis deux jours. Quelque part au fond de ses
tripes, il devait savoir que rien ne passerait, même s’il se forçait à
manger.
Il retira la carte de ses genoux et enfouit sa tête dans ses paumes. Il
resta un moment ainsi, fatigué, essayant de se convaincre de se lever
et d’aller au travail. Là-bas, au moins, il penserait à autre chose. Il
tâcha de se rappeler où il en était resté dans la salle des serveurs la
semaine précédente. Était-ce la tour 8 qui était encore tombée en
panne ? Sammi lui avait suggéré de changer le tableau de commande,
mais il avait parié sur un problème de câble. Voilà ce qu’il était en
train de faire, il s’en souvenait maintenant : il testait les câbles
réseau. Et voilà ce qu’il fallait qu’il fasse aujourd’hui, dès maintenant.
Tout sauf rester assis inoccupé un jour férié, à avoir l’impression
qu’il pourrait tomber malade pour une femme dont il pouvait tout au
plus se vanter d’avoir parlé à sa mère.
Lukas se leva et passa la même salopette que la veille. Il resta là un
moment, à fixer ses pieds nus, à se demander pourquoi il s’était levé.
Où allait-il, déjà ? Il avait l’esprit complètement vide, le corps
engourdi. Il se demanda s’il pouvait rester là, immobile, l’estomac
noué, pour le restant de ses jours. Quelqu’un finirait bien par le
trouver, non ? Raide mort, bien droit, cadavre statufié.
Il secoua la tête et ces noires pensées, et chercha ses bottes.
Il les trouva – un vrai succès. Lukas avait accompli quelque chose
en s’habillant.
Il quitta sa chambre et se dirigea vers le palier d’un pas tranquille,
se faufilant entre des enfants à qui cette nouvelle journée sans école
faisait pousser des cris, et que leurs parents essayaient de faire
rentrer pour qu’ils enfilent une salopette et des bottes. Ce tumulte
n’était guère plus qu’un bruit de fond pour Lukas. C’était un
murmure, comme ce mal aux jambes contracté durant sa longue
descente pour aller la voir, et sa remontée, plus longue encore. Il
déboucha sur le palier et, comme toujours, l’idée de monter vers la
cafétéria le démangea. Sa seule pensée était celle qui l’avait obnubilé
toute la semaine : arriver au bout de la journée pour pouvoir monter
et avoir une chance de la voir.
Il songea tout à coup qu’il le pouvait encore. Il n’était pas très
amateur de levers de soleil – préférant largement le crépuscule et les
étoiles – mais s’il voulait la voir, il lui suffisait de monter à la
cafétéria et de scruter le paysage. Il y verrait un nouveau cadavre, un
nouveau scaphandre qui n’aurait encore rien perdu de son lustre et
miroiterait sous les faibles rayons que le soleil réussirait à faire
suinter de ces foutus nuages.
L’image était claire dans sa tête : son corps affalé dans une position
inconfortable – les jambes tordues, le bras écrasé, le casque tourné
de côté, jetant un dernier regard vers le silo. Plus triste encore, il se
voyait lui-même des décennies plus tard, en vieil homme solitaire
assis devant cet écran gris, à dessiner non des cartes du ciel, mais des
paysages. Les mêmes paysages encore et encore, les yeux levés vers
un avenir avorté et en voie d’effritement, à esquisser cette même
pose immobile tout en versant des larmes qui feraient tourner le
fusain en boue.
Il serait comme Marnes, ce pauvre homme. Et pensant à l’adjoint,
mort sans personne pour l’enterrer, il se souvint de la dernière chose
que Juliette lui ait dite. Elle l’avait supplié de trouver quelqu’un, de
n’être pas comme elle, de ne jamais être seul.
Il empoigna la rampe d’acier froid du cinquantième palier et se
pencha en avant, regarda l’escalier se forer un chemin dans les
profondeurs de la terre. Le palier du cinquante-sixième était visible
en contrebas ; ceux des étages intermédiaires, en retrait, se
dérobaient au regard. La distance était difficile à évaluer, mais ça lui
paraissait largement suffisant. Inutile de descendre jusqu’au quatre-
vingt-deuxième, que la plupart de ceux qui sautaient préféraient
parce qu’il offrait un long couloir dégagé jusqu’au quatre-vingt-dix-
neuvième.
Tout à coup, il s’imagina en plein vol, en train de chuter, les bras et
les jambes en arrière. Il avait des chances de rater le palier. De
heurter l’une des rampes, de se faire couper en deux ou presque. Ou
peut-être qu’en sautant un peu plus loin, la tête la première, il
pourrait faire ça proprement.
Il se redressa, tiraillé par la peur, envahi par l’adrénaline
d’imaginer la chute, la fin, de façon si précise. Il jeta un regard à la
ronde, à travers les flots du matin, pour voir si quelqu’un l’observait.
Il avait vu d’autres adultes se pencher au-dessus de la balustrade. Il
en avait toujours déduit que des pensées mauvaises leur traversaient
l’esprit. Parce qu’il savait, pour avoir grandi dans le silo, que seuls les
enfants laissaient tomber de vrais objets des paliers. En grandissant,
on apprenait à s’agripper à tout ce qu’on pouvait. Finalement, c’était
autre chose qui vous échappait, c’était autre chose que vous perdiez
et qui dégringolait à travers le cœur du silo, et derrière lequel vous
hésitiez à sauter…
Le palier trembla au rythme d’un porteur pressé ; un bruit de pieds
nus claquant sur les marches d’acier suivit et s’approcha en
tournoyant. Lukas s’écarta de la rampe et tenta de se concentrer sur
ce qu’il allait faire ce jour-là. Peut-être valait-il mieux pour lui se
traîner jusqu’à son lit et se rendormir, engloutir quelques heures
dans l’inconscience.
Alors qu’il s’efforçait de retrouver un tant soit peu de motivation,
le porteur passa en trombe et Lukas aperçut une grimace consternée.
Au moment où le porteur disparut, filant à une vitesse imprudente,
l’image de son inquiétude s’imprima nettement dans l’esprit de
Lukas. Et il sut. Alors que le battement rapide des pieds du jeune
garçon s’enfonçait dans la terre, Lukas sut qu’il était arrivé quelque
chose ce matin, en haut, qu’il y avait une nouvelle à annoncer à
propos du nettoyage.
Une graine d’espoir. Un vœu profondément enfoui, et qu’il
répugnait à admettre de peur de l’empoisonner, de l’étouffer,
commença à germer. Peut-être que le nettoyage n’avait jamais eu
lieu. Se pouvait-il que l’on soit revenu sur son bannissement ? Les
gens des Machines avaient fait porter une pétition. Des centaines
d’intrépides avaient signé, prêts à risquer leur peau pour celle de
Juliette. Ce geste fou venu du fond avait-il fait céder les juges ?
Cette minuscule graine d’espoir prit racine. Elle étendit ses
rhizomes à travers la poitrine de Lukas et le pressa d’aller voir par
lui-même. Il abandonna la balustrade et le rêve de sauter derrière ses
soucis, et fendit la foule du matin. Dans le sillage du porteur, des
rumeurs écumaient déjà. Il n’était pas le seul à avoir remarqué.
Lorsqu’il se fondit dans le flot montant, il s’aperçut que ses
courbatures avaient disparu. Il s’apprêtait à dépasser la famille
nonchalante qui le précédait – lorsqu’il entendit brailler une radio
derrière lui.
Il se retourna et découvrit l’adjoint Marsh un peu plus bas,
tâtonnant pour trouver sa radio sur sa hanche, une petite boîte en
carton pressée contre la poitrine, une lueur de transpiration sur le
front.
Lukas s’arrêta et se tint à la rampe en attendant que l’adjoint du
milieu le rejoigne.
— Marsh !
L’adjoint réussit enfin à baisser le volume de sa radio et leva les
yeux. Il salua Lukas. Tous deux se serrèrent contre la rampe pour
laisser passer un travailleur et son ombre, qui montaient.
— Quelles nouvelles ? demanda Lukas.
Il connaissait bien l’adjoint et savait qu’il lui donnerait peut-être
l’info gratuitement.
Marsh s’essuya le front et fit passer le carton dans le creux de son
autre bras.
— Ce Bernard me met encore le feu au cul, se plaignit-il. Comme si
j’avais pas assez couru dans cet escalier cette semaine !
— Non, quelles nouvelles du nettoyage ? demanda Lukas. Un
porteur vient de passer en courant comme s’il avait vu un fantôme.
L’adjoint Marsh regarda plus haut dans l’escalier.
— On m’a demandé d’apporter ses affaires au trente-quatrième
sur-le-champ. Hank a failli se tuer en faisant sa moitié du chemin.
Il monta quelques marches, comme s’il ne pouvait pas se
permettre de rester.
— Écoute, il faut que je file si je tiens à mon travail.
Lukas l’attrapa par le bras. Le flot grossissait au-dessous d’eux et
des grimpeurs agacés jouèrent des coudes en croisant l’une des rares
personnes à descendre.
— Le nettoyage a eu lieu ou pas ? voulut savoir Lukas.
Marsh s’affaissa contre la rampe. Sa radio jacassait tout bas.
— Non, chuchota-t-il.
Et Lukas crut qu’il allait s’envoler. Qu’il allait s’élever entre les
marches et le cœur de béton du silo, survoler les paliers, franchir
cinquante étages d’un bond…
— Elle est sortie, mais n’a pas nettoyé, dit Marsh, d’une voix basse
mais corsée de mots suffisamment tranchants pour crever les rêves
de Lukas. Elle est allée se perdre derrière les collines…
— Attends. Quoi ?
Marsh hocha la tête et de la sueur goutta de son nez.
— Elle a carrément disparu de l’écran, susurra-t-il comme une
radio mise en sourdine. Maintenant faut que je monte ses affaires à
Berna…
— Je vais le faire, dit Lukas en tendant les mains. Je monte au
trente-quatrième de toute façon.
Marsh changea la position du carton. Le pauvre adjoint semblait
sur le point de s’effondrer d’un moment à l’autre. Lukas le supplia,
comme il l’avait fait deux jours plus tôt pour pouvoir voir Juliette
dans sa cellule.
— Laisse-moi monter ça pour toi, dit-il. Tu sais que Bernard ne
dira rien. On est amis, lui et moi, comme toi et moi l’avons toujours
été…
L’adjoint Marsh s’essuya la lèvre et acquiesça très légèrement,
réfléchissant à la question.
— Écoute, moi je monte de toute façon, dit Lukas.
Il se surprit à retirer lentement le carton des mains de l’adjoint
épuisé, quand bien même les vagues d’émotion qui déferlaient en lui
le rendaient un peu absent. Le trafic dans l’escalier n’était plus qu’un
bruit de fond. L’espoir que Juliette soit encore dans le silo s’était
dissipé, mais apprendre qu’elle n’avait pas nettoyé, qu’elle était
parvenue de l’autre côté des collines – voilà qui le comblait d’une
autre manière. C’était l’homme qui désirait tant cartographier les
étoiles qui en était touché. Cela voulait dire que personne n’aurait
jamais à la regarder se décomposer.
— Fais bien attention avec ça, dit Marsh.
Il avait les yeux rivés au carton, désormais serré dans les bras de
Lukas.
— Je le défendrai au péril de ma vie, lui répondit Lukas. Tu peux
me faire confiance.
Marsh hocha la tête pour lui indiquer que c’était le cas. Et Lukas
s’envola dans l’escalier, précédant tous ceux qui se levaient pour
fêter le nettoyage, le poids des affaires de Juliette brinquebalant
doucement dans un carton serré contre sa poitrine.
33

Walker l’électricien se pencha sur son établi en désordre et ajusta sa


loupe. La grosse lentille bulbeuse était fixée au moyen d’une sangle
qui aurait pu sembler inconfortable s’il ne l’avait eue sur la tête
pendant le plus clair de ses soixante-deux ans. Lorsqu’il abaissa le
verre, la petite puce noire fichée dans la carte verte lui apparut avec
une netteté parfaite. Il voyait chacune de ses petites jambes
métalliques, pliées sous son corps comme des genoux d’araignée, et
ses minuscules pieds semblaient prisonniers de flaques d’argent gelé.
Walker plaça le bout de son fer à souder le plus fin sur l’un des
points d’argent et actionna sa pompe à pied. Le métal agrégé sur la
petite jambe de la puce fondit et fut aspiré par un tube – une petite
jambe sur seize était libérée.
Il s’apprêtait à passer à la suivante – il était resté debout toute la
nuit à retirer des puces grillées de circuits imprimés pour éviter de
penser à autre chose – lorsqu’il entendit le trottinement
caractéristique du nouveau porteur dans le couloir.
Il laissa tomber la carte et le fer à souder brûlant sur l’établi et se
précipita vers la porte. Il se tint au montant et se pencha dans le
couloir au moment où le gamin passait.
— Porteur ! hurla-t-il, et le garçon s’arrêta à contrecœur. Quelles
nouvelles, petit ?
Le gamin sourit, découvrant la blancheur de la jeunesse.
— J’ai de grandes nouvelles, dit-il. Mais ça vous coûtera un jeton.
Walker grommela, écœuré, mais plongea la main dans son bleu de
travail. Il fit signe au gamin d’approcher.
— T’es le petit Samson, c’est ça ?
Le gamin hocha la tête, faisant danser ses cheveux autour de sa
face juvénile.
— Tu étais l’ombre de Gloria, non ?
Là encore, le gamin confirma, ne perdant pas des yeux le jeton
argenté que Walker avait tiré de sa poche ferraillante.
— Tu sais, Gloria avait pitié d’un vieil homme qui n’a pas de vie ni
de famille. Elle savait me confier les nouvelles.
— Gloria est morte, dit le garçon en tendant la paume.
— Ça, je le sais, dit Walker en soupirant.
Il laissa tomber le jeton dans la paume du garçon, puis agita sa
vieille main tachée pour obtenir son dû. Il brûlait de tout savoir et
aurait payé dix jetons s’il l’avait fallu.
— Les détails, petit. Je veux tous les détails.
— Pas de nettoyage, M. Walker !
Le cœur du vieil homme oublia un instant de battre. Le garçon se
retourna pour poursuivre sa course.
— Bouge pas d’ici, gamin ! Comment ça, pas de nettoyage ? Elle a
été libérée ?
Le porteur secoua la tête. Ses cheveux longs, en bataille,
semblaient faits pour voler de haut en bas de l’escalier.
— Nan, m’sieur. Elle a refusé !
L’enfant avait les yeux électrisés et le sourire jusqu’aux oreilles de
détenir pareil savoir. De son vivant, jamais personne n’avait refusé
de nettoyer. Du vivant de Walker non plus. Peut-être jamais dans
l’histoire. Walker se sentit fier de sa petite Juliette.
Le garçon attendit un peu. Il semblait impatient de repartir.
— Autre chose ? demanda Walker.
Samson hocha la tête et lorgna vers les poches de Walker.
Le vieil homme laissa échapper un long soupir de dégoût pour ce
que cette génération était devenue. Il fouilla dans sa poche d’une
main et agita l’autre avec impatience.
— Elle est partie, M. Walker !
Il saisit le jeton dans la paume de l’aîné.
— Partie ? Comment ça, partie, morte ? Parle clairement, fiston !
Les dents de Samson brillèrent de tout leur éclat quand le jeton
disparut dans sa salopette.
— Nan, m’sieur. Partie de l’autre côté de la colline. Pas de
nettoyage, M. Walker, elle a juste marché droit et disparu. Partie vers
la ville, et M. Bernard a assisté à toute la scène !
Le jeune porteur donna une grande claque sur le bras de Walker,
éprouvant manifestement le besoin d’extérioriser son enthousiasme.
Il écarta ses cheveux de son visage, sourit largement et se retourna
pour reprendre sa course, les pieds plus légers et les poches plus
lourdes d’avoir pu conter son histoire.
Walker resta dans l’embrasure, abasourdi. Il s’agrippa au montant
d’une main de fer de peur de tomber dans le vide. Il resta là à
tanguer en regardant la pile de vaisselle qu’il avait déposée sur le
palier la veille au soir. Il jeta un regard par-dessus son épaule, en
direction du lit défait qui l’avait appelé toute la nuit. De la fumée
s’élevait toujours du fer à souder. Il tourna le dos au couloir, où
résonneraient bientôt les pas et les voix de la première équipe, et
débrancha le fer de peur de provoquer un autre incendie.
Il resta comme ça un moment, à penser à Jules, à réfléchir à cette
nouvelle. Il se demanda si elle avait reçu son mot à temps, s’il avait
atténué la peur affreuse qu’il avait ressentie pour elle jusque dans ses
tripes.
Il se retourna vers la porte. Le fond commençait à s’animer. Il fut
pris d’une puissante envie de sortir, de franchir ce seuil, de prendre
part à ce moment sans précédent.
Shirly passerait probablement bientôt pour lui apporter son petit-
déjeuner et reprendre sa vaisselle sale. Il pouvait l’attendre, pourquoi
pas discuter un peu. Peut-être que cette folie passagère se dissiperait.
Mais la pensée d’attendre, de voir les minutes s’empiler comme
des commandes de travaux, de ne pas savoir jusqu’où Juliette était
allée et comment les autres avaient réagi à son refus le poussa à
bouger.
Walker leva le pied dans l’embrasure de la porte, sa botte en
suspens au-dessus d’un sol que rien ne lui interdisait de fouler.
Il inspira profondément, posa le pied et réalisa ce qu’il était en
train de faire. Et soudain, il se sentit lui aussi dans la peau d’un
explorateur intrépide. Quelque quarante ans plus tard, le voilà qui
titubait dans un couloir familier, une main courant sur les cloisons
d’acier, et de ce qu’il y aurait derrière le coin qui approchait, ses
yeux n’avaient aucun souvenir.
Et il y eut une vieille âme de plus à s’enfoncer dans le vaste
inconnu, prise de vertige à l’idée de ce qui pouvait s’y trouver.
34

Les lourdes portes d’acier du silo s’ouvrirent et un grand nuage


d’argon s’en échappa, qui tourbillonna dans un sifflement furieux. Le
nuage semblait surgi de nulle part – le gaz comprimé avait fleuri en
une mousse écumeuse au contact de l’air extérieur, moins dense et
plus chaud.
Juliette Nichols passa une botte dans l’étroite ouverture. Les portes
ne s’ouvrirent que partiellement pour contenir les toxines mortelles,
pour maintenir la pression de l’échappement d’argon, elle dut donc
se tourner pour se glisser dans l’intervalle et sa combinaison frotta
contre les portes épaisses. Elle ne pensait qu’à une chose : le feu qui
bientôt ferait rage à l’intérieur du sas. C’était comme si les flammes
lui léchaient les talons, la forçaient à s’enfuir.
Elle tira sa deuxième botte du sas – et se trouva soudain dehors.
Dehors.
Il n’y avait rien au-dessus de sa tête casquée que les nuages, le ciel,
les étoiles invisibles.
Elle avança, à pas pesants, émergea du brouillard d’argon chuintant
et se découvrit sur une rampe qui montait et dont les encoignures
étaient encroûtées de poussière piégée par le vent. Il était facile
d’oublier que l’étage supérieur du silo était enterré. La vue de son
ancien bureau et de la cafétéria créait l’illusion d’être de plain-pied
avec le monde, d’avoir la tête dans le vent furieux, mais c’était
seulement parce que les capteurs s’y trouvaient.
Juliette baissa les yeux vers les chiffres sur sa poitrine et se rappela
ce qu’elle était censée faire. Elle gravit la rampe avec peine, la tête
baissée, les yeux rivés à ses bottes. Elle ne savait même pas comment
elle faisait pour bouger, si c’était l’hébétude à laquelle succombait le
condamné – ou un simple réflexe de conservation, de fuite devant le
brasier annoncé dans le sas, son corps retardant l’inévitable faute
d’arriver à réfléchir ou à se projeter au-delà de la prochaine poignée
de secondes.
Lorsqu’elle atteignit le sommet de la rampe, sa tête déboucha dans
un mensonge, un faux absolument grandiose. Une herbe verte
recouvrait les collines, pareille à de la moquette neuve. Les cieux
étaient d’un bleu enivrant, les nuages blanchis comme les meilleurs
draps, l’air émaillé d’êtres volants.
Même en sachant que ce n’était pas la réalité, qu’elle contemplait
un bobard de vingt centimètres sur cinq, la tentation d’y croire fut
écrasante. Elle en eut envie. Elle eut envie d’oublier ce qu’elle savait
du programme sournois du DIT, d’oublier tout ce dont elle avait
discuté avec Walker et de se laisser tomber dans l’herbe souple qui
n’existait pas, de se rouler dans la vie absente, de se défaire de cette
combinaison ridicule et d’aller crier son bonheur à travers le paysage
mensonger.
Elle regarda ses mains, les serra et les desserra autant que ses gants
épais le permettaient. C’était là son cercueil. Ses pensées
s’éparpillèrent lorsqu’elle lutta pour se rappeler ce qui était réel et ce
qui était un faux espoir ajouté en surimpression par le DIT et sa
visière. Le ciel n’était pas réel. L’herbe n’était pas réelle. Sa mort était
réelle. Le monde laid qu’elle avait toujours connu était réel. Et là,
pendant juste un instant, elle se souvint qu’elle était censée faire
quelque chose. Qu’elle aurait dû être en train de nettoyer.
Elle se retourna et regarda la tour aux capteurs, la voyant pour la
première fois. C’était un solide bloc d’acier et de béton muni d’une
échelle trouée par la rouille. Les globes abritant les capteurs étaient
plantés comme des verrues sur les faces de la tour. Juliette mit la
main sur sa poitrine, attrapa l’un des tampons de nettoyage et tira. Le
mot de Walker continuait à flotter dans son esprit : N’aie crainte.
Elle prit le tampon de laine rêche et le frotta contre son bras. Le
revêtement de sa combinaison ne se décolla pas, ne se desquama pas
comme le ruban thermique qu’elle avait jadis volé au DIT, celui qu’ils
avaient conçu pour qu’il se désagrège. C’était le genre de ruban
thermique avec lequel elle avait l’habitude de travailler, le modèle
des Machines.
Ils sont forts aux Fournitures, disait le mot de Walker. Il voulait
parler des gens du département. Après des années passées à aider
Juliette à mettre la main sur des pièces de rechange quand elle en
avait le plus besoin, ils avaient fait pour elle quelque chose
d’extraordinaire. Durant ses trois jours d’ascension et ses trois nuits
de solitude dans trois cellules différentes, alors qu’elle marchait vers
son bannissement, ils avaient remplacé les matériaux du DIT par ceux
des Machines. Ils s’étaient acquittés de leurs commandes de la façon
la plus retorse, et ça ne pouvait être que l’œuvre de Walker. Le DIT
avait ensuite – involontairement, et pour une fois – assemblé une
combinaison conçue pour durer, et non pour se désintégrer.
Juliette sourit. Sa mort, quoique certaine, s’en trouvait retardée.
Elle regarda longuement les capteurs, desserra les doigts et laissa
choir le tampon de laine dans l’herbe feinte. Se tournant vers la
colline la plus proche, elle fit de son mieux pour oublier les fausses
couleurs et les couches de vie projetées sur ce qu’elle avait vraiment
devant elle. Au lieu de céder à l’euphorie, elle se concentra sur la
façon dont ses bottes foulaient la terre tassée, prêta attention au vent
violent qui fouettait sa combinaison, écouta le léger sifflement des
grains de sable qui bombardaient son casque par tous les côtés. Un
monde terrifiant l’environnait, un monde dont elle avait
confusément conscience si elle se concentrait assez, un monde
qu’elle connaissait mais qu’elle ne voyait plus.
Elle commença à gravir la pente raide, se dirigeant à peu près vers
la métropole qui miroitait à l’horizon. Elle n’espérait guère y
parvenir. Tout ce qu’elle voulait, c’était mourir de l’autre côté des
collines afin que personne ne soit obligé de la regarder pourrir, que
Lukas le chasseur d’étoiles puisse continuer à venir au crépuscule
sans craindre d’apercevoir sa forme immobile.
Et soudain, le seul fait de marcher, d’avoir un but, lui fit du bien.
Elle allait se mettre à l’abri des regards. C’était un objectif plus
tangible que cette fausse ville qu’elle savait croulante.
Au milieu de la colline, elle rencontra deux grosses pierres. Elle
allait les contourner lorsqu’elle comprit où elle était, lorsqu’elle
comprit qu’elle avait emprunté le chemin le plus facile dans le pli de
deux pentes convergentes, où gisait le mensonge le plus horrible de
tous.
Holston et Allison. Masqués par la magie de sa visière. Recouverts
par un mirage de pierre.
Il n’y avait pas de mots. Rien à voir, rien à dire. Elle regarda vers le
bas de la colline et aperçut d’autres rochers reposant çà et là dans
l’herbe, placés non au hasard mais là où, autrefois, des nettoyeurs
étaient tombés.
Elle se retourna, laissant ces tristes objets derrière elle. Elle n’avait
aucun moyen de savoir de combien de temps elle disposait, ni de
combien de temps elle avait besoin pour soustraire son corps aux
regards de ceux qui jubileraient peut-être de le voir – et des
quelques-uns que cette vue affligerait.
S’élevant vers la crête de la colline, les jambes encore endolories
d’avoir remonté tout le silo, Juliette fut témoin des premiers accrocs
dans le voile mensonger du DIT. De nouvelles portions du ciel et de la
ville lui apparurent que la colline dissimulait lorsqu’elle se trouvait
en bas. Tandis que les étages supérieurs des monolithes lointains
étaient entiers et étincelants de faux soleil, elle vit, sous les vitres
bien nettes et l’acier éclatant, la ruine déliquescente d’un monde
abandonné. Elle voyait à travers les étages inférieurs de bon nombre
d’immeubles. Surmontés de ces sommets pesants ajoutés en
surimpression, ils semblaient prêts à s’effondrer à tout moment.
Sur le côté, des immeubles supplémentaires et inconnus n’avaient
pas du tout d’appuis, pas de fondations. Ils flottaient simplement
dans le ciel sombre. Ce même paysage de nuées grises et de collines
sans vie s’étendait dans toute la partie inférieure de l’horizon, jusqu’à
une ligne de bleu cru qui marquait la limite du champ couvert par le
programme.
L’incomplétude du leurre du DIT laissa Juliette perplexe. Était-ce
parce qu’ils n’avaient eux-mêmes aucune idée de ce qui s’étendait
derrière ces collines et ne pouvaient deviner ce qu’il fallait
modifier ? Ou avaient-ils jugé cet effort inutile, sachant que personne
n’irait jamais aussi loin ? Quoi qu’il en soit, cette vision illogique et
discordante lui donna le tournis. Elle se concentra donc sur ses pieds
pour faire la douzaine de pas qui la séparaient encore de la crête.
Au sommet, elle fit une pause, fouettée par de fortes rafales de
vent, se courbant dans leur turbulence. Elle parcourut l’horizon et
vit qu’elle se tenait sur la ligne de partage entre deux mondes. Au bas
de la pente qu’elle avait sous les yeux, dans un paysage qu’elle voyait
pour la première fois, s’étendait un monde nu, de poussière et de
terre desséchée, de bourrasques de vent et de petites tornades, d’air
qui pouvait tuer. C’était là une terre inconnue, et pourtant elle lui
était plus familière que tout ce qu’elle avait rencontré jusqu’ici.
Elle se retourna et regarda la voie qu’elle venait de gravir, les
herbes hautes qui oscillaient dans la brise douce, les fleurs éparses
qui faisaient la révérence, le bleu vif et le blanc éclatant du ciel. Une
fabrication maléfique, tentante mais fallacieuse.
Juliette admira une dernière fois cette illusion. Au milieu des
collines, elle remarqua la dépression circulaire qui semblait souligner
les contours du toit plat de son silo. Le reste de sa demeure habitable
était profondément niché dans le ventre de la terre. À la façon dont
le sol s’élevait tout autour de lui, on avait l’impression qu’un dieu
affamé avait prélevé une grosse cuillerée de terre. Le cœur lourd, elle
prit conscience que le monde dans lequel elle avait grandi lui était
désormais fermé, que sa maison et son peuple étaient à l’abri de
portes verrouillées et qu’il lui fallait se résigner à son destin. Elle
avait été bannie. Son temps était compté. Alors elle tourna le dos à la
vue attrayante et vivement colorée pour faire face à la poussière, à la
mort, au réel.

Lorsqu’elle entama sa descente, Juliette inspira l’air de sa


combinaison avec parcimonie. Elle savait que Walker lui avait fait
don d’un peu de temps, un temps dont personne avant elle n’avait
jamais bénéficié, mais combien ? Et pour quoi faire ? Elle avait déjà
atteint son objectif, elle était parvenue à se hisser hors de portée des
capteurs, alors pourquoi était-elle encore en train de marcher, de
tituber sur cette pente étrangère ? Était-ce l’inertie ? L’attraction de
la pesanteur ? Le spectacle de l’inconnu ?
À peine avait-elle commencé à descendre, marchant en direction
de la ville croulante, qu’elle s’arrêta pour scruter ce paysage nouveau.
L’élévation lui permettait de choisir l’itinéraire de sa dernière
marche, la première dans ces hautes dunes de terre sèche. Et c’est là,
regardant vers la ville en train de rouiller, qu’elle s’aperçut que la
dépression dans laquelle son silo était niché n’était pas un accident.
Les collines qui s’étendaient au loin présentaient un motif régulier.
Les cuvettes circulaires se succédaient et la terre s’élevait entre elles
comme pour protéger chaque trou de cuillère du vent caustique.
Juliette descendit dans celle qui se présentait, méditant sur cette
découverte, prenant garde à ses appuis. Elle écartait du pied les plus
grosses pierres et contrôlait sa respiration. Pour avoir travaillé dans
des bassins inondés lorsqu’elle débouchait les égouts, nagé sous une
gadoue qui faisait frémir les plus solides gaillards, elle savait qu’on
pouvait économiser l’air en restant calme. Elle leva les yeux et se
demanda si elle en avait assez pour franchir cette cuvette et gravir le
prochain haut talus.
C’est alors qu’elle vit la mince tour qui s’élevait au centre de la
cuvette, et dont le métal nu luisait dans le soleil avare. Ici, le paysage
n’était pas affecté par le programme de sa visière ; la réalité traversait
son casque, inaltérée. En voyant cela, cette tour aux capteurs si
familière, elle se demanda si elle avait fait un tour sur elle-même, si
elle avait embrassé l’horizon une fois de trop du haut de la colline, si
elle était en fait en train de crapahuter vers son silo, de revenir sur
ses pas.
La vue d’un nettoyeur mort et en train de se décomposer dans la
poussière sembla le confirmer. C’était tout juste une silhouette, les
lambeaux d’une vieille combinaison, les contours d’un casque.
Elle s’arrêta et toucha le sommet du casque du bout de sa botte. La
coquille se fendit et s’effondra. Les vents avaient depuis longtemps
disséminé toute la chair et les os qu’elle avait contenus.
Juliette chercha des yeux le couple endormi, mais ne trouva nulle
part le pli entre les deux dunes. Elle se sentit soudain perdue,
déconcertée. Elle se demanda si l’air avait fini par s’infiltrer à travers
les joints et le ruban thermique, si son cerveau était en train de
succomber à des vapeurs nocives, mais non. Elle était plus près de la
ville, marchait toujours vers l’horizon des tours, dont les sommets
apparaissaient toujours entiers et miroitants sous un ciel bleu tacheté
de nuages éclatants.
Cela signifiait que cette tour au-dessous d’elle… n’était pas la
sienne. Et que ces dunes, ces hauts remblais de terre morte, n’étaient
pas là pour faire barrage aux vents ou contenir l’air. Ils étaient là
pour arrêter les regards curieux. Ils étaient là pour masquer le
spectacle, la vue de ce qu’il y avait d’autre.
35

Lukas montait vers le palier du trente-huitième, le petit carton


contre sa poitrine. C’était un étage à usage mixte qui comportait des
bureaux, des magasins, une fabrique de plastique et l’une des petites
stations d’épuration du silo. Lukas poussa les portes et se pressa de
gagner la salle de contrôle principale des pompes, empruntant des
couloirs rendus calmes par le nettoyage du jour. Son passe-partout
du DIT lui permit d’entrer. La salle abritait une grande armoire
informatique, familière car elle figurait sur son planning de
maintenance du mardi. Lukas laissa les plafonniers éteints pour
éviter que les passants voient de la lumière par le hublot de la porte.
Il se glissa entre la haute armoire et le mur, se jeta à genoux et
extirpa sa lampe électrique de sa salopette.
Sous la douce lumière rouge de sa veilleuse, il écarta délicatement
les rabats du carton pour en dévoiler le contenu.
La culpabilité fut immédiate. Elle dégonfla la hâte, l’excitation de la
découverte, de l’intimité. Il ne se sentait pas coupable de braver son
patron ou de mentir à l’adjoint Marsh, ni de retarder une livraison
dont on lui avait dit toute l’importance. Mais de profaner les affaires
de Juliette. Les vestiges de son destin. Ses restes. Non son corps,
perdu à jamais, mais les traces de la vie qu’elle avait vécue.
Il inspira un grand coup, envisagea de repousser les rabats,
d’oublier ces effets, puis songea à ce qu’ils allaient devenir de toute
façon. C’était sûrement ses amis du DIT qui allaient farfouiller là-
dedans. Ils allaient déchirer le carton et se partager les affaires de
Juliette comme des gamins s’échangent des bonbons. Ils allaient
l’avilir.
Il ouvrit les rabats en grand et décida plutôt de lui faire honneur.
Il ajusta sa lampe et, sur le dessus, découvrit une liasse nouée avec
du fil de fer. Il la prit et la feuilleta. C’étaient des bons de vacances. Il
y en avait des dizaines. Il les porta à ses narines et s’étonna du
parfum acidulé de lubrifiant mécanique qui émanait du carton.
Sous ces bons se trouvaient quelques tickets de repas expirés. Le
coin d’une carte d’identité dépassait. Il la tira – une carte argentée,
celle qu’elle avait obtenue en devenant shérif. Il en chercha une autre
parmi les diverses cartes éparpillées, mais apparemment elle n’avait
pas encore été remplacée par une carte aux couleurs des Machines.
Peu de temps s’était écoulé entre son renvoi pour un délit et sa
condamnation à mort pour un autre.
Il prit le temps d’étudier la photo. Elle avait l’air récente. Juliette
était exactement comme dans son souvenir. Elle avait les cheveux
tirés et noués en arrière, bien plats sur sa tête. Il vit des mèches
échappées boucler de chaque côté de son cou et se souvint du
premier soir où il l’avait regardée travailler, quand elle avait tressé
ses longs cheveux elle-même, assise toute seule dans une flaque de
lumière, parcourant des pages et des pages tirées de ses fameux
dossiers.
Il passa son doigt sur la photo et rit devant son expression. Elle
avait le front plissé, les yeux aussi, comme si elle essayait de
déterminer ce que le photographe essayait de faire ou pourquoi
diable il lui fallait tant de temps. Il se couvrit la bouche pour
empêcher son rire de se transformer en sanglot.
Les bons regagnèrent le carton, mais la carte d’identité glissa dans
la poche avant de sa salopette, comme si Juliette, têtue, en avait
décidé ainsi. L’œil de Lukas fut ensuite attiré par une pince
multifonction qui avait l’air neuve, un modèle légèrement différent
du sien. Il la prit et se pencha pour tirer la sienne de sa poche
arrière. Il les compara, dépliant quelques-uns des outils de Juliette,
admirant la souplesse du mouvement et la netteté du déclic lorsqu’ils
se bloquaient. Après avoir nettoyé le sien, effacé ses empreintes et
enlevé un morceau de gaine électrique fondu, il échangea les pinces.
Il décida qu’il préférait porter ce souvenir d’elle et voir sa propre
pince disparaître à la réserve ou être bradée à un inconnu qui
n’aurait de toute façon pas apprécié la…
Des bruits de pas et des rires le figèrent sur place. Il retint son
souffle et s’attendit à voir entrer quelqu’un, à être ébloui par les
plafonniers. Le serveur crépitait et ronronnait à côté de lui. Les pas
s’éloignèrent dans le couloir, les rires s’estompèrent.
Il tentait le diable, il le savait, mais il restait des choses à regarder
dans le carton. Il fouilla à nouveau et trouva un coffret de bois
décoré, un objet ancien, un objet de valeur. Il était à peine plus grand
que sa paume et Lukas mit un moment à trouver comment l’ouvrir.
La première chose qu’il vit lorsque le couvercle glissa, ce fut une
bague, une alliance de femme. Il pouvait s’agir d’or massif, mais
c’était difficile à déterminer. Le halo rouge de sa lampe avait
tendance à diluer les couleurs, à tout rendre terne et sans vie.
Il chercha une inscription mais n’en trouva pas. C’était un curieux
artefact, cette bague. Il était sûr et certain que Juliette ne la portait
pas lorsqu’il l’avait connue et il se demanda si elle avait appartenu à
une parente, ou si c’était un héritage datant d’avant l’insurrection. Il
la reposa dans le coffret et prit le second objet qui s’y trouvait, une
sorte de bracelet. Non, pas un bracelet. En le sortant du coffret, il vit
qu’il s’agissait d’une montre, dont le cadran était si minuscule qu’il se
fondait dans le motif du bracelet orné de pierreries. Lukas examina
le cadran, et, au bout d’un moment, il s’aperçut que ses yeux ou la
lampe rouge lui jouaient des tours. À moins que ? Il regarda de plus
près pour en avoir le cœur net – et vit que l’une des aiguilles
incroyablement fines égrenait le passage du temps. La montre
fonctionnait.
Avant d’avoir pu songer au défi que représentait la dissimulation
de pareil objet ou ce qu’il encourait s’il était découvert en sa
possession, Lukas glissa la montre dans sa poche avant. Il regarda
l’alliance toute seule dans son coffret et, après un instant
d’hésitation, il l’escamota elle aussi. Il fourragea dans le carton,
ramassa quelques-unes des pièces qui traînaient dans le fond, les
plaça dans le coffret, puis il le referma et le remit où il l’avait pris.
Qu’était-il en train de faire ? Il sentit un filet de sueur couler de sa
tempe jusque sur son menton. La chaleur qui s’échappait de l’arrière
de l’ordinateur en activité semblait de plus en plus forte. Il frotta son
menton contre son épaule pour chasser cette démangeaison. Il
restait des choses dans le carton et il ne pouvait pas s’en empêcher :
il fallait qu’il continue à regarder.
Il trouva un petit bloc-notes et le feuilleta. Il contenait des listes et
des listes de choses à faire. Chacune d’entre elles avait été
soigneusement rayée. Il reposa le bloc-notes et voulut attraper une
feuille de papier pliée au fond du carton, avant de s’apercevoir qu’il y
en avait plus d’une. Il exhuma un gros paquet de feuilles reliées par
des attaches en laiton. Sur le haut, écrit de la même main que celle
du bloc-notes, il lut : “Salle de contrôle de la génératrice principale –
Mode d’emploi”.
Il l’ouvrit et trouva d’impénétrables schémas aux marges remplies
de notations, listées point par point. Elle avait l’air d’avoir compilé ça
elle-même, soit comme un mémento qu’elle avait établi en
découvrant le fonctionnement de la salle au fil du temps, soit comme
un guide conçu pour aider les autres. Le papier était recyclé sans
avoir été remâché, constata-t-il. Elle s’était contentée d’écrire au dos.
Il feuilleta le manuel, regarda les centaines de lignes de texte
imprimé sur les versos. Il y avait des notes dans les marges et le
même nom entouré encore et encore :
Juliette. Juliette. Juliette.
Il tourna le manuel pour voir ce qu’il y avait au dos et découvrit
qu’il s’agissait de la couverture d’origine. “La Tragique Histoyre de
Romeus et Juliette”, lut-il. Une pièce de théâtre. Lukas en avait
entendu parler. Devant lui, un ventilateur se mit en route au cœur du
serveur, soufflant de l’air sur les puces en silicone et les fils chauds.
Il essuya son front moite et remit la pièce dans le carton. Il rangea
soigneusement les autres objets et replia les rabats. Il se
contorsionna pour se relever, éteignit sa lampe et la fourra dans sa
poche, où elle se blottit contre la pince de Juliette. Le carton bien
calé sous le bras, il se tapota la poitrine et sentit la montre, la bague
et la carte d’identité de Juliette, sa photo. Le tout serré contre son
torse.
Lukas secoua la tête. Il se trouva complètement inconscient
lorsqu’il sortit en tapinois de la petite salle sombre, sous les regards
clignotants d’un grand panneau de voyants.
36

Il y avait des corps partout. Couverts de poussière et de terre, de


combinaisons rongées par les toxines voraces portées par les vents.
Juliette en vint à trébucher de plus en plus souvent. Puis ils se firent
omniprésents, masse de rochers jetés pêle-mêle, partout. Certains
portaient des combinaisons pareilles à la sienne, mais la plupart
étaient recouverts de haillons. Lorsque le vent soufflait sur ses bottes
et tous ces cadavres, des lanières d’étoffe ondulaient comme le
varech dans l’élevage de poissons du fond. Ne sachant comment les
contourner tous, elle en vint à enjamber les restes, s’approchant tant
bien que mal de la tour aux capteurs, environnée de centaines, peut-
être de milliers de cadavres.
Ce n’était pas des gens de son silo, réalisa-t-elle. Ç’avait beau être
une évidence, la sensation fut saisissante. D’autres gens. Qu’ils soient
morts ne diminuait en rien cette fracassante réalité : des gens avaient
vécu tout près et elle n’en avait jamais rien su. Sans savoir comment,
elle avait traversé un vide inhabitable, passant d’un univers à un
autre, étant la seule, peut-être, à l’avoir jamais fait, et voilà qu’elle
tombait sur un cimetière d’âmes étrangères, de gens exactement
comme elle qui avaient vécu et péri dans un monde à la fois si
semblable au sien et si proche.
Elle se fraya un chemin à travers une couche de cadavres épaisse
comme du roc friable, les formes se faisant de plus en plus
indistinctes. Ils s’entassaient haut, par endroits, et elle devait choisir
son itinéraire avec soin. Lorsqu’elle approcha de la rampe menant à
cet autre silo, elle fut dans l’obligation de marcher sur un corps ou
deux pour passer. On aurait dit qu’ils avaient essayé de s’enfuir et
s’étaient rués les uns sur les autres, formant leurs propres petites
collines en tentant désespérément d’atteindre les vraies. Mais
lorsqu’elle parvint à la rampe, elle vit une bousculade de corps à la
porte du sas et s’aperçut qu’ils avaient voulu regagner le silo.
Sa propre mort rôdait, imminente – une conscience de tous les
instants, une sensation nouvelle à même sa peau, entrant par tous ses
pores. Elle ferait bientôt partie de ces cadavres et, d’une certaine
façon, elle n’en avait pas peur. Elle avait traversé cette peur au
sommet de la colline et se trouvait maintenant en territoire nouveau,
à voir des choses nouvelles, un cadeau terrible pour lequel elle ne
pouvait que remercier la vie. La curiosité la poussait de l’avant, ou
peut-être était-ce l’influence de cette foule figée, qui se débattait
pour l’éternité, de ces corps qui nageaient les uns sur les autres, les
bras tendus vers les portes.
Elle se faufila parmi eux. Pataugea, quand il le fallait. Traversa des
corps brisés, caverneux, écarta du pied des os et des restes en
lambeaux, lutta pour atteindre les portes entrouvertes. Il y avait une
silhouette coincée entre leurs dents d’acier, un bras dedans, un bras
dehors. Un hurlement était piégé sur ses traits gris et desséchés, ses
orbites vides regardaient fixement.
Juliette était l’une d’entre eux, l’une de ces autres. Elle était morte,
ou presque. Mais alors qu’ils étaient figés dans leur mouvement, elle
continuait à aller de l’avant. Ils lui montraient le chemin. Elle tira sur
le corps qui bloquait l’ouverture, respirant bruyamment dans son
casque, son haleine couvrant l’écran de buée. La moitié du corps se
décoinça – l’autre moitié s’effondra entre les portes. Un nuage de
chair pulvérisée flotta entre les deux.
Juliette glissa l’un de ses bras à l’intérieur et essaya de se faufiler
de profil. Son épaule passa, puis sa jambe, mais pas son casque. Elle
tourna la tête et réessaya, mais son casque resta coincé entre les
portes. Elle eut un moment de panique en sentant les mâchoires
d’acier lui tenir la tête, supporter le poids de son casque alors qu’elle
avait les pieds à moitié décollés du sol. Elle tendit le bras aussi loin
qu’elle put, essaya de s’agripper au dos de la porte pour se tirer vers
l’intérieur, mais son torse était bloqué. Elle avait une jambe dedans et
une jambe dehors. Il n’y avait rien à pousser ni à tirer pour dégager
le reste de son corps. Elle était prise au piège, un bras à l’intérieur,
impuissant, s’agitant dans le vide, et sa respiration précipitée épuisait
sa réserve d’air.
Elle essaya de passer son autre bras dans l’ouverture. Elle ne
pouvait tourner le bassin, mais elle put plier le coude et glisser ses
doigts sur son ventre, dans l’interstice qui le séparait de la porte. Du
bout des doigts, elle agrippa le bord de l’acier et tira. Elle n’avait pas
d’appui dans cet étau. Elle n’avait que la force de ses doigts, de sa
prise. Et soudain elle n’eut pas envie de mourir, pas ici. Elle replia ses
doigts comme si elle voulait fermer le poing, les arqua sur le bord de
cette mâchoire d’acier. La pression fit craquer ses articulations. Elle
donna des coups de tête dans son casque, essaya de fracasser ce
maudit écran avec son front, se tordit et poussa et tira – et fut tout à
coup expulsée.
Elle déboula dans le sas en trébuchant, sa botte s’étant brièvement
prise entre les portes, et fit des moulinets pour trouver l’équilibre
tandis que son pied buttait contre un tas d’ossements calcinés et
soulevait un nuage de cendre. C’était les restes de ceux qui avaient
été pris dans les feux purificateurs du sas. Juliette se trouvait dans
une pièce carbonisée qui ressemblait étrangement à celle qu’elle
avait quittée un peu plus tôt. D’extravagants délires tournèrent dans
son esprit perdu et exténué. Peut-être était-elle déjà morte et il
s’agissait là de fantômes venus l’attendre. Peut-être avait-elle brûlé
vive dans le sas de son silo et ce n’était que ses rêves fous, sa façon
d’échapper à la douleur, avant de hanter cet endroit pour l’éternité.
Elle traversa les restes éparpillés et, parvenue à la porte intérieure,
elle appuya sa tête contre la vitre épaisse. Elle regarda si elle voyait
Peter Billings assis à son bureau. Ou bien Holston errant dans les
couloirs, spectre en quête du fantôme de sa femme.
Mais il ne s’agissait pas du même sas. Elle tâcha de se calmer. Elle
se demanda si l’air commençait à se raréfier dans son casque, si
respirer ses propres rejets était comme de baigner dans les
exhalaisons d’un moteur chaud, si ça asphyxiait son cerveau.
La porte était fermée. C’était la réalité. Ces milliers de gens étaient
morts, mais pas elle. Pas encore.
Elle essaya de tourner le gros volant qui condamnait la porte, mais
il était ou grippé ou verrouillé de l’intérieur. Juliette cogna sur le
hublot avec l’espoir d’être entendue par le shérif ou un employé de la
cafétéria. Il faisait noir à l’intérieur, mais elle peinait à croire qu’il n’y
ait personne dans les parages. Les gens vivaient dans les silos. Ils
n’étaient pas censés s’entasser aux alentours.
Personne ne répondit. Aucune lumière ne s’alluma. Elle se mit en
appui contre le volant, se rappela les instructions de Marnes, le
fonctionnement des mécanismes, mais ces leçons semblaient déjà si
lointaines et elle ne les avait pas jugées importantes sur le moment.
Elle se souvenait tout de même d’une chose : après le bain d’argon et
les feux de purification, la porte ne se déverrouillait-elle pas ?
Automatiquement ? Afin que le sas puisse être nettoyé ? Elle croyait
se souvenir que Marnes avait dit ça. Ce n’était pas comme si
quelqu’un risquait de revenir une fois que le feu avait fait son œuvre,
avait-il plaisanté. Était-ce un vrai souvenir ou était-elle en train de
l’inventer ? Était-ce le vœu pieux d’un esprit à court d’oxygène ?
Quoi qu’il en soit, le volant de la porte refusait de bouger. Juliette
pesa de tout son poids, mais il lui parut vraiment verrouillé. Elle
recula. Le banc où les nettoyeurs étaient préparés avant leur mort
était assez tentant. Elle était fatiguée du trajet, de sa lutte pour
franchir les portes. Et d’ailleurs, pourquoi essayait-elle d’entrer ? Elle
tourna sur place, indécise. À quoi cela rimait-il ?
Elle avait besoin d’air. Pour une raison ou pour une autre, elle
pensait en trouver dans le silo. Elle regarda autour d’elle, où les
ossements d’un nombre de cadavres incalculable étaient éparpillés.
Combien de morts ? Ils étaient trop enchevêtrés pour qu’on le sache.
Les crânes, pensa-t-elle. Si elle comptait les crânes, elle saurait. Elle
secoua la tête pour se défaire de cette idée absurde. Elle était
vraiment en train de perdre la raison.
“Le volant de la porte est un écrou grippé, dit une voix faiblissante
en elle. C’est un boulon qui force.”
Et n’avait-elle pas acquis la réputation de savoir tous les débloquer
alors qu’elle n’était encore qu’une ombre ?
Juliette se dit que c’était faisable. Graisse, chaleur, levier. Les trois
secrets pour un bout de métal qui refuse de bouger. Elle n’avait rien
de tout ça mais regarda tout de même à la ronde. Inutile de songer à
ressortir, elle savait qu’elle n’y parviendrait pas une seconde fois,
qu’elle n’était plus capable de ce genre d’effort. Il lui restait donc
cette pièce. Le banc était vissé au mur et maintenu par deux chaînes.
Juliette secoua les chaînes mais ne voyait pas comment les détacher,
ni à quoi elles lui serviraient de toute façon.
Dans le coin, il y avait un tuyau qui serpentait jusqu’à une série de
ventilations au plafond. Ce devait être l’arrivée d’argon, se dit-elle.
Elle prit le tuyau à deux mains, mit un pied sur le mur et tira d’un
coup sec.
Le raccord de la ventilation s’ébranla ; l’air toxique l’avait corrodé
et fragilisé. Juliette sourit, serra les dents et tira à nouveau de toutes
ses forces.
Le tuyau se décrocha de la ventilation et se plia à la base. Elle fut
soudain remplie d’excitation, comme un rat devant une grosse
miette. Elle attrapa le haut du tuyau et le tordit d’avant en arrière,
pliant et tirant le bout qui tenait encore. Le métal finissait toujours
par casser pour peu qu’on puisse le tordre un peu, qu’on le travaille
assez longtemps. Elle avait tant de fois senti la chaleur du métal
affaibli en le pliant et repliant jusqu’à ce qu’il cède.
La transpiration perla sur son front et scintilla dans la lumière
avare filtrée par sa visière. Elle dégoulina le long de son nez, embua
l’écran mais Juliette n’en continua pas moins à pousser et tirer et
pousser et tirer, d’un geste de plus en plus frénétique et désespéré…
Le tuyau cassa net, la prenant par surprise. Elle ne perçut qu’un
faible clac à travers son casque, et le long morceau de métal creux fut
libre. Il avait un bout tordu et froissé et l’autre rond, intact. Juliette se
retourna vers la porte, cette fois munie d’un outil. Elle passa le tuyau
dans le volant, en laissant dépasser la plus grande longueur possible
sans racler le mur. Elle le saisit de ses deux mains gantées, se hissa
dessus jusqu’à la taille, penchée sur la barre, son casque touchant la
porte. Elle se balança sur le levier, sachant que c’était un mouvement
saccadé qui décoinçait un boulon plutôt qu’une force constante. Elle
recula vers le bout du tuyau, le regarda se tordre un peu, craignit de
le voir se casser en deux avant que la porte ait pu bouger d’un pouce.
Lorsqu’elle parvint au bout – à l’effet de levier maximal –, elle fit
jouer son poids de toutes ses forces, et elle jura quand le tuyau céda.
Il y eut un grand fracas, à peine assourdi par sa combinaison, et elle
tomba au sol en se faisant mal au coude.
Le tuyau était à l’oblique sous elle et il lui rentrait dans les côtes.
Juliette essaya de respirer normalement. La sueur gouttait sur la
visière et lui troublait la vue. Elle se releva et vit que le long tube
n’était pas cassé. Elle se demanda s’il s’était délogé du volant, mais il
était toujours pris entre les rayons.
Incrédule, excitée, elle le retira par l’autre bout. Elle saisit les
rayons à deux mains et pesa de tout son poids sur le volant.
Qui tourna.
37

Walker parvint au bout du couloir et dut quitter les limites


rassurantes d’un corridor étroit pour s’avancer dans le vaste hall
d’entrée des Machines. La salle, vit-il, était pleine d’ombres. Les
jeunes gens traînaient par grappes, chuchotaient entre eux. Trois
garçons accroupis près d’un mur lançaient des cailloux, pariant des
jetons. Walker entendit une douzaine de voix entremêlées sortir de
la cantine à l’autre bout du hall. Les modèles avaient fait sortir ces
jeunes oreilles pour pouvoir parler entre adultes. Il inspira
profondément et se hâta de traverser cette maudite salle ouverte en
se concentrant sur chaque pas, n’avançant qu’un pied à la fois, vivant
chaque petite portion de sol comme une conquête.
Au bout d’une petite éternité, il put enfin se jeter contre le mur
opposé et, de soulagement, serrer les panneaux d’acier dans ses bras.
Derrière lui, les ombres rirent, mais il était trop effrayé pour s’en
soucier. Glissant le long de l’acier riveté, il attrapa le bord de la porte
de la cantine et se hissa à l’intérieur. Son soulagement fut immense.
Même si la cantine faisait plusieurs fois la taille de son atelier, au
moins était-elle pleine de meubles et de gens qu’il connaissait. Le dos
au mur, l’épaule touchant la porte ouverte, il pouvait presque faire
semblant qu’elle était plus petite. Il se laissa tomber au sol et se
reposa pendant que les hommes et les femmes des Machines
débattaient, élevaient la voix et se contredisaient, agités.
— De toute façon, elle doit plus avoir d’air à l’heure qu’il est, disait
Rick.
— Ça, t’en sais rien, dit Shirly.
Elle était debout sur une chaise pour être au moins aussi grande
que les autres. Elle parcourut la salle du regard.
— On ne sait pas quels progrès ils ont fait.
— C’est parce qu’ils ne veulent pas nous le dire !
— Peut-être que ça s’est arrangé, dehors.
À ces mots, l’assemblée s’apaisa. Attendant de voir, peut-être, si la
voix oserait en dire plus et sortir de l’anonymat. Walker étudia les
regards de ceux qui lui faisaient face. Dans leurs yeux grands
ouverts, peur et excitation se mêlaient. Le double nettoyage levait
certains tabous. On avait fait sortir les ombres. Les adultes se
sentaient pleins d’ardeur et libres d’exprimer des pensées interdites.
— Et si c’est le cas, si ça s’est vraiment arrangé ? demanda
quelqu’un d’autre.
— En deux semaines ? Moi je vous le dis, les gars, c’est
les combinaisons ! Ils ont trouvé comment faire les combinaisons !
Marck, un pétrolier, promena sur l’assemblée un regard plein de
colère.
— J’en suis sûr, dit-il. Ils ont réglé le problème des combinaisons et
maintenant nous avons une chance !
— Une chance de quoi ? grommela Knox.
Assis à l’une des tables, le grisonnant chef des Machines piochait
dans son petit-déjeuner.
— Une chance d’envoyer d’autres gens de chez nous errer dans les
collines jusqu’à ce qu’ils n’aient plus d’air ?
Il secoua la tête et avala une autre cuillerée avant de brandir son
couvert dans leur direction.
— Ce dont il faut qu’on parle, dit-il en mastiquant, c’est de cette
parodie d’élection, de cette enflure de maire, du fait qu’on nous tient
à l’écart de tout ici…
— Ils n’ont pas trouvé comment faire les combinaisons, articula
Walker, encore essoufflé après son épreuve.
— C’est nous qui faisons tourner cet endroit, continua Knox en
s’essuyant la barbe. Et qu’est-ce qu’on y gagne ? Des doigts en
compote et une paye minable. Et maintenant, ils viennent chercher
les nôtres et les envoient dehors pour entretenir une vue dont on n’a
rien à secouer !
Il assena un puissant coup de poing sur la table, faisant bondir son
bol.
Walker s’éclaircit la gorge. Il resta accroupi par terre, le dos au
mur. Personne ne l’avait vu entrer ni entendu la première fois qu’il
avait parlé. Maintenant que Knox avait effrayé et calmé tout le
monde, il essaya à nouveau.
— Ils n’ont pas trouvé comment faire les combinaisons, dit-il, un
peu plus fort cette fois.
Shirly l’aperçut de son perchoir. Sa mâchoire se décrocha, elle
resta bouche bée. Elle le montra du doigt et une douzaine de têtes se
tournèrent.
Ils le regardèrent, ébahis. Walker essayait toujours de retrouver
son souffle et devait sembler à l’article de la mort. Courtnee, une des
jeunes de la plomberie qui était toujours gentille avec lui lorsqu’elle
passait à l’atelier, se leva de sa chaise et se rua auprès de lui. Elle
chuchota son prénom, surprise, et l’aida à se relever, le pressant de
venir à la table et de prendre sa place.
Knox écarta son bol et donna une grande claque sur la table.
— Les gens se mettent à déambuler partout, ma parole !
Walker leva des yeux penauds et vit le vieux chef des Machines lui
sourire à travers sa barbe. Deux douzaines de personnes le
dévisageaient également, tous en même temps. Walker salua
mollement, puis baissa les yeux vers la table. C’était soudain trop
d’attention.
— Tous ces cris t’ont réveillé, l’ancien ? Tu t’en vas de l’autre côté
des collines, toi aussi ?
Shirly sauta de sa chaise.
— Oh mon Dieu, je suis désolée. J’ai oublié de lui apporter son
petit-déjeuner.
Elle se précipita vers la cuisine pour aller lui chercher à manger
alors que Walker essayait de lui faire signe que ce n’était pas la peine.
Il n’avait pas faim.
— C’est pas…
Sa voix se cassa. Il réessaya.
— Je suis venu parce que j’ai entendu la nouvelle, murmura-t-il.
Jules. Disparue.
Il fit un geste de la main, la courbant au-dessus d’une colline
imaginaire qui s’élevait sur la table.
— Mais c’est pas le DIT qu’a trouvé quoi que ce soit.
Il regarda Marck et se tapa sur la poitrine.
— C’est moi.
Un murmure de conversation se tut dans le coin de la salle. Plus
personne ne sirotait son jus de fruits, plus personne ne bougeait. Ils
étaient toujours à moitié sidérés de voir Walker sorti de son atelier,
qui plus est pour se mêler à leur foule. Aucun d’entre eux n’était
assez vieux pour se rappeler la dernière fois qu’il s’était promené
dans les couloirs. Pour eux, Walker était cet électricien fou qui vivait
dans son antre et ne voulait plus former aucune ombre.
— C’est-à-dire ? demanda Knox.
Walker inspira un grand coup. Il allait parler quand Shirly revint et
posa un bol d’avoine chaud devant lui, la cuillère plantée au milieu
tant la préparation était épaisse. Exactement comme il l’aimait. Il prit
le bol entre ses mains, se réchauffa les paumes. Il se sentit soudain
très fatigué, accusant le coup après sa nuit blanche.
— Walk ? demanda Shirly. Ça va ?
Il acquiesça et la congédia d’un signe, leva les yeux pour regarder
Knox.
— Jules est venue me voir l’autre jour.
Il hocha la tête, prenant confiance en lui. Il essaya de faire
abstraction du nombre de personnes qui le regardaient et des
plafonniers qui scintillaient dans ses yeux larmoyants.
— Elle avait une théorie au sujet de ces combinaisons, du DIT.
D’une main, il brassa son avoine, s’armant de résolution pour dire
l’impensable. Mais à son âge, après tout, qu’est-ce que les tabous
pouvaient bien lui faire ?
— Vous vous souvenez du ruban thermique ?
Il se tourna vers Rachele, qui travaillait dans la première équipe et
connaissait bien Juliette. Elle hocha la tête.
— Jules a découvert que c’était pas par accident si le ruban se
cassait comme ça.
Il opina pour lui-même.
— Elle a tout découvert, tout compris.
Il prit une cuillerée d’avoine, non qu’il eût faim mais il aimait la
brûlure du couvert chaud sur sa langue. La salle resta silencieuse, en
attente. On entendait à peine les ombres chuchoter et jouer
calmement dans le hall.
— Les Fournitures, je leur en ai rendu des services au fil des ans,
expliqua-t-il. Un bon paquet de services. Alors je leur ai demandé de
me renvoyer la balle une fois pour toutes. Je leur ai dit qu’on serait
quittes.
Il regarda ce groupe d’hommes et de femmes des Machines et en
entendit d’autres, debout dans l’entrée, qui étaient arrivés plus tard
mais qui avaient compris, à l’attitude figée de la salle, qu’il fallait se
tenir coi.
— On a piqué pas mal de matériel au DIT par le passé. En tout cas,
moi, je l’ai fait. C’est eux qu’ont tous les meilleurs fils et composants
électroniques pour leurs combinaisons…
— Bande de rats, marmonna quelqu’un, et ils ne furent pas peu à
l’approuver.
— Alors j’ai dit aux Fournitures de leur rendre la politesse. Dès que
j’ai su qu’ils l’avaient emmenée…
Walker fit une pause et s’essuya les yeux.
— Dès que j’ai su, je leur ai écrit que c’était le moment de me
renvoyer la balle, je leur ai dit de remplacer tout ce que ces salauds
leur demandaient avec nos fournitures à nous. Ce qu’on avait de
mieux. Et surtout, qu’ils n’y voient que du feu.
— T’as fait quoi ? demanda Knox.
Walker hochait la tête sans s’arrêter. Il était bon de laisser sortir la
vérité.
— Ils faisaient exprès de faire des combinaisons défectueuses. Pas
parce que l’air n’est pas si dangereux que ça dehors, ça, je crois pas.
Mais ils veulent pas que ton corps disparaisse de leur vue, non
monsieur.
Il touilla son avoine.
— Ils veulent tous nous avoir sous les yeux.
— Alors elle va bien ? demanda Shirly.
Walker fronça les sourcils et secoua lentement la tête.
— Je vous l’ai bien dit, les gars, lança quelqu’un. Elle doit plus avoir
d’air à l’heure qu’il est.
— Dans tous les cas, elle serait morte, répliqua quelqu’un d’autre,
et la dispute reprit. Ça prouve seulement qu’ils se foutent bien de
notre gueule !
Walker dut en convenir.
— Hé, tout le monde, on se calme, rugit Knox.
Mais il avait l’air le moins calme de tous. D’autres travailleurs
entraient à la queue leu leu maintenant que le moment de silence
semblait passé. Ils s’amassaient autour de la table, le visage empreint
d’inquiétude.
— Ça y est, dit Walker pour lui-même, voyant ce qui était en train
de se produire, ce qu’il avait déclenché.
Il regarda ses amis et compagnons de travail se mettre dans tous
leurs états et aboyer dans le vide, réclamant des réponses, leurs
passions excitées.
— Ça y est, répéta-t-il, et il la sentait qui couvait, prête à éclater.
Çayest çayest…
Courtnee, qui le surveillait encore du coin de l’œil et s’occupait de
lui comme d’un invalide, prit son poignet dans ses mains délicates.
— Quoi ? demanda-t-elle.
Elle fit signe aux autres de se taire pour pouvoir entendre. Elle se
pencha vers lui.
— Walk, dis-moi, quoi ? Qu’est-ce qui y est ? Qu’es-tu en train de
dire ?
— C’est comme ça que ça commence, murmura-t-il, dans une salle
redevenue silencieuse.
Il leva les yeux vers tous les visages, les passa en revue, et vit dans
leur fureur, qui faisait voler les tabous en éclats, qu’il avait raison de
s’inquiéter.
— L’insurrection. C’est comme ça qu’elle commence…
38

Lukas parvint au trente-quatrième hors d’haleine et cramponné au


petit carton, plus épuisé par toutes les lois qu’il avait enfreintes que
par cette montée, habituelle, jusqu’à son lieu de travail. Il avait
encore le goût métallique de l’adrénaline dans la bouche de s’être
caché derrière les serveurs pour fouiller dans les affaires de Juliette.
Il se tapota la poitrine, y sentit les objets dérobés et son cœur, qui
battait à tout rompre.
Lorsqu’il eut un peu repris contenance, il tendit la main vers les
portes du DIT et il faillit se briser un doigt quand elles volèrent vers
lui. Sammi, un technicien de sa connaissance, sortit en trombe et
disparut. Lukas cria son nom mais son aîné était déjà parti, montant
l’escalier quatre à quatre.
Il y avait davantage de tumulte dans le hall d’entrée : des voix
hurlaient les unes par-dessus les autres. Lukas entra prudemment, se
demandant la raison de ce tapage. Il tint la porte avec son coude et se
glissa dans l’entrée, le carton serré contre sa poitrine.
L’essentiel des hurlements, semblait-il, provenait de Bernard. Le
directeur du DIT se tenait devant les barrières de sécurité et aboyait
tour à tour sur chacun des techniciens. Non loin, Sims, le directeur
de la sécurité du DIT, passait le même genre de savon à trois hommes
en salopette grise. Lukas resta figé devant la porte, intimidé par ce
duo furieux.
Quand Bernard l’aperçut, il se tut net et se fraya un chemin entre
les techniciens tremblants pour venir l’accueillir. Lukas ouvrit la
bouche pour dire quelque chose, mais son patron ne s’intéressait pas
tant à lui qu’à ce qu’il avait entre les mains.
— C’est ça ? demanda Bernard, lui arrachant la boîte.
— Ça ?
— Tout ce que cette graisseuse possédait tient dans ce foutu
carton ?
Bernard tira sur les rabats.
— Y a tout ?
— Euh… tout ce qu’on m’a donné, balbutia Lukas. Marsh a dit…
— Oui, l’adjoint m’a envoyé une dépêche pour me faire part de ses
crampes. Le Pacte devrait stipuler une limite d’âge pour ces gens-là,
je vous jure. Sims !
Bernard se retourna vers son directeur de la sécurité.
— Salle de réunion. Maintenant.
Lukas pointa le doigt vers les barrières de sécurité et, plus loin,
vers la salle des serveurs.
— Je ferais probablement mieux d’aller…
— Viens avec moi, dit Bernard, qui passa son bras dans le dos du
jeune homme et lui pressa l’épaule. J’ai besoin de toi sur ce coup-là.
Apparemment, il y a de moins en moins de ces têtes de rat à qui je
peux faire confiance.
— À… à moins que vous n’ayez besoin de moi sur les serveurs. On
avait ce problème avec l’unité 13…
— Ça peut attendre. Cette affaire est plus importante.
Bernard le fit avancer vers la salle de réunion, sur les talons de
l’imposant Sims. L’agent de sécurité ouvrit la porte et la leur tint,
fronçant les sourcils au passage du jeune homme. Lukas sentait la
sueur couler sur sa poitrine, il sentait une chaleur coupable sous ses
aisselles et dans son cou. Il se vit soudain projeté contre la table et
immobilisé pendant qu’on lui tirait des objets de contrebande des
poches, qu’on les lui agitait sous les nez…
— Assieds-toi, dit Bernard.
Il posa le carton sur la table et Sims et lui se mirent à en vider le
contenu pendant que Lukas s’enfonçait dans une chaise.
— Bons de vacances, dit Sims, sortant la liasse de tickets.
Lukas vit comme ses muscles ondulaient sur ses bras au moindre
de ses mouvements. Sims avait été technicien, autrefois, mais son
corps avait continué à se développer jusqu’à ce qu’il apparaisse trop
évidemment taillé pour d’autres missions, moins cérébrales. Il porta
les tickets à ses narines, renifla et fit une grimace de dégoût.
— Ça sent le graisseux en sueur.
— Des faux ? demanda Bernard.
Sims secoua la tête. Bernard était en train d’inspecter le petit
coffret en bois. Il l’agita et toqua dessus, écouta les jetons cliqueter à
l’intérieur. Il l’examina sous toutes les coutures, en quête d’une
charnière ou d’un fermoir.
Lukas faillit laisser échapper que le couvercle glissait, que la
facture en était si délicate qu’on voyait à peine les jointures et que ça
demandait un petit effort. Bernard grommela quelque chose et écarta
le coffret.
— Qu’est-ce que vous cherchez, au juste ? demanda Lukas.
Il se pencha en avant et attrapa le coffret, fit mine de l’examiner
pour la première fois.
— N’importe quoi. Un putain d’indice, aboya Bernard.
Il regarda Lukas, l’air courroucé.
— Comment cette graisseuse a-t-elle pu passer la colline ? C’est
elle qui a fait quelque chose ? C’est l’un de mes techniciens ? C’est
quoi ?
Lukas ne comprenait toujours pas la raison de cette colère. Elle
n’avait pas nettoyé, bon, et alors – Holston venait de le faire de toute
façon. Bernard était-il furieux parce qu’il ne savait pas pourquoi elle
avait survécu si longtemps ? Ça, il pouvait le comprendre. Chaque
fois qu’il réparait quelque chose sans le faire exprès, ça le rendait
presque aussi dingue qu’une panne. Il avait déjà vu Bernard en
colère, mais cette fois, c’était différent. Il était carrément furieux.
Fou furieux. Exactement comme il le serait lui-même s’il connaissait
ce genre de succès historique sans parvenir à mettre le doigt sur la
cause.
Pendant ce temps, Sims avait trouvé le bloc-notes et commençait à
le feuilleter.
— Hé, patron…
Bernard le lui arracha et le parcourut, tournant les pages à toute
vitesse.
— Il faudra que quelqu’un lise tout ça, dit-il.
Il remonta ses lunettes sur son nez.
— Il y a peut-être des indices de collusion là-dedans…
— Hé, regardez, dit Lukas en montrant le coffret. Ça s’ouvre.
Il leur montra le couvercle coulissant.
— Donne voir.
Bernard jeta le bloc-notes sur la table afin de s’emparer du coffret.
Il fronça le nez.
— Que des jetons, dit-il avec dépit.
Il les déversa sur la table et s’apprêtait à jeter la boîte sur le côté,
mais Sims la lui prit.
— C’est une antiquité, dit le colosse. Vous pensez que c’est un
indice, ou je peux…
— Mais oui, prends-le, je t’en prie.
Et Bernard de jeter ses deux bras vers la vitre donnant sur le hall.
— Parce qu’on n’a rien de plus important à foutre en ce moment,
tête de nœud, c’est ça ?
Sims se contenta de hausser les épaules et de glisser le coffret dans
sa poche. Lukas aurait donné n’importe quoi pour être ailleurs,
n’importe où dans le silo sauf ici.
— Peut-être qu’elle a simplement eu de la chance, proposa Sims.
Bernard s’était mis à vider le reste du carton sur la table, le
secouant pour en faire tomber le manuel que Lukas savait coincé
dans le fond. Il s’interrompit dans son effort et lorgna vers Sims par-
dessus les montures de ses lunettes.
— De la chance, répéta-t-il.
Sims hocha la tête.
— Ça doit être ça, fit Bernard.
— Tu crois ?
— Fous-moi le camp, imbécile !
Bernard pointa le doigt vers la porte.
— Dégage !
Le directeur de la sécurité sourit, comme s’il y avait de quoi, mais
déplaça sa masse vers la sortie. Il se glissa par la porte entrebâillée et
la fit doucement cliqueter derrière lui.
— Je suis cerné de crétins, dit Bernard lorsqu’ils furent seuls.
Lukas tenta de se persuader que cette insulte n’était pas dirigée
contre lui.
— À l’exception des personnes présentes, ajouta Bernard, comme
s’il lisait dans ses pensées.
— Merci.
— Toi au moins tu sais réparer un putain de serveur. Je me
demande vraiment à quoi je paye toutes ces têtes de con !
Il poussa à nouveau ses lunettes sur l’arête de son nez, et Lukas
essaya de se rappeler si le directeur du DIT avait toujours autant juré.
Il lui semblait que non. Était-ce sa fonction de maire par intérim qui
le mettait sous pression ? Quelque chose avait changé. Il trouvait
même étrange de continuer à le considérer comme son ami.
L’homme semblait tellement plus important, tellement plus occupé.
Peut-être craquait-il sous le poids de ses nouvelles responsabilités,
peut-être souffrait-il d’être celui qui envoyait de braves gens au
nettoyage…
— Tu sais pourquoi je n’ai jamais pris d’ombre ? demanda Bernard.
Il feuilleta le manuel, vit la pièce au verso et retourna la brochure.
Il regarda Lukas, qui leva les paumes et haussa les épaules.
— C’est parce que je frémis à l’idée que quelqu’un d’autre puisse
diriger cet endroit un jour.
Lukas supposa qu’il parlait du DIT, non du silo. Bernard lui-même
n’était pas maire depuis très longtemps.
Bernard posa la pièce et regarda par la vitre, derrière laquelle des
voix assourdies se disputaient à nouveau.
— Mais un de ces jours, je vais devoir le faire. J’arrive à l’âge où on
voit ses amis, les gens avec qui on a grandi, tomber comme des
mouches, mais où on est encore assez jeune pour faire semblant
qu’on ne sera jamais concerné.
Son regard revint vers Lukas. Ce tête-à-tête avec Bernard mettait le
jeune technicien mal à l’aise. C’était la première fois.
— On a déjà vu des silos disparaître à cause de l’orgueil d’un
homme, lui dit Bernard. Il suffit d’un manque de prévoyance, de faire
comme si on allait toujours être là, mais parce qu’un seul homme
disparaît – dit-il avec un claquement de doigts –, et laisse derrière lui
un vide qui aspire tout, un silo peut être réduit à néant.
Lukas mourait d’envie de demander à son patron de quoi diable il
parlait.
— Je crois que ce jour est venu.
Bernard contourna la longue table de réunion, abandonnant les
vestiges de la vie de Juliette. Lukas effleura les objets du regard. La
culpabilité qu’il avait ressentie avait disparu lorsqu’il avait vu
comment Bernard traitait les affaires de la jeune femme. Il regrettait
même de ne pas en avoir caché davantage.
— Ce dont j’ai besoin, c’est de quelqu’un qui ait déjà accès aux
serveurs, dit Bernard.
Lukas se tourna de côté et s’aperçut que le petit homme
ventripotent se tenait juste à côté de lui. Il glissa sa main jusqu’à sa
poche avant pour s’assurer qu’elle n’était pas en train de bâiller et
d’étaler son contenu sous les yeux de Bernard.
— Sammi est un bon technicien. J’ai confiance en lui, mais il est
presque aussi vieux que moi.
— Vous n’êtes pas si vieux que ça, dit Lukas, essayant d’être poli,
de rassembler ses esprits.
Il ne comprenait pas vraiment ce qui se passait.
— Rares sont les gens que je considère comme mes amis, dit
Bernard.
— Je suis touché…
— Tu es probablement celui en qui…
— C’est réciproque…
— J’ai connu ton père. C’était un type bien.
Lukas déglutit et hocha la tête. Il leva les yeux vers Bernard et
s’aperçut que l’homme lui tendait la main. Depuis un moment déjà. Il
tendit la sienne, ne sachant toujours pas clairement ce qu’on lui
offrait.
— J’ai besoin d’une ombre, Lukas.
La main de Bernard paraissait petite dans celle de Lukas. Le jeune
homme regarda son bras se faire secouer.
— Je veux que tu sois cette personne.
39

Juliette se fraya un passage par la porte intérieure du sas et se


dépêcha de la refermer. L’obscurité l’engloutit lorsque le lourd
panneau grinça sur ses gonds et retomba sur ses joints secs. À tâtons,
elle chercha le grand volant de verrouillage et pesa sur les rayons, qui
tournèrent jusqu’à ce que la porte soit hermétiquement close.
L’air de sa combinaison était de moins en moins respirable ; elle se
sentait gagnée par le vertige. Elle se retourna, garda une main sur le
mur et, d’un pas incertain, s’avança dans l’obscurité. La bouffée d’air
extérieur qu’elle avait fait entrer semblait s’accrocher à son dos
comme une horde d’insectes enragés. Juliette tituba à l’aveugle dans
le couloir, s’efforçant de mettre de la distance entre elle et les morts
qu’elle venait de quitter.
Il n’y avait pas de lumières, pas de halos provenant des écrans
muraux et de leurs vues du monde extérieur. Elle pria pour que la
disposition soit la même, pour qu’elle puisse trouver son chemin.
Elle pria pour que l’air de sa combinaison l’alimente encore un
moment, pour que l’air du silo ne soit pas aussi vicié et toxique que
les vents extérieurs. Ou – tout aussi funeste – pour que l’air du silo
ne soit pas aussi dépourvu d’oxygène que l’était désormais sa
combinaison.
Sa main frôla les barreaux d’une cellule exactement là où ils
devaient être, lui donnant l’espoir de pouvoir s’orienter dans
l’obscurité. Elle ne savait pas trop ce qu’elle espérait trouver dans ce
noir de suie – elle n’avait pas de plan pour gagner son salut –, elle se
contentait de s’éloigner des horreurs de l’extérieur. C’est à peine si
elle réalisait qu’elle y avait été, qu’elle s’était trouvée dehors, et
arrivait maintenant dans un endroit nouveau.
Alors qu’elle traversait le bureau à tâtons, inspirant les dernières
bouffées d’air de son casque, ses pieds butèrent dans quelque chose
et elle s’étala de tout son long. Elle atterrit rudement sur une masse
souple, tâtonna et sentit un bras. Un corps. Plusieurs corps. Elle les
escalada et la chair spongieuse lui parut plus humaine et solide que
les os et les écorces vides de l’extérieur – et plus difficile à franchir.
Elle sentit un menton. Son poids faisait tourner les cous et elle faillit
perdre l’équilibre. Son corps se rétractait en sentant ce qu’elle était
en train de faire, avait le réflexe de s’excuser, de retirer ses bras et
ses jambes de là, mais elle se força à en gravir un tas dans les
ténèbres quand, soudain, son casque cogna contre la porte du
bureau.
Sans prévenir – le choc fut assez fort pour que Juliette voie trente-
six chandelles et qu’elle craigne de s’évanouir. Elle leva la main et
chercha la poignée. Elle aurait aussi bien pu garder les yeux fermés
tant le noir était complet. Même les entrailles des Machines n’avaient
jamais connu nuit si parfaite, si profonde.
Elle trouva la poignée et poussa. La porte était déverrouillée mais
refusait de bouger. Juliette se remit sur ses pieds, ses bottes
labourant des corps sans vie, et donna de l’épaule contre la porte.
Elle voulait sortir.
La porte bougea. Un peu. Elle sentit quelque chose glisser derrière,
imagina un autre tas de cadavres. Elle se jeta contre le battant, encore
et encore, faisant résonner dans son casque des grognements d’effort
et d’infimes cris de frustration. Ses cheveux libres et trempés de
sueur se collaient contre son visage. Elle n’y voyait rien. N’arrivait
plus à respirer. S’affaiblissait à mesure qu’elle empoisonnait sa
propre atmosphère.
Quand la porte s’entrouvrit, elle essaya de forcer le passage, passa
d’abord une épaule, puis son casque, tira son bras et sa jambe
restants derrière elle. Elle tomba par terre et, rampant, poussa de
tout son poids contre la porte, la fermant complètement.
Il y avait une faible lueur, presque impossible à déceler au début.
Une barricade de tables et de chaises l’assiégeait, qu’elle avait
renversées en forçant la voie. Leurs bords durs et leurs pieds effilés
semblaient résolus à la prendre au piège.
Juliette s’entendit suffoquer et sut que son délai avait expiré. Elle
s’imagina couverte de poison comme elle l’aurait été de cambouis.
L’air toxique qu’elle avait fait entrer avec elle était un nuage de
vermine qui n’attendait qu’une chose : qu’elle s’extraie de sa coquille
pour se faire dévorer.
À la place, elle envisagea de s’allonger et de laisser sa réserve d’air
s’épuiser. Elle serait préservée, dans cette chrysalide, cette robuste
combinaison, ce présent de Walker et du peuple des Fournitures.
Son corps reposerait pour l’éternité dans ce silo obscur qui n’aurait
pas dû exister – mais c’était tellement mieux que de pourrir sur une
colline sans vie et de s’envoler, morceau par morceau, au gré des
caprices de la brise. Ce serait une bonne mort. Elle haleta, fière
d’être parvenue dans un lieu qu’elle avait choisi, d’avoir surmonté
ces derniers obstacles. Affalée contre la porte, elle fut à deux doigts
de s’allonger et de fermer les yeux – n’eût été le démon de la
curiosité.
Juliette leva ses mains et les étudia dans la lueur faible provenant
de l’escalier. Les gants brillants – enrobés de ruban thermique et
fondus en une peau lumineuse – lui donnaient des airs de machine.
Elle passa ses mains sur le sommet de son casque et réalisa qu’elle
était une sorte de grille-pain ambulant. Lorsqu’elle n’était encore
qu’une ombre aux Machines, elle avait la mauvaise habitude de
démonter les choses, même celles qui fonctionnaient. Et qu’est-ce
que Walker disait d’elle ? Qu’elle n’aimait rien tant que de regarder
dans le ventre des grille-pain.
Juliette se redressa et s’efforça d’être lucide. Ses sensations
s’émoussaient, et avec elles sa volonté de vivre. Elle secoua la tête et
se remit sur ses pieds, envoyant valser une pile de chaises. Elle était
le grille-pain, réalisa-t-elle. Sa curiosité lui commandait de tout
démonter. Pour voir, cette fois, ce qu’il y avait à l’extérieur. Pour
prendre une inspiration et savoir.
Elle fendit le mur de tables et de chaises, désirant mettre toujours
plus de distance entre elle et l’air nocif qu’elle avait pu faire entrer.
Les cadavres qu’elle avait escaladés dans le bureau du shérif lui
avaient paru entiers. À l’état naturel. Pris au piège dans la pièce et
morts de faim, peut-être, ou par asphyxie. Mais pas corrodés.
N’empêche, malgré son étourdissement et son besoin d’air, elle
voulait trouver un moyen de se doucher avant d’ouvrir le casque, elle
voulait diluer les toxines comme elle l’aurait fait en cas d’accident
chimique aux Machines.
Elle se sortit de la barricade et eut le champ libre pour traverser le
reste de la cafétéria. Les lumières de secours de l’escalier répandaient
une lueur verdâtre et montraient faiblement le chemin. Elle poussa la
porte de service, entra dans la cuisine et essaya les robinets du grand
évier. Les boutons tournèrent, mais le bec ne versa pas une goutte,
ne fit même pas entendre le claquement infructueux de pompes
lointaines. Elle se rendit jusqu’au jet qui pendait au-dessus du bac à
vaisselle, en actionna le levier – et fut pareillement rétribuée. Il n’y
avait pas d’eau.
Elle pensa alors aux chambres froides, à congeler peut-être la
saleté qu’elle sentait grouiller sur tout son scaphandre. Elle
contourna les plans de travail en titubant et tira la grosse poignée
argentée de la porte, la respiration sifflante. Dans les renfoncements
de la cuisine, la lumière était déjà si faible qu’elle y voyait à peine.
Elle ne sentit pas de froid à travers sa combinaison, mais elle ne
savait pas si elle l’aurait senti. La combinaison était faite pour l’isoler,
et bien faite. Le plafonnier ne s’alluma pas et elle en déduisit que le
frigo était hors d’usage. Elle chercha des yeux un quelconque liquide
et vit ce qui ressemblait à des bacs de soupe.
Elle était assez désespérée pour tout essayer. Elle entra dans la
chambre froide et laissa la porte se refermer lentement derrière elle.
Elle saisit l’un des grands récipients de plastique, un seau de la taille
des plus grandes marmites, et elle en arracha le couvercle. La porte
cliqueta, la replongeant dans le noir complet. Juliette s’agenouilla
sous l’étagère et inclina l’énorme seau. Elle sentit la soupe claire
asperger son scaphandre, le froisser et éclabousser le sol. Ses genoux
glissèrent sur le carrelage mouillé. Elle tâtonna vers le seau d’à côté
et répéta l’opération, passa ses doigts dans les flaques et s’enduisit de
liquide. Elle n’avait aucun moyen de savoir si elle était folle, si elle ne
faisait qu’empirer les choses ou si ça changeait quoi que ce soit. Sa
botte dérapa et elle tomba sur le dos, son casque claquant contre le
sol.
Juliette gisait dans une mare de soupe tiède, aveugle, la respiration
rauque et viciée. Son sursis touchait à sa fin. La tête lui tournait et
elle ne savait quoi tenter d’autre, n’avait de toute façon plus le souffle
ni l’énergie. Il fallait ôter le casque.
Elle chercha les fermoirs, les sentit à peine à travers ses gants. Ils
étaient trop épais. Ils allaient la tuer.
Elle roula sur le ventre et marcha à quatre pattes, ses mains et ses
genoux glissant dans la soupe. Elle atteignit la porte, pantelante, et
chercha la poignée, la trouva et poussa grand le battant. Un jeu de
couteaux luisait derrière le plan de travail. Elle se releva en titubant
et en attrapa un, tenant la lame dans ses grosses moufles, puis elle
s’écroula par terre, épuisée, étourdie.
Dirigeant la lame vers son cou, Juliette chercha le fermoir. Elle fit
glisser la pointe le long de son col jusqu’à ce qu’elle se prenne dans la
fente du bouton. Le bras tremblant, essayant de se stabiliser, elle
avança la lame du couteau et l’enfonça, la poussa vers son corps en
dépit de ses instincts les plus élémentaires.
Il y eut un léger déclic. Juliette haleta et passa la lame le long du
col jusqu’à ce qu’elle trouve l’autre fermoir. Elle réitéra la manœuvre.
Second déclic, et son casque tomba.
Le corps de Juliette se chargea du reste, l’obligeant à inspirer de
grandes goulées d’air nauséabond. La puanteur était insupportable,
mais elle ne put s’empêcher d’en vouloir davantage. Denrées
avariées, pourriture biologique, un amalgame de pestilences
tiédasses lui envahit la bouche, la langue et les narines.
Elle se tourna sur le côté et son estomac se souleva, mais rien ne
sortit. Elle avait toujours les mains glissantes de soupe. Respirer lui
faisait mal ; elle imagina que sa peau la brûlait, mais ce n’était peut-
être qu’une poussée de fièvre. Elle s’éloigna de la chambre froide, se
traînant vers la cafétéria, loin des vapeurs de soupe croupie, et avala
une nouvelle goulée d’air.
De l’air.
Elle s’emplit les poumons, toujours accablée par l’odeur, couverte
de soupe. Mais derrière la puanteur, il y avait autre chose. Quelque
chose de léger. Quelque chose de respirable, qui commençait à
chasser l’étourdissement et la panique. Il y avait de l’oxygène. Il y
avait de la vie.
Juliette était toujours en vie.
Elle rit comme une folle et se traîna vers l’escalier, attirée par le
halo de lumière verte, respirant profondément et trop épuisée pour
apprécier cet état de fait, cette vie impossible toujours en elle.
40

Knox ne vit dans le tumulte aux Machines qu’une urgence de plus à


surmonter. Comme la fois où il y avait eu une fuite dans le mur de
soubassement, ou celle où le puits de forage avait atteint une poche
de méthane et où ils avaient dû faire évacuer huit étages, le temps
que les unités de traitement de l’air aient assaini les lieux. Contre
l’inévitable déferlement des passions, il s’agissait pour lui d’imposer
de l’ordre. D’assigner des tâches. Il lui fallait fractionner une
immense entreprise en petites opérations discrètes et s’assurer
qu’elles échoiraient aux bonnes personnes. Seulement cette fois, lui
et les siens ne partaient pas réparer. Cette fois, il y avait des choses
que le brave peuple des Machines entendait briser.
— Les Fournitures sont la clé, dit-il à ses chefs d’équipe en
pointant le doigt vers le plan à grande échelle accroché au mur.
Son doigt parcourut les trente étages d’escalier qui menaient au
centre de production principal des Fournitures.
— Notre meilleur atout, c’est que le DIT ne sait pas que nous
arrivons.
Il se tourna vers ses chefs d’équipe.
— Shirly, Marck et Courtnee, vous viendrez avec moi. Nous allons
monter du matériel, et nous prendrons vos ombres avec nous.
Walker, tu peux les prévenir par dépêche de notre arrivée. Mais sois
prudent. Considère que le DIT a des oreilles. Dis-leur qu’on vient
livrer un lot d’appareils réparés.
Il se tourna vers Jenkins, qui avait été son ombre pendant six ans
avant de laisser pousser sa propre barbe et de rejoindre la troisième
équipe. Il était partout pressenti pour lui succéder.
— Jenks, je veux que tu prennes la relève ici. Y aura pas de jours de
repos pendant un moment. Faites tourner la boîte, mais préparez-
vous au pire. Je veux que vous stockiez un maximum de nourriture.
Et d’eau. Assurez-vous que la citerne est pleine à ras bord. Déroutez-
en des canalisations des fermes hydroponiques si nécessaire, mais
faites ça discrètement. Songez à une explication, une fuite ou autre,
au cas où ils s’apercevraient de quelque chose. Pendant ce temps,
demande à quelqu’un de contrôler toutes les charnières et les
serrures, juste au cas où la bagarre viendrait jusqu’à nous. Et stockez
toutes les armes que vous pouvez trouver. Tuyaux, marteaux,
n’importe quoi.
À ces mots, il y eut quelques dressements de sourcils, mais Jenkins
acquiesça à cette liste comme si tout cela était à la fois sensé et
faisable. Knox se tourna vers ses lieutenants.
— Quoi ? Vous savez vers quoi on s’achemine, non ?
— Oui mais après, l’idée, c’est quoi ? demanda Courtnee, jetant un
œil vers le haut schéma de leur demeure enterrée. On s’empare du
DIT, et ensuite ? On prend en charge le fonctionnement du silo ?
— C’est déjà le cas, grommela Knox.
Il plaqua sa main sur les étages de la mi-trentaine.
— On le fait dans l’ombre, c’est tout. De même que cet endroit-là
nous reste obscur. Mais je compte bien braquer une lampe dans leur
trou à rats et les en faire sortir, voir un peu ce qu’ils nous cachent
d’autre.
— Tu comprends ce qu’ils font, non ? dit Marck en se tournant
vers Courtnee. Ils envoient des gens à la mort. Volontairement. Pas
parce qu’on n’a pas le choix, mais parce qu’ils le décident !
Courtnee se mordit la lèvre et s’abstint de répliquer, se contentant
de fixer le plan.
— Maintenant faut qu’on s’active, dit Knox. Walker, fais partir
cette dépêche. Rassemblons le chargement. Et trouvez des sujets de
discussion agréables pour le trajet. Faudra pas remettre ça sur le
tapis quand des porteurs seront là pour nous entendre et nous
balancer pour un ou deux jetons.
Ils acquiescèrent. Knox donna une claque dans le dos de Jenkins et
hocha le menton vers lui.
— Je te ferai prévenir quand nous aurons besoin de tout le monde.
Garde ceux que tu juges indispensables ici et envoie le reste. Le
timing est crucial, entendu ?
— Je sais ce que j’ai à faire, dit Jenkins, non pour prendre son aîné
de haut, mais pour le rassurer.
— Très bien, dit Knox. Alors c’est parti.

Ils parvinrent à monter dix étages sans trop souffrir, mais Knox
commençait à avoir les jambes en feu sous le poids de son fardeau. Il
avait un sac de jute bourré de vestes de soudage sur ses larges
épaules, ainsi qu’un chapelet de casques. Ils avaient été enfilés sur
une corde par la mentonnière et s’entrechoquaient dans son large
dos. Marck se battait avec son chargement de tuyaux : ils n’arrêtaient
pas de se décaler les uns des autres et de vouloir lui glisser des bras.
Les ombres fermaient la marche, derrière les femmes, lestées de
lourds sacs de poudre de mine noués de façon à pendre de chaque
côté de leur cou. Des porteurs professionnels aussi lourdement
chargés qu’eux passaient en courant d’air dans les deux sens, un
mélange de curiosité et d’esprit de compétition enragé dans le
regard. Quand une porteuse que Knox connaissait de vue s’arrêta
pour lui proposer un coup de main, il la congédia d’un ton bourru.
Elle fila son chemin, jetant un regard par-dessus son épaule avant de
disparaître dans la spirale, et Knox regretta de lui avoir fait payer sa
fatigue.
— Gardez le rythme, dit-il aux autres.
Même en effectif restreint, ils constituaient une attraction. Et il
devenait de plus en plus barbant de devoir tenir sa langue alors que
la nouvelle de l’incroyable disparition de Juliette tourbillonnait
autour d’eux. Sur chaque palier ou presque, un attroupement,
souvent de jeunes gens, palabrait du sens de toute cette affaire. Le
tabou s’était déplacé des pensées aux chuchotements. Des idées
interdites naissaient sur les langues et fendaient l’air. Knox fit
abstraction de la douleur et conquit une marche après l’autre.
Chaque pas les rapprochait des Fournitures et il avait le sentiment
qu’il fallait arriver au plus vite.
Lorsqu’ils quittèrent les 130, les récriminations remplissaient l’air.
Ils approchaient de la moitié supérieure du fond, où des gens qui
travaillaient, faisaient leurs courses et mangeaient au milieu se
mêlaient aux autres, qui se seraient bien passés de leur compagnie.
Sur le palier du cent vingt-huitième, l’adjoint Hank essayait de jouer
les médiateurs entre deux groupes qui se disputaient. Knox se faufila
entre les gens en espérant que le policier n’allait pas se retourner,
voir sa caravane lourdement chargée et leur demander ce qu’ils
faisaient si haut. Lorsqu’il eut traversé le grabuge, Knox se retourna
et regarda les ombres franchir discrètement le palier, serrant la
rampe intérieure. L’adjoint Hank était encore en train de prier une
dame de se calmer lorsque Knox le perdit de vue.
Ils passèrent la ferme de terre du cent vingt-sixième et Knox se dit
que c’était un atout décisif. Le DIT se situait bien plus haut, dans les
30, mais s’ils devaient battre en retraite, il leur faudrait tenir bon aux
Fournitures. Entre leurs chaînes de production, les vivres de la ferme
et les infrastructures des Machines, ils seraient peut-être
autosuffisants. Il imaginait bien quelques maillons faibles, mais le DIT
en aurait bien plus. Ils pouvaient toujours leur couper l’électricité ou
cesser d’assainir leur eau – mais alors qu’ils approchaient des
Fournitures, fourbus, il espéra vraiment que les choses n’en
arriveraient pas là.
Sur le palier du cent dixième, ils furent accueillis par des
froncements de sourcils. McLain, la doyenne et directrice du
département, se dressait là les bras croisés sur sa salopette jaune,
dans une posture qui criait tout sauf “bienvenue”.
— Bonjour, Jove.
Knox lui assena un grand sourire.
— Inutile de me donner du Jove, dit McLain. Je peux savoir quelle
idée absurde tu t’es mise en tête ?
Knox jeta un œil en haut et en bas de la cage d’escalier, remonta
son lourd chargement sur ses épaules.
— Si ça ne te fait rien, entrons pour en parler.
— Je ne veux pas de désordre ici, dit-elle, ses yeux lançant des
flammes sous ses sourcils froncés.
— Entrons, dit Knox. Nous ne nous sommes pas arrêtés une seule
fois pendant la montée. À moins que tu ne veuilles nous voir nous
écrouler ici.
McLain sembla envisager cette solution. Ses bras se desserrèrent
sur sa poitrine. Elle se retourna vers trois de ses travailleurs, qui
formaient un mur imposant derrière elle, et fit un signe de tête.
Tandis qu’ils tiraient grandes les portes rutilantes des Fournitures,
elle se retourna et prit Knox par le bras :
— Inutile de prendre tes aises.
Dans la première salle des Fournitures, Knox trouva une petite
armée d’hommes et de femmes en salopette jaune qui attendaient. La
plupart d’entre eux se tenaient derrière le comptoir long et bas où les
gens du silo venaient ordinairement chercher les pièces dont ils
avaient besoin, qu’elles soient neuves ou récemment réparées.
Derrière, les allées d’étagères parallèles s’enfonçaient à perte de vue
dans des profondeurs lugubres, débordant de cartons et de casiers.
Un silence remarquable régnait dans la salle. D’habitude, on
entendait les cliquetis et les ronronnements mécaniques de la chaîne
de fabrication s’insinuer dans la pièce, ou les bavardages de
travailleurs cachés derrière les rayonnages et occupés à trier et jeter
dans des bacs affamés des boulons et écrous fraîchement sortis de
l’usine.
Pour l’heure, ce n’était que silence et regards méfiants. Épuisés,
Knox et les siens laissèrent glisser leurs sacs et leurs cargaisons sur
le sol, la sueur au front, tandis que les hommes et les femmes des
Fournitures les observaient sans faire un geste.
Knox avait compté sur un accueil plus amical. Les Machines et les
Fournitures avaient une longue histoire commune. Ils géraient
ensemble la petite mine située sous les étages les plus bas des
Machines, mine qui apportait un complément aux stocks de minerais
du silo.
Mais en rentrant derrière ses garçons, McLain gratifia Knox d’un
regard de dédain qu’il n’avait pas connu depuis que sa mère avait
quitté ce monde.
— Tu peux me dire un peu ce que ça signifie ? lui siffla-t-elle.
Il fut décontenancé par le ton employé, surtout devant ses troupes.
Il se considérait comme l’égal de McLain, et voilà qu’elle lui sautait
dessus comme l’un des chiens des Fournitures. Le faisait se sentir
tout petit et bon à rien.
McLain passa en revue le rang de mécanos et d’ombres exténués
puis en revint à Knox.
— Avant qu’on voie comment faire le ménage dans cette affaire,
j’aimerais que tu m’expliques comment tu gères tes troupes, et qui
est responsable.
Les yeux de McLain le transpercèrent.
— J’ai raison de supposer que tu n’es pas impliqué
personnellement, n’est-ce pas ? Que tu es venu t’excuser et acheter
mon pardon ?
Shirly allait dire quelque chose, mais Knox lui fit signe de se taire.
La salle était pleine de gens qui attendaient que les choses
dégénèrent.
— Oui, je m’excuse, dit Knox en grinçant des dents et en courbant
la tête. Et non, je n’ai rien à voir là-dedans, je n’ai appris la chose que
ce matin. Après avoir su pour le nettoyage, en fait.
— C’est donc uniquement le fait de ton électricien, dit McLain, ses
minces bras serrés sur sa poitrine. D’un homme seul.
— C’est exact. Mais…
— J’aime mieux te dire que de mon côté, j’ai infligé des sanctions
aux personnes impliquées. Et j’imagine que tu vas devoir faire mieux
que de consigner ce vieux croûton dans sa chambre.
Des rires éclatèrent derrière le comptoir. Knox posa sa main sur
l’épaule de Shirly pour qu’elle se tienne en place. Il ne regarda pas
McLain mais les hommes et les femmes alignés derrière elle.
— Ils sont venus chercher l’une des nôtres, dit-il.
Il avait beau être encore essoufflé, il n’en tonitruait pas moins.
— Vous savez comment ça se passe. Quand ils ont envie d’envoyer
quelqu’un nettoyer, ils viennent le chercher.
Il se frappa sur la poitrine.
— Et je les ai laissés faire. Je suis resté là sans intervenir parce que
j’ai confiance dans le système. J’en ai peur, comme n’importe lequel
d’entre vous.
— Eh bien… commença McLain, mais Knox la coupa net,
poursuivant de cette voix habituée à donner posément ses ordres au
milieu du raffut de machines déchaînées.
— Ils ont emmené l’une de mes travailleuses, et c’est le plus vieux,
le plus sage d’entre nous qui est intervenu. C’est le plus faible et le
plus craintif qui a risqué sa peau. Alors je ne sais pas vers qui il s’est
tourné, je ne sais pas lesquels d’entre vous l’ont aidé, mais je vous
dois ma vie.
Knox cligna des yeux pour effacer ses larmes et poursuivit.
— Vous n’avez pas seulement donné à notre amie une chance de
franchir cette colline, de mourir en paix à l’abri des regards. Vous
m’avez aussi donné à moi le courage d’ouvrir les yeux. D’ouvrir les
yeux sur le voile de mensonges derrière lequel nous vivons t –
— Maintenant ça suffit ! aboya McLain. Quelqu’un pourrait être
envoyé au nettoyage rien que pour avoir écouté ces sornettes.
— Ce ne sont pas des sornettes, s’écria Marck au bout du rang.
Juliette est morte parce que…
— Elle est morte parce qu’elle a enfreint nos lois ! rétorqua McLain
d’une voix stridente. Et vous montez ici pour en briser d’autres ? À
mon étage ?
— C’est pas des lois qu’on monte briser ! dit Shirly.
— Laissez ! dit Knox à ses deux chefs d’équipe.
Il voyait la colère dans les yeux de McLain, mais il voyait aussi
autre chose : les hochements de tête et les froncements de sourcils
occasionnels qui parcouraient sa base, derrière elle.
Un porteur entra dans la salle, des sacs vides dans chaque main, et
regarda le silence tendu autour de lui. L’un des gaillards des
Fournitures qui se trouvait près de la porte l’invita à ressortir et
s’excusa, lui demandant de revenir plus tard. Knox profita de
l’interruption pour choisir ses mots avec soin.
— Personne n’a jamais été envoyé au nettoyage pour avoir écouté,
aussi fort soit le tabou.
Il leur laissa le temps d’enregistrer ce rappel. Il lança un regard
noir à McLain, qui allait l’interrompre mais parut finalement changer
d’avis.
— Alors, que n’importe lequel d’entre vous me fasse envoyer au
nettoyage pour ce que je vais dire. Je ne demanderai pas mieux si ces
faits ne vous incitent pas plutôt à marcher avec moi et mes hommes.
Car voici ce que Walker et quelques braves nous ont démontré ce
matin. Nous avons davantage de raisons d’espérer qu’ils ne daignent
nous en donner. Nous avons plus de moyens d’élargir nos horizons
qu’ils ne veulent nous en concéder. On nous a inculqué un tissu de
mensonges, on nous a appris à craindre en nous obligeant à regarder
nos proches pourrir sur les collines, mais l’une d’entre nous a franchi
cette barrière ! A vu de nouveaux horizons ! On nous a donné des
joints et de l’isolant en nous disant qu’ils devraient suffire, mais
qu’étaient-ils en réalité ?
Il dévisagea les hommes et les femmes assemblés derrière le
comptoir. Les bras de McLain semblaient se desserrer sur sa poitrine.
— Ils étaient conçus pour casser, voilà ce qu’ils étaient ! Ils étaient
faux. Et qui sait combien d’autres mensonges nous subissons. Et si on
avait fait revenir des nettoyeurs et tout mis en œuvre pour les
sauver ? Si on les avait lavés, désinfectés ? Si on avait tout essayé ?
Auraient-ils survécu ? Comment croire le DIT s’ils nous répondent
que non ?
Knox vit des hochements de menton. Il savait que ses troupes
étaient prêtes à s’emparer de la salle par la force si nécessaire ; ils
étaient aussi furieux et remontés que lui devant cette situation.
— Nous ne sommes pas ici pour semer le trouble, dit-il, nous
sommes ici pour mettre de l’ordre ! L’insurrection s’est déjà produite.
Il se tourna vers McLain.
— Ne le vois-tu pas ? L’insurrection, nous la vivons. Nos parents en
étaient les fruits, et aujourd’hui nous donnons nos propres enfants
en pâture à cette même machine. Il ne s’agit pas de commencer
quelque chose, il s’agit de mettre un terme à une vieille affaire. Et si
les Fournitures sont avec nous, nous avons une chance. Dans le cas
contraire, eh bien, que nos corps hantent votre vue du monde
extérieur. Désormais, il me semble bien moins pourri que ce fichu
silo !
Knox rugit ces derniers mots, bravant ouvertement tous les
tabous. Il les lança et savoura le goût de cet aveu – que quoi qu’il y ait
à l’extérieur de ces murs courbes, c’était peut-être mieux que ce qu’il
y avait à l’intérieur. Ce murmure que tant de gens avaient payé de
leur vie fusait de son large coffre en un cri rauque.
Et ça faisait du bien.
McLain frémit. Elle fit un pas en arrière, les yeux remplis de ce qui
s’apparentait à de la peur. Elle tourna le dos à Knox et rejoignit ses
troupes, et il sut qu’il avait échoué. Il avait eu une chance, même
mince, d’inciter cette foule calme et silencieuse à l’action, mais ce
moment lui avait filé sous le nez, ou peut-être qu’il l’avait fait fuir.
C’est alors que McLain intervint. Knox vit enfler les tendons de
son maigre cou. Elle leva le menton vers les siens, ses cheveux blancs
noués en un chignon serré haut sur sa tête, et, doucement, elle
demanda :
— Qu’est-ce que vous dites, les Fournitures ?
C’était une question, pas un ordre. Plus tard, Knox allait se
demander si elle l’avait posée avec tristesse ; il allait se demander si
elle avait mal jaugé ses troupes, qui avaient patiemment écouté sa
diatribe. Il allait se demander si c’était seulement de la curiosité, ou
une façon de mettre ses travailleurs au défi de les jeter dehors, lui et
ses mécanos.
Mais pour l’instant, les larmes ruisselant sur son visage, la pensée
de Juliette enflant dans son cœur, il se demanda s’il entendait
vraiment les hourras de ses compatriotes, tant ils étaient noyés dans
les cris de guerre et de colère du brave peuple des Fournitures.
41

Lukas suivit Bernard dans les couloirs du DIT. Des techniciens


nerveux détalaient devant eux comme des insectes nocturnes qu’une
lumière surprend. Bernard ne sembla pas les voir se réfugier dans
leurs bureaux et regarder par la vitre. Lukas dut presser le pas pour
le suivre, jetant des coups d’œil de chaque côté, se sentant au centre
de l’attention de tous ces spectateurs cachés.
— Je ne suis pas un peu vieux pour apprendre un nouveau métier ?
demanda-t-il.
Il était à peu près certain ne pas avoir accepté la proposition, en
tout cas pas verbalement, mais Bernard en parlait comme si c’était
fait.
— Penses-tu ! dit Bernard. Et tu ne seras pas une ombre au sens
traditionnel du terme.
Il fit un grand geste.
— Tu continueras d’exercer tes fonctions. J’ai seulement besoin de
quelqu’un qui puisse prendre la relève, qui sache quoi faire s’il
m’arrive quelque chose. Mon testament…
Il s’arrêta devant la lourde porte de la salle des serveurs et se
tourna pour faire face à Lukas.
— S’il fallait en arriver là, en cas d’urgence, mon testament
expliquerait tout au prochain directeur, mais…
Il jeta un œil par-dessus l’épaule de Lukas, inspecta le couloir.
— Sims est mon exécuteur testamentaire, ce que nous devrons
changer. Je crains juste que ça n’aille pas sans heurts.
Bernard se frotta le menton et se perdit dans ses pensées. Lukas
attendit un moment, puis il s’avança et tapa son code sur le clavier
situé à côté de la porte, avant de sortir sa carte d’identité de sa poche
– s’assurant qu’il s’agissait bien de la sienne et non de celle de
Juliette – et de l’insérer dans le lecteur. Il y eut un déclic et la porte
s’ouvrit, arrachant Bernard à ses songeries.
— Oui, bref, ce sera bien mieux comme ça. Non que je compte
aller où que ce soit pour l’instant, remarque bien.
Il ajusta ses lunettes et franchit l’embrasure d’acier lourd. Lukas lui
emboîta le pas. Il repoussa le monstrueux portail derrière eux et
attendit que les serrures s’enclenchent.
— Mais si quelque chose vous arrivait, c’est moi qui superviserais
les nettoyages ?
Lukas n’arrivait pas à le concevoir. Il soupçonnait qu’il y avait
encore plus à apprendre au sujet de ces combinaisons qu’au sujet des
serveurs. Sammi serait meilleur pour ce rôle, et lui, il voudrait le
poste. Et puis – lui faudrait-il abandonner ses cartes des étoiles ?
— Ce n’est qu’une petite partie du travail, mais oui.
Bernard guida Lukas à travers les serveurs, passant devant le
treize, dont le visage était sans expression et les ventilateurs à l’arrêt,
et gagna le fin fond de la pièce.
— Voici les clés du vrai cœur du silo, dit Bernard, tirant un jeu de
clés de sous sa salopette.
Elles cliquetaient au bout d’un cordon de cuir suspendu à son cou.
Lukas ne l’avait jamais remarqué auparavant.
— Ce coffre a d’autres particularités que tu découvriras avec le
temps. Pour le moment, tu as seulement besoin de savoir comment
descendre.
Il inséra la clé dans plusieurs serrures à l’arrière du serveur, des
serrures conçues pour ressembler à des vis noyées. De quel serveur
s’agissait-il ? Du 28 ? Lukas embrassa la salle du regard, essaya de
chiffrer sa position, et il s’aperçut qu’il n’avait jamais été affecté à
l’entretien de cette tour.
Le métal résonna doucement quand le panneau arrière se détacha.
Bernard le posa sur le côté et Lukas vit pourquoi il n’avait jamais
travaillé sur cette machine. Elle était pratiquement vide, ce n’était
plus qu’une coquille, comme une ferraille dont on serait venu
prélever des pièces depuis très, très longtemps.
— Il est crucial de bien verrouiller le coffre quand tu es remonté.
Lukas regarda Bernard attraper une poignée au fond du châssis
vide. Il la tira vers lui et il y eut un léger grincement tout près d’eux.
— Une fois que tu as remis la grille en place, tu n’as qu’à repousser
cette manette pour la bloquer.
Lukas allait demander “Quelle grille ?” quand Bernard s’écarta et
enfonça ses doigts dans le treillis métallique du sol. Dans un
grognement, il souleva le lourd rectangle de plancher et commença à
le faire glisser. Lukas fit un bond de côté et se pencha pour l’aider.
— Ne serait-il pas plus simple de passer par… commença-t-il.
— Cette partie du trente-cinquième n’est pas accessible par
l’escalier.
Bernard fit signe vers une échelle qui s’enfonçait dans le sol.
— Après toi.
Le tour soudain qu’avait pris cette journée étourdissait Lukas.
Lorsqu’il se pencha pour empoigner l’échelle, il sentit bouger le
contenu de sa poche avant et jeta une main sur sa poitrine pour
retenir la montre, l’alliance et la carte d’identité. Il était fou d’avoir
fait ça. Et il était fou de faire ce qu’il était en train de faire. Il se coula
contre la longue échelle et il eut l’impression qu’on avait déclenché
une tâche automatique dans son cerveau, qu’un programme
mécanique avait pris le contrôle de ses actions. Du bas de l’échelle, il
regarda Bernard descendre les premiers barreaux avant de ramener
la grille sur l’ouverture, les enfermant tous deux dans l’obscur
souterrain pratiqué sous la salle déjà fortifiée des serveurs.
— Tu es sur le point de recevoir un cadeau immense, lui dit
Bernard dans les ténèbres. Le même qui m’a autrefois été accordé.
Il alluma un plafonnier, et Lukas vit que son patron arborait un
sourire dément, que sa colère s’était dissipée. C’était un autre
homme qui se dressait devant lui, plein d’enthousiasme et
d’assurance.
— Tout le silo et tous ceux qui l’habitent dépendent de ce que je
vais te montrer, dit Bernard.
Il fit signe à Lukas d’avancer dans le corridor étroit, quoique
vivement éclairé, qui conduisait jusqu’à une salle plus vaste. Les
serveurs semblaient très loin au-dessus d’eux. Lukas se sentit
retranché de tous les autres vivants du silo ; il était curieux mais il
avait peur. Il n’était pas certain de vouloir endosser pareille
responsabilité, se maudit de s’être prêté à la manœuvre.
Et pourtant, ses pieds avancèrent. Ils le portèrent par ce passage
secret jusqu’à une pièce où le curieux le disputait à l’étrange,
jusqu’en un lieu qui reléguait la cartographie des étoiles au rang
d’activité insignifiante, un antre où la notion d’échelle, de taille du
monde, prenait de toutes nouvelles proportions.
42

Juliette laissa traîner son casque recouvert de soupe et se dirigea vers


le halo de lumière pâle. La lumière paraissait plus vive
qu’auparavant. Elle se demanda dans quelle mesure l’obscurité avait
été le fait de son casque. Retrouvant ses esprits, elle se rappela
qu’elle n’avait pas vu à travers une simple plaque de verre, mais à
travers un écran infernal, qui s’était emparé du monde tel qu’elle le
voyait pour le recouvrir d’un demi-mensonge. Peut-être sa vision
s’était-elle trouvée assombrie dans l’opération.
Elle s’aperçut que la puanteur de sa combinaison détrempée la
suivait, l’odeur de moisissure et de légumes pourris – ou peut-être
les vapeurs toxiques du monde extérieur. Sa gorge la brûlait un peu
tandis qu’elle traversait la cafétéria. Sa peau se mit à la démanger, et
elle ignorait si c’était l’effet de la peur, de son imagination, ou bien
s’il y avait vraiment quelque chose dans l’air. N’osant prendre le
risque de le découvrir, elle retint son souffle et marcha aussi vite que
ses jambes lasses le lui permirent, jusqu’à l’angle derrière lequel elle
était sûre de trouver l’escalier.
Ce monde est identique au mien, se dit-elle en descendant les
premières marches dans la lueur blafarde des lumières de secours.
Dieu en a bâti plus d’un.
Ses lourdes bottes, toujours dégoulinantes de soupe, manquaient
de stabilité sur le métal des marches. Sur le palier du deuxième, elle
fit une pause pour avaler quelques grandes goulées d’air, moins
douloureuses, celles-là, et se demanda quelle était la meilleure façon
d’ôter cet accoutrement infernal et encombrant qui entravait chacun
de ses mouvements et empestait la pourriture et l’air extérieur. Elle
regarda ses bras. Il avait fallu de l’aide pour enfiler tout ça. Il y avait
une double fermeture éclair dans le dos, des longueurs de velcro, des
kilomètres de ruban thermique. Elle regarda le couteau dans sa main,
soudain réjouie de ne pas l’avoir lâché après s’être débarrassée de
son casque.
Le serrant dans son gant malcommode, elle en enfonça
prudemment la pointe dans son autre manche, juste au-dessus du
poignet. Elle perça le vêtement et passa la lame à la surface de son
bras de façon à ne pas s’écorcher si elle traversait toutes les couches.
Le matériau était dur à couper, mais une entaille finit par se former
lorsqu’elle imposa au couteau de petits mouvements circulaires. Elle
glissa la lame dans ce minuscule accroc, en tourna le dos du côté de
sa peau, et la fit descendre le long de son bras, jusqu’en haut de sa
main. Lorsque la pointe du couteau déchira l’étoffe entre ses doigts,
elle réussit à sortir sa main par la longue entaille et la manche se
retrouva pendante à son coude.
Juliette s’assit sur les grilles, prit le couteau dans la main qu’elle
venait de libérer, et s’attaqua à l’autre côté. Elle le libéra également.
De la soupe lui dégoulinait des épaules et sur les bras. Elle perça
ensuite un trou sur sa poitrine, contrôlant mieux le couteau
maintenant qu’elle était débarrassée de ses gros gants. Elle arracha la
couche métallique extérieure, se pelant comme une orange. Le col du
casque, solide, était inamovible – il était fixé à sa sous-combinaison
de carbone ainsi qu’aux fermetures éclair renforcées dans son dos –
mais, morceau par morceau, elle se défit de la couche extérieure
brillante et nappée d’une puanteur qu’elle attribuait en partie à la
soupe et en partie à son périple à travers les collines.
Vinrent ensuite les bottes, qu’elle coupa au niveau des chevilles
pour pouvoir commencer à se déchausser, avant d’ajouter une
entaille verticale à partir du bord pour libérer un pied, puis l’autre.
Avant d’élaguer les lambeaux qui pendaient çà et là ou de se
soucier des pans de combinaison qui tenaient encore à sa fermeture
éclair, elle se leva et se hâta de mettre plus de distance entre elle et
l’air du haut, qui paraissait lui irriter la gorge. Elle avait descendu
deux étages supplémentaires, fendant les nappes de lumière verte de
l’escalier, lorsqu’elle prit pleinement conscience du fait qu’elle était
en vie.
Elle était en vie.
Même si elle ignorait pour combien de temps encore, c’était là un
fait entièrement nouveau, brutal et beau. Il lui avait fallu trois jours
d’une longue ascension, dans un escalier pareil à celui-ci, pour se
faire à l’idée de son destin. Elle avait dû passer un jour et une nuit
dans une cellule réservée aux prochains cadavres qui joncheraient le
paysage. Et maintenant – ça. L’inconcevable traversée du désert
interdit, l’entrée par effraction dans l’impénétrable, dans l’inconnu.
Survivre.
Quoi que l’avenir lui réserve, Juliette dévalait pour l’instant des
marches étrangères, les pieds nus, la peau fourmillant au contact de
l’acier froid, l’air lui brûlant de moins en moins la gorge à chaque
nouvelle bouffée, laissant peu à peu derrière elle l’odeur putride et le
souvenir de mort. Bientôt, il n’y eut plus que le crépitement joyeux
de sa descente qui résonnait et dérivait dans les ténèbres vides et
solitaires, comme une cloche assourdie qui ne sonnait pas pour les
morts, mais pour les vivants.

Elle s’arrêta au sixième pour récupérer et s’attaqua à ce qui restait


de sa combinaison de protection. Avec soin, elle trancha sa sous-
combinaison au niveau des épaules et des clavicules, pratiquant une
entaille circulaire, et tira dans son dos pour la déchirer, arrachant des
bandes de ruban thermique au passage. Maintenant que le col du
casque était débarrassé du vêtement – il ne restait plus que la
fermeture éclair, qui pendait dans son dos comme une seconde
colonne vertébrale – elle put enfin l’ôter de son cou. Elle le tira et le
jeta par terre, puis se dépouilla du reste de la sous-combinaison,
retroussant les manches et les jambes et laissant le tout en tas
grossier devant la double porte du sixième étage.
Le sixième devait être un étage d’appartements, songea-t-elle. Elle
hésita à entrer pour appeler à l’aide ou chercher des vêtements et des
vivres dans la myriade de pièces, mais l’impulsion de descendre fut
plus forte. Le haut semblait contaminé et encore trop proche. Tant
pis si c’était le fait de son imagination ou de son expérience
malheureuse dans les hauts de son propre silo – son corps était
révulsé par ces lieux. Seul le fond était sûr. Elle avait toujours eu ce
sentiment.
De la cuisine du haut, elle gardait tout de même une image
porteuse d’espoir : les rangées de boîtes et de bocaux de nourriture
stockés pour parer aux mauvaises récoltes. Juliette pensait en trouver
davantage dans les cantines des niveaux inférieurs. Et l’air lui parut
d’une qualité convenable lorsqu’elle retrouva son souffle ; la brûlure
qu’elle avait ressentie sur sa langue et dans ses poumons s’était
dissipée. Soit le vaste silo contenait une grande réserve d’air que
personne n’était là pour consommer, soit il restait une source
d’approvisionnement. Toutes ces pensées lui donnèrent de l’espoir,
cet inventaire des ressources à sa disposition. Elle abandonna donc
ses lambeaux de vêtements salis et, seulement armée d’un grand
couteau de cuisine, elle se coula nue dans l’escalier tournant, le corps
un peu plus en vie à chaque pas, l’esprit un peu plus déterminé à se
conserver dans cet état.

Au treizième, elle s’arrêta et jeta un œil entre les portes. Il n’était


pas encore exclu que ce silo soit disposé de façon totalement
différente du sien, étage par étage, et il ne servait à rien de planifier
les choses si elle ne savait pas à quoi s’attendre. Il n’y avait qu’une
poignée de zones qu’elle connaissait parfaitement en haut du silo et,
pour l’instant, toutes celles par lesquelles elle était passée lui avaient
semblé parfaitement conformes à son ancienne demeure. Au
treizième, elle n’aurait aucun doute. Certaines choses, elle les avait
apprises si jeune, son souvenir en était si profond, qu’elles étaient
comme de petites pierres logées au cœur de son esprit. C’était ce qui
pourrirait en dernier, ce qui resterait quand tout aurait été dispersé
par les vents ou aspiré à longs traits par les racines. Lorsqu’elle
entrouvrit la porte, ce fut comme si elle ne se trouvait pas dans un
autre silo, une carcasse de silo abandonnée, mais dans son passé,
poussant une porte qui donnait sur sa jeunesse.
Il faisait noir à l’intérieur, aucune veilleuse ou lumière de secours
n’était allumée. Et l’odeur était différente. L’air était stagnant, corsé
d’une pointe de pourriture.
Juliette cria dans le couloir :
— Ohé !
Elle écouta l’écho réverbéré par les murs vides. La voix qui lui
revint semblait lointaine, plus faible, plus aiguë que la sienne. Elle
s’imagina à l’âge de neuf ans, en train de courir dans ces mêmes
couloirs, de crier à travers les ans vers celle qu’elle serait bien plus
tard. Elle essaya d’imaginer sa mère courant derrière cette petite
fille, tentant de la saisir au vol et de l’obliger à rester tranquille, mais
les fantômes se dissipèrent dans les ténèbres. Le dernier écho
s’évanouit, la laissant seule et nue dans l’embrasure.
Lorsque ses yeux furent accommodés, elle parvint tout juste à
discerner un bureau d’accueil au bout du couloir. La lumière se
reflétait dans des vitres exactement à l’endroit où elle l’attendait. La
disposition était en tout point semblable à celle de la nursery de son
père, au milieu, l’endroit où non seulement elle était née, mais où
elle avait grandi. Elle avait peine à croire qu’il s’agissait d’un autre
endroit. Que d’autres gens avaient vécu ici, que d’autres enfants
étaient nés, avaient joué, avaient grandi derrière la colline, juste en
bas du versant, que d’autres enfants s’étaient couru après, s’étaient
défiés à la marelle ou à d’autres jeux de leur invention, et qu’ils
avaient vécu dans l’ignorance les uns des autres. Peut-être était-ce
parce qu’elle se tenait dans l’embrasure d’une nursery, mais elle ne
put s’empêcher de penser à toutes les vies que cet endroit avait
abritées.
Tous ces gens à l’extérieur. Des gens qu’elle avait profanés avec ses
bottes, dispersant leurs os et leurs cendres pour se frayer un chemin
vers l’endroit même qu’ils avaient fui. Juliette se demanda quand cela
s’était produit, depuis combien de temps le silo était abandonné. Que
s’était-il donc passé ici ? L’escalier était encore éclairé, ce qui
signifiait qu’il restait du courant dans la salle des batteries. Il lui
fallait une feuille de papier pour faire le calcul, pour déterminer si
l’anéantissement de toute cette vie était ancien ou récent. Au-delà de
la simple curiosité, elle avait des raisons pratiques de vouloir le
savoir.
Après un dernier regard à l’intérieur, un ultime frisson de regret
de ne pas s’être arrêtée pour voir son père les dernières fois qu’elle
était passée devant sa nursery, Juliette referma la porte sur
l’obscurité et les fantômes et considéra la difficulté de sa situation. Il
se pouvait fort bien qu’elle soit parfaitement seule dans un silo
mourant. L’émotion d’être en vie s’effaçait rapidement devant la
réalité de sa solitude et la précarité de sa condition. Son ventre
renchérit en gargouillant. Elle avait l’impression que la soupe
l’empestait encore et ses haut-le-cœur lui avaient laissé un goût
d’acide gastrique dans la bouche. Elle avait besoin d’eau. Elle avait
besoin de vêtements. Ces urgences vitales passèrent au premier plan,
occultèrent la gravité des circonstances et les tâches décourageantes
qui l’attendaient, se substituèrent aux regrets du passé.
Si la disposition des lieux était la même, la première ferme
hydroponique se trouverait quatre étages plus bas et la plus grande
des deux fermes de terre du haut serait juste au-dessous. Un courant
d’air froid monta et la fit frissonner. L’escalier créait son propre cycle
thermique et la température ne ferait que baisser à mesure qu’elle
descendrait. Mais elle poursuivit malgré tout – le plus bas serait le
mieux. À l’étage suivant, elle essaya d’ouvrir la porte. Il faisait trop
noir pour voir au-delà du premier couloir, mais ça ressemblait à des
bureaux ou à des ateliers. Elle essaya de se rappeler ce qu’il y aurait
au quatorzième étage de son silo, mais elle l’ignorait. N’était-ce pas
incroyable ? Le haut de son propre silo lui était resté à peu près
inconnu, ce qui faisait de ce nouveau silo un territoire totalement
étranger.
Elle maintint la porte ouverte et logea la lame de son couteau dans
le treillis métallique du palier. Le manche ferait office de butoir. Elle
laissa la porte se rabattre sous l’effet de ses charnières à ressorts et
s’arrêter contre le couteau. Cela laissait entrer suffisamment de
lumière pour qu’elle puisse se glisser à l’intérieur et tâtonner
jusqu’aux premières salles.
Aucune salopette n’était suspendue au dos des portes, mais l’une
des salles était préparée pour des réunions. L’eau s’était depuis
longtemps évaporée des pichets, mais la nappe violette semblait
assez chaude. Plus chaude que sa peau nue. Juliette débarrassa la
collection de tasses, d’assiettes et de pichets de la table et tira la
nappe. Elle s’en couvrit les épaules, mais le grand linge allait glisser
lorsqu’elle se mettrait en mouvement, alors elle essaya d’en nouer les
coins devant elle. Elle dut renoncer et se hâta de regagner le palier, la
lumière bienvenue, où elle se découvrit à nouveau. Elle attrapa le
couteau – la porte se referma dans un grincement sinistre –, perça le
centre de la nappe et fit une longue entaille. Elle y passa la tête et le
tissu tomba au sol devant et derrière elle. Elle mania la lame pendant
quelques minutes, le temps de tailler l’excédent, puis se fit une
ceinture d’une des longues bandes d’étoffe et noua une autre chute
de tissu sur sa tête, pour la garder au chaud.
Ça lui faisait du bien de fabriquer quelque chose, d’inventer une
solution à un problème précis. Elle avait un outil, une arme, si
nécessaire, et des vêtements. L’impossible liste des choses à faire s’en
trouvait légèrement rognée. Elle reprit sa descente en ayant froid aux
pieds, en rêvant de bottes, de trouver de l’eau à boire, terriblement
consciente de tout ce qu’il lui restait à accomplir.
Au quinzième, une autre nécessité se rappela à son souvenir
lorsque ses jambes faillirent se dérober sous elle. Ses genoux
plièrent, elle attrapa la rampe et, tandis que l’adrénaline quittait ses
veines, elle réalisa qu’elle tombait de fatigue. Elle fit une pause sur le
palier, les mains sur les genoux, et respira profondément. Depuis
combien de temps était-elle en mouvement ? Jusqu’où pouvait-elle
encore pousser ses forces ? Elle se regarda dans la lame du couteau,
constata qu’elle avait une mine horrible, et décida qu’elle ne pouvait
aller plus loin sans se reposer. Mieux valait s’arrêter maintenant,
pendant qu’il faisait encore assez chaud pour ne pas mourir de
grelottements.
Il était tentant de partir à la recherche d’un lit, mais elle décida de
s’abstenir – elle trouverait peu de réconfort dans le noir d’encre qui
régnait derrière ces portes. Alors elle se pelotonna sur les grilles
d’acier du quinzième palier, croisa ses bras sous sa tête et tira la
nappe afin que chaque parcelle de peau nue soit couverte. Et avant
qu’elle ait pu parcourir la longue liste qui s’étirait dans sa tête,
l’épuisement l’emporta. Elle se laissa gagner par le sommeil, n’ayant
qu’un bref instant de panique pour se dire qu’elle n’aurait pas dû être
si fatiguée, que c’était peut-être le genre de somme dont on ne se
réveillait jamais, qu’elle était vouée à rejoindre les habitants de ce
lieu étrange, blottie et immobile, glacée et sans vie, prête à pourrir et
à se décomposer…
43

— Tu te rends compte de ce que tu proposes ?


Knox leva la tête vers McLain, soutint son regard ridé et flétri avec
autant d’assurance qu’il put en convoquer. Cette femme minuscule
qui contrôlait toute la fabrication et les pièces de rechange du silo en
imposait étonnamment. Elle n’avait ni le torse bombé ni l’épaisse
barbe de Knox, ses poignets étaient à peine plus gros que deux doigts
de son compère, mais parce qu’elle avait ce regard gris et flétri et ce
pesant d’années rudes à son actif, Knox se sentait comme une ombre
en sa présence.
— Ce n’est pas une insurrection, dit-il, les mots interdits sortant
tout seuls, bien huilés par le temps et l’habitude. Nous remettons les
choses en ordre.
— Pfff. Je suis sûre que mes arrière-grands-parents disaient la
même chose.
Elle rabattit quelques mèches de cheveux argentés et se pencha sur
le plan déroulé entre eux. C’était comme si elle savait que c’était mal
mais s’était résignée à les aider plutôt que de les en empêcher. Peut-
être que c’était l’âge, songea Knox en regardant le crâne rose de
McLain à travers des cheveux si fins et si blancs qu’on aurait dit des
filaments de verre. Peut-être qu’en passant suffisamment de temps
entre ces murs, on en venait à accepter que les choses ne
s’améliorent jamais, voire qu’elles ne changent guère. Ou peut-être
finissait-on par perdre espoir, par trouver que rien ne valait la peine
d’être préservé.
Il baissa les yeux vers le plan et lissa les plis nets du papier fin. Il
prit soudain conscience de ses mains, de ses doigts épais veinés de
cambouis. Il se demanda si McLain le considérait comme une brute,
à débarquer ici avec ses illusions de justice. Elle était assez vieille
pour le trouver jeune, réalisa-t-il. Pour le trouver jeune et emporté
alors qu’il se considérait comme vieux et sage.
L’un des chiens qui vivaient par dizaines entre les rayonnages des
Fournitures émit un grognement mécontent sous la table, comme si
tous ces plans de guerre lui gâchaient sa sieste.
— Il me paraît prudent de supposer que le DIT s’attend à quelque
chose, dit McLain, passant ses mains sur les nombreux étages qui les
séparaient du trente-quatrième.
— Pourquoi ? Tu penses qu’on n’a pas été discrets en montant ?
Elle leva la tête et sourit.
— Je suis certaine que vous l’avez été, mais il me paraît prudent de
le supposer parce qu’il serait dangereux de supposer le contraire.
Il acquiesça et se mordit la barbe au-dessous de la lèvre inférieure.
— Le reste de tes mécanos sera là dans combien de temps ?
demanda McLain.
— Ils partiront vers dix heures, quand l’éclairage de l’escalier sera
mis en veilleuse, et seront là vers deux heures, trois au plus tard.
Chargés à bloc.
— Et tu penses qu’une douzaine de tes hommes suffiront pour
assurer le fonctionnement des Machines ?
— Tant qu’il n’y a pas de panne majeure, oui.
Il se gratta derrière le cou.
— De quel côté les porteurs vont se ranger, tu crois ? Ou les gens
du milieu ? demanda-t-il.
Elle haussa les épaules.
— La plupart des gens du milieu se considèrent comme des gens
du haut. Je le sais pour y avoir passé mon enfance. Ils raffolent de la
vue et mangent à la cafétéria aussi souvent que possible, histoire
d’avoir une raison de monter. Les gens du haut, c’est une autre
affaire. Je pense qu’il y a plus d’espoir de leur côté.
Knox ne fut pas sûr d’avoir bien entendu.
— Répète ?
Elle leva les yeux vers lui, et Knox sentit le chien donner du
museau contre ses bottes, cherchant de la chaleur ou de la
compagnie.
— Réfléchis, dit McLain. Pourquoi es-tu si révolté ? Parce que tu as
perdu une amie ? Ça nous arrive tout le temps. Non, c’est parce qu’on
t’a menti. Et ceux du haut y seront particulièrement sensibles, crois-
moi. Ils ont les victimes de ce mensonge sous les yeux. Les plus
réticents seront ceux du milieu, ceux qui aspirent à s’élever sans
savoir et qui nous regardent de haut sans compassion.
— Donc tu penses qu’on a des alliés en haut ?
— Auxquels on ne peut pas accéder, oui. Et qu’il faudrait
convaincre. Par un beau discours, comme celui grâce auquel tu as
contaminé les miens.
Elle le gratifia d’un sourire rare et Knox se sentit rayonner en
retour. À cet instant, il comprit pourquoi ses employés lui étaient
dévoués. Elle avait le même genre d’empire sur les autres que lui,
mais pour des raisons différentes. Les gens craignaient Knox et
cherchaient la sécurité. Mais ils respectaient McLain et cherchaient à
en être aimés.
— Le problème qui va se poser, c’est que le milieu se dresse entre
nous et le DIT.
La vieille main frêle balaya le plan.
— Il va donc falloir traverser vite mais sans déclencher
d’affrontement.
— Je pensais qu’on foncerait droit là-haut avant l’aube, ronchonna
Knox.
Il s’écarta de la table pour regarder le chien, qui était à moitié assis
sur l’une de ses bottes et levait les yeux vers lui, la langue pendant
bêtement, la queue frétillante. Tout ce que Knox voyait dans cet
animal, c’était une machine qui engloutissait de la nourriture et
laissait de la merde derrière lui. Une boulette de viande à fourrure
qu’il n’avait pas le droit de manger. Il secoua cette chose dégoûtante
de sa botte.
— Fous le camp !
— Jackson, au pied.
McLain claqua des doigts.
— Je ne comprends pas pourquoi tu gardes ces créatures, encore
moins pourquoi tu en élèves d’autres.
— Tu ne peux pas comprendre, répliqua McLain. Les chiens
mettent du baume à l’âme de leur propriétaire.
Il leva les yeux pour voir si elle était sérieuse et constata qu’elle
souriait un peu plus facilement, à présent.
— Eh bien, quand nous aurons remis cet endroit en ordre, je ferai
pression pour qu’ils fassent aussi l’objet d’une loterie, histoire d’en
contrôler un peu le nombre.
Ils échangèrent un sourire sarcastique. Jackson couina jusqu’à ce
que McLain tende la main pour le caresser.
— Si nous faisions tous preuve de la même loyauté, il n’y aurait
jamais besoin d’insurrection, dit-elle en levant les yeux vers Knox.
Il baissa la tête, incapable de se ranger à cette idée. Il y avait eu
quelques chiens aux Machines, au fil des ans, assez pour qu’il sache
que certaines personnes étaient sensibles à cette loyauté, même si ce
n’était pas son cas. Il ne comprendrait jamais ces gens qui
dépensaient des jetons durement gagnés pour nourrir et engraisser
un animal qui ne leur rendrait jamais la politesse. Quand Jackson
passa sous la table et se frotta contre son genou, gémissant pour
avoir des caresses, Knox laissa ses mains à plat sur le plan du silo,
récalcitrant.
— Ce qu’il nous faut, pour la montée, c’est une diversion, dit
McLain. Faire en sorte qu’il y ait moins de gens au milieu. Ce serait
bien si on pouvait en faire partir davantage en haut, parce que nous
allons faire du raffut à conduire une telle troupe dans l’escalier.
— Nous ? Une minute, tu ne comptes quand même pas venir avec…
— Si mes employés y vont, bien sûr que je compte venir.
Elle pencha la tête.
— Ça fait plus de cinquante ans que j’escalade des échelles dans la
réserve. Tu crois que quelques étages d’escalier vont me faire peur ?
Knox se demanda s’il y avait quoi que ce soit qui lui fasse peur. La
queue de Jackson fouettait le pied de la table alors qu’il restait là à
regarder Knox avec ce sourire idiot propre à son espèce.
— Et si on soudait les portes en montant ? demanda Knox. Si on les
enfermait le temps que tout ça soit terminé ?
— Et qu’est-ce qu’on fait en leur rouvrant ? On s’excuse ? Et si ça
prend des semaines ?
— Des semaines ?
— Tu ne crois tout de même pas que ça va être si facile ? Qu’il va
suffire de débouler et de prendre les commandes du silo ?
— Je ne me fais aucune illusion sur ce qui nous attend.
Il pointa le doigt vers la porte du bureau, qui ouvrait sur des
ateliers remplis du fracas des machines.
— Nos troupes sont en train de fabriquer des armes de guerre, et je
compte bien m’en servir s’il le faut. Je serais ravi que la transition
soit pacifique, je me contenterais volontiers de pousser Bernard et
quelques autres vers le nettoyage, mais je n’ai jamais eu peur de me
salir les mains.
McLain acquiesça.
— Que les choses soient bien claires…
— Claires comme du cristal, dit-il.
Knox tapa dans ses mains, une idée germant dans son esprit.
Jackson esquiva ce bruit soudain.
— J’ai trouvé, dit-il. J’ai trouvé la diversion.
Il montra les étages inférieurs des Machines sur le plan.
— Et si je commandais à Jenkins une cascade de pannes de
courant ? Nous pourrions les faire démarrer quelques étages au-
dessus ou, mieux, commencer par les fermes et les cantines. Mettre
ça sur le compte des travaux sur la génératrice…
— Et tu crois que les gens du milieu videront la place ? dit McLain
en plissant les yeux.
— S’ils veulent un repas chaud, oui. Ou bien ils resteront
tranquilles dans le noir.
— Moi je crois qu’ils seront sur les paliers à discuter, à se
demander ce que c’est que cette histoire. Et qu’ils nous gêneront
encore plus.
— Ben, on leur dira qu’on monte régler le problème !
Knox commençait à s’impatienter. Et ce foutu clébard était encore
assis sur sa botte.
— Que vous montez régler le problème ?
McLain rit.
— Parce que c’est crédible, ça ?
Knox tira sur sa barbe. Il ne voyait pas ce qu’il y avait de
compliqué. Ils étaient nombreux. Ils travaillaient tous les jours avec
des outils. Ils allaient fracasser des têtes de techniciens, de petits
hommes comme Bernard qui passaient leur temps assis sur leurs
fesses à tapoter leur clavier comme des secrétaires. Il suffisait de
monter là-haut et de le faire.
— T’as une meilleure idée ? demanda-t-il.
— Il faut que nous pensions à l’après, dit McLain. Quand vous
aurez battu des gens à mort et que le sang gouttera à travers les
grilles, qu’est-ce qu’on va faire ? Tu veux que les gens vivent dans la
peur de voir ça se reproduire ? Ou dans la peur de ce que tu leur
auras fait endurer pour parvenir à tes fins ?
— Je veux seulement m’en prendre à ceux qui ont menti, dit-il.
Personne n’en demande plus. Nous avons tous vécu dans la peur. La
peur de l’extérieur. La peur du nettoyage. Même la peur de parler
d’un monde meilleur. Et rien de tout cela n’était vrai. Le système
était truqué, truqué pour nous faire courber la tête et tout accepter…
Jackson lui aboya dessus et se mit à couiner. Sa queue balayait le
sol comme un tuyau d’air comprimé au pistolet bloqué qui se
promène par terre, hors de contrôle.
— Quand ce sera terminé et que nous commencerons à parler
d’utiliser notre savoir-faire pour explorer un monde qu’on s’est
toujours contentés de regarder, je pense que ça va en inspirer
certains. Fichtre, moi ça me donne de l’espoir, pas toi ?
Il tendit la main et caressa la tête de Jackson, ce qui le fit taire un
peu. McLain regarda Knox pendant un moment. Et elle hocha enfin
la tête.
— On va couper le courant, dit-elle d’un ton définitif. Ce soir,
avant que ceux qui sont montés voir le nettoyage ne redescendent
déçus. Je prendrai la tête d’un groupe chargé de bougies et de lampes
électriques, ferai passer ça pour un geste d’entraide des Fournitures.
Tu suivras quelques heures plus tard avec le reste des troupes. Nous
verrons jusqu’où cette histoire de travaux peut nous mener avant que
nous rencontrions des problèmes. Avec un peu de chance, une bonne
partie des gens seront restés en haut ou auront regagné leur lit, trop
épuisés d’avoir dû monter dîner pour se soucier du bruit.
— Il y aura moins de trafic si tôt le matin, approuva Knox. Nous ne
rencontrerons peut-être pas tant de problèmes que ça.
— Le but sera de frapper le DIT et de le contenir. Bernard joue
toujours les maires, donc il ne sera probablement pas là. Mais soit il
viendra à nous, soit nous monterons le chercher quand nous aurons
sécurisé les 30. Je ne pense pas qu’il oppose beaucoup de résistance,
du moins quand nous aurons pris ses étages.
— Entendu, dit Knox.
Ça faisait du bien d’avoir un plan. Un allié.
— Et merci, hein.
McLain sourit.
— T’es pas mauvais en discours pour un mécano. Et du reste,
ajouta-t-elle en hochant la tête vers le chien, Jackson t’aime bien. Et
il est rare qu’il se trompe sur les hommes.
Knox baissa les yeux et s’aperçut qu’il était toujours en train de
gratter l’animal. Il retira sa main et le regarda qui haletait et le fixait
du regard. Dans la salle adjacente, quelqu’un rit à une plaisanterie.
Les voix de ses mécaniciens se mêlaient à celles des gens des
Fournitures, assourdies, adoucies par le mur et la porte. Ce rire fut
rejoint par le bruit des barres d’acier mises en forme, des pièces
plates affilées à coups de marteau, des machines à rivets
transformées en machines à projectiles. Et Knox comprit ce que
McLain voulait dire par loyauté. Il le vit dans les yeux de cet imbécile
de chien – qu’il était prêt à faire n’importe quoi pour lui pour peu
qu’il le lui demande. Et ce poids qu’il avait sur le cœur, le poids de
ceux, nombreux, qui éprouvaient la même loyauté envers lui et
McLain – Knox décida que c’était le plus lourd de tous les fardeaux.
44

Un peu plus bas, la ferme de terre emplissait la cage d’escalier d’une


puissante odeur de pourriture fraîche. Juliette n’était pas encore tout
à fait réveillée lorsqu’elle descendit un étage de plus et commença à
sentir ce parfum. Elle ne savait pas du tout combien de temps elle
avait dormi – elle aurait dit des jours mais c’était peut-être des
heures. Elle s’était réveillée le visage pressé contre les grilles, la joue
quadrillée de lignes rouges, et s’était tout de suite mise en route. Son
estomac criait famine et l’odeur de la ferme lui faisait presser le pas.
Parvenue au vingt-huitième, il y avait une telle âcreté dans l’air
qu’elle avait l’impression de nager à travers les parfums. C’était
l’odeur de la mort, décida-t-elle. Des funérailles. Du terreau fertile
retourné, libérant dans l’air toutes ces molécules piquantes.
Elle s’arrêta au trentième – les fermes hydroponiques – et tira les
portes. À l’intérieur, il faisait noir. Il y avait un bruit plus loin dans
l’allée, le ronronnement d’un moteur ou d’un ventilateur. Étrange
rencontre que ce léger bruit. Cela faisait plus d’une journée qu’elle
n’avait pas entendu d’autres sons que ceux qu’elle produisait. La
lueur verte des lumières de secours n’était en rien une compagnie ;
c’était comme la chaleur d’un corps mourant, des batteries qui se
vidaient par une hémorragie de photons. Mais cette fois quelque
chose bougeait, produisait un bruit autre que celui de ses pas ou de sa
respiration, et ce quelque chose était tapi dans les allées sombres des
fermes hydroponiques.
Une fois encore, elle utilisa son seul outil et sa seule arme comme
butoir afin de laisser entrer un filet de lumière. Elle se faufila dans la
salle, où l’odeur de végétation n’était pas aussi forte que dans
l’escalier, et s’avança prudemment dans l’allée, se tenant au mur. Les
bureaux et la réception étaient sombres et sans vie, l’air sec. Aucun
voyant ne clignotait sur le tourniquet et elle n’avait ni carte ni jeton à
insérer. Elle posa ses mains sur les montants et sauta la barrière, un
geste de rébellion étonnamment puissant ; c’était comme si elle en
était venue à accepter l’absence de lois de cet endroit mort, l’absence
totale de civilisation, de règles.
La lumière de l’escalier atteignait à peine la première chambre de
culture. Elle attendit que ses yeux s’habituent aux ténèbres, heureuse
d’avoir affûté son regard dans les profondeurs des Machines, dans le
ventre obscur des engins cassés. Ce qu’elle entrevit, lorsqu’elle
parvint à distinguer quelque chose, ne l’inspira guère. Les jardins
hydroponiques avaient dépéri. De grosses tiges pendaient çà et là
comme des cordes d’un réseau de tuyaux suspendus. Cela lui permit
d’estimer un peu mieux depuis quand ces jardins, sinon le silo lui-
même, avaient succombé. Cela ne remontait pas à des centaines
d’années, mais pas à quelques jours non plus. L’intervalle avait beau
être large, cette information lui parut précieuse, un premier indice
pour élucider le mystère de cet endroit.
Elle toqua contre l’un des tuyaux qui rendit un son mat – elle
tapait sur du plein.
Pas de plantes, mais de l’eau ! Sa bouche lui parut encore plus
sèche à cette pensée. Elle se pencha par-dessus la clôture et colla ses
lèvres contre l’un des trous percés sur le dessus d’un tuyau, là où la
tige d’une plante aurait dû s’élever. Elle fit ventouse et aspira. Le
liquide qui atteignit sa langue était croupi, saumâtre – mais aqueux.
Et son goût ne provenait pas d’une substance chimique ou toxique,
mais de la décomposition de matières organiques. De terre. C’était à
peine plus désagréable que le cambouis et l’huile dans lesquels elle
avait pour ainsi dire baigné pendant deux décennies.
Elle étancha donc toute sa soif. Et elle réalisa que, maintenant
qu’elle avait de l’eau, s’il y avait d’autres traces, d’autres indices, elle
vivrait peut-être assez longtemps pour les rassembler.
Avant de partir, Juliette cassa le bout d’un tuyau, en conservant le
capuchon intact. Il faisait moins de trois centimètres de diamètre,
n’excédait pas les soixante en longueur, mais il pourrait servir de
gourde. Elle tordit délicatement le tuyau cassé vers le bas pour faire
couler l’eau qui stagnait dans le coude. Pendant que sa gourde de
fortune se remplissait, elle s’aspergea les mains et les bras, craignant
toujours une contamination de l’air extérieur.
Lorsque son tuyau fut plein, Juliette regagna la porte éclairée au
bout de l’allée. Il y avait trois fermes hydroponiques, toutes pleines
de tuyaux aux coudes fermés qui serpentaient à travers de longs
couloirs sinueux. Elle essaya de faire un calcul approximatif dans sa
tête, mais sa seule conclusion fut qu’elle avait de quoi boire pendant
très longtemps. L’eau avait un arrière-goût épouvantable, et elle
s’attendait à souffrir de crampes d’estomac, mais si elle parvenait à
allumer un feu, à trouver assez de tissu ou de restes de papier à
brûler, une bonne ébullition saurait venir à bout de ce problème.
De retour dans l’escalier, elle retrouva les odeurs puissantes qu’elle
avait laissées un peu plus tôt. Elle reprit son couteau et avala encore
une grosse tranche de silo, faisant presque deux fois le tour du puits
central avant d’ouvrir la porte de l’étage suivant.
Aucun doute, l’odeur provenait des fermes de terre. Et Juliette
entendit à nouveau un moteur ronronner, plus fort, cette fois. Elle
bloqua la porte, appuya sa gourde contre la rambarde et jeta un œil à
l’intérieur.
L’odeur de végétation était écrasante. Devant elle, dans le halo
vert, elle vit des bras feuillus dépasser des clôtures et envahir l’allée.
Elle sauta le tourniquet et explora les abords, une main au mur,
s’acclimatant à nouveau à l’obscurité. Il y avait bel et bien une pompe
en service quelque part. Elle entendit aussi un goutte-à-goutte qui
provenait soit d’une fuite, soit d’un robinet en état de marche. La
caresse des feuillages la fit frissonner. L’odeur de pourriture était
maintenant identifiable : c’était l’odeur de fruits et de légumes en
train de se décomposer au sol ou de se flétrir sur pied. Elle entendit
des mouches qui bourdonnaient, des bruits de vie.
Elle enfonça son bras dans une touffe de vert drue et tâtonna
jusqu’à ce que sa main tombe sur quelque chose de lisse. Elle tira
d’un coup sec et brandit une tomate charnue dans la lumière. Sa
fenêtre de datation se réduisit soudain. Combien de temps les fermes
de terre pouvaient-elles prospérer ? Les tomates avaient-elles besoin
qu’on les sème, ou revenaient-elles chaque année comme les
mauvaises herbes ? Elle ne s’en souvenait plus. Elle mordit dans son
fruit, qui n’était pas complètement mûr, et elle entendit un bruit
derrière elle. Une autre pompe en train de se mettre en route ?
Elle se retourna juste à temps pour voir la porte qui claquait,
plongeant la ferme dans le noir complet.
Juliette fut pétrifiée. Elle attendit que son couteau ait fini de
dégringoler dans l’escalier. Tenta d’imaginer qu’il avait pu glisser
tout seul. Tous feux éteints, son ouïe semblait faire main basse sur la
partie inutilisée de son cerveau. Sa respiration, son pouls même
étaient audibles, le ronronnement du moteur plus marqué. Sa tomate
à la main, elle s’accroupit et s’avança jusqu’au mur opposé, les bras
tendus pour tâter le terrain. Elle se glissa vers la sortie, toujours
baissée pour éviter les branches, s’efforçant de se calmer. Il n’y avait
pas de fantômes ici, pas de frayeur à avoir. Elle se le répéta en
s’acheminant lentement.
Et tout à coup il y eut un bras sur elle, par-dessus son épaule.
Juliette poussa un cri et lâcha la tomate. Le bras la maintint au sol
lorsqu’elle essaya de se relever. Elle frappa l’intrus, tenta de s’en
libérer, sentit qu’on lui arrachait son bonnet de fortune – et finit par
toucher l’acier dur du tourniquet, dont l’un des bras dépassait dans
l’allée, et par se sentir ridicule.
— T’as failli me faire faire une crise cardiaque, dit-elle à la
machine.
Elle tendit les mains vers les montants et se hissa par-dessus la
barrière. Elle reviendrait chercher de la nourriture une fois qu’elle
aurait de la lumière. Laissant là le tourniquet pour gagner la sortie,
une main au mur, l’autre tâtonnant dans l’obscurité, Juliette se
demanda si elle allait se mettre à parler aux objets. Si elle allait
devenir folle. Absorbée par les ténèbres, elle s’aperçut que son état
d’esprit changeait à vue d’œil. Résignée à mourir la veille, elle
craignait désormais de perdre la tête.
C’était un progrès.
Enfin sa main heurta la porte et la poussa. Elle pesta d’avoir perdu
le couteau ; il avait effectivement disparu de la grille. Elle se
demanda s’il était tombé loin, si elle finirait par le retrouver ou par
en dénicher un autre. Elle se tourna pour prendre sa gourde…
Elle avait disparu elle aussi.
Juliette sentit son champ de vision se réduire, son cœur s’emballer.
Elle se demanda si la porte avait pu faire tomber son morceau de
tuyau. Elle se demanda comment le couteau avait pu glisser dans un
trou plus étroit que son manche. Et alors que ses tempes
commençaient à battre moins fort, elle entendit autre chose.
Des pas.
Qui résonnaient sur les marches, au-dessous d’elle.
En train de s’enfuir.
45

Les instruments de la guerre cliquetaient sur le comptoir des


Fournitures. Des fusils tout juste usinés et absolument interdits
étaient alignés comme autant de bâtons d’acier. Knox en prit un,
sentit la chaleur du canon récemment alésé et rayé, et fit jouer la
bascule pour exposer la chambre. Il plongea la main dans l’un des
seaux de balles rutilantes – des segments de tuyaux fins qu’on avait
bourrés de poudre – et en glissa une dans le fusil flambant neuf. Le
fonctionnement de l’engin paraissait assez simple : pointer le canon,
tirer sur le levier.
— Braquez pas ça n’importe où, dit l’un des hommes des
Fournitures en se penchant pour ne pas rester dans la trajectoire.
Knox leva le canon vers le plafond et essaya d’imaginer l’effet
qu’un de ces engins pouvait produire. Il n’avait connu qu’une arme à
feu jusqu’ici, une arme plus petite suspendue à la hanche du vieil
adjoint, dont il avait toujours pensé qu’elle était là pour la galerie
plus qu’autre chose. Il fourra une poignée de cylindres létaux dans sa
poche, songea que chacun d’entre eux pouvait mettre fin à une vie,
comprit pourquoi pareils instruments étaient prohibés. Tuer un
homme devait être un acte plus difficile que de brandir un morceau
de tuyau vers lui. Cela devait prendre suffisamment de temps pour
que la conscience puisse s’interposer.
L’un des travailleurs des Fournitures surgit des rayonnages chargé
d’une bassine. La courbure de son dos, l’affaissement de ses épaules
indiquèrent à Knox que sa cargaison était lourde.
— On n’en a que deux douzaines pour le moment, dit l’homme en
hissant la bassine sur le comptoir.
Knox plongea la main dans le récipient et sortit l’un des lourds
cylindres. Ses mécanos et même certains des hommes et femmes en
jaune lorgnèrent la bassine nerveusement.
— Vous claquez ce bout contre quelque chose de dur, expliqua
l’homme derrière le comptoir aussi posément que s’il fournissait un
relais électrique à un client et lui donnait d’ultimes conseils
d’installation, par exemple un mur, le sol ou la crosse de votre fusil.
Et vous vous en débarrassez.
— On peut les transporter sans risque ? demanda Shirly alors que
Knox en fourrait une dans sa poche latérale.
— Oh oui, ça demande quand même un peu de force.
Plusieurs personnes plongèrent la main dans la bassine et firent
s’entrechoquer les bombes en se servant. Knox croisa le regard de
McLain lorsqu’elle en prit une, elle aussi, et la logea dans l’une de ses
poches avant. Une tranquille expression de défi se peignait sur son
visage. Elle devait voir à quel point il était déçu qu’elle vienne, et un
regard suffit à Knox pour comprendre qu’il était vain de vouloir la
raisonner.
— Bon, dit-elle en tournant ses yeux gris-bleu vers les hommes et
les femmes rassemblés autour du comptoir. Écoutez-moi. Il va falloir
qu’on rouvre, maintenant, alors si vous avez un fusil, prenez des
munitions. Y a des bandes de toile par là-bas. Emballez-moi ces
engins le mieux possible, que personne ne les voie. Mon groupe s’en
va dans cinq minutes, compris ? Ceux qui font partie de la seconde
vague peuvent patienter au fond, à l’abri des regards.
Knox acquiesça. Il regarda Marck et Shirly, qui l’accompagneraient
tous deux avec la seconde vague ; les grimpeurs les plus lents
partiraient les premiers, l’air de rien. Ceux qui avaient de meilleures
jambes suivraient au pas de charge, et avec un peu de chance, ils
arriveraient tous ensemble au trente-quatrième. Chaque groupe
serait déjà assez voyant comme ça – s’ils étaient montés en masse, il
ne leur serait plus resté qu’à chanter leurs intentions en chemin.
— Ça va, patron ?
Shirly posa son fusil sur son épaule et regarda Knox en fronçant
les sourcils. Il se lissa la barbe et se demanda à quel point son stress
et sa peur transparaissaient.
— Ouais, bougonna-t-il. Ça va.
Marck attrapa une bombe, la cacha en lieu sûr et posa une main
sur l’épaule de sa femme. Knox fut pris d’un doute. Il aurait aimé que
les femmes n’aient pas à s’en mêler – au moins les femmes mariées.
Il espérait toujours que la violence à laquelle ils se préparaient ne
serait pas nécessaire, mais il devenait de plus en plus difficile de le
feindre alors que des mains empressées s’armaient. Ils étaient
désormais capables, tous autant qu’ils étaient, d’ôter la vie à d’autres,
et Knox les jugeait assez en colère pour le faire.
McLain sortit de derrière le comptoir et le jaugea.
— Ainsi, nous y voilà.
Elle tendit la main. Knox la serra. Il admirait la force de cette
femme.
— On vous retrouve au trente-cinquième pour monter le dernier
étage ensemble, dit-il. N’allez pas faire la fête sans nous.
Elle sourit.
— Promis.
— Et bonne ascension.
Il regarda les hommes et les femmes qui se rassemblaient derrière
elle.
— À tous, bonne chance et à bientôt.
Il y eut des signes de tête pleins de gravité et des mâchoires
serrées. La petite armée en jaune commença à s’étirer vers la porte,
mais Knox retint McLain.
— Hé, dit-il. Pas de grabuge avant qu’on vous rejoigne, d’accord ?
Elle lui donna une claque dans le dos et lui sourit.
— Et quand ça éclatera vraiment, dit Knox, je veux te voir à
l’arrière, derrière les…
McLain se rapprocha, le saisit par la manche. Ses traits ridés
s’étaient soudain durcis.
— Et où seras-tu, toi, Knox des Machines, quand les bombes se
mettront à voler ? Quand ces hommes et ces femmes qui nous
admirent connaîtront le moment de vérité, où seras-tu ?
Knox fut interloqué par cette attaque soudaine, ces mots susurrés
qui l’atteignirent avec la force d’un hurlement.
— Tu sais très bien où je…
— Tout juste, dit McLain en lâchant son bras. Et j’aime autant te
dire qu’on s’y retrouvera.
46

Juliette resta parfaitement immobile et écouta le bruit des pas qui


s’éloignaient au-dessous d’elle. Elle sentit la rampe vibrer. Des
frissons lui coururent jusqu’en haut des jambes, jusqu’en bas des
bras. Elle avait envie de crier, de dire à cette personne de s’arrêter,
mais la soudaine poussée d’adrénaline avait glacé et vidé sa poitrine.
C’était comme si un vent froid s’était engouffré jusqu’au fond de ses
poumons et en avait chassé sa voix. Il y avait des vivants avec elle
dans le silo. Et ils se sauvaient en courant.
Elle s’écarta de la rampe et s’élança sur le palier, atteignit les
marches incurvées au pas de course et les avala aussi vite que ses
jambes pouvaient la porter. Un étage plus bas, alors que l’adrénaline
régressait, elle trouva le souffle de hurler “Arrêtez-vous !”, mais le
bruit de ses pieds nus sur le métal parut couvrir sa voix. Elle
n’entendait plus courir l’autre, n’osa pas s’arrêter pour écouter de
peur de se laisser distancer, mais lorsqu’elle passa devant la porte du
trente et unième, elle craignit qu’il ou elle ne lui échappe en
disparaissant derrière l’une des portes. Et s’ils n’étaient qu’une
poignée à se cacher dans le silo, elle ne les trouverait peut-être
jamais. Pas s’ils ne voulaient pas qu’on les trouve.
En un sens, c’était le scénario le plus terrifiant de tous : passer le
restant de ses jours à fouiller un silo délabré, à survivre en parlant à
des objets inanimés pendant qu’une poignée de gens feraient de
même ailleurs en se tenant à l’écart. Ça la rendait tellement anxieuse
qu’il lui fallut un moment avant d’envisager l’hypothèse opposée :
que ces gens pourraient aussi vouloir la retrouver, et pas avec les
meilleures intentions du monde.
Pas avec les meilleures intentions, mais avec son couteau.
Elle s’arrêta au trente-deuxième pour écouter, les mains
cramponnées à la rampe. Retenir son souffle pour faire le silence lui
fut presque impossible – ses poumons réclamaient de grandes
goulées d’air. Mais elle se tint immobile, son pouls battant contre la
rampe froide, et entendit un bruit de pas distinct, toujours au-
dessous d’elle, plus fort qu’auparavant. Elle rattrapait son retard !
Elle repartit, enhardie, et descendit les marches trois à trois, le corps
en biais, dansant comme elle le faisait dans sa jeunesse, une main sur
la rampe qui tournait et l’autre tendue en avant pour garder
l’équilibre, la plante de ses pieds effleurant à peine une marche avant
de voler vers la suivante, concentrée pour ne pas glisser. À cette
vitesse, une chute pouvait être mortelle. Des images de bras et de
jambes plâtrées, des histoires de personnes âgées malchanceuses,
aux hanches brisées, lui vinrent à l’esprit. Et pourtant, elle repoussa
ses limites, s’envola carrément. Le trente-troisième passa dans un
éclair. Une demi-spire plus tard, par-dessus le crépitement de ses
pas, elle entendit claquer une porte. Elle s’arrêta et regarda vers le
haut. Se pencha sur la rampe et regarda en bas. Les bruits de pas
avaient disparu et l’on entendait plus que ses halètements.
Elle engloutit encore une demi-volée de marches et essaya la porte
du trente-quatrième. Elle refusa de s’ouvrir. Elle n’était pourtant pas
verrouillée. La poignée cliquetait et la porte bougeait, mais quelque
chose la retenait. Juliette tira aussi fort qu’elle le put – en vain. Elle
donna encore un coup sec et elle entendit quelque chose craquer. Un
pied arc-bouté sur l’autre porte, elle fit une troisième tentative, tira
sèchement, la tête en arrière, les bras sur la poitrine, poussant du
pied…
Quelque chose se brisa. La porte s’ouvrit brusquement et la
poignée échappa à Juliette. Il y eut une explosion de lumière, une
rapide éruption de clarté avant que la porte ne se referme.
Juliette revint à quatre pattes et attrapa la poignée. Elle tira la
porte et se redressa. La moitié d’un balai cassé gisait dans l’allée ;
l’autre pendait de la poignée de l’autre porte. Toutes deux se
détachaient dans la lumière aveuglante qui l’environnait. Les
lumières de la salle étaient toutes allumées, et les rectangles
incandescents couraient au plafond jusqu’au bout du couloir et à
perte de vue. Juliette tendit l’oreille, guettant des bruits de pas, mais
n’entendit guère plus que le bourdonnement des néons. Devant elle,
le tourniquet de sécurité ne cessait de cligner son œil rouge, comme
s’il connaissait des secrets qu’il ne voulait pas dire.
Elle se leva et s’approcha de la machine, regarda à droite où une
paroi de verre donnait sur une salle de réunions également éclairée
de mille feux. Elle sauta le tourniquet – c’était déjà une habitude – et,
pour la seconde fois, elle appela. Sa voix fut réverbérée mais l’écho
lui semblait différent dans la lumière, pour peu que ce soit possible.
Il y avait de la vie par ici, de l’électricité, d’autres oreilles pour
entendre sa voix, ce qui, d’une certaine façon, atténuait les échos.
Elle passa devant des bureaux, jeta un œil dans chacun d’entre
eux, en quête de signes de vie. L’endroit était sens dessus dessous.
Tiroirs vidés sur le sol, armoires de classement renversées, papier
précieux un peu partout. L’un des bureaux lui faisait face et Juliette
vit que l’ordinateur était allumé, l’écran rempli de texte vert. C’était
comme si elle venait d’entrer dans un rêve. En deux jours – à
supposer qu’elle ait dormi aussi longtemps qu’elle le pensait – son
cerveau s’était peu à peu acclimaté à la lueur vert pâle de l’éclairage
de secours, s’était habitué à une vie primitive, une vie sans
électricité. Elle avait toujours le goût de l’eau saumâtre sur la langue,
et voilà qu’elle se promenait sur un lieu de travail certes en grand
désordre, mais normal. Elle imagina que la prochaine équipe (y
avait-il des équipes dans ce genre de bureau ?) allait débouler de
l’escalier en riant, brasser les papiers, redresser les meubles et se
remettre au travail.
À propos de travail, elle se demanda ce qu’on faisait dans ces
locaux. Elle n’avait jamais vu pareil agencement. Furetant de-ci de-là,
aussi curieuse des salles et du courant que des bruits de pas qui
l’avaient conduite jusqu’ici, elle oublia presque sa course dans
l’escalier. Au détour d’un couloir, elle parvint à une large porte
métallique qui, contrairement aux autres, ne s’ouvrait pas. Elle
appuya sur le panneau et le sentit à peine bouger. Elle donna de
l’épaule et poussa, de quelques centimètres à la fois, jusqu’à ce
qu’elle puisse se faufiler par l’ouverture. Elle dut enjamber un grand
classeur métallique qu’on avait fait tomber devant la lourde porte
pour essayer de la condamner.
La pièce était gigantesque, au moins aussi grande que la salle de la
génératrice, bien plus vaste que la cafétéria. Elle était remplie de
meubles hauts, plus gros que des armoires de classement mais sans
tiroirs. Au lieu de ça, leur face avant était couverte de voyants qui
clignotaient, rouges, verts, orange.
Juliette marcha à travers des papiers déversés par l’armoire. Et, ce
faisant, elle réalisa qu’elle ne pouvait être seule dans cette salle.
Quelqu’un avait tiré l’armoire devant la porte, et n’avait pu le faire
que de l’intérieur.
— Ohé ?
Elle traversa les rangées de hautes machines, car c’est ce qu’elles
devaient être, des machines. Elles produisaient un bourdonnement
électrique, et, de temps à autre, vrombissaient ou cliquetaient,
comme si leur ventre était en plein travail. Elle se demanda s’il
s’agissait d’une sorte de centrale électrique exotique – celle qui
fournissait l’éclairage, peut-être ? À moins qu’elles contiennent des
piles de batteries ? À voir les cordons et les câbles qui sortaient de
l’arrière, elle penchait pour les batteries. Pas étonnant que les
lumières soient si fortes. Il y avait là l’équivalent de vingt salles des
batteries des Machines.
— Y a quelqu’un ? appela-t-elle. Je ne vous veux aucun mal.
Elle déambula à travers la salle, à l’affût du moindre mouvement,
jusqu’à ce qu’elle tombe sur une machine dont le vantail était ouvert.
Lorsqu’elle jeta un œil à l’intérieur, elle vit non pas des batteries
mais des planchettes semblables à celles que Walker passait sa vie à
souder. En fait, le ventre de cette machine ressemblait étrangement à
l’intérieur de l’ordinateur du bureau de répartition…
Juliette recula, comprenant de quoi il s’agissait.
— Les serveurs, murmura-t-elle.
Elle se trouvait dans le DIT du silo. Niveau 34. Bien sûr.
Il y eut un raclement près du mur du fond, du métal glissa sur du
métal. Juliette se rua dans cette direction, s’élança entre les hautes
armoires en se demandant qui pouvait bien la fuir et où il ou elle
comptait se cacher.
Elle contourna la dernière rangée de serveurs et vit bouger une
partie du plancher : l’une des grilles métalliques glissait pour
recouvrir un trou. Juliette plongea vers le sol, son vêtement de nappe
lui entravant les jambes, et saisit les bords de la grille avant qu’elle ait
le temps de se refermer. Juste devant elle, des doigts d’homme
s’agrippaient à la plaque. Il y eut un cri de surprise, un râle d’effort.
Juliette essaya de tirer sur la grille, mais elle manquait d’appui. L’une
des mains disparut. Un couteau prit sa place, qui ferrailla contre la
grille, chercha les doigts de Juliette.
Juliette ramena ses pieds vers elle et s’accroupit pour avoir plus de
force. Elle tira sur la grille et sentit le couteau lui piquer un doigt.
Elle hurla. L’homme au-dessous hurla. Il apparut et brandit le
couteau entre eux, la main tremblante, la lame reflétant la lumière
des plafonniers. Juliette jeta la trappe et serra sa main qui dégouttait
de sang.
— Tout doux ! dit-elle, en reculant pour être hors d’atteinte.
La tête de l’homme disparut dans le trou du plancher, puis
ressurgit. Il regarda derrière Juliette comme si quelqu’un arrivait
dans son dos. Elle combattit son envie de se retourner – mais décida
de se fier au silence, au cas où ce serait une ruse.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
Elle enroula un pan de son vêtement autour de sa main pour la
bander. Elle remarqua que l’homme, à la barbe épaisse et hirsute,
portait une salopette grise. Elle aurait pu être confectionnée dans
son silo, à quelques très légères différences près. L’homme la
dévisagea, ses cheveux sombres en bataille et en broussailles autour
de son visage. Il grogna, toussa dans sa main, sembla prêt à
s’enfoncer dans le sol et à disparaître.
— Restez, dit Juliette. Je ne vous veux aucun mal.
L’homme regarda la main blessée et le couteau. Juliette baissa les
yeux et vit un mince filet de sang serpenter vers son coude. La
blessure lui faisait mal, mais elle avait connu pire durant sa vie de
mécanicienne.
— Dé-désolé, marmonna l’homme.
Il passa sa langue sur ses lèvres et déglutit. Le couteau tremblait de
façon incontrôlée.
— Je m’appelle Jules, dit-elle, comprenant que cet homme avait
bien plus peur d’elle qu’elle de lui. Et vous ?
Il tenait le couteau de face entre eux deux et contemplait la lame
presque comme on se regarde dans un miroir.
— Pas de nom, chuchota-t-il d’une voix sèche et râpeuse. Pas
besoin.
— Êtes-vous seul ? demanda-t-elle.
Il haussa les épaules.
— Solo. Des années.
Il leva les yeux vers elle.
— D’où vous…
Il s’humecta à nouveau les lèvres, se racla la gorge. Ses yeux
pleuraient, luisaient dans la lumière.
— … d’où vous venez ? Quel étage ?
— Vous êtes tout seul depuis des années ? dit Juliette, estomaquée.
Elle n’en revenait pas.
— Je ne viens d’aucun étage, répondit-elle. Je viens d’un autre silo.
Elle articula ces mots lentement, doucement, redoutant l’effet
qu’ils pourraient avoir sur un homme d’apparence si fragile.
Mais Solo hocha la tête comme si la chose tombait sous le sens. Ce
n’était pas la réaction à laquelle Juliette s’attendait.
— Dehors…
Solo jeta à nouveau un regard vers la lame. Il tendit le bras, posa le
couteau sur les grilles et le fit glisser loin d’eux.
— C’est sans danger ?
Juliette secoua la tête.
— Non. J’avais une combinaison. Je n’ai pas eu beaucoup à
marcher. Mais je ne devrais pas être en vie.
Solo dodelina de la tête. Il leva les yeux vers elle, des traînées
humides coulant du coin de ses yeux et disparaissant dans sa barbe.
— Personne ne devrait être en vie. Personne.
47

— C’est quoi, cet endroit ? demanda Lukas à Bernard.


Ils se tenaient tous deux devant une grande carte tendue au mur
comme une tapisserie. Les diagrammes étaient précis, les caractères
ornés. On y voyait une série de cercles espacés de façon régulière,
séparés par des lignes et remplis de petits détails. Plusieurs d’entre
eux étaient barrés de grosses croix rouges. C’était exactement le
genre de schéma auquel il espérait aboutir un jour à partir de ses
cartes du ciel étoilé.
— C’est notre Héritage, dit simplement Bernard.
Lukas l’avait souvent entendu parler de la même façon des unités
centrales de la salle d’au-dessus.
— Et ces ronds, ce serait les serveurs ? demanda-t-il, osant passer
la main sur ce morceau de papier de la taille d’un drap de lit. Ils sont
disposés comme les serveurs.
Bernard s’approcha de lui et se frotta le menton.
— Hmm. En effet. Je n’avais jamais remarqué. Intéressant.
— Qu’est-ce que c’est ?
Lukas regarda de plus près et vit que chaque cercle était numéroté.
Dans un coin, il y avait aussi un entrelacs de carrés et de rectangles
séparés par des lignes parallèles. Ces blocs ne contenaient aucun
détail, mais le mot “Atlanta” figurait en dessous en gros caractères.
— Nous y viendrons. Mais d’abord, il faut que je te montre quelque
chose.
Au bout de la pièce se trouvait une porte. Bernard le précéda et
alluma d’autres lumières en entrant.
— Qui descend ici à part vous ? demanda Lukas en le suivant.
Bernard le regarda par-dessus son épaule.
— Personne.
Lukas n’aima guère cette réponse. À son tour, il regarda par-dessus
son épaule, avec le sentiment de sombrer dans quelque chose dont
on ne remontait pas.
— Je sais que ça doit te paraître soudain, dit Bernard.
Il attendit que Lukas l’ait rejoint et passa son petit bras sur l’épaule
du jeune homme.
— Mais les choses ont changé ce matin. Le monde change. Et
rarement de façon plaisante.
— Est-ce que ça a un rapport avec… le nettoyage ?
Il avait failli dire “Juliette”. Sur son sternum, le portrait de la jeune
femme semblait brûlant.
Le visage de Bernard se rembrunit.
— Il n’y a pas eu de nettoyage, dit-il d’un ton abrupt. Et
maintenant, il va y avoir un bazar monstrueux et des gens vont
mourir. Or les silos, vois-tu, ont entièrement été conçus pour éviter
ça.
— Conçus, répéta Lukas.
Son cœur battit une fois, deux fois. Son cerveau fit vrombir ses
circuits et calcula enfin que Bernard avait dit quelque chose
d’absurde.
— Pardon, vous avez dit les silos ?
— Il va falloir que tu te familiarises avec ceci.
Bernard désigna un petit bureau sous lequel une chaise en bois
chétive était poussée. Sur le bureau trônait un livre comme Lukas
n’en avait encore jamais vu, comme il ne savait même pas qu’il en
existât. Il était presque aussi épais qu’il était large. Bernard en tapota
la couverture puis vérifia qu’il n’avait pas trop de poussière sur la
paume.
— Je vais te confier le double de la clé. Tu ne l’ôteras de ton cou
sous aucun prétexte. Descends lire ici quand tu le peux. Ce volume
renferme notre histoire, ainsi que les mesures appropriées à tous les
cas d’urgence.
Lukas s’approcha du livre, une vie de salaire en papier, et en fit
basculer la couverture. Le contenu était imprimé à la machine,
l’encre noire comme la poix. Il fit tourner une douzaine de pages de
sommaire avant d’atteindre enfin la première page de texte.
Bizarrement, il reconnut tout de suite les premières lignes.
— C’est le Pacte, dit-il en levant la tête vers Bernard. J’en connais
déjà une bonne…
— Le Pacte, c’est ça, lui dit Bernard en pinçant le premier
centimètre de la grosse reliure. Le reste, c’est l’Ordre.
Il recula.
Lukas hésita, digérant cette information, puis posa sa main plus
loin sur la tranche et fendit le volume vers le milieu.

En Cas de Tremblement de Terre :


En cas de fissure des vantaux ou d’infiltration d’air extérieur,
voyez BRÈCHE DU SAS (p. 2180).
Si un ou plusieurs étages s’effondrent, voyez PILIERS DE RENFORTS
sous SABOTAGE (p. 751).
Si un incendie se déclare, voyez…
— Sabotage ?
Lukas tourna quelques pages, tombant sur un passage qui parlait
de traitement de l’air et d’asphyxie.
— Qui a pensé à tout ça ?
— Des gens qui ont connu bien des déboires.
— Comme…
Il n’était pas sûr d’avoir le droit de dire ça, mais avait l’impression
qu’on pouvait briser les tabous, à cet étage.
— Comme le peuple d’avant l’insurrection ?
— Comme le peuple d’avant ce peuple-là, dit Bernard. Le peuple
premier.
Lukas referma le livre. Il secoua la tête en se demandant si tout
cela n’était qu’un canular, une espèce d’initiation. Ce que disaient les
prêtres ou les livres pour enfants était généralement moins absurde
que ça.
— Rassurez-moi, je ne suis pas vraiment censé apprendre tout ça ?
Bernard rit. Son expression n’était plus du tout la même qu’un peu
plus tôt dans la journée.
— Tu as seulement besoin de savoir ce que ce livre contient pour
pouvoir le retrouver en cas de besoin.
— Qu’est-ce que ça dit pour ce matin ?
Il se tourna vers Bernard et s’aperçut soudain que personne n’était
au courant de sa fascination pour Juliette, de son ensorcellement. Les
larmes s’étaient évaporées de ses joues ; sa culpabilité de détenir les
effets interdits de la jeune femme avait pris le pas sur sa honte d’être
tombé si amoureux de quelqu’un qu’il connaissait à peine. Et voilà
que ce secret avait disparu des écrans. Seule pouvait désormais le
trahir la rougeur qu’il sentait monter à ses joues tandis que Bernard
l’observait et réfléchissait à sa question.
— Page 72, dit Bernard, la bonne humeur s’évanouissant de ses
traits pour laisser place à la même frustration qu’un peu plus tôt.
Lukas se retourna vers le livre. Il s’agissait d’un test. D’un rite pour
l’ombre qu’il redevenait. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas agi
sous l’œil scrutateur d’un modèle. Il commença à tourner les pages et
s’aperçut aussitôt que la section qu’il cherchait venait juste après le
Pacte, se trouvait au tout début de l’Ordre.
Il trouva la page. Tout en haut, en gras, était écrit :

En Cas de Nettoyage Manqué :

Et au-dessous, des mots terribles tissaient un sens effroyable.


Lukas lut plusieurs fois les instructions, pour être sûr de ne pas
rêver. Il jeta un regard vers Bernard, qui hocha tristement la tête, et
se retourna vers les caractères imprimés.

En Cas de Nettoyage Manqué :


Se préparer à la Guerre.
48

Juliette suivit Solo dans le trou de la salle des serveurs. Il y avait une
longue échelle et un passage qui menait au trente-cinquième, à une
partie du trente-cinquième qu’elle soupçonnait de ne pas être
accessible par l’escalier. Solo le lui confirma alors qu’ils baissaient la
tête dans l’étroit passage et s’engageaient dans un couloir sinueux et
vivement éclairé. On aurait dit qu’un bouchon avait sauté de sa
gorge, libérant un torrent gonflé de solitude. Il parla des serveurs au-
dessus d’eux, dit des choses dont Juliette eut du mal à saisir le sens,
jusqu’à ce que le corridor débouche sur une pièce encombrée.
— Mon chez-moi, dit Solo en ouvrant grands les bras.
Il y avait un matelas par terre dans un coin, duquel partait un tas
de draps et d’oreillers tirebouchonnés. Une cuisine de fortune avait
été aménagée sur deux meubles d’étagères : pichets d’eau, conserves,
boîtes et bocaux vides. L’endroit n’était qu’un fatras malodorant mais
Juliette se dit que Solo ne voyait ni ne sentait rien de tout cela. À
l’autre bout de la pièce, un mur de rayonnages était garni de boîtes
en fer de la taille de grosses mallettes à outils. Certaines étaient
entrouvertes.
— Vous vivez là tout seul ? demanda Juliette. N’y a-t-il personne
d’autre ?
Elle ne put s’empêcher d’entendre l’espoir ténu niché dans sa voix.
Solo secoua la tête.
— Même plus bas ?
Juliette inspecta sa blessure. Le saignement avait presque cessé.
— Je ne crois pas, dit-il. Parfois si. Parfois je découvre qu’une
tomate a disparu, mais je me dis que ce sont les rats.
Il fixait le coin de la pièce.
— Peux pas tous les attraper. Y en a de plus en plus qui…
— Parfois vous vous dites qu’il y a d’autres gens ? D’autres
survivants ?
Elle aurait aimé qu’il ne perde pas le fil de la conversation.
— Oui.
Il se frotta la barbe, regarda à la ronde comme s’il était censé faire
quelque chose, proposer quelque chose à son invitée.
— Parfois des choses ont été déplacées. Ou oubliées. Les lampes de
culture sont restées allumées, par exemple. Puis je me rappelle que
c’est moi qui ai fait tout ça.
Il rit dans sa barbe. C’était la première chose naturelle qu’elle le
voyait faire et Jules se dit qu’il avait dû beaucoup rire au cours des
ans. On riait soit pour rester sain d’esprit, soit parce qu’on avait
renoncé à le rester. Mais dans les deux cas, on riait.
— J’ai cru que c’était moi qui avais calé le couteau devant la porte.
Puis j’ai trouvé le tuyau. Je me suis demandé s’il avait été laissé là par
un très, très gros rat.
Juliette sourit.
— Je ne suis pas un rat.
Elle ajusta sa nappe, se tâta la tête et se demanda ce qui était arrivé
à son autre bout de tissu.
Solo eut l’air de méditer cette assertion.
— Alors, ça fait combien d’années ? demanda-t-elle.
— Trente-quatre, répondit-il sans hésiter.
— Trente-quatre ans ? Que vous êtes seul ?
Il hocha la tête et elle eut l’impression que le sol se dérobait sous
elle. L’idée de passer tant de temps sans aucune compagnie était
vertigineuse.
— Mais quel âge avez-vous ?
Il ne lui paraissait pas beaucoup plus vieux qu’elle.
— Cinquante, dit-il. Le mois prochain. J’en suis pratiquement sûr.
Il sourit.
— C’est marrant, de parler.
Il pointa le doigt vers la pièce.
— Je parle aux choses parfois, et je siffle.
Il la regarda droit dans les yeux.
— Je sais bien siffler.
Juliette réalisa qu’elle était probablement à peine née quand
quelque chose avait provoqué la ruine de ce silo.
— Comment vous avez fait, au juste, pour survivre toutes ces
années ?
— Chais pas. J’ai pas cherché à vivre des années. Seulement à
durer quelques heures. Puis les heures s’accumulent. Je mange. Je
dors. Et…
Il détourna les yeux, se dirigea vers l’une des étagères et fouilla
parmi les boîtes de conserve, dont beaucoup étaient vides. Il en
trouva une dont le couvercle était entrouvert, sans étiquette, et la
tendit vers elle.
— Haricots ? demanda-t-il.
Le premier réflexe de Juliette fut de décliner la proposition, mais
l’air d’empressement qui se lisait sur le pauvre visage de Solo rendit
la chose impossible.
— Volontiers, dit-elle, et elle s’aperçut qu’elle mourait de faim.
Elle avait toujours dans la bouche le goût de l’eau saumâtre, celui
de la tomate pas mûre, le piquant de l’acide gastrique. Il se rapprocha
et elle plongea les doigts dans le jus de conserve pour en sortir un
haricot vert froid. Elle le mit dans sa bouche et mastiqua.
— Et je fais caca, dit-il, embarrassé, tandis qu’elle avalait. C’est pas
joli.
Il secoua la tête et pêcha un haricot.
— Je suis tout seul, alors j’utilise les toilettes d’un appartement
jusqu’à ce que l’odeur soit insupportable, puis je change.
— Vous… vous changez ? s’exclama Juliette.
Solo chercha un endroit où poser les haricots. Il les mit finalement
par terre, au milieu d’un petit tas de déchets et de débris de
célibataire.
— Y a pas de chasse. Pas d’eau. Je suis tout seul.
Il avait l’air confus.
— Depuis l’âge de seize ans, dit Juliette, qui avait fait le calcul. Que
s’est-il passé ici il y a trente-quatre ans ?
Il leva les bras au plafond.
— Ce qui se passe toujours. Les gens deviennent fous. Il suffit
d’une fois.
Il sourit.
— Ça ne compte pour rien d’être sain d’esprit, pas vrai ? Personne
ne nous en félicite. Moi, personne ne m’en félicite. Je ne m’en félicite
même pas moi-même. Je tiens le coup, je tiens bon, je tiens un jour
de plus, une année de plus, et y a pas de récompense. Y a rien
d’extraordinaire à être normal. À ne pas être fou.
Il fronça les sourcils.
— Et un jour, vous avez un moment de moins bien et vous vous
faites du souci pour vous-même, vous savez ? Il suffit d’un seul jour.
Il s’assit soudain sur le sol, croisa les jambes et se mit à tordre les
plis que sa salopette formait au coin de ses genoux.
— Notre silo a connu un mauvais jour. Il a suffi d’un seul.
Il leva les yeux vers Juliette.
— Les années d’avant n’ont compté pour rien. Rien du tout. Vous
voulez vous asseoir ?
Il désigna le sol. À nouveau, elle ne put refuser. Elle s’assit loin du
lit puant et appuya son dos contre le mur. Elle avait tant de choses à
encaisser.
— Comment avez-vous survécu ? demanda-t-elle. Ce jour-là, je
veux dire. Et depuis.
Elle regretta aussitôt d’avoir posé la question. C’était sans
importance. Mais elle avait besoin d’avoir un aperçu de ce qui
l’attendait, peut-être parce qu’elle craignait qu’il soit pire de survivre
ici que de mourir dehors.
— En ayant toujours peur, dit-il. Le modèle de mon père était
directeur du DIT.
Il hocha le menton.
— De cet endroit. Mon père était une ombre importante. Il
connaissait l’existence de ces salles. Ils étaient peut-être deux ou
trois à savoir. Dès les toutes premières minutes d’affrontement, il m’a
montré cet endroit, il m’a donné ses clés. Il a fait diversion, et tout à
coup j’ai été le seul à savoir que ces pièces existaient.
Il regarda ses genoux pendant un instant puis releva la tête. Juliette
comprit pourquoi il avait l’air si jeune. Ce n’était pas seulement la
peur, la timidité qui lui donnaient cet air – c’était dans ses yeux. Il
était enfermé dans la terreur perpétuelle de son calvaire
d’adolescent. Son corps vieillissait autour de l’enveloppe pétrifiée
d’un petit garçon apeuré.
Il passa sa langue sur ses lèvres.
— Aucun n’a survécu, n’est-ce pas ? De ceux qui sont sortis ?
Solo scruta le visage de Juliette, avide de réponses. Elle sentit
l’espoir éperdu qui se dégageait de tout son être.
— Non, dit-elle d’une voix triste, se rappelant ce qu’il lui en avait
coûté de se frayer un chemin à travers eux, de les escalader.
Elle avait l’impression que ça remontait à des semaines plutôt qu’à
quelques jours.
— Alors vous les avez vus dehors ? Morts ?
Elle hocha la tête.
Il baissa le menton.
— La vue n’est pas restée très longtemps affichée. Je ne suis monté
qu’une fois pendant les premiers jours. Il y avait encore beaucoup
d’affrontements. Plus le temps passait, plus je sortais et m’aventurais
loin. J’ai découvert une bonne partie des dégâts qu’ils avaient causés.
Mais je n’ai pas vu un seul cadavre avant…
Il prit soin de réfléchir.
— … peut-être vingt ans ?
— Donc il y a eu d’autres gens ici pendant un moment ?
Il pointa le doigt vers le plafond.
— Parfois ils entraient là-haut. Dans la salle des serveurs. Et ils se
battaient. Ils se battaient partout. C’était de pire en pire, vous savez.
Ils se battaient pour tout – pour la nourriture, pour les femmes, pour
se battre.
Il se tordit et pointa le doigt vers une autre porte, derrière lui.
— Ces pièces sont comme un silo dans le silo. Faites pour qu’on
puisse tenir dix ans. Mais on tient plus longtemps quand on est solo.
Il sourit.
— Un silo dans le silo ? Comment ça ?
Il hocha la tête.
— Oui. Pardon. J’ai l’habitude de parler à quelqu’un qui sait tout ce
que je sais.
Il lui fit un clin d’œil et Juliette comprit qu’il parlait de lui-même.
— Vous ne savez pas ce qu’est un silo.
— Bien sûr que si. Je suis née et j’ai grandi dans un endroit
exactement comme celui-là. Sauf que tout fonctionne encore et que
nous oublions de nous en féliciter, comme vous diriez.
Solo sourit.
— Alors qu’est-ce que c’est, un silo ? demanda-t-il avec un air de
défi tout droit remonté de l’adolescence.
— C’est…
Juliette chercha les mots.
— C’est notre demeure. C’est un bâtiment comme ceux qu’on voit
par-dessus les collines, mais enterré. Le silo, c’est la partie du monde
où on peut vivre. L’intérieur, dit-elle, s’apercevant que c’était plus
difficile à définir qu’elle le croyait.
Solo rit.
— C’est ce que le mot signifie pour vous. Mais on passe notre
temps à employer des mots sans vraiment les comprendre.
Il pointa le doigt vers les rayonnages garnis de boîtes en fer.
— Tout le vrai savoir se trouve là-dedans. Tout ce qui s’est jamais
passé.
Il décocha un regard à Juliette.
— Vous avez déjà entendu l’expression “avoir une faim de loup” ?
Ou “hurler avec les loups” ?
Elle hocha la tête.
— Bien sûr.
— Mais qu’est-ce que c’est, un loup ?
— Un individu mal dégrossi. Quelqu’un d’un peu loupé.
Solo rit.
— Il y a tant de choses qu’on ne sait pas, dit-il.
Il examina ses ongles.
— Un silo, ce n’est pas le monde. Ce n’est rien. Ce terme, ce mot
vient d’il y a longtemps, à l’époque où les cultures poussaient dehors
à perte de vue – il fit un grand geste au-dessus du sol comme s’il
s’agissait d’un vaste terrain – à l’époque où il y avait plus de gens
qu’on ne pouvait en compter, à l’époque où tout le monde avait des
tas d’enfants.
Il leva les yeux vers elle et se pétrit nerveusement les mains,
comme s’il était gêné d’aborder la procréation devant une femme.
— Ils faisaient pousser tellement de choses qu’ils avaient beau être
nombreux, ils n’arrivaient pas à tout manger à la fois. Alors ils
stockaient les récoltes en cas de coups durs. Ils prenaient plus de
céréales qu’on peut en compter et les versaient dans de grands silos
construits à la surface de la terre…
— À la surface, dit Juliette. Des silos.
Elle eut l’impression qu’il inventait, qu’il s’agissait d’un délire
forgé durant ses décennies de solitude.
— Je peux vous montrer des images, répliqua-t-il vivement,
comme s’il était vexé qu’elle doute de lui.
Il se leva et se précipita vers les étagères pleines de boîtes en fer. Il
lut les petites étiquettes blanches collées au bas de chacune d’entre
elles, les parcourant du doigt.
— Ah !
Il en attrapa une – qui parut lourde – et l’apporta. Un fermoir
placé sur le côté libéra le couvercle, qui s’ouvrit sur un objet massif.
— Permettez, dit-il, même si elle n’avait pas levé le petit doigt pour
l’aider.
Il inclina la boîte et, d’un geste expert, laissa tomber le lourd objet
sur sa paume, où il se tint en équilibre. Il était de la taille d’un livre
pour enfants, mais dix ou vingt fois plus épais. C’était bien un livre.
Les tranches étaient rognées de façon miraculeusement nette.
— Je vais trouver, dit-il.
Il tourna les pages par paquets et, chaque fois, c’était une fortune
en papier imprimé qui claquait lourdement contre d’autres fortunes.
Puis il affina sa recherche, ne tournant plus les pages que par
pincées, avant de les feuilleter une par une.
— Tenez.
Il montra quelque chose.
Juliette s’approcha. C’était comme un dessin, mais si précis qu’il
paraissait presque réel. C’était comme de regarder la vue de la
cafétéria, ou le visage de quelqu’un sur sa carte d’identité, mais en
couleur. Elle se demanda si ce livre contenait des batteries.
— Ça paraît si réel, murmura-t-elle en passant ses doigts dessus.
— C’est réel. C’est une photo. Une photographie.
Juliette s’émerveilla des couleurs. Ce champ vert, ce ciel bleu lui
rappelèrent les mensonges qu’elle avait vus dans sa visière. Elle se
demanda si cette image était fausse, elle aussi. Cela ne ressemblait en
rien aux photos grossières et tachées qu’elle connaissait.
— Ces bâtiments, dit-il, montrant de grosses boîtes de conserve
blanches posées sur le sol, ce sont des silos. Ils contiennent des
graines pour les temps difficiles. De quoi tenir jusqu’à l’arrivée de
jours meilleurs.
Il leva les yeux vers elle. Ils n’étaient qu’à quelques pas l’un de
l’autre. Elle vit les rides aux coins de ses yeux, elle vit à quel point la
barbe dissimulait son âge.
— Je ne suis pas sûre de comprendre où vous voulez en venir, lui
avoua-t-elle.
Il pointa le doigt vers elle. Puis le retourna vers sa propre poitrine.
— Nous sommes les graines. Nous sommes dans un silo. Ils nous
conservent ici parce que les temps sont difficiles.
— Qui ? Qui nous conserve ici ? Et quels temps difficiles ?
Il haussa les épaules.
— Mais ça ne marchera pas.
Il secoua la tête, puis se rassit par terre et scruta les images de
l’énorme volume.
— On ne peut pas garder des graines si longtemps. Pas dans le noir,
comme ça. Non.
Il leva le nez du livre et se mordit la lèvre, les larmes aux yeux.
— Les graines ne deviennent pas folles, dit-il à Juliette. Non. Elles
connaissent des mauvais jours et beaucoup de bons, mais ça n’a
aucune importance. Si tu les laisses là indéfiniment, tu auras beau en
enterrer des milliers, elles feront ce que font les graines quand on les
laisse trop longtemps dans un coin…
Il s’interrompit. Referma le livre et le tint contre sa poitrine.
Juliette le regarda se balancer tout doucement.
— Que font les graines quand on les laisse trop longtemps dans un
coin ? demanda-t-elle.
Il fronça les sourcils.
— Nous pourrissons, dit-il. Tous autant que nous sommes. Nous
nous abîmons et nous pourrissons si profondément que nous ne
pouvons plus pousser.
Il refoula ses larmes et la regarda.
— Nous ne repousserons jamais.
49

Le pire fut d’attendre, cachés derrière les rayonnages des


Fournitures. Ceux qui y parvinrent firent un somme. La plupart se
lancèrent des vannes qui dissimulaient mal leur nervosité. Knox
passait son temps à regarder la pendule, s’imaginant toutes les pièces
de son jeu qui étaient en train de se déplacer dans le silo. Maintenant
que ses troupes étaient armées, il ne lui restait plus qu’à espérer une
transition en douceur, sans effusion de sang. Il espérait obtenir des
réponses, découvrir ce qu’avait tramé le DIT pendant toutes ces
années – en secret, ces salauds – et peut-être réhabiliter Jules. Mais il
savait que des malheurs pouvaient se produire.
Il le vit sur le visage de Marck, qui ne cessait de regarder Shirly.
L’inquiétude se lisait sur son front plissé, dans la pente de ses
sourcils, les sillons qui se creusaient au-dessus de son nez. Le chef
d’équipe de Knox ne cachait pas son souci pour sa femme aussi bien
qu’il devait le croire.
Knox sortit sa pince multifonction et contrôla la lame. Il grimaça
dans ce miroir de fortune pour vérifier qu’aucun vestige de son
dernier repas n’était resté entre ses dents. Alors qu’il la rangeait,
l’une des ombres des Fournitures surgit de derrière les rayons et
l’informa qu’ils avaient de la visite.
— De quelle couleur, ces visiteurs ? demanda Shirly alors que
chacun ramassait son fusil et se relevait, titubant.
La petite fille pointa le doigt vers Knox.
— Bleue. Pareil que vous.
Knox caressa la tête de la petite et se glissa entre les rayonnages.
C’était bon signe. Le reste de ses troupes des Machines était en
avance sur l’horaire. Il gagna le comptoir pendant que Marck
rassemblait les autres, en réveillait certains, dans le fracas des fusils
qu’on ramassait.
Alors qu’il contournait le comptoir, Knox vit Pieter franchir la
porte d’entrée, avec l’accord des deux travailleurs des Fournitures
qui gardaient le palier.
Pieter sourit lorsqu’ils se serrèrent la main. Des membres de son
équipe de la raffinerie entrèrent à la file derrière lui. Ils avaient
remplacé leur habituelle salopette noire par du bleu, plus discret.
— Comment ça se passe ? demanda Knox.
— L’escalier résonne de bruits de pas, dit Pieter.
Sa poitrine enfla lorsqu’il prit une grande respiration et la retint
avant de l’expulser. Knox imagina l’allure qu’ils avaient dû maintenir
pour arriver si tôt.
— Tout le monde est en route ?
Pieter et lui se rangèrent sur le côté tandis que leurs deux groupes
se mêlaient, que les membres des Fournitures se présentaient ou
tapaient dans le dos de ceux qu’ils connaissaient déjà.
— Tout le monde.
Il hocha la tête.
— Les derniers devraient arriver d’ici une demi-heure, je pense.
Mais je crains que les rumeurs ne voyagent encore plus vite aux
lèvres des porteurs.
Il regarda vers le plafond.
— Je parie qu’elles se propagent déjà au-dessus de nos têtes, à
l’heure qu’il est.
— Des soupçons ? demanda Knox.
— Oh oui. On a eu une prise de bec au marché du bas. Les gens
voulaient savoir ce que c’était que tout ce ramdam. Georgie les a
envoyés promener et j’ai cru qu’on allait en venir aux mains.
— Bon sang, et on n’est pas encore au milieu.
— Ouais. Je peux pas m’empêcher de penser qu’une incursion plus
petite aurait eu davantage de chances.
Knox fronça les sourcils, mais il comprenait que Pieter soit de cet
avis. L’homme avait l’habitude d’en faire beaucoup avec une petite
équipe de gros bras. Mais il était trop tard pour débattre de plans
déjà en cours d’exécution.
— Bon, mais les coupures de courant ont probablement
commencé, dit Knox. Alors il ne nous reste plus qu’à monter
derrière elles.
Pieter hocha la tête, l’air grave. Il passa en revue les hommes et les
femmes qui s’armaient et reconstituaient leur chargement pour une
autre ascension éclair.
— Et je suppose que nous entendons monter par la force s’il le
faut.
— Notre plan est de nous faire entendre, dit Knox. Ce qui suppose
de faire du bruit.
Pieter donna une petite tape sur le bras de Knox.
— Dans ce cas, dit-il, on gagne déjà.
Il partit chercher un fusil et remplir sa gourde. Knox rejoignit
Marck et Shirly près de la porte. Ceux qui n’avaient pas de fusils
s’étaient armés de redoutables tiges d’acier aplaties, dont le travail
strident de la meule avait rendu les bords luisants et argentés. Knox
trouvait stupéfiant que, d’instinct, ils sachent tous fabriquer les
instruments de la douleur. Même les ombres l’avaient dès le plus
jeune âge, ce savoir comme déterré des profondeurs brutales de leur
imagination, cette capacité à faire mal à autrui.
— Est-ce que les autres sont en retard ? demanda Marck à Knox.
— Pas tant que ça, dit Knox. C’est surtout que ces gars-là n’ont pas
traîné. Le reste rattrapera. Vous êtes prêts ?
Shirly acquiesça.
— Allons-y, dit-elle.
— Très bien. Alors en avant, marche ! comme on dit.
Knox promena son regard dans la salle et regarda ses mécaniciens
se mêler aux gens des Fournitures. Plus d’un visage était tourné vers
lui, dans l’attente d’un signe, peut-être d’un autre discours. Mais
Knox n’en était pas capable. Le seul sentiment qui l’habitait
maintenant, c’était la peur de conduire de braves gens au massacre, la
peur que les tabous soient en train de tomber en cascade et que les
choses aillent bien trop vite. Maintenant que des fusils étaient
fabriqués, qui allait les détruire ? Les canons reposaient sur les
épaules et hérissaient la foule comme une pelote à épingles. Il y avait
des choses, des idées exprimées à haute voix, qu’il serait presque
impossible d’effacer. Et il sentait que ses troupes allaient en ajouter
bien d’autres.
— Derrière moi, grogna-t-il, et les bavardages commencèrent à
s’estomper.
On entendit un froissement des sacs endossés, un cliquetis
dangereux dans les poches.
— Derrière moi, répéta-t-il dans le silence qui gagnait peu à peu la
salle, et ses soldats se rangèrent en colonnes.
Knox se retourna vers la porte et se dit que bien des choses étaient
désormais derrière lui. Il s’assura que son fusil était recouvert, le cala
sous son bras et serra l’épaule de Shirly lorsqu’elle lui ouvrit la porte.
Sur le palier, deux travailleurs des Fournitures étaient postés près
de la rampe. Ils avaient refoulé les visiteurs en invoquant une fausse
panne de courant. Une fois les portes ouvertes, une lumière vive et le
bruit des machines des Fournitures se répandirent dans la cage
d’escalier, et Knox comprit ce dont Pieter parlait lorsqu’il disait que
les bruits voyageaient plus vite qu’eux. Il ajusta son sac de matériel –
les outils, bougies et lampes électriques qui lui donnaient l’air de
partir en mission d’assistance plutôt qu’à la guerre. Sous cette couche
enjôleuse étaient cachés des munitions et une bombe
supplémentaires, des bandages et du baume antalgique, juste au cas
où. Son fusil était enveloppé dans un morceau de tissu et restait calé
sous son bras. Sachant ce qu’il y avait dessous, il trouvait le
camouflage ridicule. Il regarda ceux qui marchaient avec lui, les uns
en veste de soudage, d’autres portant des casques de chantier, et vit
que leurs intentions étaient bien trop flagrantes.
Ils abandonnèrent le palier et la lumière des Fournitures pour
entamer leur ascension. Plusieurs de ses travailleurs des Machines
avaient enfilé une salopette jaune, l’idéal pour se fondre dans la
population du milieu. Ils avançaient bruyamment dans la lumière
atténuée des veilleuses, et le tremblement de l’escalier en contrebas
donna à Knox l’espoir que le reste des siens les rejoindrait bientôt. Il
plaignit leurs jambes lasses mais se rappela qu’ils voyageaient léger.
Il fit tout ce qu’il put pour se représenter le matin qui venait sous
le meilleur jour possible. Peut-être que l’affrontement serait terminé
avant l’arrivée du reste des siens. Ils ne seraient peut-être qu’une
vague de sympathisants les rejoignant pour fêter la victoire. Knox et
McLain auraient déjà pénétré dans les étages interdits du DIT, arraché
le couvercle de l’impénétrable machinerie qu’ils abritaient, exposé
une fois pour toutes ces rouages malfaisants.
Ils progressaient à un bon rythme pendant que Knox rêvait d’un
renversement en douceur. Ils passèrent un palier où un groupe de
femmes mettait du linge à sécher sur la rampe. Elles aperçurent les
salopettes bleues et se plaignirent des coupures de courant. Plusieurs
hommes des Machines s’arrêtèrent pour distribuer de l’équipement
et propager des mensonges. Ils étaient déjà repartis dans le
colimaçon quand Knox s’aperçut que le canon de Marck s’était un
peu découvert. Il le lui fit remarquer et Marck y remédia avant
d’arriver à l’étage suivant.
L’ascension se transforma en épreuve silencieuse, éreintante. Knox
céda sa place en tête du cortège, se laissant glisser vers l’arrière pour
s’enquérir de l’état de ses troupes. Même ceux des Fournitures, il
s’en considérait comme responsable. Leurs vies étaient en jeu à
cause de décisions qu’il avait prises. C’était exactement comme ce
vieux fou de Walker l’avait annoncé. Ça y était. Ils étaient en
insurrection, comme dans les fables de leur jeunesse. Et Knox
éprouva soudain une affinité sinistre avec ces vieux fantômes, ces
ancêtres des mythes et des légendes. Des hommes et des femmes
l’avaient fait avant eux – peut-être pour des raisons différentes, avec
une colère moins noble en travers de la gorge, mais un jour, quelque
part, il y avait eu un cortège comme celui-ci. Des bottes semblables
sur les mêmes marches. Voire les mêmes bottes ressemelées, pour
une partie d’entre elles. Le tout dans un cliquetis d’engins mauvais
entre des mains n’ayant pas peur de s’en servir.
Knox fut troublé de ce lien soudain avec un passé mystérieux. Et
ce n’était pas il y a si longtemps que ça, finalement. Moins de deux
cents ans ? Si des gens vivaient aussi longtemps que Jahns, ou que
McLain, d’ailleurs, trois vies pouvaient suffire à couvrir cette
distance. Trois poignées de main pour aller d’une insurrection à
l’autre. Et que penser des années qui les séparaient ? De cette longue
paix prise entre deux guerres ?
Knox hissait ses bottes d’une marche à la suivante en méditant sur
ces questions. Était-il devenu l’un de ces méchants dont on lui avait
parlé dans sa jeunesse ? Ou lui avait-on menti ? L’envisager lui faisait
mal à la tête, mais, de fait, il était en train de conduire une
révolution. Et pourtant cela semblait si juste. Si nécessaire. Et si cet
ancien conflit avait semblé l’être, lui aussi ? Si les hommes et les
femmes qui l’avaient fomenté avaient eu le même sentiment dans
leur cœur ?
50

— Il faudrait dix vies pour lire tout ça.


Juliette leva les yeux du tas de boîtes en fer en désordre et des
piles d’épais volumes. Il se trouvait plus de merveilles dans leurs
pages noires de texte que dans n’importe quel livre pour enfants de
sa jeunesse.
Solo se détourna de la cuisinière sur laquelle il faisait chauffer de
la soupe et bouillir de l’eau. Il brandit une cuillère ruisselante vers la
pagaille que Juliette avait semée.
— Je ne crois pas qu’ils aient été écrits pour être lus, lui dit-il. Du
moins pas comme je les ai lus moi, du début à la fin.
Il toucha la cuillère du bout de la langue puis la replongea dans la
casserole pour touiller.
— Tout est dans le désordre. C’est plus une sauvegarde de la
sauvegarde.
— Je ne sais pas ce que ça signifie, avoua Juliette.
Elle baissa les yeux vers ses genoux, où des pages étaient remplies
d’animaux appelés “papillons”. Leurs ailes étaient cocassement
bariolées. Elle se demanda s’ils étaient grands comme une main ou
grands comme une personne. Elle n’avait pour l’instant aucune
notion d’échelle en matière d’animaux.
— Les serveurs, dit Solo. Tu pensais que je parlais de quoi ? La
sauvegarde.
Il semblait agité. Juliette le regarda s’activer au fourneau, par
mouvements brusques et frénétiques, et prit conscience que c’était
elle qui avait vécu dans la réclusion et l’ignorance, pas lui. Il avait
tous ces livres, des décennies d’histoire, la compagnie d’ancêtres
qu’elle pouvait seulement imaginer. Et elle, quelle expérience avait-
elle ? Une vie passée dans un trou noir en compagnie de milliers
d’autres sauvages ignares ?
Elle tâcha de garder ça en tête lorsqu’elle le vit enfoncer un doigt
dans son oreille puis inspecter son ongle.
— La sauvegarde de quoi, au juste ? finit-elle par demander,
redoutant presque la réponse sibylline qui allait suivre.
Solo trouva deux bols. Il se mit à en essuyer un avec le ventre de sa
salopette.
— La sauvegarde de tout, dit-il. De tout ce que nous savons. De
tout ce qui a jamais existé.
Il posa les bols et régla un bouton sur la cuisinière.
— Suis-moi, dit-il, en agitant le bras. Je vais te montrer.
Juliette referma le livre et l’inséra dans sa boîte. Elle se leva et
suivit Solo dans la pièce d’à-côté.
— Ne fais pas attention au désordre, dit-il en faisant un geste vers
une petite colline de débris et d’ordures entassés contre un mur.
À vue d’œil, on aurait dit qu’il y avait là mille boîtes de conserve
vides ; à vue de nez, dix mille. Juliette fronça les narines et réprima
un haut-le-cœur. Solo ne parut pas affecté par l’odeur. Il se posta
près d’un petit bureau en bois et feuilleta des diagrammes sur
d’immenses feuilles de papier accrochées au mur.
— Où est celui que je cherche ? s’interrogea-t-il tout haut.
— Qu’est-ce que c’est que tout ça ? demanda Juliette, extasiée.
Elle en vit un qui ressemblait à un schéma du silo, mais différent
de tous ceux qu’ils avaient aux Machines.
Solo se retourna. Plusieurs feuilles de papier lui retombaient sur
l’épaule et son corps disparaissait presque entre les pages.
— Des cartes, dit-il. J’aimerais te montrer tout ce qu’il y a dehors.
La première fois que j’ai vu ça, ça m’a troué le cul.
Il secoua la tête et marmonna quelque chose pour lui-même.
— Pardon, ce n’est pas ce que je voulais dire.
Juliette lui dit que ce n’était pas grave. Elle gardait le dos de sa
main contre son nez tant l’odeur de nourriture pourrissante était
intolérable.
— La voilà. Tiens-moi ce côté.
Solo lui tendit le coin d’une demi-douzaine de feuilles. Il prit
l’autre coin et ils les soulevèrent du mur. Juliette eut envie de lui
faire remarquer les œillets au bas des cartes, et de suggérer qu’il y
avait probablement des clous ou des crochets où les suspendre
quelque part, mais elle retint sa langue. Ouvrir la bouche ne faisait
qu’accentuer l’odeur de pourri.
— Ça, c’est nous, dit Solo.
Il désigna un point sur le papier. Des lignes sombres serpentaient
un peu partout. Ce plan, ce schéma ne ressemblait à rien de ce que
Juliette connaissait. On aurait dit qu’il avait été dessiné par des
enfants. Il ne comportait presque aucune ligne droite.
— Qu’est-ce que c’est censé représenter ? demanda-t-elle.
— Des frontières. Les terres !
Solo promena sa main sur une forme continue qui occupait
presque un tiers du dessin.
— Tout ça, c’est de l’eau, dit-il.
— Où ça ?
Juliette avait le bras fatigué de tenir son coin des feuilles. L’odeur
et les énigmes commençaient à l’impatienter. Elle se sentait si loin de
chez elle. L’excitation d’avoir survécu risquait de céder le pas à la
dépression devant l’existence misérable qui l’attendait au cours des
prochaines décennies.
— Dehors ! Recouvrant la terre.
Solo fit un geste vague en direction des murs. Il plissa les yeux
devant la confusion de Juliette.
— Sur cette carte, le silo, ce silo, serait aussi gros qu’un cheveu sur
ta tête.
Il tapota la carte.
— Là. Ils sont tous là. Nous sommes peut-être les seuls qui restons.
Pas plus gros que mon pouce.
Il posa un doigt dans un nœud de lignes. Il avait l’air tellement
sincère. Elle se pencha en avant pour mieux voir, mais il la repoussa.
— Lâche, dit-il.
Il lui donna une tape sur la main pour qu’elle laisse retomber le
coin des feuilles et lissa les cartes sur le mur.
— Ça, c’est nous.
Il indiqua l’un des cercles sur la feuille du dessus. Juliette
considéra les colonnes et les rangées, estima qu’il y avait quelque
chose comme quatre douzaines de cercles.
— Silo 17.
Il glissa sa main vers le haut.
— Numéro 12. Ça, c’est le 8. Et là-haut, le silo 1.
— Non.
Juliette secoua la tête et se tint au bureau, les jambes flageolantes.
— Si. Le silo 1. Tu viens probablement du 16 ou du 18. Tu te
souviens si tu as marché longtemps ?
Elle saisit la petite chaise et la tira. S’assit lourdement.
— Combien de collines as-tu franchies ?
Juliette ne répondit pas. Elle songeait à l’autre carte et était en
train de comparer les échelles. Et si Solo avait raison ? S’il y avait une
cinquantaine de silos et qu’ils tenaient tous sous son pouce ? Et si
Lukas avait raison au sujet de la distance qui les séparait des étoiles ?
Elle avait besoin de quelque chose dans quoi se glisser, de quelque
chose pour la couvrir. Elle avait besoin de dormir.
— J’ai eu des nouvelles du silo 1, une fois, dit Solo. Il y a
longtemps. Je ne sais pas trop comment tous ces autres s’en sortent…
— Attends.
Juliette se redressa sur sa chaise.
— Comment ça, des nouvelles ?
Solo ne se détourna pas de la carte. Il promenait ses mains d’un
rond à l’autre, une expression enfantine sur le visage.
— Ils ont appelé. Pour prendre des nouvelles.
Son regard délaissa la carte et Juliette pour se diriger vers le coin
opposé de la pièce.
— Nous n’avons pas parlé longtemps. Je ne connaissais pas toutes
les procédures. Ils n’étaient pas contents.
— D’accord, mais t’as fait ça comment ? Est-ce qu’on peut appeler
quelqu’un, là ? Est-ce qu’il s’agissait d’une radio ? Y avait-il une petite
antenne, une petite pointe noire…
Juliette se leva et marcha sur lui, le prit par l’épaule et le força à se
retourner. Que savait donc cet homme qui pourrait l’aider mais
qu’elle n’arrivait pas à lui faire cracher ?
— Solo, comment leur as-tu parlé ?
— Par le câble.
Il recourba les doigts et posa ses mains sur ses oreilles.
— Il suffit de parler dedans.
— Il faut que tu me montres, dit-elle.
Solo haussa les épaules. Il feuilleta à nouveau une partie des cartes,
trouva celle qu’il cherchait et leva les autres contre le mur. C’était le
schéma du silo qu’elle avait vu un peu plus tôt, une vue latérale
divisée en trois tiers, dessinés les uns à côté des autres. Elle l’aida à
empêcher les autres de retomber.
— Voici les câbles. Ils partent de tous les côtés.
Il déplaça son doigt le long d’épais faisceaux de lignes qui partaient
des murs extérieurs et couraient jusqu’aux bords de la feuille. Ils
étaient légendés en tout petits caractères. Juliette se pencha plus près
pour lire ; elle reconnut une bonne partie des symboles techniques.
— Ça, c’est pour l’électricité, dit-elle, montrant les lignes
surmontées de petits éclairs.
— Ouais.
Solo acquiesça.
— On ne produit plus notre électricité. Je crois qu’on l’emprunte à
d’autres. Tout est automatique.
— Vous êtes alimentés par d’autres ?
Juliette sentait grandir sa frustration. Combien d’informations
cruciales détenait cet homme qu’il considérait comme futiles ?
— T’en as d’autres, comme ça ? lui demanda-t-elle. Tu as peut-être
une combinaison volante qui peut me rapatrier vite fait dans mon
silo ? À moins qu’il y ait des passages secrets sous chaque étage et
que je puisse rentrer tranquillement à pied ?
Solo éclata de rire et la regarda comme si elle était folle.
— Non, dit-il. Sinon nous ne formerions qu’une graine, pas
plusieurs. Un mauvais jour nous détruirait tous. D’ailleurs, les
excavatrices sont fichues. Ils les ont enterrées.
Il pointa le doigt vers un renfoncement, une salle rectangulaire qui
se détachait du bord des Machines. Juliette scruta le schéma de plus
près. Elle reconnaissait chaque étage du fond au premier coup d’œil,
mais cette salle n’était pas censée exister.
— Comment ça, les excavatrices ?
— Les machines qui ont enlevé la terre, tu sais. Qui ont creusé cet
endroit.
Il passa sa main sur toute la hauteur du silo.
— Trop lourdes à déplacer, je suppose, alors ils ont coulé les murs
directement dessus.
— Est-ce qu’elles marchent ? demanda Juliette.
Une idée lui vint. Elle songea aux mines, où elle avait aidé à
déblayer la pierre à la main. Elle songea à ces machines capables de
creuser un silo entier, se demanda si on pourrait s’en servir pour
creuser entre les silos.
Solo claqua la langue.
— Aucune chance. Rien ne marche au fond. Tout est foutu.
D’ailleurs – il posa la tranche de sa main à la moitié du fond –, c’est
inondé jusque…
Il se retourna vers Juliette.
— Attends un peu. Tu veux sortir ? Aller quelque part ?
Il secoua la tête, incrédule.
— Je veux rentrer chez moi, dit Juliette.
Solo écarquilla les yeux.
— Pourquoi ? Ils t’ont expulsée, non ? Tu vas rester ici. On ne va
pas partir !
Il se gratta la barbe et secoua la tête d’un côté sur l’autre.
— Il faut que quelqu’un sache, lui dit Juliette. Qu’il y a tous ces
gens autour de nous. Et tout cet espace au-delà. Il faut que mon silo
le sache.
— Certains le savent déjà dans ton silo.
Il l’observa, un peu perplexe, et Juliette comprit tout à coup qu’il
disait juste. Elle se rappela où ils se trouvaient dans le silo. Ils étaient
actuellement au cœur du DIT, au fond de la forteresse qui abritait les
mythiques serveurs, sous ces serveurs et au bout d’un passage
dérobé, dont même ceux qui avaient accès aux mystères les plus
intimes du silo devaient ignorer l’existence.
Oui, quelqu’un dans son silo savait déjà. Avait aidé à garder ces
secrets des générations durant. Avait décidé, seul, sans consulter
personne, de ce qu’ils devaient ou ne devaient pas savoir. Celui-là
même qui avait condamné Juliette à mort, et qui en avait tué
combien d’autres ?…
— Parle-moi de ces câbles, dit Juliette. Comment as-tu
communiqué avec l’autre silo ? Donne-moi tous les détails.
— Pourquoi ? demanda Solo, semblant rentrer dans sa coquille.
La peur lui faisait monter les larmes les yeux.
— Parce que, dit-elle. Il y a quelqu’un que j’aimerais beaucoup
appeler.
51

L’attente fut interminable. Ce fut le long silence des cheveux qui


démangent et de la sueur qui coule, l’inconfort des coudes en appui,
des dos courbés, des ventres à plat contre une table de réunion
incommode. Le regard braqué dans l’alignement de son redoutable
fusil, Lukas voyait à travers la vitre brisée de la salle de réunion. Des
fragments diamantés en hérissaient encore les montants, comme des
dents transparentes. Lukas entendait encore résonner l’incroyable
détonation du pistolet de Sims qui avait fait voler la vitre en éclats. Il
sentait encore l’odeur âcre de la poudre, il voyait encore l’inquiétude
sur les visages des autres techniciens. Cette destruction lui avait paru
tellement inutile. Tous ces préparatifs, décrocher d’énormes fusils
noirs des râteliers, interrompre sa conversation avec Bernard,
apprendre que des gens montaient du fond, tout cela paraissait si
irréel.
Il vérifia la culasse mobile sur le côté du fusil et essaya de se
souvenir des cinq minutes d’instruction auxquelles il avait eu droit
quelques heures plus tôt. Il y avait une cartouche dans la chambre. Le
fusil était armé. D’autres balles attendaient patiemment dans le
chargeur.
Et les gars de la sécurité trouvaient le moyen de lui reprocher son
jargon technique. Le vocabulaire de Lukas venait de connaître une
inflation de termes nouveaux. Il songea aux deux pièces cachées sous
les serveurs, aux innombrables pages de l’Ordre, aux rangées de
livres dont il avait à peine eu le temps de prendre un aperçu. Son
esprit s’affaissait sous le poids de ces révélations.
Il passa encore une minute à s’entraîner à prendre sa mire, à
regarder dans l’axe du canon et à placer la petite croix dans le
minuscule cercle. Il visa l’amas de fauteuils de bureau qu’on avait
roulés près de la porte et renversés pour faire barrage. Si ça se
trouvait, ils allaient attendre comme ça pendant des jours sans que
rien ne se passe. Cela faisait déjà un bon moment qu’aucun porteur
n’avait plus monté de nouvelles de ce qui se tramait plus bas.
Pour s’exercer, il glissa doucement son doigt dans le pontet pour le
poser sur la détente. Il essaya de se faire à l’idée d’actionner ce levier,
de lutter contre le mouvement de recul auquel Sims leur avait dit de
s’attendre.
À côté de lui, Bobbie Milner – une ombre qui n’avait pas plus de
seize ans – lança une plaisanterie, et Sims leur dit à tous les deux de
fermer leurs gueules. Lukas ne protesta pas contre cet amalgame
injustifié. Il regarda vers le portail de sécurité, où une crête de
canons noirs se dressait entre les montants et devant la guérite
métallique des gardes. Peter Billings était là-bas. Le nouveau shérif
du silo était en train de tripoter son petit pistolet. Derrière lui,
Bernard donnait des instructions à chacun de ses hommes. À côté de
Lukas, Bobbie Milner changea d’appui et grogna, tentant de trouver
une position plus confortable.
Attendre. Et attendre encore. Ils étaient tous là à attendre.
Bien sûr, si Lukas avait su ce qui se préparait, attendre ne l’aurait
pas dérangé.
Il aurait supplié pour que l’attente ne cesse jamais.
Knox conduisit son groupe dans les 60 en ne faisant que quelques
pauses pour boire, ainsi qu’un arrêt pour rajuster les chargements et
refaire les lacets. Ils croisèrent plusieurs porteurs curieux qui
effectuaient des transports de nuit et essayèrent de leur arracher des
détails sur leur destination et sur les pannes. Tous repartirent
bredouilles. Knox espéra qu’ils n’étaient pas trop perspicaces.
Pieter avait dit vrai : la cage d’escalier résonnait de part en part.
Elle vibrait sous l’avancée de trop nombreux pieds. Ceux qui vivaient
au-dessus allaient généralement dans le sens montant, ils
s’éloignaient des pannes et marchaient vers la promesse du courant
électrique, d’une douche et d’un repas chauds. Pendant ce temps,
derrière eux, Knox et les siens se mobilisaient pour couper un
courant d’une autre espèce.
Ils rencontrèrent leur premier problème au cinquante-sixième.
Devant l’entrée de la ferme hydroponique, des cultivateurs étaient en
train de faire descendre un bouquet de câbles électriques par-dessus
la rampe, probablement à destination du petit groupe que Knox et sa
troupe avaient croisé sur le palier précédent. Lorsqu’ils aperçurent
les salopettes bleues des Machines, l’un d’entre eux lança :
— Hé, nous on arrive à vous nourrir, comment se fait-il que vous
n’arriviez pas à nous fournir de l’électricité ?
— Adressez-vous au DIT, répliqua Marck, qui marchait en tête du
cortège. C’est eux qui font sauter les plombs. De notre côté, on fait ce
qu’on peut.
— Eh bien, faites-le plus vite, dit le cultivateur. Je croyais qu’on
venait d’avoir un congé énergétique pour éviter ce genre de bazar.
— Ce sera fait d’ici le déjeuner, leur dit Shirly.
Knox et les autres rejoignirent la tête du groupe, créant un
embouteillage sur le palier.
— Plus vite nous serons là-haut, plus vite vous aurez votre courant,
expliqua Knox.
Il essayait de tenir son fusil caché avec naturel, comme il aurait
tenu un outil quelconque.
— Dans ce cas, si vous nous donniez déjà un coup de main avec ce
branchement ? Le cinquante-septième a eu du courant une bonne
partie de la matinée. On veut juste de quoi amorcer les pompes.
Il désigna le faisceau de fils enroulés qui pendait de la rampe.
Knox réfléchit. En théorie, ce que cet homme lui demandait était
illégal. S’il commençait à discuter, ils les mettraient en retard, mais
leur donner son blanc-seing pourrait sembler suspect. Il sentait que
le groupe de McLain les attendait quelques étages plus haut. Tout
était affaire de rythme et de timing.
— Je peux détacher deux de mes hommes pour vous aider. À titre
de faveur. Mais que je n’entende jamais dire que les Machines ont eu
un rôle dans cette histoire.
— Pour ce que ça peut me faire, dit le cultivateur. Moi je veux juste
que l’eau circule.
— Shirly, Courtnee et toi allez leur donner un coup de main.
Rejoignez-nous quand vous le pourrez.
Shirly resta bouche bée. Ses yeux supplièrent Knox de trouver
quelqu’un d’autre.
— Et que ça saute ! lui dit-il.
Marck s’approcha. Il souleva le sac de sa femme et lui tendit sa
pince multifonction. Elle l’accepta de mauvaise grâce, jeta encore un
regard noir à son patron, puis se retourna pour partir, sans dire un
mot ni à Knox ni à son mari.
Le cultivateur lâcha les câbles et fit un pas vers Knox.
— Hé, je croyais que vous me détachiez deux de vos…
Knox lui décocha un regard suffisamment sévère pour qu’il
s’interrompe net.
— Voulez-vous mes meilleurs éléments ? lui demanda-t-il. Parce
que vous les avez !
Le fermier montra ses paumes et battit en retraite. Courtnee et
Shirly faisaient déjà trembler l’escalier, descendant pour se
coordonner avec les hommes de l’étage inférieur.
— Allons-y, dit Knox en rendossant son sac.
Le convoi des Machines et des Fournitures s’ébranla à nouveau. Ils
abandonnèrent les fermiers du palier 56, qui regardèrent la longue
colonne serpenter et disparaître un peu plus haut.
Des murmures s’élevèrent tandis qu’on abaissait les câbles. De
puissantes forces étaient en train de se rassembler au-dessus de leurs
têtes, de mauvaises intentions confluaient et s’acheminaient vers
quelque chose d’absolument terrible.
Il suffisait d’avoir des yeux et des oreilles pour le comprendre :
l’heure des comptes avait sonné.

Il n’y eut pas d’avertissement pour Lukas, pas de compte à


rebours. Des heures de calme appréhension, d’insupportable rien
éclatèrent simplement en violence. Même si on lui avait dit de se
préparer au pire, Lukas eut le sentiment qu’attendre si longtemps ne
faisait que rendre la surprise plus fulgurante.
La double porte du trente-quatrième s’ouvrit dans un souffle. Des
couches d’acier massif se décollèrent comme des rouleaux de papier.
Cette déflagration soudaine fit bondir Lukas et sa main glissa de la
crosse de son fusil. Des coups de feu retentirent à côté de lui –
Bobbie Milner tirait sur rien en hurlant de peur. Ou peut-être
d’excitation. Sims poussa une gueulante inconcevable au milieu du
vacarme. Lorsque le bruit cessa, quelque chose vola à travers la
fumée, un cylindre métallique qui rebondit vers le portail de
sécurité.
Il y eut un temps d’arrêt terrible – puis une autre explosion, qui fut
comme un coup de poing dans les oreilles. Lukas faillit lâcher son
arme. La fumée qui flottait au-dessus du portail de sécurité ne suffit
pas à voiler le carnage. Des morceaux de gens que Lukas avaient
connus s’immobilisèrent dans le hall d’entrée du DIT, écœurants. Les
assaillants déferlèrent avant qu’il ait pu faire le bilan, avant qu’il ait
pu craindre qu’une autre explosion ne survienne devant lui.
À côté de lui, le fusil rugit à nouveau, et cette fois Sims ne gueula
pas. Cette fois, plusieurs autres canons se joignirent à lui. Les gens
qui essayaient de forcer le barrage s’effondrèrent parmi les fauteuils,
le corps secoué, comme tiré par d’invisibles ficelles, des arcs rouges
jaillissant d’eux comme de grands jets de peinture.
Il en vint d’autres. Un gros homme au hurlement guttural. Tout se
passait si lentement. Lukas vit les lèvres de l’homme s’ouvrir, un cri
au centre d’une barbe massive, une poitrine large comme deux
hommes. Il portait un fusil devant sa taille. Il fit feu sur les ruines du
poste de sécurité. Lukas vit Peter Billings tournoyer vers le sol en se
tenant l’épaule. Devant Lukas, des morceaux de verre tombaient du
montant de la vitre, soufflés par les fusils qui fulminaient les uns
après les autres au-dessus de la table de réunion. Le bris de la vitre
lui paraissait maintenant totalement anodin. Une utile précaution.
La grêle de balles frappa l’homme par surprise. La salle de réunion
était une embuscade, une attaque par le flanc. Le gros homme
tressaillit lorsqu’une partie du feu furieux fit mouche. Sa barbe
s’ouvrit grand. Il avait cassé son fusil, tenait une balle luisante entre
ses doigts. Il tentait de recharger.
L’arsenal du DIT déchargeait les siennes trop vite pour qu’on puisse
les compter. Les détentes étaient actionnées, les ressorts et la poudre
faisaient le reste. Le géant manipula son fusil mais ne parvint jamais
à le recharger. Il s’écroula dans les fauteuils, les envoyant promener
autour de lui. Une autre silhouette surgit dans l’entrée, une femme
minuscule. Lukas l’observa au bout de son canon et la vit se tourner
et regarder droit vers lui. La fumée de l’explosion flottait dans sa
direction, ses cheveux blancs flottaient sur ses épaules et on aurait
dit que la fumée faisait partie de son corps.
Il vit ses yeux. Il n’avait pas encore fait usage de son arme, était
resté bouche bée à regarder les combats se dérouler.
La femme plia le bras pour jeter quelque chose vers lui.
Il pressa la détente. Son fusil lança un éclair et partit de côté. Dans
l’instant qui suivit, le long et terrible instant qu’il fallut à la balle pour
traverser la pièce, il réalisa que ce n’était qu’une vieille femme. Qui
tenait quelque chose.
Une bombe.
Le torse de la vieille femme se vrilla et une fleur rouge perça sur sa
poitrine. L’objet tomba. Il y eut un autre horrible instant d’attente,
d’autres assaillants apparurent dans des cris de colère, jusqu’à ce
qu’une déflagration pulvérise les fauteuils et les gens.
Lukas pleura alors qu’une seconde vague tentait vainement
d’entrer. Il pleura jusqu’à ce que son chargeur soit vide, pleura
lorsqu’il chercha le fermoir, poussa une recharge dans la crosse, des
larmes amères lui salèrent les lèvres lorsqu’il tira la culasse en arrière
et déchargea un second déluge de métal – tellement plus solide, plus
rapide que la chair qu’il rencontrait.
52

Bernard reprit connaissance dans les hurlements. La fumée lui


brûlait les yeux, ses oreilles bourdonnaient encore d’une explosion
depuis longtemps passée.
Peter Billings le secouait par les épaules et criait, un air de frayeur
déformant ses yeux écarquillés et son front noir de suie. Du sang
tachait sa salopette, formant une grande auréole de rouille.
— Hrm ?
— Monsieur ! Vous m’entendez ?
Bernard repoussa les mains de Peter et tenta de se mettre sur son
séant. Il tâta son corps, chercha du sang ou des fractures. Il avait des
élancements dans la tête. Lorsqu’il retira sa main de son nez, elle
était pleine de sang.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? gémit-il.
Peter s’accroupit à côté de lui. Bernard découvrit Lukas derrière le
shérif, le fusil sur l’épaule, le regard tourné vers l’escalier. Au loin, on
entendait des cris, bientôt suivis par le crépitement de coups de feu.
— Nous avons trois morts, dit Peter. Quelques blessés. Sims est
parti avec une demi-douzaine d’hommes dans l’escalier. Mais ç’a été
bien pire pour eux. Bien pire.
Bernard hocha la tête. Il tâta ses oreilles, fut surpris de ne pas les
trouver en sang elles aussi. Son nez constella sa manche de taches
rouges et il tapota le bras de Peter. Il regarda par-dessus l’épaule du
shérif et hocha le menton.
— Faut que je parle à Lukas.
Peter fronça les sourcils, mais acquiesça. Il dit un mot à Lukas, qui
s’agenouilla près de Bernard.
— Ça va aller ? demanda-t-il.
Bernard hocha la tête.
— Stupide. Je savais pas qu’ils auraient des fusils. Et les bombes –
j’aurais dû deviner.
— Calmez-vous, dit Lukas.
Bernard secoua la tête.
— J’aurais pas dû te garder ici. C’était idiot. On aurait pu y passer
tous les deux…
— Eh bien, nous nous en sommes tous les deux sortis. Nous les
avons fait détaler dans l’escalier. Je crois que c’est terminé.
Bernard lui tapa sur le bras.
— Emmène-moi au serveur. Il faut qu’on signale ça.
Lukas hocha la tête. Il savait de quel serveur Bernard voulait
parler. Il passa son bras dans le dos de son patron pour l’aider à se
relever et Peter Billings fronça les sourcils lorsqu’ils s’éloignèrent
tous les deux en titubant dans le couloir enfumé.
— C’est pas bon, dit Bernard à Lukas lorsqu’ils furent seuls.
— Mais on a gagné, non ?
— Pas encore. Nous ne limiterons pas les dégâts à ça. Pas
aujourd’hui. Il va falloir que tu restes en dessous pendant un
moment.
Bernard grimaça et essaya de marcher tout seul.
— Je peux pas courir le risque de nous exposer tous les deux.
Lukas en parut contrarié. Il tapa son code à la grande porte, sortit
sa carte d’identité, essuya le sang de quelqu’un d’autre qui avait coulé
sur la carte et sur sa main, et l’inséra dans le lecteur.
— Je comprends, finit-il par répondre.
Bernard sut qu’il avait choisi la bonne personne. Il laissa Lukas
refermer la lourde porte pour s’acheminer vers le dernier serveur. Il
chancela une fois, tomba contre l’unité 8, puis se ressaisit et resta là
un moment, le temps que le vertige se dissipe. Lukas le rattrapa et
sortit le double du passe-partout avant que Bernard ait eu le temps
d’arriver au fond de la salle.
Bernard s’appuya contre le mur pendant que Lukas ouvrait le
serveur. Il était encore trop secoué pour remarquer le code qui
clignotait sur le panneau avant. Ses oreilles étaient trop pleines de
faux carillonnements pour qu’il remarque le vrai.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Lukas. Ce bruit ?
Bernard lui adressa un regard interrogateur.
— C’est l’alerte incendie ?
Lukas pointa le doigt vers le plafond. Bernard finit par l’entendre
aussi. Il s’élança en trébuchant alors que Lukas ouvrait la dernière
serrure et poussa le jeune homme.
Combien de chances y avait-il pour que… ? Étaient-ils déjà au
courant ? Deux brèves journées avaient suffi pour que la vie de
Bernard se détraque. Il plongea la main dans la pochette en tissu, en
sortit le casque et le posa sur ses oreilles sensibles. Il enfonça la fiche
dans la prise portant le numéro “1” et fut surpris d’entendre un bip.
Ça sonnait. Il était en train d’appeler.
Il débrancha aussitôt le casque, annulant l’appel, et vit que le
voyant du numéro “1” ne clignotait pas ; c’était le “17” qui clignotait.
Bernard sentit la pièce tourner autour de lui. Un silo mort était en
train de l’appeler. Un rescapé ? Après tant d’années ? Qui aurait
accès aux serveurs ? Sa main trembla lorsqu’il dirigea la fiche dans la
prise. Derrière lui, Lukas lui demandait quelque chose, mais le
casque l’empêchait de l’entendre.
— Allô ? dit-il d’une voix rauque. Allô ? Y a quelqu’un ?
— Allô, dit une voix.
Bernard ajusta son casque. Il fit signe à Lukas de la boucler. Ses
oreilles bourdonnaient toujours, son nez saignait dans sa bouche.
— Qui est là ? demanda-t-il. Vous m’entendez ?
— Je vous entends, dit la voix. Ai-je affaire à qui je pense ?
— Qui êtes-vous, bon sang ? postillonna Bernard. Comment avez-
vous accès aux… ?
— Vous m’avez mise dehors, dit la voix. Vous m’avez condamnée à
mort.
Bernard s’effondra, les jambes coupées. Le cordon du casque se
déroula et faillit lui arracher les écouteurs des oreilles. Il le retint et
lutta pour poser sa voix. Lukas le tenait par les aisselles pour
l’empêcher de tomber à la renverse.
— Vous êtes là ? demanda la voix. Vous savez qui je suis ?
— Non, dit-il.
Mais il le savait. C’était impossible, mais il le savait.
— Vous m’avez envoyée vers la mort, espèce d’enfoiré.
— Vous connaissiez les règles ! s’écria Bernard, hurlant contre un
fantôme. Vous saviez très bien !
— Fermez-la et écoutez-moi, Bernard. Fermez votre grande gueule
et écoutez attentivement.
Bernard attendit. Il avait le goût cuivré de son propre sang dans la
bouche.
— Je vais venir vous chercher. Je vais rentrer et je vais faire un
grand nettoyage.
V

LES NAUFRAGÉS
53

Silo 18

Marck descendait l’escalier central tant bien que mal, la main sur la
rampe froide, un fusil sous le bras, ses bottes dérapant dans le sang.
Il entendait à peine les cris qui le cernaient : les plaintes des blessés
qu’on traînait à moitié dans les marches, les exclamations horrifiées
des curieux amassés sur chaque palier pour le voir passer avec ses
mécaniciens, les voix menaçantes des hommes lancés à leur
poursuite.
Le sifflement continu dans ses oreilles noyait le bruit ambiant.
C’était l’explosion, cette affreuse explosion. Pas celle qui avait soufflé
les portes du DIT – celle-là, il s’y était préparé, s’était mis aux abris
avec les autres. Ce n’était pas non plus la deuxième bombe, celle que
Knox avait lancée au cœur du camp ennemi. Non, c’était la dernière,
celle qu’il n’avait pas vu venir, tombée des mains d’une petite bonne
femme aux cheveux blancs des Fournitures.
La bombe de McLain. Elle avait explosé devant lui, lui avait coûté
l’ouïe, et à elle, la vie.
Le vaillant Knox, indéboulonnable chef des Machines – son
patron, son ami – était mort lui aussi.
Marck accéléra la cadence, blessé, effrayé. Il était encore loin du
fond et de la sécurité qu’il lui offrirait – et il voulait à tout prix
retrouver sa femme. Il essaya de se concentrer sur cet objectif plutôt
que sur le passé, tenta d’occulter cette explosion qui avait emporté
ses amis, fait échouer leur plan et anéanti toute possibilité de justice.
Des coups de feu étouffés résonnèrent au-dessus de sa tête, suivis
par le bruit strident des balles qui heurtaient le métal – et rien que le
métal, Dieu merci. Marck restait au plus près du pilier central, hors
de portée des tireurs qui les mitraillaient sans relâche depuis les
paliers. Les braves ouvriers des Machines et des Fournitures
couraient et se battaient depuis plus de douze étages ; Marck supplia
intérieurement les hommes au-dessus d’eux de s’arrêter, de leur
laisser une chance de se reposer, mais rien n’arrêtait les bottes ni les
balles.
Un demi-étage plus bas, il rattrapa trois membres des Fournitures ;
celui du milieu, blessé, enserrait ses épaules, porté par les deux
autres, le dos de leur habit jaune tacheté de sang. Il leur gueula de
laisser passer, mais, au lieu d’entendre sa voix, ne ressentit qu’une
vibration dans sa poitrine. Une partie du sang dans lequel il glissait
était le sien.
Son bras blessé contre le torse, son fusil coincé sous le coude,
Marck tenait la rampe de l’autre main pour éviter de basculer tête la
première dans l’escalier en pente raide. Il n’avait plus d’alliés pour
couvrir ses arrières. Après la dernière fusillade, il avait envoyé les
autres devant et l’avait lui-même échappé belle. Les tirs continuaient
de lui frôler les oreilles. Il s’arrêtait de temps en temps, fouillait dans
ses munitions, chargeait son arme et tirait à l’aveugle vers le haut.
Histoire de faire quelque chose. De les ralentir.
Il s’arrêta pour reprendre son souffle, se pencha au-dessus de la
rampe, fusil pointé vers le ciel. Mais le coup ne partit pas. Les balles
ennemies, elles, ripostèrent bel et bien. En appui contre le pilier, il
prit le temps de recharger son arme. Son fusil n’était pas comme les
leurs. Un seul coup à la fois, pas de viseur. Eux avaient des armes
modernes dont il n’avait jamais entendu parler, les tirs s’enchaînaient
comme les battements d’un cœur terrorisé. Il jeta un œil au palier
du dessous, aperçut des visages curieux par l’embrasure d’une porte,
des doigts cramponnés au montant en métal. C’était là. Le niveau 56.
Le dernier endroit où il avait vu sa femme.
— Shirly !
Tout en criant son nom, il dévala les dernières marches qui le
séparaient du palier. Il resta à couvert, hors de vue de ses assaillants,
et scruta les visages tapis dans l’ombre.
— Ma femme ! hurla-t-il, une main en coupe contre sa joue,
oubliant que ce sifflement insupportable ne résonnait que dans ses
oreilles, pas les leurs. Où est-elle ?
Des lèvres bougèrent dans l’obscurité. Mais la voix n’était pour lui
qu’un lointain bourdonnement. Quelqu’un fit un signe de la main
vers le bas. Soudain les visages se crispèrent et la porte se ferma d’un
coup sec, alors que les balles se remettaient à ricocher autour de lui.
L’escalier vibra sous les bottes apeurées du dessous et celles à l’affût
du dessus. En voyant les câbles électriques enroulés autour de la
rampe, Marck se souvint des fermiers qui avaient voulu voler de
l’électricité au niveau inférieur. Il reprit sa course dans l’escalier, le
long des câbles, décidé à retrouver Shirly.
Une fois au niveau du dessous, certain que sa femme serait à
l’intérieur, il se risqua sur le palier, à découvert, et se jeta contre les
portes. Des coups de feu résonnèrent. Agrippé à la poignée, Marck
tira de toutes ses forces et cria le nom de Shirly à des oreilles aussi
sourdes que les siennes. La porte bougea, mais des bras invisibles
l’empêchaient de s’ouvrir. Il tapa au carreau, où sa paume laissa une
empreinte rosée, suppliant qu’on le laisse entrer. Des balles
acharnées ricochaient à ses pieds – l’une d’elles laissa une cicatrice
en bas de la porte. Accroupi, mains sur la tête, il retourna dans la
cage d’escalier. Il se força à descendre. Si Shirly était derrière ces
portes, elle ne s’en porterait peut-être pas plus mal. Elle pourrait se
débarrasser de tout matériel suspect, se fondre dans la masse jusqu’à
ce que le calme revienne. Et si elle était en bas, il fallait qu’il la
rejoigne au plus vite. De toute façon, il n’avait pas d’autre choix que
de descendre.
Au palier suivant, il rattrapa les trois membres des Fournitures
qu’il avait doublés un peu plus tôt. Le blessé était assis, les yeux
écarquillés. Les deux autres s’occupaient de lui, le sang de leur
collègue avait laissé de longues traînées le long de leurs vêtements.
L’un d’eux était une femme que Marck se rappelait vaguement avoir
croisée en montant. Il vit une lueur froide dans ses yeux lorsqu’il
s’arrêta pour leur proposer de l’aide.
— Je peux le porter, cria-t-il à la femme, blessée elle aussi.
Elle répondit. Marck secoua la tête en désignant ses oreilles.
Elle répéta en articulant de façon exagérée, mais Marck ne réussit
pas à lire sur ses lèvres. Elle abandonna et le repoussa. Le blessé se
cramponna à son ventre, où une tache rouge n’en finissait plus de
s’élargir. Ses mains s’agrippèrent à un objet qui semblait sortir de son
abdomen, une petite roue qui tournait au bout d’un tube en métal.
Un pied de chaise.
La femme sortit une bombe de son sac, artisanale mais
dévastatrice. Elle la remit solennellement au blessé, qui l’accepta et la
serra dans son poing tremblant.
Les deux membres des Fournitures tirèrent Marck par le bras –
loin de l’homme qui avait un morceau de mobilier de bureau enfoncé
dans son ventre sanguinolent. Les cris semblaient lointains, mais il
savait qu’ils étaient tout proches. Ils étaient pratiquement dans son
oreille. Il sentit qu’on le tirait vers l’arrière, hypnotisé par le regard
vide de cet homme blessé et condamné. Leurs regards se croisèrent.
L’homme tenait la bombe loin de lui, les doigts crispés sur ce terrible
cylindre métallique, dents serrées, mâchoire contractée.
Marck jeta un œil vers le haut. Les bottes noires et implacables de
l’ennemi revenaient enfin dans son champ de vision. Elles suivaient
le chemin dégoulinant que Marck et les autres avaient laissé derrière
eux, avec un stock de munitions apparemment inépuisable.
Il trébucha à reculons dans les marches, à moitié tiré par les autres,
une main sur la rampe, le regard attiré par la porte qui s’ouvrait
derrière l’homme qu’ils venaient d’abandonner.
Un visage apparut, celui d’un petit garçon curieux sorti voir ce qui
se passait. Mais une mêlée de mains adultes l’empoigna pour l’en
empêcher.
D’autres mains forcèrent Marck à descendre, de sorte qu’il ne vit
pas la suite. Mais ses oreilles, toutes sourdes qu’elles étaient,
perçurent le sifflement des coups de feu, avant une explosion
prodigieuse dont le souffle secoua l’escalier central et les fit tomber.
Le fusil de Marck faillit basculer dans le vide, mais il le rattrapa de
justesse.
Sonné, il se mit d’abord à quatre pattes puis se leva lentement.
Presque inconscient, il reprit sa descente au fil des marches qui
vibraient sous ses pas tandis qu’autour d’eux tous, le silo continuait
sa chute infernale vers le chaos.
54

Silo 18

La première plage de vrai repos survint des heures plus tard, aux
Fournitures, dans la tranche supérieure du fond. Il était question
d’organiser une résistance, d’installer une sorte de barrière, mais on
ne savait comment obstruer la cage d’escalier de façon à inclure
l’espace découvert entre la rampe et le cylindre en béton. C’était
l’endroit où volaient les balles sifflantes, où ceux qui sautaient
rencontraient une issue fatale, et où l’ennemi pouvait s’engouffrer.
L’ouïe de Marck s’était améliorée pendant la dernière étape de sa
course. Assez en tout cas pour se lasser du rythme de ses propres
pas, de ses gémissements de douleur, du bruit de ses halètements
épuisés. Il entendit quelqu’un dire que l’explosion avait endommagé
l’escalier, ce qui avait mis un terme à la course poursuite. Mais pour
combien de temps ? Quels étaient les dégâts ? Personne ne le savait.
La tension était à son comble ; la nouvelle de la mort de McLain
perturbait les membres de Fournitures. Les blessés vêtus de jaune
furent transportés à l’intérieur mais on suggéra sans ménagement
aux blessés issus du département des Machines d’aller se faire
soigner plus bas. À leur place.
Marck passait au travers de ces disputes, dont les mots étaient
encore un peu assourdis. Il demandait des nouvelles de Shirly à tout
le monde, mais la plupart haussaient les épaules comme s’ils ne la
connaissaient pas. Un type lui dit qu’elle était déjà descendue avec
d’autres blessés. Il dut répéter plus fort avant que Marck soit sûr
d’avoir bien entendu.
C’était une bonne nouvelle. Il s’apprêtait à partir lorsque sa femme
émergea de la foule à cran. Il sursauta de surprise.
Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’elle le reconnut. Puis son regard se
posa sur la blessure qu’il avait au bras.
— Mon Dieu !
Elle jeta ses bras autour de lui et enfouit son visage dans son cou.
Marck la serra avec un bras, son fusil entre eux, le canon froid contre
sa joue tremblotante.
— Tu vas bien ? demanda-t-il.
Elle s’accrocha à son cou, la tête sur son épaule et dit quelque
chose, mais il ne sentit que son souffle contre sa peau. Elle s’écarta
un peu pour examiner son bras.
— Je n’entends pas bien, dit-il.
— Je vais bien, répéta-t-elle plus fort. Elle secoua la tête, les yeux
humides. Je n’étais pas là. Je n’ai rien vu. Est-ce que c’est vrai pour
Knox ? Qu’est-ce qui s’est passé ? C’était si horrible que ça ?
Elle se concentra sur sa blessure ; ses mains, fortes, confiantes, lui
faisaient du bien. La foule diminuait à mesure que ceux des Machines
refluaient aux étages inférieurs. Plusieurs membres des Fournitures
lançaient des regards assassins en direction de Marck, de sa blessure,
comme inquiets de voir bientôt la même à leur bras.
— Knox est mort, lui dit-il. McLain aussi. Et quelques autres. J’étais
là quand l’explosion a eu lieu.
Il baissa les yeux sur son bras, qu’elle avait exposé en déchirant
son maillot taché de sang.
— On t’a tiré dessus ?
Il secoua la tête.
— Je n’en sais rien. Tout s’est passé très vite. Il regarda par-dessus
son épaule. Où ils vont, tous ? Pourquoi on ne fait pas barrage ici ?
Mâchoires serrées, Shirly fit un signe de tête en direction de la
porte, gardée par deux hommes en jaune.
— Je crois que nous ne sommes pas les bienvenus, dit-elle assez
fort pour qu’il entende. Il faut nettoyer cette blessure. Tu dois avoir
des éclats d’obus dans la chair.
— Je vais bien, je t’assure. Je te cherchais. Je me suis fait un sang
d’encre.
Il vit que sa femme pleurait. Ses larmes ruisselaient entre les
gouttes de sueur.
— J’ai cru que je ne te reverrais pas, dit-elle. Il devait lire sur ses
lèvres pour la comprendre. J’ai cru qu’ils t’avaient… que tu étais…
Elle se mordit la lèvre et le regarda avec une peur inhabituelle.
Marck n’avait jamais vu sa femme dans cet état. Elle n’avait pas cillé
quand une voie d’eau s’était déclarée dans le département, ni quand
un effondrement avait piégé plusieurs de leurs amis proches dans la
mine, ni même quand Juliette avait été condamnée au nettoyage.
Mais là, il lisait tout l’effroi du monde dans ses yeux. Et ça l’effrayait
bien plus que les bombes et les coups de feu.
— Allez, viens, il faut qu’on rejoigne les autres, dit-il en lui prenant
la main.
La nervosité était palpable sur le palier, Mark sentait les regards
qui ne souhaitaient que leur départ.
Lorsque des cris résonnèrent à nouveau au-dessus d’eux et que les
membres des Fournitures se réfugièrent derrière leur porte, Marck
comprit que son bref moment de répit était terminé. Mais ce n’était
pas grave. Il avait retrouvé sa femme. Elle était saine et sauve. On ne
pouvait plus lui faire grand mal à présent.
Lorsqu’ils atteignirent le niveau 139 ensemble, Marck sut qu’ils
étaient tirés d’affaire. Par miracle, ses jambes avaient tenu le coup.
La perte de sang ne l’avait pas empêché d’avancer. Soutenu par sa
femme, il franchit le dernier palier avant le département des
Machines en ne songeant qu’à une chose : défendre son camp contre
les enfoirés qui leur tiraient dessus. Aux Machines, ils auraient de
l’électricité, des renforts, l’avantage de jouer à domicile. Plus
important encore : ils pourraient panser leurs blessures et se reposer.
C’était ce dont il avait le plus besoin. De repos.
À la fin de la descente, il faillit tomber. Ses jambes, habituées à
trouver une nouvelle marche, encore et encore, trébuchèrent sur le
sol plat. Tandis que ses genoux se dérobaient et que Shirly le
retenait, il remarqua enfin la longue file de gens devant le poste de
sécurité des Machines.
L’équipe restée en bas tandis que les autres étaient allés combattre
n’avait pas chômé. Des plaques d’acier avaient été soudées en travers
de l’entrée du poste. La tôle quadrillée de losanges recouvrait
l’espace d’un bout à l’autre, du sol au plafond. Des étincelles jaillirent
le long d’une plaque tandis que quelqu’un terminait le boulot à
l’intérieur. L’afflux soudain de blessés et de réfugiés formait une
foule qui voulait à tout prix rentrer. Des mécaniciens se poussaient,
se pressaient contre le barrage. Ils criaient, tapaient sur les plaques
d’acier, pris d’une peur panique.
— C’est quoi ce truc ? cria Marck.
Il suivit Shirly qui essayait de pénétrer dans la foule. Devant,
quelqu’un rampait à plat ventre en se tortillant pour passer par un
minuscule espace laissé ouvert entre le portail de sécurité et le sol,
juste assez large pour laisser passer un corps.
— Hé, poussez pas ! Chacun son tour, cria une personne devant
eux.
Des salopettes jaunes se mélangeaient aux autres. Parmi eux, des
mécaniciens déguisés – certains semblaient venir des Fournitures,
aidant les blessés ; soit ils s’étaient trompés d’étage, soit ils ne se
sentaient pas assez en sécurité à leur niveau.
Tandis que Marck tentait de pousser Shirly vers l’avant, un coup
de feu retentit. La balle de plomb brûlant heurta une paroi dans un
grand fracas métallique, tout près. Il changea de direction et attira
Shirly vers l’escalier. Autour de la toute petite entrée, la foule céda à
la panique. Il y eut des huées, ceux à l’extérieur criaient qu’on leur
tirait dessus et ceux à l’intérieur leur répondaient “Un seul à la
fois !”.
Ils étaient plusieurs à plat ventre. L’un parvint à passer les mains
dans le trou et fut aspiré par des bras invisibles à l’intérieur. Deux
autres se disputaient la place suivante. Tous étaient exposés à la cage
d’escalier, à découvert. Un autre coup de feu retentit, quelqu’un
tomba, main agrippée à l’épaule, avant de crier “Je suis touché !”. La
foule se dispersa. Plusieurs coururent se réfugier à l’abri des balles
sous les marches. Le reste entreprit une mêlée pour s’engouffrer
dans un trou expressément conçu pour ne laisser passer qu’une
personne à la fois.
Shirly cria et saisit le bras de Marck en voyant quelqu’un d’autre
tomber sous les balles tout près. C’était un mécanicien, il se tordait
de douleur. Elle demanda à son mari ce qu’ils devaient faire.
Pour toute réponse, Marck laissa tomber son sac à dos, l’embrassa
sur la joue et gravit les marches au pas de course, fusil à la main. Il
essaya de les monter deux par deux, mais ses jambes lui faisaient
trop mal. Une autre balle siffla à ses oreilles, le manquant de peu. Son
corps lui semblait incroyablement lourd, et lent, comme dans un
cauchemar. Il aborda le niveau 139 avec son fusil en joue mais les
tireurs les canardaient de plus haut.
Il s’assura qu’il avait une cartouche dans son fusil fait maison,
l’arma et s’aventura sur le palier. Mais plusieurs hommes en gris, de
la Sécurité, étaient penchés par-dessus la rambarde au-dessus de lui,
canons pointés vers le bas. L’un d’eux tapa sur l’épaule d’un collègue
en désignant Marck, qui les observait depuis l’extrémité du canon de
son propre fusil.
Il tira, une mitraillette noire tomba à ses pieds, et les bras de son
possesseur s’avachirent sur la rampe avant de disparaître.
Les coups de feu se mirent à pleuvoir, mais il était déjà retourné
s’abriter sous les marches. Les cris gagnèrent en férocité, en dessous
et au-dessus de lui. Il fila à l’autre bout des marches, à l’opposé d’où
on l’avait repéré, et jeta un œil en contrebas. Près de la barrière de
sécurité, la foule s’amenuisait. De plus en plus de gens étaient aspirés
à l’intérieur. Il aperçut Shirly qui regardait vers le haut, abritant ses
yeux de l’éclairage.
Derrière lui, soudain, un bruit de bottes. Il rechargea son arme, se
tourna et visa vers la plus haute marche qu’il lui était donné de voir
le long de la spirale. Il attendait de voir ce qui se présenterait à lui.
Lorsque la première botte apparut, il se stabilisa, laissa l’homme
entrer davantage dans son champ de vision, et fit feu.
Une autre mitraillette noire tomba sur les marches et rebondit
contre la rampe ; un autre homme s’écroula sur les genoux.
Marck se retourna et courut. Il sentit son fusil lui échapper, cogner
contre ses tibias, mais ne s’arrêta pas pour le rattraper. Il glissa et
tomba lui-même, atterrit sur le derrière et se releva d’un bond pour
reprendre sa course. Il essayait de descendre les marches deux par
deux mais il ne courait pas assez vite, comme englué dans la mélasse,
les jambes rouillées.
Il entendit soudain un bruit métallique, un grondement étouffé,
juste derrière lui, et sans qu’il sache comment, quelqu’un l’avait
rattrapé, et attaqué par-derrière.
Il s’étala dans les marches, le menton contre l’acier. Il sentit le sang
dans sa bouche. Il rampa tant bien que mal, réussit à se lever et à
faire quelques pas trébuchants.
À nouveau ce bruit assourdi, ce coup dans le dos, l’impression
d’avoir été mordu et frappé en même temps.
Alors c’est ce qu’on ressent quand on se prend une balle, songea-t-il,
hébété. Il descendit les dernières marches d’une traite, ne sentit plus
ses jambes, s’effondra.
L’étage était presque vide. Il restait une personne près du petit
trou. Une autre était à moitié à l’intérieur, ses bottes dépassaient
encore.
Marck reconnut Shirly, sur le ventre, qui le regardait. Ils étaient
tous les deux allongés par terre. C’était si confortable. Contre sa joue,
l’acier rafraîchissait sa peau. Il n’y avait plus de marches à descendre,
plus de fusil à charger, plus de cible.
Shirly hurlait, ne semblant pas trouver le même réconfort que lui
dans cette position.
Elle tendit un bras vers lui depuis ce petit rectangle noir aux bords
en acier coupant. Mais son corps glissa dans la direction opposée,
tiré par les forces de l’intérieur, poussé par la dernière salopette
jaune encore à l’extérieur, près de cet étrange mur d’acier qui avait
remplacé l’entrée de sa maison.
— Avance, lui dit Marck.
Il aurait préféré qu’elle ne crie pas comme ça. Chaque mot qu’il
prononçait était ponctué de gouttes de sang projetées au sol.
— Je t’aime –
Et, comme sur commande, les pieds de Shirly furent happés par
l’obscurité et ses cris avalés par cette gueule rectangulaire.
L’homme en jaune se retourna. Ses yeux s’écarquillèrent, sa
bouche s’ouvrit en grand, et son corps ondula violemment sous
l’impact des balles.
Ce fut la dernière chose que Marck vit, une danse macabre.
Puis en une infime seconde, en un lointain frisson, il se sentit
mourir.
55

Trois semaines plus tard.


Silo 18

Blotti dans son lit de camp, Walker écoutait la violence qui faisait
rage au loin. Des cris en provenance de l’entrée des Machines
parvenaient jusque dans son couloir. Puis résonnait l’alternance
désormais familière des coups de feu : les “pan pan” des gentils,
suivis des “ta ta ta ta ta” des méchants.
Il y eut une formidable explosion, dont le souffle fit gémir l’acier,
et les échanges de tirs cessèrent un instant. Puis à nouveau des cris.
Des bottes qui passaient d’un pas lourd devant sa porte. C’était ce
bruit de bottes qui rythmait la musique de ce nouveau monde. Et
cette musique, il l’entendait depuis son lit, malgré les couvertures
tirées sur sa tête, malgré les oreillers entassés par-dessus, malgré sa
prière incessante, à voix haute, pour que ça s’arrête, pour l’amour du
Ciel.
Les bottes apportaient avec elles davantage de cris. Walker se
roula en boule, les genoux contre la poitrine, se demanda quelle
heure il était. Il redoutait que ce fût le matin, l’heure de se lever.
Un bref répit survint, un silence pendant lequel on soignait les
blessés, dont les gémissements étaient trop faibles pour passer sa
porte hermétiquement fermée.
Il essaya de se rendormir avant que la musique ne revienne à plein
volume. Mais, comme toujours, le calme était pire encore. Durant la
trêve, il sentait monter l’angoisse à l’idée de l’inéluctable fusillade.
Son envie urgente de s’endormir effrayait en fait le sommeil. Et alors
il craignait que la résistance soit terminée, que les méchants aient
gagné et viennent le déloger –
On frappa à sa porte – un petit poing plein de hargne que ses
oreilles expertes auraient reconnu entre mille. Quatre coups brefs,
puis plus rien.
Shirly. Elle devait avoir déposé sa ration de petit-déjeuner à sa
place habituelle et ramassé le dîner de la veille, dans lequel il avait à
peine picoré. Il grogna, fit rouler sa vieille carcasse sur le côté.
Martèlement de bottes. Toujours pressées, toujours alarmantes. En
guerre perpétuelle. Son couloir, autrefois si paisible, loin des
machines et des pompes qui avaient besoin d’entretien, était à
présent une voie au passage constant. C’était l’entrée qui comptait le
plus désormais, l’entonnoir à travers lequel on distillait la haine. Que
le silo aille se faire voir, les habitants d’en haut comme les machines
d’en bas. Contentons-nous de nous battre pour ce territoire
insignifiant, d’empiler les cadavres des deux bords du barrage jusqu’à
ce qu’un camp abandonne, parce que c’était la cause d’hier, et que
personne ne voulait se souvenir des événements antérieurs.
Mais Walker, lui, se rappelait. Il se rappelait –
La porte de son atelier s’ouvrit d’un coup. À travers une fente dans
son cocon crasseux, Walker aperçut Jenkins, un garçon d’une
vingtaine d’années dont la barbe le vieillissait un peu et qui avait
hérité de cette situation chaotique à la mort de Knox. Il se fraya un
chemin dans le labyrinthe d’établis et de pièces détachées de toutes
sortes pour atteindre le lit de camp.
— Je suis réveillé, grogna Walker, en espérant que Jenkins parte.
— On dirait pas. Jenkins enfonça le canon de son arme dans les
côtes de Walker. Allez, vieux machin, debout !
Walker se raidit. Il sortit un bras de sous les couvertures pour faire
signe au jeunot de le laisser tranquille.
Le regard de Jenkins se fit grave, et inquiet.
— On a besoin que tu nous répares cette radio fissa, Walk. On se
fait laminer. Si on ne peut pas les espionner, impossible de se
défendre.
Walker essaya de se redresser. Jenkins l’attrapa par la bretelle de
sa salopette pour l’aider.
— J’ai bossé dessus toute la nuit, répondit Walker en se frottant le
visage. Il avait une haleine terrible.
— Et alors, elle marche ? Il nous la faut, Walk. Tu sais que Hank a
risqué sa vie pour nous la refiler, quand même ?
— Bah, il aurait dû risquer un peu plus et nous envoyer le manuel
avec.
Il prit appui sur ses genoux pour se lever et, malgré la plainte de
ses articulations, fit quelques pas jusqu’à un établi, laissant tomber
ses couvertures en tas. Ses jambes dormaient encore à moitié, et ses
mains le picotaient, ils les sentaient faibles, incapables de former un
poing serré.
— Je me suis occupé des piles, dit-il à Jenkins. Mais le problème ne
vient pas de là.
Walker regarda par sa porte restée ouverte et aperçut Harper, un
ouvrier de l’affinerie converti en soldat. Harper était devenu le
second de Jenks à la mort de Pieter. Il salivait à la vue du petit-
déjeuner de Walker, intact.
— Vas-y, sers-toi, lui lança Walker en faisant un signe vers le bol
encore fumant.
Harper lui jeta un regard interdit mais n’hésita pas davantage. Il
appuya son fusil contre le mur, s’assit sur le seuil de l’atelier et
engloutit la nourriture.
Jenkins n’eut pas l’air d’approuver mais ne dit rien.
— Bon, tu vois, là ?
Walker lui montra les divers éléments de la petite radio qu’il avait
disposés sur son établi et reliés entre eux par un fil électrique afin
d’y voir plus clair.
— J’ai du courant en continu, dit-il en tapotant le transformateur
qu’il avait fabriqué pour contourner la batterie. Et les haut-parleurs
fonctionnent.
Il fit jouer le bouton d’émission, et on entendit des bruits
parasites.
— Mais rien ne sort. Ils ne disent rien. Je l’ai laissée allumée toute
la nuit, et je ne dors jamais d’un sommeil de plomb.
Jenkins sonda son visage.
— J’aurais entendu, insista Walker. Je te dis qu’ils ne parlent pas.
Jenkins se frotta le visage. Il garda les yeux fermés un instant,
paume contre le front, une certaine lassitude dans la voix.
— Tu crois que quelque chose a pu se casser quand tu l’as
démolie ?
— Démontée, soupira Walker. Je ne l’ai pas démolie.
Jenkins leva les yeux au ciel.
— Donc, tu penses qu’ils ne s’en servent plus, c’est ça ? Tu crois
qu’ils savent qu’on en a une ? Je te jure, moi je crois que cet enfoiré
de prêtre qu’ils nous ont envoyé est un espion. C’est la merde depuis
qu’on l’a laissé entrer pour administrer les derniers sacrements.
— J’en sais rien, de ce qu’ils font, dit Walker. Je pense qu’ils
utilisent les radios, mais qu’ils ont exclu celle-ci du circuit. Regarde,
j’ai fait une autre antenne, plus puissante.
Il lui montra les fils qui sinuaient depuis l’établi et s’enroulaient
autour de la poutre en métal au-dessus de leurs têtes.
Jenkins leva les yeux puis tourna vivement la tête vers la porte.
Des cris. Harper cessa de manger pour tendre l’oreille mais
replongea vite sa cuillère dans la bouillie de maïs.
— Tout ce que je veux savoir, c’est quand je pourrai les écouter,
déclara Jenkins en posant le bout du doigt sur l’établi avant de
reprendre son fusil. Ça fait une semaine qu’on tire à l’aveugle. J’ai
besoin de résultats, pas de leçons de… de… sorcellerie.
Walker se laissa tomber sur son tabouret préféré, les yeux perdus
dans le maelström de fils autrefois emmêlés dans l’étroit boîtier de la
radio.
— C’est pas de la sorcellerie, c’est de l’électronique.
Il désigna deux circuits, reliés entre eux par des fils qu’il avait
allongés puis ressoudés afin de pouvoir examiner tous les
composants en détail.
— Je sais à quoi ils servent, mais n’oublie pas que ces appareils ne
sont connus de personne, en dehors du DIT en tout cas. Ce qui
m’oblige à émettre des hypothèses tout en bricolant.
Jenkins se frotta l’arête du nez.
— Écoute, fais-moi savoir quand tu as quelque chose. Toutes les
autres demandes peuvent attendre. C’est ta seule priorité. Pigé ?
Walker acquiesça. Jenkins tourna les talons et aboya sur Harper
pour qu’il lève ses fesses.
Ils abandonnèrent Walker sur son tabouret, leurs bottes reprenant
sans peine le rythme de la musique extérieure.
Seul, il examina la machine éventrée sur son établi, dont les petites
lumières vertes allumées semblaient le narguer. Sa main se posa
machinalement sur sa loupe, mue par une habitude vieille de
plusieurs décennies, alors même qu’il mourait d’envie de retourner
dans son lit, de s’enrouler dans son cocon, de disparaître.
Il avait besoin d’aide. En voyant tout ce qui lui restait à faire, il
pensa, comme toujours, au petit Scottie, son ombre, parti travailler
au DIT, où ils n’avaient pas pu le protéger. Il y avait eu une époque,
qui glissait à présent inexorablement loin de lui pour s’enfoncer dans
le passé, où Walker avait été heureux. Où sa vie aurait dû prendre fin
pour lui éviter toutes les souffrances subies par la suite. Mais il avait
survécu à ce bref bonheur et se rappelait à peine ces moments. Il ne
se souvenait pas de ce que ça faisait de se réveiller avec une joie
anticipée le matin, de s’endormir content à la fin de la journée.
Il ne connaissait plus que la peur, la terreur. Et le regret.
C’est à cause de lui que tout ce bruit et toute cette violence avaient
commencé. Walker en était convaincu. Chaque vie perdue était à
mettre au compte de ses mains ridées. Chaque larme était due à ses
actes. Personne ne le disait, mais il le lisait dans leurs pensées. Rien
qu’un petit message aux Fournitures, un service rendu à Juliette, un
geste pour se montrer digne, une occasion de tester sa théorie aussi
folle qu’horrible, de disparaître des écrans radars – et puis
l’enchaînement des événements, l’éruption de la colère, la violence
absurde.
Ça ne valait pas le coup. Il arrivait toujours à cette conclusion :
plus rien ne semblait valoir le coup.
Penché sur son établi, il se remit au bricolage. C’était son métier,
ce qu’il avait toujours fait. Il n’avait aucun moyen d’y échapper,
d’arrêter ces doigts à la peau rugueuse, ces paumes aux lignes
profondes qui semblaient interminables. Il les suivit du regard
jusqu’à ses poignets frêles, parcourus de minces veines pareilles à
des câbles gainés de bleu.
Rien qu’une entaille, et il irait retrouver Scottie, et Juliette.
C’était tentant.
Surtout parce que, où qu’ils se trouvent, que les prêtres aient
raison ou soient bons à enfermer, ses deux vieux amis étaient dans
un monde bien plus enviable que le sien…
56

Silo 17

Un minuscule brin de cuivre sortait de l’escalier, tel une pousse


artificielle bien droite par rapport à cette spirale interminable. Alors
que Juliette s’échinait à faire le raccord électrique, la pointe
proéminente du fil métallique s’enfonça dans la pulpe de son doigt et
lui fit l’effet d’une piqûre d’insecte enragé.
Elle jura en secouant la main. Elle faillit lâcher l’autre câble, ce qui
l’aurait envoyée plusieurs étages plus bas.
Elle essuya la goutte de sang naissante sur sa salopette grise, finit
son raccord et attacha les câbles à la rampe pour éviter qu’ils soient
en tension. Elle ne s’expliquait toujours pas comment ils avaient pu
se disloquer, mais bon, dans ce silo déglingué, tout semblait tomber
en miettes. À commencer par sa confiance en ses propres sens.
Penchée par-dessus la rampe, elle posa une main sur le fouillis de
tuyaux et de tubes fixés à la paroi en béton de l’escalier. Elle tentait,
malgré le froid qui lui engourdissait les doigts, de sentir une
éventuelle vibration provoquée par la circulation de l’eau.
— Tu as quelque chose ? demanda-t-elle à Solo. Elle crut percevoir
un frémissement dans le tuyau en plastique, mais ce n’était peut-être
que son pouls.
— Je crois, oui !
La voix fluette de Solo lui parvint depuis le fond.
Perplexe, Juliette regarda en contrebas, dans ce puits faiblement
éclairé. Il fallait qu’elle aille se rendre compte par elle-même.
Elle laissa sa petite sacoche à outils sur une marche – aucun
danger que quelqu’un vienne trébucher dessus – et descendit à toute
vitesse. Elle voyait à chaque tournant le câblage électrique et les
tuyaux qui serpentaient le long du béton, ponctués de ruban adhésif
violet à l’endroit où, non sans peine, elle avait fait ses raccords à la
main.
D’autres fils électriques couraient là, partant du DIT tout en haut
pour venir alimenter les lampes de croissance des fermes du bas.
Juliette se demandait qui avait pu les installer. Ce n’était pas Solo : on
les avait mis en place pendant les premiers jours de la chute du silo
17. Solo était seulement devenu l’heureux bénéficiaire du dur labeur
d’un autre. Les lampes horticoles obéissaient désormais à leur
minuterie, la végétation à son besoin de fleurir, et au-delà des vieilles
odeurs d’essence, d’eau saumâtre et d’air vicié, on sentait à plusieurs
paliers de distance les effluves des plantes qui arrivaient à maturité.
Juliette s’arrêta au niveau 136, le dernier palier sec avant
l’inondation. Solo avait essayé de la prévenir, alors même qu’elle
fantasmait sur les possibilités qu’offraient les énormes pelleteuses.
Elle aurait dû s’en douter, qu’il y avait eu une inondation. L’eau
s’infiltrait sans cesse dans son propre silo, c’était le risque quand on
vivait sous la nappe phréatique. Sans électricité pour alimenter les
pompes, le niveau de l’eau ne pouvait que monter.
Elle s’appuya contre la rampe d’acier pour reprendre son souffle.
Douze marches plus bas, Solo se tenait sur l’unique giron que leurs
efforts avaient permis d’assécher. Presque trois semaines de câblage
et de plomberie, une bonne partie de la ferme hydroponique mise au
rancart, l’installation d’une pompe pour acheminer le trop-plein vers
les citernes de traitement des eaux, tout ça pour faire refluer
l’inondation d’une petite marche.
Solo se tourna vers elle, tout sourire.
— Ça marche, non ?
Il se gratta la tête, les cheveux hirsutes, la barbe émaillée d’un gris
qui détonnait avec sa joie enfantine. La question resta en suspens
dans l’air, matérialisée par un nuage de condensation dû au froid qui
régnait dans le tréfonds du silo.
— Pas comme il faudrait, lui répondit Juliette, agacée par le
résultat.
Elle jeta un œil en contrebas à la nappe d’huile et d’essence qui
recouvrait l’eau. La surface, miroitante et colorée, était immobile.
Sous cette couche gluante, l’éclairage de secours de l’escalier, d’un
vert spectral, donnait aux profondeurs des airs de maison hantée qui
s’accordaient bien avec le reste du silo, désert.
Dans le silence, Juliette entendit un faible gargouillis à l’intérieur
d’un tuyau. Elle crut même distinguer le bourdonnement lointain de
la pompe immergée à quatre mètres de profondeur. Elle essaya
d’exhorter l’eau à monter dans le tube, monter les vingt niveaux qui
la séparaient des citernes vides.
Solo toussa dans sa main.
— Et si on installait une autre… ?
Juliette leva une main pour le faire taire. Elle comptait.
Le volume des huit étages des Machines était difficile à estimer – il
y avait tant de couloirs et de pièces qui pouvaient être, ou non,
inondées –, mais elle pouvait deviner la hauteur de la cage d’escalier
depuis le niveau où se tenait Solo jusqu’au poste de sécurité. La
pompe avait fait baisser le niveau d’un peu moins de trente
centimètres en deux semaines. Il restait encore dans les vingt-cinq
mètres à évacuer. Avec une autre pompe, il faudrait, disons, un an
pour atteindre l’entrée du département des Machines. Selon le degré
d’étanchéité des niveaux intermédiaires, ce pouvait être beaucoup
plus. Il pourrait falloir trois ou quatre fois plus de temps pour arriver
là.
— Et si on mettait une autre pompe ? insista Solo.
Juliette en eut mal au cœur. Même avec trois petites pompes de
plus prises dans la serre hydroponique, et les câbles et les tuyaux qui
allaient avec, il fallait compter un an, peut-être deux, avant
d’assécher le silo entièrement. Elle n’était pas sûre d’avoir tout ce
temps devant elle. Au bout de quelques semaines déjà, dans cet
endroit abandonné, seule avec un homme à moitié sain d’esprit, elle
commençait à entendre des murmures, à oublier où elle laissait ses
affaires, à trouver allumées des lumières qu’elle était persuadée
d’avoir éteintes. Soit elle devenait folle, soit Solo s’amusait à le lui
faire croire. Deux ans de cette vie, en sachant sa maison si proche,
mais si inaccessible…
Elle se pencha au-dessus de la rampe, par crainte de finir par
vomir. En contemplant son reflet dans cette pellicule d’huile, elle
envisagea soudain des risques plus fous que ces deux années de
quasi-solitude.
— Deux ans, dit-elle à Solo, avec l’impression de prononcer une
peine de mort. Deux ans. Voilà ce que ça nous prendra si on ajoute
trois pompes. Au moins six mois pour la cage d’escalier, mais le reste
prendra plus de temps.
— Deux ans ! chantonna Solo. Deux ans, deux ans !
Il tapa du pied en rythme sur la marche du dessous, et l’onde
concentrique vint troubler le reflet de Juliette. Il se mit à tourner sur
place, la tête renversée.
— Deux ans, c’est rien du tout !
Juliette contint sa frustration tant bien que mal. Deux ans, c’était
une éternité. Et puis, qu’est-ce qu’ils trouveraient, en bas ? Dans quel
état serait la génératrice principale ? Et les pelleteuses ? Une machine
en immersion serait préservée tant qu’elle ne serait pas en contact
avec l’air, mais dès que le pompage en exposerait la moindre partie,
la corrosion commencerait. La nocivité de l’oxygène sur le métal
humide condamnait presque d’avance tout ce qui pourrait leur être
utile. Il faudrait aussitôt sécher et huiler machines et outils. Et ils
n’étaient que deux…
Horrifiée, Juliette observa Solo se pencher, écarter la pellicule de
graisse du revers de la main et boire l’eau saumâtre dans ses paumes
à grandes gorgées bruyantes et joyeuses.
Mieux valait ne compter que sur elle-même pour travailler au
sauvetage des machines, et à elle toute seule elle n’y arriverait pas.
Elle pourrait peut-être sauver la génératrice de secours. Elle
fournirait moins de travail pour une quantité non négligeable
d’électricité.
— Quoi faire pendant deux ans ? demanda-t-il en essuyant sa
barbe avant de lever les yeux vers elle.
Elle secoua la tête.
— On ne va pas attendre deux ans, répondit-elle.
Les trois dernières semaines avaient déjà été difficiles… mais elle
n’en dit rien.
— D’accord, dit-il en haussant les épaules.
Il remonta l’escalier à pas lourds avec ses bottes trop grandes. Sa
salopette grise n’était pas non plus bien remplie ; on aurait dit un
petit garçon qui voulait porter les vêtements de son père. Il rejoignit
Juliette et lui sourit à travers sa barbe luisante de gouttelettes.
— On dirait que tu as de nouveaux projets, dit-il avec joie.
Elle acquiesça en silence. Quelle que soit la chose sur laquelle ils
travaillaient, remplacement des câbles, entretien des fermes,
réparation de dispositifs d’éclairage, c’était, dans la bouche de Solo,
“un projet”. Et il confessait adorer les projets. Juliette se disait que ça
devait lui venir de l’enfance, que c’était une sorte de mécanisme de
survie qui s’était installé au fil des ans pour lui permettre de s’atteler
à la tâche avec le sourire plutôt qu’en déprimant.
— Ça, tu peux le dire, c’est un sacré projet qui nous attend, lui dit
Juliette, redoutant déjà l’ampleur du boulot. Elle se mit à réfléchir
aux outils et aux pièces de rechange qu’ils devraient grappiller ici et
là en remontant.
Solo rit en tapant dans ses mains.
— Super ! En route pour l’atelier !
Du bout du doigt, il décrivit une spirale au-dessus de sa tête pour
mimer la longue ascension qui les attendait.
— Pas tout de suite. D’abord, pause déjeuner à la ferme. Après,
arrêt aux Fournitures. Et ensuite, j’ai besoin d’un peu de temps seule
dans la salle des serveurs.
Juliette se détourna de la rampe et des eaux profondes aux reflets
vert métallisé.
— Avant qu’on se mette au boulot, j’ai un appel…
— Un appel ! s’écria Solo. Non. Pas d’appel. Tu es tout le temps
branchée sur ce foutu machin.
Juliette l’ignora et commença à gravir les marches qui la
mèneraient au DIT pour la cinquième fois en trois semaines. Mais elle
savait que Solo avait raison : elle passait trop de temps le casque sur
les oreilles, à l’affût du moindre bip. Elle savait que ça n’avait pas de
sens, que petit à petit, elle devenait folle dans cet endroit, mais ces
moments passés seule au fond de cette salle, le micro près de la
bouche, le monde autour d’elle assourdi par les écouteurs – ce lien
possible entre un monde mort et un autre qui abritait la vie –, c’était
la seule chose, dans le silo 17, qui l’empêchait de perdre la raison.
57

Silo 18

… fut l’année où la Guerre civile fit rage dans les trente-trois


États. Ce conflit coûta plus de vies américaines que tous ceux
qui suivraient réunis, car chaque mort était pour ainsi dire à
déplorer dans la même famille. Pendant quatre ans, le pays fut
ravagé par le feu, et lorsque la fumée se dissipait des champs de
bataille, on décomptait les cadavres entassés, frère après frère.
Plus d’un demi-million de personnes trouvèrent la mort.
Certaines estimations donnent un chiffre deux fois plus élevé.
La maladie, la faim, le chagrin régnèrent…

Les pages du livre se teintèrent de rouge au moment où Lukas lisait


la description des champs de bataille. Il leva les yeux vers les voyants
au-dessus de sa tête. Leur inactivité avait cédé la place à un
clignotement effréné : quelqu’un était entré dans la salle des serveurs
au-dessus de lui. Il replaça le ruban dans le livre pour marquer sa
page, referma le tome, le glissa dans sa boîte avec précaution puis à
sa place sur l’étagère parmi les autres tranches argentées. À pas de
loups, il revint s’installer devant l’ordinateur et secoua la souris pour
sortir l’écran de sa torpeur.
Une fenêtre s’ouvrit sur des images de la salle des serveurs prises
en direct par des caméras, légèrement déformées par le grand-angle.
C’était un secret de plus parmi tous ceux que recelait cet endroit : la
capacité à voir à distance. Lukas regarda de plus près ; il se
demandait si c’était Sammi ou un autre technicien venu faire une
réparation. Mais son estomac qui criait famine espérait plutôt
l’arrivée du plateau déjeuner.
Par la caméra 4, il repéra enfin son visiteur : un profil courtaud en
salopette grise arborant lunettes et moustache. Légèrement voûté, il
portait un plateau avec couverts, verre d’eau au contenu à moitié
renversé et assiette sous cloche, le tout reposant en partie sur son
ventre proéminent. Bernard lança un regard à la caméra en passant,
l’œil perçant, le sourire pincé.
Lukas courut au bout du couloir ouvrir la trappe, au son mat de ses
pieds nus contre le sol en acier. Il gravit l’échelle sans peine et
actionna la poignée rouge usée. Au moment où il soulevait la grille
d’accès, l’ombre de Bernard le plongea dans l’obscurité. Le plateau se
posa dans un cliquetis de couverts.
— Je te gâte aujourd’hui, dit Bernard en soulevant la cloche de
l’assiette.
La vapeur, une fois dissipée, laissa voir deux rangées de travers de
porc.
— Hmm.
Lukas sentit son ventre gronder à la vue de la viande. Il se hissa
hors de la trappe et s’assit à même le sol, les jambes pendant le long
de l’échelle. Il posa le plateau sur ses genoux.
— Je croyais qu’on était tous soumis à des restrictions, du moins
jusqu’à la fin de la rébellion.
Il se coupa un morceau de viande juteuse.
— Mais n’allez pas croire que je me plains, hein.
Il mâcha et apprécia l’apport de protéines, reconnaissant à l’animal
pour son sacrifice.
— Oh, les rations n’ont pas été augmentées. Ce pauvre cochon s’est
simplement retrouvé au beau milieu d’une fusillade. Je n’allais pas
permettre qu’on gâche tout ça. La majeure partie de la viande a bien
entendu été donnée aux épouses et époux de ceux que nous avons
perdus.
— Ah oui ? Et ça fait combien maintenant ?
— Cinq. Plus les trois de la première attaque.
Lukas secoua la tête.
— Ça pourrait être pire, vu la situation.
Tout en caressant sa moustache, Bernard observait Lukas manger.
Ce dernier agita sa fourchette pour lui proposer de partager, mais
Bernard déclina. Il s’adossa contre le serveur qui abritait les liaisons
radio. Lukas essaya de ne pas réagir.
— Alors, combien de temps je vais rester ici ? demanda-t-il, l’air
détaché, comme si n’importe quelle réponse lui conviendrait. Ça fait
déjà trois semaines, non ?
Il mangeait la viande sans s’occuper des légumes.
— Encore quelques jours, vous pensez ?
Bernard se frotta les joues et passa une main dans ses cheveux
clairsemés.
— Je l’espère, mais je n’en sais rien. C’est Sims qui décidera, et il
est convaincu que la menace pèse encore sur nous. C’est qu’ils se
sont bien barricadés en bas, dans les Machines. Ils menacent de
couper le courant, mais je ne pense pas qu’ils passeront à l’acte. Je
crois qu’ils ont enfin compris qu’ils ne contrôlaient pas l’électricité
ici à notre niveau. Ils ont sûrement essayé de la couper avant leur
attaque-surprise, mais ils ont dû être étonnés de voir toutes ces
lumières en arrivant.
— Vous ne croyez quand même pas qu’ils priveraient les fermes de
jus ?
Lukas pensait au rationnement, il craignait que le silo ne meure de
faim.
— Ils finiront peut-être par le faire. En dernier recours. Mais ça ne
fera qu’amoindrir le peu de soutien dont ces graisseux bénéficient
parmi nous. Ne t’en fais pas, la faim les fera plier. Tout se passe
comme prévu.
Lukas acquiesça et prit une gorgée d’eau. Cette viande était la
meilleure qu’il avait jamais mangée.
— Au fait, demanda Bernard, tu as avancé dans ta lecture ?
— Oui oui, mentit Lukas.
En vérité, il avait à peine ouvert le livre de l’Ordre. Les détails qui
l’intéressaient le plus étaient ailleurs.
— Bien. Quand ces petits tracas seront terminés, on te
programmera des séances dans la salle des serveurs. Tu travailleras
en tant qu’ombre. Et une fois que nous aurons choisi une nouvelle
date pour l’élection, à laquelle, vu les événements, personne d’autre
ne se présentera, j’aurai beaucoup à faire. Et ce sera donc toi qui
dirigeras le DIT.
Lukas posa son verre et prit la serviette en tissu. En s’essuyant la
bouche, il réfléchit à ce que Bernard venait de dire.
— Quand même pas dans les semaines qui viennent, si ? Parce que
j’ai l’impression qu’il me faudrait des années avant de pouvoir…
Un bruit de vibreur l’interrompit. Il se figea, lâcha sa serviette, qui
voltigea jusqu’au plateau.
Bernard bondit du serveur comme s’il avait pris un coup de jus ou
comme s’il s’était brûlé contre l’enveloppe de métal noir.
— Bordel ! dit-il en tapant du poing sur le serveur. Il fouilla ses
poches en quête de son passe-partout.
Lukas s’efforça de continuer à manger comme si tout était normal.
Les sonneries répétées du serveur commençaient à mettre Bernard
dans tous ses états. Comme s’il perdait la boule. Lukas avait
l’impression de vivre à nouveau avec son père, à l’époque où sa gnôle
maison ne lui avait pas encore troué le foie.
— Putain, je te jure… grognait Bernard en déverrouillant une série
de serrures.
Il jeta un œil à Lukas, qui mâchait lentement un morceau de
viande sans même en sentir le goût.
— J’ai une mission pour toi, dit Bernard en venant à bout de la
dernière serrure, qui, Lukas le savait, était assez récalcitrante. Tu vas
m’ajouter un tableau ici, un truc tout simple avec des diodes. Tu
inventes un code pour qu’on voie qui nous appelle, qu’on sache si
c’est important ou si on s’en fout.
Il arracha le panneau arrière et le posa bruyamment contre le
serveur 40, derrière lui. Lukas se concentra sur sa gorgée d’eau
tandis que Bernard inspectait l’intérieur obscur de la machine, les
petites lumières qui clignotaient au-dessus des prises de
communication. Les entrailles sombres de la tour et ses vibrations
incessantes noyaient les jurons de Bernard.
Il ressortit la tête, rouge de colère, et se tourna vers Lukas, qui
reposa son gobelet.
— Je vais te dire ce que je veux sur ce tableau : juste deux lumières.
Une rouge si c’est le silo 17 qui appelle. Une verte pour tous les
autres. Pigé ?
Lukas acquiesça. Il baissa les yeux vers son plateau et coupa une
pomme de terre en deux. Bernard attrapa le panneau du serveur.
— Laisse, je le remettrai, marmonna Lukas en se brûlant avec son
morceau de patate.
Il souffla la vapeur à l’extérieur, avala, et but à grands traits.
Bernard laissa le panneau à sa place. Il lança un dernier regard à
l’intérieur de la machine, qui continuait à vibrer, et à faire clignoter
ses voyants.
— Merci. Tiens, t’as qu’à t’y mettre tout de suite après manger.
Les appels cessèrent enfin, et le silence revint, à peine troublé par
les bruits de couverts contre l’assiette. Ça ressemblait au calme
embué d’alcool de son enfance. Bientôt – tout comme son père
tombait ivre mort dans la salle de bains ou dans la cuisine – Bernard
partirait.
Comme s’il avait lu dans ses pensées, son patron se releva pour
s’en aller.
— Quoi qu’il en soit, bon dîner, dit-il. J’enverrai Peter reprendre le
plateau un peu plus tard.
Lukas embrocha plusieurs haricots au bout de sa fourchette.
— Vous êtes sérieux ? Je croyais que c’était le déjeuner.
— Il est huit heures passées, répondit Bernard en ajustant sa
salopette. Oh, au fait, j’ai parlé à ta mère aujourd’hui.
Lukas posa sa fourchette.
— Et ?
— Je lui ai rappelé que tu accomplissais un travail de première
importance pour le silo, mais elle veut à tout prix te voir. J’ai discuté
avec Sims d’une permission pour qu’elle vienne…
— Ici ? Dans la salle des serveurs ?
— Oui, juste à ce niveau. Pour qu’elle voie que tu es en pleine
forme. J’arrangerais bien un rendez-vous ailleurs, mais Sims pense
que c’est une mauvaise idée. Il n’est pas sûr de la loyauté des
techniciens. Il essaie encore de débusquer des mouchards…
Lukas manqua s’étouffer.
— Sims est parano, dit-il. Aucun de nos techniciens n’ira
s’acoquiner avec ces graisseux. Jamais ils ne trahiraient le silo, et
vous encore moins.
Il prit un os et rogna la viande restante.
— Quoi qu’il en soit, il m’a convaincu de te garder sous haute
sécurité. Je te ferai savoir quand tu pourras voir ta mère le moment
venu.
Bernard se pencha pour lui serrer l’épaule.
— Merci de ta patience. Je suis content d’avoir un second qui
comprenne aussi bien les enjeux de ce poste.
— Oh, ça reste simple : le silo d’abord.
— C’est bien. Continue à lire le livre de l’Ordre. Surtout les
chapitres concernant les insurrections et les soulèvements. Je veux
que tu en apprennes le maximum, au cas où, Dieu nous en garde, une
telle chose se produirait sous ta charge.
— Entendu, répondit Lukas.
Il posa son os et s’essuya les doigts avec sa serviette. Bernard se
retourna une dernière fois.
— J’allais oublier. Inutile que je te le rappelle, mais tu ne dois
répondre à ce serveur en aucun cas. Je n’ai pas encore parlé de toi
aux directeurs des autres DIT, et donc ta nomination pourrait être…
heu, gravement remise en cause si tu leur parlais avant que ce soit
officiel.
— Vous plaisantez ? dit Lukas en secouant la tête. Comme si j’avais
envie de parler avec quelqu’un qui vous met dans un état pareil. Non
merci.
Bernard sourit et s’épongea le front.
— Tu es un brave garçon, Lukas. Je suis content de pouvoir
compter sur toi.
— Et moi je suis content de vous être utile.
Ils échangèrent un sourire. Bernard finit par tourner les talons, ses
bottes résonnant contre les grilles de métal, et passa cette lourde
porte qui retenait Lukas prisonnier parmi les machines et tous leurs
secrets.
Il entendit Bernard composer son nouveau code pour verrouiller
la porte. Le rythme des bips lui était familier mais le code lui
demeurait inconnu.
C’est pour ton bien, avait dit Bernard. Tandis qu’il mâchonnait un
bout de gras, Lukas vit par la trappe les voyants rouges en dessous de
lui s’éteindre.
Il laissa tomber l’os dans son assiette. Il poussa la pomme de terre
sur le côté en essayant de ne pas vomir, en pensant à l’endroit où le
squelette de son père gisait. Il reposa son plateau, sortit ses pieds de
la trappe et se posta face à l’arrière du serveur resté ouvert.
Le casque à écouteurs glissa avec fluidité hors de son sac. Il le mit
sur ses oreilles, et ses mains frôlèrent au passage sa barbe de trois
semaines. Il inséra la fiche du cordon dans la prise étiquetée “17”.
Il y eut une série de bips. L’appel était lancé. Il imagina les
bourdonnements à l’autre bout de la ligne, les voyants qui
clignotaient.
Il attendait, incapable de respirer.
— Allô ?
La voix chantante retentit dans le casque. Il sourit.
— Salut, dit-il.
Il s’assit, s’adossa au serveur 40, se mit à l’aise.
— Comment ça se passe chez vous ?
58

Silo 18

Walker agita les bras au-dessus de sa tête pour expliquer sa nouvelle


théorie sur le mode de fonctionnement probable de la radio.
— Bon, le son, ces émissions, c’est comme des ondes dans l’air, tu
vois ?
Il fit taire la voix invisible avec son doigt. Au-dessus de sa tête était
pendue la troisième antenne qu’il avait construite en deux jours.
— Ces ondes, elles parcourent le fil de haut en bas, de bas en haut,
expliqua-t-il en gesticulant le long de l’antenne, c’est pour ça que
plus il est long, mieux c’est. Ça en attrape plus.
Mais si ces ondes sont partout, pourquoi est-ce qu’on n’en capte
aucune ?
Walker hocha la tête d’un air appréciatif. C’était une bonne
question. Une excellente question.
— On va en capter cette fois. On est à deux doigts.
Il régla l’ampli qu’il venait de fabriquer, bien plus puissant que
celui qu’il avait récupéré dans la vieille radio de Hank.
— Écoute.
Un sifflement entrecoupé de crépitements emplit la pièce, comme
si on froissait du film plastique.
J’entends rien.
— C’est parce que tu fais trop de bruit. Écoute.
Et voilà. C’était léger, mais quelques bruits distincts émergèrent du
flot sonore.
J’ai entendu !
Walker acquiesça avec fierté. Pas tant pour ce qu’il avait mis au
point que pour sa doublure. Il jeta un œil à la porte pour s’assurer
qu’elle était toujours bien fermée. Car il parlait avec Scottie
seulement lorsqu’elle était fermée.
— Par contre, j’arrive pas à comprendre pourquoi je capte rien de
plus net, dit-il en se grattant le menton. C’est peut-être parce qu’on
est trop profond dans la terre.
On a toujours été aussi bas, remarqua Scottie. Et ce shérif qu’on a
rencontré il y a des années, il parlait toujours dans sa radio sans avoir de
problèmes.
Walker frotta ses joues ombrées de barbe. Sa petite ombre, comme
toujours, était pleine de bon sens.
— Il y a bien un petit circuit, là, que j’arrive pas à comprendre. Je
crois qu’il est censé nettoyer le signal. Tout semble passer par lui.
Il fit tourner son tabouret pour se retrouver face à son établi,
entièrement recouvert de circuits électriques et d’un méli-mélo
coloré de fils en tous genres. Il prit sa lunette grossissante et examina
le circuit en question. Il imagina Scottie faisant de même.
C’est quoi cet autocollant ? demanda Scottie en désignant un
minuscule rond blanc sur lequel figurait le numéro 18. C’était Walker
qui avait enseigné à Scottie qu’il ne fallait jamais hésiter à admettre
qu’on ne savait pas telle ou telle chose. Parce que si on n’en était pas
capable, alors on n’apprendrait jamais rien.
— Je ne sais pas, admit-il. Mais tu vois ce câble plat qui relie le
circuit au reste ?
Scottie acquiesça.
— C’est comme si on avait voulu le tenir à l’écart exprès. Peut-être
parce qu’il crame facilement. Je crois que c’est la partie qui nous
freine, comme un plomb qui aurait sauté.
Est-ce qu’on peut le contourner ?
— Le contourner ?
Walker n’était pas sûr de comprendre.
L’éviter. Au cas où il serait cramé. Le court-circuiter.
— Mais on risque de cramer autre chose. Et puis, il serait pas là s’il
servait à rien.
Walker réfléchit un instant. Il voulut ajouter qu’on pouvait en dire
de même de Scottie, de sa voix apaisante. Mais bon, il n’avait jamais
su partager ses sentiments avec son ombre. Rien que son savoir.
En tout cas, moi, c’est ce que j’essaierais de…
On frappa soudain à la porte et les gonds se mirent à grincer –
problème auquel il ne remédiait pas à dessein. Scottie se fondit dans
l’ombre sous l’établi et sa voix se perdit dans le bruit parasite des
haut-parleurs.
— Walk, qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
Il pivota sur son tabouret en reconnaissant Shirly – elle seule
alliait aussi bien voix charmante et jurons de toutes sortes. Elle entra
dans l’atelier avec un plateau, la bouche pincée en signe de
déception.
Walker baissa le volume.
— J’essaie de réparer la…
— Non, je parle du fait que tu ne manges plus, à ce qu’on m’a dit.
Elle posa le plateau devant lui et découvrit l’assiette, pleine de maïs
fumant.
— Tu as mangé ton petit-déjeuner ce matin ou tu l’as donné à
quelqu’un d’autre ?
— C’est trop, dit-il en regardant la platée qui comptait trois ou
quatre rations de nourriture.
— Pas quand on donne sa bouffe aux autres depuis je ne sais
quand.
Elle lui fourra une fourchette dans les mains.
— Mange. Tu remplis pas la moitié de ta salopette.
Walker mélangea la nourriture du bout de sa fourchette, mais son
estomac, perclus de crampes, avait depuis longtemps dépassé le
stade de la faim. Il espérait que l’organe se crispe encore et encore
jusqu’à n’être plus qu’une petite boule et alors tout irait bien pour
toujours…
— Mange-moi ça, putain.
Il souffla sur sa platée et se força à en enfourner une bouchée pour
faire plaisir à Shirly.
— Et qu’on ne vienne pas me dire que mes hommes traînent
devant ta porte pour t’amadouer, OK ? Tu ne leur donnes pas tes
rations, point barre. T’as pigé ? Allez, encore une fourchette.
Walker avala. Il devait admettre que la nourriture qui descendait,
malgré la brûlure, lui faisait du bien. Il en prit une autre bouchée.
— Je vais être malade si je mange tout ça.
— Et je ferai en sorte que tu sois mort si tu ne finis pas.
Il lui lança un regard, s’attendant à un sourire. Mais Shirly ne
souriait plus. Plus personne, d’ailleurs.
— Qu’est-ce que c’est que ce boucan qu’on entend ?
Elle tourna sur elle-même en quête de la source.
Walker posa sa fourchette et régla le volume. Le bouton était
soudé à une série de résistances ; le bouton lui-même s’appelait un
potentiomètre. Il eut soudain envie de lui expliquer tout ça, il aurait
tout fait pour ne pas avoir à manger. Il pourrait lui dire comment il
avait réparé l’ampli, que le potentiomètre n’était en fin de compte
qu’une résistance réglable, que le moindre mouvement du bouton
affinait le volume… mais il arrêta de gamberger. Il reprit sa
fourchette et mélangea son maïs. Il entendait Scottie murmurer dans
son coin.
— Ah, c’est mieux, dit Shirly en parlant du volume sonore. C’est
encore pire que le vacarme de l’ancienne génératrice. Mais si tu peux
le baisser, tu peux m’expliquer pourquoi tu le mets si fort ?
Tout en mâchant, Walker souleva le fer à souder de son support. Il
fouilla dans un compartiment de petites pièces à la recherche d’un
potentiomètre mis au rebut.
— Tiens-moi ça, dit-il à Shirly en lui donnant les fils qui pendaient
du potentiomètre, qu’il connecta à son multimètre.
— Si tu me promets de continuer à manger.
Walker enfourna une autre bouchée en oubliant de souffler. Le
maïs lui brûla la langue. Il l’avala sans mâcher, sentant sa poitrine se
réchauffer. Shirly lui dit de ralentir, qu’il n’y avait pas le feu. Il
l’ignora et tourna le bouton du potentiomètre. L’aiguille de son
multimètre se mit à danser, signe que la pièce fonctionnait.
— Pourquoi tu ferais pas une petite pause pour manger
tranquillement pendant que je suis là ? Je peux surveiller.
Elle prit un tabouret et s’y laissa tomber.
— Parce que c’est trop chaud, dit-il en agitant sa main devant sa
bouche.
Il attrapa une bobine de fil à étamer, fit entrer l’extrémité en
contact avec le bout du fer à souder brûlant, ainsi recouvert de métal
fondu.
— Bien, apporte le fil noir par là.
Il frôla délicatement la patte de la résistance du circuit “18” du
bout de son fer. Shirly se pencha au-dessus de l’établi.
— Et après tu finis ton dîner ?
— Promis juré.
Elle plissa les yeux comme pour signifier qu’elle prenait cette
promesse très au sérieux, puis fit ce qu’il lui avait demandé.
Les gestes de Shirly n’étaient pas aussi précis que ceux de Scottie,
mais à l’aide de sa loupe, il réalisa rapidement la soudure. Il lui
montra où devait aller le fil rouge, et le souda aussi. Et si ça ne
marchait pas, il pourrait toujours retirer la pièce et bricoler autre
chose.
— Ne laisse pas ton assiette refroidir. Je sais que tu ne mangeras
rien si c’est froid, et il est hors de question que je retourne au
réfectoire te la réchauffer.
Walker fixa du regard l’autocollant imprimé du chiffre 18. Il reprit
sa fourchette à contrecœur.
— Comment ça se passe dehors ? demanda-t-il en soufflant.
— C’est la merde. Jenkins et Harper s’écharpent pour savoir s’il
faut ou non couper le jus dans tout le silo. Mais certains des mecs qui
étaient là quand, tu sais, quand Knox et…
Elle détourna le regard et laissa sa phrase en suspens.
Walker opina tout en mâchant.
— Ils disent que l’électricité était loin de manquer dans le DIT ce
matin-là, bien qu’on ait coupé le courant.
— Il a peut-être été redirigé. Ou alors c’étaient des génératrices de
secours. Ils en ont, tu sais.
Il prit une autre bouchée, mais mourait d’envie de faire jouer le
potentiomètre. Il était persuadé que les parasites n’étaient plus les
mêmes depuis qu’il avait fait la connexion.
— Je n’arrête pas de leur dire que ça nous fera plus de mal que de
bien de foutre la merde dans tout le silo. Ça achèvera de monter tout
le monde contre nous.
— Ouais. Dis, tu peux régler ce bouton, pendant que je mange ?
Il augmenta le volume ; il avait besoin de ses deux mains car le
bouton pendait encore au bout de ses fils. Shirly se recroquevilla au
son des crépitements qui s’échappèrent des haut-parleurs. Elle tendit
la main vers le bouton du volume comme pour le baisser.
— Non, je voudrais que tu tournes celui qu’on vient d’installer.
— Mais tu me soûles, Walk. Mange, je t’ai dit.
Il s’exécuta. Et malgré ses réticences, Shirly se mit à régler le
bouton.
— Doucement, lui dit-il, la bouche pleine.
Et, comme il s’y attendait, ils perçurent des modulations dans les
bruits parasites. Ce n’était plus du film plastique qu’on froissait, mais
une boule qu’on faisait rebondir aux quatre coins de la pièce.
— Et je peux savoir ce que je suis en train de faire ?
— Tu aides un vieil homme à…
— Je crois que c’est plutôt toi qui vas m’aider, là.
Walker posa sa fourchette et tendit une main pour la faire taire.
Elle avait dépassé la zone intéressante pour sombrer à nouveau dans
les parasites. Elle sembla le comprendre intuitivement. Elle se mordit
la lèvre et fit tourner le bouton dans l’autre sens jusqu’à ce que les
voix reviennent.
— Très bien. C’est calme par ici, de toute façon. Tu veux que j’apporte
mon kit ?
— Tu as réussi, murmura Shirly à Walker, comme si ces gens
pouvaient l’entendre si elle parlait trop fort. Tu as réparé…
Walker leva la main. Les bavardages continuaient.
— Négatif. Tu peux le laisser. L’adjointe Roberts est arrivée avec le
sien. Elle récolte des indices au moment même où je te parle.
— C’est ça ! Je travaille pendant qu’il se tourne les pouces ! lança une
voix plus lointaine.
Walker se tourna vers Shirly tandis que les rires se déversaient par
les haut-parleurs. Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas entendu de
rires. Mais lui ne riait pas. Il fronça les sourcils, perplexe.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda Shirly. On a réussi ! On l’a
réparée !
Elle se leva de son tabouret, prête à aller annoncer la bonne
nouvelle à Jenkins.
— Attends !
Walker passa une main sur sa barbe et pointa sa fourchette en
direction des composants éparpillés. Shirly le regardait en souriant,
dans l’expectative.
— L’adjointe Roberts ? demanda Walker. C’est qui ? Jamais
entendu parler.
59

Silo 17

Juliette alluma les lumières du labo de Confection, les mains pleines


des derniers outils glanés aux Fournitures. À la différence de Solo,
pour elle, l’électricité n’allait pas de soi. Ne sachant pas comment elle
était produite, elle craignait la panne à tout instant. Et donc, alors
que lui avait l’habitude, voire la manie, de tout allumer partout et de
ne jamais éteindre, elle essayait de préserver autant que possible
cette énergie à l’origine mystérieuse.
Elle déversa sa prise du jour sur son lit de camp en songeant à
Walker. Était-ce ainsi qu’il avait fini par vivre à l’endroit même où il
travaillait ? À cause du besoin obsédant de marteler, de bricoler, de
travailler à des réparations interminables jusqu’à ne plus pouvoir
dormir à plus de quelques pas de son établi ?
Plus elle comprenait le vieil homme, plus elle se sentait loin de lui,
plus seule aussi. Elle s’assit et se frotta les jambes pour délasser ses
cuisses et ses mollets après sa dernière ascension. Elle se faisait peut-
être des muscles dignes d’un porteur, mais ils lui faisaient mal
constamment. Le fait de les masser transformait le mal diffus en
douleur précise, aiguë, ce qu’elle préférait. Elle aimait les sensations
qu’elle pouvait comprendre.
Elle ôta ses bottes – bizarre de considérer toutes ces affaires
récupérées à droite et à gauche comme les siennes – et se leva. Elle
ne pouvait s’autoriser davantage de répit. Elle posa ses gros sacs de
toile sur l’un des établis très étudiés du labo de Confection, où tout
était plus beau que ce qu’elle avait connu aux Machines. Même les
pièces conçues pour lâcher atteignaient un degré de sophistication
mécanique et chimique dont elle commençait seulement à se rendre
compte, à présent qu’elle comprenait leurs néfastes intentions. Elle
avait amassé des tas de joints et de rondelles, en bon état s’ils
provenaient des Fournitures, et ceux, défectueux, du surplus du labo,
pour comprendre leur système. Elle les avait alignés contre le mur,
au bord de l’établi principal, et ils lui rappelaient sans cesse la
logique meurtrière dont elle avait été victime.
En déversant les pièces des Fournitures, elle songea à quel point il
était étrange de vivre au cœur d’un autre silo. Plus bizarre encore, le
fait de profiter de ces établis, de ces outils impeccables, tous conçus
pour envoyer des gens comme elle vers leur propre mort.
Avec la douzaine de scaphandres de nettoyage pendus au mur à
divers stades de réparation, elle avait l’impression de vivre avec des
fantômes. Elle n’aurait pas été surprise que l’un d’eux saute à terre et
se mette à marcher tout seul. Les manches et les jambes, gonflées,
étaient comme remplies, et les casques miroitant pouvaient aisément
abriter des visages curieux. C’était comme si elle avait de la
compagnie. Ils l’observaient tandis qu’elle triait ses trouvailles en
deux piles : une d’articles qui lui seraient utiles pour son prochain
gros projet, l’autre de bouts de tout et de rien qu’elle avait récupérés
sans idée précise.
Une pile rechargeable entrait dans cette seconde catégorie, encore
tachée de sang qu’elle n’avait pas réussi à enlever. Des images lui
revinrent en mémoire, des scènes sur lesquelles elle était tombée
pendant sa recherche de matériel, comme celle des deux hommes
qui s’étaient suicidés dans le bureau de la direction des Fournitures,
les mains entrelacées, le poignet opposé tailladé, une vaste auréole
couleur rouille tout autour d’eux. C’était l’une des pires qu’elle avait
vues, un souvenir qu’elle ne parvenait pas à chasser. Il y avait
d’autres traces de violence éparpillées dans le silo. C’était un endroit
hanté, anéanti. Elle comprenait parfaitement que Solo ait choisi de
limiter ses rondes aux jardins. Et qu’il ait pris l’habitude de bloquer
la porte de la salle des serveurs tous les soirs à l’aide du classeur,
bien qu’il ait été seul depuis des années. Elle-même actionnait les
verrous du labo sans faute avant de se coucher. Elle ne croyait pas
vraiment aux fantômes, mais cette donnée était rudement mise à
l’épreuve par l’impression constante d’être surveillée, peut-être pas
par de vraies personnes, mais par le silo lui-même.
Elle commença par le compresseur d’air et, comme toujours, le
travail manuel lui procura un bien-être instantané. Elle aimait
réparer les choses, avoir l’esprit occupé. Les premières nuits, après
avoir survécu à la terrible épreuve du nettoyage, après s’être
introduite tant bien que mal dans cette carcasse de silo, elle avait
longtemps cherché un endroit où elle serait susceptible de dormir.
Ça n’aurait jamais pu être sous la salle des serveurs, à cause de la
puanteur que dégageaient les piles de détritus de Solo. Elle avait testé
l’appartement du directeur du DIT, mais le souvenir de Bernard
l’empêchait même de tenir assise. Les canapés des divers bureaux
n’étaient pas assez longs. La chambre qu’elle avait essayé de se
concocter à l’étage de la salle des serveurs, chauffé, n’était pas mal,
mais le ronronnement de toutes ces machines avait failli la rendre
folle.
Assez bizarrement, le labo de Confection, avec ses spectres
suspendus, était le seul endroit où elle avait profité d’une bonne nuit
de sommeil. C’était sûrement dû au fouillis de fers à souder et de clés
à molette, aux murs de tiroirs débordant de prises et de mandrins en
tout genre. Si elle devait réparer des choses, et se remettre elle-
même sur pied, ce serait ici, dans cette pièce. Le seul autre endroit
du silo 17 où elle se sentait chez elle, c’était les deux cellules dans
lesquelles elle dormait parfois lors de longues ascensions ou
descentes. Sans oublier le serveur dans lequel elle prenait place pour
parler avec Lukas.
Elle pensa à lui en allant chercher la bonne taille de cheville dans
une énorme caisse à outils. Elle la mit dans sa poche et descendit l’un
des scaphandres de nettoyage complets, en admira le poids en se
souvenant à quel point elle l’avait trouvé volumineux quand elle en
avait porté un semblable. Elle le posa sur un établi et ôta le collier de
serrage du casque, qu’elle porta à la perceuse à colonne pour y
pratiquer un trou. Le collier maintenu par un étau, elle se mit à faire
jouer sa cheville pour la faire entrer dans le trou, créant ainsi un
nouveau connecteur de sortie pour le tuyau à oxygène. Elle luttait et
pensait à sa dernière conversation avec Lukas lorsqu’une odeur de
pain frais envahit le labo, suivie de Solo.
— Salut ! lança-t-il sur le seuil.
Juliette leva la tête et, du bout du menton, lui fit signe d’entrer.
Cette saloperie de cheville lui donnait du fil à retordre ; le métal
s’enfonçait dans sa paume, elle transpirait.
— J’ai refait du pain.
— Ça sent bon.
Depuis qu’elle lui avait appris à faire du pain sans levain, il
enchaînait les fournées. Au fil de ses expérimentations, il retirait les
uns après les autres les grands pots de farine qui servaient de pieds
aux étagères de son garde-manger. Il faudrait qu’elle lui apprenne de
nouvelles recettes pour utiliser au mieux le zèle dont il faisait preuve
en cuisine.
— J’ai aussi fait des rondelles de concombre, dit-il, aussi fier que
s’il avait préparé un festin.
Par bien des aspects, Solo était resté coincé dans l’esprit d’un
adolescent – habitudes culinaires y compris.
— J’en mangerai tout à l’heure, répondit-elle.
Non sans effort, elle parvint à insérer sa dérivation dans le trou
pour au final créer une connexion filetée digne des Fournitures. La
pièce se retirait facilement, comme s’il s’agissait du boulon d’origine.
Solo posa le plateau garni de pain et de légumes sur l’établi et
attrapa un tabouret.
— Tu travailles sur quoi ? Une autre pompe ? demanda-t-il en
lançant un regard au compresseur et aux longs tuyaux qui y étaient
branchés.
— Non. Ça aurait pris trop de temps. Je bosse plutôt sur un
système pour respirer sous l’eau.
Solo se mit à rire. Il grignota un morceau de pain mais se rendit
compte qu’elle ne plaisantait pas.
— Tu blagues pas, on dirait.
— Non. Les pompes dont on a vraiment besoin sont dans le bassin
d’évacuation tout en bas du silo. Tout ce qu’il faut, c’est leur apporter
de l’électricité depuis le DIT. Et alors on aura un silo sec au bout de
quelques semaines ou de quelques mois.
— Respirer sous l’eau, répéta-t-il.
Il la regarda comme s’il songeait que c’était elle qui avait perdu la
boule.
— Il n’y a pas de différence avec ma petite promenade au grand air,
dit-elle.
Elle enveloppa le coupleur du tuyau d’oxygène de ruban de
silicone, puis l’assembla au collier.
— Ces scaphandres sont hermétiques, ce qui les rend également
étanches. J’ai seulement besoin d’un apport constant en oxygène, et
je pourrai travailler sous l’eau aussi longtemps qu’il me plaira. Assez
longtemps pour relancer les pompes, en tout cas.
— Tu crois qu’elles marchent encore ?
— Elles devraient.
À l’aide d’une clé, elle serra le coupleur aussi fort que la solidité du
dispositif le permettait.
— Elles sont conçues pour être utilisées en immersion, et elles
sont simples d’utilisation. Elles ont seulement besoin d’électricité, et
on en a plein ici.
— Et moi, je ferai quoi pendant ce temps ? demanda-t-il en
s’essuyant les mains.
Des miettes tombèrent un peu partout sur l’établi. Il prit un autre
morceau de pain.
— Toi, tu surveilleras le compresseur. Je te montrerai comment le
démarrer à la manivelle, comment ajouter du carburant. Je vais
m’installer l’une des radios portables de l’adjoint au shérif dans le
casque pour qu’on puisse communiquer. Ça va faire un beau paquet
de fils à dérouler.
Elle lui sourit.
— Ne t’en fais pas. Tu auras de quoi t’occuper.
— Oh, je m’en fais pas.
Il bomba le torse et croqua une rondelle de concombre avant que
son regard ne dérive vers le compresseur.
Et Juliette se rendit compte que – comme un adolescent qui avait
peu d’expérience et grand besoin d’entraînement – Solo ne maîtrisait
pas encore l’art du mensonge.
60

Silo 18

… des garçons de l’autre bout du parc. Ces résultats furent


attentivement analysés par les sociologues, qui se faisaient
passer pour des animateurs. Lorsque la violence atteignit un
point critique, ils mirent un terme à l’expérience pour éviter
que la situation ne dégénère. Les deux groupes de garçons
emmenés au parc de Robber Cave, partageant quasiment la
même origine sociale et les mêmes valeurs, finirent par devenir
ce que l’on appelle en psychologie un endogroupe et un
exogroupe. D’infimes différences – la façon dont Untel portait
sa casquette, le léger accent de l’autre – étaient devenues des
motifs impardonnables d’exclusion. Lorsque les pierres se
mirent à voler, et que les attaques lancées sur le camp ennemi
devinrent sanglantes, les expérimentateurs n’eurent d’autre
choix que de mettre un terme à…

Lukas avait mal aux yeux. Il ferma le livre et s’adossa aux étagères.
Il sentit une odeur nauséabonde, renifla la tranche du livre, mais
non. Ce devait être lui. Quand avait-il pris une douche pour la
dernière fois ? Sa routine était complètement chamboulée. Il n’y
avait plus de cris de gamins pour le réveiller le matin, plus de chasse
aux étoiles le soir, plus d’escalier éclairé de veilleuses pour le guider
jusqu’à son lit, afin qu’il recommence le lendemain. Au lieu de ça, il
tournait en rond dans ce dortoir secret du trente-cinquième étage à
longueur de journée. Une douzaine de couchages pour lui tout seul.
Un voyant rouge clignotait pour lui annoncer de la visite, il parlait à
Bernard ou à Peter Billings quand ils lui apportaient à manger, ou
discutait longuement avec Juliette lorsqu’elle appelait et que le
champ était libre. Entre tout ça, il y avait les livres. D’histoire
ancienne, de milliards de gens, d’étoiles inconnues. Des histoires de
violence, de foules en proie à la folie, de dérèglement de la frise
chronologique de la vie, de soleils qui s’éteindraient un jour, d’armes
qui pouvaient anéantir le monde, de maladies qui l’avaient presque
fait.
Combien de temps pouvait-il encore tenir comme ça ? À lire,
manger, dormir ? Les semaines ressemblaient déjà à des mois. Il
n’avait aucun moyen de compter les jours, de se souvenir depuis
quand il portait cette salopette, de savoir s’il était temps de l’enlever
pour enfiler celle qui attendait dans le séchoir. Parfois il avait
l’impression de se changer et de laver ses vêtements trois fois par
jour. Mais ç’aurait pu être deux fois par semaine. D’après l’odeur, ça
faisait plus longtemps.
La tête appuyée contre la bibliothèque, il ferma les yeux. Les
choses qu’il lisait ne pouvaient pas être vraies. Pas toutes. Ça n’avait
pas de sens, ce monde bizarre, surpeuplé. Lorsqu’il mesurait les
différences d’échelle, pensait à cette vie terrée sous la surface, aux
gens qu’on envoyait au nettoyage, aux bisbilles pour savoir qui avait
volé quoi à qui, il lui arrivait d’éprouver une sorte de vertige mental,
de terreur, comme au bord d’un précipice au fond duquel il percevait
une vérité noire, mais la réalité le rattrapait par le col avant qu’il ne
sombre et ne puisse la distinguer complètement.
Impossible de dire depuis combien de temps il rêvassait assis là
lorsqu’il remarqua les voyants rouges.
Il rangea le livre et se releva. Il vit sur l’écran d’ordinateur que
Peter Billings était entré avec un plateau-repas et l’attendait près de
la porte – il n’avait pas l’autorisation d’aller plus loin.
Il traversa vite le couloir et escalada l’échelle. Une fois sorti, il
referma soigneusement la trappe et se fraya un chemin entre les
serveurs qui ronronnaient.
— Ah, voilà notre petit protégé.
— Shérif, dit Lukas en inclinant la tête.
Peter souriait, mais Lukas avait toujours l’impression qu’il se
moquait de lui, qu’il le traitait avec condescendance, bien qu’ils aient
le même âge. À chaque fois que Bernard venait avec Peter, et en
particulier le jour où Bernard avait expliqué qu’il fallait protéger
Lukas, il y avait une sorte de tension entre les deux plus jeunes, un
esprit de compétition, dont Lukas était conscient mais qu’il ne
partageait pas. Bernard avait confié en privé à Lukas qu’il préparait
Peter aux fonctions de maire, qu’un jour, Lukas et lui travailleraient
main dans la main. Lukas essaya de s’en souvenir lorsqu’il prit son
plateau. Peter l’observait, l’air perdu dans ses pensées.
Lukas tourna les talons.
— Pourquoi tu ne t’assois pas pour manger ici ? lui demanda Peter,
adossé contre la lourde porte.
Lukas se figea.
— Quand c’est Bernard, tu t’assois là, mais t’es toujours pressé de
repartir quand c’est moi. Qu’est-ce que tu fabriques, là-dedans, de
toute façon ?
Lukas se sentit piégé. En vérité, il n’avait même pas faim et pensait
plutôt garder son plateau pour plus tard, mais manger le tout devant
son visiteur serait le moyen le plus rapide de mettre un terme à cette
conversation. Il haussa donc les épaules et s’assit contre le classeur,
jambes tendues devant lui, pour découvrir le contenu de son plateau :
soupe non identifiable, deux rondelles de tomate, un morceau de
pain de maïs.
— Je bosse principalement sur les serveurs, comme avant.
Il prit une bouchée de pain. Insipide.
— La seule différence, c’est que je n’ai pas besoin de marcher
jusque chez moi à la fin de la journée, ajouta-t-il avec un sourire.
— Tu l’as dit. Tu vis au milieu, c’est ça ?
Peter croisa les bras, se mettant à l’aise contre la porte massive.
Lukas pencha la tête et jeta un œil dans le couloir. Il entendit des
voix. Il eut une soudaine envie de se lever et de courir, pour le plaisir
de courir.
— Si on veut. Mon appartement est pratiquement tout en haut.
— Tous ceux du milieu le sont, dit Peter en riant, pour ceux qui y
vivent.
Lukas mastiqua assidûment son pain pour s’occuper la bouche. Il
jeta un regard méfiant au bol de soupe.
— Est-ce que Bernard t’a parlé de la grande attaque qui est
prévue ? Je pensais descendre avec les autres pour y participer.
Lukas secoua la tête. Il plongea sa cuillère dans la soupe.
— Tu es au courant de ce barrage qu’ont construit les mécanos ? Ils
se sont carrément emmurés ! Bref. Sims et ses gars vont le réduire en
poussière. Ils y travaillent depuis un paquet de temps, alors leur
rébellion de nuls devrait se finir dans deux, trois jours, maxi.
Tout en avalant bruyamment sa soupe chaude, Lukas ne songeait
qu’aux hommes et aux femmes des Machines piégés derrière ce mur
d’acier, avec la très nette impression qu’il savait ce qu’ils enduraient.
— Ça veut dire que je vais bientôt sortir d’ici alors ?
Il coupa une tomate encore verte avec le bord de sa cuillère au lieu
d’utiliser sa fourchette et son couteau.
— Je ne suis plus menacé maintenant, si ? Personne ne sait qui je
suis de toute façon.
— C’est à Bernard de décider. Il est bizarre depuis quelque temps.
Le stress, j’imagine.
Peter se laissa glisser le long de la porte pour s’accroupir. Lukas
était content de ne plus devoir se tordre le cou pour le regarder.
— Mais il a mentionné une visite de ta mère prochainement. Ce
qui doit vouloir dire que tu es encore là pour une semaine minimum.
— Super.
Au loin, un serveur se mit soudain à vibrer. Lukas faillit bondir sur
ses pieds, comme tiré par des ficelles. Les voyants clignotèrent,
compris de lui seul.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Peter en se hissant sur la pointe
des pieds.
— Ça ? Ça veut dire qu’il est temps que je me remette au boulot,
répondit Lukas en lui tendant son plateau. Merci de m’avoir apporté
à manger.
— Attends ! Le maire a dit qu’il fallait que tu finisses…
Mais Lukas, déjà parti, lui fit un signe de la main par-dessus son
épaule. Il disparut derrière le premier grand serveur et courut vers le
fond de la salle, sachant que Peter ne pouvait le suivre.
— Lukas !
Mais il n’y avait plus de Lukas. Tout en courant, il sortit les clés qui
pendaient à son cou.
Face aux verrous, il vit que le voyant rouge avait cessé de
clignoter : Peter avait refermé la porte. Il ôta le panneau arrière,
saisit le casque à écouteurs et le brancha.
— Allô ?
Il ajusta le micro de façon à ce qu’il ne soit pas trop près.
— Salut.
La voix le réconforta plus que n’importe quelle nourriture.
— Je t’ai fait courir ?
Lukas inspira un grand coup. Dur de garder la forme dans ces
conditions de vie, sans marcher, sans monter et descendre l’escalier.
— Non non. Mais tu devrais peut-être appeler moins souvent. Du
moins pendant la journée. Tu-sais-qui est souvent dans les parages.
Hier, quand tu as laissé sonner hyper longtemps, on était assis juste à
côté du serveur, qui faisait que de vibrer. Ça l’a vraiment énervé.
— Et tu crois que je vais m’en vouloir ? dit Juliette en riant.
J’adorerais qu’il réponde, moi, j’ai encore plein de choses à lui dire.
Et sinon, tu proposes quoi ? Je veux te parler, j’ai besoin de ça. Toi, tu
es tout le temps disponible. C’est pas comme si tu pouvais m’appeler
en t’attendant à ce que je sois en train de poireauter. J’en fais, des
kilomètres. Tu sais combien de fois j’ai fait le trajet des trentièmes
jusqu’aux Fournitures en une semaine ? Devine.
— J’ai pas envie de deviner, dit-il en se frottant les paupières.
— Au moins six fois. Et tu sais, si tu l’as toujours dans les pattes, ne
te gêne pas pour le tuer, ça me rendrait service et ça m’éviterait de…
— Le tuer ? Comment, à coups de matraque ?
— Tu veux vraiment des exemples ? Parce que j’ai rêvé à plusieurs
façons de…
— Non, je ne veux pas d’exemples. Et je ne veux tuer personne !
J’ai jamais fait un truc pareil.
Lukas se massait la tempe du bout de l’index. Ces maux de tête
n’arrêtaient pas de revenir, depuis que…
— Laisse tomber, fit Juliette, la déception palpable à l’autre bout du
fil.
— Écoute…
Il réajusta son micro. Il détestait ces conversations. Il préférait
quand ils parlaient de tout et de rien.
— Je suis désolé, mais c’est… c’est compliqué ici. Je ne sais même
plus qui fait quoi. Je suis coincé dans cette boîte avec toutes ces
informations, j’ai une radio où j’entends beugler des gens sans arrêt,
et pourtant, on dirait que je sais que dalle par rapport aux autres.
— Mais tu sais que tu peux me faire confiance, pas vrai ? Que je
suis du côté des gentils ? Je n’ai rien fait de mal, rien pour avoir
mérité qu’on m’exclue, Lukas. Il faut que tu me croies.
Il l’entendit prendre une profonde inspiration et pousser un long
soupir. Il l’imaginait assise, là-bas, seule dans un silo avec un fou, le
micro près de la bouche, le souffle exaspéré, l’esprit empli de tout ce
qu’elle attendait de lui.
— Lukas, tu sais que je suis du bon côté, tu le sais, hein ? Et que tu
travailles pour un grand taré ?
— Mais tout est complètement barré, ici. Tout le monde. Voilà tout
ce que je sais : on était assis là au DIT, on espérait que rien de mal
n’arriverait, et les pires choses qu’on pouvait imaginer se sont
produites pour nous.
Juliette poussa à nouveau un long soupir, et Lukas songea au récit
qu’il lui avait fait du soulèvement, aux détails qu’il avait omis.
— Je me souviens de ce que tu as dit sur les miens, mais tu
comprends pourquoi ils en sont arrivés là ? Dis-le-moi, je t’en prie. Il
fallait agir, Luke. Et il en est encore temps.
Lukas haussa les épaules, oubliant qu’elle ne pouvait pas le voir.
Même s’ils se parlaient souvent, il n’était toujours pas habitué à ce
mode de communication.
— Tu pourrais être d’une aide précieuse, lui dit-elle.
— Mais je n’ai pas demandé à être ici.
Il sentait l’énervement le gagner. Pourquoi fallait-il que leurs
conversations dérivent vers ces sujets ? Pourquoi ne pouvaient-ils
pas se contenter d’évoquer le meilleur repas qu’ils avaient jamais fait,
leur livre préféré quand ils étaient petits, les goûts qu’ils avaient en
commun ?
— Aucun de nous n’a demandé à être où il est, lui rappela-t-elle
froidement.
Ce qui fit réfléchir Lukas, à l’endroit où elle se trouvait, à ce qu’elle
avait enduré pour y arriver.
— Ce que nous contrôlons en revanche, ce sont nos actions une
fois que le destin nous a mis à tel ou tel endroit.
— Bon, il va falloir que je raccroche.
Il n’avait pas envie de penser en termes d’action et de destin. Il ne
voulait pas poursuivre cette conversation.
— Peter va bientôt m’apporter mon dîner.
Mensonge. Il l’entendait respirer. Il avait l’impression de l’écouter
penser.
— OK, je comprends. Il faut que j’aille tester mon scaphandre de
toute façon. Et euh… je serai peut-être partie un moment si ça
marche. Alors si je ne donne pas de nouvelles pendant un peu plus
d’une journée…
— Fais attention à toi, c’est tout.
— Promis. Et souviens-toi de ce que je t’ai dit, Luke. Ce qui nous
définit, c’est ce qu’on fait pour avancer. Tu ne fais pas partie des
méchants. Tu n’es pas chez toi là-bas. S’il te plaît, ne l’oublie pas.
Lukas bredouilla un “D’accord”, Juliette lui dit au revoir et il
entendit sa voix résonner à ses oreilles longtemps après avoir
débranché le casque.
Au lieu de remettre les écouteurs dans leur sac, il s’adossa au
serveur en triturant les oreillettes, en pensant à ce qu’il avait fait, à
qui il était.
Il avait envie de se rouler en boule et de pleurer, de fermer les
yeux, de s’extraire du monde. Mais il savait que s’il les fermait, s’il se
laissait aller vers l’obscurité, il ne verrait qu’elle. Cette petite bonne
femme aux cheveux blancs, au corps secoué par l’impact des balles,
celles qu’il avait tirées. Il sentirait son doigt sur la gâchette, ses joues
humides et iodées, la puanteur de la poudre, il entendrait le bruit
métallique des douilles creuses contre la table, les cris de victoire
poussés par les hommes et les femmes de son camp.
61

Silo 18

— … t’ai dit jeudi que tu l’aurais dans deux jours.


— Ben ouais, et ça fait deux jours, Carl. Tu as bien conscience que le
nettoyage doit avoir lieu demain matin ?
— Et tu as bien conscience que la journée n’est pas terminée ?
— Fais pas le malin avec moi. Trouve-moi ce dossier et apporte-le moi
fissa. Je te jure que si tout foire parce que tu…
— Tu l’auras, ça va. Je te fais marcher un peu. Détends-toi.
— Bon, je descends…
Shirly se tenait la tête à deux mains, les doigts pris dans ses
cheveux, les coudes plantés sur l’établi de Walker.
— Mais qu’est-ce qui se passe, bon sang ? Walk, c’est quoi ce
merdier ? Qui sont ces gens ?
Walker regardait à travers sa loupe. Il trempa la pointe d’un
pinceau dans un pot de peinture blanche. Avec une infinie
précaution, soutenant son poignet d’une main, il effleura le
potentiomètre pour y faire une nouvelle encoche blanche. Content
de lui, il compta les repères qu’il avait tracés sur le bouton, qui
indiquaient chacun la position d’un signal fort.
— Onze, dit-il.
Il se tourna vers Shirly, qui venait de dire quelque chose, mais il
n’avait pas bien compris.
— Et je ne crois pas qu’on ait trouvé le nôtre, ajouta-t-il.
— Le nôtre ? Putain, Walk, ça me fout les boules ce truc. Mais d’où
viennent ces voix ?
Il haussa les épaules.
— De la ville ? Derrière les collines ? Comment veux-tu que je
sache ?
Il se mit à faire jouer le bouton lentement, en quête d’autres
discussions.
— Onze, en plus de nous. Et s’il y en avait plus ? Je suis sûr qu’il y
en a plus. On ne peut pas les avoir tous trouvés, pas déjà.
— Les derniers, là, ils parlaient d’un nettoyage. Tu crois qu’ils
voulaient dire que… ?
Walker acquiesça et reposa sa loupe. Il recommença à tourner le
bouton.
— Alors ils sont dans des silos. Comme nous.
Il désigna le petit circuit vert qu’elle l’avait aidé à connecter au
potentiomètre.
— C’est sûrement à ça que sert ce circuit, à moduler la fréquence.
Shirly faisait une fixation sur les voix, Walker était fasciné par
d’autres mystères. Il y eut un sursaut de parasites ; il stoppa le
bouton, recula, avança un peu, mais ne trouva rien. Il poursuivit.
— Tu veux dire celui qui porte le numéro 18 ?
Walker leva la tête instinctivement. Il lâcha le bouton et acquiesça
à nouveau.
— Ce qui veut dire qu’il y a au moins dix-huit silos, dit-elle.
Elle avait pigé plus vite que lui.
— Faut que je trouve Jenkins. Il faut qu’on lui dise.
Elle bondit de son tabouret et fila vers la porte. Walker baissa la
tête. Toutes ces implications lui donnaient le vertige, les murs et
l’établi lui semblaient soudain de biais. L’idée qu’il y ait des gens au-
delà de ces murs…
Un souffle violent fit s’entrechoquer ses dents et chassa ses
pensées. Le sol trembla, ses pieds se dérobèrent sous lui, une pluie
de poussière accumulée sur le fouillis de tuyaux et de fils au-dessus
de sa tête s’abattit sur lui.
Il roula sur le côté et se mit à tousser, étouffé par les particules de
moisissure qui voletaient dans l’air. L’explosion résonnait encore
dans ses oreilles. Il se tâta la tête, voulut attraper sa loupe mais vit le
verre brisé en mille morceaux.
— Oh non. Il faut que…
En tentant de prendre appui sur ses mains, il sentit une douleur
intense à la hanche, à l’endroit où elle avait heurté le revêtement en
métal. Il n’arrivait pas à penser. Il fit signe à Scottie de sortir de
l’ombre pour l’aider.
Une botte vint écraser ce qu’il restait de sa loupe. De jeunes mains,
pleines de vigueur, le remirent d’aplomb. Il y avait des cris, partout.
Des coups de feu aussi.
— Walk ! Ça va ?
Jenkins le tenait par les bretelles de sa salopette. Walker était sûr
qu’il s’effondrerait si l’autre le lâchait.
— Ma lou…
— Monsieur ! Faut dégager ! Ils sont entrés !
Walker se tourna vers la porte et vit Harper aider Shirly à se
relever. Elle avait les yeux écarquillés, l’air sonnée, une pellicule de
poussière grise sur les épaules et ses cheveux noirs. Elle regardait
dans sa direction, apparemment aussi paumée que lui.
— Prends tes affaires, dit Jenkins. On se replie.
Il scruta la pièce, s’arrêta sur l’établi.
— Je l’ai réparée, dit Walker en toussant dans son poing. Ça
marche.
— Un peu tard, si tu veux mon avis.
Jenkins le lâcha et Walker se rattrapa à son tabouret. Les coups de
feu se rapprochaient. Un bruit de bottes, encore des cris et une
nouvelle explosion qui secoua tout l’étage. Devant la porte, Jenkins et
Harper aboyaient des ordres à ceux qui passaient en courant. Shirly
rejoignit Walker près de l’établi. Elle regarda la radio.
— Il faut qu’on la prenne, dit-elle, le souffle court.
Walker, lui, observait les bris de verre étincelants éparpillés par
terre. Deux mois de salaire pour cette loupe –
— Walk ! Je prends quoi ! Aide-moi !
Shirly était en train de prendre des éléments de la radio, dont les
fils s’emmêlaient. Un coup de feu tout proche le força à se
recroqueviller et à nouveau ses pensées dérivèrent au loin.
— Walk !
— L’antenne, murmura-t-il en levant un doigt vers la poutre
métallique d’où la poussière continuait de tomber.
Shirly bondit sur l’établi. Walker balaya la pièce du regard, cette
pièce qu’il s’était promis de ne plus jamais quitter, et il avait bien
compté s’y tenir. Que prendre avec lui ? Des souvenirs stupides. Des
conneries. Des vêtements sales. Un tas de schémas. Il prit sa caisse
de pièces détachées et la vida pour y faire tomber les éléments de la
radio et le transformateur. Shirly se débattait avec l’antenne, fils et
tiges de métal serrés contre sa poitrine. Il saisit son fer à souder,
quelques outils ; Harper cria que c’était maintenant ou jamais.
Shirly attrapa Walker par le bras et le tira en direction de la porte.
Et Walker décida que ce ne serait pas jamais.
62

Silo 17

Elle ne s’était pas attendue à éprouver une telle peur panique en


enfilant le scaphandre.
Juliette s’était préparée à une certaine appréhension lorsqu’elle
entrerait dans l’eau, mais le simple fait de revêtir la combinaison de
nettoyage l’emplit d’une terreur glaciale qui lui fit comme un creux à
l’estomac. Elle s’efforça de contrôler sa respiration tandis que Solo
remontait la fermeture éclair dorsale et fermait les bandes velcro.
— Où est mon couteau ? demanda-t-elle en tâtant ses poches de
devant.
— Il est là, répondit-il.
Il se pencha pour le sortir de sous la serviette et les vêtements de
rechange entassés dans son sac. Il le lui tendit par le manche et elle
l’inséra dans la poche qu’elle avait ajoutée sur la partie ventrale. Le
simple fait de l’avoir à portée de main lui permit de respirer avec
plus d’aisance. Cet outil rapporté de la cafétéria la réconfortait au
même titre qu’un doudou. Elle se surprenait à s’assurer
régulièrement de sa présence, comme elle l’avait fait auparavant avec
sa montre.
— Attends pour le casque, dit-elle à Solo tandis qu’il soulevait le
dôme transparent. Prends cette corde d’abord.
L’épaisseur de la combinaison plus les deux grenouillères
commençaient à lui donner chaud. Elle espérait que c’était bon signe,
qu’elle ne mourrait pas de froid une fois sous l’eau.
Solo souleva les spires de corde épissée au bout de laquelle était
nouée une clé à molette longue comme son bras.
— De quel côté ?
Elle indiqua du menton l’endroit où les marches disparaissaient
dans l’eau aux reflets verts.
— Laisse-la filer, mais pas toute d’un coup. Tiens-la bien à mesure
qu’elle descend pour pas qu’elle se coince dans les marches.
Il acquiesça. Tandis que le poids de la clé entraînait la corde
jusqu’en bas de l’escalier central, Juliette vérifia ses outils. Dans une
poche, elle avait une série de mandrins, chacun relié à la
combinaison par quelques dizaines de centimètres de ficelle. Elle
avait une clé anglaise dans une autre poche, des cutters derrière la
poche numéro quatre. En se regardant, elle se remémora son
excursion à l’extérieur. Elle entendait encore le bruit du sable qui
volait contre son casque, le son mat de ses bottes sur la terre
compacte, sentait sa réserve d’oxygène s’amoindrir…
Elle saisit la rampe et essaya de penser à autre chose. Tout sauf ça.
Un câble pour l’électricité, un tuyau pour l’oxygène. Concentre-toi.
Elle inspira profondément et vérifia une dernière fois les spires de
câble électrique et de tuyau disposées sur la plateforme. Elle les avait
enroulés en forme de huit, de sorte qu’il était impossible qu’ils
s’emmêlent. Bien. Le compresseur était prêt ; Solo devait simplement
s’assurer qu’elle soit correctement alimentée, que rien ne se coince…
— C’est bon, la clé est en bas, dit-il.
Elle l’observa faire un nœud à la rambarde. Il était de bonne
humeur aujourd’hui. Lucide, plein d’allant. C’était le moment d’en
finir avec ce projet. Transférer l’eau vers les citernes de traitement
aurait été une solution temporaire et grossière. Non, l’heure était
venue de remettre en marche les grosses pompes pour qu’elles
évacuent l’eau à gros bouillons au-delà des murs de béton, dans la
terre.
Juliette avança jusqu’au bord du palier pour observer la surface
argentée de l’eau stagnante. Est-ce que son plan n’était pas un peu
barré ? Ne devrait-elle pas avoir peur ? À moins que plus effrayante
encore soit la perspective de devoir attendre des années si elle
choisissait une solution plus sûre ? La possibilité de sombrer peu à
peu dans la folie semblait un risque plus grand. Ce ne serait pas pire
que de s’aventurer à l’extérieur, se dit-elle pour s’encourager, ce à
quoi elle avait déjà survécu. C’était même moins dangereux : elle
emportait une réserve d’oxygène illimitée, et il n’y avait en bas rien
de toxique, rien qui soit susceptible de la ronger.
Elle aperçut son reflet à la surface de l’eau, elle avait l’air énorme
dans cette combinaison. Si Lukas était là avec elle, s’il pouvait voir ce
qu’elle s’apprêtait à faire, essaierait-il de l’en dissuader ? C’était
possible. À quel point se connaissaient-ils ? Ils s’étaient vus, quoi,
deux, trois fois, en vrai ?
Mais ils s’étaient parlé des dizaines de fois depuis. Pouvait-on
connaître quelqu’un rien qu’en l’écoutant ? Rien qu’à partir de ses
souvenirs d’enfance ? De son rire étourdissant quand tout le reste de
la journée était triste à pleurer ? Était-ce pour cela que les
télégrammes et les mails coûtaient si cher, pour empêcher ce genre
de vie, ce genre de relation ? Comment se pouvait-il qu’elle soit en
train de penser à un homme qu’elle connaissait à peine plutôt qu’à la
folie inconsidérée de ce qui l’attendait ?
Lukas était peut-être devenu sa ligne de sauvetage, un mince filin
d’espoir qui la reliait à sa maison. Ou était-il plutôt un point
lumineux aperçu dans l’obscurité, le phare qui guidait son retour ?
— Casque ?
Solo l’avait rejointe, visière à la main, au-dessus de laquelle était
fixée une lampe torche.
Juliette le prit. Elle s’assura que la lampe était solidement arrimée
et s’efforça de chasser toutes ces divagations de son esprit.
— Branche-moi l’air d’abord. Et allume la radio.
Il opina. Elle tint le casque en place tandis qu’il insérait le tuyau
d’air dans l’adaptateur qu’elle avait installé au niveau du col. L’air
résiduel s’échappa avec un petit sifflement, le tuyau était inséré. La
main de Solo effleura la nuque de Juliette lorsqu’il alluma la radio.
Juliette baissa le menton et actionna le bouton qu’elle avait cousu
dans sa grenouillère.
— Allô, allô.
La radio pendue à la ceinture de Solo émit un beuglement
incompréhensible.
— C’est un peu fort, dit-il en baissant le volume.
Elle chaussa le casque, débarrassé de son écran et de ses joints en
plastique. Après avoir décapé la peinture extérieure, elle s’était
retrouvée avec une demi-sphère de plastique presque entièrement
transparente. Elle était rassurée de savoir que tout ce qu’elle verrait
serait bien réel.
— C’est bon ?
La voix de Solo était assourdie par la connexion hermétique entre
le casque et le scaphandre. Elle leva le pouce en guise de réponse,
puis montra le compresseur.
Il acquiesça, s’agenouilla près de la machine et se gratta la barbe.
Elle l’observa mettre l’appareil sous tension, presser cinq fois la poire
d’amorçage, et enfin tirer sur la corde de démarrage. Le compresseur
cracha un petit nuage de fumée et se mit à vrombir. Malgré ses pneus
de caoutchouc, il dansait et faisait vibrer tout le palier, jusque sous
les bottes de Juliette. Elle entendait un bruit désagréable malgré son
casque, alors elle imagina le vacarme que ça devait être dans tout le
silo.
Solo retint le starter encore une seconde, comme elle le lui avait
montré, puis le repoussa à fond. Fier des teuf-teuf du moteur, il leva
la tête vers elle et lui sourit à travers sa barbe – on aurait dit l’un des
chiens fidèles des Fournitures quand ils regardaient leur maître.
Elle désigna le bidon rouge de carburant supplémentaire et leva le
pouce à nouveau. Il lui adressa le même geste. Juliette se mit en
marche, une main emmitouflée posée sur la rampe pour l’équilibre.
Solo la rejoignit et lui prit l’autre main pour l’aider – ses bottes
étaient encombrantes, les marches, glissantes.
Elle espérait que ses mouvements seraient plus fluides une fois
qu’elle serait dans l’eau, mais elle n’avait aucun moyen de le savoir,
c’était juste une intuition, du même ordre que celle qui lui permettait
de deviner à quoi servait une machine au premier coup d’œil. Elle
descendit les dernières marches qui la séparaient de l’eau, puis ses
bottes brisèrent la pellicule huileuse et entrèrent en contact avec la
marche du dessous. Elle en descendit deux autres, se préparant à la
morsure du froid, mais ne sentit rien. La combinaison et les deux
sous-couches la gardaient bien au chaud. Presque même un peu trop
– une légère buée apparut à l’intérieur du casque. Elle baissa le
menton sur l’interrupteur de la radio et dit à Solo d’ouvrir sa valve
pour laisser entrer l’air.
Il farfouilla à la base du casque et tourna une manette. Après un
sifflement, elle sentit la combinaison gonfler autour de son corps. La
soupape qu’elle avait ajoutée de l’autre côté du col émit un petit
grincement en laissant s’échapper le trop-plein d’air pour éviter que
la combinaison – et sa tête, soupçonnait-elle – n’explose.
— Les poids, dit-elle par radio.
Il courut au palier et redescendit avec les haltères, qu’il lui fixa
sous les genoux à l’aide de bandes velcro.
Juliette leva péniblement un pied, puis l’autre, pour s’assurer que
les poids tenaient bien en place.
— Câble, dit-elle ensuite, prenant le coup avec la radio.
C’était le plus important : l’électricité du DIT devait alimenter les
pompes. Vingt-quatre volts d’intensité. Elle avait installé un
interrupteur sur le palier pour que Solo puisse le tester quand elle
serait en immersion. Pas question de plonger avec des câbles sous
tension.
Solo déroula quatre mètres de câble, qu’il lui attacha autour du
poignet. Ses nœuds étaient solides, sur du fil comme sur de la corde.
La confiance que plaçait Juliette dans la réussite de son expédition
grandissait peu à peu, à mesure qu’elle s’habituait à sa tenue.
Planté deux marches au-dessus d’elle, Solo lui sourit de toutes ses
dents jaunies. Elle lui rendit son sourire. Il alluma la lampe torche
fixée à son casque. La pile, qu’il venait de recharger, pouvait durer
toute la journée, soit bien plus de temps qu’elle n’en aurait besoin.
— OK. Aide-moi à grimper.
Elle se tourna, prit appui sur ses bras pour se hisser sur la rampe
jusqu’au ventre. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle s’apprêtait à se
jeter par-dessus cette rambarde. C’était du suicide. C’était l’escalier
central ; c’était son silo ; elle était quatre étages au-dessus des
Machines ; tout cet espace, cette longue chute que seuls les fous
entreprenaient, et elle y allait de son plein gré.
Solo descendit pour l’aider à passer ses pieds de l’autre côté. En se
retrouvant à cheval sur la rampe glissante, elle se demanda si l’eau la
retiendrait vraiment, ralentirait sa chute. Survint alors un accès de
panique, un goût de métal dans la bouche, une boule au creux du
ventre, l’envie d’uriner, le tout pendant que Solo faisait passer son
deuxième pied par-dessus la rampe, ses mains gantées qui se
cramponnent à la corde qu’il avait attachée, ses bottes qui percent la
surface argentée de l’eau à grandes éclaboussures.
— Merde !
Elle souffla un grand coup, surprise d’avoir plongé si vite, mains et
genoux agrippés à la ligne de sauvetage, le corps se débattant à
l’intérieur de la combinaison comme dans une peau soudain devenue
flottante.
— Ça va ? cria Solo, les mains en coupe autour de sa barbe.
Elle acquiesça sans que le casque bouge. Elle sentait le poids des
haltères qui voulaient l’entraîner par le fond. Elle voulait encore dire
tout un tas de choses à Solo, des conseils, des rappels, des
encouragements, mais ses pensées se bousculaient trop pour qu’elle
songe à utiliser la radio. Elle desserra donc ses doigts, ses genoux,
sentit la corde glisser le long de son corps avec un couinement
distant, et entama sa longue descente.
63

Silo 18

Assis à un petit bureau en bois, Lukas regardait un livre qui valait


une fortune. Sa chaise coûtait elle-même sûrement plus que ce qu’il
gagnerait en une vie, et il était assis dessus. Quand il bougeait, les
charnières délicates grinçaient de toutes parts, comme si l’objet
menaçait de s’écrouler.
Il gardait les jambes bien écartées, son poids sur les orteils, juste
au cas où.
Il tourna une page, faisant semblant de lire. Non qu’il n’ait pas eu
envie de lire ; c’était un problème de contenu. Des étagères entières
d’ouvrages plus intéressants semblaient se moquer de lui depuis
leurs boîtes en fer. Ils l’appelaient, l’invitaient à les feuilleter, à
délaisser l’Ordre, son style rigide, ses listes à puce et son labyrinthe
de références internes qui donnait plus le tournis encore que le
grand escalier.
Chaque entrée de l’Ordre renvoyait à une autre page, et vice-versa.
Lukas tourna encore quelques pages et se demanda si Bernard le
tenait à l’œil. Le directeur du DIT était assis à l’autre bout du petit
bureau, une des nombreuses pièces cachées sous les serveurs. Tandis
que Lukas faisait semblant de potasser pour ses fonctions futures,
Bernard travaillait à l’ordinateur sur l’autre bureau et se levait de
temps à autre pour aller à la radio encastrée dans le mur donner des
ordres aux forces de sécurité en plein conflit dans le fond.
Lukas pinça un gros paquet de pages qu’il sauta allègrement. Assez
des méthodes pour éviter les désastres, place à la matière théorique.
Mais c’était encore plus flippant : il y avait des chapitres sur la
persuasion coercitive, le contrôle des esprits, les effets de la peur
dans l’instruction des enfants, des graphiques et des tableaux traitant
de contrôle de la démographie…
C’était au-dessus de ses forces. Il leva les yeux vers Bernard,
directeur du DIT et maire intérimaire, qui faisait défiler sur son écran
des pages et des pages de texte, sa tête pivotant légèrement de droite
à gauche au fil de sa lecture.
Au bout d’un moment, Lukas osa briser le silence.
— Hé, Bernard ?
— Hmm ?
— Pourquoi il n’y a rien dans ce livre qui parle de comment tout ça
est arrivé ?
La chaise de Bernard couina lorsqu’il fit face à Lukas.
— Pardon, tu disais ?
— Les gens qui ont fait tout ça, les gens qui ont écrit ces livres.
Pourquoi est-ce qu’on ne les mentionne nulle part dans l’Ordre ? Par
exemple, pourquoi on a construit les silos et tout.
— À quoi ça servirait ?
Bernard se tourna à moitié vers son ordinateur.
— Bah, comme ça, on saurait. Je sais pas moi, tout ce qu’il y a dans
les autres livres…
— Je ne veux pas que tu t’y intéresses. Pas encore.
Il pointa un doigt sur le bureau.
— Apprends l’Ordre d’abord. Si tu es incapable de maintenir
l’unité au sein du silo, ces livres de l’Héritage ne sont que du papier.
Ils ne seront rien d’autre que de la sciure de bois transformée s’il n’y
a plus personne pour les lire.
— Mais personne d’autre que nous ne peut les lire de toute façon si
on les garde enfermés dans…
— Je voulais dire personne de vivant. Pas aujourd’hui. Mais un
jour, tout un tas de gens les liront. Seulement si tu étudies d’abord.
Bernard hocha le menton en direction de l’épais et redoutable
volume avant de retourner à son clavier.
Lukas fixa un moment le dos de Bernard, et le cordon auquel
pendait son passe-partout qui dépassait de son col.
— J’imagine qu’ils étaient au courant de ce qui allait arriver, dit-il,
incapable de stopper le fil de ses pensées.
Il s’était toujours posé ces questions, mais les avait chassées, et
remplacées par les joies de la reconstitution des constellations, qui
gravitaient suffisamment loin du tabou des collines. Et voilà qu’il se
retrouvait dans ce vide, dans cet espace au cœur du silo dont tout le
monde ignorait l’existence, où les sujets interdits étaient permis,
avec un homme qui semblait avoir accès à la précieuse vérité.
— Tu n’étudies pas, dit Bernard.
Il garda la tête penchée sur son clavier mais devinait que Lukas le
regardait.
— Mais c’est obligé qu’ils aient vu le truc venir, pas vrai ?
Lukas souleva sa chaise et l’orienta davantage sur le côté.
— Je veux dire, il a fallu les construire, tous ces silos, avant que ça
se corse à la surface…
Bernard tourna la tête, serra et desserra les mâchoires. Sa main
quitta la souris pour venir lisser sa moustache.
— C’est ça que tu veux savoir ? Comment ça s’est passé ?
— Oui, répondit Lukas.
Il se pencha en avant, coudes sur les genoux.
— Je veux savoir.
— Tu crois que ça a de l’importance ? Ce qui est arrivé à
l’extérieur ?
Le regard de Bernard se posa sur les schémas accrochés au mur,
puis revint vers Lukas.
— Pourquoi ça en aurait ? insista-t-il.
— Parce que c’est arrivé, c’est tout. Et ça s’est passé d’une seule
façon, et ça me tue de ne pas savoir comment. Donc, ils avaient tout
prévu ? Parce qu’il faut sûrement des années pour…
— Des décennies.
— Et puis après, faire rentrer tout le matériel, tous les gens…
— Ça, ça a pris beaucoup moins de temps.
— Donc, vous savez.
Bernard acquiesça.
— Les informations sont stockées ici, mais pas dans les livres. Et tu
as tort. Ça n’a aucune espèce d’importance. Il s’agit du passé, et le
passé n’est pas la même chose que notre Héritage. Il va falloir que tu
apprennes à faire la différence.
Lukas y réfléchit. Une conversation qu’il avait eue avec Juliette lui
revint en mémoire, c’était un truc qu’elle lui répétait sans cesse…
— Je crois que je sais, dit-il.
— Ah oui ? fit Bernard en remontant ses lunettes sur son nez.
Alors, dis-moi donc ce que tu crois savoir.
— Notre espoir, ce que nos prédécesseurs ont accompli, ce que le
monde peut être, voilà notre Héritage.
Le visage de Bernard se fendit d’un sourire. D’un geste de la main,
il l’invita à poursuivre.
— Et les catastrophes inévitables, les erreurs qui nous ont menés
jusqu’ici, c’est le passé.
— Et que signifie cette différence ? Selon toi ?
— Ça signifie qu’on ne peut pas changer ce qui est déjà arrivé, mais
qu’on peut avoir une influence sur ce qui se passera ensuite.
Bernard fit un petit bravo.
— Très bien, Lukas.
— Et ça, continua-t-il en posant une main sur le grand livre, ça,
l’Ordre, c’est une carte pour nous guider à travers les obstacles qui se
sont entassés entre notre passé et nos espoirs futurs. Ce sont les
choses qu’on peut éviter, qu’on peut réparer.
Bernard arqua un sourcil, comme s’il voyait une vérité connue
depuis longtemps sous un jour nouveau. Il finit par sourire,
moustache retroussée, lunettes remontées sur sa ride du lion.
— On dirait que tu es presque prêt.
Il se concentra à nouveau sur son ordinateur, main sur la souris.
— C’est pour bientôt, très bientôt.
64

Silo 17

La descente jusqu’aux Machines se déroula dans un calme étrange,


presque hypnotique. Juliette s’enfonçait dans les eaux verdâtres, se
repoussait de la rampe à chaque nouveau tournant de l’escalier qui
défilait. Le seul bruit était celui de l’air qui entrait dans le casque en
sifflant et en ressortait en gargouillant. Un flux continu de bulles
frôlait sa visière, telles des perles de métal en fusion remontant vers
la surface au mépris des lois de la gravité.
Elle observait ces sphères argentées se courir l’une après l’autre,
telles des enfants jouant dans l’escalier. Elles éclataient en entrant en
contact avec la rampe et laissaient de minuscules gouttes d’air à la
surface du métal. D’autres poursuivaient leur ascension en décrivant
des spirales à l’intérieur de la cage. Elles s’assemblaient parfois sous
les marches pour former des poches d’air qui ondulaient et
réfléchissaient la lumière émise par sa lampe torche.
Elle aurait facilement pu oublier où elle était, ce qu’elle faisait.
L’environnement, qui aurait dû lui être familier, était déformé. À
travers le dôme de sa visière, tout semblait bizarre, comme grossi. Et
au lieu de sombrer, elle avait l’impression que l’escalier montait,
montait, depuis les profondeurs de la terre en direction des nuages.
Elle sentait presque que la corde qui glissait entre ses mains et contre
son ventre rembourré était tirée vers le haut plutôt qu’une ligne de
sauvetage le long de laquelle elle descendait.
Cambrée pour regarder vers le haut, Juliette prit conscience du
volume d’eau qui s’accumulait au-dessus d’elle. En l’espace d’un ou
deux paliers, la lueur verte de l’éclairage de secours céda la place à
une obscurité inquiétante, à peine entamée par sa lampe torche. Elle
inspira brutalement avant de se rappeler qu’elle disposait de tout l’air
du silo. Elle essaya de chasser cette sensation de poids sur ses
épaules, d’être enterrée vivante. En cas de panique, il lui suffisait de
se débarrasser des haltères. Un coup de couteau, et elle pouvait
repartir vers la surface. C’est ce qu’elle se répétait en descendant
inexorablement. Elle lâcha la corde d’une main pour s’assurer que le
couteau était toujours à sa place.
— DOUCEMENT ! aboya sa radio.
Juliette s’agrippa de toutes ses forces à la corde jusqu’à s’arrêter
complètement. Elle songea à Solo à la surface, qui devait regarder les
spirales des câbles et du tuyau se défaire à mesure qu’elle descendait.
Elle l’imagina emmêlé dans les fils, sautant à cloche-pied. Les bulles
continuaient à s’échapper de la valve, elle pencha la tête en arrière
pour les voir tourbillonner autour de la corde tendue en se
demandant ce qui lui prenait autant de temps. Sous les marches, les
poches d’air ondoyaient, leur enveloppe de mercure frémissant sur
son passage…
— ok, grésilla l’écouteur. C’EST BON.
Juliette grimaça au son de la voix de Solo. Elle n’avait pas pensé à
régler le volume. Dommage. Impossible de le faire maintenant.
Les oreilles encore bourdonnantes, elle descendit un autre étage à
un rythme régulier, tout en gardant un œil sur le mou des câbles et
du tuyau d’oxygène. En passant près du palier 139, elle s’aperçut
qu’il manquait une porte, et que l’autre avait été brutalement
arrachée de ses gonds. Tout l’étage devait être inondé, ce qui voulait
dire qu’il y avait encore plus d’eau à évacuer. Elle aperçut des formes
sombres qui flottaient dans le couloir. Un visage pâle et boursouflé
apparut brièvement dans le faisceau de sa torche juste avant qu’elle
perde complètement le palier de vue.
Il ne lui avait pas traversé l’esprit qu’elle croiserait peut-être des
cadavres. Pas de noyés – la montée des eaux avait été trop lente pour
prendre quiconque par surprise – mais les traces de la violence qui
s’était déchaînée au fond du silo avaient dû être préservées par le
froid, qui, justement, commençait à pénétrer les couches de sa
combinaison. Ou alors c’était son imagination.
Ses bottes entrèrent en contact avec le tout dernier étage alors
qu’elle avait encore la tête renversée pour surveiller le mou des fils.
Ses genoux accusèrent le choc de cet arrêt brutal. Il lui avait fallu
beaucoup moins de temps qu’en descendant par l’escalier.
Cramponnée d’une main à la ligne pour l’équilibre, elle agita l’autre
devant elle pour dissiper le trouble ambiant. Elle appuya son menton
contre le bouton de la radio.
— J’y suis, dit-elle à Solo.
Elle fit quelques pas maladroits, nageant à moitié à l’aide de ses
bras, en direction de l’entrée des Machines. La lumière de l’escalier
éclairait à peine au-delà du portique de sécurité, où l’attendait
l’intérieur graisseux d’une maison qui lui était à la fois étrangère et
familière.
— JE T’ENTENDS, répondit Solo avec un peu de retard.
Juliette sentit ses muscles se raidir au son de la voix qui faisait
écho dans son casque. L’impossibilité de régler le volume allait la
rendre folle.
Au bout d’une douzaine de pas hésitants, elle finit par prendre le
coup et par mouvoir efficacement ses jambes lestées sur le
revêtement en métal. Avec ce scaphandre qui bouffait autour de son
corps, elle avait l’impression d’être dans une bulle qu’elle devait faire
avancer en se jetant contre sa paroi. Elle se retourna pour s’assurer
que son tuyau d’oxygène ne se coinçait pas dans les marches, et lança
un dernier regard à sa ligne de sauvetage. Même à cette distance, elle
lui semblait d’une finesse impossible, à peine plus grosse qu’un fil.
Elle ondula légèrement, comme pour dire au revoir.
Juliette ne voulut y voir aucun signe. Elle reprit sa progression vers
les Machines. Tu n’es pas obligée de le faire, se dit-elle. Elle pouvait
encore prendre deux ou trois pompes et des tuyaux des fermes
hydroponiques. La mise en place prendrait plusieurs mois, la décrue
plusieurs années, mais au final ces niveaux s’assécheraient et elle
pourrait partir en quête des pelleteuses dont avait parlé Solo. Et les
risques, en dehors de ceux concernant sa santé mentale, étaient
minimes.
Si sa seule raison de rentrer chez elle avait été motivée par un
désir de vengeance, elle aurait pu choisir l’attente, cette solution plus
sûre. Elle éprouvait à l’instant même la tentation d’envoyer balader
ses haltères pour remonter à la surface, de voler le long de l’escalier
comme dans ses rêves de petite fille, les bras déployés, pleine de vie,
libre…
Mais Lukas lui avait parlé du chaos auquel étaient en proie son silo
et ses amis, un chaos que son départ avait provoqué. Il y avait une
radio encastrée dans le mur près de lui, sous les serveurs, d’où la
violence filtrait nuit et jour. L’appartement de Solo était équipé de la
même, mais elle ne pouvait communiquer qu’avec les radios
portables du silo 17. Juliette avait essayé de la bricoler, sans succès.
D’un côté, elle était soulagée de ne pas pouvoir entendre. Elle
n’aurait pas supporté de devoir écouter tous ces combats. Tout ce
qu’elle voulait, c’était rentrer pour les faire cesser. C’était devenu une
obsession : rentrer chez elle. Ça la rendait folle de se savoir à
quelques pas seulement de son silo, mais ces portes ne s’ouvraient
que pour tuer des gens. Et puis, à quoi servirait son retour ? Le fait
d’avoir survécu à un nettoyage et de révéler la vérité aux autres
suffirait-il à remettre en cause l’autorité de Bernard et du DIT ?
Parce que, en fait, elle avait d’autres projets, encore moins
réalistes. C’était peut-être de l’ordre du fantasme, mais ça lui donnait
de l’espoir. Elle rêvait de réparer une des pelleteuses qui avaient
construit cet endroit, une machine qui avait été enfouie à la fin de ce
travail de titan, et de la conduire à travers la terre jusqu’au tréfonds
du silo 18. Elle rêvait de mettre fin à ce blocus, de ramener ses amis
ici une fois le fond asséché et de redonner vie à cet endroit. Elle
rêvait de faire marcher un silo sans mensonges et sans trahisons.
Elle pataugeait avec difficulté en direction du portail de sécurité, la
tête pleine de ces rêves puérils mais encourageants. À l’approche du
tourniquet, elle se retrouva confrontée à son premier obstacle. Le
franchir ne serait pas une mince affaire. Elle se mit dos au dispositif,
prit appui sur ses mains et se tortilla en s’aidant de ses pieds jusqu’à
réussir à s’asseoir sur le boîtier de commande.
Ses jambes étaient trop lourdes… en tout cas pas assez hautes pour
la faire passer de l’autre côté. Les poids étaient finalement beaucoup
plus que ce dont elle avait besoin pour contrebalancer la flottabilité
de la combinaison. Elle recula pour avoir une assise plus stable et
tenta de se mettre sur le côté. Une main placée sous le genou, elle se
pencha en arrière au maximum et parvint à poser une botte sur le
muret. Elle se reposa un instant, le souffle court, prise d’un fou rire.
Autant d’efforts pour accomplir un geste aussi simple, c’était
ridicule ! L’autre botte fut plus facile à lever. Elle sentit les muscles
de son abdomen et de ses cuisses, courbatus après des semaines
d’activité dignes d’un porteur, se contracter dans l’effort.
La nuque en sueur, soulagée, elle secoua la tête, redoutant déjà la
manœuvre sur le chemin du retour. Descendre de l’autre côté ne lui
posa aucun problème : les haltères se chargèrent du boulot. Elle
s’assura que les câbles noués à son poignet et le tuyau d’oxygène fixé
à son col ne s’emmêlaient pas, puis descendit le couloir principal,
éclairée par la lampe torche de son casque.
— ÇA VA ? demanda Solo.
Elle sursauta.
— Oui, ça va. Je te contacterai si j’ai besoin de toi. Le volume est
mal réglé. Je flippe à chaque fois que tu parles.
Elle relâcha le bouton et se tourna pour voir comment se portait sa
ligne de sauvetage. Au plafond, les bulles de son trop-plein dansaient
comme de minuscules bijoux…
— OK, BIEN REÇU.
Avec ses bottes qui se soulevaient à peine du sol, elle passa
lentement devant la cantine pour arriver au carrefour principal. Si
elle prenait le couloir de gauche et tournait deux fois, elle arriverait à
l’atelier de Walker. Mais était-ce systématiquement un atelier ? Elle
n’en avait pas la moindre idée. Ici, ce pouvait être un entrepôt. Ou un
appartement.
Son petit appartement à elle se trouverait dans la direction
opposée. Elle jeta un œil dans ce couloir-là, et en balayant
l’obscurité, le faisceau de sa lampe tomba sur un corps comprimé
contre le plafond, emmêlé dans les canalisations et les tuyaux. Elle
détourna le regard. Ç’aurait pu être George, Scottie, ou tout autre
être cher disparu. Ç’aurait pu être elle.
Elle se dirigea vers l’escalier d’accès. L’eau était claire mais lui
semblait épaisse ; malgré le savant équilibre entre les haltères et la
combinaison qui la maintenait à la verticale, elle craignait de
trébucher à chaque pas. Elle s’arrêta en haut des marches qui la
mèneraient tout en bas.
— Je vais descendre, dit-elle, menton baissé. Assure-toi que je ne
manque de rien. Et s’il te plaît, réponds-moi uniquement en cas de
problème. J’ai les oreilles qui bourdonnent encore de la dernière fois.
Elle releva la tête et descendit les premières marches, s’attendant à
ce que Solo lui vrille à nouveau les tympans, mais non. Cramponnée
ferme à son câble et à son tuyau, elle s’engouffra dans l’eau noire de
la cage d’escalier carrée. Ses petites bulles et le cône de lumière de sa
lampe entamaient à peine l’obscurité ambiante.
Au bout de six étages, elle eut du mal à tirer sur le tuyau et le câble
– trop de friction sur les marches. Elle s’arrêta pour en rassembler
un peu, laissant le mou flotter autour d’elle. Elle en profita pour
vérifier si ses raccords tenaient bon. De minuscules bulles
s’échappaient en file indienne d’une rustine collée sur son tuyau
d’oxygène, mais vraiment pas de quoi s’inquiéter.
Une fois qu’elle eut accumulé assez de mou pour aller dans le
bassin d’évacuation, elle marcha avec détermination vers la tâche qui
l’attendait. Elle avait fait le plus dur. L’air arrivait librement, elle
sentait sa fraîcheur et son petit sifflement près de son oreille. L’excès
sortait par l’autre valve, un rideau de bulles se levait devant elle dès
qu’elle tournait la tête. Elle avait assez de câble et d’air pour mener
sa mission à bien, et tous ses outils intacts. Maintenant qu’elle n’avait
pas à descendre plus bas, elle pouvait enfin se détendre un peu. Il ne
lui restait plus que deux branchements à faire, et elle pourrait
remonter.
À deux doigts du but, elle osa songer à nouveau à la liberté, à la
possibilité de sauver ce silo, de ressusciter l’une de ses génératrices,
puis l’une de ses pelleteuses enterrées quelque part. Elle progressait.
Elle était en route pour sauver ses amis. Enfin, après des semaines de
frustration et de contretemps, tout lui semblait possible,
pratiquement à portée de main.
Elle trouva le bassin exactement là où elle pensait. Elle glissa ses
bottes dans la fosse centrale. En se penchant, elle éclaira les chiffres
censés indiquer le niveau de l’eau. C’était assez comique, sous toute
cette eau. Comique, et triste à la fois. Ce silo avait trahi ses habitants.
Mais elle se corrigea : non, c’étaient les habitants qui avaient trahi
leur silo.
— Solo, je suis dans le bassin. Je vais faire le branchement.
Elle s’assura que le filtre de la pompe n’était pas encombré de
débris. L’eau était incroyablement claire. Toute la graisse qui aurait
dû encrasser le bassin avait été diluée dans des milliers de litres
d’eau souterraine infiltrée. Une eau qui semblait si pure qu’elle aurait
pu la boire.
Elle frissonna, soudain consciente que le froid qui régnait dans ces
eaux profondes commençait à consumer sa chaleur corporelle. Allez,
bientôt fini, se dit-elle. Elle se planta face à l’énorme pompe
encastrée dans le mur. Des tuyaux gros comme elle serpentaient le
long de la paroi pour sortir de la fosse et rejoignaient le réseau de
canalisations des Machines au niveau supérieur. En desserrant les
câbles noués à son poignet, elle se souvint de sa dernière mission en
tant que mécanicienne. En actionnant une pompe semblable, elle
avait découvert un rotor usé et cassé. Tout en démontant le panneau
de la borne d’alimentation positive à l’aide d’un tournevis pris dans
sa poche, elle priait pour que cette pompe soit en meilleur état que
lorsque l’électricité avait sauté. Elle n’avait vraiment pas envie de
refaire la descente pour des réparations. Pas tant qu’elle ne pourrait
le faire les bottes au sec.
Elle dégagea le câble d’alimentation plus facilement qu’elle ne
l’aurait cru. Elle mit le nouveau en place en le tortillant. Sa
respiration bruissait contre les parois de son casque, c’était sa seule
compagnie. Alors qu’elle finalisait son branchement, elle se rendit
compte que si elle entendait son propre souffle, c’était parce que
l’arrivée d’air n’émettait plus son petit sifflement.
Elle se figea. Elle tapota son casque au niveau de son oreille, les
bulles continuaient à sortir de l’autre valve, mais plus lentement. Il y
avait encore de la pression dans sa combinaison, mais l’air n’arrivait
tout simplement plus.
En baissant le menton sur le bouton de sa radio, elle sentit la sueur
qui humectait son cou. Bizarrement, alors qu’elle transpirait à cet
endroit, ses pieds étaient gelés.
— Solo ? C’est Juliette. Tu m’entends ? Qu’est-ce qui se passe en
haut ?
Elle attendit, orienta sa lampe sur son tuyau pour détecter un
éventuel nœud. Elle avait encore de l’air, l’air de sa combinaison.
Mais pourquoi il ne répondait pas ?
— Allô ? Solo ? Allez, dis quelque chose.
Elle commença à entendre un tic-tac imaginaire. Quelle quantité
d’air lui restait-il ? Il lui avait sûrement fallu une heure pour arriver
jusqu’ici. Solo réparerait le compresseur avant qu’elle soit en
détresse. Elle avait tout le temps nécessaire. Il était peut-être en train
de faire le plein de carburant. Tout mon temps, se répéta-t-elle en
s’attaquant au panneau de la borne négative. Mais il était coincé.
Pour ça, elle n’avait vraiment pas le temps. Saloperie de corrosion.
La borne positive était déjà raccordée. Elle devait ajuster sa lampe, le
faisceau visait trop haut : parfait pour marcher, horrible pour
travailler. Elle réussit à l’orienter vers la pompe.
Bien. Le fil de terre pouvait être connecté à n’importe quelle partie
du boîtier principal, non ? Elle essaya de se rappeler. Tout le boîtier
représentait la terre, à moins que… Est-ce qu’elle se trompait ?
Pourquoi est-ce qu’il lui était impossible de s’en souvenir ? Et de
réfléchir, soudain ?
Elle tira sur le câble noir et tenta d’entortiller les mèches de cuivre
avec ses gros doigts emmitouflés. Elle les inséra dans une grille
d’aération à l’arrière du boîtier, soit à un bout de métal qui semblait
connecté au reste de la pompe. Elle enroula le fil autour d’un boulon,
fit un nœud qu’elle serra de toutes ses forces, et tenta de se
convaincre que ça marcherait, que ça suffirait à relancer cette fichue
machine. Walker aurait su comment faire. Où était-il quand on avait
besoin de lui ?
Sa radio émit soudain un bruit de parasites parmi lesquels elle crut
reconnaître son nom crié de très loin, puis plus rien.
Juliette frissonna dans l’eau sombre et froide. Elle baissa le menton
pour dire à Solo d’éloigner sa radio de sa bouche lorsqu’elle
s’aperçut, à travers la visière de son casque, qu’il n’y avait plus de
bulles qui s’échappaient de la valve de sortie, plus de joli rideau de
perles devant ses yeux. Il n’y avait plus de pression dans sa
combinaison.
Et c’est une pression toute différente qui la remplaça.
65

Silo 18

Walker s’engouffra malgré lui dans l’escalier carré, où une équipe de


mécanos s’échinait à bloquer l’étroit passage à l’aide de nouvelles
plaques de métal soudées ensemble. Il avait la plupart des pièces de
la radio dans sa caisse, qu’il tenait fermement à deux mains. Il
observait les divers éléments se heurter les uns aux autres tandis
qu’il se frayait un passage dans la foule de mécaniciens qui fuyaient
l’assaut. Devant lui, Shirly portait le reste, c’est-à-dire l’antenne, dont
les fils volaient derrière elle. Walker sautait d’un pied sur l’autre
pour ne pas s’emmêler les jambes.
— Allez plus vite ! cria quelqu’un.
Tout le monde se poussait, se pressait. La pétarade de coups de feu
reprit de plus belle derrière lui, une pluie d’étincelles les arrosait. Il
plissa les yeux et franchit la tempête rougeoyante tandis qu’un
groupe de mineurs en combinaison à rayures remontait en portant
une autre plaque de métal.
— Par ici ! cria Shirly en le tirant par un bras.
Ses pauvres jambes avaient du mal à tenir la cadence. Un sac
tomba à terre, un jeune homme armé se dépêcha de faire demi-tour
pour le récupérer.
— Là, la salle des machines, dit-elle.
Il y avait déjà tout un tas de gens qui passaient les doubles portes.
Jenkins était là, il régulait le flux des arrivées. Des hommes armés
prirent position près d’une pompe hydraulique dont le balancier,
abaissé, semblait indiquer qu’elle avait déjà succombé à l’assaut qui
se préparait.
— C’est quoi tout ce bazar ? demanda Jenkins à Shirly en désignant
le fatras de fils qu’elle portait.
— La radio, monsieur.
— Tu parles que ça va nous servir, maintenant.
Il fit signe à deux personnes supplémentaires d’entrer. Shirly et
Walker s’écartèrent pour les laisser passer.
— Monsieur, je…
— Amène-le à l’intérieur, aboya Jenkins, faisant référence à
Walker. Je n’ai pas besoin de l’avoir dans les pattes.
— Mais monsieur il faut que vous entendiez…
— Allez, allez ! cria Jenkins à ceux qui fermaient la marche.
Seuls les mécanos qui avaient échangé leur tournevis pour un fusil
restaient à l’extérieur. Ils se mirent en formation, comme habitués à
ce jeu, bras en appui sur la rampe, canon pointé dans la même
direction.
— C’est dedans ou dehors, dit Jenkins à Shirly en commençant à
fermer la porte.
— Allez, dit-elle à Walker en soupirant. Viens, on entre.
Walker obéit d’un air hébété, songeant aux pièces qu’il aurait dû
prendre, des objets qui n’étaient qu’à quelques étages au-dessus
d’eux, mais qu’il avait peut-être perdus pour toujours.
— Hé ! Faites sortir ces gens de la salle de contrôle !
Shirly traversa la salle des machines au pas de course, suivie par
des tiges d’aluminium qui rebondissaient derrière elle.
— Vous, dehors !
Un groupe de mécaniciens et de salopettes jaunes des Fournitures
s’empressa de s’exécuter. Ils rejoignirent les autres le long du garde-
corps qui couronnait la fosse dans laquelle se trouvait l’énorme
génératrice. Au moins, le bruit était tolérable. Shirly imagina toutes
ces personnes coincées ici à l’époque où le vacarme métallique des
supports du moteur était propre à percer les tympans.
— Sortez de ma salle de contrôle, tous.
Elle agita le bras pour que les derniers s’activent. Shirly comprit
pourquoi Jenkins avait barricadé ce niveau. Le dernier atout qu’il
leur restait, c’était l’électricité. Une fois le dernier homme sorti de la
petite salle pleine de boutons sensibles, de touches, d’instruments de
mesure, elle vérifia les niveaux de combustible.
Les deux citernes étaient remplies, ça faisait au moins une chose
correctement pensée. Ils auraient toujours quelques semaines
d’électricité, à défaut d’autre chose. Elle tourna sur elle-même avec
son fouillis de fils serré contre sa poitrine.
— Où est-ce que je… ? demanda Walker en tendant sa caisse.
Les seules surfaces planes dans la pièce étaient couvertes de
commandes et de trucs fragiles en tout genre, ce qu’il semblait avoir
compris.
— Par terre, j’imagine, répondit-elle en posant sa cargaison de fils.
Elle alla fermer la porte. Ceux qu’elle avait chassés regardèrent
avec envie par la vitre les tabourets hauts qui se dressaient dans
l’espace climatisé. Shirly essaya de ne pas faire cas d’eux.
— Est-ce qu’on a tout pris ? voulut-elle savoir.
Walker se mit à sortir les divers éléments de la radio, en faisant
claquer sa langue face aux fils emmêlés.
— On a du jus ? demanda-t-il, une prise de transformateur à la
main.
Shirly éclata de rire.
— Heu, Walker, tu as vu où on est, là, non ? Bien sûr qu’on a du
jus.
Elle prit le cordon et le brancha sur le tableau de contrôle central.
— On a tout ? reprit-elle. Est-ce qu’on peut la remonter, ça va
marcher ? Walker, il faut à tout prix faire écouter à Jenkins ce qu’on a
entendu.
— Je sais. Il faut qu’on démêle tout ça, dit-il en hochant la tête vers
les fils et tiges de l’antenne tout embrouillés.
Shirly leva la tête. Il n’y avait pas de poutre ici.
— Va la pendre au garde-corps, là, dehors. En ligne droite, et fais
en sorte que ce bout-là revienne se brancher ici.
Elle sortit, tirant les fils derrière elle.
— Et fais gaffe que les bouts en métal touchent pas le garde-corps !
lui lança Walker.
Elle recruta quelques mécanos avec qui elle avait l’habitude de
travailler pour lui venir en aide. Une fois au courant de leur mission,
ils se mirent en peine de démêler les nœuds et Shirly rejoignit
Walker.
— Ça va leur prendre deux minutes, lui dit-elle en refermant la
porte. Le fil passait largement entre la porte et le montant.
— Bon, je crois que c’est bon, dit-il.
Il leva les yeux vers elle, l’air épuisé, les cheveux hirsutes, la sueur
perlant à travers sa barbe blanche.
— Merde, dit-il en se tapant le front. On n’a pas d’enceintes.
Shirly avait cru au pire en entendant Walker jurer, pensant qu’ils
avaient oublié un élément crucial.
— Bouge pas, dit-elle.
Elle franchit à nouveau la porte pour se ruer vers un placard et en
sortit un casque à écouteurs qu’ils utilisaient en général pour
communiquer depuis la salle de contrôle avec les ouvriers qui
travaillaient sur la génératrice principale ou secondaire. Elle passa en
courant devant la foule aussi curieuse qu’effrayée et revint dans la
salle de contrôle. Elle se dit qu’elle devrait avoir plus peur, comme
eux, du fait qu’une véritable guerre approchait à grands pas. Mais la
seule chose à laquelle elle était capable de penser, c’était ces voix que
la guerre, justement, avait interrompues. Sa curiosité était bien plus
forte que sa peur. Ç’avait toujours été comme ça.
— Qu’est-ce que tu penses de ça ?
Elle referma la porte et lui montra le casque.
— Parfait, s’écria-t-il, l’air surpris.
Avant qu’elle ait le temps de réagir, il mit un coup de ciseaux dans
la prise et dégagea les fils électriques.
— C’est bien, ici au moins on est au calme, dit-il en riant.
Shirly rit avec lui, et elle se demanda ce qui leur prenait. Qu’est-ce
qu’ils allaient faire ? Rester ici à bidouiller leurs fils jusqu’à ce que les
adjoints au shérif et les agents de sécurité du DIT viennent les faire
sortir de force ?
Walker brancha les écouteurs, qui émirent un petit sifflement.
Shirly se colla contre lui, s’assit et lui tint le poignet pour le
stabiliser. Les oreillettes tremblaient dans sa main.
— Tu devrais peut-être…
Il lui montra le bouton avec les encoches blanches qu’il avait
tracées.
Shirly acquiesça mais s’aperçut qu’ils avaient oublié de prendre la
peinture. Elle se pencha sur le bouton.
— Quelle station ? demanda-t-elle en le tournant vers les voix
qu’ils avaient déjà repérées.
— Non, va dans l’autre sens. Il faut que je sache… Il toussa. On doit
d’abord savoir combien il y en a.
Elle tourna alors le bouton vers la partie noire, encore vierge. Ils
retinrent leur souffle ; à travers la porte épaisse et le double vitrage,
on entendait à peine le bourdonnement de la génératrice.
Tout en tournant le bouton, Shirly se demanda ce que Walker
deviendrait une fois qu’ils seraient cernés. Seraient-ils tous envoyés
au nettoyage ? Ou pourrait-il, avec quelques autres, prétendre n’avoir
été qu’un simple spectateur ? Ça la rendait triste. Leur colère, leur
soif de revanche. Son mari était mort, lui avait été arraché, et pour
quoi ? Des gens mouraient, et pour quoi ? Les choses auraient pu se
passer différemment. Elle pensa aux rêves qu’ils avaient tous nourris,
irréalistes peut-être, à leur envie de changement de gouvernance, à la
solution facile qu’ils avaient proposée à des problèmes insolubles.
Avant tout cela, elle se considérait injustement traitée, mais elle était
en sécurité. L’injustice était son lot quotidien, mais l’amour aussi.
Est-ce que ça compensait ? Quel sacrifice avait le plus de sens ?
— Un peu plus vite, souffla Walker, que le silence agaçait.
Ils avaient perçu quelques bruits parasites, mais pas de
conversations. Shirly augmenta légèrement sa vitesse.
— Tu crois que l’antenne… ?
Mais Walker leva une main. Le petit écouteur avait émis un petit
pop. Du pouce, il fit signe à Shirly de revenir en arrière. Elle
s’exécuta. Elle essaya de revenir à l’endroit exact où le son s’était
produit, faisant appel au savoir-faire qu’elle avait acquis dans cette
même pièce pour régler la génératrice et le boucan qu’elle…
— Solo ? C’est Juliette. Tu m’entends ? Qu’est-ce qui se passe en haut ?
Shirly lâcha le bouton. Elle le regarda tomber à terre, pendu à son
petit fil.
Elle avait les mains engourdies, des picotements au bout des
doigts. Tous deux rivèrent leur regard au petit écouteur d’où s’était
élevée la voix du fantôme.
Aucun ne bougea. La voix, le nom, impossible de se tromper.
Des larmes de joie roulèrent sur la barbe de Walker et s’écrasèrent
sur ses genoux.
66

Silo 17

Juliette attrapa le tuyau tout flasque et le serra. Seules quelques


bulles défilèrent devant sa visière – il n’y avait plus de pression à
l’intérieur.
Elle jura, pressa le menton contre la radio et appela Solo. Quelque
chose était arrivé au compresseur. Il devait être en train de travailler
dessus, de remplir le réservoir peut-être. Mais elle lui avait bien dit
de ne pas l’éteindre pour ça. Il ne saurait pas s’y prendre pour le
redémarrer. Elle n’avait pas envisagé toutes les possibilités ; elle était
à une distance impossible d’un air respirable, de tout espoir de
survie.
Elle prit une inspiration hésitante. Elle disposait de ce qui restait
dans la combinaison et dans le tuyau. Mais quelle quantité d’air du
tuyau pouvait-elle aspirer avec la seule force de ses poumons ?
Sûrement pas beaucoup.
Elle lança un dernier regard à la pompe, à ses branchements hâtifs,
aux fils qui flottaient et qu’elle avait espéré sécuriser avant de
remonter. Mais plus rien de tout ça n’avait d’importance à présent.
Elle s’éloigna de la pompe à grands gestes, mais l’eau semblait
empêcher ses mouvements, sans pour autant lui donner de prise
pour se propulser.
C’étaient les haltères qui la retenaient. Elle se pencha pour les
détacher et se rendit compte qu’elle ne pouvait pas. La flottabilité de
ses bras, le gonflant du scaphandre… Elle tendit ses mains au
maximum vers les bandes velcro mais vit à travers son casque
grossissant ses doigts qui s’agitaient en vain à quelques centimètres
de ces saloperies de poids.
Elle respira à fond, le nez ruisselant de sueur. Elle fit une nouvelle
tentative. Le bout de ses doigts frôla presque les bandes noires.
Mains tendues, épaules projetées vers l’avant pour atteindre ses
tibias…
Mais rien n’y faisait. Elle abandonna et reprit son chemin, en
suivant le câble et le tuyau, éclairés par sa lampe. Elle faisait
attention à ne pas toucher le câble, à ne pas le tirer accidentellement,
le branchement qu’elle avait réalisé était si précaire… Même en
manque d’air, son esprit de mécano tournait à plein régime. Elle se
maudit de ne pas s’être mieux préparée.
Le couteau ! Elle se souvint de son couteau et cessa de traîner les
pieds. Elle glissa sa lame étincelante hors de son étui ventral fait
maison.
Elle se pencha et, grâce à la longueur du manche et à celle de la
lame, réussit à en faire passer la pointe entre la combi et l’une des
bandes. Autour d’elle, l’eau était noire. Tout au fond du département
des Machines, sous toute cette eau, avec une lampe à la portée
limitée, elle se sentait seule, isolée, jamais elle n’avait eu aussi peur
de toute sa vie.
Cramponnée à son couteau, terrifiée à l’idée de le perdre, elle fit
un mouvement de va-et-vient, comme une séance d’abdos debout.
La lame sciait la bande tant bien que mal, l’effort la faisait jurer dans
son casque, la douleur commençait à poindre dans son ventre, dans
sa tête qu’elle jetait en avant… quand soudain le velcro céda. La
rondelle d’acier se posa sans bruit sur le sol et elle eut l’impression
d’avoir le mollet nu et léger comme l’air.
Elle se mit à pencher d’un côté, retenue par une jambe, l’autre
essayant de se lever. Elle s’attaqua à la seconde bande prudemment,
de peur d’entailler sa combinaison et de voir de précieuses bulles
d’air s’échapper. Avec l’énergie du désespoir, elle répéta les mêmes
mouvements. Le nylon finit par s’effilocher, de la sueur éclaboussa sa
visière, le couteau passa à travers le tissu et le poids, enfin, tomba.
Lorsque ses bottes s’élevèrent au-dessus de sa tête, un cri lui
échappa. Malgré ses contorsions et ses mouvements de bras, son
casque heurta les canalisations au-dessus d’elle.
Ce fut le noir complet. Elle tâtonna pour rallumer sa lampe torche
mais elle avait disparu. Elle sentit un objet toucher son bras dans
l’obscurité. Elle tenta de l’attraper d’une main, couteau dans l’autre,
le sentit filer entre ses doigts gantés. Tandis qu’elle rangeait son
couteau, sa seule source de lumière lui échappa pour de bon.
Le seul bruit qu’elle entendait était son souffle rapide. Elle allait
mourir comme ça, coincée contre un plafond. Un énième cadavre
dans les couloirs. C’était comme si elle était destinée à mourir dans
une de ces combinaisons, d’une façon ou d’une autre. Elle donna des
coups de pied contre la tuyauterie pour se dégager. Dans quel sens
allait-elle ? Il faisait plus noir que dans un four. Elle ne voyait même
pas ses bras devant elle. C’était encore pire que d’être aveugle. Savoir
que ses yeux pouvaient voir mais ne lui renvoyaient rien. Le
sentiment de panique l’étreignit davantage, alors même que l’air
contenu dans sa combinaison se raréfiait.
L’air.
Elle porta une main à la base de son casque et trouva le tuyau. Elle
le sentait à peine à travers ses gants. Elle se mit à tirer dessus, une
main après l’autre, comme si elle remontait un seau d’un puits
profond.
Elle avait l’impression qu’il y en avait des kilomètres, qui
s’amoncelaient autour d’elle comme de la laine détricotée. Le bruit
de sa respiration était de moins en moins rassurant. Son souffle court
était-il à mettre sur le compte de l’adrénaline, de la peur ? ou plutôt
sur celui du manque d’air ? Elle craignit soudain que le fil qu’elle
tirait ait été coupé, que le bout lui file entre les doigts à tout moment,
que ses mains n’aient bientôt plus de prise que sur de l’eau noire
comme de l’encre…
C’est alors qu’elle saisit une portion du tuyau plus ferme, tendue,
comme vivante. Une ligne raide, qui ne contenait peut-être pas d’air,
mais pouvait la guider vers la sortie.
Un nouveau cri lui échappa, elle s’agrippa de l’autre main et
progressa ainsi le long du tuyau, se heurtant parfois à une
canalisation du plafond. Elle continua, une main après l’autre, se
hissant à travers ce bouillon noir où flottaient les cadavres, se
demandant quel chemin elle aurait parcouru avant de rendre son
dernier souffle et de les rejoindre.
67

Silo 18

Lukas et sa mère étaient assis devant la porte ouverte de la salle des


serveurs. Il baissa les yeux sur ses mains, qu’elle tenait dans les
siennes. Elle en lâcha une pour épousseter l’épaule de son fils chéri,
où un petit bout de ficelle avait eu l’impudence de se déposer.
— Et tu dis que tu vas avoir une promotion ? demanda-t-elle.
— Ouais, une grosse promotion, même.
Il jeta un œil à Bernard et au shérif Billings qui parlaient à voix
basse dans le couloir. Bernard avait les mains enfoncées dans la
poche ventrale de sa salopette. Billings inspectait son arme.
— Contente de l’entendre, mon chéri. Ça rend ton absence plus
supportable.
— Ça ne devrait plus durer très longtemps, maintenant.
— Et tu pourras voter ? Je n’arrive pas à croire que mon fils ait
d’aussi hautes fonctions !
Lukas se tourna vers elle.
— Voter ? Mais je croyais que l’élection était reportée.
Elle secoua la tête. Son visage avait l’air plus marqué que le mois
précédent, ses cheveux plus blancs. Il se demanda si c’était possible
en si peu de temps.
— C’est de nouveau d’actualité. Les difficultés posées par ces
rebelles sont censées être sur le point de se terminer.
Lukas regarda de nouveau vers Bernard et le shérif.
— Je suis sûr qu’ils trouveront un moyen de me laisser voter, dit-il
à sa mère.
— Ce serait bien. Je me dis que je t’ai quand même élevé avec les
bonnes valeurs…
Elle s’éclaircit la voix.
— Et tu es bien nourri ? On t’apporte tes rations ?
— Plus que je peux manger, même.
— Hmm, alors j’imagine que tu auras une augmentation de… ?
Il haussa les épaules.
— Je ne sais pas trop. Mais, oui, j’imagine. Et puis tu sais, je
m’occuperai de toi et…
— De moi ? s’écria-t-elle en portant une main à sa poitrine. Oh, ne
te fais pas de souci pour moi.
— Tu sais que c’est impossible. Euh, bon, maman, je crois que
notre entrevue est terminée.
Bernard et Peter se dirigeaient vers eux.
— On dirait qu’il est temps pour moi de me remettre au travail.
— Oh. D’accord. Bien sûr.
Elle lissa le devant de sa tenue rouge avant que Lukas l’aide à se
relever.
— Mon petit garçon, dit-elle en lui déposant un baiser sonore sur
la joue.
Elle fit un pas en arrière et le regarda avec fierté.
— Prends bien soin de toi.
— D’accord, maman.
— Et n’oublie pas de faire de l’exercice.
— Maman, ça va.
Bernard s’arrêta à côté d’eux, tout sourire. Elle se tourna vers lui et
le tapota amicalement sur la poitrine.
— Merci, dit-elle, la voix brisée.
— J’ai été ravi de vous rencontrer.
Bernard lui prit la main et fit signe à Peter.
— Le shérif va vous raccompagner.
— Bien sûr.
Elle se retourna une dernière fois et fit au revoir à Lukas. Malgré la
gêne qu’il éprouvait, il lui rendit son geste.
— Une gentille dame, dit Bernard en les regardant partir. Elle me
rappelle ma mère.
Il se tourna vers Lukas.
— Bon. Tu es prêt ?
Lukas eut envie d’exprimer ses réticences, de répondre “Oui,
j’imagine”, au lieu de quoi il se redressa, se frotta les paumes et baissa
légèrement le menton.
— Absolument, parvint-il à articuler, sans éprouver l’assurance
qu’il montrait.
— Parfait. En route pour l’officialisation de ton poste.
Il lui serra l’épaule avant d’entrer dans la salle des serveurs. Lukas
lui emboîta le pas. La porte pivota sur ses gonds et l’enferma à
nouveau. Les verrous électroniques se mirent en place
automatiquement. Le tableau de sécurité bipa et sa joyeuse lumière
verte céda la place à son œil rouge de sentinelle menaçante.
Lukas souffla un bon coup et se fraya un chemin entre les
serveurs. Il essaya de ne pas prendre le même que Bernard, et faisait
toujours en sorte de ne pas passer deux fois au même endroit. Il opta
pour un trajet plus long, histoire de briser la routine de sa prison.
Le temps qu’il arrive, Bernard avait déjà ouvert le serveur. Il lui
tendit le casque qu’il connaissait bien.
Lukas le prit et le chaussa à l’envers, avec le micro qui pointait vers
sa nuque.
— Comme ça ?
Bernard eut un rire moqueur.
— Non, dans l’autre sens, dit-il en haussant la voix pour que Lukas
l’entende malgré les oreillettes.
Lukas s’emmêla le bras dans le cordon, sous l’œil patient de
Bernard.
— Bien. Tu es prêt ? redemanda-t-il une fois les écouteurs en place,
prise à la main.
Lukas acquiesça. Il regarda Bernard se tourner vers le tableau. Il
imagina sa main glisser vers la droite, brancher la prise dans le
numéro 17, puis se tourner vers lui pour le confronter à son passe-
temps préféré, son amour secret…
Mais la main de son chef ne dévia pas ; l’extrémité du cordon se
brancha avec un petit clic, Lukas connaissait cette sensation par
cœur, la fiche qui s’insérait parfaitement dans son réceptacle, le petit
coup de jus que l’on pouvait ressentir à la pulpe des doigts si on les
posait trop près…
La lumière au-dessus du branchement se mit à clignoter. Un
bourdonnement familier résonna aux oreilles de Lukas. Il attendait
sa voix, celle de Juliette.
Clic.
— Votre nom.
Un frisson de terreur lui parcourut la colonne, ses bras se
couvrirent de chair de poule. La voix, qui sonnait creux, au ton
impatient et froid, allait et venait comme le scintillement d’une
étoile. Lukas s’humecta les lèvres.
— Lukas Kyle, dit-il en essayant de ne pas bafouiller.
Une pause. Il imagina quelqu’un, quelque part, noter son nom,
feuilleter des dossiers ou faire quelque chose d’atroce avec cette
information. La température monta en flèche. Bernard lui souriait,
sans se soucier du silence qui durait.
— Vous avez travaillé comme ombre au DIT.
Ça ne ressemblait pas à une question, mais Lukas répondit malgré
tout.
— Oui, monsieur.
Il passa une main sur son front avant de l’essuyer sur sa salopette.
Il mourait d’envie de s’asseoir, de s’adosser au serveur numéro 40, de
se détendre. Mais Bernard lui souriait, la moustache relevée aux
coins, les yeux grands ouverts derrière ses lunettes.
— Quel est votre principal devoir envers le silo ?
Bernard l’avait préparé à ce genre de questions.
— Appliquer les préceptes de l’Ordre.
Silence. Pas de réaction, pas moyen de savoir s’il avait bon ou pas.
— Que protégez-vous par-dessus tout ?
La voix était sans relief et pourtant grave. Comme désespérée,
mais calme. Lukas avait la bouche sèche.
— La vie et l’Héritage, récita-t-il.
Mais ça sonnait faux, tous ces trucs appris par cœur. Il voulait
entrer dans les détails, dire à cette voix, comme un bon père, qu’il
comprenait l’importance et les enjeux de la chose. Il n’était pas bête.
Il avait plus à dire que de simples données mémorisées –
— Jusqu’où aller pour protéger ces choses auxquelles nous tenons
tellement ?
Il observa une pause.
— Jusqu’au sacrifice, murmura-t-il.
Il pensa à Juliette – et l’attitude paisible qu’il composait pour
Bernard faillit s’effondrer. Sur certains points, il n’était pas
convaincu de tout comprendre. Celui-ci en faisait partie. Sa réponse
lui faisait l’impression d’un mensonge. Il n’était pas sûr que le
sacrifice vaille le coup, que le danger soit si grand qu’il faille envoyer
des gens, des gens qui n’avaient rien fait, à leur…
— Combien de temps avez-vous passé au laboratoire de
Confection ?
La voix avait changé, s’était décrispée. Lukas se demanda si la
cérémonie était terminée. C’était tout ? Il avait réussi l’examen ? Il
souffla après avoir retenu son souffle un moment, en espérant que le
micro n’amplifierait pas le bruit, et essaya de se détendre.
— Pas beaucoup, monsieur. Bern – euh, mon patron prévoit de m’y
envoyer quelque temps après le, vous savez…
Il leva les yeux vers Bernard, qui le regardait en tapotant une
branche de ses lunettes.
— Oui, je sais. À propos, comment se règle ce problème dans les
niveaux inférieurs ?
— Hmm, eh bien, on ne me tient au courant que de l’évolution
globale, et les choses s’annoncent bien.
Il se racla la gorge en songeant aux coups de feu et aux violents
échanges qu’il avait entendus via la radio dans le dortoir du dessous.
— Nous progressons, il ne devrait plus y en avoir pour très
longtemps, ajouta-t-il.
Mais le silence perdura. Il s’efforça de respirer calmement, de
sourire à Bernard.
— Si c’était à refaire, auriez-vous agi différemment, Lukas ?
Il sentit son corps osciller, ses genoux s’engourdir. Il se retrouva
sur cette table de réunion, l’acier noir de son arme pressé contre sa
joue, une ligne partant de ses yeux, se prolongeant à travers une
croix, puis le long d’un canon pointé sur une petite bonne femme
aux cheveux blancs avec une grenade à la main. Des balles filaient le
long de cette ligne. Celles qu’il tirait.
— Non monsieur, finit-il par dire. Tout a été fait dans le respect de
l’Ordre. Tout est sous contrôle.
Il attendit. Quelque part, on jugeait ses réponses.
— Vous êtes numéro deux en charge du contrôle et du
fonctionnement du silo 18, annonça la voix.
— Merci, monsieur.
Lukas mit une main sur le casque pour l’enlever et s’apprêtait à le
tendre à Bernard au cas où un échange officiel devait avoir lieu.
— Connaissez-vous le pire aspect de mon travail ? demanda la
voix.
Lukas reposa ses mains sur ses genoux.
— Non, monsieur, qu’est-ce que c’est ?
— Me trouver là, face à ma carte, et devoir tracer une croix rouge
en travers d’un silo. Vous imaginez ce que ça fait ?
Lukas secoua la tête.
— Pas du tout, monsieur.
— On a l’impression d’être un parent qui perd des milliers
d’enfants, tous en même temps.
Un silence.
— Il vous faudra être cruel envers vos enfants pour ne pas les
perdre.
Lukas y réfléchit.
— Oui, monsieur.
— Bienvenue dans l’Opération Cinquante de l’Ordre mondial,
Lukas Kyle. À présent, si vous avez une question ou deux, j’ai un peu
de temps à vous consacrer.
Lukas voulait dire qu’il n’avait pas de questions ; il voulait
raccrocher, appeler Juliette, parler avec elle, aspirer une bouffée de
bon sens dans le délire étouffant qui régnait autour de lui. Mais il se
souvint de la leçon de Bernard : admettre son ignorance, telle était la
clé du savoir.
— Je n’en ai qu’une, monsieur. On m’a dit que ça n’avait pas
d’importance, et je comprends en quoi cela est vrai, mais je crois
sincèrement qu’il me sera plus facile de faire mon travail si je sais.
Il attendit une réaction, mais la voix semblait attendre qu’il pose
directement sa question.
Lukas s’éclaircit la voix.
— Y a-t-il… ?
Il approcha le micro de sa bouche, lança un regard à Bernard.
— Comment est-ce que tout a commencé ?
Impossible de le dire avec certitude – c’était peut-être l’aérateur
du serveur qui s’était déclenché –, mais il lui sembla entendre un
long soupir.
— À quel point tenez-vous à le savoir ?
Lukas craignit de répondre honnêtement.
— Comme je vous l’ai dit, il n’y a rien de crucial, mais j’aimerais
avoir une vision de ce que nous sommes en train d’accomplir, de ce à
quoi nous avons survécu. J’ai l’impression que ça me donnera, que ça
nous donnera un but, vous voyez ?
— Mais la raison est le but, dit la voix, énigmatique. Avant de vous
répondre, j’aimerais entendre votre avis sur la question.
— Mon avis ?
— Tout le monde a des idées. Êtes-vous en train de me dire que
vous n’en avez pas ?
Lukas décela un brin d’humour dans la voix désincarnée.
— Je pense que c’est quelque chose qu’on a vu venir, répondit-il.
Il regarda Bernard, qui fronça les sourcils et tourna la tête.
— C’est une possibilité.
Bernard ôta ses lunettes et se mit à les essuyer sur sa manche en
regardant ses pieds.
— Réfléchissez à ceci, reprit la voix. Si je vous disais qu’il n’y a que
cinquante silos dans le monde entier et qu’ils sont tous regroupés
dans le même petit coin ?
Lukas réfléchit. Ça ressemblait à un nouveau test.
— Je dirais que nous étions les seuls…
Il faillit dire qu’ils étaient les seuls à avoir des ressources, mais il
avait suffisamment compulsé l’Héritage pour savoir que ce n’était
pas le cas. Partout dans le monde on trouvait des bâtiments qui
s’élevaient au-dessus des collines. Beaucoup plus de gens auraient pu
être préparés.
— Je dirais que nous étions les seuls à savoir, proposa-t-il.
— Très bien. Et pourquoi ça ?
Il détestait ça. Il n’avait pas envie de jouer aux devinettes, il voulait
une réponse.
Et alors, comme un câble qu’on vient de raccorder, comme le
courant qui passe dans un circuit pour la première fois, la vérité le
frappa.
— Parce que…
Il essaya de comprendre la réponse qui se formait dans sa tête,
d’imaginer qu’une telle idée puisse pencher du côté de la vérité.
— Ce n’est pas parce qu’on savait, dit-il en inspirant un petit coup
sec. C’est parce que c’est nous qui l’avons fait.
— Voilà, dit la voix. Maintenant vous savez.
Elle ajouta quelques mots à peine audibles, comme si elle
s’adressait à quelqu’un d’autre.
— Bien, il est temps de nous séparer, Lukas Kyle. Félicitations pour
votre nouveau poste.
Le casque collait à ses cheveux, il était trempé de sueur.
— Merci, articula-t-il.
— Et hmm, Lukas ?
— Oui, monsieur ?
— À partir de maintenant, je vous suggère de vous concentrer sur
ce qu’il y a sous vos pieds. Plus de temps à perdre avec les étoiles,
d’accord petit ? Nous savons déjà où la plupart se trouvent.
68

Silo 18

— Allô ? Solo ? Allez, dis quelque chose.


Le casque avait beau être démantibulé, impossible de se tromper
sur l’origine de cette voix. Elle retentissait, désincarnée, dans la salle
de contrôle, où elle avait résonné en direct pendant tant d’années.
L’entendre dans cet endroit acheva de convaincre Shirly ; les yeux
rivés aux petits écouteurs reliés à la radio magique, elle savait que ce
ne pouvait être personne d’autre.
Ni elle ni Walker n’osèrent parler. Ils attendirent une éternité
avant qu’elle se décide à briser le silence.
— C’était Juliette, murmura-t-elle. Mais comment on peut… ? Est-
ce que sa voix est prisonnière quelque part ? Dans l’air ? Quand est-
ce qu’elle aurait dit ça ?
Shirly ne comprenait rien à la science, c’était au-delà de ce pour
quoi on la payait. Immobile, silencieux, la barbe luisante de larmes,
Walker n’arrivait pas à détacher son regard du casque.
— Est-ce que ces… ces ondes qu’on capte avec l’antenne
rebondissent à l’infini, je ne sais où ?
Elle se demanda si c’était le cas de toutes les voix qu’ils avaient
entendues. Ils captaient peut-être des conversations qui avaient eu
lieu dans le passé. Est-ce que c’était possible ? Un genre d’écho
électrique ? Quelque part, ça semblait beaucoup moins choquant que
l’autre possibilité.
Walker se tourna vers elle, l’air bizarre. Il avait la bouche à moitié
ouverte, les commissures légèrement remontées.
— Ça ne marche pas comme ça, dit-il en finissant par sourire. Ça
arrive en temps réel. Ça se passe maintenant.
Il saisit Shirly par le bras.
— Tu l’as entendue toi aussi, hein ? Je ne suis pas fou. C’était bien
elle. Elle est vivante. Elle a réussi.
— Non… fit Shirly en secouant la tête. Walk, qu’est-ce que tu
racontes ? Juliette en vie ? Et réussi quoi, d’abord ?
— T’as entendu comme moi. Les conversations. Le nettoyage. Il y a
d’autres gens, quelque part. On n’est pas seuls. Elle est avec eux,
Shirly. C’est en train de se passer, là, maintenant.
— Vivante.
Shirly prit le temps de digérer l’info. Son amie était là, quelque
part. Elle respirait encore. Elle s’était imaginé tant de fois le corps de
Juliette reposant au-delà des collines, battu par les vents. Et à
présent, elle se la représentait en mouvement, en train de parler dans
une radio, où que ce soit.
— Est-ce qu’on peut lui parler ? demanda-t-elle.
Elle savait que c’était une question bête. Mais Walker sursauta, ses
vieilles jambes tressautèrent.
— Oh mon Dieu. Oui, mais oui.
Il posa le méli-mélo d’éléments sur le sol, les mains tremblantes,
mais manifestement enthousiaste. La peur qu’ils avaient éprouvée
avait disparu, le monde qui existait au-delà de cette porte était
devenu insignifiant.
Walker plongea une main dans sa caisse pour fouiller dans ses
outils.
— Non, dit-il en examinant à nouveau les pièces sur le sol. Non,
non, non.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Shirly en reculant pour qu’il
puisse mieux voir. Qu’est-ce qui nous manque ? Il y a un micro, là,
dit-elle en désignant le casque désarticulé.
— L’émetteur. C’est un petit circuit. Je crois qu’il est sur mon
établi.
— Mais j’ai tout fait tomber dans la caisse.
Crispée, elle avança pour fouiller elle aussi.
— L’autre établi. Au départ, on n’en avait pas besoin. Tout ce que
Jenks voulait, c’était écouter, espionner. J’ai fait ce qu’il m’a
demandé. Comment j’aurais pu savoir qu’on aurait besoin d’émettre ?
— Tu ne pouvais pas le savoir, intervint Shirly en posant une main
sur son bras.
Il filait un mauvais coton. Elle l’avait déjà vu partir dans
ses élucubrations, et il pouvait se déconnecter en un rien de temps.
— Il n’y a rien ici qu’on pourrait utiliser à la place ? Allez Walk,
réfléchis. Concentre-toi.
Il secoua la tête, pointa du doigt le casque à écouteurs.
— Ce micro ne marchera pas. Il sert juste de support au son. Rien
que des petites membranes qui vibrent et… Attends un peu. Si, y
aurait peut-être quelque chose.
— Ici ? Où ça ?
— Dans les réserves minières. Ils ont des détonateurs. J’en ai
réparé un il y a un mois. Ça devrait fonctionner.
Shirly se leva.
— J’y vais. Toi, tu restes là.
— Mais, et l’escalier…
— Je serai en sécurité. Je descends, je ne monte pas. Et ne change
rien à la radio. On ne cherche plus d’autres voix. Rien que la sienne.
On reste comme ça.
— Oui, bien sûr.
Elle se pencha pour lui serrer l’épaule.
— Je reviens tout de suite.
Dehors, tous les visages se tournèrent vers elle. Elle eut envie de
leur crier que Juliette était en vie, qu’ils n’étaient pas seuls, que
d’autres personnes vivaient et respiraient à l’extérieur. Mais elle
n’avait pas le temps. Elle se précipita sur Courtnee.
— Salut…
— Tout va bien, là-dedans ? lui demanda Courtnee.
— Ouais, ça va. Rends-moi un service, si tu veux bien. Garde un
œil sur Walker, d’accord ?
Courtnee acquiesça.
— Tu vas où ?
Mais Shirly était déjà partie. Elle se fraya un passage entre les gens
amassés près de l’entrée. Jenkins était dehors avec Harper. Ils
cessèrent de parler en la voyant passer.
— Hé ! cria Jenkins en lui prenant le bras. Qu’est-ce que tu fous,
là ?
— Je vais au magasin de la mine, dit-elle en se dégageant. Je n’en ai
pas pour longtemps.
— Hors de question. On est sur le point de faire sauter l’escalier.
Ces crétins tombent droit dans le piège.
— Vous allez quoi ?
— L’escalier, répéta Harper. On l’a bardé d’explosifs. Et quand les
autres vont se pointer…
Il forma une boule avec ses mains et les écarta pour mimer
l’explosion.
— Vous ne comprenez pas, dit Shirly en faisant face à Jenkins.
C’est pour la radio.
— Walk a laissé passer sa chance.
— On capte tout un tas de conversations. Il a besoin d’une seule
pièce. Je reviens tout de suite, je vous jure.
Jenkins regarda Harper.
— Combien de temps avant le déclenchement ?
— Cinq minutes, monsieur.
— Tu en as quatre, dit-il à Shirly. Mais fais gaffe à…
Elle n’entendit pas la fin. Ses bottes prenaient déjà la direction de
l’escalier. Elle passa devant la foreuse et son air avachi, devant les
hommes en position de tir.
Lorsqu’elle mit le pied sur la première marche, quelqu’un au-
dessus d’elle annonça sa venue. Elle aperçut deux mineurs avec des
bâtons de TNT avant de descendre la volée de marches.
Une fois à l’étage en dessous, elle se rua vers le puits de mine. Les
couloirs étaient déserts, elle n’entendait que sa respiration et le bruit
sourd de ses bottes.
Juliette. Vivante.
Une personne envoyée au nettoyage, vivante.
Elle s’engagea dans un autre couloir et longea les appartements des
mineurs et des mécanos, des hommes prêts à trouer la peau de
l’ennemi au lieu de la terre, qui maniaient désormais des armes
plutôt que des outils.
Et ce que Shirly venait d’apprendre, cette impossible nouvelle, ce
secret, rendait tous ces combats surréalistes. Insignifiants. À quoi
bon se battre s’il y avait des endroits où aller au-delà de ces murs ?
Elle arriva dans les réserves. Il devait lui rester deux minutes. Son
cœur battait à toute vitesse. Jenkins ne donnerait aucun ordre avant
son retour. Elle scrutait les étagères, fouillait dans les casiers, les
tiroirs. Elle savait à quoi ressemblait l’objet. Il devait y en avoir
plusieurs dans le coin. Mais où ?
Elle ouvrit les casiers des vestiaires, jeta les salopettes, secoua les
casques de chantier. Rien. Combien de temps lui restait-il ?
Elle tenta le petit bureau du chef d’équipe, ouvrit la porte d’un
coup, se rua sur sa table de travail. Rien dans les tiroirs. Rien dans les
étagères. L’un des gros tiroirs du bas était coincé. Fermé à clé.
Elle recula d’un pas et donna un grand coup de pied dans le métal.
Une fois, deux fois. Une brèche finit par s’ouvrir, assez pour qu’elle
glisse deux doigts à l’intérieur et le déverrouille.
Des explosifs. Des bâtons de dynamite. Quelques relais destinés à
les allumer. En dessous, trois précieux émetteurs. Ce dont Walker
avait besoin.
Elle en empocha deux, plus quelques relais. Elle prit aussi deux
bâtons de dynamite – juste parce qu’ils étaient là et pourraient servir
plus tard –, sortit en courant, traversa le magasin, se rua vers
l’escalier.
Elle avait mis trop de temps. Déjà à bout de souffle, malgré sa
respiration sifflante, elle courait aussi vite que possible, concentrée
sur le mouvement de ses bottes qui avalaient les marches l’une après
l’autre.
En arrivant au bout du couloir, elle songea à nouveau à quel point
ces combats étaient ridicules. Difficile, même, de se rappeler
comment tout avait commencé. Knox avait disparu, McLain aussi.
Est-ce que les gens continueraient à se battre si ces deux grands
chefs étaient encore là ? Auraient-ils agi différemment en amont ?
Avec plus de sagesse ?
Elle déplora la folie de la situation en atteignant l’escalier. Elle
devait avoir dépassé les cinq minutes. Elle s’attendait à ce que
l’explosion arrive, que l’intensité du choc la rende sourde. Gravissant
les marches deux par deux, elle se rendit compte en arrivant sur le
palier que les mineurs avaient disparu.
— Tire-toi de là ! cria quelqu’un en agitant les bras.
Shirly reconnut Jenkins, ventre à terre avec son fusil, à côté de
Harper. Elle faillit trébucher sur les fils qui partaient de la cage
d’escalier lorsqu’elle rejoignit les deux hommes.
— Maintenant ! cria Jenkins.
Quelqu’un actionna un interrupteur.
Le sol se souleva et se déroba sous les pieds de Shirly. Elle décolla
et atterrit violemment sur le sol en métal, s’écorcha le menton et
faillit lâcher ses bâtons de dynamite.
Ses oreilles sifflaient encore lorsqu’elle se releva. Des hommes
s’agitaient autour de la rampe, des coups de feu retentissaient dans le
nuage de fumée qu’exhalait la nouvelle gueule de métal béante. On
entendait les cris des blessés au loin. Tandis que les combats
continuaient de faire rage, Shirly tâta ses poches et en sortit les
émetteurs.
Une fois de plus, le bruit des armes, futile, sembla s’estomper à
mesure qu’elle courait retrouver Walker dans la salle des machines,
la lèvre en sang, l’esprit accaparé par des enjeux bien plus
importants.
69

Silo 17

Juliette progressait à l’aveugle dans l’eau froide et noire, se heurtait


par moments au plafond, ou à un mur, incapable de faire la
différence. Désespérément cramponnée au tuyau d’air tout flasque,
elle n’avait aucune idée de la vitesse à laquelle elle avançait – jusqu’à
ce qu’elle tombe contre l’escalier. Son nez s’écrasa contre son casque
et un bref rai de lumière traversa l’obscurité. Tandis qu’elle flottait,
déboussolée, le tuyau d’oxygène lui échappa.
En reprenant ses esprits, elle chercha à tâtons le précieux tuyau.
Elle toucha quelque chose du bout du gant, l’attrapa, mais c’était le
câble électrique. Elle le lâcha et continua de chercher à l’aveugle sans
possibilité de distinguer le bas du haut.
Lorsque son corps heurta une surface rigide qu’elle supposa être le
plafond, elle s’en repoussa pour nager, espérait-elle, vers le bas. Ses
bras s’emmêlèrent dans quelque chose et elle ne tarda pas à
reconnaître la mollesse de son bon vieux tuyau. S’il ne lui apportait
plus d’air, il pouvait toujours la guider vers la sortie.
Si elle tirait dans un sens, elle accumulait du mou, alors elle tira
dans l’autre et se mit à gravir l’escalier carré, régulièrement attaquée
par un mur, le plafond, une marche – six étages de ballottements
intempestifs qui semblèrent durer une éternité.
Elle arriva en haut haletante. Et se rendit vite compte qu’elle
n’était pas à bout de souffle, mais à court d’air. Elle avait utilisé ce
qui restait dans son scaphandre, et des dizaines de mètres de tuyau
serpentaient derrière elle, invisibles et vides.
Elle tenta un nouvel appel radio en longeant le couloir, sa
combinaison continuait de l’entraîner vers le haut, mais plus
lentement.
— Solo ! Tu m’entends ?
Rien qu’à l’idée du volume d’eau qui la séparait de la surface, de
tous ces étages inondés au-dessus de sa tête, elle étouffait. Que lui
restait-il dans la combinaison ? De quoi vivre quelques minutes ?
Combien de temps lui faudrait-il pour nager ou flotter jusqu’en
haut ? Bien plus que ça. Il y avait sûrement des bouteilles d’oxygène
quelque part dans l’un de ces couloirs, mais comment les trouver ?
Elle n’était pas chez elle. Elle n’avait pas le temps de chercher. Tout
ce qu’elle avait, c’était une envie folle de trouver le grand escalier et
de percer la surface.
Elle tourna et se retrouva dans le couloir principal ; ses muscles,
fatigués de répéter les mêmes mouvements et de lutter contre la
rigidité du scaphandre, la démangeaient. Soudain, l’obscurité
ambiante se teinta de vert.
Elle accéléra la cadence, se heurtant ici et là, guidée par son
instinct : le poste de sécurité et l’escalier n’étaient plus loin. Elle avait
traversé des couloirs comme celui-ci des milliers de fois, dont deux
dans un noir complet lorsque les disjoncteurs avaient sauté. Elle
disait à ses collègues que tout allait bien, de ne pas bouger, qu’elle
s’occupait de tout.
C’est elle qu’elle essayait de rassurer à présent, à elle qu’elle
mentait, continue à avancer, n’aie pas peur.
Le tournis revint un peu plus fort lorsqu’elle atteignit le portillon
de sécurité. Au loin, l’eau aux reflets verts était pleine de promesses :
plus de tâtonnements dans le noir, plus de casque qui cogne dans
tout et n’importe quoi.
Elle dégagea son bras qui s’était emmêlé dans le câble
d’alimentation et se dirigea vers la colonne d’eau, cet escalier qui
ressemblait à une paille géante.
Avant de l’atteindre, elle eut son premier spasme, comme un
hoquet, provoqué par un violent besoin d’air. Elle lâcha sa ligne et
crut que sa poitrine allait exploser. Elle mourait d’envie d’envoyer
promener son casque et d’aspirer une grande goulée d’eau. Une voix
dans sa tête lui disait qu’elle pouvait respirer en milieu aquatique.
Essaie, tu verras. Rien qu’une inspiration. De l’eau. Ce serait toujours
mieux que les toxines qu’elle exhalait dans sa combinaison, conçue
pour la protéger de telles particules.
Un nouveau spasme lui serra la gorge et elle se mit à tousser. Elle
parvint enfin au pied de l’escalier. La corde était là, lestée par la
grosse clé à molette. Elle nagea aussi vite qu’elle put. Elle tira sur la
corde mais la sentit molle, et ne tarda pas à voir l’autre extrémité
descendre vers elle en décrivant une spirale.
Elle se laissa dériver lentement, il ne restait que très peu de
pression dans sa combinaison, il n’y aurait pas de remontée express à
la surface. À nouveau, un spasme de la gorge. Vite, il fallait qu’elle
ôte son casque. La tête lui tournait, elle allait s’évanouir.
Elle trifouilla le collier de serrage. L’impression de déjà-vu
s’ajoutait à celle de suffocation. Sauf que cette fois, elle n’avait pas
toute sa tête. Elle se rappela la soupe, l’odeur infecte, sa sortie du
petit réduit. Elle se souvint du couteau.
En palpant sa poitrine, elle sentit le manche qui dépassait de son
étui. D’autres outils, tombés de leur poche, pendouillaient au bout de
leurs fils, astuce qui était devenue une vraie plaie puisqu’ils étaient
autant de poids qui la retenaient au fond.
Elle gravissait lentement l’escalier, en proie au froid, le corps pris
de convulsions dues au manque d’air respirable. Obnubilée par le
brouillard toxique qui envahissait son casque et la tuait à petit feu,
elle céda à la folie et pointa la lame du couteau sur le premier fermoir
du collier.
Au déclic, elle sentit un mince jet d’eau contre son cou. Une bulle
s’échappa de sa combinaison et se logea au sommet de sa visière. Elle
fit jouer sa lame contre le second fermoir et le casque sauta. L’eau lui
fouetta le visage, remplit le scaphandre et l’entraîna par le fond.
Mais le froid lui donna un coup de fouet. Elle cligna des yeux, vit le
couteau dans sa main, le dôme du casque virevoltant dans le noir
verdâtre comme une bulle qui allait dans la mauvaise direction.
Juliette se sentait couler à sa suite, les poumons privés d’air,
prisonnière de toute cette eau.
Elle rangea le couteau dans la mauvaise poche, vit ses outils qui
continuaient leur danse folle autour d’elle, et nagea en direction du
tuyau d’oxygène, toujours raccordé à la surface.
Des bulles d’air s’échappèrent par son col et passèrent à travers ses
cheveux. Elle saisit le tuyau, cessa de couler, et repartit vers le haut,
résistant tant bien que mal à l’irrépressible envie d’une goulée d’air,
d’eau, de n’importe quoi. Le besoin d’avaler l’étouffait. Alors qu’elle
commençait à remonter, elle entrevit, sous les marches, une lueur
d’espoir.
Des bulles prises au piège. Coincées là au moment de sa descente,
peut-être. Elles ondulaient, telles du métal en fusion, sous les
marches de l’escalier en colimaçon.
Un grognement lui échappa, d’effort, de désespoir. Elle fit
quelques brasses, gênée par le poids de sa combinaison, et réussit à
attraper la rampe de l’escalier immergé, le long de laquelle elle se
hissa. Elle arriva au groupe de bulles le plus proche, s’agrippa au
rebord de la marche et posa sa bouche contre le métal.
Elle prit une inspiration mais absorba en même temps une grosse
quantité d’eau. L’inévitable quinte de toux fit entrer de l’eau dans son
nez et malgré la sensation de brûlure, elle résista à l’envie de respirer
à pleins poumons. Son cœur battait à tout rompre. Elle recolla son
visage contre le dessous de la marche et, du bout des lèvres, parvint
à aspirer un filet d’air.
Les taches lumineuses qu’elle voyait danser devant ses yeux
commencèrent à disparaître. Tête baissée, elle expira loin de la
marche et regarda les nouvelles bulles monter avant de s’accorder
une autre respiration.
De l’air.
Ses paupières écrasèrent des larmes d’effort, de frustration, de
soulagement. En levant la tête vers la spirale de métal, dont les
marches semblaient onduler à travers les bulles prises au piège, elle
vit qu’un chemin unique en son genre s’offrait à elle. Elle n’avait plus
qu’à s’élancer et monter plusieurs marches d’un coup en s’arrêtant
pour boire les petites bulles d’air coincées sous les marches. Elle ne
manqua pas, au passage, de louer le travail des soudeurs qui avaient
assemblé l’escalier des siècles auparavant. Ces marches avaient été
conçues pour durer, pour supporter le passage de millions de bottes,
et elles retenaient à présent le précieux surplus d’air de sa descente.
Ses lèvres en effleurèrent une, au goût de métal et de rouille, pour
embrasser son salut.
La lumière de l’éclairage de secours demeurant constante, Juliette
ne remarquait pas les étages passer. Elle se concentrait sur son
rythme : inspirer sur cinq marches, expirer sur six, presque plus
d’air, vite une bulle. Et toujours, lutter contre le poids du scaphandre
et des outils, pas le temps de penser à couper les fils, continuer à
avancer, à se hisser, emplir ses poumons au maximum, ne pas
souffler vers les marches du haut, voilà, doucement. Cinq marches de
plus. C’était comme un jeu de marelle, cinq cases à cloche-pied,
triche pas, attention à la craie, elle s’en sortait bien, s’améliorait
même au fil des marches.
Et soudain la bouche qui brûle, un goût atroce, du poison, sa tête
qui cogne contre le dessous d’une marche et passe à travers une
couche visqueuse d’essence et d’huile.
Elle se vida les poumons et toussa, s’essuya le visage. La
respiration sifflante, elle se mit à rire. Elle était libre. Elle repiqua
une tête pour passer sous la rampe, les yeux brûlés par l’essence. Les
bras battant à la surface, elle appela Solo et, à genoux et tremblante,
gravit les dernières marches.
Elle avait survécu. Cramponnée au métal sec, le dos courbé, à bout
de souffle, les jambes engourdies, elle voulut crier qu’elle avait
réussi, mais un faible gémissement lui échappa à la place. Elle avait
froid. Elle était gelée. Il n’y avait pas de bourdonnement en
provenance du compresseur, pas de bras tendus pour l’aider à
monter.
— Solo… ?
Elle gravit les dernières marches jusqu’au palier en rampant et
s’allongea sur le dos. Certains de ses outils s’étaient coincés quelques
marches plus bas. L’eau de son scaphandre se répandit autour d’elle,
éclaboussa ses cheveux, s’infiltra dans ses oreilles. Elle tourna la tête
– il fallait qu’elle se débarrasse de cette combinaison gelée – et vit
Solo.
Il était allongé sur le côté, les yeux fermés, une blessure à la tête
d’où s’écoulait du sang, partiellement séché.
— Solo ?
D’une main tremblante, elle le secoua. Mais qu’est-ce qu’il s’était
fait ?
— Merde, réveille-toi.
Elle se mit à claquer des dents. Elle lui attrapa l’épaule et le secoua
violemment.
— Solo ! Il faut que tu m’aides !
Il entrouvrit un œil. Il cligna des paupières, puis se plia en deux et
toussa, projetant des éclaboussures de sang sur le sol.
— Aide-moi, dit-elle en essayant d’attraper la fermeture dans son
dos, sans se rendre compte que c’était lui qui avait besoin d’elle.
Solo toussa encore avant de rouler à nouveau sur le dos. Sa
blessure continuait à saigner, les traces sèches étaient recouvertes
par du sang frais.
— Solo ?
Il gémit. Juliette s’approcha de lui, le corps tout engourdi. Il
murmura quelque chose, mais sa voix n’était qu’un râle.
— Hé…
Elle approcha son visage du sien, un goût d’essence persistant sur
les lèvres.
— Pas mon nom…
Il toussa une brume rouge. Son bras se leva de quelques
centimètres comme pour couvrir sa bouche, mais il n’eut pas le
temps d’y arriver.
— C’est pas mon nom, répéta-t-il.
Sa tête roula sur le côté et Juliette se rendit compte qu’il était
gravement blessé.
— Ne bouge pas, dit-elle. Tu m’entends, Solo ? Ne bouge pas.
Elle essaya de se redresser, de trouver la force de bouger. Le regard
vitreux, la barbe grise striée de rouge écarlate, Solo ouvrit la bouche.
— Pas Solo. Je m’appelle Jimmy…
Il toussa à nouveau, les yeux révulsés.
— … et je crois…
Ses yeux se fermèrent, puis se plissèrent de douleur.
— … je crois bien que…
— Reste avec moi, dit Juliette, le visage strié de larmes brûlantes.
— … je crois bien que j’ai jamais été seul dans ce silo, murmura-t-il.
Puis ses traits se détendirent, et sa tête roula contre le métal froid.
70

Silo 18

Sur le feu, l’eau bouillait à gros bouillons sonores, de la vapeur


s’élevait en surface et de minuscules gouttes se projetaient, libres,
par-dessus bord. Lukas prit une pincée de feuilles dans la boîte
refermable et les déposa dans la petite passoire à thé, qu’il posa
d’une main tremblante sur son mug. Lorsqu’il souleva la bouilloire,
un filet d’eau coula sur le brûleur, où les gouttes s’évaporèrent en
grésillant. Il regarda Bernard du coin de l’œil tout en versant l’eau sur
les feuilles de thé.
— Franchement, y a un truc que je comprends pas, dit-il en tenant
son mug à deux mains pour les réchauffer. Comment peut-on faire
une chose pareille exprès ?
Il secoua la tête et s’aperçut que de petits morceaux de feuille
s’étaient déjà échappés de la passoire.
— Et vous, vous étiez au courant ? Comment ça se fait ?
Bernard se rembrunit. Il lissa sa moustache d’une main, l’autre
posée sur son ventre.
— J’aurais préféré ne pas être au courant, figure-toi. Maintenant, tu
comprends pourquoi certains faits, certaines informations doivent
être étouffés dès leur apparition. La curiosité ne ferait qu’attiser les
braises et réduirait ce silo en cendres.
Il baissa les yeux sur ses bottes.
— J’ai compris par moi-même, un peu comme toi, avec le strict
minimum d’informations pour faire ce boulot. C’est pour ça que je
t’ai choisi, Lukas. Tu es le seul, avec quelques autres, à avoir une idée
de ce qui est sauvegardé sur ces serveurs. Tu es déjà préparé à en
apprendre davantage. Tu imagines si tu partageais le moindre
renseignement avec quelqu’un qui porte du rouge ou du vert ?
Lukas secoua la tête.
— C’est déjà arrivé, tu sais. Le silo 10 a sombré comme ça. J’étais
assis là-bas – il désigna le petit bureau avec les livres, l’ordinateur, la
radio – et j’ai écouté ce qui se passait. J’ai entendu l’ombre d’un
collègue diffuser ses insanités à quiconque voulait l’écouter.
Lukas regardait son thé infuser. Une poignée de feuilles flottait au
gré des courants chauds et obscurs ; le reste restait prisonnier de la
passoire.
— C’est pour ça que les commandes de la radio sont sous clé. Et
c’est pour ça que toi aussi tu es sous clé.
Lukas opina. Il s’en était douté.
— Combien de temps vous êtes resté enfermé, vous ? demanda-t-il
en levant les yeux vers Bernard.
Une image lui revint soudain à l’esprit, celle du shérif Billings
inspectant son arme pendant la visite de sa mère. Est-ce qu’ils
l’avaient écouté à son insu ? Est-ce qu’il se serait fait tirer dessus s’il
avait dit quoi que ce soit ? Sa mère aussi ?
— J’ai passé un tout petit plus de deux mois ici avant que mon
modèle soit sûr que j’étais prêt, que j’avais compris et accepté tout ce
que j’avais appris.
Il croisa les bras.
— Je préférerais que tu n’aies pas posé la question, que tu ne sois
pas déjà au courant de tout ça. C’est bien mieux de le découvrir
quand on est plus vieux.
Lukas acquiesça à nouveau. C’était bizarre de parler de cette façon
avec quelqu’un de plus âgé que lui, quelqu’un qui en savait tant, avait
bien plus de sagesse. Il se dit que c’était le genre de conversation
qu’un homme pouvait avoir avec son père – seulement, sur un sujet
autre que la destruction préméditée du monde entier.
Lukas baissa la tête et inspira profondément. L’odeur de menthe
trouva la ligne directe qui menait au centre du plaisir de son cerveau
et l’apaisa instantanément. Il expira longuement. Bernard traversa le
dortoir pour aller se préparer sa propre tasse.
— Comment ils ont fait ? demanda Lukas. Pour en tuer autant ? Tu
sais comment ils s’y sont pris ?
Bernard haussa les épaules. Il tapota le côté de la boîte et fit
tomber quelques feuilles de thé dans un petit chinois.
— Pour autant que je sache, ils y sont peut-être encore. Personne
ne parle du temps que c’est censé prendre. Certains craignent que de
petits groupes de survivants se terrent quelque part sur la planète.
Or l’Opération Cinquante n’a aucun sens s’il y a des survivants. Il
faut que la population soit homogène pour…
— L’homme à qui j’ai parlé, il a dit qu’il n’y avait que nous, les
cinquante silos…
— Quarante-sept. Et, oui, il n’y a que nous, de ce qu’on en sait.
Difficile d’imaginer qu’il ait pu y avoir, ailleurs, des gens aussi bien
préparés. Mais il y a toujours un risque. Ça ne fait que quelques
centaines d’années.
— Quelques centaines ?
Lukas s’appuya contre le plan de travail. Il leva son thé mais la
menthe perdait de son pouvoir apaisant.
— Donc, il y a plusieurs siècles, on a décidé de…
— Ils ont décidé, le corrigea Bernard en versant de l’eau encore
fumante dans son mug. Ne t’inclus pas. En tout cas, ne m’inclus pas,
moi.
— D’accord, ils ont décidé de détruire le monde. De rayer tout le
monde de la carte. Pourquoi ?
Bernard posa son thé pour le laisser infuser. Il retira ses lunettes,
essuya la buée, puis les pointa vers le petit bureau, vers le mur
d’étagères et ses livres épais.
— À cause des pires aspects de notre Héritage. Ou du moins,
j’imagine que c’est ce qu’ils diraient s’ils étaient encore en vie. Ce qui
n’est pas le cas, Dieu merci.
Lukas frissonna. Il n’arrivait toujours pas à croire qu’on puisse en
venir à prendre une telle décision, quelle que soit la situation. Il
pensa aux milliards de gens qui avaient soi-disant vécu sous les
étoiles plusieurs siècles auparavant. Personne ne pouvait en tuer
autant. Comment pouvait-on revendiquer autant de vies ?
— Et maintenant, on travaille pour eux, lâcha Lukas avec mépris.
Il se dirigea vers l’évier et posa sa passoire sur le rebord en inox. Il
prit une gorgée prudente de peur de se brûler.
— Vous ne voulez pas être assimilé à eux, mais on fait partie de ce
qu’ils ont initié.
— Non.
Bernard alla se planter face au planisphère accroché au-dessus du
coin-repas.
— On ne fait pas partie de cette bande de tarés. Si je les tenais, si
j’étais dans une pièce avec eux, je les zigouillerais jusqu’au dernier,
dit Bernard en tapant du plat de la main contre la carte. Je les tuerais
à mains nues.
Immobile, Lukas ne dit rien.
— Ils ne nous ont pas laissé de chance, reprit Bernard en faisant de
grands gestes. Ça, ce sont des prisons. Des cages, pas des maisons.
Qui ne sont pas destinées à nous protéger, mais à nous forcer, sous
peine de mort, à promouvoir leur vision.
— Leur vision de quoi ?
— D’un monde où on se ressemble trop, où on est trop entassés les
uns sur les autres pour perdre notre temps à se battre, pour gâcher
notre énergie à vouloir la préserver.
Il porta son mug à ses lèvres et but bruyamment.
— En tout cas, c’est ma théorie. Formée à partir de tout ce que j’ai
lu pendant des dizaines d’années. Les gens qui ont fait ça étaient à la
tête d’un pays puissant qui commençait à vaciller. Ils ont entrevu
leur propre fin, et ça les a effrayés au point de vouloir ce suicide. À
mesure que le temps passait, je parle en dizaines d’années hein, ils se
sont dit qu’ils n’avaient qu’un seul moyen de se protéger, de
préserver ce qu’ils estimaient être leur mode de vie. Et donc, avant
de rater ce qui serait peut-être leur unique occasion, ils ont mis ce
plan sur pied.
— Sans que personne n’en sache rien ? Mais comment ?
Bernard but une autre gorgée. Il fit claquer ses lèvres et s’essuya la
moustache.
— Qui sait ? Peut-être que personne n’y a cru. Peut-être que la
récompense de ceux qui gardaient le secret était la survie, l’inclusion
dans le projet. Tu sais, ils ont construit des choses dans des usines
plus grosses que ce que tu pourras jamais imaginer sans que
personne n’en sache rien. Ils ont fabriqué des bombes dans ces
usines, des bombes que je soupçonne d’avoir joué un rôle dans tout
ça. Sans que personne ne se doute de quoi que ce soit. Il y a des
récits dans l’Héritage qui racontent comment, il y a très longtemps,
dans un pays qui avait à sa tête des rois puissants, comme nos maires
mais avec beaucoup plus de gens à gouverner, quand ces rois
mouraient, on construisait sous terre des chambres fortes très
sophistiquées pour les emplir de trésors. Un travail qui nécessitait
des centaines d’ouvriers. Et tu sais comment ils gardaient
l’emplacement secret ?
Lukas haussa les épaules.
— Ils leur donnaient des milliers de jetons ?
Bernard se mit à rire. Il pinça une feuille de thé qui s’était déposée
sur sa langue.
— Il n’y avait pas de jetons. Et leur méthode consistait à s’assurer
que ces hommes ne diraient jamais rien. Ils les tuaient.
— Ils tuaient leurs propres hommes ? s’écria Lukas.
Il lança un regard vers les étagères en se demandant dans quel
bouquin figurait cette histoire.
— Ça peut se comprendre, pour garder un secret.
Le visage de Bernard s’était durci.
— Ça fera partie de ton boulot, un jour, quand tu auras pris tes
fonctions.
Lukas sentit comme un coup de poing au ventre lorsque cette
vérité le frappa. Il entrevoyait la réalité de ce pour quoi il avait signé.
En contrepoint, tuer des gens à coups de fusil semblait une affaire
honnête.
— Nous ne sommes pas ceux qui ont fabriqué ce monde-là, Lukas,
mais c’est à nous qu’il appartient d’y survivre. Il faut que tu
comprennes ça.
— Nous n’avons pas choisi l’endroit où nous nous trouvons,
marmonna-t-il, mais nous pouvons choisir comment aller de l’avant.
— Sages paroles.
— Ouais. Je commence tout juste à les apprécier à leur juste valeur.
Bernard posa sa tasse dans l’évier et enfouit une main dans sa
poche ventrale. Il dévisagea Lukas un instant puis se tourna à
nouveau vers le planisphère.
— Ceux qui ont fait ça sont des hommes peu recommandables,
mais ils ne sont plus là. Oublie-les. Ne retiens qu’une seule chose : ils
ont mis sous clé leur progéniture, manière pour eux d’assurer leur
propre survie. Ils nous ont inclus dans ce jeu malgré nous, un jeu où
le non-respect des règles entraîne notre mort à tous, jusqu’au
dernier. Mais vivre dans le respect de ces règles implique de souffrir.
Il rechaussa ses lunettes et se planta devant Lukas en lui tapotant
l’épaule.
— Je suis fier de toi, fiston. Tu engranges tout ça bien mieux que
moi à ton âge. À présent, repose-toi. Fais de la place dans ta tête et
dans ton cœur. Demain, reprise de l’étude.
Il se dirigea vers le couloir, l’échelle.
Lukas acquiesça sans rien dire. Il attendit que Bernard soit parti,
que le clic métallique de la trappe ait retenti, pour aller examiner le
grand schéma punaisé au mur du bureau, celui avec les silos barrés
d’une croix. Les yeux rivés au toit du silo 1, il se demanda qui était le
responsable de tout ça, et s’ils pouvaient vraiment justifier leurs
actes par la contrainte, s’affranchir de toute culpabilité en se disant
qu’ils avaient hérité de cette situation, de ce jeu tordu aux règles à la
con où presque tous macéraient dans l’ignorance, sous clé.
Mais qui étaient ces gens, bon sang ? Pouvait-il vraiment
s’envisager comme l’un d’entre eux ? Comment se pouvait-il que
Bernard ne voie même pas qu’il était l’un d’entre eux ?
71

Silo 18

La porte de la salle des machines se referma derrière elle, réduisant


le bruit de fusillade à un martèlement lointain. Shirly se rua dans la
salle de contrôle sans faire attention à ceux qui, recroquevillés contre
les murs et derrière le garde-corps, lui demandaient ce qui se passait
dehors. Juste avant d’entrer, elle remarqua quelques ouvriers
grimpés sur la génératrice principale pour bricoler le système
d’échappement.
— Je l’ai, souffla-t-elle en claquant la porte derrière elle.
Courtnee et Walker levèrent la tête. Les grands yeux et la bouche
ouverte de son amie lui firent craindre d’avoir raté quelque chose.
— Quoi ? demanda-t-elle en tendant les deux émetteurs à Walker.
Tu as entendu ? Walk, est-ce qu’elle sait ?
— Comment c’est possible ? dit Courtnee. Comment elle a pu
survivre ? Et qu’est-ce qui est arrivé à ton visage ?
Shirly effleura sa bouche, son menton endolori. Ses doigts
s’humectèrent de sang. Elle tamponna sa lèvre inférieure du revers
de sa manche.
— Si ça marche, marmonna Walker en prenant les émetteurs, on
pourra le demander à Jules en personne.
Shirly se tourna vers la fenêtre.
— Que font Karl et les autres avec l’échappement ?
— Ils le redirigent.
Courtnee se leva pour rejoindre Shirly tandis que Walker soudait
les éléments entre eux en se plaignant de sa vue. L’odeur lui rappela
son atelier.
— Vers où ?
— Le DIT. Le conduit de refroidissement de la salle des serveurs
passe ici, par le plafond, avant de remonter. Quelqu’un l’a remarqué
sur un plan et s’est dit qu’on pouvait continuer à se battre d’ici.
— Donc, on va les asphyxier, c’est ça ?
Le plan plaisait moyennement à Shirly. Elle se demanda ce
qu’aurait dit Knox s’il était encore en vie. Les hommes et les femmes
qui travaillaient à leur bureau en haut n’étaient sûrement pas le
problème.
— Walk, combien de temps il faut attendre avant de pouvoir se
parler ? De la contacter ?
— J’y suis presque. Ah, ma pauvre loupe…
Courtnee posa une main sur le bras de Shirly.
— Ça va ? Tu tiens le coup ?
— Moi ?
Shirly éclata de rire et secoua la tête. Elle jeta un œil aux taches de
sang qui maculaient sa manche, sentit la sueur qui ruisselait sur sa
poitrine.
— Je suis un traumatisme ambulant. Je ne sais même plus ce qui est
en train de se passer. Mes oreilles sifflent encore après ce qu’ils ont
fait à l’escalier. Je crois que je me suis foulé la cheville. Et je meurs de
faim. Ah, j’allais oublier, est-ce que je t’ai dit que ma copine n’était
pas aussi morte que je le pensais ?
Elle prit une profonde inspiration.
Courtnee ne s’était pas départie de son air inquiet. Shirly savait
que tout ce qu’elle avait dit ne répondait pas à la question de son
amie.
— Et, oui, Marck me manque, ajouta-t-elle tout bas.
Courtnee passa un bras autour de ses épaules et l’attira contre elle.
— Excuse-moi, je ne voulais pas…
Mais Shirly la repoussa doucement. Elles observèrent en silence la
petite équipe travailler sur la génératrice, dans l’espoir d’acheminer
des gaz toxiques vers les trentièmes.
— Mais tu sais quoi ? Il y a des moments où je suis bien contente
qu’il ne soit plus là. Des moments où je me dis que je ne vais pas
faire long feu moi non plus, une fois qu’ils nous auront coincés, et je
suis contente qu’il ne soit pas là à s’inquiéter pour moi. Et je suis
contente de ne pas avoir été forcée de le voir se battre, se nourrir de
rations, prendre part à toute cette folie.
Elle indiqua du menton l’équipe juchée sur la génératrice. Elle
savait que Marck aurait été en train de travailler à ce plan terrible ou
dehors, un fusil pressé contre la joue.
— Allô. Test. Test. Allô.
Les deux femmes se retournèrent. Walker appuyait sur le bouton
rouge du détonateur, le micro du casque coincé sous le menton, l’air
concentré.
— Juliette ? Tu m’entends ? Allô ?
Shirly le rejoignit, s’accroupit en posant une main sur son épaule.
Ils avaient tous les trois les yeux rivés aux écouteurs, attendant une
réponse.
— Allô ?
Un mince filet de voix s’échappa des écouteurs.
Shirly porta une main à sa poitrine, le souffle coupé par le miracle
de la réponse. Mais une fraction de seconde plus tard, après ce
sursaut d’espoir, elle se rendit compte que ce n’était pas Juliette. Ce
n’était pas sa voix.
— C’est pas elle, murmura Courtnee, déçue.
Walker agita une main pour la faire taire. Il appuya à nouveau sur
le bouton rouge.
— Bonjour. Je m’appelle Walker. Nous avons capté une émission
d’une personne qu’on connaît. Est-ce qu’il y a quelqu’un d’autre avec
vous ?
— Demande-leur où ils sont, souffla Courtnee.
— Où êtes-vous, exactement ? ajouta Walker avant de relâcher le
bouton.
Les écouteurs émirent un petit pop.
— On n’est nulle part. Vous nous trouverez jamais. Laissez-nous
tranquilles.
Il y eut une pause, un souffle de parasites.
— Et votre copain, il est mort. On l’a tué.
72

Silo 17

L’eau infiltrée dans sa combinaison était glaciale ; l’air, froid ; le


mélange des deux, mortel. Elle attrapa son couteau en claquant des
dents. Elle enfonça plusieurs fois la lame dans la matière détrempée
avec le sentiment manifeste d’être déjà passée par là.
Elle se débarrassa d’abord des gants. L’eau sortait de toutes parts.
Juliette se frotta les mains mais les sentait à peine. Elle s’efforçait de
labourer sa combinaison au niveau de la poitrine quand ses yeux
tombèrent sur Solo, dont l’immobilité totale l’inquiétait. Sa grande
clé à molette avait disparu, ainsi que leur sac de provisions. Le
compresseur, renversé, perdait son carburant, le tuyau coincé sous
son poids.
Juliette gelait sur place. Elle pouvait à peine respirer. Une fois le
trou assez grand, elle parvint à se tortiller pour y glisser ses genoux,
puis ses pieds, et à faire pivoter la combinaison pour s’attaquer aux
bandes de velcro.
Mais ses doigts étaient trop engourdis. Elle tenta sa chance avec la
fermeture éclair.
Enfin, en serrant ses doigts de toutes ses forces, elle parvint à faire
glisser la languette et à se dégager totalement. La combinaison pesait
deux fois plus avec toute l’eau qu’il y avait à l’intérieur. Juliette se
retrouva avec deux grenouillères sur le dos, toujours trempée,
toujours tremblante, couteau à la main, le corps d’un innocent gisant
près d’elle, un homme qui avait survécu à tous les coups bas de ce
monde cruel, jusqu’à ce qu’elle débarque.
Elle se rapprocha de Solo, tendit une main vers son cou. Elle ne
décela pas de pouls, mais ses mains étaient gelées au point qu’elle
sentait à peine le contact de sa peau contre le bout de ses doigts.
Elle se hissa sur ses jambes, faillit s’effondrer, se retint à la
balustrade. Elle trébucha jusqu’au compresseur, sachant qu’elle
devait se réchauffer. Elle éprouva un soudain besoin de dormir, mais
elle savait qu’elle ne se réveillerait pas si elle y succombait.
Le bidon d’essence était encore plein. Elle essaya de l’ouvrir, mais
ses mains, engourdies par le froid, n’étaient bonnes à rien. Son
souffle se condensait dans l’air en petits nuages qui lui rappelaient
que son corps perdait le peu de chaleur qui lui restait.
Elle attrapa son couteau. À deux mains, elle enfonça la lame dans
le bouchon. Le manche était plus facile à manier que le bouchon en
plastique, alors elle fit tourner son couteau dans l’ouverture
pratiquée et fit sauter le bouchon.
Elle inclina le bidon au-dessus du compresseur et l’essence se
déversa sur les grosses roues en caoutchouc, le chariot, le moteur.
Jamais plus elle ne l’utiliserait ni ne compterait sur quelque appareil
que ce soit pour respirer. Elle posa le bidon, encore à moitié plein, et
l’éloigna du compresseur à l’aide du pied. L’essence coulait à travers
la grille de métal et, en ajoutant leur poison à la nappe huileuse, les
gouttes faisaient une petite musique qui résonnait entre les parois de
béton de la cage d’escalier.
Puis elle abattit la lame contre les ailerons métalliques de
l’échangeur de chaleur. Elle retirait vivement son bras après chaque
coup pour ne pas se faire surprendre par les flammes. Mais il n’y
avait pas d’étincelle. Elle frappa plus fort, même si elle s’en voulait de
malmener son précieux couteau, son seul moyen de défense. Et la
rigidité de Solo près d’elle lui faisait dire qu’elle en aurait encore
besoin si jamais elle survivait à ce froid glacial.
La lame heurta à nouveau le métal. Cette fois, un petit éclatement
se produisit et une intense chaleur monta d’un coup jusqu’à son
visage.
Elle lâcha le couteau et agita la main, mais elle n’avait pas pris feu.
Le compresseur, en revanche, si. Et une partie de la grille avec.
Aux premiers signes de déclin, elle attrapa le bidon et versa
davantage d’essence. De grosses boules orange déployèrent très haut
leurs flammes, fendant l’air de leur souffle brûlant. Les roues
crépitaient. Juliette s’écroula tout près du feu qui consumait toute la
machine. Elle commença à se déshabiller et, après avoir jeté un œil à
Solo, se promit qu’elle ne laisserait pas son corps ici, qu’elle
reviendrait le chercher.
Elle retrouva la sensation de ses extrémités – d’abord doucement,
puis avec des picotements de douleur. Nue, elle se roula en boule au
plus près des flammes chétives et se frotta les mains, soufflant entre
ses paumes. Elle dut à nouveau verser de l’essence pour alimenter le
feu. Seules les roues brûlaient correctement, tout du moins lui
évitaient-elles d’avoir à faire jaillir une autre étincelle. La grille du sol
conduisait quelque peu la chaleur et réchauffait sa peau nue en
contact avec le métal.
Ses dents continuaient de claquer bruyamment. Son regard se
perdit dans les spirales de l’escalier et une peur nouvelle vint
l’étreindre : des bottes pouvaient dévaler ces marches à tout
moment ; elle se retrouverait alors coincée entre ces survivants
potentiels et l’eau glacée. Elle reprit son couteau et le tint devant elle
à deux mains, en s’efforçant de ne pas trembler autant.
Les reflets de son visage qu’elle aperçut dans la lame l’inquiétèrent
davantage. Elle était pâle comme un fantôme. Les lèvres violettes, les
yeux cernés, le regard vide. Elle faillit rire en voyant ses lèvres
trembler, le claquement flou de ses dents. Elle se rapprocha du feu.
Les lueurs orange dansaient sur la lame, les gouttes d’essence non
consumées éclaboussaient l’eau en dessous de nouvelles couleurs.
Lorsque les dernières flammes s’éteignirent, Juliette se décida à
bouger. Elle tremblait encore, mais il faisait froid tout au fond, si loin
du DIT et de son électricité. Les deux sous-combinaisons étaient
encore mouillées ; elle avait laissé la première roulée en boule et
posé l’autre à plat. Si elle avait eu toute sa tête, elle les aurait pendues
pour les faire sécher. La deuxième était encore humide, mais mieux
valait l’enfiler et la faire sécher sur elle que de laisser le froid
ambiant faire chuter sa température corporelle. Elle y glissa bras et
jambes non sans mal et remonta la fermeture éclair.
Les pieds nus et toujours engourdis, elle retourna vers Solo. Cette
fois, elle sentit son cou. Il était chaud. Elle ne se rappelait pas
combien de temps le corps restait ainsi. C’est alors qu’elle sentit une
vibration, faible, lente. Un battement.
— Solo ! s’écria-t-elle en lui secouant les épaules. Hé…
Quel nom avait-il murmuré déjà ?
— Jimmy !
Sa tête roulait d’un côté à l’autre tandis qu’elle le secouait. Elle
inspecta sa blessure, à travers la broussaille de ses cheveux, vit
beaucoup de sang. Séché, pour la majeure partie. Elle chercha à
nouveau son sac – ils avaient apporté à manger, à boire et des
vêtements secs pour son retour – mais il avait disparu. Elle attrapa
l’autre sous-combinaison. Elle n’était pas sûre de la qualité de l’eau
absorbée par le tissu, mais ce serait toujours mieux que rien. Elle le
tordit pour en essorer l’eau, qu’elle fit goutter contre ses lèvres. Elle
en fit couler davantage sur sa tête et écarta ses cheveux pour sonder
la vilaine entaille du bout des doigts. Dès que l’eau entra en contact
avec la blessure ouverte, ce fut comme si elle avait appuyé sur un
bouton. Solo roula brutalement sur le côté, loin de sa main et de l’eau
qui gouttait sur lui. Ses dents jaunies apparurent derrière sa barbe
lorsqu’il cria de douleur en tendant les mains vers sa tête.
— Solo, là, ça va aller.
Elle lui soutint la nuque tandis qu’il revenait à lui, les yeux roulant
dans leurs orbites, les paupières papillonnant.
— Tout va bien, tu vas t’en sortir.
Elle se servit de la sous-combinaison roulée en boule pour
tamponner sa blessure. Solo grogna et mit une main sur son poignet
mais sans le retirer.
— Ça pique, dit-il. Où on est ?
— Tout en bas, répondit-elle, contente de l’entendre parler. Je crois
que tu t’es fait attaquer…
Il essaya de se redresser, grimaçant de douleur, cramponné au
poignet de Juliette.
— Doucement, souffla-t-elle en essayant de le rallonger. Tu as une
vilaine entaille à la tête. C’est très enflé.
Il se détendit.
— Ils sont où ?
— Aucune idée. Tu te souviens de quelque chose ? Combien ils
étaient ?
Il ferma les yeux. Elle continuait de tamponner sa blessure.
— Il était tout seul, je crois.
Il ouvrit grands les yeux, comme si l’agression lui revenait
brutalement en mémoire.
— Il avait mon âge.
— Il faut qu’on remonte. Qu’on se réchauffe, qu’on te nettoie, que
je me sèche. Tu crois que tu vas réussir à bouger ?
— Je ne suis pas fou, dit Solo.
— Non, je sais, Solo.
— Les objets qui changent de place, les lumières, c’était pas moi. Je
ne suis pas fou.
— Non, répéta-t-elle.
Elle se rappela toutes les fois où elle avait cru la même chose à son
propre sujet, souvent quand elle était en bas, en train de fouiller dans
les Fournitures.
— Tu n’es pas fou, le rassura-t-elle. Pas le moins du monde.
73

Silo 18

Impossible de se forcer à étudier, en tout cas pas ce qu’il était censé


apprendre. L’Ordre était ouvert sur le bureau en bois, baigné par la
lumière de la lampe au bras articulé. Encore planté face au plan
accroché au mur, Lukas observait la disposition des silos, espacés les
uns des autres à la manière des serveurs dans la pièce au-dessus de
lui, au son de la guerre lointaine diffusée par la radio.
Ils allaient lancer le dernier assaut. L’équipe de Sims avait perdu
quelques hommes dans une terrible explosion, a priori dans un
escalier – mais pas le grand escalier – et ils livraient à présent un
combat. Le dernier, espéraient-ils. Par les petits haut-parleurs, il
entendait les ordres que beuglait Bernard depuis son bureau, les
hommes sur le terrain qui se coordonnaient tant bien que mal, le
tout entrecoupé de grésillements et de coups de feu.
Lukas savait qu’il valait mieux ne pas écouter, et pourtant il ne
pouvait s’en empêcher. Juliette n’allait probablement pas tarder à
l’appeler pour lui demander une mise à jour. Qu’est-ce qui s’était
passé, comment ça s’était terminé… et même si ça lui posait un
problème, admettre qu’il ne supportait pas d’écouter tout ça aurait
été pire encore.
Il tendit le bras et effleura le toit du silo 17. Il avait l’impression
d’être un dieu qui observait la terre d’en haut. Il imagina sa main
percer la couche de nuages noirs au-dessus de Juliette et couvrir le
toit construit pour abriter des milliers de gens. Il suivit du doigt la
croix rouge tracée en travers du silo, deux petits traits pour une si
lourde perte. Le papier était comme lustré à cet endroit, comme si la
croix avait été faite au crayon gras. Il essaya d’imaginer qu’un jour on
lui apprenne que tout un peuple était mort, rayé de la carte. Il
faudrait alors qu’il fouille dans le bureau de Bernard – son bureau –
pour trouver le bâton rouge et qu’il barre une partie de leur Héritage,
une nouvelle capsule d’espoir enterré.
Il leva les yeux vers les voyants. Pas de clignotement. Pourquoi elle
n’appelait pas ?
Le bout de son doigt se crocheta sur un bout de craie grasse, qui
resta coincé sous son ongle. En dessous, le papier restait rouge. On
ne pouvait pas revenir en arrière, le nettoyer, le rendre vierge…
Soudain, des coups de feu dans la radio. Lukas s’approcha des
haut-parleurs pour écouter les uns aboyer des ordres, les autres
mourir. La sueur perla à son front. Il savait ce que ça faisait,
d’appuyer sur la détente, de mettre fin à une vie. Il eut conscience
d’un vide soudain dans la poitrine, d’une faiblesse dans les genoux. Il
s’accrocha d’une main à l’étagère, la paume moite, et jeta un œil à
l’émetteur, pendu dans sa cage fermée à clé. Il mourait d’envie
d’appeler tous ces hommes pour leur dire de ne pas le faire, de ne
pas céder à la folie, à la violence, aux massacres aveugles. Il pourrait
y avoir deux traits rouges en travers de chacun d’eux. C’était cela
qu’ils devaient craindre, pas leur voisin.
En effleurant la cage de métal qui lui empêchait l’accès à la radio, il
entrevit à la fois la vérité de cette pensée et le ridicule de sa diffusion
sur toutes les ondes. C’était naïf. Ça ne changerait rien. C’était trop
facile de réagir à la colère immédiate qui s’apaisait à coups de canon.
Pour écarter le risque d’extinction, il fallait autre chose, une vision,
et une patience infinie.
Il se pencha pour regarder à l’intérieur. Il y avait cinquante chiffres
sur un cadran, un pour chaque silo, et une flèche pointée sur le
numéro18. Lukas tira vainement sur la porte. Si seulement il avait pu
écouter autre chose… Qu’est-ce qui se passait dans ces contrées
lointaines ? Des choses anodines, probablement. Des conversations,
des blagues. Des ragots. Il imagina s’inviter dans une de ces
conversations et se présenter à ceux qui n’étaient pas dans le secret.
Le pied ! “Je suis Lukas, du silo 18.” Alors les gens voudraient savoir
pourquoi les silos avaient des numéros. Et Lukas leur demanderait
d’être bons les uns envers les autres, dirait qu’il ne restait plus que
tant de silos, et que tous les livres et toutes les étoiles de l’univers ne
servaient à rien s’il ne restait personne pour les lire, pour les
chercher à travers les nuages.
Il laissa la radio tout accaparée par la guerre, passa devant le
bureau et sa flaque de lumière en travers de ce triste livre et s’arrêta
devant la bibliothèque. Il parcourut les boîtes, à la recherche de
quelque chose qui attirerait son attention. Il piaffait, comme un
cochon dans son enclos. Il aurait mieux fait d’aller courir entre les
serveurs, mais alors il faudrait qu’il se douche, et bizarrement la
douche commençait à ressembler à une corvée.
Il s’accroupit au bout des étagères et sortit des tas de papiers pour
les passer en revue. Voilà où s’étaient entassés, au fil des ans, les
notes manuscrites et les ajouts à l’Héritage. Il y avait des notes à
l’adresse des futurs chefs de silo, des instructions, des manuels, des
pense-bêtes. Il sortit le manuel de la salle de contrôle de la
génératrice, que Juliette avait écrit. Il avait vu Bernard le ranger des
semaines auparavant, en disant que ça pourrait être utile au cas où
les choses s’aggraveraient dans le tréfonds.
Et à en croire la radio, oui, la situation s’aggravait.
Lukas s’assit à son bureau et tordit le pied de la lampe de façon à
pouvoir lire l’écriture de Juliette. Certains jours, il redoutait son
appel, craignait de se faire pincer, ou de voir Bernard répondre, ou
encore qu’elle lui demande une chose impossible, une chose qu’il ne
pourrait jamais refaire. Et à présent, alors que c’était le calme plat, il
ne désirait rien tant qu’un appel. Il le souhaitait de tout son cœur. Au
plus profond de lui, il savait que ce qu’elle avait entrepris était
dangereux, que ça avait pu mal tourner. Elle vivait sous les deux
traits rouges, après tout, une croix qui vouait à la mort tous ceux qui
se trouvaient sous elle.
Les pages du manuel étaient remplies de mots écrits bien droit. Il
passa une main sur l’une d’entre elles, sentit les reliefs que sa mine
avait creusés dans le papier. Quant au contenu, il était impénétrable.
Réglages de cadrans, positions de valves, schémas électriques. Au fil
des pages, il envisagea le manuel comme un projet assez semblable à
sa carte du ciel, mis au point par un esprit assez proche du sien. Et
cette prise de conscience ne fit qu’exagérer la distance qui les
séparait. Pourquoi ne pouvaient-ils pas revenir en arrière ? Avant le
nettoyage, avant la série d’enterrements. Le soir, après le boulot, elle
viendrait s’asseoir près de lui tandis qu’il observerait l’obscurité.
Ensemble, ils réfléchiraient, ils discuteraient, ils attendraient.
Il retourna le manuel et lut quelques répliques imprimées de la
pièce de théâtre, tout aussi incompréhensibles. Dans la marge
figurait une autre écriture – celle de la mère de Juliette, peut-être, ou
d’un comédien. Il y avait des schémas sur certaines pages, de petites
flèches qui indiquaient un mouvement. Les notes d’un comédien,
supposa-t-il. Des indications de mise en scène. La pièce devait être
un sacré souvenir pour Juliette, cette femme pour qui il avait des
sentiments et dont le nom était dans le titre.
Il feuilleta le texte, à la recherche d’un peu de poésie pour égayer
son esprit. Son regard fut attiré par une écriture familière. Il revint
en arrière, une page à la fois, jusqu’à ce qu’il la retrouve.
C’était celle de Juliette, impossible de se tromper. Il approcha la
lampe.

George :
Tu reposes ici, en toute sérénité. Les rides de ton front et au
coin de tes yeux se sont effacées. Je t’effleure quand ils
regardent ailleurs, cherchent des indices, mais je suis la seule à
savoir ce qui t’est arrivé. Attends-moi. Attends-moi. Attends là,
mon chéri. Que ces douces plaintes trouvent ton oreille et s’y
enterrent, afin que ce baiser volé se nourrisse de l’amour secret
qui nous unit.

Lukas sentit une pointe glaciale lui transpercer le cœur. Son


inquiétude pour Juliette se mua en colère. Qui était ce George ? Un
amour de jeunesse ? Elle n’avait jamais entretenu de relations
autorisées, il l’avait vérifié dans son dossier le lendemain de leur
rencontre. L’accès aux serveurs conférait des pouvoirs non
avouables. Un simple béguin, peut-être ? Un mécano déjà amoureux
d’une autre fille ? Aux yeux de Lukas, ç’aurait été pire. Un homme
qu’elle désirait avec une ardeur qu’elle n’éprouverait jamais pour lui.
Est-ce que c’était pour ça qu’elle avait accepté ce poste si loin de chez
elle ? Pour mettre hors de sa vue ce George qu’elle ne pouvait avoir,
ces sentiments qu’elle avait consignés dans les marges d’une pièce de
théâtre sur l’amour interdit ?
Il s’installa devant l’ordinateur de Bernard. Il agita la souris et se
connecta aux serveurs, les joues rougies par un sentiment écœurant,
nouveau, conscient que c’était de la jalousie, mais étranger à
l’agressivité qu’elle faisait naître en lui. Il entra dans les dossiers du
personnel et lança une recherche dans les étages inférieurs.
“George.” Quatre occurrences. Il copia les numéros d’identité de
chacun et les colla dans la barre de recherche de l’état civil. Lorsque
leurs photos apparurent, il parcourut leur historique en diagonale,
vaguement coupable pour cet abus de pouvoir, un peu inquiet de
cette découverte, mais surtout bien content de ne plus s’ennuyer à
mourir.
Sur les quatre, un seul travaillait aux Machines. Un type plus âgé.
Tandis que la radio continuait de grésiller, Lukas se demanda ce qu’il
adviendrait de cet homme s’il était encore en bas. Il y avait des
chances pour qu’il soit déjà mort, que les dossiers ne soient pas tout
à fait à jour, que le blocus fasse obstruction à la vérité.
Deux autres étaient trop jeunes. L’un d’eux n’avait même pas un
an. L’autre était l’ombre d’un porteur. Il n’en restait plus qu’un.
Trente-deux ans. Il travaillait au bazar, profession “autre”, marié,
deux enfants. Lukas examina la photo, floue. Moustache. Crâne
dégarni. Sourire de travers. Les yeux trop écartés, les sourcils trop
froncés et broussailleux.
Lukas reprit le manuel et relut le poème.
L’homme qu’il cherchait était mort. S’y enterrent.
Il lança une nouvelle recherche, globale celle-ci, qui incluait les
dossiers classés. Des centaines d’occurrences apparurent, des noms
qui remontaient jusqu’à l’époque de l’insurrection. Mais Lukas ne se
laissa pas démonter. Il savait que Juliette avait trente-quatre ans, et
donc il lui accorda une fenêtre de dix-huit ans ; il décida que si elle
avait eu ce béguin à moins de seize ans, il cesserait de s’en faire et
ferait taire ce sentiment honteux qui le ravageait de l’intérieur.
Dans la liste des George, seuls trois étaient morts dans le fond ces
dix-huit dernières années. Un à une cinquantaine d’années, l’autre à
soixante ans. Tous deux morts de mort naturelle. Lukas songea à
faire un recoupement avec les données de Juliette, pour voir s’ils
avaient été collègues, ou cousins éloignés.
Mais il vit le troisième dossier. Ça y est, il le tenait. Son George. Il
le savait. Après un rapide calcul, il arriva à la conclusion qu’il aurait
trente-huit ans s’il avait été encore en vie. Il était mort à peine plus
de trois ans auparavant, avait travaillé aux Machines, ne s’était jamais
marié.
La photo de l’état civil confirma ses craintes. C’était un bel
homme. Mâchoire carrée, nez large, yeux sombres. Il souriait à
l’objectif, calme, détendu. Difficile de le détester. Surtout qu’il était
mort.
En cherchant les causes de sa mort, Lukas découvrit qu’il y avait
eu une enquête ayant conclu à un accident industriel. Une enquête. Il
se rappela avoir entendu quelque chose sur Jules lors de sa
nomination au poste de shérif. Ses compétences avaient fait l’objet
d’un débat, et même provoqué des tensions, des rumeurs. Surtout au
DIT. Mais il s’était dit qu’elle avait été d’une aide précieuse sur une
affaire, que c’était pour ça qu’on l’avait choisie.
Et ça, c’était l’affaire en question. Était-elle amoureuse de lui avant
qu’il meure ? Ou s’était-elle entichée de son souvenir ? Sûrement la
première solution. Il chercha un crayon et nota à la va-vite le nom et
le numéro de dossier. Voilà de quoi l’occuper, une façon d’apprendre
à mieux connaître Juliette. Ça lui fournirait en tout cas une
distraction jusqu’à ce qu’elle se décide à l’appeler. Détendu, il posa le
clavier sur ses genoux et commença à creuser.
74

Silo 17

Grelottant de froid, Juliette aida Solo à se mettre debout. Il vacilla, se


cramponna des deux mains à la rampe.
— Tu vas réussir à marcher ?
Elle ne quittait pas l’escalier des yeux, se méfiant de quiconque
pouvant y surgir, quiconque ayant attaqué Solo et failli la tuer.
— Je crois, oui.
Il se passa une main sur le front et examina le sang en travers de sa
paume.
— Mais je ne sais pas combien de temps je vais tenir.
Elle l’escorta jusqu’à l’escalier, les narines agressées par l’odeur
d’essence et de plastique fondu. Sur sa peau, la sous-combinaison
était encore humide ; son haleine se condensait en petits nuages
devant elle, et dès qu’elle cessait de parler, ses dents
s’entrechoquaient de façon incontrôlable. Elle se pencha pour
récupérer son couteau tandis que Solo se cramponnait à la rampe. En
se relevant, elle prit la pleine mesure de ce qui les attendait. Un
retour sans escale jusqu’au DIT semblait impossible. La nage l’avait
laissée à bout de souffle, le froid et les tremblements provoquaient
des crampes dans tous ses muscles. Et Solo était dans un état pire
encore. La bouche molle, les yeux hagards. Il semblait à peine savoir
où il était.
— Est-ce que tu auras la force d’aller jusqu’au poste de police
annexe ?
Juliette y avait déjà passé la nuit lors de déplacements aux
Fournitures. La cellule était un endroit étonnamment confortable.
Les clés étaient toujours dans la boîte – ils pourraient peut-être
dormir sans inquiétude s’ils s’enfermaient à l’intérieur et gardaient la
clé avec eux.
— Ça fait combien d’étages ?
Il ne connaissait pas le fond de son silo aussi bien que Jules. Il
s’aventurait rarement aussi loin.
— Une douzaine, à peu près. Tu vas y arriver ?
Il posa une botte sur la première marche.
— Je vais essayer.
Ils partirent, avec un couteau pour seul moyen de défense. Le fait
que Juliette ne l’ait pas perdu dans son expédition sous-marine
demeurait un mystère. Elle serrait fort le manche froid dans sa main
plus froide encore. Ce simple ustensile de cuisine était devenu son
fétiche, l’objet qu’elle devait toujours avoir sur elle, en remplacement
de sa montre. Pendant leur ascension, le manche claquait parfois sur
la rampe intérieure lorsqu’elle y posait la main pour garder
l’équilibre. De l’autre bras, elle aidait Solo, à qui chaque marche
arrachait des grognements.
— Tu crois qu’ils sont combien ? lui demanda-t-elle en jetant un
regard inquiet vers le haut.
— Il devrait y avoir personne.
Il vacilla, mais Juliette le rattrapa.
— Ils sont morts. Tous.
Ils s’arrêtèrent au palier suivant pour se reposer.
— Toi, tu t’en es bien sorti, lui fit-elle remarquer. Pendant toutes
ces années, tu as survécu.
Il fronça les sourcils, s’essuya la barbe du revers de la main. Il
respirait mal.
— Mais je suis solo, dit-il en secouant tristement la tête. Ils étaient
tous morts. Tous.
Juliette leva les yeux vers le haut de la cage, dont le sommet se
perdait dans l’obscurité. Elle serra les dents pour les empêcher de
claquer, à l’affût d’un son, d’un éventuel signe de vie. Solo reprit la
marche, Juliette le suivit de près.
— Est-ce que tu l’as bien vu ? De quoi tu te souviens ?
— Je me rappelle – je me rappelle que je me suis dit qu’il était
exactement pareil que moi.
Juliette crut entendre un sanglot, mais ce n’était peut-être qu’un
gémissement dû à l’effort. Elle jeta un œil en arrière, vers la porte
qu’ils venaient de dépasser, derrière laquelle il faisait noir, sans
électricité déviée du DIT. L’agresseur de Solo était-il caché là ?
Laissaient-ils un fantôme vivant derrière eux ?
Elle l’espéra de tout cœur. Il leur restait tant à parcourir, déjà
jusqu’au poste de police, sans parler d’un endroit qu’elle soit
susceptible de considérer comme chez elle.
Ils gravirent les marches en silence pendant un étage et demi. Elle
tremblait, lui grognait et grimaçait. Elle se frottait les bras de temps
en temps, sentait qu’elle transpirait – l’ascension, l’aide qu’elle
apportait à Solo. Ça aurait pu suffire à la réchauffer, mais sa sous-
combinaison était vraiment humide, et elle avait tellement faim
qu’elle crut que son corps allait lâcher au bout de trois étages. Elle
avait besoin d’énergie, de quelque chose à brûler pour se réchauffer.
— Encore un étage et je vais devoir m’arrêter, dit-elle à Solo.
Il grogna en guise d’approbation. C’était réconfortant d’avoir une
plage de repos en ligne de mire – les marches étaient plus faciles à
monter quand on pouvait les compter. Sur le palier du 132, Solo prit
appui sur la rampe pour s’accroupir lentement. Lorsque ses fesses
touchèrent le sol, il s’allongea sur le dos et croisa les bras en travers
de son visage.
Juliette espérait que ce n’était pas grave, qu’il souffrait tout au plus
d’une commotion cérébrale. Elle en avait vu, des traumatismes
crâniens – des mecs qui jouaient les durs et refusaient le port du
casque, mais plus si durs que ça quand ils se prenaient un outil ou
une poutre en acier dans la tête. La seule solution était de se reposer.
Le problème avec le repos, dans son cas à elle, c’est qu’elle se
refroidissait. Elle tapa des pieds pour faire circuler le sang. La sueur
qui avait perlé sur sa peau était à présent son ennemie. Elle sentait
un courant d’air qui circulait en spirale dans la cage d’escalier, du
froid en provenance d’en bas, des eaux glaciales. Ses épaules
tremblèrent, le couteau tinta contre la rampe jusqu’à ce que son
reflet dans la lame ne soit plus qu’un flou argenté. Avancer était
difficile, mais rester au même endroit la tuerait. Et elle ne savait
toujours pas où se trouvait cet homme dangereux, pouvait seulement
espérer qu’il était plus bas.
— On devrait se remettre en route, dit-elle à Solo.
Les yeux rivés à la porte du palier, aux fenêtres obscures, elle se
demanda ce qu’elle ferait si quelqu’un surgissait, là, maintenant, pour
les attaquer. Quels genres de coups était-elle en mesure de donner ?
Solo leva un bras et l’agita mollement.
— Avance, dit-il. Moi, je reste là.
— Pas question. Tu viens avec moi.
Elle frotta ses mains l’une contre l’autre, souffla dessus, rassembla
ses forces. Elle se rapprocha de Solo pour lui prendre la main, mais il
la retira.
— Besoin de repos. Je te rattraperai.
— Tu te figures quand même pas que…
Ses dents claquaient de manière incontrôlable. Elle frissonna et
profita de ce spasme involontaire pour secouer les bras et forcer le
sang à circuler jusqu’à ses extrémités.
— … que je vais te laisser tout seul, acheva-t-elle.
— Soif, souffla-t-il.
Bien qu’elle ait eu sa dose de flotte pour toute une vie, Juliette
aussi avait soif. Elle leva la tête.
— Encore un étage et on est aux fermes du bas. Allez. On s’arrêtera
là pour aujourd’hui. À manger, à boire, des fringues sèches pour moi.
Allez, Solo, debout. Je me fiche qu’on mette une semaine pour
remonter, mais ce qui est sûr, c’est qu’on n’abandonne pas ici.
Elle le saisit par le poignet. Cette fois, il ne recula pas.
La volée de marches dura une éternité. Solo s’arrêta plusieurs fois,
agrippé à la rampe, hébété. Un filet de sang coulait dans sa nuque.
Juliette tapa des pieds plusieurs fois et jura. Tout ça était stupide. Elle
s’en voulait d’avoir été aussi stupide.
À quelques marches du palier, elle laissa Solo derrière elle pour
aller jeter un œil aux portes des fermes. Les câbles d’alimentation
déviés du DIT qui disparaissaient à l’intérieur dataient de plusieurs
dizaines d’années, d’une époque où les survivants, comme Solo,
rafistolaient ce qu’ils pouvaient pour garder la mort à distance. Par la
fenêtre, Juliette vit que les lampes de croissance étaient éteintes.
— Solo ? Je vais allumer les minuteries. Repose-toi ici.
Il ne répondit pas. Juliette ouvrit la porte et tenta de glisser son
couteau entre la grille du sol et le bas de la porte pour qu’elle reste
ouverte. Mais son bras tremblait tellement qu’elle avait du mal à
viser un espace dans la grille. Elle se rendit compte que sa
combinaison sentait la fumée, le plastique fondu.
— Attends, dit Solo en la rejoignant.
Il se laissa glisser le long de la porte. Le tour était joué.
Juliette serra son couteau contre sa poitrine.
— Merci.
Il acquiesça. Ses yeux se fermèrent presque malgré lui.
— Boire, dit-il en se léchant les lèvres.
Elle lui tapota l’épaule.
— Je reviens tout de suite.

Le hall d’entrée engloutissait l’éclairage de secours de la cage


d’escalier, et la lumière verte cédait rapidement la place au noir
complet. Une pompe ronronnait au loin, c’était le même bruit qui
l’avait accueillie dans les fermes du haut des semaines auparavant. La
différence était qu’à présent elle reconnaissait ce son et savait où
trouver de l’eau. De l’eau et de la nourriture, peut-être des vêtements
de rechange. Elle avait juste besoin d’allumer la lumière pour y voir
clair. Elle s’en voulut de ne pas avoir apporté de lampe de secours,
pesta après celui qui leur avait volé leurs affaires.
Elle grimpa par-dessus le portail de sécurité, accueillie par
l’obscurité. Elle connaissait son chemin. Ces fermes l’avaient nourrie
avec Solo pendant les semaines où ils avaient joué les plombiers de
service et bossé sur la pompe hydroponique. Juliette songea à la
pompe qu’elle avait raccordée sous l’eau ; son cerveau de mécano,
curieux, se demandait si ça marcherait, si elle aurait dû actionner
l’interrupteur du palier avant leur départ. C’était une folie, mais
même si elle ne vivait pas jusque-là, elle voulait à tout prix que ce
silo s’assèche, que toute cette eau reflue. L’épreuve qu’elle avait
traversée dans les profondeurs lui paraissait déjà lointaine, comme
un rêve, quelque chose qu’elle n’avait pas vraiment vécu, et pourtant
elle voulait que ça n’ait pas compté pour rien.
Sa grenouillère couinait bruyamment à chacun de ses pas, le
frottement de ses jambes, le contact de ses pieds qui faisaient
ventouse contre le sol. Elle progressait une main contre le mur,
rassurée par le couteau que tenait l’autre. Elle sentait déjà la chaleur
résiduelle des lampes de croissance. Elle était contente de ne plus
être en proie au froid glacial de l’escalier. En fait, elle se sentait
mieux. Ses yeux commencèrent à s’habituer à l’obscurité. Elle allait
leur trouver à manger, à boire, un endroit où dormir en sécurité.
Demain, ils viseraient le poste de police du milieu. Ils pourraient
s’armer, reprendre des forces. Solo se sentirait mieux. Il le fallait.
Au bout du couloir, Juliette chercha à tâtons la porte d’accès à la
salle de contrôle. Sa main se posa machinalement sur l’interrupteur,
mais il était déjà actionné. Il n’avait pas fonctionné depuis plus de
trente ans.
Elle avança à l’aveugle, les bras tendus devant elle, s’attendant à
heurter un mur à tout moment. Le bout de son couteau égratigna un
boîtier de réglages. Elle leva une main pour trouver le câble qui
devait pendre du plafond. Elle le longea jusqu’à la minuterie auquel il
avait été relié, trouva le bouton de programmation et le tourna
lentement jusqu’au déclic.
À l’extérieur, les relais émirent une série de “pop” sonores. Une
faible lueur apparut. Il faudrait quelques minutes avant que les
lampes ne chauffent vraiment.
Juliette quitta la salle de contrôle et descendit une allée envahie
par la végétation entre deux longues parcelles de terre. Par endroits,
les tiges plantées de part et d’autre de l’allée se rejoignaient au
milieu ; elle les écartait pour se diriger vers la pompe de circulation.
De l’eau pour Solo, de la chaleur pour elle. Elle se répétait ce
mantra et suppliait les lampes de chauffer plus vite que ça. Les
environs demeuraient brumeux, comme une vue de l’extérieur au
petit matin, sous des nuages bas.
Les plants de petits pois n’avaient pas été entretenus depuis un
bail. Elle arracha quelques cosses au passage pour faire taire ses
crampes d’estomac. La pompe, qui travaillait à diriger l’eau vers les
canaux d’irrigation, ronronnait plus fort. Juliette mâchonna un pois,
l’avala, elle était arrivée.
Le sol autour de la pompe était encore mouillé des semaines
qu’elle et Solo avaient passées là à boire et à remplir leurs jerrycans.
Il y avait également quelques gobelets éparpillés ici et là. Elle
s’agenouilla et prit un grand verre. Peu à peu, au-dessus d’elle, les
lampes gagnaient en intensité. Elle avait l’impression de ressentir
déjà leur chaleur.
En forçant un peu, elle parvint à desserrer le bouchon de vidange.
Comme l’eau était sous pression, elle s’échappa en gouttelettes
vaporisées. Elle tint son verre au plus près de façon à minimiser le
gaspillage. L’eau gargouilla en remplissant le gobelet.
Elle en but le contenu tout en en remplissant un autre, des petits
bouts de terre crissant sous ses dents.
Après en avoir rempli deux, elle les enfonça dans la terre humide
pour éviter qu’ils se renversent et resserra le bouchon jusqu’à ce que
l’eau ne fuie plus. Couteau sous le bras, elle prit les deux verres et fit
le chemin inverse.
À présent, il lui fallait de la chaleur. Elle posa les gobelets, reprit
son couteau. Il y avait des bureaux au tournant, et un réfectoire. Elle
se souvint de sa première tenue dans le silo 17 : une nappe avec un
trou pour la tête. Elle se moqua d’elle-même : elle avait l’impression
de régresser, comme si toutes ces semaines passées à améliorer les
choses l’avaient ramenée à la case départ.
Le long couloir qui séparait les deux parcelles de cultures était
sombre. Une poignée de fils électriques pendaient du plafond, entre
les endroits où on les avait attachés à la va-vite aux canalisations.
Juliette jeta un œil dans les bureaux mais ne trouva rien qui soit
susceptible de la réchauffer. Pas de salopette, pas de rideau. Elle
s’apprêtait à se diriger vers le réfectoire lorsqu’elle crut entendre un
bruit tout proche. Un clic. Un claquement. Le courant, peut-être ?
Elle scruta le couloir, la parcelle qui s’étendait au-delà. La lumière
y était plus intense, ça commençait à chauffer. C’était peut-être les
premières lampes à s’être allumées. Elle s’y dirigea à pas de loup,
comme un insecte tremblant attiré par les flammes, les bras soudain
couverts de chair de poule à l’idée de sécher pour de bon et de se
réchauffer.
Au bord de la parcelle, elle entendit autre chose. Une sorte de
grincement. Du métal contre du métal, peut-être une autre pompe de
circulation en train de se mettre en marche. Ils n’avaient pas pris le
temps de vérifier toutes les pompes de cet étage. Il y avait largement
de quoi nourrir et abreuver deux personnes dans les premières
parcelles.
Juliette s’arrêta net et se retourna.
Où prendrait-elle ses quartiers si elle essayait de survivre dans cet
endroit ? Au DIT, pour l’électricité ? Ou ici, pour l’eau et la
nourriture ? Elle imagina un autre homme semblable à Solo tentant
d’échapper à la violence, faisant profil bas, survivant au fil des
années. Il avait peut-être entendu le compresseur plus tôt, était
descendu mener son enquête, avait pris peur, et frappé Solo à la tête
avant de s’enfuir. Il avait peut-être volé leurs affaires juste parce
qu’elles étaient là, ou alors le sac était tombé accidentellement et
avait sombré dans les profondeurs du département des Machines.
Couteau devant elle, elle longea l’allée entre les plantes
bourgeonnantes. Le mur de verdure s’ouvrait en bruissant à mesure
qu’elle passait au travers. La végétation était reine ici. Hostile. Pas
d’entretien, pas de récolte. Cela faisait naître en elle des sentiments
contradictoires. Elle se faisait sûrement des idées, croyait entendre
des choses, comme c’était le cas depuis des semaines, mais tout au
fond d’elle-même, elle voulait avoir raison. Elle voulait mettre la
main sur cet homme pareil à Solo. Entrer en contact avec lui. Plutôt
ça que vivre dans la peur constante que quelqu’un surgisse du
moindre recoin.
Mais… et s’ils étaient plus ? Est-ce qu’un groupe aurait pu survivre
aussi longtemps ? Jusqu’à combien pouvaient-ils être sans se faire
remarquer ? Le silo était immense, mais avec Solo, elle avait passé
des semaines dans le fond, à faire des allées et venues dans ces
fermes des tas de fois. Deux personnes, un couple un peu âgé, pas
plus. Solo avait dit que l’homme avait son âge. C’est ce qu’elle verrait.
Perdue dans ses calculs, elle tentait de se convaincre qu’elle n’avait
rien à craindre. Elle tremblait, mais l’adrénaline y était pour quelque
chose. Elle était armée. Les feuilles des plantes livrées à elles-mêmes
lui effleuraient le visage ; à mesure qu’elle franchissait ce barrage de
verdure, elle se persuadait qu’elle allait trouver quelque chose de
l’autre côté.
Les fermes dans ce coin étaient différentes. Bien entretenues. La
végétation était apprivoisée. Récemment façonnée par la main de
l’homme. Juliette sentit une vague de terreur et de soulagement la
submerger, ces deux sentiments contradictoires s’entremêlant
comme un escalier et sa rampe. Elle ne voulait pas être seule, ne
voulait pas que ce silo soit si désespérément vide, mais elle ne
voulait pas non plus se faire agresser. D’un côté, elle avait envie de
demander s’il y avait quelqu’un, de dire à quiconque était dans les
parages qu’elle ne lui voulait aucun mal. D’un autre, elle se
cramponnait fermement à son couteau, serrait les dents et mourait
d’envie de prendre ses jambes à son cou.
Au bout de la parcelle cultivée, l’allée tournait vers un recoin plus
sombre. Elle jeta un œil vers davantage de terrain inconnu. Un long
couloir obscur s’étendait devant elle, au bout duquel une lueur
lointaine brillait – sûrement une autre parcelle pour laquelle on avait
détourné le courant du DIT.
Il y avait quelqu’un là-bas. Elle le savait. Elle sentait le regard
qu’elle devinait depuis des semaines, entendait des murmures tout
proches, mais cette fois ce n’était pas son imagination. Cette fois, pas
besoin de lutter contre ses propres sens, de se dire qu’elle était folle.
Couteau au poing, réconfortée par la pensée qu’elle se trouvait entre
cette personne et le pauvre Solo sans défense, elle avança lentement
mais avec courage, passant devant des bureaux vides et des salles de
dégustation, une main contre le mur pour garder l’équilibre dans le
noir.
Elle s’arrêta. Quelque chose clochait. Est-ce qu’elle avait entendu
un bruit ? Des pleurs ? Elle revint à la porte précédente, incapable de
voir à deux mètres, et se rendit compte qu’elle était fermée. La seule,
de toutes celles qu’elle avait passées, à l’être.
Elle recula d’un pas et s’accroupit. Il y avait eu un bruit à
l’intérieur. Elle en était persuadée. Comme un gémissement. En
levant la tête, elle s’aperçut, malgré la pénombre, que des câbles
électriques déviaient de leur cours pour passer à travers le mur juste
au-dessus de cette porte.
Elle s’approcha. Toujours accroupie, elle posa une oreille contre la
porte. Rien. Elle tendit la main, tourna la poignée, mais la porte était
fermée à clé. Et comment pouvait-elle être fermée à moins que… ?
La porte s’ouvrit d’un coup – sa main était toujours sur la poignée
– et elle se retrouva projetée en avant dans la pièce obscure. Il y eut
un flash de lumière, puis un homme au-dessus d’elle qui agitait un
objet en direction de sa tête.
Elle tomba à la renverse. Un éclair argenté passa devant ses yeux
puis elle sentit l’énorme clé à mollette s’abattre sur son épaule, la
mettant K.-O.
Un cri suraigu retentit au fond de la pièce et noya le cri de douleur
de Juliette. Elle se défendit avec son couteau, blessa l’homme à la
jambe. La clé tomba à terre avec fracas, encore des cris, il y avait
plusieurs personnes. Juliette se releva, une main agrippée à son
épaule. Elle se préparait à un nouvel assaut, mais son agresseur
battait en retraite, sur une jambe. Il avait dans les quatorze ans,
quinze tout au plus.
— Reste où tu es ! cria Juliette en le menaçant de son couteau.
Il avait le regard apeuré. Des enfants étaient massés contre le mur
du fond sur un fatras de matelas et de couvertures. Ils se
cramponnaient les uns aux autres, leurs grands yeux fixés sur
Juliette.
Sa confusion était totale. Quelque chose ne tournait vraiment pas
rond. Où étaient les autres ? Les adultes ? Elle imaginait des gens
pleins de mauvaises intentions longer l’allée par laquelle elle était
arrivée, prêts à bondir. Leurs enfants étaient là, enfermés, en
sécurité. Bientôt, les mamans rats reviendraient la punir pour avoir
dérangé leurs petits.
— Où sont les autres ? demanda-t-elle, la main tremblante de froid,
d’incertitude, de peur.
Elle les passa en revue et se rendit compte que le garçon qui l’avait
attaquée était le plus vieux de tous. Une fille un peu plus jeune que
lui était figée sur les couvertures avec deux petits garçons et une
petite fille cramponnés à elle.
Le garçon regarda sa jambe blessée. Une tache de sang
s’agrandissait sur sa salopette verte.
— Combien êtes-vous ?
Elle fit un pas en avant. Ces gamins avaient manifestement plus
peur d’elle qu’elle ne les craignait.
— Laissez-nous tranquilles ! cria la fille.
Elle serrait quelque chose contre sa poitrine. La petite vint enfouir
sa tête dans ses jambes, comme pour disparaître. Les deux petits
garçons lançaient des regards assassins à Juliette, tels des chiens pris
au piège, mais ne bougeaient pas.
— Comment êtes-vous arrivés ici ? leur demanda-t-elle.
Elle brandit son couteau face à l’aîné, mais commença à se sentir
ridicule. Il la regardait, l’air perplexe, il ne comprenait pas sa
question. C’est alors qu’elle sut. Bien sûr. Comment pouvait-il y avoir
des décennies de combat dans un silo sans que n’émerge cette autre
passion humaine ?
— Vous êtes nés ici, c’est bien ça ?
Personne ne répondit. Le visage du garçon exprimait la plus
grande confusion, comme si ses questions étaient celles d’une folle.
Elle lança un regard par-dessus son épaule.
— Où sont vos parents ? Quand est-ce qu’ils vont rentrer ? Dans
combien de temps ?
— Jamais ! hurla la fille de toutes ses forces. Ils sont morts !
Sa bouche resta ouverte, son menton tremblait. Les tendons de son
jeune cou ressortaient ostensiblement.
Le garçon lança un regard noir à la fille, sans doute pour qu’elle se
taise. Juliette essayait toujours de se faire à l’idée que ce n’était là que
des gamins. Elle savait qu’ils ne pouvaient pas être tout seuls.
Quelqu’un avait attaqué Solo.
Comme pour lui répondre, ses yeux se posèrent sur la grosse clé à
mollette au sol. C’était celle de Solo. Elle reconnaissait les taches de
rouille. Comment était-ce possible ? Solo avait dit que…
Alors Juliette se rappela ce qu’il avait dit. Elle comprit que ces
enfants, ce tout jeune homme avait l’âge auquel Solo se voyait
encore. Le même âge qu’il avait lorsqu’il s’était retrouvé seul. Les
derniers survivants du fond avaient-ils péri récemment, mais pas
avant d’avoir engendré une descendance ?
— Comment tu t’appelles ? demanda-t-elle au garçon.
Elle baissa son couteau et lui montra son autre main.
— Moi, je m’appelle Juliette, dit-elle.
Elle voulut ajouter qu’elle venait d’un autre silo, d’un monde
moins barré, mais ne voulait pas l’embrouiller davantage ni lui faire
peur.
— Rickson, grogna-t-il. Mon père, c’était Rick le plombier.
— Rick le plombier, répéta Juliette en acquiesçant.
Elle aperçut contre un mur, en bas d’une pile de fournitures et de
choses glanées à gauche à droite, le sac qu’ils lui avaient volé. Ses
vêtements de rechange dépassaient. Sa serviette devait être à
l’intérieur. Elle se glissa jusqu’au sac sans quitter des yeux les gamins
blottis sur leur lit de fortune, leur nid, se méfiant surtout de l’aîné.
— Bien, Rickson, je veux que vous preniez vos affaires.
Elle s’agenouilla près de son sac, trouva sa serviette, la sortit et,
luxe indescriptible, s’en servit pour frotter ses cheveux humides.
Hors de question qu’elle laisse cette ribambelle de gamins ici.
Serviette drapée autour des épaules, elle se tourna vers les petits, qui
avaient tous les yeux braqués sur elle.
— Allez, maintenant. Rassemblez vos affaires. Vous n’allez pas
vivre là comme…
— Laissez-nous, dit la grande.
Les deux petits s’étaient levés, pourtant, et commençaient à passer
en revue des piles d’objets divers. Ils regardèrent la fille, puis Juliette,
perdus.
— Retournez d’où vous venez, dit Rickson.
Les deux aînés semblaient gagner en confiance, unis face à elle.
— Prenez vos machines bruyantes et allez-vous-en.
C’était donc ça. Juliette se souvint du compresseur couché sur le
flanc, peut-être victime d’une attaque plus violente que celle qu’avait
subie Solo. Elle fit un signe de tête aux deux garçons, qui devaient
avoir dix ou onze ans.
— Venez, leur dit-elle. Vous allez nous aider, moi et mon ami, à
rentrer chez nous. On a de bonnes choses à manger. De l’électricité.
De l’eau chaude. Prenez vos affaires et…
La plus petite cria, c’était un crissement horrible, le même que
Juliette avait entendu depuis le couloir. Rickson faisait les cent pas,
ses yeux passant de la clé à mollette à Juliette. Elle s’éloigna de lui
pour aller réconforter la petite, mais se rendit compte en se
penchant que ce n’était pas elle qui avait crié.
Quelque chose bougeait dans les bras de la grande.
Juliette s’arrêta net au bord du lit.
— Non, murmura-t-elle.
Rickson fit un pas vers elle.
— Pas un pas de plus ! s’écria-t-elle en dégainant son couteau.
Il regarda à nouveau sa blessure et décida d’obéir. Les deux
garçons s’arrêtèrent au beau milieu de leur paquetage. Rien d’autre
ne bougeait dans la pièce que le bébé qui se débattait dans les bras de
la grande.
— C’est un bébé ?
La fille tourna les épaules. Geste mu par l’instinct maternel. Mais la
fille ne pouvait pas avoir plus de quinze ans. Juliette ne savait pas que
c’était possible. Elle se demanda si c’était pour cette raison que les
implants étaient installés si tôt. Sa main glissa vers sa hanche comme
pour toucher le sien, pour frotter la petite bosse sous sa peau.
— Laissez-nous, gémit l’adolescente. On s’en sort très bien sans
vous.
Juliette posa son couteau. Ça lui faisait drôle de l’abandonner mais
le garder à la main en approchant du lit lui posait un problème.
— Je peux t’aider, dit-elle.
Elle se retourna brièvement pour s’assurer que l’aîné l’entendait.
— Avant, je travaillais dans un endroit où on s’occupait de
nouveau-nés. Montre-moi.
Elle tendit les mains, mais la fille se tourna davantage contre le
mur, protégeant son bébé.
— D’accord, dit Juliette en levant les mains au ciel. Mais je ne vous
laisse pas continuer à vivre comme ça.
Elle acquiesça à l’attention des deux garçons, se tourna vers
Rickson, qui n’avait pas bougé.
— Aucun de vous. On ne peut pas vivre dans ces conditions, même
proche de la fin.
Elle avait pris sa décision.
— Rickson ? Prends tes affaires. Le strict nécessaire. On reviendra
si besoin.
Elle fit un signe du menton aux deux plus jeunes, vit que leurs
salopettes avaient été coupées au genou, que leurs jambes étaient
couvertes de terre. Ils prirent son geste pour une autorisation à
continuer à faire leur sac. Ces deux-là avaient l’air impatients que
quelqu’un d’autre s’occupe d’eux, n’importe qui tant que ce n’était
pas leur frère – si Rickson était leur frère.
— Dites-moi comment vous vous appelez.
Juliette s’assit sur le lit avec les deux filles tandis que les autres
fouillaient dans leurs affaires. Elle s’efforça de rester calme, de
résister à la nausée que provoquait cette pensée : des enfants qui
avaient des enfants.
Le bébé émit un cri affamé.
— Je suis là pour vous aider, dit Juliette. Je peux voir ? C’est un
garçon ou une fille ?
La jeune mère se détendit. Sous un repli de couverture, un bébé de
quelques mois cligna des yeux et ouvrit sa petite bouche rouge. Il
agita un bras minuscule vers sa mère.
— Une fille, dit-elle doucement.
La petite fille qui se cramponnait à elle depuis le début risqua un
œil vers Juliette.
— Tu lui as donné un nom ?
— Non, pas encore.
Rickson dit quelque chose aux deux petits pour qu’ils cessent de
se chamailler.
— Moi je m’appelle Elise, dit la petite en relevant un peu la tête.
J’ai une dent qui bouge.
Juliette rit.
— Je t’aiderai si tu veux bien.
Elle prit le risque de tendre la main et de serrer gentiment le bras
de la petite. Les moments de son enfance passés dans la nursery de
son père lui revinrent par flashs, des souvenirs de parents inquiets,
d’enfants précieux, d’espoirs et de rêves créés et entretenus autour
de cette loterie. Ses pensées dérivèrent vers son frère, celui qui ne
devait pas vivre, et elle sentit les larmes lui monter aux yeux.
Qu’avaient enduré ces enfants ? Solo, au moins, avait eu une vie
normale avant la chute du silo. Il savait ce que vivre en sécurité
voulait dire. Ces cinq-là, six même, dans quoi avaient-ils grandi ?
Qu’avaient-ils vu ? Ils lui inspiraient une grande pitié. Une pitié qui
confinait presque au désir cruel qu’aucun d’eux n’ait jamais vu le
jour… mais elle s’en voulut immédiatement, coupable d’une telle
pensée.
— On va vous sortir de là, dit-elle aux deux filles. Prenez vos
affaires.
Un des deux petits vint déposer le sac de Juliette à ses pieds. Il
remettait quelques objets dedans en s’excusant, lorsqu’elle entendit
un nouveau couinement étrange.
Quoi, encore ?
Les filles se mirent en peine de sélectionner des affaires à
emporter. Juliette comprit que le bruit venait de son sac. Elle ouvrit
la fermeture éclair, méfiante. Dieu sait ce qui pouvait vivre dans ce
trou à rats que ces gamins avaient créé. Elle entendit alors une toute
petite voix.
Une voix qui appelait son nom.
Elle laissa tomber sa serviette, fouilla dans le sac, écarta les outils,
les bouteilles d’eau, sa salopette de rechange et ses chaussettes
dépareillées, et la trouva enfin. Sa radio. Elle se demanda comment
Solo pouvait l’appeler. L’autre appareil avait été détruit dans sa
combinaison…
— Je t’en prie dis quelque chose, siffla la radio. Juliette, tu es là ? C’est
Walker. Je t’en prie, pour l’amour du ciel, réponds-moi…
75

Silo 18

— Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi ils ne répondent pas ?


Courtnee regardait tour à tour Walker et Shirly, comme s’ils
pouvaient lui fournir une réponse.
— C’est cassé ? demanda Shirly en prenant le petit bouton gradué
de marques blanches. Walker, on l’a cassé ?
— Non, non, ça fonctionne, dit-il, les écouteurs coincés contre la
joue, passant en revue les divers éléments.
— Les amis, je ne sais pas combien de temps il nous reste.
Courtnee regardait par la fenêtre de la salle de contrôle. Shirly se
leva pour la rejoindre. Dans la salle de la génératrice, près de la porte
principale, fusil à l’épaule, Jenkins et ses hommes débitaient leurs
ordres aux autres. L’insonorisation empêchait qu’elles entendent ce
qui se passait.
— Allô ?
Une voix grésilla dans les mains de Walker. Les mots semblaient
filer entre ses doigts.
— Qui est là ? dit-il en appuyant sur le bouton. Qui êtes-vous ?
Shirly se rua vers Walker. Elle enveloppa son bras de ses deux
mains, incrédule.
— C’est Juliette !
Walker leva une main pour demander le calme. Doigts tremblants,
il finit par réussir à appuyer sur le bouton rouge.
— Jules ?
Sa voix se brisa. Shirly lui serra le bras.
— C’est toi ?
Un silence, puis un gémissement. Un sanglot.
— Walk ? Walk, c’est bien toi ? Qu’est-ce qui se passe ? Où es-tu ? J’ai
cru que…
— Où est-elle ? murmura Shirly.
Courtnee les observait, la tête entre les mains, la bouche grande
ouverte.
Walker appuya sur le bouton.
— Jules, où es-tu ?
Les minuscules haut-parleurs émirent un long soupir. Sa voix
semblait très lointaine.
— Walk, je suis dans un autre silo. Il y en a plusieurs. Tu ne croirais
pas tout ce que…
Sa voix se mua en bruits parasites. Shirly se pencha contre Walker
tandis que Courtnee faisait les cent pas entre eux et la fenêtre.
— On est au courant pour les autres silos, dit Walker en tenant le
micro sous sa barbe. On les entend, Jules. On les entend tous.
Il relâcha le bouton. Juliette reprit la parole.
— Comment tu vas ? Et le département ? J’ai entendu parler des
combats. Est-ce que tu es au beau milieu de tout ça ?
Avant la fin de son émission, Juliette s’adressa à quelqu’un d’autre,
d’une voix à peine audible.
Walker s’étonnait qu’elle ait mentionné les combats.
— Comment est-elle au courant ? dit Shirly.
— Si seulement elle était là, se lamenta Courtnee. Elle saurait quoi
faire.
— Parle-lui des gaz d’échappement. Du plan.
Shirly fit un signe en direction du micro.
— Tiens, passe-le-moi.
Walker lui tendit le casque.
Shirly actionna le bouton, plus récalcitrant qu’elle ne l’aurait cru.
— Jules ? Tu m’entends ? C’est Shirly.
— Shirly… souffla Juliette, émue. Salut, toi. Tu tiens le coup ?
L’émotion palpable dans la voix de son amie l’émut aux larmes.
— Ouais, lâcha-t-elle avant de déglutir. Écoute, on a une équipe en
train de diriger les gaz d’échappement vers les gaines de
refroidissement du DIT. Mais tu te souviens de la fois où on a perdu
de la contre-pression ? J’ai peur que le moteur…
— Non, l’interrompit Juliette. Dis-leur d’arrêter. Shirly, tu
m’entends ? Empêche-les. Ça ne servira à rien. Le refroidissement, c’est
pour les serveurs. Les seules personnes qui…
Elle s’éclaircit la voix.
— Écoute-moi. Dis-leur d’arrêter…
Shirly se débattait avec les commandes. Walker tendit la main
pour l’aider mais elle s’en sortit.
— Attends… Comment tu sais où mènent ces gaines ?
— Je le sais, c’est tout. L’endroit où je suis est construit de la même
façon. Putain, il faut que je leur parle. Tu ne peux pas les laisser…
Shirly appuya à nouveau sur le bouton. Le bruit de la salle de la
génératrice envahit leur petit espace lorsque Courtnee courut à
l’extérieur.
— Courtnee s’en charge. Elle y va, là. Jules. Comment tu as su… ?
Avec qui es-tu ? Est-ce qu’ils peuvent nous aider ? La situation n’est
pas terrible, ici.
Shirly entendit une profonde inspiration, d’autres voix à l’arrière-
plan, des ordres que Juliette donnait à d’autres gens. Son amie avait
l’air épuisée. Lasse. Triste.
— Non, je ne peux rien faire, dit Juliette. Il n’y a personne ici. Un
homme. Des enfants. Tout le monde est mort. Les gens qui vivaient ici
n’ont même pas pu se sauver eux-mêmes.
Elle libéra la ligne. La reprit.
— Il faut faire cesser les combats. Quel que soit le sacrifice. Je vous en
supplie… Je refuse que tout ça ait lieu à cause de moi. Il faut arrêter de…
La porte s’ouvrit à nouveau. C’était Courtnee qui revenait. Shirly
entendit des cris dans la salle de la génératrice. Des coups de feu.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Juliette. Vous êtes où, là ?
— Dans la salle de contrôle.
Shirly leva les yeux vers Courtnee, qui semblait morte de peur.
— Jules, je crois qu’on n’a plus beaucoup de temps.
Elle avait tant de choses à lui dire. Elle voulait lui parler de Marck.
Elle avait besoin de plus de temps.
— Ils vont nous coincer, fut tout ce qu’elle parvint à dire. Je suis
contente que tu sois en vie.
La radio grésilla.
— Mon Dieu, empêche-les. Arrêtez de vous battre ! Shirly, écoute-
moi…
— Rien n’y fera, dit Shirly en s’essuyant les joues. Rien ne les
arrêtera.
Les coups de feu se rapprochaient, audibles malgré l’épaisseur de
la porte. Les siens étaient en train de mourir tandis que, tapie dans la
salle de contrôle, elle parlait à un fantôme. Les siens mouraient.
— Prends bien soin de toi, dit Shirly.
— Attends !
Shirly tendit le casque à Walker. Elle rejoignit Courtnee à la
fenêtre. Une foule battait en retraite de l’autre côté de la génératrice,
des canons de fusil tiraient, en appui sur le garde-corps, un homme
en salopette bleue était inerte sur le sol. D’autres coups de feu. Des
bruits étouffés de fusillade.
— Jules !
Walker essayait encore de lui parler.
— Laisse-moi leur parler ! s’écria-t-elle de cette voix terriblement
lointaine. Walk, pourquoi je peux te parler, et pas à eux ? Passe-moi les
shérifs adjoints, Peter et Hank. Walk, comment tu as fait pour
m’appeler ? Il faut à tout prix que je leur parle !
Walker bredouilla quelque chose à propos de fers à souder, de
lunette grossissante. Le vieil homme pleurait, berçait ses circuits, ses
fils et ses composants électroniques comme s’il s’agissait d’un enfant
désarticulé, leur murmurait des choses, tandis que l’eau salée de ses
larmes gouttait dangereusement sur cet objet qu’il avait fabriqué.
Pendant qu’il continuait de parler à Juliette, de bafouiller, les
hommes en bleu continuaient de tomber, bras enroulés autour du
garde-corps, leurs fusils tombant bruyamment à terre faute d’avoir
été à la hauteur de la situation. Les hommes qu’ils craignaient depuis
un mois étaient à l’intérieur. C’était fini. Shirly et Courtnee
observaient la scène, impuissantes, chacune cramponnée aux bras de
l’autre. Derrière elles, les sanglots et les élucubrations du vieux Walk
se mêlaient aux coups de feu étouffés, puis, soudain, le clac d’une
machine qui se dérègle, qui échappe à tout contrôle…
76

Silo 18

Debout sur la poubelle en plastique renversée, Lukas chancela, le


bout de ses bottes contre le plastique souple, ne sachant si elle allait
voler dans les airs ou s’écraser sous son poids. Il se rattrapa au
couvercle du serveur 12, et l’épaisse couche de poussière lui fit dire
qu’on n’y avait pas passé un bon coup de chiffon depuis des années.
Il pressa son nez contre la grille d’aération et renifla à nouveau.
La porte toute proche bipa, signe qu’on venait de la déverrouiller.
Avec un faible grincement, les gonds tournèrent sur leur axe.
Lukas faillit tomber lorsque Bernard entra. Le directeur du DIT lui
lança un regard curieux.
— Tu rentreras jamais, lui dit-il.
Il referma la porte en partant d’un grand rire. Après les
verrouillages et le bip, le voyant rouge reprit sa surveillance des
lieux.
Lukas se redressa, en équilibre sur la poubelle, et sauta à terre,
envoyant valser le seau en plastique à travers la pièce. Il frotta ses
mains pleines de poussière sur son pantalon et se força à rire.
— J’ai cru sentir un truc, expliqua-t-il. Ça te paraît pas enfumé, ici ?
Bernard regarda autour de lui.
— J’ai toujours l’impression que c’est un peu brumeux, ici. Et non,
je ne sens rien. À part l’odeur de chaud des serveurs.
Il sortit quelques morceaux de papier pliés de sa poche de
poitrine.
— Tiens, des lettres de ta mère. Je lui ai dit de me les faire passer
par porteur pour te les donner.
Lukas sourit, gêné, et les accepta.
— Mais je crois quand même qu’il faudrait vérifier auprès de…
Il leva les yeux vers la grille d’aération mais se rendit compte qu’il
ne restait personne à qui s’adresser au département des Machines.
Aux dernières nouvelles crachées par la radio, Sims et les autres
lavaient l’endroit à grande eau. Il y avait des dizaines de morts. Et
trois ou quatre fois plus de prisonniers. On réhabilitait des
appartements du milieu pour tous les faire tenir. Apparemment, il y
aurait assez de gens à envoyer au nettoyage pour des années.
— Je vais envoyer un mécanicien remplaçant, promit Bernard. Ce
qui me rappelle que je voulais te parler de quelque chose. Beaucoup
de verts vont passer au bleu… il va y avoir un gros transfert de
cultivateurs vers les Machines. Je me demandais ce que tu dirais de
Sammi pour diriger le département.
Lukas acquiesça tout en parcourant une lettre de sa mère.
— Sammi, chef des Machines ? Je pense qu’il est surqualifié, mais
parfait. Il m’a appris beaucoup de choses.
Il observa Bernard ouvrir le meuble classeur près de la porte et
passer en revue les bons de travail.
— C’est un bon professeur. Mais, est-ce que ce serait permanent ?
— Rien n’est amené à durer.
Bernard trouva ce qu’il cherchait, le glissa dans sa poche de
poitrine.
— Tu as besoin d’autre chose ?
Il remonta ses lunettes sur son nez. Lukas le trouva plus vieux
après ce mois écoulé. Plus vieux et usé.
— Ton dîner arrive dans quelques heures…
Lukas avait en effet besoin de quelque chose. De dire qu’il était
prêt, qu’il s’était suffisamment imprégné des horreurs qui
l’attendaient à son futur poste, qu’il avait appris l’essentiel en
échappant à la folie. Est-ce qu’il pourrait rentrer chez lui
maintenant ?
Mais ce n’était pas la manière de procéder, il l’avait compris de lui-
même.
— Hmm… Davantage de lecture ne me gênerait pas…
Ce qu’il avait découvert dans le serveur 18 avait mis son cerveau
en ébullition. Il craignait que Bernard découvre son secret. Lukas
pensait être sur une piste, mais il fallait qu’il demande le dossier
pour en avoir le cœur net.
Bernard sourit.
— De lecture ? Tu n’en as pas assez ?
Lukas agita les lettres de sa mère.
— Oh, ça ? Ça m’occupera le temps que je marche jusqu’à l’échelle
mais…
— Non, je parlais de ce que tu as en bas. L’Ordre. Tes sujets
d’étude.
Bernard pencha la tête sur le côté, Lukas soupira.
— Oui, je sais, mais on ne peut pas me demander de lire ça douze
heures par jour. Je voulais juste un truc un peu moins compact.
Il secoua la tête.
— Non mais ne vous embêtez pas. Si vous ne pouvez pas…
— Qu’est-ce que tu voudrais ? demanda Bernard. Je te taquinais,
c’est tout.
Adossé au classeur, il croisa les doigts en travers de son ventre et
jaugea Lukas à travers ses petites lunettes.
— Hé bien, ça va peut-être vous sembler bizarre, mais ça concerne
une affaire qui date un peu. Le serveur dit qu’elle est rangée dans
votre bureau avec les enquêtes classées…
— Une enquête ? s’étonna Bernard.
— Ouais. Un dossier en rapport avec un ami d’ami. Je me demande
simplement comment le cas a été résolu. Il n’y a pas de sauvegarde
numérique sur le serv…
— Ce n’est pas le dossier Holston, au moins ?
— Qui ça ? Ah, l’ancien shérif. Non, non. Pourquoi ?
Bernard balaya son idée d’un revers de la main.
— Le dossier est au nom de Wilkins, dit Lukas en observant
Bernard attentivement. George Wilkins.
Le visage de Bernard se durcit. Sa moustache tomba sur ses lèvres
comme un rideau.
Lukas s’éclaircit la voix. La réaction de Bernard lui suffisait
presque.
— George est mort il y a quelques années aux Machi…
— Je sais comment il est mort, l’interrompit Bernard. D’où vient
cet intérêt soudain pour ce dossier ?
— Simple curiosité. J’ai un ami qui…
— Et comment s’appelle cet ami ?
Les mains de Bernard glissèrent sur son ventre pour se glisser
dans les poches de sa salopette. Il fit un pas vers Lukas.
— Comment ?
— Cet ami dont tu parles, il avait un lien particulier avec George ?
C’était un ami proche ?
— Non. Enfin, pas que je sache. Écoutez, si ça pose un problème,
ne vous en faites pas…
Lukas voulait poser une simple question, mais Bernard semblait
tout disposé à vider son sac sans qu’on le force.
— Oui, ça pose un gros problème. George Wilkins était un
dangereux personnage. Un homme avec des idées. Du genre qu’on
murmure, du genre qui empoisonnent les gens tout autour…
— Comment ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— L’Ordre, chapitre 13. Relis-le. Toutes les insurrections com-
mencent ainsi, à cause d’hommes comme lui.
Menton contre la poitrine, Bernard regardait Lukas par-dessus ses
lunettes et lui parlait avec franchise sans essayer de le duper, comme
son ombre s’y était attendue.
Lukas n’avait pas besoin de ce dossier, il avait trouvé les registres
qui correspondaient à la mort de George, les dizaines de demandes
de boucler l’affaire faites à Holston. Bernard n’en avait aucune honte.
George Wilkins n’était pas mort, on l’avait assassiné. Et Bernard était
tout disposé à lui dire pourquoi.
— Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda Lukas.
— Je vais te le dire, ce qu’il a fait. C’était un mécano, un graisseux.
On a commencé à entendre des rumeurs dans la bouche des
porteurs, des plans qui circulaient, des idées pour agrandir la mine
en creusant la terre latéralement. Comme tu le sais, les forages
latéraux sont interdits…
— Oui, de toute évidence.
Lukas se représenta les mineurs du silo 18 partis creuser et tomber
sur les mineurs du silo 19. Situation pour le moins délicate.
— Une longue discussion avec le chef des Machines a mis un terme
à ces sottises, mais alors George Wilkins a proposé de creuser vers le
bas. Lui et quelques autres ont dessiné les plans d’un niveau 150.
Puis d’un niveau 160.
— Seize étages supplémentaires ?
— Oui, pour commencer. Selon la rumeur, en tout cas. Rien que
des bruits de couloir et des dessins. Mais ces idées sont tombées dans
les oreilles d’un porteur, et les nôtres se sont dressées.
— Alors vous l’avez tué ?
— Quelqu’un l’a tué, oui. Peu importe qui.
D’une main, il ajusta ses lunettes. L’autre resta dans sa salopette.
— Un jour, tu devras prendre la même décision, fiston. Tu le sais,
n’est-ce pas ?
— Oui mais…
— Il n’y a pas de mais, dit Bernard en secouant lentement la tête.
Certains hommes sont semblables à des virus. Si on ne veut pas
assister à une épidémie de peste, il faut immuniser le silo. Il faut
éliminer le virus.
Lukas ne dit rien.
— Nous avons éliminé quatorze menaces cette année, Lukas. As-tu
la moindre idée de ce que serait l’espérance de vie moyenne si nous
n’étions pas d’une vigilance extrême ?
— Mais les nettoyages…
— Utiles pour s’occuper de ceux qui veulent sortir. Qui rêvent d’un
monde meilleur. L’insurrection à laquelle nous faisons face en ce
moment est pleine de gens comme ça, mais c’est une déviance bien
précise. Et le nettoyage est un remède parmi d’autres. Et je ne suis
pas sûr qu’une personne atteinte d’une déviance différente ferait le
nettoyage si on l’envoyait dehors. Il faut qu’ils aient envie de voir ce
qu’on leur montre pour que ça marche.
Lukas songea à ce qu’il avait appris à propos des casques, des
visières. Il s’était dit que c’était la seule trahison de la part du DIT.
Mais il commençait à penser qu’il aurait dû se pencher davantage sur
l’Ordre et moins sur l’Héritage.
— Tu as entendu ces dernières violences à la radio. Tout ça aurait
pu être évité si on avait décelé ces déviances plus tôt. Ose me dire
qu’il n’aurait pas mieux valu.
Lukas regarda le bout de ses bottes. La poubelle gisait non loin, sur
le flanc. Elle avait l’air triste comme ça. Incapable de contenir quoi
que ce soit.
— Les idées sont contagieuses, Lukas. C’est un enseignement de
base de l’Ordre. Tu le sais bien.
Il acquiesça. Il pensa à Juliette, se demanda pourquoi elle ne l’avait
pas appelé depuis une éternité. Elle était l’un de ces virus
qu’évoquait Bernard. Ses mots s’étaient infiltrés dans son esprit et
l’emplissaient de rêves étranges. Il sentit une intense chaleur se
propager dans tout son corps en se rendant compte qu’il était
infecté. Il avait envie de toucher sa poche de poitrine où reposaient
les effets personnels de Juliette, sa montre, sa bague, sa carte. Il les
avait récupérés en guise de souvenirs, mais ils étaient devenus
encore plus précieux depuis qu’il la savait en vie.
— Cette insurrection est loin d’être aussi dévastatrice que la
précédente. Et même après celle-là, on s’était débrouillés pour que
les choses s’arrangent et que les gens oublient. Il en ira de même
pour celle-ci. Est-ce qu’on a fini ?
— Oui, monsieur.
— Parfait. C’est tout ce que tu voulais savoir sur ce dossier ?
Lukas acquiesça.
— Bien. Tu as peut-être besoin de lire autre chose, en effet.
Sa moustache frissonna au-dessus de son demi-sourire.
— C’est vous, n’est-ce pas ? lâcha Lukas au moment où Bernard
s’apprêtait à partir.
Bernard s’arrêta, mais sans se retourner.
— C’est vous qui avez tué George Wilkins, pas vrai ?
— Est-ce que c’est important ?
— Oui. Pour… pour moi, ça l’est. Ça veut dire que…
— Pour toi ? Ou pour ce supposé ami ?
Lorsque Bernard lui fit face, Lukas sentit la température
augmenter encore de quelques degrés.
— Aurais-tu des hésitations, petit ? En ce qui concerne ce poste ?
Est-ce que je me suis trompé sur ton compte ? Parce que ça m’est
déjà arrivé.
Lukas déglutit.
— Je voulais juste savoir si c’était une chose que je serais amené à…
Puisque, vous voyez, puisque je suis votre ombre…
Bernard fit quelques pas dans sa direction. Lukas recula
imperceptiblement.
— Je ne pensais pas m’être planté avec toi. Mais c’est bien le cas,
n’est-ce pas ?
Il secoua la tête, l’air dégoûté.
— Bon sang, cracha-t-il.
— Mais pas du tout, monsieur. Je crois simplement que je suis
enfermé ici depuis trop longtemps.
Lukas dégagea ses cheveux de son front. Son crâne le démangeait.
Et il fallait qu’il aille aux toilettes.
— J’ai peut-être besoin de prendre un peu l’air. De rentrer chez
moi quelque temps, vous voyez ? De dormir dans mon lit. Ça fait
quoi, maintenant ? Un mois ? Combien de temps encore je…
— Tu veux sortir d’ici ?
Lukas acquiesça.
Les yeux rivés à ses bottes, Bernard réfléchit quelques instants.
Lorsqu’il releva la tête, il y avait de la tristesse dans ses yeux, dans le
tombé de sa moustache, dans les larmes qui lui voilaient le regard.
— C’est ça que tu veux ? Sortir d’ici ?
Il replongea les mains dans sa salopette.
— Oui, monsieur.
— Dis-le.
— Je veux sortir d’ici.
Lukas jeta un œil à la lourde porte derrière Bernard.
— S’il vous plaît, laissez-moi sortir.
— Sortir.
Lukas fit oui de la tête, exaspéré par ce petit jeu, la joue chatouillée
par un mince filet de sueur. Il avait soudain une peur bleue de cet
homme, cet homme qui, d’un coup, lui rappelait terriblement son
père.
— S’il vous plaît, répéta Lukas, je… je me sens cloîtré. S’il vous
plaît, laissez-moi sortir.
Bernard acquiesça. Ses joues tressautèrent. Il avait l’air sur le point
de pleurer. Lukas ne l’avait jamais vu dans cet état.
— Shérif Billings, vous êtes là ?
Sa petite main, sortie de sa salopette, avait porté la radio à sa
moustache tremblotante.
La voix de Peter grésilla dans le haut-parleur.
— Je suis là, monsieur.
Bernard appuya sur l’émetteur.
— Vous avez entendu, dit-il au bord des larmes. Lukas Kyle,
ingénieur première classe du DIT, demande à sortir…
77

Silo 17

— Allô ? Walk ? Shirly ?


Juliette criait dans la radio, observée par les orphelins et Solo,
quelques marches plus bas. Elle avait poussé les enfants à travers les
fermes, fait de rapides présentations, sans jamais quitter sa radio.
Elle avait gravi plusieurs étages, les autres à sa suite, et toujours pas
de nouvelles de ses amis, plus rien depuis qu’ils avaient été coupés,
que des coups de feu avaient couvert la voix de Walk. Elle se disait
que peut-être plus haut, à l’étage suivant, si elle essayait à nouveau…
Elle vérifia le voyant près du bouton d’allumage pour s’assurer que la
pile n’était pas morte, augmenta le volume jusqu’à ce que les
parasites se fassent entendre et sut que son appareil fonctionnait.
Elle appuya sur l’émetteur. Les parasites se turent, attendant
qu’elle parle.
— Allez, dites quelque chose. C’est Juliette. Vous m’entendez ?
Parlez-moi.
Elle regarda Solo, qui se faisait aider par le garçon qui l’avait
assommé.
— Je crois qu’il faut qu’on monte encore. Allez. Courage.
Il y eut des gémissements ; ces pauvres réfugiés du silo 17 avaient
l’air de croire qu’elle avait perdu la boule. Mais ils la suivaient malgré
tout, leur rythme conditionné par celui de Solo, qui semblait avoir
repris des forces grâce aux fruits et à l’eau qu’il avait avalés, mais qui
ralentissait à mesure que les étages défilaient.
— Ils sont où, vos amis à qui on a parlé ? demanda Rickson. Est-ce
qu’ils peuvent venir nous aider ?
Il grogna tandis que Solo vacillait sur le côté.
— Il est lourd.
— Non, ils ne vont pas venir nous aider, répondit Juliette.
Impossible qu’ils viennent jusqu’ici.
Ou qu’on parvienne jusqu’à eux, se dit-elle.
L’inquiétude lui vrillait le ventre. Il fallait à tout prix qu’elle
rejoigne le DIT pour appeler Lukas et découvrir ce qui se passait. Elle
voulait lui dire à quel point ses plans avaient foiré, qu’elle se plantait
à chaque nouvelle décision. Elle prit conscience qu’un retour était
exclu. Elle ne sauverait pas ses amis. Ni ce silo. Elle jeta un regard
par-dessus son épaule. Sa vie allait désormais être celle d’une mère
pour ces orphelins, des gamins qui avaient survécu uniquement
parce que les derniers survivants, qui s’étaient entre-tués, n’avaient
pas eu le courage de les tuer. Ou le cœur, comme on dit.
Maintenant, toutes les responsabilités lui revenaient. À Solo
également, mais à un moindre degré. Il ne serait pour elle qu’un
enfant de plus dont elle devrait s’occuper.
Ils passèrent un nouvel étage ; Solo semblait avoir récupéré un
peu. Ils progressaient mais le chemin était encore long.
Ils s’arrêtèrent au milieu pour aller aux toilettes, remplir d’autres
cuvettes dont les chasses d’eau ne marchaient pas. Juliette aida les
plus petits. Ils n’aimaient pas aller aux toilettes, préférait faire leurs
besoins dans la terre. Elle leur dit qu’ils avaient raison, qu’ils ne se
serviraient des toilettes que lorsqu’ils seraient en déplacement. Elle
n’évoqua pas les années que Solo avait passées à détruire des niveaux
entiers d’appartements, les nuées de mouches qu’elle avait vues.
Ils avaient mangé tout ce qu’ils avaient emporté, mais il leur restait
plein d’eau. Juliette voulait atteindre les jardins hydroponiques du
cinquante-sixième avant qu’ils s’arrêtent pour la nuit. Ils y
trouveraient assez de nourriture pour le reste du voyage. Elle tenta
de nouveau un contact radio, sachant qu’elle usait la batterie. Pas de
réponse. Elle ne comprenait pas comment elle avait pu les entendre ;
tous les silos devaient se protéger, disposer d’un moyen de blocage
des ondes. Ce devait être Walker, un truc qu’il avait mis au point. De
retour au DIT, serait-elle capable de comprendre ? Pourrait-elle entrer
en contact avec lui, ou Shirly ? Rien de moins sûr, et de là où il se
trouvait, Lukas n’avait aucun moyen de les joindre, de leur transférer
son appel. Elle lui avait demandé une dizaine de fois.
Lukas…
C’est alors qu’un souvenir la frappa.
La radio du taudis de Solo. Qu’est-ce que Lukas avait dit un soir ?
Ils avaient parlé jusque tard et il avait regretté de ne pas pouvoir
discuter dans la pièce du dessous, plus confortable. Ce n’était pas là
qu’il se tenait au courant de l’évolution des combats ? Si, par la radio.
La même que celle de Solo, sous les serveurs, enfermée dans sa
petite cage de métal dont il n’avait jamais trouvé la clé.
Juliette se retourna pour faire face au groupe ; ils s’arrêtèrent, main
sur la rampe, yeux braqués sur elle. Helena, la jeune maman qui ne
connaissait même pas son âge, essaya de calmer le bébé qui
commençait à gémir. Le nourrisson sans nom préférait le bercement
de la marche.
— Il faut absolument que je monte, dit Juliette en regardant Solo.
Comment tu te sens ?
— Moi ? Ça va.
Ça n’avait pourtant pas l’air.
— Tu peux continuer avec eux ?
Elle regarda Rickson cette fois.
— Tu vas bien ?
Le garçon acquiesça. Sa résistance semblait s’émousser au fil des
étages, surtout depuis la pause. Les plus petits, eux, semblaient tout
excités de voir de nouvelles parties du silo, de sentir qu’ils pouvaient
hausser la voix sans qu’il leur arrive quelque chose d’horrible. Ils
commençaient à saisir qu’il ne restait que deux adultes, et qu’aucun
n’avait l’air d’être un monstre.
— Il y a de quoi manger au niveau 56, dit-elle.
— Les chiffres, dit Rickson en secouant la tête. Je ne sais pas…
Évidemment. Pourquoi avoir besoin de compter, de connaître tous
ces chiffres d’étages qu’il n’avait jamais vus ?
— Solo te montrera, reprit-elle. Il y a des gens que je dois appeler,
d’accord ? Mes amis. Il faut que je sache s’ils vont bien.
Il hocha la tête.
— Ça va aller ?
Elle s’en voulait de les laisser mais ne pouvait pas faire autrement.
— J’essaie de vous retrouver demain. Prenez votre temps pour
monter, OK ? Inutile de rentrer à la maison au pas de course.
À la maison. S’y était-elle résignée ?
Le groupe approuva. L’un des deux petits garçons prit une
bouteille d’eau dans le sac de l’autre et dévissa le bouchon. Juliette se
retourna et commença à monter les marches deux par deux, malgré
ses jambes endolories.
Elle était dans les quarantièmes lorsqu’il lui traversa l’esprit qu’elle
n’y arriverait peut-être pas. Sa sueur lui gelait la peau, et ses jambes,
qui avaient dépassé le stade de la douleur, étaient engourdies
d’épuisement. Ses bras abattaient une grande partie du travail ;
penchée en avant, elle agrippait la rampe et se hissait, avec ses mains
moites, de deux nouvelles marches.
Depuis cinq ou six étages, elle respirait mal. Elle se demanda si ses
poumons avaient souffert de son épreuve sous-marine. Était-ce
possible ? Son père l’aurait su. Elle songea à ce que ce serait de
passer le reste de sa vie sans médecin, avec des dents aussi jaunies
que celles de Solo, à s’occuper d’un bébé en sachant qu’aucun autre
ne naîtrait, du moins pas avant que les enfants n’aient grandi.
Au palier suivant, elle tâta sa hanche, à l’endroit où on lui avait
posé un implant contraceptif sous-cutané. De tels détails prenaient
tout leur sens à la lumière du silo 17. Une foule de choses concernant
sa vie d’avant prenait sens. Des choses qui lui avaient semblé
bizarres revêtaient à présent une certaine logique. Le coût des
messages câblés, l’espacement des niveaux, l’unique escalier, les
couleurs voyantes de certains corps de métier, la division du silo en
départements bien distincts, qui engendraient la méfiance… tout
avait été fait à dessein. Elle en avait eu l’intuition auparavant, sans
trop savoir pourquoi. Mais aujourd’hui, ce silo vide et la présence de
ces enfants confirmaient ses doutes. Et elle s’aperçut que certains
nœuds s’avéraient encore plus pernicieux une fois démêlés.
Son esprit vagabondait tandis qu’elle montait, et elle le laissait
faire pour la distraire de ses douleurs, des épreuves de cette journée.
Lorsque enfin elle atteignit les trentièmes, si elle souffrait encore,
elle bénéficiait au moins d’une concentration nouvelle. Elle cessa de
solliciter sans arrêt sa radio. Les parasites étaient toujours les
mêmes, et elle avait une autre idée pour contacter Walker, une idée
qui aurait dû lui venir plus tôt, un moyen de contourner les serveurs
et de communiquer avec les autres silos. Elle était là depuis le début,
sous leurs yeux, attendant de se faire remarquer. Il existait un risque
pour que Juliette se trompe, mais pourquoi sinon mettre sous clé une
radio déjà protégée par deux autres verrous ? Ça n’avait de sens que
si l’appareil représentait un danger suprême. Ce qu’elle espérait de
tout cœur.
Elle gravit les étages jusqu’au trente-cinquième sans comprendre
comment ses jambes la portaient encore. Elle n’avait jamais mis son
corps à si rude épreuve, pas même lors de ses travaux de plomberie
pour le raccordement de la pompe, ni pendant son excursion à
l’extérieur. C’est sa volonté seule qui lui permettait de lever le pied,
le poser, tendre la jambe, tirer sur son bras et se pencher pour
grappiller des centimètres. Une marche à la fois à présent. Le vert
constant de l’éclairage de secours ne lui donnait aucune idée du
temps qui passait ; elle ne savait pas si c’était la nuit, ni quand
viendrait le matin. Sa montre lui manquait cruellement. Tout ce qui
lui restait, c’était son couteau. La donne avait changé : au lieu de
compter les minutes qui passaient, elle devait se battre pour rester
en vie seconde après seconde.
Trente-quatre. Elle fut tentée de s’effondrer sur la grille de métal,
de dormir là, roulée en boule, comme lors de sa première nuit dans
cet endroit, simplement heureuse d’être en vie. Mais dans un effort
suprême, elle ouvrit la porte et pénétra à nouveau en milieu civilisé.
Lumière. Électricité. Chauffage.
Elle tituba dans le couloir ; son champ de vision, très restreint, lui
donnait l’impression de voir à travers une paille, plongeant toute la
périphérie dans le flou.
Son épaule frôlait le mur. Marcher demandait encore des efforts.
Tout ce qu’elle voulait, c’était appeler Lukas, entendre sa voix.
S’endormir derrière ce serveur, effleurée par l’air chaud de la
ventilation, le casque sur les oreilles. Il pourrait lui parler tout bas
des étoiles lointaines tandis qu’elle dormirait pendant des jours et
des jours…
Mais Lukas attendrait. Il était enfermé à double tour, bien en
sécurité. Elle avait tout le temps de l’appeler.
Elle se dirigea donc vers le labo de Confection, droit vers les outils,
sans oser jeter un œil à son lit de peur de ne se réveiller que deux
jours plus tard. Sans avoir la moindre idée du jour que ce serait.
Elle saisit le coupe-boulon puis, après réflexion, retourna chercher
la petite masse. Les outils étaient lourds, mais leur poids la rassurait ;
un dans chaque main, qui tirait sur ses bras et l’ancrait au sol, la
stabilisait.
Au bout du couloir, elle pressa son épaule contre la lourde porte de
la salle des serveurs. Elle appuya jusqu’à ce qu’elle s’ouvre en
grinçant. Elle se glissa à l’intérieur. Elle courut vers la petite échelle
aussi vite que ses muscles l’y autorisaient.
Elle traînait les pieds plus qu’elle ne courait, mais vite.
Elle ouvrit la trappe, laissa tomber ses outils dans le trou.
Vacarme. Elle s’en fichait, ils étaient incassables. Elle descendit, les
mains glissantes, se cogna le menton contre un échelon et fut
surprise d’atterrir aussi rapidement.
Elle s’écroula à terre, bras et jambes écartées, se cogna le tibia
contre la masse. Elle rassembla toute sa volonté et, miracle, réussit à
se relever.
Au bout de l’allée, après le petit bureau, la cage en acier était là,
abritant une radio, une grosse radio. Elle se souvint de ses quelques
jours en tant que shérif. Ils en avaient une semblable dans son
bureau, elle l’utilisait pour appeler Marnes quand il était en
patrouille, pour contacter Hank et l’adjoint Marsh. Mais celle-ci
semblait légèrement différente.
Elle posa la masse et positionna le coupe-boulon sur un gond de la
cage. Mais impossible de serrer. Ses bras tremblaient.
Elle se pencha en avant, mit une des poignées au creux de sa
clavicule et la serra entre son cou et son épaule. Elle saisit l’autre
poignée à deux mains et força. Elle sentit un mouvement.
Dans un grand fracas métallique, l’acier céda. Elle fit de même
avec l’autre gond. La poignée qui travaillait contre sa clavicule lui
faisait un mal de chien, et elle craignait que son os se brise avant le
métal.
Mais le gond finit par sauter.
Juliette attrapa la cage à deux mains et tira de toutes ses forces, en
pensant à la récompense qui se trouvait à l’intérieur, à Walker, à sa
famille, à tous ses amis, aux cris qu’elle avait entendus en les
appelant. Il fallait qu’elle les amène à cesser le combat. Tous autant
qu’ils étaient.
Une fois qu’elle eut ménagé un espace assez grand entre l’acier
tordu et le mur, elle saisit le boîtier de protection et tira à nouveau,
révélant l’appareil de radio en dessous. Qui avait besoin de clés ? Au
diable les clés. Elle finit par arracher complètement la cage, par
dégager tout ce qui gênait son accès à la radio.
Le cadran lui semblait familier. Elle le tourna pour allumer
l’appareil mais elle passait les crans les uns après les autres sans que
rien ne se déclenche. Elle s’agenouilla, à bout de souffle, épuisée, la
nuque en sueur. Il y avait un autre bouton pour la mise sous tension ;
elle l’alluma et les haut-parleurs émirent un grésillement sonore.
Elle revint au premier bouton. C’était celui qu’il lui fallait à
présent. Elle s’était attendue à des câbles de connexion, comme à
l’arrière du serveur, ou à des interrupteurs semblables à ceux des
commandes de pompe, mais il s’agissait d’un bouton gradué de
minuscules chiffres. Juliette sourit, éreintée, et se positionna sur le
chiffre 18. Elle attrapa le micro et appuya sur le bouton.
— Walker ? Tu es là ?
Elle s’assit par terre et s’adossa contre le bureau. Les yeux fermés,
le micro près du visage, elle aurait pu s’endormir sans problème. Elle
comprenait ce qu’avait dit Lukas. C’était confortable.
Elle appela à nouveau.
— Walk ? Shirly ? Allez, répondez.
La radio grésilla.
Juliette ouvrit les yeux. Elle braqua son regard sur la radio, les
mains tremblantes.
Une voix : C’est bien qui je crois ?
Elle était trop aiguë pour appartenir à Walker. Elle la connaissait.
Mais d’où ? La fatigue la gagnait. Elle appuya sur le bouton du micro.
— Ici Juliette. Qui êtes-vous ?
Est-ce que c’était Hank ? Peut-être bien. Il avait une radio. Ou alors
elle n’était pas dans le bon silo. Elle s’était peut-être complètement
plantée.
— J’exige le silence radio, reprit la voix. Éteignez tous les dispositifs.
Maintenant.
Est-ce qu’on s’adressait à elle ? Son esprit tournait en rond.
Quelques voix résonnèrent tour à tour avant de se fondre dans les
parasites. Était-elle censée dire quelque chose ? Elle était perdue.
— Vous ne devriez pas émettre sur cette fréquence, dit la voix. On
s’expose à un nettoyage pour de tels actes.
La main de Juliette tomba sur ses genoux. Elle s’affala contre le
bureau en bois, dépitée. Elle avait reconnu la voix.
Bernard.
Pendant des semaines, elle avait espéré parler à cet homme, avait
prié en silence pour qu’il réponde. Mais pas maintenant. Là, elle
n’avait rien à lui dire. C’était à ses amis qu’elle voulait parler, pour
tenter d’améliorer leur sort.
Elle appuya sur le bouton.
— Cessez les combats, dit-elle.
Elle avait perdu toute volonté. Tout désir de vengeance. Elle
voulait simplement que le monde autour d’elle s’apaise, que les gens
vivent, vieillissent, servent d’engrais pour les cultures un jour et…
— À propos de nettoyage, couina la voix. Nous inaugurons dès
demain une grande série de départs. Vos amis sont alignés, prêts à
partir. Et je crois que vous connaissez le petit chanceux qui ouvrira la
marche.
Il y eut un clic, suivi d’un bruit de friture sur la ligne. Juliette ne
bougeait pas. Elle avait l’impression d’être morte. Toute espèce
d’énergie avait déserté son corps.
— Imaginez un peu ma surprise quand j’ai découvert qu’un homme
que j’estimais, qu’un homme en qui j’avais toute confiance avait été
empoisonné par vos salades.
Elle actionna le micro mais ne le porta pas à sa bouche. Elle haussa
le ton à la place.
— Vous brûlerez en enfer, lâcha-t-elle.
— Sans doute, répondit Bernard. En attendant, j’ai dans les mains
des petites choses qui vous appartiennent. Une carte d’identité avec votre
photo, un joli petit bracelet et une alliance qui ne m’a pas l’air bien
officielle. Je m’interroge à ce sujet d’ailleurs…
Juliette grogna. Elle ne sentait plus son corps, entendait à peine ses
propres pensées. Elle réussit à actionner le micro, mais le geste
réquisitionna ses dernières forces.
— Qu’est-ce que tu racontes, espèce de taré ?
Elle cracha tout son venin et laissa sa tête rouler sur le côté, avide
de sommeil.
— Mais je parle de Lukas, celui qui m’a trahi. On vient tout juste de
retrouver tes petites affaires sur lui. Ça fait combien de temps,
exactement, que vous vous parlez ? Bien avant la salle des serveurs, je me
trompe ? Eh bien, devine quoi ! Je te l’envoie ! Et j’ai enfin compris ce que
tu as fait la dernière fois, ce que ces crétins des Fournitures t’ont aidée à
réaliser, mais je peux t’assurer que ton copain ne bénéficiera pas de ce
petit coup de pouce. Je me charge personnellement de la confection de sa
combinaison. Ça me prendra la nuit s’il le faut. Comme ça, quand il
sortira demain matin, je serai sûr qu’il n’arrivera même pas au pied de
ces fichues collines.
78

Silo 18

Un groupe de gamins descendait l’escalier en trombe tandis que l’on


escortait Lukas vers sa mort. L’un d’entre eux poussa un cri de peur
mêlée de plaisir, pris au jeu de la course poursuite. Ils se
rapprochaient, et lorsqu’ils arrivèrent dans leur champ de vision,
Lukas et Peter durent se serrer sur le côté pour les laisser passer.
Assumant son rôle de shérif, Peter leur beugla de ralentir et de
faire attention, mais ils continuèrent leur folle descente en pouffant
de rire. L’école était finie pour la journée, assez écouté les adultes
comme ça.
Lorsque Lukas leur laissa le passage, appuyé contre la rampe
extérieure, il réfléchit un instant. La tentation était grande. Un saut,
et il serait libre. Libre au moins de mourir comme il l’entendait, une
mort qu’il avait déjà envisagée lors d’humeurs sombres.
Mais Peter le tira par le coude avant qu’il puisse faire quoi que ce
soit. Il n’eut plus qu’à admirer cette barre d’acier qui tournoyait avec
grâce, ses spirales régulières et sans fin. Il l’envisagea comme un filin
relié à la terre, une corde cosmique dont il ressentait les vibrations,
un brin d’ADN au cœur du silo autour duquel s’agrégeait toute forme
de vie.
Telles étaient ses pensées tandis qu’il se rapprochait de sa mort. Il
observait les soudures au passage, irrégulières. Certaines étaient
comme des boursouflures ou des cicatrices, d’autres avaient été
tellement polies par les ans qu’on ne les voyait presque plus.
Chacune était en tout cas la signature de son créateur : ici un travail
dont on pouvait être fier, là un boulot vite fait à la fin de la journée,
une ombre qui se faisait la main, un pro fort d’une expérience de
plusieurs dizaines d’années qui faisait paraître le travail trop facile.
Il passait ses mains entravées sur la peinture brute, ses bosses et
ses coulures, les endroits où des écailles manquantes révélaient des
siècles de couches superposées, de couleurs qui avaient changé avec
l’époque, au gré des teintures à disposition, ou encore du coût de la
peinture. Ces couches lui rappelèrent le bureau en bois où il s’était
assis pendant presque un mois. Chaque sillon marquait le passage du
temps, tout comme chaque nom gravé dans le bois marquait le désir
irraisonné d’un homme d’en avoir plus, de ne pas laisser le temps
emporter son âme avec lui.
Ils marchèrent longtemps en silence, croisèrent un porteur à la
charge volumineuse, un jeune couple à l’air coupable. S’il était bel et
bien sorti de sa crypte, il n’était pas pour autant en route pour la
liberté, comme il l’avait espéré au cours des dernières semaines. La
promenade s’était transformée en piège, en marche de la honte,
ponctuée de visages dans l’embrasure des portes, sur les paliers, dans
l’escalier. Des visages sans expression. Des visages amis qui se
demandaient s’il était leur ennemi.
Il l’était peut-être.
Ils diraient qu’il avait craqué, qu’il avait prononcé les mots tabous,
mais Lukas savait à présent pourquoi on envoyait les gens dehors. Il
était un virus ambulant. S’il éternuait les mauvais mots, cela tuerait
tous ceux qu’il connaissait. C’était par là qu’était passée Juliette, pour
la même absence de raison. Il la croyait, l’avait toujours crue, avait
toujours su qu’elle n’avait rien fait de mal, mais là il comprenait
vraiment. Ils étaient semblables, de bien des manières. Sauf que lui
ne survivrait pas, il le savait. Bernard le lui avait dit.
Ils étaient à dix étages du DIT lorsque la radio de Peter se mit à
grésiller. Il lâcha le coude de Lukas pour augmenter le volume au cas
où ce serait pour lui.
— Ici Juliette. Qui est là ?
Cette voix.
Le cœur de Lukas fit un bond avant de retomber bien bas. Il posa
les yeux sur la rampe et tendit l’oreille.
Bernard répondit, exigea le silence. Peter tendit à nouveau la main
vers sa radio, non pour l’éteindre mais pour baisser le volume. Ils
reprirent leur ascension, accompagnés par ces voix. Chaque marche,
chaque mot l’accablaient, le rongeaient. Les yeux rivés à la rampe, il
envisageait de plus en plus une vraie liberté.
Un peu d’élan, un saut, une longue descente.
Il répéta les mouvements dans sa tête ; plier les genoux, lancer les
pieds par-dessus bord.
Dans la radio, les voix se disputaient. Prononçaient des mots
interdits. Éructaient les pires secrets, pensant que personne ne
pouvait les entendre.
Lukas regardait sa mort se jouer sous ses yeux, encore et encore. Il
pouvait aller à la rencontre de son destin, de l’autre côté de cette
rampe. Sa vision était si puissante qu’elle s’en prenait à ses jambes et
perturbait sa cadence.
Il ralentit. Peter l’imita. À force d’écouter Juliette et Bernard se
disputer, ils commençaient à douter ; leur conviction quant au bien-
fondé de cette ascension était en train de flancher. Les visions de
mort refluèrent dans l’esprit de Lukas, il décida de ne pas sauter.
Les deux hommes reconsidéraient sérieusement les choses.
79

Silo 17

On la secouait. Juliette se réveilla. Un homme avec une barbe. C’était


Solo, elle s’était endormie dans sa chambre, près de son bureau.
— Ça y est, on est arrivés, dit-il, montrant ses dents jaunes dans un
sourire.
Il avait l’air en meilleure condition. Plus vivant. Alors qu’elle se
sentait morte.
Morte.
— Quelle heure est-il ? demanda-t-elle. On est quel jour ?
Elle essaya de s’asseoir, eut l’impression que ses muscles,
déconnectés, flottaient sous sa peau.
Solo se planta devant l’ordinateur et alluma l’écran.
— Les autres choisissent leur chambre, après ils iront aux fermes
d’en haut.
Il se tourna pour la regarder. Elle se massait les tempes.
— On n’est pas seuls, lui dit-il, comme si c’était encore une
nouvelle toute fraîche.
Juliette acquiesça, mais il n’y avait qu’une autre personne à qui elle
pensait. Ses rêves revinrent la hanter, des rêves de Lukas, de tous ses
amis, en cellule, pour qui on confectionnait des combinaisons à tour
de bras, sans se soucier du fait qu’ils s’adonnent au nettoyage ou non.
Ce serait un massacre à grande échelle, un symbole pour ceux qui
restaient. Elle songea à tous les corps à l’extérieur de ce silo, le silo
17. Facile d’imaginer ce qui se passerait ensuite.
— Vendredi, dit Solo en regardant l’ordinateur. Ou jeudi soir,
comme tu préfères. Il est deux heures du matin.
Il se gratta la barbe.
— J’avais l’impression d’avoir dormi plus que ça.
— Quel jour on était hier ?
Elle secoua la tête. C’était impossible.
— Quel jour j’ai plongé ? Avec le compresseur ?
Son cerveau avait du mal. Lukas semblait perdu lui aussi.
— Tu as plongé jeudi. Aujourd’hui, c’est demain.
Il se frotta la tête.
— Attends, on recommence…
— Pas le temps, geignit Juliette en tentant de se relever.
Solo plaça ses mains sous ses bras et l’aida.
— Labo de Confection, dit-elle.
Il hocha la tête. Elle le sentait épuisé, mais il semblait prêt à tout
pour l’aider. Ça la rendait triste de voir quelqu’un lui être aussi fidèle.
Elle passa devant dans l’étroit passage, et la montée de l’échelle
réveilla toutes sortes de douleurs. Juliette s’extirpa de la trappe, Solo
la suivit et l’aida à se mettre debout.
— J’ai besoin de tout le ruban thermique qu’on pourra trouver, lui
dit-elle en se cognant contre un serveur. Les bobines jaunes, des
Fournitures. Surtout pas les rouges.
Il acquiesça.
— Le solide, insista-t-elle. Celui qu’on a utilisé sur le compresseur.
— D’accord.
Ils sortirent de la salle des serveurs et traînèrent les pieds dans le
couloir. Juliette entendit la clameur des enfants au tournant, réjouis,
qui tapaient des pieds. C’était un bruit étrange, comme un écho
fantôme. Mais c’était aussi une chose normale. Quelque chose de
normal était revenu dans le silo 17.
Dans le labo, elle mit Solo sur le ruban. Il en déroulait de longues
bandes sur un établi, faisait se chevaucher les bords et utilisait un
chalumeau pour cautériser et sceller les soudures.
— Au moins trois centimètres de chevauchement, lui indiqua
Juliette lorsqu’elle vit qu’il était chiche sur la quantité.
Nouveau hochement de tête. Un coup d’œil en direction de son lit,
et elle eut envie de s’y affaler. Mais elle n’avait pas le temps. Elle
saisit le plus petit scaphandre de la pièce, avec un collier qui serait
suffisamment serré. Elle se rappelait tout le mal qu’elle avait eu à se
glisser dans le silo 17 et ne voulait pas que ça se répète.
— Je n’ai pas le temps de fabriquer un autre bouton pour la
combinaison, donc je n’aurai pas de radio.
Elle passait en revue chaque partie du scaphandre, arrachait les
pièces conçues pour lâcher et cherchait une remplaçante de
meilleure qualité dans ce qu’elle avait rapporté des Fournitures. La
combinaison ne serait pas aussi impeccable que celle que Walker
avait participé à mettre au point, mais elle serait à des années-
lumière de celle dont Lukas écoperait. Toutes ces pièces qui l’avaient
intriguée pendant des semaines. Elle s’étonnait encore de la maîtrise
qu’il fallait pour fabriquer une pièce déficiente en la faisant passer
pour un objet de première qualité. Elle testa un joint dont elle n’était
pas sûre en le pinçant entre ses ongles. Elle le coupa sans effort. Elle
en pêcha un autre.
— Combien de temps tu vas partir ? demanda Solo en débitant une
autre bande de ruban. Un jour ? Une semaine ?
Juliette leva les yeux de son établi pour les poser sur celui de Solo.
Elle n’avait pas envie de lui dire qu’elle n’y arriverait peut-être pas.
C’était une idée noire qu’elle garderait pour elle.
— On trouvera un moyen de venir vous chercher. Mais d’abord, il
faut que j’essaie de sauver quelqu’un.
Elle avait l’impression de lui mentir. Elle voulait lui dire qu’elle
serait peut-être partie pour de bon.
— Grâce à ça ?
Solo fit bruisser la couverture faite de ruban thermique.
Elle opina.
— Les portes de chez moi ne s’ouvrent jamais, lui dit-elle. Sauf
quand ils envoient quelqu’un à l’extérieur pour nettoyer.
Solo hocha la tête à son tour.
— C’était pareil ici, à l’époque où la vie battait son plein.
Juliette le regarda, perplexe, et le vit sourire. Solo venait de faire
une blague. Elle rit, malgré elle, et en ressentit les bienfaits.
— Il nous reste six ou sept heures avant que ces portes s’ouvrent.
Et lorsque ce sera le moment, je tiens à être là.
Solo éteignit son chalumeau et examina son travail. Il leva les yeux
vers elle.
— Et après ? voulut-il savoir.
— Et après, je veux voir comment ils comptent expliquer le fait
que je sois toujours en vie. Je pense – elle changea un joint et
retourna la combinaison pour s’occuper de l’autre manche –, je
pense que mes amis se battent d’un côté de la barrière et que les gens
qui m’ont envoyée ici se battent de l’autre côté. Et tout le monde les
observe, la grande majorité de mon peuple. Ils ont trop peur pour
prendre position, ils restent en retrait.
Elle retira le joint d’étanchéité qui reliait le poignet au gant et le
remplaça par un autre, plus solide.
— Et tu crois que ça les fera changer, si tu sauves ton ami ?
Juliette leva la tête. Solo en avait presque terminé avec le ruban
thermique.
— Je veux sauver mon ami pour qu’il reste en vie, pas pour autre
chose. Mais ce que je pense, c’est que lorsque tous ces gens qui sont à
cheval sur la barrière verront une condamnée rentrer saine et sauve,
ils se rangeront du bon côté, et avec leur soutien, les fusils et les
combats n’ont pas de sens.
Solo approuva. Il se mit à plier la couverture sans qu’on le lui
demande. Ce geste plein d’initiative, cet instinct quant à la suite des
événements, donnèrent de l’espoir à Juliette. Il avait peut-être besoin
de ces gamins, besoin de s’occuper de quelqu’un. Il semblait déjà
avoir vieilli d’une dizaine d’années.
— Je reviendrai te chercher, toi et les petits, dit-elle.
Il baissa la tête, son regard s’attarda sur elle, il avait l’air de vouloir
dire mille choses. Il s’approcha d’elle et posa la couverture pliée au
carré sur l’établi en la tapotant doucement. Un bref sourire ouvrit
une brèche dans sa barbe, puis il détourna la tête, se gratta la joue,
comme si ça le démangeait.
Finalement, il avait encore des manies d’adolescent. Trop gêné
pour pleurer devant elle.

Il fallut presque quatre heures pour monter tout ce matériel


encombrant jusqu’au niveau 3. Les enfants leur avaient prêté main-
forte, mais elle leur avait demandé de rester à l’étage inférieur,
inquiète de la qualité de l’air tout en haut. Solo l’aida à enfiler sa
combinaison pour la deuxième fois en deux jours. Il la scrutait, l’air
sombre.
— Tu es sûre de ta décision ?
Elle acquiesça et prit la couverture de ruban thermique, qu’il lui
tendait. La voix de Rickson retentit à l’étage du dessous, ordonnant à
l’un des petits de rester tranquille.
— Essaie de ne pas t’en faire. Ce qui doit arriver arrivera. Mais il
faut que j’essaye.
L’air contrarié, il se gratta le menton. Il finit par hocher la tête.
— Tu es habituée à être avec ces gens. Tu seras sûrement plus
heureuse là-bas.
Elle tendit la main et lui serra le bras amicalement avec son gros
gant.
— Ce n’est pas que je serais malheureuse ici, mais j’aurais du mal à
vivre en sachant que je l’ai laissé sortir sans rien tenter.
— Et moi qui commençais tout juste à m’habituer à ta présence.
Il se pencha et prit le casque posé par terre.
Juliette vérifia que ses gants et tout le reste étaient solidement
attachés et releva la tête. L’ascension jusqu’en haut allait être une
sacrée épreuve avec cette combinaison. Elle la redoutait d’avance.
Sans parler de la traversée du bureau du shérif où gisaient les restes
de tant de gens, puis le passage du sas. Elle prit le casque, effrayée à
l’idée de ce qu’elle s’apprêtait à faire malgré ses convictions.
— Merci pour tout, dit-elle.
Elle avait l’impression de lui dire plus qu’au revoir. Elle savait qu’il
y avait des chances pour qu’elle accomplisse de son plein gré ce que
Bernard avait essayé de faire des semaines auparavant. Son nettoyage
avait simplement été retardé. Elle y retournait.
Solo passa derrière elle, tapota le velcro, tira sur son col.
— Tu es fin prête, dit-il, la voix soudain brisée.
— Prends bien soin de toi, Solo.
Elle lui tapota l’épaule. Elle avait décidé de porter le casque sur un
étage de plus avant de le chausser, pour économiser son air au
maximum.
— Jimmy, dit-il. Je crois que je vais me refaire appeler Jimmy à
partir de maintenant.
Il secoua la tête tristement mais sourit à Juliette.
— Je ne serai plus seul désormais.
80

Juliette sortit par le sas et gravit la rampe sans faire cas des cadavres
qui jonchaient le sol ; enfin, le plus dur était passé. Un espace
immense s’ouvrit devant elle, parsemé ici et là de petits tas qu’elle
aurait bien voulu prendre pour des rochers. Pas de problème pour
trouver son chemin. Elle tourna le dos à la métropole en ruine vers
laquelle elle s’était dirigée il y avait si longtemps, et se remit en
marche.
Les gisants qu’elle croisait à l’occasion l’attristaient plus que lors
de son premier passage, peut-être parce qu’elle avait partagé leur silo
quelque temps. Elle prenait bien soin de ne pas les déranger, tentait
de garder une attitude la plus solennelle possible, regrettant de ne
pas pouvoir faire plus qu’éprouver de la pitié.
Ils finirent par se faire plus rares, et Juliette se retrouva seule avec
le paysage. Elle gravissait la colline balayée par les vents, au son
familier et, bizarrement, réconfortant, de la poussière qui s’abattait
contre son casque. C’était le monde dans lequel elle vivait, où ils
vivaient tous. À travers le dôme transparent de sa visière, elle
l’embrassait tel qu’il était. Ses nuages gris et menaçants qui traçaient
dans le ciel, ses rideaux de poussière qui balayaient la terre, ses
rochers déchiquetés qui semblaient avoir fait partie d’un tout plus
imposant, peut-être brisé par les machines qui avaient façonné ces
collines.
Une fois au sommet, elle s’arrêta pour admirer la vue. Le vent était
plus fort ici, son corps plus vulnérable. Elle planta ses bottes dans le
sol pour ne pas tomber et regarda en direction du dôme inversé qui
se présentait devant elle : le toit aplati de sa maison. Elle était à la fois
exaltée et terrifiée. Le soleil, encore bas, dépassait à peine les
collines lointaines et laissait dans l’ombre, dans la nuit, le capteur en
contrebas. Elle allait y arriver. Mais avant de descendre du sommet,
elle observa, stupéfaite, l’enfilade de cuvettes qui se perdait vers
l’horizon. C’était exactement comme sur le schéma : des dépressions
survenant à intervalles réguliers, cinquante en tout.
Une pensée s’imposa alors à son esprit avec force : en ce moment
même, tout près d’ici, d’innombrables personnes vaquaient à leurs
occupations. Des gens vivants. D’autres silos que le sien et celui de
Solo. Des silos entiers inconscients des autres, emplis de gens se
préparant à aller au travail, à l’école et, qui sait, au nettoyage.
Elle pivota sur elle-même et s’imprégna de cette vue, se
demandant s’il y avait quelqu’un d’autre dans ce paysage en ce
moment qui portait une combinaison pareille à la sienne mais qui
entretenait des peurs complètement différentes. Si elle avait pu les
appeler, elle l’aurait fait. Si elle avait pu faire signe à tous les capteurs
cachés, elle l’aurait fait.
De cette hauteur, le monde bénéficiait d’une portée nouvelle,
revêtait une ampleur différente. On l’avait bannie plusieurs semaines
auparavant, sa vie aurait dû prendre fin – si ce n’était sur le versant
de la colline juste devant chez elle, alors ç’aurait dû arriver dans les
profondeurs glacées du silo 17. Mais ça ne s’était pas terminé comme
ça. Alors ça allait sûrement finir ici, ce matin, avec Lukas. Ils allaient
peut-être périr par le feu dans le sas, si son intuition n’était pas la
bonne. À moins qu’ils ne se lovent au creux de la colline et ne
s’effacent peu à peu dans les bras l’un de l’autre, un couple dont
l’intimité se résumait à des discussions éperdues au cœur de la nuit,
un lien intense entre deux âmes naufragées dont ils n’avaient jamais
parlé à qui que ce soit.
Juliette s’était fait la promesse de ne plus jamais aimer quelqu’un
en secret, de ne plus aimer tout court. Mais là, c’était en quelque
sorte presque pire : elle le lui avait caché à lui aussi. Elle ne se l’était
même pas avoué à elle-même.
C’était peut-être la mort, vu sa proximité, qui parlait, la grande
faucheuse qui bombardait son casque de sable et de toxines. À quoi
bon s’en faire après tout ? Son silo continuerait à exister. Les autres
silos aussi.
Une puissante rafale de vent la surprit et faillit lui arracher des
mains sa précieuse couverture. Elle retrouva l’équilibre, reprit ses
esprits et entama sa descente vers sa maison. À mesure qu’elle
perdait de la hauteur et que la vue se faisait moins spectaculaire, le
vent perdit de son agressivité. Elle suivit le creux où deux collines se
rencontraient, se dirigeant vers cette triste vision d’un couple
enterré à la vue de tous, étape marquante sur le chemin fatidique qui
la ramenait chez elle.

Elle arriva à la rampe en avance. Il n’y avait personne en vue, le


soleil était encore derrière les collines. En achevant sa descente, elle
se demanda ce que les gens penseraient s’ils la voyaient sur les
capteurs en train de trébucher vers le silo.
Une fois en bas de la rampe, elle se blottit tout près des lourdes
portes en acier et attendit. Elle jeta un œil à la couverture thermique,
passa en revue les différentes étapes qui allaient suivre. Tous les
scénarios possibles avaient été envisagés pendant son ascension,
dans ses rêves insensés ou au cours de son excursion dans cet
extérieur hostile. Ça allait marcher. La mécanique était bien huilée.
La seule raison pour laquelle on ne survivait jamais à un nettoyage,
c’était parce qu’on ne recevait aucune aide ; on ne pouvait apporter
ni outil ni ressources. Mais elle l’avait fait.
Le temps semblait faire du surplace. Comme sa montre délicate
lorsqu’elle oubliait de la remonter. La terre coincée contre le bord de
la rampe s’impatientait avec elle, et Juliette se demanda si le
nettoyage n’avait pas été annulé, si elle n’allait pas mourir seule. Ce
serait aussi bien comme ça, songea-t-elle. Elle respira un grand coup.
Elle aurait dû prendre plus d’air, assez pour faire le chemin en sens
inverse, juste au cas où. Mais elle s’était trop inquiétée à propos de ce
nettoyage pour envisager qu’il n’ait pas lieu. Soudain, après une
longue attente, les nerfs en pelote et le cœur battant à tout rompre,
elle perçut un petit bruit à l’intérieur, un frottement d’engrenages
métalliques.
Juliette se crispa, ses bras frissonnèrent, sa gorge se serra. C’était
maintenant. Elle trépignait au son de ces lourdes portes grinçantes
qui s’apprêtaient à éjecter le pauvre Lukas. Elle déplia une partie de
la couverture et attendit. Tout allait se passer très vite. Elle le savait.
Mais c’est elle qui avait les choses en main. Personne n’allait venir lui
mettre de bâtons dans les roues.
Dans un crissement atroce, les portes du silo 18 s’ouvrirent et un
souffle d’argon retentit à ses oreilles. Elle s’engouffra dans la brèche.
Le brouillard l’engloutit. Elle avançait à l’aveugle, bras tendus devant
elle, les pans de la couverture battant bruyamment contre sa
poitrine. Elle s’attendait à lui rentrer dedans, à devoir lutter contre
un homme surpris et effrayé, s’était préparée à le maintenir au sol, à
l’enrouler bien fermement dans la couverture – mais il n’y avait
personne, pas de corps cherchant à sortir, à échapper aux flammes
purificatrices.
Elle faillit tomber dans le sas ; son corps s’était attendu à
rencontrer une résistance, comme une botte en haut d’un escalier
sombre qui, au lieu d’une marche, trouverait le vide.
Tandis que l’argon se dissipait et que la porte commençait à se
refermer, un mince espoir se fit jour en elle, un tout petit rêve : il n’y
avait pas de nettoyage. Les portes s’étaient tout simplement ouvertes
pour elle, pour l’accueillir. Quelqu’un l’avait peut-être aperçue sur la
colline et avait pris un risque, lui avait pardonné, et tout allait rentrer
dans l’ordre…
Mais à travers les dernières volutes, elle se rendit compte que ce
n’était pas le cas. Un homme était agenouillé au milieu du sas, mains
sur les cuisses, face à la porte.
Lukas.
Juliette se précipita vers lui tandis qu’un halo de lumière vive
surgit dans la pièce : le feu jaillissait des parois et se reflétait sur le
plastique miroitant. Derrière elle, la porte se ferma avec un bruit
sourd, les faisant prisonniers.
Juliette secoua la couverture pour la déplier et se pencha vers lui
pour qu’il la voie, pour qu’il sache qu’il n’était pas seul.
La combinaison ne put cacher le choc qu’il éprouva. Lukas
sursauta, leva les bras au ciel, malgré l’assaut des flammes.
Elle le rassura d’un hochement de tête, sachant qu’il pouvait la voir
à travers son casque, bien qu’elle ne le pût pas. D’un geste ample
qu’elle avait répété des centaines de fois dans sa tête, elle fit s’abattre
la couverture sur lui et s’empressa de s’agenouiller tout près, se
couvrant elle aussi.
Il faisait noir sous le ruban thermique. La température augmentait
sérieusement. Elle essaya de lui crier que tout allait bien se passer,
mais sa voix, étouffée, resta prisonnière de son casque. Elle coinça
les bords de la couverture sous ses genoux et ses pieds et se tortilla
jusqu’à ce qu’elle soit bien en place. Elle tendit le bras pour faire de
même sous lui et s’assurer que son dos serait bien protégé.
Lukas semblait comprendre ce qu’elle faisait. Ses mains gantées
tombèrent sur les bras de Juliette et y restèrent posées. Elle sentait
son immobilité, son calme. Elle n’arrivait pas à croire qu’il avait
choisi d’attendre là, de brûler plutôt que de sortir nettoyer. D’aussi
loin qu’elle s’en souvienne, personne n’avait fait ce choix. Elle
trouvait ça inquiétant. Ils se blottirent l’un contre l’autre dans le noir,
et la chaleur étouffante.
Les flammes léchaient le ruban thermique avec autant de force que
des bourrasques de vent. La température montait en flèche et malgré
la doublure de qualité supérieure de sa combinaison, elle sentait la
sueur perler sur son front. La couverture ne suffirait pas. La
combinaison de Lukas ne tiendrait pas le choc. Elle ne craignait que
pour sa vie à lui, même si sa peau commençait à chauffer
sérieusement.
Le sentiment de panique sembla se propager à Lukas, à moins qu’il
n’ait fini par sentir la brûlure du feu. Elle sentit d’abord ses mains
trembler, puis il perdit carrément la tête et changea d’avis. Elle ne
comprenait plus.
Il la repoussa. Une lumière intense pénétra dans leur bulle de
protection lorsqu’il rampa pour en sortir.
Juliette lui hurla d’arrêter. Elle essaya de le retenir, d’attraper son
bras, sa jambe, sa botte, mais il lui répondait par coups de pied,
coups de poing, cherchant à tout prix à lui échapper.
La couverture tomba de sa tête, et la lumière faillit l’aveugler. La
chaleur était insupportable. Elle entendit son casque émettre de
petits bruits et en levant les yeux, crut voir le dôme se déformer au-
dessus de sa tête. Elle ne voyait plus Lukas, ne le sentait plus,
aveuglée par la lumière et accablée par la chaleur qui lui infligeait des
brûlures aux endroits où sa combinaison se flétrissait contre son
corps. Criant de douleur, elle se réfugia à nouveau sous la couverture,
de la tête aux pieds.
Et les flammes continuèrent de faire rage.
Elle ne sentait plus sa présence. Ne le voyait plus. Elle n’aurait
aucun moyen de le retrouver. Des sensations de brûlure firent
éruption sur tout son corps, comme autant de couteaux tailladant sa
chair. Seule contre les flammes sous sa mince pellicule protectrice,
elle se mit à pleurer à chaudes larmes. Le corps secoué de sanglots,
elle maudit le feu, la douleur, le silo, le monde entier.
Jusqu’à ce qu’elle n’ait plus de larmes et qu’enfin, le carburant
cesse d’alimenter les flammes. La température bouillante redescendit
légèrement, assez pour que Juliette sorte de sous sa couverture
fumante. Elle avait l’impression d’être en feu. Partout où elle était en
contact avec l’intérieur de sa combinaison, la peau lui brûlait. Elle
chercha Lukas, s’aperçut qu’il n’était pas loin.
Il était allongé près de la porte, combinaison carbonisée, ou
effritée, aux endroits relativement épargnés par les flammes. Son
casque était encore sur sa tête, ce qui éviterait à Juliette la terrible
épreuve de voir son visage, mais il avait fondu et s’était beaucoup
plus déformé que le sien. Elle s’approcha de lui, consciente que
derrière elle la porte s’ouvrait, qu’on venait la chercher, que tout
était terminé. Elle avait échoué.
Elle gémit en voyant les parties de son corps exposées aux
flammes, qui avaient réduit en cendre combinaison et doublure. Son
bras, carbonisé. Son ventre, bizarrement distendu. Ses petites mains,
si fines, brûlées et…
Non.
Elle ne comprenait pas. Les larmes roulèrent sur ses joues. Elle
leva ses mains gantées et fumantes contre son casque et cria de
surprise, à la fois choquée et intensément soulagée.
Ce n’était pas le cadavre de Lukas qu’elle avait sous les yeux.
C’était celui d’un homme qui ne méritait pas qu’elle le pleure.
81

Silo 18

Elle perdait et reprenait connaissance, tout comme les pics de


douleur provoqués par ses brûlures allaient et venaient.
Juliette se souvenait de volutes de fumée, d’un bruit de bottes tout
autour d’elle alors qu’elle était allongée sur le côté dans le sas devenu
four. Elle observait le monde se déformer à travers son casque qui
continuait à fondre et à se gondoler. Une étoile d’argent étincelante
flotta devant ses yeux. Peter Billings se pencha pour la regarder à
travers sa visière, la secoua par ses épaules brûlées et exhorta les
gens tout autour à lui venir en aide.
Des visages en sueur la soulevèrent et l’extirpèrent de cet endroit
fumant, puis de sa combinaison fondue.
Elle traversa son ancien bureau, telle un fantôme, sur le dos,
bercée par le couinement des roulettes en dessous d’elle ; devant
elle, des rangées et des rangées de barreaux en acier, un banc vide
dans une cellule vide.
Puis ce fut la descente.
En spirales.
Elle se réveilla au bruit d’un bip régulier, celui de son cœur, des
machines chargées de veiller sur elle, près d’un homme habillé
comme son père.
Ce fut le premier à remarquer qu’elle était réveillée. Il haussa les
sourcils, sourit, et fit signe à quelqu’un derrière son épaule.
Et le visage de Lukas apparut – si familier, si étrange – dans son
champ de vision encore flou. Elle sentit sa main dans la sienne. Elle
savait que cette main était là depuis un moment, qu’il était là depuis
un moment. Il pleurait et riait, lui effleurait la joue. Jules avait envie
de savoir ce qu’il y avait de si drôle. Ce qu’il y avait de si triste. Il se
contenta de secouer la tête et elle sombra à nouveau dans le
sommeil.

Non seulement ses brûlures étaient graves, mais elle en avait


partout.
Les jours de convalescence consistèrent principalement à émerger
du brouillard induit par les antalgiques pour mieux y replonger.
À chaque fois qu’elle voyait Lukas, elle s’excusait. Son retour était
toute une histoire. Peter venait. Il y avait des tas et des tas de mots
en provenance du fond, mais personne n’était autorisé à monter.
Personne ne pouvait la voir, à l’exception de l’homme habillé comme
son père et des femmes qui lui rappelaient sa mère.

Elle recouvra vite ses esprits dès qu’ils lui en laissèrent l’occasion.
Juliette émergea de ce qu’elle ressentait comme un rêve profond,
une brume de plusieurs semaines, des cauchemars de noyade et
d’incendie, une excursion à l’extérieur, des dizaines de silos
semblables au sien. Les médicaments avaient tenu la douleur à
l’écart, mais avaient aussi émoussé sa conscience. Elle se fichait
d’avoir mal si elle avait les idées claires en retour. C’était tout vu.
— Salut.
Elle tourna la tête sur le côté – et Lukas était là. Était-il parti ne
serait-ce qu’une seconde ? Une couverture tomba de sa poitrine
lorsqu’il se pencha pour lui prendre la main. Il sourit.
— Ça a l’air d’aller mieux.
Juliette s’humecta les lèvres. Elle avait la bouche sèche.
— Où suis-je ?
— À l’infirmerie du trente-troisième. Ne force pas, d’accord ? Est-
ce que tu veux que je t’apporte quelque chose ?
Elle secoua la tête. C’était déjà incroyable de pouvoir bouger, de
réagir à ce qu’on lui disait. Elle essaya de serrer sa main.
— J’ai mal, dit-elle d’une voix faible.
Lukas se mit à rire. Il avait l’air soulagé d’entendre ça.
— Sans blague.
Elle cligna des yeux, l’air étonné.
— Il y a une infirmerie au trente-troisième ?
Il mit du temps avant de répondre.
Il acquiesça avec gravité.
— Je suis désolé, mais c’est la meilleure du silo. Et au moins tu es
en sécurité. Mais oublie ça. Repose-toi. Je vais chercher l’infirmière.
Il se leva et un gros livre glissa de ses genoux sur le fauteuil, enfoui
dans la couverture et les oreillers.
— Tu te sens capable de manger ?
Elle hocha la tête et la reposa à plat, face au plafond et à l’éclairage
intense. Tout lui revenait, ses souvenirs émergeaient comme les
picotements de douleur sur sa peau.

Elle lut les mots pendant des jours, et pleura. Assis près d’elle,
Lukas ramassait ceux qui tombaient en virevoltant comme des
avions en papier jetés dans la cage d’escalier. Il n’arrêtait pas de
s’excuser, bafouillant comme si c’était de sa faute. Juliette les lut tous
une dizaine de fois en essayant de se rappeler qui avait disparu et qui
était encore en mesure de signer son nom. Elle n’arrivait pas à croire
que Knox fût mort. Certaines choses semblaient immuables, comme
l’escalier central. Elle pleura sa disparition et celle de Marck, mourait
d’envie de voir Shirly, mais on lui dit que c’était impossible.
Des fantômes lui rendaient visite quand les lumières s’éteignaient.
Elle se réveillait, les yeux collés, l’oreiller trempé de sueur, et Lukas
lui frottait le front en lui disant que tout allait bien.

Peter venait souvent. Elle ne manquait jamais de le remercier.


C’était lui, rien que lui. Lui qui avait fait le choix. Lukas avait raconté
à Juliette l’ascension vers le nettoyage, les voix dans la radio de Peter,
les implications de sa survie.
Peter avait écouté, pris le risque. Ce qui l’avait amené à parler avec
Lukas. Lukas, qui n’avait plus rien à craindre, avait dit des mots
interdits, s’était comparé à un virus, à un rhume extrêmement
contagieux. Ils avaient entendu à la radio que des gens des Machines
se rendaient, mais Bernard les condamnait à mort malgré tout.
Et Peter eut donc une décision à prendre. Incarnait-il la loi ou
était-il redevable à ceux qui l’avaient mis à ce poste ? Devait-il faire
ce qui lui semblait juste ou ce qu’on attendait de lui ? La deuxième
solution était la plus facile, mais Peter Billings était un homme brave.
C’est ce que Lukas lui avait dit dans l’escalier. Que c’est le destin qui
les avait mis là, mais que ce qu’ils faisaient pour aller de l’avant les
définissait en tant qu’hommes.
Il dit à Peter que Bernard avait tué un homme. Qu’il en avait la
preuve. Que lui-même n’avait rien fait pour mériter ça.
Peter fit remarquer que tout le personnel de sécurité du DIT était
une centaine d’étages plus bas. Qu’il n’y avait qu’une arme en haut.
Qu’une loi.
Les siennes.
82

Quelques semaines plus tard.


Silo 18

Ils étaient tous les trois assis à la table de conférence ; Juliette ajustait
le bandage de sa main de sorte qu’il recouvre le tissu cicatriciel qui
dépassait. Ils lui avaient donné une salopette trop grande pour
minimiser la douleur, mais son maillot la démangeait partout où il
était en contact avec sa peau. Assise dans un fauteuil rembourré à
roulettes, elle roulait d’avant en arrière, impatiente, prête à sortir
d’ici. Mais Lukas et Peter avaient des choses à lui dire. Ils l’avaient
escortée à deux doigts de la sortie, du grand escalier, tout ça pour la
faire asseoir dans cette pièce. Pour plus d’intimité, comme ils avaient
dit. Ils avaient un air qui la rendait mal à l’aise.
Au début, personne ne dit rien. Peter envoya un technicien
chercher de l’eau, mais une fois le pichet arrivé et les verres remplis,
personne ne se désaltéra. Lukas et Peter échangeaient des regards
inquiets. Juliette en eut assez d’attendre.
— Bon, qu’est-ce qu’il y a ? Je peux y aller ? J’ai l’impression que ça
fait des jours que vous remettez ce moment à plus tard.
Elle regarda sa montre, agitant légèrement son bras pour la faire
glisser loin du bandage de son poignet. Elle regarda Lukas droit dans
les yeux et ne put que rire, à y lire tant d’inquiétude.
— Vous voulez me garder là toute la vie ? Non, parce que j’ai dit à
tous ceux du fond que je les verrais demain soir.
Lukas se tourna vers Peter.
— Allez, quoi, crachez le morceau ! Qu’est-ce qui vous turlupine
comme ça ? Le docteur a dit que j’étais apte à descendre et je vous ai
promis de voir Marsh ou Hank si j’avais le moindre problème. Je suis
déjà assez en retard comme ça, alors il faut que j’y aille, là.
— OK, soupira Lukas, se résignant manifestement à faire l’annonce.
Ça fait quelques semaines…
— Oui, et avec vous deux, j’ai l’impression que ça fait des mois.
Elle tourna le petit bouton sur le côté du cadran de sa montre,
comme si ce tic ne l’avait jamais quittée.
— Le truc, c’est que – il toussa, s’éclaircit la voix –, que nous
n’avons pas pu te donner tous les mots qui t’ont été envoyés, parvint-
il à articuler, le visage fermé, l’air coupable.
Le cœur de Juliette sombra instantanément. Elle s’effondra, dans
l’attente du pire. Des noms qu’elle allait devoir ajouter à cette triste
liste…
Lukas leva les mains.
— Non, non, ce n’est pas ce que tu crois, s’empressa-t-il de préciser
face à son inquiétude. Mon Dieu, excuse-moi, non, ce n’est rien de…
— Ce sont même de bonnes nouvelles, ajouta Peter. Des mots de
félicitations.
Lukas lui lança un regard qui fit dire à Juliette qu’elle devait peut-
être s’attendre à autre chose.
— En tout cas, ce sont des nouvelles, dit-il en la regardant.
Il avait les mains croisées devant lui, sur le bois marqué,
exactement comme elle. Chacun aurait pu faire bouger ses doigts de
quelques centimètres, jusqu’à ce qu’ils se touchent et s’enlacent.
Quoi de plus naturel après toutes ces semaines d’entraînement ? Mais
c’était juste un geste normal entre amis inquiets à l’hôpital, non ?
Juliette y réfléchissait tandis que Lukas et Peter parlaient d’élections.
— Attendez. Quoi ? s’écria-t-elle, relevant le mot.
— Question de timing, expliqua Lukas.
— Tout le monde ne parlait que de toi, dit Peter.
— Répétez-moi tout ça, demanda-t-elle. Qu’est-ce que vous avez
dit ?
Lukas respira un grand coup.
— Bernard était l’unique candidat. Quand on l’a envoyé au
nettoyage, l’élection a été annulée. Mais quand la nouvelle de ton
retour miraculeux s’est répandue, les gens sont quand même venus
voter…
— Beaucoup de gens, ajouta Peter.
— Oui, énorme. Plus de la moitié du silo s’est mobilisée.
— D’accord, mais… moi, maire ?
Elle rit, les yeux rivés à la table nue, exception faite de leurs verres
d’eau intacts.
— Il y a bien un truc qu’on doit signer, non ? Un moyen officiel
d’annuler cette folie ?
Les deux hommes échangèrent un regard.
— Justement, dit Peter.
Lukas secoua la tête.
— Je te l’avais dit.
— On espérait que tu acceptes.
— Moi ? Maire ?
Juliette croisa les bras et se cala, non sans douleur, contre son
dossier. Elle rit de nouveau.
— C’est une plaisanterie. Je n’ai pas la moindre idée de…
— Ce n’est pas nécessaire, dit Peter en se penchant vers elle. Tu as
un bureau, tu serres des mains, signes des papiers, remontes le moral
des gens.
Lukas lui tapota sur le bras en secouant la tête. Juliette sentit une
vague de chaleur sur sa peau, qui accentua les picotements de ses
cicatrices.
— Je t’explique, dit Lukas tandis que Peter se carrait dans son
fauteuil. On a besoin de toi. Il y a un vide exécutif tout en haut de ce
silo. Peter occupe son poste depuis plus longtemps que quiconque, et
tu sais combien de temps ça fait.
Elle l’écoutait attentivement.
— Tu te rappelles nos conversations pendant toutes ces nuits ?
Quand tu me racontais à quoi ressemblait ce silo où tu étais ? Est-ce
que tu sais à quel point on est passés près de finir comme lui ?
Elle se mordit la lèvre, prit un des gobelets et but à longs traits. Le
regard attentif au-dessus du bord du verre, elle attendait qu’il
poursuive.
— On tient notre chance, Jules. De faire durer cet endroit. De le
remettre sur les…
Elle posa son verre et leva une main pour le faire taire.
— Si jamais on devait faire une chose pareille, énonça-t-elle
calmement en regardant tour à tour leurs visages plein d’attente,
alors on le fait à ma façon.
Peter n’avait pas l’air de comprendre.
— Plus de mensonges, précisa-t-elle. On donne une chance à la
vérité.
Lukas émit un rire nerveux. Peter secoua la tête.
— Écoutez-moi, reprit-elle. Je ne suis pas folle. Ce n’est pas la
première fois que j’y songe. J’ai eu des semaines pour réfléchir à tout
ça.
— La vérité ? demanda Peter.
Elle acquiesça.
— Je sais ce que vous vous dites, tous les deux. Qu’on a besoin des
mensonges, de la peur…
Peter approuva.
— Mais qu’est-ce qu’on pourrait bien inventer d’encore plus
effrayant que ce qu’il y a véritablement là, dehors ?
Elle pointa un doigt vers le toit et attendit qu’ils digèrent cette
dernière question.
— À l’époque où ces silos ont été construits, l’idée était de nous
mettre tous dans le même bateau. Mais isolés, chacun dans sa galère
sans avoir conscience de l’existence des autres, pour éviter la
contagion si jamais l’un d’entre nous tombait malade. Mais je ne veux
pas jouer dans cette équipe. Je n’approuve pas leur cause. Je refuse.
Lukas inclina la tête sur le côté.
— D’accord mais…
— Donc c’est nous contre eux. Quand je dis “eux”, je ne parle pas
des gens qui vivent dans les silos, qui triment jour après jour et qui
ignorent tout, mais de ceux qui vivent tout en haut et sont au courant
de tout. Le silo 18 sera différent. Fort d’un savoir partagé, d’une
raison d’être. Réfléchissez. Au lieu de manipuler les gens, pourquoi
ne pas les responsabiliser ? Leur faire savoir ce contre quoi nous
nous battons. Et faire en sorte que cette prise de conscience guide
notre volonté collective.
Lukas arqua les sourcils. Peter passa une main dans ses cheveux.
— Vous devriez y réfléchir.
Elle recula de la table.
— Prenez votre temps. Moi, je vais voir ma famille et mes amis.
Mais soit je fais partie de l’équipe, soit je bosse contre vous. D’une
manière ou d’une autre, je répandrai la vérité.
Elle sourit à Lukas. C’était un défi, mais il comprendrait qu’elle ne
plaisantait pas.
Peter se leva, paumes tournées vers elle.
— Est-ce qu’on peut au moins s’accorder sur un point ? Pas d’acte
irréfléchi avant qu’on se réunisse à nouveau ?
Juliette croisa les bras et acquiesça.
— Bien, souffla Peter en laissant retomber ses bras.
Elle se tourna vers Lukas. Il la scrutait, lèvres pincées, et elle
devina qu’il ne se faisait pas d’illusions. Les choses ne pouvaient
évoluer que d’une seule façon, et ça lui fichait une sacrée frousse.
Peter tourna les talons et ouvrit la porte. Il lança un regard à
Lukas.
— Tu peux nous laisser une seconde ? lui demanda Lukas en se
levant.
Peter accepta. Il serra la main de Juliette, elle le remercia pour la
millième fois. Il tâta son étoile, accrochée de travers sur sa poitrine,
et quitta la salle de réunion.
Lukas prit Juliette par la main et la tira vers la porte.
— Tu te moques de moi ? Tu croyais vraiment que j’allais accepter
ce boulot sans exiger…
Lukas poussa la porte du plat de la main pour la forcer à se fermer.
Juliette lui faisait face, perplexe, puis sentit ses bras lui enserrer
tendrement la taille, prenant garde à ses blessures.
— Tu avais raison, murmura-t-il.
Il se pencha tout près, la tête au-dessus de son épaule.
— J’essaie de gagner du temps. Je ne veux pas que tu t’en ailles.
Elle sentait son souffle chaud dans son cou. Elle se détendit. Elle
oublia ce qu’elle était sur le point de dire. Elle passa un bras dans son
dos, posa l’autre main sur sa nuque.
— Tout va bien, dit-elle, soulagée de l’entendre dire ces mots, de
l’admettre, enfin.
Elle sentait ses frissons, son souffle saccadé.
— Ça va aller, murmura-t-elle en posant sa joue contre la sienne
pour le rassurer. Je ne pars pas pour de bon…
Lukas s’écarta légèrement pour la regarder. Les yeux emplis de
larmes, il sondait son visage. Tout son corps tremblait à présent.
C’est lorsqu’il l’attira contre lui pour l’embrasser qu’elle se rendit
compte que ce n’était ni de la peur ni de la panique qu’elle devinait
chez lui, mais de l’émotion.
Elle s’abandonna à leur baiser, qui lui monta à la tête avec bien plus
d’efficacité que les médicaments. Les mains de Lukas cramponnées à
son dos ne lui firent même pas mal. Elle était incapable de dire quand
elle avait senti des lèvres contre les siennes pour la dernière fois. Elle
lui rendit son baiser, et tout se termina trop tôt. Il recula d’un pas
avant de lui prendre les mains, et jeta un coup d’œil inquiet vers la
fenêtre.
— C’est un… euh…
— C’était très agréable, dit-elle en lui serrant les mains.
— Je crois qu’on devrait…
Il désigna la porte du bout du menton. Juliette sourit.
— Oui. Je crois aussi.
Il traversa avec elle le hall d’entrée du DIT pour l’accompagner
jusqu’au palier. Un technicien les attendait avec le sac de Juliette. Elle
s’aperçut que Lukas avait enroulé des chiffons autour de la
bandoulière, inquiet pour ses blessures.
— Et tu es sûre de ne pas vouloir d’escorte ?
— Je vais m’en sortir, dit-elle en coinçant ses cheveux derrière ses
oreilles. Elle passa le sac par-dessus sa tête.
— On se revoit dans une semaine environ.
— Tu peux me contacter par radio, lui dit-il.
— Je sais, répondit-elle en riant.
Après une tendre pression sur sa main, elle se tourna vers le grand
escalier. Quelqu’un dans un groupe qui passait par là lui fit un signe
de tête. Elle était sûre de ne pas le connaître, mais lui rendit son
salut. Des têtes se retournaient pour la regarder. Enfin, elle se décida
à empoigner cette longue rampe d’acier qui se frayait un chemin au
cœur des choses, qui faisait tenir ces vieilles marches ensemble
tandis que des vies entières s’émoussaient sur elles. Juliette posa une
botte sur la première marche d’un périple qu’elle attendait depuis si
longtemps…
— Hé !
C’était Lukas. Il traversa le palier en courant, l’air perdu.
— Je croyais que tu descendais voir tes amis, pas que tu montais.
Juliette lui sourit. Un porteur passa, chargé d’un énorme fardeau.
Juliette songea qu’elle s’était récemment débarrassée des siens.
— La famille d’abord, dit-elle.
Elle leva les yeux vers ce puits qui traversait de part en part le silo
bourdonnant et posa une botte sur la marche suivante.
— Avant toute chose, il faut que je voie mon père.
ÉPILOGUE

Silo 17

— Trente-deux !
Elise montait les marches du fond en se dandinant. Son souffle
laissait derrière elle des volutes de condensation, ses pieds encore
maladroits chaussés de bottes faisaient un raffut du tonnerre sur les
marches humides.
— Trente-deux marches, monsieur Solo !
En arrivant sur le palier, elle buta contre la dernière et se rattrapa
sur les mains et les genoux. Elle resta ainsi un instant, hésitant
probablement entre le rire et les larmes.
Solo s’attendait à ce qu’elle pleure.
Au lieu de quoi elle releva la tête et lui adressa un large sourire qui
disait que tout allait bien. Il y avait un petit trou dans ce sourire,
laissé par une dent récemment tombée.
— Ça descend ! s’écria-t-elle.
Elle s’essuya les mains sur sa nouvelle salopette et le rejoignit en
courant.
— L’eau, elle descend !
Elle se jeta contre lui et passa ses bras autour de sa taille. Il posa
une main dans son dos tandis qu’elle le serrait fort.
— Tout va s’arranger !
Appuyé d’une main sur la rampe, Solo baissa les yeux vers
l’ancienne tache de sang couleur rouille mais ne s’attarda pas sur ce
souvenir et plongea le regard dans l’eau, en dessous, qui refluait. Il
détacha sa radio de son ceinturon. C’est à Juliette que cette nouvelle
ferait le plus plaisir.
— Tu as raison, dit-il à la petite Elise. Je crois que tout va finir par
s’arranger…
Ouvrage réalisé
par le Studio Actes Sud

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“EXOFICTIONS”

série dirigée par Manuel Tricoteaux

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

En 2049, le monde est encore tel que nous le connaissons, mais le


temps est compté. Seuls quelques potentats savent ce que l’avenir
réserve. Ils s’y préparent. Ils essaient de nous en protéger. Ils vont
nous engager sur une voie sans retour. Une voie qui mènera à la
destruction ; une voie qui nous conduira sous terre.
L’histoire du silo est sur le point de débuter. Notre avenir
commence demain.
HUGH HOWEY

Fils d’un fermier et d’une institutrice, Hugh Howey est né en 1975 à


Monroe, en Caroline du Nord. Après avoir été capitaine de yacht,
couvreur et libraire, il se lance dans l’écriture. Il vit avec son épouse à
Jupiter, en Floride. Son projet : écrire le roman qu’il aurait envie de
trouver au rayon SF de sa librairie. Silo Origines est le deuxième volet
d’une trilogie déjà culte outre-Atlantique.

DU MÊME AUTEUR

SILO, Actes Sud, 2013.

Photographie de couverture : © Chloé Fournier

Titre original :
Shift
© Hugh Howey, 2013

© ACTES SUD, 2014


pour la traduction française
ISBN 978-2-330-03499-3
HUGH HOWEY

Silo
Origines
roman traduit de l’anglais (États-Unis)
par Laure Manceau

ACTES SUD
À tous ceux qui se retrouvent bel et bien seuls.
En 2007, le CAN (Center for Automation in Nanobiotech – Centre
d’automatisation des nanobiotechnologies) présentait dans les grandes
lignes les plateformes matérielle et logicielle qui permettraient un jour à
des robots plus petits que des cellules humaines d’établir des diagnostics
médicaux, d’effectuer des soins et même de s’autoreproduire.
La même année, CBS rediffusait une émission à propos des effets du
Propranolol sur les victimes de traumatismes extrêmes. On s’était
aperçu qu’une simple pilule était en mesure d’effacer le souvenir de tout
événement traumatisant.
Presque au même moment dans la grande histoire de l’humanité,
l’homme avait découvert comment provoquer sa propre ruine. Et
comment oublier qu’une telle chose avait pu se produire.
PREMIÈRE FACTION

L’HÉRITAGE
PROLOGUE

2110
Sous les collines du comté de Fulton, dans l’État de Géorgie

À son retour parmi les vivants, Troy était dans une tombe. Il se
réveilla dans un espace confiné, le visage tout près d’une vitre givrée.
De l’autre côté de cette couche de glace, des silhouettes
s’affairaient. Il essaya de lever les bras, de frapper à la vitre, mais il
n’avait pas assez de force. Il tenta un cri, mais ne réussit qu’à tousser.
Il avait un goût atroce dans la bouche. À ses oreilles retentirent le
bruit métallique de gros verrous qu’on ouvrait, un chuintement d’air,
le grincement de gonds restés longtemps en sommeil.
La lumière était vive ; les mains sur sa peau, chaudes. Ils l’aidèrent
à s’asseoir tandis qu’il toussait encore et que son souffle se
condensait en petits nuages. On lui tendit de l’eau. Des pilules. L’eau
était fraîche et les pilules, amères. Il parvint à avaler quelques
gorgées. Il était incapable de tenir son verre seul. Ses mains
tremblaient tandis qu’une déferlante de scènes cauchemardesques lui
revenait en mémoire. Le passé lointain se mêlait aux souvenirs
récents. Il frissonna.
Une blouse en papier. Le picotement du sparadrap qu’on arrache, à
son bras. Un tuyau qu’on retire de son entrejambe. Deux hommes en
blanc l’aidèrent à sortir du cercueil. De la vapeur s’éleva tout autour
de son corps avant de se dissiper.
Assis, ébloui, Troy regardait, à travers le clignement de ses
paupières restées longtemps fermées, les rangées de cercueils pleins
de vie qui s’étendaient à perte de vue le long des murs incurvés. Le
plafond lui semblait bas, impression renforcée par toute la terre qui
s’amoncelait au-dessus d’eux. Et par les années. Tant d’années
avaient passé. Tous ceux qu’ils chérissaient auraient disparu à
présent.
Tout avait disparu.
Les pilules lui piquaient la gorge. Il essaya d’avaler. Ses souvenirs
s’évanouirent comme des rêves au petit matin, et il sentit que son
emprise sur tout ce qu’il avait connu jusqu’alors lui échappait.
Il tomba à la renverse – mais les hommes en blanc l’avaient vu
venir. Ils le rattrapèrent et posèrent à terre son corps qui frissonnait
sous sa blouse de papier.
Des images lui revinrent ; un bombardement de souvenirs, puis
plus rien.
C’est ainsi qu’agissaient les pilules. Mais il faudrait du temps avant
de détruire le passé.
Troy se mit à sangloter dans ses mains, sous l’œil compatissant des
deux hommes en blanc. Ils lui laissèrent le temps. N’expédièrent pas
la procédure. C’était là une politesse que se transmettaient entre
elles les âmes tirées du sommeil, une faveur que tous les hommes
dormant dans leur cercueil découvriraient à leur réveil.
Et qu’ils finiraient par oublier.
1

2049
Washington, DC

Les hautes vitrines de trophées avaient autrefois servi de


bibliothèques. Certains détails ne trompaient pas. La quincaillerie
utilisée sur les étagères datait de plusieurs siècles, alors que les gonds
et les petits verrous des portes vitrées remontaient à peine à
quelques décennies. L’encadrement des portes était en cerisier, mais
le reste du meuble était en chêne. On avait essayé d’harmoniser le
tout au moyen de teintures, mais le fil du bois n’était pas le même. La
couleur non plus. Détails qui ne sautaient qu’aux yeux avertis.
Le député Donald Keene rassemblait ces indices sans s’en rendre
compte. Il remarquait simplement qu’il y avait eu une purge, qu’on
avait fait de la place. À un moment donné du passé, la salle d’attente
du sénateur avait été dépouillée de ses inévitables livres de droit
jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une poignée. Ces tomes rescapés étaient
tapis dans les recoins sombres des vitrines, repliés sur eux-mêmes, le
dos zébré de craquelures, leur vieux cuir s’effritant, telle de la peau
cloquée par le soleil.
Quelques collègues de Keene, eux aussi au début de leur mandat,
faisaient les cent pas, s’agitaient. Comme Donald, ils étaient jeunes et
irrémédiablement optimistes. Ils incarnaient le renouveau du
Congrès. Ils espéraient tenir parole, là où leurs prédécesseurs, tout
aussi naïfs, avaient échoué.
Tandis qu’ils attendaient leur tour pour s’entretenir avec le grand
sénateur Thurman, la nervosité était palpable dans les discussions.
Dans l’imagination de Donald, ils ressemblaient à un troupeau de
prêtres, en rang pour rencontrer le pape, pour baiser son anneau. Il
poussa un gros soupir et se concentra sur le contenu des vitrines, se
perdit dans la contemplation de ses trésors, tandis qu’un collègue
bavassait à propos du Centre de contrôle et de prévention des
maladies de sa circonscription.
— Et ils ont un guide très détaillé sur leur site internet, un manuel
de préparation au cas où on devrait affronter, accrochez-vous bien,
une invasion de zombies. Non mais vous y croyez ? Des zombies,
bordel. Genre, ils en sont rendus à croire qu’on pourrait se bouffer
les uns les autres…
De peur que son reflet ne se voie dans la vitrine, Donald réprima
un sourire. Il se tourna vers une série de photos accrochées au mur,
où l’on voyait le sénateur avec les quatre derniers présidents. La
même pose et la même poignée de main sur tous les clichés, le même
décor de drapeaux immobiles et d’emblèmes gouvernementaux
démesurés. À mesure que les présidents allaient et venaient, le
sénateur semblait rester le même. Ses cheveux étaient blancs depuis
le début et les ans ne semblaient avoir aucune emprise sur lui.
D’une certaine façon, le fait qu’elles soient côte à côte diminuait la
valeur de ces photos. On avait une impression de mise en scène,
d’hypocrisie. C’était comme si ce cortège d’hommes les plus
puissants de la planète avait à tout prix voulu poser avec une
silhouette en carton, une attraction locale en bord de route.
Donald se mit à rire, et le député d’Atlanta l’imita.
— Je sais. Des zombies ! Hilarant, non ? Mais réfléchissez une
minute. Pourquoi ils auraient pris la peine de rédiger ce manuel si…
Donald eut envie de lui dire à propos de quoi il riait. Regardez ces
sourires, voulait-il souligner. C’étaient les présidents qui souriaient.
Le sénateur, lui, avait l’air de vouloir s’échapper par tous les moyens.
On avait l’impression que chacun de ces commandants en chef savait
qui était le plus puissant, qui serait encore là après qu’eux seraient
partis.
— Leurs conseils, c’est par exemple de toujours ranger une batte
de baseball avec ses lampes torches et ses bougies. Juste au cas où.
Pour éclater de la cervelle, quoi.
Donald vérifia l’heure sur son téléphone. Il jeta un œil vers la
porte en se demandant combien de temps il lui restait à attendre. Il
se tourna à nouveau vers les vitrines et examina un uniforme
militaire disposé comme un origami. La poche de poitrine gauche de
la veste était bardée de médailles, les manches étaient repliées de
manière à souligner les galons dorés cousus autour des poignets.
Devant l’uniforme, une série de médailles décoratives étaient
exposées dans un présentoir en bois fait sur mesure – cadeaux de
remerciement d’hommes et de femmes en service à l’étranger. Ces
deux compositions en disaient long : l’uniforme, sur le passé ; les
médailles, sur les soldats actuellement sur le terrain. Deux serre-
livres qui contenaient deux guerres. Une à laquelle le sénateur avait
participé dans sa jeunesse. L’autre, qu’il s’était efforcé d’empêcher
avec la sagesse des années.
— Ouais, je sais, ça a l’air complètement dingue, mais est-ce que
vous savez ce qu’est un chien enragé ? Je parle de la rage, des effets
biologiques de…
Donald se pencha davantage pour examiner les médailles. Le
chiffre et la devise inscrits sur chacune d’elles représentaient un
déploiement militaire. À moins qu’il ne s’agisse d’un bataillon ? Il ne
se rappelait plus. Sa sœur Charlotte le saurait, elle. Elle était là-bas,
quelque part, sur le terrain.
— Alors, t’appréhendes un peu, toi, ou pas ?
Donald se rendit compte que c’était à lui que s’adressait la
question. Il se retourna pour faire face au député bavard, qui devait
avoir le même âge que lui, dans les trente-cinq ans. En lui, Donald
voyait ses propres cheveux clairsemés, son propre début de bedaine,
ce délicat glissement vers le milieu de la vie.
— De rencontrer des zombies ? Non, pas vraiment.
Le député fit un pas vers lui en regardant au passage l’imposante
veste d’uniforme maintenue à la verticale, comme si un torse
guerrier la remplissait encore.
— Non, de le rencontrer lui.
La porte de l’accueil s’ouvrit, laissant filtrer des sonneries de
téléphone.
— Monsieur Keene ?
Une réceptionniste d’un certain âge se tenait sur le seuil,
silhouette mince et tonique mise en valeur par son chemisier blanc
et sa jupe noire.
— Le sénateur Thurman va vous recevoir.
Donald tapa sur l’épaule du député d’Atlanta en passant.
— Bonne chance, bredouilla ce dernier.
Donald sourit. Il se serait bien retourné pour lui expliquer qu’il
connaissait bien le sénateur, qu’il avait sauté sur ses genoux étant
petit. Seulement, il était trop occupé à cacher sa nervosité.
Il passa la porte en bois massif et pénétra dans le sanctuaire
sénatorial. Ça n’avait rien à voir avec le fait d’entrer dans le vestibule
d’une maison quand on passe prendre une fille pour un rendez-vous
galant. La pression était différente. C’était l’angoisse de rencontrer
un homme d’égal à égal alors que Donald avait encore l’impression
d’être un petit garçon.
— Par ici, dit la réceptionniste.
Elle le guida entre divers bureaux larges et encombrés, au son
d’une douzaine de téléphones tous en alerte. De jeunes gens en
costume ou tailleur travaillaient, un combiné dans chaque main.
L’ennui qui se lisait sur leur visage semblait indiquer que c’était une
charge de travail normale pour un matin de semaine.
Donald effleura la surface d’un bureau du bout des doigts. De
l’ébène. Les assistants du sénateur disposaient d’un plus beau
mobilier que le sien. Sans parler du décor : moquette épaisse,
moulures, et lustres qui étaient peut-être bien en cristal véritable.
Au fond de la pièce des bips et des sonneries en tout genre, une
porte s’ouvrit pour laisser sortir le député Mick Webb, qui venait de
passer son entretien. Absorbé par le dossier qu’il tenait entre les
mains, il ne remarqua pas Donald.
Donald s’arrêta et laissa son collègue et ancien camarade de faculté
approcher.
— Alors, comment ça s’est passé ? lui demanda-t-il.
Mick leva les yeux et ferma le dossier d’un coup sec. Il le coinça
sous son bras.
— Bien, bien.
Il sourit.
— Désolé que ça se soit éternisé. Le vieux ne voulait plus me
lâcher.
Donald rit. Il voulait bien le croire. Mick avait été élu haut la main.
Il avait le charisme et l’assurance qui allaient de pair avec sa stature
et sa beauté. Donald disait souvent que si son pote avait eu une
meilleure mémoire des noms, il aurait pu être président un jour.
— Oh, t’en fais pas pour ça, répondit Donald en pointant un pouce
par-dessus son épaule. J’étais en train de me faire de nouveaux amis.
— J’en doute pas.
— Bon, on se voit plus tard au bureau.
— Ça marche.
Mick lui tapa le bras du revers de son dossier et se dirigea vers la
sortie. Sous l’œil désapprobateur de la réceptionniste, Donald se
remit vite en marche. Elle lui fit signe d’entrer dans le bureau à
l’éclairage tamisé et ferma la porte derrière lui.
— Député Keene.
Debout derrière son bureau, le sénateur Paul Thurman tendit une
main vers Donald. Il lui adressa un sourire que Donald connaissait
bien pour l’avoir vu sur des photos et à la télé aussi bien que dans
son enfance. Malgré son âge – il devait approcher les soixante-dix
ans s’il ne les avait pas déjà –, le sénateur avait l’air en forme. Sa
chemise en natté de coton moulait un tronc charpenté ; un cou épais
surmontait son nœud de cravate ; ses cheveux blancs étaient aussi
impeccablement coiffés que ceux d’un soldat.
Donald traversa la pièce sombre et serra la main du sénateur.
— Content de vous voir, monsieur.
— Assieds-toi donc.
Thurman lâcha la main de Donald et désigna l’un des fauteuils qui
faisaient face à son bureau. Donald s’installa sur le cuir rouge, entre
les accoudoirs plantés d’œilletons dorés.
— Comment va Helen ?
— Helen ?
Donald resserra sa cravate.
— Elle va bien. Elle est repartie à Savannah. Elle était très contente
de vous voir à la soirée.
— C’est une très belle femme que tu as là.
— Merci, monsieur.
Donald s’efforçait de se détendre, ce qui avait en fait l’effet
inverse. Il régnait dans le bureau une lumière crépusculaire, malgré
l’éclairage du plafond. Dehors, les nuages, bas et noirs, s’étaient faits
franchement menaçants. S’il se mettait à pleuvoir, il devrait
retourner à son bureau par le tunnel. Il détestait ce tunnel. Malgré la
moquette et les petits lustres à intervalles réguliers, il savait qu’il
était sous terre. Quand il empruntait les tunnels de Washington, il
avait l’impression d’être un rat détalant dans les égouts. Il craignait
toujours que le toit ne vienne à s’effondrer.
— Le travail, comment ça se passe jusqu’à maintenant ?
— Très bien. Je suis occupé, mais ça va.
Il voulut demander des nouvelles d’Anna au sénateur mais on
ouvrit la porte avant qu’il en ait le temps. La réceptionniste entra et
posa deux bouteilles d’eau sur le bureau. Donald la remercia, tourna
le bouchon de la sienne et s’aperçut qu’elle avait été préouverte.
— J’espère que tu n’es pas occupé au point de refuser la tâche que
je m’apprête à te confier, dit le sénateur en arquant un sourcil.
Donald prit une gorgée d’eau et se demanda si ça s’apprenait, le
haussement de sourcil. Ça lui donnait instantanément l’envie de se
mettre au garde-à-vous.
— Je suis sûr que je peux trouver le temps, avec tout le soutien que
vous m’avez apporté pendant la campagne… Sans vous, je n’aurais
jamais dépassé le stade des primaires.
Il jouait avec la bouteille d’eau sur ses genoux.
— Mick Webb et toi, vous étiez ensemble à la faculté, c’est bien
ça ? Tous les deux des Bulldogs.
Donald mit un certain temps à comprendre que le sénateur faisait
référence à la mascotte de l’université de Géorgie. Il n’avait pas
franchement passé ses années de fac à suivre l’actualité sportive.
— C’est ça, monsieur. Allez les Dogs.
Il espérait ne pas dire n’importe quoi.
Le sénateur sourit. Il se pencha légèrement en avant de sorte que
son visage fut pris dans les rais de lumière douce qui tombaient sur
son bureau. L’ombre s’infiltra dans ses rares rides. Ses traits fins et
son menton carré le faisaient paraître plus jeune de face que de
profil. C’était un homme qui approchait les autres de front plutôt
qu’en embuscade.
— Tu as étudié l’architecture, à l’université.
Donald acquiesça. Il était facile d’oublier qu’il connaissait
Thurman mieux que le sénateur ne le connaissait. L’un des deux
apparaissait plus souvent dans les gros titres que l’autre.
— Très juste. En premier cycle. Puis maîtrise d’urbanisme. Je me
suis dit que les gens auraient une vie meilleure si je les gouvernais au
lieu de dessiner leurs appartements.
Il grimaça tout de suite. C’était une réponse toute faite qui datait
de la fac, un truc qu’il aurait mieux fait de laisser derrière lui, avec
les boîtes de bière qu’il s’écrasait sur le front et le cul des filles en
jupe qu’il reluquait. Il se demanda pour la énième fois pourquoi lui et
les autres nouveaux venus au Congrès avaient été convoqués. Au
début, il avait cru à une visite de courtoisie. Puis Mick avait lui aussi
reçu une convocation, alors Donald avait pensé à un genre de
formalité, de tradition. Mais il se demandait à présent s’il ne s’agissait
pas plutôt d’un jeu de pouvoirs, d’une occasion de passer de la
pommade aux représentants de l’État de Géorgie pour les fois où
Thurman aurait besoin d’un vote particulier dans la Chambre basse.
— Dis-moi, Donny, est-ce que tu sais garder un secret ?
Le sang de Donald se glaça. Il se força à rire pour faire redescendre
la pression.
— Je me suis fait élire, non ?
Le sénateur sourit.
— Alors tu as certainement retenu le meilleur moyen de garder un
secret, dit-il en levant sa bouteille comme pour trinquer. Le déni.
Donald acquiesça et but une gorgée d’eau. Il ne savait pas où le
mènerait cette conversation, mais il était déjà mal à l’aise. Il sentait
venir les tractations en coulisses qu’il avait précisément promis
d’éradiquer pendant sa campagne.
Le sénateur se carra dans son fauteuil.
— Le déni, c’est la sauce secrète de cette ville. C’est la saveur qui
unit tous les autres ingrédients. Voilà ce que je ne manque jamais de
dire aux nouveaux élus : la vérité sortira – elle sort toujours – mais
elle se fondra dans les mensonges.
Il fit des cercles avec sa main.
— Il faut nier chaque vérité et chaque mensonge avec le même
vinaigre. Laisse les sites internet et les mythomanes qui se repaissent
d’affaires étouffées et de dissimulations embrouiller le public à ta
place.
— Euh, d’accord monsieur.
Ne sachant que dire, Donald but à nouveau.
Le sénateur lui refit le coup du sourcil. Il resta figé un instant puis
lui posa une question surgie de nulle part.
— Est-ce que tu crois aux extraterrestres, Donny ?
Donald faillit recracher son eau par le nez. Il toussa derrière sa
main, dut s’essuyer le menton. Le sénateur n’avait pas cillé.
— Aux extraterrestres ?
Donald secoua la tête en frottant sa main sur son pantalon.
— Non monsieur. En tout cas, pas à ceux qui enlèvent les humains
pendant leur sommeil. Pourquoi ?
Il se demanda si c’était un genre de réunion d’information.
Pourquoi le sénateur lui avait demandé s’il savait garder un secret ?
Était-ce une initiation au protocole de sécurité ? Le sénateur ne disait
rien.
— Ils n’existent pas, finit par dire Donald en guettant un signe. Si ?
Le vieil homme lâcha enfin un sourire.
— C’est tout le propos. Qu’ils existent ou non, les discussions iront
toujours bon train. Est-ce que tu serais étonné si je te disais qu’ils
existent autant que toi et moi ?
— Euh, plus qu’étonné, oui.
— Bien.
Le sénateur glissa un dossier vers lui.
Donald y lança un regard et leva la main.
— Attendez. Ils existent, oui ou non ? Qu’est-ce que vous essayez
de me dire ?
Le sénateur se mit à rire.
— Bien sûr que non, ils n’existent pas.
Il ôta sa main du dossier et posa les deux coudes sur le bureau.
— Tu as vu combien la NASA nous réclame pour faire l’aller-retour
sur Mars ? On n’ira jamais sur une autre planète. Et personne ne va
venir ici. Pourquoi quiconque voudrait venir ici, d’ailleurs ?
Donald ne savait plus quoi penser, avait perdu toute conviction. Il
voyait ce que le sénateur avait voulu dire, comprenait comment
mensonges et vérité semblaient soit noirs soit blancs et comment,
mélangés ensemble, ils jetaient un voile gris et opaque sur toute
chose. Il regarda le dossier, qui ressemblait à celui avec lequel Mick
était parti. Cela lui rappela le penchant qu’avait le gouvernement
pour tout ce qui était obsolète.
— Ça, c’est du déni, n’est-ce pas ? Ce que vous êtes en train de
faire. Vous essayez de me déstabiliser.
— Non. Je suis simplement en train de te dire que tu regardes trop
de films de science-fiction. Je me demande même pourquoi toutes
ces grosses têtes rêvent de coloniser une autre planète. Tu as une
idée de ce que ça coûterait ? Non, c’est ridicule. Absolument pas
rentable.
Donald haussa les épaules. Il ne trouvait pas ça ridicule. Il
reboucha sa bouteille.
— C’est dans notre nature de rêver de grands espaces, dit-il. De
trouver un endroit où prospérer. N’est-ce pas comme ça que nous
nous sommes retrouvés ici ?
— Ici, en Amérique ?
Le sénateur rit.
— On n’est pas venus ici pour les grands espaces. On a infecté tout
un peuple avec nos maladies, on les a tués et là, on a eu de la place.
Thurman désigna le dossier.
— Ce qui m’amène à ceci. J’ai un projet sur lequel j’aimerais que tu
travailles.
Donald posa sa bouteille sur le bureau et prit le dossier.
— Ça doit passer en commission ?
Il essaya de ne pas s’emballer, bien qu’il s’envisageât tout à fait
coauteur d’un projet de loi la première année de son mandat. Il
ouvrit le dossier et le tourna pour bénéficier de la lumière. Dehors,
l’orage menaçait.
— Non, ce n’est rien de ce genre. Ça concerne le site SDR.
Donald opina. Évidemment. Le petit préambule sur les secrets et
les complots prenait tout son sens, tout comme le rassemblement
des députés de Géorgie. Il s’agissait du site de Stockage des déchets
radioactifs, au cœur du nouveau projet de loi énergétique du
sénateur, un endroit qui abriterait un jour la majeure partie du
combustible nucléaire mondial usagé. Ou, selon les sites internet que
Thurman avait évoqués, ce serait la nouvelle Zone 51, ou le hangar
où serait mise au point une nouvelle génération de bombes
surpuissantes, ou encore un quartier sécuritaire pour les anarchistes
ayant acheté trop d’armes à feu. Faites votre choix. Il y avait assez de
rumeurs pour pouvoir cacher n’importe quelle vérité.
— Oui, dit Donald, déçu. J’ai reçu des appels très divertissants des
habitants de ma circonscription.
Il n’osa pas mentionner celui de la Ligue de défense des lézards.
— Monsieur, je veux tout d’abord que vous sachiez que je suis pour
la réalisation de ce site à cent pour cent.
Il leva la tête vers le sénateur.
— Je suis content de ne pas avoir eu à voter la question en public,
bien sûr, mais il était temps que quelqu’un propose son jardin, n’est-
ce pas ?
— Exactement. Pour le bien de tous.
Thurman but à longs traits avant de s’éclaircir la voix.
— Tu es un jeune homme très perspicace, Donny. Car tout le
monde ne voit pas l’aubaine que ça représente pour notre État. Ça va
nous sauver la vie, vraiment.
Il sourit.
— Excuse-moi, on te surnomme toujours Donny, au moins ? Ou
est-ce que c’est exclusivement Donald, maintenant ?
— L’un ou l’autre, mentit Donald.
Il n’aimait plus qu’on l’appelle Donny, mais difficile de changer de
nom après trente ans. Il ouvrit le dossier, tourna la lettre
d’accompagnement et tomba sur un dessin qui ne lui sembla pas à sa
place. Il était… trop familier. Familier, et pourtant, il n’avait rien à
faire là. Il appartenait à une autre vie.
— Tu as lu les rapports économiques ? demanda Thurman. Tu sais
combien d’emplois ce projet de loi a créés du jour au lendemain ?
Quarante mille, comme ça, ajouta-t-il en claquant des doigts. Rien
que pour la Géorgie. Mais il y en aura davantage, dans ta
circonscription, sans compter les postes dans le transport maritime,
tous les dockers qu’il faudra… bien sûr, à présent que le projet est
passé, nos collègues les moins réactifs se plaignent de ne pas avoir
pu…
— C’est moi qui ai dessiné ça, l’interrompit Donald en sortant la
feuille de papier.
Il la montra à Thurman comme s’il s’attendait à ce que ce dernier
s’étonne qu’elle se soit glissée dans le dossier. Il se demanda si la
présence de ce dessin était imputable à la fille du sénateur, un petit
clin d’œil de la part d’Anna.
Thurman acquiesça.
— Oui, je dirais que ça manque un peu de détails, tu ne trouves
pas ?
Donald examina son plan d’architecte et se demanda de quel genre
de test il s’agissait. Il se souvenait de ce dessin. C’était un projet de
dernière minute pour son cours d’éco-habitat en dernière année. Il
n’avait rien d’inhabituel ni de génial, c’était un simple bâtiment
cylindrique d’une centaine d’étages aux parois de béton et de verre
et aux balcons verdoyants ; une coupe révélait à l’intérieur une
alternance d’habitations, d’espaces de travail et de commerce. La
structure était sobre, fonctionnelle, sans prise de risques, alors que
d’autres avaient présenté des projets audacieux. Des touffes vertes
jaillissaient du toit-terrasse – affreux cliché, concession au bilan
carbone neutre.
En somme, c’était d’un ennui mortel. Donald ne pouvait imaginer
un bâtiment aussi dépouillé s’élever du désert de Dubaï à côté de la
nouvelle génération de gratte-ciel autonomes du point de vue
énergétique. Il ignorait en tout cas ce que le sénateur lui trouvait.
— De détails, répéta-t-il tout bas.
Il feuilleta le reste du dossier en quête de contexte, d’indices.
— Attendez, dit-il en tombant sur une sorte de cahier des charges.
On dirait un avant-projet d’études.
Des mots qu’il avait oublié avoir appris un jour attirèrent son
attention : circulation intérieure, plan de masse, systèmes CVCA,
jardins hydroponiques…
— Il faudra faire sans la lumière du soleil, dit le sénateur en faisant
grincer son fauteuil.
— Pardon ? Qu’est-ce que vous attendez de moi, au juste ?
— Il faudrait des lampes comme celles que ma femme utilise.
Thurman mit sa main en coupe comme s’il tenait quelque chose de
minuscule et pointa un index vers sa paume.
— Elle fait éclore des petites graines en plein hiver grâce à des
ampoules qui me coûtent une petite fortune.
— Des lampes de croissance.
Thurman claqua à nouveau des doigts.
— Et ne te soucie pas des coûts. Tu auras tout ce qu’il te faut. Je
vais t’adjoindre un ingénieur pour la partie mécanique. Et toute une
équipe.
Donald continua à feuilleter le dossier.
— Mais qu’est-ce que c’est que ce projet ? Et pourquoi moi ?
— C’est ce qu’on appelle un bâtiment au-cas-où. Il ne servira
probablement jamais, mais ils refusent qu’on stocke les barres de
combustible si on ne construit pas ce truc à côté. C’est comme cette
fenêtre dans mon sous-sol que j’ai dû abaisser avant que notre
maison soit bonne pour… comment on dit déjà ?
— Le diagnostic immobilier ?
— Voilà, c’est ça. Bref. Ce bâtiment, c’est comme ma fenêtre. C’est
un passage obligé pour qu’on ait le feu vert. Dans l’éventualité très
improbable d’une fuite ou d’une attaque, c’est là que se réfugieraient
les employés. Un abri. Qui doit être absolument parfait, sous peine
de quoi ce projet sera arrêté en moins de deux. Ce n’est pas parce
que notre projet de loi a été approuvé qu’on est tirés d’affaire,
Donny. Un projet similaire a eu le feu vert dans l’Ouest il y a des
dizaines d’années, le budget était voté. Ça ne l’a pas empêché
d’avorter.
Donald voyait à quoi il faisait allusion. Un site de confinement
sous une montagne. La rumeur courait au Capitole que le projet de
Géorgie avait les mêmes chances de succès. Le dossier pesa soudain
plus lourd dans ses mains lorsqu’il s’en rendit compte. On lui
demandait de s’associer à cet échec annoncé. C’était carrément son
poste qu’il jouait, là.
— J’ai mis Mick Webb sur la logistique et la planification. Vous
serez amenés à collaborer sur quelques aspects du projet. Et Anna a
demandé un congé au MIT pour nous prêter main-forte.
— Anna ?
Donald chercha sa bouteille d’une main tremblante.
— Mais oui. Elle sera l’ingénieur en chef sur ce projet. Le dossier
contient des détails en ce qui concerne ce dont elle aura besoin.
Donald eut du mal à avaler sa gorgée d’eau.
— Je pourrais faire appel à bien d’autres personnes, mais ce projet
ne peut pas échouer, tu comprends ? J’ai envie qu’on soit comme une
famille. C’est pour ça que je veux m’entourer de gens que je connais,
à qui je peux faire confiance.
Le sénateur croisa les doigts.
— Si c’était la seule chose pour laquelle tu aies été élu, je veux que
tu la fasses de ton mieux. C’est pour ça que j’ai fait campagne pour
toi.
— Bien sûr, répondit Donald en opinant malgré sa perplexité.
Il avait craint que le soutien du sénateur ne découle de vieux liens
familiaux. Mais la vérité était pire, en quelque sorte. Donald n’avait
bénéficié d’aucune sorte de service, c’était le contraire. En
examinant le dessin posé sur ses genoux, le député fraîchement élu
sentit un travail pour lequel il était moyennement préparé lui
échapper – et se faire remplacer par une tâche différente, mais tout
aussi redoutable.
— Attendez. Je ne comprends toujours pas. Pourquoi des lampes
de croissance ?
Thurman sourit.
— Parce que ce bâtiment que tu vas concevoir pour moi sera sous
terre.
2

2110
Silo 1

Troy retint son souffle et s’efforça de rester calme tandis que le


médecin actionnait la poire en caoutchouc. Le brassard enfla autour
de son biceps au point de lui pincer la peau. Il ne savait pas si le fait
de ralentir sa respiration et son pouls affectait sa pression artérielle,
mais il était décidé à impressionner l’homme en combinaison
blanche. Il voulait que ses données vitales reviennent à la normale.
Il sentit quelques élancements dans son bras tandis que l’aiguille
oscillait, puis le brassard se dégonfla en sifflant.
— Dix-huit cinq.
L’homme défit le scratch et Troy se frotta le bras.
— Et c’est bien ?
Le docteur nota quelque chose sur sa tablette.
— Ça reste dans la norme.
Derrière lui, un assistant étiquetait un flacon d’urine grise qu’il
plaça ensuite dans un petit réfrigérateur. Troy remarqua un sandwich
entamé parmi les échantillons, même pas emballé.
Il regarda ses genoux nus qui sortaient de la blouse en papier. Ses
jambes étaient pâles et lui semblaient plus petites que dans son
souvenir. Cagneuses.
— Je n’arrive toujours pas à serrer le poing, dit-il au docteur en
ouvrant et fermant la main.
— C’est tout à fait normal. Vous allez récupérer vos forces peu à
peu. Regardez la lumière, s’il vous plaît.
Troy suivit le faisceau en essayant de ne pas cligner des yeux.
— Vous faites ça depuis longtemps ? demanda-t-il.
— Vous êtes mon troisième qu’on tire du sommeil. Et j’en ai mis
deux en capsule.
Il baissa sa lampe torche et sourit.
— Je ne suis moi-même réveillé que depuis quelques semaines. Je
vous garantis que vous allez retrouver vos forces.
Troy acquiesça. L’assistant du docteur lui tendit une autre pilule et
un verre d’eau. Troy hésita. Il étudia la petite gélule bleue nichée au
creux de sa main.
— Double dose ce matin, dit le docteur, puis une pilule au petit-
déjeuner et une autre au dîner. Je compte sur vous pour bien prendre
votre traitement.
Troy leva la tête.
— Qu’est-ce qui se passe si je ne le prends pas ?
Le docteur secoua la tête, l’air contrarié, mais ne dit rien.
Troy mit la pilule dans sa bouche et la fit descendre avec une
gorgée d’eau. Un goût amer coula dans sa gorge.
— Un de mes assistants va vous apporter des vêtements et un
repas liquide pour relancer votre système digestif. Si vous avez des
vertiges ou des frissons, il faut m’appeler immédiatement. Sinon, on
vous revoit dans six mois.
Le docteur nota quelque chose, puis ricana.
— Enfin, c’est une autre personne qui s’occupera de vous. J’aurais
fait mon temps.
— D’accord.
Troy frissonna. Le médecin leva le nez de sa tablette.
— Vous n’avez pas froid, au moins ? Je fais exprès d’augmenter un
peu la température ici.
Troy hésita avant de répondre.
— Non docteur, ça va. Je n’ai plus froid.

Il entra dans l’ascenseur au bout du couloir, les jambes encore


faibles, et examina le tableau de boutons. Les instructions qu’on lui
avait données incluaient comment se rendre à son bureau, mais il se
rappelait vaguement comment y arriver. La majeure partie de sa
formation avait survécu aux décennies de sommeil. Il se rappelait
avoir étudié le même livre encore et encore, vu des milliers
d’hommes assignés à divers postes, visité le site plusieurs fois avant
d’être endormi, comme les femmes. Il se souvenait de sa formation
comme si c’était hier ; c’étaient les souvenirs plus anciens qui
semblaient lui échapper.
Les portes de l’ascenseur se fermèrent automatiquement. Son
appartement était au niveau 37, il s’en souvenait. Son bureau, au 34.
Il avait l’intention d’aller directement dans son bureau, mais sa main
dévia vers le haut du tableau. Il avait quelques minutes devant lui
avant de devoir prendre son poste, et il éprouva le besoin étrange
d’aller aussi haut que possible, de s’élever, sans doute à cause de
toute cette terre qui le cernait.
L’ascenseur démarra son ascension en vibrant légèrement. Il y eut
comme un zoum – peut-être un ascenseur qu’il croisait, ou le
contrepoids. Les boutons, ronds, s’allumaient et s’éteignaient à
mesure que les étages passaient. Il y en avait beaucoup, soixante-dix
au total. La plupart avaient une couleur passée en leur centre, à cause
des doigts qui s’y étaient posés toutes ces années. Mais ça ne lui
semblait pas normal. Hier encore, ils rutilaient. Hier encore, tout
était flambant neuf.
L’ascenseur ralentit. Troy prit appui contre la paroi pour ne pas
perdre l’équilibre, mal assuré sur ses jambes.
La porte s’ouvrit avec un bruit de sonnette. Il fut ébloui par
l’éclairage du couloir. Il se dirigea vers une salle d’où s’échappaient
des bavardages. Ses bottes neuves étaient raides, sa combinaison
grise basique le démangeait. Il imagina se réveiller de cette façon
neuf fois supplémentaires, aussi faible et désorienté. Dix factions de
six mois chacune. Dix relèves pour lesquelles il ne s’était pas porté
volontaire. Il se demanda si ça deviendrait plus facile avec le temps
ou si ça ne ferait qu’empirer.
L’animation de la cafétéria retomba légèrement lorsqu’il entra.
Quelques visages se tournèrent vers lui. Il s’aperçut aussitôt que sa
salopette grise n’était pas si générique que ça. Il y avait toute une
palette de couleurs déclinées autour des tables : un gros groupe de
rouges, pas mal de jaunes, un homme en orange ; mais personne en
gris.
La pâtée gluante qu’il avait eue en guise de premier repas gronda à
nouveau dans son estomac. Il n’avait droit à rien d’autre pendant six
heures, ce qui rendait l’odeur de nourriture en boîte insupportable. Il
se souvenait du goût, l’avait pratiqué pendant sa formation. Des
semaines et des semaines de la même bouillie. Ce serait à présent
des mois. Des centaines d’années.
— Monsieur.
Un jeune homme qui allait vers les ascenseurs le salua en passant.
Troy crut le reconnaître. L’autre en tout cas l’avait reconnu. À moins
que ce ne soit l’effet de la combinaison grise ?
— Première faction ?
Un autre homme l’approcha, plus vieux, mince, avec une couronne
de cheveux blancs et vaporeux. Plateau dans les mains, il souriait à
Troy. Il ouvrit une poubelle de recyclage et y glissa le plateau
entièrement.
— Vous êtes venu admirer la vue ? lui demanda l’homme.
Troy acquiesça. Il n’y avait que des hommes dans la cafétéria. Rien
que des hommes. Ils leur avaient expliqué en quoi c’était plus sûr. Il
tenta de s’en souvenir tandis que l’homme à la peau parsemée de
taches de vieillesse croisait les bras et se postait à côté de lui. Il n’y
eut pas de présentations. Troy se dit que peut-être les noms
importaient peu dans ces courtes périodes de six mois. Il regarda, au-
delà des tables, l’écran géant qui couvrait le mur du fond.
Sous les nuages bas, des volutes de poussière rasaient un terrain
jonché de débris. Quelques poteaux métalliques gisaient sans vie,
dépouillés de leurs tentes et de leurs drapeaux depuis longtemps.
Troy songea à une chose sans pouvoir la nommer. Son estomac se
crispa comme un poing sur la pâtée et la pilule amère.
— C’est ma deuxième relève, dit l’homme.
Troy l’entendit à peine. Son regard larmoyant dériva vers les
collines noircies, les vallons gris qui s’élevaient vers le ciel menaçant.
Les débris éparpillés pourrissaient. À son prochain réveil, ou au
suivant, tout aurait disparu.
— La vue est encore plus vaste depuis le salon.
L’homme fit un geste vers le mur. Troy savait parfaitement à quelle
pièce il faisait référence. Cette partie du bâtiment lui était familière à
un point que cet homme ne pouvait imaginer.
— C’est gentil, mais non, bredouilla Troy en prenant congé. Je
crois que j’en ai vu assez.
Les visages curieux retournèrent à leurs plateaux et les
conversations reprirent, émaillées de bruits de couverts. Troy partit
sans un mot de plus. Il laissa derrière lui cette vue hideuse – tourna
le dos à son étrangeté silencieuse et angoissante. Frissonnant, les
genoux faibles, il se hâta de retrouver l’ascenseur. Il avait besoin de
solitude, ne voulait personne près de lui cette fois, pas de regard
compatissant, il voulait pleurer seul.
3

2049
Washington, DC

Donald coinça l’épais dossier sous sa veste et courut sous la pluie. Il


avait choisi de se tremper la couenne plutôt que d’affronter sa
phobie des tunnels.
Les voitures filaient sur l’asphalte mouillé. Il attendit une brèche et
traversa en vitesse sans se soucier des feux de signalisation.
Devant lui, les marches en marbre du Rayburn, qui abritait les
bureaux de la Chambre des représentants, brillaient d’un éclat
traître. Il les gravit prudemment et remercia le portier en entrant.
À l’intérieur, il passa son badge sur la borne de lecture, sous l’œil
impassible de l’agent de sécurité. Il s’assura que le dossier que lui
avait donné Thurman était bien sec, et se demanda pourquoi de
telles reliques étaient considérées comme plus sûres qu’un mail ou
qu’un fichier numérique.
Son bureau était au premier étage. Il prit l’escalier, qu’il préférait
aux ascenseurs vétustes du Rayburn. Ses semelles humides
couinaient sur le carrelage.
Il trouva à l’étage le bazar habituel. Deux lycéens en stage
passèrent en courant, sûrement pour aller chercher du café. Une
équipe de télévision était attroupée devant le bureau d’Amanda
Kelly ; face à un jeune journaliste, elle resplendissait sous la lumière
des caméras. Les électeurs inquiets et les lobbyistes impatients
étaient identifiables grâce aux badges visiteurs qu’ils avaient autour
du cou. Les deux groupes arboraient de toute façon des signes bien
distincts : sourcils froncés et air perdu pour les électeurs, sourire aux
dents longues pour les lobbyistes, qui arpentaient les couloirs avec
plus d’assurance encore que les nouveaux élus.
Donald ouvrit son dossier et traversa le chaos ambiant en faisant
mine de lire pour décourager toute tentative de discussion. Il frôla le
caméraman et se glissa dans son bureau.
Margaret, sa secrétaire, se leva.
— Monsieur, vous avez de la visite.
Il scruta la salle d’attente. Personne. Puis il s’aperçut que la porte
de son bureau était entrouverte.
— Je suis désolée, je l’ai laissée entrer.
Le dos voûté, Margaret fit comme si elle portait un gros carton.
— Elle avait un colis. De la part du sénateur.
Margaret était plus âgée que lui, devait avoir dans les quarante-
cinq ans. Elle était arrivée avec d’excellentes références, mais elle
avait tendance à faire des choses dans son dos. Ça venait peut-être
avec l’expérience.
— Ne vous en faites pas, la rassura Donald.
Il jugea intéressant qu’il y eût deux cents sénateurs, dont deux
dans son État, mais qu’un seul était appelé LE sénateur.
— Je vais voir de quoi il s’agit. Pendant ce temps, j’ai besoin que
vous me libériez une tranche horaire quotidienne dans mon emploi
du temps. Une heure ou deux en matinée, ce serait parfait.
Il lui montra le dossier.
— Cette chose va me prendre pas mal de mon temps.
Margaret opina et se rassit devant son ordinateur. Donald tourna
les talons.
— Euh, monsieur…
Il se retourna. Elle fit un signe vers sa tête.
— Vos cheveux, siffla-t-elle.
Il passa une main dans ses cheveux et des gouttes de pluie jaillirent
comme autant de puces. Margaret haussa les épaules d’un air à la fois
désapprobateur et impuissant. Donald finit par entrer, s’attendant à
trouver quelqu’un assis face à son bureau.
Au lieu de quoi la personne se tortillait sous son bureau.
— Bonjour ?
En s’ouvrant, la porte avait heurté un gros carton orné d’une photo
d’écran d’ordinateur. Un coup d’œil à son bureau lui indiqua que le
dispositif était déjà installé.
— Ah, salut ! résonna une voix quelque peu étouffée.
Des hanches minces moulées dans une jupe à chevrons reculèrent
vers lui. Donald sut de qui il s’agissait avant de voir son visage. Il se
sentit coupable, et lui en voulait d’être venue sans prévenir.
— Tu sais quoi, tu devrais demander à ta femme de ménage de
faire la poussière là-dessous une fois de temps en temps.
Anna Thurman se releva, tout sourire. Elle frotta ses mains l’une
contre l’autre avant d’en tendre une dans sa direction.
— Salut, ça fait un bail.
— Comme tu dis, répondit Donald, les joues et le cou parcourus de
gouttes de pluie qui masquaient un soudain accès de sueur.
— Qu’est-ce qui se passe, au juste ?
Il fit le tour de son bureau pour mettre de l’espace entre eux. Le
nouvel écran trônait innocemment sur son bureau, flouté par un film
protecteur.
— Papa s’est dit qu’un deuxième ne serait pas de trop.
Elle coinça une mèche de cheveux auburn derrière son oreille.
Même quand ses oreilles ressortaient comme ça, elle restait très
élégante et attirante.
— Je me suis portée volontaire, expliqua-t-elle.
— Ah.
Il posa le dossier sur son bureau et pensa au dessin du bâtiment
qu’il l’avait un instant soupçonnée d’avoir refilé à son père. Et voilà
qu’elle se matérialisait devant lui. En croisant son reflet dans le
nouvel écran, il se vit tout décoiffé et tenta d’y remédier.
— Autre chose, dit Anna. Ton ordinateur serait mieux sur ton
bureau. Je reconnais que c’est assez disgracieux, mais sinon la
poussière va finir par l’étouffer. C’est l’ennemi mortel de ces bêtes
fragiles, tu sais.
— D’accord.
Il s’assit et s’aperçut qu’il ne pouvait plus voir la chaise située face
à son bureau. Il fit glisser le nouvel écran tandis qu’Anna vint se
poster à côté de lui, bras croisés, hyper-détendue. Comme s’ils
s’étaient vus la veille.
— Alors comme ça, tu t’installes dans le coin ? demanda-t-il.
— Je suis arrivée la semaine dernière. Je voulais passer vous voir
avec Helen samedi, mais le déménagement m’a pris un temps fou.
J’ai encore tout un tas de cartons à défaire.
— Ouais, je vois.
Il fit bouger la souris sans le vouloir et le vieil écran s’alluma. La
terreur que suscitait en lui la présence de son ex reflua juste assez
pour qu’un accroc dans le déroulement des événements le frappe.
— Attends un peu. Tu étais ici en train d’installer cet écran alors
que ton père me demandait si j’étais partant pour son projet ? Et si
j’avais décliné son offre ?
Elle arqua un sourcil. Donald comprit alors que ce n’était pas un
art qui s’apprenait, mais un talent de famille.
— Il t’a pratiquement apporté la victoire aux élections sur un
plateau, dit-elle, sans appel.
Donald écorna le dossier du bout du pouce.
— L’illusion d’avoir le choix ne m’aurait pas dérangé, c’est tout.
Anna s’esclaffa. Elle s’apprêtait à lui ébouriffer les cheveux, il le
sentait. Il tapota son téléphone à travers sa poche de poitrine. C’était
comme si Helen était là avec lui. Il eut une soudaine envie de
l’appeler.
— Papa ne t’a pas trop bousculé, au moins ?
Il leva la tête : elle n’avait pas bougé. Elle avait toujours les bras
croisés, et ses cheveux à lui étaient intacts – inutile de paniquer.
— Quoi ? Oh, non, non. Il a été très gentil. Comme au bon vieux
temps. En fait, je trouve qu’il n’a pas pris une ride.
— Il ne vieillit pas vraiment, tu sais.
Elle traversa le bureau et fourra bruyamment les blocs de
polystyrène dans le carton. Donald s’aperçut que son regard glissait
vers sa jupe et se força à regarder ailleurs.
— Il suit son traitement nanobiologique à la lettre. Il a commencé à
cause de ses genoux. L’armée a couvert les frais pendant un temps.
Maintenant, il ne jure que par ça.
— Oh, je l’ignorais, mentit Donald.
Bien sûr, il avait eu vent des rumeurs. C’était “du Botox pour tout
le corps”, disaient les gens. Mieux que des compléments à base de
testostérone. Ça coûtait les yeux de la tête, on finissait quand même
par mourir, mais on pouvait effectivement retarder les effets du
vieillissement.
Anna plissa les yeux.
— Ne me dis pas que tu es contre.
— Quoi ? Mais non. Ça m’est égal. Moi, je ne le ferais pas, c’est
tout. Attends. Parce que toi, tu…
Mains sur les hanches, Anna pencha la tête sur le côté. Il y avait
quelque chose de très attirant dans cette posture de défense, quelque
chose qui balayait les années depuis leur dernière rencontre.
— Tu crois que j’en aurais besoin ?
— Non, non, ce n’est pas ça… Seulement, moi, je crois que je ne
m’y résoudrai jamais, c’est tout.
Elle lui adressa un petit sourire pincé. Les années avaient durci ses
jolis traits, affiné sa silhouette, mais elle n’avait rien perdu de
l’impétuosité de sa jeunesse.
— Tu dis ça maintenant, mais attends un peu que tes articulations
te fassent mal, que ton dos te supplie d’y aller mollo juste parce que
tu auras tourné la tête… Tu verras.
— Si tu le dis.
Il tapa dans ses mains.
— Bon, c’était super de te revoir.
— Oui. Alors, dis-moi, quel jour te convient le mieux ?
Anna referma le carton et le fit glisser vers la porte du bout du
pied. Elle revint se poster à côté de lui, une main sur son fauteuil,
l’autre sur sa souris.
— Comment ça, quel jour ?
Il l’observa changer des paramètres sur son ordinateur et le nouvel
écran s’alluma. Il sentit le désir monter en lui rien qu’en humant son
parfum. Le courant d’air qu’elle avait créé en traversant la pièce
semblait l’envelopper, comme une caresse. Il se demanda soudain s’il
trompait Helen alors qu’Anna se contentait de modifier son panneau
de configuration.
— Tu sais t’en servir, hein ?
Elle fit glisser le curseur d’un écran à l’autre en déplaçant une
vieille partie de solitaire.
— Hm, oui oui.
Donald se tortillait sur son siège.
— Qu’est-ce que tu entends par quel jour me convient le mieux ?
Elle lâcha la souris. Il eut l’impression qu’elle ôtait sa main de sa
cuisse.
— Papa veut que je m’occupe des espaces techniques du plan,
répondit-elle en désignant le dossier, comme si elle en connaissait le
contenu par cœur. J’ai pris un congé sabbatique à l’Institut, le temps
de mettre ce projet sur les rails. Et donc je pensais qu’on pouvait se
voir une fois par semaine pour faire le point.
— Ah. D’accord. Il faudra que je te rappelle pour te dire. J’ai un
emploi du temps de dingue. Et ça change tous les jours.
Il imagina ce qu’Helen penserait de ces réunions hebdomadaires.
— On pourrait peut-être partager un dossier via AutoCAD, sinon ?
— Oui, pourquoi pas ?
— Et puis, s’envoyer des mails. Ou parler par visioconférence.
Anna eut l’air déçu. Donald se rendit compte qu’il en faisait trop.
— OK, faisons comme ça, dit-elle.
Donald eut envie de s’excuser lorsqu’elle se dirigea vers la porte,
mais alors autant écrire le problème en toutes lettres : Je ne me fais
pas confiance quand tu es là. On ne sera jamais amis. Mais qu’est-ce
que tu fous là de toute façon ?
— Il faut vraiment que tu te débarrasses de toute cette poussière.
Je t’assure, ton ordinateur va s’asphyxier.
— D’accord. Promis.
Il se leva pour la raccompagner. Elle s’arrêta pour prendre le
carton.
— Laisse, je m’en occuperai.
— Ne sois pas bête.
Elle cala le carton entre son bras et sa hanche. Avec un sourire, elle
coinça à nouveau une mèche derrière son oreille. C’était comme si
elle sortait de sa chambre d’étudiant. Il y avait le même léger malaise
que celui des au revoir au petit matin dans les vêtements de la veille.
— Tu as mon adresse mail ? lui demanda-t-il.
— Tu es dans l’annuaire officiel, maintenant.
— Oui c’est vrai.
— Au fait, tu as l’air en forme.
Et avant qu’il ait le temps de reculer ou de se défendre, elle lui
ébouriffait les cheveux en souriant.
Donald se figea. Lorsqu’il bougea à nouveau quelques instants plus
tard, Anna était partie, le laissant seul, rongé par la culpabilité.
4

2110
Silo 1

Troy allait être en retard. Le premier jour de sa première prise de


poste, après avoir pleuré comme un veau, il allait être en retard. Dans
sa précipitation, mû par le besoin d’être seul, il avait pris l’omnibus
par inadvertance, l’ascenseur qui s’arrêtait à tous les étages pour
prendre et débarquer des passagers.
À l’arrêt suivant, un homme monta avec de lourds cartons dans un
chariot. Un autre avec une cargaison de ciboules s’immisça entre lui
et Troy pendant quelques arrêts. Lorsqu’il descendit, l’odeur de
ciboule demeura. Troy fut secoué d’un violent frisson dans le dos et
les bras mais ne s’en soucia pas. Il sortit au niveau 34 en essayant de
se rappeler ce qui l’avait tant bouleversé.
Le couloir, étroit, le mena jusqu’à un poste de sécurité. Le plan de
l’étage lui était vaguement familier et à la fois inconnu. C’était
déroutant de remarquer l’usure de la moquette et la barre de
tourniquet plus terne au milieu, là où les cuisses s’y étaient appuyées
au fil des années. Années qui n’avaient pas existé pour Troy. Ces
signes d’usure étaient apparus comme par magie, tels des dégâts
commis lors d’une nuit d’ivresse collective.
L’agent de service leva le nez de ce qu’il était en train de lire et le
salua d’un hochement de tête. Troy apposa sa paume sur l’écran,
dont la surface s’était voilée avec les années. Il n’y eut pas d’échange,
pas de conversation anodine, pas d’espoir d’entamer une amitié
durable. Une diode verte s’alluma, on entendit un clic sonore, et le
lustre du tourniquet s’effaça encore un peu plus lorsque Troy le
poussa pour entrer.
Au bout du couloir, il s’arrêta et sortit ses ordres de sa poche de
poitrine. Le médecin avait écrit un mot derrière. Il déplia la feuille et
orienta le petit plan de façon à se positionner dans la bonne
direction. Il était persuadé de connaître son chemin, mais il avait
tendance à se déconcentrer facilement.
Les tirets rouges lui rappelèrent des plans d’évacuation incendie
qu’il avait vus sur des murs, ailleurs. Il passa en chemin devant
quelques petits bureaux. Claviers en action, conversations, sonneries
de téléphone – les bruits de l’univers du travail le fatiguèrent
soudain. Ils suscitèrent également un sentiment d’insécurité, la peur
d’avoir endossé un rôle qu’il ne pourrait assurer.
— Troy ?
Il s’arrêta et tourna la tête vers l’homme qui se tenait devant la
porte précédente. Un coup d’œil à son plan lui indiqua qu’il avait
failli rater son bureau.
— C’est moi.
— Merriman, dit l’homme en tendant une main. Tu es en retard.
Viens, entre.
Merriman disparut à l’intérieur. Troy lui emboîta le pas, malgré
ses douleurs aux jambes. Il reconnaissait cet homme, ou pensait le
reconnaître. Sans pouvoir dire si ça remontait à la formation ou à une
autre époque.
— Désolé pour le retard, se lança Troy. J’ai pris le mauvais
ascenseur…
Merriman leva une main.
— Pas de souci. Tu veux boire quelque chose ?
— Ils m’ont donné ce qu’il fallait.
— Bien sûr.
Merriman prit un thermos transparent au contenu bleu vif et en
but une gorgée. Troy se souvint de ce goût infect. L’homme plus âgé
fit claquer ses lèvres en soufflant avant de reposer le thermos.
— Ce truc est vraiment mauvais, dit-il.
— Oui.
Troy balaya du regard la pièce qui serait son bureau pour les six
prochains mois. Il se dit que l’endroit avait pris un coup de vieux.
Comme Merriman. Difficile de dire si ses cheveux avaient grisonné à
cause du temps qui passait, mais il avait en tout cas gardé le bureau
en ordre. Troy décida de faire la même politesse au type qui
prendrait sa relève.
— Tu te souviens de ton briefing ? demanda Merriman en fouillant
dans ses dossiers.
— Comme si c’était hier.
Merriman leva la tête avec un sourire en coin.
— Bien. Pour tout te dire, il ne s’est pas passé grand-chose ces
derniers mois. On a fait face à quelques problèmes techniques au
début de ma prise de poste, mais tout est rentré dans l’ordre. Il y a un
type du nom de Jones à qui il ne faudra pas hésiter à faire appel. Tiré
du sommeil il y a quelques semaines. Bien plus futé que son
prédécesseur. Il m’a rendu grand service. Il travaille au soixante-
huitième à la centrale électrique, mais il est bon en tout, il peut
réparer à peu près n’importe quoi.
Troy acquiesça.
— Jones. C’est noté.
— Bien. Bon, je t’ai laissé des remarques dans ces dossiers. On a
été forcés de congeler certains employés, inaptes pour une seconde
faction.
Il leva la tête, l’air grave.
— Il ne faut pas prendre ça à la légère, OK ? Il y a plein de mecs qui
préféreraient faire une bonne grosse sieste au lieu de travailler. Il ne
faut avoir recours à la cryogénisation que lorsqu’on est bien sûr qu’ils
ne tiennent pas le coup.
— Entendu.
— Bien. J’espère que tout se déroulera sans accroc. Il faut que je
file avant que ce truc commence à faire effet.
Il en but une autre longue gorgée et Troy grimaça en signe de
compassion. Merriman lui tapa sur l’épaule en passant et faillit
éteindre la lumière avant de se raviser. Il se retourna une dernière
fois et sortit.
Et voilà, Troy était en poste.
— Hé attends !
Il jeta un œil autour de lui et se dépêcha de rattraper Merriman,
qui s’apprêtait déjà à passer le portillon de la sécurité.
— Tu laisses la lumière allumée ? demanda Merriman.
Troy regarda par-dessus son épaule.
— Oui mais…
— Une bonne habitude, dit Merriman en secouant son thermos.
Continue comme ça.
Un homme trapu sortit de son bureau pour les rejoindre.
— Merriman ! Alors, t’as tiré ton temps ?
Les deux hommes échangèrent une poignée de main chaleureuse.
— Hé oui. Je te présente Troy, qui prend la relève.
L’autre haussa les épaules sans se présenter.
— Moi j’ai fini dans deux semaines, dit-il, comme si cela justifiait
son indifférence.
— Écoutez, je vais être en retard, souffla Merriman en tendant son
thermos à l’homme. Tiens, je te laisse le reste.
Il se tourna pour partir mais Troy le suivit.
— Non merci ! lança l’homme en riant.
— Tu voulais me demander quelque chose ? demanda Merriman à
Troy en passant le tourniquet.
Troy l’imita. L’agent ne leva pas les yeux de sa tablette.
— Deux, trois choses, oui. Tu permets que je prenne l’ascenseur
avec toi ? J’étais un peu… un peu à la traîne en formation. Promotion
soudaine. Il y a des trucs que j’aimerais clarifier.
— Bien sûr que tu peux venir. C’est toi le chef maintenant.
Merriman appela l’express.
— Donc, en gros, je suis là au cas où il y aurait un problème ?
Les portes s’ouvrirent. Merriman l’observa, comme pour juger de
son sérieux.
— Tu es là pour faire en sorte qu’il n’y ait pas de problème.
Ils entrèrent et l’ascenseur entama sa descente.
— Oui, bien sûr. C’est ce que je voulais dire.
— Tu as lu l’Ordre, n’est-ce pas ?
Troy acquiesça. Mais pas pour ce boulot-là, voulut-il ajouter. Il
avait étudié en vue de diriger un silo, mais pas celui qui supervisait
tous les autres.
— Contente-toi de suivre le règlement. D’autres silos te poseront
des questions de temps à autre. Pour ma part, j’ai estimé qu’il était
sage d’en dire le moins possible. Sois calme et attentif. Garde bien à
l’esprit qu’il s’agit principalement de survivants de deuxième ou
troisième génération, alors leur vocabulaire est déjà un peu différent.
Il y a une fiche de révision et une liste de mots interdits dans ton
dossier.
Troy se sentit soudain pris de vertige. Un poids écrasant s’abattit
sur lui lorsque l’ascenseur s’arrêta et il faillit s’écrouler. Il était
encore très faible.
La porte s’ouvrit ; il suivit Merriman dans le même petit couloir
qu’il avait arpenté quelques heures auparavant. Le médecin et son
assistant préparaient l’intraveineuse. Le médecin lança un regard
curieux à Troy, comme s’il n’avait pas prévu de le revoir si tôt, ou de
le revoir tout court.
— Vous avez terminé votre dernier repas ? demanda-t-il à
Merriman en le faisant asseoir sur un tabouret.
— Jusqu’à l’infecte dernière goutte.
Merriman défit le haut de sa combinaison et la laissa pendre à sa
taille. Il s’assit, bras tendu, paume vers le haut. Troy remarqua sa
pâleur, le réseau de veines bleues au creux de son coude. Il évita de
regarder l’aiguille piquer la peau.
— J’ai déjà écrit tout ça dans mes notes, reprit Merriman, mais il
faudra que tu rencontres Victor, du bureau des psys. Il est de l’autre
côté du couloir. Il y a des événements un peu bizarres dans certains
silos, plus perturbants qu’on ne le pensait. Essaie de rétablir l’ordre
pour ton successeur.
Troy opina.
— On doit vous emmener, maintenant, dit le médecin.
Son jeune assistant attendait, une blouse en papier à la main. La
procédure lui semblait très familière. Le docteur regarda Troy
comme s’il était une tache qu’il fallait éliminer.
Troy sortit et jeta un œil en direction de la zone de cryogénisation.
On y gardait les femmes et les enfants, ainsi que ceux qui n’avaient
pas tenu jusqu’au bout de leur faction.
— Vous permettez que je… ? dit-il, attiré dans cette direction.
Merriman et le docteur eurent l’air contrarié.
— Ce n’est pas une bonne idée, se lança le médecin.
— À ta place, je n’irais pas, renchérit Merriman. J’y suis allé
quelques fois les premières semaines. Mais c’est une erreur. Pense à
autre chose.
Troy garda les yeux rivés à l’autre bout du couloir. Il ne savait
même pas au juste ce qu’il y trouverait.
— Va au bout de tes six mois, ajouta Merriman. Ça passe vite. Très
vite.
Troy acquiesça. Merriman enleva ses bottes. Troy regarda une
dernière fois la porte lointaine puis se dirigea dans la direction
opposée, vers les ascenseurs.
Il espérait que Merriman avait raison. Il appela l’express et tenta
d’imaginer sa faction passer en un éclair. Et celle d’après. Et encore
celle d’après. Jusqu’à ce qu’ils voient le bout de cette folie. Sans
penser à ce qui les attendait après.
5

2049
Washington, DC

Donald Keene ne voyait pas le temps passer. Les journées


s’achevaient, la semaine touchait à sa fin, mais il avait toujours
besoin de plus de temps. Il lui sembla que le soleil venait tout juste
de se coucher lorsqu’il leva la tête. Il était onze heures passées.
Helen. Il chercha son téléphone en urgence. Il avait promis à sa
femme qu’il l’appellerait toujours avant dix heures du soir. Un accès
de culpabilité le serra à la gorge. Il l’imaginait assise en train
d’attendre son coup de fil qui ne venait pas.
Elle décrocha avant même qu’il entende la sonnerie.
— Ah, enfin, dit-elle d’une voix douce et ensommeillée,
visiblement plus soulagée que vindicative.
— Chérie, je suis désolé. J’ai complètement perdu la notion du
temps.
— Ça va bébé, ne t’en fais pas.
Elle bâilla, et Donald réprima l’envie de l’imiter.
— Tu as écrit de bonnes lois au moins, aujourd’hui ?
Il rit et se frotta le visage.
— Ce n’est pas vraiment ce qu’on me demande. Pas encore. C’est
surtout ce petit projet pour le sénateur qui me prend du temps…
Il s’interrompit. Il avait cogité toute la semaine sur la meilleure
façon de lui dire, sur ce qu’il valait mieux garder secret. Il lança un
regard au nouvel écran. Le parfum d’Anna semblait figé dans l’air
ambiant, même après une semaine.
— Ah oui ? dit Helen, avec curiosité.
Il la voyait d’ici : en chemise de nuit, dans leur lit, sans avoir défait
son côté à lui, un verre d’eau à portée de main. Elle lui manquait
terriblement. Et la culpabilité qu’il ressentait, malgré son innocence,
n’arrangeait pas cette sensation de manque.
— Sur quoi il te fait travailler ? C’est légal, j’espère.
— Quoi ? Mais oui, bien sûr que c’est légal. C’est… un projet
d’architecture, en fait.
Il se pencha pour attraper son verre et la lampée de whisky qui y
restait.
— En toute honnêteté, j’avais oublié à quel point j’aime ça. J’aurais
fait un bon architecte si j’avais continué dans cette voie.
Les écrans, passant en mode veille, virèrent au noir. Il mourait
d’envie de s’y remettre. Plus rien d’autre n’existait lorsqu’il se
perdait dans le dessin.
— Chéri, je ne pense pas que les contribuables t’aient envoyé à
Washington pour que tu dessines la nouvelle salle de bains du
sénateur.
Donald sourit et finit son whisky. Il entendait presque le sourire
de sa femme à l’autre bout du fil. Il reposa son verre et mit les pieds
sur son bureau.
— Ça n’a rien à voir… Il s’agit des plans de la nouvelle installation
aux abords d’Atlanta. Enfin, une petite partie. Mais si je n’exécute pas
parfaitement la chose, tout pourrait tomber à l’eau.
Il regarda le dossier posé sur son bureau. Sa femme s’esclaffa,
malgré la fatigue.
— Mais pourquoi est-ce que c’est à toi qu’ils demandent une chose
pareille ? Si c’est si important, pourquoi ne pas payer quelqu’un qui
s’y connaît ?
Donald rit avec un certain dédain, bien qu’il fût entièrement
d’accord. Il se sentait victime de cette habitude typique de
Washington qui consistait à affecter des personnes à des postes pour
lesquelles elles n’étaient pas qualifiées. Comme ces contributeurs de
campagne qui se retrouvaient ambassadeurs.
— Détrompe-toi, je m’en sors très bien. Je commence d’ailleurs à
penser que je suis meilleur architecte que député.
— Oui, je suis sûre que tu fais du très bon travail.
Elle bâilla à nouveau.
— Mais tu aurais pu exercer le métier d’architecte depuis la
maison. Tu pourrais travailler tard, mais ici.
— Oui, je sais.
Donald se rappela leur conversation sur sa décision de se porter
candidat, sur la distance que ça imposait – est-ce que ça valait le
coup ? Et voilà que tout son temps était absorbé par une activité qu’il
avait stoppée d’un commun accord avec sa femme.
— Je crois que c’est le genre d’épreuves qu’ils nous font passer la
première année. Une sorte de stage. Ça s’arrangera. Et puis, c’est
plutôt bon signe qu’il m’associe à ce projet. Il envisage ça comme une
affaire de famille, à traiter en interne. En fait, il a remarqué mon
travail à…
— Une affaire de famille ?
— Oui, enfin, pas au sens littéral du terme, mais plutôt comme…
Ce n’était pas comme ça qu’il voulait lui dire. Ça commençait mal.
Ça lui apprendrait à avoir retardé la chose au dernier moment,
jusqu’à ce qu’il soit épuisé et grisé.
— C’est pour ça que tu m’appelles aussi tard ? Pourquoi tu ne m’as
pas appelée avant dix heures ?
— Je te l’ai dit, j’ai perdu la notion du temps. J’étais sur mon
ordinateur.
Il regarda au fond de son verre, où avaient coulé les toutes
dernières larmes de liquide ambré après sa dernière gorgée.
— C’est synonyme de bonne nouvelle pour nous. Je rentrerai plus
souvent. Je suis sûr qu’ils auront besoin de moi sur place de temps en
temps, pour faire le point avec les contremaîtres…
— Oui, ça, ce serait une bonne nouvelle. Tu manques à ton chien.
Donald sourit.
— J’espère qu’à toi aussi.
— Tu le sais très bien.
— OK.
Il fit tournoyer la dernière goutte de whisky et la but.
— Une dernière chose. Je sais que tu ne vas pas aimer, et je t’assure
que je ne peux rien y faire, mais la fille du sénateur travaille avec moi
sur ce projet. Mick Webb aussi. Tu te souviens de lui ?
Silence glacial.
— Je me souviens de la fille du sénateur.
Donald s’éclaircit la voix.
— Hum, oui, alors Mick s’occupe du planning, de la viabilisation
du terrain, des relations avec les prestataires. C’est presque sa
circonscription, après tout. Et tu sais qu’aucun de nous ne serait là où
nous en sommes aujourd’hui sans le soutien du sénateur…
— Ce que je sais, c’est que c’est ton ex. Et qu’elle n’hésitait pas à te
draguer même quand je faisais partie du paysage.
Donald se mit à rire.
— Tu plaisantes ! Anna Thurman ? Allons, chérie, c’était il y a une
éternité…
— Je pensais que tu allais rentrer plus souvent à la maison, de toute
façon. Les week-ends.
Elle poussa un soupir.
— Écoute, il se fait tard. On ferait mieux d’aller dormir. On
reparlera de tout ça demain.
— D’accord. Pas de problème. Chérie ?
Elle attendit.
— Rien ne se mettra jamais entre nous, OK ? C’est une grande
opportunité pour moi. Et je t’assure que je m’en sors très bien. J’avais
oublié que j’avais ce talent.
Un silence.
— Tu es très bon dans plein de domaines, répondit sa femme. Tu
es un bon mari, et je sais que tu feras un bon député. Mais je ne fais
pas forcément confiance aux gens desquels tu t’entoures.
— Tu sais que je ne serais pas là s’il ne m’avait pas aidé.
— Oui, je sais.
— Écoute, je serai prudent. Promis.
— D’accord. On s’appelle demain. Dors bien. Je t’aime.
Elle raccrocha. Donald vit qu’une douzaine de mails l’attendaient.
Il décida de les faire patienter jusqu’au lendemain. Il se frotta les
yeux et s’exhorta à se réveiller, à avoir les idées claires. Il bougea la
souris pour rallumer les écrans. Eux pouvaient s’autoriser de petites
pauses, mais lui non.
Une modélisation filaire d’appartement trônait au milieu de son
nouvel écran. D’un zoom arrière, il la fit disparaître au profit d’un
couloir autour duquel s’agençaient des dizaines d’espaces de vie en
sections triangulaires. Le cahier des charges exigeait une capacité de
dix mille personnes sur un an minimum. Malgré ce côté excessif,
Donald abordait son travail comme n’importe quel autre projet
d’architecture. Il s’imaginait à leur place : une fuite toxique, des
retombées radioactives, une attaque terroriste, bref, n’importe quel
événement susceptible d’envoyer les ouvriers sous terre pendant des
semaines ou des mois, le temps que la zone soit sécurisée.
Il dézooma jusqu’à ce que d’autres étages apparaissent, au-dessus
et au-dessous, des étages vides qu’il lui faudrait remplir d’espaces de
stockage, de couloirs, d’appartements supplémentaires. D’autres
étages ainsi que des espaces techniques avaient été laissés vides pour
Anna…
— Donny ?
La porte s’entrouvrit, on ne frappa qu’après. Donald sursauta au
point d’envoyer balader la souris hors de son tapis. Il se redressa,
regarda par-dessus ses écrans et vit le petit sourire de Mick Webb,
veste sous le bras, cravate dénouée, joues ombrées de barbe poivre et
sel. Il se moqua de l’air troublé de Donald et traversa le bureau d’un
pas nonchalant. Donald s’empressa de réduire la fenêtre AutoCAD.
— Ben merde alors, tu donnes dans la Bourse, maintenant ?
— La Bourse ?
— Deux écrans, c’est du matos de trader, ça !
Mick contourna le bureau et vint poser une main sur le fauteuil de
Donald. Une partie de solitaire traînait sur le plus petit des écrans.
— Oh, ça, dit Donald en réduisant le jeu de cartes. C’est parce que
j’aime bien avoir plusieurs programmes ouverts en même temps.
— C’est ce que je vois, ironisa Mick en désignant les cerisiers en
fleur autour du Jefferson Memorial du fond d’écran.
Donald rit en se frottant le visage. Lui aussi avait un peu de barbe.
Et il avait oublié de dîner. Il n’était sur ce projet que depuis une
semaine et il était déjà en vrac.
— Je sors prendre un verre, lui dit Mick. Tu m’accompagnes ?
— Désolé. Il me reste encore des trucs à faire.
Mick lui serra l’épaule à lui en faire mal.
— Désolé pour la mauvaise nouvelle, mec, mais il va falloir que tu
recommences. T’as plus d’as, t’es mort. Allez, viens, on va boire un
coup.
— Non, sérieux, je peux pas.
Donald se tordit le cou pour le voir.
— Je travaille sur les plans pour Atlanta. Je ne peux laisser
personne les voir. C’est top secret.
Pour la bonne mesure, il ferma le dossier posé sur son bureau. Le
sénateur lui avait dit que le travail serait cloisonné et que les cloisons
en question devraient faire deux kilomètres de haut.
— Hou là là ! top secret, se moqua Mick en levant les bras au ciel.
Je bosse sur le même projet, trouduc. C’est toi qui fais les plans ? Et
alors, ça donne quoi ?
Il se pencha pour regarder la barre d’outils.
— AutoCAD ? Cool. Allez, montre.
— Dans tes rêves.
— Allez, quoi. Arrête tes gamineries.
Donald s’esclaffa.
— Écoute, même mon équipe ne verra pas le plan général. Et moi
non plus.
— C’est ridicule.
— Non. C’est la manière gouvernementale. Moi, je ne viens pas
mettre mon nez dans tes affaires.
— Bref, peu importe. Allez, prends ta veste, on y va.
— Comme tu voudras, dit Donald en se tapotant les joues pour se
réveiller. Je serai plus efficace demain matin de toute façon.
— Travailler un samedi. Thurman doit t’avoir à la bonne.
— J’espère bien. Accorde-moi deux minutes, le temps de fermer
tout ça.
— Vas-y, je ne regarde pas, dit Mick en riant avant d’aller l’attendre
à la porte.
Lorsque Donald se leva, le téléphone sonna. Sa secrétaire n’était
pas là, donc c’était quelqu’un qui avait sa ligne directe. Il décrocha en
faisant signe à Mick de se taire.
— Helen, je…
On s’éclaircit la voix à l’autre bout du fil. Une voix rocailleuse.
— Désolé, ce n’est pas Helen.
— Oh, bonsoir monsieur.
Donald vit que Mick tapotait sa montre.
— Alors, vous sortez entre garçons ?
Donald se tourna vers la fenêtre.
— Pardon ?
— Mick et toi. C’est vendredi soir. J’espère bien que vous allez faire
un petit tour en ville.
— Oh, oui, juste pour un verre, monsieur.
Ce que Donald aurait bien voulu savoir, c’est comment le sénateur
était au courant de la présence de Mick.
— Bien. Dis à Mick que je veux le voir dans mon bureau lundi
matin à la première heure. Toi aussi, d’ailleurs. Il faut qu’on parle de
votre première visite sur le site.
— D’accord.
Donald attendit, ne sachant s’il y avait autre chose.
— Vous collaborerez étroitement à partir de maintenant.
— Entendu.
— Comme je l’ai précisé la semaine dernière, inutile de partager
les détails du projet avec d’autres membres. Idem pour Mick.
— C’est noté monsieur. Je me rappelle très bien notre
conversation.
— Parfait. Bon. Amusez-vous bien. Et si Mick commence à vendre
la mèche au premier venu, je te donne ma permission de le tuer.
Après un bref silence résonna le rire d’un homme dont les
poumons étaient loin de trahir son âge.
— Ha ! ha !
Donald regardait Mick, qui venait de déboucher une carafe pour
en renifler le contenu.
— Entendu monsieur, je n’y manquerai pas.
— Bien. Alors à lundi.
Le sénateur raccrocha brusquement. Tandis que Donald reposait le
combiné et attrapait sa veste, son nouvel écran, trônant sur son
bureau, l’observait, le regard vide.
6

2110
Silo 1

Le plateau en plastique usé glissait à la queue leu leu le long d’une


paroi vitrée éclaboussée de nourriture. Troy passa son badge sur le
lecteur, et une portion de haricots verts en boîte tomba d’un tuyau
directement dans son assiette, en un tas fumant. Une découpe de
dinde parfaitement ronde tomba du tuyau suivant, et le dernier
cracha de la purée, un peu comme une boulette de papier mâché
soufflée au bout d’une paille. De la sauce se déversa enfin, dans une
giclée guère appétissante. De l’autre côté de la file, un homme trapu,
en tenue blanche, mains derrière le dos, surveillait les hommes qui
venaient faire la queue pour leur repas.
Lorsque le plateau de Troy arriva au bout de la file, un jeune
homme en vert, qui ne devait pas avoir plus de vingt ans, posa des
couverts et des serviettes près de son assiette. Il y ajouta un verre
d’eau. La dernière étape ressemblait à une poignée de main rituelle,
souvenir de ses mois de formation : on leur donnait un petit gobelet
aux parois translucides à travers lesquelles on voyait une forme
bleue, floue. Une pilule.
— Bonjour, monsieur.
Un sourire jeune aux dents parfaites. Tout le monde l’appelait
monsieur, même ceux qui étaient bien plus vieux. Ça le déconcertait
chaque fois.
La pilule ricochait au fond du gobelet. Troy l’avala. Sans eau. Il
attrapa vite son plateau pour ne pas faire attendre ceux qui le
suivaient. En se cherchant une place, il croisa le regard de l’homme
trapu. Tous ceux qu’il croisait semblaient estimer qu’il était le chef,
mais lui n’était pas dupe. Il n’était qu’un pion remplissant sa
fonction, selon le règlement. Il trouva une place libre face à l’écran. À
la différence du premier jour, la vue de ce monde noirci ne le
dérangeait plus. Bizarrement, elle le réconfortait. Elle créait une
douleur diffuse dans sa poitrine, quelque chose qui ressemblait à un
sentiment.
Une fourchette de purée nappée de sauce fit passer la pilule. L’eau
n’était jamais à la hauteur, n’effaçait jamais l’amertume. Tout en
mangeant avec méthode, il observa le soleil se coucher sur sa
première semaine. Plus que vingt-cinq. Dit comme ça, c’était plus
supportable. Ça lui semblait plus court que la moitié d’une année.
Un homme plus âgé, en bleu, au crâne dégarni, s’assit poliment en
diagonale par rapport à lui de façon à ne pas lui bloquer la vue. Troy
le reconnut, il avait parlé avec lui une fois près de la poubelle de tri.
Lorsque l’homme leva le nez de son plateau, Troy lui fit un signe de
tête.
Il régnait un bruit d’ambiance agréable. Quelques conversations
s’animaient puis se fondaient dans une cacophonie de plastique, de
verre et de métal.
En contemplant l’extérieur, Troy eut l’impression qu’il devait
savoir quelque chose, une chose qu’il ne cessait d’oublier. Il se
réveillait tous les matins avec des silhouettes familières à la
périphérie de son champ de vision, des souvenirs qui rôdaient, mais
dès le petit-déjeuner tout s’estompait et au dîner il n’en restait plus
rien. Ça l’emplissait de tristesse, d’une impression de froid,
d’estomac vide – sans rapport avec la faim –, comme les jours de
pluie lorsqu’il était enfant et qu’il ne savait pas quoi faire.
L’homme assis en face se glissa vers lui en se raclant la gorge.
— Tout va comme vous voulez ? demanda-t-il.
Il lui rappelait quelqu’un. Peau marbrée, légèrement flasque, visage
buriné. Il avait un début de goitre assez inélégant.
— Tout ? répéta Troy en souriant à son tour.
— Oui, ou ce que vous voudrez. Je prenais juste des nouvelles. Je
m’appelle Hal.
L’homme leva son verre. Troy l’imita. Ça valait bien une poignée
de main.
— Troy.
Il supposait que, pour certaines personnes, le prénom avait encore
une importance.
Hal but à grands traits sonores, tête en arrière. Troy, plus discret,
avala une petite gorgée d’eau et picora ses restes de dinde et de
haricots.
— J’ai remarqué que certains s’assoient face à la vue, et que
d’autres lui tournent le dos, dit Hal en levant son pouce par-dessus
son épaule.
Troy leva les yeux vers l’écran sans rien dire.
— Je me dis que ceux qui regardent, c’est qu’ils essaient de se
rappeler quelque chose, continua Hal.
Troy avala sa bouchée et se força à hausser les épaules.
— Et pour ceux d’entre nous qui préfèrent ne pas voir, j’imagine
que c’est parce qu’on fait de notre mieux pour oublier.
Troy savait qu’ils ne devaient pas avoir ce genre de conversation,
mais à présent qu’elle était entamée, il était curieux de voir où elle
les mènerait.
— Ce sont les mauvais souvenirs, dit Hal, le regard perdu vers les
ascenseurs. Vous avez remarqué ? Seulement les mauvais souvenirs
qui nous échappent. Les trucs sans importance, on s’en souvient
bien.
Troy ne réagit pas. Il planta ses haricots au bout de sa fourchette
sans intention de les manger.
— C’est intrigant, non ? Pourquoi est-ce qu’on se sent tout pourri à
l’intérieur ?
Hal finit son assiette, lui fit au revoir d’un signe de tête et se leva.
Troy se retrouva seul, face à l’écran, avec cette douleur diffuse qu’il
n’arrivait pas à nommer. C’était l’heure où les collines s’apprêtaient à
disparaître, à s’assombrir pour se fondre dans le ciel noir.
7

2049
Washington, DC

Donald avait bien fait de se rendre à pied à son rendez-vous avec le


sénateur. La pluie de la semaine précédente avait fini par cesser, et la
circulation sur DuPont Circle était au ralenti. Penché contre la brise
qui forcissait, il se demandait pourquoi le rendez-vous avait été
déplacé à la librairie Kramerbooks. Il y avait des dizaines d’endroits
bien plus proches du bureau.
Il traversa la rue et gravit en vitesse les marches de la boutique. La
porte de la devanture était une de ces vieilleries en bois auxquelles
tenaient tant les vieux établissements – un témoignage de leur
endurance. Les gonds grincèrent et un vrai carillon retentit au-
dessus de sa tête lorsqu’il entra. Une jeune femme qui ajustait une
pile sur la table des meilleures ventes l’accueillit avec un “bonjour”
souriant.
Le café était bondé d’hommes et de femmes en tenue de ville
sirotant leurs breuvages dans des tasses en porcelaine blanche. Pas
de trace du sénateur. Donald vérifia l’heure sur son téléphone pour
voir s’il était en avance mais un agent des services secrets attira son
attention.
L’agent se tenait au bout d’un rayon, difficilement ratable :
oreillette, renflement au niveau des côtes, lunettes noires sur le nez.
Donald se dirigea vers lui au son de l’antique plancher qui grinçait
sous ses pas.
L’agent tourna la tête, mais difficile de dire s’il regardait Donald ou
la porte d’entrée.
— J’ai rendez-vous avec le sénateur Thurman, dit Donald en se
retenant de rire.
L’agent tourna la tête sur le côté. Donald l’imita et trouva Thurman
au bout de l’allée, en train de passer en revue les piles du fond.
— Ah ! Merci.
À mesure qu’il avançait entre les étagères vertigineuses de vieux
livres, la lumière diminua et les odeurs de moisissure et de cuir
remplacèrent celle du café.
— Qu’est-ce que tu penses de celui-ci ? lui demanda le sénateur
tandis qu’il approchait, sans même dire bonjour.
Donald lut le titre, des lettres d’or gravées dans le cuir épais de la
couverture.
— Jamais entendu parler, admit-il.
Le sénateur Thurman s’esclaffa.
— Évidemment. Il a plus d’un siècle. Et c’est en français. Ce que je
voulais dire, c’est qu’est-ce que tu penses de la reliure ? précisa-t-il
en tendant le livre à Donald.
Le poids le surprit. Donald entrouvrit le volume, en feuilleta
quelques pages. Par sa densité, on aurait dit un livre de droit, mais il
vit aux espaces entre les lignes de dialogues que c’était un roman. Il
admira la finesse du papier. Les pages étaient cousues ensemble avec
des fils bleu et doré. Il avait encore des amis qui ne juraient que par
les livres papier – pas pour la décoration, non, pour les lire. En
examinant celui qu’il tenait, il comprenait mieux leur préférence et
leur nostalgie.
— La reliure a l’air très bien, dit-il en l’effleurant du bout des
doigts. C’est un très beau livre.
Il le rendit au sénateur.
— C’est comme ça que vous choisissez un livre avant de l’acheter ?
À sa couverture ?
Thurman coinça le volume sous son bras et en prit un autre dans
l’étagère.
— Ça n’est qu’un échantillon pour un autre de mes projets.
Il regarda Donald en plissant les yeux, qui eut la désagréable
impression d’être sa proie.
— Comment va ta sœur ?
Question qu’il n’avait pas vue venir. Une boule se forma dans sa
gorge.
— Charlotte ? Elle… elle va bien. Enfin je crois. Elle s’est réengagée.
Vous devez être au courant.
— En effet.
Thurman remit le livre qu’il tenait sur l’étagère et soupesa le
premier.
— Je suis fier de son geste. Elle fait honneur à son pays.
Donald songea à ce qu’enduraient les familles pour faire honneur à
leur pays.
— Oui. Je sais que mes parents avaient hâte qu’elle revienne à la
maison, mais elle a eu du mal à s’adapter au rythme d’ici… Je crois
qu’elle ne pourra se détendre que quand la guerre sera terminée.
Vous voyez ?
— Tout à fait. Et il n’est pas dit qu’elle retrouve la paix, même
alors.
Ce n’était pas ce que Donald avait envie d’entendre. Il observa le
sénateur faire courir ses doigts le long du dos d’un livre, décoré de
rainures et de lettres en relief. Le regard du vieil homme semblait
faire le point au-delà des rangées de livres.
— Je peux toujours lui faire une suggestion, dit Thurman. Parfois,
un soldat a simplement besoin d’entendre qu’il n’y a pas de mal à
aller voir quelqu’un.
— Si par quelqu’un vous entendez un psy, elle n’ira pas.
Donald se souvenait des changements que sa sœur avait subis à
l’époque de ses séances.
— On a déjà essayé.
Thurman pinça les lèvres, et l’inquiétude fit apparaître des rides
autour de sa bouche.
— Je lui parlerai. Côté jeunesse orgueilleuse, j’en connais un rayon,
crois-moi. J’avais la même attitude à son âge. Je pensais que je n’avais
pas besoin d’aide, que je pouvais tout faire tout seul.
Il fit face à Donald.
— La médecine a fait des progrès considérables. Ils ont des pilules
capables de l’aider à supporter la fatigue des combats.
Donald secoua la tête.
— Non, elle en a déjà pris. Elles la rendaient trop distraite. Et elles
ont provoqué…
Il hésita, n’avait pas envie de parler de ça.
— … un… un tic.
Il avait failli dire tremblements, mais ça avait l’air trop grave. Et
même s’il appréciait la sollicitude du sénateur – toujours cette
impression qu’il faisait partie de la famille –, il était gêné d’évoquer
les problèmes de sa sœur. Il se rappela la dernière fois où elle était
venue chez lui, le désaccord qui avait surgi entre eux alors qu’ils
regardaient des photos de vacances au Mexique de Donald et Helen.
Il lui avait demandé si elle se souvenait de Cozumel, où ils étaient
allés gamins, et elle lui avait soutenu qu’elle n’y était jamais allée. Le
désaccord avait tourné à la dispute et il avait dû mentir en disant que
ses larmes n’étaient dues qu’à la frustration. Des pans entiers de la
vie de sa sœur avaient été effacés et l’explication des docteurs avait
consisté à dire que c’était probablement des événements qu’elle avait
voulu oublier. Et quel mal pouvait-il y avoir à ça ?
Thurman posa une main sur le bras de Donald.
— Fais-moi confiance, dit-il à voix basse. Je lui parlerai. Je sais ce
qu’elle endure.
Donald hocha la tête.
— Comme vous voudrez. C’est gentil à vous.
Il faillit ajouter qu’il n’en ressortirait rien de bon, que ça ferait
même peut-être plus de mal que de bien, mais c’était généreux. Et
puis, le geste viendrait d’une personne que Charlotte admirait, et qui
n’était pas de sa famille.
— Et au fait, Donny, elle pilote des drones. Ce n’est pas comme si
elle était en danger physique.
— Pas physique, non, répondit Donald en effleurant un livre.
Ils se turent, Donald soupira. Il entendait les bavardages en
provenance du café, le cling des cuillères qui mélangeaient le sucre,
le tintement du carillon contre la vieille porte en bois, le sifflement
de la vapeur pour la mousse de lait.
Il avait vu des vidéos de ce que faisait Charlotte, des vues depuis
les drones, puis depuis les missiles qu’on guidait vers leur cible. La
qualité de l’image était dingue. On voyait des gens lever la tête,
effarés, on voyait leurs derniers instants de vie, on pouvait passer le
film au ralenti pour décider, après les faits, s’il s’agissait bien de
l’homme à abattre. Il savait ce que faisait sa sœur, ce qu’elle endurait.
— J’ai parlé avec Mick un peu plus tôt, dit Thurman, conscient
qu’il avait soulevé un sujet douloureux. Vous allez vous rendre à
Atlanta tous les deux voir comment se déroule l’excavation.
Donald revint au présent.
— Entendu. C’est une bonne chose de se faire une idée du terrain.
J’ai pris de l’avance dans mes plans la semaine dernière. Ça se
remplit peu à peu. Vous vous rendez bien compte à quelle
profondeur on descend, n’est-ce pas ?
— C’est pour ça qu’ils commencent déjà à creuser. Les fondations
de la paroi extérieure devraient voir le jour dans les semaines qui
viennent.
Le sénateur tapota Donald sur l’épaule et fit un signe de tête vers
le bout du rayon pour lui signaler qu’ils avaient fini de regarder les
livres.
— Attendez. Ils creusent déjà ? Je n’en suis qu’au stade de
l’esquisse. J’espère qu’ils exécuteront mon plan en dernier.
— On travaille sur tout le complexe en même temps. Pour l’instant,
ils coulent les fondations et les murs extérieurs, dont les dimensions
sont déjà fixées. On remplira chaque structure depuis la base vers le
haut. Les étages seront entièrement équipés avant qu’on coule les
dalles de séparation. Et c’est pour ça que j’ai besoin que toi et Mick
alliez sur place. La mise en œuvre a l’air d’être un sacré cauchemar.
J’ai une centaine d’équipes de dix pays différents qui travaillent les
uns sur les autres pendant que le matériel s’entasse dans les
moindres recoins. Je n’ai pas le don d’ubiquité, alors j’ai besoin que
tu ailles sur le terrain et que tu me fasses un rapport.
Lorsqu’ils rejoignirent l’agent des services secrets au bout de
l’allée, Thurman lui tendit le vieux livre français. L’homme aux
lunettes noires acquiesça et se dirigea vers la caisse.
— Tant que tu seras là-bas, je voudrais que tu rencontres Charlie
Rhodes. Il s’occupe de la livraison de tout le matériel. Vois s’il a
besoin de quelque chose.
— Charles Rhodes ? Le gouverneur de l’Oklahoma ?
— Lui-même. On a fait notre service ensemble. Et, au fait,
j’envisage de vous transférer, Mick et toi, aux plus hauts niveaux de
ce projet. Notre équipe dirigeante manque d’une dizaine de
membres. Alors continue à bosser comme ça. Tu as impressionné
des gens haut placés avec ce que tu as fait jusqu’à maintenant, et
Anna semble assurée que tu maintiendras ton avance par rapport aux
délais. Elle dit que vous faites une fine équipe, avec Mick.
Il sentit le rouge lui monter aux joues – la fierté, bien sûr, mais
aussi, fatalement, les responsabilités supplémentaires à caser dans un
emploi du temps déjà bien rempli. Helen n’allait pas apprécier qu’on
l’implique davantage dans ce projet. Mais Mick et Anna étaient peut-
être les seuls avec qui il pouvait partager cette information. Chaque
détail de la construction semblait nécessiter un parcours alambiqué
d’approbations. Il n’arrivait pas à savoir si c’était à cause de la peur
que suscitaient les déchets nucléaires, de la menace d’une attaque
terroriste, ou du probable échec du projet.
L’agent vint se poster à côté du sénateur, sac à la main. Il semblait
étudier Donald à travers ses lunettes impénétrables. Une fois n’est
pas coutume, Donald se sentit épié.
Le sénateur lui serra la main et lui demanda de le tenir au courant.
Un autre agent se matérialisa de l’autre côté de Thurman. Ils
l’escortèrent jusqu’à la sortie, et Donald ne se détendit qu’après les
avoir perdus de vue.
8

2110
Silo 1

Le livre de l’Ordre, dont la reliure était faite pour durer, était ouvert
sur son bureau. Troy révisait la procédure qui l’attendait, sa première
action officielle en tant que chef de l’Opération Cinquante ; ça lui
évoquait une cérémonie inaugurale, un grand tralala où l’homme
venu couper le ruban avec ses grands ciseaux se voyait remercier
pour le dur labeur d’autres personnes.
Il trouvait que l’Ordre tenait plus du livre de recettes que du
manuel d’instructions. Les psys qui l’avaient écrit avaient tout prévu,
la moindre bizarrerie de la nature humaine. Et comme dans le
domaine de la psychologie, ou toute autre discipline traitant de la
nature humaine, les parties les plus absurdes avaient un sens caché.
Ce qui poussa Troy à s’interroger sur celui de sa vie. De son poste.
Il avait étudié en vue d’un emploi tout à fait différent ; il aurait dû se
retrouver à la tête d’un silo, pas de tous les silos. On l’avait promu à
la dernière minute, et en cela il se sentait interchangeable, comme si
n’importe qui pouvait prendre sa place.
Bien sûr, même si son poste était principalement nominal, il
servait peut-être un but symbolique. Il n’était peut-être pas là tant
pour diriger les autres que pour leur donner l’impression qu’on les
dirigeait.
Il revint deux paragraphes en arrière. Il en avait lu tous les mots
mais n’avait rien retenu. Tous les aspects de sa nouvelle vie
l’inclinaient à la distraction, suscitaient sans arrêt de nouvelles
pensées. Tout avait été pensé dans les moindres détails – tous les
niveaux, la hiérarchie, le descriptif des postes – mais dans quel but ?
L’apathie générale ?
S’il levait la tête, il pouvait voir Victor dans le bureau des Services
psychologiques, de l’autre côté du couloir. Il lui aurait été facile
d’aller y poser la question. C’étaient eux, plus que n’importe quel
architecte, qui avaient conçu cet endroit. Il pourrait leur demander
comment ils s’y étaient pris, comment ils faisaient pour que tout le
monde se sente aussi vide à l’intérieur.
Isoler les femmes et les enfants jouait un rôle, Troy en était
convaincu. Les femmes et les enfants du silo 1 bénéficiaient d’une
procédure de long sommeil tandis que les hommes prenaient leur
quart chacun leur tour. Cela éliminait la passion de l’équation,
réduisait les probabilités de conflits entre hommes.
Et puis, il y avait la routine, abrutissante. C’était la castration de la
pensée, le train-train quotidien d’un employé qui observait la
pendule en bavant, pointait en sortant, s’endormait devant la télé,
tapait trois fois sur son réveil le matin, et rebelote. L’absence de
week-ends n’arrangeait rien. Il n’y avait pas de jours chômés. C’était
six mois de travail et des décennies de repos.
Raison qui le rendait jaloux des autres silos, où les couloirs
devaient résonner de rires d’enfants, de voix de femmes, de la
passion et du bonheur qui manquaient cruellement à cet endroit. Ici,
il ne voyait que stupeur, des dizaines de pièces communes avec des
films passant en boucle sur des écrans plats, des dizaines de paires
d’yeux qui clignaient dans des fauteuils confortables. Personne
n’était véritablement éveillé. Personne n’était véritablement vivant.
Ça aussi, ça devait être fait exprès.
Il regarda l’heure sur son ordinateur. Il était temps d’y aller. Une
journée de plus s’achevait. Une journée qui le rapprochait de la fin de
sa faction. Il ferma son exemplaire de l’Ordre, le glissa dans un tiroir
qu’il ferma à clé et se dirigea vers le département des
Communications, au bout du couloir.
Quelques têtes se levèrent lorsqu’il entra – traits tirés au-dessus de
combinaisons orange. Troy inspira profondément, se ressaisit. Il y
avait une tâche à accomplir. Et c’était à lui qu’elle incombait. Il fallait
juste qu’il garde son sang-froid. Il était là pour couper un ruban.
Saul, l’un des principaux techniciens radio, ôta son casque à
écouteurs et se leva pour le saluer. Troy le connaissait vaguement ;
ils vivaient dans la même section administrative et se croisaient à la
salle de sport de temps en temps. Tandis qu’ils se serraient la main,
le beau et large visage de Saul éveilla un vieux souvenir,
démangeaison dont Troy avait appris à ne pas faire cas. C’était peut-
être quelqu’un qu’il avait rencontré pendant sa formation, bien avant
sa longue sieste.
Saul le présenta à l’autre technicien en orange qui le salua sans
enlever son casque. Troy oublia son nom instantanément. Aucune
importance. On lui tendit un casque qu’il passa autour de son cou
sans positionner les écouteurs, de façon à pouvoir entendre. Saul prit
la fiche au bout du cordon et fit courir sa main sur le tableau de
cinquante prises. Ce dispositif et la pièce entière lui rappelaient de
vieilles photos d’opératrices téléphoniques avant qu’elles soient
remplacées par des ordinateurs et des boîtes vocales.
Cette image d’une époque révolue ajoutée à sa nervosité et aux
frissons induits par les pilules le conduisait droit vers la crise de fou
rire. Il faillit craquer mais parvint finalement à se contenir. Un
responsable des opérations qui cédait à l’hystérie alors qu’il était
censé juger les aptitudes d’un futur chef de silo, ce n’était pas bon
signe.
— … et vous n’avez qu’à poser la série de questions, lui disait Saul.
Il tendit une fiche plastifiée à Troy, qui était sûr de ne pas en avoir
besoin mais la prit quand même. Il avait passé la majeure partie de la
journée à mémoriser le protocole. Qui plus est, il était persuadé que
ce qu’il dirait n’avait aucune importance. Il valait mieux laisser aux
machines et aux ordinateurs le soin de juger les capacités du
candidat, grâce aux capteurs encastrés dans son casque.
— Bien. Voici l’appel, dit Saul en désignant une lumière clignotante
parmi d’autres. Je vous mets en relation.
Troy chaussa les écouteurs. Il entendit quelques bips avant que la
connexion se fasse. Quelqu’un respirait bruyamment à l’autre bout
de la ligne. Troy se tranquillisa : le jeune homme devait être bien
plus angoissé que lui. Après tout, il allait devoir répondre aux
questions – Troy n’avait qu’à les poser.
Il baissa les yeux sur sa fiche, l’esprit soudain vide, bien content de
l’avoir acceptée.
— Votre nom ? demanda-t-il.
— Marcus Dent, monsieur.
La jeune voix était sereine, pleine d’assurance, c’était le timbre
d’un torse gonflé d’orgueil. Troy se rappelait avoir éprouvé ce
sentiment, il y avait très longtemps. Puis il pensa au monde dans
lequel Marcus Dent était né, un héritage qu’il ne connaîtrait que
grâce aux livres.
— Parlez-moi de votre formation, lut Troy.
Il essayait de garder une voix égale, profonde, autoritaire, même si
les ordinateurs étaient conçus pour faire ça à sa place. Saul forma un
rond avec son pouce et son index pour lui faire savoir que les
données transmises par les capteurs étaient bonnes. Troy se
demanda si son casque était équipé du même dispositif. Est-ce que
quelqu’un dans cette pièce pouvait déceler à quel point il était
nerveux ?
— J’ai été l’ombre de l’adjoint Willis avant qu’on me transfère à la
Sécurité du DIT, monsieur. C’était il y a un an. Ça fait six mois que
j’étudie l’Ordre. Je me sens prêt, monsieur.
L’ombre. Troy avait oublié ce terme. Il n’avait pas pensé à apporter
la fiche de vocabulaire mise à jour.
— Quel est votre principal devoir envers v… le… silo ?
Il avait failli dire votre unité.
— Appliquer les préceptes de l’Ordre, monsieur.
— Et que protégez-vous par-dessus tout ?
Sa voix était la moins expressive possible. S’il se gardait d’insuffler
de l’émotion dans ses questions, les données du candidat n’en
seraient que meilleures.
— La vie et l’Héritage, monsieur, récita Marcus.
Troy eut du mal à lire la question suivante, floutée par un voile de
larmes. Ses mains tremblaient. Il posa la fiche devant lui avant que
quelqu’un ne s’en rende compte.
— Et jusqu’où aller pour protéger ces choses auxquelles nous
tenons tellement ?
— Jusqu’au sacrifice, répondit Marcus sans flancher.
Troy cligna rapidement des yeux pour dissiper ses larmes et Saul
leva une main pour lui faire signe de continuer, lui indiquer que les
données arrivaient. Ils avaient à présent besoin de points de
comparaison afin que les machines analysent la sincérité du garçon
lors des premières questions.
— Dites-moi, Marcus, vous avez une petite amie ?
Il fut incapable de dire pourquoi c’était la première chose qui lui
était venue à l’esprit. La jalousie peut-être : dans les autres silos, on
ne congelait pas les femmes, on ne congelait personne. Aucun
technicien ne sembla réagir. La partie formelle du test était terminée.
— Oui monsieur, répondit Marcus.
Troy perçut un changement dans sa respiration, imagina le corps
du jeune homme se détendre.
— Nous nous sommes portés candidats au mariage, monsieur. On
attend des nouvelles.
— Eh bien, je crois que vous n’aurez plus à attendre très
longtemps. Comment s’appelle-t-elle ?
— Mélanie, monsieur. Elle travaille aussi au DIT.
— Formidable.
Troy s’essuya les yeux. Les frissons cessèrent. Saul décrivit un
cercle au-dessus de sa tête : ils avaient assez de données, il pouvait
conclure.
— Marcus Dent, dit-il, bienvenue dans l’Opération Cinquante de
l’Ordre mondial.
— Merci monsieur.
La voix du jeune homme était montée d’une octave.
Il y eut un silence, puis une grande inspiration.
— Monsieur ? Est-ce que je peux poser une question ?
Troy regarda les autres. Il y eut quelques haussements d’épaules. Il
pensa au rôle que ce jeune homme venait d’endosser, savait ce que
cela faisait d’être promu à de nouvelles responsabilités, connaissait
ce mélange de crainte, d’impatience et de confusion.
— Bien sûr. Une question.
Après tout, c’était lui le responsable. Il pouvait bien inventer des
règles.
Marcus s’éclaircit la voix, et Troy imagina l’ombre et son chef de
silo assis ensemble dans une pièce lointaine, le maître observant son
élève.
— J’ai perdu mon arrière-grand-mère il y a quelques années, dit
Marcus. Elle parlait parfois du monde d’avant. Elle ne disait rien qui
soit interdit, c’était seulement dû à sa sénilité. Selon les médecins,
elle était résistante à son traitement.
Troy n’aimait pas entendre que des survivants de la troisième
génération glanaient encore des informations sur le passé. Marcus
était peut-être prêt pour ce genre de choses, mais les autres, non.
— Quelle est votre question ? s’enquit Troy.
— Elle concerne l’Héritage, monsieur. J’en ai lu quelques pages
aussi, sans pour autant négliger mon étude de l’Ordre et du Pacte,
bien entendu, et il y a une chose que j’aimerais savoir.
Une nouvelle profonde inspiration.
— Est-ce que tout ce qu’il y a dans l’Héritage est vrai ?
Troy réfléchit un instant. Il songea à la grande collection de livres
qui contenait l’histoire du monde – une histoire soigneusement
revue et corrigée. Il voyait les dos de cuir, les pages enluminées, les
rangées de volumes qu’on leur avait montrés pendant leur formation.
Il hocha la tête et dut à nouveau s’essuyer les yeux.
— Oui, dit-il d’une voix plate. Tout est vrai.
Quelqu’un dans la pièce renifla. Troy savait que la cérémonie avait
duré assez longtemps.
— Tout ce qui y figure est absolument vrai.
Il se garda d’ajouter que toute la vérité n’était pas inscrite dans
l’Héritage. Ils avaient omis beaucoup de choses. Il se doutait qu’il y
avait même des choses que plus personne ne savait, qui avaient été
effacées des livres comme des cerveaux.
L’Héritage était la vérité autorisée, eut-il envie de dire, la vérité
qu’on se transmettait de génération en génération. Mais les
mensonges, pensa-t-il, étaient ce qu’ils entretenaient ici dans le silo
1, dans cet asile embrumé par les pilules, curieusement en charge de
la survie de l’humanité.
9

2049
Comté de Fulton, Géorgie

La chargeuse frontale gravissait la colline avec difficulté, un geyser


de charbon jaillissait de son tuyau d’échappement. Lorsqu’elle
atteignit le sommet, son godet à dents déversa sa cargaison de terre,
et Donald comprit que la machine ne gravissait pas tant la colline
qu’elle était en train de la créer.
Des monts de terre fraîche se formaient ainsi un peu partout sur le
site. Entre eux – à travers des tranchées béantes similaires à un
labyrinthe très organisé – circulaient des camions-bennes chargés de
terre et de pierres provenant des trous en cours de formation.
Donald savait pour avoir étudié la topographie des lieux que ces
profondes tranchées seraient un jour ensevelies pour ne laisser
qu’un pli peu profond entre chaque colline.
Donald observait le ballet des machines tandis que Mick Webb
parlait retards avec un prestataire. Avec leurs chemises blanches et
leurs cravates, les deux députés ne semblaient pas à leur place.
C’étaient les hommes avec les casques de chantier, la peau burinée,
les mains calleuses et les phalanges écorchées qui étaient chez eux,
ici. Mick et lui, veste coincée sous le bras, auréoles de sueur aux
aisselles dans cette chaleur humide, étaient – sur le papier, du moins
– censés gérer ce vacarme de tous les diables.
Une nouvelle cargaison de terre se déversa tandis que Donald
observait, au loin, le centre d’Atlanta. Au-delà des collines et de la
cime des arbres qui n’avaient pas encore retrouvé leurs feuilles
s’élevaient les tours de verre et d’acier de la vieille ville du Sud. Un
pan entier – peu habité – du comté de Fulton avait été évacué. Les
restes d’un terrain de golf étaient encore visibles au bout du site, où
les machines n’avaient pas encore brassé la terre. En contrebas, près
du parking principal, sur une zone de la taille de plusieurs terrains de
football, se concentraient des milliers de conteneurs de matériel de
construction, plus en tout cas que Donald ne le jugeait nécessaire.
Mais il apprenait en même temps qu’il faisait qu’il en allait ainsi des
projets gouvernementaux : plus le budget était élevé, plus les attentes
du public l’étaient aussi. On faisait tout dans l’excès ou on ne faisait
rien. Les plans qu’on lui avait demandé de dessiner exigeaient des
proportions démentes, et encore, son bâtiment n’était même pas un
élément nécessaire du complexe. Il n’était là qu’en cas de
catastrophe.
Entre Donald et le champ de conteneurs s’étalait une ville de
caravanes et de préfabriqués ; quelques-uns servaient de bureaux,
mais la plupart faisaient office de logement. C’était ici que les
hommes et les femmes qui travaillaient à la construction du
complexe laissaient tomber leur casque, pointaient à la sortie et
prenaient un repos bien mérité.
Des drapeaux flottaient au-dessus de la plupart des préfabriqués ;
la main-d’œuvre était aussi internationale qu’un village olympique.
Des barres de combustible nucléaire usagé du monde entier allaient
un jour se retrouver enterrées dans la terre vierge du comté de
Fulton. Cela signifiait que le monde entier avait intérêt à ce que le
projet aboutisse. Mais le cauchemar logistique que cela promettait ne
semblait pas inquiéter ceux qui négociaient en coulisses. Donald et
Mick découvraient que nombre des retards étaient imputables à la
barrière de la langue : certaines équipes de travail pourtant voisines
ne parvenaient pas à communiquer entre elles et avaient
apparemment cessé d’essayer. Chacun travaillait sur sa portion de
plan, tête baissée, sans faire cas du reste.
Outre cette cité temporaire de boîtes de conserve, il y avait
l’immense parking duquel ils étaient montés. D’où il se tenait,
Donald voyait leur voiture de location, le seul véhicule électrique et
silencieux à la ronde. Petit et gris métallisé, il semblait trembler,
cerné de camions-bennes et de pelleteuses. La voiture était à son
image, se dit Donald : dépassé par les événements, que ce soit sur le
chantier ou au Congrès, à Washington.
— Deux mois de retard.
Mick le tapa sur le bras avec sa tablette en bois.
— Hé, tu m’as entendu ? Ils ont déjà deux mois de retard, et ils ont
commencé à creuser il y a tout juste six mois. Je ne comprends
même pas comment c’est possible.
Donald haussa les épaules. Ils descendirent en direction du
parking.
— C’est peut-être parce qu’ils demandent à des députés de faire
semblant de faire un boulot qui devrait revenir au secteur privé,
proposa-t-il.
Mick s’esclaffa en lui serrant l’épaule.
— Mince alors Donny, on dirait un républicain !
— Ah oui ? En tout cas, j’ai l’impression qu’on est dedans jusqu’au
cou.
Il désigna d’un geste ample la cuvette qu’ils longeaient entre les
collines, très profonde. Plusieurs bétonnières déversaient leur pâte
grise dans le large trou en son centre. Des camions faisaient la queue,
impatients de se délester de leur chargement.
— Tu te rends bien compte qu’un de ces trous va contenir le
bâtiment qu’ils ont laissé un type comme moi dessiner ? dit Donald.
Ça ne te fait pas peur, à toi ? Tout cet argent ? Tous ces gens. Moi, ça
me fout la trouille.
Les doigts de Mick s’enfoncèrent douloureusement dans son cou.
— Hé mec, détends-toi. Commence pas à te la jouer philosophe
avec moi.
— Je suis sérieux, Mick. Des milliards de dollars – et je te rappelle
que c’est l’argent des contribuables – vont se nicher là-dessous en
forme de tour souterraine, une tour que j’ai conçue moi-même… Ça
me semblait tellement abstrait jusqu’à maintenant…
— Merde, mais ça n’a rien à voir avec toi ou avec tes plans,
s’emporta Mick en désignant le champ de conteneurs.
À travers un nuage de poussière, un homme avec un chapeau de
cow-boy leur faisait signe.
— Et puis, quelles sont les probabilités pour qu’on ait l’usage de
ton petit bunker ? C’est d’indépendance énergétique qu’il est
question. De la mort du charbon. Tu sais, on dirait qu’on est en train
de construire une grande et belle maison, et que toi tu t’angoisses
tout seul dans ton coin parce que tu ne sais pas où tu vas caser
l’extincteur…
— Petit bunker ?
Donald se couvrit la bouche de sa veste le temps que le nuage de
poussière passe.
— Est-ce que tu sais combien d’étages il y aura sous terre ? Si on le
construisait à la surface, ce serait la plus haute tour du monde.
Mick pouffa de rire.
— Pas pour longtemps. Surtout si c’est toi qui la construis.
L’homme au chapeau de cow-boy s’approcha d’eux. Il leur fit un
large sourire en plantant ses talons dans la terre, et Donald le
reconnut enfin d’après les images de télévision : Charles Rhodes,
gouverneur de l’Oklahoma.
— C’est vous les envoyés du sénateur Thurman ?
Il avait cet authentique accent traînant qui allait de pair avec le
chapeau, et les bottes coordonnées à son ceinturon. Il posa ses mains
sur ses hanches larges, tablette en bois dans l’une d’elles.
Mick acquiesça.
— Oui monsieur. Je suis le député Webb. Et voici le député Keene.
Les deux hommes se serrèrent la main. Vint ensuite le tour de
Donald.
— Gouverneur, dit-il.
— Bien reçu la livraison, dit Rhodes en désignant la zone de
déchargement. Il ne manque qu’une centaine de conteneurs. Mais ça
devrait arriver dans les semaines qui viennent. Tenez, faut que l’un
de vous me signe ça.
Mick prit la tablette. Donald saisit l’occasion pour poser une
question sur le sénateur Thurman à laquelle un ami avec qui il avait
fait la guerre aurait la réponse.
— Pourquoi certaines personnes l’appellent Thawman1 ?
Mick feuilletait le bon de livraison.
— J’ai entendu certaines personnes lui donner ce surnom quand il
n’était pas dans les parages, expliqua Donald, mais je n’ai pas le cran
de lui demander.
Mick leva le nez de ses feuilles avec un grand sourire.
— C’est parce qu’il tuait de sang-froid pendant la guerre, pas vrai ?
dit-il.
Donald se recroquevilla. Rhodes se mit à rire.
— Rien à voir, dit-il. Vrai, mais rien à voir.
Le gouverneur les regarda tour à tour. Mick tendit la tablette à
Donald en tapotant une page qui traitait de l’hébergement d’urgence.
Donald jeta un œil à la liste de matériel.
— Vous connaissez son projet de loi contre la cryogénisation ? leur
demanda le gouverneur.
Il tendit un stylo à Donald en s’attendant à ce qu’il signe le bon
sans le regarder dans le détail.
Mick secoua la tête et abrita son regard du soleil de Géorgie.
— Cryogénisation ? répéta-t-il.
— Oui. Ah, ça remonte sûrement à une époque où vous étiez pas
nés. Bref. Thurman est à l’origine de la loi qui a enterré cet
engouement pour la cryogénisation. En gros, elle a interdit à certains
de profiter des riches et de les transformer en glaçons. Le projet de
loi a été approuvé à cinq voix contre quatre et du jour au lendemain,
des dizaines de milliers de glaces à l’eau qui avaient plus de fric que
de jugeote se sont fait décongeler et enterrer comme il se doit.
C’étaient des gens qui s’étaient eux-mêmes surgelés dans l’espoir que
les médecins du futur découvrent un moyen de sortir leur tête de
riche de leur gros cul de riche !
Le gouverneur rit de sa propre blague, rejoint par Mick. Mais une
ligne du bon attira l’attention de Donald. Il tourna la tablette pour la
montrer au gouverneur.
— Euh, il est écrit, là, deux mille bobines de fibre optique. Mais je
suis convaincu que mes plans n’en exigent que quarante.
— Faites voir.
Le gouverneur s’empara de la tablette et dégaina un autre stylo de
sa poche. Il cliqua trois fois sur le bouton puis raya le chiffre erroné
avant d’en inscrire un nouveau dans la marge.
— Attendez, le prix tiendra compte de la modification ?
— Le prix reste le même. Signez en bas.
— Mais…
— Fiston, c’est pour ça que les marteaux coûtent au Pentagone leur
poids en or. C’est de la compta gouvernementale. Rien qu’une petite
signature, s’il vous plaît.
— Mais ça représente cinquante fois plus de fibre optique que
nécessaire, se plaignit Donald alors même qu’il gribouillait son nom
en bas de la feuille.
Il passa la tablette à Mick, qui signa à son tour.
— Vous en faites pas pour ça, dit Rhodes en reprenant la tablette.
Je suis sûr qu’ils trouveront à l’utiliser ailleurs.
— Hé, en fait, je me souviens de ce projet de loi, je l’ai étudié en
droit. Il y a eu des procès, n’est-ce pas ? Des familles ont porté
plainte contre les fédéraux pour meurtre, c’est bien ça ?
Le gouverneur sourit.
— C’est ça, mais ce n’est pas allé très loin. Difficile de prouver que
vous avez tué des gens dont la mort avait déjà été prononcée. Et puis,
il y a eu aussi les mauvais placements de Thawman. Ils ont fini par lui
sauver la vie.
Rhodes coinça son pouce dans son ceinturon et bomba le torse.
— Il avait investi une petite fortune dans l’une de ces sociétés de
services de cryogénie, avant de creuser un peu la question et de se
pencher sur l’aspect éthique de la chose. Le vieux Thawman a peut-
être perdu son argent, mais ça lui a sauvé la peau à Washington. Les
gens le prenaient pour un saint, le pauvre, avec tout ce qu’il avait
perdu. Il n’aurait pas eu meilleure presse s’il avait débranché sa
propre mère avec les autres.
Mick et le gouverneur rirent de bon cœur. Donald ne voyait pas ce
qu’il y avait de si drôle.
— Bien, allez les gars, bonne continuation. Ce bon vieil Oklahoma
vous envoie une nouvelle livraison d’ici quelques semaines.
— Parfait, dit Mick en serrant la grosse paluche du cow-boy du
Midwest.
Donald l’imita et suivit Mick en direction de leur voiture de
location. Au-dessus de leurs têtes, dans le ciel bleu du Sud, des
traînées vaporeuses semblables à de la ficelle blanche dessinaient les
plans de vol des innombrables avions partant de l’aéroport
international d’Atlanta. Et à mesure que le vacarme du chantier
s’estompait, le chant contestataire des militants antinucléaires s’éleva
de derrière le grillage en contrebas. Ils passèrent le poste de sécurité
pour se retrouver dans le parking.
— Dis, ça ne te dérange pas que je te dépose un peu plus tôt à
l’aéroport ? demanda Donald. J’aimerais bien devancer les bouchons
et arriver à Savannah tant qu’il fait jour.
— Ah oui, c’est vrai, t’as un rendez-vous galant ce soir.
Donald se mit à rire.
— Pas de problème, reprit Mick. Abandonne-moi et va retrouver ta
femme.
— Merci.
Mick sortit les clés de la voiture.
— En fait, tu sais, j’espérais vraiment que tu m’invites à vous
rejoindre. Je pourrais dîner avec vous, pioncer sur le canapé, on
ferait la tournée des bars comme au bon vieux temps.
— Dans tes rêves.
Mick l’empoigna par le cou.
— Ouais, bon, joyeux anniversaire de mariage quand même.
— Merci, dit Donald en grimaçant de douleur. Je ne manquerai pas
de transmettre à Helen.

1 Jeu de mots fondé sur la presque homophonie avec le nom du sénateur Thurman. Thaw
signifie dégel, fonte. (N.d.T.)
10

2110
Silo 1

Troy faisait une partie de solitaire lorsque le silo 12 s’effondra. Ce


jeu avait quelque chose de merveilleusement abrutissant. Son aspect
répétitif tenait la dépression à l’écart avec plus d’efficacité que les
pilules. L’absence de capacité requise l’entraînait au-delà de la
distraction, au royaume de l’hébétude la plus complète. La vérité,
c’était que le joueur perdait ou gagnait dès l’instant où les cartes
étaient distribuées. Le reste ne consistait qu’à découvrir ce qu’avait
choisi l’ordinateur.
Pour un jeu électronique, c’était étonnamment rudimentaire. Au
lieu de cartes traditionnelles, c’étaient des lettres et des chiffres avec
soit un astérisque, une esperluette, un signe plus ou de pourcentage
pour désigner la suite. Troy était embêté de ne pas savoir quel
symbole représentait les cœurs, les trèfles, ou les carreaux. C’était
purement arbitraire, ça n’avait pas vraiment d’importance, mais ça le
frustrait.
Il était tombé sur ce jeu par hasard en fouillant dans des dossiers.
Il fallait un peu d’entraînement avant de réussir à retourner les cartes
avec la barre d’espace et à les déplacer à l’aide des flèches, mais il
avait tout son temps. À part les réunions avec les chefs de
départements, la lecture des notes de Merriman et la consultation de
l’Ordre pour se rafraîchir la mémoire, il n’avait que ça : du temps.
Pour s’effondrer en pleurs dans les toilettes de son bureau jusqu’à ce
que la morve lui dégouline du menton, pour s’asseoir sous le jet
brûlant de la douche et frissonner, pour cacher ses pilules dans sa
joue et les garder pour les moments où ses blessures étaient trop
vives, pour se demander pourquoi les médicaments ne marchaient
plus aussi bien qu’au début, même lorsqu’il doublait les doses.
Peut-être que le pouvoir abrutissant de ce jeu était sa raison
d’être ; on l’avait créé dans ce but, et c’est pour cette raison même
que les chefs qui se succédaient à ce poste le gardaient secret. Il
l’avait vu sur le visage de Merriman quand ils avaient pris l’ascenseur
ensemble. Les molécules n’évitaient que le pire de la douleur, ce mal
indéfinissable. Mais les blessures plus superficielles refaisaient
surface. Ces accès de tristesse soudaine devaient bien venir de
quelque part.
Les dernières cartes se mirent en place tandis que son esprit
vagabondait. L’ordinateur avait décidé de le laisser gagner, et Troy
eut tout le loisir de le vérifier. Le mot BRAVO ! apparut sur l’écran en
majuscules. Il éprouva une étrange satisfaction à recevoir les
félicitations de l’ordinateur. Un sentiment de réussite, d’avoir fait
quelque chose de sa journée.
Il laissa le message clignoter sur son écran et balaya son bureau du
regard en quête d’une autre activité. Il y avait des modifications à
apporter à l’Ordre, des annonces à rédiger pour les chefs de silos, et
il devait s’assurer que le vocabulaire corresponde aux critères, en
évolution perpétuelle.
Il se trompait parfois lui-même, parlait de bunkers au lieu de silos.
C’était difficile pour ceux qui avaient vécu au temps de l’Héritage.
Un certain vocabulaire, une façon de voir le monde persistaient
malgré les médicaments. Il enviait les hommes et les femmes des
autres silos, ceux qui étaient nés et mourraient dans leur petit
monde, qui tomberaient amoureux, se sépareraient, se
souviendraient de leurs blessures, en retiendraient des leçons, en
sortiraient transformés. Il était encore plus jaloux de ces gens que
des femmes de son propre silo cloîtrées dans leurs canots de
sauvetage en long sommeil…
On frappa à sa porte, ouverte. Troy leva la tête et vit Randall, qui
travaillait en face dans le bureau des psys. Il lui fit signe d’entrer
d’une main et réduisit le jeu de l’autre. Il feuilleta son exemplaire de
l’Ordre en essayant d’avoir l’air occupé.
— Je vous ai apporté ce rapport sur les croyances que vous m’aviez
demandé, dit Randall en agitant un dossier.
— Ah, très bien. Merci.
Troy le prit. Qu’est-ce qu’ils avaient tous, avec leurs dossiers ? Il
songea aux deux catégories de personnes qui avaient conçu cet
endroit : des politiques et des docteurs. Toutes deux coincées dans
une époque antérieure, dans l’ère du papier. À moins qu’aucune des
deux n’ait confiance en des données qu’elles ne pouvaient pas
déchirer, ni brûler ?
— Le chef du silo 6 a choisi un nouveau remplaçant, qu’il a formé.
Il veut programmer un entretien avec vous pour formaliser la
nomination.
— Oh. D’accord.
Troy feuilleta le dossier et y trouva des transcriptions du
département des Communications concernant chacun des silos. Il
avait hâte de procéder à cette nouvelle cérémonie. Tout travail qu’il
avait déjà accompli l’angoissait d’autant moins.
— Je vous signale par ailleurs que le rapport démographique du
silo 32 est légèrement déconcertant.
Randall rejoignit Troy et lécha son pouce avant de passer en revue
les divers rapports. Troy jeta un œil à son écran pour s’assurer que le
jeu avait bien disparu.
— Ils approchent du maximum… et vite. Le Dr Haines pense à un
mauvais lot d’implants contraceptifs. Mais le chef du silo, un
certain…
Il sortit le rapport.
— … Biggers, nous y voilà, nie en bloc. Selon lui, aucune femme
porteuse d’implant n’est tombée enceinte. Il pense que la loterie est
truquée ou qu’il y a un problème avec nos ordinateurs.
— Hmm.
Troy prit le dossier et le survola. La population du silo 32 dépassait
les neuf mille habitants, et l’âge moyen était d’à peine plus de vingt
ans.
— Programmons un appel à la première heure demain matin. Je ne
crois pas à cette histoire de trucage de la loterie. Il ne devrait même
pas y avoir de loterie, n’est-ce pas ? Pas tant que la démographie ne
chute pas un minimum.
— C’est ce que je lui ai dit.
— Et le comptage de population de tous les silos se fait à partir du
même ordinateur.
Troy essaya de ne pas avoir l’air de poser une question, mais
honnêtement, il ne le savait plus.
— Exact, confirma Randall.
— Ce qui veut dire qu’on nous ment. Je veux dire, ça n’est pas
arrivé du jour au lendemain. Biggers a dû voir les choses venir, ce qui
signifie qu’il est au courant depuis un moment. Soit il est complice,
soit il a perdu le contrôle.
— Tout à fait.
— Bien. Qu’est-ce qu’on a sur le remplaçant de Biggers ?
— Son ombre ?
Randall hésita.
— Il faudrait que je ressorte ce fichier, mais je sais qu’il est en
poste depuis un moment. Il était déjà là avant qu’on entame notre
faction.
— Bien. Je lui parlerai demain. Seul.
— Vous croyez qu’il faut remplacer Biggers ?
Troy acquiesça, l’air sombre. L’Ordre était clair sur les problèmes
qui défiaient toute compréhension : Commencez par le haut. Partez
du principe que l’explication fournie est un mensonge. À cause de
ces règles, Troy et Randall se retrouvaient à parler d’un homme
qu’on retirait de l’équation comme s’il était une machine
défectueuse.
— D’accord. Une dernière chose…
Un tonnerre de bottes résonna dans le couloir. Ils levèrent la tête
pour voir débouler Saul dans la pièce, l’air apeuré.
— Messieurs…
— Saul. Qu’est-ce qui se passe ?
Le responsable des communications avait l’air d’avoir vu un millier
de fantômes.
— On a besoin de vous, monsieur. Tout de suite.
Troy recula de son bureau. Randall le suivait de près.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Troy.
Saul se dépêchait.
— C’est le silo 12, monsieur.
Ils passèrent devant un homme perché sur une échelle qui
changeait une ampoule longue durée, une grande dalle rectangulaire
du plafond pendant au-dessus de sa tête, comme la porte du paradis.
Troy, haletant, avait du mal à suivre la cadence.
— Qu’est-ce qu’il a, le silo 12 ? souffla-t-il.
Saul regarda par-dessus son épaule, le visage déformé par
l’inquiétude.
— Je crois qu’on est en train de le perdre, monsieur.
— Comment ça, on le perd ? Le contact ? On ne peut plus les
joindre ?
— Non, non, on est en train de perdre le silo, monsieur. Le silo, les
gens. Tout.
11

2049
Savannah, Géorgie

Donald n’appréciait pas vraiment les serviettes, mais, respectueux


des convenances, il secoua le morceau de tissu et le posa sur ses
genoux. Toutes les autres serviettes aux tables voisines étaient
encore pliées en forme de pyramide entre les couverts. Il ne se
rappelait pas que le Corner Diner ait eu des serviettes en tissu
lorsqu’il était au lycée. N’y avait-il pas plutôt de simples distributeurs
de serviettes en papier tout cabossés ? Et quid des salières et
poivrières, avec leur versoir en inox ? Même elles s’étaient
sophistiquées. Un petit bol qui devait contenir de la fleur de sel était
posé près du bouquet, et si on voulait du poivre, il fallait attendre
que quelqu’un vienne en moudre directement dans votre assiette.
Il s’apprêtait à en faire part à sa femme lorsqu’il la surprit en train
de regarder la banquette de derrière. Donald se retourna en faisant
couiner le vinyle de l’assise. Il observa le couple installé là où Helen
et lui s’étaient assis lors de leur premier rencard.
— Je te jure que je leur ai demandé de nous la réserver, dit-il.
Le regard de sa femme revint se poser sur lui.
— Je crois qu’ils n’ont pas compris mes explications. Ou alors c’est
moi qui voyais les choses à l’envers au téléphone.
Elle balaya l’air d’un revers de la main.
— Chéri, laisse tomber. On pourrait manger des croque-monsieur
à la maison, je serais aussi heureuse. J’avais juste les yeux dans le
vague.
Helen déplia sa serviette à son tour, avec soin, presque comme si
elle en étudiait les plis pour pouvoir la replier à l’identique, rendre à
un objet démantibulé son état d’origine. Le serveur arriva en
bourrasque, leur versa de l’eau en causant quelques éclaboussures
sur la nappe blanche. Il s’excusa pour l’attente avant de les laisser
attendre davantage.
— Cet endroit a changé, dit Donald.
— Oui, ça fait plus adulte.
Ils prirent leurs verres d’eau en même temps. Donald sourit et leva
le sien.
— Je bois aux quinze ans écoulés depuis ce fameux jour où ton
père a fait l’erreur d’allonger ta permission de sortie.
Helen sourit et ils trinquèrent.
— Je bois à quinze de plus.
— S’ils continuent sur leur lancée, ce resto ne sera plus dans nos
moyens dans quinze ans, dit-il.
Helen rit. Elle avait à peine changé depuis ce premier rendez-vous.
Ou alors c’était parce que le changement se faisait subtilement.
C’était différent d’aller dans le même restaurant tous les cinq ans et
de voir toutes les transformations d’un coup. C’était comme voir une
sœur grandir plutôt qu’une cousine éloignée.
— Tu reprends l’avion demain matin ? demanda Helen.
— Oui, mais pour Boston. J’ai rendez-vous avec le sénateur.
— Pourquoi à Boston ?
— Il est en cours de traitement nanobiologique. Je crois qu’il reste
enfermé pendant une semaine d’affilée. Je ne sais pas trop comment
il fait, mais il continue à travailler pendant ce temps-là…
— Tout simplement en débauchant ses laquais…
— On n’est pas ses laquais, dit Donald en riant.
— … qui viennent derechef baiser son anneau et lui offrir de la
myrrhe.
— Arrête, ça n’a rien à voir.
— Je m’inquiète, c’est tout. Tu tires trop sur la corde. Quelle partie
de ton temps libre tu passes sur ce projet ?
Beaucoup, eut-il envie de répondre. Il voulait lui parler de toutes
ces heures exténuantes, mais il savait comment elle réagirait.
— Ça ne me prend pas autant de temps que ça.
— Vraiment ? Parce que j’ai l’impression que tu en parles sans
arrêt. Je ne sais même pas ce que tu fais à part ça.
Le garçon passa près d’eux avec un plateau croulant sous les
boissons et les pria de patienter encore un peu. Helen regardait le
menu.
— J’aurai terminé ma partie des plans d’ici quelques mois. Et après,
promis, je ne t’embêterai plus avec ça.
— Chéri, tu ne m’embêtes pas. Je refuse simplement qu’il profite
de toi. Ce n’est pas pour ça que tu as signé. Tu as décidé de ne pas
devenir architecte, tu te souviens ? Sinon, tu aurais très bien pu
rester à la maison.
— Bébé, il faut que tu saches que…
Il baissa d’un ton.
— … ce projet sur lequel on travaille est…
— Est très important, je sais. Tu me l’as dit, et je te crois. Après
quoi, dans tes moments de doute, tu penses que ton rôle dans la
conception de ce truc est superflu et qu’ils ne se serviront jamais de
tes plans.
Donald avait oublié qu’ils en avaient déjà parlé.
— En tout cas, je serai contente quand ce sera terminé, dit-elle. Ils
peuvent bien acheminer ces barres de combustible par notre
quartier, en ce qui me concerne. Qu’ils les enterrent, tassent bien le
sol par-dessus, et qu’on n’en parle plus.
Donald songea à tous les appels et les mails qu’il avait reçus de sa
circonscription, aux gros titres alarmistes de la presse au sujet du
chemin qu’emprunterait depuis le port le convoi de camions, qui
devait contourner Atlanta. Chaque fois qu’Helen entendait parler du
projet, elle ne pensait qu’à une chose : il perdait son temps à tous ces
détails au lieu de faire son vrai travail. Et à cette autre chose : il aurait
pu rester chez lui à Savannah et faire le même boulot.
Helen s’éclaircit la voix.
— Et…
Elle hésita.
— Est-ce qu’Anna était sur le chantier aujourd’hui ?
Elle lui lança un regard par-dessus le bord de son verre, et c’est
alors que Donald comprit à quoi sa femme pensait vraiment dès
qu’ils évoquaient le SDR et les barres de combustible usagé : à sa
propre insécurité, du fait qu’il travaille avec elle, si loin de la maison.
— Non, répondit-il en secouant la tête. Tu sais, on ne se voit
presque pas. On s’envoie les plans. J’y suis allé avec Mick, c’est tout.
Il coordonne une grande partie des équipes…
Le serveur arriva, sortit son calepin noir de son tablier et cliqua
sur son stylo.
— Désirez-vous boire quelque chose ?
Donald commanda deux verres de merlot. Helen refusa les amuse-
bouches que proposait le garçon.
— Chaque fois que je parle d’elle, dit-elle une fois le serveur parti
vers le bar, tu dévies sur Mick. Arrête de changer de sujet.
— S’il te plaît, Helen, je n’ai pas envie de parler d’elle.
Donald posa ses mains sur la table.
— Je ne l’ai vue qu’une fois depuis qu’on a commencé à travailler
sur ce projet. J’ai fait en sorte qu’on bosse à distance, parce que je
savais que le contraire ne te plairait pas. Je n’éprouve rien pour elle,
chérie. Absolument rien. Je t’en prie. C’est notre soirée.
— Est-ce que le fait de travailler avec elle te fait regretter ?
— Regretter quoi ? D’avoir accepté ce boulot ? Ou de ne pas avoir
poursuivi dans la voie de l’architecture ?
— Je ne sais pas, des regrets sur… un peu tout.
Elle lorgna du côté de l’autre banquette, la table qu’il aurait dû
réserver.
— Non, bien sûr que non. Chérie, pourquoi tu dis ça, voyons ?
Le serveur réapparut avec leur vin et dégaina son calepin.
— Vous avez fait votre choix ?
Helen ouvrit sa carte.
— Je vais prendre comme d’habitude, dit-elle.
Elle désigna ce qui était auparavant un simple croque-monsieur
avec des frites, mais qui impliquait à présent, entre autres, des
tomates vertes frites, du gruyère, un glaçage au miel, des pommes
allumettes et une sauce tartare.
— Et pour vous, monsieur ?
Donald passa les plats en revue. La conversation l’avait troublé, et
il sentait la pression qui pesait sur lui : il devait choisir, et vite.
— Je crois que je vais essayer quelque chose de différent, dit-il
avec un manque de tact certain.
12

2110
Silo 1

Le silo 12 s’effondrait, et le temps que Troy et les autres arrivent, la


salle de communications bruissait de conversations radio et sentait la
sueur. Il y avait au moins quatre hommes massés autour d’un poste,
là où suffisait en général un seul opérateur. En les voyant tous en
proie à la panique, dépassés, prêts à se rouler en boule pour se
cacher dans un coin, Troy se rassura : ils étaient tous comme lui.
Leur affolement était sa force. Il n’avait qu’à faire semblant. Bonne
figure.
Il remarqua que deux hommes portaient une blouse de papier en
haut, au lieu de la combinaison orange de rigueur, ce qui signifiait
qu’on les avait tirés du sommeil en guise de renfort. Troy se
demanda quel degré avaient atteint les problèmes du silo 12 avant
qu’ils se décident à venir le chercher.
— Mise à jour ? demanda Saul à un homme plus âgé qui tenait un
écouteur contre son oreille.
L’homme se tourna vers eux, le crâne chauve luisant sous la
lumière, le visage en sueur, l’air inquiet.
— Personne ne répond au serveur, dit-il.
— Priorité aux émissions du silo 12, dit Troy à un autre opérateur.
Un homme qu’il avait rencontré à peine une semaine auparavant
retira son casque et tourna un bouton. Les haut-parleurs de la salle
bourdonnèrent ; on entendait indistinctement cris et ordres. Les
autres cessèrent ce qu’ils étaient en train de faire pour écouter.
Un autre homme, la trentaine, visionnait des vidéos du silo en
temps réel. C’était le chaos dans tous les coins. Une portion
d’escalier central était envahie de gens qui se poussaient dans tous
les sens. Une tête disparut, quelqu’un tomba, très probablement
piétiné par les autres. Dans les regards se lisait la peur, les mâchoires
étaient serrées ou articulaient des cris d’horreur.
— Montrez-nous la salle des serveurs, demanda Troy.
L’homme tapa quelque chose sur son clavier. La marée humaine
céda la place à la vue paisible de meubles parfaitement immobiles. Le
coffrage des serveurs et les grilles du revêtement au sol reflétaient la
lumière clignotante provoquée par l’appel auquel personne ne
répondait.
— Que s’est-il passé ? voulut savoir Troy.
Il se sentait étrangement calme.
— On essaie encore de le déterminer, monsieur.
On lui remit un dossier. Une poignée de gens s’étaient réunis dans
le couloir, curieux. La rumeur circulait, un attroupement se formait.
Troy sentit un filet de sueur courir dans sa nuque, mais toujours ce
calme étrange, cette résignation à la fatalité des statistiques.
Une voix désespérée, empreinte d’épouvante, trancha dans le
brouhaha ambiant.
— Ils vont sortir. Putain, ils sont en train de défoncer la porte. Ils
vont réussir à…
Tout le monde dans la salle retint son souffle et attendit. Troy était
persuadé de savoir de quelle porte il s’agissait. Il y avait une seule et
unique porte entre la cafétéria et le sas. Elle aurait dû être plus solide
que ça. Bien d’autres choses auraient dû être mieux conçues.
— Je suis tout seul ici les gars. Ils vont passer. Putain de merde, ils
vont réussir à passer…
— C’est un shérif adjoint ? demanda Troy en feuilletant son
dossier.
Il y avait des mises à jour de statuts faites par le directeur du DIT.
Pas d’alarmes. Deux ans depuis le dernier nettoyage. L’indice de
crainte était à huit lors de la dernière mesure. Un peu haut, mais en
tout cas pas trop bas.
— Oui, je crois que c’est un adjoint, répondit Saul.
L’homme devant les écrans vidéo regarda Troy.
— Monsieur, nous allons assister à un exode en masse.
— Leurs radios sont verrouillées, n’est-ce pas ?
Saul acquiesça.
— On a fermé les relais amplificateurs. Ils ne peuvent
communiquer qu’entre eux.
Troy résista à l’envie de se retourner pour faire face aux visages
curieux massés dans le couloir.
— Bien.
Leur priorité était de contenir au maximum l’infection : ne pas la
laisser se propager aux cellules voisines. Il s’agissait d’un cancer. Il
fallait procéder à l’ablation. Sans regretter le disparu.
La radio grésilla.
— Ils y sont presque, ils y sont presque, ils y sont presque…
Troy essaya de se représenter la débandade, les gens
qui s’écrasaient les uns contre les autres, la propagation de
l’affolement. L’Ordre était clair sur son principe de non-intervention,
mais sa conscience était partagée. Il tendit une main vers l’opérateur
radio.
— Laissez-moi lui parler.
Toutes les têtes se tournèrent vers lui. Toute une foule qui ne jurait
que par le protocole était déboussolée. Après un silence, on lui tendit
le dispositif. Sans hésiter, Troy actionna le micro.
— Adjoint ?
— Allô ? Shérif ?
L’opérateur vidéo faisait défiler les écrans les uns après les autres
et finit par désigner une fenêtre. Le numéro d’étage, 72, figurait en
haut à gauche ; on voyait un homme en combinaison argent affalé sur
un bureau. Il y avait un pistolet dans sa main, une mare de sang
autour du clavier.
— C’est le shérif ? demanda Troy.
L’opérateur s’essuya le front et fit oui de la tête.
— Shérif ? Qu’est-ce que je dois faire ?
Troy appuya sur le micro.
— Le shérif est mort, annonça-t-il à l’adjoint, surpris par le ton égal
de sa voix.
Il réfléchit au destin de cet inconnu. Il prit soudain conscience que
la plupart des habitants des silos pensaient être seuls. Ils n’avaient
aucune idée de la présence des autres, du but réel qu’ils servaient. Et
voilà que Troy était entré en contact avec cet homme, telle une voix
désincarnée descendue des nuages.
On vit alors l’adjoint apparaître à l’écran, agrippé à une radio reliée
au mur par un cordon. Le numéro d’étage dans le coin de la fenêtre
indiquait 1.
— Enfermez-vous dans la cellule, lui dit Troy, comprenant que la
solution la moins évidente était la meilleure.
C’était une solution temporaire, du moins.
— Assurez-vous d’avoir tous les jeux de clés avec vous.
Troy observait l’homme à l’écran. Toute la salle et tous ceux du
couloir le regardaient.
La porte du bureau était à peine visible à travers l’œil de la caméra,
qui arrondissait les angles. Les coins de la porte semblaient déformés
à cause de l’objectif. Mais le centre de la porte, lui, se déforma à
cause de la foule. Les gens poussaient de toutes leurs forces. L’adjoint
ne répondit pas. Il laissa tomber sa radio et se réfugia derrière son
bureau. Ses mains tremblaient tellement lorsqu’il attrapa les clés que
ce fut perceptible à l’écran malgré la mauvaise qualité de l’image.
Une brèche s’ouvrit dans la porte. Dans le département, quelqu’un
retint son souffle. Troy voulait se plonger dans les statistiques. Il
avait été formé pour être à l’autre bout de la chaîne, pour diriger un
petit groupe de gens en cas de catastrophe, pas pour diriger tout le
monde.
C’était peut-être pour ça qu’il était si calme. Il regardait une scène
d’horreur dont il aurait dû faire partie, qu’il aurait dû vivre et au
cours de laquelle il aurait dû mourir.
L’adjoint finit par empoigner les clés. Il traversa la pièce et sortit
du champ. Troy l’imagina aux prises avec le verrou de la cellule
tandis que la porte éclatait, que la foule en colère s’engouffrait dans
la brèche. Impossible de savoir si l’adjoint avait eu le temps de se
mettre à l’abri. Non que ça ait eu une importance au final. C’était une
solution temporaire. Tout était temporaire. S’ils ouvraient les portes,
s’ils parvenaient au-dehors, l’adjoint ne serait peut-être pas piétiné,
mais son sort serait pire.
— Le sas intérieur est ouvert, monsieur. Ils essaient de sortir.
Troy hocha la tête. Les problèmes avaient dû commencer au DIT et
se propager à partir de là. Peut-être le directeur – mais plus
probablement son ombre. Une personne en possession des codes
prioritaires. C’était là le vrai fléau : il fallait des chefs, des personnes
qui gardent tous ces secrets. Et certains n’en étaient tout simplement
pas capables. C’était statistiquement prévisible. Il se dit que c’était
inévitable, se rappela les cartes déjà distribuées, le déroulement
prédéterminé de la partie.
— Monsieur, on a une brèche. La porte extérieure.
— Actionnez les bombes à gaz, ordonna Troy.
Saul relaya le message à la salle des commandes au bout du couloir.
À l’écran, le sas s’emplit d’un brouillard blanc.
— Sécurisez la salle des serveurs, poursuivit Troy. Verrouillage
immédiat.
C’était un chapitre de l’Ordre qu’il avait en mémoire.
— Assurez-vous qu’une sauvegarde récente ait été effectuée. Et
branchez-les sur notre électricité.
— Bien monsieur.
Ceux qui avaient quelque chose à faire semblaient moins nerveux
que les autres, obligés de regarder et d’écouter en se tortillant sur
leur chaise.
— Où est la vue extérieure ? demanda Troy.
La scène de bousculade dans la brume blanche céda la place à une
vue plus large de l’extérieur, d’une foule claustrophobe détalant sur
une terre aride, de gens s’effondrant à genoux, mains sur le visage ou
à la gorge tandis que des volutes de brouillard s’échappaient de la
rampe à proximité.
Personne n’osa bouger ou dire un mot. Dans le couloir, quelqu’un
étouffa un cri. Troy n’aurait pas dû les autoriser à regarder.
— Bien. Éteignez.
L’écran devint noir. Observer la foule tenter de regagner le silo, les
hommes et les femmes mourir sur les collines ne servait à rien.
— Je veux savoir comment on en est arrivés là.
Troy se tourna et regarda ses collègues.
— Comment on en est arrivés là, et comment empêcher que ça se
reproduise.
Il rendit le dossier et le micro aux hommes devant leur poste.
— N’informez pas encore les chefs des autres silos. Pas avant
d’avoir les réponses aux questions qu’ils nous poseront.
Saul leva la main.
— Et pour les gens qui sont encore dans le silo 12 ?
— La seule différence entre les gens du silo 12 et ceux du silo 13,
c’est qu’il n’y aura pas de générations futures dans le silo 12. C’est
tout. Tout le monde, dans tous les silos, finira par mourir. Nous
mourrons tous, Saul. Même nous. Il se trouve qu’aujourd’hui c’était
leur tour.
Il hocha la tête en direction de l’écran noir en évitant de se
représenter ce qui s’y passait.
— On savait que ça arriverait, et ce ne sera pas la dernière fois.
Concentrons-nous sur les autres. Tirons les leçons qui s’imposent.
Plusieurs approuvèrent.
— J’attends vos rapports pour la fin de la journée, dit Troy en se
sentant véritablement en charge de quelque chose pour la première
fois. Et si l’on peut établir une liaison avec un membre du DIT du silo
12, qu’on le bombarde de questions. Je veux savoir qui, pourquoi et
comment.
Plusieurs hommes, déjà épuisés, se raidirent avant de se remettre
au travail. L’attroupement du couloir se disloqua lorsque les badauds
comprirent que le spectacle était terminé et que le chef venait dans
leur direction.
Le chef.
Troy éprouvait la pleine mesure de ses attributions pour la
première fois. Le poids des responsabilités. Des murmures et des
regards en biais l’accompagnèrent jusqu’à son bureau. Beaucoup de
hochements de tête en signe de compassion, d’approbation, de
reconnaissance, de la part d’hommes bien contents d’occuper des
postes moins importants.
D’autres essaieront de s’échapper, songea Troy. Malgré tout le soin
qu’on apportait à sa création, il n’y avait aucun moyen de la rendre
infaillible. Le mieux à faire était d’anticiper, de faire des réserves de
pièces de rechange, et de ne pas s’apitoyer sur le cylindre désormais
sans vie mais se tourner vers les autres avec espoir.
De retour dans son bureau, il ferma la porte et s’y adossa un
instant. Ses épaules, humides de sueur, collaient à sa combinaison. Il
prit plusieurs profondes inspirations avant d’aller s’asseoir. Il posa
une main sur son exemplaire de l’Ordre. Il éprouvait toujours cette
même crainte qu’ils ne se soient trompés sur toute la ligne.
Comment une poignée de docteurs pouvaient tout prévoir ? Est-ce
que les choses seraient plus faciles à mesure que les générations
défileraient, que les gens oublieraient et que les murmures des
premiers survivants s’éteindraient ?
Troy n’en était pas si sûr. Il leva les yeux vers le grand plan
accroché au mur où les silos s’étalaient parmi les collines, cinquante
cercles espacés qui lui rappelèrent les cinquante étoiles d’un drapeau
sous lequel il avait servi.
Un violent frisson le parcourut des épaules jusqu’au bout des
doigts. Il s’agrippa aux bords de son bureau jusqu’à ce que ça passe. Il
ouvrit le tiroir du haut, saisit un marqueur rouge et se dirigea vers le
plan, le frisson à présent dans sa poitrine.
Avant de mesurer pleinement l’irrévocabilité de son geste, avant
de comprendre que cette marque serait là à toutes les relèves qu’il
prendrait, avant même d’envisager que cela puisse devenir une
tendance, un geste répété par ses successeurs, il traça une croix
rouge en travers du silo 12.
La pointe du marqueur couina contre la surface du papier. Ça
ressemblait à une plainte. Troy cligna des yeux pour chasser ses
larmes et tomba à genoux. Il se pencha en avant jusqu’à ce que son
front se pose sur une pile de vieux dossiers et de plans dont le papier
bruissait en rythme avec les sanglots qui le secouaient.
Mains sur les genoux, épaules courbées sous le poids d’un devoir
auquel il était contraint, Troy pleura. Il pleura aussi doucement que
possible, pour que personne ne l’entende.
13

2049
RYT Hospital, Dwayne Medical Center

Donald avait visité le Pentagone une fois, était allé deux fois à la
Maison Blanche, entrait et sortait du Capitole une douzaine de fois
par semaine, mais rien de ce qu’il avait vu dans le district de
Columbia ne l’avait préparé au système de sécurité dont bénéficiait le
Dwayne Medical Center. Vu la longueur des vérifications, il se
demandait si son entrevue d’une heure avec le sénateur valait
finalement le coup.
En plus du scanner complet avant d’accéder à l’aile de
nanobiotechnologie, on l’avait entièrement déshabillé, revêtu d’une
blouse médicale verte, soumis à toutes sortes de lumières vives
censées enregistrer le réseau capillaire infrarouge de son visage. Sans
compter la prise de sang.
De lourdes portes et des vigiles trapus jalonnaient les couloirs du
département de NBT. Lorsqu’il remarqua des agents des services
secrets – à qui on avait permis de garder costumes et lunettes noires
– Donald sut qu’il n’était plus très loin. Une infirmière lui fit passer
un dernier portique. Il était prêt à entrer dans la chambre
nanobiotique.
Donald scrutait l’énorme dispositif avec suspicion. Il n’en avait vu
que dans des séries télé, et la chose était bien plus imposante en vrai.
On aurait dit un sous-marin abandonné dans les étages supérieurs de
l’hôpital. Des paquets de fils et de tuyaux partaient de la structure
blanche aux angles arrondis et aux parois garnies de petites fenêtres
qui n’étaient pas sans évoquer les hublots d’un navire.
— Et vous êtes sûre que je ne crains rien ? demanda-t-il à
l’infirmière. Parce que, bon, je peux attendre et lui rendre visite plus
tard.
L’infirmière sourit. Elle ne devait pas avoir plus de vingt ans. Les
cheveux attachés sur la nuque, elle était jolie, naturelle.
— Vous ne craignez absolument rien. Ses nanos n’agiront pas sur
votre corps. Il nous arrive fréquemment de traiter plusieurs patients
dans la même chambre, vous savez.
Elle le mena devant la porte et déverrouilla la manivelle. Les joints
en caoutchouc sifflèrent lorsque le sas s’ouvrit, accompagnés par un
souffle d’air dû à la différence de pression.
— Si c’est si sûr que vous le dites, pourquoi des parois aussi
épaisses ?
— Tout ira bien, dit-elle avec un petit rire. Au bout de quelques
secondes, une sonnerie retentira quand j’aurai fermé cette porte, et
celle de devant se déverrouillera. Vous n’aurez qu’à tourner la
manivelle et à pousser la porte.
— C’est que… je suis un peu claustrophobe, dit Donald.
Non mais est-ce qu’il s’entendait ? On aurait dit un gamin.
Pourquoi ne pas simplement dire qu’il n’avait aucune envie d’aller
dans ce machin, point barre ? Pourquoi se laissait-il faire à ce point ?
— Allez-y, monsieur Keene, entrez dans le sas je vous prie.
L’infirmière posa une main dans le bas de son dos. Et alors, la peur
de passer pour un poltron aux yeux d’une jeune et jolie jeune femme
l’emporta sur la terreur que lui inspirait cette capsule démesurée
remplie de nanomachines. D’un pas hésitant, il finit par se retrouver
dans le sas, la gorge serrée.
La porte derrière lui se referma avec un bruit mat, le laissant dans
un espace tout en rondeurs à peine assez grand pour deux. Les
verrous claquèrent. Il y avait de chaque côté de minuscules bancs en
métal incrustés dans les parois incurvées. Il se redressa, mais sa tête
frôla le plafond.
Un vrombissement hostile emplit l’espace confiné. Les poils de sa
nuque se dressèrent, l’air semblait chargé d’électricité. Il chercha un
interphone, une façon de communiquer avec le sénateur qui lui
éviterait d’aller plus loin. Il avait l’impression d’étouffer, il fallait
qu’il sorte de là. Mais il n’y avait pas de roue sur la porte de derrière.
Il n’avait pas le moindre contrôle sur…
Le fracas métallique des verrous résonna. Donald se rua sur la
porte et l’ouvrit. Il parvint enfin à s’extraire du sas pour la chambre,
plus grande, contenue dans la capsule.
— Donald !
Le sénateur leva le nez d’un livre épais. Il était affalé sur un des
bancs qui couraient le long du cylindre, avec carnet et stylo sur une
petite table ; un plateau en plastique contenait les restes de son dîner.
— Bonjour monsieur, dit Donald en ouvrant à peine la bouche.
— Ne reste pas planté là, entre. Tu laisses sortir ces petites
saloperies !
Il entra et ferma la porte à contrecœur, sous les rires du sénateur.
— Autant respirer, tu sais. Ils pourraient passer à travers ta peau
s’ils le voulaient.
Donald souffla et frissonna. C’était peut-être son imagination, mais
il avait l’impression que de minuscules aiguilles lui piquaient la peau,
comme les moucherons de Savannah en été.
— On ne peut pas les sentir, dit Thurman. C’est dans ta tête. Ils
savent faire la différence entre toi et moi.
Donald baissa les yeux et se rendit compte qu’il se grattait le bras.
— Assieds-toi, dit Thurman en désignant le banc face au sien.
Il avait une blouse de la même couleur que celle de Donald et une
barbe de trois jours au menton. Donald remarqua que la capsule
donnait au fond sur une petite salle d’eau, un pommeau de douche
fixé au mur. Thurman attrapa une bouteille d’eau à moitié vide et en
but une gorgée. Donald s’exécuta, angoissé ; la sueur qui perlait sur
son crâne le démangeait. À l’extrémité de son banc s’empilaient des
couvertures pliées et quelques oreillers. Il remarqua que le banc
s’ouvrait en fait pour servir de lit, mais s’imagina incapable de
dormir dans un cercueil pareil.
— Vous vouliez me voir, monsieur ?
Il essayait de garder un ton égal malgré le goût métallique de l’air,
ce piquant de machines sur sa langue.
— Tu as soif ?
Le sénateur ouvrit un mini-réfrigérateur situé sous le banc et lui
tendit une bouteille d’eau.
— Merci, dit Donald sans pour autant ouvrir la bouteille.
Il se contenta de la fraîcheur contre sa paume.
— Mick m’a dit qu’il vous avait fait son rapport.
Il eut envie d’ajouter qu’il n’estimait pas cette entrevue nécessaire.
— En effet. Il est venu me voir hier. Garçon fiable.
Le sénateur sourit en secouant la tête.
— L’ironie de la chose, c’est que la promotion qui vient de prêter
serment est probablement la meilleure depuis des années.
— L’ironie ?
Thurman balaya la question de Donald du revers de la main.
— Tu sais ce que j’aime dans ce traitement ?
L’accès à la vie quasi éternelle ? faillit dire Donald.
— Ça te donne le temps de réfléchir. Quelques jours ici, sans
batteries parce que c’est interdit, rien qu’avec quelques livres à lire et
un carnet. Ça t’éclaircit les idées.
Donald ne dit rien mais n’en pensait pas moins. Il ne voulait pas
admettre à quel point cette procédure le mettait mal à l’aise, à quel
point le fait d’être dans cette chambre à l’instant même le terrifiait.
Savoir que ces micromachines circulaient dans le corps du sénateur
pour passer en revue ses cellules et réparer celles qui étaient
défectueuses le répugnait. À ce qu’il avait entendu dire, l’urine
prenait une couleur charbon une fois que toutes les machines
cessaient de fonctionner. Il tremblait rien que d’y penser.
— C’est agréable, non ? demanda Thurman.
Il prit une profonde inspiration et expira.
— Ce calme ?
Donald ne répondit pas. Il s’aperçut qu’il retenait encore son
souffle.
Thurman jeta un œil au livre posé sur ses genoux puis observa
Donald.
— Tu savais que c’est ton grand-père qui m’a appris à jouer au
golf ?
Donald se mit à rire.
— Oui. J’ai vu des photos.
Il songea à sa grand-mère et à ses vieux albums. Elle avait cette
habitude démodée d’imprimer les photos et de les classer dans des
livres. Elle disait qu’elles devenaient plus réelles de cette façon.
— Ta sœur et toi, je vous ai toujours considérés comme mes
propres enfants.
Cette franchise soudaine était bizarre. Une petite grille de
ventilation faisait circuler l’air dans la capsule, mais il faisait très
chaud d’un coup.
— Merci, monsieur.
— Je veux que tu sois partie intégrante de ce projet. Jusqu’au bout.
Donald déglutit.
— Monsieur, je vous promets que mon engagement à vos côtés est
total.
Thurman leva une main et secoua la tête.
— Non, ce n’est pas ce que je…
Il laissa tomber sa main sur ses genoux et lança un coup d’œil vers
la porte.
— Tu sais, j’ai longtemps pensé qu’on ne pouvait plus rien cacher.
Plus à notre époque. Que tout se savait, tu vois ? Enfin, tu as fait
campagne, tu es passé par tout ce bazar. Tu sais comment c’est.
— Oui, j’ai dû faire certains aveux, dirons-nous.
Le sénateur mit ses mains en coupe.
— C’est comme essayer de tenir de l’eau sans laisser filer une seule
goutte entre ses doigts.
Donald acquiesça.
— Merde, un président peut même plus recevoir de petite gâterie
sans que le monde entier soit au courant.
Donald plissa les yeux, perplexe.
— Rah, tu es trop jeune, lâcha Thurman. Mais voilà où je voulais en
venir. Que ce soit à Washington ou à l’étranger, ce sont les choses
sans importance qui filent entre nos doigts. Les peccadilles. Les
petits tracas, pas les questions de vie ou de mort. Tu veux envahir un
pays ? Regarde le jour du Débarquement. Ou Pearl Harbor, tiens. Le
11 Septembre. C’est pas un problème.
— Pardonnez-moi monsieur mais je ne vois pas ce…
Thurman pinça le bout de ses doigts ensemble. Donald crut un
instant qu’il voulait le faire taire, mais le sénateur approcha sa main
de lui, comme s’il avait attrapé un moustique.
— Regarde, dit-il.
Donald se pencha, ne vit rien, secoua la tête.
— Monsieur, je ne vois pas ce que…
— Normal. Et tu ne l’aurais pas vu venir non plus. C’est sur ça
qu’elles travaillent, ces petites bêtes.
Le sénateur relâcha le moustique invisible et examina son pouce,
sur lequel il souffla.
— Tout ce qu’elles cousent, elles peuvent le découdre.
Il regarda Donald dans les yeux.
— Tu sais pourquoi on est allés en Iran la première fois ? Ça n’avait
rien à voir avec des bombes atomiques, crois-moi. J’ai rampé dans
tous les trous creusés dans les dunes de ce pays, et c’est quelque
chose de bien plus précieux que des bombes atomiques qu’ils
cachaient. Tu vois, ils avaient découvert le moyen de nous attaquer
sans être vus, sans se faire eux-mêmes sauter, sans aucune
répercussion.
Donald était persuadé qu’il n’était pas autorisé à entendre ce genre
de choses.
— Enfin, à vrai dire, les Iraniens n’ont pas vraiment mis la chose
au point, ils ont plutôt volé ce sur quoi Israël travaillait.
Thurman lui sourit.
— Et donc, il a fallu qu’on se mette à niveau.
— Je ne comprends pas…
— Ces petites bestioles invisibles sont programmées pour mon
ADN, Donny. Garde bien ça en tête. Est-ce que tu sais de quelle
ascendance tu es ?
Thurman le regarda des pieds à la tête comme s’il jaugeait un
bâtard.
— Tu es quoi, écossais ?
— Irlandais, peut-être, monsieur. Honnêtement, je suis incapable
de vous dire.
Il ne voulait pas admettre que cela lui était complètement égal.
Thurman semblait y attacher de l’importance.
— Eh bien ces saloperies en sont capables, elles. Enfin, s’ils les
perfectionnent encore un peu. Elles pourraient te dire de quel clan
étaient tes ancêtres. Et c’est sur ça que les Iraniens travaillent : sur
une arme invisible, instoppable, et si elle décide que tu es juif, ne
serait-ce qu’un quart…
Thurman passa le pouce en travers de sa gorge.
— Je croyais qu’on se trompait à ce sujet. Qu’on n’avait jamais
trouvé de nanomachines en Iran.
— Parce qu’elles se sont autodétruites. À distance. Pouf !
— On dirait un de ces adeptes de la théorie du complot, dit Donald
en riant.
Le sénateur s’adossa contre la paroi de la capsule.
— Donny, ce sont les adeptes de la théorie du complot qui nous
ressemblent, pas l’inverse.
Donald attendit un rire. Un sourire. En vain.
— Qu’est-ce que tout ça a à voir avec moi ? Ou avec notre projet ?
Thurman ferma les yeux.
— Sais-tu pourquoi les couchers de soleil sont si beaux en Floride ?
Donald eut envie de crier. Il voulait taper contre la porte jusqu’à ce
qu’ils le sortent de là dans une camisole. Il se contenta d’une gorgée
d’eau.
Thurman ouvrit un œil pour le regarder.
— C’est parce que le sable d’Afrique survole tout l’Atlantique.
Donald acquiesça. Il voyait où le sénateur voulait en venir. Il avait
entendu les mêmes propos alarmistes sur les chaînes d’infos : toxines
et micromachines pouvaient faire le tour du monde, comme le pollen
et les graines le faisaient depuis des millénaires.
— Ça va arriver, Donny. Je le sais. J’ai des yeux et des oreilles
partout. Si je t’ai fait venir aujourd’hui, c’est parce que je tiens à ce
que tu aies une place à bord du radeau.
— Pardon ?
— Toi, et Helen, bien sûr.
Donald lança un regard vers la porte en se grattant le bras.
— Ce n’est qu’une alternative, pour l’instant, tu comprends ? Il y a
tout un tas de plans prévus pour parer à tout. Des montagnes censées
servir de refuge au président. Mais il nous faut autre chose.
Donald se remémora les divagations du député d’Atlanta sur les
zombies et le Centre de contrôle des maladies. Les propos du
sénateur semblaient tout aussi absurdes.
— Je serai heureux de travailler dans le comité que vous jugerez
bon de…
— Bien.
Le sénateur prit le livre qui était sur ses genoux et le tendit à
Donald.
— Lis ça.
Donald regarda la couverture. Elle lui semblait familière, mais au
lieu du titre français attendu, il lut : L’Ordre. Il l’ouvrit à une page au
hasard et se mit à lire en diagonale.
— À partir de maintenant, ce livre, c’est ta bible, fiston. Pendant la
guerre, j’ai rencontré des gamins qui t’arrivaient pas au genou et qui
connaissaient déjà le Coran par cœur. Il faudra faire mieux.
— Par cœur ?
— Autant que possible. Mais ne t’en fais pas, tu as deux ans devant
toi.
Surpris, Donald referma le livre et examina le dos.
— Bien. Ce ne sera pas de trop.
Il voulait savoir si une augmentation était prévue, s’il devait
s’attendre à des milliers de réunions en plus. Ça lui semblait absurde,
mais il n’était pas près de refuser quoi que ce soit au vieil homme,
pas avec une échéance électorale qui se représentait tous les deux
ans.
— Parfait. Alors bienvenue.
Thurman se pencha et tendit la main. Donald essaya de loger sa
paume tout contre celle du sénateur, de sorte que la poigne du vieil
homme lui fasse moins mal.
— Tu es libre de partir.
Il se leva et poussa un soupir de soulagement. Portant le livre à
deux mains, il se dirigea vers la porte du sas.
— Au fait, Donny ?
— Oui monsieur ?
— Le congrès du parti se tient dans deux ans. Fais une croix dans
ton agenda. Et assure-toi qu’Helen soit présente.
Donald en eut la chair de poule. Avait-il de vraies chances de
promotion ? Un discours à la tribune, peut-être ?
— Entendu, monsieur, dit-il avec un large sourire.
— Ah, et j’ai bien peur de ne pas avoir été tout à fait honnête avec
toi tout à l’heure, à propos de ces petites bestioles.
— Ah oui ?
Donald déglutit. Son sourire s’évanouit. Il avait une main sur la
manivelle de la porte. À nouveau, son esprit se mit à lui jouer des
tours, le goût de métal sur la langue, les picotements partout sur la
peau.
— Certaines de ces saloperies t’étaient bien destinées.
Le sénateur le fixa un instant avant de partir d’un grand rire.
Donald se retourna, actionna la manivelle d’une main, et ne
s’autorisa à respirer qu’une fois dans le sas, le rire de Thurman
étouffé par les joints hermétiques.
L’air se mit à vibrer à nouveau, un petit coup d’électricité destiné à
tuer tout nano qui se serait échappé. Donald poussa un long, long
soupir et sortit d’un pas chancelant.
14

2110
Silo 1

Les psys gardaient la porte de Troy fermée et lui livraient ses repas
tandis qu’il épluchait les rapports sur le silo 12. Il tournait les pages
sur son clavier, loin du bord du bureau, où ses larmes risquaient de
tacher le papier.
Pour une raison qui lui échappait, il ne pouvait s’arrêter de pleurer.
Depuis deux jours, les docteurs, pourtant stricts sur ce point, ne lui
donnaient plus de pilules, de sorte qu’il rassemble ses notes sans la
perte de mémoire induite par les médicaments. Il avait un délai à
tenir. Quand il aurait terminé, ils lui donneraient de quoi enrayer la
douleur.
Des images de gens à l’agonie venaient brouiller son raisonnement,
de gens qui étouffaient, là, dehors, qui tombaient à genoux. Troy se
rappelait avoir donné l’ordre. Ce qu’il regrettait le plus, c’était de ne
pas avoir appuyé lui-même sur le bouton.
L’arrêt des médicaments avait ranimé d’autres souvenirs, de façon
aléatoire. Il commença à penser à son père, à des événements datant
d’avant sa formation. Et il s’inquiétait du fait que les milliards de
gens qui avaient été rayés de la surface du globe lui causaient un
inconfort diffus alors que les quelques milliers de personnes du silo
12 qui s’étaient ruées vers leur mort lui donnaient envie de se rouler
en boule et d’attendre la fin.
Les rapports qu’il lisait faisaient état d’une ombre qui avait perdu
son sang-froid, d’une directrice du DIT qui n’avait pas remarqué les
ténèbres qui s’ouvraient sous ses pieds, et d’un chef de la sécurité du
genre intègre mais qui n’avait pas fait les meilleurs choix. Il suffisait
qu’un groupe de gens apparemment convenables portent la mauvaise
personne au pouvoir pour payer le prix de leur choix innocent.
Les codes d’accès de chaque vidéo étaient inscrits dans la marge.
Ils lui rappelaient un livre ancien au mode de référencement
similaire.
“Jason 2, 17” lui fournit par exemple une séquence où évoluait
l’ombre du chef du DIT. Troy la visionna sur son écran. Un jeune
homme, dans les dix-huit, vingt ans, était assis par terre, dans une
salle de serveurs, dos tourné à la caméra. On voyait les coins d’un
plateau en plastique posé sur ses genoux. Il était penché sur son
repas, les nœuds de sa colonne vertébrale projetaient de minuscules
ombres le long de sa combinaison.
Troy l’observait. Il jeta un œil au rapport pour vérifier l’heure
exacte. Il ne voulait pas rater le moment crucial.
Dans la vidéo, le coude droit de Jason bougeait d’avant en arrière.
Il avait l’air de manger. Le moment arrivait. Troy s’efforça de ne pas
cligner des yeux, malgré les larmes qu’il sentait poindre.
Un bruit fit sursauter Jason. La jeune ombre tourna la tête. On
devinait à son profil émacié les semaines de privation qu’il avait
endurées. Il ôta le plateau de ses genoux et Troy vit pour la première
fois la manche relevée que Jason cherchait à rabaisser, ainsi que les
sombres lignes parallèles en travers de son avant-bras, alors que rien
sur son plateau ne nécessitait de couteau.
Sur le reste de la vidéo, Jason parlait avec la directrice du DIT, qui
adoptait avec lui un comportement tout maternel, une main sur son
épaule, une caresse sur son coude. Troy imaginait sa voix. Il lui avait
parlé une fois ou deux pour écouter ses rapports. Encore quelques
semaines, et ils auraient pris rendez-vous pour l’intronisation
officielle de Jason.
À la fin de la vidéo, Jason descendait sous la salle des serveurs –
une ombre en avalant une autre. La directrice du DIT – la véritable
chef du silo 12 – restait seule un moment, main sur le menton. Elle
avait l’air si vivante. Mû par un instinct puéril, Troy eut envie de
tendre la main vers l’écran pour effleurer ce fantôme, lui demander
pardon de l’avoir abandonné.
Au lieu de cela, il remarqua une chose à côté de laquelle les
rapports étaient passés. Il regarda le corps de cette femme tressauter
en direction de la trappe, se figer un instant, puis se détourner.
Troy cliqua sur le curseur de la vidéo pour revoir la séquence. Elle
frotte l’épaule de son ombre, lui parle, tandis qu’il acquiesce. Elle
caresse son coude, s’inquiète pour lui. Il lui assure que tout va bien.
Une fois qu’il est parti, qu’elle se retrouve seule, ses peurs et ses
doutes reviennent la ronger. Troy n’en était pas sûr à cent pour cent,
mais il le sentait. Elle savait que les ténèbres couvaient sous ses
pieds, et qu’elle tenait l’occasion d’y mettre un terme. Elle avait
douté, s’était apprêtée à commettre quelque chose, puis, après un
instant de réflexion, avait pris la direction opposée.
Troy appuya sur pause et prit des notes en indiquant l’heure
précise de chaque passage. Il faudrait que les psys confirment ce qu’il
avait découvert. Il feuilleta les pages des dossiers en se demandant
s’il avait besoin de relire quelque chose. Une femme honnête avait
été assassinée parce qu’elle n’avait pu se résoudre à le faire elle-
même : tuer dans le but de protéger. Et un chef de la sécurité avait
libéré un monstre passé maître dans l’art de cacher sa douleur, un
jeune homme qui avait appris à manipuler les autres, et qui voulait
sortir.
Il tapa ses conclusions. C’était un âge dangereux pour les ombres,
fit-il remarquer dans son rapport. Le garçon en question, âgé de dix-
huit ou vingt ans, était en proie au doute, n’avait pas entièrement le
contrôle de ses actes. Troy demandait dans ses notes si on pouvait
être prêt à cet âge-là. Il mentionna le premier chef du DIT qu’il avait
intronisé, la question que ce dernier avait posée après avoir entendu
les histoires de son arrière-grand-mère sénile. Était-il
recommandable d’exposer qui que ce soit à ces vérités ? À un âge si
fragile, pouvait-on encaisser de tels coups sans se briser ?
Ce qu’il se garda d’ajouter mais qu’il se demanda tout de même,
c’était si on pouvait être prêt, à n’importe quel âge.
De tels événements, expliquait-il, donnaient toutes les raisons de
croire qu’il valait mieux limiter l’accès à certains postes en fonction
de l’âge. Cela mènerait à des mandats plus courts – et à davantage
d’âmes malheureuses enfermées à double tour pour découvrir leur
Héritage – mais ne valait-il pas mieux répéter ce maudit procédé
plus souvent plutôt que prendre de tels risques ?
Il savait que ce rapport aurait peu d’importance. On ne pouvait pas
prévoir la folie. Au bout de x révolutions, élections, ou transferts du
pouvoir, un fou finirait par prendre les rênes. C’était inévitable. Ça,
ils l’avaient prévu. Et c’est pour cela qu’ils avaient construit tant de
silos.
Il se leva et marcha jusqu’à la porte de son bureau, qu’il tapa du
plat de la main. Dans un coin, une imprimante cracha quatre pages
encore chaudes lorsque Troy les prit pour les glisser dans son
dossier. Il sentit la vie et la chaleur quitter le papier, comme elles
avaient quitté ceux qui venaient de mourir. Bientôt, elles seraient
aussi froides que l’air ambiant. Il prit un stylo et signa son nom en
bas de la dernière.
Une clé s’introduisit dans la serrure et la porte s’ouvrit.
— Déjà fini ? demanda Victor.
Le psychiatre aux cheveux gris se planta face à son bureau en
faisant cliqueter les clés lorsqu’il les rangea dans sa poche. Il tenait
un petit gobelet en plastique.
Troy lui tendit le dossier.
— Tous les signes étaient là, dit-il au médecin, mais personne n’a
agi.
Victor posa son gobelet et prit le dossier.
Troy appuya sur quelques touches pour effacer les vidéos de son
disque. Les caméras ne servaient à rien pour prévoir ou empêcher ce
genre de problèmes. Il y en avait trop à regarder en même temps. On
ne pouvait pas affecter assez de gens à la surveillance de toute une
population. Elles étaient là pour reconstituer le naufrage.
— Ça m’a l’air très bien, dit Victor en feuilletant le dossier.
Le gobelet posé sur le bureau de Troy contenait deux pilules. Ils
avaient augmenté la dose par rapport à ce qu’il prenait au début de sa
faction, histoire d’endormir la douleur.
— Est-ce que vous voulez que j’aille vous chercher de l’eau ?
Troy secoua la tête. Il hésita. Il leva le nez de son gobelet pour
interroger Victor.
— Combien de temps ça va prendre, d’après vous ? Je parle du silo
12. Avant que tout le monde meure ?
Victor haussa les épaules.
— Pas très longtemps. Quelques jours, je dirais.
Troy acquiesça. Victor le scrutait avec attention. Troy pencha la
tête en arrière et fit tomber les pilules dans sa bouche. Il reconnut le
goût amer sur sa langue. Il fit semblant d’avaler.
— Désolé que ça ait eu lieu sous vos ordres, dit Victor. Je sais que
ce n’est pas le genre de boulot pour lequel vous vous êtes engagé.
— En fait, je suis content que ça se soit produit avec moi, répondit
Troy au bout d’un moment. Je n’aurais voulu que ça arrive à
personne d’autre.
— Je ne manquerai pas de faire votre éloge dans mon rapport, dit
Victor en tapotant le dossier.
— Merci, répondit Troy sans savoir au juste pourquoi.
Victor finit par sortir et retourna dans son bureau, d’où il pouvait à
l’occasion jeter un œil sur Troy.
Durant les brèves secondes qu’il fallut à Victor pour faire le trajet,
Troy se tourna et cracha les pilules dans sa main.
Puis il se rassit pour faire une partie de solitaire, sans manquer de
sourire à Victor, qui lui sourit en retour. Il avait une main sur la
souris, et dans l’autre, encore collante de la pellicule dissoute par sa
salive, les deux pilules. Troy en avait assez d’oublier. Il avait décidé
de tout retenir.
15

2049
Savannah, Géorgie

Donald roulait vite sur la voie rapide 17. Trop vite : un voyant rouge
s’alluma sur son tableau de bord pour lui indiquer qu’il avait dépassé
la vitesse autorisée. Il se fichait pas mal de se faire arrêter sur le bas-
côté, de se prendre une amende ou de faire grimper le prix de son
assurance. Tout ça lui semblait sans importance. Le fait que des
circuits intégrés à sa voiture enregistrent le moindre de ses faits et
gestes n’était rien en comparaison des machines dont il soupçonnait
la présence dans son sang pour faire la même chose.
Les pneus crissèrent sur l’asphalte de la bretelle de sortie. Il
s’engagea sur Berwick Boulevard, passa les feux clignotants du
carrefour sans même ralentir. Il baissa les yeux et vit les lettres
enluminées refléter la lumière orangée des feux.
Ordre. Ordre. Ordre.
Il en avait lu assez pour s’inquiéter, pour se demander en tout cas
dans quoi il s’était embarqué. Si Helen avait eu raison de le prévenir,
elle n’avait eu aucune conscience de l’ampleur du danger.
En arrivant dans son quartier, Donald se rappela une conversation
qu’ils avaient eue longtemps auparavant – elle l’avait supplié de ne
pas se porter candidat, parce que ça le transformerait, qu’il ne
pourrait rien changer une fois au Capitole, mais qu’il pourrait par
contre en revenir brisé.
Comme elle avait vu juste.
Il se gara le long du trottoir, la jeep d’Helen étant dans l’allée. Une
habitude de plus qu’elle avait prise en son absence et qui lui rappelait
qu’il ne vivait plus là, qu’il n’avait plus vraiment de chez-lui.
Il laissa ses bagages dans le coffre et ne prit que ses clés et le livre,
déjà assez lourd comme ça.
La lumière s’alluma lorsqu’il s’approcha de la galerie. Il distingua
une silhouette agitée derrière la fenêtre, entendit des pattes gratter.
Helen ouvrit la porte et Karma se rua au-dehors, queue fouettant
l’air, langue pendante. Elle avait bien grandi en son absence.
Donald s’accroupit pour la caresser et la laisser lui lécher la joue.
— Gentille, gentille, dit-il sur un ton faussement enjoué.
Le vide qu’il ressentait dans sa poitrine s’intensifia du simple fait
de se retrouver chez lui. Ce qui aurait dû le réconforter ne faisait
qu’empirer les choses.
— Salut chérie, dit-il avec un sourire.
— Tu es en avance.
Helen passa ses bras autour de son cou lorsqu’il se releva. Karma
s’assit à leurs pieds en gémissant et balayant le béton de sa queue. Le
baiser d’Helen avait le goût de café.
— J’ai pris un vol plus tôt.
Il regarda par-dessus son épaule les rues sombres du voisinage.
Comme si quelqu’un avait besoin de le suivre.
— Où sont tes bagages ?
— Je les sortirai demain matin. Allez viens, Karma, on rentre.
— Tout va bien ? demanda Helen.
Donald posa le livre sur l’îlot central de la cuisine et prit un verre.
L’inquiétude d’Helen grandit lorsqu’il sortit la bouteille de brandy du
placard.
— Bébé ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Peut-être rien. Ce sont des tarés.
Il se servit une bonne rasade d’alcool, regarda Helen et leva la
bouteille pour savoir si elle en voulait. Elle lui fit signe que non.
— D’un autre côté, reprit-il, il faut peut-être les croire.
Il avala une longue gorgée. Son autre main n’avait pas lâché le
goulot de la bouteille.
— Je te trouve bizarre, chéri. Viens t’asseoir. Enlève ton manteau.
Il hocha la tête et elle l’aida à se déshabiller. En ôtant sa cravate, il
vit à quel point elle était inquiète ; il savait que c’était le reflet de ses
propres soucis.
— Qu’est-ce que tu ferais si tu pensais que tout allait finir ?
demanda-t-il à sa femme. Hein, qu’est-ce que tu ferais ?
— Si quoi ? Tu veux dire, nous ? Ah non, le monde ? Chéri, est-ce
que quelqu’un est mort ? Dis-moi ce qui se passe.
— Non, pas quelqu’un. Tout le monde. Tout.
Bouteille sous le bras, il prit son verre et partit dans le salon. Helen
et Karma le suivirent. Le chien l’attendait déjà sur le canapé,
manifestement content de voir la famille réunie.
— On dirait que tu as eu une rude journée, dit Helen, comme pour
lui trouver une excuse.
Donald s’assit, posa le livre et son verre sur la table basse, puis
recula davantage l’alcool du museau de Karma.
— J’ai une chose à te dire.
Helen était debout au milieu de la pièce, bras croisés.
— Ah, enfin une chose qui change.
Elle sourit pour qu’il comprenne qu’elle plaisantait.
— Je sais, je sais.
Son regard tomba sur le livre.
— Ce n’est pas à propos de ce projet. Et puis franchement, tu crois
que ça m’amuse de ne pas pouvoir te parler de tout ?
Helen s’assit sur le fauteuil inclinable près du canapé.
— Alors, de quoi s’agit-il ?
— On m’a dit que je pouvais te parler de ma promotion. Enfin,
c’est plutôt une mission qu’une promotion à proprement parler.
Enfin, pas tant une mission qu’un genre de poste à la Garde
nationale. Juste au cas où…
Helen posa une main sur son genou.
— Détends-toi, murmura-t-elle, sourcils froncés, en proie à la
perplexité.
Donald respira un grand coup. Ressasser cette conversation dans
sa tête et conduire trop vite l’avaient laissé fébrile. Depuis son
dernier rendez-vous avec Thurman quelques semaines auparavant, il
avait lu trop de chapitres de ce livre, et trop pensé à ce qu’il dirait à
Helen. Il ne savait plus s’il était en train de comprendre quelque
chose petit à petit, ou s’il s’effondrait.
— Est-ce que tu suis ce qui se passe en Iran ? lui demanda-t-il en se
grattant le bras. Et en Corée ?
Elle haussa les épaules.
— Je lis quelques articles en ligne.
— Hmm.
Il avala une gorgée de brandy, fit claquer ses lèvres et essaya de
profiter du frisson qui le traversait.
— Ils envisagent de tout faire sauter, dit-il.
— Qui ça, ils ? Nous ?
La voix d’Helen monta dans les aigus.
— On envisage de les faire sauter ?
— Non, non…
— Tu es sûr que j’ai le droit d’entendre tout ça ?
— Non chérie, ils sont en train de mettre au point des armes pour
nous faire sauter, nous. Des armes qu’on ne peut pas arrêter, contre
lesquelles il est impossible de se défendre.
Helen se pencha vers lui, mains jointes, coudes sur les genoux.
— Est-ce que c’est ce que tu apprends à Washington ? Des
informations confidentielles ?
— On est au-delà du confidentiel. Bon. Écoute. Tu sais pourquoi on
est allés en Iran…
— Je sais pourquoi ils ont dit qu’on y allait…
— C’étaient pas des conneries. Enfin, peut-être, si. Peut-être qu’ils
ne savaient pas encore comment, qu’ils ne maîtrisaient pas encore la
tech…
— Chéri, moins vite.
— Pardon.
Il prit une nouvelle profonde inspiration. Il vit en esprit une
immense montagne, une route qui disparaissait dans la roche,
d’épaisses portes blindées s’ouvrir tandis qu’une foule de politiciens
s’engouffraient à l’intérieur avec leurs familles.
— J’ai vu le sénateur il y a quelques semaines.
Son regard se perdit dans le liquide ambré de son verre.
— À Boston, dit Helen.
— Oui. Il veut qu’on fasse partie de son équipe d’urgence…
— Toi et Mick.
Donald se tourna vers sa femme.
— Non. Nous deux.
— Nous deux ? s’écria Helen, une main sur la poitrine. Comment
ça nous deux ?
— Helen, écoute…
— Tu t’es engagé pour moi dans un de ses…
— Chérie, je ne savais absolument pas de quoi il retournait.
Il posa son verre sur la table basse et prit le livre.
— Il m’a demandé de lire ça.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est une sorte de manuel, de mode d’emploi pour… euh, pour
l’après. Enfin je crois.
Helen se leva de son fauteuil, fit bouger Karma de son chemin puis
s’assit tout près de Donald. Elle posa une main dans son dos, plus
inquiète que jamais.
— Donny, est-ce que tu as bu dans l’avion ?
— Non, dit-il en se dégageant. Je t’en prie, écoute-moi. La question
n’est pas de savoir qui va frapper, mais quand ils le feront. Tu
comprends ? C’est la menace ultime. La fin du monde. J’ai lu un
article sur un site internet…
— Un site internet, répéta-t-elle, sceptique.
— Oui. Bon. Écoute. Tu te souviens de ce traitement que prend le
sénateur ? Ces nanos, c’est comme une forme de vie artificielle.
Maintenant, imagine. Quelqu’un les transforme en virus qui ne se
soucie pas de son hôte, qui n’a pas besoin de nous pour se propager.
Ils sont peut-être déjà dans la nature.
Il balaya la pièce du regard avec méfiance et souffla un coup.
— Il se peut même qu’ils soient déjà à l’intérieur de nous, des
petites bombes à retardement qui attendent le bon moment pour…
— Chéri je…
— C’est le projet de gens peu recommandables, crois-moi, ils y
travaillent en ce moment même.
Il reprit son verre.
— On ne peut pas rester assis là à les regarder faire. Alors c’est
nous qui allons frapper en premier.
Le liquide ondoyait dans son verre. Sa main tremblait.
— Mon Dieu, chérie, je suis quasiment sûr qu’on va le faire avant
qu’ils en aient le temps.
— Tu me fais peur, bébé.
— Tant mieux.
Une autre gorgée brûlante. Il tint son verre à deux mains pour
l’empêcher de trembler.
— Parce qu’on devrait tous avoir peur.
— Tu veux que j’appelle le Dr Martin ?
— Qui ?
Il eut un mouvement de recul, se cogna contre l’accoudoir.
— Le médecin de ma sœur ? Le psy ?
Elle acquiesça avec gravité.
— Mais tu comprends ce que je te dis ? s’écria-t-il en levant un
doigt. Ces machines existent.
Il avait le cerveau en ébullition, il allait bredouiller et ne la
convaincre de rien d’autre que de sa parano.
— Bien. Écoute. On les utilise en médecine, pas vrai ?
Helen hocha la tête. Elle lui accordait une chance, une infime
chance. Mais il voyait bien que tout ce qu’elle voulait, c’était appeler
quelqu’un. Sa mère, un toubib, sa mère à lui.
— Si tu veux, c’est comme quand ils ont découvert la radiation. La
première chose qu’on s’est dite, c’est que c’était une découverte
médicale, un remède. Les rayons X. Mais alors des gens ont pris des
gouttes de radium comme un élixir…
— Et ils se sont empoisonnés, dit Helen, en pensant faire quelque
chose de bien.
Elle semblait se détendre un peu.
— C’est ça qui t’inquiète ? reprit-elle. Que ces nanos mutent d’une
façon ou d’une autre et se retournent contre nous ? Tu es encore
flippé d’avoir été à l’intérieur de cette machine ?
— Non, non, ce n’est pas ça. Ce que je veux dire, c’est qu’en
cherchant d’abord un usage médical, on a fini par fabriquer une
bombe nucléaire. Et là, c’est exactement la même chose.
Il se tut, en espérant qu’elle comprenne.
— Je crois qu’on les fabrique nous aussi. De minuscules machines,
les mêmes que dans les bains de nanos, qui réparent la peau et les
articulations. Sauf que celles-là serviraient à nous détruire.
Helen ne réagit pas. Elle ne dit pas un mot. Donald se rendit
compte qu’il avait l’air d’un fou, que le moindre détail de son histoire
figurait déjà en ligne et dans des podcasts émis sur des ondes
solitaires par des gens seuls dans leur sous-sol. Le sénateur avait
raison. Mélangez la vérité et les mensonges, et vous ne pourrez plus
les différencier. Le livre posé sur la table et un manuel de survie à
une attaque de zombies seraient traités avec les mêmes égards.
— Je te dis qu’elles existent, dit-il, incapable de s’arrêter. Elles
pourront se reproduire. Elles seront invisibles. Il n’y aura pas d’alerte
quand on les lâchera, tu m’entends ? Rien que des grains de
poussière portés par le vent. Ils se multiplieront, encore et encore, et
cette guerre invisible fera rage tout autour de nous, jusqu’à ce qu’on
soit réduits en bouillie.
Helen garda le silence. Il comprit qu’elle attendait qu’il en ait fini,
après quoi elle appellerait sa mère pour savoir quoi faire. Elle
appellerait aussi le Dr Martin pour avoir son avis.
Donald commença à se plaindre, sentit la colère monter, tout en
sachant que ce qu’il dirait ne ferait que confirmer les craintes
d’Helen au lieu de la convaincre des siennes.
— Tu as autre chose à me dire ? chuchota-t-elle.
Elle demandait la permission d’aller passer ses coups de fil, de
parler à des gens rationnels.
Donald se sentait engourdi. Il était impuissant, et seul.
— Le congrès national du parti se tiendra à Atlanta.
Il se frotta les yeux, en essayant de faire passer sa fébrilité pour de
la fatigue liée au voyage.
— Il n’y a pas encore eu d’annonce officielle, mais j’ai eu Mick au
téléphone avant de prendre mon vol.
Il se tourna vers Helen.
— Le sénateur tient à ce qu’on soit là tous les deux, je crois qu’il
prépare un gros truc.
— Bien sûr, bébé.
Elle posa une main sur sa cuisse en le regardant comme s’il était
son patient.
— Et je vais demander à passer plus de temps ici, travailler à la
maison le week-end, pour surveiller le projet de plus près.
— Ce serait formidable.
Elle posa son autre main sur son bras.
— Je ne veux pas qu’on se dispute, dit-il. Quel que soit le temps qui
nous reste…
— Chut, bébé, tout va bien.
Elle passa un bras dans son dos en essayant de l’apaiser.
— Je t’aime, murmura-t-elle.
Il s’essuya à nouveau les yeux.
— On va s’en sortir.
— Je sais, répondit-il en hochant la tête. J’en suis sûr.
La chienne grogna en posant son museau sur les genoux d’Helen,
comme si elle sentait que quelque chose n’allait pas. Donald lui gratta
le cou. Il leva ses yeux embués de larmes vers sa femme.
— Je suis convaincu qu’on va s’en sortir, dit-il, en tentant de se
calmer. Mais… et le reste du monde ?
16

2110
Silo 1

Troy avait besoin de voir un médecin. Des ulcères s’étaient formés


des deux côtés de sa bouche, entre ses gencives et l’intérieur de ses
joues. C’était comme si sa chair à cet endroit était une boule de coton
qui s’effilochait. Le matin, il gardait la pilule du côté gauche. Au
dîner, du côté droit. L’amertume le brûlait, lui asséchait la bouche,
mais il tenait le coup.
Il se servait rarement de sa serviette pendant les repas, une
mauvaise habitude ancrée depuis longtemps. Il la posait sur ses
genoux au début du repas puis sur son plateau quand il avait terminé.
Mais sa routine avait changé. Il prenait une petite bouchée de
nourriture, s’essuyait la bouche, crachait l’amère capsule bleue, et
avalait un grand verre d’eau.
Le plus difficile, c’était de ne pas vérifier autour de lui si on le
regardait au moment où il crachait. Assis dos à l’écran, il imaginait
des yeux percer le côté de sa tête, mais il regardait droit devant lui et
mâchait sa nourriture.
Il faisait en sorte d’utiliser sa serviette plusieurs fois, en la tenant à
deux mains, toujours à deux mains. Il sourit à l’homme assis en face
de lui en prenant garde de ne pas faire tomber la pilule. Le regard de
l’homme dériva au-dessus de l’épaule de Troy, vers la vue du monde
extérieur projetée à l’écran.
Troy ne se retourna pas. Il était toujours attiré par le sommet du
silo, désirait toujours être aussi haut que possible, échapper aux
profondeurs étouffantes, mais il n’éprouvait plus le besoin de voir
l’extérieur. Quelque chose avait changé.
Il remarqua Hal à la table d’à côté – le reconnut à son crâne chauve
et marbré de taches. Le vieil homme lui tournait le dos. Troy
attendait qu’il se retourne et croise son regard, mais à aucun moment
Hal ne leva les yeux.
Troy finit son maïs et attaqua ses betteraves. Il avait craché sa
pilule depuis assez longtemps pour pouvoir risquer un œil en
direction de la chaîne de service. Les tuyaux vomissaient la
nourriture ; les couverts cliquetaient sur les plateaux ; un des
médecins du bureau de Victor était planté derrière la vitrine en
verre, bras croisés, sourire triste. Il scrutait les hommes qui faisaient
la queue et regardait de temps à autre en direction des tables.
Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y avait à surveiller ? Troy voulait le savoir.
Des dizaines de questions comme celle-ci lui brûlaient les lèvres.
Parfois, des réponses se présentaient, mais elles se carapataient dès
qu’il voulait approfondir.
Les betteraves étaient dégueulasses.
Il mangeait le dernier morceau lorsque l’homme assis en face de
lui se leva avec son plateau. La place ne resta pas vide longtemps.
Troy jeta un œil aux rangées de tables. La grande majorité des
ouvriers s’asseyaient de l’autre côté afin de voir l’extérieur. Ils
n’étaient qu’une poignée à s’asseoir dans le même sens que Hal et lui.
Bizarre qu’il ne l’ait pas remarqué avant.
Depuis quelques semaines, il lui semblait que les schémas étaient
plus faciles à identifier, alors que d’autres facultés continuaient de lui
échapper. Il fit crisser la lame de son couteau contre son assiette en
coupant son jambon caoutchouteux et se demanda quand il passerait
une bonne nuit de sommeil. Impossible de demander de l’aide aux
médecins, de leur montrer ses gencives. Ils pourraient découvrir
qu’il ne prenait plus ses médicaments. L’insomnie était horrible. Il
somnolait une minute ou deux, sans jamais atteindre le sommeil
profond. Et au lieu d’avoir des souvenirs concrets, il n’écopait que
d’un malaise diffus, d’accès de tristesse terrible et du sentiment
inéluctable que quelque chose ne tournait vraiment pas rond.
Il surprit un des médecins en train de l’observer. Il baissa les yeux,
face aux autres, qui profitaient de la vue. Il y avait peu de temps
encore, lui aussi s’asseyait dans ce sens-là, hypnotisé par les collines
grises. Un bref aperçu suffisait à présent à le dégoûter et le laissait au
bord des larmes.
Il se leva, plateau à la main, se demandant si son départ n’était pas
trop précipité. La serviette tomba de ses genoux et voltigea jusqu’au
sol. Un petit quelque chose roula loin de son pied.
Son cœur manqua s’arrêter. Il se pencha, ramassa sa serviette,
cherchant la pilule. Il se heurta à une chaise, sentit tous les regards se
braquer sur lui.
La pilule. Il l’attrapa avec sa serviette tandis que son plateau
tanguait dangereusement dans son autre main. Il se releva en tentant
de faire bonne figure. Un filet de sueur le démangeait au niveau du
crâne et coula dans sa nuque. Tout le monde savait.
Troy marcha en direction de la fontaine à eau sans oser risquer un
œil vers les caméras ou les docteurs. Il était en train de perdre pied.
De virer parano. Il lui restait un peu plus d’un mois avant d’être à
nouveau endormi. Un mois au cours duquel sa volonté serait mise à
rude épreuve.
Une démarche naturelle était impossible avec tant de paires d’yeux
sur lui. Il posa le bord de son plateau sur la fontaine, appuya sur le
levier avec son pied et remplit son verre. C’était pour ça qu’il s’était
levé : il avait soif. Il avait envie de leur dire tout haut.
Il retourna à table et s’assit entre deux hommes, face à l’écran. Il
roula sa serviette en boule, sentit la pilule coincée dans les replis, et
la coinça entre ses cuisses. Il resta assis là, à siroter son eau, face à
l’écran comme les autres, comme il était censé le faire. Mais il n’osa
pas regarder.
17

2051
Washington, DC

Les grosses gouttes de pluie s’abattaient sur la marquise du


restaurant De Angelo comme des doigts sur un tambour, en dépit de
tout rythme. Sur L Street, les voitures passaient dans les flaques qui
s’étaient formées le long du trottoir et la lumière des lampadaires se
reflétait sur l’asphalte luisant. Donald fit tomber deux pilules d’un
flacon en plastique dans sa paume. Deux ans qu’il les prenait. Deux
années exemptes de toute angoisse, à baigner dans une merveilleuse
torpeur.
En regardant l’étiquette, il songea à Charlotte, à l’obligation de
faire remplir l’ordonnance à son nom, puis finit par les avaler. Il était
fatigué de toute cette pluie, préférait la pureté de la neige. Ils avaient
encore eu un hiver trop doux.
En s’écartant pour laisser les gens entrer dans le restaurant, il cala
son téléphone contre son oreille et écouta patiemment sa femme
dire au chien de pisser.
— Elle n’a peut-être pas envie, dit-il.
Il laissa tomber le flacon dans sa poche de manteau et mit sa main
en coupe sur son téléphone tandis qu’une dame à côté de lui se
débattait avec son parapluie et envoyait de l’eau partout.
Helen tentait toujours d’amadouer Karma avec des mots que la
pauvre chienne ne comprenait pas. Ce qui rappelait à Donald les
conversations qu’il avait eues avec sa femme dernièrement. Ils
n’avaient rien de concret à se dire.
— Mais elle n’a pas fait depuis le déjeuner, insista Helen.
— Elle a peut-être fait quelque part dans la maison ?
— Donny, elle a quatre ans maintenant.
Il avait oublié. Ces derniers temps, le temps lui semblait prisonnier
d’une bulle. Il se demandait si c’était sous l’effet de son traitement ou
de sa charge de travail. Avant, ç’aurait pu être les aléas de la vie,
n’importe quoi. D’une certaine façon, c’était pire d’avoir une raison
tangible par laquelle se justifier.
Il y eut des cris dans la rue, deux sans-abri qui se disputaient un
sac de boîtes de conserve sous la pluie. D’autres parapluies
s’ébrouèrent et davantage de robes chic franchirent le seuil du
restaurant. Cette ville était responsable de la gouvernance de toutes
les autres et ne pouvait même pas s’administrer elle-même. Ces
choses-là l’inquiétaient davantage auparavant. Il tapota son flacon de
médicaments à travers sa poche, geste rassurant dont il avait pris le
pli.
— Elle refuse de faire, dit sa femme, épuisée.
— Chérie, je suis désolé d’être ici et que tu doives t’occuper de tout
ça. Mais il faut vraiment que j’y aille, là. Il faut qu’on valide les
dernières modifications ce soir.
— Comment ça se passe, au fait ? Vous avez bientôt fini ?
Une file de taxis passa au ralenti, à la recherche de clients. L’un
d’eux s’arrêta dans un crissement de pneus. Donald ne reconnut pas
l’homme qui en sortait, manteau tendu par-dessus la tête. Ce n’était
pas Mick.
— Hein ? Euh, oui, ça se passe bien. On a pratiquement terminé,
peut-être quelques ajustements à faire ici et là. Les murs extérieurs
sont coulés, et les étages du bas sont…
— Je veux dire, est-ce que tu as bientôt fini de travailler avec elle ?
Il tourna le dos à la circulation pour mieux l’entendre.
— Qui, Anna ? Oui, oui. Écoute, je t’ai déjà expliqué. On ne s’est
vus que très peu de fois. La plupart de nos échanges ont été
électroniques.
— Et Mick est là ?
— Oui.
Un autre taxi s’approcha, mais ne s’arrêta pas.
— Entendu. Bon. Ne veille pas trop tard. Appelle-moi demain.
— Sans faute. Je t’aime.
— Je t’aime auss… Oh, gentille fille, Karma !
— À demain alors.
Mais la ligne était déjà coupée. Donald rangea son téléphone en
frissonnant dans l’air froid et humide. Il se fraya un chemin parmi la
foule qui attendait devant la porte et regagna sa table.
— Tout va bien ? lui demanda Anna.
Elle était assise, seule, à une table de trois. Son pull à large
encolure révélait à dessein son épaule. Elle saisit son second verre de
vin par son pied délicat ; l’empreinte de sa bouche avait laissé une
demi-lune rosée sur le bord. Ses cheveux auburn étaient relevés en
chignon et ses taches de rousseur disparaissaient presque sous un
voile discret de maquillage. Si une telle chose était possible, elle était
encore plus attirante qu’à l’époque de l’université.
— Oui, tout va bien, répondit Donald en faisant tourner son
alliance par habitude. Tu as des nouvelles de Mick ?
Il sortit son téléphone pour vérifier s’il avait des messages. Il
songea à lui en envoyer un autre mais les quatre précédents étaient
restés sans réponse.
— Non. Il devait rentrer du Texas ce matin, non ? Son vol a peut-
être été retardé.
Donald vit que son verre, qu’il avait laissé presque vide en sortant
passer son appel, avait été rempli. Il savait qu’Helen n’aimerait pas le
savoir seul au restaurant avec Anna, même si c’était en tout bien tout
honneur. Il ne se passerait jamais rien.
— On peut peut-être faire ça à un autre moment, proposa-t-il. Je ne
voudrais pas que Mick soit laissé de côté.
Elle posa son verre et se pencha sur la carte.
— Autant manger, tant qu’on est là. Il sera un peu tard pour
trouver un autre endroit. En plus, la logistique de Mick est
indépendante de notre plan. On pourra lui envoyer notre rapport
plus tard.
Elle se pencha pour prendre quelque chose dans son sac, laissant
voir davantage encore que son épaule. Donald détourna vite le
regard, sentant une chaleur subite dans la nuque. Elle sortit sa
tablette, qu’elle posa sur le dossier de Donald.
— Je pense que le premier tiers du bâtiment est parfait, dit-elle en
orientant l’écran vers lui. À mon avis, on peut donner l’aval au
constructeur pour couler les étages suivants.
— C’est toi qui en as supervisé la majeure partie, dit-il, faisant
référence à tous les espaces techniques des étages inférieurs. Je fais
confiance à ton jugement.
Il prit la tablette, soulagé que leur conversation n’ait pas dévié du
domaine professionnel. Il se sentait bête d’avoir cru qu’Anna ait pu
avoir autre chose en tête. Ils avaient échangé des mails et amélioré
leurs plans pendant deux ans et il n’y avait jamais eu la moindre
inconvenance entre eux. Mais il prit garde à ne pas laisser le décor, la
musique d’ambiance et les nappes blanches lui monter à la tête.
— Je crains qu’il n’y ait pourtant un changement qui ne va pas te
plaire. Le puits central a besoin d’être modifié. Mais je pense qu’on
peut garder le plan général. Ça n’affectera pas l’agencement des
étages.
Il fit défiler les fichiers qu’il connaissait bien jusqu’à ce qu’il
remarque la différence. L’escalier de secours avait été déplacé au
beau milieu du puits central. Le puits lui-même semblait plus petit,
sûrement parce que tout le matériel dont ils l’avaient rempli avait
disparu. Il leva le nez de la tablette et vit leur serveur approcher.
— Quoi, il n’y a plus d’ascenseur ?
Il voulait s’assurer qu’il comprenait bien ce qu’il voyait. Il
commanda de l’eau et demanda un peu plus de temps pour regarder
le menu.
Le garçon acquiesça et les laissa. Anna posa sa serviette sur la table
et se glissa sur la chaise à côté de Donald.
— La commission a dit qu’elle avait ses raisons.
— La commission médicale ? souffla Donald.
Il en avait plus qu’assez qu’ils fourrent leur nez partout, mais il
avait cessé de se battre contre eux. Il n’obtenait jamais gain de cause.
— Ils ne devraient pas plutôt craindre que des gens tombent par-
dessus la rampe et se cassent le cou ?
Anna se mit à rire.
— Tu sais bien qu’ils ne pratiquent pas cette médecine-là. Ce qui
les obsède, c’est l’épreuve, du point de vue émotionnel, que devront
traverser les ouvriers s’ils se retrouvent coincés là pour plusieurs
semaines. Ils voulaient un plan plus simple. Plus… ouvert.
— Plus ouvert, s’esclaffa Donald en prenant son verre de vin. Et
qu’est-ce qu’ils entendent par coincés plusieurs semaines ?
Anna haussa les épaules.
— C’est toi le député. Je me suis dit que tu en saurais plus que moi
sur ces inepties gouvernementales. Je ne suis qu’une consultante. On
me paie pour que je dessine le plan de la tuyauterie.
Elle finit son vin, et le serveur revint avec l’eau de Donald, prêt à
prendre leur commande. Anna arqua un sourcil, un tic familier qui
signifiait : Tu as choisi ? Il avait signifié bien plus à une époque,
songea Donald en regardant le menu.
— Je te laisse choisir pour moi, dit-il.
Anna passa la commande, dont le garçon prit note.
— Donc ils veulent une cage d’escalier unique, hein ?
Donald imagina les tonnes de béton requises, puis songea à un
escalier hélicoïdal en métal. Plus solide et moins cher.
— On peut garder l’ascenseur de service, quand même ? Pourquoi
ne pas glisser ça par là et l’intégrer ici ? proposa-t-il en orientant la
tablette vers elle.
— Non. Pas d’ascenseurs. Il faut que tout soit simple et ouvert.
C’est ce qu’ils ont dit.
Donald n’aimait pas ça. Même si le bâtiment ne servait jamais, il
devait être conçu dans cette éventualité. Pourquoi s’embêter sinon ?
Il avait vu une liste non exhaustive de ce qu’ils allaient stocker à
l’intérieur. Transporter tout ça via l’escalier semblait impossible, à
moins qu’ils n’aient prévu de garnir les étages avant que les segments
préconstruits soient intégrés. Ce qui relevait davantage du domaine
de Mick. Et c’était l’une des raisons pour lesquelles il aurait bien
voulu que son ami soit là.
— Tu sais, c’est pour ça que je n’ai pas persévéré dans la voie de
l’architecture.
Il fit défiler les plans et remarqua les nombreux endroits où son
projet avait été modifié.
— Je me souviens de mon premier cours, on avait dû rencontrer de
faux clients, dont les exigences étaient soit irréalisables, soit
carrément stupides, voire les deux. C’est là que j’ai su que je n’étais
pas fait pour ça.
— Alors tu t’es engagé en politique, dit Anna en riant.
— Ouais, bien vu.
Il sourit, conscient de l’ironie de sa situation.
— Mais bon, ça a marché pour ton père.
— Mon père s’est engagé en politique parce qu’il ne savait pas quoi
faire d’autre. Il a quitté l’armée, perdu de l’argent en faisant
investissement foireux sur investissement foireux, puis s’est dit qu’il
continuerait à servir son pays d’une autre manière.
Elle l’observa un long moment.
— Ça, c’est son héritage, tu sais.
Coudes sur la table, elle se pencha légèrement en avant et désigna
gracieusement la tablette du bout du doigt.
— Ça fait partie des choses dont tout le monde disait qu’elles ne
verraient jamais le jour, et lui, il est en train de la construire.
Donald posa la tablette et s’adossa contre sa chaise.
— Il n’arrête pas de me dire la même chose, que ce projet, c’est
notre héritage. Je lui ai répondu que je me trouvais trop jeune pour
bosser sur le projet phare de ma carrière.
Anna sourit. Ils burent une gorgée de vin. On déposa une corbeille
de pain sur leur table, mais ni l’un ni l’autre n’y toucha.
— En parlant d’héritage et de ce qu’on laisse derrière soi, y a-t-il
une raison pour laquelle Helen et toi ne voulez pas d’enfants ?
Donald posa son verre. Anna prit la bouteille, mais il lui fit signe
qu’il en avait assez.
— Eh bien, ce n’est pas vraiment qu’on n’en veuille pas, mais… On
est passés directement des études à nos carrières respectives et… on
se disait…
— Que vous aviez tout le temps d’y penser ? Inutile de se presser ?
— Non, ce n’est pas ça non plus…
Il passa ses doigts sur le tissu délicat de la nappe et en sentit une
autre au-dessous, plus épaisse. Lorsqu’ils auraient fini leur repas et
quitteraient le restaurant, la couche du dessus serait repliée sur leurs
miettes et portée au nettoyage, laissant au-dessous une couche toute
neuve. Comme de la peau. Ou les générations. Il prit une nouvelle
gorgée de vin, les lèvres insensibilisées par les tanins.
— Je crois au contraire que c’est exactement ça, insista Anna.
Chaque génération attend plus longtemps que la précédente pour s’y
mettre. Ma mère m’a eue à presque quarante ans, et c’est de plus en
plus commun.
Elle coinça une mèche de cheveux derrière son oreille.
— On pense peut-être tous qu’on sera la première génération à ne
pas mourir, poursuivit-elle, à vivre éternellement. C’est vrai, on
s’attend tous en tout cas à vivre cent trente ans, peut-être plus,
comme si c’était notre droit. Tu veux que je t’expose ma théorie ?
Elle se rapprocha de lui, comme s’il n’était pas suffisamment
incommodé par le tour que prenait la conversation.
— Avant, les enfants étaient notre héritage, pas vrai ? C’était
l’occasion pour nous de tromper la mort, en laissant derrière nous
ces petits morceaux de nous-mêmes. Mais maintenant, on espère que
ça puisse être nous, tout simplement.
— Quoi, tu parles de clonage ? C’est pour ça que c’est illégal.
— Non, je ne parle pas de clonage. Et toi et moi savons
parfaitement que le fait que ce soit illégal n’empêche pas les gens d’y
avoir recours.
Elle but du vin et indiqua du menton une famille assise plus loin
sur une banquette.
— Regarde. Le portrait craché de son père.
Donald suivit son regard et observa le gamin un instant, puis se
rendit compte qu’elle venait de faire sa démonstration.
— Et mon père, alors ? continua-t-elle. Ces bains de nanos, toutes
ces vitamines pour booster les cellules souches… Il pense vraiment
qu’il vivra éternellement. Tu sais qu’il a acheté des actions d’une de
ces sociétés de cryogénisation il y a des années ?
Donald rit.
— Oui, j’en ai entendu parler. Et il paraît que ça a mal tourné. Et
puis, ça fait des années qu’ils tentent de…
— Et ils se rapprochent du but, l’interrompit Anna. Tout ce qu’il
leur fallait, c’était un moyen de réparer les cellules endommagées par
le froid, et de nos jours ce n’est plus un rêve si fou que ça…
— J’espère que les gens qui ont de tels rêves les verront se réaliser
un jour, mais pour ce qui est d’Helen et moi, tu te trompes. On parle
souvent d’avoir des enfants. Je connais des gens qui ont eu leur
premier gamin à cinquante ans. On a encore le temps.
— Hmm.
Elle finit son verre et attrapa la bouteille.
— C’est ce que tu crois. Tout le monde pense avoir la vie devant
soi.
Elle braqua son regard gris et froid sur lui.
— Mais ils n’arrêtent pas de se demander combien de temps ça fait
au juste.

Après le dîner, ils attendirent la voiture d’Anna sous la marquise.


Donald refusa qu’elle le raccompagne, prétextant un crochet par le
bureau. Il prendrait un taxi. La pluie ne tombait plus avec la même
légèreté.
Une Lincoln noire rutilante se gara le long du trottoir, au moment
où le téléphone de Donald se mit à vibrer. Tandis qu’il fouillait dans
sa poche, Anna le prit dans ses bras et l’embrassa sur la joue. Une
vague de chaleur l’envahit malgré le froid ambiant. Voyant que c’était
Mick, il décrocha aussitôt.
— Salut, tu viens d’atterrir ou quoi ?
Un silence.
— Quoi ?
Mick avait l’air perdu. Il y avait beaucoup de bruit derrière lui. Le
chauffeur fit prestement le tour de la Lincoln pour ouvrir la porte à
Anna.
— J’ai pris un vol de nuit. Mon avion a atterri tôt ce matin. Je sors
du cinéma là, je viens de voir tes messages. Quoi de neuf ?
Anna fit au revoir à Donald. Il l’imita.
— Tu sors du cinéma ? On vient de finir la réunion au De Angelo.
Tu as tout raté. Anna a dit qu’elle t’avait envoyé au moins trois mails.
Il jeta un œil vers la voiture au moment où l’habitacle happait les
jambes d’Anna. Un aperçu de ses talons rouges, et le chauffeur ferma
la portière. Sur les vitres teintées, les gouttes de pluie étincelaient
comme des bijoux.
— Ah bon ? J’ai dû les rater. Ils ont dû aller directement dans mon
courrier indésirable. Pas grave. Vous me ferez un petit compte rendu.
Bref. Je viens de voir un film complètement délirant. Si toi et moi on
était encore dans notre période défonce, je t’obligerais à en cramer
un avec moi avant d’aller à la séance de minuit. J’ai comme une envie
de…
Donald regarda le chauffeur refaire le tour du véhicule en hâte
pour s’abriter de la pluie. La vitre d’Anna se baissa juste assez pour
un au revoir de la main, et la voiture s’engagea dans la circulation.
— Ouais, ben cette période est révolue mon pote, répondit Donald,
distrait.
Le tonnerre gronda dans le lointain. Un parapluie s’ouvrit tandis
qu’un monsieur bien mis s’apprêtait à braver l’orage.
— Et puis, il vaut mieux que certaines choses restent dans le passé.
À leur place.
18

2110
Silo 1

La salle de sport du niveau 12 sentait la sueur, quelqu’un s’y était


démené récemment. Des poids étaient empilés dans un coin, et on
avait oublié une serviette sur la barre de développé couché, encore
lestée de quarante-cinq kilos d’haltères.
Troy observait ce désordre en dévissant le dernier boulon du vélo
d’intérieur. Lorsque la plaque latérale se détacha, des rondelles et des
écrous roulèrent sur le carrelage. Il les ramassa et les posa en tas. En
regardant à l’intérieur, il découvrit une grosse roue dentée, dont les
dents acérées n’avaient prise sur rien.
La chaîne pendait mollement autour de l’axe. Troy fut surpris de
découvrir un tel mécanisme, il pensait que la machine fonctionnait
avec un ruban. Ce dispositif avait l’air trop fragile. Ce n’était pas le
meilleur choix pour la durée de service qu’on attendait de lui. Il était
en fait étrange de penser que cette machine avait déjà cinquante ans
– et qu’elle devait durer des siècles.
Il s’essuya le front. Les quelques kilomètres qu’il avait parcourus
avant que la machine ne se casse l’avaient laissé en sueur. Il pêcha un
tournevis plat dans la boîte à outils que lui avait prêtée Jones et s’en
servit pour remonter la chaîne sur la roue.
En tout cas, il n’y a pas que moi qui déraille, songea-t-il en riant.
— Excusez-moi ? Monsieur ?
Troy se tourna pour découvrir Jones, son mécano en chef pour
une semaine encore, au seuil de la salle de sport.
— J’ai presque fini, dit Troy. Vous avez besoin de vos outils ?
— Non monsieur. Le Dr Henson vous cherche.
Il leva une main, dans laquelle il tenait une de ces grosses radios.
Troy prit un vieux chiffon dans la boîte à outils pour essuyer la
graisse qu’il avait sur les doigts. C’était bon de travailler
manuellement, de mettre les mains dans le cambouis. Une
distraction bienvenue. Ça le changeait de l’inspection de ses ulcères
dans le miroir ou de tourner en rond en attendant la prochaine crise
de larmes inexpliquée.
Il laissa le vélo et prit la radio que Jones lui tendait. Il envia un
instant le vieil homme. Il aurait adoré se réveiller le matin pour
enfiler cette salopette en jean rapiécée aux genoux, attraper sa fidèle
boîte à outils et s’attaquer aux réparations du jour. Il aurait donné
cher pour ne pas avoir à rester assis là en attendant que quelque
chose de bien plus gros ne se casse.
Il appuya sur le bouton latéral de la radio et la porta à sa bouche.
— Ici Troy.
Son nom lui faisait bizarre. Depuis quelques semaines, il n’aimait
plus le prononcer, ni l’entendre. Il se demandait ce que le Dr Henson
et les psys penseraient de ça.
La radio grésilla.
— Désolé de vous déranger, monsieur.
— Non, ne vous en faites pas. Qu’est-ce qui se passe ?
Troy retourna au vélo et prit la serviette qu’il avait laissée sur le
guidon. Il s’essuya le front et vit Jones regarder avidement le vélo
éventré et les outils éparpillés. Troy lui fit signe qu’il pouvait le
réparer.
— Nous avons quelqu’un dans notre bureau qui ne répond pas au
traitement. On dirait qu’on est bons pour une autre congélation. J’ai
besoin que vous signiez l’autorisation.
Jones leva le nez en fronçant les sourcils. Troy se frotta la nuque
avec sa serviette. Il se souvint que Merriman lui avait conseillé de
dispenser ces autorisations avec parcimonie. Il y avait tout un tas de
braves hommes qui préféraient dormir tout du long au lieu de
prendre leur poste.
— Vous êtes sûr ? demanda-t-il.
— Nous avons tout essayé. Il a été maîtrisé. Les agents de sécurité
sont en train de l’escorter. Vous pouvez nous rejoindre ? Il nous faut
votre signature avant de lancer la procédure.
— Bien sûr.
Troy se frotta le visage avec la serviette. L’odeur de lessive
tranchait avec celle de sueur et de graisse qui régnait dans la salle.
Jones saisit une pédale et la fit tourner. La chaîne était remontée sur
la roue, la machine fonctionnait à nouveau.
— J’arrive tout de suite, dit Troy avant de rendre la radio au
mécanicien.
Certaines choses étaient agréables à réparer. D’autres moins.

L’express était déjà passé lorsque Troy atteignit les ascenseurs. Il


appela l’autre et tenta de se représenter la triste scène qui se jouait
en bas. Peu importe la personne, il compatissait.
Il trembla violemment, maudit l’air froid qui soufflait sur sa peau
humide. Dans la salle de jeux au bout du couloir, on entendait le
bruit entêtant d’une balle de ping-pong et les baskets des joueurs qui
couinaient sur le sol. Une voix de femme résonnait également,
probablement issue d’un film.
Il se rendit compte qu’il était en short et tee-shirt. Il ne se sentait
investi de son pouvoir qu’avec sa combinaison, mais il n’avait pas le
temps d’aller se changer.
Lorsque l’ascenseur s’ouvrit avec un bip, la conversation à
l’intérieur cessa. Troy hocha la tête en guise de salut et deux
hommes en jaune lui dirent bonjour. Le trajet se fit en silence jusqu’à
ce qu’ils descendent au niveau 44, à usage d’habitation. Avant que les
portes se referment, Troy aperçut un ballon aux couleurs vives
rouler dans le couloir, poursuivi par deux hommes. Il y eut des cris,
des rires, puis un silence gêné lorsqu’ils remarquèrent Troy.
Les portes en métal finirent par se clore sur ce bref aperçu d’une
vie normale.
L’ascenseur frissonna et reprit sa course dans les profondeurs de la
terre. Troy sentait la pression de cette terre de tous les côtés, et au-
dessus de sa tête. Un nouvel accès de sueur se mêla à celle provoquée
par le sport. Il se dit qu’il était en train de se débarrasser totalement
de l’emprise des médicaments. Il se réveillait chaque matin avec
l’impression d’être un peu plus lui-même, et la sensation perdurait
de plus en plus au fil de la journée.
Il dépassa les cinquantièmes. L’ascenseur ne s’y arrêtait jamais. Un
équipement d’urgence était entreposé là, et il espérait qu’ils n’en
auraient jamais besoin. Il se souvint d’une partie de sa formation, à
l’époque où tout le monde était réveillé. Des noms de code qu’ils
inventaient pour tout, de sorte que ces nouvelles étiquettes
dissimulaient le passé. Quelque chose dans ce souvenir le turlupinait,
mais impossible de dire quoi au juste.
Plus bas se trouvaient les espaces techniques et les réserves
générales, suivis des deux étages qui abritaient le réacteur. Et enfin,
le plus important : l’Héritage, les hommes et les femmes endormis
dans leurs cercueils rutilants, les survivants de l’avant.
L’ascenseur s’arrêta dans une secousse et les portes s’ouvrirent.
Troy entendit immédiatement de l’agitation en provenance du
bureau du docteur, et Henson qui aboyait ses ordres à son assistant.
Il pressa le pas.
Lorsqu’il entra dans la pièce, il vit un homme d’un certain âge
maintenu sur un brancard par deux agents de sécurité. C’était Hal –
Troy reconnut l’homme de la cafétéria, avec qui il avait parlé le
premier jour de sa prise de poste et plusieurs fois depuis. Le docteur
et son assistant fouillaient dans les tiroirs pour réunir le matériel
nécessaire.
— Je m’appelle Carlton ! rugit Hal en battant des bras.
Henson et son assistant s’approchèrent du brancard. Les yeux de
Hal s’écarquillèrent à la vue de la seringue, qui contenait un liquide
bleu comme l’azur.
Le Dr Henson vit Troy planté là dans sa tenue de sport, paralysé
face à la scène. Hal cria à nouveau qu’il s’appelait Carlton en
continuant de se débattre, ses grosses bottes tapant contre la table.
Les deux agents de sécurité avaient du fil à retordre.
— Vous nous aidez ? grogna Henson, dents serrées, tandis qu’il
essayait d’attraper un bras de Hal.
Troy se précipita pour lui tenir les jambes. Côte à côte avec les
agents, il essayait d’éviter les coups de botte. Les jambes de Hal
avaient l’air maigrelettes à travers sa salopette, mais il ruait comme
un cheval. L’un des agents parvint à lui entraver les cuisses. Troy
pesa de tout son poids sur ses tibias tandis que l’autre agent attachait
solidement une seconde sangle.
— Qu’est-ce qui lui prend ? voulut savoir Troy.
Les soucis que lui causait sa propre situation s’évanouirent en
présence d’une folie pure. Mais peut-être prenait-il la même
direction ?
— Les médicaments ne font pas effet, répondit Henson.
Il ne les prend peut-être pas, songea Troy.
L’assistant retira le capuchon de la seringue à l’aide de ses dents.
Quelqu’un maintint le poignet de Hal fermement contre la table.
L’aiguille s’enfonça dans son bras tremblant et le liquide bleu
disparut dans sa chair pâle et marbrée.
Troy grimaça à la vue de l’aiguille transperçant la chair – mais
l’énergie contenue dans les jambes de Hal disparut instantanément.
Tout le monde sembla souffler avec soulagement lorsqu’il sombra
dans l’inconscience, la tête roulant sur le côté, un dernier cri
incompréhensible s’échappant de sa bouche avant un profond soupir.
— Mais qu’est-ce qui se passe ici ? s’écria Troy en s’essuyant le
front.
Ce n’était pas tant le sport que la scène à laquelle il venait de
prendre part qui le faisait transpirer, le fait de sentir toute vie et
toute volonté quitter un corps qu’on endormait de force. Son propre
corps fut secoué d’un violent frisson qui cessa avant qu’il s’en rende
compte. Le docteur le regarda, sourcils froncés.
— Toutes mes excuses, dit-il à Troy, avant de lancer un regard noir
aux agents de sécurité.
— On le tenait sans problème, dit l’un en haussant les épaules.
— Désolé de vous demander de signer la feuille d’autorisation
après ça…
Troy s’épongea le front avec son tee-shirt. Les pertes étaient toutes
prévues, individuelles comme collectives, mais c’était toujours un
échec cuisant.
— Pas de problème, dit-il.
C’était son travail, après tout. Signez là. Dites ceci. Suivez le
scénario. C’était une vaste blague. Ils lisaient tous des répliques
d’une pièce dont aucun ne se souvenait. Mais il commençait à se
rappeler. Il le sentait.
Henson se mit à fouiller dans des papiers tandis que l’assistant
déshabillait Hal. Les agents de sécurité demandèrent s’ils pouvaient
partir, et s’éclipsèrent après avoir vérifié une dernière fois que les
entraves étaient bien en place. L’un d’eux éclata de rire après un bon
mot de l’autre tandis que le bruit mat de leurs bottes s’estompait.
Troy se perdit dans la contemplation du visage relâché de Hal, de
sa poitrine qui se soulevait doucement. Voilà la récompense à
laquelle on avait droit si on faisait l’effort de se souvenir, songea-t-il.
Cet homme avait dévié de la routine de l’asile. Il n’était pas devenu
fou, il avait eu un accès de lucidité. Il avait ouvert les yeux et vu à
travers la brume.
Un formulaire fut coincé dans la pince métallique d’une tablette
qu’on tendit à Troy, avec un stylo. Il griffonna son nom, rendit la
tablette et observa le travail des médecins ; il se demanda s’ils
ressentaient ce que lui éprouvait, ne serait-ce qu’en partie. Et si tous
ne jouaient qu’un rôle ? Et si chacun d’entre eux dissimulait les
mêmes doutes, sans qu’aucun n’en fasse part parce qu’ils se sentaient
tous terriblement seuls ?
— Vous pourriez débloquer celle-là ?
L’assistant, à genoux, tournait une poignée à la base du brancard.
Troy vit que c’était en fait un lit roulant.
— Bien sûr.
Il s’agenouilla pour déverrouiller la roue. Il faisait partie de tout ça.
C’était lui qui avait signé le formulaire. Lui qui actionnait la poignée
qui débloquerait le lit et lui permettrait de rouler au bout du couloir.
Une fois Hal endormi, les sangles et ses vêtements avaient été
retirés avec soin. Troy se porta volontaire pour lui ôter ses bottes,
qu’il délaça avant de les poser sur le côté. Inutile de s’encombrer
d’une blouse en papier, il n’y avait plus à faire cas de sa pudeur. On
lui posa une intraveineuse ; Troy savait que l’autre extrémité serait
reliée directement au cryopode. Il savait ce que ça faisait d’avoir les
veines peu à peu engourdies par la glace.
Ils poussèrent le lit jusqu’aux portes blindées de la zone de
cryogénisation. Troy les scruta un instant, elles lui étaient familières.
Il lui semblait avoir prévu des portes similaires dans un cahier des
charges autrefois, mais c’était pour une pièce abritant des machines.
Non – des ordinateurs.
Le petit clavier encastré dans le mur bipa lorsque le docteur tapa
son code. On entendit les verrous se débloquer avec un grand fracas
métallique.
— Les vides sont au bout, dit Henson.
Des rangs et des rangs de lits hermétiquement fermés
remplissaient la chambre. Les yeux de Troy se posèrent sur les
écrans d’affichage au pied de chaque cryopode. La lumière verte
indiquait qu’ils étaient en vie, inutile d’avoir un battement de cœur
ou un pouls, et seuls leurs prénoms apparaissaient, sans aucun autre
moyen de relier ces étrangers à leurs vies passées.
Cassie, Catherine, Gabriella, Gretchen.
Des prénoms inventés.
Gwynn. Halley. Heather.
En ordre alphabétique. Pas de prise de poste pour elles. Rien qui
soit susceptible d’engendrer des conflits. Tout se passerait en un clin
d’œil. Montez sur le canot de sauvetage, rêvez un instant, réveillez-
vous sur la terre ferme.
Une autre Heather. Des copies sans patronymes. Troy se demanda
comment ça se passerait. Il manœuvrait entre les rangées, au bruit de
la conversation du docteur et de son assistant sur la marche à suivre,
lorsqu’un nom attira son attention. Un nouveau tremblement violent
parcourut son corps.
Helen. Encore une : Helen.
Troy lâcha le lit et faillit tomber. Les roulettes se bloquèrent avec
un couinement.
— Monsieur ?
Deux Helen. Puis là, devant lui, sur l’écran d’une autre endormie :
Helena.
Chancelant, Troy s’écarta du lit et du corps nu de Hal. L’écho des
cris affaiblis du vieil homme lui revint de plein fouet ; il prétendait
s’appeler Carlton. Troy passa une main sur le couvercle arrondi du
cryopode.
Elle était là.
— Monsieur ? Il faut finaliser la…
Troy ignora le docteur. Il gratta la pellicule de glace, la main
instantanément gagnée par le froid.
— Monsieur…
Sous la couche de glace, un film de condensation qu’il essuya pour
voir à l’intérieur.
— Il faut installer cet homme…
Dans l’espace confiné, noir et glacial, des yeux fermés. Des lames
de glace étaient accrochées aux cils. C’était un visage familier, mais
pas celui de sa femme.
— Monsieur !
Troy trébucha, se rattrapa au pode et sentit un reflux de bile
concomitant à l’émergence de ses souvenirs. Il eut un haut-le-cœur,
sentit ses jambes tressauter, ses genoux se dérober sous lui. Il heurta
le sol entre deux cryopodes, secoué de spasmes, de la bave aux
commissures, tandis que ses souvenirs se battaient avec force contre
les résidus médicamenteux qui coulaient dans ses veines.
Les deux hommes en blanc crièrent entre eux. Des pas
résonnèrent contre l’acier gelé et disparurent en direction des portes
massives. Un gargouillis inhumain parvint aux oreilles de Troy, si
proche qu’il ne pouvait provenir que de lui.
Qui était-il ? Que faisait-il là ? Qu’est-ce qu’ils faisaient, tous ?
Ce n’était pas Helen qu’il avait vue. Il ne s’appelait pas Troy.
Il entendit des pas se rapprocher. Il avait son nom sur le bout de la
langue lorsque l’aiguille s’enfonça dans sa chair.
Donny.
Ce n’était pas tout à fait ça.
Mais les ténèbres l’emportèrent, étouffant dans leurs bras les
éléments de son passé que son esprit jugeait insupportables.
19

2052
Comté de Fulton, Géorgie

Un mélange de festival musical, de réunion de famille et de foire-


exposition s’était établi dans l’Extrême-Sud du comté de Fulton.
Pendant deux semaines, Donald avait vu des tentes colorées surgir
de terre au-dessus d’un abri antinucléaire flambant neuf. Cinquante
drapeaux flottaient au-dessus de cinquante cuvettes formées dans la
terre. On avait monté des scènes, on acheminait des tas
d’équipements par voiturette de golf et par quad, c’était tout un
convoi de nourriture, de récipients Tupperware, de paniers de
légumes – il y avait même de petites remorques qui charriaient du
bétail.
Un marché fermier s’était établi entre les tentes et les stands ; les
poulets caquetaient, les cochons grognaient, les enfants caressaient
les lapins. Des propriétaires canins tenaient des dizaines de chiens
en laisse, truffe humide au vent, qu’ils guidaient à travers la foule.
Sur la grande scène de Géorgie, un groupe de rock faisait des
essais. Lorsqu’ils cessèrent de jouer pour faire la balance, Donald
entendit des accords de bluegrass déferler de la délégation de
Caroline du Nord. Dans la direction opposée, quelqu’un prononçait
un discours sur la scène de Floride. Des familles étendaient des
couvertures pour pique-niquer sur les pentes des larges cuvettes.
Donald remarqua que les collines procuraient des assises semblables
à des gradins de stade, comme si elles avaient été conçues pour cela.
Ce qu’il se demandait en revanche, c’était où ils pouvaient bien
stocker tout cet équipement. Les tentes semblaient absorber des
tonnes d’articles, sans fin. Il avait vu les quads sillonner les collines
avec leurs remorques chargées à bloc pendant les deux semaines où
il était venu aider à la préparation du congrès national du parti.
Mick s’arrêta brusquement à sa hauteur, perché sur un de ces
engins tout-terrain. Il fit un grand sourire à Donald en faisant ronfler
le moteur. Les pneus de la Honda patinaient dans la terre.
— Je t’emmène faire une virée en Caroline du Sud ? cria-t-il par-
dessus les vrombissements.
Il s’avança un peu sur son siège pour faire de la place à Donald.
— T’as assez d’essence pour aller jusque là-bas ?
Donald agrippa l’épaule de son ami, posa une chaussure sur le cale-
pied et enfourcha l’engin.
— C’est juste derrière la colline, pauvre cloche.
Donald se retint de dire à Mick que c’était une plaisanterie. Il se
cramponna à la poignée en métal derrière lui et ils s’engagèrent sur
la voie rapide poussiéreuse qui cheminait entre les tentes avant de
rouler sur l’herbe, puis ils tournèrent vers la délégation de Caroline
du Sud et aperçurent momentanément les immeubles du centre
d’Atlanta.
— Elle arrive quand, Helen ? cria Mick.
Donald se pencha en avant. Il adorait la fraîcheur matinale
d’octobre. Ça lui rappelait Savannah à cette époque de l’année, les
frissons de l’aube sur la plage. Il pensait justement à Helen lorsque
Mick lui posa la question.
— Demain, cria-t-il à son tour. Elle arrive en bus avec des
représentants de Savannah.
Une fois au sommet de la colline, Mick ralentit pour longer la
crête. Ils croisèrent un autre quad chargé à bloc. Le réseau de crêtes
formait une sorte de labyrinthe qui surplombait les cinquante
dépressions du terrain.
Donald observa le ballet des véhicules dans le lointain. Un jour, se
dit-il, ces petites routes seraient aplaties et empruntées par des
camions bien plus gros transportant de dangereux déchets
radioactifs.
Et pourtant, en regardant le drapeau de la Floride flotter au vent
d’un côté et celui de la Géorgie de l’autre, et en remarquant que
l’agencement des collines permettait une affluence record et une vue
parfaite sur chaque scène, Donald ne put s’empêcher de penser que
toutes ces heureuses coïncidences servaient un objectif plus global.
C’était comme si le bâtiment qu’il avait conçu avait été, depuis le
début, prévu pour le congrès national de 2052, comme si on l’avait
construit avec d’autres idées en tête.

Un grand drapeau bleu frappé d’un arbre blanc et d’un croissant de


lune ondulait paresseusement au-dessus de la scène de Caroline du
Sud. Mick gara le quad parmi la foule de véhicules du même genre
qui longeaient la tente d’accueil.
En suivant Mick, Donald se rendit compte qu’ils se dirigeaient vers
une tente plus petite, qui avalait des centaines de personnes.
— Qu’est-ce qu’on est venus faire là ? voulut-il savoir.
Non que ça ait eu une quelconque importance. Ces derniers jours,
ils avaient joué les hommes à tout faire : livraison de glace à divers
quartiers généraux, rencontres avec députés et sénateurs au gré de
leurs requêtes, ou avec les volontaires et les délégués pour voir si
tous étaient bien installés – tout pour agréer le sénateur.
— Rien qu’une petite visite, répondit Mick, énigmatique.
Il fit signe à Donald de le suivre dans la petite tente, où des
ouvriers entraient les bras chargés et ressortaient de l’autre côté les
mains vides.
L’intérieur était éclairé aux projecteurs, l’herbe au sol tout aplatie.
Une rampe en béton descendait dans la terre. Mick s’engagea dans la
file d’ouvriers qui descendaient.
Donald comprit où ils allaient. Il avait reconnu la rampe. Il
s’empressa de le rejoindre.
— C’est un des bâtiments de stockage des déchets ! dit-il sans
parvenir à cacher son enthousiasme.
Il mourait d’envie de découvrir comment ces bâtiments avaient été
conçus. La seule chose qu’il avait eu le droit de connaître était ce qui
concernait son projet à lui, le reste était demeuré nimbé de mystère.
— On peut aller à l’intérieur ?
Comme pour lui répondre, Mick commença à descendre en se
mêlant aux autres.
— J’ai supplié Thurman de me faire visiter l’autre jour, mais il s’est
mis à blablater sur la sécurité nationale et tout…
Mick s’esclaffa. À mi-pente, le toit de la tente semblait se fondre
dans l’obscurité, et les murs de béton orientaient les ouvriers vers
des portes en acier grandes ouvertes.
— Tu ne vas pas découvrir l’intérieur d’un de ces bâtiments, lui dit
Mick.
Il posa une main sur le dos de Donald et le guida vers la grande
entrée de type industriel. La cadence ralentit ; les gens entraient ou
sortaient chacun leur tour. Donald se sentit complètement
déboussolé.
— Attends, dit Donald en apercevant ce qui se trouvait de l’autre
côté de la porte. C’est quoi ce bordel ? C’est les plans que j’ai
dessinés.
Ils continuèrent à avancer. Mick laissa sortir quelques personnes.
Il gardait sa main posée sur l’épaule de Donald.
— Qu’est-ce qu’on fout ici ? demanda Donald.
Il aurait juré que le bâtiment qu’il avait conçu se trouvait sous la
cuvette du Tennessee. Mais bon, il y avait eu tellement de
changements de dernière minute… Il s’était peut-être trompé.
— Anna m’a dit que tu avais fait ta poule mouillée et que tu n’avais
pas voulu visiter l’endroit.
— Mais c’est n’importe quoi !
Donald s’arrêta près de l’entrée ovale. Il reconnaissait jusqu’au
moindre rivet.
— Pourquoi elle aurait dit une chose pareille ? J’étais là. C’est moi
qui ai coupé ce putain de ruban.
Mick le poussa doucement.
— Avance. Tu fais attendre les gens derrière.
— Mais j’ai pas envie d’avancer.
Il fit signe à des gens de sortir. Derrière Mick, les ouvriers, qui
portaient de lourds récipients hermétiques, s’impatientaient.
— J’ai vu le premier étage la dernière fois. Ça m’a suffi.
Mick lui empoigna le cou d’une main et le poignet de l’autre. Tête
penchée en avant, Donald fut obligé d’avancer pour éviter de
tomber. Il tenta de se retenir au montant de la porte intérieure, mais
Mick le tenait fermement.
— Je veux que tu voies ce que tu as construit.
Donald trébucha jusqu’au poste de sécurité. Mick et lui se
postèrent sur le côté pour laisser s’écouler la congestion qu’ils
avaient provoquée.
— Ça fait trois ans que je regarde ce putain de truc tous les jours,
dit-il.
Il tâta sa poche en quête de ses pilules, et se demanda s’il était trop
tôt pour en prendre une autre. Ce qu’il refusait de dire à Mick, c’était
qu’il s’était forcé à envisager sa construction au-dessus du sol tout le
temps où il avait travaillé dessus, à la considérer comme un gratte-
ciel plutôt que comme une paille enterrée. Impossible de partager ça
avec son meilleur ami, d’admettre à quel point il s’était senti
oppressé lors de l’inauguration, avec à peine dix mètres de terre et de
béton au-dessus de sa tête. Il doutait sérieusement qu’Anna l’ait
traité de poule mouillée, mais c’est exactement comme ça qu’il s’était
comporté juste après avoir coupé le ruban. Le sénateur avait guidé
les dignitaires à travers le complexe, et lui s’était empressé de
remonter à la surface trouver un carré d’herbe sous un ciel bleu
limpide.
— C’est important ce qui se joue, là, lui dit Mick en claquant des
doigts sous son nez.
Une nouvelle fournée d’ouvriers entra. Au-delà, un homme assis
dans une petite cabine, muni d’un pinceau et d’un pot de peinture,
appliquait une couche de gris sur une série de barres en acier.
Derrière lui, un technicien connectait les câbles d’un grand écran
dans le mur. Globalement, les finitions ne semblaient pas très fidèles
aux plans de Donald.
— Donny, écoute-moi. Je suis sérieux. C’est le dernier jour où on
peut avoir cette conversation. J’ai besoin que tu voies ce que tu as
construit.
Le petit sourire espiègle de Mick s’était évanoui, il fronçait les
sourcils et avait surtout l’air triste.
— Tu veux bien me suivre à l’intérieur ?
Après avoir respiré un bon coup et réprimé le besoin de remonter
sur la colline prendre un bol d’air, loin de la foule, Donald se surprit
à accepter. C’est l’air grave de Mick qui l’avait décidé, l’impression
qu’il voulait parler à Donald d’un être cher récemment décédé, ou
d’une chose tout aussi sinistre.
Mick lui tapota l’épaule, plein de reconnaissance.
— Bien, par ici.
Il le mena jusqu’au puits central. Ils traversèrent la cafétéria, qui
était en service. C’était logique. Des ouvriers étaient assis là face à
leur plateau en plastique, ils faisaient une pause. Des odeurs de
nourriture s’échappaient des cuisines. Donald se mit à rire. Il n’aurait
jamais cru qu’elles serviraient un jour. Il eut à nouveau le sentiment
que les organisateurs du congrès national avaient donné un but à cet
endroit. Ça lui faisait plaisir. Il songea qu’un jour cet immense
complexe serait inanimé ; dehors, des ouvriers seraient occupés à
stocker des déchets nucléaires, et ce bâtiment, qui aurait touché les
nuages s’il avait été construit en plein air, serait entièrement vide.
Au bout d’un petit couloir, le carrelage cédait la place à un
caillebotis métallique, et un large cylindre plongeait au cœur de la
construction. Anna avait raison. Ça valait vraiment le détour.
Ils atteignirent la rampe du puits central et Donald jeta un œil en
contrebas. La hauteur vertigineuse lui fit oublier un instant qu’il était
sous terre. De l’autre côté du palier, un tapis roulant charriait des
bacs de chargement vides. Donald songea aux godets d’un moulin à
eau. Au bout de la chaîne, les bacs s’empilaient avant de descendre
plus bas.
Les hommes et les femmes qui arrivaient de l’extérieur déposaient
leur chargement dans ces bacs et s’en retournaient. Donald chercha
Mick et le vit disparaître dans l’escalier.
Il s’empressa de le retrouver, rattrapé par sa peur d’être enterré
vivant.
— Hé !
Ses semelles claquèrent contre les marches en métal fraîchement
peintes, dont le relief en losanges empêcha qu’il glisse dans sa
course. Il perdit de vue les bacs pleins de fournitures d’urgence qui,
selon lui, finiraient par pourrir, inutilisées.
— Je refuse d’aller plus bas, insista-t-il.
— Deux étages à descendre, lui lança Mick. Allez, viens, je veux
que tu voies ça.
Donald s’exécuta. Ç’aurait été pire de faire le chemin à l’envers
tout seul.
Au premier palier, un ouvrier se tenait près du tapis roulant avec
une sorte de pistolet. Lorsqu’un chargement passa, il le flasha au
rayon laser, et son scanner tinta. Après quoi il s’appuya contre la
rampe, en attente du suivant, tandis que le précédent poursuivait sa
descente bringuebalante.
— J’ai raté quelque chose ? demanda Donald. On est encore en
retard sur un truc ? C’est quoi tous ces vivres ?
Mick secoua la tête.
— Des vivres… pour vivre…
C’est en tout cas ce que Donald comprit. Mick semblait perdu dans
ses pensées. Ils descendirent le colimaçon jusqu’au palier suivant,
dix mètres de plus de béton armé, dix mètres de plus au-dessus de sa
tête. Donald connaissait cet étage. Pas seulement d’après les plans
qu’il avait dessinés. Mick et lui avaient visité un étage semblable dans
l’usine où il avait été fabriqué.
— Je suis déjà venu ici, dit-il à Mick.
Mick acquiesça. Il guida Donald au bout du couloir, jusqu’à un
tournant. Il choisit une porte, apparemment au hasard, et l’ouvrit
pour son ami. La plupart des étages avaient été préfabriqués et
meublés avant d’être implantés dans la structure. Si ce n’était pas
celui qu’ils avaient visité, il lui ressemblait en tout point.
Une fois à l’intérieur, Mick alluma la lumière et ferma la porte.
Donald constata avec surprise que le lit était fait. Il y avait une pile
de linge sur une chaise. Mick attrapa les draps et s’assit en faisant
signe à Donald de prendre place au bout du lit.
Donald l’ignora et jeta un œil dans la petite salle de bains.
— En fait, je dois admettre que je suis très content de voir tout ça.
Il tendit une main vers le robinet et l’actionna, pour voir. Lorsque
de l’eau claire en jaillit, il se surprit à rire.
— Je savais que ça te plairait, répondit Mick doucement.
Donald remarqua son reflet dans le miroir, la joie qui se lisait
encore sur son visage. Il avait tendance à oublier à quel point ses
yeux se plissaient aux coins quand il souriait. Il passa une main dans
ses cheveux parsemés de gris, bien qu’il lui restât cinq ans avant de
franchir la fameuse barre de la quarantaine. Son travail le vieillissait
prématurément. Ça avait figuré parmi ses craintes.
— C’est fou qu’on ait construit ce truc, hein ? dit Mick.
Donald rejoignit son ami dans la petite chambre. Il se demanda si
c’était le travail qu’on les avait élus pour accomplir qui les faisait
vieillir, ou si c’était simplement ce projet, dévorant à tous les points
de vue.
— Content que tu m’aies forcé la main.
Il faillit ajouter qu’il adorerait voir le reste, mais estima qu’il ne
fallait pas pousser non plus. De plus, les équipes dans les tentes de la
Géorgie devaient déjà être en train de les chercher.
— Écoute, dit Mick. Il y a un truc qu’il faut que je te dise.
Il semblait chercher ses mots. Donald lança un regard vers la
porte. Mick ne disait toujours rien. Donald finit par céder et s’assit
au bord du lit.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.
Mais il pensait savoir. Le sénateur avait inclus Mick dans son autre
projet, celui qui avait conduit Donald à rechercher l’aide du médecin.
Il songea au livre épais qu’il avait, en grande partie, mémorisé. Mick
en avait fait de même. Et s’il l’avait amené ici, c’était pour lui
montrer ce qu’ils avaient accompli, mais aussi pour se retrouver dans
un endroit intime, un endroit où l’on pouvait divulguer des secrets. Il
tapota ses pilules à travers sa poche, celles qui empêchaient ses
pensées de dériver vers des contrées dangereuses.
— Hé, je refuse que tu me dises un truc censé être confidentiel…
Mick leva les yeux, l’air surpris.
— Ne me dis rien, Mick. Pars du principe que je sais ce que tu sais.
Mick secoua tristement la tête.
— Sauf que ce n’est pas le cas.
— Fais comme si. Je ne veux rien savoir.
— Oui mais moi j’ai besoin que tu saches.
— Je préfère ne pas…
— C’est pas un secret, c’est juste… J’ai besoin que tu saches que je
t’aime comme un frère. Depuis toujours.
Un silence s’installa. Donald regarda à nouveau en direction de la
porte. Il éprouvait une sorte de gêne, mais il se réjouissait
intérieurement d’entendre une telle confidence.
— Écoute, se lança Donald.
— Je sais que je suis pas tendre avec toi. Et, voilà, je suis désolé. J’ai
beaucoup de respect et d’admiration pour toi. Pour toi et pour Helen.
Mick tourna la tête et se gratta la joue.
— Je suis très heureux pour vous deux.
Donald tendit la main et lui serra amicalement le bras.
— Tu es un mec bien, Mick. Je suis content qu’on ait passé tout ce
temps ensemble, ça fait plusieurs années quand même, la campagne
électorale, la construction de ce…
— Oui, moi aussi. Mais bon, je ne t’ai pas amené jusqu’ici pour te
faire un plan à l’eau de rose.
Mick porta à nouveau une main à sa joue et Donald remarqua qu’il
s’essuyait les yeux.
— J’ai parlé avec Thurman hier soir. Il a… Il y a quelques mois de
ça, il m’a proposé une place au sein d’une équipe, d’une équipe de
première, et je lui ai dit hier soir que j’aimerais autant qu’il te prenne
toi.
— Quoi ? Une commission ?
Donald avait du mal à imaginer que son ami refuse une
nomination, quelle qu’elle soit.
— Laquelle ?
Mick secoua la tête.
— Non, c’est autre chose.
— Quoi alors ?
— Écoute, quand tu découvriras de quoi il s’agit, et que tu
comprendras ce qui se passe, je veux que tu repenses à ce moment,
là, maintenant.
Mick balaya la pièce du regard, dans un silence ponctué par
quelques gouttes d’eau dans le lavabo de la salle de bains.
— Si je pouvais choisir l’endroit où je serai dans les années à venir,
ce serait ici, avec le premier groupe.
— OK. Bien. Je ne suis pas sûr de comprendre mais…
— Ça viendra. Souviens-toi juste de ça, d’accord ? Que je t’aime
comme un frère et que tout arrive pour une raison. Je n’aurais pas
voulu que ça se passe différemment. Ni pour toi ni pour Helen.
— D’accord.
Donald sourit. Il avait du mal à dire si Mick essayait de
l’embobiner ou s’il avait abusé des Bloody Mary à la tente d’accueil
ce matin.
— Très bien.
Mick se leva d’un coup. Rien dans ses gestes n’indiquait en tout cas
qu’il avait bu.
— Sortons de là. C’est vrai que ça fout les jetons, cet endroit.
Il ouvrit la porte en grand et éteignit les lumières.
— Alors, on fait sa poule mouillée ? lui lança Donald.
Mick secoua la tête et ils sortirent dans le couloir. Ils laissèrent
derrière eux le petit appartement plongé dans l’obscurité et son
robinet qui gouttait. Donald essayait de comprendre comment il
s’était emmêlé les pinceaux, comment la tente du Tennessee où il
avait coupé le ruban avait pu devenir celle de la Caroline du Sud. Il
avait presque pigé ; son subconscient lui renvoyait un souvenir de
bon de livraison qui mentionnait cinquante fois plus de fibre optique
que nécessaire, mais il perdit le fil.
En attendant, vivres et fournitures en tout genre continuaient de
descendre dans le puits central. Et les bacs vides remontaient à la
surface.
20

2110
Silo 1

Troy s’éveilla dans le brouillard, faible et déboussolé, le sang battant


à ses tempes. Il leva les mains au-dessus de son visage, s’attendant à
cogner contre du verre glacé, prisonnier d’une capsule de sommeil
profond. Mais il n’y avait autour de lui que de l’air. Le réveil près de
son lit indiquait qu’il était un peu plus de trois heures du matin.
Il se redressa, vit qu’il était en short. Il ne se rappelait pas s’être
changé, ni s’être mis au lit. Il posa les pieds par terre, coudes sur les
genoux, tête dans les mains et attendit. Il avait mal partout.
Au bout de quelques minutes, il enfila sa combinaison, dans le
noir. La lumière n’arrangerait pas son mal de crâne. Théorie dont il
n’avait pas besoin de tester la véracité.
À l’extérieur, le couloir était lui aussi plongé dans l’obscurité, il y
avait tout juste assez de luminosité pour trouver son chemin à tâtons.
Il continua jusqu’à l’ascenseur.
Il appuya sur le bouton “monter”, hésita, ne sachant si c’était la
bonne chose à faire. Quelque chose l’appelait. Il appuya également
sur le bouton “descendre”.
Il était trop tôt pour aller au bureau, à moins de vouloir traînasser
sur l’ordinateur. Il n’avait pas faim, mais pouvait toujours aller
regarder le lever du soleil. L’équipe de nuit serait là-haut en train de
boire un café. Il pouvait aussi aller à la salle de sport se faire un
jogging. Ce qui l’aurait obligé à retourner dans sa chambre se
changer.
L’ascenseur arriva, sans qu’il ait pris sa décision. Les deux lumières
s’éteignirent, ce qui signifiait qu’il pouvait monter ou descendre, à sa
guise.
Il monta. Il ne savait pas où il avait envie d’aller.
Les portes se refermèrent. La cabine attendait, patiemment. Troy
se dit qu’elle finirait par partir, obéissant à un autre appel, pour aller
chercher quelqu’un qui avait un but, une destination. Il pouvait
rester là, ne rien faire, laisser une autre âme décider pour lui.
En faisant courir ses doigts sur la série de boutons, il essaya de se
rappeler ce que recelait chaque étage. Il en avait mémorisé pas mal,
mais il n’avait pas accès à tout ce qu’il savait. Il éprouva soudain le
besoin de monter dans un des salons pour regarder la télé, laisser les
heures s’écouler jusqu’à ce qu’il soit enfin forcé d’aller quelque part.
C’était le principe des factions : attendre, puis faire. Dormir, puis
attendre. Arriver jusqu’au dîner, tenir jusqu’à l’heure du coucher. La
fin n’était jamais loin. Il n’y avait rien qui puisse susciter une
rébellion, rien qu’une gentille routine.
L’ascenseur partit. Troy recula d’un pas. Les boutons n’indiquaient
pas vers où il se dirigeait, mais il avait l’impression de descendre.
Il s’arrêta au bout de quelques étages seulement. Les portes
s’ouvrirent sur un visage que Troy connaissait de la cafétéria, un
homme en rouge mécano qui entra en lui souriant.
— Bonjour.
Troy fit un signe de tête.
L’homme appuya sur un des boutons les plus bas, correspondant
aux étages du réacteur. Il remarqua qu’aucun autre étage n’avait été
sélectionné et se tourna, curieux, vers Troy.
— Tout va bien, monsieur ?
— Hmm ? Oui, oui.
Troy se pencha et appuya sur le 68. L’inquiétude de l’homme avait
dû lui faire penser au docteur, même si Henson ne serait pas à son
poste avant plusieurs heures. Mais autre chose le tiraillait, un truc
qu’il avait besoin de voir, un rêve qui lui échappait.
— Ça n’a pas dû marcher quand j’ai appuyé la première fois.
— Hmm.
Le silence dura un étage ou deux.
— Combien de temps il vous reste à faire ? demanda le mécanicien.
— Moi ? Encore deux semaines. Et vous ?
— Je viens de prendre mon poste la semaine dernière. Mais c’est
ma deuxième faction.
— Ah oui ?
L’ascenseur s’enfonçait sous terre mais les chiffres allaient
croissant. Troy n’aimait pas ça ; pour lui, l’étage le plus bas aurait dû
être le niveau 1.
— Et c’est plus facile la deuxième fois ? demanda-t-il, presque
involontairement.
C’était comme si la partie de lui qui mourait d’envie de savoir était
plus réveillée que celle qui priait pour le silence.
Le mécanicien réfléchit.
— Je ne dirais pas que c’est plus facile mais… moins inconfortable,
peut-être ? répondit-il avec un petit rire.
Troy sentit à la pression au niveau de ses genoux qu’ils étaient
arrivés. Les portes s’ouvrirent.
— Bon courage pour la fin, dit le mécano.
Ils ne s’étaient pas dit leurs noms.
— Au cas où je vous reverrais pas.
Troy leva la main.
— À la prochaine.
L’homme sortit, les portes se refermèrent. Avec une légère
vibration, l’ascenseur reprit sa descente.
Les portes sonnèrent en s’ouvrant sur le niveau médical. Troy
sortit, entendit des voix au bout du couloir. Il marcha à pas de loup
sur le carrelage. Les voix s’intensifièrent. Il y avait une femme. Mais
ce n’était pas une conversation. Probablement un vieux film. Troy
jeta un œil dans le bureau principal, où un homme, allongé sur un
chariot, regardait la télévision. Troy avança penché en avant pour ne
pas le déranger.
Le couloir partait dans deux directions. Il se représenta le plan de
l’étage, la distribution en étoile des entrepôts, les rangées de
cryopodes, les tuyaux qui relayaient les murs aux podes, les podes
aux corps endormis.
Il s’arrêta devant une porte massive et essaya son code. La lumière
rouge vira au vert. Il n’entra pas pour autant. Il n’en éprouvait pas le
besoin, il voulait juste voir si ça marchait. Ce qui l’attirait était
ailleurs.
Il déambula dans le couloir, passa devant d’autres portes. N’était-il
pas ici même quelques heures auparavant ? Est-ce qu’il était jamais
parti ? Il sentit une douleur au bras. Il roula sa manche et vit une
goutte de sang, ainsi qu’un cercle de peau rougie autour de la piqûre
de l’aiguille.
Si quelque chose de grave s’était passé, il ne s’en souvenait pas.
Cette partie de lui avait été étouffée.
Il essaya son code sur un autre clavier, une autre porte et attendit
le feu vert. Cette fois, il entra. Il ne savait pas où il allait, mais savait
qu’il y avait quelque chose à l’intérieur qu’il devait voir.
21

2052
Comté de Fulton, Géorgie

Les averses matinales le jour du congrès national du parti laissèrent


les collines artificielles trempées, l’herbe glissante, mais
n’entamèrent en rien les festivités. Véhicules de construction et pick-
up croûtés de boue avaient été virés des parkings pour céder la place
à des centaines de bus et à quelques limousines noires rutilantes, que
la boue n’avait pas épargnés non plus.
Les cabanes et préfabriqués qui avaient servi de bureaux et de
logements aux équipes de chantier avaient été alloués aux membres
du personnel, volontaires, délégués et dignitaires qui avaient bûché
pendant des semaines pour l’avènement de cette journée. La zone
était parsemée de tentes d’accueil qui servaient de quartiers
généraux aux coordinateurs de l’événement. Les nouveaux arrivants
débarquaient par grappes et passaient par le poste de sécurité. Les
immenses grillages surmontés de fils barbelés semblaient démesurés
et ridicules pour le congrès mais prenaient tout leur sens lorsqu’on
songeait aux déchets nucléaires. Ces barrières et portiques tenaient à
l’écart un regroupement inhabituel de manifestants : ceux de droite
qui s’opposaient à l’utilisation actuelle du complexe et ceux de
gauche qui craignaient son utilisation future.
Jamais un congrès national n’avait dégagé autant d’énergie, attiré
autant de monde. On avait beau voir le centre d’Atlanta par-delà la
cime des arbres, la ville semblait lointaine, déconnectée du
bouillonnement qui s’était emparé du comté de Fulton.
Donald, perché sur un monticule, frissonna sous son parapluie. Il
observait la marée humaine monter les collines, chacun en direction
de la scène où flottait le drapeau de son État, esquivant comme ils
pouvaient les coups de baleine.
Une fanfare s’ébroua quelque part pour quelques notes de
répétition. On sentait dans l’air que le monde était sur le point de
changer – une femme allait être nommée candidate à l’élection
présidentielle, pour seulement la deuxième fois depuis que Donald
était né. Et à en croire les sondages, elle avait toutes ses chances. À
moins que la guerre en Iran ne vienne soudain changer la donne, on
allait assister à un événement historique, briser un ultime plafond de
verre. Et c’était ici que ça se passerait, sur ces mottes de gazon
géantes.
De nouveaux bus arrivèrent pour déverser leurs flots de passagers.
Donald vérifia l’heure sur son téléphone. Il n’avait toujours pas
d’accès au réseau en raison de la très forte demande. Il trouva
d’ailleurs surprenant, avec tout le soin qui avait été apporté à la
préparation de l’événement, que les organisateurs n’aient pas songé à
demander l’érection d’une ou deux antennes relais.
— Député Keene ?
Donald sursauta et se retourna pour se trouver face à Anna. Il jeta
un œil derrière elle mais ne vit aucun véhicule. Il était étonné qu’elle
ait marché jusqu’ici. D’un autre côté, elle n’était pas particulièrement
adepte de la simplicité.
— Impossible de dire si c’était toi ou pas, dit-elle en souriant. Tout
le monde a le même parapluie.
— Si, c’est bien moi.
Malgré une grande inspiration, il se sentait légèrement oppressé,
comme chaque fois qu’il la voyait, comme si une simple conversation
avec elle pouvait lui attirer des ennuis.
Anna s’approcha de lui, s’attendant manifestement à ce qu’il
partage son parapluie avec elle. Il le changea de main pour lui laisser
plus d’espace, un bras sous le crachin. Il scruta le parking en quête
d’une trace d’Helen. Elle aurait dû être là à cette heure.
— Ça va être une de ces pagailles, dit Anna.
— C’est censé s’éclaircir.
Quelqu’un sur la scène de la Caroline du Nord fit un test de micro,
déclenchant une pluie de larsens.
— On verra bien, dit Anna en serrant les pans de son imper autour
d’elle. Helen ne vient pas ?
— Si. Le sénateur a bien insisté sur ce point. Elle ne va pas être
contente de voir tout ce monde. Elle déteste la foule. Toute cette
boue, ça va pas lui plaire non plus.
Anna rit.
— Pas la peine de s’inquiéter de l’état de la pelouse vu ce qui va se
passer.
Donald songea aux tonnes de déchets radioactifs qui seraient
bientôt enfouis là.
— Ouais, comme tu dis.
Il regarda à nouveau la scène de l’État de Géorgie. C’est ici que se
réuniraient pour la première fois à l’échelle nationale tous les
délégués, plus tard dans la journée, tous les gens les plus importants
sous la même tente. Derrière la scène et entre les tentes fumantes où
l’on disposait de la nourriture sur des plateaux, le seul signe visible
de la construction souterraine était cette petite tour de béton qui
sortait de terre avec son bouquet d’antennes sur le dessus. Donald
songea au temps qu’il faudrait pour démâter et transporter tous ces
drapeaux détrempés avant que les premières barres de combustible
usagé puissent être acheminées et stockées.
— Ça fait bizarre de voir quelques milliers de gens du Tennessee
marcher au-dessus de quelque chose qu’on a conçu, dit Anna.
Son bras frôla celui de Donald. Il se tint parfaitement immobile, se
demanda si c’était un accident.
— J’aurais voulu que tu découvres davantage l’intérieur.
Donald frissonna, plus parce qu’il essayait de ne pas bouger qu’à
cause du froid et de l’humidité. Il n’avait parlé à personne de sa visite
avec Mick effectuée la veille. C’était trop personnel. Il en toucherait
deux mots à Helen, mais à personne d’autre.
— C’est fou, tout ce temps passé à construire un truc qui ne servira
jamais… dit-il.
— Fou, répéta-t-elle.
Son bras touchait toujours celui de Donald. Il n’y avait toujours
aucun signe d’Helen. Donald se disait bêtement qu’il allait la repérer
d’un instant à l’autre dans la foule. Il y parvenait, en général. Il se
souvint du balcon de l’hôtel où ils avaient séjourné pendant leur lune
de miel à Hawaii. Malgré la hauteur, il la trouvait tout de suite le
matin, le long du rivage, partie ramasser des coquillages. Il pouvait y
avoir quelques centaines de promeneurs sur la plage, et pourtant son
regard était immédiatement attiré vers elle.
— Je crois qu’ils ont eu le droit de construire cet immense espace
de stockage uniquement parce qu’on a su leur fournir une bonne
solution de repli, dit Donald.
Il répétait ce que lui avait dit le sénateur, mais les mots ne
sonnaient pas juste.
— Les gens ont besoin de se sentir en sécurité, répondit Anna. Ils
ont besoin de savoir, si jamais le pire survient, qu’ils auront
quelqu’un, je veux dire quelque chose sur quoi se reposer.
Elle vint à nouveau s’appuyer contre son bras. Ce n’était pas un
accident. Donald s’écarta légèrement.
— J’avais espéré visiter un des autres abris, dit-il pour changer de
sujet. J’aurais bien aimé voir ce que les autres équipes ont fait. Mais
apparemment, je n’ai pas d’autorisation.
Anna rit à nouveau.
— Moi aussi j’ai essayé. Je meurs d’envie de voir chez la
concurrence. Mais bon, je comprends que ce soit un terrain sensible.
Tous les projecteurs sont braqués sur ce trou perdu.
Elle s’appuya contre lui à nouveau, ignorant l’espace qu’il avait mis
entre eux.
— Tu n’as pas cette impression ? Qu’il y a un œil énorme au-dessus
de nos têtes ? Je veux dire, malgré les murs et les grillages, tu peux
être sûr que le monde entier va garder un œil sur ce qui se passe ici.
Donald hocha la tête. Il savait qu’elle ne parlait pas du congrès
mais de l’usage final du complexe.
— Ah, on dirait qu’il faut que je redescende, dit Anna.
Il suivit son regard : Thurman gravissait la colline abrité sous un
large parapluie noir. La mélasse boueuse ne semblait avoir aucune
prise sur lui, pas plus que les années qui passaient.
Anna pressa doucement le bras de Donald.
— Encore toutes mes félicitations. C’était chouette de bosser
ensemble.
— Idem. On fait une bonne équipe.
Elle sourit. Il se demanda si elle n’allait pas se pencher et
l’embrasser sur la joue. Ça aurait semblé tout à fait naturel. Mais non.
Anna quitta l’abri qu’il lui procurait et rejoignit le sénateur.
Thurman leva son parapluie, embrassa sa fille et la regarda
descendre la colline avant de se poster près de Donald. Ils restèrent
muets un instant, au son du crépitement mat de la pluie sur la toile.
— Monsieur, finit par dire Donald.
Depuis peu, il se sentait à l’aise en sa présence. Les deux dernières
semaines avaient été un peu comme une colonie de vacances. Vivre
presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre avec les mêmes
personnes sur quelques jours permettait un degré d’intimité et de
familiarité que n’égalerait jamais le fait de les côtoyer régulièrement,
même pendant des années. L’enfermement forcé avait quelque chose
de fédérateur.
— Saleté de pluie, fut la réponse de Thurman.
— On ne peut pas tout contrôler, dit Donald.
Le sénateur grogna, comme pour exprimer son désaccord.
— Helen n’est pas encore arrivée ?
— Non monsieur, dit Donald en sortant son téléphone de sa poche.
Je lui renverrai un message tout à l’heure. Je ne suis pas sûr que mes
textos passent, cela dit. Les réseaux sont saturés. Je suis sûr qu’on n’a
jamais vu autant de monde dans le coin.
— On peut dire que, globalement, on n’aura jamais vu une journée
pareille.
— Principalement grâce à vous, monsieur. C’est vous qui avez
rendu la construction possible. Vous auriez pu vous présenter. Le
pays aurait été à vous.
Le sénateur s’esclaffa.
— C’est vrai la plupart des années, tu sais, Donny. Mais j’ai appris à
voir plus loin que ça.
Donald frissonna à nouveau. Il ne se rappelait pas quand le
sénateur l’avait appelé comme ça pour la dernière fois. Peut-être lors
de ce premier entretien dans son bureau, plus de deux ans
auparavant ? Le vieil homme, contrairement à d’habitude, avait l’air
tendu.
— Quand Helen sera là, je veux que vous veniez me retrouver sous
la tente, entendu ?
Donald sortit son téléphone pour vérifier l’heure.
— Vous savez que je dois me présenter à celle du Tennessee dans
une heure, pas vrai ?
— Il y a eu du changement. Je veux que tu restes près de la maison.
Mick ira te remplacer, ce qui veut dire que j’ai besoin de toi auprès
de moi.
— Vous êtes sûr ? Parce que je devais rencontrer…
— Je sais. Mais c’est mieux pour toi, fais-moi confiance. Je veux
qu’Helen et toi restiez avec moi près de la scène de la Géorgie. Et
puis…
Le sénateur pivota pour lui faire face. Donald quitta des yeux les
derniers bus qui se délestaient de leurs passagers. La pluie tombait
un peu plus fort.
— Tu as contribué à cette journée bien plus que tu ne le crois, dit
Thurman.
— Pardon ?
— Donny, le monde va changer aujourd’hui.
Donald se demanda si le sénateur avait sauté ses traitements aux
nanos. Ses pupilles, orientées vers le lointain, semblaient dilatées.
D’une certaine manière, il avait l’air plus vieux.
— Je ne suis pas sûr de comprendre…
— Tu comprendras. Oh, et nous allons avoir une visite-surprise.
Elle sera là d’un moment à l’autre, ajouta Thurman avec un sourire.
L’hymne national commence à midi. L’escadron 141 survolera le site
juste après. Je veux que vous soyez tout près à ce moment-là.
Donald acquiesça. Il avait appris à quel moment cesser de poser
des questions et se conformer aux attentes du sénateur.
— Bien monsieur, dit-il, presque grelottant de froid.
Thurman redescendit. Dos à la scène, Donald jeta à nouveau un
œil du côté des bus en se demandant où pouvait bien être passée
Helen.
22

2110
Silo 1

Troy marchait le long de la rangée de cryopodes comme s’il savait où


il allait. C’était ce même instinct qui lui avait fait choisir cet étage
précédemment dans l’ascenseur. Chaque écran affichait un nom
inventé. Il le savait. Il se rappelait avoir inventé le sien. Ça avait un
rapport avec sa femme, c’était une façon de lui rendre hommage,
mais aussi un moyen secret qu’il avait trouvé pour se souvenir un
jour.
Tout cela était un rêve oublié, enfoui dans les brumes du passé.
Avant qu’il prenne son poste, il y avait eu une formation. Des livres à
lire et à relire. C’est à cette époque qu’il avait choisi son nom.
Une explosion d’amertume sur ses papilles l’obligea à s’arrêter.
C’était le goût d’une pilule en train de se dissoudre. Il tira la langue,
la frotta du bout du doigt, mais il n’y avait rien. Il sentait les ulcères
qu’il avait sur les gencives mais ne se rappelait pas comment ils
avaient pu se former.
Il continua à avancer. Quelque chose clochait. Ces souvenirs
n’étaient pas censés lui revenir. Il se vit sur un chariot en train de
crier, de se faire attacher, piquer le bras. Mais non, ce n’était pas lui.
Lui, il tenait les bottes de l’autre homme.
Il s’arrêta devant l’un des podes et lut le nom Helen. Il eut un haut-
le-cœur. Il ne voulait pas se rappeler. Tel était l’ingrédient secret : ne
pas vouloir se rappeler. Ces souvenirs étaient censés lui échapper,
devaient se prendre dans les tentacules des médicaments pour
disparaître sous la surface. Mais à présent, une infime partie de lui
mourait d’envie de tout savoir à nouveau. Un doute le rongeait,
l’impression d’avoir laissé derrière lui une part cruciale de lui-même.
Et cette infime partie de lui était prête à le noyer tout entier pour
avoir des réponses.
Le verre couina sous ses doigts lorsqu’il en essuya le givre. Il ne
reconnut pas la personne allongée là et passa à la suivante, submergé
par un souvenir datant de sa formation.
Des gens parqués dans des halls, criant, des hommes en pleurs, des
pilules qui asséchèrent leurs yeux. Des nuages menaçants sur un
écran. Les femmes furent mises à l’écart pour leur sécurité. Comme
sur les canots de sauvetage, les femmes et les enfants d’abord.
Troy se rappelait. Ce n’était pas un accident. Il se souvenait d’une
discussion dans un autre pode, plus grand, une cellule, avec un
homme, une conversation sur l’imminence de la fin du monde, sur la
nécessité de faire de la place, de provoquer la fin avant qu’elle
n’advienne d’elle-même.
Une explosion contrôlée. On utilisait parfois des bombes pour
éteindre des feux.
Il essuya une autre vitre. La silhouette assoupie avait des flocons
de givre accrochés aux cils. Il ne la connaissait pas. Il avança. Les
souvenirs continuaient d’affluer. Il avait des élancements dans le
bras, mais il ne tremblait plus.
Troy se souvenait d’un désastre. Tout avait été orchestré. La
véritable menace s’était répandue dans les airs, invisible. Les bombes
avaient eu pour mission de forcer les gens à bouger, de les effrayer,
de les faire pleurer, et oublier. Ils s’étaient déversés comme des billes
dans un bol. Non, dans un tunnel. Quelqu’un leur expliqua pourquoi
ils avaient été épargnés. Il se rappelait un brouillard blanc qu’il avait
dû traverser. Pour se purger des particules mortelles, déjà en eux.
Troy se rappelait ce goût métallique sur sa langue.
Le givre sur la vitre suivante avait déjà été essuyé récemment. Des
gouttes de condensation, telles de minuscules lentilles, diffractaient
la lumière. Il passa une manche sur le verre et comprit ce qui s’était
passé. Il vit la femme à l’intérieur, ses cheveux auburn qu’elle
attachait parfois en chignon. Ce n’était pas sa femme. C’était
quelqu’un qui avait voulu cette situation, qui l’avait voulu embarqué
là-dedans.
— Je peux vous aider ?
Troy se retourna. Le médecin de nuit se dirigeait vers lui, circulant
rapidement entre les podes. Troy plaqua une main sur son bras
endolori. Il ne voulait pas être endormi à nouveau. Ils ne pouvaient
pas le forcer à oublier.
— Monsieur, vous ne devriez pas être ici.
Troy ne répondit pas. Le médecin s’arrêta devant le pode. À
l’intérieur, une femme qui n’était pas la sienne dormait
profondément. Elle n’était pas sa femme, mais avait voulu l’être.
— Vous voulez bien me suivre ? demanda le docteur.
— J’aimerais rester un peu, répondit Troy.
Il se sentait étrangement calme. Toute douleur avait disparu. Les
souvenirs avaient vaincu. Il se rappelait tout. Son âme était enfin
libérée.
— Je ne peux pas vous laisser ici, monsieur. Venez avec moi. Vous
allez geler, sinon.
Troy baissa les yeux. Il avait oublié de mettre des chaussures. Il
recroquevilla ses orteils, puis les détendit à nouveau.
— Monsieur ? Allez, s’il vous plaît.
Le médecin fit un geste en direction de la sortie. Troy lâcha son
bras et comprit une chose : à chaque situation son remède. S’il ne
ruait pas, on ne l’attacherait pas. S’il ne tremblait pas, on ne le
piquerait pas.
Il entendit un couinement de bottes dans le couloir. Un agent de
sécurité apparut sur le seuil, visiblement essoufflé. Troy vit le
docteur faire signe à l’agent d’entrer. Ils essayaient de ne pas
l’effrayer, mais ils ne savaient pas que plus rien ne pouvait lui faire
peur.
— Vous allez m’endormir pour de bon, dit-il.
C’était à mi-chemin entre l’affirmation et la question. C’était une
prise de conscience. Il se demanda s’il était comme Hal – comme
Carlton –, si les pilules allaient cesser de faire effet sur lui.
Il jeta un œil vers le fond de la pièce, où, il le savait, on gardait les
podes vides. C’est là qu’on l’enterrerait.
— Voilà, doucement, dit le médecin.
Il le guida vers la sortie ; il allait l’embaumer avec ce fameux
liquide bleu azur. Les podes défilaient tandis qu’ils marchaient en
silence.
Toujours posté près de la porte, l’agent de sécurité tentait de
récupérer son souffle. Un nouveau couinement de bottes précéda
l’arrivée d’un autre agent. Troy comprit que sa faction était terminée.
À deux semaines de la fin. Il était presque allé au bout.
Le docteur fit signe aux agents de s’écarter de son chemin,
semblant espérer qu’il n’aurait pas besoin d’eux. Ils se postèrent en
escorte, semblant penser le contraire. Troy fut conduit jusqu’au bout
du couloir, à la fois guidé par l’espoir et tenaillé par la peur.
— Vous savez, n’est-ce pas ? demanda-t-il au médecin en scrutant
son visage. Vous vous souvenez de tout.
Le docteur acquiesça sans le regarder.
Troy eut l’impression d’avoir été trahi. C’était injuste.
— Pourquoi vous avez le droit de vous rappeler ?
Il voulait savoir pourquoi ceux qui prescrivaient le médicament
n’étaient pas obligés de le prendre.
Le médecin le fit entrer dans son bureau. Son assistant était là,
encore en chemise de pyjama, intraveineuse et poche de liquide bleu
à la main.
— Certains d’entre nous se rappellent, dit le docteur, parce que
nous savons que ce que nous avons fait n’est pas mal.
Il aida Troy à s’installer sur le chariot, avec l’air de regretter ce qui
arrivait à ce dernier.
— On fait du bon travail, ajouta-t-il. On est en train de sauver le
monde, pas de causer sa fin. Et le médicament n’affecte que nos
regrets.
Il leva les yeux.
— Certains d’entre nous n’en ont aucun.
La porte était bloquée par les agents de sécurité. L’assistant défit la
combinaison de Troy, qui se laissa faire.
— Il faudrait une molécule différente pour toucher à ce que nous
savons, poursuivit le médecin.
Il prit une tablette et y inséra une feuille de papier avant de tendre
le stylo à Troy.
Troy signa l’autorisation en riant.
— Alors pourquoi moi ? demanda-t-il. Qu’est-ce que je fais ici ?
Il avait toujours voulu poser cette question à une personne
susceptible de connaître la réponse. Une naïveté de novice, mais il
tenait peut-être enfin l’occasion d’obtenir des réponses.
Le docteur sourit et reprit la tablette. Il devait avoir dans les vingt-
cinq, trente ans, avait entamé sa faction quelques semaines
auparavant. Troy, lui, avait quelques années avant d’atteindre la
quarantaine. Et pourtant, ce jeune homme détenait la sagesse, toutes
les réponses.
— C’est bon d’avoir des gens comme vous au pouvoir, dit le
médecin, et il avait l’air sincère.
Il raccrocha la tablette au mur. Un agent de sécurité bâilla derrière
sa main. On descendit la combinaison de Troy jusqu’à sa taille. Un
ongle fait un bruit tout à fait caractéristique lorsqu’il tapote une
aiguille.
— J’aimerais un moment de réflexion, dit Troy, soudain pris de
panique.
Il savait qu’il fallait en arriver là, mais il avait besoin de quelques
minutes supplémentaires avec ses pensées, histoire de savourer ce
bref instant de lucidité. Il avait envie de dormir, certes, mais pas tout
de suite.
Les hommes postés à l’entrée commencèrent à s’agiter en
entendant Troy exprimer ses doutes, en lisant la peur dans ses yeux.
— J’aimerais qu’il existe une alternative, dit le médecin avec
tristesse.
Il posa une main sur l’épaule de Troy pour qu’il se rallonge. Les
hommes de la sécurité firent un pas en avant.
Troy sentit une piqûre au bras, une morsure soudaine. Il baissa les
yeux, vit la pointe argentée plantée dans sa veine et le liquide bleu
qu’on y injectait.
— Je ne veux pas…
Il sentit des mains sur ses cuisses, ses genoux, ses épaules. Le
poids qui lui oppressait la poitrine était dû à autre chose.
Une sensation de brûlure lui parcourut tout le corps, chassée par
un engourdissement abrupt. Ils ne l’endormaient pas. Ils le tuaient. Il
le comprit avec autant d’acuité qu’il sut que sa femme était morte,
qu’une autre avait essayé de prendre sa place. C’est dans un vrai
cercueil qu’on le mettrait cette fois. Et toute cette terre empilée au-
dessus de sa tête aurait enfin une utilité.
L’obscurité commença à grignoter son champ de vision. Il ferma
les yeux, voulut crier pour que ça cesse, mais n’émit aucun son. Il
avait envie de ruer, de lutter, mais c’était plus que des mains qui
avaient une emprise sur lui. Il sombrait.
Ses dernières pensées furent pour sa femme, si belle, mais
pouvait-il leur faire confiance ? C’était le monde des rêves qui
prenait le dessus.
Elle est dans le Tennessee, songea-t-il. Il ne savait pas pourquoi ni
comment il savait une chose pareille. Mais elle y était bel et bien, et
l’y attendait. Elle était déjà morte et reposait près d’un trou où il la
rejoindrait.
Troy n’avait plus qu’une seule question, un nom qu’il espérait
retrouver et saisir avant de sombrer complètement, une part de lui-
même qu’il voulait emporter dans les profondeurs. Il l’avait sur le
bout de la langue, telle une pilule amère, il pouvait presque en sentir
le goût…
Mais il lui échappa.
23

2052
Comté de Fulton, Géorgie

La pluie finit par cesser, au moment où des annonces tonitruantes et


une cacophonie d’instruments retentirent au-dessus des collines
grouillantes de monde. La scène principale étant réservée au gala du
soir, il semblait à Donald que le cœur de l’action se jouait dans tous
les autres États. Les fanfares entamèrent leur morceau et le
vrombissement des quads ne fut plus qu’un chuchotement.
Un vague sentiment de claustrophobie le gagna, là, au fond de la
cuvette, près de la scène de la Géorgie. Il éprouva un besoin soudain
de hauteur, d’air, de vue dégagée. Il imaginait les milliers d’invités
dispersés sur les collines, la ferveur politique qui flottait dans l’air, la
cohésion des familles du même bord venues célébrer l’avènement du
changement.
Pour autant qu’il ait eu envie de fêter ce nouveau départ avec eux,
Donald avait surtout hâte que tout ça se termine. Il attendait la fin du
congrès avec impatience. Les semaines passées l’avaient usé. Il
voulait retrouver un vrai lit, de l’intimité, son ordinateur, un service
téléphonique fiable, la possibilité de dîner au resto, et, plus que tout,
passer du temps seul avec sa femme.
Il sortit son téléphone de sa poche et vérifia ses messages pour la
énième fois. L’hymne allait résonner dans quelques minutes, après
quoi aurait lieu le défilé aérien. Il avait également entendu parler de
feux d’artifice pour inaugurer le congrès avec un grand boum.
Son écran indiquait que les six derniers messages n’avaient pas
encore été envoyés. Le réseau était saturé, et son téléphone lui
renvoyait un message d’erreur qu’il n’avait encore jamais vu. Au
moins, les premiers semblaient avoir atteint leur destinataire. Il
scruta les coteaux détrempés en espérant la voir descendre à sa
rencontre, sourire aux lèvres.
Quelqu’un se planta à côté de lui. Il quitta les collines du regard
pour voir qu’Anna l’avait rejoint près de la scène.
— Nous y voilà, dit-elle doucement en observant la foule.
Son visage et sa voix trahissaient sa nervosité. Elle s’inquiétait
peut-être pour son père, qui n’avait pas ménagé sa peine pour
installer la grande scène et s’assurer que chacun était à sa place.
Donald lança un regard par-dessus son épaule. Les gens
commençaient à s’installer, faisaient tomber les gouttes de pluie de
leur siège ; il n’y avait pas autant de monde qu’il l’aurait cru. Certains
travaillaient sûrement encore sous les tentes, ou se rendaient vers
d’autres scènes. C’était le calme avant la…
— Ah, la voilà, dit Anna en agitant la main.
Donald sentit son cœur bondir dans sa poitrine et suivit le regard
d’Anna, tiraillé entre le soulagement et l’impression d’être pris la
main dans le sac par son épouse.
Certes, il reconnut la personne qui descendait la colline à leur
rencontre. Une jeune femme en uniforme bleu impeccable, chapeau
sous le bras, cheveux bruns attachés en chignon strict.
— Charlotte ? s’écria Donald en abritant son regard du soleil de
midi qui filtrait à travers les derniers nuages.
Il n’en revenait pas. Les autres événements, ses inquiétudes… tout
s’évanouit d’un coup dès l’instant où sa sœur leur fit un petit coucou.
— Eh ben, il était moins une, marmonna Anna.
Donald se rua sur son quad et le démarra pour aller chercher
Charlotte. Elle lui sourit de toutes ses dents lorsqu’il s’arrêta à ses
pieds en dérapant sur l’herbe mouillée. Il éteignit le moteur.
— Salut, Donny.
Elle lança ses bras autour de son cou et le serra fort contre elle
avant même qu’il soit descendu de son engin.
Il lui rendit son étreinte, inquiet à l’idée de froisser son bel
uniforme.
— Mais qu’est-ce que tu fiches ici ? lui demanda-t-il.
Elle le relâcha, recula d’un pas, lissa le devant de sa chemise. Son
chapeau de l’armée de l’air retourna sous son bras. Chaque geste,
précis, répondait à des habitudes enracinées depuis longtemps.
— Tu es surpris, vraiment ? Je croyais que le sénateur aurait lâché
le morceau, depuis le temps.
— Ben non. Il a bien mentionné une visite, mais sans dire qui. Je te
croyais en Iran. C’est lui qui t’a fait venir ?
Elle acquiesça. Donald avait presque des crampes au visage à force
de sourire. Chaque fois qu’il la voyait, il était soulagé de voir qu’elle
était toujours la même. Son menton effilé, les taches de rousseur sur
son nez, la lueur dans ses yeux que les horreurs qu’elle avait vues
n’avaient pas encore ternie. Elle venait de fêter ses trente ans, sans
famille, de l’autre côté du globe, mais il la voyait toujours comme
l’adolescente qui s’était enrôlée.
— Je crois que je suis censée être sur scène pour ce qui doit se
passer ce soir, dit-elle.
— Bien sûr, sourit Donald. Je suis certain que les caméras ne te
rateront pas. Le soutien à nos troupes, tout ça…
— Ah, j’ai toujours adoré servir d’alibi… ironisa-t-elle.
Donald se mit à rire.
— Bah, il y aura sûrement des représentants de l’armée de terre et
de la marine pour te tenir compagnie.
— N’empêche, je serai l’alibi féminin…
Ils rirent en chœur. Une des fanfares au-delà de la colline finit son
morceau. Donald s’avança sur son siège pour faire grimper sa sœur
derrière lui, soudain moins oppressé. Le temps virait au beau, les
nuages s’effilochaient, le silence se faisait peu à peu sur les scènes
environnantes, et voilà que sa sœur arrivait.
Il démarra et emprunta le chemin le moins boueux pour retourner
vers la scène, sa sœur cramponnée à lui. Ils s’arrêtèrent près d’Anna,
Charlotte jeta ses bras autour d’elle. Tandis qu’elles bavardaient,
Donald vérifia ses messages. Enfin des nouvelles.

Helen : Ds le Tennessee. Et toi t où ?


Son cerveau essayait de comprendre ce qu’il lisait. Mais qu’est-ce
qu’Helen foutait dans le Tennessee ?
Le silence se fit sur une autre scène. Donald comprit au bout de
quelques secondes qu’Helen n’était pas à des centaines de kilomètres
de là mais juste de l’autre côté de la colline. Aucun de ses messages
qui lui disaient de le rejoindre en Géorgie ne lui était parvenu.
— Hé ! Je reviens.
Il redémarra le quad. Anna l’attrapa par le poignet.
— Où tu vas comme ça ?
Il sourit.
— Dans le Tennessee. Helen vient de m’envoyer un message.
Anna leva les yeux vers les nuages. Charlotte inspectait son
chapeau. Sur la scène, une jeune fille s’approchait du micro, flanquée
d’un porte-drapeau. Les visages de l’assistance se tendirent vers
l’avant, impatients.
Avant qu’il n’ait le temps de passer une vitesse, Anna tourna la clé
et la sortit du contact.
— Pas maintenant, dit-elle.
Donald sentit monter la colère. Il voulut lui reprendre la clé, mais
la main d’Anna disparut derrière son dos.
— Attends, siffla-t-elle entre ses dents.
Charlotte s’était tournée vers la scène. Le sénateur Thurman avait
le micro en main, près de la jeune fille, qui devait avoir dans les seize
ans. Donald se rendit compte du raffut qu’avait fait le quad. La fille
s’apprêtait à chanter.
— Mesdames messieurs, amis démocrates…
Il y eut un silence. Donald descendit du quad, regarda son
téléphone une dernière fois avant de le ranger.
— Je salue également notre petite poignée d’indépendants…
Rires dans le public. Donald entama une course pour traverser la
cuvette. Ses semelles s’enfonçaient dans l’herbe boueuse avec un
bruit de ventouse. La voix du sénateur continuait de résonner dans
les haut-parleurs.
— Nous célébrons aujourd’hui l’avènement d’une nouvelle ère.
Donald manquait d’entraînement, et la boue n’arrangeait rien.
— Alors que nous sommes réunis en ce lieu d’indépendance
future…
La pente s’amorçait tout juste, mais il était déjà à bout de souffle.
— … me reviennent en mémoire les mots d’un de nos ennemis. Un
républicain.
À nouveau des rires, mais Donald n’y prêta pas attention. Il se
concentrait sur son ascension.
— Ronald Reagan a dit un jour qu’il fallait se battre pour la liberté,
que la paix se méritait. Quand nous écouterons notre hymne
national, écrit sous les boulets de canon à l’époque où se créait un
nouveau pays, je veux que nous pensions au prix que nous avons
payé pour notre liberté, et que nous nous demandions s’il y a une
seule chose que nous ne serions pas prêts à faire pour nous assurer
que ces droits dont nous jouissons ne nous échappent pas.
À un tiers de la montée, Donald dut s’arrêter pour reprendre son
souffle. Ses mollets allaient le lâcher avant ses poumons. Il regretta
de s’être servi de son quad à la moindre occasion les semaines
passées alors que d’autres couvraient toutes les distances à pied. Il se
promit de reprendre l’exercice.
Lorsqu’il se remit en marche, une voix cristalline retentit dans la
cuvette. Le son semblait s’amplifier à mesure qu’il gravissait la
colline. Il se tourna vers la scène où chantait la jeune fille à la voix si
pure…
Et vit Anna lancée à sa poursuite, visiblement contrariée.
Donald comprit qu’il avait des ennuis. Il se demanda s’il manquait
de respect à la patrie en se défilant pendant l’hymne national.
Chacun avait une place attitrée pendant l’hymne, et lui passait outre.
Il se détourna d’Anna et reprit son ascension de plus belle.

O’er the ramparts we watched


Il rit, à bout de souffle, en se demandant si ces collines pouvaient
être considérées comme des remparts. Au fil des dernières semaines,
les cuvettes étaient en tout cas devenues des États individuels emplis
de gens, de vivres et de bétail, cinquante foires-expositions réunies
en une seule, tout ça à la gloire de ce jour radieux, tout ça pour finir
Dieu sait où une fois que le complexe remplirait ses véritables
fonctions.

And the rockets’ red glare, the bombs bursting in the air

Une fois au sommet de la colline, il aspira de grandes goulées d’air


frais. Sur la scène en contrebas, les drapeaux flottaient mollement au
vent. Le visage de la jeune chanteuse emplissait le grand écran.
Une main lui saisit le poignet.
— Reviens tout de suite, siffla Anna.
Il haletait. Anna aussi était à court d’oxygène. Ses genoux étaient
tachés de boue et de traces d’herbe. Elle avait dû glisser.
— Helen ne sait pas où je suis, dit-il.

banner yet waaaaave

Les applaudissements se mirent à fuser avant la fin. Les


bombardiers qui fendaient le ciel à l’horizon, en formation de
losange, attirèrent son regard avant même qu’il ne les entende
vrombir.
— Je t’ordonne de descendre, bordel ! cria Anna en le tirant par le
bras.
Donald retira vivement son poignet. Il était hypnotisé par l’arrivée
des avions.

O’er the laaand of the freeeee


La voix pure et douce s’éleva des cinquante trous de la terre pour
percuter le tonnerre grondant des bombardiers, ces gracieux anges
de la mort.
— Lâche-moi, exigea Donald tandis qu’Anna cherchait à le faire
redescendre par tous les moyens.

and the hooome of the… braaaaave…

La chanson prit fin au moment exact où les avions survolaient la


scène. Les réacteurs crachèrent de la fumée lorsque les bombardiers
se séparèrent pour monter en flèche vers les nuages blancs.
Anna luttait quasiment au corps à corps, les bras autour des
épaules de Donald. Il sortit de la transe dans laquelle l’avaient plongé
les bombardiers, la magnifique prestation de la jeune chanteuse et sa
lutte pour repérer sa femme dans la dépression adjacente.
— Mais merde Donny, il faut redescendre à tout prix.
Le premier flash eut lieu avant qu’elle ait le temps de lui couvrir
les yeux. Un point lumineux dans le coin de son champ de vision, au-
dessus du centre d’Atlanta. Probablement un éclair. Il attendit le
roulement du tonnerre. L’éclair s’était mué en lumière aveuglante.
Les bras d’Anna autour de sa taille tiraient de toute leur force.
Charlotte était là, à bout de souffle, une main au-dessus de ses yeux,
criant, “C’est quoi ce bordel ?”
Un nouvel éclair. Comme une explosion. Des sirènes se
déversèrent de tous les haut-parleurs. Un enregistrement d’alerte au
bombardement.
Donald avait l’impression d’être à moitié aveugle. Même lorsqu’il
aperçut les nuages en forme de champignon s’élever de la terre –
incroyablement gros à une telle distance – il lui fallut un certain
moment avant de comprendre ce qui se passait.
Elles le tirèrent en bas de la colline. Les applaudissements avaient
cédé la place aux cris, qui se mêlaient au beuglement des sirènes.
Donald y voyait à peine. Il trébucha et faillit tomber à la renverse. Ils
dévalèrent la pente glissante en direction de la scène. Le sommet
cotonneux des nuages n’en finissait pas de s’élever, alors que les
collines et les arbres disparaissaient de leur champ de vision.
— Attendez ! cria-t-il.
Il était en train d’oublier quelque chose. Il ne se rappelait pas quoi.
Il revoyait son quad garé sur une crête. Comment était-il monté
jusqu’ici ? Qu’est-ce qui se passait ?
— Il faut qu’on bouge, dit Anna.
Charlotte jurait. Elle avait peur, et l’air paumé, comme lui. Il ne
l’avait jamais vue comme ça.
— La grande tente !
Donald fit volte-face, ses talons glissant dans l’herbe, ses mains
humides et constellées de boue. Quand était-il tombé ?
Ils descendirent jusqu’en bas tandis que le tonnerre, enfin,
grondait dans le lointain. Dans le ciel, les nuages semblaient
s’éloigner à toute vitesse des explosions, poussés par un vent
surnaturel. Leur ventre gonflé étincelait, comme si de nouveaux
éclairs frappaient, comme si d’autres bombes explosaient. En bas,
près de la scène, les gens ne couraient pas pour s’extraire de la
cuvette mais se ruaient au contraire dans les tentes, guidés par des
volontaires qui faisaient de grands moulinets ; les marchés et stands
de spécialités culinaires étaient vides, les chaises en bois étaient
toutes retournées. Il restait un chien qui aboyait, attaché à un poteau.
Certaines personnes semblaient encore en pleine possession de
leurs moyens. Anna en faisait partie. Donald aperçut le sénateur près
d’une tente plus petite aider à la coordination de la circulation. Il
fallut une éternité à son cerveau pour digérer ce qu’il avait vu. Des
explosions nucléaires. Le déroulement, dans la vraie vie, de ce qui
s’était toujours confiné à des archives vidéo datant de la guerre. De
vraies bombes avaient explosé dans l’air. Tout près. Il les avait vues.
Pourquoi n’était-il pas complètement aveugle ? Était-ce même ce qui
était censé arriver ?
La peur de mourir l’assaillit tout à coup. Il savait, dans un recoin
de son esprit, qu’ils étaient tous morts. La fin de tout arrivait.
Impossible d’y échapper. Des paragraphes d’un livre qu’il avait lu lui
revinrent en mémoire, des milliers de mots qu’il avait mémorisés. Il
tâtonna ses poches de pantalon en quête de ses pilules mais elles ne
s’y trouvaient pas. Il regarda par-dessus son épaule en cherchant à se
rappeler ce qu’il avait laissé derrière lui…
Anna et Charlotte le poussèrent devant le sénateur, qui avait l’air
plus déterminé que jamais, et qui fronça les sourcils à l’adresse de sa
fille. Le pan d’entrée de la tente effleura le visage de Donald. À
l’intérieur, quelques luminaires suspendus entamaient l’obscurité
ambiante. Les taches provoquées par les explosions revinrent de plus
belle dans son champ de vision. Il y avait beaucoup de monde, mais
pas autant qu’il l’aurait cru. Où étaient passées les foules ? Il ne
comprenait pas, jusqu’à ce qu’il sente que s’il avançait, il descendait
aussi.
Une rampe en béton, des gens partout, au coude à coude, certains
respirant mal, d’autres criant des noms, les mains tendues dans la
foule qui séparait les maris et les femmes, des pleurs, des silhouettes
figées…
Mari et femme.
Helen !
Donald cria son nom. Il se retourna et essaya de fendre la foule
apeurée à contre-courant, mais Anna et Charlotte le retinrent. Les
gens, qui se démenaient pour descendre, exerçaient une pression
trop forte. Il fut forcé en direction des profondeurs. Sans sa femme.
Il ne voulait pas sombrer sans elle.
— Helen !
Ça y était, il se rappelait.
Il se rappelait ce qu’il avait laissé derrière lui.
Le sentiment de panique reflua pour céder la place à l’effroi. Il
comprenait. Sa vision s’était éclaircie. Mais il lui était impossible de
lutter contre l’inévitable.
Donald se remémora une conversation qu’il avait eue avec le
sénateur sur la fin du monde. Il y avait de l’électricité dans l’air, un
goût de métal sur sa langue, une brume blanche qui s’élevait tout
autour de lui. Il se souvenait d’un livre presque tout entier. Il savait
ce qui se passait.
Son monde disparaissait.
Et un nouveau l’engloutissait.
DEUXIÈME FACTION

L’ORDRE
SILO 1
2212

24

Troy se réveilla en sursaut après une série d’atroces cauchemars. Le


monde était en feu, et les gens qu’on avait envoyés l’éteindre
s’étaient endormis. Endormis et congelés jusqu’à la moelle,
allumettes fumantes encore à la main, inertes sous les volutes grises
de leur crime.
On l’avait enterré. Cerné par l’obscurité, il sentait les parois du
cercueil exigu qui le retenait prisonnier.
Des silhouettes sombres bougeaient de l’autre côté de la vitre
givrée, les hommes qui essayaient de le sauver avec leurs pelles.
Il eut l’impression que ses paupières se déchiraient lorsqu’il tenta
d’ouvrir les yeux complètement. Il avait une croûte de glace au ras
des cils, qui fondait et ruisselait le long de ses joues. Il voulut lever
les bras pour s’essuyer, mais ils ne réagissaient pas. Il parvint à
bouger une main, seulement une intraveineuse dans son poignet
entravait ses mouvements. Il sentait le cathéter. Il percevait des
fourmillements dans tout son corps à mesure qu’il sortait de
l’engourdissement et éprouvait le froid.
Le couvercle s’ouvrit avec un chuintement. Le rai de lumière
s’agrandit et les ombres s’évanouirent.
Un médecin aidé de son assistant tendit les mains vers lui. Troy
essaya de parler mais ne put que tousser. Ils l’aidèrent à se relever,
lui apportèrent l’amer breuvage. Déglutir lui demanda un effort. Ses
mains étaient si faibles, ses bras tremblaient tellement qu’ils durent
l’aider à tenir son gobelet. Le liquide avait un goût métallique. Un
goût de mort.
— Doucement, dirent-ils, voyant qu’il buvait trop vite.
Des mains expertes retirèrent tuyaux et intraveineuses,
appliquèrent gaze et sparadrap sur sa peau gelée. On lui donna une
blouse en papier.
— Quelle année ? demanda-t-il d’une voix râpeuse.
— Il est encore tôt, répondit le docteur, un docteur différent.
La lumière crue l’éblouissait, et il ne reconnaissait aucun de ceux
qui s’occupaient de lui. La mer de cercueils autour de lui restait dans
le brouillard.
— Prenez votre temps, lui dit l’assistant en basculant le gobelet.
Troy réussit à avaler quelques gorgées. Il se sentait en bien pire
état que la dernière fois. Il sentait le froid jusque dans ses os. Il se
rappelait qu’il ne s’appelait pas Troy. Qu’il était censé être mort. Il
regrettait presque qu’on l’ait dérangé. Mais il espérait d’un autre côté
avoir dormi pendant le plus dur.
— Monsieur, nous sommes désolés de vous réveiller, mais nous
avons besoin de votre aide.
— Votre rapport…
Deux hommes parlaient en même temps.
— Un autre silo rencontre des problèmes, monsieur. Le silo 18…
On lui donna des pilules. Il les repoussa. Il ne voulait plus en
prendre.
Hésitant, médicaments au creux de la paume, le docteur se
retourna pour avoir l’avis d’un troisième homme. Troy cligna
plusieurs fois des yeux pour essayer de faire le point. Quelques mots
furent échangés. Les doigts du médecin se refermèrent sur les
pilules, au grand soulagement de Troy.
Ils l’aidèrent à se redresser, firent venir un fauteuil roulant. Un
homme se tenait derrière, les cheveux aussi blancs que sa
combinaison ; sa mâchoire carrée et sa stature imposante lui étaient
familières. Troy le reconnut. C’était l’homme qui réveillait les
cryogénisés.
Il but une autre gorgée d’eau, genoux tremblant de faiblesse et de
froid.
— Quoi, le silo 18 ? parvint-il à articuler lorsque l’assistant baissa
le gobelet.
Le docteur fronça les sourcils mais ne dit rien. L’homme derrière
le fauteuil roulant observait Troy avec intérêt.
— Je vous connais, dit Troy à l’homme en blanc, qui acquiesça.
Le fauteuil roulant l’attendait. Il sentit son estomac se vriller, ses
entrailles commençaient à se réveiller.
— Vous êtes Thawman, dit-il, bien que ça ne lui semblât pas tout à
fait exact.
La blouse en papier était chaude. Elle bruit lorsqu’on fit passer ses
bras dans les manches. Les hommes qui l’aidaient étaient tendus. Ils
parlaient tour à tour, agités, le silo 18 courait à sa perte, ils avaient
besoin de son aide. Mais Troy ne se souciait que de l’homme en
blanc. Ils l’aidèrent à s’installer.
— Est-ce que c’est fini ? demanda-t-il à l’homme sans couleur.
Sa vision s’éclaircissait, sa voix gagnait en force. Il espérait
sincèrement avoir dormi pendant le plus dur.
Thawman secoua tristement la tête.
— Non, fiston, j’ai bien peur que ce ne soit que le commencement.
SILO 18
L’ANNÉE DU GRAND SOULÈVEMENT

25

Les jours de deuil célébraient aussi des naissances. C’est ce que ceux
qui restaient disaient pour atténuer leur douleur. Un vieil homme
meurt et quelqu’un remporte la loterie. Des enfants pleuraient tandis
que des parents pleins d’espoir versaient des larmes de joie. Les jours
de deuil célébraient des naissances, et personne ne le savait mieux
que Mission Jones.
Il aurait dix-sept ans demain. Demain, il aurait un an de plus. Et
cela ferait dix-sept ans jour pour jour que sa mère était morte.
Le cycle de la vie était partout – il circulait au cœur des choses
comme le grand escalier en colimaçon – mais nulle part ailleurs que
chez lui n’était plus vrai l’adage selon lequel une vie donnée était une
vie prise. Mission voyait donc approcher son anniversaire sans joie,
avec un lourd fardeau sur ses jeunes épaules, la mort dans la tête,
sans envie de fête.
Trois marches plus bas, avançant à la même cadence, son ami Cam
portait, essoufflé, sa moitié de la cargaison. Lorsque le bureau de
Répartition leur avait attribué un chargement en tandem, ils avaient
tiré à pile ou face qui ouvrirait la marche et Cam avait perdu. Mission
était donc devant, avec une vue dégagée de l’escalier. Sa place lui
donnait également le droit de dicter le rythme, et ses idées noires ne
l’inclinaient pas à la lenteur.
Il n’y avait pas beaucoup de monde dans l’escalier ce matin. Les
enfants n’étaient pas encore en chemin pour l’école, du moins ceux
qui y allaient encore. Quelques commerçants aux yeux chassieux
allaient au travail, le pas mal assuré. Des ouvriers de la maintenance,
taches de graisse sur leur salopette rapiécée aux genoux, rentraient
se coucher. Un homme descendait chargé d’une plus grosse
cargaison que les non-porteurs étaient autorisés à transporter, mais
Mission n’était pas d’humeur à poser son fardeau pour peser celui
d’un autre. Il lui suffit de lancer un regard noir au monsieur en
question pour lui faire savoir qu’il avait été repéré.
— Encore trois, souffla-t-il à Cam lorsqu’ils dépassèrent le vingt-
quatrième étage.
Sa sangle de portage lui mordait les épaules. Leur destination
n’était pas non plus du genre léger. Mission n’avait pas mis les pieds
dans les fermes depuis presque quatre mois, et n’avait donc pas vu
son père durant tout ce temps. Il voyait bien sûr son frère au Nid de
temps à autre, mais la dernière fois remontait quand même à
quelques semaines. C’était un peu gênant d’arriver la veille de son
anniversaire, mais il n’avait pas le choix. Et puis, il faisait confiance à
son père pour se plier à ses habitudes ; comme toujours, il ferait
comme si c’était un jour normal, comme si son fils ne grandissait
pas.
Après le vingt-quatrième, ils abordèrent une zone couverte de
graffitis. Une odeur toxique de peinture bricolée à la maison flottait
dans l’air. Certains mots venaient d’être peints, d’autres l’avaient été
la veille. On pouvait lire, le long de la paroi de béton qui s’incurvait
autour de l’escalier :

C’est notre ’Lo.

Le mot d’argot pour “silo” était daté, bien que la peinture fût
encore fraîche. Plus personne ne disait ça. Un peu plus haut, un
vieux graffiti disait :

Lave-moi ça, espèce

Le reste avait été censuré à grands coups de peinture noire.


Comme si on pouvait lire ça sans pouvoir compléter par soi-même.

À bas le Haut !

Celui-ci fit rire Mission. Il le montra à Cam. Sûrement l’œuvre


d’un gamin qui s’en voulait d’être né au-dessus du milieu, qui ne
tolérait pas d’avoir eu de la chance. Mission les connaissait. Il en
faisait partie. Il observa tous ces graffitis tracés par-dessus ceux de
l’année précédente et d’autres plus anciens encore. C’était là, entre
les étages, où les poutres d’acier s’étiraient de la cage d’escalier
jusqu’au béton, que les générations clamaient leur rébellion.

La fin approche…

Celui-ci était indiscutable. Oui, la fin approchait. Il le sentait au


plus profond de lui. Il l’entendait au râle métallique du silo, dont les
boulons se déglinguaient et les charnières rouillaient, il le voyait à la
démarche des gens, voûtés, épaules jusqu’aux oreilles, leurs affaires
plaquées contre leur poitrine. La fin approchait pour eux tous.
Bien sûr, son père se moquerait de lui. Mission l’entendait d’ici lui
dire que les gens avaient cru la même chose longtemps avant que son
frère et lui soient nés, que chaque génération se laissait entraîner par
la même folie, pensait que son époque était spéciale, qu’elle allait
assister à la fin de tout. Son père disait que c’était l’espoir qui guidait
leurs pensées, pas la peur. Quand les gens parlaient de la fin qui
approchait, c’était avec un sourire qu’ils avaient du mal à cacher. Ils
priaient pour qu’à leur départ, ils ne soient pas seuls. Ils espéraient
que personne n’ait la chance d’arriver après pour vivre une vie
heureuse sans eux.
De telles idées lui provoquèrent des démangeaisons dans le cou. Il
souleva la sangle d’une main et ajusta le foulard de l’autre. C’était
nerveux, cette manie de se protéger la nuque lorsqu’il pensait à la fin
du monde.
— Tout va bien ? lui demanda Cam.
— Ouais ouais, répondit-il en s’apercevant qu’il avait ralenti.
Il agrippa sa bandoulière à deux mains et se concentra sur son
rythme, son travail. Il avait un métronome dans la tête datant de son
apprentissage, un tic-tac spécial pour les portages en tandem. Avec
un bon sens du rythme, deux porteurs pouvaient suivre une cadence
sur une dizaine d’étages sans souffrir du poids de leur charge. Mais
Mission et Cam n’en étaient pas encore là. Régulièrement, l’un devait
changer de pied ou de cadence pour s’adapter à l’autre, faute de quoi
leur charge pouvait tanguer dangereusement.
Leur charge. Mieux valait nommer la chose ainsi. Et éluder le fait
que c’était un corps – un cadavre.
Mission pensa à son grand-père, qu’il n’avait pas connu. Il était
mort au cours du soulèvement de 78, laissant derrière lui un fils qui
reprendrait la ferme et une fille qui se destinait à l’usinage. La tante
de Mission avait cessé de travailler quelques années auparavant ; elle
ne traquait plus les points de rouille sur l’acier brut, n’y passait plus
des couches d’apprêt et de peinture. Plus personne ne le faisait. Plus
personne ne prenait cette peine. Mais son père cultivait encore son
lopin de terre, le même que des générations de Jones avaient cultivé
avant lui, en insistant bien sur le fait que ça ne changerait jamais.
— Ce mot a une autre signification, tu sais, lui avait dit son père
une fois, lorsque Mission avait parlé de révolution. Ça veut dire
tourner autour d’un axe. Au bout d’une révolution, on se retrouve à
son point de départ.
C’était le genre de choses que le père de Mission aimait dire
lorsque les prêtres venaient enterrer un homme sous son maïs. Il
pelletait la terre, disait que c’était dans l’ordre des choses, et plantait
une graine dans le petit trou qu’il avait pratiqué avec son pouce.
Mission avait partagé avec ses amis cet autre sens du mot
révolution. Il affirmait qu’il l’avait trouvé tout seul. C’était le genre
d’inepties pseudo-intellectuelles qui les divertissaient le soir tard sur
les paliers sombres tandis qu’ils sniffaient de la colle à base de fécule
de pomme de terre.
Son meilleur ami, Rodny, était le seul à ne pas avoir eu l’air
impressionné.
— Rien ne changera tant qu’on ne provoquera pas le changement,
avait-il dit avec sérieux.
Mission se demandait ce que son copain faisait en ce moment. Il
ne l’avait pas vu depuis des mois. Son apprentissage au DIT semblait
en tout cas l’empêcher de mettre le nez dehors quand il voulait.
Il songea à la bonne époque, à son enfance passée dans le Nid avec
ses amis, proches comme les cinq doigts de la main. Il se disait alors
qu’ils resteraient ensemble à jamais, qu’ils vieilliraient dans le haut
du silo. Leurs appartements seraient dans le même couloir, ils
regarderaient leurs enfants jouer comme eux auparavant.
Mais leurs chemins s’étaient séparés. Difficile de se rappeler qui
avait agi le premier, qui avait envoyé balader l’injonction parentale
de suivre la voie toute tracée, mais la plupart d’entre eux avaient fini
par le faire. Chacun avait quitté son foyer pour se choisir un autre
destin. Des fils de plombier qui se mettaient à l’agriculture. Des filles
de la cafétéria qui apprenaient la couture. Des fils de fermiers qui
devenaient porteurs.
Mission se souvenait de la colère qu’il avait éprouvée en partant de
chez lui. Il s’était disputé avec son père, avait jeté sa pelle en jurant
que jamais plus il ne creuserait un fossé. Dans le Nid, on lui avait
enseigné qu’il pouvait devenir ce qu’il voulait, qu’il était seul maître
de son destin. Et quand il était malheureux, il se disait que la ferme
en était la cause, ainsi que sa famille.
Quand ils avaient tiré à pile ou face au bureau de Répartition,
Mission s’était donc retrouvé avec les épaules d’un homme mort
pressées contre les siennes. Lorsqu’il levait la tête pour vérifier
l’affluence, l’arrière de sa tête touchait le crâne d’un cadavre à
travers la housse en plastique – anniversaires et jours de mort l’un
contre l’autre, comme les deux faces d’une même pièce. Mission
portait les deux, et montait les marches par paire. Un rythme
soutenu, qui le menait vers la ferme de sa jeunesse.
26

Le bureau du coroner était au trente-deuxième étage, juste au-


dessous de la ferme de terre, au bout d’un de ces couloirs sombres et
humides qui cheminaient sous les racines. Le plafond était bas dans
ce demi-étage. Des tuyaux y serpentaient et se mettaient à
gargouiller lorsque les pompes s’amorçaient pour acheminer toutes
sortes de substances nutritives à de lointaines racines assoiffées. De
l’eau fuitait dans des dizaines de seaux et autres pots. L’un d’eux,
vidé récemment, résonnait d’un bruit métallique à chaque goutte. Un
autre débordait. Le sol était glissant, les murs suintaient comme de la
peau en nage.
Une fois dans le bureau du coroner, les garçons posèrent le corps
sur une plaque en métal cabossée et l’officier signa la feuille de
contrôle de Mission. Elle leur laissa un pourboire pour récompenser
la livraison express et la mauvaise humeur de Cam s’évanouit dès
qu’il vit les coupons supplémentaires. De retour dans le couloir, il
souhaita bonne journée à Mission et se rua vers la sortie.
Mission l’observa, avec l’impression que sa différence d’âge avec
son ami excédait une année. Cam n’était pas au courant des
événements prévus pour le soir, du rendez-vous de minuit des
porteurs. D’un côté, il l’enviait de ne rien savoir de tout ça.
Refusant d’arriver à la ferme les mains vides et d’entendre son
père lui reprocher sa paresse, il s’arrêta en salle de maintenance au
bout du couloir pour voir s’il y avait une livraison à effectuer. C’était
Winters qui était de service, le magicien des pompes, un homme à la
peau brune et à la barbe blanche. Il lança un regard suspicieux à
Mission en avançant qu’il n’avait pas les moyens de faire appel à un
porteur. Mission lui expliqua qu’il montait de toute façon et qu’il
serait ravi de lui rendre service.
— Dans ce cas… dit Winters en hissant une énorme pompe à eau
sur son établi.
— Pile ce qu’il me fallait, ironisa Mission en souriant.
Winters plissa les yeux comme si Mission avait fondu un plomb.
La pompe ne rentrait pas dans son sac de portage, mais les sangles
extérieures s’inséraient à merveille entre les tuyaux de l’appareil.
Winters aida Mission à enfiler les bretelles et à mettre la pompe en
place. Mission remercia le vieil homme, ce qui lui valut un nouveau
regard inquiet, et se mit en route. Une fois qu’il se retrouva dans
l’escalier, l’odeur des murs suintants d’humidité disparut, remplacée
par celle du terreau et de la terre fraîchement retournée, des effluves
qui le ramenèrent dans le passé.
Le palier du niveau 31 était bondé. Tout un tas de gens essayaient
de se glisser dans les fermes pour leur nourriture journalière. En
retrait de la foule se tenait une femme en vert qui consolait un
enfant en pleurs. Elle avait les genoux tachés d’une cueilleuse et l’air
stressée de celle qu’on a fait sortir d’une plantation pour calmer sa
bruyante progéniture. En passant près d’elle, Mission reconnut les
paroles d’une comptine. Elle berçait l’enfant dangereusement près de
la rampe, et les yeux du bébé étaient emplis de ce que Mission
interpréta comme un pur effroi.
Il s’immisça dans la foule et les cris du nourrisson finirent par se
noyer dans le vacarme ambiant. Il fut soudain frappé par le peu
d’enfants qu’il voyait par rapport à avant. C’était très différent de sa
jeunesse. Il y avait eu une explosion du nombre de naissances après
les violences qu’avait provoquées la génération précédente, mais à
présent, seules les rares morts naturelles occasionnaient des loteries.
Ce qui avait fait chuter le nombre de bébés en pleurs, et celui
d’heureux parents.
Il pénétra enfin dans le hall principal. Il s’essuya la lèvre
supérieure à l’aide de son foulard. Il avait oublié de faire le plein à
son dernier arrêt et il avait la bouche sèche. Les raisons qui l’avaient
forcé à se presser semblaient absurdes à présent. C’était comme si
son anniversaire était une échéance à devancer – plus tôt il aurait
rendu visite à son père, plus tôt il partirait, et mieux ça vaudrait.
Mais maintenant qu’il baignait dans les couleurs et les bruits de son
enfance, ses idées noires s’envolèrent. C’était chez lui, et il détestait
s’y sentir aussi bien.
Il récolta quelques bonjours et signes de la main en entrant. Des
porteurs qu’il connaissait prenaient des sacs de fruits et de légumes à
destination de la cafétéria. Il aperçut sa tante à un étal de vente près
du portique de sécurité. Après avoir abandonné l’usinage, elle s’était
mise à la vente, activité pour laquelle elle n’avait suivi aucun
apprentissage et qu’elle n’avait pas le droit d’exercer. Mission fit de
son mieux pour ne pas croiser son regard ; il n’avait aucune envie de
se faire coincer pour un long discours ni de la voir lui ajuster son
foulard.
Derrière les étals, une poignée de gamins regroupés dans un coin
sombre vendaient des graines à la sauvette, ne passant pas aussi
inaperçus qu’ils le croyaient. Toute cette scène ressemblait à un
deuxième bazar, entre la vente directe des fermiers et les gens venus
en masse d’étages lointains pour acheter des vivres qu’ils craignaient
de ne pas voir arriver jusque dans leurs magasins. La peur engendrait
la peur, les foules devenaient des meutes, et dans un tel contexte, on
imaginait facilement comment survenaient les débordements.
C’était Frankie qui était en service au portique de sécurité, un
garçon tout dégingandé avec qui Mission avait grandi. Mission
s’essuya le front avec le devant de son tee-shirt, déjà trempé de
sueur.
— Salut Frankie, lança-t-il.
— Mission.
Un signe de tête, un sourire. Comme un signe de reconnaissance
de la part d’un autre gamin qui avait voulu s’émanciper. Le père de
Frankie travaillait à la Sécurité, au DIT. Frankie avait voulu devenir
fermier, ce que Mission ne comprenait pas. Leur professeur,
Mme Crowe, ravie, avait encouragé Frankie à suivre ses rêves. Et
voilà que Frankie travaillait à la Sécurité, dans les fermes. Quelle
ironie, songea Mission. Comme si son copain n’avait pu échapper à
son destin.
Mission sourit en désignant du menton les cheveux de Frankie qui
lui arrivaient aux épaules.
— Quelqu’un t’a versé une bouteille d’engrais sur la tête ?
Frankie coinça une mèche derrière ses oreilles.
— Ouais, je sais… Ma mère me menace de venir me les couper
pendant mon sommeil.
— Dis-lui que je suis prêt à lui filer un coup de main, dit Mission
en riant. Tu me fais passer ?
Il y avait un passage plus large pour les brouettes et les chariots,
plus pratique que le tourniquet pour Mission vu la pompe
encombrante qu’il se traînait. Frankie appuya sur un bouton, le
portillon s’ouvrit et Mission s’engagea.
— Qu’est-ce que tu portes ? voulut savoir Frankie.
— Une pompe à eau, de la part de Winters. Alors, dis un peu,
comment tu vas ?
Frankie scruta la foule environnante.
— Attends une seconde, dit-il en cherchant quelqu’un.
Deux cultivateurs glissèrent leur badge sur la borne et passèrent le
tourniquet en bavardant. Frankie fit signe à un homme en vert de le
rejoindre et lui demanda de le remplacer un instant.
— Allez, dit-il à Mission, je t’accompagne.
Les deux vieux amis marchèrent en direction de la lueur vive des
lampes de croissance. Les odeurs étaient enivrantes et familières.
Mission se demanda ce que ces odeurs évoquaient à Frankie, lui qui
avait grandi près de la nauséabonde station d’épuration d’eau. Peut-
être que pour lui les fermes puaient, et que la station d’épuration
ravivait de bons souvenirs.
— Ça devient du grand n’importe quoi par ici, chuchota Frankie
une fois qu’ils furent loin de l’entrée.
— Ouais, j’ai vu que d’autres étals avaient surgi par-ci par-là. Y en a
des nouveaux tous les jours, non ?
Frankie prit Mission par le bras pour le faire ralentir, de sorte
qu’ils aient plus de temps pour parler. Une odeur de pain frais
s’échappa d’un bureau, trop loin de la boulangerie pour qu’il puisse
s’agir d’un pain acheté là-bas, surtout à sept heures. Mais tel était le
nouvel ordre des choses. On devait moudre la farine quelque part
dans un recoin de la ferme.
— Tu as vu ce qu’ils font en haut, à la cafétéria ? lui demanda
Frankie.
— J’ai monté un colis il y a quelques semaines, dit Mission en
réajustant son sac sur ses épaules. J’ai vu qu’ils construisaient
quelque chose près des écrans, mais je n’ai pas vu quoi précisément.
— Ils commencent à faire pousser des choux, dit Frankie. Du maïs
aussi, à ce qu’il paraît.
— Ça fera moins de courses pour nous, j’imagine, répondit
Mission, pensant avant tout comme un porteur. Roker va être furax
quand il va apprendre ça.
Frankie se mordit la lèvre et plissa les yeux.
— Ouais, mais c’est pas Roker qui a été le premier à faire pousser
des haricots dans le bureau de Répartition ?
Mission fit rouler ses épaules. Ses bras s’engourdissaient. Il n’avait
pas l’habitude d’avancer si lentement avec un chargement. Il lui
fallait du mouvement.
— C’est pas pareil, répondit-il. C’est pour avoir de quoi manger
quand on monte.
Frankie secoua la tête.
— Mais c’est quand même critique de sa part, non ?
— Tu veux dire hypocrite ?
— Ouais, si tu veux. Tout ce que je dis, c’est que tout le monde se
trouve une excuse. Untel le fait parce que Machin le fait et c’est
Bidule qui a commencé de toute façon. Alors chacun se dit qu’il peut
s’y mettre. Mais c’est l’escalade. Parce qu’ils finissent tous par
exagérer.
Mission lança un regard vers les lampes, au loin.
— J’en sais trop rien. Le maire a l’air de laisser couler ces temps-ci.
Frankie s’esclaffa.
— Tu crois franchement que le maire dirige quoi que ce soit ? Le
maire, il a peur, mon pote. Il a peur, et c’est un vieux Schnoque.
Frankie vérifia que personne ne venait dans leur direction. Il était
nerveux, voire parano, depuis l’enfance. C’était amusant quand il
était petit ; c’était plus triste maintenant, voire inquiétant.
— Tu te rappelles quand on s’était imaginés à la tête du silo ? Tout
ce qui aurait été différent…
— C’est pas comme ça que ça marche… dit Mission. Le temps
qu’on se fasse élire, on sera vieux comme eux et on se fichera pas
mal de diriger quoi que ce soit. Et alors nos enfants nous détesteront
d’avoir reproduit le même schéma.
Frankie rit à nouveau, visiblement plus détendu.
— Ouais, t’as sûrement raison.
— Bon allez, faut que j’avance avant de perdre mes bras, dit
Mission.
Frankie lui donna une petite tape sur l’épaule.
— Content de t’avoir vu, mec…
— Pareil.
— Ah, au fait… Tu penses voir la Corneille bientôt ?
— Je serai pas loin demain, dit-il, supposant qu’il survivrait à la
nuit.
— Tu pourras lui passer le bonjour de ma part ? demanda Frankie
avec un sourire.
— J’y manquerai pas, promit Mission.
Un nom de plus sur sa liste. S’il pouvait faire casquer ses copains
chaque fois qu’il délivrait un message pour eux, il aurait économisé
plus que trois cent quatre-vingt-quatre coupons. Un demi-coupon
pour tous les bonjours qu’il devait transmettre à la Corneille, et il
aurait déjà son propre appartement. Il ne serait pas forcé de crécher
dans les logements d’étape. Mais les messages de ses amis pesaient
bien moins lourd que ses idées noires, alors Mission ne leur en
voulait pas de prendre un peu de place. Ça lui changeait les idées, ça
allégeait presque son fardeau.
27

Il aurait été plus logique, et moins fatigant pour son dos, que Mission
dépose la pompe avant d’aller voir son père, mais s’il l’avait portée
jusqu’ici, c’était justement pour que son père le voie avec son
fardeau. Il traversa donc les serres de germination en direction des
jardins où son grand-père avait travaillé et soi-disant son arrière-
grand-père aussi. Haricots, buissons de myrtilles, courges, pommes
de terre. Dans un carré de maïs apparemment mûr pour la récolte, il
trouva son père à quatre pattes, tel qu’il apparaissait toujours dans
son souvenir : en train de retourner la terre avec une petite bêche,
arrachant les mauvaises herbes au passage comme si c’était un tic,
comme une fille entortille ses doigts dans ses cheveux sans même
s’en rendre compte.
— Papa.
Son père tourna la tête, le front luisant de sueur sous la chaleur des
lampes de croissance. Un sourire fugace passa sur son visage. Riley,
le demi-frère de Mission, sortit de derrière un rang de maïs, réplique
parfaite de son père, version douze ans, mains pleines de terre. C’est
lui qui le salua en premier.
— Mission ! s’écria-t-il en se ruant vers lui.
— Le maïs a l’air mûr, dit Mission.
Une main posée sur la rampe, il se pencha pour palper une feuille.
Humide. Les épis n’allaient pas tarder à être récoltés, et l’odeur le
transporta dans le temps. Il aperçut un moucheron et le tua d’une
pichenette.
— Qu’est-ce que tu m’as apporté ? cria son petit frère.
Mission rit et ébouriffa ses beaux cheveux bruns, que le petit avait
hérités de sa mère.
— Désolé frangin. Ils m’ont bien chargé, cette fois.
Il se tourna légèrement pour que Riley – et son père – comprenne.
— Pourquoi tu poses pas ton paquet un moment ? demanda son
père.
Il se frotta les mains pour faire tomber la terre au-dessus du lopin
et ne pas la gaspiller puis serra la main de son fils.
— Tu as l’air en forme.
— Toi aussi, papa.
Mission aurait bombé le torse en se redressant de tout son long s’il
n’avait pas risqué de tomber à la renverse à cause de la pompe.
— Alors comme ça il paraît qu’à la cafétéria ils font pousser leurs
propres choux ?
Son père grommela en secouant la tête.
— Et pis du maïs, aussi, à ce qu’on dit. Encore leur saloperie
d’externalisation. Ça vous cause du tort, tu sais.
Son père parlait des porteurs, et il y avait derrière le ton qu’il
employait un air de “Je te l’avais bien dit”. Comme souvent.
Riley tirait sur la manche de Mission, et lui demanda s’il pouvait
tenir son couteau. Mission sortit sa lame de son étui et la tendit à son
frère. Un silence pesant s’installait. Son père avait vieilli. Sa peau
avait pris la couleur du bois huilé, une teinte sombre et malsaine due
aux longues heures de travail sous les lampes de croissance. On
appelait ça le “bronzage” et à cause de ça on pouvait repérer un
fermier à deux paliers de distance.
Une chaleur intense émanait des ampoules au-dessus de leur tête,
et la colère que Mission portait avec lui quand il était loin d’ici fondit
en une tristesse vaine. Le vide qu’avait laissé sa mère était palpable.
Cela rappelait cruellement à Mission le prix qu’avait eu sa naissance.
Sans compter la pitié que lui inspirait son père avec sa peau abîmée,
les taches brunes qui constellaient son nez. Tels étaient les signes
distinctifs des hommes et des femmes en vert qui travaillaient la
terre, qui peinaient, courbés sur les morts du silo.
Mission se retrouva transporté dans un de ses premiers souvenirs
de petit garçon : il jouait avec une bêche qui, à l’époque, lui faisait
l’effet d’une pelle géante. Il s’amusait entre les rangs de maïs,
retournait la terre, imitant son paternel, quand soudain, sans
prévenir, son père lui avait saisi le poignet.
— Ne creuse pas ici, avait-il dit, tendu.
À l’époque, Mission n’avait encore assisté à aucun enterrement, il
ne savait pas ce que la terre recelait, outre les graines. Après ce jour,
il apprit à repérer les endroits où la terre, plus sombre, venait d’être
retournée.
— Ils te font porter de sacrés paquets à ce que je vois, dit son père,
brisant enfin le silence.
Il pensait que c’était une commande de la Répartition. Mission ne
prit pas la peine de rectifier.
— Ils nous laissent prendre en charge ce qu’on peut supporter. Les
plus âgés s’occupent du courrier. On fait en fonction de nos
capacités.
— Je me souviens de la fin de mon apprentissage, dit son père en
s’épongeant le front. Je me suis coltiné les patates, et mon modèle est
retourné à la cueillette des myrtilles. Deux pour le panier, une pour
lui, et ainsi de suite.
Oh non, pitié. Mission vit du coin de l’œil que Riley testait le
tranchant de la lame contre son pouce. Il tendit une main pour lui
reprendre son couteau mais le petit se déroba.
— Si les vieux porteurs ne portent que du courrier, c’est parce
qu’ils le décident, expliqua son père.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles.
La tristesse de Mission avait disparu, sa colère était de retour.
— Les vieux, ils ont les genoux déglingués, alors c’est pour ça
qu’on se tape les grosses charges. Et je te ferai remarquer que mes
primes dépendent du poids que je porte et du temps que je mets,
alors je m’en fiche.
— Ah oui, c’est vrai, ils te payent en primes et toi tu payes de tes
genoux.
Mission serra les dents, sentant monter en lui la colère et la
fougue.
— Tout ce que je dis, mon fils, c’est qu’avec l’âge et l’expérience, tu
pourras choisir le rang que tu voudras biner. C’est tout. Je veux que
tu prennes soin de toi.
— Je prends soin de moi, papa.
Riley s’assit sur la rambarde et sourit à son reflet dans la lame. Il
avait déjà une bande de taches de rousseur en travers du nez, un
début de bronzage. De la peau abîmée, de père en fils. Mission voyait
d’ici à quoi ressemblerait Riley dans plusieurs années, de l’autre côté
de la rambarde, avec un fils à lui. Et il était bien content d’avoir pu
s’extraire de ces fermes pour embrasser un boulot qu’il ne ramenait
pas chez lui sous ses ongles tous les soirs.
— Tu restes avec nous pour le déjeuner ? lui demanda son père,
sentant peut-être son fils prêt à repartir.
— Si ça ne te dérange pas, répondit Mission.
Il culpabilisa à l’idée que son père le nourrisse, mais apprécia le
fait de ne pas avoir à demander. Et puis, sa belle-mère serait vexée
s’il ne passait pas la voir.
— Mais je ne vais pas traîner après. J’ai… une livraison ce soir.
— Tu auras quand même le temps de voir Allie, j’espère ? Elle
demande sans arrêt de tes nouvelles. Tous les garçons du coin vont
finir par la demander en mariage si tu continues à la faire attendre.
Mission s’essuya le visage pour cacher ses sentiments. Allie était
une grande amie – sa première et plus courte histoire d’amour –
mais l’épouser reviendrait à épouser la vie à la ferme, revenir chez
lui, vivre parmi les cadavres enterrés.
— Je n’aurai sûrement pas le temps, non, admit-il à regret.
— Comme tu voudras. Bon, va livrer ta machine. Ne gaspille donc
pas ta prime à bavasser avec nous.
La déception dans la voix de son père était encore plus cuisante
que les ampoules.
— On se retrouve au réfectoire dans une demi-heure ? ajouta-t-il
en lui serrant à nouveau la main. Je suis content de te voir, fiston.
— Pareil.
Mission serra la main de son père avant de frapper ses paumes
l’une contre l’autre au-dessus du lopin pour y faire tomber la terre.
Riley lui rendit son couteau à contrecœur. En le rangeant dans son
étui, Mission songea qu’il devrait peut-être en faire usage cette nuit.
Il se demanda un instant s’il devait avertir son père, lui dire, ainsi
qu’à Riley, de rester chez eux jusqu’au matin, de ne pas mettre le nez
dehors.
Mais il tint sa langue, tapota son frère sur l’épaule et prit la
direction de la salle de pompage. En marchant entre les rangées de
planteurs et de cueilleurs, il songea aux fermiers qui vendaient leurs
propres légumes sur des étals de fortune et fabriquaient leur propre
farine. Il repensa à la cafétéria, qui faisait pousser ses choux, son
maïs. Puis au projet, découvert récemment, de déplacer une lourde
charge d’un étage à un autre sans faire appel aux porteurs.
Chacun essayait de subvenir à ses propres besoins au cas où la
violence reviendrait. Mission la sentait couver ; sentait les doutes et
la méfiance, les murs qui s’érigeaient. Tous tentaient de dépendre un
peu moins des autres, se préparaient à l’inévitable, se repliaient sur
eux-mêmes.
Il desserra les bretelles de son sac à l’approche de la salle de
pompage et, ce faisant, une idée dangereuse se fit jour en lui, presque
une révélation : si chacun faisait en sorte de ne plus avoir besoin des
autres, comment était-ce censé les aider à s’entendre ?
28

L’éclairage du grand escalier en colimaçon était réduit la nuit de sorte


que l’homme et le silo puissent dormir. C’était à la faveur de ces
heures indues, quand les enfants apaisés par les berceuses dormaient
à poings fermés, que ceux à l’esprit tourmenté s’aventuraient au-
dehors. Dans cette obscurité, Mission se tenait parfaitement
immobile. Il attendait. Quelque part au-dessus, il entendit un bruit de
corde qu’on serrait, le frottement contre le métal, les fibres qui
grinçaient, étirées par le poids qu’elles portaient.
Un gang de porteurs était massé autour de lui, dans l’escalier.
Mission posa sa joue contre le pilier intérieur. L’acier refroidit sa
peau échauffée. Il respirait avec mesure, écoutait la corde. Il
connaissait bien ce bruit, savait la brûlure qu’elle pouvait infliger au
niveau de la nuque, la peau qui enflait à force à cet endroit, marque
que les autres regardaient souvent mais sans en parler tout haut. À
nouveau, dans le gris épais de la nuit, un couinement caractéristique
retentit alors qu’on faisait descendre une lourde cargaison.
Il attendait le signal. Il pensait à la corde, à sa propre vie – à
d’autres choses interdites. Au soixante-quatorzième niveau, à la
Répartition, il y avait un livre de comptes. Dans le principal
logement d’étape des porteurs, un grand livre, qui avait dû coûter
une fortune en papier, était gardé sous clé. Y était consigné le détail
de certains types de livraisons, informations écrites à la main et non
câblées, de sorte qu’il n’y ait pas de fuite.
Mission avait entendu dire que les porteurs les plus anciens
suivaient le parcours de certains types de tuyaux dans ce grand livre,
mais il ne savait pas pourquoi. Du cuivre, aussi, et de divers fluides et
poudres qui sortaient du labo de Chimie. Il suffisait de les
commander – ça ou un peu trop de corde – pour se retrouver sur
une liste de gens à surveiller. Les porteurs étaient les seigneurs de la
rumeur. Ils connaissaient la destination de toute chose. Et leurs
murmures s’agrégeaient comme des gouttes de condensation dans le
bureau de Répartition, où ils étaient couchés noir sur blanc.
Mission écoutait la corde craquer et chanter dans l’obscurité. Il
savait ce que ça faisait d’en avoir une longueur sanglée autour du
cou. Il lui semblait étrange que si on en commandait assez pour se
pendre, personne ne s’en souciait. En revanche, assez pour couvrir
quelques étages, et là, on éveillait les doutes.
Mission en conclut qu’un homme pouvait prendre sa propre vie,
tant qu’il ne prenait pas le boulot d’un autre.
— Soyez prêts, leur intima-t-on à voix basse de là-haut.
La main de Mission se resserra sur son couteau et il se concentra
sur sa tâche. Il peinait à voir dans la pénombre. Il entendait la
respiration de ses camarades autour de lui. Eux aussi devaient avoir
la main sur leurs lames, prêts à tout.
On leur fournissait un couteau à l’embauche. Pour pouvoir ouvrir
les paquets livrés, se couper un fruit pendant une ascension, pour la
tranquillité d’esprit qu’il procurait à ceux qui écumaient le sommet
du silo mais aussi ses profondeurs. Mission serrait le sien au creux de
sa paume, attendant les ordres.
Plus haut, sur un palier sombre, un groupe de fermiers se
disputaient à voix basse tandis qu’ils manipulaient l’autre bout de la
corde, accomplissant le travail d’un porteur dans le noir pour
économiser cent ou deux cents coupons. Au-delà de la rampe, la
corde se fondait dans l’obscurité. Il faudrait qu’il se penche et tente
de la saisir à l’aveugle. Il sentit un coup de chaud au niveau du cou, et
soudain le manche de son couteau lui semblait fuyant dans sa paume
moite.
— Pas tout de suite, chuchota Morgan, et Mission sentit la main de
son modèle sur son épaule.
Il fit de son mieux pour s’éclaircir les idées.
La corde grinça à nouveau, mise à rude épreuve par le poids
considérable du groupe électrogène, forme grise et dense glissant
dans le noir. Les fermiers continuaient à chuchoter en guidant leur
cargaison, en exécutant en vert le travail d’hommes en bleu.
À mesure que progressait la forme grise, Mission songeait aux
dangers de la nuit, saisi d’une peur vertigineuse. Il attachait une
soudaine importance à une vie qu’il avait voulu achever, une vie qui
n’aurait jamais dû être. Il pensait à sa mère, se demandait quel genre
de femme c’était, au-delà de la désobéissance qui lui avait coûté la
vie. C’était tout ce qu’il connaissait d’elle. Il savait que son implant
avait eu une défaillance, comme pouvait en avoir un sur dix mille. Au
lieu de faire état du dysfonctionnement – et de sa grossesse – elle
avait caché son corps sous des vêtements amples jusqu’à ce que la
période où le Pacte permettait qu’on assimile l’enfant à un kyste soit
révolue.
— Prêts ? siffla Morgan.
La masse grise, poursuivant sa descente, disparut. Agrippé à son
couteau, Mission pensait qu’on aurait dû couper le cordon pour le
séparer d’elle et le jeter. Mais au-delà d’une certaine date, une vie
devait en remplacer une autre. Tel était le Pacte. Né derrière des
barreaux, Mission avait été libéré tandis qu’on avait envoyé sa mère
au nettoyage.
— Maintenant ! ordonna Morgan, et Mission sursauta.
Les semelles de bottes usées couinèrent au-dessus d’eux, des
hommes entraient en action. Mission se concentra sur son boulot.
Appuyé contre la rambarde, il tendit un bras dans le vide. Sa paume
trouva la corde, raide comme de l’acier. Il fit travailler sa lame contre
la ligne en tension.
Il y eut un pop sonore, comme un tendon qui claque ; le premier
brin venait de céder.
Mission eut une brève pensée pour les complices des fermiers qui
attendaient la cargaison deux étages plus bas. Des hommes
montaient les marches quatre à quatre. Il mourait d’envie de les
rejoindre. Après un infime mouvement de scie, la corde céda
totalement, et Mission crut entendre le groupe électrogène siffler en
fendant l’air. Quelques secondes plus tard, on entendit une collision
fracassante, puis les cris d’hommes en détresse. Au-dessus, le combat
avait éclaté.
Une main sur la rambarde, son couteau dans l’autre, Mission
s’empressa de se joindre à la mêlée, pour apprendre aux fauteurs de
troubles à rompre le Pacte, à faire le boulot d’un autre. Les
grognements et les coups pleuvaient, et Mission se jeta dans le lot
sans songer aux conséquences, concentré sur la bataille à livrer.
SILO 1
2212

29

Les roues du fauteuil grinçaient. Chaque fois qu’elles faisaient un


tour, elles laissaient échapper une plainte aiguë suivie d’un silence de
mort. Bercé par ce rythme, Donald se laissait pousser. Son souffle se
condensait en volutes dans l’air aussi gelé que ses os.
Des rangées et des rangées de podes s’étendaient de chaque côté.
Des noms scintillaient en lettres orange sur de minuscules écrans.
Des noms inventés, pour rompre avec le passé. Donald les regardait
défiler tandis qu’on le poussait vers la sortie. Il avait la tête lourde ; le
poids des souvenirs remplaçait peu à peu les rêves qui se rétractaient
et partaient en fumée.
Les hommes vêtus de bleu clair l’escortèrent jusque dans le
couloir, puis dans une pièce familière, meublée d’une table familière.
Le fauteuil branla lorsqu’ils soulevèrent ses pieds nus des étriers. Il
demanda combien de temps il avait dormi.
— Cent ans, répondit quelqu’un.
Ce qui faisait un total de cent soixante ans depuis sa formation. Pas
étonnant que le fauteuil roulant soit si bancal – il était plus vieux que
lui. Ses vis s’étaient desserrées au fil des longues décennies où
Donald avait dormi.
Ils l’aidèrent à se lever. L’hibernation avait laissé ses pieds
engourdis, la sensation commençait tout juste à revenir avec ses
picotements. On tira un rideau. Ils lui demandèrent d’uriner dans un
gobelet. Le soulagement fut immédiat. Le liquide avait la couleur du
charbon, des machines désagrégées dont son système se purgeait. La
blouse en papier ne suffisait pas à le réchauffer, même s’il savait que
le froid était dans sa chair, pas dans la pièce. Ils lui donnèrent une
nouvelle ration de boisson amère.
— Dans combien de temps aura-t-il les idées claires ? demanda
quelqu’un.
— Il faut une journée, répondit le médecin. Demain au plus tôt.
Ils le firent asseoir pour une prise de sang. Un vieil homme en
combinaison blanche et aux cheveux de la même teinte éclatante se
tenait sur le seuil, les sourcils froncés.
— Garde tes forces, dit-il avant de faire signe au docteur de
poursuivre.
Il disparut avant que Donald ne le remette dans sa mémoire
défaillante. Voir son sang bleu de froid aspiré dans la seringue lui
donna le tournis.

L’ascenseur lui était familier. Autour de lui, les hommes parlaient,


mais leurs voix lui semblaient lointaines. Il avait l’impression d’avoir
été drogué ; cependant, il se rappelait avoir arrêté de prendre leurs
pilules. Il tendit la main vers sa lèvre inférieure, se souvenant d’un
ulcère laissé par les médicaments qu’il gardait dans la bouche au lieu
de les avaler.
Mais l’ulcère n’était plus là. Il avait dû guérir des dizaines d’années
auparavant, pendant son sommeil. Les portes de l’ascenseur
s’ouvrirent, et Donald sentit cette impression de rêve s’effacer
davantage.
Ils poussèrent son fauteuil le long d’un autre couloir, abîmé par le
caoutchouc des roues. Ses yeux détaillaient l’état d’usure des murs,
du plafond, du carrelage. Il lui semblait qu’hier encore ils étaient
neufs. Et voilà que tout était détérioré, en proie à une déliquescence
soudaine. Donald se rappelait avoir dessiné des couloirs comme
celui-ci. Ils pensaient avoir construit quelque chose qui durerait à
jamais. La vérité avait toujours été là, sous son nez, dans ses plans,
trop folle pour être prise au sérieux.
Le fauteuil roulant ralentit.
— Non, c’est celle d’après, grogna derrière lui une voix qu’il
connaissait.
Il passa devant une porte fermée pour se retrouver devant la
suivante. L’un des aides-infirmiers contourna le fauteuil, muni d’un
trousseau tintant. Une clé fut choisie et insérée dans la serrure.
Après quelques cliquètements fluides, la porte s’ouvrit vers
l’intérieur. On alluma les lumières.
La pièce ressemblait à une cellule, une odeur de renfermé flottait
dans l’air. L’ampoule du plafond clignota avant de s’allumer
complètement. Il y avait des lits superposés dans un coin, une table
de chevet, une commode, une salle de bains.
— Pourquoi suis-je ici ? demanda Donald, la voix brisée.
— Ce sera votre chambre, répondit l’aide-infirmier en rangeant ses
clés.
Son regard sembla chercher une approbation chez l’homme qui
poussait le fauteuil. Un autre jeune homme fit le tour, ôta les pieds de
Donald des étriers et les posa sur la moquette usée par les années.
La dernière chose dont Donald se souvenait était d’avoir été
poursuivi par des chiens ailés pleins de hargne jusqu’au sommet
d’une montagne d’ossements. Mais c’était un rêve. Quel était son
dernier véritable souvenir ? Celui d’une aiguille. De sa propre mort.
Ça avait eu l’air réel.
— Ce que je veux dire, c’est… Pourquoi je suis… réveillé ?
Il faillit dire vivant. Les deux assistants échangèrent un regard en
l’aidant à s’asseoir sur le lit du bas. Le troisième homme poussa le
fauteuil dans le couloir ; ses larges épaules faisaient paraître
l’encadrement de la porte tout petit.
L’un des assistants prit le poignet de Donald – deux doigts pressés
sur des veines bleu glacier – et se mit à compter tout bas. L’autre fit
tomber deux pilules dans un gobelet et déboucha une bouteille d’eau.
— Ce ne sera pas nécessaire, dit la silhouette au seuil de la
chambre.
Le jeune homme jeta un œil par-dessus son épaule tandis que le
vieil homme entrait dans la petite chambre, qui sembla rétrécir.
Donald eut soudain du mal à respirer.
— Vous êtes… murmura Donald.
L’homme aux cheveux blancs fit un signe de la main aux deux
aides médicales.
— Laissez-nous un instant.
Celui qui tenait le poignet de Donald finit de compter et hocha la
tête à l’intention du second, qui reposa le gobelet en carton
contenant les pilules. Le visage du vieil homme avait éveillé quelque
chose en Donald, percé à travers le fatras de visions et de rêves.
— Je me souviens de vous. Vous êtes Thawman.
Un sourire, aussi éclatant que ses cheveux, des rides au coin des
yeux et de la bouche. Le fauteuil qu’on emmenait couina sur ses
roues instables. La porte se ferma avec un clic. Donald crut entendre
le verrou, mais ses dents s’entrechoquaient et il avait l’ouïe encore
un peu brouillée.
— Thurman, rectifia l’homme.
— Oui, ça me revient.
Il se rappelait son bureau, celui tout en haut des escaliers, et un
autre, plus lointain, à un endroit où il pleuvait sans cesse, où l’herbe
poussait et les cerisiers fleurissaient une fois l’an. Cet homme avait
été sénateur auparavant.
— Le fait que tu te souviennes constitue un mystère que nous
avons besoin d’éclaircir, dit le vieil homme en penchant la tête. Mais
pour l’instant, c’est plutôt une bonne chose. Nous avons besoin de
tes souvenirs.
Thurman s’appuya contre la commode en métal. Il avait l’air de ne
pas avoir dormi depuis plusieurs jours. Il avait les cheveux en
bataille, ce qui contrastait avec l’image que Donald avait gardée de
lui. Il y avait des cernes sous ses yeux tristes. D’une certaine
manière, il avait l’air… beaucoup plus vieux.
Donald baissa les yeux sur ses paumes. Les ressorts du matelas lui
donnaient l’impression que la pièce vacillait autour de lui. Il eut
soudain une vision atroce, celle d’un homme qui se souvenait de son
vrai nom et réclamait la liberté.
— Je m’appelle Donald Keene.
— Alors c’est vrai, tu te rappelles. Et tu sais qui je suis ?
Il sortit une feuille de papier pliée et attendit la réponse.
Donald acquiesça.
— Bien.
Thawman posa la feuille sur la commode, sur ses deux pans,
comme une tente.
— Nous avons besoin que tu te souviennes de tout, dit-il. Étudie ce
rapport quand le brouillard se sera dissipé, vois si ça déclenche
quelque chose. Une fois que ton estomac aura repris du service, je te
ferai apporter un vrai repas.
Donald se frotta les tempes.
— Tu as été absent un long moment, reprit Thawman en tapotant
ses phalanges contre la porte.
Donald recroquevilla ses orteils. Il retrouvait peu à peu la
sensation dans ses pieds. La porte s’ouvrit avec un petit clic et à
nouveau le sénateur bloqua la lumière du couloir. L’espace d’un
instant, il ne fut plus qu’une ombre.
— Repose-toi, après quoi nous trouverons nos réponses. Il y a
quelqu’un qui désire te voir.
Mais Donald se retrouva seul avant de pouvoir demander ce que ça
voulait dire. Malgré la porte fermée, il y eut soudain plus d’air à
respirer dans l’espace réduit. Il prit quelques profondes inspirations.
Il rassembla ses forces et, agrippé au montant du lit, se hissa sur ses
pieds. Il resta debout un moment, vacillant.
— Nous trouverons nos réponses, répéta-t-il.
Quelqu’un désirait le voir.
Il secoua la tête, et en eut le tournis. Comme s’il détenait des
réponses… Tout ce qu’il avait, c’étaient des questions. Il se rappela
que les assistants qui l’avaient réveillé avaient évoqué la chute d’un
silo. Il ne savait plus lequel. À quoi bon le réveiller pour ça ?
Il se dirigea vers la porte d’un pas chancelant, tourna la poignée,
qui confirma ce qu’il savait déjà. Il marcha jusqu’à la commode où se
trouvait la feuille toujours pliée.
— Repose-toi, dit-il, en se moquant du conseil.
Comme s’il était en mesure de dormir. Il avait l’impression d’avoir
dormi une éternité. Il prit la feuille et la déplia.
Un rapport. Donald s’en souvenait. C’était la copie d’un rapport.
Un rapport sur un jeune homme qui avait commis des choses
atroces. La pièce vacilla autour de lui comme s’il se tenait sur une
toupie géante. Il se souvenait d’hommes et de femmes piétinés, à
l’agonie ; d’avoir donné un ordre terrible ; de visages qui le scrutaient
depuis un couloir, loin, dans le passé.
Il cligna des yeux pour refouler ses larmes et examina la feuille
tremblante. N’était-ce pas lui qui avait écrit ceci ? Il se rappelait
l’avoir signé. Mais ce n’était pas son nom au bas du rapport. C’était
son écriture, mais pas son nom.
Troy.
Ses jambes s’engourdirent. Il voulut regagner le lit, au lieu de quoi
il s’effondra, submergé par les souvenirs. Troy et Helen. Helen et
Troy. Il se souvenait de sa femme. Il l’imagina disparaître derrière
une colline, le bras levé vers le ciel d’où pleuvaient des bombes, sa
sœur et une silhouette anonyme le tirant vers le bas, tandis que les
gens se déversaient dans un tunnel comme des billes le long d’une
pente, vers des profondeurs qui exhalaient une brume blanche.
Donald se souvenait. Il se souvenait de ce qu’il avait commis, de sa
part de responsabilité. Il y avait un garçon perturbé dans un silo
plein de morts, une ombre parmi les serveurs. Ce garçon avait causé
la chute du silo 12, et Donald avait écrit un rapport. Mais lui, Donald
– qu’avait-il fait ? Il avait tué bien plus que la population d’un silo ; il
avait dessiné les plans qui avaient contribué à la fin du monde. Le
rapport tremblait dans ses mains à mesure que les souvenirs lui
revenaient. Et les larmes qui coulèrent sur le papier étaient teintées
de bleu.
30

Un docteur lui apporta de la soupe et du pain quelques heures plus


tard, ainsi qu’un grand verre d’eau. Donald mangea avec appétit
tandis que l’homme lui tenait le bras. La soupe lui faisait du bien. Il la
sentait glisser dans son ventre et diffuser sa chaleur. Il mordit dans le
pain à pleines dents et fit descendre sa bouchée avec de l’eau. Il
mangeait avec l’acharnement de toutes ces années de jeûne.
— Merci, dit-il entre deux bouchées, pour la nourriture.
Le médecin prenait sa tension. C’était un homme d’un certain âge,
trapu, avec des sourcils broussailleux et une fine mèche de cheveux
accrochée à son crâne comme un nuage à une colline.
— Je m’appelle Donald.
L’homme fronça les sourcils, perplexe. Ses yeux gris dévièrent vers
sa tablette, comme s’il ne pouvait faire confiance à son patient, ou à
sa fiche. L’aiguille du tensiomètre dansait dans le cadran.
— Et vous êtes ? demanda Donald.
— Dr Sneed, finit-il par dire, mal assuré.
Donald but son eau à longs traits, content qu’ils l’aient laissée à
température ambiante. Il ne voulait plus rien ingurgiter de froid.
— Vous venez d’où ?
Le docteur retira le scratch du brassard.
— Dixième étage. Mais je travaille au soixante-huitième, répondit-
il en rangeant son matériel avant de noter quelque chose sur sa fiche.
— Non, je veux dire… Avant ?
Le Dr Sneed lui donna une petite tape sur le genou et se leva. Il
accrocha la tablette à un clou près de la porte.
— Vous serez sujet aux vertiges pendant quelques jours. Si vous
avez des tremblements, faites-le-nous savoir, d’accord ?
Donald acquiesça. On lui avait déjà donné ce conseil un peu plus
tôt. À moins que ce ne soit lors de sa dernière faction ? Ils répétaient
peut-être les choses pour ceux qui avaient du mal à se rappeler. Mais
il n’allait pas faire partie de ceux-là. Pas cette fois.
Une ombre tomba sur la pièce. Donald leva la tête et vit Thawman.
Il attrapa son plateau-repas pour l’empêcher de glisser de ses genoux.
Thawman fit un signe de tête au Dr Sneed, mais ce n’étaient pas
leurs noms. Thurman, se dit Donald. Le sénateur Thurman. Voilà une
chose dont il était sûr.
— Vous avez un instant ? demanda Thurman au médecin.
— Bien sûr.
Sneed attrapa son sac et sortit. La porte se referma, laissant
Donald seul avec sa soupe.
Il mangeait sans faire de bruit, essayant de distinguer ce qui se
disait de l’autre côté de la porte. Thurman, se répéta-t-il. Sénateur de
quoi ? Cette époque était révolue. C’était Donald qui avait dessiné les
plans.
Le rapport était retourné à sa place sur la commode. Donald prit
une bouchée de pain et se rappela les étages qu’il avait conçus. Ils
existaient maintenant pour de bon. Des gens y vivaient, y élevaient
leurs enfants, y riaient, s’y disputaient, y prenaient leur douche en
chantant, y enterraient leurs morts.
Quelques minutes s’écoulèrent avant que la porte ne s’ouvre à
nouveau. Thurman entra seul, ferma derrière lui et regarda Donald
avec inquiétude.
— Comment te sens-tu ?
La cuillère cliqua contre le bol. Il la posa et saisit le plateau à deux
mains pour les empêcher de trembler, ou de se fermer en poings.
— Vous savez, siffla Donald entre ses dents. Vous savez ce qu’on a
fait.
Thurman ouvrit ses paumes devant lui.
— Nous avons fait ce qu’il fallait.
— Non. Je ne veux pas de vos salades.
Donald secoua la tête. Dans son verre, l’eau tremblait, comme si un
danger approchait.
— Le monde…
— Nous l’avons sauvé.
— C’est faux ! s’écria Donald.
Il essaya de se rappeler.
— Il n’y a plus de monde.
Il se souvint de la vue depuis le sommet, depuis la cafétéria. Des
collines marron, ternes, des nuages menaçants.
— On y a mis fin. On a tué tout le monde.
— Ils étaient déjà morts, dit Thurman. Nous l’étions, tous. Tout le
monde meurt, petit. La seule chose qui compte, c’est…
— Arrêtez.
Il balaya les mots de Thurman du revers de la main, comme s’ils
étaient des insectes capables de le piquer.
— Il n’y a aucun moyen de justifier ce que nous avons fait.
Il sentit de la salive sur ses lèvres, qu’il essuya avec sa manche. Le
plateau vacilla dangereusement et Thurman, d’un geste vif – plus vif
qu’on n’aurait cru pour un homme de son âge –, le rattrapa au vol. Il
le posa sur la table de chevet et de près, Donald put constater qu’il
avait bel et bien vieilli. Ses rides étaient plus profondes, la peau était
flasque par endroits. Il se demanda combien de temps Thurman était
resté éveillé tandis que lui avait dormi.
— J’ai tué beaucoup d’hommes à la guerre, dit Thurman, le regard
posé sur le plateau.
Donald avait quant à lui les yeux rivés sur le cou du vieil homme. Il
serra fort ses mains l’une contre l’autre pour les garder immobiles.
Avec ce soudain aveu à propos de crimes commis, Donald eut
l’impression que Thurman lisait dans ses pensées, qu’il le prévenait
en quelque sorte : mieux valait abandonner tout de suite l’idée de
l’étrangler.
Thurman se tourna vers la commode et prit le rapport. En
l’ouvrant, il remarqua les taches bleu clair sur le papier que les
larmes de Donald avaient laissées un peu plus tôt.
— Il paraît que plus on tue, plus ça semble facile, dit-il.
Mais il n’était pas menaçant. Il semblait triste, au contraire. Donald
baissa les yeux sur ses genoux, qui bondissaient chacun leur tour. Il
força ses talons à se poser sur la moquette.
— Pour moi, ça n’a fait qu’empirer. Il y avait un homme en Iran…
— La population de la planète entière, bordel, murmura Donald en
accentuant chaque mot.
Il prononça ces paroles mais ne pensait en vérité qu’à Helen, sa
femme, qui était descendue du mauvais côté de la colline, alors que
tout ce qui avait jamais existé tombait en ruine.
— On a tué tout le monde.
Le sénateur prit une inspiration et retint son souffle un instant.
— Je te l’ai dit. Ils étaient déjà morts.
Les genoux de Donald reprirent leur petit manège. Impossible de
les contrôler. Thurman étudia le rapport, sembla hésiter. Le papier
frémit légèrement, mais c’était peut-être dû à l’aération, qui fit
bouger aussi ses cheveux.
— On était aux abords de Kashmar, reprit Thurman. C’était vers la
fin de la guerre, quand on se prenait une dérouillée et qu’on disait au
reste du monde qu’on était en train de gagner. J’avais un caporal dans
ma section, notre médecin, un certain James Hannigan. Jeune.
Toujours à faire des blagues, mais sérieux quand la situation
l’exigeait. Le genre d’homme que tout le monde aime bien. Le genre
le plus dur à perdre.
Thurman secoua la tête. Son regard se perdit dans le vague.
L’aération du plafond se tut, mais le rapport continua de frémir.
— J’ai tué beaucoup d’hommes pendant la guerre, mais seulement
une fois pour sauver une vie. Pour le reste, on ne savait jamais
vraiment ce qu’on faisait quand on appuyait sur la détente. Peut-être
que le gars que tu vas descendre ne trouvera jamais sa cible, ne fera
jamais de mal à qui que ce soit. Peut-être qu’il fera partie de ceux qui
jettent leurs fusils, se mêlent aux civils et retournent vers leur
famille, vendra du manioc près de l’ambassade et discutera basket
avec les soldats postés devant. Un homme bien. On ne sait jamais. On
tuait ces hommes, et on ne savait jamais si on le faisait pour une
bonne raison.
— Combien de milliards ?
Donald dut déglutir. Il se glissa au bord du lit et tendit une main
vers le plateau. Thurman comprit et lui donna son verre d’eau, à
moitié vide. Il poursuivit en ignorant les récriminations de Donald.
— Hannigan s’est pris des éclats d’obus près de Kashmar. Si on
avait pu l’emmener voir un médecin, il aurait survécu, c’était le genre
de blessure qu’on montrait un beau jour à ses potes en soulevant son
tee-shirt dans un bar. Mais il ne pouvait pas marcher, et la situation
excluait qu’on l’évacue par pont aérien. Notre section était cernée, et
on allait devoir se battre pour se sortir de là. Je ne voyais pas
comment on allait atteindre un point de chute sécurisé à temps pour
le sauver. Ce que je savais en revanche, parce que c’était arrivé sous
mes yeux trop souvent, c’est que deux ou trois de mes hommes
mourraient en essayant de l’exfiltrer. C’est ce qui arrive quand on se
trimballe un soldat plutôt qu’un fusil. Je l’avais vu.
— Alors vous l’avez abandonné là, dit Donald, en voyant où cette
conversation les menait.
Il but une gorgée d’eau. Il tremblait toujours.
— Non. Je l’ai tué.
Thurman avait les yeux dans le vide.
— L’ennemi ne l’aurait pas laissé mourir. Pas là, pas comme ça. Ils
l’auraient raccommodé pour pouvoir le filmer. Ils lui auraient
recousu le ventre pour pouvoir lui trancher la gorge.
Il se tourna vers Donald.
— J’avais une décision à prendre, et je n’avais pas beaucoup de
temps. Et plus le temps passe, plus je me dis que j’ai eu raison d’agir
comme je l’ai fait. On a perdu un homme ce jour-là. J’en ai sauvé
deux ou trois.
Donald secoua la tête.
— Ça n’a rien à voir avec ce qu’on… ce que vous…
— Si, c’est précisément la même chose. Tu te souviens de Safed ?
De ce que les médias ont appelé l’épidémie ?
Donald s’en souvenait. Safed. Une ville d’Israël près de Nazareth.
Près de la Syrie. L’attaque à l’arme de destruction massive la plus
mortelle de la guerre. Il acquiesça.
— Le monde entier aurait ressemblé à Safed, dit Thurman en
claquant des doigts. Dix milliards de lumières qui s’éteignent en
même temps. On était déjà infectés, fiston. Il ne restait plus qu’à
procéder au déclenchement. Safed était une sorte de… bêta-test.
Donald secoua la tête.
— Je ne vous crois pas. Pourquoi quiconque ferait une chose
pareille ?
— Ne sois pas si naïf. Pour certains, la vie n’a aucune valeur. Mets
un bouton devant dix milliards de personnes, un bouton qui nous tue
tous au moment où on appuie dessus, tu auras des milliers de mains
qui se tendront pour le faire. Des dizaines de milliers. Ce n’était
qu’une question de temps. Et ce bouton existait.
— Non.
Donald repensa à la première conversation qu’il avait eue avec le
sénateur en tant que membre du Congrès, après avoir été élu pour la
première fois. Il avait eu la même impression, les mensonges qui se
mêlaient à la vérité, les uns faisant écran à l’autre.
— Vous n’arriverez jamais à me convaincre. Il faudra me droguer
ou me tuer. Vous ne me convaincrez jamais.
Thurman acquiesça, comme s’il était d’accord.
— Te droguer n’a pas marché. J’ai lu un rapport sur ta première
faction. Apparemment, il y a un petit pourcentage de gens qui
résistent à la molécule. Et on aimerait bien savoir pourquoi.
Donald n’eut d’autre choix que de rire. Il s’adossa au mur, dans
l’obscurité que procurait le lit superposé.
— J’en ai peut-être trop vu pour oublier.
— Non, je ne crois pas.
Thurman baissa la tête de façon à pouvoir le regarder dans les
yeux. Donald prit son verre à deux mains et avala une gorgée d’eau.
— Plus on en voit – plus grand est le traumatisme –, mieux le
médicament marche. C’est plus facile d’oublier. Sauf pour certains.
C’est pour ça qu’on t’a fait une prise de sang.
Donald regarda le petit carré de gaze qu’on lui avait collé sur le
bras, sur la petite goutte de sang laissée par l’aiguille. Il sentit un
mélange d’impuissance et d’effroi lui serrer la gorge.
— Vous m’avez réveillé pour une prise de sang ?
— Pas tout à fait, non.
Thurman hésita.
— Ta résistance aux médicaments attise ma curiosité, mais si je t’ai
réveillé, c’est parce qu’on me l’a demandé. On est en train de perdre
des silos et…
— Je croyais que c’était le but, le coupa-t-il avec mépris. Perdre des
silos. Je croyais que c’est ce que vous vouliez.
Il se rappelait la croix rouge qu’il avait tracée en travers du silo 12,
toutes ces vies perdues. Tout était prévu dans leurs comptes. Les
silos étaient tout à fait sacrifiables. C’était ce qu’on lui avait expliqué.
Thurman secoua la tête.
— Nous avons besoin de comprendre ce qui se passe. Et quelqu’un
ici… pense que tu as pu tomber sur la réponse. Nous avons quelques
questions à te poser, après quoi on te rendormira.
Le rendormir. Il n’allait donc pas rester dans le coin très
longtemps. Ils l’avaient seulement réveillé pour analyser son sang et
lire dans ses pensées. Il se frotta les bras, qui s’étaient atrophiés. Il
mourait à petit feu dans ce pode. Plus lentement en tout cas qu’il ne
l’aurait voulu.
— Nous avons besoin de savoir ce que tu te rappelles à propos de
ce rapport, dit Thurman en lui tendant le dossier en question.
Donald le refusa.
— J’ai déjà regardé.
Il n’avait aucune envie de le rouvrir. Il lui suffisait de fermer les
yeux pour revoir les gens désespérés se déverser sur le sol
poussiéreux, les gens dont il avait ordonné l’exécution.
— Nous avons d’autres médicaments susceptibles d’atténuer la…
— Non, je ne veux plus de médicaments.
Il croisa ses poignets puis écarta les bras pour appuyer son propos.
— Écoutez, je n’ai pas de résistance particulière à vos molécules.
Autant dire la vérité. Il avait eu sa dose de mensonges.
— Il n’y a aucun mystère. J’ai simplement arrêté de prendre les
pilules.
Avouer lui fit un bien fou. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien lui faire
de toute façon ? Le rendormir ? Il savoura sa confession en avalant
une gorgée d’eau.
— Je les gardais contre ma joue et je les crachais plus tard. C’est
aussi simple que ça. C’est sûrement le cas de tous ceux qui se
souviennent. Comme Hal, ou Carlton, quel que soit son nom.
Thurman lui lança un regard glacial. Il tapa le dossier contre sa
paume, semblant intégrer cette information.
— Nous savons que tu as arrêté de prendre les pilules. Nous savons
même quand.
Donald haussa les épaules.
— Alors le mystère est résolu.
Il finit son eau d’un trait et reposa le gobelet sur son plateau.
— La molécule à laquelle tu es résistant n’est pas dans les pilules,
Donny. Si les gens arrêtent leur traitement, c’est parce qu’ils
commencent à se souvenir, et non l’inverse.
Donald l’observait, incrédule.
— L’urine change de couleur quand on arrête de les prendre. Des
ulcères se forment à l’endroit où on les cache dans la bouche. Nous
connaissons ces signes.
— Quoi ?
— Il n’y a pas de médicament dans les pilules, Donny.
— Je ne vous crois pas.
— Tout le monde est sous traitement. Il y en a parmi nous qui sont
immunisés. Mais toi tu ne devrais pas l’être.
— Foutaises. Je me rappelle, point barre. Avec les pilules, j’étais
dans le cirage. Dès que j’ai arrêté de les prendre, je me suis senti
mieux.
Thurman pencha légèrement la tête sur le côté.
— Tu as arrêté de les prendre parce que… je ne dirais pas que tu te
sentais mieux. Mais parce que la peur a commencé à s’insinuer en
toi. Donny, le médicament est dans l’eau.
Il désigna le gobelet vide. Donald suivit son regard et eut aussitôt
la nausée.
— Mais ne t’en fais pas, reprit Thurman. On va finir par trouver.
— Je ne veux pas vous aider. Je refuse de parler de ce rapport. Et je
n’ai aucune envie de voir la personne à qui vous voulez m’envoyer.
Tout ce qu’il voulait, c’était Helen. Sa femme.
— Le risque, c’est que des milliers de gens pourraient mourir si tu
ne nous aides pas. Il se peut que tu aies trouvé quelque chose en
rédigeant ce rapport, bien que je n’y croie pas.
Donald jeta un œil en direction des toilettes, songea un instant à
s’y enfermer pour vomir, se purger de la nourriture et de l’eau
avalées. Peut-être que Thurman lui mentait. Peut-être qu’il disait la
vérité. S’il mentait, l’eau n’était que de l’eau. S’il disait la vérité, alors
Donald était bel et bien résistant aux médicaments.
— Je me rappelle à peine avoir écrit ce truc, admit-il.
Et qui pouvait bien avoir envie de le voir ? Sûrement un autre
docteur, ou alors un chef de silo, ou bien la personne en charge de
celui-ci.
Il se massa les tempes, sentit la pression monter dans son crâne. Il
valait peut-être mieux se plier à leurs volontés et se faire endormir à
nouveau, retourner à ses rêves. Il lui était arrivé de rêver d’Helen.
C’était le seul endroit où il pouvait la rejoindre.
— Bon, très bien, je vais y aller. Mais je ne comprends toujours pas
ce que je pourrais savoir.
Il se frotta le bras, à l’endroit de la prise de sang. Ça le démangeait.
C’était presque une douleur, comme un bleu.
— Je suis de ton avis, acquiesça le sénateur Thurman. Mais ce n’est
pas ce qu’elle pense.
Donald se raidit.
— Elle ?
Il sonda le regard de Thurman, se demandant s’il avait bien
entendu.
— Qui ça, elle ?
Le vieil homme fronça les sourcils.
— Celle qui m’a demandé de te réveiller. Bref. Repose-toi. Je
t’emmènerai la voir demain matin.
31

Impossible de se reposer. Les heures passaient, cruelles, lentes et


mystérieuses. Pas d’horloge pour se repérer, pas de réponse à ses
coups répétés sur la porte. Seul et frustré, allongé sur son lit, il
regardait le motif de losanges que dessinaient les fils métalliques du
sommier au-dessus de lui. Il écoutait le gargouillis de l’eau qui
s’écoulait vers d’autres étages dans des tuyaux cachés. Il ne pouvait
pas dormir. Il ne savait pas si c’était le milieu de la nuit ou du jour. Le
silo pesait de tout son poids sur lui.
Lorsque l’ennui devint insupportable, il finit par abandonner et
saisit le rapport pour un deuxième coup d’œil. Il y prêta davantage
d’attention que la première fois. Ce n’était pas l’original ; la signature
n’avait aucun relief, et il se rappelait avoir utilisé un stylo bleu.
Il survola le récit de la chute du silo et sa théorie selon laquelle les
directeurs de DIT entamaient leur apprentissage trop tôt. Il
recommandait de relever l’âge des ombres. Il se demandait s’ils
l’avaient fait. Peut-être, mais les problèmes persistaient. Il était
également question de l’intronisation d’un jeune homme, qui avait
une question. L’arrière-grand-mère de ce jeune homme appartenait à
la génération de ceux qui se rappelaient, comme Donald. Son rapport
suggérait d’autoriser une question par nouvel initié. On leur donnait
l’Héritage, après tout. Pourquoi ne pas leur montrer, à l’étape finale
de leur endoctrinement, qu’il y avait encore d’autres vérités à
découvrir ?
Soudain, un cliquetis dans la serrure. Thurman ouvrit la porte
tandis que Donald refermait le rapport.
— Tu te sens mieux ?
Donald ne répondit pas.
— Tu peux marcher ?
Il acquiesça. Marcher. Ce qu’il aurait voulu, c’était courir en
hurlant et en foutant des coups de poing dans les murs. Mais
marcher, oui, pourquoi pas. Une petite promenade avant un grand
sommeil.

Ils prirent l’ascenseur en silence. Donald remarqua que Thurman


avait passé son badge sur un lecteur avant d’appuyer sur le bouton du
niveau 54. Les chiffres étaient encore rutilants à côté des autres,
ternis par l’usure. C’était l’étage des réserves, si Donald avait bonne
mémoire, des fournitures dont ils ne devraient jamais avoir besoin.
L’ascenseur ralentit. Les portes s’ouvrirent sur une enfilade immense
d’étagères croulant sous de mortels instruments.
Thurman le guida jusqu’au centre. Des caisses de bois sur
lesquelles on avait inscrit “munitions” au pochoir jouxtaient des
caisses plus longues aux inscriptions militaires telles que “M22” et
“M19”. Il y avait des étagères spéciales blindés, spéciales casques, des
boîtes estampillées “médical”, ou “rations”, et bien des caisses sans
étiquette. Au-delà, des bâches couvraient des formes arrondies et
ailées – des drones, il le savait. Des véhicules aériens autonomes. Sa
sœur en avait téléguidé dans une guerre qui semblait à présent
absurde et lointaine, appartenant à l’histoire ancienne. Mais ces
reliques se trouvaient là, huilées et protégées, baignant dans des
relents de graisse et de peur.
Ils passèrent devant les drones et continuèrent encore, dans la
pénombre, comme si l’entrepôt était sans fin. Tout au bout de
l’espace, enfin, Donald aperçut de la lumière qui provenait d’un
bureau ouvert. Il entendit des bruissements de papier, une chaise qui
grinça sur le sol. En atteignant le seuil, il la vit, sans pouvoir
s’expliquer sa présence.
— Anna ?
Assise à une table de réunion entourée de chaises identiques, elle
leva le nez de son écran d’ordinateur et de la paperasse étalée devant
elle. Elle ne montra aucun signe de choc, rien qu’un sourire, qui
dissimulait mal sa fatigue.
Donald resta planté bouche bée. Thurman traversa la pièce pour
embrasser sa fille, mais Anna ne quitta pas Donald des yeux. Il lui
chuchota quelques mots à l’oreille puis annonça qu’il avait du travail
qui l’attendait. Donald ne bougea pas avant que le sénateur ait quitté
la pièce.
— Anna…
Elle avait déjà fait le tour de la table pour le prendre dans ses bras.
Elle se mit à lui murmurer des paroles réconfortantes tandis qu’il se
laissait aller à leur étreinte, soudain épuisé. Il sentit sa main caresser
sa tête et se poser sur sa nuque. Ses bras à lui s’étaient verrouillés
autour de sa taille.
— Qu’est-ce que tu fais là ? murmura-t-il.
— Je suis ici pour les mêmes raisons que toi.
Elle se dégagea.
— Je cherche des réponses.
Elle recula d’un pas et tourna la tête vers le fatras de papier qui
encombrait la table.
— Mais nous ne nous posons peut-être pas les mêmes questions.
Un schéma familier – une grille de cinquante silos – recouvrait la
table. Chaque silo était comme une petite assiette sous cloche. Une
douzaine de chaises entouraient la table. Donald comprit qu’il était
dans la pièce de conseil de guerre, où les généraux se rassemblaient
pour déplacer des figurines en plastique et râler après les milliers de
vies perdues. Il leva les yeux vers les cartes et le schéma accrochés
aux murs. Il y avait aussi une salle d’eau, une serviette pendue à un
crochet sur la porte. Un lit de camp avait été installé dans un coin,
fait au carré. À côté, une lampe, posée sur une caisse en bois de
l’entrepôt. Des rallonges électriques serpentaient ici et là, signe
qu’on avait plus ou moins transformé cette pièce en appartement.
Il se dirigea vers le mur le plus proche et feuilleta une série de
dessins couverts de notes. Il n’avait pas l’impression qu’une guerre se
préparait. Ça ne ressemblait pas à une cellule de crise, mais au
plateau d’une émission d’élucidation de crimes comme il en avait
regardé à la télé pour s’endormir, dans une autre vie.
— Ça fait plus longtemps que moi que tu es réveillée.
Anna était à côté de lui. Sa main se posa sur son épaule, et ce
simple contact suffit à le faire frémir.
— Oui, presque un an.
Elle fit glisser sa main le long de son dos avant de la retirer.
— Tu veux boire quelque chose ? De l’eau ? J’ai aussi une réserve
de whisky. Papa ignore la moitié du contenu de ces caisses.
Donald secoua la tête. Il la regarda disparaître dans la salle de
bains, entendit un robinet couler. Elle en ressortit, sirotant un verre
d’eau.
— Alors qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi on m’a réveillé ?
Elle déglutit et brandit son verre vers les murs.
— Ce n’est…
Elle s’esclaffa.
— Je m’apprêtais à dire que ce n’était rien d’important, mais c’est
quand même le bordel qui m’a fait sortir d’une boîte pour
m’enfermer dans une autre. Mais la plupart de tout ça ne te concerne
pas.
Donald balaya à nouveau la pièce du regard. Un an à vivre comme
ça. Il reporta son attention sur Anna, ses cheveux retenus en chignon
par un stylo. Elle avait la peau pâle, sauf sous les yeux. Il se demanda
comment elle réussissait à vivre dans ces conditions.
Il y avait au mur une impression semblable à celle étalée sur la
table, un quadrillage de cercles, qui figurait la disposition des
constructions. Une croix rouge avait été dessinée en travers du silo
12, en haut à gauche. Un autre avait été barré de la même croix, le
silo 10 apparemment. Davantage de pertes humaines. En bas à droite
de la grille, il remarqua un fouillis de gribouillis illisibles. La pièce
sembla vaciller autour de lui lorsqu’il s’approcha.
— Donny, ça va ?
— Qu’est-ce qui s’est passé, là ? souffla-t-il.
Anna se retourna pour voir ce qu’il lui montrait. Donald se rendit
compte que, sur la table, toute la paperasse d’Anna était concentrée
autour de la même zone.
— Donny.
Elle fit un pas vers lui.
— Les choses vont mal.
Cette portion du schéma était tapissée de griffonnages rouges et
bleus. Il y avait des croix, des points d’interrogation. Des notes,
parfois soulignées, des flèches. Dix ou douze silos en étaient
recouverts.
— Combien ? voulut-il savoir, en essayant de compter, de deviner
le nombre de morts. C’en est fini pour eux ?
Anna respira un grand coup.
— On n’en sait rien.
Elle finit son eau et alla plonger une main dans une caisse posée
sur une chaise à l’autre bout de la table. Elle en sortit une petite
bouteille et se servit une rasade de whisky.
— Ça a commencé avec le silo 40. Il s’est éteint il y a un environ un
an.
— Éteint ?
Elle but une gorgée et acquiesça. Elle se lécha les lèvres.
— Dans un premier temps, les caméras ont cessé de retransmettre.
Pas toutes en même temps, mais ils ont fini par tout éteindre. Après,
on a perdu le contact avec les dirigeants. Impossible de joindre qui
que ce soit. C’est Erskine qui était aux commandes. Conformément à
l’Ordre, il a donné le feu vert pour fermer le silo…
— Tu veux dire pour tuer tout le monde.
Anna leva les yeux vers lui.
— Tu sais très bien ce que ce genre de situations exige.
Donald se souvenait du silo 12. Il avait dû prendre la même
décision. Enfin, comme s’il avait décidé quoi que ce soit. Le système
s’autogérait. Il n’avait fait qu’autoriser l’étape suivante, selon une
série de procédures déterminées par quelqu’un d’autre.
Il observait les croix rouges sur le plan.
— Et le reste ? Les autres silos ?
Anna finit son whisky et poussa un soupir. Donald la surprit à
convoiter de nouveau la bouteille.
— Ils ont réveillé papa quand ils ont perdu le silo 42. Deux autres
s’étaient éteints quand il s’est décidé à me réveiller.
Deux de plus.
— Pourquoi toi ?
Elle coinça une mèche de cheveux derrière son oreille.
— Parce qu’il n’y avait personne d’autre. Parce que tous ceux qui
ont participé à la conception de cet endroit avaient soit disparu, ou
ne savaient plus quoi faire. Parce que papa était désespéré.
— Il avait envie de te voir.
Elle s’esclaffa.
— Non, ce n’est pas pour ça, tu peux me croire.
Son gobelet vide décrivit un cercle au-dessus du plan et des
papiers étalés sur la table.
— Leurs radios émettaient en ondes hautes fréquences. On pense
que tout a commencé avec le silo 40, que le directeur du DIT s’est
peut-être rebellé. Ils ont en tout cas détourné leur antenne et se sont
mis à communiquer avec les silos autour d’eux. On ne pouvait pas les
empêcher d’émettre, ils s’en étaient assurés. Dès que papa a compris,
il a opposé aux autres que les réseaux sans fil étaient ma spécialité.
Ils ont fini par céder. Personne ne voulait avoir recours aux drones.
— Qui ça, les autres ? Qui sait que tu es ici ?
Donald ne put s’empêcher d’entrevoir le danger potentiel de la
présence d’Anna, mais c’était peut-être sa propre faiblesse qui se
manifestait.
— Mon père, Erskine, le Dr Sneed et ses assistants, qui m’ont
réveillée. Mais les assistants ne prendront pas d’autre faction…
— Cryogénisation ?
Anna fronça les sourcils et remplit son gobelet. Donald fut frappé
par l’ampleur des pertes survenues pendant son sommeil. Des
factions entières s’étaient succédé. On avait perdu un autre silo, tracé
une nouvelle croix rouge. Toute une zone de silos voisins était dans
de sales draps. Thurman, pendant ce temps, était en éveil depuis un
an, et en prenait son parti. Sa fille aussi.
— Ça fait un an que tu es coincée ici ? À bosser sur tout ça ?
Elle fit un signe de tête vers la porte en riant.
— Je suis restée cloîtrée dans pire que ça bien plus longtemps. Mais
oui, ça craint. Je peux plus voir cet endroit.
Elle but une gorgée, cachée derrière le plastique blanc. Donald se
demanda si à tout hasard il n’avait pas été réveillé à cause de sa
faiblesse à elle tout comme elle avait été réveillée à cause de celle de
son père. Quelle était la prochaine étape ? Écumer les cryopodes à la
recherche de Charlotte ?
— On a perdu le contact avec onze silos jusqu’à maintenant. Je
pense avoir réussi à enrayer la contagion, mais on essaie encore de
comprendre comment ça s’est produit, et de voir s’il reste des
survivants quelque part. Personnellement, je ne le crois pas, mais
papa veut envoyer des éclaireurs, ou des drones. Tout le monde dit
que c’est trop risqué. Et voilà que le silo 18 est prêt à être réduit en
miettes.
— Et c’est moi qui suis censé vous aider ? En quoi, d’après ton
père ?
Il contourna la table et lui fit signe de lui passer la bouteille. Anna
en reversa dans son gobelet avant de le lui tendre ; elle prit un autre
gobelet près de son écran tandis que Donald se laissait tomber sur
son lit. Il y avait beaucoup de données à intégrer.
— Ce n’est pas mon père qui pense que tu sais quelque chose. Il
n’était vraiment pas pour qu’on te réveille. Personne n’est censé
revenir, une fois congelé.
Elle revissa le bouchon sur la bouteille.
— Non, c’est son chef.
Donald faillit s’étrangler avec son whisky. Il crachota et s’essuya le
menton à l’aide de sa manche, sous le regard inquiet d’Anna.
— Son chef ? répéta Donald, la voix cassée.
Elle plissa les yeux.
— Papa t’a bien dit pourquoi tu étais ici, non ?
Il sortit de sa poche le rapport tout froissé.
— Il a dit que c’était à propos d’un truc que j’ai écrit pendant ma
dernière faction. Thurman a un chef ? Je croyais que c’était lui, le
chef.
Le rire d’Anna sonnait creux.
— Il n’y a pas de responsable. C’est le système, le vrai responsable.
Il marche, c’est tout. On l’a conçu pour qu’il fonctionne.
Elle se leva de son bureau pour le rejoindre sur le lit de camp.
Donald glissa sur le côté pour lui faire une place.
— Papa était chargé de creuser les trous, c’était son boulot. Ils sont
trois à avoir mis au point ce complexe. Les deux autres voulaient le
cacher, avaient des idées de planque, mais papa les a convaincus de le
construire à la vue de tous. L’histoire du stockage des déchets
nucléaires, c’était son idée, et il était à même de la rendre crédible.
— Qui sont les deux autres ?
— Victor et Erskine.
Anna posa un oreiller contre le mur et s’y adossa.
— Ce ne sont pas leurs vrais noms, bien entendu. Mais bon, qu’est-
ce que ça peut faire ? Un nom, c’est un nom. On peut être n’importe
qui, ici. C’est Erskine qui a découvert la menace originale, il a parlé
des nanos à Victor et à papa. Tu vas le voir. Il enchaîne sa deuxième
faction, comme moi. Il étudie aussi la perte des silos, mais ce n’est
pas son domaine d’expertise. Je te ressers ? proposa-t-elle.
— Non, j’ai déjà la tête qui tourne.
Il ne précisa pas que ça n’avait rien à voir avec l’alcool.
— Je me souviens d’un Victor. Son bureau était en face du mien, de
l’autre côté du couloir.
Elle baissa les yeux un instant.
— Papa dit que c’est lui le chef, mais pour avoir bossé avec lui
quelque temps, je peux t’assurer qu’il ne s’est jamais considéré
comme supérieur. Il s’envisageait plutôt comme un steward, il a dit
un jour en plaisantant qu’il avait un peu l’impression d’être Noé sur
son arche. Il a voulu te réveiller il y a des mois de ça à cause des
événements du silo 18, mais papa a refusé. Je crois que Victor
t’aimait beaucoup. Il parlait souvent de toi.
— Victor ? Parler de moi ?
Donald se rappela l’homme du bureau d’en face, le psy. Anna
s’essuya furtivement les yeux.
— Oui. C’était quelqu’un de brillant, capable de lire dans tes
pensées, dans celles de n’importe qui. C’est à lui qu’on doit presque
tout. Il a écrit l’Ordre, le Pacte originel. C’était son plan.
— Et pourquoi tu en parles au passé ?
Son menton trembla. Elle bascula son gobelet, mais il n’y restait
presque rien.
— Victor est mort, dit-elle. Il s’est tiré une balle dans la tête, à son
bureau, il y a deux jours.
32

— Victor ? Suicidé ?
Donald essayait tant bien que mal de faire coïncider cette
information avec l’homme posé qu’il connaissait.
— Mais pourquoi ?
Anna renifla et se rapprocha de Donald. Elle faisait rouler son
gobelet vide entre ses mains.
— On n’en sait rien. Il était obnubilé par le premier silo qu’on a
perdu. Obsédé, même. Ça me fendait le cœur de voir à quel point il
s’en voulait. Il disait qu’il voyait se profiler les événements, qu’il y
avait des… certitudes probabilistes.
Elle prononça les deux derniers mots en imitant la voix de Victor,
ce qui raviva le souvenir du vieil homme dans l’esprit de Donald.
— Mais ça le rongeait de ne pas pouvoir prédire où et quand ils se
produiraient. Il aurait mieux valu que ça se produise sous la
responsabilité de quelqu’un d’autre. Pas sous la sienne. Pas avec sa
propension à la culpabilité.
— C’est à moi qu’il en voulait, dit Donald, les yeux rivés au sol.
C’était aussi pendant ma faction. J’étais une vraie épave. Je n’arrivais
pas à avoir les idées claires.
— Quoi ? Non. Non, Donny.
Elle posa une main sur son genou.
— Ce n’est la faute de personne.
— Mais mon rapport…
Il l’avait toujours à la main, plié, maculé de bleu clair ici et là.
— Est-ce que c’est une copie ? demanda Anna en lui prenant des
mains. Papa a eu le courage de te parler de ça, mais pas de ce que
Victor a fait.
Elle secoua la tête.
— Victor était solide, d’une certaine manière, mais tellement faible
par d’autres aspects.
Elle se tourna vers Donald.
— On l’a trouvé à son bureau, entouré de notes, de tous les
documents possibles et imaginables sur ce silo, et c’est ton rapport
qui était sur le dessus.
Elle le déplia pour le parcourir.
— Rien qu’une copie, murmura-t-elle.
— C’était peut-être…
— Il a écrit plein de choses sur l’original.
Elle fit glisser son doigt sur la page.
— Là, vers cet endroit, il a noté : “Voilà pourquoi.”
— Voilà pourquoi ? Pourquoi il s’est suicidé ? Ce n’est pas plutôt à
cause de tout ça qu’il s’est suicidé ? dit-il en englobant la pièce d’un
geste ample. Il s’est peut-être rendu compte qu’il avait commis une
erreur.
Il prit le bras d’Anna.
— Pense un peu à ce qu’on a fait. Et si on avait suivi un fou ? Victor
a peut-être eu un éclair de lucidité. Si ça se trouve, l’espace d’un
instant, il a pris conscience de ce qu’on a vraiment fait.
— Non. Il fallait qu’on le fasse.
Donald tapa du plat de la main contre le mur.
— C’est ce que tout le monde me répète…
— Écoute-moi.
Elle reposa une main sur son genou pour tenter de l’apaiser.
— C’est pas le moment de craquer, OK ?
Elle lança un regard inquiet vers la porte.
— Je lui ai demandé de te réveiller parce que j’ai besoin de ton
aide. Je n’y arriverai pas toute seule. Vic travaillait sur le silo 18. Si
papa n’écoute que lui-même, il tirera un trait dessus pour ne plus
avoir à en entendre parler. Mais ce n’est pas ce que voulait Victor. Et
moi non plus.
Donald songea au silo 12, dont il avait signé l’arrêt de mort. Mais il
était voué à sa perte, n’est-ce pas ? Il était déjà trop tard. Ils avaient
ouvert le sas. Il regarda le schéma et se demanda s’il était également
trop tard pour le 18.
— Qu’est-ce qu’il a vu dans mon rapport ?
— Je ne sais pas. Mais il voulait te réveiller depuis des semaines. Il
pensait que tu avais mis le doigt sur quelque chose.
— Ou c’était juste parce que j’étais dans le coin au moment où c’est
arrivé.
Donald scruta la pièce en quête d’indices. Anna creusait de son
côté, mais planchait sur un problème différent. Il y avait tant de
questions et de réponses. Mais à la différence de la dernière fois, il
avait les idées claires. Et ses propres questions. Il voulait retrouver sa
sœur, découvrir ce qui était arrivé à Helen, chasser l’idée folle qu’elle
était encore là, dehors, quelque part. Il voulait en savoir plus sur
cette épouvantable chose qu’il avait contribué à mettre au point.
— Alors, tu veux bien nous aider ?
Anna lui passa une main dans le dos, et ce contact réconfortant lui
évoqua immédiatement sa femme, tous les moments qu’elle avait
passés à le rassurer, à s’occuper de lui. Soudain, il sursauta, comme si
on l’avait mordu, pensant confusément qu’il était encore marié,
qu’elle était encore vivante, peut-être cryogénisée quelque part et en
attente d’être réveillée par son époux.
— Il faut que je…
Il se leva d’un bond et jeta un œil alentour. Il tomba sur
l’ordinateur.
— … que je vérifie des trucs.
Anna se leva à son tour.
— Bien sûr. Je peux te mettre au courant de ce qu’on sait jusqu’à
maintenant. Victor a laissé toute une série de notes. Ton rapport est
bourré d’interventions. Je peux te le montrer. Et tu pourras peut-être
convaincre papa qu’il était sur une piste, que ce silo vaut la peine
d’être sauvé…
— Oui.
Il allait le faire. Mais dans l’unique but de rester éveillé. Il se
demanda d’ailleurs si ce n’était pas l’intention première d’Anna :
l’avoir dans les parages, près d’elle. Une heure plus tôt, il n’avait
désiré qu’une chose : se rendormir, échapper au monde qu’il avait en
partie créé. Mais à présent, il avait besoin de réponses. Il se
pencherait sur le silo 18, mais il retrouverait Helen aussi.
Découvrirait du moins ce qui lui était arrivé, où elle se trouvait. Il
pensa à Mick, et le mot Tennessee s’imposa soudain à lui. Il se tourna
vers le plan accroché au mur et tenta de se rappeler quel chiffre
correspondait à quel État.
— À quoi on a accès depuis ce poste ?
Il sentit une bouffée de chaleur à l’idée des réponses qu’il avait à
disposition.
Anna se tourna vers la porte. Des pas approchaient dans
l’obscurité.
— Papa. C’est le seul à pouvoir accéder à cet étage maintenant.
— C’était pas le cas avant ?
— Non. Où Victor s’est procuré son arme, d’après toi ?
Elle parla plus bas.
— J’étais là quand il est descendu pour piocher dans une caisse.
Mais je n’ai absolument rien entendu. Écoute, mon père s’en veut
énormément pour ce qui est arrivé à Victor, et il ne croit toujours
pas que ce soit lié à ton rapport. Mais je connaissais bien Vic. Il
n’était pas fou. S’il y a quoi que ce soit que tu puisses faire, je t’en
prie, ne t’en prive pas. Pour moi.
Elle serra sa main. Donald baissa les yeux, il ne s’était pas rendu
compte qu’elle lui tenait la main depuis un moment. Il tenait le
rapport dans l’autre. Les pas approchaient. Donald hocha la tête pour
lui signifier qu’il acceptait.
— Merci.
Elle laissa tomber sa main, attrapa le gobelet de Donald, emboîta le
sien dedans, et les rangea avec la bouteille sur une chaise qu’elle
reglissa sous la table. En arrivant à la porte, Thurman toqua contre le
montant.
— Entre, dit Anna en dégageant une mèche de cheveux de son
visage.
Thurman les observa tour à tour.
— Erskine a prévu une petite cérémonie. Rien qu’avec nous. Ceux
d’entre nous qui savent.
— Bien sûr, dit Anna.
Les yeux plissés de Thurman passèrent de nouveau de sa fille à
Donald. Anna sembla comprendre qu’il s’agissait d’une question.
— Donny pense qu’il peut nous aider. On s’est dit que ce serait
mieux pour lui qu’il travaille ici avec moi. Du moins jusqu’à ce qu’on
progresse.
Donald se tourna vers elle, estomaqué. Thurman ne réagit pas.
— Il nous faudra un autre ordinateur, ajouta Anna. Si tu m’en
apportes un, je pourrai l’installer.
Voilà qui plaisait davantage à Donald.
— Et un deuxième lit, bien sûr, précisa Anna avec un sourire.
Silo 18

33

Après la bagarre avec les fermiers, Mission s’éclipsa, et le reste des


porteurs s’éparpilla. Il vola quelques heures de sommeil dans la loge
d’étape du niveau 10, le nez ankylosé et la lèvre enflée. Tournant et
virant, trop agité pour dormir, il se leva dans la pénombre, mais il
était encore trop tôt pour aller au Nid ; la Corneille ne serait pas
encore réveillée. Il se dirigea donc vers la cafétéria pour un petit-
déjeuner digne de ce nom – les coupons supplémentaires du coroner
lui brûlaient les doigts du même feu que celui de ses égratignures.
Il pansa ses blessures avec un bon repas chaud, côte à côte avec les
équipes de nuit, et observa les nuages bouillonner au-delà des
collines. Les coquilles vides qui se dressaient au loin – et que la
Corneille appelait des gratte-ciel – étaient les premières à attraper
les rayons du soleil levant. C’était le signe que le monde s’éveillerait
un jour de plus. Un jour d’anniversaire, pour Mission. Il laissa son
plateau sur la table, un coupon pour la personne qui nettoierait
derrière lui, et s’efforça de ne pas penser du tout au nettoyage. Il
dévala huit volées de marches avant que le silo ne s’éveille
complètement. Il se dirigeait vers le Nid, sans l’impression d’avoir un
an de plus.
Des mots familiers l’accueillirent sur le palier du neuvième étage.
À la différence des autres niveaux, qui n’avaient que des chiffres, on
pouvait lire au-dessus de la porte :
LE NID DE LA CORNEILLE

Les lettres, grossières, étaient peintes en couleurs vives. Elles


suivaient le contour tracé au fil des ans par les générations
successives, déformées ici et là par les petites mains qui s’étaient
attelées à la tâche. Les enfants du silo venaient et repartaient, laissant
leurs marques au pinceau, mais la Vieille Corneille, elle, demeurait.
Son nid incluait la crèche, l’externat et des salles de classe pour les
enfants du haut du silo. Elle était perchée là depuis plus longtemps
que quiconque ne se le rappelait. Certains disaient qu’elle était aussi
vieille que le silo lui-même, mais Mission savait que c’était un mythe.
Personne ne connaissait l’âge du silo.
Lorsqu’il entra dans le Nid, il trouva les couloirs déserts. Il était
encore très tôt. Il entendit un petit grincement en provenance d’une
classe alors qu’on réagençait les tables. Mission aperçut deux
instituteurs discutant dans une autre classe, le visage inquiet, se
demandant probablement quoi faire d’une version plus jeune de lui-
même. Une forte odeur de thé se mélangeait à celles de colle et de
craie. Les casiers métalliques, cabossés par de petits poings, avaient
grand besoin d’un coup de pinceau. Mission fut transporté à une
autre époque en les voyant. Il lui semblait qu’hier encore il était la
terreur de ces couloirs. Lui, et tous les amis qu’il ne voyait plus – ou
du moins pas aussi souvent qu’il l’aurait voulu.
Le bureau de la Corneille était au fond, adjacent au seul
appartement de tout l’étage. On l’avait construit spécialement pour
elle ; c’était une classe qu’on avait transformée, enfin, soi-disant. Et
même si elle n’enseignait désormais qu’aux plus petits, l’école entière
lui appartenait. C’était son nid.
Mission était venu la trouver à différentes étapes de sa vie. Au tout
début, en quête de réconfort, lui qui était si loin des fermes. Plus
tard, pour un peu de sagesse, quand il fut enfin assez mûr pour
comprendre qu’il n’en avait pas. Et tout un tas de fois il était venu en
quête des deux, comme le jour où il avait appris la vérité sur sa
naissance et la mort de sa mère – qu’on avait envoyée au nettoyage à
cause de lui. Mission avait un souvenir très clair de ce jour-là. C’était
l’unique fois qu’il avait vu la Vieille Corneille pleurer.
Il toqua à sa porte avant d’entrer et la trouva au tableau noir,
abaissé pour qu’elle puisse y écrire depuis son fauteuil. Mme Crowe
cessa d’effacer les leçons de la veille, se retourna et lui fit un large
sourire.
— Mon petit, croassa-t-elle.
Elle agita la brosse pour lui faire signe d’approcher. De la poudre
de craie se mit à voleter dans l’air.
— Mon petit, mon petit.
— Bonjour, madame Crowe.
Mission se faufila entre les tables pour la rejoindre. Le cordon de
son fauteuil électrique pendait du plafond pour venir se fixer à une
petite tige s’élevant de son dossier. Mission baissa la tête pour passer
au-dessous et se pencha pour l’embrasser. Il en profita pour respirer
son odeur – une réminiscence d’enfance et d’innocence. La robe
jaune à fleurs qu’elle portait était sa tenue du mercredi – pas besoin
de calendrier. Ses couleurs avaient passé depuis le temps où Mission
était un gamin, comme tout le reste.
— Regarde-moi comme tu as grandi, dit-elle en lui souriant.
Sa voix n’était qu’un murmure, et il se rappelait qu’elle avait le
pouvoir de faire taire même les plus jeunes s’ils voulaient entendre
ce qu’elle disait. Elle porta une main à sa propre joue.
— Qu’est-ce qui est arrivé à ton visage ?
Mission rit en se délestant de son paquetage.
— C’est juste un accident, répondit-il, lui servant un mensonge,
comme au bon vieux temps.
Il posa son sac au pied d’un minuscule pupitre et s’imagina se
glisser sur le banc et rester pour la leçon du jour.
— Comment allez-vous ? demanda-t-il.
Il scruta son visage, ses rides profondes et sa peau brune comme
celle d’un fermier, mais plutôt à cause de l’âge que des lampes de
croissance. Elle avait les yeux chassieux, mais toujours pleins de vie.
Ils lui firent penser à la vue de la cafétéria par temps clair, lorsqu’il
était criant que les capteurs avaient grand besoin d’être nettoyés.
— Ce n’est pas la grande forme.
Elle actionna la manette de son accoudoir, et le fauteuil construit
pour elle des années auparavant par un ancien élève pivota pour
qu’elle se retrouve face à lui. Elle retroussa sa manche pour lui
montrer un bout de gaze collé avec du sparadrap sur son bras maigre
et marbré.
— Ces docteurs sont venus prendre mon sang.
Sa main tremblante désignait la preuve.
— Ont bien dû m’en pomper la moitié.
Mission éclata de rire.
— Je suis sûr qu’ils n’ont pas pris la moitié de votre sang, madame
Crowe. Les docteurs font attention à vous, c’est tout.
Une moue tordit son visage – un labyrinthe de rides. Elle n’avait
pas l’air convaincue.
— Je ne leur fais pas confiance, dit-elle.
— Vous ne faites confiance à personne, dit Mission avec un
sourire. Et qui sait, ils essaient peut-être de découvrir pourquoi vous
ne pouvez vous résoudre à mourir, comme tout le monde. Ils
trouveront peut-être un moyen de faire vivre tout le monde aussi
longtemps que vous.
Elle frotta son pansement.
— Ou bien ils essaient de trouver un moyen de me tuer.
— Oh, ne soyez pas si lugubre, dit Mission en tirant sur sa manche
pour l’empêcher d’arracher son pansement. Pourquoi penser une
chose pareille ?
Elle fronça les sourcils et ne daigna pas répondre. Ses yeux
tombèrent sur le paquetage presque vide.
— Jour de congé ? s’enquit-elle.
Mission suivit son regard.
— Hm ? Non, non. J’ai fait une livraison hier soir. Je prends en
charge un autre colis un peu plus tard, pour l’apporter où on me dira.
— Ah, être jeune, et libre…
Elle fit pivoter son fauteuil pour retourner à son bureau. Mission
baissa la tête pour laisser passer le fil – l’installation avait été conçue
pour des enfants de plus petite taille. Elle sortit un récipient du jus
épais de légumes qu’elle préférait à l’eau et en but une gorgée.
— Allie est passée me voir la semaine dernière, dit-elle en
reposant le liquide noir verdâtre. Elle m’a demandé de tes nouvelles,
voulait savoir si tu étais toujours célibataire.
— Ah oui ?
Mission eut un coup de chaud. Mme Crowe les avait surpris en
train de s’embrasser une fois, à l’époque où il ne savait pas à quoi
servaient les baisers. Elle les avait laissés en leur adressant un sourire
entendu qui tenait également lieu d’avertissement.
— Tout le monde est éparpillé aux quatre coins du silo, dit Mission
pour changer de sujet, en espérant qu’elle le suivrait.
— Et c’est bien normal.
Elle ouvrit un tiroir dans lequel elle se mit à fouiller et finit par en
sortir une enveloppe. Mission y vit cinq ou six noms barrés en
travers du papier. Elle avait déjà bien servi.
— Si tu descends, pourrais-tu porter quelque chose à Rodny ?
Elle lui tendit la lettre. En l’acceptant, Mission vit le nom de son
meilleur ami à côté de tous ceux qui avaient été rayés.
— Je peux la lui faire passer, pas de problème. Mais les deux
dernières fois où je me suis arrêté, ils ont dit qu’il n’était pas
disponible.
Elle hocha la tête, comme si elle s’était attendue à cette réponse.
— Demande Jeffery, c’est le chef de la Sécurité en bas, un de mes
anciens petits. Dis-lui que cette lettre est de ma part et que tu dois la
remettre à Rodny en mains propres.
Elle agita les mains en l’air.
— Attends, je vais écrire un mot à Jeffery.
Mission jeta un œil à la pendule accrochée au mur pendant qu’elle
cherchait de l’encre. Bientôt les couloirs s’empliraient de bavardages,
mêlés au claquement métallique des portes de casier. Tandis qu’elle
grattait le papier, il patienta en passant en revue les vieilles affiches
et banderoles qui ornaient les murs, que Mme Crowe aimait appeler
les “catalyseurs”.
“Tu peux être ce que tu veux”, disait l’un, décoré d’un dessin
représentant grossièrement un garçon et une fille sur une immense
colline. Le mont était vert et le ciel, bleu, comme dans les livres
d’images. Un autre clamait : “Rêvez de tout votre cœur”, à côté de
bandes colorées qui décrivaient un demi-arc de cercle. La Corneille
avait un nom pour cette forme, mais il l’avait oublié. Un autre,
familier : “Découvrez de nouveaux endroits”, assorti d’une corneille
perchée dans un arbre géant, les ailes déployées, prête à s’envoler.
— Jeffery, c’est celui qui est chauve, dit-elle en faisant un rond au-
dessus de ses cheveux blancs pour appuyer son propos.
— Je sais, dit Mission.
Une étrange façon de se rappeler que de nombreux adultes et
personnes âgées du silo avaient été ses élèves. Un casier claqua dans
le couloir. Mission se souvint des rangées de petites tables qui
encombraient la classe quand il était petit. Il y avait des cagibis d’où
l’on sortait des matelas qu’on déroulait pour la sieste après avoir
dégagé un espace au milieu de la pièce. Une fois qu’il avait trouvé son
tapis, Mission s’abandonnait au sommeil au son des chansons
oubliées que fredonnait la Corneille. Cette époque lui manquait. Les
histoires de l’Ancien Temps, à propos d’un monde fourmillant de
choses impossibles, lui manquaient. Appuyé contre ce petit pupitre,
Mission se sentit soudain aussi vieux que la Corneille, à une distance
impossible de sa jeunesse.
— Donne ça à Jeffery, et assure-toi que Rodny ait mon message. De
tes mains, on est bien d’accord ?
Il attrapa son sac et glissa l’enveloppe et le mot dans la poche
réservée au courrier. À aucun moment il ne fut question de
rémunération, et Mission se sentit immédiatement coupable que
l’idée l’ait effleuré. Il se rappela en palpant son sac qu’il lui avait
rapporté des choses.
— Au fait, je ne suis pas venu les mains vides.
Il sortit quelques petits concombres, deux poivrons et une grosse
tomate, un peu abîmée.
— En direct de la ferme, pour vos jus de légumes.
Elle tapa dans ses mains et sourit, aux anges.
— Est-ce que vous avez besoin de quelque chose en particulier, la
prochaine fois que je suis de passage ?
— Tes visites me suffisent, dit-elle, souriant de toutes ses rides.
Tout ce qui m’importe, ce sont mes petits. Passe me voir chaque fois
que tu peux, d’accord ?
Mission lui serra le bras, qui lui fit l’effet d’un bâton fourré dans
une manche.
— Promis. Et ça me fait penser : Frankie vous passe le bonjour.
— Il devrait venir plus souvent, dit-elle, la voix tremblotante.
— Tout le monde ne peut pas être tout le temps en déplacement
comme moi. Je suis sûr que lui aussi aimerait vous voir plus souvent.
— Dis-lui. Dis-lui qu’il ne me reste pas beaucoup de temps et…
Mission s’esclaffa en balayant sa sinistre remarque du revers de la
main.
— Vous avez dû dire la même chose à mon grand-père quand il
était jeune, et même à son père.
La Corneille sourit, comme si c’était vrai.
— Prédis l’inévitable, dit-elle, et tu es forcé d’avoir raison un jour.
Mission sourit. Il aimait sa façon de parler.
— N’empêche, j’aimerais mieux que vous ne parliez pas de votre
mort. Personne n’aime entendre ce genre de choses.
— On n’aime peut-être pas ça, mais ça ne fait pas de mal d’y
songer de temps en temps.
Elle tendit les bras, et les manches de sa robe à fleurs révélèrent à
nouveau le pansement.
— Dis-moi, que vois-tu quand tu regardes ces mains ?
— Je vois le temps qui passe, répondit Mission de but en blanc,
sans comprendre d’où lui venaient ces mots.
Il détourna le regard, soudain frappé par l’apparence grotesque de
sa peau. Ses mains étaient comme des patates fripées sorties de la
terre longtemps après la saison de la récolte. Il s’en voulut aussitôt.
— Le temps, oui. Ça, c’est sûr qu’il y en a. Mais il y a aussi des
vestiges. Je me souviens d’une époque où la vie était plus agréable. Il
faut parfois penser aux mauvaises choses pour se rappeler les
bonnes.
Elle scruta ses mains un moment, comme si elle cherchait autre
chose. Lorsqu’elle releva la tête, Mission vit que ses yeux brillaient
de tristesse. Il se sentit lui aussi au bord des larmes, à cause d’une
certaine gêne, mais aussi à cause de la tournure sombre qu’avait prise
leur conversation. Cela lui rappelait que c’était son anniversaire, une
pensée qui lui serrait la gorge et le laissait avec un sentiment de vide
dans la poitrine. Il était persuadé que la Corneille savait quel jour on
était. Mais elle l’aimait trop pour le lui souhaiter.
— Fut un temps où j’étais belle, tu sais, dit-elle en croisant les
mains sur ses genoux. Mais une fois qu’on perd la beauté, qu’elle
nous quitte pour de bon, plus personne ne la reverra.
Mission aurait voulu la consoler, lui dire qu’elle était encore belle
de bien des manières. Elle pouvait jouer de la musique. Peindre. Peu
se rappelaient les techniques. Elle pouvait donner aux enfants le
sentiment d’être aimés, un sentiment de sécurité, encore un peu de
magie que presque plus personne ne possédait.
— Quand j’avais ton âge, reprit-elle en souriant, je pouvais avoir
tous les garçons que je voulais.
Son rire fit retomber la tension et chassa les fantômes qui s’étaient
invités dans leur conversation, mais Mission la croyait, bien qu’il ait
eu du mal à l’imaginer sans rides, sans taches, sans les longs poils
qu’elle avait aux jointures. Mais il la croyait. Il la croyait toujours.
— Le monde me ressemble beaucoup, dit-elle en levant les yeux au
plafond, et peut-être au-delà. Fut un temps où le monde était beau,
lui aussi.
Mission sut que couvait une histoire de l’Ancien Temps. On
entendit d’autres casiers dans le couloir, des petites voix qui se
rassemblaient.
— Racontez-moi, dit Mission, perdu dans le souvenir des heures
qui passaient en un clin d’œil à ses pieds, des chansons qu’elle
fredonnait quand les enfants dormaient. Racontez-moi l’ancien
monde.
Les yeux de la Vieille Corneille se plissèrent et se posèrent sur un
coin sombre de la classe. Ses lèvres sillonnées par les plis du temps
s’ouvrirent et l’histoire commença, une histoire que Mission avait
entendue des milliers de fois. Mais elle n’avait pas pris une ride,
comme tout ce qui sortait de l’imagination de la Corneille. À mesure
que les petits entraient, ils se glissaient en silence derrière les
pupitres pour écouter avec de grands yeux et l’esprit grand ouvert
ces contes d’un monde qui fut beau, d’un monde à présent oublié.
34

Les histoires qu’inventait Mme Crowe sortaient tout droit des livres
pour enfants. Le ciel était bleu, les prairies vertes, les animaux,
comme les chiens ou les chats, plus grands que les gens. Des histoires
pour gamins. Et pourtant, ces contes fantastiques laissaient Mission
amer, il en voulait du coup au monde dans lequel il vivait. En
quittant le sommet du silo pour entamer sa descente, en passant
devant les fermes et les étages de sa jeunesse, il songea à ce monde
meilleur, consterné par celui qu’il connaissait. La promesse d’un
ailleurs accentuait les défauts de son quotidien. Il avait quitté le nid
pour devenir porteur, voler de ses propres ailes, faire tout ce qu’il
voulait et il ne désirait rien tant à présent qu’aller au-delà de ce que
ce monde permettait.
Mais de telles pensées étaient dangereuses. Elles lui rappelèrent sa
mère, l’endroit où elle avait été envoyée dix-sept ans auparavant jour
pour jour.
Après les fermes, Mission remarqua une odeur de brûlé. L’air était
légèrement brumeux, et il sentit l’âcreté de la fumée sur sa langue.
Un tas de détritus, peut-être. Quelqu’un qui refusait de payer les frais
de portage jusqu’au centre de recyclage. Ou quelqu’un qui pensait
que le silo ne durerait pas assez longtemps pour avoir besoin de
recycler quoi que ce soit.
Ça pouvait être un accident, bien sûr, mais Mission en doutait. Plus
personne ne pensait comme ça. Il le voyait sur le visage des gens
qu’il croisait. À la manière dont ils se cramponnaient à leurs affaires,
dont ils couvraient la tête des enfants. Il était clair que l’avenir du
silo était incertain. Le combat de la nuit précédente tendait à le
prouver.
Mission ajusta son sac et se pressa de gagner les bureaux du DIT au
trente-quatrième. En arrivant sur le palier, il tomba sur un
attroupement. Des garçons de son âge ou un peu plus vieux qu’il
connaissait pour la plupart, beaucoup étaient du milieu. Ils étaient
nombreux à serrer leur ordinateur contre eux, fils pendouillant, tout
en se bousculant les uns les autres. Mission se fraya un chemin entre
eux. Une fois à l’intérieur, il vit qu’une barrière avait été installée
juste derrière la porte. Deux agents de sécurité tenaient ce poste de
filtrage temporaire et ne laissaient passer que les membres du DIT.
— Livraison, cria Mission.
Il se faufila vers le devant de la foule en sortant le mot de
Mme Crowe avec précaution.
— Livraison pour l’agent Jeffery.
L’un des gardiens prit le mot. Sous la pression de la foule, Mission
s’écrasait contre la barrière. Une femme fut autorisée à entrer. Elle se
précipita vers le tourniquet de sécurité qui menait à l’entrée
principale en défroissant le devant de sa salopette, manifestement
soulagée. Dans un coin étaient rassemblés tout un tas de jeunes
hommes à qui on donnait des ordres. Ils étaient alignés en rangs bien
nets, mais leurs yeux écarquillés trahissaient leur peur.
— C’est quoi, ce bazar ? demanda Mission alors qu’on levait la
barrière pour lui.
— Le bazar, répondit l’un des gardes. Une hausse de tension hier
soir a provoqué une panne informatique. Tous nos techniciens
enchaînent deux factions de suite. Il y a un incendie dans le
département des Machines ou pas loin, et des violences ont éclaté
dans les fermes. Tu as reçu le message ?
Les Machines. Ça faisait un peu loin pour sentir la fumée. Et la
rumeur se répandait à propos de leur commando de la veille. Il eut
soudain une conscience accrue de son entaille au nez.
— Quel message ? demanda-t-il.
L’agent de sécurité désigna les groupes de garçons.
— On embauche. Besoin de techniciens.
Mission ne vit là que de simples jeunes hommes, et le type qui leur
donnait des instructions était de la sécurité, pas du DIT. Le gardien
rendit son mot à Mission et lui indiqua le tourniquet principal. La
femme aperçue plus tôt venait de passer son badge pour entrer
tandis qu’une silhouette familière au crâne chauve se tordait le cou
pour lui mater le derrière.
— Monsieur ? lança Mission en approchant.
Jeffery tourna la tête et la peau de son cou se retendit.
— Hm ? Ah !
Il claqua des doigts, en essayant de se rappeler son nom.
— Mission.
— C’est ça. Tu as quelque chose à me laisser, porteur ? demanda-t-
il en ouvrant la paume.
Mission lui remit le mot.
— En fait, c’est Mme Crowe qui m’envoie remettre quelque chose
en mains propres.
Il sortit l’enveloppe scellée avec les noms barrés.
— C’est juste une lettre.
Le vieux gardien jeta un œil à l’enveloppe puis finit de lire le mot
qui lui était adressé.
— Rodny n’est pas disponible, annonça-t-il en secouant la tête. Je
ne peux pas non plus te dire quand il le sera. Dans plusieurs
semaines, peut-être. Tu veux me la laisser ?
Sa paume s’ouvrit cette fois avec davantage d’intérêt, mais Mission
retira l’enveloppe avec méfiance.
— Impossible. Il n’y a vraiment pas moyen que je lui donne en
direct ? C’est la Corneille, mon vieux. Si encore c’était le maire, pas
de problème, mais là…
Jeffery sourit.
— Tu as été son élève aussi ?
Mission acquiesça. Le regard du chef de la Sécurité dévia vers un
homme qui approchait en tendant sa carte d’identité devant lui.
Mission fit un pas de côté pour le laisser passer.
— Bon, voilà ce que je te propose. Je lui apporte son déjeuner dans
pas longtemps. Tu viens avec moi, tu lui remets l’enveloppe sous ma
surveillance, et comme ça j’ai pas à craindre que la Corneille me
remonte les bretelles plus tard. Qu’est-ce que t’en dis ?
— Que du bien. Merci, dit Mission avec un grand sourire.
L’agent désigna la porte de l’autre côté du hall d’entrée noyé dans
le bruit.
— Va donc te chercher un verre d’eau, et attends-moi dans la salle
de conférences. Il y a des garçons qui remplissent des formulaires, tu
verras.
Jeffery le toisa des pieds à la tête.
— Pourquoi t’en remplirais pas un, toi aussi ? Tu pourrais nous être
utile.
— Je… euh… J’y connais pas grand-chose en informatique.
Jeffery haussa les épaules comme s’il n’y avait aucun rapport.
— Comme tu voudras. Je me fais remplacer dans pas longtemps. Je
viendrai te chercher.
Mission le remercia une dernière fois. Il passa à proximité des
rangs bien ordonnés de jeunes gens à qui l’on aboyait des ordres. Un
autre agent de sécurité lui ouvrit la porte de la salle de conférences
en lui tendant une feuille et une mine de graphite. Mission vit que le
verso était vierge et prit le formulaire sans intention de le remplir. Il
tenait là un demi-coupon en papier réutilisable.
Il restait quelques chaises libres autour de la grande table. Il en
choisit une. Des garçons griffonnaient sur leur feuille, l’air
concentré. Mission s’assit dos à la seule fenêtre de la pièce et posa
son sac sur la table en gardant la lettre à la main. Il glissa le
formulaire dans son paquetage pour un usage futur et examina le
courrier de la Corneille pour la première fois.
L’enveloppe était vieille, mais n’avait été adressée qu’à quelques
destinataires différents. Un coin était usé jusqu’à la trame, on
décelait un papier plié à l’intérieur. En y regardant de plus près,
Mission vit que c’était du papier recyclé, probablement confectionné
au Nid par ses petits – de l’eau mêlée à des poignées de papier
déchiré, le tout étalé, mis sous presse et laissé à sécher pour la nuit.
— Mission, siffla quelqu’un à la table.
En levant le nez, il reconnut Bradley, assis face à lui. Son collègue
avait noué son foulard bleu autour de son bras. Et Mission qui le
pensait en train d’effecteur des portages dans le fond, comme
d’habitude.
— Tu postules ? lui demanda Bradley.
Un autre garçon toussa dans sa main comme pour réclamer le
silence. Bradley avait apparemment fini de remplir sa fiche.
Mission secoua la tête. On tapa au carreau au-dessus de sa tête, et
le bruit faillit lui faire lâcher sa lettre. Jeffery passa la tête par la
porte.
— Dans deux minutes, dit-il à Mission, en faisant un signe du
pouce par-dessus son épaule. J’attends son plateau.
Mission hocha la tête. Les autres le dévisageaient avec curiosité.
— Livraison, expliqua-t-il à Bradley, assez fort pour que les autres
entendent.
Il attira son sac à lui et cacha la lettre derrière. Les garçons
reprirent leur griffonnage. Bradley fronça les sourcils et regarda les
autres.
Mission examina l’enveloppe à nouveau. Deux minutes. Il se
demanda combien de temps il pourrait passer avec Rodny. Il fit jouer
la pointe du rabat. La colle blanche que la Corneille avait utilisée ne
collait pas très bien par-dessus la vieille glu sèche depuis plusieurs
mois, voire plusieurs années. Il en décolla un pan sans baisser les
yeux. Tout en faisant mine d’observer Bradley, il désobéissait à la
troisième règle du code des porteurs, en se disant que là, c’était
différent, que c’était comme si deux de ses vieux amis discutaient
dans la même pièce et qu’il entendait ce qu’ils disaient.
Malgré cela, il sortit la lettre de l’enveloppe les mains tremblantes.
Il baissa le regard en gardant la feuille cachée. Du fil rouge et violet
était mêlé au papier grisâtre de piètre qualité. Les mots étaient écrits
à la craie. Ils devaient donc être gros. De la poudre blanche
s’accumula dans le pli central, comme de la poussière tombant de
vieux tuyaux.

Vite, vite, chante la maman oiseau.


Envole-toi, quitte le nid !
C’était une comptine. Bats des ailes, murmura Mission, se
souvenant de la suite – une histoire à propos d’une jeune corneille
qui fait l’apprentissage de la liberté.

Bats des ailes, vers le monde, vers le ciel.


Vole, vole, de toute ta vie !
Il retourna la feuille pour trouver le vrai mot, autre chose que ce
fragment de comptine, mais on frappa à nouveau au carreau.
Certains lâchèrent leur mine de graphite, surpris. Un garçon jura
dans sa barbe. Mission fit volte-face pour voir Jeffery de l’autre côté
de la vitre, plateau-repas couvert en équilibre dans la main,
visiblement impatient.
Mission replia le mot et le fourra dans l’enveloppe. Il fit signe à
Jeffery qu’il arrivait, se lécha un doigt qu’il passa sous le rabat pour le
recoller du mieux qu’il pouvait.
— Bonne chance, dit-il à Bradley, bien qu’il n’ait eu aucune idée de
ce que s’apprêtait à faire son copain.
Il tira son sac à lui, essuya soigneusement la poudre de craie et
sortit en hâte.
— Allez on y va, dit Jeffery, visiblement agacé.
Mission lui emboîta le pas. Il jeta un dernier regard à la fenêtre,
puis à la foule bruyante qui se pressait contre la barrière temporaire.
Un technicien du DIT s’approcha avec un ordinateur, dont les fils
étaient soigneusement enroulés sur le dessus, et une femme tendit
désespérément les bras vers l’objet, comme une mère vers son bébé.
— Depuis quand les gens apportent leur propre ordinateur ?
demanda Mission, sa profession l’ayant rendu curieux sur l’évolution
des choses.
Il avait l’impression que c’était encore un domaine duquel les
porteurs étaient exclus. Roker en piquerait une crise s’il était là.
— Depuis hier. Wyck a décidé qu’il n’enverrait plus ses techniciens
les réparer. Il dit que c’est plus sûr. Les gens se font voler, il n’y a pas
assez d’agents de sécurité.
Ils passèrent plusieurs postes de sécurité et marchèrent en silence
dans les couloirs, au son des bruits de clavier et des disputes qui
émanaient des bureaux. Il y avait des composants électriques et du
papier éparpillés dans tous les coins. Il se demanda dans quel bureau
bossait Rodny et pourquoi personne d’autre ne se faisait livrer son
repas. Son ami avait peut-être des ennuis. Oui, c’était sûrement ça.
Ça expliquait tout. Il payait peut-être une de ses combines. Est-ce
qu’ils avaient une cellule de détention au trente-quatrième ? Il ne le
pensait pas. Il était sur le point de demander à Jeffery si Rodny était
en taule lorsque le vieil agent s’arrêta devant une imposante porte en
acier.
— Tiens-moi ça, dit-il à Mission en lui tendant le plateau.
Ce dernier coinça la lettre entre ses lèvres. Jeffery regarda à droite
et à gauche, fit écran avec son corps devant le cadran pour taper son
code. Une série de claquements métalliques résonnèrent à mesure
que la porte se déverrouillait. Putain, mais oui, Rodny avait de sacrés
problèmes. Quel genre de cellule c’était, ce truc ?
La porte s’ouvrit vers l’intérieur. Jeffery reprit le plateau et dit à
Mission de l’attendre là. Il entra dans une pièce qui semblait
profonde. Mission avait encore le goût de la colle blanche sur les
lèvres. À l’intérieur, des lumières clignotaient comme pour signaler
un problème, des voyants rouges semblables à une alarme incendie.
Jeffery appela Rodny tandis que Mission essayait d’en voir plus
malgré l’imposante carrure du gardien.
Rodny arriva quelques instants plus tard, presque comme s’il
s’attendait à leur visite. Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il aperçut
Mission planté là. Quant à Mission, il dut faire un effort pour garder
la bouche fermée tant la vision de son ami l’inquiéta.
— Salut.
Rodny ouvrit davantage la lourde porte et jeta un œil dans le
couloir.
— Qu’est-ce qui t’amène ?
— Moi aussi je suis content de te voir, dit Mission en lui tendant la
lettre. La Corneille m’a demandé de te remettre ça.
— Ah, toujours les affaires… dit Rodny en souriant. Tu es ici en
tant que porteur, hein ? Pas en tant qu’ami ?
Rodny avait beau sourire, Mission voyait bien qu’il était claqué. On
aurait dit qu’il n’avait pas dormi depuis des jours. Il avait les joues
creuses, des cernes sous les yeux, et le menton ombré de barbe. Les
cheveux qu’il prenait tant de temps à coiffer auparavant avaient été
coupés court. Mission jeta un œil dans la pièce en se demandant ce
qu’il pouvait bien fabriquer là-dedans. Mais il ne vit que des placards
en métal noir, à perte de vue, régulièrement espacés.
— Tu apprends à réparer les réfrigérateurs ? lui demanda Mission.
Rodny regarda par-dessus son épaule et s’esclaffa.
— Ce sont des ordinateurs.
Il ne s’était pas départi de son ton condescendant. Mission faillit
lui rappeler que c’était son anniversaire, qu’ils avaient le même âge.
C’était la seule personne à qui il lui arrivait d’avoir envie d’en parler.
Jeffery se racla la gorge, manifestement agacé par leurs bavardages.
Rodny se tourna vers lui.
— Ça ne vous dérange pas de nous laisser une minute ?
Jeffery changea de posture, ses bottes en cuir rigide crissèrent.
— Tu sais que je n’ai pas le droit. Je vais déjà me faire avaler tout
cru pour lui avoir permis de m’accompagner.
— Vous avez raison, dit Rodny en secouant la tête.
Mission suivit l’échange de près. Même s’il ne l’avait pas vu depuis
des mois, il avait l’impression que Rodny était toujours le même. Il
avait des ennuis, on le forçait probablement à accomplir la tâche la
plus repoussante de tout le DIT pour un mot ou un acte effronté. Ce
qui fit sourire Mission.
Mais soudain, Rodny se raidit, comme s’il avait entendu quelque
chose tout au fond de la pièce. Il leva un doigt et leur demanda de
l’attendre.
— J’en ai pour une seconde, dit-il en courant pieds nus sur le sol en
acier.
Jeffery croisa les bras et toisa Mission.
— Vous avez grandi ensemble tous les deux ?
— On allait à l’école ensemble, oui. Alors, qu’est-ce qu’il a fait pour
se retrouver ici ? Vous savez, Mme Crowe nous faisait balayer le Nid
entier et nettoyer les tableaux si on coupait dans la file. Lui et moi,
on en a passé des coups de balai.
Jeffery le sonda du regard. Puis son visage inexpressif se fendit
d’un large sourire.
— Tu crois que ton pote a des soucis ? dit-il, visiblement prêt à
éclater de rire. Petit, t’as pas idée.
Avant que Mission puisse l’interroger à ce sujet, Rodny revint, tout
sourire et à bout de souffle.
— Désolé, dit-il à Jeffery, il fallait que je réponde.
Il se tourna vers Mission.
— Merci d’être passé, mec. Ça m’a fait plaisir de te voir.
C’était déjà fini ?
— À moi aussi, bredouilla Mission, pris de court. Pense à donner
des nouvelles.
Il voulut lui donner une accolade mais Rodny tendit le bras pour
une poignée de main. Mission resta interdit un instant, perplexe, se
demandant s’ils étaient devenus des étrangers l’un pour l’autre en si
peu de temps.
— Souhaite bonne continuation à tout le monde de ma part, dit
Rodny, comme s’il s’attendait à ne plus jamais les revoir.
Jeffery se racla à nouveau la gorge, carrément énervé, prêt à partir.
— Je n’y manquerai pas, répondit Mission en s’efforçant de ne pas
laisser transparaître sa tristesse.
Il lui serra donc la main. Le sourire sur le visage de Rodny vacilla,
et Mission sentit dans sa paume les coins piquants d’un mot plié et
replié que lui filait en douce son ami.
35

Ce fut un miracle que Mission ne fasse pas tomber le bout de papier,


un miracle qu’il comprenne que quelque chose allait de travers, qu’il
garde la bouche fermée, qu’il ne dise pas, bêtement, devant Jeffery,
“Ben, c’est quoi ce truc ?” Il le garda roulé en boule au creux de son
poing tandis qu’on l’escortait au poste de sécurité. Ils y étaient
presque lorsque quelqu’un cria “Porteur !” depuis un bureau.
Jeffery tendit un bras en travers du torse de Mission. Ils se
retournèrent et un homme qui ne leur était pas inconnu les rejoignit.
C’était M. Wyck, le directeur du DIT, que la plupart des porteurs
connaissaient. La chaîne infinie d’ordinateurs détraqués et réparés
occupait le bureau de Répartition du dixième étage autant que les
Fournitures occupaient celui du cent vingtième. Mission se dit que
ça avait pu changer depuis la veille.
— T’es de service, mon garçon ? demanda M. Wyck après un coup
d’œil au foulard de porteur noué au cou de Mission.
C’était un homme grand à la barbe soignée et aux yeux brillants.
Mission dut tendre le cou pour croiser son regard.
— Oui m’sieu, répondit-il en cachant le mot de Rodny derrière son
dos.
Il l’enfonça dans sa poche arrière, comme une graine qu’on plante
dans le sol.
— Vous avez besoin de faire enlever quelque chose ?
— En effet.
M. Wyck l’observa un instant en se caressant la barbe.
— Vous êtes le fils Jones, pas vrai ? Le zéro.
Mission sentit le rouge lui monter aux joues en l’entendant
prononcer ce terme, une référence au fait qu’aucun numéro de
loterie n’avait été tiré pour lui.
— C’est ça, monsieur. Je m’appelle Mission.
Il tendit une main. M. Wyck l’accepta.
— Oui, oui. Je suis allé à l’école avec ton père. Et avec ta mère, bien
sûr.
Il se tut pour laisser le temps à Mission de répondre. Mais Mission
serra les dents. Il lâcha la main de Wyck avant que ses mains moites
ne parlent à sa place.
— Admettons que je veuille faire transporter quelque chose sans
passer par la Répartition.
M. Wyck sourit. Ses dents étaient blanches comme de la craie.
— Et admettons que je veuille éviter le genre de grabuge qu’il y a
eu hier soir quelques étages plus haut…
Mission glissa un regard vers Jeffery, qui ne semblait pas
s’intéresser à la conversation. C’était bizarre de se voir proposer ce
genre de travail par un homme qui incarnait l’autorité, surtout
devant un membre de la Sécurité, mais Mission avait appris une
chose depuis qu’il avait fini sa formation : les choses
s’assombrissaient de plus en plus.
— Je ne vous suis pas, dit Mission.
Il s’empêcha de se retourner pour voir à quelle distance ils étaient
du tourniquet. Une femme sortit d’un bureau, derrière M. Wyck.
Jeffery fit un geste pour qu’elle s’arrête et reste hors de portée de
voix.
— Je crois que si, au contraire, et j’admire ta discrétion. Deux cents
coupons pour prendre un paquet aux Fournitures et le livrer six
étages plus bas.
Mission s’efforça de rester calme. Deux cents coupons. Un mois de
salaire pour une demi-journée de travail. Il craignit aussitôt qu’il ne
s’agisse d’une sorte de test. Rodny s’était peut-être retrouvé dans de
sales draps parce qu’il avait échoué avant lui.
— Je ne sais…
— C’est une invitation ouverte, intervint Wyck. Le prochain
porteur qui passe cette porte bénéficiera de la même offre. Je me
fiche de qui s’en charge, mais il n’y en a qu’un qui aura les coupons.
Wyck leva une main.
— Tu n’es pas forcé de me répondre. Il te suffit de te pointer aux
Fournitures et de demander Joyce. Dis-lui que tu es en mission pour
Wyck. Tu auras les détails sur le bon de livraison.
— Je vais y réfléchir, monsieur.
— Bien, dit Wyck en souriant.
— Autre chose ? demanda Mission.
— Non, non, tu peux y aller.
Wyck fit un signe de tête à Jeffery, qui revint à lui.
— Merci, monsieur.
Mission emboîta le pas au chef de la Sécurité.
— Et au fait, joyeux anniversaire, mon garçon ! lança Wyck.
Mission jeta un regard par-dessus son épaule sans le remercier
puis rattrapa Jeffery qui le raccompagna au poste de sécurité. Il se
fendit un chemin à travers la foule, parvint au palier, descendit deux
volées de marches et ne sortit qu’à cet instant le bout de papier de sa
poche. Ça avait l’air d’être le même papier brouillon que le mot de
Mme Crowe, les mêmes fils rouge et violet mêlés à la trame grisâtre.
Mission craignit que le mot ne fût adressé à la Corneille, peut-être
composé d’autres paroles de vieilles comptines. Il l’étala bien à plat
dans sa main. La face était vierge, il le retourna.
Il n’était adressé à personne en particulier. Il n’y avait que deux
mots, qui rappelaient à Mission le sourire blême de son ami lorsqu’ils
s’étaient serré la main.
Soudain, il se sentit seul. L’odeur d’incendie persistait dans la cage
d’escalier, une émanation de fumée qui se mêlait à celle de peinture
des graffitis encore frais. Il prit le mot et le déchira en morceaux,
encore et encore. Il continua jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien à
déchiqueter puis jeta les confettis par-dessus la rampe, qui
dérivèrent et disparurent dans le vide.
Il s’était débarrassé des preuves, mais le message était gravé dans
son esprit. Deux mots griffonnés en vitesse, à l’aide d’un manche de
cuillère ou autre, deux mots à peine lisibles, ceux d’un garçon qui ne
demandait jamais rien à personne.
Au secours.
Rien d’autre.
Silo 1

36

Trouver le bon silo lui fut facile. En examinant le vieux schéma, il se


revoyait tout à fait debout sur ces collines, en aplomb des larges
cuvettes qui abritaient chaque construction. Il entendait encore le
moteur vrombissant des quads qui soulevaient des volutes de
poussière là où l’herbe n’avait pas encore poussé. Il se rappelait qu’ils
avaient semé du gazon, et recouvert les semences de paille – une
peine qu’avec le recul il trouvait bien vaine, et triste.
Debout sur cette crête, dans son souvenir, il se représenta la
délégation du Tennessee. Le silo 2. Avec ce point de repère, il ne lui
restait plus qu’à creuser. Il lui fallut quelques instants avant de se
rappeler comment fonctionnait le système de l’ordinateur, comment
naviguer dans les vies que recelaient les bases de données. Il y avait
là tout l’historique de chaque silo si on savait comment le lire, mais
ça ne remontait pas plus loin. Ça s’arrêtait aux noms inventés, à la
formation. Nulle mention de l’Héritage. L’ancien monde était occulté
par les bombes et la brume blanche de l’oubli.
Il tenait le bon silo, mais localiser Helen s’avérerait peut-être
impossible. Il cherchait fébrilement tandis qu’Anna chantonnait sous
la douche.
De la vapeur d’eau s’échappait par la porte de la salle de bains
qu’elle avait laissée ouverte. Mais Donald ne fit pas cas de ce qu’il
savait être une invitation. Il ignora ses pulsions, l’afflux d’hormones
que provoquait la proximité d’une ancienne amante après des siècles
d’abstinence, pour mieux continuer à chercher sa femme.
Il y avait quatre mille noms dans la première génération du silo 2.
Quatre mille tout rond. Environ une moitié de femmes. Il y avait
trois Helen. Pour chacune, une photo au grain texturé prise pour sa
carte de travail était stockée sur les serveurs. Aucune d’elles ne
correspondait au souvenir ni à l’image qu’il avait d’elle. Il sentit
soudain les larmes lui monter aux yeux. Il les essuya d’un geste
rageur. Dans la douche, Anna fredonnait un vieil air triste. Au bout
d’une douzaine de photos, les visages inconnus commencèrent à se
mélanger les uns aux autres et menaçaient d’effacer la vision qu’il
retenait d’Helen. Il revint à la recherche par prénom. Il était
sûrement capable de deviner celui qu’elle avait choisi. Lui avait opté
pour Troy, un moyen sûr de remonter jusqu’à elle. Il aimait à penser
qu’elle avait fait la même chose.
Il essaya avec Sandra, le nom de sa mère, mais les deux
occurrences ne menaient à rien. Il tenta avec Danielle, sa sœur. Une
occurrence. Pas la bonne.
Elle n’aurait pas pris un prénom au hasard, quand même ? Ils
avaient évoqué une fois les prénoms qu’ils pourraient un jour donner
à leurs enfants. Sur le thème dieux et déesses, une blague au départ,
mais Helen s’était entichée du prénom Athena. Il lança une
recherche. Rien dans la première génération.
La tuyauterie s’ébroua lorsque Anna coupa l’eau. Elle ne
chantonnait plus, fredonnait à peine, c’était comme un cantique en
prélude à l’enterrement auquel ils allaient assister. Donald entra
quelques prénoms supplémentaires, dans l’espoir de découvrir
quelque chose, n’importe quoi. Il ferait des recherches toutes les
nuits s’il le fallait. Il ne dormirait pas tant qu’il ne l’aurait pas
retrouvée.
— Tu veux te doucher avant la cérémonie ? lui lança Anna depuis
la salle de bains.
Il faillit répondre qu’il ne voulait pas aller à la cérémonie. Il ne
connaissait Victor qu’en tant que personnage à craindre : l’homme
aux cheveux gris de l’autre côté du couloir, qui l’épiait, donnait les
médicaments, le manipulait. C’était en tout cas ce dont il se
souvenait de sa première faction teintée de parano.
— Non, j’y vais comme ça.
Il portait toujours la combinaison beige qu’ils lui avaient donnée la
veille. Il compulsa d’autres photos, cette fois par ordre alphabétique.
Quel autre nom possible ? Ce qu’il craignait le plus, c’était d’oublier à
quoi elle ressemblait. Ou que son esprit ne lui donne de plus en plus
les traits d’Anna. Il ne voulait pas que ça arrive.
— Tu trouves quelque chose ?
Elle se glissa derrière lui et tendit une main vers le bureau. La
serviette qu’elle avait enroulée au niveau de sa poitrine lui arrivait à
mi-cuisses. Elle avait la peau humide. Elle attrapa une brosse et
repartit vers la salle de bains en fredonnant. Donald avait oublié de
lui répondre. Son corps répondait à la présence d’Anna avec une
intensité qu’il se reprochait et le faisait culpabiliser.
Il était encore marié. Il le serait tant qu’il n’aurait pas découvert ce
qui était arrivé à Helen. Il lui serait fidèle à jamais.
La fidélité.
D’instinct, il rechercha le prénom Karma.
Une occurrence. Il se redressa. Il n’avait pas cru qu’il y en aurait.
C’était le nom de leur chien, l’enfant qu’ils n’avaient pas eu en
quelque sorte. Il afficha la photo.
— J’imagine qu’on va tous porter ces horribles machins à
l’enterrement, non ?
Anna passa en courant d’air devant le bureau. Du coin de l’œil, la
vue brouillée par les larmes, Donald perçut un bout de sa
combinaison blanche. Tremblant, il se couvrit la bouche pour
réprimer ses sanglots. Sur l’écran, dans un petit carré de pixels noirs
et blancs au milieu d’un badge professionnel, avait surgi sa femme.
— On y va dans quelques minutes, tu seras prêt ?
Anna disparut dans la salle de bains en se brossant les cheveux.
Donald essuya ses joues et ses lèvres salées tout en lisant.
Karma Brewer. Plusieurs professions étaient répertoriées, avec un
badge pour chacune. Institutrice, professeur, juge – davantage de
rides au fil des photos mais toujours ce demi-sourire. Il ouvrit son
dossier, se demandant soudain comment se seraient passées les
choses s’il avait fait partie de la toute première faction du silo 1 –
observer le cours de sa vie juste à côté, la contacter peut-être. Juge.
Elle en avait rêvé à une époque. Donald pleurait tandis qu’Anna
fredonnait, et à travers un rideau de larmes, il lut le déroulement de
la vie que sa femme avait menée sans lui.
Mariée, indiquaient les données, ce qui ne l’inquiéta pas plus que
ça. Bien sûr, qu’elle était mariée. C’était lui son mari. Jusqu’à ce qu’il
arrive au chapitre de sa mort. À quatre-vingt-deux ans. Laissant
derrière elle son mari Rick Brewer et leurs deux enfants, Athena et
Mars.
Rick Brewer.
D’un coup, c’était comme si les murs et le plafond s’étaient
rapprochés de lui. Un violent frisson le parcourut. Il y avait d’autres
photos. Il suivit les liens vers d’autres dossiers. Vers celui de son
mari.
— Mick, murmura Anna derrière lui.
Donald sursauta et la trouva en train de lire par-dessus son épaule.
Ses larmes n’avaient pas fini de sécher mais il s’en fichait. Son
meilleur ami et sa femme. Deux enfants. Il se retourna vers l’écran et
cliqua sur le dossier de la fille. Athena. Il y avait diverses photos
prises à différentes époques de sa vie. Elle avait la bouche d’Helen.
— Donny, je t’en prie, ne fais pas ça.
Elle posa une main sur son épaule. Donald tressauta tout en
regardant défiler sous ses yeux les photos d’Athena, qui, par une
série de clics énervés, se muait peu à peu en Helen, jusqu’à ce qu’elle
ait elle-même des enfants.
— Donny, chuchota Anna, on va être en retard pour la cérémonie.
Donald pleurait. Ses sanglots le déchiraient comme s’il était en
tissu.
— En retard, répéta-t-il, en retard de cent ans.
Il était accablé. Il y avait une petite-fille sur cet écran qui n’était
pas la sienne, une arrière-petite-fille prête à surgir au prochain clic.
Toutes et tous le regardaient, et aucun n’avait ses yeux.
37

Donald était encore sous le choc lorsqu’il se rendit à l’enterrement


de Victor. Pas un mot dans l’ascenseur, les yeux rivés à ses bottes qui
avançaient presque malgré lui. Ce à quoi il assista dans l’aile médicale
était tout sauf un enterrement – tout au plus un stockage de cadavre.
Ils conservaient le corps dans un pode car ils n’avaient pas de terre
dans laquelle inhumer leurs morts. Dans le silo 1, on se nourrissait
d’aliments en boîte. Les cadavres retournaient logiquement dans des
boîtes.
Donald fut présenté à Erskine, qui lui expliqua sans qu’on lui ait
rien demandé que le corps ne se décomposerait pas. Les machines
invisibles qui leur permettaient de survivre au processus de
cryogénisation et teintaient leur urine en gris anthracite garderaient
les morts aussi souples et frais que les vivants. L’idée était
dérangeante. Il observa l’équipe médicale préparer l’homme qu’il
avait connu sous le nom de Victor.
Ils escortèrent le corps sur un lit roulant à travers un océan de
podes. La zone de cryogénisation était un cimetière, s’aperçut
Donald. Un quadrillage de corps horizontaux résumés par un nom. Il
se demanda combien de podes contenaient des morts. Il était forcé
que des hommes meurent de causes naturelles pendant leur faction.
Ou que d’autres craquent et se suicident, comme Victor l’avait fait.
Donald aida les autres à poser le corps dans la capsule. Ils n’étaient
que cinq, seulement cinq à savoir comment Victor était mort.
L’illusion que quelqu’un menait la barque devait perdurer. Donald
songea à sa dernière mission, derrière un bureau, aux commandes
d’un navire sans gouvernail, à faire semblant. Il regarda Thurman
déposer un baiser sur sa paume et l’apposer contre la joue de Victor.
On referma le couvercle. Leur haleine se condensait dans l’air froid.
Chacun fit l’éloge du défunt, mais Donald n’écoutait pas. Il avait
l’esprit ailleurs, accaparé par la femme qu’il avait aimée si longtemps
auparavant, par les enfants qu’il n’avait jamais eus. Il ne pleura pas. Il
avait sangloté dans l’ascenseur tandis qu’Anna lui tenait la main.
Helen était morte presque un siècle auparavant. Cela faisait encore
plus longtemps qu’il l’avait perdue derrière cette colline, qu’il avait
raté ses messages, qu’il n’avait pas réussi à la rejoindre. Il se souvint
de l’hymne national et du vacarme des bombes qui avaient saturé
l’air. Il se souvint de sa sœur Charlotte.
Sa sœur. Sa famille.
Donald savait que Charlotte avait été sauvée. Il eut l’envie
soudaine de la trouver et de la réveiller, de ramener à la vie
quelqu’un qu’il aimait.
Erskine fut le dernier à faire ses adieux à Victor. Seules cinq
personnes feraient le deuil d’un homme qui en avait tué des
milliards. Donald sentit Anna juste à côté de lui et se rendit compte
que l’absence de foule était justement due à sa présence. Les cinq
personnes réunies là étaient les seules à savoir qu’une femme avait
été réveillée. Son père, le Dr Sneed qui avait supervisé la procédure,
Anna donc, Erskine, qu’elle présentait comme un ami, et lui.
L’absurdité de son existence et de l’état du monde le frappa
soudain. Sa place n’était pas ici. Il ne devait sa présence parmi eux
qu’à une fille avec qui il était sorti à la fac, une fille dont le père était
sénateur, à qui il devait probablement son élection, une fille qui
l’avait attiré dans une machination criminelle, et grâce à qui il venait
d’échapper à une mort glaciale. Toutes les incroyables coïncidences
et tous les grands succès de sa vie disparurent en un éclair,
remplacés par des ficelles de marionnettiste.
— Quelle perte tragique.
Donald émergea de ses pensées et se rendit compte que la
cérémonie était terminée. Anna et son père discutaient légèrement à
l’écart. Le Dr Sneed se tenait au pied du pode, face à l’écran qui
émettait une série de bips au gré de ses réglages. Donald se
retrouvait donc avec Erskine, un homme mince à lunettes et à
l’accent britannique. Depuis l’autre côté de la capsule, il observait
Donald.
— Nous étions dans la même faction, dit bêtement Donald, comme
pour justifier sa présence.
Il ne savait pas quoi dire d’autre au sujet du défunt. Il avança d’un
pas et se pencha au-dessus du visage calme visible par une petite
lucarne.
— Je sais, répondit Erskine.
L’homme au physique anguleux devait avoir la soixantaine. Il
ajusta ses lunettes et imita Donald.
— Il vous aimait beaucoup, vous savez.
— Non, je l’ignorais… Il ne me l’a jamais fait savoir, en tout cas.
— Ce n’était pas son genre, dit Erskine en esquissant un sourire.
Très doué pour discerner le caractère des autres, beaucoup moins
pour communiquer avec eux.
— Vous le connaissiez d’avant ? demanda Donald, ne sachant
comment aborder le sujet.
L’avant, qui était tabou avec certains, pouvait tout à fait être
évoqué avec d’autres.
Erskine acquiesça.
— On travaillait ensemble. Dans le même hôpital du moins. On
n’était pas dans les mêmes sphères, jusqu’à ma découverte.
Il tendit la main pour frôler le verre, comme en signe d’adieu à un
vieil ami.
— Quelle découverte ?
Donald se rappelait vaguement qu’Anna avait évoqué quelque
chose. Erskine leva la tête. En y regardant de plus près, Donald se dit
qu’il avait peut-être bien soixante-dix ans. Difficile à dire. Il avait le
même côté sans âge que Thurman, comme une antiquité qui se
patine et ne vieillira plus.
— C’est moi qui ai découvert la grande menace, dit-il.
Ça sonnait davantage comme un aveu de culpabilité que comme
une fière revendication. Sa voix était teintée de tristesse. Au pied du
cryopode, le Dr Sneed finit ses ajustements puis s’excusa, et roula le
brancard vide jusqu’à la sortie.
— Les nanos.
Donald s’en souvenait. C’est ce qu’Anna avait dit. En observant
Thurman, qui martela sa paume à plusieurs reprises, en plein débat
avec sa fille, une question lui vint à l’esprit. Il voulait entendre la
réponse de quelqu’un d’autre. Il voulait voir si les mensonges
concordaient, si cela signifiait qu’ils contenaient une part de vérité.
— Vous étiez docteur en médecine ?
Erskine réfléchit à la question. Elle semblait pourtant simple.
— Pas tout à fait, finit-il par répondre. Disons que je construisais
des docteurs en médecine miniatures.
Il fit semblant d’attraper une poussière entre son pouce et son
index.
— On travaillait à une façon de protéger les soldats, à faire en sorte
qu’ils aient un genre de pansement permanent. Et puis je suis tombé
sur l’œuvre de quelqu’un d’autre dans un échantillon sanguin. Des
petites machines qui essayaient de faire le contraire. Construites
pour combattre les nôtres. Une véritable bataille invisible. Et je n’ai
pas tardé à trouver de ces saloperies partout.
Anna et Thurman se dirigeaient vers eux. Elle chaussa une
casquette, cheveux relevés en chignon qui fit enfler le tissu. C’était
un piètre déguisement, qui marchait peut-être à peu près de loin.
— J’aimerais qu’on en reparle bientôt, dit Donald avec
empressement. Ça pourrait… ça pourrait m’être utile pour résoudre
le problème du silo 18.
— Bien sûr.
— Il faut que j’y aille, dit Anna à Donald.
Elle esquissa une grimace à la suite de la dispute avec son père, et
ce n’est qu’à ce moment-là que Donald comprit à quel point elle était
prisonnière. Il s’imagina passer un an dans cet arsenal de guerre,
entre le bazar étalé sur la grande table et le petit lit de camp, sans
jamais pouvoir monter à la cafétéria voir les collines et les nuages ou
prendre un repas à l’heure qui lui chantait, être forcé de compter
constamment sur les autres pour lui apporter la moindre chose.
— Je raccompagnerai le jeune homme dans peu de temps, dit
Erskine en posant une main sur l’épaule de Donald. J’aimerais avoir
une petite conversation avec lui.
Thurman plissa les yeux mais n’émit aucune objection. Anna prit
la main de Donald dans la sienne une dernière fois, jeta un œil au
pode et se dirigea vers la porte, son père sur les talons.
— Venez avec moi, dit Erskine dans un nuage de condensation. Je
veux vous montrer quelqu’un.
38

Erskine se faufila entre les podes avec détermination, comme s’il


avait toujours emprunté le même chemin. Donald le suivit en se
frottant les bras pour se réchauffer. Il était dans cette crypte depuis
trop longtemps. Le froid le pénétrait jusqu’à la moelle.
— Thurman dit toujours qu’on était déjà morts, dit-il à Erskine,
abordant la question de front. Est-ce que c’est vrai ?
Erskine regarda par-dessus son épaule, attendit que Donald le
rattrape. Il semblait réfléchir.
— Alors ? le pressa Donald. On était vraiment en danger de mort ?
— Je n’ai jamais vu de système efficace à cent pour cent, répondit
Erskine. Nous-mêmes n’y étions pas, tout ce que j’ai vu d’Iran ou de
Syrie était bien plus grossier. Par contre, la Corée du Nord avait mis
au point quelque chose de très sophistiqué. C’est sur eux que je
pariais. Ce qu’ils avaient déjà construit aurait pu tuer la plupart
d’entre nous. Ça, c’est vrai.
Il reprit sa promenade entre les cadavres dormants.
— Mais même les pires épidémies finissent par s’essouffler, alors
on ne peut pas avoir de certitudes. J’ai proposé une contre-mesure.
Victor a défendu ce projet-là, dit-il en ouvrant les bras sur leur public
muet.
— Et c’est Victor qui a gagné.
— En effet.
— Vous croyez qu’il a… qu’il a regretté ? Ce serait pour ça qu’il
s’est… ?
Erskine s’arrêta devant un pode et posa ses mains sur sa surface
glacée.
— Je pense qu’on a tous des regrets, dit-il avec tristesse. Mais je ne
crois pas que Victor ait douté du bien-fondé de sa mission. Je ne sais
pas ce qui a guidé son geste final. Ça ne lui ressemblait pas.
Donald se pencha sur la capsule. Il y avait une femme d’une
quarantaine d’années à l’intérieur, les paupières givrées.
— Ma fille, dit Erskine. Mon unique enfant.
Ils observèrent un silence, qui permit au bourdonnement sourd de
milliers de podes de se faire entendre.
— Lorsque Thurman a décidé de réveiller Anna, j’ai rêvé de
pouvoir faire pareil. Mais dans quel but ? Il n’y avait aucune raison,
aucun besoin de ses compétences. Caroline était comptable. Et puis,
ce serait injuste de l’arracher à ses rêves.
Donald eut envie de lui demander si ce serait juste un jour. Quel
monde Erskine s’attendait-il à ce que sa fille trouve à son réveil ?
Quand pourrait-elle à nouveau mener une vie normale ? Une vie
heureuse ?
— Quand j’ai trouvé des nanos dans son sang, j’ai su que c’était la
seule chose à faire.
Il se tourna vers Donald.
— Je sais que vous cherchez des réponses. Nous en cherchons tous.
Le monde est cruel. Il l’a toujours été. J’ai passé toute ma vie à
trouver des moyens de le rendre meilleur, de le réparer, à rêver d’un
idéal. Mais pour chaque optimiste dans mon genre, il y a dix
acharnés prêts à tout détruire. Et il suffit qu’un seul d’entre eux ait
de la chance…
Donald repensa au jour où Thurman lui avait donné l’Ordre. Ce
livre épais avait déclenché sa lente descente vers la folie. Il se
remémora leur conversation dans cette grande chambre,
l’impression d’être infecté, la peur paranoïaque qu’une chose nocive
et invisible l’envahisse. Mais si Erskine et Thurman disaient vrai, il
avait été infecté bien avant cela.
— Alors vous ne m’avez pas empoisonné ce jour-là, dit-il,
comprenant peu à peu. L’entretien avec Thurman, les semaines qu’il
a passées dans cette chambre à recevoir des gens. Ce n’était pas pour
nous contaminer.
Erskine hocha imperceptiblement la tête.
— Non, c’était pour vous guérir.
Donald céda à la colère.
— Alors pourquoi ne pas avoir guéri tout le monde ?
— Nous en avons débattu. J’ai eu la même idée. Pour moi, le
problème était sur le plan technique. Je voulais riposter, construire
des machines qui détruiraient leurs machines avant qu’elles nous
atteignent. Thurman était du même avis. Il voyait cela comme une
guerre invisible, une guerre que nous devions à tout prix remporter
sur notre ennemi. On voyait tous les deux les batailles que nous
avions coutume de mener. Moi je la voyais dans les analyses
sanguines, Thurman dans la guerre à l’étranger. C’est Victor qui nous
a remis dans le droit chemin.
Erskine sortit un mouchoir de sa poche de poitrine et ôta ses
lunettes. Il les essuya tout en continuant à parler, les murs renvoyant
un faible écho de sa voix.
— Victor a dit que ce serait sans fin. Il a fait une comparaison avec
les virus informatiques pour étayer sa thèse : un seul virus sévissant
dans un réseau peut suffire à paralyser des millions de machines. Tôt
ou tard, une attaque de nanos atteindrait son but, échapperait à tout
contrôle et on aurait droit à une épidémie basée non sur des brins
d’ADN mais sur du code.
— Et alors ? On a en eu des épidémies avant. La peste. En quoi ça
aurait été différent ?
Donald engloba les podes d’un geste ample.
— Expliquez-moi en quoi la solution n’est pas pire que le
problème ?
Il avait beau être remonté, il se dit qu’il aurait été bien plus en
colère s’il avait appris tout ça de la bouche de Thurman. Il se
demanda dans quelle mesure il n’avait pas été piégé pour qu’un
inconnu, un homme plus doux, le prenne à part et lui dise ce que
selon Thurman il avait besoin d’entendre. C’était difficile de chasser
la parano, de ne pas croire qu’il était manipulé, de ne pas sentir de
ficelles attachées à ses articulations.
— Psychologie, répondit Erskine en rechaussant ses lunettes. C’est
là que Victor nous a éclairés, nous a expliqué en quoi nos plans ne
fonctionneraient pas. Je n’oublierai jamais cette conversation. On
était à la cafétéria du centre hospitalier militaire Walter Reed.
Thurman était là pour distribuer des décorations, mais surtout pour
nous rencontrer.
Il secoua la tête.
— Il y avait un monde de dingue. Si quelqu’un avait su ce dont on
parlait…
— Venons-en à la psychologie, intervint Donald. Dites-moi en quoi
la solution choisie était la meilleure malgré le nombre de morts.
— C’est là que nous faisions erreur, comme vous. Imaginez que
quelqu’un découvre, et c’était inévitable, qu’une de ces épidémies
était artificielle, provoquée par l’homme. Imaginez la panique et la
violence. Cela aurait signé la fin tout pareil. Un typhon tue quelques
centaines de personnes, cause quelques milliards de dégâts, et qu’est-
ce qu’on fait ?
Erskine entremêla ses doigts.
— On se serre les coudes. On reconstruit. Mais une attaque
terroriste ?
Il fronça les sourcils.
— Une attaque à la bombe provoque les mêmes dégâts et plonge le
monde dans le chaos.
Il tendit ses mains ouvertes devant lui.
— Quand on ne peut s’en prendre qu’à Dieu, on lui pardonne. Mais
quand ce sont nos congénères, on les tue.
Donald secoua la tête. Il ne savait plus quoi croire. Puis il songea à
la peur et à la colère qu’il avait ressenties lorsqu’il s’était cru infecté
dans cette chambre. En attendant, il ne s’était jamais inquiété des
milliards de créatures qui nageaient dans ses entrailles depuis le jour
de sa naissance.
— On ne peut pas modifier les gènes de ce que nous mangeons
sans crainte, dit Erskine. On peut choisir, tester, jusqu’à ce qu’un
brin d’herbe devienne un bel épi de maïs, mais on ne peut rien
forcer. Victor avait des dizaines d’exemples comme celui-ci. Les
vaccins contre l’immunité naturelle, le clonage contre les jumeaux,
les aliments génétiquement modifiés. Bien sûr, il avait entièrement
raison. C’est le fait que l’épidémie ait été causée par l’homme qui
aurait déclenché le chaos. On aurait su que des gens, là, dehors,
voulaient notre peau, et que le danger était dans l’air qu’on respirait.
Erskine se tut un instant. Le cerveau de Donald tournait à plein
régime.
— Vous savez, un jour, Victor a dit que si ces terroristes avaient eu
deux sous de jugeote, ils se seraient contentés d’annoncer ce sur quoi
ils travaillaient avant de contempler le monde brûler de lui-même. Il
disait qu’il aurait suffi qu’on sache ce qui se passait pour que la fin de
tout et de tous advienne, en silence, invisible, n’importe quand.
— Et donc la solution était de tout brûler vous-mêmes ?
Donald essayait de comprendre. Il songea à une technique utilisée
pour combattre le feu et qui le laissait toujours aussi perplexe – le
fait de brûler de vastes étendues de forêt pour éviter la propagation
d’un incendie. Et il savait qu’en Iran, lorsque les puits de pétrole
s’étaient embrasés, le seul remède avait été de faire exploser une
bombe, de combattre l’enfer par quelque chose de plus puissant.
— Croyez-moi, moi aussi je me suis plaint. Je n’ai pas cessé. Mais je
connaissais la vérité depuis le début, il m’a juste fallu un bon
moment avant de l’accepter. Thurman s’est laissé convaincre plus
facilement. Il a immédiatement compris qu’on devait quitter la
planète, tout recommencer ailleurs. Mais le coût du voyage…
— Pourquoi voyager dans l’espace, l’interrompit Donald, alors
qu’on peut voyager dans le temps ?
Il se souvint d’une conversation dans le bureau de Thurman. Le
vieil homme lui avait exposé son projet dès le premier jour, mais
Donald n’avait pas voulu entendre.
Erskine écarquilla les yeux.
— Oui, c’était son argument. Il avait vu assez de guerres, j’imagine.
Moi, je n’avais pas l’expérience de Thurman, ni le recul professionnel
de Victor. C’est l’analogie avec le virus informatique qui m’a eu à
l’usure, l’assimilation de ces nanos à une nouvelle guerre
cybernétique. Je savais ce dont ces machines étaient capables, à
quelle vitesse elles pouvaient se restructurer, et même évoluer. Une
fois commencée, la guerre ne cesserait qu’avec notre extinction. Et
encore. La moindre résistance rencontrée deviendrait prétexte à une
autre attaque. L’air serait saturé d’armées invisibles. Il y en aurait des
nuées, subissant des mutations, combattant sans avoir besoin d’un
hôte. Une fois que le public serait au courant…
Il laissa sa phrase en suspens.
— L’hystérie, murmura Donald.
Erskine acquiesça.
— Vous avez dit que ça serait sans fin, même après notre
disparition. Est-ce que ça veut dire qu’il y en a encore dehors ? Des
nanos ?
Erskine jeta un œil au plafond.
— On n’est pas simplement en train de débarrasser la surface du
globe des humains, si c’est le sens de votre question. On le
réinitialise, en quelque sorte. Toutes nos expériences sont en train
d’être effacées. À la grâce de Dieu, de l’eau aura coulé sous les ponts
avant qu’on puisse songer à les reprendre.
Donald se souvenait de sa formation : les factions mises bout à
bout s’étaleraient sur cinq cents ans. Un demi-millénaire à vivre sous
terre. Que restait-il à débarrasser au juste ? Et qu’est-ce qui les
empêcherait de reprendre le chemin du silo une deuxième fois ?
Comment réussiraient-ils à faire abstraction des dangers potentiels ?
On ne range pas les flammes dans la boîte une fois qu’on a mis le feu.
— Vous m’avez demandé si Victor avait des regrets, reprit Erskine
en toussant. Je crois qu’il n’a jamais éprouvé quelque chose qui s’en
rapproche. C’est une chose qu’il m’a dite à la fin de sa huitième ou
neuvième faction, je ne sais plus. Je crois que j’entamais ma sixième.
C’était juste après votre collaboration sur la catastrophe du silo 12…
— Ma première prise de poste, dit Donald, puisque Erskine
semblait perdu dans ses comptes.
Il voulut ajouter que c’était d’ailleurs la seule.
— Oui, bien sûr.
Erskine ajusta ses lunettes sur son nez.
— Je suis sûr que vous le connaissiez suffisamment pour savoir
qu’il ne montrait pas souvent ses émotions.
— Oui, il n’était pas facile à cerner, approuva Donald.
En vérité, il ne savait presque rien de l’homme qu’il venait
d’enterrer.
— Alors je pense que vous devriez apprécier ce que je vais vous
dire. On était tous les deux dans l’ascenseur. Il se tourne vers moi, et
il me dit à quel point il trouve difficile de rester assis là à son bureau
en voyant ce qu’on fait subir aux gars de l’autre côté du couloir. C’est
de vous qu’il parlait, bien entendu. Des gens dans votre situation.
Donald tenta d’imaginer l’homme qu’il connaissait dire une chose
pareille. Il avait envie d’y croire.
— Mais ce n’est pas ce qui m’a frappé. Je ne l’ai jamais vu aussi
triste que lorsqu’il m’a dit la chose suivante. Il a dit…
Erskine posa une main sur le pode.
— Il a dit qu’assis là à vous regarder travailler dans vos bureaux, à
apprendre à vous connaître, il se disait souvent qu’on vivrait dans un
monde meilleur avec des gens comme vous au pouvoir.
— Des gens comme moi ? s’écria Donald en secouant la tête.
Qu’est-ce que ça veut dire ?
Erskine sourit.
— Exactement la question que je lui ai posée. Il m’a répondu que
c’était un fardeau d’accomplir ce qu’il savait être correct, sain,
logique.
Erskine fit courir sa main le long du couvercle comme s’il pouvait
toucher sa fille au-dessous.
— Et que les choses seraient bien plus simples, et que l’on se
porterait tous bien mieux si l’on avait des gens assez courageux pour
faire ce qui est juste à la place.
39

Ce soir-là, Anna vint le retrouver. Après une journée de torpeur et


de ruminations morbides, de repas insipides apportés par Thurman,
d’observation tandis qu’elle installait le nouvel ordinateur pour lui et
étalait sur la table des dossiers entiers de notes, il la sentit le
rejoindre dans l’obscurité.
Il se plaignit. Essaya de la repousser. Elle s’assit au bord de son lit
et lui tint les poignets pendant qu’il sanglotait et faiblissait. Il pensait
à l’histoire d’Erskine, à ce que signifiait faire ce qui était juste au lieu
de ce qui était correct, cherchait la différence. Voilà quelles étaient
ses pensées tandis qu’une ancienne amante se blottissait contre lui,
main sur sa nuque, joue sur son épaule. Et lui pleurait.
Un siècle de sommeil avait fini par l’affaiblir, songea-t-il. Un siècle
de sommeil, plus le fait que Mick et Helen avaient vécu toute une vie
ensemble. Il en voulut soudain à Helen de ne pas avoir résisté, vécu
seule, reçu ses messages et gravi la colline pour le retrouver.
Anna l’embrassa sur la joue en murmurant que tout irait bien. Ses
larmes redoublèrent lorsqu’il se rendit compte qu’il était tout le
contraire de ce que Victor avait supposé à son encontre. C’était un
être humain lamentable, qui aurait voulu que sa femme mène une vie
de solitude afin qu’il puisse tranquillement trouver le sommeil cent
ans plus tard. C’était un être humain lamentable qui aurait voulu
priver sa femme de ce réconfort alors même que le contact d’Anna
lui faisait un bien fou.
— Je ne peux pas, chuchota-t-il pour la dixième fois.
— Chhhh.
Elle lui passa une main dans les cheveux. Ils étaient seuls dans une
pièce depuis laquelle on menait des guerres. Ils étaient coincés entre
des caisses d’armes, de munitions, et de choses plus dangereuses
encore.
Silo 18

40

Mission se rendait au bureau central de Répartition, torturé, ne


sachant quoi faire pour Rodny. Il avait peur pour son ami mais se
sentait impuissant. La porte derrière laquelle on l’avait enfermé ne
ressemblait à aucune autre : épaisse, massive, rutilante et
intimidante. Si les dégâts que son copain avait provoqués se
mesuraient à l’aune de l’endroit où ils le gardaient…
Il frissonna à l’idée de suivre ce cheminement. Quelques mois
seulement avaient passé depuis le dernier nettoyage. Mission avait
porté une partie de la combinaison depuis le DIT, une expérience plus
troublante encore que le portage d’un corps vers sa tombe. Les
cadavres, au moins, étaient transportés dans les sacs noirs des
coroners. La combinaison de nettoyage était, elle, dans un sac
différent, et qui plus est, destinée à une personne vivante qui
l’enfilerait et serait forcée de mourir dedans.
Il se rappelait où il était allé la chercher. Dans une pièce au bout du
même couloir que l’endroit où ils retenaient Rodny. D’ailleurs, les
nettoyages n’étaient-ils pas supervisés par le même département ?
Une langue qui fourchait, et on se retrouvait dehors à se décomposer
sur les collines, et son ami Rodny avait la sienne bien pendue.
D’abord sa mère, et maintenant son meilleur ami. Il se demandait
ce que le Pacte prévoyait au cas où quelqu’un se portait volontaire
pour nettoyer à la place d’un autre, ou si une telle chose était prévue
tout court. C’était incroyable de vivre selon les préceptes énoncés
dans un document qu’il n’avait jamais lu. Mais bon, d’autres l’avaient
fait avant lui, notamment les responsables, et ils devaient respecter
ces lois en toute bonne foi.
Au cinquante-huitième étage, un foulard de porteur noué à la
rampe descendante attira son attention. C’était le même motif bleu
que celui qu’il portait autour du cou, mais avec un ourlet rouge vif de
commerçant. Le devoir l’appela et chassa ses pensées, qui ne le
menaient nulle part. Mission détacha le foulard et chercha le tampon
du commerçant. C’était celui de Drexel, l’apothicaire au bout du
couloir. De plus petits paquets et donc une rémunération moindre,
normalement. Mais bon, ça faisait toujours un colis à descendre, à
moins qu’une fois encore Drexel ne se soit trompé de rampe.
Mission avait hâte d’arriver au bureau central, où une bonne
douche et des vêtements propres l’attendaient, mais si on le voyait
avec un sac vide passer devant un foulard de signalisation sans
s’arrêter, Roker lui remonterait les bretelles. Il se rua dans l’échoppe
de Drexel, en priant pour que ce ne soit pas une tournée de
médicaments à livrer à une dizaine de personnes différentes. Il avait
mal aux jambes rien que d’y penser.
Drexel était derrière son comptoir lorsque Mission poussa la porte
grinçante de son échoppe. Grand, barbe longue, crâne dégarni,
Drexel était une sorte de pilier dans les étages du milieu. Beaucoup
préféraient venir le voir plutôt que d’aller chez le médecin, mais
Mission n’était pas sûr que le choix fût judicieux. Souvent, c’était
celui qui faisait le plus de promesses qui empochait les coupons, pas
celui qui guérissait les gens.
Quelques malades patientaient sur le banc de sa salle d’attente,
reniflant, toussant. Mission eut tout de suite envie de se couvrir la
bouche avec son foulard, au lieu de quoi il retint sa respiration tandis
que Drexel remplissait de poudre un petit carré en papier qu’il replia
soigneusement avant de le tendre à la dame qui attendait. Elle lui
glissa quelques coupons en retour. Une fois qu’elle fut partie, Mission
lança le foulard signalétique sur le comptoir.
— Ah, Mish, content de te voir, mon garçon. Tu m’as l’air en pleine
forme.
Drexel se lissa la barbe et sourit, exhibant ses dents jaunes.
— Vous aussi, répondit poliment Mission, qui osa respirer à
nouveau. Vous avez quelque chose pour moi ?
— Tout à fait. Je reviens.
Drexel disparut derrière un mur d’étagères encombrées de fioles et
de pots. L’apothicaire revint avec un petit sac.
— Des médicaments à livrer en bas, précisa-t-il.
— Je peux les porter jusqu’au bureau central et demander à la
Répartition de les renvoyer à partir de là, dit Mission. Je finis ma
journée, là.
Drexel fronça les sourcils en se frottant la barbe.
— Hm, d’accord. Et c’est eux qui me factureront ?
Mission tendit sa paume ouverte.
— Seulement si vous me laissez un petit pourboire.
— Entendu. Mais seulement si tu réponds à cette énigme.
Drexel posa les coudes sur le comptoir, qui sembla s’affaisser sous
son poids. Mission en avait assez des énigmes du vieil homme, et
craignait surtout de ne pas se faire payer. Drexel avait toujours une
excuse pour garder les coupons de son côté du comptoir.
— Bien, se lança l’apothicaire en tirant sur sa moustache. Qu’est-ce
qui pèse le plus lourd ? Un sac plein de trente kilos de plume, ou un
sac plein de trente kilos de plomb ?
Mission répondit sans hésiter.
— Le sac de plumes.
Il l’avait déjà entendue. C’était une énigme pour porteurs, et il
avait suffisamment réfléchi à la question dans l’escalier pour trouver
sa réponse – différente de ce que dictait la logique.
— Faux ! s’écria Drexel en agitant l’index. Ce n’est pas le plomb.
Non. Attends. Tu as dit les plumes ?
Il secoua la tête.
— Mais non, voyons, les deux sacs font le même poids.
— Le contenu fait le même poids, répliqua Mission. Mais vous avez
dit que les deux sacs étaient pleins. Or les plumes prennent plus de
place, le sac devra être plus grand, donc le sac en lui-même pèsera
plus lourd que l’autre.
Il tendit la main. Drexel resta planté là un instant, mâchouillant sa
barbe, pris à son propre jeu.
Il prit deux des coupons que venait de laisser la dame et les donna
à Mission à contrecœur. Mission prit le sac de médicaments et le
glissa dans son paquetage.
— Sac de plumes, marmonna Drexel, tandis que Mission se faufilait
entre les bancs pour sortir.
Avoir réussi à agacer l’apothicaire réjouissait autant Mission que le
pourboire. Mais sa joie ne tarda pas à disparaître. Dans le silo, la
tension était palpable. Il vit des shérifs adjoints sur un palier, mains
sur leur pistolet, tentant d’apaiser une bagarre entre voisins. La
vitrine d’un magasin du quarante-deuxième étage avait été brisée, et
le verre, remplacé par une bâche de plastique. Mission était persuadé
que c’était récent. Au quarante-quatrième, une femme était assise
près de la rampe, en pleurs, la tête dans les mains, les gens passaient
à côté d’elle sans s’arrêter. Il poursuivit sa descente dans l’escalier
tremblant, les graffitis aux murs tels des présages sur ce qui les
attendait.
Il trouva le bureau central plongé dans un calme inquiétant. Il
passa devant les étagères où attendaient les colis en partance et se
rendit au comptoir principal. Il voulait déposer les médicaments et
prendre son paquet suivant avant de se doucher et de se changer.
C’était Katelyn qui était de service. Il n’y avait pas de file d’attente.
Les porteurs étaient peut-être en train de panser leurs blessures de la
veille. À moins qu’ils ne s’occupent de leurs familles, après cette
série de violences.
— Salut Katelyn.
— Mish, dit-elle avec un sourire. Tu as l’air de t’en être bien sorti.
Il rit en touchant son nez, encore douloureux.
— Merci.
— Cam vient de passer en demandant où tu étais.
— Ah oui ?
Mission était surpris. Il s’était dit que son copain prendrait un jour
de congé, avec le petit extra du coroner.
— Est-ce qu’il a pris un colis ?
— Ouais. Il voulait n’importe quoi, pourvu que ce soit à livrer aux
Fournitures. Il était de meilleure humeur que d’habitude, même s’il
était un peu contrarié d’avoir été laissé à l’écart des aventures d’hier
soir.
— Alors il en a entendu parler, hein ?
Mission passait en revue la liste des portages à effectuer. Il
cherchait une livraison qui le ramènerait en haut. Mme Crowe
saurait quoi faire pour Rodny. Grâce à ses liens avec le maire, elle
pourrait peut-être découvrir pourquoi Rodny avait des ennuis, voire
intercéder en sa faveur.
— Attends un peu, dit-il en levant les yeux vers Katelyn. Comment
ça, il était de bonne humeur ? Et il voulait aller aux Fournitures ?
Mission songea à l’offre que Wyck lui avait faite. Le directeur du
DIT lui avait dit qu’il ne serait pas le dernier à qui il la proposerait. Et
Mission se dit qu’il n’avait sûrement pas été le premier.
— D’où venait Cam ?
Katelyn effleura sa langue du bout du doigt et feuilleta le registre.
— Je crois que son dernier colis était un ordinateur en panne à
livrer au…
— Le chien ! s’écria Mission en tapant sur le comptoir. Tu as autre
chose à livrer en bas ? Aux Fournitures, ou au Laboratoire ?
Ses doigts s’agitèrent sur son clavier d’ordinateur mais le reste de
sa personne était parfaitement serein.
— On n’a pas grand-chose en ce moment, dit-elle d’un air désolé.
J’ai quelque chose à enlever aux Machines et à remonter aux
Fournitures. Vingt kilos. Pas d’urgence. Fret ordinaire.
Elle leva les yeux vers Mission pour voir s’il était intéressé.
— OK, je prends.
Mais il n’allait pas descendre direct aux Machines. S’il se
dépêchait, il pouvait peut-être encore arriver aux Fournitures avant
Cam et prendre le colis de Wyck. Ce n’était pas l’argent qui
l’intéressait, c’était un prétexte pour retourner au trente-quatrième :
il irait réclamer sa paye à Wyck, mais aurait peut-être aussi
l’occasion de voir Rodny, de comprendre de quel genre d’aide son
ami avait besoin, quels problèmes il avait vraiment.
41

Jamais Mission n’avait descendu les étages aussi vite. Certes, il n’y
avait pas beaucoup de monde, mais le fait qu’il ne dépasse pas Cam
en chemin n’était pas bon signe. Son ami devait avoir une bonne
longueur d’avance. Ou alors Mission avait de la chance et l’avait
doublé alors qu’il faisait une pause aux toilettes.
Il s’arrêta un instant sur le palier des Fournitures pour reprendre
son souffle et s’éponger la nuque. Il n’avait toujours pas pris de
douche. Peut-être qu’après avoir mis la main sur Cam et livré le colis
des Machines il pourrait enfin se laver et se reposer un peu. Le
bureau de Répartition du bas lui fournirait des vêtements propres,
après quoi il trouverait quoi faire pour aider Rodny. Il y avait tant de
choses dont il devait s’occuper. Pour voir le bon côté des choses, ça
l’empêchait de penser à son anniversaire.
Aux Fournitures, il trouva une poignée de gens devant le comptoir.
Aucune trace de Cam. Si le porteur était déjà reparti avec son colis, il
avait dû voler, et la livraison devait être à effectuer dans les étages
inférieurs. Mission attendit son tour en tapant du pied. Une fois au
comptoir, il demanda Joyce, comme Wyck lui avait indiqué.
L’homme pointa son doigt vers une femme trapue aux longues
tresses, plantée à l’autre bout du comptoir. Mission la reconnut. Elle
gérait la majeure partie des paquets à destination du DIT. Il attendit
qu’elle en ait fini avec son client avant de lui demander s’il y avait
une livraison au nom de Wyck.
Elle plissa les yeux.
— Y a un problème à la Répartition ? Il a déjà été pris en charge.
Elle fit signe à la personne suivante d’avancer.
— Vous pourriez m’indiquer la destination ? insista Mission. On
m’a envoyé pour relayer le porteur. Sa… sa mère est malade. Ils ne
sont pas sûrs qu’elle s’en sorte.
Une grimace lui échappa. Derrière son comptoir, la dame n’avait
pas l’air convaincu non plus.
— Je vous en prie, la supplia-t-il. C’est très important.
Elle hésita.
— Il devait descendre de six étages. Un appartement. Je n’ai pas le
numéro exact. Il figure sur le bon de livraison.
— Six étages.
Mission connaissait ce niveau. Le cent seizième était un étage
résidentiel, excepté pour la poignée de commerces illégaux gérés
depuis certains appartements.
— Merci, dit-il avant de se ruer au-dehors.
C’était sur le chemin pour descendre aux Machines, de toute
façon. Il arriverait peut-être trop tard pour la livraison de Wyck,
mais il pourrait toujours demander à Cam s’il pouvait aller chercher
sa paye à sa place, en échange d’un bon de vacances. Il pouvait aussi
bien être franc et lui dire qu’un vieil ami avait de gros ennuis, qu’il
avait besoin d’un prétexte pour passer le poste de sécurité. Si Cam
refusait, il faudrait que Mission attende qu’une demande de livraison
émane du DIT et soit le premier à se jeter dessus. Dans l’espoir qu’il
soit encore temps pour Rodny.
Il avait descendu quatre étages, perdu dans ses plans pour venir en
aide à son ami, lorsque l’explosion retentit.
Le grand escalier vacilla, comme si une force incroyable l’avait
poussé sur le côté. Mission heurta la rampe et faillit passer par-
dessus. Il s’agrippa à l’acier tremblant.
On entendit un cri perçant puis une série de gémissements. En
penchant la tête, il vit le palier deux étages plus bas se désolidariser
de la cage d’escalier. Des bouts de métal fendaient l’air en sifflant,
avalés par le vide.
Non seulement du métal, mais aussi des corps, qui tombaient en
vrille et disparaissaient peu à peu dans les profondeurs du silo.
Mission détourna le regard. Quelques marches au-dessous de lui,
une femme était figée à quatre pattes, observant Mission avec un air
effrayé. On entendit un vacarme dans le lointain, quelque chose qui
s’écrasait tout en bas.
Je ne sais pas, eut-il envie de dire. Il y avait une question dans le
regard de cette femme, la même qui pilonnait son crâne, comme un
écho au bruit de l’explosion. Qu’est-ce qui vient de se passer ? Ça y
est ? Est-ce que c’est la fin ?
Il envisagea de remonter en courant, loin de l’explosion, mais il y
avait des cris plus bas, et un porteur avait le devoir d’aider ceux qui
en avaient besoin dans l’escalier. Il aida la femme à se relever et la
pressa de remonter. Puis il entama une descente en spirale à contre-
courant de l’afflux soudain de gens. Cam était quelque part en bas.
Mais la destination du paquet de son ami et l’endroit où avait eu lieu
l’explosion n’étaient encore qu’une coïncidence dans son esprit
bousculé.
Le palier du dessous était bondé. Résidents et commerçants se
pressaient contre la rambarde, se battaient pour apercevoir l’ampleur
des dégâts à l’étage inférieur. Mission se fraya un chemin dans la
foule en appelant Cam, le cherchant du regard. Un couple ébouriffé
arrivait, chancelant, sur le palier. Les yeux vides, ils se
cramponnaient l’un à l’autre et à la rampe. Cam n’était nulle part.
Mission dévala les marches glissantes, moins adroit que
d’habitude. C’était bien l’étage auquel se rendait Cam, non ? Six
étages plus bas. Niveau 116. Il était sans doute hors de danger. Il le
fallait. D’un coup lui revint l’image de ces gens tombant dans le vide.
Il sut qu’il ne l’oublierait jamais. Cam n’avait pas pu en faire partie.
Ce garçon était toujours en retard ou en avance, jamais pile à l’heure.
Il tourna une dernière fois autour du pilier central, mais à l’endroit
où aurait dû se trouver le palier, il n’y avait que du vide. Les rampes
avaient été arrachées, quelques marches pendaient et Mission se
sentit attiré vers le bord, par le vide. Il n’y avait rien pour l’empêcher
de basculer. L’acier était glissant sous ses bottes.
De l’autre côté de cette béance métallique distordue, la porte qui
menait au niveau 116 manquait. Il y avait à la place un tas de ciment
écroulé et des barres de fer pliées vers l’extérieur, telles des mains
tendues vers le palier disparu. De la poudre de gravats voletait dans
l’air. De façon incroyable, il y avait du bruit derrière ce voile de
poussière : des gens qui toussaient, qui criaient. Des appels à l’aide.
— Porteur ! cria quelqu’un au-dessus de lui.
Mission glissa prudemment au bord du précipice. Il tenait la rampe
où elle s’était disloquée. Le métal était chaud. Il se pencha et leva la
tête vers le palier supérieur pour essayer de voir qui l’avait appelé.
Quelqu’un le pointa du doigt, pointa le foulard qu’il avait autour du
cou.
— Le voilà ! hurla une femme au regard fou qu’il avait croisée en
descendant, une survivante.
— C’est le porteur le responsable ! cria-t-elle.
42

Mission reprit sa descente sous le fracas métallique d’une foule en


colère lancée à sa poursuite. Il vacilla, main sur le pilier, cherchant
l’endroit où la rampe revenait. Il y avait un tel espace. Les marches
étaient instables. Il ne comprenait pas pourquoi on le prenait en
chasse. La rampe réapparut au bout d’un tour, et avec elle le
sentiment de sécurité. C’est le temps qu’il lui fallut pour prendre
conscience que Cam était mort. Son ami avait livré un colis, et
maintenant il était mort. Lui et beaucoup d’autres. Un coup d’œil à
son foulard bleu, et quelqu’un avait cru que c’était Mission qui avait
effectué la livraison. Et ça avait failli être lui.
Une autre foule au niveau 117. Des visages baignés de larmes, une
femme tremblante, bras serrés autour d’elle, un homme qui se
cachait la figure, tous le regard perdu au-delà de la rampe. Ils avaient
vu les corps chuter. Mission continua. Le bureau de Répartition du
bas, au cent vingtième, était le seul refuge avant les Machines. Il
redoubla de vitesse en entendant un cri violent se rapprocher
dangereusement de lui.
Il sursauta et faillit tomber tandis que le cri volait vers lui. Il
s’attendit à être percuté par-derrière, mais le son fila sans s’arrêter
de l’autre côté de la rambarde. Une autre chute. Une personne
tombait, encore vivante, hurlait, aspirée par les profondeurs. Les
marches instables et l’absence de garde-fou au-dessus de lui avaient
coûté la vie à l’un de ses poursuivants.
Il accéléra la cadence, délaissant le pilier pour la rampe extérieure,
où la courbe des marches était plus large, plus praticable, où la force
centrifuge de sa descente le plaquait contre la barre de métal. Là, il
pouvait avancer plus vite. Il essayait de ne pas penser à ce qui lui
arriverait si un bout de rampe venait à manquer. Il courait, la fumée
lui piquait les yeux, ses pas et ceux des autres retentissaient dans
toute la cage. Il ne se rendit pas compte au début que ce voile
brumeux ne provenait pas des ruines qu’il avait laissées derrière lui.
Non. Tout autour de lui, la fumée montait.
Silo 1

43

Son petit-déjeuner à base d’œufs lyophilisés et de pommes de terre


râpées avait refroidi depuis longtemps. Il touchait rarement à la
nourriture que lui apportaient Thurman et Erskine, à laquelle il
préférait la bouffe insipide des boîtes de conserve sans étiquette qu’il
avait découvertes dans des caisses sous vide d’air de l’entrepôt. Ce
n’était pas qu’une question de confiance – c’était aussi un acte de
rébellion, de responsabilisation : il prenait les commandes de sa
propre survie. Il planta son couteau dans une demi-sphère
gélatineuse jaune orangé qui avait dû faire partie d’une pêche à une
époque et la mit dans sa bouche. Il mâcha, c’était totalement
insipide. Il fit comme si ça avait le goût de pêche.
De l’autre côté de la large table, Anna bricolait les boutons de sa
radio en aspirant bruyamment son café froid. Un réseau de fils
courait d’une boîte noire à son ordinateur, et un léger bruit de
parasites envahit la pièce.
— Dommage qu’on ne capte rien de mieux, dit Donald en
engloutissant un autre quartier de fruit mystère.
De la mangue, se dit-il, pour varier les plaisirs.
— Le mieux est l’ennemi du bien, répliqua-t-elle, espérant que les
tours du silo 40 et de ses voisins resteraient silencieuses.
Elle avait essayé de lui expliquer ce qu’elle faisait pour rompre tout
contact avec d’éventuels survivants, mais Donald n’y comprenait pas
grand-chose. Apparemment, un an auparavant, le silo 40 avait piraté
le système. On pensait à un directeur de DIT qui se serait retourné
contre eux. Personne d’autre ne pouvait avoir les connaissances et
les codes d’accès nécessaires à un tel exploit. Au moment où ils
avaient perdu le contact vidéo, tous les dispositifs de sécurité avaient
été coupés. Des tentatives d’anéantissement du silo avaient été
effectuées, mais sans moyen de vérifier leur efficacité. Il devint vite
évident que ces tentatives avaient échoué lorsque l’obscurité se
propagea aux silos environnants.
Thurman, Erskine et Victor avaient été réveillés selon le protocole,
l’un après l’autre. D’autres solutions s’avérèrent inefficaces, et
bientôt Erskine craignit que l’attaque pirate n’ait atteint le niveau des
nanos, que les machines en liberté dans l’air n’aient été
reprogrammées, que tout ne soit en danger. En les amadouant,
Thurman avait fini par convaincre les deux autres qu’Anna pourrait
les aider. Ses recherches au MIT avaient porté sur le courant
harmonique, les dispositifs de chargement sans fil, la capacité à
prendre le contrôle d’appareils électroniques par radio.
Elle avait fini par réussir à actionner le mécanisme de destruction
des silos concernés. Donald en avait encore des cauchemars. Pendant
qu’elle lui avait décrit le processus, il avait observé au mur le schéma
en coupe d’un silo ordinaire. Il avait visualisé les explosions, les
couches de béton qui s’étaient effondrées les unes sur les autres, les
étages réduits à un jeu de dominos fatal, écrasant tout le monde au
passage. Des blocs de béton de dix mètres d’épaisseur avaient été
déverrouillés pour transformer des sociétés entières en tas de
gravats. Ces bâtiments souterrains avaient été conçus dès le début
pour pouvoir être détruits à distance. Qu’un tel dispositif de sécurité
existe lui semblait aussi écœurant que la solution était cruelle.
De ces silos, il ne restait plus que le souffle et le crachotement de
leurs radios, un chœur de fantômes. Les responsables des autres silos
n’avaient même pas été mis au courant du désastre. Il n’y aurait pas
de croix rouges obsédantes à tracer sur leur schéma. Les différents
responsables avaient quoi qu’il en soit très peu de contacts entre eux
– la plus grande inquiétude étant que la panique se propage.
Mais Victor, lui, était au courant. Et Donald soupçonnait que ce
lourd fardeau l’avait poussé à se suicider, plus que toute autre théorie
fumeuse de Thurman. Thurman admirait tellement le génie supposé
de Victor qu’il cherchait une raison à son suicide, une sorte de cause
conspiratrice. Donald, lui, commençait à comprendre que l’humanité
avait frôlé l’extinction à cause de la folie de quelques hommes au
pouvoir se suivant les uns les autres, chacun pensant que les autres
savaient où ils allaient.
Il but une gorgée de jus de tomate directement à la boîte et pêcha
deux bouts de papier dans la mer de notes et de rapports qui
entourait son clavier. Le sort du silo 18 reposait soi-disant quelque
part dans ces deux pages. C’étaient les copies du même rapport.
L’une correspondait à la version originale qu’il avait écrite longtemps
auparavant sur la chute du silo 12. Donald se rappelait à peine avoir
pondu ces phrases. Il les avait relues tant de fois qu’il les avait vidées
de leur sens, comme un mot, qui, répété trop souvent, ne devient
plus qu’une séquence de sons.
Sur l’autre exemplaire figuraient les notes que Victor avait
griffonnées un peu partout. Il avait utilisé un stylo rouge, et
quelqu’un, dans les étages supérieurs, avait réussi à retirer cette
couleur pour rendre les deux versions plus lisibles. Mais en copiant
le rouge, ils avaient également transféré une fine brume et quelques
éclaboussures de son sang – sinistres rappels de la présence du
rapport sur le bureau de Victor dans les derniers instants de sa vie.
Après trois jours de relecture et de réflexion, Donald en était
arrivé à la conclusion que le rapport n’avait été qu’un papier de
brouillon pour Victor. Pourquoi sinon aurait-il écrit en travers
comme ça ? Et pourtant. Victor avait dit plusieurs fois à Thurman
que la clé des problèmes de violence du silo 18 se trouvait là, dans
ces lignes. Il avait insisté pour qu’on réveille Donald, mais n’avait pas
réussi à faire plier Erskine et Thurman. Donald ne disposait donc
que de ceci : les propos d’un homme mort rapportés par un menteur.
Menteurs et cadavres – pas les parties les plus douées pour la
vérité.
Le papier avec l’encre rouge et les taches couleur rouille ne
donnait pas beaucoup de pistes. Quelques lignes avaient tout de
même une résonance particulière. Elles évoquèrent à Donald la façon
dont les horoscopes se débrouillaient toujours pour faire mouche sur
un ou deux points, suffisants pour qu’on accorde du crédit au reste
de leurs inepties.
Au milieu du rapport, on pouvait lire en lettres capitales “L’ÂME QUI
SE SOUVIENT”. Donald ne pouvait s’empêcher de croire que c’était à lui
que ces mots faisaient référence, à sa résistance aux médicaments.
Anna n’avait-elle pas dit que Victor parlait fréquemment de lui, qu’il
voulait le réveiller, pour des tests ou des interrogatoires ? D’autres
phrases étaient plus vagues, et tout aussi désespérées : “Voilà
pourquoi”, avait écrit Victor, et aussi : “Une fin pour eux tous.”
Le “pourquoi” faisait-il référence aux raisons de son suicide ou à
celles de la violence dans le silo 18 ? Et une fin à quoi, au juste ?
Par bien des aspects, le cycle de violence du silo 18 ressemblait à
ce qui se passait ailleurs. Même si elle était plus grave, c’étaient les
mêmes pics et les mêmes accalmies, chaque génération se rebellait
contre la précédente, pour une période de soulèvement sanglant
d’une quinzaine ou d’une vingtaine d’années.
Victor avait beaucoup écrit sur le sujet. Il laissait derrière lui des
rapports allant du comportement des primates aux guerres du XXe et
du XXIe siècle. Il y en avait un que Donald trouvait particulièrement
dérangeant. Il exposait comment les primates, en atteignant l’âge
adulte, tentaient de renverser leurs pères, les mâles dominants. Il y
était question de chimpanzés qui commettaient des infanticides, de
mâles qui volaient leurs petits à des mères et les emmenaient dans
les arbres pour les démembrer, jambes après bras. Victor avait écrit
que cela provoquait de nouvelles chaleurs chez les femelles. Que ça
faisait de la place pour les générations futures.
Donald avait du mal à croire que la moindre de ces lignes fût vraie.
Il avait encore plus de mal à comprendre un rapport sur le lobe
frontal, sur le temps qu’il avait mis à se développer chez l’espèce
humaine. C’était peut-être important pour démêler les fils d’un
mystère ou d’un autre. Ou alors ce n’était que les élucubrations d’un
homme qui perdait la tête – ou d’un homme qui découvrait sa
conscience et sentait la culpabilité commencer à le ronger.
Les yeux rivés à son vieux rapport, Donald sondait les notes de
Victor à la recherche d’une réponse. Il tomba dans une routine
qu’Anna entretenait depuis longtemps. Ils dormaient, mangeaient et
travaillaient. Le soir, ils vidaient des bouteilles de whisky, une gorgée
brûlante à la fois, et les laissaient debout sur le plan des silos, telles
des cheminées d’usine. Le matin, ils se douchaient chacun leur tour,
Anna qui ne s’encombrait pas de pudeur, Donald qui détournait le
regard. Sa présence était comme une drogue, qui lui fit croire à une
nouvelle réalité : Anna et lui travaillaient sur un autre projet
confidentiel, Helen était à Savannah, Mick ne pouvait pas venir aux
réunions, Donald n’arrivait pas à les joindre parce que son téléphone
ne marchait pas.
C’était toujours la faute de son téléphone. Il aurait suffi qu’un de
ses textos passe le jour du congrès du parti pour qu’Helen soit là,
cryogénisée, endormie dans son pode. Il pourrait lui rendre visite,
comme le faisait Erskine avec sa fille. Ils pourraient être à nouveau
ensemble une fois que toutes les factions seraient terminées.
Dans une autre version du même rêve, Donald imaginait qu’il
réussissait à gravir la colline et redescendait du côté du Tennessee.
Les bombes explosaient, les gens effrayés s’engouffraient dans leur
terrier, une jeune fille à la voix pure chantait. Dans ce rêve, Helen et
lui disparaissaient dans le même trou. Ils avaient des enfants, des
petits-enfants, et étaient enterrés ensemble.
Ces rêves venaient le hanter lorsqu’il laissait Anna le toucher,
s’allonger dans son lit une heure avant qu’il ne s’endorme, juste pour
le son de sa respiration, le contact de sa tête sur sa poitrine, avec leur
haleine qui sentait l’alcool. Il tolérait sa présence, endurait le bien
qu’elle lui faisait, sa main sur sa nuque, mais ne s’endormait qu’une
fois qu’elle avait regagné son lit, gênée par le manque de place.
Le matin, sous la douche, elle chantait, la vapeur se déversait en
volutes dans la cellule de crise, où Donald reprenait ses recherches. Il
se connectait sur son ordinateur à elle, d’où il avait accès aux
dossiers personnels de Victor. Il pouvait voir quand les dossiers
avaient été créés, combien de fois ils avaient été consultés. L’un des
plus anciens et des plus récemment ouverts était une liste de tous les
silos rangés selon un certain ordre. Le 18 figurait dans le haut du
classement, sans qu’on puisse dire si c’était bon ou mauvais signe. Et
pourquoi les classer ? Dans quel but ?
Il se servait aussi de l’ordinateur d’Anna pour retrouver sa sœur
Charlotte. Elle n’apparaissait pas dans les podes en bas, ni sous aucun
nom qu’il pouvait imaginer. Mais elle avait bel et bien été présente
pendant leur formation. Il se rappelait l’avoir vue emmenée à l’écart
avec les autres femmes pour la procédure de cryogénisation. Et elle
semblait à présent avoir disparu. Mais où ?
Il avait tant de questions. Les yeux rivés aux deux rapports, au son
des crépitements qui suintaient de la radio, sous le poids de toute
cette terre qui l’écrasait, il commença à se demander si, à trop se
pencher sur les notes de Victor, il n’allait pas arriver à la même
conclusion que lui.
44

Lorsqu’il arrivait à saturation, il délaissait les rapports et partait faire


une petite promenade entre les armes et les drones de l’arsenal.
C’était un moyen d’échapper aux parasites de la radio et au
confinement de leur ersatz de maison, et il n’y avait que dans ces
moments qu’il parvenait à se vider la tête – de ses rêves, du whisky
de la veille et des sentiments mitigés qu’il commençait à éprouver
pour Anna.
Mais surtout, lorsqu’il partait faire un tour, il essayait de trouver
un sens à ce nouveau monde. Il se demandait ce que Thurman et
Victor avaient prévu pour les silos. Cinq cents ans sous terre, et
après ? Il mourait d’envie de savoir. C’était là qu’il se sentait le plus
en vie : quand il agissait, quand il cherchait des réponses. C’était le
même sentiment éphémère de puissance qu’il avait ressenti en
refusant de prendre leurs pilules, en tachant ses doigts de bleu, en
tâtant de la langue les ulcères à l’intérieur de ses joues.
Pendant ses vagabondages, il regardait au travers des innombrables
caisses en plastique qui peuplaient l’immense entrepôt. Il trouva
celle où il manquait une arme, celle où il supposa que Victor avait
pioché. Le sceau hermétique était brisé et les autres armes à
l’intérieur empestaient la graisse. Il découvrit dans certaines caisses
des uniformes pliés et des combinaisons pareilles à celles des
astronautes, stockées dans des sacs en plastique sous vide d’air ; dans
d’autres, des casques avec de larges visières et des cols en métal. Il y
avait des lampes torches à lentille rouge, de la nourriture, des
trousses de secours, des sacs à dos, des cartouches à n’en plus finir,
et tout un tas de gadgets dont il ne pouvait que supposer l’utilité. Il
avait trouvé une carte plastifiée, un autre schéma des cinquante silos.
Des lignes rouges partaient de chacun et convergeaient vers un
même point dans le lointain. Donald avait suivi le tracé des lignes du
bout du doigt en tenant la carte en hauteur pour capter un peu de
lumière du bureau. Intrigué, il s’était tout de même résolu à la ranger,
à ne pas détenir toutes les clés du mystère.
Il interrompit sa promenade pour faire quelques sauts écarts dans
les larges allées entre les drones endormis. L’exercice lui avait donné
du mal deux jours auparavant, mais le froid qu’il ressentait à
l’intérieur de son corps commençait à se dissoudre. Plus il repoussait
ses limites, plus il se sentait éveillé et alerte. Il en effectua soixante-
quinze, soit dix de plus que la veille. Après avoir repris son souffle, il
se laissa tomber pour voir combien de pompes ses muscles atrophiés
lui permettaient de faire. Et c’est là, le visage à quelques centimètres
du sol, qu’il découvrit, le troisième jour de sa captivité, le monte-
charge de lancement. Une porte de garage qui lui arrivait à peine à la
taille mais assez large pour l’envergure des drones tapis sous leurs
bâches.
Donald se releva et s’approcha de la petite porte. Il faisait très
sombre dans tout l’entrepôt et près de ce mur c’était quasiment le
noir complet. Il pensait aller chercher une lampe torche lorsqu’il
repéra la poignée rouge. Il tira, et la porte ondulée se hissa le long du
mur. À quatre pattes, Donald explora la cavité découverte, qui faisait
à peu près quatre mètres de profondeur. Il ne sentit aucun bouton,
aucune poignée sur les parois, aucun moyen d’actionner le monte-
charge.
Curieux, il ressortit pour aller chercher une lampe torche. En se
retournant, il remarqua une autre porte le long du mur. Il actionna la
poignée et, à sa grande surprise, la porte s’ouvrit sur un couloir
obscur. Il chercha un interrupteur à tâtons. Les ampoules du plafond
s’allumèrent avec hésitation. Il se glissa dans le couloir et referma la
porte derrière lui.
Une cinquantaine de pas le menèrent à une porte tout au bout du
couloir, de part et d’autre de laquelle se trouvaient deux portes.
Encore des bureaux, songea-t-il, semblables à la maison qu’Anna
s’était fabriquée au fond de l’entrepôt. Il essaya la première porte.
Une odeur de naphtaline s’échappa. Il découvrit des rangées de lits,
des traces de pas dans une couche de poussière et un espace vide
autrefois rempli par deux couchages. On sentait cet espace dénué de
vie. La porte d’à côté donnait sur une rangée de cabines de toilette et
des douches.
Les deux autres portes donnaient sur des pièces similaires, sauf
qu’il y avait une rangée d’urinoirs dans les toilettes. Des gens avaient
peut-être vécu ici pour faire l’inventaire des munitions, mais Donald
ne se rappelait pas que quiconque y soit venu pendant sa première
faction. Non, ces quartiers étaient pour une autre époque, tout
comme les machines planquées sous les bâches. Il abandonna la salle
de bains aux fantômes et ouvrit la porte du fond.
Des films plastique avaient été jetés sur des tables et des chaises,
recouverts d’un voile de poussière. En s’approchant d’une des tables,
Donald distingua un écran d’ordinateur. Les sièges étaient reliés aux
tables, et les boutons et les poignées lui étaient vaguement familiers.
Il s’accroupit pour saisir le bord du plastique et le tira d’un grand
coup.
Les commandes de vol le ramenèrent à une autre époque. Il y avait
la manette que sa sœur appelait un manche, les pédales sous le siège
pour lesquelles elle avait un autre nom, la commande des gaz, tous
les autres boutons et voyants. Donald se rappelait avoir visité son
centre d’entraînement après qu’elle était sortie diplômée de l’école
de pilotage. Ils avaient pris l’avion pour le Colorado pour assister à la
cérémonie. Il se souvenait d’un écran pareil à celui qu’il avait sous les
yeux lorsque son drone avait décollé pour en rejoindre d’autres. Il se
souvenait de la magnifique vue aérienne du Colorado que leur avait
offerte sa gracieuse machine en vol.
Il jeta un œil alentour et remarqua une bonne dizaine de stations
semblables. Le besoin évident d’un tel espace le frappa. Il s’imagina
des voix dans le couloir, des hommes et des femmes qui se
douchaient, bavardaient, des serviettes qui claquaient contre des
fesses, quelqu’un qui voulait emprunter un rasoir, des pilotes assis à
ces tableaux de bord où l’on pouvait poser une tasse de café sans
crainte tandis que la mort pleuvait au-dessus d’eux.
Donald remit la bâche en place. Il pensa à sa sœur, endormie
quelque part ici, en bas, où il ne pouvait la voir, et il se demanda s’ils
l’avaient franchement fait venir pour lui faire une surprise. Elle avait
peut-être été amenée en guise de surprise, mais pour quelqu’un
d’autre, pour le futur.
Soudain, en proie au souvenir de Charlotte, en proie au temps qu’il
passait à rêvasser et à pleurer dans son coin, il se surprit à tâter ses
poches, en quête de quelque chose. De pilules. Une vieille
ordonnance avec son nom à elle dessus. Helen l’avait forcé à voir un
médecin. Et d’un coup, il comprit pourquoi il n’arrivait pas à oublier,
pourquoi leurs médicaments ne marchaient pas sur lui. Cette prise
de conscience s’accompagna d’un désir urgent de trouver sa sœur.
Charlotte était la raison. Elle était la réponse à l’une des énigmes de
Thurman.
45

— Je veux la voir d’abord, exigea Donald. Laissez-moi la voir, et


après je vous expliquerai.
Il attendit que Thurman ou le Dr Sneed répondent. Ils étaient dans
le bureau de Sneed, dans l’aile des cryopodes. Donald avait négocié
sa sortie jusqu’ici avec Thurman, et il négociait encore. Il pensait que
les médicaments de sa sœur pouvaient expliquer pourquoi il
n’arrivait pas à oublier. Il échangerait cette découverte contre une
autre. Il voulait savoir où elle était, et il voulait la voir.
Les deux hommes se mirent d’accord sans un mot. Thurman se
tourna vers Donald pour l’avertir.
— Nous ne la réveillerons pas, dit-il. C’est hors de question.
Donald acquiesça, comprenant que seuls ceux qui faisaient les lois
étaient habilités à les outrepasser.
Le Dr Sneed se posta derrière son ordinateur.
— Je lance une recherche.
— Inutile, intervint Thurman. Je sais où elle est.
Ils sortirent du bureau, Thurman en tête, s’engagèrent dans le
couloir, passèrent devant les salles de roulement où Donald s’était
réveillé sous le nom de Troy tant d’années auparavant, devant la salle
où il avait dormi un siècle, et s’arrêtèrent devant une porte qui
ressemblait à toutes les autres.
Le code que Thurman composa était différent ; Donald l’entendit
aux quatre notes dissonantes qu’émirent les boutons. Au-dessus du
clavier, un petit panneau indiquait “Personnel d’urgence”. Les
verrous grincèrent comme de vieux os et la porte s’ouvrit lentement.
Des nuages de vapeur les suivirent à l’intérieur, l’air chaud du
couloir au contact du froid mortuaire. Il y avait moins de dix rangées
de podes, peut-être cinquante ou soixante unités au total, soit un peu
plus qu’une équipe complète. Donald se pencha au-dessus de l’une
des capsules semblables à des cercueils, du verre prisonnier d’une
toile de glace, et vit un visage large aux traits ciselés. Un soldat gelé,
lui glissa son imagination.
Thurman le guida à travers les rangées avant de s’arrêter devant
l’un des podes. Il posa ses mains dessus, dans un geste empreint
d’affection. Son souffle faisait des volutes dans l’air. On aurait dit que
ses cheveux et sa barbe, d’un blanc éclatant, étaient couverts de
givre.
— Charlotte, souffla Donald en voyant sa sœur.
Elle n’avait pas changé, pas pris une ride. Même la teinte bleutée
de sa peau semblait normale, attendue. Il s’habituait à voir les gens
de cette façon.
Il frotta la petite fenêtre pour enlever la pellicule de givre et
s’étonna de voir ses propres mains si fines, ses jointures d’apparence
si fragiles. Il s’était atrophié. Il avait vieilli tandis que sa sœur était
restée la même.
— Je l’ai déjà enfermée comme ça, dit-il sans la quitter des yeux. Je
l’ai enfermée comme ça dans ma mémoire quand elle est partie à la
guerre. Nos parents ont fait pareil. C’était juste notre petite Charla.
Il se tourna vers les deux hommes. Sneed allait dire quelque chose,
mais Thurman posa une main sur son bras. Donald se tourna à
nouveau vers sa sœur.
— Mais bien sûr, elle a grandi plus que nous ne le pensions. Elle
tuait des gens, là-bas. On en a parlé des années après, une fois que j’ai
été élu et que j’avais assez mûri selon elle.
Il rit en secouant la tête.
— Ma petite sœur, qui attend que moi je mûrisse.
Une larme s’écrasa sur la vitre givrée. L’iode fit fondre la glace et
laissa une coulure nette sur son passage. Donald l’essuya en faisant
couiner la surface, et eut peur que ça ne la dérange.
— Ils la réveillaient au beau milieu de la nuit, reprit-il. Dès qu’ils
estimaient une cible… Comment elle disait déjà ? Ah oui, exploitable.
Ils la réveillaient. Elle disait que ça faisait bizarre de rêver puis de
tuer, sans transition. Que c’était absurde. Qu’elle voyait l’écran vidéo
quand elle retournait se coucher – la dernière vue du missile avant
qu’il n’atteigne sa cible…
Il reprit son souffle et leva la tête vers Thurman.
— Je me disais que c’était une bonne chose qu’elle ne puisse pas
être blessée, vous voyez ? Elle était en sécurité quelque part dans un
bureau mobile, pas dans le ciel. Mais elle s’en plaignait. Elle disait à
son médecin que ça ne lui semblait pas juste d’être en sécurité et de
faire ce qu’elle faisait. Ceux qui étaient au front, ils avaient l’excuse
de la peur. De l’instinct de conservation. Une raison de tuer.
Charlotte, elle, elle tuait des gens, après quoi elle allait au mess
manger une part de tarte. C’est ce qu’elle racontait à son médecin.
Elle mangeait quelque chose de sucré et n’était pas capable d’en
sentir le goût.
— C’était quel médecin ? demanda Sneed.
— Le mien, dit Donald.
Il s’essuya la joue mais n’avait pas honte de ses larmes. La
proximité de sa sœur l’enhardissait et apaisait sa solitude. Il se
sentait capable d’affronter à la fois le passé et l’avenir.
— Helen s’en faisait pour ma réélection. Charlotte avait déjà une
ordonnance, elle souffrait de stress post-traumatique, et on la faisait
renouveler à son nom, en faisant marcher son assurance.
Sneed agita une main pour réclamer d’autres informations.
— Quelle ordonnance ?
— Celle de Propra, intervint Thurman. Elle prenait du Propranolol,
n’est-ce pas ? Et tu avais peur que la presse ne découvre que tu
t’automédiquais.
Donald acquiesça.
— Helen s’inquiétait. Elle avait peur qu’on ne découvre que je
prenais quelque chose pour calmer mes… pensées extravagantes. Les
pilules m’ont aidé à les oublier, à me maintenir à flot. J’ai pu étudier
l’Ordre, mais je ne voyais que les mots, pas ce qu’ils impliquaient. Je
n’éprouvais aucune crainte.
Il regarda sa sœur, comprenant enfin pourquoi elle avait refusé de
prendre ces médicaments. Elle, elle avait voulu cette peur. Elle lui
était nécessaire, l’aidait à se sentir plus humaine.
— Je me souviens du jour où tu m’as dit qu’elle en prenait, dit
Thurman. C’était dans la librairie…
— Vous connaissez le dosage ? demanda Sneed. Combien de temps
en avez-vous pris ?
— J’ai commencé à en prendre après avoir reçu l’Ordre.
Il sonda le visage de Thurman pour y déceler une expression, en
vain.
— Deux ou trois ans avant le congrès du parti, j’imagine. J’en ai
pris quasi quotidiennement jusqu’à ce jour-là.
Il se tourna vers Sneed.
— J’en aurais eu sur moi pendant la formation si je ne les avais pas
perdues sur la colline pendant la cohue. Je crois que je suis tombé.
Oui, je me rappelle être tombé et…
Sneed s’adressa à Thurman.
— Impossible de dire quelles peuvent être les complications.
Victor a pris soin de tester tout le personnel administratif aux
psychotropes. Tout le monde.
— Pas moi, dit Donald.
Sneed fit volte-face.
— Tout le monde a été testé.
— Pas lui.
Thurman baissa les yeux sur le pode.
— Il y a eu un changement de dernière minute. Je me suis porté
garant. De toute façon, s’il les obtenait avec le nom de sa sœur, il n’y
aurait rien eu dans son dossier médical.
— Il faut en parler à Erskine, dit Sneed. Je pourrais travailler avec
lui là-dessus. On pourrait mettre au point une nouvelle formule. Ça
pourrait expliquer d’autres cas d’immunité dans les autres silos.
Il s’éloigna de la capsule, comme s’il avait besoin de retourner
immédiatement à son bureau.
Thurman leva les yeux vers Donald.
— Tu veux rester encore un peu ?
Donald contempla sa sœur un instant. Il avait envie de la réveiller,
de lui parler. Il pourrait peut-être revenir à un autre moment pour
une petite visite.
— J’aimerais pouvoir revenir, dit-il.
— On verra.
Thurman fit le tour du pode et posa une main amicale sur l’épaule
de Donald. Il le poussa jusqu’à la porte sans que Donald ne regarde
en arrière, ne vérifie même le nouveau nom de sa sœur. Peu
importait. Il savait où elle était, et pour lui, elle serait toujours
Charlotte. Elle ne changerait jamais.
— Bon travail, dit Thurman. Excellent travail, même.
Ils sortirent dans le couloir et Thurman referma la lourde porte
derrière eux.
— Tu as peut-être découvert la clé de l’obsession de Victor quant à
ton rapport.
— Ah bon ? s’écria Donald, sans voir le lien.
— Je ne pense pas que ce soit ce que tu as écrit qui l’intéressait. Je
crois plutôt que c’est toi, tout simplement.
46

Ils prirent l’ascenseur jusqu’à la cafétéria au lieu de déposer Donald


directement au cinquante-quatrième. C’était presque l’heure du
dîner, il pourrait aider Thurman à porter les plateaux. Comme les
lumières qui s’allumaient et s’éteignaient à mesure qu’ils
progressaient dans la cage, l’intuition qu’avait eue Thurman à propos
de Victor ne cessait de le tourmenter. Et si sa résistance aux
médicaments était la seule chose qui l’ait intéressé ? Si, en fin de
compte, il n’y avait rien du tout dans ce rapport ?
Ils passèrent le quarantième étage, dont le bouton s’alluma avant
de s’éteindre, et Donald songea aux silos qui avaient subi le même
sort.
— Qu’en est-il du silo 18 ? demanda-t-il.
Thurman avait les yeux rivés aux portes en acier inoxydable,
tachées d’une paume graisseuse là où quelqu’un s’était rattrapé pour
ne pas tomber.
— Vic voulait tenter une autre réinitialisation sur le 18. J’ai
toujours pensé que c’était inutile. Mais il avait peut-être raison. On
va peut-être leur laisser une dernière chance.
— Ça implique quoi, une réinitialisation ?
— Tu le sais très bien, dit Thurman en se tournant vers lui. C’est la
même chose que ce que nous avons fait au monde, mais à une plus
petite échelle. On réduit la population, on efface la mémoire des
ordinateurs, les souvenirs des gens, on repart de zéro. On l’a déjà fait
plusieurs fois auparavant avec ce silo. Mais naturellement, il y a des
risques. On ne peut pas créer de traumatisme sans mettre le bazar. À
un moment donné, il est plus simple, et plus sûr, de débrancher la
prise.
— De les exterminer, dit Donald, et il comprit alors ce contre quoi
s’était érigé Victor, ce qu’il avait essayé d’éviter.
Il aurait aimé pouvoir discuter avec le vieil homme. Selon Anna,
Victor parlait souvent de lui. Et Erskine avait dit qu’il aurait aimé que
des gens comme lui soient au pouvoir.
L’ascenseur s’ouvrit sur le premier étage. Dès qu’il sortit, Donald
se sentit comme un étranger parmi ceux qui étaient en faction, à la
fois présent et extrait de la vie quotidienne du silo 1.
Il remarqua que les gens n’avaient pas d’égards particuliers pour
Thurman. Il n’était pas le responsable de cette faction, et personne
ne connaissait ses fonctions, à part deux hommes, l’un en blanc et
l’autre en beige, qui mangeaient face au paysage de désolation qui
s’étalait sur le grand écran mural.
Donald prit son plateau et constata à nouveau que la plupart des
gens s’asseyaient face à la vue. Seules une ou deux personnes
mangeaient le dos tourné à l’écran. Il suivit Thurman vers
l’ascenseur, regrettant de ne pouvoir parler avec ces derniers, leur
demander ce dont ils se souvenaient, de quoi ils avaient peur, leur
dire que ce n’était pas grave d’avoir peur.
— Pourquoi les autres silos ont-ils aussi des écrans ? demanda-t-il
tout bas à Thurman.
Les parties du complexe qu’il n’avait pas dessinées lui demeuraient
obscures.
— Pourquoi leur montrer ce que nous avons fait ? insista-t-il.
— Pour les garder à l’intérieur, répondit Thurman, plateau en
équilibre sur une main, appelant l’express de l’autre. Ce n’est pas
pour leur montrer ce qu’on a fait. C’est pour leur montrer ce qu’il y a
dehors. Ces écrans et une poignée de tabous, c’est tout ce qui les
retient à l’intérieur. Les humains ont une maladie Donny, cette
manie de bouger, jusqu’à ce qu’ils se heurtent à un obstacle. Et alors,
soit ils creusent un tunnel dans cet obstacle, où ils le traversent en
bateau, à moins qu’ils ne l’escaladent…
L’ascenseur arriva. Un mécanicien en tenue rouge s’excusa et passa
entre eux pour sortir. Ils montèrent et Thurman chercha son badge.
— La peur, dit-il. La peur de mourir suffit à peine à contrer cette
manie qui nous anime. Si on ne leur montrait pas ce qu’il y a dehors,
ils sortiraient eux-mêmes pour voir. C’est ce que nous avons toujours
fait, en tant que race.
Donald réfléchit un instant. Il songea à sa propre envie de fuir ces
parois de béton, même si c’était la mort qui l’attendait dehors. La
lente agonie à l’intérieur était pire.
— J’aimerais mieux assister à une réinitialisation qu’anéantir tout
un silo, dit Donald sans mentionner qu’il avait lu des choses
concernant les gens qui y vivaient.
Réinitialiser, c’était provoquer d’innombrables pertes et chagrins,
mais c’était laisser une chance à la vie. L’alternative était la mort
pour tous.
— Je suis moi-même de moins en moins favorable à cette solution
extrême, admit Thurman. Quand Vic était encore parmi nous, je ne
cessais de dire qu’on perdait notre temps à vouloir sauver des silos
de ce genre. Maintenant qu’il n’est plus là, je me surprends à les
défendre. Comme si je devais honorer ses dernières volontés. Et
Dieu sait si c’est un piège dangereux.
L’ascenseur s’arrêta au vingtième pour prendre deux ouvriers qui
cessèrent de parler le temps du trajet. Donald réfléchit à ce système
qui consistait à purger un silo pour voir la violence se propager à
nouveau. Les grandes guerres de l’ancien monde étaient semblables.
Il se souvenait de deux guerres en Iran : la nouvelle génération ayant
tout oublié, des fils étaient partis mener des combats que leurs pères
avaient déjà livrés.
Les deux ouvriers descendirent à la salle de sport et reprirent leur
conversation à la fermeture des portes. Donald se rappelait qu’il avait
aimé se punir sur les bancs d’haltérophilie. À présent il dépérissait,
sans appétit, sans résistance.
— Je me demande parfois si c’est ce qui l’a poussé à se supprimer,
dit Thurman tandis que l’ascenseur filait vers le cinquante-
quatrième. Vic calculait toutes ses décisions. Tout avait toujours un
but. Peut-être que sa manière de remporter le débat qui nous
opposait était de s’assurer le dernier mot. Mince, c’est même ça qui a
fini par me décider à te réveiller.
Donald s’empêcha de dire tout haut qu’il trouvait ce raisonnement
absurde. Thurman avait juste besoin de rationaliser l’impensable.
Certes, la mort de Victor avait mis un terme à leur désaccord. Et
Donald imagina – l’idée l’avait déjà effleuré plusieurs fois – qu’il ne
s’agissait en rien d’un suicide. Mais il ne voyait pas en quoi exprimer
de tels doutes améliorerait sa situation.
Arrivés à destination, ils portèrent les plateaux dans les allées de
munitions. En passant devant les drones, Donald songea à sa sœur,
endormie, comme eux. Ça le rassurait de savoir où elle était, de la
savoir en sécurité. C’était un petit réconfort.
Ils mangèrent à table, dans la cellule de crise. Donald poussait sa
nourriture du bout de sa fourchette tandis qu’Anna et son père
discutaient. Les deux rapports étaient posés devant lui – rien que des
bouts de papier, se disait-il. Aucun mystère n’y était caché. Il avait
cherché du mauvais côté, pensant qu’il y avait un indice dans les
mots, mais c’était simplement à propos de l’existence de Donald que
Victor avait fait ses remarques. Assis dans un bureau en face du sien,
il l’avait observé réagir à ce qu’il y avait dans l’eau ou les
médicaments. Et maintenant, lorsque Donald regardait ses notes, il
n’y voyait qu’un bout de papier où s’exprimait une douleur parmi des
taches de sang.
Ignore le sang, s’intima-t-il. Le sang n’était pas un indice. Il avait
été projeté après. Il y avait plusieurs éclaboussures dans un espace
laissé vide. Donald s’était concentré sur des choses insensées. Il avait
cherché quelque chose qui n’existait pas. Il aurait tout aussi bien fait
de garder les yeux dans le vide.
Le vide. Donald posa sa fourchette et attrapa l’autre rapport. En
faisant abstraction des taches de sang, il y avait un espace dans les
notes, où rien n’était écrit. C’est sur ça qu’il aurait dû se concentrer.
Pas sur ce qui était là, mais sur ce qui n’y était pas.
Il vérifia l’autre rapport – l’endroit qui correspondait au vide –
pour voir ce qui était écrit à cet endroit. Mais lorsqu’il tomba sur
l’emplacement, son enthousiasme s’évanouit. C’était le paragraphe
qui n’avait rien à voir, celui sur le jeune intronisé dont l’arrière-
grand-mère se souvenait de l’ancien monde. Ce n’était rien.
À moins que…
Donald se redressa. Il prit les deux rapports et les positionna l’un
sur l’autre. Anna parlait à son père des progrès qu’elle faisait dans le
brouillage des fréquences radio, elle aurait bientôt terminé. Thurman
disait quant à lui qu’ils pourraient tous mettre un terme à leur faction
dans les jours qui venaient et reprendre l’emploi du temps normal.
Donald tint les rapports à la lumière. Thurman le regarda, curieux.
— Il a écrit autour de quelque chose, marmonna Donald, pas sur
quelque chose.
Il croisa le regard de Thurman et sourit.
— Vous aviez tort.
Les deux feuilles tremblaient dans ses mains.
— Il y a bel et bien quelque chose dans ces pages. Ce n’est pas moi
qui l’intéressais.
Anna posa ses couverts et se pencha pour jeter un œil.
— Si j’avais eu l’original, je l’aurais remarqué tout de suite.
Il pointa son doigt sur le vide dans les notes puis ôta la page du
dessus pour montrer le paragraphe qui n’avait rien à voir avec le
reste, ou tout du moins avec le silo 12.
— C’est pour ça que vos réinitialisations ne marchent pas, asséna-
t-il.
Anna se saisit du rapport du dessous et lut le paragraphe qui
évoquait l’ombre que Donald avait installée dans ses nouvelles
fonctions, celle dont l’arrière-grand-mère se souvenait de l’ancien
monde, celle qui lui avait demandé si les histoires qu’elle racontait
étaient vraies.
— Il y a quelqu’un dans le silo 18 qui se souvient, dit Donald avec
assurance. Ou peut-être un groupe de personnes, qui transmet le
savoir de génération en génération. À moins qu’ils ne soient
immunisés, comme moi. Ils se rappellent.
Thurman avala une gorgée d’eau. Il reposa son verre, son regard
passa de sa fille à Donald.
— Une raison de plus pour débrancher la prise, dit-il.
— Non, s’écria Donald. Non. Ce n’est pas ce que Victor prônait.
Il tapota les notes du défunt.
— Il voulait trouver l’âme qui se souvient, ce sont ses mots, et ce
n’est pas à moi qu’il faisait référence.
Il se tourna vers Anna.
— Je ne crois pas qu’il ait voulu qu’on me réveille, à aucun
moment.
Anna leva les yeux vers son père, l’air perplexe, avant de se
tourner vers Donald.
— Qu’est-ce que tu proposes ?
Donald se leva et se mit à faire les cent pas, marchant sur les fils
qui serpentaient sur le carrelage.
— Il faut appeler le silo 18 et demander au responsable si
quelqu’un correspond au profil, une personne ou un groupe qui
sèmerait la discorde, qui parlerait éventuellement du monde que
nous avons…
Il s’arrêta avant de dire “détruit”.
— D’accord, dit Anna en hochant la tête. D’accord, admettons qu’il
y en ait. On les retrouve, et après ?
Il cessa ses allées et venues. C’était la partie à laquelle il n’avait pas
encore réfléchi. Il surprit la moue perplexe de Thurman.
— On les trouve et… dit Donald.
Et inutile d’en dire plus. Il savait ce qu’il fallait faire pour sauver la
population de ce lointain silo, ces soudeurs, ces commerçants, ces
cultivateurs, ces jeunes ombres. Il se rappelait avoir été celui qui, lors
d’une faction précédente, avait appuyé sur le bouton, avait dû en tuer
certains pour en sauver d’autres.
Et il savait qu’il était prêt à le refaire.
Silo 18

47

Plus Mission s’approchait du cent vingtième étage, la gorge et les


yeux irrités, plus la fumée était épaisse et la puanteur atroce. Ses
poursuivants semblaient avoir faibli, peut-être à cause de l’absence
de rampe, qui avait coûté la vie à l’un d’eux.
Cam était mort, ça, il en avait la certitude. Combien avaient subi le
même sort ? Une pique de culpabilité accompagna l’écœurement
qu’il éprouva en songeant que ceux qui étaient tombés devraient être
transportés jusqu’aux fermes dans des sacs en plastique. C’était à un
porteur qu’écherrait le boulot, et c’était vraiment un sale boulot.
Il chassa ces pensées morbides en approchant du bureau de
Répartition. Des larmes se mêlèrent à la sueur et à la crasse
accumulées sur son visage. Il apportait de mauvaises nouvelles. Une
douche et des vêtements propres n’allégeraient pas beaucoup la
fatigue qui l’accablait, mais au moins il serait en sécurité, et on
pourrait l’aider à comprendre le désordre qu’avait provoqué
l’explosion. En dévalant le dernier étage, il se souvint, peut-être à
cause des cendres qui n’étaient pas sans lui rappeler un mot qu’il
avait déchiré en confettis, de la raison pour laquelle il s’était lancé à
la poursuite de Cam.
Rodny. Son ami était enfermé au DIT, et son appel au secours s’était
perdu dans le chaos de l’explosion.
L’explosion. Cam. Le colis. La livraison.
Mission trébucha et se rattrapa à la rambarde. Il repensa à la paie
faramineuse promise pour la livraison, une somme dont le porteur
n’avait peut-être jamais été censé voir la couleur. Il se ressaisit et
continua à descendre, se demandant ce qui se tramait dans cette
chambre forte au DIT, dans quel pétrin s’était fourré Rodny et
comment l’en sortir. Comment, déjà, entrer en contact avec lui.
L’air, brûlant, était presque irrespirable lorsqu’il arriva à la
Répartition. Quelques personnes s’étaient attroupées dans l’escalier.
Ils regardaient par les portes ouvertes du cent vingtième étage, de
l’autre côté du palier. Mission toussa dans sa main en se frayant un
chemin entre les badauds. Est-ce que les débris des étages supérieurs
avaient atterri ici ? Tout semblait intact. Deux seaux étaient sur le
flanc près de la porte, et un tuyau gris passait par-dessus la rambarde
pour se faufiler à l’intérieur. Un manteau de fumée tapissait le
plafond et s’échappait en volutes le long de la paroi de la cage
d’escalier.
Mission remonta son foulard sur son nez, perdu. La fumée
provenait du bureau de Répartition. Il respirait par la bouche ; grâce
au tissu, l’air lui piquait moins la gorge. Des silhouettes sombres
s’activaient dans le couloir. Il défit la sangle qui bridait son couteau
et passa le seuil, progressant à ras de terre pour éviter la fumée. Le
sol était mouillé et on entendait couiner des pas, plus loin. Il faisait
sombre, mais des rayons de lumière dansaient au bout du couloir.
Mission se dirigea vers les lampes torches. Plus il avançait, plus il y
avait de fumée dans l’air et d’eau par terre. Des bouts de papier
flottaient à la surface. Il passa devant un dortoir, la salle de tri, les
bureaux de devant.
Lily, une porteuse plus âgée, le croisa en éclaboussant partout,
mais il ne la reconnut qu’au dernier moment. Quelqu’un était allongé
dans l’eau, à moitié adossé au mur. En approchant, Mission se rendit
compte que ce n’était plus quelqu’un, seulement un corps. Celui de
Hackett, l’un des rares régulateurs à traiter les jeunes ombres avec
respect, à ne pas se réjouir de leurs lourds fardeaux. Une moitié de
son visage était indemne, l’autre n’était qu’une cloque rouge. Jours de
deuil. Mission vit des numéros de loterie danser devant ses yeux.
— Porteur ! Par ici !
C’était la voix de Morgan, l’ancien modèle de Mission. La toux du
vieil homme se mêla à celle d’autres personnes. Le couloir était une
onde, presque une vague, on donnait des coups dans l’eau, on criait
des ordres dans la fumée. Mission se rua vers la silhouette familière,
les yeux brûlants.
— Monsieur ? C’est Mission. L’explosion…
Il pointa un doigt vers le plafond.
— Je connais mes ombres, mon garçon.
Un rai de lumière se posa sur son visage.
— Entre là pour donner un coup de main à ces gars.
L’odeur de haricots cuits et de papier brûlé était suffocante. Il y
avait une note d’essence, que Mission avait souvent sentie dans le
fond, près des génératrices. Il y avait autre chose : l’odeur qui régnait
dans le bazar quand on faisait rôtir un cochon, cette désagréable
odeur de chair brûlée.
Dans l’entrée principale, l’eau était profonde. Elle s’engouffrait
dans les bottes de Mission au gré du clapot. On vidait des tiroirs de
dossiers dans des seaux. On lui flanqua une caisse vide dans les
mains, les faisceaux de lumière tourbillonnaient dans la brume, son
nez lui piquait et des larmes se mirent à rouler sur ses joues.
— Par ici, dit quelqu’un en le poussant.
On l’avertit : surtout, ne pas toucher le meuble classeur. On
déversa des tas de papier dans sa caisse, plus lourds qu’il ne l’aurait
cru. Mission ne comprenait pas l’urgence. Le feu était éteint. Les
murs étaient noirs aux endroits léchés par les flammes et, contre le
mur du fond, les treillis le long desquels on avait fait pousser, entre
autres, des haricots, avaient été réduits en cendres. Les plants qui
restaient encore debout ressemblaient à des mains crochues et
noircies.
Amanda de la Répartition était là elle aussi, près des meubles
classeurs, la main enveloppée de son foulard, tenant les tiroirs alors
qu’on les vidait. La caisse se remplissait vite. Mission remarqua
quelqu’un en train de vider le coffre-fort de ses livres anciens alors
qu’il retournait dans le couloir. Il y avait un corps dans un coin,
recouvert d’un drap. Personne ne semblait trop pressé de l’enlever.
Il suivit le mouvement jusqu’au palier, mais ils ne sortirent pas
complètement. L’éclairage de secours était allumé dans le dortoir, les
matelas entassés dans un coin, où Carter, Ly, et Jocelyn étalaient les
dossiers. Mission vida sa caisse et retourna la remplir.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il à Amanda en la
rejoignant devant les classeurs. Est-ce que ce sont des représailles ?
— Les cultivateurs sont venus à cause des haricots, dit-elle en
utilisant son foulard pour ne pas se brûler les mains. Ils sont venus
pour les haricots et ils ont tout brûlé.
Mission contempla l’ampleur des dégâts. Il se rappela à quel point
l’escalier avait tremblé pendant l’explosion, revoyait encore les gens
qui hurlaient en tombant vers une mort certaine. Les mois de
violence larvée avaient fini par exploser, comme s’il avait suffi qu’on
appuie sur un bouton.
— Alors qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Carter.
C’était un porteur vigoureux, la petite trentaine, mais il avait l’air
complètement claqué. Ses cheveux collaient par paquets à son front
en sueur. Il avait des traînées noires sur le visage, et on ne distinguait
plus de quelle couleur était son foulard.
— On brûle leurs récoltes, proposa quelqu’un.
— Celles qu’on est censés manger ?
— Rien que celles des fermes d’en haut. Ce sont eux qui ont fait ça.
— On n’en sait rien, dit Morgan.
Mission croisa le regard de son vieux modèle.
— Dans l’entrée principale, j’ai vu… Est-ce que c’était… ?
Morgan hocha la tête.
— Oui. Roker.
Carter fit claquer sa main contre le mur en jurant.
— Je vais les tuer, putain !
— Et donc tu es…
Mission voulut ajouter chef en second mais il était encore trop tôt
pour s’y faire.
— Oui, répondit Morgan, et Mission comprit que pour lui non plus
ça ne voulait pas encore dire grand-chose.
— Les gens vont porter ce qui leur chante dans les jours qui
viennent, remarqua Joel. On aura l’air de quoi si on riposte pas ? De
poules mouillées !
Joel avait deux ans de plus que Mission. C’était un bon porteur. Il
toussa dans sa main tandis que Lyn les observait, l’air inquiet.
Mission se fichait pas mal de passer pour une poule mouillée, il
avait d’autres soucis. Les gens du dessus croyaient qu’un porteur les
avait attaqués. Et maintenant, cet assaut lancé par des cultivateurs, si
loin de l’action commando de la veille. Les porteurs étaient ce qui
ressemblait le plus à une sentinelle vagabonde, et il avait l’impression
que quelqu’un cherchait à les éliminer. Et puis, il y avait tous ces
garçons recrutés par le DIT… Ce n’était pas pour réparer des
ordinateurs, mais plutôt pour pirater, ou casser quelque chose.
L’esprit du silo, peut-être.
— Il faut que je rentre chez moi, dit Mission.
Lapsus. Il voulait dire là-haut. Il dénoua son foulard, non sans mal.
Le tissu empestait la fumée, tout comme ses mains et sa
combinaison. Il faudrait qu’il en trouve une d’une autre couleur. Il
fallait qu’il contacte ses vieux amis du Nid.
— Qu’est-ce qui te prend ? demanda Morgan.
Son ancien modèle semblait sur le point d’ajouter quelque chose
tandis que Mission rangeait son foulard dans sa poche. Mais le vieil
homme se ravisa en voyant l’entaille rouge sur le cou de Mission.
— Je ne crois pas qu’ils en aient seulement après nous, dit Mission.
Je crois que c’est plus important que ça. J’ai un ami qui est dans de
sales draps. Il se trouve au cœur de tout ce qui déconne. Et je crains
qu’il ne lui arrive des bricoles. Je pense qu’il sait quelque chose. Ils
refusent qu’il parle à qui que ce soit.
— Rodny ? demanda Lyn.
Elle et Joel étaient aussi passés par le Nid, avec deux ans d’avance
sur Mission et Rodny, mais ils les connaissaient bien.
Mission approuva.
— Et Cam est mort, annonça-t-il aux autres.
Il expliqua ce qui s’était passé pendant sa descente, l’explosion, les
gens lancés à sa poursuite, le trou dans la rambarde.
Quelqu’un murmura le nom de Cam, incrédule.
— Je pense que tout le monde se fiche qu’on soit au courant, ajouta
Mission. Je crois que le but, c’est qu’on soit tous en colère. Le plus
hargneux possible.
— J’ai besoin de temps pour réfléchir à un plan, dit Morgan.
— Malheureusement, à mon avis, on n’a pas beaucoup de temps,
répliqua Mission.
Il leur parla des recrutements au DIT. Il dit à Morgan qu’il y avait
vu Bradley, le jeune porteur qui se portait candidat pour un autre
métier.
— Alors qu’est-ce qu’on fait ? demanda Lyn en regardant Joel et les
autres.
— On y va doucement, répondit Morgan, incertain.
L’assurance dont il avait fait preuve en tant que porteur semblait
quelque peu ébranlée à présent qu’il était chef.
— Je ne peux pas rester là, dit Mission sur le ton de l’évidence.
Vous pouvez prendre tous mes bons de vacances. Il faut que je
remonte. Je ne sais pas comment, mais il le faut absolument.
48

Avant d’aller où que ce soit, Mission devait contacter des gens en qui
il pouvait avoir confiance et qui pouvaient l’aider – la vieille clique
du Nid. Tandis que Morgan dispersait la foule amassée sur le palier,
Mission se glissa dans le couloir sombre et enfumé menant à la salle
de tri, qui disposait d’un ordinateur dont il pourrait se servir. Lyn et
Joel le suivirent, plus pressés d’avoir des nouvelles de Rodny que de
nettoyer les dégâts causés par l’incendie.
Mais l’écran posé sur le comptoir ne fonctionnait pas,
probablement à cause de la coupure de courant de la veille. Mission
se souvenait de tous les gens qu’il avait vus avec leurs ordinateurs en
panne plus tôt ce même matin devant le DIT et se demanda s’ils en
trouveraient un en état de marche à cinq étages à la ronde. Puisqu’il
ne pouvait envoyer de message câblé, il tenta de contacter les autres
bureaux de Répartition par radio pour voir s’il pouvait leur faire
passer un message.
Il tenta d’abord le bureau central. Dans la pièce encore enfumée,
Lyn braquait sa lampe torche sur le cadran. Joel, face aux étagères,
posait les caisses de tri réutilisables sur les planches du haut pour
éviter qu’elles ne soient mouillées. Le Central ne répondait pas.
— Le feu a peut-être endommagé la ligne, murmura-t-elle.
Mission ne le pensait pas. Le voyant de marche était allumé et le
haut-parleur émettait des grésillements lorsqu’il touchait le bouton.
Il entendit Morgan se plaindre dans le couloir que sa main-d’œuvre
disparaissait.
— Il se trame quelque chose au Central, dit Mission.
Il avait un mauvais pressentiment.
Son second essai fut récompensé.
— Qui est-ce ? demanda une voix qui avait du mal à cacher sa peur
panique.
— Ici Mission. Qui êtes-vous ?
— Mission ? T’es dans de sales draps, mec.
Mission leva les yeux vers Lyn.
— C’est qui ?
— Ici Robbie. Ils m’ont laissé tout seul là-haut, mec. Je n’ai de
nouvelles de personne. Mais en tout cas, tout le monde te cherche.
Qu’est-ce qui se passe en bas ?
Joel cessa de déplacer les caisses et passa sa lampe sur le comptoir.
— Tout le monde me cherche ? s’écria Mission.
— Toi, et Cam, plus quelques autres. Il y a eu une sorte de bagarre
au Central. Tu y étais ? Personne ne me dit ce qui se passe !
— Robbie, écoute, j’ai besoin que tu contactes des amis à moi. Est-
ce que tu peux envoyer un message ? On a des soucis d’ordinateur
ici.
— Non, les nôtres marchent pas non plus. Il a fallu qu’on se serve
de celui du bureau du maire. C’est le seul qui fonctionne.
— Le bureau du maire ? Très bien. J’ai besoin que tu envoies deux
messages, alors. Tu as de quoi écrire ?
— Attends. Ce sont des messages officiels, hein ? Sinon, je n’ai pas
la permission de…
— On s’en fout Robbie, c’est capital là ! Chope de quoi écrire. Je te
le revaudrai. Ils peuvent bien me coffrer s’ils veulent.
— D’accord, d’accord, dit Robbie. À qui est-ce que je les envoie ?
Et tu me rembourseras ce bout de papier, parce que c’est tout ce que
j’ai pour écrire.
Mission lâcha le bouton d’émission pour jurer après ce gamin. Il
réfléchit à la personne la plus susceptible de recevoir un message et
de l’envoyer aux autres. Il finit par donner trois noms à Robbie, puis
lui dicta le message. Il donnait rendez-vous à ses amis au Nid – ils s’y
retrouveraient sans lui s’il n’arrivait pas jusque-là. Le Nid était
probablement un endroit sûr. Personne n’irait attaquer l’école ou la
Corneille. Une fois la clique réunie, ils mettraient un plan au point.
Peut-être que la Corneille les y aiderait. Le plus difficile était d’abord
de les joindre.
— C’est bon, tu as tout ? demanda-t-il à Robbie.
— C’est bon, c’est bon. Mais je crois que tu dépasses le nombre de
caractères autorisé. J’espère que tu me paieras la moindre virgule.
Mission secoua la tête, incrédule.
— Et maintenant ? demanda Lyn une fois la liaison coupée.
— Il me faut une combinaison, répondit Mission.
Il rejoignit Joel près des étagères pour fouiller dans les caisses
restantes.
— Ils sont à ma recherche, alors il va falloir que je change de
couleur si je veux remonter.
— Qu’on se change, dit Lyn. Si tu vas au Nid, je viens avec toi.
— Moi aussi, déclara Joel.
— J’apprécie votre geste, répondit Mission, mais plus on est, plus
on risque de se faire remarquer.
— Mais ils ne recherchent qu’une personne, fit remarquer Lyn.
— Hé, regardez, on a tout un tas de nouvelles combis blanches, dit
Joel en tirant une caisse. Peut-être un peu trop voyant, par contre ?
— Blanches ? répéta Mission en se penchant pour voir.
— Ouais, pour la Sécurité. On en a livré des tas récemment. Elles
sont arrivées du Textile il y a quelques jours. Je me demande bien
pourquoi ils en ont fait faire autant.
Mission les inspecta. Celles du dessus étaient couvertes de suie,
plus grises que blanches. Il y en avait des dizaines empilées dans la
caisse. Il fit le lien avec la vaste campagne de recrutement. C’était
comme s’ils voulaient que la moitié du silo soit vêtue de blanc, et
combatte l’autre moitié. Qu’ils s’entretuent. Ça n’avait pas de sens. À
moins que le but ne soit de tuer tout le monde.
— Tuer, murmura Mission.
À grand renfort d’éclaboussures, il se planta devant une autre
caisse.
— J’ai une meilleure idée.
Il trouva la bonne – il l’avait repérée avec Cam quelques jours
auparavant. Il y plongea la main et en sortit un sac.
— Ça vous dirait, vous deux, de vous faire un peu d’argent ?
Joel et Lyn regardèrent avec curiosité ce qu’il avait dégoté, tandis
que Mission exhibait l’un des lourds sacs en plastique munis d’une
longue fermeture éclair argentée et de sangles de portage.
— Trois cent quatre-vingt-quatre coupons à vous partager, promit-
il. Soit tout ce que je possède. J’ai juste besoin de vous pour un
dernier tandem.
Les deux porteurs firent jouer leurs lampes sur l’objet qu’il tenait.
C’était un sac noir. Un sac noir parfait pour le trajet qu’ils
s’apprêtaient à effectuer.
49

Assis sur le comptoir, Mission délaçait ses bottes. Elles étaient


trempées, comme ses chaussettes. Il les essora pour éviter de
tremper l’intérieur du sac et enlever un maximum de poids. Toujours
un porteur, à penser au poids. Lyn lui tendit une combinaison de la
Sécurité en guise de précaution supplémentaire. Il ôta la bleue et
enfila la blanche tandis que Lyn détournait le regard. Il remit son
couteau à sa taille.
— Vous êtes sûrs de vouloir faire ça ? leur demanda Mission.
Lyn l’aida à glisser ses pieds dans le sac et passa les sangles
intérieures autour de ses chevilles.
— Et toi, tu es sûr ? lui demanda-t-elle.
Mission rit nerveusement. Il s’étendit et les laissa passer les
sangles du haut sur ses épaules.
— Vous avez mangé ?
— T’occupe, dit Joel. Ça va aller.
— Si jamais il se fait tard et que…
— Pose ta tête, lui dit Lyn en remontant la fermeture éclair. Et ne
parle pas sans qu’on te donne le feu vert.
— On fera une pause tous les vingt étages environ, l’informa Joel.
On t’emmènera aux toilettes avec nous. Tu pourras t’étirer et boire
un peu.
Lyn remonta la fermeture jusqu’à son menton, hésita, déposa un
baiser sur le bout de ses doigts avec lesquels elle effleura son front –
de la même manière qu’il avait vu des proches et des prêtres bénir
les défunts.
— Que tes pas te conduisent au paradis, murmura-t-elle.
Le faisceau de la lampe de Joel illumina son sourire blême avant
que le visage de Mission ne disparaisse dans le sac.
— Ou du moins jusqu’à la Répartition d’en haut, ajouta Joel.
Ils le portèrent jusqu’au bout du couloir, et les autres porteurs
s’écartèrent pour laisser passer le cortège funèbre. Plusieurs mains se
tendirent pour toucher le corps à travers le plastique en marque de
respect, et il dut lutter pour ne pas sursauter ni tousser. Il avait
l’impression que de la fumée était emprisonnée avec lui dans le sac.
C’est Joel qui passa devant, les épaules de Mission étaient donc
contre les siennes. Il était sur le dos, son corps ondulait au rythme de
leurs pas, les sangles passées sous ses aisselles tirant dans le sens
contraire à celui auquel il était habitué. La position devint plus
confortable lorsqu’ils atteignirent l’escalier et qu’ils commencèrent
leur longue ascension. Ses pieds s’abaissèrent, de sorte que le sang ne
lui montait plus à la tête. Lyn portait sa moitié de la charge quelques
marches plus bas.
L’obscurité et le calme l’emportèrent à mesure qu’ils laissaient
derrière eux le chaos de la Répartition du fond. Les deux porteurs, au
contraire de certains en tandem, ne parlaient pas. Ils économisaient
leur souffle et gardaient leurs pensées pour eux. Joel avait opté pour
une cadence plus que soutenue. Mission le sentait à la façon dont son
corps bougeait, suspendu au-dessus des marches métalliques.
Mais au fil des étages, la position devint de plus en plus
inconfortable. Ce n’était pas la difficulté à respirer, car il avait appris
à ménager son souffle pour une longue ascension. Il supportait
également l’espace confiné, le plastique pressé contre son visage. Ce
n’était pas non plus le noir, car son heure de portage préférée était la
nuit, du temps pour lui tout seul pendant que les autres dormaient.
Rien à voir avec la puanteur du plastique ou de la fumée, les
picotements dans sa gorge ou la douleur infligée par les sangles.
Non, c’était le fait de devoir rester immobile. D’être porté. D’être
un fardeau.
Les sangles lui sciaient les épaules et il sentait à peine ses bras. Il
ondulait dans l’obscurité au son des semelles contre l’acier, du
souffle sonore de Joel et de Lyn, tandis qu’il gravissait sans peine
l’escalier en colimaçon. Un trop lourd fardeau, songea-t-il.
Il pensa à sa mère, qui l’avait porté tous ces mois sans personne à
qui se confier, sans personne pour l’aider. Du moins jusqu’à ce que
son père découvre sa grossesse, et alors il était trop tard pour y
mettre un terme. Il se demanda combien de temps son père avait
détesté la bosse dans le ventre de sa femme, combien de temps il
avait voulu l’en extraire, comme un cancer. Mission n’avait jamais
demandé à être porté comme ça. Et il n’avait jamais voulu qu’on le
porte à nouveau, jamais.
Il y avait deux ans jour pour jour, il avait éprouvé ce même
sentiment, celui d’être un fardeau pour tous. Deux ans depuis qu’il
avait prouvé qu’il était trop lourd, même pour une corde.
C’était un nœud médiocre qu’il avait fait. Mais ses mains
tremblaient, et il avait noué la corde tant bien que mal à travers un
rideau de larmes. Lorsqu’il avait lâché, le nœud ne s’était pas défait
d’un coup, mais avait glissé et laissé sa nuque à feu et à sang. Son
grand regret était d’avoir sauté depuis le niveau des Machines, la
corde nouée aux tuyaux au-dessus de lui. S’il avait sauté d’un palier,
le nœud aurait glissé mais il aurait quand même eu ce qu’il cherchait.
Il serait mort écrasé au lieu de pendu.
À présent, il avait trop peur de recommencer. Il avait aussi peur de
refaire une tentative que d’être un fardeau pour quelqu’un d’autre.
Est-ce que c’était pour ça qu’il évitait de croiser Allie, parce qu’elle
voulait s’occuper de lui ? L’aider ? Pour ça qu’il était parti de chez lui,
qu’il avait fui ?
Les larmes finirent par jaillir. Il avait les bras entravés, il ne
pouvait pas les essuyer. Il songea à sa mère, à propos de laquelle il ne
pouvait que rassembler des détails. Mais il savait au moins une chose
sur elle : elle n’avait pas eu peur de la vie, ni de la mort. Elle avait
pris les deux à bras-le-corps, s’était sacrifiée, avait donné son sang
pour lui – sacrifice dont il ne se sentirait jamais digne.
Le silo tournait lentement autour de lui, marche après marche, et
Mission tolérait sa souffrance. Il faisait de son mieux pour ne pas
sangloter, se voyant pour la première fois tel qu’il était, dans ce noir
complet. Porté vers sa tombe, il connaissait enfin son âme, révélée
par ce rite funèbre. Triste épiphanie en ce jour d’anniversaire.
Silo 1

50

Trouver une aiguille dans une botte de foin n’aurait pas été plus
difficile. Il aurait dû passer des mois à fouiller les bases de données, à
interroger le chef du silo 18, à lui demander des profils, à éplucher
l’historique des arrestations, l’agenda des nettoyages, à démêler les
fils des relations personnelles de chacun, à passer en revue les
bavardages et rumeurs compilés dans les rapports mensuels.
Mais Donald trouva une méthode plus facile. Il chercha
simplement dans la base de données sa copie conforme.
Quelqu’un qui se souvenait. Qui vivait dans la peur, la paranoïa.
Qui essayait de se fondre dans la masse tout en étant révolutionnaire.
Il chercha ceux qui avaient peur du médecin, en débusqua quelques-
uns qui n’allaient jamais le voir. En cherchant ceux qui refusaient les
médicaments, il tomba sur une personne qui se méfiait même de
l’eau. Il espérait trouver une poignée de fauteurs de troubles, et que
la localisation d’un de leurs représentants le mènerait au reste
d’entre eux. Il s’attendait à ce qu’ils soient jeunes, enragés, désireux
de transmettre ce qu’ils savaient aux générations futures. Ce qu’il
découvrit à la place était à la fois étrangement similaire à lui et
totalement différent.
Le lendemain matin, il présenta ses résultats à Thurman, qui ne
montra aucune réaction pendant un long moment.
— Mais oui, finit-il par dire. Évidemment.
Pour toutes félicitations, Donald n’eut droit qu’à une main posée
sur son épaule. Thurman l’informa que la réinitialisation était en
cours. Il admit qu’elle l’était en fait depuis que Donald avait été
réveillé, que le chef du silo 18 avait entamé un vaste recrutement et
donc semé les graines de la discorde. Erskine et le Dr Sneed
passaient leurs nuits à travailler sur une nouvelle formule du
médicament, mais ils pouvaient en avoir pour des semaines. En
parcourant ce que Donald avait découvert, Thurman annonça qu’il
allait contacter le silo 18.
— Je veux venir avec vous, dit Donald. C’est ma théorie, après tout.
Ce qu’il voulait dire, c’est qu’il refusait d’agir en lâche. Si
quelqu’un devait se faire exécuter à cause de lui – une vie pour en
sauver des milliers –, il ne voulait pas s’en cacher.
Thurman accepta.
Ils prirent l’ascenseur presque d’égal à égal. Donald voulut savoir
pourquoi Thurman avait lancé la réinitialisation, même s’il pensait
connaître la réponse.
— Vic a gagné, répondit simplement Thurman.
Donald pensait à toutes ces vies de la base de données à présent en
proie au chaos. Il commit l’erreur de s’enquérir de la situation, et
Thurman évoqua les bombes, la violence, les groupes qui portaient
des couleurs différentes et se faisaient la guerre, la rapidité avec
laquelle les choses se dégradaient sans qu’on n’ait besoin de faire
grand-chose, l’efficacité de la méthode, vieille comme le monde.
— Le matériau inflammable est toujours présent, dit Thurman. Il
suffit d’une minuscule étincelle.
Ils sortirent de l’ascenseur et empruntèrent un couloir familier.
C’était le trajet que Donald avait effectué pendant sa première
faction. Il avait travaillé ici sous un autre nom. Sans savoir ce qu’il
faisait. Ils passèrent devant des bureaux d’où s’échappaient des
pianotements de clavier, des bavardages. Un demi-millénaire de gens
qui prenaient leur poste puis le quittaient, faisaient ce qu’on leur
demandait, obéissaient aux ordres.
En approchant de son bureau, il ne put résister à l’envie de passer
une tête par la porte. Un homme mince au crâne dégarni leva les
yeux. Assis, bouche entrouverte, main sur sa souris d’ordinateur, il
attendait que Donald dise quelque chose.
Mais ce dernier se contenta d’un bonjour amical, puis se retourna
pour regarder dans le bureau d’en face, où se tenait un homme en
blanc derrière un bureau semblable. Le marionnettiste. Thurman lui
adressa quelques mots et il quitta son bureau pour les rejoindre dans
le couloir. Il savait que Thurman était le responsable des lieux.
Donald les suivit dans le département des Communications,
laissant le chauve en devenir à sa partie de solitaire. Il éprouvait un
mélange de compassion et de jalousie pour cet homme – pour ceux
qui ne se souvenaient pas. En tournant au bout du couloir, il repensa
aux accès de lucidité qu’il avait eus au cours de sa première faction. Il
avait discuté avec un docteur qui connaissait la vérité, s’était étonné
qu’on puisse vivre avec le poids de tout ce savoir. Il comprenait
maintenant que la souffrance ne devenait pas supportable, que le
sentiment de confusion ne s’atténuait pas. Non, seulement, on s’y
habituait. Ça finissait par faire partie de vous.
Tout était calme dans le département. Les têtes se tournèrent
lorsqu’ils entrèrent. L’un des opérateurs, en combinaison orange,
s’empressa de retirer les pieds de son bureau. Un autre mordit dans
sa barre protéinée avant de se focaliser sur son poste.
— Mettez-moi en relation avec le 18, dit Thurman.
Le regard de l’agent se tourna vers l’autre homme en blanc, celui
qui était censé être le chef, et il donna son approbation d’un signe de
tête. L’appel fut lancé. Thurman tenait un écouteur de casque contre
une oreille en attendant. En croisant le regard de Donald, il demanda
un autre casque à l’opérateur. Donald fit un pas en avant pour le
prendre tandis qu’on le branchait. Il entendit les petits bips familiers,
et son ventre se noua. Et s’il se trompait ? Une voix finit par
répondre. Une ombre.
Thurman lui demanda de faire venir M. Wyck, le responsable du
silo.
— Il est déjà en chemin.
Lorsque Wyck eut rejoint la conversation, Thurman lui exposa ce
que Donald avait découvert, mais c’est l’ombre qui répondit. Le jeune
homme connaissait la personne qu’ils recherchaient. Il la connaissait
même très bien. Il y avait quelque chose dans sa voix, de l’incrédulité
ou de l’hésitation, et Thurman fit signe à l’opérateur de mettre les
capteurs en marche. Soudain, les écrans indiquèrent toutes les
données concernant l’ombre, comme pour un rite d’initiation.
Thurman posa ses questions et Donald observa le maître à l’œuvre.
— Dites-moi ce que vous savez, dit Thurman.
Il se pencha au-dessus de l’opérateur pour voir à l’écran l’évolution
des données – activité électrodermale, pouls, transpiration. Sans être
un expert dans le décryptage de ces graphiques, Donald comprit que
quelque chose clochait en voyant les courbes monter et descendre en
flèche dès que l’ombre prenait la parole. Il avait peur pour le jeune
homme. Il se demandait si quelqu’un allait mourir là, sur-le-champ.
Mais Thurman opta pour la manière douce. Il amena le garçon à
parler de son enfance, à admettre la rage qui couvait en lui, le
sentiment d’être un étranger. L’ombre évoqua une enfance à la fois
idyllique et frustrante et Thurman jouait avec lui au sergent
instructeur gentil mais inflexible qui s’occupe d’un bleu un peu
paumé : travail de sape suivi d’une reconstruction.
— On vous a donné accès à la vérité, dit-il au jeune homme, faisant
référence à l’Héritage. Vous voyez à présent pourquoi il vaut mieux
en distiller quelques gouttes avec soin, voire ne pas en parler du tout.
— Oui, en effet.
Le jeune homme renifla, comme s’il pleurait. Et pourtant, les
courbes à l’écran avaient des pics moins aigus, des vallées moins
dangereuses.
Thurman évoqua le sacrifice, l’intérêt général, l’insignifiance des
vies individuelles à long terme. Il avait pris la colère de l’ombre et
l’avait redirigée, jusqu’à ce que la torture d’un enfermement de
plusieurs mois avec les livres de l’Héritage fût réduite à son essence.
Et pendant tout ce temps, on n’entendit pas une seule fois le souffle
du chef de silo.
— Dites-moi ce qui a besoin d’être réparé, dit Thurman à la fin de
leur discussion.
Il déposait le problème aux pieds du jeune homme. Donald vit en
quoi c’était une meilleure idée que de lui fournir une réponse toute
faite.
L’ombre parla de l’émergence d’une société encline à
l’individualisme, où les enfants voulaient fuir leur famille, où les
générations vivaient à des étages de distance, où l’on prisait
l’indépendance, au point que plus personne ne comptait sur qui que
ce soit et que l’on pouvait se passer de tout le monde.
Les sanglots ne tardèrent pas à arriver. Donald vit le visage de
Thurman se durcir et il se demanda à nouveau si le jeune homme ne
vivait pas là ses derniers instants. Mais non. Thurman relâcha la
radio et dit simplement :
— Il est prêt.
Ce qui avait commencé comme un interrogatoire, un test de la
théorie de Donald, s’acheva en rite d’initiation passé avec succès.
Une ombre était devenue un homme. À l’écran, les courbes s’étaient
changées en lignes droites empreintes de détermination, la colère
ayant trouvé une nouvelle cible, un nouveau but. L’homme posait sur
son enfance un regard différent, qu’il assimilait à un danger.
Thurman donna au jeune homme son premier ordre. M. Wyck
félicita le garçon et lui dit qu’il allait pouvoir sortir recouvrer sa
liberté. Plus tard, lorsque Donald et Thurman reprirent l’ascenseur
pour retrouver Anna, Thurman déclara que dans quelques années, ce
Rodny ferait un parfait responsable de silo. Encore meilleur que le
précédent.
51

Cet après-midi-là, Donald et Anna remirent de l’ordre dans la cellule


de crise. Ils la préparèrent au cas où elle serait appelée à servir au
cours d’une prochaine faction. Ils décrochèrent toutes les notes qu’ils
avaient punaisées aux murs, les classèrent dans des caisses en
plastique hermétiques, que Donald imagina stockées à un autre
niveau, dans un autre entrepôt, pour prendre la poussière. Ils
débranchèrent les ordinateurs, enroulèrent les fils, et Erskine vint les
chercher avec un chariot aux roulettes grinçantes. Il ne resta bientôt
plus que leurs lits, des vêtements de rechange et quelques affaires de
toilette. Juste de quoi passer la nuit et aller voir le Dr Sneed le
lendemain.
Plusieurs factions étaient sur le point de se terminer. Pour Anna et
Thurman, ce n’était pas trop tôt. Ils avaient enchaîné deux factions
entières. Presque une année d’éveil. Erskine et Sneed auraient besoin
de quelques semaines supplémentaires pour finir leur travail,
moment auquel le responsable suivant serait réveillé, et l’agenda
reviendrait à la normale. Donald, quant à lui, avait profité d’une
semaine d’éveil après un siècle de sommeil. Il était un homme mort
qui n’avait entrouvert les yeux qu’un bref instant.
Il prit sa dernière douche et sa première dose de boisson amère
afin que personne ne soupçonne quoi que ce soit. Mais il ne
prévoyait pas de retourner dormir. S’ils le congelaient à nouveau, il
savait qu’ils ne le réveilleraient plus jamais. À moins que les choses
ne tournent mal au point qu’il ne veuille même pas qu’on le réveille.
Ou à moins qu’Anna ne fasse à nouveau un caprice pour tromper sa
solitude, désireuse de le soumettre à toutes sortes de mauvais
traitements jusqu’à ce qu’elle obtienne ce qu’elle voulait.
Ça n’avait rien de comparable à du sommeil. C’était mettre un
corps et un esprit dans une boîte. Il y avait d’autres choix possibles,
des échappatoires plus radicales. Donald avait découvert en lui cette
détermination en suivant le fil des indices laissés par Victor, qu’il
rejoindrait bientôt de l’autre côté.
Il fit une dernière promenade parmi les armes et les drones avant
d’aller enfin se coucher. En entendant Anna chantonner sous la
douche pour la dernière fois, il pensa à sa femme, Helen. Il se rendit
compte que s’il lui en avait voulu d’avoir vécu sans lui et d’avoir aimé
un autre homme, sa colère s’était dissipée, atténuée par la culpabilité
qu’il éprouvait d’avoir trouvé du réconfort dans les bras d’Anna. Et
lorsque cette dernière vint le rejoindre ce soir-là, tout de suite après
la douche, la peau encore humide, il lui fut impossible de résister. Ils
avaient la même haleine amère, dans les veines le même produit qui
les préparait au grand sommeil, mais ils n’en avaient que faire.
Donald succomba. Puis il attendit qu’elle soit couchée dans son lit et
que son souffle s’apaise pour pleurer jusqu’à trouver le sommeil.
Lorsqu’il se réveilla, Anna était déjà partie, son lit fait au carré.
Donald l’imita, coinça soigneusement les draps sous le matelas,
même s’il savait que tout serait froissé lorsque les lits de camp
seraient rangés dans les dortoirs. Il vérifia l’heure. Anna avait été
endormie aux petites heures du matin afin que personne ne la voie.
Il lui restait moins d’une heure avant que Thurman vienne le
chercher. Plus de temps qu’il ne lui en fallait.
Il sortit dans l’entrepôt et se dirigea vers le drone le plus proche de
la porte du hangar. Il le débâcha, provoquant un déluge de poussière.
Il sortit la caisse vide qui était sous l’une de ses ailes, ouvrit la porte
basse du hangar et posa la caisse de façon qu’elle soit légèrement à
l’intérieur du monte-charge. Puis il baissa la porte sur la caisse afin
de laisser le hangar ouvert. Il courut au bout du couloir, passa devant
les baraquements vides et ôta la bâche en plastique du dernier poste
de commande. Il actionna le bouton du monte-charge. La première
fois qu’il l’avait fait, la porte n’avait pas voulu s’ouvrir, mais il avait
entendu la plateforme se hisser de l’autre côté du mur. Il ne lui avait
pas fallu longtemps pour trouver une solution.
Il repositionna la bâche, retourna à l’autre bout du couloir, éteignit
la lumière et ferma la porte. Il tira l’autre caisse de sous l’aile gauche
du drone. Il ôta ses vêtements et les fourra sous le drone. Il sortit
l’épaisse combinaison matelassée de la caisse et s’assit pour y faire
passer ses jambes. Puis il enfila les bottes en prenant soin de bien les
boucler. Il se leva et attrapa le bout d’un lacet dont l’autre extrémité
avait été nouée à la fermeture éclair au dos de la combinaison. Il tira
par-dessus son épaule pour remonter la fermeture jusqu’en haut puis
il prit dans la caisse les gants, la lampe torche et le casque.
Une fois équipé, il referma la caisse, la glissa sous l’aile et remit la
bâche en place. Il n’y aurait qu’une caisse déplacée lorsque Thurman
arriverait. Victor avait laissé un sacré bazar à sa mort. Donald, lui,
laisserait à peine une trace.
Il entra dans le monte-charge en rampant. Il entendait le moteur
vrombir contre la caisse coincée, telle une nuée d’abeilles en furie. Il
alluma sa lampe torche, regarda l’entrepôt une dernière fois, inspira
et donna un grand coup de pied dans la caisse.
Elle bougea, mais pas suffisamment. Il redonna un coup, la porte
s’abaissa avec fracas et aussitôt l’appareil s’ébranla. Donald tenait
tant bien que mal la lampe dans ses mains gantées et regardait son
souffle embuer l’intérieur de son casque. Il ne savait pas du tout à
quoi s’attendre, mais c’était lui qui était aux commandes. Quoi qu’il
advienne, il contrôlerait son destin.
52

L’ascension prit beaucoup plus de temps qu’il ne l’aurait cru. Par


moments, il n’était même plus certain d’être en mouvement. Il
craignit qu’on n’ait découvert son plan, que la caisse déplacée n’ait
mené à ses traces de pas dans la poussière, que l’ascenseur n’ait été
rappelé. Il exhortait la machine à se dépêcher.
Soudain, sa lampe torche le lâcha. Il tapota le cylindre, actionna le
bouton plusieurs fois. Elle avait dû se décharger après autant de
temps de stockage. Il se retrouva donc dans le noir, sans point de
repère, sans savoir s’il montait ou descendait. Il ne pouvait
qu’attendre. Il savait qu’il avait pris la bonne décision. Rien de pire
que d’être prisonnier de l’obscurité, d’un cryopode, incapable de
quoi que ce soit.
L’ascenseur s’arrêta brusquement. Le bourdonnement persistant
du moteur cessa, laissant la place à un silence inquiétant. Il y eut un
clac, et la porte opposée à celle par laquelle il était entré s’éleva
lentement. Un système d’amarrage de la taille d’un poing glissa en
avant sur un circuit. Donald le saisit, comprenant comment les
drones étaient guidés vers la sortie.
Il se retrouva sur une rampe de lancement. Il ne savait pas à quoi
s’attendre, pensait qu’il arriverait directement dans un paysage de
désolation, mais il était encore sous terre. Au-dessus de lui, au bout
de la rampe, une fente s’ouvrait, grandissait, laissant entrer de plus
en plus de lumière. Au-delà de cette fente, Donald perçut les nuages
qu’il connaissait de la cafétéria. Ils étaient du gris lumineux de
l’aube. Les portes en haut de la rampe continuaient à s’écarter, telle
une large mâchoire.
Donald gravit la pente raide aussi vite qu’il put. L’arrimage en
métal s’arrêta et s’enclencha dans le circuit. Donald se dépêcha,
s’imaginant qu’il n’avait plus beaucoup de temps. Il se garda bien de
courir sur le circuit, au cas où le lancement ait été automatique, mais
rien ne sembla se déclencher. Il arriva en haut épuisé, en sueur, et,
enfin, sortit.
Le monde s’étendait devant lui. Après une semaine passée dans
une chambre forte sans fenêtre, l’étendue du paysage et l’envergure
du ciel étaient impressionnantes. Il eut envie d’ôter son casque et
d’avaler l’air à grandes goulées. Le poids oppressant qui le
comprimait dans le silo s’envola instantanément. Il n’y avait plus au-
dessus de lui que des nuages.
Il se tenait sur une plateforme ronde en béton. Derrière
l’ouverture de la rampe de lancement se trouvait un bouquet
d’antennes. Il se dirigea vers elles, se tint à l’une pour descendre sur
le large rebord en contrebas. De là, il se tourna sur le ventre, se retint
au bord avec ses gants épais et se laissa tomber lourdement sur le sol.
Il scruta l’horizon en quête de la ville, dut contourner la tour pour
la trouver. De là, il se positionna à quarante-cinq degrés vers la
gauche. Il avait étudié les cartes pour être sûr de son coup, mais à
présent qu’il se trouvait là, il se rendit compte qu’il aurait pu le faire
de mémoire. Là-bas se trouvait l’endroit où s’étaient dressées les
tentes, ici la scène, et au-delà les chemins de terre quadrillant les
étendues de gazon naissant. Il pouvait presque sentir la nourriture
qu’on préparait sous les tentes, presque entendre les chiens aboyer,
les enfants jouer, les chants flotter dans l’air.
Il chassa le passé pour entamer son compte à rebours. Il savait que,
très probablement, au moins une personne prenait son petit-
déjeuner à la cafétéria. En ce moment même, cette personne lâchait
sa cuillère en pointant l’écran du doigt. Mais il avait une longueur
d’avance. Il leur faudrait se débattre avec les combinaisons et se
demander si le risque en valait la peine. Ils arriveraient trop tard. Il
espérait qu’ils le laisseraient en finir comme il l’entendait.
Il gravit la colline. Sa combinaison entravait ses mouvements. Il
glissa et tomba à plusieurs reprises. Lorsqu’une bourrasque de vent
projetait de la poussière contre son casque, le bruit était semblable
aux crépitements de la radio d’Anna. Impossible de dire combien de
temps la combinaison allait tenir. Il en savait suffisamment sur les
nettoyages pour se douter qu’elle ne durerait pas longtemps, mais
Anna lui avait expliqué que les nanomachines dans l’air étaient
conçues pour ne s’attaquer qu’à certaines choses. C’est pour cela
qu’elles ne détruisaient pas les capteurs, ou le béton, ou une
combinaison correctement fabriquée. Et il se disait que les
combinaisons du silo 1 devaient être de ce genre-là.
Tout ce qu’il espérait en gravissant la colline, c’était une vue en
arrivant au sommet. Il était tellement déterminé qu’à aucun moment
il ne prit la peine de regarder en arrière. Malgré ses glissades, il
poursuivit son ascension, finissant les quinze derniers mètres à
quatre pattes. Arrivé en haut, il se releva, chancelant, épuisé, à bout
de souffle. Il baissa les yeux vers la dépression adjacente. En son
centre s’élevait une tour de béton semblable à une pierre tombale,
comme un monument à la mémoire d’Helen. Elle était enterrée sous
cette tour. Et s’il ne pouvait la rejoindre, ne pouvait être enterré à
son côté, il pouvait toujours s’allonger sous les nuages, il serait quand
même près d’elle.
Il voulait enlever son casque. Mais d’abord, les gants. Il en retira
un et le laissa tomber à terre. Le vent le fit rouler le long de la pente
et les poussières virevoltantes lui piquèrent la peau. Les minuscules
particules le mitraillaient comme sur une plage un jour de grand
vent. Il commença à ôter l’autre gant, résigné à la suite des
événements, lorsqu’il sentit soudain une main sur son épaule – une
main qui le tira en arrière et l’arracha à la vue de la dernière
demeure de son épouse.
53

Donald vacilla et tomba. La surprise d’un contact humain lui leva le


cœur. Il agita les bras pour se libérer, mais on le tenait fermement. Il
y avait plus d’une personne. Ils le traînèrent en arrière jusqu’à ce
qu’il ne puisse plus voir au-delà de la crête.
Des cris de frustration emplirent son casque. Ils ne voyaient pas
que c’était trop tard ? Ils ne pouvaient pas le laisser tranquille ? Il se
débattait pour essayer de leur échapper, mais on le tirait
inexorablement en bas de la colline pour le ramener au silo 1.
Lorsqu’il tomba à nouveau, il réussit à rouler et à leur faire face,
bras levés pour se défendre. Il trouva Thurman au-dessus de lui – ne
portant rien d’autre que sa combinaison blanche usuelle, ses sourcils
gris récoltant la poussière d’un monde mort.
— Il faut rentrer ! cria Thurman dans le vent violent.
Sa voix semblait aussi lointaine que les nuages. Donald lança des
coups de pied pour tenter de remonter mais ils étaient trois à lui
bloquer le passage. Tous en blanc, les yeux plissés contre le vent fou
et les bourrasques de poussière.
Donald hurla lorsqu’ils le saisirent à nouveau. Il tenta d’attraper
des pierres et des poignées de terre tandis qu’ils le traînaient par ses
bottes. Sa tête rebondissait contre la pente. Il observait les nuages
bouillonner au-dessus de lui tandis que ses ongles se retournaient et
se brisaient dans sa lutte pour trouver une prise.
Lorsqu’ils arrivèrent en bas, Donald n’avait plus de forces. Ils le
portèrent jusqu’en bas de la rampe, dans le sas, où d’autres hommes
les attendaient. On lui ôta son casque avant que la porte extérieure
soit complètement refermée. Dans un coin, Thurman les observa le
déshabiller. Le vieil homme tamponnait le sang qui coulait de son
nez. La botte de Donald ne l’avait pas loupé.
Erskine était là, le Dr Sneed aussi, le souffle court. Dès qu’ils lui
eurent retiré sa combinaison, Sneed le piqua avec une seringue.
Erskine, qui lui tenait la main, semblait triste de voir le liquide se
diffuser dans les veines de Donald.
— Quel dommage, dit quelqu’un tandis que le brouillard s’abattait
sur lui.
— Regardez-moi ce gâchis…
Erskine posa une main sur la joue de Donald, qui se sentait glisser
inexorablement vers l’obscurité. Ses paupières étaient lourdes, les
voix lui semblaient lointaines.
— On vivrait dans un monde meilleur avec des gens comme vous
au pouvoir, dit Erskine.
Sauf que c’était la voix de Victor. Il rêvait. Non, c’était un souvenir.
Une réminiscence d’une conversation antérieure. Il n’était sûr de
rien. Le monde éveillé des bottes et des voix furieuses était trop
occupé à se faire engloutir par la brume de sommeil et le brouillard
des rêves. Et cette fois, sans craindre la mort, Donald s’abandonna
volontiers à l’obscurité. Il y sombra en espérant que ce serait pour
l’éternité. Il eut une dernière pensée pour sa sœur, pour ces drones
tapis sous leurs bâches, toutes ces choses, espérait-il, qu’on ne
réveillerait jamais.
Silo 18

54

Mission avait l’impression d’être enterré vivant. Il était dans un état


second, horrible, à l’intérieur de ce sac humide qui retenait sa
chaleur et ses exhalaisons. Une partie de lui craignait de s’évanouir,
que Joel et Lyn ne le découvrent mort à l’arrivée. L’autre partie
l’espérait.
Les deux porteurs furent arrêtés pour quelques questions au
niveau 117, celui au-dessous de l’explosion qui avait emporté Cam.
Ceux qui réparaient l’escalier cherchaient un certain porteur qui,
selon leur description, était moitié Cam, moitié Mission. Mission se
tint aussi immobile qu’un cadavre tandis que Joel se plaignait de se
faire arrêter avec un chargement aussi lourd et sensible. Ils
semblèrent sur le point de demander à ce qu’on ouvre le sac, mais il
y avait des choses presque aussi taboues que l’évocation du dehors.
On les laissa donc repartir en les prévenant qu’une portion de rampe
manquait plus haut et que quelqu’un avait déjà fait une chute
mortelle.
Mission réprima une quinte de toux tandis que les voix
s’éloignaient. Il roula des épaules pour tenter de se couvrir la bouche
et étouffer le son. Lyn lui intima entre les dents de se tenir
tranquille. Dans le lointain, Mission entendit une femme pleurer. Ils
traversèrent les décombres causés par l’explosion, et Joel et Lyn
restèrent bouche bée devant l’ampleur des dégâts.
Au-dessus des Fournitures, au cent septième étage, ils portèrent
Mission jusqu’aux toilettes, pour qu’il puisse se dégourdir les bras. Il
en profita pour aller se soulager et boire un peu d’eau. Il affirma à ses
amis que tout se passait bien à l’intérieur. Ils étaient tous les trois en
nage, et il leur restait encore une trentaine d’étages à gravir. Joel
surtout semblait las, à moins que ce ne soit à cause des dégâts causés
par l’explosion. Lyn s’en sortait mieux et avait hâte de repartir. Elle
se tracassait pour Rodny et semblait aussi impatiente que Mission de
gagner le Nid.
Mission surprit son reflet, en combinaison blanche, couteau à la
ceinture. C’était lui qu’ils recherchaient. Il sortit son couteau, prit
une poignée de cheveux et la coupa presque au ras de son crâne. En
le voyant faire, Lyn vint lui prêter main-forte avec sa propre lame.
Joel attrapa une poubelle posée dans un coin pour ramasser les
cheveux.
Le rendu était grossier, mais il ressemblait moins à celui qu’ils
recherchaient. Avant de ranger son couteau, il pratiqua quelques
fentes dans le sac noir, tout près de la fermeture. Il ôta son tee-shirt
et s’en servit pour essuyer l’intérieur avant de le jeter à la poubelle. Il
puait la sueur et la fumée de toute façon. Ils l’enfermèrent à nouveau
et le portèrent jusqu’à l’escalier, où ils reprirent leur ascension. Et
Mission ne pouvait rien faire d’autre que s’inquiéter.
Il se repassa les événements de cette longue journée. Le matin, il
avait observé les nuages s’éclaircir au petit-déjeuner, avant de rendre
visite à la Corneille et de délivrer son message à Rodny. Et puis Cam
– il avait perdu un ami. L’épuisement ne tarda pas à le rattraper, et il
glissa bientôt vers l’inconscience.
Lorsqu’il revint à lui en sursaut, il eut l’impression de n’avoir
dormi que quelques minutes. Sa combinaison était trempée,
l’intérieur du sac humide de condensation. Joel dut le sentir bouger :
il lui demanda de se taire, ils arrivaient au bureau central de
Répartition.
Le cœur de Mission s’emballa lorsqu’il se rappela où il était et ce
qu’ils étaient en train de faire. Il avait du mal à respirer. Les fentes
qu’il avait faites étaient perdues dans les replis du plastique. Il voulait
une ouverture, rien qu’une toute petite, un souffle d’air frais. Ses
bras entravés par les sangles étaient à nouveau engourdis. Et ses
chevilles étaient endolories à l’endroit où Lyn le tenait.
— Je peux plus respirer, souffla-t-il.
Lyn lui dit de se taire. Mais le mouvement cessa. Une main s’abattit
au-dessus de sa tête, et la fermeture descendit de quelques
millimètres.
Mission profita de l’air frais, et le mouvement reprit. Un bruit de
bottes résonna dans le lointain – une altercation plus haut ou plus
bas, impossible à dire. Encore des combats. Peut-être des morts. Il
imagina des corps tournoyer dans les airs. Il revit Cam quitter les
fermes des étages inférieurs la veille encore, bonus en poche, sans
savoir le peu de temps qu’il lui restait pour le dépenser.
Ils firent une pause au Central. Ils laissèrent Mission sortir dans
l’entrée principale, étonnamment déserte.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ici ? demanda Lyn en mettant le
doigt dans un trou dans le mur, entouré de fêlures.
Il y avait des centaines de trous semblables. Des bottes
résonnèrent dans l’escalier mais passèrent sans s’arrêter.
— Il est quelle heure ? demanda Mission tout bas.
— L’heure du dîner est passée, répondit Joel, ce qui signifiait qu’ils
avaient bien marché.
Dans un coin, Lyn observait une tache qui ressemblait à de la
rouille.
— Est-ce que c’est du sang ? s’écria-t-elle.
— Robbie a dit qu’il n’arrivait à joindre personne ici, répondit
Mission. Ils se sont peut-être dispersés.
— À moins qu’on ne les ait chassés, dit Joel après avoir bu.
— Vous voulez qu’on passe la nuit ici ? Vous avez l’air crevés.
Joel secoua la tête. Il proposa sa gourde à Mission.
— Je crois qu’il vaut mieux dépasser le trentième. Il y a des agents
de sécurité partout. Si ça se trouve, tu pourrais filer jusqu’en haut
comme ça tellement ils ont l’air pressé. Y aurait juste besoin
d’arranger un peu tes cheveux.
Mission se frotta le crâne en songeant sérieusement à ce que
venait de dire Joel.
— Tu as peut-être bien raison, dit-il. Je pourrais y arriver avant la
nuit.
Il regarda Lyn entrer dans l’un des dortoirs au bout du couloir. Elle
en ressortit presque aussitôt, mains sur la bouche, yeux écarquillés.
— Qu’est-ce que tu as trouvé ? demanda Mission en se levant pour
la rejoindre.
Elle jeta ses bras autour de lui pour l’empêcher d’entrer et enfouit
son visage dans son épaule. Joel risqua un regard.
— Non, murmura-t-il.
Mission repoussa Lyn doucement et se posta à côté de Joel. Le
dortoir était bondé. Certains porteurs étaient allongés à même le sol,
mais il était évident, d’après l’enchevêtrement de membres, tordus
pour certains, qu’ils ne dormaient pas.
Katelyn gisait parmi eux. Lyn secoua la tête en pleurant sans faire
de bruit tandis que Mission et Joel extrayaient le corps de Katelyn de
la masse pour le glisser dans le sac noir. Mission culpabilisa en
songeant qu’ils l’avaient choisie autant pour sa taille que pour
l’affection qu’elle avait suscitée. Ils venaient de la sangler et étaient
en train de fermer le sac lorsque soudain, il y eut une coupure
d’électricité. Ils se retrouvèrent dans le noir complet.
— C’est quoi ce bordel encore ? siffla Joel.
Quelques instants plus tard, la lumière revint, mais incertaine,
comme si une flamme vacillait dans chaque ampoule. Mission essuya
son front en sueur, regrettant son foulard.
— Si vous n’arrivez pas au Nid ce soir, arrêtez-vous dans un
logement d’étape pour la nuit et prenez des nouvelles de Robbie.
— T’inquiète pas pour nous, lui dit Joel.
Lyn lui serra le bras avant son départ.
— Prends garde à toi.
— Vous aussi.
Il se rua sur le palier et dans l’escalier central. Partout, les lumières
oscillaient comme de petites flammes. Signe que quelque chose,
quelque part, brûlait.
55

Mission montait les marches à travers un rideau de fumée, la gorge


en feu. Selon la rumeur, une explosion au département des Machines
était la cause de la coupure de courant. On évoquait une panne
importante, le recours à un générateur de secours pour faire
fonctionner le silo. Il montait les marches par deux, parfois par trois,
et grappillait des mots ici et là. Ça lui faisait du bien de bouger ; il
préférait maltraiter ses muscles que rester immobile, être son propre
fardeau.
Il remarqua que tous ceux qu’il croisait cessaient de parler ou se
dispersaient dès qu’ils le voyaient, même ceux qu’il connaissait. Au
début, il craignit être reconnu. Mais il comprit que c’était le blanc
qu’il portait. De jeunes gens comme lui allaient et venaient dans
l’escalier, semant la terreur. La veille encore, ils n’étaient que des
cultivateurs, des soudeurs, des graisseux – et à présent, ils faisaient
régner l’ordre avec leurs armes noires.
À plusieurs reprises, des groupes d’agents l’arrêtèrent pour lui
demander où il allait et où était son fusil. À tous il répondit qu’il
avait pris part au combat d’en bas et qu’il montait faire son rapport.
C’est ce qu’il avait entendu un autre prétendre. Beaucoup semblaient
ne pas en savoir plus que lui, ils le laissèrent donc passer. Comme
toujours, c’était à la couleur de l’uniforme que l’on se fiait. Les gens
pensaient vous connaître au premier coup d’œil.
L’activité se densifia près du DIT. Il croisa un groupe de nouvelles
recrues et se pencha par-dessus la rampe pour les voir défoncer les
portes du niveau inférieur à grands coups de bottes avant de s’y
engouffrer. Il entendit des cris, suivis d’un boum métallique, comme
une barre de fer tombant sur une tôle. Après une douzaine de chocs
comme celui-ci, les cris s’atténuèrent.
À l’approche des fermes, il sentit un point de côté, et de sérieuses
douleurs dans les jambes. Il remarqua quelques cultivateurs sur le
palier, armés de pelles et de râteaux. Un cri fusa lorsqu’il passa près
d’eux. Il accéléra la cadence, songeant à son père et à son frère,
voyant pour une fois la sagesse de son vieux, qui avait refusé de
quitter son lopin de terre.
Après ce qui lui sembla des heures d’ascension, il atteignit enfin le
calme du Nid. Les enfants étaient partis. La plupart des familles
étaient probablement terrées chez elles, tremblantes, dans l’espoir
que le chaos ambiant cesse, comme les fois précédentes. Au bout du
couloir, il vit plusieurs casiers laissés ouverts, un sac à dos par terre.
Mission se dirigea vers une voix qui fredonnait et qu’il connaissait, et
un bruit atroce de métal crissant contre le carrelage.
Comme toujours, la porte du fond était ouverte en signe de
bienvenue. C’était bien sûr la Corneille qui chantait, d’une voix plus
sonore que d’habitude. Mission vit qu’il n’était pas le premier arrivé,
son message avait été reçu. Frankie et Allie étaient là, tous deux en
vert et blanc, l’uniforme de la Sécurité des fermes. Ils bougeaient des
tables tandis que Mme Crowe chantait. On avait retiré les draps qui
couvraient les bureaux empilés le long du mur, et c’étaient ces petits
pupitres que l’on disposait dans la salle, comme du temps où Mission
était enfant. C’était comme si la Corneille s’attendait à ce que sa
classe se remplisse d’un moment à l’autre.
Allie fut la première à remarquer l’arrivée de Mission. Les yeux
brillants, les joues parsemées de taches de rousseur, ses cheveux
bruns attachés en chignon, elle se rua vers lui, et Mission remarqua
que les jambes de sa salopette avaient été roulées plusieurs fois et
qu’elle avait fait des nœuds aux bretelles pour les raccourcir. Ce
devait être celle de Frankie. Au moment où elle se jetait dans ses
bras, il se demanda ce que ces deux-là avaient risqué pour le
retrouver ici.
— Mission, mon garçon.
Mme Crowe, tout sourire, arrêta de chanter et lui fit signe de
s’approcher. Après quelques instants, Allie le relâcha à contrecœur.
Mission serra la main de Frankie et le remercia d’être venu. Il lui
fallut un moment pour s’apercevoir que quelque chose avait changé
chez lui, que lui aussi s’était coupé les cheveux. Ils se frottèrent tous
les deux le crâne en riant. L’humour surgissait sans peine dans les
moments graves.
— Qu’est-ce que j’apprends sur mon Rodny ? demanda-t-elle.
Son fauteuil avança et recula au gré des commandes qu’elle
manipulait, sa chemise de nuit bleu passé coincée sous son maigre
bras.
Mission prit une grande inspiration – il avait encore de la fumée
dans les poumons – et leur raconta tout ce qu’il avait vu dans
l’escalier. Les bombes, les incendies, les rumeurs à propos des
Machines, les agents de sécurité armés de fusils, jusqu’à ce que la
Corneille le fasse taire en agitant les bras.
— Non, non, pas les combats, tout ça, je l’ai vu. Je pourrais faire
une peinture du conflit et l’accrocher au mur. Qu’est-ce qui arrive à
Rodny ? Est-ce qu’il les tient ? Est-ce qu’il les a fait payer ? demanda-
t-elle en serrant le poing.
— Non, répondit Mission. Est-ce qu’il tient qui ? Il a besoin de
notre aide.
La Corneille éclata de rire, ce qui le surprit. Il essaya de
s’expliquer.
— Je lui ai donné votre message, et il m’en a donné un en échange.
Il nous appelle au secours. Ils l’ont enfermé derrière cette énorme
porte et…
— Non, pas enfermé, intervint la Corneille.
— Comme s’il avait fait quelque chose de mal et…
— Quelque chose de bien, rectifia la Corneille.
Mission se tut. Il voyait le savoir briller dans les yeux de la vieille
femme, tel un lever de soleil un lendemain de nettoyage.
— Rodny n’est pas en danger, dit-elle. Il est avec les livres anciens.
Il est avec les gens qui nous ont volé le monde.
Allie serra le bras de Mission.
— Elle essaie de nous expliquer depuis tout à l’heure, murmura-t-
elle. Tout va bien se passer. Viens, aide-nous à disposer les tables.
— Mais, et le mot… dit Mission, regrettant d’en avoir fait des
confettis.
— Le mot que tu lui as donné était censé lui donner du courage.
Lui faire savoir qu’il était temps de s’y mettre. Notre garçon est en
bonne place pour leur faire payer ce qu’ils ont fait.
Il y avait quelque chose de sauvage dans son regard.
— Non, dit Mission. Rodny avait peur. Je connais mon ami, et il
avait peur de quelque chose.
Le visage de la Corneille se durcit. Elle desserra le poing et lissa le
devant de sa robe.
— Si c’est le cas, dit-elle d’une voix tremblante, je me suis trompée
sur son compte.
56

L’extinction des feux approchait tandis qu’ils disposaient les tables.


La Corneille s’était remise à fredonner. Allie leur apprit qu’un
couvre-feu avait été décrété, et Mission perdit l’espoir de voir arriver
les autres ce soir-là. Ils sortirent des matelas pour se reposer et
décidèrent de leur laisser jusqu’à l’aube pour se montrer. Mission
avait beaucoup de questions à poser à la Corneille, mais elle semblait
distraite, perdue dans ses pensées, en proie à une joie qui
l’étourdissait.
Frankie était sûr de pouvoir les faire entrer au DIT si seulement il
arrivait à joindre son père. Mission leur dit qu’il n’avait eu aucun
problème à circuler avec sa combinaison blanche. Il pouvait
éventuellement entrer en contact avec le père de Frankie. Allie sortit
des fruits récoltés sur ses terres et les fit passer. La Corneille but sa
mixture verdâtre. Mission s’agitait.
Il s’aventura sur le palier, tiraillé entre l’envie d’attendre les autres
et le besoin d’agir. Si ça se trouvait, on escortait Rodny vers une
mort certaine en ce moment même. Ils avaient tendance à organiser
des nettoyages après les périodes de conflit, pour calmer les gens,
mais jamais il n’avait vu de telles violences. C’était le feu que son
père évoquait, les braises de la méfiance attisées par un
effondrement des échanges. Il l’avait vu venir, mais la violence avait
éclaté plus vite qu’un couteau tombant du haut.
Sur le palier, il entendit des éclats de voix résonner plus bas. En se
cramponnant à la rampe, il sentit la vibration provoquée par des
bottes déterminées. Il se tourna vers les autres mais ne dit rien. Il n’y
avait aucune raison de croire que ces bottes se dirigeaient vers eux.
Il vit à son retour qu’Allie avait dû pleurer. Elle avait les yeux
humides, les joues rougies. La Corneille leur racontait une histoire de
l’Ancien Temps, décrivant le paysage à l’aide de grands gestes.
— Tout va bien ? demanda Mission.
Allie secoua la tête comme si elle préférait ne rien dire.
— Qu’est-ce qu’il y a ? insista-t-il en lui prenant la main.
La Corneille parlait de l’Atlantide, un autre conte de cité disparue,
comme la ville derrière les collines, d’une époque où ces ruines
brillaient comme un sou neuf.
— Allez, dis-moi.
Il se demanda si ces histoires la rendaient triste sans qu’elle sache
pourquoi, comme cela arrivait parfois à Mission.
— Je ne voulais rien te dire avant que…
Ses larmes redoublèrent. Elle les essuya, la Corneille se tut et laissa
ses mains tomber sur ses genoux. Frankie, assis, ne disait rien.
Quelle que soit la nouvelle, les deux autres étaient déjà au courant.
— Papa, dit Mission.
Ça devait avoir un rapport avec son père. Il était mort, il le comprit
instantanément. Allie était proche du père de Mission, comme lui-
même ne l’avait jamais été. Soudain, il éprouva le cuisant regret
d’être parti de chez lui. Tandis qu’elle séchait ses larmes, incapable
d’articuler le moindre mot, Mission s’imagina à quatre pattes dans la
terre, creusant en quête de pardon.
Allie sanglotait. La Corneille entama un air datant de l’époque où
l’on vivait au grand air. Mission pensa à son père, parti, à tout ce qu’il
aurait voulu lui dire. Il aurait voulu se ruer sur les affiches
accrochées aux murs pour les arracher, déchirer leurs invitations à
goûter la liberté.
— C’est Riley, finit par dire Allie. Mish, je suis désolée.
La Corneille cessa de fredonner. Leurs regards étaient braqués sur
Mission.
— Non, murmura-t-il.
— Tu n’aurais pas dû lui dire, risqua Frankie.
— Il faut qu’il le sache, s’écria Allie. Son père voudrait qu’il le
sache.
Mission contemplait une affiche où s’étalaient de vertes collines
sous un ciel bleu. Ce monde se brouilla de larmes, comme il se serait
brouillé de poussière.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? chuchota-t-il.
Elle lui expliqua qu’il y avait eu un assaut lancé contre les fermes.
Riley avait supplié son père de pouvoir aller aider les autres à
combattre mais n’y avait pas été autorisé, après quoi il avait disparu.
On l’avait retrouvé un couteau à la main, qu’il avait pris dans la
cuisine.
Mission se leva et se mit à faire les cent pas dans la classe. Ses
larmes s’écrasaient sur le sol. Il n’aurait pas dû partir. Il aurait dû être
avec eux. Il n’avait pas su être là pour Cam, non plus. La mort le
devançait toujours. Pareil avec sa mère. Bientôt ce serait la fin pour
eux tous.
Un vacarme retentit sur le palier pour s’approcher d’eux. Un bruit
de bottes dans le couloir. Mission s’essuya les yeux. Il avait
abandonné tout espoir de voir ses amis arriver et songea plutôt à une
équipe de la Sécurité. Ils allaient lui demander où était son fusil avant
de se rendre compte que c’était un imposteur et de tous les tuer.
Il ferma la porte, s’aperçut qu’il n’y avait pas de verrou, alors il
poussa un bureau sous la poignée. Frankie dit à Allie d’aller derrière
le bureau de la Corneille. Il attrapa le dossier du fauteuil roulant,
faisant tanguer le fil dangereusement, mais elle insista pour se
débrouiller toute seule. Selon elle, il n’y avait pas de quoi s’inquiéter.
Mission en doutait. La Sécurité en avait après eux – la Sécurité ou
toute autre meute. Il avait passé assez de temps dans l’escalier pour
savoir à quoi s’attendre.
On frappa à la porte. La poignée bougea. Le bruit de bottes cessa,
tous étaient derrière ce mur. Frankie pressa un index contre sa
bouche, les yeux grands ouverts. Le fil du fauteuil se balançait en
grinçant.
On essaya la porte à nouveau. Mission espérait qu’ils partiraient,
qu’ils effectuaient une simple ronde. Il envisageait de se cacher sous
les draps qui avaient recouvert les tables, mais trop tard. La porte
s’ouvrit en grand, renversant le petit pupitre au passage. La première
personne à entrer fut Rodny.
Son apparition leur fit l’effet d’une gifle. Rodny portait un
uniforme blanc fraîchement déplié. Il avait les cheveux courts, s’était
rasé, coupé au menton.
Mission eut l’impression de se regarder dans un miroir – ils
avaient mis le même déguisement. D’autres hommes en blanc se
massèrent derrière Rodny, fusil à la main. Rodny leur donna l’ordre
de reculer et entra dans la classe, où tous les bureaux avaient été
soigneusement alignés.
Allie fut la première à réagir. Elle lâcha un cri de surprise et se rua
vers lui, bras grands ouverts pour l’embrasser. Mais Rodny leva une
main devant lui et lui dit de s’arrêter. Son autre main tenait un petit
pistolet, le même que celui des shérifs adjoints. Il ne regardait pas ses
amis mais la Vieille Corneille.
— Rodny, se lança Mission.
Il essayait de s’expliquer la présence de son ami. Ils s’étaient réunis
ici pour lui venir en aide, mais il n’avait vraiment pas l’air d’en avoir
besoin.
— La porte, dit Rodny par-dessus son épaule.
Un homme deux fois plus âgé que lui hésita d’abord, puis finit par
fermer la porte. Ce n’était pas l’attitude d’un prisonnier. Frankie se
précipita avant que la porte ne soit complètement fermée, en criant
“Papa !” comme s’il avait vu son père dans le couloir avec les autres.
— On était prêts à venir te chercher, dit Mission.
Il avait envie de se rapprocher de son ami, mais il y avait quelque
chose de dangereux dans le regard de Rodny.
— Ton mot disait que…
Rodny quitta enfin la Corneille du regard.
— On allait venir t’aider…
— Hier, oui, j’en avais besoin, dit Rodny.
Il fit le tour des bureaux, pistolet contre son corps, examinant
chaque visage. Mission recula et rejoignit Allie près de la Corneille –
sans savoir si c’était pour la protéger ou se sentir en sécurité.
— Tu n’as rien à faire ici, lui reprocha Mme Crowe. Ton combat
n’est pas ici. Ce sont eux que tu devrais combattre, dit-elle en
montrant la porte d’un doigt maigre.
Rodny commença à lever son pistolet.
— Qu’est-ce qui te prend ? s’écria Allie.
Rodny visa la Corneille.
— Dites-leur, ordonna-t-il. Dites-leur ce que vous avez fait. Ce que
vous faites encore.
— Mais qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? demanda Mission.
Son ami avait changé. Ce n’était pas seulement la coupe de
cheveux et l’uniforme. C’était dans son regard.
— On m’a montré… dit Rodny en agitant son pistolet en direction
des affiches accrochées au mur. J’ai vu que ces histoires étaient
vraies.
Il rit et se tourna vers la Corneille.
— Et ça m’a mis en colère, comme vous l’aviez prédit. Je leur en
voulais pour ce qu’ils avaient fait au monde. Je voulais tout foutre en
l’air.
— Alors fais-le, insista la Corneille. Fais-leur mal.
Sa voix grinçait comme une porte qui s’apprête à claquer.
— Mais maintenant, je sais. Ils me l’ont dit. On a reçu un appel. Et
je sais ce que vous faites ici…
— Mais de quoi vous parlez à la fin ? demanda Frankie, toujours au
milieu de la pièce.
Il avança vers la porte.
— Pourquoi est-ce que mon père…
— Ne bouge pas, lui intima Rodny.
Pistolet pointé sur Frankie, il avança entre les bureaux, jusqu’au
bout de l’allée.
— Pas un pas de plus.
Son pistolet visa à nouveau la Corneille, dont le fauteuil
tremblotait en rythme avec sa main paralysée.
— Ces proverbes sur le mur, ces histoires et ces chansons – c’est
vous qui nous avez façonnés. Vous qui avez instillé la colère en nous.
— J’espère bien que tu es en colère ! s’écria-t-elle.
Mission se rapprocha de la Corneille. Il ne quittait pas l’arme à feu
des yeux. Allie s’agenouilla en prenant la main de la vieille femme.
Rodny se tenait à une dizaine de pas d’eux, le pistolet pointé vers
leurs pieds.
— Ils tuent, ils ne font que ça, dit la Corneille. Et ça continuera,
encore et encore. Ils vont faire table rase. Enterrer et brûler les
morts. Et ces bureaux, dit-elle en agitant une main, ces bureaux
seront à nouveau occupés.
— C’est là que vous vous trompez, dit Rodny en secouant la tête.
C’est fini. Ça s’arrête ici pour vous. Vous ne nous terroriserez plus.
— Qu’est-ce que tu racontes ? demanda Mission.
Il fit un pas de plus vers la Corneille, main sur son fauteuil.
— C’est toi qui as une arme, Rodny. C’est toi qui nous fais peur.
Rodny se tourna vers Mission.
— C’est elle qui nous donne toutes ces pensées. Ouvre un peu les
yeux. La peur et l’espoir vont de pair. Ses salades sont à peu près les
mêmes que nous servent les prêtres, seulement, c’est elle qui est en
contact avec nous la première. Plus elle nous parle de cet autre
monde, de ce monde meilleur, plus on déteste celui dans lequel on
vit.
— Non…
Mission en voulait terriblement à son ami de dire des choses
pareilles.
— Si, insista Rodny. Pourquoi tu crois qu’on déteste nos pères ?
C’est à cause d’elle. Elle nous donne l’envie de nous émanciper. Mais
ça n’arrange rien. De toute façon, ça n’a plus d’importance. Ce que je
savais hier me faisait craindre pour ma vie. Pour nous tous. Ce que je
sais à présent me redonne de l’espoir.
Il leva son arme. Mission n’en revenait pas. Son ami visa la Vieille
Corneille.
— Attends, dit Mission en levant une main.
— Recule, lui ordonna Rodny. Je n’ai pas le choix.
— Non !
Le bras de son ami se raidit. Le canon était pointé sur une femme
sans défense en fauteuil roulant, leur mère à tous, celle qui leur
chantait des berceuses, et dont la voix les suivait tout au long de
leurs années de formation, et bien au-delà.
Frankie bouscula un pupitre et se lança sur Rodny. Allie cria.
Mission se jeta sur le côté au moment où le pistolet rugit en
produisant un éclair. Il sentit un coup au ventre, ses entrailles en feu.
Il s’écroula à terre et le pistolet gronda une deuxième fois. Le fauteuil
de la Corneille fit une embardée tandis que sa main se crispait.
Mission atterrit violemment, mains agrippées à son ventre. Il les
sentit toutes gluantes.
Allongé sur le dos, il vit la Corneille s’affaisser dans son fauteuil,
qui ne bougeait plus. Rodny tira à nouveau. Inutilement. Le corps
sans vie de la vieille femme sursauta sous l’impact. Frankie se jeta
sur Rodny et ils roulèrent à terre. Alertés par le bruit, les hommes en
faction dehors se ruèrent dans la classe.
Allie, en pleurs, gardait ses mains sur le ventre de Mission,
appuyait fort, les yeux tournés vers la Corneille. Elle pleurait pour
eux deux. Mission sentit du sang dans sa bouche. Il repensa au jour
où Rodny lui avait donné un coup de poing quand ils étaient petits,
par jeu. Tout ce qu’ils avaient fait, ç’avait été par jeu. Toujours. Se
déguiser, faire semblant d’être leurs pères.
Il y avait des bottes partout. Flambant neuves pour certaines, avec
des traces d’usure pour d’autres. Ceux qui avaient déjà combattu, et
ceux qui apprenaient.
Rodny se pencha sur Mission, le regard inquiet. Il lui dit de tenir
bon. Mission voulut répondre qu’il allait essayer, mais la douleur
était insoutenable. Impossible de parler. Ils lui disaient de rester
éveillé, mais il mourait d’envie de s’endormir. De ne plus être. De ne
plus être un fardeau pour quiconque.
— Salaud ! cria Allie, et c’était bien à lui, à Mission, qu’elle
s’adressait, pas à Rodny.
Elle bredouilla qu’elle l’aimait, et Mission tenta de répondre qu’il le
savait. Il voulait lui dire que c’était elle qui avait raison depuis le
début. Il imagina l’espace d’un instant les enfants qu’ils pourraient
avoir, leur lopin de terre s’ils avaient mis leurs possessions en
commun, les longs rangs de maïs semblables aux générations qui se
succédaient. Des générations de gens qui restaient près de chez eux,
qui étaient là les uns pour les autres, faisaient ce qu’ils connaissaient
le mieux, appréciaient d’être un fardeau les uns pour les autres.
Il voulait lui dire tout ça, et plus encore. Beaucoup plus. Mais alors
qu’Allie se penchait et qu’il luttait pour articuler, il ne parvint qu’à
lui murmurer, parmi le vacarme de cris et de bottes, que c’était son
anniversaire.
Chut mon chéri, ne pleure pas
Je chante une berceuse pour toi
Tu me crois loin, sur la grève
Mais je te suis dans tes rêves.

Chut mon chéri, dors, dors,


Les anges veillent encore
Tout le jour, toutes les heures
ils veillent et chassent tes peurs.
Dors mon chéri, ne pleure pas
Je chante une berceuse pour toi.
57

Trois ans plus tard

Mission enleva sa tenue de travail tandis qu’Allie préparait le dîner. Il


se lava les mains, se récura les ongles, et observa l’eau boueuse
s’écouler dans le tuyau. Il avait de plus en plus de mal à retirer la
bague à son annulaire à cause du binage de la saison des semis qui lui
ankylosait les phalanges.
Avec du savon, il finit par réussir. En se rappelant la dernière fois
où il l’avait perdue au fond du tuyau, il la posa soigneusement à
l’écart. Dans la cuisine, Allie sifflotait devant la cuisinière.
Lorsqu’elle ouvrit le four, l’odeur du rôti de porc vint jusqu’à lui. Il
allait falloir qu’il intervienne. Ils ne pouvaient pas acheter des rôtis
comme ça sans occasion spéciale.
Il mit sa salopette dans la machine à laver. Lorsqu’il revint dans la
cuisine, il y avait des bougies allumées sur la table. On ne devait s’en
servir qu’en cas de secours, quand les idiots d’en bas réparaient la
génératrice. Allie le savait. Mais avant qu’il puisse faire la moindre
remarque sur le rôti ou les bougies, ou lui dire que la récolte de
haricots ne serait pas aussi abondante qu’il l’avait espéré, il vit son
sourire, son air radieux. Il n’y avait qu’une chose susceptible de la
rendre aussi heureuse – mais c’était impossible.
— Non, dit-il tout bas, sans vouloir y croire.
Allie opina. Elle avait les larmes aux yeux. Le temps qu’il la
rejoigne, elles avaient roulé sur ses joues.
— Mais notre billet est périmé, murmura-t-il en la serrant contre
lui, humant son odeur de poivron et de sauge.
Il la sentait toute tremblante. Allie sanglotait. Sa voix se brisa sous
le trop-plein de joie.
— Le docteur dit que ça remonte au mois dernier. C’était dans
notre temps imparti, Mish. On va avoir un bébé.
Un intense soulagement s’empara de lui. Soulagement, et non
enthousiasme. Il était soulagé que tout se fasse dans le respect de la
loi. Il embrassa sa femme sur la joue, du sel pour assaisonner les
poivrons et la sauge.
— Je t’aime, chuchota-t-il.
— Le rôti, souffla-t-elle en se détachant de lui pour se ruer sur le
four. Je voulais te l’annoncer après le dîner.
Mission éclata de rire.
— Tu me l’aurais dit tout de suite parce que j’allais te demander
pour les bougies.
Il leur versa deux verres d’eau d’une main mal assurée tandis
qu’elle préparait leurs assiettes. L’odeur de viande lui mit l’eau à la
bouche. Il anticipait avec bonheur son goût et son fondant. La saveur
de leur avenir, de ce qui les attendait.
— Ne le laisse pas refroidir, dit Allie en posant les assiettes sur la
table.
Ils s’assirent, se donnèrent la main. Mission s’en voulut de ne pas
avoir pensé à remettre son alliance.
— Bénissez ce repas et ceux qui nourrissent les racines, dit Allie.
— Amen, dit Mission.
Sa femme lui serra les mains avant de les lâcher pour prendre ses
couverts.
— Tu sais, dit-elle en coupant son rôti, si c’est une fille, on devra
l’appeler Allison. Aussi loin que je m’en souvienne, toutes les
femmes de ma famille se sont appelées Allison.
Mission se demanda à combien de temps remontait cette
généalogie. Sûrement pas très loin. Il mâcha en pensant au prénom.
— Et si c’est un garçon, que penses-tu de Cam ?
— Bien sûr, répondit Allie en levant son verre. C’était le nom de
ton grand-père, c’est ça ?
— Non. Je ne connais pas de Cam. Mais j’aime bien ce prénom.
Il prit son verre d’eau, l’examina un instant. À moins que… Est-ce
qu’il connaissait un Cam ? Où avait-il pêché ce prénom sinon ? Des
pans de son passé lui échappaient, comme voilés. Cette marque sur
son cou par exemple, ou encore la cicatrice qu’il avait au ventre.
Impossible de se rappeler ce qui lui était arrivé. Tout le monde avait
sa part d’oubli, des époques dont on se souvenait moins bien, mais
Mission plus que les autres. Comme son anniversaire. Ça le rendait
fou de ne pas se rappeler la date de son anniversaire. Qu’est-ce que
ça avait de si difficile ?
TROISIÈME FACTION

LE PACTE
SILO 1
2345

58

— Monsieur ?
Il entendit un entrechoquement d’os sous ses pieds. Il trébucha
dans le noir, les chiens ailés se dispersèrent en entendant les voix.
— Vous m’entendez ?
Le brouillard se dissipa, il entrouvrit un œil, comme on en-
trouvrait sa capsule. Sa cosse. Un haricot. Donald était enveloppé
dans cette cosse comme un haricot.
— Monsieur ? Vous êtes avec moi ?
Sa peau si froide. Donald s’assit, de la vapeur s’élevait de ses
jambes nues. Il ne se rappelait pas s’être endormi. Il se souvenait du
médecin, de son bureau. À présent, on le réveillait.
— Buvez ceci, monsieur.
Ça, il n’avait pas oublié. Il se rappelait avoir été réveillé
auparavant, mais pas s’être endormi. Que le réveil. Il prit une gorgée,
dut se concentrer pour solliciter sa gorge, pour avaler. Une pilule. Il
devait y avoir une pilule, mais on ne lui en proposa pas.
— Monsieur, nous avons reçu l’ordre de vous réveiller.
L’ordre. Les règles. Le protocole. Donald avait encore des ennuis.
Troy. C’était peut-être à cause de ce Troy. Qui était-ce, déjà ? Donald
but autant qu’il put.
— Très bien, monsieur. On va vous aider à vous lever.
Il avait des ennuis. Ils ne le réveillaient que lorsqu’ils avaient des
problèmes. On lui retira son cathéter, l’aiguille de son bras.
— Qu’est-ce que j’ai…
Il toussa dans son poing. Sa voix n’était qu’un mince filet, fragile et
quasi invisible.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il, se forçant à crier pour ne
former qu’un murmure.
Deux hommes le hissèrent sur un fauteuil roulant que tenait un
troisième. On l’enveloppa d’une douce couverture cette fois, au lieu
de lui enfiler une blouse en papier. Pas de bruissement, pas de
démangeaison.
— Nous en avons perdu un, dit quelqu’un.
Un silo. Un silo avait disparu. Ça allait encore être sa faute.
— Le 18, souffla-t-il, se rappelant sa dernière faction.
Deux des hommes échangèrent un regard, bouche bée.
— C’est exact, dit l’un d’eux, plein d’admiration. Un habitant du
silo 18. Ou plutôt une habitante. Elle a disparu derrière la colline. On
a perdu le contact.
Donald se concentra tant bien que mal. Il se rappelait avoir perdu
quelqu’un derrière une colline. Helen. Sa femme. Ils la cherchaient
encore. Tout espoir n’était pas perdu.
— Racontez-moi ça, murmura-t-il.
— On ne sait pas trop comment c’est possible, mais l’une d’entre
eux a disparu de notre champ de vision…
— Quelqu’un qui avait été envoyé au nettoyage.
Le nettoyage. Donald s’affaissa dans son fauteuil, les os lourds et
froids comme de la pierre. Il ne s’agissait pas d’Helen.
— Derrière la colline…
— On a reçu un appel du 18 et…
Donald leva une main, le bras tremblant, encore engourdi.
— Attendez, dit-il d’une voix rauque. Un seul à la fois. Pourquoi
m’avoir réveillé ?
Parler lui faisait mal. On remonta la couverture jusque sous son
menton pour qu’il arrête de frissonner. Il ne s’en rendit même pas
compte. Ils le traitaient avec tant de respect, tant de douceur. Qu’est-
ce que ça voulait dire ? Il n’avait pas encore les idées claires. L’un des
hommes s’éclaircit la voix.
— Vous nous avez dit de vous réveiller…
— C’est le protocole…
Le regard de Donald tomba sur sa capsule, encore fumante du
froid qui s’en échappait. L’écran incrusté à la base n’indiquait plus
aucune donnée puisqu’il n’était plus à l’intérieur. Seule une courbe
de température, qui grimpait. Cette courbe et un nom. Qui n’était pas
le sien.
Donald se rappela que les noms ne voulaient rien dire à moins que
ce ne soit le seul moyen d’identifier une personne. S’ils ne se
souvenaient pas les uns des autres, si leurs chemins ne s’étaient
jamais croisés, alors un nom était tout.
— Monsieur ?
— Qui suis-je ? demanda-t-il sans comprendre ce qu’il lisait à
l’écran.
Ce n’était pas lui.
— Pourquoi m’avoir réveillé ?
— Parce que vous nous l’avez demandé, monsieur Thurman.
On enroula la couverture douillettement autour de ses épaules. On
tourna le fauteuil. Ils le traitaient avec beaucoup de révérence,
comme s’il avait du pouvoir. Les roulettes de son fauteuil ne
couinaient pas du tout.
— Ça va aller, monsieur. Vous allez bientôt recouvrer vos facultés.
Il ne connaissait pas ces gens. Ces gens ne le connaissaient pas non
plus.
— Le médecin va vous délivrer votre habilitation à prendre votre
poste.
Personne ne connaissait personne.
— Par ici.
Et donc tout le monde pouvait être n’importe qui.
— Nous y voilà.
Au point que n’importe qui pouvait se retrouver aux commandes.
Quelqu’un qui pouvait faire ce qui était correct, ou alors quelqu’un
qui pouvait faire ce qui était juste.
— Très bien.
Un nom aussi bien que n’importe quel autre.
SILO 17
2312
Heure 1

59

Le Fracas venait avant le calme. C’était une Loi du Monde : les coups
et les cris avaient besoin d’une chambre de résonance, tout comme
les corps avaient besoin d’un espace où tomber.
Jimmy Parker était en cours lorsque le dernier des grands Fracas
commença. C’était une veille de nettoyage. Le lendemain, il n’y
aurait pas classe. Pour la mort d’un homme, Jimmy et ses amis
auraient droit à quelques heures de sommeil supplémentaires. Son
père ferait des heures sup au DIT. Et l’après-midi, sa mère insisterait
pour qu’ils aillent, avec leur tante et leurs cousins, admirer la course
des nuages au-dessus des collines jusqu’à ce que le ciel vire au noir
sommeil.
Les jours de nettoyage étaient faits pour rester au lit et voir sa
famille. Pour dissiper les troubles et réduire le Fracas au silence.
C’est ce que leur disait Mme Pearson en écrivant les règles du Pacte
au tableau. Sa craie claquait et crissait contre la surface noire, laissant
une traînée de poussière derrière toutes les raisons pour lesquelles
on pouvait condamner un homme à mort. Une leçon d’éducation
civique la veille d’un bannissement. Un avertissement à l’aube de
sommations plus graves. Jimmy et ses amis s’agitaient sur leurs
chaises et apprenaient les règles. Les Lois d’un monde qui ne
seraient bientôt plus en vigueur.
Jimmy avait seize ans. Une majorité de ses amis entameraient leur
apprentissage bientôt, mais lui devrait étudier une année de plus
avant de marcher sur les traces de son père. Mme Pearson évoqua
ensuite l’importance de se choisir un compagnon de vie, de faire
enregistrer sa relation selon les modalités du Pacte. Sarah Jenkins se
retourna pour sourire à Jimmy. La biologie se mêlait à l’instruction
civique, les hormones aux lois qui régissaient leurs excès. Sarah
Jenkins était jolie. Jimmy ne l’avait pas particulièrement remarquée
en début d’année, mais là, il ne voyait qu’elle. Sarah Jenkins était jolie
et serait morte dans quelques heures.
Mme Pearson demanda s’il y avait un volontaire pour lire un
chapitre du Pacte, et c’est à ce moment que la mère de Jimmy entra
pour venir le chercher. Elle déboula dans la classe sans frapper. La
honte. La fin du monde de Jimmy commença avec le feu aux joues,
les yeux de ses camarades braqués sur lui. Sa mère ne dit rien à
Mme Pearson, pas un mot d’excuse. Elle se contenta d’entrer en
flèche et de se faufiler entre les tables en marchant comme elle
marchait lorsqu’elle était en colère. Elle arracha Jimmy à sa table et le
tira par le bras – il se demandait ce qu’il avait bien pu faire encore.
Mme Pearson observa la scène sans rien dire. Jimmy se retourna
vers Paul, son meilleur ami, qui se cachait derrière sa main pour rire,
et se demanda pourquoi Paul, lui, n’avait pas d’ennuis. Ils se
mettaient rarement dans le pétrin l’un sans l’autre. La seule
personne à dire quelque chose fut Sarah Jenkins.
— Ton sac ! s’écria-t-elle juste avant que la porte ne claque et que
le silence n’avale sa voix.
Dans le couloir, il n’y avait pas d’autres mères en train de tirer leur
enfant derrière elles. Si jamais elles venaient, ce serait bien plus tard.
Le père de Jimmy travaillait parmi les ordinateurs, il savait des
choses. Il les savait avant tout le monde. Cette fois, il s’en était fallu
de peu. Il y avait déjà des gens en panique dans l’escalier. Le bruit
était effrayant. Le palier du niveau scolaire vibrait sous l’effet de la
circulation dense et encore lointaine. Un écrou de pilier de
soutènement de la rampe carillonna contre les marches en se
détachant. On avait l’impression que le silo allait se démanteler à
force de trembler de toutes parts. La mère de Jimmy le tira par la
manche jusque dans l’escalier, comme s’il avait encore douze ans.
Jimmy tira dans l’autre sens, perplexe. Au cours de l’année passée,
il avait grandi et dépassé sa mère. Il était aussi grand que son père et
ça lui faisait bizarre de voir qu’il pouvait résister, qu’il avait ce
pouvoir, qu’il était presque un homme. Il avait laissé son sac à dos et
ses amis derrière lui. Où est-ce qu’ils allaient comme ça ? Le vacarme
qui venait d’en bas semblait s’intensifier.
Le sentant résister, sa mère se retourna. Et il vit que son regard
n’abritait aucune colère. Il n’y avait pas de noirceur, pas de sourcils
froncés. Ses yeux étaient grands ouverts et humides, ils brillaient
comme les jours où son grand-père et sa grand-mère étaient décédés.
Le bruit d’en bas était terrifiant, mais c’est le regard de sa mère qui
instilla la peur au plus profond de Jimmy.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il tout bas.
Il détestait voir sa mère bouleversée. Quelque chose de sombre et
de creux – comme ce chat errant sans queue que personne n’arrivait
à attraper dans les appartements d’en haut – le griffa à l’intérieur.
Sa mère ne répondit pas. Elle se tourna à nouveau et le tira vers le
bas, en direction du tonnerre grondant, annonciateur de catastrophe,
et Jimmy comprit alors qu’il n’était pas dans de sales draps.
Ils l’étaient tous.
60

Jimmy n’avait jamais senti les marches trembler autant. L’escalier


entier semblait tanguer, comme les mines de graphite qui
paraissaient se courber quand on les secouait entre ses doigts – un
tour de magie qu’il avait appris en cours. Ses pieds touchaient à peine
les marches – il se démenait pour tenir la cadence de sa mère – et
pourtant les vibrations du métal semblaient se transmettre
directement à ses os. Il sentait le goût de la peur, comme une cuillère
en métal dans sa bouche.
Des cris de colère retentissaient plus bas. Sa mère l’encourageait,
l’exhortait à se dépêcher, ils descendaient la spirale. Ils fonçaient
droit sur la chose effrayante qui montait.
— Dépêche-toi ! cria-t-elle à nouveau, et Jimmy sursauta,
davantage sous l’effet des trémolos de sa voix que des secousses
infligées à une centaine d’étages d’acier.
Il se dépêcha.
Ils passèrent le niveau 29. Le 30. Les gens couraient dans la
direction opposée. Beaucoup portaient une combinaison de la même
couleur que celle de son père. Sur le palier du trente et unième,
Jimmy vit son premier cadavre depuis l’enterrement de son grand-
père. On aurait dit que quelqu’un avait écrasé une tomate sur le
crâne de cet homme. Il dut enjamber ses bras, qui dépassaient dans
l’escalier. Il s’empressa de rejoindre sa mère tandis que le sang
gouttait à travers le palier pour éclabousser les marches d’en
dessous.
Au trente-deuxième, l’escalier tressaillait si violemment qu’il le
sentait dans ses dents. Sa mère était dans tous ses états. Ils se
heurtaient à de plus en plus de gens qui se ruaient vers le haut.
C’était comme s’ils ne se voyaient pas les uns les autres, comme si
chacun ne prenait garde qu’à lui.
C’était une véritable cavalcade, un écho de milliers de bottes. Sans
compter les voix, les cris. Jimmy s’arrêta pour jeter un œil par-
dessus la rambarde. Le long de l’escalier qui s’enfonçait dans les
profondeurs du silo, il remarqua les coudes et les mains de la foule
qui dépassaient. Sa mère lui cria à nouveau de se presser, car la foule
était déjà sur eux. Jimmy sentait la peur et la colère des gens qu’il
croisait et ça lui donnait envie de leur emboîter le pas. Mais la voix
de sa mère, qui lui hurlait de la rejoindre, résonna au centre de son
corps et enraya sa peur.
Jimmy se faufila sur quelques marches et lui prit la main. La gêne
qu’il avait éprouvée plus tôt avait disparu. Il ne voulait rien tant que
s’agripper à elle. Les gens qui les bousculaient au passage leur
gueulaient d’aller dans l’autre sens. Plusieurs étaient armés de
tuyaux, de barres de fer. Certains avaient des ecchymoses, des
entailles. Un homme avait la bouche et le menton en sang. Il avait dû
y avoir une bagarre quelque part. Jimmy pensait que ça n’arrivait que
dans le fond. D’autres semblaient tout simplement pris dans le
tourbillon. Ils n’avaient pas d’armes, regardaient par-dessus leur
épaule de temps à autre. C’était une foule qui en craignait une autre.
Jimmy se demandait ce qui avait bien pu causer tout ça. De quoi
pouvaient-ils avoir peur à ce point ?
Un fracas métallique résonna parmi les bruits de pas. Un homme
imposant se heurta à la mère de Jimmy et l’envoya contre la rampe.
Jimmy la retint par le bras, et ils se collèrent contre le pilier intérieur
pour continuer à descendre.
— Plus qu’un étage, dit-elle lorsqu’ils arrivèrent au trente-
troisième – ce qui voulait dire que c’était son père qu’ils cherchaient
à rejoindre.
À quelques spirales du trente-quatrième, la foule devint compacte,
presque infranchissable. Les gens avançaient en rangs serrés, quatre
par quatre là où il n’y avait de la place que pour deux. Le poignet de
Jimmy heurta la rambarde intérieure. Il se colla entre le pilier et ceux
qui montaient en forçant le passage. Ne progressant que de quelques
centimètres à chaque mouvement, il se dit qu’ils allaient rester
coincés là éternellement. À force de se faire bousculer, il perdit le
bras de sa mère. Elle fut emportée par un mouvement de foule et lui
resta cloué à son pilier. Il l’entendit crier son nom.
Un homme costaud, en nage, la mâchoire verrouillée par la peur,
essayait de forcer le passage du côté réservé à la descente.
— Bouge ! cria-t-il à Jimmy, comme s’il y avait de la place.
On ne pouvait que monter. Jimmy s’aplatit contre le pilier central
pour laisser passer l’autre. Il y eut un cri du côté de la rampe
extérieure, une secousse dans la foule, une série de souffles coupés,
un “Tenez bon” suivi d’un “Lâchez-le !” puis un hurlement avalé par
le vide.
La pression exercée par les corps diminua un peu. Jimmy avait le
ventre retourné de savoir que quelqu’un avait chuté si près de lui. Il
se dégagea et grimpa sur la rampe intérieure, cramponné au pilier
central, en équilibre, prenant garde de ne pas laisser son pied glisser
dans l’espace large de quinze centimètres qui séparait la rampe du
pilier, ce trou où les enfants aimaient bien cracher.
La place qu’il avait laissée vide dans l’escalier fut immédiatement
prise par quelqu’un. Des épaules et des coudes lui tapaient dans les
chevilles. Il resta accroupi là, la tête près des marches du dessus, du
bruit plein les oreilles. En faisant glisser ses pieds le long de la barre
d’acier lustrée par le passage de milliers et de milliers de paumes, il
tenta de rejoindre sa mère. Son pied s’engouffra dans le trou près du
pilier, qui semblait prêt à engloutir sa jambe. Il reprit vite l’équilibre,
il avait trop peur de tomber sur la foule et de se faire éjecter dans
l’espace par des bras fous.
Il fit une demi-spirale avant de repérer sa mère. La foule l’avait
forcée vers l’extérieur.
— Maman ! cria-t-il.
Il se redressa en se tenant à la marche au-dessus de lui pour tendre
une main vers elle. Une femme au milieu des marches cria et
disparut, la tête avalée par les corps qui remplacèrent le sien. La
foule continua son inexorable poussée. Elle fit remonter la mère de
Jimmy de quelques marches.
— Va retrouver ton père ! cria-t-elle, ses mains en coupe sur sa
bouche. Jimmy !
— Maman !
Quelqu’un lui rentra dans les tibias, et il lâcha la marche au-dessus
de lui. Il battit des bras une fois, deux fois, mais tomba dans la marée
humaine et roula. Quelqu’un lui fourra un coup dans les côtes en
voulant se protéger de sa chute.
Un autre poussa Jimmy sur le côté. Il atterrit sur une surface
ondulante de coudes pointus et de crânes durs, et soudain le temps
s’écoula au ralenti. Il n’en finissait plus de tomber par-dessus la foule,
qui avançait à présent en rangs de cinq. Il essaya de se cramponner à
une main qui le poussait, en vain. Il ne voyait pas la rampe. Il
entendit la voix de sa mère, un cri reconnaissable entre mille. Elle le
regardait, impuissante. Quelqu’un hurla pour qu’on aide ce jeune
homme qui surfait sur un colimaçon de têtes, roulait, sans prise. Ce
jeune homme, c’était lui.
D’autres bras qui essayaient de se protéger l’envoyèrent bouler, et
il finit par glisser entre deux personnes – un coup d’épaule dans le
menton au passage. Enfin, il vit la rampe. Il tendit tout son corps vers
elle, réussit à empoigner la barre. Mais sous la pression, il se
renversa, ses pieds passèrent par-dessus sa tête, son épaule se tordit
douloureusement, mais il ne lâcha pas. Il resta agrippé ainsi un
moment, une main sur la rampe, l’autre sur un des montants, les
pieds dans le vide.
Une hanche vint pincer ses doigts contre le métal, et Jimmy lâcha
un cri. Il y avait bien des mains qui cherchaient à l’aider, mais ces
gens et leur sollicitude ne résistaient pas à la poussée hystérique d’en
bas.
Jimmy essaya de repasser de l’autre côté de la rampe. Un coup
d’œil vers le bas lui indiqua qu’il ne lui restait plus que deux tours de
pilier avant d’atteindre le palier du trente-quatrième. Il voulut à
nouveau se hisser, mais son épaule luxée lui faisait souffrir le
martyre. Quelqu’un lui griffa le bras en voulant l’aider, avant de se
faire aspirer par la foule.
Il s’aperçut que le palier du trente-quatrième était bondé. Toute
une foule avait dévié de l’escalier pour tenter de franchir les portes
du DIT. Quelqu’un en sortit tout à coup vêtu d’une combinaison de
nettoyage, avec le casque et tout l’attirail. Il se jeta dans la foule,
battant ses bras argentés parmi les gens, les cris, et ce pop inattendu,
comme un ballon de baudruche qui éclatait, mais de façon amplifiée.
Jimmy finit par lâcher la rampe – son épaule ne supportait plus
son poids. Il attrapa le montant, ses paumes moites ajoutèrent un
couinement de plus au vacarme ambiant. Ses mains glissaient, il était
suspendu dans le vide, cramponné au bord d’une marche. Du bout
des pieds, il essayait de sentir la rampe au-dessous, mais il ne
heurtait que des bras en colère qui repoussaient violemment ses
bottes. Son épaule déboîtée le faisait souffrir atrocement. Il lâcha une
main, se laissant pendre ainsi un instant.
Il appela au secours. Il cria le nom de sa mère, se souvint de ce
qu’elle avait dit.
Va retrouver ton père.
Il était hors de question qu’il retourne dans l’escalier. Il n’en avait
plus la force. Il n’y avait pas de place de toute façon. Personne n’allait
l’aider. Toute une foule qui montait, et pourtant il était pendu là, tout
seul.
Il inspira un grand coup. Il resta suspendu un instant encore, jeta
un œil à la foule massée sur le palier en contrebas, et lâcha prise.
61

Les volées de marches défilèrent en un éclair. Des yeux


s’écarquillèrent parmi la foule compacte. Le sifflement du vent à ses
oreilles s’accentua au fil de sa chute. Son cœur remonta dans sa gorge
et il croisa le regard inquiet de quelqu’un qui le regardait tomber.
Le choc de son corps contre ceux massés en dessous de lui émit un
bruit mat. L’homme en scaphandre argenté, au visage masqué par sa
visière, était coincé sous lui.
La foule le hua. D’autres durent ramper pour s’extraire du piège
auquel il les avait pris. Jimmy roula sur le côté – décharge électrique
dans les côtes, élancements dans le genou, et toujours l’épaule en feu.
Il boita aussi vite que possible vers les doubles portes alors qu’un
homme en sortait, un paquet dans les mains. En voyant la foule qui
encombrait l’escalier, l’homme se figea. Quelqu’un évoqua le mot
tabou, le dehors, mais personne ne sembla s’en soucier. Le
lendemain, il devait y avoir un nettoyage. Il était peut-être trop tard.
Jimmy songea aux heures supplémentaires qu’avait effectuées son
père. Il se demanda combien de gens encore seraient expulsés à
cause de toute cette violence.
Il se tourna vers l’escalier pour chercher sa mère. Les cris des gens
qui s’exhortaient à bouger, à laisser passer, l’empêchaient d’entendre,
mais la voix maternelle résonnait encore dans sa tête. Il se rappela
son conseil, ses yeux larmoyants, et s’engouffra à l’intérieur pour
aller retrouver son père.
C’était le chaos derrière ces portes, les gens couraient dans tous les
sens, s’engueulaient. Yani était au portique de sécurité. Les cheveux
de l’agent collaient à son front trempé de sueur. Jimmy se précipita
vers lui, coude plaqué contre son corps pour empêcher son épaule de
bouger. La douleur dans ses côtes gênait sa respiration. Encore sous
le coup de sa chute, son cœur battait à tout rompre.
— Yani ! cria-t-il en arrivant au portique.
L’agent mit un moment avant de remarquer sa présence. Ses yeux
écarquillés faisaient la navette de droite à gauche. Jimmy remarqua
qu’il était armé d’un pistolet, le même genre que celui du shérif.
— Laisse-moi entrer, souffla Jimmy. Il faut que je voie mon père.
Les yeux fous de Yani se posèrent sur Jimmy. C’était quelqu’un de
bien, un ami de son père. Sa fille avait tout juste deux ans de moins
que Jimmy. Ils venaient parfois dîner chez eux en famille pendant les
fêtes. Mais Yani n’était plus le même. Une sorte de terreur semblait le
tenir par la gorge.
— Oui, dit-il en opinant. Ton père. Il refuse de me laisser entrer. Il
refuse l’entrée à tout le monde. Mais toi…
Cela semblait impossible, mais le regard de Yani sombra davantage
dans la folie.
— Tu me fais entrer avec ton badge ? demanda Jimmy en poussant
doucement le tourniquet.
Mais Yani l’attrapa par le col. Jimmy n’avait rien d’un petit gabarit,
il avait presque sa carrure d’adulte, et pourtant l’agent le souleva de
terre comme un vulgaire sac de linge sale.
Jimmy se débattit sous sa poigne solide. Soudain, Yani pressa le
canon de son pistolet contre sa poitrine et le traîna avec lui dans le
couloir.
— J’ai son fils ! cria-t-il – mais à qui, Jimmy ne comprenait pas très
bien.
Jimmy essaya de se libérer. Il vit des bureaux sens dessus dessous.
Tout l’étage semblait avoir été vidé. Il songea à toutes les
combinaisons grises et argentées qu’il avait vues dans l’escalier un
peu plus tôt et craignit que son père n’ait été parmi elles. Dans la
foule, il avait repéré beaucoup de gens de l’étage de son père, comme
s’ils avaient mené l’attaque – ou fui quelque chose.
— J’arrive pas à respirer, dit-il tant bien que mal à Yani.
Touchant à peine terre, il se cramponnait à l’avant-bras de l’agent,
tentait tout pour desserrer son emprise sur sa gorge.
— Vous êtes passés où bande de salauds ? hurla Yani en scrutant le
couloir. J’ai besoin de votre aide pour…
Soudain, ce fut comme si mille ballons éclataient en même temps.
Un bruit assourdissant. Jimmy sentit Yani partir sur le côté, comme
s’il avait pris un coup de pied. L’agent desserra son étreinte et le sang
de Jimmy circula à nouveau normalement jusqu’à son cerveau. Yani
vacilla sur quelques pas et finit par s’écrouler, un gargouillis dans la
gorge. Le pistolet noir glissa sur le carrelage.
— Jimmy !
Son père était au bout du couloir, à moitié caché au tournant, un
objet long et noir coincé sous le bras, comme une béquille qui
n’atteignait pas tout à fait le sol. Et le bout de cet objet fumait comme
s’il était en feu.
— Dépêche-toi !
Jimmy, soulagé, lui cria qu’il arrivait. Il s’éloigna de Yani, qui se
tordait par terre en émettant des sons inhumains. Il courut jusqu’à
son père en boitant et en se tenant le bras.
— Où est ta mère ? lui demanda son père en regardant à l’autre
bout du couloir.
— Dans l’escalier, répondit Jimmy à bout de souffle. Papa, qu’est-
ce qui se passe ?
— Vite, à l’intérieur.
Il tira Jimmy vers une porte en acier inoxydable. Des cris leur
parvinrent depuis l’autre bout du couloir. Les veines de son front
saillaient, et la sueur perlait sur son crâne légèrement dégarni. Il
composa un code sur le clavier près de la porte qui, après le
grincement métallique des verrous, s’entrouvrit. Il s’y engouffra en
poussant son fils jusqu’à ce qu’il y ait assez de place pour eux deux.
— Allez, bouge.
Du bout du couloir, on leur cria de s’arrêter. Des bottes
martelaient le sol dans leur direction. Jimmy redouta que son père
l’enferme là, tout seul, mais il réussit à entrer aussi et s’adossa
aussitôt contre la porte.
— Pousse avec moi ! dit-il à son fils.
Jimmy s’exécuta. Il ne savait pas pourquoi ils poussaient, mais
c’était la première fois qu’il voyait son père effrayé. Et ça le rendait
tout flageolant à l’intérieur. De l’autre côté, les bottes se
rapprochaient. Quelqu’un cria le nom de son père. Une autre voix
cria celui de Yani.
Au moment où la porte se refermait, des mains tapèrent sur l’autre
face. Les verrous retentirent à nouveau. Son père tapota sur le
clavier, hésitant.
— Des chiffres, dit-il dans sa barbe. Quatre chiffres. Vite, donne-
moi quatre chiffres dont tu te souviendras.
— Un deux un huit, dit Jimmy.
Le niveau 12 et le niveau 18. Là où il allait en cours et là où il
habitait. Son père entra le code. Des cris étouffés se firent entendre
de l’autre côté de la porte, accompagnés de mains qui tapaient en
vain contre l’épaisseur d’acier.
— Suis-moi, dit son père. Il faut garder un œil sur les écrans pour
retrouver ta mère.
Il passa son long objet noir en bandoulière, et Jimmy s’aperçut
qu’il s’agissait d’une version plus longue d’un pistolet. Le bout ne
fumait plus. Le coup de pied à distance avait en fait été un coup de
feu.
Jimmy s’empressa de suivre son père. Il avait déjà vu son bureau,
au bout du couloir, mais jamais cet endroit. La pièce était immense.
Il essayait de ne pas trop prendre appui sur sa jambe blessée, tâchant
de se faufiler entre les serveurs sans perdre son père de vue. Arrivé
au bout de la salle, il contourna la dernière boîte noire et trouva son
père agenouillé, comme s’il priait. Ce dernier passa ses mains autour
de son cou et les plongea dans sa combinaison pour en sortir un
mince cordon noir au bout duquel pendait un petit objet argenté.
— Et maman ? demanda Jimmy.
Il se demandait comment ils feraient pour la laisser entrer avec
tous les autres qui enrageaient dehors. Et il se demandait ce que son
père fabriquait à genoux.
— Écoute-moi bien, lui dit son père. Ça, c’est la clé du silo. Il n’en
existe que deux. Ne la perds jamais des yeux, d’accord ?
Jimmy observa son père insérer la clé au dos d’une des machines.
— C’est le pôle de transmissions, expliqua son père.
Mais Jimmy ne savait pas ce qu’était un pôle de transmissions,
seulement qu’ils allaient se cacher à l’intérieur. C’était apparemment
le plan. Se planquer dans une de ces boîtes noires jusqu’à ce que le
chaos cesse. Son père tourna la clé, comme s’il déverrouillait quelque
chose, fit de même trois fois de plus dans trois fentes différentes puis
retira le panneau. Jimmy jeta un œil à l’intérieur et vit son père tirer
un levier. Tout près, dans le sol, résonna un bruit métallique.
— Garde ça précieusement, lui souffla son père en lui tendant le
cordon et la clé. Jimmy prit le tout dans sa main et baissa les yeux
sur le bout de métal argenté lové dans les entrelacs du cordon noir.
Un côté de la clé représentait un cercle renfermant trois sections
triangulaires – le symbole du silo. Il passa le cordon autour de son
cou et vit son père empoigner la grille qui jouxtait celle où ils se
trouvaient pour la soulever.
— Allez, passe le premier, lui dit son père en désignant le puits
noir, avant d’ôter le long pistolet pendu en travers de son dos.
Jimmy avança à tâtons et jeta un œil en contrebas. Il y avait des
poignées le long d’une paroi. C’était comme une échelle, mais bien
plus haute que celles qu’il avait vues jusqu’à maintenant.
— Allez, dépêche-toi. On n’a pas beaucoup de temps.
Assis au bord du puits, les pieds dans le vide, Jimmy se courba
pour attraper le premier échelon et amorça sa longue descente.
Le sous-sol était frais et sombre. Ici, l’horreur et le tumulte de
l’escalier semblaient s’amenuiser, et Jimmy éprouva soudain une
profonde appréhension. Pourquoi lui transmettait-on cette clé ?
C’était quoi, cet endroit ? Il continuait malgré tout à descendre, se
servant principalement de son bras valide.
En bas de l’échelle, il trouva un étroit passage tout au bout duquel
il distingua une lueur. En levant les yeux, il discerna la silhouette de
son père qui descendait.
— Vas-y, par ici, dit son père en désignant l’étroit couloir.
Il laissa le long pistolet contre l’échelle. Jimmy pointa un doigt vers
le haut.
— On devrait pas le garder pour…
— Je le récupérerai en sortant. Allez, avance.
Jimmy s’engouffra dans le passage. Fils et tuyaux couraient le long
du plafond. Un voyant rouge clignotait. Au bout d’une vingtaine de
pas, le couloir débouchait sur un espace qui lui fit penser au petit
local de stockage de son école. Il y avait des étagères le long de deux
murs. Deux bureaux : un avec un ordinateur, l’autre avec un livre
ouvert. Son père se dirigea droit vers l’ordinateur.
— Tu étais avec ta mère ? voulut-il savoir.
— Oui, elle est venue me chercher en cours. On a été séparés dans
l’escalier.
Jimmy massa son épaule meurtrie tandis que son père se laissait
tomber sur la chaise face à l’écran divisé en quatre carrés.
— Où est-ce que tu l’as perdue ? À quel étage ?
— À deux tournants du trente-quatrième, répondit-il, se rappelant
sa chute.
Au lieu de se servir de la souris d’ordinateur, son père saisit un
boîtier noir truffé de boutons et d’interrupteurs, relié à l’arrière de
l’écran par un fil. Dans un coin de l’écran, Jimmy vit trois hommes
penchés au-dessus d’un quatrième, immobile, à terre. C’était réel.
C’était une image, une fenêtre, comme l’écran mural de la cafétéria.
C’était une vue du couloir qu’ils venaient de quitter.
— Enfoiré de Yani, lâcha son père.
Le regard de Jimmy quitta l’écran pour se poser sur la tête de son
père. Il avait déjà entendu des insultes dans sa bouche, mais jamais
celle-ci. Les épaules de son père se soulevaient et retombaient au gré
de ses profondes respirations. Jimmy reporta son attention sur les
images.
Il y avait à présent douze fenêtres. Non, seize. Son père se pencha
en avant, le nez sur l’écran, scrutant les carrés l’un après l’autre. Ses
mains s’agitaient sur le boîtier dont il actionnait les boutons. Jimmy
voyait dans ces fenêtres l’agitation dont il avait été témoin dans
l’escalier. De la rampe au pilier central, les marches étaient bondées.
Ils fuyaient vers le haut. Son père faisait courir un doigt sur l’écran.
— Papa…
— Chut !
— Qu’est-ce qui se passe ?
— On a eu une brèche. Ils essaient de nous supprimer. Tu as dit à
deux tournants du trente-quatrième ?
— Oui. Mais la foule la faisait remonter. C’était très difficile de
bouger. Je suis passé par-dessus la rampe et…
La chaise couina lorsque son père se retourna pour le prendre par
les épaules, remarquant le bras de Jimmy collé contre sa poitrine.
— Tu es tombé ?
— Je vais bien, papa. Qu’est-ce qui se passe ? Qui veut supprimer
quoi ?
Son père se concentra à nouveau sur les écrans. En quelques clics
de boîtier, les carrés changeaient, offraient de nouvelles vues.
— Ils essaient de fermer notre silo, reprit son père. Ces salauds ont
ouvert notre sas, ils ont dit que notre réserve d’oxygène était polluée
et… Attends. La voilà.
Les nombreuses petites fenêtres n’en devinrent plus qu’une.
Jimmy repéra sa mère, coincée entre la rampe et une marée
humaine. Elle avait la bouche et le menton en sang. Agrippée à la
rambarde, luttant pour se faire une place, elle parvint à descendre
d’une marche tandis que la foule poussait dans la direction opposée.
Tous les habitants du silo semblaient vouloir se ruer à l’extérieur,
comme si c’était leur seule échappatoire.
Le père de Jimmy frappa du poing sur la table et se leva
brutalement.
— Attends-moi ici.
Il fit un pas vers l’étroit couloir, s’arrêta et regarda Jimmy, l’air de
réfléchir. Une lueur étrange brillait dans ses yeux.
— Non, viens par là. Juste au cas où.
Il se dirigea dans la direction opposée, repassa devant Jimmy et
ouvrit une porte. Jimmy le suivit, boiteux, apeuré, perdu.
— Ça ressemble beaucoup à notre cuisinière, dit son père en
tapotant une machine antique dans un coin de la pièce. Ce modèle
est plus ancien, mais ça marche de la même façon.
Il y avait quelque chose de fou dans le regard de son père. Il tourna
sur lui-même et pointa du doigt une autre porte.
— Réserves, dortoir, douches, c’est par là. Il y a de quoi nourrir
quatre personnes pendant dix ans. Utilise ton cerveau, fiston.
— Mais papa… Je ne comprends pas…
— Rentre-moi cette clé, lui dit son père.
Jimmy avait laissé le cordon pendre à l’extérieur de sa salopette.
— Ne la perds pas, tu m’entends ? Tu te souviens des chiffres que
tu m’as donnés, que tu ne dois jamais oublier ?
— Douze dix-huit, répondit Jimmy.
— Bien. Approche. Je vais te montrer comment marche la radio.
Jimmy balaya du regard ce nouvel environnement. Il n’avait
aucune envie de rester seul ici. C’est pourtant ce que son père était
en train de faire, il l’abandonnait entre les étages, caché dans le
béton. Le monde qui l’entourait l’oppressait soudain.
— Je viens la chercher avec toi, dit-il en songeant à toutes ces
mains qui avaient tapé contre la grosse porte.
Son père ne pouvait pas y aller seul, même avec le gros pistolet.
— N’ouvre à personne d’autre que ta mère ou moi, répondit son
père sans considération pour sa requête. Bon, maintenant, regarde
bien.
Il lui montra une boîte encastrée dans le mur, dans une cage en
métal, mais il y avait des boutons et des touches accessibles de
l’extérieur.
— Là, c’est la mise sous tension, dit son père en tapotant un
bouton. Pour le volume, tu tournes dans ce sens.
Il joignit le geste à la parole et un bruit de parasites emplit la pièce.
Il prit un appareil accroché au mur et le tendit à Jimmy. Il était relié à
la boîte bruyante par un cordon à ressorts. Son père en prit un autre,
il y en avait plusieurs accrochés là.
— Un deux, tu m’entends ?
Son père parlait dans l’appareil. Sa voix remplaça le sifflement
qu’émettait la boîte.
— Appuie sur ce bouton et parle dans le micro.
Jimmy s’exécuta.
— Je t’entends, dit Jimmy d’une voix hésitante, surpris d’entendre
sa propre voix sortir du petit appareil que tenait son père.
— Quel est le code ? demanda son père.
— Douze dix-huit, dit Jimmy.
— Très bien. Reste là, fiston.
Son père l’observa un instant, fit un pas en avant et l’attrapa par la
nuque pour l’embrasser sur le front. Jimmy se rappela la dernière
fois qu’il avait fait ça. C’était juste avant que son père ne disparaisse
pendant trois mois, avant qu’il ne devienne ombre, à l’époque où
Jimmy était encore tout petit.
— Quand je remettrai la grille en place, elle se verrouillera
automatiquement. Il y a une poignée au-dessous pour l’ouvrir. Tu vas
bien ?
Jimmy acquiesça. Son père jeta un œil inquiet sur les voyants
rouges qui clignotaient au-dessus d’eux.
— Quoi que tu fasses, surtout, n’ouvre cette porte à personne
d’autre que ta mère ou moi. C’est bien compris ?
— Compris.
Cramponné à son bras, Jimmy essayait de faire bonne figure. Il
remarqua un autre long pistolet posé contre le mur. Il ne comprenait
pas pourquoi il ne pouvait pas accompagner son père. Il tendit une
main vers l’arme.
— Papa…
— Tu restes ici.
Jimmy acquiesça.
— Tu es un bon garçon.
Il lui caressa la tête en souriant puis fit volte-face et disparut dans
le passage sombre et étroit. Les lumières rouges continuaient de
cligner, comme les pulsations d’un cœur. Ses bottes résonnèrent
contre les échelons en métal. Bientôt l’obscurité avala tous les bruits
et il n’y eut plus que le silence. Voilà. Jimmy Parker était seul.
SILO 1
2345

62

Donald ne sentait pas ses orteils. Il était pieds nus mais ses
extrémités n’avaient pas encore dégelé. Il était pieds nus, et partout
autour de lui il y avait des bottes. Les bottes des hommes qui le
poussaient entre les rangées de cryopodes. Les bottes immobiles
pendant qu’on lui prenait son sang et qu’on lui demandait d’uriner.
Les bottes raides qui couinaient dans l’ascenseur au gré des
mouvements d’impatience. Et à l’étage, des bottes en proie à la
panique les accueillirent, dans un couloir encombré de cris,
d’angoisse, de fronts inquiets. Ils le poussèrent jusque dans un petit
appartement, où ils le laissèrent seul pour qu’il se lave et dégèle
complètement. Un monde angoissé, confus et bruyant dans lequel se
réveiller.
Assis sur le lit, Donald était encore à moitié endormi ; sa
conscience flottait au ras du sol. Un épuisement profond s’accrochait
à lui. Il était de retour à l’époque où l’on vivait encore à la surface de
la Terre, où s’étirer et se réveiller étaient deux choses différentes.
L’époque des matins où il reprenait pleinement conscience sous la
douche, ou au volant de sa voiture sur le chemin du bureau,
longtemps après avoir commencé à bouger. L’esprit traînait derrière
le corps ; il surnageait dans la poussière que remuaient les pieds
engourdis. Se réveiller après des décennies de froid glacial était
pareil. Des rêves dont il avait à peine conscience lui échappaient, et il
ne demandait de toute façon qu’à les voir s’envoler.
L’appartement dans lequel on l’avait mis était au bout du couloir
où se trouvait son ancien bureau. Ils étaient passés devant en
chemin. Cela voulait dire qu’il était dans le département des
Opérations, un endroit où il avait déjà travaillé. Une paire de bottes
se dressait au pied du lit. Donald les observait, inexpressif. Les
lettres inscrites au feutre noir étaient passées, mais on pouvait
encore lire le nom de “Thurman” au niveau des chevilles. Sans qu’il
sache comment, ces bottes lui étaient destinées. On l’appelait M.
Thurman depuis qu’il était réveillé, mais ce n’était pas lui. Une erreur
avait été commise. Une erreur, ou une plaisanterie cruelle. Une sorte
de jeu.
Un quart d’heure pour se préparer. C’est ce qu’ils lui avaient dit. Se
préparer à quoi ? Assis sur le grand lit, enveloppé d’une couverture, il
frissonnait. On lui avait laissé le fauteuil roulant. Idées et souvenirs
se rassemblaient à contrecœur, tels des soldats fatigués réveillés en
pleine nuit pour se mettre en rang sous la pluie glaciale.
Je m’appelle Donald, se rappela-t-il. Il ne devait pas l’oublier.
C’était la donnée principale, la plus élémentaire. Qui il était.
Peu à peu, la sensation et la conscience revinrent. Il sentit dans le
matelas la légère dépression laissée par un autre corps que le sien
l’inviter au sommeil. Sur le mur derrière la porte, un petit cratère
s’était formé à l’endroit où la poignée avait dû cogner. Une urgence,
peut-être. Une bagarre, ou un accident. Quelqu’un avait fait irruption
ici. Une scène de violence. Des centaines d’années, d’histoires dont il
n’était pas au courant. Un quart d’heure pour mettre de l’ordre dans
ses pensées.
Il y avait un badge sur la table de chevet, avec un code-barres et un
nom. Pas de photo, heureusement. Donald l’effleura, se rappela avoir
vu ce badge en action. Il se leva difficilement, jambes tremblantes,
s’aida du fauteuil roulant pour se redresser et se dirigea vers la petite
salle d’eau.
Il y avait un pansement sur son bras à l’endroit où le médecin
l’avait piqué. Le Dr Wilson. Il avait déjà donné un échantillon
d’urine, mais il avait encore besoin de se vider la vessie. Il laissa la
couverture s’ouvrir et se planta face aux toilettes. Le jet était rose.
Donald croyait se souvenir que lors de ses réveils précédents la
couleur avait tiré sur le gris charbon. Il passa ensuite sous la douche
pour se laver.
L’eau était chaude, ses os, froids. Il frissonnait dans un brouillard
de vapeur d’eau. Il ouvrit la bouche et laissa le jet heurter sa langue,
gonfler ses joues. Il se récura au souvenir du poison sur sa peau, dans
sa chair, un souvenir qui l’empêchait de se sentir propre. L’espace
d’un instant, ce n’était plus l’eau qui lui brûlait la peau, mais l’air.
L’air du dehors. Mais lorsqu’il coupa le robinet, la sensation de
brûlure cessa.
Il se sécha et trouva la combinaison qu’on avait laissée pour lui.
Trop grande. Il l’enfila quand même ; le tissu était rêche contre sa
peau restée nue Dieu sait combien de temps. On frappa à la porte
tandis qu’il remontait la fermeture éclair de son uniforme. On
prononça un nom qui n’était pas le sien pour l’appeler, un nom
inscrit sur des bottes qui l’attendaient au pied du lit, et sur le badge
posé sur la table de chevet.
— J’arrive, marmonna Donald, la voix encore faible.
Il glissa le badge dans sa poche et s’assit sur le lit. Il roula ses
manches, tout ce tissu superflu, et enfila les bottes l’une après l’autre.
Il les laça, se leva, et s’aperçut que ses orteils étaient plus qu’à l’aise
dans les chaussures de son prédécesseur.

De nombreuses années auparavant, Donald Keene avait vécu


l’ascension par un simple changement de titre. Le pouvoir et
l’importance lui avaient été acquis instantanément. Toute sa vie, il
avait été quelqu’un qu’on écoutait peu. Un homme diplômé, ayant
exercé divers métiers, marié, propriétaire d’une maison modeste.
Jusqu’à ce qu’un soir, après un comptage informatique de bulletins
de vote, Donald Keene devienne le député Keene. Il figurait parmi
les quelques centaines de personnes à avoir la main sur une
imposante barre de gouvernail – une mêlée de mains qui poussaient,
tiraient, gagnaient puis perdaient de l’influence.
C’était arrivé du jour au lendemain, et voilà que ça se reproduisait.
— Comment vous vous sentez, monsieur ?
L’homme qui se tenait sur le seuil de l’appartement observait
Donald avec inquiétude. Son badge indiquait qu’il s’appelait Eren.
C’était le directeur du BSP, celui qui dirigeait le bureau des psys au
bout du couloir.
— Encore un peu sonné, dit Donald doucement.
Un homme en bleu passa en courant et disparut au tournant. Une
légère brise lui succéda, un déplacement d’air qui sentait le café et la
transpiration.
— Vous pouvez marcher ? Je suis désolé de vous presser, mais bon,
je pense que vous êtes habitué. Ils vous attendent, en salle de
communications.
Donald acquiesça et le suivit. Dans son souvenir, ces couloirs
étaient plus calmes, il n’y avait pas toutes ces bottes qui couraient et
ces gens qui parlaient fort. Les murs portaient des égratignures qu’il
estimait récentes. Autant de rappels de tout le temps qui s’était
écoulé.
Dans le département des Communications, tous les yeux se
tournèrent vers lui. Quelqu’un avait des ennuis – il le sentit. Eren le
guida vers une chaise. Tout le monde l’observait, dans l’expectative.
Il s’assit et vit qu’il y avait une image figée sur l’écran qui lui faisait
face. On appuya sur une touche et l’image se mit à bouger.
Un rideau de poussière tourbillonnant empêchait d’y voir clair.
Mais là, entre deux épaisses nuées, on pouvait distinguer une
silhouette en grosse combinaison dans un paysage austère, qui
gravissait une petite montée et sortait du champ de la caméra. Il y
avait quelqu’un dehors.
Il se demanda si ce n’était pas lui à l’écran, toutes ces années
auparavant. La combinaison lui rappelait quelque chose. Ils avaient
peut-être filmé sa toquade, sa tentative de suicide, de mourir en
homme libre. Et ils l’avaient réveillé pour le confronter à cette
preuve flagrante. Donald se préparait à l’accusation, à son
châtiment…
— Ça a été filmé plus tôt dans la matinée, dit Eren.
Donald opina en essayant de rester calme. Ce n’était donc pas lui
sur l’écran. Ils ne savaient pas qui il était. Un intense soulagement le
submergea, une vague qui contrastait vivement avec la tension
ambiante. Il se souvint qu’on lui avait dit à son réveil que quelqu’un
avait disparu derrière une colline. C’est la première chose qu’on lui
avait annoncée. C’était donc cette personne qu’on voyait à l’écran.
C’était pour ça qu’on l’avait réveillé. Il s’humecta les lèvres et
demanda de qui il s’agissait.
— On est en train de constituer un dossier à votre intention,
monsieur. On devrait l’avoir d’une minute à l’autre. Ce que l’on sait
pour l’instant, c’est qu’il y avait un nettoyage prévu dans le silo 18 ce
matin. Sauf que…
Eren hésita. Donald délaissa l’écran et surprit le chef du BSP en
train de chercher de l’aide auprès des autres. L’un des opérateurs –
un homme charpenté en salopette orange avec des cheveux drus et
un casque autour du cou – fut le premier à lui porter secours.
— Le nettoyage n’a pas eu lieu, dit-il d’une voix blanche.
Plusieurs hommes en bottes se raidirent. Donald jeta un œil à la
foule qui s’était formée dans la salle et vit comment tous le
regardaient. Ils guettaient sa réaction. Eren baissa les yeux en signe
d’échec. Il devait avoir trente-cinq, quarante ans, le même âge que
Donald, et pourtant il attendait sa punition. C’étaient eux, qui avaient
des ennuis. Pas lui.
Donald essaya de réfléchir. Les gens autour de lui attendaient ses
conseils. Quelque chose clochait dans les factions, et sérieusement,
même. Il avait travaillé avec l’homme pour qui ils le prenaient,
l’homme dont le nom apparaissait sur son badge et ses bottes.
Thurman. Il lui semblait que la veille encore il s’était retrouvé dans
cette même pièce et s’était senti l’égal de cet homme, l’espace d’un
instant. Il avait participé à la sauvegarde d’un silo pendant sa faction
précédente. Et même s’il avait le cerveau embrumé et les jambes
faibles, il savait qu’il était important de maintenir cette façade. Au
moins jusqu’à ce qu’il comprenne ce qui se passait.
— Dans quelle direction se dirigeait-elle ? demanda-t-il avec un
mince filet de voix.
Tout le monde se tenait parfaitement immobile, de sorte qu’aucun
bruissement d’uniforme ne vienne couvrir le son de sa voix.
— En direction du silo 17, répondit quelqu’un au fond de la pièce.
Donald se calma. Il se souvenait de l’Ordre, du danger qu’il y avait
à laisser quiconque échapper à leur vigilance. Ces gens, dans leurs
silos, avec une vue limitée du monde, pensaient qu’ils étaient les
seuls êtres vivants. Ils vivaient dans des bulles qui ne devaient
surtout pas éclater.
— Des nouvelles du 17 ? demanda-t-il.
— Le silo 17 a été liquidé, dit l’opérateur à côté de lui, annonçant
une autre mauvaise nouvelle de la même voix blanche.
Donald s’éclaircit la voix.
— Liquidé ?
Il sonda les visages qui l’entouraient. Les fronts ridés par
l’inquiétude. Eren observa Donald et l’opérateur assis à côté de lui se
tortilla sur sa chaise, mal à l’aise. Sur l’écran, la nettoyeuse
disparaissait derrière la colline.
— Qu’a fait cette nettoyeuse ?
— Ça n’a rien à voir avec elle, dit Eren.
— Le silo 17 est fermé depuis plusieurs factions, dit l’opérateur.
— Oui, bien sûr.
Donald passa une main tremblante dans ses cheveux.
— Vous vous sentez bien ? demanda l’opérateur en risquant un
regard vers son chef, puis vers Donald.
Il savait. Donald sentit que cet homme en uniforme orange avec
des écouteurs autour du cou savait que quelque chose ne tournait pas
rond.
— Encore un peu déboussolé, expliqua Donald.
— Ça ne fait qu’une demi-heure qu’il est réveillé, dit Eren à
l’opérateur.
Il y eut des murmures au fond de la salle.
— Ah, d’accord. C’est juste que… c’est le Berger, vous savez, alors…
Je m’étais imaginé que si on le réveillait il serait prêt à casser la
baraque.
Quelqu’un gloussa juste derrière Donald.
— Qu’est-ce qu’on est censé faire pour la nettoyeuse ? demanda
quelqu’un. On a besoin d’une autorisation avant d’envoyer quelqu’un
à sa poursuite.
— Elle ne peut pas avoir été très loin, dit un autre.
L’ingénieur assis de l’autre côté de Donald prit la parole. Il avait un
seul écouteur collé à l’oreille de façon à pouvoir suivre la
conversation. Il avait le front luisant de sueur.
— Selon le 18, sa combinaison a été modifiée. Impossible de dire
combien de temps elle va durer. Il se pourrait qu’elle soit encore
dehors, messieurs.
L’annonce provoqua un ensemble de murmures. Les
chuchotements faisaient le même bruit que la poussière propulsée
sur la visière d’un casque par des bourrasques de vent. Donald
scrutait l’écran, une colline déserte telle qu’on la voyait du silo 18. La
poussière volait par vagues sombres. Il se rappela ce qu’il avait
ressenti dans ce même paysage, la difficulté qu’il avait éprouvée à
bouger dans cette combinaison, à gravir la pente pourtant douce. Qui
était cette nettoyeuse, et pour qui se prenait-elle ?
— Donnez-moi le dossier de la nettoyeuse dès que possible, dit-il.
Les bavardages cessèrent immédiatement. Sa voix leur en imposait
parce qu’elle était posée, mais aussi à cause du statut qu’ils lui
prêtaient.
— Et je veux tout ce que nous avons sur le 17.
Il coula un regard vers l’opérateur, qui fronçait les sourcils – par
inquiétude ou par suspicion.
— Pour me rafraîchir la mémoire, ajouta Donald.
Eren posa une main sur le dossier de la chaise de Donald.
— Quid du protocole ? demanda-t-il. On ne devrait pas envoyer un
drone pour la retrouver ? Ou fermer le 18 ? Il va y avoir des dégâts
là-bas. C’est la première fois qu’un nettoyage n’aboutit pas.
Donald secoua la tête. Il commençait à y voir plus clair. Il baissa les
yeux sur sa main et se souvint d’un gant qu’il avait déchiré, là,
dehors. Il ne devrait pas être en vie. Il se demanda ce que Thurman
ferait, quel ordre donnerait le vieil homme. Mais il n’était pas
Thurman. Quelqu’un lui avait dit un jour que c’étaient des gens
comme lui qui auraient dû être au pouvoir. Et voilà qu’on lui en
donnait l’occasion.
— Pour l’instant, on ne fait rien, dit-il en se raclant la gorge. Elle
n’ira pas loin.
Les regards se braquèrent sur lui, à la fois choqués et résignés.
Quelques opérateurs finirent par hocher la tête, supposant qu’il
savait ce qu’il faisait. On l’avait réveillé pour maîtriser la situation.
Tout était fait en respect du protocole. Ils pouvaient faire confiance
au système – il était conçu pour fonctionner pratiquement tout seul.
Il fallait simplement que chacun fasse son travail et laisse les autres
s’occuper du reste.
63

Le trajet était court de son appartement au bureau central, ce qui


était a priori le but. Il repensa au bureau d’un PDG qu’il avait déjà vu
avec chambre adjacente. Ce qui semblait impressionnant à première
vue devenait finalement triste une fois qu’on avait compris le
pourquoi de la chose.
Il toqua contre la porte ouverte du bureau des Services
psychologiques. Avant, il considérait ces gens comme des psys, dont
le boulot était d’aider les autres à rester sains d’esprit. Mais il savait à
présent qu’ils étaient en charge de la démence. C’étaient eux qui
avaient le pouvoir. Les chefs des chefs. Le bureau au bout du couloir
était celui où atterrissait tout le travail pénible. Donald songea que
chaque silo avait un maire pour serrer des mains et sauver les
apparences, tout comme le monde d’avant avait des présidents qui se
succédaient. Pendant ce temps, c’étaient les hommes de l’ombre qui
exerçaient le véritable pouvoir, qui jouissaient de mandats illimités.
Le fait que ce silo obéisse à la même supercherie n’était pas
surprenant ; c’était le seul moyen de gouverner que connaissaient ces
hommes.
Dos tourné à son ancien bureau, il frappa un peu plus fort. Eren
leva le nez de son ordinateur et un faible sourire vint briser son
masque de concentration.
— Entrez, dit-il en se levant. Vous avez besoin du bureau ?
— Oui. Mais restez.
Donald traversa la pièce avec précaution, les jambes encore à
moitié endormies, et remarqua qu’à la différence de son uniforme
d’un blanc éclatant, celui d’Eren portait les plis d’usure d’une faction
entamée depuis longtemps. Malgré tout, le chef du BSP semblait
vigoureux et alerte. Sa barbe soigneusement taillée n’était que
légèrement ponctuée de gris. Il aida Donald à s’installer dans le
fauteuil rembourré derrière le bureau.
— On attend toujours le rapport complet sur la nettoyeuse, dit
Eren. Le chef du 18 nous a prévenus qu’il y avait de quoi lire.
— Antécédents ?
Donald pensait que toute personne envoyée au nettoyage devait
avoir des antécédents.
— Il paraît qu’elle était shérif. Je ne suis pas sûr d’y croire. D’un
autre côté, ce ne serait pas le premier représentant de la loi à vouloir
sortir.
— Mais ce serait bel et bien la première fois qu’on perd la trace de
quelqu’un.
— D’après ce qu’on a, oui.
Eren croisa les bras et s’appuya contre le bureau.
— Le cas le plus proche, c’est cet homme que vous avez rattrapé en
haut de la colline. J’imagine que c’est pour ça que le protocole exige
qu’on vous réveille. J’ai entendu des types vous appeler le Berger,
dit-il en riant.
Le surnom fit ciller Donald. Il se sentait davantage mouton que
berger.
— Parlez-moi du 17, dit-il pour changer de sujet. Qui était de
faction quand ce silo a été liquidé ?
— On peut regarder, dit Eren en faisant un geste vers le clavier.
— J’ai, euh, j’ai encore des fourmis dans les doigts, dit Donald en
glissant le clavier vers Eren, qui hésita un instant.
Il finit par se pencher sur les touches et accéda à la liste de noms
par un raccourci. Donald essayait de suivre ce qu’il faisait sur l’écran.
Il y avait des dossiers auxquels il n’avait normalement pas accès, des
menus qui lui étaient inconnus.
— Apparemment, c’était Cooper. Il me semble avoir fini une
faction au moment où lui prenait son poste. Le nom me dit quelque
chose. J’ai envoyé quelqu’un chercher ces dossiers pour vous
également.
— Bien, bien.
Eren arqua les sourcils.
— Vous avez lu les rapports sur le 17 pendant votre dernière
faction, n’est-ce pas ?
Donald ne savait pas si Thurman avait vécu la chute du 17 ou si on
l’avait réveillé au moment des faits.
— Difficile de tout garder en tête, dit-il. Ça fait combien d’années ?
— C’est sûr. Vous étiez en sommeil profond, n’est-ce pas ?
Donald supposait que oui. Eren tapota le bureau du bout des doigts
et Donald coula un regard vers l’homme dans le bureau d’en face,
assis derrière un ordinateur. Il se souvint de ce qu’il avait ressenti en
tant qu’homme théoriquement responsable, se demandant de quoi
les docteurs en uniforme blanc de l’autre côté du couloir pouvaient
bien parler. À présent, il faisait partie de ceux vêtus de blanc.
— Oui, c’est ça, j’étais en sommeil profond, dit Donald.
Ils n’auraient quand même pas changé son corps de place ? Erskine
ou un autre avait peut-être simplement modifié les noms dans la base
de données. Un petit piratage vite fait bien fait, deux références
échangées, et un homme vit la vie d’un autre.
— J’aime être près de ma fille, précisa-t-il.
— Oui, difficile de vous en vouloir.
Les rides sur le front d’Eren se lissèrent.
— J’ai ma femme en bas. Et je commets toujours l’erreur d’aller lui
rendre visite au début de chaque faction.
Il prit une profonde inspiration et pointa l’écran du doigt.
— On a perdu le 17 il y a une trentaine d’années. Il faudrait que je
lance une recherche pour vous donner une date précise. Les raisons
sont encore floues. Il n’y a eu aucun signe d’agitation avant-coureur,
donc on n’a pas eu beaucoup de temps pour réagir. Il y avait un
nettoyage programmé, mais le sas s’est ouvert avec un jour d’avance,
et de façon incohérente. Peut-être un bug, ou une intrusion dans le
système. On n’en sait rien. Les capteurs ont fait état d’une
purification de l’oxygène dans les étages du bas, après quoi une
émeute a gagné tout le silo. On a débranché la prise pendant que les
premiers sortaient du sas. On a à peine eu le temps.
Donald se souvenait du silo 12, qui avait connu la même fin. Les
gens qui s’étaient éparpillés sur le flanc de la colline, les volutes de
brume blanche, ceux qui avaient fait demi-tour et tenté de retourner
à l’intérieur.
— Pas de survivants ? demanda-t-il.
— Quelques âmes errantes. Mais on a perdu le contact radio et les
caméras ne transmettent plus rien. On a continué à appeler par
radio, au cas où il y aurait eu quelqu’un dans la chambre forte.
Donald acquiesça. Le protocole. Eux aussi avaient appelé le silo 12
après sa chute. Mais personne n’avait répondu.
— Quelqu’un a répondu le dernier jour, dit Eren. Une jeune ombre,
ou un technicien, je pense. Ça fait une éternité que je n’ai pas relu les
transcriptions.
Il fit dérouler le rapport sur l’écran.
— Apparemment, on a envoyé le code d’effondrement juste après
cet appel, par mesure de précaution. Donc, même si la nettoyeuse
arrive jusque-là, elle ne trouvera qu’un gros trou dans la terre.
— Elle continuera peut-être à marcher, dit Donald. Quel silo se
trouve à côté ? Le 16 ?
Eren acquiesça.
— Allez donc les appeler, suggéra Donald.
Il essayait de se remémorer la disposition des silos. C’était le genre
de choses dont il devait quand même se souvenir.
— Et contactez tous les silos à proximité du 17, au cas où notre
nettoyeuse prendrait un virage.
— Entendu.
Donald s’émerveilla à nouveau d’être traité comme le grand chef. Il
commençait déjà à s’y croire. Comme lorsqu’il avait été élu au
Congrès, toutes ces écrasantes responsabilités qui avaient pesé sur
lui du jour au lendemain…
Eren se pencha en travers du bureau et appuya sur deux touches
pour se déconnecter. Il sortit d’un pas vif dans le couloir tandis que
Donald scrutait l’écran qui lui demandait un identifiant et un mot de
passe.
Soudain, il s’y croyait beaucoup moins.
64

Dans la salle d’en face, un homme était assis à un bureau qui avait été
le sien. Donald leva les yeux et surprit l’homme en train de le
regarder. Il avait lui-même eu l’habitude d’observer ce qui se passait
dans ce bureau. Et tandis que cet homme – plus costaud que Donald
et avec moins de cheveux – faisait probablement une partie de
solitaire, Donald se débattait avec une énigme d’un autre genre.
Son ancien identifiant, Troy, ne fonctionnait pas. Il tenta de vieux
codes de carte bleue et n’eut pas davantage de succès. Il réfléchit,
inquiet à l’idée de composer trop de codes incorrects. Il avait
pourtant l’impression que la veille encore son compte fonctionnait.
Mais beaucoup de choses s’étaient passées depuis. Beaucoup de
factions. Sans compter que quelqu’un avait joué avec.
Tout semblait converger vers Erskine, le vieil Anglais chargé de la
coordination des factions. Erskine s’était pris d’amitié pour Donald.
Mais quel était le but ? Qu’attendait-il de lui ?
L’espace d’un instant, il envisagea de sortir du bureau et de
déclarer au beau milieu du couloir : “Je ne suis ni Thurman, ni le
Berger, ni Troy. Je m’appelle Donald, et je ne suis même pas censé
être ici.”
Il devrait dire la vérité. Laisser la vérité faire rage, même si les
autres n’y comprenaient rien. “Je suis Donald !” avait-il envie de
crier, comme le bon vieux Hal l’avait fait en son temps. Ils pouvaient
sangler ses bottes à un brancard, le renvoyer dans les limbes
glorieux. L’expédier sur les collines. L’enterrer, comme ils avaient
enterré sa femme. Mais il crierait et le crierait encore, jusqu’à ce qu’il
en soit persuadé : il était bien qui il pensait être.
Au lieu de quoi il essaya le nom d’Erskine avec son propre mot de
passe. Un autre voyant rouge l’avertit que l’identifiant était incorrect,
et l’envie de sortir crier dans le couloir lui passa aussi vite qu’elle
était venue.
Il scrutait l’écran. Il ne semblait pas exister de nombre limite de
tentatives incorrectes, mais combien de temps avant le retour
d’Eren ? Avant de devoir expliquer qu’il n’arrivait pas à se
connecter ? Il pouvait peut-être traverser le couloir, interrompre la
partie de solitaire du chef du silo et lui demander d’extraire son mot
de passe. Il pouvait toujours dire qu’il était encore sonné à cause de
son réveil récent. L’excuse avait marché jusque-là. Mais il se
demanda pour combien de temps encore.
Sans trop y croire, il combina le nom de Thurman et son propre
mot de passe, 2156.
La fenêtre de connexion disparut au profit du menu principal.
L’impression d’être la mauvaise personne s’accrut. Il remua ses
orteils dans ses bottes trop grandes. Sur l’écran, une enveloppe
clignotait. Thurman avait des messages.
Donald cliqua sur l’icône et fit dérouler les messages jusqu’au non-
lu le plus ancien. Il allait peut-être enfin savoir comment il était
arrivé là, ce qui s’était passé pendant la dernière faction de Thurman.
Les dates, qui remontaient à plusieurs siècles, lui donnaient le
vertige. Rapports démographiques. Messages automatiques.
Réponses, transferts. Il vit un message d’Erskine, mais c’était une
simple notification de trop-plein dans les étages inférieurs réservés
aux cryopodes. Les corps inutiles s’entassaient, semblait-il. Un autre
message un peu plus bas était marqué “important”. Le nom de Victor
apparaissait dans le champ “expéditeur”, ce qui attira l’attention de
Donald. Ça devait dater d’avant la deuxième prise de poste de
Donald. Victor était déjà mort la dernière fois où on avait réveillé
Donald. Il ouvrit le message.

Mon vieil ami,


je suis sûr que tu n’apprécieras pas ce que je m’apprête à faire, que tu
considéreras mon geste comme une violation de notre pacte, mais je
l’envisage quant à moi comme une restructuration de la chronologie. Des
faits récents précipitent un peu les choses. Pour moi, du moins. Ton
heure viendra.
J’ai découvert il y a peu pourquoi un de nos silos a eu plus que sa part
de problèmes. Il y a quelqu’un là-bas qui se souvient, et cette femme
confirme ce que je sais de l’humanité tout en perturbant mes certitudes.
On fait de la place pour pouvoir plus tard la remplir. La peur se propage
parce que les purges entraînent une dépendance. Sachant cela, ce que
l’on se fait subir les uns aux autres devient évident. Cela explique la
question que l’on se pose tous, à savoir : pourquoi les sociétés les plus en
déclin sont celles qui ont le moins de besoins ? En atteignant la vérité, je
ressens le besoin d’une autre époque, celui de synthétiser ma pensée et de
présenter ma théorie à un parterre de professionnels. Au lieu de ça, je
suis descendu dans un entrepôt poussiéreux me procurer un pistolet.
Toi et moi avons passé le plus clair de nos vies d’adultes à tenter de
sauver l’humanité. Plusieurs vies d’adultes, même. Cet exploit étant à
présent accompli, une autre question me vient, une question à laquelle je
crains bien de n’avoir aucune réponse et que nous n’avons jamais eu le
courage ni l’audace de nous poser. C’est pourquoi je te demande, mon
cher ami : ce monde que nous avons sauvé, en valait-il la peine ? Nous,
en valions-nous la peine ?
Cette entreprise fut mise sur les rails en partant du principe que oui,
c’était le cas. Mais à présent la question me taraude. Notre exploit sera
d’avoir purgé le monde, mais avoir sauvé l’humanité sera peut-être notre
plus terrible faute. Le monde se porterait peut-être mieux sans nous. Je
n’ai pas la volonté de décider. Je te laisse faire. L’ultime faction, mon ami,
est à toi, car j’ai pour ma part accompli ma dernière. Je ne t’envie pas le
choix que tu devras faire. Le pacte que nous avons conclu il y a si
longtemps me hante comme jamais. Et j’ai l’impression que ce que je
m’apprête à faire… que c’est le chemin le plus simple.

Vincent Wayne Di Marco

Donald relut le dernier paragraphe. C’était une lettre de suicide.


Thurman était donc au courant. Depuis le début, alors que Donald
s’était torturé au sujet de la mort de Victor, Thurman avait su. Il avait
eu ce message en sa possession et ne l’avait pas partagé. Et Donald
s’était presque convaincu que Victor avait été assassiné. À moins que
la lettre ne soit une contrefaçon. Mais Donald chassa cette
éventualité de son esprit. La parano pouvait vite échapper à tout
contrôle. Il fallait qu’il s’accroche à quelque chose.
Il ferma le message, le cœur gros, et remonta la page, toujours en
quête d’indices. Presque en haut de l’écran, il tomba sur un message
ayant pour objet : Urgent – Le Pacte. Donald l’ouvrit. Le texte était
court :

Réveille-moi quand tu liras ce message.


Anna
(Armoirie 20391102)

Donald cligna plusieurs fois des yeux en voyant le nom d’Anna. Il


lança un regard en direction du chef de silo de l’autre côté du couloir
et tendit l’oreille, au cas où des pas arriveraient dans sa direction. Il
eut soudain la chair de poule. Il se frotta les bras, le dessous des
yeux, et lut le message une seconde fois.
Il était bien signé Anna, mais il lui fallut un moment avant de
prendre conscience qu’il ne lui était pas destiné. C’était un échange
entre père et fille. Il n’y avait pas de date d’envoi, ce qui était étrange,
mais il apparaissait tout de même en haut de la liste. Il remontait
peut-être à une période antérieure à leur dernière faction ensemble ?
Peut-être que Thurman et sa fille avaient été en phase d’éveil
récemment ? Donald étudia les chiffres figurant sous sa signature.
20391102. Ça ressemblait à une date. En rapport avec une armoirie,
peut-être, un truc de famille ? Un détail à première vue, qui ne devait
avoir de sens que pour eux deux. Et que penser de la mention du
Pacte, dans la ligne d’objet ? C’était le nom que les silos utilisaient
pour leurs Constitutions. Que pouvait-il y avoir d’urgent par rapport
à ça ?
Un bruit de pas dans le couloir l’arracha à sa réflexion. Eren entra,
fit le tour du bureau et déposa deux dossiers près du clavier puis jeta
un œil à l’écran au moment où Donald réduisait la fenêtre.
— Co-comment ça s’est passé ? demanda Donald. Vous avez réussi
à joindre tout le monde ?
— Oui, répondit Eren en se grattant la barbe. Le chef du silo 16 l’a
mal pris. Ça fait longtemps qu’il occupe ce poste. Trop longtemps,
même, je dirais. Il a proposé de fermer la cafétéria, ou tout du moins
d’éteindre l’écran, juste au cas où.
— Mais il ne va pas le faire.
— Non, je lui ai conseillé de ne franchir le pas qu’en dernier
recours. Inutile de provoquer un mouvement de panique. On voulait
juste les tenir au courant.
— Bien.
Donald aimait quand on pensait à sa place. Il ressentait moins de
pression.
— Vous avez besoin de votre bureau ? demanda-t-il en faisant mine
de se déconnecter.
— Non, en fait, je vous laisse en poste si ça ne vous dérange pas.
Eren jeta un œil à la pendule dans le coin de l’écran.
— Je reprendrai cet après-midi. Comment vous sentez-vous, au
fait ? Des tremblements ?
Donald secoua la tête.
— Non, ça va. Au fil du temps, les réveils sont de plus en plus
faciles.
Eren s’esclaffa.
— Oui… J’ai vu le nombre de factions que vous avez effectuées.
Sans compter la double il y a quelque temps. Je dois dire que je ne
vous envie pas du tout. Mais vous semblez bien vous en sortir.
Donald toussa.
— Oui, dit-il en prenant le premier dossier. C’est ce que nous
avons sur le 17 ?
— Oui. Le plus épais, c’est celui de votre nettoyeuse. Il faudrait
peut-être contacter le chef du 18 dans la journée. Il est plutôt secoué,
vu qu’il encaisse toute la responsabilité… Il s’appelle Bernard. Ça
gronde déjà dans ses étages inférieurs, en raison du nettoyage qui n’a
pas abouti, alors il s’attend à un soulèvement. Je suis sûr qu’il
apprécierait un petit coup de fil.
— Je n’y manquerai pas.
— Ah, et il n’a pas encore d’assistant officiel. Sa dernière ombre ne
faisait pas l’affaire, et il retarde sans cesse le remplacement… J’espère
que vous ne m’en voudrez pas, mais je lui ai dit d’accélérer la
procédure. Juste au cas où.
— Non, non, vous avez bien fait, dit Donald en agitant la main. Je
ne suis pas là pour vous empêcher de travailler.
Il se garda bien d’ajouter qu’il n’avait absolument aucune idée de la
raison de sa présence ici.
Eren sourit en hochant la tête.
— Parfait. Bon, si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez
pas à m’appeler. Le type d’en face s’appelle Gable. Il avait un poste
ici avec nous avant, mais il n’était pas à la hauteur. Quand on lui a
donné le choix, il a préféré perdre ses souvenirs à la cryogénisation.
Un brave type. Esprit d’équipe. Il sera dans les parages encore
quelques mois, vous pouvez lui demander ce que vous voulez.
Donald scruta l’homme de l’autre côté du couloir. Il se rappelait la
sensation de vide qu’il avait éprouvée derrière ce bureau, ce creux
qu’il avait ressenti au cœur de son être. Le fait qu’il se retrouve
parachuté là lui avait semblé absurde, puisque simplement dû à un
changement de dernière minute avec son ami Mick. Il n’avait jamais
songé à la façon dont les autres étaient sélectionnés. La simple idée
que l’on puisse postuler volontairement à un tel poste l’emplissait de
tristesse.
Eren tendit la main. Donald l’observa une seconde avant de la
serrer.
— Je suis désolé qu’on ait dû vous réveiller, dit Eren. Mais je dois
dire que je suis sacrément heureux de vous avoir parmi nous.
SILO 17
2312
Premier jour

65

La boîte fixée au mur faisait un bruit continu. Son père avait appelé
ça une radio. Le son, c’était un peu comme une personne qui siffle et
qui crache. La cage qui la protégeait ressemblait à une bouche aux
lèvres retroussées, avec des barres de fer en guise de dents.
Jimmy avait envie de la faire taire, mais peur de la toucher ou de
régler le moindre bouton. Il attendait d’avoir des nouvelles de son
père, qui l’avait abandonné dans cette pièce étrange, sorte de
labyrinthe secret entre deux étages.
Existait-il d’autres cachettes comme celle-ci ? Par la porte
entrouverte, il jeta un œil à cette autre pièce que son père lui avait
montrée, celle qui ressemblait à un petit appartement, avec sa
cuisinière, sa table, ses chaises. Au retour de ses parents, est-ce qu’ils
allaient passer la nuit ici ? Combien de temps avant que l’agitation se
dissipe et qu’il revoie ses amis ? Il espérait que ce ne serait pas trop
long.
En lançant un regard noir à la bruyante boîte noire, il palpa la clé
contre son torse. Il avait les côtes endolories et sentait une boule se
former dans sa cuisse, à l’endroit où elle avait heurté quelqu’un à
l’atterrissage. Son épaule lui faisait mal lorsqu’il levait le bras. Il se
tourna vers l’écran pour chercher sa mère, mais elle n’y figurait plus.
La foule continuait de progresser par à-coups. L’escalier croulait sous
une affluence qu’il n’avait pas été conçu pour soutenir.
Jimmy tendit la main vers les commandes du boîtier que son père
avait utilisé. Il tourna un bouton, et la vue changea. C’était un couloir
vide. On pouvait lire le chiffre 33 dans le coin inférieur gauche de
l’écran. Il tourna le bouton davantage et vit un couloir différent. Il y
avait une traînée de vêtements par terre, comme si quelqu’un était
passé par là avec un panier à linge percé. Rien ne bougeait.
Il essaya un autre bouton et le nombre 32 s’afficha. Il remontait les
étages. Il tourna le premier bouton jusqu’à ce qu’il retombe sur
l’escalier. Quelque chose passa en flèche et disparut de l’écran. Des
gens se penchèrent par-dessus la rampe, bouche bée, terrifiés. Il n’y
avait pas de son, mais Jimmy entendait encore le cri de la femme qui
était tombée plus tôt. C’était trop haut pour qu’il puisse s’agir de sa
mère, se consola-t-il. Son père allait la trouver et la ramener. Son
père avait une arme.
En tournant les boutons, il cherchait à localiser ses parents, mais
apparemment tous les angles n’étaient pas couverts. Et il ne savait
pas comment faire pour multiplier les fenêtres à l’écran. Il ne s’en
sortait pas trop mal en informatique – comme son père, il
travaillerait au DIT un jour – mais le petit boîtier était aussi contre-
intuitif que les profondeurs du silo. Il revint au 34 et trouva l’entrée
principale. Il distinguait une porte en acier au bout d’un long couloir.
Étalé sur le sol gisait Yani. Il n’avait pas bougé, il était très
probablement mort. Les hommes qui s’étaient penchés sur lui
n’étaient plus là, et il y avait un autre corps au bout du couloir, près
de la porte. La couleur de sa combinaison indiqua à Jimmy que ce
n’était pas son père. Son père avait dû tuer cet homme en sortant.
Jimmy aurait préféré ne pas rester tout seul.
Au-dessus de sa tête, les voyants rouges continuaient à clignoter
rageusement, et sur l’écran, l’image demeurait immobile. Impatient,
Jimmy commença à tourner en rond. Il alla à l’autre bureau, tourna
les pages du gros livre. L’ouvrage avait dû coûter une fortune en
papier, la découpe était parfaite et les pages incroyablement lisses au
toucher. Le bureau et la chaise étaient en bois véritable, et non peints
pour en avoir l’aspect. Il s’en assura en grattant la surface avec son
ongle.
Il ferma le livre pour lire la couverture. Le mot Ordre y était gravé
en lettres étincelantes. Il le rouvrit, et s’aperçut qu’il avait perdu la
page de quelqu’un. La radio continuait à grésiller. Jimmy se retourna
pour jeter un œil à l’écran, mais il ne se passait rien dans le couloir.
Ce bruit commençait à lui taper sur les nerfs. Il avait envie de baisser
le volume, mais trop peur d’éteindre l’appareil par mégarde. Et son
père ne pourrait pas le contacter s’il déréglait quelque chose.
Il continua à faire les cent pas. Il y avait une étagère dans un coin,
avec des boîtes en métal sur tous les rayonnages, du sol au plafond. Il
en sortit une, en éprouva le poids. Il fit jouer le fermoir jusqu’à ce
qu’il réussisse à l’ouvrir. Le couvercle se souleva avec un petit
souffle. À l’intérieur se trouvait un livre. En passant en revue toutes
les boîtes, Jimmy vit l’énorme quantité de coupons qu’il y avait à se
faire. Il n’ouvrit pas le livre, pensant qu’il serait plein de mots
ennuyeux comme celui posé sur le bureau.
De retour à l’autre bureau, il examina l’ordinateur du dessous et vit
qu’il n’était pas allumé. Tous les voyants étaient éteints. Il suivit le fil
qui partait du boîtier noir et s’aperçut qu’un fil différent reliait
l’écran à l’ordinateur. La machine qui créait les fenêtres – qui pouvait
voir à distance et au-delà des angles – était contrôlée par autre chose.
Le bouton de mise sous tension, une fois actionné, n’aboutit à rien. Il
y avait comme une serrure. Jimmy se pencha pour examiner les
connexions à l’arrière, pour s’assurer que tout était bien branché,
lorsque la radio grésilla plus fort.
— Avons besoin de quelqu’un au rapport. Allô…
Jimmy se cogna la tête contre le bureau. Il courut jusqu’à la radio,
mais ce n’étaient à nouveau que des bruits parasites. Il attrapa
l’appareil au bout du cordon à ressorts – l’objet que son père avait
surnommé Micro – et appuya sur le bouton.
— Papa ? Papa, c’est toi ?
Il relâcha le bouton et regarda le plafond. Il tendit l’oreille,
espérant un bruit de pas. À l’écran, un couloir toujours désert. Il
valait peut-être mieux qu’il monte attendre derrière la porte.
Une voix retentit dans la radio.
— Shérif ? Qui êtes-vous ?
Jimmy appuya sur le bouton.
— Ici Jimmy. Jimmy Parker. Qui…
Le bouton glissa sous son doigt, et les sifflements revinrent. Il
essuya ses mains moites sur sa combinaison et reprit l’appareil en
main.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
— Le fils de Russ ?
Silence.
— Petit, qui es-tu ?
Il ne voulait pas le dire. La radio continua à souffler.
— Jimmy, ici l’adjoint Hines. Passe-moi ton père.
Jimmy appuya sur le bouton pour dire que son père n’était pas là,
mais une autre voix s’invita dans la conversation. Il la reconnut
aussitôt.
— Mitch, ici Russ.
Papa ! Il y avait énormément de bruit en fond sonore. Des gens qui
criaient. Jimmy tenait son micro à deux mains.
— Papa ! S’il te plaît, reviens !
Son père prit la parole.
— James, attends, tais-toi. Mitch, j’ai besoin que tu – le bruit ambiant
couvrit ses paroles – et que tu arrêtes la circulation. Les gens sont
complètement ratatinés en haut.
— Bien reçu.
Son père s’adressait au shérif adjoint, qui réagissait comme s’il
était aux commandes.
— On a une brèche en haut, alors je ne sais pas de combien de temps
tu disposes, mais je dirais que tu es le shérif jusqu’à nouvel ordre.
— Bien reçu, répondit Mitch.
La radio faisait trembler sa voix.
— Fiston – son père criait à présent pour se faire entendre par-
dessus l’atroce vacarme. Je vais chercher ta mère, d’accord ? Reste où tu
es, James. Ne bouge surtout pas.
— D’accord, répondit Jimmy avant de raccrocher son micro au
mur, les mains tremblantes.
Il retourna à l’ordinateur, à son boîtier. Il se sentait seul et
impuissant. Il aurait dû être dehors pour prêter main-forte à son
père. Il se demanda dans combien de temps ses parents
reviendraient, dans combien de temps il pourrait revoir ses amis. Il
espérait que ce ne serait pas trop long.
66

Les heures passèrent. Jimmy aurait voulu être n’importe où. En tout
cas ailleurs que dans cette pièce confinée. Il se faufila dans le passage
sombre jusqu’à l’échelle, leva la tête et tendit l’oreille. Il y avait une
sorte de vibration dont il ne distinguait pas l’origine. Le grésillement
de la radio était à peine audible au bout du couloir. Il ne voulait pas
trop s’en éloigner, mais craignait que son père n’ait besoin de lui près
de la porte… Il aurait fallu qu’il soit aux deux endroits en même
temps.
Il retourna dans la pièce aux deux bureaux. Il jeta un regard au
long fusil posé contre le mur, le même dont son père s’était servi
pour tuer Yani. Jimmy avait peur de le toucher. Si seulement son
père était là. C’était sa propre faute si sa mère et lui avaient été
séparés. Ils auraient dû arriver en bas ensemble. Mais il se souvint de
la foule dans l’escalier, si compacte. S’il avait été plus prompt à suivre
sa mère, ils n’auraient pas échoué dans cette marée humaine. La
seule raison pour laquelle ils se retrouvaient tous dans cette
situation, c’était parce que sa mère était venue le chercher. Sans lui,
ses parents seraient dans cette pièce, ensemble et en sécurité.
— James…
Jimmy fit volte-face. La voix de son père était là, avec lui. Il lui
fallut un moment avant de se rendre compte que la radio n’émettait
plus de parasites.
— Fiston, tu es là ?
Il se rua sur la radio, attrapa le micro, avec l’impression qu’il
n’avait pas entendu de voix depuis des heures. Trop longtemps en
tout cas. Lorsqu’il appuya sur le bouton, il perçut un mouvement du
coin de l’œil. Quelqu’un bougeait sur l’écran.
— Papa ?
Il tendit le cordon à travers la pièce et regarda l’écran de plus près.
Son père était de l’autre côté de la porte en acier, au bout du couloir.
Au premier plan, on voyait encore Yani, inerte. L’autre corps avait
disparu. Son père était dos à la caméra, radio portable à la main.
— J’arrive ! cria Jimmy dans le micro, qu’il laissa tomber pour
s’engouffrer dans le couloir et grimper à l’échelle.
— Jimmy ! Non…
Les paroles de son père furent interrompues par un cri de douleur.
Jimmy se retourna dans un couinement de bottes. Il se rattrapa au
coin du bureau pour ne pas tomber. Un autre homme avait fait son
apparition à l’écran, et son père était plié en deux, visiblement mal
en point. Cet homme tenait le fusil. Il se pencha pour ramasser un
objet qu’il porta à sa bouche. C’était la radio que le père de Jimmy
avait prise dans cette pièce.
— Allô ? C’est bien le fils de Russ ?
Jimmy observait l’homme à l’écran.
— Oui. Ne faites pas de mal à mon père.
Le grésillement était revenu. Les voyant rouges continuaient de
clignoter.
Jimmy se traita d’imbécile. Ils ne l’entendaient pas. Il s’écarta du
bureau pour reprendre le micro qui pendouillait au bout de son
cordon.
— Je vous en prie, ne lui faites pas de mal, dit-il en appuyant sur le
bouton.
L’homme se tourna et regarda droit dans la caméra. C’était un des
agents de sécurité. Jimmy perçut quelques mouvements au tournant
du couloir ; d’autres personnes hors de sa vue.
— James, c’est bien ça ?
Jimmy acquiesça. Il vit son père se redresser et faire un geste en
direction de quelqu’un qui n’était pas dans le champ de la caméra ; il
caressa l’air de sa paume en signe d’apaisement, comme pour calmer
quelqu’un.
— Quel est le nouveau code ? demanda l’homme qui tenait la radio.
Jimmy ne voulait pas lui dire. Mais il voulait que son père
revienne. Il ne savait pas quoi faire.
— Le code, répéta l’homme en pointant le fusil sur le père de
Jimmy.
Jimmy vit que son père disait quelque chose en gesticulant vers la
radio. L’agent de sécurité hésita puis finit par la lui tendre. Le père de
Jimmy plaqua l’appareil contre sa bouche.
— Ils vont te tuer, déclara son père avec un calme déconcertant,
comme s’il disait à son fils de faire ses lacets.
L’homme agita le bras, et quelqu’un se rua sur le père de Jimmy.
— Ils nous tueront tous de toute façon ! cria son père en se débattant
pour garder la radio. Et ils te tueront dès que tu ouvriras cette porte !
Jimmy cria en voyant le deuxième homme lâcher ses coups. Son
père avait beau se débattre, les autres le frappèrent encore, jusqu’à ce
que l’agent de sécurité fasse signe à l’autre homme de s’écarter. La
pièce s’emplit à nouveau de grésillements, et donc Jimmy n’entendit
pas les coups de feu, mais il vit les courtes flammes jaillir du canon,
vit son père tressauter sous les balles avant de s’effondrer en une
masse aussi inerte que le corps de Yani.
Il laissa tomber le micro et attrapa l’écran à deux mains. Il hurla
sur cette fenêtre cruelle par laquelle il entrevoyait le monde, tandis
que les gardes en uniforme argenté observaient l’homme qui avait
été son père. D’autres hommes apparurent dans le coin de l’écran. Ils
traînaient derrière eux la mère de Jimmy, qui se débattait et poussait
des cris muets.
67

— Non, non, non, non…


Tout autour de Jimmy n’était que parasites et battements de cœur.
Les deux hommes violentaient sa mère, qui se redressa et se débattit
pour leur échapper. Ses pieds ruaient. Sous elle gisait le père de
Jimmy, immobile.
— Ouvre cette putain de porte ! hurla l’homme dans l’appareil.
Les mots déchirèrent les tympans de Jimmy. Il détestait cette
radio. Il plongea à nouveau pour saisir le micro, mais se reprit : il
attrapa la seconde radio portable à la place. Un des boutons indiquait
On. Il le tourna jusqu’à ce qu’il entende les grésillements puis se
tourna vers l’écran, radio contre la bouche.
— Arrêtez, dit Jimmy en se rendant compte qu’il pleurait. J’arrive.
Il eut du mal à s’arracher à l’écran, à la vue de sa mère. En se
précipitant dans le couloir, il la voyait encore, ses bottes qui ruaient,
son corps qui se débattait. Il l’entendit crier en fond sonore lorsque
l’homme le contacta à nouveau.
— Donne-moi le code !
Jimmy coinça la dragonne de la radio entre ses dents et gravit les
échelons, faisant fi de ses douleurs à l’épaule et au genou. Il
déverrouilla la poignée de la grille et la vira sur le côté. Il reprit la
radio à la main. Le même feu semblait animer les voyants au-dessus
de sa tête et de sa poitrine. Son père était aussi mort que Yani.
— J’arrive, j’arrive ! dit-il dans la radio.
L’homme hurla quelque chose, mais Jimmy n’entendait que les cris
de sa mère et ses propres battements de cœur, assourdissants. Il
passa en courant sous les pulsations lumineuses et entre les serveurs.
Les lacets d’une de ses bottes s’étaient défaits. Ils fouettaient l’air à
chacun de ses pas, et il songea à nouveau aux jambes de sa mère.
Courant aveuglément, il fonça dans la porte. Il entendait des cris
étouffés de l’autre côté. Les mêmes qui lui parvenaient par la radio.
Jimmy tapa contre la porte en criant dans sa radio.
— Ça va, je suis là, je suis là !
— Le code ! hurla l’homme.
Jimmy se posta face au clavier. Ses mains tremblaient. Sa vision se
brouilla. Il imagina sa mère de l’autre côté, le fusil pointé sur elle. Il
sentait la présence de son père à quelques mètres de lui, juste de
l’autre côté de cette porte d’acier. Les larmes roulaient sur ses joues.
Il composa les deux premiers chiffres, l’étage de son appartement, et
hésita. Il se trompait. C’était douze dix-huit, pas dix-huit douze. À
moins que ? Il entra les deux autres chiffres, mais le clavier émit une
lueur rouge, et la porte refusa de s’ouvrir.
— Qu’est-ce que tu fous ? s’énerva l’homme dans sa radio. Dis-moi le
code, c’est tout !
Chevrotant, Jimmy porta la radio à sa bouche.
— Je vous en prie, ne lui faites pas de mal…
— Si tu ne fais pas ce que je te dis, je la bute. T’as compris ?
L’homme avait l’air terrifié. Il avait peut-être plus peur que Jimmy.
Jimmy acquiesça. Il composa à nouveau les deux premiers chiffres,
les bons cette fois, puis s’arrêta et songea à ce que lui avait dit son
père. Ils le tueraient. Ils les tueraient sa mère et lui à la minute où il
les laisserait entrer ici. Mais c’était sa mère et…
Le digicode clignotait impatiemment. L’homme lui cria de se
dépêcher, hurla qu’au bout de trois tentatives incorrectes, il faudrait
attendre une journée entière. Paralysé par la peur, Jimmy ne fit rien.
Le clavier émit à nouveau une lueur rouge et se tut.
Une détonation retentit de l’autre côté de la porte. Un coup de feu.
Jimmy serra la radio de toutes ses forces en hurlant. Lorsqu’il relâcha
l’appareil, il entendit les cris de sa mère.
— La prochaine fois, ce ne sera pas un avertissement, dit l’homme.
Maintenant, je t’interdis de toucher le clavier. Donne-moi le code,
d’accord ? Allez, dépêche-toi.
Jimmy bredouilla. Il essayait d’articuler, de prononcer les chiffres
correctement, mais rien ne sortait. Le front appuyé contre la porte, il
entendait sa mère se débattre de l’autre côté.
— Le code, répéta l’homme, étrangement calme.
Jimmy entendit un grognement. Puis quelqu’un cria “Salope !”. Sa
mère hurla à Jimmy de ne rien donner du tout. Il entendit un coup, le
bruit de quelqu’un qu’on redressait contre le mur. Sa mère n’était
qu’à quelques centimètres de lui. Le bip étouffé d’un code qu’on
composait retentit, quatre fois sur la même touche, puis le bip
d’erreur – la troisième tentative avait échoué.
D’autres cris. Puis le rugissement d’une arme à feu, plus fort, plus
vindicatif. Jimmy hurla, tapa du poing contre l’acier froid. Les
hommes lui aboyaient leurs ordres par radio. Des cris filtraient aussi
à travers l’épaisse porte, mais aucun de ces bruits ne provenait de sa
mère.
Jimmy se laissa glisser à terre, la radio contre le ventre, et se roula
en boule tandis que les cris et la colère de l’extérieur s’insinuaient en
lui. Le corps secoué de sanglots, il sentait le revêtement métallique
du sol, âpre contre sa joue. Tandis que la violence faisait rage, les
voyants continuaient de clignoter au-dessus de lui. Avec une
régularité effrayante. Ils n’avaient finalement rien d’un pouls
humain.
SILO 1
2345

68

Lorsque Donald revint dans sa chambre, un sac en plastique


l’attendait sur son lit. Il ferma la porte pour faire écran à la
cacophonie extérieure, chercha un verrou mais n’en trouva pas.
C’était une chambre perdue au milieu des bureaux, un endroit pour
les hommes sur le pied de guerre, les hommes qui restaient éveillés
tant qu’on avait besoin d’eux.
Donald supposa que c’était l’endroit où logeait Thurman lorsqu’on
l’appelait pour une urgence. Puis il se rappela le nom inscrit sur ses
bottes et se rendit compte qu’il n’avait pas besoin de supposer :
c’était en train de se passer.
Il remarqua qu’on avait enlevé le fauteuil roulant et laissé un verre
d’eau sur sa table de chevet. Il lança les dossiers que lui avait donnés
Eren sur son lit, s’assit à côté et, curieux, prit le sac en plastique.
“Faction”, pouvait-on y lire en lettres réalisées au pochoir. Le
plastique, transparent mais froissé au fil du temps, ne laissait rien
deviner du contenu. Donald l’ouvrit et renversa le tout sur le lit.
Deux plaques d’identité métallique et une fine chaîne
s’entrechoquèrent. En y regardant de près, Donald vit qu’elles
appartenaient à Thurman. Minces et bosselées, dépourvues du bord
en caoutchouc que portaient, dans son souvenir, celles de sa sœur,
elles ressemblaient à des antiquités. Ce qu’elles étaient, au final.
Il y avait aussi un petit canif. Le manche semblait en ivoire, mais
c’était probablement une imitation. Donald ouvrit la lame et la testa
contre son pouce. Les deux côtés étaient aussi émoussés l’un que
l’autre. Quant à la pointe, elle était cassée, peut-être après avoir été
utilisée pour ouvrir quelque chose. C’était davantage une relique, un
souvenir, qu’un véritable couteau.
Le dernier objet était une pièce de vingt-cinq cents. Soudain, la
forme et le poids de cette chose autrefois si banale l’oppressèrent. Il
songea à la disparition d’une civilisation tout entière. Il semblait
impossible qu’on puisse éradiquer autant de gens d’un seul coup,
mais il pensa aux monnaies romaine ou maya exposées dans les
musées. Il tourna et retourna la pièce dans sa main et songea, étonné,
à ce que cette relique d’un monde disparu avait d’inhabituel.
Normalement, c’étaient les gens qui mouraient et les cultures qui
perduraient. Mais là, c’était le contraire.
Un autre détail attira son attention. La pièce n’avait pas de côté
pile. Seulement deux faces. Il rit et l’observa de plus près, se
demandant s’il s’agissait d’une fausse pièce, mais elle avait à part cela
tout d’une vraie. On distinguait sur l’une des faces un demi-arc de
cercle, un poinçon mal exécuté. S’agissait-il d’une erreur ? Peut-être
d’un cadeau à Thurman, de la part d’un ami des Finances ?
Il posa tous les objets sur la table de chevet et se remémora le
message qu’Anna avait envoyé à son père. Il fut surpris de ne rien
trouver évoquant de près ou de loin des armoiries. Le message,
urgent, avait mentionné ce terme, et une date. Donald plia le sac et le
glissa sous le verre d’eau. Dans le couloir, les gens allaient et
venaient, pressés. Le silo était en proie à la panique. Il se dit que si le
vrai Thurman était dans les parages, il sortirait en trombe de sa
chambre et fulminerait lui aussi, aboierait ses ordres, liquiderait des
silos, déciderait du sort de milliers de gens.
Il toussa dans le creux de son bras, une gêne dans la gorge.
Quelqu’un l’avait mis à ce poste. Erskine, ou Victor, par-delà la mort,
ou peut-être un pirate aux desseins plus sombres. Il n’avait pas le
moindre début de piste.
En soupesant les deux dossiers, il songea à la panique qu’avait
provoquée la disparition des écrans de contrôle de la nettoyeuse. À la
violence qui couvait dans les profondeurs d’un autre silo. De
nouveaux mystères, qui ne l’intéressaient pas. Ce que lui voulait
savoir, c’était pourquoi il était réveillé, pourquoi il était même vivant.
Qu’y avait-il au juste, dehors, au-delà de ces murs ? Quel était le plan,
une fois que les factions seraient terminées ? Que réservaient-ils au
monde ? Adviendrait-il un jour où les gens qui vivaient sous terre
seraient libérés ?
Mais en imaginant comment cette dernière faction se déroulerait,
il eut comme un doute. Il voyait mal les choses se finir aussi
simplement. Chaque couche du mystère avait recelé jusque-là son lot
de mensonges, et il ne pensait pas en avoir fini. Peut-être qu’on
l’avait mis au poste de Thurman pour qu’il continue à creuser.
Il se souvint à nouveau de ce que lui avait dit Erskine sur les gens
comme lui, sur le pouvoir. À moins que ce ne soit Victor qui l’ait dit
à Erskine ? Il ne savait plus. Ce qu’il savait en revanche, et il tapota
son badge pour s’en assurer – un badge qui lui ouvrirait des portes
auparavant interdites – c’est qu’il était à présent à un poste-clé. Il y
avait des questions auxquelles il exigeait des réponses. Et il était en
mesure de les poser.
Il toussa à nouveau, incapable d’apaiser cette gêne qu’il éprouvait
dans la gorge. Il ouvrit l’un des dossiers et attrapa son verre d’eau. En
avalant quelques gorgées, il entama sa lecture, sans remarquer la
petite trace qu’il avait laissée en toussant, la tache de sang au creux
de son bras.
SILO 17
2312
Première semaine

69

Jimmy refusait de bouger. Il ne le pouvait pas, de toute façon. Il


demeura longtemps pelotonné sur les grilles métalliques du sol, sous
les voyants rouges qui n’en finissaient pas de clignoter.
Et de l’autre côté de la porte, les gens n’en finissaient pas de crier,
que ce fût à son adresse ou entre eux. Jimmy somnolait, se réveillait
en sursaut. Des coups de feu étouffés résonnaient, tirés directement
sur la porte. Le digicode émettait ses vibrations réprobatrices. Au
moindre chiffre composé, il réagissait. Le monde entier semblait
ligué contre Jimmy.
Il rêvait de sang. Du sang s’infiltrait par-dessous la porte et
emplissait la pièce où il se trouvait. Il se dressait, prenait la forme de
son père et de sa mère, qui lui faisaient la morale, lui criaient des
choses qu’il ne pouvait entendre.
L’agitation de l’autre côté de la porte allait et venait. Ces hommes-
là se battaient. Ils se battaient pour entrer où Jimmy se trouvait, pour
être en sécurité. Sauf que Jimmy ne se sentait pas en sécurité. Il se
sentait seul. Il avait faim. Il avait envie de pisser.
Il eut un mal fou à se relever. Sa joue fit un drôle de bruit
lorsqu’elle se décolla de la plaque de métal. Il essuya la bave qui avait
coulé le long de son visage et sentit les marques en losange
imprimées en relief sur sa peau. Ses articulations étaient raides. Il
avait les yeux collés tellement il avait pleuré. Il trébucha jusque dans
le coin le plus reculé de la pièce et tira avec force sur sa combinaison
avant de s’oublier sur lui.
Son urine éclaboussa le sol et coula abondamment le long des fils
électriques qui passaient là. Son estomac grondait, mais il ne voulait
pas manger. Il préférait dépérir. Il lança un regard noir aux voyants
lumineux qui lui vrillaient le crâne. Son estomac lui en voulait. Tout
le monde lui en voulait.
De retour à la porte, il attendit que quelqu’un crie son prénom. Il
tapa le chiffre 1 sur le clavier, et la porte grogna aussitôt. Elle aussi
lui en voulait.
Il avait envie de se rallonger par terre, de se rouler en boule, mais
son estomac lui ordonna d’aller chercher de la nourriture. En bas. Il
y avait des lits et à manger en bas. Hébété, il marcha entre les
machines noires, effleurant par moments leur enveloppe chaude
pour retrouver l’équilibre. Elles cliquetaient et ronronnaient, comme
si tout était normal. Les voyants rouges clignotaient. Jimmy se faufila
entre ces grosses boîtes jusqu’à ce qu’il retrouve le trou dans le sol.
En posant ses pieds sur un échelon, il remarqua le bourdonnement
qui accompagnait le clignotement des voyants rouges. Il se releva et
rampa au sol en quête de l’origine du bruit. Il le localisa dans le
serveur dont le panneau arrière était ouvert. Son père avait appelé ça
un truc de transmission. Où était son père, déjà ? Ah oui, parti
chercher sa mère. Il y avait autre chose…
Jimmy ne se rappelait pas. Il tâta sa poitrine et sentit la clé contre
son sternum. Le bourdonnement était parfaitement synchrone avec
les éclairs rouges que lançaient les voyants lumineux. C’était cette
machine qui produisait ces pulsations qui lui vrillaient le crâne. Il
jeta un œil dans la machine. Un pôle de transmissions, c’est comme
ça que son père l’avait appelé. Un casque à écouteurs était pendu à
un crochet. Si seulement son père avait été là… Mais ça semblait être
un souhait irréalisable. Jimmy prit le casque d’une main hésitante.
Un fil pendait d’un côté, dont l’embout ressemblait à quelque chose
qu’il avait déjà vu en cours d’informatique. Il chercha un endroit où
le brancher et vit une rangée de prises. Le voyant de l’une d’elles
clignotait. La no 40.
Jimmy chaussa le casque. Il enfonça l’embout dans la prise jusqu’à
ce qu’il sente un petit clic. Les voyants rouges cessèrent
immédiatement de clignoter et une voix émergea, comme par la
radio, mais plus claire.
— Allô ?
Jimmy ne répondit pas.
— Il y a quelqu’un ?
Jimmy s’éclaircit la voix.
— Oui, dit-il.
Ça lui faisait bizarre de parler à une pièce vide. Encore plus
qu’avec la radio. Il avait l’impression de se parler à lui-même.
— Est-ce que tout le monde va bien ? demanda la voix.
— Non.
Jimmy se rappela l’escalier, sa chute, Yani, et quelque chose de
plus horrible encore de l’autre côté de la porte.
— Non, répéta-t-il en essuyant les larmes qui roulaient sur ses
joues. Tout le monde ne va pas bien !
Il entendit des marmonnements à l’autre bout de la ligne. Il renifla.
— Allô ?
— Que s’est-il passé ? demanda la voix.
Jimmy trouva que l’homme qui lui parlait avait l’air en colère.
Comme ceux de l’autre côté de la porte.
— Tout le monde courait, dit Jimmy avant de s’essuyer le nez. Ils
allaient tous en haut. Je suis tombé. Mon père et ma mère…
— Y a-t-il des victimes ? demanda l’homme du niveau 40.
Jimmy repensa au corps qu’il avait vu dans l’escalier, avec
l’affreuse blessure à la tête. Puis à la femme qui avait chuté par-
dessus la rampe, dont le cri avait été avalé par le silence du fond.
— Oui.
L’homme jura, à voix basse, mais en colère. Puis ajouta :
— On arrive trop tard.
Mais il semblait moins direct, comme s’il parlait à quelqu’un
d’autre.
— Trop tard pour quoi ? voulut savoir Jimmy.
Un clic, puis une tonalité en continu. Le voyant au-dessus du no 40
s’éteignit.
— Allô ?
Jimmy attendit.
— Allô ? insista-t-il.
Il chercha autour de lui un bouton sur lequel appuyer, une façon
de faire revenir les voix. Il y avait tout un tas de prises, numérotées
de 1 à 50. Pourquoi cinquante étages seulement ? Il jeta un œil au
serveur qui se trouvait derrière lui et se demanda s’il y avait d’autres
pôles de transmissions en liaison avec le reste du silo. Celui-ci devait
correspondre au premier tiers. Il devait y en avoir un pour le milieu
et un autre pour le fond. Il débrancha le casque et la tonalité cessa.
Il se demanda s’il pouvait appeler un autre étage. Peut-être un
magasin près de chez lui. Il fit courir son doigt le long des chiffres en
quête du 18 et remarqua que le 17 manquait. Il n’y avait pas de prise
pour le no 17. Pourquoi ? Soudain, les voyants s’animèrent à nouveau
au-dessus de sa tête. Il jeta un coup d’œil au 40, mais il était éteint.
C’était le sommet qui appelait : le voyant du no 1 clignotait. Il avait
toujours l’embout du casque dans la main ; il le brancha dans la prise
no 1.
— Allô ?
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel chez vous ?
Jimmy se recroquevilla. Son père lui avait déjà parlé sur ce ton,
mais pas depuis longtemps. Il ne savait pas quoi dire.
— C’est Jerry ? Russ, peut-être ?
Russ, c’était son père. Et Jerry, le patron de son père. Jimmy se
rendit compte qu’il n’aurait pas dû jouer avec ces trucs.
— Non, ici Jimmy, dit-il.
— Qui ça ?
— Jimmy. Le type du niveau 40 a dit que c’était trop tard. Je lui ai
raconté ce qui s’est passé.
— Trop tard ?
Il y eut un bruit de conversation. Jimmy tortillait le cordon. Il
faisait une bêtise.
— Comment tu es entré là ?
— C’est mon père qui m’a fait entrer, répondit-il, forcé à parler
franchement tellement il avait peur.
— On vous supprime, dit la voix. Liquidez-les tout de suite.
Jimmy ne savait pas quoi faire. Il entendit un sifflement. Il pensait
que ça provenait du casque, jusqu’à ce qu’il remarque la vapeur
blanche sortir des bouches d’aération du plafond. Un brouillard
s’abattit sur lui. Il agita une main sous son nez, s’attendant à une
fumée âcre, comme celle de l’incendie auquel il avait assisté enfant,
mais la vapeur était inodore. Elle avait juste un goût de métal,
comme s’il avait une cuillère dans la bouche.
— Non mais pendant ma faction en plus, dit la voix.
Jimmy toussa. Il voulut répondre mais il avait avalé de travers. La
vapeur cessa de filtrer à travers l’aération.
— Voilà qui est fait, marmonna l’homme à l’autre bout du fil. On ne
l’entend plus.
Avant que Jimmy puisse dire quoi que ce soit, les voyants
lumineux à l’intérieur de la boîte s’éteignirent. Un clic retentit dans
les écouteurs, puis plus rien. Il ôta le casque au moment où un autre
bruit, plus sonore, résonnait au-dessus de sa tête, et toutes les
lumières de la pièce s’éteignirent à leur tour. Les ronronnements et
cliquètements des serveurs cessèrent. Il faisait noir comme dans un
four. Il n’y avait pas un bruit. Jimmy ne voyait même pas sa propre
main en l’agitant sous son nez. Il eut peur d’être devenu aveugle, puis
se demanda si c’était à ça que la mort ressemblait, mais il entendit
alors ses battements de cœur et sentit le sang battre à ses tempes.
Un sanglot se coinça dans sa gorge. Il voulait son père et sa mère.
Il voulait son sac à dos, qu’il avait laissé dans sa classe, comme un
imbécile. Un long moment, il resta assis là, à attendre que quelqu’un
vienne le chercher, qu’une idée germe dans son esprit. Il songea à
l’échelle et à la pièce du bas. Tandis qu’il rampait dans cette
direction, à tâtons pour ne pas tomber dans le trou, le bruit mat du
plafond retentit à nouveau. Un éclair éblouissant illumina la pièce,
cligna plusieurs fois, puis ça y était, la lumière était revenue.
Jimmy se figea. Les voyants rouges se remirent à clignoter. Il
retourna au serveur ouvert et regarda à l’intérieur. C’était à nouveau
le voyant du no 40. Il eut envie de répondre, de découvrir pourquoi
ces gens étaient tellement en colère, mais la coupure de courant était
peut-être un avertissement. Il avait sans doute dit un mot de travers.
Il eut soudain l’impression que les lumières du plafond chauffaient
à blanc. Elles lui firent penser aux fermes, à l’époque, il y avait des
années de cela, où il était allé en sortie avec sa classe et avait planté
des graines sous les lampes de croissance.
Jimmy entra à nouveau dans le serveur ouvert et chercha le
casque. Il détestait les voyants qui clignotaient, mais il ne voulait pas
qu’on lui crie dessus. Alors il enfonça l’embout dans la prise 40
jusqu’au petit clic.
Le clignement cessa immédiatement. Une voix étouffée
s’échappait du casque, qui gisait par terre. Jimmy l’ignora. Il sortit de
la machine, risqua un œil vers les voyants, vers les lumières du
plafond, inquiet à l’idée que les uns clignotent ou que les autres
s’éteignent à nouveau, mais non. Rien ne changea. Le casque était
branché, la voix continuait à déblatérer dans les écouteurs, mais il
était déjà loin, il ne l’entendait plus.
70

En descendant le long de l’échelle, il se demanda quand il avait


mangé pour la dernière fois. Impossible de s’en souvenir. Il avait pris
son petit-déjeuner avant de partir pour l’école, mais une journée
s’était écoulée depuis, peut-être deux. À mi-chemin, il s’envisagea
comme de la nourriture glissant dans une longue gorge de métal. Un
morceau qu’on avalait. Arrivé en bas, dans les entrailles du silo, il
resta un instant interdit, être vide perdu dans un endroit vide. La
faim du silo ne connaîtrait pas de fin s’il n’avait que des êtres vides
comme lui à se mettre sous la dent. Eux deux allaient mourir de
faim, se dit-il. Son estomac grogna ; il fallait qu’il mange. Il longea le
couloir sombre.
La radio fixée au mur continuait de grésiller. Il baissa le volume
jusqu’à ce qu’on n’entende presque plus les crachotements. Son père
ne l’appellerait plus jamais. Il ne savait pas trop comment il était au
courant, mais c’était une nouvelle Règle du Monde.
Il entra dans le petit appartement. Il y avait une table assez grande
pour quatre personnes où étaient étalées les pages d’un livre, avec
une aiguille et du fil enroulé en travers, comme un serpent gardant
son nid. Jimmy inspecta les pages et comprit que la reliure était en
cours de réparation. Il avait tellement faim qu’il avait mal au ventre.
Son esprit s’endolorissait peu à peu lui aussi.
Le fantôme de son père se tenait à l’autre bout de la pièce et
pointait les diverses portes en expliquant ce qui se trouvait derrière
chacune d’elles. Jimmy palpa la clé pendue autour de son cou, la
sortit et s’en servit pour déverrouiller le garde-manger. De quoi
manger pour deux personnes, pendant dix ans, c’est ce que son père
lui avait dit. À moins que… ?
La porte du cellier s’ouvrit en grinçant. Il trouva l’interrupteur à
l’extérieur de la pièce – deux, en fait, dont un qui actionna un
ventilateur bruyant. Il l’éteignit pour ne garder que la lumière. Assez
de bruit comme ça. À l’intérieur, il tomba sur des étagères débordant
de boîtes de conserve ; il y en avait tellement qu’il dut plisser les
yeux pour apercevoir le mur du fond. Il y avait des boîtes comme il
n’en avait jamais vu avant. Il les passait en revue, son estomac le
suppliant de choisir, et vite. Manger, manger, grognait son ventre.
Tomates, betteraves, courge, des trucs qu’il détestait. Des aliments
qui entraient dans la préparation de recettes. Pas du prêt à manger. Il
y avait des étagères entières de boîtes de maïs à l’étiquette colorée,
rien à voir avec l’encre noire griffonnée sur le métal à laquelle il était
habituée. Jimmy en saisit une pour l’examiner de plus près. Une
sorte de géant à la peau verte souriait de toutes ses dents. De
minuscules mots comme ceux qu’on trouvait dans les livres étaient
inscrits tout autour. Toutes les boîtes se ressemblaient. Jimmy eut
soudain l’impression de ne pas être à sa place, comme s’il était
endormi et qu’il rêvait ce qui lui arrivait.
Il garda la boîte de maïs et en prit une autre de soupe, à l’étiquette
rouge et blanche. De retour dans l’appartement, il fouilla le moindre
recoin en quête d’un ouvre-boîte. Les tiroirs près de la cuisinière
regorgeaient de spatules et cuillères diverses. Il y avait tout un
placard de casseroles et de couvercles. Dans un autre tiroir
s’entassaient des crayons à la mine de graphite, une bobine de fil, de
vieilles piles couvertes d’une poudre grise, un sifflet pour enfant, un
tournevis et des tas d’autres objets.
Il trouva enfin un ouvre-boîte. Il était rouillé et n’avait
apparemment pas servi depuis des années. Mais la lame s’enfonça
tout de même dans le fer en forçant un peu. Il répéta son geste
plusieurs fois et jura lorsque le couvercle tomba dans la soupe. Il le
repêcha à l’aide de la pointe d’un couteau. À manger. Enfin. Il posa
une casserole sur un brûleur qu’il alluma, avec une pensée pour son
appartement, ses parents. La soupe chauffait. Jimmy attendait,
l’estomac essoré, mais une partie de lui sentait confusément que rien
de ce qu’il pourrait ingurgiter ne toucherait sa véritable douleur, ce
besoin mystérieux qu’il ressentait en permanence de crier à tue-tête
ou de s’effondrer en larmes.
En attendant que la soupe soit bien chaude, il étudia les grandes
feuilles de papier accrochées au mur. On aurait dit qu’on les avait
mises ici pour qu’elles sèchent, et il crut au début que les livres épais
qu’il avait vus étaient fabriqués à partir de ces feuilles qu’on devait
plier ou diviser. Mais ces grands pans de papier étaient déjà
imprimés de dessins continus. Jimmy fit courir ses doigts sur leur
surface et examina l’espèce de plan qu’il avait sous les yeux, des
cercles disposés les uns à côté des autres, avec de minces lignes à
l’intérieur et des inscriptions un peu partout. Chaque cercle était
recouvert d’un chiffre. Trois d’entre eux étaient barrés d’une croix
rouge. Chacun était estampillé “silo”, mais c’était plus qu’absurde.
Derrière lui, soudain, un crépitement, comme des murmures de
fantômes. Jimmy se retourna pour trouver sa soupe en train de
bouillir à grosses bulles ; les coulures faisaient grésiller le feu. Il
délaissa l’étrange dessin.
71

Les jours passèrent, menaçant de former une semaine, et Jimmy eut


un aperçu de la rapidité avec laquelle les semaines pouvaient devenir
des mois. Au-delà de l’épaisse porte en acier, les hommes
continuaient à hurler pour entrer. Ils criaient, se disputaient. Jimmy
les entendait parfois à la radio, mais ils ne parlaient que de morts, de
mourants et de choses interdites, comme le dehors.
Il scrutait sur les écrans de contrôle le calme et le vide immense. Il
arrivait que ces images immobiles soient soudain perturbées par une
activité ou une violence inopinées. Il vit un homme maintenu à terre
et frappé par d’autres. Une femme tirée d’un bout à l’autre d’un
couloir, se débattant. Un homme attaquer un enfant pour une miche
de pain. Il n’eut d’autre choix que d’éteindre l’écran. Son cœur battit
à tout rompre le restant de la journée, et il se résolut à ne plus
regarder les caméras. Ce soir-là, seul dans le dortoir, parmi les autres
lits, il eut du mal à s’endormir. Mais lorsqu’il sombra enfin, il rêva de
sa mère.
C’est à ça qu’allaient ressembler ses journées, songea-t-il le
lendemain matin. Chaque jour mettrait une éternité à passer, mais le
décompte ne prendrait pas longtemps. Ses jours étaient comptés, il le
sentait.
Il sortit un matelas du dortoir pour l’installer dans la pièce où il y
avait l’ordinateur et la radio. Il profitait d’un semblant de compagnie
ici. Les voix hargneuses et les scènes de violence étaient toujours
mieux que le dortoir désert. Il oublia la promesse qu’il s’était faite et
mangea sa soupe chaude devant l’écran, en quête de survivants. Il
écouta leurs voix à la radio. Et lorsqu’il rêva cette nuit-là, ses rêves
furent remplis de petites fenêtres carrées donnant sur un passé
lointain. Un autre lui, plus jeune, s’y trouvait, et lui renvoyait son
regard curieux.
Lors de ses incursions à l’étage, Jimmy rampait en silence jusqu’à
la porte en acier et écoutait les hommes se disputer de l’autre côté.
Ils essayaient des codes, qui tous étaient suivis des bips
désapprobateurs du clavier. Jimmy caressait la porte et la remerciait
de rester fermée.
Puis il faisait demi-tour et explorait la disposition des machines.
Elles ronronnaient toujours, clignaient occasionnellement, mais ne
disaient rien. Elles ne bougeaient pas non plus. Leur présence
accentuait la solitude qu’éprouvait Jimmy, comme s’il se trouvait
dans une classe de garçons plus grands que lui qui, tous, l’ignoraient.
Au bout de quelques journées comme celle-ci, Jimmy découvrit une
nouvelle Règle du Monde : l’homme n’était pas fait pour vivre seul.
Jour après jour, son quotidien le lui confirmait. Il fit cette
découverte, mais l’oublia aussitôt, car il n’y avait personne avec lui
pour la lui rappeler. Il parlait avec les machines à la place. Elles lui
répondaient, en faisant cliqueter leur gorge de métal, que l’homme
n’était pas fait pour vivre du tout.
Ce que semblaient croire les voix qu’il entendait à la radio. Elles ne
faisaient que rapporter morts et blessés et s’en promettaient
davantage entre elles. Certains s’étaient armés dans les postes de
police. Un homme au niveau 91 voulait s’assurer que tout le monde
sache qu’il possédait un pistolet. Jimmy avait envie de lui parler de la
réserve à laquelle sa clé lui avait donné accès, à côté du dortoir. Il y
avait des rangées et des rangées de fusils semblables à celui dont son
père s’était servi pour tuer Yani. Et d’innombrables boîtes de balles.
Il avait envie de dire au silo tout entier qu’il avait plus d’armes que
n’importe qui, qu’il possédait la clé du silo, alors qu’ils se méfient,
tous, qu’ils ne l’approchent pas, mais quelque chose lui dit que ça ne
ferait qu’attiser la haine et la jalousie de ces hommes. Alors Jimmy
garda ses secrets pour lui.
La sixième nuit qu’il passa seul, incapable de s’endormir, il tenta
de s’assommer avec la lecture du livre posé sur le bureau, qui
s’appelait l’Ordre. C’était bizarre, il y avait plein de pages qui
renvoyaient à d’autres, et un recensement de toutes les choses les
plus horribles qui pouvaient arriver, ainsi que des moyens de les
éviter ou d’atténuer les désastres inévitables. Jimmy chercha un
chapitre concernant les cas où l’on se retrouvait complètement seul.
Il ne trouva rien dans l’index. Il se rappela alors tous les livres qu’il y
avait dans les boîtes métalliques alignées sur les étagères à côté du
bureau. Il trouverait peut-être ce qu’il cherchait dans un de ceux-là.
Il passa en revue la tranche des boîtes et prit celle étiquetée “Ho-
Lu”, espérant y trouver le mot Isolement. La boîte en fer s’ouvrit
avec un léger soupir, comme une boîte de soupe en conserve. Jimmy
sortit le livre et regarda directement à la fin en quête de l’index.
Au lieu de quoi il tomba sur une énorme machine avec de grosses
roues, comme celles du chien à roulettes en bois avec lequel il avait
joué petit. Noire, redoutable, le nez pointu, la machine était
incroyablement grosse en comparaison de l’homme debout devant
elle. Jimmy attendit que l’homme bouge, mais en passant son doigt
sur le papier, il se rendit compte que ce n’était qu’une photo, mais si
brillante, et aux couleurs si vives, qu’il avait cru que c’était réel.
“Locomotive”, lut-il sans comprendre. Il regarda l’image de plus
près, et se demanda pour quelle raison on avait bien pu fabriquer
une chose aussi absurde. Il tourna la page dans l’espoir d’en
apprendre un peu plus sur cette locomotive…
Il poussa un cri et laissa tomber le livre. Il sauta sur place en
s’époussetant de ses deux mains sans savoir où était passé le gros
insecte. Debout sur son matelas, il attendit que ses battements de
cœur ralentissent un peu. Il jeta un œil méfiant vers le livre,
craignant qu’une nuée de bêtes ne s’en échappe, comme les nuisibles
dans les fermes, mais rien ne bougea.
Il s’approcha du livre, aplatit la page du bout du pied. Cette
saloperie d’insecte n’était qu’une photo de plus. Il lissa la page qu’il
avait légèrement froissée, lut le mot “locuste” à voix haute et se
demanda sur quelle sorte de bouquin il était tombé. Ça n’avait rien à
voir avec les livres pour enfants avec lesquels il avait grandi, ni avec
le papier de mauvaise qualité de l’école.
En refermant la couverture, il se rendit compte que le livre était
différent de celui intitulé Ordre. Celui-ci s’appelait Héritage. Il le
feuilleta, il y avait des photos aux couleurs vives sur toutes les pages,
des paragraphes de description, une vaste fiction de choses et faits
impossibles, tous réunis dans un seul livre.
Non, il y en avait plus d’un, se dit-il en jetant un œil vers les
étagères où les boîtes se suivaient en ordre alphabétique. Il chercha à
nouveau la locomotive, cette formidable machine à roues capable
d’éclipser un homme de taille adulte. Il trouva la page et retourna à
son matelas et ses draps emmêlés. Une semaine de solitude était sur
le point de s’achever, mais il y avait désormais peu de chances pour
que Jimmy réussisse à dormir.
SILO 1
2345

72

Donald attendait son premier briefing avec le chef du silo 18 dans le


département des Communications. Pour passer le temps, il tournait
les boutons et jouait avec les touches qui permettaient de naviguer
entre les différentes vues du silo en question. Depuis un banal siège,
il pouvait voir tous les résidents du monde. Si ça lui plaisait, il
pouvait réorienter leur destin à distance. Il pouvait les liquider d’une
simple pression sur un bouton. Tandis qu’il vivait, encore et encore,
au gré des cryogénisations et des dégels, ces mortels suivaient leur
routine, vivaient et mouraient, sans avoir conscience de son
existence.
— Comme une vie après la mort, marmonna-t-il.
L’opérateur au poste d’à côté coula un regard vers lui, et Donald se
rendit compte qu’il avait parlé tout haut. Il fit face à son voisin, dont
les cheveux bruns broussailleux semblaient avoir été peignés pour la
dernière fois un siècle auparavant.
— Je veux simplement dire que… on dirait une vue du ciel,
bredouilla-t-il en gesticulant vers l’écran.
— C’est sûr que c’est une sacrée vue, approuva l’opérateur en
mordant dans son sandwich.
Sur son écran à lui, une femme semblait crier sur une autre en lui
agitant un doigt sous le nez. C’était une série, sans les rires
enregistrés.
Donald se concentra pour ne plus l’ouvrir. Sur son écran, des gens
étaient massés autour de l’écran mural de la cafétéria du silo 18. Une
petite foule. Ils observaient les collines désertes, attendant peut-être
le retour de leur nettoyeuse disparue, rêvant peut-être
silencieusement de ce qui se trouvait derrière ces crêtes paisibles.
Donald avait envie de leur dire qu’elle ne reviendrait pas, qu’il n’y
avait rien derrière cette butte, bien qu’en secret il partageât leurs
rêves. Il avait très envie d’envoyer un drone pour jeter un œil dans
les parages, mais Eren lui avait dit que les drones n’étaient pas faits
pour le tourisme mais pour larguer des bombes. Ils avaient une
portée limitée, selon lui. L’air du dehors les déchiquetterait. Donald
avait eu envie de montrer sa main à Eren, rose et marbrée, de lui dire
qu’il s’était aventuré sur cette colline et qu’il en était revenu. Il
voulait lui demander si l’air du dehors était vraiment si terrible que
ça.
L’espoir. C’est de ça qu’il s’agissait. De l’espoir et de ses dangers.
En observant les gens devant l’écran mural de la cafétéria, il se sentit
de profondes affinités avec eux. C’est comme ça que les dieux
anciens s’étaient attiré des ennuis, comme ça qu’ils s’étaient épris de
pauvres mortels et emmêlés dans leurs histoires. Donald se moqua
de lui-même. Il songea à cette nettoyeuse, à ce gros dossier, à son
intervention possible s’il en avait eu l’occasion. Il aurait pu lui faire
un don de vie s’il avait pu. Apollon, fou de Daphné.
Son voisin glissa un regard vers l’écran de Donald, qui se sentit
observé. Il changea de caméra. La vue était celle d’un couloir, dans
une école semblait-il. Il y avait des rangées de casiers. Hissé sur la
pointe des pieds, un enfant ouvrit un casier haut perché, en sortit un
petit sac, se retourna et parla à quelqu’un qui se trouvait hors champ.
Le cours de la vie normale.
— Ça y est, on a l’appel entrant, annonça l’opérateur derrière lui.
L’homme au sandwich le posa et se redressa. Il balaya les miettes
de sa poitrine et fit disparaître la scène des deux femmes qui se
disputaient au profit d’une vue réelle : une salle pleine d’armoires
noires. Donald saisit le casque à écouteurs et ses deux dossiers. Celui
du dessus, celui de la nettoyeuse, faisait bien cinq centimètres
d’épaisseur. En dessous, un rapport beaucoup plus mince,
concernant une ombre potentielle. Une voix masculine surgit des
écouteurs.
— Allô ?
Donald leva les yeux vers l’écran. Il distingua un homme derrière
l’une des armoires noires. Apparemment petit et enrobé, à moins
que ce ne soit dû à une déformation de l’image causée par l’objectif.
— Je vous écoute, dit Donald.
Il ouvrit le dossier intitulé Lukas Kyle. Il savait d’expérience que le
système donnerait à sa voix un ton inexpressif, doterait toutes leurs
voix du même timbre.
— J’ai choisi une ombre comme on me l’a demandé, monsieur. Un
brave gamin. Il a travaillé sur les serveurs, ses antécédents ont donc
déjà fait l’objet d’un examen minutieux.
Qu’est-ce qu’il était courtois. Donald s’imagina qu’il agirait de la
même manière, sachant que la fin de son monde était à portée de
bouton. Une peur de ce calibre calmerait les ardeurs de n’importe
quel ego.
L’opérateur se pencha et lui tourna la première page du dossier. Il
tapota un paragraphe en milieu de page, que Donald lut en biais.
— Vous avez envisagé M. Kyle comme remplaçant possible il y a
deux ans.
Donald leva les yeux pour voir l’homme à l’écran se frotter la
nuque.
— C’est juste, répondit le responsable du silo 18. Mais selon nous,
il n’était pas encore prêt.
— Votre bureau a produit une note sur M. Kyle et ses activités
d’observation. Il y est dit qu’il a passé quelques centaines d’heures
devant l’écran mural. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
— C’était une note préliminaire, monsieur. Rédigée par… une autre
ombre potentielle. Quelqu’un d’un peu zélé, que nous avons jugé plus
apte à servir dans l’équipe de sécurité. Je vous assure que M. Kyle ne
rêve pas de l’extérieur. S’il se poste face à l’écran le soir…
L’homme hésita, se racla la gorge.
— C’est pour… pour regarder les étoiles, monsieur.
— Les étoiles.
— C’est exact.
Donald glissa un regard vers l’opérateur, qui haussa les épaules. Le
chef du silo 18 brisa le silence.
— C’est l’homme de la situation, monsieur. Je connaissais son père.
Sacrément droit dans ses bottes. Vous savez ce qu’on dit sur les
marches et la rampe, monsieur.
Donald n’avait pas la moindre idée de ce qui se disait sur les
marches et la rampe. Ils utilisaient des métaphores d’escalier à tout
bout de champ dans ces silos. Il se demanda ce que dirait ce Bernard
si jamais il voyait un ascenseur. L’idée faillit provoquer un fou rire.
— Bien, votre choix a été approuvé, déclara Donald. Mettez-le sur
l’Héritage dès que possible.
— Il l’étudie en ce moment même, monsieur.
— Parfait. Bon, parlez-moi un peu de ce soulèvement.
Donald sentit qu’il expédiait la conversation, mais il voulait
retourner au plus vite à ses recherches, plus urgentes.
Le chef du silo 18 leva le nez vers la caméra. Ce mortel savait fort
bien où se cachait l’œil des dieux.
— Nous avons contenu le soulèvement des Machines. Ils ont
provoqué un peu de grabuge en redescendant, mais rien de méchant.
Ils ont bien érigé une… une sorte de barricade, mais on devrait en
venir à bout dans les moments qui viennent.
L’opérateur se pencha à nouveau pour attirer l’attention de
Donald. Il pointa deux doigts sur ses propres yeux puis sur les écrans
noirs de la rangée du haut, indiquant que des caméras avaient cessé
d’émettre au cours du soulèvement. Donald comprit ce qu’il voulait
lui dire.
— Et vous savez comment ils ont su pour les caméras ? demanda-t-
il. Vous savez qu’on est aveugle ici en ce qui concerne les étages du
bas à partir du niveau 140 ?
— Oui monsieur. Nous… Je ne peux que supposer qu’ils étaient au
courant de leur présence depuis quelque temps. Ils font leurs propres
câblages en bas. J’y suis allé. C’est un méli-mélo de tuyaux et de fils
électriques. On ne pense pas que quelqu’un leur ait vendu la mèche.
— Vous ne pensez pas.
— Non monsieur. Mais nous allons infiltrer quelqu’un. J’ai un
prêtre que je pense envoyer pour bénir leurs morts. Un brave
homme. Il a été ombre à la Sécurité. Je vous promets que ce ne sera
pas long.
— Bien. Oui, faites vite. On se charge de faire le ménage, mais
veillez à mettre de l’ordre chez vous.
— Entendu monsieur. Vous pouvez compter sur moi.
Les trois hommes de la salle de communications regardèrent
Bernard ôter son casque et le replacer dans le serveur. Il s’essuya le
front avec un chiffon. Profitant de la distraction de ses voisins,
Donald épongea lui aussi la sueur de son front avec un mouchoir. Il
saisit ses deux dossiers et regarda l’opérateur assis à côté de lui, sa
combinaison parsemée de miettes.
— Surveillez-le de près, lui dit-il.
— Ne vous en faites pas pour ça, répondit l’opérateur.
Donald reposa son casque et se leva. Arrivé à la porte, il se
retourna, regarda à nouveau l’écran qui faisait face à l’opérateur,
divisé en quatre fenêtres. Dans l’une, une armée de tours noires se
dressait, sentinelle silencieuse. Dans une autre, les deux femmes
avaient repris leur dispute.
73

Donald prit l’ascenseur avec ses notes pour la cafétéria. Il se rendit


compte en arrivant qu’il était encore trop tôt pour le petit-déjeuner,
mais il restait encore du café disponible de la veille. Il prit une tasse
ébréchée dans l’égouttoir et la remplit. Un homme derrière le
comptoir de service leva la poignée d’un lave-vaisselle professionnel
et de la boîte métallique s’échappa soudain un nuage de vapeur. Il
agita un torchon pour dissiper le brouillard puis l’utilisa pour sortir
des plateaux en métal sur lesquels il disposerait bientôt des œufs
reconstitués et des tranches de pain lyophilisé.
Donald goûta son café. Un jus de chaussette froid, mais peu
importait. Ça lui allait. Il fit un signe de tête à l’homme en charge de
la mise en place du petit-déjeuner, qui baissa le menton en guise de
salut.
Donald se tourna et embrassa la vue qui s’étalait sur le grand
écran. C’était là que se nichait le mystère. Les documents que
contenaient ses dossiers ne représentaient rien en comparaison. Il
s’approcha du panorama sépulcral où les nuages bouillonnants
commençaient tout juste à refléter la lumière d’un soleil demeurant
invisible. Il se demanda ce qu’il y avait au juste dehors. Les gens
qu’on envoyait au nettoyage mouraient. Ils mouraient aussi sur les
collines quand on supprimait des silos. Mais lui avait survécu. Et
pour autant qu’il sache, les hommes qui étaient sortis pour le
ramener à l’intérieur aussi.
Il examina sa main à la faible lumière dispensée par l’écran. Sa
paume lui semblait un peu rose, comme à vif. Mais bon, il s’était
récuré la main cinq ou six fois ces derniers soirs, et tous les matins. Il
n’arrivait pas à se débarrasser de l’impression qu’elle avait été
contaminée. Il sortit son mouchoir de sa poche et toussa dedans.
— Les pommes de terre seront prêtes dans quelques minutes, lui
lança l’homme de derrière le comptoir.
Un autre employé en combinaison verte sortit de derrière, nouant
un tablier autour de sa taille. Donald avait envie de savoir qui étaient
ces gens, à quoi ressemblait leur vie, ce qu’ils en pensaient. Pendant
six mois, ils servaient trois repas par jour, puis entraient en
hibernation pendant des décennies. Puis ils recommençaient. Ils
devaient croire que ça les mènerait quelque part. À moins qu’ils ne
s’en fichent ? Pour eux, s’agissait-il simplement de suivre les traces
laissées la veille ? Les mêmes gestes, le même chemin, encore et
encore. Se considéraient-ils comme des matelots de pont sur une
grande arche au noble destin ? Ou tournaient-ils simplement en rond
par habitude ?
Donald se souvenait de l’époque où il s’était porté candidat aux
élections du Congrès, où il avait cru qu’il ferait le bien. Jusqu’à ce
qu’il se retrouve dans un bureau, au cœur d’une tempête de lois, de
projets et de notes de service, et qu’il se mette tout simplement à
prier pour que chaque journée se finisse au plus vite. Son ambition
était passée de sauver le monde à faire passer le temps, jusqu’à ce
qu’il n’ait, justement, plus de temps.
Il s’assit sur une chaise en plastique usée et examina le dossier que
tenait sa main rosée. Cinq centimètres d’épaisseur. Nichols, Juliette,
pouvait-on lire sur l’étiquette, ainsi qu’un numéro d’identification
utile aux services internes. Il sentit l’odeur d’encre des pages
fraîchement imprimées. Quel gâchis, d’imprimer autant
d’informations absurdes. Quelque part, dans l’immense entrepôt, les
réserves s’amenuisaient. Et autre part, au bout du couloir opposé à
son bureau, une personne suivait l’évolution de ce genre de choses,
s’assurant qu’il restait assez de pommes de terre, assez d’encre, assez
d’ampoules pour aller jusqu’au bout.
Donald posa les rapports sur la table en pensant à Anna et à sa
dernière faction, à tous les indices qu’ils avaient laissés dans cette
cellule de crise. La culpabilité l’étreignit à la pensée qu’Anna revenait
si souvent dans son esprit, au détriment d’Helen. Il s’en voulait.
Les rapports lui fournirent une distraction bienvenue en attendant
le lever du soleil et le petit-déjeuner. Il avait sous le nez l’histoire
d’une nettoyeuse qui avait exercé en tant que shérif, bien que peu de
temps. L’un des premiers rapports de son dossier avait été rédigé par
le chef actuel du silo 18, dans lequel il soulignait le manque de
qualifications de la nettoyeuse pour le poste de shérif. En passant en
revue la liste des raisons pour lesquelles cette femme n’aurait pas dû
y accéder, il eut l’impression de lire une description de lui-même.
Apparemment, le maire du silo 18 – une vieille dame du nom de
Jahns, une politique, comme Thurman – s’était mis à dos certaines
personnes en donnant le poste à cette femme malgré les objections.
On n’était même pas sûr que cette Juliette, mécanicienne dans les
étages du fond, ait désiré le poste. Dans un autre rapport, toujours du
même auteur, Donald en apprit davantage sur sa désobéissance, dont
le point culminant était sa disparition des écrans de contrôle et son
refus de nettoyer les capteurs. Attitude qui, une fois de plus, n’était
pas étrangère à Donald. À moins qu’il n’ait volontairement cherché
des similitudes entre eux ? N’était-ce pas ce que les gens faisaient ?
Chercher chez les autres ce qu’ils espéraient ou craignaient de
trouver en eux-mêmes ?
Dehors, les collines s’éclaircissaient peu à peu. Donald leva le nez
de ses rapports pour observer les tas de terre. Il se souvint des
images vidéo qu’on lui avait montrées de cette femme disparaissant
derrière une dune grise semblable. Ses collègues redoutaient à
présent que les résidents du silo 18 ne soient animés d’un très
dangereux espoir – le genre qui débouche sur la violence. La menace
bien plus grave qui pesait sur eux était que la nettoyeuse ait atteint
un autre silo, dont les habitants découvriraient alors qu’ils n’étaient
pas seuls.
Donald ne pensait pas que c’était possible. Elle ne pouvait pas
avoir résisté aussi longtemps, et il y avait peu de choses à découvrir
dans la direction qu’elle avait prise. Il sortit l’autre dossier, celui sur
le silo 17.
Il n’y avait pas eu d’avertissement avant sa chute, pas d’escalade
dans la violence. Les indices démographiques étaient normaux. Il
feuilleta des pages de documents réunis par divers chefs de
département. Chacun avait sa théorie, et voyait bien sûr la chute par
le prisme de sa propre expertise, ou l’attribuait à l’incompétence
d’un autre département. Le responsable du Contrôle de la Population
rejetait la faute sur le laxisme du DIT, qui attribuait l’échec à une
panne informatique. Les ingénieurs accusaient les programmeurs.
Quant au responsable des communications alors en poste, qui
travaillait en liaison avec le DIT et chaque chef de silo, il pensait à un
sabotage, une tentative d’empêcher un nettoyage.
Donald eut une vague impression de déjà-vu en lisant les notes
concernant le silo 17, mais il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.
Le contact vidéo avait été rompu, mais pas avant un bref aperçu de
personnes s’échappant du sas. Il y avait eu un exode, un mouvement
de panique, une hystérie collective. Puis le noir total sur les écrans.
Le département des Communications avait passé plusieurs appels.
Au premier avait répondu l’ombre du directeur du DIT, le chef en
second du silo 17. Il y eut un bref échange avec cet homme qui
répondait au nom de Russ, un bombardement de questions de part et
d’autre, puis Russ avait interrompu la connexion.
Personne n’avait répondu au coup de fil de relance pendant quatre
heures, au cours desquelles le silo, peu à peu, s’était éteint. Puis
quelqu’un avait décroché.
Donald toussa dans son mouchoir en lisant cet échange inhabituel.
Selon l’agent en poste à ce moment-là, son interlocuteur était très
jeune. C’était un homme, mais pas une ombre ni le directeur du DIT,
et il avait posé une foule de questions. L’une sauta aux yeux de
Donald. Le garçon, à qui il ne restait plus que quelques minutes à
vivre, avait demandé ce qui se passait au niveau 40.
Le niveau 40. Inutile que Donald vérifie sur un plan – c’est lui qui
avait dessiné les silos. Il connaissait le moindre étage comme sa
poche. C’était un étage à usage mixte : moitié habitation, un quart
agriculture sommaire, un quart commerces. Que pouvait-il bien se
passer dans un tel endroit ? Pourquoi ce garçon, qui devait être aux
limites de la survie, s’en souciait-il ?
Il relut l’échange. On pouvait presque croire que le dernier contact
du jeune homme avait été avec le niveau 40, comme s’il venait de
parler avec eux. Peut-être que c’était là qu’il habitait ? Ce n’était qu’à
six étages d’où il se trouvait. Donald imagina un garçon effrayé
gravissant l’escalier avec des milliers de personnes. La rumeur du sas
ouvert, de morts dans le fond, les gens en fuite. Ce jeune homme
arrive au niveau 34, mais la foule est trop dense. Le DIT s’est déjà
vidé. Il réussit à entrer dans la salle des serveurs…
Non. Donald secoua la tête. Ça ne collait pas. Qu’est-ce qui le
dérangeait, au juste ?
C’était la panne d’électricité. Donald sentit un frisson le long de sa
colonne. C’était le chiffre 40. Il s’agissait d’un silo, pas d’un étage. Le
rapport tremblait dans ses mains. Il avait envie de se lever d’un bond
pour faire les cent pas dans la cafétéria, mais il n’avait encore que le
début d’une connexion, à peine le contour d’une idée. Il voulait à
tout prix relier les points entre eux avant que ses pensées ne se
délitent, dérangées par une poussée d’adrénaline.
C’est avec le silo 40 qu’avait parlé le jeune homme. Il ignorait
totalement que c’était un silo qui appelait. C’est pour ça qu’il avait
évoqué le niveau 40 en se demandant ce qui s’y passait. Le black-out,
le manque de contact, c’était exactement comme dans les silos sur
lesquels Anna avait travaillé.
Anna…
Donald songea au message qu’elle avait envoyé, demandant à
Thurman de la réveiller. Elle dormait, en bas. Elle saurait quoi faire.
C’est elle qu’ils auraient dû réveiller pour lui confier le dossier, pas
lui. Il réunit ses papiers et les rangea dans leurs rapports respectifs.
Les employés commençaient à arriver par l’ascenseur. L’odeur
d’œufs reconstitués émanait de la cuisine, à travers les portes
battantes qu’empruntaient les membres affairés de la restauration,
mais Donald avait oublié sa faim.
Il leva la tête vers l’écran mural. Est-ce que quelqu’un en faction
actuellement était au courant pour le silo 40 ? Probablement pas. Ils
n’auraient pas établi le même lien. Thurman et les autres s’étaient
débrouillés pour garder le secret, pour ne pas causer de panique.
Mais… et si le silo 40 existait encore ? Et si quelqu’un de là-bas avait
contacté le silo 17 ? Anna avait dit que le système principal avait été
piraté, que le silo 40 les avait piratés. Ils avaient même réussi à
couper plusieurs silos du silo 1 avant qu’Anna et Thurman soient
réveillés pour tous les supprimer. Mais si leur manœuvre avait
échoué ? Et si ce fameux silo 17 n’avait pas été détruit ? Et s’il était
encore bel et bien là, et que la nettoyeuse bannie du silo 18 était
tombée dessus ?
Donald eut envie de vérifier immédiatement par lui-même, de
sortir et de gravir la colline, au diable la combinaison. Il quitta l’écran
et se dirigea vers le sas.
Il faudrait peut-être qu’il réveille Anna, comme Thurman l’avait
fait. Il pourrait l’installer dans l’armurerie. Il savait qu’il y avait tout
un protocole à respecter, mais il n’avait aucune personne de
confiance à qui demander de l’aide. Il ne savait absolument pas
comment s’y prendre pour réveiller quelqu’un. Mais après tout,
c’était lui le chef. Il pouvait exiger qu’on lui explique.
Il sortit de la cafétéria et s’approcha du sas, de cette grande porte
jaune qui donnait sur le monde, sur le dehors. Mais l’extérieur n’était
pas aussi nocif qu’on avait voulu lui faire croire. À moins qu’il ne fût
tout simplement immunisé. Il y avait des machines dans son corps
qui le maintenaient en vie pendant la cryogénisation. C’étaient peut-
être elles qui lui avaient permis de survivre dehors. Face à la porte
intérieure, il regarda par le petit hublot. Le souvenir de son escapade
le frappa avec violence. Il coinça les deux rapports sous son bras et
se frotta le creux du coude, à l’endroit où l’aiguille avait piqué sa
chair longtemps auparavant pour l’endormir. Qu’y avait-il réellement
dehors ? La lumière qui filtrait à travers les barreaux de la cellule se
tamisa au passage d’un tourbillon de poussière, et Donald se rendit
compte à quel point il était étrange que le silo 1 dispose d’un écran
mural. Les gens d’ici savaient ce qu’ils avaient fait au monde.
Pourquoi ce besoin de voir le gâchis qu’ils laissaient derrière eux ?
À moins que…
À moins que le but ne soit le même que dans les autres silos : les
empêcher de sortir, leur rappeler à tout moment que la planète
n’était pas un endroit sûr. Mais que connaissaient-ils vraiment à part
les silos ? Et comment un homme pouvait-il espérer se faire une idée
par lui-même ?
74

Il fallut quelques jours à Donald pour mettre au point un plan et


rassembler son courage avant de faire sa demande, et quelques jours
supplémentaires au Dr Wilson pour lui proposer un rendez-vous.
Laps de temps au cours duquel il fit part de ses doutes concernant le
silo 40 à Eren. Le bouillonnement d’activité déclenché par cette
simple supposition ne tarda pas à gagner tout le silo. Donald autorisa
un raid aérien sans trop comprendre ce qu’il signait. Des étages peu
usités du silo reprirent du service. Quelques jours plus tard, il ne
sentit pas le grondement ni le tremblement de terre, mais d’autres
prétendirent l’avoir ressenti. Il s’aperçut simplement qu’une nouvelle
couche de poussière, tombée du plafond, avait recouvert ses affaires.
Le jour de son rendez-vous avec le Dr Wilson, il se faufila jusqu’à
l’étage principal des cryopodes pour tester son code. Il ne faisait pas
encore pleinement confiance à la couverture que lui fournissaient sa
combinaison trop grande et le badge où figurait le nom d’un autre. La
veille, il avait aperçu à la salle de sport une personne qu’il
connaissait de sa première faction. Le genre de rencontre qui lui
avait donné l’habitude de se déplacer furtivement plutôt que de
marcher en bombant le torse. Il longea donc prudemment le couloir
et composa son code sur le clavier. Il s’attendait à un déchaînement
de voyants rouges, assortis d’un signal d’alarme. Au lieu de quoi le
voyant au-dessus du panneau Personnel d’urgence se teinta de vert
et les verrous se rétractèrent. Il vérifia que personne ne l’observait
avant d’ouvrir la porte et de se glisser à l’intérieur.
La cryochambre peu usitée était bien plus petite que les autres et
ne faisait qu’un étage. Donald imagina comment l’aile principale de
cryogénisation aurait pu s’enrouler en colimaçon autour de cette
pièce. Ce n’était qu’une petite cellule le long de murs interminables.
Mais elle contenait pourtant quelque chose de bien plus précieux. À
ses yeux, en tout cas.
Il se faufila entre les capsules en jetant un œil aux visages
congelés. Malgré sa venue en ce lieu avec Thurman lors de sa
précédente faction, difficile de se rappeler l’endroit exact, mais il
finit par le retrouver. Il vérifia le petit écran, mais peu importait son
nom, il n’y avait de toute façon qu’une suite de chiffres.
— Salut petite sœur.
Il frotta le verre du bout des doigts pour effacer le givre. Il songea
à leurs parents avec un pincement au cœur. Il se demandait ce que
Charlotte savait de cet endroit et des plans de Thurman avant de
venir ici. Rien, espérait-il. Il aimait la penser moins coupable que lui.
La voir de si près fit remonter à la surface des souvenirs de sa
visite à Washington. Elle avait gâché une précieuse permission pour
faire campagne pour Thurman et rendre visite à son frère. Elle lui
avait passé un savon quand elle avait découvert qu’il vivait à
Washington depuis deux ans et n’avait visité aucun musée. Peu
importe qu’il soit débordé. Pour elle, c’était inexcusable. “Ils sont
gratuits”, avait-elle asséné, comme si c’était une raison suffisante.
Ils étaient donc allés au musée national de l’Air et de l’Espace
ensemble. Pendant qu’ils faisaient la queue, il avait eu tout le loisir
d’admirer une reproduction réduite du système solaire sur le trottoir
qui longeait le musée. Les planètes les plus proches du soleil n’étaient
qu’à quelques enjambées les unes des autres, mais Pluton était à
plusieurs pâtés de maisons, après le musée Hirshhorn, à une distance
impossible. En observant le corps gelé de sa sœur, ce jour gravé dans
sa mémoire lui semblait, lui aussi, à une distance impossible. Rien
qu’un petit point dans le lointain.
Plus tard cet après-midi-là, elle l’avait traîné au musée de
l’Holocauste, que Donald avait soigneusement évité depuis son
arrivée à Washington. C’était peut-être la raison pour laquelle il
fuyait carrément le parc du National Mall. Tout le monde lui disait
que c’était pourtant un endroit à voir. “Tu dois y aller”, disaient-ils.
“C’est important.” Ils utilisaient des mots tels que “puissant”, ou
“troublant”. Ils disaient que ça lui changerait la vie. Ils disaient cela –
et en même temps leurs regards l’avertissaient.
Sa sœur l’avait tiré par la manche jusqu’en haut des marches. Il
redoutait d’y entrer. Le bâtiment avait été construit pour le souvenir,
mais Donald ne voulait pas d’une telle incitation. À l’époque, il
prenait ses cachets pour l’aider à oublier ce qu’il lisait dans l’Ordre,
pour étouffer l’impression que la fin du monde allait survenir d’un
instant à l’autre. Il se disait que la barbarie contenue dans ces murs
appartenait au passé et qu’on ne devait jamais l’en exhumer ni la
répéter.
Il avait remarqué des restes du soixantième anniversaire du musée,
des drapeaux, des banderoles. Une nouvelle aile avait été inaugurée,
des filins métalliques et des piquets tenaient à la verticale de tout
jeunes arbres, et l’air sentait la terre fraîchement retournée. Il se
rappelait avoir vu un groupe de touristes sortir, se séchant les yeux
et s’abritant le regard du soleil. Il avait voulu faire demi-tour, mais sa
sœur le tenait fermement par la main et l’homme de la billetterie lui
avait déjà souri. Au moins, la journée était bien entamée, ils ne
pourraient pas rester trop longtemps.
Les mains posées sur le cercueil glacé, il se remémora la visite,
cette odeur de terre remuée. Il y avait eu des scènes de torture et de
gens mourant de faim. Une pièce pleine de chaussures, plus qu’on ne
pouvait en compter. Sur les murs, des images de corps repliés, les
yeux écarquillés de vide, côtes saillantes, parties génitales exposées,
tandis que littéralement des tas de gens tombaient dans une fosse,
dans un trou creusé dans la terre. Donald n’avait pas supporté de les
regarder. Il avait essayé de se concentrer sur le bulldozer à la place,
sur l’homme qui conduisait l’engin, le visage serein, une cigarette au
bec, l’air absorbé par son travail. Un travail. Cette scène n’offrait
aucune source de réconfort, aucune. Le plus terrible était l’homme
qui conduisait la machine.
En cherchant à s’éloigner de ces sinistres visions, il avait perdu sa
sœur dans l’obscurité. C’était un musée des horreurs qui jamais ne
devaient se répéter. Des enterrements de masse effectués sans la
moindre cérémonie, dans la pire indifférence. Des gens entrant
calmement dans des “douches”.
Il s’était réfugié dans une autre exposition intitulée “Les
architectes de la mort”, attiré par les plans, par la promesse d’y
trouver quelque chose de familier et d’ordonné. Au lieu de quoi il se
retrouva dans un espace confiné aux murs tapissés de schémas du
massacre. Ces images n’avaient pas été plus faciles à encaisser. Un
mur était consacré au mouvement qui avait nié l’Holocauste, même
bien après qu’il avait eu lieu.
Les divers plans de bâtiments avaient servi de preuves. C’était
l’objectif de cet espace. Ces plans avaient survécu aux nombreux
incendies et purges ordonnés alors que les Russes se rapprochaient,
et portaient pour beaucoup la signature d’Himmler. L’agencement
d’Auschwitz, les chambres à gaz, le tout clairement nommé. Donald
avait espéré que les plans seraient l’occasion de souffler un peu après
ce qu’il avait vu, mais il avait appris que des dessinateurs industriels
juifs avaient été mis à contribution, de force. Ils avaient eux-mêmes
repassé à l’encre les murs qui les retiendraient prisonniers. On les
avait obligés à dessiner le théâtre de leur futur martyre.
Donald se rappelait avoir cherché frénétiquement son flacon de
pilules tandis que la petite pièce vacillait autour de lui. Comment ces
gens avaient-ils pu voir ce qu’ils dessinaient et ne pas comprendre ?
Comment avaient-ils pu ne pas le savoir, ne pas voir à quoi ces plans
étaient destinés ?
Il refoula ses larmes d’un clignement de paupières qui le ramena
au présent. Les podes bien alignés lui étaient étrangers, mais les
murs, le sol et le plafond lui étaient assez familiers. Il avait participé
à la conception de cet endroit. Cette pièce existait à cause de lui. Et
lorsqu’il avait tenté de s’échapper, ils l’y avaient ramené malgré ses
protestations – prisonnier de ses propres murs.
Le bip sonore du clavier extérieur chassa ces pensées troublantes.
Donald fit volte-face lorsque la porte pivota sur ses gonds. Le Dr
Wilson entra. Il vit Donald et eut l’air contrarié.
— Monsieur ? lança-t-il.
Donald sentit un filet de sueur couler sur sa tempe. Son cœur
battait encore à tout rompre, il avait remué tant de souvenirs. Il eut
soudain chaud, bien qu’il pût voir son souffle se condenser en
volutes devant lui.
— Vous avez oublié notre rendez-vous ? demanda le Dr Wilson.
Donald s’épongea le front et s’essuya les mains sur son pantalon.
— Non, non, répondit-il d’une voix aussi posée que possible, j’ai
juste perdu la notion du temps.
— Je vous ai repéré sur mon écran, et je me suis dit que ce devait
être quelque chose comme ça.
Le Dr Wilson fit un signe de tête en direction du pode.
— C’est quelqu’un que vous connaissez ?
— Hum ? Pas vraiment, dit Donald en retirant sa main, qui était
gelée. Plutôt quelqu’un avec qui j’ai travaillé.
— Bon. Vous êtes prêt ?
— Oui, dit Donald. J’apprécie que vous me rafraîchissiez la
mémoire. Cela fait un petit moment que je ne me suis pas penché sur
les protocoles.
— Bien sûr, répondit le Dr Wilson en souriant. Je vous ai mis sur le
réveil du nouveau technicien du réacteur qui prend sa quatrième
faction. On n’attend plus que vous.
Donald tapota le pode de sa sœur avec un sourire. Elle avait
attendu des centaines d’années. Un ou deux jours de plus ne feraient
pas grande différence. Après quoi ils verraient en détail à la
construction de quoi ils avaient participé. Ils le découvriraient
ensemble.
SILO 17
2313
Deuxième année

75

Jimmy ne pouvait se résoudre à écrire sur le papier. Il croulait sous le


papier, mais il n’osait même pas utiliser les marges pour prendre des
notes. Ces pages étaient sacro-saintes. Ces livres avaient trop de
valeur. Il compta donc les jours en striant les panneaux noirs du
serveur 17 à l’aide de la clé qu’il avait autour du cou.
Il avait appris que ce chiffre était celui de son silo. Il était
également tamponné à l’intérieur de son exemplaire de l’Ordre. Il
savait ce que ça signifiait. Il était peut-être tout seul dans son monde,
mais il y avait d’autres mondes.
Tous les soirs avant d’aller au lit, il traçait une nouvelle encoche
argentée sur la peinture noire du serveur. Il ne marquait la journée
que la nuit venue. Cela lui semblait prématuré de le faire le matin.
Son Projet partait mal. Croyant qu’il n’aurait pas l’occasion de
tracer beaucoup de traits, il avait commencé en plein milieu du
panneau et les faisait beaucoup trop grands. Au bout de deux mois, il
n’eut plus beaucoup de place et se mit à faire des encoches plus haut,
après avoir pris soin de barrer les marques précédentes. Il ne tarda
pas à devoir s’attaquer à un autre panneau. Ses encoches étaient à
présent plus petites et régulières. Quatre bûchettes qu’il barrait d’un
trait oblique, comme sa mère faisait pour compter combien de jours
d’affilée il était sage. Six de ces petits paquets équivalaient à un mois.
Douze de ces rangées plus quatre bûchettes barrées, et il avait une
année.
Il traça la dernière encoche et recula. Une année prenait la moitié
d’un côté de serveur. Difficile de croire qu’une année entière s’était
écoulée, une année à vivre dans ce demi-étage. Il savait que ça ne
pourrait pas durer. Imaginer les autres serveurs couverts d’encoches
était insupportable. Son père lui avait dit qu’il y avait de quoi manger
pour deux personnes pendant dix ans. Deux ou quatre, il ne savait
plus. Ça faisait en tout cas vingt ans pour une personne. Au moins.
Vingt ans. Il fit un pas de côté et regarda entre les rangées de
serveurs. Tout au bout de l’allée se dressait l’épaisse porte
métallique. Il savait qu’à un moment donné, il devrait sortir. Sous
peine de devenir fou. Il était déjà en train de glisser vers la démence.
Les journées se ressemblaient bien trop.
Il se dirigea vers la porte et guetta un bruit éventuel. Tout était
calme, comme cela arrivait parfois, mais il entendait encore des
coups de feu étouffés dans sa mémoire. Il envisagea de taper les
quatre chiffres pour jeter un coup d’œil dehors. Ne pas savoir ce qui
se tramait de l’autre côté était la pire sensation qu’on pouvait
imaginer. Quand les écrans des caméras avaient cessé de
retransmettre, Jimmy avait eu l’impression de perdre un de ses sens.
Il eut une envie presque irrépressible d’ouvrir la porte, d’entrouvrir
une paupière fermée depuis trop longtemps. Une année passée à
compter les jours. À compter les minutes. Un garçon ne pouvait pas
passer sa vie à compter.
Il délaissa le clavier. Il était trop tôt. Il y avait des gens mal-
intentionnés dehors, qui voulaient entrer, savoir ce qu’il y avait à
l’intérieur, savoir pourquoi il y avait encore de l’électricité à cet
étage, savoir qui il était.
— Je ne suis personne, leur disait Jimmy lorsqu’il trouvait le
courage de parler. Personne.
Mais il ne le trouvait pas souvent. Il se sentait juste assez
courageux pour écouter les hommes qui avaient les autres radios se
battre. Pour laisser leurs disputes emplir son monde et sa tête, pour
les entendre dire qui avait tué qui. Un groupe travaillait sur les
fermes, un autre essayait d’endiguer les inondations qui menaçaient
de noyer le département des Machines. L’un était armé et
réquisitionnait le peu de choses que les autres récoltaient. Un jour,
une femme seule appela à l’aide, mais quelle aide pouvait lui
apporter Jimmy ? Selon lui, il y avait une bonne centaine de
personnes divisée en petits groupes, qui se battaient, s’entretuaient.
Mais ils cesseraient bientôt. Il le fallait. Une journée de plus. Une
année. Ils ne pouvaient quand même pas se battre une éternité, si ?
Peut-être que si.
Le temps était devenu étrange. C’était un concept plutôt qu’une
chose visible. Il devait croire que le temps passait. Il n’y avait pas de
lumière tamisée dans l’escalier ni d’extinction des feux pour lui
signaler que la nuit venait. Pas d’excursion jusqu’au sommet ni de
lumière du soleil pour annoncer le lever du jour. Il n’y avait que des
chiffres sur un écran, qui se succédaient si lentement que ça donnait
envie de crier. Il fallait compter avec précision pour savoir si une
journée s’était écoulée. Ce comptage lui indiquait en tout cas qu’il
était en vie.
Jimmy envisagea de jouer au loup entre les serveurs avant d’aller
au lit, mais il l’avait déjà fait la veille. Ranger les boîtes de conserve
dans l’ordre dans lequel il les mangerait ? Mais il avait déjà trois mois
de repas préalignés. Il pouvait s’entraîner au tir, lire des livres, passer
un moment sur l’ordinateur, abattre une ou deux tâches ménagères,
mais rien de tout ça ne le tentait. Il savait qu’il allait se contenter de
se glisser dans son lit et de contempler le plafond jusqu’à ce que les
chiffres lui indiquent que le lendemain était arrivé. Alors il se
trouverait une activité.
76

Les semaines passèrent, les encoches s’accumulèrent, et le bout de la


clé de Jimmy commença à s’émousser. Il se réveilla à nouveau les
yeux collés comme s’il avait pleuré dans son sommeil et emporta son
petit-déjeuner – une boîte de pêches et une d’ananas – en haut pour
manger à côté de la grande porte d’acier. Il posa son fusil et s’assit,
adossé au serveur no 8, profitant de la chaleur de la machine contre
son dos.
Il lui avait fallu un certain temps pour comprendre le
fonctionnement de son arme. Son père avait disparu avec le fusil
chargé, et lorsque Jimmy avait découvert les caisses d’armes et de
munitions, le mode d’insertion des étuis rutilants dans la machine lui
avait posé problème. Il avait transformé la tâche en Projet, comme
son père faisait lorsqu’il s’agissait de corvées ou de bricolage. Dès
son plus jeune âge, Jimmy avait observé son père démonter des
ordinateurs et autres appareils électroniques, dont il étalait toutes les
pièces – la moindre vis, le moindre boulon, le moindre écrou – selon
un schéma précis, de façon à pouvoir les replacer ensuite. Jimmy
avait fait la même chose avec un des fusils. Il avait dû recommencer
avec un autre après avoir accidentellement fait tomber toutes les
pièces du premier avec sa botte.
Avec le second, il comprit où se logeaient les munitions et par où
on les introduisait. Le ressort du porte-cartouches était dur, ce qui
lui compliquait la tâche. Il avait lu plus tard au chapitre “Armes” des
livres qui encombraient les étagères que cette partie s’appelait en fait
un chargeur – des semaines après avoir compris le fonctionnement
par lui-même, comme en témoignait le trou au plafond.
Il posa le fusil sur ses cuisses et mit les boîtes de conserve en
équilibre sur la partie la plus large de la crosse. C’est l’ananas qu’il
préférait. Il en mangeait tous les jours et voyait ses réserves
diminuer avec tristesse. Il n’avait jamais entendu parler de ce fruit et
avait dû à nouveau fourrer le nez dans les grands livres. Quand il s’y
mettait, les mots le propulsaient d’un livre à l’autre de façon
vertigineuse. “Plage” l’avait mené à “Océan”. L’ampleur de ce dernier
le perturbait. Après quoi il y avait eu “Poisson”. Il avait oublié de
manger ce jour-là, absorbé dans son voyage, et la pièce où il avait
installé son petit matelas, à côté de la radio, s’était vite encombrée de
livres ouverts et de boîtes vides. Il lui avait fallu une semaine pour
tout ranger. Il s’était depuis laissé prendre à ce jeu d’innombrables
fois.
Il sortit son ouvre-boîte rouillé et sa fourchette préférée de sa
poche de poitrine et ouvrit la conserve de pêche. Un petit soupir s’en
échappa à la première entaille. Il avait appris qu’il ne fallait pas
manger le contenu s’il n’entendait pas ce petit pop. Par chance, les
toilettes fonctionnaient encore à l’époque de cette leçon. Les toilettes
lui manquaient drôlement.
Il mangea les pêches une à une, savourant chaque bouchée, avant
de boire le jus. Il ne savait pas trop si on était censé le boire – rien ne
le disait sur l’étiquette – mais c’était en tout cas ce qu’il préférait. Il
s’apprêtait à ouvrir la conserve d’ananas, guettant le pop
caractéristique, lorsque le clavier de la porte d’acier se mit à biper.
— Un peu tôt, murmura-t-il à ses visiteurs.
Il posa la conserve par terre, lécha sa fourchette et la remit dans sa
poche de poitrine. Il cala le fusil contre son aisselle, se redressa et
observa attentivement la porte. Il suffirait qu’elle s’entrouvre pour
qu’il fasse feu.
Mais après les quatre bips sonores, le clavier indiqua par une brève
alarme que ce n’était pas le bon code. Jimmy resserra ses mains sur
son arme lorsqu’il entendit qu’on tentait une autre suite de chiffres.
L’écran du clavier n’avait assez de place que pour quatre chiffres. Ce
qui signifiait qu’il y avait dix mille combinaisons possibles, en
incluant le zéro. Le système autorisait trois tentatives erronées par
jour, après quoi le compteur ne retombait à zéro que le lendemain.
Jimmy savait tout ça depuis longtemps. Il avait l’impression que
c’était sa mère qui lui avait appris cette règle, mais c’était impossible.
À moins qu’elle ne l’ait fait dans un rêve.
Il tendit l’oreille, mais celui qui avait tenté sa chance de l’autre côté
de la porte avait mal deviné. Une combinaison de moins, ce qui
signifiait que le temps lui était compté. Le code, c’était douze dix-
huit. Jimmy s’en voulut de même y penser, son doigt se crispa sur la
détente. Mais on ne pouvait pas entendre les pensées. Il fallait parler
pour être entendu. C’est un fait qu’il avait tendance à oublier, à force
de s’entendre penser en permanence.
La troisième et dernière tentative du jour commença, et Jimmy
avait hâte de déguster ses tranches d’ananas. Pour lui comme pour
les gens dehors, ces trois essais faisaient partie de la routine
matinale. Bien qu’effrayante, c’était sa seule dose journalière de
contact humain, et il avait fini par compter sur sa régularité. Sur le
serveur derrière lui, il avait fait le calcul. Il supposait qu’ils avaient
commencé par 0000 et qu’ils progressaient par ordre croissant. Avec
trois tentatives par jour, cela voulait dire qu’ils tomberaient sur le
bon code le quatre cent sixième jour, au deuxième essai. C’est-à-dire
dans moins d’un mois.
Mais le calcul de Jimmy ne pouvait pas tout prendre en compte. Ils
pouvaient sauter des numéros, avoir commencé ailleurs, ou avoir un
coup de chance s’ils tapaient les chiffres au hasard. Pour autant que
Jimmy sache, il n’y avait pas qu’un seul code capable d’ouvrir la
porte. Et puisqu’il n’avait pas regardé comment son père avait changé
le code, il ne pouvait pas choisir un nombre plus grand. Ce qui, de
toute façon, l’aurait peut-être rapproché de l’échéance. Ils avaient
peut-être commencé à 9999. Ou il pouvait aussi en choisir un plus
petit, en espérant qu’ils l’aient déjà passé. Mais il était possible qu’ils
ne l’aient pas encore essayé. Décider d’agir et leur permettre d’entrer
serait pire que ne rien faire et mourir. Jimmy ne voulait pas mourir.
Il ne voulait pas mourir, et il ne voulait tuer personne.
Tel était le tourbillon de ses pensées lorsqu’on composa quatre
nouveaux chiffres. Le digicode refusa l’accès pour la troisième et
dernière fois de la journée, et Jimmy se détendit. Il essuya ses
paumes moites contre son pantalon et reprit sa boîte d’ananas.
— Bonjour, ananas, chuchota-t-il.
Tête penchée au-dessus du couvercle, il tendit l’oreille.
Les ananas chuchotèrent en retour. Ils lui dirent qu’il pouvait les
manger sans crainte.
77

Jimmy découvrit que la vie, réduite à sa plus sommaire expression,


était une suite de repas et de contractions intestinales. On pouvait y
ajouter le sommeil, mais cela demandait très peu d’efforts. Il ne fit
cette grande découverte sur la vie que lorsque les chasses d’eau
cessèrent de fonctionner. Personne ne se soucie de ses contractions
intestinales jusqu’à la panne de chasse d’eau. Et là, on ne pense plus
qu’à ça.
Jimmy alla d’abord dans le coin de la salle des serveurs le plus
éloigné de la porte. Il pissa dans l’évier jusqu’à ce que l’eau cesse de
couler du robinet et que la tuyauterie refoule sévèrement. Il puisa
alors dans la citerne. L’Ordre lui indiquait à quelle page se référer et
quoi faire. C’était un bouquin assommant, mais parfois pratique.
Jimmy imaginait que c’était justement le but. Mais l’eau de la citerne
ne durerait pas éternellement, alors il se mit à boire autant de jus des
conserves que possible. Il détestait la soupe à la tomate, mais il en
buvait une boîte par jour. Son urine vira à l’orange vif.
Jimmy finissait une boîte de pommes un matin lorsque les
hommes revinrent tenter leur chance. Tout se passa en un éclair.
Quatre chiffres, et le clavier émit une tonalité différente. Pas
d’alarme, d’aboiement, de vibreur désapprobateur. Non. Un bip
accueillant. Et le voyant rouge – que Jimmy n’avait jamais vu d’une
autre couleur – émit soudain une effrayante lumière verte.
Jimmy sursauta. La boîte de pêches ouverte sur ses genoux
bascula, se vidant de son jus. Les hommes avaient deux jours
d’avance. Deux jours.
La grande porte d’acier se mit à émettre des bruits. Jimmy laissa
tomber sa fourchette et empoigna son fusil. Déverrouiller la sûreté.
Un clic de son arme, un bruit sourd de la porte. Des voix. De
l’enthousiasme d’un côté, de l’effroi de l’autre. Arme contre l’épaule,
il s’en voulut de ne pas s’être entraîné la veille. Le lendemain. C’était
le lendemain qu’il avait prévu de se préparer. Ils avaient deux jours
d’avance.
La porte continuait à grincer et claquer de l’intérieur, et Jimmy se
demanda s’il avait raté un jour ou deux. Il y avait la fois où il avait été
malade et eu de la fièvre. Il y avait aussi le jour où il s’était endormi
en lisant et il n’avait pas su dire quel jour on était à son réveil. Il avait
peut-être sauté un jour. Peut-être que les gens dans le couloir avaient
sauté une combinaison. La porte s’entrouvrit.
Jimmy n’était pas prêt. Ses paumes étaient moites, son cœur battait
à tout rompre. C’était pourtant le moment qu’il avait tant et tant
attendu. Attendu avec tant de fièvre et de concentration, comme
lorsqu’on gonfle un ballon, on souffle, on souffle, on le voit grossir,
s’amincir sous nos yeux, on sait qu’il est sur le point d’éclater, on le
sait, et pourtant, quand ça se produit, on sursaute, comme si on ne
s’y attendait pas du tout.
C’était étrange. La porte s’ouvrit davantage. Il y avait quelqu’un de
l’autre côté. Quelqu’un. L’espace d’un instant, très bref, Jimmy revint
sur cette année écoulée dans la peur. C’était quelqu’un à qui parler, à
écouter. Quelqu’un qui essaierait d’ouvrir les conserves avec un
tournevis et un marteau maintenant que l’ouvre-boîte était cassé.
Quelqu’un qui avait un ouvre-boîtes, peut-être. C’était un potentiel
partenaire de Projet, comme son père aimait…
Un visage. Un homme au rictus hargneux. Une année de
préparation, d’entraînement au tir sur des conserves de tomates,
d’oreilles qui sifflent, de balles chargées, de canons huilés, de lecture
– et à présent, un visage d’homme dans l’embrasure d’une porte.
Jimmy pressa la détente. Le canon bondit vers le haut. Et le rictus
plein de hargne se mua en une expression de surprise mêlée de
tristesse. L’homme tomba, mais déjà un autre apparaissait et
surgissait dans la pièce, un objet noir à la main.
Le canon bondit à nouveau, et encore, et Jimmy clignait des yeux à
chaque coup. Trois tirs. L’homme continuait d’avancer, mais il avait
soudain le même air triste que l’autre. Il finit par tomber, à quelques
pas seulement de Jimmy.
Jimmy attendit le suivant. Il l’entendait jurer. Et le premier homme
bougeait encore, comme les conserves vides de l’entraînement qui
continuaient à danser et rouler longtemps après avoir été
dégommées. La porte était ouverte. L’intérieur et l’extérieur étaient
en liaison. L’homme qui avait ouvert la porte souleva la tête, le visage
empreint d’une expression bien plus grave que de la tristesse, et
soudain Jimmy revit son père. Son père allongé de l’autre côté de la
porte, qui mourait dans le couloir. Il ne sut pas dire pourquoi.
Les jurons semblaient plus distants à présent. L’homme du couloir
s’éloignait. Jimmy respira à fond pour la première fois depuis que le
voyant avait viré au vert. Il n’avait plus de pouls, rien qu’un seul et
long battement de cœur qui ne voulait plus s’arrêter. Un
vrombissement continu, pareil au ronron des serveurs.
Tandis qu’il écoutait le dernier homme s’éloigner, Jimmy comprit
qu’il tenait l’occasion de refermer la porte. Il se leva, contourna au
pas de course l’homme mort tombé dans la salle des serveurs, un
pistolet noir près de sa main inerte. Il baissa son arme, s’apprêtant à
fermer la porte en y appuyant son épaule, lorsqu’il songea à ce que
serait le lendemain, ou la nuit, ou même l’heure qui suivrait.
L’homme qui partait connaissait à présent le code. Il l’emportait
avec lui.
— Douze dix-huit, murmura Jimmy.
Il sortit la tête pour jeter un rapide coup d’œil. Il aperçut un
homme entrer dans un bureau. Rien qu’une combinaison verte, puis
un couloir vide, d’une luminosité et d’une longueur à peine
croyables.
L’homme qui agonisait près de la porte gémit en se tordant de
douleur. Jimmy n’y prêta pas attention. Il appuya à nouveau le fusil
contre son épaule et se prépara, comme il avait appris à le faire. Les
petites encoches du viseur s’alignèrent, pointées vers la porte du
bureau. Jimmy imagina qu’une boîte de conserve flottait dans le
couloir, devant cette porte. Il respirait. Il attendait. L’homme
agonisant juste de l’autre côté du seuil se rapprocha en rampant, ses
paumes ensanglantées contre le sol. Jimmy avait mal au centre du
crâne, une vieille cicatrice en travers de ses souvenirs. Tout en visant
le néant dans le couloir, il songea à sa mère et à son père. Une partie
de lui savait qu’ils avaient disparu, qu’ils ne reviendraient jamais. Les
encoches se désalignèrent, le canon tremblait.
L’homme à terre se rapprochait. Ses gémissements n’étaient plus
qu’un râle. Jimmy baissa la tête et vit des bulles rouges écumer sur
ses lèvres. Sa barbe était plus fournie que la sienne, et dégoulinait de
sang. Jimmy détourna le regard. Il se concentra sur la porte du
bureau, visa à nouveau avec précision et se mit à compter.
Il en était à trente-deux lorsqu’il sentit des doigts tripoter
faiblement ses bottes.
À cinquante et un, une tête apparut, sournoise boîte de conserve.
Le doigt de Jimmy pressa la détente. Il sentit le recul dans son
épaule et vit une explosion rouge vif à l’autre bout du couloir.
Il attendit un instant, prit une profonde inspiration puis éloigna sa
botte de la main qui voulait s’agripper à sa cheville. Il posa son
épaule contre la porte dangereusement ouverte et poussa. Les
verrous s’actionnèrent et résonnèrent dans les murs. Il ne perçut
qu’un bruit étouffé. Il laissa tomber son arme et enfouit son visage
dans ses mains tandis qu’un homme agonisait non loin. À l’intérieur.
Dans la salle des serveurs. Jimmy pleura, et le clavier bipa
joyeusement avant de se taire, attendant patiemment le jour suivant.
SILO 1
2345

78

Une rangée de tablettes en bois, familières, étaient suspendues au


mur dans le bureau du Dr Wilson. Donald se rappelait avoir
griffonné son nom dessus avec une solennité feinte. Il lui était même
arrivé de signer en sa défaveur, d’autoriser sa propre congélation.
Une certaine gêne s’empara de lui à l’idée de devoir signer ces
formulaires à nouveau. Sa main ne manquerait pas de trembler s’il
écrivait le nom d’un autre.
Un brancard vide qui trônait au milieu du bureau lui évoqua de
mauvais souvenirs. Un drap propre avait été bordé dessus sans le
moindre pli, prêt à accueillir le prochain qu’ils endormiraient. Le Dr
Wilson vérifia sur son ordinateur qui était l’homme à réveiller tandis
que ses deux assistants s’affairaient derrière lui. L’un d’eux
mélangeait deux cuillères de poudre verte dans un récipient d’eau
tiède. Donald percevait l’odeur de la mixture de l’autre bout de la
pièce. Elle le dégoûtait, mais il prit bonne note du placard d’où elle
venait, du nombre de cuillères nécessaires, et posa toutes les
questions qui lui venaient à l’esprit.
L’autre assistant plia une couverture qu’il déposa à cheval sur le
dossier d’un fauteuil roulant. Il y avait une blouse en papier. On défit
et rempaqueta une trousse de secours : gants, cachets, gaze,
pansements, sparadrap. Leurs gestes étaient mesurés, efficaces.
Donald songea aux employés de la restauration qui agissaient
derrière leur comptoir avec le même soin.
Un numéro fut lu à voix haute pour confirmer qu’ils allaient le
réveiller. Ce technicien, comme la sœur de Donald, avait été réduit à
un nombre, à une place sur un schéma, une case dans un tableau.
Non que les prénoms inventés fussent mieux. Donald vit soudain
clairement comment l’échange avait pu avoir lieu. Il observa la
paperasse qu’on remplissait – nul besoin de sa signature – avant de la
glisser dans une boîte. Il pouvait laisser de côté cette partie de la
procédure. Il n’y aurait aucune trace de ce qu’il avait prévu.
Le Dr Wilson ouvrit la marche, suivi des assistants avec leur
fauteuil roulant et leur équipement. Donald était à la traîne.
Le technicien qu’ils réveillaient était deux étages plus bas, ce qui
impliquait de prendre l’ascenseur. L’un des assistants fit remarquer
au passage qu’il ne lui restait plus que trois jours de faction.
— Tu as de la chance, commenta l’autre.
— Oui, alors tu iras mollo avec mon cathéter, plaisanta-t-il, et
même le Dr Wilson pouffa de rire.
Pas Donald. Il était trop occupé à se demander à quoi
ressemblerait l’ultime faction. Personne ne semblait penser au-delà
de la faction suivante. Ils avaient hâte que celle en cours se termine,
et redoutaient celle qui lui succéderait. Ça lui rappelait Washington,
où tous ceux avec qui il travaillait espéraient enchaîner un autre
mandat alors qu’ils détestaient devoir faire campagne pour y arriver.
Donald était tombé dans le même piège.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur un autre espace glacial.
Ici, les chambres hébergeaient les employés qu’on réveillait par
roulements réguliers, soit la majorité de la population du silo,
répartie sur deux niveaux identiques. Le Dr Wilson les conduisit
jusqu’à la troisième porte sur la droite, qu’il ouvrit grâce à son code.
Une mer de corps endormis s’étendait devant eux, jusqu’à
l’enveloppe de béton du silo.
— Rang 20, quatrième pode, annonça Wilson en ouvrant la
marche.
C’était la première fois que Donald assistait à cette partie de la
procédure. Il avait aidé à endormir des gens, mais jamais à réveiller
quelqu’un. Le stockage du corps de Victor n’avait absolument rien à
voir. C’étaient des funérailles.
Les assistants s’activèrent autour de la capsule. Le docteur
s’agenouilla près de l’écran de contrôle et leva les yeux vers Donald,
l’air d’attendre.
— Ah oui, dit Donald en le rejoignant.
Il jeta un œil par-dessus l’épaule du docteur.
— La majeure partie de la procédure est automatisée, admit le
docteur, presque gêné. Franchement, ils pourraient me remplacer
par un chimpanzé bien dressé, et personne ne remarquerait la
différence.
Il regarda Donald tandis que ce dernier composait son code et
appuyait sur un bouton.
— Je suis comme vous, Berger, reprit Wilson. Je ne suis là qu’au
cas où ça irait mal.
Il lui sourit. Donald resta de marbre.
— Il faut quelques minutes avant que le couvercle ne s’ouvre,
expliqua le docteur en tapotant l’écran. La température, ici, va
monter à trente et un degrés Celsius. Et le flux sanguin reçoit une
injection lorsque ce voyant s’allume.
Le voyant s’alluma.
— Une injection de quoi ? demanda Donald.
— De nanos. La cryogénisation tuerait un être humain normal,
raison pour laquelle, je suppose, elle a été interdite.
Un être humain normal. Donald se demanda ce qu’il pouvait bien
être, dans ce cas. Il leva la main et observa sa peau marbrée de rouge.
Il se souvint d’un gant dévalant une colline.
— Vingt-huit, annonça Wilson. À trente, la capsule se
déverrouillera. C’est à ce moment-là que j’aime bien remettre le
cadran à zéro, au lieu d’attendre jusqu’à la fin. Histoire de ne pas
oublier.
Il tourna un bouton sous la courbe de température.
— Ça n’arrête pas la procédure. Elle ne peut qu’aller dans une
direction une fois entamée.
— Et si jamais il y avait un problème ? s’enquit Donald.
Le docteur fronça les sourcils.
— Je vous l’ai dit. C’est pour ça que je suis ici.
— Et si c’est à vous qu’il arrivait quelque chose ? Ou si on vous
appelait pour une urgence ?
Wilson réfléchit en triturant le lobe de son oreille.
— Je préconiserais un réendormissement jusqu’à ce que je puisse
revenir.
Il rit.
— Même s’il est tout à fait probable que les nanos réparent ce qui a
besoin de l’être avant que j’aie le temps de le faire. Tant que vous
inversez la courbe de température, la seule chose à faire est de
refermer le couvercle. Mais je ne vois vraiment pas ce qu’il pourrait
y avoir.
Donald, si. La température atteignit les vingt-neuf degrés. Les
deux assistants attendaient l’ouverture impatiemment. L’un tenait
une serviette et la couverture dans une main, la blouse en papier de
l’autre. La trousse de soins était dans le fauteuil roulant, ouverte. Les
deux portaient des gants de caoutchouc bleu. L’un déchira un bout de
sparadrap dont il colla une extrémité à la poignée du fauteuil. Un
paquet de gaze fut déchiré, la boisson amère énergiquement secouée.
— Et c’est mon code qui démarre la procédure ? demanda Donald,
ne voulant rien laisser au hasard.
Le Dr Wilson gloussa. Il posa ses mains sur ses genoux et se releva
lentement.
— J’imagine que votre code pourrait même ouvrir le sas. Y a-t-il la
moindre chose à laquelle vous n’ayez pas accès ?
Un gant claqua contre un poignet. Le couvercle émit un sifflement
en se déverrouillant.
La vérité, voulut répondre Donald. Mais il avait l’intention de la
découvrir tout prochainement.
La capsule s’entrouvrit, et l’un des assistants finit le travail. Elle
renfermait un beau jeune homme, dont les joues tressaillaient à
mesure qu’il revenait à lui. Les aides se mirent au boulot, et Donald
tenta de ne rien rater du protocole, avec une pensée pour sa sœur,
endormie quelque part au-dessus d’eux, et qui l’attendait.
— Une fois que nous l’aurons ramené au bureau, nous vérifierons
ses fonctions vitales et procéderons à des prélèvements pour
analyse. S’ils ont des affaires dans un casier, j’envoie un assistant les
chercher.
— Un casier ?
Donald regardait comment on retirait le cathéter. Le sparadrap et
la gaze furent appliqués sur le bras tandis que l’homme sirotait
l’amère mixture à la paille, grimaçant.
— Oui, des effets personnels. Ce qu’ils ont pu mettre de côté lors
de leur précédente faction. On les leur rapporte.
Les assistants aidèrent l’homme à enfiler la blouse de papier puis
le soulevèrent non sans mal du pode fumant. Donald retira la trousse
de soins et maintint le fauteuil pour eux. La couverture était déjà
dépliée sur l’assise. Tandis qu’ils l’installaient et l’emmitouflaient,
Donald repensa au sac estampillé “Faction” qu’il avait trouvé sur son
lit, celui qui contenait les affaires de Thurman. Le sac portait aussi un
numéro, similaire à celui du message d’Anna. Ce numéro ne
correspondait absolument pas à une date.
Ce fut alors qu’il comprit. Il y avait une coquille dans le message
d’Anna : il ne fallait pas lire “Armoirie” mais “Armoire”… soit le
casier qu’évoquait le Dr Wilson.
La confluence d’indices lui fit momentanément oublier le froid
ambiant et l’idée de réveiller sa sœur. D’autres fantômes endormis
lui chuchotaient à l’oreille et embrumaient son esprit.
79

Donald aida un assistant à escorter le technicien encore groggy à


l’étage médical tandis que l’autre s’occupait de récurer la capsule.
Peu intéressé par le prélèvement d’échantillons qu’effectuerait
Wilson, Donald proposa d’aller récupérer les effets personnels du
technicien. L’assistant lui expliqua le chemin vers l’un des espaces de
stockage situés au cœur du silo.
Il y avait en tout seize étages de stockage, sans compter l’arsenal.
Donald entra dans l’ascenseur et appuya sur le bouton usé du niveau
57. Le numéro d’identification du technicien avait été griffonné sur
un bout de papier. La suite de chiffres du message d’Anna était
encore fraîche dans sa mémoire. Il avait supposé que c’était une
date : le 2 novembre 2039. Un bon moyen pour s’en souvenir.
L’ascenseur s’arrêta, et Donald s’engouffra dans l’obscurité. Sa
main courut le long du mur jusqu’à une série d’interrupteurs. Les
ampoules s’allumèrent après l’écho sourd et distant de vieux
transformateurs électriques. Un labyrinthe de hautes étagères lui
apparut à mesure que les lumières s’allumaient, d’abord celles du
fond, puis les plus proches, puis celles de droite, comme une
mosaïque dévoilée de façon aléatoire. Les casiers se trouvaient tout
au bout, après les étagères. Donald entama un long trajet tandis que
la dernière ampoule s’animait.
Les étagères, telles des falaises, chargées de caisses en plastique
scellées, l’engloutirent. Les bacs semblaient pencher au-dessus de lui.
S’il avait levé la tête, il se serait presque attendu à ce que les étagères,
tout là-haut, se rejoignent. D’innombrables caisses empilées
demeuraient vides et sans étiquette, attendant d’être remplies au fil
des factions. Toutes les notes qu’Anna et lui avaient produites lors de
sa dernière faction se retrouveraient dans des bacs comme ceux-là,
qui conserveraient l’histoire du silo 40 et d’autres, tout aussi
malheureux. Ils renfermeraient bientôt celle du silo 18 et les efforts
que Donald avait fournis pour le sauver. Peut-être n’aurait-il pas dû.
Et si le désordre actuel, cette nettoyeuse vagabonde étaient sa faute,
en fin de compte ?
Les caisses pouvaient être rangées par date, par silo, par nom. Il y
avait des travées entre les étagères, juste assez larges pour laisser
passer les chariots qui partaient distribuer du papier blanc et des
carnets puis rapportaient ces mêmes feuilles, à peine alourdies du
poids de l’encre. Claustrophobe, Donald quitta les étagères avec
soulagement et atteignit bientôt le mur du fond. Un coup d’œil en
arrière lui indiqua toute la distance parcourue ; il songea que si les
lumières venaient à s’éteindre, il se pourrait qu’il ne retrouve pas le
chemin de l’ascenseur. Il tournerait peut-être en rond, mourrait de
soif. Il leva les yeux vers le plafond et se rendit compte de sa
fragilité, de sa dépendance extrême à l’électricité, à la lumière. Une
peur familière s’empara de lui, la peur panique d’être enterré dans
l’obscurité. Il s’adossa un instant contre un casier pour reprendre son
souffle. En toussant dans son mouchoir, il se rappela que la mort ne
serait pas la pire des choses.
Une fois passés le sentiment de panique et l’envie de courir vers
l’ascenseur à toutes jambes, il s’aventura dans les rangées de casiers.
Il devait y en avoir des milliers. Certains étaient petits, comme des
boîtes aux lettres, environ quinze centimètres de large et un bras de
profondeur. Il marmonna les chiffres du message d’Anna dans sa
barbe. Celui d’Erskine devait être là aussi, tout comme celui de
Victor. Il se demanda si ces hommes avaient mis leurs secrets en
sûreté et se promit de revenir pour le découvrir.
Les chiffres allaient croissant dans la rangée qu’il longeait, mais les
deux premiers étaient encore loin de ceux d’Anna. Il emprunta une
aile transversale pour trouver la bonne rangée et en vit une qui
commençait par 43. Son numéro d’identification commençait par 44.
Son propre casier était peut-être tout proche.
Il serait sûrement vide, mais Donald ne chercha pas moins à le
repérer. Il n’avait jamais rien récupéré d’une faction précédente. Il
marcha, et finit par se retrouver face à une petite porte métallique
portant son numéro d’identification, celui de Troy. Il n’y avait pas de
cadenas, rien qu’un bouton. Il le pressa avec la phalange, inquiet à
l’idée que le dispositif soit muni d’une reconnaissance digitale ou
tout autre système digne de sa paranoïa. Que penserait-on si on
voyait Thurman regarder dans le casier de cet homme ? Car il avait
tendance à oublier le subterfuge. Ce qui expliquait d’ailleurs le temps
de réaction entre le moment où il entendait le nom du sénateur et
celui où il se rendait compte qu’on s’adressait à lui.
Le casier s’ouvrit avec un soupir et un grincement de gonds. Ce
petit sifflement rappela à Donald que tout ici – des poubelles aux
bacs en passant par les casiers – était sous vide d’air. Protégé du bon
air, de l’air normal, car même l’air qu’ils respiraient était caustique et
plein de choses invisibles, comme l’oxygène, corrosif, et d’autres
particules affamées. La seule différence entre le bon et le mauvais,
c’était la vitesse à laquelle ils agissaient. Mais les gens vivaient et
mouraient trop vite pour s’en rendre compte.
Ou tout du moins était-ce le cas avant, songea Donald en plongeant
une main dans son casier.
Étonnamment, il n’était pas vide. Il y avait un sac en plastique à
l’intérieur, froissé, sous vide d’air, comme celui de Thurman. Sauf
qu’il y avait écrit “Héritage” sur le sien, et non “Faction”. Il reconnut
un pantalon couleur camel et une chemise rouge. Les vêtements le
bombardèrent de souvenirs. Ils lui rappelaient l’homme qu’il avait
été, le monde dans lequel il avait vécu.
Pourquoi gardaient-ils ce genre de choses ? Pour qu’il émerge du
fin fond du silo habillé de la même façon que le jour de son arrivée ?
Comme un détenu qui fait ses premiers pas en liberté, s’abritant le
regard, avec des vêtements passés de mode ? Ou était-ce parce que
dans ce monde, stocker et mettre au rebut revenait au même ? Il y
avait deux niveaux entiers au-dessus de celui-ci, où les déchets non
recyclables étaient compactés en cubes denses comme de l’acier et
empilés du sol au plafond. À quel autre endroit étaient-ils censés
mettre leurs poubelles ? Dans un trou creusé dans la terre ? Ils
vivaient dans un trou creusé dans la terre.
Donald tira sur la glissière en plastique du sac pour l’ouvrir. Une
légère odeur de boue et d’herbe s’en échappa, effluve d’une époque
révolue. Il agrandit l’ouverture, et ses vêtements semblèrent prendre
vie à mesure que l’air s’engouffrait à l’intérieur. Il eut une folle envie
de les enfiler, de faire comme si son monde n’avait pas disparu. Au
lieu de quoi il décida de tout ranger dans son casier, lorsque soudain
une lueur attira son regard, une étincelle jaune.
Il poussa ses vêtements, tendit la main, et saisit son alliance. En la
sortant, il sentit un objet dur dans son pantalon. Il tâta à nouveau les
replis de ses vêtements. Qu’est-ce qu’il avait sur lui ce jour-là ? Pas
ses pilules. Il les avait perdues en tombant. Pas les clés du squad,
Anna les lui avait prises. Ses propres clés et son portefeuille, dans sa
veste, n’étaient même pas parvenus jusque sous la terre pour la phase
de formation…
Son téléphone. Donald le trouva dans la poche de son pantalon. Le
poids de l’objet et les courbes de sa coque plastique se logèrent au
creux de sa main comme s’ils ne s’étaient jamais quittés. Il remit le
sac dans le casier, glissa l’alliance dans la poche de sa combinaison et
appuya sur le bouton d’activation du vieux téléphone. Qui, bien sûr,
n’avait plus de batterie. Depuis des lustres. Il n’avait même pas
fonctionné correctement le jour où il avait perdu Helen.
Donald mit machinalement le téléphone dans sa poche – le genre
d’habitude qui échappait à l’emprise du temps. Il sortit l’alliance,
l’enfila pour s’assurer qu’elle lui allait toujours, et pensa à sa femme.
Ses pensées dérivèrent inévitablement vers Mick et les enfants qu’ils
avaient eus ensemble. Un amalgame de tristesse et d’écœurement. Il
fourra ses vêtements tout au fond du casier et referma la porte, ôta
son alliance et la glissa dans sa poche avec son vieux téléphone. Il fit
demi-tour et se mit en quête du casier d’Anna. Et il ne fallait pas qu’il
oublie de récupérer les affaires du technicien.
En pistant leurs casiers respectifs, il sentait que quelque chose
clochait, qu’il lui manquait un lien, mais il ne savait pas quoi.
Tout un pan de l’entrepôt demeurait dans l’obscurité, et Donald
songea au silo 40, à la propagation des ténèbres lors d’une précédente
faction. Quelle que soit la nature de ces événements, Eren y avait mis
un terme. Une bombe avait provoqué une fine pluie de poussière au-
dessus de sa tête. Et à présent, son for intérieur, en alerte,
commençait à y voir plus clair. Il y avait quelque chose à propos
d’Anna. Il n’était pas attiré par son casier sans raison. Il serra son
téléphone dans sa main et se rappela pourquoi elle avait été réveillée
la dernière fois. Son expertise dans le domaine des communications
sans fil et du piratage lui revint en mémoire.
Au loin, une ampoule lâcha, et Donald sentit l’obscurité
commencer à dangereusement se rapprocher. Il n’y avait rien pour
lui ici, à part d’horribles souvenirs et d’atroces prises de conscience.
Son cœur s’emballa lorsqu’il commença à comprendre, sans vouloir
y croire. Son téléphone avait mal fonctionné le jour où les bombes
étaient tombées du ciel, et donc il n’avait pas pu joindre Helen. Et
puis il y avait toutes ces occurrences antérieures où il n’avait pas pu
joindre Mick, les soirs où Anna et lui s’étaient retrouvés seuls.
Et voilà qu’ils s’étaient à nouveau retrouvés seuls, dans ce silo.
Mick avait échangé sa place contre la sienne au dernier moment.
Donald se rappela leur conversation dans un petit appartement. Mick
lui avait fait faire la visite, l’avait emmené dans une chambre et lui
avait demandé de se souvenir de lui tel qu’il était, là, c’était ce qu’il
voulait.
Donald tapa un casier du plat de la main ; l’écho métallique noya
son juron. C’est Mick qui aurait dû être ici, congelé puis dégelé, qui
aurait dû s’enfoncer lentement mais sûrement dans la folie. Au lieu
de quoi il avait volé à Donald la vie familiale qu’il lui avait souvent
gentiment reprochée. Et on l’y avait aidé.
Donald se laissa glisser lentement le long des casiers. Il sortit son
mouchoir, toussa dedans, imagina son ami en train de consoler
Helen. Il pensa aux enfants et aux petits-enfants qu’ils avaient eus.
Une rage meurtrière se mit à bouillonner en lui. Et dire que, tout ce
temps, il s’en était voulu de ne pas avoir pu joindre Helen. Tout ce
temps, il en avait voulu à Helen et à Mick pour la vie à côté de
laquelle il était passé. Alors que tout était la faute d’Anna, madame
l’ingénieur. C’est Anna qui avait piraté sa vie. Elle et personne
d’autre qui l’avait fait venir jusqu’ici.
80

Donald prit le contenu des deux autres casiers comme dans un rêve
éveillé. Engourdi, il remonta dans le bureau du Dr Wilson pour y
déposer les affaires du technicien. Il demanda au docteur de quoi
l’aider à s’endormir le soir venu et repéra soigneusement de quel
placard venaient les pilules. Lorsque Wilson partit pour le labo avec
ses échantillons, Donald en profita pour se resservir. Il écrasa les
pilules, ajouta deux cuillères de poudre et prépara un amer breuvage.
Il n’avait pas de plan. Ses actions se succédaient, machinalement. Il y
avait une cruauté dans sa vie à laquelle il voulait mettre un terme.
Il descendit dans l’aile de cryogénisation. Derrière son fauteuil
roulant équipé, il n’eut aucun mal à la trouver. Il passa un doigt sur la
surface lisse de la capsule avec méfiance, comme s’il pouvait se
couper. Il se souvenait d’avoir touché son corps de la même façon,
toujours avec une certaine crainte, jamais capable de s’abandonner
complètement. Plus c’était bon, plus il avait mal. Chaque caresse
avait été un affront à Helen.
Il retira son doigt et le compressa dans sa main pour arrêter un
écoulement de sang imaginaire. Le danger était partout autour de
cette femme. Anna était nue de l’autre côté de cette coquille blindée,
qu’il était sur le point d’ouvrir. Il jeta un œil alentour. Il y avait
beaucoup de monde, mais il était seul. Le Dr Wilson serait dans son
laboratoire pour un bon moment encore.
Donald s’agenouilla au bout du pode et composa son code. Une
infime partie de lui espérait que ça ne marcherait pas. C’était un
pouvoir bien trop important que celui de permettre la vie ou de la
reprendre. Mais le cadran bipa. D’une main maîtrisée, il tourna le
bouton, comme il l’avait vu faire.
Puis il n’eut plus qu’à attendre. À mesure que la température
augmentait, sa colère s’estompait. Il mélangea la mixture qu’il avait
préparée. Il s’assura que tout était bien en place.
Lorsque le couvercle s’entrouvrit, Donald glissa ses doigts dans
l’interstice et le souleva entièrement. Il retira soigneusement le
cathéter de l’aiguille plantée dans son bras. Un fluide épais
dégoulina. Il remarqua la valve près de l’embout et la tourna jusqu’à
ce que l’écoulement cesse. Il déplia une couverture et l’en enveloppa.
Son corps était déjà chaud. Le givre gouttait de la surface intérieure
du pode, recueilli par de petits canaux qui servaient de gouttières. Il
remarqua que la couverture était surtout pour lui.
Anna bougea. Donald balaya ses cheveux de son front tandis que
ses paupières clignaient. Ses lèvres s’entrouvrirent et elle émit un
gémissement à peine audible, empli de décennies de sommeil.
Donald savait à quoi ressemblait cet engourdissement, ce froid qui
vous gelait jusqu’aux os. Il détestait lui faire subir cela, comme il
détestait ce qu’on lui avait fait.
— Doucement, dit-il lorsqu’elle se mit à trembler.
Sa tête roulait de gauche à droite, elle murmurait quelque chose.
Donald l’aida à s’asseoir et réajusta la couverture autour de son
corps. Le fauteuil roulant était prêt, avec sa trousse de soin et son
thermos, mais il ne fit aucun geste pour l’aider à y prendre place.
Ses yeux qui papillotaient finirent par se poser sur Donald. Elle le
reconnut.
— Donny…
Il lut son nom sur ses lèvres plus qu’il ne l’entendit.
— Tu es venu me chercher, murmura-t-elle.
Elle tremblait, mais il résista à l’envie de lui frotter le dos ou de la
prendre dans ses bras.
— Quelle année ? demanda-t-elle en s’humectant les lèvres. Ça y
est, le moment est venu ? ajouta-t-elle, les yeux écarquillés de peur.
Du givre fondu glissa le long de ses joues.
Donald se souvint de réveils semblables, de rêves qui continuaient
à brouiller ses pensées.
— Le moment est venu de dire la vérité, dit-il. C’est à toi que je
dois ma présence ici, n’est-ce pas ?
Le regard d’Anna semblait inexpressif, ses pensées, confuses. Il le
voyait au tressaillement de ses paupières, à la façon dont ses lèvres
sèches demeuraient entrouvertes. Il avait vécu ça, lui aussi, lorsqu’on
l’avait réveillé.
— Oui, répondit-elle en acquiesçant à peine. Mon père ne nous
aurait jamais réveillés. La cryogénisation – elle chuchotait. Je suis
contente que tu sois venu. Je savais que tu le ferais.
Une main s’échappa de sous la couverture et s’agrippa au bord du
pode comme si elle voulait s’en extraire. Donald posa une main sur
son épaule. Il prit le thermos posé dans le fauteuil roulant. Il saisit la
main qu’elle avait posée sur le bord de la capsule et lui colla la
boisson dans la paume. Elle libéra l’autre main et tint le thermos
contre ses genoux.
— Je veux savoir pourquoi, dit-il. Pourquoi m’avoir fait venir ici ?
Il regarda les podes autour d’eux, ces tombes surnaturelles qui
gardaient la mort à distance.
Anna baissa les yeux sur le thermos et la paille. Donald lui lâcha la
main et prit quelque chose dans sa poche. Le téléphone. L’objet attira
l’attention d’Anna.
— Qu’est-ce que tu as fait ce jour-là ? demanda-t-il. Tu m’as
empêché de la joindre, n’est-ce pas ? Et cette soirée où on s’est
retrouvés pour finaliser les plans, toutes ces fois où Mick manquait
les rendez-vous, c’était toi aussi, hein.
Le visage d’Anna s’assombrit. Elle comprit intimement de quoi il
parlait. Il s’était attendu à des hauts cris, du déni, mais Anna avait
simplement l’air triste.
— C’était il y a si longtemps, dit-elle en secouant la tête. Je suis
désolée Donny, mais c’était il y a tellement longtemps.
Son regard se dirigea vers la porte derrière lui, comme si elle
craignait un danger. Donald se retourna mais ne vit rien.
— Il faut qu’on sorte d’ici, dit-elle d’une voix rauque. Donny, mon
père, ils ont fait un pacte…
— Je veux savoir ce que toi tu as fait. Dis-le-moi.
Elle secoua la tête.
— Ce que Mick et moi on a fait. Écoute, à l’époque, ça nous
semblait être la bonne décision. Je suis désolée. Mais il faut que je te
dise autre chose. Quelque chose de plus important.
Elle parlait à voix basse, posément. Elle mouilla ses lèvres à
nouveau et baissa les yeux sur sa paille, mais Donald gardait une
main sur son bras.
— Papa m’a réveillée pour une autre faction pendant que tu étais
cryogénisé.
Elle leva la tête et le regarda droit dans les yeux. Ses dents
s’entrechoquèrent tandis qu’elle rassemblait ses idées.
— J’ai découvert quelque chose.
— Arrête. Je ne veux plus d’histoires. Plus de mensonges. Rien que
la vérité.
Anna détourna le regard. Un spasme parcourut son corps. De la
vapeur s’élevait de ses cheveux et les gouttes de condensation
continuaient leur course à la surface du pode.
— Ça devait se passer de cette façon, dit-elle.
Son aveu résidait dans sa façon de parler, dans son refus de lui
faire face.
— Ça ne pouvait pas être autrement. Toi et moi. C’est nous qui
avons construit cela.
Sa confession attisa la rage de Donald. Ses mains à lui tremblaient
plus que les siennes. Anna se pencha en avant.
— Je ne supportais pas l’idée que tu meures là-bas, tout seul.
— Je n’aurais pas été seul, rectifia-t-il, les dents serrées. Et ce n’est
pas à toi de décider de choses pareilles.
Il s’agrippa si fort au bord de la capsule que ses jointures
blanchirent.
— Il faut que tu écoutes ce que j’ai à dire, insista Anna.
Donald attendit. Quelle explication ou excuse pouvait-elle
fournir ? Elle lui avait volé le peu de chose que lui avait laissé son
père. Thurman avait détruit le monde, et Anna avait détruit celui de
Donald. Il était impatient d’entendre ce qu’elle avait à dire.
— Mon père a conclu un pacte, dit-elle d’une voix plus assurée. On
ne devait jamais être réveillés. Il faut qu’on se barre d’ici. J’ai besoin
de ton aide…
Encore sa rengaine. Elle se fichait pas mal de l’avoir démoli. Il
sentit malgré tout sa colère s’apaiser, refluer dans un endroit de son
corps, telle une vague qui, manquant de force, s’était brisée dans un
murmure.
— Bois, lui dit-il en lui levant le bras doucement. Après, tu
m’expliqueras. Tu me diras ce que je peux faire pour t’aider.
Anna cligna des yeux. Donald guida la paille jusqu’à ses lèvres. Des
lèvres prêtes à lui raconter n’importe quoi, à entretenir sa confusion,
à le manipuler pour qu’il se sente moins vide, moins seul. Il en avait
soupé de ses mensonges, de son poison. Lui prêter l’oreille, c’était lui
tendre une veine.
Les lèvres d’Anna se fermèrent sur la paille, ses joues se creusèrent
lorsqu’elle aspira l’infect liquide vert.
— Ce que c’est amer, souffla-t-elle après la première gorgée.
— Pas de manières. Bois ce truc. Tu en as besoin.
Elle s’exécuta. Donald l’aidait à tenir le thermos. Anna s’arrêtait
entre chaque gorgée pour lui dire qu’il fallait qu’ils se barrent de là,
qu’ils n’étaient pas en sécurité. Il acquiesçait et redirigeait la paille
vers sa bouche. Le danger, c’était elle.
Il restait encore un peu de liquide lorsqu’elle leva les yeux vers lui,
perplexe.
— Pourquoi je… j’ai envie de dormir ? demanda-t-elle en luttant
pour garder les yeux ouverts.
— Tu n’aurais pas dû m’amener ici, dit Donald. Jamais on n’aurait
dû mener cette vie-là.
Anna leva un bras et saisit Donald par l’épaule. Elle sembla
comprendre ce qui lui arrivait. Donald s’assit au bord du pode et
passa un bras autour d’elle. Tandis qu’elle se laissait aller contre lui, il
repensa à la nuit de leur premier baiser. C’était à l’université, elle
avait trop bu, s’était endormie sur le canapé du foyer des étudiants, la
tête sur l’épaule de Donald. Il était resté comme ça le reste de la nuit,
le bras coincé et engourdi tandis que la fête battait son plein et s’était
finalement achevée. Ils s’étaient réveillés le lendemain matin, Anna
la première. Elle lui avait souri et dit merci, l’avait baptisé son ange
gardien et l’avait embrassé.
Ça semblait remonter à des siècles. Une éternité. La vie n’était pas
censée s’éterniser. Mais Donald se souvenait du bruit de la
respiration d’Anna comme si elle s’était assoupie sur lui la veille. Il se
rappela aussi avoir partagé un lit de camp avec elle lors de leur
dernière faction, sa tête posée sur son torse. C’est alors qu’il
l’entendit inspirer de façon soudaine et saccadée. Le corps d’Anna se
raidit avant que ses ongles froids ne s’enfoncent dans la chair de
Donald. Il la soutint à mesure que ses doigts se décrispaient et qu’elle
rendait son dernier souffle.
SILO 17
2318
Septième année

81

Quelque chose clochait avec les boîtes de conserve. Au début, Jimmy


ne savait pas trop de quoi il s’agissait. Il avait remarqué des petits
points marron sur une boîte de betteraves quelques mois auparavant,
sans en faire cas. Mais à présent, de plus en plus de boîtes en étaient
recouvertes. Et le contenu de certaines avait un goût légèrement
différent. C’était peut-être dû à son imagination, mais ce qui était
sûr, c’est qu’il avait mal au ventre plus souvent, et ça n’arrangeait pas
l’odeur qui régnait dans la salle des serveurs. Il détestait s’approcher
du coin où il faisait ses besoins, infesté de mouches, et donc il s’était
mis à faire ailleurs, jusqu’à ce qu’il ne lui reste presque plus d’espace
propre et que les mouches ne fournissent plus.
Il savait qu’il fallait qu’il sorte. Il n’avait pas entendu d’activité
dans le couloir ces derniers temps, personne n’avait tenté d’ouvrir la
porte. Mais la pièce qui lui avait fait l’effet d’une prison à une époque
lui semblait à présent le seul endroit sûr du silo. L’idée de partir, qui
l’avait séduit auparavant, suffisait maintenant à lui vriller les
entrailles. Il ne connaissait que sa routine. Faire quelque chose de
différent lui semblait fou.
Il remit son départ au lendemain, puis au surlendemain, le temps
de mettre sur pied un Projet. Il démonta son fusil préféré, huila
toutes les pièces et le réassembla. Il y avait une boîte de munitions
porte-bonheur, dont seules de très rares balles avaient raté leur cible
au jeu de massacre, alors il vida deux chargeurs et les remplit
uniquement de balles magiques. En nouant les manches aux jambes
pour faire des anses, il transforma une combinaison de rechange en
sac à dos. Il ouvrit la fermeture éclair et glissa à l’intérieur deux
boîtes de saucisses, deux d’ananas et deux de jus de tomate. Il ne
pensait pas être parti si longtemps que ça, mais il ne pouvait en être
sûr.
Il s’assura qu’il avait bien sa clé autour du cou. Elle n’était jamais
tombée, mais il avait pris l’habitude de tâtonner sa poitrine pour
vérifier. Une marque violette sur son sternum lui indiquait d’ailleurs
qu’il répétait ce geste trop souvent. Il mit une fourchette et un
tournevis rouillé dans sa poche de poitrine – ce dernier lui servait à
ouvrir les conserves. Il fallait vraiment qu’il trouve un ouvre-boîte.
Ainsi que des piles pour sa lampe torche. C’étaient ses deux
priorités. Il n’y avait eu que deux pannes d’électricité au fil des ans,
mais les deux coupures l’avaient laissé avec une angoisse terrible du
noir. Et à force de vérifier que sa lampe torche fonctionnait, il usait
les piles.
Tout en se grattant la barbe, il se demandait de quoi il pourrait
avoir besoin. Il n’avait plus beaucoup d’eau dans sa citerne, mais il en
trouverait peut-être quelque part, alors il ajouta deux bouteilles vides
à son paquetage. Il eut du mal à en trouver. Il dut fouiller derrière la
montagne de conserves vides dans un coin du débarras, et subir
l’assaut des mouches qu’il avait dérangées.
— Bah quoi, faut pas prendre la mouche, leur dit-il en les chassant.
Il rit à sa propre blague.
Dans la cuisine, il prit le grand couteau, le seul dont il n’avait pas
brisé la pointe, et le glissa dans son sac. Le temps de se motiver à
partir, il décida que la journée était trop avancée. Alors il démonta à
nouveau son fusil, l’huila et se promit de sortir dès le lendemain
matin.
Il ne dormit pas bien. Il laissa la radio allumée au cas où il capterait
quelque chose ; avec le crachotement, il rêva que de l’air de
l’extérieur s’infiltrait par la porte an acier, et il se réveilla plus d’une
fois en sursaut, à bout de souffle, et eut chaque fois du mal à se
rendormir.
Le lendemain matin, il jeta un œil aux caméras, mais elles ne
fonctionnaient toujours pas. Il aurait quand même aimé avoir une
vue du couloir. Il se persuada qu’il n’y avait personne. Il n’y aurait
que lui. Il s’apprêtait à sortir. Sortir.
— Tout va bien, dit-il à haute voix.
Il attrapa son fusil, souleva son sac, qui, à la rigueur, pourrait aussi
lui fournir une tenue de rechange, et se dirigea vers l’échelle.
— Allez, allez, dit-il pour s’encourager.
Il essaya de siffloter. En temps normal, c’était un bon siffleur, mais
là, il avait la bouche trop sèche. Il choisit de fredonner un air que ses
parents lui chantaient à la place.
Le sac et le fusil pesaient lourd. Pendus au creux de son coude, ils
ne lui facilitèrent pas la tâche pour déplacer la grille au-dessus de sa
tête. Il finit par y arriver. Il sortit la tête et en profita pour apprécier
le ronron régulier des machines. Certains cliquetaient, comme s’ils
étaient occupés. Jimmy avait ôté le panneau arrière de chacun
d’entre eux pour voir s’ils renfermaient des secrets, mais tous
ressemblaient aux ordinateurs que son père fabriquait.
La puanteur de ses propres besoins le prit à la gorge tandis qu’il se
faufilait entre les serveurs. Quel accueil. La chaleur que dégageaient
les boîtes noires ne faisait qu’accentuer la pestilence.
Face à la grande porte en acier, il hésita. Son monde s’était réduit
un peu plus chaque jour. Au début, il avait trouvé son deux-pièces
confortable, entre la salle des serveurs et le labyrinthe au-dessous.
Après, il ne s’était senti bien qu’en bas. Ensuite, même l’étroit couloir
et l’échelle lui avaient fait peur. Jusqu’à ce qu’il limite son espace
vital à la pièce du fond avec tous les lits et les débarras aux odeurs
bizarres, et qu’enfin, le seul endroit où il se sente en sécurité soit son
lit de fortune installé près du bureau où trônait l’ordinateur, avec les
grésillements de la radio en bruit de fond.
Et voilà qu’il se retrouvait face à cette porte que son père lui avait
fait franchir, à l’endroit où il avait tué trois hommes, et qu’il
envisageait d’agrandir un peu son monde.
Il tendit une main moite vers le clavier. Il craignait que l’air au-
delà ne soit toxique. Mais il respirait probablement le même air, et
les gens avaient vécu des années, il les avait entendus à l’occasion à la
radio. Il composa les deux premiers chiffres, ceux du niveau 12, puis
songea aux deux suivants. Le niveau 18. Jimmy s’imagina chez ses
parents, changer de vêtements, aller aux toilettes. Il se représenta sa
mère assise sur son lit, l’attendant. Il la vit allongée sur le dos, les
bras croisés, sans chair, plus rien que des os.
Il approcha sa main tremblante du 1 et composa le 4 à la place. Il
s’essuya les doigts sur ses cuisses et attendit la sonnerie
désapprobatrice du clavier.
— Il n’y a personne de l’autre côté, se dit-il. Personne. Je suis seul.
Tout seul.
D’une certaine manière, ça le réconfortait.
Il composa à nouveau les chiffres de son école, puis ceux de sa
maison.
Le clavier bipa. La porte se mit à faire des bruits. Jimmy Parker
recula d’un pas. Il pensa à l’école, à ses amis, se demanda si certains
étaient encore en vie. Si quelqu’un tout court était en vie. Il passa la
bandoulière de son fusil par-dessus sa tête et le coinça contre son
épaule. La porte se déverrouilla. Il n’avait plus qu’à l’ouvrir.
82

Des signes de vie et de mort l’attendaient dans le couloir. Un cercle


noir et des cendres dispersées sur le carrelage indiquaient qu’il y
avait eu un feu. La face extérieure de la porte était striée
d’égratignures, criblée d’impacts. Ces derniers ressemblaient fort aux
traces de balles qui avaient manqué leur cible lorsqu’il s’était
entraîné au tir. Tout près de ses pieds, il remarqua une tache brune et
se rappela qu’un homme était mort à cet endroit. Il détourna le
regard de toutes ces traces et sortit dans le couloir.
Alors qu’il s’apprêtait à fermer la porte, il hésita. Il se demanda si
le code fonctionnerait de l’extérieur. Et si la porte refusait de s’ouvrir
à nouveau, qu’il ne pouvait plus rentrer ? Il remarqua les profondes
rainures autour du digicode, on avait manifestement tenté de
l’arracher du mur. Ces traces lui rappelèrent à quel point certains
avaient voulu entrer au fil des ans, et à quel point il était fou de
vouloir sortir.
Mais avant de s’inquiéter davantage, il ferma la porte et entendit
les verrous se mettre en place avec un petit pincement au cœur. Un
dernier écho métallique résonna, irrévocable.
Ses mains se précipitèrent à nouveau sur les touches. Le cœur
battant, avec l’impression que des hommes arrivaient en courant de
toutes parts pour le tuer, hurlant leurs cris de guerre et brandissant
leurs armes au-dessus de leur tête…
Il composa le code, et les verrous se remirent en branle. Il ouvrit la
porte, respira profondément l’odeur de sa maison… et faillit vomir en
reniflant la pestilence de ses déjections réchauffée par les serveurs.
Personne ne courait dans les couloirs. Il avait besoin d’un ouvre-
boîte. De trouver des toilettes en état de marche. De vêtements qui
n’étaient pas usés jusqu’à la trame à force d’avoir été portés. Il avait
besoin de respirer et de trouver une autre réserve de conserves et
d’eau.
Il referma la porte à contrecœur. Et bien qu’il ait tout juste testé le
code depuis l’extérieur, la peur de ne jamais pouvoir rentrer le saisit
à nouveau : le mécanisme allait s’enrayer, le code ne marchait de
l’extérieur qu’une fois par jour, ou par an. Son côté obsessionnel
faisait qu’il pouvait composer le code une centaine de fois et
s’inquiéter quand même qu’il ne fonctionne pas la cent unième. Et il
le savait. Il pouvait passer sa vie à le vérifier et ne jamais être
satisfait. Il s’éloigna de la porte, le pouls battant à ses oreilles.
L’éclairage du couloir était éblouissant. Jimmy gardait son fusil
contre son épaule. Il passa en silence devant une série de bureaux
saccagés. Tout était calme, à l’exception d’une ampoule au filament
vacillant, et d’un bout de papier agité par le souffle d’une grille
d’aération. Le poste de sécurité était laissé à l’abandon. Jimmy
enjamba la barrière, songeant à Yani, à l’escalier bondé, à l’homme
en combinaison de nettoyage qui s’était frayé un chemin à travers la
foule, mais lorsqu’il ouvrit la porte, il tomba sur un palier désert.
Et assez sombre. Seul l’éclairage de secours, vert, était allumé.
Jimmy referma la porte doucement pour éviter de faire grincer ses
gonds rouillés. Il y avait un objet sur le sol, après de ses pieds. Il le
toucha du bout de sa botte, c’était un cylindre blanc long comme son
avant-bras, aux bouts arrondis. Un os. Il le reconnut par comparaison
avec le cadavre de l’homme qui s’était décomposé près des serveurs
et qu’il avait traîné près de l’endroit où il se soulageait.
Il sut avec une extrême certitude que ses propres os seraient un
jour à nu. Peut-être ce jour même. Il ne retrouverait jamais sa petite
maison si solide. Cette idée l’effraya moins qu’elle n’aurait dû. Le
vertige d’être dehors, l’air frais et la lueur verdâtre qui teintait la cage
d’escalier, et même les restes d’un être humain, lui procurèrent un
soulagement bienvenu après ces années d’emprisonnement. Ce qui, à
une époque, avait été sa prison – les étages de ce silo – était à
présent le grand dehors. Devant lui s’étendait un paysage de mort
infinie et d’espérance.
83

Il n’avait pas de plan particulier. Son instinct lui disait seulement


d’aller vers le haut. Sa lampe torche montrait des signes de faiblesse,
il fallait donc qu’il explore les étages avec la plus grande prudence. À
l’aveugle dans un appartement, il trouva des toilettes où il put se
soulager, mais constata avec dépit que la chasse d’eau ne fonctionnait
pas. Pas d’eau au robinet non plus. Ni au petit jet à côté de la cuvette
des WC, ce qui ne lui laissa d’autre choix que d’utiliser un drap dans
l’obscurité la plus complète.
Il commença son ascension. Il y avait un bazar au dix-neuvième,
juste au-dessous de chez lui. Il s’y arrêterait pour chercher des piles,
même s’il craignait que tout objet de ce genre n’ait déjà été utilisé. En
revanche, il y aurait encore des combinaisons dans le département
Textile, il en était persuadé. Un plan commençait à prendre forme
dans sa tête.
Jusqu’à ce qu’une vibration des marches vienne tout chambouler.
Il s’arrêta pour écouter le bruit métallique des pas dans l’escalier.
Ils venaient d’en haut. Il apercevait le palier suivant au-dessus de sa
tête, à un tour du pilier central. Il était plus proche que le palier du
dessous. Alors il courut, son fusil battant contre les gourdes
attachées à son sac de fortune, ses bottes lourdes et maladroites, à la
fois effrayé et soulagé de ne pas être seul.
Il ouvrit les portes du palier en grand et se réfugia derrière. Joue
pressée contre l’une d’elles, il regardait par la mince ouverture, aux
aguets. Les pas se rapprochaient. Il retint son souffle. Une silhouette
passa en coup de vent, main sur la rampe, suivie d’une autre, qui
proférait des menaces. Jimmy n’eut pas le temps de voir grand-chose.
Il resta dans l’obscurité de cette entrée étrangement silencieuse,
jusqu’à ce qu’il ait l’impression que des choses rampaient dans sa
direction, des mains griffues qui tâtonnaient dans le noir pour
l’attraper par ses longs cheveux hirsutes. Il se retrouva à nouveau sur
le palier, à la lueur verdâtre de l’éclairage de secours, à bout de
souffle, ne sachant que croire.
D’une façon ou d’une autre, il était seul. Même s’il restait des
survivants, la seule compagnie qu’il pouvait trouver serait du genre à
le pourchasser ou à le tuer.
Il reprit son ascension, main sur la rampe, à l’affût de la moindre
vibration. Il passa devant la station d’épuration des eaux du trente-
deuxième, la ferme de terre du trente et unième, les services
sanitaires du vingt-sixième, avec le bazar en ligne de mire. Les
muscles de ses jambes s’échauffèrent, mais c’était agréable. Il revit
des repères qui lui étaient familiers, des étages d’une autre vie
marqués par l’usure, encombrés par des enchevêtrements de fils
électriques et de tuyaux. Le monde était devenu aussi rouillé que les
souvenirs qu’il en avait.
Enfin arrivé au bazar, il le trouva presque entièrement vide,
exception faite du cadavre coincé sous des étagères renversées. Les
bottes qui dépassaient étaient d’assez petite taille – celles d’une
femme ou d’un enfant. Il n’y avait plus que l’os blanc de la cheville
pour faire le lien entre la botte et le revers du pantalon. Des objets
semblaient avoir été coincés près du corps, mais Jimmy ne ressentit
pas le besoin urgent d’aller y voir. Il fouilla parmi les rares articles
éparpillés sur les étagères, en quête de piles ou d’un ouvre-boîte. Il y
avait des jouets, des babioles, rien d’utile. Il eut l’impression que bien
des mains s’étaient abattues sur ces objets. Il décida d’économiser sa
lampe et sortit dans l’obscurité.
L’exploration de son ancien appartement ne méritait pas qu’il
gaspille sa pile non plus. Il ne s’y sentait plus du tout chez lui. Il
ressentit une tristesse impossible à qualifier, eut l’impression d’avoir
déçu ses parents, éprouva à nouveau cette douleur ancienne au
centre de son esprit, comme lorsqu’il suçait des glaçons. Il quitta les
lieux et continua à monter. Quelque chose le poussait
irrésistiblement vers le haut. Et ce n’est qu’à un demi-étage de l’école
qu’il comprit ce que c’était. Son passé lointain cherchait à entrer en
contact avec lui. Le jour où tout avait commencé. Sa classe, où il se
rappelait avoir vu sa mère pour la dernière fois, où ses amis étaient
encore assis dans son esprit déréglé. S’il pouvait remonter le temps
et s’asseoir à son pupitre, les événements se dérouleraient forcément
différemment.
84

Jimmy garda sa lampe allumée jusqu’à sa classe. Il se rendit vite


compte qu’il ne remonterait pas le temps. Là, au milieu de la pièce,
gisait son vieux sac à dos. Plusieurs pupitres étaient renversés ; les
rangées bien nettes s’étaient brisées comme des os, et Jimmy imagina
ses amis courir pour s’échapper, vit les chemins qu’ils avaient pris, la
bousculade vers la sortie. Ils avaient pris leurs sacs. Celui de Jimmy
était resté là, inerte, un cadavre.
Il fit un pas à l’intérieur, à la lueur de sa lampe, et eut le sentiment
que Mme Pearson levait le nez de son livre, souriante, sans rien dire.
Le bureau de Sarah, lui, était près de la porte. Jimmy se souvenait de
sa main dans la sienne pendant une sortie de classe aux élevages de
bétail. C’était sur le chemin du retour, après les odeurs étranges de
tant d’animaux, après les mains qui s’étaient tendues à travers les
barreaux pour caresser des fourrures, des plumes et de gros cochons
imberbes. Jimmy avait quatorze ans, et quelque chose chez ces
animaux l’avait exalté, ou changé. Et lorsque Sarah s’était retrouvée
au bout de la file d’élèves qui remontaient vers l’école et avait tendu
la main pour prendre la sienne, il ne l’avait pas retirée.
Ce contact prolongé fut un avant-goût de ce qui aurait pu se passer
avec elle. Il effleura le pupitre de Sarah du bout des doigts et laissa
des traces dans la poussière. La table de Paul – son meilleur ami –
figurait parmi celles qui avaient été renversées. Il fit un pas dans le
trou qu’elle avait laissé, les voyant tous partir en même temps, sa
mère ayant ouvert la marche, jusqu’à ce qu’il se retrouve au centre de
la classe, près de son sac, complètement seul.
— Je suis tout seul, dit-il. La solitude incarnée.
Ses lèvres, sèches et scellées, se déchirèrent lorsqu’il parla, comme
si elles s’ouvraient pour la première fois.
En se penchant sur son sac, il s’aperçut qu’il avait été vidé. À
genoux, il dégagea le rabat. Il y avait un bout de plastique que sa
mère avait utilisé plusieurs fois pour envelopper son déjeuner, mais
son déjeuner avait disparu depuis longtemps. Deux barres de maïs et
un gâteau aux flocons d’avoine. C’était ahurissant de se souvenir de
certaines choses et pas d’autres.
Il fouilla, se demandant s’ils lui avaient tout pris. La calculatrice
que son père lui avait fabriquée était toujours là, ainsi que les petits
soldats en verre que son oncle lui avait offerts pour ses treize ans. Il
prit le temps de transvaser toutes les affaires qu’il avait apportées
dans son vieux sac à dos. La fermeture éclair était grippée, mais
marchait encore. Il jeta un coup d’œil à la combinaison qu’il avait
nouée et décida qu’elle était en pire état que celle qu’il portait et
l’abandonna là.
Il se releva et balaya le désordre ambiant avec le faisceau de sa
lampe torche. Quelqu’un avait laissé une trace de son passage sur le
tableau noir. Le mot “merde” écrit plusieurs fois à la suite. Ça
ressemblait à un chapelet de lettres, merdemerdemerdemerde.
Jimmy trouva le chiffon derrière le bureau de Mme Pearson. Il
était tout raide, mais les mots s’effacèrent tout de même. Une traînée
crayeuse subsista, et Jimmy se rappela l’époque bénie où il avait écrit
au tableau devant la classe. Les devoirs pour le lendemain, par
exemple. Un jour, Mme Pearson lui avait fait un compliment pour sa
poésie, sûrement par gentillesse. Il s’humecta les lèvres et prit un
vieux bout de craie sur le plateau, se demandant quoi écrire. Il
n’avait pas le trac de se tenir face à ses camarades. Personne ne le
regardait. Il était bel et bien seul au monde.
Je suis Jimmy, écrivit-il au tableau, dans l’étrange halo de lumière
de la lampe. Le bout de craie claquait contre la surface noire à
chaque contact. Entre chaque, elle crissait. Le bruit lui tenait
compagnie, mais il écrivit pourtant un poème sur la solitude, un
réflexe appartenant à une époque révolue :

Les fantômes montent la garde. Les fantômes montent la garde. Ils


me regardent déambuler.
Les cadavres rient. Les cadavres rient. Mais ils se taisent quand je
les enjambe.
Mes parents sont partis. Mes parents sont partis. Ils attendent que
je rentre à la maison.

Il avait des doutes sur la dernière phrase. Il éclaira ses trois


strophes, qu’il trouvait assez médiocres dans l’ensemble. En écrire
davantage n’arrangerait rien, mais il continua pourtant.

Le silo est vide. Le silo est vide. Mais plein de mort, à ras bords.
Je m’appelais Jimmy, je m’appelais Jimmy. Mais plus personne ne
m’appelle.
Je suis tout seul, les fantômes montent la garde, et la solitude me
rend plus fort.

La toute dernière partie était un mensonge, il n’était pas dupe,


mais comme c’était de la poésie, ça ne comptait pas. Il recula de
quelques pas et observa sa prose à la lueur hésitante de sa lampe. Les
mots avaient tendance à pencher, chaque bout de ligne plongeait
carrément, les lettres rapetissaient à mesure qu’on s’approchait de la
fin des phrases. Il avait toujours eu ce problème au tableau. Il écrivait
assez gros au début et finissait en tout petit. Il se demanda en se
grattant la barbe ce que ça disait de lui, ou ce que ça présageait.
Beaucoup de choses n’allaient pas dans ce si petit poème. La
cinquième strophe était fausse, celle où il disait que plus personne ne
l’appelait. Au-dessus du poème, il avait écrit “Je suis Jimmy”. Il se
considérait toujours comme étant Jimmy.
Chiffon en main, face au tableau, il s’apprêtait à effacer la strophe
erronée. Mais quelque chose l’en empêcha. La peur d’aggraver les
choses en essayant de les améliorer, la peur d’effacer des mots et de
ne pas en avoir de meilleurs pour les remplacer. Il avait donné de la
voix, et c’était une chose trop rare pour l’étouffer.
Jimmy sentit le regard de Mme Pearson sur lui. Le regard de ses
camarades, aussi. Les fantômes montaient la garde et les cadavres
riaient tandis qu’il cherchait une solution à son problème.
Lorsqu’il la trouva, il ressentit ce frisson caractéristique, la joie
d’arriver au bon endroit, d’avoir relié les points entre eux. Il leva la
main, fit claquer le chiffon contre le tableau et effaça la première
chose qu’il avait écrite. Les trois mots, Je suis Jimmy, disparurent
dans des volutes de poudre blanche, et furent bientôt remplacés par
des mots exprimant une vérité.
Je suis Solitude, commença-t-il à écrire. Il trouvait que ça sonnait
bien. C’était poétique, et ça avait vraiment du sens. Mais comme la
poésie, les mots avaient coutume de n’en faire qu’à leur tête ; ses
pensées les plus profondes interférèrent, et il écrivit autre chose. Il
réduisit le dernier mot à deux cercles bien ronds, un serpent et une
barre. Après quoi il attrapa son sac, puis quitta la classe et ses
anciens amis. Il laissait derrière lui un poème et un appel à ne pas
tomber dans l’oubli, une marque pour prouver qu’il était passé par là.
Je suis Solo.
La brume crayeuse resta en suspens dans l’air, fantôme des mots
inexprimés.
SILO 1
2345

85

Donald rapporta le fauteuil roulant, vide, dans le bureau du Dr


Wilson. Une couverture humide était posée en travers des
accoudoirs et traînait à moitié par terre. Il avait l’impression d’être
anesthésié. Son rêve le matin même avait été de redonner la vie, pas
de l’ôter. Lorsqu’il commença à entrevoir le caractère irréversible de
son acte, il éprouva du mal à déglutir, à respirer. Il s’arrêta dans le
couloir et fit le point sur ce qu’il était devenu. Architecte d’un
désastre malgré lui. Prisonnier. Marionnette. Bourreau. Il portait les
vêtements d’un autre. Sa transformation l’horrifiait. Ses yeux
s’emplirent de larmes, il les essuya avec rage. Il lui suffisait de penser
à Helen et à Mick, à la vie qu’on lui avait volée. Tout ce qui menait à
ce point précis de sa vie, au moment où il s’était réveillé dans ce silo,
était le fait de quelqu’un d’autre. Il avait l’impression d’avoir des
ficelles qui pendaient aux coudes et aux genoux. C’était une
marionnette en liberté qui allait remettre un fauteuil roulant à sa
place.
Il parqua le fauteuil et enclencha le frein. Il sortit le flacon de
plastique de sa poche, avec l’envie d’en voler une autre dose, voire
deux. Il craignait d’avoir du mal à trouver le sommeil.
Le flacon retourna donc dans le placard vidé de sa substance.
Donald s’apprêtait à faire demi-tour lorsqu’il remarqua le mot laissé
en travers du brancard :

Vous avez oublié ça.


Wilson

Le mot était collé à un mince dossier. Donald se rappelait l’avoir


donné au Dr Wilson avec les affaires du technicien. Il n’avait qu’un
souvenir flou de son arrêt aux deux autres casiers. Il se rappelait
simplement s’être cramponné à son téléphone en se rendant compte
de ce qui s’était passé, en prenant conscience qu’Anna s’était servi de
Mick et de Thurman pour obtenir un changement de dernière
minute qui n’avait pas de sens, service tel que seules les filles
pouvaient en soutirer à leur père. C’est ainsi qu’on lui avait volé sa
vie.
Il avait trouvé le dossier en question dans le casier qu’Anna
mentionnait dans le message adressé à son père. Son contenu
semblait à présent sans importance. Il froissa le mot du Dr Wilson
et le jeta à la poubelle. Il attrapa le dossier avec l’intention de
retrouver son lit pour dormir un peu, mais se surprit à l’ouvrir.
Il ne contenait qu’une seule feuille. À l’aspect vieilli. Le papier
avait jauni, et les bords s’étaient effrités par endroits. Il y avait, sous
le texte à interligne simple, cinq signatures, un mélange de
calligraphie tarabiscotée aux couleurs passées. On pouvait lire en
capitales en haut du document : RE : LE PACTE.
Donald glissa un œil vers la porte. Il s’installa derrière le petit
bureau et posa le dossier près du clavier d’ordinateur. Le message
d’Anna à son père avait les mêmes mots dans la ligne d’objet, avec la
mention Urgent. Il l’avait lu une dizaine de fois pour essayer d’en
percer le mystère. Les chiffres l’avaient mené jusqu’à ce dossier.
Il connaissait le Pacte des silos, le document officiel qui les
régissait, contrôlait leur population par le biais des loteries, dictait
leurs sanctions, depuis la contravention jusqu’au nettoyage. Mais ce
document était trop bref pour qu’il s’agisse de ce Pacte-là. Ça
ressemblait davantage à une note de service du temps où il travaillait
au Congrès.
Il lut :

Chers tous,
il a été convenu précédemment que dix unités suffiraient à servir notre
objectif et qu’une période de cent ans permettrait une purge
satisfaisante. Mais les membres de ce pacte étant à la fois des habitués
des sous-estimations et de l’inutilité de tous les plans de bataille une fois
le premier coup parti, personne ne devrait être surpris d’apprendre que
les faits nous ont amenés à changer nos prévisions. Nous exigeons à
présent trente unités et un calendrier de deux cents ans. L’équipe
technique m’assure que ses progrès nous permettent d’adopter cette
solution sans problème. Il se peut que nous devions à nouveau revoir ces
chiffres à l’avenir.
Nous avons également évoqué, lors de la dernière réunion, la
possibilité que deux unités atteignent le jour E en guise de doublons (ou
la possibilité de garder une unité en réserve). Ceci a été jugé fortement
contre-indiqué. Mieux vaut mettre tous ses œufs dans le même panier
plutôt que risquer d’en voir deux ou plus éclore. Ce sujet constituant une
source de discorde grandissante, cet amendement au Pacte original sera
signé par ses Pères et aura valeur de loi. Je m’engage à être présent lors
de l’ultime faction et à appuyer sur le bouton. Le taux de survie à long
terme est estimé à 42 % dans les derniers modèles. Quel progrès !
Félicitations à tous.
V

Donald passa en revue les signatures une seconde fois. Il y avait


celle de Thurman, simple, qu’il avait vue sur d’innombrables
circulaires et notes internes au Congrès. Une autre était peut-être
celle d’Erskine. L’une pouvait être celle de Charles Rhodes, le
gouverneur de l’Oklahoma. Les autres étaient illisibles. Il n’y avait
pas de date.
Il relut le texte. Il en comprit la substance peu à peu, le doute
cédant graduellement la place à la cristallisation du sens. De sa
première faction, il avait gardé le souvenir d’une liste, d’un
classement des silos. Le 18 avait figuré dans les premiers de cette
liste. C’était pour cette raison que Victor s’était battu pour sauver
cette unité. Cet engagement, cette décision d’appuyer sur le bouton.
En avait-il parlé dans son message à Thurman ? Dans sa lettre de
suicide ? Victor en était arrivé à un stade où il ne savait plus s’il était
en mesure de prendre des décisions.
Tous ses œufs dans le même panier. Ce n’était pas le dicton
original. Donald se laissa aller contre le dossier de la chaise, et la
lumière émise par la lampe de bureau se mit à vaciller. Les ampoules
n’étaient pas censées durer aussi longtemps. Elles finissaient par
lâcher, mais il y avait des rechanges. Des doublons.
Un œuf. Parce qu’est-ce qui se passerait s’ils laissaient un œuf ou
plus éclore ?
La liste.
Si toutes les pièces du puzzle se mirent soudain en place dans la
tête de Donald, c’est parce qu’il était déjà au courant. Il avait toujours
su. Comment pouvait-il en aller autrement ? Ces salauds n’avaient
aucune intention de libérer les hommes et les femmes des silos. Non.
Il ne pouvait y en avoir qu’un. Comment réagiraient-ils s’ils se
rencontraient d’ici des centaines d’années au sommet des collines,
dehors ? Donald avait conçu cet endroit. Il aurait dû comprendre dès
le début. C’était un architecte de la mort.
Il repensa à la liste, au classement des silos. Celui d’en haut était le
seul qui comptait. Mais quel était leur barème ? Quel degré
d’arbitraire entrait dans cette décision ? Tous ces œufs sacrifiés, à
l’exception d’un seul. Dans quel but ? Avec quel espoir ? Celui que les
différences et les conflits propres à un silo puissent être surmontés ?
Et pourtant les différences entre les silos eux-mêmes étaient
considérées comme insurmontables ?
Donald toussa dans sa main tremblante. Il comprit soudain ce
qu’Anna avait essayé de lui dire. Et il était trop tard. Trop tard pour
obtenir des réponses. C’était comme ça avec la vie et la mort, mais
dans cet endroit, qui ignorait les deux, il l’avait oublié. Et
maintenant, il ne pouvait plus la réveiller. Il n’avait que ses yeux
pour pleurer. Sa seule et unique alliée n’était plus.
Il y avait cependant une autre personne qu’il pouvait réveiller,
celle qu’il espérait revoir depuis le début. Le pouvoir de réveiller les
morts n’était pas à prendre à la légère. Donald frissonna en
comprenant ce que le Pacte prévoyait réellement, ce pacte entre des
fous qui avaient comploté pour anéantir le monde.
— C’est un pacte de suicide, murmura-t-il, et les murs de béton
l’oppressèrent soudain, l’enveloppant comme une coquille d’œuf.
Un œuf censé ne jamais éclore. Car c’étaient eux les plus
dangereux de tous, ce nœud de vipères, et aucun monde ne serait en
sécurité s’ils en faisaient partie. Les femmes et les enfants n’étaient
dans des canots de sauvetage que pour inciter les hommes du silo 1 à
enchaîner les factions. Mais ils étaient tous destinés à la noyade.
Tous, jusqu’au dernier.
SILO 17
2323
Douzième année

86

Solo ne se mit pas en route un beau matin pour aller sonder les
profondeurs du silo – ça se passa malgré lui. Au fil des ans, ses
explorations l’avaient mené vers le haut et vers le bas, il s’était caché
en entendant d’autres se battre, avait trouvé le désordre qu’ils
laissaient derrière eux, mais de telles occasions se faisaient plus
rares, et donc il osait s’aventurer de plus en plus loin. C’était la
curiosité, autant que la pesanteur et le désespoir, qui l’attirait vers le
fond. Et qui mit un terme à sa solitude.
Il fouillait les détritus en passant. Au cent vingtième étage, il
découvrit, dans les fermes du bas, les traces de ceux qui avaient vécu
là. Jamais il n’était descendu aussi bas. Ceux qui avaient survécu dans
un premier temps y avaient monté un réseau de fils et de tuyaux de
fortune. Il prit des carottes et des betteraves et repartit, avec
l’impression d’être observé par des fantômes. Une fois sorti, il se
rendit compte qu’il était tout près des légendaires Fournitures – sujet
de tant de conversations à la radio – et descendit encore. Les
Fournitures étaient un territoire d’abondance, ou c’était du moins ce
qui se disait. La promesse d’y trouver des piles et un ouvre-boîte lui
fit accélérer le pas.
Mais la porte des Fournitures était fermée à clé. Solo sentit des
yeux sur lui lorsqu’il s’accroupit près de l’entrée et pressa son oreille
contre l’acier gelé. Il sentait, autant qu’il entendait, une sorte de
tambourinement. Le bruit semblait ceci dit lointain, comme les
poumons du silo qui râlaient et sifflaient. Il insista sur la poignée de
porte. Elle refusait de bouger. Mais il n’y avait pas de verrous visibles
à l’extérieur, rien qu’une poignée verticale toute bête qu’on attrapait
pour la tirer.
Solo se retira dans l’escalier. Mains posées sur la rampe, il tendit
l’oreille. À tel point qu’il finit par entendre son propre pouls. Signe
qu’il était on ne peut plus concentré.
Pas de fantômes. Pas de vibrations dans la rampe. Il vérifia son
fusil, la sûreté était bien enlevée, et appuya la crosse fermement
contre son épaule. Il visa le point des doubles portes où les poignées
se rejoignaient. Il imagina une boîte de conserve à cet endroit, en
essayant de ne pas voir le torse d’un homme. Il pressa la détente avec
tant de lenteur que lorsque la balle sortit du canon, il sursauta. Le
coup de feu retentit dans tout le silo. Un tir, suivi d’une dizaine
d’échos. Solo visa à nouveau, et tira. Puis une troisième fois. BOUM.
BOUM. Les fantômes allaient déguerpir fissa. Il était Solo, mais son
fusil lui tenait compagnie à grand bruit.
Il glissa la bandoulière de son arme par-dessus sa tête et tenta à
nouveau d’ouvrir. L’une des portes bougea un peu. Il recula d’un pas,
donna un coup de pied dedans. Il savait qu’elles étaient censées
s’ouvrir dans l’autre sens, mais il voulait juste faire céder les derniers
éléments qui lui résistaient. Lorsqu’il la tira à nouveau, la porte
s’ouvrit en grinçant et des débris s’abattirent sur le palier. Les trous
pratiqués par les balles étaient bien moins impressionnants à
l’extérieur qu’à l’intérieur, où le métal déchiqueté rutilait. Et s’avérait
coupant, remarqua Solo en suçant son doigt.
Le silence qui régnait aux Fournitures lui sembla oppressant après
les coups de feu. Il s’approcha du comptoir qui s’étendait d’un mur à
l’autre. Il y avait des brèches, en dessous, par lesquelles il pouvait
passer, mais il remarqua des charnières en métal qui permettaient de
lever un pan de la surface.
Il y avait derrière le comptoir des rangées d’étagères jonchées de
bric-à-brac. Solo crut entendre quelqu’un, ou quelque chose, gratter,
mais ce n’était que la porte à battants qui se refermait. Il marcha
entre les débris sur la pointe des pieds et prit son fusil en main, juste
au cas où.
Les boîtes de rangement avaient toutes été fouillées, pillées. La
plupart manquaient carrément. Certaines étaient retournées, et leur
contenu était éparpillé sur le sol. Aux yeux de Solo, les Fournitures
ressemblaient ni plus ni moins à une quincaillerie, avec ses boîtes
pleines de métal usiné – rivets, écrous, boulons, rondelles, crochets,
gonds… Il plongea une main dans une caisse de minuscules rondelles
et en prit une poignée qu’il laissa se déverser entre ses doigts. Leur
cliquetis était comme un chant timide.
Un peu plus loin, les pièces devenaient plus grosses. Il y avait des
pompes, des bouts de tuyau, des accessoires pour connecter des
tuyaux entre eux, les couder ou les sceller. Solo enregistra où se
trouvaient toutes ces choses. Il songea à tous les incroyables Projets
qu’il allait pouvoir démarrer.
Au-delà des allées, un couloir, avec une porte à chaque bout. Il y
faisait sombre. Il sortit sa lampe torche de sa poche de poitrine et
balaya l’obscurité de son faible faisceau. Il aurait dû continuer à
fouiller les étagères en quête d’une pile mais quelque chose l’appelait
dans ce couloir. Quelque chose qui clochait. Il y avait des détritus par
terre. Ça sentait la tomate. La tomate en conserve, avec du jus, pas la
tomate fraîche.
Il se pencha et ramassa une boîte vide. Il restait de la purée rouge
sur la face interne du couvercle. Elle était encore humide, pas sèche
et durcie comme elle le devenait en l’espace de quelques jours. Solo
se lécha le doigt, et le goût de la tomate l’électrisa. Il saisit son fusil,
cala la crosse contre son épaule et maintint l’arme en équilibre sur la
lampe, de sorte que le canon coupait le faisceau lumineux en deux et
laissait une ombre au-dessus de lui.
Solo plissa les yeux en direction du bout du couloir, l’oreille
tendue. Sa lampe montrait des signes de faiblesse. Il avançait à petits
pas dans un couloir qui semblait lui-même retenir sa respiration.
Les portes qu’il essaya étaient toutes déverrouillées. Il les poussait,
doigt sur la détente, et ne découvrait que des ombres. Des machines
sur des établis, sans électricité. Des machines à découper, des postes
à souder, des ponceuses, des fraiseuses, tous constellés de rouille.
Elles ne se révélaient que lorsque sa lumière dansait sur elles.
L’espace d’un instant, elles se faisaient menaçantes, tel un homme
tapi dans l’obscurité, prêt à bondir. Il y avait d’autres portes au fond
de ces pièces. Un vrai labyrinthe de remises. Des débris éparpillés
partout. Les combats des survivants avaient peu à peu gommé les
preuves de l’exode originel.
Une de ces pièces sentait bizarre, comme une installation
électrique qui chauffe, un peu comme l’odeur de son fusil après un
tir. Les murs de cette pièce étaient carbonisés. L’obscurité avalait le
faisceau de sa lampe torche. Il passa à la porte suivante, laissant très
loin derrière la faible lueur verdâtre de l’éclairage de secours qui
venait de l’escalier et filtrait à travers les boîtes de boulons et de vis.
Il y avait une autre lueur, menaçante, au bout du couloir. Une
porte ouverte. Solo crut entendre quelque chose. Il respira plus
doucement et attendit. Non, pas de murmure, ce devait être ses
battements de cœur, sûrement rien du tout. Il pensa aux milliers de
gens qui avaient vécu dans le silo auparavant. Combien, comme lui,
avaient survécu ? Combien s’occupaient de ce qui restait des fermes,
grattaient l’intérieur des conserves avec le plat d’un couteau pour
récupérer les calories nichées tout au fond de la boîte, se méfiant des
taches de rouille ? Il n’y avait peut-être plus que lui. Solo.
La porte d’après laissait passer un peu de lumière. Solo s’en
approcha prudemment, agacé par le couinement de ses bottes, et
l’ouvrit à l’aide du canon de son fusil. Il se rappela ce que ça faisait
de porter un coup à distance, de voir le sang jaillir sur une poitrine.
Sa lampe torche cligna à plusieurs reprises, la pile lui jouait à
nouveau des tours. Solo laissa son arme pendre à sa bandoulière et
tapa la lampe sur sa cuisse jusqu’à ce que le faisceau redevienne
stable. Il scruta la pièce pour repérer la source de la lueur.
Un quartier de lumière émanait du sol, un quartier de lumière avec
un halo tout autour. C’était une autre lampe torche.
Solo n’en crut pas ses yeux. Il se rua dessus, heurtant conserves et
autres détritus au passage, et s’accroupit pour la ramasser. Il éteignit
la sienne et la glissa dans sa poche de poitrine. L’autre éclairait avec
vigueur. Il l’orienta dans les coins de la pièce, content de lui. C’était
pour ça qu’il était venu. Mieux encore que des piles, une lampe toute
neuve. Les piles de celle-ci dureraient des années s’il faisait
attention, s’il les économisait. Mais elles ne lui feraient pas plus de
quelques jours s’il la laissait allumée par mégarde.
Quelques jours.
Un seau d’eau froide lui glaça le dos. Le noir ambiant l’oppressait.
Il entendit le murmure imaginaire des fantômes, et la poignée de la
lampe était chaude dans sa main. Était-ce le cas quand il l’avait
ramassée ?
Il se releva. Sa botte heurta une boîte vide. Il se rendit soudain
compte du boucan qu’il faisait, de toute la vie et de la lumière qu’il
avait apportées dans ces recoins sombres et morbides. Il se replia
vers la porte, fusil de nouveau contre l’épaule, des mains imaginaires
surgissant de toutes parts pour l’empoigner et enfoncer leurs ongles
griffus dans sa chair.
En faisant demi-tour pour se mettre à courir, il faillit lâcher la
lampe. Le fusil heurta le montant de la porte et le coup partit. Un
éclair aveuglant jaillit dans le noir, une détonation comme si c’était la
fin du monde. Solo se mit à courir en direction des étagères, de leur
filet de lumière. Il fuyait à toutes jambes, sans arrière-pensée pour le
fait qu’il avait apporté la terreur à ceux qui vivaient là, que sa lampe
flambant neuve avait laissé quelqu’un d’autre dans le vacarme et
l’obscurité qu’il avait créés.
87

Il s’échappa des Fournitures et continua à descendre, son courage


récompensé par une nouvelle lampe torche. Au cent vingt-huitième
étage, il s’arrêta dans un appartement pour soulager sa vessie, qui
semblait se remplir dès qu’il avait peur. Il avait envie de se reposer
un instant sur le matelas nu, mais ce ne devait pas encore être l’heure
du coucher. C’était seulement la chute de son taux d’adrénaline qui
lui donnait envie de dormir.
De retour sur le palier, il passa en revue les possibilités qui
s’offraient à lui. Il avait vu presque tout ce qui restait du silo. Il n’y
avait plus que lui et les fantômes. Il avait plein de petits pense-bêtes
dans la tête concernant des endroits où trouver toutes sortes de
choses utiles, avait découvert une ferme où la nourriture abondait et
la réserve d’eau du cent douzième étage, utilisé son fusil pour ouvrir
une porte. Toujours pas d’ouvre-boîtes, mais il ferait avec son
tournevis et son marteau. Plus il descendait, plus sa situation
s’améliorait, alors il continua.
Au bout d’une douzaine d’étages, la température commença à
chuter sérieusement. Son souffle se condensait en volutes dans l’air
froid et chargé d’humidité. Une lance d’incendie avait été
abandonnée au cent trente-sixième étage, déroulée de son petit
casier rouillé. Le tuyau était tout emmêlé sur le palier. De l’eau
gouttait du bec, et Solo entendait l’impact de ces gouttes résonner
quelque part en bas. Il était presque au bout. Dans le fond. Il n’y était
jamais allé.
Il voulut remplir sa gourde au tuyau. En temps normal, un simple
tour de valve aurait suffi à faire jaillir un torrent. Mais là, Solo dut
soulever les nœuds et secouer le tuyau pour ne récolter qu’une demi-
gourde. Il but quelques gorgées mais l’eau avait le goût amer du
tuyau. Il reboucha sa gourde et la pendit à son sac, où
bringuebalaient ses diverses prises du jour. Avec le fusil, ça faisait
beaucoup à porter.
Il lança un regard par-dessus la rampe et aperçut la fin du silo : le
sol du fond, lisse et luisant. Tout ce qu’il savait des Machines – des
étages au-dessous de la dernière spirale de l’escalier – c’est que
c’était de là que venaient l’air et l’électricité. Puisque les deux étaient
encore disponibles, il y avait peut-être encore des gens. Solo
s’agrippa à son fusil avec méfiance. Il n’était pas sûr de vouloir revoir
des gens un jour.
Il descendit les dernières volées de marches en faisant sonner ses
bottes contre les marches. Quiconque aurait eu l’oreille posée sur la
rampe aurait entendu sa progression. Il frissonna rien qu’à cette idée.
Solo imagina dix mille personnes alignées le long de la rampe, une
spirale ininterrompue de têtes désincarnées à l’écoute de ses
moindres mouvements.
— Laissez-moi, fantômes, chuchota-t-il.
Il descendait à la corde, juste au cas où. Les marches résonnaient
moins près du pilier central. Il fut transporté des années en arrière,
au jour où il n’y avait plus de place dans l’escalier, où il avait manqué
étouffer dans la foule compacte, où sa mère lui avait crié de
continuer sans elle. Il eut l’impression d’avoir seize ans à nouveau,
sauf que ses larmes disparurent dans sa barbe avant qu’il ait le temps
de les essuyer. Il avait seize ans à nouveau. Il aurait toujours seize
ans.
Ses bottes s’enfoncèrent soudain dans de l’eau froide. Surpris, il
lâcha la rampe, dérapa et tomba sur un genou. Il était trempé
jusqu’en haut des cuisses, son fusil avait glissé de son épaule, son sac
était mouillé aussi.
Il jura et se releva. Un chapelet de petites balles liquides gouttait
du canon de son fusil. Sa combinaison, à présent glacée, lui collait à
la peau, du bassin jusqu’aux pieds. Il sécha ses larmes et se demanda
un instant si toute cette eau à ses pieds était le résultat des années
qu’il avait passées à pleurer.
— Imbécile, marmonna-t-il.
Quelle idée stupide. L’eau avait sûrement fui des toilettes qui ne
fonctionnaient plus. Ou alors c’était ici qu’aboutissaient les chasses
d’eau, mais il n’y avait plus de mécanos pour s’occuper du filtrage et
du pompage.
Il remonta d’une marche et observa la surface s’immobiliser
lentement. C’était le sol luisant qu’il avait cru voir d’un peu plus
haut. Sous la surface – où s’était formée une pellicule de toutes les
couleurs – il aperçut l’escalier qui continuait de s’enfoncer, jusqu’à
disparaître dans les profondeurs opaques. Le silo était inondé.
Il regarda l’endroit où l’eau rejoignait la rampe et attendit de voir si
le niveau montait. Si c’était le cas, c’était imperceptible.
L’une des portes du cent trente-septième étage bougea d’avant en
arrière sous l’effet du remous qu’il avait causé. Il y avait environ
soixante centimètres d’eau au-dessus du palier. Le silo était en train
de se remplir d’eau. Il lui avait fallu des années pour arriver à ce
niveau. Continuerait-elle inexorablement ? Combien de temps avant
qu’elle n’atteigne son chez-lui, au trente-quatrième ? Qu’elle
n’atteigne le sommet ?
La pensée d’une lente noyade lui arracha un bruit étrange, une
sorte de petit cri triste. Et tandis que l’eau dégoulinait de ses
vêtements pour retourner d’où elle venait, il entendit à nouveau un
gémissement empreint de tristesse. Mais cette fois, il ne venait pas
de lui.
Accroupi, il scruta l’étage inondé, à l’affût du moindre bruit. Là.
Quelqu’un qui pleurait. Ça venait des niveaux inondés. Solo sut dès
lors qu’il n’était pas seul.
88

Ça ressemblait à des pleurs de nourrisson. Solo scrutait la surface. Il


allait falloir qu’il se jette à l’eau pour entrer dans cet étage.
L’éclairage verdâtre nimbait l’espace d’une lueur spectrale. L’air était
froid ; l’eau, glaciale.
Il remonta quelques marches et posa tout son barda au sec – du
côté extérieur, où les marches étaient plus larges. Après quoi il roula
sa combinaison jusqu’à ses genoux puis défit les lacets de ses bottes.
Il tendit l’oreille. Pas de cri. Il se demanda s’il allait braver
l’humidité et le froid pour des pleurs imaginaires, pour un fantôme
qui disparaîtrait dès qu’il en ferait cas. Il vida l’eau de ses bottes
avant de les ranger à côté de son sac. Il retira ses chaussettes, dont
l’une était trouée au gros orteil. Il les essora et les mit à sécher sur la
rampe.
Son sac était quatre marches au-dessus du niveau de l’eau. A priori
aucune raison de s’inquiéter. Elle ne semblait pas avoir monté depuis
qu’il était arrivé. Il jeta à nouveau un coup d’œil vers la porte, repéra
le niveau de l’eau, et imagina une soudaine montée alors qu’il serait à
l’intérieur. Il frissonna, sans lien avec le froid. Il crut entendre le
bébé à nouveau.
Il se dit qu’il était assez vieux pour avoir un bébé. Il calcula. Ça lui
arrivait rarement. Est-ce qu’il avait vingt-six ans ? Vingt-sept ? Un
autre anniversaire était passé sans personne pour le lui rappeler. Pas
de gâteau, pas de bougie soufflée à peine allumée. “Souffle vite”,
disait sa mère. Son père avait tout juste le temps d’allumer la mèche
que Jimmy se penchait pour l’éteindre. Une brève étincelle qui
chauffait à peine la cire, et la bougie familiale était rangée pour
l’anniversaire suivant, celui de son père.
Une tradition un peu bébête. Mais chaque famille disposait soi-
disant d’autant de cire que nécessaire pour tous ses anniversaires.
Celle des Parker était vieille de plusieurs générations, et n’avait pas
encore diminué de moitié. Avant, Jimmy pensait qu’il vivrait
éternellement s’il soufflait assez rapidement. Que ses parents et lui
ne mourraient jamais. Mais rien de tout ça n’était vrai. Il ne resterait
plus que lui, tout seul, jusqu’à sa mort, et cette histoire de bougie
était un vaste mensonge.
Il fit un pas dans l’eau et pataugea jusqu’à la porte, les pieds vite
engourdis par le froid. La surface colorée se troubla tandis que l’eau
refluait autour des montants de la balustrade du palier. Solo s’arrêta
un instant. C’était étrange de voir toute cette eau s’étendre jusqu’aux
murs de béton, au lieu du vide. Si jamais il tombait, l’eau ralentirait-
elle sa chute ? Ou flotterait-il à la surface comme ce détritus qu’il
voyait là-bas ? Il pensait plutôt qu’il coulerait. La plus grande
quantité d’eau dans laquelle il s’était immergé était une baignoire
pleine. Pour l’heure, l’eau lui arrivait aux tibias, et, craignant de se
faire avaler par une brèche invisible, il avançait prudemment. Ses
pieds se refroidissaient de plus en plus, mais il essayait de sentir
malgré tout le sol métallique sous ses pas. Un objet argenté sembla
passer furtivement sous le treillis, mais il songea que ce devait être
son reflet, ou les effets du métal sur la surface.
— T’as intérêt à en valoir la peine, dit-il au fantôme de bébé.
Il attendit une réponse, mais plus personne ne pleurait. Il faisait
noir au-delà des portes, alors il sortit sa lampe de sa poche de
poitrine et l’alluma. La lumière se reflétait à la surface de l’eau et
dansait au plafond ; le spectacle était si fascinant que Solo en oublia
l’eau gelée. À moins qu’il n’ait perdu toute sensation au niveau des
pieds.
— Y a quelqu’un ? lança-t-il.
L’écho de sa propre voix lui revint doucement. Il orienta sa lampe
au bout de l’entrée, qui se divisait en trois directions possibles. Deux
des chemins décrivaient un virage comme pour se rejoindre de
l’autre côté de l’escalier. C’était un de ces étages avec une
distribution en étoile. Solo sourit. Livre “Do-Fl”, dans lequel il avait
lu le chapitre sur les étoiles. Il faisait seulement maintenant le lien
avec l’expression “distribution en étoile”. Toutes les découvertes
étonnantes qu’il avait faites, cet ancien monde qui…
Un cri.
Il en était persuadé, cette fois, ou alors il perdait vraiment la boule.
Il fit volte-face et dirigea le faisceau vers le couloir qui s’incurvait. Il
attendit. Le silence était revenu, à peine troublé par les vaguelettes
qui léchaient le mur. Il se dirigea vers le bruit, provoquant de
nouvelles vagues. Il ne sentait plus ses pieds et avait l’impression de
flotter comme un fantôme.
C’était un étage résidentiel. Mais pourquoi s’entêterait-on à vivre
dans un de ces appartements alors que l’eau s’infiltrait de toutes
parts ? Il s’arrêta devant une salle de jeux et troua les poches
d’ombre à l’aide de son faisceau. Il y avait une table de ping-pong au
milieu de la pièce. De la rouille montait le long de ses jambes en
métal, comme si l’eau l’y avait acculée. Les raquettes étaient encore
posées sur la surface verte gondolée. Vert comme l’herbe, songea
Solo. Les livres de l’Héritage lui faisaient voir son monde sous un
jour différent.
Quelque chose heurta son tibia. Il sursauta, mais ce n’était qu’un
coussin en mousse qui flottait près de ses pieds. Il le repoussa et
pataugea jusqu’à la porte suivante.
Une cuisine collective. Il reconnut la disposition des grandes tables
et des nombreuses chaises, même si la plupart étaient renversées, à
moitié sous l’eau. Il y avait deux cuisinières dans un coin et tout un
mur de placards. Il y faisait très sombre, la lumière de l’escalier avait
du mal à parvenir aussi loin. Si jamais ses piles lui faisaient défaut, il
faudrait qu’il retrouve son chemin à tâtons. Il aurait dû prendre sa
nouvelle lampe torche, pas l’ancienne.
Un autre cri. Plus sonore, cette fois. Tout près. Quelque part dans
cette pièce.
Solo agita sa lampe, mais impossible d’éclairer tous les coins en
même temps, les placards, les comptoirs… Il crut percevoir un
mouvement, du coin de l’œil. Il fit revenir le faisceau légèrement en
arrière et vit quelque chose bouger sur un plan de travail. La chose
sauta. Un bruit de griffes résonna dans le placard ouvert où elle se
rattrapa tant bien que mal. Solo eut à peine le temps de voir une
queue touffue avant que la bête ne disparaisse à nouveau dans le
noir.
89

Un chat ! Un être vivant. Un être vivant qu’il était inutile de craindre,


qui ne lui ferait aucun mal. Solo avança prudemment en l’appelant,
“Minou, petit, petit”. Il se souvenait de ses voisins qui essayaient
toujours de récupérer leur animal sans queue pour le ramener chez
eux, au bout du couloir.
Il y avait du raffut dans les placards. Une des portes s’ouvrit d’un
coup et se referma en claquant. Il ne pouvait voir qu’un endroit à la
fois, selon où il orientait sa lampe. Il sentit quelque chose frôler son
tibia. Il baissa le faisceau, mais ce n’étaient que des détritus qui
flottaient dans l’eau. Il entendit un couinement, suivi d’un plouf. Il
aperçut une onde en forme de V derrière ce qui ressemblait à un rat
en train de nager. Solo n’avait plus envie d’être dans cette cuisine.
Dans le placard, le chat continuait de s’agiter.
— Ici, minou, dit-il, moins enthousiaste.
Il plongea une main dans sa poche et en sortit une barre de
céréales, dont il déchira l’emballage avec ses dents. Il en prit une
bouchée insipide et tendit le reste devant lui. Douze ans que le silo
était mort. Il se demanda combien de temps les chats vivaient,
comment celui-ci s’en était sorti jusqu’ici. En mangeant quoi ? À
moins que les anciens chats n’aient eu des petits ? Est-ce qu’il
s’agissait d’un nouveau chat ?
Ses pieds nus effleurèrent un objet sous l’eau. Le reflet éblouissant
de la lumière le gênait, mais il aperçut un os remonter à la surface et
sombrer à nouveau. Il était en train de patauger dans des restes
humains.
Il fit comme si ce n’étaient que des détritus. Il atteignit le placard
bruyant, saisit une poignée et tira. Un sifflement retentit dans
l’ombre. Le chat chamboula des boîtes pourrissantes en reculant.
Solo rompit un bout de barre de céréales et le déposa sur l’étagère. Il
attendit. L’eau clapotait contre les meubles, mais le placard, soudain,
ne faisait plus de bruit. Solo gardait sa lampe baissée pour ne pas
effrayer l’animal.
Deux yeux finirent par s’approcher. Pendant une éternité, ils
fixèrent Solo, qui commençait à sérieusement se demander si ses
pieds n’allaient pas tomber tellement il avait froid. Les yeux se
rapprochèrent et se baissèrent. C’était un chat noir, couleur d’ombre
liquide, lisse comme une nappe d’huile. Les morceaux de céréales ne
tardèrent pas à croustiller dans sa gueule.
— Bon chat, murmura Solo sans faire cas des os éparpillés à ses
pieds.
Il cassa un autre bout de barre et le tendit au chat. L’animal recula
d’un pas. Solo posa le morceau au bord de l’étagère, et le chat
s’approcha plus vite cette fois. Il mangea même le morceau suivant
directement dans la paume de Solo. En lui proposant le dernier
morceau, que le chat accepta, Solo voulut le prendre avec ses deux
mains. Et cette chose, ce compagnon qu’il espérait inoffensif, se jeta
sur son bras toutes griffes dehors.
Solo leva les mains en criant. La lampe torche valsa dans les airs.
Un plouf, et le chat avait disparu. Couinements, feulements,
vacarme, Solo les mains dans l’eau pour récupérer la lampe, qui
clignota une fois, deux fois, puis le laissa dans le noir complet.
Il tâtait à l’aveugle, empoigna un cylindre solide, mais sentit le
bout arrondi à l’endroit où la jambe s’emboîte dans la hanche. Il lâcha
l’os, écœuré. Il en palpa deux autres avant de tomber sur la lampe,
fichue. Il la récupéra quand même, tandis qu’un bruit
d’éclaboussements frénétiques se rapprochait de lui. Il avait le bras
en feu, il avait aperçu du sang au moment où la lampe lui avait
échappé. Quelque chose se blottit contre sa jambe, se dressa contre
son tibia, enfonça ses griffes dans sa cuisse ; ce foutu chat l’escaladait
comme s’il était un pied de table.
Solo le prit pour retirer ses griffes de sa chair. La pauvre bête était
trempée et semblait à peine plus grosse que la lampe dans ses mains.
Tremblante, elle se frotta contre un pan sec de sa combinaison en
miaulant, puis renifla sa poche de poitrine.
Solo tint l’animal avec un bras en travers de son torse, comme un
perchoir, et sortit la seconde barre de sa poche. Il faisait noir comme
dans un four dans la pièce, si noir qu’il en avait mal aux oreilles. Il
déchira l’emballage et tendit la barre. De minuscules pattes
s’enroulèrent autour de sa main et le chat croqua dans les céréales.
Jimmy sourit. Il se fraya un chemin en direction de la porte, à
l’instinct, se heurtant à des meubles et à de vieux ossements au
passage. Il n’était plus Solo.
SILO 1
2345

90

L’appartement de Donald s’était transformé en grotte, une grotte où


les pages gisaient éparpillées comme des os décolorés, aux murs
décorés de carcasses de dossiers, et où des boîtes commandées aux
archives continuaient d’arriver, telles des proies récemment abattues.
Les semaines avaient passé. La panique qui régnait dans les couloirs
était retombée. Donald vivait seul avec des fantômes et comprenait
peu à peu le but de ce qu’il avait contribué à mettre sur pied. Il
commençait à entrevoir l’ensemble, à prendre de la hauteur afin que
la vérité se dévoile.
Il toussa dans un chiffon rosé et retourna à sa dernière découverte.
C’était une carte sur laquelle il était tombé une fois dans l’arsenal,
une carte de tous les silos avec une ligne partant de chacun,
convergeant toutes vers un même point. Un des nombreux mystères
qu’il lui restait à lever. Le document était intitulé Semis, mais il n’en
trouvait trace nulle part ailleurs.
Il entendait encore les murmures d’Anna. Elle avait essayé de lui
dire quelque chose. Que le message sur le compte de Thurman
s’adressait bien à lui. Ça lui sautait aux yeux à présent. Jamais on ne
l’aurait réveillée, c’était une femme. Elle avait besoin de lui, besoin
de son aide. Donald l’imagina mettre tout ça au point au cours d’une
faction récente, seule et terrorisée, effrayée par son propre père, sans
personne vers qui se tourner. Alors elle avait mis son père hors
circuit, avait confié le pouvoir à Donald – l’échangeant contre un
autre homme pour la seconde fois – et lui avait laissé un mot pour
qu’il la réveille. Et qu’est-ce qu’il avait fait à la place ?
On frappa à la porte.
— Qui est-ce ? demanda-t-il, sans reconnaître sa voix.
La porte s’entrouvrit.
— Eren, monsieur. On a un appel du 18. L’ombre est prête.
— Juste une minute.
Il toussa dans sa main. Il se leva lentement et se fraya un chemin
entre de vieux plateaux-repas jusqu’à la salle d’eau. Il se vida la
vessie, tira la chasse et s’examina dans le miroir. Agrippé au bord du
lavabo, il adressa une grimace à son reflet, à cet homme aux cheveux
en bataille et à la barbe naissante. Il avait l’air à moitié fou, et
pourtant les gens lui faisaient confiance. Face à son sourire
jaunissant, il repensa à la longue succession d’hommes dérangés
restés au pouvoir simplement parce que personne ne les défiait.
Les gonds grincèrent lorsque Eren passa la tête par la porte.
— J’arrive, lança Donald.
Il marcha en travers des rapports, laissant derrière lui des traces
de pas, et l’empreinte sanglante de sa paume sur le bord du lavabo.
— Ils lancent l’appel en ce moment même, monsieur, lui dit Eren
dans le couloir. Vous voulez vous rafraîchir ?
— Non, répondit Donald. Ça va.
Arrivé au seuil de la porte, il se creusa les méninges pour se
rappeler ce qu’il était censé faire. Ah oui, un Rite d’Initiation. Il s’en
souvenait, bien que c’eût été à Gable de se coller à l’exercice.
— Vous pouvez me rappeler pourquoi ma présence est nécessaire ?
N’est-ce pas notre chef qui devrait remplir cette tâche ?
Donald se rappelait que c’était à lui qu’on avait demandé d’être le
maître de cérémonie lors de sa première faction.
Eren mit quelque chose dans sa bouche et se mit à mâcher. Il
secoua la tête.
— Vous savez, puisque vous êtes dans une phase de lecture
intensive, vous devriez en profiter pour réviser l’Ordre un petit peu.
Je crois bien que des choses ont changé depuis que vous l’avez lu
pour la dernière fois. C’est le membre du bureau en faction le plus
haut placé qui procède à l’Initiation. En temps normal, ce serait
moi…
— Mais puisque je suis réveillé, c’est moi.
Donald ferma sa porte. Ils s’engagèrent dans le couloir.
— C’est exact. Les chefs en font de moins en moins au fil des
factions, ici. Disons qu’il y a eu… des problèmes. Mais je resterai près
de vous, je vous aiderai à aller au bout du protocole. Ah, et vous
vouliez savoir à quel moment les pilotes terminaient leur faction. Le
dernier se fait cryogéniser en ce moment même. Ils sont en train de
mettre un peu d’ordre en bas.
Ce dernier détail éveilla l’intérêt de Donald. Enfin. Le moment
qu’il attendait.
— Donc, l’arsenal est vide ? demanda-t-il, incapable de dissimuler
son plaisir.
— Oui monsieur. Plus de demandes de vol. Je sais que c’est un
risque que vous n’aimiez pas prendre de toute façon.
— En effet. Veuillez limiter l’accès à l’arsenal une fois qu’ils auront
terminé. Personne d’autre que moi ne sera autorisé à y entrer.
Eren ralentit.
— Personne d’autre que vous, monsieur ?
— Tant que je suis en faction, oui, répondit Donald.
Ils dépassèrent Gable, qui tenait trois gobelets de café entre ses
mains. Il leur adressa un signe de tête et sourit. Donald se rappelait
être allé chercher le café pour les autres quand il était chef du silo. À
présent, c’était à peu près tout ce que faisaient les chefs. Donald ne
pouvait s’empêcher de croire que les choses en étaient là un peu à
cause de lui.
Eren baissa la voix.
— Vous connaissez son histoire, non ? dit-il en mordant dans
quelque chose avant de continuer à mâcher.
Donald jeta un regard par-dessus son épaule.
— Qui, Gable ?
— Oui. Il était au BSP jusqu’à il y a peu. Il a craqué. Il a essayé de se
cryogéniser lui-même. Le médecin de l’époque lui a proposé une
rétrogradation, qu’il a acceptée. On perdait trop de gens, et les
factions commençaient à se chevaucher.
Eren prit une nouvelle bouchée. L’odeur était familière. Eren sentit
que Donald l’observait.
— Bagel. Vous en voulez ? Ils sortent tout juste du four.
Donald le sentait. Eren en déchira un morceau. Il était encore
tiède.
— Je ne savais pas qu’ils pouvaient en faire, dit Donald en mettant
le morceau dans sa bouche.
— Un nouveau chef vient de prendre son poste. Il fait tout un tas
d’expériences différentes. Par exemple il…
Donald n’entendit pas la suite. Ses papilles lui suggéraient un
lointain souvenir. Un jour de grand vent à Washington, Helen était
venue lui rendre visite, avait pris le chien avec elle, conduit depuis
Savannah. Ils s’étaient promenés au Lincoln Memorial une semaine
trop tôt pour voir les cerisiers en fleur, mais il y avait tout de même
des touches de couleur, ici et là. Ils avaient fait une pause pour des
bagels encore fumants, un café et…
— Mettez un terme à tout ce cirque, dit Donald en pointant le
menton sur le bagel d’Eren.
— Pardon ?
Ils avaient presque atteint le tournant qui menait au département
des Communications.
— Je veux que ce cuistot cesse ses expériences. Dites-lui de s’en
tenir aux repas habituels.
Eren semblait perplexe. Après une certaine hésitation, il hocha la
tête.
— Entendu, monsieur.
— Ça ne peut que nous attirer des ennuis, dit Donald en guise
d’explication, et tandis qu’Eren acquiesçait plus énergiquement cette
fois-ci, il se rendit compte qu’il s’était mis à penser comme les gens
qu’il détestait.
Un voile de déception vint assombrir le visage d’Eren, et Donald
eut l’envie soudaine de le faire disparaître, d’attraper cet homme par
les épaules pour lui demander ce qu’ils étaient en train de foutre au
juste, toute cette misère, ce chagrin qu’ils causaient. Ils auraient dû
manger des aliments bons pour la mémoire, évidemment, et parler
pendant des heures de toute cette époque qu’ils avaient laissée
derrière eux.
Mais il se tut, et ils continuèrent à marcher dans un silence gêné.
— Plusieurs de nos chefs venaient du BSP, dit Eren au bout d’un
moment, en ramenant la conversation à Gable. Moi, j’ai été membre
des communications mes deux premières factions. Le type que j’ai
remplacé, le chef du BSP de la dernière faction, il venait de l’aile
médicale.
— Alors vous n’êtes pas psy ? s’étonna Donald.
Eren eut un petit rire, et Donald songea à Victor, qui s’était explosé
la cervelle. Cet endroit n’allait pas durer. Il y avait des carreaux de
carrelage fendus au milieu du couloir. Des carreaux qui ne seraient
pas remplacés, faute de matériel. Ceux qui longeaient le mur étaient
en bien meilleur état. Il s’arrêta devant la salle de communications et
contempla l’usure qu’encaissait cet endroit, vieux de plusieurs
siècles. Il y avait des traces sur les murs au niveau des bottes, des
mains, des épaules ; assez peu ailleurs. L’usure du sol indiquait
l’endroit où marchaient les gens. L’usure du silo, comme de ses
habitants, n’était pas équitablement répartie.
— Tout va bien, monsieur ?
Donald leva une main. Il sentait qu’on l’attendait dans la salle. Mais
il réfléchissait : comment un architecte concevait-il une structure
pour qu’elle dure ? Il fallait faire un savant calcul, une moyenne des
forces de toute la structure, permettant à chaque poutre, à chaque
rivet, de supporter sa part du poids total. Le bâtiment qui en résultait
était ainsi capable de supporter la violence d’un ouragan, d’un
tremblement de terre, et de toutes leurs répliques. Mais les véritables
pressions et tensions étaient plus méchantes que les ouragans
simulés par les ordinateurs. Dans ces calculs se cachaient des tiges et
des poutres d’acier bringuebalantes. Si par malheur elles ne tenaient
pas le coup, elles pouvaient causer autant de dégâts qu’une bombe.
Et donc, tout comme le centre du couloir supportait par malchance
une grosse part de la pression générale, certaines personnes
enchaînaient les déboires pendant leur faction.
— Je crois qu’ils nous attendent, monsieur.
Donald détacha son regard du mur égratigné pour le poser sur
Eren, ce jeune homme aux yeux clairs, à l’haleine parfumée au bagel,
à la chevelure éclatante, aux commissures légèrement relevées en un
sourire blême, une cicatrice d’espoir.
— Bien.
Il fit signe à Eren d’entrer et lui emboîta le pas, en marchant bien
au milieu comme tout le monde.
91

Donald se familiarisa avec le protocole tandis qu’Eren s’installait


dans la chaise à côté de lui et chaussait son casque. Le logiciel
masquerait leur voix, aplanirait leurs caractéristiques, elles auraient
le même timbre. Les chefs de silos n’avaient pas besoin de savoir que
tel homme quittait son poste et se faisait remplacer par un autre.
Pour eux, c’était toujours la même voix, la même personne.
Donald remarqua des mots écrits au marqueur sur le mug que
tenait l’opérateur : On est N° 1. Il se demanda si la personne qui avait
écrit ça faisait référence au silo. L’opérateur reposa son mug et fit
signe à Donald de se lancer.
Il couvrit son micro et s’éclaircit la voix. Il entendait qu’on parlait
à l’autre bout de la ligne et que quelqu’un chaussait son casque. Il y
avait un protocole à suivre pour la première partie. Donald s’en
souvenait presque entièrement. Eren se tourna sur le côté et
engloutit son bagel, l’air coupable. Lorsque l’opérateur leva ses deux
pouces dans leur direction et qu’Eren lui fit signe de se lancer,
Donald ne pensait qu’à une chose : en finir au plus vite pour pouvoir
descendre à l’arsenal, enfin vide.
— Votre nom, dit-il dans le micro.
— Lukas Kyle, répondit-on.
Donald observa les graphiques monter en flèche, d’après les
données captées par le casque. Il avait de la peine pour cette
personne, qui s’apprêtait à diriger un silo classé si bas. Tout semblait
si désespéré. Donald suivit machinalement le scénario.
— Vous avez travaillé comme ombre au DIT.
Un silence, puis :
— Oui, monsieur.
La température du jeune homme grimpait. Donald le voyait à
l’écran. L’opérateur et Eren comparaient des notes. Donald jeta un
coup d’œil à sa fiche, qui recensait des questions faciles auxquelles
tout le monde pouvait répondre.
— Quel est votre principal devoir envers le silo ?
— Appliquer les préceptes de l’Ordre.
Eren leva une main en voyant un pic dans les données.
Lorsqu’elles se stabilisèrent, il fit signe à Donald de poursuivre.
— Que protégez-vous par-dessus tout ?
Malgré l’aide du logiciel, Donald essayait de garder une voix
monotone. Un nouveau pic sur un graphique. Les pensées de Donald
dérivèrent jusqu’à l’arsenal libéré par les pilotes, un endroit qu’il
considérait comme sien. Il allait expédier cette initiation et mettre
son réveil. Ce soir. Ce soir.
— La vie et l’Héritage, récita l’ombre.
Donald avait perdu le fil. Il lui fallut un moment avant de retrouver
sa ligne.
— Jusqu’où aller pour protéger ces choses auxquelles nous tenons
tellement ?
— Jusqu’au sacrifice, répondit l’ombre après un bref silence.
Le chef du département leur fit signe que c’était OK. La partie
officielle était terminée. Donald ne savait pas trop quoi dire. Il fit un
signe de tête à Eren, espérant qu’il prenne la relève.
Eren couvrit son micro comme s’il était sur le point de refuser,
mais haussa les épaules.
— Combien de temps avez-vous passé au laboratoire de
Confection ? demanda-t-il sans quitter son écran des yeux.
— Pas beaucoup, monsieur. Bern… euh, mon patron prévoit de m’y
envoyer quelque temps après le, vous savez…
— Oui, je sais. À propos, comment se règle ce problème dans les
niveaux inférieurs ?
— Hmm, eh bien, on ne me tient au courant que de l’évolution
globale, et les choses s’annoncent bien.
Donald entendit le jeune homme se racler la gorge.
— Nous progressons, reprit l’ombre, il ne devrait plus y en avoir
pour très longtemps.
Un long silence. Une inspiration. Les courbes s’aplanirent. Eren
lança un regard à Donald. L’opérateur leur fit signe de poursuivre.
Donald avait une question. Une question qui concernait ses
propres regrets.
— Si c’était à refaire, auriez-vous agi différemment, Lukas ?
demanda-t-il.
Des pics rouges apparurent à l’écran. Donald lui-même eut soudain
un coup de chaud. Il posait peut-être des questions trop
personnelles.
— Non monsieur, répondit l’ombre. Tout a été fait dans le respect
de l’Ordre. Tout est sous contrôle.
Le chef des communications tendit une main vers sa console et
coupa leurs micros.
— Ses données sont limites. Nervosité extrême. Vous pouvez le
pousser encore un peu pour voir ?
Eren acquiesça. L’opérateur assis à côté de lui haussa les épaules,
son mug N° 1 à la main.
— Mais calmez-le quand même d’abord.
Eren s’adressa à Donald.
— Félicitez-le, puis cherchez la corde sensible. Rassurez-le puis
tentez de le déstabiliser.
Donald hésita. C’était tellement artificiel, manipulateur. Il déglutit
avec difficulté. On rouvrit leurs micros.
— Vous êtes numéro deux en charge du contrôle et du
fonctionnement du silo 18, annonça-t-il froidement, triste du
calvaire auquel il condamnait ce pauvre garçon.
— Merci, monsieur.
L’ombre sembla soulagée. Les vagues s’effondrèrent comme si elles
se brisaient contre une jetée.
Donald devait à présent trouver un moyen de le mettre sous
pression. Les grands gestes du chef du département ne l’aidaient pas
beaucoup. Il leva la tête vers la carte des silos accrochée au mur. Il se
leva, le cordon de son casque s’étira, et se planta face au mur pour
examiner les silos qui avaient été rayés, celui qui portait le no 12. Il
réfléchit à l’importance des responsabilités que ce jeune homme
venait d’endosser, à ce que ce poste impliquait, au nombre de gens
qui étaient morts, ailleurs, parce que leurs chefs ne s’étaient pas
montrés à la hauteur.
— Connaissez-vous le pire aspect de mon travail ? demanda-t-il.
Il sentit tous les regards se braquer sur lui. Il était de retour dans
sa première faction, procédant à l’initiation de cet autre jeune
homme. De retour dans sa première faction, liquidant un silo.
— Non, monsieur, qu’est-ce que c’est ?
— Me trouver là, face à ma carte, et devoir tracer une croix rouge
en travers d’un silo. Vous imaginez ce que ça fait ?
— Pas du tout, monsieur.
Donald hocha la tête. Il apprécia l’honnêteté de la réponse. Il se
souvint de ce qu’il avait ressenti en observant la population du silo
12 se ruer au-dehors et périr dans ce paysage hostile. Il chassa cette
vision d’un clignement de paupières.
— On a l’impression d’être un parent qui perd des milliers
d’enfants, tous en même temps, dit-il.
Ce fut l’immobilité totale pendant une seconde ou deux.
L’opérateur et le chef de département avaient le nez sur leur écran,
traquant la faille. Eren observait Donald.
— Il vous faudra être cruel envers vos enfants pour ne pas les
perdre, dit Donald.
— Oui, monsieur.
Les graphiques se remirent à onduler légèrement. Le chef des
communications leva les deux pouces en direction de Donald. Il avait
assez de données. Le garçon avait passé son examen avec succès, le
rite était considéré comme terminé.
— Bienvenue dans l’Opération Cinquante de l’Ordre mondial,
Lukas Kyle, dit Eren en prenant la relève. À présent, si vous avez une
question ou deux, j’ai un peu de temps à vous consacrer.
Donald se souvenait de cette partie, elle était de son cru. Il se
laissa aller contre le dossier de sa chaise, soudain épuisé.
— Je n’en ai qu’une, monsieur. On m’a dit que ça n’avait pas
d’importance, et je comprends en quoi cela est vrai, mais je crois
sincèrement qu’il me sera plus facile de faire mon travail si je sais.
Le jeune homme se tut.
— Y a-t-il… ?
Un nouveau pic rouge sur son graphique.
— Comment est-ce que tout a commencé ?
Donald retint son souffle. Il balaya la pièce du regard, mais tous
étaient concentrés sur leurs écrans, comme si toutes les questions se
valaient.
Donald répondit avant qu’Eren n’en ait le temps.
— À quel point tenez-vous à le savoir ?
L’ombre prit une grande inspiration.
— Comme je vous l’ai dit, il n’y a rien de crucial, mais j’aimerais
avoir une vision de ce que nous sommes en train d’accomplir, de ce à
quoi nous avons survécu. J’ai l’impression que ça me donnera, que ça
nous donnera un but, vous voyez ?
— Mais la raison est le but, lui répondit Donald.
C’était ce qu’il commençait à apprendre d’après ses récentes
découvertes.
— Avant de vous répondre, j’aimerais entendre votre avis sur la
question, ajouta-t-il.
Il crut entendre le jeune homme déglutir.
— Mon avis ? répéta Lukas.
— Tout le monde a des idées. Êtes-vous en train de me dire que
vous n’en avez pas ?
— Je pense que c’est quelque chose qu’on a vu venir.
Donald fut impressionné. Il avait le sentiment que ce jeune
homme connaissait la réponse et désirait seulement une
confirmation.
— C’est une possibilité, approuva-t-il. Réfléchissez à ceci…
Il se demanda comment formuler au mieux sa pensée.
— Si je vous disais qu’il n’y a que cinquante silos dans le monde
entier et qu’ils sont tous regroupés dans le même petit coin ?
Sur son écran, Donald pouvait pratiquement voir les pensées du
jeune homme au gré des oscillations des données, version cérébrale
des battements de cœur.
— Je dirais que nous étions les seuls…
Une brusque poussée sur l’écran.
— Je dirais que nous étions les seuls à savoir.
— Très bien. Et pourquoi ça ?
Donald aurait aimé avoir un enregistrement de ces courbes en
perpétuel mouvement. Il y avait quelque chose d’apaisant à regarder
un autre être humain s’accrocher aux derniers lambeaux de sa santé
mentale, à ses derniers doutes.
— Parce que… Ce n’est pas parce qu’on savait.
Donald perçut un souffle, comme un choc, à l’autre bout de la
ligne.
— C’est parce que c’est nous qui l’avons fait.
— Voilà, dit Donald. Maintenant vous savez.
Eren s’adressa à Donald, main sur son micro.
— C’est bon, on en a plus qu’il n’en faut. Il passe.
Donald acquiesça.
— Bien, il est temps de nous séparer, Lukas Kyle. Félicitations pour
votre nouveau poste.
— Merci.
Un dernier soubresaut des courbes à l’écran.
— Et hmm, Lukas ? dit Donald, se rappelant la prédilection du
jeune homme pour les étoiles, la rêvasserie, les espoirs dangereux.
— Oui, monsieur ?
— À partir de maintenant, je vous suggère de vous concentrer sur
ce qu’il y a sous vos pieds. Plus de temps à perdre avec les étoiles,
d’accord petit ? Nous savons déjà où la plupart se trouvent.
SILO 17
2327
Seizième année

92

Jimmy n’était pas une bête en algèbre, mais une bouche à nourrir en
plus nécessitait largement trois fois plus de travail. Et pourtant, il
avait l’impression d’en faire moitié moins qu’avant. Il pensait que
c’était dû au plaisir qu’il prenait à s’occuper de quelqu’un d’autre.
Voir le chat manger et s’habituer à lui le contentait tellement qu’il
appréciait pleinement le moment du repas et s’aventurait davantage
hors de sa tanière.
Les choses avaient pourtant mal démarré. Juste après avoir été
recueilli, le chat s’était montré agité. Jimmy s’était séché avec une
serviette récupérée deux étages plus haut, et le chat avait
bizarrement réagi une fois son tour venu. Il avait semblé adorer et à
la fois détester le procédé, roulant sur le dos un instant pour griffer
les mains de Jimmy celui d’après. Une fois sec, l’animal avait doublé
de taille. Mais il semblait toujours aussi pitoyable et affamé.
Jimmy trouva une conserve de haricots près d’un matelas. La boîte
n’était pas trop rouillée. Il l’ouvrit à l’aide de son tournevis et tendit
les haricots un à un au chat tandis que ses pieds dégelaient,
parcourus de frissons pareils à des décharges électriques.
Le chat avait pris l’habitude de le suivre partout où il allait pour
voir ce qu’il allait dénicher. La quête de nourriture était plus
marrante depuis que ce n’était plus seulement une guerre sans fin
contre les grognements de son estomac. Si elle était plus marrante,
elle demandait aussi plus de travail. Ils montaient l’escalier, lui dans
ses bottes, suivi ou parfois précédé du chat aux pas de velours.
Jimmy avait vite compris qu’il pouvait faire confiance au sens de
l’équilibre de son compagnon. Les premières fois où il l’avait vu se
frotter contre les montants de la rampe extérieure, allant même
jusqu’à en faire le tour tout en gravissant les marches, Jimmy avait
cru faire une crise cardiaque. Soit ce chat était suicidaire, soit il
ignorait totalement ce qu’une chute impliquait. Mais il n’avait pas
tardé à lui faire confiance, tout comme le chat semblait lui avoir
accordé la sienne.
Et cette première nuit, tandis qu’il était pelotonné sous sa bâche
dans les fermes du bas, entre le bourdonnement des pompes, le
cliquetis des lampes et des bruits divers qu’il prenait pour des
mouvements de gens cachés, le chat se faufila sous son bras, se roula
en boule contre son ventre et se mit lui-même à ronronner comme
une pompe à plein régime.
— Tu te sentais seul, hein ? avait murmuré Jimmy.
La position était devenue inconfortable, mais il n’avait pas voulu
bouger. Il avait une crampe dans la nuque, mais une tension d’un
genre différent avait disparu de son ventre, une tension dont il
n’avait pas eu conscience jusqu’à ce qu’elle s’efface.
— Moi aussi, tu sais, avait-il dit au chat tout bas.
Il était fasciné de voir à quel point il était devenu bavard depuis
que le chat était là. C’était toujours mieux que de parler à son ombre
en faisant comme si c’était une vraie personne.
— C’est pas mal comme nom, avait chuchoté Jimmy.
Il ne savait pas comment les gens appelaient leurs chats, mais
Ombre ferait l’affaire. C’était un morceau d’ombre dans laquelle il
l’avait trouvé qui le suivrait partout où il irait. Et cette nuit-là, ils
s’étaient endormis parmi les pompes qui cliquaient, les plic-ploc de
l’eau, les insectes qui bourdonnaient, et tous les bruits étranges au
fond de la ferme que Jimmy préférait ne pas nommer.

C’était il y avait des années. À présent, poils de chat et poils de


barbe s’amassaient dans les reliures des livres de l’Héritage. Jimmy
se taillait la barbe en lisant le chapitre des serpents. Les ciseaux, plus
très vaillants, crissaient pour venir à bout des touffes que Jimmy
pinçait entre ses doigts. Il faisait tomber les poils dans une boîte
vide, mais certains tombaient à côté, formant une ponctuation qui
interférait avec celle du livre, se mélangeant aux poils du chat qui
passait et repassait sous ses bras, le dos arrondi, marchant en travers
du texte.
— J’essaie de lire, se plaignit Jimmy.
Mais il posa les ciseaux et s’appliqua à caresser le chat de la tête à
la queue, tandis que la bête pressait sa colonne dans la paume de son
maître. Ombre miaula et fit ce bruit étrange, comme si son cœur
allait exploser, qui signifiait qu’il quémandait plus de caresses.
Lorsque ses petites griffes s’enfoncèrent dans la photo d’un
serpent des blés, Jimmy le posa par terre. Ombre s’allongea sur le
dos, pattes en l’air, regard braqué sur Jimmy. C’était un piège.
Chaque fois que Jimmy lui caressait le ventre, le chat décidait tout à
coup, à n’importe quel moment, qu’il détestait ça et lui attaquait le
poignet. Jimmy ne comprenait pas bien les chats, bien qu’il ait lu le
chapitre les concernant une bonne dizaine de fois. La seule chose
qu’il n’avait pas aimé apprendre à leur sujet était qu’ils ne vivaient
pas aussi longtemps que les humains. Mais il essayait de ne pas
penser à ce jour. Ce jour-là, il redeviendrait Solo, et il préférait de
loin être Jimmy. Jimmy parlait plus. Solo était celui qui avait des
idées bizarres, qui louchait par-dessus la rambarde, qui crachait dans
le vide et regardait sa bave trembler et se déliter dans sa chute
précipitée.
— Tu t’ennuies ? demanda-t-il à Ombre.
Le chat le regardait en effet comme s’il s’ennuyait – l’expression
ressemblait à celle qui disait qu’il avait faim.
— Tu veux partir en exploration ?
L’oreille de l’animal tressauta, et ce fut une réponse suffisante pour
Jimmy.
Il décida de retourner tout en haut. Il n’y était allé qu’une fois
depuis qu’il faisait noir, et il avait à peine jeté un coup d’œil. S’il y
avait un ouvre-boîte en état de marche dans le silo, c’est là qu’il le
trouverait. Finis les tournevis revêches et les couvercles qui lui
tailladaient les doigts.
Ils partirent après le déjeuner et firent une courte pause à la ferme.
Le silence le plus complet régnait dans la cafétéria, faiblement
éclairée par la lueur verte qui filtrait de l’escalier. Intrépide comme à
son habitude, Ombre monta les dernières marches au galop. Jimmy
se dirigea droit vers les cuisines, qu’il découvrit pillées de fond en
comble.
— Qui a pris tous les ouvre-boîtes, hein ? demanda-t-il à Ombre.
Mais Ombre n’était pas là. Le chat, agité, était au fond de la cuisine.
Jimmy fouillait dans les couverts en quête d’une fourchette qui
remplacerait la sienne lorsqu’il entendit Ombre miauler. Il leva la
tête et vit le chat se frotter contre une porte fermée.
— Moins de bruit, lui lança-t-il.
Est-ce que ce chat ignorait qu’il leur attirerait des ennuis en faisant
tout ce raffut ? Mais Ombre n’écoutait pas. Il n’arrêtait pas de
miauler, de griffer la porte en s’étirant de tout son long. Il ne cessa
que lorsque Jimmy céda et le rejoignit pour voir ce qui se passait.
— Il y a à manger ? demanda-t-il.
Avec Ombre, il s’agissait presque toujours de nourriture. Son
compagnon était attiré par ce qui deviendrait son repas comme par
un aimant, ce que Jimmy trouvait assez pratique. En approchant de la
porte, il remarqua les restes d’une corde enroulée autour de la
poignée, réduite en lambeaux par les années. Jimmy testa la poignée,
elle n’était pas bloquée. La porte s’ouvrit.
Au-delà du seuil, la pièce était plongée dans le noir, sans le
moindre éclairage de secours comme dans l’escalier. Jimmy chercha
sa lampe torche tandis qu’Ombre disparaissait à l’intérieur par
l’embrasure.
Un feulement retentit au moment où la lampe s’alluma. Jimmy, qui
avait fait un pas, s’arrêta, et le faisceau de lumière tomba sur un
visage aux yeux ouverts et sans vie. Des corps bougèrent contre la
porte, un bras sortit pour atterrir sur son pied.
Jimmy poussa un cri et tomba à la renverse. Il repoussa la main
pâle et encore charnue d’un coup de pied et appela Ombre, qui sortit
en hurlant, poils dressés sur l’échine. Jimmy sentit un goût de métal
sur sa langue, une poussée d’adrénaline en se relevant pour fermer la
porte. Lorsqu’il souleva le bras inerte pour le remettre à l’intérieur,
les vêtements s’effritèrent au contact de sa main mais il sentit en
dessous la chair pleine et spongieuse.
Bouches ouvertes et doigts recroquevillés furent les dernières
choses qu’il vit. Un enchevêtrement de corps, frais comme s’ils
étaient morts le matin même, figés alors qu’ils se marchaient les uns
sur les autres pour sortir, mains tendues vers la porte.
Une fois qu’il l’eut refermée, il se mit à glisser des chaises et des
tables en travers de la porte. Il créa un véritable méli-mélo de
meubles par-dessus lequel il jeta quelques chaises supplémentaires,
frissonnant et jurant dans sa barbe tandis qu’Ombre tournait en
rond.
— Dégueulasse, dégueulasse, dégueulasse, dit-il au chat, dont les
poils étaient toujours dressés.
Il examina sa barricade en espérant qu’elle serait un rempart
efficace contre les morts, qu’il n’avait pas laissé sortir trop de
fantômes. Les restes de corde se balançaient au bout de la poignée, et
Jimmy remercia la personne qui avait tenu tous ces gens à l’écart.
— Allez, on s’en va, dit-il, et Ombre se frotta contre ses jambes
pour se rassurer.
Il n’y avait rien à voir sur l’écran mural, rien à manger, aucun outil
dont il puisse se servir. Il en avait sa dose, du sommet, qui lui
semblait soudain bondé de morts.
93

Ombre avait le don de trouver de la nourriture, mais aussi celui de


s’attirer des ennuis. Jimmy fut réveillé un matin par un bruit atroce,
un feulement plaintif qui résonnait dans l’étroit couloir. Il avait gravi
l’échelle à moitié endormi pour trouver le chat bloqué presque tout
en haut. Il ne savait pas comment il était arrivé jusque-là, et Ombre
ne savait pas comment descendre. Jimmy ouvrit la trappe et la bête,
griffes cramponnées à la paroi métallique, dos contre les échelons,
gravit les quelques centimètres qui la séparait du niveau supérieur.
Deux jours plus tard, la même chose arriva, et c’est à ce moment-là
que Jimmy décida de laisser la trappe ouverte en permanence. Il en
avait assez de l’ouvrir et de la fermer sans arrêt au gré de ses
passages, et puis Ombre aimait bien explorer la salle des serveurs
quand ça lui chantait. Il n’y avait pas eu de bagarre depuis longtemps
et le voyant de la solide porte en acier était toujours rouge.
Ombre adorait les serveurs. La plupart du temps, Jimmy le
retrouvait sur le serveur 40, où le métal était si chaud que Jimmy
pouvait à peine le toucher. Mais le chat avait l’air d’apprécier. Il y
dormait, ou regardait depuis son perchoir en contrebas, en quête
d’une bestiole sur laquelle bondir.
Parfois, Jimmy le trouvait dans le coin où cet homme qu’il avait
tué par balles si longtemps auparavant s’était décomposé. Ombre
aimait bien renifler les taches de rouille et frôler le sol en métal de sa
langue. C’était pour lui laisser un peu de liberté que la trappe restait
ouverte. Et c’est pour ça que lorsqu’il y eut une grosse panne
d’électricité, les méchants purent s’introduire dans l’antre de Jimmy.
Pour ça qu’il se réveilla un matin avec un étranger au pied de son lit.

La coupure l’avait réveillé en pleine nuit. Jimmy dormait la lumière


allumée pour tenir les fantômes à distance. Il lui arrivait même de
laisser la radio, afin que les grésillements couvrent toutes sortes de
murmures. Lorsque le silence et l’obscurité lui tombèrent dessus en
même temps, il se réveilla en sursaut et se rua sur sa lampe torche,
marchant sur la queue d’Ombre au passage. Il attendit que la lumière
revienne, en vain. Trop fatigué pour savoir quoi faire, il se
rendormit, les deux mains sur sa lampe torche, Ombre roulé en
boule contre son cou.
Un bruit de pas dans l’échelle le tira du sommeil un peu plus tard.
Il avait vaguement conscience d’une présence dans la pièce. C’était
une impression qu’il avait souvent, mais cette présence-là modifiait
la qualité du silence, la façon dont résonnait sa propre respiration. Il
ouvrit les yeux pour voir le faisceau d’une lampe braqué sur lui, un
homme posté au pied de son lit.
Jimmy cria, et l’homme bondit comme pour le faire taire. La
lumière éclaira brièvement un rictus de dents jaunies puis une tige
en métal légèrement courbe.
Une douleur violente explosa dans son épaule. L’homme prit à
nouveau son élan, brandissant son tuyau. Jimmy leva les bras pour se
protéger la tête. Le tuyau s’écrasa sur son poignet. Un feulement
retentit près de ses oreilles, puis une silhouette noire bondit à son
tour.
L’homme au tuyau hurla et lâcha sa lampe, qui s’éteignit dans les
draps. Jimmy en profita pour s’éloigner, incapable de s’expliquer la
présence de cet homme. Quelqu’un chez lui. Sa plus grande crainte
de toutes ces années s’était matérialisée en un éclair. Il avait pris
moins de précautions au fil du temps. Toutes ces sorties. Trop de
mou, trop de mou, se dit-il en rampant à quatre pattes.
Ombre émit un bruit terrible, celui qui voulait dire qu’on lui avait
marché sur la queue. Un cri de douleur s’ensuivit. Jimmy sentit la
colère monter, se mélanger à sa peur. Il se faufila dans un coin de la
pièce, heurta le bureau et tendit la main où devait se trouver le…
Ses doigts s’enroulèrent autour du fusil. Cela faisait des années
qu’il ne s’en était pas servi. Il ne se rappelait même pas s’il était
chargé. Mais il pouvait toujours s’en servir comme d’une massue si
besoin. Il cala la crosse contre son épaule et pointa le canon dans
l’obscurité. Ombre feula à nouveau. On entendit le bruit d’un petit
corps heurter un meuble. Jimmy était incapable de respirer ou
d’avaler. Il ne voyait rien d’autre que le faible halo de lumière dans
les plis de ses draps.
Il visa une masse noire qui semblait bouger et appuya sur la
détente. Un éclair de lumière l’éblouit, un rugissement emplit
soudain tout l’espace. Dans ce bref éclair, il eut le temps de voir un
homme qui s’abattait sur lui. Un deuxième coup de feu. Un autre
aperçu de l’étranger qui s’était introduit chez lui, un homme mince à
longue barbe et aux yeux blancs. Jimmy pouvait à présent le
localiser, et le troisième tir ne résonna même pas. Le bruit de
l’impact fut couvert par celui des cris, qui emplirent l’obscurité
jusqu’à ce qu’un dernier coup de feu vienne y mettre un terme.
Les pupilles d’Ombre brillaient sous le bureau. Il semblait se
méfier de Jimmy et de sa nouvelle lampe torche.
— Ça va ? demanda Jimmy.
Le chat cligna des yeux.
— Ne bouge pas, murmura Jimmy.
Il coinça la lampe entre sa joue et son épaule et vérifia le chargeur.
Avant de partir, il donna un coup de botte à l’homme qui se vidait de
son sang sur ses draps. Jimmy s’étonna de ne pas ressentir grand-
chose à la vue de quelqu’un si près de lui, même mort. Il se faufila
vers l’échelle en tendant l’oreille, guettant d’autres intrus.
La panne de courant et cette attaque n’étaient pas une
coïncidence, selon lui. Quelqu’un avait ouvert la porte. Ils avaient
trouvé le code ou fait sauter le disjoncteur. Il espérait que cet homme
avait agi seul. Il n’avait pas reconnu son visage, mais de nombreuses
années s’étaient écoulées. Les barbes poussaient, se grisaient. La
combinaison argentée laissait supposer qu’il s’agissait de quelqu’un
sachant comment s’introduire ici. Et les douleurs qui l’élançaient à
l’épaule et au poignet lui disaient qu’il n’était pas venu en ami.
Il n’y avait personne sur l’échelle. Il glissa le fusil sur son épaule et
éteignit la lampe pour qu’on ne le voie pas venir. Ses paumes
faisaient un léger son mat contre les échelons. Il était à mi-chemin
lorsqu’il sentit Ombre se glisser entre l’échelle et le mur.
Jimmy lui siffla de redescendre, mais le chat le dépassa et disparut.
Une fois en haut, Jimmy prit son fusil à une main. De l’autre, il pressa
sa lampe contre son ventre et l’alluma. Il la dégagea peu à peu de sa
combinaison et la projeta juste devant lui pour pouvoir naviguer
entre les serveurs.
Il entendit un bruit un peu plus loin, sans pouvoir dire s’il
s’agissait d’Ombre ou de quelqu’un. Il hésita à continuer. Traverser la
pièce lui prit une éternité. Les serveurs continuaient à cliqueter et à
ronronner. Mais lorsqu’il arriva à la porte, il vit que l’œil rouge ne
montait plus la garde. Et il y avait un vide au-delà de la porte – elle
était ouverte.
Du bruit à l’extérieur. Un bruissement de tissu. Quelqu’un qui
bougeait. Jimmy éteignit sa lampe et mit en joue. Il sentit le goût de
la peur sur sa langue. Il eut envie de crier à ces gens de le laisser
tranquille. De leur dire ce qu’il avait fait à tous ceux qui s’étaient
introduits chez lui. Il voulait laisser tomber son fusil, pleurer, ne
jamais plus avoir à tirer.
Il risqua une tête au-dehors et tenta de discerner quelque chose,
en espérant que l’autre ne pouvait pas le voir. Il n’y avait rien d’autre
dans le couloir que le bruit de deux respirations. Chacun devenait de
plus en plus conscient d’une autre présence.
— Hank ? murmura quelqu’un.
Jimmy se retourna et fit feu. Une boule de lumière. Le fusil lui
heurta l’épaule. Il battit en retraite dans la salle des serveurs,
s’attendant à des cris, à des bruits de bottes. Il attendit une éternité.
Quelque chose effleura ses bottes, et il cria. Mais c’était Ombre, venu
se frotter contre lui en ronronnant.
Précédé de sa lampe torche, il glissa à nouveau la tête au-dehors. Il
y avait une silhouette allongée par terre. Il vérifia les deux extrémités
du couloir. Personne d’autre.
— Laissez-moi tranquille ! cria-t-il aux fantômes et aux êtres plus
palpables.
Aucune réponse, même pas un écho.
Jimmy baissa les yeux sur le deuxième homme et s’aperçut qu’il
s’agissait en fait d’une femme. Heureusement, ses yeux s’étaient
fermés. Un homme et une femme venus lui prendre sa nourriture, le
voler. Ça le mit en boule. Et lorsqu’il vit le ventre tout enflé et tendu
de la femme, ça le mit deux fois plus en colère. Ce n’était pas comme
s’ils faisaient peine à voir, songea-t-il.
94

Jimmy avait localisé le disjoncteur que les méchants avaient trafiqué


et réussi à remettre le courant, mais impossible de réparer la porte.
Deux jours à jouer avec les fils du clavier, et il était au point mort.
Impossible donc de passer une bonne nuit de sommeil, même avec la
trappe fermée. Ombre montait tout en haut de l’échelle la nuit et
miaulait tant qu’il pouvait, ça ne pouvait pas durer. Jimmy décida
alors de déménager. Ce qui leur fournit une excuse pour s’adonner à
leur activité préférée. Ombre et lui partirent à la pêche.
Ils s’assirent tous deux sur la dernière marche au sec. Jimmy
observait les éclairs argentés filer au-dessous d’eux, les poissons qui
nageaient dans la portion inondée du silo. On aurait dit des lampes
torches surgissant du fond, braquées vers le ciel, vers Jimmy et son
chat.
La queue noire d’Ombre battait l’air de droite à gauche. Ses pattes
enserraient le bord du treillis métallique rouillé et ses moustaches
frétillaient. Mais à sa grande consternation, le flotteur de Jimmy était
immobile.
— Pas faim aujourd’hui, dit-il.
Il siffla un petit air pour attraper des poissons et Ombre leva la
tête vers lui, critique à l’expression indéchiffrable. L’estomac de
Jimmy gronda.
— Je ne parlais pas de nous, précisa-t-il. Nous, on a une faim de
loup. Mais pas les poissons.
Jimmy avait passé la matinée à creuser la terre pour dénicher des
vers, et ça lui avait donné faim. Ils n’étaient pas faciles à attraper
avec toute cette végétation, et puis il faisait chaud quand les lampes
étaient allumées, mais au moins, ça l’empêchait de penser aux gens à
qui il avait fait du mal. Ces gens-là et la promesse de poisson frais
l’avaient tellement absorbé qu’il n’avait grappillé aucun des légumes
à sa portée pendant qu’il creusait avec sa pelle. C’était une montagne
de boulot à attraper, ces poissons. D’abord, il fallait attraper les vers !
Jimmy se demanda, puisque les poissons les aimaient tant, pourquoi
Ombre et lui s’embêtaient autant et ne mangeaient pas directement
les vers de terre. Mais quand il lui en avait tendu un dans sa main, le
chat l’avait regardé comme s’il était devenu fou.
— Non, je ne suis pas fou, avait-il dit à Ombre.
Une phrase qu’il répétait de plus en plus souvent.
Tandis que Jimmy lui expliquait que c’étaient les poissons qui
n’avaient pas faim, le chat avait repris son observation des nageurs.
Jimmy fit de même. Ils lui rappelaient du mercure renversé, un
thermomètre qu’il avait cassé des années auparavant. Ils changeaient
de direction et filaient tellement vite.
Il attrapa sa canne, sortit son flotteur de l’eau et vérifia l’hameçon.
Le ver y était encore. Une bonne chose. Il ne lui en restait que
quelques-uns, et les parcelles de terre les plus proches étaient à une
bonne dizaine d’étages. Il replongea la ligne dans l’eau, la balle de
ping-pong posée à la surface. Il avait appris à pêcher grâce à
l’Héritage. Comment faire des nœuds, installer un flotteur, un
plomb, quel genre d’appât utiliser, toutes les informations pratiques.
Comme si les gens qui avaient écrit ces livres savaient que ces
choses-là seraient importantes un jour.
En regardant un poisson nager, il se demanda comment ils étaient
arrivés dans l’eau. Les citernes étaient à quelques étages au-dessus
des fermes, et il n’y avait plus de poissons dedans, il avait vérifié. Il
n’y avait trouvé que des algues, qui avaient l’air dégoûtantes, mais qui
donnaient un excellent goût à l’eau de la cuve. Il y avait des gobelets,
des pichets, et même un début de tuyau pour acheminer l’eau à
d’autres niveaux, les restes d’un Projet que quelqu’un avait
abandonné des années auparavant. Jimmy s’était demandé si les
poissons avaient été jetés par-dessus la balustrade. Quelle que soit la
manière dont ils avaient atterri ici, Jimmy était content.
Il n’en restait qu’une petite dizaine. Ils ne se reproduisaient pas
assez vite pour la fréquence de ses prises. Et ceux qui restaient
étaient les plus durs à attraper. Ils avaient vu ce qui était arrivé. Ils
avaient compris. Ils étaient comme Jimmy aux premiers temps du
chaos, lorsqu’il avait regardé les gens monter l’escalier vers une mort
certaine. Ils savaient, comme sa mère l’avait su elle aussi, qu’il ne
fallait pas s’entêter dans ce sens. Alors ils grignotaient, mordillaient
le ver, mais parfois, ils ne pouvaient pas s’empêcher. Ils mordaient,
et alors Jimmy les tirait de l’eau, ruisselants et agités, avant qu’ils
rebondissent sur le métal rouillé et que Jimmy attrape leur chair
luisante dans sa main pour leur ôter l’hameçon de la gueule.
Mais avant toute chose, il fallait attendre. Le flotteur était
parfaitement immobile sur l’eau aux reflets arc-en-ciel. Ombre
miaula impatiemment.
— Écoute-toi un peu, dit Jimmy. Il y a deux ans, tu ne savais même
pas quel goût ça avait, le poisson.
Le chat s’allongea sur le ventre et agita une patte entre le palier et
l’eau comme pour dire, J’en attrapais tout le temps avant.
— Je n’en doute pas, dit Jimmy en levant les yeux au ciel.
Le niveau de l’eau avait pas mal monté depuis la première fois qu’il
était descendu. L’étage où il avait recueilli Ombre avait à présent
complètement disparu. Il y avait probablement des poissons qui
vivaient dans cette cuisine. Il jeta un œil à l’animal, effleuré par une
nouvelle pensée.
— Ah, alors tu t’entraînais déjà à la pêche il y a tout ce temps ?
Ombre lui lança un regard innocent.
— Petit malin.
Le chat se lécha une patte, fit un tour sur lui-même et continua à
surveiller le flotteur.
Et le flotteur bougea.
Jimmy tira sur sa canne et sentit une résistance, le poids d’un
poisson à l’hameçon. Il tendit une main par-dessus la rampe pour
saisir la ligne. Ombre miaula, dansa et essaya d’apporter son aide en
donnant des coups de patte dans le vide et en remuant la queue.
— Là, là, dit Jimmy.
Il posa sa canne contre la rampe et attrapa davantage de ligne, qui,
agitée par le poisson, lui mordait la peau des doigts.
— Doucement.
Il ne considérait jamais la partie gagnée avant d’avoir rapatrié sa
proie au-dessus du sol. Il leur arrivait de cracher l’hameçon, de
gagner le ver de terre gratos et de replonger à l’eau en se moquant de
lui.
— Nous y voilà, dit-il à Ombre.
Il posa le poisson et fit peser sa botte sur sa queue. C’était la partie
qu’il détestait. Le poisson avait l’air très mal. Parfois, il envisageait de
changer d’avis et de libérer l’animal, mais Ombre s’enroulait déjà
entre ses jambes. Jimmy maintint le poisson en place avec son pied
et ôta l’hameçon fait maison de sa gueule. Le petit barbillon qu’il
avait fabriqué en courbant une aiguille n’était pas évident à retirer,
mais c’était justement le but.
Ombre lui dit de se dépêcher.
Jimmy lança l’hameçon et la ligne par-dessus la rampe pour ne pas
être gêné. Le poisson se débattit et heurta le sol à plusieurs reprises,
l’œil écarquillé, ouvrant et fermant la bouche avec frénésie. Jimmy
prit son couteau.
— Désolé, dit-il. Vraiment désolé.
Il planta la lame dans la tête du poisson pour l’empêcher de
souffrir davantage. Il le fit en regardant ailleurs. Tant de morts. Toute
une vie de morts. Mais Ombre avait l’air si content. La vie se déversa
du poisson et s’écoula dans l’eau. La poignée de poissons qui
restaient se ruèrent pour gober les gouttes de sang qui heurtaient la
surface de l’eau, et Jimmy se demanda pourquoi ils faisaient une
chose pareille. Il n’aimait aucune étape de ce Projet – ni la quête de
vers de terre, ni le long trajet, ni la fabrication d’hameçons, ni la mise
à mort, ni le vidage – mais il le faisait quand même.
Il nettoyait le poisson comme l’Héritage le montrait : une entaille
derrière les ouïes, puis un geste fluide le long de l’arête jusqu’à la
queue. Il répétait l’opération et se retrouvait avec deux beaux filets.
Il ne s’embêtait pas à retirer les nageoires, Ombre ne touchait jamais
cette partie-là. Il déposa les filets sur une assiette ébréchée près de
l’escalier.
Ombre décrivit quelques cercles, le ventre gargouillant, puis se mit
à déchirer la chair avec ses dents.
Jimmy s’isola à l’autre bout de la rampe. Il y avait laissé une
serviette. Il s’essuya les mains pour ôter tous les résidus gluants et
s’assit, dos contre les portes fermées du cent trente et unième étage.
Le chat mangeait. Des formes argentées filaient au-dessous d’eux. Le
palier et le silo entier semblaient calmes à la lueur verte que diffusait
l’éclairage de secours de l’escalier.
Dans peu de temps, il n’y aurait plus de poisson. Encore une année
à ce rythme, et il les aurait sûrement tous attrapés.
— Mais pas le dernier, songea-t-il en regardant Ombre manger.
Jimmy n’avait pas encore goûté un seul poisson et se dit que ça
n’arriverait jamais. Les attraper, c’était trop de travail – un peu
amusant, mais en grande partie dégoûtant. Et il pensait que lorsqu’il
descendrait un jour avec sa canne à pêche, son bocal de terre et ses
vers et qu’il ne verrait plus qu’un seul poisson, alors il le laisserait
tranquille. Rien que le dernier. Il aurait assez peur comme ça à nager
tout seul en bas. Pas la peine d’aller le pêcher pour qu’il se gondole
dans cet air nocif pour lui. Non, il laisserait la pauvre bête tranquille.
SILO 1
2345

95

Donald régla son réveil sur trois heures du matin, mais il y avait peu
de chances pour qu’il s’endorme. Il avait attendu des semaines. Il
tenait enfin l’occasion de redonner la vie au lieu de l’ôter. L’occasion
de se racheter, de découvrir la vérité, de vérifier ses doutes
grandissants.
Les yeux rivés au plafond, il réfléchit à ce qu’il s’apprêtait à faire.
Ce n’était pas franchement ce qu’Erskine ou Victor avaient espéré si
un homme comme lui se retrouvait au pouvoir, mais ces hommes
avaient pigé pas mal de trucs de travers, à commencer par qui il était.
Ce n’était pas la fin de la fin du monde. C’était le commencement
d’autre chose. Une fin à l’ignorance qui pesait sur la question de
l’extérieur.
En regardant sa main à la faible lueur qui filtrait depuis la salle
d’eau, il songea au dehors. À deux heures et demie, il décida qu’il
avait assez attendu. Il se leva, se doucha et se rasa, enfila une
combinaison propre et ses bottes. Il prit son badge, le fixa à son col
et quitta son appartement la tête haute et les épaules carrées. Il
parcourut le couloir à grandes enjambées au son distant de touches
de clavier, quelqu’un qui travaillait tard. La porte du bureau d’Eren
était fermée. Donald appela l’ascenseur et attendit.
Avant de descendre, il vérifia qu’il ne se donnerait pas cette peine
pour rien en passant son badge sur la borne. Il appuya sur le bouton
du cinquante-quatrième étage. Un voyant s’alluma et l’ascenseur se
mit en route dans un soubresaut. Jusqu’ici, tout allait bien.
L’ascenseur ne marqua pas d’arrêt avant d’arriver à l’arsenal. Les
portes s’ouvrirent sur une obscurité familière striée de falaises
d’étagères. Donald garda une main en travers d’une porte pour
l’empêcher de se fermer et fit un pas dans la pièce. Malgré la
pénombre, on ressentait l’immensité de l’endroit, comme si l’écho de
son pouls était avalé par l’espace environnant. Il attendit qu’une
lumière s’allume tout au fond, qu’Anna émerge en se brossant les
cheveux ou une bouteille de whisky à la main, mais rien dans cette
salle ne bougeait. Tout était immobile et calme. Les pilotes étaient
partis et l’activité temporaire avait cessé.
Il rentra dans l’ascenseur et appuya sur un autre bouton. La
machine descendit. Il dépassa les étages de stockage, celui du
réacteur. Les portes s’ouvrirent sur l’aile médicale. Il sentit les
dizaines de milliers de corps disposés tout autour de lui, tous face au
plafond, les paupières fermées. Certains d’entre eux étaient bel et
bien morts, se dit-il. Et l’une allait être réveillée.
Il se dirigea droit vers le bureau du docteur et frappa contre le
montant de la porte. L’assistant de garde leva le nez de son écran. Il
s’essuya les yeux et ajusta ses lunettes sur son nez.
— Ça va ? demanda Donald.
— Hein ? Euh, oui, oui.
Le jeune homme secoua son poignet et regarda sa montre, un objet
antique.
— On a quelqu’un à cryogéniser ? Je n’ai pas reçu d’appel. Est-ce
que Wilson est avec vous ?
— Non, non. Simplement, je n’arrivais pas à dormir. Je suis allé
voir s’il y avait quelqu’un à la cafétéria, et puis je me suis dit que
puisque je n’arriverais pas à retrouver le sommeil, autant descendre
voir si vous vouliez que je vous remplace. Je peux regarder un film
aussi bien que n’importe qui.
L’assistant jeta un coup d’œil à son écran en riant nerveusement.
— Ouais…
Il regarda à nouveau sa montre, semblant avoir oublié ce qu’il
venait d’y lire.
— Encore deux heures à tenir. Je ne serais pas contre un peu de
repos. Vous me réveillerez s’il se passe quoi que ce soit ?
Il se leva et s’étira, bâilla derrière sa main.
— Bien sûr.
L’assistant fit quelques pas chancelants de côté. Donald se glissa à
sa place et croisa les pieds sur le bureau, comme s’il n’avait
aucunement l’intention de bouger de là.
— Je vous dois une fière chandelle, dit le jeune homme en
décrochant sa blouse de derrière la porte.
— T’inquiète, on est quittes, dit Donald dans sa barbe une fois
l’assistant parti.
Il attendit que le petit carillon de l’ascenseur retentisse avant de
passer à l’action. Il y avait un récipient en plastique sur l’égouttoir
près de l’évier. Il le remplit d’eau ; le son que produisait le jet était de
plus en plus aigu, comme une angoisse qui montait.
Il ouvrit la boîte de poudre. Deux cuillères. Il mélangea à l’aide
d’un abaisse-langue et rangea la poudre à sa place. Au début,
impossible de bouger le fauteuil roulant, jusqu’à ce qu’il remarque les
freins – ces petits bras de métal qui s’enfonçaient dans le caoutchouc
mou. Il les ôta, et attrapa une couverture dans un grand placard, ainsi
qu’une blouse en papier qu’il déposa sur l’assise. Comme la dernière
fois. Sauf qu’il allait scrupuleusement respecter le protocole cette
fois. Il prit aussi la trousse de secours, en s’assurant qu’elle contenait
une paire de gants neufs.
Le fauteuil roulant s’engagea dans le couloir en bringuebalant. Ses
paumes étaient moites sur les poignées. Pour empêcher les petites
roues de devant de faire du bruit, il roulait le fauteuil sur ses deux
grosses roues arrière en caoutchouc. Les petites tournaient
paresseusement en l’air tandis qu’il se dépêchait.
Il composa son code sur le clavier, prêt à se heurter à un voyant
rouge, un blocage, un obstacle. Mais le voyant vira au vert. Il ouvrit la
porte et navigua entre les podes jusqu’à celui qui contenait sa sœur.
Il éprouvait un mélange de joie anticipée et de culpabilité. C’était
un geste aussi inconsidéré que sa fuite en combinaison sur les
collines. Mais les enjeux étaient plus grands, puisqu’il impliquait sa
famille, qu’il allait plonger quelqu’un dans cette cruelle réalité, qu’il
allait lui faire subir la même brutalité qu’Anna lui avait imposée, que
Thurman lui avait imposée à elle, et ainsi de suite, en une infinie
série de factions.
Il délaissa le fauteuil pour s’agenouiller devant l’écran de contrôle.
Hésitant, il se redressa d’un coup pour jeter un coup d’œil à travers
la vitre, juste pour être sûr.
Elle avait l’air tellement sereine. Les cauchemars qui empêchaient
Donald de dormir devaient lui être étrangers. Il doutait de plus en
plus. Puis il l’imagina se réveiller spontanément, taper contre le
couvercle pour qu’on la fasse sortir. Il songea à sa fougue, à son
aversion pour le mensonge, et il sut que si elle se tenait là avec lui,
elle lui demanderait de le faire sans hésiter. Elle préférait savoir et
souffrir plutôt que de dormir dans l’ignorance.
Il s’accroupit à nouveau et composa son code. Le clavier bipa
gaiement lorsqu’il appuya sur le bouton rouge. Un clic retentit à
l’intérieur de la capsule, comme une valve qui s’ouvrait. Il tourna le
bouton et observa la température augmenter.
Il se releva. Le temps semblait avoir soudain ralenti. Il craignait
que quelqu’un n’arrive avant qu’il ait terminé. Mais un autre clic
retentit, suivi d’un soupir. Il prépara une bande de gaze et du
sparadrap. Il sépara les gants, les enfila et fit claquer l’élastique du
poignet dans un nuage de craie blanche.
Il ouvrit le couvercle en grand.
Sa sœur était allongée sur le dos, les bras le long du corps. Elle
n’avait pas encore bougé. Une bouffée de panique le prit à la gorge. Il
se repassa le protocole. Est-ce qu’il avait oublié quelque chose ? Bon
Dieu. Est-ce qu’il l’avait tuée ?
Charlotte toussa. De l’eau roula sur ses joues, le givre fondu de ses
paupières. Puis ses yeux clignèrent et se plissèrent pour se protéger
de la luminosité.
— Ne bouge pas, lui dit-il.
Il pressa un carré de gaze contre son bras et retira l’aiguille. Il
sentit le métal glisser sous ses doigts à travers le pansement. Il prit le
bout de sparadrap qu’il avait scotché au fauteuil et l’appliqua en
travers de la gaze. Restait le cathéter. Il la couvrit avec la serviette et
retira soigneusement le tuyau. Elle était libérée de la machine, bras
croisés et tremblante. Il l’aida à enfiler la blouse en papier, laissant le
dos ouvert.
— Je vais te soulever, dit-il.
Il n’eut droit qu’à un claquement de dents en guise de réponse.
Il rapprocha ses pieds de ses fesses pour plier ses genoux. Il passa
un bras sous ses aisselles – sa chair était froide –, un autre sous ses
genoux, et la souleva sans difficulté. Elle lui sembla très légère. Sa
peau sentait le renfermé, comme la chair longtemps prisonnière d’un
plâtre.
Charlotte marmonna quelque chose lorsqu’il l’installa sur le
fauteuil. La couverture était étalée en travers de l’assise pour lui
éviter son contact froid. Dès qu’elle fut installée, il l’enveloppa de ses
pans. Elle choisit de rester en boule, les bras autour de ses tibias, au
lieu de mettre les pieds dans les étriers.
— Où suis-je ? demanda-t-elle, la voix semblable à un voile de glace
qui se craquelait.
— Ne t’en fais pas, lui répondit Donald.
Il referma le couvercle du pode, essaya de se rappeler s’il y avait
autre chose à faire, chercha autour de lui des traces de son passage.
— Tu es avec moi, dit-il en la roulant vers la sortie.
C’est l’endroit où chacun d’eux était : avec l’autre. Il n’y avait plus
de maison, plus d’endroit sur terre où accueillir qui que ce soit, rien
qu’un cauchemar infernal dans lequel plonger une autre âme pour
avoir un peu de compagnie.
96

Le plus dur fut de l’obliger à attendre avant de manger. Donald savait


ce que c’était d’avoir faim à ce point. Il lui fit subir la même routine
qu’on lui avait imposée à plusieurs reprises : boire le breuvage amer,
uriner pour purger l’organisme, prendre une douche chaude,
s’habiller de vêtements propres et s’emmitoufler dans une
couverture.
Il la regarda boire les dernières gorgées. Ses lèvres se teintèrent
légèrement de bleu. Elle était si blanche. Donald ne se rappelait pas si
elle était si pâle pendant la formation. Ça datait peut-être de ses
années passées à l’étranger, de toutes ces heures assise dans des
baraquements sombres avec pour seule lumière la lueur d’un écran.
— Il faut que j’aille quelque part, lui dit-il. Tout le monde va
bientôt se lever. Je t’apporte un petit-déjeuner en redescendant.
Charlotte était assise sur une des chaises en cuir qui entouraient la
vieille table de la cellule de crise, jambes repliées. Elle tira sur le col
de sa combinaison, comme s’il la grattait.
— Papa et maman ne sont plus là, dit-elle, répétant ce qu’il lui avait
appris un peu plus tôt.
Donald ne savait pas trop de quoi elle se souviendrait et ce qu’elle
aurait oublié. Elle n’avait pas pris de pilules antistress aussi
longtemps ou aussi récemment que lui. Mais peu importait. Il
pouvait lui dire la vérité. Lui dire, et s’en vouloir.
— Je reviens dans pas longtemps. Reste ici et essaie de te reposer.
Ne sors pas de cette pièce, d’accord ?
L’écho de ses paroles le suivit à travers l’entrepôt, jusqu’à
l’ascenseur. Il se rappelait avoir entendu, chaque fois qu’on l’avait
réveillé, qu’il fallait qu’il se repose. Charlotte avait dormi pendant
trois siècles. En passant son badge sur la borne, il songea au peu de
choses qui avaient changé en comparaison du nombre d’années
écoulées. Le monde était toujours la ruine qu’ils avaient laissée
derrière eux. Ou bien ce n’était pas le cas, et ils s’apprêtaient à le
découvrir.
Il monta à l’étage des opérations et retrouva Eren. Le chef du BSP
était à son bureau, entouré de dossiers, une main dans ses cheveux,
le coude sur une pile de paperasse. Sa tasse de café n’était pas
fumante. Il était là depuis un certain temps.
— Thurman, dit-il en levant la tête.
Donald sursauta et regarda derrière lui, cherchant quelqu’un
d’autre.
— Des progrès avec le 18 ?
— Je, euh…
Il tenta de se rappeler.
— Aux dernières nouvelles, ils ont fait tomber le barrage des
niveaux inférieurs. Le chef pense que les combats cesseront d’ici un
jour ou deux.
— Bien. Je suis content que l’ombre fasse son boulot. Ce n’était pas
le moment de devoir faire sans. Une fois, pendant ma troisième
faction je crois, on a perdu un chef de silo alors qu’il était entre deux
ombres. On a eu un mal fou à trouver une recrue. Le maire avait trop
à faire, le chef de la sécurité avait un pois chiche dans la tête, alors il
a fallu que…
— Désolé de vous interrompre, mais il faut que je retourne à…
— Oh, oui, bien sûr, répondit Eren, l’air gêné. Vous avez raison.
Moi aussi.
— Beaucoup de choses à faire ce matin. Je prends un petit-
déjeuner, après quoi vous me trouverez dans ma chambre.
Il fit un signe de tête en direction du bureau vide de l’autre côté du
couloir.
— Dites à Gable que je me suis débrouillé, d’accord ? Je ne veux
pas être dérangé.
— Bien sûr, dit Eren en lui faisant signe qu’il pouvait y aller.
Donald prit l’ascenseur en direction de la cafétéria. Son estomac
grogna en signe d’approbation. Il était resté debout toute la nuit sans
manger. Il était vide depuis bien trop longtemps.
97

Il enfreignit les délais en l’autorisant à manger une heure plus tôt que
prévu, mais il était difficile de lui dire non. Il l’encouragea à prendre
de petites bouchées, à ralentir. Et tandis qu’elle mastiquait, il
l’informa de ses découvertes. Ayant suivi la formation, elle était au
courant pour les silos. Il lui parla des écrans, des nettoyeurs, lui dit
qu’on l’avait réveillé parce que quelqu’un avait disparu. Charlotte
avait du mal à tout comprendre. Il fallut qu’il répète tout plusieurs
fois, jusqu’à ce que ses paroles résonnent bizarrement à ses propres
oreilles.
— On les laisse voir ce qu’il y a dehors, les habitants des autres
silos ? demanda-t-elle en croquant dans un biscuit.
— Oui. J’ai interrogé Thurman un jour à propos de ces écrans. Tu
sais ce qu’il m’a répondu ?
Charlotte haussa les épaules en avalant une gorgée d’eau.
— Il m’a dit qu’ils étaient là pour empêcher les gens de vouloir
partir. Il faut qu’on leur montre un paysage de mort pour les garder à
l’intérieur. Sinon, ils voudront sans cesse voir ce qu’il y a derrière les
collines. Thurman dit que c’est dans la nature humaine.
— Mais certains finissent quand même par y aller.
Elle s’essuya la bouche avec sa serviette, prit sa fourchette d’une
main tremblante et attira à elle les restes de petit-déjeuner de
Donald.
— Oui, certains. Hé, doucement quand même avec la bouffe.
Il l’observa enfourner le reste de ses œufs et songea à sa propre
escapade par la rampe réservée aux drones. Il était un de ceux qui
étaient sortis. Mais elle n’avait pas besoin de le savoir.
— Nous aussi, on a un écran, dit Charlotte. Je me rappelle avoir
regardé les nuages.
Elle leva la tête vers Donald.
— Pourquoi on en a un ?
Donald s’empressa de sortir son mouchoir pour tousser dedans.
— Parce qu’on est humains, répondit-il en le fourrant dans sa
poche. Si on pense qu’il est absurde de sortir – qu’on mourra si on
s’y risque –, alors on restera à l’intérieur et on fera ce qu’on nous
demande de faire. Mais je connais un moyen de voir ce qu’il y a
dehors.
— Ah oui ?
Elle avala la dernière bouchée d’œufs et attendit.
— Oui. Et je vais avoir besoin de ton aide.

Ils débarrassèrent un drone de sa bâche. Charlotte frôla une de ses


ailes d’une main tremblante et fit le tour de la machine d’un pas
chancelant. Elle saisit l’aileron à l’arrière d’une aile et l’abattit avant
de le relever. Elle fit pareil avec la queue. Le dôme et le nez de
l’appareil, noirs, lui faisaient comme un visage. Muet et immobile, il
se laissait inspecter.
Donald remarqua que trois drones manquaient – le sol était lustré
à l’endroit où avaient traîné leurs bâches. Et du côté des munitions, il
manquait quelques unités au sommet de la pyramide de bombes.
Signes que l’arsenal avait été utilisé au cours des semaines passées. Il
ouvrit la porte du hangar.
— Pas d’armement ? demanda Charlotte en jetant un coup d’œil
sous une aile, où pouvaient se trouver de vilaines choses.
— Non, répondit Donald, pas pour ce qu’on veut en faire.
Il la rejoignit et l’aida à pousser. Ils dirigèrent le drone vers la
gueule ouverte du monte-charge. Les ailes passaient tout juste.
— Il devrait y avoir une sangle ou un lien, dit-elle en se faufilant
tant bien que mal sous une aile.
— Il y a quelque chose par terre, dit Donald, se rappelant le
système d’arrimage qui s’enclenchait sur la piste de lancement. Je
vais chercher une lampe.
Il alla en prendre une dans une caisse de fournitures et s’assura
qu’elle fonctionnait avant de la lui rapporter. Charlotte attacha le
drone au mécanisme de lancement et se redressa. Ses mouvements
semblaient lents à Donald ; il lui tendit une main pour l’aider.
— Et tu es sûr que ce monte-charge va fonctionner ? demanda-t-
elle en dégageant ses cheveux encore humides de son visage.
— Sûr et certain.
Il la guida au bout du couloir, au-delà de la caserne et des salles
d’eau. Charlotte se raidit lorsqu’ils entrèrent dans la salle de pilotage
et que Donald retira les bâches en plastique des postes. À la
différence de la dernière fois, elles ne soulevèrent aucune poussière.
Cet endroit avait récemment vu des allées et venues. Il pensa aux
réquisitions de vol qu’il avait signées, aux risques considérables que
cela comportait. Les appareils pouvaient à tout moment être repérés
sur les écrans, il fallait voler haut dans les nuages tourbillonnants.
Eren avait bien insisté sur l’usage unique des drones. L’air du dehors
était nocif pour eux, avait-il dit. Leur portée était limitée. Donald
s’était interrogé sur la raison de ces limites en fouillant dans les
dossiers de Thurman.
Charlotte actionna plusieurs interrupteurs, et après cette série de
petits clics bien nets, le poste de contrôle s’anima.
— Le monte-charge est assez lent, lui dit-il.
Il ne lui expliqua pas comment il le savait, mais il repensa à son
ascension toutes ces années auparavant, à son souffle qui embuait
son casque tandis qu’il avait espéré monter vers sa propre mort. À
présent, ses espoirs étaient différents. Il songea à ce qu’Erskine lui
avait dit à propos de faire table rase, à la lettre de suicide de Victor
adressée à Thurman. Leur projet avait pour but de réinitialiser la vie.
Et Donald, à tort ou à raison, était convaincu que cet effort requérait
plus de précision que personne n’était en droit de l’imaginer.
Charlotte régla l’inclinaison de son écran et l’alluma. Une lueur y
apparut, celle de la porte en acier du monte-charge éclairée par la
lampe frontale du drone et retransmise par ses caméras.
— Ça fait tellement longtemps, dit-elle.
Donald vit que ses mains tremblaient encore. Elle les frotta l’une
contre l’autre avant de reprendre les commandes. Elle se tortilla sur
son siège, positionna ses pieds sur les pédales et régla la luminosité
de l’écran.
— Je peux faire quelque chose pour t’aider ? demanda Donald.
Charlotte rit et secoua la tête.
— Non. Ça me fait bizarre de ne pas avoir de plan de vol auquel me
référer. En général, j’ai une cible, tu sais ?
Elle le regarda en lui lançant un sourire.
Il lui serra l’épaule. Sa présence lui faisait déjà du bien. Elle était
tout ce qu’il lui restait.
— Ton plan de vol, c’est d’aller aussi loin et aussi vite que tu peux.
Il espérait que sans bombe, le drone puisse aller plus loin. Que la
portée limitée des drones n’était pas préprogrammée, d’une façon ou
d’une autre. Donald remarqua une lumière au niveau des commandes
du monte-charge et s’y précipita.
— La porte se lève, dit Charlotte. Je crois qu’on aperçoit la lumière
du jour.
Donald la rejoignit. Il jeta un coup d’œil par la porte, pensant avoir
entendu du bruit.
— Vérification moteur, mise en route OK, dit Charlotte.
Elle bougea à nouveau sur son siège. La combinaison qu’il lui avait
choisie était trop grande, les manches tire-bouchonnaient sur ses
avant-bras. Posté derrière elle, Donald observait l’écran, sur lequel
s’étalait une vue du ciel tout au bout de la rampe de lancement. Il se
souvenait de cette vue. Il eut soudain du mal à respirer. Le drone
sortit du monte-charge et s’engagea sur la rampe. Charlotte actionna
un autre bouton.
— Freins serrés, dit-elle en tendant une jambe. J’exerce une
poussée.
Sa main glissa lentement vers l’avant. La vue se fit plongeante
tandis que le drone luttait contre ses freins.
— Ça fait très longtemps que j’ai pas fait ça sans lanceur, dit-elle,
nerveuse.
Donald s’apprêtait à lui demander si c’était un problème lorsqu’elle
bougea un pied et que la vue sur l’écran changea. Les parois de métal
se mirent à défiler à toute allure, jusqu’à ce que les nuages
envahissent l’écran et que plus rien d’autre n’existe.
— Décollage, souffla-t-elle en tirant sur le manche de la main
droite.
Donald se surprit à pencher la tête sur le côté à mesure que le
drone virait, faisant apparaître à l’écran un bout de terre, avant de
revenir à une vue bouchée par les nuages.
— Quelle direction ? demanda Charlotte.
Elle alluma un nouveau bouton et le terrain qui filait sous le drone
apparut sur l’écran radar.
— Je ne crois pas que ça ait une quelconque importance. Je dirais
tout droit.
Il se pencha pour examiner le paysage étrange et néanmoins
familier. Il y avait les énormes mottes de terre qu’il avait en partie
créées. Il y avait une autre tour au centre d’une cuvette. Les restes du
congrès du parti – tentes, foire, scènes – avaient disparu depuis
longtemps, rongés par les machines qui pullulaient dans l’air.
— Suis une ligne droite, c’est tout, dit-il en pointant un doigt
devant lui.
Ce n’était qu’une théorie, une idée folle, mais il avait besoin de
voir par lui-même avant d’oser dire quoi que ce soit.
La répétition des dépressions s’achevait au loin. Les nuages
s’amincissaient de temps en temps, lui donnant un aperçu réel du sol.
Donald plissa les yeux pour tenter de voir au-delà de la série de
cuvettes lorsque Charlotte lâcha la commande des gaz pour se
concentrer sur un pavé de touches et de jauges.
— Euh… Je crois qu’on a un problème, dit-elle en actionnant
plusieurs fois le même bouton. Pression d’huile en baisse.
— Non.
Donald ne quittait pas l’écran des yeux. Les nuages virevoltaient et
la terre semblait s’incliner vers le haut. C’était trop tôt. À moins qu’il
n’ait raté une étape, oublié une précaution.
— Continue, murmura-t-il, autant à la machine qu’à son pilote.
— L’appareil m’échappe, dit Charlotte.
Donald songea à tous les drones disponibles dans le hangar. Ils
pourraient en faire décoller un autre. Mais il craignait d’aboutir au
même résultat. Lui était peut-être résistant à ce qu’il y avait à
l’extérieur, mais pas les drones. Il pensa aux combinaisons de
nettoyage, à leur obsolescence programmée, prévue à un certain
moment, un certain endroit. À ces particules destructrices si précises
qu’elles pouvaient laisser libre cours à leur fureur dès qu’un
nettoyeur entamait l’ascension d’une colline, atteignait une certaine
altitude, dès qu’ils osaient prendre de la hauteur. Il prit son mouchoir
et toussa dans ses plis, et se souvint vaguement d’employés récurant
le sas après l’avoir ramené à l’intérieur.
— Tu arrives au bord, dit-il en montrant du doigt le dernier silo
sur le radar tandis que la dépression disparaissait sous la caméra du
drone. Allez, encore un peu plus loin.
Mais à la vérité, il n’avait aucune idée de la distance encore
nécessaire. On pouvait peut-être continuer tout droit, faire le tour du
monde, et ce ne serait toujours pas suffisant.
— Je perds de l’altitude, annonça Charlotte.
Ses mains étaient deux tourbillons flous s’agitant sur toutes sortes
de commandes.
— Moteur no 2 éteint. Je plane. Altitude soixante mètres.
Ça semblait bien moins que ça à l’écran. Ils avaient dépassé la
dernière colline. Les nuages étaient moins épais. Il y avait une
profonde cicatrice dans la terre, une sorte de tranchée qui pouvait
être un fleuve, de grands bâtons noirs et pointus plantés dans le sol
comme des mines de graphite – les restes d’une forêt, peut-être. Ou
les piliers d’une immense barrière de sécurité, rongés par le temps.
— Allez, allez, chuchota-t-il.
Chaque seconde supplémentaire fournissait une vue nouvelle, lui
procurait un souffle de liberté, un moyen de s’échapper de cet enfer.
— La caméra va lâcher. Altitude quarante-cinq mètres.
Il y eut un éclair à l’écran, comme un court-circuit, puis un voile
dans les tons de violet et enfin une vaste étendue bleue à la place des
habituels bruns et gris.
— Altitude quinze mètres. On va s’écraser.
Donald chassa ses larmes d’un clignement de paupières alors que
le drone se rapprochait dangereusement du sol. Il vit clairement ce
qu’il y avait à l’écran, rien ne clochait avec la caméra.
— Du bleu, dit-il.
Une confirmation de ses doutes, juste avant qu’un paysage vert vif
n’avale le drone. L’écran passa de la couleur au noir. Charlotte lâcha
les commandes en jurant. Elle tapa sur la console du plat de la main.
Mais alors qu’elle s’apprêtait à s’excuser, Donald l’avait déjà prise
dans ses bras pour la serrer fort et l’embrasser.
— Tu as vu ça ? dit-il, comme s’il n’en revenait pas. Tu as vu ?
— Vu quoi ? répondit Charlotte en se dégageant, le visage crispé,
déçue. Les jauges étaient complètement foireuses à la fin. Saleté de
drone. Ça fait sûrement trop longtemps qu’il était…
— Non, non, dit Donald en montrant l’écran noir. Tu as réussi. Je
l’ai vu. Il y a du ciel bleu et de l’herbe verte dehors, Charla. Je l’ai vu !
SILO 17
2331
Vingtième année

98

Sans le vouloir, Solo était devenu expert en déliquescence. Jour après


jour, il voyait l’acier et le fer rouillé s’effriter, la peinture s’écailler,
toutes sortes de métaux s’éroder et s’amasser en tas de poussière
noire. Il savait que les tuyaux en caoutchouc finissaient par durcir et
se craqueler. Que tout ce qui était adhésif ne durait pas, pour preuves
toutes les choses qui fleurissaient par terre et qui avaient été
autrefois fixées au mur ou au plafond, ces objets mus de façon
brutale par les dieux jumeaux de la pesanteur et du délabrement. Il
en apprit surtout très long sur la décomposition des corps. Ils ne
disparaissaient pas toujours en un éclair – comme une mère avalée
par une foule ou un père se fondant dans l’ombre d’un couloir. Ils
disparaissaient petit à petit, de manière presque imperceptible. Le
temps, comme les asticots, finissait par se voir pousser des ailes ; il
volait, volait, emportant tout sur son passage.
Solo arracha une page d’un chapitre assommant du livre allant de
Ri à Ro et le plia en forme de tente. Le silo, se dit-il, appartenait aux
insectes de bien des façons. Où que les corps soient entassés, les
insectes grouillaient par nuées. Il avait lu des chapitres à leur sujet.
Parfois, les asticots se transformaient en mouches. Tortillons blancs
à l’origine, ils devenaient noirs et bourdonnants. Les choses se
délitaient et changeaient.
Il fit passer de la ficelle sous le papier plié pour qu’elle en supporte
le poids. C’était en général dans des moments comme ceux-là
qu’Ombre venait l’embêter, faire le dos rond et se frotter contre son
bras, empiéter sur ce qu’il faisait, l’agaçait tout en le faisant rire. Mais
Ombre ne vint pas.
Solo fit de petits nœuds pour que la ficelle ne glisse pas dans les
trous. Il replia le papier au niveau des trous pour éviter qu’il ne se
déchire. Solo savait comment les choses finissaient par se casser. Il
était devenu expert dans tout un tas de domaines qu’il aurait préféré
désapprendre. Il pouvait par exemple dire en un seul coup d’œil
depuis combien de temps une personne était morte.
Le corps des gens qu’il avait tués des années auparavant étaient
raides quand il les avait bougés de place, mais cet état ne durait
qu’un temps. Ils ne tardaient pas à enfler et à puer. Des gaz s’en
échappaient et les mouches affluaient. Les mouches affluaient et les
vers se régalaient.
La pestilence lui piquait les yeux et la gorge. Et puis les corps
ramollissaient. Il dut déplacer des cadavres qui l’empêchaient de
passer dans l’escalier une fois, et la chair s’était détachée des os. Elle
avait pris une consistance de faisselle – qu’il avait goûtée à l’époque
où il y avait encore du lait et des chèvres à traire. La chair se
détachait une fois que la personne n’habitait plus son corps, qu’elle
n’était plus là pour faire tenir le tout ensemble. Solo, lui, se
concentrait pour tenir, tenir le coup. Il noua les deux bouts de la
ficelle à une petite rondelle métallique prise aux Fournitures. En
tétant sa langue, il réalisa un nœud délicat.
La ficelle et le tissu ne duraient pas bien longtemps non plus, mais
les vêtements restaient plus longtemps que les gens. Au bout d’un an,
c’étaient les vêtements et les os qui restaient. Et les cheveux. Les
cheveux partaient en dernier. Ils restaient accrochés au crâne et
pendaient parfois devant des orbites vides. C’était pire que tout. Ça
prêtait une sorte d’identité aux squelettes. La barbe, surtout, mais
pas sur les plus jeunes ni les femmes.
Au bout de cinq ans, même les vêtements se désagrégeaient. Et au
bout de dix, il ne restait pratiquement plus que les os. En ce moment,
tant de temps après la plongée du silo dans le noir et le silence – plus
de vingt ans après avoir été introduit dans le repaire secret sous la
salle des serveurs – il n’y avait que des squelettes. À part dans la
cafétéria. La pourriture environnante rendait les corps massés
derrière cette porte encore plus intrigants.
Solo leva son parachute, une tente de papier percée de bouts de
ficelle réunis dans une minuscule rondelle. Il y avait des dizaines et
des dizaines de bouts de ficelle emmêlés en travers du livre ouvert. Il
lui restait une poignée de rondelles. Il tira sur une ficelle de son
parachute et songea aux corps là-haut, dans la cafétéria. Derrière
cette porte, il y avait des gens morts qui refusaient de se désagréger
comme les autres. Quand il les avait découverts avec Ombre, il s’était
dit que leur mort devait être récente. Des dizaines de personnes,
mortes ensemble et entassées les unes sur les autres comme si on les
avait parquées là ou si elles s’étaient grimpées dessus. La porte
interdite qui menait à l’extérieur était juste derrière elles. Solo le
savait. Mais il n’était pas allé aussi loin. Il s’était empressé de fermer
la porte et de partir, effrayé par les globes oculaires sans vie braqués
sur lui et l’étrange impression de voir un autre visage que le sien le
regarder en face. Il avait laissé les cadavres derrière lui et n’y était
pas retourné avant longtemps. Il avait attendu qu’ils ne soient plus
que des os. En vain.
Il se dirigea vers la balustrade et s’assura que le bout de papier
était bien tendu, prêt à flotter. Un courant d’air froid montait des
étages inondés. Il se pencha par-dessus la rampe du troisième étage,
le papier dans une main, la rondelle dans l’autre. Il se demanda
pourquoi certains corps pourrissaient et d’autres pas. Qu’est-ce qui
les faisait se décomposer ?
— Décomposer, dit-il tout haut.
Il aimait le son de sa voix parfois. Il était devenu expert en
décomposition. Ombre aurait dû être en train de se frotter contre ses
chevilles, mais il n’était plus là.
— Je suis un expert, se dit-il. En décomposition.
Il tendit les bras et lâcha son parachute. Il l’observa voleter
quelques instants avant que les bouts de ficelle ne se tendent et que
le parachute ne disparaisse dans les profondeurs.
— Tion tion tion, chuchota-t-il, accompagnant le parachute
jusqu’en bas, jusqu’à ce qu’il plonge dans l’eau ou reste coincé
quelque part.
Solo savait que les corps pourrissaient. Il se gratta la barbe et plissa
les yeux pour essayer de repérer le parachute, puis s’assit, jambes
croisées, le genou dépassant totalement du trou de sa combinaison. Il
grommela dans sa barbe, remettant à plus tard ce qu’il devait faire,
son Projet du jour, et déchira à la place une autre page du livre qui
mincissait à vue d’œil, en tâchant de ne pas penser à cette autre
carcasse qui ne tarderait pas à se réduire comme peau de chagrin.
99

Il y avait des choses que Solo avait passé des jours et des semaines à
chercher. Des choses dont il avait eu besoin et qui lui avaient pris des
années de fouilles. Souvent, il trouvait bien trop tard des objets qui
lui auraient été utiles, alors qu’il n’en avait plus l’usage. Comme la
fois où il était tombé sur un tas de rasoirs. Une grande caisse pleine
de rasoirs dans le cabinet d’un docteur. Tout l’équipement important
– pansements, médicaments, sparadrap – avait disparu depuis
longtemps, mais les rasoirs flambant neufs, à la lame bien brillante,
l’avaient nargué. Il s’était résigné depuis longtemps à se laisser
pousser la barbe, mais il était passé par des moments où il aurait tué
pour un rasoir.
Il lui arrivait aussi de trouver des objets avant de savoir qu’il en
aurait besoin. La machette en faisait partie. Une grande lame trouvée
sous le corps d’un homme mort depuis peu. Solo l’avait prise
uniquement pour que personne d’autre ne mette la main dessus. Il
s’était enfermé sous la salle des serveurs pendant trois jours, terrifié
par la vue d’un cadavre encore chaud. Ça s’était produit des années
auparavant. Il fallut encore un peu plus de temps avant que les
fermes deviennent très encombrées par la végétation et qu’il ait
besoin de la machette. À cette époque, il n’emportait plus le fusil
partout où il allait – il n’en avait plus besoin – et la machette était
devenue son nouveau compagnon, un objet trouvé avant de savoir
qu’il en avait besoin.
Il lâcha son dernier parachute et le regarda manquer de peu le
palier du neuvième étage. Le papier plié disparut hors de sa vue. Il
songea à tout ce qu’Ombre l’avait aidé à trouver au fil des années, de
la nourriture surtout. Une fois, le chat était parti avec une idée
particulière en tête. Tandis qu’ils se rendaient aux Fournitures, la
bête avait devancé Solo et s’était engouffrée derrière la porte d’un
palier. Solo l’avait suivie avec sa lampe torche.
Devant une porte, le chat s’était mis à miauler sans s’arrêter – Solo
se méfiait des tas de cadavres cachés derrière les portes –, mais
l’appartement était vide. Juché sur le plan de travail de la cuisine,
Ombre avait tenté d’ouvrir un placard rempli de petites boîtes de
conserve. Vieilles et tachées de rouille, mais avec des photos de chat
dessus. Il était devenu comme fou et là, au bout d’un fil branché dans
le mur, Solo avait vu un appareil déglingué, un ouvre-boîte
électrique.
Les yeux perdus dans le vide, il sourit à la pensée de tout ce qu’il
avait trouvé et perdu au fil des années. Il se souvint de la première
fois où il avait actionné le bouton de ce gadget – panique du chat –,
de la précision de découpe de l’appareil. Le contenu des boîtes ne
l’avait pas particulièrement ravi, mais Ombre avait bien fait de suivre
son instinct.
Solo se retourna, posa les yeux sur les pages déchirées, triste. Il
n’avait plus de rondelles. Il laissa le livre à sa place et descendit en
direction de la ferme accomplir ce qui devait l’être.
Tout en débroussaillant l’espace à l’aide de sa machette, Solo
s’étonna que la végétation n’ait pas pourri sur pied, sans personne
pour s’en occuper. Mais les lampes de croissance avaient été
trafiquées pour s’allumer et s’éteindre automatiquement, et plus de
la moitié d’entre elles fonctionnaient encore. L’eau continuait à
couler dans les tuyaux. Les pompes se mettaient en branle à
intervalles réguliers avec un bruit de gargouillis. L’électricité,
acheminée depuis son antre, circulait dans des fils qui serpentaient le
long des parois de la cage d’escalier. Rien ne fonctionnait à la
perfection, mais Solo se rendit compte que le principal rapport de
l’homme aux récoltes était la consommation. Et il n’y avait plus que
lui qui mangeait. Lui, les rats et les vers.
Il traversa, avec son lourd fardeau, les parcelles les plus denses,
cherchant à atteindre les recoins opposés de la ferme où les lampes
ne chauffaient plus, où la terre était fraîche et humide, où plus rien
ne poussait. Un endroit spécial. Loin de ses passages hebdomadaires
pour prendre de la nourriture. Un endroit qu’il envisagerait comme
une destination et non plus comme une simple étape.
Délaissant la chaleur des lampes, il pénétra dans l’obscurité. Il
aimait bien cet endroit. Ça lui rappelait sa chambre sous les serveurs,
un espace intime et sûr où l’on pouvait se cacher et ne pas être
dérangé. Et là, parmi d’autres outils abandonnés et oubliés, une pelle.
Un objet dont il avait besoin, pile au bon moment. C’était l’autre
façon de découvrir des choses. C’était quand le silo était d’humeur
généreuse. Ce qui ne lui arrivait pas souvent.
Solo s’accroupit et posa son fardeau près de la barrière. Le corps
gisant dans le sac était dans sa phase de rigidité. Bientôt, il se
ramollirait. Et après…
Non, il ne voulait pas penser à ce qui adviendrait après. Il était
expert dans des matières qu’il aurait préféré ne pas connaître.
Il prit la pelle et enjamba la barrière – il faisait trop sombre pour
chercher le portillon. La pelle s’enfonçait dans la terre en crissant. Il
envoyait chaque pelletée par-dessus son épaule. Des petits éboulis de
terre roulaient au fond du trou. Il y avait des choses sur lesquelles on
tombait pile quand on en avait besoin, et Solo songea à quel point les
années étaient passées vite en compagnie de son ami. La manie
qu’avait Ombre de se frotter contre ses tibias quand il travaillait lui
manquait déjà ; toujours dans le passage, mais assez malin pour ne
pas se faire marcher dessus, accourant dans la seconde dès que Solo
le sifflait, présent partout au bon moment. Une découverte, avant
même qu’il sache qu’il en aurait besoin.
SILO 1
2345

100

Les bottes de Donald résonnaient dans l’aile inférieure de


cryogénisation, où s’alignaient des milliers de podes, rutilantes
pierres polies. Il se pencha pour lire une autre plaque. Il ne savait
plus où il en était dans son comptage et craignait de devoir repartir
de zéro. Il toussa et s’essuya la bouche avec son mouchoir. Un objet
lourd et froid pesait dans sa poche, contre sa cuisse. Quelque chose
de lourd et froid pesait aussi sur sa poitrine.
Il trouva enfin la capsule au nom de Troy. Il frotta la vitre et jeta
un œil à l’intérieur. Il y avait un homme, plus vieux qu’il ne
paraissait. Plus vieux que dans le souvenir de Donald. Sa chair pâle
était teintée de bleu, tout comme ses cheveux et ses sourcils blancs.
Donald l’observait, hésitant, prêt à revenir sur sa décision. Il était
venu là sans fauteuil roulant, sans trousse de soins. Rien qu’avec un
poids froid, un aperçu de la vérité et le désir d’en savoir plus. Il fallait
bien ouvrir le livre pour pouvoir tourner la page.
Il se pencha sur l’écran de contrôle et répéta la procédure qui avait
libéré sa sœur. Il songea à Charlotte, seule dans l’arsenal. Elle ne
pouvait pas savoir ce qu’il était en train de faire. Elle ne devait pas.
Thurman avait été un deuxième père pour eux.
Il tourna le bouton vers la droite, les chiffres de l’affichage digital
augmentèrent, et la température suivit. Donald se redressa. Il fit les
cent pas autour de cette capsule qui portait son nom, le nom d’un
homme qu’ils l’avaient fait devenir. Et ce sarcophage recelait à
présent le corps de son créateur. Le froid glacial logé dans son cœur
se propagea à tous ses membres, tandis que Thurman, lui, se
réchauffait. Donald toussa dans son mouchoir constellé de taches
rosées. Il le fourra dans sa poche et en sortit une longueur de câble.
Un rapport de Victor lui revint à l’esprit tandis qu’il se tenait là, à
dégeler nul autre que Thawman. Victor avait évoqué de vieilles
expériences au cours desquelles gardiens et prisonniers
échangeaient leurs places, et les maltraités ne tardaient pas à devenir
les maltraitants. Donald, qui détestait l’idée qu’on puisse changer si
rapidement, avait eu du mal à croire à ces résultats. Mais il les avait
vus, les hommes et les femmes arrivant au Congrès pétris des
meilleures intentions, il les avait vus changer. Lui-même, on lui avait
accordé une dose de pouvoir pendant cette faction, et il sentait ce
que ça avait de séduisant. Il avait découvert que les hommes aux
desseins néfastes émanaient de systèmes néfastes, et que tout
homme pouvait être perverti. Raison pour laquelle il fallait mettre un
terme à certains systèmes.
À la bonne température, le couvercle se déverrouilla et s’ouvrit
avec un soupir. Donald l’ouvrit en grand. Il s’attendait à moitié à ce
qu’une main lui saisisse le poignet, mais il n’y avait qu’un homme
allongé à l’intérieur, inerte et fumant. Rien qu’un homme, nu,
pitoyable, un tuyau dans le bras, un autre entre ses jambes. Muscles
affaissés. Chair flétrie, vaguelettes de rides. Cheveux agglutinés par
mèches. Donald prit les mains de Thurman et les posa l’une à côté de
l’autre. Il passa le câble autour des poignets, le fit descendre entre les
mains et refit deux autres boucles autour de chacun des poignets
avant de faire un nœud. Il se redressa et scruta les paupières ridées
en quête d’un signe de vie.
Ce sont ses lèvres qui bougèrent en premier. Elles s’entrouvrirent
et prirent une inspiration hésitante. Donald avait l’impression de
regarder un mort revenir à la vie, et il apprécia pour la première fois
le miracle qu’accomplissaient ces machines. Il toussa dans son poing.
Thurman commençait à se dégourdir. Ses yeux s’ouvrirent, mais les
paupières avaient du mal, comme si elles avaient fini par se souder
l’une à l’autre. Un grognement lui échappa lorsqu’il s’aperçut que ses
mains étaient entravées. Reprenant peu à peu connaissance, il se
rendit compte que tout n’était pas normal.
— Du calme, lui dit Donald.
Il posa une main sur le front du vieillard, sentit le froid qui gelait
encore sa chair.
— Anna, murmura Thurman.
Il s’humecta les lèvres, et Donald s’aperçut qu’il n’avait pas
apporté la boisson amère, ni même de l’eau. Il n’avait plus de doutes
quant à ses intentions.
— Vous m’entendez ? demanda-t-il.
Les yeux de Thurman se rouvrirent, ses pupilles étaient dilatées. Il
semblait faire le point sur le visage de Donald, clignant des paupières
à mesure qu’il le reconnaissait.
— Fiston… ? s’étonna-t-il d’une voix enrouée.
— Ne bougez pas, lui dit Donald alors que Thurman roulait sur le
côté et toussait dans ses mains liées.
Le vieil homme vit le câble noué autour de ses poignets, l’air
perdu.
— J’ai besoin que vous m’écoutiez, dit Donald après avoir jeté un
coup d’œil en direction de la porte.
— Mais qu’est-ce qui se passe ici ? s’écria Thurman en agrippant le
bord de la capsule pour se redresser.
Donald sortit le pistolet de sa poche. Thurman regarda bouche bée
le canon noir braqué sur lui. Son cerveau dégela instantanément. Il
resta parfaitement immobile ; seuls ses yeux bougèrent pour croiser
le regard de Donald.
— En quelle année sommes-nous ? demanda-t-il.
— Il reste deux cents ans avant que vous nous exterminiez tous
autant que nous sommes, répondit Donald.
Dans sa main, le canon tremblait de rage. Il posa son autre main
autour de la crosse et recula d’un pas. Thurman avait beau être faible
et entravé, Donald refusait de prendre des risques. Le vieil homme
était comme un serpent enroulé sur lui-même par un matin froid, et
Donald ne pouvait s’empêcher d’imaginer de quoi il serait capable
sous le soleil de midi.
Thurman scrutait Donald. Des volutes de vapeur s’élevaient de ses
épaules.
— Anna t’a tout raconté, finit-il par dire.
Donald éprouva le besoin sadique de lui dire qu’Anna était morte.
Soudain imbu de fierté, il voulait ajouter qu’il avait tout découvert
lui-même. Au lieu de quoi il se contenta d’acquiescer.
— Tu sais bien que c’est la seule solution, murmura Thurman.
— Il y a des milliers de solutions, rétorqua Donald.
Il changea son arme de main pour essuyer sa paume moite contre
sa combinaison. Thurman jeta un coup d’œil au pistolet puis chercha
de l’aide autour de lui. Résigné, il s’adossa contre le pode. Donald vit
qu’il commençait à trembler.
— Avant, je croyais que vous vouliez vivre éternellement, dit
Donald.
Thurman rit. Il inspecta à nouveau le câble autour de ses poignets,
puis l’aiguille et le tuyau dans son bras.
— Non, juste assez longtemps.
— Assez longtemps pour quoi ? Pour réduire l’espèce humaine à
néant ? Pour libérer la population d’un unique silo et tuer celle des
autres ?
Thurman acquiesça. Il tira ses genoux contre lui, mains contre ses
tibias. Il avait l’air si mince sans sa combinaison, si fragile sans ses
épaules rejetées en arrière.
— Vous avez sauvé tous ces gens rien que pour les tuer, pour la
plupart. Et nous avec.
Thurman chuchota sa réponse.
— Plus fort, exigea Donald.
Le vieil homme mima un verre qu’il portait à sa bouche. Donald
lui montra le pistolet. C’était tout ce qu’il avait. Thurman se tapota la
poitrine et essaya de parler à nouveau. Donald s’approcha d’un pas
méfiant.
— Dites-moi pourquoi, dit-il. C’est moi qui suis aux commandes,
ici. Moi. Dites-le-moi, ou je vous jure que je libère tous les silos dans
la minute.
Les yeux de Thurman ne furent plus que des fentes.
— Folie, siffla-t-il. Ils s’entretueront.
Sa voix était à peine audible. Autour d’eux, tous les podes
ronronnaient. Donald fit encore un pas, de plus en plus sûr que
c’était la chose à faire.
— Je sais que vous croyez qu’ils se massacreront les uns les autres,
dit Donald. Je suis au courant de cette histoire de purge, de
réinitialisation.
Il agita son arme en direction de la poitrine de Thurman.
— Je sais que vous envisagez ces silos comme des vaisseaux qui
emmènent les gens vers un monde meilleur. J’ai lu toutes les notes et
tous les dossiers auxquels vous avez accès. Mais voilà ce que je veux
entendre de votre bouche avant que vous mouriez…
Donald sentit soudain ses jambes se dérober sous lui. Pris d’une
quinte de toux, il saisit son mouchoir, mais des postillons roses
éclaboussèrent la surface argentée du cryopode avant qu’il n’ait le
temps de se couvrir la bouche. Thurman l’observait. Donald se
ressaisit, essayant de se rappeler où il en était.
— À quoi bon tout ce chagrin ? reprit-il, la voix enrouée, la gorge
en feu. Toutes ces vies malheureuses qui vont et qui viennent, tous
ces gens ici que vous prévoyez de tuer, de ne jamais réveiller. Votre
propre fille…
Il sonda le visage de Thurman en quête d’une réaction.
— Pourquoi ne pas nous cryogéniser pendant mille ans et nous
réveiller à la fin ? Je sais ce que je vous ai aidé à mettre au point. Et je
veux simplement savoir pourquoi vous ne nous avez pas laissés
dormir pendant tout ce temps. Si vous vouliez un monde meilleur
pour nous, pourquoi ne pas nous y emmener ? À quoi bon toute cette
souffrance ?
Thurman demeurait parfaitement immobile.
— Dites-moi pourquoi, répéta Donald.
Sa voix se brisa, mais il fit comme si tout allait bien. Il releva le
canon de son arme, qui avait tendance à piquer vers le bas.
— Parce que personne ne doit savoir, finit par dire Thurman. Le
secret doit mourir avec nous.
— Quel secret ?
— La connaissance. Les choses que nous avons volontairement
omis de faire figurer dans l’Héritage. La possibilité d’anéantir le
monde en appuyant sur un bouton.
Donald s’esclaffa.
— Parce que vous croyez que l’homme ne découvrira pas à
nouveau le moyen de se détruire ?
Thurman haussa les épaules. La vapeur qu’elles dégageaient s’était
dissipée.
— Si, il finira bien par le découvrir. Mais ce sera toujours plus tard
que maintenant.
Donald désigna les podes qui les entouraient du bout de son
canon.
— Et donc, tout ça doit disparaître également. On est censés élire
une tribu, donner la chance à un vaisseau d’atterrir, et tout le reste
est liquidé. C’est ça, votre pacte ?
Thurman acquiesça.
— Eh bien, quelqu’un a rompu le pacte. Quelqu’un m’a mis à votre
place. C’est moi le Berger à présent.
Les yeux de Thurman s’écarquillèrent. Son regard passa du pistolet
au badge fixé au col de Donald. Ses dents cessèrent de
s’entrechoquer.
— Non, souffla-t-il.
— Je n’ai jamais demandé à avoir ce poste, dit Donald, plus pour
lui-même que pour Thurman.
Il stabilisa le canon.
— Aucun de mes postes, d’ailleurs.
— Moi non plus, répondit Thurman, et Donald songea à nouveau à
cette histoire de prisonniers et de gardiens.
Ça aurait pu être lui dans cette capsule. N’importe qui pourrait
être en train de braquer une arme sur lui. Tel était le système.
Il avait une centaine d’autres choses à dire ou à demander. Il avait
envie de faire savoir à Thurman qu’il l’avait considéré comme un
père, mais cela avait-il encore un sens quand un père pouvait vous
maltraiter autant qu’il vous aimait ? Il voulait lui crier à la figure tout
le mal qu’il avait commis, mais il savait au fond de lui que ce mal
était fait depuis longtemps et qu’il était irréversible. Enfin, une partie
de lui avait envie de demander l’aide de Thurman, de libérer cet
homme de son pode ; une partie qui voulait prendre sa place, se
rouler en boule et se rendormir – une partie qui trouvait qu’être le
prisonnier était bien plus facile que de rester de garde. Mais sa sœur
était en haut, elle se rétablissait. Ils avaient tous les deux bien trop de
questions en attente de réponses. Et dans un silo tout proche, une
transformation était en cours, la fin d’un soulèvement, et Donald
avait envie de voir comment ça se passerait.
Toutes ces pensées et d’autres encore se bousculaient dans son
esprit. Le Dr Wilson n’allait pas tarder à revenir à son bureau, et
peut-être son regard se poserait-il sur l’écran au moment où les
images de l’aile de cryogénisation passeraient. Et alors que Thurman
ouvrait la bouche pour dire quelque chose, Donald se rendit compte
que vouloir réveiller le vieil homme pour entendre ses excuses avait
été une erreur. Il y avait peu de choses à apprendre ici.
Thurman se pencha en avant.
— Donny, dit-il.
Il tendit ses deux mains liées vers le pistolet. Ses bras, faibles,
bougeaient lentement, sans l’espoir a priori de vouloir arracher
l’arme des mains de Donald, mais peut-être avec celui de le tirer
jusqu’à lui, contre sa poitrine, ou sa bouche, à la manière de Victor –
c’était en tout cas ce que la tristesse dans le regard du vieil homme
inspirait à Donald.
Thurman écarta les doigts pour prendre l’arme, et Donald faillit la
lui donner, rien que pour voir ce qu’il en ferait.
Mais il appuya sur la détente. Il appuya sur la détente avant de
pouvoir le regretter.
La détonation fut incroyablement sonore. Il y eut un éclair de
lumière, un écho atroce qui résonna entre mille âmes endormies,
puis un homme s’effondra dans son cercueil.
La main de Donald tremblait. Il se souvint de ses premiers jours au
Congrès, de tout ce que cet homme avait fait pour lui, de cet
entretien il y avait si longtemps. On l’avait recruté pour un poste
dont il était à peine à la hauteur. Pour un travail qu’il n’avait pas su
discerner au début. Le matin où il s’était réveillé pour la première
fois dans la peau d’un député, conscient que seuls lui et une poignée
d’autres étaient à la tête d’une nation superpuissante, il s’était levé à
la fois fier et effrayé. Et pendant toute la période qui avait suivi, il
n’avait été qu’un aliéné à qui l’on avait demandé de construire les
murs de son asile.
Cette fois, ce serait différent. Cette fois, il accepterait ses
responsabilités et prendrait les rênes sans peur. Avec sa sœur, en
secret. Ils découvriraient ce qui ne tournait pas rond dans le monde
et feraient les réparations nécessaires. Ramèneraient l’ordre là où
tout semblait perdu. Une expérience était en cours dans un autre
silo, une relève de garde, et Donald avait bien l’intention de voir
quels seraient les résultats.
Il leva une main et referma la capsule. Il y avait des postillons
roses sur la vitre. Il toussa à nouveau et s’essuya la bouche. Il fourra
son arme dans sa poche et s’éloigna du pode, le cœur battant. Et le
pode qui recelait un homme mort, lui, continua à bourdonner
tranquillement.
SILO 17
2345
Trente-quatrième année

101

Solo fit passer la corde par les poignées des gourdes en plastique
vides. En s’entrechoquant, elles faisaient comme une musique. Il prit
son sac en toile et resta planté là un moment, se grattant la barbe, à
se demander s’il n’oubliait pas quelque chose. Mais quoi ? Il tâtonna
sa poitrine pour s’assurer que la clé était bien pendue à son cou. Une
vieille habitude dont il ne pouvait plus se défaire. La clé, bien sûr, n’y
était plus. Il l’avait remisée dans un tiroir lorsqu’il devint inutile de
mettre les choses sous clé, lorsqu’il ne resta plus personne de qui
avoir peur.
Il prit avec lui deux sacs-poubelles de conserves de légumes et de
soupe vides – à peine un léger trou dans sa montagne de déchets. Les
mains pleines, sa cargaison tintant à chaque pas, il porta le tout au
pied du puits.
Il lui fallut monter et descendre deux fois l’échelle pour tout
porter en haut. Il se faufila entre les serveurs, nombreux à s’être tus
au fil des années, à cause de la chaleur, peut-être. Il fallait bouger le
meuble classeur avant de pouvoir ouvrir la porte. Le silo n’avait ni
verrous ni gens – mais il n’était pas bête, non plus. Il tira sur la
lourde porte, sentit, comme toujours, la présence de son père, et
sortit dans le vaste monde peuplé de fantômes et de choses si
horribles qu’il s’en souvenait à peine.
Les couloirs étaient éclairés et vides. Il fit un signe de la main aux
caméras en passant. Souvent, il se disait qu’il se verrait à l’écran un
jour, mais ça faisait des lustres que les caméras avaient cessé de
fonctionner. Et puis, il faudrait qu’il y ait deux lui pour que ça
marche. Un pour faire coucou à la caméra, un autre devant l’écran. Il
rit de sa propre bêtise. Il était Solo.
Sur le palier, l’air était plus frais, et il fut pris d’un étrange vertige.
Il pensa à l’eau qui montait. Combien de temps avant qu’elle n’arrive
jusqu’à lui ? Très longtemps, songea-t-il. Il aurait disparu depuis des
lustres le jour où ça arriverait. Mais il était triste à l’idée que sa petite
maison sous les serveurs soit inondée. Toutes les boîtes de conserve
vides près des étagères remonteraient à la surface. L’ordinateur et la
radio cracheraient des petites bulles d’air. Il s’esclaffa en imaginant
les appareils gargouiller et les boîtes flotter, et du coup se fichait pas
mal que ça se produise ou non. Il lança ses deux sacs-poubelles par-
dessus la rampe et tendit l’oreille jusqu’à ce qu’il les entende atterrir
sur le palier du quarante-deuxième étage. Objectif atteint. Il se
tourna vers l’escalier.
En haut ou en bas ? Monter voulait dire tomates, concombres et
courge. Descendre voulait dire baies, maïs et patates à déterrer.
Descendre impliquait plus de cuisine. Il monta.
Il compta les marches. “Huit, neuf, dix”, murmura-t-il. Chaque
marche était différente. Il y en avait beaucoup. On pouvait dire
qu’elles avaient de la compagnie, tout un tas de semblables au-dessus
et au-dessous d’elles. “Bonjour, marche”, dit-il, oubliant de compter.
La marche ne répondit pas. Il ne parlait pas leur langage, cette sorte
de chant que produisaient les bottes en les heurtant.
Un bruit. Soudain, Solo entendit un bruit. Il s’arrêta, aux aguets,
mais d’habitude, les bruits savaient qu’il faisait ça et ça les intimidait.
Sûrement un de ceux-là, encore. Ça lui arrivait tout le temps
d’entendre des choses qui n’existaient pas. Il y avait des pompes et
des lampes raccordées dans tous les sens qui se déclenchaient quand
bon leur semblait. Une de ces pompes s’était d’ailleurs mise à fuir
quelques années auparavant, et Solo l’avait réparée lui-même. Il avait
besoin d’un nouveau Projet. Les Projets avaient tendance à se
répéter, comme se tailler la barbe quand elle lui arrivait à la poitrine,
et il s’ennuyait.
Une seule pause pour boire et se vider la vessie avant d’atteindre
les fermes. Il avait les jambes solides. Plus musclées, même, que
quand il était jeune. Les tâches les plus ardues s’avéraient faciles à
mesure qu’on les répétait. Ça ne les rendait pas plus amusantes pour
autant. Solo aurait simplement voulu qu’elles soient faciles du
premier coup.
Il prit le dernier virage de l’escalier avant d’arriver au palier du
douzième étage, s’apprêtant à siffler un petit air de cueillette,
lorsqu’il s’aperçut que la porte était ouverte. Il ignorait comment
c’était possible. Il ne laissait jamais les portes ouvertes. Aucune.
Il y avait un objet posé dans un coin contre la balustrade. Ça
ressemblait au matériel de récupération qu’il utilisait pour ses
Projets. Un bout de tuyau en plastique. Il le prit. Il y avait de l’eau
dedans. Il renifla. Ça sentait bizarre. Il commença à verser l’eau par-
dessus la rampe, mais le tube lui échappa. Il se figea et attendit que
l’objet atterrisse avec fracas. Mais le bruit ne vint jamais.
Quel maladroit. Il s’insulta, s’en voulait de tout oublier, d’être si
gauche. Laisser une porte ouverte. Il s’apprêtait à entrer lorsqu’il
remarqua ce qui la retenait ouverte. Un manche noir. Il le saisit et vit
qu’il s’agissait en fait d’un couteau glissé dans le treillis métallique.
Il entendit un bruit à l’intérieur, au loin, dans les fermes. Il se tint
immobile un long moment. Ce n’était pas son couteau. Il n’oubliait
pas les choses à ce point. Il retira la lame de la grille et laissa la porte
se refermer, assailli par un millier de pensées. Un rat ne pouvait pas
faire une chose pareille. Seul un être humain en était capable. Ou
alors un fantôme costaud.
Il fallait qu’il fasse quelque chose. Qu’il attache les poignées de
porte ou mette quelque chose de lourd en travers, mais il avait trop
peur. Il fit demi-tour et partit en courant. Il dévala les marches, suivi
par l’entrechoquement de ses gourdes, le couteau de quelqu’un
d’autre à la main. Lorsque les gourdes se coincèrent au niveau de la
rampe, il tira sur la corde, deux fois, sans succès. Il les abandonna sur
place. Son trou. Il devait regagner son trou. Le souffle court, il se
dépêchait, au son d’autres vibrations dans l’escalier causées par des
pas venus briser sa solitude. Inutile de s’arrêter pour savoir que
c’était un fantôme bruyant. Bruyant et puissant. Il songea à sa
machette, qui s’était brisée en deux il y avait des années. Mais il avait
toujours ce couteau. Ce couteau. Il continua de dévaler l’escalier,
tenaillé par une peur bleue. Enfin le palier. Pas le bon ! Trente-trois.
Encore un. Arrêté de compter. Il courait si vite qu’il faillit trébucher.
En sueur. Chez lui.
Il claqua les portes du palier et reprit son souffle, mains sur les
genoux. Il ramassa le balai et le glissa en travers des poignées. Le
manche tenait les fantômes muets à l’écart, il espérait qu’il marchait
aussi avec les fantômes bruyants.
Il passa le tourniquet défoncé et s’engouffra dans le couloir. Une
lampe avait lâché. Un Projet. Mais plus tard. Il atteignit la porte en
métal à bout de souffle, entra en courant. S’arrêta et fit demi-tour
pour fermer la porte et glisser le classeur tout contre dans un atroce
crissement. Il crut entendre des pas à l’extérieur. Le fantôme était
rapide avec ça. La sueur coulait le long de son nez. Manche du
couteau au creux de la main, il se faufila entre les serveurs. Un bruit
derrière lui. Métal contre métal. Solo n’était pas seul. Ils étaient
venus le chercher. Ils arrivaient. Il sentit le goût de la peur sur sa
langue, celui du métal. Il courut jusqu’à la trappe, s’en voulut de ne
pas l’avoir laissée ouverte. Heureusement, les verrous étaient cassés.
Rouillés. Non, ce n’était pas une bonne chose. Il avait grand besoin
de verrous. Il s’engagea sur l’échelle et rabattit la trappe au-dessus de
sa tête. Il allait se cacher. Comme au temps des premières années.
Soudain, quelqu’un tira la trappe qu’il tenait encore. De l’autre main,
il donnait des coups de couteau dans le vide, à travers la grille. Il y
eut un cri, puis le visage d’une femme à bout de souffle, au-dessus de
lui, qui lui disait “Tout doux”.
Solo tremblait. Sa botte glissa sur son échelon mais il garda
l’équilibre. Il se tint parfaitement immobile tandis que la femme lui
parlait. Elle avait de grands yeux pleins de vie. Ses lèvres bougeaient.
Elle était blessée mais ne voulait pas se venger. Elle voulait juste
connaître son nom. Elle était contente de le voir. Si elle avait les
larmes aux yeux, c’était parce qu’elle était contente de le voir. Et Solo
se dit que peut-être il était lui-même comme une pelle, un ouvre-
boîte électrique ou un de ces objets tout rouillés éparpillés dans le
silo. Il était quelque chose sur quoi on pouvait tomber. On pouvait le
découvrir. Et voilà, quelqu’un venait de le faire.
ÉPILOGUE

2345
Silo 1

Donald s’assit dans la salle de communications, déserte. Il avait tous


les postes pour lui. Il avait envoyé les autres déjeuner, et ordonné à
ceux qui n’avaient pas faim de prendre une pause. Et ils avaient obéi.
Ils l’appelaient le Berger, ne savaient rien d’autre de lui, à part qu’il
était aux commandes. Ils finissaient ou entamaient leur faction, et ils
agissaient selon ses ordres.
Un voyant sur le poste voisin se mit à clignoter, signalant un appel
du silo 6. Il faudrait qu’ils attendent. Donald écouta résonner dans
son casque les tonalités de l’appel que lui-même passait.
Ça sonnait dans le vide. Il vérifia le cordon, s’assura qu’il était
correctement branché. Entre deux postes gisaient des cartes à jouer,
la partie avait été interrompue lors de son irruption. En haut de la
pile de défausse, une reine de pique. Enfin, il entendit un clic.
— Allô ? dit-il.
Il attendit. Il crut entendre une respiration à l’autre bout de la
ligne.
— Lukas ?
— Non, répondit la voix. C’était une voix plus douce, mais,
étrangement, plus dure.
— Qui est-ce ? demanda-t-il, habitué à parler à Lukas.
— Peu importe, dit la femme.
Et Donald sut de qui il s’agissait. Il regarda par-dessus son épaule
pour s’assurer qu’il était seul, puis se pencha légèrement en avant.
— Nous n’avons pas l’habitude de dialoguer avec les maires, dit-il.
— Et je n’ai pas l’habitude d’être à ce poste.
Donald entendit presque son sourire méprisant.
— Je n’ai pas demandé à faire ce boulot non plus, avoua-t-il.
— Et pourtant, regardez-nous.
— En effet.
Il y eut un silence.
— Vous savez, dit Donald, si j’étais doué pour ce boulot,
j’appuierais sur un bouton et je liquiderais votre silo.
— Et qu’est-ce qui vous en empêche ?
La voix du maire était blanche. Bizarre. Ça ressemblait davantage à
une vraie question qu’à une provocation.
— Je doute que vous me croyiez si je vous le disais.
— Essayez pour voir.
Donald aurait bien voulu avoir le dossier de cette femme sous la
main. Il s’était baladé partout avec les premières semaines de sa
faction. Et maintenant qu’il en avait besoin…
— Il y a longtemps de ça, lui dit-il, j’ai sauvé votre silo. Ce serait
dommage de l’anéantir maintenant.
— Vous aviez raison : je ne vous crois pas.
Il y eut un bruit dans le couloir. Donald ôta un écouteur et regarda
par-dessus son épaule. Son ingénieur des communications se tenait
derrière la porte avec un thermos dans une main et une tranche de
pain dans l’autre. Donald leva l’index et lui fit signe d’attendre.
— Je sais par quoi vous êtes passée, dit Donald à ce maire, à cette
femme qu’on avait envoyée au nettoyage. Je sais ce que vous avez vu.
Et je…
— Vous n’avez pas la moindre idée de ce que j’ai vu, cracha-t-elle
d’une voix tranchante.
Donald sentit sa température monter. Ce n’était pas le genre de
conversation qu’il voulait avoir avec elle. Il n’était pas préparé. Il mit
sa main en coupe sur son micro, sentant à la fois qu’il n’avait plus
assez de temps et qu’il la perdait.
— Prenez garde, c’est tout ce que je veux vous dire…
— Écoutez-moi bien, rétorqua-t-elle. Je suis assise dans une pièce
qui déborde de vérité. J’ai vu les livres. Je vais creuser jusqu’à ce que
je découvre ce que vous avez fait au juste.
Donald entendait son souffle.
— Je connais la vérité que vous cherchez, dit-il calmement. Et il se
peut qu’elle ne vous plaise pas quand vous la découvrirez.
— Il se peut que ce que je découvrirai ne vous plaise pas, vous
voulez dire.
— Soyez prudente, c’est tout, dit-il en baissant la voix. N’allez pas
creuser n’importe où.
De nouveau un silence. Donald jeta un coup d’œil à l’ingénieur.
— Oh, ne vous en faites pas pour ça, on sera très prudents, finit
par répondre cette Juliette. On ne voudrait surtout pas que vous nous
entendiez arriver.
Ouvrage réalisé
par le Studio Actes Sud
“EXOFICTIONS”

série dirigée par Manuel Tricoteaux

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

À la suite d’un soulèvement, les habitants du silo 18 sont face à une


nouvelle donne. Certains embrassent le changement, d’autres
appréhendent l’inconnu. Personne n’est maître de son destin. Le silo
est toujours sous la menace de ceux qui veulent le détruire. Et
Juliette sait qu’elle doit les arrêter. La bataille pour le silo a été
gagnée. La guerre pour l’humanité ne fait que commencer.
HUGH HOWEY

Hugh Howey est né en 1975 à Monroe, en Caroline du Nord. Après avoir


été capitaine de yacht, couvreur et libraire, il se lance dans l’écriture. Il
vit avec son épouse à Jupiter, en Floride. Son projet : écrire le roman qu’il
aurait envie de trouver au rayon SF de sa librairie. Silo Générations est
le dernier volet d’une trilogie déjà culte.

DU MÊME AUTEUR

SILO, Actes Sud, 2013.


SILO ORIGINES, Actes Sud, 2014.

Photographie de couverture : © Benjamin Harte / Arcangel Images

Titre original :
Dust
© Hugh Howey, 2013

© ACTES SUD, 2014


pour la traduction française
ISBN 978-2-330-03840-3
HUGH HOWEY

Silo

Générations
roman traduit de l’anglais (États-Unis)
par Laure Manceau

ACTES SUD
Pour les survivants.
PROLOGUE

— Il y a quelqu’un ?
— Allô ? Oui. Je suis là.
— Ah. Lukas. Vous ne parliez pas. L’espace d’une seconde, j’ai cru
que… que vous étiez quelqu’un d’autre.
— Non, c’est bien moi. Je viens de mettre mon casque. La matinée
a été bien remplie.
— Ah oui ?
— Oui. Rien de palpitant. Réunions de conseils. On est un peu
juste au niveau effectifs. Il y a beaucoup de réaffectations.
— Mais les choses s’arrangent ? Pas de soulèvement à signaler ?
— Non, non. La situation revient à la normale. Les gens se lèvent et
vont travailler le matin. Ils s’effondrent dans leur lit le soir. On a eu
une grande loterie cette semaine, ce qui a fait plus d’un heureux.
— Bien. Très bien, même. Le travail sur le serveur no 6 avance ?
— Oui, ça avance, merci. Tous les mots de passe que vous avez
fournis fonctionnent. Pour l’instant, on continue à collecter des
données du même genre. J’avoue que je ne comprends pas bien en
quoi c’est important.
— Continuez à y jeter un œil. Tout est important. Si c’est là, c’est pour
une raison.
— C’est ce que vous avez dit à propos de tous ces articles dans les
grands livres. Mais il y en a tant que je trouve absurdes. Au point que
je me demande s’il y a la moindre part de vérité dans tout ça.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que vous êtes en train de lire ?
— J’en suis à la lettre C… Ce matin, il s’agissait de ce…
champignon. Attendez une seconde. Je vais le retrouver. Ah, le voilà.
Le cordyceps.
— C’est un champignon ? Jamais entendu parler.
— Ils disent que ça agit sur le cerveau des fourmis, que ça le
reprogramme, comme une machine, que ça les fait grimper au
sommet d’une plante et puis elles meurent et…
— Une machine invisible qui reprogramme les cerveaux ? Je suis sûr et
certain que ce n’est pas là par hasard.
— Ah oui ? Alors qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça signifie que… que nous ne sommes pas libres. Qu’aucun de nous
ne l’est.
— Voilà qui met de bonne humeur. Je comprends pourquoi elle
m’a demandé de répondre à sa place.
— Vous parlez de votre maire ? C’est pour ça qu’elle… ? Ça fait un
moment que je ne lui ai pas parlé.
— Elle n’est pas dans les parages. Elle travaille sur quelque chose.
— Sur quoi ?
— Je préfère ne pas en parler. Je ne pense pas que ça vous ferait
trop plaisir.
— Et qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
— Parce qu’à moi ça ne me plaît pas, déjà. J’ai essayé de l’en
dissuader. Mais elle peut se montrer assez… têtue, parfois.
— Si ça doit causer des problèmes, vous devriez m’en informer. Je suis
là pour vous aider. Je peux détourner leur attention…
— Le problème, c’est qu’elle ne vous fait pas confiance. D’ailleurs,
elle pense qu’elle ne parle pas à la même personne chaque fois.
— Mais si. C’est moi. Ce sont les machines qui modifient ma voix.
— Je ne fais que vous rapporter ce qu’elle pense.
— J’aimerais qu’elle change d’avis. Je veux vraiment vous aider.
— Moi je vous crois. Mais pour le moment, je pense que le mieux
que vous puissiez faire, c’est croiser les doigts pour nous.
— Pourquoi ça ?
— Parce que j’ai l’impression que ce qu’elle prépare va nous attirer
des ennuis.
PREMIÈRE PARTIE

LE TUNNEL
1

Silo 18

Une pluie de poussière tombait dans les couloirs des Machines, sous
l’effet des violentes vibrations. Au plafond, les fils électriques
ondulaient. Les tuyaux tressautaient. Et dans la salle de la
génératrice, une série de boums retentissait entre les murs, non sans
rappeler une époque où des machines mal réglées tournaient
dangereusement.
Au cœur de cet effroyable vacarme se tenait Juliette Nichols,
combinaison ouverte jusqu’à la taille, manches nouées autour des
hanches, maillot taché de poussière et de sueur. Elle pesait de tout
son poids contre le marteau-piqueur, ses bras musclés secoués par
les coups incessants du piston métallique contre la paroi en béton du
silo 18.
Elle sentait les vibrations jusque dans ses dents. Tous les os et
articulations de son corps tremblaient, de vieilles blessures se
réveillaient. À l’écart, les mineurs qui manipulaient l’engin en temps
normal observaient la scène d’un mauvais œil. Juliette détourna un
instant la tête du béton pulvérisé et vit leurs bras croisés en travers
de leurs larges torses, leurs mâchoires serrées, leurs sourcils froncés.
Ils devaient lui en vouloir de s’être approprié leur machine. Ou alors
ils s’inquiétaient du tabou qu’enfreignait ce forage interdit.
Juliette avala le sable et la craie accumulés dans sa bouche et se
concentra sur le mur qui s’effritait. Il y avait une autre raison
possible à leur mécontentement, à laquelle elle ne pouvait se
soustraire. De braves mécaniciens et mineurs étaient morts par sa
faute. Des violences avaient éclaté lorsqu’elle avait refusé de se
soumettre au nettoyage. Combien d’hommes et de femmes parmi
ceux qui la regardaient avaient perdu un être cher, un meilleur ami,
un membre de leur famille ? Combien lui en voulaient ? Elle ne
pouvait pas être la seule.
Soudain, le marteau-piqueur se braqua et l’on entendit
l’entrechoquement du métal contre le métal. Juliette dévia la
machine sur le côté, faisant apparaître une nouvelle armature
métallique dans la chair blanche du béton. Elle avait déjà creusé un
véritable cratère dans la paroi extérieure du silo. Une première grille
d’armature pendait au-dessus de sa tête, sectionnée et passée au
chalumeau. Soixante centimètres de béton supplémentaires avaient
suivi, et maintenant, à nouveau des barres de fer. Les murs du silo
étaient plus épais qu’elle ne l’avait imaginé. Les membres engourdis,
à bout de nerfs, elle fit avancer la machine sur ses chenilles et dirigea
le burin contre la pierre, entre les barres métalliques. Si elle n’avait
pas vu le plan de ses yeux – si elle ignorait l’existence des autres silos
–, elle aurait abandonné depuis longtemps. Elle avait l’impression de
croquer dans la terre même. Ses bras se remirent à trembler, ses
mains n’étaient plus qu’une masse floue. C’était le mur du silo qu’elle
attaquait, qu’elle voulait défoncer, déterminée à percer de l’autre
côté.
Les mineurs avaient l’air gêné. Juliette se concentra à nouveau sur
son outil, qui heurtait justement le métal. Elle le redirigea entre les
barres. D’un coup de botte, elle actionna la manette des gaz et pesa
de tout son poids sur la machine, qui progressa de quelques
centimètres. Il y avait déjà longtemps qu’elle aurait dû faire une
pause. La craie l’étouffait, elle mourait de soif, elle avait mal aux bras,
les gravats s’entassaient à la base de la machine et à ses pieds. Elle
envoya valser les plus gros morceaux et continua à creuser.
Si elle s’arrêtait à nouveau, elle craignait de ne pas les convaincre
de la laisser poursuivre. Des hommes qu’elle avait crus dotés d’un
courage à toute épreuve avaient déjà quitté la salle de la génératrice
l’air plus qu’inquiet. Ils avaient semblé terrifiés qu’elle perce un
sceau sacré et laisse entrer un air toxique et meurtrier dans le silo.
Juliette avait bien vu le regard que certains posaient sur elle, sachant
qu’elle avait été au-dehors, comme si elle était une sorte de fantôme.
Beaucoup gardaient leurs distances, à croire qu’elle était porteuse
d’un virus.
Elle serra les dents, broyant de gros grains au goût infect, et donna
un nouveau coup de botte dans la commande des gaz. Les chenilles
grignotèrent quelques centimètres supplémentaires. Et quelques
autres. Juliette n’en pouvait plus des percussions, de cette douleur
dans les poignets. Au diable la lutte, ses amis décédés. Au diable Solo
et les enfants qui hantaient ses pensées, à une éternité de pierre d’ici.
Et au diable cette élection absurde au poste de maire, les gens qui la
regardaient comme si elle dirigeait tout à tous les étages, comme si
elle savait ce qu’elle faisait, comme s’ils devaient lui obéir malgré la
crainte qu’elle leur inspirait.
La machine fit une embardée soudaine et le burin du marteau-
piqueur émit une plainte stridente. Juliette lâcha prise d’une main et
l’engin rua, prêt à exploser. Les mineurs bondirent comme un seul
homme pour venir à son secours. Juliette tapa du poing sur le bouton
d’arrêt rouge, presque invisible sous la poussière blanche. La
machine, coupée dans son élan, s’immobilisa.
— Ça y est ! Tu es de l’autre côté !
Raph la tirait en arrière, ses bras pâles et musclés de mineur
autour des siens, engourdis. D’autres lui criaient qu’elle avait réussi.
C’était terminé. Elle avait entendu cette plainte dangereuse et
caractéristique d’un moteur puissant qui tourne à vide, sans friction,
sans rien pour lui résister. Elle lâcha les commandes et s’abandonna à
l’étreinte de Raph. Mais le désespoir revint aussitôt, à la pensée de
ses amis enterrés vivants dans ce silo vide, et elle qui était incapable
de les atteindre.
— Tu as percé ! Vite, reviens !
Une main qui empestait la graisse et la sueur se plaqua sur sa
bouche pour la protéger de l’air extérieur. Elle n’arrivait plus à
respirer. Devant elle, à mesure que le nuage de poussière se dissipait
apparaissait un espace noir.
Entre deux barres de fer, un vide. Sombre. Un vide entre deux
barreaux de prison, le vide qui les entourait, des Machines jusqu’au
sommet du silo.
Elle avait réussi. Elle était de l’autre côté. Et elle avait à présent un
aperçu différent de ce que pouvait être l’extérieur.
— Le chalumeau, bredouilla-t-elle en retirant la main calleuse de
Raph. Va me chercher le chalumeau. Et une lampe torche.
2

Silo 18

— Ce machin est rouillé jusqu’à l’os.


— Ça ressemble à des circuits hydrauliques, là.
— Elle doit avoir un millier d’années.
Les derniers mots de Fitz s’échappèrent de sa bouche en un
sifflement, par des trous entre ses dents. Les mineurs et les mécanos
qui s’étaient tenus à l’écart pendant le forage s’étaient attroupés
derrière Juliette tandis qu’à travers le voile de roche pulvérisée, le
faisceau de sa lampe balayait l’obscurité. Raph, aussi pâle que la
poussière en suspens, se tenait serré contre elle dans le cratère
conique creusé dans les deux mètres d’épaisseur de béton. Il avait ses
yeux albinos grands ouverts, les joues gonflées, les lèvres pincées et
exsangues.
— C’est bon Raph, tu peux respirer, lui dit Juliette. On est
simplement dans une autre pièce.
Il souffla avec soulagement et demanda à ceux qui étaient derrière
eux d’arrêter de pousser. Juliette passa la lampe torche à Fitz et se
détourna du trou qu’elle avait fait. Elle se fraya un chemin à travers la
foule. Son pouls s’était emballé à la vue d’une machine de l’autre côté
de la paroi. Ce qu’elle avait aperçu n’avait pas tardé à être confirmé
par les murmures des autres : vérins, boulons, tuyau, acier, peinture
écaillée et traînées de rouille… Une bête mécanique que leur faible
torche ne leur avait pas permis de voir entièrement.
On lui tendit un gobelet d’eau, qu’elle but avidement. Malgré
l’épuisement, son cerveau tournait à plein régime. Elle était
impatiente de faire part de la nouvelle à Solo par radio. Elle avait hâte
de l’annoncer à Lukas. Elle était tombée sur un peu d’espoir, enfoui
là.
— Et maintenant ? demanda Dawson.
Le nouveau chef d’équipe, qui lui avait donné à boire, l’observait
avec méfiance. Il n’avait pas encore quarante ans, mais le travail de
nuit et le manque d’effectifs le faisaient paraître plus vieux. Il avait
de grandes mains noueuses et s’était cassé les doigts plusieurs fois,
soit au travail, soit au combat. Juliette lui rendit le gobelet. Dawson y
jeta un œil et but la dernière lampée.
— Maintenant, on élargit le trou, lui répondit-elle. On y va, et on
voit si cette chose est récupérable.
Un mouvement au-dessus de la génératrice principale attira son
attention. Elle leva les yeux juste à temps pour voir le regard
désapprobateur de Shirly avant que cette dernière tourne la tête.
Juliette serra le bras de Dawson.
— Mais ça nous prendrait une éternité d’agrandir ce trou. Ce qu’il
faut, ce sont des dizaines de trous plus petits qu’on pourra relier. Il
faut qu’on puisse abattre de grands pans de mur à la fois. Sors l’autre
marteau-piqueur. Et lâche dans la nature tous ceux de tes hommes
qui ont une pioche. Mais essayez de faire le moins de poussière
possible.
Dawson acquiesça et tapota ses doigts contre le gobelet vide.
— Pas d’explosifs ?
— Non, pas d’explosifs. Je n’ai pas envie d’endommager ce qu’il y a
de l’autre côté.
Il acquiesça à nouveau, et elle le laissa mener à bien la suite du
forage. Elle s’approcha de la génératrice. Shirly elle aussi avait enlevé
le haut de sa combinaison et noué les manches autour de sa taille, et
arborait sur son maillot le même triangle de sueur. Avec un chiffon
dans chaque main, elle astiquait le dessus de la machine, pour la
débarrasser à la fois des anciens surplus de graisse et de la pellicule
de poussière due au forage.
Juliette dénoua les manches de sa combinaison et les enfila pour
cacher ses cicatrices. Elle grimpa sur la génératrice, sachant
parfaitement où elle pouvait prendre appui, quelles parties risquaient
de la brûler.
— Tu as besoin d’aide ? demanda-t-elle, profitant de la chaleur et
des douces vibrations de la machine dans ses muscles endoloris.
Shirly s’essuya le visage au revers de son maillot. Elle secoua la
tête.
— Non, ça va.
— Désolée pour les résidus, dit Juliette en haussant la voix pour
couvrir le bruit des pistons.
Il y avait un jour pas si lointain où elle aurait perdu ses dents,
debout sur cette même machine, alors réglée pour les propulser en
enfer.
Shirly lança les chiffons sales à son ombre, Kali, qui les plongea
dans un seau d’eau crasseuse. C’était bizarre de voir la nouvelle chef
du département des Machines s’atteler à une tâche aussi quelconque
que le nettoyage de la génératrice. Juliette essaya d’imaginer Knox
perché là, en train de faire la même chose. C’est alors qu’une vérité la
frappa pour la énième fois : elle était bien maire, elle, et à quoi
passait-elle son temps ? À faire des trous dans un mur et à couper du
fer à béton. Kali lança à Shirly les chiffons humides qu’elle attrapa en
s’éclaboussant un peu. Elle se remit au travail, murée dans un silence
qui en disait long.
Juliette observa l’équipe qu’elle avait rassemblée pour les besoins
du forage, qui déblayait les gravats. Shirly n’avait pas apprécié qu’on
pioche dans sa main-d’œuvre, et encore moins qu’on mette à mal
l’étanchéité du silo. Surtout à un moment où leurs rangs étaient déjà
décimés par les violences qui avaient éclaté. Et que Shirly en veuille à
Juliette pour la mort de son mari n’était pas la question. Juliette
s’estimait responsable, et la tension perdurait entre elles comme du
cambouis sur les mains.
Il ne fallut pas longtemps pour que le forage reprenne. Juliette
repéra Bobby aux commandes du marteau-piqueur, ses bras
musculeux s’agitant dans le flou des vibrations. La vision d’une
étrange machine – d’un objet ancien enterré derrière ces murs –
avait redonné du cœur à l’ouvrage à ses troupes. La peur et le doute
s’étaient mués en détermination. Un porteur arriva, les bras chargés
de nourriture, et Juliette le vit observer les travaux en cours avec
attention. Il se délesta de sa cargaison de fruits et de plats chauds et
emporta ses ragots avec lui.
Perchée sur la génératrice, Juliette s’efforça de chasser ses doutes.
Ils agissaient dans le bon sens. Elle avait vu de ses yeux à quel point
le monde était vaste, gravi un sommet et embrassé la vue. Il ne lui
restait plus qu’à montrer aux autres ce qui existait dehors. Et alors ils
redoubleraient d’ardeur à la tâche au lieu de la craindre.
3

Silo 18

Lorsqu’ils eurent pratiqué un trou assez large pour qu’on puisse s’y
glisser, Juliette fut la première à passer. Lampe torche à la main, elle
gravit à quatre pattes un tas de gravats en prenant garde de ne pas se
blesser aux griffes crochues des barres de fer. L’air de l’autre côté
était frais, comme dans les mines. Elle toussa dans sa main, la gorge
et le nez irrités par la poussière. D’un saut leste, elle atterrit de
l’autre côté du trou.
— Attention, dit-elle à ceux qui la suivaient. Le sol n’est pas plan.
Les irrégularités étaient dues tant aux débris tombés là qu’à la
nature du sol même. On aurait dit qu’il avait été creusé par les griffes
d’un géant.
En orientant sa lampe depuis ses bottes jusqu’au plafond perdu
dans l’obscurité, elle découvrit un mur imposant de machinerie
dressé devant elle. Une machine qui réduisait la génératrice
principale et les pompes hydrauliques à l’état de miniatures.
Comment un colosse pareil pouvait avoir été construit ? Jamais elle
ne pourrait le réparer. Elle sentit une boule dans son ventre et perdit
presque tout espoir de remettre en marche cette machine enterrée.
Raph la rejoignit dans l’obscurité fraîche, suivi d’un petit éboulis
de gravats. L’albinisme dont il était affligé sautait des générations. Il
avait des sourcils et des cils presque invisibles. Sa peau était blanche
comme du lait de truie. Mais lorsqu’il était dans les mines, l’air qui
noircissait les autres comme de la suie lui donnait bonne mine.
Juliette comprenait pourquoi il avait quitté les fermes étant petit
pour travailler dans le noir.
Il émit un long sifflement en faisant courir le faisceau de sa lampe
le long de la machine. Quelques secondes plus tard, l’écho de son
sifflet retentit, tel un oiseau tout en haut dans les recoins sombres,
qui l’imitait.
— Ce sont les dieux qui ont fait ça ? se demanda-t-il tout haut.
Juliette ne répondit pas. Raph n’était pas du genre à écouter les
belles histoires des prêtres. Mais pas de doute, il y avait de quoi être
ébloui. Elle avait vu les livres de Solo, et elle se doutait que les
peuples anciens qui avaient mis cette machine au point avaient aussi
bâti les tours à présent en ruine qui se dressaient au-delà des
collines. Le fait qu’ils aient construit le silo lui-même lui donnait
l’impression d’être toute petite. Elle passa une main sur le métal, où
aucun doigt ni aucun œil ne s’était posé depuis des siècles, et elle
s’émerveilla des talents des anciens. Les prêtres n’affabulaient peut-
être pas tant que ça en fin de compte…
— Pff, les dieux, grommela Dawson en arrivant derrière eux.
Qu’est-ce qu’on est censés faire de ce machin ?
— Ouais, Jules, chuchota Raph, respectueux de ce sanctuaire.
Comment veux-tu qu’on fasse sortir cette machine de là ?
— Justement, nous, on ne fait rien, leur dit-elle en se glissant entre
la paroi de béton et l’engin. Cette machine est faite pour creuser son
propre chemin vers la surface.
— Ça suppose quand même qu’on puisse la mettre en route, fit
remarquer Dawson.
Les ouvriers de la salle de la génératrice, massés devant le trou,
empêchaient la lumière de filtrer. Juliette orienta sa lampe vers le
mince espace qui séparait le mur extérieur du silo de la machine,
cherchant à voir si on pouvait en faire le tour. Progressant dans la
pénombre, elle gravit une pente douce.
— Bien sûr qu’on la remettra en route, assura-t-elle à Dawson. Il
faut juste qu’on comprenne comment ça marche.
— Fais gaffe, dit Raph.
Une pierre dérangée par ses bottes avait roulé jusqu’à lui. Elle était
déjà plus haute que leurs têtes. Elle se rendit compte que la pièce
n’avait pas de coins, pas de mur du fond. La paroi s’incurvait tout du
long.
— C’est une pièce circulaire, lança-t-elle, et sa voix retentit entre
roche et métal. Je ne crois pas qu’on ait encore tout vu.
— Il y a une porte par ici, annonça Dawson.
Juliette les rejoignit. Une autre lampe s’alluma dans la foule de
badauds massés dans la salle de la génératrice. Son faisceau lumineux
se joignit à celui de Juliette pour éclairer une porte à l’arrière de la
machine. Dawson se débattait avec la poignée. Il força davantage, et
le métal finit par céder en grinçant.

L’antre de la machine était incroyablement vaste. Rien n’avait


préparé Juliette à une telle découverte. En repensant aux schémas
qu’elle avait vus dans le taudis de Solo, elle se rendait compte que les
excavatrices avaient été dessinées à l’échelle. Les petits vers qui
dépassaient du sol sur ces dessins mesuraient en fait un étage de
haut et deux fois ça en longueur. De gigantesques cylindres d’acier,
et celui-ci les attendait, douillettement installé dans sa grotte
circulaire, presque comme s’il s’était enterré lui-même. Juliette
demanda à ses ouvriers d’être prudents tandis qu’ils progressaient à
l’intérieur. Une douzaine d’hommes l’avaient rejointe. L’écho de
leurs voix retentissait dans les entrailles labyrinthiques de la
machine, la curiosité et l’émerveillement l’ayant emporté sur la
notion de tabou, le forage oublié pour l’instant.
— Ça, ça sert à évacuer les déblais, dit quelqu’un.
Les rayons convergèrent vers une sorte de toboggan métallique
constitué de plaques emboîtées les unes dans les autres. Il y avait des
roues et des rouages sous la chaîne, et davantage de plaques de
l’autre côté, qui se chevauchaient comme les écailles d’un serpent.
Juliette comprit en un clin d’œil comment on évacuait des débris.
Les plaques, chargées de déblais rocheux, les déversaient au bout de
la chaîne puis s’enroulaient pour revenir à leur point de départ… Un
mécanisme de tapis roulant, en somme. Il y avait des rebords
métalliques tout le long de la chaîne pour empêcher les résidus de
tomber. La roche excavée par la machine passait par ce circuit puis
était éjectée à l’arrière, où des hommes la déblayaient à l’aide de
brouettes.
— Mais tout est rouillé jusqu’à l’os, murmura quelqu’un.
— Ça pourrait être pire, commenta Juliette.
La machine était là depuis des centaines d’années, au bas mot. Elle
s’était attendue à trouver une boule de rouille, mais l’acier luisait
encore par endroits.
— Je me demande si cette pièce n’était pas sous vide d’air…
Elle réfléchissait à haute voix et repensait au souffle qu’elle avait
senti sur sa nuque et le mouvement d’aspiration de poussière
lorsqu’elle avait percé le mur pour la première fois.
— C’est un système entièrement hydraulique, dit Bobby.
Il y avait de la déception dans sa voix, comme s’il avait découvert
que les dieux se lavaient le derrière avec de l’eau, eux aussi. Juliette
était plus optimiste. Elle voyait là une machine qui pouvait marcher,
pourvu que le bloc d’alimentation soit intact. Ils pouvaient la faire
fonctionner. Elle avait été construite dans un souci de simplicité,
comme si les dieux savaient que ceux qui la découvriraient seraient
moins avancés, moins capables. Il y avait des bandes de roulement
comme sur leurs marteaux-piqueurs, mais celles-ci filaient tout le
long de la machine, leurs essieux empêtrés dans la graisse. Plus
d’autres bandes sur les côtés et au plafond, qui devaient pousser
contre la terre. Ce qu’elle ne comprenait pas, en revanche, c’était la
manière dont était censé commencer le forage. Au-delà de la chaîne
d’évacuation qui délestait la machine des débris rocheux, ils se
retrouvaient face à un mur d’acier qui se dressait plus haut que les
poutres métalliques et les passerelles pour se fondre dans l’obscurité.
— Ça n’a aucun sens, lâcha Raph, planté devant ce mur. Regarde
ces roues. Dans quel sens c’est censé fonctionner ?
— Ce ne sont pas des roues, répondit Juliette en orientant sa lampe
torche. Toute cette pièce avant tourne sur elle-même. Voilà le pivot.
Et ces disques ronds, là, doivent ressortir de l’autre côté et s’occuper
de fendre les obstacles.
Bobby renâcla, incrédule.
— Ces disques ? Fendre de la roche brute ?
Juliette essaya d’en faire tourner un. Il bougea à peine. Il allait
falloir un bidon entier de graisse.
— Je crois qu’elle a raison, dit Raph.
Il avait soulevé le couvercle d’une boîte large comme un lit double
et en éclairait l’intérieur.
— C’est une boîte de vitesses. Ça ressemble à une transmission.
Juliette le rejoignit. Les roues dentées hélicoïdales larges comme
un homme étaient elles aussi croûtées de graisse desséchée. Elles
correspondaient aux dents qui devaient faire pivoter le mur. La boîte
de transmission était aussi grosse que celle de la génératrice
principale. Plus grosse, même.
— Mauvaise nouvelle, dit Bobby. Regarde où mène l’arbre de
transmission.
Trois faisceaux de lumière convergèrent vers l’objet en question et
le suivirent : il ne menait qu’à un espace vide. L’intérieur de cette
machine géante, tout ce vide dans lequel ils se tenaient, c’était en fait
l’emplacement où aurait dû se trouver le cœur de la bête.
— Elle n’ira nulle part, marmonna Raph.
Juliette retourna à l’arrière de la machine. Il y avait des supports
massifs censés accueillir une source d’énergie. Depuis le début, ils
tournaient en rond sur la question du moteur. À présent qu’elle
savait ce qu’elle cherchait, elle repéra les points de montage. Il y en
avait six : des tiges filetées de vingt centimètres de diamètre elles
aussi croûtées de graisse durcie. L’écrou correspondant à chaque tige
pendait à un crochet sous les supports. Les dieux communiquaient
avec elle. Ils lui parlaient. Les anciens avaient laissé un message, écrit
dans la langue de ceux qui connaissent les machines. Ils lui parlaient
à travers les âges et lui disaient : Cette pièce va ici. Suis ce chemin.
Fitz s’agenouilla près de Juliette et posa une main sur son bras.
— Je suis désolé pour tes amis, dit-il, faisant référence à Solo et aux
enfants, mais Juliette décela du soulagement dans sa voix.
Elle jeta un œil à l’arrière de cet antre métallique et vit plusieurs
mineurs et mécanos qui regardaient à l’intérieur, hésitant à les
rejoindre. Tout le monde serait content que l’aventure s’arrête là, que
Juliette ne creuse pas plus loin. Mais elle en ressentait plus que le
besoin, c’était en train de devenir sa raison d’être. Cette machine, on
n’avait pas voulu la leur cacher. Elle avait été entreposée là à l’abri.
Protégée. Stockée. Badigeonnée de graisse dans un cocon hermétique
pour une raison qu’elle ignorait.
— Est-ce qu’on rebouche le trou ? demanda Dawson.
Même le vieux mécanicien grisonnant semblait pressé d’en finir.
— Cette machine attend quelque chose, murmura Juliette.
Elle décrocha un des écrous et le posa sur sa tige. La taille des
pièces lui était familière. Elle songea à la tâche qu’avait représentée,
il y avait de cela une éternité, l’alignement de la génératrice
principale.
— Elle est censée être ouverte, dit-elle. Cet énorme ventre est
censé être ouvert. Regarde à l’arrière, par où on est entrés. Les
parties doivent se séparer pour laisser sortir les déblais, mais aussi
pour laisser entrer quelque chose. Le moteur ne manque pas. Pas du
tout.
Raph resta près d’elle, le faisceau de sa lampe braqué sur sa
poitrine de façon à pouvoir observer son visage.
— Je sais pourquoi ils ont laissé cette machine ici, dit-elle alors que
les autres étaient partis inspecter l’arrière. Je sais pourquoi ils l’ont
mise juste à côté de la génératrice.
4

Silo 18

Shirly et Kali étaient toujours occupées à nettoyer la génératrice


principale lorsque Juliette émergea du ventre de l’excavatrice. Bobby
montra aux autres comment l’arrière se divisait pour s’ouvrir, quels
boulons dévisser et quelles plaques retirer. Juliette leur demanda de
mesurer l’espace entre les tiges pour les comparer avec les
dimensions de la génératrice de secours, histoire de confirmer ce
qu’elle pressentait. La machine qu’ils venaient d’exhumer était un
schéma vivant. C’était véritablement un message du passé. Une
découverte menait à une autre, et ainsi de suite.
Juliette observait Kali essorer un chiffon boueux avant de le
tremper dans un second seau, où l’eau était légèrement moins sale, et
une vérité se fit jour en elle : un moteur croupirait si on n’y touchait
pas pendant un millier d’années. Il ne ronronnerait que si on s’en
servait, si toute une équipe consacrait sa vie à son entretien. De la
vapeur s’élevait au-dessus du collecteur d’échappement caché sous la
mousse savonneuse tandis que Shirly continuait de nettoyer
consciencieusement la machine, et Juliette comprit que, tous, ils
avaient travaillé à l’avènement de ce moment pendant des années. Et
même si la vieille amie de Juliette détestait ce projet, elle y avait
grandement participé. La génératrice plus petite à l’autre bout des
Machines avait un autre dessein, plus grand, plus noble.
— Les dimensions m’ont l’air bonnes, annonça Raph, mètre à la
main. Tu crois qu’ils se sont servis de cette machine pour apporter la
génératrice ici ?
Shirly lança un chiffon sale et en reçut un autre plus propre.
L’ouvrière et son ombre travaillaient à un rythme aussi fluide que
celui des pistons.
— Je crois plutôt que la génératrice de secours est censée aider
cette excavatrice à partir, répondit Juliette à Raph.
Ce qu’elle avait du mal à saisir, c’était la raison pour laquelle
quiconque aurait donné son accord pour se séparer d’une source
d’énergie de secours, même pour un temps limité. Cela aurait mis
tout le silo à la merci d’une éventuelle panne générale. Ils auraient
aussi bien fait de trouver un moteur compacté en une boule de
rouille de l’autre côté de ce mur : elle voyait mal comment la
population pourrait approuver le plan qui commençait à germer dans
son esprit.
Un nouveau chiffon atterrit dans un seau d’eau marron, mais Kali
n’en lança pas d’autre. Elle avait les yeux rivés à l’entrée de la salle de
la génératrice. Juliette suivit son regard et sentit le rouge lui monter
aux joues. Là, parmi les ouvriers des Machines à l’uniforme
graisseux, se tenait un jeune homme à la combinaison argentée
immaculée, qui demandait son chemin à quelqu’un. On lui répondit
et Lukas Kyle, chef du DIT, se dirigea droit vers elle.
— Remettez la génératrice de secours en marche, ordonna Juliette
à Raph, qui se raidit.
Il devait avoir compris où tout cela allait les mener.
— On a besoin de la faire tourner juste assez longtemps pour
comprendre comment fonctionne l’excavatrice. De toute façon, il
fallait qu’on nettoie les collecteurs d’échappement.
Raph acquiesça en serrant les mâchoires, puis se détendit. Juliette
lui donna une tape dans le dos et n’osa pas lever la tête vers Shirly
lorsqu’elle alla à la rencontre de Lukas.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? lui demanda-t-elle.
Elle lui avait parlé la veille mais apparemment il n’avait pas cru
bon de la prévenir de sa visite. Il essayait de la coincer.
Lukas, coupé dans son élan, fronça les sourcils… et Juliette s’en
voulut de ce ton agressif. Pas d’étreinte, pas de chaleureuse poignée
de main. Elle était trop tendue après toutes les découvertes de la
journée.
— Je te retourne la question, répondit-il en jetant un œil au cratère
dans le mur du fond. Pendant que tu fais des trous, je te signale que
le patron du DIT accomplit ton devoir de maire.
— Très bien, alors rien n’a changé, s’exclama-t-elle en riant, pour
essayer de détendre l’atmosphère.
Mais Lukas ne sourit pas. Elle posa une main sur son bras et l’attira
à l’écart de la génératrice.
— Je suis désolée. Je suis simplement surprise de te voir. Tu aurais
dû me dire que tu venais…
— Pour qu’on ait cette conversation par radio ?
Elle soupira.
— Tu as raison. En vérité… Je suis très contente de te voir. Si tu as
besoin que je remonte pour signer des papiers, je le ferai avec plaisir.
S’il faut que je fasse un discours, que j’embrasse un bébé, pas de
problème. Mais je t’ai annoncé la semaine dernière que j’allais
trouver un moyen d’aller porter secours à mes amis. Et puisque tu
m’interdis de retourner sur les collines…
Les yeux de Lukas s’écarquillèrent en l’entendant prononcer les
mots tabous. Il jeta un œil inquiet autour de lui.
— Jules, tu t’inquiètes pour une poignée d’individus alors que tout
un silo se tourmente. Il y a des rumeurs de dissension dans les étages
supérieurs. Des échos du soulèvement que tu as provoqué, sauf que,
maintenant, ce mécontentement est dirigé contre nous.
Juliette commença à s’échauffer. Elle retira sa main du bras de
Lukas.
— Je ne voulais pas de ce soulèvement. Je n’y ai même pas pris
part, je n’étais pas là.
— Mais tu es là pour celui qui se prépare.
Il n’avait pas l’air en colère, seulement triste, et Juliette se rendit
compte que les journées étaient aussi longues pour lui en haut
qu’elles l’étaient pour elle aux Machines. Ils avaient encore moins
parlé lors de cette semaine que lorsqu’elle s’était retrouvée dans le
silo 17. Ils étaient plus proches, mais le danger qu’ils s’éloignent l’un
de l’autre grandissait.
— Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? demanda-t-elle.
— Pour commencer, arrête de creuser. S’il te plaît. Billings a
enregistré une dizaine de plaintes de la part de gens qui se
demandent ce qui va se passer. Certains disent que l’extérieur va
nous contaminer. Un prêtre du milieu tient deux services par jour
pour avertir les autres des dangers, les entretenir de sa vision d’un
silo qui étouffe dans la poussière et des milliers de gens qui
meurent…
— Les prêtres, renâcla Juliette.
— Oui, les prêtres. Et les gens qui descendent et qui montent deux
fois par jour pour aller l’écouter. Quand il estimera nécessaire
d’assurer trois messes quotidiennes, on aura une foule en colère.
Juliette passa une main dans ses cheveux, des débris en tombèrent.
Elle observa la poussière voleter autour d’elle d’un air coupable.
— Qu’est-ce que les gens pensent qu’il m’est arrivé à l’extérieur du
silo ? Pendant mon nettoyage ? Qu’est-ce qu’ils disent ?
— Certains ont du mal à y croire. Ça tient de la légende. Au DIT, on
sait parfaitement ce qui s’est passé, mais il y en a qui se demandent si
tu es même sortie. J’ai eu vent d’une rumeur selon laquelle c’était
une combine électorale.
Juliette jura dans sa barbe.
— Et tu as des nouvelles d’autres silos ?
— Depuis des années, je répète à qui veut l’entendre que les étoiles
sont des soleils pareils au nôtre. Mais certaines choses dépassent
l’entendement. Et je ne pense pas que le sauvetage de tes amis
changera quoi que ce soit. Tu pourrais aussi bien faire monter ton
ami expert en radio au bazar et annoncer qu’il vient d’un autre silo,
et les gens te croiraient tout autant.
— Walker ?
Juliette secoua la tête, mais elle savait qu’il avait raison.
— Je ne veux pas aller chercher mes amis pour prouver ce qui
m’est arrivé, Luke. Ça n’a rien à voir avec moi. Ils vivent avec des
morts, là-bas. Avec des fantômes.
— Et nous alors ? Les morts sont l’engrais de notre nourriture ! Je
t’en supplie, Jules. Des centaines de gens mourront, tout ça pour n’en
sauver que quelques-uns. Ils sont peut-être mieux là-bas.
Elle respira profondément et retint son souffle un instant pour
tenter de garder son calme.
— Non, Lukas. L’homme que je veux sauver est à moitié fou à force
d’avoir vécu seul toutes ces années. Les enfants ont eux-mêmes des
enfants. Ils ont besoin de nos médecins et de notre aide. Et puis de
toute façon… Je leur ai fait une promesse.
Il n’opposa à son plaidoyer qu’un regard triste. C’était peine
perdue. Comment sensibiliser un homme à la cause d’individus qu’il
n’a jamais rencontrés ? Juliette attendait de lui l’impossible, et elle
avait autant à se reprocher. Est-ce qu’elle se souciait vraiment de
ceux qui allaient s’abreuver de mensonges à la messe deux fois par
jour ? Ou de tous ces inconnus qui l’avaient élue pour gouverner
mais qu’elle n’avait jamais rencontrés ?
— Je ne voulais pas de ce poste, dit-elle sans réussir à dissimuler
les reproches dans sa voix.
C’étaient d’autres personnes qui avaient voulu qu’elle soit maire,
pas elle. Et ces personnes étaient moins nombreuses qu’au début,
semblait-il.
— Moi non plus je ne savais pas à quoi m’attendre quand j’étais
ombre, rétorqua-t-il.
Il voulut ajouter quelque chose, mais un groupe de mineurs
passant près d’eux dans un nuage de poussière blanche l’en empêcha.
— Qu’est-ce que tu allais dire ?
— J’allais te demander de creuser en secret si tu tiens tant que ça à
le faire. Ou bien de laisser d’autres s’en charger et de rentrer…
— Si tu allais dire “à la maison”, sache que ma maison, c’est ici. Et
puis, en secret, franchement ? Alors on ne vaudrait pas mieux que
nos prédécesseurs, qui passaient leur temps à mentir, à comploter ?
— À vrai dire, je crains qu’on soit pires. Tout ce qu’ils ont fait, c’est
nous permettre de rester en vie.
Juliette eut un petit rire.
— Nous ? Ils nous ont choisis pour nous envoyer direct à la
morgue.
Lukas poussa un soupir.
— Je parlais de tous les autres. Ce qu’ils ont fait, c’est essayer de
sauver tous les autres.
— Accorde-moi encore quelques jours ici. Laisse-moi voir si on a
les moyens de creuser, pour commencer. Après quoi je viendrai
embrasser tes bébés et enterrer tes morts… mais pas dans cet ordre,
bien sûr.
Lukas n’aimait pas trop cet humour morbide.
— Et tu vas te surveiller sur tout ce qui est tabou ?
Elle acquiesça.
— Si on creuse, on le fera discrètement.
Elle se demanda si la machine qu’ils avaient découverte en était
capable.
— Je pensais décréter un court congé énergétique, de toute façon.
Je ne veux pas que la génératrice principale tourne à plein régime
quelque temps. Au cas où.
Lukas opina, et Juliette se rendit compte à quel point les
mensonges lui étaient faciles et nécessaires. Elle eut envie de lui faire
part d’une autre de ses idées à laquelle elle songeait depuis des
semaines, une idée qui lui était venue alors qu’elle se remettait de ses
brûlures. Il y avait une chose qu’elle voulait faire en haut, mais elle
vit qu’il valait mieux ne pas l’agacer davantage. Alors elle ne lui
annonça que la partie qui selon elle lui ferait plaisir.
— Une fois que les choses seront bien entamées ici, j’envisage de
remonter et de rester un peu, dit-elle en lui prenant la main. De
rester un moment à la maison.
Lukas sourit.
— Mais il faut que tu saches, dit-elle, le naturel revenant au galop.
J’ai vu à quoi ressemble le monde, Luke. Je reste éveillée la nuit,
j’écoute la radio de Walk. Il y a tout un tas de gens comme nous au-
dehors, qui vivent séparés, dans l’ignorance. J’ai l’intention de sauver
mes amis, mais pas seulement. J’espère que tu en as conscience. J’ai
l’intention de découvrir pour de bon ce qu’il y a au-delà de ces murs.
Une boule revint se loger dans la gorge de Lukas. Son sourire
s’évanouit.
— Tu vises trop loin, dit-il platement.
Juliette sourit en lui serrant tendrement la main.
— Dit-il alors qu’il passe son temps à observer les étoiles.
5

Silo 17

— Solo ! Monsieur Solo !


La voix fluette d’une enfant se faufila jusqu’au fin fond des fermes.
Elle atteignit les lopins de terre les plus reculés, où les lampes de
croissance ne s’allumaient plus, où plus rien ne poussait. C’est là que
Jimmy Parker était assis, seul, sur le sol sans vie, près du souvenir
d’un vieil ami.
Ses mains roulaient sans qu’il y prenne garde des boulettes de
terre qu’il écrasait entre ses doigts. En faisant un gros effort, il
pouvait encore sentir la pointe de griffes félines à travers sa
combinaison. Il entendait le petit ventre d’Ombre gargouiller comme
une pompe. Mais ses efforts d’imagination étaient contrés par la voix
enfantine qui se rapprochait. Un faisceau lumineux pénétra le
dernier enchevêtrement de plantes que les petits appelaient la
Jungle.
— Ah, t’es là !
La petite Elise faisait un sacré raffut pour son âge. Elle le rejoignit
d’un pas décidé, dans ses bottes trop grandes. En la regardant
approcher, Jimmy se souvint qu’il aurait bien aimé qu’Ombre soit
doué de parole. Il avait fait d’innombrables rêves dans lesquels
Ombre était un garçon avec de la fourrure noire et une grosse voix.
Mais il ne faisait plus ces rêves. À présent, il songeait avec nostalgie à
toutes ces années passées avec son ami muet.
Elise se faufila entre les montants de la barrière et serra le bras de
Jimmy. Sa lampe torche l’aveugla à moitié lorsqu’elle la pointa vers le
haut.
— Il faut y aller, dit-elle en le tirant par la manche. C’est l’heure,
monsieur Solo.
Il cligna des yeux. Il savait qu’elle avait raison. C’était elle la plus
jeune d’eux tous, et elle arrangeait plus de disputes qu’elle n’en
provoquait. Jimmy écrasa une dernière boule de terre dans sa main,
répandit la poussière sur le sol et s’essuya sur sa cuisse. Il n’avait pas
envie de partir, mais il savait qu’ils ne pouvaient pas rester. Il se
rappela que ce ne serait que temporaire. Juliette le lui avait dit. Elle
avait dit qu’il pourrait revenir vivre ici avec tous ceux qui le
désireraient. Il n’y aurait pas de loterie pendant un bon moment. Il y
aurait beaucoup de gens. Et son silo serait à nouveau rempli.
Jimmy frissonna à l’idée de voir tant de monde. Elise tira sur son
bras.
— Allez, allez, faut partir.
Et Jimmy comprit alors ce qui lui faisait peur. Ce n’était pas le
départ, qui n’était pas pour tout de suite. Ce n’était pas le fait de
devoir s’installer dans le fond, qui était presque entièrement asséché
et qui ne l’effrayait plus. C’était l’idée de ce à quoi il allait peut-être
retourner. Sa maison, en se vidant, n’en était devenue que plus sûre ;
il avait subi des attaques lorsqu’elle s’était emplie à nouveau. Une
partie de lui voulait qu’on le laisse tranquille, voulait être Solo.
Une fois debout, il laissa Elise le guider jusqu’au palier. Elle tenait
sa main calleuse, le tirait avec détermination. Dehors, elle rassembla
ses affaires au sommet des marches. Rickson et les autres étaient
plus bas, leurs voix résonnaient dans le puits de béton. Une des
ampoules de l’éclairage de secours ne marchait plus à cet étage, ce
qui laissait un espace noir dans l’atmosphère verdâtre. Elise enfila
son sac en bandoulière, qui contenait son livre-souvenir, et sangla
son sac à dos. De quoi manger et boire, des vêtements de rechange,
des piles, une poupée fanée, sa brosse à cheveux – pratiquement tout
ce qu’elle possédait. Jimmy lui tint la bretelle pour qu’elle puisse y
glisser son bras, et prit ses propres affaires. La voix des autres
s’estompa. L’escalier s’ébranla légèrement lorsqu’ils entamèrent leur
descente, ce qui était une curieuse direction à prendre si l’on
considère qu’ils allaient sortir.
— Combien de temps avant que Jewel vienne nous chercher ?
s’enquit Elise.
Main dans la main, ils descendirent en spirale.
— Pas longtemps, dit Jimmy, ce qui était sa façon de dire “Je ne
sais pas”. Elle y travaille. Le chemin est long. Tu te souviens de tout
le temps qu’il a fallu pour que l’eau descende et disparaisse ?
Elise acquiesça.
— Je comptais les marches, dit-elle.
— Oui, c’est vrai. Eh bien, maintenant, il faut qu’ils creusent un
tunnel dans la pierre pour arriver jusqu’à nous. Ça va pas être du
gâteau.
— Hannah dit qu’il y aura plein de gens qui vont venir après le
retour de Jewel.
Jimmy déglutit.
— Des centaines, dit-il d’une voix rauque. Des milliers, même.
Elise serra sa main. Dix ou douze marches défilèrent tandis qu’ils
comptaient dans leur tête.
— Rickson, il dit qu’ils viennent pas pour nous sauver, mais parce
qu’ils veulent prendre notre silo.
— Oui, bon, Rickson voit le mal chez les gens, et toi tu vois le bien.
Elise leva les yeux vers lui. Ils ne savaient plus où ils en étaient de
leur compte. Il se demanda si elle était capable de se représenter un
millier de personnes. Lui s’en souvenait à peine.
— Je préférerais qu’il voie le bien chez les gens, comme moi.
Jimmy s’arrêta avant qu’ils n’atteignent le palier suivant. Elise
s’agrippa plus fort à sa main, à sa sacoche, et s’arrêta aussi. Il
s’agenouilla pour être à sa hauteur. Il aperçut le petit trou laissé par
une dent tombée récemment.
— Il y a un peu de bonté en chacun de nous, dit-il en serrant
l’épaule de la petite, sentant une boule se former dans sa gorge. Mais
il y a aussi du mauvais. Rickson a plus souvent raison que tort, tu
sais.
Ça lui coûtait de le dire. Il détestait remplir la tête d’Elise avec de
telles considérations. Mais il l’aimait comme sa propre fille. Et il
voulait lui donner le blindage en acier dont elle aurait besoin si
jamais le silo se remplissait à nouveau. C’est pour cela qu’il l’avait
autorisée à découper dans les grands livres stockés dans les boîtes
métalliques pour prendre les pages qu’elle aimait. C’est pour ça qu’il
l’avait aidée à choisir lesquelles étaient importantes. Celles qu’il avait
choisies l’aideraient à survivre.
— Il va falloir que tu commences à voir le monde avec les yeux de
Rickson, dit-il.
Il s’en voulait. Il se releva et la tira par la main. Il ne comptait plus.
Il s’essuya les yeux avant qu’Elise remarque ses larmes, avant qu’elle
lui pose une de ses questions innocentes auxquelles il était si difficile
de répondre.
6

Silo 17

Difficile d’abandonner l’éclairage et le confort de son ancien chez-


lui, mais Jimmy avait malgré tout accepté d’emménager dans les
fermes du bas. Les enfants aimaient bien cet endroit. Ils reprirent
vite leur travail dans les jardins. Et ils étaient plus près pour
surveiller la toute fin de la décrue des eaux.
Jimmy s’engagea sur une volée de marches glissantes piquées de
rouille, au son des gouttes d’eau qui tombaient dans des flaques ou
contre l’acier. La plupart des bornes d’éclairage de secours avaient
été inondées, et celles qui fonctionnaient encore gardaient à
l’intérieur des bulles d’eau boueuse, coincées. Jimmy pensa aux
poissons qui avaient nagé là, où il n’y avait désormais plus que de
l’air. Il en avait aperçu quelques-uns pendant que l’eau baissait, alors
qu’il était persuadé de les avoir tous pêchés depuis longtemps. Pris
au piège dans des mares peu profondes, ils avaient fait des proies
faciles. Il avait appris à Elise à les pêcher, mais elle avait du mal à les
décrocher de l’hameçon. Les créatures visqueuses n’arrêtaient pas de
lui échapper des mains. Jimmy lui avait dit en plaisantant qu’il la
soupçonnait de le faire exprès, et elle avait admis qu’elle aimait
mieux les attraper que les manger. Il l’avait laissée jouer avec les
derniers poissons jusqu’à ce qu’il ait de la peine pour eux. Rickson,
Hannah et les jumeaux, eux, avaient été bien contents de mettre fin
au calvaire de ces pauvres survivants et de les engloutir.
Jimmy pencha la tête en arrière et imagina son flotteur en
suspension dans l’air. Il imagina Ombre se pencher au-dessus d’eux
et donner des coups de patte dans sa direction, comme si Jimmy était
à présent le poisson, coincé sous l’eau. Il essaya de souffler pour faire
des bulles, mais rien ne sortit de sa bouche, et il ne réussit qu’à se
chatouiller les narines avec ses moustaches.
Au palier suivant, une mare subsistait au pied des marches. Le sol
était plat ici, et non en pente pour permettre à l’eau de s’écouler.
Jamais une inondation de cette ampleur n’avait été prévue. Jimmy
alluma sa lampe torche, dont le faisceau fendit l’obscurité lugubre du
département des Machines. Un fil électrique serpentait le long du
couloir et s’enroulait autour du poste de sécurité. Une double
épaisseur de tuyaux le longeait, et tous menaient droit aux pompes ;
Juliette y avait veillé.
Jimmy les suivit. La première fois qu’il avait descendu les marches
jusqu’en bas, il avait trouvé le dôme en plastique de son casque,
parmi une masse de débris embourbés, tout ce que l’eau avait laissé
une fois retirée. Il avait tenté de nettoyer de son mieux, et ce faisant,
était tombé sur ces petites rondelles métalliques avec lesquelles il
avait fabriqué ses parachutes en papier – comme autant de pièces
d’argent parmi les détritus. La plupart des déchets de l’inondation
étaient encore là. La seule chose qu’il avait sauvée, c’était la visière
en plastique du casque de Juliette.
Le câble et le tuyau descendaient dans un autre escalier, carré.
Jimmy les suivit en prenant garde de ne pas trébucher. De l’eau
gouttait de temps à autre des conduits au-dessus de lui, sur son
épaule ou sur sa tête. Les gouttes scintillaient dans le faisceau de sa
lampe. Tout le reste était plongé dans le noir. Il essaya d’imaginer ce
qu’avait dû ressentir Juliette au même endroit, sous l’eau, mais c’était
trop. Il avait déjà assez peur en marchant au sec.
Une grosse goutte s’écrasa sur son crâne et dégoulina jusque dans
sa barbe. “Enfin, je voulais dire presque au sec”, dit-il, s’adressant au
plafond. Il arriva en bas des marches. À présent il n’y avait plus que
le câble pour le guider, et encore, il n’y voyait pas grand-chose. Il
marcha dans une flaque d’eau mais continua à avancer. Juliette avait
dit qu’il fallait que quelqu’un soit dans le coin quand la pompe aurait
fini son travail. Il faudrait l’éteindre. Tant que l’eau s’y engouffrait,
pas de problème, mais il ne fallait pas que la machine tourne à vide.
Un truc qu’elle avait appelé un “rotor” risquait de se déglinguer.
Jimmy arriva à la pompe. Le bruit ne lui disait rien qui vaille. Un
gros tuyau plongeait dans un puits – Juliette lui avait dit de faire
attention à ne pas tomber dedans – d’où s’échappait un gargouillis
sonore. Il éclaira le fond et vit que le puits était presque vide. Il
devait rester à peu près trente centimètres d’eau, qui tournaient en
tourbillon sous l’effet de l’aspiration inefficace de la pompe.
Il sortit son cutter de sa poche de poitrine et tira le fil hors de
l’eau. La pompe geignit, une odeur de chaud se répandit dans l’air, de
la vapeur s’échappait du cylindre qui fournissait l’énergie. Jimmy
sépara les deux fils et en coupa un avec son cutter. La pompe
continua à tourner quelques secondes mais ne tarda pas à
s’essouffler. Juliette lui avait expliqué quoi faire. Il dénuda le fil
coupé et entortilla les bouts. Lorsque la cuve se remplirait à nouveau,
il faudrait que Jimmy court-circuite le bouton d’allumage, tout
comme elle l’avait fait toutes ces semaines auparavant. Les enfants et
lui pourraient y aller chacun leur tour. Ils vivraient juste au-dessus
des niveaux endommagés par l’inondation, s’occuperaient de la
Jungle, et garderaient le silo au sec jusqu’à ce que Juliette vienne les
chercher.
7

Silo 18

La discussion avec Shirly au sujet de la génératrice tourna au


vinaigre. Juliette obtint gain de cause, mais n’en sortit pas avec un
sentiment de victoire. En voyant son amie partir à grandes
enjambées, elle essaya de s’imaginer à sa place. Shirly avait perdu
Marck, son mari, depuis quelques mois seulement. Juliette avait été
une épave pendant toute l’année qui avait suivi la mort de George. Et
voilà que le maire venait dire au chef des Machines qu’il prenait la
génératrice de secours. Qu’il s’en emparait. Laissant le silo à la merci
d’une éventuelle panne. Une seule dent se casse, un rouage se
bloque, et c’est tout un silo qui se retrouve plongé dans le noir, toutes
les pompes qui se taisent, jusqu’à ce qu’on puisse effectuer les
réparations.
Juliette n’avait pas besoin que Shirly expose ses arguments. Elle
pouvait parfaitement les nommer elle-même. Elle se retrouvait seule
dans un couloir sombre, dans le silence, à se demander ce qu’elle
était en train de faire. Même ses proches commençaient à perdre
confiance en elle. Et tout ça pour quoi ? Pour une promesse ? Est-ce
qu’elle s’entêtait en dépit du bon sens ?
Elle se gratta le bras – certaines de ses cicatrices la démangeaient
encore – et se souvint d’une conversation avec son père après
presque vingt ans d’évitement obstiné. Aucun des deux n’avait admis
sa bêtise, mais elle était bien là, presque palpable. C’était leur échec,
à la fois ce qui les avait poussés à avancer dans la vie et la cause des
dégâts qu’ils avaient choisi d’ignorer – ce que la fierté peut faire
comme ravages.
Juliette retourna dans la salle de la génératrice. Le raffut
métallique près du mur du fond lui rappela une autre époque…
désaxée. Le vacarme du forage n’était pas sans lui évoquer la
génératrice déréglée de son passé : précoce, ardent, et dangereux.
Le travail sur la génératrice de secours était bien entamé. Dawson
et son équipe étaient sur le couplage de l’échappement. Raph
travaillait sur un écrou avec une énorme clé anglaise, en vue de
séparer la machine de son ancien amarrage. Juliette prit conscience
que son projet était bel et bien sur les rails. Shirly avait tous les
droits d’être furax.
Elle traversa la salle et s’engouffra dans un des trous du mur, pliée
en deux pour ne pas se blesser aux barres de fer à béton. Planté à
l’arrière de la grande excavatrice, Bobby se grattait la barbe. Il
ressemblait lui-même à un gros rocher. Il avait les cheveux longs et
tressés à la manière des mineurs, et sa peau de charbon masquait ses
dures années de labeur. Il était en tout point l’opposé de son ami
Raph. Hyla, qui était sa fille et son ombre, se tenait sans rien dire
près de lui.
— Comment ça va ? demanda Juliette.
— Comment ça va quoi ? Moi ? Ou cette machine ? dit Bobby en se
tournant vers elle. Je vais te dire comment va ce tas de rouille. Il ne
tournera jamais, pas comme tu le voudrais. Il ira tout droit, il est pas
fait pour être dirigé.
Juliette salua Hyla et admira le travail déjà accompli sur la
machine. Le nettoyage allait bon train, et elle était en excellent état.
Elle posa une main sur le bras de Bobby.
— Elle nous obéira, tu verras. On va mettre des cales en acier le
long du mur ici, à droite.
Tout autour d’eux, les projecteurs des mines illuminaient la roche.
— Quand l’arrière de la machine appuiera contre ces cales, ça
obligera l’avant à pivoter, dit-elle en mimant le mouvement de ses
mains.
— Mouais, ce sera lent, mais ça peut marcher, approuva Bobby à
contrecœur.
Il déplia une feuille en papier fin, le plan de tous les silos, et étudia
le chemin qu’avait tracé Juliette. Elle l’avait volé dans le bureau
secret de Lukas, et le forage qu’elle proposait décrivait un arc du silo
18 au silo 17, d’une salle de la génératrice à l’autre.
— Il faudra aussi qu’on l’oriente vers le bas, ajouta Bobby. Cette
machine, elle est inclinée comme si ça la démangeait de remonter à
la surface.
— OK. Sinon, on avance comment sur l’entretoisement ?
Hyla observait les deux adultes avec sa mine de graphite dans une
main et sa tablette dans l’autre. Bobby leva les yeux au ciel, l’air
contrarié.
— Erik n’est pas trop partant pour nous prêter ce qu’il a. Il dit qu’il
peut nous refiler assez de poutres métalliques pour environ mille
mètres. Je lui ai dit que tu en voudrais cinq ou dix fois plus.
— Il faudra qu’on en prenne dans les mines, alors, dit Juliette.
Elle fit un signe de tête à Hyla et sa tablette pour lui suggérer de
noter.
— Tu as l’intention de déclencher une guerre ici ou quoi ? lâcha
Bobby en tirant sur sa barbe.
Hyla cessa d’écrire. Elle les regardait tour à tour, ne sachant que
faire.
— Je parlerai à Erik, répondit Juliette. Une fois que je lui aurai
promis toutes les poutres d’acier de l’autre silo, il cédera.
— Tant que c’est lui et pas ses poutres, dit Bobby avec un petit rire
nerveux.
— Il nous faudra trente-six poutrelles et soixante-douze colonnes
montantes, dit Juliette en faisant signe à Hyla, qui jeta un coup d’œil
coupable à son père avant de prendre des notes.
— Si cette chose bouge, ça va faire une sacrée pile de gravats, dit
Bobby. Il va falloir autant d’hommes pour le transport des débris
jusqu’au concasseur de la mine que pour le forage.
L’image de l’endroit où la roche était réduite en poussière et
expulsée via le collecteur d’échappement réveilla de douloureux
souvenirs. Juliette braqua sa lampe sur les pieds de Bobby, s’efforçant
de ne pas penser au passé.
— On n’expulsera pas les gravats, dit-elle. Le puits no 6 est presque
directement en dessous de nous. Si on creuse tout droit vers le bas,
on est en plein dedans.
— Tu veux remplir le numéro 6 ? s’écria Bobby, incrédule.
— Il n’y a presque plus rien à en tirer de toute façon. Et puis on
doublera nos ressources en minerai dès qu’on aura atteint l’autre silo.
— Erik va péter une durite. Tu es sûre de n’oublier personne ?
— De n’oublier personne ?
— Je précise : de n’oublier d’emmerder personne ?
Juliette ignora sa pique et se tourna vers Hyla.
— Fais passer à Courtnee : je veux la génératrice de secours en
parfait état de marche avant qu’on l’apporte. On n’aura pas la place
de faire les vérifications nécessaires une fois qu’elle sera fixée là-
dedans. Le plafond est trop bas.
Juliette poursuivit son inspection de la machine, suivie de Bobby.
— Tu seras là pour tout superviser, j’espère ? lui demanda-t-il.
Quand le moment sera venu d’installer la machine dans ce monstre ?
Elle secoua la tête.
— J’ai bien peur que non. C’est Dawson qui s’en occupera. Lukas a
raison, il faut que je remonte pour faire mon job…
— Foutaises. Qu’est-ce qui te prend, Jules ? Jamais je ne t’ai vue
laisser un boulot en plan, même s’il fallait enchaîner deux jours sans
dormir.
Juliette se tourna et lança à Hyla un regard, compris de tous les
enfants et de toutes les ombres, signifiant que ses oreilles n’étaient
pas les bienvenues. Hyla resta où elle était tandis que les deux autres
poursuivirent.
— Ma présence ici provoque une certaine agitation, dit-elle à
Bobby à voix basse. Lukas a bien fait de venir me rappeler à l’ordre.
Elle lança un regard noir au vieux mineur.
— Et je te promets une bonne trempe si ces mots reviennent à ses
oreilles.
Il rit en levant ses paumes devant lui.
— Inutile de préciser. Je suis marié, tu sais.
Juliette acquiesça.
— Il vaut mieux que vous creusiez pendant que je ne suis pas là. Si
je dois être une distraction, autant être ailleurs.
Ils atteignirent le grand vide que viendrait bientôt remplir la
génératrice. C’était une décision tellement intelligente d’avoir laissé
le fragile moteur ailleurs, où il serait utilisé et entretenu. Le reste de
l’excavatrice n’était qu’acier et roues dentées, mécanismes enduits de
cambouis.
— Tes amis, au moins, ils en valent la peine ?
— Je te le garantis. Mais je ne fais pas ça que pour eux. Je le fais
pour nous aussi.
— Je ne te suis pas.
— Il faut à tout prix qu’on prouve que ça marche. Parce que ce
n’est que le début.
Bobby plissa les yeux.
— Je ne sais pas si on aura droit à un début, mais ce qui est sûr,
c’est que ça sent la fin.
8

Silo 18

Juliette s’arrêta devant l’atelier de Walker et frappa avant d’entrer.


Elle avait entendu dire qu’il s’était déplacé ici et là dans le silo
pendant le soulèvement, mais c’était un rouage qui avait du mal à
s’intégrer au mécanisme général de sa pensée. Pour autant qu’elle
puisse en juger, ce n’était qu’une légende… similaire, en fin de
compte, à sa petite balade entre deux silos pour certains. Une
rumeur. Un mythe. Qui était cette mécanicienne qui prétendait avoir
vu une autre terre ? De telles histoires, on les balayait du revers de la
main… À moins que la légende ne germe et que la religion ne finisse
par éclore.
— Jules ! s’écria Walker, un œil de la taille d’une tomate à travers
sa loupe. Quelle bonne nouvelle. Je suis tellement content de te voir.
Il lui fit signe d’entrer. Il flottait dans l’air une odeur de brûlé,
comme si le vieil homme s’était penché sur son poste à souder sans
prendre garde à ses longues boucles grises.
— Je passe seulement pour transmettre un message à Solo. Et pour
te dire que je vais m’absenter quelques jours.
— Ah ?
Il avait l’air contrarié. Il glissa quelques petits outils dans la poche
de son tablier en cuir et posa son fer à souder sur une éponge
humide. Le sifflement lui rappela un chat du genre rétif qui avait élu
domicile dans la station de pompage et qui feulait, tapi dans
l’obscurité.
— C’est ce Lukas qui te kidnappe ?
Juliette se rappela que si les grands espaces étaient l’ennemi de
Walker, les porteurs étaient ses amis. Et ils aimaient ses coupons.
— C’est vrai en partie, admit-elle.
Elle se laissa tomber sur un tabouret et examina ses mains,
égratignées et pleines de cambouis.
— L’autre partie, c’est que ce forage va prendre un bon bout de
temps, et tu sais comment je suis quand je reste assise à ne rien faire.
J’ai un autre projet. Qui va m’attirer encore plus d’ennemis que celui-
ci.
Walker l’observa un instant, puis pencha la tête en arrière, pour
soudain écarquiller les yeux. Sans qu’elle sache comment, il avait
précisément compris ce à quoi elle pensait.
— Tu es comme le chili con carne de Courtnee. Tu fais de sacrés
dégâts sur ton passage.
Juliette éclata de rire, mais ressentit une pointe de déception à
l’idée d’être si transparente. Si prévisible.
— Je n’ai encore rien dit à Lukas, le prévint-elle. Ni à Peter.
Walker fit une grimace perplexe en entendant le deuxième nom.
— Billings, précisa-t-elle. Le nouveau shérif.
— Ah oui, c’est vrai.
Il débrancha son fer à souder et l’essuya à nouveau contre
l’éponge.
— J’oublie souvent que c’est plus ton boulot à toi.
Comme si ça l’avait déjà été, eut-elle envie de répondre.
— Bon. Je veux juste dire à Solo qu’on s’apprête à forer. J’ai besoin
de m’assurer que la décrue est complète chez eux.
Elle fit un geste en direction de sa radio, qui pouvait émettre bien
au-delà de leur silo. Tout comme la radio dans la pièce sous les
serveurs du DIT, le dispositif qu’il avait construit était capable
d’émettre vers d’autres silos.
— Vas-y, fais comme chez toi. Dommage que tu ne restes pas
encore un jour ou deux, j’ai presque fini la radio portable.
Il lui montra un petit boîtier en plastique un peu plus grand que les
anciennes radios qu’elle et les shérifs adjoints avaient l’habitude de
porter à la hanche. Le dispositif avait encore des fils qui pendaient à
l’extérieur et une grosse batterie externe.
— Quand j’aurai terminé, tu pourras changer de fréquence à l’aide
d’un bouton. Il profite des répéteurs des deux silos.
Elle prit l’appareil prudemment, sans la moindre idée de ce dont il
parlait. Walker indiqua la molette graduée de trente-deux encoches,
toutes numérotées. Ça, elle comprenait.
— Je n’ai plus qu’à trouver de vieilles piles rechargeables. Et à
régler le voltage.
— Tu es incroyable, murmura-t-elle.
Un sourire illumina le visage de Walker.
— Ce sont les gens qui ont créé cet appareil les premiers qui sont
incroyables. Tout ce qu’ils savaient faire, il y a des siècles, je n’en
reviens pas. Les gens n’étaient pas si bêtes qu’on aimerait le croire.
Juliette eut envie de lui parler des livres qu’elle avait vus, du fait
qu’on aurait dit les gens de l’époque sortis tout droit du futur, et non
du passé.
Walker s’essuya les mains sur un vieux chiffon.
— Au fait, j’ai prévenu Bobby et les autres, mais pas toi. Plus ils
creuseront profond, moins les radios marcheront, du moins jusqu’à
ce qu’ils arrivent de l’autre côté.
Juliette hocha la tête.
— Oui, je l’ai entendu dire. Courtnee a dit qu’ils auraient recours à
des coursiers, comme dans les mines. Je l’ai nommée responsable des
opérations. Elle a tout pensé dans les moindres détails.
— Il paraît qu’elle voulait barder la paroi d’explosifs, au cas où ils
tomberaient sur une poche d’air toxique.
— C’était l’idée de Shirly. Elle essaie simplement de trouver des
raisons pour empêcher le forage. Mais, tu connais Courtnee : une fois
qu’elle a pris une décision, elle fait tout pour y arriver.
Walker se gratta la barbe.
— Tant qu’elle n’oublie pas de me nourrir, tout ira bien.
— Je suis sûre qu’elle n’oubliera pas, dit Juliette en riant.
— Bon, alors bonne chance pour tes nouvelles attributions.
— Merci.
Elle pointa un doigt sur le gros appareil posé sur son établi.
— Tu peux me brancher sur la radio de Solo ?
— Oui, pas de problème. J’avais oublié que tu n’étais pas venue
pour discuter avec moi. Allez, appelons ton ami.
Il secoua la tête.
— Je dois dire que, pour avoir parlé avec lui, c’est un drôle de
bonhomme.
Juliette sourit et attendit de voir s’il plaisantait, mais se rendit
compte qu’il était on ne peut plus sérieux. Elle éclata de rire.
— Quoi ? demanda-t-il en allumant la radio. Qu’est-ce que j’ai dit ?
Solo lui avait fait un rapport. Le département des Machines était
asséché, ce qui était une bonne nouvelle, mais la décrue n’avait pas
pris autant de temps qu’elle l’avait cru. Il leur faudrait peut-être des
semaines ou des mois avant de les rejoindre et de voir ce qu’ils
pouvaient sauver, mais la rouille, elle, allait s’installer sans tarder.
Elle chassa ce problème de son esprit et se concentra sur les choses
qu’elle pouvait maîtriser.
Tout ce dont elle avait besoin pour son ascension tenait dans un
petit sac : une combinaison argentée qu’elle avait à peine portée, des
chaussettes et des sous-vêtements qu’elle avait lavés à la main et
encore humides, sa gourde cabossée et pleine de cambouis, et une
boîte à outils de poche. Elle avait dans ses poches sa pince
multifonctions et une vingtaine de coupons, bien que plus personne
n’accepte qu’elle paie quoi que ce soit depuis qu’elle était maire. La
seule chose qui lui manquait était une radio digne de ce nom, mais
Walker était en train d’y travailler.
Avec ses maigres possessions et le sentiment d’abandonner ses
amis, elle laissa les Machines derrière elle. Le vacarme étouffé du
forage la suivit jusque dans le couloir et l’escalier. Franchir le poste
de sécurité était une sorte de barrière psychologique. Ça lui rappelait
le moment où elle avait quitté le sas, toutes ces semaines auparavant.
À la manière d’un clapet, certaines choses ne permettaient le passage
que dans un seul sens. Elle craignait de ne pas revenir avant
longtemps, et eut soudain le souffle court.
Lorsqu’elle dépassait des gens dans l’escalier, elle sentait leur
regard insistant. Ils lui évoquaient le vent qui l’avait malmenée sur
les collines. Ils étaient comme des bourrasques, aussi agressifs et
fugaces.
Elle ne tarda pas à comprendre ce que Lukas avait voulu dire.
Toute la bienveillance à son égard qu’avait suscitée son retour –
toute l’estime que les gens avaient pour elle, elle qui avait refusé de
nettoyer les capteurs et réussi à survivre à l’extérieur – était en train
de s’effondrer, aussi sûrement que le béton s’effritait dans les
tréfonds du silo. Son retour avait engendré de l’espoir, mais son
projet de tunnel n’avait pas le même effet. Elle le voyait dans le
regard vite détourné d’un commerçant, le bras protecteur qu’une
mère passait autour de son enfant, les chuchotements qui cessaient à
son approche. Elle répandait la peur autour d’elle.
Malgré tout, quelques personnes lui adressaient un signe de tête
assorti d’un “Madame le maire” en la croisant. Un jeune porteur
s’arrêta même pour lui serrer la main, manifestement enchanté de la
voir. Mais lorsqu’elle fit halte dans les fermes du cent vingt-sixième
étage pour se ravitailler, et lorsqu’elle chercha des toilettes trois
étages plus haut, elle se sentit aussi bienvenue qu’un graisseux tout
en haut. Et pourtant, elle était parmi les siens. Elle était leur maire,
en dépit de leur rejet.
Avec tous ces regards en biais, elle hésita à s’arrêter pour voir
Hank, le shérif adjoint du poste de police du fond. Hank s’était battu
dans le soulèvement et avait vu mourir des hommes et des femmes
des deux camps. En entrant au poste du cent vingtième étage, elle se
demanda si elle ne commettait pas une erreur. Mais ça, c’était la
Juliette d’avant, qui avait peur de voir son père, qui fonçait dans le
boulot tête baissée pour éviter le monde. Elle ne pouvait plus réagir
comme ça. Elle avait des responsabilités envers le silo et ses
habitants. Voir Hank était une bonne chose. Elle gratta une cicatrice
au dos de sa main et entra d’un pas décidé. Elle se rappela qu’elle
était maire, et non une prisonnière sur le point d’être expulsée.
Hank leva le nez de son bureau. Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il
la reconnut – ils ne s’étaient pas vus ni parlé depuis son retour. Il se
leva et fit deux pas dans sa direction avant de s’arrêter. En percevant
chez lui le même mélange de nervosité et d’enthousiasme qu’elle
ressentait, elle prit conscience qu’elle n’aurait pas dû s’inquiéter à
l’idée de le voir, qu’elle n’aurait pas dû l’éviter pendant tout ce
temps. Il tendit une main timide vers elle, comme s’il craignait
qu’elle ne refuse de la serrer. Il semblait prêt à la retirer si jamais elle
s’estimait offensée. Malgré toute la douleur qu’elle avait pu lui
causer, il semblait vivement regretter d’avoir suivi les ordres et de
l’avoir escortée jusqu’à sa cellule.
Elle lui serra la main et le tira contre elle.
— Je suis désolé, murmura-t-il, sa voix trahissant son émotion.
— Arrête, dit-elle en le relâchant. C’est à moi de m’excuser.
Comment va ton bras ?
— Il tient toujours, plaisanta-t-il. Et si tu oses me présenter tes
excuses, je procède à ton arrestation.
— D’accord, alors on est quitte.
— OK, dit-il avec un sourire. Mais je tiens à dire que…
— Tu n’as fait que ton boulot. Et je faisais du mieux que je pouvais.
Allez, laisse tomber.
Il hocha la tête et regarda le bout de ses pieds.
— Comment ça va, dans le coin ? demanda-t-elle. Lukas m’a dit
que les gens râlaient à cause du forage.
— Disons qu’il y a un peu d’agitation. Rien de méchant. Je crois
que les gens sont très occupés à rafistoler ce qui peut l’être. Mais oui,
j’ai entendu des choses. Tu sais que je m’occupe des demandes de
transfert vers le milieu ou le haut. Eh bien, j’en reçois dix fois plus
qu’en temps normal. Je crois bien que les gens n’ont pas envie de
rester à proximité de ce que tu mijotes…
Juliette se mordit la lèvre.
— Une grande partie du problème est liée au manque
d’indications. Je ne veux pas t’embêter avec ça, mais moi et les gars
du poste, on n’est pas spécialement fixés sur ce qui se passe. On ne
reçoit plus de rapports de la Sécurité comme avant. Et ton bureau…
— … se fait discret, termina Juliette.
Hank se gratta la tête.
— On peut dire ça. Non que tu sois du genre discret ces temps-ci…
Il nous arrive d’entendre le boucan que vous faites en bas.
— C’est pour ça que je suis en visite. Je veux que tu saches que tes
inquiétudes sont les miennes. Je retourne à mon poste pour une
semaine ou deux. Je vais m’arrêter aux autres annexes de police
aussi. Les choses vont s’améliorer, dans plusieurs domaines.
Hank fronça les sourcils.
— Tu sais que je te fais confiance, mais quand on dit aux gens que
les choses vont s’améliorer, tout ce qu’ils comprennent, c’est que les
choses vont changer. Et pour ceux qui estiment que respirer est déjà
un miracle, ça ne va pas être accueilli comme une bonne nouvelle.
Juliette songea à tout ce qu’elle avait prévu, au sommet comme en
bas.
— Tant que des hommes comme toi me font confiance, tout ira
bien. Bon. J’ai un service à te demander.
— Tu as besoin d’un endroit où passer la nuit. J’en étais sûr. Je t’ai
réservé ta chambre, dit-il en désignant la cellule. Je n’ai qu’à déplier
le lit et…
Juliette pouffa de rire. Elle était contente de voir que ce qui les
avait mis mal à l’aise quelques minutes auparavant était devenu un
sujet de plaisanterie.
— Non, mais merci, c’est gentil. Je suis censée être aux fermes du
milieu avant l’extinction des feux. Je dois disperser les semis sur une
nouvelle parcelle. Ça fait partie de mes nouvelles attributions…
Hank hocha la tête en souriant.
— Non, ce que je voulais te demander, c’est de garder un œil sur
l’escalier. Lukas a dit qu’il y avait de la grogne plus haut. Je vais les
calmer, mais je veux que tu sois sur le qui-vive si ça tourne au
vinaigre. On est en manque d’effectifs en bas, et je sens bien que les
gens sont à cran.
— Tu t’attends à du grabuge ?
— Oui, répondit-elle après une pause. Si tu as besoin de prendre
une ombre ou deux, je débloque le budget nécessaire.
— D’habitude, j’aime bien qu’on me propose des coupons sans que
j’aie rien à demander… alors pourquoi là, je ressens comme un
malaise ?
— C’est la même raison qui fait que je suis heureuse de les donner :
on sait tous les deux que c’est toi qui récoltes la partie pourrie du
marché.
9

Silo 18

Juliette partit et reprit son ascension à travers des étages qui avaient
été le théâtre du conflit, et elle remarqua les blessures de guerre que
portait encore le silo. Le rappel des combats qui avaient fait rage en
son absence était partout : vieille peinture zébrée de stries argentées,
impacts de balles dans le béton, zones brûlées, les barres d’armature
qui sortaient des murs comme des os après une fracture ouverte.
Elle avait consacré la majeure partie de sa vie à faire tenir ce silo, à
le faire marcher. Et le silo le lui rendait bien : il emplissait ses
poumons d’air, permettait les récoltes, veillait au cycle de la vie et de
la mort. Ils étaient responsables l’un de l’autre. Sans habitants, ce silo
deviendrait comme celui de Solo : victime de la rouille et des
inondations. Sans le silo, elle ne serait qu’un crâne sur une colline,
orbites vides tournées vers les nuages. Ils avaient besoin l’un de
l’autre.
Sa paume glissait le long de la rampe, bosselée de nouvelles
soudures – sa propre main portait d’innombrables cicatrices.
Pendant la majeure partie de sa vie, le silo et elle s’étaient entretenus
l’un l’autre. Jusqu’à ce qu’ils manquent s’entretuer. À présent, les
petites embûches rencontrées dans les Machines qu’elle avait espéré
réparer un jour – des pompes qui grinçaient, des tuyaux qui
crachotaient, des fuites – paraissaient bien peu de chose par rapport
au désastre causé par son départ. De la même façon que de vieilles
cicatrices dues à des erreurs de jeunesse se fondaient dans la chair, il
semblait qu’une seule grosse bévue puisse enterrer toutes les autres
plus petites.
Elle atteignit l’endroit où une bombe avait causé un trou dans
l’escalier. Un assemblage de métal s’étendait d’un bout à l’autre, un
réseau de barres et de montants récupérés ici et là. Les noms de
celles et ceux qui avaient péri dans l’explosion étaient inscrits par
endroits. Ses pas se firent prudents sur le métal mutilé. Plus haut,
elle s’aperçut que les portes des Fournitures avaient été remplacées.
Ici, les combats avaient été particulièrement meurtriers. Le prix
qu’avaient dû payer ceux en jaune pour avoir rallié les bleus.
Juliette atteignit le quatre-vingt-dix-neuvième à la fin d’une messe.
Une foule de gens descendait vers le bazar, calme, qu’elle venait de
passer. Ils avaient gardé leur moue concentrée, les articulations aussi
rigides que leur combinaison amidonnée. À leur contact, Juliette prit
note de leurs regards hostiles.
Le temps qu’elle atteigne le palier, la foule s’était dispersée. Le
petit temple était imbriqué entre les anciennes fermes
hydroponiques et les appartements d’ouvriers qui travaillaient dans
le fond. Elle n’était pas née à l’époque, mais Knox lui avait raconté
l’apparition du temple. Son propre père était petit garçon, et des
protestations s’étaient élevées à l’encontre de la musique et des
textes que l’on entendait pendant la messe. La Sécurité avait laissé
les manifestants s’entasser dans un campement devant le bazar. Ils
dormaient sur les marches et finirent par embouteiller l’escalier :
plus personne ne pouvait passer. La ferme juste au-dessus fut
ravagée en un rien de temps pour tous les nourrir. Ils finirent par
envahir la majeure partie de l’étage hydroponique. Le temple du
vingt-huitième installa une sorte de temple antenne, et ce rejeton du
quatre-vingt-dix-neuvième finit par devenir plus important que le
temple initial.
Le père Wendel était sur le palier lorsque Juliette faisait son
dernier tour de pilier. Près de la porte, il serrait des mains et
échangeait quelques mots avec chaque membre de sa congrégation.
Son aube blanche était presque une source de lumière. Son crâne
chauve étincelait lui aussi, luisant de la sueur que lui avait coûtée son
prêche. Wendel rayonnait littéralement. Particulièrement aux yeux
de Juliette, qui émergeait d’un monde de taches et de cambouis. Elle
se sentit sale rien qu’à la vue du tissu immaculé.
— Merci, mon père, dit une femme en s’inclinant légèrement en
avant, un enfant calé sur la hanche.
La tête du petit, profondément assoupi, dodelina contre son
épaule. Wendel posa une main sur la tête de l’enfant et murmura
quelques mots. La femme le remercia à nouveau, poursuivit son
chemin, et le prêtre serra la main de l’homme suivant.
Elle resta tapie contre la rampe tandis que la dernière poignée de
gens s’en allait. Elle vit un homme déposer quelques coupons dans la
paume du prêtre.
— Merci, mon père, glissa-t-il à son tour, venant compléter la
psalmodie des au revoir.
Juliette crut sentir une odeur de chèvre sur l’homme lorsqu’il
passa près d’elle, sûrement pour retourner à ses enclos. C’était le
dernier à partir. Le père Wendel pivota et adressa un sourire à
Juliette pour lui faire savoir qu’il avait détecté sa présence.
— Madame le maire, dit-il en ouvrant les mains devant lui. Vous
nous honorez de votre présence. Vous venez pour le service de onze
heures ?
Elle vérifia l’heure à la petite montre qu’elle portait au poignet.
— Ce n’était pas le service de onze heures ? s’étonna-t-elle.
Elle devait avancer à un bon rythme.
— Non, c’était celui de dix heures. Nous en avons ajouté un pour
ceux du haut qui veulent nous rejoindre.
Juliette se demanda pourquoi les habitants du sommet
s’embêtaient à voyager aussi loin. Elle n’avait pas prévu de s’arrêter
pour la messe, mais c’était sûrement une erreur. Il serait très
intéressant pour elle d’entendre ce que les autres trouvaient de si
attirant dans ces prêches.
— J’ai bien peur de ne pas pouvoir rester longtemps, dit-elle. Je
m’arrêterai lors de mon prochain passage.
Wendel eut l’air contrarié.
— Et peut-on savoir quand ce sera ? J’ai entendu dire que vous
retourniez aux fonctions que Dieu et son peuple avaient choisies
pour vous.
— Dans quelques semaines, j’imagine. Le temps de crouler sous les
responsabilités.
Un jeune homme émergea sur le palier avec une coupe en bois
sculpté à la main. Il en montra le contenu à Wendel et Juliette
entendit le cliquetis métallique des coupons. Le garçon portait une
grande cape marron et lorsqu’il s’inclina face à Wendel, Juliette
remarqua que le centre de son crâne avait été tondu. Il tourna les
talons, mais Wendel l’attrapa par le bras.
— Salue ton maire.
— Madame, dit le garçon en s’inclinant.
Son visage ne trahissait aucun sentiment. Un regard sombre sous
des sourcils fournis, des lèvres pâles. Juliette se dit que ce jeune
homme devait passer peu de temps en dehors du temple.
— Pas la peine de me donner du “madame”, dit-elle en tendant une
main vers lui. Juliette ira très bien.
— Remmy, répondit-il en lui serrant la main.
— Va réinstaller les bancs, lui demanda Wendel. Nous n’avons pas
fini.
Remmy les salua et s’éclipsa. Juliette eut pitié de lui sans trop
savoir pourquoi. Les yeux braqués sur l’autre bout du palier, Wendel
semblait guetter du bruit des niveaux supérieurs. Main sur la porte, il
fit signe à Juliette d’entrer.
— Venez au moins remplir votre gourde, dit-il. Je vais bénir votre
voyage.
Juliette secoua sa gourde, presque vide.
— Merci, dit-elle en le suivant à l’intérieur.
Ils traversèrent le hall d’accueil et il la précéda dans la petite
chapelle, où elle avait assisté à quelques offices des années
auparavant. Remmy réarrangeait les chaises et les bancs, les
coussins, avant de disposer sur l’autel de minces bandes de papier de
mauvaise qualité recouvertes de mots manuscrits. Elle surprit
plusieurs fois son regard posé sur elle tandis qu’il vaquait à ses
occupations.
— Vous manquez aux dieux, déclara le père Wendel pour lui faire
savoir qu’il savait qu’elle n’avait pas assisté à une messe depuis
longtemps.
La chapelle s’était agrandie depuis la dernière fois où elle était
venue. Une odeur entêtante et onéreuse de sciure flottait dans l’air,
du bois refaçonné à partir de vieilles portes et autres planches
usagées. Elle posa une main sur un banc qui devait coûter une
fortune.
— Eh bien, ils savent où me trouver, répondit-elle avec un sourire.
Elle l’avait dit sur le ton de la légèreté, mais le prêtre eut l’air déçu.
— Je me demande parfois si vous ne faites pas de votre mieux pour
les éviter, dit-il en hochant la tête vers le vitrail situé derrière l’autel.
Le rétroéclairage projetait des échardes de couleur au sol et au
plafond.
— Je lis vos annonces concernant chaque naissance et chaque
décès, ici, à ma chaire, et je vois bien dans ces mots que vous leur
accordez pleinement la responsabilité de toute chose.
Juliette eut envie de lui dire qu’elle n’était même pas l’auteur de
ces annonces. Quelqu’un les écrivait pour elle.
— Mais je me demande parfois si vous croyez en eux, vu votre
façon de prendre leurs règles à la légère.
— Je crois aux dieux, se récria-t-elle, piquée au vif. Je crois aux
dieux qui ont créé ce silo. Je vous le garantis. Et tous les autres silos…
Wendel cilla.
— Blasphème, murmura-t-il, les yeux écarquillés, comme si les
mots de Juliette avaient le pouvoir de tuer. Il jeta un œil à Remmy,
qui sortit dans le couloir tête baissée.
— Oui, blasphème, répondit Juliette. Mais je crois que les dieux ont
aussi construit les tours qui se dressent au-delà des collines et qu’ils
nous ont laissé un moyen de nous échapper d’ici. Nous avons
découvert une machine enfouie dans les profondeurs du silo, mon
père. Une excavatrice qui pourrait nous emmener où nous n’avons
jamais mis les pieds. Je sais que vous me désapprouvez totalement,
mais je crois que ce sont les dieux qui nous ont donné cet outil, et j’ai
bien l’intention de m’en servir.
— Cette machine est l’œuvre du diable, et elle est enfouie dans son
antre, tonna-t-il.
Toute trace de bienveillance avait déserté son visage. Il s’épongea
le front avec un carré de tissu très fin.
— Les dieux dont vous parlez n’existent pas, ce sont des démons.
Juliette comprit qu’il s’agissait de son sermon. Elle avait droit à sa
messe privée. Les gens venaient de loin pour entendre ça.
Elle fit un pas vers lui. Le feu de la colère lui montait aux joues.
— Il se peut qu’il y ait des démons parmi les dieux, approuva-t-
elle, reprenant ses termes. Les dieux auxquels je crois… les dieux que
je vénère sont les hommes et les femmes qui ont construit cet
endroit et d’autres identiques. Ils ont construit ce silo pour nous
protéger lorsqu’ils ont détruit le monde. Ils étaient à la fois des dieux
et des démons. Mais ils nous ont laissé l’occasion de racheter leur
péché. Ils voulaient qu’on soit libres, mon père, et ils nous en ont
donné les moyens.
Elle pointa un index contre sa tempe.
— Ils m’en ont donné les moyens, ici. Et ils nous ont laissé une
machine. Il n’y a rien de blasphématoire, rien qui nous interdise de
nous en servir. Et j’ai vu les autres silos dont vous continuez à
douter. J’y suis allée.
Wendel recula d’un pas. Il toucha machinalement la croix qu’il
portait autour du cou et Juliette surprit le regard sombre de Remmy
dans l’embrasure de la porte.
— Je crois que nous devrions utiliser tous les outils que les dieux
ont mis à notre disposition, reprit Juliette. À l’exception de celui que
vous agitez, cette peur que vous instillez chez les autres.
— Moi ? s’écria le père Wendel, paume contre la poitrine.
Son autre main pointa un index accusateur sur elle.
— C’est vous qui répandez la peur autour de vous, dit-il en
balayant la chapelle d’un large geste. Les gens se massent ici trois fois
par jour et se font un sang d’encre au sujet de vos agissements
diaboliques. Les enfants n’arrivent pas à s’endormir le soir, de peur
que vos manœuvres nous tuent tous autant que nous sommes.
Juliette resta bouche bée. Elle revit les regards noirs remarqués
dans l’escalier, cette mère qui avait tiré son enfant contre elle, les
gens qu’elle connaissait et qui ne lui disaient plus bonjour.
— Je pourrais vous montrer des livres, dit-elle avec calme en
songeant aux étagères qui abritaient l’Héritage. Je pourrais vous
montrer des livres, et alors vous sauriez la vérité.
— Il n’y a qu’un livre à connaître, dit Wendel.
Son regard se posa sur l’épais volume à la tranche dorée ouvert sur
le pupitre, dans une cage aux barreaux d’acier. Juliette se souvenait
des enseignements de ce livre. Elle avait vu ses pages aux phrases
cryptiques qui apparaissaient entre d’entiers passages noircis,
volontairement censurés. Elle remarqua aussi les soudures qui
fixaient la cage au pupitre. Un travail bâclé. On ne pouvait même pas
confier à des dieux censés protéger les hommes et les femmes la
protection d’un livre.
— Bien, je vais vous laisser vous préparer pour votre office, dit-
elle, désolée de s’être emportée.
Wendel décroisa les bras. Ils étaient allés trop loin et chacun le
savait. Elle avait espéré dissiper les doutes et n’avait fait que les
accroître.
— J’aimerais que vous restiez un peu, dit Wendel. Remplissez au
moins votre gourde.
Elle tendit un bras derrière son dos et décrocha sa gourde. Remmy
réapparut dans un bruissement de cape, le cercle de peau nue au
centre de son crâne luisant de sueur.
— Je veux bien, mon père, dit Juliette. Merci.
Wendel acquiesça. Il fit signe à Remmy, qui tira de l’eau à la
fontaine de la chapelle, et n’adressa plus la parole à Juliette. Pas un
mot. Il avait dû oublier sa promesse de bénir son voyage.
10

Silo 18

Juliette participa à des semailles officielles dans la ferme du milieu,


déjeuna tard, et reprit son ascension en solitaire. Au moment où elle
atteignait les trentièmes, l’éclairage commençait à se tamiser et elle
se surprit à se languir d’un lit familier.
Lukas l’attendait sur le palier. Il l’accueillit avec un sourire et
insista pour prendre son sac, bien qu’elle voyageât léger.
— Tu n’étais pas obligé de m’attendre, dit-elle, même si, en vérité,
elle trouvait ça gentil.
— Je viens juste d’arriver, lui assura-t-il. Un porteur m’a dit que tu
n’étais pas loin.
Juliette se souvint de la jeune fille en combinaison bleu clair qui
l’avait dépassée une dizaine d’étages auparavant. Il était facile
d’oublier que Lukas avait des yeux et des oreilles partout. Il lui ouvrit
la porte, et Juliette franchit un seuil où l’attendaient des souvenirs et
des émotions contradictoires. C’était ici que Knox était mort. Que le
maire Jahns s’était fait empoisonner. Qu’on l’avait condamnée au
nettoyage et que les médecins avaient soigné ses brûlures.
Elle jeta un œil en direction de la salle de conférences, où on lui
avait appris qu’elle était maire. C’est ici qu’elle avait suggéré à Peter
et Lukas de dire la vérité à tout le monde : ils n’étaient pas seuls au
monde. Elle estimait toujours que c’était une bonne idée, malgré
leurs protestations. Mais peut-être qu’en faire la démonstration
convaincrait davantage les gens que de simples paroles. Elle imagina
des familles partir pour un long voyage jusqu’au fond, de la même
manière qu’ils avaient pu gravir les étages pour regarder l’écran
mural. Ils visiteraient son monde à elle pour la première fois ; des
milliers de gens qui n’avaient pas la moindre idée de ce à quoi
ressemblaient les machines qui leur permettaient de vivre. Ils
descendraient jusqu’aux Machines pour ensuite emprunter un tunnel
et se rendre dans un autre silo. Au passage, ils pourraient admirer la
génératrice principale aux réglages parfaits, son ronron régulier. Ils
n’en reviendraient pas du trou qu’auraient creusé ses amis. Et enfin,
ils anticiperaient avec bonheur le repeuplement d’un monde vide
identique au leur, les modifications qu’ils y apporteraient selon leurs
envies.
Le portique de sécurité bipa lorsque Lukas plaqua son badge sur la
borne, tirant Juliette de sa rêverie. Le gardien fit un signe à Juliette,
auquel elle répondit. Derrière lui, les couloirs du DIT étaient déserts.
La plupart des employés étaient rentrés chez eux. Le calme ambiant
lui rappela le silo 17. Solo aurait pu apparaître au bout du couloir, la
moitié d’un pain à la main, des miettes plein la barbe, et lui faire un
grand sourire en l’apercevant. Les deux couloirs étaient exactement
les mêmes, à part l’éclairage déglingué qui pendait du plafond dans le
silo 17.
Ces deux univers s’entremêlaient dans son esprit tandis qu’elle
suivait Lukas vers sa résidence privée. Deux mondes agencés de la
même façon, deux vies vécues, une ici et une là-bas. Les semaines
passées avec Solo lui faisaient l’impression de toute une vie, tel était
le lien qui se formait entre deux personnes sous pression extrême.
Elise pourrait sortir en flèche de ce bureau dont les enfants avaient
fait leur maison et se jeter contre les jambes de Juliette. Les jumeaux
se disputeraient le butin découvert par l’un d’eux au hasard d’une
promenade. Rickson et Hannah échangeraient un baiser à la faveur
de l’obscurité et évoqueraient tout bas la conception d’un autre
enfant.
— … mais seulement si tu es d’accord.
Elle se tourna vers Lukas.
— Comment ? Mais oui. Bien sûr.
— Tu n’as pas écouté un mot de ce que je disais, hein ?
Une fois devant sa porte, il passa son badge sur le lecteur.
— Parfois, j’ai l’impression que tu es dans un autre monde.
Juliette perçut non pas de la colère dans sa voix, mais de
l’inquiétude. Elle lui reprit son sac et le suivit à l’intérieur. Il alluma
les lumières et lança son badge sur la table de chevet.
— Tu te sens bien ? demanda-t-il.
— Oui, juste fatiguée d’avoir monté tous ces étages.
Elle s’assit au bord du lit pour défaire ses lacets. Elle ôta ses bottes
et les laissa à leur place habituelle. L’appartement de Lukas était pour
elle comme une deuxième maison, familière et douillette. Son propre
appartement, au niveau 6, était en revanche une terre étrangère. Elle
y était allée deux fois, mais n’y avait pas encore passé une seule nuit.
S’y plier reviendrait à pleinement accepter son rôle de maire.
— Je pensais qu’on pourrait se faire livrer à dîner un peu plus tard.
Lukas fouillait dans son placard en quête du peignoir tout doux
que Juliette aimait enfiler après une bonne douche chaude. Il le
pendit au crochet au dos de la porte de la salle de bains.
— Tu veux que je te fasse couler un bain ?
Juliette poussa un long soupir.
— Je pue, c’est ça ? dit-elle en reniflant le dos de ses mains, tentant
d’y repérer une odeur de cambouis.
Il y avait la note acide de son chalumeau, la touche épicée des gaz
d’échappement de l’excavatrice – un parfum tatoué sur sa peau au
même titre que les motifs que certains graisseux traçaient dans la
chair de leurs bras avant de les encrer. Et tout cela malgré la douche
qu’elle avait prise juste avant de partir des Machines.
— Pas du tout.
Lukas avait l’air vexé.
— Je pensais simplement qu’un bain te ferait plaisir.
— Demain matin, peut-être. Et je ne vais peut-être pas dîner. J’ai
grignoté toute la journée.
Il sourit et vint s’asseoir près d’elle sur le lit. Elle remarqua son
sourire plein d’espoir, cette lueur dans ses yeux qu’elle décelait après
qu’ils avaient fait l’amour, mais toute trace de bonheur déserta son
visage lorsqu’elle reprit la parole :
— Il faut qu’on parle.
— On ne va pas déclarer notre relation, c’est ça ? dit-il, les épaules
tombantes.
Juliette lui prit la main.
— Non, mais non, ça n’a rien à voir. Bien sûr que si on va la
déclarer. Bien sûr.
Elle pressa sa main contre son buste, soudain perdue dans le
souvenir d’un amour qu’elle avait caché au Pacte par le passé, du
déchirement qu’elle avait subi. Jamais elle ne reproduirait la même
erreur.
— C’est à propos du tunnel.
Lukas inspira, retint son souffle un moment puis se mit à rire.
— Ah, ce n’est que ça ! Étonnant d’ailleurs que tes histoires de
forage m’apparaissent comme un moindre mal…
— Il y a autre chose que j’aimerais faire mais… tu ne vas pas aimer.
Il arqua un sourcil.
— Si ça concerne tes envies de parler des autres silos, de dire aux
gens ce qui existe au-delà de ces parois, tu sais ce qu’on en pense,
avec Peter. Les gens ne te croiront pas, et ceux qui te feront
confiance créeront des dégâts.
Juliette songea au père Wendel, aux choses que les gens pouvaient
croire en se basant sur de simples mots, aux croyances qui se
formaient à partir de livres. Il fallait peut-être d’abord qu’ils veuillent
croire à toutes ces choses. Et Lukas avait peut-être raison lorsqu’il
disait que tout le monde ne voudrait pas croire la vérité.
— Je ne vais rien leur dire. Je veux leur montrer. Il y a une chose
que j’aimerais faire en haut, mais j’ai besoin de ton aide et de celle de
ton département. Il faut que tu me prêtes quelques hommes.
— Je n’aime pas trop ça, dit-il en lui frottant le bras. Pourquoi on
n’en parlerait pas demain, plutôt ? J’ai envie de profiter de cette
soirée avec toi. Sans parler boulot. On n’a qu’à faire comme si je
n’étais qu’un simple technicien et toi… tout sauf le maire.
Elle lui serra la main.
— Tu as raison. Mais je vais peut-être sauter dans la douche vite
fait et…
— Non, reste.
Il l’embrassa dans le cou.
— Cette odeur, c’est la tienne. Tu prendras une douche demain
matin.
Elle céda. Il l’embrassa à nouveau dans le cou, mais lorsqu’il posa
une main sur la fermeture éclair de sa combinaison, elle lui demanda
d’éteindre la lumière. Pour une fois, il obtempéra sans se plaindre
qu’il ne pouvait jamais la voir. Il laissa tout de même la lumière de la
salle de bains allumée et ferma la porte presque entièrement, de
sorte que seule une faible lueur filtrait dans la pièce. Elle adorait être
nue avec lui, mais elle n’aimait pas qu’on la voie. L’entrelacs de
cicatrices sur sa peau la faisait ressembler aux stries du puits de mine
creusé dans le granit : un réseau de roche blanche qui tranchait par
rapport au reste.
Si elles étaient repoussantes pour les yeux, ses cicatrices
étaient extrêmement sensibles au toucher. Chacune était comme une
terminaison nerveuse reliée directement à son centre. Lorsque Lukas
en suivait le tracé du bout des doigts – tel un électricien suivant le
schéma d’un circuit –, de l’électricité circulait dans tout son corps.
Elle sentait sa peau se réchauffer. Ce ne serait pas une de ces nuits où
ils s’endormaient sitôt couchés. Ses plans et ses objectifs dangereux
s’évanouirent sous la douce pression de son corps contre le sien. Ce
serait une de ces nuits propices aux sensations plutôt qu’au
raisonnement, aux retrouvailles avec sa jeunesse, avec une époque
moins compliquée…
— C’est bizarre, dit Lukas en s’interrompant.
Juliette ne lui demanda pas de quoi il parlait, en espérant qu’il
l’oublie vite. Elle était trop fière pour lui dire de continuer à la
toucher comme il le faisait.
— Ma petite cicatrice préférée a disparu, poursuivit-il en lui
frottant le bras.
Juliette sentit le feu lui monter aux joues. Elle se retrouvait d’un
coup dans le sas. C’était une chose d’effleurer délicatement ses
blessures, mais c’était carrément autre chose de leur donner des
petits noms. De colère, elle retira son bras et roula sur le côté. En fin
de compte, ce serait peut-être bel et bien une soirée propice au
sommeil.
— Non, attends, laisse-moi voir, la supplia-t-il.
— C’est très cruel, ce que tu fais.
Il lui caressa le dos.
— Mais non, ce n’est pas mon intention. Je te jure. S’il te plaît, je
peux voir ton bras ?
Juliette s’assit contre un oreiller et remonta le drap sur ses genoux,
repliés contre elle.
— Je n’aime pas qu’on les évoque. Et tu ne devrais pas en avoir une
préférée.
Elle hocha la tête en direction de l’embrasure de la porte de la salle
de bains.
— Est-ce qu’on peut fermer la porte ou éteindre la lumière ?
— Jules, je te jure que je t’aime comme tu es. Je t’ai toujours vue
comme ça.
Elle choisit de comprendre qu’il ne l’avait jamais vue nue avant ses
blessures, et non qu’il l’avait toujours trouvée belle.
Elle sortit du lit pour aller éteindre la lumière elle-même. Elle tira
le drap avec elle, laissant Lukas seul, nu sur le lit.
— Elle était au creux de ton bras droit, dit-il. Trois petits traits qui
se croisaient et formaient une étoile. Je l’ai embrassée une centaine
de fois.
Après avoir éteint la lumière, Juliette resta seule dans l’obscurité.
Elle sentait encore le regard de Lukas sur elle. Elle voyait les gens qui
fixaient bêtement ses cicatrices même quand elle était habillée. Elle
songea à George. S’il l’avait vue comme ça… Une boule se forma dans
sa gorge.
Il la rejoignit dans le noir, passa un bras autour d’elle et déposa un
baiser sur son épaule.
— Allez, reviens te coucher. Je suis désolé. Et on peut laisser
éteint.
Juliette hésita.
— Je n’aime pas le fait que tu les connaisses si bien. Je n’ai pas
envie d’être une de tes cartes du ciel.
— Je sais, je sais. Mais je ne peux pas m’en empêcher. Elles font
partie de toi, c’est le seul toi que j’aie jamais connu. On devrait peut-
être demander à ton père de jeter un œil ?
Elle se dégagea à nouveau, cette fois pour rallumer la lumière. Elle
étudia le creux de son bras dans le miroir, le droit, puis le gauche,
songeant qu’il devait se tromper.
— Tu es sûr qu’elle était là ? lui demanda-t-elle, à la recherche
d’une petite parcelle de peau lisse, de ciel ouvert.
Lukas lui prit tendrement le poignet, porta son bras à sa bouche et
l’embrassa.
— Ici même, répondit-il. Je t’ai dit, je l’ai embrassée une centaine
de fois.
Juliette écrasa une larme au coin de son œil et rit en même temps,
submergée par un flot d’émotions contradictoires. Elle repéra un
nœud de chair particulièrement repoussant, une zébrure qui courait
le long de son avant-bras, le montra à Lukas, en lui pardonnant, à
défaut de le croire tout à fait.
— Embrasse celle-ci après.
11

Silo 1

Les batteries au carbure de silicium grâce auxquelles fonctionnaient


les drones étaient grandes comme des fours à gril. Selon Charlotte,
chacune d’elles devait peser entre quinze et vingt kilos. Elle les avait
retirées de deux drones avant de les envelopper de toile, trouvée
dans une des caisses d’équipement. Une batterie dans chaque main,
elle faisait lentement le tour de l’entrepôt, progressant en position
accroupie. Ses cuisses frémissaient, et elle ne sentait plus ses bras.
Elle laissait une traînée de sueur sur son passage, et elle avait
encore beaucoup de chemin à parcourir. Comment avait-elle pu se
laisser aller à ce point ? Tous ces footings et cet entraînement
pendant son service, pour se retrouver avachie derrière un poste de
pilotage de drone, assise sur son derrière pour s’adonner à des jeux
de guerre, pour s’asseoir à la cafétéria devant une bouillie insipide et
lire.
Elle s’était empâtée, voilà ce qui était arrivé. Et ça ne l’avait pas
gênée jusqu’à ce qu’elle se réveille dans ce cauchemar. Elle n’avait
jamais ressenti le besoin irrépressible de bouger jusqu’à ce qu’on la
congèle dans un caisson pendant plusieurs siècles. À présent, elle
voulait récupérer le corps dont elle se souvenait. Des jambes qui
marchaient. Des bras qui ne s’ankylosaient pas après un simple
brossage de dents. C’était peut-être bête de sa part de penser qu’elle
pouvait redevenir comme avant, renouer avec le monde de son
souvenir. Ou alors elle n’avait pas assez de patience. Ces choses-là
prenaient du temps.
Elle parvint enfin au niveau des drones, elle avait fini son tour. Un
tour complet. Il y avait du progrès. Cela faisait quelques semaines
que son frère l’avait tirée du sommeil, et sa routine – manger, faire
de l’exercice, travailler sur les drones – commençait à lui sembler
normale. Ce monde dingue dans lequel elle s’était réveillée prenait
peu à peu des airs de réalité. Et ça la terrifiait.
Elle posa les batteries par terre et prit plusieurs fois de longues
inspirations qu’elle retenait avant de souffler. La routine de la vie
militaire était assez semblable à celle-ci. Ça l’avait préparée en
quelque sorte, et ça l’empêchait de devenir folle. Être cloîtrée, ce
n’était pas nouveau pour elle. Vivre au milieu d’un champ de ruines
désert avec interdiction de sortir pour cause de danger de mort,
pareil. Postée en Irak au cours de la deuxième guerre contre l’Iran,
Charlotte s’était habituée à ces situations, à ne pas quitter sa base, à
ne pas vouloir sortir de son baraquement, de sa cabine de toilettes.
Elle était habituée à cette lutte de tous les instants pour garder la
raison. C’était de l’exercice mental autant que physique qu’il fallait
faire.
Elle se doucha dans une cabine près de la salle de pilotage, se
sécha, renifla chacune de ses trois combinaisons et décida qu’il était
temps de convaincre Donny de faire une nouvelle lessive. Elle enfila
la moins repoussante des trois, pendit la serviette à un lit superposé
pour qu’elle sèche et fit son propre lit au carré. À une époque,
Donald avait vécu dans la salle de réunion à l’autre bout de
l’entrepôt, mais Charlotte se plaisait presque dans son baraquement,
en compagnie des fantômes du lieu. Presque comme chez elle.
La plupart des postes de pilotage dans la salle au bout du couloir
étaient recouverts de bâches en plastique. Il y avait également un
bureau sur lequel était posée une mosaïque d’écrans. C’était ici qu’ils
essayaient d’assembler un poste de radio. Son frère avait réuni tout
un tas de pièces piochées dans les entrepôts inférieurs. Il faudrait
peut-être des dizaines ou même des centaines d’années avant que
quiconque remarque qu’elles avaient disparu.
Charlotte alluma la lampe de fortune qu’elle avait bricolée, puis la
radio. Elle obtenait déjà pas mal de stations. En quête de voix, elle
tourna la molette jusqu’à ce qu’elle tombe sur des bruits parasites. En
attendant, elle faisait comme si c’était le bruit des vagues sur le
rivage. Ou alors celui de la pluie sur un feuillage dense. Ou les
murmures d’une foule dans une salle obscure. Elle plongea une main
dans la caisse de pièces de rechange amassées par Donald, en quête
d’une paire de meilleures enceintes. Ils avaient toujours besoin d’un
micro ou d’un moyen d’émettre. À son grand regret, Charlotte n’était
pas très versée en électronique. Tout ce qu’elle savait faire, c’était
brancher, assembler. Les éléments d’un ordinateur, d’un fusil… Elle
se contentait d’unir les pièces qui voulaient bien s’accoupler et
d’appuyer sur le bouton de mise en marche. Le procédé n’avait
abouti à un nuage de fumée qu’une seule fois. Ce qu’il fallait surtout,
c’était de la patience, et Charlotte n’en avait pas beaucoup. Ou alors
du temps, et ça, elle en avait assez pour s’y noyer.
Des pas dans le couloir. Le petit-déjeuner arrivait. Elle baissa le
volume et fit de la place sur le bureau au moment où Donny entrait,
plateau à la main.
— Bonjour, dit-elle en se levant pour le libérer.
Elle avait encore les jambes en coton. Lorsque le visage de son
frère entra dans la lumière, elle remarqua son air contrarié.
— Tout va bien ?
Il secoua la tête.
— Il se peut qu’on ait un problème.
Elle posa le plateau.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Je suis tombé sur un type que je connais de ma première
faction. Je me suis retrouvé coincé dans l’ascenseur avec lui. Un
homme à tout faire.
— Aïe.
Elle souleva la cloche qui recouvrait une des assiettes et y trouva
un boîtier électrique et une longueur de câble enroulé sur lui-même.
Plus le petit tournevis qu’elle lui avait demandé.
— Tes œufs sont sous l’autre.
Elle prit sa fourchette.
— Est-ce qu’il t’a reconnu ?
— Impossible à dire. J’ai gardé la tête baissée jusqu’à ce qu’il
descende. Mais je le connaissais aussi bien que toutes les personnes
que j’ai croisées dans cet endroit. J’ai l’impression qu’hier encore je
lui empruntais des outils, je lui demandais de me remplacer une
ampoule. Ça aurait pu être hier ou il y a dix ans. La mémoire
fonctionne bizarrement ici.
Charlotte goûta les œufs. Donald les avait légèrement trop salés.
Elle l’imagina salière à la main, le bras tremblant.
— Même s’il t’a reconnu, il pensera que tu as entamé une nouvelle
faction, non ? Combien de gens pensent que tu es Thurman ?
Donald secoua la tête.
— Pas beaucoup. Mais ça pourrait nous péter à la figure à tout
moment. Je vais rapporter de quoi manger des cuisines, des trucs qui
se gardent. Ah, et j’ai fait changer les autorisations de ton badge pour
que tu aies accès aux ascenseurs. Et je me suis assuré que personne
d’autre ne puisse venir ici. Je ne veux surtout pas que tu te retrouves
coincée là s’il m’arrive quelque chose.
— Je n’aime pas penser à ce genre de choses, dit-elle en poussant
ses œufs du bout de sa fourchette.
— Il y a un autre petit problème. Le responsable du silo termine sa
faction dans une semaine, ce qui va nous compliquer un peu la tâche.
Je compte sur lui pour tenir le suivant au courant sur mon statut.
Mais les choses nous sourient un peu trop jusqu’à maintenant.
Charlotte rit tout en continuant à manger.
— Nous sourient trop ? dit-elle en secouant la tête. Dis donc,
j’aimerais pas les voir faire la grimace. Et sinon, des nouvelles de ton
silo préféré ?
— C’est le directeur du DIT qui a répondu aujourd’hui. Lukas.
Charlotte eut l’impression que son frère était déçu.
— Et ? Il y a du nouveau ?
— Il a réussi à s’introduire dans un autre serveur. Ce sont encore
les mêmes données, à propos des résidents, des boulots qu’ils ont
exercés, de leurs liens de famille et d’amitié, de leur naissance à leur
mort. Je ne comprends pas comment ces machines partent de ces
informations pour aboutir à ce classement. Ça ressemble à des
interférences censées cacher quelque chose.
Il sortit une feuille pliée de sa poche, une nouvelle impression du
classement des silos. Charlotte fit de la place sur le bureau et il y
posa la feuille en la lissant.
— Tu vois ? L’ordre a encore changé. Mais en vertu de quoi ?
Elle examina le rapport en finissant son assiette et Donald prit un
de ses dossiers. Il passait beaucoup de temps à travailler dans la salle
de réunion, où il étalait ses fiches et faisait les cent pas, mais
Charlotte préférait quand il restait avec elle. Il pouvait rester assis là
des heures, à reparcourir ses notes tandis que Charlotte travaillait à
l’assemblage du poste de radio, tous deux guettant des voix dans le
flot de parasites.
— Le silo 6 est de retour à la première place, marmonna-t-elle.
Tous ces chiffres qui n’avaient pas de sens… elle avait l’impression
de lire le côté d’une boîte de céréales au petit-déjeuner. Une colonne
s’intitulait Unité, ce qui, selon Donald, était le nom qu’ils donnaient
aux silos avant. À côté de chaque silo se trouvait un pourcentage qui
ressemblait à une dose journalière massive de vitamines : 99,992 %,
99,989 %, 99,987 %, 99,984 %… Le dernier silo à être affublé d’un
pourcentage avait le chiffre 99,974 %. Tous les silos qui figuraient
plus bas étaient barrés ou qualifiés de N/C – non concernés. Les si-
los 40, 12, 17 et quelques autres faisaient partie de cette catégorie.
— Tu penses toujours que celui qui figure tout en haut est le seul
qui survivra ? demanda-t-elle.
— Oui.
— Et tu l’as dit à ces gens à qui tu parles par radio ? Parce qu’ils
sont tout en bas de la liste.
Il lui jeta un regard contrarié.
— Tu ne leur as rien dit, c’est ça ? Tu te sers simplement d’eux
pour réussir à comprendre comment tout ça fonctionne.
— Je ne me sers pas d’eux. Je l’ai sauvé, leur silo, merde. Je le sauve
tous les jours où je ne fais pas état de ce qui se passe chez eux.
— D’accord, d’accord, dit Charlotte en retournant à ses œufs.
— En plus, ils doivent sûrement s’imaginer que ce sont eux qui se
servent de moi. Je suis persuadé qu’ils en apprennent plus que moi
au cours de nos conversations. Lukas, le directeur de leur DIT, il me
canarde de questions sur le monde d’avant et…
— Et leur maire ? Qu’est-ce qu’elle en retire ?
— Juliette ? demanda Donald en feuilletant un dossier. Elle aime
bien me menacer, on dirait.
Charlotte pouffa de rire.
— J’aimerais bien entendre ça.
— Si tu t’en sors avec cette radio, tu le pourras.
— Et après, tu passeras plus de temps à travailler ici ? Il vaudrait
mieux, tu sais. Ça diminuerait le risque qu’on te reconnaisse.
Elle ne voulait pas admettre qu’elle détestait le vide que créait son
absence.
— Absolument.
Donald se frotta le visage. Charlotte vit à quel point il était fatigué.
Son regard se posa à nouveau sur les chiffres du classement.
— Si ces chiffres sont vraiment ce sur quoi ils se basent pour faire
leur choix, c’est très arbitraire, tu ne trouves pas ? demanda-t-elle. Ils
sont très proches, quand même.
— Je ne pense pas que ces gens-là voient les choses de la même
façon. Tout ce dont ils ont besoin, c’est d’un de ces silos. Peu importe
lequel. C’est comme un tas de pièces de rechange dans une boîte. Tu
en pioches une, et ce qui t’importe, c’est qu’elle soit en état de
marche. C’est tout. Ils veulent juste s’assurer que tout fonctionne à
cent pour cent, ou au plus près.
Charlotte n’arrivait pas à croire à ce plan. Mais Donny lui avait
montré le Pacte et suffisamment de notes pour l’en convaincre. Tous
les silos, sauf un, seraient exterminés. Y compris le leur.
— Dans combien de temps sera prêt le prochain drone ? s’enquit
Donald.
Charlotte prit une gorgée de jus de fruits.
— Un jour ou deux, peut-être trois. Je l’allège au maximum. Je ne
suis même pas sûre qu’il puisse voler.
Les deux derniers n’étaient pas allés aussi loin que le premier. Elle
commençait à perdre espoir.
— OK, dit-il en passant une main sur son visage. Il va falloir qu’on
décide rapidement ce qu’on veut faire. Si on ne fait rien, ce
cauchemar se poursuivra encore deux cents ans, mais toi et moi on
ne durera pas jusque-là.
Son éclat de rire dégénéra en quinte de toux. Il sortit son
mouchoir de sa poche et Charlotte braqua son regard sur les écrans
noirs tandis qu’il toussait encore et encore.
Elle ne voulait pas lui avouer, mais sa préférence allait au scénario
déjà écrit. C’était comme si une série de machines sophistiquées
avaient en charge le destin de l’humanité, et elle faisait beaucoup
plus confiance aux ordinateurs que son frère. Elle avait passé des
années à piloter des drones qui pouvaient voler tout seuls, décider
quelle cible frapper, guider des missiles sur des objectifs très précis.
Plutôt qu’un pilote, elle avait souvent l’impression d’être un jockey,
une personne sur un animal qui pouvait courir tout seul et n’avait
besoin de quelqu’un que pour prendre les rênes ou lancer quelques
encouragements à l’occasion.
Elle reporta son attention sur les chiffres du rapport. À 0,001 %
près, on pouvait vivre, ou on pouvait mourir. Et la plupart allaient
mourir. Son frère et elle seraient endormis ou morts depuis
longtemps lorsque le moment viendrait. Ces chiffres faisaient
vraiment de cet holocauste annoncé un événement purement…
arbitraire.
Donald pointa le dossier qu’il tenait sur le rapport.
— Tu as remarqué que le silo 18 est monté de deux crans ?
Elle l’avait remarqué.
— Tu ne penses pas que tu t’es un peu trop… attaché ?
Il regarda ailleurs.
— J’ai un passif avec ce silo. C’est tout.
Charlotte hésita. Elle n’avait pas envie de le bousculer, mais elle ne
put s’en empêcher.
— Je ne parlais pas du silo. Tu sembles différent chaque fois que tu
parles à cette fille.
Il prit une profonde inspiration et souffla lentement.
— Elle a été envoyée au nettoyage. Elle est allée dehors.
Charlotte crut un instant qu’il allait en rester là. Comme si c’était
une explication suffisante. Il cligna des yeux plusieurs fois avant de
reprendre.
— Personne n’est censé en revenir. Je ne crois pas que les or-
dinateurs prennent ça en compte. Pas seulement ce à quoi elle a
survécu, mais le fait que leur silo tienne le coup. Normalement, ils
auraient dû sombrer. S’ils s’en sortent… ça vaut le coup de se
demander s’ils ne représentent pas notre meilleur espoir.
— Pour toi, peut-être, dit-elle en agitant la feuille de papier. Mais il
est impossible que nous soyons plus intelligents que ces ordinateurs,
frérot.
Donald eut l’air attristé.
— Certes, mais à l’inverse des machines, on peut faire preuve de
compassion.
Charlotte résista à l’envie de poursuivre le débat. Elle voulait
pourtant souligner qu’il s’intéressait à ce silo à cause de leurs liens
personnels. S’il connaissait des gens dans chaque silo – s’il
connaissait leur histoire –, est-ce qu’il les soutiendrait ? Une
question cruelle, mais pleine de vérité.
Donald toussa dans son mouchoir. Il surprit le regard de Charlotte,
jeta un œil au tissu maculé de sang et le fourra dans sa poche.
— J’ai peur, dit-elle.
Donald secoua la tête.
— Pas moi. Je n’ai pas peur de ça. Je n’ai pas peur de mourir.
— Je sais. C’est évident, sinon, tu verrais quelqu’un. Mais tu dois
bien avoir peur de quelque chose.
— Ça, oui. J’ai peur de plein de choses. D’être enterré vivant. De
faire ce qu’il ne faut pas.
— Alors ne fais rien, insista-t-elle.
Elle faillit le supplier de mettre un terme à cette folie, à leur
isolement. Ils pourraient se rendormir dans une capsule et laisser les
machines réaliser les plans prévus, si horribles soient-ils.
— Ne faisons rien, l’implora-t-elle.
Il se leva, lui pressa doucement le bras et tourna les talons.
— C’est peut-être la pire chose à faire.
12

Silo 1

Cette nuit-là, Charlotte se réveilla en plein cauchemar. Elle se


redressa, et les ressorts du matelas piaillèrent comme autant
d’oisillons dans leur nid. Elle avait encore l’impression d’évoluer
parmi les nuages, le visage fouetté par le vent.
Toujours ces rêves où elle volait. Où elle tombait. Des rêves sans
ailes où elle ne pouvait pas piloter, redresser. Une bombe qui filait
droit vers un homme et sa famille, l’homme tournait la tête au
dernier moment pour abriter son regard du soleil de midi, elle
apercevait alors son propre père, sa mère, son frère et elle-même
juste avant l’impact puis la perte du signal et…
Les oisillons se turent. Elle démêla ses mains prises dans les draps,
humides de tous ces cauchemars essorés de sa chair terrifiée.
L’obscurité ambiante l’oppressait. Elle sentait les lits vides autour
d’elle, comme si ses collègues avaient été convoqués dans la nuit et
l’avaient laissée seule. Elle se leva et avança à tâtons jusqu’aux
toilettes, ne glissa l’interrupteur qu’à mi-hauteur pour garder un
éclairage tamisé. Il lui arrivait de comprendre pourquoi son frère
avait choisi de vivre dans la salle de réunion à l’autre bout de
l’entrepôt. Ici, des fantômes hantaient les couloirs. Elle avait
l’impression de passer au travers des spectres des dormeurs.
Elle tira la chasse et se lava les mains. Hors de question qu’elle
retourne se coucher, elle ne réussirait pas à se rendormir, pas après
un tel rêve. Elle enfila une combinaison rouge que Donny lui avait
apportée, parmi les trois combinaisons de couleurs différentes, un
peu de variété dans cette vie cloîtrée. Elle ne se souvenait plus à
quelle fonction correspondaient le bleu et le doré, mais elle se
souvenait du “rouge mécano”. Les combis rouges avaient des poches
et des emplacements spéciaux pour les outils. Elle la portait pour
travailler, et donc elle était rarement propre. Garnie de tous ses
outils, la combinaison pesait dans les dix kilos, et cliquetait de toutes
parts. Elle remonta la fermeture éclair et se dirigea au bout du
couloir.
Bizarrement, les lumières de l’entrepôt étaient déjà allumées. Ce
devait être le milieu de la nuit. En général, elle n’oubliait pas de les
éteindre, et personne d’autre n’avait accès à ce niveau. La bouche
sèche, elle rampa jusqu’aux drones, et entendit des murmures
émaner de l’ombre.
Près des hautes étagères abritant des caisses d’outils et de rations
de secours, un homme était agenouillé près de la silhouette immobile
d’un autre. L’homme tourna la tête en entendant le bruit des outils de
Charlotte.
— Donny ?
— Oui ?
Elle poussa un soupir de soulagement. Le corps allongé à côté de
son frère n’était pas du tout un corps, mais une combinaison
bouffante aux manches et jambes écartées, forme vide et sans vie.
— Quelle heure il est ? demanda-t-elle en se frottant les yeux.
— Tard, dit-il en s’épongeant le front. Ou tôt, ça dépend. Je t’ai
réveillée ?
Charlotte remarqua qu’il bougeait de façon à lui cacher la
combinaison, qu’il commença à rouler sur elle-même. De grands
ciseaux et un rouleau de ruban adhésif argenté étaient posés près de
ses genoux, ainsi qu’un casque, des gants et ce qui ressemblait à une
bouteille d’oxygène. Et une paire de bottes. Le tissu bruissait lorsqu’il
l’enroulait, c’était ça qu’elle avait pris pour des murmures.
— Hmm ? Non, non, tu ne m’as pas réveillée. Je me suis levée pour
aller aux toilettes, et il m’a semblé entendre du bruit.
Mensonge. Elle était sortie pour travailler sur un drone au beau
milieu de la nuit, se tenir éveillée, en phase avec la réalité. Donald
hocha la tête et sortit un chiffon de sa poche. Il toussa dedans et le
rangea.
— Et toi, comment ça se fait que tu ne dormes pas ?
— Je passais des fournitures en revue, dit-il en entassant les
diverses parties de la combinaison. Des trucs dont ils ont besoin en
haut. Je ne voulais pas prendre le risque d’envoyer quelqu’un d’autre.
Tu veux que j’aille te chercher quelque chose de chaud pour le petit-
déjeuner ?
Charlotte enroula ses bras autour de son corps et secoua la tête.
Elle détestait qu’on lui rappelle qu’elle était coincée à cet étage,
qu’elle avait besoin de lui pour tout.
— Je m’habitue aux rations stockées ici, je commence même à
avoir un petit faible pour les barres à la noix de coco, dit-elle en
riant. Je me souviens que je les détestais à l’armée.
— Ça ne me dérange vraiment pas de t’apporter quelque chose,
insista Donald, manifestement en quête d’un prétexte pour sortir
d’ici, ou pour changer de sujet. Je pense pouvoir rapporter pour
bientôt les dernières pièces dont on a besoin pour la radio. J’ai
déposé une demande pour le micro, que je ne trouve nulle part. Il y
en a un qui se déglingue aux Communications, je le choperai peut-
être si rien d’autre ne fonctionne.
Charlotte acquiesça. Elle observa son frère fourrer la combinaison
dans une grande caisse en plastique. Il lui cachait quelque chose. Elle
savait quand il lui dissimulait des informations. C’était ce que
faisaient les grands frères en général.
Elle se dirigea vers le drone le plus proche, retira la bâche et posa
une boîte de clés sur l’aile en flèche inversée. Elle n’avait jamais été
très adroite avec les outils, mais après des semaines de travail sur les
drones, de persévérance sinon de patience, elle commençait à
comprendre quelques rudiments de mécanique.
— Alors, pour quoi ils ont besoin de cette combinaison ? demanda-
t-elle, s’efforçant de garder un air détaché.
— Je crois que ça a un rapport avec le réacteur, répondit-il en se
frottant la nuque.
Charlotte laissa son mensonge résonner entre eux. Elle voulait
qu’il l’entende aussi.
En ouvrant le fuselage du drone au niveau de l’aile, elle se rappela
qu’elle était rentrée de son service militaire avec de nouveaux
muscles et un ardent esprit de compétition forgé au sein d’une
section cent pour cent masculine. C’était avant qu’elle se laisse aller,
en déploiement. À l’époque, c’était une adolescente très tonique, et la
première remarque de son frère sur son nouveau physique l’avait
envoyé sur le canapé, le bras coincé dans le dos, écroulé de rire et
continuant à la titiller.
Enfin, il avait ri jusqu’à ce que son visage disparaisse sous un
coussin du canapé et qu’il se mette à couiner comme un porc. Les
jeux et la rigolade s’étaient transformés en quelque chose de grave et
d’effrayant, la peur de son frère d’être enterré vivant avait éveillé
quelque chose de primitif en lui, une chose dont elle ne s’était jamais
moquée et qu’elle ne voulait plus jamais revoir.
Donald scella la caisse et la rangea sur une étagère. Charlotte savait
pertinemment que cette combinaison n’était destinée à personne
d’autre dans le silo. Il fouilla ses poches en quête de son chiffon et se
mit à tousser. Elle fit semblant de se concentrer sur ce qu’elle faisait.
Donny n’avait pas envie d’aborder le sujet de la combinaison ni le
problème qu’il avait aux poumons, et elle ne lui en voulait pas. Son
frère était en train de mourir. Charlotte le savait, elle le voyait tel
qu’il lui apparaissait en rêve, se détournant à la dernière minute pour
s’abriter le regard du soleil de midi. Elle le voyait comme elle voyait
chaque homme dans ses derniers instants de vie. Le beau visage de
Donny s’étalait sur l’écran, orienté vers l’inévitable objet tombant du
ciel.
Il mourait, et c’était pour cette raison qu’il faisait des réserves de
nourriture pour elle et s’assurait qu’elle pourrait sortir d’ici. Qu’il
voulait qu’elle ait une radio, pour avoir quelqu’un à qui parler. Son
frère était en train de mourir, et il refusait de mourir enterré, de
mourir ici dans cette fosse où il ne pouvait plus respirer.
Charlotte ne savait que trop bien pour qui était cette combinaison.
13

Silo 18

Une combinaison de nettoyage gisait sur l’établi, une manche


pendant dans le vide, l’autre pliée comme un bras ne le pourrait pas.
La visière du casque fixait le plafond, impassible. Le petit écran avait
été retiré de l’intérieur pour ne laisser qu’une fenêtre en plastique
transparent donnant sur le monde réel. Penchée sur la combinaison,
en sueur, Juliette rivait le col rigide au niveau du cou en serrant les
vis à tête hexagonale. Elle se rappelait la dernière fois qu’elle avait
assemblé un scaphandre semblable.
Nelson, le jeune technicien en charge du labo de Confection,
travaillait à une tâche similaire à l’autre bout de l’atelier. Juliette
l’avait choisi comme assistant sur ce projet. Les combinaisons
n’avaient pas de secret pour lui, il était jeune, et ne semblait pas être
contre elle. Non que les deux premiers critères aient eu une
quelconque importance.
— Il faudrait maintenant aborder notre prochain sujet… le rapport
démographique, dit Marsha.
La jeune assistante – une secrétaire que Juliette n’avait jamais
demandée – passa en revue une dizaine de dossiers avant de trouver
le bon. Le papier recyclé qui jonchait l’établi avait transformé la
surface dédiée à la création d’objets en bureau de fortune. Juliette
leva un instant le nez de sa combi pour observer Marsha. C’était une
jeune fille toute mince d’à peine vingt ans, aux pommettes rosées et
aux jolies boucles brunes. Elle avait été l’assistante des deux derniers
maires, un laps de temps assez court, mais mouvementé. Tout
comme le badge doré et l’appartement au niveau 6, Marsha faisait
partie des nouveaux privilèges de Juliette.
— Ah, le voilà, dit-elle.
Elle se mordit la lèvre en feuilletant le dossier. Juliette ne put
s’empêcher de remarquer que les pages étaient imprimées d’un seul
côté. La valeur de ce que son service gâchait en papier aurait pu
servir à nourrir un étage entier pendant un an. Un jour, Lukas avait
dit en plaisantant que c’était pour éviter de mettre les recycleurs au
chômage. Les probabilités pour qu’il ait raison avaient empêché
Juliette de rire.
— Tu peux me filer ces joints, là ? demanda Juliette à Marsha en
pointant un doigt sur le coin de l’établi.
La main de la jeune fille flotta au-dessus d’une boîte de rondelles
frein, puis sur une autre de clavettes et s’arrêta sur les joints. Juliette
acquiesça.
— Merci.
— Donc. Nous sommes sous la barre des cinq mille habitants pour
la première fois depuis trente ans, annonça Marsha, plongée dans son
rapport. Nous avons eu beaucoup de… décès.
Bien qu’appliquée à poser son joint, Juliette sentit le regard de son
assistante dévier vers elle.
— La commission en charge de la loterie demande un comptage
officiel, afin que nous puissions déterminer…
— La commission en charge de la loterie exigerait un recensement
tous les quatre matins s’ils le pouvaient.
Juliette enduisit le joint d’huile avant de fixer l’autre partie du col.
Marsha laissa échapper un petit rire par politesse.
— Oui, bon, quoi qu’il en soit, ils veulent organiser une loterie
pour bientôt. Ils ont demandé deux cents numéros supplémentaires.
— Des numéros, grommela Juliette.
Elle pensait parfois que les ordinateurs de Lukas n’étaient bons
qu’à ça : cracher des numéros.
— Vous leur avez parlé de mon idée d’amnistie ? Ils sont au
courant que nous sommes sur le point de doubler notre superficie,
n’est-ce pas ?
— Je leur en ai parlé, oui, dit Marsha, mal à l’aise. Mais je ne crois
pas qu’ils l’aient bien pris.
À l’autre bout de l’atelier, Nelson leva le nez de la combinaison sur
laquelle il travaillait. C’était dans ce laboratoire que l’on équipait
autrefois les gens pour la mort. Mais ils travaillaient à présent sur
quelque chose de différent, une autre raison d’envoyer les gens
dehors.
— Qu’est-ce qu’ils ont dit, exactement ? voulut savoir Juliette. Ils
savent que quand on va atteindre l’autre silo, il va me falloir une
sacrée équipe pour le remettre sur pied. La population d’ici va
sérieusement chuter.
Nelson se pencha à nouveau sur son établi. Marsha referma son
rapport démographique et regarda ses pieds.
— Alors, qu’est-ce qu’ils pensent de mon idée de suspendre la
loterie ?
— Ils n’ont rien dit, répondit Marsha.
Elle leva la tête, et l’éclairage du plafond se refléta dans la pellicule
humide qui voilait son regard.
— Je pense que la plupart ne croient pas à votre deuxième silo.
Juliette éclata de rire et secoua la tête. Elle fixa la dernière vis
d’arrêt dans le col d’une main tremblante.
— Mais ce que la commission croit n’a pas vraiment d’importance,
si ?
Mais elle savait que ça valait aussi bien pour elle. Ça valait pour
tout le monde. Le monde extérieur était tel qu’il était, peu importent
les doutes, l’espoir ou la haine qu’une personne tentait d’y insuffler.
— Le forage est en route. Ils avancent de quatre-vingt-dix mètres
par jour. La commission n’aura qu’à descendre voir la progression
des travaux par elle-même. Tu n’as qu’à leur dire ça. Dis-leur de se
bouger et d’aller voir.
Marsha fronça les sourcils et gribouilla quelques notes.
— Bien. La question suivante concerne…
Elle attrapa son agenda.
— Ah oui. On a reçu une série de plaintes à propos…
On frappa à la porte. Juliette se retourna et vit entrer Lukas,
sourire aux lèvres. Il fit un signe de la main à Nelson, qui lui répondit
avec une clé de 18 mm. Lukas ne sembla pas surpris de trouver
Marsha dans le labo de Confection. Il la saisit par l’épaule.
— Tu devrais déménager son gros bureau en bois et l’installer ici,
dit-il à Juliette. Tu as largement le budget de portage.
Marsha sourit en entortillant une mèche brune autour de son
doigt. Elle balaya la pièce du regard.
— C’est vrai qu’on pourrait, dit-elle.
Juliette remarqua que son assistante rougissait en présence de
Lukas, et rit intérieurement. Le casque s’imbriqua dans le col en
cliquant. Elle testa le mécanisme de déverrouillage.
— Vous permettez que je vous emprunte le maire une petite
minute ? demanda Lukas.
— Mais bien sûr, répondit Marsha.
— Pas moi, dit Juliette, penchée sur une des manches. On est très
en retard sur notre planning.
— Il n’y a pas de planning, objecta Lukas, contrarié. C’est toi qui
décides du planning. Et puis, est-ce que tu as obtenu l’autorisation
pour ce projet ?
Il se planta à côté de Marsha, bras croisés.
— As-tu au moins expliqué à ton assistante ce que tu t’apprêtes à
faire ?
Juliette lui lança un regard coupable.
— Pas encore.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? demanda
Marsha en regardant les combinaisons comme si c’était la première
fois.
Juliette l’ignora et foudroya Lukas du regard.
— Si je dis que je suis en retard, c’est parce que je veux avoir fini ça
avant que le forage ait abouti. Ils se démènent, en bas. Ils ont percé
une couche de terre meuble. J’aimerais vraiment être là quand ils
perceront l’autre paroi.
— Et moi j’aimerais que tu assistes à cette réunion dont je t’ai parlé
et que tu vas rater si tu ne te mets pas en chemin tout de suite.
— Je n’y vais pas.
Lukas lança un regard à Nelson, qui posa sa clé, prit Marsha par le
bras et sortit du labo. Juliette les observa partir bouche bée et se
rendit compte que son jeune Lukas avait plus d’autorité qu’elle ne lui
en prêtait.
— C’est la réunion mensuelle du conseil, dit Lukas. La première
depuis ton élection. J’ai dit au juge Picken que tu serais là. Jules, il
faut que tu joues ton rôle de maire un minimum sous peine de ne
plus l’être pour très longtemps.
— Très bien, dit-elle en levant les mains. Parfait. Je ne suis plus
maire. Je le décrète ici devant toi.
Elle exécuta une signature dans le vide à l’aide d’un tournevis.
— Voilà, signé et tamponné.
— Arrête. Que pensera ton successeur de tout ça, d’après toi ? dit-
il en désignant les établis. Tu crois que tu pourras continuer à faire
ce qui te chante ? Tu sais comme moi que ce laboratoire reprendra
ses activités initiales.
Juliette résista à l’envie de le reprendre, elle ne faisait pas “ce qui
lui chantait”, mais quelque chose de bien pire.
Lukas remarqua les livres empilés près du lit de camp qu’elle
s’était installé dans un coin. C’est là qu’elle dormait lorsqu’il leur
arrivait de se disputer, ou lorsqu’elle avait envie d’être seule. Ceci dit,
elle ne dormait pas beaucoup ces temps-ci. Elle se frotta les yeux en
se demandant quand elle avait dormi plus de quatre heures d’affilée
pour la dernière fois. Elle passait ses nuits à souder dans le sas. Et ses
journées dans le labo de Confection ou alors en bas, au pôle de
transmissions. Elle ne dormait pas vraiment, elle tombait, morte de
fatigue, ici ou là.
— On devrait garder ces livres sous clé, dit Lukas en désignant la
pile près du lit. Si quelqu’un tombe dessus…
— Personne n’y croirait de toute façon, rétorqua Juliette.
— Ne serait-ce que pour le papier.
Elle acquiesça. Il avait raison. Elle y voyait des informations,
d’autres y verraient de l’argent.
— Je les rapporterai en bas, promit-elle, et sa colère se résorba,
comme de l’huile épongée par un chiffon.
Elle songea à Elise, qui lui avait dit par radio qu’elle fabriquait un
livre à partir de toutes ses pages préférées. Juliette en voulait un
comme ça aussi. Sauf qu’à la place des jolis poissons et des oiseaux
colorés de celui d’Elise, le sien recenserait des choses moins gaies.
Des choses cachées dans le cœur des hommes.
Lukas s’approcha d’elle et posa une main sur son bras.
— Cette réunion…
— J’ai entendu dire qu’ils envisageaient de revoter, le coupa-t-elle
en coinçant une mèche de cheveux derrière ses oreilles. Je ne vais
pas rester maire longtemps de toute façon. Et c’est pour ça qu’il faut
que je termine ça. Au moment où tout le monde revotera, ça ne
devrait plus avoir d’importance.
— Pourquoi ? Parce que tu seras maire d’un autre silo ? C’est ça,
ton plan ?
Juliette posa une main sur le casque.
— Non. Parce que j’aurai mes réponses. Parce que les gens verront
de leurs yeux que j’avais raison. Ils me croiront.
Lukas croisa les bras et prit une longue inspiration.
— Il faut que je redescende dans la salle des serveurs. Si personne
n’est là pour prendre l’appel, les lumières se mettent à clignoter dans
les bureaux et tout le monde me demande à quoi elles servent.
Juliette comprenait de quoi il parlait, pour l’avoir vu. Elle savait
aussi que Lukas appréciait autant qu’elle ces longues discussions
derrière le serveur. Sauf que lui s’en sortait mieux. Avec elle, toutes
les conversations viraient à la dispute. Lui savait arrondir les angles,
résoudre les problèmes.
— Je t’en prie, Jules, dis-moi que tu vas aller à cette réunion.
Promets-le-moi.
Elle jeta un œil à la combinaison posée sur l’autre établi, pour voir
où Nelson en était. Ils auraient besoin d’une autre combi pour la
personne supplémentaire dans le deuxième sas. Si elle travaillait
toute la nuit et la journée du lendemain…
— Pour moi, insista-t-il.
— Entendu, j’irai.
— Merci.
Lukas jeta un œil à la vieille pendule accrochée au mur, à ses
aiguilles rouges à peine visibles derrière le plastique opacifié.
— Tu me rejoins pour dîner ?
— Ça marche.
Il se pencha pour l’embrasser sur la joue. Dès qu’il tourna les
talons, Juliette mit quelques outils de côté pour plus tard. Elle prit un
chiffon propre et s’essuya les mains.
— Ah au fait, Luke ?
— Oui ? dit-il en s’arrêtant à la porte.
— N’oublie pas de passer mon bonjour à l’autre enfoiré.
14

Silo 18

Une fois sorti du labo de Confection, Lukas se dirigea vers la salle


des serveurs, à l’autre bout du trente-quatrième étage. Il passa
devant un atelier technique désert. Les hommes et les femmes qui
travaillaient là auparavant étaient descendus prendre le relais dans le
fond ou aux Fournitures, où de nombreux mécaniciens et ouvriers
avaient perdu la vie. Des gens du DIT envoyés remplacer ceux qu’ils
avaient tués, en somme.
C’est Shirly, l’amie de Juliette, qu’on avait placée à la tête des
Machines après le conflit. Elle se plaignait constamment à Lukas de
ses effectifs réduits, et se plaignait ensuite de leur incompétence
lorsqu’il lui envoyait de nouveaux ouvriers. Qu’est-ce qu’elle voulait,
au juste ? De la main-d’œuvre, simplement. Mais pas issue de son
service à lui.
Une poignée de techniciens et de membres de la Sécurité
attroupés devant la salle de pause se turent lorsqu’il approcha. Il leur
fit un signe de la main, et quelques mains polies se levèrent en
retour. Quelqu’un le salua d’un “Monsieur”, qui le fit grincer des
dents. Les bavardages ne reprirent qu’une fois qu’il eut pris un autre
couloir, et Lukas se rappela avoir eu la même attitude lorsque son
ancien chef passait en trombe.
Bernard. Avant, Lukas pensait qu’il savait ce qu’un poste de
responsable impliquait : on faisait ce qu’on voulait, les décisions
étaient purement arbitraires, on se montrait cruel juste pour être
cruel. Et voilà qu’il se retrouvait à accepter bien pire que ce qu’il
avait jamais imaginé. À présent qu’il connaissait ce monde et ses
horreurs, il pensait que peut-être les hommes comme lui n’avaient
pas l’étoffe de dirigeants. Il ne pouvait se permettre de l’avouer à
voix haute, mais un nouveau vote ne serait peut-être pas une
mauvaise chose. Juliette ferait une bonne technicienne au DIT. Le
brasage et le soudage n’étaient pas si différents, après tout. Ce n’était
qu’une question d’échelle. Puis il tenta, en vain, de l’imaginer
assembler une combinaison destinée à un nettoyeur, ou assise à ne
rien faire tandis qu’une personne d’un autre silo leur indiquerait
combien de naissances seraient autorisées telle semaine.
Il était plus que probable que l’élection d’un nouveau maire les
séparerait encore davantage. Ou alors il faudrait qu’il demande son
transfert aux Machines et qu’il apprenne à se servir d’une clé à
molette. Le directeur du DIT devenu graisseux, en faction de nuit. Il
se mit à rire. Il composa son code à l’entrée de la salle des serveurs,
et songea qu’il y aurait quelque chose de romantique dans le fait qu’il
abandonne sa vie et son boulot pour être avec elle. Peut-être même
encore plus romantique que d’aller à la chasse aux étoiles le soir. Il
faudrait qu’il s’habitue à ce qu’elle lui donne des ordres, mais ce
n’était pas la mer à boire. Avec une bonne dose de dégraissant,
l’ancien appartement de Juliette serait habitable. En cheminant entre
les serveurs, il se dit qu’il avait vécu dans un endroit bien pire, ici,
pile sous ses pieds. C’était d’être ensemble qui importait.
Au-dessus de sa tête, les voyants ne clignotaient pas encore. Soit il
était en avance, soit le dénommé Donald était en retard. En se
dirigeant vers le mur du fond, il passa devant plusieurs serveurs au
panneau latéral dévissé, débordants de câbles. Avec l’aide de Donald,
il était en train de découvrir comment accéder à l’ensemble des
données des machines. Rien d’excitant pour l’instant, mais il
progressait.
Il s’arrêta au serveur de communications, qui lui avait servi de
maison dans sa maison une éternité auparavant. Maintenant, les
conversations qu’il avait dans ce serveur étaient d’un genre différent.
Tout comme la personne à l’autre bout du fil était d’une nature
différente.
Il avait monté une des chaises en bois bancales du sous-sol. Il se
rappelait l’avoir remontée en la poussant devant lui tandis que
Juliette lui criait qu’ils auraient dû utiliser une corde… Une dispute
digne de deux porteurs. À côté de la chaise, une pile de boîtes
métalliques renfermant les livres servait de table. Un des livres de
l’Héritage était ouvert dessus. Lukas se mit à l’aise et le prit. Il en
avait marqué des pages en les cornant. Il y avait des points dans les
marges, pour marquer les endroits qui l’intriguaient. Il continua à le
feuilleter en attendant l’appel.
Ce qui à une époque l’avait ennuyé dans ces livres le fascinait à
présent. Pendant son emprisonnement – son Rite –, on l’avait forcé à
lire les chapitres de l’Ordre portant sur le comportement humain.
Maintenant, il pouvait passer des heures et des heures dessus. Et
Donald, la voix à l’autre bout du fil, l’avait convaincu que les garçons
de Robbers Cave, l’expérience de Milgram, la boîte de Skinner, tout
ça n’était pas que de simples histoires. Ces choses s’étaient
réellement produites.
Par la suite, il avait tiré davantage d’enseignements des livres de
l’Héritage. C’était l’histoire de l’ancien monde qui retenait à présent
toute son attention. Il y avait eu des tas de soulèvements échelonnés
sur des milliers d’années. Jules et lui se demandaient souvent s’il
était possible ou non que cette violence cyclique cesse un jour, et
n’étaient pas souvent d’accord. Selon les livres, un tel espoir était
utopique. Et puis Lukas avait découvert tout un chapitre sur les
dangers des conséquences d’un soulèvement, c’est-à-dire l’exacte
situation dans laquelle ils se retrouvaient. Il lut l’histoire d’hommes
aux noms étranges – Cromwell, Napoléon, Castro, Lénine – qui
s’étaient battus pour libérer un peuple et finalement le soumettre à
un régime encore pire.
Selon Juliette, ce n’étaient que des légendes. Des mythes. Comme
les fantômes dont parlaient les parents pour faire obéir les enfants.
Pour elle, ces chapitres avaient vocation à montrer à quel point il
était facile d’anéantir tout un monde ; la nature humaine y allait de
bon cœur. C’était la reconstruction qui s’avérait complexe. Par quoi
remplacer l’injustice ? Peu y réfléchissaient vraiment. La plupart ne
songeaient qu’à détruire, comme si on pouvait recoller les ruines et
les cendres.
Lukas n’était pas d’accord. Il pensait, et Donald le disait, que ces
histoires étaient vraies. Oui, les révolutions étaient dures. Il y aurait
toujours un moment où les choses seraient pires. Mais elles
finissaient par s’améliorer. Les gens retiennent les leçons de leurs
erreurs. Il avait essayé de l’en convaincre une fois, après un appel de
Donald qui les avait fait veiller jusqu’au milieu de la nuit. Bien sûr, il
avait fallu que Jules ait le dernier mot. Elle l’avait fait monter jusqu’à
la cafétéria, pour montrer du doigt la lueur qui pointait à l’horizon,
les collines désertes, le pâle reflet d’un rayon sur les tours en ruine.
— Le voilà ton monde qui s’améliore, avait-elle lâché. Tes hommes
qui tirent des leçons de leurs erreurs.
Toujours le dernier mot, mais Lukas n’avait pas fini.
— C’est peut-être le mauvais moment qui vient avant, avait-il
marmonné dans son café.
Mais Juliette avait fait semblant de ne pas entendre.
Sous les doigts de Lukas, les pages du livre virèrent au rouge. Il
leva la tête vers les voyants, qui s’étaient mis à clignoter. Le serveur
vibrait, une lumière pulsait au-dessus de la toute première fente. Il
prit le casque, démêla le cordon et le brancha.
— Allô ?
— Lukas.
La machine ôtait toute intonation à la voix, aplanissait toute
émotion. Sauf la déception. Le fait que ce ne soit pas Juliette qui
réponde avait suscité une déception perceptible. À moins que Lukas
ne se raconte des histoires.
— Oui, ce n’est que moi.
— C’est très bien. Pour tout vous dire, j’ai des affaires urgentes à
régler ici. Nous n’avons pas beaucoup de temps.
— OK.
Lukas retrouva sa page. Il la lut en diagonale pour reprendre là où
ils s’étaient arrêtés. Ces discussions lui rappelaient ses études avec
Bernard, sauf qu’il était passé de l’Ordre à l’Héritage. Et Donald était
plus prompt à répondre, plus ouvert que Bernard.
— Donc… Je voulais vous poser des questions à propos de ce
Rousseau…
— Avant ça, il faut que je vous implore à nouveau de cesser le forage.
Lukas referma le livre en y laissant son doigt pour ne pas perdre
sa page. Il était content que Juliette ait accepté de participer à la
réunion. Elle s’énervait chaque fois que le sujet revenait sur le tapis.
En raison d’une menace qu’elle lui avait lancée un jour, Donald
semblait croire qu’ils creusaient dans sa direction, et elle avait fait
jurer à Lukas de ne pas rétablir la vérité. Elle ne voulait pas qu’ils
découvrent l’existence de ses amis dans le silo 17, ni son plan de
sauvetage. Ce mensonge mettait Lukas mal à l’aise. Alors que Juliette
se méfiait de cet homme – qui les avait avertis que leur silo pouvait
être liquidé du jour au lendemain par des moyens mystérieux –,
Lukas voyait en lui quelqu’un qui essayait de les aider malgré les
risques qu’il encourait. Jules pensait que Donald craignait pour sa
propre vie. Lukas, lui, pensait que Donald avait bien peur, mais pour
eux.
— Je crains que le forage ne cesse pas tout de suite, dit Lukas.
Il faillit dire “Elle n’abandonnera jamais”, mais il valait mieux
donner l’image d’un silo solidaire.
— Les techniciens ici enregistrent des vibrations. Ils savent que
quelque chose se trame.
— Vous ne pouvez pas leur dire qu’on a des ennuis avec notre
génératrice ? Qu’elle est encore mal alignée ?
À nouveau, un soupir de déception qui échappa aux ordinateurs.
— Ils sont plus intelligents que ça. Pour l’instant, je leur ai demandé
de ne pas perdre leur temps avec ça, et c’est tout ce que je peux faire.
Mais je vous le redis, cette histoire de forage ne peut que vous attirer des
ennuis.
— Alors pourquoi vous nous aidez ? Pourquoi prendre des
risques ? Parce que c’est l’impression que j’ai.
— Mon boulot, c’est de faire en sorte que vous restiez en vie.
Lukas contempla l’intérieur du serveur, les voyants, les câbles, les
circuits.
— D’accord, mais ces conversations, cette lecture à deux, ces
appels tous les jours à la même heure, pourquoi vous faites tout ça ?
Je veux dire… Qu’est-ce que vous, vous retirez de tout ça ?
Il y eut un silence à l’autre bout de la ligne, un rare manque
d’assurance dans la voix d’habitude si ferme de leur soi-disant
protecteur.
— Je le fais parce que… parce que je peux vous aider à vous souvenir.
— Et c’est important ?
— Oui. Très important à mes yeux. Je sais ce que ça fait d’oublier.
— Et c’est pour ça que ces livres sont là ?
Un nouveau silence. Lukas eut l’impression de tomber sur une
vérité par hasard. Il faudrait qu’il se souvienne bien de ce moment
pour tout raconter à Juliette en détail.
— Les livres sont là pour que ceux qui héritent de la terre… ceux qui
seront choisis… sachent…
— Sachent quoi ? le pressa Lukas.
Il avait peur de le perdre. Donald s’était aventuré dans ces eaux-là
au fil de conversations précédentes, mais il avait toujours reculé au
dernier moment.
— Pour qu’ils sachent comment rattraper le coup, dit Donald. Bon,
c’est fini pour aujourd’hui. Il faut que j’y aille.
— Qu’est-ce que ça veut dire, “hériter de la terre” ?
— La prochaine fois. Il faut que j’y aille. Prenez garde à vous.
— Oui, dit Lukas. Vous aussi…
Mais le petit clic avait déjà retenti dans son casque. L’homme qui,
étonnamment, en savait autant sur l’ancien monde s’était
déconnecté.
15

Silo 18

Juliette n’avait jamais assisté à un conseil de sa vie. Comme les truies


qui mettaient bas, elle savait que de telles choses arrivaient, mais
n’avait jamais éprouvé le besoin d’assister à ce spectacle. Son
baptême se ferait donc en tant que maire, et elle espérait que ce
serait la dernière fois.
Elle rejoignit le juge Picken et le shérif Billings sur l’estrade tandis
que les habitants prenaient place. L’estrade lui rappelait la scène dans
le bazar, et Juliette se rappela que son père avait souvent comparé
ces réunions à des pièces de théâtre. Et elle ne l’avait jamais compris
comme un compliment.
— Je ne connais aucune de mes répliques, glissa-t-elle
énigmatiquement à Peter Billings.
Ils étaient assis si proches l’un de l’autre que leurs épaules se
touchaient.
— Ça va bien se passer, lui répondit Peter.
Il sourit à une jeune femme assise au premier rang qui se tortillait
les doigts. Juliette comprit que le jeune shérif avait rencontré
quelqu’un. La vie avait vite repris le dessus.
Pour se détendre, elle scruta la foule. Il y avait beaucoup de visages
inconnus. Quelques-uns familiers. Trois portes donnaient sur la salle.
Deux d’entre elles s’ouvraient sur des allées qui coupaient à travers
les rangées de vieux bancs. La troisième allée longeait en fait le mur.
Ils avaient divisé l’espace en trois, un peu comme le silo se divisait
en trois parties, bien que moins nettes. Juliette n’avait pas besoin
qu’on lui explique. Les gens qui entraient rendaient la chose évi-
dente.
Les rangs du centre de la pièce, correspondant au sommet du silo,
étaient déjà bondés, et il y avait même des gens debout contre le mur
du fond ; elle en reconnut certains, du DIT, ou de la cafétéria. Les
bancs correspondant au milieu du silo, sur un côté, étaient à moitié
remplis. Juliette remarqua que la plupart des résidents étaient assis
au bord de l’allée, c’est-à-dire le plus près possible du centre. Des
fermiers, en vert. Des plombiers des jardins hydroponiques. Des
gens avec des rêves. L’autre côté de la salle était pratiquement vide.
Le camp du fond. Un couple âgé était assis au premier rang de cette
section, se tenant la main. Juliette reconnut l’homme, un fabricant de
bottes. Ils venaient de loin, ces deux-là. Juliette attendait que
davantage d’habitants du fond arrivent, mais le chemin était trop
long. Elle se rappelait à présent comme ces conseils lui semblaient
lointains lorsqu’elle travaillait dans les profondeurs du silo. Souvent,
avec ses amis, elle n’entendait parler de ce qui se débattait et des lois
qui étaient votées qu’après la tenue de ces réunions. Non seulement
l’ascension était longue, mais la plupart d’entre eux étaient trop
occupés à survivre au jour le jour pour aller à perpète papoter des
lendemains.
Lorsque le flot d’habitants entrant se réduisit à un compte-gouttes,
le juge Picken se leva pour entamer la séance. Juliette se préparait à
s’ennuyer à mourir. Un petit discours, une présentation, puis ils
écouteraient les doléances des habitants. Ils promettraient de tout
arranger. Et chacun reprendrait le cours de sa vie comme si de rien
n’était.
Ce qu’elle voulait, elle, c’était retourner à ce qu’elle avait dû laisser
en plan. Il lui restait encore tant à faire dans le sas et le labo de
Confection. Devoir écouter les petits malheurs des gens, celui qui
appellerait à un nouveau vote, celui qui allait se plaindre du forage,
elle n’avait vraiment pas besoin de ça. Elle se doutait que ce qui était
grave pour d’autres n’aurait que peu d’importance à ses yeux. Être
condamnée à mort et survivre à un baptême du feu à son retour, ça
avait le don de repousser les chamailleries dans les plus profonds
replis de l’esprit.
Picken tapa du marteau et ouvrit la séance. Il souhaita la
bienvenue à tout le monde avant d’entamer la lecture de l’ordre du
jour. Juliette se tortillait sur son banc. Son regard se perdit dans la
foule, et elle se rendit compte que presque tous les yeux étaient
braqués sur elle, et non sur le juge. Elle n’entendit la fin de la
dernière phrase de Picken que grâce à la mention de son nom : “…
quelques mots de votre maire, Juliette Nichols.”
Il se tourna vers elle pour lui faire signe de venir au pupitre. Peter
lui tapota le genou en signe d’encouragement. L’estrade métallique
grinça sous ses pas. C’était le seul bruit audible. Puis quelqu’un dans
l’assemblée toussa. Quelques bruissements s’élevèrent des rangs.
Juliette s’agrippa aux bords du pupitre et s’étonna du mélange de
couleurs qui lui faisait face, bleu, blanc, rouge, marron, vert. Et au-
dessus de toutes ces couleurs, des mines renfrognées. De la colère,
de tous bords. Elle s’éclaircit la voix et se rendit compte à quel point
elle était mal préparée. Elle avait espéré dire quelques mots,
remercier les gens de leur intérêt, leur assurer qu’elle travaillait sans
relâche pour leur offrir une vie nouvelle et meilleure. Laissez-moi
une chance, voilà ce qu’elle avait envie de leur dire.
— Merci, se lança-t-elle, mais le juge Picken lui tira le bras et lui
montra le micro fixé au pupitre.
Au fond de la salle, quelqu’un cria qu’il n’entendait rien. Juliette
s’approcha du micro et remarqua que les visages de l’assistance
étaient les mêmes que ceux croisés dans l’escalier. Ils doutaient
d’elle. L’admiration, ou quelque chose d’approchant, avait cédé la
place à la méfiance.
— Si je suis ici aujourd’hui, c’est pour écouter vos questions. Vos
inquiétudes, dit-elle, surprise par le niveau sonore de sa voix. Mais
avant cela, j’aimerais dire quelques mots à propos de ce que nous
souhaiterions accomplir cette année…
— Vous avez laissé entrer du poison ? cria quelqu’un.
— Pardon ? bredouilla-t-elle avant de se racler la gorge.
Une femme se leva, un bébé dans les bras.
— Mon enfant a de la fièvre depuis que vous êtes revenue !
— Est-ce que les autres silos existent vraiment ?
— C’était comment, dehors ?
Un homme des bancs du milieu bondit de sa place, tout rouge de
colère.
— Qu’est-ce que vous fichez en bas qui fait tout ce boucan ?
Une dizaine d’autres personnes se levèrent à leur tour en criant.
Leurs plaintes et leurs questions se fondirent en un seul bruit, un
moteur alimenté à la rage. Les gens de la section centrale se
déversèrent dans les allées, à mesure que chacun voulait attirer
l’attention sur lui. Juliette remarqua la présence de son père, debout
tout au fond, calme, mais visiblement inquiet.
— Une personne à la fois, dit Juliette en tendant les paumes devant
elle.
Il y eut un brusque mouvement de foule vers l’avant, puis un coup
retentit.
Juliette cilla.
Un autre choc sonore résonna à côté d’elle. La main du juge Picken
n’en finissait plus d’abattre le marteau sur le disque de bois posé sur
le pupitre. L’adjoint Hoyle, posté près d’une porte, sortit de sa transe
et fendit la foule pour faire rasseoir les gens en réclamant le silence.
Debout sur le banc, Peter Billings les invitait lui aussi au calme. Un
silence tendu finit par tomber sur l’assemblée. Mais quelque chose
bourdonnait en eux. C’était comme un moteur qui ne tournait pas
encore mais impatient de démarrer, une vibration électrique sous la
surface, une bête prête à bondir. Juliette choisit ses mots avec soin.
— Je ne peux pas vous dire à quoi ça ressemble à l’extérieur…
— Vous ne pouvez pas ou ne voulez pas ? demanda quelqu’un.
Cette personne fut réduite au silence par un regard noir de
l’adjoint Hoyle, qui patrouillait dans les allées. Juliette inspira un
grand coup.
— Je ne peux pas vous le dire parce qu’on n’en sait rien.
Elle leva les mains pour empêcher tout commentaire.
— Tout ce qu’on nous a dit à propos du monde qui existe au-delà
de nos murs n’est que mensonge, invention…
— Et comment on peut être sûr que vous, vous ne mentez pas ?
Elle chercha l’origine de cette voix.
— Parce que je suis celle qui vous avoue qu’on ne sait foutre rien.
Je suis celle qui vient vous voir aujourd’hui pour vous dire qu’on
devrait aller jeter un œil nous-mêmes pour se faire une idée. Avec un
regard neuf. Avec une vraie curiosité. Je vous propose de faire ce qui
n’a jamais été fait, à savoir aller recueillir des échantillons dehors et
les rapporter pour les analyser et déterminer ce qui cloche dans ce
monde…
Des éclats de voix en provenance du fond noyèrent la fin de sa
phrase. Les gens étaient encore debout, bien que d’autres aient tenté
de les faire rasseoir. Certains avaient l’air curieux de son projet.
D’autres s’indignaient encore plus. Le marteau tapait, et Hoyle
dégaina sa matraque et l’agita devant les premiers rangs. Mais le
déchaînement de la foule avait franchi un point de non-retour. Peter
fit un pas en avant, main sur la crosse de son arme.
Juliette recula du pupitre. Un beuglement s’échappa des haut-
parleurs lorsque le bras du juge Picken fit tomber le micro. La
rondelle de bois avait valsé quelque part, et Picken tapait
directement sur le pupitre, à la surface duquel Juliette remarqua des
coups en forme de demi-lunes, dus à d’anciennes tentatives de faire
revenir le calme.
Sous la pression de la foule qui avançait, certains avec des
questions, mais la plupart aveugles de rage, l’adjoint Hoyle dut
reculer contre l’estrade. Les lèvres s’agitaient, les gens
postillonnaient. Juliette entendit davantage d’accusations, revit la
femme avec son bébé dans les bras. Marsha courut s’engouffrer
derrière l’estrade et ouvrit une porte métallique peinte couleur bois.
Peter fit signe à Juliette pour qu’ils se retirent dans le cabinet du juge.
Mais elle ne voulait pas partir. Elle voulait calmer ces gens, leur dire
que ses intentions étaient bonnes, qu’elle pouvait leur prouver s’ils
voulaient bien lui laisser une chance. Mais on la tirait vers l’arrière,
elle vit défiler un vestiaire où des robes noires bouffantes flottaient
comme des fantômes, un couloir où les portraits d’anciens juges
étaient accrochés de travers, pour enfin arriver face à un bureau
métallique, peint couleur bois lui aussi, assorti à la porte dérobée.
Les cris continuaient de leur parvenir, bien qu’étouffés. Des poings
cognaient de temps à autre contre la porte, Peter jurait. Juliette se
laissa tomber dans un vieux fauteuil en cuir réparé au ruban adhésif
et se prit la tête à deux mains. Leur colère était la sienne. Elle sentait
qu’elle la dirigeait elle-même vers Peter et Lukas, qui l’avaient faite
maire. Oui, elle la dirigeait vers Lukas, qui l’avait suppliée de laisser
son forage pour venir en haut, pour assister à ce conseil. Comme si
cette foule pouvait être apaisée.
Une cacophonie leur parvint soudain, la porte s’était ouverte.
Juliette s’attendait à la venue du juge Picken, mais fut surprise de
voir son père.
— Papa.
Elle se leva pour aller à sa rencontre. Il passa ses bras autour d’elle,
et elle retrouva sans peine cet endroit au milieu de sa poitrine où elle
cherchait du réconfort étant petite.
— J’ai entendu dire que tu serais peut-être là, murmura-t-il.
Juliette ne répondit pas. Si vieille qu’elle se sentît, les années
s’envolèrent, là, lovée dans ses bras.
— J’ai aussi entendu parler de ton projet, et je m’y oppose.
Juliette recula d’un pas pour l’observer. Peter s’excusa. Le bruit ne
fut pas si infernal cette fois lorsque la porte s’ouvrit, et Juliette
comprit que c’était le juge Picken qui avait laissé passer son père, qui
était là dans la salle en train de calmer la foule. Son père avait vu
comment les gens la considéraient, il les avait entendus parler. Elle
fit de son mieux pour retenir ses larmes.
— Ils ne m’ont pas laissé l’occasion de m’expliquer, dit-elle en
s’essuyant les yeux. Papa, il y a d’autres mondes, là, dehors, pareils au
nôtre. C’est dingue d’être assis là à se battre entre nous alors qu’il y a
d’autres…
— Je ne te parle pas du forage, l’interrompit son père. J’ai entendu
parler de ce que tu prépares en haut.
— Tu as entendu…
Elle s’essuya les yeux à nouveau.
— Lukas, marmonna-t-elle.
— Non, Lukas ne m’a rien dit. C’est un technicien, Nelson, il est
venu me voir pour un check-up et il m’a demandé si je ferais partie
des secours au cas où ça tournerait mal. J’ai fait semblant de savoir
de quoi il parlait.
— Papa, on a besoin de savoir ce qu’il y a dehors. Tu sais, ils
n’essaient absolument pas d’améliorer les choses. On ne sait pas du
tout ce que…
— Alors laisse le prochain nettoyeur le découvrir à ta place. Il
prendra les échantillons quand il sera expulsé. Je refuse que ce soit
toi.
Elle secoua la tête.
— Il n’y aura plus de nettoyages, papa. Pas tant que je serai maire.
Je n’expulserai plus personne.
Il posa une main sur son bras.
— Et je ne laisserai pas ma fille sortir.
Elle dégagea son bras.
— Je suis désolée, mais il le faut. Je prendrai toutes les précautions
nécessaires. Je te le promets.
Le visage de son père se durcit. Il retourna sa main et scruta sa
paume.
— Ton aide ne serait pas de trop, risqua-t-elle, en espérant lancer
un pont au-dessus du précipice qu’elle créait malgré elle. Nelson a
raison. Ce serait super d’avoir un docteur dans l’équipe.
— Je ne veux jouer aucun rôle dans ce projet. Regarde ce qui t’est
arrivé la dernière fois.
Son regard se posa sur son cou, où le col métallique de la
combinaison avait laissé une cicatrice en forme de crochet.
— Ça, c’était à cause du feu, dit Juliette en ajustant sa combinaison.
— Et la prochaine fois, ce sera autre chose.
Ils se toisèrent, dans ce cabinet où les gens étaient jugés dans le
calme, et Juliette ressentit une envie familière… fuir le conflit. Mais
elle fut contrée par un désir nouveau, celui d’enfouir son visage dans
la poitrine de son père et sangloter d’une façon qu’on n’autorisait
plus aux femmes de son âge, surtout pas chez les mécanos.
— Je ne veux pas te perdre à nouveau, dit-elle. Tu es la seule
famille qui me reste. S’il te plaît, aide-moi.
Ce fut difficile à dire. Son honnêteté la rendait vulnérable. Il y
avait à présent quelque chose de Lukas chez elle, c’était une chose
qu’il lui avait transmise.
Juliette guettait la réaction de son père et vit son visage se
détendre. Elle s’imaginait peut-être des choses, mais il lui sembla
qu’il avait fait un pas, baissé la garde.
— Je te ferai passer un check-up avant et après, dit-il.
— Merci. Ah, et à propos de check-up, il y a une chose que je
voulais te demander.
Elle remonta sa manche droite et examina les marques blanches le
long de son poignet.
— Est-ce que tu as déjà entendu parler de cicatrices qui s’effaçaient
avec le temps ? Lukas pensait que… Elle leva la tête vers lui : Bref.
Est-ce qu’elles peuvent disparaître ?
Son père prit une profonde inspiration et retint son souffle un
instant. Son regard se perdit au-dessus de l’épaule de sa fille, dans le
lointain.
— Non, finit-il par dire. Pas les cicatrices. Même avec le temps.
16

Silo 1

Le capitaine Brevard arrivait à la fin de sa septième faction. Plus que


trois. Encore trois factions à rester assis derrière des portiques de
sécurité, à lire les mêmes romans, encore et encore, jusqu’à ce que
leurs pages jaunies finissent par se détacher. Encore trois factions à
mettre la pâtée à ses adjoints au ping-pong – un nouveau à chaque
faction – en leur disant que ça faisait une éternité qu’il n’avait pas
joué. Encore trois factions de cette même bouffe, des mêmes vieux
films, de toutes ces choses insipides qui l’accueillaient à son réveil.
Encore trois. Rien d’insurmontable.
Le chef de la Sécurité du silo 1 décomptait les factions de la même
façon qu’il avait fait le compte à rebours des années qui le séparaient
de la retraite, à une époque. Pourvu qu’il ne se passe rien, telle était sa
devise. La fadeur avait du bon. La vanille était le goût du temps qui
passait. Telles étaient ses pensées alors qu’il se tenait face à un
cryopode éclaboussé de sang séché, un goût très différent de celui de
la vanille dans la bouche.
Un éclair éblouissant jaillit de l’appareil photo de l’adjoint Stevens
lorsque ce dernier prit une autre photo de l’intérieur de la capsule.
Le corps avait été retiré quelques heures plus tôt. Un assistant
médical qui s’occupait du caisson voisin avait remarqué une traînée
de sang sur le couvercle de celui-ci. Il en avait nettoyé la moitié avant
de se rendre compte de quoi il s’agissait. Brevard examinait à présent
les traces que le chiffon de l’assistant avait laissées. Il avala une autre
gorgée amère de café.
Sa tasse ne fumait plus. Ça caillait dans ce congélo. Brevard
détestait cet endroit. Il détestait s’y réveiller à poil, détestait se faire
tirer de ses rêves et se faire rendormir, détestait ce que cette pièce
faisait à son café. Il but une autre gorgée. Plus que trois factions, et ce
serait la retraite, si ça avait encore un sens. Personne ne pensait aussi
loin. En général, pas plus loin que la faction suivante.
Stevens baissa son appareil et hocha la tête en direction de la
sortie.
— Revoilà Darcy, monsieur.
Les deux agents observèrent Darcy, le gardien de nuit, se frayer un
chemin entre les cryopodes. Darcy était le premier à être arrivé sur
les lieux au petit matin, avait réveillé l’adjoint Stevens, qui avait
réveillé son supérieur. Darcy avait ensuite refusé d’aller se reposer
comme on le lui avait ordonné. Il avait accompagné le corps dans
l’aile médicale et avait attendu les résultats des tests tandis que
d’autres étaient descendus sur la scène de crime. Il agitait à présent
un bout de papier avec un peu trop d’enthousiasme à l’attention des
deux agents.
— Je ne supporte pas ce mec, souffla Stevens à son chef.
Brevard prit une gorgée de café pour éviter de répondre, sans
quitter son gardien de nuit des yeux. Darcy était jeune – à peine
trente ans –, avait les cheveux blonds et un sourire niais accroché
aux lèvres. Exactement le genre de personne inexpérimentée à qui
les forces de police aimaient confier les heures de nuit, quand toutes
les merdes possibles arrivaient. Totalement illogique, mais c’était la
tradition. L’expérience vous valait un sommeil de plomb à l’heure où
sortaient les cinglés.
— Vous ne croirez jamais ce que je tiens là… dit-il à plus de vingt
mètres d’eux, et plus qu’enthousiaste.
— Tu as une concordance, dit sèchement Brevard. Le sang du
couvercle correspond à celui du corps.
Il se retint d’ajouter que ce que Darcy n’avait pas, en revanche,
c’était un café chaud pour lui et pour Stevens.
— En partie, oui, répondit Darcy, vexé. Comment vous le savez ?
Il reprit son souffle et lui tendit le rapport.
— Parce que les concordances, c’est excitant, dit Brevard en
prenant la feuille. On agite ce genre d’infos comme si on avait
quelque chose de très important à révéler. Les avocats et les jurés
sont dingues de ça.
Et les petits bleus, voulut-il ajouter. Il ne savait pas au juste ce
qu’avait fait Darcy avant la formation, mais ça n’avait rien à voir avec
la police. Brevard examina le rapport : une concordance ADN tout ce
qu’il y avait de plus basique, une série de barres striées avec des
lignes reliant les points identiques. Et ces deux-là étaient identiques :
l’ADN de la personne enregistrée dans le pode et l’échantillon de sang
recueilli sur le couvercle.
— Mais ce n’est pas tout, dit Darcy.
Le gardien de nuit inspira à nouveau un grand coup. Il avait dû se
mettre à courir sitôt sorti de l’ascenseur.
— C’est bon, on pense qu’on a compris ce qui s’est passé, dit
Stevens d’un ton assuré.
Il opina en direction du caisson ouvert.
— De toute évidence, un meurtre a eu lieu. Tout a commencé…
— Non, pas un meurtre, intervint Darcy.
— Laissez l’adjoint terminer, dit Brevard en levant sa tasse de café.
Ça fait des heures qu’il est penché là-dessus.
Darcy voulut poursuivre mais se retint. Il se frotta les yeux, l’air
épuisé, et acquiesça.
— Bien, dit Stevens en pointant son appareil photo vers le
cryopode. Le sang sur le couvercle indique que le combat a
commencé ici. Notre assassin a dû y faire entrer de force l’homme
que nous avons trouvé à l’intérieur, c’est comme ça que du sang s’est
retrouvé sur le couvercle. Il lui a ligoté les mains, sûrement sous la
menace d’une arme, parce que je n’ai remarqué aucune trace autour
des poignets, ni aucun autre signe de lutte. Puis il lui a tiré dessus, au
niveau de la poitrine.
Stevens indiqua les traînées de sang à l’intérieur du couvercle.
— Les éclaboussures que nous avons ici indiquent que la victime
était assise. Mais les coulures nous disent que le pode a été refermé
juste après. Et d’après la couleur, je dirais que ça s’est passé pendant
notre faction, a priori dans le mois qui vient de s’écouler.
Durant toute la démonstration de Stevens, Brevard n’avait pas
quitté Darcy des yeux et voyait bien ses grimaces de désapprobation.
Le petit pensait qu’il en avait à remontrer à l’adjoint.
— Quoi d’autre ? demanda Brevard à Stevens, l’invitant à
poursuivre.
— Ah oui. Après le meurtre de la victime, l’assassin a inséré une
intraveineuse et un cathéter dans le corps pour empêcher la
décomposition. Nous cherchons donc quelqu’un qui ait des
connaissances médicales. Il est d’ailleurs peut-être encore en faction.
C’est pour cela que nous avons préféré parler de tout cela ici et non à
proximité de l’équipe médicale. Il faudra que nous les interrogions
chacun leur tour.
Brevard acquiesça et but une gorgée de café. Il attendait la réaction
du gardien de nuit.
— Ce n’était pas un meurtre, lâcha Darcy, exaspéré. Vous voulez
entendre ce que j’ai ? Pour commencer, le sang retrouvé sur le
couvercle concorde avec l’ADN de la personne enregistrée dans ce
pode, mais pas avec celui de la victime. Le type qui était à l’intérieur
est quelqu’un d’autre.
Brevard faillit recracher son café. Il s’essuya la moustache du
revers de la main.
— Quoi ? s’exclama-t-il, espérant avoir mal entendu.
— Le sang à l’extérieur était mélangé à de la salive. Il vient d’une
autre personne. Le médecin a dit que c’était probablement dû à une
toux, peut-être une blessure à la poitrine. Donc notre suspect est
sûrement blessé.
— Attendez. Alors qui est le type qu’on a trouvé dans le pode ?
demanda Stevens.
— Ils ne savent pas trop. Ils ont analysé son sang, mais
apparemment ses dossiers ont été trafiqués. Le type associé à ce
caisson ne devrait absolument pas se trouver dans l’aile exécutive. Il
devrait être dans l’aile de sommeil profond. Quant au sang prélevé à
l’intérieur, on a une concordance avec un dossier partiel d’une
personne appartenant à l’exécutif, ce qui la placerait quelque part par
ici…
— Un dossier partiel ?
Darcy haussa les épaules.
— Je vous l’ai dit, les dossiers ont été faussés, ou trafiqués, c’est un
vrai merdier. Selon le Dr Whitmore.
— Ah, s’écria l’adjoint Stevens en claquant des doigts. J’ai compris.
Je sais ce qui s’est passé. Il y a eu une lutte, un combat. Un type qui
ne veut pas qu’on l’endorme. Il réussit à s’échapper, il sait comment
pirater le…
— Une petite minute, l’interrompit Brevard en levant une main.
Il voyait en le regardant que Darcy n’avait pas fini.
— Pourquoi insistez-vous sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un
meurtre ? On a une blessure par balle, des éclaboussures de sang, un
caisson fermé, pas d’arme, un homme aux mains liées, du sang sur le
couvercle de sa capsule, quel que soit le nom sous lequel elle est
enregistrée. Tout indique que c’est un meurtre.
— C’est ce que j’essaie de vous dire depuis tout à l’heure. Ce n’est
pas un meurtre parce que le type était branché. Il n’a jamais été
débranché en fait, même avant qu’on lui tire dessus. Et le pode
fonctionnait toujours. Ce Troy, ou en tout cas le type que nous avons
sorti de là, il est toujours vivant.
17

Silo 1

Les trois hommes abandonnèrent le pode pour se diriger vers l’aile


médicale et la salle d’opération. Brevard avait le cerveau en
ébullition. Il n’avait vraiment pas besoin de cette merde alors qu’il
était en faction. On était loin du goût de la vanille. Il songea aux
rapports qu’il devrait pondre après ça, au pied que ce serait de
briefer le capitaine qui prendrait le relais.
— Vous pensez qu’on devrait en parler au Berger ? demanda
Stevens, faisant référence au chef de l’exécutif qui chapeautait l’aile
administrative, un homme qui recherchait principalement la
solitude.
Brevard se gaussa. Il ouvrit la porte à l’aide de son code et tous
trois sortirent dans le couloir.
— Je pense que c’est un peu insignifiant pour quelqu’un de sa
stature, pas vous ? Le Berger, il a tout un tas de silos sous sa coupe.
On voit à quel point ça l’use, c’est pour ça qu’il est souvent isolé.
C’est notre boulot de nous occuper de cas comme celui-ci. Même les
meurtres.
— Vous avez raison, dit Stevens.
Encore à bout de souffle, Darcy faisait de son mieux pour les
suivre.
Ils prirent l’ascenseur pour monter de deux étages. Brevard
repensa au contact du corps blessé par balle sous ses doigts lorsqu’il
l’avait inspecté. Aussi froid qu’un cadavre à la morgue, mais ne
l’étaient-ils pas tous lorsqu’ils se réveillaient ? Il songea à tous les
dégâts que le gel et le dégel provoquaient, aux machines qui
circulaient dans leur sang et qui étaient censées les réparer, cellule
par cellule. Et si ces petites choses pouvaient faire la même chose
pour une blessure par balle ?
L’ascenseur s’ouvrit sur le soixante-huitième étage. Brevard
entendit des voix en provenance du bloc opératoire. Il lui était
difficile de laisser tomber les théories qui s’étaient infiltrées entre
Stevens et lui pendant l’heure passée. Difficile de tout effacer pour
s’adapter à ce que Darcy leur avait appris. L’idée que des dossiers
aient pu être trafiqués rendait le problème beaucoup plus complexe.
Plus que trois factions à tenir, et voilà ce qui lui tombait dessus. Mais
si la victime était bel et bien en vie, coincer le suspect ne devrait pas
poser de problème. Si elle pouvait parler, elle pourrait identifier
l’homme qui lui avait tiré dessus.
Le docteur était avec l’un de ses assistants, dans la salle d’attente
qui précédait la salle d’opération. Ils avaient ôté leurs gants et les
cheveux gris du médecin étaient ébouriffés, comme s’il y avait passé
la main à plusieurs reprises. Les deux hommes avaient l’air épuisé.
Brevard jeta un œil par le hublot d’observation et vit l’homme qu’ils
avaient tiré de son pode. D’une couleur totalement différente, il avait
l’air de dormir, environné de tuyaux et de fils qui s’infiltraient sous
une blouse de papier bleu clair.
— J’ai entendu parler d’un extraordinaire retournement de
situation, dit Brevard.
Il se planta face à l’évier pour y jeter son café, balaya la salle du
regard en quête d’une cafetière mais n’en vit pas. Il aurait été prêt à
enchaîner une autre faction sur-le-champ si on lui avait donné un
café bien chaud, un paquet de cigarettes et la permission de les
fumer.
Le docteur tapota le bras de son assistant et lui donna quelques
instructions. Le jeune homme acquiesça et plongea une main dans sa
poche pour en sortir une paire de gants avant de retourner dans la
salle d’opération. Brevard l’observa passer en revue les machines
reliées à l’homme.
— Est-ce qu’il peut parler ? demanda Brevard.
— Oh que oui, répondit le Dr Whitmore en grattant sa barbe grise.
On a eu droit à un beau spectacle quand il s’est réveillé. Le patient
s’avère beaucoup plus fort qu’il n’y paraît.
— Et beaucoup moins mort, ajouta Stevens.
Personne ne rit.
— Il était très agité, poursuivit le Dr Whitmore. Il nous répétait
qu’il ne s’appelait pas Troy. C’était avant que je lance les tests.
Il opina en direction du papier que portait à présent Brevard.
Brevard lança un regard à Darcy en quête d’une confirmation.
— J’étais aux toilettes, avoua Darcy honteusement. Je n’étais pas là
quand il s’est réveillé.
— Nous lui avons donné un sédatif. Et je lui ai fait une prise de
sang afin de pouvoir l’identifier.
— Et qu’est-ce que vous avez découvert ?
Le Dr Whitmore secoua la tête.
— Ses données ont été effacées. Du moins c’est ce que je pensais.
Il prit un gobelet en plastique dans un placard, le remplit au
robinet et but une gorgée.
— Elles étaient incomplètes parce que je n’y avais pas accès. Je me
suis rappelé avoir vu la même chose pendant ma première faction.
C’était quelqu’un de l’aile exécutive, et alors je me suis souvenu de
l’endroit où vous aviez trouvé ce monsieur.
— L’aile exécutive, compléta Brevard. Mais ce n’était pas sa
capsule, c’est ça ?
Il se souvenait de ce que Darcy lui avait dit.
— Le sang prélevé sur le couvercle concorde avec le pode, mais
l’homme à l’intérieur est quelqu’un d’autre. Est-ce que ça ne voudrait
pas dire que quelqu’un a utilisé son propre caisson pour planquer un
corps ?
— Si mon intuition est bonne, c’est pire que ça.
Le Dr Whitmore prit une autre gorgée d’eau et se passa une main
dans les cheveux.
— Le nom qui figure sur le pode, Troy, concorde avec le sang
prélevé sur la face externe du couvercle, mais cet homme devrait
être en sommeil profond à l’heure qu’il est. Il a été endormi il y a
plus d’un siècle et personne ne l’a réveillé depuis.
— Mais pourtant il y a son sang sur le couvercle, commenta
Stevens.
— Ce qui veut dire au contraire que quelqu’un l’a effectivement
réveillé, fit remarquer Darcy.
Brevard jeta un œil à son agent de nuit et s’aperçut qu’il s’était
mépris sur son compte. C’était l’inconvénient de travailler avec des
personnes différentes à chaque faction. On ne connaissait vraiment
personne, on ne savait pas ce qu’ils valaient.
— La première chose à faire selon moi était de chercher dans les
rapports médicaux tout signe d’activité inhabituelle dans l’aile de
sommeil profond. Je voulais voir si on avait déjà tiré quelqu’un de là.
Ce que j’ai fait.
Brevard se sentait mal à l’aise. Ce docteur avait fait tout le boulot à
sa place.
— Et vous avez trouvé quelque chose ?
Le docteur acquiesça. Il fit un signe en direction de l’écran posé
sur le bureau de la salle d’attente.
— Il y a bien eu de l’activité dans l’aile de sommeil profond, dont
l’initiative revient à ce service. Pas pendant ma faction, je vous
prierai de le noter. À deux reprises, des gens ont été déplacés par
rapport aux coordonnées que l’on possède sur eux. Réveillés, donc.
L’un d’eux se trouvait dans l’ancienne aire de sommeil profond, cet
entrepôt d’avant la formation.
Le docteur s’arrêta pour leur permettre de digérer cette
information.
Brevard mit un moment à réagir. Son gardien de nuit en manque
de sommeil le battit d’un cheveu.
— Une femme ? s’exclama-t-il.
Le Dr Whitmore fronça les sourcils.
— Difficile à dire, mais c’est ce que je soupçonne. Pour une raison
que j’ignore, je n’ai pas accès aux données de cette personne. J’ai
envoyé Michael en bas voir qui se trouvait là.
— On pourrait avoir affaire à un crime passionnel, dit Stevens.
Brevard grogna en signe d’approbation. Il songeait déjà à la même
chose.
— Admettons qu’il y ait un homme qui supporte mal la solitude. Il
réveille sa femme en secret, probablement un administrateur, pour
les questions d’accès. Quelqu’un le découvre, un employé lambda, et
donc notre homme doit le tuer. Mais… c’est lui qui se fait tuer à la
place…
Brevard secoua la tête. Ça devenait trop compliqué. Il n’avait pas
eu la dose suffisante de caféine.
— Attendez, ce n’est pas fini, dit le Dr Whitmore.
Allons bon, se dit Brevard. Il regrettait d’avoir jeté son café froid.
Il fit un signe de la main pour avoir les nouvelles.
— Il y a donc un autre cas de réveil de sommeil profond, mais cette
fois, j’ai bien accès aux données de l’homme en question.
Le Dr Whitmore scruta les trois agents de sécurité.
— Quelqu’un veut deviner comment il s’appelle ?
— Troy, lâcha Darcy.
Le docteur claqua des doigts, les yeux écarquillés.
— Bingo.
Brevard se tourna vers son gardien de nuit.
— Et on peut savoir comment vous avez deviné ?
Darcy haussa les épaules.
— Tout le monde aime les concordances.
— Que je comprenne bien, dit Brevard. On a un tueur solitaire
sorti de sommeil profond qui trucide un administrateur, prend sa
place et sûrement ses codes d’accès, et réveille des femmes.
Il se tourna vers Stevens.
— En fait, je pense que vous avez raison. Il est temps de prévenir le
Berger. On vient tout juste d’atteindre le degré d’intérêt requis.
Stevens acquiesça et prit la direction de la porte. Mais un bruit de
bottes arrivant au pas de course retentit avant qu’il puisse partir.
Michael, l’un des infirmiers qui avaient aidé à sortir la victime du
pode, entra en sueur et hors d’haleine. Mains sur les genoux, il
tentait de reprendre son souffle, les yeux braqués sur son chef.
— Je vous ai demandé de ne pas tarder, pas de battre un record, dit
le Dr Whitmore.
— Je sais monsieur – Michael prit de longues inspirations.
Messieurs, on a un problème, finit-il par ajouter en les regardant tour
à tour, l’air déconfit.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Brevard.
— C’était bien une femme, pas de doute. Mais quelque chose sur
l’écran de son pode clignotait, alors j’ai vérifié ses données.
Il scruta leurs visages, le regard fou, et Brevard comprit. Mais
quelqu’un lui coupa à nouveau l’herbe sous le pied.
— Elle est morte, dit Darcy.
L’assistant hocha vigoureusement la tête, les mains toujours sur les
genoux.
— Anna, marmonna-t-il. Elle s’appelait Anna.

Dans la salle d’opération, l’homme sans nom mettait ses sangles à


rude épreuve, bombant les muscles de ses vieux bras nerveux. Le Dr
Whitmore le suppliait de se tenir tranquille. De l’autre côté du
brancard, le capitaine Brevard sentait l’odeur caractéristique d’un
homme qu’on vient de réveiller, un homme qui avait été laissé pour
mort. Deux yeux écarquillés se posèrent sur lui. L’homme sur qui
l’on avait tiré sembla reconnaître en Brevard le plus haut gradé dans
le secteur.
— Détachez-moi, dit le vieil homme.
— Pas avant de savoir ce qui s’est passé, répondit Brevard. Pas
avant que vous soyez rétabli.
Les menottes de cuir couinaient autour des poignets du vieil
homme.
— J’irais sûrement mieux si on me libérait de cette foutue table.
— On vous a tiré dessus, dit le Dr Whitmore en posant une main
sur l’épaule de son patient pour le calmer.
Le vieil homme reposa la tête sur son oreiller, scrutant tour à tour
le médecin et l’officier.
— Je sais, dit-il.
— Est-ce que vous vous rappelez qui c’était ? s’enquit Brevard.
L’homme acquiesça.
— Il s’appelle Donald.
Sa mâchoire se serra puis se détendit.
— Vous êtes sûr que ce n’est pas Troy ? demanda Brevard.
— Si vous voulez. C’est le même homme.
Brevard observa les poings du vieil homme se refermer avant de se
décrisper.
— Écoutez, je suis l’un des responsables de ce silo. J’exige d’être
libéré. Vérifiez mes données et vous verrez que…
— On va démêler tout ça et…
Les sangles grincèrent.
— Je vous dis de vérifier mes données !
— Elles ont été trafiquées, lui dit Brevard. Est-ce que vous pouvez
nous dire votre nom ?
L’homme resta immobile un instant, ses muscles se détendaient. Il
leva les yeux au plafond.
— Lequel ? Je m’appelle Paul. Mais la plupart des gens m’appellent
par mon nom de famille, Thurman. Avant, c’était Sénateur…
— Le Berger, souffla Brevard. Paul Thurman est le nom de
l’homme qu’ils ont surnommé le Berger.
Le vieil homme plissa les yeux.
— Je ne crois pas, non. On m’a donné un bon nombre de
sobriquets, mais jamais celui-là.
18

Silo 17

La terre grognait. Au-delà des murs du silo, la terre grondait, et de


plus en plus fort.
Ça n’avait été qu’un léger bourdonnement au début, quelques
jours auparavant, comme une pompe se mettant en marche au bout
d’un long tuyau, une vibration qui se transmettait du sol en métal à la
plante des pieds. Et puis, la veille, c’était devenu un tremblement
régulier qui parcourait le corps de Jimmy, de ses genoux jusqu’à ses
dents, serrées. Au-dessus de sa tête, des gouttes d’eau tombaient des
tuyaux pour s’écraser dans les petites mares laissées par les
inondations.
Elise poussa un petit cri aigu lorsqu’une goutte lui tomba dessus et
elle se tapota le sommet du crâne. Elle leva la tête en souriant pour
guetter une éventuelle nouvelle attaque.
— Ça fait un de ces boucans, dit Rickson.
Il faisait jouer le faisceau de sa lampe torche contre le mur du fond
de l’ancienne salle de la génératrice, d’où le bruit semblait provenir.
Hannah tapa dans ses mains et dit aux jumeaux de s’éloigner du
mur. Miles – ou du moins Jimmy le pensait-il ; il avait du mal à les
distinguer – avait l’oreille collée à la paroi de béton, les yeux fermés,
la bouche ouverte, l’air concentré. Son frère Marcus le tira en arrière
pour aller rejoindre les autres, enthousiaste et impatient.
— Restez derrière moi, dit Jimmy.
Les vibrations lui causaient des démangeaisons dans les pieds. Il
sentait le bruit dans sa poitrine tandis qu’une machine invisible
avalait de la roche brute.
— Encore combien de temps ? demanda Elise.
Jimmy ébouriffa ses cheveux. Il appréciait le contact de ses petits
bras inquiets autour de sa taille.
— Ça ne va pas tarder, la rassura-t-il.
Mais à la vérité, il n’en savait rien. Ils avaient passé les deux
dernières semaines à veiller à la bonne marche de la pompe pour que
le département des Machines soit sec. Ce matin-là, au réveil, le bruit
du forage était insupportable. Le vacarme s’était intensifié au fil de la
journée, et pourtant, ce mur vierge se dressait toujours devant eux,
et la petite pluie tombée des tuyaux tremblants ne cessait pas. Les
jumeaux, de plus en plus impatients, sautaient à présent dans les
flaques. Inexplicablement, le bébé dormait à poings fermés dans les
bras d’Hannah. Ils étaient là depuis des heures, à écouter l’ampleur
du vacarme, à attendre que quelque chose se passe.
La fin de leur longue attente fut annoncée par des bruits de
machine entrecoupés par celui de la roche broyée. Un fracas
métallique, des dents menaçantes qui s’entrechoquent, un tapage de
plus en plus important, et déstabilisant, venant de toutes parts, du
sol, du plafond, des murs. L’eau des flaques jaillissait dans l’air et
celle des tuyaux tombait dru. Jimmy faillit perdre l’équilibre.
— Reculez ! cria-t-il pour couvrir le bruit ambiant.
Il s’éloigna du mur en traînant la jambe, Elise accrochée à ses
hanches. Les autres lui obéirent, les yeux écarquillés, les bras grands
ouverts pour garder l’équilibre.
Un morceau de béton tomba, une plaque de la taille d’un homme
qui se pulvérisa en heurtant le sol. La poussière emplit l’espace… Elle
semblait venir du mur lui-même, comme s’il poussait un soupir.
Jimmy recula de quelques pas supplémentaires, imité par les
enfants, à présent plus inquiets qu’enthousiastes. Ils n’avaient plus
l’impression qu’une machine arrivait, mais des centaines. Elles
étaient partout… jusque dans leur poitrine.
Le vacarme atteignit un sommet insensé, du béton s’écroula
encore, le métal hurla, des étincelles jaillirent, et enfin l’énorme
excavatrice perça : une fêlure, puis une entaille apparurent en forme
de cercle, comme une ombre qui courait sur le mur.
La taille du trou remettait le bruit en perspective. Des dents
coupantes traversèrent le plafond, s’abattirent sur le sol et s’élevèrent
à nouveau de l’autre côté. Des barres de fer ressortaient de la
structure, sectionnées. Il y avait dans l’air une odeur de métal
brûlant et de craie. La machine transperçait le mur du niveau 142 et
mordait un bon morceau au-dessus et en dessous. Le trou qu’elle
avait pratiqué était plus important en hauteur qu’un étage de silo.
Les jumeaux braillaient, criaient de joie. Elise serrait les côtes de
Jimmy si fort qu’il avait du mal à respirer. Dans les bras d’Hannah, le
bébé remua, mais ses pleurs étaient à peine audibles avec tout ce
tumulte. Un autre coup de dents, un mouvement circulaire du
plafond jusqu’au sol et elles apparurent plus complètement et
s’avérèrent être en fait des sortes de roues, des dizaines de disques
coupants tournant à l’intérieur d’un disque plus grand. Un rocher
tomba du plafond et roula en direction de la génératrice. Jimmy
s’attendait à ce que le silo entier s’effondre autour d’eux.
Une ampoule explosa au-dessus de leurs têtes à cause des
vibrations, les éclats de verre se répandirent dans les flaques
ondoyantes.
— Reculez ! cria Jimmy.
Ils étaient déjà aussi loin que possible, mais ça semblait encore
trop près. Le sol se mit à trembler. Tous manquèrent tomber.
Soudain, Jimmy eut peur. Cette chose n’allait jamais s’arrêter, elle
filerait droit à travers le silo et continuerait son chemin, elle avait
échappé à leur contrôle et…
Le disque denté pénétra dans la pièce, ses roues acérées tournaient
et gémissaient, la pierre jaillissait d’un côté et s’éboulait de l’autre. La
violence diminua. Le fracas métallique s’amoindrit. Hannah berçait
son enfant en fredonnant, les yeux braqués sur l’intrusion en cours.
Des cris émergèrent de quelque part. Ils filtraient à travers la
roche effondrée. Le disque rotatif finit par s’arrêter tandis que les
plus petites roues tournèrent encore un peu. Leur bataille contre la
terre leur avait fait un bord bien brillant, comme neuf. Un morceau
de fer à béton était enroulé autour de l’une d’elles, comme un lacet
de botte.
Peu à peu, le silence se fit. Le bébé se calma. Un vrombissement
lointain – peut-être le ventre grondant de la machine – était le seul
bruit audible.
— Il y a quelqu’un ?
Un cri de derrière l’excavatrice.
— Ouais, c’est bon, on y est, lança une autre voix.
Une voix de femme.
Jimmy prit Elise dans ses bras, qui lui enserra le cou et verrouilla
ses chevilles autour de sa taille. Il courut vers le mur d’acier clouté
qui se dressait devant lui.
— Hé ! fit Rickson en se lançant à sa poursuite.
Les jumeaux les imitèrent.
Jimmy avait du mal à respirer. Ce n’était pas à cause de la poigne
d’Elise cette fois… c’était l’idée d’avoir de la visite. Des gens dont il
ne fallait pas avoir peur. Quelqu’un vers qui il pouvait courir au lieu
de vouloir lui échapper à tout prix.
Tout le monde le sentait. Ils couraient, radieux, vers la gueule de la
machine. Entre le trou dans le mur et le disque géant, un bras
émergea, une épaule, une femme qui remontait le tunnel creusé sous
le sol. Elle prit appui sur ses genoux, se leva et dégagea ses cheveux
de son visage.
Jimmy s’arrêta. Le groupe l’imita, à une dizaine de pas. Une
femme. Une étrangère. Elle se trouvait dans leur silo, leur souriait,
couverte de poussière et de crasse.
— Solo ? demanda-t-elle.
Un sourire éclatant. Elle était jolie, même sous une couche de
saletés. Elle marcha vers le groupe et ôta ses gants épais tandis
qu’une autre personne émergeait de derrière les dents de
l’excavatrice. Une main tendue. Les pleurs du bébé. Jimmy serra la
main de la femme, hypnotisé par son sourire.
— Je m’appelle Courtnee, dit-elle.
Son regard se posa sur les enfants, et son sourire se fit encore plus
large.
— Tu dois être Elise.
Elle serra doucement l’épaule de la fillette, ce qui renforça
l’étreinte autour du cou de Jimmy.
L’autre personne était un homme, pâle comme du papier neuf et
des cheveux tout aussi blancs. Il se retourna pour examiner les dents
acérées de la machine.
— Où est Juliette ? demanda Jimmy en posant Elise sur son autre
hanche.
Courtnee fronça les sourcils.
— Elle ne vous a pas dit ? Elle est allée dehors.
DEUXIÈME PARTIE

DEHORS
19

Silo 18

Juliette attendait dans le sas tandis que l’espace s’emplissait de gaz.


La combinaison de nettoyage se froissa contre sa peau. Elle ne
ressentait ni la peur qu’elle avait éprouvée la dernière fois qu’on
l’avait expulsée, ni l’espoir bercé d’illusions qui poussait la plupart à
l’exil. Quelque part entre les rêves absurdes et la terreur désespérée
se trouvait le désir de connaître le monde. Et, si possible, de le
rendre meilleur.
Dans le sas, la pression augmenta, et les plis de sa combinaison
entrèrent en contact avec toutes les cicatrices en relief de son corps.
C’était mille petites aiguilles, toutes les parties sensibles d’elle-même
touchées en même temps, comme si ce sas se souvenait, comme s’il
la connaissait.
Des bâches en plastique transparent avaient été tendues aux
parois. Elles se mirent à onduler, forcées à épouser les formes des
tuyaux, du banc où on l’avait habillée. Il ne restait plus longtemps. Si
elle éprouvait quelque chose, c’était de l’exaltation. Du soulagement.
Un projet de longue haleine qui aboutissait enfin.
Elle prit l’un des tubes à essai fixés au niveau de sa poitrine et
ouvrit le couvercle pour recueillir de l’argon inerte en guise
d’échantillon de référence. En le refermant, elle entendit un bruit
sourd qu’elle connaissait bien émanant de la porte qui menait vers
l’extérieur. Le silo s’ouvrit, et des volutes de brouillard se formèrent
tandis que l’air pressurisé empêchait l’air extérieur de pénétrer à
l’intérieur.
Le brouillard enflait, tourbillonnait autour d’elle. Il la poussait, la
pressait vers l’avant. Elle souleva une botte, franchit les portes du
silo 18 et se retrouva dehors, une fois encore.
La rampe était telle que dans son souvenir : un plan incliné en
béton qui reliait le dernier étage de sa maison souterraine à la
surface de la terre. De la poussière poussée par les vents formait de
petites buttes et des traînées de boue tachaient les murs. Les lourdes
portes se refermèrent derrière elle et les dernières volutes de fumée
se dissipèrent vers les nuages. Juliette se mit en chemin.
— Ça va ?
La douce voix de Lukas retentit dans son casque. Elle sourit.
C’était bon de l’avoir avec elle. Elle pressa son pouce contre son
index, ce qui mettait le micro de son casque en marche.
— Personne n’est encore mort sur la rampe, Lukas. Je vais très
bien.
Il lui murmura ses excuses et elle sourit à nouveau. C’était très
différent de s’aventurer au-dehors avec un tel soutien. Rien à voir
avec l’expulsion, les dos tournés, les gens qui n’osent pas regarder.
En haut de la rampe, elle éprouva une sorte de justesse. Sans plus
rien à craindre des mensonges numériques de la visière électronique,
elle ressentit ce que selon elle les humains étaient censés éprouver :
un vertige provoqué par l’absence de murs, cette terre nue qui
s’étendait dans toutes les directions, ces kilomètres et ces kilomètres
d’espace ouvert et de nuages bouillonnants. La joie anticipée de
l’exploration lui donna la chair de poule. Elle s’était déjà retrouvée
deux fois dehors, mais cette fois, c’était différent. Elle avait un but.
— Je prends mon premier échantillon, dit-elle en pinçant ses
doigts.
Elle détacha un autre tube de sa combinaison. Tout était numéroté,
comme pour un nettoyage, sauf que les étapes n’étaient pas les
mêmes. Ils avaient passé des semaines à planifier ce projet, une vraie
effervescence au sommet tandis que tout en bas ses amis avaient
creusé la terre. Elle ouvrit le tube, le tint en l’air en comptant jusqu’à
dix, et le referma. Le haut du récipient était transparent. Deux joints
s’entrechoquaient à l’intérieur et deux morceaux de ruban thermique
avaient été collés au fond. Juliette appliqua un enduit à base de cire
au bord du couvercle pour rendre le récipient hermétique.
L’échantillon numéroté alla rejoindre celui du sas dans une poche à
rabat fixée sur sa cuisse.
La voix de Lukas grésilla dans sa radio.
— Les dernières flammes se sont éteintes dans le sas. Nelson attend
que ça refroidisse avant d’y aller.
Juliette se retourna pour faire face à la tour de capteurs vidéo. Elle
se retint de faire signe aux dizaines d’hommes et de femmes qui
l’observaient sur l’écran de la cafétéria. Elle baissa la tête sur sa
poitrine en essayant de se rappeler quelle était l’étape suivante.
Échantillon du sol. Elle s’éloigna de la rampe et de la tour, en
direction d’une parcelle de terre sur laquelle aucun pied ne s’était
posé depuis peut-être plusieurs siècles. Elle s’agenouilla – la sous-
combinaison la pinça derrière le genou – et recueillit de la terre à
même le récipient, peu profond. Le sol était compact, difficilement
friable, alors elle fit entrer davantage de terre en surface pour
remplir sa boîte.
— Échantillon de surface réalisé, dit-elle en pinçant les doigts.
Elle remit soigneusement le couvercle sur la boîte et y apposa
l’enduit avant de la glisser dans une poche sur son autre cuisse.
— Tu progresses bien, répondit Lukas.
Il avait sûrement envie de l’encourager, mais elle ne perçut que
son inquiétude.
— Je prends un échantillon plus en profondeur.
Elle prit son outil à deux mains. Elle l’avait fabriqué en portant ses
gants pour être sûre qu’elle l’aurait bien en main. Il était en forme de
T, avec un bout en tire-bouchon. Elle appuya cette extrémité contre
le sol et elle tourna la poignée, encore et encore, en pesant de tout
son poids sur ses bras pour forcer le colimaçon à s’enfoncer dans la
terre.
Une goutte de la sueur qui perlait à son front heurta sa visière et
forma une minuscule flaque tandis que ses bras tremblaient sous
l’effort. Une violente bourrasque de vent toxique la déstabilisa.
Lorsque son outil eut pénétré la terre jusqu’au repère marqué sur la
poignée, elle se leva et le retira.
Le bouchon de terre sortit, accompagné d’une avalanche de
poussière se déversant dans le trou créé. Elle glissa son échantillon
dans un tube et le referma hermétiquement. Tous ses outils et
accessoires bénéficiaient de la précision et des finitions du meilleur
des Fournitures. Elle remit son outil à sa place et respira un grand
coup.
— Tout va bien ? demanda Lukas.
Elle fit un signe de la main en direction de la tour.
— Ça va. Plus que deux échantillons. Où on en est dans le sas ?
— Attends, je vais voir.
Tandis que Lukas vérifiait où en étaient les préparatifs pour son
retour, Juliette se dirigea vers la colline la plus proche. Ses pas
avaient été effacés par la pluie, mais elle se souvenait bien du chemin
qu’elle avait emprunté. Le sillon dans la colline était comme un
escalier engageant, une rampe le long de laquelle deux silhouettes
étaient encore lovées l’une contre l’autre.
Elle s’arrêta au pied de la colline et sortit un autre récipient
contenant des joints et du ruban thermique. Le couvercle s’ouvrit
facilement. Elle le tendit en l’air, au vent, pour capturer ce qui passait
par là, quoi que ce fût. Pour autant qu’ils sachent, c’étaient les
premières analyses de l’air extérieur. Les pages et les pages de
rapports bidon concernant les nettoyages n’étaient qu’un amas de
chiffres que l’on brandissait pour entretenir et justifier la peur.
C’était une mascarade, de faux efforts censés améliorer le monde,
alors que tout ce qu’ils voulaient, c’était leur vendre l’histoire selon
laquelle il était au-delà de toute amélioration possible.
La seule chose qui avait davantage impressionné Juliette que les
vices de ce complot, c’était la rapidité et le soulagement avec lesquels
ses mécanismes s’étaient effondrés au sein du DIT. Les hommes et les
femmes du niveau 34 lui rappelaient les enfants du silo 17, effrayés,
cherchant désespérément un adulte à qui se raccrocher, en qui avoir
confiance. Ce projet d’analyse de l’air extérieur avait suscité la peur
et le doute ailleurs dans le silo, mais au DIT, où ils avaient fait
semblant de travailler pendant des générations, l’occasion de
procéder à une véritable recherche avait été accueillie avec un vif
enthousiasme.
Merde !
Juliette referma le récipient. Elle avait laissé libre cours à ses
pensées et oublié de compter jusqu’à dix. Ça faisait sûrement deux
fois plus longtemps.
— Hé, Jules ?
Elle pinça les doigts.
— Oui ?
Elle relâcha le micro, appliqua l’enduit, s’assura que le couvercle
portait le numéro 2 et rangea la boîte avec les autres, s’en voulant
d’être aussi distraite.
— La purification du sas est terminée. Nelson y est allé pour préparer
ton retour, mais ils disent qu’il va falloir un petit moment avant que
l’argon se recharge. Tu es sûre que tout va bien ?
Elle prit le temps de se poser la question pour donner une réponse
honnête. Quelques respirations profondes. Remua les doigts, les
orteils. Leva les yeux vers les nuages noirs pour s’assurer que sa
vision et son équilibre étaient normaux.
— Oui, tout va très bien.
— D’accord. Et on va refaire une purification à ton retour. On dirait
que ces flammes ne sont vraiment pas de trop. On avait de drôles de
données du sas avant que tu partes. Par mesure de précaution, Nelson
fait procéder à un récurage du sas intérieur en ce moment même. Tout
sera prêt pour toi dès que possible.
Juliette n’aimait pas ces nouvelles. Son passage dans le sas du silo
17 avait été épouvantable, mais n’avait eu aucune conséquence à long
terme. Renverser de la soupe sur elle avait suffi à sa survie. Le
postulat qui avait guidé tout leur travail était que les conditions
extérieures n’étaient pas aussi mauvaises qu’on avait voulu leur faire
croire, et que les flammes étaient plus un moyen de dissuader les
habitants de quitter le sas qu’une absolue nécessité pour purifier
l’air. Le défi pour elle, dans cette mission, c’était de rentrer sans
écoper d’une autre brûlure ou sans passer par la case hôpital. Mais
elle ne pouvait pas non plus faire courir de risques au silo.
Elle pinça les doigts, songea brutalement à tous les enjeux qui
pesaient sur elle.
— Il y a toujours des gens qui regardent ? demanda-t-elle à Lukas.
— Oui, l’atmosphère est électrique. Ils n’arrivent pas à croire ce qui est
en train de se passer.
— Je veux que tu les évacues.
Pas de réponse.
— Lukas ? Tu me reçois ? Je veux que tu fasses descendre tout le
monde d’au moins quatre niveaux. Toutes les personnes qui ne
travaillent pas sur cette mission. Bien compris ?
Elle attendit.
— Oui.
Il y avait beaucoup de bruit à l’arrière-plan.
— C’est ce qu’on est en train de faire, en essayant de les calmer.
— Dis-leur que c’est une simple mesure de précaution. À cause des
données du sas.
— On le fait, on le fait.
Il avait l’air essoufflé. Juliette espérait qu’elle ne causait pas un
vent de panique sans raison.
— Je vais prélever mon dernier échantillon, dit-elle en se
concentrant sur la tâche en cours.
Ils s’étaient préparés au pire. Tout allait bien se passer. Elle se
félicitait des capteurs, même rudimentaires, qu’ils avaient installés
dans le sas. La prochaine fois qu’elle sortirait, elle espérait pouvoir
en installer une série sur la tour. Mais chaque chose en son temps.
Elle se dirigea vers l’un des nettoyeurs gisant au pied de la colline.
Le corps qu’ils avaient choisi était celui de Jack Brent. Il avait été
envoyé au nettoyage neuf ans auparavant, devenu fou après la
seconde fausse couche de sa femme. Juliette en savait très peu sur
lui. Ce qui avait d’ailleurs constitué son principal critère pour le
dernier échantillon.
Elle s’agenouilla près de ce qui restait du corps. La vieille
combinaison était depuis longtemps du même gris terne que le sol.
Ce qui avait été une couche métallique s’écaillait comme de la
peinture. Les bottes étaient élimées jusqu’à la trame, la visière
ébréchée. Jack avait les bras croisés sur la poitrine, les jambes droites
et parallèles, comme s’il avait fait une sieste et ne s’était jamais
relevé. Comme s’il s’était allongé pour profiter du ciel bleu azur qu’il
avait vu à travers sa visière.
Juliette sortit sa dernière boîte, la numéro 3. Elle frissonna à l’idée
qu’elle aurait connu le même sort si Scottie, Walker et d’autres
personnes des Fournitures n’avaient pas pris autant de risques. Elle
sortit la lame tranchante de la boîte et découpa un carré dans la
combinaison. Elle posa la lame sur la poitrine du nettoyeur et glissa
son échantillon dans la boîte. En retenant son souffle, elle reprit la
lame, prit garde de ne pas entailler sa propre combinaison et
découpa cette fois un carré de la sous-combinaison décomposée.
Elle dut extraire ce dernier échantillon à l’aide de la lame.
Impossible de dire si elle prenait de la chair en même temps. Dieu
merci, tout était sombre sous la combinaison déchirée. Mais il ne
semblait y avoir que de la poussière à l’intérieur, voletant en
tourbillons entre les os du squelette.
Elle déposa l’échantillon dans son récipient et laissa la lame près
du corps – elle n’en avait plus besoin, et les gants encombrants
rendaient la manipulation trop risquée. Elle se leva et se tourna vers
la tour.
— Tu vas bien ?
La voix de Lukas semblait différente. Étouffée. Juliette souffla,
sentit un léger vertige après avoir retenu son souffle si longtemps.
— Oui, ça va.
— On est presque prêts. Tu peux prendre le chemin du retour.
Elle acquiesça, même s’il ne la voyait probablement pas à cette
distance, pas même avec les écrans géants qui exagéraient le monde.
— Hé, tu sais ce qu’on a oublié ?
Elle se figea, regard braqué sur la tour.
— Non, quoi ? Qu’est-ce qu’on a oublié ?
Un filet de sueur roula sur sa joue. Elle sentait l’entrelacs de
cicatrices sur sa nuque, à l’endroit où sa dernière combinaison avait
fondu sur sa peau.
— On a oublié de te munir d’un chiffon ou deux, dit Lukas. Les
capteurs sont déjà en train de s’encrasser. Et bon, tu vois quoi, tant que
tu es dehors…
Le regard de Juliette se durcit.
— C’était juste une idée. Peut-être que tu aurais pu, je sais pas, faire
un peu de nettoyage…
20

Silo 18

Juliette attendait en bas de la rampe. Elle se rappela la dernière fois


qu’elle s’était retrouvée là, avec une couverture de ruban thermique
fabriquée par Solo, se demandant si elle n’allait pas s’asphyxier avant
que les portes s’ouvrent, si elle allait survivre à ce qui l’attendait à
l’intérieur. Elle s’était attendue à trouver Lukas, et s’était battue avec
Bernard à la place.
Elle tenta de chasser ces souvenirs. Elle examina ses poches pour
s’assurer que tout était hermétiquement fermé. Les étapes de la
décontamination qui se préparait défilèrent dans son esprit. Elle
espérait que tout serait en place.
— Bien, nous y voilà, dit Lukas.
À nouveau, sa voix semblait creuse, distante.
Au moment venu, les rouages de la porte du sas grincèrent et une
volute d’argon pressurisé s’échappa de l’embrasure. Juliette se jeta
dans le brouillard blanc, immensément soulagée d’être rentrée.
— Je suis à l’intérieur, je suis à l’intérieur, dit-elle.
Les portes se refermèrent derrière elle. En jetant un œil à la porte
qui se dressait devant elle, elle aperçut un casque à travers le hublot,
quelqu’un qui la regardait. Elle se dirigea vers le banc, ouvrit la caisse
hermétique que Nelson avait installée pendant son absence. Elle
devait faire vite. Le gaz, les flammes, tout était automatisé.
Elle arracha les pochettes qu’elle avait autour des cuisses et les
déposa à l’intérieur. Elle fit de même avec son outil de forage et son
échantillon, puis verrouilla la caisse. Elle avait bien fait de
s’entraîner. Ses mouvements, malgré la combinaison, étaient fluides.
Le soir, dans son lit, elle s’était repassé chaque étape jusqu’à ce
qu’elles deviennent une habitude.
Elle traversa le sas et agrippa le bord de la grande baignoire
métallique qu’elle avait elle-même soudée. Le métal était encore un
peu chaud, mais l’eau que Nelson avait versée l’avait bien refroidi. En
prenant une inspiration aussi longue qu’inutile, elle s’immergea dans
l’eau, tête comprise.
Lorsque l’eau recouvrit son casque, Juliette sentit son premier
véritable accès de panique de toute la mission. Son souffle se fit plus
court. Être dehors, ce n’était rien comparé à se retrouver sous l’eau.
C’était à nouveau l’inondation ; elle prenait de toutes petites goulées
d’air, sentait le goût de l’acier et de la rouille au contact des marches.
Elle oublia ce qu’elle était censée faire.
Elle remarqua une des poignées au fond de la baignoire, la saisit et
s’en servit pour descendre davantage. Une botte à la fois, elle trouva
la barre soudée à l’autre extrémité et glissa ses pieds en dessous. Elle
resta immergée ainsi, espérant que son dos était hors d’atteinte. Ses
bras luttaient contre la flottabilité de la combinaison. Et même à
travers son casque et l’épaisseur de l’eau, elle entendait des
éclaboussures sur le sol du sas. Elle entendait aussi les flammes
lécher la baignoire et rugir tout autour.
— Trois, quatre, cinq… comptait Lukas, et un souvenir douloureux
revint à Juliette, l’éclairage de secours verdâtre, la poitrine
oppressée…
— Six, sept, huit…
Elle arrivait presque à sentir ce goût d’essence qu’elle avait eu dans
la bouche en émergeant, vivante, des profondeurs inondées du silo
17.
— Neuf, dix. Purification terminée.
Elle lâcha la poignée, dégagea ses bottes et remonta à la surface
brûlante. Elle sentit la chaleur ambiante à travers sa combinaison.
Elle essayait tant bien que mal de garder ses genoux et ses bottes
sous elle. L’eau clapotait et fumait. Elle craignait que plus longue
serait cette étape, plus l’air pourrait se coller à elle et contaminer le
deuxième sas.
Elle se précipita vers la porte, ses bottes glissaient
dangereusement, et déjà la manivelle tournait.
Dépêche-toi, dépêche-toi, s’intimait-elle.
La porte s’entrouvrit. Elle voulut s’engouffrer dans la brèche mais
glissa et heurta violemment le montant. Des mains gantées se
portèrent à son secours et réussirent à la faire passer avant que la
porte ne se referme.
C’étaient Nelson et Sophia – deux anciens du labo de Confection
–, brosses à la main, parés au récurage. Ils les trempèrent dans une
cuve d’agent bleu neutralisant et se mirent à brosser la combinaison
de Juliette avant de passer à la leur.
Juliette leur tourna le dos pour qu’aucun centimètre carré ne soit
laissé au hasard. Elle prit la troisième brosse posée à côté de la cuve
pour aider Sophia à récurer sa combinaison. Et vit que ce n’était en
fait pas Sophia.
Elle pinça les doigts pour actionner son micro.
— Luke, qu’est-ce que tu fous là ?
Il haussa les épaules, l’air coupable. Elle se dit qu’il n’avait
sûrement pas supporté l’idée que quelqu’un d’autre prenne le risque
à sa place. Ou qu’il voulait simplement être de l’autre côté de la porte
au cas où quelque chose tournerait mal. Elle ne lui en voulait pas, elle
aurait fait la même chose.
Ils récurèrent le second sas de fond en comble sous le regard de
Peter Billings et quelques autres personnes massées dans le bureau
du shérif. Des bulles du liquide nettoyant flottaient dans l’air,
vibraient devant les bouches d’aération, qui aspiraient l’air du
nouveau sas pour le faire passer dans le premier. Nelson travaillait
sur le plafond, qu’ils avaient gardé bas à dessein. Moins d’air. Moins
de volume. Plus facile à atteindre. Juliette scruta le visage de Nelson
pour voir si tout s’était bien déroulé lors de son passage dans le sas
intérieur, et décida de mettre ses joues rouges et les gouttes de sueur
sur le compte de ses coups de brosse énergiques.
— La ventilation est parfaite, annonça Peter par la radio de son
bureau.
Juliette fit signe aux autres, passa une main devant son cou puis
serra le poing. Tous deux acquiescèrent et se remirent au nettoyage.
Tandis que de l’air frais s’infiltrait de la cafétéria, ils se récurèrent les
uns les autres une dernière fois, et Juliette prit enfin conscience
qu’elle était de retour. À l’intérieur. Elle avait réussi. Pas de brûlures,
pas d’hôpital, pas de contamination. Et surtout, ils allaient enfin
apprendre des choses. Du moins l’espérait-elle.
La voix de Peter retentit à nouveau dans son casque.
— On n’a rien voulu te dire pendant que tu enfilais ta combinaison,
mais le forage est terminé en bas. Ils ont percé il y a une demi-heure.
Une vague de joie intense mêlée de culpabilité la submergea. Elle
aurait dû être présente. Elle avait redouté le télescopage de ses deux
projets, mais elle avait senti sa fenêtre d’action en haut se réduire à
grande vitesse. Elle se résolut à être heureuse pour Solo et les
enfants, soulagée que leur si longue épreuve soit enfin terminée.
Le second sas – doté d’une porte hermétique en verre qu’elle avait
fabriquée à partir d’une cabine de douche – commença à s’ouvrir.
Derrière elle, une lumière intense jaillit dans l’ancien sas et le hublot
se teinta d’un rouge intense. Une seconde tournée de flammes fit
rage dans la petite pièce, léchant les parois, carbonisant l’air lui-
même, faisant bouillir l’eau que Juliette avait répandue sur le sol et
transformant la cuve en chaudron fumant.
Juliette fit signe aux autres de sortir du nouveau sas tandis qu’elle
se retournait sur l’ancien, méfiante, prise au piège de ses souvenirs.
Lukas revint et la tira par le bras, lui fit passer la porte pour entrer
dans l’ancienne cellule, où ils se mirent en sous-combinaison pour
une nouvelle douche. En se débarrassant de sa tenue alourdie par
l’eau, Juliette ne pensait qu’à la caisse hermétique et ignifugée qu’elle
avait laissée sur le banc. Elle espérait que tout ça avait valu le coup,
que les réponses aux mille questions cruelles qu’ils se posaient
étaient bien en sécurité à l’intérieur.
21

Silo 17

L’énorme machine s’était tue et ne bougeait plus. De la poussière


continuait à tomber du plafond, sous lequel rutilaient ses dents
métalliques et ses disques acérés, polis par le contact avec la roche.
Entre les disques, la façade de l’excavatrice disparaissait à moitié
derrière des débris, des morceaux de fer à béton, des pierres. Et
derrière la machine, on devinait un tunnel noir qui reliait deux
mondes très différents.
Jimmy vit des étrangers arriver de cet autre monde pour pénétrer
dans le sien. Des hommes baraqués à la barbe sombre et au sourire
jauni, les mains noires de cambouis, avancèrent et regardèrent tour à
tour les tuyaux rouillés au plafond, les flaques d’eau, les organes
paisibles d’un silo autrefois plein de vie et qui n’était plus que
l’ombre de lui-même.
Ils serrèrent la main de Jimmy, l’appelant Solo, étreignirent les
enfants terrorisés. Ils lui passèrent le bonjour de Jules. Puis ils
ajustèrent les lampes fixées à leurs casques, qui projetaient des cônes
dorés devant eux, et s’éloignèrent en pataugeant plus avant dans la
maison de Jimmy.
Elise s’agrippa à la jambe de Jimmy lorsqu’un second groupe de
mineurs et de mécanos les frôla. Deux chiens s’arrêtèrent pour
renifler les flaques, puis la petite Elise tremblotante, avant de suivre
leurs maîtres. Courtnee finit de donner ses instructions à un groupe
et rejoignit Jimmy et les enfants. Jimmy observa ses mouvements.
Ses cheveux étaient plus fins que ceux de Juliette, ses traits plus
dessinés, elle n’était pas aussi grande mais il décelait chez elle la
même impétuosité. Il se demanda si tous les habitants de cet autre
monde seraient les mêmes : les hommes barbus et couverts de suie,
les femmes sauvages et pleines de ressources.
Rickson rassembla les jumeaux. Hannah continuait de bercer son
bébé en pleurs pour tenter de le rendormir. Courtnee tendit une
lampe torche à Jimmy.
— Je n’en ai pas assez pour vous tous, dit-elle, alors tâchez de
rester ensemble.
Elle tendit une main au-dessus de sa tête.
— Le tunnel est assez haut, mais faites attention aux colonnes de
soutien. Et le sol est très irrégulier, alors marchez lentement et restez
bien au milieu.
— Pourquoi on ne peut pas rester ici et faire venir le docteur ?
demanda Rickson.
Hannah lui lança un regard noir tout en continuant à bercer
l’enfant.
— Vous serez bien plus en sécurité chez nous, répondit Courtnee
en jetant un œil aux parois corrodées du silo.
Le regard qu’elle posait sur sa maison donnait à Jimmy l’envie de
rester sur la défensive. Ils s’en sortaient très bien tout seuls, depuis
quelque temps.
Rickson lança à son tour un regard à Jimmy, apparemment pas
convaincu d’être plus en sécurité de l’autre côté du tunnel. Jimmy
savait de quoi il avait peur. Il avait entendu les jumeaux parler, et les
jumeaux avaient entendu les grands murmurer. Hannah devrait se
faire mettre un implant à la hanche, comme leurs mères avant eux.
On assignerait à Rickson une couleur et un travail autre que celui de
pourvoir aux besoins de sa famille. Le jeune couple se méfiait de ces
adultes tout autant que Jimmy.
Malgré leurs peurs, ils coiffèrent les casques prêtés par ceux qui
déferlaient dans leur monde, s’agrippèrent les uns aux autres et
s’engouffrèrent dans la brèche. Au-delà de la mâchoire de
l’excavatrice, il y avait un tunnel sombre qui ressemblait à celui de la
Jungle quand toutes les lumières étaient éteintes. Mais la fraîcheur
ambiante et l’écho de leurs voix étaient différents. C’était comme si
la terre les avalait. Jimmy faisait de son mieux pour ne pas perdre
Courtnee, et les enfants derrière tâchaient eux aussi de garder le
rythme.
Ils franchirent une porte en métal et passèrent à l’intérieur d’une
autre machine, où il faisait chaud. Ils croisèrent plusieurs personnes
dans un étroit couloir, franchirent une nouvelle porte et se
retrouvèrent de nouveau dans le tunnel sombre et frais. Des hommes
et des femmes criaient, leurs lampes frontales dansaient tandis qu’ils
manipulaient des tas de gravats qui montaient vers le plafond et
disparaissaient hors de vue. La roche s’effritait, s’éboulait par
endroits. Il y en avait des piles des deux côtés du passage, et rien
qu’un étroit chemin au centre. Ils croisaient des ouvriers, qui
sentaient la boue et la sueur. Il y avait un rocher plus grand que
Jimmy qu’ils durent contourner.
C’était bizarre de marcher tout droit sans devoir changer de
direction. Ils marchaient, marchaient, sans se heurter au moindre
mur, sans être forcé de bifurquer. C’était anormal. Ce vide latéral
était plus effrayant que l’obscurité jalonnée de rares lumières. Plus
effrayant que le voile de poussière qui dérivait du plafond, ou que la
pierre qui tombait à l’occasion du tas de gravats. C’était pire que les
étrangers qui les heurtaient au passage, ou que les poutres d’acier au
milieu du chemin qui surgissaient soudain de l’ombre. C’était très
étrange, trop étrange, qu’il n’y ait rien pour les arrêter. Marcher,
marcher, marcher dans la même direction, sans fin.
Jimmy était habitué à monter ou descendre, au colimaçon de
l’escalier. Ça, c’était normal. Le chemin qu’ils empruntaient, lui, ne
l’était pas. Et pourtant, il progressait sur cette surface rocheuse
abrupte, passait devant des hommes et des femmes qui s’appelaient
dans le noir traversé de faisceaux lumineux, entre les tas de terre qui
ponctuaient le chemin. Ils dépassèrent des gens qui portaient des
pièces de machines et de l’acier de son silo, et Jimmy eut envie de
leur parler. Elise renifla en disant qu’elle avait peur. Jimmy la prit
dans ses bras et la laissa s’agripper à son cou.
Ce tunnel était sans fin. Même lorsqu’ils apercevaient une lumière,
il fallait un nombre incalculable de pas pour y parvenir. Jimmy
songea à Juliette, qui avait sûrement marché autant à l’extérieur. Il
semblait impossible qu’elle ait pu survivre à une telle épreuve. Il
devait se rappeler sans cesse qu’il avait entendu sa voix des dizaines
de fois depuis, qu’elle avait réussi, qu’elle était allée chercher de
l’aide et qu’elle avait tenu sa promesse. Leurs deux mondes ne
faisaient plus qu’un.
Il évita une nouvelle colonne d’acier plantée au milieu du tunnel.
En orientant sa lampe vers le haut, il vit les poutres que ces colonnes
supportaient. Les petits éboulis de pierre l’inquiétèrent davantage et
il se surprit à suivre Courtnee plus prestement. Il avançait vers la
promesse de lumière, oubliant ce qu’il laissait derrière lui, vers quoi
il se dirigeait, ne songeant qu’à s’arracher à ce souterrain prêt à
s’effondrer.
Loin derrière eux résonna un bruit de craquement, suivi d’un
éboulement de roche et de cris d’ouvriers. Hannah le dépassa. Il posa
Elise, et elle se mit à courir avec les jumeaux dans le faisceau de la
lampe de Courtnee. Ils croisèrent toute une enfilade de gens qui se
hâtaient vers la maison de Jimmy. D’un geste machinal, il se tapota le
torse en quête de la clé qu’il avait mise autour de son cou avant de
quitter la salle des serveurs. Son silo n’était plus protégé. Mais la peur
qu’il sentait chez les enfants, d’une certaine manière, le rendait plus
fort. Il n’était pas aussi terrifié qu’eux. C’était son devoir d’être fort.
Enfin, ils arrivèrent au bout du tunnel. Les jumeaux furent les
premiers à sortir. Ils surprirent les hommes et les femmes bourrus
en combinaison bleue tachée de cambouis et aux tabliers de cuir
garnis d’outils. Sur les visages blanchis à la craie ou noirs de suie, les
yeux s’écarquillaient à mesure qu’ils arrivaient. Jimmy s’arrêta à
l’extrémité du tunnel pour laisser Rickson et Hannah sortir en
premier. Tout travail cessa à la vue du petit paquet enroulé au creux
des bras d’Hannah. Une des femmes s’approcha et leva une main
comme pour toucher le bébé, mais Courtnee lui fit signe de reculer
et ordonna à tout le monde de se remettre au boulot. Jimmy ne put
s’empêcher de chercher Juliette du regard, bien qu’on l’ait prévenu
qu’elle était en haut. Elise, mains en l’air, demandait à retourner dans
ses bras. Jimmy ajusta son paquetage et la reprit, sans faire cas de ses
douleurs à la hanche. Le sac autour du cou d’Elise, lesté de son gros
livre, tapait dans ses côtes à chaque pas.
Il rejoignit la procession des plus jeunes qui progressaient entre
des murs d’ouvriers figés sur place, qui se grattaient la barbe ou la
tête en le regardant comme s’il venait d’une terre imaginaire. Et
Jimmy comprit alors en son for intérieur qu’une grave erreur venait
d’être commise. Deux mondes venaient d’être réunis, mais tout les
séparait. Il y avait de l’électricité à revendre ici. Les ampoules
éclairaient sans flancher, et il y avait plein d’adultes. Ça ne sentait
pas pareil que chez lui. Les machines vrombissaient au lieu de se
taire dans leur coin. Et les décennies qu’il avait passées à vieillir
s’envolèrent soudain lorsqu’il pressa le pas pour rejoindre les autres
et devenir un petit jeune effrayé parmi les autres, issu d’un monde
d’ombre et de silence, projeté dans une nouvelle maison, illuminée et
bondée.
22

Silo 18

Un petit dortoir avait été aménagé pour les enfants, ainsi qu’une
chambre séparée pour Jimmy, au bout du couloir. Elise n’aimait pas
les dispositions qui avaient été prises et se cramponnait à l’une des
mains de Jimmy de toutes ses forces. Courtnee leur annonça qu’un
repas allait leur être servi et qu’après ils pourraient prendre une
douche. Sur un des lits, il y avait une pile de combinaisons propres,
du savon, quelques livres pour enfants, abîmés. Mais avant toute
chose, elle leur présenta un homme de grande taille vêtu d’une
combinaison rouge pâle, la plus propre que Jimmy ait jamais vue.
— Je suis le Dr Nichols, dit l’homme en lui serrant la main. Je crois
que vous connaissez ma fille.
Jimmy ne comprenait pas. Puis il se rappela que le nom de famille
de Juliette était Nichols. Il fit semblant d’affronter avec courage cet
homme grand et rasé de près lorsqu’il lui ausculta les yeux et la
bouche. Ensuite, le docteur posa sur sa poitrine un rond de métal
froid et écouta sa tuyauterie interne. Les gestes semblaient familiers
à Jimmy, mais ils remontaient à un passé très lointain.
Il respira fort, comme on le lui demanda. Les enfants l’observaient
l’air inquiet, et il se rendit compte à quel point ils le prenaient pour
modèle – un modèle de normalité, de courage. Il faillit éclater de
rire, mais il devait respirer pour le docteur.
Elise se porta volontaire pour passer après Jimmy. Le Dr Nichols
posa un genou par terre et inspecta le trou dans ses dents. Il lui
demanda si la petite souris était passée, et lorsqu’Elise secoua la tête
en disant qu’elle n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille,
une pièce apparut. Les jumeaux se ruèrent pour être sûrs de ne pas
laisser passer leur tour.
— Est-ce qu’elle existe vraiment la petite souris ? demanda Miles.
On entendait du bruit des fois dans la ferme où on a grandi.
Marcus se fraya un chemin devant son frère.
— J’ai vu la petite souris pour de vrai, dit-il. Et j’ai perdu vingt
dents quand j’étais petit.
— C’est vrai ? a dit le Dr Nichols. Est-ce que tu peux me faire un
sourire ? Très bien. Maintenant ouvre la bouche. Vingt dents, dis-tu.
— Han-han, répondit Marcus avant de s’essuyer la bouche. Et elles
ont toutes repoussé, sauf celle que Miles a fait tomber en me
donnant un coup.
— Je l’ai pas fait exprès, se plaignit Miles.
Il souleva son tee-shirt et demanda à être ausculté lui aussi. Jimmy
jeta un œil à Rickson et Hannah, pelotonnés contre leur bébé tandis
qu’ils observaient la scène. Il remarqua également que même s’il
s’occupait des garçons, le Dr Nichols ne pouvait s’empêcher de
regarder en direction du bébé.
Les jumeaux reçurent une pièce chacun après leur auscultation.
— Les pièces sont des porte-bonheur, dit le Dr Nichols. Les
parents en mettent deux sous leur oreiller dans l’espoir d’avoir des
jumeaux en pleine santé comme vous.
Radieux, les garçons examinèrent les pièces en quête d’un visage
effacé ou d’un bout de mot qui suggérerait qu’elles étaient vraies.
— Rickson aussi, avant, il avait un jumeau, dit Miles.
— Ah oui ? s’étonna le Dr Nichols en se tournant vers les grands
enfants assis sur le lit.
— Je refuse qu’on me mette un implant, dit Hannah froidement.
Ma mère en avait un, mais on l’a coupée pour lui retirer. Je ne veux
pas qu’on me coupe.
Rickson passa un bras autour d’elle et la serra contre lui. Il plissa
les yeux en direction du docteur, et Jimmy sentit l’atmosphère se
tendre.
— Vous n’êtes pas obligée d’avoir un implant, murmura le Dr
Nichols, mais Jimmy vit le regard qu’il coula vers Courtnee. Est-ce
que vous me laisseriez écouter le cœur de votre bébé ? Je veux juste
m’assurer qu’il est bien régulier et…
— Pourquoi il en irait autrement ? demanda Rickson en rejetant les
épaules en arrière.
Le docteur l’étudia un instant.
— Vous avez rencontré ma fille, n’est-ce pas ? Juliette.
Rickson acquiesça.
— Brièvement. Elle est partie peu de temps après.
— Eh bien, c’est elle qui m’a envoyé ici parce qu’elle se fait du
souci pour votre santé. Et moi, je suis médecin. Pédiatre,
particulièrement, je m’occupe des tout-petits. Je pense que votre
enfant a l’air en pleine santé. Mais je veux juste m’en assurer.
Le docteur pressa le disque en métal de son stéthoscope contre sa
paume.
— Voilà, je le réchauffe. Votre petit ne saura même pas que je
l’écoute.
Jimmy se frotta la poitrine à l’endroit où le docteur l’avait écouté
et se demanda pourquoi il ne l’avait pas réchauffé pour lui.
— En échange d’une pièce ? demanda Rickson.
Le Dr Nichols sourit.
— Pourquoi pas quelques coupons, plutôt ?
— C’est quoi, un coupon ? demanda Rickson, mais Hannah
bougeait déjà, de façon à laisser approcher le docteur.
Courtnee posa une main sur l’épaule de Jimmy tandis que les
auscultations se poursuivaient. Il se retourna pour voir ce qu’elle
voulait.
— Juliette voulait que je l’appelle dès que vous seriez ici. Je reviens
dans un petit moment, dès que je lui…
— Attendez, dit Jimmy. J’aimerais venir avec vous. Je veux lui
parler.
— Moi aussi, dit Elise en s’agrippant à sa jambe.
Courtnee fronça les sourcils.
— Entendu, mais dépêchons-nous, parce qu’il faut que vous
mangiez et que vous fassiez un brin de toilette.
— Un brin de toilette ? demanda Elise.
— Eh oui, avant de monter voir votre nouvelle maison.
— Nouvelle maison ? demanda Jimmy.
Mais Courtnee avait déjà tourné les talons.

Il se dépêcha de la rejoindre dans le couloir. Elise attrapa son sac,


alourdi de son gros livre, et lui emboîta le pas.
— Pourquoi elle a parlé d’une nouvelle maison ? lui demanda-t-
elle. Quand est-ce qu’on rentre dans notre vraie maison ?
Jimmy se gratta la barbe, oscillant entre mensonges et vérité. Il se
peut qu’on ne rentre jamais chez nous, voulut-il dire. Quel que soit
l’endroit où on atterrisse, on ne se sentira peut-être plus jamais chez
nous.
— Je crois qu’ici, ça va être notre nouvelle maison, répondit-il sans
laisser sa voix se briser.
Il posa une main ridée sur son épaule frêle, sur cette chair que des
mots pouvaient blesser.
— Ce sera notre maison pendant un certain temps. Jusqu’à ce
qu’ils réparent notre ancienne maison.
Il jeta un œil à Courtnee, qui ne se retourna pas.
Elise s’arrêta au milieu du couloir et regarda par-dessus son
épaule. Lorsqu’elle se retourna, les lumières des Machines se
reflétèrent dans les larmes qui ourlaient ses yeux. Jimmy s’apprêtait
à lui dire de ne pas pleurer lorsque Courtnee s’agenouilla et l’appela.
Mais Elise refusa de bouger.
— Tu veux venir avec nous appeler Juliette et lui parler par radio ?
demanda Courtnee.
Tout en mâchouillant son doigt, Elise finit par acquiescer. Une
larme roula sur sa joue. Elle se cramponna à son sac, et Jimmy se
souvint de gamins, dans une autre vie, qui s’agrippaient à des
poupées de la même façon.
— Après qu’on aura appelé Juliette et que tu te seras fait une
beauté, j’irai te chercher du riz au lait à l’office. Ça te ferait plaisir ?
Elise haussa les épaules. Jimmy faillit dire qu’aucun des enfants
n’avait jamais mangé de riz au lait. Lui-même n’en avait jamais
entendu parler. Mais maintenant, il en voulait.
— Allez, viens, on va appeler Juliette, dit Courtnee.
Elise renifla et hocha la tête. Elle prit la main de Jimmy et leva la
tête vers lui.
— C’est quoi du riz au lait ? demanda-t-elle.
— Ce sera une surprise, répondit-il, et c’était la vérité nue.
Il fallut un moment pour que Jimmy reconnaisse dans ces
méandres l’endroit sombre et humide qu’il avait laissé derrière lui.
Au-delà de la peinture neuve et des néons bourdonnants, des câbles
tendus et de l’odeur de cambouis frais, c’était un labyrinthe identique
au fond rouillé qu’il avait exploré les deux semaines passées. Il
pouvait presque entendre les flaques d’eau sous ses pieds, la plainte
de la pompe qui absorbait du vide… Mais non, c’était un vrai bruit à
ses pieds. Un jappement.
Elise cria, et au début, il crut qu’il lui avait marché dessus. Mais à
ses pieds se trouvait un gros rat brun avec une queue
impressionnante. La bête criait et tournait en rond.
Le cœur de Jimmy s’arrêta. Elise n’en finissait plus de crier, mais il
se rendit compte alors que c’était sa propre voix qu’il entendait. Les
bras d’Elise, verrouillés autour de ses jambes, l’empêchaient de partir
en courant. Et pendant ce temps, Courtnee riait aux éclats, pliée en
deux. Jimmy faillit s’évanouir lorsque Courtnee prit le rat géant dans
ses bras. Et lorsque la bête lui lécha le menton, il comprit que ce
n’était pas un rat, mais un chien. Un tout jeune chien. Il avait vu des
chiens adultes dans son silo lorsqu’il était petit, mais il n’avait jamais
vu de chiot. Elise relâcha son étreinte lorsqu’elle se rendit compte
que l’animal ne leur voulait aucun mal.
— C’est un chat ! s’écria-t-elle.
— Mais non c’est pas un chat, dit Jimmy.
Les chats, il connaissait.
Courtnee riait toujours lorsqu’un jeune homme arriva à bout de
souffle, sans doute alerté par les cris de Jimmy.
— Ah te voilà, dit-il en prenant l’animal des bras de Courtnee.
Le chiot posa ses pattes sur ses épaules et essaya de lui mordre le
lobe de l’oreille.
— Saloperie.
Le mécanicien repoussa la tête du chiot et le saisit par la peau du
cou. La bête donnait des coups de patte dans le vide.
— Un autre ? demanda Courtnee.
— De la même portée, oui.
— Conner était censé les piquer il y a des semaines.
L’homme haussa les épaules.
— Conner, il creuse ce fichu tunnel. Mais je vais lui remonter les
bretelles.
Il salua Courtnee et reprit son chemin en sens inverse, le chiot à
bout de bras.
— Il vous a fichu une sacrée frousse, dit Courtnee en souriant à
Jimmy.
— J’ai cru que c’était un rat, dit-il, songeant aux hordes de
rongeurs qui avaient envahi les fermes du bas.
— On s’est fait envahir par les chiens quand des gens des
Fournitures se sont installés ici, dit Courtnee.
Ils reprirent leur chemin, le même que celui du mécanicien et du
chiot. Elise, pour une fois, était en tête.
— Et ils n’arrêtent pas de se multiplier. J’en ai même trouvé une
portée dans la salle de pompage, près des échangeurs de chaleur.
Quelques semaines avant ça, on en a découvert dans la réserve à
outils. On en retrouvera bientôt dans nos lits si ça continue. Ils ne
font que manger et faire leurs besoins partout.
Jimmy pensa à sa jeunesse dans la salle des serveurs, aux années
qu’il avait passées à manger des boîtes de conserve et à déféquer par
terre. On ne pouvait pas reprocher à un être vivant de… vivre, si ?
Le couloir s’avéra être une impasse. Elise était déjà partie en
exploration vers la gauche, comme si elle cherchait quelque chose.
— L’atelier de Walker est dans cette direction, dit Courtnee.
Elise tourna la tête. Elle avait entendu un jappement. Elle continua
à avancer.
— Elise, l’appela Jimmy.
Elle jeta un œil par une porte ouverte et disparut. Courtnee et
Jimmy se pressèrent de la rejoindre.
Ils la trouvèrent à côté d’une caisse à l’intérieur de laquelle le
mécanicien remettait quelque chose. Elise agrippa le bord de la
caisse et se pencha. Des jappements et des bruits de griffes
retentissaient contre les parois en plastique.
— Attention petite, l’avertit Courtnee en la rejoignant. Ils mordent,
tu sais.
Elise se tourna vers Jimmy. Elle avait un chiot dans les bras, langue
rose et pendante.
— Remets-le, dit Jimmy.
Courtnee tendit les bras vers le chiot, mais l’homme qui s’en
occupait l’avait déjà saisi par le cou. Il le laissa tomber parmi les
autres et referma le couvercle de la caisse.
— Désolé, chef, dit-il à Courtnee.
Il fit glisser la caisse du bout du pied tandis qu’Elise faisait de
petits bruits plaintifs.
— Tu les nourris ? demanda Courtnee en montrant du doigt une
pile de restes dans une assiette.
— C’est Conner. Je vous jure. C’est les petits de la chienne qu’il a
prise. Vous savez bien comment il est avec cette chienne. Je lui ai dit
ce que vous avez dit, mais il n’arrête pas de remettre ça à un autre
jour.
— On en parlera plus tard, dit Courtnee en regardant Elise.
Jimmy comprit qu’elle ne voulait pas évoquer ce qu’il fallait faire
aux chiots devant la petite.
— Bon, allons-y.
Jimmy et Courtnee sortirent, suivis d’une enfant boudeuse.
23

Silo 18

À leur arrivée, une odeur aussi familière que désagréable les


attendait. Celle de chaud, d’électricité, comme dans la salle des
serveurs… mêlée à la puanteur d’hommes pas lavés depuis des
lustres. Pour Jimmy, ce fut une bouffée de celui qu’il était avant, de
son ancienne maison. Les sons ne lui étaient pas étrangers non plus.
Un bruit de parasites, semblable aux murmures fantomatiques de ses
radios. Il accompagna Courtnee dans cette pièce encombrée
d’établis, eux-mêmes croulant sous d’innombrables projets en cours
ou abandonnés, c’était difficile à dire.
À la vue des composants électroniques d’un ordinateur sur un plan
de travail près de la porte, Jimmy se dit que son père aurait reproché
au maître des lieux de les avoir si mal assemblés. Un homme en
tablier de cuir se tourna vers eux, baguette de métal fumant à la
main, la poitrine bardée d’outils et d’autres dépassant d’une centaine
de poches, barbe grisonnante et regard d’illuminé. Jimmy n’avait
jamais vu d’homme pareil de toute sa vie.
— Courtnee, dit-il en ôtant une longueur de fil argenté de sa
bouche.
Il posa son fer à souder et dissipa la fumée.
— Déjà l’heure du dîner ?
— Ce n’est même pas l’heure du déjeuner, répondit-elle. Je suis
venue te présenter deux des amis de Juliette. Ils viennent de l’autre
silo.
— L’autre silo.
Walker abaissa une loupe devant son œil droit et observa les
visiteurs. Il se leva lentement de son tabouret.
— Je vous ai parlé, dit-il en s’essuyant la paume à l’arrière de sa
combinaison. Vous êtes Solo, c’est ça ?
Jimmy fit un pas en avant et serra la main de Walker. Les deux
hommes se toisèrent en mâchonnant leur barbe un instant.
— Je préfère Jimmy.
— Ah oui, c’est vrai.
— Et moi je m’appelle Elise.
Elle lui fit un signe de la main.
— Hannah, elle m’appelle Lily, mais j’aime pas qu’on m’appelle
Lily. J’aime bien Elise.
— C’est un joli prénom, approuva Walker.
Il tira sur sa barbe et bascula sur ses talons tout en l’observant.
— Ils sont venus dans l’espoir de contacter Jules, expliqua
Courtnee. Et de toute façon j’étais censée l’appeler pour lui faire
savoir qu’ils étaient bien arrivés. Est-ce qu’elle est… tout s’est bien
passé ?
Walker sembla sortir d’une sorte de transe.
— Quoi ? Ah. Oui, oui.
Il tapa dans ses mains.
— Tout s’est bien passé, apparemment. Elle est rentrée.
— Pourquoi est-ce qu’elle est sortie ? demanda Jimmy.
Il savait que Juliette avait travaillé sur un projet, mais pas sur quoi
précisément. Elle n’avait jamais voulu aborder le sujet à la radio
parce qu’elle ne savait pas qui pouvait être en train de les écouter.
— Elle est allée voir ce qu’il y avait dehors, apparemment, dit
Walker.
Il marmonna autre chose en regardant vers la porte de son atelier,
le nez retroussé. Il n’avait pas l’air de croire que c’était une raison
suffisante pour aller où que ce soit. Après un long silence, son regard
se posa sur son bureau. Ses vieilles mains s’emparèrent d’une radio
bizarre, pleine de boutons et de molettes.
— Voyons si on arrive à la joindre.
Il appela Juliette, mais quelqu’un d’autre répondit. On leur dit
d’attendre un instant. Walker tendit l’appareil à Jimmy, qui l’accepta,
connaissant à peu près le mode de fonctionnement.
Une voix crépita :
— Oui ? Allô ?
C’était Juliette. Jimmy appuya sur le bouton.
— Jules ?
Il leva les yeux au plafond et se rendit compte que, pour la
première fois depuis longtemps, elle était là quelque part au-dessus
de lui ; ils étaient réunis sous le même toit.
— Tu es là ?
— Solo !
Il ne prit pas la peine de la corriger.
— Tu es avec Walker. Est-ce que Courtnee est avec vous ?
— Oui.
— Très bien. Super. Je suis désolée de ne pas être là. Je descends dès
que possible. Ils sont en train de préparer un endroit pour les enfants
près des fermes, quelque chose qui ne les dépayse pas trop. Moi, j’ai juste
ce… petit projet à finir d’abord. Je n’en ai plus que pour quelques jours.
— T’en fais pas, répondit Jimmy.
Il adressa un sourire nerveux à Courtnee et se sentit soudain très
jeune. En vérité, les quelques jours dont parlait Juliette lui
semblaient une éternité. Il exigeait de voir Juliette ou alors il rentrait
chez lui. Ou il ferait les deux.
— Je voudrais te voir bientôt, se reprit-il, changeant d’avis. Ne
mets pas aussi longtemps.
Un bruit de friture. Le son des ondes qui réfléchissent.
— D’accord. Je me dépêche. Je te le promets. Tu as vu mon père ? Il est
médecin. Je l’ai envoyé à votre rencontre pour un check-up.
— Oui, oui, on l’a vu.
Jimmy baissa les yeux vers Elise, qui le tirait par la manche,
songeant probablement à la promesse de riz au lait.
— Bien. Tu as dit que Courtnee était là. Tu peux me la passer ?
Il lui tendit l’appareil d’une main tremblante. Courtnee le prit. Elle
écouta Juliette parler de l’escalier central, puis la tint au courant du
forage. Il fut question de faire porter la radio en haut pour que Jules
l’ait, puis il y eut un désaccord entre elles : pourquoi son père n’était
pas plutôt au sommet pour s’assurer qu’elle et un certain Nelson
allaient bien, beaucoup de choses que Jimmy ne comprenait pas. Il
essayait de suivre, mais son esprit se mit à vagabonder. Jusqu’à ce
qu’il se rende compte qu’Elise avait disparu.
— Où est passée cette chipie, encore ?
Il se pencha pour jeter un œil sous les établis, mais n’y vit que des
piles de pièces détachées et des machines cassées. Il se releva et
vérifia qu’elle n’était pas derrière l’un des grands plans de travail. Le
moment était mal choisi pour jouer à cache-cache. Elle n’était pas
non plus au fond de l’atelier. Un accès de panique le prit à la gorge.
Dans l’autre silo, Elise avait vite fait de disparaître, distraite qu’elle
était, ou attirée par un objet brillant ou encore les plus ténus effluves
de fruit mûr. Mais ici… avec tous ces inconnus, et ces endroits qu’il
ne connaissait pas… Jimmy se mit à arpenter la pièce en regardant
partout, entre les établis, derrière les étagères. À chaque battement
son cœur résonnait plus fort à ses oreilles.
— Elle était juste… commença Walker.
— Je suis là, lança Elise en leur faisant signe depuis le seuil de la
porte. Est-ce qu’on peut retourner voir Rickson ? J’ai faim.
— Et je vous ai promis du riz au lait, dit Courtnee en souriant.
Sa conversation avec Juliette venait de se terminer. Elle n’avait
rien vu de l’affolement de Jimmy. En chemin vers la porte, elle lui
tendit la radio bizarre.
— Jules veut que vous la gardiez avec vous.
Jimmy la prit avec précaution.
— Elle a dit que ça lui prendrait peut-être un jour ou deux, mais
elle viendra vous voir dans votre nouvelle maison près des fermes.
— J’ai vraiment très faim, dit Elise impatiemment.
Jimmy rit et lui dit d’être polie, mais son estomac grondait aussi.
En la rejoignant dans le couloir, il vit qu’elle avait sorti son gros livre
de souvenirs de son sac. Elle le tenait serré contre sa poitrine. Des
pages colorées qu’elle n’avait pas encore reliées au reste dépassaient
de tous les côtés.
— Suivez-moi, leur dit Courtnee. Vous allez adorer le riz au lait de
Mama Jean.
Jimmy était persuadé que c’était vrai. Il suivit Courtnee de près,
impatient de manger et de voir Jules. Derrière eux, la petite Elise
marchait à son rythme. Elle tenait son livre à deux mains – en
fredonnant doucement parce qu’elle ne savait pas siffler – tandis que
son sac s’agitait et émettait lui-même de petits bruits.
24

Silo 18

Juliette entra dans le sas pour récupérer les échantillons ; elle sentit
la chaleur des flammes qui avaient purifié l’endroit… ou alors c’était
son imagination. À moins que ce ne soit tout simplement la vue de la
caisse hermétique posée sur le banc, son couvercle décoloré par le
feu.
Elle y apposa son gant. Le tissu ne s’effrita pas, pas plus qu’il ne
colla au métal, qui était froid au toucher. Après une heure consacrée
au récurage des sas et au changement de tenue, elle se retrouvait
enfin devant une série d’indices. De l’air, de la terre, et autres
échantillons. Des indices qui leur diraient peut-être ce qui n’allait pas
au-dehors.
Elle prit la caisse et rejoignit les autres au-delà du second sas. Une
grande malle doublée de plomb et à l’intérieur matelassé l’attendait.
La caisse d’échantillons y fut déposée. Une fois le couvercle refermé,
Nelson ajouta un joint de mastic, et Lukas aida Juliette à retirer son
casque. Enfin libre, elle se rendit compte à quel point sa respiration
avait été forcée. Cette combinaison commençait à lui laisser des
séquelles.
Elle ôta sa tenue tandis que Peter Billings fermait pour de bon tous
les sas. Son bureau, adjacent à la cafétéria, avait servi de site de
chantier pendant une semaine, et Juliette crut voir qu’il serait
content une fois tout le monde parti. Elle lui avait promis de retirer
le sas intérieur le plus tôt possible, mais elle avait ajouté qu’il y aurait
probablement d’autres excursions. Avant toute chose, elle voulait
s’occuper des petites poches d’air extérieur qu’elle avait rapportées
dans le silo. Et il y avait une trotte jusqu’au labo de Confection au
trente-quatrième.
Nelson et Sophia passèrent devant pour déblayer le chemin dans
l’escalier. Juliette et Lukas les suivaient, tenant chacun une poignée
de la malle, comme deux porteurs en tandem. Une autre violation du
Pacte, songea Juliette. Des gens en combinaison argentée,
accomplissant la tâche de porteurs. Combien de lois pouvait-elle
transgresser à présent qu’elle était en mesure de les faire respecter ?
Jusqu’à quel point pourrait-elle justifier ses actes ?
Elle chassa de son esprit sa propre hypocrisie pour songer au
forage. Ça y était, Courtnee était arrivée de l’autre côté, Solo et les
enfants étaient en sécurité. Elle s’en voulait énormément de ne pas
être avec eux, mais il y avait au moins son père. Tout d’abord réticent
à l’idée de jouer le moindre rôle dans son excursion à l’extérieur, il
s’était ensuite opposé à sa réaffectation auprès des enfants pour
rester avec elle. Mais Juliette avait fini par le convaincre qu’ils
avaient pris suffisamment de précautions, et qu’elle pouvait
largement se dispenser d’un check-up.
La malle tanguait et heurtait de temps à autre la rampe avec fracas.
Elle avait du mal à se concentrer sur ce qu’elle faisait.
— Tout va bien ? lui demanda Lukas.
— Mais comment font les porteurs ? dit-elle en changeant de main.
Le poids de la malle la tirait vers le bas, et son volume se mettait
en travers de son chemin. Lukas, lui, était quelques marches plus bas,
et pouvait marcher au milieu de l’escalier, le bras le long du corps. Il
avait l’air bien plus à l’aise. Impossible qu’elle en fasse autant vu sa
position. Au palier suivant, elle fit attendre Lukas le temps d’ôter sa
ceinture, de la nouer autour de la poignée et de faire passer l’autre
extrémité autour de son épaule, comme elle avait vu un porteur le
faire. L’astuce lui permit de marcher sur le côté, le poids de la malle
contre sa hanche, de la même façon qu’ils portaient ces sacs
mortuaires noirs. Après un étage, la position devint presque
confortable, et Juliette comprit ce qu’il y avait d’attirant dans le
portage. On avait le temps de réfléchir. L’esprit s’apaisait tandis que
le corps bougeait. Mais l’analogie entre les sacs mortuaires et ce que
Lukas et elle portaient fit virer ses pensées au noir.
— Comment tu te sens ? demanda-t-elle à Lukas après deux tours
de silence complet.
— Ça va. Je me demande simplement ce qu’on est en train de
porter… Ce qu’il y a vraiment dans cette boîte.
Son esprit à lui aussi vagabondait dans des recoins sombres.
— Tu crois que c’était une mauvaise idée ? demanda-t-elle.
Il ne répondit pas. Difficile de dire s’il avait haussé les épaules ou
ajusté ses doigts autour de la poignée.
Ils passèrent un autre palier. Nelson et Sophia avaient entravé les
portes de ruban pour empêcher le passage, mais des visages étaient
massés derrière les vitres sales. Juliette remarqua une vieille femme,
qui pressait une croix contre le verre. À son passage, la femme frotta
la croix et l’embrassa et Juliette songea au père Wendel, à l’idée
qu’elle diffusait de la peur, et non de l’espoir, dans son silo. L’espoir,
c’était ce que lui et son église offraient, un endroit où exister après la
mort. La peur venait de son projet à elle : vouloir changer le monde
en mieux, c’était prendre le risque de tout faire foirer.
Elle attendit d’avoir dépassé le palier.
— Hé, Luke ?
— Oui ?
— Ça t’arrive de te demander ce qu’on devient une fois qu’on est
mort ?
— Ce qu’on devient ? Ouais, on se fait badigeonner de beurre et
croquer à même l’épi.
Il rit de sa blague.
— Non, mais sérieusement. Tu penses que notre âme rejoint les
nuages et trouve un endroit meilleur ?
Il cessa de rire.
— Non, dit-il après un long silence. Je pense qu’on cesse tout
simplement d’exister.
Ils passèrent un autre palier, un autre cordon de sécurité. Leurs
voix résonnaient dans l’escalier désert.
— Ça ne m’embête pas de penser que je ne serai plus là un jour,
reprit Lukas au bout d’un moment. Tout comme je me contrefiche de
ne pas avoir été là il y a cent ans. Je crois que la mort, c’est surtout
ça. Dans cent ans, ma vie ressemblera beaucoup à ce qu’elle était il y
a cent ans.
À nouveau, il ajusta son emprise ou haussa les épaules. Impossible
à dire.
— Je vais te dire ce qui dure pour l’éternité.
Il tourna la tête vers elle. Elle s’attendait à un truc niais, comme
“l’amour”, ou pas drôle, comme “tes ragoûts”.
— Oui, qu’est-ce qui dure pour l’éternité ? concéda-t-elle, sûre de
le regretter, mais elle sentait qu’il attendait qu’elle lui demande.
— Nos décisions, déclara-t-il.
— On peut s’arrêter un moment ?
Le frottement de la sangle lui brûlait le cou. Elle posa son
extrémité sur une marche, et Lukas continua à porter sa moitié pour
garder la malle à l’horizontale. Elle vérifia que le nœud était bien
serré et elle changea d’épaule.
— Désolée, tu disais ? Nos décisions ?
— Oui, tu vois, nos actes. Ça, ça reste toujours. Quoi qu’on fasse, ce
sera toujours ce qu’on a fait. On ne peut pas revenir dessus.
Ce n’était pas la réponse qu’elle attendait. Il y avait de la tristesse
dans la voix de Lukas, dans la façon dont son genou s’appuyait
contre la malle, et Juliette fut émue par la simplicité de ses mots. Ils
faisaient écho en elle, sans qu’elle sache précisément pourquoi.
— Continue, dit-elle.
Elle passa la sangle sur son autre épaule, prête à repartir. Mais
Lukas posa une main sur la rampe, apparemment pas mécontent de
prolonger un peu leur pause.
— Bon, la Terre tourne autour du Soleil, pas vrai ?
— Selon toi, oui.
Elle rit.
— Eh bien c’est le cas. L’Héritage et le type du silo 1 le confirment.
Juliette se gaussa, comme si l’on ne pouvait faire confiance ni à
l’un ni à l’autre. Lukas ignora ses moqueries et poursuivit.
— Ça veut dire qu’on n’existe pas qu’en un seul endroit. Tout ce
qu’on fait laisse comme une trace derrière nous, un grand anneau de
décisions. Tous nos actes…
— Et nos erreurs.
Il acquiesça et s’épongea le front avec sa manche.
— Toutes nos erreurs. Mais toutes nos bonnes actions aussi. Elles
sont immortelles, toutes ces petites traces qu’on laisse derrière nous.
Même si personne ne les voit ou ne s’en souvient, peu importe. Cet
anneau constituera toujours ce qui s’est passé, ce qu’on a fait, tous
nos choix. Le passé est éternel. On ne peut pas le changer.
— Ça met la pression, on n’a pas intérêt à foirer, dit Juliette,
songeant à toutes les fois où elle avait pris de mauvaises décisions, et
se demandant si la malle qu’ils portaient n’était pas une erreur de
plus. Elle vit des images d’elle dans une grande boucle : une dispute
avec son père, la perte d’un amour, l’expulsion du silo, une grande
spirale de blessures, telle une descente de l’escalier avec un pied en
sang.
Et les taches ne partiraient jamais. C’est ce que Lukas était en train
de dire. Elle aurait toujours blessé son père. Est-ce que c’était la
bonne formulation ? Aurait toujours blessé. L’immortel composé.
Une nouvelle conjugaison. Elle aurait toujours causé la mort de ses
amis. Aurait toujours eu un frère mort et une mère suicidée. Aurait
toujours accepté ce sale boulot de shérif.
On ne revenait pas en arrière. Impossible. Les excuses n’étaient
pas des soudures, elles étaient seulement l’aveu que quelque chose
s’était brisé. Souvent, entre deux personnes.
— Ça va ? demanda Lukas. Prête pour la suite ?
Mais elle savait qu’il ne s’inquiétait pas seulement de l’état de ses
épaules. Il avait cette faculté de détecter ses inquiétudes secrètes. Il
la voyait avec une acuité qui lui permettait de déceler la moindre
petite chose de travers.
— Ça va, mentit-elle.
Elle fouillait son passé en quête d’une noble action, d’une marche
exempte de sang, d’un geste qui aurait embelli le monde. Mais
lorsqu’on l’avait envoyée au nettoyage, elle avait refusé. Elle aurait
toujours refusé. Elle leur avait tourné le dos et s’en était allée, et il
était impossible de revenir en arrière et de faire autrement.

Nelson les attendait au labo de Confection. Il était prêt, dans sa


deuxième combinaison, mais sans son casque. La combinaison que
Juliette avait portée à l’extérieur et les deux utilisées pour la nettoyer
avaient été laissées dans le sas. Seules les radios installées dans les
cols avaient été sauvées. Elles étaient aussi précieuses que des vies,
avait plaisanté Juliette. Nelson et Sophia les avaient transplantées
dans d’autres combinaisons ; Lukas aurait une troisième radio dans le
couloir.
Ils posèrent la malle par terre, près d’un établi débarrassé, et
secouèrent leurs bras engourdis.
— Tu restes à la porte ? demanda-t-elle à Lukas.
Il acquiesça et jeta un dernier coup d’œil à la malle. Juliette sentit
qu’il aurait préféré rester et leur prêter main-forte. Il lui pressa
doucement le bras et l’embrassa sur la joue avant de sortir. Juliette
s’assit sur son lit de camp et se glissa à nouveau dans une
combinaison tandis que Nelson et Sophia colmataient le tour de la
porte à l’aide de ruban adhésif. Les bouches d’aération étaient déjà
doublement bâchées. Juliette se disait qu’il y avait beaucoup moins
d’air dans la malle que ce qu’elle avait laissé entrer dans le silo 17 –
et elle avait survécu à cette épreuve –, mais ils prenaient toutes les
précautions nécessaires. Ils agissaient comme si un seul de ces petits
réceptacles contenait assez de poison pour tuer tous les habitants du
silo. C’était une condition sur laquelle Juliette avait insisté.
Nelson remonta la fermeture éclair dans son dos et scella la bande
de velcro. Elle enfila ses gants. Ils mirent leurs casques. Clic. Pour
leur laisser plein d’air et de temps, elle avait extrait la bouteille
d’oxygène d’un poste à souder oxyacétylénique. L’arrivée d’air était
régulée par une molette et le trop-plein se déversait par un système
bivalves. En testant son dispositif, Juliette avait découvert qu’ils
pouvaient travailler des jours grâce au filet d’air distillé par ce
réservoir commun.
— C’est bon ? demanda-t-elle à Nelson en réglant le volume de sa
radio.
— Oui, je suis prêt.
Juliette appréciait la relation qu’ils avaient construite, le rythme de
deux mécanos travaillant en équipe sur le même projet, nuit après
nuit. La majeure partie de leurs conversations concernait le projet,
les défis à surmonter, les outils qu’ils se passaient. Mais elle avait
aussi appris que la mère de Nelson avait travaillé avec son père à elle,
qu’elle avait été infirmière avant de s’installer dans le fond pour
devenir médecin. Elle découvrit également que c’était Nelson qui
avait fabriqué les deux dernières combinaisons de nettoyage, qui
avait aidé Holston à s’habiller avant de sortir, qu’il avait manqué
s’occuper d’elle de justesse. Juliette avait décidé que ce projet visait
autant à son absolution qu’à la sienne. Il y avait passé d’innombrables
heures, plus qu’elle n’aurait pu en attendre de quiconque. Ils
cherchaient tous les deux à se racheter.
Elle prit un tournevis à tête plate et se mit à gratter le mastic qui
avait été appliqué autour du couvercle de la malle. Nelson
sélectionna un outil de son côté pour l’aider. Lorsque leurs efforts se
rejoignirent, ils échangèrent un regard et soulevèrent le couvercle
pour dévoiler la caisse métallique. Ils la posèrent sur un poste de
travail dégagé. Juliette hésita. Depuis les murs, une douzaine de
combinaisons de nettoyage semblaient les observer d’un air
désapprobateur.
Mais ils avaient pris toutes les précautions possibles. Y compris les
plus ridicules. Les combinaisons qu’ils portaient avaient été
débarrassées de tous les rembourrages superflus pour faciliter leurs
mouvements. Les gants aussi. Elle avait obtempéré à toutes les
exigences de Lukas. Elle avait fait pareil avec Shirly pour la
génératrice de secours et le forage, allant même jusqu’à mettre au
ralenti la génératrice principale pour économiser l’énergie, truffer le
tunnel d’explosifs en cas de contamination… tout pour faire aboutir
son projet.
Juliette revint à elle et se rendit compte que Nelson l’attendait. Elle
ouvrit la caisse et en sortit les échantillons. Deux d’air, un
échantillon témoin de l’argon du sas, un de terre en surface, un de
terre plus profonde, et un dernier de restes humains desséchés.
Chacun fut posé sur l’établi, et la caisse en métal retourna par terre.
— Par quoi tu veux commencer ? demanda Nelson.
Il saisit un petit tuyau en acier au bout duquel était fixé un
morceau de craie – un crayon de fortune pour mains gantées. Une
ardoise attendait sur un coin de l’établi, prête à recevoir leurs notes.
— Commençons par les échantillons d’air, dit-elle.
Cela faisait déjà plusieurs heures que les échantillons avaient été
prélevés. Elle craignait qu’il ne reste rien des joints, plus rien à
observer. Elle vérifia les étiquettes sur les récipients et prit le
numéro 2. Elle l’avait prélevé près des collines.
— Je trouve tout ça très ironique, tu sais, dit Nelson.
— Comment ça ?
— C’est seulement que…
Il se retourna pour regarder l’heure à la pendule, griffonna l’heure
sur son ardoise et lança un regard coupable à Juliette.
— Être autorisé à faire ça, à voir ce qu’il y a dehors, à en parler,
même. Je veux dire, c’est moi qui ai fabriqué ta combinaison. J’étais
le technicien en chef sur celle du shérif.
Il fronça les sourcils, et Juliette remarqua que derrière sa visière
son front luisait de sueur.
— Je me rappelle l’avoir aidé à s’habiller.
C’était la troisième ou quatrième fois qu’il essayait de s’excuser et
Juliette appréciait ses efforts.
— Tu ne faisais que ton travail.
En le formulant, elle se rendit compte de la puissance que ce
sentiment pouvait avoir, des atrocités que le simple fait d’accomplir
son travail pouvait pousser une personne à commettre.
— Mais l’ironie, c’est que cette pièce…
Il agita son gant en direction des combinaisons suspendues aux
murs.
— Même ma mère pensait que cette pièce était destinée à aider les
gens, à faire en sorte que les nettoyeurs survivent le plus longtemps
possible, à les aider à explorer le monde extérieur que personne n’est
censé évoquer. Et puis, finalement, voilà ce qu’on y fait. Et on fait
bien plus que l’évoquer.
Juliette ne répondit pas, mais il avait raison. C’était à la fois une
pièce où transitaient l’espoir et l’effroi.
— Ce que nous avons envie de découvrir et ce qui se trouve
réellement dehors sont deux choses différentes, finit-elle par dire.
Restons concentrés.
Nelson acquiesça. Il se tenait prêt, craie à la main. Juliette secoua
le récipient jusqu’à ce que les deux joints à l’intérieur se séparent.
Celui des Fournitures était en parfait état. Les marques jaunes sur la
tranche étaient toujours là. L’autre, en revanche, n’était pas en forme.
Ses marques rouges avaient disparu, sa bordure était déjà rongée par
l’air contenu dans le récipient. Ils constatèrent la même chose sur les
deux échantillons de ruban thermique collés au fond. Le bout des
Fournitures, carré, était intact. Celui en forme de triangle, du DIT,
était à présent percé d’un trou.
— Je dirais qu’il y a un huitième du joint désintégré sur
l’échantillon no 2. Et un trou de trois millimètres de diamètre dans le
ruban thermique. Les deux échantillons des Fournitures semblent
intacts.
Nelson prit ses observations en note. C’était ainsi qu’elle avait
décidé de mesurer la toxicité de l’air, en utilisant les joints et le
ruban conçus pour se décomposer à l’extérieur et en les comparant à
ceux qui, elle le savait, dureraient. Elle lui passa le récipient pour
qu’il puisse voir par lui-même et s’aperçut que c’étaient là leurs
premières données. C’était une confirmation aussi importante que sa
survie à l’extérieur. L’équipement extrait des réserves du labo de
Confection était conçu pour ne pas tenir le coup. Juliette frissonna à
l’idée d’avoir franchi une première étape, capitale. Et ils n’avaient pas
encore ouvert les récipients pour voir comment était l’air qu’ils
contenaient.
— Je confirme, un huitième d’usure sur le joint, dit Nelson. Mais je
dirais plutôt deux millimètres et demi pour le trou.
— Très bien, note deux et demi.
La prochaine fois, ils auraient chacun une ardoise et noteraient
leurs propres estimations. Elle ne voulait pas qu’ils s’influencent l’un
l’autre. Elle avait encore tant à apprendre. Tandis que Nelson notait,
elle prit l’échantillon suivant.
— Échantillon no 1, annonça-t-elle. Prélevé au niveau de la rampe.
Elle remarqua le joint entier, qui ne pouvait être que celui des
Fournitures. L’autre était à moitié rongé. En agitant le récipient, elle
réussit à faire descendre le joint contre le couvercle en plastique
transparent.
— Non, il doit y avoir une erreur, dit-elle. Approche la lampe.
Nelson articula le bras de la lampe dans sa direction. Juliette
l’orienta vers le haut, penchée au-dessus de l’établi, et se
contorsionna pour avoir un aperçu du ruban thermique rutilant.
— Je… je dirais usure de moitié sur le joint. Et des trous de cinq…
non, six millimètres dans le ruban thermique. Tiens, il faut que tu
voies ça.
Nelson nota ses chiffres avant de prendre la boîte. Il orienta la
lumière vers son côté de l’établi.
Elle ne s’était pas attendue à une énorme différence entre les deux
échantillons, mais surtout, si l’un des deux devait être en moins bon
état, c’était celui des collines, pas de la rampe. Pas là où ils rejetaient
de l’air sain.
— Je ne les ai peut-être pas sortis dans le bon ordre, dit-elle.
Elle attrapa le suivant, l’échantillon témoin. Elle avait pourtant tout
fait avec tellement d’attention. Cela dit, elle se rappelait avoir laissé
ses pensées vagabonder. Elle avait cessé de compter, une fois, et
laissé une des boîtes ouverte trop longtemps. Voilà, c’était sûrement
à cause de ça.
— Je confirme, dit Nelson. Bien plus d’usure sur ceux-là. Tu es
sûre que ce sont ceux de la rampe ?
— J’ai dû foirer à un moment. J’en ai gardé un ouvert trop
longtemps. Merde. On va peut-être devoir faire abstraction de ceux-
là alors, du moins comme point de comparaison.
— C’est pour ça qu’on a pris plus d’un échantillon, dit Nelson en
toussant.
Derrière sa visière soudain embuée, il s’éclaircit la voix.
— Ne te flagelle pas pour ça.
Il la connaissait déjà bien. Tout en s’en voulant à mort, elle se
concentra sur l’échantillon témoin et se demanda ce que Lukas
pensait, là-dehors, puisqu’il les entendait sur sa radio.
— Bien. Dernier échantillon d’air, dit-elle en agitant la boîte.
Nelson attendit, craie au-dessus de son ardoise.
— Vas-y.
— Je ne…
Elle orienta la lampe sur le récipient, qu’elle agita à nouveau. Un
filet de sueur coula le long de sa mâchoire jusqu’à son menton.
— Je croyais que c’était l’échantillon témoin.
Elle le posa, prit le suivant, mais il était plein de terre. Son cœur
battait à tout rompre, elle avait le vertige. Plus rien n’avait de sens. À
moins qu’elle n’ait sorti les échantillons dans le désordre. Est-ce
qu’elle avait vraiment tout raté ?
— Oui, c’est bien l’échantillon témoin, dit Nelson en tapotant la
boîte avec sa craie. C’est marqué là.
— Laisse-moi une seconde.
Elle prit quelques profondes inspirations. Elle regarda à nouveau à
l’intérieur. C’était l’air qu’elle avait prélevé dans le sas. Il n’aurait dû
capturer que de l’argon. Elle le tendit à Nelson.
— C’est vrai qu’y a un truc qui cloche, dit-il en secouant la boîte.
C’est pas normal.
Juliette l’entendit à peine. Son esprit tournait à plein régime.
Nelson jeta un œil à l’intérieur.
— Je crois…
Il hésita.
— Peut-être qu’un joint de mastic est tombé quand tu as ouvert le
couvercle. Ce qui n’est pas très grave. Ça arrive. Ou alors…
— Impossible, dit-elle.
Elle avait fait très attention. Elle se rappelait avoir vu tous les
couvercles scellés. Nelson se racla la gorge et reposa l’échantillon
témoin sur l’établi. Il ajusta la lampe de sorte que la lumière tombe
directement dessus. Les deux se penchèrent, tout près. Rien n’était
tombé, elle en était sûre et certaine. Mais alors, elle avait dû
commettre des erreurs. Ça arrivait à tout le monde…
— Il n’y a qu’un joint là-dedans, dit Nelson. Je crois qu’il est peut-
être tombé et…
— Le ruban thermique, dit Juliette.
Elle ajusta la lumière. Il y eut une lueur au fond de la boîte, où était
collé un bout de ruban thermique. L’autre morceau avait disparu.
— Et tu es en train de me dire qu’un morceau de ruban thermique
qui était collé au fond est tombé lui aussi ?
— Alors ce sont les boîtes qui sont dans le désordre. On les a prises
à l’envers. Ce qui serait logique, parce que l’échantillon prélevé sur la
colline présentait moins d’usure que celui de la rampe. Voilà, ça ne
peut être que ça.
Juliette y avait songé, mais ce n’était qu’une tentative de faire
coïncider ce qu’elle pensait savoir avec ce qu’elle voyait. Le but de
cette excursion était de confirmer ses doutes. Que signifiait le fait
qu’elle voyait quelque chose de complètement différent ?
Et soudain, elle comprit. La révélation lui fit l’effet d’un coup de
clé à molette sur la tête. L’effet d’une haute trahison. La trahison
d’une machine qui s’était toujours montrée bienveillante avec elle,
comme une pompe en laquelle on avait confiance et qui soudain
fonctionnait à l’envers sans raison apparente. Elle comprit
brutalement, comme si un être aimé lui tournait le dos alors qu’elle
tombait, comme un lien d’affection qui ne se brisait pas, non, mais
qui n’avait jamais vraiment existé.
— Luke, dit-elle, en espérant qu’il soit à l’écoute, que sa radio soit
allumée.
Elle attendit. Nelson toussa.
— Je suis là, répondit-il d’une voix lointaine. Je suis vos échanges.
— L’argon, dit-elle en regardant Nelson. Qu’est-ce qu’on sait à
propos de l’argon, exactement ?
Nelson cligna des yeux pour évacuer la sueur.
— Ce qu’on en sait ? répéta Lukas. Heu, il doit y avoir un tableau
périodique des éléments quelque part. Dans le labo… Dans l’un des
placards, je crois.
— Non, dit-elle en haussant le ton pour être sûre qu’il l’entende.
Ce que je veux dire, c’est d’où il vient ? Est-ce qu’on est même sûrs
que ce soit de l’argon ?
25

Silo 1

Il y avait un sifflement dans la poitrine de Donald, un relâchement


de connexions, une alarme interne sur son état général. Il se força à
tousser, bien qu’il déteste ça, bien que son diaphragme souffre de
plus en plus de ses quintes, bien qu’il ait la gorge en feu et les
muscles endoloris. Il se pencha en avant sur son fauteuil et toussa
jusqu’à ce que quelque chose se décroche tout au fond de lui, glisse
sur sa langue et atterrisse dans les replis de son mouchoir infect.
Il replia le carré de tissu sans regarder le contenu et s’effondra
contre le dossier de son fauteuil, en sueur, épuisé. Il prit une
profonde inspiration, un peu moins sifflante. Une autre. Une poignée
de respirations qui ne le faisaient pas souffrir le martyre. Existait-il
quelque chose de plus agréable qu’un souffle fluide et exempt de
douleur ?
Il balaya du regard la pièce où il se trouvait, tout ce qu’il avait
auparavant considéré comme acquis : des restes de repas, un jeu de
cartes, un livre de poche aux pages jaunies et au dos craquelé…
signes de factions subies, mais pas dans la douleur. Lui souffrait.
Attendait. Que le silo 18 réponde. Il examina sur le plan tous les
autres silos pour lesquels il se faisait du souci. Des mondes morts,
voilà ce qu’il voyait. Tous mourraient, sauf un. Il sentit une
démangeaison dans la gorge, et il sut qu’il serait mort longtemps
avant d’avoir décidé quoi que ce soit, avant d’avoir trouvé un moyen
de choisir, ou de faire dévier le projet de sa course suicidaire. Il était
le seul à savoir, à s’en soucier… et l’information qu’il détenait,
comme sa compassion, serait enterrée avec lui.
Qu’est-ce qu’il se figurait, de toute façon ? Qu’il pouvait améliorer
les choses ? Qu’il pouvait réparer un monde à la destruction duquel il
avait pris part ? Le monde était irréparable, et depuis longtemps. Un
aperçu d’herbe verte et de ciel bleu via un drone, et il avait perdu la
tête. Cela faisait désormais si longtemps qu’il avait vu ces couleurs
qu’il commençait à douter de leur réalité. Il connaissait la mécanique
trompeuse à l’œuvre dans le nettoyage. Il savait bien qu’on ne
pouvait pas faire confiance à la vision d’une machine.
Mais un espoir insensé le poussait, encore et toujours, dans le
département des Communications, l’incitait à passer ses appels. Un
espoir insensé alimentait son rêve de mettre fin à tout ça, de trouver
un moyen de laisser tous ces silos pleins de gens vivre leur vie, sans
interférence. Il y avait aussi de la curiosité de sa part ; il voulait
savoir ce qui se passait dans ces serveurs, élucider ce dernier grand
mystère, ce qu’il ne pouvait faire qu’avec l’aide de ce chef de DIT qu’il
avait lui-même intronisé. Ce que Donald désirait, tout simplement,
c’était des réponses. Il voulait la vérité, ainsi qu’une mort sans
douleur pour lui-même et pour Charlotte. La fin des factions et des
rêves. Un dernier endroit où reposer, peut-être au sommet de cette
colline avec vue sur la tombe d’Helen. Il ne s’estimait pas trop
exigeant.
Il vérifia l’heure à la pendule murale. Ils étaient en retard. Un
quart d’heure déjà. Il se passait quelque chose. En observant la
grande aiguille tressauter, il se rendit compte que toute cette
opération, l’ensemble des silos, était en fait similaire à une pendule
géante. Le mode de fonctionnement était automatique. Et il serait
bientôt temps de la remonter.
Des machines invisibles portées par les vents circulaient autour de
la planète, détruisant au passage tout ce qui était humain, rendant le
monde à son état sauvage. Les gens enterrés sous terre étaient des
graines dormantes qui devraient attendre encore deux cents ans
avant d’éclore. Deux cents ans. Donald sentit un nouveau picotement
dans sa gorge et se demanda s’il lui restait ne serait-ce que deux
jours à vivre.
Pour le moment, il n’avait qu’un quart d’heure devant lui. Un quart
d’heure avant que les opérateurs ne reprennent le boulot. Ces
sessions étaient devenues régulières. Il n’était pas inhabituel de faire
dégager tout le monde pour des discussions classées confidentielles,
mais le fait qu’il le fasse tous les jours à la même heure commençait à
devenir douteux. Il voyait les regards qu’ils échangeaient lorsqu’ils se
levaient et prenaient leurs mugs pour partir. Ils devaient penser à
une sorte d’idylle. Et d’une certaine manière, Donald trouvait que
c’en était une. Une idylle entre le temps jadis et la vérité.
Mais là, on lui posait un lapin. La moitié de sa session s’était
écoulée, et il n’avait fait qu’écouter la ligne sonner sans que personne
ne réponde. Il se passait quelque chose là-bas. Quelque chose de
grave. Ou alors il était à cran à cause de cette histoire de cadavre
retrouvé dans son propre silo, de meurtre sur lequel enquêtait la
Sécurité. C’était étrange que ça ne l’émeuve presque pas. Il se faisait
un sang d’encre pour les autres silos, et avait perdu toute empathie
pour le sien.
Un clic retentit dans son casque.
— Allô ? dit-il d’une voix fatiguée.
Il comptait sur les machines pour lui redonner de la vigueur.
Il n’y eut pas de réponse, rien que le bruit d’une respiration. Mais
ce fut un indice suffisant. Lukas ne manquait jamais de dire bonjour.
— Madame le maire, dit-il.
— Vous savez que je n’aime pas qu’on m’appelle comme ça.
Elle avait l’air à bout de souffle, comme si elle avait couru.
— Vous préférez Juliette ?
Silence. Donald se demanda pourquoi il préférait parler avec elle.
Il aimait beaucoup Lukas. Il avait participé à son Rite d’initiation, et
il admirait la curiosité du jeune homme, comme son étude de
l’Héritage. Parler de l’ancien monde avec lui ne manquait jamais de
l’emplir de nostalgie. C’était une sorte de thérapie. Sans compter que
Lukas était celui qui l’aidait à découvrir ce que les serveurs avaient
dans le ventre.
Avec Juliette, le traitement était différent. Il avait droit à des
insultes, qu’il méritait pleinement. Elle le gratifiait aussi souvent de
silences obstinés, de menaces. Une partie de lui désirait qu’elle
vienne l’achever avant que sa toux ne s’en charge. Humiliation et
exécution… tel était son chemin vers la rédemption.
— Je sais comment vous vous y prenez, finit-elle par dire, avec du feu
dans la voix, du venin. J’ai enfin compris.
Donald retira son casque d’un côté pour éponger sa sueur.
— Qu’est-ce que vous avez compris ?
Il se demanda si Lukas avait découvert quelque chose dans l’un des
serveurs, un nouveau cheval de bataille pour Juliette.
— Les nettoyages, lâcha-t-elle.
Donald regarda l’heure. Les quinze minutes qui lui restaient
allaient passer en un éclair. La personne qui lisait ce roman serait
bientôt de retour, tout comme les techniciens qui avaient laissé en
plan leur partie de cartes.
— Je serais très heureux de parler des nettoyages…
— J’étais dehors, je rentre tout juste.
Donald couvrit le micro d’une main et toussa.
— Où ça, dehors ?
Il songea au tunnel qu’elle prétendait creuser, au vacarme qu’ils
avaient causé et qui s’était récemment estompé. Il pensait qu’elle
voulait dire au-delà des frontières de son silo.
— Dehors, à l’extérieur. Les collines. Le monde que les anciens nous
ont laissé. J’ai pris des échantillons.
Donald se pencha en avant. Elle voulait le menacer, mais lui
n’entendait qu’une promesse. Elle voulait le torturer, mais il ne
ressentait que de l’enthousiasme. Dehors. Pour prendre des
échantillons. Il rêvait d’une telle aventure. De découvrir ce qu’il avait
respiré au juste à l’extérieur, ce qu’ils avaient fait au monde, s’il était
en train de guérir ou de mourir. Juliette devait penser qu’il détenait
les réponses, mais il n’avait que des questions.
— Et qu’avez-vous découvert ? murmura-t-il.
Il maudit les machines qui allaient lui donner un air détaché,
désinvolte, qui allaient faire croire à Juliette qu’il savait déjà tout.
Pourquoi ne pouvait-il tout simplement pas dire qu’il n’avait aucune
idée de ce dont le monde souffrait, ou ce dont lui-même souffrait,
l’appeler au secours ? Pour qu’ils s’aident l’un l’autre.
— Vous ne nous envoyez pas dehors pour nettoyer. Vous envoyez autre
chose. Je vais vous dire ce que j’ai découvert…
Pour Donald, la voix de Juliette était l’univers tout entier. Le poids
de la terre au-dessus de sa tête disparaissait, tout comme celle
compactée sous ses pieds. Il n’y avait que lui, dans une bulle, avec
cette voix.
— Nous avons prélevé deux échantillons au-dehors, plus un dans le
sas, qui n’aurait dû être que du gaz inerte. Les deux autres provenaient
de la rampe et des collines.
Cette fois, c’était à son tour d’être mutique. Sa combinaison lui
collait à la peau. Il attendit, attendit encore, mais elle le fit céder. Elle
voulait qu’il la supplie de poursuivre. Après tout, elle savait peut-être
à quel point il était paumé.
— Et qu’avez-vous découvert ? répéta-t-il.
— Que vous n’êtes que des enfoirés de menteurs. Que tout ce que vous
nous avez dit, chaque fois qu’on vous a fait confiance, on s’est fait avoir.
On prend pour argent comptant tout ce que vous nous montrez, tout ce
que vous nous dites, et depuis le début, rien n’est vrai. Peut-être qu’il n’y
a jamais eu d’anciens. Vous savez, tous ces bouquins qu’on a ici. On va
les brûler. Et dire que vous laissez Lukas croire à ces monceaux de…
— Tout ce qu’il y a dans les livres est vrai.
— Foutaises. Comme l’argon ? Il est vrai, l’argon ? C’est quoi la merde
que vous pompez dans les sas quand quelqu’un sort nettoyer, hein ?
Donald répéta la question dans sa tête.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda-t-il.
— Arrêtez votre petit jeu. Je sais ce qui se passe, maintenant. Quand
vous nous expulsez, vous envoyez un truc toxique dans les sas qui nous
ronge. D’abord les joints des combis, et après notre corps. Du grand art,
hein ? Vous savez quoi, j’ai trouvé les fils d’alimentation des caméras que
vous aviez cachés. Je les ai coupés il y a des semaines. Ouais, c’était moi.
Et j’ai vu les câbles qui entrent chez nous. Les tuyaux. Le gaz est dans les
tuyaux, c’est bien ça ?
— Juliette, écoutez-moi…
— Je vous interdis de me parler comme si vous me connaissiez. Toutes
ces conversations, ce temps passé à me raconter comment mon silo a été
construit, comme si vous l’aviez construit vous-même, à parler à Lukas
d’un monde disparu comme si vous l’aviez connu. C’était quoi le but ?
Vous faire apprécier ? Vous faire passer pour notre ami ? Toujours là à
nous faire croire que vous voulez nous aider.
Donald lança un regard à la pendule. Les techniciens allaient
revenir. Il allait devoir leur dire de dégager. Impossible de se
déconnecter comme ça.
— Arrêtez de nous appeler, dit-elle. Ce bourdonnement, ces voyants
qui clignotent, ça nous fiche mal au crâne. Si vous continuez à nous
appeler tous les jours, je vous jure que je vais péter un câble, et j’ai
suffisamment de choses à faire.
— Écoutez-moi… s’il vous plaît…
— Non, c’est vous qui allez m’écouter. On va couper tous nos liens
avec vous. On ne veut pas de vos caméras, ni de votre électricité ou de
votre gaz. Je coupe tout. Plus personne d’ici ne sera envoyé au nettoyage.
Argon, mes fesses. C’est fini. La prochaine fois que je sortirai, ce sera
avec de l’air pur. Maintenant allez vous faire foutre et laissez-nous
tranquilles.
— Juliette…
Mais il n’y avait plus personne au bout du fil.
Donald retira son casque et le jeta contre le bureau. Des cartes à
jouer volèrent et le livre tomba.
L’argon ? Mais qu’est-ce qui lui prenait ? La dernière fois qu’elle
avait été aussi en colère, elle avait dit avoir trouvé une machine et
l’avait menacé de venir le sortir de son trou. Mais là, c’était autre
chose. De l’argon. Émis au moment des nettoyages. Il ne voyait pas
du tout de quoi elle parlait. Émis pendant les…
Soudain pris de vertige, il s’affala contre son dossier, en sueur. La
main cramponnée à un chiffon ensanglanté, il se souvint d’un sas
rempli de brouillard. Il se souvint d’une bousculade le long d’une
rampe, du nom d’Helen qu’il criait, d’une image d’explosions
imprimée sur sa rétine, d’Anna et Charlotte qui le tiraient tandis
qu’un nuage blanc bouillonnait autour de lui.
Le gaz. Il savait comment se passaient les nettoyages. Le gaz
servait à pressuriser le sas. À repousser l’air extérieur. À le
repousser.
— La poussière est dans l’air, dit-il.
Il s’avachit sur le bureau, les genoux flageolants. Les nanomachines
qui dévoraient l’humanité étaient en fait libérées à chaque nettoyage,
une petite bouffée expulsée avec la régularité d’une horloge, tic-tac, à
chaque exil.
Le casque à écouteurs gisait là, immobile.
— Je suis un ancien, dit-il, utilisant le mot de Juliette.
Il attrapa le casque et répéta, plus fort, dans le micro :
— Je suis un ancien ! C’est moi qui ai fait ça !
Mais il s’affala à nouveau sur le bureau, se rattrapant au bord pour
ne pas tomber.
— Je suis désolé, marmonna-t-il. Je suis tellement désolé. Puis plus
fort : Je suis désolé.
Mais personne ne l’écoutait.
26

Silo 1

Charlotte manipulait l’aileron de l’aile gauche du drone. Il y avait


encore un peu de jeu dans les câbles qui contrôlaient les volets. Elle
attrapa un torchon pendu à la queue de l’appareil et s’épongea la
nuque. Elle prit un tournevis dans son sac à outils. Il y avait sous le
drone tout un tas de pièces, tous les éléments inutiles qu’elle avait
retirés. L’ordinateur de contrôle des bombes, les étuis à munitions
des ailes, les servomécanismes de largage. Elle n’avait laissé qu’une
caméra et avait même retiré certains haubans qui permettaient à
l’appareil d’atteindre les douze g. Ce serait un vol sans retour, pas de
pression sur les ailes. Ils voleraient vite et à basse altitude, peu
importe si on les repérait. Il fallait qu’ils aillent plus loin, qu’ils
confirment leurs doutes, c’était crucial. Charlotte avait passé une
semaine à travailler sur cet engin, et tout ce à quoi elle pensait,
c’était la rapidité avec laquelle les deux derniers avaient lâché, et la
chance qu’ils avaient eue avec le premier vol.
Allongée sur le dos, elle roula des épaules et des hanches pour se
faufiler sous la queue de l’appareil. Le panneau d’accès était déjà
ouvert, les câbles exposés. Chaque panneau aurait droit à sa petite
bande de mastic avant d’être remis à sa place, afin de protéger la
machine des particules nocives. Ça va marcher, se dit-elle en ajustant
la servocommande des câbles. Il le faudrait. L’état de son frère lui
faisait dire que c’était le vol de la dernière chance. Ce serait tout ou
rien. Et ce n’était pas seulement à cause de la toux… Il semblait aussi
perdre la tête.
En revenant de son appel, il avait oublié de lui apporter son dîner.
Il avait aussi oublié la dernière partie de la radio qu’il lui avait
promise. Et il était en train de faire les cent pas autour du drone en
marmonnant dans sa barbe. Il pivota en direction de la salle de
réunion et se mit à fouiller dans ses notes. Il revint vers le drone à
grandes enjambées, en toussant, et reprit une conversation dont elle
ne pensait pas faire partie.
— … leur peur, tu comprends ? C’est grâce à leur peur que ça
fonctionne.
Elle coula un regard vers lui pour le voir agiter ses mains dans tous
les sens. Il avait un teint de cendre. Il y avait des postillons de sang
sur sa combinaison. Il était presque temps de jeter l’éponge, monter
dans cet ascenseur, et se rendre. Juste pour qu’il puisse voir
quelqu’un.
Il surprit son regard.
— Leur peur ne fait pas que teinter le monde qu’ils voient, dit-il, le
regard fou. Ils empoisonnent le monde avec. C’est un poison. Ils
envoient un des leurs au nettoyage, et c’est ça qui empoisonne le
monde !
Charlotte ne savait comment réagir. Elle ressortit de dessous le
drone pour travailler à nouveau sur l’aileron, en pensant à quel point
ça irait plus vite s’ils étaient deux à bosser. Elle envisagea de lui
demander de l’aide, mais il semblait incapable de rester tranquille, et
encore moins de tenir une clé à molette.
— Et donc, ça m’a fait réfléchir, cette histoire de gaz. Je veux dire,
j’aurais dû m’en douter, depuis le début. On balance ce gaz dans leur
silo quand on en a fini avec eux. C’est comme ça qu’on les liquide.
C’est le même gaz, en fait. Je l’ai déjà fait.
Il marchait en décrivant de petits cercles et en tapant son index
contre sa poitrine. Il toussa dans le creux de son bras.
— Dieu sait que je l’ai fait. Et ce n’est pas tout !
Charlotte soupira en donnant un dernier tour de tournevis. Il y
avait encore un peu de jeu.
— Ils peuvent peut-être inverser le processus, tu vois ?
Il se mit en chemin vers la salle de réunion.
— Ils ont coupé leurs caméras. Il y a ce silo, aussi, qui a bloqué sa
démolition. Ils peuvent peut-être couper le gaz et…
Sa voix ne fut bientôt plus qu’un mince filet inaudible. Charlotte
observa la pièce au bout de l’entrepôt. L’ombre de son frère dansait
sur les murs de la salle de réunion à mesure qu’il tournait autour de
la table, passant en revue ses notes et ses graphiques. Tous deux
tournaient en rond, finalement. Elle l’entendait jurer. Ces accès
d’humeur lui rappelaient leur grand-mère, qui n’avait pas quitté le
monde dans l’élégance. C’était ainsi qu’elle se souviendrait de lui une
fois qu’il aurait disparu : crachant du sang et marmonnant des
insanités. Jamais il ne serait le député Keene dans son costume
impeccable, son grand frère si talentueux, jamais plus.
S’il se tracassait au sujet de la stratégie à adopter, Charlotte, elle,
avait sa petite idée. Pourquoi ne pas réveiller tout le monde, comme
Donald l’avait fait pour elle ? Il n’y avait que quelques dizaines
d’hommes en poste à chaque faction. Et il y avait des milliers de
femmes endormies. Des milliers et des milliers. Elle imagina l’armée
qu’elle pourrait lever. Mais elle se demandait si Donny n’avait pas
raison – si elles ne refuseraient pas de se battre contre leurs pères,
leurs maris et leurs frères. Il fallait un drôle de courage pour faire ça.
Au loin, l’ombre se remit à danser sur les murs. Les cent pas,
encore et encore. Charlotte soupira et se concentra à nouveau sur
son aile. Elle pensa à l’autre idée de son frère : purifier l’air et libérer
les prisonniers. Ou du moins leur laisser une chance à tous. Des
chances égales. Il avait comparé ça à une abolition des frontières
dans l’ancien monde. Il y avait un dicton qu’il ressassait, à propos de
ceux qui avaient des privilèges et voulaient les garder, des derniers
qui retiraient l’échelle après leur passage. “Descendons les échelles”,
avait-il dit à plusieurs reprises. Ne laissons pas les ordinateurs
décider, mais les gens.
Charlotte ne comprenait toujours pas comment ça pourrait
fonctionner. Son frère non plus, manifestement. Elle se tortilla pour
se glisser à nouveau sous le drone et songea à l’époque où l’on savait
quel métier les gens feraient dès leur naissance, où ils n’avaient pas
le choix. Les aînés embrassaient la profession du père. Les cadets
allaient à la guerre, prenaient la mer, ou le chemin de l’Église. Ceux
qui suivaient devaient se débrouiller. Les filles, elles, épousaient les
fils des autres.
Sa clé à molette ripa et ses jointures heurtèrent le fuselage. Elle
jura et suçota le sang qui affleurait sur sa main. Elle repensa à une
autre injustice, qui l’avait laissée songeuse à l’époque. Elle était sur le
terrain, et s’estimait heureuse d’être née aux États-Unis, et non en
Irak. Un coup de dés. Des frontières invisibles dessinées sur des
cartes, aussi réelles que l’étaient les parois des silos. On pouvait se
retrouver piégé par les circonstances. La vie que l’on menait était
déterminée par un calcul du peuple, de ses dirigeants, comme ces
ordinateurs qui décident de votre destin.
Elle ressortit de dessous l’appareil et testa l’aile. Il n’y avait plus de
jeu dans le câble. Elle ne pourrait pas améliorer le drone davantage.
Elle rassembla ses outils et commençait à les glisser dans sa sacoche
lorsqu’un ding retentit derrière les étagères, en direction des
ascenseurs.
Elle se figea. D’instinct, elle pensa à son plateau-repas. Donny lui
apportait à manger. Mais d’où elle était, elle voyait l’ombre de son
frère.
Une porte d’ascenseur s’ouvrit. Quelqu’un courait. Ils étaient
plusieurs. Un tonnerre de bottes résonna dans l’entrepôt et Charlotte
se risqua à crier le nom de Donald. Elle ne le fit qu’une fois, et courut
vers la bâche du drone. Elle la redéploya sur l’appareil et sur les
outils éparpillés. Elle devait se cacher. Elle et le travail en cours.
Donny l’avait entendue. Il se cacherait lui aussi.
Les pans de la bâche flottèrent lentement jusqu’au sol et
s’immobilisèrent. Charlotte s’apprêtait à courir rejoindre Donny
lorsque des hommes émergèrent des rangées d’étagères. Elle plongea
immédiatement à terre, certaine d’avoir été repérée. Mais les bottes
passèrent sans s’arrêter. Elle souleva lentement le bord de la bâche,
roula dessous et resta genoux recroquevillés contre la poitrine.
Donny l’avait entendue. Il entendrait les bottes et se cacherait dans
la salle d’eau attenante à la salle de réunion, dans la douche. Quelque
part. Ils ne pouvaient pas savoir qu’ils étaient là. Et puis, comment
ces gens avaient fait pour entrer ? Son frère lui avait certifié qu’il
avait l’accès exclusif.
Le bruit de bottes s’estompa. Ils se dirigeaient droit vers le fond de
l’entrepôt, comme s’ils savaient. Mais elle perçut des voix, toutes
proches. Des hommes. Des pas, plus lents, près du drone. Charlotte
crut entendre Donny crier, découvert. À plat ventre, elle rampa sous
le drone vers l’autre bout de la bâche. Les voix et le bruit de bottes
diminuaient. Son frère avait des ennuis. Elle se rappela une
conversation qu’ils avaient eue quelques jours auparavant et se
demanda si quelqu’un l’avait finalement reconnu dans l’ascenseur.
Un homme à tout faire l’avait repéré. Sous la bâche, l’obscurité et
l’idée de se retrouver seule l’oppressèrent. La peur qu’ils l’aient
arrêté. Elle dépendait de lui. Elle devenait déjà folle enfermée dans
cet entrepôt avec lui pour seule compagnie. Alors sans lui… elle ne
voulait même pas imaginer.
Le menton appuyé contre le sol, elle glissa les mains en avant et
souleva légèrement la bâche pour avoir un aperçu de ce qui se jouait
autour d’elle. Il y avait des bottes, dangereusement proches. Elle
sentait une odeur d’huile de moteur. Elle crut apercevoir un homme
qui avait du mal à marcher, un autre homme, en combinaison
argentée, qui l’aidait à se déplacer, leurs pieds traînant au même
rythme, comme mus par un même cerveau.
Plus loin, la lumière était éblouissante ; toutes les ampoules que
Donny préférait laisser éteintes étaient allumées. En voyant son frère
qu’on escortait hors de la salle de conférences, Charlotte eut le
souffle coupé. Un des hommes en tenue argent le frappa au niveau
des côtes. Son frère encaissa le coup avec un gémissement, et
Charlotte ressentit la douleur dans sa propre chair. Elle laissa
retomber la bâche et se couvrit la bouche, terrorisée. L’autre main,
tremblante, souleva à nouveau la bâche. Elle ne voulait plus rien voir,
mais le devait. Son frère reçut un autre coup, mais le vieillard aux pas
traînants leva une main. Charlotte entendit une voix faible leur
demander d’arrêter.
Les deux hommes en combinaison argentée se contentèrent donc
de maintenir Donald au sol. Fascinée par l’homme qui paraissait si
faible, Charlotte oublia de respirer. Il avança dans la lumière ; ses
cheveux blancs étincelaient autant que les ampoules au-dessus de sa
tête. Il avait beaucoup de mal à marcher, et devait prendre appui sur
le jeune homme qui l’accompagnait, un bras passé en travers de son
dos. Il finit par arriver près de Donald.
Charlotte voyait les yeux de son frère. Il était à cinquante mètres
d’elle, et pourtant, elle voyait à quel point il les ouvrait grands. Il leva
la tête vers le vieillard et se mit à tousser. Une vilaine quinte
provoquée par le coup dans les côtes qui noya les mots de l’homme
qui tenait à peine debout.
Son frère tenta de parler. Il répétait la même chose, mais Charlotte
n’entendait pas. Et l’homme qui tenait à peine debout, en revanche,
pouvait encore lever la jambe. Le jeune accompagnateur le tenait
fermement, et Charlotte observa, tremblante, la jambe du vieillard
prendre son élan avant que sa botte ne vienne heurter son frère avec
violence ; Donny serra ses propres jambes contre son corps pour se
protéger, mais les hommes qui le maintenaient l’empêchèrent
d’échapper au déluge de coups de botte cruels qui pleuvaient sur lui.
27

Silo 18

— Tu crois pas que tu devrais t’abstenir de fouiller par là ?


demanda Lukas.
— Tiens la lampe correctement, répondit Juliette. Il m’en reste un
à vérifier.
— Mais, on ne devrait pas en parler ?
— Luke, je ne fais que regarder. Sauf que là, j’y vois rien !
Lukas ajusta le faisceau et Juliette rampa un peu plus loin. C’était la
deuxième fois qu’elle s’aventurait sous les grilles métalliques de la
salle des serveurs, au niveau de l’échelle. C’était ici qu’elle avait
repéré les câbles d’alimentation des caméras un peu plus d’un mois
auparavant, peu de temps après avoir été nommée maire par Lukas. Il
lui avait montré tous les endroits du silo qu’ils pouvaient voir depuis
un seul écran, et Juliette avait aussitôt demandé qui d’autre avait
accès à ces images. Lukas lui avait assuré que personne d’autre ne
pouvait les voir, jusqu’à ce qu’elle tombe sur des câbles qui
disparaissaient de l’autre côté du mur, vers la paroi extérieure du
silo. Elle se rappelait avoir vu d’autres fils dans ce paquet. Elle voulait
en avoir le cœur net.
Elle défit la dernière vis du panneau, qui tomba, révélant les
dizaines de câbles qu’elle avait coupés et d’où avaient jailli des
centaines de minuscules filaments pareils à des cheveux d’argent. En
parallèle à ce paquet de fils couraient deux câbles très épais qui lui
rappelaient l’alimentation principale des deux génératrices des
Machines. Il y avait également deux tuyaux en cuivre enfouis là.
— C’est bon, tu en as vu assez ? demanda Lukas.
Il s’accroupit à l’endroit de la grille manquante et orienta la
lumière au-dessus de l’épaule de Juliette.
— Dans l’autre silo, il y a encore de l’électricité à cet étage. Tout le
niveau 34 est alimenté alors qu’aucune des génératrices ne
fonctionne.
Elle tapota les gros câbles avec son tournevis.
— Et les serveurs ronronnent encore. Certains survivants ont
même dévié une partie de cette électricité pour faire marcher des
pompes et divers appareils dans le silo. Je crois que toute l’énergie
vient de chez eux.
— Mais pourquoi ? demanda Lukas, soudain plus intéressé par la
question.
— Parce qu’ils avaient besoin d’électricité pour les pompes et les
lampes de croissance, tiens ! s’écria-t-elle, agacée de devoir le lui dire
clairement.
— Non, pourquoi est-ce qu’ils fournissent toute cette énergie ?
— Peut-être qu’ils ne nous font pas confiance, qu’ils ne nous
croient pas capables de faire fonctionner un silo tout seuls. Ou alors
les serveurs requièrent plus de jus qu’on ne peut en produire. J’en
sais rien.
Elle se retourna pour le regarder.
— Ce que j’aimerais bien savoir, c’est pourquoi ils ont continué à
alimenter le silo 17 après avoir essayé de tuer tout le monde.
Pourquoi ne pas avoir tout éteint ?
— C’est peut-être ce qu’ils ont fait. Et si ça se trouve, ton ami a
piraté leur système et tout rallumé.
Juliette pouffa de rire.
— Solo ? Non. Impossible.
Une voix retentit soudain dans le couloir. Le réduit où se trouvait
Juliette fut plongé dans le noir lorsque Lukas se retourna. Il ne
pouvait y avoir personne d’autre ici.
— C’est la radio, dit-il. Je vais voir qui c’est.
— La lampe ! lança Juliette, mais il était déjà parti.
Le bruit de ses bottes retentit dans le couloir.
Juliette tendit les mains devant elle et tâta les tuyaux de cuivre. Ils
étaient de la bonne taille. Nelson lui avait montré les réservoirs
d’argon. Il y avait un mécanisme de pompage et de filtrage censé
aspirer une quantité donnée d’argon dans les entrailles de la terre, un
peu comme celui du traitement de l’air. Mais Juliette n’avait plus
confiance en rien. En retirant les panneaux muraux derrière les
citernes, elle avait découvert deux tuyaux reliés aux citernes,
distincts du système de pompage. Un système qu’elle soupçonnait de
ne servir strictement à rien. Tout comme les joints, le ruban
thermique, la visière mensongère… tout avait une façade trompeuse.
La vérité était enfouie derrière.
Lukas la rejoignit et la lumière fut à nouveau.
— Jules, il faut que tu sortes de là.
— Donne-moi la lampe s’il te plaît. J’y vois que dalle.
Ils allaient encore se disputer, comme lorsqu’elle avait coupé les
câbles d’alimentation vidéo. Comme si elle pouvait sectionner ces
tuyaux sans savoir ce qu’il y avait à l’intérieur…
— Juliette. Il faut que tu sortes. Maintenant. Je… S’il te plaît.
Elle comprit à sa voix que quelque chose n’allait pas. Elle se
retourna et se prit la lumière dans la figure.
— J’arrive.
Elle recula en se tortillant sur les paumes et les orteils jusqu’à
atteindre la sortie. Elle avait oublié sa pince multifonctions.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Elle s’assit, s’étira le dos, défit sa queue de cheval et rassembla à
nouveau ses cheveux pour les rattacher.
— C’était qui à la radio ?
— Ton père…
— Il est arrivé quelque chose à mon père ?
Il secoua la tête.
— Non, c’est lui qui a appelé. C’est… un des enfants a disparu.
— Comment ça, disparu ?
Mais elle avait très bien compris.
— Lukas, qu’est-ce qui s’est passé ?
Elle se leva, épousseta sa combinaison et se dirigea vers la radio.
— Ils étaient en chemin vers les fermes. Il y avait toute une foule
de gens qui descendaient, en sens inverse. Un des gamins est passé
par-dessus la rampe et…
— Il est tombé ?
— De vingt étages, oui.
Juliette n’arrivait pas à y croire. Elle saisit la radio et dut prendre
appui contre le mur, soudain prise de vertiges.
— Lequel ?
— Il ne me l’a pas dit.
Avant d’appuyer sur le micro, elle s’aperçut que la molette était
réglée sur le canal 17… la dernière fois qu’elle avait appelé Jimmy.
Son père avait dû se servir du nouvel appareil portable de Walker.
— Papa ? Tu m’entends ?
Elle attendit. Lukas lui tendit sa gourde mais elle la refusa.
— Jules ? Je peux te rappeler ? Il se passe encore quelque chose.
Son père avait l’air bouleversé. Il y avait beaucoup de parasites sur
la ligne.
— Il faut que tu me dises ce qui se passe, exigea-t-elle.
— Attends, ne quitte pas. Elise…
Juliette se couvrit la bouche.
— On a perdu Elise. Jimmy est parti à sa recherche. Ma chérie, on a eu
un problème en chemin. Il y avait une meute de gens en colère qui
descendaient. Ils savaient avec qui j’étais. Et Marcus est passé par-
dessus la rampe. Je suis désolé…
Juliette sentit la main de Lukas sur son épaule. Elle s’essuya les
yeux.
— Est-ce qu’il est… ?
— Je n’ai pas encore réussi à descendre, mais… Rickson a été blessé
dans la bousculade. Je m’occupe de lui. Hannah, Miles et le bébé vont
bien. On est aux Fournitures pour l’instant. Écoute, il faut vraiment que
j’y aille. On n’arrive pas à trouver Elise, Jimmy vient de partir à sa
recherche. Quelqu’un a dit l’avoir vue monter les marches. Je ne veux pas
que tu interviennes, mais j’ai pensé que tu aimerais mieux savoir pour le
petit.
Elle appuya sur le micro d’une main tremblante.
— Je descends. Vous êtes aux Fournitures du cent dixième ?
Il y eut un long silence. Elle savait qu’il se demandait si oui ou non
lui opposer un refus valait le coup. Il céda sans même hausser le ton.
— Oui, c’est ça. Je descends m’occuper du corps du petit. Je laisse les
autres sous la garde de Rickson. J’ai dit à Jimmy de ramener Elise ici
même quand il la retrouverait.
— Non, ne les laisse pas là-bas, dit Juliette, ne sachant plus à qui ils
pouvaient faire confiance, ni quel endroit pouvait être sûr. Emmène-
les avec toi. Papa, emmène-les aux Machines. À la maison.
Elle s’essuya le front. Tout n’était qu’une vaste erreur. Les faire
venir ici avait été une erreur monumentale.
— Tu en es sûre ? demanda son père. La foule à laquelle on s’est
heurtés. Je crois bien qu’elle allait dans cette direction.
28

Silo 18

Elise était perdue dans le bizarre. Elle avait entendu quelqu’un


appeler cet endroit comme ça, et se disait que le nom était bien
trouvé : il y avait là une foule à peine croyable et des choses toutes
plus étranges les unes que les autres.
Elle se retrouvait là à la suite d’événements quelque peu
déconcertants. Son chiot avait disparu au cours d’un conflit entre
inconnus – plus de gens qu’elle n’en avait jamais vu au même endroit
– et elle lui avait couru après dans l’escalier. Plusieurs personnes lui
avaient confirmé qu’ils avaient croisé son petit chien qui montait.
Une femme en jaune lui avait dit avoir vu un homme avec un chiot se
diriger vers le bizarre. Elise avait dû monter dix étages avant
d’atteindre le centième.
Sur le palier, elle était tombée sur deux hommes qui crachaient de
la fumée par le nez. Ils lui avaient dit que quelqu’un venait de passer
avec un cabot, et lui avaient fait signe d’entrer.
Chez elle, le niveau 100 était un dédale effrayant de passages
étroits et de pièces abandonnées jonchées de débris et de rats. Ici le
dédale était le même, mais plein de gens et d’animaux, avec en plus
des cris et des chants. Des couleurs vives, des odeurs atroces, des
gens qui aspiraient et recrachaient de la fumée, de la fumée qu’ils
tenaient entre leurs doigts et qu’ils entretenaient avec de petites
étincelles. Il y avait des hommes avec de la peinture sur le visage.
Une femme habillée tout en rouge avec une queue et des cornes avait
fait signe à Elise d’entrer dans une tente, mais la petite avait pris ses
jambes à son cou dans la direction opposée.
Elle avait couru d’effroi en effroi et s’était retrouvée complètement
perdue. Partout où elle se tournait, elle se cognait dans des genoux.
Elle ne cherchait plus Cabot, elle voulait simplement sortir de là. Elle
rampa sous un comptoir en pleurant, mais n’en fut pas plus avancée.
Elle n’eut droit qu’à une vue en très gros plan d’un gros animal sans
poil qui faisait le même bruit que Rickson quand il ronflait. L’animal
passa tout près d’elle, une corde autour du cou. Elise sécha ses
larmes, sortit son livre et en feuilleta les pages jusqu’à ce qu’elle
trouve son nom : un cochon. Quand on pouvait donner un nom aux
choses, elles faisaient toujours un peu moins peur.
C’est Rickson qui la décida à bouger, bien qu’il ne fût pas là. Elise
entendait sa voix résonner à travers la Jungle, lui assurant qu’elle
n’avait rien à craindre. Les jumeaux et lui l’expédiaient en mission
dans le noir depuis qu’elle était en âge de marcher. Ils l’envoyaient
chercher des prunes, des mûres et autres baies délicates qui
poussaient près de l’escalier, à l’époque où il y avait encore des gens
à craindre dans le silo. “Les plus petits sont ceux qui sont le plus en
sécurité”, avait l’habitude de lui dire Rickson. Mais c’était des années
et des années auparavant. Elle n’était plus si petite que ça.
Elle rangea son livre et décida que la Jungle obscure, avec ses
doigts feuillus qui lui chatouillaient le cou et ses pompes qui
claquaient des dents, était pire que des gens avec de la peinture sur la
figure qui fumaient des narines. Le visage strié de larmes, elle sortit
de dessous le comptoir et se fraya un chemin dans la forêt de
genoux. Elle tourna sans cesse à droite – ce qui était le truc pour
sortir de la Jungle dans le noir – et se retrouva dans un couloir
enfumé où quelque chose grésillait. Il flottait dans l’air une odeur de
rat bouilli.
— Hé, petite, tu es perdue ?
Un garçon aux cheveux courts et aux yeux verts la regardait. Il
était plus âgé qu’elle, mais pas de beaucoup. Grand comme les
jumeaux. Elle fit non de la tête. Puis elle réfléchit et acquiesça.
Le garçon s’esclaffa.
— Comment tu t’appelles ?
— Elise.
— Original, comme prénom.
Elle haussa les épaules, sans trop savoir quoi dire. Le garçon
remarqua qu’elle regardait par-dessus son épaule un homme qui
retournait des morceaux de viande sur un gril avec une grande
fourchette.
— Tu as faim ?
Elise acquiesça. Elle avait toujours faim. Surtout quand elle avait
peur. Mais c’était peut-être parce qu’elle avait peur quand elle sortait
chercher de la nourriture, et qu’elle sortait chercher de la nourriture
quand elle avait faim. Difficile de se souvenir de la cause première.
Le garçon disparut derrière le comptoir. Il revint avec un beau
morceau de viande.
— C’est du rat ? voulut savoir Elise.
Le garçon pouffa.
— C’est du cochon.
Elise retroussa son petit nez, se rappelant l’animal qu’elle avait
entendu grogner un peu plus tôt.
— Est-ce que ça a le même goût que le rat ? demanda-t-elle, pleine
d’espoir.
— Répète ça plus fort et mon père va te botter le derrière. Bon,
t’en veux ou pas ? demanda-t-il en lui tendant le morceau. J’imagine
que tu n’as pas de coupons sur toi.
Elise accepta la viande sans répondre. Elle prit une petite bouchée
et ce fut une explosion de bonheur dans sa bouche. C’était bien
meilleur que du rat. Le garçon l’observait.
— Tu es du milieu, non ?
Elise secoua la tête et mordit à nouveau.
— Je suis du silo 17, dit-elle en mâchant.
Elle salivait drôlement. Elle jeta un œil à l’homme qui faisait griller
la viande. Si seulement Marcus et Miles étaient là… ils auraient adoré.
— Le niveau 17, tu veux dire ? dit le garçon en fronçant les
sourcils. Tu ne m’as pas l’air de venir du haut. Non, t’es pas assez
propre pour ça.
— Non, je viens de l’autre silo. Par rapport à celui-ci, c’est
l’occident.
— L’autre cident ? demanda le garçon.
— Non, à l’occident. À l’ouest. Là où le soleil se couche.
Le garçon la regardait d’un drôle d’air.
— Le soleil, reprit-elle. Il se lève à l’est et se couche à l’ouest. C’est
pour ça qu’y a des pointes sur les cartes, le nord, le sud…
Elle voulut sortir son livre pour lui montrer un planisphère,
expliquer la trajectoire du soleil, mais elle avait les mains toutes
grasses, et puis ce garçon n’avait pas l’air spécialement intéressé.
— Ils ont creusé et ils sont venus nous chercher, expliqua-t-elle.
Le garçon écarquilla les yeux.
— Le tunnel. Alors tu viens de l’autre silo. Il existe pour de bon ?
Elise finit sa tranche de porc et se lécha les doigts. Elle acquiesça.
Le garçon tendit une main vers elle. Elle essuya sa paume sur sa
cuisse et la saisit.
— Je m’appelle Shaw, dit-il. Tu veux un autre morceau de viande ?
Viens sous le comptoir. Je vais te présenter mon père. Hé, papa, j’ai
quelqu’un à te présenter.
— Je peux pas. Je cherche mon Cabot.
Shaw fit la grimace.
— Du chien ? Alors c’est plutôt dans la salle d’à côté. Mais quand
même, le cochon, c’est meilleur. Le chien, c’est tendineux, comme
du rat, et le chiot, à part le fait que c’est plus cher que le chien, ça a le
même goût.
Elise se figea. Le cochon qui l’avait frôlée un peu plus tôt avec une
corde autour du cou était peut-être un animal de compagnie. Peut-
être qu’ils mangeaient les animaux domestiques ici, tout comme
Marcus et Miles voulaient toujours garder un rat pour s’amuser,
même quand tout le monde avait faim.
— Ils mangent du chiot ? s’écria-t-elle.
— Si t’as des coupons, ouais, tu peux en avoir.
Shaw la prit par la main.
— Reviens au gril avec moi. Je veux te présenter à mon père. Il
n’arrête pas de dire que vous n’existez pas.
Elise retira sa main.
— Non, il faut que je retrouve mon chiot.
Elle fit demi-tour et se dirigea dans la direction que lui avait
indiquée le garçon.
— Comment ça, ton chiot ? lança-t-il.
Elise tomba sur une autre allée enfumée. Encore cette odeur de rat
embroché au-dessus d’une flamme. Une vieille femme se débattait
avec un volatile, deux ailes rageuses battaient entre ses mains. Elise
marcha dans de la fiente et glissa. L’étrangeté de l’environnement se
mélangeait avec l’idée de son petit chien perdu. Elle entendit
quelqu’un crier à propos d’un chien et chercha l’origine de la voix.
Un garçon plus grand, de l’âge de Rickson, tenait un bout de viande,
un morceau énorme avec des bandes blanches qui ressemblaient à
des os. Il y avait là un enclos et des panneaux avec des numéros. Les
gens s’arrêtaient pour regarder à l’intérieur. Certains montraient
quelque chose du doigt et posaient des questions.
Elise se fraya un chemin à travers la foule en direction des
jappements. Il y avait des chiens vivants dans l’enclos. Elle voyait à
travers les planches, et presque au-dessus, si elle se mettait sur la
pointe des pieds. Une énorme bête, grosse comme un cochon, se jeta
contre les planches et grogna après elle. C’était un chien, mais il avait
une corde autour du museau pour l’empêcher d’ouvrir la gueule.
Elise sentit le souffle chaud qu’exhalait sa truffe. Elle recula et fit le
tour.
Il y avait un enclos plus petit à côté. Elle passa devant un stand où
deux jeunes hommes faisaient cuire de la viande. Ils avaient le dos
tourné. Ils acceptèrent quelque chose de la part d’une femme et lui
donnèrent un paquet en échange. Cramponnée à la barrière du petit
enclos, Elise se hissa sur la pointe des pieds. Il y avait un chien
allongé sur le flanc et cinq, non, six petits animaux qui lui
mangeaient le ventre. Elle crut d’abord que c’étaient des rats, mais se
rendit compte que c’étaient de minuscules chiots. Qui faisaient
paraître son chiot à elle adulte. En fait, ils ne mangeaient pas le
chien, mais ils le tétaient… comme le bébé au sein d’Hannah.
Elise était si fascinée par les petites créatures qu’elle ne remarqua
pas l’animal au pied de la barrière venu lui sauter au visage. D’un
coup, une truffe humide et une langue rose bondirent dans sa
direction. Elle baissa les yeux et vit Cabot, qui bondit vers elle à
nouveau.
Elle poussa un cri de joie. Elle tendit les bras par-dessus la barrière
mais quelqu’un la secoua par l’épaule.
— Je ne crois pas que tu aies les moyens, petite, dit l’un des deux
hommes derrière le comptoir.
Elise se tortillait pour lui échapper tout en essayant de garder le
chiot dans ses bras.
— Allez, relâche-le.
— Vous, relâchez-moi ! cria-t-elle.
Cabot lui glissa des mains. Elise réussit à se dégager en faisant
passer la bandoulière de son sac par-dessus sa tête. Elle tomba aux
pieds de l’homme et se releva aussitôt.
— Fais attention, entendit-elle l’homme dire.
Elle tendit à nouveau les mains dans l’enclos et reprit son chiot,
qui s’aida de ses pattes contre la barrière. Pattes avant posées sur son
épaule, il lui lécha l’oreille. Elle se retourna pour tomber sur un
homme menaçant, un tablier blanc ensanglanté noué autour de la
taille, son livre de souvenirs à la main.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda-t-il en feuilletant les
pages.
Quelques pages non reliées s’échappèrent, et il fit de son mieux
pour les rattraper.
— C’est mon livre, dit Elise. Rendez-le-moi.
L’homme la toisa du regard. Le chiot léchait le visage d’Elise.
— Je te l’échange contre le chien, dit l’homme.
— Ils sont tous les deux à moi, insista-t-elle.
— Non, non, j’ai payé pour cet avorton, mais le livre fera l’affaire.
Il le soupesa, puis tira Elise par le bras pour mieux la pousser dans
l’allée bondée.
Elle tenta de récupérer son livre. Tant pis pour le sac. Cabot la
mordit légèrement à la main et faillit lui échapper. Elle demandait
qu’on lui rende ses affaires et se rendit compte qu’elle pleurait.
L’homme montra ses dents et l’attrapa par les cheveux, de plus en
plus en colère.
— Roy ! Viens attraper cet avorton !
Elise hurla. Le collègue de l’homme se dirigeait vers elle. Le chiot
avait presque réussi à se libérer. Elle perdait son emprise sur lui et
l’homme allait lui arracher tous ses cheveux si ça continuait.
Ça y était, elle avait perdu Cabot. Elle hurla de plus belle lorsque
l’homme la souleva de terre. Puis il y eut un éclair, comme un chien
qui bondissait, sauf que c’était une combinaison marron à la place du
pelage, et l’homme menaçant geignit en tombant à la renverse. Il
entraîna Elise dans sa chute.
Mais il ne lui tenait plus les cheveux. Elise vit son sac. Son livre.
Elle attrapa les deux, plus quelques pages volantes. Shaw était là, le
garçon qui lui avait donné du cochon à manger. Il prit Cabot dans ses
bras et fit un clin d’œil à Elise.
— Cours, lui dit-il en souriant de toutes ses dents.
Elise s’exécuta. Elle se mit à rebondir contre les gens. Elle regarda
par-dessus son épaule et vit Shaw courir derrière elle, le chiot
accroché à sa poitrine, de travers, les pattes en l’air. La foule
s’écartait pour laisser passer les deux hommes du stand lancés à leur
poursuite.
— Par ici ! cria Shaw en riant.
Il dépassa Elise avant de prendre un virage. Des larmes jaillissaient
au coin de ses yeux, mais Elise riait elle aussi. Soulagée, terrifiée, et
contente d’avoir à la fois son livre et son animal, de s’échapper avec
ce garçon qui était plus gentil avec elle que les jumeaux. Ils passèrent
en flèche sous un comptoir – odeur de fruits frais – et quelqu’un cria
après eux. Shaw traversa un coin sombre avec des lits défaits, une
cuisine où une femme s’affairait, puis ressortit dans une autre allée.
Un homme de grande taille agita sa spatule dans leur direction, mais
ils s’étaient déjà faufilés dans la foule, courant à toutes jambes, riant
et…
Et alors quelqu’un dans la foule attrapa Shaw. Des mains
puissantes le soulevèrent de terre. Elise trébucha. Shaw se débattait
en criant. Elise leva les yeux et vit que c’était Solo qui le tenait. Il lui
sourit à travers son épaisse barbe.
— Solo ! s’écria-t-elle en se jetant dans ses jambes.
— Ce garçon t’a pris quelque chose ? demanda-t-il.
— Non. C’est un ami. Lâche-le.
Elle scruta la foule en quête de leurs poursuivants.
— On devrait y aller, dit-elle à Solo. Je veux rentrer à la maison.
Solo lui caressa la tête.
— C’est justement la direction qu’on prend.
29

Silo 18

Elise laissa Solo porter son livre et son sac et serra fermement Cabot
contre elle. Ils se frayèrent un chemin dans la foule et, une fois sortis
du bizarre, retrouvèrent l’escalier. Shaw les suivait de loin, même si
Solo lui avait conseillé d’aller retrouver sa famille. Tout en
descendant les marches pour aller rejoindre les autres, Elise se
retournait de temps à autre et apercevait Shaw et sa combinaison
marron derrière le pilier central ou entre les rampes d’un palier
supérieur. Elle songea avertir Solo qu’il était toujours là, mais n’en fit
rien.
Ils étaient quelques étages en dessous du bizarre lorsqu’un porteur
les rattrapa pour leur délivrer un message. Jewel descendait, elle était
en chemin pour les retrouver. Elle avait mis la moitié des porteurs à
la recherche d’Elise. Et à aucun moment Elise n’avait soupçonné sa
propre disparition.
Au palier suivant, Solo la fit boire à sa gourde. Elle versa ensuite un
peu d’eau dans les vieilles mains ridées de Solo et le chiot en but
quelques lampées, reconnaissant. Ils attendirent Juliette une éternité,
puis elle arriva dans un tonnerre de bottes. Le palier vibra. Jewel
était en nage et à bout de souffle, mais apparemment Solo s’en
fichait. Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, et Elise se
demanda s’ils se décolleraient un jour. Sur le palier, les gens allaient
et venaient, leur jetaient des regards curieux. Lorsqu’enfin ils
reculèrent chacun d’un pas, Jewel souriait et pleurait en même
temps. Elle dit quelque chose à Solo, et ce fut à son tour de pleurer.
Tous deux regardèrent Elise, et elle comprit que c’était un secret, ou
une mauvaise nouvelle. Jewel la prit dans ses bras, l’embrassa sur la
joue, et la serra jusqu’à ce que la petite ait du mal à respirer.
— Ça va aller, lui dit-elle.
Mais Elise ignorait ce qui n’allait pas.
— J’ai retrouvé mon chien, dit-elle.
Puis elle se rendit compte que Jewel n’était pas encore au courant.
Elle baissa les yeux et vit le chiot en train d’uriner sur les bottes de
Jewel, ce qui devait être une façon de dire bonjour.
— Un chien, dit Jewel en lui serrant l’épaule. Mais tu ne peux pas le
garder. C’est dangereux, un chien.
— Nan il est pas dangereux !
Le chiot mordillait la main d’Elise. Elle la retira et lui caressa la
tête.
— Tu l’as trouvé au bazar ? C’est là que tu étais ?
Jewel lança un regard à Solo, qui opina. Elle poussa un soupir.
— Tu ne peux pas prendre des choses qui ne t’appartiennent pas.
Si tu as volé ce chien à un vendeur, il faudra le rendre.
— Non, il vient du fond, dit Elise.
Elle se pencha et entoura la bête de ses bras.
— Il vient des Machines. On peut le ramener en bas. Mais pas au
bizarre. Je suis désolée de l’avoir pris.
Elle serra le chiot en pensant à l’homme qui tenait un morceau de
viande rouge avec les côtes blanches apparentes. Jewel se tourna vers
Solo.
— Il ne vient pas du bazar, confirma-t-il. Elle l’a pris dans une
boîte dans le département des Machines.
— Bien. On tirera ça au clair plus tard. Il faut qu’on retrouve les
autres.
Elise remarqua qu’ils étaient tous fatigués, elle et le chiot y
compris, mais ils se mirent quand même en route. Apparemment, les
adultes avaient hâte de descendre, et après avoir vu le bizarre, Elise
éprouvait la même chose. Elle dit à Jewel qu’elle voulait rentrer à la
maison, et Jewel répondit que c’était la direction qu’ils prenaient.
— J’aimerais bien que les choses redeviennent comme elles
étaient, dit Elise à Jewel et Solo.
Pour une raison qui lui échappait, cela fit rire Jewel.
— Tu es trop jeune pour être nostalgique.
Elise lui demanda ce que voulait dire nostalgique.
— On est nostalgique quand on pense que le passé, c’était mieux,
mais on pense ça seulement parce que le présent craint un max.
— Alors je suis souvent nostalgique, déclara Elise.
Jewel et Solo s’esclaffèrent. Ils n’en eurent l’air que plus abattus
une fois les rires passés. Elise surprenait les regards tristes qu’ils
échangeaient, et Jewel n’arrêtait pas de s’essuyer les yeux. Elle finit
par leur demander ce qui n’allait pas.
Ils s’arrêtèrent au beau milieu de l’escalier pour lui répondre. Ils
lui dirent que Marcus avait glissé par-dessus la rampe lorsque cette
foule furieuse l’avait fait tomber et que le chiot s’était échappé.
Marcus était tombé et il était mort. Elise regarda la rampe à côté
d’elle et ne comprenait pas comment Marcus avait pu glisser par-
dessus une rampe si haute. Elle ne comprenait pas comment ça
s’était passé, mais elle sentait que c’était comme lorsque ses parents
étaient partis et n’étaient jamais revenus. C’était pareil. Elle
n’entendrait plus les rires de Marcus dans la Jungle. Elle essuya son
visage. Elle avait beaucoup de peine pour Miles, qui n’était plus un
jumeau.
— C’est pour ça qu’on rentre à la maison ?
— C’est une des raisons, répondit Jewel. Je n’aurais jamais dû vous
faire venir ici.
Elise opina. Ça, elle était bien d’accord. Sauf qu’elle avait un chien
maintenant, et qu’il venait d’ici. Et peu importe ce qu’elle avait dit à
Jewel, il était hors de question qu’elle le rende.

Juliette autorisa Elise à ouvrir la marche. Elle avait mal aux jambes
après cette descente effrénée ; elle avait failli perdre l’équilibre plus
d’une fois. Elle avait hâte de voir les enfants et Solo réunis, et chez
eux. Elle s’en voulait terriblement de ce qui était arrivé à Marcus. Les
étages défilaient, pleins de regrets, lorsque soudain sa radio grésilla.
— Jules, tu es là ?
C’était Shirly, et elle avait l’air contrariée. Juliette décrocha la radio
de sa ceinture. Shirly devait être avec Walker et profiter d’un de ses
appareils.
— Je t’écoute.
Main sur la rampe, Juliette suivait Elise et Solo. Un porteur et un
jeune couple se faufilèrent entre eux, dans la direction opposée.
— Tu peux me dire ce que c’est que ce bordel ? demanda Shirly. On a
eu une émeute, ici. Frankie s’est fait déborder au portique. Il est à
l’infirmerie. Et j’ai encore deux ou trois dizaines d’acharnés qui se
dirigent vers ton putain de tunnel. J’ai pas signé pour ça.
Juliette se dit que ce devait être le même groupe qui avait causé la
mort de Marcus. Jimmy lança un regard noir vers la radio et ses
mauvaises nouvelles. Juliette baissa le son pour qu’Elise n’entende
rien.
— Comment ça, encore deux ou trois dizaines ? Il y a qui d’autre ?
— Ton équipe du forage, déjà. Des mécaniciens qui bossent de nuit
normalement et qui devraient être en train de dormir mais qui veulent
voir ce qu’il y a de l’autre côté. Et la commission de planification que tu
as envoyée.
— La commission de quoi ? dit Juliette en ralentissant.
— De planification. Ils ont dit que c’était toi qui les avais envoyés.
Pour inspection du forage. Ils avaient un mot de ton bureau.
Juliette se souvint que Marsha avait évoqué un truc de ce genre
avant la réunion du conseil. Mais elle avait été accaparée par les
combinaisons.
— Tu les as envoyés ou pas ? demanda Shirly.
— Ça se peut, oui, admit Juliette. Mais l’autre groupe, la foule de
furieux, ils se sont heurtés à mon père et aux enfants. Quelqu’un est
tombé. Issue fatale.
Il y eut un silence.
— J’ai entendu dire que quelqu’un était tombé, oui. Je ne savais pas
que tout ça était lié. Tu sais quoi, je suis à deux doigts de faire sortir tout
le monde de ce tunnel et de tout fermer pour de bon. La situation est en
train de dégénérer, Jules.
Je sais, pensa Juliette en le gardant pour elle.
— J’arrive. Je suis en chemin.
Shirly ne répondit pas. Juliette fixa la radio à sa ceinture, se
maudissant de plus belle. Jimmy avait ralenti pour discuter avec elle,
tandis qu’Elise trottinait devant eux.
— Je suis désolée, lui dit Juliette.
Ils firent un tour du pilier central en silence.
— Les gens du tunnel, j’en ai vu qui prenaient des choses qui ne
leur appartenaient pas, dit Jimmy. Il faisait noir quand on est arrivés,
mais j’ai vu des gens apporter des tuyaux et des fournitures de mon
silo dans celui-ci. Comme si c’était le but depuis le début. Mais tu as
dit qu’on allait reconstruire ma maison. Pas s’en servir de pièces de
rechange pour celle-ci.
— Oui, c’est ce que j’ai dit, et j’en ai toujours l’intention. Dès qu’on
sera arrivés en bas, je leur parlerai. Ils ne vont pas démanteler ton
silo.
— Alors tu ne leur as pas donné l’autorisation ?
— Non. Je… Je leur ai dit que c’était important qu’on vous porte
secours, à toi et aux enfants, et j’ai peut-être dit qu’avec un silo en
plus certaines choses feraient double emploi…
— Oui, c’est ça, des pièces de rechange.
— Je vais leur parler. Je te le promets. Tout va finir par s’arranger.
Ils marchèrent encore un peu en silence.
— Ouais, finit par dire Solo. C’est ce que tu dis toujours.
30

Silo 1

Charlotte se réveilla dans l’obscurité, trempée de sueur. Elle avait


froid. Elle avait mal au visage d’être restée si longtemps allongée sur
le sol froid. Elle étira son bras engourdi et se frotta la joue, où
s’étaient imprimés en relief les losanges des plaques métalliques.
L’attaque subie par Donny lui revint comme un rêve lointain. Elle
s’était recroquevillée dans son coin et avait attendu. Avait réussi,
sans qu’elle sache comment, à retenir ses larmes. Et fini, à cause de
l’effort ou d’une peur paralysante, par succomber au sommeil.
Elle tendit l’oreille, en quête de bruits de pas ou de voix, avant de
soulever un coin de bâche. Il faisait noir comme dans un four. Tel un
oisillon s’aventurant hors du nid, elle quitta l’abri que lui fournissait
l’oiseau de métal, les articulations raides, un poids sur la poitrine,
une terrible solitude tout autour d’elle.
Sa lampe de poche était quelque part sous la bâche. Elle découvrit
le drone et tâtonna au sol, sentit quelques outils, renversa et éparpilla
avec grand fracas une boîte de clés. Elle se rappela que les drones
étaient équipés d’un phare. Elle tâtonna à l’intérieur, ouvrit le boîtier
d’accès et appuya sur l’interrupteur. Un tapis doré se déploya devant
le bec de l’oiseau. C’était suffisant pour qu’elle retrouve sa lampe
torche.
Elle se saisit également d’une grosse clé à molette. Elle n’était plus
en sécurité. Un tir de mortier avait atterri sur leur campement et
aplati une tente. Il manquait un camarade de chambrée. Elle pouvait
être victime d’un autre tir à tout moment.
Elle orienta sa lampe en direction des ascenseurs, craignant ce
qu’ils pouvaient vomir sans prévenir. Le silence était tel qu’elle
entendait son cœur battre. Elle se dirigea vers la salle de réunion, où
elle avait vu son frère pour la dernière fois.
Aucun signe de lutte par terre. La table était toujours encombrée
de notes. Peut-être pas autant qu’avant. Et les diverses poubelles
éparpillées entre les chaises avaient disparu. Le nettoyage avait été
bâclé. On n’allait pas tarder à revenir.
Charlotte éteignit la lumière et fit demi-tour. En traversant
l’endroit où il avait été tabassé, elle remarqua cette fois les
éclaboussures de sang sur le mur. Elle sentit les sanglots qu’elle
refoulait depuis la veille monter dans sa gorge, l’opprimer. Elle se
demanda si son frère était encore en vie. Elle revoyait l’homme aux
cheveux blancs le frapper, encore et encore, mû par une
épouvantable rage. Il ne lui restait plus personne. Elle traversa
l’obscurité pour regagner le drone allumé. On l’avait tirée du
sommeil pour la plonger dans un monde terrifiant, et voilà qu’on
l’abandonnait.
La lumière qui jaillissait du bec de l’appareil éclairait une porte.
Abandonnée ? Peut-être pas tout à fait.
Charlotte reprit ses esprits. Elle éteignit le phare du drone. Elle
repositionna la bâche avec soin. Elle ne pouvait plus se permettre de
laisser les choses de travers… Elle devait toujours faire comme si elle
attendait de la visite. Munie de sa lampe, elle se dirigea vers la porte,
s’arrêta, et fit demi-tour pour aller chercher sa sacoche à outils. Le
drone n’était plus une priorité. Elle passa devant les baraquements et
s’introduisit dans la salle de vol au bout du couloir. Sur le bureau du
fond se trouvait la radio qu’elle avait fabriquée au fil des semaines.
Elle fonctionnait. Son frère et elle avaient écouté les bavardages
lointains diffusés par d’autres mondes. Il y avait peut-être un moyen
d’émettre avec cet appareil. Elle fouilla dans les pièces qu’il lui avait
laissées. Elle pourrait au moins écouter. Peut-être découvrir ce qu’ils
avaient fait à son frère. Avoir de ses nouvelles… ou joindre une autre
âme.
31

Silo 1

Chaque fois que Donald toussait, ses côtes explosaient en


mille échardes. Ces éclats d’obus transperçaient ses poumons et son
cœur, avant d’envoyer un raz-de-marée le long de sa colonne
vertébrale. Il était convaincu que c’était réellement ce qui se passait
dans son corps, une guerre, un déluge d’éclats d’os sur ses nerfs. La
torture plus simple des poumons et de la gorge en feu lui manquait
déjà. Ses côtes fêlées et contusionnées tournaient en dérision ses
anciennes douleurs, dont il n’aurait jamais cru être nostalgique.
Allongé sur son lit, couvert de blessures et de bleus, il avait
abandonné toute idée de fuite. La porte était solide, et les panneaux
du plafond ne menaient nulle part. Il ne pensait pas être dans les
niveaux de l’exécutif. Peut-être à la Sécurité. Ou dans une aile
résidentielle. Ou dans un endroit qu’il ne connaissait pas. Dehors, le
couloir demeurait étrangement calme. C’était peut-être le milieu de
la nuit. L’état de ses côtes l’empêchait de taper à la porte, et crier lui
faisait mal à la gorge. La pire douleur, c’était d’imaginer dans quel
pétrin il avait mis sa sœur, ce qu’elle allait devenir. Au retour des
gardiens ou de Thurman, il faudrait qu’il leur dise qu’elle était en bas,
qu’il implore leur miséricorde. Elle était comme une fille pour
Thurman, et Donald était seul responsable de son réveil. Thurman le
verrait. Il pourrait la rendormir, et elle sommeillerait alors jusqu’à ce
que la fin s’abatte sur eux tous. Ce serait aussi bien ainsi.
Les heures passèrent. Des heures enflées, tuméfiées,
d’élancements dans tout le corps. Il tournait et virait. Impossible de
faire la différence entre le jour et la nuit, enterré dans cette crypte.
Un accès de fièvre s’empara de lui, davantage provoqué par la peur et
le regret que l’infection. Il rêva de dizaines de cryopodes en feu ; de
flammes, de glace et de poussière ; de chair brûlée et d’os réduits en
poudre.
Pris dans les limbes d’un demi-sommeil, il fit un autre cauchemar.
Une nuit froide au large, sur l’océan, un navire coule sous ses pieds,
le pont tremble de toutes parts tant la mer est déchaînée. Ses mains
sont scellées à la barre par la glace, son souffle se condense en
volutes de mensonges. Les vagues clapotent au-dessus du bastingage
à mesure que le navire sombre. Tout autour de lui, sur l’eau, les
canots de sauvetage sont en feu. Les femmes et les enfants brûlent,
coincés sur des canots en forme de cryopodes qui n’ont jamais été
destinés à atteindre le rivage.
Donald le voyait clairement à présent. Il le voyait éveillé – il
toussait, haletait, transpirait –, comme dans ses rêves. Il se rappelait
avoir pensé à une époque que les femmes avaient été exclues de la
vie dans ce silo afin de ne pas générer de conflits. Mais c’est l’inverse
qui était vrai. Elles étaient là pour donner aux hommes une raison de
se battre, de poursuivre. Quelqu’un à sauver. C’était pour elles que
les hommes enduraient ces factions, ces nuits sombres, rêvant de ce
qui n’adviendrait jamais.
Il se couvrit la bouche, roula sur le côté, et cracha du sang.
Quelqu’un à sauver. La folie de l’homme… la folie de ces foutus silos
dont il était l’un des créateurs. Cette supposition qu’il y avait des
choses à sauver. On aurait dû les laisser tranquilles, les hommes
autant que la planète. L’humanité avait le droit de disparaître. De
s’éteindre. C’est ce que la vie faisait : elle s’éteignait. Ça faisait de la
place pour les suivants. Mais les hommes, en tant qu’individus,
s’étaient souvent insurgés contre l’ordre des choses. Ils avaient leurs
enfants – clonés illégalement –, leurs traitements aux nanomachines,
leurs pièces de rechange et leurs cryopodes. Comme ceux qui avaient
créé cette folie.
Un bruit de bottes lui annonça l’arrivée d’un repas, la fin d’un
cauchemar interminable, du martyre qu’il endurait, qu’il fût endormi
et victime de pensées délirantes ou éveillé et en proie à la douleur
physique. Ce devait être l’heure du petit-déjeuner car il mourait de
faim. Cela voulait dire qu’il était resté éveillé la majeure partie de la
nuit. Il s’attendait à revoir le garde qui lui avait apporté son dernier
repas, mais la porte s’ouvrit sur Thurman. Un homme de la Sécurité
l’accompagnait, l’air austère. Thurman entra seul et ferma la porte
derrière lui, assuré que Donald ne constituait aucune menace. Il avait
l’air en meilleure forme que la veille. Il s’habituait à l’état d’éveil,
peut-être. Ou alors un flux de docteurs miniatures avait été lâché
dans son système sanguin.
— Combien de temps vous allez me garder ici ? demanda Donald
en s’asseyant.
Sa voix, râpeuse et lointaine, craquait comme les feuilles
d’automne.
— Pas longtemps, répondit Thurman.
Le vieil homme tira à lui la malle du bout du lit et s’y assit, posant
un regard intense sur Donald.
— Tu n’as plus que quelques jours à vivre.
— C’est un diagnostic médical ? Ou une sentence ?
Thurman arqua un sourcil.
— Les deux. Si on te garde ici sans te soigner, tu mourras à cause
de l’air que tu as respiré. Mais on va te rendormir à la place.
— Je ne veux pas de votre compassion, cracha Donald.
Thurman sembla réfléchir.
— J’ai songé à te laisser mourir ici. Je sais à quel point tu souffres.
Je pourrais te réparer, ou laisser les toxines te ronger jusqu’au bout,
mais je n’ai envie ni de l’un ni de l’autre.
Donald essaya de rire, mais il avait trop mal. Il tendit une main
vers le verre d’eau posé sur le plateau et en but une gorgée. Une
spirale de sang rosé flottait à la surface lorsqu’il le reposa.
— Tu ne t’es pas ennuyé pendant ta dernière faction on dirait,
reprit Thurman. Il y a des bombes et des drones manquants. On a
réveillé quelques-unes des personnes endormies récemment pour
pouvoir reconstituer ton œuvre. Est-ce que tu as la moindre idée des
risques que tu nous as fait courir ?
Il y avait quelque chose de pire que la colère dans la voix de
Thurman. Donald avait du mal à dire ce que c’était. Pas de la
déception. Ce n’était pas de la rage. La rage l’avait quitté depuis
longtemps. C’était quelque chose de plus silencieux. Ça ressemblait à
de la peur.
— Quels risques ? s’écria Donald. J’ai mis de l’ordre après le bordel
que vous avez laissé.
De l’eau déborda du verre lorsqu’il fit mine de trinquer.
— Tous ces silos que vous avez soi-disant liquidés. Celui qui s’est
éteint il y a si longtemps. Il était encore…
— Le silo 40, je sais.
— Et le 17.
Donald s’éclaircit la voix. Il prit le quignon de pain posé sur son
plateau, en mordit une bouchée toute sèche, mastiqua jusqu’à en
avoir mal aux mâchoires et le fit descendre avec de l’eau mêlée de
sang. Il savait tant de choses que Thurman ignorait. C’est ce qui lui
traversa l’esprit en ce moment précis. Toutes les conversations avec
les gens du silo 18, le temps passé à éplucher des plans et des notes,
les semaines de réflexion, d’exercice du pouvoir en tant que chef. Il
savait, vu son état, qu’il n’arrivait pas à la cheville de Thurman au
combat, mais il se sentait tout de même le plus fort des deux. Et
c’était ce qu’il savait qui le plaçait dans cette position de supériorité.
— Le silo 17 n’était pas mort, dit-il avant de prendre une autre
bouchée de pain.
— C’est ce que j’ai cru comprendre.
Donald mâchait.
— Je liquide le 18 aujourd’hui même, dit Thurman sans
s’émouvoir. Tout ce que cette unité nous a coûté…
Il secoua la tête, et Donald se demanda si Thurman pensait à
Victor, le chef des chefs, qui s’était fait exploser la cervelle après un
soulèvement qui avait eu lieu dans ce silo. La seconde d’après, il se
rendit compte qu’il pouvait faire une croix sur les gens en qui il avait
placé tellement d’espoirs. Toutes ces précautions prises pour faire
passer des pièces à Charlotte, tout ce temps à rêver de la fin des silos,
à espérer un avenir sous le ciel bleu. Tout ça pour rien. Le pain lui
semblait rassis.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— Tu sais très bien pourquoi. Tu es en contact avec eux, n’est-ce
pas ? Qu’est-ce que cet endroit allait devenir, selon toi ? Mais à quoi
tu pensais ?
La voix de Thurman commençait à se teinter de colère.
— Tu pensais qu’ils allaient te sauver ? Qu’on pouvait tous être
sauvés ? Mais qu’est-ce qui t’a pris, bon sang ?
Donald n’avait pas prévu de répondre, mais les mots sortirent aussi
machinalement que la toux :
— Je pensais qu’ils méritaient mieux que ça. Qu’ils méritaient une
chance…
— Une chance de quoi ? répéta Thurman en secouant la tête. Peu
importe. Peu importe, on a prévu large, marmonna-t-il dans sa barbe.
Le problème, c’est qu’il faut bien que je dorme, je ne peux pas être là
pour tout superviser. C’est comme envoyer des drones alors qu’on
devrait se déplacer soi-même.
Il serra le poing et observa Donald un instant.
— On te pique demain matin à la première heure. C’est sans
commune mesure avec ce que tu mérites. Mais avant de me
débarrasser de toi, je veux que tu me dises comment tu t’es
débrouillé pour atterrir ici avec mon nom. Je ne peux pas laisser une
telle chose se reproduire…
— Voilà que je suis une menace, dit Donald en apaisant les
picotements de sa gorge avec de l’eau.
Il essaya de respirer à fond mais la douleur qu’il ressentit à la
poitrine le força à se plier en deux.
— Tu n’es plus une menace, mais la personne suivante le sera peut-
être. On a essayé de penser à tout, mais on a toujours su que la faille
la plus importante, et cela vaut pour tout système, serait une révolte
du haut de la pyramide.
— Comme dans le silo 12, dit Donald.
Il se rappelait que ce silo avait couru à sa perte dès l’instant où une
ombre noire avait émergé de la salle des serveurs. Il en avait été
témoin, il avait lui-même liquidé ce silo, avait écrit un rapport.
— Comment est-il possible que vous n’ayez pas prévu ce qui s’est
passé ?
— Mais si, on l’avait prévu. On a tout prévu. C’est pour ça qu’on a
des pièces de rechange. Qu’on a le Rite, une occasion de mettre à
l’épreuve l’âme d’un homme, une boîte dans laquelle ranger nos
bombes à retardement. Tu es trop jeune pour le comprendre, mais la
tâche que l’humanité a toujours eu le plus de mal à accomplir, c’est la
transmission du pouvoir suprême d’une personne à une autre.
Thurman étendit les bras devant lui. Ses vieilles pupilles
étincelaient. L’homme politique qui sommeillait en lui s’était réveillé.
— Mais nous avons résolu ce problème, grâce aux cryopodes et au
système de factions. Le pouvoir s’exerce de façon temporaire, et il ne
quitte jamais le même cercle. Il n’y a pas de transmission de pouvoir.
— Félicitations, cracha Donald.
Il se rappela avoir suggéré un jour à Thurman de devenir
président, et ce dernier avait répondu que ce serait pour lui une
rétrogradation. Donald comprenait pourquoi à présent.
— Oui. C’était un système efficace. Jusqu’à ce que tu réussisses à le
saboter.
— Je vous dirai comment je m’y suis pris à condition que vous
répondiez à ma question.
Donald se couvrit la bouche et toussa. Thurman fronça les sourcils
et attendit que la quinte passe.
— Tu es en train de mourir, dit-il. On va te mettre dans une boîte
pour que tu puisses rêver tranquillement jusqu’à la fin. Quelle est
cette chose que tu veux à tout prix savoir ?
— La vérité. J’en connais une grande partie, mais il me reste
quelques trous à compléter. Et ils me font plus souffrir encore que
ceux dans mes poumons.
— J’en doute, dit Thurman, qui réfléchit pourtant à sa proposition.
Bon. Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Les serveurs. Je sais ce qu’ils contiennent. Tous les détails sur la
vie des habitants des silos, où ils ont travaillé, ce qu’ils font, combien
de temps ils vivent, combien d’enfants ils ont, ce qu’ils mangent, où
ils vont, tout. Mais je veux savoir à quoi ça sert.
Thurman l’observa sans rien dire.
— Je suis tombé sur les pourcentages. La liste qui fait apparaître
tantôt l’un tantôt l’autre en première place. Ce sont les chances de
survie que ces gens ont lorsqu’ils seront libérés, c’est bien ça ? Mais
comment les machines le savent ?
— Elles le savent. Et c’est ce que tu penses sur les silos ?
— Oui, je pense qu’il y a une sorte de guerre entre les silos, et un
seul d’entre eux s’en sortira.
— Alors pourquoi as-tu besoin de moi ?
— Parce que je crois qu’il y a autre chose. Dites-le-moi, et je vous
expliquerai comment j’ai pris votre place.
Donald se redressa et serra ses tibias contre lui tandis qu’une
quinte de toux ravageait sa gorge et ses côtes. Thurman attendit qu’il
finisse.
— Les serveurs font exactement ce que tu as dit. Ils gardent une
trace de toutes ces vies, et ils les soupèsent. Ce sont eux également
qui désignent les gagnants des loteries, ce qui veut dire qu’on peut
façonner ces gens très concrètement. On permet aux meilleurs de
s’épanouir. Ce qui explique pourquoi plus longtemps ça dure, plus les
chances augmentent.
— Bien sûr…
Donald se sentait bête. Il aurait pu trouver tout seul. Il avait
entendu Thurman dire et répéter qu’ils ne laissaient rien au hasard.
Quelle meilleure illustration que la loterie ?
Il surprit le regard que lui lançait Thurman.
— À ton tour, maintenant. Comment tu t’y es pris ?
Donald s’adossa au mur. Il toussa dans son poing sous le regard
impatient de Thurman.
— C’est Anna, dit Donald. Elle a découvert ce que vous aviez
prévu. Vous alliez l’endormir une fois qu’elle aurait fini de vous
aider, et elle craignait de ne plus jamais se réveiller. Vous lui aviez
donné accès au système pour qu’elle s’occupe des problèmes
rencontrés avec le silo 40. C’est elle qui l’a trafiqué pour que je me
retrouve à votre place. Et elle a laissé un mot me demandant de
l’aide, dans votre messagerie. Je crois qu’elle voulait tout saboter.
Mettre un terme à tout ça.
— Non, souffla Thurman.
— Oh, que si. Quand je me suis réveillé, je n’ai pas compris ce
qu’elle attendait de moi. Je l’ai découvert trop tard. Et entre-temps,
les problèmes avec le silo 40 perduraient. Quand je me suis réveillé
pour cette dernière faction, le silo 40…
— On s’était déjà occupé du 40.
Donald pencha aussi la tête en arrière et observa le plafond.
— C’est ce qu’ils vous ont fait croire. Voilà ma version. Je crois que
le silo 40 a piraté le système, et qu’Anna l’a découvert. Ils ont coupé
leur alimentation vidéo pour qu’on ne puisse pas voir ce qui se
passait : un chef du DIT solitaire, une révolte d’en haut, comme vous
le disiez. Ils ont sectionné les câbles au moment où on les a liquidés.
Mais avant ça, ils ont pris soin de pirater les commandes des tuyaux
de gaz pour qu’on ne puisse pas les tuer. Et encore avant ça, ils ont
saboté les bombes censées ruiner leur silo au cas où un de ces cas de
figure se présenterait. Ils ont procédé à rebours. Quand on a cru
qu’on les liquidait, ils avaient déjà pris le contrôle. Comme moi.
Comme Anna l’a fait pour moi.
— Mais comment ont-ils fait pour… ?
— Peut-être qu’elle les aidait, je n’en sais rien. Moi en tout cas elle
m’a aidé. Et, d’une façon ou d’une autre, la rumeur s’est propagée à
d’autres silos. Ou alors, au moment où Anna avait fini de vous aider
et de régler ce qui n’allait pas avec le 40, elle s’est rendu compte
qu’ils avaient raison et nous tort. Peut-être qu’elle les a finalement
laissés faire ce que bon leur semblait. Je pense qu’elle s’est dit qu’ils
pouvaient tous nous sauver.
Donald toussa à nouveau, et pensa à toutes les sagas héroïques de
l’ancien temps, aux hommes et aux femmes qui se battaient pour la
justice, toujours avec une fin heureuse, des chances impossibles de
réussite, de la vaste blague. Les héros ne gagnaient pas. Les héros
étaient ceux qui, par hasard, gagnaient. L’Histoire racontait leur
histoire – les morts ne pipaient pas mot. C’était un vaste mensonge.
— J’ai bombardé le silo 40 avant de comprendre ce qui se passait,
dit Donald.
Les yeux rivés au plafond, il sentait le poids de tous ces étages, de
toute cette terre, et du ciel lourd.
— Je les ai bombardés parce que j’avais besoin de me distraire, que
je m’en fichais. J’ai tué Anna parce que c’est elle qui m’a amené ici,
parce qu’elle m’a sauvé la vie. Finalement, j’ai fait le boulot à votre
place, à deux reprises, non ? J’ai réprimé deux rébellions que vous
n’aviez pas vues venir…
— Non, répéta Thurman en se levant.
Il s’approcha de Donald.
— Si, dit Donald.
Il cligna des yeux pour refouler ses larmes et sentit un trou dans
son cœur, à l’endroit où s’était logée à une époque sa colère contre
Anna. Tout ce qu’il y avait là à présent, c’était de la culpabilité et des
regrets. Il avait tué celle qui l’aimait le plus, s’était battu pour ce qu’il
pensait être juste. Jamais il n’avait cessé de poser des questions, de
réfléchir, de parler.
— C’est vous-même qui avez provoqué cette inversion des rôles en
la réveillant, dit-il à Thurman. Vous l’avez réveillée, et tout s’est
déclenché. Vous vous êtes montré faible. Vous avez tout mis en
danger, mais j’ai rétabli la situation. Et Dieu vous maudisse de l’avoir
écoutée ! De m’avoir amené ici ! D’avoir fait de moi ce que je suis !
Il ferma les yeux. Il sentit un filet de larme rouler sur sa tempe, et
la lumière qui filtrait à travers ses paupières se troubla davantage
lorsque l’ombre de Thurman tomba sur lui. Il se préparait à encaisser
un coup. Tête penchée, il leva le menton, et attendit. Il pensa à
Helen. À Anna. À Charlotte. Et avant d’oublier, il commença à parler
de sa sœur et de sa cachette avant que les coups pleuvent, avant qu’il
se fasse tabasser comme il le méritait pour avoir aidé ces monstres,
pour avoir été leur instrument involontaire à chaque tournant. Il
commença à parler de Charlotte, mais une lumière éblouissante filtra
entre ses paupières, une ombre disparut, et une porte claqua.
32

Silo 18

Lukas sentit que quelque chose n’allait pas avant même de brancher
le casque. Les voyants rouges au-dessus des serveurs clignotaient,
mais ce n’était pas la bonne heure. Les appels du silo 1 étaient réglés
comme une horloge. Et cet appel arrivait en plein milieu du dîner. Le
bourdonnement et les voyants s’étaient déclenchés dans son bureau,
puis dans le couloir. Sims, le vieux chef de la Sécurité, avait trouvé
Lukas dans la salle de pause et lui avait dit que quelqu’un essayait de
les contacter. Instantanément, Lukas s’était dit que leur mystérieux
bienfaiteur venait les avertir de quelque chose. À moins qu’il n’ait
tenu à les remercier d’avoir cessé le forage.
Un clic retentit dans le casque lorsque la connexion fut établie. Le
clignotement infernal cessa enfin.
— Allô ? dit-il, en reprenant son souffle.
— Qui êtes-vous ?
C’était quelqu’un de différent. La voix était la même, mais les
mots, non. Pourquoi cette personne ne savait-elle pas qui il était ?
— Ici Lukas. Lukas Kyle. Et vous, qui êtes-vous ?
— Passez-moi le responsable de votre silo.
Lukas se redressa.
— C’est moi-même. Je suis le responsable de ce silo. Le silo 18 de
l’Opération Cinquante de l’Ordre mondial. À qui ai-je l’honneur ?
— Vous parlez à l’homme qui a rêvé et mis au point cet Ordre
mondial. Bien, à présent, passez-moi le responsable. J’ai ici le nom d’un
certain… Bernard Holland.
Lukas faillit lâcher que Bernard était mort. Tout le monde savait
que Bernard était mort. C’était un fait établi. Il l’avait vu : Bernard
avait choisi de brûler plutôt que de nettoyer, de brûler plutôt que de
laisser quelqu’un le sauver. Mais cet homme n’était pas au courant. Et
les complexités de la vie à l’autre bout de cette ligne, cette ligne
infaillible, firent vaciller la pièce autour de lui. Les dieux n’étaient
pas tout-puissants. Ou peut-être ne prenaient-ils pas leurs repas à la
même table. Ou alors celui qui se faisait appeler Donald était encore
plus isolé que ce que Lukas avait cru. Ou – et Juliette le crierait haut
et fort si elle était là – ils essayaient de l’entuber.
— Bernard… Ah, Bernard est indisposé pour le moment.
Il y eut un silence. Lukas sentit la sueur perler à son front, sur sa
nuque, en proie à la chaleur des serveurs et à cette conversation-
piège.
— Dans combien de temps revient-il ?
— Je n’en suis pas sûr. Je peux peut-être aller le chercher pour
vous ?
Sa voix monta dans les aigus à la fin de ce qui n’aurait pas dû être
une question.
— Je vous laisse quinze minutes, répondit la voix, après quoi les
choses vont salement dégénérer pour vous et tous vos semblables. Je vous
assure. Quinze minutes.
Clic. Lukas n’eut pas le temps de réclamer davantage de temps.
Quinze minutes. La pièce continuait à tourner autour de lui. Il avait
besoin de Jules. Il avait besoin de quelqu’un qui se fasse passer pour
Bernard… peut-être Nelson. Et qu’est-ce que cet homme avait voulu
dire quand il avait dit qu’il avait rêvé et conçu l’Ordre mondial ?
C’était impossible.
Il dévala l’échelle. Il attrapa la radio en train de charger sur son
socle et la rapporta en haut. Il appellerait Juliette tout en allant
chercher Nelson. Une voix différente lui ferait gagner du temps
jusqu’à ce qu’il tire tout ça au clair. D’une certaine manière, c’était un
appel auquel il s’était toujours attendu – quelqu’un se demandait ce
qui se passait dans leur silo – mais il n’était jamais venu. Il s’y était
préparé, et voilà qu’il se faisait prendre par surprise.
— Jules ?
Il testa la radio en arrivant en haut de l’échelle. Et si elle ne
répondait pas ? Quinze minutes. Et après, quoi ? À quel point
pouvaient-ils faire dégénérer les choses dans le silo, de là-bas ?
L’autre voix – celle de Donald – avait de temps à autre proféré des
avertissements si terribles qu’ils lui avaient paru ineptes. Mais là,
c’était différent. Il tenta à nouveau de joindre Juliette. Son cœur
n’aurait pas dû taper comme ça dans sa poitrine. Il ouvrit la porte de
la salle des serveurs et courut jusqu’au bout du couloir.
— Je peux te rappeler ? répondit Jules. C’est un véritable cauchemar
ici. Dans cinq minutes ?
Lukas était essoufflé. Toujours au pas de course, il contourna Sims,
qui se retourna pour le suivre du regard. Nelson était sûrement au
labo de Confection. Lukas appuya sur le bouton de sa radio.
— En fait, j’ai besoin de toi tout de suite. Tu es en train de
descendre ?
— Non, je suis déjà en bas. Je viens de laisser les enfants avec mon
père. Je vais chez Walker chercher une batterie. T’es en train de courir ?
Tu ne viens pas en bas, si ?
De profondes respirations.
— Non, je cherche Nelson. Quelqu’un a appelé et demandé à parler
à Bernard, faute de quoi il fallait qu’on s’attende à du grabuge. Jules,
j’ai un très mauvais pressentiment.
Il tourna et aperçut la porte ouverte du labo. Des bandes de ruban
isolant flottaient autour de l’encadrement.
— Calme-toi, lui dit Juliette. Ça va aller. Qui a appelé, tu dis ? Et
pourquoi est-ce que tu cherches Nelson ?
— Je veux le faire parler à ce type, qu’il se fasse passer pour
Bernard, au moins pour nous donner un peu de temps. Et je ne sais
pas qui a appelé. On dirait le même type à cause de la voix, mais je
sais que c’est une autre personne.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Il a dit que c’était lui qui avait rêvé et mis au point l’Opération
Cinquante, et d’aller chercher Bernard. Merde, Nelson n’est pas là.
Lukas regarda derrière les établis et tous les placards. Il se souvint
de Sims, qu’il venait de croiser. Le vieux chef de la Sécurité avait
accès à la salle des serveurs. Lukas sortit du labo de Confection et
reprit sa course en sens inverse.
— Lukas, je ne comprends rien à ce que tu racontes.
— Je sais, je sais. Tu sais quoi, je te rappelle. Il faut que je trouve
Sims…
Les bureaux défilaient, vides pour la plupart, en raison des
nombreux transferts depuis le DIT, ou de l’heure du dîner. Il repéra
Sims en train de se diriger vers le poste de sécurité.
— Sims !
Le chef de la Sécurité tourna la tête, se figea, et attendit Lukas. Ce
dernier se demandait combien de minutes s’étaient écoulées depuis
l’appel, et à quel point l’homme serait strict sur l’horaire.
— J’ai besoin de ton aide, dit Lukas en pointant du doigt la porte
de la salle des serveurs, qui se trouvait à la jonction des deux
couloirs.
— Ah oui ?
Lukas composa son code et poussa la porte. À l’intérieur, les
voyants rouges clignotaient à nouveau. Impossible. Ça ne faisait pas
déjà quinze minutes.
— J’ai besoin que tu me rendes un immense service, dit-il à Sims.
Écoute, c’est… c’est compliqué, mais j’ai besoin que tu imites la voix
de quelqu’un. Fais comme si tu étais Bernard. Tu le connaissais bien,
n’est-ce pas ?
— Imiter qui ? demanda Sims, interloqué.
— Je t’expliquerai après. J’ai simplement besoin que tu répondes à
cet appel, et que tu bernes l’homme à l’autre bout du fil.
Il guida Sims vers le serveur ouvert et lui tendit le casque à
écouteurs, que Sims examina comme s’il n’en avait jamais vu de sa
vie.
— Là, mets ça sur tes oreilles, dit Lukas. Je le branche. C’est
comme une radio. Et souviens-toi, hein, tu es Bernard. Essaie
d’imiter sa voix, d’accord ? Tu es Bernard.
Sims acquiesça. Ses joues avaient viré au rouge, et la sueur perlait
sur son front. Il avait l’air d’avoir dix ans de moins et semblait
nerveux comme tout.
— Nous y voilà.
Lukas brancha l’extrémité du cordon, se disant que Sims serait
probablement meilleur que Nelson. Ça leur donnerait du temps pour
découvrir ce qui se tramait. Il vit Sims sourciller, qui avait dû
entendre des salutations à l’autre bout de la ligne.
— Allô ? dit Sims.
— Sûr de toi, lui siffla Lukas.
La radio qu’il tenait se mit à grésiller. C’était Juliette. Il baissa le
volume, il ne pouvait pas se permettre qu’on l’entende. Il la
rappellerait.
— Oui, c’est Bernard.
Sims parlait du nez, avec une voix aiguë, tendue. Cela ressemblait
davantage à un homme imitant une voix de femme qu’à la voix de
l’ancien responsable du silo.
— Oui, c’est bien Bernard, insista Sims.
Il se tourna vers Lukas, l’implora du regard, l’air totalement
impuissant. Lukas décrivit un petit cercle avec sa main. Sims
acquiesça en écoutant ce qu’on lui disait dans le casque, puis retira
les écouteurs.
— C’est bon ? siffla Lukas.
— Il veut te parler. Il sait que je ne suis pas Bernard.
Lukas renâcla. Il coinça sa radio sous son bras – la voix de Juliette
était toute petite, lointaine – et coiffa le casque, luisant de sueur.
— Allô ?
— Vous n’auriez pas dû faire ça.
— Bernard est… Je n’ai pas réussi à le joindre.
— Il est mort. Était-ce un accident, ou un meurtre ? Qu’est-ce qui se
passe, chez vous ? Qui commande ? On n’a pas d’images.
— C’est moi qui commande, dit Lukas.
Il était pleinement conscient du regard de Sims posé sur lui.
— Tout va très bien ici, merci. Je peux demander à Bernard de
vous rappeler dans…
— Vous avez parlé avec quelqu’un de chez nous, dit l’homme.
Lukas ne répondit pas.
— Qu’est-ce qu’il vous a dit ? insista l’homme.
Lukas jeta un œil à la chaise en bois et à la pile de livres. Sims
suivit son regard et écarquilla les yeux à la vue d’une telle quantité de
papier.
— On a parlé des rapports démographiques, dit Lukas. Nous avons
réprimé un soulèvement, et, oui, Bernard a été blessé au cours du
conflit…
— J’ai une machine sous les yeux qui m’indique lorsque vous mentez.
Lukas se sentit défaillir. Une telle chose lui semblait impossible,
mais il crut l’homme néanmoins. Il s’effondra sur la chaise. Sims le
regardait avec inquiétude. Le chef de la Sécurité avait compris que
quelque chose n’allait pas.
— Nous faisons de notre mieux, dit Lukas. Tout va bien ici, je vous
assure. Je suis l’ombre de Bernard. J’ai passé le Rite…
— Je sais. Mais je pense que vous avez été empoisonné. Je suis désolé
petit, mais c’est une chose que j’aurais dû faire il y a très longtemps.
Pour le bien de tous. Je suis vraiment désolé.
Et puis, de façon énigmatique et à voix basse, presque comme s’il
s’adressait à quelqu’un d’autre, l’homme prononça les mots suivants :
— Liquidez-les.
— Attendez, dit Lukas.
Il se tourna vers Sims, et ils échangèrent un regard impuissant.
— Laissez-moi…
Mais avant qu’il ait le temps de finir, il entendit un sifflement au-
dessus de sa tête. Lukas leva les yeux et vit un nuage blanc
s’échapper de la ventilation et descendre sur eux. Une brume qui se
répandait. Il se souvint des gaz d’échappement, à l’époque où il était
enfermé dans la salle des serveurs et où les gens des Machines
avaient voulu dévier ces gaz pour l’étouffer. Il se rappela clairement
avoir eu l’impression qu’il allait mourir asphyxié dans cette pièce.
Mais ce brouillard-là était différent. Il était plus épais, plus sinistre.
Il tira son maillot sur sa bouche et cria à Sims de le suivre. Ils
piquèrent un sprint entre les serveurs, évitant le nuage quand c’était
possible. Ils arrivèrent à la porte, dont Lukas pensait qu’elle était
hermétique. Une lumière rouge clignotait au-dessus du clavier
numérique. Il ne se rappelait pas l’avoir verrouillée. Retenant son
souffle, il tapa son code et attendit que le voyant vire au vert. En
vain. Il le composa à nouveau, concentré, pris de vertige à cause du
manque d’air, et à nouveau le clavier émit un bip désapprobateur,
braquant obstinément sur lui son œil rouge.
Lukas se tourna vers Sims pour se plaindre et vit ce dernier
observer ses paumes de mains. Elles étaient couvertes de sang. Du
sang qui coulait de son nez.
33

Silo 18

Juliette traita sa radio de tous les noms et finit par laisser Walker
tenter sa chance. Courtnee les observait, l’air inquiet. Ils avaient
réussi à joindre Lukas une ou deux fois, mais ils n’entendaient qu’un
bruit de petits pas et sa respiration sifflante, ou des sortes de bruits
parasites.
Walker examina le dispositif portable. Il était devenu inutilement
compliqué avec les boutons et les molettes qu’il avait ajoutés. Il
tripota quelque chose en haussant les épaules.
— Elle a l’air de fonctionner, dit-il en tirant sur sa barbe. Le
problème doit venir de l’autre bout de la ligne.
L’une des radios posées sur l’établi se mit à aboyer. C’était l’unité
de plus grosse taille qu’il avait assemblée, avec le fil qui pendait du
plafond. Une voix familière retentit, suivie de parasites :
— Allô ? Il y a quelqu’un ? On a un problème, en bas.
Juliette courut saisir le micro avant que Walker ou Courtnee n’en
aient le temps. Elle connaissait cette voix.
— Hank, ici Juliette. Qu’est-ce qui se passe ?
— On a, euh… des gens du milieu qui parlent d’une fuite de vapeur ou
je ne sais quoi. Tu es toujours dans ce coin-là ?
— Non, je suis aux Machines. Mais comment ça, une fuite de
vapeur ? Et où précisément ?
— Dans la cage d’escalier, je crois. Je suis sur le palier et je ne vois rien
du tout, mais j’entends pas mal de raffut au-dessus de moi. On dirait
qu’il y a énormément de gens en marche. Impossible de dire s’ils montent
ou s’ils descendent. Pas d’alerte incendie, en tout cas.
— Contact. Contact.
Une autre voix s’invitait dans la conversation. C’était Peter. Il
demandait à intervenir.
— Vas-y Peter, je t’écoute.
— Jules, j’ai une sorte de fuite ici aussi. Dans le sas.
Juliette se tourna vers Courtnee, qui haussa les épaules.
— Confirme-moi que tu as de la fumée dans le sas, dit-elle à Peter.
— Je ne pense pas que ce soit de la fumée. Et c’est dans le sas que tu as
ajouté, le nouveau. Attends. Non… C’est bizarre.
Juliette se mit à faire les cent pas entre les établis de l’atelier.
— Qu’est-ce qui est bizarre ? Décris-moi ce que tu vois.
Elle songea à une éventuelle fuite de l’échappement de la
génératrice principale. Si c’était ça, il faudrait qu’ils l’éteignent. Et la
génératrice de secours n’était pas là. Merde. Son pire cauchemar.
Courtnee fronça les sourcils, elle devait penser au même scénario.
Merde, merde.
— Jules, la porte jaune est ouverte. Je répète, la porte intérieure du sas
est grande ouverte. Et ce n’est pas moi qui l’ai fait. Elle était verrouillée il
y a quelques instants encore.
— Et la fumée ? demanda Juliette. Est-ce que ça empire ? Reste
près du sol et couvre-toi le visage. Procure-toi un chiffon humide ou
un truc…
— Ce n’est pas de la fumée. Et c’est de l’autre côté de cette nouvelle
porte que tu as soudée. Cette porte-là est toujours fermée. Je regarde par
le hublot, là. Toute la fumée est à l’intérieur. Et je… J’arrive à voir à
travers la porte jaune. Elle est grande ouverte. Elle… Putain de merde…
Juliette sentit son cœur s’emballer. Ce ton, ces mots qu’il
employait… Depuis qu’ils se connaissaient, jamais elle ne l’avait
entendu jurer, et ils avaient traversé de sales moments.
— Peter ?
— Jules, la porte qui donne sur l’extérieur est ouverte. Je répète, la
porte du sas qui mène au-dehors est grande ouverte. Je vois le sas, et il
donne directement sur… ce qui ressemble à une rampe. Je crois que j’ai
une vue directe de l’extérieur. Bon sang, Juliette, je regarde dehors…
— Je veux que tu t’arraches de là, Peter. Laisse tout en plan et tire-
toi. Ferme la porte de la cafétéria derrière toi. Essaye de la colmater
avec ce que tu trouves. Du ruban adhésif, du mastic, un truc de
cuisine. Tu me reçois ?
— Oui. Oui.
Il avait du mal à parler. Juliette se souvint de Lukas lui disant que
les choses risquaient de mal tourner. Elle regarda Walker, qui avait
toujours la nouvelle radio portable à la main. Elle avait besoin de
l’ancienne. Elle n’aurait jamais dû le laisser modifier l’appareil.
— J’ai besoin que tu joignes Luke, dit-elle.
Walker haussa les épaules.
— C’est ce que j’essaie de faire.
— Jules, c’est encore Peter. Il y a des gens qui arrivent dans ma
direction. Ils montent, je les entends. On dirait qu’il y a la moitié du silo.
J’ignore pourquoi ils vont dans ce sens.
Hank aussi avait dit à Juliette qu’il avait entendu du vacarme dans
l’escalier. S’il y avait un incendie, les gens étaient censés se procurer
un tuyau ou se réfugier à un niveau sûr et attendre les secours.
Qu’est-ce qui leur prenait, de se ruer vers le sommet ?
— Peter, ne les laisse pas approcher du bureau. Empêche-les
d’accéder au sas. Ne les laisse pas passer.
Mille pensées se bousculaient dans sa tête. Qu’est-ce qu’elle ferait
si elle était là-haut ? Elle enfilerait une combinaison pour aller
fermer ces portes. Mais il faudrait pour cela ouvrir la porte du
nouveau sas. La porte du nouveau sas ! Elle ne devrait pas exister.
Oublie la fumée. L’air extérieur était à présent accroché au silo. L’air
extérieur…
— Peter ?
— Jules… Je… Je peux pas rester là. Les gens sont comme fous. Ils sont
dans le bureau, Jules. Je… Je ne veux tirer sur personne… Je ne peux pas.
— Écoute-moi. La vapeur que tu vois. C’est l’argon, n’est-ce pas ?
— C’est… Peut-être. Oui. Ça y ressemblait. Je n’en ai vu qu’une fois,
dans le sas, quand tu es sortie. Mais oui…
Juliette perdit soudain tout espoir. Sa tête se mit à tourner. Ses
bottes ne touchaient plus le sol, elle flottait, vide à l’intérieur,
engourdie, et à moitié sourde. Le gaz. Le poison. Le joint manquant
dans la boîte d’échantillons. Cet enfoiré du silo 1 et ses menaces. Il
était passé à l’action. Il était en train de les tuer. Tous. Mille idées et
stratagèmes défilèrent dans son esprit, tous plus inutiles les uns que
les autres. Il était trop tard. Bien trop tard.
— Jules ?
Elle appuya sur le micro pour répondre à Peter et se rendit compte
que la voix émanait des mains de Walker. Elle venait de la radio
portable.
— Lukas, souffla-t-elle.
Sa vue se brouilla lorsqu’elle tendit la main pour saisir la radio.
34

Silo 18

— Jules ? Putain. J’avais baissé le volume. Tu m’entends ?


— Oui Lukas, je t’entends. Qu’est-ce qui se passe, bon sang ?
— Merde. Merde.
Juliette entendait comme des chocs métalliques répétés.
— Je vais bien. Je vais bien. Merde. C’est du sang, ça ? OK, il faut que
j’aille dans le cellier. Tu es avec moi ?
Juliette se rendit compte qu’elle ne respirait plus.
— C’est à moi que tu parles ? Où ça, du sang ?
— Oui, c’est à toi que je parle. Je suis tombé de l’échelle. Sims est mort.
Ils sont en train de le faire, Jules. Ils nous liquident. C’est mon nez. Je
vais dans le cellier chercher…
La transmission fut brouillée par des parasites.
— Lukas ? Lukas !
Elle se tourna vers Walker et Courtnee, qui fixaient la radio du
même regard hébété et humide.
— … pas bien. Je de vous cabte bas bien.
Lukas avait la voix bizarre, comme s’il se pinçait le nez ou qu’il
réprimait une envie d’éternuer.
— Bébé, il faut que du de brotèges. Bon nez qui arrête bas de…
Un accès de panique saisit Juliette. Ils les liquidaient. Mettaient à
exécution leurs menaces en appuyant sur un bouton. Les
exterminaient. Tout un silo, comme celui de Solo. En l’espace d’une
ou deux secondes, elle se rappela les histoires qu’il lui avait racontées
sur la chute de son silo, la ruée des gens vers le sommet, l’échappée à
l’extérieur, les corps empilés entre lesquels elle s’était faufilée des
années plus tard. En un éclair, elle eut l’impression de voyager dans
le temps. C’était le passé du silo 17 ; elle était témoin de la chute de
ce silo alors même qu’elle se déroulait chez elle. Et elle avait vu leur
avenir sombre, et savait ce qu’allait devenir son monde. Elle savait
comment tout ça se terminait. Elle savait que Lukas était déjà mort.
— Oublie la radio, lui dit-elle. Lukas, laisse tomber la radio et
renferme-toi du mieux que tu peux dans ce cellier. Je vais sauver
autant de gens que possible.
Elle prit l’autre radio.
— Hank ? Tu me reçois ?
— Oui ?
Elle l’entendait haleter.
— Allô ? articula-t-il.
— Fais descendre tout le monde aux Machines. Autant de monde
que possible, tout de suite.
— J’ai plutôt l’impression que je devrais monter. Tout le monde se rue
vers le sommet.
— Non ! cria Juliette.
Walker sursauta et lâcha le micro de l’autre radio.
— Hank, écoute-moi. Le maximum de gens. Ici, en bas. Tout de
suite !
Radio à la main, elle regarda autour d’elle pour voir ce qu’elle
devait prendre en plus.
— Est-ce qu’on isole les Machines ? demanda Courtnee. Comme la
dernière fois ?
Courtnee devait faire référence aux plaques métalliques soudées
les unes aux autres en guise de barrière pendant le conflit. Il y avait
encore des traces de ces soudures sur les murs, mais les plaques
avaient disparu depuis longtemps.
— Non, on n’a pas le temps, dit Juliette.
Elle se garda d’ajouter que ce serait probablement inutile. L’air
était peut-être déjà empoisonné. Impossible de dire combien de
temps ça prenait. Une partie de son esprit voulait se concentrer sur
tout ce qu’il y avait au-dessus d’elle, tout ce qu’elle ne pouvait pas
sauver, les gens, comme les choses. Tout ce qui était bon et
nécessaire et qui était désormais hors d’atteinte.
— Prenez ce qui est indispensable, et on y va.
Elle regarda Walker et Courtnee.
— Il faut qu’on se tire. Tout de suite. Courtnee, retrouve les
enfants et ramène-les dans leur silo…
— Mais tu as dit que… tous ces gens…
— On s’en fout. Vas-y. Emmène Walk avec toi. Veille à ce qu’il
arrive jusqu’au tunnel. Je vous retrouve là-bas.
— Tu vas où ? lui demanda Courtnee.
— Rameuter le maximum de monde.

Les couloirs des Machines, bizarrement, étaient calmes. Les gens


vaquaient à leurs occupations quotidiennes, prenaient ou quittaient
leurs factions, d’autres poussaient des chariots chargés de pompes et
de pièces de rechange, un soudeur faisait jaillir des étincelles de son
poste, un autre tapait sa lampe torche dans sa paume pour la faire
marcher. Personne d’autre n’était au courant.
— Dirigez-vous vers le tunnel, criait-elle à tous ceux qu’elle
croisait. C’est un ordre. Maintenant. Allez-y, magnez-vous !
Les réactions se firent attendre. Elle eut droit à des questions, des
excuses. Certains disaient qu’ils allaient dans l’autre sens, qu’ils
étaient occupés, qu’ils n’avaient pas le temps.
Juliette remarqua Raina, la femme de Dawson, qui devait finir sa
faction. Elle la saisit par les épaules. Raina écarquilla les yeux, se
raidit, surprise de la brutalité de Juliette.
— Va vite dans la classe, lui ordonna Juliette. Va chercher tes
enfants. Prends tous les gamins avec toi et fais-les entrer dans le
tunnel. Tout de suite.
— Mais qu’est-ce qui se passe ? demanda quelqu’un.
Un attroupement se formait dans l’étroit couloir. Un des anciens
collègues de Juliette était là.
— Dirigez-vous vers le tunnel, bordel ! cria-t-elle. Il faut dégager.
Prévenez tous ceux que vous pouvez, allez chercher vos enfants,
prenez ce dont vous pensez avoir besoin. Ce n’est pas un exercice.
Allez ! Maintenant !
Elle tapa dans ses mains. Raina fut la première à réagir et à partir
en courant, poussant les autres du coude. Ceux qui la connaissaient
lui emboîtèrent le pas, imités par d’autres. Juliette courut en
direction de l’escalier, tout en demandant à pleins poumons à ce que
tout le monde rejoigne l’autre silo. Elle sauta par-dessus le tourniquet
de sécurité, surprit l’agent au passage. Derrière elle, elle entendit
quelqu’un relayer ses ordres et inviter les gens à s’activer. Devant
elle, l’escalier tremblait. Elle entendait les soudures vibrer et les
boulons mal serrés cliqueter. Et sentait le tonnerre de bottes qui se
dirigeait droit vers elle.
Plantée au pied de l’escalier, elle leva la tête pour regarder dans
l’espace vide qui existait entre les marches et la paroi en béton de la
cage. Plusieurs paliers bouchaient la vue de façon intermittente, de
larges bandes d’acier qui devenaient, plus haut, d’étroits rubans. Le
sommet du puits se fondait dans l’obscurité. Et puis elle vit les
nuages blancs, pareils à de la fumée. Au niveau du milieu, peut-être.
Elle appuya sur sa radio.
— Hank ?
Pas de réponse.
— Hank, reviens.
L’escalier résonnait d’un bruit de bottes massif mais encore
lointain. Juliette posa un pied sur une marche et une main sur la
rampe. Le métal vibrait, engourdissait sa main. Le piétinement se fit
plus sonore. Elle aperçut des mains qui glissaient sur la rampe,
entendit des voix, des cris d’encouragement, de confusion.
Une poignée de gens des cent trentièmes se déversa au pied de
l’escalier, perplexe, ne sachant où aller. C’est comme s’ils ne s’étaient
jamais doutés que l’escalier s’arrêtait à un endroit, qu’il y avait au
bout cette plateforme de béton. Juliette leur cria d’entrer dans les
Machines et appela quelqu’un du département pour les guider et leur
faire passer le poste de sécurité. Ils progressèrent dans la cohue, la
plupart les mains vides, un ou deux avec des enfants agrippés à leur
cou ou les suivant de près, ou avec des paquetages dans les bras. Ils
parlaient de feu, de fumée. Un homme traînait les pieds, le nez en
sang. Il insistait pour remonter, pour faire remonter tout le monde.
— Vous, là, lança Juliette en prenant l’homme par le bras.
Elle examina son visage, le sang qui coulait entre ses doigts.
— D’où venez-vous ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Votre nez…
— Je suis tombé, dit-il en ôtant ses mains de son visage pour
parler. J’étais au boulot et…
— OK. Très bien. Suivez les autres.
Une voix désincarnée aboya dans sa radio. Un raffut pas croyable.
Juliette recula de l’escalier et se couvrit une oreille, la radio pressée
contre l’autre. On aurait dit Peter. Elle attendit qu’il ait terminé.
— Je t’entends à peine ! cria-t-elle. Qu’est-ce qui se passe ?
Elle se couvrit à nouveau l’oreille pour se concentrer sur ses
paroles.
— … passent quand même. Dehors. Ils sortent…
Son dos rencontra la paroi en béton de la cage d’escalier. Elle se
laissa glisser jusqu’au sol, accroupie. Cinq ou six personnes
dévalaient les dernières marches, rejointes par quelques retardataires
en jaune, des Fournitures, quelques affaires dans les bras. Hank
arriva lui aussi, enfin ; il régulait le flot, criait sur ceux qui voulaient
faire demi-tour. Quelques personnes des Machines sortirent l’aider.
Juliette se concentrait sur la voix de Peter.
— … plus respirer. Le nuage arrive. Je suis dans les cuisines. Les gens
sortent par paquets. Tout le monde. Ils s’agitent dans tous les sens. Ils
tombent. Tout le monde est mort. L’extérieur…
Il émettait un râle sifflant entre chaque phrase. Sa radio s’éteignit.
Juliette cria dans son appareil plusieurs fois, sans succès. Elle leva à
nouveau les yeux, et vit le brouillard. Il se déversait dans la cage
d’escalier et semblait s’épaissir. De plus en plus dense, il descendait,
sous ses yeux horrifiés.
Soudain, une silhouette noire perça la brume… une ombre au
milieu de tout ce blanc. Elle grossit. Il y eut un cri, un cri atroce, au
fil des étages, de l’autre côté de l’escalier, puis un bruit retentissant ;
quelqu’un venait de s’écraser sur la plateforme. Juliette ressentit la
violence de l’impact dans ses bottes.
À nouveau, des cris. Cette fois, plus proches. C’étaient les derniers
à descendre, les rares qui avaient réussi. Ils se bousculaient pour
arriver aux Machines les premiers. Et la fumée blanche continuait de
descendre, implacable.
35

Silo 18

Juliette suivit les autres dans le département des Machines… Elle fut
la dernière à passer. Le tourniquet d’un poste de sécurité avait été
défoncé. La foule sautait par-dessus, d’autres entraient de biais.
L’agent qui était censé empêcher ce genre de comportement aidait
les gens à le franchir et les orientait.
Une fois à l’intérieur, Juliette se rua vers le dortoir où avaient été
installés les enfants. Quelqu’un mettait sens dessus dessous un
bureau – avec un peu de chance, on pillait l’endroit en quête d’objets
nécessaires. Voilà qu’elle espérait des pillages. Le monde était
devenu fou.
Le dortoir était vide. Elle supposa que Courtnee était arrivée avant
elle. Quoi qu’il en soit, personne ne sortait des Machines. Et il était
de toute façon trop tard. Juliette ressortit dans le couloir et se dirigea
vers l’escalier tortueux qui s’enfonçait dans les profondeurs du
département. Elle déboula avec une foule compacte dans la salle de la
génératrice et se dirigea vers le tunnel. Il y avait des tas de débris
d’où jaillissaient des barres de fer à béton tout autour de la tour de
forage, qui continuait à hocher la tête, comme si, consciente de
l’ordre des choses, elle se résignait à subir ce qui arrivait, comme si
elle disait “Bien sûr, bien sûr”.
Il y avait d’autres tas de gravats un peu partout, qu’on n’avait pas
encore eu le temps d’acheminer vers la mine no 6. Il y avait des gens
ici et là, mais pas les foules immenses que Juliette avait espérées. Les
foules immenses étaient probablement mortes. Une idée folle lui
traversa l’esprit, une soudaine envie de rire, de se moquer d’elle-
même, à la pensée que la fumée était inoffensive, que le sas avait
tenu, que tout allait bien et que bientôt ses amis se foutraient d’elle…
Non mais quelle panique elle avait semée !
Mais cet espoir disparut en un clin d’œil. Rien ne pouvait entamer
le goût métallique de la peur sur sa langue, le son de la voix de Peter
lui annonçant que le sas était grand ouvert, que les gens
s’effondraient, ou celle de Lukas, lui disant que Sims était mort.
Elle se fraya un chemin dans la foule qui s’engouffrait dans le
tunnel en appelant les enfants. Elle repéra Courtnee et Walker. Ce
dernier avait l’air effaré, la mâchoire tombante. Juliette vit la foule se
refléter dans ses yeux écarquillés et se rendit compte du fardeau
qu’elle avait confié à Courtnee en la personne de Walker, cet ermite
qu’elles avaient tiré hors de sa tanière.
— Tu as vu les enfants ? cria-t-elle par-dessus les gens.
— Ils sont déjà de l’autre côté ! lui répondit Courtnee. Avec ton
père.
Quelques faisceaux de lumière jaillissaient par moments – certains
avaient des lampes torches ou des casques à lampe frontale – mais le
tunnel était en grande partie en proie à l’obscurité la plus totale. Elles
se heurtaient aux gens, qui se matérialisaient quand elle arrivait sur
eux. Des pierres tombaient des piles de gravats, de la poussière ou
des débris se détachaient du plafond et provoquaient des cris
d’effroi, des jurons. Le passage était très étroit. Le tunnel était prévu
pour laisser passer une poignée de gens, pas plus. Et la majeure
partie du tunnel était encore encombrée des morceaux de roche
pilée générés par le forage.
Lorsqu’il y avait des bouchons, certaines personnes essayaient
d’escalader ces tas de gravats. Mais les éboulis de terre et de pierres
qu’ils provoquaient faisaient hurler ceux en contrebas. Alors à
nouveau le tunnel s’emplissait de cris et de jurons. Juliette aida
quelqu’un à se relever et exhorta tout le monde à rester sur le
chemin central, à ne pas pousser, alors même que quelqu’un lui
grimpait à moitié dessus pour la dépasser.
D’autres encore tentaient de faire demi-tour, apeurés, perdus,
méfiants – comment était-il possible de marcher tout droit aussi
longtemps sans rencontrer d’obstacle ? Juliette et d’autres leur
ordonnaient de continuer. C’était un cauchemar. Dans le noir, ils se
cognaient aux solives érigées à la va-vite dans le tunnel, devaient
parfois marcher à quatre pattes là où des tas s’étaient effondrés,
écoutaient impuissants les cris suraigus d’un bébé, quelque part. Les
adultes faisaient moins de bruit, mais Juliette en vit des dizaines qui
pleuraient. La traversée était interminable, ils avaient l’impression
qu’ils ramperaient et tituberaient dans ce tunnel pour le restant de
leur vie, jusqu’à ce que l’air toxique finisse par les rattraper.
Un nouvel embouteillage. Les gens se poussaient, et les faisceaux
de lumière tombèrent sur un mur en acier. L’excavatrice. Le bout du
tunnel. La porte d’accès à l’arrière de la machine était ouverte.
Juliette aperçut Raph près de la porte, tenant une lampe torche, le
visage blême dans le rayon de lumière.
— Jules !
Elle l’entendit à peine avec l’écho de toutes les voix qui
résonnaient dans le tunnel. Une fois devant lui, elle lui demanda qui
était déjà de l’autre côté.
— Il fait trop sombre, répondit-il. Ils ne peuvent entrer qu’un seul
à la fois. Mais qu’est-ce qui se passe, bon sang ? C’est quoi tous ces
gens ? Je croyais que tu avais dit…
— Plus tard, dit-elle, espérant qu’elle en aurait l’occasion.
Elle en doutait. Il fallait plutôt s’attendre à des cadavres aux deux
bouts du silo. Ce serait la grande différence entre le 17 et le 18. Des
cadavres en haut et en bas.
— Les enfants ? demanda-t-elle, et, dès qu’elle eut prononcé sa
question, elle se demanda pourquoi, avec tous les gens qui étaient
déjà morts, elle se concentrait sur un si petit nombre. La mère qu’elle
n’avait jamais été, se dit-elle. Le besoin primaire de protéger sa
progéniture alors qu’il y avait bien plus que ça en danger.
— Oui, pas mal d’enfants sont passés.
Il s’interrompit pour aboyer sur un couple qui ne voulait pas
entrer dans la machine. Juliette pouvait difficilement leur jeter la
pierre. Ils n’étaient même pas des Machines. Que se passait-il dans la
tête de ces gens ? Ils étaient là, à suivre les cris, le mouvement de
panique. Ils devaient penser qu’ils s’étaient égarés dans les mines.
C’était une drôle d’expérience même pour Juliette, qui avait pourtant
gravi des collines et vu le dehors.
— Et Shirly ? demanda Juliette.
Il dirigea son rayon vers l’intérieur.
— Je suis sûr de l’avoir vue. Je crois qu’elle est dans la machine.
Elle régule la circulation.
Elle lui serra le bras et jeta un œil à l’obscurité grouillante
d’ombres.
— Surtout, toi aussi passe de l’autre côté, lui dit-elle, et le visage
blême de Raph lui fit signe que oui.
Elle se glissa dans la file et entra dans l’excavatrice. Un incroyable
vacarme résonnait à l’intérieur, comme des enfants qui criaient dans
des boîtes de conserve. Postée dans un coin, Shirly orientait les gens
hagards vers une brèche si mince qu’ils devaient se mettre de profil
pour s’y faufiler. Les lumières qui avaient été fixées en hauteur pour
le triage des débris étaient éteintes, la génératrice de secours était
arrêtée, mais Juliette sentait sa chaleur résiduelle. Elle entendait le
cliquètement métallique caractéristique d’un moteur qui refroidit.
Elle se demanda si Shirly avait remis la machine en marche afin de la
ramener vers le silo 18. Courtnee et elle s’étaient disputées à propos
du silo auquel devait revenir l’excavatrice.
— C’est quoi ce bordel ? s’écria Shirly lorsqu’elle aperçut Juliette.
Juliette était sur le point d’éclater en sanglots. Comment expliquer
ce qu’elle craignait, à savoir que la fin de tout ce qu’ils avaient jamais
connu était arrivée ? Elle secoua la tête et se mordit la lèvre.
— On est en train de perdre le silo, réussit-elle à articuler.
L’extérieur entre à l’intérieur.
— Alors pourquoi envoyer tout le monde dans cette direction ?
Shirly hurlait pour couvrir la cacophonie ambiante. Elle tira
Juliette de l’autre côté de la génératrice, à l’écart des cris.
— L’air s’est engouffré dans la cage d’escalier, il descend, dit
Juliette. Impossible de l’arrêter. On va condamner le tunnel.
Shirly assimila l’information.
— Faire tomber les colonnes de soutien ?
— Si on veut. Les explosifs que tu as fait installer…
Le visage de Shirly se durcit.
— Les charges sont reliées à l’autre côté. Je les ai installées de
façon à pouvoir boucler le tunnel depuis là-bas, pour condamner ce
silo, pour nous protéger de l’air d’ici.
— Eh bien, tout ce qu’il nous reste, c’est l’air d’ici.
Juliette donna sa radio à Shirly, c’était tout ce qu’elle avait pris avec
elle. Shirly la prit et la posa sur sa lampe torche, dirigée droit sur la
poitrine de Juliette. Dans le halo projeté, Juliette remarqua la
confusion qui se peignait sur le visage de son amie.
— Veille bien sur tout le monde, lui dit-elle. Solo et les enfants.
Elle jeta un œil à la génératrice de secours.
— Les fermes sont récupérables. Et l’air…
— Tu ne vas quand même pas… se lança Shirly.
— Je vais m’assurer que tout le monde soit passé de l’autre côté,
jusqu’au dernier, la coupa Juliette. Il y avait quelques dizaines de
personnes derrière moi. Peut-être une centaine.
Juliette posa ses mains sur les épaules de sa vieille amie. Elle se
demanda d’ailleurs si elles étaient toujours amies. Si ce lien existait
encore entre elles. Elle fit demi-tour pour partir.
— Non.
Shirly l’attrapa par le bras, la radio tomba par terre. Juliette essaya
de se libérer.
— Il manquerait plus que ça, cria Shirly en faisant pivoter Juliette.
Je peux pas croire que tu veuilles me laisser tout ça sur les bras. Je
refuse que…
Il y eut des cris, ceux d’un enfant ou d’un adulte, impossible à dire.
Une infernale cacophonie de voix terrifiées qui résonnait dans les
recoins de cette immense machine d’acier. Et dans le noir, Juliette ne
vit pas le coup venir. Elle sentit le poing de Shirly contre sa
mâchoire, s’étonna de cette étincelle jaillie de l’obscurité et ne se
souvint plus de rien pendant un bon moment.

Elle revint à elle quelques instants plus tard, peut-être quelques


minutes, difficile à dire. Roulée en boule sur la plateforme de
l’excavatrice, elle entendait des voix, lointaines. Tout le côté de son
visage l’élançait.
Quelques personnes. Seulement celles qui étaient parvenues
jusqu’ici, et qui évoluaient dans les entrailles de cette machine. Elle
s’était évanouie une minute ou deux, apparemment. Peut-être plus.
Beaucoup plus. Elle entendit son nom. Quelqu’un l’appelait, la
cherchait dans l’obscurité, mais elle était invisible dans cette
position. Quelqu’un l’appelait.
Soudain, une énorme détonation retentit dans le lointain. C’était
comme une tôle géante qui tombait juste à côté d’elle. Un
grondement dans la terre, un tremblement qu’elle ressentit jusque
dans la machine. C’est alors qu’elle comprit. Shirly avait rejoint la
salle de contrôle et pris sa place. Elle avait déclenché les charges
explosives censées protéger son ancien silo du nouveau. Elle s’était
condamnée avec les autres.
Juliette pleura. Quelqu’un appelait son nom, toujours, et elle se
rendit compte que l’appel venait de la radio qui gisait par terre, près
de sa tête. Elle tendit la main vers l’appareil, les sens embrouillés.
C’était Lukas.
— Luke, murmura-t-elle en appuyant sur l’émetteur.
Si elle l’entendait, c’est qu’il était hors du réduit blindé, le cellier
hermétique où la nourriture était stockée. Elle songea à Solo, qui
avait survécu des dizaines d’années grâce à ces conserves. Lukas le
pouvait aussi.
— Retourne dans le cellier, dit-elle en sanglotant. Calfeutre-toi.
Tenant la radio à deux mains, elle resta roulée en boule par terre.
— Je ne peux pas, dit-il.
Elle entendit une quinte de toux, un râle sifflant.
— Il fallait… il fallait que j’entende ta voix. Une dernière fois.
Elle ressentit la quinte de toux suivante jusque dans sa propre
poitrine, prête à éclater.
— C’est fini, Jules. C’est fini…
— Non, cria-t-elle pour elle-même avant d’appuyer sur l’émetteur.
Lukas, écoute-moi, retourne dans le cellier. Tout de suite. Verrouille-
le et tiens bon. Tiens bon je t’en prie…
Elle l’écouta tousser, lutter pour retrouver sa voix. Lorsque le son
revint, ce n’était plus qu’un râle d’agonie.
— Impossible. Ça y est. C’est la fin. Je t’aime, Jules. Je t’aime…
Les derniers mots ne furent qu’un murmure qui se fondit dans les
parasites. Le visage baigné de larmes, Juliette tapa du poing contre le
sol et hurla son nom. L’insulta. S’insulta à son tour. À travers la porte
ouverte de la machine, un nuage de poussière entra, porté par un
souffle froid, et alors elle le sentit sur sa langue, sur ses lèvres. C’était
la craie sèche, la roche pulvérisée, les résidus de l’explosion de Shirly
à l’autre bout du tunnel, le goût de tout ce qu’elle avait jamais
connu… et qui était mort.
TROISIÈME PARTIE

L’EXIL
36

Silo 1

Charlotte se redressa, les yeux rivés à la radio, sonnée. L’écouteur


crépitait tandis qu’elle se repassait la scène dans la tête, encore et
encore. Une porte ouverte, de l’air toxique qui s’engouffre à
l’intérieur, des gens qui meurent, une ruée massive, un silo disparu.
Le silo que son frère s’était efforcé de sauver n’existait plus.
D’une main tremblante, elle tourna la molette. À mesure que les
canaux défilaient, elle entendait les voix d’autres silos, de petits
extraits de conversations entrecoupés de silence ; la preuve
qu’ailleurs, la vie suivait son cours :
— … c’est la deuxième fois que ça arrive ce mois-ci. Parles-en à
Carol…
— … si vous m’en mettez un de côté jusqu’à ce que j’arrive, je serais…
— … bien reçu. Nous l’avons placée en cellule et…
Les bruits parasites qui s’intercalaient entre chaque conversation
correspondaient aux silos où régnait le silence. Où régnaient les
morts.
Charlotte retourna au silo 18. Les amplificateurs fonctionnaient
encore là-bas, elle le devinait au sifflement qu’elle entendait. Elle
tendait l’oreille, attendait la voix, celle de la femme qui avait
demandé à tout le monde de descendre. Charlotte avait entendu
quelqu’un prononcer son nom. C’était étrange de se dire qu’elle avait
entendu la femme qui obsédait son frère, cette maire solitaire
comme il l’appelait, cette rescapée du nettoyage.
Ç’aurait pu être quelqu’un d’autre, mais Charlotte ne le pensait
pas. Ces ordres étaient dignes d’un meneur. Elle s’imagina une
femme recroquevillée dans les profondeurs d’un silo, dans un
endroit sombre et désert, et ressentit une soudaine affinité avec elle.
Elle aurait tout donné pour pouvoir émettre au lieu de seulement
écouter, pour pouvoir la joindre.
Elle effleura le côté de la radio où le micro devrait normalement
être connecté. C’était bizarre que son frère ait gardé cette pièce pour
la fin. Comme s’il ne lui faisait pas confiance, comme s’il avait voulu
qu’elle soit seulement en mesure d’écouter. Ou alors c’était de lui-
même qu’il se méfiait. Il se méfiait de ce qu’il ferait s’il était capable
de diffuser ses pensées à l’antenne. Ce n’était pas les responsables
des silos qu’il pouvait joindre, c’était tous ceux en possession d’une
radio.
Charlotte tâta à travers sa combinaison le badge qu’il lui avait
donné, et soudain elle revit une botte s’acharner sur un corps, des
éclaboussures de sang par terre, au mur. En fin de compte, on ne lui
avait pas laissé sa chance. Mais elle, il fallait qu’elle fasse quelque
chose. Elle ne pouvait pas rester assise là à écouter les bruits
parasites à la radio, à écouter les gens mourir. Donny avait dit que
son badge fonctionnerait dans l’ascenseur. Le besoin de passer à
l’action l’emporta.
Elle éteignit la radio et la dissimula sous la bâche en plastique. Elle
remit la chaise en place et scruta la salle de pilotage en quête de
traces qu’elle aurait laissées. De retour dans le dortoir, elle ouvrit sa
malle et passa en revue ses tenues. Elle choisit le rouge mécano. Elle
était plus grande que les autres. Elle la sortit et regarda le nom qui y
était inscrit. Stan. Elle ferait un bon Stan.
Elle s’habilla et sortit dans l’entrepôt. Elle pouvait récupérer plein
de graisse sur les pièces qu’elle avait retirées du drone. Elle en prit
dans sa main, chercha une casquette dans les caisses d’équipement et
se réfugia dans les toilettes. Les toilettes des hommes. Elle aimait
bien se maquiller. Mais ça évoquait une époque très différente,
presque une autre personne. Elle se rappelait être passée des jeux
vidéo aux essais de maquillage, fardant ses joues pour qu’elles soient
moins rebondies. C’était avant que l’entraînement la rende mince et
musclée, l’espace de quelque temps. Avant que deux missions
l’aident à retrouver son corps naturel, à s’habituer à ce corps, à
l’accepter, et même à l’aimer.
Elle se servit de la graisse pour creuser ses joues. Elle en estompa
sur ses sourcils pour les faire paraître plus épais, sur ses lèvres pour
qu’elles soient moins rouges. C’était l’opposé de tout ce qu’elle avait
toujours fait en matière de maquillage. Elle fourra ses cheveux sous
la casquette et l’enfonça sur son front, ajusta le devant de sa
combinaison de façon à dissimuler ses seins.
Pitoyable déguisement. Elle se reconnaissait au premier coup
d’œil. Mais bon, elle était au courant. Dans un monde interdit aux
femmes, est-ce qu’elle éveillerait les soupçons ? Difficile à dire. Elle
ne pouvait pas le savoir. Si seulement Donny était là, elle aurait pu lui
poser la question… Elle l’imagina se moquer d’elle, et en eut les
larmes aux yeux.
— Je t’interdis de chialer, dit-elle au miroir en se tamponnant les
yeux pour ne pas faire couler son maquillage.
Mais les larmes jaillirent quand même. Elles roulèrent sans causer
de dégâts. Ce n’était que de l’eau qui glissait sur de la graisse.

Il y avait un plan quelque part. Elle chercha le dossier de notes de


Donny, sans succès. Elle tenta sa chance dans la salle de réunion, où
son frère avait passé le plus clair de son temps à fouiller dans des
boîtes de paperasse. L’endroit était un vrai chantier. Certains
dossiers qui avaient jonché la table avaient été embarqués. Ils
viendraient sûrement chercher le reste dans la matinée. Ou alors ils
allaient se pointer tout de suite, et il faudrait qu’elle explique sa
présence ici :
— On m’a envoyé chercher… euh…
Sa voix de contrebasse était ridicule. Elle feuilleta quelques
dossiers ouverts et essaya à nouveau de déguiser sa voix, de façon
moins exagérée.
— On m’a dit d’envoyer tout ça au recyclage, expliqua-t-elle à un
fantôme. Ah bon ? Et à quel étage se trouve le recyclage ? se
demanda-t-elle. J’en ai pas la moindre idée, admit-elle. C’est pour ça
que je cherche un putain de plan.
Elle en trouva un. Mais pas le bon. Un schéma, avec des cercles, et
des lignes rouges qui convergeaient toutes vers un même point. Elle
comprit que c’était un plan seulement grâce aux lettres qui figuraient
au bord du papier quadrillé et aux chiffres en haut. L’Air Force leur
avait distribué des cibles sur des grilles identiques à celle-ci. Elle
chopait un café et un bagel au mess, et peu après, un homme et sa
famille mouraient en D-4 dans un tourbillon de feu. Pause déjeuner.
Sandwich jambon-fromage au pain de seigle.
Elle reconnut les cercles tracés sur la grille. Ils représentaient les
silos. Elle avait piloté trois drones au-dessus de dépressions
exactement semblables. En revanche, les lignes rouges étaient
bizarres. Elle en suivit une du bout du doigt. Elles lui évoquaient des
plans de vol. Il y en avait une partant de chaque silo, sauf pour celui
qui était proche du centre, qu’elle soupçonnait être celui dans lequel
elle se trouvait. Donald lui avait montré un plan similaire, qu’il avait
étalé sur la grande table. Elle le replia, le coinça dans sa poche de
poitrine et continua à chercher.
Le plan du silo 1 qu’elle avait vu une fois semblait perdu, mais elle
tomba sur un objet presque aussi utile. Un répertoire. Il renfermait
tout le personnel classé par grade, faction, poste, étage professionnel
et étage résidentiel. Il faisait la taille de l’annuaire d’une petite ville,
ce qui en disait long sur le nombre de personnes différentes qui
pouvaient se retrouver en charge du silo au gré des factions. Pas les
personnes… mais les hommes. En passant les noms en revue, elle
s’aperçut qu’il n’y avait que des hommes. Elle pensa à Sasha, la seule
autre femme présente sur le camp d’entraînement avec elle. Ça lui
faisait bizarre de se dire que Sasha était morte, que tous les hommes
de son régiment, ceux de son école de pilotage, tous, étaient morts.
Elle tomba sur le nom d’un mécanicien. Elle chercha un stylo au
milieu de tout ce bazar, en trouva un et s’empressa de noter le
numéro de l’étage où il travaillait. Elle découvrit que l’Administration
se situait au niveau 34. Un agent des Communications travaillait au
même étage, ce qui n’était pas une bonne nouvelle. Selon elle, le fait
que le département des Communications jouxte les bureaux des
dirigeants de ce silo ne présageait rien de bon. Un agent de sécurité
officiait au niveau 12. Si Donny était retenu en captivité, c’était peut-
être à cet endroit. À moins qu’ils ne l’aient endormi. À moins qu’il ne
soit dans ce qui tenait lieu d’hôpital dans cet endroit. L’aile de
cryogénisation était dans les étages inférieurs, croyait-elle savoir.
Elle se rappelait avoir pris un ascenseur vers le haut après son réveil.
Elle trouva à quel étage se situait le bureau principal de cryogénie,
mais ce n’était sûrement pas là qu’ils gardaient les corps. À moins
que ?
Ses notes devinrent vite une série de gribouillis recensant
grossièrement ce qui se trouvait au-dessus et au-dessous d’elle. Mais
où commencer à chercher ? Elle ne trouva aucune mention des salles
de stockage d’équipement et de pièces de rechange où s’était fourni
son frère, sûrement parce que personne ne travaillait à ces niveaux-
là. Elle prit une feuille vierge et dessina un cylindre. Elle le remplit
du mieux qu’elle put, à partir de ce qu’elle connaissait de la routine
de Donald et des informations glanées dans le répertoire. Elle
commença par la cafétéria du sommet et finit par le bureau de
cryogénie en bas. Elle se dit que les étages vides constituaient ses
meilleures chances. Probablement des espaces de stockage, comme
celui-ci. Mais l’ascenseur pouvait tout aussi bien s’ouvrir sur un
cercle d’hommes en pleine partie de cartes – ou quelle que soit la
façon dont ils tuaient le temps pendant qu’ils exterminaient le
monde. Elle ne pouvait pas partir au hasard, il lui fallait un plan.
Elle examina les possibilités qui s’offraient à elle. Il y avait bien un
endroit où elle trouverait un micro : le département des
Communications. Elle regarda la pendule. Six heures vingt-cinq.
L’heure du dîner, la fin d’une faction, beaucoup de monde dans les
couloirs. Charlotte toucha son visage maquillé au cambouis. Elle
devait avoir perdu la raison, elle ne pouvait pas sortir d’ici avant
onze heures du soir. À moins que… elle se fondrait peut-être mieux
dans la foule ? Qu’est-ce qu’il y avait au-dehors ? Elle fit les cent pas
et réfléchit.
— Je ne sais pas, je ne sais pas, répéta-t-elle, testant sa nouvelle
voix.
Elle donnait l’impression d’être enrhumée. Voilà, elle avait trouvé
le meilleur moyen d’avoir une voix masculine : parler comme si elle
avait un rhume.
Elle retourna dans l’entrepôt et examina les portes de l’ascenseur.
Quelqu’un pouvait débarquer à tout moment, et elle n’aurait plus à
tergiverser. Il valait mieux qu’elle attende quelques heures. Elle se
dirigea vers le drone sur lequel elle avait travaillé, souleva la bâche et
observa les panneaux ouverts, les outils éparpillés. Elle jeta un œil en
direction de la salle de réunion et revit Donny à terre, recroquevillé
sur lui-même, tentant de parer les coups qu’il se prenait dans les
tibias tandis que deux hommes le tenaient et qu’un autre le frappait
de toutes ses forces.
Elle s’empara d’un tournevis et le glissa dans un étui fixé à sa
combinaison. Ne sachant trop quoi faire, elle travailla un peu sur le
drone, histoire de tuer le temps. Elle sortirait à la faveur de la nuit,
quand il y aurait moins de monde, et donc moins de chances de se
faire repérer. Mais d’abord, elle allait préparer ce drone au décollage.
Donny n’était pas là – il n’avait pas pu finir son travail – mais elle
devait persévérer. Elle pouvait réparer, alléger l’appareil, un boulon à
la fois, écrou après écrou. Ensuite, elle sortirait et irait se procurer la
pièce qui lui manquait. Elle reprendrait sa voix et appellerait les gens
de ce silo dévasté, si toutefois il restait des survivants.
37

Silo 1

L’ascenseur arriva au douzième coup de minuit. Enfin, à minuit cinq.


Charlotte avait enfin rassemblé assez de courage pour s’aventurer au-
dehors, et le ding de l’ascenseur résonna dans l’arsenal.
Les portes s’ouvrirent, et elle entra dans le souvenir d’un monde et
d’une époque révolus, le souvenir d’un monde normal où les
ascenseurs déposaient les gens chez eux ou à leur travail.
Cramponnée au badge que lui avait donné Donny, elle éprouva à
nouveau l’aiguillon du doute. Comme les portes se refermaient, elle
avança un pied ; les portes heurtèrent sa botte et se rouvrirent. Elle
attendit que des alarmes se déclenchent lorsque les portes se
fermèrent une seconde fois. Elle aurait peut-être mieux fait de
descendre et de réfléchir, laisser l’ascenseur repartir et en prendre
un autre une ou deux heures plus tard. Elle retira sa botte. Elle avait
attendu assez longtemps.
Elle passa son badge devant le lecteur, le voyant vira au vert, et elle
appuya sur le bouton du trente-quatrième étage. Celui de
l’Administration et des Communications. L’antre du lion. Les portes
semblèrent pousser un soupir de soulagement en se refermant enfin.
Les niveaux se mirent à défiler.
En passant une main sur sa nuque, elle sentit quelques mèches
détachées qu’elle s’empressa de coincer sous sa casquette. Elle savait
qu’elle prenait des risques – ce rouge mécano au niveau administratif
allait faire tache – mais elle aurait eu l’air encore plus bête de ne pas
savoir se repérer dans un endroit qu’elle était censée connaître au vu
de sa combinaison. Elle tâta ses poches pour s’assurer qu’elle avait
bien ses outils, qu’ils étaient bien visibles. Ils faisaient partie de sa
couverture. Elle avait aussi dissimulé un pistolet dans une poche au
niveau de sa hanche, qui pendait de façon douteuse. Son cœur
s’emballait au rythme des étages qui défilaient. Elle essaya de se
représenter le monde que Donald lui avait décrit, cette terre sèche et
sans vie. Elle imagina l’ascenseur monter jusqu’au sommet et
s’ouvrir sur ces collines nues, le vent s’engouffrer dans l’ascenseur.
Ç’aurait pu être une bonne fin.
Personne ne monta à bord jusqu’à son arrivée à destination. Elle
avait bien fait de sortir à cette heure-ci. Trente-six, trente-cinq,
l’ascenseur ralentit. La cabine s’ouvrit sur un couloir à l’éclairage
éblouissant. Son déguisement ne tiendrait jamais la route. À une
dizaine de pas, un homme posté à un portique leva la tête. Rien ne lui
était familier dans cet endroit, à la différence de l’entrepôt où elle
avait vécu ces dernières semaines. Elle enfonça sa casquette sur son
front, consciente que la couleur n’était pas assortie à celle de sa
combinaison. L’important, c’était la confiance en soi, et elle n’était
que doutes. Allez, du nerf. Sois directe. Elle se dit que les jours ici se
suivaient et se ressemblaient. Chacun verrait ce qu’il s’attendait à
voir. Elle s’approcha de l’homme en tendant son badge.
— Vous êtes attendu ? demanda-t-il.
Il désigna le lecteur de son côté à elle du portique. Charlotte y
passa son badge, sans savoir ce qui allait se passer, prête à courir, à
sortir son arme, à se rendre, un peu tout ça à la fois.
— On a détecté euh… une déperdition d’énergie à ce niveau.
Sa voix de fausse enrhumée lui sembla ridicule. Mais elle
connaissait sa voix mieux que quiconque, et se dit que c’était pour ça
qu’elle la trouvait bizarre. Elle espérait également qu’une déperdition
d’énergie était aussi énigmatique pour cet homme que ça l’était pour
elle.
— On m’envoie vérifier au département des Communications.
Vous savez où ça se trouve ?
Une question. De quoi chatouiller son penchant mâle pour les
directives. Elle sentit un filet de sueur couler sur sa nuque et se
demanda si toutes ses mèches étaient bien sous sa casquette. Elle se
retint de vérifier. Soulever son bras risquait de tendre sa
combinaison sur sa poitrine. En jaugeant le molosse, elle l’imagina la
plaquer au sol et abattre sur elle ses poings de la taille de boulets.
— La Communication ? Bien sûr. Tout au bout du couloir, et à
gauche. Deuxième porte sur votre droite.
— Merci.
Une pichenette sur la visière de sa casquette lui permit de garder
la tête baissée. Elle poussa la barre métallique et entendit le tic d’un
compteur invisible.
— Vous n’oubliez pas quelque chose ?
Elle se retourna. Sa main tomba machinalement le long de sa
jambe.
— J’ai besoin que vous signiez la feuille de contrôle, dit le garde en
lui tendant une tablette numérique à l’écran tout rayé.
— C’est vrai.
Elle prit le stylet en plastique relié à un cordon réparé au scotch et
scruta les cases au milieu de l’écran, où elle était censée inscrire son
nom et l’heure. Elle nota l’heure et baissa les yeux sur sa
combinaison. Son nom lui avait échappé. Ah oui, Stan. Elle s’appelait
Stan. Elle gribouilla une signature d’un air qu’elle espérait désinvolte
et tendit la tablette et son stylet au gardien.
— On se croise à votre sortie, dit-il.
Charlotte acquiesça. Pourvu que tout se passe aussi bien à ce
moment-là, se dit-elle.
Elle suivit ses directives et se rendit tout au bout du couloir. Il y
avait plus de signes d’activité qu’elle ne l’aurait cru à cette heure de
la nuit. Les lumières de quelques bureaux étaient allumées, des
chaises couinaient, on ouvrait des meubles classeurs, on tapait sur
des claviers. Une porte s’ouvrit au bout du couloir. Un homme en
sortit et ferma la porte derrière lui. En voyant son visage, Charlotte
eut les jambes comme du coton. Elle trébucha sur quelques pas, ses
genoux refusaient de lui obéir. Prise de vertiges, elle faillit tomber.
Elle baissa la tête et se gratta la nuque. Elle n’en revenait pas. Mais
c’était bien Thurman. Plus mince, plus vieux. Les images de Donny
roulé en boule sous une pluie de coups lui revinrent de plein fouet.
Le couloir disparut à moitié derrière un voile de larmes. Les cheveux
blancs. La stature. Comment avait-elle pu ne pas le reconnaître ?
— Vous êtes bien loin de chez vous, remarqua-t-il.
Sa voix était rêche comme du papier de verre. Un timbre familier.
Autant que celui de sa mère ou de son père.
— Déperdition d’énergie signalée dans le coin, dit-elle sans
s’arrêter ni se retourner, espérant qu’il faisait seulement référence à
sa combinaison.
Comment lui pouvait-il ne pas la reconnaître ? Son allure, sa
silhouette ? Comment se pouvait-il que la peau imberbe de sa nuque,
ces quelques centimètres carrés de chair exposée ne lui sautent pas
aux yeux ?
— Merci d’y remédier.
Elle fit dix pas. Dix de plus. En sueur. Avec l’impression d’être ivre.
Elle attendit d’être au bout du couloir, sur le point de tourner, pour
jeter un œil en direction du poste de sécurité. Thurman discutait
avec l’agent, ses cheveux blancs pareils au soleil étincelant.
Deuxième porte sur la droite, se dit-elle. Elle était dans un tel état
qu’elle avait peur d’oublier les indications fournies par le gardien.
Elle souffla un bon coup et se remémora pour quoi elle était là.
Prendre conscience que Thurman était l’homme qui avait passé son
frère à tabac l’avait assommée. Mais elle n’avait pas le temps de
rester là-dessus. Une porte se dressait devant elle. Elle entra.

Il n’y avait qu’un seul homme, assis face à une série d’écrans et de
voyants lumineux. Il se retourna, mug à la main, son gros ventre calé
entre les accoudoirs. De fines mèches de cheveux avaient été
rabattues en travers de son crâne, quasi chauve. Il ôta un écouteur de
son oreille et lui lança un regard interrogateur.
Il devait y avoir six ou sept radios installées sur les bureaux en U.
Les fauteuils avaient l’air confortables. Tant de richesses. Mais
Charlotte, elle, n’avait besoin que d’une petite chose.
— C’est pour quoi ? demanda l’opérateur radio.
Charlotte avait la bouche sèche. Il lui restait un dernier petit
bobard en stock. Elle s’efforça de ne plus penser à Thurman, de
chasser les images de son frère à terre.
— Je suis venu réparer un de vos appareils, dit-elle.
Elle sortit un tournevis de sa poche et se dit soudain qu’elle
devrait peut-être se battre contre cet homme. L’adrénaline grimpa
illico. Il fallait qu’elle cesse de penser en soldat. Elle était
électricienne. Et il fallait qu’elle le fasse parler pour en avoir le moins
possible à dire.
— C’est lequel qui a un micro qui déconne ? demanda-t-elle en
agitant son tournevis.
Des années de pilotage et de pratique des ordinateurs lui avaient
appris au moins une chose : il y avait toujours une machine qui
déconnait. Toujours.
L’opérateur radio plissa les yeux. Il l’observa un moment puis
balaya la pièce du regard.
— Vous devez parler du numéro 2. Ouais. Le bouton reste enfoncé,
souvent. Je croyais que plus personne viendrait.
Son fauteuil grinça lorsqu’il se carra contre son dossier, mains
croisées derrière la tête. Ses aisselles étaient deux taches noires.
— Le dernier gars a dit que c’était pas grand-chose. Que ça valait
pas le coup de le réparer. Autant s’en servir jusqu’à ce qu’il lâche.
Charlotte opina et se dirigea vers la radio qu’il avait indiquée.
C’était trop facile. Elle s’attaqua au panneau latéral avec son
tournevis, dos tourné à l’opérateur.
— Vous travaillez en bas, dans les étages près du réacteur, c’est ça ?
Elle acquiesça.
— Ouais, j’ai mangé en face de vous à la cafétéria y a quelque
temps.
Charlotte s’attendait à ce qu’il lui demande son prénom ou qu’il
reprenne la conversation là où lui et cet autre technicien l’avaient
laissée. Le tournevis lui échappa des mains à cause de la sueur et
heurta la surface du bureau. Elle s’empressa de le reprendre. Elle
sentait que l’opérateur la regardait travailler.
— Vous pensez que vous arriverez à le réparer ?
Elle haussa les épaules.
— Il faut que je le prenne avec moi. Vous devriez le récupérer
demain.
Elle retira le panneau et desserra la vis qui liait le cordon du micro
au boîtier. Le cordon se débrancha d’un circuit à l’intérieur de la
machine. Après un instant de réflexion, elle prit aussi le circuit en
question. Elle ne se rappelait plus si son appareil en avait un, et puis,
ça faisait beaucoup plus professionnel.
— Il sera prêt demain ? Génial. Merci beaucoup.
Charlotte rassembla ses affaires et se redressa. Elle se figura
qu’une nouvelle pichenette dans sa visière serait un au revoir
suffisant et partit. Peut-être avec un peu trop d’empressement,
craignit-elle. Elle avait laissé le panneau latéral et les vis en plan sur
le bureau. Un vrai technicien les aurait remis en place, non ? Elle ne
savait pas. Elle connaissait quelques pilotes d’une autre vie que ça
aurait amusés de la voir jouer les filles versées en électronique,
customiser des drones ou fabriquer une radio, mettre du cambouis
sur son visage plutôt que du rouge.
L’opérateur lui lança une dernière chose mais ses mots furent
étouffés pas la porte qui se refermait derrière elle. Elle s’engagea
dans le couloir principal, craignant de tomber sur Thurman et sur
une série de gardes dont les larges épaules lui bloqueraient le
passage. Elle glissa le tournevis à sa place et plaqua le circuit et le
micro contre sa poitrine. Il n’y avait personne d’autre au bout du
couloir que l’agent de sécurité croisé à l’aller. Elle mit des heures à
parcourir la distance qui la séparait de lui. Des jours. Les murs se
resserraient à mesure qu’elle avançait, battant en rythme avec son
cœur. Sa combinaison collait à sa peau humide. Ses outils
cliquetaient, et à sa hanche, le pistolet pesait une tonne. À chaque
pas qu’elle faisait, bizarrement, les portes de l’ascenseur semblaient
reculer de deux pas.
Elle s’arrêta au portique, se souvint d’émarger sur la tablette, et fit
semblant de regarder la pendule du gardien avant de griffonner
l’heure.
— Rapide, dites donc.
Elle s’efforça de sourire mais sans lever la tête.
— C’était pas grand-chose.
Elle lui tendit la tablette et passa le tourniquet. Derrière elle, à
l’autre bout du couloir, quelqu’un ferma la porte d’un bureau. Des
bottes se mirent à couiner sur le carrelage. Charlotte marcha
jusqu’aux ascenseurs, appuya sur le bouton d’appel une fois, deux
fois, exhortant l’appareil à se magner. Ding. Un pas de course
derrière elle.
— Hé ! cria quelqu’un.
Charlotte ne se retourna pas. Elle se dépêcha d’entrer tandis qu’un
homme passait le portique.
— Attendez-moi, voulez-vous ?
38

Silo 1

Un corps se jeta contre les portes, une main s’engouffra à l’intérieur.


Charlotte faillit pousser un cri de terreur, taper cette main, mais les
portes se rouvrirent et un homme à bout de souffle entra à côté
d’elle.
— Vous descendez, c’est ça ?
Le badge de sa combinaison grise indiquait qu’il s’appelait Eren. Il
souffla longuement à la fermeture des portes. La main de Charlotte
tremblait. Il lui fallut deux essais avant que son badge ne fonctionne.
Elle tendit une main vers le bouton de l’étage 54 mais se ravisa. Elle
n’avait rien à faire à ce niveau. Personne, d’ailleurs. L’homme
l’observait, son propre badge à la main, attendant qu’elle se décide.
À quel étage se trouvait le réacteur ? Elle l’avait noté sur un bout
de papier qu’elle avait fourré dans sa poche, mais ce n’était pas le
moment idéal pour le sortir. Soudain, elle sentit le cambouis étalé sur
son visage, la sueur qui n’arrangeait rien. En calant les éléments de la
radio sous son bras, elle appuya sur un des niveaux les plus bas,
espérant que cet homme descendrait avant elle et qu’elle aurait
l’ascenseur pour elle toute seule.
— Excusez-moi, dit-il en passant un bras devant elle pour scanner
son badge.
Charlotte sentit une odeur de vieux café dans son haleine. Il
appuya sur le niveau 42 et l’ascenseur se mit en branle.
— Faction de nuit ? demanda Eren.
— Oui, répondit Charlotte, gardant la tête et la voix basses.
— Vous venez de vous réveiller ?
Elle secoua la tête.
— Nan, ça fait déjà un moment que je bosse.
— Non, je veux dire, on vous a tiré de votre cryopode récemment ?
Je ne pense pas vous avoir déjà vu. Je suis le responsable de la faction
en cours.
Il rit.
— Enfin, encore pour une semaine.
Charlotte haussa les épaules. Il faisait une chaleur à crever là-
dedans. Et les étages passaient au ralenti. Elle aurait dû appuyer sur
un étage plus proche, descendre et attendre l’ascenseur suivant. Mais
trop tard.
— Hé, regardez-moi… dit l’homme.
Ça y était. Il savait. Il se tenait trop près. Trop près pour qu’il
s’agisse d’autre chose que d’un examen détaillé pour confirmer ses
doutes. Charlotte leva les yeux ; elle sentit sa combinaison tendue
contre ses seins, ses mèches s’échapper en désordre de sa casquette,
ses pommettes hautes, son menton imberbe, tout ce qui faisait d’elle
une femme, y compris la révulsion que lui inspirait cet inconnu qui
la dévisageait, cet homme qui l’avait coincée, prise au piège dans un
endroit aussi exigu. Elle croisa son regard. Impuissante, terrorisée.
— C’est quoi, ce bordel ? dit l’homme.
Charlotte lança un genou en direction de son entrejambe, mais il
se tourna sur le côté en reculant. Elle heurta sa cuisse à la place. Elle
voulut prendre le pistolet, mais sa poche était fermée. Elle n’aurait
jamais cru en avoir besoin d’urgence. Elle réussit à ouvrir la poche.
Elle dégaina son arme au moment où l’homme se jetait contre elle.
Le choc lui coupa le souffle et lui fit lâcher le pistolet, qui heurta le
sol avec les éléments de la radio. Ils luttaient au corps à corps, mais
l’homme avait largement le dessus. Il lui saisit violemment les
poignets. Elle cria… Sa voix aiguë fit office d’aveu. L’ascenseur
s’arrêta à l’étage d’Eren et les portes s’ouvrirent en sonnant.
— Hé ! cria-t-il.
Il tenta de la tirer hors de la cabine, mais elle posa une botte
contre l’une des portes pour essayer de se libérer.
— À l’aide ! lança-t-il par-dessus son épaule, en direction d’un
couloir sombre et désert. Les mecs ! Venez m’aider !
Charlotte lui mordit la main à la base du pouce. Ses dents
percèrent sa peau avec un pop sonore et elle sentit aussitôt le goût
amer du sang. Il jura et perdit son emprise sur son poignet. Elle le
repoussa au-delà des portes d’un coup de pied, perdit sa casquette,
sentit ses cheveux tomber dans son dos et attrapa le pistolet.
Alors que les portes se refermaient, Eren bondit et se retrouva pile
entre les deux avant qu’elles ne se touchent. Il heurta Charlotte de
plein fouet et l’ascenseur reprit sa descente vers les profondeurs du
silo.
Elle reçut un coup en pleine mâchoire qui lui fit voir trente-six
chandelles. Mais elle eut le réflexe de reculer la tête avant de s’en
prendre un deuxième. L’homme la pressait de toutes ses forces
contre la paroi du fond, grognant comme un animal enragé, mû par la
fureur et la peur. Il essayait de la tuer, cette chose qu’il ne
comprenait pas. Elle l’avait attaqué, et à présent il essayait de la tuer.
Un coup dans les côtes la fit hurler de douleur. Elle se plia en deux.
Elle sentit deux mains puissantes autour de son cou, qui serraient,
serraient, et la soulevaient de terre. Sa paume trouva le tournevis
glissé dans sa combinaison.
— Tiens-toi… tranquille, grommela Eren, les dents serrées.
Charlotte étouffait. Elle ne pouvait même plus sortir un son. Il lui
obstruait la trachée. Tournevis au poing, elle leva le bras pour le
blesser au visage, dans l’espoir de le griffer, de lui faire peur, de faire
en sorte qu’il la relâche. Elle l’abattit avec toute la force qu’il lui
restait, avec une dernière once de conscience, tandis que le tunnel de
sa vision se rétrécissait dangereusement.
Mais l’homme vit venir le coup et pencha la tête sur le côté, les
yeux écarquillés. Elle rata son visage. C’est dans le cou d’Eren que
vint se planter le tournevis. Il la lâcha instantanément et Charlotte
sentit l’outil vriller et déchirer sa gorge, cramponnée qu’elle était au
manche pour ne pas tomber.
Une étrange chaleur se répandit sur son visage. L’ascenseur
s’arrêta brusquement et ils tombèrent. Charlotte entendit un
gargouillis, et se rendit compte que la chaleur était en fait le sang de
cet homme, qui jaillissait de la blessure à intervalles réguliers. Tous
deux étaient à court d’air. Les portes s’ouvrirent sur des rires, des
éclats de voix lointains, un étage rutilant qui lui rappela l’aile
médicale dans laquelle elle s’était réveillée.
Elle se releva tant bien que mal. L’homme en gris qui l’avait
attaquée donnait des coups de pied dans le vide et se tortillait ; sa vie
le fuyait, il implorait l’aide de Charlotte, de quiconque. Il tenta de
parler, d’appeler au secours, mais ce ne fut qu’un borborygme. Elle le
saisit par le col. Les portes étaient en train de se refermer. Elle
intercala sa botte pour qu’elles se rouvrent. Elle le tira hors de
l’ascenseur – il glissait dans son propre sang, ses talons tapaient
contre le sol – et le déposa dans le couloir, en s’assurant que ses
bottes n’étaient pas sur la trajectoire des portes. L’ascenseur
commença à se fermer à nouveau, menaçant de la laisser là avec lui.
Des rires résonnèrent dans une pièce toute proche. Charlotte tendit
un bras entre les portes et les força à se rouvrir une énième fois. Elle
vacilla à l’intérieur, à la fois engourdie et épuisée.
Il y avait du sang partout. Ses bottes glissaient. En observant cet
atroce spectacle, elle se rendit compte qu’il lui manquait quelque
chose. Le pistolet. Un sentiment de panique l’étreignit au moment où
elle levait les yeux vers les portes sur le point de se refermer. Elle
entendit alors une détonation assourdissante, vit le regard plein de
haine de l’homme à l’agonie et fut projetée vers l’arrière, une
sensation de brûlure à l’épaule.

— Merde.
Titubante, elle se dirigea vers le panneau de boutons, pour partir
au plus vite. Elle sentait la présence de l’homme de l’autre côté des
portes, l’imaginait plaquer une main sur sa blessure et rappeler
l’ascenseur du bout du pistolet, laissant une traînée de sang sur le
mur. Elle appuya sur tout un tas de boutons, les macula de sang, mais
aucun ne voulait s’allumer. Elle jura et chercha son badge. Un de ses
bras ne lui obéissait plus. Elle se contorsionna pour sortir son badge
de sa poche, faillit le faire tomber, et le passa enfin devant la borne.
— Putain de merde, murmura-t-elle, l’épaule en feu.
Elle appuya sur le niveau 54. Le bercail. Sa prison était devenue
une maison, un refuge. Les éléments manquants de la radio gisaient à
ses pieds. Le circuit s’était brisé en deux sous la botte de quelqu’un.
Elle glissa le long de la paroi en position accroupie, tenant son bras,
luttant pour ne pas s’évanouir, et ramassa le micro. Elle fit passer le
cordon autour de son cou et laissa les autres pièces à terre. Il y avait
du sang partout. Elle devait en avoir perdu elle aussi. Ça se
confondait parfaitement avec le rouge mécano de sa tenue.
L’ascenseur ralentit et s’ouvrit sur le sombre arsenal du cinquante-
quatrième.
Charlotte sortit, mais fit aussitôt demi-tour. Elle donna un coup de
pied dans les portes sur le point de se refermer, excédée par leur
comportement. Du coude, elle tenta de nettoyer les boutons. Il y
avait une trace de sang, une empreinte même, sur le bouton 54, qui
indiquait où elle était allée. Mais c’était peine perdue. Les portes
voulurent se refermer, et à nouveau elle leur lança un coup de botte
pour leur obstination. Désespérée, elle se pencha, enduisit sa paume
du sang de l’homme et en recouvrit tous les boutons du panneau.
Après quoi, enfin, elle passa son badge sur le lecteur et appuya sur le
bouton du haut, le premier, pour envoyer cette machine le plus loin
possible. Elle en ressortit et s’effondra. Cette fois, lorsque les portes
se refermèrent, elle les laissa faire avec plaisir.
39

Silo 1

Ils allaient la chercher. C’était une fugitive enfermée dans une cage
dans un bâtiment géant. Ils allaient la traquer sans relâche.
Mille pensées se bousculaient dans sa tête. Si l’homme qu’elle avait
attaqué mourait dans ce couloir, elle avait peut-être jusqu’à la fin de
la faction avant qu’ils le découvrent et qu’ils se lancent à sa
poursuite. S’il trouvait de l’aide, ça pouvait être quelques heures.
Mais ils avaient sûrement entendu le coup de feu… Ils allaient lui
sauver la vie. Elle l’espérait, en tout cas.
Elle ouvrit une caisse où elle avait repéré des trousses de secours.
Non, mauvaise pioche. C’était celle d’à côté. Elle sortit un kit de
secours et défit sa combinaison à la va-vite. Une fois ses bras
dégagés, elle vit sa blessure. Ce n’était pas joli à voir. Du sang rouge
sombre s’écoulait d’un trou dans son bras et ruisselait jusqu’à son
coude. Elle passa la main de l’autre côté de son bras et grimaça
lorsque ses doigts trouvèrent la sortie. À partir de la blessure, elle ne
sentait plus son membre. Et au-dessus de la plaie, c’était un
élancement douloureux et permanent.
Elle déchira l’emballage d’une bande de gaze avec ses dents puis
l’enroula autour de son aisselle encore et encore, la fit passer
derrière son cou et en travers de l’épaule opposée pour maintenir le
tout en place. Enfin, quelques tours supplémentaires sur la blessure.
Elle avait oublié la compresse, mais n’avait pas le courage de tout
recommencer. Elle se contenta de serrer la bande aussi fort que le
permettait la douleur avant de la sangler. En termes de pansement,
c’était n’importe quoi. Tout ce qu’elle avait appris à l’armée ne lui
avait strictement servi à rien pendant sa lutte contre cet homme, ni
après. Elle n’avait agi que sous impulsion et par réflexe. Elle referma
la caisse, vit le sang sur le fermoir, et comprit qu’elle allait devoir y
voir plus clair pour traverser cette épreuve. Elle rouvrit la caisse, prit
une autre bande et nettoya les traces de son passage, avant de se
tourner vers le sol à la sortie de l’ascenseur.
Dégoûtant. Elle se munit d’un petit flacon d’alcool, se rappela où
elle avait vu un énorme bidon de nettoyant industriel, s’en empara,
reprit de la gaze et nettoya le tout. Il lui fallut beaucoup de temps,
avec son bras handicapé.
Elle fourra le tas de bandes et de tissu souillés dans une caisse
qu’elle referma pour de bon. Satisfaite de l’état du sol, elle se
précipita vers les dortoirs. Son lit clamait haut et fort que quelqu’un
vivait ici. Les autres matelas étaient nus. Avant de remédier à ce
problème, elle se déshabilla, prit une combinaison et se dirigea vers
la salle de bains. Après s’être lavé les mains et le visage, et débarrassé
du sang qui avait coulé jusqu’entre ses seins, elle nettoya le lavabo et
s’habilla. La combinaison rouge atterrit dans sa malle. S’ils jetaient
un œil à l’intérieur, elle était foutue.
Elle retira les couvertures de son lit, rangea son oreiller et s’assura
que tout était en ordre. De retour dans l’entrepôt, elle hissa la porte
du monte-charge censé accueillir les drones et jeta ses affaires à
l’intérieur. Elle piocha dans les étagères des rations de nourriture et
de l’eau, les balança avec ses affaires. Plus une trousse de secours.
Dans la caisse de matériel médical, elle remarqua son micro, qui avait
dû tomber là quand elle avait pris des bandages. Le micro, plus deux
lampes torches et des piles de rechange allèrent rejoindre le reste de
ses affaires dans le monte-charge. C’était le dernier endroit où ils
jetteraient un œil. La porte était presque invisible, à moins de savoir
ce que l’on cherchait. Elle était petite, et de la même couleur que le
mur.
Elle envisagea de s’y tapir tout de suite, il faudrait qu’elle tienne le
temps de la première fouille complète de l’étage. Mais ils se
concentreraient sur les rangées d’étagères, et une fois qu’ils auraient
fait chou blanc, ils passeraient aux autres dédales où elle pouvait se
cacher, innombrables. Mais avant toute chose, il y avait ce micro,
qu’elle avait obtenu non sans mal. Il y avait la radio. Elle disposait de
quelques heures. Ce ne serait pas le premier endroit qu’ils
ratisseraient. Oui, elle avait bien quelques heures devant elle.
Affaiblie par le manque de sommeil et la perte de sang, elle se
dirigea vers la salle de pilotage. Elle s’assit au bureau, retira la bâche
en plastique qui recouvrait la radio. Elle tâta sa poche de poitrine,
croyant y trouver son tournevis, mais elle s’était changée. Et puis, ce
tournevis-là, elle n’était pas près de remettre la main dessus. Elle en
trouva un autre et retira le panneau latéral de l’appareil. Le circuit
qu’elle avait douté avoir était déjà en place. Il lui suffisait d’y
brancher le micro. Elle ne prit pas la peine de refermer le boîtier.
Elle vérifia l’installation des circuits. Ça ressemblait beaucoup à un
ordinateur, tous ces éléments qui s’imbriquaient les uns dans les
autres, mais elle n’était pas électricienne. Elle ne savait pas s’il
manquait quelque chose. Il était de toute façon hors de question
qu’elle ressorte chercher la moindre pièce. Elle alluma la radio et
sélectionna le canal 18.
Elle attendit.
Elle ajusta le volume de façon à ce qu’il y ait juste assez de
parasites dans les haut-parleurs pour savoir que la radio était
allumée. Personne n’était branché sur le canal. Le fait d’appuyer sur
le micro réduisait les parasites à néant, ce qui était bon signe.
Épuisée, percluse de douleurs et craignant pour sa vie ainsi que pour
celle de son frère, elle réussit tout de même à sourire. Le clic du
micro dans les haut-parleurs était une petite victoire.
— Est-ce que quelqu’un me reçoit ? demanda-t-elle.
Elle posa le menton dans sa main, coude appuyé sur le bureau. Son
autre bras pendait, inutile, le long de son corps. Elle essaya à
nouveau.
— Est-ce que quelqu’un est à l’écoute ? Je vous en prie, revenez.
Parasites. Ce qui ne prouvait rien. Charlotte imaginait tout à fait
les radios posées dans ce silo à des kilomètres d’où elle se trouvait,
entourées d’opérateurs avachis à leur poste, morts. Son frère lui avait
parlé de la fois où il avait liquidé un silo entier en appuyant sur un
simple bouton. Il était venu la trouver au beau milieu de la nuit, les
yeux brillants, et lui avait tout raconté. Et voilà que cet autre silo
avait disparu aussi. Ou alors sa radio n’émettait pas.
Elle n’avait pas les idées claires. Il fallait attendre un peu avant de
tirer des conclusions hâtives. La main sur la molette, elle songea
immédiatement à l’autre silo qu’elle avait en quelque sorte espionné
avec son frère, le silo voisin du 18, où subsistaient une poignée de
survivants qui aimaient communiquer entre eux par radio et s’en
servaient même pour jouer à cache-cache. Si sa mémoire était bonne,
la maire du silo 18 avait déjà émis sur cette fréquence. Charlotte
passa donc sur le canal 17 et testa son micro. Oubliant l’heure
tardive, elle voulait voir si quelqu’un répondrait. Par habitude, elle se
connecta via son nom de code de l’Air Force.
— Allô. Allô. Ici Charlie deux-quatre. Vous me recevez ?
Encore des parasites. Elle s’apprêtait à changer de canal lorsqu’une
voix émergea, tremblante, lointaine.
— Oui. Allô ? Vous nous entendez ?
Charlotte appuya sur son micro. La douleur à son épaule avait
momentanément disparu, sous l’effet de la montée d’adrénaline que
provoquait cette connexion avec cette voix étrange.
— Oui, je vous entends. Et vous, vous me recevez correctement ?
— Mais qu’est-ce qui se passe bon sang ? On n’arrive pas à vous
joindre. Le tunnel… il y a des gravats qui bouchent le tunnel. Personne ne
répond. On est coincés ici.
Charlotte ne comprenait pas bien. Elle vérifia la fréquence de
diffusion.
— Moins vite, dit-elle en soufflant, s’appliquant son propre conseil.
Où êtes-vous ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Est-ce que c’est Shirly ? On est coincés ici, dans… dans l’autre silo.
Tout est rouillé. Les gens sont en proie à la panique. Il faut nous tirer de
là.
Charlotte ignorait si elle devait répondre ou éteindre sa radio et
essayer à nouveau plus tard. Elle avait l’impression d’être tombée au
beau milieu d’une conversation et d’embrouiller un des
interlocuteurs. Une autre voix tinta dans sa radio, ce qui confirma sa
théorie.
— Non, ce n’est pas Shirly, dit une voix de femme. Shirly est morte.
Charlotte augmenta le volume, l’oreille attentive. L’espace d’un
instant, elle oublia l’homme qui agonisait dans un couloir quelques
étages plus bas, l’homme qu’elle avait poignardé, la blessure qu’elle
avait au bras. Elle oublia jusqu’à ceux qui avaient dû se lancer à sa
poursuite. Elle écouta à la place, et avec grand intérêt, cette
conversation sur le canal 17, cette voix qui lui semblait vaguement
familière.
— Qui êtes-vous ? demanda la première voix – une voix d’homme.
Il y eut un silence. Charlotte ne savait pas à qui s’adressait la
question, d’elle ou de l’autre femme. Elle porta le micro devant sa
bouche, mais fut prise de court.
— C’est Juliette.
Parler semblait lui coûter.
— Jules ? Où es-tu ? Comment ça, Shirly est morte ?
Parasites. Silence insoutenable.
— Ils sont tous morts, dit-elle. Nous aussi.
Parasites.
— Je nous ai tous tués.
40

Silo 17

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, Juliette vit son père. Une lumière blanche
apparut et passa de son œil droit à son œil gauche. Elle distingua
plusieurs visages derrière lui, qui la scrutaient. Des combinaisons
bleu clair, blanches, jaunes. Ce qui ne semblait qu’un rêve au départ
se matérialisa peu à peu. Et ce qui était à peine un cauchemar s’ancra
pour de bon dans son souvenir : son silo s’était fait liquider. Les
portes avaient été ouvertes. Tout le monde était mort. La dernière
chose dont elle se souvenait, c’était de s’être cramponnée à sa radio,
d’avoir entendu des voix et déclaré tout le monde mort. Et c’était elle
qui les avait tués.
Elle repoussa la lampe et tenta de rouler sur le côté. Elle était sur
une plaque métallique avec le maillot de quelqu’un roulé en boule
sous la tête, pas sur un lit. Elle eut un haut-le-cœur, mais rien ne
sortit. Elle avait le ventre vide, des crampes, la nausée. Elle cracha
sur le sol. Son père lui dit de respirer. Raph était là. Il lui demanda si
ça allait. Juliette réprima l’envie de leur gueuler dessus, de gueuler au
monde de la laisser tranquille, bordel. Elle voulait se rouler en boule
et pleurer à cause de ce qu’elle avait fait. Mais Raph n’arrêtait pas de
demander si ça allait.
Juliette s’essuya la bouche avec sa manche et essaya de s’asseoir. Il
faisait sombre. Elle n’était plus dans l’excavatrice. Une lueur vacillait
dans un coin, comme une flamme ; ça sentait le biodiesel. Quelqu’un
avait fabriqué un flambeau. Dans la pénombre, elle vit la danse des
faisceaux lumineux que tenaient des mains et ceux des casques de
mineur tandis que les gens de son silo soignaient les blessés. De
petits groupes s’étaient formés ici et là. Le silence et l’hébétement
pesaient comme une chape sur les hommes et les femmes en pleurs.
— Où suis-je ? demanda-t-elle.
C’est Raph qui répondit.
— Un des gars t’a trouvée à l’arrière de la machine. Tu étais roulée
en boule. Il a cru que tu étais morte.
Le père de Juliette intervint.
— Il faut que j’écoute ton cœur. Si tu peux prendre de grandes
inspirations.
Juliette n’opposa aucune résistance. Elle était redevenue petite
fille, et était malheureuse parce qu’elle avait cassé quelque chose,
qu’elle l’avait déçu. Sous la lampe de Raph, la barbe de son père était
d’un gris scintillant. Il enfonça les extrémités de son stéthoscope
dans ses oreilles, et elle se plia à la routine. Elle ouvrit sa
combinaison. Prit de grandes goulées d’air qu’elle relâcha lentement.
Elle reconnut suffisamment de tuyaux et de câbles électriques au-
dessus de sa tête pour pouvoir se localiser. Ils étaient dans la grande
salle de pompage adjacente à la salle de la génératrice. Le sol était
humide parce que toute la zone avait été inondée. Il devait y avoir de
l’eau retenue au-dessus, une fuite quelque part, un réservoir qui se
vidait petit à petit. Juliette se souvenait de toute cette eau. Elle avait
enfilé une combinaison de nettoyage et nagé ici même, dans une
autre vie.
— Où sont les enfants ? demanda-t-elle.
— Ils sont partis avec ton ami Solo, répondit son père. Il a dit qu’il
les ramenait à la maison.
Juliette acquiesça.
— Combien de personnes s’en sont sorties, à part eux ?
Tout en respirant consciencieusement, elle se demanda qui avait
survécu. Elle se rappelait avoir mené tous ceux qu’elle pouvait dans
le tunnel. Elle avait vu Courtnee et Walker. Erik et Dawson. Fitz. Elle
avait vu des familles, des enfants arrachés à leur classe, et ce jeune
garçon du bazar en combinaison marron. Mais Shirly… Juliette porta
une main à sa mâchoire endolorie. Elle entendit la détonation à
nouveau, sentit la terre trembler. Shirly était morte. Lukas était mort.
Nelson et Peter. Son cœur ne le supporterait jamais. Elle s’attendait à
ce qu’il s’arrête, qu’il abandonne, alors même que son père l’écoutait.
— Impossible de dire combien s’en sont sortis, dit Raph. Tout le
monde est… C’est le chaos, ici.
Il toucha l’épaule de Juliette.
— Il y a un groupe qui est arrivé il y a un moment déjà, avant le
mouvement de panique. Un prêtre et sa congrégation. Encore un
autre groupe après ça. Et puis, après, le chaos, toi, les autres.
Le père de Juliette écoutait le cœur entêté de sa fille. Il parcourait
son dos avec son petit embout métallique et elle continuait à
respirer, en bonne élève.
— Certains de tes amis se demandent comment faire pivoter cette
machine pour déboucher le tunnel, dit-il.
— Certains sont même déjà en train de creuser, ajouta Raph. Avec
des pelles, ou à mains nues.
Juliette tenta de se redresser. La douleur du deuil s’aiguisa à la
pensée qu’en plus de ceux qui étaient déjà morts, elle pouvait perdre
ceux qui restaient.
— Ils ne doivent pas creuser, dit-elle. Papa, l’air est toxique de
l’autre côté. Il faut les empêcher.
Elle l’empoigna par sa combinaison.
— Calme-toi, lui dit-il. J’ai envoyé quelqu’un te chercher de l’eau…
— Papa, s’ils creusent, on va mourir. Tout le monde ici mourra.
Un silence tomba, bientôt brisé par un bruit de bottes. Une
lumière fendit l’obscurité et Bobby arriva avec une gourde bosselée
remplie d’eau.
— On mourra tous s’ils dégagent le tunnel, répéta-t-elle.
Elle s’empêcha de dire qu’ils étaient tous morts de toute façon. Ils
étaient des cadavres ambulants, dans cette coquille vide, cet asile où
tout n’était que folie et rouille. Mais elle savait qu’elle avait l’air aussi
folle que les autres, que ceux qui s’étaient opposés au forage sous
prétexte que c’était l’air d’ici qui était empoisonné. Voilà qu’ils
voulaient creuser dans l’autre sens vers une mort certaine, avec la
même ardeur qu’elle avait mise à creuser en direction de la sienne.
Elle but, et un filet d’eau coula sur son menton, jusque sur sa
poitrine. Quelle démence. Elle se rappela la congrégation qui était
venue pour exorciser ce silo de ses démons, ou bien pour voir
l’œuvre du diable de leurs propres yeux. Elle posa sa gourde et se
tourna vers son père, toujours éclairé par la lampe de Raph.
— Le père Wendel et sa paroisse, dit Juliette. Est-ce que… Ce sont
eux qui sont venus avant que ça dégénère ?
— Oui. Quelqu’un les a vus sortir des Machines et monter
l’escalier. J’ai entendu dire qu’ils cherchaient un lieu de prière.
D’autres se sont dirigés vers les fermes, au courant qu’il y avait
encore des trucs qui poussaient. Beaucoup de gens sont inquiets à
propos de la nourriture, ils se demandent ce qu’on va bien pouvoir
manger jusqu’à ce qu’on rentre chez nous.
— Ce qu’on va bien pouvoir manger, marmonna Juliette.
Elle eut envie de dire à Bobby qu’ils n’allaient jamais rentrer chez
eux. Jamais. Tout ce qu’ils avaient connu, il fallait faire une croix
dessus. L’unique raison pour laquelle elle le savait et eux l’ignoraient
était qu’elle avait vu les tas d’os et de cadavres en arrivant ici la
première fois. Elle avait vu ce qui arrivait à un silo qu’on liquidait,
avait entendu Solo raconter cette période noire, avait entendu à la
radio ces mêmes événements se répéter. Elle connaissait les
menaces, les menaces qui venaient d’être mises à exécution, tout ça à
cause d’elle, de son audace.
Raph l’invita à boire à nouveau. Elle vit sur leurs visages traversés
de faisceaux lumineux qu’en tant que survivants, ils se croyaient
dans une mauvaise passe temporaire, que le pire était derrière eux.
La vérité, c’est qu’ils étaient tout ce qui restait de leur peuple…
quelques centaines de personnes qui avaient réussi à passer de
l’autre côté, ceux qui avaient la chance d’habiter au fond, une foule
hébétée venue du milieu, une congrégation de fanatiques qui avait
douté de l’existence même de cet endroit. À présent, ils se
disséminaient aux quatre coins de ce silo, dans l’espoir de survivre à
ce qui, espéraient-ils, serait fini dans quelques jours, une semaine
tout au plus, simplement inquiets à l’idée de ce qu’ils allaient bien
pouvoir manger jusqu’à ce qu’ils soient sauvés.
Ce qu’ils ne comprenaient pas, c’est qu’ils venaient d’être sauvés.
Tous les autres étaient morts.
Elle tendit la gourde à Raph et tenta de se lever. Son père l’exhorta
à se rasseoir, mais Juliette persista.
— Il faut qu’on les empêche de creuser, dit-elle, une fois debout.
Le derrière de sa combinaison était trempé à cause du sol humide.
Il y avait une fuite quelque part, des nappes d’eau coincées dans les
plafonds, à l’étage du dessus, qui s’écoulaient lentement. Elle se dit
qu’ils devraient y remédier à un moment donné. Et dans la même
seconde, elle se rendit compte que c’était peine perdue. Adieu les
projets. La seule chose qui comptait pour l’instant, c’était de survivre
minute par minute, heure par heure.
— C’est par où, le tunnel ? demanda-t-elle.
Raph pointa sa lampe torche à contrecœur dans la direction
demandée. Elle l’entraîna avec elle, mais s’arrêta net lorsqu’elle
repéra Jomeson, un vieux mécano adossé à un mur de vieilles
pompes rouillées, les mains en coupe sur ses genoux. Il sanglotait,
tout seul, les épaules secouées comme des pistons, le regard rivé à
ses mains.
Juliette le rejoignit. Elle fit signe à son père de la suivre.
— Jomes, tu es blessé ?
— Voilà ce que j’ai rapporté, bredouilla-t-il. Voilà ce que j’ai
rapporté.
Raph dirigea le faisceau de sa lampe sur les genoux du vieil
homme. Un tas de coupons rutilants. Plusieurs mois de salaire. Ils
cliquetaient au rythme de ses sanglots, ondulaient comme des
insectes grouillants.
— Dans le grand réfectoire, dit-il entre deux hoquets. Dans le
grand réfectoire, pendant que tout le monde courait. J’ai ouvert la
caisse. Tout un tas de conserves et de bocaux dans le garde-manger.
Et voilà ce que j’ai rapporté.
— Là, chhh, dit Juliette en posant une main sur son épaule
chevrotante.
Elle regarda son père, qui secoua la tête. Il ne pouvait rien faire
pour lui.
Raph détourna le faisceau de sa lampe. Un peu plus loin, une mère
se berçait sur place en gémissant, un bébé serré contre elle. L’enfant
semblait aller bien, il tendait son petit bras vers sa mère, ouvrait et
fermait la main, mais il ne faisait pas de bruit. Tant de choses avaient
été perdues. Chacun n’avait que ce qu’il avait pu porter, rien de plus,
seulement ce qu’ils avaient attrapé à la va-vite. Jomeson, lui, pleurait
à cause de ce qu’il avait pris. Et l’eau continuait à goutter du plafond.
Un silo en larmes. Il n’y avait bien que les enfants qui ne pleuraient
pas.
41

Silo 17

Juliette suivit Raph jusque dans la grande excavatrice, puis dans le


tunnel. Ils marchèrent longtemps sur des tas de cailloux, gravirent
des avalanches de gravats, remarquèrent ici et là des vêtements, une
botte, une couverture à moitié ensevelie. Une gourde, tombée là, que
Raph ramassa ; il la secoua, content d’entendre qu’elle n’était pas
vide.
Au loin, la lueur des flambeaux baignait les flancs rocheux de
rouge et d’orange. Un tas de gravats récent obstruait totalement le
passage, du sol au plafond, résultat du sacrifice de Shirly. Juliette
imagina son amie de l’autre côté de ces rochers. Elle la vit allongée
dans la salle de contrôle, asphyxiée, ou empoisonnée, ou tout
simplement se désintégrant dans l’air extérieur. Cette image rejoignit
celle de Lukas calfeutré dans son petit appartement sous les
serveurs, une radio silencieuse au creux de sa main sans vie.
La radio de Juliette aussi était bien silencieuse. Il y avait bien eu
cette brève émission au milieu de la nuit, de quelqu’un qui était au-
dessus d’eux, une voix qui l’avait réveillée et qu’elle avait fait taire en
annonçant que tout le monde était mort. Après quoi elle avait essayé
de joindre Lukas. Elle avait essayé, encore et encore, mais écouter les
parasites lui avait fait trop mal. Elle s’épuisait et épuisait sa batterie
tout autant à force d’essayer, alors elle avait fini par éteindre sa radio.
Elle avait eu envie d’appeler le canal 1 pour gueuler sur l’enfoiré qui
l’avait trahie, mais elle ne voulait pas qu’ils sachent que certains
d’entre eux avaient survécu, qu’il y en avait encore à tuer.
Elle oscillait entre l’envie de fulminer contre l’atrocité qu’ils
avaient commise et le besoin de pleurer ses morts. En prenant appui
sur son père, elle suivit Raph et Bobby en direction des coups de
pioche et des cris d’ouvriers à l’œuvre. Pour l’heure, elle avait
simplement besoin de temps, de sauvegarder ce qui leur restait. Son
cerveau était passé en mode survie, son corps chancelant et encore
engourdi. La seule chose dont elle était convaincue était que réunir à
nouveau les deux silos était synonyme de mort pour eux tous. Elle
avait vu la brume blanche envahir la cage d’escalier, savait que ce
n’était pas un gaz inoffensif, avait bien vu ce qui restait du joint et du
ruban thermique dans ses échantillons. C’était ainsi qu’ils
empoisonnaient l’air extérieur. Comme cela qu’ils exterminaient des
mondes entiers.
— Gare aux orteils ! lança quelqu’un.
Un mineur passa avec une brouette pleine de gravats. Juliette
marchait sur une pente de plus en plus raide qui montait vers le
plafond. Elle reconnut la voix de Courtnee. Celle de Dawson aussi.
Les tas de roche le long de la pente indiquaient leurs progrès. Juliette
était déchirée entre le besoin urgent de dire à Courtnee d’arrêter
immédiatement ce qu’elle faisait et l’envie irraisonnée de se joindre à
eux, de creuser à mains nues, de se retourner les ongles contre la
pierre en se frayant un chemin vers ce qui avait bien pu se passer de
l’autre côté, au diable la mort.
— Bien, on dégage le sommet avant de continuer. Et qu’est-ce qui
leur prend autant de temps, avec le marteau-piqueur ? Un peu de
mécanique ne serait pas de trop. Et puis c’est pas parce qu’il fait noir
que je vous voie pas tirer au flanc bande de…
Courtnee se tut dès qu’elle vit Juliette. Son visage se durcit. Elle
pinça les lèvres. Juliette sentait que son amie oscillait entre l’envie de
lui mettre une gifle et de la prendre dans ses bras. Mais Courtnee
resta immobile. Juliette aurait préféré la gifle.
— Te voilà, lâcha Courtnee.
Juliette détourna le regard en direction des piles de gravats. De la
suie s’élevait en volutes au-dessus des flambeaux. Encore une source
d’inquiétude : elle se demanda quelle quantité d’oxygène
consumaient ces torches. Est-ce que les rares fermes du silo 17
étaient à la hauteur d’une telle demande ? En plus du nouvel afflux
de population ?
— Il faut qu’on parle, dit Juliette en faisant un geste en direction de
l’effondrement.
— On pourra parler de tout ce que tu voudras une fois qu’on sera
de retour chez nous. Si tu veux prendre une pelle…
— Ces rochers qui se sont effondrés, c’est grâce à eux que nous
sommes encore en vie.
Plusieurs travailleurs avaient cessé de creuser en voyant avec qui
parlait Courtnee. Elle leur aboya de se remettre au boulot et ils
s’exécutèrent. Juliette ne savait pas comment s’y prendre avec
douceur. Comment s’y prendre tout court.
— Je ne vois pas où tu veux en venir, reprit Courtnee.
— Shirly a tout fait sauter, elle nous a sauvés. Si tu rouvres ce
tunnel, on mourra tous. J’en suis persuadée.
— Shirly ?
— Notre silo a été empoisonné, Court. Difficile à expliquer, mais
c’est le cas. Les gens étaient en train de mourir en haut. Peter m’a
appelée et… Elle reprit son souffle : Et Luke aussi.
Elle se mordit la lèvre, jusqu’à ce que la douleur chasse ses idées
noires.
— Ma première réaction, ça a été de faire venir tout le monde ici
parce que je savais qu’on y serait en sécurité…
Courtnee se fendit d’un rire.
— En sécurité ? Tu crois que… ?
Elle fit un pas vers Juliette et, tout à coup, plus personne ne
creusait. Le père de Juliette posa une main sur le bras de sa fille pour
tenter de la faire reculer, mais Juliette tint bon.
— Tu crois qu’on est en sécurité ici ? siffla Courtnee. Mais on est
où, là, bordel ? Y a une pièce là-bas qui ressemble comme deux
gouttes d’eau à la salle de la génératrice chez nous, sauf que tout est
rouillé jusqu’à l’os ! Tu crois que ces machines fonctionneront un
jour ? Qu’est-ce qu’on a, comme air, ici ? Comme carburant ?
Combien ? Et la bouffe, et l’eau ? Je nous donne quelques jours, pas
plus, si on ne rentre pas chez nous. Et ces quelques jours, je préfère
les passer à creuser, même à mains nues. Non mais tu as une idée de
ce que tu nous as fait en nous amenant ici ?
Juliette résista au déluge d’accusations. Elle s’en réjouissait
presque, et avait hâte de se lancer quelques pierres.
— Oui, c’est de ma faute.
Elle s’écarta de son père pour faire face à ceux qui creusaient et
qu’elle connaissait bien. Elle se retourna et cria en direction du
tunnel obscur qu’elle venait de traverser.
— C’est de ma faute ! cria-t-elle à pleins poumons, à l’intention de
ceux qu’elle avait condamnés. C’est de ma faute !
Elle avait la gorge en feu, tant à cause de la suie que de ce que lui
coûtaient son aveu et sa poitrine qui s’ouvrait, déchirée par le
malheur. Elle sentit une main sur son épaule, celle de son père. Une
fois que l’écho de son cri eut fini de résonner, on n’entendit plus que
le crépitement des flammes.
— Tout ça, c’est de ma faute, répéta-t-elle en acquiesçant. On
n’aurait jamais dû venir ici. Jamais. Le forage est peut-être la raison
pour laquelle ils nous ont empoisonnés, ou alors c’est parce que je
suis allée dehors, mais en tout cas, l’air d’ici est sain. Je vous avais
promis que cet endroit existait et qu’il n’y avait pas de crainte à
avoir. Et je vous dis à présent, avec la même conviction, que notre
silo est perdu à jamais. Il est toxique. En contact avec l’extérieur.
Tous ceux qui sont restés…
Elle tenta de reprendre son souffle, le cœur vide, des nœuds dans
le ventre. Son père lui apporta son soutien à nouveau.
— Oui, c’est de ma faute. Ma décision. C’est pour ça que l’homme
qui a fait ça…
— Quel homme ? s’écria Courtnee.
Juliette observa ses anciens amis, les hommes et les femmes avec
qui elle avait travaillé pendant des années.
— Un homme, qui se trouve dans un autre silo. Il y a cinquante
silos en tout, comme le nôtre…
— Ouais, c’est toi qui le dis, dit sèchement un des ouvriers. Toi et
ton plan, là.
Juliette sonda son visage. C’était Fitz, un ancien mécano.
— Et tu ne me crois pas, Fitz ? Tu penses qu’il n’y a que deux silos
dans tout l’univers et qu’ils sont aussi proches l’un de l’autre ? Que le
reste de ce schéma est un mensonge ? Je t’assure que j’étais debout
au sommet d’une colline et que je les ai vus de mes yeux. Pendant
qu’on est là dans ce trou en train d’étouffer à moitié, il y a des
dizaines de milliers de gens qui vaquent à leurs occupations, qui
vivent une journée normale, comme nous avant…
— Et tu penses qu’on devrait creuser dans leur direction ?
Juliette n’y avait pas songé.
— Peut-être. Ça pourrait être notre seule planche de salut. Si on
peut les atteindre. Mais avant de bouger, on a besoin de savoir qui est
là-bas et s’il n’y a aucun danger. Ce pourrait être un désastre, comme
dans notre silo. Ou un désert, comme dans celui-ci. Ou plein de gens
pas du tout contents de nous voir débarquer. L’air pourrait se
contaminer au moment où on arriverait. Mais je peux vous dire que
des silos, il y en a d’autres.
Un de ceux qui creusaient glissa au bas du tas de gravats pour
rejoindre la discussion.
— Et si tout était parfaitement normal de l’autre côté de cet
éboulis ? Tu n’es pas celle qui doit toujours aller jeter un œil la
première ?
Juliette encaissa le coup.
— Si tout va bien de l’autre côté, alors ils viendront nous chercher.
Ils nous donneront des nouvelles. J’aimerais que ce soit le cas, que ça
arrive. J’aimerais avoir tort. Mais j’ai raison.
Elle étudia leurs mines sombres.
— Je vous le répète, il n’y a rien d’autre que la mort de l’autre côté.
Vous pensez que je n’ai pas envie d’espérer ? J’ai perdu… On a tous
perdu des gens qu’on aime. J’ai entendu des hommes que je
chérissais rendre leur dernier souffle, et vous pensez que je n’ai pas
envie de faire péter toute cette roche pour aller voir de mes yeux ce
qu’il en est ? Pour les enterrer comme il se doit ?
Elle s’essuya les yeux.
— Oui, à chaque instant, j’ai envie de prendre une pelle et de
creuser jusqu’à ce qu’on y arrive, trois factions de suite s’il le faut.
Mais je sais qu’en faisant ça, j’enterrerais aussi ceux d’entre nous qui
ont survécu. On jetterait cette terre et ces cailloux directement dans
nos tombes.
Personne ne réagit. Une pierre solitaire roula jusqu’à leurs pieds.
— Qu’est-ce que tu préconises, alors ? demanda Fitz.
Juliette entendit le soupir de Courtnee, qui semblait agacée que
quelqu’un puisse encore lui demander conseil.
— On a besoin d’une journée ou deux pour comprendre ce qui
s’est passé. Comme je l’ai dit, il existe tout un tas de mondes
semblables au nôtre. Je ne sais pas ce qu’ils renferment, mais je sais
en revanche que l’un d’eux estime être responsable de tous les
autres. Ils nous ont déjà menacés, en nous disant qu’ils n’avaient qu’à
appuyer sur un bouton pour nous liquider, et je crois qu’ils ont mis
cette menace à exécution. Je crois que c’est également ce qu’ils ont
fait au silo 17. Et oui, c’est peut-être parce qu’on a creusé, ou parce
que j’ai osé m’aventurer au-dehors, alors vous pouvez me condamner
au nettoyage pour ces fautes. J’irai sans broncher. Je nettoierai et
mourrai sous vos yeux. Mais d’abord, laissez-moi vous dire ce que je
sais. Le silo dans lequel nous sommes finira par être inondé. Il se
remplit lentement au moment même où je vous parle. Il faut
alimenter les pompes qui le garderont au sec, s’assurer que les
fermes soient irriguées, qu’elles bénéficient des lampes de
croissance, qu’on ait suffisamment d’air.
Elle fit un geste en direction des torches.
— Là, par exemple, on en gâche.
— Et où est-on censé se procurer de l’électricité ? J’ai été parmi les
premiers à débarquer ici. Tout est rouillé jusqu’à l’os !
— Il y a de l’électricité dans les trentièmes. Elle alimente les
pompes et les lampes des fermes. Mais on ferait mieux de ne pas en
dépendre. On a apporté notre propre source…
— La génératrice de secours, dit quelqu’un.
Juliette acquiesça, contente qu’ils soient à l’écoute. Pour l’instant,
au moins, ils avaient cessé de creuser.
— Je veux bien porter le chapeau pour ce que j’ai fait, dit-elle, et
les flammes se vrillèrent derrière un rideau de larmes. Mais ce n’est
pas moi qui ai transformé notre silo en enfer. Je sais de qui il s’agit. Je
lui ai parlé. Il faut à tout prix survivre pour le faire payer, lui et ses…
— Se venger, lâcha Courtnee sèchement. Après tous les gens qui
sont morts en tentant justement de se venger quand tu es sortie
nettoyer…
— Non, il n’est pas question de vengeance, mais de prévention,
répondit Juliette en plongeant le regard dans le tunnel obscur. Mon
ami Solo se souvient du moment où ce monde, le sien, a été détruit.
Ce ne sont pas les dieux qui ont causé notre perte, mais des hommes.
Des hommes assez proches de nous pour qu’on puisse leur parler par
radio. Et il y a d’autres mondes autour de nous, à la merci de leurs
pouces et de ce fameux bouton. Imaginez que quelqu’un d’autre se
soit fait remarquer avant nous. On vivrait tranquilles, sans savoir que
cette menace existe. Nos êtres chers seraient en vie.
Elle se tourna à nouveau vers Courtnee et les autres.
— On ne doit pas se venger de ces hommes à cause de ce qu’ils ont
fait. Non. Mais à cause de ce qu’ils sont en mesure de faire. Avant
qu’ils le fassent à nouveau.
Elle sonda le regard de son ancienne amie en quête de
compréhension, d’approbation. Au lieu de quoi Courtnee lui tourna
le dos pour faire face au tas de gravats qu’ils avaient déjà déblayé. De
longues minutes s’écoulèrent dans le crépitement des flammes
orange, dans la fumée qui emplissait peu à peu l’espace.
— Fitz, attrape-moi cette torche, ordonna Courtnee.
Il y eut un moment d’hésitation, mais le vieux mécano finit par
s’exécuter.
— Éteins-la, et les autres aussi, ajouta-t-elle, comme écœurée
d’elle-même. On gaspille de l’oxygène.
42

Silo 17

Elise entendit des voix dans l’escalier. Il y avait des étrangers chez
elle. Des étrangers. Pour se faire obéir, il arrivait que Rickson leur
fasse peur, à elle et aux jumeaux, qu’il leur raconte des histoires
d’étrangers, des histoires qui ne leur donnaient franchement pas
envie de s’aventurer au-delà des fermes. Il y avait très longtemps,
disait Rickson, les gens qu’on ne connaissait pas étaient là pour vous
tuer et prendre vos affaires. On ne pouvait même pas faire confiance
à certaines personnes parmi celles qu’on connaissait. Voilà ce que
Rickson disait parfois tard le soir, au moment où les minuteries
cliquaient et que les lampes de croissance s’éteignaient brutalement.
Il leur racontait aussi l’histoire de sa naissance, due à deux
personnes amoureuses… quel que soit le sens de ce mot. Son père
avait retiré une pilule empoisonnée de la hanche de sa mère, et c’est
comme ça que les gens avaient des bébés. Mais tous les gens qui
avaient des bébés n’étaient pas forcément amoureux. Parfois,
c’étaient des étrangers, disait-il, qui venaient, et qui prenaient ce
qu’ils voulaient. C’étaient des hommes, à cette époque lointaine, et
souvent, ce qu’ils voulaient, c’était que les femmes aient des bébés.
Alors au moyen d’une petite entaille dans la peau, ils leur retiraient
cette pilule qu’elles avaient dans la chair et elles pouvaient avoir des
bébés.
Elise, elle, n’avait pas de pilule empoisonnée sous la peau. Pas
encore. Selon Hannah, elles poussaient tard, comme les dents
d’adulte, et c’est pour ça qu’il fallait se dépêcher d’avoir des bébés le
plus tôt possible. Rickson, lui, disait que c’était n’importe quoi, les
pilules ne poussaient pas comme ça, et que si on naissait sans pilule
dans la hanche alors on n’en aurait jamais, mais Elise ne savait pas
qui croire. Elle s’arrêta sur une marche et frotta sa hanche en quête
d’une bosse quelconque. En passant une langue dans le trou entre ses
dents, elle sentit quelque chose de dur pousser sous sa gencive. Elle
eut envie de pleurer, elle n’aimait pas trop que son corps fasse des
trucs bizarres comme faire pousser des dents, ou des pilules sous la
peau, sans qu’on lui ait rien demandé. Elle appela Cabot, qui lui avait
encore échappé. Il faisait toujours ça, le vilain. Elise commençait à se
demander si on pouvait vraiment avoir un chiot à soi, ou s’ils
passaient leur temps à s’échapper. Mais elle ne pleura pas. Elle se
cramponna à la rampe et gravit une marche. Et une autre. Elle ne
voulait pas de bébés. Elle voulait juste que son chiot reste avec elle,
et alors son corps pourrait faire tout ce qui lui chantait.
Un homme la dépassa… Ce n’était pas Solo. Solo lui avait dit de ne
pas s’éloigner.
“C’est à Cabot qu’il faut dire de pas s’éloigner”, voilà ce qu’elle lui
dirait quand il la rattraperait.
On gagnait toujours à avoir des excuses toutes prêtes comme ça.
Comme à avoir des graines de courge dans ses poches. L’homme qui
l’avait dépassée la regarda par-dessus son épaule. C’était un étranger,
mais il ne semblait pas vouloir ses affaires. Il en avait déjà. Dont une
longueur du même fil noir et jaune qui pendait du plafond dans les
fermes que Rickson leur avait dit de ne jamais toucher. Peut-être que
cet homme ne connaissait pas les règles. Ça faisait bizarre de voir des
gens qu’elle ne connaissait pas dans son silo, mais il arrivait que
Rickson mente, ou qu’il ait tort, alors peut-être qu’il mentait ou qu’il
se trompait quand il racontait ses histoires qui faisaient peur et que
c’était Solo qui avait raison. Peut-être que c’était une bonne chose,
l’arrivée de ces inconnus. Ça faisait plus de gens pour aider à réparer
les choses, à creuser des tranchées dans la terre pour que toutes les
plantes boivent un bon coup. Plus de gens comme Juliette, qui avait
amélioré son silo, les avait emmenés là où la lumière ne coupait pas
sans arrêt, où on pouvait faire chauffer de l’eau pour prendre un
bain. De bons étrangers.
Un autre homme dévalait l’escalier avec des bottes bruyantes. Il
avait un gros sac d’où dépassaient des feuilles vertes et laissa dans
son sillage une odeur de tomates et de mûres. Elise s’arrêta pour le
suivre des yeux un instant. Il en a cueilli beaucoup trop à la fois,
aurait dit Hannah. Vraiment beaucoup trop. Encore des règles que
les gens ne connaissaient pas. Il faudrait peut-être qu’Elise leur
apprenne. Elle avait un livre qui enseignait aux gens comment
pêcher, comment suivre la trace des animaux. Mais elle se rappela
qu’il n’y avait plus de poissons. Et elle était incapable de suivre la
trace de son propre chiot.
L’évocation du poisson lui donna faim. Elle avait envie de manger,
très envie, et autant que possible. Avant qu’il ne reste plus rien. Cette
faim lui venait parfois lorsqu’elle voyait les jumeaux manger. Même
si elle n’avait pas faim, elle en voulait. Beaucoup. Avant qu’il n’y en
ait plus.
Elle reprit son ascension, la hanche battue à intervalles réguliers
par son livre de souvenirs glissé dans son sac, regrettant de ne pas
être restée avec les autres et de ne pas savoir se faire obéir de Cabot.
— Bonjour, petite.
Un homme l’observait depuis le palier suivant. Il avait une barbe
noire, mais pas aussi broussailleuse que celle de Solo. Elise s’arrêta,
puis continua à monter. L’homme et le palier disparurent
momentanément tandis qu’elle effectuait une spirale. Il l’attendait
lorsqu’elle atteignit le palier.
— Tu as été séparée du troupeau ? lui demanda-t-il.
Elise pencha la tête sur le côté.
— Je ne peux pas faire partie d’un troupeau, répondit-elle.
L’homme à la barbe noire et aux yeux brillants l’observa
attentivement. Il portait une combinaison marron. Rickson en
portait une comme ça de temps en temps. Comme ce garçon qui
l’avait aidée au bizarre.
— Et pourquoi ça ?
— Parce que je ne suis pas un mouton, dit Elise. Ce sont les
moutons qui forment les troupeaux, et il n’y a plus de moutons.
— C’est quoi donc, un mouton ? demanda l’homme.
Soudain, ses yeux brillèrent encore davantage.
— Mais je t’ai déjà vue. Tu es l’une des enfants qui vivaient ici,
n’est-ce pas ?
Elise opina.
— Tu peux te joindre à notre troupeau. Un troupeau, c’est une
congrégation de gens. Les membres d’une église. Est-ce que tu vas à
l’église ?
Elise secoua la tête. Elle posa une main sur son livre-souvenir, qui
avait une page sur le mouton, qui expliquait comment les élever,
comment s’en occuper. Son livre et cet homme n’étaient pas
d’accord. Elle sentit une boule dans son ventre en essayant de savoir
auquel des deux accorder sa confiance. Elle penchait en faveur de
son livre, qui avait raison sur tant d’autres choses.
— Est-ce que tu veux entrer ? demanda l’homme en faisant un
geste vers la porte. Est-ce que tu as faim ?
Elle acquiesça.
— Nous sommes en train de réunir de quoi manger. Nous avons
trouvé une église. Les autres ne vont pas tarder à revenir des fermes.
Est-ce que tu veux entrer, manger ou boire quelque chose ? J’ai
cueilli autant de choses que je pouvais en porter. Mais je veux bien
partager avec toi.
Il posa une main sur sa frêle épaule, et elle posa les yeux sur son
avant-bras, épais et velu comme celui de Solo, mais pas comme celui
de Rickson. Son ventre grogna, et les fermes lui semblaient à une
distance impossible.
— Il faut que je retrouve Cabot, dit-elle d’une petite voix qui
résonna à peine dans la vaste cage d’escalier et ne produisit qu’un
minuscule nuage dans l’air frais.
— On ira le chercher après. Viens, entrons. Tu as des tas de choses
à m’apprendre sur ton monde. C’est un miracle, tu sais. Savais-tu que
tu étais un miracle ? Un vrai miracle.
Elise n’en savait rien, non. Ça n’apparaissait pas dans les livres
dans lesquels elle avait pioché ses souvenirs. Mais elle avait sauté
beaucoup de pages. Son ventre grogna à nouveau. Son ventre lui
parlait, alors elle suivit cet homme à la barbe noire dans le sombre
couloir. Des voix bourdonnaient un peu plus loin, c’était un mélange
apaisant de fredonnements et de murmures, et Elise se demanda si
c’était le bruit que faisaient les troupeaux.
43

Silo 1

Charlotte vivait à nouveau dans un caisson. Tout aussi exigu, mais


sans le froid, sans la vitre givrée, et sans la ligne bleu vif plongée
dans ses veines. Ce caisson-là était dépourvu de tout cela, mais aussi
du bonheur des doux rêves et du cauchemar du réveil. C’était un
caisson en métal tout bête qui se cabossait et grinçait au moindre de
ses mouvements.
Elle s’en était fait une maison miniature, de ce conteneur en métal
trop bas pour s’y asseoir, trop sombre pour y voir sa main pourtant
sous son nez, et trop calme pour s’y entendre réfléchir. Par deux fois
elle avait entendu des bottes de l’autre côté de la porte, les bottes de
ceux qui la traquaient. Elle resta là toute la nuit. Elle attendit leur
retour, mais ils devaient avoir beaucoup d’étages à écumer.
Elle bougeait toutes les cinq ou dix minutes, dans l’espoir de
trouver une position confortable. Elle sortit une fois pour aller aux
toilettes lorsqu’elle n’y tenait plus, craignant de faire sur elle.
Au bout du couloir, elle n’avait pas résisté à l’envie d’ouvrir la
porte de la salle de pilotage, de vérifier s’ils avaient découvert sa
radio. Elle s’attendait à ce qu’ils aient tout pris, y compris les notes
de Donald. Mais tout était là, sous la bâche en plastique. Elle hésita
un instant, et finit par prendre les dossiers. Ils avaient trop de valeur.
Elle se dépêcha de regagner sa tanière, et déposa tout dans un coin
avant de se rouler en boule. Des images de son frère passé à tabac lui
revinrent.
Elle pensa à l’Irak. Elle y avait passé des nuits noires, allongée dans
le dortoir, tandis que des hommes finissaient leur faction et que
d’autres prenaient la relève, sur fond de murmures et de ressorts de
matelas. Des nuits sombres, au cours desquelles elle s’était sentie
plus vulnérable que son drone en plein ciel. Le baraquement n’était
alors qu’un parking désert en pleine nuit, résonnait d’un bruit de pas,
et elle n’arrivait pas à trouver ses clés de voiture. Se cacher dans ce
monte-charge lui faisait le même effet. C’était comme dormir dans
un garage sombre, dans un baraquement de mecs, on se demandait
ce qui allait nous réveiller.
Elle dormit peu. Lampe torche coincée entre la joue et l’épaule,
elle feuilleta les dossiers de Donald, dans l’espoir que cette lecture
aride la fasse piquer du nez. Dans le silence, des mots et des extraits
de conversation entendus à la radio lui revinrent. Un autre silo avait
été détruit. Elle avait entendu leurs voix empreintes de panique, les
rapports qui faisaient état de portes ouvertes sur l’extérieur, de gaz
propulsé dans le silo, évoqué par son frère peu de temps avant. Elle
avait entendu la voix de Juliette… Tout le monde était mort.
Elle tomba sur un petit graphique dans l’un des dossiers, un
schéma avec des numéros entourés d’un cercle, barrés d’une croix
pour certains. Des gens vivaient dans ces cercles, se dit Charlotte. Et
voilà qu’un autre venait de se vider. Une croix de plus à tracer. Sauf
que Charlotte, comme son frère, ressentait à présent une sorte de
lien avec ces gens. Elle avait écouté leurs voix avec lui à la radio, avait
écouté Donald lui exposer tout le mal qu’il se donnait pour leur venir
en aide, pour sauver ce silo qui s’était montré attentif à ce qu’il avait
à dire, qui l’aidait à s’introduire dans leurs ordinateurs pour
comprendre ce qui se passait. Elle avait voulu savoir pourquoi il
n’essayait pas de joindre d’autres silos, mais il lui avait répondu qu’il
n’était pas sûr des dirigeants. Ils l’auraient dénoncé. D’une certaine
manière, son frère et les gens de ce silo étaient des rebelles… mais ils
ne pouvaient plus rien faire à présent. Voilà ce qui arrivait quand on
se rebellait. Il ne restait plus que Charlotte dans le noir, et le silence.
Elle continua à passer les dossiers en revue, mais une crampe se fit
bientôt sentir au niveau de son cou à force de tenir la lampe dans
cette position. La température de son caisson augmenta au point
qu’elle commença à transpirer. Impossible de dormir. Ça n’avait
finalement rien à voir avec l’autre caisson dans lequel ils l’avaient
mise. Et plus elle lisait, plus elle comprenait les allées et venues
incessantes de son frère, le besoin de faire quelque chose, de mettre
un terme à ce système qui les retenait prisonniers.
Prenant soin d’économiser la nourriture et l’eau, une petite
bouchée ou gorgée à la fois, elle eut l’impression de rester cloîtrée
des jours, mais ce ne fut peut-être que des heures. Lorsque le besoin
d’aller aux toilettes se fit à nouveau sentir, elle décida de faire une
petite escapade au bout du couloir et de tester la radio à nouveau.
L’urgence de se vider la vessie n’avait d’égal que le besoin de savoir
ce qui se passait. Il y avait des survivants. Des habitants du silo 18
avaient réussi à atteindre un autre silo. Oui, il y avait une poignée de
survivants… mais combien de temps tiendraient-ils ?
Elle tira la chasse et écouta l’eau se vidanger dans les tuyaux. Elle
prenait un risque, mais ne résista pas à l’envie de se faufiler dans la
salle de pilotage. Elle éteignit la lumière du couloir et souleva la
bâche. Le silo 18 n’émettait que des parasites. Pareil pour le 17. Elle
passa d’autres canaux en revue jusqu’à ce qu’elle entende des voix et
soit sûre que l’appareil fonctionne correctement. De retour sur le
canal 17, elle attendit. Elle aurait pu attendre une éternité, elle s’en
savait capable. Jusqu’à ce qu’ils la trouvent et l’emmènent. La
pendule indiquait trois heures du matin, ce qui était une bonne
chose. Ils n’étaient peut-être pas lancés à sa poursuite à une heure
pareille. Mais l’heure tardive faisait également qu’il était peu
probable qu’on lui réponde. Elle tenta quand même sa chance.
— Allô, dit-elle. Est-ce que quelqu’un me reçoit ?
Elle faillit s’identifier, dire d’où elle appelait, mais elle se demanda
si les opérateurs de son silo n’étaient pas à l’écoute de toutes les
fréquences. Et quand bien même ? Ils ne sauraient pas d’où elle
émettait. À moins qu’ils ne puissent la repérer grâce aux répéteurs.
C’était possible. Mais ce silo-là n’était-il pas précisément rayé de leur
liste ? Il n’y avait rien à écouter pour eux. Charlotte écarta ses outils
et chercha la feuille que Donny lui avait apportée, le classement des
silos. Y figuraient, tout en bas, la liste des silos qui avaient été
détruits…
— Qui est-ce ?
Une voix d’homme émergea de la radio. Charlotte saisit le micro,
inquiète à l’idée que quelqu’un de son silo ait pu émettre sur cette
fréquence.
— C’est… Et vous, qui êtes-vous ? demanda-t-elle, ne sachant trop
comment s’en sortir.
— Vous êtes en bas, aux Machines ? Vous savez l’heure qu’il est ?
C’est le milieu de la nuit.
En bas, aux Machines. C’était la disposition de leurs silos, pas du
sien. Charlotte supposa qu’il s’agissait de l’un des survivants. Elle se
dit également que si d’autres personnes étaient à l’écoute, il valait
mieux jouer la sécurité.
— Oui, je suis aux Machines, répondit-elle. Qu’est-ce qui se passe
chez v… je veux dire, là-haut ?
— J’essaie de dormir, voilà ce qui se passe, mais Court nous a dit de
laisser cette saloperie de radio allumée au cas où elle nous appellerait.
Les tuyaux d’irrigation nous ont donné du fil à retordre. Les gens
s’approprient des terrains dans les fermes, délimitent des lopins de terre.
Qui êtes-vous ?
Charlotte s’éclaircit la voix.
— Je cherch… J’espérais réussir à joindre notre maire. Juliette.
— Elle est pas là. Je pensais qu’elle était en bas, avec vous. Réessayez
demain matin si y a pas d’urgence. Et dites à Court qu’on aimerait bien
un peu de renfort. Au moins un cultivateur, quelqu’un qui s’y connaisse,
quoi. Et un porteur.
— Euh… d’accord.
Charlotte jeta un œil à la pendule, désemparée de devoir attendre
si longtemps.
— Merci. Je réessaierai plus tard.
Pas de réponse. Plus de contact. Elle se demanda pourquoi elle
avait ressenti un tel besoin de les appeler. Elle ne pouvait rien faire
pour eux. Croyait-elle alors qu’eux étaient en mesure de l’aider ? Elle
observa la radio qu’elle avait fabriquée, les outils divers. C’était
risqué de se promener comme elle le faisait à découvert, mais c’était
moins angoissant que de s’enfermer dans le monte-charge. Contre
une occasion de parler à quelqu’un, le risque d’être découverte ne
faisait pas le poids. Elle essaierait à nouveau dans quelques heures.
D’ici là, elle allait essayer de dormir. Elle recouvrit la radio et songea
à son ancien lit dans le dortoir d’à côté, mais c’est le caisson en métal
sans vitre qui la réclama.
44

Silo 1

Le petit-déjeuner de Donald arriva accompagné. Ils l’avaient laissé


seul la veille et lui avaient fait sauter un repas. Il se dit que ce devait
être une sorte de technique d’interrogatoire. Pareil pour le vacarme
de bottes dans le couloir plusieurs fois dans la nuit, qui l’avait
empêché de dormir. Ils faisaient tout pour le perturber, effacer ses
repères, le rendre dingue. À moins qu’il n’ait confondu le jour et la
nuit, auquel cas c’était à présent le milieu de la nuit et il n’avait pas
du tout sauté de repas. Difficile à dire. Il avait perdu la notion du
temps. Il y avait un rond au mur où la peinture était plus claire, ou du
moins plus propre, et une vis qui dépassait, et avait autrefois
maintenu une pendule.
Deux hommes arborant la tenue officielle de la Sécurité arrivèrent
avec Thurman et un petit-déjeuner. Donald avait dormi avec sa
combinaison. Il posa ses pieds sur son lit tandis que les trois hommes
s’entassaient dans sa petite chambre. Les deux agents le regardaient
d’un air suspicieux. Thurman lui tendit son plateau, qui contenait des
œufs, un biscuit, de l’eau et du jus. Donald avait un mal de chien,
partout, mais il mourait aussi de faim. Il chercha des couverts, en
vain, et commença à manger ses œufs avec les doigts. La chaleur du
plat lui fit du bien au niveau des côtes.
— Vérifiez les panneaux du plafond, dit l’un des agents.
Donald le reconnut. Brevard. Il avait été le chef de la Sécurité
pendant quasiment toute sa faction. Donald comprit que Brevard
n’était pas son ami.
L’autre type était plus jeune. Donald ne le connaissait pas. Il
évoluait dans le silo plutôt tard, il connaissait les gardiens de nuit
mieux que ces gars-là. Le jeune agent grimpa sur une commode fixée
au mur et souleva un panneau du plafond. Il prit une lampe torche
accrochée à sa ceinture et balaya tous les coins avec son faisceau.
Donald avait une bonne petite idée de ce que voyait cet homme. Il
avait déjà vérifié.
— C’est bloqué, dit le jeune agent.
— Vous êtes sûr ?
— Ce n’était pas lui, dit Thurman.
Il n’avait pas quitté Donald des yeux. Il gesticula.
— Il y avait du sang partout. Il en serait couvert.
— À moins qu’il ne se soit lavé quelque part et qu’il n’ait changé de
vêtements.
Thurman fronça les sourcils. Il se tenait à quelques pas de Donald,
qui soudain n’avait plus faim.
— Qui est-ce ? demanda Thurman.
— Qui… quoi ? demanda Donald.
— Ne joue pas au plus malin. Un de mes hommes a été attaqué, et
un individu en combi rouge mécano a franchi le portique de sécurité
à cet étage la même nuit. Cette personne est passée dans ce couloir, à
ta recherche à mon avis. Elle est allée aux Communications, où tu es
resté longtemps, à ce qu’on m’a dit. Impossible que tu aies commis ça
tout seul. Tu as un complice. Peut-être quelqu’un de ta dernière
faction. Qui ?
Donald brisa son biscuit et en glissa un morceau dans sa bouche
pour s’occuper. Charlotte. Qu’est-ce qu’elle était en train de faire,
bon sang ? Elle écumait le silo pour le retrouver ? Passait aux
Communications ? Elle avait carrément perdu les pédales si c’était
bien elle.
— Il sait quelque chose, dit Brevard.
— Je ne sais absolument pas de quoi vous parlez, dit Donald.
Il but une gorgée d’eau et s’aperçut que sa main tremblait.
— Qui a été attaqué ? Est-ce que la victime s’en est sortie ?
Il réfléchit. C’était peut-être du sang de sa sœur qu’il s’agissait.
Mais pourquoi avait-il fallu qu’il la réveille ? À nouveau, il eut envie
de passer aux aveux, de leur dire où elle se cachait, pour ne pas la
laisser seule, et dans le pétrin.
— C’est Eren. Sa faction finie, il a couru pour prendre l’ascenseur,
et on l’a retrouvé trente étages plus bas dans une mare de sang.
— Eren a été blessé ?
— Eren est mort, lâcha Brevard. Un tournevis planté dans le cou.
Un des ascenseurs est couvert de son sang. Je veux savoir où est le
mec qui a fait ça…
Thurman leva une main et Brevard se tut.
— Laissez-nous un instant.
Le jeune agent perché sur la commode remit le panneau en place.
Il sauta à terre, s’essuya les mains sur ses cuisses et laissa la
commode couverte de poussière et de billes de polystyrène. Il alla
attendre dehors avec son supérieur. Donald reconnut un employé de
bureau qui passait dans le couloir au moment où la porte s’ouvrit,
faillit lui lancer un bonjour, et se demanda ce que tout le monde avait
bien pu penser en découvrant qu’il n’était pas celui pour lequel il
s’était fait passer.
Thurman sortit de sa poche de poitrine un carré de tissu, un
mouchoir propre. Il le tendit à Donald, qui l’accepta avec
reconnaissance. Étonnant, ce que l’on pouvait considérer comme un
cadeau. Il attendit une quinte de toux, mais c’était un rare moment
de répit. Thurman lui ouvrit un sac en plastique sous le nez. Donald
comprit, et y laissa tomber son autre mouchoir dégoûtant, tout plein
de sang.
— Pour analyse, j’imagine ?
Thurman secoua la tête.
— Non, il n’y a rien là-dedans que nous ignorions. C’est un
simple… geste. J’ai voulu te tuer, tu sais. C’était une faiblesse de ma
part, et c’est justement parce que j’étais trop faible que je n’ai pas
réussi. Il s’avère que tu avais raison au sujet d’Anna.
— Est-ce qu’Eren est vraiment mort ?
Thurman acquiesça. Donald déplia le mouchoir et le replia.
— Je l’aimais bien.
— C’était un brave homme. Une de mes recrues personnelles. Tu
sais qui l’a tué ?
Donald comprenait à présent le rôle du mouchoir. Le méchant flic
devenait gentil. Il secoua la tête. Il tenta d’imaginer Charlotte faisant
une chose pareille et ne put s’y résoudre. Mais d’un autre côté, il ne
l’imaginait pas non plus piloter des drones, larguer des bombes, faire
cinquante pompes d’affilée. Elle était une énigme confinée dans son
enfance, une surprise constante.
— Je ne vois personne, parmi mes connaissances, tuer un homme
comme ça. À part vous.
Thurman ne releva pas.
— Quand est-ce que vous me piquez ?
— Aujourd’hui. Mais j’ai une autre question.
Donald prit son verre d’eau et but à longs traits. Elle était fraîche.
C’était incroyable à quel point ça pouvait être bon, de l’eau. Il devait
tout déballer à propos de Charlotte sans perdre de temps. Avant
qu’ils le piquent, en tout cas. Il ne pouvait pas partir et la laisser
seule. Il se rendit compte que Thurman attendait son feu vert.
— Je vous écoute, dit-il.
— Est-ce que tu te rappelles si Anna a quitté l’arsenal quand tu
étais présent ? Je sais que tu n’as été là que peu de temps mais…
— Non.
Cette période ne lui avait pas semblé brève. Au contraire. Elle avait
duré une éternité.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle a fait ?
— Est-ce qu’elle t’a parlé des mécanismes d’alimentation du gaz ?
— De quoi ? Non. Je ne sais même pas de quoi il s’agit. Pourquoi ?
— On a découvert des traces de sabotage. Quelqu’un a trafiqué les
mécanismes d’alimentation entre le secteur médical et celui du
contrôle démographique.
Thurman balaya l’air de sa main pour chasser ce qu’il s’apprêtait à
dire.
— Bref, comme je te l’ai dit, tu avais raison au sujet d’Anna.
Il fit demi-tour.
— Attendez, dit Donald. Moi aussi j’ai une question.
Thurman hésita, main sur la poignée.
— Qu’est-ce qui me ronge les poumons ?
Thurman baissa les yeux sur le chiffon rouge dans son sac en
plastique.
— Est-ce que tu as déjà vu à quoi ressemble la terre après une
bataille ? dit-il d’une voix calme, très feutrée. Ton corps est un
champ de bataille, en ce moment. Une guerre fait rage à l’intérieur de
toi. D’un côté une armée de machines destinées à t’éventrer, et de
l’autre, une armée qui espère réussir à te faire tenir le coup. Et leurs
bottes vont transformer ton corps en boue mêlée d’éclats d’obus.
Thurman toussa dans son poing. Il commença à ouvrir la porte.
— Je ne grimpais pas cette colline pour la redescendre le jour où je
suis sorti. Je ne cherchais pas à me faire voir. J’avais seulement envie
de mourir.
Thurman opina.
— C’est ce que je me suis dit plus tard. Si j’avais su, je t’y aurais
laissé. Mais ils avaient déclenché l’alarme. Je suis monté, et j’ai vu
mes hommes enfiler des combinaisons à la va-vite pendant que tu
avais fait la moitié du chemin. Une grenade venait d’atterrir dans ma
tranchée, et ça faisait des années que je m’entraînais au cas où ça se
produirait un jour. Alors je me suis précipité.
— Vous n’auriez pas dû.
Thurman ouvrit la porte. Brevard attendait de l’autre côté.
— Je sais, dit Thurman.
Et il partit.
45

Silo 1

À quatre pattes dans l’ascenseur, Darcy plongea son chiffon écarlate


dans le seau d’eau, l’essora jusqu’à ce qu’il soit rose, et continua à
nettoyer les dégâts. Les parois étaient déjà propres, les échantillons
étaient partis au labo. Tout en passant la serpillière, il grommelait en
imitant la voix de Brevard : “Faites des prélèvements, Darcy.
Nettoyez-moi ça, Darcy. Darcy, café.” Il ne comprenait pas en quoi
aller chercher du café et nettoyer une scène de crime faisait partie de
ses attributions. Les factions de nuit sans incident lui manquaient, il
avait hâte que la situation revienne à la normale. C’était étonnant, ce
qu’on pouvait considérer comme normal. Il ne sentait presque plus
l’odeur de cuivre, et le goût métallique avait disparu de sa bouche.
C’était comme la dose journalière de pilules dans le gobelet en
papier, la bouffe insipide jour après jour, et même le ding infernal
des ascenseurs à l’ouverture des portes. Toutes ces choses auxquelles
il fallait s’habituer, jusqu’à ce qu’elles disparaissent. Des choses qui
se muaient en douleurs sourdes, tels les souvenirs d’une autre vie.
Darcy ne se rappelait pas grand-chose de son ancienne existence,
mais il savait qu’il faisait bien son métier. Il avait l’impression d’avoir
travaillé dans la sécurité aussi, à cette époque dont personne ne
parlait, une époque confinée aux vieux films, aux rediffusions et aux
rêves. Il se rappelait vaguement s’être entraîné à prendre une balle à
la place d’un autre. Il faisait souvent le même rêve : il joggeait le
matin, l’air lui rafraîchissait le front et la nuque, les oiseaux
gazouillaient, il courait en fait derrière un homme plus âgé en
pantalon de jogging, et il se faisait la réflexion que l’homme en
question perdait pas mal ses cheveux. Il avait une oreillette qui
n’arrêtait pas de glisser à cause de la sueur. Il se souvenait qu’il
scrutait la foule, que son cœur s’emballait dès qu’un ballon éclatait
ou que de vieux scooters pétaradaient ; toujours sur le qui-vive, il
attendait l’occasion de se prendre une…
Balle. Darcy cessa de récurer le sol et s’épongea le front contre sa
manche, les yeux rivés sur la rigole qui faisait la jonction entre le sol
et la paroi de l’ascenseur. Un objet brillant y était logé, quelque chose
de métallique. Il essaya de l’attraper, mais il avait les doigts trop gros.
Une balle. Il ne valait mieux pas qu’il la touche de toute façon.
Son chiffon détrempé tomba bruyamment dans le seau. Darcy
s’empara du kit de prélèvements dans le couloir. L’ascenseur
émettait des ding incessants, impatient de repartir.
— Détends-toi, t’es coincé là encore un petit moment, murmura
Darcy.
Il sortit un petit sac en plastique transparent de la trousse. Les
pincettes n’étaient pas à leur place. Il tâtonna dans le fond jusqu’à ce
que sa main tombe dessus et pesta après les hommes d’autres
factions qui n’avaient aucun respect pour leurs collègues. C’était
comme vivre dans un dortoir, songea-t-il. Non, ce n’était pas le mot
juste, pas le bon souvenir. Comme vivre dans un baraquement. Le
semblant d’ordre au-dessus du bordel ambiant. Les draps amidonnés,
la couverture au carré par-dessus les matelas dégueulasses. C’était
pareil, les gens qui ne remettaient pas les choses à leur place.
Il attrapa la balle avec les pincettes et la fit glisser dans le sachet.
Légèrement déformée, mais pas trop. Elle n’avait rien heurté de
solide, mais avait trouvé un obstacle sur son chemin. En frottant le
plastique contre le métal, une tache rose apparut contre la paroi du
sac. Il y avait du sang sur cette balle. Il baissa les yeux pour voir si
l’eau de son seau avait éclaboussé le sol jusqu’où s’était logé le
projectile, si le sang était arrivé là à cause de sa négligence.
Mais non. L’homme qu’ils avaient retrouvé s’était fait poignarder,
et on avait découvert un pistolet près de lui. Darcy avait fait des
prélèvements de sang dans dix endroits différents de la cabine. Un
technicien était passé chercher les échantillons, et Stevens et le chef
lui avaient dit qu’ils concordaient tous avec le sang de la victime.
Mais à présent, Darcy se trouvait très probablement en possession du
sang de l’assaillant, qui était toujours en liberté. L’homme qui avait
tué Eren. Le premier véritable indice.

Sachet à la main, il attendait que l’express arrive. Il avait songé le


donner à Stevens, ce qui était la marche à suivre, mais c’est lui qui
avait trouvé la balle, l’avait identifiée, ramassée avec soin. La primeur
des résultats devait lui revenir.
L’express arriva avec un ding enjoué. Un homme à l’air épuisé en
combinaison violette en sortit avec un chariot de ménage. Au lieu de
faire état de sa découverte, Darcy avait appelé du renfort. L’agent
d’entretien de nuit. Les deux hommes se serrèrent la main. Darcy le
remercia d’être venu à la rescousse si tard, lui promit qu’il lui
revaudrait ça et prit sa place dans l’ascenseur.
Il n’avait que deux étages à descendre. Ça semblait absurde, de
prendre l’express pour deux étages. Ce qu’il manquait à ce silo,
c’était un escalier. Il y avait tant de fois où il devait monter ou
descendre un seul étage, et se tapait au moins cinq minutes d’attente
devant les ascenseurs. Ça n’avait pas de sens. Il soupira et appuya sur
le bouton de l’aile médicale. Avant que les portes ne se ferment, il
entendit la claque humide de la serpillière contre le sol.
Il y avait foule dans le bureau du Dr Whitmore. Pas d’employés – il
n’y avait que Whitmore et ses deux assistants – mais de cadavres.
L’un d’eux était une femme découverte la veille ; Darcy se souvenait
de son nom… Anna. L’autre était Eren, l’ancien chef du silo.
Whitmore était à son ordinateur, tapant ses notes, et les techniciens
de laboratoire s’occupaient des cadavres.
— Monsieur ?
Whitmore se retourna. Ses yeux se posèrent sur le visage de Darcy
et tout de suite après sur le sachet qu’il tenait.
— Qu’est-ce que vous avez trouvé ?
— Encore du sang. Sur une balle. Vous pouvez vous en occuper ?
Whitmore fit signe à l’un de ses assistants de sortir de la salle
d’opération.
— Vous pourriez analyser ça pour notre agent ?
Le technicien n’eut pas l’air ravi. Il retira ses gants tachés de sang
avec un grand clac et les jeta dans le lavabo pour qu’ils soient
nettoyés et stérilisés.
— Voyons voir, dit-il.
La machine ne mit pas longtemps. Après quelques bips et
vibrations, elle cracha un morceau de papier par à-coups. Le
technicien se saisit des résultats avant que Darcy puisse lire quoi que
ce soit.
— Ouais, on a une concordance. C’est le sang de… Han. Bizarre.
Darcy prit le bout de papier. Il y avait le fameux graphique qui
ressemblait à un code-barres, ce code universel de l’ADN humain. Y
figuraient également des dosages et des pourcentages
incompréhensibles : AGJ, VPM, Hb. Mais à l’endroit où aurait dû se
trouver le nom du membre du personnel correspondant ne figurait
qu’une seule inscription : Urg. Le reste des champs n’était pas rempli.
— Urg, dit le technicien en allant laver ses gants au lavabo. Quel
drôle de nom. Qui choisirait un nom pareil ?
— Où sont les autres résultats ? demanda Darcy. Les précédents.
Le technicien fit un geste du menton en direction de la corbeille à
papier aux pieds du Dr Whitmore, qui continuait à pianoter sur son
clavier. Darcy fouilla un peu, sortit une feuille de résultats et la
compara à celle qu’il tenait.
— Ce n’est pas un nom, dit-il. Un nom figurerait sur la ligne du
haut. Urg indique l’endroit où se trouve le corps.
Sur l’autre rapport, le nom d’Eren était inscrit tout en haut, au-
dessus d’une ligne indiquant les coordonnées du cryopode du défunt.
Darcy se souvint du nom que portait une des ailes de cryogénisation.
— Personnel d’Urgence, marmonna-t-il, content de lui.
Il venait de résoudre une petite énigme. Il sourit à la cantonade,
mais les autres s’étaient déjà remis au travail.

L’aile dédiée au Personnel d’Urgence était la plus petite des salles


de cryogénisation. Devant la porte métallique, il vit son haleine se
condenser en petits nuages et embuer l’acier. Il tapa son code, mais
le voyant vira au rouge et émit une vibration désapprobatrice. Il
composa alors le code d’accès de la Sécurité et les portes s’ouvrirent.
À la fois craintif et emballé, il entra. Il ne s’agissait pas seulement
de cet enchaînement d’indices, mais surtout de l’endroit où ils le
menaient. Le Personnel d’Urgence avait été mis de côté pour les cas
les plus extrêmes, les cas où le personnel de la Sécurité serait jugé
insuffisant. À travers une brume épaisse, il se remémora une mission
au cours de laquelle les flics avaient laissé la place à des hommes
armés jusqu’aux dents qui avaient bondi de plusieurs vans et pris
d’assaut un bâtiment avec une précision militaire. Est-ce qu’il
s’agissait de lui ? Dans une vie antérieure encore à celle d’avant ?
Impossible de se le rappeler. Et puis, les hommes dans cette salle
d’urgence étaient différents. Certains avaient été réveillés
récemment. Au début de la prise de poste de Darcy. C’étaient des
pilotes. Il avait remarqué des ondulations à la surface de son café un
matin, et découvert que des drones avaient largué des bombes. Il
passa de caisson en caisson en quête de celui qui serait vide.
Quelqu’un n’était pas retourné se coucher alors qu’il aurait dû. Ou
alors quelqu’un avait été réveillé pour accomplir de sombres
desseins.
C’était à cause de cette dernière possibilité qu’il avait peur. Qui
avait accès à cette salle ? Qui pouvait réveiller un de ces hommes
sans que personne n’en sache rien ? Il se disait que quelle que soit la
personne à qui il rapporterait sa découverte, à mesure que
l’information remonterait la chaîne hiérarchique, elle finirait par
atteindre la personne responsable de ce réveil. Il ne lui échappait pas
non plus que l’homme qui avait été tué était le chef de la faction en
cours, c’est-à-dire le responsable de tous les silos. C’était pas rien.
C’était même énorme. Une rivalité entre deux chefs ? Il tenait peut-
être de quoi échapper au café et aux serpillières pour le reste de sa
vie.
Il parcourait la salle en zigzaguant entre les cryopodes ; il en avait
écumé les deux tiers lorsqu’il commença à douter. Et s’il se
trompait ? Tous les indices étaient tellement minces. Il jouait au
boulot de quelqu’un d’autre. Il n’y aurait aucun caisson vide, pas de
grand complot, aucun rôdeur qui assassinait des gens dans le silo…
Et c’est alors qu’il tomba sur un pode sans visage, sans givre sur la
vitre. Il posa sa main dessus : le caisson était bien éteint. Il était à la
même température que la pièce, froid, mais pas glacé. Il vérifia
l’écran, craignant qu’il ne soit éteint lui aussi. Il était en marche, mais
il n’y figurait aucun nom. Juste un numéro.
Il sortit son rapport et cliqua sur son stylo. Juste un numéro. Il se
doutait que le nom correspondant à ce pode serait classé secret, mais
il tenait son homme. Oh oui, il le tenait. Et même s’il ne trouvait pas
de nom, il savait où ces pilotes passaient leur temps lorsqu’ils étaient
de service. Il avait même une idée très précise de l’endroit où cet
homme blessé par balle pouvait se cacher.
46

Silo 1

Charlotte attendit jusqu’au lendemain matin avant de passer un


nouvel appel radio. Cette fois, elle savait ce qu’elle voulait dire. Elle
savait aussi qu’elle n’avait pas beaucoup de temps. Elle avait encore
entendu des gens à l’extérieur du monte-charge, lancés à sa
recherche.
Une fois assurée que plus personne n’était dans les parages, elle
était sortie et avait remarqué qu’ils avaient débarrassé la salle de
réunion du reste des notes de Donald. Puis, dans la salle de bains,
elle avait pris le temps de changer son bandage. Son bras était
couvert de croûtes. Au bout du couloir, elle avait cru ne pas
retrouver la radio, mais personne n’était apparemment venu dans la
salle de pilotage. Ou alors, si quelqu’un était passé par là, il n’avait
soulevé aucune bâche, se figurant que tout dans cette pièce avait trait
aux opérations de vol et de bombardement. Elle retira le plastique, et
l’appareil se mit à bourdonner lorsqu’elle le mit sous tension. Elle
rassembla les dossiers de Donny sur ses outils éparpillés.
Une chose que Donny avait partagée avec elle lui revenait. Il avait
dit qu’ils ne vivraient pas éternellement, ni elle ni lui. Ils ne vivraient
pas assez longtemps pour voir le résultat de leurs actions. Et ça
rendait toute décision difficile. Quoi faire pour ces gens, pour ces
trente et quelques silos qui restaient ? Ne rien faire revenait à les
condamner. Charlotte ressentit, comme son frère avant elle, le
besoin de faire les cent pas. Elle prit le micro et réfléchit à ce qu’elle
s’apprêtait à faire… tenter de joindre des inconnus, comme ça. Mais
leur parler valait mieux que se contenter d’écouter. La veille, elle
avait eu l’impression d’être une opératrice des services d’urgence qui
ne pouvait qu’écouter, impuissante, un crime en train de se
commettre, incapable de réagir ou d’envoyer de l’aide.
Elle s’assura que la molette était sur le canal 17 et ajusta le volume
jusqu’à ce que les parasites se fassent entendre. Sans qu’on sache
comment, une poignée de gens avaient survécu à la destruction de
leur silo. Charlotte pensait qu’ils avaient atterri dans un autre silo en
osant sortir. Leur maire – cette Juliette avec qui son frère avait parlé
– avait prouvé que c’était possible. Charlotte se doutait que c’était ce
détail qui avait attiré l’attention de son frère. Elle savait d’après la
combinaison sur laquelle il avait travaillé qu’il rêvait de s’échapper,
d’une manière ou d’une autre. Ces gens avaient peut-être trouvé la
solution.
Elle ouvrit les dossiers et éparpilla les découvertes de son frère. Il
y avait un classement des silos, triés selon leurs chances de survie. Il
y avait une note du sénateur, ce pacte de suicide. Et la carte de tous
les silos, non pas barrés de croix, mais avec des lignes rouges
convergeant toutes vers un même point. Charlotte rangea les papiers
et se ressaisit avant de passer son appel. Elle se foutait d’être
découverte. Elle savait parfaitement quoi dire, ce qu’elle pensait être
la pensée profonde de Donny, qu’il n’avait pas su exprimer.
— Bonjour, peuple du silo 18. Peuple du silo 17. Je m’appelle
Charlotte Keene. Vous me recevez ? Terminé.
Elle attendit, submergée par un flot d’adrénaline, angoissée par la
diffusion de son nom sur les ondes, par sa propre témérité. Elle
venait très probablement de donner un coup de pied dans la
fourmilière dans laquelle elle se cachait. Mais elle avait des vérités à
déballer. Elle avait été réveillée par son frère pour nager en plein
cauchemar, et pourtant, elle se souvenait du monde d’avant, un
monde de ciel bleu et d’herbe verte. Elle avait eu un aperçu de ce
monde avec son drone. Si elle était née dans ce monde, n’avait rien
connu d’autre, aimerait-elle qu’on le lui dise ? Qu’on la réveille ?
Qu’on lui apprenne la vérité ? Elle en oublia un instant sa douleur à
l’épaule. L’élancement avait cédé la place à un mélange de peur et
d’enthousiasme…
— Je vous reçois cinq sur cinq, répondit quelqu’un – une voix
masculine. Vous cherchez quelqu’un au 18 ? Je crois qu’il n’y a personne
à cet étage. Vous êtes… ?
Charlotte appuya sur le micro.
— Je m’appelle Charlotte Keene. Et vous ?
— Tom Higgins, responsable de la commission de planification. On
est à l’annexe de police du soixante-quinzième étage. On a entendu
dire qu’il y avait une sorte d’effondrement, qu’on ne devait pas
redescendre. Qu’est-ce qui se passe, en bas ?
— Je ne suis pas en dessous de vous, répondit Charlotte. Je suis
dans un autre silo.
— Répétez. Vous êtes qui, déjà ? Keene, c’est ça ? Ce nom ne me dit
rien, je ne l’ai pas vu dans le recensement.
— Oui, c’est ça, Charlotte Keene. Est-ce que votre maire est là ?
Juliette ?
— Vous dites que vous êtes dans notre silo ? Est-ce que vous êtes au
milieu ?
Charlotte se lança, consciente des difficultés qui s’annonçaient,
mais une autre voix retentit.
— Ici Juliette.
Charlotte se pencha et augmenta le volume. Elle appuya sur le
micro.
— Juliette, ici Charlotte Keene. Vous avez parlé avec mon frère,
Donny. Enfin je veux dire, Donald.
Nerveuse, elle marqua un temps d’arrêt pour essuyer ses paumes
contre sa combinaison. Lorsqu’elle relâcha le micro, elle entendit la
voix masculine émettre sur la même fréquence.
— … dire que notre silo avait disparu. Tu confirmes ? Où es-tu ?
— Je suis aux Machines, Tom. Je viens te voir dès que possible. Oui,
notre silo a disparu. Et oui, il vaut mieux que tu restes où tu es. Bien, à
présent, il faut que je voie ce que veut cette personne.
— Mais comment ça, disparu ? Je ne comprends pas.
— Tout le monde est mort, Tom. Tu peux le déchirer, ton putain de
recensement. Maintenant, je te demanderai de ne plus émettre.
D’ailleurs, est-ce qu’on peut changer de canal ?
Charlotte attendit de voir ce que l’homme allait dire. Avant de se
rendre compte que la maire s’adressait à elle. Elle s’empressa
d’appuyer sur le micro avant que l’autre voix n’empiète sur son
émission.
— Je… euh, oui. Je peux émettre sur toutes les fréquences.
À nouveau, le responsable de la commission, ou peu importe le
titre qu’il s’était donné, intervint.
— Mort ? Tout le monde ? Par ta faute ?
— Canal 18, dit Juliette.
— 18, répéta Charlotte.
L’homme continua à mitrailler Juliette de questions, mais il suffit à
Charlotte de tourner la molette d’un cran pour le réduire au silence.
— Ici Charlotte Keene, sur le canal 18, à vous.
Elle attendit, avec l’impression d’avoir attiré une amie proche loin
du tumulte pour discuter tranquillement.
— Ici Juliette. Expliquez-moi un peu comment je connais votre frère ?
Vous êtes à quel étage ?
Charlotte n’arrivait pas à croire à quel point c’était difficile de tout
expliquer.
— Non, pas quel étage, mais quel silo. Je suis dans le silo 1. Vous
avez parlé avec mon frère à plusieurs reprises.
— Vous êtes dans le silo 1. Donald est votre frère.
— C’est exact.
Enfin, la situation semblait claire. C’était un soulagement.
— Et vous appelez pour jubiler ? demanda Juliette, avec un soupçon
de violence. Vous avez la moindre idée de ce que vous avez fait ? Du
nombre de gens que vous avez tués ? Votre frère m’a dit qu’il était
capable de faire une chose pareille, mais je ne le croyais pas. Je ne l’ai
jamais cru. Est-ce qu’il est là ?
— Non.
— Eh bien j’ai un message pour lui. Et j’espère que lui me croira : la
seule chose à laquelle je pense maintenant, c’est la meilleure façon de le
tuer, pour m’assurer que ça ne se reproduise jamais. Dites-lui ça.
Charlotte frissonna. Cette femme pensait que c’était son frère qui
avait causé leur perte. Ses paumes moites s’emparèrent du micro.
Elle appuya dessus, mais il se bloqua. Elle le tapota contre le bureau
jusqu’à ce qu’il clique correctement.
— Ce n’est pas Donny qui a… Il est peut-être déjà mort, dit-elle en
refoulant ses larmes.
— Quel dommage. Alors je vais devoir me contenter de buter celui qui
lui succède.
— Non, écoutez-moi. Donny… Ce n’est pas lui qui a fait ça. Je vous
le jure. Des gens l’ont emmené. Il n’était pas du tout censé vous
parler. Il voulait vous dire quelque chose, mais il ne savait pas
comment s’y prendre.
Charlotte relâcha le micro, priant pour que son interlocutrice la
comprenne, et surtout, qu’elle la croie.
— Votre frère m’a prévenue. Il a dit qu’il lui suffisait d’appuyer sur un
bouton pour nous liquider. Quelqu’un a appuyé sur ce bouton, et mon silo
a été détruit. Des gens, auxquels je tenais, sont morts. C’était peut-être
pas vers vous que je me dirigeais avant, mais là c’est sûr que je vais
débarquer dans pas longtemps.
— Attendez. Écoutez-moi. Mon frère a des ennuis. Il a de gros
problèmes parce qu’il a été en contact avec vous. Lui et moi… on n’a
rien à voir avec tout ça.
— Mais bien sûr. Vous voulez juste papoter un peu. Apprendre le
maximum de choses. Et après, vous nous liquidez. Tout ça n’est qu’un jeu
pour vous. Vous nous condamnez au nettoyage, mais ce que vous faites
en réalité, c’est empoisonner l’air. C’est bien ça, hein ? Vous nous forcez
à nous méfier les uns des autres, à vous craindre, et alors on expulse nos
semblables et le monde se retrouve empoisonné par notre haine et notre
peur, c’est ça ?
— Je ne… Écoutez, je vous jure que j’ignore de quoi vous parlez.
Je… Ça va peut-être vous paraître difficile à croire, mais je me
souviens d’une époque où le monde extérieur était très différent.
D’une époque où on pouvait y vivre, y respirer. Et je pense qu’il est
en partie comme ça, encore maintenant. C’est ça que mon frère
tenait à vous dire, qu’il y a encore de l’espoir à l’extérieur.
Un silence. Ses élancements dans le bras la reprirent.
— De l’espoir.
Charlotte attendit. La radio siffla, comme un soupir excédé entre
des dents serrées.
— Ma maison et mon peuple ont disparu, et vous voudriez que je garde
espoir. Je l’ai vu, l’espoir que vous fabriquez, le ciel bleu azur que vous
diffusez dans les visières pour nous forcer à exécuter vos ordres, pour
qu’on se plie au nettoyage. Je l’ai vu ce mensonge, et Dieu merci, je
savais que je devais m’en méfier. C’est l’emprise du nirvana. C’est
comme ça que vous rendez cette vie supportable pour nous. Vous nous
promettez le paradis, hein ? Mais qu’est-ce que vous connaissez de notre
enfer ?
Elle avait raison. Cette Juliette avait raison. Comment une
conversation pareille pouvait même avoir lieu ? Comment son frère
s’en sortait-il ? C’était en quelque sorte deux races totalement
étrangères mais qui parlaient la même langue. Les dieux et les
mortels. Charlotte essayait de communiquer avec les fourmis, des
fourmis qui se souciaient des méandres de leur labyrinthe souterrain,
pas de la surface de la terre. Elle n’arriverait jamais à leur faire
changer de perspective.
Mais Charlotte se rendit compte que cette Juliette ignorait tout de
son enfer à elle. Alors elle lui en parla.
— Mon frère a été battu, presque à mort. Il est peut-être mort à
l’heure où je vous parle, je n’en sais rien. Ça s’est produit sous mes
yeux. Et l’homme qui a fait ça était comme un père pour nous, avant.
Elle fit de son mieux pour tenir, pour ne pas laisser les sanglots
faire trembler sa voix.
— Je fais l’objet d’une chasse à l’homme. Ils me rendormiront, ou
ils me tueront, et à vrai dire je ne sais pas s’il y a une différence. Ils
nous gardent congelés pendant des années et des années pendant
que les hommes enchaînent les factions. Il y a des ordinateurs qui
jouent à un petit jeu et finiront par décider un beau jour lequel des
silos sera autorisé à émerger à la surface, enfin libre. Tous les autres
mourront. Tous les silos, sauf un, mourront. Et il n’y a rien qu’on
puisse faire pour arrêter ça.
Elle feuilleta les dossiers frénétiquement, voulant mettre la main
sur le classement des silos, la vue brouillée. Sans succès. Elle saisit la
carte à la place. Juliette ne disait rien, probablement aussi
désorientée par ces révélations que Charlotte l’était par l’enfer
qu’avait vécu Juliette. Mais il fallait dire les choses. Ces atroces
vérités qui avaient été découvertes devaient être exprimées,
partagées. Ça la soulageait.
— On ne… Donny et moi, tout ce qu’on faisait, c’était essayer de
trouver un moyen de vous venir en aide, je vous assure. Mon frère…
il était attaché à votre peuple.
Charlotte lâcha son micro pour qu’on ne l’entende pas pleurer.
— Mon peuple, murmura Juliette.
Charlotte acquiesça. Elle souffla un bon coup.
— Oui, votre silo.
Il y eut un long silence. Charlotte s’épongea le visage à l’aide de sa
manche.
— Et pourquoi je devrais vous faire confiance ? Vous savez ce que vous
avez fait ? Combien de gens vous avez tués ? Il y a des milliers de morts…
Charlotte baissa le volume.
— … et on est censés bientôt les rejoindre. Mais non, vous, vous dites
que vous voulez nous aider. Mais vous êtes qui, bordel ?
Juliette attendait une réponse. Charlotte fixait l’appareil
crachotant. Elle appuya sur le micro.
— Des milliards, dit-elle. Des milliards de gens sont morts.
Pas de réponse.
— Nous avons tué bien plus de gens que vous ne pourrez jamais
l’imaginer. Tellement que les chiffres en sont absurdes. On a tué
presque tout le monde… Je ne pense pas que… la perte de quelques
milliers… ça ne compte plus vraiment. C’est pour ça qu’ils en sont
capables.
— Qui ? Votre frère ? Qui a fait ça ?
Charlotte essuya de nouvelles larmes et secoua la tête.
— Non. Donny n’aurait jamais fait une chose pareille. C’était… ah,
vous n’avez probablement pas les mots, le vocabulaire. C’était un
homme qui était à la tête du monde tel qu’il était auparavant. Il a
attaqué mon frère. Il nous a trouvés.
Charlotte jeta un œil à la porte, s’attendant à ce qu’elle s’ouvre
grande d’une minute à l’autre, à ce que Thurman lui fasse subir le
même sort. Elle avait donné un coup de pied dans la fourmilière, elle
en était sûre.
— C’est lui qui a anéanti le monde, et votre silo. Il s’appelle
Thurman. Il était… maire, en quelque sorte.
— Votre maire a anéanti mon monde. Alors ce n’est pas votre frère,
mais cet homme. Et est-ce qu’il a aussi anéanti le monde dans lequel je
me trouve en ce moment ? Ça fait des dizaines d’années qu’il est mort.
Est-ce que c’est lui aussi ?
Charlotte s’aperçut que cette femme envisageait les silos comme
des mondes à part entière. Elle se souvint d’une Irakienne à qui elle
avait demandé son chemin. Une conversation dans une autre langue,
à propos d’un autre monde, mais ça s’était avéré plus facile que ce
qu’elle était en train de vivre.
— L’homme qui a emmené mon frère a anéanti le vaste monde,
oui.
Charlotte tomba sur le fameux mémo intitulé Le Pacte. Comment
l’expliquer à Juliette ?
— Vous voulez dire le monde de l’extérieur ? Le monde où il y avait des
champs, où les céréales poussaient à la surface de la terre, et où les silos
contenaient non pas des gens mais des graines ?
Un souffle de surprise lui échappa. Son frère avait dû en dire plus
long que ce qu’il avait laissé entendre.
— Exactement. Ce monde-là, oui.
— Mais ça fait des milliers d’années que ce monde est mort.
— Des centaines d’années, rectifia Charlotte. Et nous… nous
sommes là depuis longtemps. Je… J’ai vécu dans ce monde-là. Je l’ai
connu avant qu’il soit dévasté. Ce sont les gens du silo dans lequel je
me trouve qui l’ont fait. Je vous le jure.
Un silence. Le phénomène d’aspiration après l’explosion d’une
bombe. Un aveu, clairement exprimé. Charlotte avait enfin accompli
ce qu’elle pensait être le souhait de son frère. Avouer à ces gens ce
qu’ils avaient fait. Peindre une cible. Les inviter aux représailles.
C’était tout ce qu’ils méritaient.
— Si ce que vous me dites est vrai, je ne souhaiterais qu’une chose,
pour vous tous : une mort certaine. Vous me comprenez ? Vous savez
comment on vit ? Vous savez à quoi ressemble le monde extérieur ? Vous
l’avez vu ?
— Oui.
— De vos propres yeux ? Parce que moi, oui.
Charlotte prit une profonde inspiration.
— Non, avoua-t-elle. Pas de mes propres yeux. Mais avec une
caméra. Cette caméra m’a permis de voir plus loin que quiconque, et
je vous assure que c’est vivable, là, dehors. Je pense que vous avez
raison à propos du fait qu’on contamine l’air, mais je crois que c’est
contenu, d’une certaine manière. Je pense qu’on est sous l’emprise
d’un grand nuage. Et au-delà de ce nuage, il y a un ciel bleu et la
possibilité de vivre. Vous devez me croire, si je pouvais vous aider à
vous échapper, me racheter, je n’hésiterais pas une seule seconde.
Il y eut à nouveau un silence. Un très long silence.
— Comment ?
— Je ne… Je ne crois pas être en mesure de vous aider. Je dis
simplement que si j’en avais les moyens, je le ferais. Je sais que vous
avez des ennuis là où vous êtes, mais ma situation n’est pas très
enviable. Quand ils me trouveront, ils me tueront très certainement.
J’ai fait…
Elle effleura le tournevis posé sur la table.
— … quelque chose de mal.
— Mon peuple va vouloir ma mort après ce que je viens de faire, dit
Juliette. Ils vont m’envoyer au nettoyage, et cette fois, je ne reviendrai
pas. Alors j’imagine qu’on a quelque chose en commun.
Charlotte s’esclaffa et s’essuya les joues.
— Je suis tellement désolée. Je suis désolée pour toutes ces
épreuves que vous traversez. Désolée pour tout ce qu’on vous a fait.
À nouveau, le silence.
— Merci. J’ai envie de vous croire, de croire que votre frère et vous
n’êtes pas responsables de tout ça. Surtout parce que quelqu’un de très
proche voulait que j’aie confiance dans les bonnes intentions de votre
frère. Alors, bon, j’espère que vous ne serez pas dans les parages quand je
vais rappliquer. Sinon, ce quelque chose de mal dont vous parliez tout à
l’heure, est-ce que vous l’avez fait à une personne malintentionnée à
notre égard ?
Charlotte se redressa.
— Oui, murmura-t-elle.
— Bien. C’est un bon début. À présent, laissez-moi vous dire ce que je
sais. J’ai aimé deux hommes dans ma vie, et tous les deux ont essayé de
me convaincre que le monde extérieur était un endroit vivable, qu’on
pouvait en tout cas en faire un endroit meilleur. Quand j’ai découvert les
excavatrices, quand je me suis mise à imaginer creuser des tunnels
jusque chez vous, je me suis dit, j’ai trouvé le moyen. Mais ça n’a fait
qu’empirer les choses. Et ces deux hommes, qui débordaient d’espoir, eh
bien, ils sont morts. Voilà le monde dans lequel je vis.
— Des excavatrices ? répéta Charlotte, essayant de comprendre.
Mais vous avez atteint l’autre silo en passant par les sas. Par les
collines.
Au début, Juliette préféra ne pas répondre.
— J’en ai trop dit, finit-elle par balbutier. Il faut que j’y aille.
— Non, attendez. Aidez-moi à comprendre. Vous avez creusé un
tunnel pour rejoindre l’autre silo ?
Penchée sur le bureau, Charlotte éparpilla à nouveau les notes, et
prit la carte. C’était l’une de ces énigmes incompréhensibles jusqu’à
ce qu’une nouvelle règle ou une nouvelle information soit disponible.
Elle suivit une des lignes rouges qui pointait vers un lieu appelé
SEMIS.
— Je crois que c’est important, reprit-elle, soudain optimiste.
Elle entrevoyait comment était censée se dérouler la partie, ce qui
était censé advenir deux siècles plus tard.
— Vous devez me croire quand je vous dis que j’ai connu l’ancien
monde. Je vous le promets. Je l’ai vu couvert de champs, avec des
céréales qui poussaient à la surface de la terre, comme vous dites…
Le monde tel qu’on le voit, en ruine… je ne pense pas qu’il soit
comme ça partout. J’en ai eu un aperçu. Et ces excavatrices, comme
vous les appelez. Je crois savoir à quoi elles servent. Écoutez-moi. J’ai
un plan sous les yeux qui était très important aux yeux de mon frère.
Il y a une série de lignes qui convergent vers un même point qu’ils
ont appelé S-E-M-I-S.
— Semis, dit Juliette.
— Oui. On dirait des plans de vol, ce qui m’a toujours semblé
absurde. Mais je crois en tout cas qu’elles convergent vers un endroit
vivable. Je pense que l’excavatrice que vous avez trouvée n’était pas
censée creuser de tunnel entre deux silos, mais…
Elle entendit un bruit. Juste derrière elle. Elle mit du temps à
comprendre, même si elle s’y attendait depuis des heures, voire des
jours. Elle était tellement habituée à être seule, malgré la peur qu’ils
la retrouvent, et le fait qu’elle savait pertinemment qu’ils étaient à sa
recherche.
— Mais quoi ? demanda Juliette.
Charlotte se retourna et vit la porte de la salle de pilotage s’ouvrir
en grand. Un homme habillé comme ceux qui avaient maintenu son
frère au sol se trouvait dans l’encadrement. Il avança vers elle, tout
seul, lui cria de ne pas bouger, de lever les mains en l’air. Il la
menaçait d’un pistolet.
La voix de Juliette grésillait dans la radio, exhortant Charlotte à
poursuivre, à lui dire à quoi servaient les excavatrices, à lui répondre.
Mais Charlotte était trop occupée à obéir à cet homme, une main au-
dessus de la tête et l’autre aussi haut que le permettait la douleur. Et
elle comprit que tout était fini.
47

Silo 17

La génératrice de secours prit vie. On entendit un grondement


profond dans le ventre de l’excavatrice, puis tout un chapelet de
lumières s’illumina dans la salle de pompage du silo 17, dans la salle
de la génératrice et dans l’entrée principale. Des cris de joie et des
applaudissements s’élevèrent au-dessus de la troupe de mécaniciens
épuisés, et Juliette se rendit compte de l’importance des petites
victoires. À la place de l’obscurité profonde, enfin, la lumière.
Pour elle, chaque respiration était une petite victoire. La mort de
Lukas pesait de tout son poids sur sa poitrine, tout comme la perte
de Peter, Marsha et Nelson. Tous ceux du DIT qu’elle avait fini par
apprendre à connaître et par pardonner étaient morts. Le personnel
de la cafétéria. Presque tous ceux qui vivaient au-dessus des
Fournitures, tous ceux qui ne s’étaient pas précipités vers les
Machines. Chacun d’entre eux était un poids sur sa poitrine. Elle
souffla, inspira, étonnée de pouvoir encore le faire.
Courtnee avait pris la tête de l’équipe des mécanos, comblant le
vide laissé par Shirly. C’était eux qui raccordaient les pièces à
l’électricité, alimentaient les pompes, les programmaient. Juliette,
elle, errait, tel un fantôme. Seule une poignée de gens semblaient
faire attention à elle. Son père, et quelques amis très proches, d’une
fidélité excessive.
Elle trouva Walker à l’arrière de l’excavatrice, où l’espace confiné
et la source d’électricité, fiable, lui fournissaient un semblant de
chez-soi. Il leva le nez de la radio qu’elle lui avait apportée et la
déclara à la fois opérationnelle, mais déchargée.
— Je peux te monter un chargeur pour dans quelques heures, lui
dit-il sur un ton d’excuse.
Juliette posa les yeux sur le tapis roulant débarrassé de ses gravats
et de sa poussière pour pouvoir servir d’établi à Walker et à l’équipe
de forage. Walker avait plusieurs projets en cours pour Courtnee :
des pompes à réparer, et ce qui ressemblait à des détonateurs
démontés. Juliette le remercia mais l’informa qu’elle n’allait pas
tarder à monter ; elle trouverait un chargeur au poste de police
annexe ou au DIT au trente-quatrième.
Un peu plus loin, au bout du tapis roulant, elle remarqua quelques
ouvriers penchés sur un schéma. Juliette récupéra sa radio et sa
lampe torche, donna une petite tape à Walker sur l’épaule et se
dirigea vers eux.
Erik, le vieux chef d’équipe des mines, reportait des distances sur
la carte à l’aide d’un compas. Juliette se glissa entre les ouvriers pour
y voir de plus près. C’était le plan des silos qu’elle avait descendu du
DIT des semaines auparavant. Des cercles sur un quadrillage, dont
certains étaient barrés d’une croix. Il y avait des repères entre deux
d’entre eux pour indiquer le chemin qu’avait suivi l’excavatrice.
L’équipe se servait de ce schéma pour tracer leur chemin, aiguillée
par les estimations de Juliette quant à la direction qu’elle avait prise
et à la durée de son trajet à pied.
— On pourrait arriver au silo 16 en deux semaines, annonça Erik.
Bobby grogna.
— Mais non, enfin. On a mis plus de temps que ça pour arriver
jusqu’ici.
— Je compte sur une proposition d’augmentation des salaires de ta
part pour motiver les troupes.
Quelqu’un s’esclaffa.
— Et si jamais ce n’était pas un endroit sûr, là-bas ? demanda Fitz.
— Ça ne l’est sûrement pas, dit Juliette.
Les visages tout encrassés se tournèrent vers elle.
— T’as des amis là-bas aussi ? s’enquit Fitz avec mépris.
La tension était palpable. La plupart des mécanos avaient réussi à
faire passer leur famille de l’autre côté, leurs proches, leurs frères,
leurs sœurs. Mais pas tous.
Juliette se glissa entre Bobby et Hyla et tapota un des cercles du
schéma.
— J’ai des amis dans celui-là, dit-elle.
Des ombres dansaient sur le quadrillage au gré des oscillations de
l’ampoule suspendue au-dessus de leurs têtes. Erik lut ce qui était
inscrit sur ce cercle.
— Silo 1.
Il suivit du doigt les trois rangées de silos entre cet endroit et celui
où ils se trouvaient.
— Ça, ça prendrait vachement plus de temps.
— Pas grave, dit Juliette. Je peux y aller toute seule.
Tous les regards se braquèrent sur elle. On n’entendait plus que le
ronron de la génératrice à l’autre bout de la machine.
— Mais j’irai en passant par la surface. Et je sais que vous avez
besoin de tous les explosifs que vous pouvez trouver, mais j’ai vu
qu’il vous en restait quelques caisses du forage. J’aimerais pouvoir en
prendre quelques-uns pour faire un joli trou au sommet de ce silo.
— Mais de quoi tu parles ? demanda Bobby.
Juliette se pencha davantage et traça un chemin du bout du doigt.
— Je vais y aller en passant par l’extérieur, avec une combinaison
améliorée. Je vais blinder la porte de ce silo de bâtons de dynamite et
je vais le faire péter comme une boîte de conserve.
Fitz lui fit son plus beau sourire édenté.
— Dis, c’est quel genre d’amis que tu as, dans ce silo ?
— Le genre mort, répondit-elle. Les gens qui ont supprimé notre
silo se trouvent là-bas. Et ce sont eux qui ont rendu le monde
extérieur invivable. Je crois qu’il est grand temps pour eux qu’ils y
vivent malgré tout.
Tout le monde se tut. Bobby finit par prendre la parole.
— Elles font combien d’épaisseur, les portes du sas ? Toi, tu les
connais bien.
— Huit, dix centimètres.
Erik se gratta la barbe. Juliette s’aperçut que la moitié d’entre eux
était en train de faire ses petits calculs. Aucun n’allait tenter de la
dissuader.
— Alors je dirais qu’il te faut entre vingt et trente bâtons, dit
quelqu’un.
Juliette chercha l’origine de la voix et vit un homme qu’elle ne
reconnaissait pas. Quelqu’un du milieu qui avait réussi à descendre à
temps, peut-être. Mais il portait une combinaison de mécano.
— Vous êtes un transfert ? demanda-t-elle.
— Oui, m’dame.
Sous la couche de saleté qui encrassait son visage, dans ses
cheveux taillés court et son sourire éclatant, Juliette vit un ancien
résident du haut. Un des employés du DIT envoyé aux Machines pour
renforcer les effectifs. Quelqu’un qui avait fait sauter la barricade que
ses amis avaient érigée pendant le soulèvement. Il savait de quoi il
parlait.
Juliette s’adressa à tous.
— Avant de partir, j’essaierai de joindre quelques-uns des silos
voisins, pour voir s’ils sont prêts à vous accueillir. Mais je vous
préviens : les responsables de silo travaillent tous pour les enflures
du silo 1. Ils peuvent vous tuer comme vous donner à manger quand
vous débarquerez chez eux. Je ne sais pas ce qu’on peut sauver dans
ce silo-ci, mais il se pourrait que vous vous en sortiez mieux en
restant ici. Imaginez ce que nous on aurait pensé si quelques
centaines d’étrangers avaient fracassé une paroi de notre silo pour
nous demander de les héberger.
— On les aurait accueillis, dit Bobby.
Fitz ricana.
— Facile à dire pour toi, tu as deux enfants. Et pour nous, qui
sommes encore dépendants de la loterie ?
D’un coup, tous se mirent à parler en même temps. Erik tapa du
poing sur le tapis roulant pour les faire taire.
— Ça suffit, dit-il en leur lançant un regard noir. Elle a raison. On a
d’abord besoin de savoir dans quelle direction aller. En attendant, on
peut préparer le terrain. On va avoir besoin de tous les renforts
possibles, on a beaucoup d’eau à pomper et d’exploration à faire.
— Mais, pour la machine, comment on va la faire pointer dans une
autre direction ? demanda Bobby. On a déjà eu un mal de chien à
l’amener jusqu’ici. Ces engins prennent pas des virages comme ça.
Erik acquiesça.
— J’y ai déjà pensé. On va creuser autour pour lui permettre de
pivoter sur place. Court dit qu’on peut faire fonctionner une chenille
à la fois. Un peu en avant d’un côté, un peu en arrière de l’autre. Elle
tournera, tant qu’il n’y a pas de terre en travers de son chemin.
Raph apparut à côté de Juliette. Il s’était tenu en retrait pendant
toute la discussion.
— Je viens avec toi, dit-il.
Ce n’était pas une question. Juliette opina.
Lorsqu’Erik eut terminé de leur expliquer ce qu’ils avaient à faire,
les ouvriers s’éparpillèrent pour se mettre au travail. Juliette appela
Erik pour lui montrer sa radio.
— Je vais voir Courtnee et mon père avant de partir, et j’ai des
amis partis en direction des fermes. Je te ferai apporter une radio dès
que j’en trouverai une autre. Avec un chargeur. Si j’entre en contact
avec un silo qui est d’accord pour vous accueillir, je vous fais signe.
Erik acquiesça. Il commença à dire quelque chose, scruta les
visages de ceux qui traînaient encore dans le coin, puis fit signe à
Juliette de le suivre à l’écart. Elle tendit sa radio à Raph avant de lui
emboîter le pas.
Il s’arrêta quelques mètres plus loin, regarda autour de lui, puis lui
fit signe de continuer à le suivre encore plus loin, jusqu’à ce qu’ils se
retrouvent sous la dernière ampoule, au filament vacillant.
— J’ai entendu ce que disent certains, dit Erik. Je veux juste que tu
saches que c’est des conneries, d’accord ?
Juliette fit une moue perplexe. Erik prit une grande inspiration en
regardant ses ouvriers, au loin.
— Ma femme travaillait au cent vingtième quand ça a mal tourné.
Autour d’elle, tout le monde s’est mis à fuir vers le haut, et malgré le
besoin qu’elle a ressenti de les suivre, elle est descendue pour
rejoindre les enfants. C’est la seule de son étage à s’en être sortie.
Elle a lutté contre une vraie meute pour arriver jusque-là. Les gens
étaient comme fous.
Juliette lui serra le bras.
— Je suis contente qu’elle ait réussi.
Elle voyait les lumières qui dansaient dans les yeux d’Erik.
— Bon sang, Jules, écoute ce que je suis en train de te dire. Ce
matin, je me suis réveillé sur une tôle rouillée avec un torticolis dont
je me débarrasserai pas de sitôt, avec mes deux gamins affalés sur
moi comme si j’étais un matelas, le cul tellement gelé que je le sentais
plus…
Juliette pouffa de rire.
— … mais ma Lesley était là, qui me regardait. Comme elle me
regarde depuis un bail. Et ma femme regarde après autour d’elle, ce
trou à rats rouillé de partout, et elle dit, Dieu merci, on a pu se
réfugier dans cet endroit.
Juliette tourna la tête pour s’essuyer les yeux. Erik la prit par le
bras pour la forcer à le regarder. Hors de question qu’il la laisse se
dérober.
— Elle a détesté ce forage. Elle l’a haï. Elle m’en a voulu
d’enchaîner les factions, parce qu’en plus je me plaignais des
poutrelles que tu nous faisais porter. Elle a haï ce tunnel parce que
moi je le haïssais. Tu comprends ?
Juliette acquiesça.
— Après, je sais dans quel pétrin on est, comme nous tous, ou
presque. Je pense pas qu’un deuxième tunnel résoudra quoi que ce
soit, mais ça nous occupera jusqu’à ce que notre heure ait sonné. Et
d’ici là, je me réveillerai le dos en vrac à côté de la femme que j’aime,
et si j’ai de la chance, je ferai pareil le lendemain, et chacun de ces
matins sera un cadeau. On n’est pas en enfer. Pas encore. On est dans
l’antichambre. Et c’est grâce à toi.
Juliette essuya ses larmes. D’un côté, elle s’en voulait de sangloter
devant lui, mais d’un autre, elle avait envie de jeter ses bras autour de
son cou pour pleurer toutes les larmes de son corps. Lukas lui
manquait plus que jamais, plus qu’elle ne l’aurait cru possible.
— Si tu veux mon avis, tu t’es fixé une mission de dingue, mais je
te donne tout ce dont tu as besoin avant de partir. S’il faut que je
creuse à mains nues, ainsi soit-il. Va leur apprendre, à ces enflures. Je
veux qu’ils brûlent déjà en enfer quand j’arriverai chez eux.
48

Silo 17

Juliette trouva son père dans la clinique de fortune qu’il avait


installée dans un entrepôt désencombré. Raylee, une électricienne
enceinte de neuf mois, était allongée sur un sac de couchage, son
mari à son côté, leurs quatre mains sur son ventre. Juliette leur fit un
signe de tête et se dit que leur bébé serait le premier, et peut-être le
seul, à naître dans un silo différent du silo de ses parents. Cet enfant
ne connaîtrait jamais les rutilantes Machines où avaient travaillé et
vécu ses parents, n’irait jamais en excursion au bazar écouter de la
musique ou voir une pièce de théâtre, ne poserait peut-être jamais
les yeux sur un écran mural pour savoir à quoi ressemble le monde
extérieur. Et si c’était une fille, elle courrait le risque d’avoir des
enfants très jeune comme Hannah, sans personne pour lui dire le
contraire.
— Tu pars ? lui demanda son père.
Elle acquiesça.
— Je suis venue te dire au revoir.
— Tu dis ça comme si je n’allais jamais te revoir. Je vais monter
m’occuper des enfants une fois que j’y verrai plus clair ici. Une fois
que notre nouveau résident aura pointé le bout de son nez.
Il sourit à Raylee et à son mari.
— Ce n’est qu’un simple au revoir, dit Juliette.
Elle avait fait promettre aux autres de ne rien dévoiler de ses plans,
en particulier à Court et à son père. En lui donnant une dernière
accolade, elle fit de son mieux pour que ses bras ne la trahissent pas.
— Et juste au cas où, dit-elle en reculant d’un pas, ces enfants sont
comme les miens. Alors… quand je ne suis pas là pour m’occuper
d’eux, sois gentil de donner un coup de main à Solo. Parfois, j’ai
l’impression que c’est juste le plus grand de la bande.
— Ne t’en fais pas. Je sais tout ça. Et je suis désolé pour Marcus. Je
m’en veux terriblement.
— Non, papa, je t’en prie… Occupe-toi d’eux tant que je serai
partie, c’est tout. Tu sais qu’il peut m’arriver de m’embringuer dans
des projets pas possibles.
Il opina.
— Je t’aime, dit-elle.
Elle tourna les talons avant que sa voix ne trahisse son émotion et
ses plans. Dans le couloir, Raph l’attendait avec un gros sac. Juliette
prit l’autre, posé à ses pieds. Ils quittèrent la lueur des ampoules en
enfilade et s’enfoncèrent dans la pénombre sans allumer leurs
torches, suffisamment à l’aise dans ces couloirs.
Ils passèrent le portique de sécurité, abandonné. Juliette remarqua
le tuyau qui lui avait permis de respirer lors de son excursion sous-
marine à cet endroit même. Plus loin, l’éclairage de secours, encore
vaillant, émettait sa lumière verdâtre, et ils finirent par entamer leur
longue ascension. Juliette s’était fait une liste des gens à voir et des
choses à grappiller en chemin. Les enfants seraient dans les fermes
du bas, dans leur ancienne maison. Solo également. Elle voulait
d’abord les voir, après quoi elle passerait au poste de police pour
prendre un chargeur et, avec un peu de chance, une autre radio. Si
tout se passait bien et qu’ils gardaient une bonne cadence, elle
retrouverait ses pénates dans le labo de Confection plus tard dans la
nuit, et fabriquerait une dernière combinaison.
— Tu as pensé à prendre des détonateurs chez Walker ? demanda
Juliette, qui avait l’impression d’oublier quelque chose.
— Oui. Et les batteries que tu m’as demandées. Et j’ai rempli nos
gourdes. On est fin prêts.
— Je me demandais juste.
— Et pour les modifications à apporter aux combinaisons ? Tu es
sûre d’avoir tout ce qu’il te faut là-haut ? Combien il en reste, de
toute façon ?
— Plus qu’assez.
Elle voulait lui dire que deux combinaisons étaient plus qu’il n’en
fallait. Elle était sûre que Raph envisageait de l’accompagner jusqu’au
bout, et s’armait de courage pour le conflit qui ne manquerait pas de
les opposer.
— Ouais, mais il en reste combien ? Question de curiosité… On n’a
jamais eu le droit de parler de ce genre de choses…
Juliette songea aux réserves entre le trente-quatrième et le trente-
cinquième étage, aux entresols qui s’étendaient à perte de vue.
— Deux… peut-être trois cents, lui dit-elle. Plus que je n’ai pu en
compter. Et je n’en ai modifié que deux.
Raph siffla.
— Assez pour quelques centaines d’années de nettoyage, non ? À
compter qu’on en envoie un par an.
Juliette estimait qu’il était dans le vrai. Et elle supposa, à présent
qu’elle savait de quelle façon l’air extérieur était corrompu, que
c’était probablement le but : un flux régulier d’exilés. Il ne s’agissait
pas de nettoyer, mais du contraire. Salir le monde.
— Hé, tu te souviens de Gina, des Fournitures ?
Juliette opina, et eut la gorge serrée. Ils étaient quelques-uns des
Fournitures à s’en être sortis, mais Gina n’en faisait pas partie.
— Tu savais qu’on se voyait ? Je veux dire, qu’on était intimes ?
— Non, je l’ignorais dit-elle en secouant la tête. Je suis désolée,
Raph.
— Ouais. Gina a lancé une analyse une fois, sur une série de pièces
de rechange. Tu sais, ils avaient un ordinateur qui leur servait à
enregistrer la moindre pièce, à savoir où elles étaient stockées,
combien étaient en cours de commande, et tout ? Eh ben une fois, le
DIT a cramé plusieurs puces électroniques à la suite, bam, bam, bam,
c’était une de ces semaines où les anomalies s’enchaînaient…
— Je me souviens de cette période, dit Juliette.
— Bon. Gina se demandait dans combien de temps ils seraient à
court de puces. Ça faisait partie de ces trucs qu’ils ne pouvaient pas
fabriquer, tu vois ? Trop compliqué. Alors elle a cherché le taux
d’échec moyen, elle a regardé combien il en restait, et elle est tombée
sur le chiffre de deux cent quarante-huit années.
Juliette attendit qu’il continue.
— Ce chiffre correspond à quelque chose en particulier ?
demanda-t-elle.
— Non, pas au début. Mais elle a trouvé ça bizarre, parce qu’elle
avait lancé une recherche similaire quelques mois avant, par
curiosité, et le chiffre était à peu près le même. Quelques semaines
plus tard, une ampoule claque dans son bureau. Une simple ampoule,
tu vois. Elle s’éteint alors qu’elle est en plein boulot, et ça lui donne
une idée. Tu as vu la réserve d’ampoules qu’ils ont, pas vrai ?
— Non, en fait, non.
— Ben… c’est immense. Elle m’a emmené voir un jour. Et…
Raph se tut pendant quelques marches.
— La réserve est à moitié vide. Alors Gina fait la même manip avec
les ampoules que pour les puces, et elle tombe sur deux cent
cinquante et un ans.
— Soit le même chiffre, à peu de chose près.
— Exactement. Du coup, ça a drôlement éveillé sa curiosité –
t’aurais adoré ça chez elle – et pendant son temps libre, elle s’est
mise à lancer des recherches similaires pour toutes sortes de trucs :
piles à combustible, implants de contraception, puces de minuterie.
Et chaque fois, elle tombe sur un chiffre proche de deux cent
cinquante. Et c’est là qu’elle comprend que c’est le temps qui nous
reste.
— Deux cent cinquante ans, répéta Juliette. C’est elle qui t’a dit
tout ça ?
— Oui. À moi et des amis, autour de quelques verres. Elle était plus
que pompette, je précise. Et je me rappelle…
Il rit.
— Je me rappelle que Jonny lui a dit que tout ça était trop imprécis,
et que ça lui faisait penser qu’il en connaissait une par contre qui
était à cheval sur la précision et qu’il ferait mieux de rentrer. Et une
copine de Gina, des Fournitures elle aussi, a dit que les gens
colportaient ce genre de statistiques depuis l’époque de sa grand-
mère, et que ce serait toujours le cas. Mais Gina a rétorqué que si les
gens ne s’alarmaient pas, c’est parce qu’il était trop tôt. Mais que
dans deux cents ans environ, les gens descendraient dans des
réserves vides et en remonteraient les derniers exemplaires de
chaque objet, et alors ça leur sauterait aux yeux.
— Je suis désolée qu’elle ne soit pas là avec nous.
— Moi aussi.
Ils gravirent quelques marches en silence.
— Mais c’est pas pour ça que je soulève la question, reprit Raph.
Tu as dit qu’il restait deux ou trois cents combinaisons. Encore le
même chiffre, non ?
— C’est vraiment une approximation de ma part. Je ne suis
descendue qu’une ou deux fois.
— Mais ça correspondrait. Tu ne trouves pas que ça ressemble à un
compte à rebours ? Soit les dieux connaissaient la quantité à stocker,
soit ils ne nous voient aucun avenir passé une certaine date. On
serait un peu comme du lait de truie, bientôt périmé… Enfin, moi je
trouve.
Juliette observa son ami albinos à la lumière verdâtre de l’éclairage
de secours, qui lui donnait un air inquiétant.
— Peut-être, dit Juliette. Ton amie avait peut-être mis le doigt sur
quelque chose.
— Ouais, mais on s’en fout, dit Raph en reniflant. On sera morts
depuis un bail.
Son rire retentit dans la cage d’escalier, mais Juliette se laissa aller
à la tristesse. Elle était triste. Pas seulement à l’idée que tous ceux
qu’elle connaissait seraient morts avant l’avènement de cette date
fatidique, mais aussi parce que l’information lui permettait
d’encaisser plus facilement une autre vérité, tout aussi morbide :
leurs jours étaient comptés. L’idée de sauver quoi que ce soit était
pure folie, en particulier une vie. Aucune vie n’avait véritablement
été sauvée, à aucun moment dans l’histoire de l’humanité. Les vies
étaient, tout au plus, prolongées. Tout avait une fin.
49

Silo 17

Les fermes étaient plongées dans l’obscurité, les minuteurs étant en


veille pour la nuit. Au bout d’une longue allée feuillue, des éclats de
voix retentissaient tandis qu’on se disputait des parcelles. Des choses
que personne ne possédait trouvaient subitement acquéreur. Cela
rappelait à Hannah une époque mouvementée. Collée à Rickson, elle
serra son bébé contre elle.
Le petit Miles marchait devant eux avec sa lampe torche aux piles
usées. Il la tapait dans sa paume dès qu’elle montrait des signes de
faiblesse, ce qui semblait la réveiller quelques instants. Hannah jeta
un œil en arrière, en direction de l’escalier.
— Pourquoi Solo met autant de temps ? demanda-t-elle.
Personne ne répondit. Solo était parti à la recherche d’Elise. Il
arrivait souvent à la fillette de s’égarer, par distraction, mais c’était
différent avec tous ces nouveaux arrivants. Hannah s’inquiétait.
Le bébé se mit à gémir. C’était signe qu’il avait faim. Il avait le
droit. Hannah tenta d’oublier qu’elle avait faim elle aussi, défit une
bretelle de sa salopette et posa le bébé contre son sein. La faim était
pire encore avec la pression de manger pour deux. Et là où les
céréales, auparavant, effleuraient ses bras, dans cette allée, là où elle
n’avait jamais craint d’avoir le ventre vide, se trouvaient à présent
des parcelles vides. Ravagées. Possédées.
Les feuilles bruirent contre les vêtements de Rickson lorsqu’il se
faufila sous la rampe pour aller explorer les rangs intérieurs, en
quête d’une tomate, d’un concombre, ou de baies qui s’étaient mises
à pousser de façon un peu sauvage entre les plantations, enroulant
leurs bras sinueux autour des tiges de leurs camarades. Il revint et
mit quelque chose dans la main d’Hannah, un petit fruit tout mou à
un endroit, probablement tombé par terre depuis longtemps.
— Tiens, dit-il en retournant à sa cueillette.
— Pourquoi ils ont pris tout en même temps ? demanda Miles, qui
fouillait de son côté.
Hannah renifla l’offrande de Rickson. Ça sentait vaguement la
courge, mais pas assez mûre. Au loin, le ton monta et une dispute
éclata. Elle mordit dans sa courge et grimaça sous l’effet de
l’amertume.
— Ils ont pris trop de choses parce qu’ils ne sont pas de notre
famille, dit Rickson.
Sa voix filtrait à travers les plantes en bordure, dont les feuilles
tremblaient sur son passage. Miles orienta sa lampe vers lui, et
Rickson émergea des rangs de maïs les mains vides.
— Mais nous non plus on n’est pas de la même famille, enfin pas
vraiment, et on n’a jamais fait ça, dit Miles.
Rickson sauta par-dessus la rambarde.
— Bien sûr que si on est de la même famille, dit-il. On vit
ensemble, et on travaille ensemble, comme des familles sont censées
le faire. Mais ces gens, non. Tu as vu qu’ils s’habillent différemment
pour qu’on puisse les distinguer les uns des autres ? Ils ne vivent pas
ensemble. Ces étrangers se battront comme nos parents avant eux.
Nos parents non plus n’étaient pas de la même famille.
Rickson se détacha les cheveux, rassembla les mèches échappées
et rattacha le tout. Il reprit la parole à voix basse, le regard perdu en
direction des voix.
— Ils vont faire comme nos parents. Ils vont se battre pour la
nourriture et les femmes jusqu’à ce qu’il n’en reste plus. Ce qui veut
dire qu’il va falloir se battre aussi si on veut survivre.
— Mais je ne veux pas me battre, dit Hannah.
Elle grimaça en retirant son mamelon de la bouche du bébé avant
de le changer de sein.
— Toi, tu ne seras pas obligée, dit Rickson en l’aidant avec sa
salopette.
— Ils nous ont laissés tranquilles avant, dit Miles. On a vécu là
pendant des années, ils sont venus, ils ont pris ce qu’ils voulaient et
ils ne nous ont pas attaqués. Peut-être que ces gens feront pareil.
— C’était il y a très longtemps, dit Rickson.
Il regarda le bébé prendre le sein de sa mère, puis passa à nouveau
sous la barrière pour aller chercher de quoi manger.
— Ils nous ont laissés tranquilles parce qu’on était jeunes et qu’on
était à eux. Hannah et moi, on avait ton âge. Toi et ton frère, vous
étiez des bébés. Quelle qu’ait été la gravité des combats, ils nous ont
laissés, nous, les enfants, vivre, ou mourir, selon nos propres
moyens. C’était un don, en quelque sorte, cette façon de nous
abandonner.
— Mais ils venaient, dit Miles. Ils nous apportaient des trucs.
— Comme Elise et sa sœur ? demanda Hannah.
Rickson et elle avaient tous les deux évoqué des frères ou des
sœurs morts. Cette allée était pleine de morts, de disparus, songea-t-
elle.
— Il y aura des combats, dit-elle à Miles, qui n’en avait pas l’air
convaincu. Rickson et moi ne sommes plus des enfants.
Elle berça le bébé, preuve évidente de ce qu’elle venait de dire.
— Je voudrais juste qu’ils s’en aillent, lâcha Miles, triste.
Il tapa sur sa lampe torche, qui se ranima.
— Je voudrais que tout redevienne comme avant. J’aimerais que
Marcus soit là. C’est pas normal sans lui.
— Une tomate, dit Rickson, en émergeant victorieux de l’ombre.
Il tint la boule rouge en travers du faisceau de la lampe, un couteau
se matérialisa et Rickson la coupa en trois. Hannah eut droit à sa part
en premier. Du jus, pareil à du sang, coula le long de la main de
Rickson, sur la bouche d’Hannah, la lame du couteau. Ils mangèrent
en silence, avec en fond sonore les voix lointaines et inquiétantes.

Jimmy s’insultait à chaque marche gravie. Il jurait comme avant,


lorsqu’il n’y avait que ses oreilles dans les parages. Il s’en voulait et
tapait du pied contre les marches, envoyant des vibrations dans tout
l’escalier. Garder l’œil sur Elise était devenu une vraie corvée. Il
suffisait qu’on tourne le dos une seconde pour qu’elle disparaisse.
Comme Ombre, quand les lampes de croissance s’allumaient d’un
coup.
— Non, pas comme Ombre, marmonna-t-il dans sa barbe.
Ombre avait passé le plus clair de son temps dans ses jambes, à le
faire trébucher. Elise était différente.
Un nouvel étage défila, et toujours personne. Jimmy se dit que
non, ce n’était pas nouveau. Ce n’était pas soudain. Elise avait
toujours évolué dans ce silo à sa guise. Seulement, il ne s’était jamais
inquiété pour elle quand le silo était vide. Cela le fit réfléchir à ce qui
faisait qu’un endroit était dangereux. Ça n’avait rien à voir avec
l’endroit.
— Hé, vous !
Jimmy arriva sur le palier du cent vingt-deuxième étage. Un
homme posté devant la porte lui fit signe. Il portait une combinaison
dorée, ce qui avait un sens particulier à l’époque où les choses
avaient encore un sens. C’était la première personne que Jimmy
croisait depuis une douzaine d’étages.
— Vous auriez vu une petite fille ? demanda Jimmy sans laisser à
l’autre homme le temps de lui dire pourquoi il l’avait interpellé.
Haute comme ça. Sept ans. Il lui manque une dent au milieu, ajouta-
t-il en désignant ses propres dents à travers sa barbe.
L’homme secoua la tête.
— Non, mais vous êtes l’homme qui vivait ici, n’est-ce pas ? Le
survivant ?
Il tenait un couteau à la main dont la lame argentée luisait comme
un poisson dans l’eau. Il rit en regardant dans le vide.
— Enfin, j’imagine que nous sommes tous des survivants, n’est-ce
pas ?
Il tendit la main vers l’un des tuyaux en plastique que Jimmy et
Juliette avaient fait courir le long du mur pour évacuer les étages
inondés. Un coup de couteau suffit à le trancher net. Il se mit à
enrouler la partie qui pendait dans le vide.
— C’était pour les inondations, commença Jimmy.
— Vous devez en savoir, des choses, sur cet endroit, dit l’homme.
Mais pardonnez-moi. Je m’appelle Terry. Terry Harlson. Je fais partie
de la commission de plani…
Il plissa les yeux.
— Mais vous vous en fichez pas mal, non ? Pour vous, on vient
tous du même endroit.
— Jimmy. Moi c’est Jimmy, mais la plupart des gens m’appellent
Solo. Et ce tuyau…
— Vous avez une idée de l’endroit d’où provient l’électricité ?
Terry désigna du menton les lampes vertes qui ponctuaient
l’escalier.
— On est installés une quarantaine d’étages plus haut. La radio là-
bas fonctionne. Certains de ces câbles qu’on voit un peu partout dans
le silo sont alimentés eux aussi. C’est vous qui avez fait ça ?
— En partie, répondit Jimmy. Y en a qui étaient déjà installés. Une
petite fille qui s’appelle Elise a dû passer par là. Vous l’avez… ?
— Je me doute que l’énergie vient d’en haut, mais Tom m’a dit de
jeter un œil ici. Il dit que la source d’électricité s’est toujours trouvée
en bas dans notre silo, et que ça devrait être pareil ici. Tout est
pareil, d’ailleurs. Mais j’ai vu à quel niveau l’eau est montée, alors je
pense que l’électricité vient d’ailleurs depuis un petit moment. Mais
vous, vous devez bien être au courant ? Est-ce que cet endroit a des
secrets que vous pouvez partager avec nous ? J’aimerais vraiment en
avoir le cœur net.
Le tuyau était enroulé aux pieds de l’homme. La lame scintillait
toujours dans sa main.
— Vous avez jamais eu envie de faire partie d’une commission ?
— Je dois retrouver la petite, dit Jimmy.
Un autre coup de couteau, mais cette fois la lame rencontra une
résistance. Le cuivre du câble. L’homme fit une boucle avec le fil
électrique et le scia dans un mouvement de va-et-vient qui faisait
jouer ses muscles sous son tee-shirt maculé de sueur. Le cuivre finit
par céder.
— Si elle n’est pas avec les hommes dans les fermes, elle est
sûrement en haut avec les choristes. Je les ai croisés en descendant.
Ils ont trouvé une chapelle, dit-il en pointant sa lame vers le haut
avant de la ranger et d’enrouler le câble autour de son bras.
— Une chapelle, répéta Jimmy.
Il voyait l’endroit en question.
— Merci, Terry.
— C’est tout naturel, dit l’homme en haussant les épaules. Merci à
vous de m’avoir dit d’où venait l’électricité.
— L’électricité… ?
— Oui, vous avez dit qu’elle venait d’en haut, du niveau…
— Trente-quatre ? J’ai dit ça ?
L’homme sourit.
— Il me semble bien, oui.
50

Silo 17

Elise avait vu les gens en bas, dans les étages anciennement


inondés… ceux qui travaillaient pour faire bouger la machine, pour
relancer l’électricité, allumer les lumières. Elle avait aussi vu les gens
dans les fermes qui récoltaient tout ce qu’ils pouvaient et se
demandaient comment nourrir tout le monde. Et enfin, il y avait
maintenant ce troisième groupe de gens qui déplaçaient des meubles,
lavaient le sol, rangeaient. Et elle n’avait aucune idée de ce qu’ils
essayaient de faire.
Le gentil monsieur qui avait vu Cabot était à l’écart, en pleine
conversation avec un autre homme en tenue blanche qui avait un
rond tout dégarni au milieu du crâne, bien qu’il ait eu l’air trop jeune
pour être chauve. Sa tenue était étrange. Elle ressemblait à une
couverture. Il n’y avait pas de séparation pour les jambes, et le tissu
flottait tout autour de lui, presque jusqu’au sol, de sorte qu’on voyait
à peine ses pieds. Le gentil monsieur avec les moustaches sembla
s’énerver à un moment donné. L’homme en couverture blanche se
contenta de froncer les sourcils. De temps à autre, ils se retournaient
pour regarder Elise, et elle avait peur qu’ils ne parlent d’elle. Ils
cherchaient peut-être un moyen de retrouver Cabot.
Les bancs furent alignés en rangs bien droits, dans le même sens. Il
n’y avait pas de tables comme dans les pièces où elle avait l’habitude
de manger derrière les fermes, dans lesquelles elle se cachait, sous
les meubles, et faisait semblant d’être un petit rat avec toute une
famille de rats qui parlaient entre eux et agitaient leurs petites
moustaches. Ici, il n’y avait que des bancs et des chaises, face à un
mur incrusté d’une image colorée sur du verre, à moitié cassé. Un
homme en combinaison travaillait derrière ce mur, on le voyait à
travers le trou là où le verre était cassé. Il parlait à quelqu’un d’autre,
qui passait un câble noir à travers une porte. D’un coup, une lumière
vive apparut là, derrière, et des rayons de couleur furent projetés
partout dans la pièce, et les gens qui déplaçaient les meubles
s’arrêtèrent pour regarder. Certains chuchotèrent. On avait
l’impression qu’ils murmuraient tous les mêmes mots.
— Elise.
L’homme à la moustache s’agenouilla près d’elle. Elle sursauta et
serra son sac contre elle.
— Oui ? dit-elle tout bas.
— As-tu déjà entendu parler du Pacte ?
L’homme à moitié chauve qui avait une couverture sur les épaules
se tenait derrière lui, les sourcils toujours froncés. Elise se dit qu’il
ne devait jamais sourire.
Elle acquiesça.
— Le parc, c’est un endroit avec des arbres, où il peut y avoir des
animaux. Par exemple, des chiots, ou des chiens, ou des faons. Le
faon, c’est le petit du cerf et de la biche.
L’homme sourit.
— Non, pacte, pas parc.
Mais Elise n’entendit pas de différence.
— Et puis, reprit l’homme, les chiots et les chiens, c’est pareil, c’est
le même animal.
Elise n’avait pas envie de rectifier. Elle avait vu à quoi
ressemblaient les chiens dans le bizarre, et dans son livre, et ils
faisaient peur. Les chiots, ça ne faisait pas peur.
— Où as-tu entendu parler de cerfs ? demanda l’homme en
couverture blanche. Tu as des livres pour enfants ici ?
Elise secoua la tête.
— On a des vrais livres. J’ai vu des cerfs dedans. C’est des drôles
d’animaux, grands avec des jambes toutes maigres, et ils vivent dans
les bois.
L’homme à la moustache et à la combinaison orange ne semblait
pas s’intéresser aux cerfs. Mais l’autre homme, oui. Elise regarda en
direction de la porte et se demanda où étaient passés tous ceux
qu’elle connaissait. Où était Solo ? Il devrait l’aider à retrouver
Cabot.
— Le Pacte est un document très important, reprit l’homme en
orange.
Elle se rappela soudain qu’il s’appelait M. Rash. Il s’était présenté,
mais elle ne se souvenait jamais des noms. Jusqu’à maintenant, elle
n’avait pas eu besoin d’en retenir beaucoup. En tout cas, M. Rash
était très gentil avec elle.
— Le Pacte, c’est comme un livre, mais en plus petit, disait-il. Un
peu comme toi. Tu es une femme, mais en plus petit.
— J’ai sept ans, dit Elise.
Elle n’était plus petite.
— Et tu en auras dix-sept en un rien de temps, dit l’homme en
orange en lui caressant la joue.
Elise recula, surprise, et il fronça les sourcils. Il se retourna et leva
la tête vers l’homme en blanc, qui observait Elise.
— Quels sont ces livres dont tu parles ? demanda l’homme en
blanc. Ceux avec les animaux. Ils sont dans ce silo ?
Les mains d’Elise descendirent instinctivement se poser contre
son sac, sur son livre-souvenir. Elle était sûre d’y avoir mis la page
sur les cerfs. Elle adorait tout ce qui concernait le monde vert, la
pêche, les animaux, le soleil, les étoiles. Elle se mordit la lèvre pour
s’empêcher de répondre.
L’homme à la moustache – M. Rash – posa une feuille de papier et
une craie sur le banc où elle était assise et mit une main sur son
genou. L’autre homme s’approcha davantage.
— Si tu sais qu’il y a des livres dans cet endroit, c’est ton devoir
envers Dieu que de nous dire où ils sont, dit-il. Est-ce que tu crois en
Dieu ?
Elise opina. Hannah et Rickson lui avaient parlé de Dieu, lui
avaient appris la prière du soir. Sa vue se brouilla soudain, et elle se
rendit compte qu’elle pleurait. Elle essuya vite ses larmes. Rickson
n’aimait pas du tout quand elle pleurait.
— Où se trouvent ces livres, Elise ? Combien y en a-t-il ?
— Beaucoup, dit-elle, songeant à tous ceux où elle avait arraché
des pages.
Solo s’était fâché quand il avait vu qu’elle prenait des images et des
guides pratiques. Mais les guides pratiques lui avaient appris à
pêcher, puis Solo lui avait montré comment ôter les pages et les
remettre proprement, et ils avaient pêché ensemble.
L’homme à la couverture blanche s’agenouilla à son tour.
— Est-ce qu’il y a des livres partout dans le silo ?
— Voici le père Remmy, dit M. Rash en faisant de la place à
l’homme à moitié chauve pour le présenter à Elise. Il va nous guider,
en cette période tumultueuse. Nous sommes un troupeau. Avant,
nous suivions le père Wendel, mais certains quittent le troupeau, et
d’autres le rejoignent. Comme toi.
— Ces livres, dit M. Remmy, qui semblait bien jeune pour être
père, pas plus vieux que Rickson en tout cas. Sont-ils près de nous ?
Où peut-on les trouver ?
Il fit un geste de la main du mur au plafond, il avait une manière
étrange de parler, une voix sonore qui résonnait dans la poitrine
d’Elise et lui donnait envie de répondre. Et ses yeux – du même vert
que les profondeurs du silo inondées dans lesquelles elle avait pêché
avec Solo – lui donnaient envie de dire la vérité.
— Ils sont tous au même endroit, répondit Elise en reniflant.
— Où ça ? chuchota l’homme.
Il lui tenait les mains, et l’autre homme les regardait d’un drôle
d’air.
— Où sont les livres ? Ma fille, si tu savais comme c’est important.
Car il n’existe qu’un seul livre, tu sais. Tous les autres sont des tissus
de mensonges. Allez, dis-moi où ils se trouvent.
Elise pensa au livre qu’elle portait avec elle. Ce n’était pas un
mensonge. Mais elle ne voulait pas que cet homme touche à son
livre. Ni qu’il la touche, elle. Elle tenta de se dégager, mais il serra
plus fort ses mains sur les siennes. Il avait une drôle de lueur dans le
regard.
— Trente-quatre, murmura Elise.
— Niveau 34 ?
Elise acquiesça, et il la relâcha. Lorsqu’il se releva, M. Rash se
rapprocha d’Elise et posa une main là où M. Remmy lui avait fait mal.
— Mon père, pouvons-nous… ?
L’homme à moitié chauve opina et M. Rash prit la feuille de papier
qu’il avait posée sur le banc. Il y avait des choses imprimées d’un
côté. De l’autre, les mots étaient écrits à la main. Il y avait une craie
violette, et M. Rash demanda à Elise si elle savait écrire, si elle
connaissait son alphabet.
Elle opina. Sa main tomba à nouveau sur son sac. Elle lisait mieux
que Miles. Hannah s’en était assurée.
— Peux-tu écrire ton nom, ici ?
Il lui montra la feuille de papier. Il y avait trois lignes tracées tout
en bas. Deux portaient déjà une signature. La troisième, vide,
attendait celle d’Elise.
— Juste là, dit-il, en lui montrant la ligne avant de mettre la craie
dans sa main.
Elle essayait de lire, mais c’était mal écrit. Les mots avaient été
griffonnés en vitesse sur une surface rugueuse. Et puis, les larmes
revenaient.
— Rien que ton nom, insista-t-il. Là, montre-moi.
Elise avait envie de partir. Elle voulait retrouver Cabot, Solo, Jewel,
et même Rickson. Elle essuya ses larmes et ravala un sanglot qui
menaçait de l’étouffer. Si elle faisait ce qu’ils lui demandaient, elle
serait libre de partir. Il y avait de plus en plus de monde dans cette
pièce. Certains l’observaient et murmuraient. Elle entendit un
homme dire que quelqu’un avait de la chance, qu’il y avait plus
d’hommes que de femmes, qu’il y en aurait qui seraient laissés de
côté s’ils ne faisaient pas attention. Ils la regardaient et ils
attendaient ; les bancs étaient alignés, le sol était propre, il y avait des
feuilles vertes éparpillées sur une estrade.
— Juste ici, dit M. Rash.
Il lui saisit le poignet et força le bout de la craie à toucher le papier.
— Écris ton nom.
Tout le monde les regardait. Elise connaissait son alphabet. Elle
lisait mieux que Rickson. Mais elle y voyait à peine. Elle était comme
un de ces poissons qu’elle avait pêchés : sous l’eau, elle levait les
yeux et apercevait une ribambelle de visages affamés. Elle réussit à
écrire son nom malgré tout. Elle espérait qu’ils allaient la laisser
tranquille à présent.
— Gentille petite.
M. Rash se pencha pour l’embrasser sur la joue. Les gens se mirent
à applaudir. Puis l’homme à la couverture qui était obnubilé par les
livres psalmodia quelques paroles, de sa voix à la fois retentissante et
agréable. Ses mots résonnèrent dans la poitrine d’Elise alors qu’il
déclarait deux personnes, au nom du Pacte, mari et femme.
51

Silo 1

Darcy prit l’ascenseur en direction de l’arsenal. Il fourra le petit


sachet qui contenait la balle ainsi que les résultats des analyses de
sang dans sa poche, sortit de la cabine et chercha à tâtons le tableau
d’interrupteurs. Quelque chose lui disait que le pilote manquant dans
son cryopode se cachait à cet étage. C’était là qu’ils avaient retrouvé
l’homme se faisant passer pour le Berger. C’était aussi l’endroit où
environ un mois auparavant une poignée de pilotes avaient habité
pendant une période d’activité intense. Il avait déjà ratissé l’étage
plusieurs fois avec Stevens, mais il avait un pressentiment. Déclenché
par le fait qu’il fallait une autorisation spéciale pour avoir accès à ce
niveau.
Seuls quelques membres de la plus haute hiérarchie et de la
Sécurité pouvaient obtenir cette autorisation, et Darcy avait compris
pourquoi lors de ses précédentes visites. Il y avait des caisses et des
caisses de munitions. Des bâches sur ce qui s’avéra être des drones
militaires. Des pyramides de bombes. Pas le genre de choses que
pouvait voir un employé de la restauration qui cherchait un paquet
de pommes de terre lyophilisées et se trompait de bouton dans
l’ascenseur.
Les fouilles antérieures n’avaient rien donné, mais il pouvait y
avoir des milliers de cachettes, entre les étagères et leurs grandes
caisses en plastique. Darcy commença à les passer en revue tandis
que les lumières s’allumaient. Il se mit dans la peau de ce pilote : il
vient de tuer un homme, il arrive dans cet ascenseur éclaboussé de
sang, il cherche un endroit où se cacher.
Il s’accroupit pour examiner le béton ciré juste à la sortie de la
cabine. Il recula et pencha la tête pour mieux observer le lustre, plus
important près des portes de l’ascenseur. C’était peut-être dû au
passage des bottes, à l’usure progressive. Il s’agenouilla à nouveau et
renifla. Ça sentait le frais, le pin, le citron, une odeur d’un autre
temps, d’une époque où les choses poussaient et où le monde
exhalait des parfums.
Quelqu’un avait nettoyé le sol à cet endroit. Récemment, pensa-t-
il. Il resta accroupi et jeta un œil entre les rangées d’armes et de
matériel d’urgence, conscient de ne pas être tout seul. Il aurait dû, à
ce moment précis, remonter chercher Brevard et du renfort. Il y
avait là, quelque part, un homme capable de tuer, un membre du
Personnel d’Urgence, qui avait reçu un entraînement spécial, qui
avait accès à toutes les armes de cet arsenal. Mais cet homme était
aussi blessé. Il se terrait, et il avait peur. Et les renforts apparurent à
Darcy comme une mauvaise idée.
Ce n’était pas tant pour que tout le mérite lui revienne, mais plutôt
qu’il était de plus en plus convaincu que ces meurtres impliquaient
des personnes très haut placées. Les gens qui trempaient là-dedans
étaient au sommet. On avait trafiqué des dossiers, échangé des
données liées aux cryopodes, peut-être même des identités. Rien de
tout cela n’aurait dû être possible. Ses propres supérieurs étaient
peut-être mêlés à tout ça. Darcy lui-même s’était trouvé ici,
soutenant à bout de bras le vrai Berger tandis qu’il donnait des coups
de botte à celui qui avait usurpé son nom. On était loin du protocole.
Non, on était dans les histoires personnelles. Il connaissait
l’imposteur, il le voyait souvent veiller tard, avait parlé avec lui en
quelques occasions. Difficile d’imaginer que cet homme ait pu tuer
des gens. C’était le monde à l’envers.
Darcy s’aida de sa lampe torche pour éclairer les étagères. Il avait
besoin de plus que ce qu’ils octroyaient aux gardiens de nuit.
L’étiquetage des caisses le propulsa dans un autre monde, un monde
dont il se souvenait à peine. Il ouvrit plusieurs couvercles
hermétiques – avec chaque fois un petit souffle caractéristique –
avant de trouver ce qu’il cherchait : un HK 45, un pistolet à la fois
moderne et ancien. Le top à l’époque où il sortait de l’usine, mais ces
usines étaient à peine plus que des souvenirs. Il glissa un chargeur
dans l’arme, en espérant que les balles soient bonnes. Plus assuré
une fois armé, il reprit ses fouilles avec une détermination nouvelle
et non le découragement de la veille lorsqu’il avait fallu entamer les
recherches… sur quatre-vingts niveaux.
Il jeta un œil sous toutes les bâches. Sous l’une d’elles, il trouva des
pièces détachées et des outils éparpillés ; un drone qu’on démantelait
ou qu’on réparait. Du travail récent ? Impossible à dire. Il n’y avait
pas de poussière, ce qui était normal, sous une bâche. Il fit le tour de
l’entrepôt, chercha d’éventuelles petites boules blanches de
polystyrène tombées des dalles du plafond qu’on aurait déplacées,
fouilla les bureaux du fond, scruta les étagères pour voir si certaines
avaient été escaladées. En se dirigeant vers la zone des dortoirs, il
remarqua la petite porte du monte-charge pour la première fois.
Il s’assura d’avoir bien ôté le cran de sûreté de son arme. Il saisit la
poignée et hissa la porte vers le haut d’un coup sec, puis s’accroupit
et braqua lampe et pistolet à l’intérieur.
Il faillit tirer sur un sac de couchage. Le tas d’oreillers et de
couvertures ressemblait à quelqu’un en train de dormir. Il remarqua
des dossiers semblables à ceux qu’il avait recueillis dans la salle de
réunion. C’était sûrement là que son homme se cachait. Il faudrait
qu’il montre ça à Brevard, et qu’il vide l’endroit. Il avait du mal à
imaginer qu’on puisse vivre comme ça, comme un rat. Il referma la
porte et se dirigea vers celle qui menait aux dortoirs. Il l’entrouvrit
pour d’abord s’assurer que le couloir était vide. Il écuma toutes les
pièces une à une sans faire de bruit. Pas de signe de vie. Personne
dans les salles de bains, ni dans les toilettes. Tout était calme. D’un
calme presque menaçant. En sortant des toilettes des femmes, il crut
entendre une voix. Un chuchotis. Venant de derrière la porte tout au
bout du couloir.
Il prépara son arme et colla une oreille contre la porte. Quelqu’un
parlait. Il posa une main sur la poignée, la porte n’était pas
verrouillée. Il inspira un grand coup. Si l’homme en face de lui faisait
un geste en direction d’une arme, il tirerait immédiatement. Il
entendait déjà les explications qu’il fournirait à Brevard – il avait eu
une intuition, avait suivi une série d’indices, n’avait pas songé à
appeler des renforts, était descendu là pour tomber sur cet homme
blessé, en sang. Il avait tiré le premier. Pour se protéger. Un cadavre
de plus, une autre affaire classée. Tels seraient ses arguments si les
choses dérapaient. Tout ce scénario, et bien plus encore, se déroulait
dans sa tête tandis qu’il ouvrait la porte, arme levée.
À l’autre bout de la pièce, un homme se retourna. Darcy lui cria de
rester où il était tout en s’approchant, l’habitude revenant comme
une seconde nature.
— Ne bougez pas, beugla-t-il, et l’homme leva les mains en l’air.
C’était un jeune homme en combinaison grise, un bras au-dessus
de sa tête, l’autre pendant mollement contre son corps.
Et Darcy se rendit compte que quelque chose ne tournait pas rond.
Ça n’allait pas du tout. Ce n’était pas un homme.

— Ne tirez pas, le supplia Charlotte en observant l’homme


approcher d’elle, arme levée.
— Levez-vous et écartez-vous du bureau, répondit l’homme d’une
voix ferme.
Il fit un signe avec son arme pour orienter Charlotte vers le mur.
Elle posa les yeux sur sa radio. Juliette lui demanda si elle la
recevait toujours, si elle pouvait finir sa phrase, mais Charlotte ne
prit pas le risque de tendre la main vers le micro. Elle regarda les
outils éparpillés, les tournevis, les pinces coupantes, et se remémora
l’horrible combat de la veille. Elle sentait les élancements sous le
bandage de son épaule. L’homme l’avait rejointe.
— Les deux mains en l’air.
Sa diction, sa façon de tenir son arme lui rappelèrent le service
militaire. Il ne faisait aucun doute pour elle qu’il n’hésiterait pas à la
tuer.
— Je ne peux pas la lever plus que ça, dit-elle.
Juliette la supplia à nouveau de lui répondre. L’homme posa les
yeux sur la radio à son tour.
— Avec qui vous parlez ?
— Avec un autre silo, répondit-elle en tendant une main vers le
volume.
— Pas touche. Contre le mur. Tout de suite.
Elle obtempéra. Sa seule consolation était qu’elle irait rejoindre
son frère. Du moins l’espérait-elle. Elle saurait en tout cas ce qu’ils
avaient fait de lui. Son isolement et son inquiétude venaient de
prendre fin. D’une certaine manière, elle était presque soulagée
d’avoir été découverte.
— Tournez-vous face au mur. Mains derrière le dos. Poignets
croisés.
Elle s’exécuta. Mais elle tourna légèrement la tête sur le côté et
l’aperçut en train de tirer un collier de serrage en plastique blanc de
son ceinturon.
— Front contre le mur, lui dit-il.
Elle le sentit approcher, sentit son odeur, entendit sa respiration,
et l’idée de faire volte-face pour engager le combat s’évapora avec le
pincement douloureux du lien autour de ses poignets.
— Est-ce qu’il y a quelqu’un d’autre avec vous ?
Elle secoua la tête.
— Non, il n’y a que moi.
— Vous êtes pilote ?
Elle acquiesça. Il la saisit par le coude.
— Qu’est-ce que vous fichez ici ?
Il plissa les yeux sur son bandage.
— C’est Eren qui vous a tiré dessus.
Elle ne répondit pas.
— Vous avez tué un brave homme.
Elle était au bord des larmes. Elle voulait en finir au plus vite. Qu’il
l’emmène où il devait l’emmener, la pique pour qu’elle se rendorme,
la laisse voir Donny, quelle que fût la marche à suivre.
— Je ne voulais pas le tuer, dit-elle pour se défendre.
— Comment vous avez atterri ici ? Vous étiez avec les autres
pilotes ? C’est que… Les femmes ne peuvent pas…
— C’est mon frère qui m’a réveillée.
Elle hocha la tête en direction de la poitrine de l’homme, ornée du
blason de la Sécurité.
— Vous l’avez emmené.
Elle se rappela le jour où ils étaient venus chercher Donny, le
jeune homme qui aidait Thurman à tenir debout. Elle identifia
l’homme qu’elle avait face à elle comme tel et les larmes finirent par
rouler.
— Est-ce qu’il est… encore en vie ?
L’homme détourna le regard un instant.
— Oui. À peine.
Les larmes de Charlotte redoublèrent.
L’homme lui fit face à nouveau.
— C’est votre frère ?
Elle opina. Avec les poignets entravés, elle ne pouvait pas s’essuyer
le nez, elle ne pouvait même pas atteindre son épaule pour l’essuyer
sur sa combinaison. Elle était surprise que cet homme soit venu seul,
qu’il n’appelle pas de renforts.
— Est-ce que je peux le voir ? demanda-t-elle.
— J’en doute. Ils le rendorment aujourd’hui.
Il agita son pistolet en direction de la radio tandis que Juliette
continuait d’insister pour avoir une réponse.
— Ce n’est pas bien, ce que vous faites. Qui que soient ces gens
avec qui vous parlez, vous les mettez en danger. Mais qu’est-ce que
vous cherchez à faire ?
Elle profita de ses remontrances pour l’observer. Il devait avoir
son âge, une petite trentaine, ressemblait davantage à un soldat qu’à
un flic.
— Où sont les renforts ? demanda-t-elle en jetant un œil à la porte.
Pourquoi est-ce que vous ne m’emmenez pas ?
— Je vais le faire. Mais j’ai d’abord besoin de comprendre quelque
chose. Comment votre frère et vous… Comment vous avez fait pour
sortir ?
— Je vous l’ai dit, il m’a réveillée.
Le regard de Charlotte glissa en direction des notes de Donny
étalées sur la table. Elle avait laissé les dossiers ouverts. La carte était
sur le dessus, la note intitulée Pacte en évidence. L’agent suivit son
regard. Il s’éloigna d’elle et posa une main sur un des dossiers.
— Et… qui a réveillé votre frère ?
— Vous devriez lui demander.
Charlotte commençait à s’inquiéter. Le fait qu’il ne l’emmène pas
ne présageait rien de bon à ses yeux, c’était comme s’il agissait en
dehors des règles. Elle avait vu des hommes en Irak agir en dehors
des règles. Ça n’avait jamais été pour faire de jolies choses.
— S’il vous plaît, emmenez-moi voir mon frère. Je me rends.
Arrêtez-moi.
Il leva les yeux vers elle puis reporta son attention sur les dossiers.
— C’est quoi, tout ça ?
Il prit la carte, l’examina, et prit une autre feuille de papier.
— On a sorti des paquets de documents semblables de la salle à
l’autre bout de l’entrepôt. Mais sur quoi vous travaillez, bon sang ?
— Emmenez-moi, je vous en prie, le supplia Charlotte.
Elle commençait à avoir peur.
— On ne va pas tarder.
Il baissa le volume de la radio. Dos au bureau, il prit appui contre
le meuble ; son pistolet pendait contre sa hanche. Il va baisser son
pantalon, songea Charlotte. Il allait la forcer à se mettre à genoux. Il
n’avait pas vu de femme depuis plusieurs centaines d’années,
insistait pour savoir comment on les réveillait… Voilà ce qu’il voulait.
Elle envisagea de courir en direction de la porte, espérant qu’il lui
tire dessus, qu’il la rate ou l’atteigne en plein…
— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.
Charlotte sentit les larmes rouler sur ses joues. La voix tremblante,
elle réussit à articuler son prénom.
— Moi c’est Darcy. Détendez-vous. Je ne vous ferai aucun mal.
Elle se mit à trembler. C’était exactement ce qu’elle imaginait un
homme dire avant de se livrer à un acte ignoble.
— J’ai juste besoin de débrouiller tous ces fils avant de vous livrer.
Parce que d’après tout ce que j’ai vu aujourd’hui, cette affaire
dépasse le simple lien qui unit un frère et une sœur. Ça me dépasse,
moi aussi. Je veux dire, si ça se trouve, dès que je vous aurai amenée
là-haut, c’est moi qui me ferai arrêter et ils vous renverront travailler
à vos projets.
Charlotte s’esclaffa. Elle tourna la tête pour essuyer contre sa
combinaison les larmes qui gouttaient de sa mâchoire.
— C’est peu probable, dit-elle.
Et elle commença à se demander si après tout cet homme n’était
pas sincère, s’il ne lui voulait, en effet, aucun mal, si sa curiosité
n’était pas authentique. Son regard dévia vers les dossiers.
— Est-ce que vous savez quel sort ils nous réservent ? demanda-t-
elle.
— Difficile à dire. Vous avez tué quelqu’un de très haut placé. Vous
ne devriez pas être réveillée. Ils vont vous envoyer en
cryogénisation, j’imagine. Morte ou vivante, ça reste à déterminer.
— Non, je ne parle pas de ce qu’ils ont prévu pour mon frère et
moi, mais pour nous tous. De ce qui va se passer après la dernière
faction.
Darcy réfléchit quelques instants.
— Je… Je n’en sais rien. Je n’y ai jamais pensé.
Elle désigna les dossiers.
— Tout est ici. Quand je me retrouverai dans un caisson, peu
importe que je sois morte ou vivante. Je ne me lèverai plus jamais. Ni
votre sœur ou votre mère ou votre femme, ou quelle que soit la
personne en question.
Darcy regarda les dossiers, et Charlotte se rendit compte que le
délai qu’il lui accordait n’était pas un problème, mais au contraire
une occasion qu’elle devait saisir. C’était pour ça qu’ils ne disaient la
vérité à personne. Parce que si les gens étaient au courant, ils
s’insurgeraient.
— Vous me faites marcher, dit Darcy. Vous ne savez pas ce qui se
passera à la fin de la dernière…
— Demandez à votre patron. Vous verrez bien ce qu’il vous dira.
Ou au chef de votre patron. Continuez comme ça jusqu’au bout de la
chaîne. Ils vous donneront peut-être un pode à côté du mien en
cryogénisation.
Darcy braqua son regard sur elle. Il posa son pistolet et
déboutonna le bouton du col de sa combinaison. Puis le suivant. Il les
déboutonna jusqu’à la taille, et Charlotte comprit qu’elle ne s’était
pas trompée sur ses intentions. Elle se prépara à lui envoyer un coup
de pied entre les jambes, à le mordre.
Darcy s’empara des dossiers, les glissa dans son dos et reboutonna
sa combinaison.
— J’y jetterai un œil. À présent, allons-y.
Il prit son arme et fit un geste en direction de la porte. Charlotte
inspira profondément, soulagée. Elle chemina entre les postes de
pilotage. Elle se sentait tiraillée. Elle avait voulu que cet homme la
livre à ses supérieurs, mais maintenant elle voulait parler davantage.
Elle l’avait craint, mais maintenant elle avait envie de lui faire
confiance. Son salut résidait dans son arrestation, dans sa mise en
cryopode, et pourtant, une autre issue semblait se présenter à elle.
Le cœur battant, elle sortit dans le couloir. Darcy ferma la porte de
la salle de pilotage. Elle passa devant les sanitaires et les dortoirs,
attendit au bout du couloir qu’il ouvre la porte qui menait à l’arsenal,
puisqu’elle avait les mains liées.
— Je connaissais votre frère, vous savez, dit-il en lui ouvrant la
porte. Il n’avait pas l’air d’un assassin. Vous non plus, d’ailleurs.
Charlotte secoua la tête.
— Jamais je n’ai voulu faire de mal à qui que ce soit. On était
simplement en quête de la vérité.
Ils se dirigeaient vers l’ascenseur.
— C’est tout le problème avec la vérité, dit Darcy. Les menteurs
comme les honnêtes gens prétendent la détenir. Ce qui plonge les
gens comme moi dans un sacré dilemme.
Soudain, Charlotte s’arrêta. Darcy sembla surpris. Ses doigts se
crispèrent sur son arme.
— Continuez à avancer.
— Attendez, dit Charlotte. Vous la voulez, la vérité ?
Elle opina en direction des drones sous leurs bâches.
— Et si vous commenciez par arrêter de croire aveuglément ce
qu’on vous dit ? Décidez plutôt qui croire sur preuve. Je vais vous
montrer. Vous allez voir la vérité de vos propres yeux.
52

Silo 1

Tout le côté du corps de Donald était un dégradé de bleu et noir


violacé. Tee-shirt relevé, combinaison déboutonnée jusqu’à la taille,
il inspectait ses côtes dans le miroir de la salle de bains. Au milieu
d’un bleu se trouvait un cercle jaune orangé. Il l’effleura à peine et
sentit un courant électrique lui couper les jambes. Il faillit tomber, et
il lui fallut un moment avant de reprendre son souffle. Il baissa son
tee-shirt, reboutonna sa combinaison et boita jusqu’à son lit.
Ses tibias, qu’il avait exposés pour se protéger des coups de
Thurman, lui faisaient un mal de chien. Il avait une boule sur l’avant-
bras, comme un deuxième coude. Et dès qu’une quinte de toux
survenait, il avait envie qu’elle l’achève. Il essaya de dormir. Le
sommeil était un véhicule qui permettait de faire passer le temps,
d’éviter le présent. Un tramway pour les déprimés, les impatients, et
les mourants. Donald était un peu des trois.
Il éteignit la lumière et resta allongé dans le noir. Les cryopodes et
l’enchaînement des factions étaient des formes exagérées de
sommeil, se dit-il. Ce qui semblait anormal tenait davantage à
l’intensité qu’à la qualité. Les ours hibernaient dans leur grotte le
temps d’une saison. Les humains, eux, hibernaient tous les soirs. Le
jour était une faction, subie comme une unité de temps, toute la
planification à court terme ne menant qu’à une période d’obscurité,
sans que personne ne cherche à injecter du sens à cet enchaînement
de journées, à en faire un collier de perles précieuses. Rien qu’un
autre jour auquel survivre.
Il toussa, les côtes percluses de décharges électriques, des éclairs
devant les yeux. Il priait pour s’évanouir, pour s’endormir, mais les
dieux en charge de son destin étaient des experts en torture. Juste
assez… mais pas trop. Ne le tuons pas, entendait-il murmurer ses
blessures entre elles. Il faut le garder en vie, afin qu’il souffre pour ce
qu’il a fait.
La toux reflua, le laissant avec un goût de cuivre sur les lèvres et
une brume de sang sur sa combinaison… mais peu lui importait. Il
reposa la tête sur son oreiller, en sueur, et écouta les faibles
gémissements qui s’échappaient de sa bouche.
Quelques minutes ou des heures passèrent. Des jours. Il y eut un
toc à la porte, le bruit du verrou, la lumière qu’on allumait. Ça devait
être un garde, avec un dîner ou un petit-déjeuner, ou toute autre
désignation absurde du moment de la journée. Peut-être Thurman,
venu lui faire la leçon, le mitrailler de questions, l’emmener se faire
piquer.
— Donny ?
C’était Charlotte. Derrière elle, le couloir était plongé dans la
pénombre de la faction de nuit. Tandis qu’elle s’approchait de lui, un
homme se carra dans l’embrasure, un des agents de sécurité. Ils
l’avaient découverte, et ils la bouclaient elle aussi. Mais ils leur
accordaient quand même ce moment. Il se redressa trop vivement,
faillit perdre l’équilibre, mais leurs bras se trouvèrent et ils
s’étreignirent, grimaçants de douleur.
— Mes côtes, siffla Donald.
— Attention à mon bras, murmura sa sœur.
Elle recula d’un pas, et au moment où Donald allait lui demander
ce qu’elle avait au bras, elle posa un doigt sur sa bouche.
— Dépêche-toi, par ici.
Par-dessus son épaule, Donald regarda l’homme resté sur le seuil.
Le gardien scrutait le couloir, apparemment plus inquiet à l’idée que
quelqu’un arrive que ses captifs s’enfuient. La douleur dans ses côtes
s’apaisa lorsqu’il comprit ce qui se passait.
— On sort ? demanda-t-il.
Charlotte acquiesça et l’aida à se lever. Il la suivit dans le couloir.
Tant de questions, mais le silence était de rigueur. Ce n’était pas le
moment. L’officier referma la porte et la verrouilla. Charlotte se
dirigeait déjà vers les ascenseurs. Donald boitait derrière elle, pieds
nus, assailli de douleurs à la jambe gauche à chaque pas. Ils étaient à
l’étage administratif. Ils passèrent devant les bureaux de gestion des
stocks ; celui des Registres, où les principaux événements de chaque
silo étaient consignés dans les serveurs ; celui du Contrôle
Démographique, d’où émanaient tant des rapports qu’il avait
consultés. Tous ces bureaux étant déserts, on devait être aux petites
heures du matin.
Le poste de sécurité était vacant. Au-delà, un ascenseur les
attendait avec une vibration persistante. Donald remarqua une très
forte odeur d’agent nettoyant dans la cabine. Charlotte renfonça le
bouton d’attente, passa son badge sur la borne de lecture et appuya
sur l’étage de l’arsenal. Le gardien se glissa de biais entre les portes
qui se refermaient, et Donald remarqua un pistolet dans sa main. Il
comprit que ce n’était pas la peur d’être découverts par d’autres
personnes qui motivait la présence de cette arme. Ils n’étaient pas
tout à fait libres. Le jeune homme se tenait de l’autre côté de la
cabine et observait Donald et sa sœur avec méfiance.
— Je vous connais, dit Donald. Vous êtes de service la nuit.
— Darcy, répondit l’agent sans lui tendre la main.
Donald songea au poste de sécurité laissé vacant, et se rendit
compte que cet homme aurait dû y être.
— Darcy, c’est ça. Qu’est-ce qui se passe ?
Il se tourna vers Charlotte. Il remarqua le bandage qui dépassait de
la manche de son maillot.
— Est-ce que tu vas bien ?
— Oui, ça va.
Elle observait les étages défiler avec une anxiété évidente.
— On a fait voler un autre drone.
Elle leva la tête vers Donald, le regard brillant.
— Il est allé jusqu’au bout.
— Alors, tu as vu ?
Oubliées les blessures, oublié le pistolet que tenait l’officier. Cela
faisait tellement longtemps que le premier drone lui avait donné un
aperçu de ciel bleu qu’il avait fini par en douter, par se dire que ça
n’était jamais arrivé. Les autres vols avaient échoué, n’avaient jamais
égalé cette distance. L’ascenseur ralentit à l’approche de l’entrepôt.
— Le monde est sain et sauf, lui confirma Charlotte. Ce n’est que
notre petite parcelle qui est dévastée.
— Allez, tout le monde descend, dit Darcy en agitant son arme. Je
tiens à comprendre ce qui se trame. Et pour votre information, je
peux encore très bien vous boucler avant la relève. Je nierai en bloc
avoir parlé avec vous.
Sitôt dans l’arsenal, Donald prit une inspiration sifflante et sortit
machinalement son mouchoir de sa poche arrière. Il toussa, penché
en avant pour réduire la pression sur ses côtes. Il s’empressa de
ranger son carré de tissu pour éviter que Charlotte ne le voie.
— Viens, on va te chercher de l’eau, dit-elle.
Donald la coupa dans son élan et se tourna vers Darcy.
— Pourquoi est-ce que vous nous aidez ? lui demanda-t-il, la voix
enrouée.
— Je ne vous aide pas, répondit Darcy. Je vous laisse une chance de
vous exprimer. Votre sœur a affirmé des choses pour le moins
étonnantes, et j’ai fait un peu de lecture pendant qu’elle préparait son
oiseau à voler.
— Je lui ai passé tes notes, dit Charlotte. Et il m’a aidée à lancer le
drone. Je l’ai fait atterrir dans de l’herbe bien verte. De l’herbe,
Donny ! Les capteurs ont tenu une demi-heure. On est restés là à
regarder.
— N’empêche, dit Donald à Darcy. Vous ne nous connaissez pas.
— Je ne connais pas non plus mes supérieurs. Pas vraiment. Mais
j’ai vu la raclée qu’ils vous ont infligée, et ça m’a mis mal à l’aise.
Vous deux, vous vous battez pour quelque chose, et ce n’est peut-
être pas pour le bien de tous, c’est peut-être une chose à laquelle je
vais devoir mettre un terme, mais j’ai remarqué des récurrences. Dès
que je pose des questions qui dépassent le cadre de mes attributions,
le flux d’informations se tarit. Ils veulent que je bosse de nuit et que
je leur apporte le café quand ils débarquent le matin, mais je me
rappelle avoir été plus que ça dans une autre vie. Oui, on m’a appris à
obéir aux ordres, mais seulement jusqu’à un certain point.
Donald opina d’un air grave. Il se demanda si ce jeune homme
avait fait partie d’un déploiement à l’étranger. S’il avait souffert de
stress post-traumatique, pris des médicaments pour y remédier. En
tout cas, quelque chose l’avait rattrapé, une sorte de conscience.
— Je vais vous expliquer ce qui se passe ici, dit Donald.
Il les guida à travers les rangées d’étagères garnies d’eau en
bouteilles, de repas lyophilisés, de plats impérissables au goût atroce.
— Mon ancien chef – l’homme que vous avez vu me tabasser – m’a
expliqué certaines choses. Probablement plus qu’il ne l’aurait voulu.
La majeure partie de ce que je vais vous dire a été découverte par
mes soins, mais il a comblé quelques lacunes.
Donald souleva le couvercle d’une caisse en bois que sa sœur avait
ouverte. Il grimaça de douleur, et elle se rua à son secours. Il prit une
bouteille d’eau, l’ouvrit, but à longs traits tandis que Charlotte en
sortait deux autres. Darcy changea son pistolet de main pour en
prendre une, et Donald ressentit avec davantage d’acuité la présence
des innombrables caisses d’armes qui les entouraient. Il en avait
assez de ces engins. Mais d’une certaine façon, il ne craignait plus
celle qu’arborait Darcy. La douleur qu’il avait à la poitrine n’était
qu’une variété de blessure par balle. Une mort rapide serait une
bénédiction.
— Nous ne sommes pas les premiers à tenter de venir en aide à un
silo, reprit Donald. C’est ce que Thurman m’a dit. Et du coup, tout un
tas de choses sont plus claires. Venez.
Il les mena jusqu’à une autre allée. L’ampoule au-dessus de leurs
têtes montrait des signes de faiblesse. Elle n’allait pas tarder à
s’éteindre. Donald se demanda si quelqu’un prendrait la peine de la
remplacer. Il trouva la caisse en plastique qu’il cherchait parmi les
autres, essaya de la tirer à lui, mais sentit ses côtes s’insurger. Il
ravala sa douleur et alla jusqu’au bout de son geste, aidé de Charlotte.
Ils la portèrent jusqu’à la salle de réunion. Darcy les suivit.
— C’est le travail d’Anna, gémit-il en hissant la caisse sur la table
tandis que Darcy allumait les lumières.
Il y avait un schéma des silos sous une plaque de verre qui portait
des notes à la craie grasse, toutes à moitié effacées par des coudes,
des dossiers, des verres de whisky. Ses notes à lui avaient disparu,
mais peu importait. C’est d’un vieux document qu’il avait besoin,
une relique du passé, de sa faction précédente. Il sortit plusieurs
dossiers et les lâcha sur la table. Charlotte se mit à les feuilleter.
Posté près de la porte, Darcy jetait de temps en temps un coup d’œil
au sol, encore moucheté de sang séché.
— Un silo a été liquidé il y a quelque temps pour avoir émis sur un
canal général. Mais je n’étais pas en service.
Il pointa un doigt sur le silo 10, qui portait les restes d’une croix
tracée en rouge.
— Un éclair de conscience, de lucidité, diffusé sur une poignée de
canaux, après quoi, plus de son, plus d’image. Mais c’est le silo 40 qui
a fait bosser Anna pendant quasiment toute une année.
Il trouva le dossier qu’il cherchait. À la vue de l’écriture d’Anna, sa
vision se brouilla. Il hésita, effleura ses mots, accablé par le souvenir
de ce qu’il avait fait. Il avait tué la seule et unique personne qui avait
essayé de l’aider, la seule et unique personne qui l’aimait. Qui entrait
en contact avec ces silos pour les aider. Tout ça parce qu’il s’en
voulait, et se détestait de l’aimer en retour.
— Voici un récit détaillé des événements, dit-il, oubliant ce qu’il
cherchait.
— Venez-en au fait, l’implora Darcy. Ma faction se termine dans
deux heures, et le jour va bientôt se lever. Il faut que je vous aie
bouclés d’ici là.
— J’y viens, j’y viens.
Donald s’essuya les yeux et se ressaisit. Il agita une main vers un
coin de la table.
— Ces silos-là se sont éteints il y a longtemps. Une bonne
douzaine, je dirais. Ça a commencé par le 40. Il a dû y avoir une sorte
de révolution silencieuse. Sans effusion de sang, parce qu’on n’a
jamais eu aucun rapport. On n’a jamais rien remarqué de bizarre. Un
peu comme avec le silo 18 en ce moment.
— Non, plus maintenant, intervint Charlotte. Je les ai entendus. Ils
ont été liquidés.
Donald acquiesça.
— Oui, Thurman me l’a dit. Je voulais dire “un peu comme c’était
le cas avec le silo 18”, pardon. Thurman a aussi dit qu’à l’origine, ils
avaient prévu de construire moins de silos, mais qu’ils en avaient
rajouté, encore et encore, en guise de pièces de rechange. Je suis
tombé sur des rapports qui sous-tendent cette information. Et vous
savez ce que je pense ? Ils en ont rajouté trop. Ils n’ont pas pu les
surveiller tous de près. C’est comme mettre des caméras à tous les
coins de rue sans avoir assez de personnel pour regarder les images.
Et donc celui-ci est passé entre les mailles du filet.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par “ces silos se sont éteints” ?
demanda Darcy.
Il s’approcha de la table et examina le schéma protégé par la
plaque de verre.
— Tous les flux vidéo se sont éteints en même temps. Plus
personne ne répondait à nos appels. L’Ordre exigeait qu’on les
liquide au cas où ils auraient pris leur indépendance, alors on les a
gazés. On a ouvert les sas. Et puis après, un autre silo s’est éteint. Et
encore un autre. Les responsables d’ici en faction à ce moment-là en
ont conclu qu’en plus des flux vidéo, ils avaient également piraté
l’arrivée de gaz. Alors ils ont composé le code d’effondrement pour
tous ces silos…
— Les codes d’effondrement ?
Donald opina et noya sa toux naissante avec une gorgée d’eau. Il
s’essuya la bouche au revers de sa manche. Au moins, ça le consolait
de voir toutes ces notes éparpillées sur la table. Les pièces du puzzle
finissaient par s’assembler.
— Les silos ont été conçus pour être liquidés, et tous le seront à la
fin, sauf un. Impossible de compter sur la gravité pour les faire
effondrer, ils sont maintenus de toutes parts par de la terre. Alors ils
nous ont demandé de les construire… Ils m’ont demandé de les
concevoir avec de grosses dalles de béton entre les étages.
Il secoua la tête.
— Ça m’a paru absurde, à l’époque. Il fallait creuser bien plus
profond, ça coûtait beaucoup plus cher, et la quantité de béton était
dingue. On m’a sorti des prétextes en rapport avec les bombes
antibunker, ou d’éventuelles fuites radioactives… Mais le véritable
but était bien pire. C’était au cas où ils auraient besoin de faire
s’écrouler un silo. Les murs ne peuvent pas bouger, ils sont
maintenus par la terre…
Il but une nouvelle gorgée d’eau.
— … D’où le béton. Et c’est à cause du gaz qu’ils n’ont jamais voulu
d’ascenseurs dans les autres silos. Je n’ai jamais compris pourquoi ils
nous ont demandé de les retirer. Ils voulaient soi-disant un espace
plus “ouvert”. Difficile de gazer un endroit si on peut le
compartimenter.
Il toussa dans le creux de son bras puis, du bout du doigt, dessina
un cercle sur une partie de la table de réunion.
— Ces silos étaient comme un cancer. Le silo 40 a dû
communiquer avec ses voisins, à moins qu’ils ne les aient retirés de
la boucle, qu’ils ne les aient piratés à distance. Les responsables de
chez nous ont commencé à réveiller des gens pour régler le
problème. Ces codes d’effondrement ne fonctionnaient pas, rien ne
marchait. Anna pensait qu’ils avaient découvert les charges
explosives dans le silo 40 et bloqué la fréquence, ou quelque chose
comme ça.
Il se tut un instant et se rappela le bruit des parasites qu’émettait
sa radio, le jargon qu’elle utilisait et qu’il ne comprenait pas mais qui
la parait d’une aura d’intelligence et d’assurance. Ses yeux tombèrent
à l’endroit autrefois occupé par un lit, où elle se faufilait au cœur de
la nuit pour se glisser dans ses bras. Donald finit son eau, regrettant
de ne rien avoir de plus fort à boire.
— Elle a fini par réussir à se réapproprier les détonateurs et à faire
écrouler les silos. C’était soit ça, soit ils prenaient le risque d’envoyer
des drones, ou des soldats, ce qui correspond aux toutes dernières
recommandations de l’Ordre… à la fin du bouquin.
— C’est quand même ce qu’on a fait, dit Charlotte.
Donald acquiesça.
— Oui, et j’en ai fait davantage avant de te réveiller, à l’époque où
cet étage grouillait de pilotes.
— Donc c’est ce qui est arrivé à ces silos ? Ils se sont effondrés ?
— Selon Anna, oui. Tout semblait bien se passer. Les responsables
d’ici lui faisaient confiance. Ils nous ont rendormis. En ce qui me
concerne, je croyais que c’était ma dernière sieste, que je ne me
réveillerais plus jamais. Mais alors on m’a tiré de là pour une
nouvelle faction, et les gens m’appelaient par un nom différent du
mien. Je me suis réveillé dans la peau de quelqu’un d’autre.
— Thurman, dit Darcy. Le Berger.
— Oui, sauf que j’étais l’agneau dans l’histoire.
— C’est vous qui avez failli passer de l’autre côté de la colline ?
Donald vit Charlotte se raidir. Il reporta son attention sur les
dossiers sans répondre.
— Cette femme dont vous parlez, reprit Darcy, c’est elle qui a
trafiqué les données et votre identité ?
— Oui. Ils lui ont donné libre accès à toutes les données pour
régler le problème qu’ils avaient, c’était grave à ce point. Et comme
elle est curieuse, elle a fureté un peu partout. Elle est tombée sur
cette circulaire reprenant ce que son père et ses collègues avaient
prévu, et s’est rendu compte que les codes d’effondrement et le
gazage n’étaient pas réservés aux urgences. Que chaque silo était une
bombe à retardement, y compris le nôtre. Qu’elle allait retourner
dans l’aile de cryogénisation et ne jamais plus en sortir. Avec ses
codes d’accès, elle pouvait changer tout ce qu’elle voulait, mais pas
son sexe. Alors elle a sollicité mon aide en me mettant au poste de
son père.
Donald observa une pause pour ravaler ses larmes. Charlotte posa
une main sur son dos. Le silence dura un long moment.
— Mais… je n’ai pas compris ce qu’elle voulait que je fasse. J’ai
commencé à faire des recherches de mon côté. Et pendant tout ce
temps, le silo 40 n’a pas du tout disparu. Il est toujours debout. Je
m’en suis rendu compte lorsqu’un autre silo s’est éteint.
Il se tut avant de poursuivre.
— J’étais responsable à l’époque, je n’avais pas toute ma tête, et j’ai
autorisé un bombardement. Tout pour que ça cesse. Je me moquais
pas mal des secousses, du fait que quelqu’un puisse apercevoir le
drone, j’ai signé le formulaire. On a bombardé tout ce qu’il y avait
dans la zone. Ils se sont littéralement fait laminer.
— Je m’en souviens, dit Darcy. C’était à peu près au moment où j’ai
pris mon poste. Il y avait tout le temps des pilotes à la cafétéria. Ils
travaillaient beaucoup la nuit.
— Oui, ici même. Quand ils ont eu terminé, j’ai réveillé ma sœur.
J’attendais qu’ils partent. Pas pour larguer des bombes. Je voulais
voir ce qu’il y avait dehors.
Darcy jeta un œil à la pendule.
— Et maintenant, on l’a tous vu.
— Il reste encore environ deux cents ans avant que tous les silos
tombent, dit Donald. Vous vous êtes déjà demandé pourquoi notre
silo n’a que des ascenseurs, et pas d’escalier ? Ça vous intéresse de
savoir pourquoi il y en a un qui s’appelle l’express mais qui met
quand même une éternité à monter trois étages ?
— On est voués à exploser, répondit Darcy. Il y a cette même
masse de béton entre chaque étage.
Donald opina. Le petit avait de la jugeote.
— S’ils nous laissaient gravir un étage à pied, on verrait les dalles.
Et pas mal de gens ici comprendraient à quoi doit servir ce béton, ce
que ça implique. Autant poser une pendule qui égrène le compte à
rebours sur chaque bureau. Les gens deviendraient fous.
— Deux cents ans, dit Darcy.
— Ça peut sembler long à d’autres, mais ça n’équivaut qu’à deux
petits sommes pour nous. Et justement, c’est le but. Il faut qu’on soit
morts afin que personne ne se rappelle. Toute cette chose – il
désigna le schéma des silos d’un geste ample –, c’est autant une
machine à voyager dans le temps qu’une bombe à retardement. C’est
une façon de purger la terre, et de propulser à la surface une poignée
de gens, une sorte de tribu choisie pratiquement au hasard, de les
propulser dans un futur où ils hériteront du monde.
— Ce qui revient plutôt à les renvoyer dans le passé, commenta
Charlotte. Les renvoyer à une sorte d’état primitif.
— Exactement. La première fois que j’ai entendu parler des nanos,
c’était une chose sur laquelle l’Iran travaillait. L’idée était de cibler
un groupe ethnique. On avait déjà des machines capables de
travailler au niveau cellulaire. Ceci n’était que l’étape suivante. Il est
encore plus facile d’avoir une espèce dans sa ligne de mire qu’une
race. C’est un jeu d’enfant. Erskine, l’homme qui a conçu tout ça, a
dit que c’était inévitable, que quelqu’un finirait par le faire, par créer
une bombe silencieuse qui anéantirait l’humanité entière. Je pense
qu’il avait raison.
— Alors qu’est-ce que vous cherchez dans ces dossiers ? s’enquit
Darcy.
— Thurman voulait savoir si Anna avait quitté l’arsenal à un
moment donné. J’en suis convaincu. Des choses apparaissaient par
moments, des objets introuvables sur les étagères. Et il a dit deux
mots à propos du gaz…
— Il ne nous reste plus qu’une heure et demie avant que je sois
forcé de vous ramener, intervint Darcy.
— D’accord. Bon, Thurman a découvert quelque chose ici, dans ce
silo, je pense. Un acte de sa fille, quelque chose qu’elle a fait en
cachette. Je crois qu’elle a laissé une autre surprise. Lorsqu’ils ont
gazé le silo 18, Thurman a précisé qu’ils l’avaient fait correctement
cette fois-ci. Qu’ils avaient remis les choses en ordre. J’ai cru qu’il
faisait référence à mes tentatives de sauvetage de ce silo, mais c’est
Anna qui avait changé des choses. Je crois qu’elle a échangé des
valves, ou alors, si tout est informatisé, elle a dû changer un code. Il y
a deux sortes de nanomachines, qui sont toutes les deux présentes
dans mon sang en ce moment. Il y a celles qui nous réparent et nous
maintiennent en vie, comme dans les cryopodes. Et puis il y a celles
de dehors, autour des silos, celles que nous injectons dans les silos
pour tuer les gens. C’est l’ultime combat entre les riches et les
pauvres. Je crois qu’Anna a tenté d’inverser la tendance, de trafiquer
les circuits afin que le prochain silo que nous fermerions bénéficie
d’une dose de nanomachines bienfaitrices. Elle jouait les Robin des
bois au niveau cellulaire.
Il tomba enfin sur le rapport, tout écorné, feuilleté des centaines
de fois.
— Silo 17, dit-il. Je n’étais pas de faction lorsqu’il a été liquidé,
mais j’ai lu ce rapport. Quelqu’un a répondu à l’appel après le gazage
du silo. Mais je ne pense pas qu’un véritable gazage ait eu lieu. Je
pense qu’à la place, Anna a envoyé ce qu’on reçoit dans nos podes
pour rester en vie.
— Mais pourquoi ? demanda Charlotte.
Donald leva les yeux vers elle.
— Pour endiguer la fin du monde. Pour ne plus assassiner qui que
ce soit. Pour faire preuve de compassion.
— Alors tous les habitants du 17 vont bien ?
Donald feuilleta quelques pages.
— Non, répondit-il. Pour une raison qui lui échappait, elle ne
pouvait pas empêcher le sas de s’ouvrir. Ça fait partie de la
procédure. Et avec la quantité de gaz à l’extérieur, ils n’avaient pas
une chance.
— J’ai parlé avec quelqu’un du 17, dit Charlotte. Ta copine… Enfin,
la maire est là-bas. Il y a d’autres personnes. Elle dit qu’ils ont creusé
un tunnel pour y arriver.
Donald sourit en acquiesçant lentement.
— Bien sûr… Mais bien sûr. Elle voulait me faire croire qu’elle
venait vers nous.
— Euh, je crois qu’elle vient vraiment vers nous maintenant.
— Il faut qu’on la contacte.
— Ce qu’il faut qu’on fasse, plutôt, intervint Darcy, c’est réfléchir à
ce qu’on fait au moment de la relève. Parce qu’y en a un qui va se
faire botter le cul dans une heure.
Donald et Charlotte se tournèrent vers lui.
— Non, je parlais de moi, dit Darcy. Mon chef, il va être furax
quand il va découvrir qu’un prisonnier s’est échappé pendant ma
faction.
53

Silo 17

Juliette et Raph s’arrêtèrent au poste de police du bas pour chercher


une autre radio ou une batterie de rechange. Ils ne trouvèrent ni l’un
ni l’autre. Le chargeur était toujours fixé au mur, mais il n’avait pas
été relié aux câbles de fortune qui sillonnaient la cage d’escalier.
Juliette se demanda si prendre le temps de faire le raccordement
valait le coup, ou s’il valait mieux attendre d’être au poste
intermédiaire ou au DIT.
— Hé, murmura Raph. Tu entends pas quelque chose ?
Juliette éclaira le bureau du fond. Elle crut entendre quelqu’un
pleurer.
— Viens, dit-elle.
Elle délaissa le chargeur et se dirigea vers les cellules. Dans la toute
dernière, elle distingua une silhouette assise, en pleurs. Elle crut au
début qu’il s’agissait de Hank, qu’il avait tenté de trouver ce qui
ressemblait le plus à une maison pour lui, pour se rendre compte
dans quel état était ce silo. Mais l’homme portait une robe. C’était le
père Wendel, qui leva les yeux vers eux de derrière ses barreaux. Ses
larmes reflétèrent le faisceau de la lampe torche. Une petite bougie
se consumait sur le banc près de lui, dont la cire gouttait.
La porte de la cellule n’était pas complètement fermée. Juliette
l’ouvrit et entra.
— Mon père ?
Le vieil homme avait l’air mal en point. Il tenait les lambeaux d’un
livre déchiré. Pas un livre, mais des pages volantes. Il y en avait un
peu partout, par terre et sur le banc. Lorsque Juliette baissa sa lampe,
elle s’aperçut qu’elle marchait sur des pages imprimées. Il y avait des
barres noires en travers du texte, sur toutes les pages, des passages
entiers rendus illisibles. Juliette avait vu des pages semblables dans
un livre protégé par une cage, un livre où l’on ne pouvait lire qu’une
phrase sur cinq.
— Laissez-moi, dit le père Wendel.
Elle fut tentée, mais n’en fit rien.
— Mon père, c’est moi, Juliette. Qu’est-ce que vous faites ici ?
Wendel renifla et tria les pages comme s’il cherchait quelque
chose.
— Isaïe, dit-il. Isaïe, où es-tu ? Tout est sens dessus dessous.
— Où est votre congrégation ? lui demanda Juliette.
— Ce n’est plus ma congrégation, dit-il en s’essuyant le nez.
Raph tira Juliette par la manche pour qu’ils le laissent tranquille.
— Vous ne pouvez pas rester ici, dit-elle. Vous avez de quoi
manger ? De quoi boire ?
— Non, je n’ai rien. Laissez-moi.
— Allez, viens, siffla Raph.
Juliette ajusta son paquetage sur son dos – ces bâtons de dynamite
pesaient une tonne. Le père Wendel continuait de passer des pages
en revue, inspectant soigneusement le recto et le verso de chacune.
— Il y a un groupe en bas qui projette un nouveau forage, lui dit-
elle. Je vais leur trouver un endroit où ils seront mieux lotis, et ils
vont nous sortir de là. Vous pourriez peut-être nous accompagner
jusqu’à la prochaine ferme pour vous nourrir, voir si vous pouvez
apporter votre aide. Les ouvriers qui travaillent en bas en ont bien
besoin.
— Et à quoi pourrais-je leur servir ? se lamenta Wendel.
Il plaqua brutalement une page sur le banc, et plusieurs autres
s’envolèrent.
— Le feu de l’enfer ou l’espoir, dit-il. Faites votre choix. L’un ou
l’autre. La damnation ou le salut. À chaque page. Faites votre choix.
Faites votre choix.
Il leva vers eux un regard implorant.
Juliette secoua sa gourde, l’ouvrit et la lui tendit. Sur le banc, la
flamme de la bougie crépitait et fumait, les ombres grandissant ou
s’amenuisant au gré de ses oscillations. Wendel accepta la gourde et
but un peu d’eau avant de la rendre.
— Je devais le voir de mes propres yeux, dit-il. J’ai avancé dans le
noir pour voir le diable. Oui. J’ai marché, marché, et je l’ai trouvé. Un
autre monde. J’ai mené mon troupeau tout droit vers la damnation.
Il se tordit le cou pour lire une page à l’envers.
— Ou le salut. Faites votre choix.
Il prit la bougie pour éclairer une page.
— Ah, Isaïe, te voilà.
Et avec sa voix de baryton de messe, il lut :
— Au temps de la grâce je t’exaucerai, et au jour du salut je te
secourrai ; je te garderai, et je t’établirai pour traiter alliance avec le
peuple, pour relever le pays, et pour distribuer les héritages désolés.
Un coin de la page effleura la flamme et Wendel rugit à nouveau :
— Les héritages désolés !
La page brûla au point qu’il dut la lâcher. Elle s’éleva dans l’air
comme un oiseau orange évanescent.
— Viens, on y va, insista Raph.
Juliette leva une main. Elle s’approcha du père Wendel et
s’accroupit face à lui. Elle posa une main sur son genou. La colère
qu’elle avait ressentie à son égard à cause de la mort de Marcus avait
disparu. La colère qu’elle avait ressentie à son égard lorsqu’il avait
forcé ses fidèles à s’indigner contre elle avait disparu. Cette colère
faisait place à un sentiment de culpabilité – elle savait bien que
toutes leurs peurs et leur défiance étaient justifiées.
— Mon père, notre peuple est condamné s’il reste dans cet endroit.
Mais je ne peux pas les aider. Je ne serai pas là. Ils vont avoir besoin
de vous pour aller de l’autre côté.
— Non, ils n’ont aucun besoin de moi.
— Mais si. Il y a des femmes dans le fond de ce silo qui pleurent
leurs bébés. Des hommes qui pleurent leur maison. Ils ont besoin de
vous.
Et elle savait que c’était vrai. C’était dans les temps difficiles qu’ils
avaient le plus besoin de lui.
— Vous, vous les guiderez, dit le père Wendel. Vous les guiderez.
— Non. Vous êtes leur seule planche de salut. Moi, je pars
condamner ceux qui nous ont fait ça. Je vais les envoyer directement
en enfer.
Wendel leva les yeux vers elle. De la cire brûlante coulait sur ses
doigts, mais il semblait ne rien sentir. L’odeur de papier brûlé se
répandit dans la pièce et il posa une main sur la tête de Juliette.
— Dans ce cas, je bénis ton périple, mon enfant.
La bénédiction avait ajouté du poids sur son dos. À moins que ce
ne soit les explosifs, qui, elle le savait, auraient pu être utilisés pour
le forage en bas. Ils auraient pu s’en servir pour leur salut, mais elle
allait les utiliser pour la damnation. Comme les pages de Wendel, ces
bâtons offraient deux possibilités. À l’approche des fermes, elle se
rappela qu’Erik avait insisté pour qu’elle prenne la dynamite. Et ils
avaient été nombreux à vouloir qu’elle accomplisse cet exploit.
Dès qu’elle arriva aux fermes du bas avec Raph, elle sentit que
quelque chose ne tournait pas rond. La porte s’ouvrit en créant un
appel d’air chaud. Elle songea immédiatement à un incendie, et elle
savait pour avoir vécu dans ce silo qu’il n’y avait aucune lance en état
de fonctionnement. Mais les grappes de lumière vive au bout de
l’allée et le long des parcelles évoquaient autre chose.
Il y avait un homme à terre près du portique de sécurité, en short
et maillot de corps. Juliette ne reconnut l’adjoint Hank que
lorsqu’elle fut tout près de lui. Elle fut soulagée de le voir bouger. Il
abrita son regard et resserra ses doigts sur le pistolet posé sur sa
poitrine ; ses vêtements étaient trempés de sueur.
— Hank ? Tu vas bien ?
Elle était déjà en nage, et le pauvre Raph semblait sur le point de
s’évanouir.
L’adjoint se redressa et se frotta la nuque. Il pointa un doigt sur les
portiques de sécurité.
— Tu auras un peu d’ombre si tu t’abrites là-bas.
Juliette regarda en direction de l’intense luminosité, qui devait
pomper une tonne d’énergie. Toutes les parcelles avaient l’air
allumées en même temps. Elle sentait jusqu’à l’odeur de la chaleur.
Des plantes qui grillaient. Et se demanda combien de temps les
câbles mal raccordés du puits central supporteraient un courant
d’une telle intensité.
— Est-ce que les minuteurs sont bloqués ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Les gens s’approprient des parcelles, répondit Hank. Il y a eu
une bagarre hier. Tu connais Gene Sample ?
— Moi je le connais, dit Raph. Des services de l’Hygiène.
Hank fronça les sourcils.
— Il est mort. Ça s’est passé quand les lumières se sont éteintes.
Après quoi ils se sont battus pour savoir qui avait le droit de
l’enterrer, d’utiliser son corps comme engrais. Certains se sont
organisés en bande et m’ont engagé pour rétablir l’ordre. Je leur ai
conseillé de laisser les lumières allumées jusqu’à ce que le calme
revienne.
Il s’essuya la nuque à nouveau.
— Avant que tu t’en prennes à moi, je sais que ce n’est pas bon
pour les récoltes, mais elles étaient déjà ravagées. Ce que j’espère,
c’est les faire abandonner à cause de la chaleur, du moins
suffisamment d’entre eux pour que chacun récupère un espace vital.
Je me laisse encore une journée.
— Encore une journée, et tu auras un incendie sur les bras. Hank,
les câbles chauffent assez comme ça en temps normal. Je ne
m’explique même pas comment ils tiennent le coup. Quand un
disjoncteur sautera au trente-quatrième, tu vas te retrouver dans une
nuit sans fin ici.
Hank plissa les yeux vers le bout de l’allée. Juliette remarqua par
terre des écorces, des noyaux.
— Comment ils te payent ? En nourriture ?
Il opina.
— Mais il n’y en a plus pour longtemps. Ils ont tout cueilli. Les
gens sont devenus comme fous quand ils sont arrivés là. Je crois que
certains ont continué à monter les étages, mais la rumeur court que
la porte de ce silo est ouverte, et que si on monte trop haut, c’est la
mort assurée. Et que si on descend, c’est la mort assurée aussi. Bref,
tout un tas de rumeurs.
— Hank, il faut que tu chasses ces bruits qui courent. Je suis
convaincue qu’il vaut mieux vivre en bas qu’ici. Ou en haut. Est-ce
que tu as vu Solo et les enfants, ceux qui vivaient ici avant ? J’ai
entendu dire qu’ils étaient passés par là.
— Oui. Certains de ces enfants revendiquaient une parcelle au
bout de l’allée avant que je m’occupe des lampes. Mais ils sont partis
il y a quelques heures.
Hank jeta un œil au poignet de Juliette.
— Quelle heure est-il ?
Elle regarda sa montre.
— Deux heures et quart. De l’après-midi, ajouta-t-elle avant qu’il
lui pose la question.
— Merci.
— Bon, on va essayer de les rattraper. Je compte sur toi pour
réduire la luminosité, OK ? On ne peut pas réquisitionner autant
d’électricité. Et fais en sorte que les gens quittent cet endroit, la
moitié au moins. Les fermes du milieu s’en sortent bien mieux, ou du
moins c’était le cas quand j’étais là. Et s’il y a des gens qui cherchent
des ouvriers, il y a de la main-d’œuvre aux Machines.
Hank acquiesça et se leva tant bien que mal. Raph se dirigeait déjà
vers la sortie, sa combinaison maculée d’auréoles de sueur. Juliette
tapota Hank sur l’épaule avant de partir.
— Hé ! lança Hank avant qu’ils partent. Tu m’as dit l’heure, mais
on est quel jour ?
Près de la porte, Juliette hésita. Elle se retourna et vit Hank
l’interroger du regard, main au-dessus des yeux.
— Est-ce que c’est important ? dit-elle.
Hank ne répondit pas, alors non, ça ne devait pas être important.
Tout ce qui importait, c’est que tous les jours se ressemblaient à
présent, et ils leur étaient comptés.
54

Silo 17

Jimmy se dit qu’il allait chercher Elise sur deux niveaux encore avant
de faire demi-tour. Il commençait à se demander s’il ne l’avait pas
ratée, si elle ne s’était pas faufilée à l’intérieur d’un étage en courant
après son animal ou pour aller aux toilettes, auquel cas il n’aurait pas
pu la voir. Si ça se trouvait, elle était de retour aux fermes avec les
autres, pendant qu’il s’embêtait à monter et descendre les étages tout
seul.
Au palier suivant, il passa la tête par la porte principale, et ne
trouva rien que de l’obscurité et du silence. Il appela Elise, hésitant à
gravir un étage supplémentaire. En retournant vers l’escalier, un
éclair brun au-dessus de sa tête attira son attention. Il abrita son
regard et scruta la pénombre verdâtre pour voir un garçon qui
braquait les yeux sur lui par-dessus la rampe. Le gamin lui fit un
signe de la main, auquel Jimmy ne répondit pas.
Il s’apprêtait à descendre en direction des fermes du bas lorsqu’il
entendit des pas légers dans l’escalier, qui se dirigeaient vers lui. Il
n’avait pas besoin d’un autre gamin sur les bras. Il ne l’attendit pas et
se remit en route. L’enfant le rattrapa au bout d’une volée de
marches.
Jimmy se tourna, prêt à lui demander de le laisser tranquille, mais
de près, il le reconnut. La combinaison marron, la tignasse couleur
maïs. C’était le garçon qui avait retrouvé Elise dans le bazar.
— Hé, dit le garçon, c’est vous.
— C’est moi, répondit Jimmy. J’imagine que tu cherches de quoi
manger, mais je n’ai rien à te…
— Non, dit le garçon en secouant la tête.
Il devait avoir neuf, dix ans. À peu près le même âge que Miles.
— Il faut que vous veniez avec moi, j’ai besoin de votre aide.
Tout le monde avait besoin de l’aide de Jimmy.
— Je suis un peu occupé, là, dit-il en s’apprêtant à repartir.
— C’est Elise, dit le gamin. Je l’ai suivie jusqu’ici. Il y a des gens là-
haut qui refusent de la laisser partir.
Il leva les yeux, sa voix n’était qu’un murmure.
— Tu as vu Elise ? s’écria Jimmy.
Le garçon acquiesça.
— De quels gens parles-tu ?
— Un groupe de gens, dans l’église, là. Mon père assiste à leurs
messes.
— Et tu dis qu’ils ont Elise ?
— Oui. Et j’ai trouvé son chien. Il était coincé derrière une porte
quelques étages plus bas. Je l’ai enfermé pour plus qu’il s’échappe.
Après, j’ai trouvé l’endroit où ils retiennent Elise. J’ai essayé de la
voir, mais un type m’a dit de dégager.
— Où c’était ?
— Deux étages au-dessus.
— Comment tu t’appelles ?
— Shaw.
— Bon travail, Shaw.
Jimmy se rua dans l’escalier pour descendre.
— J’ai dit au-dessus, pas en dessous, dit le garçon.
— J’ai besoin d’aller chercher quelque chose d’abord. C’est pas
loin.
Shaw le suivit.
— Ah d’accord. Et monsieur, aussi je voulais vous dire, j’avais
vraiment très faim, mais jamais je n’aurais mangé le chien.
Jimmy s’arrêta pour permettre au gamin de le rattraper.
— Je ne t’accuse de rien, je ne l’ai même pas pensé.
Shaw acquiesça.
— C’est juste pour qu’Elise le sache. Je veux qu’elle sache que
jamais je ferais une chose pareille.
— Je lui ferai savoir, dit Jimmy. Allez, dépêchons-nous.
Deux étages plus bas, Jimmy passa la tête dans un couloir sombre,
fit jouer le faisceau de sa lampe sur les murs et se tourna vers Shaw,
l’air coupable.
— On est allés trop loin.
Il fit demi-tour et repartit vers le haut, fâché contre lui-même.
C’était tellement difficile de se rappeler où il laissait ses affaires.
Après tout ce temps. Il avait des moyens mnémotechniques pour se
souvenir de ses cachettes. Par exemple, il avait caché un fusil au
niveau 51. Il se le rappelait parce qu’il fallait une main pour tenir le
fusil et un doigt pour appuyer sur la détente. Cinq et un. Ce fusil était
enveloppé dans une couverture au fond d’une vieille malle. Mais il en
avait laissé un autre ici aussi. Il l’avait apporté aux Fournitures il y
avait de ça une éternité ; lors de l’excursion au cours de laquelle,
songeait-il, il avait trouvé Ombre. Il ne l’avait pas porté jusqu’en haut
– pas assez de mains. 118. C’était ça. Pas 119. Malgré ses jambes qui
commençaient à le faire souffrir, il se rua sur le palier et s’engouffra
dans le couloir devant lequel il venait de passer avec Shaw.
Oui, c’était là. Des appartements. Il avait laissé des choses dans
beaucoup d’entre eux. Ses excréments, notamment. À l’époque, il ne
savait pas qu’il aurait pu faire dans les fermes, directement dans la
terre. C’étaient les enfants qui le lui avaient appris, alors qu’il était
déjà à un âge avancé. Jimmy se demanda si ces gens faisaient souffrir
Elise, et repensa à ce qu’il avait fait subir à des gens alors qu’il n’était
qu’un gamin. Il était jeune lorsqu’il avait appris à se servir d’un fusil.
Il se souvenait du bruit. De ce que les balles faisaient aux conserves
vides. Aux gens. Ça les faisait sauter. Puis tomber. Troisième
appartement à gauche.
— Tiens-moi ça, dit-il à Shaw en tendant sa lampe au gamin avant
d’entrer dans l’appartement.
Jimmy écarta du mur un meuble en métal. Comme si c’était hier.
Exception faite de l’épaisse couche de poussière sur la commode. Ses
anciennes traces de bottes avaient disparu. Il monta sur le meuble,
poussa un panneau du plafond vers le haut et sur le côté, et demanda
la lampe. Un rat couina avant de détaler lorsqu’il braqua son faisceau
dans le noir. Le fusil l’attendait. Jimmy s’en saisit et souffla un bon
coup sur la poussière.

Elise n’aimait pas ses nouveaux vêtements. Ils lui avaient ôté sa
combinaison en disant que la couleur ne lui allait pas et l’avaient
enveloppée dans une couverture cousue sur le devant, qui la grattait
partout. Elle avait demandé à partir plusieurs fois, mais M. Rash
répondait qu’elle devait rester. Il y avait des chambres à chaque bout
du couloir, avec des vieux lits, et tout ça sentait atrocement mauvais,
mais il y avait des gens qui essayaient de nettoyer et d’arranger les
choses. Elise, elle, voulait simplement retrouver Cabot, Hannah et
Solo. On lui montra une chambre en lui disant que ce serait sa
nouvelle maison, mais Elise vivait au-delà de la Jungle et ne voulait
habiter nulle part ailleurs.
Ils la ramenèrent dans la grande salle où elle avait écrit son nom et
la firent de nouveau asseoir sur le banc. Quand elle tentait de partir,
M. Rash lui serrait le poignet. Quand elle pleurait, il serrait encore
plus fort. Ils la firent asseoir sur un autre banc, qu’ils nommèrent
différemment, pendant qu’un homme lisait un livre à haute voix.
L’homme avec la robe blanche et le trou rond dans les cheveux était
parti, et un autre avait pris sa place pour lire le livre. Sur le côté, il y
avait une femme avec deux autres hommes, et elle n’avait pas l’air
heureuse. Beaucoup de gens qui étaient assis sur les bancs
regardaient cette femme au lieu de l’homme qui lisait.
Elise se sentait à la fois agitée et fatiguée. Ce qu’elle voulait, c’était
s’échapper et faire une sieste, ailleurs. Soudain, l’homme cessa de
lire, il souleva le livre au-dessus de sa tête, et tout le monde autour
d’elle se mit à dire la même chose, ce qui était vraiment étrange,
comme s’ils savaient à l’avance ce qu’ils allaient dire, et leurs voix
étaient bizarres, creuses, comme s’ils connaissaient les paroles mais
en ignoraient le sens.
L’homme avec le livre fit signe aux deux hommes et à la femme de
le rejoindre, et ce fut comme s’ils la portaient. Deux tables furent
accolées l’une à l’autre près de la vitre colorée illuminée. La femme
cria lorsqu’ils la soulevèrent pour l’allonger. Elle aussi portait une
couverture, plus grande que celle d’Elise, et les hommes n’eurent
aucun mal à dévoiler ses jambes nues. Sur les bancs, les gens se
tordaient le cou pour voir. Elise avait moins sommeil. Elle demanda à
M. Rash ce qui se passait, mais il lui répondit de se taire.
L’homme au livre sortit un couteau de sa robe. La lame était
longue, et brillait comme un poisson argenté.
— Et vous, soyez féconds et multipliez, répandez-vous sur la terre et
multipliez sur elle, dit-il.
Il fit face à l’assemblée, et la femme se tortillait sur les tables, mais
elle ne pouvait aller nulle part. Elise avait envie de leur dire de ne pas
serrer ses bras si fort.
— Voici, dit l’homme qui lisait le livre, j’établis mon alliance avec
vous et avec votre postérité après vous. Aucune chair ne sera plus
exterminée. Quand j’aurai rassemblé des nuages au-dessus de la terre,
l’arc paraîtra dans la nue.
Il leva le couteau, et les gens dans l’assistance marmonnèrent
quelque chose. Même un petit garçon plus jeune qu’Elise connaissait
les paroles. Ses lèvres bougeaient comme celles des autres.
L’homme rapprocha le couteau de la femme mais ne le lui donna
pas. Il y avait un homme qui lui tenait les jambes et un autre les
poignets. Et alors Elise comprit ce qu’ils étaient en train de faire.
C’était comme pour sa mère et pour la mère d’Hannah. La femme
poussa un cri terrifiant lorsque la lame lui trancha la chair, mais Elise
ne pouvait s’empêcher de regarder. Le sang coula le long de la jambe
de la femme, et Elise le sentit le long de sa propre jambe ; elle essaya
de se libérer, mais son poignet était fermement maintenu et elle sut
qu’un jour ce serait son tour, et le cri continuait, et l’homme fouillait
dans la chair avec la lame et ses doigts, le front luisant, tandis que les
hommes avaient du mal à retenir la femme, que les murmures
s’échappaient de l’assemblée, qu’Elise avait chaud. Il y eut davantage
de sang, et soudain l’homme au couteau poussa un cri et se présenta
face aux fidèles avec un objet entre les doigts, le bras dégoulinant de
sang jusqu’au coude, la couverture ouverte sur ses vêtements, un
sourire sur le visage tandis que le cri de la femme mourait.
— Voici ! cria-t-il.
Et les gens applaudirent. Les hommes pansèrent la femme et la
relevèrent, bien qu’elle pût à peine tenir debout. Elise aperçut une
autre femme près de l’estrade. Il y avait une file d’attente. Les gens se
mirent à applaudir en rythme, comme lorsqu’elle montait les
marches avec les jumeaux et que chacun regardait les pieds des
autres pour être ensemble, clap clap clap. Ils applaudissaient de plus
en plus fort. Jusqu’à ce qu’un clap plus sonore encore les réduise tous
au silence. Un clap qui fit bondir son cœur dans sa poitrine.
Les têtes se tournèrent vers l’arrière de la salle. La détonation
résonnait encore dans les oreilles d’Elise. Quelqu’un cria, pointa un
doigt, Elise se retourna et vit Solo sur le seuil de la porte. De la
poussière blanche voletait du plafond, et il avait un objet noir et long
à la main. À côté de lui se tenait Shaw, le garçon du bizarre en
combinaison marron. Elise se demandait comment il avait atterri ici.
— Excusez-moi, lança Solo.
Il scruta la foule sur les bancs jusqu’à ce qu’il repère Elise. Son
visage se fendit d’un sourire.
— Je ramène cette jeune demoiselle avec moi.
Des cris fusèrent. Des hommes se levèrent, outrés, et M. Rash
hurla que c’était sa femme, sa propriété, et comment osait-il
s’interposer. Et l’homme au couteau et au bras ensanglanté, indigné,
s’engagea dans l’allée d’un pas résolu, ce qui motiva Solo à
positionner l’objet noir contre son épaule.
Un nouveau clap retentit, comme si Dieu lui-même avait tapé dans
ses paumes géantes, un bruit si fort qu’Elise en eut mal au ventre. Un
bruit de verre brisé s’ensuivit, et elle remarqua que le joli verre
coloré était encore plus cassé qu’avant.
Les gens cessèrent de crier et de s’approcher de Solo, ce qui faisait
très plaisir à Elise.
— Allez viens, lui dit Solo. Dépêche-toi.
Elise se leva et s’engagea dans l’allée, mais M. Rash l’attrapa par le
poignet.
— C’est ma femme ! cria-t-il, et Elise se rendit compte que ce
n’était pas un statut enviable, puisqu’il signifiait qu’elle était
prisonnière.
— Vous ne perdez pas de temps pour vous marier, dit Solo à la
foule silencieuse.
Il leur agita son objet noir sous le nez, ce qui sembla les rendre très
nerveux.
— Et pour les funérailles ?
L’objet noir s’arrêta, pointé droit sur M. Rash. Elise sentit sa poigne
se desserrer. Elle courut, dépassa l’homme au couteau et rejoignit
Solo et Shaw au bout de l’allée.
55

Silo 17

Juliette se noyait à nouveau. Elle sentait l’eau dans sa gorge, les


picotements dans ses yeux, la brûlure dans sa poitrine. Tout en
gravissant les marches, elle revoyait les étages inondés, mais ce
n’était pas ça qui lui donnait l’impression de ne plus pouvoir respirer.
C’était les éclats de voix qui résonnaient dans le puits central, les
traces de vandalisme et de vol, les longueurs de tuyau et de câble qui
avaient disparu, la terre, les tiges et feuilles éparpillées ici et là par
ceux qui s’étaient enfuis avec des plants arrachés.
Elle espérait pouvoir se hisser au-dessus de ces injustices,
échapper à ce dernier semblant de civilisation avant le règne du
chaos. Mais à chaque palier atteint avec Raph, il y avait des gens qui
défonçaient des portes et pillaient les appartements, revendiquaient
des territoires, se vantaient de leurs découvertes. Dans les
profondeurs des Machines, elle s’était lamentée de voir si peu de
survivants. À présent, ils lui semblaient bien trop nombreux.
S’arrêter pour leur faire entendre raison aurait été une perte de
temps. Elle s’inquiétait pour Solo et les enfants. Pour les fermes
rasées. Mais le poids des explosifs dans son sac lui donnait du
courage, et le désastre environnant ne faisait qu’accroître sa
détermination. Elle allait faire en sorte que de telles choses ne se
reproduisent jamais.
— J’ai l’impression d’être un porteur, dit Raph, le souffle saccadé.
— Si jamais je te devance, pour que tu saches : on va au trente-
quatrième. Il devrait y avoir à manger aux fermes du milieu. Il y aura
de l’eau aussi.
— Je peux garder la cadence, insista Raph. Je disais juste que c’est
indigne d’usurper le travail d’autres personnes.
Juliette s’esclaffa. Elle eut envie de lui dire toutes les fois où elle
avait fait ce trajet, avec Solo qui était à la traîne, qui lui faisait signe
d’avancer sans s’occuper de lui, il la rattraperait, promis. Son esprit
dériva vers cette époque et d’un coup son silo était animé et
florissant, si loin, continuant d’avancer sans elle… mais toujours là,
vivant.
Ce n’était plus le cas.
Mais il y avait d’autres silos, il y en avait des dizaines, grouillant de
vie, de gens. Quelque part, un père sermonnait son enfant. Un
adolescent se faisait voler un baiser. Un repas chaud était servi. Du
papier était broyé et recyclé. De l’essence était pompée et brûlait.
Des gaz d’échappement étaient expulsés dans le grand dehors,
interdit. Tous ces mondes continuaient à exister, ignorant tout les
uns des autres. Quelque part, une personne qui avait osé rêver était
envoyée au nettoyage. Quelqu’un était enterré, quelqu’un d’autre
naissait.
Juliette songea aux enfants du silo 17, nés dans la violence, n’ayant
jamais connu autre chose. Ça se produirait à nouveau. Ici même. Et
l’énervement que suscitaient en elle la commission de planification
et la congrégation du père Wendel lui paraissait déplacé. Ses
mécanos ne l’avaient-ils pas fustigée ? C’était quoi, un groupe, à part
plusieurs gens ensemble ? Et c’était quoi, les gens, à part des animaux
aussi craintifs que les rats à l’approche des bottes ?
— Bon, je te retrouve plus tard, alors, lança Raph, et Juliette se
rendit compte qu’elle avait largué les amarres.
Elle ralentit pour l’attendre. Il ne faisait pas bon être seul, voyager
sans être accompagné. Et dans cet antre de solitude, où elle était
tombée amoureuse de Lukas parce qu’il était là pour elle par la voix
et par l’esprit, il lui manquait plus que jamais. Tous ses espoirs
étaient enterrés. Son fol espoir. Elle ne pouvait plus le contacter, elle
ne le reverrait jamais… mais elle était sûre, d’une certaine manière,
qu’elle n’allait pas tarder à le rejoindre.

Une incursion dans la seconde ferme du milieu leur fournit de


quoi manger, bien qu’il lui fallût aller plus loin que d’habitude. La
lampe de Raph avait révélé des signes d’activité récente : empreintes
de bottes dans la boue encore fraîches, tuyau d’arrosage cassé mais
qui continuait à couler, tomate écrasée mais pas encore grouillante
de fourmis. Ils prirent ce qu’ils pouvaient porter : poivrons verts,
concombres, mûres, une précieuse orange, une dizaine de tomates
encore un peu vertes. De quoi faire quelques repas. Juliette mangea
autant de mûres que possible, car elles supportaient mal le voyage.
En général, elle répugnait à en manger, n’aimait pas les taches
qu’elles laissaient sur les doigts. Mais ce qui à une époque avait été
une plaie était à présent un cadeau du ciel. C’était ainsi que les
dernières réserves s’étaient évanouies, dérobées par des centaines de
personnes, chacun ayant pris plus que ce dont il avait besoin, même
les choses qu’ils ne désiraient pas vraiment.
Il n’y avait pas long du trente-quatrième à la ferme. Pour Juliette,
c’était presque comme un retour à la maison. Il y aurait plus
d’électricité qu’il n’en fallait là-bas, ses outils et son lit, une radio, un
endroit où travailler durant les derniers tressaillements d’un peuple à
l’agonie, un endroit où réfléchir, où regretter, où fabriquer une
dernière combinaison. La lassitude dans ses jambes et dans son dos
était palpable, et elle se rendit compte qu’une fois encore, elle
montait les marches pour s’échapper. C’était davantage qu’une
vengeance qu’elle désirait accomplir. Elle voulait échapper à la vue
de ses amis, qu’elle avait déçus. Elle se dirigeait vers une cuvette,
vers un trou. Mais à la différence de Solo, qui avait vécu dans un trou
sous les serveurs, elle espérait transformer celui-ci en cratère.
— Jules ?
Elle s’arrêta au milieu du palier du trente-quatrième étage, à
quelques mètres des portes du DIT. Raph s’était arrêté à la dernière
marche. Il s’agenouilla pour faire courir son doigt sur la marche et le
leva pour lui montrer quelque chose de rouge. Il posa le bout de son
doigt sur sa langue.
— De la tomate, dit-il.
Quelqu’un était déjà là. La journée qu’avait perdue Juliette à
pleurer dans le ventre de l’excavatrice vint la hanter.
— Ça va aller, dit-elle.
Le jour où elle avait couru après Solo lui revint en mémoire. Elle
avait dévalé les marches, était tombée sur ces portes barrées, avait
brisé un balai en deux pour entrer. Cette fois, les portes n’opposèrent
aucune résistance. À l’intérieur, les lumières étaient allumées. Il n’y
avait pas âme qui vive.
— Viens, on entre, dit-elle.
Elle marchait vite, sans bruit. Elle ne voulait surtout pas se faire
repérer par des gens qu’elle ne connaissait pas, ne voulait pas qu’on
la suive. Elle se demanda si Solo avait pris soin de fermer la salle des
serveurs et de sécuriser la trappe. Non. Au bout du couloir, elle
s’aperçut que la porte de la salle des serveurs était ouverte. Elle
entendit des voix. Sentit une fumée âcre. Sa vue s’embrumait. À
moins qu’elle ne soit en train de perdre la tête, d’imaginer Lukas, le
gaz qui l’avait tué ? Est-ce que c’était pour ça qu’elle était venue là ?
Non pour la radio, non pour trouver une maison à ses amis, ni pour
assembler une combinaison, mais parce que c’était un endroit miroir,
identique à l’autre silo, et peut-être que Lukas serait là, en bas, à
l’attendre, bien vivant dans ce monde mort…
Elle entra dans la salle des serveurs. La fumée, bien réelle,
louvoyait contre le plafond. Juliette se faufila entre les serveurs. La
fumée avait un goût différent du cambouis cramé sur une pompe en
surchauffe, du piquant des feux électriques, du caoutchouc brûlé
d’un rotor tournant à sec, de l’amertume d’un gaz d’échappement.
C’était un feu, un vrai feu. Elle plaqua son bras sur sa bouche, se
rappela Lukas se plaignant d’émanations, et se précipita dans la
brume.
Elle provenait de la trappe derrière le serveur de communications.
Une colonne de fumée. Le taudis de Solo était en feu. Son matelas,
peut-être. Juliette songea à la radio qu’il y avait encore en bas, à la
nourriture. Elle défit le haut de sa combinaison et tira son maillot
trempé de sueur sur son visage. Derrière elle, Raph lui criait de ne
pas y aller, mais elle s’accroupit, s’engagea sur l’échelle et glissa
jusqu’à ce que ses bottes heurtent le sol métallique.
Elle resta courbée, voyait à peine à travers le brouillard. Elle
entendait le crépitement des flammes, un bruit étrange, cassant. De
la nourriture, une radio, un ordinateur, des schémas précieux aux
murs. Le seul trésor auquel elle ne pensait pas alors qu’elle
progressait dans l’étroit couloir : les livres. Et c’étaient les livres qui
brûlaient.
Un tas de livres, un autre de boîtes métalliques vides, un jeune
homme en robe blanche qui jetait davantage de livres dans le tas en
feu, l’odeur d’essence. Il lui tournait le dos. Sa tonsure était luisante
de sueur, mais il semblait se moquer des flammes. Il les alimentait. Il
retourna aux étagères en quête d’autres livres à brûler.
Juliette se rua vers le lit de Solo, saisit la couverture, faisant détaler
un rat caché dans ses replis. Les yeux larmoyants, la gorge en feu,
elle jeta la couverture sur le tas en flammes. La flambée cessa
momentanément, mais elle léchait les coutures. La couverture se mit
à fumer. Juliette toussa dans son maillot et alla se saisir du matelas ; il
fallait étouffer ce feu, elle songeait à la citerne d’eau vide dans la
pièce d’à côté, à tout ce qui allait être perdu.
L’homme en robe la remarqua enfin lorsqu’elle souleva le matelas.
Il rugit et se rua sur elle. Ils tombèrent à la renverse sur le matelas.
Une botte se rapprocha dangereusement de son visage, mais elle
recula la tête juste à temps. Le jeune homme cria. On aurait dit un de
ces volatiles blancs échappés du bazar qui effleuraient la tête des
gens. Juliette lui hurla de dégager. Les flammes montaient de plus en
plus haut. Elle tira sur le matelas de toutes ses forces, et l’homme
roula sur le côté. Il ne lui restait que quelques secondes pour
maîtriser l’incendie avant que tout soit perdu. Quelques secondes.
Elle saisit l’autre couverture de Solo et s’en servit pour battre les
flammes. Difficile de lutter à la fois contre le feu et l’homme. Pas
assez de temps. Elle toussa et appela Raph à la rescousse, mais
l’homme se jeta sur elle à nouveau, le regard fou, les bras battant
l’air. Juliette lui donna un coup d’épaule dans le ventre, plongeant
sous ses bras, et l’homme s’affala sur son dos. En tombant par terre,
il lui enserra les jambes et l’entraîna dans sa chute.
Elle essayait de se libérer, mais il la maintenait fermement des
chevilles à la taille. Les flammes se dressaient derrière lui. La
seconde couverture avait pris feu à son tour. Il poussa un cri enragé,
il avait perdu la raison. En se tortillant, Juliette tentait de se dégager,
à bout de souffle, la vue bouchée. Au-dessus d’elle, l’homme hurla de
plus belle ; c’est sa robe qui était en feu. Les flammes gagnaient du
terrain le long de son échine, et Juliette s’imagina dans le sas, une
couverture sur la tête, à deux doigts de brûler vive.
Une botte passa comme un éclair devant ses yeux et heurta le
jeune prêtre, dont les bras perdirent instantanément leur force.
Quelqu’un la tira en arrière. La fumée était trop épaisse à présent,
elle n’y voyait plus rien. Elle voulut récupérer ses affaires, mais
toussait de façon incontrôlée, se demanda où était passée sa radio,
sachant qu’elle était perdue. On continuait à la tirer, dans l’étroit
couloir, le visage blême de Raph lui évoquait un spectre dans la
fumée, qui l’aidait à se hisser le long de l’échelle.
La salle des serveurs s’emplissait de fumée. Le feu s’étendrait tant
qu’il trouverait de la matière à brûler, ne laisserait derrière lui que du
métal carbonisé et des câbles fondus. Juliette aida Raph à sortir et
remit la trappe en place pour arrêter la fumée… Vaine précaution
puisque c’était une simple grille.
Raph disparut derrière un serveur.
— Dépêche-toi ! lui lança-t-il.
Juliette le rejoignit à quatre pattes ; adossé au pôle de
transmissions, il appuyait ses pieds de toutes ses forces contre le
serveur qui lui faisait face.
Elle l’aida et eut bientôt les muscles en feu. Elle avait vaguement
conscience que des vis maintenaient la base au sol, mais la hauteur
de la tour joua en leur faveur. Le métal grinça. Un ultime effort, et les
vis sautèrent. La grande armoire noire vacilla, et finit par s’écraser
sur le puits, qu’elle boucha.
Juliette et Raph s’effondrèrent, pris d’une quinte de toux, à bout de
souffle. La salle était enfumée, mais plus aucune émanation ne filtrait
par la trappe. Les cris qui résonnaient en dessous d’eux finirent par
mourir.
56

Silo 1

Ils entendirent des voix de l’autre côté de la porte du monte-charge.


Un bruit de bottes. Des hommes qui les cherchaient.
Cramponnés l’un à l’autre dans ce réduit très bas de plafond,
Charlotte et Donald tendaient l’oreille. Elle avait cherché un moyen
de verrouiller la porte, mais c’était une simple paroi de métal avec un
minuscule loquet. Donald réprimait une quinte de toux, au point que
le picotement dans sa gorge finit par se ressentir dans tout son corps.
Mains plaquées sur la bouche, il écoutait les cris étouffés : “Rien à
signaler !”
Charlotte avait cessé de triturer le loquet et ils s’étaient blottis l’un
contre l’autre sans plus bouger, car le moindre mouvement faisait
gondoler le sol métallique. Ils avaient passé toute la journée là, à
attendre que les fouilles reprennent à leur étage. Darcy était reparti
pour être à son poste quand tout le monde se réveillerait. Donald et
sa sœur avaient passé de longues heures dans un état de demi-veille
agitée, dans la crainte que les fouilles ne soient plus poussées. C’est
qu’il y avait un tueur en liberté, et un prisonnier promis à la
cryogénisation qui venait de s’échapper. Il voyait d’ici la mine
consternée de Thurman. Et imaginait la trempe qu’il se prendrait une
fois qu’ils seraient découverts. Pour l’heure, il priait pour que ces
bottes s’éloignent. Mais elles se rapprochèrent au contraire.
On tapa contre la porte du monte-charge, d’un coup de poing
énervé. Donald sentit le bras de Charlotte se contracter dans son
dos, comprimer ses côtes fêlées. La porte bougea. Donald tenta de la
retenir de toutes ses forces mais il n’avait pas de point d’appui. Le
métal couina contre ses paumes moites. Leur heure était venue.
Charlotte lui prêta main-forte, mais quelqu’un s’apprêtait à découvrir
leur planque. Un faisceau lumineux les aveugla.
— Rien à signaler !
Donald se prit le cri en pleine face, au point qu’il put sentir
l’haleine au café de Darcy. La porte s’abaissa en claquant, puis une
paume retentit à deux reprises contre le métal. Charlotte s’effondra.
Donald osa se racler la gorge.
L’heure du dîner était largement passée lorsqu’ils émergèrent
enfin, épuisés et affamés. Tout était silencieux dans la pénombre de
l’arsenal. Darcy avait dit qu’il essaierait de revenir quand il
entamerait son service, tout en leur révélant ses craintes que la
faction de nuit ne soit pas aussi paisible que d’habitude, et assez peu
propice à une escapade furtive.
Donald et Charlotte se ruèrent aux toilettes. À travers le mur, il
entendit la tuyauterie trembler lorsqu’elle tira la chasse d’eau. Il
ouvrit le robinet et cracha du sang, avant d’observer les coulures
rouges tourbillonner au fond du lavabo. Il but un peu d’eau et alla
aux toilettes à son tour.
Charlotte avait déjà allumé la radio au moment où il la rejoignit.
Elle appelait quiconque pouvait l’entendre. Planté derrière elle,
Donald la regarda passer du canal 18 au 17, répéter son appel. Mais
personne ne répondait. Elle laissa la molette sur le 17 et écouta les
parasites.
— Comment tu as fait pour les joindre la dernière fois ? demanda
Donald.
— Comme je viens de faire là.
Elle scruta la radio un moment avant de lui faire face, l’air inquiet.
Donald s’attendait à tout un tas de questions : dans combien de
temps seraient-ils repris ? Qu’est-ce qu’ils allaient faire ? Comment
trouver un abri sûr ? Tout un tas de questions, mais certainement pas
celle qu’elle lui posa d’un murmure empreint de tristesse.
— Quand est-ce que tu es allé dehors ?
Donald recula d’un pas. Il ne savait pas trop comment répondre.
— Comment ça ?
Mais il avait très bien compris ce qu’elle lui demandait.
— J’ai entendu Darcy quand il a dit que tu avais failli passer de
l’autre côté de la colline. C’était quand ? Est-ce que tu continues à le
faire ? Est-ce que c’est là que tu vas quand tu me laisses seule ? C’est
pour ça que tu es malade ?
Il s’affala contre un poste de pilotage.
— Non, répondit-il en espérant qu’une voix émerge de la radio
pour lui sauver la mise.
Mais sa sœur attendait.
— Je ne suis sorti qu’une fois. Je suis sorti… en espérant ne jamais
revenir.
— Tu voulais mourir. Dehors.
Il opina. Elle ne lui en voulut pas. Pas de cris ni de reproches
comme il l’avait craint… raison pour laquelle il ne lui avait rien
avoué. Elle se leva et passa simplement ses bras autour de sa taille.
Donald ne retint pas ses larmes.
— Pourquoi est-ce qu’ils nous font ça ? demanda Charlotte.
— Je n’en sais rien. Je veux tout faire pour que ça cesse.
— Mais pas comme ça.
Elle recula d’un pas et s’essuya les yeux.
— Donny, tu dois me le promettre. Pas de cette façon.
Il ne répondit pas. Leur étreinte le laissait avec des élancements
dans les côtes.
— Je voulais voir Helen, finit-il par lâcher. Je voulais voir où elle
avait vécu, où elle était morte. C’était… une mauvaise période. Avec
Anna. Coincé ici.
Il se souvint des sentiments qu’il avait eus à l’égard d’Anna à
l’époque, de ceux qu’elle lui inspirait à présent. Tant d’erreurs. Il
s’était trompé à chaque moment clé. Ce qui le freinait désormais
dans les décisions qu’il devait prendre.
— Il doit bien y avoir une façon de s’en sortir, dit Charlotte, avec
une lueur dans les yeux. On pourrait alléger un drone au maximum
pour qu’il nous porte. Les bombes antibunker doivent peser dans les
soixante kilos. Si on allégeait un autre drone, il pourrait te porter.
— Et comment on le ferait voler ?
— Je resterai là pour le piloter.
Elle fronça les sourcils en voyant l’expression de son visage.
— Autant qu’un de nous s’en sorte, dit-elle. Tu sais que j’ai raison.
On pourrait décoller avant le lever du jour, t’envoyer le plus loin
possible. Tu vivrais au moins une journée hors d’ici.
Donald essaya de s’imaginer en plein vol sur le dos d’un de ces
oiseaux, son casque battu par le vent. Il tomberait après un
atterrissage brutal et resterait allongé dans l’herbe, les yeux perdus
dans les étoiles. Il sortit son mouchoir pour y cracher du sang et
secoua la tête en le rangeant.
— Je suis en train de mourir, dit-il. Thurman m’a annoncé qu’il ne
me restait plus qu’un jour ou deux. Et il m’a dit ça il y a un jour ou
deux.
Charlotte demeura silencieuse.
— On pourrait peut-être réveiller un autre pilote, suggéra-t-il. Je le
menacerai d’une arme. Darcy et toi, vous pourriez vous échapper.
— Hors de question que je t’abandonne.
— Mais tu serais d’accord pour me laisser partir seul ?
Elle haussa les épaules.
— Je suis qu’une hypocrite.
Donald s’esclaffa.
— Ça doit être pour ça qu’ils t’ont recrutée.
Ils écoutèrent la radio.
— Il se passe quoi, d’après toi, dans les autres silos en ce moment ?
demanda Charlotte. Tu as eu affaire à eux. Est-ce que c’est aussi
atroce qu’ici ?
Donald réfléchit.
— J’en sais trop rien. Certains ont l’air plutôt heureux. Ils se
marient, ils ont des enfants. Ils ne connaissent rien d’autre que ces
murs, alors ils ne sont pas obsédés comme nous par l’extérieur. Mais
je crois qu’en revanche ils ont quelque chose qui nous fait défaut, ce
sentiment profond que quelque chose cloche dans leur façon de
vivre. Être enterré, tu vois. Et nous, on le comprend, on sait
pourquoi, et bien sûr ça nous étouffe mais… Mais eux, c’est juste une
sorte d’état d’angoisse un peu permanent, j’imagine. Je ne sais pas.
Il haussa les épaules.
— Ici, j’ai vu des hommes enchaîner les factions avec un relatif
bonheur. J’en ai vu d’autres perdre la tête. Avant, je… Je passais des
heures à jouer au solitaire sur mon ordinateur, et c’est dans ces
moments-là que mon cerveau était déconnecté et que je n’étais pas
malheureux. Mais d’un autre côté, je n’étais pas véritablement en vie.
Charlotte tendit un bras vers lui pour serrer sa main.
— Je pense que parmi les silos qui se sont éteints, certains sont les
mieux…
— Ne dis pas ça, murmura Charlotte.
Elle ne l’avait pas compris.
— Non, non. Je ne pense pas qu’ils soient tous morts, et que c’est
mieux comme ça. Je crois que certains se sont retirés de la boucle et
mènent leur vie comme ils l’entendent, assez prudemment pour que
personne ne vienne les embêter. Ils veulent juste être tranquilles,
libres de choisir comment mener leur existence, comment mourir. Et
je crois que c’est ce qu’Anna désirait pour eux, au fond. Passer un an,
ici, à cet étage, à essayer de donner un sens à sa vie sans pouvoir
mettre le nez dehors, je crois que ça a changé sa façon de voir les
choses.
— Ou c’est peut-être le fait d’être sortie de son caisson pendant un
certain temps, dit Charlotte. Elle n’aimait peut-être pas cette
sensation d’être rangée à l’écart.
— Peut-être, approuva Donald.
Les choses auraient pu être tellement différentes s’il lui avait fait
confiance, s’il l’avait écoutée jusqu’au bout. Si Anna était encore là
pour les aider, tout serait possible. Ça lui coûtait de l’admettre, mais
elle lui manquait autant qu’Helen. Anna l’avait sauvé, avait tenté d’en
sauver d’autres, et Donald, qui s’était mépris sur ses intentions,
l’avait haïe pour ces deux raisons.
Charlotte lui lâcha la main pour faire jouer la molette. Elle lança
des appels sur les deux canaux, passa une main dans ses cheveux, et
dut se contenter des bruits parasites.
— Pendant un temps, j’ai cru que ce qu’on faisait dans ce silo était
une bonne chose, dit Donald. Qu’on essayait de sauver le monde. Ils
m’avaient convaincu qu’une éradication massive était inévitable,
qu’une guerre était de toute façon sur le point de se déclarer et
qu’elle aurait eu le même effet. Mais tu sais ce que je pense ? Je pense
qu’ils savaient que si une guerre éclatait entre toutes ces machines
invisibles, il y aurait eu, ici et là, des poches de survivants. Alors ils
ont construit tout ça. Ils se sont assurés que la destruction était
complète pour pouvoir la contrôler.
— Ils voulaient faire en sorte que les seules poches de survivants
soient dans les leurs, ironisa Charlotte.
— Exactement. Leur intention n’était pas du tout de sauver le
monde, mais de se sauver, eux. Même si la race humaine s’était
éteinte, le monde aurait parfaitement pu continuer sans nous. La
nature arrive toujours à ses fins.
— La nature humaine aussi. Regarde-nous.
Elle rit.
— On est comme des mauvaises herbes, non ? La nature qui se
faufile, à la lisière. On ressemble à ces silos qui refusent de se
conformer. Comment ont-ils pu croire un seul instant qu’ils
réussiraient à tout contrôler ? Que ça ne déraperait pas ?
— Je n’en sais rien. Peut-être que les gens qui essaient de maîtriser
le monde ont l’impression d’être supérieurs au chaos.
Charlotte bascula d’un canal à l’autre au cas où quelqu’un
répondrait. Elle semblait exaspérée.
— Ils devraient nous laisser tranquilles, dit-elle. Arrêter tout ce
cirque et nous laisser suivre notre chemin, à notre guise.
Donald bondit soudain de sa chaise.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? lui demanda Charlotte en tendant une
main vers la radio. Tu as entendu quelque chose ?
— C’est ça, murmura-t-il. Nous laisser tranquilles…
Il sortit son mouchoir et toussa. Charlotte cessa de faire jouer la
molette.
— Allez, dit Donald. Sors tes outils.
— Pour le drone ?
— Non. Il faut qu’on assemble une autre combinaison.
— Une autre combinaison ?
— Pour aller dehors. Tu as dit que ces bombes antibunker pesaient
combien déjà ?
57

Silo 1

— Ce plan ne me dit rien qui vaille, dit Charlotte.


Elle serra l’arrivée d’air fixée au casque et saisit l’une des grandes
bouteilles d’oxygène pour y visser le tuyau.
— Qu’est-ce qu’on va aller faire dehors ?
— Mourir, répondit Donald.
Il vit bien le regard qu’elle lui lança.
— Mais ce ne sera peut-être que dans une semaine, reprit-il. Loin
d’ici.
Il avait tout un équipement étalé devant lui. L’air satisfait, il fourra
le tout dans un petit sac à dos militaire. Repas lyophilisés, eau,
trousse de premiers secours, lampe torche, pistolet, deux chargeurs,
munitions supplémentaires, pierre à fusil et couteau.
— Combien de temps durera l’oxygène, tu crois ?
— Ces bouteilles sont censées servir à des soldats envoyés vers
d’autres silos, alors il doit y en avoir assez pour atteindre le plus
éloigné. Nous, il faut juste qu’on aille un tout petit peu plus loin que
ça, et on ne sera pas aussi chargés qu’eux.
Il ferma son sac et le posa à côté de l’autre.
— C’est comme si on allégeait un drone, finalement.
— Exactement.
Il prit un rouleau de ruban adhésif, sortit un plan de sa poche et le
colla à la manche d’une des combinaisons.
— Mais… c’est ma combinaison ça, non ?
Donald acquiesça.
— Tu as un meilleur sens de l’orientation que moi. C’est moi qui te
suivrai.
Un ding retentit du côté des ascenseurs. Donald laissa tout en plan
et fit signe à Charlotte de le suivre. Ils se précipitèrent vers le monte-
charge, mais Darcy leur fit savoir que ce n’était que lui. Il émergea de
derrière les étagères les bras chargés de combinaisons propres et
d’un plateau-repas bien garni.
— Désolé, dit-il en voyant la frayeur qu’il leur avait causée. Mais je
n’ai aucun moyen de vous prévenir.
Il leur tendit le plateau d’un air confus.
— Restes du dîner…
Charlotte lui donna une accolade. Donald remarqua que les liens se
créaient facilement quand on était aux abois. Une prisonnière
prenait son geôlier dans ses bras parce qu’il ne la battait pas, lui
témoignait de la compassion. Donald était content d’assembler une
seconde combinaison. C’était un bon plan.
— Qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? demanda Darcy en
voyant leurs outils éparpillés.
Charlotte interrogea Donald du regard. Il secoua la tête d’un air
désapprobateur.
— Écoutez, leur dit Darcy. Je compatis à votre situation. Vraiment.
Moi non plus je n’aime pas trop ce qui se passe dans le coin. Et plus
les souvenirs me reviennent – plus je me rappelle qui j’étais avant –
plus je me dis que je pourrais me battre avec vous. Mais je ne vous
suis pas à cent pour cent. Et ça…
Il désigna les combinaisons.
— Ça ne me semble pas être une bonne idée. Vraiment pas.
Charlotte passa une assiette et une fourchette à Donald. Assise sur
une caisse en plastique orange, elle entama ce qui ressemblait à du
rôti en boîte, des betteraves et des pommes de terre. Donald vint
s’asseoir à côté d’elle et piqua sa fourchette dans sa tranche de rôti
pour la découper en morceaux.
— Vous vous souvenez de ce que vous faisiez avant tout ça ?
s’enquit Donald. Ça vous revient ?
Darcy acquiesça.
— En partie, oui. J’ai arrêté de prendre mes médicaments…
Donald s’esclaffa.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?
— Désolé. C’est seulement que… Ce n’est rien. Enfin, c’est une
bonne chose. Vous étiez dans l’armée ?
— Oui, mais pas très longtemps. Je crois que j’étais dans les
Services secrets.
Darcy les observa manger un instant.
— Et vous deux ?
— Air Force, répondit Charlotte.
Elle pointa sa fourchette sur Donald, qui avait la bouche pleine.
— Et lui, député. Au Congrès.
— Sans blague ?
Donald acquiesça.
— Même si j’étais plutôt architecte, en fin de compte.
Il désigna la salle d’un geste ample.
— C’est pour ça que je suis allé à l’école.
— Pour construire ce genre de trucs ? demanda Darcy.
— Pour construire ce truc, précisément.
— Sans blague.
Donald opina à nouveau et but une gorgée d’eau.
— Qui nous a fait ça, alors ? Les Chinois ?
Donald et Charlotte échangèrent un regard.
— Quoi ? demanda Darcy.
— C’est nous-mêmes qui avons fait ça, répondit Donald. Cet
endroit n’a jamais été conçu comme éventuelle solution de repli. Il a
toujours été destiné à être ce qu’il est.
Darcy les regarda tour à tour, l’air ébahi.
— Je pensais que vous étiez au courant, dit Donald. Tout ça figure
dans mes notes.
Une fois qu’on sait quoi chercher, songea-t-il.
— Non, je pensais que c’était comme ce bunker creusé dans la
montagne, un refuge pour le gouvernement en cas de…
— Oui, c’est pareil, dit Charlotte. Mais là, ce sont eux qui
contrôlaient le compte à rebours.
Darcy regarda le bout de ses bottes tandis que Donald et sa sœur
mangeaient. Ce n’était pas si mauvais, pour un dernier repas. Donald
baissa les yeux sur la manche de la combinaison qu’il avait
empruntée à Charlotte et y remarqua pour la première fois le trou
qu’avait laissé la balle. C’était peut-être pour ça qu’elle l’avait pris
pour un fou quand il l’avait enfilée. Face à lui, Darcy commença à
hocher lentement la tête.
— D’accord… Mais oui, ce sont eux qui ont fait ça.
Il leva les yeux vers Donald.
— J’ai endormi un type il y a deux factions de ça, qui criait des
trucs dingues de ce genre. Un type de la gestion des stocks.
Donald poussa son plateau et finit son eau.
— Il n’était donc pas fou. En fait, c’était quelqu’un de bien.
— Il y a de grandes chances, répondit Donald. Ou du moins, il était
en train de s’améliorer.
Darcy passa une main dans ses cheveux courts. Il reporta son
attention sur les outils éparpillés un peu partout.
— Et ces combinaisons… ? Vous envisagez de partir ? Parce que
vous savez que je ne peux pas vous aider à faire une chose pareille.
Donald ignora sa question. Il se dirigea au bout de l’allée pour
prendre le diable. Avec l’aide de Charlotte, il avait déjà chargé la
bombe antibunker. Il y avait une sorte de goupille en plastique qui
pendait de son nez pointu et qu’il fallait tirer pour qu’elle soit armée.
Elle avait déjà retiré les commandes de l’altimètre et les codes
d’accès prioritaires. Donald poussa le diable en direction de
l’ascenseur.
— Hé, dit Darcy en se levant pour lui bloquer le passage.
Charlotte s’éclaircit la voix, Darcy se retourna pour voir qu’elle
tenait un pistolet braqué sur lui.
— Désolée, dit-elle.
La main de Darcy flottait au-dessus d’une poche renflée. Donald
continua à pousser son diable vers lui, et Darcy recula.
— Il faut qu’on parle d’abord, dit-il.
— Tout a déjà été discuté, répondit Donald. Ne bougez pas.
Il s’arrêta à la hauteur du jeune officier et plongea une main dans
la poche de sa combinaison, de laquelle il retira le pistolet pour le
fourrer dans la sienne. Il lui demanda également son badge. Darcy
obtempéra. Donald l’empocha puis reprit son chemin en direction de
l’ascenseur.
Darcy le suivit en laissant un peu de distance entre eux.
— Ralentissez, dit-il. Vous envisagez vraiment de faire exploser cet
engin ? Faut se détendre, là. Venez, on va parler. C’est une sacrée
décision, quand même.
— Je vous garantis qu’elle n’a pas été prise à la légère. Le réacteur
en dessous de nous alimente les serveurs. Les serveurs contrôlent la
vie de tout le monde. On va libérer ces gens. Leur permettre de vivre
et de mourir comme ils l’entendent.
Darcy eut un petit rire nerveux.
— Les serveurs contrôlent leurs vies ? Mais qu’est-ce que vous
racontez encore ?
— Ils choisissent les numéros de loterie, se lança Donald. Ils
décident quelles personnes sont dignes d’avoir une descendance. Ils
sélectionnent, ils écrèment. Ils simulent des guerres pour choisir un
vainqueur. Mais plus pour longtemps.
— D’accord, mais nous, on n’est que trois. C’est trop important
pour qu’on soit les seuls à décider. Franchement, je…
Donald posa le diable sur ses roues devant l’ascenseur. Il se tourna
vers Darcy, vit que Charlotte s’était levée pour le surveiller de près.
— Vous voulez que je vous énumère toutes les occurrences dans
l’histoire où une seule personne en a conduit des millions d’autres à
la mort ? demanda Donald. Ils sont cinq, dix tout au plus à avoir
décidé tout ça. On peut peut-être même réduire le chiffre à trois. Et
allez savoir, si ça se trouve, c’est un de ces trois qui influençait les
deux autres. En tout cas, si un seul homme a construit ça, il ne
devrait pas en falloir plus pour tout liquider. La pesanteur est une
garce, sauf quand elle joue dans votre équipe.
Donald indiqua le bout de l’allée.
— Allez vous asseoir.
Darcy refusa de bouger, alors Donald sortit un pistolet de sa poche
– non pas celui de l’officier, mais celui qu’il savait chargé. La
déception et la peine qu’il lut sur le visage du jeune homme avant
qu’il s’exécute le touchèrent. Il l’observa marcher jusqu’au bout de
l’allée, dépasser Charlotte. Il saisit Charlotte par le bras avant qu’elle
le suive, la serra contre lui et l’embrassa sur la joue.
— Allez, mets ta combinaison.
Elle opina, suivit Darcy et se rassit sur sa caisse orange pour
s’habiller.
— Non mais dites-moi que je rêve, lâcha Darcy.
Il posa les yeux sur le pistolet qu’avait délaissé Charlotte pour
enfiler sa combinaison.
— N’y pensez même pas, dit Donald qui avait suivi son regard. En
fait, vous aussi, vous devriez enfiler votre combinaison.
L’officier et Charlotte se retournèrent d’un coup vers Donald,
perplexes. Charlotte était en train de faire passer ses jambes.
— De quoi est-ce que tu parles ? demanda-t-elle.
Parmi les outils, Donald prit le marteau et le lui montra.
— Je ne vais pas prendre le risque de rater mon coup.
Elle essaya de se lever, mais ses pieds n’étaient pas encore
ressortis.
— Tu as dit que tu avais un moyen de la déclencher à distance !
— Oui. À distance de toi.
Il pointa son arme sur Darcy.
— Habillez-vous. Vous avez cinq minutes avant de monter dans ce
monte-charge…
Darcy plongea en direction du pistolet posé près de Charlotte.
Mais elle fut plus rapide et le récupéra à temps. Donald recula d’un
pas, et s’aperçut que sa sœur dirigeait son arme sur lui à présent.
— Non, toi, tu t’habilles, ordonna-t-elle à son frère.
Sa voix tremblait, ses yeux brillaient.
— Ce n’est pas du tout ce qu’on a décidé. Tu m’as fait une pro
messe.
— Je suis un menteur, Charlotte.
Donald toussa dans le creux de son bras et sourit.
— Tu es une hypocrite, et moi, un menteur.
Il commença à reculer en direction des ascenseurs, son arme
braquée sur Darcy.
— Je sais que tu ne tireras pas sur moi, dit-il à sa sœur.
— Passez-moi le flingue, dit Darcy à Charlotte. Il écoutera si c’est
moi qui le menace.
Donald ricana.
— Vous non plus, vous ne me tirerez pas dessus. Ce pistolet n’est
pas chargé. Maintenant, habillez-vous. Vous allez sortir d’ici. Je vous
laisse une demi-heure. Le monte-charge met vingt minutes avant de
déposer un drone en haut. Le meilleur objet pour bloquer la porte en
position ouverte, c’est une caisse vide. J’en ai laissé une là-bas.
Charlotte pleurait et tentait tant bien que mal de faire sortir ses
pieds de sa combinaison. Donald savait qu’elle agirait bêtement,
qu’elle refuserait de partir sans lui à moins qu’il ne la force. Elle
aurait couru, se serait accrochée à lui, l’aurait supplié de
l’accompagner, aurait insisté pour rester à l’intérieur et mourir avec
lui. Le seul moyen de la faire sortir était de la laisser avec Darcy.
C’était un héros. Il se sauverait, et la sauverait aussi. Donald appuya
sur le bouton d’appel.
— Une demi-heure, répéta-t-il.
Darcy dézippait déjà sa combinaison pour l’enfiler. Charlotte
beuglait à son frère de revenir ; elle se leva, mais trébucha. Elle
commença à donner des coups dans le vide pour débarrasser ses
jambes de la combinaison au lieu de l’enfiler. Les portes de la cabine
s’ouvrirent avec leur ding caractéristique. Donald fit rouler le diable
à l’intérieur. Ses yeux s’emplirent de larmes à la vue de la peine qu’il
faisait à Charlotte. Elle avait parcouru la moitié de l’allée lorsque les
portes commencèrent à se refermer.
— Je t’aime, dit-il.
Il ne sut jamais si elle l’avait entendu. Les portes se refermèrent
sur elle. Il passa son badge sur la borne, appuya sur un bouton, et
l’ascenseur se mit en marche.
58

Silo 17

Le pôle de transmissions finit par refroidir, malgré l’incendie qui


faisait rage au demi-étage inférieur. Quelques volutes de fumée
continuaient de s’échapper d’en dessous. Juliette inspecta l’intérieur
de la grosse machine noire et ne vit qu’un entrelacs de fils et de
circuits imprimés cassés. La rangée de prises à casque s’était brisée,
et plusieurs câbles, tendus à l’extrême dans la chute, s’étaient coupés
net.
— Est-ce que le feu va s’éteindre ? demanda Raph, un œil inquiet
sur les volutes de fumée.
Juliette toussa. Elle sentait encore la fumée âcre dans sa gorge, le
goût du papier brûlé.
— Je n’en sais rien, admit-elle.
Elle observa les lumières au plafond, guettant un signe de faiblesse.
— Le silo tire son électricité d’ici en tout cas.
— Tu veux dire qu’il pourrait faire aussi noir que dans les mines
d’une minute à l’autre. Raph se leva : Je vais prendre nos sacs, nos
lampes torches. Et de l’eau.
Juliette l’observa s’activer. Elle sentait ces livres qui brûlaient sous
elle. Les fils de la radio qui fondaient. Elle ne pensait pas qu’il y
aurait une coupure de courant – l’espérait, du moins – mais tant de
choses étaient perdues à jamais. Le grand schéma grâce auquel elle
avait retrouvé l’excavatrice était peut-être déjà en cendres. Le plan
qui l’avait aidée à choisir vers quel silo se diriger, creuser… disparu.
Tout autour d’elle, les serveurs continuaient de ronronner, ces
géants imperturbables aux épaules carrées. Imperturbables, sauf un.
Juliette se leva et examina le serveur qu’ils avaient fait tomber, et le
lien qui unissait ces machines aux silos lui apparut de façon plus
évidente encore. En voilà un qui s’était effondré, comme son silo.
Comme le silo de Solo. Elle examina la disposition des serveurs et se
rappela qu’elle était identique à celle des silos. Raph revint avec leurs
sacs. Il tendit sa gourde à Juliette. Elle but une gorgée, perdue dans
ses pensées.
— J’ai aussi pris ta lam…
— Attends un peu, murmura-t-elle.
Elle reboucha sa gourde et chemina entre les serveurs. À l’arrière
de l’un d’eux, elle étudia la plaque en métal argenté qui surplombait
un cocon de fils, sur laquelle figurait le symbole du silo avec ses trois
triangles pointés vers le bas. Le nombre 29 était gravé au centre.
— Qu’est-ce que tu cherches ? demanda Raph.
Juliette tapota la plaque.
— Souvent, Lukas disait qu’il avait besoin de travailler sur le
serveur 6, ou 30, ou peu importe. C’est lui qui m’avait fait remarquer
que ces machines étaient disposées de la même façon que les silos.
On a un schéma, juste ici.
Elle se dirigea vers les serveurs 17 et 18, suivie de Raph.
— Est-ce qu’on doit s’inquiéter à propos de l’électricité ? demanda-
t-il.
— Il n’y a rien qu’on puisse faire, de toute façon. En bas, les parois
et le plafond devraient résister à la chaleur, je ne pense pas qu’ils
prendront feu. Quand les flammes se seront éteintes, on ira voir si…
Quelque chose attira son attention tandis qu’elle marchait entre les
serveurs. Les câbles qui cheminaient sous les grilles métalliques du
sol entraient et sortaient de leurs gaines pour rejoindre la base des
machines. C’est une série de fils rouges parmi les noirs qui l’arrêta.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda Raph, pas rassuré. Hé, ça
va, tu te sens bien ? Parce que j’ai déjà vu des mineurs se prendre un
caillou sur le crâne et se comporter un peu bizarrement…
— Je vais bien, le rassura-t-elle.
Le doigt pointé sur les fils, elle tourna, et imagina ces fils menant
d’un serveur à un autre.
— Une carte, souffla-t-elle.
— Oui, approuva Raph, une carte.
Il la prit par le bras.
— Allez, viens t’asseoir. Tu sais, tu as respiré pas mal de fumée.
— Écoute-moi. La fille à qui j’ai parlé à la radio, celle du silo 1, elle
a dit qu’il y avait une carte avec ces flèches rouges. Elle en a parlé
quand j’ai évoqué l’excavatrice. Elle avait l’air très agitée, elle disait
qu’elle comprenait pourquoi toutes ces lignes rouges convergeaient
vers le même point. Et puis la radio a cessé de fonctionner.
— D’accord…
— Ça, ce sont les silos, dit Juliette en tendant les mains vers les
serveurs. Allez, viens. Regarde.
Elle contourna la rangée suivante, les yeux braqués sur les plaques
métalliques. Quatorze. Seize. Dix-sept.
— Voilà. Nous, on est là, et ça, c’est l’endroit où on a creusé. Notre
ancien silo est ici.
Elle montra le serveur adjacent.
— Donc tu veux me dire qu’on peut choisir qui appeler par radio
en voyant lesquels sont les plus proches ? Parce qu’en bas, on a la
même carte. C’est Erik qui l’a.
— Non. Ce que je veux te dire, c’est que les lignes rouges sur la
carte de cette fille sont identiques à ces fils, là. Tu vois ? Ceux qui
passent sous les grilles. Les excavatrices ne sont pas faites pour se
rendre d’un silo à l’autre. Bobby m’a dit à quel point ces engins
étaient difficiles à faire pivoter. La nôtre pointait dans une direction
précise.
— Laquelle ?
— J’en sais rien. Il me faudrait cette carte pour pouvoir le dire. À
moins que…
Elle se tourna vers Raph, dont le visage blême était enduit de noir
de fumée.
— Toi, tu faisais partie de l’équipe de forage. Combien il y avait de
carburant dans le réservoir de la machine ?
Il haussa les épaules.
— On n’a jamais compté les litres, on a fait le plein, c’est tout.
Court a fait tremper une tige dedans à plusieurs reprises pour voir ce
qu’on consommait. Je me souviens, elle a dit qu’on n’utiliserait
jamais tout ce qu’il y avait.
— Eh oui. C’est parce que cette machine était censée aller bien
plus loin. Il faut refaire le coup de la tige, histoire d’avoir une idée. Et
on devrait voir sur le schéma d’Erik dans quelle direction
l’excavatrice pointait au départ. Si seulement…
Elle claqua des doigts.
— Mais ! On a l’autre excavatrice.
— Je ne te suis plus. Pourquoi on aurait besoin de deux
excavatrices ? On n’a qu’une seule génératrice en état de
fonctionnement.
Juliette lui serra le bras ; elle n’arrivait pas à réprimer son sourire,
son esprit bouillonnait.
— On n’a pas besoin de l’autre pour creuser. On a seulement
besoin de voir dans quelle direction elle est orientée. Si on projette
cette ligne sur une carte et qu’on reporte celle de notre propre
excavatrice, ces deux lignes devraient se croiser. Et si la capacité du
réservoir correspond à cette distance, on aura notre confirmation.
On saura où se trouve l’endroit dont cette fille me parlait. Elle a parlé
de semis, ou je ne sais quoi. Dans sa bouche, ça ressemblait à un
autre silo, mais dans une zone où l’air est…
Ils entendirent des voix à l’autre bout de la salle, quelqu’un entrait.
Juliette plaqua Raph contre un serveur et posa un doigt sur sa
bouche. Mais on se dirigeait droit sur eux, à petits pas, tic tic, comme
des doigts qui tapotaient du métal. Juliette se retint de prendre ses
jambes à son cou et vit une forme brune émerger à ses pieds, avant
d’entendre un sifflement tandis qu’une patte se levait et qu’un jet
d’urine éclaboussait ses bottes.
— Cabot ! s’écria Elise.

Juliette serra les enfants et Solo contre elle. Elle ne les avait pas
vus depuis la chute de son silo. Ils lui rappelèrent pourquoi elle
faisait tout ça, les raisons pour lesquelles elle ne se laissait pas
abattre, ce qui était digne de son combat. Aveuglée par sa colère,
obnubilée par l’envie de creuser la terre et de creuser en quête de
réponses, elle avait oublié le plus important, ceux qu’il fallait à tout
prix sauver. Elle s’était trop préoccupée de ceux qui méritaient de
mourir.
Mais sa colère s’évanouit au contact de la barbe broussailleuse de
Solo et des mains d’Elise autour de son cou. Voilà ce qui restait, ce
qu’ils avaient encore, et le protéger était plus important que tout
désir de vengeance. C’était ce que le père Wendel avait découvert. Il
s’était concentré sur les mauvais passages de son livre, sur ceux qui
parlaient de haine plutôt que d’espoir. Juliette s’était avérée aussi
aveugle que lui. Elle s’était apprêtée à partir en hâte, à abandonner
tout le monde.
Elle s’assit avec Solo, les enfants et Raph. Blottis les uns contre les
autres autour d’un serveur, ils évoquèrent ce qu’ils avaient vu de la
violence dans les étages inférieurs. Solo avait un fusil et ne cessait de
dire qu’ils devaient à tout prix sécuriser l’accès à la salle. Qu’ils se
fassent oublier.
— On devrait se cacher ici et attendre qu’ils aient fini de
s’entretuer, dit-il, le regard fou.
— C’est comme ça que tu as survécu ici toutes ces années ? lui
demanda Raph.
Solo acquiesça.
— C’est mon père qui m’a mis à l’abri. J’ai attendu très longtemps
avant de sortir. C’était plus sûr comme ça.
— Ton père savait ce qui allait se passer, dit Juliette. Il t’a protégé.
En quelque sorte, c’est pour une raison similaire qu’on vit comme ça,
terrés, tous autant que nous sommes. Quelqu’un a fait la même chose
il y a très longtemps. Et nous a mis à l’écart pour nous protéger. Nous
sauver.
— Alors il faut qu’on se cache encore, pas vrai ? dit Rickson.
— Qu’est-ce qu’il te reste comme nourriture dans le garde-
manger ? demanda Juliette à Solo. En supposant que le feu n’ait pas
tout ravagé.
Il tira sur sa barbe.
— De quoi tenir trois ans. Peut-être quatre. Mais rien que pour
moi.
Juliette fit un peu de calcul.
— Disons que nous sommes deux cents à nous être sauvés du silo
18. Mais je ne crois pas que ce soit autant. Bref. Ça nous fait quoi ?
Cinq jours ?
Elle siffla, et vit toute l’utilité et la valeur des diverses fermes de
son ancien silo sous un jour nouveau. Nourrir des milliers de gens
pendant des centaines d’années, les calculs étaient minutieux.
— Autant arrêter de se cacher tout de suite, dit-elle. Ce dont nous
avons besoin…
Elle scruta le visage des rares personnes en qui elle avait
entièrement confiance.
— … c’est d’un conseil public.
Raph s’esclaffa.
— Un quoi ? demanda Solo.
— Un rassemblement. Avec tout le monde. Tous les survivants. Il
faut qu’on décide si on reste terrés dans ce silo, ou si on sort.
— Je croyais qu’on allait creuser en direction d’un autre silo, dit
Raph. Ou vers cet endroit dont tu as parlé.
— Je ne crois pas qu’on ait le temps de creuser. Il nous faudrait des
semaines, et les fermes ont été ravagées. Et puis, j’ai une meilleure
idée. Une solution plus rapide.
— Et ces bâtons de dynamite qu’on se traîne ? Je croyais qu’on
allait faire payer ceux qui nous ont fait ça.
— On peut encore le faire. Mais ce qu’il faut avant tout, c’est sortir
d’ici. Sinon, Jimmy a raison. On finira par s’entretuer. Alors il faut
réunir tout le monde.
— On n’a qu’à le faire dans la salle de la génératrice, en bas,
proposa Raph. Ou dans un endroit aussi grand. Les fermes, peut-être.
— Non, dit Juliette en balayant la salle du regard. On va tenir cette
réunion ici. On va leur montrer cet endroit.
— Ici ? s’écria Solo. Deux cents personnes, ici ?
Il avait l’air secoué, et se mit à tirer sur sa barbe à deux mains.
— Où vont s’asseoir les gens ? demanda Hannah.
— Comment ils verront ? voulut savoir Elise.
Juliette observa les hautes machines noires. Nombre d’entre elles
cliquetaient et ronronnaient. Des câbles s’échappaient de leur
sommet et disparaissaient dans le plafond. Elle savait pour avoir
suivi les câbles vidéo dans son silo qu’ils étaient tous connectés entre
eux. Elle savait comment l’électricité arrivait là, comment retirer les
panneaux latéraux. Elle passa une main sur un serveur où Solo avait
compté les jours dans sa jeunesse. Jours qui étaient devenus des
années.
— Va me chercher mes outils au labo de Confection, dit-elle à Solo.
— Un Projet ? demanda-t-il.
Elle opina, et Solo se faufila entre les serveurs. Raph et les gamins
ne la quittaient pas des yeux. Juliette sourit.
— Les enfants, vous allez adorer ce qui se prépare.

Une fois les fils du sommet coupés et les boulons de la base retirés,
il suffisait d’une bonne poussée. Le serveur tomba avec plus de
facilité que le pôle de transmissions. Juliette l’observa vaciller,
trembler puis s’effondrer avec satisfaction. Elle sentit les vibrations
du sol à travers ses bottes. Miles et Rickson se tapèrent dans la main
en poussant un petit cri de joie, comme deux voyous prêts à tout
démolir. Hannah et Shaw s’occupaient déjà du suivant. Elise grimpa
sur le dessus avec l’aide de Juliette, cutter à la main, sous les
aboiements inquiets de Cabot.
— C’est comme si tu coupais des cheveux, lui dit Juliette.
— On pourrait faire la barbe de Solo après, proposa Elise.
— Je ne pense pas que ça lui plairait, dit Raph.
Juliette se retourna pour voir que le mineur était de retour de sa
mission.
— J’ai laissé plus d’une centaine de mots, lui dit-il. Je n’ai pas pu en
écrire plus, j’avais des crampes à la main. J’en ai lâché plein par-
dessus la rampe pour être sûr qu’ils arrivent jusqu’en bas.
— Bien. Et tu as bien précisé qu’il y avait à manger ? Assez pour
tout le monde ?
Il acquiesça.
— Alors on ferait mieux de soulever cette machine de la trappe si
on veut tenir nos promesses. Sinon, on n’aura plus qu’à faire une
descente dans les fermes du dessus.
Raph la suivit jusqu’au pôle renversé. Ils s’assurèrent qu’il n’y avait
plus de volutes de fumée, et Juliette fit courir sa main à la base de la
machine, testant la chaleur. Toutes les parois du taudis de Solo
étaient métalliques, aussi espérait-elle que le feu ne s’était pas
propagé au-delà du tas de livres. Mais elle ne pouvait être sûre de
rien. Le pôle grinça épouvantablement lorsqu’ils le poussèrent sur le
côté. Un nuage de fumée noire s’éleva dans la salle.
Juliette agita une main devant son visage et toussa. Raph se
précipita de l’autre côté de la machine comme pour le remettre en
place.
— Attends, lui dit Juliette, on dirait que ça se dissipe.
Ils se retrouvèrent plongés dans une sorte de brume, mais il n’y
eut pas d’épaisse fumée en continu. C’était seulement la fuite du
nuage contenu en dessous. Raph voulut s’engager dans le puits, mais
Juliette insista pour passer la première. Elle alluma sa lampe torche
et descendit dans les dernières volutes de fumée.
Une fois en bas, elle s’accroupit et respira à travers son maillot. Le
faisceau de sa lampe paraissait solide, comme si elle avait pu s’en
servir pour assommer quelqu’un en cas d’attaque. Mais personne ne
lui bondit dessus. Il y avait une silhouette par terre, encore
incandescente. L’odeur était atroce. La fumée se dissipa davantage, et
Juliette lança à Raph qu’il pouvait descendre.
Les bottes du mineur retentirent contre les échelons tandis que
Juliette, après avoir enjambé le corps, évaluait les dégâts. L’air était
chaud, étouffant ; difficile de respirer. Elle imagina un instant ce
qu’avait dû subir Lukas, dans la même pièce, suffocant. L’émotion,
plus que la fumée, lui fit monter les larmes aux yeux.
— Adieu les livres.
Raph l’avait rejointe, et regardait la tache noire au milieu de la
pièce. Il avait dû voir qu’il s’agissait de livres au moment où il lui
était venu en aide, car il n’en restait absolument pas une trace.
Toutes ces pages étaient parties en fumée. Ils les avaient respirés.
Juliette s’était presque étouffée avec des souvenirs du passé.
Elle se posta près du mur et examina la radio. La cage métallique
était toujours endommagée, depuis le jour, si lointain, où elle l’avait
arrachée au mur. Elle appuya sur le bouton de mise sous tension,
mais il ne se passa rien. Le bouton en plastique était chaud et
poisseux. Les entrailles de l’appareil n’étaient probablement plus
qu’un amas de plastique et de cuivre fondu.
— Bon, où est la bouffe ? demanda Raph.
— Par ici. Prends un chiffon pour ouvrir la porte.
Il partit en mission d’exploration dans l’appartement et le cellier
tandis que Juliette observait les vestiges d’un vieux bureau, d’un
écran posé dessus, distordu sous l’effet de la chaleur. Il n’y avait
aucune trace des matelas de Solo, rien qu’une pile de boîtes en métal
qui avaient contenu des livres, certaines déformées par les flammes.
Juliette aperçut des empreintes noires derrière elle et comprit que la
semelle de ses bottes fondait à cause de la chaleur. Elle entendit
Raph pousser un cri enthousiaste dans la pièce d’à côté. Elle passa la
tête par la porte pour le voir avec une brassée de boîtes de conserve,
menton appuyé sur celles du haut, tout sourire.
— Il y en a des étagères entières.
Juliette balaya l’espace de sa lampe torche. C’était une sorte de
caverne avec quelques conserves ici ou là. Mais les étagères du fond
avaient l’air plus remplies.
— Si tout le monde se pointe, on en a assez pour quelques jours,
pas plus.
— On n’aurait peut-être pas dû convoquer tout le monde.
— Si, objecta Juliette. On fait ce qu’il faut.
Elle se tourna vers le mur où était adossée une petite table. Le feu
n’avait pas franchi la porte. Les schémas grands comme des
couvertures étaient accrochés là, intacts. Juliette les passa en revue,
en quête de ceux dont elle avait besoin. Elle les trouva et s’en
empara. En les roulant, elle entendit le bruit mat d’un nouveau
serveur qui heurtait le sol au-dessus d’eux.
59

Silo 17

Ils arrivèrent d’abord au compte-goutte, puis par grappes, puis


carrément par foules entières. Ils s’émerveillaient de l’éclairage
constant dans les couloirs, exploraient les bureaux. Aucune de ces
personnes n’était entrée une seule fois au DIT. Rares étaient celles qui
avaient passé du temps en haut, à part pour les pèlerinages post-
nettoyage. Des familles passaient de pièce en pièce ; des gamins se
cramponnaient à des feuilles de papier ; beaucoup venaient voir
Juliette avec le mot que Raph avait plié et laissé tomber, posant des
questions sur la nourriture. En l’espace de quelques jours à peine, ils
avaient bien changé. Combinaisons tachées, déchirées, visages
ombrés de barbe, traits creusés, yeux cernés. Juliette savait qu’il ne
leur restait plus que quelques jours avant que la situation ne
devienne désespérée. Tout le monde le voyait.
Ceux arrivés en avance aidèrent à préparer la nourriture et à faire
basculer les derniers serveurs. Une odeur de soupe et de légumes
réchauffés emplit la salle. Deux des serveurs les plus chauds avaient
été abattus sans qu’on en sectionne les câbles d’alimentation. On
disposa des boîtes ouvertes sur leurs parois brûlantes et le contenu
des conserves ne tarda pas à mijoter. Il n’y avait pas assez de
couverts pour tout le monde, alors beaucoup de gens mangeaient et
buvaient à même les boîtes.
Hannah aida Juliette à préparer la réunion tandis que Rickson
s’occupait du bébé. Un des schémas était déjà accroché au mur,
Hannah s’attelait au deuxième. Des lignes furent soigneusement
tracées à l’aide d’un fil, et Hannah passa derrière Juliette pour
contrôler son travail. Elles se servirent d’une mine de graphite pour
marquer la route. Juliette observa un nouveau groupe entrer. Elle se
dit qu’il s’agissait de son deuxième conseil, et on ne pouvait pas dire
que le premier s’était bien passé. Et, selon toute vraisemblance,
celui-ci serait son dernier.
La plupart des gens présents étaient venus des fermes, mais
quelques mécanos et mineurs commencèrent à arriver. Tom Higgins
et la commission de planification débarquèrent du poste de police
annexe. Juliette vit l’un d’entre eux se jucher sur un serveur pour
tenter de compter les têtes, pestant après la foule agitée qui ne lui
facilitait pas la tâche. Elle rit, et se rendit compte que ce qu’il était en
train de faire avait de l’importance. Il allait falloir qu’ils sachent
combien ils étaient. Une combinaison de nettoyage gisait à ses pieds
– un de ses accessoires pour la réunion. Il allait falloir qu’ils sachent
combien de combinaisons il leur fallait.
Courtnee arriva et se fraya un chemin jusqu’à Juliette, qui
l’accueillit avec soulagement et un grand sourire.
— Tu pues la fumée, lui dit Courtnee.
Juliette pouffa.
— Je pensais que tu ne viendrais pas.
— Le mot disait que c’était une question de vie ou de mort.
— Vraiment ?
Elle jeta un œil à Raph.
Il haussa les épaules.
— Certains, peut-être, oui, dit-il.
— Alors, qu’est-ce qui se passe ? voulut savoir Courtnee. Tous ces
étages gravis pour une simple soupe ?
— Tout le monde sera mis au courant en même temps.
Juliette s’adressa à Raph.
— Tu peux faire entrer tout le monde ? Envoie peut-être Miles et
Shaw ou un porteur à l’escalier pour voir si d’autres sont en chemin.
Il s’exécuta, et Juliette s’aperçut que tout le monde avait déjà pris
place sur les serveurs, adossés les uns aux autres, et mangeait à
même les conserves tandis que Solo en ouvrait d’autres à l’aide d’un
appareil électrique branché dans une prise au sol. Certains
observaient avec attention les quantités de nourriture qu’on
remontait de l’étage inférieur. Mais davantage de paires d’yeux
encore étaient braquées sur elle. Leurs murmures étaient pareils à de
la vapeur sifflante.
Plus les gens affluaient, plus Juliette sentait la pression monter.
Shaw et Miles revinrent : tout était calme dans l’escalier, il ne restait
que quelques personnes en chemin. Il lui sembla qu’une journée
entière s’était écoulée depuis l’incendie, mais elle refusait de
regarder sa montre et de faire face à la vérité. Elle se sentait fatiguée.
Surtout face à la foule qui renversait les conserves en tapant sur le
fond pour ne pas en laisser, s’essuyait la bouche d’un revers de
manche, les yeux rivés sur elle. Impatients.
La nourriture les fit taire et les apaisa, du moins pour l’instant. Les
boîtes occupaient leurs mains, leurs bouches. Elle avait eu droit à un
peu de répit. Il fallait qu’elle se lance. C’était maintenant ou jamais.
— Je sais que vous vous demandez ce qu’on fait tous là. À quoi bon
tout ce cirque, dit-elle en haussant la voix, et les dernières
conversations se dissipèrent. Et quand je dis là, je ne parle pas de
cette salle. Mais de ce silo. Pourquoi a-t-on fui ? Beaucoup de
rumeurs circulent, mais je suis ici pour vous dire la vérité. Je vous ai
fait venir dans cet endroit très secret pour vous dire la vérité. Notre
silo a été détruit. Empoisonné. Ceux qui n’ont pas pu se joindre à
nous sont morts, vous pouvez me croire.
Des chuchotements.
— Empoisonné par qui ? cria quelqu’un.
— Par les mêmes qui nous ont mis sous terre il y a des centaines
d’années. J’ai besoin que vous m’écoutiez. S’il vous plaît, écoutez-
moi.
La foule se calma.
— Nos ancêtres ont été placés sous terre afin que nous puissions
survivre pendant que la situation à la surface s’améliorait. Comme
beaucoup d’entre vous le savent, je suis allée à l’extérieur avant qu’on
empoisonne notre silo. J’ai pris des échantillons d’air, et je pense que
plus on s’éloigne d’ici, meilleures sont les conditions. J’ai déduit cela
non seulement à partir de ces analyses, mais aussi des propos d’une
autre personne, d’un autre silo, qui affirme avoir vu du ciel bleu au-
delà de…
— Foutaises ! cria quelqu’un. J’ai entendu dire que c’était un
mensonge, un truc qu’ils nous font au cerveau avant qu’on sorte
nettoyer.
Juliette localisa la personne qui venait de parler. C’était un porteur
assez âgé, un homme dont la profession était le centre des rumeurs,
mais aussi des secrets trop dangereux pour être partagés. Tandis que
les murmures se propageaient à nouveau dans l’assistance, un nouvel
arrivant fit son entrée. C’était le père Wendel, bras croisés sur la
poitrine, mains fourrées dans ses manches. Bobby demanda à tout le
monde de la boucler et petit à petit le silence revint. Juliette salua le
père Wendel d’un petit geste, et quelques têtes se tournèrent.
— J’ai besoin que vous me croyiez sur parole, reprit Juliette. Parmi
ce que je dis, il y a des choses dont je suis sûre. Par exemple : on
pourrait rester ici et vivoter, mais je ne sais pas pour combien de
temps. Et on vivrait dans la peur. Pas seulement la peur qu’on
s’inspire les uns les autres, mais celle d’un désastre qui peut nous
tomber dessus à tout moment. Ils peuvent ouvrir les portes d’un silo
sans demander, nous intoxiquer sans le dire, nous tuer sans prévenir.
Alors, vous parlez d’une vie…
Un silence de mort planait sur l’assistance.
— L’autre solution, c’est de partir. Mais si on part, c’est pour ne
jamais revenir…
— Partir pour aller où ? s’écria quelqu’un. Dans un autre silo ? Et si
c’était pire que dans celui-ci ?
— Non, pas dans un autre silo, répondit Juliette en se décalant sur
le côté afin que tous puissent voir le schéma accroché au mur. Les
voici. Les cinquante silos. Celui-ci, c’était chez nous.
Elle pointa un doigt sur la carte, et des bruissements s’élevèrent à
mesure que chacun se tordait le cou pour mieux voir. Juliette sentit
sa gorge se serrer sous le coup de l’émotion, submergée par la joie,
mêlée de tristesse, de leur dire la vérité. Elle fit glisser son doigt sur
le silo d’à côté.
— Voici où nous nous trouvons actuellement.
— Il y en a tellement, murmura quelqu’un.
— Combien de distance entre les deux ? demanda un autre.
— J’ai tracé une ligne pour indiquer le chemin que nous avons
suivi pour arriver ici. C’est peut-être difficile à voir pour ceux qui
sont au fond. Et cette ligne-ci indique la direction dans laquelle notre
excavatrice était orientée.
Elle la suivit du doigt pour qu’ils voient où elle menait. Son doigt
glissa hors de la carte, jusque sur le mur. Elle fit signe à Elise, et la
petite la rejoignit pour poser un doigt sur un point qu’elle avait déjà
marqué.
— Ce schéma concerne le silo dans lequel nous nous trouvons
actuellement.
Elle se posta devant l’autre carte.
— On peut voir ici une autre excavatrice à la base du…
— Ras-le-bol des forages, on ne…
— Je ne veux pas creuser moi non plus, intervint Juliette en se
tournant vers le public. Franchement, je ne pense pas qu’on ait assez
de carburant, parce qu’on en utilise depuis qu’on est arrivés ici, et
qu’on en a gaspillé pas mal pour faire pivoter la machine. Et je ne
crois pas non plus qu’on ait assez de nourriture pour plus d’une ou
deux semaines, pas pour tout le monde en tout cas. Donc, non, pas
de forage. Mais notre schéma correspond à la taille de la machine
qu’on a trouvée chez nous, et à l’endroit où elle se trouvait. L’échelle
est bonne, et la machine est orientée dans la même direction. J’ai un
schéma ici de ce silo et de cette excavatrice.
Elle fit glisser son doigt au bas de l’autre feuille de papier avant de
revenir sur la carte.
— Si je reporte ces données, voyez comme la ligne file entre les
silos sans en toucher aucun.
Elle marcha en faisant glisser son doigt le long de la ligne jusqu’à
ce qu’elle touche le doigt d’Elise. La petite lui sourit de toutes ses
dents.
— On a estimé combien de carburant on a utilisé pour arriver
jusqu’ici, et combien il en reste. On connaît la quantité qu’on avait au
départ, et la rapidité avec laquelle il se consume. Et la conclusion à
laquelle on est arrivés, c’est que l’excavatrice avait tout juste assez de
carburant – avec une petite marge de dix pour cent – pour nous
emmener directement à cet endroit.
Elle toucha à nouveau le doigt d’Elise.
— Et le nez des machines pointe légèrement vers le haut. Nous
pensons qu’elles ont été placées là pour nous emmener à cet
endroit… pour nous sortir d’ici.
Elle se tut un instant.
— J’ignore à quel moment ils comptaient nous le dire, ou si même
ils avaient prévu de nous mettre au courant, mais je propose qu’on
n’attende pas leur autorisation. Partons sans attendre.
— Partir, comme ça ?
Juliette scruta la foule et vit que la question émanait d’un membre
de la commission de planification.
— Oui. Je crois qu’on sera plus en sécurité si on part que si on
reste. Parce que je sais ce qui va se passer si on reste. J’ai envie de
voir si on a plus de chances en partant d’ici.
— Vous espérez qu’on sera plus en sécurité, lança quelqu’un.
Juliette ne chercha pas à identifier la personne. Elle laissa son
regard planer sur l’assistance. Tout le monde pensait la même chose,
elle y compris.
— C’est exact. Je l’espère. Je n’ai que la parole d’une inconnue. Des
murmures d’une personne que je n’ai jamais rencontrée. Et j’ai aussi
une profonde conviction, dans mes entrailles, dans mon cœur. J’ai
ces lignes tracées sur une carte. Et si vous pensez que ça ne suffit
pas, je ne vous jette pas la pierre. J’ai passé ma vie entière à ne croire
que ce que je vois. J’ai besoin de preuves. De voir des résultats. Et
même alors, j’ai besoin de les voir une deuxième et une troisième
fois avant de me faire une idée de la réalité des choses. Mais ce dont
je suis persuadée, c’est que la vie qui nous attend ici ne vaut pas la
peine d’être vécue. Et il y a des chances pour qu’une vie meilleure
nous attende ailleurs. Je veux partir pour en avoir le cœur net, mais
seulement si vous êtes assez nombreux à me suivre.
— Je viens avec toi, dit Raph.
Juliette opina. Sa vue se brouilla légèrement.
— Je m’en doutais, dit-elle.
Solo leva la main. De l’autre, il tirait sur sa barbe. Juliette sentit la
main d’Elise se glisser dans la sienne. Shaw tenait dans les bras un
chiot agité mais réussit à lever une main aussi.
— Et comment est-ce qu’on y va si on n’est pas censés creuser ?
beugla un mineur.
Juliette se pencha pour prendre un objet posé à ses pieds. Elle en
profita pour s’essuyer les yeux. Elle se redressa et brandit une
combinaison de nettoyage dans une main, casque dans l’autre.
— On y va par l’extérieur.
60

Silo 17

Ils travaillaient, et la nourriture diminuait. C’était un compte à


rebours morbide, cette disparition progressive des conserves et de ce
qu’ils avaient récolté dans les fermes. Tous les habitants du silo ne
participaient pas ; certains n’avaient même pas assisté à la réunion, et
beaucoup s’étaient évaporés dès les dernières paroles prononcées
afin de vite s’approprier davantage de parcelles de terre. Plusieurs
mécanos demandèrent la permission de redescendre aux Machines
pour rameuter ceux qui avaient refusé de monter, essayer de les
convaincre, voir si Walker acceptait de bouger. Juliette était bien sûr
plus que ravie à l’idée de rassembler encore plus de gens. Mais elle
sentait également la pression augmenter tandis que tout le monde
travaillait dur.
La salle des serveurs devint un grand atelier, du genre de ceux que
l’on aurait pu voir aux Fournitures. On avait fait venir environ cent
cinquante combinaisons de nettoyage, qui toutes avaient besoin
d’être améliorées. Juliette constata avec tristesse que c’était plus
qu’ils n’en avaient besoin, mais le soulagement n’était pas loin. Un
excédent de volontaires aurait posé problème.
Elle avait montré à une dizaine de mécaniciens comment fixer les
systèmes bivalves grâce auxquels elle et Nelson avaient respiré dans
le labo de Confection. Il n’y avait pas assez de valves au DIT, alors elle
en donna des exemples à des porteurs pour qu’ils aillent en chercher
aux Fournitures, où elle était sûre qu’il y en aurait… et ce n’était pas
le genre de choses qui ferait défaut à ceux qui restaient. Il leur fallait
également des joints, du ruban thermique, et du joint en caoutchouc.
Elle leur demanda aussi de rapporter les postes à souder des
Fournitures et des Machines. Elle leur montra la différence entre les
bonbonnes d’acétylène et d’oxygène en leur précisant qu’ils
n’auraient pas besoin d’acétylène.
En calculant sur la carte accrochée au mur la distance qui les
séparait de leur destination, Erik estima qu’ils pouvaient se mettre à
douze sur une bouteille d’oxygène. Juliette décida d’en compter dix
par mesure de sûreté. Elle mit une cinquantaine de personnes sur les
combinaisons – les serveurs tombés servaient d’établi aux ouvriers
assis ou à genoux par terre – et emmena un petit groupe à la
cafétéria où les attendait, elle le savait d’avance, une corvée des plus
morbides. Il n’y avait que son père, Raph, Dawson et deux porteurs
d’un certain âge qui avaient déjà dû porter des cadavres. En chemin,
ils firent un arrêt sous les fermes, au bureau du coroner. Juliette
trouva l’endroit où étaient stockés les sacs noirs et en sortit cinq
dizaines. À partir de là, ils montèrent en silence.

Il n’y avait pas de sas attaché au silo 17, ou du moins plus de sas. La
porte extérieure était restée entrouverte depuis la chute du silo des
dizaines d’années auparavant. Juliette s’y était glissée déjà deux fois,
et son casque, elle s’en souvenait encore, s’était coincé la première
fois. Les seules barrières qui les protégeaient de l’extérieur étaient la
porte intérieure du sas et celle du bureau du shérif. De minces
membranes entre un monde mort et un autre à l’agonie.
Juliette aida les autres à retirer un fouillis de chaises et de tables
qui encombrait l’accès à la porte du bureau. Il y avait eu un étroit
chemin lorsqu’elle était passée par là plus de deux mois auparavant,
mais ils avaient besoin de plus d’espace pour travailler. Elle les
avertit au sujet des corps qu’il y avait à l’intérieur, mais ils
connaissaient, grâce aux sacs mortuaires, la raison de leur présence
ici. Les faisceaux convergèrent vers la porte lorsqu’elle posa sa main
sur la poignée. Ils portaient tous des masques et des gants en
caoutchouc, à la demande de son père. Juliette se demanda s’ils
n’auraient pas mieux fait d’enfiler des combinaisons de nettoyage.
À l’intérieur, les corps étaient tels que dans son souvenir : un
monticule de membres gris et inertes. Une odeur atroce, associant
pourriture et métal, emplit son masque, et elle se rappela avoir
renversé une bassine de soupe sur elle pour se débarrasser des
particules toxiques de l’air extérieur. Ici régnait la puanteur de la
mort, mais aussi autre chose.
Ils sortirent les corps un à un et les glissèrent dans les sacs. Une
tâche sinistre. La chair se détachait des os, comme de la viande cuite
à point.
— Attention aux articulations, leur dit Juliette, la voix étouffée par
son masque. Les aisselles et les genoux.
Les corps tenaient à peine en un seul morceau, les tendons et le
squelette faisaient le plus gros du travail. Les fermetures éclair
semblaient soupirer de soulagement lorsqu’on les remontait. Des
bruits de toux et de haut-le-cœur brisaient de temps à autre le
silence.
La plupart des corps s’étaient empilés contre la porte du bureau du
shérif comme s’ils avaient grimpé les uns sur les autres pour revenir
à l’intérieur, pour rentrer dans la cafétéria. D’autres affichaient un air
plus serein. Un homme était avachi dans la cellule, sur les lambeaux
d’un couchage duquel il ne restait quasiment plus que le cadre en
métal. Une femme gisait dans un coin, les bras croisés sur la poitrine,
comme endormie. Juliette s’occupait des derniers corps avec son
père ; elle vit ses grands yeux, qui ne la quittaient pas. Elle jeta un
œil par-dessus l’épaule de son père tout en reculant à petits pas vers
le bureau du shérif, en direction de la porte du sas qui les attendait,
avec sa peinture jaune tout écaillée.
— Ce n’est pas possible, dit son père, la voix assourdie, son masque
bougeant de haut en bas au gré des mouvements de sa mâchoire.
Ils placèrent le corps qu’ils portaient dans un sac et le refermèrent.
— On leur donnera une sépulture digne de ce nom, lui assura-t-
elle, pensant qu’il était effaré à cause de la façon dont ils entassaient
les corps, un peu comme des piles de linge sale.
Il retira son masque et ses gants, et s’essuya le front du dos de la
main.
— Non, je parle de ces gens. Je croyais que tu avais dit que cet
endroit était quasiment vide à ton arrivée.
— Ça l’était. Il n’y avait que Solo et les enfants. Ces gens-là sont
morts depuis longtemps.
— C’est impossible, dit son père. Ils sont trop bien conservés.
Ses yeux dérivèrent vers les sacs mortuaires, son front se plissa.
— Je dirais qu’ils sont morts depuis trois semaines. Quatre ou cinq
grand maximum.
— Papa, ils étaient déjà là quand je suis arrivée. J’ai rampé par-
dessus ces corps. J’ai interrogé Solo à ce sujet une fois, et il m’a
répondu qu’il les avait découverts des années auparavant.
— Mais c’est tout bonnement impo…
— C’est sûrement parce qu’ils n’ont pas été enterrés. Ou alors le
gaz extérieur a empêché les larves de se développer. Mais ça n’a pas
grande importance, si ?
— Au contraire, c’est capital. Il y a vraiment quelque chose
d’anormal. Dans tout ce silo, je t’assure.
Il se dirigea vers l’escalier, où Raph distribuait de l’eau dans des
gobelets grappillés ici et là. Il en prit un pour lui et un autre pour
Juliette. Elle remarqua qu’il était perdu dans ses pensées.
— Savais-tu qu’Elise avait une sœur jumelle ? lui demanda-t-il.
Juliette acquiesça.
— C’est Hannah qui me l’a dit. Elle est morte à la naissance. Tout
comme la mère. Ils n’en parlent pas beaucoup, surtout avec elle.
— Et ces deux garçons, Marcus et Miles. Encore une paire de
jumeaux. Le plus grand, Rickson, dit qu’il pense avoir eu un frère,
mais son père refusait d’en parler et il n’a jamais connu sa mère.
Il but une gorgée d’eau et son regard se perdit dans le fond de son
gobelet. Juliette tentait, en vain, de chasser ce goût métallique qu’elle
avait sur la langue, tandis que Dawson tirait un sac pour le poser avec
les autres. Il toussa, l’air prêt à vomir.
— Je te l’accorde, ça fait beaucoup de morts, concéda Juliette, ne
voyant pas où son père voulait en venir.
Elle songea au frère qu’elle-même n’avait jamais connu. Elle sonda
le visage de son père en quête d’un signe, d’une indication que tout
ceci lui rappelait sa femme et le fils qu’ils avaient perdu. Mais il était
accaparé par d’autres pensées.
— Non, au contraire, ça fait beaucoup de vivants, rétorqua-t-il.
Regarde un peu : trois paires de jumeaux en six naissances ! Et ces
gamins sont en pleine forme, alors qu’ils n’ont jamais reçu aucun
soin. Ton ami Jimmy n’a pas la moindre carie et ne se rappelle pas la
dernière fois qu’il a été malade. Aucun d’entre eux, d’ailleurs.
Comment tu expliques ça ? Comment tu expliques ces corps
enchevêtrés comme s’ils étaient morts il y a quelques semaines à
peine ?
Juliette se surprit à regarder son propre bras. Elle avala le reste de
son eau, tendit le gobelet à son père et remonta sa manche.
— Papa, tu te souviens quand je t’ai demandé si les cicatrices
pouvaient disparaître ?
Il opina.
— Eh bien quelques-unes des miennes ont bel et bien disparu.
Elle lui montra le creux de son bras, comme s’il avait pu savoir ce
qui y était auparavant.
— Je n’ai pas cru Lukas lorsqu’il me l’a dit. Mais j’avais une
marque, pile ici. Et une autre là. Et tu as dit que c’était un miracle que
j’aie survécu à mes brûlures, tu te rappelles ?
— Tu as reçu des soins immédiatement après…
— Et Fitz ne m’a pas crue quand je lui ai parlé de mon excursion
sous-marine pour aller réparer la pompe. Il a dit qu’il avait travaillé
dans des puits de mine inondés et qu’il avait vu des hommes deux
fois plus costauds que moi avoir des malaises à dix mètres de
profondeur, alors trente ou quarante… Il a dit que j’aurais dû mourir.
— Je ne connais rien aux puits de mine, dit son père.
— Fitz, lui, il s’y connaît, et il pense que j’aurais dû mourir. Et toi,
tu penses que ces corps auraient dû pourrir…
— Il ne devrait rester que leur squelette. C’est impossible
autrement.
Juliette se retourna, les yeux rivés à l’écran mural. Elle se demanda
si elle était en train de rêver. C’était ce qui arrivait aux âmes à
l’agonie, elles cherchaient un perchoir, une rampe à laquelle
s’accrocher, un moyen de ne pas tomber. Elle avait nettoyé, et elle
avait succombé dans les collines, devant son silo. Jamais elle n’avait
aimé Lukas. Elle n’avait jamais eu l’occasion de bien le connaître.
C’était un pays de fantômes et de fiction, d’événements enchaînés les
uns aux autres grâce à la matière des rêves, aux divagations d’un
esprit enivré. Elle était morte depuis longtemps, et ne s’en rendait
compte qu’à présent…
— Il y a peut-être quelque chose dans l’eau, dit son père.
Juliette détacha son regard de l’écran mural. Elle tendit les mains
vers lui, serra ses bras et se rapprocha de lui. Il l’enveloppa de ses
bras, et elle fit de même. Sa barbe de trois jours vint gratter sa joue
alors qu’elle retenait ses larmes tant bien que mal.
— Ça va, dit-il, tout va bien.
Elle n’était pas morte. Mais les choses ne tournaient pas rond.
— Non, pas dans l’eau… dit-elle, bien qu’elle en ait avalé plus que
sa dose dans ce silo.
Elle relâcha son père et observa le premier sac mortuaire se diriger
vers l’escalier. Quelqu’un était en train de remonter des câbles
électriques épissés afin de s’en servir pour descendre le corps. Au
diable les porteurs, apparemment. Même les porteurs le disaient, Au
diable les porteurs.
— C’est peut-être dans l’air, dit-elle. C’est peut-être ce qui se passe
quand on ne gaze pas un endroit. Je sais pas. Mais je crois que tu as
raison, il y a quelque chose d’anormal dans ce silo. Et je crois qu’il
est grand temps qu’on se tire d’ici.
Son père avala une dernière gorgée d’eau.
— Combien de temps reste-t-il avant le grand départ ? lui
demanda-t-il. Tu es sûre que c’est une bonne idée ?
Juliette acquiesça.
— Je préfère encore qu’on meure dehors en tentant le coup plutôt
qu’on s’entretue ici.
Et elle se rendit compte qu’elle ressemblait à tous ceux qu’on avait
envoyés au nettoyage, à ces rêveurs dangereux, à ces fous, ceux dont
elle s’était moqués, qu’elle n’avait jamais compris. Elle ressemblait à
quelqu’un qui faisait confiance à une machine pour fonctionner sans
jeter un coup d’œil à l’intérieur, sans la démonter d’abord pièce par
pièce.
61

Silo 1

Charlotte tapa du plat de la main contre la porte de l’ascenseur. Elle


avait appuyé sur le bouton d’appel juste après la disparition de son
frère, mais il était trop tard. Elle sautait sur un pied, sa combinaison à
moitié enfilée. Au bout de l’allée, derrière elle, Darcy se débattait
avec la sienne.
— Il va vraiment le faire ? lui lança-t-il.
Charlotte opina. Il n’allait pas se débiner. S’il avait prévu une
seconde combinaison, c’était pour Darcy. Tel était son plan, depuis le
début. Charlotte tapa encore sur les portes et insulta son frère.
— Il faut vous habiller, dit Darcy.
Elle se tourna et se laissa glisser à terre, jambes repliées contre
elle. Elle ne voulait pas bouger. Elle observa Darcy enfiler sa
combinaison, passer le col rigide au-dessus de sa tête. Il se leva et
tenta d’attraper la fermeture éclair dans son dos, en vain.
— Est-ce qu’il fallait que je mette ce sac à dos avant ? demanda-t-il
en ouvrant un des paquetages qu’avait préparés Donald.
Il en sortit une boîte de conserve, la remit. En sortit un pistolet,
qu’il garda. Il retira ses bras des manches.
— Charlotte, il nous reste une demi-heure. Comment est-ce qu’on
sort d’ici ?
Elle s’essuya les joues et se releva, mal assurée. Darcy ne savait pas
s’y prendre avec cette combinaison. Elle passa ses jambes dans la
sienne, laissa le haut pour plus tard et le rejoignit. Un ding retentit
derrière elle. Elle se retourna, pensant que Donald était de retour,
avait changé d’avis, oubliant qu’elle avait appuyé sur le bouton
d’appel.
Deux hommes en combinaison bleu pâle la regardèrent, interdits,
depuis la cabine. L’un d’eux observa les boutons, l’air perdu, puis
regarda à nouveau Charlotte – cette femme en combinaison argentée
à moitié enfilée – et les portes se refermèrent.
— Merde, lâcha Darcy. Faut vraiment qu’on bouge.
Un sentiment de panique s’empara de Charlotte, un compte à
rebours interne. Elle songea à la façon dont Donald lui avait dit au
revoir, à son dernier regard dans l’ascenseur. Sa poitrine se serra,
mais elle se rua vers Darcy et l’aida à mettre son sac et le haut de sa
tenue avant de remonter la fermeture éclair. Il lui fila un coup de
main à son tour, puis la suivit jusqu’au bout de l’allée. Charlotte
désigna la porte du monte-charge et lui tendit les deux casques. La
caisse que son frère avait laissée était à l’endroit exact qu’il avait
indiqué.
— Hissez cette porte et coincez la caisse dessous pour qu’elle reste
ouverte. Je vais démarrer le monte-charge.
Elle ouvrit la porte qui menait aux dortoirs et se précipita au bout
du couloir aussi vite qu’elle put, entravée par sa grosse combinaison.
La salle de pilotage. La radio était toujours allumée. Elle songea au
gâchis, à tout ce temps perdu à rassembler les pièces, les monter, tout
ça pour l’abandonner. Elle débâcha le poste de commande du monte-
charge et le mit en marche. Elle était sûre d’avoir laissé suffisamment
de temps à Darcy pour le bloquer. Elle repassa devant les dortoirs
qu’elle avait habités toutes ces pénibles semaines, ressortit dans
l’enfer de l’arsenal, jeta un dernier regard à l’un des oiseaux
endormis sous sa bâche, crut entendre un gazouillis. Non, la sonnerie
de l’ascenseur. Des bottes qui arrivent en nombre. Le cri de Darcy
qui l’exhorte à la rejoindre.

Donald prit l’ascenseur en direction du soixante-deuxième étage.


Lorsqu’il dépassa le soixante et unième, il appuya sur le bouton
d’arrêt d’urgence. La cabine s’arrêta brutalement. Il stabilisa la
bombe, sortit le marteau, et se décida à retirer la goupille. Il n’était
pas sûr des dégâts qu’elle causerait si elle explosait dans l’ascenseur,
mais il le ferait si on venait le chercher. Il voulait laisser
suffisamment de temps à sa sœur, mais il était déterminé à prendre
tous les risques pour faire sauter cet endroit. Les yeux rivés à la
pendule, il attendit. Il avait plein de temps pour réfléchir. Quinze
minutes s’écoulèrent sans qu’il ait besoin de tousser ou de se racler la
gorge. Il rit, et se demanda s’il n’était pas en train de guérir. Puis il se
rappela que l’état de santé de son oncle et de sa tante s’était amélioré
la veille de leur mort. C’était sûrement la même chose.
Le marteau pesait de tout son poids dans sa main. C’était
incroyable de se tenir juste à côté d’un objet aussi destructeur,
d’avoir une main posée sur un dispositif capable de tuer tellement de
gens, changer tant de choses. Cinq minutes de plus passèrent. Il
fallait qu’il y aille. C’était trop long. Il lui faudrait du temps pour
arriver au réacteur. Il attendit une minute supplémentaire ; il était
bien conscient de ce qu’il allait faire et savait qu’il ne reviendrait pas
sur sa décision, mais une petite voix étouffée lui demandait de
réfléchir, de revenir à la raison.
Donald rappuya sur le bouton avant de flancher. L’ascenseur reprit
sa course. Il espérait que sa sœur et Darcy avaient bien entamé leur
chemin.

Charlotte se jeta dans le monte-charge. Son casque heurta le


plafond, sa bouteille d’oxygène la força à rouler sur le côté. Darcy
jeta son casque à l’intérieur et commença à ramper pour la rejoindre.
Un cri retentit dans l’arsenal. Charlotte se mit à pousser la caisse en
plastique, qui était la seule chose qui empêchait le monte-charge de
partir. Darcy l’aida, mais elle était bien calée. Un autre cri résonna.
Darcy s’empara de son pistolet. Il tira, et Charlotte vit des hommes
plonger pour s’abriter derrière les drones. Un autre coup de feu
retentit, cette fois de la part de ceux qui les recherchaient. Charlotte
donna un coup de pied dans la caisse en plastique, mais le couvercle
était coincé. La caisse se déformait légèrement mais semblait vouloir
venir à l’intérieur avec eux au lieu de dégager. Elle voulut alors la
tirer, mais elle n’avait aucune prise.
Darcy lui beugla de ne pas bouger. Il rampa sur ses coudes pour
sortir, tira à plusieurs reprises, les hommes s’abritèrent à nouveau.
Charlotte, crispée, se recroquevilla. En dehors du monte-charge,
Darcy se mit à pousser la caisse. La porte allait tomber et il allait
rester dehors. Un autre coup de feu retentit, ratant sa cible de peu.
Darcy donna un coup de pied dans la caisse, qui bougea de quelques
centimètres.
— Arrêtez ! cria Charlotte, qui ne voulait pas partir seule. Mais
arrêtez !
Darcy donna un autre coup de botte dans la caisse. Un soubresaut
du monte-charge. Il ne lui restait plus grand-chose pour être dégagé.
Un nouveau coup de feu depuis les drones, qui cette fois ne rata pas
sa cible. Darcy gémit, tomba à genoux, se retourna et se mit à faire
feu sauvagement.
Charlotte tendit une main pour le tirer par le bras.
— Venez !
Mais Darcy repoussa la main de Charlotte à l’intérieur et appuya
son épaule contre la caisse. Il lui sourit. Avant de donner une
dernière impulsion, il lui dit :
— Ça va. Je me rappelle qui je suis maintenant.

L’ascenseur ralentit à l’étage du réacteur. Les portes s’ouvrirent et


Donald fit basculer le diable sur ses roues. Il conduisit la bombe en
direction du portique de sécurité. Le gardien l’observait approcher,
l’air curieux. Voilà un endroit où rien ne tournait rond, songea
Donald. Un gardien qui ne reconnaissait pas un assassin parce que ce
dernier trimballait une bombe. Un homme qui passait un badge au
nom de Darcy sur le lecteur, un voyant qui virait au vert, l’ennui
lisible sur le visage du gardien tandis qu’il franchissait le portique.
Voilà que tout le monde voyait ce qui se passait et précipitait même
l’avènement de l’enfer.
— Merci, dit Donald, mettant l’autre au défi de le reconnaître.
— Bonne chance avec ce truc.
Donald n’avait jamais vu les réacteurs auparavant. Ils étaient à
l’abri derrière de grandes portes et occupaient trois niveaux. Pendant
toutes les factions, il y avait presque autant d’hommes en rouge que
d’hommes portant toutes les autres couleurs. Ici se trouvait le cœur
d’une machine sans âme, ce qui en faisait le seul organe important.
Il s’engagea dans un couloir incurvé, longeant le mur et ses gros
tuyaux, ses câbles épais. Il dépassa deux hommes en rouge, dont
aucun ne remarqua les trous dans sa combinaison, ni les taches de
sang qui viraient au marron. Rien qu’un signe de tête et un rapide
coup d’œil à son fardeau, d’autant plus rapide qu’ils craignaient
qu’on ne leur demande de l’aide. L’une des roues en caoutchouc du
diable couina, comme pour se plaindre du plan de Donald,
malheureux de porter une si funeste charge.
Donald s’arrêta devant la porte principale du réacteur.
Suffisamment loin. Il sortit son marteau de sa poche et considéra ce
qu’il s’apprêtait à faire. Il songea à Helen, qui était morte de la façon
dont les gens sont censés mourir. C’était comme ça que ça marchait :
on vivait, on faisait de son mieux, on n’embêtait personne, on laissait
ceux qui venaient après choisir. On les laissait prendre les décisions
qui les concernaient, vivre leur propre vie. C’était comme ça.
Il brandit le marteau à deux mains, et une détonation retentit. Une
détonation, et un feu, dans sa poitrine. Comme au ralenti, Donald fit
volte-face, le marteau tomba avec fracas, et ses jambes se dérobèrent
sous lui. Il s’agrippa à la bombe en espérant l’entraîner dans sa chute.
Ses doigts trouvèrent le cône, glissèrent, se rattrapèrent à la poignée
du diable, et ils s’effondrèrent ensemble. Donald atterrit sur le dos, la
bombe heurta violemment le sol, il ressentit le choc jusque dans sa
colonne vertébrale. Puis elle roula, paresseuse et inoffensive, vers le
mur, hors de portée.

Le monte-charge s’ouvrit automatiquement à la fin de sa longue et


obscure ascension. Charlotte hésita. Elle chercha un moyen de le
faire redescendre, mais les commandes étaient à un kilomètre d’elle.
Sa réserve d’oxygène heurta le plafond du monte-charge lorsqu’elle
en sortit. Darcy n’était plus là. Son frère non plus. Ce n’était pas du
tout ce qu’elle avait prévu.
Très haut au-dessus d’elle, des nuages noirs bouillonnaient. Elle
commença à gravir la rampe, dans un environnement qui lui était
familier. Elle était déjà venue ici – pas en personne, certes. C’était la
vue depuis les drones, qu’elle avait pu admirer à quatre reprises. En
appuyant sur la commande des gaz, elle serait dans ces nuages en un
rien de temps, virant sur l’aile, libre.
Mais cette fois, c’est avec ses muscles fatigués qu’elle devait
monter. Lorsqu’elle atteignit le sommet, elle dut s’asseoir sur un
rebord en béton. Oiseau cloué au sol, voyageuse sans ailes, elle glissa
ses jambes le plus bas qu’elle put et se laissa tomber dans la
poussière, tel un oisillon tombé du nid.
Elle ne savait pas dans quelle direction aller. Elle avait soif, mais sa
nourriture et son eau étaient coincées avec elle à l’intérieur de sa
combinaison. Elle pivota, luttant pour trouver ses repères. Elle jeta
un œil à la carte que son frère avait scotchée sur son bras, à la fois en
colère après lui, et reconnaissante. C’était ce qu’il avait prévu depuis
le début.
Et alors elle se souvint de cet endroit : elle s’était trouvée là, après
une longue averse ; l’herbe était glissante, et striée de pistes de boue
laissées par divers engins. Elle était arrivée en retard de l’aéroport.
Elle avait gravi cette même colline, et son frère était venu à sa
rencontre. À l’époque, le monde existait encore. On pouvait lever les
yeux vers le ciel et y voir les traînées blanches des avions de ligne.
On pouvait aller au fast-food en voiture. Appeler un être cher. Un
monde établi existait à cet endroit.
Elle dépassa l’endroit où son frère l’avait prise dans ses bras et tout
désir de fuite s’évanouit. Elle ne voulait pas continuer. Donny n’était
plus là. Le monde n’était plus là. Même si elle vivait suffisamment
longtemps pour voir de l’herbe verte et manger un repas lyophilisé,
se couper la lèvre sur une énième canette d’eau… à quoi bon ?
Elle gravit malgré tout la colline, ne mettant un pied devant l’autre
que parce que l’autre avait fait pareil, les joues baignées de larmes, se
demandant à quoi bon.

Donald avait la poitrine en feu. Du sang chaud se déversait autour


de son cou. Il leva la tête et vit Thurman au bout du couloir, qui se
dirigeait droit vers lui, flanqué de deux hommes de la Sécurité,
pistolets braqués dans sa direction. Donald fouilla ses poches pour
prendre son arme, mais il était trop tard. Trop tard. Des larmes
roulèrent sur ses joues, des larmes pour tous ceux qui vivraient sous
ce système, les centaines de milliers de gens qui iraient, viendraient,
et souffriraient. Il réussit à sortir son pistolet, mais ne put le soulever
qu’à quelques centimètres du sol. Ces hommes allaient le tuer. Après
quoi ils traqueraient Charlotte et Darcy à la surface. Ils s’abattraient
sur sa sœur avec leurs drones. Ils liquideraient les silos l’un après
l’autre jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un, après une appréciation
fantasque de toutes ces vies dirigées par des serveurs et du code,
sans pitié et sans âme.
Pistolets braqués sur lui, ils attendaient qu’il fasse le moindre
mouvement, prêts à le tuer. Donald rassembla ses dernières forces
pour soulever son arme. Il regarda Thurman fondre sur lui, cet
homme qu’il avait déjà tué par le passé, et il souleva son pistolet le
plus haut possible, c’est-à-dire à une quinzaine de centimètres du sol.
Mais c’était suffisant.
Son bras décrivit un large arc de cercle, visa le cône de cette
bombe destinée à faire sauter des monstres tels que ceux qui
fondaient sur lui, et appuya sur la détente. Il entendit une
détonation, sans pouvoir dire d’où elle provenait.

La terre se cabra sous ses pieds, et Charlotte tomba en avant, sur


ses mains et ses genoux. Il y eut un vacarme assourdi, comme une
grenade qui exploserait dans un lac profond. Le versant de la colline
frissonna.
Elle se retourna pour regarder en contrebas. Une fissure apparut,
puis une autre. La tour de béton au centre vacilla, et la terre s’ouvrit.
Un cratère se forma, puis le centre de la cuvette, entre ces collines,
se mit à s’enfoncer, tout en entraînant davantage de terre, comme un
entonnoir géant. D’immenses volutes de béton pulvérisé s’élevaient
des crevasses.
La colline gronda. Du sable et des petits cailloux glissaient en
contrebas. La terre bougeait. Charlotte reprit son ascension pour
échapper au cratère qui s’agrandissait, le cœur battant, ahurie par ce
qu’elle voyait.
Elle grimpa aussi vite qu’elle put, une main posée devant elle pour
s’aider, la terre redevenant solide peu à peu. Elle gravit le versant
jusqu’au sommet en ravalant ses sanglots, choquée par la violence de
la scène de destruction à laquelle elle venait d’assister. Le vent
soufflait fort contre sa combinaison qui bouffait.
Au sommet, elle s’effondra. “Donny”, murmura-t-elle. Elle se
retourna pour contempler le trou que son frère avait laissé dans le
monde. Allongée sur le dos, elle laissa le sable mitrailler sa
combinaison et le vent hurler contre sa visière, tandis que sa vision
du monde se brouillait de plus en plus, sous un nuage de poussière
omniprésent.
62

Comté de Fulton, Géorgie

Juliette se rappela le jour où elle aurait dû mourir. On l’avait envoyée


nettoyer, engoncée dans une combinaison similaire à celle-ci, et elle
avait observé, à travers une visière étroite, un monde de vert et de
bleu se dérober à elle, remplacé par le gris du monde réel.
À présent qu’elle luttait contre le vent, contre la poussière qui
bombardait son casque, au son de son pouls et de sa respiration qui
emplissaient ce dôme, elle observait l’inverse se produire : le marron
et le gris cédaient peu à peu du terrain.
Le changement fut très progressif. D’abord des nuances de bleu
pâle. Difficile de dire que c’était réellement du bleu, d’ailleurs. Elle
était dans le groupe de tête, avec Raph, son père et les sept autres
personnes reliées à la bouteille d’oxygène qu’ils partageaient. Et puis,
soudain, elle eut l’impression d’avoir franchi un mur. La brume se
leva, la lumière apparut, le vent qui la malmenait cessa et des touches
de couleur jaillirent un peu partout, des éclats de vert, bleu et blanc
immaculé. Elle se retrouva dans un monde presque trop éclatant
pour être vrai. Des brins d’herbe marron pareils à des plants de maïs
fanés effleuraient ses bottes, mais c’était la seule chose morte en vue.
Plus loin s’étendaient de vertes prairies. Des nuages blancs
sillonnaient le ciel. Et elle se rendit compte que les livres de son
enfance étaient en fait bien pâles comparé à ce qu’elle avait sous les
yeux.
Une main se posa sur son épaule. Elle se retourna pour voir la
mine éblouie de son père. Raph abrita son regard du soleil, son
casque tout embué. Hannah baissa légèrement la tête et sourit au
bébé niché contre sa poitrine tandis que les bras vides de sa
combinaison battaient l’air. Rickson passa un bras autour de son
épaule et leva les yeux vers le ciel pendant qu’Elise et Shaw jetaient
leurs mains en l’air comme pour attraper les nuages. Bobby et Fitz
posèrent la bouteille d’oxygène un instant, bouche bée.
Derrière leur groupe, un autre émergea du mur de poussière. Les
corps transpercèrent ce voile, et les visages fatigués se mirent
instantanément à rayonner. Une silhouette se faisait aider pour
avancer, on la portait presque, mais l’apparition des couleurs sembla
lui donner de nouvelles jambes.
En regardant en arrière, Juliette vit le mur de poussière monter
très haut dans le ciel. Tout le long de sa base, la vie qui osait
s’approcher mourait, l’herbe devenait poussière, les rares fleurs
n’étaient plus que des tiges brunes et sèches. Un oiseau qui décrivait
des cercles dans le ciel sembla observer ces intrus dans leur
combinaison argentée avant de virer, préférant éviter le danger et
filer dans l’azur.
Juliette sentait le même appel vers cette herbe verte, l’envie de
s’éloigner de la terre morte qu’ils venaient de quitter. Elle fit signe à
son groupe de la suivre et aida Bobby à porter la bouteille. Ensemble,
ils descendirent la colline. Les autres arrivaient par vagues. Chaque
groupe marquait un arrêt, un peu comme les nettoyeurs eux-mêmes
avaient tendance à le faire, saisis par ce qu’ils voyaient. L’un des
groupes portait un corps inerte, leurs visages maussades n’annonçant
rien de bon. Mais partout ailleurs, l’euphorie prédominait. Juliette
ressentait cette euphorie dans son cerveau en ébullition, qui avait
prévu de mourir ce jour-là ; à travers sa peau… oubliées les
cicatrices ; dans ses jambes et ses pieds qui, malgré la fatigue,
auraient pu marcher jusqu’à la ligne d’horizon et au-delà.
Elle fit comprendre aux autres groupes de les rejoindre en bas de
la pente. Lorsqu’elle vit un homme tripoter les liens de son casque,
elle fit signe aux autres de l’en empêcher, et le mot passa de groupe
en groupe. Juliette entendait encore le sifflement de l’oxygène dans
son casque, mais elle comprenait cette envie de respirer l’air qui les
environnait. Il y avait plus que de l’espoir à leurs pieds, plus que de
l’espoir aveugle. Il y avait une promesse. La femme à qui elle avait
parlé par radio avait dit la vérité. Donald avait véritablement tenté de
les aider. L’espoir, la foi et la confiance offraient à son peuple un peu
de répit. Elle sortit une carte d’une poche numérotée normalement
destinée aux instruments de nettoyage et observa les lignes. Elle
exhorta tout le monde à avancer.
Une autre pente se dressait plus loin, plus large et plus douce.
Juliette prit cette direction, précédée d’Elise, qui tirait à l’extrême sur
son tuyau d’air et faisait sauter toutes sortes d’insectes à mesure
qu’elle progressait dans les herbes hautes. Shaw lui courait après,
manquant à chaque pas d’emmêler leurs tuyaux. Juliette s’entendit
rire et se demanda à quand remontait la dernière fois qu’elle avait ri
aux éclats.
Ils gravirent la colline et, de chaque côté, la terre semblait
s’étendre et s’élargir. Elle s’aperçut que ce n’était pas une simple
colline, mais plutôt un cercle de terre surélevée. Au-delà du sommet,
la terre formait une cuvette. Elle se retourna pour avoir une vue
d’ensemble et se rendit compte que cette dépression était clairement
séparée des cinquante autres. Si elle refaisait le chemin à l’envers, à
travers cette vallée verdoyante, elle se retrouverait au pied d’un mur
de nuages noirs. Pas tout à fait un mur, remarqua-t-elle avec la
distance, mais plutôt un dôme. Les nuages formaient un dôme, sous
lequel se trouvaient les silos. Dans l’autre direction, au-delà de cette
colline en forme de cercle, s’étendait une forêt semblable à celles des
livres de l’Héritage, une étendue de têtes de brocoli géantes qui
couvrait une surface incommensurable.
Juliette se tourna vers les autres et tapota son casque. Elle pointa
en direction des oiseaux qui volaient au-dessus d’eux. Son père leva
une main et lui demanda d’attendre. Il comprit ce qu’elle s’apprêtait
à faire. Il tendit une main vers le fermoir de son propre casque
d’abord.
Elle ressentit la même peur qu’il avait dû éprouver à l’idée de voir
un être cher mourir avant lui, mais accepta qu’il ôte son casque le
premier. Raph lui vint en aide… Quatre mains entravées par d’épais
gants n’étaient pas de trop. Enfin, un clic retentit et le casque fut
retiré. Les yeux de son père s’ouvrirent grands lorsqu’il prit sa
première goulée d’air, timide. Il sourit, continua à respirer, plus
profondément, emplissant sa poitrine. Ses mains se détendirent et il
lâcha son casque, qui roula dans l’herbe.
La même frénésie s’empara des gens, qui se mirent à tripoter les
fermoirs de leur voisin. Juliette posa son lourd paquetage pour aider
Raph, qui l’aida à son tour. Lorsqu’elle retira son casque, ce sont les
sons qu’elle remarqua d’abord. Les rires de son père et de Bobby, les
cris de joie des enfants. Puis vinrent les odeurs, celles des fermes et
des jardins hydroponiques, la senteur de la terre saine n’attendant
que d’être ensemencée. Et enfin la lumière, aussi vive et chaleureuse
que celle des lampes de croissance, mais plus diffuse car plus
lointaine, plus enveloppante, et puis ce vide partout au-dessus d’elle,
ce vide infini que comblaient à peine quelques nuages.
Les casques tintaient les uns contre les autres dans les em-
brassades. Les derniers groupes se pressaient à présent de les
rejoindre ; les gens tombaient, on les aidait à se relever. À travers
leurs casques, la lumière du soleil se reflétait dans les sourires, les
yeux humides, les larmes qui striaient leurs joues. Oubliées, les
bouteilles d’oxygène bringuebalaient au bout de tuyaux en tension.
Un autre corps était porté.
Ils se dépouillèrent de leurs gants et de leurs combinaisons, et
Juliette se rendit compte que jamais leurs espoirs n’étaient allés si
haut. Il n’y avait pas de couteau fixé à leur poitrine pour couper le
tissu. Jamais ils n’avaient prévu de quitter ces tombes argentées. Ils
avaient quitté le silo en combi de nettoyage comme le faisaient tous
les nettoyeurs : parce qu’une vie passée dans l’enfermement devient
intolérable, et alors gravir une colline, même si on se dirige vers sa
propre mort, est un besoin urgent.
Bobby réussit à déchirer un de ses gants avec ses dents. Fitz l’imita.
Tout le monde riait et transpirait, penchés sur les fermetures éclair
et les scratchs, occupés à libérer leurs bras, à faire passer leur tête
par le collier rigide, à tirer sur leurs bottes. Pieds nus et vêtus de
combinaisons de toutes les couleurs, les enfants roulaient dans
l’herbe, se couraient après. Elise posa son chiot – qu’elle avait serré
contre elle comme son propre enfant pendant le voyage – et hurla
lorsque l’animal disparut dans les hautes herbes. Elle le reprit dans
ses bras. Shaw pouffa de rire et sortit le livre d’Elise de sa
combinaison.
Juliette se pencha et frôla l’herbe de ses mains. Ça ressemblait aux
fermes, mais ici l’herbe était plus dense, comme un tapis. Elle songea
aux fruits et aux légumes que certains avaient emportés avec eux. Il
faudrait garder les graines. Elle se prenait déjà à penser qu’ils
vivraient peut-être plus d’un jour. Plus d’une semaine. Son âme
sourit à cette idée.
Une fois libéré, Raph l’embrassa sur la joue.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? rugit Bobby en faisant de
larges cercles avec ses bras. Mais !
— Tu as vu ça ? demanda son père à Juliette en pointant un doigt
en direction de la cuvette.
Juliette abrita son regard et regarda au centre de la dépression. Il y
avait un monticule vert. Non, pas un monticule. Une tour. Une tour
sans antennes, mais avec un toit plat argenté à moitié couvert de
vigne. De hautes herbes masquaient la majeure partie du béton.
La crête de la colline fut bientôt encombrée de gens et de rires, et
l’herbe jonchée de bottes et de peaux argentées. Les yeux rivés sur
cette tour de béton, Juliette sut ce qu’ils trouveraient à l’intérieur.
C’était une graine pour un nouveau début. Des semis. Elle souleva
son sac, chargé de dynamite. Elle comprit qu’ils étaient sauvés.
63

Comté de Fulton, Géorgie

— Pas plus que ce dont nous avons besoin, leur demanda Juliette.
Elle voyait le sol devant la tour se couvrir d’objets divers, bientôt
plus qu’ils pourraient n’en porter. Il y avait des vêtements, des outils,
de la nourriture en conserve, des sachets de graines sous vide d’air…
de plantes dont, pour la plupart, elle n’avait jamais entendu parler.
Elise avait consulté son livre et n’en avait retrouvé que quelques-
unes dans ses pages. Il y avait, éparpillés parmi ces objets, des blocs
de béton et des gravats dus à l’explosion de la porte, conçue pour
s’ouvrir de l’intérieur.
À l’écart, Solo et Walker se débattaient avec une espèce d’enceinte
en tissu et une série de piquets et se demandaient comment la chose
était censée tenir debout. Ils se grattaient la barbe et discutaient.
Juliette était sidérée de voir à quel point Walker allait mieux. Il
n’avait pas voulu retirer sa combinaison au début, et l’avait gardée
jusqu’à ce que sa réserve d’oxygène s’épuise. Alors il s’était empressé
de l’ôter, tout pantelant.
Près d’eux, Elise criait et courait dans l’herbe après son chien. Ou
c’était peut-être Shaw qui courait après Elise… difficile à dire. Assise
sur une grande caisse en plastique avec Rickson, Hannah donnait le
sein à son enfant et regardait les nuages.
L’odeur de nourriture commença à se répandre dans l’air, Fitz
ayant réussi à démarrer un feu avec une des bouteilles d’oxygène –
méthode trop dangereuse selon Juliette. Elle s’apprêtait à retourner
dans la tour pour continuer son inventaire lorsque Courtnee en
émergea, lampe torche à la main et sourire aux lèvres. Avant qu’elle
ait le temps de lui demander ce qu’elle avait trouvé, Juliette remarqua
qu’à l’intérieur, l’électricité fonctionnait. Les lumières étaient
allumées.
— Comment tu as fait ? lui demanda-t-elle.
Elles avaient exploré le bunker de fond en comble – il ne comptait
que vingt étages, et encore, ils étaient tellement compacts qu’ils ne
prenaient la place que de sept niveaux. Tout en bas, au lieu d’un
espace technique, elles étaient tombées sur une vaste caverne où des
escaliers jumeaux atterrissaient sur de la roche brute. Un point
d’arrivée pour une excavatrice, avait suggéré quelqu’un. Un endroit
pour accueillir de nouveaux arrivants. Mais pas de génératrice. Pas
d’électricité. Bien que l’escalier et les étages aient tous été munis
d’éclairage.
— J’ai suivi les câbles, expliqua Courtnee. Ils mènent tous à ces
panneaux métalliques sur le toit. Je vais demander aux mecs d’en
descendre quelques-uns pour voir comment ça marche.
En un rien de temps, une plateforme mouvante installée au milieu
de l’escalier fut opérationnelle. Elle montait et descendait grâce à
une série de câbles et de contrepoids, ainsi qu’un petit moteur. Les
mécaniciens trouvèrent le système très ingénieux, et les enfants
refusaient d’en descendre. Ils insistèrent pour faire un tout dernier
tour. Sortir les fournitures à l’extérieur devint moins fatigant, même
si Juliette persistait à penser qu’il valait mieux laisser beaucoup de
stock en place pour les futurs arrivants, si jamais il y en avait.
Il y avait ceux qui voulaient vivre là, réticents à s’aventurer plus
loin. Ils avaient des semis et plus de terre qu’il n’en fallait, et les
entrepôts pouvaient être transformés en appartements. Cette tour
ferait une bonne maison. Juliette les écouta en débattre.
Mais ce fut Elise qui régla la question. Elle ouvrit son livre à une
page particulière. Une carte. Elle pointa un doigt en direction du
soleil, leur montra où était le nord, et annonça qu’ils devraient
marcher en direction de l’eau. Elle prétendit savoir comment
capturer des poissons sauvages – il y avait des vers dans la terre, et
Solo savait comment les accrocher à des hameçons. Doigt pointé sur
la page de son livre, elle déclara que la meilleure chose à faire était
de se diriger vers la mer.
Les adultes se penchèrent sur cette carte, et cette décision. Il y eut
à nouveau débat entre ceux qui pensaient qu’il valait mieux s’établir
ici, mais Juliette secoua la tête.
— Ceci n’est pas une maison, dit-elle. C’est seulement un entrepôt.
Est-ce qu’on a envie de vivre dans l’ombre de tout ça ? ajouta-t-elle
en désignant du menton le dôme de poussière au loin.
— Et si d’autres personnes arrivent ? objecta quelqu’un.
— Raison de plus pour ne pas être dans le coin, répondit Rickson.
Le débat se poursuivit. Ils étaient un peu plus de cent. Ils
pouvaient rester là et cultiver la terre, ils obtiendraient une récolte
avant d’être à court de boîtes de conserve. Ou ils pouvaient
poursuivre leur chemin pour vérifier si les légendes qui parlaient de
mers et de réserve de poissons illimitée étaient vraies. Juliette faillit
faire remarquer que les deux étaient possibles : il n’y avait pas de
règles, il y avait plein de terre, d’espace. Les conflits découlaient en
général du manque de ressources.
— Alors madame le maire, que fait-on ? demanda Raph. On monte
le camp ici ou on avance ?
— Regardez !
Quelqu’un pointa un doigt vers la colline et les têtes se tournèrent.
Une silhouette en combinaison argentée émergeait au-dessus de la
crête pour descendre la pente en trébuchant. Quelqu’un de leur silo,
qui avait changé d’avis.
Juliette courut à sa rencontre, sans peur, seulement curieuse, et
inquiète. Quelqu’un qu’ils avaient abandonné, quelqu’un qui les avait
suivis. Ça pouvait être n’importe qui.
Avant qu’elle ait le temps d’arriver, la silhouette s’effondra et ses
mains encombrées de gants se crispèrent sur le fermoir du casque.
Juliette accéléra. Il y avait une grosse bouteille d’oxygène fixée dans
le dos de cette personne. Juliette eut peur qu’elle ne se retrouve à
court d’air, et se demanda d’ailleurs où elle avait pu trouver cette
bouteille.
— Là, doucement, dit-elle en s’agenouillant près d’elle.
Elle appliqua une pression de ses deux pouces sur les fermoirs, qui
cliquèrent et s’ouvrirent. Elle retira le casque et entendit une quinte
de toux. La personne se pencha, à bout de souffle, les cheveux
trempés de sueur. C’était une femme. Juliette posa une main sur son
épaule mais ne la reconnut pas – c’était peut-être quelqu’un de la
congrégation, ou du milieu.
— Respirez calmement, dit-elle.
Elle leva la tête en voyant que d’autres les avaient rejointes. Tous
s’arrêtèrent net à la vue de cette inconnue.
La femme s’essuya la bouche et opina. Sa poitrine se soulevait au
gré de ses profondes inspirations. Elle dégagea ses cheveux de son
visage.
— Merci, réussit-elle à articuler.
Elle leva les yeux vers le ciel et les nuages, plus qu’émerveillée.
Soulagée. Son regard se concentra sur quelque chose en particulier,
Juliette se retourna et vit un oiseau décrire de grands cercles
paresseux tout là-haut. La petite foule gardait ses distances.
Quelqu’un demanda de qui il s’agissait.
— Vous n’êtes pas de notre silo, n’est-ce pas ? dit Juliette.
Elle songea tout d’abord que c’était peut-être une nettoyeuse d’un
silo voisin qui les avait repérés et décidé de les suivre. Sa deuxième
idée était impossible. Elle s’avéra pourtant correcte.
— Non, dit la femme, je ne suis pas de votre silo. Je viens d’un
endroit… très différent. Je m’appelle Charlotte.
Elle tendit sa main gantée et lui adressa un sourire fatigué. La
chaleur de ce sourire désarma Juliette. À sa grande surprise, elle se
rendit compte qu’elle n’éprouvait aucune colère à l’égard de cette
femme qui lui avait dit la vérité sur cet endroit. Elle avait peut-être
même trouvé en elle un alter ego. Il s’agissait de toute façon, et
c’était le plus important, d’un nouveau départ. Elle lui adressa à son
tour un sourire et lui serra la main.
— Juliette, répondit-elle. Laissez-moi vous aider à vous
débarrasser de tout ça.
— Alors c’est vous, dit Charlotte avec un sourire.
Elle porta son attention sur le petit attroupement, la tour et les
piles d’objets divers.
— Qu’est-ce que c’est que cet endroit, au juste ?
— Une deuxième chance, dit Juliette. Mais on ne reste pas. On part
en direction de l’eau. J’espère que vous viendrez avec nous. Mais je
vous préviens, la route est longue.
Charlotte mit une main sur l’épaule de Juliette.
— Ça ne me pose pas de problème. J’ai déjà parcouru un bon bout
de chemin.
ÉPILOGUE

Raph était plus qu’hésitant. Il tenait une branche et la soupesait


exagérément, le reflet des flammes orange et or dansant sur son
visage pâle.
— Mais jette-la dans le feu, bon sang ! lâcha Bobby.
Des rires fusèrent, mais Raph avait l’air consterné.
— Mais… c’est du bois, dit-il, cramponné à sa branche.
— Regarde autour de toi, reprit Bobby en désignant les branches
au-dessus de leurs têtes, la multitude de troncs autour d’eux. Il y en a
plus qu’on n’en aura jamais besoin.
— Allez, vas-y, l’incita Erik en donnant un coup dans une bûche,
provoquant un geyser d’étincelles.
Raph se résigna enfin à jeter sa branche au feu, et le bois se mit à
crépiter.
Juliette observait la scène depuis son sac de couchage. Quelque
part dans la forêt, un animal émit un bruit, un bruit qu’elle n’avait
jamais entendu. C’était comme un enfant qui pleurait, en plus
sonore, plus lugubre.
— Qu’est-ce que c’était ? s’interrogea quelqu’un.
Dans l’obscurité, ils échangèrent des propositions, faisant appel à
leurs souvenirs des livres d’enfants. Ils écoutèrent Solo évoquer les
nombreuses espèces de l’ancien temps qu’il avait croisées dans les
livres de l’Héritage. Ils se rassemblèrent autour d’Elise avec des
lampes torches et observèrent les pages cousues de son livre. Tout
était mystère, et sujet à émerveillement.
Juliette se rallongea et écouta le crépitement du feu ; elle aimait sa
chaleur sur sa peau, l’odeur de la viande qui cuisait, la senteur qui
émanait de l’herbe et, surtout, de la terre. Au-dessus des branchages,
les étoiles scintillaient. Les nuages clairs qui avaient caché le soleil
tandis qu’il se couchait derrière les collines avaient été dissipés par la
brise, dévoilant au-dessus d’elle des milliers de petits points
lumineux. Dès qu’elle tournait la tête, il y en avait davantage. Les
larmes lui montèrent aux yeux au souvenir de Lukas, de l’amour qu’il
avait suscité en elle. Quelque chose se durcit dans sa poitrine,
quelque chose qui la força à serrer les mâchoires pour s’empêcher de
pleurer, une détermination renouvelée dans sa vie, un désir
d’atteindre l’océan de la carte d’Elise, de planter ces graines, de
construire une maison à la surface de la terre et d’y vivre.
— Jewel ? Tu dors ?
Elise s’était plantée dans son champ de vision. La truffe fraîche de
Cabot se posa contre la joue de Juliette.
— Viens par là, dit Juliette en se poussant et en tapotant son
couchage.
Elise se blottit contre elle.
— Qu’est-ce que tu fais ? lui demanda la petite.
Juliette lui montra le ciel.
— Je regarde les étoiles. Chacune d’elles est semblable à notre
soleil, mais elles sont très très loin.
— Je connais les étoiles. Il y en a qui ont des noms.
— Ah bon ?
— Ouais.
Elise posa sa tête contre l’épaule de Juliette et observa les étoiles
avec elle un moment. La bête inconnue gémit dans les bois.
— Tu vois celles-là ? demanda Elise. Tu trouves pas qu’on dirait un
chiot ?
Juliette plissa les yeux.
— Hmm, oui, peut-être. Pourquoi pas.
— Voilà, celles-ci, on peut les appeler Le Cabot.
— C’est un nom qui sonne bien, approuva Juliette.
Elle rit et s’essuya les yeux.
— Et celle-ci, on dirait un homme, dit Elise en désignant une
constellation. Là, les jambes, et là, les bras. Ici, sa tête.
— Je le vois, dit Juliette.
— Tu peux lui donner un nom, dit Elise, comme si elle lui donnait
la permission.
Tout au fond des bois, l’animal gémit à nouveau, et le chiot d’Elise
émit un bruit similaire. Juliette sentit ses larmes rouler sur ses joues.
— Non, pas celui-là, dit-elle tout bas. Il a déjà un nom.

Les feux s’éteignirent au fil de la nuit. Les nuages avalèrent les


étoiles et les tentes engloutirent les enfants. Juliette remarqua des
ombres bouger dans l’une de ces tentes… des adultes, trop agités
pour dormir. Quelque part, quelqu’un faisait rôtir une dernière
tranche de viande de l’animal que Solo avait tué avec son fusil – un
cerf. Juliette s’était émerveillée de la transformation qu’avait subie
Solo ces trois derniers jours. Un homme qui avait grandi seul se
retrouvait à la tête de tout un groupe, plus préparé pour la survie que
n’importe lequel d’entre eux. Bientôt, Juliette les appellerait à voter.
Solo ferait un excellent maire.
Au loin, une silhouette se tenait debout au-dessus d’un feu,
taquinait les dernières braises avec un bâton. Des nuages et du feu…
Les deux éléments que son peuple avait toujours craints. Le feu était
synonyme de mort dans le silo ; quant aux nuages, ils consumaient
ceux qui osaient sortir. Et à présent, alors même que les nuages
filaient dans le ciel et que des flammes avaient dansé haut dans l’air,
ils y avaient trouvé du réconfort. Les nuages leur offraient une sorte
de toit, et le feu, sa chaleur. Il y avait ici moins de choses à craindre
qu’avant. Lorsqu’une étoile scintillait soudain à la faveur d’une
éclaircie, les pensées de Juliette retournaient instantanément vers
Lukas.
Il lui avait dit une fois, avec sa carte du ciel étalée sur le lit où ils
faisaient l’amour, que chacune de ces étoiles pouvait renfermer tout
un monde. Juliette avait eu du mal à se faire à cette idée. C’était
gonflé. Impossible. Même après avoir vu un autre silo, des dizaines
de dépressions dans la terre, jusqu’à perte de vue, elle n’arrivait pas à
imaginer d’autres mondes entiers, qui existeraient en marge du leur.
Et pourtant, elle était revenue d’un nettoyage, et s’était attendue à ce
que les autres croient à ses dires, tout aussi impossibles que…
Un bout de bois craqua derrière elle. Un bruissement de feuilles.
Juliette s’attendait à trouver Elise, de retour pour lui dire qu’elle
n’arrivait pas à s’endormir. Ou alors ce serait Charlotte, qui l’avait
rejointe près du feu ce soir-là et s’était tue la majeure partie du
temps, bien qu’elle ait eu l’air de vouloir partager mille choses. Mais
c’était Courtnee, qui tenait à la main un objet qui émettait une fumée
blanche.
— Je peux m’asseoir ? demanda-t-elle.
Juliette lui fit de la place et son amie se posa sur son couchage. Elle
tendit à Juliette un mug tout chaud d’un liquide qui sentait
vaguement le thé… en plus âcre.
— Tu as du mal à dormir ? demanda Courtnee.
Juliette secoua la tête.
— Non, je pensais simplement à Luke.
Courtnee passa un bras autour de ses épaules.
— Je suis désolée, lui souffla-t-elle.
— C’est gentil. Quand je vois les étoiles, là-haut, ça m’aide à
prendre un peu de hauteur.
— Ah oui ? Je veux bien que tu m’aides, alors.
Juliette se demanda comment s’y prendre, et se rendit compte
qu’elle disposait à peine des mots adéquats. Elle avait simplement
l’impression que cet espace si vaste – cet espace infini de mondes
possibles – l’emplissait d’espoir, et non de désespoir. Difficile à
transmettre.
— Toute cette terre que nous avons vue ces derniers jours, dit-elle,
en essayant d’affiner sa pensée. Tout cet espace. On n’aura jamais
assez de temps ni de gens pour tout remplir.
— Et c’est une bonne chose, non ?
— Oui, je pense. Et je commence à me dire que ceux que nous
avons envoyés au nettoyage, c’étaient ceux qui avaient compris, en
quelque sorte. Je crois qu’il y avait beaucoup de gens semblables à
eux mais qui ont réussi à se taire, ou alors qui avaient trop peur
d’agir. Et je doute qu’il n’y ait jamais eu un maire qui n’ait pas voulu
faire davantage de place pour ses habitants, découvrir ce qui clochait
avec le monde extérieur, ou arrêter cette loterie débile. Mais qu’est-
ce qu’ils pouvaient faire au juste, même en tant que maires ? Ils
n’avaient aucun pouvoir réel. Ceux qui détenaient le pouvoir
étouffaient nos ambitions. Sauf Luke. Il ne s’est pas mis en travers de
mon chemin. Il m’a soutenue, même lorsqu’il avait conscience du
danger. Et voilà où nous en sommes.
Courtnee lui serra l’épaule et aspira une gorgée de thé. Juliette
l’imita. Dès que le liquide chaud franchit ses lèvres, il y eut une
explosion d’arômes très denses, semblables à l’odeur des étals de
fleurs du bazar, mêlée à celle du terreau fraîchement retourné.
C’était un premier baiser. Du citron et de la rose. De petites
étincelles jaillissaient devant ses yeux, un vrai vertige.
— C’est quoi, ce truc ? demanda-t-elle, le souffle coupé. Ça vient
des réserves qu’on a trouvées ?
Courtnee pouffa de rire et s’appuya sur Juliette.
— C’est bon, hein ?
— C’est super. C’est… étonnant.
— On devrait peut-être faire demi-tour et retourner en chercher
une autre cargaison.
— Si on fait ça, je pourrai rien porter d’autre.
Les deux femmes rirent tout bas. Assises côte à côte, elles
observaient les nuages, et les étoiles qui apparaissaient dans les rares
trouées. Le feu le plus proche continuait de crépiter et de crachoter
des étincelles et, plus loin, les dernières conversations se fondaient
dans le chant des insectes. La bête invisible fit entendre sa plainte.
— Tu crois qu’on va s’en sortir ? demanda Courtnee après un long
silence.
Juliette avala une nouvelle gorgée de cette boisson miraculeuse.
Elle imagina le monde qu’ils pourraient construire avec du temps et
des ressources, sans autre ligne directive que d’agir pour le bien de
tous, sans personne pour étouffer leurs rêves.
— Oui, je crois qu’on va s’en sortir, finit par répondre Juliette. Je
crois qu’on peut enfin faire tout ce qui nous passe par la tête.
NOTE AUX LECTEURS

En juillet 2011, j’ai écrit et publié une nouvelle grâce à laquelle je suis entré
en contact avec des milliers de lecteurs, j’ai voyagé autour du monde pour
la promotion d’un livre et ma vie a changé. Jamais je n’aurais pensé que
tout cela était sur le point d’arriver quand j’ai publié Silo. Trois ans ont
passé depuis, et la parution de ce tome complète une aventure incroyable. Je
vous remercie d’avoir rendu cette aventure possible et de m’avoir
accompagné tout au long du chemin.
Bien sûr, rien n’est terminé. Toutes les histoires que nous lisons, et tous
les films que nous regardons, continuent dans notre imagination si on les y
invite. Les personnages vivent un jour de plus. Ils vieillissent, et ils
meurent. D’autres naissent. Les défis surgissent, les solutions aussi. Il y a de
la tristesse, de la joie, des triomphes et des échecs. Le point où se termine
une histoire n’est rien d’autre qu’un court instant dans le temps, un éclair,
une émotion, une pause. La suite, s’il doit y en avoir une, dépend de nous.
Mon seul souhait est que nous laissions de la place à l’espoir. Il y a du
bon et du mauvais en toute chose. Nous découvrons ce que nous nous
attendons à découvrir. Nous voyons ce que nous nous attendons à voir. J’ai
découvert qu’en penchant ma tête à un certain angle et en plissant les yeux,
le monde extérieur devient beau. L’avenir est radieux. Plein de bonnes
choses à venir.
Et vous, que voyez-vous ?
R E ME R C I E ME N T S

Les livres sont des entreprises grandement solitaires, à l’inverse de la vie.


J’aimerais remercier ma femme pour m’avoir toujours inspiré et soutenu,
pour avoir fait de moi un homme meilleur ; ma mère pour avoir instillé en
moi l’amour de l’écrit ; mon père pour ses encouragements et l’exemple
qu’il a toujours été. Ma sœur, pour son amitié et son engouement pour mon
travail dès les premiers instants ; et mon frère pour sa gentillesse. Sans vous
tous, je n’aurais rien à écrire.
Les auteurs mentionnent souvent leur agent dans les remerciements, et je
sais à présent pourquoi. Ce sont eux les moteurs qui font tourner les
carrières, et j’ai la chance d’avoir le meilleur de la profession. Non, je
n’exagère pas, et les autres agents n’ont pas à rougir de se classer
légèrement en dessous de l’incomparable Kristin Nelson. Tu déchires.
Merci également à Jenny Meyer, Kassie Evashevski et Gray Tan, qui m’ont
témoigné un soutien et une amitié incroyables. Je vous aime.
À l’équipe anglaise de Random House : merci d’avoir parié sur moi.
Vous avez été les premiers à y croire, et je vous considérerai toujours
comme mon éditeur. Un merci particulier à Jack Fogg, qui a su rendre mon
travail plus percutant et qui fait un formidable compagnon de caravane).
Merci à Jason pour le beau travail graphique sur la couverture, à Natalie
pour avoir amplifié le signal, à Jennifer pour sa créativité et ces épreuves
démentes, et aux équipes de vente qui s’assurent que les livres trouvent les
lecteurs.
Mes derniers remerciements sont pour ces lecteurs. Votre soutien et
l’amour que vous avez témoigné à cette série sont plus importants que vous
ne le saurez jamais. Merci pour les critiques, pour avoir passé le mot, pour
m’avoir fait connaître un tel succès. Jamais je n’avais pensé que je ferais
grand-chose de ma vie. Grâce à vous, j’ai fait ça. J’ai hâte de voir ce que
vous pouvez à nouveau rendre possible.
Ouvrage réalisé
par le Studio Actes Sud

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