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Silo - Integrale - Hugh Howey - 1-2-3
Silo - Integrale - Hugh Howey - 1-2-3
Hugh Howey a été capitaine de yacht pendant huit ans avant de jeter
l’ancre et d’embarquer pour des aventures littéraires. Autopublié aux
États-Unis, véritable phénomène d’édition, Silo est son premier roman et
le volet inaugural d’une trilogie à paraître aux éditions Actes Sud. Hugh
Howey vit à Jupiter, en Floride.
Photographie de couverture :
© Fedorov Oleksiy / Shutterstock
Titre original :
Wool
© Hugh Howey, 2012
Silo
roman traduit de l’anglais (États-Unis)
par Yoann Gentric et Laure Manceau
ACTES SUD
I
HOLSTON
1
La vue projetée dans la cellule n’était pas aussi floue que celle de la
cafétéria et Holston passa son dernier jour dans le silo à considérer
cette énigme. La caméra était-elle à l’abri du vent toxique, de ce
côté ? Est-ce que chaque nettoyeur, condamné à mort, mettait
davantage de soin à préserver la vue qui avait accompagné ses
derniers instants ? Ou cet effort supplémentaire était-il un cadeau
fait au prochain nettoyeur, qui lui aussi passerait son dernier jour
dans cette cellule ?
Holston préférait la dernière explication. Elle lui faisait penser à sa
femme avec nostalgie. Elle lui rappelait pourquoi il était là, du
mauvais côté des barreaux, de son plein gré.
Alors que ses pensées se portaient vers Allison, il s’assit et fixa le
monde mort que des peuples anciens avaient laissé. Ce n’était pas la
meilleure vue sur le paysage qui environnait leur bunker enterré,
mais ce n’était pas non plus la pire. Au loin, des collines basses,
onduleuses, mettaient une jolie touche de brun, comme du jus de
café contenant juste ce qu’il faut de lait de cochon. Le ciel, au-dessus
des collines, était du même gris terne que celui de son enfance, et de
l’enfance de son père, et de celle de son grand-père. Le seul trait
mouvant du paysage, c’étaient les nuages. Ils planaient pleins et
sombres au-dessus des collines. Ils erraient, libres, comme les bêtes
en troupeau des albums illustrés.
La vue du monde mort occupait tout le mur de sa cellule, comme
elle occupait tous ceux du dernier étage du silo, chacun présentant
une partie différente des terres désolées et floues, toujours plus
floues, qui s’étendaient dehors. Le petit morceau de monde
d’Holston partait du bout de son lit de camp, montait jusqu’au
plafond, et s’étendait jusqu’au mur opposé, pour redescendre vers les
toilettes. Et malgré le léger flou – comme si on avait huilé l’objectif –
on avait l’impression de pouvoir partir en promenade dans ce décor,
dans ce trou béant et engageant curieusement placé en face
d’infranchissables barreaux de prison.
L’illusion, cependant, n’opérait qu’à une certaine distance. En se
penchant plus près, Holston aperçut une poignée de pixels morts sur
le gigantesque écran. Leur blanc uniforme contrastait avec les mille
nuances de gris et de brun. D’une luminosité violente, chaque pixel
(Allison les nommait les pixels “bloqués”) était comme une fenêtre
carrée ouvrant sur un lieu plus radieux, un trou gros comme un
cheveu humain qui semblait inviter vers une réalité meilleure. À y
regarder de plus près, on en voyait des dizaines. Holston se demanda
si quelqu’un, dans le silo, savait les réparer, ou si on disposait des
outils nécessaires à une tâche si délicate. Étaient-ils morts à jamais,
comme Allison ? Finiraient-ils tous par mourir ? Holston imagina
qu’un jour, la moitié des pixels seraient tout blancs, que, des
générations plus tard, il n’en resterait que quelques gris et bruns,
puis une dizaine à peine, et alors l’état du monde extérieur serait
inversé, les gens du silo le croiraient en feu, prendraient les vrais
pixels pour les points défectueux.
Ou était-ce Holston et son peuple qui se méprenaient en ce
moment même ?
Derrière lui, quelqu’un s’éclaircit la gorge. Il se retourna et vit le
maire Jahns de l’autre côté des barreaux, les mains croisées sur sa
salopette. L’air grave, elle hocha la tête vers le lit de camp.
— Le soir, parfois, quand la cellule est vide et que vous et l’adjoint
Marnes avez quitté votre service, je viens m’asseoir exactement au
même endroit pour profiter de cette vue.
Holston tourna la tête pour embrasser du regard le paysage sans
vie, terreux. Il n’était déprimant qu’en comparaison avec les images
des livres pour enfants – les seuls à avoir survécu à l’insurrection. La
plupart des gens doutaient des couleurs de ces livres, comme ils
doutaient que les éléphants mauves et les oiseaux roses aient jamais
existé, mais Holston sentait qu’elles étaient plus vraies encore que
l’image qu’il avait devant les yeux. Comme quelques autres, il
éprouvait quelque chose de primitif et de profond lorsqu’il regardait
ces pages usées éclaboussées de vert et de bleu. N’empêche, en
regard de l’atmosphère suffocante du silo, cette vue grise et terreuse
apparaissait comme une sorte de salut, comme le genre de grand air
que les hommes étaient faits pour respirer.
— Ça paraît un peu plus clair ici, dit Jahns. La vue, je veux dire.
Plus net.
Holston resta silencieux. Il regarda un morceau de nuage frisé se
détacher et prendre une nouvelle direction, en un tourbillon de noirs
et de gris.
— Ce soir, vous dînez ce que voulez, dit le maire. La tradition
veut…
— Vous n’avez pas besoin de m’expliquer comment ça marche,
l’interrompit Holston. J’ai servi son dernier repas à Allison ici même
il y a seulement trois ans.
Il voulut faire tourner son alliance de cuivre autour de son doigt,
oubliant qu’il l’avait laissée sur sa commode plusieurs heures
auparavant.
— Trois ans, déjà, murmura Jahns pour elle-même.
Holston se tourna et la vit scruter les nuages affichés au mur.
— Déjà, oui, pourquoi, elle vous manque ? demanda-t-il d’un ton
venimeux. Ou c’est le fait que le flou ait eu tant de temps pour se
reformer qui vous ennuie ?
Le regard de Jahns croisa brièvement le sien, puis tomba vers le
sol.
— Vous savez que je n’ai pas envie de ça, pour aucune vue au
monde, dit-elle. Mais les règles sont les règles…
— Je ne blâme personne, dit Holston, tentant d’évacuer sa colère.
Je connais les règles mieux que quiconque.
Sa main se retint de pointer vers son insigne, qu’il avait, comme
son alliance, laissé derrière lui.
— Bon Dieu, j’ai passé la plus grande partie de ma vie à les faire
respecter, même après avoir compris que c’était de la foutaise.
Jahns se racla la gorge.
— Eh bien, je ne vous demanderai pas pourquoi vous avez fait ce
choix. Je me contenterai de supposer que vous seriez plus
malheureux ici.
Holston croisa le regard du maire, vit le voile devant ses yeux
avant qu’elle ait pu le dissiper. Elle paraissait plus mince que
d’habitude, comique dans sa salopette qui bâillait. Les lignes de son
cou et aux commissures de ses yeux étaient plus profondes que dans
le souvenir d’Holston. Plus sombres. Et il se dit que la fêlure de sa
voix était vraiment causée par le regret, pas seulement par son âge
ou sa ration de tabac.
Soudain, Holston se vit à travers le regard de Jahns, en homme
brisé assis sur un banc usé, le teint gris dans le halo pâle du monde
mort derrière lui, et pareille vision lui donna le vertige. La tête lui
tourna, comme si elle tâtonnait pour trouver quelque chose à quoi se
raccrocher, quelque chose de raisonnable, quelque chose qui aurait
du sens. On aurait dit un rêve, l’état d’inconfort auquel sa vie s’était
trouvée réduite. Aucune des trois années passées ne lui semblait
vraie. Plus rien ne lui semblait vrai.
Il se retourna vers l’ocre des collines. À la périphérie de son
champ de vision, il crut voir un autre pixel mourir, devenir tout
blanc. Une autre minuscule fenêtre s’était ouverte, une autre vue
claire trouant une illusion dont il était venu à douter.
Demain sera mon salut, pensa-t-il violemment, même si je meurs,
là-dehors.
— Je suis restée maire trop longtemps, dit Jahns.
Holston jeta un œil vers elle et vit ses mains ridées serrer l’acier
froid des barreaux.
— Nos registres ne remontent pas aux commencements, vous
savez, poursuivit-elle. Ils ne remontent que jusqu’à l’insurrection, il y
a un siècle et demi, mais depuis cette date, je suis le maire qui a
envoyé le plus de gens au nettoyage.
— Pardon d’être un fardeau, dit Holston d’un ton sec.
— Je n’y prends aucun plaisir. C’est tout ce que je veux dire.
Vraiment aucun.
Holston embrassa l’énorme écran d’un grand geste.
— Mais demain soir, vous serez la première à regarder un coucher
de soleil nettoyé, je me trompe ?
Il détesta s’entendre parler sur ce ton. Ce n’était pas à cause de sa
mort, ou de sa vie, enfin de ce qui pouvait se produire après demain,
qu’Holston était en colère, mais le sort qu’avait connu Allison
l’emplissait encore de rancœur. Longtemps après les faits, il
considérait toujours comme évitables ces événements inéluctables
du passé.
— Demain, vous serez tous enchantés de la vue, dit-il, plus pour
lui-même que pour le maire.
— C’est vraiment injuste, dit Jahns. La loi est la loi. Vous l’avez
enfreinte. En toute connaissance de cause.
Holston regarda ses pieds. Jahns et lui laissèrent se former un
silence. C’est le maire qui finit par le rompre.
— Vous n’avez pas encore menacé de ne pas le faire. Certains
craignent que vous ne fassiez pas le nettoyage parce que vous
n’agitez pas cette menace.
Holston rit.
— Ils seraient rassurés si je ne voulais pas nettoyer les capteurs ?
Il secoua la tête devant cette logique absurde.
— Tous ceux qui passent par cette cellule promettent qu’ils ne le
feront pas, dit Jahns, et finalement ils le font. C’est le comportement
auquel nous sommes tous habitués…
— Allison n’a jamais menacé de ne pas le faire, lui rappela Holston,
mais il savait très bien ce qu’elle voulait dire. Il avait été le premier à
penser qu’Allison n’essuierait pas les objectifs. Et à présent, il croyait
comprendre ce qu’elle avait ressenti lorsqu’elle s’était retrouvée sur
ce même banc. Il y avait plus important à considérer que le seul acte
de nettoyer. La plupart de ceux qu’on envoyait dehors s’étaient fait
prendre en infraction et se retrouvaient dans cette cellule, surpris de
n’avoir plus que quelques heures à vivre. Un esprit de vengeance les
animait lorsqu’ils disaient qu’ils n’allaient pas le faire. Mais Allison,
et maintenant Holston, avaient de plus grands soucis. Nettoyer ou
pas, la question était secondaire ; ils étaient arrivés ici parce que,
aussi fou que ce soit, ils le voulaient. La seule chose qui les animait
encore, c’était leur curiosité pour tout cela. Leurs interrogations sur
le monde extérieur, par-delà le voile projeté des écrans muraux.
— Alors, vous comptez le faire ou non ? demanda Jahns sans
détour, visiblement à bout.
— Vous l’avez dit vous-même, dit Holston en haussant les épaules.
Tout le monde le fait. Il doit bien y avoir une raison, non ?
Il faisait semblant d’être indifférent, de ne pas s’intéresser au
pourquoi ils nettoyaient, mais il avait passé la plus grande partie de sa
vie, et en particulier les trois dernières années, à se tourmenter à ce
sujet. Cette question le rendait fou. Et si refuser de répondre à Jahns
faisait souffrir ceux qui avaient tué sa femme, il n’en serait pas fâché.
Anxieuse, Jahns promenait ses mains le long des barreaux.
— Puis-je leur dire que vous allez le faire ?
— Ou le contraire. Ça m’est égal. J’ai l’impression que pour eux ça
revient au même.
Jahns ne répondit pas. Holston leva les yeux vers elle et elle lui fit
un signe de tête.
— Si vous changez d’avis au sujet du repas, faites-le savoir à
l’adjoint Marnes. Il passera la nuit derrière son bureau, comme le
veut la tradition…
Elle n’avait pas besoin de le lui dire. Des larmes montèrent aux
yeux d’Holston au souvenir de cette charge qui avait fait partie de ses
fonctions. Il avait été de faction à ce bureau douze ans plus tôt,
quand Donna Parkins avait été mise au nettoyage, et huit ans plus tôt,
quand le tour de Jack Brent était venu. Enfin, trois ans plus tôt, il
avait passé la nuit vautré par terre, cramponné aux barreaux,
totalement effondré, quand le sort de sa femme avait été scellé.
Le maire Jahns se retourna pour partir.
— Au shérif, marmonna Holston avant qu’elle ne soit plus à portée
de voix.
— Pardon ?
Jahns s’attarda de l’autre côté des barreaux, ses sourcils gris et
broussailleux en suspension au-dessus de ses yeux.
— C’est le shérif Marnes, désormais, lui rappela Holston. Pas
l’adjoint.
Jahns donna quelques petits coups sur les barreaux.
— Mangez quelque chose, dit-elle. Et je n’aurai pas l’impudence de
vous suggérer de dormir un peu.
3
— Non mais c’est une blague, dit Allison. Chéri, écoute ça. C’est
pas croyable. Tu savais qu’il y avait eu plusieurs insurrections ?
Holston leva les yeux du dossier ouvert sur ses genoux. Autour de
lui, des tas de papiers épars couvraient le lit comme une
courtepointe – des piles et des piles de vieux dossiers à trier et de
nouvelles plaintes à traiter. Allison était assise à son petit bureau, au
pied du lit. Ils habitaient l’un des appartements du silo qui n’avait été
redivisé que deux fois au fil du temps. On pouvait encore s’y
autoriser le luxe d’avoir un bureau, ou un grand lit au lieu de lits
superposés.
— Comment j’aurais pu savoir ça ? répondit-il.
Sa femme se retourna et replaça une mèche de cheveux derrière
son oreille. Holston toqua du coin de son dossier contre l’écran de
l’ordinateur.
— Tu passes tes journées à mettre au jour des secrets vieux de
plusieurs centaines d’années, et tu voudrais que je les connaisse
avant toi ?
Elle tira la langue.
— C’était une façon de parler. Je t’informais. Et ça n’a pas l’air
d’éveiller ta curiosité. Tu as entendu ce que je viens de dire ?
Holston haussa les épaules.
— Je n’ai jamais pensé que l’insurrection que nous connaissons
était la première – seulement la plus récente. Si mon travail m’a
appris une chose, c’est qu’un crime ou une émeute ne sont jamais
très originaux.
Il attrapa un dossier à côté de son genou.
— Ça, tu crois que c’est le premier voleur d’eau que le silo ait
connu ? Ou que ce sera le dernier ?
La chaise d’Allison crissa sur le carrelage lorsqu’elle se tourna pour
faire face à Holston. Sur le bureau, derrière elle, le moniteur projetait
l’éclat faible des bribes de données qu’elle avait extraites des vieux
serveurs du silo, vestiges d’informations supprimées depuis
longtemps et écrasées à d’innombrables reprises. Holston ne
comprenait toujours pas comment fonctionnait le processus de
récupération, ni pourquoi quelqu’un d’assez intelligent pour le
comprendre était assez bête pour l’aimer, lui, mais il acceptait que
les deux soient vrais.
— Je suis en train de reconstituer une série de vieux rapports,
expliqua-t-elle. S’ils disent vrai, ça signifie que quelque chose comme
notre vieille insurrection se produisait régulièrement. Une fois par
génération, ou quelque chose comme ça.
— Il y a beaucoup de choses qu’on ne sait pas sur les temps
anciens, dit Holston.
Il se frotta les yeux et pensa à toute la paperasserie qu’il n’était pas
en train d’expédier.
— Peut-être qu’ils n’avaient pas de système pour nettoyer les
capteurs, tu sais ? poursuivit-il. Je parie qu’à l’époque, la vue là-haut
devenait de plus en plus floue, jusqu’au jour où ça les rendait fous,
alors il y avait un genre de révolte, et finalement ils en bannissaient
quelques-uns pour régler le problème. Ou c’était peut-être une façon
naturelle de contrôler la population avant la loterie.
Allison secoua la tête.
— Je ne crois pas. Je commence à me dire que…
Elle s’interrompit et regarda les papiers étalés autour de son mari.
La vue de toutes les transgressions consignées sembla la conduire à
peser ses mots avec soin.
— Je ne suis pas en train de porter un jugement, de dire que
quelqu’un avait raison ou tort ou rien de ce genre. Mais il est possible
que les serveurs n’aient pas été effacés par les rebelles lors de
l’insurrection. En tout cas pas comme on nous l’a toujours raconté.
Ces mots éveillèrent l’intérêt d’Holston. Le mystère des serveurs
vierges, du passé vide de leurs ancêtres, les hantait tous. L’histoire de
l’effacement n’était qu’une vague légende. Il referma le dossier sur
lequel il travaillait et le posa à côté de lui.
— Tu penses que c’était dû à quoi ? Un accident ? Un incendie, une
coupure d’électricité ?
Il énumérait les théories les plus courantes. Allison fronça les
sourcils.
— Non.
Elle baissa la voix et jeta un regard nerveux autour d’elle.
— Je pense que c’est nous qui avons effacé les disques durs. Je veux
dire, nos ancêtres, pas les insurgés.
Elle se retourna et se pencha vers le moniteur pour parcourir du
doigt une série de chiffres qu’Holston n’arrivait pas à lire d’où il
était.
— Vingt ans, dit-elle. Dix-huit. Vingt-quatre.
Son doigt couinait en glissant sur l’écran.
— Vingt-huit. Seize. Quinze.
Holston se fraya un chemin à travers la paperasse qu’il avait à ses
pieds, remettant les dossiers en tas pour pouvoir s’approcher du
bureau. Il s’assit au bout du lit, prit sa femme par le cou et regarda
l’écran par-dessus son épaule.
— C’est des dates ?
Elle hocha la tête.
— À peu près tous les vingt ans, il y a une révolte majeure. Ce
rapport les a cataloguées. C’était l’un des fichiers détruits au cours de
la dernière insurrection. Notre insurrection.
Elle disait “notre” comme si l’un d’eux ou de leurs amis avait été
en vie à l’époque. Mais Holston comprenait ce qu’elle voulait dire.
C’était l’insurrection dans l’ombre de laquelle ils avaient grandi, celle
qui semblait les avoir engendrés – le grand conflit qui avait plané sur
leur enfance, sur leurs parents et leurs grands-parents. C’était
l’insurrection qui nourrissait les messes basses et les regards en coin.
— Et qu’est-ce qui te fait croire que c’était nous, que l’effacement
des serveurs venait du bon camp ?
Elle se tourna à demi, arborant un sourire amer :
— Qu’est-ce qui te fait croire que nous sommes le bon camp ?
Holston se raidit. Il retira sa main de la nuque d’Allison.
— Ne commence pas. Ne dis rien qui pourrait…
— Je plaisante, dit-elle, mais ce n’était pas un sujet de plaisanterie,
on était à deux doigts de la trahison, du nettoyage. Ma théorie est la
suivante, s’empressa-t-elle d’ajouter, insistant sur le mot théorie. On a
des perturbations générationnelles, OK ? Sur une centaine d’années,
j’entends, peut-être plus. C’est réglé comme une pendule.
Elle pointa le doigt vers les dates.
— Mais ensuite, durant la grande insurrection – la seule dont nous
avions connaissance jusqu’ici – quelqu’un a effacé les serveurs. Ce
qui, je peux te le dire, n’est pas aussi facile que d’appuyer sur
quelques boutons ou d’allumer un feu. Il y a des sauvegardes et des
sauvegardes de sauvegardes. Ça demanderait un effort concerté, pas
un accident ni un travail fait à la hâte ou un simple sabotage…
— Tout ça ne te dit pas qui est responsable, fit remarquer Holston.
Sa femme était une experte en informatique, aucun doute là-
dessus, mais jouer les détectives n’était pas le domaine d’Allison,
c’était le sien.
— Ce qui me dit quelque chose, poursuivit-elle, c’est qu’il y a eu
des soulèvements à chaque génération pendant tout ce temps, mais
pas un seul depuis.
Allison se retint d’en dire plus. Holston se redressa, jeta un regard
dans la pièce et laissa cette remarque faire son chemin. Sa femme lui
apparut soudain en détective, le poussant de son fauteuil de shérif et
prenant sa place.
— Si je te suis bien…
Il se frotta le menton et considéra bien la question.
— Si je te suis bien quelqu’un aurait effacé notre histoire afin de
nous empêcher de la répéter ?
— Ou pire.
Elle prit la main de son mari et la serra entre les siennes.
Le sérieux de son visage s’était accentué pour se faire plus grave.
— Et si la raison des révoltes s’était trouvée là, sur les disques
durs ? Si une partie de notre histoire connue, ou des données de
l’extérieur, ou peut-être le fait de savoir ce qui avait conduit les gens
à s’installer ici il y a très longtemps – si ces informations avaient fait
peser je ne sais quelle pression qui faisait que les gens perdaient la
tête, ou ne supportaient plus d’être enfermés, ou voulaient
simplement sortir ?
Holston secoua la tête.
— Je ne veux pas que tu aies ce genre de pensées, dit-il pour la
mettre en garde.
— Je ne dis pas qu’ils avaient raison de perdre la boule, dit-elle,
redevenant prudente. Mais à la lumière de ce que j’ai reconstitué
jusqu’ici, c’est ma théorie.
Holston regarda le moniteur d’un air méfiant.
— Tu ne devrais peut-être pas faire ça. Je ne sais même pas
comment tu fais, mais tu ne devrais peut-être pas.
— Chéri, les infos sont là. Si je ne reconstitue pas le puzzle
maintenant, quelqu’un le fera un jour ou l’autre. On ne peut pas
refermer le couvercle sur la marmite comme si de rien n’était.
— Comment ça ?
— J’ai déjà publié un livre blanc sur la récupération des fichiers
supprimés et écrasés. Le reste du DIT le fait circuler pour aider les
gens qui jettent par accident des trucs dont ils avaient besoin.
— Je crois quand même que tu devrais arrêter. Ce n’est pas une
bonne idée. Je ne vois pas ce que ça peut apporter de bon…
— Tu ne vois pas ce que la vérité peut apporter de bon ? La vérité
est toujours bonne à savoir. Et mieux vaut que ce soit nous qui la
découvrions plutôt que quelqu’un d’autre, non ?
Holston regarda ses dossiers. Cela faisait cinq ans qu’on n’avait
envoyé personne au nettoyage. La vue du monde extérieur se
dégradait chaque jour et, en tant que shérif, il sentait monter la
pression : il fallait trouver quelqu’un. Elle grandissait, s’accumulant
comme de la vapeur dans le silo, prête à provoquer un dégagement.
Quand ils pensaient que le moment approchait, les gens devenaient
nerveux. C’était comme une prophétie autoréalisatrice, quelqu’un
finissait par être à cran et par commettre une folie ou tenir un
propos regrettable, par se retrouver dans une cellule à contempler la
vue floue de son dernier coucher de soleil.
Holston passait en revue les dossiers étalés autour de lui en
espérant y trouver quelque chose. Il était prêt à envoyer un homme à
la mort dès demain si cela pouvait faire retomber la pression. Sa
femme était en train de donner des coups d’aiguille dans un ballon
trop plein, et Holston voulait le dégonfler avant qu’elle appuie trop
fort.
4
Aujourd’hui.
Aujourd’hui.
LE BON CALIBRE
8
Les paliers dérivaient sous ses yeux. Les jardins du bas, la grande
ferme des 130 et l’âcre station d’épuration au-dessous. Elle était
perdue dans ses pensées, se remémorait la conversation de la veille,
l’idée que Donald avait davantage vécu dans sa mémoire que dans la
réalité, lorsqu’elle parvint au portail du cent quarantième.
Elle n’avait même pas remarqué le changement dans l’escalier, la
prépondérance des salopettes de denim bleu, des sacoches remplies
de pièces et d’outils sur le dos des porteurs, plutôt que de vêtements,
de nourriture et de colis personnels. Mais la foule massée au portail
lui indiqua qu’elle était parvenue au niveau supérieur des Machines.
Devant l’entrée se pressaient des ouvriers vêtus d’amples salopettes
bleues maculées de très vieilles taches. Jahns pouvait presque les
ranger par professions au vu des outils qu’ils portaient. La journée
était bien avancée, et la plupart d’entre eux devaient rentrer chez
eux après avoir effectué des réparations çà et là dans le silo. Elle était
ébahie qu’on puisse parcourir tant d’étages et qu’on doive encore
travailler une fois arrivé. Puis elle se rappela que c’était exactement
ce qu’elle s’apprêtait à faire.
Plutôt que d’abuser de leur statut et de leur pouvoir, ils firent la
queue derrière les ouvriers qui pointaient au portail. Pendant que ces
hommes et ces femmes fatigués indiquaient le lieu et la durée de leur
déplacement, Jahns pensa au temps qu’elle avait perdu à ruminer sa
propre existence durant cette longue descente, au lieu de peaufiner
sa façon d’approcher la dénommée Juliette. Une nervosité
inhabituelle lui noua l’estomac tandis que la file avançait lentement.
L’ouvrier qui les précédait montra sa carte des Machines, de couleur
bleue. Il griffonna ses renseignements sur une ardoise poussiéreuse.
Quand vint leur tour, ils poussèrent la première barrière et
montrèrent leurs cartes dorées. Le garde haussa les sourcils puis
parut reconnaître le maire.
— Votre Honneur, dit-il, et Jahns ne le reprit pas. On ne vous
attendait pas pendant cette faction.
Il leur fit signe de ranger leurs cartes et attrapa un petit bout de
craie.
— Laissez.
Jahns le regarda tourner le tableau et inscrire leurs noms en
capitales soignées, essuyant involontairement l’ardoise avec le
dessous de sa main. Pour Marnes, il écrivit simplement “Shérif” et là
encore, Jahns ne le corrigea pas.
— Je sais qu’elle ne nous attendait pas si tôt, dit Jahns, mais je me
demandais si nous pouvions rencontrer Juliette Nichols dès
maintenant.
Le garde se retourna vers l’horloge numérique qui donnait l’heure
exacte, derrière lui.
— Il lui reste une heure de travail sur la génératrice. Voire deux,
telle que je la connais. Vous pourriez trouver la cantine en attendant.
Jahns regarda Marnes, qui semblait indécis.
— Je n’ai pas vraiment faim, là, dit-il.
— Et si nous allions la voir au travail ? Ce serait bien de voir ce
qu’elle fait. Nous nous ferions tout petits pour ne pas la déranger.
Le garde haussa les épaules.
— Vous êtes le maire. Je peux pas refuser.
Il pointa son bout de craie vers le couloir. Les gens qui faisaient la
queue derrière eux commençaient à piaffer d’impatience.
— Voyez ça avec Knox. Il trouvera quelqu’un pour vous y
conduire.
On avait peu de chances de passer à côté du chef des Machines :
Knox remplissait largement la salopette la plus grande que Jahns ait
jamais vue. Elle se demanda si le surcroît de tissu lui avait coûté des
jetons supplémentaires et comment un homme parvenait à remplir
un tel ventre. Une barbe épaisse ajoutait à son envergure. Quant à
savoir s’il souriait ou se renfrognait à leur approche, c’était
impossible : il était aussi expressif qu’un mur de béton.
Jahns expliqua leur requête. Marnes dit bonjour à Knox, et elle
comprit qu’ils avaient dû faire connaissance la dernière fois que
l’adjoint était descendu. Knox écouta, opina du chef puis rugit d’une
voix si rauque qu’il était impossible de distinguer les mots les uns
des autres. Mais cela faisait sens pour quelqu’un, puisqu’un jeune
garçon se matérialisa derrière lui, un gamin miséreux aux cheveux
d’un orange inhabituellement vif.
— Tlesconduisjusquàjules, grogna Knox.
Il y avait aussi peu d’espace entre ses mots que dans sa barbe, à
l’endroit où il aurait dû y avoir une bouche. Le garçon, qui était
jeune, même pour une ombre, fit un signe de la main et partit
comme une flèche. Marnes remercia Knox, qui ne bougea pas d’un
cil, et ils se mirent aux trousses du petit.
Jahns constata qu’aux Machines, les couloirs étaient encore plus
étroits qu’ailleurs dans le silo. Ils se faufilèrent à travers le flux des
travailleurs sortant du travail, entre des murs de béton badigeonnés
d’enduit mais non peints, rugueux lorsqu’on s’y frottait l’épaule. Au-
dessus de leurs têtes, des séries de tuyaux et de gaines électriques
parallèles et sinueuses couraient à découvert. Jahns éprouvait le
besoin de baisser la tête en dépit des quinze centimètres de marge ;
elle vit que nombre d’ouvriers de grande taille marchaient voûtés.
Les plafonniers, espacés et de faible puissance, donnaient l’écrasante
sensation de marcher dans un tunnel qui s’enfonçait toujours plus
profond dans la terre.
La jeune ombre aux cheveux orange les fit bifurquer à plusieurs
reprises, suivant sans hésiter un itinéraire manifestement familier. Ils
débouchèrent sur un de ces escaliers qui tournaient vers la droite par
volées perpendiculaires et ils descendirent deux étages
supplémentaires. Jahns perçut un grondement qui s’accentua en
descendant. Lorsqu’ils quittèrent la cage d’escalier du cent quarante-
deuxième, ils passèrent devant un engin étrange installé dans une
pièce ouverte sur le couloir. Un bras d’acier grand comme plusieurs
personnes mises bout à bout montait et descendait, actionnant un
piston qui traversait le sol de béton. Jahns ralentit pour observer ses
fluctuations rythmées. Il flottait dans l’air une odeur chimique, une
odeur de pourri qu’elle n’arrivait pas à identifier.
— C’est ça, la génératrice ?
Marnes eut un rire condescendant, typiquement masculin.
— Ça, c’est une pompe, dit-il. Un puits de pétrole. C’est ce qui vous
permet de lire le soir.
Il lui serra l’épaule en la dépassant, et elle lui pardonna aussitôt
d’avoir ri d’elle. Elle se hâta de les rattraper, lui et la jeune ombre de
Knox.
— La génératrice, c’est ce vrombissement que vous entendez, dit
Marnes. La pompe amène le pétrole, il est traité dans une installation
située quelques étages plus bas, après quoi on peut le consommer.
Jahns avait de vagues connaissances à ce sujet, vestiges, peut-être,
d’une réunion du comité. Une fois encore, elle fut stupéfaite de
constater à quel point le silo lui était étranger, à elle qui était censée
le diriger – du moins sur le papier.
Le grognement continuel des cloisons augmentait à mesure qu’ils
approchaient du bout du couloir. Quand le garçon aux cheveux
orange ouvrit les portes, le bruit se fit assourdissant. Jahns fut
réticente à aller plus loin, et Marnes lui-même sembla hésiter. Le
gamin agita frénétiquement la main pour leur faire signe d’avancer et
Jahns dut adjurer ses pieds de la porter vers le bruit. Soudain, elle se
demanda si on les conduisait dehors. C’était une idée absurde,
illogique – c’était simplement la menace la plus dangereuse qu’elle
pouvait concevoir.
Lorsqu’elle eut franchi le seuil, blottie derrière Marnes, le garçon
laissa claquer la porte derrière elle et ils se retrouvèrent piégés à
l’intérieur, avec le vacarme. Le gamin décrocha un casque antibruit
dont ne pendait aucun fil d’un présentoir placé près du mur. Jahns
l’imita et se couvrit les oreilles. Étouffé, le bruit ne subsista plus que
dans sa poitrine et ses terminaisons nerveuses. Elle se demanda ce
qui justifiait que ce présentoir soit installé à l’intérieur plutôt qu’à
l’extérieur de la salle.
Le garçon fit un geste et dit quelque chose, mais ses mots n’étaient
plus que des mouvements de lèvres. Ils le suivirent dans un étroit
couloir dont le sol, de simples grilles d’acier, était semblable à celui
des paliers du silo. Après un coude, une des cloisons s’effaça pour
laisser place à un garde-corps composé de trois barres horizontales.
Derrière le garde-corps apparut une machine invraisemblable.
Grande comme l’appartement et le bureau de Jahns réunis. D’abord,
Jahns ne vit rien bouger, rien qui justifie le martèlement qu’elle
ressentait dans sa poitrine et partout sur sa peau. Ce n’est que
lorsqu’ils eurent fait le tour de la machine qu’elle aperçut la tige
d’acier qui sortait du dos de l’unité et tournait furieusement,
disparaissant dans une autre énorme machine de métal pleine de
câbles épais comme la taille d’un homme et qui montaient vers le
plafond.
La puissance électrique était palpable dans la salle. Lorsqu’ils
atteignirent le bout de la seconde machine, Jahns aperçut enfin une
silhouette solitaire qui travaillait à côté. Une femme en salopette,
d’apparence jeune, portant un casque dont dépassait une natte de
cheveux châtains, était penchée sur une clé à molette aussi grande
qu’elle. Sa présence faisait ressortir les proportions terrifiantes des
machines, mais elle ne semblait pas les craindre. Elle pesait sur la clé
de tout son corps, frôlant de terriblement près l’unité rugissante,
rappelant à Jahns un vieux conte pour enfants dans lequel une souris
arrachait une flèche prise dans la peau d’une bête imaginaire qui
portait le nom d’éléphant. Qu’une femme de cette taille puisse
réparer une machine d’une telle férocité semblait absurde. Mais
Jahns la regarda travailler pendant que la jeune ombre se glissait par
un portail et courait lui tirer sur le coin de la salopette.
La femme se retourna sans s’alarmer et plissa les yeux pour
regarder vers Jahns et Marnes. Elle s’essuya le front d’une main et, de
l’autre, jeta la clé sur son épaule. Elle donna une tape amicale sur la
tête de la jeune ombre et vint à leur rencontre. Jahns vit qu’elle avait
des bras minces, aux muscles dessinés. Elle ne portait pas de maillot
de corps, seulement une salopette bleue qui montait haut sur sa
poitrine, découvrant un peu de peau mate et luisante de sueur. Elle
avait le même teint basané que les cultivateurs qui passaient leurs
journées sous les lampes de croissance, mais à en croire l’état de sa
tenue, cela pouvait aussi bien venir du cambouis et de la crasse.
Elle s’arrêta devant Jahns et Marnes et les salua d’un hochement
de tête. Marnes eut droit à un léger sourire de connivence. Elle ne
leur tendit pas la main, ce dont Jahns lui fut reconnaissante. Au lieu
de ça, elle désigna une porte dans une cloison de verre et partit dans
cette direction.
Marnes la talonna comme un chiot et Jahns ne tarda pas à suivre.
Elle se tourna pour s’assurer que l’ombre n’était pas dans ses pieds
mais l’aperçut qui détalait par où il était venu, ses cheveux
rougeoyant sous l’éclairage de la salle des machines. En ce qui le
concernait, il avait accompli son devoir.
Dans la petite salle de contrôle, le bruit s’atténua. Il disparut
presque entièrement quand l’épaisse porte fut refermée. Juliette ôta
son casque et son protège-oreilles et les jeta sur une étagère. Jahns
tira timidement sur le sien, constata qu’il ne subsistait qu’un lointain
ronflement, et l’enleva complètement. La pièce était exiguë et pleine
de surfaces métalliques et de voyants qui clignotaient. Jahns n’en
avait jamais vu de semblable. Elle trouva étrange d’être également
maire de cette pièce, dont elle connaissait à peine l’existence et
certainement pas le fonctionnement.
Pendant que les oreilles de Jahns cessaient de bourdonner, Juliette
régla quelques boutons, regardant de petits bras trembloter sous des
écrans de verre.
— Je croyais qu’on faisait ça demain matin, dit-elle, concentrée sur
sa tâche.
— Nous sommes allés plus vite que j’espérais.
Jahns regarda Marnes, qui tenait son protège-oreilles à deux mains
et gigotait sur place, gêné.
— Content de vous revoir, Jules, dit-il.
Elle hocha la tête et se pencha pour regarder les machines
gargantuesques à travers l’épaisse vitre, promenant ses mains sur le
grand tableau de contrôle sans avoir besoin de baisser les yeux,
réglant de gros boutons noirs aux graduations blanches effacées.
— Désolée pour votre partenaire, dit-elle en consultant une rangée
de cadrans.
Elle se retourna pour regarder Marnes, et Jahns vit que, sous la
crasse et la sueur, cette femme était très belle. Elle avait le visage
ferme et fin, les yeux brillants. Une intelligence farouche qu’on
pouvait mesurer à distance. Et elle observait Marnes avec une
compassion extrême, visible au sillon qui ridait son front.
— Vraiment, dit-elle. Je suis sincèrement désolée. Ç’avait l’air
d’être un homme bien.
— Le meilleur des hommes, bredouilla Marnes, la voix fêlée.
Juliette hocha la tête, comme s’il n’y avait rien de plus à dire. Elle
se tourna vers Jahns.
— Cette vibration que vous sentez dans le sol, madame le maire ?
C’est un accouplement qui n’a même pas deux millimètres de jeu. Si
vous trouvez ça désagréable ici, allez un peu poser les mains sur la
machine. Vous aurez vite fait de ne plus sentir vos doigts. Laissez-les
assez longtemps et vos os se mettront à s’entrechoquer, comme si
vous étiez en train de vous disloquer.
Elle se retourna et tendit le bras entre Jahns et Marnes pour
pousser un énorme interrupteur, puis revint vers le tableau de
contrôle.
— Alors imaginez ce que la génératrice subit, à tressauter comme
ça. Les dents commencent à s’éroder dans la transmission, de petits
copeaux de métal circulent dans le combustible comme des grains de
papier de verre. Et du jour au lendemain, on a une explosion d’acier
et plus d’autre électricité que celle que la génératrice de secours veut
bien nous cracher.
Jahns retint son souffle.
— Vous avez besoin qu’on aille chercher quelqu’un ? demanda
Marnes.
Juliette rit.
— Rien de tout cela n’est nouveau ou différent de ce qui se passe
durant n’importe quelle faction. Si on n’était pas en train de
démonter la génératrice de secours pour changer des joints, et qu’on
pouvait réduire le régime de moitié pendant une semaine, je pourrais
sortir cet accouplement, le rajuster, et la refaire tourner comme une
toupie.
Elle décocha un regard à Jahns.
— Mais comme on a un mandat qui nous demande de tourner à
cent pour cent de nos capacités et sans interruption, ce n’est pas
possible. Alors je vais continuer à serrer des boulons qui vont
continuer à essayer de se dévisser, et je vais tâcher de trouver les
bons réglages ici pour que la bécane continue à filer à peu près doux.
— Je n’en avais pas la moindre idée, quand j’ai signé le mandat…
— Moi qui croyais avoir suffisamment simplifié mon rapport pour
que les choses soient claires.
— Combien de temps avant la panne ?
Jahns se rendit soudain compte qu’elle n’était pas en train de faire
passer un entretien à cette femme, mais que les demandes allaient
dans l’autre sens.
— Combien de temps ?
Juliette rit et secoua la tête. Elle acheva un dernier réglage et se
retourna pour leur faire face, les bras croisés.
— Ça peut arriver maintenant. Ça peut arriver dans cent ans. Mais
ce qui est sûr, c’est que ça va arriver, et que c’est parfaitement
évitable. L’objectif ne devrait pas être de faire fonctionner cet
endroit cahin-caha de notre vivant. Ou jusqu’à la fin de notre
mandat, dit-elle en adressant à Jahns un regard plein de sous-
entendus. Si on ne vise pas la pérennité, autant faire nos valises tout
de suite.
Jahns vit le shérif adjoint se raidir à ces mots. Elle sentit son
propre corps réagir et un frisson lui parcourir la peau. Cette dernière
remarque frisait dangereusement la trahison. La métaphore ne la
sauvait qu’à moitié.
— Je pourrais décréter un congé énergétique, proposa Jahns. Le
présenter comme un hommage à ceux qui nettoient.
Elle y réfléchit davantage.
— Ça pourrait être l’occasion de réviser plus que votre machine, là.
Nous pourrions…
— M’étonnerait que le DIT vous envoie pas chier, dit Juliette.
Elle se frotta le menton, puis essuya son poignet sur sa salopette.
Elle regarda le cambouis passé sur le tissu.
— Si vous me passez l’expression, madame le maire.
Jahns avait envie de lui dire qu’il n’y avait pas de mal, mais
l’attitude de cette femme, son autorité, lui rappelait trop celle qu’elle
avait été et qu’elle avait presque oubliée. Une femme jeune qui ne
s’encombrait pas de civilités et parvenait à ses fins. Elle se surprit à
jeter un regard vers Marnes.
— Pourquoi ciblez-vous ce département en particulier ? Pour
l’électricité, je veux dire.
Juliette rit et décroisa les bras pour les lever au plafond.
— Pourquoi ? Parce que le DIT occupe, quoi, trois étages sur cent
quarante-quatre ? Et qu’ils utilisent plus du quart de l’électricité que
nous produisons. Je peux faire le calcul pour vous si…
— Ce ne sera pas nécessaire.
— Et à ma connaissance, un serveur n’a jamais nourri quiconque ni
sauvé la vie à personne, ni raccommodé un futal.
L’édile sourit. Elle comprit soudain ce que Marnes aimait chez
cette femme. Elle comprit du même coup ce qu’il avait vu jadis en la
jeune Jahns, avant qu’elle épouse son meilleur ami.
— Et si on demandait au DIT de lever le pied une semaine pour
procéder eux-mêmes à des opérations de maintenance ? Ça irait ?
— Je croyais qu’on était descendus pour la recruter et l’arracher à
tout ça, marmonna Marnes.
Juliette le mitrailla du regard.
— Et je croyais vous avoir dit, à vous ou à votre secrétaire, qu’il
était inutile de vous fatiguer. Je n’ai absolument rien contre ce que
vous faites, mais on a besoin de moi ici.
Elle leva le bras et regarda ce qui pendait à son poignet. C’était une
montre. Mais elle l’observait comme si elle fonctionnait encore.
— Bon, je resterais bavarder avec plaisir, dit-elle en levant les yeux
vers Jahns. Surtout si vous pouvez garantir un congé électrique. Mais
j’ai encore quelques réglages à faire et je suis déjà en heures sup.
Knox s’énerve quand j’en fais trop.
— Nous vous fichons la paix, dit Jahns. Nous n’avons pas encore
dîné, peut-être qu’on pourrait se voir après ? Quand vous aurez
débauché et fait un brin de toilette ?
Juliette baissa la tête et se regarda, comme pour vérifier qu’elle
avait besoin de se laver.
— Oui, bien sûr. Ils vous ont mis dans le dortoir ?
Marnes acquiesça.
— Très bien. Je vous retrouve plus tard. Et n’oubliez pas vos
casques.
Elle montra ses oreilles, regarda Marnes dans les yeux, fit un signe
de tête et reprit son travail, les informant que la discussion était
provisoirement close.
13
LE BANNISSEMENT
18
Il y avait des chiffres sur chacune des poches. Juliette pouvait les lire
lorsqu’elle baissait les yeux vers sa poitrine – ils devaient donc être
imprimés à l’envers. Ils étaient là pour elle et pour personne d’autre.
Elle les contempla à travers la visière de son casque, hébétée, tandis
que la porte se refermait dans son dos. Une autre porte, interdite,
apparut devant elle. Elle se dressait là en silence en attendant de
s’ouvrir.
Juliette se sentait perdue dans ce vide entre deux portes, piégée
dans ce sas rempli de tuyaux de couleurs vives qui jaillissaient des
murs et du plafond, et où tout miroitait sous des linceuls de
plastique.
Étouffé par son casque, le sifflement de l’argon insufflé dans la
pièce lui parut lointain. Il l’informait que la fin était proche. Sous
l’effet de la pression, le plastique se froissa contre le banc, les murs,
enveloppa les tuyaux. Elle perçut la pression sur sa combinaison,
comme une main invisible qui la serrait doucement.
Elle savait ce qui allait suivre – et une part d’elle-même se
demanda comment elle en était arrivée là, elle, une fille des
Machines, qui s’était toujours éperdument moquée du monde
extérieur, qui n’avait jamais commis que des infractions mineures, et
qui n’aurait pas demandé mieux que de passer le restant de ses jours
dans les entrailles de la terre, couverte de cambouis, à réparer les
choses cassées, peu soucieuse du vaste monde des morts qui
l’environnait…
19
J–
Te fais pas choper avec ça, OK ? Tu as là tout le contenu des
ordinateurs de M. Lapolice, pro et perso, les cinq dernières années. Y en
a des tonnes, mais je savais pas trop de quoi tu avais besoin et c’était
plus facile à générer automatiquement.
Garde les colliers – j’en ai plein.
(Et j’ai pris un biscuit. J’espère que tu m’en veux pas.)
Si peu de mots, se dit Juliette. Mais qui lui restait-il dans le silo, à
qui aurait-il pu écrire ? Elle examina la petite poignée de mots, mais
il y avait peu de choses à en extraire. C’était sa gourde à lui qu’on
avait empoisonnée, pas celle de Jahns. Cela faisait de la mort du
maire un homicide involontaire, mot nouveau pour Juliette. Et
Marnes lui avait expliqué un autre point de la loi : le pire crime dont
ils pouvaient inculper le responsable, c’était la tentative d’assassinat
manquée sur sa personne à lui, et non l’accident grossier qui avait
coûté la vie au maire. Ce qui signifiait que, s’ils parvenaient à
imputer le crime à quelqu’un, cette personne pourrait être envoyée
au nettoyage pour ce qu’elle avait échoué à faire à Marnes, alors
qu’elle n’encourrait que cinq ans de mise à l’épreuve et de travaux
d’intérêt général si elle était condamnée pour ce qui était
accidentellement arrivé à Jahns. Juliette pensait que, plus que le reste,
c’était cette torsion de la justice qui avait miné le pauvre Marnes. Il
n’y avait jamais eu aucun espoir de vraie justice, une vie pour une
vie. Ces lois bizarres, ajoutées à la torture de savoir qu’il avait eu le
poison dans son sac, l’avaient profondément atteint. Il lui fallait vivre
avec l’idée blessante qu’il était le porteur du poison, qu’une bonne
action, une promenade partagée, avait signé l’arrêt de mort de celle
qu’il aimait.
Tenant les derniers mots de Marnes, Juliette se maudit de n’avoir
rien vu venir. Elle aurait dû anticiper cette panne, la résoudre en
faisant un peu de maintenance préventive. Elle aurait pu en dire
davantage, lui tendre la main d’une façon ou d’une autre. Elle avait
été trop occupée à ne pas se laisser submerger, durant ses premiers
jours ici, pour voir que l’homme qui l’avait fait venir en haut était en
train de s’effondrer lentement sous ses yeux.
L’icône de sa boîte de réception se mit à clignoter, rompant le
cours de ces pensées troublantes. Elle mit la main sur la souris et
jura. Le gros fichier qu’elle avait envoyé aux Machines quelques
heures plus tôt avait dû être refusé. Mais elle vit alors qu’il s’agissait
d’un message de Scottie, son ami du DIT qui lui avait procuré les
données.
“Viens tout de suite”, disait-il.
Étrange requête. Vague et néanmoins inquiétante, surtout à cette
heure tardive. Juliette éteignit son moniteur, débrancha le disque
mémoire de l’ordinateur, au cas où elle aurait encore de la visite, et
songea un instant à se ceindre de l’ancien pistolet de Marnes. Elle se
leva, marcha jusqu’au casier et passa sa main sur la ceinture douce,
sentit l’indentation laissée par la boucle qui usait le vieux cuir au
même endroit depuis des décennies. Elle pensa à nouveau à la note
laconique de Marnes, regarda son fauteuil vide. Finalement, elle
décida de laisser l’arme à sa place. Elle fit un salut au bureau de
l’adjoint, vérifia qu’elle avait ses clés et prit la porte.
24
Elle avait droit à une visite, mais à qui aurait-elle voulu se montrer
dans cette situation ? Personne. Alors elle resta assise le dos aux
barreaux tandis que le morne monde extérieur s’éclaircissait avec le
lever d’un soleil invisible et que le sol autour d’elle était vide de
dossiers, de fantômes. Elle était seule, privée d’une fonction qu’elle
n’était pas sûre d’avoir jamais voulu exercer ; un tas de cadavres
traînait dans son sillage et sa vie simple et facile à comprendre s’était
déliée.
— Je suis sûr que ce ne sera rien, dit une voix derrière elle.
Juliette se décolla de l’acier et tourna la tête pour découvrir
Bernard debout derrière elle, tenant les barreaux. Elle s’écarta de lui
et s’assit sur le lit de camp, tournant le dos à la vue grise.
— Vous savez très bien que je n’ai pas fait ça, dit-elle. C’était mon
ami.
Bernard fronça les sourcils.
— Pour quoi pensez-vous être ici ? Le petit s’est suicidé. Des
tragédies récentes l’ont visiblement perturbé. Ce n’est pas rare pour
les gens qui changent de section dans le silo, qui s’en vont loin de
leurs amis, de leur famille, prendre un poste pour lequel ils ne sont
pas totalement faits…
— Alors pourquoi suis-je ici ? demanda Juliette.
Elle réalisa soudain qu’il n’y aurait peut-être pas de deuxième
nettoyage, finalement. Au bout du couloir, elle voyait Peter faire des
allées et venues sur le côté, comme si une barrière physique
l’empêchait d’approcher.
— Entrée irrégulière au trente-quatrième, dit Bernard. Menaces à
l’encontre d’un membre du silo, atteintes aux affaires du DIT,
soustraction de documents appartenant au DIT dans les quartiers
sécurisés…
— Foutaises, dit Juliette. J’ai été appelée par l’un de vos employés.
J’avais parfaitement le droit d’être là !
— Nous examinerons ça. Enfin, Peter le fera. Je crains qu’il ait été
obligé de saisir votre ordinateur, c’était une pièce à conviction. Mes
équipes seront les mieux qualifiées pour…
— Vos équipes ? Vous êtes quoi, là, maire ou directeur du DIT ?
Parce que je me suis penchée là-dessus, et le Pacte stipule clairement
que vous ne pouvez être les deux à la fois…
— Il y aura bientôt un vote sur le sujet. Le Pacte a déjà été modifié
par le passé. Il est conçu pour évoluer lorsque les événements
l’exigent.
— Et donc, vous voulez vous débarrasser de moi.
Juliette se rapprocha des barreaux pour voir Peter Billings, et être
vue de lui.
— Ce poste devait te revenir depuis le début, c’est ça ? lui lança-t-
elle.
Peter s’esquiva de son champ visuel.
— Juliette. Jules.
Bernard secoua la tête et fit claquer sa langue.
— Je ne veux pas me débarrasser de vous. Je ne veux me
débarrasser de personne. Ce que je souhaite, c’est que les gens soient
à leur place. Bien intégrés. Scottie n’était pas taillé pour le DIT, je le
vois maintenant. Et je ne crois pas que vous soyez faite pour vivre en
haut.
— Et donc, quoi, je suis bannie, c’est ça ? Renvoyée aux Machines ?
Sous couvert d’accusations grotesques ?
— Bannie est un mot si horrible. Je suis sûr qu’il excédait votre
pensée. Et ne désirez-vous pas retrouver votre ancien poste ? N’y
étiez-vous pas plus heureuse ? Il y a tant de choses à apprendre pour
lesquelles vous n’avez jamais été ombre, ici. Et les gens qui pensaient
que vous étiez la mieux placée pour ce poste, et qui, j’en suis sûr,
espéraient vous aider à vous adapter…
Il s’arrêta net, et en un sens ce fut pire encore qu’il laisse ainsi la
phrase en suspens, forçant Jules à compléter l’image, au lieu de se
contenter de l’entendre. Elle revit deux monticules de terre
fraîchement retournée, dans les jardins, quelques pelures de deuil
jetées dessus.
— Je vais vous laisser rassembler vos affaires, celles qui ne sont pas
des pièces à conviction, et vous autoriser à redescendre. Si vous vous
présentez à mes adjoints sur le trajet et nous tenez informés de votre
progression, nous abandonnerons les poursuites. Considérez ça
comme un prolongement de mon petit… “congé judiciaire”.
Bernard sourit et redressa ses lunettes.
Juliette serra les dents. Elle s’aperçut que, de toute sa vie, elle
n’avait jamais mis son poing dans la figure de quelqu’un.
Et ce fut seulement la peur de rater, de mal s’y prendre et de se
casser les os sur les barreaux d’acier, qui la retint de mettre fin à
cette époque.
Cela faisait tout juste une semaine que Juliette était en haut et elle
repartait déjà, moins chargée qu’à son arrivée. On lui avait procuré
une salopette bleue, la couleur des Machines, qui était bien trop
grande pour elle. Peter ne lui dit même pas au revoir – plus par honte
que par colère ou par reproche, se dit-elle. Il traversa la cafétéria à
ses côtés afin de la conduire jusqu’à l’escalier, et lorsqu’elle se tourna
pour lui serrer la main, elle le vit qui fixait ses orteils, les pouces
rivés à sa salopette, l’insigne de shérif de Juliette épinglé de travers à
gauche de sa poitrine.
Juliette entama sa longue descente à travers tout le silo. Elle serait
moins éprouvante que sa montée sur le plan physique, mais le serait
bien plus à d’autres égards. Qu’était-il arrivé au silo, exactement, et
pourquoi ? Elle ne pouvait s’empêcher de se sentir au cœur de tout
ça, d’endosser une part de responsabilité. Rien de tout cela ne serait
arrivé s’ils l’avaient laissée aux Machines, s’ils n’étaient jamais venus
la voir pour commencer. Elle serait encore en train de râler au sujet
de l’alignement de la génératrice, de passer des nuits sans sommeil à
attendre la panne inéluctable et la plongée dans le chaos qui suivrait,
lorsqu’ils apprendraient à survivre grâce à une génératrice de
secours pendant les dizaines d’années nécessaires à la reconstruction
de l’engin. Au lieu de ça, elle avait assisté à un autre type d’incident :
une cascade en série, non pas de disjoncteurs, mais de cadavres.
C’était pour le pauvre Scottie qu’elle s’en voulait le plus, un garçon
plein d’avenir, de talent, disparu à la fleur de l’âge.
Elle n’avait été shérif que brièvement – c’est à peine si l’étoile avait
eu le temps de briller sur sa poitrine – et pourtant elle ressentait
profondément le besoin d’enquêter sur la mort de Scottie. Quelque
chose clochait dans ce suicide. Les signes étaient là, certes. Il avait
peur de sortir de son bureau – mais il avait été l’ombre de Walker et
peut-être avait-il hérité de l’habitude de réclusion du vieil homme.
Scottie avait aussi abrité des secrets trop grands pour son jeune
esprit, il avait eu assez peur pour lui câbler de venir tout de suite –
mais elle le connaissait comme son ombre et elle savait qu’il n’était
pas capable d’un tel geste. Elle se demanda soudain si Marnes en était
vraiment capable, lui aussi. Si Jahns était à ses côtés à cet instant,
l’exhorterait-elle à enquêter sur leurs deux morts ? Lui dirait-elle que
rien de tout cela ne tenait debout ?
— Je ne peux pas, murmura Juliette au fantôme, et un porteur qui
montait tourna la tête sur son passage.
Le reste de ses pensées, elle le garda pour elle. Alors qu’elle
arrivait au niveau de la nursery de son père, elle fit une pause sur le
palier, envisageant plus longtemps et plus sérieusement qu’à l’aller
d’entrer pour lui rendre visite. La première fois, c’était la fierté qui
l’en avait empêchée. Et à présent, la honte mettait à nouveau ses
pieds en mouvement, et elle descendit en tournoyant loin de lui, se
fustigeant de songer à des spectres de son passé, depuis longtemps
bannis de sa mémoire.
Au trente-quatrième, l’entrée du DIT, elle envisagea à nouveau de
s’arrêter. Il y aurait des indices dans le bureau de Scottie, ils
n’auraient peut-être pas réussi à tout faire disparaître. Elle secoua la
tête. Les complots étaient déjà en train de se former dans son esprit.
Et même s’il était dur de tirer un trait sur le lieu du crime, elle savait
qu’on ne la laisserait jamais approcher du bureau.
Elle poursuivit sa descente et, songeant à l’emplacement du DIT,
elle se dit que ça ne pouvait pas être un accident, ça non plus. Elle
avait encore trente-deux étages à parcourir avant de se présenter à la
première annexe de police, située environ à la moitié du milieu. Le
bureau du shérif, lui, se trouvait trente-trois étages au-dessus d’elle.
Le DIT se situait donc aussi loin que possible de tout poste de police.
Elle secoua la tête devant ces raisonnements paranoïaques. Ce
n’était pas comme ça qu’on posait un diagnostic. Son père le lui
aurait dit.
Après avoir rencontré le premier adjoint vers midi, avoir accepté
du pain et des fruits et une incitation à bien s’alimenter, elle acheva
sa traversée du milieu à un bon rythme, se demandant où habitait
Lukas lorsqu’elle passa la première couche d’appartements, et s’il
était au courant de son arrestation.
Le poids de la semaine écoulée semblait l’aspirer vers le fond,
l’attraction terrestre lui tirait les bottes, et la pression du métier de
shérif retombait à mesure qu’elle laissait ce bureau derrière elle. Plus
elle se rapprochait des Machines et plus cette pression laissait place à
la hâte de retrouver ses amis, même la tête basse.
Au cent vingtième, elle s’arrêta voir Hank, l’adjoint du fond. Elle le
connaissait depuis longtemps, commençait à être environnée de
visages familiers, de gens qui la saluaient, la mine sombre, comme
s’ils connaissaient le moindre détail de sa semaine en haut. Hank
essaya de la convaincre de se reposer un peu mais elle s’attarda juste
assez pour ne pas paraître impolie, pour remplir sa gourde avant
d’entamer les vingt étages qui la séparaient encore de l’endroit où
elle avait vraiment sa place.
Knox eut l’air ravi de la retrouver. Il l’étouffa entre ses bras, la
soulevant du sol, lui labourant le visage avec sa barbe. Il sentait le
cambouis et la transpiration, un mariage que Juliette n’avait jamais
pleinement remarqué lorsqu’elle était au fond parce qu’elle baignait
dedans.
Le trajet jusqu’à son ancienne chambre fut ponctué de tapes dans
le dos, de vœux de bon retour, de questions sur le haut, de “Bonjour
Shérif” lancés par plaisanterie, le genre de frivolités frustes au milieu
desquelles elle avait grandi et dont elle avait l’habitude. Ça l’attrista
plus que tout le reste. Elle avait entrepris quelque chose et elle avait
échoué. Et ses amis n’en étaient pas moins heureux de la voir
revenir.
Shirly, de la deuxième équipe, la vit arriver dans le couloir et
l’accompagna jusqu’à sa chambre. Elle l’informa de l’état de la
génératrice et du rendement du nouveau puits de pétrole, comme si
son amie avait seulement pris quelques jours de vacances. Arrivée à
sa chambre, Juliette la remercia et entra en poussant du pied toutes
les notes qu’on avait glissées sous sa porte. Elle passa la sangle de son
balluchon par-dessus sa tête, le laissa tomber par terre, puis elle
s’effondra sur son lit, trop épuisée et fâchée contre elle-même pour
pouvoir pleurer.
Elle se réveilla au milieu de la nuit. Son petit terminal affichait
l’heure en chiffres verts massifs : 2 h 14.
Elle s’assit au bord de son lit dans une salopette qui n’était pas
vraiment la sienne et dressa le bilan de sa situation. Sa vie ne
s’arrêtait pas là, décida-t-elle. C’était juste une impression. Dès le
lendemain, même s’ils ne comptaient pas sur elle, elle reprendrait
son poste dans les bas-fonds pour continuer à faire tourner le silo,
s’employer à ce qu’elle savait le mieux faire. Il fallait qu’elle revienne
à cette réalité, remise ses autres idées ou responsabilités. Elles lui
semblaient déjà si loin. Elle n’était même pas sûre d’aller aux
funérailles de Scottie, sauf s’ils envoyaient sa dépouille au fond pour
qu’il soit enterré parmi les siens.
Elle tira le clavier logé dans l’étagère murale. Tout était recouvert
d’une couche de crasse. Elle ne l’avait jamais remarqué auparavant.
Les touches étaient maculées de la saleté qu’elle avait rapportée de
chacune de ses factions, le moniteur barbouillé de graisse. Elle
résista à la tentation d’essuyer l’écran, d’étaler un peu plus la couche
luisante, mais décida qu’il faudrait faire un peu plus de ménage. Elle
voyait désormais les choses avec des yeux immaculés et plus
critiques.
Au lieu de chercher vainement le sommeil, elle démarra
l’ordinateur pour consulter les plannings du lendemain et tout ce qui
pourrait l’empêcher de penser à la semaine écoulée. Mais avant
d’avoir pu ouvrir son gestionnaire de tâches, elle vit qu’elle avait plus
d’une douzaine de dépêches dans sa boîte de réception. Elle n’en
avait jamais vu autant. D’habitude, les gens se contentaient de glisser
des notes de papier recyclé sous la porte – mais elle était au loin
quand la nouvelle de son arrestation était tombée, et elle n’avait pas
pu approcher un ordinateur depuis.
Elle se connecta à sa messagerie et ouvrit la dernière dépêche en
date. Elle venait de Knox. Juste un point-virgule et une parenthèse –
un sourire à un demi-jeton.
Juliette ne put s’en empêcher – elle sourit elle aussi. Elle sentait
toujours l’odeur de Knox sur sa peau et comprit que, pour cette
grande brute, tous les problèmes, tous les chuchotements qui
filtraient à son sujet à travers la cage d’escalier étaient dérisoires
comparés à son retour. Pour lui, le pire aléa de la semaine avait
probablement été de devoir la remplacer dans la première équipe.
Elle passa au message suivant – le chef de la troisième équipe lui
souhaitait la bienvenue, probablement à cause des heures
supplémentaires que son groupe fournissait pour aider la première
depuis son départ.
Il y en avait d’autres. Shirly avait englouti une journée de salaire
dans un message où elle lui souhaitait bon voyage. Tous ces messages
avaient été envoyés avec l’espoir qu’elle les lirait là-haut, qu’ils
rendraient sa descente plus facile, lui éviteraient de s’en vouloir ou
de se sentir humiliée, voire de se considérer comme une ratée.
Juliette eut les larmes aux yeux devant tant de prévenance. Elle revit
son bureau, le bureau d’Holston, dépouillé de son ordinateur et
jonché de fils débranchés. Jamais elle n’aurait pu lire ces messages en
temps voulu. Elle sécha ses larmes et tâcha de ne pas considérer ces
dépêches comme de l’argent gaspillé, mais comme de luxueux gages
d’amitié.
Avoir lu chacun d’entre eux, s’être s’efforcée de ne pas craquer,
rendit le dernier message auquel elle parvint deux fois plus
choquant. Il comptait plusieurs paragraphes. Juliette en déduisit qu’il
s’agissait d’un document officiel, peut-être une liste de ses
infractions, un jugement formel sur son cas. Les seuls messages de ce
genre qu’elle connaissait étaient ceux qu’envoyait le bureau du maire,
en général pendant un congé, à tous les membres du silo. Elle
découvrit alors qu’il venait de Scottie.
Juliette se redressa et tenta de retrouver ses esprits. Elle
commença par le début, en maudissant les larmes qui lui embuaient
les yeux.
J.
J’ai menti. Pas pu détruire ces trucs. Trouvé d’autres. Ce ruban piqué
pour toi ? Ta blague = la vérité. Et le programme – PAS pour grand
écran. Pas la bonne densité de pxl. 32 768 × 8 192 ! Sais pas ce qui fait
cette taille. 20 × 5 ? Tellement de pxl si c’est ça.
J’en rassemble +. Pas confiance porteurs, alors te le câble. Tant pis pr
le coût, réponds de même. Besoin transfert Mch. Pas en sécurité ici.
S.
Juliette le lut une seconde fois et pleura pour de bon. Voilà qu’une
vraie voix de fantôme l’avertissait de quelque chose, et tout ça trop
tard. Et ce n’était pas la voix de quelqu’un qui projetait de se donner
la mort – ça, elle en était sûre. Elle vérifia la date et l’heure de la
dépêche ; elle avait été envoyée avant même son retour au bureau, la
veille, avant la mort de Scottie.
Avant le meurtre de Scottie, se corrigea-t-elle. Ils avaient dû le
surprendre en train de fouiner, ou peut-être était-ce sa visite qui les
avait alertés. Elle se demanda ce que le DIT pouvait voir, s’ils
pouvaient s’introduire dans son compte de messagerie, même. Ils
n’avaient pas dû le faire pour le moment, ou ce message ne serait pas
là à l’attendre.
Elle bondit tout à coup de son lit et attrapa l’un des papiers pliés
qui traînaient près de la porte. Après avoir exhumé un fusain de son
sac à dos, elle se rassit. Elle recopia l’intégralité de la dépêche, dans
ses moindres bizarreries orthographiques, relut deux fois chaque
nombre, puis détruisit le message. Lorsqu’elle en eut terminé, elle
avait les bras hérissés de frissons, comme si une personne invisible
était en train d’accourir pour s’introduire dans son ordinateur avant
qu’elle ait pu faire disparaître les preuves. Elle se demanda si Scottie
avait eu la prudence d’effacer cette dépêche de ses messages
envoyés. S’il avait les idées claires, il avait dû le faire.
Elle resta assise sur son lit, agrippant son papier, ayant depuis
longtemps oublié le planning de travail du lendemain. Au lieu de ça,
elle étudiait la sinistre pagaille qui tournait autour d’elle, la tornade
qui enflait au cœur du silo. Les choses allaient mal, du sommet
jusqu’au fond. Un mécanisme immense s’était désaligné. Elle
percevait le bruit de la semaine écoulée, ces coups sourds et ces
ferraillements, cette machine qui sautait de ses supports et laissait
des cadavres dans son sillage.
Et Juliette était la seule à pouvoir l’entendre. Elle était la seule à
savoir. Et elle ignorait à qui elle pouvait faire confiance pour l’aider à
remettre les choses en état. Mais elle savait une chose : il faudrait
changer de régime pour réaligner tout ça. Et ce qui s’annonçait
pourrait difficilement porter le nom de “congé”.
27
L’ascension devait durer trois jours. C’était plus que nécessaire, mais
il y avait un protocole à respecter. Une journée de trajet jusqu’au
bureau d’Hank, une nuit dans sa cellule, et l’adjoint Marsh
descendrait du milieu le lendemain matin pour l’escorter jusqu’à son
bureau, encore cinquante étages plus haut.
Elle passa ce deuxième jour d’ascension dans l’hébétude, les
regards des passants lui glissant dessus comme de l’eau sur un corps
gras. Elle avait du mal à s’inquiéter pour sa vie – accaparée par le
décompte de tous ceux qu’elle avait perdus, parfois par sa faute.
Comme Hank, Marsh essaya de faire la conversation, et la seule
réponse qui venait à l’esprit de Juliette, c’était qu’ils étaient du
mauvais côté. Que partout le mal sévissait. Mais elle garda le silence.
Au poste de police du milieu, elle fut conduite dans une cellule
assez familière, conçue exactement comme celle du fond. Pas d’écran
mural, juste un empilement de parpaings badigeonnés. Elle
s’effondra sur la couchette avant même que Marsh ait verrouillé la
porte et resta étendue là pendant ce qui lui parut des heures, à
attendre que la nuit vienne et cède la place à l’aube, que le nouvel
adjoint de Peter arrive et l’escorte pour la dernière étape de son
trajet.
Elle jetait souvent un regard à son poignet, mais Hank lui avait
confisqué sa montre. À tous les coups, il ne saurait même pas la
remonter. Elle finirait par tomber hors d’usage et par redevenir un
bibelot, une babiole inutile et portée à l’envers pour son joli bracelet.
Elle en était plus chagrinée que de raison. Elle frotta son poignet
nu, brûlant de savoir l’heure, quand Marsh revint et lui annonça une
visite.
Juliette se dressa sur son séant et posa les pieds par terre. Qui
monterait des Machines jusqu’au milieu ?
Quand Lukas apparut de l’autre côté des barreaux, la digue qui
contenait ses émotions manqua de céder. Elle sentit sa nuque se
raidir, ses mâchoires souffrir à force de lutter contre les sanglots, le
vide dans sa poitrine prêt à crever et à éclater. Lukas se tint aux
barreaux et appuya sa tête contre eux, les tempes au contact de
l’acier lisse, le visage éclairé d’un sourire triste.
— Salut, dit-il.
Juliette le reconnaissait à peine. Elle avait l’habitude de le voir
dans le noir, et elle était pressée lorsqu’ils étaient entrés en collision
dans l’escalier. C’était un homme très beau. Ses yeux étaient plus
âgés que le reste de son visage et ses cheveux châtain clair étaient
lissés en arrière, imprégnés d’une sueur qu’elle supposait
consécutive à une descente précipitée.
— Vous n’aviez pas besoin de venir, dit-elle d’une voix douce et
lente, pour éviter de pleurer.
Ce qui l’affligeait vraiment, c’était que quelqu’un la voie comme
ça, quelqu’un à qui elle commençait à réaliser qu’elle tenait.
L’indignité était insupportable.
— Nous sommes en train de contester cette arrestation, dit-il. Vos
amis rassemblent des signatures. Ne vous découragez pas.
Elle secoua la tête.
— Ça ne marchera pas. Je vous en prie, ne vous faites pas de faux
espoirs.
Elle approcha de la grille et mit ses mains sur les barreaux,
quelques centimètres au-dessous des siennes.
— Tu ne sais même pas qui je suis.
— Je sais que c’est des conneries…
Il détourna la tête, une larme coulant sur sa joue.
— Encore un nettoyage ? lança-t-il d’une voix cassée. Pourquoi ?
— C’est ce qu’ils veulent, répondit Juliette. On ne peut pas les
arrêter.
Lukas laissa glisser ses mains sur celles de Juliette. Elle ne put se
dégager pour se sécher les joues. Elle essaya de pencher la tête pour
les essuyer contre son épaule.
— Je montais pour te voir, l’autre jour…
Lukas secoua la tête et inspira profondément.
— Je montais pour t’inviter à…
— Arrête, Lukas. Ne fais pas ça.
— J’ai parlé de toi à ma mère.
— Oh, Lukas, pour l’amour de Dieu…
— Ce n’est pas possible, dit-il.
Il secoua la tête.
— Ce n’est pas possible, tu ne peux pas partir.
Lorsqu’il releva la tête, Juliette vit plus de peur dans ses yeux
qu’elle n’en avait jamais éprouvé. Elle réussit à dégager une main,
détacha les doigts de Lukas de son autre main. Le repoussa.
— Il faut te faire une raison, dit-elle. Je suis désolée. Trouve-toi
quelqu’un. Ne finis pas comme moi. N’attends pas…
— Je pensais avoir trouvé, dit-il d’une voix plaintive.
Juliette se tourna pour cacher son visage.
— Va-t’en, murmura-t-elle.
Elle resta immobile, sentant la présence derrière les barreaux de ce
garçon qui en savait beaucoup sur les étoiles mais qui ne savait rien
d’elle. Et elle attendit, l’écoutant sangloter, pleurant en silence,
jusqu’à ce qu’elle entende ses semelles frotter le sol, son pas attristé
l’emporter.
Elle passa donc une autre soirée sur un lit froid, une autre soirée
sans qu’on lui ait dit pour quoi on l’avait arrêtée, à dénombrer les
blessures qu’elle avait infligées malgré elle. Le lendemain, il y eut une
dernière ascension à travers un pays d’inconnus, et, poursuivie par
des rumeurs de double nettoyage, Juliette tomba à nouveau dans un
état de transe abasourdie, se contentant de bouger une jambe après
l’autre.
Au bout de son ascension, elle fut conduite dans une cellule qu’elle
connaissait bien, après être passée devant Peter Billings et son
ancien bureau. Son accompagnateur s’affala dans le fauteuil grinçant
de l’adjoint Marnes en se plaignant d’être épuisé.
Juliette sentait qu’une coquille s’était formée autour d’elle au cours
de ces trois longues journées, un émail dur fait de torpeur et
d’incrédulité. Les gens ne parlaient pas moins fort ; c’était Juliette qui
les entendait moins. Ils ne se tenaient pas plus loin d’elle ; ils
semblaient seulement plus distants.
Elle s’assit sur le lit solitaire et écouta Peter Billings l’inculper pour
complot. Un disque mémoire gisait mollement au fond d’un sac
plastique, comme un poisson rouge mort d’avoir bu toute son eau.
Repêché dans l’incinérateur, elle ignorait comment. Ses bords étaient
noircis. Un rouleau de papier était déployé, seulement partiellement
mâché. Et il y avait une liste des recherches effectuées sur son
ordinateur. Elle savait que la plupart des données mises au jour
étaient celles d’Holston, pas les siennes. Mais à quoi bon le leur dire ?
Ils avaient déjà de quoi l’envoyer au nettoyage plusieurs fois.
Un juge revêtu d’une salopette noire se tenait aux côtés de Peter
pendant l’énumération de ses péchés, comme si quelqu’un était
vraiment là pour statuer sur son sort. Juliette savait que la décision
était déjà prise, et par qui.
Le nom de Scottie fut mentionné, mais elle ne saisit pas le
contexte. Peut-être avait-on découvert la dépêche sur sa boîte
électronique. Peut-être allaient-ils lui mettre sa mort sur le dos, pour
plus de sûreté. Enfouir les os avec les os, mettre à l’abri les secrets
qu’ils avaient partagés.
Elle cessa d’écouter et regarda par-dessus son épaule alors qu’une
petite tornade se formait dans la plaine et se ruait vers les collines.
Elle s’anéantit finalement, s’écrasant contre la pente douce, dissoute
comme tant de nettoyeurs envoyés dans l’air corrosif et laissés là à
dépérir.
Bernard ne se montra pas. Par peur, par suffisance, Juliette ne le
saurait jamais. Elle regarda ses mains, les fines traces de cambouis
logées loin sous ses ongles, et sut qu’elle était déjà morte. En un sens,
c’était sans importance. Il y avait une file de cadavres derrière et
devant elle. Elle n’était que le présent en train de piétiner, elle n’était
qu’un rouage de la machine, tournant en faisant grincer ses dents
métalliques jusqu’à l’usure, jusqu’à ce que des éclats se détachent
d’elle et causent davantage de dégâts, jusqu’à ce qu’il faille la retirer,
la jeter et la remplacer par quelqu’un d’autre.
Pam lui apporta du porridge et des pommes de terre sautées de la
cafétéria, ses plats préférés. Elle les laissa, fumants, de l’autre côté
des barreaux. Toute la journée on lui transmit des mots que les
porteurs remontaient des Machines. Elle fut contente qu’aucun de
ses amis ne lui rende visite. Leurs voix silencieuses étaient bien
suffisantes.
Les yeux de Juliette se chargèrent des pleurs, le reste de son corps
étant trop engourdi pour trembler ou pour sangloter. Pendant qu’elle
lisait ces mots doux, des larmes gouttaient sur ses cuisses. Celui de
Knox était un simple mot d’excuse. Il aurait probablement préféré
commettre un meurtre et agir – sa tentative dût-elle le condamner au
bannissement – plutôt que donner cette démonstration
d’impuissance dont il disait qu’il la regretterait toute sa vie. D’autres
envoyaient des missives spirituelles, la promesse de la retrouver de
l’autre côté, des citations tirées de livres mémorisés. Shirly était
peut-être celle qui la connaissait le mieux, puisqu’elle faisait le point
sur la génératrice et la nouvelle centrifugeuse de la raffinerie. Elle
disait que tout allait rester en état de marche et que c’était largement
grâce à elle, lui arrachant un imperceptible sanglot. Juliette passa ses
doigts sur les caractères charbonneux, s’incorporant un peu des
pensées noires de son amie.
Il lui resta enfin le mot de Walker, le seul qu’elle eut peine à
comprendre. Alors que le soleil se couchait sur le monde hostile, que
le vent s’apaisait, laissant retomber la poussière, elle le lut encore et
encore, essayant d’en déduire le sens.
Jules
N’aie crainte. Le moment est venu de rigoler. La vérité est une blague,
et ils sont forts aux Fournitures.
Walk
Elle ne savait pas trop comment elle s’était endormie, seulement
qu’elle s’était réveillée et qu’elle avait trouvé des mots tout autour de
son lit, tombés comme des écailles de peinture, glissés entre les
barreaux pendant la nuit. Juliette tourna la tête et essaya de percer
l’obscurité, réalisant qu’il y avait quelqu’un. Un homme se tenait
derrière la grille. Lorsqu’elle bougea, il s’écarta et son alliance chanta
contre l’acier. Elle se leva d’un bond et se rua vers lui, les jambes
ensommeillées. Elle saisit les barreaux en tremblant et regarda la
silhouette se mêler à la nuit.
— Papa ? cria-t-elle en tendant la main entre les barreaux.
Mais il ne se retourna pas. La haute silhouette pressa l’allure,
glissant dans le néant, n’étant déjà plus qu’un mirage, aussi bien
qu’un lointain souvenir d’enfance.
LE DÉLIEMENT
31
100
Juliette fut fascinée par les deux cercles. C’étaient comme deux yeux
grands ouverts qui regardaient le monde pour la toute première fois.
Elle dit à son père qu’elle savait déjà compter jusque-là.
— Je sais que tu sais, lui dit-il. C’est qu’elle est drôlement
intelligente, ma petite fille.
Elle entra dans le bazar à la suite de sa mère, serrant l’une des
mains fortes et rugueuses de son père entre les siennes. Il y avait des
gens partout. C’était bruyant, mais agréable. Les gens élevaient la
voix pour se faire entendre et un brouhaha heureux emplissait l’air –
comme dans une salle de classe quand la maîtresse était partie.
Juliette avait peur de se perdre, alors elle resta collée à son père. Ils
attendirent pendant que sa mère allait chercher à déjeuner. Il lui
fallut peut-être passer par une douzaine d’étals avant d’avoir la
poignée de choses dont elle avait besoin. Son père convainquit un
homme de laisser Juliette se pencher à travers une clôture pour
toucher un lapin. Il avait la fourrure si douce, c’était comme s’il n’en
avait pas. Quand l’animal tourna la tête, Juliette retira sa main,
apeurée, mais il se contenta de mâcher quelque chose d’invisible et
de la regarder, semblant mourir d’ennui.
On aurait dit que le bazar ne s’arrêtait jamais. Il tournait et
s’étendait toujours plus loin, même quand les jambes de toutes les
couleurs des adultes étaient assez dispersées pour qu’elle voie
jusqu’au bout. Sur les côtés, des passages plus étroits, remplis
d’éventaires et de tentes, zigzaguaient en un labyrinthe de sons et de
couleurs, mais Juliette n’eut pas le droit d’aller par là. Elle resta avec
ses parents jusqu’à ce qu’ils parviennent à la première volée de
marches droites qu’elle ait jamais vue.
— Doucement, lui dit sa mère, l’aidant à monter.
— Je sais le faire, lui répondit-elle, têtue, mais lui prenant malgré
tout la main.
— Deux adultes et un enfant, dit son père à quelqu’un au sommet
des marches.
Elle entendit résonner des jetons dans une boîte qui semblait en
être pleine. Lorsque son père franchit le portillon, elle vit que
l’homme près de la boîte portait des habits de toutes les couleurs et
un drôle de chapeau tout mou, trop grand pour lui. Elle essaya de le
voir un peu mieux alors que sa mère lui faisait passer le tourniquet
en la poussant par l’épaule et en lui chuchotant de rester derrière son
père. Des clochettes tintèrent sur le chapeau quand le monsieur
tourna la tête et lui fit la grimace, tirant la langue sur le côté.
Juliette rit, mais elle avait toujours à moitié peur de cet inconnu
lorsqu’ils trouvèrent un endroit où s’asseoir et manger. Son père tira
de son balluchon un drap fin qu’il étendit sur l’un des larges bancs.
Sa mère lui demanda d’ôter ses chaussures avant de monter dessus.
Se tenant à l’épaule de son père, elle contempla les rangées de bancs
et de sièges qui descendaient en pente jusqu’à une large pièce
ouverte. Son père lui dit que cette pièce s’appelait une “scène”. Ici, au
fond, tout portait un nom différent.
— Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? demanda-t-elle à son père.
Sur la scène, plusieurs hommes aux vêtements aussi colorés que
ceux du monsieur de l’entrée jetaient des balles en l’air – en quantité
invraisemblable – et les empêchaient de retomber par terre.
Son père rit.
— Ils jonglent. Ils sont là pour nous divertir en attendant que la
pièce commence.
Juliette n’était pas sûre de vouloir que la pièce commence. C’était
ça qu’elle voulait voir. Les jongleurs se lançaient des balles et des
cerceaux, et Juliette sentait ses propres bras faire le moulinet en les
regardant. Elle essaya de compter les cerceaux, mais ils ne restaient
pas au même endroit assez longtemps.
— Mange ton déjeuner, lui rappela sa mère, lui passant des
bouchées de sandwich aux fruits.
Juliette était hypnotisée. Quand les jongleurs posèrent leurs balles
et leurs cerceaux et commencèrent à se courir après, tombant et
faisant les idiots, elle rit aussi fort que les autres enfants. Elle
tournait constamment la tête pour voir si ses parents regardaient.
Elle les tirait par la manche, mais ils se contentaient de hocher la tête
et continuaient de parler, de boire et de manger. Lorsqu’une autre
famille s’installa près d’eux et qu’un garçon plus âgé qu’elle rigola lui
aussi, Juliette se sentit soudain en bonne compagnie. Elle se mit à
glapir encore plus fort. Ces jongleurs étaient la chose la plus brillante
qu’elle ait jamais vue. Elle aurait pu les regarder toute sa vie.
Mais bientôt la lumière baissa et la pièce débuta, fort ennuyeuse
par comparaison. Elle avait bien commencé – par un enthousiasmant
combat à l’épée –, mais ensuite il y eut plein de mots étranges, et un
homme et une femme qui se regardaient comme son père et sa mère,
en parlant d’une drôle de façon.
Juliette s’endormit. Elle rêva qu’elle volait à travers le silo et que
cent balles et cerceaux colorés flottaient autour d’elle, toujours hors
de portée, des cerceaux ronds comme les derniers chiffres du
numéro d’étage du bazar – puis elle se réveilla dans les
applaudissements et les sifflets.
Ses parents étaient debout et hurlaient tandis que les gens dans les
drôles de costumes, sur la scène, s’inclinaient plusieurs fois. Juliette
bâilla et regarda le garçon sur le banc d’à côté. Il dormait, la bouche
ouverte, la tête sur les genoux de sa mère, les épaules secouées alors
qu’elle frappait dans ses mains encore et encore.
Ils ramassèrent le drap et son père la porta jusqu’à la scène, où les
tireurs d’épée et les drôles de parleurs discutaient et serraient des
mains. Juliette avait envie de rencontrer les jongleurs. Elle voulait
apprendre à faire flotter des cerceaux dans les airs. Mais au lieu de
ça, ses parents attendirent de pouvoir parler à l’une des dames, celle
dont les cheveux étaient tressés, emmêlés en torsades tombantes.
— Juliette, lui dit son père, la hissant sur la scène. Je te présente…
Juliette.
Il désigna la dame à la robe mousseuse et à la coiffure étrange.
— Est-ce que c’est ton vrai nom ? lui demanda la dame en
s’agenouillant, cherchant à lui prendre la main.
Juliette la retira aussi vite que si un autre lapin essayait de la
mordre, mais elle hocha la tête.
— Vous étiez merveilleuse, dit sa mère à la dame.
Elles échangèrent une poignée de main et se présentèrent.
— La pièce t’a plu ? demanda la dame bizarrement coiffée.
Juliette acquiesça. Elle sentait que c’était ce qu’il fallait faire et
qu’elle avait le droit de mentir dans le cas présent.
— Son père et moi sommes venus voir ce spectacle il y a des
années, quand nous commencions à nous fréquenter, dit sa mère,
passant la main dans les cheveux de Juliette. Notre premier enfant
devait s’appeler ou Romeus, ou Juliette.
— Alors réjouissez-vous d’avoir eu une fille, dit la dame en
souriant.
Ses parents rirent, et Juliette commençait à avoir moins peur de
cette femme qui portait le même nom qu’elle.
— Est-ce qu’on peut vous demander un autographe ?
Son père lui lâcha l’épaule et fouilla dans son sac.
— J’ai un programme quelque part là-dedans.
— Pourquoi pas un texte pour cette jeune Juliette ?
La dame lui sourit.
— Est-ce que tu apprends tes lettres ?
— Je sais compter jusqu’à cent, répondit Juliette avec fierté.
La femme marqua un temps d’arrêt, puis sourit. Juliette la regarda
se relever et traverser la scène, sa robe flottant comme une salopette
ne pourrait jamais le faire. Elle revint de derrière un rideau munie
d’un tout petit volume de feuilles de papier tenues par des attaches
de cuivre jaune. Elle prit le fusain que lui tendait le père de Juliette et
écrivit son nom en grandes lettres bouclées sur la couverture.
La femme serra la liasse de feuilles dans ses petites mains.
— Je tiens à t’offrir ça, Juliette du silo.
Sa mère protesta.
— Oh, mais nous ne pouvons pas accepter. C’est trop de papier…
— Elle n’a que cinq ans, dit son père.
— J’en ai un autre, leur assura la dame. Nous les fabriquons nous-
mêmes. Je tiens à ce qu’elle l’ait.
Elle tendit la main et toucha la joue de Juliette, qui, cette fois, ne
s’esquiva pas. Elle était trop occupée à feuilleter le texte et à regarder
toutes les notes tracées dans une écriture bouclée, sur les bords, à
côté des lettres imprimées. Un mot, remarqua-t-elle, était entouré
partout au milieu des autres. Il n’y en avait pas beaucoup qu’elle
comprenait, mais celui-là, elle savait le lire. C’était son nom. Inscrit
au début de tellement de phrases :
Juliette.
C’était elle. Elle leva les yeux vers la dame, comprenant aussitôt
pourquoi ses parents l’avaient amenée ici, pourquoi ils avaient
marché si loin et si longtemps.
— Merci, dit-elle, se rappelant ses bonnes manières.
Puis, après mûre réflexion :
— Pardon de m’être endormie.
32
Ils parvinrent à monter dix étages sans trop souffrir, mais Knox
commençait à avoir les jambes en feu sous le poids de son fardeau. Il
avait un sac de jute bourré de vestes de soudage sur ses larges
épaules, ainsi qu’un chapelet de casques. Ils avaient été enfilés sur
une corde par la mentonnière et s’entrechoquaient dans son large
dos. Marck se battait avec son chargement de tuyaux : ils n’arrêtaient
pas de se décaler les uns des autres et de vouloir lui glisser des bras.
Les ombres fermaient la marche, derrière les femmes, lestées de
lourds sacs de poudre de mine noués de façon à pendre de chaque
côté de leur cou. Des porteurs professionnels aussi lourdement
chargés qu’eux passaient en courant d’air dans les deux sens, un
mélange de curiosité et d’esprit de compétition enragé dans le
regard. Quand une porteuse que Knox connaissait de vue s’arrêta
pour lui proposer un coup de main, il la congédia d’un ton bourru.
Elle fila son chemin, jetant un regard par-dessus son épaule avant de
disparaître dans la spirale, et Knox regretta de lui avoir fait payer sa
fatigue.
— Gardez le rythme, dit-il aux autres.
Même en effectif restreint, ils constituaient une attraction. Et il
devenait de plus en plus barbant de devoir tenir sa langue alors que
la nouvelle de l’incroyable disparition de Juliette tourbillonnait
autour d’eux. Sur chaque palier ou presque, un attroupement,
souvent de jeunes gens, palabrait du sens de toute cette affaire. Le
tabou s’était déplacé des pensées aux chuchotements. Des idées
interdites naissaient sur les langues et fendaient l’air. Knox fit
abstraction de la douleur et conquit une marche après l’autre.
Chaque pas les rapprochait des Fournitures et il avait le sentiment
qu’il fallait arriver au plus vite.
Lorsqu’ils quittèrent les 130, les récriminations remplissaient l’air.
Ils approchaient de la moitié supérieure du fond, où des gens qui
travaillaient, faisaient leurs courses et mangeaient au milieu se
mêlaient aux autres, qui se seraient bien passés de leur compagnie.
Sur le palier du cent vingt-huitième, l’adjoint Hank essayait de jouer
les médiateurs entre deux groupes qui se disputaient. Knox se faufila
entre les gens en espérant que le policier n’allait pas se retourner,
voir sa caravane lourdement chargée et leur demander ce qu’ils
faisaient si haut. Lorsqu’il eut traversé le grabuge, Knox se retourna
et regarda les ombres franchir discrètement le palier, serrant la
rampe intérieure. L’adjoint Hank était encore en train de prier une
dame de se calmer lorsque Knox le perdit de vue.
Ils passèrent la ferme de terre du cent vingt-sixième et Knox se dit
que c’était un atout décisif. Le DIT se situait bien plus haut, dans les
30, mais s’ils devaient battre en retraite, il leur faudrait tenir bon aux
Fournitures. Entre leurs chaînes de production, les vivres de la ferme
et les infrastructures des Machines, ils seraient peut-être
autosuffisants. Il imaginait bien quelques maillons faibles, mais le DIT
en aurait bien plus. Ils pouvaient toujours leur couper l’électricité ou
cesser d’assainir leur eau – mais alors qu’ils approchaient des
Fournitures, fourbus, il espéra vraiment que les choses n’en
arriveraient pas là.
Sur le palier du cent dixième, ils furent accueillis par des
froncements de sourcils. McLain, la doyenne et directrice du
département, se dressait là les bras croisés sur sa salopette jaune,
dans une posture qui criait tout sauf “bienvenue”.
— Bonjour, Jove.
Knox lui assena un grand sourire.
— Inutile de me donner du Jove, dit McLain. Je peux savoir quelle
idée absurde tu t’es mise en tête ?
Knox jeta un œil en haut et en bas de la cage d’escalier, remonta
son lourd chargement sur ses épaules.
— Si ça ne te fait rien, entrons pour en parler.
— Je ne veux pas de désordre ici, dit-elle, ses yeux lançant des
flammes sous ses sourcils froncés.
— Entrons, dit Knox. Nous ne nous sommes pas arrêtés une seule
fois pendant la montée. À moins que tu ne veuilles nous voir nous
écrouler ici.
McLain sembla envisager cette solution. Ses bras se desserrèrent
sur sa poitrine. Elle se retourna vers trois de ses travailleurs, qui
formaient un mur imposant derrière elle, et fit un signe de tête.
Tandis qu’ils tiraient grandes les portes rutilantes des Fournitures,
elle se retourna et prit Knox par le bras :
— Inutile de prendre tes aises.
Dans la première salle des Fournitures, Knox trouva une petite
armée d’hommes et de femmes en salopette jaune qui attendaient. La
plupart d’entre eux se tenaient derrière le comptoir long et bas où les
gens du silo venaient ordinairement chercher les pièces dont ils
avaient besoin, qu’elles soient neuves ou récemment réparées.
Derrière, les allées d’étagères parallèles s’enfonçaient à perte de vue
dans des profondeurs lugubres, débordant de cartons et de casiers.
Un silence remarquable régnait dans la salle. D’habitude, on
entendait les cliquetis et les ronronnements mécaniques de la chaîne
de fabrication s’insinuer dans la pièce, ou les bavardages de
travailleurs cachés derrière les rayonnages et occupés à trier et jeter
dans des bacs affamés des boulons et écrous fraîchement sortis de
l’usine.
Pour l’heure, ce n’était que silence et regards méfiants. Épuisés,
Knox et les siens laissèrent glisser leurs sacs et leurs cargaisons sur
le sol, la sueur au front, tandis que les hommes et les femmes des
Fournitures les observaient sans faire un geste.
Knox avait compté sur un accueil plus amical. Les Machines et les
Fournitures avaient une longue histoire commune. Ils géraient
ensemble la petite mine située sous les étages les plus bas des
Machines, mine qui apportait un complément aux stocks de minerais
du silo.
Mais en rentrant derrière ses garçons, McLain gratifia Knox d’un
regard de dédain qu’il n’avait pas connu depuis que sa mère avait
quitté ce monde.
— Tu peux me dire un peu ce que ça signifie ? lui siffla-t-elle.
Il fut décontenancé par le ton employé, surtout devant ses troupes.
Il se considérait comme l’égal de McLain, et voilà qu’elle lui sautait
dessus comme l’un des chiens des Fournitures. Le faisait se sentir
tout petit et bon à rien.
McLain passa en revue le rang de mécanos et d’ombres exténués
puis en revint à Knox.
— Avant qu’on voie comment faire le ménage dans cette affaire,
j’aimerais que tu m’expliques comment tu gères tes troupes, et qui
est responsable.
Les yeux de McLain le transpercèrent.
— J’ai raison de supposer que tu n’es pas impliqué
personnellement, n’est-ce pas ? Que tu es venu t’excuser et acheter
mon pardon ?
Shirly allait dire quelque chose, mais Knox lui fit signe de se taire.
La salle était pleine de gens qui attendaient que les choses
dégénèrent.
— Oui, je m’excuse, dit Knox en grinçant des dents et en courbant
la tête. Et non, je n’ai rien à voir là-dedans, je n’ai appris la chose que
ce matin. Après avoir su pour le nettoyage, en fait.
— C’est donc uniquement le fait de ton électricien, dit McLain, ses
minces bras serrés sur sa poitrine. D’un homme seul.
— C’est exact. Mais…
— J’aime mieux te dire que de mon côté, j’ai infligé des sanctions
aux personnes impliquées. Et j’imagine que tu vas devoir faire mieux
que de consigner ce vieux croûton dans sa chambre.
Des rires éclatèrent derrière le comptoir. Knox posa sa main sur
l’épaule de Shirly pour qu’elle se tienne en place. Il ne regarda pas
McLain mais les hommes et les femmes alignés derrière elle.
— Ils sont venus chercher l’une des nôtres, dit-il.
Il avait beau être encore essoufflé, il n’en tonitruait pas moins.
— Vous savez comment ça se passe. Quand ils ont envie d’envoyer
quelqu’un nettoyer, ils viennent le chercher.
Il se frappa sur la poitrine.
— Et je les ai laissés faire. Je suis resté là sans intervenir parce que
j’ai confiance dans le système. J’en ai peur, comme n’importe lequel
d’entre vous.
— Eh bien… commença McLain, mais Knox la coupa net,
poursuivant de cette voix habituée à donner posément ses ordres au
milieu du raffut de machines déchaînées.
— Ils ont emmené l’une de mes travailleuses, et c’est le plus vieux,
le plus sage d’entre nous qui est intervenu. C’est le plus faible et le
plus craintif qui a risqué sa peau. Alors je ne sais pas vers qui il s’est
tourné, je ne sais pas lesquels d’entre vous l’ont aidé, mais je vous
dois ma vie.
Knox cligna des yeux pour effacer ses larmes et poursuivit.
— Vous n’avez pas seulement donné à notre amie une chance de
franchir cette colline, de mourir en paix à l’abri des regards. Vous
m’avez aussi donné à moi le courage d’ouvrir les yeux. D’ouvrir les
yeux sur le voile de mensonges derrière lequel nous vivons t –
— Maintenant ça suffit ! aboya McLain. Quelqu’un pourrait être
envoyé au nettoyage rien que pour avoir écouté ces sornettes.
— Ce ne sont pas des sornettes, s’écria Marck au bout du rang.
Juliette est morte parce que…
— Elle est morte parce qu’elle a enfreint nos lois ! rétorqua McLain
d’une voix stridente. Et vous montez ici pour en briser d’autres ? À
mon étage ?
— C’est pas des lois qu’on monte briser ! dit Shirly.
— Laissez ! dit Knox à ses deux chefs d’équipe.
Il voyait la colère dans les yeux de McLain, mais il voyait aussi
autre chose : les hochements de tête et les froncements de sourcils
occasionnels qui parcouraient sa base, derrière elle.
Un porteur entra dans la salle, des sacs vides dans chaque main, et
regarda le silence tendu autour de lui. L’un des gaillards des
Fournitures qui se trouvait près de la porte l’invita à ressortir et
s’excusa, lui demandant de revenir plus tard. Knox profita de
l’interruption pour choisir ses mots avec soin.
— Personne n’a jamais été envoyé au nettoyage pour avoir écouté,
aussi fort soit le tabou.
Il leur laissa le temps d’enregistrer ce rappel. Il lança un regard
noir à McLain, qui allait l’interrompre mais parut finalement changer
d’avis.
— Alors, que n’importe lequel d’entre vous me fasse envoyer au
nettoyage pour ce que je vais dire. Je ne demanderai pas mieux si ces
faits ne vous incitent pas plutôt à marcher avec moi et mes hommes.
Car voici ce que Walker et quelques braves nous ont démontré ce
matin. Nous avons davantage de raisons d’espérer qu’ils ne daignent
nous en donner. Nous avons plus de moyens d’élargir nos horizons
qu’ils ne veulent nous en concéder. On nous a inculqué un tissu de
mensonges, on nous a appris à craindre en nous obligeant à regarder
nos proches pourrir sur les collines, mais l’une d’entre nous a franchi
cette barrière ! A vu de nouveaux horizons ! On nous a donné des
joints et de l’isolant en nous disant qu’ils devraient suffire, mais
qu’étaient-ils en réalité ?
Il dévisagea les hommes et les femmes assemblés derrière le
comptoir. Les bras de McLain semblaient se desserrer sur sa poitrine.
— Ils étaient conçus pour casser, voilà ce qu’ils étaient ! Ils étaient
faux. Et qui sait combien d’autres mensonges nous subissons. Et si on
avait fait revenir des nettoyeurs et tout mis en œuvre pour les
sauver ? Si on les avait lavés, désinfectés ? Si on avait tout essayé ?
Auraient-ils survécu ? Comment croire le DIT s’ils nous répondent
que non ?
Knox vit des hochements de menton. Il savait que ses troupes
étaient prêtes à s’emparer de la salle par la force si nécessaire ; ils
étaient aussi furieux et remontés que lui devant cette situation.
— Nous ne sommes pas ici pour semer le trouble, dit-il, nous
sommes ici pour mettre de l’ordre ! L’insurrection s’est déjà produite.
Il se tourna vers McLain.
— Ne le vois-tu pas ? L’insurrection, nous la vivons. Nos parents en
étaient les fruits, et aujourd’hui nous donnons nos propres enfants
en pâture à cette même machine. Il ne s’agit pas de commencer
quelque chose, il s’agit de mettre un terme à une vieille affaire. Et si
les Fournitures sont avec nous, nous avons une chance. Dans le cas
contraire, eh bien, que nos corps hantent votre vue du monde
extérieur. Désormais, il me semble bien moins pourri que ce fichu
silo !
Knox rugit ces derniers mots, bravant ouvertement tous les
tabous. Il les lança et savoura le goût de cet aveu – que quoi qu’il y ait
à l’extérieur de ces murs courbes, c’était peut-être mieux que ce qu’il
y avait à l’intérieur. Ce murmure que tant de gens avaient payé de
leur vie fusait de son large coffre en un cri rauque.
Et ça faisait du bien.
McLain frémit. Elle fit un pas en arrière, les yeux remplis de ce qui
s’apparentait à de la peur. Elle tourna le dos à Knox et rejoignit ses
troupes, et il sut qu’il avait échoué. Il avait eu une chance, même
mince, d’inciter cette foule calme et silencieuse à l’action, mais ce
moment lui avait filé sous le nez, ou peut-être qu’il l’avait fait fuir.
C’est alors que McLain intervint. Knox vit enfler les tendons de
son maigre cou. Elle leva le menton vers les siens, ses cheveux blancs
noués en un chignon serré haut sur sa tête, et, doucement, elle
demanda :
— Qu’est-ce que vous dites, les Fournitures ?
C’était une question, pas un ordre. Plus tard, Knox allait se
demander si elle l’avait posée avec tristesse ; il allait se demander si
elle avait mal jaugé ses troupes, qui avaient patiemment écouté sa
diatribe. Il allait se demander si c’était seulement de la curiosité, ou
une façon de mettre ses travailleurs au défi de les jeter dehors, lui et
ses mécanos.
Mais pour l’instant, les larmes ruisselant sur son visage, la pensée
de Juliette enflant dans son cœur, il se demanda s’il entendait
vraiment les hourras de ses compatriotes, tant ils étaient noyés dans
les cris de guerre et de colère du brave peuple des Fournitures.
41
Juliette suivit Solo dans le trou de la salle des serveurs. Il y avait une
longue échelle et un passage qui menait au trente-cinquième, à une
partie du trente-cinquième qu’elle soupçonnait de ne pas être
accessible par l’escalier. Solo le lui confirma alors qu’ils baissaient la
tête dans l’étroit passage et s’engageaient dans un couloir sinueux et
vivement éclairé. On aurait dit qu’un bouchon avait sauté de sa
gorge, libérant un torrent gonflé de solitude. Il parla des serveurs au-
dessus d’eux, dit des choses dont Juliette eut du mal à saisir le sens,
jusqu’à ce que le corridor débouche sur une pièce encombrée.
— Mon chez-moi, dit Solo en ouvrant grands les bras.
Il y avait un matelas par terre dans un coin, duquel partait un tas
de draps et d’oreillers tirebouchonnés. Une cuisine de fortune avait
été aménagée sur deux meubles d’étagères : pichets d’eau, conserves,
boîtes et bocaux vides. L’endroit n’était qu’un fatras malodorant mais
Juliette se dit que Solo ne voyait ni ne sentait rien de tout cela. À
l’autre bout de la pièce, un mur de rayonnages était garni de boîtes
en fer de la taille de grosses mallettes à outils. Certaines étaient
entrouvertes.
— Vous vivez là tout seul ? demanda Juliette. N’y a-t-il personne
d’autre ?
Elle ne put s’empêcher d’entendre l’espoir ténu niché dans sa voix.
Solo secoua la tête.
— Même plus bas ?
Juliette inspecta sa blessure. Le saignement avait presque cessé.
— Je ne crois pas, dit-il. Parfois si. Parfois je découvre qu’une
tomate a disparu, mais je me dis que ce sont les rats.
Il fixait le coin de la pièce.
— Peux pas tous les attraper. Y en a de plus en plus qui…
— Parfois vous vous dites qu’il y a d’autres gens ? D’autres
survivants ?
Elle aurait aimé qu’il ne perde pas le fil de la conversation.
— Oui.
Il se frotta la barbe, regarda à la ronde comme s’il était censé faire
quelque chose, proposer quelque chose à son invitée.
— Parfois des choses ont été déplacées. Ou oubliées. Les lampes de
culture sont restées allumées, par exemple. Puis je me rappelle que
c’est moi qui ai fait tout ça.
Il rit dans sa barbe. C’était la première chose naturelle qu’elle le
voyait faire et Jules se dit qu’il avait dû beaucoup rire au cours des
ans. On riait soit pour rester sain d’esprit, soit parce qu’on avait
renoncé à le rester. Mais dans les deux cas, on riait.
— J’ai cru que c’était moi qui avais calé le couteau devant la porte.
Puis j’ai trouvé le tuyau. Je me suis demandé s’il avait été laissé là par
un très, très gros rat.
Juliette sourit.
— Je ne suis pas un rat.
Elle ajusta sa nappe, se tâta la tête et se demanda ce qui était arrivé
à son autre bout de tissu.
Solo eut l’air de méditer cette assertion.
— Alors, ça fait combien d’années ? demanda-t-elle.
— Trente-quatre, répondit-il sans hésiter.
— Trente-quatre ans ? Que vous êtes seul ?
Il hocha la tête et elle eut l’impression que le sol se dérobait sous
elle. L’idée de passer tant de temps sans aucune compagnie était
vertigineuse.
— Mais quel âge avez-vous ?
Il ne lui paraissait pas beaucoup plus vieux qu’elle.
— Cinquante, dit-il. Le mois prochain. J’en suis pratiquement sûr.
Il sourit.
— C’est marrant, de parler.
Il pointa le doigt vers la pièce.
— Je parle aux choses parfois, et je siffle.
Il la regarda droit dans les yeux.
— Je sais bien siffler.
Juliette réalisa qu’elle était probablement à peine née quand
quelque chose avait provoqué la ruine de ce silo.
— Comment vous avez fait, au juste, pour survivre toutes ces
années ?
— Chais pas. J’ai pas cherché à vivre des années. Seulement à
durer quelques heures. Puis les heures s’accumulent. Je mange. Je
dors. Et…
Il détourna les yeux, se dirigea vers l’une des étagères et fouilla
parmi les boîtes de conserve, dont beaucoup étaient vides. Il en
trouva une dont le couvercle était entrouvert, sans étiquette, et la
tendit vers elle.
— Haricots ? demanda-t-il.
Le premier réflexe de Juliette fut de décliner la proposition, mais
l’air d’empressement qui se lisait sur le pauvre visage de Solo rendit
la chose impossible.
— Volontiers, dit-elle, et elle s’aperçut qu’elle mourait de faim.
Elle avait toujours dans la bouche le goût de l’eau saumâtre, celui
de la tomate pas mûre, le piquant de l’acide gastrique. Il se rapprocha
et elle plongea les doigts dans le jus de conserve pour en sortir un
haricot vert froid. Elle le mit dans sa bouche et mastiqua.
— Et je fais caca, dit-il, embarrassé, tandis qu’elle avalait. C’est pas
joli.
Il secoua la tête et pêcha un haricot.
— Je suis tout seul, alors j’utilise les toilettes d’un appartement
jusqu’à ce que l’odeur soit insupportable, puis je change.
— Vous… vous changez ? s’exclama Juliette.
Solo chercha un endroit où poser les haricots. Il les mit finalement
par terre, au milieu d’un petit tas de déchets et de débris de
célibataire.
— Y a pas de chasse. Pas d’eau. Je suis tout seul.
Il avait l’air confus.
— Depuis l’âge de seize ans, dit Juliette, qui avait fait le calcul. Que
s’est-il passé ici il y a trente-quatre ans ?
Il leva les bras au plafond.
— Ce qui se passe toujours. Les gens deviennent fous. Il suffit
d’une fois.
Il sourit.
— Ça ne compte pour rien d’être sain d’esprit, pas vrai ? Personne
ne nous en félicite. Moi, personne ne m’en félicite. Je ne m’en félicite
même pas moi-même. Je tiens le coup, je tiens bon, je tiens un jour
de plus, une année de plus, et y a pas de récompense. Y a rien
d’extraordinaire à être normal. À ne pas être fou.
Il fronça les sourcils.
— Et un jour, vous avez un moment de moins bien et vous vous
faites du souci pour vous-même, vous savez ? Il suffit d’un seul jour.
Il s’assit soudain sur le sol, croisa les jambes et se mit à tordre les
plis que sa salopette formait au coin de ses genoux.
— Notre silo a connu un mauvais jour. Il a suffi d’un seul.
Il leva les yeux vers Juliette.
— Les années d’avant n’ont compté pour rien. Rien du tout. Vous
voulez vous asseoir ?
Il désigna le sol. À nouveau, elle ne put refuser. Elle s’assit loin du
lit puant et appuya son dos contre le mur. Elle avait tant de choses à
encaisser.
— Comment avez-vous survécu ? demanda-t-elle. Ce jour-là, je
veux dire. Et depuis.
Elle regretta aussitôt d’avoir posé la question. C’était sans
importance. Mais elle avait besoin d’avoir un aperçu de ce qui
l’attendait, peut-être parce qu’elle craignait qu’il soit pire de survivre
ici que de mourir dehors.
— En ayant toujours peur, dit-il. Le modèle de mon père était
directeur du DIT.
Il hocha le menton.
— De cet endroit. Mon père était une ombre importante. Il
connaissait l’existence de ces salles. Ils étaient peut-être deux ou
trois à savoir. Dès les toutes premières minutes d’affrontement, il m’a
montré cet endroit, il m’a donné ses clés. Il a fait diversion, et tout à
coup j’ai été le seul à savoir que ces pièces existaient.
Il regarda ses genoux pendant un instant puis releva la tête. Juliette
comprit pourquoi il avait l’air si jeune. Ce n’était pas seulement la
peur, la timidité qui lui donnaient cet air – c’était dans ses yeux. Il
était enfermé dans la terreur perpétuelle de son calvaire
d’adolescent. Son corps vieillissait autour de l’enveloppe pétrifiée
d’un petit garçon apeuré.
Il passa sa langue sur ses lèvres.
— Aucun n’a survécu, n’est-ce pas ? De ceux qui sont sortis ?
Solo scruta le visage de Juliette, avide de réponses. Elle sentit
l’espoir éperdu qui se dégageait de tout son être.
— Non, dit-elle d’une voix triste, se rappelant ce qu’il lui en avait
coûté de se frayer un chemin à travers eux, de les escalader.
Elle avait l’impression que ça remontait à des semaines plutôt qu’à
quelques jours.
— Alors vous les avez vus dehors ? Morts ?
Elle hocha la tête.
Il baissa le menton.
— La vue n’est pas restée très longtemps affichée. Je ne suis monté
qu’une fois pendant les premiers jours. Il y avait encore beaucoup
d’affrontements. Plus le temps passait, plus je sortais et m’aventurais
loin. J’ai découvert une bonne partie des dégâts qu’ils avaient causés.
Mais je n’ai pas vu un seul cadavre avant…
Il prit soin de réfléchir.
— … peut-être vingt ans ?
— Donc il y a eu d’autres gens ici pendant un moment ?
Il pointa le doigt vers le plafond.
— Parfois ils entraient là-haut. Dans la salle des serveurs. Et ils se
battaient. Ils se battaient partout. C’était de pire en pire, vous savez.
Ils se battaient pour tout – pour la nourriture, pour les femmes, pour
se battre.
Il se tordit et pointa le doigt vers une autre porte, derrière lui.
— Ces pièces sont comme un silo dans le silo. Faites pour qu’on
puisse tenir dix ans. Mais on tient plus longtemps quand on est solo.
Il sourit.
— Un silo dans le silo ? Comment ça ?
Il hocha la tête.
— Oui. Pardon. J’ai l’habitude de parler à quelqu’un qui sait tout ce
que je sais.
Il lui fit un clin d’œil et Juliette comprit qu’il parlait de lui-même.
— Vous ne savez pas ce qu’est un silo.
— Bien sûr que si. Je suis née et j’ai grandi dans un endroit
exactement comme celui-là. Sauf que tout fonctionne encore et que
nous oublions de nous en féliciter, comme vous diriez.
Solo sourit.
— Alors qu’est-ce que c’est, un silo ? demanda-t-il avec un air de
défi tout droit remonté de l’adolescence.
— C’est…
Juliette chercha les mots.
— C’est notre demeure. C’est un bâtiment comme ceux qu’on voit
par-dessus les collines, mais enterré. Le silo, c’est la partie du monde
où on peut vivre. L’intérieur, dit-elle, s’apercevant que c’était plus
difficile à définir qu’elle le croyait.
Solo rit.
— C’est ce que le mot signifie pour vous. Mais on passe notre
temps à employer des mots sans vraiment les comprendre.
Il pointa le doigt vers les rayonnages garnis de boîtes en fer.
— Tout le vrai savoir se trouve là-dedans. Tout ce qui s’est jamais
passé.
Il décocha un regard à Juliette.
— Vous avez déjà entendu l’expression “avoir une faim de loup” ?
Ou “hurler avec les loups” ?
Elle hocha la tête.
— Bien sûr.
— Mais qu’est-ce que c’est, un loup ?
— Un individu mal dégrossi. Quelqu’un d’un peu loupé.
Solo rit.
— Il y a tant de choses qu’on ne sait pas, dit-il.
Il examina ses ongles.
— Un silo, ce n’est pas le monde. Ce n’est rien. Ce terme, ce mot
vient d’il y a longtemps, à l’époque où les cultures poussaient dehors
à perte de vue – il fit un grand geste au-dessus du sol comme s’il
s’agissait d’un vaste terrain – à l’époque où il y avait plus de gens
qu’on ne pouvait en compter, à l’époque où tout le monde avait des
tas d’enfants.
Il leva les yeux vers elle et se pétrit nerveusement les mains,
comme s’il était gêné d’aborder la procréation devant une femme.
— Ils faisaient pousser tellement de choses qu’ils avaient beau être
nombreux, ils n’arrivaient pas à tout manger à la fois. Alors ils
stockaient les récoltes en cas de coups durs. Ils prenaient plus de
céréales qu’on peut en compter et les versaient dans de grands silos
construits à la surface de la terre…
— À la surface, dit Juliette. Des silos.
Elle eut l’impression qu’il inventait, qu’il s’agissait d’un délire
forgé durant ses décennies de solitude.
— Je peux vous montrer des images, répliqua-t-il vivement,
comme s’il était vexé qu’elle doute de lui.
Il se leva et se précipita vers les étagères pleines de boîtes en fer. Il
lut les petites étiquettes blanches collées au bas de chacune d’entre
elles, les parcourant du doigt.
— Ah !
Il en attrapa une – qui parut lourde – et l’apporta. Un fermoir
placé sur le côté libéra le couvercle, qui s’ouvrit sur un objet massif.
— Permettez, dit-il, même si elle n’avait pas levé le petit doigt pour
l’aider.
Il inclina la boîte et, d’un geste expert, laissa tomber le lourd objet
sur sa paume, où il se tint en équilibre. Il était de la taille d’un livre
pour enfants, mais dix ou vingt fois plus épais. C’était bien un livre.
Les tranches étaient rognées de façon miraculeusement nette.
— Je vais trouver, dit-il.
Il tourna les pages par paquets et, chaque fois, c’était une fortune
en papier imprimé qui claquait lourdement contre d’autres fortunes.
Puis il affina sa recherche, ne tournant plus les pages que par
pincées, avant de les feuilleter une par une.
— Tenez.
Il montra quelque chose.
Juliette s’approcha. C’était comme un dessin, mais si précis qu’il
paraissait presque réel. C’était comme de regarder la vue de la
cafétéria, ou le visage de quelqu’un sur sa carte d’identité, mais en
couleur. Elle se demanda si ce livre contenait des batteries.
— Ça paraît si réel, murmura-t-elle en passant ses doigts dessus.
— C’est réel. C’est une photo. Une photographie.
Juliette s’émerveilla des couleurs. Ce champ vert, ce ciel bleu lui
rappelèrent les mensonges qu’elle avait vus dans sa visière. Elle se
demanda si cette image était fausse, elle aussi. Cela ne ressemblait en
rien aux photos grossières et tachées qu’elle connaissait.
— Ces bâtiments, dit-il, montrant de grosses boîtes de conserve
blanches posées sur le sol, ce sont des silos. Ils contiennent des
graines pour les temps difficiles. De quoi tenir jusqu’à l’arrivée de
jours meilleurs.
Il leva les yeux vers elle. Ils n’étaient qu’à quelques pas l’un de
l’autre. Elle vit les rides aux coins de ses yeux, elle vit à quel point la
barbe dissimulait son âge.
— Je ne suis pas sûre de comprendre où vous voulez en venir, lui
avoua-t-elle.
Il pointa le doigt vers elle. Puis le retourna vers sa propre poitrine.
— Nous sommes les graines. Nous sommes dans un silo. Ils nous
conservent ici parce que les temps sont difficiles.
— Qui ? Qui nous conserve ici ? Et quels temps difficiles ?
Il haussa les épaules.
— Mais ça ne marchera pas.
Il secoua la tête, puis se rassit par terre et scruta les images de
l’énorme volume.
— On ne peut pas garder des graines si longtemps. Pas dans le noir,
comme ça. Non.
Il leva le nez du livre et se mordit la lèvre, les larmes aux yeux.
— Les graines ne deviennent pas folles, dit-il à Juliette. Non. Elles
connaissent des mauvais jours et beaucoup de bons, mais ça n’a
aucune importance. Si tu les laisses là indéfiniment, tu auras beau en
enterrer des milliers, elles feront ce que font les graines quand on les
laisse trop longtemps dans un coin…
Il s’interrompit. Referma le livre et le tint contre sa poitrine.
Juliette le regarda se balancer tout doucement.
— Que font les graines quand on les laisse trop longtemps dans un
coin ? demanda-t-elle.
Il fronça les sourcils.
— Nous pourrissons, dit-il. Tous autant que nous sommes. Nous
nous abîmons et nous pourrissons si profondément que nous ne
pouvons plus pousser.
Il refoula ses larmes et la regarda.
— Nous ne repousserons jamais.
49
LES NAUFRAGÉS
53
Silo 18
Marck descendait l’escalier central tant bien que mal, la main sur la
rampe froide, un fusil sous le bras, ses bottes dérapant dans le sang.
Il entendait à peine les cris qui le cernaient : les plaintes des blessés
qu’on traînait à moitié dans les marches, les exclamations horrifiées
des curieux amassés sur chaque palier pour le voir passer avec ses
mécaniciens, les voix menaçantes des hommes lancés à leur
poursuite.
Le sifflement continu dans ses oreilles noyait le bruit ambiant.
C’était l’explosion, cette affreuse explosion. Pas celle qui avait soufflé
les portes du DIT – celle-là, il s’y était préparé, s’était mis aux abris
avec les autres. Ce n’était pas non plus la deuxième bombe, celle que
Knox avait lancée au cœur du camp ennemi. Non, c’était la dernière,
celle qu’il n’avait pas vu venir, tombée des mains d’une petite bonne
femme aux cheveux blancs des Fournitures.
La bombe de McLain. Elle avait explosé devant lui, lui avait coûté
l’ouïe, et à elle, la vie.
Le vaillant Knox, indéboulonnable chef des Machines – son
patron, son ami – était mort lui aussi.
Marck accéléra la cadence, blessé, effrayé. Il était encore loin du
fond et de la sécurité qu’il lui offrirait – et il voulait à tout prix
retrouver sa femme. Il essaya de se concentrer sur cet objectif plutôt
que sur le passé, tenta d’occulter cette explosion qui avait emporté
ses amis, fait échouer leur plan et anéanti toute possibilité de justice.
Des coups de feu étouffés résonnèrent au-dessus de sa tête, suivis
par le bruit strident des balles qui heurtaient le métal – et rien que le
métal, Dieu merci. Marck restait au plus près du pilier central, hors
de portée des tireurs qui les mitraillaient sans relâche depuis les
paliers. Les braves ouvriers des Machines et des Fournitures
couraient et se battaient depuis plus de douze étages ; Marck supplia
intérieurement les hommes au-dessus d’eux de s’arrêter, de leur
laisser une chance de se reposer, mais rien n’arrêtait les bottes ni les
balles.
Un demi-étage plus bas, il rattrapa trois membres des Fournitures ;
celui du milieu, blessé, enserrait ses épaules, porté par les deux
autres, le dos de leur habit jaune tacheté de sang. Il leur gueula de
laisser passer, mais, au lieu d’entendre sa voix, ne ressentit qu’une
vibration dans sa poitrine. Une partie du sang dans lequel il glissait
était le sien.
Son bras blessé contre le torse, son fusil coincé sous le coude,
Marck tenait la rampe de l’autre main pour éviter de basculer tête la
première dans l’escalier en pente raide. Il n’avait plus d’alliés pour
couvrir ses arrières. Après la dernière fusillade, il avait envoyé les
autres devant et l’avait lui-même échappé belle. Les tirs continuaient
de lui frôler les oreilles. Il s’arrêtait de temps en temps, fouillait dans
ses munitions, chargeait son arme et tirait à l’aveugle vers le haut.
Histoire de faire quelque chose. De les ralentir.
Il s’arrêta pour reprendre son souffle, se pencha au-dessus de la
rampe, fusil pointé vers le ciel. Mais le coup ne partit pas. Les balles
ennemies, elles, ripostèrent bel et bien. En appui contre le pilier, il
prit le temps de recharger son arme. Son fusil n’était pas comme les
leurs. Un seul coup à la fois, pas de viseur. Eux avaient des armes
modernes dont il n’avait jamais entendu parler, les tirs s’enchaînaient
comme les battements d’un cœur terrorisé. Il jeta un œil au palier
du dessous, aperçut des visages curieux par l’embrasure d’une porte,
des doigts cramponnés au montant en métal. C’était là. Le niveau 56.
Le dernier endroit où il avait vu sa femme.
— Shirly !
Tout en criant son nom, il dévala les dernières marches qui le
séparaient du palier. Il resta à couvert, hors de vue de ses assaillants,
et scruta les visages tapis dans l’ombre.
— Ma femme ! hurla-t-il, une main en coupe contre sa joue,
oubliant que ce sifflement insupportable ne résonnait que dans ses
oreilles, pas les leurs. Où est-elle ?
Des lèvres bougèrent dans l’obscurité. Mais la voix n’était pour lui
qu’un lointain bourdonnement. Quelqu’un fit un signe de la main
vers le bas. Soudain les visages se crispèrent et la porte se ferma d’un
coup sec, alors que les balles se remettaient à ricocher autour de lui.
L’escalier vibra sous les bottes apeurées du dessous et celles à l’affût
du dessus. En voyant les câbles électriques enroulés autour de la
rampe, Marck se souvint des fermiers qui avaient voulu voler de
l’électricité au niveau inférieur. Il reprit sa course dans l’escalier, le
long des câbles, décidé à retrouver Shirly.
Une fois au niveau du dessous, certain que sa femme serait à
l’intérieur, il se risqua sur le palier, à découvert, et se jeta contre les
portes. Des coups de feu résonnèrent. Agrippé à la poignée, Marck
tira de toutes ses forces et cria le nom de Shirly à des oreilles aussi
sourdes que les siennes. La porte bougea, mais des bras invisibles
l’empêchaient de s’ouvrir. Il tapa au carreau, où sa paume laissa une
empreinte rosée, suppliant qu’on le laisse entrer. Des balles
acharnées ricochaient à ses pieds – l’une d’elles laissa une cicatrice
en bas de la porte. Accroupi, mains sur la tête, il retourna dans la
cage d’escalier. Il se força à descendre. Si Shirly était derrière ces
portes, elle ne s’en porterait peut-être pas plus mal. Elle pourrait se
débarrasser de tout matériel suspect, se fondre dans la masse jusqu’à
ce que le calme revienne. Et si elle était en bas, il fallait qu’il la
rejoigne au plus vite. De toute façon, il n’avait pas d’autre choix que
de descendre.
Au palier suivant, il rattrapa les trois membres des Fournitures
qu’il avait doublés un peu plus tôt. Le blessé était assis, les yeux
écarquillés. Les deux autres s’occupaient de lui, le sang de leur
collègue avait laissé de longues traînées le long de leurs vêtements.
L’un d’eux était une femme que Marck se rappelait vaguement avoir
croisée en montant. Il vit une lueur froide dans ses yeux lorsqu’il
s’arrêta pour leur proposer de l’aide.
— Je peux le porter, cria-t-il à la femme, blessée elle aussi.
Elle répondit. Marck secoua la tête en désignant ses oreilles.
Elle répéta en articulant de façon exagérée, mais Marck ne réussit
pas à lire sur ses lèvres. Elle abandonna et le repoussa. Le blessé se
cramponna à son ventre, où une tache rouge n’en finissait plus de
s’élargir. Ses mains s’agrippèrent à un objet qui semblait sortir de son
abdomen, une petite roue qui tournait au bout d’un tube en métal.
Un pied de chaise.
La femme sortit une bombe de son sac, artisanale mais
dévastatrice. Elle la remit solennellement au blessé, qui l’accepta et la
serra dans son poing tremblant.
Les deux membres des Fournitures tirèrent Marck par le bras –
loin de l’homme qui avait un morceau de mobilier de bureau enfoncé
dans son ventre sanguinolent. Les cris semblaient lointains, mais il
savait qu’ils étaient tout proches. Ils étaient pratiquement dans son
oreille. Il sentit qu’on le tirait vers l’arrière, hypnotisé par le regard
vide de cet homme blessé et condamné. Leurs regards se croisèrent.
L’homme tenait la bombe loin de lui, les doigts crispés sur ce terrible
cylindre métallique, dents serrées, mâchoire contractée.
Marck jeta un œil vers le haut. Les bottes noires et implacables de
l’ennemi revenaient enfin dans son champ de vision. Elles suivaient
le chemin dégoulinant que Marck et les autres avaient laissé derrière
eux, avec un stock de munitions apparemment inépuisable.
Il trébucha à reculons dans les marches, à moitié tiré par les autres,
une main sur la rampe, le regard attiré par la porte qui s’ouvrait
derrière l’homme qu’ils venaient d’abandonner.
Un visage apparut, celui d’un petit garçon curieux sorti voir ce qui
se passait. Mais une mêlée de mains adultes l’empoigna pour l’en
empêcher.
D’autres mains forcèrent Marck à descendre, de sorte qu’il ne vit
pas la suite. Mais ses oreilles, toutes sourdes qu’elles étaient,
perçurent le sifflement des coups de feu, avant une explosion
prodigieuse dont le souffle secoua l’escalier central et les fit tomber.
Le fusil de Marck faillit basculer dans le vide, mais il le rattrapa de
justesse.
Sonné, il se mit d’abord à quatre pattes puis se leva lentement.
Presque inconscient, il reprit sa descente au fil des marches qui
vibraient sous ses pas tandis qu’autour d’eux tous, le silo continuait
sa chute infernale vers le chaos.
54
Silo 18
La première plage de vrai repos survint des heures plus tard, aux
Fournitures, dans la tranche supérieure du fond. Il était question
d’organiser une résistance, d’installer une sorte de barrière, mais on
ne savait comment obstruer la cage d’escalier de façon à inclure
l’espace découvert entre la rampe et le cylindre en béton. C’était
l’endroit où volaient les balles sifflantes, où ceux qui sautaient
rencontraient une issue fatale, et où l’ennemi pouvait s’engouffrer.
L’ouïe de Marck s’était améliorée pendant la dernière étape de sa
course. Assez en tout cas pour se lasser du rythme de ses propres
pas, de ses gémissements de douleur, du bruit de ses halètements
épuisés. Il entendit quelqu’un dire que l’explosion avait endommagé
l’escalier, ce qui avait mis un terme à la course poursuite. Mais pour
combien de temps ? Quels étaient les dégâts ? Personne ne le savait.
La tension était à son comble ; la nouvelle de la mort de McLain
perturbait les membres de Fournitures. Les blessés vêtus de jaune
furent transportés à l’intérieur mais on suggéra sans ménagement
aux blessés issus du département des Machines d’aller se faire
soigner plus bas. À leur place.
Marck passait au travers de ces disputes, dont les mots étaient
encore un peu assourdis. Il demandait des nouvelles de Shirly à tout
le monde, mais la plupart haussaient les épaules comme s’ils ne la
connaissaient pas. Un type lui dit qu’elle était déjà descendue avec
d’autres blessés. Il dut répéter plus fort avant que Marck soit sûr
d’avoir bien entendu.
C’était une bonne nouvelle. Il s’apprêtait à partir lorsque sa femme
émergea de la foule à cran. Il sursauta de surprise.
Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’elle le reconnut. Puis son regard se
posa sur la blessure qu’il avait au bras.
— Mon Dieu !
Elle jeta ses bras autour de lui et enfouit son visage dans son cou.
Marck la serra avec un bras, son fusil entre eux, le canon froid contre
sa joue tremblotante.
— Tu vas bien ? demanda-t-il.
Elle s’accrocha à son cou, la tête sur son épaule et dit quelque
chose, mais il ne sentit que son souffle contre sa peau. Elle s’écarta
un peu pour examiner son bras.
— Je n’entends pas bien, dit-il.
— Je vais bien, répéta-t-elle plus fort. Elle secoua la tête, les yeux
humides. Je n’étais pas là. Je n’ai rien vu. Est-ce que c’est vrai pour
Knox ? Qu’est-ce qui s’est passé ? C’était si horrible que ça ?
Elle se concentra sur sa blessure ; ses mains, fortes, confiantes, lui
faisaient du bien. La foule diminuait à mesure que ceux des Machines
refluaient aux étages inférieurs. Plusieurs membres des Fournitures
lançaient des regards assassins en direction de Marck, de sa blessure,
comme inquiets de voir bientôt la même à leur bras.
— Knox est mort, lui dit-il. McLain aussi. Et quelques autres. J’étais
là quand l’explosion a eu lieu.
Il baissa les yeux sur son bras, qu’elle avait exposé en déchirant
son maillot taché de sang.
— On t’a tiré dessus ?
Il secoua la tête.
— Je n’en sais rien. Tout s’est passé très vite. Il regarda par-dessus
son épaule. Où ils vont, tous ? Pourquoi on ne fait pas barrage ici ?
Mâchoires serrées, Shirly fit un signe de tête en direction de la
porte, gardée par deux hommes en jaune.
— Je crois que nous ne sommes pas les bienvenus, dit-elle assez
fort pour qu’il entende. Il faut nettoyer cette blessure. Tu dois avoir
des éclats d’obus dans la chair.
— Je vais bien, je t’assure. Je te cherchais. Je me suis fait un sang
d’encre.
Il vit que sa femme pleurait. Ses larmes ruisselaient entre les
gouttes de sueur.
— J’ai cru que je ne te reverrais pas, dit-elle. Il devait lire sur ses
lèvres pour la comprendre. J’ai cru qu’ils t’avaient… que tu étais…
Elle se mordit la lèvre et le regarda avec une peur inhabituelle.
Marck n’avait jamais vu sa femme dans cet état. Elle n’avait pas cillé
quand une voie d’eau s’était déclarée dans le département, ni quand
un effondrement avait piégé plusieurs de leurs amis proches dans la
mine, ni même quand Juliette avait été condamnée au nettoyage.
Mais là, il lisait tout l’effroi du monde dans ses yeux. Et ça l’effrayait
bien plus que les bombes et les coups de feu.
— Allez, viens, il faut qu’on rejoigne les autres, dit-il en lui prenant
la main.
La nervosité était palpable sur le palier, Mark sentait les regards
qui ne souhaitaient que leur départ.
Lorsque des cris résonnèrent à nouveau au-dessus d’eux et que les
membres des Fournitures se réfugièrent derrière leur porte, Marck
comprit que son bref moment de répit était terminé. Mais ce n’était
pas grave. Il avait retrouvé sa femme. Elle était saine et sauve. On ne
pouvait plus lui faire grand mal à présent.
Lorsqu’ils atteignirent le niveau 139 ensemble, Marck sut qu’ils
étaient tirés d’affaire. Par miracle, ses jambes avaient tenu le coup.
La perte de sang ne l’avait pas empêché d’avancer. Soutenu par sa
femme, il franchit le dernier palier avant le département des
Machines en ne songeant qu’à une chose : défendre son camp contre
les enfoirés qui leur tiraient dessus. Aux Machines, ils auraient de
l’électricité, des renforts, l’avantage de jouer à domicile. Plus
important encore : ils pourraient panser leurs blessures et se reposer.
C’était ce dont il avait le plus besoin. De repos.
À la fin de la descente, il faillit tomber. Ses jambes, habituées à
trouver une nouvelle marche, encore et encore, trébuchèrent sur le
sol plat. Tandis que ses genoux se dérobaient et que Shirly le
retenait, il remarqua enfin la longue file de gens devant le poste de
sécurité des Machines.
L’équipe restée en bas tandis que les autres étaient allés combattre
n’avait pas chômé. Des plaques d’acier avaient été soudées en travers
de l’entrée du poste. La tôle quadrillée de losanges recouvrait
l’espace d’un bout à l’autre, du sol au plafond. Des étincelles jaillirent
le long d’une plaque tandis que quelqu’un terminait le boulot à
l’intérieur. L’afflux soudain de blessés et de réfugiés formait une
foule qui voulait à tout prix rentrer. Des mécaniciens se poussaient,
se pressaient contre le barrage. Ils criaient, tapaient sur les plaques
d’acier, pris d’une peur panique.
— C’est quoi ce truc ? cria Marck.
Il suivit Shirly qui essayait de pénétrer dans la foule. Devant,
quelqu’un rampait à plat ventre en se tortillant pour passer par un
minuscule espace laissé ouvert entre le portail de sécurité et le sol,
juste assez large pour laisser passer un corps.
— Hé, poussez pas ! Chacun son tour, cria une personne devant
eux.
Des salopettes jaunes se mélangeaient aux autres. Parmi eux, des
mécaniciens déguisés – certains semblaient venir des Fournitures,
aidant les blessés ; soit ils s’étaient trompés d’étage, soit ils ne se
sentaient pas assez en sécurité à leur niveau.
Tandis que Marck tentait de pousser Shirly vers l’avant, un coup
de feu retentit. La balle de plomb brûlant heurta une paroi dans un
grand fracas métallique, tout près. Il changea de direction et attira
Shirly vers l’escalier. Autour de la toute petite entrée, la foule céda à
la panique. Il y eut des huées, ceux à l’extérieur criaient qu’on leur
tirait dessus et ceux à l’intérieur leur répondaient “Un seul à la
fois !”.
Ils étaient plusieurs à plat ventre. L’un parvint à passer les mains
dans le trou et fut aspiré par des bras invisibles à l’intérieur. Deux
autres se disputaient la place suivante. Tous étaient exposés à la cage
d’escalier, à découvert. Un autre coup de feu retentit, quelqu’un
tomba, main agrippée à l’épaule, avant de crier “Je suis touché !”. La
foule se dispersa. Plusieurs coururent se réfugier à l’abri des balles
sous les marches. Le reste entreprit une mêlée pour s’engouffrer
dans un trou expressément conçu pour ne laisser passer qu’une
personne à la fois.
Shirly cria et saisit le bras de Marck en voyant quelqu’un d’autre
tomber sous les balles tout près. C’était un mécanicien, il se tordait
de douleur. Elle demanda à son mari ce qu’ils devaient faire.
Pour toute réponse, Marck laissa tomber son sac à dos, l’embrassa
sur la joue et gravit les marches au pas de course, fusil à la main. Il
essaya de les monter deux par deux, mais ses jambes lui faisaient
trop mal. Une autre balle siffla à ses oreilles, le manquant de peu. Son
corps lui semblait incroyablement lourd, et lent, comme dans un
cauchemar. Il aborda le niveau 139 avec son fusil en joue mais les
tireurs les canardaient de plus haut.
Il s’assura qu’il avait une cartouche dans son fusil fait maison,
l’arma et s’aventura sur le palier. Mais plusieurs hommes en gris, de
la Sécurité, étaient penchés par-dessus la rambarde au-dessus de lui,
canons pointés vers le bas. L’un d’eux tapa sur l’épaule d’un collègue
en désignant Marck, qui les observait depuis l’extrémité du canon de
son propre fusil.
Il tira, une mitraillette noire tomba à ses pieds, et les bras de son
possesseur s’avachirent sur la rampe avant de disparaître.
Les coups de feu se mirent à pleuvoir, mais il était déjà retourné
s’abriter sous les marches. Les cris gagnèrent en férocité, en dessous
et au-dessus de lui. Il fila à l’autre bout des marches, à l’opposé d’où
on l’avait repéré, et jeta un œil en contrebas. Près de la barrière de
sécurité, la foule s’amenuisait. De plus en plus de gens étaient aspirés
à l’intérieur. Il aperçut Shirly qui regardait vers le haut, abritant ses
yeux de l’éclairage.
Derrière lui, soudain, un bruit de bottes. Il rechargea son arme, se
tourna et visa vers la plus haute marche qu’il lui était donné de voir
le long de la spirale. Il attendait de voir ce qui se présenterait à lui.
Lorsque la première botte apparut, il se stabilisa, laissa l’homme
entrer davantage dans son champ de vision, et fit feu.
Une autre mitraillette noire tomba sur les marches et rebondit
contre la rampe ; un autre homme s’écroula sur les genoux.
Marck se retourna et courut. Il sentit son fusil lui échapper, cogner
contre ses tibias, mais ne s’arrêta pas pour le rattraper. Il glissa et
tomba lui-même, atterrit sur le derrière et se releva d’un bond pour
reprendre sa course. Il essayait de descendre les marches deux par
deux mais il ne courait pas assez vite, comme englué dans la mélasse,
les jambes rouillées.
Il entendit soudain un bruit métallique, un grondement étouffé,
juste derrière lui, et sans qu’il sache comment, quelqu’un l’avait
rattrapé, et attaqué par-derrière.
Il s’étala dans les marches, le menton contre l’acier. Il sentit le sang
dans sa bouche. Il rampa tant bien que mal, réussit à se lever et à
faire quelques pas trébuchants.
À nouveau ce bruit assourdi, ce coup dans le dos, l’impression
d’avoir été mordu et frappé en même temps.
Alors c’est ce qu’on ressent quand on se prend une balle, songea-t-il,
hébété. Il descendit les dernières marches d’une traite, ne sentit plus
ses jambes, s’effondra.
L’étage était presque vide. Il restait une personne près du petit
trou. Une autre était à moitié à l’intérieur, ses bottes dépassaient
encore.
Marck reconnut Shirly, sur le ventre, qui le regardait. Ils étaient
tous les deux allongés par terre. C’était si confortable. Contre sa joue,
l’acier rafraîchissait sa peau. Il n’y avait plus de marches à descendre,
plus de fusil à charger, plus de cible.
Shirly hurlait, ne semblant pas trouver le même réconfort que lui
dans cette position.
Elle tendit un bras vers lui depuis ce petit rectangle noir aux bords
en acier coupant. Mais son corps glissa dans la direction opposée,
tiré par les forces de l’intérieur, poussé par la dernière salopette
jaune encore à l’extérieur, près de cet étrange mur d’acier qui avait
remplacé l’entrée de sa maison.
— Avance, lui dit Marck.
Il aurait préféré qu’elle ne crie pas comme ça. Chaque mot qu’il
prononçait était ponctué de gouttes de sang projetées au sol.
— Je t’aime –
Et, comme sur commande, les pieds de Shirly furent happés par
l’obscurité et ses cris avalés par cette gueule rectangulaire.
L’homme en jaune se retourna. Ses yeux s’écarquillèrent, sa
bouche s’ouvrit en grand, et son corps ondula violemment sous
l’impact des balles.
Ce fut la dernière chose que Marck vit, une danse macabre.
Puis en une infime seconde, en un lointain frisson, il se sentit
mourir.
55
Blotti dans son lit de camp, Walker écoutait la violence qui faisait
rage au loin. Des cris en provenance de l’entrée des Machines
parvenaient jusque dans son couloir. Puis résonnait l’alternance
désormais familière des coups de feu : les “pan pan” des gentils,
suivis des “ta ta ta ta ta” des méchants.
Il y eut une formidable explosion, dont le souffle fit gémir l’acier,
et les échanges de tirs cessèrent un instant. Puis à nouveau des cris.
Des bottes qui passaient d’un pas lourd devant sa porte. C’était ce
bruit de bottes qui rythmait la musique de ce nouveau monde. Et
cette musique, il l’entendait depuis son lit, malgré les couvertures
tirées sur sa tête, malgré les oreillers entassés par-dessus, malgré sa
prière incessante, à voix haute, pour que ça s’arrête, pour l’amour du
Ciel.
Les bottes apportaient avec elles davantage de cris. Walker se
roula en boule, les genoux contre la poitrine, se demanda quelle
heure il était. Il redoutait que ce fût le matin, l’heure de se lever.
Un bref répit survint, un silence pendant lequel on soignait les
blessés, dont les gémissements étaient trop faibles pour passer sa
porte hermétiquement fermée.
Il essaya de se rendormir avant que la musique ne revienne à plein
volume. Mais, comme toujours, le calme était pire encore. Durant la
trêve, il sentait monter l’angoisse à l’idée de l’inéluctable fusillade.
Son envie urgente de s’endormir effrayait en fait le sommeil. Et alors
il craignait que la résistance soit terminée, que les méchants aient
gagné et viennent le déloger –
On frappa à sa porte – un petit poing plein de hargne que ses
oreilles expertes auraient reconnu entre mille. Quatre coups brefs,
puis plus rien.
Shirly. Elle devait avoir déposé sa ration de petit-déjeuner à sa
place habituelle et ramassé le dîner de la veille, dans lequel il avait à
peine picoré. Il grogna, fit rouler sa vieille carcasse sur le côté.
Martèlement de bottes. Toujours pressées, toujours alarmantes. En
guerre perpétuelle. Son couloir, autrefois si paisible, loin des
machines et des pompes qui avaient besoin d’entretien, était à
présent une voie au passage constant. C’était l’entrée qui comptait le
plus désormais, l’entonnoir à travers lequel on distillait la haine. Que
le silo aille se faire voir, les habitants d’en haut comme les machines
d’en bas. Contentons-nous de nous battre pour ce territoire
insignifiant, d’empiler les cadavres des deux bords du barrage jusqu’à
ce qu’un camp abandonne, parce que c’était la cause d’hier, et que
personne ne voulait se souvenir des événements antérieurs.
Mais Walker, lui, se rappelait. Il se rappelait –
La porte de son atelier s’ouvrit d’un coup. À travers une fente dans
son cocon crasseux, Walker aperçut Jenkins, un garçon d’une
vingtaine d’années dont la barbe le vieillissait un peu et qui avait
hérité de cette situation chaotique à la mort de Knox. Il se fraya un
chemin dans le labyrinthe d’établis et de pièces détachées de toutes
sortes pour atteindre le lit de camp.
— Je suis réveillé, grogna Walker, en espérant que Jenkins parte.
— On dirait pas. Jenkins enfonça le canon de son arme dans les
côtes de Walker. Allez, vieux machin, debout !
Walker se raidit. Il sortit un bras de sous les couvertures pour faire
signe au jeunot de le laisser tranquille.
Le regard de Jenkins se fit grave, et inquiet.
— On a besoin que tu nous répares cette radio fissa, Walk. On se
fait laminer. Si on ne peut pas les espionner, impossible de se
défendre.
Walker essaya de se redresser. Jenkins l’attrapa par la bretelle de
sa salopette pour l’aider.
— J’ai bossé dessus toute la nuit, répondit Walker en se frottant le
visage. Il avait une haleine terrible.
— Et alors, elle marche ? Il nous la faut, Walk. Tu sais que Hank a
risqué sa vie pour nous la refiler, quand même ?
— Bah, il aurait dû risquer un peu plus et nous envoyer le manuel
avec.
Il prit appui sur ses genoux pour se lever et, malgré la plainte de
ses articulations, fit quelques pas jusqu’à un établi, laissant tomber
ses couvertures en tas. Ses jambes dormaient encore à moitié, et ses
mains le picotaient, ils les sentaient faibles, incapables de former un
poing serré.
— Je me suis occupé des piles, dit-il à Jenkins. Mais le problème ne
vient pas de là.
Walker regarda par sa porte restée ouverte et aperçut Harper, un
ouvrier de l’affinerie converti en soldat. Harper était devenu le
second de Jenks à la mort de Pieter. Il salivait à la vue du petit-
déjeuner de Walker, intact.
— Vas-y, sers-toi, lui lança Walker en faisant un signe vers le bol
encore fumant.
Harper lui jeta un regard interdit mais n’hésita pas davantage. Il
appuya son fusil contre le mur, s’assit sur le seuil de l’atelier et
engloutit la nourriture.
Jenkins n’eut pas l’air d’approuver mais ne dit rien.
— Bon, tu vois, là ?
Walker lui montra les divers éléments de la petite radio qu’il avait
disposés sur son établi et reliés entre eux par un fil électrique afin
d’y voir plus clair.
— J’ai du courant en continu, dit-il en tapotant le transformateur
qu’il avait fabriqué pour contourner la batterie. Et les haut-parleurs
fonctionnent.
Il fit jouer le bouton d’émission, et on entendit des bruits
parasites.
— Mais rien ne sort. Ils ne disent rien. Je l’ai laissée allumée toute
la nuit, et je ne dors jamais d’un sommeil de plomb.
Jenkins sonda son visage.
— J’aurais entendu, insista Walker. Je te dis qu’ils ne parlent pas.
Jenkins se frotta le visage. Il garda les yeux fermés un instant,
paume contre le front, une certaine lassitude dans la voix.
— Tu crois que quelque chose a pu se casser quand tu l’as
démolie ?
— Démontée, soupira Walker. Je ne l’ai pas démolie.
Jenkins leva les yeux au ciel.
— Donc, tu penses qu’ils ne s’en servent plus, c’est ça ? Tu crois
qu’ils savent qu’on en a une ? Je te jure, moi je crois que cet enfoiré
de prêtre qu’ils nous ont envoyé est un espion. C’est la merde depuis
qu’on l’a laissé entrer pour administrer les derniers sacrements.
— J’en sais rien, de ce qu’ils font, dit Walker. Je pense qu’ils
utilisent les radios, mais qu’ils ont exclu celle-ci du circuit. Regarde,
j’ai fait une autre antenne, plus puissante.
Il lui montra les fils qui sinuaient depuis l’établi et s’enroulaient
autour de la poutre en métal au-dessus de leurs têtes.
Jenkins leva les yeux puis tourna vivement la tête vers la porte.
Des cris. Harper cessa de manger pour tendre l’oreille mais
replongea vite sa cuillère dans la bouillie de maïs.
— Tout ce que je veux savoir, c’est quand je pourrai les écouter,
déclara Jenkins en posant le bout du doigt sur l’établi avant de
reprendre son fusil. Ça fait une semaine qu’on tire à l’aveugle. J’ai
besoin de résultats, pas de leçons de… de… sorcellerie.
Walker se laissa tomber sur son tabouret préféré, les yeux perdus
dans le maelström de fils autrefois emmêlés dans l’étroit boîtier de la
radio.
— C’est pas de la sorcellerie, c’est de l’électronique.
Il désigna deux circuits, reliés entre eux par des fils qu’il avait
allongés puis ressoudés afin de pouvoir examiner tous les
composants en détail.
— Je sais à quoi ils servent, mais n’oublie pas que ces appareils ne
sont connus de personne, en dehors du DIT en tout cas. Ce qui
m’oblige à émettre des hypothèses tout en bricolant.
Jenkins se frotta l’arête du nez.
— Écoute, fais-moi savoir quand tu as quelque chose. Toutes les
autres demandes peuvent attendre. C’est ta seule priorité. Pigé ?
Walker acquiesça. Jenkins tourna les talons et aboya sur Harper
pour qu’il lève ses fesses.
Ils abandonnèrent Walker sur son tabouret, leurs bottes reprenant
sans peine le rythme de la musique extérieure.
Seul, il examina la machine éventrée sur son établi, dont les petites
lumières vertes allumées semblaient le narguer. Sa main se posa
machinalement sur sa loupe, mue par une habitude vieille de
plusieurs décennies, alors même qu’il mourait d’envie de retourner
dans son lit, de s’enrouler dans son cocon, de disparaître.
Il avait besoin d’aide. En voyant tout ce qui lui restait à faire, il
pensa, comme toujours, au petit Scottie, son ombre, parti travailler
au DIT, où ils n’avaient pas pu le protéger. Il y avait eu une époque,
qui glissait à présent inexorablement loin de lui pour s’enfoncer dans
le passé, où Walker avait été heureux. Où sa vie aurait dû prendre fin
pour lui éviter toutes les souffrances subies par la suite. Mais il avait
survécu à ce bref bonheur et se rappelait à peine ces moments. Il ne
se souvenait pas de ce que ça faisait de se réveiller avec une joie
anticipée le matin, de s’endormir content à la fin de la journée.
Il ne connaissait plus que la peur, la terreur. Et le regret.
C’est à cause de lui que tout ce bruit et toute cette violence avaient
commencé. Walker en était convaincu. Chaque vie perdue était à
mettre au compte de ses mains ridées. Chaque larme était due à ses
actes. Personne ne le disait, mais il le lisait dans leurs pensées. Rien
qu’un petit message aux Fournitures, un service rendu à Juliette, un
geste pour se montrer digne, une occasion de tester sa théorie aussi
folle qu’horrible, de disparaître des écrans radars – et puis
l’enchaînement des événements, l’éruption de la colère, la violence
absurde.
Ça ne valait pas le coup. Il arrivait toujours à cette conclusion :
plus rien ne semblait valoir le coup.
Penché sur son établi, il se remit au bricolage. C’était son métier,
ce qu’il avait toujours fait. Il n’avait aucun moyen d’y échapper,
d’arrêter ces doigts à la peau rugueuse, ces paumes aux lignes
profondes qui semblaient interminables. Il les suivit du regard
jusqu’à ses poignets frêles, parcourus de minces veines pareilles à
des câbles gainés de bleu.
Rien qu’une entaille, et il irait retrouver Scottie, et Juliette.
C’était tentant.
Surtout parce que, où qu’ils se trouvent, que les prêtres aient
raison ou soient bons à enfermer, ses deux vieux amis étaient dans
un monde bien plus enviable que le sien…
56
Silo 17
Silo 18
Silo 18
Silo 17
Silo 18
Lukas avait mal aux yeux. Il ferma le livre et s’adossa aux étagères.
Il sentit une odeur nauséabonde, renifla la tranche du livre, mais
non. Ce devait être lui. Quand avait-il pris une douche pour la
dernière fois ? Sa routine était complètement chamboulée. Il n’y
avait plus de cris de gamins pour le réveiller le matin, plus de chasse
aux étoiles le soir, plus d’escalier éclairé de veilleuses pour le guider
jusqu’à son lit, afin qu’il recommence le lendemain. Au lieu de ça, il
tournait en rond dans ce dortoir secret du trente-cinquième étage à
longueur de journée. Une douzaine de couchages pour lui tout seul.
Un voyant rouge clignotait pour lui annoncer de la visite, il parlait à
Bernard ou à Peter Billings quand ils lui apportaient à manger, ou
discutait longuement avec Juliette lorsqu’elle appelait et que le
champ était libre. Entre tout ça, il y avait les livres. D’histoire
ancienne, de milliards de gens, d’étoiles inconnues. Des histoires de
violence, de foules en proie à la folie, de dérèglement de la frise
chronologique de la vie, de soleils qui s’éteindraient un jour, d’armes
qui pouvaient anéantir le monde, de maladies qui l’avaient presque
fait.
Combien de temps pouvait-il encore tenir comme ça ? À lire,
manger, dormir ? Les semaines ressemblaient déjà à des mois. Il
n’avait aucun moyen de compter les jours, de se souvenir depuis
quand il portait cette salopette, de savoir s’il était temps de l’enlever
pour enfiler celle qui attendait dans le séchoir. Parfois il avait
l’impression de se changer et de laver ses vêtements trois fois par
jour. Mais ç’aurait pu être deux fois par semaine. D’après l’odeur, ça
faisait plus longtemps.
La tête appuyée contre la bibliothèque, il ferma les yeux. Les
choses qu’il lisait ne pouvaient pas être vraies. Pas toutes. Ça n’avait
pas de sens, ce monde bizarre, surpeuplé. Lorsqu’il mesurait les
différences d’échelle, pensait à cette vie terrée sous la surface, aux
gens qu’on envoyait au nettoyage, aux bisbilles pour savoir qui avait
volé quoi à qui, il lui arrivait d’éprouver une sorte de vertige mental,
de terreur, comme au bord d’un précipice au fond duquel il percevait
une vérité noire, mais la réalité le rattrapait par le col avant qu’il ne
sombre et ne puisse la distinguer complètement.
Impossible de dire depuis combien de temps il rêvassait assis là
lorsqu’il remarqua les voyants rouges.
Il rangea le livre et se releva. Il vit sur l’écran d’ordinateur que
Peter Billings était entré avec un plateau-repas et l’attendait près de
la porte – il n’avait pas l’autorisation d’aller plus loin.
Il traversa vite le couloir et escalada l’échelle. Une fois sorti, il
referma soigneusement la trappe et se fraya un chemin entre les
serveurs qui ronronnaient.
— Ah, voilà notre petit protégé.
— Shérif, dit Lukas en inclinant la tête.
Peter souriait, mais Lukas avait toujours l’impression qu’il se
moquait de lui, qu’il le traitait avec condescendance, bien qu’ils aient
le même âge. À chaque fois que Bernard venait avec Peter, et en
particulier le jour où Bernard avait expliqué qu’il fallait protéger
Lukas, il y avait une sorte de tension entre les deux plus jeunes, un
esprit de compétition, dont Lukas était conscient mais qu’il ne
partageait pas. Bernard avait confié en privé à Lukas qu’il préparait
Peter aux fonctions de maire, qu’un jour, Lukas et lui travailleraient
main dans la main. Lukas essaya de s’en souvenir lorsqu’il prit son
plateau. Peter l’observait, l’air perdu dans ses pensées.
Lukas tourna les talons.
— Pourquoi tu ne t’assois pas pour manger ici ? lui demanda Peter,
adossé contre la lourde porte.
Lukas se figea.
— Quand c’est Bernard, tu t’assois là, mais t’es toujours pressé de
repartir quand c’est moi. Qu’est-ce que tu fabriques, là-dedans, de
toute façon ?
Lukas se sentit piégé. En vérité, il n’avait même pas faim et pensait
plutôt garder son plateau pour plus tard, mais manger le tout devant
son visiteur serait le moyen le plus rapide de mettre un terme à cette
conversation. Il haussa donc les épaules et s’assit contre le classeur,
jambes tendues devant lui, pour découvrir le contenu de son plateau :
soupe non identifiable, deux rondelles de tomate, un morceau de
pain de maïs.
— Je bosse principalement sur les serveurs, comme avant.
Il prit une bouchée de pain. Insipide.
— La seule différence, c’est que je n’ai pas besoin de marcher
jusque chez moi à la fin de la journée, ajouta-t-il avec un sourire.
— Tu l’as dit. Tu vis au milieu, c’est ça ?
Peter croisa les bras, se mettant à l’aise contre la porte massive.
Lukas pencha la tête et jeta un œil dans le couloir. Il entendit des
voix. Il eut une soudaine envie de se lever et de courir, pour le plaisir
de courir.
— Si on veut. Mon appartement est pratiquement tout en haut.
— Tous ceux du milieu le sont, dit Peter en riant, pour ceux qui y
vivent.
Lukas mastiqua assidûment son pain pour s’occuper la bouche. Il
jeta un regard méfiant au bol de soupe.
— Est-ce que Bernard t’a parlé de la grande attaque qui est
prévue ? Je pensais descendre avec les autres pour y participer.
Lukas secoua la tête. Il plongea sa cuillère dans la soupe.
— Tu es au courant de ce barrage qu’ont construit les mécanos ? Ils
se sont carrément emmurés ! Bref. Sims et ses gars vont le réduire en
poussière. Ils y travaillent depuis un paquet de temps, alors leur
rébellion de nuls devrait se finir dans deux, trois jours, maxi.
Tout en avalant bruyamment sa soupe chaude, Lukas ne songeait
qu’aux hommes et aux femmes des Machines piégés derrière ce mur
d’acier, avec la très nette impression qu’il savait ce qu’ils enduraient.
— Ça veut dire que je vais bientôt sortir d’ici alors ?
Il coupa une tomate encore verte avec le bord de sa cuillère au lieu
d’utiliser sa fourchette et son couteau.
— Je ne suis plus menacé maintenant, si ? Personne ne sait qui je
suis de toute façon.
— C’est à Bernard de décider. Il est bizarre depuis quelque temps.
Le stress, j’imagine.
Peter se laissa glisser le long de la porte pour s’accroupir. Lukas
était content de ne plus devoir se tordre le cou pour le regarder.
— Mais il a mentionné une visite de ta mère prochainement. Ce
qui doit vouloir dire que tu es encore là pour une semaine minimum.
— Super.
Au loin, un serveur se mit soudain à vibrer. Lukas faillit bondir sur
ses pieds, comme tiré par des ficelles. Les voyants clignotèrent,
compris de lui seul.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Peter en se hissant sur la pointe
des pieds.
— Ça ? Ça veut dire qu’il est temps que je me remette au boulot,
répondit Lukas en lui tendant son plateau. Merci de m’avoir apporté
à manger.
— Attends ! Le maire a dit qu’il fallait que tu finisses…
Mais Lukas, déjà parti, lui fit un signe de la main par-dessus son
épaule. Il disparut derrière le premier grand serveur et courut vers le
fond de la salle, sachant que Peter ne pouvait le suivre.
— Lukas !
Mais il n’y avait plus de Lukas. Tout en courant, il sortit les clés qui
pendaient à son cou.
Face aux verrous, il vit que le voyant rouge avait cessé de
clignoter : Peter avait refermé la porte. Il ôta le panneau arrière,
saisit le casque à écouteurs et le brancha.
— Allô ?
Il ajusta le micro de façon à ce qu’il ne soit pas trop près.
— Salut.
La voix le réconforta plus que n’importe quelle nourriture.
— Je t’ai fait courir ?
Lukas inspira un grand coup. Dur de garder la forme dans ces
conditions de vie, sans marcher, sans monter et descendre l’escalier.
— Non non. Mais tu devrais peut-être appeler moins souvent. Du
moins pendant la journée. Tu-sais-qui est souvent dans les parages.
Hier, quand tu as laissé sonner hyper longtemps, on était assis juste à
côté du serveur, qui faisait que de vibrer. Ça l’a vraiment énervé.
— Et tu crois que je vais m’en vouloir ? dit Juliette en riant.
J’adorerais qu’il réponde, moi, j’ai encore plein de choses à lui dire.
Et sinon, tu proposes quoi ? Je veux te parler, j’ai besoin de ça. Toi, tu
es tout le temps disponible. C’est pas comme si tu pouvais m’appeler
en t’attendant à ce que je sois en train de poireauter. J’en fais, des
kilomètres. Tu sais combien de fois j’ai fait le trajet des trentièmes
jusqu’aux Fournitures en une semaine ? Devine.
— J’ai pas envie de deviner, dit-il en se frottant les paupières.
— Au moins six fois. Et tu sais, si tu l’as toujours dans les pattes, ne
te gêne pas pour le tuer, ça me rendrait service et ça m’éviterait de…
— Le tuer ? Comment, à coups de matraque ?
— Tu veux vraiment des exemples ? Parce que j’ai rêvé à plusieurs
façons de…
— Non, je ne veux pas d’exemples. Et je ne veux tuer personne !
J’ai jamais fait un truc pareil.
Lukas se massait la tempe du bout de l’index. Ces maux de tête
n’arrêtaient pas de revenir, depuis que…
— Laisse tomber, fit Juliette, la déception palpable à l’autre bout du
fil.
— Écoute…
Il réajusta son micro. Il détestait ces conversations. Il préférait
quand ils parlaient de tout et de rien.
— Je suis désolé, mais c’est… c’est compliqué ici. Je ne sais même
plus qui fait quoi. Je suis coincé dans cette boîte avec toutes ces
informations, j’ai une radio où j’entends beugler des gens sans arrêt,
et pourtant, on dirait que je sais que dalle par rapport aux autres.
— Mais tu sais que tu peux me faire confiance, pas vrai ? Que je
suis du côté des gentils ? Je n’ai rien fait de mal, rien pour avoir
mérité qu’on m’exclue, Lukas. Il faut que tu me croies.
Il l’entendit prendre une profonde inspiration et pousser un long
soupir. Il l’imaginait assise, là-bas, seule dans un silo avec un fou, le
micro près de la bouche, le souffle exaspéré, l’esprit empli de tout ce
qu’elle attendait de lui.
— Lukas, tu sais que je suis du bon côté, tu le sais, hein ? Et que tu
travailles pour un grand taré ?
— Mais tout est complètement barré, ici. Tout le monde. Voilà tout
ce que je sais : on était assis là au DIT, on espérait que rien de mal
n’arriverait, et les pires choses qu’on pouvait imaginer se sont
produites pour nous.
Juliette poussa à nouveau un long soupir, et Lukas songea au récit
qu’il lui avait fait du soulèvement, aux détails qu’il avait omis.
— Je me souviens de ce que tu as dit sur les miens, mais tu
comprends pourquoi ils en sont arrivés là ? Dis-le-moi, je t’en prie. Il
fallait agir, Luke. Et il en est encore temps.
Lukas haussa les épaules, oubliant qu’elle ne pouvait pas le voir.
Même s’ils se parlaient souvent, il n’était toujours pas habitué à ce
mode de communication.
— Tu pourrais être d’une aide précieuse, lui dit-elle.
— Mais je n’ai pas demandé à être ici.
Il sentait l’énervement le gagner. Pourquoi fallait-il que leurs
conversations dérivent vers ces sujets ? Pourquoi ne pouvaient-ils
pas se contenter d’évoquer le meilleur repas qu’ils avaient jamais fait,
leur livre préféré quand ils étaient petits, les goûts qu’ils avaient en
commun ?
— Aucun de nous n’a demandé à être où il est, lui rappela-t-elle
froidement.
Ce qui fit réfléchir Lukas, à l’endroit où elle se trouvait, à ce qu’elle
avait enduré pour y arriver.
— Ce que nous contrôlons en revanche, ce sont nos actions une
fois que le destin nous a mis à tel ou tel endroit.
— Bon, il va falloir que je raccroche.
Il n’avait pas envie de penser en termes d’action et de destin. Il ne
voulait pas poursuivre cette conversation.
— Peter va bientôt m’apporter mon dîner.
Mensonge. Il l’entendait respirer. Il avait l’impression de l’écouter
penser.
— OK, je comprends. Il faut que j’aille tester mon scaphandre de
toute façon. Et euh… je serai peut-être partie un moment si ça
marche. Alors si je ne donne pas de nouvelles pendant un peu plus
d’une journée…
— Fais attention à toi, c’est tout.
— Promis. Et souviens-toi de ce que je t’ai dit, Luke. Ce qui nous
définit, c’est ce qu’on fait pour avancer. Tu ne fais pas partie des
méchants. Tu n’es pas chez toi là-bas. S’il te plaît, ne l’oublie pas.
Lukas bredouilla un “D’accord”, Juliette lui dit au revoir et il
entendit sa voix résonner à ses oreilles longtemps après avoir
débranché le casque.
Au lieu de remettre les écouteurs dans leur sac, il s’adossa au
serveur en triturant les oreillettes, en pensant à ce qu’il avait fait, à
qui il était.
Il avait envie de se rouler en boule et de pleurer, de fermer les
yeux, de s’extraire du monde. Mais il savait que s’il les fermait, s’il se
laissait aller vers l’obscurité, il ne verrait qu’elle. Cette petite bonne
femme aux cheveux blancs, au corps secoué par l’impact des balles,
celles qu’il avait tirées. Il sentirait son doigt sur la gâchette, ses joues
humides et iodées, la puanteur de la poudre, il entendrait le bruit
métallique des douilles creuses contre la table, les cris de victoire
poussés par les hommes et les femmes de son camp.
61
Silo 18
Silo 17
Silo 18
Silo 17
Silo 18
Silo 17
Silo 18
Silo 18
Silo 17
Silo 18
Silo 18
Silo 17
Silo 18
George :
Tu reposes ici, en toute sérénité. Les rides de ton front et au
coin de tes yeux se sont effacées. Je t’effleure quand ils
regardent ailleurs, cherchent des indices, mais je suis la seule à
savoir ce qui t’est arrivé. Attends-moi. Attends-moi. Attends là,
mon chéri. Que ces douces plaintes trouvent ton oreille et s’y
enterrent, afin que ce baiser volé se nourrisse de l’amour secret
qui nous unit.
Silo 17
Silo 18
Silo 18
Silo 17
Silo 18
Silo 17
Juliette sortit par le sas et gravit la rampe sans faire cas des cadavres
qui jonchaient le sol ; enfin, le plus dur était passé. Un espace
immense s’ouvrit devant elle, parsemé ici et là de petits tas qu’elle
aurait bien voulu prendre pour des rochers. Pas de problème pour
trouver son chemin. Elle tourna le dos à la métropole en ruine vers
laquelle elle s’était dirigée il y avait si longtemps, et se remit en
marche.
Les gisants qu’elle croisait à l’occasion l’attristaient plus que lors
de son premier passage, peut-être parce qu’elle avait partagé leur silo
quelque temps. Elle prenait bien soin de ne pas les déranger, tentait
de garder une attitude la plus solennelle possible, regrettant de ne
pas pouvoir faire plus qu’éprouver de la pitié.
Ils finirent par se faire plus rares, et Juliette se retrouva seule avec
le paysage. Elle gravissait la colline balayée par les vents, au son
familier et, bizarrement, réconfortant, de la poussière qui s’abattait
contre son casque. C’était le monde dans lequel elle vivait, où ils
vivaient tous. À travers le dôme transparent de sa visière, elle
l’embrassait tel qu’il était. Ses nuages gris et menaçants qui traçaient
dans le ciel, ses rideaux de poussière qui balayaient la terre, ses
rochers déchiquetés qui semblaient avoir fait partie d’un tout plus
imposant, peut-être brisé par les machines qui avaient façonné ces
collines.
Une fois au sommet, elle s’arrêta pour admirer la vue. Le vent était
plus fort ici, son corps plus vulnérable. Elle planta ses bottes dans le
sol pour ne pas tomber et regarda en direction du dôme inversé qui
se présentait devant elle : le toit aplati de sa maison. Elle était à la fois
exaltée et terrifiée. Le soleil, encore bas, dépassait à peine les
collines lointaines et laissait dans l’ombre, dans la nuit, le capteur en
contrebas. Elle allait y arriver. Mais avant de descendre du sommet,
elle observa, stupéfaite, l’enfilade de cuvettes qui se perdait vers
l’horizon. C’était exactement comme sur le schéma : des dépressions
survenant à intervalles réguliers, cinquante en tout.
Une pensée s’imposa alors à son esprit avec force : en ce moment
même, tout près d’ici, d’innombrables personnes vaquaient à leurs
occupations. Des gens vivants. D’autres silos que le sien et celui de
Solo. Des silos entiers inconscients des autres, emplis de gens se
préparant à aller au travail, à l’école et, qui sait, au nettoyage.
Elle pivota sur elle-même et s’imprégna de cette vue, se
demandant s’il y avait quelqu’un d’autre dans ce paysage en ce
moment qui portait une combinaison pareille à la sienne mais qui
entretenait des peurs complètement différentes. Si elle avait pu les
appeler, elle l’aurait fait. Si elle avait pu faire signe à tous les capteurs
cachés, elle l’aurait fait.
De cette hauteur, le monde bénéficiait d’une portée nouvelle,
revêtait une ampleur différente. On l’avait bannie plusieurs semaines
auparavant, sa vie aurait dû prendre fin – si ce n’était sur le versant
de la colline juste devant chez elle, alors ç’aurait dû arriver dans les
profondeurs glacées du silo 17. Mais ça ne s’était pas terminé comme
ça. Alors ça allait sûrement finir ici, ce matin, avec Lukas. Ils allaient
peut-être périr par le feu dans le sas, si son intuition n’était pas la
bonne. À moins qu’ils ne se lovent au creux de la colline et ne
s’effacent peu à peu dans les bras l’un de l’autre, un couple dont
l’intimité se résumait à des discussions éperdues au cœur de la nuit,
un lien intense entre deux âmes naufragées dont ils n’avaient jamais
parlé à qui que ce soit.
Juliette s’était fait la promesse de ne plus jamais aimer quelqu’un
en secret, de ne plus aimer tout court. Mais là, c’était en quelque
sorte presque pire : elle le lui avait caché à lui aussi. Elle ne se l’était
même pas avoué à elle-même.
C’était peut-être la mort, vu sa proximité, qui parlait, la grande
faucheuse qui bombardait son casque de sable et de toxines. À quoi
bon s’en faire après tout ? Son silo continuerait à exister. Les autres
silos aussi.
Une puissante rafale de vent la surprit et faillit lui arracher des
mains sa précieuse couverture. Elle retrouva l’équilibre, reprit ses
esprits et entama sa descente vers sa maison. À mesure qu’elle
perdait de la hauteur et que la vue se faisait moins spectaculaire, le
vent perdit de son agressivité. Elle suivit le creux où deux collines se
rencontraient, se dirigeant vers cette triste vision d’un couple
enterré à la vue de tous, étape marquante sur le chemin fatidique qui
la ramenait chez elle.
Silo 18
Elle recouvra vite ses esprits dès qu’ils lui en laissèrent l’occasion.
Juliette émergea de ce qu’elle ressentait comme un rêve profond,
une brume de plusieurs semaines, des cauchemars de noyade et
d’incendie, une excursion à l’extérieur, des dizaines de silos
semblables au sien. Les médicaments avaient tenu la douleur à
l’écart, mais avaient aussi émoussé sa conscience. Elle se fichait
d’avoir mal si elle avait les idées claires en retour. C’était tout vu.
— Salut.
Elle tourna la tête sur le côté – et Lukas était là. Était-il parti ne
serait-ce qu’une seconde ? Une couverture tomba de sa poitrine
lorsqu’il se pencha pour lui prendre la main. Il sourit.
— Ça a l’air d’aller mieux.
Juliette s’humecta les lèvres. Elle avait la bouche sèche.
— Où suis-je ?
— À l’infirmerie du trente-troisième. Ne force pas, d’accord ? Est-
ce que tu veux que je t’apporte quelque chose ?
Elle secoua la tête. C’était déjà incroyable de pouvoir bouger, de
réagir à ce qu’on lui disait. Elle essaya de serrer sa main.
— J’ai mal, dit-elle d’une voix faible.
Lukas se mit à rire. Il avait l’air soulagé d’entendre ça.
— Sans blague.
Elle cligna des yeux, l’air étonné.
— Il y a une infirmerie au trente-troisième ?
Il mit du temps avant de répondre.
Il acquiesça avec gravité.
— Je suis désolé, mais c’est la meilleure du silo. Et au moins tu es
en sécurité. Mais oublie ça. Repose-toi. Je vais chercher l’infirmière.
Il se leva et un gros livre glissa de ses genoux sur le fauteuil, enfoui
dans la couverture et les oreillers.
— Tu te sens capable de manger ?
Elle hocha la tête et la reposa à plat, face au plafond et à l’éclairage
intense. Tout lui revenait, ses souvenirs émergeaient comme les
picotements de douleur sur sa peau.
Elle lut les mots pendant des jours, et pleura. Assis près d’elle,
Lukas ramassait ceux qui tombaient en virevoltant comme des
avions en papier jetés dans la cage d’escalier. Il n’arrêtait pas de
s’excuser, bafouillant comme si c’était de sa faute. Juliette les lut tous
une dizaine de fois en essayant de se rappeler qui avait disparu et qui
était encore en mesure de signer son nom. Elle n’arrivait pas à croire
que Knox fût mort. Certaines choses semblaient immuables, comme
l’escalier central. Elle pleura sa disparition et celle de Marck, mourait
d’envie de voir Shirly, mais on lui dit que c’était impossible.
Des fantômes lui rendaient visite quand les lumières s’éteignaient.
Elle se réveillait, les yeux collés, l’oreiller trempé de sueur, et Lukas
lui frottait le front en lui disant que tout allait bien.
Ils étaient tous les trois assis à la table de conférence ; Juliette ajustait
le bandage de sa main de sorte qu’il recouvre le tissu cicatriciel qui
dépassait. Ils lui avaient donné une salopette trop grande pour
minimiser la douleur, mais son maillot la démangeait partout où il
était en contact avec sa peau. Assise dans un fauteuil rembourré à
roulettes, elle roulait d’avant en arrière, impatiente, prête à sortir
d’ici. Mais Lukas et Peter avaient des choses à lui dire. Ils l’avaient
escortée à deux doigts de la sortie, du grand escalier, tout ça pour la
faire asseoir dans cette pièce. Pour plus d’intimité, comme ils avaient
dit. Ils avaient un air qui la rendait mal à l’aise.
Au début, personne ne dit rien. Peter envoya un technicien
chercher de l’eau, mais une fois le pichet arrivé et les verres remplis,
personne ne se désaltéra. Lukas et Peter échangeaient des regards
inquiets. Juliette en eut assez d’attendre.
— Bon, qu’est-ce qu’il y a ? Je peux y aller ? J’ai l’impression que ça
fait des jours que vous remettez ce moment à plus tard.
Elle regarda sa montre, agitant légèrement son bras pour la faire
glisser loin du bandage de son poignet. Elle regarda Lukas droit dans
les yeux et ne put que rire, à y lire tant d’inquiétude.
— Vous voulez me garder là toute la vie ? Non, parce que j’ai dit à
tous ceux du fond que je les verrais demain soir.
Lukas se tourna vers Peter.
— Allez, quoi, crachez le morceau ! Qu’est-ce qui vous turlupine
comme ça ? Le docteur a dit que j’étais apte à descendre et je vous ai
promis de voir Marsh ou Hank si j’avais le moindre problème. Je suis
déjà assez en retard comme ça, alors il faut que j’y aille, là.
— OK, soupira Lukas, se résignant manifestement à faire l’annonce.
Ça fait quelques semaines…
— Oui, et avec vous deux, j’ai l’impression que ça fait des mois.
Elle tourna le petit bouton sur le côté du cadran de sa montre,
comme si ce tic ne l’avait jamais quittée.
— Le truc, c’est que – il toussa, s’éclaircit la voix –, que nous
n’avons pas pu te donner tous les mots qui t’ont été envoyés, parvint-
il à articuler, le visage fermé, l’air coupable.
Le cœur de Juliette sombra instantanément. Elle s’effondra, dans
l’attente du pire. Des noms qu’elle allait devoir ajouter à cette triste
liste…
Lukas leva les mains.
— Non, non, ce n’est pas ce que tu crois, s’empressa-t-il de préciser
face à son inquiétude. Mon Dieu, excuse-moi, non, ce n’est rien de…
— Ce sont même de bonnes nouvelles, ajouta Peter. Des mots de
félicitations.
Lukas lui lança un regard qui fit dire à Juliette qu’elle devait peut-
être s’attendre à autre chose.
— En tout cas, ce sont des nouvelles, dit-il en la regardant.
Il avait les mains croisées devant lui, sur le bois marqué,
exactement comme elle. Chacun aurait pu faire bouger ses doigts de
quelques centimètres, jusqu’à ce qu’ils se touchent et s’enlacent.
Quoi de plus naturel après toutes ces semaines d’entraînement ? Mais
c’était juste un geste normal entre amis inquiets à l’hôpital, non ?
Juliette y réfléchissait tandis que Lukas et Peter parlaient d’élections.
— Attendez. Quoi ? s’écria-t-elle, relevant le mot.
— Question de timing, expliqua Lukas.
— Tout le monde ne parlait que de toi, dit Peter.
— Répétez-moi tout ça, demanda-t-elle. Qu’est-ce que vous avez
dit ?
Lukas respira un grand coup.
— Bernard était l’unique candidat. Quand on l’a envoyé au
nettoyage, l’élection a été annulée. Mais quand la nouvelle de ton
retour miraculeux s’est répandue, les gens sont quand même venus
voter…
— Beaucoup de gens, ajouta Peter.
— Oui, énorme. Plus de la moitié du silo s’est mobilisée.
— D’accord, mais… moi, maire ?
Elle rit, les yeux rivés à la table nue, exception faite de leurs verres
d’eau intacts.
— Il y a bien un truc qu’on doit signer, non ? Un moyen officiel
d’annuler cette folie ?
Les deux hommes échangèrent un regard.
— Justement, dit Peter.
Lukas secoua la tête.
— Je te l’avais dit.
— On espérait que tu acceptes.
— Moi ? Maire ?
Juliette croisa les bras et se cala, non sans douleur, contre son
dossier. Elle rit de nouveau.
— C’est une plaisanterie. Je n’ai pas la moindre idée de…
— Ce n’est pas nécessaire, dit Peter en se penchant vers elle. Tu as
un bureau, tu serres des mains, signes des papiers, remontes le moral
des gens.
Lukas lui tapota sur le bras en secouant la tête. Juliette sentit une
vague de chaleur sur sa peau, qui accentua les picotements de ses
cicatrices.
— Je t’explique, dit Lukas tandis que Peter se carrait dans son
fauteuil. On a besoin de toi. Il y a un vide exécutif tout en haut de ce
silo. Peter occupe son poste depuis plus longtemps que quiconque, et
tu sais combien de temps ça fait.
Elle l’écoutait attentivement.
— Tu te rappelles nos conversations pendant toutes ces nuits ?
Quand tu me racontais à quoi ressemblait ce silo où tu étais ? Est-ce
que tu sais à quel point on est passés près de finir comme lui ?
Elle se mordit la lèvre, prit un des gobelets et but à longs traits. Le
regard attentif au-dessus du bord du verre, elle attendait qu’il
poursuive.
— On tient notre chance, Jules. De faire durer cet endroit. De le
remettre sur les…
Elle posa son verre et leva une main pour le faire taire.
— Si jamais on devait faire une chose pareille, énonça-t-elle
calmement en regardant tour à tour leurs visages plein d’attente,
alors on le fait à ma façon.
Peter n’avait pas l’air de comprendre.
— Plus de mensonges, précisa-t-elle. On donne une chance à la
vérité.
Lukas émit un rire nerveux. Peter secoua la tête.
— Écoutez-moi, reprit-elle. Je ne suis pas folle. Ce n’est pas la
première fois que j’y songe. J’ai eu des semaines pour réfléchir à tout
ça.
— La vérité ? demanda Peter.
Elle acquiesça.
— Je sais ce que vous vous dites, tous les deux. Qu’on a besoin des
mensonges, de la peur…
Peter approuva.
— Mais qu’est-ce qu’on pourrait bien inventer d’encore plus
effrayant que ce qu’il y a véritablement là, dehors ?
Elle pointa un doigt vers le toit et attendit qu’ils digèrent cette
dernière question.
— À l’époque où ces silos ont été construits, l’idée était de nous
mettre tous dans le même bateau. Mais isolés, chacun dans sa galère
sans avoir conscience de l’existence des autres, pour éviter la
contagion si jamais l’un d’entre nous tombait malade. Mais je ne veux
pas jouer dans cette équipe. Je n’approuve pas leur cause. Je refuse.
Lukas inclina la tête sur le côté.
— D’accord mais…
— Donc c’est nous contre eux. Quand je dis “eux”, je ne parle pas
des gens qui vivent dans les silos, qui triment jour après jour et qui
ignorent tout, mais de ceux qui vivent tout en haut et sont au courant
de tout. Le silo 18 sera différent. Fort d’un savoir partagé, d’une
raison d’être. Réfléchissez. Au lieu de manipuler les gens, pourquoi
ne pas les responsabiliser ? Leur faire savoir ce contre quoi nous
nous battons. Et faire en sorte que cette prise de conscience guide
notre volonté collective.
Lukas arqua les sourcils. Peter passa une main dans ses cheveux.
— Vous devriez y réfléchir.
Elle recula de la table.
— Prenez votre temps. Moi, je vais voir ma famille et mes amis.
Mais soit je fais partie de l’équipe, soit je bosse contre vous. D’une
manière ou d’une autre, je répandrai la vérité.
Elle sourit à Lukas. C’était un défi, mais il comprendrait qu’elle ne
plaisantait pas.
Peter se leva, paumes tournées vers elle.
— Est-ce qu’on peut au moins s’accorder sur un point ? Pas d’acte
irréfléchi avant qu’on se réunisse à nouveau ?
Juliette croisa les bras et acquiesça.
— Bien, souffla Peter en laissant retomber ses bras.
Elle se tourna vers Lukas. Il la scrutait, lèvres pincées, et elle
devina qu’il ne se faisait pas d’illusions. Les choses ne pouvaient
évoluer que d’une seule façon, et ça lui fichait une sacrée frousse.
Peter tourna les talons et ouvrit la porte. Il lança un regard à
Lukas.
— Tu peux nous laisser une seconde ? lui demanda Lukas en se
levant.
Peter accepta. Il serra la main de Juliette, elle le remercia pour la
millième fois. Il tâta son étoile, accrochée de travers sur sa poitrine,
et quitta la salle de réunion.
Lukas prit Juliette par la main et la tira vers la porte.
— Tu te moques de moi ? Tu croyais vraiment que j’allais accepter
ce boulot sans exiger…
Lukas poussa la porte du plat de la main pour la forcer à se fermer.
Juliette lui faisait face, perplexe, puis sentit ses bras lui enserrer
tendrement la taille, prenant garde à ses blessures.
— Tu avais raison, murmura-t-il.
Il se pencha tout près, la tête au-dessus de son épaule.
— J’essaie de gagner du temps. Je ne veux pas que tu t’en ailles.
Elle sentait son souffle chaud dans son cou. Elle se détendit. Elle
oublia ce qu’elle était sur le point de dire. Elle passa un bras dans son
dos, posa l’autre main sur sa nuque.
— Tout va bien, dit-elle, soulagée de l’entendre dire ces mots, de
l’admettre, enfin.
Elle sentait ses frissons, son souffle saccadé.
— Ça va aller, murmura-t-elle en posant sa joue contre la sienne
pour le rassurer. Je ne pars pas pour de bon…
Lukas s’écarta légèrement pour la regarder. Les yeux emplis de
larmes, il sondait son visage. Tout son corps tremblait à présent.
C’est lorsqu’il l’attira contre lui pour l’embrasser qu’elle se rendit
compte que ce n’était ni de la peur ni de la panique qu’elle devinait
chez lui, mais de l’émotion.
Elle s’abandonna à leur baiser, qui lui monta à la tête avec bien plus
d’efficacité que les médicaments. Les mains de Lukas cramponnées à
son dos ne lui firent même pas mal. Elle était incapable de dire quand
elle avait senti des lèvres contre les siennes pour la dernière fois. Elle
lui rendit son baiser, et tout se termina trop tôt. Il recula d’un pas
avant de lui prendre les mains, et jeta un coup d’œil inquiet vers la
fenêtre.
— C’est un… euh…
— C’était très agréable, dit-elle en lui serrant les mains.
— Je crois qu’on devrait…
Il désigna la porte du bout du menton. Juliette sourit.
— Oui. Je crois aussi.
Il traversa avec elle le hall d’entrée du DIT pour l’accompagner
jusqu’au palier. Un technicien les attendait avec le sac de Juliette. Elle
s’aperçut que Lukas avait enroulé des chiffons autour de la
bandoulière, inquiet pour ses blessures.
— Et tu es sûre de ne pas vouloir d’escorte ?
— Je vais m’en sortir, dit-elle en coinçant ses cheveux derrière ses
oreilles. Elle passa le sac par-dessus sa tête.
— On se revoit dans une semaine environ.
— Tu peux me contacter par radio, lui dit-il.
— Je sais, répondit-elle en riant.
Après une tendre pression sur sa main, elle se tourna vers le grand
escalier. Quelqu’un dans un groupe qui passait par là lui fit un signe
de tête. Elle était sûre de ne pas le connaître, mais lui rendit son
salut. Des têtes se retournaient pour la regarder. Enfin, elle se décida
à empoigner cette longue rampe d’acier qui se frayait un chemin au
cœur des choses, qui faisait tenir ces vieilles marches ensemble
tandis que des vies entières s’émoussaient sur elles. Juliette posa une
botte sur la première marche d’un périple qu’elle attendait depuis si
longtemps…
— Hé !
C’était Lukas. Il traversa le palier en courant, l’air perdu.
— Je croyais que tu descendais voir tes amis, pas que tu montais.
Juliette lui sourit. Un porteur passa, chargé d’un énorme fardeau.
Juliette songea qu’elle s’était récemment débarrassée des siens.
— La famille d’abord, dit-elle.
Elle leva les yeux vers ce puits qui traversait de part en part le silo
bourdonnant et posa une botte sur la marche suivante.
— Avant toute chose, il faut que je voie mon père.
ÉPILOGUE
Silo 17
— Trente-deux !
Elise montait les marches du fond en se dandinant. Son souffle
laissait derrière elle des volutes de condensation, ses pieds encore
maladroits chaussés de bottes faisaient un raffut du tonnerre sur les
marches humides.
— Trente-deux marches, monsieur Solo !
En arrivant sur le palier, elle buta contre la dernière et se rattrapa
sur les mains et les genoux. Elle resta ainsi un instant, hésitant
probablement entre le rire et les larmes.
Solo s’attendait à ce qu’elle pleure.
Au lieu de quoi elle releva la tête et lui adressa un large sourire qui
disait que tout allait bien. Il y avait un petit trou dans ce sourire,
laissé par une dent récemment tombée.
— Ça descend ! s’écria-t-elle.
Elle s’essuya les mains sur sa nouvelle salopette et le rejoignit en
courant.
— L’eau, elle descend !
Elle se jeta contre lui et passa ses bras autour de sa taille. Il posa
une main dans son dos tandis qu’elle le serrait fort.
— Tout va s’arranger !
Appuyé d’une main sur la rampe, Solo baissa les yeux vers
l’ancienne tache de sang couleur rouille mais ne s’attarda pas sur ce
souvenir et plongea le regard dans l’eau, en dessous, qui refluait. Il
détacha sa radio de son ceinturon. C’est à Juliette que cette nouvelle
ferait le plus plaisir.
— Tu as raison, dit-il à la petite Elise. Je crois que tout va finir par
s’arranger…
Ouvrage réalisé
par le Studio Actes Sud
DU MÊME AUTEUR
Titre original :
Shift
© Hugh Howey, 2013
Silo
Origines
roman traduit de l’anglais (États-Unis)
par Laure Manceau
ACTES SUD
À tous ceux qui se retrouvent bel et bien seuls.
En 2007, le CAN (Center for Automation in Nanobiotech – Centre
d’automatisation des nanobiotechnologies) présentait dans les grandes
lignes les plateformes matérielle et logicielle qui permettraient un jour à
des robots plus petits que des cellules humaines d’établir des diagnostics
médicaux, d’effectuer des soins et même de s’autoreproduire.
La même année, CBS rediffusait une émission à propos des effets du
Propranolol sur les victimes de traumatismes extrêmes. On s’était
aperçu qu’une simple pilule était en mesure d’effacer le souvenir de tout
événement traumatisant.
Presque au même moment dans la grande histoire de l’humanité,
l’homme avait découvert comment provoquer sa propre ruine. Et
comment oublier qu’une telle chose avait pu se produire.
PREMIÈRE FACTION
L’HÉRITAGE
PROLOGUE
2110
Sous les collines du comté de Fulton, dans l’État de Géorgie
À son retour parmi les vivants, Troy était dans une tombe. Il se
réveilla dans un espace confiné, le visage tout près d’une vitre givrée.
De l’autre côté de cette couche de glace, des silhouettes
s’affairaient. Il essaya de lever les bras, de frapper à la vitre, mais il
n’avait pas assez de force. Il tenta un cri, mais ne réussit qu’à tousser.
Il avait un goût atroce dans la bouche. À ses oreilles retentirent le
bruit métallique de gros verrous qu’on ouvrait, un chuintement d’air,
le grincement de gonds restés longtemps en sommeil.
La lumière était vive ; les mains sur sa peau, chaudes. Ils l’aidèrent
à s’asseoir tandis qu’il toussait encore et que son souffle se
condensait en petits nuages. On lui tendit de l’eau. Des pilules. L’eau
était fraîche et les pilules, amères. Il parvint à avaler quelques
gorgées. Il était incapable de tenir son verre seul. Ses mains
tremblaient tandis qu’une déferlante de scènes cauchemardesques lui
revenait en mémoire. Le passé lointain se mêlait aux souvenirs
récents. Il frissonna.
Une blouse en papier. Le picotement du sparadrap qu’on arrache, à
son bras. Un tuyau qu’on retire de son entrejambe. Deux hommes en
blanc l’aidèrent à sortir du cercueil. De la vapeur s’éleva tout autour
de son corps avant de se dissiper.
Assis, ébloui, Troy regardait, à travers le clignement de ses
paupières restées longtemps fermées, les rangées de cercueils pleins
de vie qui s’étendaient à perte de vue le long des murs incurvés. Le
plafond lui semblait bas, impression renforcée par toute la terre qui
s’amoncelait au-dessus d’eux. Et par les années. Tant d’années
avaient passé. Tous ceux qu’ils chérissaient auraient disparu à
présent.
Tout avait disparu.
Les pilules lui piquaient la gorge. Il essaya d’avaler. Ses souvenirs
s’évanouirent comme des rêves au petit matin, et il sentit que son
emprise sur tout ce qu’il avait connu jusqu’alors lui échappait.
Il tomba à la renverse – mais les hommes en blanc l’avaient vu
venir. Ils le rattrapèrent et posèrent à terre son corps qui frissonnait
sous sa blouse de papier.
Des images lui revinrent ; un bombardement de souvenirs, puis
plus rien.
C’est ainsi qu’agissaient les pilules. Mais il faudrait du temps avant
de détruire le passé.
Troy se mit à sangloter dans ses mains, sous l’œil compatissant des
deux hommes en blanc. Ils lui laissèrent le temps. N’expédièrent pas
la procédure. C’était là une politesse que se transmettaient entre
elles les âmes tirées du sommeil, une faveur que tous les hommes
dormant dans leur cercueil découvriraient à leur réveil.
Et qu’ils finiraient par oublier.
1
2049
Washington, DC
2110
Silo 1
2049
Washington, DC
2110
Silo 1
2049
Washington, DC
2110
Silo 1
2049
Washington, DC
2110
Silo 1
Le livre de l’Ordre, dont la reliure était faite pour durer, était ouvert
sur son bureau. Troy révisait la procédure qui l’attendait, sa première
action officielle en tant que chef de l’Opération Cinquante ; ça lui
évoquait une cérémonie inaugurale, un grand tralala où l’homme
venu couper le ruban avec ses grands ciseaux se voyait remercier
pour le dur labeur d’autres personnes.
Il trouvait que l’Ordre tenait plus du livre de recettes que du
manuel d’instructions. Les psys qui l’avaient écrit avaient tout prévu,
la moindre bizarrerie de la nature humaine. Et comme dans le
domaine de la psychologie, ou toute autre discipline traitant de la
nature humaine, les parties les plus absurdes avaient un sens caché.
Ce qui poussa Troy à s’interroger sur celui de sa vie. De son poste.
Il avait étudié en vue d’un emploi tout à fait différent ; il aurait dû se
retrouver à la tête d’un silo, pas de tous les silos. On l’avait promu à
la dernière minute, et en cela il se sentait interchangeable, comme si
n’importe qui pouvait prendre sa place.
Bien sûr, même si son poste était principalement nominal, il
servait peut-être un but symbolique. Il n’était peut-être pas là tant
pour diriger les autres que pour leur donner l’impression qu’on les
dirigeait.
Il revint deux paragraphes en arrière. Il en avait lu tous les mots
mais n’avait rien retenu. Tous les aspects de sa nouvelle vie
l’inclinaient à la distraction, suscitaient sans arrêt de nouvelles
pensées. Tout avait été pensé dans les moindres détails – tous les
niveaux, la hiérarchie, le descriptif des postes – mais dans quel but ?
L’apathie générale ?
S’il levait la tête, il pouvait voir Victor dans le bureau des Services
psychologiques, de l’autre côté du couloir. Il lui aurait été facile
d’aller y poser la question. C’étaient eux, plus que n’importe quel
architecte, qui avaient conçu cet endroit. Il pourrait leur demander
comment ils s’y étaient pris, comment ils faisaient pour que tout le
monde se sente aussi vide à l’intérieur.
Isoler les femmes et les enfants jouait un rôle, Troy en était
convaincu. Les femmes et les enfants du silo 1 bénéficiaient d’une
procédure de long sommeil tandis que les hommes prenaient leur
quart chacun leur tour. Cela éliminait la passion de l’équation,
réduisait les probabilités de conflits entre hommes.
Et puis, il y avait la routine, abrutissante. C’était la castration de la
pensée, le train-train quotidien d’un employé qui observait la
pendule en bavant, pointait en sortant, s’endormait devant la télé,
tapait trois fois sur son réveil le matin, et rebelote. L’absence de
week-ends n’arrangeait rien. Il n’y avait pas de jours chômés. C’était
six mois de travail et des décennies de repos.
Raison qui le rendait jaloux des autres silos, où les couloirs
devaient résonner de rires d’enfants, de voix de femmes, de la
passion et du bonheur qui manquaient cruellement à cet endroit. Ici,
il ne voyait que stupeur, des dizaines de pièces communes avec des
films passant en boucle sur des écrans plats, des dizaines de paires
d’yeux qui clignaient dans des fauteuils confortables. Personne
n’était véritablement éveillé. Personne n’était véritablement vivant.
Ça aussi, ça devait être fait exprès.
Il regarda l’heure sur son ordinateur. Il était temps d’y aller. Une
journée de plus s’achevait. Une journée qui le rapprochait de la fin de
sa faction. Il ferma son exemplaire de l’Ordre, le glissa dans un tiroir
qu’il ferma à clé et se dirigea vers le département des
Communications, au bout du couloir.
Quelques têtes se levèrent lorsqu’il entra – traits tirés au-dessus de
combinaisons orange. Troy inspira profondément, se ressaisit. Il y
avait une tâche à accomplir. Et c’était à lui qu’elle incombait. Il fallait
juste qu’il garde son sang-froid. Il était là pour couper un ruban.
Saul, l’un des principaux techniciens radio, ôta son casque à
écouteurs et se leva pour le saluer. Troy le connaissait vaguement ;
ils vivaient dans la même section administrative et se croisaient à la
salle de sport de temps en temps. Tandis qu’ils se serraient la main,
le beau et large visage de Saul éveilla un vieux souvenir,
démangeaison dont Troy avait appris à ne pas faire cas. C’était peut-
être quelqu’un qu’il avait rencontré pendant sa formation, bien avant
sa longue sieste.
Saul le présenta à l’autre technicien en orange qui le salua sans
enlever son casque. Troy oublia son nom instantanément. Aucune
importance. On lui tendit un casque qu’il passa autour de son cou
sans positionner les écouteurs, de façon à pouvoir entendre. Saul prit
la fiche au bout du cordon et fit courir sa main sur le tableau de
cinquante prises. Ce dispositif et la pièce entière lui rappelaient de
vieilles photos d’opératrices téléphoniques avant qu’elles soient
remplacées par des ordinateurs et des boîtes vocales.
Cette image d’une époque révolue ajoutée à sa nervosité et aux
frissons induits par les pilules le conduisait droit vers la crise de fou
rire. Il faillit craquer mais parvint finalement à se contenir. Un
responsable des opérations qui cédait à l’hystérie alors qu’il était
censé juger les aptitudes d’un futur chef de silo, ce n’était pas bon
signe.
— … et vous n’avez qu’à poser la série de questions, lui disait Saul.
Il tendit une fiche plastifiée à Troy, qui était sûr de ne pas en avoir
besoin mais la prit quand même. Il avait passé la majeure partie de la
journée à mémoriser le protocole. Qui plus est, il était persuadé que
ce qu’il dirait n’avait aucune importance. Il valait mieux laisser aux
machines et aux ordinateurs le soin de juger les capacités du
candidat, grâce aux capteurs encastrés dans son casque.
— Bien. Voici l’appel, dit Saul en désignant une lumière clignotante
parmi d’autres. Je vous mets en relation.
Troy chaussa les écouteurs. Il entendit quelques bips avant que la
connexion se fasse. Quelqu’un respirait bruyamment à l’autre bout
de la ligne. Troy se tranquillisa : le jeune homme devait être bien
plus angoissé que lui. Après tout, il allait devoir répondre aux
questions – Troy n’avait qu’à les poser.
Il baissa les yeux sur sa fiche, l’esprit soudain vide, bien content de
l’avoir acceptée.
— Votre nom ? demanda-t-il.
— Marcus Dent, monsieur.
La jeune voix était sereine, pleine d’assurance, c’était le timbre
d’un torse gonflé d’orgueil. Troy se rappelait avoir éprouvé ce
sentiment, il y avait très longtemps. Puis il pensa au monde dans
lequel Marcus Dent était né, un héritage qu’il ne connaîtrait que
grâce aux livres.
— Parlez-moi de votre formation, lut Troy.
Il essayait de garder une voix égale, profonde, autoritaire, même si
les ordinateurs étaient conçus pour faire ça à sa place. Saul forma un
rond avec son pouce et son index pour lui faire savoir que les
données transmises par les capteurs étaient bonnes. Troy se
demanda si son casque était équipé du même dispositif. Est-ce que
quelqu’un dans cette pièce pouvait déceler à quel point il était
nerveux ?
— J’ai été l’ombre de l’adjoint Willis avant qu’on me transfère à la
Sécurité du DIT, monsieur. C’était il y a un an. Ça fait six mois que
j’étudie l’Ordre. Je me sens prêt, monsieur.
L’ombre. Troy avait oublié ce terme. Il n’avait pas pensé à apporter
la fiche de vocabulaire mise à jour.
— Quel est votre principal devoir envers v… le… silo ?
Il avait failli dire votre unité.
— Appliquer les préceptes de l’Ordre, monsieur.
— Et que protégez-vous par-dessus tout ?
Sa voix était la moins expressive possible. S’il se gardait d’insuffler
de l’émotion dans ses questions, les données du candidat n’en
seraient que meilleures.
— La vie et l’Héritage, monsieur, récita Marcus.
Troy eut du mal à lire la question suivante, floutée par un voile de
larmes. Ses mains tremblaient. Il posa la fiche devant lui avant que
quelqu’un ne s’en rende compte.
— Et jusqu’où aller pour protéger ces choses auxquelles nous
tenons tellement ?
— Jusqu’au sacrifice, répondit Marcus sans flancher.
Troy cligna rapidement des yeux pour dissiper ses larmes et Saul
leva une main pour lui faire signe de continuer, lui indiquer que les
données arrivaient. Ils avaient à présent besoin de points de
comparaison afin que les machines analysent la sincérité du garçon
lors des premières questions.
— Dites-moi, Marcus, vous avez une petite amie ?
Il fut incapable de dire pourquoi c’était la première chose qui lui
était venue à l’esprit. La jalousie peut-être : dans les autres silos, on
ne congelait pas les femmes, on ne congelait personne. Aucun
technicien ne sembla réagir. La partie formelle du test était terminée.
— Oui monsieur, répondit Marcus.
Troy perçut un changement dans sa respiration, imagina le corps
du jeune homme se détendre.
— Nous nous sommes portés candidats au mariage, monsieur. On
attend des nouvelles.
— Eh bien, je crois que vous n’aurez plus à attendre très
longtemps. Comment s’appelle-t-elle ?
— Mélanie, monsieur. Elle travaille aussi au DIT.
— Formidable.
Troy s’essuya les yeux. Les frissons cessèrent. Saul décrivit un
cercle au-dessus de sa tête : ils avaient assez de données, il pouvait
conclure.
— Marcus Dent, dit-il, bienvenue dans l’Opération Cinquante de
l’Ordre mondial.
— Merci monsieur.
La voix du jeune homme était montée d’une octave.
Il y eut un silence, puis une grande inspiration.
— Monsieur ? Est-ce que je peux poser une question ?
Troy regarda les autres. Il y eut quelques haussements d’épaules. Il
pensa au rôle que ce jeune homme venait d’endosser, savait ce que
cela faisait d’être promu à de nouvelles responsabilités, connaissait
ce mélange de crainte, d’impatience et de confusion.
— Bien sûr. Une question.
Après tout, c’était lui le responsable. Il pouvait bien inventer des
règles.
Marcus s’éclaircit la voix, et Troy imagina l’ombre et son chef de
silo assis ensemble dans une pièce lointaine, le maître observant son
élève.
— J’ai perdu mon arrière-grand-mère il y a quelques années, dit
Marcus. Elle parlait parfois du monde d’avant. Elle ne disait rien qui
soit interdit, c’était seulement dû à sa sénilité. Selon les médecins,
elle était résistante à son traitement.
Troy n’aimait pas entendre que des survivants de la troisième
génération glanaient encore des informations sur le passé. Marcus
était peut-être prêt pour ce genre de choses, mais les autres, non.
— Quelle est votre question ? s’enquit Troy.
— Elle concerne l’Héritage, monsieur. J’en ai lu quelques pages
aussi, sans pour autant négliger mon étude de l’Ordre et du Pacte,
bien entendu, et il y a une chose que j’aimerais savoir.
Une nouvelle profonde inspiration.
— Est-ce que tout ce qu’il y a dans l’Héritage est vrai ?
Troy réfléchit un instant. Il songea à la grande collection de livres
qui contenait l’histoire du monde – une histoire soigneusement
revue et corrigée. Il voyait les dos de cuir, les pages enluminées, les
rangées de volumes qu’on leur avait montrés pendant leur formation.
Il hocha la tête et dut à nouveau s’essuyer les yeux.
— Oui, dit-il d’une voix plate. Tout est vrai.
Quelqu’un dans la pièce renifla. Troy savait que la cérémonie avait
duré assez longtemps.
— Tout ce qui y figure est absolument vrai.
Il se garda d’ajouter que toute la vérité n’était pas inscrite dans
l’Héritage. Ils avaient omis beaucoup de choses. Il se doutait qu’il y
avait même des choses que plus personne ne savait, qui avaient été
effacées des livres comme des cerveaux.
L’Héritage était la vérité autorisée, eut-il envie de dire, la vérité
qu’on se transmettait de génération en génération. Mais les
mensonges, pensa-t-il, étaient ce qu’ils entretenaient ici dans le silo
1, dans cet asile embrumé par les pilules, curieusement en charge de
la survie de l’humanité.
9
2049
Comté de Fulton, Géorgie
1 Jeu de mots fondé sur la presque homophonie avec le nom du sénateur Thurman. Thaw
signifie dégel, fonte. (N.d.T.)
10
2110
Silo 1
2049
Savannah, Géorgie
2110
Silo 1
2049
RYT Hospital, Dwayne Medical Center
Donald avait visité le Pentagone une fois, était allé deux fois à la
Maison Blanche, entrait et sortait du Capitole une douzaine de fois
par semaine, mais rien de ce qu’il avait vu dans le district de
Columbia ne l’avait préparé au système de sécurité dont bénéficiait le
Dwayne Medical Center. Vu la longueur des vérifications, il se
demandait si son entrevue d’une heure avec le sénateur valait
finalement le coup.
En plus du scanner complet avant d’accéder à l’aile de
nanobiotechnologie, on l’avait entièrement déshabillé, revêtu d’une
blouse médicale verte, soumis à toutes sortes de lumières vives
censées enregistrer le réseau capillaire infrarouge de son visage. Sans
compter la prise de sang.
De lourdes portes et des vigiles trapus jalonnaient les couloirs du
département de NBT. Lorsqu’il remarqua des agents des services
secrets – à qui on avait permis de garder costumes et lunettes noires
– Donald sut qu’il n’était plus très loin. Une infirmière lui fit passer
un dernier portique. Il était prêt à entrer dans la chambre
nanobiotique.
Donald scrutait l’énorme dispositif avec suspicion. Il n’en avait vu
que dans des séries télé, et la chose était bien plus imposante en vrai.
On aurait dit un sous-marin abandonné dans les étages supérieurs de
l’hôpital. Des paquets de fils et de tuyaux partaient de la structure
blanche aux angles arrondis et aux parois garnies de petites fenêtres
qui n’étaient pas sans évoquer les hublots d’un navire.
— Et vous êtes sûre que je ne crains rien ? demanda-t-il à
l’infirmière. Parce que, bon, je peux attendre et lui rendre visite plus
tard.
L’infirmière sourit. Elle ne devait pas avoir plus de vingt ans. Les
cheveux attachés sur la nuque, elle était jolie, naturelle.
— Vous ne craignez absolument rien. Ses nanos n’agiront pas sur
votre corps. Il nous arrive fréquemment de traiter plusieurs patients
dans la même chambre, vous savez.
Elle le mena devant la porte et déverrouilla la manivelle. Les joints
en caoutchouc sifflèrent lorsque le sas s’ouvrit, accompagnés par un
souffle d’air dû à la différence de pression.
— Si c’est si sûr que vous le dites, pourquoi des parois aussi
épaisses ?
— Tout ira bien, dit-elle avec un petit rire. Au bout de quelques
secondes, une sonnerie retentira quand j’aurai fermé cette porte, et
celle de devant se déverrouillera. Vous n’aurez qu’à tourner la
manivelle et à pousser la porte.
— C’est que… je suis un peu claustrophobe, dit Donald.
Non mais est-ce qu’il s’entendait ? On aurait dit un gamin.
Pourquoi ne pas simplement dire qu’il n’avait aucune envie d’aller
dans ce machin, point barre ? Pourquoi se laissait-il faire à ce point ?
— Allez-y, monsieur Keene, entrez dans le sas je vous prie.
L’infirmière posa une main dans le bas de son dos. Et alors, la peur
de passer pour un poltron aux yeux d’une jeune et jolie jeune femme
l’emporta sur la terreur que lui inspirait cette capsule démesurée
remplie de nanomachines. D’un pas hésitant, il finit par se retrouver
dans le sas, la gorge serrée.
La porte derrière lui se referma avec un bruit mat, le laissant dans
un espace tout en rondeurs à peine assez grand pour deux. Les
verrous claquèrent. Il y avait de chaque côté de minuscules bancs en
métal incrustés dans les parois incurvées. Il se redressa, mais sa tête
frôla le plafond.
Un vrombissement hostile emplit l’espace confiné. Les poils de sa
nuque se dressèrent, l’air semblait chargé d’électricité. Il chercha un
interphone, une façon de communiquer avec le sénateur qui lui
éviterait d’aller plus loin. Il avait l’impression d’étouffer, il fallait
qu’il sorte de là. Mais il n’y avait pas de roue sur la porte de derrière.
Il n’avait pas le moindre contrôle sur…
Le fracas métallique des verrous résonna. Donald se rua sur la
porte et l’ouvrit. Il parvint enfin à s’extraire du sas pour la chambre,
plus grande, contenue dans la capsule.
— Donald !
Le sénateur leva le nez d’un livre épais. Il était affalé sur un des
bancs qui couraient le long du cylindre, avec carnet et stylo sur une
petite table ; un plateau en plastique contenait les restes de son dîner.
— Bonjour monsieur, dit Donald en ouvrant à peine la bouche.
— Ne reste pas planté là, entre. Tu laisses sortir ces petites
saloperies !
Il entra et ferma la porte à contrecœur, sous les rires du sénateur.
— Autant respirer, tu sais. Ils pourraient passer à travers ta peau
s’ils le voulaient.
Donald souffla et frissonna. C’était peut-être son imagination, mais
il avait l’impression que de minuscules aiguilles lui piquaient la peau,
comme les moucherons de Savannah en été.
— On ne peut pas les sentir, dit Thurman. C’est dans ta tête. Ils
savent faire la différence entre toi et moi.
Donald baissa les yeux et se rendit compte qu’il se grattait le bras.
— Assieds-toi, dit Thurman en désignant le banc face au sien.
Il avait une blouse de la même couleur que celle de Donald et une
barbe de trois jours au menton. Donald remarqua que la capsule
donnait au fond sur une petite salle d’eau, un pommeau de douche
fixé au mur. Thurman attrapa une bouteille d’eau à moitié vide et en
but une gorgée. Donald s’exécuta, angoissé ; la sueur qui perlait sur
son crâne le démangeait. À l’extrémité de son banc s’empilaient des
couvertures pliées et quelques oreillers. Il remarqua que le banc
s’ouvrait en fait pour servir de lit, mais s’imagina incapable de
dormir dans un cercueil pareil.
— Vous vouliez me voir, monsieur ?
Il essayait de garder un ton égal malgré le goût métallique de l’air,
ce piquant de machines sur sa langue.
— Tu as soif ?
Le sénateur ouvrit un mini-réfrigérateur situé sous le banc et lui
tendit une bouteille d’eau.
— Merci, dit Donald sans pour autant ouvrir la bouteille.
Il se contenta de la fraîcheur contre sa paume.
— Mick m’a dit qu’il vous avait fait son rapport.
Il eut envie d’ajouter qu’il n’estimait pas cette entrevue nécessaire.
— En effet. Il est venu me voir hier. Garçon fiable.
Le sénateur sourit en secouant la tête.
— L’ironie de la chose, c’est que la promotion qui vient de prêter
serment est probablement la meilleure depuis des années.
— L’ironie ?
Thurman balaya la question de Donald du revers de la main.
— Tu sais ce que j’aime dans ce traitement ?
L’accès à la vie quasi éternelle ? faillit dire Donald.
— Ça te donne le temps de réfléchir. Quelques jours ici, sans
batteries parce que c’est interdit, rien qu’avec quelques livres à lire et
un carnet. Ça t’éclaircit les idées.
Donald ne dit rien mais n’en pensait pas moins. Il ne voulait pas
admettre à quel point cette procédure le mettait mal à l’aise, à quel
point le fait d’être dans cette chambre à l’instant même le terrifiait.
Savoir que ces micromachines circulaient dans le corps du sénateur
pour passer en revue ses cellules et réparer celles qui étaient
défectueuses le répugnait. À ce qu’il avait entendu dire, l’urine
prenait une couleur charbon une fois que toutes les machines
cessaient de fonctionner. Il tremblait rien que d’y penser.
— C’est agréable, non ? demanda Thurman.
Il prit une profonde inspiration et expira.
— Ce calme ?
Donald ne répondit pas. Il s’aperçut qu’il retenait encore son
souffle.
Thurman jeta un œil au livre posé sur ses genoux puis observa
Donald.
— Tu savais que c’est ton grand-père qui m’a appris à jouer au
golf ?
Donald se mit à rire.
— Oui. J’ai vu des photos.
Il songea à sa grand-mère et à ses vieux albums. Elle avait cette
habitude démodée d’imprimer les photos et de les classer dans des
livres. Elle disait qu’elles devenaient plus réelles de cette façon.
— Ta sœur et toi, je vous ai toujours considérés comme mes
propres enfants.
Cette franchise soudaine était bizarre. Une petite grille de
ventilation faisait circuler l’air dans la capsule, mais il faisait très
chaud d’un coup.
— Merci, monsieur.
— Je veux que tu sois partie intégrante de ce projet. Jusqu’au bout.
Donald déglutit.
— Monsieur, je vous promets que mon engagement à vos côtés est
total.
Thurman leva une main et secoua la tête.
— Non, ce n’est pas ce que je…
Il laissa tomber sa main sur ses genoux et lança un coup d’œil vers
la porte.
— Tu sais, j’ai longtemps pensé qu’on ne pouvait plus rien cacher.
Plus à notre époque. Que tout se savait, tu vois ? Enfin, tu as fait
campagne, tu es passé par tout ce bazar. Tu sais comment c’est.
— Oui, j’ai dû faire certains aveux, dirons-nous.
Le sénateur mit ses mains en coupe.
— C’est comme essayer de tenir de l’eau sans laisser filer une seule
goutte entre ses doigts.
Donald acquiesça.
— Merde, un président peut même plus recevoir de petite gâterie
sans que le monde entier soit au courant.
Donald plissa les yeux, perplexe.
— Rah, tu es trop jeune, lâcha Thurman. Mais voilà où je voulais en
venir. Que ce soit à Washington ou à l’étranger, ce sont les choses
sans importance qui filent entre nos doigts. Les peccadilles. Les
petits tracas, pas les questions de vie ou de mort. Tu veux envahir un
pays ? Regarde le jour du Débarquement. Ou Pearl Harbor, tiens. Le
11 Septembre. C’est pas un problème.
— Pardonnez-moi monsieur mais je ne vois pas ce…
Thurman pinça le bout de ses doigts ensemble. Donald crut un
instant qu’il voulait le faire taire, mais le sénateur approcha sa main
de lui, comme s’il avait attrapé un moustique.
— Regarde, dit-il.
Donald se pencha, ne vit rien, secoua la tête.
— Monsieur, je ne vois pas ce que…
— Normal. Et tu ne l’aurais pas vu venir non plus. C’est sur ça
qu’elles travaillent, ces petites bêtes.
Le sénateur relâcha le moustique invisible et examina son pouce,
sur lequel il souffla.
— Tout ce qu’elles cousent, elles peuvent le découdre.
Il regarda Donald dans les yeux.
— Tu sais pourquoi on est allés en Iran la première fois ? Ça n’avait
rien à voir avec des bombes atomiques, crois-moi. J’ai rampé dans
tous les trous creusés dans les dunes de ce pays, et c’est quelque
chose de bien plus précieux que des bombes atomiques qu’ils
cachaient. Tu vois, ils avaient découvert le moyen de nous attaquer
sans être vus, sans se faire eux-mêmes sauter, sans aucune
répercussion.
Donald était persuadé qu’il n’était pas autorisé à entendre ce genre
de choses.
— Enfin, à vrai dire, les Iraniens n’ont pas vraiment mis la chose
au point, ils ont plutôt volé ce sur quoi Israël travaillait.
Thurman lui sourit.
— Et donc, il a fallu qu’on se mette à niveau.
— Je ne comprends pas…
— Ces petites bestioles invisibles sont programmées pour mon
ADN, Donny. Garde bien ça en tête. Est-ce que tu sais de quelle
ascendance tu es ?
Thurman le regarda des pieds à la tête comme s’il jaugeait un
bâtard.
— Tu es quoi, écossais ?
— Irlandais, peut-être, monsieur. Honnêtement, je suis incapable
de vous dire.
Il ne voulait pas admettre que cela lui était complètement égal.
Thurman semblait y attacher de l’importance.
— Eh bien ces saloperies en sont capables, elles. Enfin, s’ils les
perfectionnent encore un peu. Elles pourraient te dire de quel clan
étaient tes ancêtres. Et c’est sur ça que les Iraniens travaillent : sur
une arme invisible, instoppable, et si elle décide que tu es juif, ne
serait-ce qu’un quart…
Thurman passa le pouce en travers de sa gorge.
— Je croyais qu’on se trompait à ce sujet. Qu’on n’avait jamais
trouvé de nanomachines en Iran.
— Parce qu’elles se sont autodétruites. À distance. Pouf !
— On dirait un de ces adeptes de la théorie du complot, dit Donald
en riant.
Le sénateur s’adossa contre la paroi de la capsule.
— Donny, ce sont les adeptes de la théorie du complot qui nous
ressemblent, pas l’inverse.
Donald attendit un rire. Un sourire. En vain.
— Qu’est-ce que tout ça a à voir avec moi ? Ou avec notre projet ?
Thurman ferma les yeux.
— Sais-tu pourquoi les couchers de soleil sont si beaux en Floride ?
Donald eut envie de crier. Il voulait taper contre la porte jusqu’à ce
qu’ils le sortent de là dans une camisole. Il se contenta d’une gorgée
d’eau.
Thurman ouvrit un œil pour le regarder.
— C’est parce que le sable d’Afrique survole tout l’Atlantique.
Donald acquiesça. Il voyait où le sénateur voulait en venir. Il avait
entendu les mêmes propos alarmistes sur les chaînes d’infos : toxines
et micromachines pouvaient faire le tour du monde, comme le pollen
et les graines le faisaient depuis des millénaires.
— Ça va arriver, Donny. Je le sais. J’ai des yeux et des oreilles
partout. Si je t’ai fait venir aujourd’hui, c’est parce que je tiens à ce
que tu aies une place à bord du radeau.
— Pardon ?
— Toi, et Helen, bien sûr.
Donald lança un regard vers la porte en se grattant le bras.
— Ce n’est qu’une alternative, pour l’instant, tu comprends ? Il y a
tout un tas de plans prévus pour parer à tout. Des montagnes censées
servir de refuge au président. Mais il nous faut autre chose.
Donald se remémora les divagations du député d’Atlanta sur les
zombies et le Centre de contrôle des maladies. Les propos du
sénateur semblaient tout aussi absurdes.
— Je serai heureux de travailler dans le comité que vous jugerez
bon de…
— Bien.
Le sénateur prit le livre qui était sur ses genoux et le tendit à
Donald.
— Lis ça.
Donald regarda la couverture. Elle lui semblait familière, mais au
lieu du titre français attendu, il lut : L’Ordre. Il l’ouvrit à une page au
hasard et se mit à lire en diagonale.
— À partir de maintenant, ce livre, c’est ta bible, fiston. Pendant la
guerre, j’ai rencontré des gamins qui t’arrivaient pas au genou et qui
connaissaient déjà le Coran par cœur. Il faudra faire mieux.
— Par cœur ?
— Autant que possible. Mais ne t’en fais pas, tu as deux ans devant
toi.
Surpris, Donald referma le livre et examina le dos.
— Bien. Ce ne sera pas de trop.
Il voulait savoir si une augmentation était prévue, s’il devait
s’attendre à des milliers de réunions en plus. Ça lui semblait absurde,
mais il n’était pas près de refuser quoi que ce soit au vieil homme,
pas avec une échéance électorale qui se représentait tous les deux
ans.
— Parfait. Alors bienvenue.
Thurman se pencha et tendit la main. Donald essaya de loger sa
paume tout contre celle du sénateur, de sorte que la poigne du vieil
homme lui fasse moins mal.
— Tu es libre de partir.
Il se leva et poussa un soupir de soulagement. Portant le livre à
deux mains, il se dirigea vers la porte du sas.
— Au fait, Donny ?
— Oui monsieur ?
— Le congrès du parti se tient dans deux ans. Fais une croix dans
ton agenda. Et assure-toi qu’Helen soit présente.
Donald en eut la chair de poule. Avait-il de vraies chances de
promotion ? Un discours à la tribune, peut-être ?
— Entendu, monsieur, dit-il avec un large sourire.
— Ah, et j’ai bien peur de ne pas avoir été tout à fait honnête avec
toi tout à l’heure, à propos de ces petites bestioles.
— Ah oui ?
Donald déglutit. Son sourire s’évanouit. Il avait une main sur la
manivelle de la porte. À nouveau, son esprit se mit à lui jouer des
tours, le goût de métal sur la langue, les picotements partout sur la
peau.
— Certaines de ces saloperies t’étaient bien destinées.
Le sénateur le fixa un instant avant de partir d’un grand rire.
Donald se retourna, actionna la manivelle d’une main, et ne
s’autorisa à respirer qu’une fois dans le sas, le rire de Thurman
étouffé par les joints hermétiques.
L’air se mit à vibrer à nouveau, un petit coup d’électricité destiné à
tuer tout nano qui se serait échappé. Donald poussa un long, long
soupir et sortit d’un pas chancelant.
14
2110
Silo 1
Les psys gardaient la porte de Troy fermée et lui livraient ses repas
tandis qu’il épluchait les rapports sur le silo 12. Il tournait les pages
sur son clavier, loin du bord du bureau, où ses larmes risquaient de
tacher le papier.
Pour une raison qui lui échappait, il ne pouvait s’arrêter de pleurer.
Depuis deux jours, les docteurs, pourtant stricts sur ce point, ne lui
donnaient plus de pilules, de sorte qu’il rassemble ses notes sans la
perte de mémoire induite par les médicaments. Il avait un délai à
tenir. Quand il aurait terminé, ils lui donneraient de quoi enrayer la
douleur.
Des images de gens à l’agonie venaient brouiller son raisonnement,
de gens qui étouffaient, là, dehors, qui tombaient à genoux. Troy se
rappelait avoir donné l’ordre. Ce qu’il regrettait le plus, c’était de ne
pas avoir appuyé lui-même sur le bouton.
L’arrêt des médicaments avait ranimé d’autres souvenirs, de façon
aléatoire. Il commença à penser à son père, à des événements datant
d’avant sa formation. Et il s’inquiétait du fait que les milliards de
gens qui avaient été rayés de la surface du globe lui causaient un
inconfort diffus alors que les quelques milliers de personnes du silo
12 qui s’étaient ruées vers leur mort lui donnaient envie de se rouler
en boule et d’attendre la fin.
Les rapports qu’il lisait faisaient état d’une ombre qui avait perdu
son sang-froid, d’une directrice du DIT qui n’avait pas remarqué les
ténèbres qui s’ouvraient sous ses pieds, et d’un chef de la sécurité du
genre intègre mais qui n’avait pas fait les meilleurs choix. Il suffisait
qu’un groupe de gens apparemment convenables portent la mauvaise
personne au pouvoir pour payer le prix de leur choix innocent.
Les codes d’accès de chaque vidéo étaient inscrits dans la marge.
Ils lui rappelaient un livre ancien au mode de référencement
similaire.
“Jason 2, 17” lui fournit par exemple une séquence où évoluait
l’ombre du chef du DIT. Troy la visionna sur son écran. Un jeune
homme, dans les dix-huit, vingt ans, était assis par terre, dans une
salle de serveurs, dos tourné à la caméra. On voyait les coins d’un
plateau en plastique posé sur ses genoux. Il était penché sur son
repas, les nœuds de sa colonne vertébrale projetaient de minuscules
ombres le long de sa combinaison.
Troy l’observait. Il jeta un œil au rapport pour vérifier l’heure
exacte. Il ne voulait pas rater le moment crucial.
Dans la vidéo, le coude droit de Jason bougeait d’avant en arrière.
Il avait l’air de manger. Le moment arrivait. Troy s’efforça de ne pas
cligner des yeux, malgré les larmes qu’il sentait poindre.
Un bruit fit sursauter Jason. La jeune ombre tourna la tête. On
devinait à son profil émacié les semaines de privation qu’il avait
endurées. Il ôta le plateau de ses genoux et Troy vit pour la première
fois la manche relevée que Jason cherchait à rabaisser, ainsi que les
sombres lignes parallèles en travers de son avant-bras, alors que rien
sur son plateau ne nécessitait de couteau.
Sur le reste de la vidéo, Jason parlait avec la directrice du DIT, qui
adoptait avec lui un comportement tout maternel, une main sur son
épaule, une caresse sur son coude. Troy imaginait sa voix. Il lui avait
parlé une fois ou deux pour écouter ses rapports. Encore quelques
semaines, et ils auraient pris rendez-vous pour l’intronisation
officielle de Jason.
À la fin de la vidéo, Jason descendait sous la salle des serveurs –
une ombre en avalant une autre. La directrice du DIT – la véritable
chef du silo 12 – restait seule un moment, main sur le menton. Elle
avait l’air si vivante. Mû par un instinct puéril, Troy eut envie de
tendre la main vers l’écran pour effleurer ce fantôme, lui demander
pardon de l’avoir abandonné.
Au lieu de cela, il remarqua une chose à côté de laquelle les
rapports étaient passés. Il regarda le corps de cette femme tressauter
en direction de la trappe, se figer un instant, puis se détourner.
Troy cliqua sur le curseur de la vidéo pour revoir la séquence. Elle
frotte l’épaule de son ombre, lui parle, tandis qu’il acquiesce. Elle
caresse son coude, s’inquiète pour lui. Il lui assure que tout va bien.
Une fois qu’il est parti, qu’elle se retrouve seule, ses peurs et ses
doutes reviennent la ronger. Troy n’en était pas sûr à cent pour cent,
mais il le sentait. Elle savait que les ténèbres couvaient sous ses
pieds, et qu’elle tenait l’occasion d’y mettre un terme. Elle avait
douté, s’était apprêtée à commettre quelque chose, puis, après un
instant de réflexion, avait pris la direction opposée.
Troy appuya sur pause et prit des notes en indiquant l’heure
précise de chaque passage. Il faudrait que les psys confirment ce qu’il
avait découvert. Il feuilleta les pages des dossiers en se demandant
s’il avait besoin de relire quelque chose. Une femme honnête avait
été assassinée parce qu’elle n’avait pu se résoudre à le faire elle-
même : tuer dans le but de protéger. Et un chef de la sécurité avait
libéré un monstre passé maître dans l’art de cacher sa douleur, un
jeune homme qui avait appris à manipuler les autres, et qui voulait
sortir.
Il tapa ses conclusions. C’était un âge dangereux pour les ombres,
fit-il remarquer dans son rapport. Le garçon en question, âgé de dix-
huit ou vingt ans, était en proie au doute, n’avait pas entièrement le
contrôle de ses actes. Troy demandait dans ses notes si on pouvait
être prêt à cet âge-là. Il mentionna le premier chef du DIT qu’il avait
intronisé, la question que ce dernier avait posée après avoir entendu
les histoires de son arrière-grand-mère sénile. Était-il
recommandable d’exposer qui que ce soit à ces vérités ? À un âge si
fragile, pouvait-on encaisser de tels coups sans se briser ?
Ce qu’il se garda d’ajouter mais qu’il se demanda tout de même,
c’était si on pouvait être prêt, à n’importe quel âge.
De tels événements, expliquait-il, donnaient toutes les raisons de
croire qu’il valait mieux limiter l’accès à certains postes en fonction
de l’âge. Cela mènerait à des mandats plus courts – et à davantage
d’âmes malheureuses enfermées à double tour pour découvrir leur
Héritage – mais ne valait-il pas mieux répéter ce maudit procédé
plus souvent plutôt que prendre de tels risques ?
Il savait que ce rapport aurait peu d’importance. On ne pouvait pas
prévoir la folie. Au bout de x révolutions, élections, ou transferts du
pouvoir, un fou finirait par prendre les rênes. C’était inévitable. Ça,
ils l’avaient prévu. Et c’est pour cela qu’ils avaient construit tant de
silos.
Il se leva et marcha jusqu’à la porte de son bureau, qu’il tapa du
plat de la main. Dans un coin, une imprimante cracha quatre pages
encore chaudes lorsque Troy les prit pour les glisser dans son
dossier. Il sentit la vie et la chaleur quitter le papier, comme elles
avaient quitté ceux qui venaient de mourir. Bientôt, elles seraient
aussi froides que l’air ambiant. Il prit un stylo et signa son nom en
bas de la dernière.
Une clé s’introduisit dans la serrure et la porte s’ouvrit.
— Déjà fini ? demanda Victor.
Le psychiatre aux cheveux gris se planta face à son bureau en
faisant cliqueter les clés lorsqu’il les rangea dans sa poche. Il tenait
un petit gobelet en plastique.
Troy lui tendit le dossier.
— Tous les signes étaient là, dit-il au médecin, mais personne n’a
agi.
Victor posa son gobelet et prit le dossier.
Troy appuya sur quelques touches pour effacer les vidéos de son
disque. Les caméras ne servaient à rien pour prévoir ou empêcher ce
genre de problèmes. Il y en avait trop à regarder en même temps. On
ne pouvait pas affecter assez de gens à la surveillance de toute une
population. Elles étaient là pour reconstituer le naufrage.
— Ça m’a l’air très bien, dit Victor en feuilletant le dossier.
Le gobelet posé sur le bureau de Troy contenait deux pilules. Ils
avaient augmenté la dose par rapport à ce qu’il prenait au début de sa
faction, histoire d’endormir la douleur.
— Est-ce que vous voulez que j’aille vous chercher de l’eau ?
Troy secoua la tête. Il hésita. Il leva le nez de son gobelet pour
interroger Victor.
— Combien de temps ça va prendre, d’après vous ? Je parle du silo
12. Avant que tout le monde meure ?
Victor haussa les épaules.
— Pas très longtemps. Quelques jours, je dirais.
Troy acquiesça. Victor le scrutait avec attention. Troy pencha la
tête en arrière et fit tomber les pilules dans sa bouche. Il reconnut le
goût amer sur sa langue. Il fit semblant d’avaler.
— Désolé que ça ait eu lieu sous vos ordres, dit Victor. Je sais que
ce n’est pas le genre de boulot pour lequel vous vous êtes engagé.
— En fait, je suis content que ça se soit produit avec moi, répondit
Troy au bout d’un moment. Je n’aurais voulu que ça arrive à
personne d’autre.
— Je ne manquerai pas de faire votre éloge dans mon rapport, dit
Victor en tapotant le dossier.
— Merci, répondit Troy sans savoir au juste pourquoi.
Victor finit par sortir et retourna dans son bureau, d’où il pouvait à
l’occasion jeter un œil sur Troy.
Durant les brèves secondes qu’il fallut à Victor pour faire le trajet,
Troy se tourna et cracha les pilules dans sa main.
Puis il se rassit pour faire une partie de solitaire, sans manquer de
sourire à Victor, qui lui sourit en retour. Il avait une main sur la
souris, et dans l’autre, encore collante de la pellicule dissoute par sa
salive, les deux pilules. Troy en avait assez d’oublier. Il avait décidé
de tout retenir.
15
2049
Savannah, Géorgie
Donald roulait vite sur la voie rapide 17. Trop vite : un voyant rouge
s’alluma sur son tableau de bord pour lui indiquer qu’il avait dépassé
la vitesse autorisée. Il se fichait pas mal de se faire arrêter sur le bas-
côté, de se prendre une amende ou de faire grimper le prix de son
assurance. Tout ça lui semblait sans importance. Le fait que des
circuits intégrés à sa voiture enregistrent le moindre de ses faits et
gestes n’était rien en comparaison des machines dont il soupçonnait
la présence dans son sang pour faire la même chose.
Les pneus crissèrent sur l’asphalte de la bretelle de sortie. Il
s’engagea sur Berwick Boulevard, passa les feux clignotants du
carrefour sans même ralentir. Il baissa les yeux et vit les lettres
enluminées refléter la lumière orangée des feux.
Ordre. Ordre. Ordre.
Il en avait lu assez pour s’inquiéter, pour se demander en tout cas
dans quoi il s’était embarqué. Si Helen avait eu raison de le prévenir,
elle n’avait eu aucune conscience de l’ampleur du danger.
En arrivant dans son quartier, Donald se rappela une conversation
qu’ils avaient eue longtemps auparavant – elle l’avait supplié de ne
pas se porter candidat, parce que ça le transformerait, qu’il ne
pourrait rien changer une fois au Capitole, mais qu’il pourrait par
contre en revenir brisé.
Comme elle avait vu juste.
Il se gara le long du trottoir, la jeep d’Helen étant dans l’allée. Une
habitude de plus qu’elle avait prise en son absence et qui lui rappelait
qu’il ne vivait plus là, qu’il n’avait plus vraiment de chez-lui.
Il laissa ses bagages dans le coffre et ne prit que ses clés et le livre,
déjà assez lourd comme ça.
La lumière s’alluma lorsqu’il s’approcha de la galerie. Il distingua
une silhouette agitée derrière la fenêtre, entendit des pattes gratter.
Helen ouvrit la porte et Karma se rua au-dehors, queue fouettant
l’air, langue pendante. Elle avait bien grandi en son absence.
Donald s’accroupit pour la caresser et la laisser lui lécher la joue.
— Gentille, gentille, dit-il sur un ton faussement enjoué.
Le vide qu’il ressentait dans sa poitrine s’intensifia du simple fait
de se retrouver chez lui. Ce qui aurait dû le réconforter ne faisait
qu’empirer les choses.
— Salut chérie, dit-il avec un sourire.
— Tu es en avance.
Helen passa ses bras autour de son cou lorsqu’il se releva. Karma
s’assit à leurs pieds en gémissant et balayant le béton de sa queue. Le
baiser d’Helen avait le goût de café.
— J’ai pris un vol plus tôt.
Il regarda par-dessus son épaule les rues sombres du voisinage.
Comme si quelqu’un avait besoin de le suivre.
— Où sont tes bagages ?
— Je les sortirai demain matin. Allez viens, Karma, on rentre.
— Tout va bien ? demanda Helen.
Donald posa le livre sur l’îlot central de la cuisine et prit un verre.
L’inquiétude d’Helen grandit lorsqu’il sortit la bouteille de brandy du
placard.
— Bébé ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Peut-être rien. Ce sont des tarés.
Il se servit une bonne rasade d’alcool, regarda Helen et leva la
bouteille pour savoir si elle en voulait. Elle lui fit signe que non.
— D’un autre côté, reprit-il, il faut peut-être les croire.
Il avala une longue gorgée. Son autre main n’avait pas lâché le
goulot de la bouteille.
— Je te trouve bizarre, chéri. Viens t’asseoir. Enlève ton manteau.
Il hocha la tête et elle l’aida à se déshabiller. En ôtant sa cravate, il
vit à quel point elle était inquiète ; il savait que c’était le reflet de ses
propres soucis.
— Qu’est-ce que tu ferais si tu pensais que tout allait finir ?
demanda-t-il à sa femme. Hein, qu’est-ce que tu ferais ?
— Si quoi ? Tu veux dire, nous ? Ah non, le monde ? Chéri, est-ce
que quelqu’un est mort ? Dis-moi ce qui se passe.
— Non, pas quelqu’un. Tout le monde. Tout.
Bouteille sous le bras, il prit son verre et partit dans le salon. Helen
et Karma le suivirent. Le chien l’attendait déjà sur le canapé,
manifestement content de voir la famille réunie.
— On dirait que tu as eu une rude journée, dit Helen, comme pour
lui trouver une excuse.
Donald s’assit, posa le livre et son verre sur la table basse, puis
recula davantage l’alcool du museau de Karma.
— J’ai une chose à te dire.
Helen était debout au milieu de la pièce, bras croisés.
— Ah, enfin une chose qui change.
Elle sourit pour qu’il comprenne qu’elle plaisantait.
— Je sais, je sais.
Son regard tomba sur le livre.
— Ce n’est pas à propos de ce projet. Et puis franchement, tu crois
que ça m’amuse de ne pas pouvoir te parler de tout ?
Helen s’assit sur le fauteuil inclinable près du canapé.
— Alors, de quoi s’agit-il ?
— On m’a dit que je pouvais te parler de ma promotion. Enfin,
c’est plutôt une mission qu’une promotion à proprement parler.
Enfin, pas tant une mission qu’un genre de poste à la Garde
nationale. Juste au cas où…
Helen posa une main sur son genou.
— Détends-toi, murmura-t-elle, sourcils froncés, en proie à la
perplexité.
Donald respira un grand coup. Ressasser cette conversation dans
sa tête et conduire trop vite l’avaient laissé fébrile. Depuis son
dernier rendez-vous avec Thurman quelques semaines auparavant, il
avait lu trop de chapitres de ce livre, et trop pensé à ce qu’il dirait à
Helen. Il ne savait plus s’il était en train de comprendre quelque
chose petit à petit, ou s’il s’effondrait.
— Est-ce que tu suis ce qui se passe en Iran ? lui demanda-t-il en se
grattant le bras. Et en Corée ?
Elle haussa les épaules.
— Je lis quelques articles en ligne.
— Hmm.
Il avala une gorgée de brandy, fit claquer ses lèvres et essaya de
profiter du frisson qui le traversait.
— Ils envisagent de tout faire sauter, dit-il.
— Qui ça, ils ? Nous ?
La voix d’Helen monta dans les aigus.
— On envisage de les faire sauter ?
— Non, non…
— Tu es sûr que j’ai le droit d’entendre tout ça ?
— Non chérie, ils sont en train de mettre au point des armes pour
nous faire sauter, nous. Des armes qu’on ne peut pas arrêter, contre
lesquelles il est impossible de se défendre.
Helen se pencha vers lui, mains jointes, coudes sur les genoux.
— Est-ce que c’est ce que tu apprends à Washington ? Des
informations confidentielles ?
— On est au-delà du confidentiel. Bon. Écoute. Tu sais pourquoi on
est allés en Iran…
— Je sais pourquoi ils ont dit qu’on y allait…
— C’étaient pas des conneries. Enfin, peut-être, si. Peut-être qu’ils
ne savaient pas encore comment, qu’ils ne maîtrisaient pas encore la
tech…
— Chéri, moins vite.
— Pardon.
Il prit une nouvelle profonde inspiration. Il vit en esprit une
immense montagne, une route qui disparaissait dans la roche,
d’épaisses portes blindées s’ouvrir tandis qu’une foule de politiciens
s’engouffraient à l’intérieur avec leurs familles.
— J’ai vu le sénateur il y a quelques semaines.
Son regard se perdit dans le liquide ambré de son verre.
— À Boston, dit Helen.
— Oui. Il veut qu’on fasse partie de son équipe d’urgence…
— Toi et Mick.
Donald se tourna vers sa femme.
— Non. Nous deux.
— Nous deux ? s’écria Helen, une main sur la poitrine. Comment
ça nous deux ?
— Helen, écoute…
— Tu t’es engagé pour moi dans un de ses…
— Chérie, je ne savais absolument pas de quoi il retournait.
Il posa son verre sur la table basse et prit le livre.
— Il m’a demandé de lire ça.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est une sorte de manuel, de mode d’emploi pour… euh, pour
l’après. Enfin je crois.
Helen se leva de son fauteuil, fit bouger Karma de son chemin puis
s’assit tout près de Donald. Elle posa une main dans son dos, plus
inquiète que jamais.
— Donny, est-ce que tu as bu dans l’avion ?
— Non, dit-il en se dégageant. Je t’en prie, écoute-moi. La question
n’est pas de savoir qui va frapper, mais quand ils le feront. Tu
comprends ? C’est la menace ultime. La fin du monde. J’ai lu un
article sur un site internet…
— Un site internet, répéta-t-elle, sceptique.
— Oui. Bon. Écoute. Tu te souviens de ce traitement que prend le
sénateur ? Ces nanos, c’est comme une forme de vie artificielle.
Maintenant, imagine. Quelqu’un les transforme en virus qui ne se
soucie pas de son hôte, qui n’a pas besoin de nous pour se propager.
Ils sont peut-être déjà dans la nature.
Il balaya la pièce du regard avec méfiance et souffla un coup.
— Il se peut même qu’ils soient déjà à l’intérieur de nous, des
petites bombes à retardement qui attendent le bon moment pour…
— Chéri je…
— C’est le projet de gens peu recommandables, crois-moi, ils y
travaillent en ce moment même.
Il reprit son verre.
— On ne peut pas rester assis là à les regarder faire. Alors c’est
nous qui allons frapper en premier.
Le liquide ondoyait dans son verre. Sa main tremblait.
— Mon Dieu, chérie, je suis quasiment sûr qu’on va le faire avant
qu’ils en aient le temps.
— Tu me fais peur, bébé.
— Tant mieux.
Une autre gorgée brûlante. Il tint son verre à deux mains pour
l’empêcher de trembler.
— Parce qu’on devrait tous avoir peur.
— Tu veux que j’appelle le Dr Martin ?
— Qui ?
Il eut un mouvement de recul, se cogna contre l’accoudoir.
— Le médecin de ma sœur ? Le psy ?
Elle acquiesça avec gravité.
— Mais tu comprends ce que je te dis ? s’écria-t-il en levant un
doigt. Ces machines existent.
Il avait le cerveau en ébullition, il allait bredouiller et ne la
convaincre de rien d’autre que de sa parano.
— Bien. Écoute. On les utilise en médecine, pas vrai ?
Helen hocha la tête. Elle lui accordait une chance, une infime
chance. Mais il voyait bien que tout ce qu’elle voulait, c’était appeler
quelqu’un. Sa mère, un toubib, sa mère à lui.
— Si tu veux, c’est comme quand ils ont découvert la radiation. La
première chose qu’on s’est dite, c’est que c’était une découverte
médicale, un remède. Les rayons X. Mais alors des gens ont pris des
gouttes de radium comme un élixir…
— Et ils se sont empoisonnés, dit Helen, en pensant faire quelque
chose de bien.
Elle semblait se détendre un peu.
— C’est ça qui t’inquiète ? reprit-elle. Que ces nanos mutent d’une
façon ou d’une autre et se retournent contre nous ? Tu es encore
flippé d’avoir été à l’intérieur de cette machine ?
— Non, non, ce n’est pas ça. Ce que je veux dire, c’est qu’en
cherchant d’abord un usage médical, on a fini par fabriquer une
bombe nucléaire. Et là, c’est exactement la même chose.
Il se tut, en espérant qu’elle comprenne.
— Je crois qu’on les fabrique nous aussi. De minuscules machines,
les mêmes que dans les bains de nanos, qui réparent la peau et les
articulations. Sauf que celles-là serviraient à nous détruire.
Helen ne réagit pas. Elle ne dit pas un mot. Donald se rendit
compte qu’il avait l’air d’un fou, que le moindre détail de son histoire
figurait déjà en ligne et dans des podcasts émis sur des ondes
solitaires par des gens seuls dans leur sous-sol. Le sénateur avait
raison. Mélangez la vérité et les mensonges, et vous ne pourrez plus
les différencier. Le livre posé sur la table et un manuel de survie à
une attaque de zombies seraient traités avec les mêmes égards.
— Je te dis qu’elles existent, dit-il, incapable de s’arrêter. Elles
pourront se reproduire. Elles seront invisibles. Il n’y aura pas d’alerte
quand on les lâchera, tu m’entends ? Rien que des grains de
poussière portés par le vent. Ils se multiplieront, encore et encore, et
cette guerre invisible fera rage tout autour de nous, jusqu’à ce qu’on
soit réduits en bouillie.
Helen garda le silence. Il comprit qu’elle attendait qu’il en ait fini,
après quoi elle appellerait sa mère pour savoir quoi faire. Elle
appellerait aussi le Dr Martin pour avoir son avis.
Donald commença à se plaindre, sentit la colère monter, tout en
sachant que ce qu’il dirait ne ferait que confirmer les craintes
d’Helen au lieu de la convaincre des siennes.
— Tu as autre chose à me dire ? chuchota-t-elle.
Elle demandait la permission d’aller passer ses coups de fil, de
parler à des gens rationnels.
Donald se sentait engourdi. Il était impuissant, et seul.
— Le congrès national du parti se tiendra à Atlanta.
Il se frotta les yeux, en essayant de faire passer sa fébrilité pour de
la fatigue liée au voyage.
— Il n’y a pas encore eu d’annonce officielle, mais j’ai eu Mick au
téléphone avant de prendre mon vol.
Il se tourna vers Helen.
— Le sénateur tient à ce qu’on soit là tous les deux, je crois qu’il
prépare un gros truc.
— Bien sûr, bébé.
Elle posa une main sur sa cuisse en le regardant comme s’il était
son patient.
— Et je vais demander à passer plus de temps ici, travailler à la
maison le week-end, pour surveiller le projet de plus près.
— Ce serait formidable.
Elle posa son autre main sur son bras.
— Je ne veux pas qu’on se dispute, dit-il. Quel que soit le temps qui
nous reste…
— Chut, bébé, tout va bien.
Elle passa un bras dans son dos en essayant de l’apaiser.
— Je t’aime, murmura-t-elle.
Il s’essuya à nouveau les yeux.
— On va s’en sortir.
— Je sais, répondit-il en hochant la tête. J’en suis sûr.
La chienne grogna en posant son museau sur les genoux d’Helen,
comme si elle sentait que quelque chose n’allait pas. Donald lui gratta
le cou. Il leva ses yeux embués de larmes vers sa femme.
— Je suis convaincu qu’on va s’en sortir, dit-il, en tentant de se
calmer. Mais… et le reste du monde ?
16
2110
Silo 1
2051
Washington, DC
2110
Silo 1
2052
Comté de Fulton, Géorgie
2110
Silo 1
2052
Comté de Fulton, Géorgie
2110
Silo 1
2052
Comté de Fulton, Géorgie
And the rockets’ red glare, the bombs bursting in the air
L’ORDRE
SILO 1
2212
24
25
Les jours de deuil célébraient aussi des naissances. C’est ce que ceux
qui restaient disaient pour atténuer leur douleur. Un vieil homme
meurt et quelqu’un remporte la loterie. Des enfants pleuraient tandis
que des parents pleins d’espoir versaient des larmes de joie. Les jours
de deuil célébraient des naissances, et personne ne le savait mieux
que Mission Jones.
Il aurait dix-sept ans demain. Demain, il aurait un an de plus. Et
cela ferait dix-sept ans jour pour jour que sa mère était morte.
Le cycle de la vie était partout – il circulait au cœur des choses
comme le grand escalier en colimaçon – mais nulle part ailleurs que
chez lui n’était plus vrai l’adage selon lequel une vie donnée était une
vie prise. Mission voyait donc approcher son anniversaire sans joie,
avec un lourd fardeau sur ses jeunes épaules, la mort dans la tête,
sans envie de fête.
Trois marches plus bas, avançant à la même cadence, son ami Cam
portait, essoufflé, sa moitié de la cargaison. Lorsque le bureau de
Répartition leur avait attribué un chargement en tandem, ils avaient
tiré à pile ou face qui ouvrirait la marche et Cam avait perdu. Mission
était donc devant, avec une vue dégagée de l’escalier. Sa place lui
donnait également le droit de dicter le rythme, et ses idées noires ne
l’inclinaient pas à la lenteur.
Il n’y avait pas beaucoup de monde dans l’escalier ce matin. Les
enfants n’étaient pas encore en chemin pour l’école, du moins ceux
qui y allaient encore. Quelques commerçants aux yeux chassieux
allaient au travail, le pas mal assuré. Des ouvriers de la maintenance,
taches de graisse sur leur salopette rapiécée aux genoux, rentraient
se coucher. Un homme descendait chargé d’une plus grosse
cargaison que les non-porteurs étaient autorisés à transporter, mais
Mission n’était pas d’humeur à poser son fardeau pour peser celui
d’un autre. Il lui suffit de lancer un regard noir au monsieur en
question pour lui faire savoir qu’il avait été repéré.
— Encore trois, souffla-t-il à Cam lorsqu’ils dépassèrent le vingt-
quatrième étage.
Sa sangle de portage lui mordait les épaules. Leur destination
n’était pas non plus du genre léger. Mission n’avait pas mis les pieds
dans les fermes depuis presque quatre mois, et n’avait donc pas vu
son père durant tout ce temps. Il voyait bien sûr son frère au Nid de
temps à autre, mais la dernière fois remontait quand même à
quelques semaines. C’était un peu gênant d’arriver la veille de son
anniversaire, mais il n’avait pas le choix. Et puis, il faisait confiance à
son père pour se plier à ses habitudes ; comme toujours, il ferait
comme si c’était un jour normal, comme si son fils ne grandissait
pas.
Après le vingt-quatrième, ils abordèrent une zone couverte de
graffitis. Une odeur toxique de peinture bricolée à la maison flottait
dans l’air. Certains mots venaient d’être peints, d’autres l’avaient été
la veille. On pouvait lire, le long de la paroi de béton qui s’incurvait
autour de l’escalier :
Le mot d’argot pour “silo” était daté, bien que la peinture fût
encore fraîche. Plus personne ne disait ça. Un peu plus haut, un
vieux graffiti disait :
À bas le Haut !
La fin approche…
Il aurait été plus logique, et moins fatigant pour son dos, que Mission
dépose la pompe avant d’aller voir son père, mais s’il l’avait portée
jusqu’ici, c’était justement pour que son père le voie avec son
fardeau. Il traversa donc les serres de germination en direction des
jardins où son grand-père avait travaillé et soi-disant son arrière-
grand-père aussi. Haricots, buissons de myrtilles, courges, pommes
de terre. Dans un carré de maïs apparemment mûr pour la récolte, il
trouva son père à quatre pattes, tel qu’il apparaissait toujours dans
son souvenir : en train de retourner la terre avec une petite bêche,
arrachant les mauvaises herbes au passage comme si c’était un tic,
comme une fille entortille ses doigts dans ses cheveux sans même
s’en rendre compte.
— Papa.
Son père tourna la tête, le front luisant de sueur sous la chaleur des
lampes de croissance. Un sourire fugace passa sur son visage. Riley,
le demi-frère de Mission, sortit de derrière un rang de maïs, réplique
parfaite de son père, version douze ans, mains pleines de terre. C’est
lui qui le salua en premier.
— Mission ! s’écria-t-il en se ruant vers lui.
— Le maïs a l’air mûr, dit Mission.
Une main posée sur la rampe, il se pencha pour palper une feuille.
Humide. Les épis n’allaient pas tarder à être récoltés, et l’odeur le
transporta dans le temps. Il aperçut un moucheron et le tua d’une
pichenette.
— Qu’est-ce que tu m’as apporté ? cria son petit frère.
Mission rit et ébouriffa ses beaux cheveux bruns, que le petit avait
hérités de sa mère.
— Désolé frangin. Ils m’ont bien chargé, cette fois.
Il se tourna légèrement pour que Riley – et son père – comprenne.
— Pourquoi tu poses pas ton paquet un moment ? demanda son
père.
Il se frotta les mains pour faire tomber la terre au-dessus du lopin
et ne pas la gaspiller puis serra la main de son fils.
— Tu as l’air en forme.
— Toi aussi, papa.
Mission aurait bombé le torse en se redressant de tout son long s’il
n’avait pas risqué de tomber à la renverse à cause de la pompe.
— Alors comme ça il paraît qu’à la cafétéria ils font pousser leurs
propres choux ?
Son père grommela en secouant la tête.
— Et pis du maïs, aussi, à ce qu’on dit. Encore leur saloperie
d’externalisation. Ça vous cause du tort, tu sais.
Son père parlait des porteurs, et il y avait derrière le ton qu’il
employait un air de “Je te l’avais bien dit”. Comme souvent.
Riley tirait sur la manche de Mission, et lui demanda s’il pouvait
tenir son couteau. Mission sortit sa lame de son étui et la tendit à son
frère. Un silence pesant s’installait. Son père avait vieilli. Sa peau
avait pris la couleur du bois huilé, une teinte sombre et malsaine due
aux longues heures de travail sous les lampes de croissance. On
appelait ça le “bronzage” et à cause de ça on pouvait repérer un
fermier à deux paliers de distance.
Une chaleur intense émanait des ampoules au-dessus de leur tête,
et la colère que Mission portait avec lui quand il était loin d’ici fondit
en une tristesse vaine. Le vide qu’avait laissé sa mère était palpable.
Cela rappelait cruellement à Mission le prix qu’avait eu sa naissance.
Sans compter la pitié que lui inspirait son père avec sa peau abîmée,
les taches brunes qui constellaient son nez. Tels étaient les signes
distinctifs des hommes et des femmes en vert qui travaillaient la
terre, qui peinaient, courbés sur les morts du silo.
Mission se retrouva transporté dans un de ses premiers souvenirs
de petit garçon : il jouait avec une bêche qui, à l’époque, lui faisait
l’effet d’une pelle géante. Il s’amusait entre les rangs de maïs,
retournait la terre, imitant son paternel, quand soudain, sans
prévenir, son père lui avait saisi le poignet.
— Ne creuse pas ici, avait-il dit, tendu.
À l’époque, Mission n’avait encore assisté à aucun enterrement, il
ne savait pas ce que la terre recelait, outre les graines. Après ce jour,
il apprit à repérer les endroits où la terre, plus sombre, venait d’être
retournée.
— Ils te font porter de sacrés paquets à ce que je vois, dit son père,
brisant enfin le silence.
Il pensait que c’était une commande de la Répartition. Mission ne
prit pas la peine de rectifier.
— Ils nous laissent prendre en charge ce qu’on peut supporter. Les
plus âgés s’occupent du courrier. On fait en fonction de nos
capacités.
— Je me souviens de la fin de mon apprentissage, dit son père en
s’épongeant le front. Je me suis coltiné les patates, et mon modèle est
retourné à la cueillette des myrtilles. Deux pour le panier, une pour
lui, et ainsi de suite.
Oh non, pitié. Mission vit du coin de l’œil que Riley testait le
tranchant de la lame contre son pouce. Il tendit une main pour lui
reprendre son couteau mais le petit se déroba.
— Si les vieux porteurs ne portent que du courrier, c’est parce
qu’ils le décident, expliqua son père.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles.
La tristesse de Mission avait disparu, sa colère était de retour.
— Les vieux, ils ont les genoux déglingués, alors c’est pour ça
qu’on se tape les grosses charges. Et je te ferai remarquer que mes
primes dépendent du poids que je porte et du temps que je mets,
alors je m’en fiche.
— Ah oui, c’est vrai, ils te payent en primes et toi tu payes de tes
genoux.
Mission serra les dents, sentant monter en lui la colère et la
fougue.
— Tout ce que je dis, mon fils, c’est qu’avec l’âge et l’expérience, tu
pourras choisir le rang que tu voudras biner. C’est tout. Je veux que
tu prennes soin de toi.
— Je prends soin de moi, papa.
Riley s’assit sur la rambarde et sourit à son reflet dans la lame. Il
avait déjà une bande de taches de rousseur en travers du nez, un
début de bronzage. De la peau abîmée, de père en fils. Mission voyait
d’ici à quoi ressemblerait Riley dans plusieurs années, de l’autre côté
de la rambarde, avec un fils à lui. Et il était bien content d’avoir pu
s’extraire de ces fermes pour embrasser un boulot qu’il ne ramenait
pas chez lui sous ses ongles tous les soirs.
— Tu restes avec nous pour le déjeuner ? lui demanda son père,
sentant peut-être son fils prêt à repartir.
— Si ça ne te dérange pas, répondit Mission.
Il culpabilisa à l’idée que son père le nourrisse, mais apprécia le
fait de ne pas avoir à demander. Et puis, sa belle-mère serait vexée
s’il ne passait pas la voir.
— Mais je ne vais pas traîner après. J’ai… une livraison ce soir.
— Tu auras quand même le temps de voir Allie, j’espère ? Elle
demande sans arrêt de tes nouvelles. Tous les garçons du coin vont
finir par la demander en mariage si tu continues à la faire attendre.
Mission s’essuya le visage pour cacher ses sentiments. Allie était
une grande amie – sa première et plus courte histoire d’amour –
mais l’épouser reviendrait à épouser la vie à la ferme, revenir chez
lui, vivre parmi les cadavres enterrés.
— Je n’aurai sûrement pas le temps, non, admit-il à regret.
— Comme tu voudras. Bon, va livrer ta machine. Ne gaspille donc
pas ta prime à bavasser avec nous.
La déception dans la voix de son père était encore plus cuisante
que les ampoules.
— On se retrouve au réfectoire dans une demi-heure ? ajouta-t-il
en lui serrant à nouveau la main. Je suis content de te voir, fiston.
— Pareil.
Mission serra la main de son père avant de frapper ses paumes
l’une contre l’autre au-dessus du lopin pour y faire tomber la terre.
Riley lui rendit son couteau à contrecœur. En le rangeant dans son
étui, Mission songea qu’il devrait peut-être en faire usage cette nuit.
Il se demanda un instant s’il devait avertir son père, lui dire, ainsi
qu’à Riley, de rester chez eux jusqu’au matin, de ne pas mettre le nez
dehors.
Mais il tint sa langue, tapota son frère sur l’épaule et prit la
direction de la salle de pompage. En marchant entre les rangées de
planteurs et de cueilleurs, il songea aux fermiers qui vendaient leurs
propres légumes sur des étals de fortune et fabriquaient leur propre
farine. Il repensa à la cafétéria, qui faisait pousser ses choux, son
maïs. Puis au projet, découvert récemment, de déplacer une lourde
charge d’un étage à un autre sans faire appel aux porteurs.
Chacun essayait de subvenir à ses propres besoins au cas où la
violence reviendrait. Mission la sentait couver ; sentait les doutes et
la méfiance, les murs qui s’érigeaient. Tous tentaient de dépendre un
peu moins des autres, se préparaient à l’inévitable, se repliaient sur
eux-mêmes.
Il desserra les bretelles de son sac à l’approche de la salle de
pompage et, ce faisant, une idée dangereuse se fit jour en lui, presque
une révélation : si chacun faisait en sorte de ne plus avoir besoin des
autres, comment était-ce censé les aider à s’entendre ?
28
29
— Victor ? Suicidé ?
Donald essayait tant bien que mal de faire coïncider cette
information avec l’homme posé qu’il connaissait.
— Mais pourquoi ?
Anna renifla et se rapprocha de Donald. Elle faisait rouler son
gobelet vide entre ses mains.
— On n’en sait rien. Il était obnubilé par le premier silo qu’on a
perdu. Obsédé, même. Ça me fendait le cœur de voir à quel point il
s’en voulait. Il disait qu’il voyait se profiler les événements, qu’il y
avait des… certitudes probabilistes.
Elle prononça les deux derniers mots en imitant la voix de Victor,
ce qui raviva le souvenir du vieil homme dans l’esprit de Donald.
— Mais ça le rongeait de ne pas pouvoir prédire où et quand ils se
produiraient. Il aurait mieux valu que ça se produise sous la
responsabilité de quelqu’un d’autre. Pas sous la sienne. Pas avec sa
propension à la culpabilité.
— C’est à moi qu’il en voulait, dit Donald, les yeux rivés au sol.
C’était aussi pendant ma faction. J’étais une vraie épave. Je n’arrivais
pas à avoir les idées claires.
— Quoi ? Non. Non, Donny.
Elle posa une main sur son genou.
— Ce n’est la faute de personne.
— Mais mon rapport…
Il l’avait toujours à la main, plié, maculé de bleu clair ici et là.
— Est-ce que c’est une copie ? demanda Anna en lui prenant des
mains. Papa a eu le courage de te parler de ça, mais pas de ce que
Victor a fait.
Elle secoua la tête.
— Victor était solide, d’une certaine manière, mais tellement faible
par d’autres aspects.
Elle se tourna vers Donald.
— On l’a trouvé à son bureau, entouré de notes, de tous les
documents possibles et imaginables sur ce silo, et c’est ton rapport
qui était sur le dessus.
Elle le déplia pour le parcourir.
— Rien qu’une copie, murmura-t-elle.
— C’était peut-être…
— Il a écrit plein de choses sur l’original.
Elle fit glisser son doigt sur la page.
— Là, vers cet endroit, il a noté : “Voilà pourquoi.”
— Voilà pourquoi ? Pourquoi il s’est suicidé ? Ce n’est pas plutôt à
cause de tout ça qu’il s’est suicidé ? dit-il en englobant la pièce d’un
geste ample. Il s’est peut-être rendu compte qu’il avait commis une
erreur.
Il prit le bras d’Anna.
— Pense un peu à ce qu’on a fait. Et si on avait suivi un fou ? Victor
a peut-être eu un éclair de lucidité. Si ça se trouve, l’espace d’un
instant, il a pris conscience de ce qu’on a vraiment fait.
— Non. Il fallait qu’on le fasse.
Donald tapa du plat de la main contre le mur.
— C’est ce que tout le monde me répète…
— Écoute-moi.
Elle reposa une main sur son genou pour tenter de l’apaiser.
— C’est pas le moment de craquer, OK ?
Elle lança un regard inquiet vers la porte.
— Je lui ai demandé de te réveiller parce que j’ai besoin de ton
aide. Je n’y arriverai pas toute seule. Vic travaillait sur le silo 18. Si
papa n’écoute que lui-même, il tirera un trait dessus pour ne plus
avoir à en entendre parler. Mais ce n’est pas ce que voulait Victor. Et
moi non plus.
Donald songea au silo 12, dont il avait signé l’arrêt de mort. Mais il
était voué à sa perte, n’est-ce pas ? Il était déjà trop tard. Ils avaient
ouvert le sas. Il regarda le schéma et se demanda s’il était également
trop tard pour le 18.
— Qu’est-ce qu’il a vu dans mon rapport ?
— Je ne sais pas. Mais il voulait te réveiller depuis des semaines. Il
pensait que tu avais mis le doigt sur quelque chose.
— Ou c’était juste parce que j’étais dans le coin au moment où c’est
arrivé.
Donald scruta la pièce en quête d’indices. Anna creusait de son
côté, mais planchait sur un problème différent. Il y avait tant de
questions et de réponses. Mais à la différence de la dernière fois, il
avait les idées claires. Et ses propres questions. Il voulait retrouver sa
sœur, découvrir ce qui était arrivé à Helen, chasser l’idée folle qu’elle
était encore là, dehors, quelque part. Il voulait en savoir plus sur
cette épouvantable chose qu’il avait contribué à mettre au point.
— Alors, tu veux bien nous aider ?
Anna lui passa une main dans le dos, et ce contact réconfortant lui
évoqua immédiatement sa femme, tous les moments qu’elle avait
passés à le rassurer, à s’occuper de lui. Soudain, il sursauta, comme si
on l’avait mordu, pensant confusément qu’il était encore marié,
qu’elle était encore vivante, peut-être cryogénisée quelque part et en
attente d’être réveillée par son époux.
— Il faut que je…
Il se leva d’un bond et jeta un œil alentour. Il tomba sur
l’ordinateur.
— … que je vérifie des trucs.
Anna se leva à son tour.
— Bien sûr. Je peux te mettre au courant de ce qu’on sait jusqu’à
maintenant. Victor a laissé toute une série de notes. Ton rapport est
bourré d’interventions. Je peux te le montrer. Et tu pourras peut-être
convaincre papa qu’il était sur une piste, que ce silo vaut la peine
d’être sauvé…
— Oui.
Il allait le faire. Mais dans l’unique but de rester éveillé. Il se
demanda d’ailleurs si ce n’était pas l’intention première d’Anna :
l’avoir dans les parages, près d’elle. Une heure plus tôt, il n’avait
désiré qu’une chose : se rendormir, échapper au monde qu’il avait en
partie créé. Mais à présent, il avait besoin de réponses. Il se
pencherait sur le silo 18, mais il retrouverait Helen aussi.
Découvrirait du moins ce qui lui était arrivé, où elle se trouvait. Il
pensa à Mick, et le mot Tennessee s’imposa soudain à lui. Il se tourna
vers le plan accroché au mur et tenta de se rappeler quel chiffre
correspondait à quel État.
— À quoi on a accès depuis ce poste ?
Il sentit une bouffée de chaleur à l’idée des réponses qu’il avait à
disposition.
Anna se tourna vers la porte. Des pas approchaient dans
l’obscurité.
— Papa. C’est le seul à pouvoir accéder à cet étage maintenant.
— C’était pas le cas avant ?
— Non. Où Victor s’est procuré son arme, d’après toi ?
Elle parla plus bas.
— J’étais là quand il est descendu pour piocher dans une caisse.
Mais je n’ai absolument rien entendu. Écoute, mon père s’en veut
énormément pour ce qui est arrivé à Victor, et il ne croit toujours
pas que ce soit lié à ton rapport. Mais je connaissais bien Vic. Il
n’était pas fou. S’il y a quoi que ce soit que tu puisses faire, je t’en
prie, ne t’en prive pas. Pour moi.
Elle serra sa main. Donald baissa les yeux, il ne s’était pas rendu
compte qu’elle lui tenait la main depuis un moment. Il tenait le
rapport dans l’autre. Les pas approchaient. Donald hocha la tête pour
lui signifier qu’il acceptait.
— Merci.
Elle laissa tomber sa main, attrapa le gobelet de Donald, emboîta le
sien dedans, et les rangea avec la bouteille sur une chaise qu’elle
reglissa sous la table. En arrivant à la porte, Thurman toqua contre le
montant.
— Entre, dit Anna en dégageant une mèche de cheveux de son
visage.
Thurman les observa tour à tour.
— Erskine a prévu une petite cérémonie. Rien qu’avec nous. Ceux
d’entre nous qui savent.
— Bien sûr, dit Anna.
Les yeux plissés de Thurman passèrent de nouveau de sa fille à
Donald. Anna sembla comprendre qu’il s’agissait d’une question.
— Donny pense qu’il peut nous aider. On s’est dit que ce serait
mieux pour lui qu’il travaille ici avec moi. Du moins jusqu’à ce qu’on
progresse.
Donald se tourna vers elle, estomaqué. Thurman ne réagit pas.
— Il nous faudra un autre ordinateur, ajouta Anna. Si tu m’en
apportes un, je pourrai l’installer.
Voilà qui plaisait davantage à Donald.
— Et un deuxième lit, bien sûr, précisa Anna avec un sourire.
Silo 18
33
Les histoires qu’inventait Mme Crowe sortaient tout droit des livres
pour enfants. Le ciel était bleu, les prairies vertes, les animaux,
comme les chiens ou les chats, plus grands que les gens. Des histoires
pour gamins. Et pourtant, ces contes fantastiques laissaient Mission
amer, il en voulait du coup au monde dans lequel il vivait. En
quittant le sommet du silo pour entamer sa descente, en passant
devant les fermes et les étages de sa jeunesse, il songea à ce monde
meilleur, consterné par celui qu’il connaissait. La promesse d’un
ailleurs accentuait les défauts de son quotidien. Il avait quitté le nid
pour devenir porteur, voler de ses propres ailes, faire tout ce qu’il
voulait et il ne désirait rien tant à présent qu’aller au-delà de ce que
ce monde permettait.
Mais de telles pensées étaient dangereuses. Elles lui rappelèrent sa
mère, l’endroit où elle avait été envoyée dix-sept ans auparavant jour
pour jour.
Après les fermes, Mission remarqua une odeur de brûlé. L’air était
légèrement brumeux, et il sentit l’âcreté de la fumée sur sa langue.
Un tas de détritus, peut-être. Quelqu’un qui refusait de payer les frais
de portage jusqu’au centre de recyclage. Ou quelqu’un qui pensait
que le silo ne durerait pas assez longtemps pour avoir besoin de
recycler quoi que ce soit.
Ça pouvait être un accident, bien sûr, mais Mission en doutait. Plus
personne ne pensait comme ça. Il le voyait sur le visage des gens
qu’il croisait. À la manière dont ils se cramponnaient à leurs affaires,
dont ils couvraient la tête des enfants. Il était clair que l’avenir du
silo était incertain. Le combat de la nuit précédente tendait à le
prouver.
Mission ajusta son sac et se pressa de gagner les bureaux du DIT au
trente-quatrième. En arrivant sur le palier, il tomba sur un
attroupement. Des garçons de son âge ou un peu plus vieux qu’il
connaissait pour la plupart, beaucoup étaient du milieu. Ils étaient
nombreux à serrer leur ordinateur contre eux, fils pendouillant, tout
en se bousculant les uns les autres. Mission se fraya un chemin entre
eux. Une fois à l’intérieur, il vit qu’une barrière avait été installée
juste derrière la porte. Deux agents de sécurité tenaient ce poste de
filtrage temporaire et ne laissaient passer que les membres du DIT.
— Livraison, cria Mission.
Il se faufila vers le devant de la foule en sortant le mot de
Mme Crowe avec précaution.
— Livraison pour l’agent Jeffery.
L’un des gardiens prit le mot. Sous la pression de la foule, Mission
s’écrasait contre la barrière. Une femme fut autorisée à entrer. Elle se
précipita vers le tourniquet de sécurité qui menait à l’entrée
principale en défroissant le devant de sa salopette, manifestement
soulagée. Dans un coin étaient rassemblés tout un tas de jeunes
hommes à qui on donnait des ordres. Ils étaient alignés en rangs bien
nets, mais leurs yeux écarquillés trahissaient leur peur.
— C’est quoi, ce bazar ? demanda Mission alors qu’on levait la
barrière pour lui.
— Le bazar, répondit l’un des gardes. Une hausse de tension hier
soir a provoqué une panne informatique. Tous nos techniciens
enchaînent deux factions de suite. Il y a un incendie dans le
département des Machines ou pas loin, et des violences ont éclaté
dans les fermes. Tu as reçu le message ?
Les Machines. Ça faisait un peu loin pour sentir la fumée. Et la
rumeur se répandait à propos de leur commando de la veille. Il eut
soudain une conscience accrue de son entaille au nez.
— Quel message ? demanda-t-il.
L’agent de sécurité désigna les groupes de garçons.
— On embauche. Besoin de techniciens.
Mission ne vit là que de simples jeunes hommes, et le type qui leur
donnait des instructions était de la sécurité, pas du DIT. Le gardien
rendit son mot à Mission et lui indiqua le tourniquet principal. La
femme aperçue plus tôt venait de passer son badge pour entrer
tandis qu’une silhouette familière au crâne chauve se tordait le cou
pour lui mater le derrière.
— Monsieur ? lança Mission en approchant.
Jeffery tourna la tête et la peau de son cou se retendit.
— Hm ? Ah !
Il claqua des doigts, en essayant de se rappeler son nom.
— Mission.
— C’est ça. Tu as quelque chose à me laisser, porteur ? demanda-t-
il en ouvrant la paume.
Mission lui remit le mot.
— En fait, c’est Mme Crowe qui m’envoie remettre quelque chose
en mains propres.
Il sortit l’enveloppe scellée avec les noms barrés.
— C’est juste une lettre.
Le vieux gardien jeta un œil à l’enveloppe puis finit de lire le mot
qui lui était adressé.
— Rodny n’est pas disponible, annonça-t-il en secouant la tête. Je
ne peux pas non plus te dire quand il le sera. Dans plusieurs
semaines, peut-être. Tu veux me la laisser ?
Sa paume s’ouvrit cette fois avec davantage d’intérêt, mais Mission
retira l’enveloppe avec méfiance.
— Impossible. Il n’y a vraiment pas moyen que je lui donne en
direct ? C’est la Corneille, mon vieux. Si encore c’était le maire, pas
de problème, mais là…
Jeffery sourit.
— Tu as été son élève aussi ?
Mission acquiesça. Le regard du chef de la Sécurité dévia vers un
homme qui approchait en tendant sa carte d’identité devant lui.
Mission fit un pas de côté pour le laisser passer.
— Bon, voilà ce que je te propose. Je lui apporte son déjeuner dans
pas longtemps. Tu viens avec moi, tu lui remets l’enveloppe sous ma
surveillance, et comme ça j’ai pas à craindre que la Corneille me
remonte les bretelles plus tard. Qu’est-ce que t’en dis ?
— Que du bien. Merci, dit Mission avec un grand sourire.
L’agent désigna la porte de l’autre côté du hall d’entrée noyé dans
le bruit.
— Va donc te chercher un verre d’eau, et attends-moi dans la salle
de conférences. Il y a des garçons qui remplissent des formulaires, tu
verras.
Jeffery le toisa des pieds à la tête.
— Pourquoi t’en remplirais pas un, toi aussi ? Tu pourrais nous être
utile.
— Je… euh… J’y connais pas grand-chose en informatique.
Jeffery haussa les épaules comme s’il n’y avait aucun rapport.
— Comme tu voudras. Je me fais remplacer dans pas longtemps. Je
viendrai te chercher.
Mission le remercia une dernière fois. Il passa à proximité des
rangs bien ordonnés de jeunes gens à qui l’on aboyait des ordres. Un
autre agent de sécurité lui ouvrit la porte de la salle de conférences
en lui tendant une feuille et une mine de graphite. Mission vit que le
verso était vierge et prit le formulaire sans intention de le remplir. Il
tenait là un demi-coupon en papier réutilisable.
Il restait quelques chaises libres autour de la grande table. Il en
choisit une. Des garçons griffonnaient sur leur feuille, l’air
concentré. Mission s’assit dos à la seule fenêtre de la pièce et posa
son sac sur la table en gardant la lettre à la main. Il glissa le
formulaire dans son paquetage pour un usage futur et examina le
courrier de la Corneille pour la première fois.
L’enveloppe était vieille, mais n’avait été adressée qu’à quelques
destinataires différents. Un coin était usé jusqu’à la trame, on
décelait un papier plié à l’intérieur. En y regardant de plus près,
Mission vit que c’était du papier recyclé, probablement confectionné
au Nid par ses petits – de l’eau mêlée à des poignées de papier
déchiré, le tout étalé, mis sous presse et laissé à sécher pour la nuit.
— Mission, siffla quelqu’un à la table.
En levant le nez, il reconnut Bradley, assis face à lui. Son collègue
avait noué son foulard bleu autour de son bras. Et Mission qui le
pensait en train d’effecteur des portages dans le fond, comme
d’habitude.
— Tu postules ? lui demanda Bradley.
Un autre garçon toussa dans sa main comme pour réclamer le
silence. Bradley avait apparemment fini de remplir sa fiche.
Mission secoua la tête. On tapa au carreau au-dessus de sa tête, et
le bruit faillit lui faire lâcher sa lettre. Jeffery passa la tête par la
porte.
— Dans deux minutes, dit-il à Mission, en faisant un signe du
pouce par-dessus son épaule. J’attends son plateau.
Mission hocha la tête. Les autres le dévisageaient avec curiosité.
— Livraison, expliqua-t-il à Bradley, assez fort pour que les autres
entendent.
Il attira son sac à lui et cacha la lettre derrière. Les garçons
reprirent leur griffonnage. Bradley fronça les sourcils et regarda les
autres.
Mission examina l’enveloppe à nouveau. Deux minutes. Il se
demanda combien de temps il pourrait passer avec Rodny. Il fit jouer
la pointe du rabat. La colle blanche que la Corneille avait utilisée ne
collait pas très bien par-dessus la vieille glu sèche depuis plusieurs
mois, voire plusieurs années. Il en décolla un pan sans baisser les
yeux. Tout en faisant mine d’observer Bradley, il désobéissait à la
troisième règle du code des porteurs, en se disant que là, c’était
différent, que c’était comme si deux de ses vieux amis discutaient
dans la même pièce et qu’il entendait ce qu’ils disaient.
Malgré cela, il sortit la lettre de l’enveloppe les mains tremblantes.
Il baissa le regard en gardant la feuille cachée. Du fil rouge et violet
était mêlé au papier grisâtre de piètre qualité. Les mots étaient écrits
à la craie. Ils devaient donc être gros. De la poudre blanche
s’accumula dans le pli central, comme de la poussière tombant de
vieux tuyaux.
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Jamais Mission n’avait descendu les étages aussi vite. Certes, il n’y
avait pas beaucoup de monde, mais le fait qu’il ne dépasse pas Cam
en chemin n’était pas bon signe. Son ami devait avoir une bonne
longueur d’avance. Ou alors Mission avait de la chance et l’avait
doublé alors qu’il faisait une pause aux toilettes.
Il s’arrêta un instant sur le palier des Fournitures pour reprendre
son souffle et s’éponger la nuque. Il n’avait toujours pas pris de
douche. Peut-être qu’après avoir mis la main sur Cam et livré le colis
des Machines il pourrait enfin se laver et se reposer un peu. Le
bureau de Répartition du bas lui fournirait des vêtements propres,
après quoi il trouverait quoi faire pour aider Rodny. Il y avait tant de
choses dont il devait s’occuper. Pour voir le bon côté des choses, ça
l’empêchait de penser à son anniversaire.
Aux Fournitures, il trouva une poignée de gens devant le comptoir.
Aucune trace de Cam. Si le porteur était déjà reparti avec son colis, il
avait dû voler, et la livraison devait être à effectuer dans les étages
inférieurs. Mission attendit son tour en tapant du pied. Une fois au
comptoir, il demanda Joyce, comme Wyck lui avait indiqué.
L’homme pointa son doigt vers une femme trapue aux longues
tresses, plantée à l’autre bout du comptoir. Mission la reconnut. Elle
gérait la majeure partie des paquets à destination du DIT. Il attendit
qu’elle en ait fini avec son client avant de lui demander s’il y avait
une livraison au nom de Wyck.
Elle plissa les yeux.
— Y a un problème à la Répartition ? Il a déjà été pris en charge.
Elle fit signe à la personne suivante d’avancer.
— Vous pourriez m’indiquer la destination ? insista Mission. On
m’a envoyé pour relayer le porteur. Sa… sa mère est malade. Ils ne
sont pas sûrs qu’elle s’en sorte.
Une grimace lui échappa. Derrière son comptoir, la dame n’avait
pas l’air convaincu non plus.
— Je vous en prie, la supplia-t-il. C’est très important.
Elle hésita.
— Il devait descendre de six étages. Un appartement. Je n’ai pas le
numéro exact. Il figure sur le bon de livraison.
— Six étages.
Mission connaissait ce niveau. Le cent seizième était un étage
résidentiel, excepté pour la poignée de commerces illégaux gérés
depuis certains appartements.
— Merci, dit-il avant de se ruer au-dehors.
C’était sur le chemin pour descendre aux Machines, de toute
façon. Il arriverait peut-être trop tard pour la livraison de Wyck,
mais il pourrait toujours demander à Cam s’il pouvait aller chercher
sa paye à sa place, en échange d’un bon de vacances. Il pouvait aussi
bien être franc et lui dire qu’un vieil ami avait de gros ennuis, qu’il
avait besoin d’un prétexte pour passer le poste de sécurité. Si Cam
refusait, il faudrait que Mission attende qu’une demande de livraison
émane du DIT et soit le premier à se jeter dessus. Dans l’espoir qu’il
soit encore temps pour Rodny.
Il avait descendu quatre étages, perdu dans ses plans pour venir en
aide à son ami, lorsque l’explosion retentit.
Le grand escalier vacilla, comme si une force incroyable l’avait
poussé sur le côté. Mission heurta la rampe et faillit passer par-
dessus. Il s’agrippa à l’acier tremblant.
On entendit un cri perçant puis une série de gémissements. En
penchant la tête, il vit le palier deux étages plus bas se désolidariser
de la cage d’escalier. Des bouts de métal fendaient l’air en sifflant,
avalés par le vide.
Non seulement du métal, mais aussi des corps, qui tombaient en
vrille et disparaissaient peu à peu dans les profondeurs du silo.
Mission détourna le regard. Quelques marches au-dessous de lui,
une femme était figée à quatre pattes, observant Mission avec un air
effrayé. On entendit un vacarme dans le lointain, quelque chose qui
s’écrasait tout en bas.
Je ne sais pas, eut-il envie de dire. Il y avait une question dans le
regard de cette femme, la même qui pilonnait son crâne, comme un
écho au bruit de l’explosion. Qu’est-ce qui vient de se passer ? Ça y
est ? Est-ce que c’est la fin ?
Il envisagea de remonter en courant, loin de l’explosion, mais il y
avait des cris plus bas, et un porteur avait le devoir d’aider ceux qui
en avaient besoin dans l’escalier. Il aida la femme à se relever et la
pressa de remonter. Puis il entama une descente en spirale à contre-
courant de l’afflux soudain de gens. Cam était quelque part en bas.
Mais la destination du paquet de son ami et l’endroit où avait eu lieu
l’explosion n’étaient encore qu’une coïncidence dans son esprit
bousculé.
Le palier du dessous était bondé. Résidents et commerçants se
pressaient contre la rambarde, se battaient pour apercevoir l’ampleur
des dégâts à l’étage inférieur. Mission se fraya un chemin dans la
foule en appelant Cam, le cherchant du regard. Un couple ébouriffé
arrivait, chancelant, sur le palier. Les yeux vides, ils se
cramponnaient l’un à l’autre et à la rampe. Cam n’était nulle part.
Mission dévala les marches glissantes, moins adroit que
d’habitude. C’était bien l’étage auquel se rendait Cam, non ? Six
étages plus bas. Niveau 116. Il était sans doute hors de danger. Il le
fallait. D’un coup lui revint l’image de ces gens tombant dans le vide.
Il sut qu’il ne l’oublierait jamais. Cam n’avait pas pu en faire partie.
Ce garçon était toujours en retard ou en avance, jamais pile à l’heure.
Il tourna une dernière fois autour du pilier central, mais à l’endroit
où aurait dû se trouver le palier, il n’y avait que du vide. Les rampes
avaient été arrachées, quelques marches pendaient et Mission se
sentit attiré vers le bord, par le vide. Il n’y avait rien pour l’empêcher
de basculer. L’acier était glissant sous ses bottes.
De l’autre côté de cette béance métallique distordue, la porte qui
menait au niveau 116 manquait. Il y avait à la place un tas de ciment
écroulé et des barres de fer pliées vers l’extérieur, telles des mains
tendues vers le palier disparu. De la poudre de gravats voletait dans
l’air. De façon incroyable, il y avait du bruit derrière ce voile de
poussière : des gens qui toussaient, qui criaient. Des appels à l’aide.
— Porteur ! cria quelqu’un au-dessus de lui.
Mission glissa prudemment au bord du précipice. Il tenait la rampe
où elle s’était disloquée. Le métal était chaud. Il se pencha et leva la
tête vers le palier supérieur pour essayer de voir qui l’avait appelé.
Quelqu’un le pointa du doigt, pointa le foulard qu’il avait autour du
cou.
— Le voilà ! hurla une femme au regard fou qu’il avait croisée en
descendant, une survivante.
— C’est le porteur le responsable ! cria-t-elle.
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Avant d’aller où que ce soit, Mission devait contacter des gens en qui
il pouvait avoir confiance et qui pouvaient l’aider – la vieille clique
du Nid. Tandis que Morgan dispersait la foule amassée sur le palier,
Mission se glissa dans le couloir sombre et enfumé menant à la salle
de tri, qui disposait d’un ordinateur dont il pourrait se servir. Lyn et
Joel le suivirent, plus pressés d’avoir des nouvelles de Rodny que de
nettoyer les dégâts causés par l’incendie.
Mais l’écran posé sur le comptoir ne fonctionnait pas,
probablement à cause de la coupure de courant de la veille. Mission
se souvenait de tous les gens qu’il avait vus avec leurs ordinateurs en
panne plus tôt ce même matin devant le DIT et se demanda s’ils en
trouveraient un en état de marche à cinq étages à la ronde. Puisqu’il
ne pouvait envoyer de message câblé, il tenta de contacter les autres
bureaux de Répartition par radio pour voir s’il pouvait leur faire
passer un message.
Il tenta d’abord le bureau central. Dans la pièce encore enfumée,
Lyn braquait sa lampe torche sur le cadran. Joel, face aux étagères,
posait les caisses de tri réutilisables sur les planches du haut pour
éviter qu’elles ne soient mouillées. Le Central ne répondait pas.
— Le feu a peut-être endommagé la ligne, murmura-t-elle.
Mission ne le pensait pas. Le voyant de marche était allumé et le
haut-parleur émettait des grésillements lorsqu’il touchait le bouton.
Il entendit Morgan se plaindre dans le couloir que sa main-d’œuvre
disparaissait.
— Il se trame quelque chose au Central, dit Mission.
Il avait un mauvais pressentiment.
Son second essai fut récompensé.
— Qui est-ce ? demanda une voix qui avait du mal à cacher sa peur
panique.
— Ici Mission. Qui êtes-vous ?
— Mission ? T’es dans de sales draps, mec.
Mission leva les yeux vers Lyn.
— C’est qui ?
— Ici Robbie. Ils m’ont laissé tout seul là-haut, mec. Je n’ai de
nouvelles de personne. Mais en tout cas, tout le monde te cherche.
Qu’est-ce qui se passe en bas ?
Joel cessa de déplacer les caisses et passa sa lampe sur le comptoir.
— Tout le monde me cherche ? s’écria Mission.
— Toi, et Cam, plus quelques autres. Il y a eu une sorte de bagarre
au Central. Tu y étais ? Personne ne me dit ce qui se passe !
— Robbie, écoute, j’ai besoin que tu contactes des amis à moi. Est-
ce que tu peux envoyer un message ? On a des soucis d’ordinateur
ici.
— Non, les nôtres marchent pas non plus. Il a fallu qu’on se serve
de celui du bureau du maire. C’est le seul qui fonctionne.
— Le bureau du maire ? Très bien. J’ai besoin que tu envoies deux
messages, alors. Tu as de quoi écrire ?
— Attends. Ce sont des messages officiels, hein ? Sinon, je n’ai pas
la permission de…
— On s’en fout Robbie, c’est capital là ! Chope de quoi écrire. Je te
le revaudrai. Ils peuvent bien me coffrer s’ils veulent.
— D’accord, d’accord, dit Robbie. À qui est-ce que je les envoie ?
Et tu me rembourseras ce bout de papier, parce que c’est tout ce que
j’ai pour écrire.
Mission lâcha le bouton d’émission pour jurer après ce gamin. Il
réfléchit à la personne la plus susceptible de recevoir un message et
de l’envoyer aux autres. Il finit par donner trois noms à Robbie, puis
lui dicta le message. Il donnait rendez-vous à ses amis au Nid – ils s’y
retrouveraient sans lui s’il n’arrivait pas jusque-là. Le Nid était
probablement un endroit sûr. Personne n’irait attaquer l’école ou la
Corneille. Une fois la clique réunie, ils mettraient un plan au point.
Peut-être que la Corneille les y aiderait. Le plus difficile était d’abord
de les joindre.
— C’est bon, tu as tout ? demanda-t-il à Robbie.
— C’est bon, c’est bon. Mais je crois que tu dépasses le nombre de
caractères autorisé. J’espère que tu me paieras la moindre virgule.
Mission secoua la tête, incrédule.
— Et maintenant ? demanda Lyn une fois la liaison coupée.
— Il me faut une combinaison, répondit Mission.
Il rejoignit Joel près des étagères pour fouiller dans les caisses
restantes.
— Ils sont à ma recherche, alors il va falloir que je change de
couleur si je veux remonter.
— Qu’on se change, dit Lyn. Si tu vas au Nid, je viens avec toi.
— Moi aussi, déclara Joel.
— J’apprécie votre geste, répondit Mission, mais plus on est, plus
on risque de se faire remarquer.
— Mais ils ne recherchent qu’une personne, fit remarquer Lyn.
— Hé, regardez, on a tout un tas de nouvelles combis blanches, dit
Joel en tirant une caisse. Peut-être un peu trop voyant, par contre ?
— Blanches ? répéta Mission en se penchant pour voir.
— Ouais, pour la Sécurité. On en a livré des tas récemment. Elles
sont arrivées du Textile il y a quelques jours. Je me demande bien
pourquoi ils en ont fait faire autant.
Mission les inspecta. Celles du dessus étaient couvertes de suie,
plus grises que blanches. Il y en avait des dizaines empilées dans la
caisse. Il fit le lien avec la vaste campagne de recrutement. C’était
comme s’ils voulaient que la moitié du silo soit vêtue de blanc, et
combatte l’autre moitié. Qu’ils s’entretuent. Ça n’avait pas de sens. À
moins que le but ne soit de tuer tout le monde.
— Tuer, murmura Mission.
À grand renfort d’éclaboussures, il se planta devant une autre
caisse.
— J’ai une meilleure idée.
Il trouva la bonne – il l’avait repérée avec Cam quelques jours
auparavant. Il y plongea la main et en sortit un sac.
— Ça vous dirait, vous deux, de vous faire un peu d’argent ?
Joel et Lyn regardèrent avec curiosité ce qu’il avait dégoté, tandis
que Mission exhibait l’un des lourds sacs en plastique munis d’une
longue fermeture éclair argentée et de sangles de portage.
— Trois cent quatre-vingt-quatre coupons à vous partager, promit-
il. Soit tout ce que je possède. J’ai juste besoin de vous pour un
dernier tandem.
Les deux porteurs firent jouer leurs lampes sur l’objet qu’il tenait.
C’était un sac noir. Un sac noir parfait pour le trajet qu’ils
s’apprêtaient à effectuer.
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Trouver une aiguille dans une botte de foin n’aurait pas été plus
difficile. Il aurait dû passer des mois à fouiller les bases de données, à
interroger le chef du silo 18, à lui demander des profils, à éplucher
l’historique des arrestations, l’agenda des nettoyages, à démêler les
fils des relations personnelles de chacun, à passer en revue les
bavardages et rumeurs compilés dans les rapports mensuels.
Mais Donald trouva une méthode plus facile. Il chercha
simplement dans la base de données sa copie conforme.
Quelqu’un qui se souvenait. Qui vivait dans la peur, la paranoïa.
Qui essayait de se fondre dans la masse tout en étant révolutionnaire.
Il chercha ceux qui avaient peur du médecin, en débusqua quelques-
uns qui n’allaient jamais le voir. En cherchant ceux qui refusaient les
médicaments, il tomba sur une personne qui se méfiait même de
l’eau. Il espérait trouver une poignée de fauteurs de troubles, et que
la localisation d’un de leurs représentants le mènerait au reste
d’entre eux. Il s’attendait à ce qu’ils soient jeunes, enragés, désireux
de transmettre ce qu’ils savaient aux générations futures. Ce qu’il
découvrit à la place était à la fois étrangement similaire à lui et
totalement différent.
Le lendemain matin, il présenta ses résultats à Thurman, qui ne
montra aucune réaction pendant un long moment.
— Mais oui, finit-il par dire. Évidemment.
Pour toutes félicitations, Donald n’eut droit qu’à une main posée
sur son épaule. Thurman l’informa que la réinitialisation était en
cours. Il admit qu’elle l’était en fait depuis que Donald avait été
réveillé, que le chef du silo 18 avait entamé un vaste recrutement et
donc semé les graines de la discorde. Erskine et le Dr Sneed
passaient leurs nuits à travailler sur une nouvelle formule du
médicament, mais ils pouvaient en avoir pour des semaines. En
parcourant ce que Donald avait découvert, Thurman annonça qu’il
allait contacter le silo 18.
— Je veux venir avec vous, dit Donald. C’est ma théorie, après tout.
Ce qu’il voulait dire, c’est qu’il refusait d’agir en lâche. Si
quelqu’un devait se faire exécuter à cause de lui – une vie pour en
sauver des milliers –, il ne voulait pas s’en cacher.
Thurman accepta.
Ils prirent l’ascenseur presque d’égal à égal. Donald voulut savoir
pourquoi Thurman avait lancé la réinitialisation, même s’il pensait
connaître la réponse.
— Vic a gagné, répondit simplement Thurman.
Donald pensait à toutes ces vies de la base de données à présent en
proie au chaos. Il commit l’erreur de s’enquérir de la situation, et
Thurman évoqua les bombes, la violence, les groupes qui portaient
des couleurs différentes et se faisaient la guerre, la rapidité avec
laquelle les choses se dégradaient sans qu’on n’ait besoin de faire
grand-chose, l’efficacité de la méthode, vieille comme le monde.
— Le matériau inflammable est toujours présent, dit Thurman. Il
suffit d’une minuscule étincelle.
Ils sortirent de l’ascenseur et empruntèrent un couloir familier.
C’était le trajet que Donald avait effectué pendant sa première
faction. Il avait travaillé ici sous un autre nom. Sans savoir ce qu’il
faisait. Ils passèrent devant des bureaux d’où s’échappaient des
pianotements de clavier, des bavardages. Un demi-millénaire de gens
qui prenaient leur poste puis le quittaient, faisaient ce qu’on leur
demandait, obéissaient aux ordres.
En approchant de son bureau, il ne put résister à l’envie de passer
une tête par la porte. Un homme mince au crâne dégarni leva les
yeux. Assis, bouche entrouverte, main sur sa souris d’ordinateur, il
attendait que Donald dise quelque chose.
Mais ce dernier se contenta d’un bonjour amical, puis se retourna
pour regarder dans le bureau d’en face, où se tenait un homme en
blanc derrière un bureau semblable. Le marionnettiste. Thurman lui
adressa quelques mots et il quitta son bureau pour les rejoindre dans
le couloir. Il savait que Thurman était le responsable des lieux.
Donald les suivit dans le département des Communications,
laissant le chauve en devenir à sa partie de solitaire. Il éprouvait un
mélange de compassion et de jalousie pour cet homme – pour ceux
qui ne se souvenaient pas. En tournant au bout du couloir, il repensa
aux accès de lucidité qu’il avait eus au cours de sa première faction. Il
avait discuté avec un docteur qui connaissait la vérité, s’était étonné
qu’on puisse vivre avec le poids de tout ce savoir. Il comprenait
maintenant que la souffrance ne devenait pas supportable, que le
sentiment de confusion ne s’atténuait pas. Non, seulement, on s’y
habituait. Ça finissait par faire partie de vous.
Tout était calme dans le département. Les têtes se tournèrent
lorsqu’ils entrèrent. L’un des opérateurs, en combinaison orange,
s’empressa de retirer les pieds de son bureau. Un autre mordit dans
sa barre protéinée avant de se focaliser sur son poste.
— Mettez-moi en relation avec le 18, dit Thurman.
Le regard de l’agent se tourna vers l’autre homme en blanc, celui
qui était censé être le chef, et il donna son approbation d’un signe de
tête. L’appel fut lancé. Thurman tenait un écouteur de casque contre
une oreille en attendant. En croisant le regard de Donald, il demanda
un autre casque à l’opérateur. Donald fit un pas en avant pour le
prendre tandis qu’on le branchait. Il entendit les petits bips familiers,
et son ventre se noua. Et s’il se trompait ? Une voix finit par
répondre. Une ombre.
Thurman lui demanda de faire venir M. Wyck, le responsable du
silo.
— Il est déjà en chemin.
Lorsque Wyck eut rejoint la conversation, Thurman lui exposa ce
que Donald avait découvert, mais c’est l’ombre qui répondit. Le jeune
homme connaissait la personne qu’ils recherchaient. Il la connaissait
même très bien. Il y avait quelque chose dans sa voix, de l’incrédulité
ou de l’hésitation, et Thurman fit signe à l’opérateur de mettre les
capteurs en marche. Soudain, les écrans indiquèrent toutes les
données concernant l’ombre, comme pour un rite d’initiation.
Thurman posa ses questions et Donald observa le maître à l’œuvre.
— Dites-moi ce que vous savez, dit Thurman.
Il se pencha au-dessus de l’opérateur pour voir à l’écran l’évolution
des données – activité électrodermale, pouls, transpiration. Sans être
un expert dans le décryptage de ces graphiques, Donald comprit que
quelque chose clochait en voyant les courbes monter et descendre en
flèche dès que l’ombre prenait la parole. Il avait peur pour le jeune
homme. Il se demandait si quelqu’un allait mourir là, sur-le-champ.
Mais Thurman opta pour la manière douce. Il amena le garçon à
parler de son enfance, à admettre la rage qui couvait en lui, le
sentiment d’être un étranger. L’ombre évoqua une enfance à la fois
idyllique et frustrante et Thurman jouait avec lui au sergent
instructeur gentil mais inflexible qui s’occupe d’un bleu un peu
paumé : travail de sape suivi d’une reconstruction.
— On vous a donné accès à la vérité, dit-il au jeune homme, faisant
référence à l’Héritage. Vous voyez à présent pourquoi il vaut mieux
en distiller quelques gouttes avec soin, voire ne pas en parler du tout.
— Oui, en effet.
Le jeune homme renifla, comme s’il pleurait. Et pourtant, les
courbes à l’écran avaient des pics moins aigus, des vallées moins
dangereuses.
Thurman évoqua le sacrifice, l’intérêt général, l’insignifiance des
vies individuelles à long terme. Il avait pris la colère de l’ombre et
l’avait redirigée, jusqu’à ce que la torture d’un enfermement de
plusieurs mois avec les livres de l’Héritage fût réduite à son essence.
Et pendant tout ce temps, on n’entendit pas une seule fois le souffle
du chef de silo.
— Dites-moi ce qui a besoin d’être réparé, dit Thurman à la fin de
leur discussion.
Il déposait le problème aux pieds du jeune homme. Donald vit en
quoi c’était une meilleure idée que de lui fournir une réponse toute
faite.
L’ombre parla de l’émergence d’une société encline à
l’individualisme, où les enfants voulaient fuir leur famille, où les
générations vivaient à des étages de distance, où l’on prisait
l’indépendance, au point que plus personne ne comptait sur qui que
ce soit et que l’on pouvait se passer de tout le monde.
Les sanglots ne tardèrent pas à arriver. Donald vit le visage de
Thurman se durcir et il se demanda à nouveau si le jeune homme ne
vivait pas là ses derniers instants. Mais non. Thurman relâcha la
radio et dit simplement :
— Il est prêt.
Ce qui avait commencé comme un interrogatoire, un test de la
théorie de Donald, s’acheva en rite d’initiation passé avec succès.
Une ombre était devenue un homme. À l’écran, les courbes s’étaient
changées en lignes droites empreintes de détermination, la colère
ayant trouvé une nouvelle cible, un nouveau but. L’homme posait sur
son enfance un regard différent, qu’il assimilait à un danger.
Thurman donna au jeune homme son premier ordre. M. Wyck
félicita le garçon et lui dit qu’il allait pouvoir sortir recouvrer sa
liberté. Plus tard, lorsque Donald et Thurman reprirent l’ascenseur
pour retrouver Anna, Thurman déclara que dans quelques années, ce
Rodny ferait un parfait responsable de silo. Encore meilleur que le
précédent.
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LE PACTE
SILO 1
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— Monsieur ?
Il entendit un entrechoquement d’os sous ses pieds. Il trébucha
dans le noir, les chiens ailés se dispersèrent en entendant les voix.
— Vous m’entendez ?
Le brouillard se dissipa, il entrouvrit un œil, comme on en-
trouvrait sa capsule. Sa cosse. Un haricot. Donald était enveloppé
dans cette cosse comme un haricot.
— Monsieur ? Vous êtes avec moi ?
Sa peau si froide. Donald s’assit, de la vapeur s’élevait de ses
jambes nues. Il ne se rappelait pas s’être endormi. Il se souvenait du
médecin, de son bureau. À présent, on le réveillait.
— Buvez ceci, monsieur.
Ça, il n’avait pas oublié. Il se rappelait avoir été réveillé
auparavant, mais pas s’être endormi. Que le réveil. Il prit une gorgée,
dut se concentrer pour solliciter sa gorge, pour avaler. Une pilule. Il
devait y avoir une pilule, mais on ne lui en proposa pas.
— Monsieur, nous avons reçu l’ordre de vous réveiller.
L’ordre. Les règles. Le protocole. Donald avait encore des ennuis.
Troy. C’était peut-être à cause de ce Troy. Qui était-ce, déjà ? Donald
but autant qu’il put.
— Très bien, monsieur. On va vous aider à vous lever.
Il avait des ennuis. Ils ne le réveillaient que lorsqu’ils avaient des
problèmes. On lui retira son cathéter, l’aiguille de son bras.
— Qu’est-ce que j’ai…
Il toussa dans son poing. Sa voix n’était qu’un mince filet, fragile et
quasi invisible.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il, se forçant à crier pour ne
former qu’un murmure.
Deux hommes le hissèrent sur un fauteuil roulant que tenait un
troisième. On l’enveloppa d’une douce couverture cette fois, au lieu
de lui enfiler une blouse en papier. Pas de bruissement, pas de
démangeaison.
— Nous en avons perdu un, dit quelqu’un.
Un silo. Un silo avait disparu. Ça allait encore être sa faute.
— Le 18, souffla-t-il, se rappelant sa dernière faction.
Deux des hommes échangèrent un regard, bouche bée.
— C’est exact, dit l’un d’eux, plein d’admiration. Un habitant du
silo 18. Ou plutôt une habitante. Elle a disparu derrière la colline. On
a perdu le contact.
Donald se concentra tant bien que mal. Il se rappelait avoir perdu
quelqu’un derrière une colline. Helen. Sa femme. Ils la cherchaient
encore. Tout espoir n’était pas perdu.
— Racontez-moi ça, murmura-t-il.
— On ne sait pas trop comment c’est possible, mais l’une d’entre
eux a disparu de notre champ de vision…
— Quelqu’un qui avait été envoyé au nettoyage.
Le nettoyage. Donald s’affaissa dans son fauteuil, les os lourds et
froids comme de la pierre. Il ne s’agissait pas d’Helen.
— Derrière la colline…
— On a reçu un appel du 18 et…
Donald leva une main, le bras tremblant, encore engourdi.
— Attendez, dit-il d’une voix rauque. Un seul à la fois. Pourquoi
m’avoir réveillé ?
Parler lui faisait mal. On remonta la couverture jusque sous son
menton pour qu’il arrête de frissonner. Il ne s’en rendit même pas
compte. Ils le traitaient avec tant de respect, tant de douceur. Qu’est-
ce que ça voulait dire ? Il n’avait pas encore les idées claires. L’un des
hommes s’éclaircit la voix.
— Vous nous avez dit de vous réveiller…
— C’est le protocole…
Le regard de Donald tomba sur sa capsule, encore fumante du
froid qui s’en échappait. L’écran incrusté à la base n’indiquait plus
aucune donnée puisqu’il n’était plus à l’intérieur. Seule une courbe
de température, qui grimpait. Cette courbe et un nom. Qui n’était pas
le sien.
Donald se rappela que les noms ne voulaient rien dire à moins que
ce ne soit le seul moyen d’identifier une personne. S’ils ne se
souvenaient pas les uns des autres, si leurs chemins ne s’étaient
jamais croisés, alors un nom était tout.
— Monsieur ?
— Qui suis-je ? demanda-t-il sans comprendre ce qu’il lisait à
l’écran.
Ce n’était pas lui.
— Pourquoi m’avoir réveillé ?
— Parce que vous nous l’avez demandé, monsieur Thurman.
On enroula la couverture douillettement autour de ses épaules. On
tourna le fauteuil. Ils le traitaient avec beaucoup de révérence,
comme s’il avait du pouvoir. Les roulettes de son fauteuil ne
couinaient pas du tout.
— Ça va aller, monsieur. Vous allez bientôt recouvrer vos facultés.
Il ne connaissait pas ces gens. Ces gens ne le connaissaient pas non
plus.
— Le médecin va vous délivrer votre habilitation à prendre votre
poste.
Personne ne connaissait personne.
— Par ici.
Et donc tout le monde pouvait être n’importe qui.
— Nous y voilà.
Au point que n’importe qui pouvait se retrouver aux commandes.
Quelqu’un qui pouvait faire ce qui était correct, ou alors quelqu’un
qui pouvait faire ce qui était juste.
— Très bien.
Un nom aussi bien que n’importe quel autre.
SILO 17
2312
Heure 1
59
Le Fracas venait avant le calme. C’était une Loi du Monde : les coups
et les cris avaient besoin d’une chambre de résonance, tout comme
les corps avaient besoin d’un espace où tomber.
Jimmy Parker était en cours lorsque le dernier des grands Fracas
commença. C’était une veille de nettoyage. Le lendemain, il n’y
aurait pas classe. Pour la mort d’un homme, Jimmy et ses amis
auraient droit à quelques heures de sommeil supplémentaires. Son
père ferait des heures sup au DIT. Et l’après-midi, sa mère insisterait
pour qu’ils aillent, avec leur tante et leurs cousins, admirer la course
des nuages au-dessus des collines jusqu’à ce que le ciel vire au noir
sommeil.
Les jours de nettoyage étaient faits pour rester au lit et voir sa
famille. Pour dissiper les troubles et réduire le Fracas au silence.
C’est ce que leur disait Mme Pearson en écrivant les règles du Pacte
au tableau. Sa craie claquait et crissait contre la surface noire, laissant
une traînée de poussière derrière toutes les raisons pour lesquelles
on pouvait condamner un homme à mort. Une leçon d’éducation
civique la veille d’un bannissement. Un avertissement à l’aube de
sommations plus graves. Jimmy et ses amis s’agitaient sur leurs
chaises et apprenaient les règles. Les Lois d’un monde qui ne
seraient bientôt plus en vigueur.
Jimmy avait seize ans. Une majorité de ses amis entameraient leur
apprentissage bientôt, mais lui devrait étudier une année de plus
avant de marcher sur les traces de son père. Mme Pearson évoqua
ensuite l’importance de se choisir un compagnon de vie, de faire
enregistrer sa relation selon les modalités du Pacte. Sarah Jenkins se
retourna pour sourire à Jimmy. La biologie se mêlait à l’instruction
civique, les hormones aux lois qui régissaient leurs excès. Sarah
Jenkins était jolie. Jimmy ne l’avait pas particulièrement remarquée
en début d’année, mais là, il ne voyait qu’elle. Sarah Jenkins était jolie
et serait morte dans quelques heures.
Mme Pearson demanda s’il y avait un volontaire pour lire un
chapitre du Pacte, et c’est à ce moment que la mère de Jimmy entra
pour venir le chercher. Elle déboula dans la classe sans frapper. La
honte. La fin du monde de Jimmy commença avec le feu aux joues,
les yeux de ses camarades braqués sur lui. Sa mère ne dit rien à
Mme Pearson, pas un mot d’excuse. Elle se contenta d’entrer en
flèche et de se faufiler entre les tables en marchant comme elle
marchait lorsqu’elle était en colère. Elle arracha Jimmy à sa table et le
tira par le bras – il se demandait ce qu’il avait bien pu faire encore.
Mme Pearson observa la scène sans rien dire. Jimmy se retourna
vers Paul, son meilleur ami, qui se cachait derrière sa main pour rire,
et se demanda pourquoi Paul, lui, n’avait pas d’ennuis. Ils se
mettaient rarement dans le pétrin l’un sans l’autre. La seule
personne à dire quelque chose fut Sarah Jenkins.
— Ton sac ! s’écria-t-elle juste avant que la porte ne claque et que
le silence n’avale sa voix.
Dans le couloir, il n’y avait pas d’autres mères en train de tirer leur
enfant derrière elles. Si jamais elles venaient, ce serait bien plus tard.
Le père de Jimmy travaillait parmi les ordinateurs, il savait des
choses. Il les savait avant tout le monde. Cette fois, il s’en était fallu
de peu. Il y avait déjà des gens en panique dans l’escalier. Le bruit
était effrayant. Le palier du niveau scolaire vibrait sous l’effet de la
circulation dense et encore lointaine. Un écrou de pilier de
soutènement de la rampe carillonna contre les marches en se
détachant. On avait l’impression que le silo allait se démanteler à
force de trembler de toutes parts. La mère de Jimmy le tira par la
manche jusque dans l’escalier, comme s’il avait encore douze ans.
Jimmy tira dans l’autre sens, perplexe. Au cours de l’année passée,
il avait grandi et dépassé sa mère. Il était aussi grand que son père et
ça lui faisait bizarre de voir qu’il pouvait résister, qu’il avait ce
pouvoir, qu’il était presque un homme. Il avait laissé son sac à dos et
ses amis derrière lui. Où est-ce qu’ils allaient comme ça ? Le vacarme
qui venait d’en bas semblait s’intensifier.
Le sentant résister, sa mère se retourna. Et il vit que son regard
n’abritait aucune colère. Il n’y avait pas de noirceur, pas de sourcils
froncés. Ses yeux étaient grands ouverts et humides, ils brillaient
comme les jours où son grand-père et sa grand-mère étaient décédés.
Le bruit d’en bas était terrifiant, mais c’est le regard de sa mère qui
instilla la peur au plus profond de Jimmy.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il tout bas.
Il détestait voir sa mère bouleversée. Quelque chose de sombre et
de creux – comme ce chat errant sans queue que personne n’arrivait
à attraper dans les appartements d’en haut – le griffa à l’intérieur.
Sa mère ne répondit pas. Elle se tourna à nouveau et le tira vers le
bas, en direction du tonnerre grondant, annonciateur de catastrophe,
et Jimmy comprit alors qu’il n’était pas dans de sales draps.
Ils l’étaient tous.
60
62
Donald ne sentait pas ses orteils. Il était pieds nus mais ses
extrémités n’avaient pas encore dégelé. Il était pieds nus, et partout
autour de lui il y avait des bottes. Les bottes des hommes qui le
poussaient entre les rangées de cryopodes. Les bottes immobiles
pendant qu’on lui prenait son sang et qu’on lui demandait d’uriner.
Les bottes raides qui couinaient dans l’ascenseur au gré des
mouvements d’impatience. Et à l’étage, des bottes en proie à la
panique les accueillirent, dans un couloir encombré de cris,
d’angoisse, de fronts inquiets. Ils le poussèrent jusque dans un petit
appartement, où ils le laissèrent seul pour qu’il se lave et dégèle
complètement. Un monde angoissé, confus et bruyant dans lequel se
réveiller.
Assis sur le lit, Donald était encore à moitié endormi ; sa
conscience flottait au ras du sol. Un épuisement profond s’accrochait
à lui. Il était de retour à l’époque où l’on vivait encore à la surface de
la Terre, où s’étirer et se réveiller étaient deux choses différentes.
L’époque des matins où il reprenait pleinement conscience sous la
douche, ou au volant de sa voiture sur le chemin du bureau,
longtemps après avoir commencé à bouger. L’esprit traînait derrière
le corps ; il surnageait dans la poussière que remuaient les pieds
engourdis. Se réveiller après des décennies de froid glacial était
pareil. Des rêves dont il avait à peine conscience lui échappaient, et il
ne demandait de toute façon qu’à les voir s’envoler.
L’appartement dans lequel on l’avait mis était au bout du couloir
où se trouvait son ancien bureau. Ils étaient passés devant en
chemin. Cela voulait dire qu’il était dans le département des
Opérations, un endroit où il avait déjà travaillé. Une paire de bottes
se dressait au pied du lit. Donald les observait, inexpressif. Les
lettres inscrites au feutre noir étaient passées, mais on pouvait
encore lire le nom de “Thurman” au niveau des chevilles. Sans qu’il
sache comment, ces bottes lui étaient destinées. On l’appelait M.
Thurman depuis qu’il était réveillé, mais ce n’était pas lui. Une erreur
avait été commise. Une erreur, ou une plaisanterie cruelle. Une sorte
de jeu.
Un quart d’heure pour se préparer. C’est ce qu’ils lui avaient dit. Se
préparer à quoi ? Assis sur le grand lit, enveloppé d’une couverture, il
frissonnait. On lui avait laissé le fauteuil roulant. Idées et souvenirs
se rassemblaient à contrecœur, tels des soldats fatigués réveillés en
pleine nuit pour se mettre en rang sous la pluie glaciale.
Je m’appelle Donald, se rappela-t-il. Il ne devait pas l’oublier.
C’était la donnée principale, la plus élémentaire. Qui il était.
Peu à peu, la sensation et la conscience revinrent. Il sentit dans le
matelas la légère dépression laissée par un autre corps que le sien
l’inviter au sommeil. Sur le mur derrière la porte, un petit cratère
s’était formé à l’endroit où la poignée avait dû cogner. Une urgence,
peut-être. Une bagarre, ou un accident. Quelqu’un avait fait irruption
ici. Une scène de violence. Des centaines d’années, d’histoires dont il
n’était pas au courant. Un quart d’heure pour mettre de l’ordre dans
ses pensées.
Il y avait un badge sur la table de chevet, avec un code-barres et un
nom. Pas de photo, heureusement. Donald l’effleura, se rappela avoir
vu ce badge en action. Il se leva difficilement, jambes tremblantes,
s’aida du fauteuil roulant pour se redresser et se dirigea vers la petite
salle d’eau.
Il y avait un pansement sur son bras à l’endroit où le médecin
l’avait piqué. Le Dr Wilson. Il avait déjà donné un échantillon
d’urine, mais il avait encore besoin de se vider la vessie. Il laissa la
couverture s’ouvrir et se planta face aux toilettes. Le jet était rose.
Donald croyait se souvenir que lors de ses réveils précédents la
couleur avait tiré sur le gris charbon. Il passa ensuite sous la douche
pour se laver.
L’eau était chaude, ses os, froids. Il frissonnait dans un brouillard
de vapeur d’eau. Il ouvrit la bouche et laissa le jet heurter sa langue,
gonfler ses joues. Il se récura au souvenir du poison sur sa peau, dans
sa chair, un souvenir qui l’empêchait de se sentir propre. L’espace
d’un instant, ce n’était plus l’eau qui lui brûlait la peau, mais l’air.
L’air du dehors. Mais lorsqu’il coupa le robinet, la sensation de
brûlure cessa.
Il se sécha et trouva la combinaison qu’on avait laissée pour lui.
Trop grande. Il l’enfila quand même ; le tissu était rêche contre sa
peau restée nue Dieu sait combien de temps. On frappa à la porte
tandis qu’il remontait la fermeture éclair de son uniforme. On
prononça un nom qui n’était pas le sien pour l’appeler, un nom
inscrit sur des bottes qui l’attendaient au pied du lit, et sur le badge
posé sur la table de chevet.
— J’arrive, marmonna Donald, la voix encore faible.
Il glissa le badge dans sa poche et s’assit sur le lit. Il roula ses
manches, tout ce tissu superflu, et enfila les bottes l’une après l’autre.
Il les laça, se leva, et s’aperçut que ses orteils étaient plus qu’à l’aise
dans les chaussures de son prédécesseur.
Dans la salle d’en face, un homme était assis à un bureau qui avait été
le sien. Donald leva les yeux et surprit l’homme en train de le
regarder. Il avait lui-même eu l’habitude d’observer ce qui se passait
dans ce bureau. Et tandis que cet homme – plus costaud que Donald
et avec moins de cheveux – faisait probablement une partie de
solitaire, Donald se débattait avec une énigme d’un autre genre.
Son ancien identifiant, Troy, ne fonctionnait pas. Il tenta de vieux
codes de carte bleue et n’eut pas davantage de succès. Il réfléchit,
inquiet à l’idée de composer trop de codes incorrects. Il avait
pourtant l’impression que la veille encore son compte fonctionnait.
Mais beaucoup de choses s’étaient passées depuis. Beaucoup de
factions. Sans compter que quelqu’un avait joué avec.
Tout semblait converger vers Erskine, le vieil Anglais chargé de la
coordination des factions. Erskine s’était pris d’amitié pour Donald.
Mais quel était le but ? Qu’attendait-il de lui ?
L’espace d’un instant, il envisagea de sortir du bureau et de
déclarer au beau milieu du couloir : “Je ne suis ni Thurman, ni le
Berger, ni Troy. Je m’appelle Donald, et je ne suis même pas censé
être ici.”
Il devrait dire la vérité. Laisser la vérité faire rage, même si les
autres n’y comprenaient rien. “Je suis Donald !” avait-il envie de
crier, comme le bon vieux Hal l’avait fait en son temps. Ils pouvaient
sangler ses bottes à un brancard, le renvoyer dans les limbes
glorieux. L’expédier sur les collines. L’enterrer, comme ils avaient
enterré sa femme. Mais il crierait et le crierait encore, jusqu’à ce qu’il
en soit persuadé : il était bien qui il pensait être.
Au lieu de quoi il essaya le nom d’Erskine avec son propre mot de
passe. Un autre voyant rouge l’avertit que l’identifiant était incorrect,
et l’envie de sortir crier dans le couloir lui passa aussi vite qu’elle
était venue.
Il scrutait l’écran. Il ne semblait pas exister de nombre limite de
tentatives incorrectes, mais combien de temps avant le retour
d’Eren ? Avant de devoir expliquer qu’il n’arrivait pas à se
connecter ? Il pouvait peut-être traverser le couloir, interrompre la
partie de solitaire du chef du silo et lui demander d’extraire son mot
de passe. Il pouvait toujours dire qu’il était encore sonné à cause de
son réveil récent. L’excuse avait marché jusque-là. Mais il se
demanda pour combien de temps encore.
Sans trop y croire, il combina le nom de Thurman et son propre
mot de passe, 2156.
La fenêtre de connexion disparut au profit du menu principal.
L’impression d’être la mauvaise personne s’accrut. Il remua ses
orteils dans ses bottes trop grandes. Sur l’écran, une enveloppe
clignotait. Thurman avait des messages.
Donald cliqua sur l’icône et fit dérouler les messages jusqu’au non-
lu le plus ancien. Il allait peut-être enfin savoir comment il était
arrivé là, ce qui s’était passé pendant la dernière faction de Thurman.
Les dates, qui remontaient à plusieurs siècles, lui donnaient le
vertige. Rapports démographiques. Messages automatiques.
Réponses, transferts. Il vit un message d’Erskine, mais c’était une
simple notification de trop-plein dans les étages inférieurs réservés
aux cryopodes. Les corps inutiles s’entassaient, semblait-il. Un autre
message un peu plus bas était marqué “important”. Le nom de Victor
apparaissait dans le champ “expéditeur”, ce qui attira l’attention de
Donald. Ça devait dater d’avant la deuxième prise de poste de
Donald. Victor était déjà mort la dernière fois où on avait réveillé
Donald. Il ouvrit le message.
65
La boîte fixée au mur faisait un bruit continu. Son père avait appelé
ça une radio. Le son, c’était un peu comme une personne qui siffle et
qui crache. La cage qui la protégeait ressemblait à une bouche aux
lèvres retroussées, avec des barres de fer en guise de dents.
Jimmy avait envie de la faire taire, mais peur de la toucher ou de
régler le moindre bouton. Il attendait d’avoir des nouvelles de son
père, qui l’avait abandonné dans cette pièce étrange, sorte de
labyrinthe secret entre deux étages.
Existait-il d’autres cachettes comme celle-ci ? Par la porte
entrouverte, il jeta un œil à cette autre pièce que son père lui avait
montrée, celle qui ressemblait à un petit appartement, avec sa
cuisinière, sa table, ses chaises. Au retour de ses parents, est-ce qu’ils
allaient passer la nuit ici ? Combien de temps avant que l’agitation se
dissipe et qu’il revoie ses amis ? Il espérait que ce ne serait pas trop
long.
En lançant un regard noir à la bruyante boîte noire, il palpa la clé
contre son torse. Il avait les côtes endolories et sentait une boule se
former dans sa cuisse, à l’endroit où elle avait heurté quelqu’un à
l’atterrissage. Son épaule lui faisait mal lorsqu’il levait le bras. Il se
tourna vers l’écran pour chercher sa mère, mais elle n’y figurait plus.
La foule continuait de progresser par à-coups. L’escalier croulait sous
une affluence qu’il n’avait pas été conçu pour soutenir.
Jimmy tendit la main vers les commandes du boîtier que son père
avait utilisé. Il tourna un bouton, et la vue changea. C’était un couloir
vide. On pouvait lire le chiffre 33 dans le coin inférieur gauche de
l’écran. Il tourna le bouton davantage et vit un couloir différent. Il y
avait une traînée de vêtements par terre, comme si quelqu’un était
passé par là avec un panier à linge percé. Rien ne bougeait.
Il essaya un autre bouton et le nombre 32 s’afficha. Il remontait les
étages. Il tourna le premier bouton jusqu’à ce qu’il retombe sur
l’escalier. Quelque chose passa en flèche et disparut de l’écran. Des
gens se penchèrent par-dessus la rampe, bouche bée, terrifiés. Il n’y
avait pas de son, mais Jimmy entendait encore le cri de la femme qui
était tombée plus tôt. C’était trop haut pour qu’il puisse s’agir de sa
mère, se consola-t-il. Son père allait la trouver et la ramener. Son
père avait une arme.
En tournant les boutons, il cherchait à localiser ses parents, mais
apparemment tous les angles n’étaient pas couverts. Et il ne savait
pas comment faire pour multiplier les fenêtres à l’écran. Il ne s’en
sortait pas trop mal en informatique – comme son père, il
travaillerait au DIT un jour – mais le petit boîtier était aussi contre-
intuitif que les profondeurs du silo. Il revint au 34 et trouva l’entrée
principale. Il distinguait une porte en acier au bout d’un long couloir.
Étalé sur le sol gisait Yani. Il n’avait pas bougé, il était très
probablement mort. Les hommes qui s’étaient penchés sur lui
n’étaient plus là, et il y avait un autre corps au bout du couloir, près
de la porte. La couleur de sa combinaison indiqua à Jimmy que ce
n’était pas son père. Son père avait dû tuer cet homme en sortant.
Jimmy aurait préféré ne pas rester tout seul.
Au-dessus de sa tête, les voyants rouges continuaient à clignoter
rageusement, et sur l’écran, l’image demeurait immobile. Impatient,
Jimmy commença à tourner en rond. Il alla à l’autre bureau, tourna
les pages du gros livre. L’ouvrage avait dû coûter une fortune en
papier, la découpe était parfaite et les pages incroyablement lisses au
toucher. Le bureau et la chaise étaient en bois véritable, et non peints
pour en avoir l’aspect. Il s’en assura en grattant la surface avec son
ongle.
Il ferma le livre pour lire la couverture. Le mot Ordre y était gravé
en lettres étincelantes. Il le rouvrit, et s’aperçut qu’il avait perdu la
page de quelqu’un. La radio continuait à grésiller. Jimmy se retourna
pour jeter un œil à l’écran, mais il ne se passait rien dans le couloir.
Ce bruit commençait à lui taper sur les nerfs. Il avait envie de baisser
le volume, mais trop peur d’éteindre l’appareil par mégarde. Et son
père ne pourrait pas le contacter s’il déréglait quelque chose.
Il continua à faire les cent pas. Il y avait une étagère dans un coin,
avec des boîtes en métal sur tous les rayonnages, du sol au plafond. Il
en sortit une, en éprouva le poids. Il fit jouer le fermoir jusqu’à ce
qu’il réussisse à l’ouvrir. Le couvercle se souleva avec un petit
souffle. À l’intérieur se trouvait un livre. En passant en revue toutes
les boîtes, Jimmy vit l’énorme quantité de coupons qu’il y avait à se
faire. Il n’ouvrit pas le livre, pensant qu’il serait plein de mots
ennuyeux comme celui posé sur le bureau.
De retour à l’autre bureau, il examina l’ordinateur du dessous et vit
qu’il n’était pas allumé. Tous les voyants étaient éteints. Il suivit le fil
qui partait du boîtier noir et s’aperçut qu’un fil différent reliait
l’écran à l’ordinateur. La machine qui créait les fenêtres – qui pouvait
voir à distance et au-delà des angles – était contrôlée par autre chose.
Le bouton de mise sous tension, une fois actionné, n’aboutit à rien. Il
y avait comme une serrure. Jimmy se pencha pour examiner les
connexions à l’arrière, pour s’assurer que tout était bien branché,
lorsque la radio grésilla plus fort.
— Avons besoin de quelqu’un au rapport. Allô…
Jimmy se cogna la tête contre le bureau. Il courut jusqu’à la radio,
mais ce n’étaient à nouveau que des bruits parasites. Il attrapa
l’appareil au bout du cordon à ressorts – l’objet que son père avait
surnommé Micro – et appuya sur le bouton.
— Papa ? Papa, c’est toi ?
Il relâcha le bouton et regarda le plafond. Il tendit l’oreille,
espérant un bruit de pas. À l’écran, un couloir toujours désert. Il
valait peut-être mieux qu’il monte attendre derrière la porte.
Une voix retentit dans la radio.
— Shérif ? Qui êtes-vous ?
Jimmy appuya sur le bouton.
— Ici Jimmy. Jimmy Parker. Qui…
Le bouton glissa sous son doigt, et les sifflements revinrent. Il
essuya ses mains moites sur sa combinaison et reprit l’appareil en
main.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
— Le fils de Russ ?
Silence.
— Petit, qui es-tu ?
Il ne voulait pas le dire. La radio continua à souffler.
— Jimmy, ici l’adjoint Hines. Passe-moi ton père.
Jimmy appuya sur le bouton pour dire que son père n’était pas là,
mais une autre voix s’invita dans la conversation. Il la reconnut
aussitôt.
— Mitch, ici Russ.
Papa ! Il y avait énormément de bruit en fond sonore. Des gens qui
criaient. Jimmy tenait son micro à deux mains.
— Papa ! S’il te plaît, reviens !
Son père prit la parole.
— James, attends, tais-toi. Mitch, j’ai besoin que tu – le bruit ambiant
couvrit ses paroles – et que tu arrêtes la circulation. Les gens sont
complètement ratatinés en haut.
— Bien reçu.
Son père s’adressait au shérif adjoint, qui réagissait comme s’il
était aux commandes.
— On a une brèche en haut, alors je ne sais pas de combien de temps
tu disposes, mais je dirais que tu es le shérif jusqu’à nouvel ordre.
— Bien reçu, répondit Mitch.
La radio faisait trembler sa voix.
— Fiston – son père criait à présent pour se faire entendre par-
dessus l’atroce vacarme. Je vais chercher ta mère, d’accord ? Reste où tu
es, James. Ne bouge surtout pas.
— D’accord, répondit Jimmy avant de raccrocher son micro au
mur, les mains tremblantes.
Il retourna à l’ordinateur, à son boîtier. Il se sentait seul et
impuissant. Il aurait dû être dehors pour prêter main-forte à son
père. Il se demanda dans combien de temps ses parents
reviendraient, dans combien de temps il pourrait revoir ses amis. Il
espérait que ce ne serait pas trop long.
66
Les heures passèrent. Jimmy aurait voulu être n’importe où. En tout
cas ailleurs que dans cette pièce confinée. Il se faufila dans le passage
sombre jusqu’à l’échelle, leva la tête et tendit l’oreille. Il y avait une
sorte de vibration dont il ne distinguait pas l’origine. Le grésillement
de la radio était à peine audible au bout du couloir. Il ne voulait pas
trop s’en éloigner, mais craignait que son père n’ait besoin de lui près
de la porte… Il aurait fallu qu’il soit aux deux endroits en même
temps.
Il retourna dans la pièce aux deux bureaux. Il jeta un regard au
long fusil posé contre le mur, le même dont son père s’était servi
pour tuer Yani. Jimmy avait peur de le toucher. Si seulement son
père était là. C’était sa propre faute si sa mère et lui avaient été
séparés. Ils auraient dû arriver en bas ensemble. Mais il se souvint de
la foule dans l’escalier, si compacte. S’il avait été plus prompt à suivre
sa mère, ils n’auraient pas échoué dans cette marée humaine. La
seule raison pour laquelle ils se retrouvaient tous dans cette
situation, c’était parce que sa mère était venue le chercher. Sans lui,
ses parents seraient dans cette pièce, ensemble et en sécurité.
— James…
Jimmy fit volte-face. La voix de son père était là, avec lui. Il lui
fallut un moment avant de se rendre compte que la radio n’émettait
plus de parasites.
— Fiston, tu es là ?
Il se rua sur la radio, attrapa le micro, avec l’impression qu’il
n’avait pas entendu de voix depuis des heures. Trop longtemps en
tout cas. Lorsqu’il appuya sur le bouton, il perçut un mouvement du
coin de l’œil. Quelqu’un bougeait sur l’écran.
— Papa ?
Il tendit le cordon à travers la pièce et regarda l’écran de plus près.
Son père était de l’autre côté de la porte en acier, au bout du couloir.
Au premier plan, on voyait encore Yani, inerte. L’autre corps avait
disparu. Son père était dos à la caméra, radio portable à la main.
— J’arrive ! cria Jimmy dans le micro, qu’il laissa tomber pour
s’engouffrer dans le couloir et grimper à l’échelle.
— Jimmy ! Non…
Les paroles de son père furent interrompues par un cri de douleur.
Jimmy se retourna dans un couinement de bottes. Il se rattrapa au
coin du bureau pour ne pas tomber. Un autre homme avait fait son
apparition à l’écran, et son père était plié en deux, visiblement mal
en point. Cet homme tenait le fusil. Il se pencha pour ramasser un
objet qu’il porta à sa bouche. C’était la radio que le père de Jimmy
avait prise dans cette pièce.
— Allô ? C’est bien le fils de Russ ?
Jimmy observait l’homme à l’écran.
— Oui. Ne faites pas de mal à mon père.
Le grésillement était revenu. Les voyant rouges continuaient de
clignoter.
Jimmy se traita d’imbécile. Ils ne l’entendaient pas. Il s’écarta du
bureau pour reprendre le micro qui pendouillait au bout de son
cordon.
— Je vous en prie, ne lui faites pas de mal, dit-il en appuyant sur le
bouton.
L’homme se tourna et regarda droit dans la caméra. C’était un des
agents de sécurité. Jimmy perçut quelques mouvements au tournant
du couloir ; d’autres personnes hors de sa vue.
— James, c’est bien ça ?
Jimmy acquiesça. Il vit son père se redresser et faire un geste en
direction de quelqu’un qui n’était pas dans le champ de la caméra ; il
caressa l’air de sa paume en signe d’apaisement, comme pour calmer
quelqu’un.
— Quel est le nouveau code ? demanda l’homme qui tenait la radio.
Jimmy ne voulait pas lui dire. Mais il voulait que son père
revienne. Il ne savait pas quoi faire.
— Le code, répéta l’homme en pointant le fusil sur le père de
Jimmy.
Jimmy vit que son père disait quelque chose en gesticulant vers la
radio. L’agent de sécurité hésita puis finit par la lui tendre. Le père de
Jimmy plaqua l’appareil contre sa bouche.
— Ils vont te tuer, déclara son père avec un calme déconcertant,
comme s’il disait à son fils de faire ses lacets.
L’homme agita le bras, et quelqu’un se rua sur le père de Jimmy.
— Ils nous tueront tous de toute façon ! cria son père en se débattant
pour garder la radio. Et ils te tueront dès que tu ouvriras cette porte !
Jimmy cria en voyant le deuxième homme lâcher ses coups. Son
père avait beau se débattre, les autres le frappèrent encore, jusqu’à ce
que l’agent de sécurité fasse signe à l’autre homme de s’écarter. La
pièce s’emplit à nouveau de grésillements, et donc Jimmy n’entendit
pas les coups de feu, mais il vit les courtes flammes jaillir du canon,
vit son père tressauter sous les balles avant de s’effondrer en une
masse aussi inerte que le corps de Yani.
Il laissa tomber le micro et attrapa l’écran à deux mains. Il hurla
sur cette fenêtre cruelle par laquelle il entrevoyait le monde, tandis
que les gardes en uniforme argenté observaient l’homme qui avait
été son père. D’autres hommes apparurent dans le coin de l’écran. Ils
traînaient derrière eux la mère de Jimmy, qui se débattait et poussait
des cris muets.
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Donald prit le contenu des deux autres casiers comme dans un rêve
éveillé. Engourdi, il remonta dans le bureau du Dr Wilson pour y
déposer les affaires du technicien. Il demanda au docteur de quoi
l’aider à s’endormir le soir venu et repéra soigneusement de quel
placard venaient les pilules. Lorsque Wilson partit pour le labo avec
ses échantillons, Donald en profita pour se resservir. Il écrasa les
pilules, ajouta deux cuillères de poudre et prépara un amer breuvage.
Il n’avait pas de plan. Ses actions se succédaient, machinalement. Il y
avait une cruauté dans sa vie à laquelle il voulait mettre un terme.
Il descendit dans l’aile de cryogénisation. Derrière son fauteuil
roulant équipé, il n’eut aucun mal à la trouver. Il passa un doigt sur la
surface lisse de la capsule avec méfiance, comme s’il pouvait se
couper. Il se souvenait d’avoir touché son corps de la même façon,
toujours avec une certaine crainte, jamais capable de s’abandonner
complètement. Plus c’était bon, plus il avait mal. Chaque caresse
avait été un affront à Helen.
Il retira son doigt et le compressa dans sa main pour arrêter un
écoulement de sang imaginaire. Le danger était partout autour de
cette femme. Anna était nue de l’autre côté de cette coquille blindée,
qu’il était sur le point d’ouvrir. Il jeta un œil alentour. Il y avait
beaucoup de monde, mais il était seul. Le Dr Wilson serait dans son
laboratoire pour un bon moment encore.
Donald s’agenouilla au bout du pode et composa son code. Une
infime partie de lui espérait que ça ne marcherait pas. C’était un
pouvoir bien trop important que celui de permettre la vie ou de la
reprendre. Mais le cadran bipa. D’une main maîtrisée, il tourna le
bouton, comme il l’avait vu faire.
Puis il n’eut plus qu’à attendre. À mesure que la température
augmentait, sa colère s’estompait. Il mélangea la mixture qu’il avait
préparée. Il s’assura que tout était bien en place.
Lorsque le couvercle s’entrouvrit, Donald glissa ses doigts dans
l’interstice et le souleva entièrement. Il retira soigneusement le
cathéter de l’aiguille plantée dans son bras. Un fluide épais
dégoulina. Il remarqua la valve près de l’embout et la tourna jusqu’à
ce que l’écoulement cesse. Il déplia une couverture et l’en enveloppa.
Son corps était déjà chaud. Le givre gouttait de la surface intérieure
du pode, recueilli par de petits canaux qui servaient de gouttières. Il
remarqua que la couverture était surtout pour lui.
Anna bougea. Donald balaya ses cheveux de son front tandis que
ses paupières clignaient. Ses lèvres s’entrouvrirent et elle émit un
gémissement à peine audible, empli de décennies de sommeil.
Donald savait à quoi ressemblait cet engourdissement, ce froid qui
vous gelait jusqu’aux os. Il détestait lui faire subir cela, comme il
détestait ce qu’on lui avait fait.
— Doucement, dit-il lorsqu’elle se mit à trembler.
Sa tête roulait de gauche à droite, elle murmurait quelque chose.
Donald l’aida à s’asseoir et réajusta la couverture autour de son
corps. Le fauteuil roulant était prêt, avec sa trousse de soin et son
thermos, mais il ne fit aucun geste pour l’aider à y prendre place.
Ses yeux qui papillotaient finirent par se poser sur Donald. Elle le
reconnut.
— Donny…
Il lut son nom sur ses lèvres plus qu’il ne l’entendit.
— Tu es venu me chercher, murmura-t-elle.
Elle tremblait, mais il résista à l’envie de lui frotter le dos ou de la
prendre dans ses bras.
— Quelle année ? demanda-t-elle en s’humectant les lèvres. Ça y
est, le moment est venu ? ajouta-t-elle, les yeux écarquillés de peur.
Du givre fondu glissa le long de ses joues.
Donald se souvint de réveils semblables, de rêves qui continuaient
à brouiller ses pensées.
— Le moment est venu de dire la vérité, dit-il. C’est à toi que je
dois ma présence ici, n’est-ce pas ?
Le regard d’Anna semblait inexpressif, ses pensées, confuses. Il le
voyait au tressaillement de ses paupières, à la façon dont ses lèvres
sèches demeuraient entrouvertes. Il avait vécu ça, lui aussi, lorsqu’on
l’avait réveillé.
— Oui, répondit-elle en acquiesçant à peine. Mon père ne nous
aurait jamais réveillés. La cryogénisation – elle chuchotait. Je suis
contente que tu sois venu. Je savais que tu le ferais.
Une main s’échappa de sous la couverture et s’agrippa au bord du
pode comme si elle voulait s’en extraire. Donald posa une main sur
son épaule. Il prit le thermos posé dans le fauteuil roulant. Il saisit la
main qu’elle avait posée sur le bord de la capsule et lui colla la
boisson dans la paume. Elle libéra l’autre main et tint le thermos
contre ses genoux.
— Je veux savoir pourquoi, dit-il. Pourquoi m’avoir fait venir ici ?
Il regarda les podes autour d’eux, ces tombes surnaturelles qui
gardaient la mort à distance.
Anna baissa les yeux sur le thermos et la paille. Donald lui lâcha la
main et prit quelque chose dans sa poche. Le téléphone. L’objet attira
l’attention d’Anna.
— Qu’est-ce que tu as fait ce jour-là ? demanda-t-il. Tu m’as
empêché de la joindre, n’est-ce pas ? Et cette soirée où on s’est
retrouvés pour finaliser les plans, toutes ces fois où Mick manquait
les rendez-vous, c’était toi aussi, hein.
Le visage d’Anna s’assombrit. Elle comprit intimement de quoi il
parlait. Il s’était attendu à des hauts cris, du déni, mais Anna avait
simplement l’air triste.
— C’était il y a si longtemps, dit-elle en secouant la tête. Je suis
désolée Donny, mais c’était il y a tellement longtemps.
Son regard se dirigea vers la porte derrière lui, comme si elle
craignait un danger. Donald se retourna mais ne vit rien.
— Il faut qu’on sorte d’ici, dit-elle d’une voix rauque. Donny, mon
père, ils ont fait un pacte…
— Je veux savoir ce que toi tu as fait. Dis-le-moi.
Elle secoua la tête.
— Ce que Mick et moi on a fait. Écoute, à l’époque, ça nous
semblait être la bonne décision. Je suis désolée. Mais il faut que je te
dise autre chose. Quelque chose de plus important.
Elle parlait à voix basse, posément. Elle mouilla ses lèvres à
nouveau et baissa les yeux sur sa paille, mais Donald gardait une
main sur son bras.
— Papa m’a réveillée pour une autre faction pendant que tu étais
cryogénisé.
Elle leva la tête et le regarda droit dans les yeux. Ses dents
s’entrechoquèrent tandis qu’elle rassemblait ses idées.
— J’ai découvert quelque chose.
— Arrête. Je ne veux plus d’histoires. Plus de mensonges. Rien que
la vérité.
Anna détourna le regard. Un spasme parcourut son corps. De la
vapeur s’élevait de ses cheveux et les gouttes de condensation
continuaient leur course à la surface du pode.
— Ça devait se passer de cette façon, dit-elle.
Son aveu résidait dans sa façon de parler, dans son refus de lui
faire face.
— Ça ne pouvait pas être autrement. Toi et moi. C’est nous qui
avons construit cela.
Sa confession attisa la rage de Donald. Ses mains à lui tremblaient
plus que les siennes. Anna se pencha en avant.
— Je ne supportais pas l’idée que tu meures là-bas, tout seul.
— Je n’aurais pas été seul, rectifia-t-il, les dents serrées. Et ce n’est
pas à toi de décider de choses pareilles.
Il s’agrippa si fort au bord de la capsule que ses jointures
blanchirent.
— Il faut que tu écoutes ce que j’ai à dire, insista Anna.
Donald attendit. Quelle explication ou excuse pouvait-elle
fournir ? Elle lui avait volé le peu de chose que lui avait laissé son
père. Thurman avait détruit le monde, et Anna avait détruit celui de
Donald. Il était impatient d’entendre ce qu’elle avait à dire.
— Mon père a conclu un pacte, dit-elle d’une voix plus assurée. On
ne devait jamais être réveillés. Il faut qu’on se barre d’ici. J’ai besoin
de ton aide…
Encore sa rengaine. Elle se fichait pas mal de l’avoir démoli. Il
sentit malgré tout sa colère s’apaiser, refluer dans un endroit de son
corps, telle une vague qui, manquant de force, s’était brisée dans un
murmure.
— Bois, lui dit-il en lui levant le bras doucement. Après, tu
m’expliqueras. Tu me diras ce que je peux faire pour t’aider.
Anna cligna des yeux. Donald guida la paille jusqu’à ses lèvres. Des
lèvres prêtes à lui raconter n’importe quoi, à entretenir sa confusion,
à le manipuler pour qu’il se sente moins vide, moins seul. Il en avait
soupé de ses mensonges, de son poison. Lui prêter l’oreille, c’était lui
tendre une veine.
Les lèvres d’Anna se fermèrent sur la paille, ses joues se creusèrent
lorsqu’elle aspira l’infect liquide vert.
— Ce que c’est amer, souffla-t-elle après la première gorgée.
— Pas de manières. Bois ce truc. Tu en as besoin.
Elle s’exécuta. Donald l’aidait à tenir le thermos. Anna s’arrêtait
entre chaque gorgée pour lui dire qu’il fallait qu’ils se barrent de là,
qu’ils n’étaient pas en sécurité. Il acquiesçait et redirigeait la paille
vers sa bouche. Le danger, c’était elle.
Il restait encore un peu de liquide lorsqu’elle leva les yeux vers lui,
perplexe.
— Pourquoi je… j’ai envie de dormir ? demanda-t-elle en luttant
pour garder les yeux ouverts.
— Tu n’aurais pas dû m’amener ici, dit Donald. Jamais on n’aurait
dû mener cette vie-là.
Anna leva un bras et saisit Donald par l’épaule. Elle sembla
comprendre ce qui lui arrivait. Donald s’assit au bord du pode et
passa un bras autour d’elle. Tandis qu’elle se laissait aller contre lui, il
repensa à la nuit de leur premier baiser. C’était à l’université, elle
avait trop bu, s’était endormie sur le canapé du foyer des étudiants, la
tête sur l’épaule de Donald. Il était resté comme ça le reste de la nuit,
le bras coincé et engourdi tandis que la fête battait son plein et s’était
finalement achevée. Ils s’étaient réveillés le lendemain matin, Anna
la première. Elle lui avait souri et dit merci, l’avait baptisé son ange
gardien et l’avait embrassé.
Ça semblait remonter à des siècles. Une éternité. La vie n’était pas
censée s’éterniser. Mais Donald se souvenait du bruit de la
respiration d’Anna comme si elle s’était assoupie sur lui la veille. Il se
rappela aussi avoir partagé un lit de camp avec elle lors de leur
dernière faction, sa tête posée sur son torse. C’est alors qu’il
l’entendit inspirer de façon soudaine et saccadée. Le corps d’Anna se
raidit avant que ses ongles froids ne s’enfoncent dans la chair de
Donald. Il la soutint à mesure que ses doigts se décrispaient et qu’elle
rendait son dernier souffle.
SILO 17
2318
Septième année
81
Le silo est vide. Le silo est vide. Mais plein de mort, à ras bords.
Je m’appelais Jimmy, je m’appelais Jimmy. Mais plus personne ne
m’appelle.
Je suis tout seul, les fantômes montent la garde, et la solitude me
rend plus fort.
85
Chers tous,
il a été convenu précédemment que dix unités suffiraient à servir notre
objectif et qu’une période de cent ans permettrait une purge
satisfaisante. Mais les membres de ce pacte étant à la fois des habitués
des sous-estimations et de l’inutilité de tous les plans de bataille une fois
le premier coup parti, personne ne devrait être surpris d’apprendre que
les faits nous ont amenés à changer nos prévisions. Nous exigeons à
présent trente unités et un calendrier de deux cents ans. L’équipe
technique m’assure que ses progrès nous permettent d’adopter cette
solution sans problème. Il se peut que nous devions à nouveau revoir ces
chiffres à l’avenir.
Nous avons également évoqué, lors de la dernière réunion, la
possibilité que deux unités atteignent le jour E en guise de doublons (ou
la possibilité de garder une unité en réserve). Ceci a été jugé fortement
contre-indiqué. Mieux vaut mettre tous ses œufs dans le même panier
plutôt que risquer d’en voir deux ou plus éclore. Ce sujet constituant une
source de discorde grandissante, cet amendement au Pacte original sera
signé par ses Pères et aura valeur de loi. Je m’engage à être présent lors
de l’ultime faction et à appuyer sur le bouton. Le taux de survie à long
terme est estimé à 42 % dans les derniers modèles. Quel progrès !
Félicitations à tous.
V
86
Solo ne se mit pas en route un beau matin pour aller sonder les
profondeurs du silo – ça se passa malgré lui. Au fil des ans, ses
explorations l’avaient mené vers le haut et vers le bas, il s’était caché
en entendant d’autres se battre, avait trouvé le désordre qu’ils
laissaient derrière eux, mais de telles occasions se faisaient plus
rares, et donc il osait s’aventurer de plus en plus loin. C’était la
curiosité, autant que la pesanteur et le désespoir, qui l’attirait vers le
fond. Et qui mit un terme à sa solitude.
Il fouillait les détritus en passant. Au cent vingtième étage, il
découvrit, dans les fermes du bas, les traces de ceux qui avaient vécu
là. Jamais il n’était descendu aussi bas. Ceux qui avaient survécu dans
un premier temps y avaient monté un réseau de fils et de tuyaux de
fortune. Il prit des carottes et des betteraves et repartit, avec
l’impression d’être observé par des fantômes. Une fois sorti, il se
rendit compte qu’il était tout près des légendaires Fournitures – sujet
de tant de conversations à la radio – et descendit encore. Les
Fournitures étaient un territoire d’abondance, ou c’était du moins ce
qui se disait. La promesse d’y trouver des piles et un ouvre-boîte lui
fit accélérer le pas.
Mais la porte des Fournitures était fermée à clé. Solo sentit des
yeux sur lui lorsqu’il s’accroupit près de l’entrée et pressa son oreille
contre l’acier gelé. Il sentait, autant qu’il entendait, une sorte de
tambourinement. Le bruit semblait ceci dit lointain, comme les
poumons du silo qui râlaient et sifflaient. Il insista sur la poignée de
porte. Elle refusait de bouger. Mais il n’y avait pas de verrous visibles
à l’extérieur, rien qu’une poignée verticale toute bête qu’on attrapait
pour la tirer.
Solo se retira dans l’escalier. Mains posées sur la rampe, il tendit
l’oreille. À tel point qu’il finit par entendre son propre pouls. Signe
qu’il était on ne peut plus concentré.
Pas de fantômes. Pas de vibrations dans la rampe. Il vérifia son
fusil, la sûreté était bien enlevée, et appuya la crosse fermement
contre son épaule. Il visa le point des doubles portes où les poignées
se rejoignaient. Il imagina une boîte de conserve à cet endroit, en
essayant de ne pas voir le torse d’un homme. Il pressa la détente avec
tant de lenteur que lorsque la balle sortit du canon, il sursauta. Le
coup de feu retentit dans tout le silo. Un tir, suivi d’une dizaine
d’échos. Solo visa à nouveau, et tira. Puis une troisième fois. BOUM.
BOUM. Les fantômes allaient déguerpir fissa. Il était Solo, mais son
fusil lui tenait compagnie à grand bruit.
Il glissa la bandoulière de son arme par-dessus sa tête et tenta à
nouveau d’ouvrir. L’une des portes bougea un peu. Il recula d’un pas,
donna un coup de pied dedans. Il savait qu’elles étaient censées
s’ouvrir dans l’autre sens, mais il voulait juste faire céder les derniers
éléments qui lui résistaient. Lorsqu’il la tira à nouveau, la porte
s’ouvrit en grinçant et des débris s’abattirent sur le palier. Les trous
pratiqués par les balles étaient bien moins impressionnants à
l’extérieur qu’à l’intérieur, où le métal déchiqueté rutilait. Et s’avérait
coupant, remarqua Solo en suçant son doigt.
Le silence qui régnait aux Fournitures lui sembla oppressant après
les coups de feu. Il s’approcha du comptoir qui s’étendait d’un mur à
l’autre. Il y avait des brèches, en dessous, par lesquelles il pouvait
passer, mais il remarqua des charnières en métal qui permettaient de
lever un pan de la surface.
Il y avait derrière le comptoir des rangées d’étagères jonchées de
bric-à-brac. Solo crut entendre quelqu’un, ou quelque chose, gratter,
mais ce n’était que la porte à battants qui se refermait. Il marcha
entre les débris sur la pointe des pieds et prit son fusil en main, juste
au cas où.
Les boîtes de rangement avaient toutes été fouillées, pillées. La
plupart manquaient carrément. Certaines étaient retournées, et leur
contenu était éparpillé sur le sol. Aux yeux de Solo, les Fournitures
ressemblaient ni plus ni moins à une quincaillerie, avec ses boîtes
pleines de métal usiné – rivets, écrous, boulons, rondelles, crochets,
gonds… Il plongea une main dans une caisse de minuscules rondelles
et en prit une poignée qu’il laissa se déverser entre ses doigts. Leur
cliquetis était comme un chant timide.
Un peu plus loin, les pièces devenaient plus grosses. Il y avait des
pompes, des bouts de tuyau, des accessoires pour connecter des
tuyaux entre eux, les couder ou les sceller. Solo enregistra où se
trouvaient toutes ces choses. Il songea à tous les incroyables Projets
qu’il allait pouvoir démarrer.
Au-delà des allées, un couloir, avec une porte à chaque bout. Il y
faisait sombre. Il sortit sa lampe torche de sa poche de poitrine et
balaya l’obscurité de son faible faisceau. Il aurait dû continuer à
fouiller les étagères en quête d’une pile mais quelque chose l’appelait
dans ce couloir. Quelque chose qui clochait. Il y avait des détritus par
terre. Ça sentait la tomate. La tomate en conserve, avec du jus, pas la
tomate fraîche.
Il se pencha et ramassa une boîte vide. Il restait de la purée rouge
sur la face interne du couvercle. Elle était encore humide, pas sèche
et durcie comme elle le devenait en l’espace de quelques jours. Solo
se lécha le doigt, et le goût de la tomate l’électrisa. Il saisit son fusil,
cala la crosse contre son épaule et maintint l’arme en équilibre sur la
lampe, de sorte que le canon coupait le faisceau lumineux en deux et
laissait une ombre au-dessus de lui.
Solo plissa les yeux en direction du bout du couloir, l’oreille
tendue. Sa lampe montrait des signes de faiblesse. Il avançait à petits
pas dans un couloir qui semblait lui-même retenir sa respiration.
Les portes qu’il essaya étaient toutes déverrouillées. Il les poussait,
doigt sur la détente, et ne découvrait que des ombres. Des machines
sur des établis, sans électricité. Des machines à découper, des postes
à souder, des ponceuses, des fraiseuses, tous constellés de rouille.
Elles ne se révélaient que lorsque sa lumière dansait sur elles.
L’espace d’un instant, elles se faisaient menaçantes, tel un homme
tapi dans l’obscurité, prêt à bondir. Il y avait d’autres portes au fond
de ces pièces. Un vrai labyrinthe de remises. Des débris éparpillés
partout. Les combats des survivants avaient peu à peu gommé les
preuves de l’exode originel.
Une de ces pièces sentait bizarre, comme une installation
électrique qui chauffe, un peu comme l’odeur de son fusil après un
tir. Les murs de cette pièce étaient carbonisés. L’obscurité avalait le
faisceau de sa lampe torche. Il passa à la porte suivante, laissant très
loin derrière la faible lueur verdâtre de l’éclairage de secours qui
venait de l’escalier et filtrait à travers les boîtes de boulons et de vis.
Il y avait une autre lueur, menaçante, au bout du couloir. Une
porte ouverte. Solo crut entendre quelque chose. Il respira plus
doucement et attendit. Non, pas de murmure, ce devait être ses
battements de cœur, sûrement rien du tout. Il pensa aux milliers de
gens qui avaient vécu dans le silo auparavant. Combien, comme lui,
avaient survécu ? Combien s’occupaient de ce qui restait des fermes,
grattaient l’intérieur des conserves avec le plat d’un couteau pour
récupérer les calories nichées tout au fond de la boîte, se méfiant des
taches de rouille ? Il n’y avait peut-être plus que lui. Solo.
La porte d’après laissait passer un peu de lumière. Solo s’en
approcha prudemment, agacé par le couinement de ses bottes, et
l’ouvrit à l’aide du canon de son fusil. Il se rappela ce que ça faisait
de porter un coup à distance, de voir le sang jaillir sur une poitrine.
Sa lampe torche cligna à plusieurs reprises, la pile lui jouait à
nouveau des tours. Solo laissa son arme pendre à sa bandoulière et
tapa la lampe sur sa cuisse jusqu’à ce que le faisceau redevienne
stable. Il scruta la pièce pour repérer la source de la lueur.
Un quartier de lumière émanait du sol, un quartier de lumière avec
un halo tout autour. C’était une autre lampe torche.
Solo n’en crut pas ses yeux. Il se rua dessus, heurtant conserves et
autres détritus au passage, et s’accroupit pour la ramasser. Il éteignit
la sienne et la glissa dans sa poche de poitrine. L’autre éclairait avec
vigueur. Il l’orienta dans les coins de la pièce, content de lui. C’était
pour ça qu’il était venu. Mieux encore que des piles, une lampe toute
neuve. Les piles de celle-ci dureraient des années s’il faisait
attention, s’il les économisait. Mais elles ne lui feraient pas plus de
quelques jours s’il la laissait allumée par mégarde.
Quelques jours.
Un seau d’eau froide lui glaça le dos. Le noir ambiant l’oppressait.
Il entendit le murmure imaginaire des fantômes, et la poignée de la
lampe était chaude dans sa main. Était-ce le cas quand il l’avait
ramassée ?
Il se releva. Sa botte heurta une boîte vide. Il se rendit soudain
compte du boucan qu’il faisait, de toute la vie et de la lumière qu’il
avait apportées dans ces recoins sombres et morbides. Il se replia
vers la porte, fusil de nouveau contre l’épaule, des mains imaginaires
surgissant de toutes parts pour l’empoigner et enfoncer leurs ongles
griffus dans sa chair.
En faisant demi-tour pour se mettre à courir, il faillit lâcher la
lampe. Le fusil heurta le montant de la porte et le coup partit. Un
éclair aveuglant jaillit dans le noir, une détonation comme si c’était la
fin du monde. Solo se mit à courir en direction des étagères, de leur
filet de lumière. Il fuyait à toutes jambes, sans arrière-pensée pour le
fait qu’il avait apporté la terreur à ceux qui vivaient là, que sa lampe
flambant neuve avait laissé quelqu’un d’autre dans le vacarme et
l’obscurité qu’il avait créés.
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Jimmy n’était pas une bête en algèbre, mais une bouche à nourrir en
plus nécessitait largement trois fois plus de travail. Et pourtant, il
avait l’impression d’en faire moitié moins qu’avant. Il pensait que
c’était dû au plaisir qu’il prenait à s’occuper de quelqu’un d’autre.
Voir le chat manger et s’habituer à lui le contentait tellement qu’il
appréciait pleinement le moment du repas et s’aventurait davantage
hors de sa tanière.
Les choses avaient pourtant mal démarré. Juste après avoir été
recueilli, le chat s’était montré agité. Jimmy s’était séché avec une
serviette récupérée deux étages plus haut, et le chat avait
bizarrement réagi une fois son tour venu. Il avait semblé adorer et à
la fois détester le procédé, roulant sur le dos un instant pour griffer
les mains de Jimmy celui d’après. Une fois sec, l’animal avait doublé
de taille. Mais il semblait toujours aussi pitoyable et affamé.
Jimmy trouva une conserve de haricots près d’un matelas. La boîte
n’était pas trop rouillée. Il l’ouvrit à l’aide de son tournevis et tendit
les haricots un à un au chat tandis que ses pieds dégelaient,
parcourus de frissons pareils à des décharges électriques.
Le chat avait pris l’habitude de le suivre partout où il allait pour
voir ce qu’il allait dénicher. La quête de nourriture était plus
marrante depuis que ce n’était plus seulement une guerre sans fin
contre les grognements de son estomac. Si elle était plus marrante,
elle demandait aussi plus de travail. Ils montaient l’escalier, lui dans
ses bottes, suivi ou parfois précédé du chat aux pas de velours.
Jimmy avait vite compris qu’il pouvait faire confiance au sens de
l’équilibre de son compagnon. Les premières fois où il l’avait vu se
frotter contre les montants de la rampe extérieure, allant même
jusqu’à en faire le tour tout en gravissant les marches, Jimmy avait
cru faire une crise cardiaque. Soit ce chat était suicidaire, soit il
ignorait totalement ce qu’une chute impliquait. Mais il n’avait pas
tardé à lui faire confiance, tout comme le chat semblait lui avoir
accordé la sienne.
Et cette première nuit, tandis qu’il était pelotonné sous sa bâche
dans les fermes du bas, entre le bourdonnement des pompes, le
cliquetis des lampes et des bruits divers qu’il prenait pour des
mouvements de gens cachés, le chat se faufila sous son bras, se roula
en boule contre son ventre et se mit lui-même à ronronner comme
une pompe à plein régime.
— Tu te sentais seul, hein ? avait murmuré Jimmy.
La position était devenue inconfortable, mais il n’avait pas voulu
bouger. Il avait une crampe dans la nuque, mais une tension d’un
genre différent avait disparu de son ventre, une tension dont il
n’avait pas eu conscience jusqu’à ce qu’elle s’efface.
— Moi aussi, tu sais, avait-il dit au chat tout bas.
Il était fasciné de voir à quel point il était devenu bavard depuis
que le chat était là. C’était toujours mieux que de parler à son ombre
en faisant comme si c’était une vraie personne.
— C’est pas mal comme nom, avait chuchoté Jimmy.
Il ne savait pas comment les gens appelaient leurs chats, mais
Ombre ferait l’affaire. C’était un morceau d’ombre dans laquelle il
l’avait trouvé qui le suivrait partout où il irait. Et cette nuit-là, ils
s’étaient endormis parmi les pompes qui cliquaient, les plic-ploc de
l’eau, les insectes qui bourdonnaient, et tous les bruits étranges au
fond de la ferme que Jimmy préférait ne pas nommer.
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Donald régla son réveil sur trois heures du matin, mais il y avait peu
de chances pour qu’il s’endorme. Il avait attendu des semaines. Il
tenait enfin l’occasion de redonner la vie au lieu de l’ôter. L’occasion
de se racheter, de découvrir la vérité, de vérifier ses doutes
grandissants.
Les yeux rivés au plafond, il réfléchit à ce qu’il s’apprêtait à faire.
Ce n’était pas franchement ce qu’Erskine ou Victor avaient espéré si
un homme comme lui se retrouvait au pouvoir, mais ces hommes
avaient pigé pas mal de trucs de travers, à commencer par qui il était.
Ce n’était pas la fin de la fin du monde. C’était le commencement
d’autre chose. Une fin à l’ignorance qui pesait sur la question de
l’extérieur.
En regardant sa main à la faible lueur qui filtrait depuis la salle
d’eau, il songea au dehors. À deux heures et demie, il décida qu’il
avait assez attendu. Il se leva, se doucha et se rasa, enfila une
combinaison propre et ses bottes. Il prit son badge, le fixa à son col
et quitta son appartement la tête haute et les épaules carrées. Il
parcourut le couloir à grandes enjambées au son distant de touches
de clavier, quelqu’un qui travaillait tard. La porte du bureau d’Eren
était fermée. Donald appela l’ascenseur et attendit.
Avant de descendre, il vérifia qu’il ne se donnerait pas cette peine
pour rien en passant son badge sur la borne. Il appuya sur le bouton
du cinquante-quatrième étage. Un voyant s’alluma et l’ascenseur se
mit en route dans un soubresaut. Jusqu’ici, tout allait bien.
L’ascenseur ne marqua pas d’arrêt avant d’arriver à l’arsenal. Les
portes s’ouvrirent sur une obscurité familière striée de falaises
d’étagères. Donald garda une main en travers d’une porte pour
l’empêcher de se fermer et fit un pas dans la pièce. Malgré la
pénombre, on ressentait l’immensité de l’endroit, comme si l’écho de
son pouls était avalé par l’espace environnant. Il attendit qu’une
lumière s’allume tout au fond, qu’Anna émerge en se brossant les
cheveux ou une bouteille de whisky à la main, mais rien dans cette
salle ne bougeait. Tout était immobile et calme. Les pilotes étaient
partis et l’activité temporaire avait cessé.
Il rentra dans l’ascenseur et appuya sur un autre bouton. La
machine descendit. Il dépassa les étages de stockage, celui du
réacteur. Les portes s’ouvrirent sur l’aile médicale. Il sentit les
dizaines de milliers de corps disposés tout autour de lui, tous face au
plafond, les paupières fermées. Certains d’entre eux étaient bel et
bien morts, se dit-il. Et l’une allait être réveillée.
Il se dirigea droit vers le bureau du docteur et frappa contre le
montant de la porte. L’assistant de garde leva le nez de son écran. Il
s’essuya les yeux et ajusta ses lunettes sur son nez.
— Ça va ? demanda Donald.
— Hein ? Euh, oui, oui.
Le jeune homme secoua son poignet et regarda sa montre, un objet
antique.
— On a quelqu’un à cryogéniser ? Je n’ai pas reçu d’appel. Est-ce
que Wilson est avec vous ?
— Non, non. Simplement, je n’arrivais pas à dormir. Je suis allé
voir s’il y avait quelqu’un à la cafétéria, et puis je me suis dit que
puisque je n’arriverais pas à retrouver le sommeil, autant descendre
voir si vous vouliez que je vous remplace. Je peux regarder un film
aussi bien que n’importe qui.
L’assistant jeta un coup d’œil à son écran en riant nerveusement.
— Ouais…
Il regarda à nouveau sa montre, semblant avoir oublié ce qu’il
venait d’y lire.
— Encore deux heures à tenir. Je ne serais pas contre un peu de
repos. Vous me réveillerez s’il se passe quoi que ce soit ?
Il se leva et s’étira, bâilla derrière sa main.
— Bien sûr.
L’assistant fit quelques pas chancelants de côté. Donald se glissa à
sa place et croisa les pieds sur le bureau, comme s’il n’avait
aucunement l’intention de bouger de là.
— Je vous dois une fière chandelle, dit le jeune homme en
décrochant sa blouse de derrière la porte.
— T’inquiète, on est quittes, dit Donald dans sa barbe une fois
l’assistant parti.
Il attendit que le petit carillon de l’ascenseur retentisse avant de
passer à l’action. Il y avait un récipient en plastique sur l’égouttoir
près de l’évier. Il le remplit d’eau ; le son que produisait le jet était de
plus en plus aigu, comme une angoisse qui montait.
Il ouvrit la boîte de poudre. Deux cuillères. Il mélangea à l’aide
d’un abaisse-langue et rangea la poudre à sa place. Au début,
impossible de bouger le fauteuil roulant, jusqu’à ce qu’il remarque les
freins – ces petits bras de métal qui s’enfonçaient dans le caoutchouc
mou. Il les ôta, et attrapa une couverture dans un grand placard, ainsi
qu’une blouse en papier qu’il déposa sur l’assise. Comme la dernière
fois. Sauf qu’il allait scrupuleusement respecter le protocole cette
fois. Il prit aussi la trousse de secours, en s’assurant qu’elle contenait
une paire de gants neufs.
Le fauteuil roulant s’engagea dans le couloir en bringuebalant. Ses
paumes étaient moites sur les poignées. Pour empêcher les petites
roues de devant de faire du bruit, il roulait le fauteuil sur ses deux
grosses roues arrière en caoutchouc. Les petites tournaient
paresseusement en l’air tandis qu’il se dépêchait.
Il composa son code sur le clavier, prêt à se heurter à un voyant
rouge, un blocage, un obstacle. Mais le voyant vira au vert. Il ouvrit la
porte et navigua entre les podes jusqu’à celui qui contenait sa sœur.
Il éprouvait un mélange de joie anticipée et de culpabilité. C’était
un geste aussi inconsidéré que sa fuite en combinaison sur les
collines. Mais les enjeux étaient plus grands, puisqu’il impliquait sa
famille, qu’il allait plonger quelqu’un dans cette cruelle réalité, qu’il
allait lui faire subir la même brutalité qu’Anna lui avait imposée, que
Thurman lui avait imposée à elle, et ainsi de suite, en une infinie
série de factions.
Il délaissa le fauteuil pour s’agenouiller devant l’écran de contrôle.
Hésitant, il se redressa d’un coup pour jeter un coup d’œil à travers
la vitre, juste pour être sûr.
Elle avait l’air tellement sereine. Les cauchemars qui empêchaient
Donald de dormir devaient lui être étrangers. Il doutait de plus en
plus. Puis il l’imagina se réveiller spontanément, taper contre le
couvercle pour qu’on la fasse sortir. Il songea à sa fougue, à son
aversion pour le mensonge, et il sut que si elle se tenait là avec lui,
elle lui demanderait de le faire sans hésiter. Elle préférait savoir et
souffrir plutôt que de dormir dans l’ignorance.
Il s’accroupit à nouveau et composa son code. Le clavier bipa
gaiement lorsqu’il appuya sur le bouton rouge. Un clic retentit à
l’intérieur de la capsule, comme une valve qui s’ouvrait. Il tourna le
bouton et observa la température augmenter.
Il se releva. Le temps semblait avoir soudain ralenti. Il craignait
que quelqu’un n’arrive avant qu’il ait terminé. Mais un autre clic
retentit, suivi d’un soupir. Il prépara une bande de gaze et du
sparadrap. Il sépara les gants, les enfila et fit claquer l’élastique du
poignet dans un nuage de craie blanche.
Il ouvrit le couvercle en grand.
Sa sœur était allongée sur le dos, les bras le long du corps. Elle
n’avait pas encore bougé. Une bouffée de panique le prit à la gorge. Il
se repassa le protocole. Est-ce qu’il avait oublié quelque chose ? Bon
Dieu. Est-ce qu’il l’avait tuée ?
Charlotte toussa. De l’eau roula sur ses joues, le givre fondu de ses
paupières. Puis ses yeux clignèrent et se plissèrent pour se protéger
de la luminosité.
— Ne bouge pas, lui dit-il.
Il pressa un carré de gaze contre son bras et retira l’aiguille. Il
sentit le métal glisser sous ses doigts à travers le pansement. Il prit le
bout de sparadrap qu’il avait scotché au fauteuil et l’appliqua en
travers de la gaze. Restait le cathéter. Il la couvrit avec la serviette et
retira soigneusement le tuyau. Elle était libérée de la machine, bras
croisés et tremblante. Il l’aida à enfiler la blouse en papier, laissant le
dos ouvert.
— Je vais te soulever, dit-il.
Il n’eut droit qu’à un claquement de dents en guise de réponse.
Il rapprocha ses pieds de ses fesses pour plier ses genoux. Il passa
un bras sous ses aisselles – sa chair était froide –, un autre sous ses
genoux, et la souleva sans difficulté. Elle lui sembla très légère. Sa
peau sentait le renfermé, comme la chair longtemps prisonnière d’un
plâtre.
Charlotte marmonna quelque chose lorsqu’il l’installa sur le
fauteuil. La couverture était étalée en travers de l’assise pour lui
éviter son contact froid. Dès qu’elle fut installée, il l’enveloppa de ses
pans. Elle choisit de rester en boule, les bras autour de ses tibias, au
lieu de mettre les pieds dans les étriers.
— Où suis-je ? demanda-t-elle, la voix semblable à un voile de glace
qui se craquelait.
— Ne t’en fais pas, lui répondit Donald.
Il referma le couvercle du pode, essaya de se rappeler s’il y avait
autre chose à faire, chercha autour de lui des traces de son passage.
— Tu es avec moi, dit-il en la roulant vers la sortie.
C’est l’endroit où chacun d’eux était : avec l’autre. Il n’y avait plus
de maison, plus d’endroit sur terre où accueillir qui que ce soit, rien
qu’un cauchemar infernal dans lequel plonger une autre âme pour
avoir un peu de compagnie.
96
Il enfreignit les délais en l’autorisant à manger une heure plus tôt que
prévu, mais il était difficile de lui dire non. Il l’encouragea à prendre
de petites bouchées, à ralentir. Et tandis qu’elle mastiquait, il
l’informa de ses découvertes. Ayant suivi la formation, elle était au
courant pour les silos. Il lui parla des écrans, des nettoyeurs, lui dit
qu’on l’avait réveillé parce que quelqu’un avait disparu. Charlotte
avait du mal à tout comprendre. Il fallut qu’il répète tout plusieurs
fois, jusqu’à ce que ses paroles résonnent bizarrement à ses propres
oreilles.
— On les laisse voir ce qu’il y a dehors, les habitants des autres
silos ? demanda-t-elle en croquant dans un biscuit.
— Oui. J’ai interrogé Thurman un jour à propos de ces écrans. Tu
sais ce qu’il m’a répondu ?
Charlotte haussa les épaules en avalant une gorgée d’eau.
— Il m’a dit qu’ils étaient là pour empêcher les gens de vouloir
partir. Il faut qu’on leur montre un paysage de mort pour les garder à
l’intérieur. Sinon, ils voudront sans cesse voir ce qu’il y a derrière les
collines. Thurman dit que c’est dans la nature humaine.
— Mais certains finissent quand même par y aller.
Elle s’essuya la bouche avec sa serviette, prit sa fourchette d’une
main tremblante et attira à elle les restes de petit-déjeuner de
Donald.
— Oui, certains. Hé, doucement quand même avec la bouffe.
Il l’observa enfourner le reste de ses œufs et songea à sa propre
escapade par la rampe réservée aux drones. Il était un de ceux qui
étaient sortis. Mais elle n’avait pas besoin de le savoir.
— Nous aussi, on a un écran, dit Charlotte. Je me rappelle avoir
regardé les nuages.
Elle leva la tête vers Donald.
— Pourquoi on en a un ?
Donald s’empressa de sortir son mouchoir pour tousser dedans.
— Parce qu’on est humains, répondit-il en le fourrant dans sa
poche. Si on pense qu’il est absurde de sortir – qu’on mourra si on
s’y risque –, alors on restera à l’intérieur et on fera ce qu’on nous
demande de faire. Mais je connais un moyen de voir ce qu’il y a
dehors.
— Ah oui ?
Elle avala la dernière bouchée d’œufs et attendit.
— Oui. Et je vais avoir besoin de ton aide.
98
Il y avait des choses que Solo avait passé des jours et des semaines à
chercher. Des choses dont il avait eu besoin et qui lui avaient pris des
années de fouilles. Souvent, il trouvait bien trop tard des objets qui
lui auraient été utiles, alors qu’il n’en avait plus l’usage. Comme la
fois où il était tombé sur un tas de rasoirs. Une grande caisse pleine
de rasoirs dans le cabinet d’un docteur. Tout l’équipement important
– pansements, médicaments, sparadrap – avait disparu depuis
longtemps, mais les rasoirs flambant neufs, à la lame bien brillante,
l’avaient nargué. Il s’était résigné depuis longtemps à se laisser
pousser la barbe, mais il était passé par des moments où il aurait tué
pour un rasoir.
Il lui arrivait aussi de trouver des objets avant de savoir qu’il en
aurait besoin. La machette en faisait partie. Une grande lame trouvée
sous le corps d’un homme mort depuis peu. Solo l’avait prise
uniquement pour que personne d’autre ne mette la main dessus. Il
s’était enfermé sous la salle des serveurs pendant trois jours, terrifié
par la vue d’un cadavre encore chaud. Ça s’était produit des années
auparavant. Il fallut encore un peu plus de temps avant que les
fermes deviennent très encombrées par la végétation et qu’il ait
besoin de la machette. À cette époque, il n’emportait plus le fusil
partout où il allait – il n’en avait plus besoin – et la machette était
devenue son nouveau compagnon, un objet trouvé avant de savoir
qu’il en avait besoin.
Il lâcha son dernier parachute et le regarda manquer de peu le
palier du neuvième étage. Le papier plié disparut hors de sa vue. Il
songea à tout ce qu’Ombre l’avait aidé à trouver au fil des années, de
la nourriture surtout. Une fois, le chat était parti avec une idée
particulière en tête. Tandis qu’ils se rendaient aux Fournitures, la
bête avait devancé Solo et s’était engouffrée derrière la porte d’un
palier. Solo l’avait suivie avec sa lampe torche.
Devant une porte, le chat s’était mis à miauler sans s’arrêter – Solo
se méfiait des tas de cadavres cachés derrière les portes –, mais
l’appartement était vide. Juché sur le plan de travail de la cuisine,
Ombre avait tenté d’ouvrir un placard rempli de petites boîtes de
conserve. Vieilles et tachées de rouille, mais avec des photos de chat
dessus. Il était devenu comme fou et là, au bout d’un fil branché dans
le mur, Solo avait vu un appareil déglingué, un ouvre-boîte
électrique.
Les yeux perdus dans le vide, il sourit à la pensée de tout ce qu’il
avait trouvé et perdu au fil des années. Il se souvint de la première
fois où il avait actionné le bouton de ce gadget – panique du chat –,
de la précision de découpe de l’appareil. Le contenu des boîtes ne
l’avait pas particulièrement ravi, mais Ombre avait bien fait de suivre
son instinct.
Solo se retourna, posa les yeux sur les pages déchirées, triste. Il
n’avait plus de rondelles. Il laissa le livre à sa place et descendit en
direction de la ferme accomplir ce qui devait l’être.
Tout en débroussaillant l’espace à l’aide de sa machette, Solo
s’étonna que la végétation n’ait pas pourri sur pied, sans personne
pour s’en occuper. Mais les lampes de croissance avaient été
trafiquées pour s’allumer et s’éteindre automatiquement, et plus de
la moitié d’entre elles fonctionnaient encore. L’eau continuait à
couler dans les tuyaux. Les pompes se mettaient en branle à
intervalles réguliers avec un bruit de gargouillis. L’électricité,
acheminée depuis son antre, circulait dans des fils qui serpentaient le
long des parois de la cage d’escalier. Rien ne fonctionnait à la
perfection, mais Solo se rendit compte que le principal rapport de
l’homme aux récoltes était la consommation. Et il n’y avait plus que
lui qui mangeait. Lui, les rats et les vers.
Il traversa, avec son lourd fardeau, les parcelles les plus denses,
cherchant à atteindre les recoins opposés de la ferme où les lampes
ne chauffaient plus, où la terre était fraîche et humide, où plus rien
ne poussait. Un endroit spécial. Loin de ses passages hebdomadaires
pour prendre de la nourriture. Un endroit qu’il envisagerait comme
une destination et non plus comme une simple étape.
Délaissant la chaleur des lampes, il pénétra dans l’obscurité. Il
aimait bien cet endroit. Ça lui rappelait sa chambre sous les serveurs,
un espace intime et sûr où l’on pouvait se cacher et ne pas être
dérangé. Et là, parmi d’autres outils abandonnés et oubliés, une pelle.
Un objet dont il avait besoin, pile au bon moment. C’était l’autre
façon de découvrir des choses. C’était quand le silo était d’humeur
généreuse. Ce qui ne lui arrivait pas souvent.
Solo s’accroupit et posa son fardeau près de la barrière. Le corps
gisant dans le sac était dans sa phase de rigidité. Bientôt, il se
ramollirait. Et après…
Non, il ne voulait pas penser à ce qui adviendrait après. Il était
expert dans des matières qu’il aurait préféré ne pas connaître.
Il prit la pelle et enjamba la barrière – il faisait trop sombre pour
chercher le portillon. La pelle s’enfonçait dans la terre en crissant. Il
envoyait chaque pelletée par-dessus son épaule. Des petits éboulis de
terre roulaient au fond du trou. Il y avait des choses sur lesquelles on
tombait pile quand on en avait besoin, et Solo songea à quel point les
années étaient passées vite en compagnie de son ami. La manie
qu’avait Ombre de se frotter contre ses tibias quand il travaillait lui
manquait déjà ; toujours dans le passage, mais assez malin pour ne
pas se faire marcher dessus, accourant dans la seconde dès que Solo
le sifflait, présent partout au bon moment. Une découverte, avant
même qu’il sache qu’il en aurait besoin.
SILO 1
2345
100
101
Solo fit passer la corde par les poignées des gourdes en plastique
vides. En s’entrechoquant, elles faisaient comme une musique. Il prit
son sac en toile et resta planté là un moment, se grattant la barbe, à
se demander s’il n’oubliait pas quelque chose. Mais quoi ? Il tâtonna
sa poitrine pour s’assurer que la clé était bien pendue à son cou. Une
vieille habitude dont il ne pouvait plus se défaire. La clé, bien sûr, n’y
était plus. Il l’avait remisée dans un tiroir lorsqu’il devint inutile de
mettre les choses sous clé, lorsqu’il ne resta plus personne de qui
avoir peur.
Il prit avec lui deux sacs-poubelles de conserves de légumes et de
soupe vides – à peine un léger trou dans sa montagne de déchets. Les
mains pleines, sa cargaison tintant à chaque pas, il porta le tout au
pied du puits.
Il lui fallut monter et descendre deux fois l’échelle pour tout
porter en haut. Il se faufila entre les serveurs, nombreux à s’être tus
au fil des années, à cause de la chaleur, peut-être. Il fallait bouger le
meuble classeur avant de pouvoir ouvrir la porte. Le silo n’avait ni
verrous ni gens – mais il n’était pas bête, non plus. Il tira sur la
lourde porte, sentit, comme toujours, la présence de son père, et
sortit dans le vaste monde peuplé de fantômes et de choses si
horribles qu’il s’en souvenait à peine.
Les couloirs étaient éclairés et vides. Il fit un signe de la main aux
caméras en passant. Souvent, il se disait qu’il se verrait à l’écran un
jour, mais ça faisait des lustres que les caméras avaient cessé de
fonctionner. Et puis, il faudrait qu’il y ait deux lui pour que ça
marche. Un pour faire coucou à la caméra, un autre devant l’écran. Il
rit de sa propre bêtise. Il était Solo.
Sur le palier, l’air était plus frais, et il fut pris d’un étrange vertige.
Il pensa à l’eau qui montait. Combien de temps avant qu’elle n’arrive
jusqu’à lui ? Très longtemps, songea-t-il. Il aurait disparu depuis des
lustres le jour où ça arriverait. Mais il était triste à l’idée que sa petite
maison sous les serveurs soit inondée. Toutes les boîtes de conserve
vides près des étagères remonteraient à la surface. L’ordinateur et la
radio cracheraient des petites bulles d’air. Il s’esclaffa en imaginant
les appareils gargouiller et les boîtes flotter, et du coup se fichait pas
mal que ça se produise ou non. Il lança ses deux sacs-poubelles par-
dessus la rampe et tendit l’oreille jusqu’à ce qu’il les entende atterrir
sur le palier du quarante-deuxième étage. Objectif atteint. Il se
tourna vers l’escalier.
En haut ou en bas ? Monter voulait dire tomates, concombres et
courge. Descendre voulait dire baies, maïs et patates à déterrer.
Descendre impliquait plus de cuisine. Il monta.
Il compta les marches. “Huit, neuf, dix”, murmura-t-il. Chaque
marche était différente. Il y en avait beaucoup. On pouvait dire
qu’elles avaient de la compagnie, tout un tas de semblables au-dessus
et au-dessous d’elles. “Bonjour, marche”, dit-il, oubliant de compter.
La marche ne répondit pas. Il ne parlait pas leur langage, cette sorte
de chant que produisaient les bottes en les heurtant.
Un bruit. Soudain, Solo entendit un bruit. Il s’arrêta, aux aguets,
mais d’habitude, les bruits savaient qu’il faisait ça et ça les intimidait.
Sûrement un de ceux-là, encore. Ça lui arrivait tout le temps
d’entendre des choses qui n’existaient pas. Il y avait des pompes et
des lampes raccordées dans tous les sens qui se déclenchaient quand
bon leur semblait. Une de ces pompes s’était d’ailleurs mise à fuir
quelques années auparavant, et Solo l’avait réparée lui-même. Il avait
besoin d’un nouveau Projet. Les Projets avaient tendance à se
répéter, comme se tailler la barbe quand elle lui arrivait à la poitrine,
et il s’ennuyait.
Une seule pause pour boire et se vider la vessie avant d’atteindre
les fermes. Il avait les jambes solides. Plus musclées, même, que
quand il était jeune. Les tâches les plus ardues s’avéraient faciles à
mesure qu’on les répétait. Ça ne les rendait pas plus amusantes pour
autant. Solo aurait simplement voulu qu’elles soient faciles du
premier coup.
Il prit le dernier virage de l’escalier avant d’arriver au palier du
douzième étage, s’apprêtant à siffler un petit air de cueillette,
lorsqu’il s’aperçut que la porte était ouverte. Il ignorait comment
c’était possible. Il ne laissait jamais les portes ouvertes. Aucune.
Il y avait un objet posé dans un coin contre la balustrade. Ça
ressemblait au matériel de récupération qu’il utilisait pour ses
Projets. Un bout de tuyau en plastique. Il le prit. Il y avait de l’eau
dedans. Il renifla. Ça sentait bizarre. Il commença à verser l’eau par-
dessus la rampe, mais le tube lui échappa. Il se figea et attendit que
l’objet atterrisse avec fracas. Mais le bruit ne vint jamais.
Quel maladroit. Il s’insulta, s’en voulait de tout oublier, d’être si
gauche. Laisser une porte ouverte. Il s’apprêtait à entrer lorsqu’il
remarqua ce qui la retenait ouverte. Un manche noir. Il le saisit et vit
qu’il s’agissait en fait d’un couteau glissé dans le treillis métallique.
Il entendit un bruit à l’intérieur, au loin, dans les fermes. Il se tint
immobile un long moment. Ce n’était pas son couteau. Il n’oubliait
pas les choses à ce point. Il retira la lame de la grille et laissa la porte
se refermer, assailli par un millier de pensées. Un rat ne pouvait pas
faire une chose pareille. Seul un être humain en était capable. Ou
alors un fantôme costaud.
Il fallait qu’il fasse quelque chose. Qu’il attache les poignées de
porte ou mette quelque chose de lourd en travers, mais il avait trop
peur. Il fit demi-tour et partit en courant. Il dévala les marches, suivi
par l’entrechoquement de ses gourdes, le couteau de quelqu’un
d’autre à la main. Lorsque les gourdes se coincèrent au niveau de la
rampe, il tira sur la corde, deux fois, sans succès. Il les abandonna sur
place. Son trou. Il devait regagner son trou. Le souffle court, il se
dépêchait, au son d’autres vibrations dans l’escalier causées par des
pas venus briser sa solitude. Inutile de s’arrêter pour savoir que
c’était un fantôme bruyant. Bruyant et puissant. Il songea à sa
machette, qui s’était brisée en deux il y avait des années. Mais il avait
toujours ce couteau. Ce couteau. Il continua de dévaler l’escalier,
tenaillé par une peur bleue. Enfin le palier. Pas le bon ! Trente-trois.
Encore un. Arrêté de compter. Il courait si vite qu’il faillit trébucher.
En sueur. Chez lui.
Il claqua les portes du palier et reprit son souffle, mains sur les
genoux. Il ramassa le balai et le glissa en travers des poignées. Le
manche tenait les fantômes muets à l’écart, il espérait qu’il marchait
aussi avec les fantômes bruyants.
Il passa le tourniquet défoncé et s’engouffra dans le couloir. Une
lampe avait lâché. Un Projet. Mais plus tard. Il atteignit la porte en
métal à bout de souffle, entra en courant. S’arrêta et fit demi-tour
pour fermer la porte et glisser le classeur tout contre dans un atroce
crissement. Il crut entendre des pas à l’extérieur. Le fantôme était
rapide avec ça. La sueur coulait le long de son nez. Manche du
couteau au creux de la main, il se faufila entre les serveurs. Un bruit
derrière lui. Métal contre métal. Solo n’était pas seul. Ils étaient
venus le chercher. Ils arrivaient. Il sentit le goût de la peur sur sa
langue, celui du métal. Il courut jusqu’à la trappe, s’en voulut de ne
pas l’avoir laissée ouverte. Heureusement, les verrous étaient cassés.
Rouillés. Non, ce n’était pas une bonne chose. Il avait grand besoin
de verrous. Il s’engagea sur l’échelle et rabattit la trappe au-dessus de
sa tête. Il allait se cacher. Comme au temps des premières années.
Soudain, quelqu’un tira la trappe qu’il tenait encore. De l’autre main,
il donnait des coups de couteau dans le vide, à travers la grille. Il y
eut un cri, puis le visage d’une femme à bout de souffle, au-dessus de
lui, qui lui disait “Tout doux”.
Solo tremblait. Sa botte glissa sur son échelon mais il garda
l’équilibre. Il se tint parfaitement immobile tandis que la femme lui
parlait. Elle avait de grands yeux pleins de vie. Ses lèvres bougeaient.
Elle était blessée mais ne voulait pas se venger. Elle voulait juste
connaître son nom. Elle était contente de le voir. Si elle avait les
larmes aux yeux, c’était parce qu’elle était contente de le voir. Et Solo
se dit que peut-être il était lui-même comme une pelle, un ouvre-
boîte électrique ou un de ces objets tout rouillés éparpillés dans le
silo. Il était quelque chose sur quoi on pouvait tomber. On pouvait le
découvrir. Et voilà, quelqu’un venait de le faire.
ÉPILOGUE
2345
Silo 1
DU MÊME AUTEUR
Titre original :
Dust
© Hugh Howey, 2013
Silo
Générations
roman traduit de l’anglais (États-Unis)
par Laure Manceau
ACTES SUD
Pour les survivants.
PROLOGUE
— Il y a quelqu’un ?
— Allô ? Oui. Je suis là.
— Ah. Lukas. Vous ne parliez pas. L’espace d’une seconde, j’ai cru
que… que vous étiez quelqu’un d’autre.
— Non, c’est bien moi. Je viens de mettre mon casque. La matinée
a été bien remplie.
— Ah oui ?
— Oui. Rien de palpitant. Réunions de conseils. On est un peu
juste au niveau effectifs. Il y a beaucoup de réaffectations.
— Mais les choses s’arrangent ? Pas de soulèvement à signaler ?
— Non, non. La situation revient à la normale. Les gens se lèvent et
vont travailler le matin. Ils s’effondrent dans leur lit le soir. On a eu
une grande loterie cette semaine, ce qui a fait plus d’un heureux.
— Bien. Très bien, même. Le travail sur le serveur no 6 avance ?
— Oui, ça avance, merci. Tous les mots de passe que vous avez
fournis fonctionnent. Pour l’instant, on continue à collecter des
données du même genre. J’avoue que je ne comprends pas bien en
quoi c’est important.
— Continuez à y jeter un œil. Tout est important. Si c’est là, c’est pour
une raison.
— C’est ce que vous avez dit à propos de tous ces articles dans les
grands livres. Mais il y en a tant que je trouve absurdes. Au point que
je me demande s’il y a la moindre part de vérité dans tout ça.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que vous êtes en train de lire ?
— J’en suis à la lettre C… Ce matin, il s’agissait de ce…
champignon. Attendez une seconde. Je vais le retrouver. Ah, le voilà.
Le cordyceps.
— C’est un champignon ? Jamais entendu parler.
— Ils disent que ça agit sur le cerveau des fourmis, que ça le
reprogramme, comme une machine, que ça les fait grimper au
sommet d’une plante et puis elles meurent et…
— Une machine invisible qui reprogramme les cerveaux ? Je suis sûr et
certain que ce n’est pas là par hasard.
— Ah oui ? Alors qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça signifie que… que nous ne sommes pas libres. Qu’aucun de nous
ne l’est.
— Voilà qui met de bonne humeur. Je comprends pourquoi elle
m’a demandé de répondre à sa place.
— Vous parlez de votre maire ? C’est pour ça qu’elle… ? Ça fait un
moment que je ne lui ai pas parlé.
— Elle n’est pas dans les parages. Elle travaille sur quelque chose.
— Sur quoi ?
— Je préfère ne pas en parler. Je ne pense pas que ça vous ferait
trop plaisir.
— Et qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
— Parce qu’à moi ça ne me plaît pas, déjà. J’ai essayé de l’en
dissuader. Mais elle peut se montrer assez… têtue, parfois.
— Si ça doit causer des problèmes, vous devriez m’en informer. Je suis
là pour vous aider. Je peux détourner leur attention…
— Le problème, c’est qu’elle ne vous fait pas confiance. D’ailleurs,
elle pense qu’elle ne parle pas à la même personne chaque fois.
— Mais si. C’est moi. Ce sont les machines qui modifient ma voix.
— Je ne fais que vous rapporter ce qu’elle pense.
— J’aimerais qu’elle change d’avis. Je veux vraiment vous aider.
— Moi je vous crois. Mais pour le moment, je pense que le mieux
que vous puissiez faire, c’est croiser les doigts pour nous.
— Pourquoi ça ?
— Parce que j’ai l’impression que ce qu’elle prépare va nous attirer
des ennuis.
PREMIÈRE PARTIE
LE TUNNEL
1
Silo 18
Une pluie de poussière tombait dans les couloirs des Machines, sous
l’effet des violentes vibrations. Au plafond, les fils électriques
ondulaient. Les tuyaux tressautaient. Et dans la salle de la
génératrice, une série de boums retentissait entre les murs, non sans
rappeler une époque où des machines mal réglées tournaient
dangereusement.
Au cœur de cet effroyable vacarme se tenait Juliette Nichols,
combinaison ouverte jusqu’à la taille, manches nouées autour des
hanches, maillot taché de poussière et de sueur. Elle pesait de tout
son poids contre le marteau-piqueur, ses bras musclés secoués par
les coups incessants du piston métallique contre la paroi en béton du
silo 18.
Elle sentait les vibrations jusque dans ses dents. Tous les os et
articulations de son corps tremblaient, de vieilles blessures se
réveillaient. À l’écart, les mineurs qui manipulaient l’engin en temps
normal observaient la scène d’un mauvais œil. Juliette détourna un
instant la tête du béton pulvérisé et vit leurs bras croisés en travers
de leurs larges torses, leurs mâchoires serrées, leurs sourcils froncés.
Ils devaient lui en vouloir de s’être approprié leur machine. Ou alors
ils s’inquiétaient du tabou qu’enfreignait ce forage interdit.
Juliette avala le sable et la craie accumulés dans sa bouche et se
concentra sur le mur qui s’effritait. Il y avait une autre raison
possible à leur mécontentement, à laquelle elle ne pouvait se
soustraire. De braves mécaniciens et mineurs étaient morts par sa
faute. Des violences avaient éclaté lorsqu’elle avait refusé de se
soumettre au nettoyage. Combien d’hommes et de femmes parmi
ceux qui la regardaient avaient perdu un être cher, un meilleur ami,
un membre de leur famille ? Combien lui en voulaient ? Elle ne
pouvait pas être la seule.
Soudain, le marteau-piqueur se braqua et l’on entendit
l’entrechoquement du métal contre le métal. Juliette dévia la
machine sur le côté, faisant apparaître une nouvelle armature
métallique dans la chair blanche du béton. Elle avait déjà creusé un
véritable cratère dans la paroi extérieure du silo. Une première grille
d’armature pendait au-dessus de sa tête, sectionnée et passée au
chalumeau. Soixante centimètres de béton supplémentaires avaient
suivi, et maintenant, à nouveau des barres de fer. Les murs du silo
étaient plus épais qu’elle ne l’avait imaginé. Les membres engourdis,
à bout de nerfs, elle fit avancer la machine sur ses chenilles et dirigea
le burin contre la pierre, entre les barres métalliques. Si elle n’avait
pas vu le plan de ses yeux – si elle ignorait l’existence des autres silos
–, elle aurait abandonné depuis longtemps. Elle avait l’impression de
croquer dans la terre même. Ses bras se remirent à trembler, ses
mains n’étaient plus qu’une masse floue. C’était le mur du silo qu’elle
attaquait, qu’elle voulait défoncer, déterminée à percer de l’autre
côté.
Les mineurs avaient l’air gêné. Juliette se concentra à nouveau sur
son outil, qui heurtait justement le métal. Elle le redirigea entre les
barres. D’un coup de botte, elle actionna la manette des gaz et pesa
de tout son poids sur la machine, qui progressa de quelques
centimètres. Il y avait déjà longtemps qu’elle aurait dû faire une
pause. La craie l’étouffait, elle mourait de soif, elle avait mal aux bras,
les gravats s’entassaient à la base de la machine et à ses pieds. Elle
envoya valser les plus gros morceaux et continua à creuser.
Si elle s’arrêtait à nouveau, elle craignait de ne pas les convaincre
de la laisser poursuivre. Des hommes qu’elle avait crus dotés d’un
courage à toute épreuve avaient déjà quitté la salle de la génératrice
l’air plus qu’inquiet. Ils avaient semblé terrifiés qu’elle perce un
sceau sacré et laisse entrer un air toxique et meurtrier dans le silo.
Juliette avait bien vu le regard que certains posaient sur elle, sachant
qu’elle avait été au-dehors, comme si elle était une sorte de fantôme.
Beaucoup gardaient leurs distances, à croire qu’elle était porteuse
d’un virus.
Elle serra les dents, broyant de gros grains au goût infect, et donna
un nouveau coup de botte dans la commande des gaz. Les chenilles
grignotèrent quelques centimètres supplémentaires. Et quelques
autres. Juliette n’en pouvait plus des percussions, de cette douleur
dans les poignets. Au diable la lutte, ses amis décédés. Au diable Solo
et les enfants qui hantaient ses pensées, à une éternité de pierre d’ici.
Et au diable cette élection absurde au poste de maire, les gens qui la
regardaient comme si elle dirigeait tout à tous les étages, comme si
elle savait ce qu’elle faisait, comme s’ils devaient lui obéir malgré la
crainte qu’elle leur inspirait.
La machine fit une embardée soudaine et le burin du marteau-
piqueur émit une plainte stridente. Juliette lâcha prise d’une main et
l’engin rua, prêt à exploser. Les mineurs bondirent comme un seul
homme pour venir à son secours. Juliette tapa du poing sur le bouton
d’arrêt rouge, presque invisible sous la poussière blanche. La
machine, coupée dans son élan, s’immobilisa.
— Ça y est ! Tu es de l’autre côté !
Raph la tirait en arrière, ses bras pâles et musclés de mineur
autour des siens, engourdis. D’autres lui criaient qu’elle avait réussi.
C’était terminé. Elle avait entendu cette plainte dangereuse et
caractéristique d’un moteur puissant qui tourne à vide, sans friction,
sans rien pour lui résister. Elle lâcha les commandes et s’abandonna à
l’étreinte de Raph. Mais le désespoir revint aussitôt, à la pensée de
ses amis enterrés vivants dans ce silo vide, et elle qui était incapable
de les atteindre.
— Tu as percé ! Vite, reviens !
Une main qui empestait la graisse et la sueur se plaqua sur sa
bouche pour la protéger de l’air extérieur. Elle n’arrivait plus à
respirer. Devant elle, à mesure que le nuage de poussière se dissipait
apparaissait un espace noir.
Entre deux barres de fer, un vide. Sombre. Un vide entre deux
barreaux de prison, le vide qui les entourait, des Machines jusqu’au
sommet du silo.
Elle avait réussi. Elle était de l’autre côté. Et elle avait à présent un
aperçu différent de ce que pouvait être l’extérieur.
— Le chalumeau, bredouilla-t-elle en retirant la main calleuse de
Raph. Va me chercher le chalumeau. Et une lampe torche.
2
Silo 18
Silo 18
Lorsqu’ils eurent pratiqué un trou assez large pour qu’on puisse s’y
glisser, Juliette fut la première à passer. Lampe torche à la main, elle
gravit à quatre pattes un tas de gravats en prenant garde de ne pas se
blesser aux griffes crochues des barres de fer. L’air de l’autre côté
était frais, comme dans les mines. Elle toussa dans sa main, la gorge
et le nez irrités par la poussière. D’un saut leste, elle atterrit de
l’autre côté du trou.
— Attention, dit-elle à ceux qui la suivaient. Le sol n’est pas plan.
Les irrégularités étaient dues tant aux débris tombés là qu’à la
nature du sol même. On aurait dit qu’il avait été creusé par les griffes
d’un géant.
En orientant sa lampe depuis ses bottes jusqu’au plafond perdu
dans l’obscurité, elle découvrit un mur imposant de machinerie
dressé devant elle. Une machine qui réduisait la génératrice
principale et les pompes hydrauliques à l’état de miniatures.
Comment un colosse pareil pouvait avoir été construit ? Jamais elle
ne pourrait le réparer. Elle sentit une boule dans son ventre et perdit
presque tout espoir de remettre en marche cette machine enterrée.
Raph la rejoignit dans l’obscurité fraîche, suivi d’un petit éboulis
de gravats. L’albinisme dont il était affligé sautait des générations. Il
avait des sourcils et des cils presque invisibles. Sa peau était blanche
comme du lait de truie. Mais lorsqu’il était dans les mines, l’air qui
noircissait les autres comme de la suie lui donnait bonne mine.
Juliette comprenait pourquoi il avait quitté les fermes étant petit
pour travailler dans le noir.
Il émit un long sifflement en faisant courir le faisceau de sa lampe
le long de la machine. Quelques secondes plus tard, l’écho de son
sifflet retentit, tel un oiseau tout en haut dans les recoins sombres,
qui l’imitait.
— Ce sont les dieux qui ont fait ça ? se demanda-t-il tout haut.
Juliette ne répondit pas. Raph n’était pas du genre à écouter les
belles histoires des prêtres. Mais pas de doute, il y avait de quoi être
ébloui. Elle avait vu les livres de Solo, et elle se doutait que les
peuples anciens qui avaient mis cette machine au point avaient aussi
bâti les tours à présent en ruine qui se dressaient au-delà des
collines. Le fait qu’ils aient construit le silo lui-même lui donnait
l’impression d’être toute petite. Elle passa une main sur le métal, où
aucun doigt ni aucun œil ne s’était posé depuis des siècles, et elle
s’émerveilla des talents des anciens. Les prêtres n’affabulaient peut-
être pas tant que ça en fin de compte…
— Pff, les dieux, grommela Dawson en arrivant derrière eux.
Qu’est-ce qu’on est censés faire de ce machin ?
— Ouais, Jules, chuchota Raph, respectueux de ce sanctuaire.
Comment veux-tu qu’on fasse sortir cette machine de là ?
— Justement, nous, on ne fait rien, leur dit-elle en se glissant entre
la paroi de béton et l’engin. Cette machine est faite pour creuser son
propre chemin vers la surface.
— Ça suppose quand même qu’on puisse la mettre en route, fit
remarquer Dawson.
Les ouvriers de la salle de la génératrice, massés devant le trou,
empêchaient la lumière de filtrer. Juliette orienta sa lampe vers le
mince espace qui séparait le mur extérieur du silo de la machine,
cherchant à voir si on pouvait en faire le tour. Progressant dans la
pénombre, elle gravit une pente douce.
— Bien sûr qu’on la remettra en route, assura-t-elle à Dawson. Il
faut juste qu’on comprenne comment ça marche.
— Fais gaffe, dit Raph.
Une pierre dérangée par ses bottes avait roulé jusqu’à lui. Elle était
déjà plus haute que leurs têtes. Elle se rendit compte que la pièce
n’avait pas de coins, pas de mur du fond. La paroi s’incurvait tout du
long.
— C’est une pièce circulaire, lança-t-elle, et sa voix retentit entre
roche et métal. Je ne crois pas qu’on ait encore tout vu.
— Il y a une porte par ici, annonça Dawson.
Juliette les rejoignit. Une autre lampe s’alluma dans la foule de
badauds massés dans la salle de la génératrice. Son faisceau lumineux
se joignit à celui de Juliette pour éclairer une porte à l’arrière de la
machine. Dawson se débattait avec la poignée. Il força davantage, et
le métal finit par céder en grinçant.
Silo 18
Silo 17
Silo 17
Silo 18
Silo 18
Silo 18
Juliette partit et reprit son ascension à travers des étages qui avaient
été le théâtre du conflit, et elle remarqua les blessures de guerre que
portait encore le silo. Le rappel des combats qui avaient fait rage en
son absence était partout : vieille peinture zébrée de stries argentées,
impacts de balles dans le béton, zones brûlées, les barres d’armature
qui sortaient des murs comme des os après une fracture ouverte.
Elle avait consacré la majeure partie de sa vie à faire tenir ce silo, à
le faire marcher. Et le silo le lui rendait bien : il emplissait ses
poumons d’air, permettait les récoltes, veillait au cycle de la vie et de
la mort. Ils étaient responsables l’un de l’autre. Sans habitants, ce silo
deviendrait comme celui de Solo : victime de la rouille et des
inondations. Sans le silo, elle ne serait qu’un crâne sur une colline,
orbites vides tournées vers les nuages. Ils avaient besoin l’un de
l’autre.
Sa paume glissait le long de la rampe, bosselée de nouvelles
soudures – sa propre main portait d’innombrables cicatrices.
Pendant la majeure partie de sa vie, le silo et elle s’étaient entretenus
l’un l’autre. Jusqu’à ce qu’ils manquent s’entretuer. À présent, les
petites embûches rencontrées dans les Machines qu’elle avait espéré
réparer un jour – des pompes qui grinçaient, des tuyaux qui
crachotaient, des fuites – paraissaient bien peu de chose par rapport
au désastre causé par son départ. De la même façon que de vieilles
cicatrices dues à des erreurs de jeunesse se fondaient dans la chair, il
semblait qu’une seule grosse bévue puisse enterrer toutes les autres
plus petites.
Elle atteignit l’endroit où une bombe avait causé un trou dans
l’escalier. Un assemblage de métal s’étendait d’un bout à l’autre, un
réseau de barres et de montants récupérés ici et là. Les noms de
celles et ceux qui avaient péri dans l’explosion étaient inscrits par
endroits. Ses pas se firent prudents sur le métal mutilé. Plus haut,
elle s’aperçut que les portes des Fournitures avaient été remplacées.
Ici, les combats avaient été particulièrement meurtriers. Le prix
qu’avaient dû payer ceux en jaune pour avoir rallié les bleus.
Juliette atteignit le quatre-vingt-dix-neuvième à la fin d’une messe.
Une foule de gens descendait vers le bazar, calme, qu’elle venait de
passer. Ils avaient gardé leur moue concentrée, les articulations aussi
rigides que leur combinaison amidonnée. À leur contact, Juliette prit
note de leurs regards hostiles.
Le temps qu’elle atteigne le palier, la foule s’était dispersée. Le
petit temple était imbriqué entre les anciennes fermes
hydroponiques et les appartements d’ouvriers qui travaillaient dans
le fond. Elle n’était pas née à l’époque, mais Knox lui avait raconté
l’apparition du temple. Son propre père était petit garçon, et des
protestations s’étaient élevées à l’encontre de la musique et des
textes que l’on entendait pendant la messe. La Sécurité avait laissé
les manifestants s’entasser dans un campement devant le bazar. Ils
dormaient sur les marches et finirent par embouteiller l’escalier :
plus personne ne pouvait passer. La ferme juste au-dessus fut
ravagée en un rien de temps pour tous les nourrir. Ils finirent par
envahir la majeure partie de l’étage hydroponique. Le temple du
vingt-huitième installa une sorte de temple antenne, et ce rejeton du
quatre-vingt-dix-neuvième finit par devenir plus important que le
temple initial.
Le père Wendel était sur le palier lorsque Juliette faisait son
dernier tour de pilier. Près de la porte, il serrait des mains et
échangeait quelques mots avec chaque membre de sa congrégation.
Son aube blanche était presque une source de lumière. Son crâne
chauve étincelait lui aussi, luisant de la sueur que lui avait coûtée son
prêche. Wendel rayonnait littéralement. Particulièrement aux yeux
de Juliette, qui émergeait d’un monde de taches et de cambouis. Elle
se sentit sale rien qu’à la vue du tissu immaculé.
— Merci, mon père, dit une femme en s’inclinant légèrement en
avant, un enfant calé sur la hanche.
La tête du petit, profondément assoupi, dodelina contre son
épaule. Wendel posa une main sur la tête de l’enfant et murmura
quelques mots. La femme le remercia à nouveau, poursuivit son
chemin, et le prêtre serra la main de l’homme suivant.
Elle resta tapie contre la rampe tandis que la dernière poignée de
gens s’en allait. Elle vit un homme déposer quelques coupons dans la
paume du prêtre.
— Merci, mon père, glissa-t-il à son tour, venant compléter la
psalmodie des au revoir.
Juliette crut sentir une odeur de chèvre sur l’homme lorsqu’il
passa près d’elle, sûrement pour retourner à ses enclos. C’était le
dernier à partir. Le père Wendel pivota et adressa un sourire à
Juliette pour lui faire savoir qu’il avait détecté sa présence.
— Madame le maire, dit-il en ouvrant les mains devant lui. Vous
nous honorez de votre présence. Vous venez pour le service de onze
heures ?
Elle vérifia l’heure à la petite montre qu’elle portait au poignet.
— Ce n’était pas le service de onze heures ? s’étonna-t-elle.
Elle devait avancer à un bon rythme.
— Non, c’était celui de dix heures. Nous en avons ajouté un pour
ceux du haut qui veulent nous rejoindre.
Juliette se demanda pourquoi les habitants du sommet
s’embêtaient à voyager aussi loin. Elle n’avait pas prévu de s’arrêter
pour la messe, mais c’était sûrement une erreur. Il serait très
intéressant pour elle d’entendre ce que les autres trouvaient de si
attirant dans ces prêches.
— J’ai bien peur de ne pas pouvoir rester longtemps, dit-elle. Je
m’arrêterai lors de mon prochain passage.
Wendel eut l’air contrarié.
— Et peut-on savoir quand ce sera ? J’ai entendu dire que vous
retourniez aux fonctions que Dieu et son peuple avaient choisies
pour vous.
— Dans quelques semaines, j’imagine. Le temps de crouler sous les
responsabilités.
Un jeune homme émergea sur le palier avec une coupe en bois
sculpté à la main. Il en montra le contenu à Wendel et Juliette
entendit le cliquetis métallique des coupons. Le garçon portait une
grande cape marron et lorsqu’il s’inclina face à Wendel, Juliette
remarqua que le centre de son crâne avait été tondu. Il tourna les
talons, mais Wendel l’attrapa par le bras.
— Salue ton maire.
— Madame, dit le garçon en s’inclinant.
Son visage ne trahissait aucun sentiment. Un regard sombre sous
des sourcils fournis, des lèvres pâles. Juliette se dit que ce jeune
homme devait passer peu de temps en dehors du temple.
— Pas la peine de me donner du “madame”, dit-elle en tendant une
main vers lui. Juliette ira très bien.
— Remmy, répondit-il en lui serrant la main.
— Va réinstaller les bancs, lui demanda Wendel. Nous n’avons pas
fini.
Remmy les salua et s’éclipsa. Juliette eut pitié de lui sans trop
savoir pourquoi. Les yeux braqués sur l’autre bout du palier, Wendel
semblait guetter du bruit des niveaux supérieurs. Main sur la porte, il
fit signe à Juliette d’entrer.
— Venez au moins remplir votre gourde, dit-il. Je vais bénir votre
voyage.
Juliette secoua sa gourde, presque vide.
— Merci, dit-elle en le suivant à l’intérieur.
Ils traversèrent le hall d’accueil et il la précéda dans la petite
chapelle, où elle avait assisté à quelques offices des années
auparavant. Remmy réarrangeait les chaises et les bancs, les
coussins, avant de disposer sur l’autel de minces bandes de papier de
mauvaise qualité recouvertes de mots manuscrits. Elle surprit
plusieurs fois son regard posé sur elle tandis qu’il vaquait à ses
occupations.
— Vous manquez aux dieux, déclara le père Wendel pour lui faire
savoir qu’il savait qu’elle n’avait pas assisté à une messe depuis
longtemps.
La chapelle s’était agrandie depuis la dernière fois où elle était
venue. Une odeur entêtante et onéreuse de sciure flottait dans l’air,
du bois refaçonné à partir de vieilles portes et autres planches
usagées. Elle posa une main sur un banc qui devait coûter une
fortune.
— Eh bien, ils savent où me trouver, répondit-elle avec un sourire.
Elle l’avait dit sur le ton de la légèreté, mais le prêtre eut l’air déçu.
— Je me demande parfois si vous ne faites pas de votre mieux pour
les éviter, dit-il en hochant la tête vers le vitrail situé derrière l’autel.
Le rétroéclairage projetait des échardes de couleur au sol et au
plafond.
— Je lis vos annonces concernant chaque naissance et chaque
décès, ici, à ma chaire, et je vois bien dans ces mots que vous leur
accordez pleinement la responsabilité de toute chose.
Juliette eut envie de lui dire qu’elle n’était même pas l’auteur de
ces annonces. Quelqu’un les écrivait pour elle.
— Mais je me demande parfois si vous croyez en eux, vu votre
façon de prendre leurs règles à la légère.
— Je crois aux dieux, se récria-t-elle, piquée au vif. Je crois aux
dieux qui ont créé ce silo. Je vous le garantis. Et tous les autres silos…
Wendel cilla.
— Blasphème, murmura-t-il, les yeux écarquillés, comme si les
mots de Juliette avaient le pouvoir de tuer. Il jeta un œil à Remmy,
qui sortit dans le couloir tête baissée.
— Oui, blasphème, répondit Juliette. Mais je crois que les dieux ont
aussi construit les tours qui se dressent au-delà des collines et qu’ils
nous ont laissé un moyen de nous échapper d’ici. Nous avons
découvert une machine enfouie dans les profondeurs du silo, mon
père. Une excavatrice qui pourrait nous emmener où nous n’avons
jamais mis les pieds. Je sais que vous me désapprouvez totalement,
mais je crois que ce sont les dieux qui nous ont donné cet outil, et j’ai
bien l’intention de m’en servir.
— Cette machine est l’œuvre du diable, et elle est enfouie dans son
antre, tonna-t-il.
Toute trace de bienveillance avait déserté son visage. Il s’épongea
le front avec un carré de tissu très fin.
— Les dieux dont vous parlez n’existent pas, ce sont des démons.
Juliette comprit qu’il s’agissait de son sermon. Elle avait droit à sa
messe privée. Les gens venaient de loin pour entendre ça.
Elle fit un pas vers lui. Le feu de la colère lui montait aux joues.
— Il se peut qu’il y ait des démons parmi les dieux, approuva-t-
elle, reprenant ses termes. Les dieux auxquels je crois… les dieux que
je vénère sont les hommes et les femmes qui ont construit cet
endroit et d’autres identiques. Ils ont construit ce silo pour nous
protéger lorsqu’ils ont détruit le monde. Ils étaient à la fois des dieux
et des démons. Mais ils nous ont laissé l’occasion de racheter leur
péché. Ils voulaient qu’on soit libres, mon père, et ils nous en ont
donné les moyens.
Elle pointa un index contre sa tempe.
— Ils m’en ont donné les moyens, ici. Et ils nous ont laissé une
machine. Il n’y a rien de blasphématoire, rien qui nous interdise de
nous en servir. Et j’ai vu les autres silos dont vous continuez à
douter. J’y suis allée.
Wendel recula d’un pas. Il toucha machinalement la croix qu’il
portait autour du cou et Juliette surprit le regard sombre de Remmy
dans l’embrasure de la porte.
— Je crois que nous devrions utiliser tous les outils que les dieux
ont mis à notre disposition, reprit Juliette. À l’exception de celui que
vous agitez, cette peur que vous instillez chez les autres.
— Moi ? s’écria le père Wendel, paume contre la poitrine.
Son autre main pointa un index accusateur sur elle.
— C’est vous qui répandez la peur autour de vous, dit-il en
balayant la chapelle d’un large geste. Les gens se massent ici trois fois
par jour et se font un sang d’encre au sujet de vos agissements
diaboliques. Les enfants n’arrivent pas à s’endormir le soir, de peur
que vos manœuvres nous tuent tous autant que nous sommes.
Juliette resta bouche bée. Elle revit les regards noirs remarqués
dans l’escalier, cette mère qui avait tiré son enfant contre elle, les
gens qu’elle connaissait et qui ne lui disaient plus bonjour.
— Je pourrais vous montrer des livres, dit-elle avec calme en
songeant aux étagères qui abritaient l’Héritage. Je pourrais vous
montrer des livres, et alors vous sauriez la vérité.
— Il n’y a qu’un livre à connaître, dit Wendel.
Son regard se posa sur l’épais volume à la tranche dorée ouvert sur
le pupitre, dans une cage aux barreaux d’acier. Juliette se souvenait
des enseignements de ce livre. Elle avait vu ses pages aux phrases
cryptiques qui apparaissaient entre d’entiers passages noircis,
volontairement censurés. Elle remarqua aussi les soudures qui
fixaient la cage au pupitre. Un travail bâclé. On ne pouvait même pas
confier à des dieux censés protéger les hommes et les femmes la
protection d’un livre.
— Bien, je vais vous laisser vous préparer pour votre office, dit-
elle, désolée de s’être emportée.
Wendel décroisa les bras. Ils étaient allés trop loin et chacun le
savait. Elle avait espéré dissiper les doutes et n’avait fait que les
accroître.
— J’aimerais que vous restiez un peu, dit Wendel. Remplissez au
moins votre gourde.
Elle tendit un bras derrière son dos et décrocha sa gourde. Remmy
réapparut dans un bruissement de cape, le cercle de peau nue au
centre de son crâne luisant de sueur.
— Je veux bien, mon père, dit Juliette. Merci.
Wendel acquiesça. Il fit signe à Remmy, qui tira de l’eau à la
fontaine de la chapelle, et n’adressa plus la parole à Juliette. Pas un
mot. Il avait dû oublier sa promesse de bénir son voyage.
10
Silo 18
Silo 1
Silo 1
Silo 18
Silo 18
Silo 18
Silo 1
Silo 1
Silo 17
DEHORS
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Silo 18
Silo 18
Silo 17
Silo 18
Un petit dortoir avait été aménagé pour les enfants, ainsi qu’une
chambre séparée pour Jimmy, au bout du couloir. Elise n’aimait pas
les dispositions qui avaient été prises et se cramponnait à l’une des
mains de Jimmy de toutes ses forces. Courtnee leur annonça qu’un
repas allait leur être servi et qu’après ils pourraient prendre une
douche. Sur un des lits, il y avait une pile de combinaisons propres,
du savon, quelques livres pour enfants, abîmés. Mais avant toute
chose, elle leur présenta un homme de grande taille vêtu d’une
combinaison rouge pâle, la plus propre que Jimmy ait jamais vue.
— Je suis le Dr Nichols, dit l’homme en lui serrant la main. Je crois
que vous connaissez ma fille.
Jimmy ne comprenait pas. Puis il se rappela que le nom de famille
de Juliette était Nichols. Il fit semblant d’affronter avec courage cet
homme grand et rasé de près lorsqu’il lui ausculta les yeux et la
bouche. Ensuite, le docteur posa sur sa poitrine un rond de métal
froid et écouta sa tuyauterie interne. Les gestes semblaient familiers
à Jimmy, mais ils remontaient à un passé très lointain.
Il respira fort, comme on le lui demanda. Les enfants l’observaient
l’air inquiet, et il se rendit compte à quel point ils le prenaient pour
modèle – un modèle de normalité, de courage. Il faillit éclater de
rire, mais il devait respirer pour le docteur.
Elise se porta volontaire pour passer après Jimmy. Le Dr Nichols
posa un genou par terre et inspecta le trou dans ses dents. Il lui
demanda si la petite souris était passée, et lorsqu’Elise secoua la tête
en disant qu’elle n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille,
une pièce apparut. Les jumeaux se ruèrent pour être sûrs de ne pas
laisser passer leur tour.
— Est-ce qu’elle existe vraiment la petite souris ? demanda Miles.
On entendait du bruit des fois dans la ferme où on a grandi.
Marcus se fraya un chemin devant son frère.
— J’ai vu la petite souris pour de vrai, dit-il. Et j’ai perdu vingt
dents quand j’étais petit.
— C’est vrai ? a dit le Dr Nichols. Est-ce que tu peux me faire un
sourire ? Très bien. Maintenant ouvre la bouche. Vingt dents, dis-tu.
— Han-han, répondit Marcus avant de s’essuyer la bouche. Et elles
ont toutes repoussé, sauf celle que Miles a fait tomber en me
donnant un coup.
— Je l’ai pas fait exprès, se plaignit Miles.
Il souleva son tee-shirt et demanda à être ausculté lui aussi. Jimmy
jeta un œil à Rickson et Hannah, pelotonnés contre leur bébé tandis
qu’ils observaient la scène. Il remarqua également que même s’il
s’occupait des garçons, le Dr Nichols ne pouvait s’empêcher de
regarder en direction du bébé.
Les jumeaux reçurent une pièce chacun après leur auscultation.
— Les pièces sont des porte-bonheur, dit le Dr Nichols. Les
parents en mettent deux sous leur oreiller dans l’espoir d’avoir des
jumeaux en pleine santé comme vous.
Radieux, les garçons examinèrent les pièces en quête d’un visage
effacé ou d’un bout de mot qui suggérerait qu’elles étaient vraies.
— Rickson aussi, avant, il avait un jumeau, dit Miles.
— Ah oui ? s’étonna le Dr Nichols en se tournant vers les grands
enfants assis sur le lit.
— Je refuse qu’on me mette un implant, dit Hannah froidement.
Ma mère en avait un, mais on l’a coupée pour lui retirer. Je ne veux
pas qu’on me coupe.
Rickson passa un bras autour d’elle et la serra contre lui. Il plissa
les yeux en direction du docteur, et Jimmy sentit l’atmosphère se
tendre.
— Vous n’êtes pas obligée d’avoir un implant, murmura le Dr
Nichols, mais Jimmy vit le regard qu’il coula vers Courtnee. Est-ce
que vous me laisseriez écouter le cœur de votre bébé ? Je veux juste
m’assurer qu’il est bien régulier et…
— Pourquoi il en irait autrement ? demanda Rickson en rejetant les
épaules en arrière.
Le docteur l’étudia un instant.
— Vous avez rencontré ma fille, n’est-ce pas ? Juliette.
Rickson acquiesça.
— Brièvement. Elle est partie peu de temps après.
— Eh bien, c’est elle qui m’a envoyé ici parce qu’elle se fait du
souci pour votre santé. Et moi, je suis médecin. Pédiatre,
particulièrement, je m’occupe des tout-petits. Je pense que votre
enfant a l’air en pleine santé. Mais je veux juste m’en assurer.
Le docteur pressa le disque en métal de son stéthoscope contre sa
paume.
— Voilà, je le réchauffe. Votre petit ne saura même pas que je
l’écoute.
Jimmy se frotta la poitrine à l’endroit où le docteur l’avait écouté
et se demanda pourquoi il ne l’avait pas réchauffé pour lui.
— En échange d’une pièce ? demanda Rickson.
Le Dr Nichols sourit.
— Pourquoi pas quelques coupons, plutôt ?
— C’est quoi, un coupon ? demanda Rickson, mais Hannah
bougeait déjà, de façon à laisser approcher le docteur.
Courtnee posa une main sur l’épaule de Jimmy tandis que les
auscultations se poursuivaient. Il se retourna pour voir ce qu’elle
voulait.
— Juliette voulait que je l’appelle dès que vous seriez ici. Je reviens
dans un petit moment, dès que je lui…
— Attendez, dit Jimmy. J’aimerais venir avec vous. Je veux lui
parler.
— Moi aussi, dit Elise en s’agrippant à sa jambe.
Courtnee fronça les sourcils.
— Entendu, mais dépêchons-nous, parce qu’il faut que vous
mangiez et que vous fassiez un brin de toilette.
— Un brin de toilette ? demanda Elise.
— Eh oui, avant de monter voir votre nouvelle maison.
— Nouvelle maison ? demanda Jimmy.
Mais Courtnee avait déjà tourné les talons.
Silo 18
Silo 18
Juliette entra dans le sas pour récupérer les échantillons ; elle sentit
la chaleur des flammes qui avaient purifié l’endroit… ou alors c’était
son imagination. À moins que ce ne soit tout simplement la vue de la
caisse hermétique posée sur le banc, son couvercle décoloré par le
feu.
Elle y apposa son gant. Le tissu ne s’effrita pas, pas plus qu’il ne
colla au métal, qui était froid au toucher. Après une heure consacrée
au récurage des sas et au changement de tenue, elle se retrouvait
enfin devant une série d’indices. De l’air, de la terre, et autres
échantillons. Des indices qui leur diraient peut-être ce qui n’allait pas
au-dehors.
Elle prit la caisse et rejoignit les autres au-delà du second sas. Une
grande malle doublée de plomb et à l’intérieur matelassé l’attendait.
La caisse d’échantillons y fut déposée. Une fois le couvercle refermé,
Nelson ajouta un joint de mastic, et Lukas aida Juliette à retirer son
casque. Enfin libre, elle se rendit compte à quel point sa respiration
avait été forcée. Cette combinaison commençait à lui laisser des
séquelles.
Elle ôta sa tenue tandis que Peter Billings fermait pour de bon tous
les sas. Son bureau, adjacent à la cafétéria, avait servi de site de
chantier pendant une semaine, et Juliette crut voir qu’il serait
content une fois tout le monde parti. Elle lui avait promis de retirer
le sas intérieur le plus tôt possible, mais elle avait ajouté qu’il y aurait
probablement d’autres excursions. Avant toute chose, elle voulait
s’occuper des petites poches d’air extérieur qu’elle avait rapportées
dans le silo. Et il y avait une trotte jusqu’au labo de Confection au
trente-quatrième.
Nelson et Sophia passèrent devant pour déblayer le chemin dans
l’escalier. Juliette et Lukas les suivaient, tenant chacun une poignée
de la malle, comme deux porteurs en tandem. Une autre violation du
Pacte, songea Juliette. Des gens en combinaison argentée,
accomplissant la tâche de porteurs. Combien de lois pouvait-elle
transgresser à présent qu’elle était en mesure de les faire respecter ?
Jusqu’à quel point pourrait-elle justifier ses actes ?
Elle chassa de son esprit sa propre hypocrisie pour songer au
forage. Ça y était, Courtnee était arrivée de l’autre côté, Solo et les
enfants étaient en sécurité. Elle s’en voulait énormément de ne pas
être avec eux, mais il y avait au moins son père. Tout d’abord réticent
à l’idée de jouer le moindre rôle dans son excursion à l’extérieur, il
s’était ensuite opposé à sa réaffectation auprès des enfants pour
rester avec elle. Mais Juliette avait fini par le convaincre qu’ils
avaient pris suffisamment de précautions, et qu’elle pouvait
largement se dispenser d’un check-up.
La malle tanguait et heurtait de temps à autre la rampe avec fracas.
Elle avait du mal à se concentrer sur ce qu’elle faisait.
— Tout va bien ? lui demanda Lukas.
— Mais comment font les porteurs ? dit-elle en changeant de main.
Le poids de la malle la tirait vers le bas, et son volume se mettait
en travers de son chemin. Lukas, lui, était quelques marches plus bas,
et pouvait marcher au milieu de l’escalier, le bras le long du corps. Il
avait l’air bien plus à l’aise. Impossible qu’elle en fasse autant vu sa
position. Au palier suivant, elle fit attendre Lukas le temps d’ôter sa
ceinture, de la nouer autour de la poignée et de faire passer l’autre
extrémité autour de son épaule, comme elle avait vu un porteur le
faire. L’astuce lui permit de marcher sur le côté, le poids de la malle
contre sa hanche, de la même façon qu’ils portaient ces sacs
mortuaires noirs. Après un étage, la position devint presque
confortable, et Juliette comprit ce qu’il y avait d’attirant dans le
portage. On avait le temps de réfléchir. L’esprit s’apaisait tandis que
le corps bougeait. Mais l’analogie entre les sacs mortuaires et ce que
Lukas et elle portaient fit virer ses pensées au noir.
— Comment tu te sens ? demanda-t-elle à Lukas après deux tours
de silence complet.
— Ça va. Je me demande simplement ce qu’on est en train de
porter… Ce qu’il y a vraiment dans cette boîte.
Son esprit à lui aussi vagabondait dans des recoins sombres.
— Tu crois que c’était une mauvaise idée ? demanda-t-elle.
Il ne répondit pas. Difficile de dire s’il avait haussé les épaules ou
ajusté ses doigts autour de la poignée.
Ils passèrent un autre palier. Nelson et Sophia avaient entravé les
portes de ruban pour empêcher le passage, mais des visages étaient
massés derrière les vitres sales. Juliette remarqua une vieille femme,
qui pressait une croix contre le verre. À son passage, la femme frotta
la croix et l’embrassa et Juliette songea au père Wendel, à l’idée
qu’elle diffusait de la peur, et non de l’espoir, dans son silo. L’espoir,
c’était ce que lui et son église offraient, un endroit où exister après la
mort. La peur venait de son projet à elle : vouloir changer le monde
en mieux, c’était prendre le risque de tout faire foirer.
Elle attendit d’avoir dépassé le palier.
— Hé, Luke ?
— Oui ?
— Ça t’arrive de te demander ce qu’on devient une fois qu’on est
mort ?
— Ce qu’on devient ? Ouais, on se fait badigeonner de beurre et
croquer à même l’épi.
Il rit de sa blague.
— Non, mais sérieusement. Tu penses que notre âme rejoint les
nuages et trouve un endroit meilleur ?
Il cessa de rire.
— Non, dit-il après un long silence. Je pense qu’on cesse tout
simplement d’exister.
Ils passèrent un autre palier, un autre cordon de sécurité. Leurs
voix résonnaient dans l’escalier désert.
— Ça ne m’embête pas de penser que je ne serai plus là un jour,
reprit Lukas au bout d’un moment. Tout comme je me contrefiche de
ne pas avoir été là il y a cent ans. Je crois que la mort, c’est surtout
ça. Dans cent ans, ma vie ressemblera beaucoup à ce qu’elle était il y
a cent ans.
À nouveau, il ajusta son emprise ou haussa les épaules. Impossible
à dire.
— Je vais te dire ce qui dure pour l’éternité.
Il tourna la tête vers elle. Elle s’attendait à un truc niais, comme
“l’amour”, ou pas drôle, comme “tes ragoûts”.
— Oui, qu’est-ce qui dure pour l’éternité ? concéda-t-elle, sûre de
le regretter, mais elle sentait qu’il attendait qu’elle lui demande.
— Nos décisions, déclara-t-il.
— On peut s’arrêter un moment ?
Le frottement de la sangle lui brûlait le cou. Elle posa son
extrémité sur une marche, et Lukas continua à porter sa moitié pour
garder la malle à l’horizontale. Elle vérifia que le nœud était bien
serré et elle changea d’épaule.
— Désolée, tu disais ? Nos décisions ?
— Oui, tu vois, nos actes. Ça, ça reste toujours. Quoi qu’on fasse, ce
sera toujours ce qu’on a fait. On ne peut pas revenir dessus.
Ce n’était pas la réponse qu’elle attendait. Il y avait de la tristesse
dans la voix de Lukas, dans la façon dont son genou s’appuyait
contre la malle, et Juliette fut émue par la simplicité de ses mots. Ils
faisaient écho en elle, sans qu’elle sache précisément pourquoi.
— Continue, dit-elle.
Elle passa la sangle sur son autre épaule, prête à repartir. Mais
Lukas posa une main sur la rampe, apparemment pas mécontent de
prolonger un peu leur pause.
— Bon, la Terre tourne autour du Soleil, pas vrai ?
— Selon toi, oui.
Elle rit.
— Eh bien c’est le cas. L’Héritage et le type du silo 1 le confirment.
Juliette se gaussa, comme si l’on ne pouvait faire confiance ni à
l’un ni à l’autre. Lukas ignora ses moqueries et poursuivit.
— Ça veut dire qu’on n’existe pas qu’en un seul endroit. Tout ce
qu’on fait laisse comme une trace derrière nous, un grand anneau de
décisions. Tous nos actes…
— Et nos erreurs.
Il acquiesça et s’épongea le front avec sa manche.
— Toutes nos erreurs. Mais toutes nos bonnes actions aussi. Elles
sont immortelles, toutes ces petites traces qu’on laisse derrière nous.
Même si personne ne les voit ou ne s’en souvient, peu importe. Cet
anneau constituera toujours ce qui s’est passé, ce qu’on a fait, tous
nos choix. Le passé est éternel. On ne peut pas le changer.
— Ça met la pression, on n’a pas intérêt à foirer, dit Juliette,
songeant à toutes les fois où elle avait pris de mauvaises décisions, et
se demandant si la malle qu’ils portaient n’était pas une erreur de
plus. Elle vit des images d’elle dans une grande boucle : une dispute
avec son père, la perte d’un amour, l’expulsion du silo, une grande
spirale de blessures, telle une descente de l’escalier avec un pied en
sang.
Et les taches ne partiraient jamais. C’est ce que Lukas était en train
de dire. Elle aurait toujours blessé son père. Est-ce que c’était la
bonne formulation ? Aurait toujours blessé. L’immortel composé.
Une nouvelle conjugaison. Elle aurait toujours causé la mort de ses
amis. Aurait toujours eu un frère mort et une mère suicidée. Aurait
toujours accepté ce sale boulot de shérif.
On ne revenait pas en arrière. Impossible. Les excuses n’étaient
pas des soudures, elles étaient seulement l’aveu que quelque chose
s’était brisé. Souvent, entre deux personnes.
— Ça va ? demanda Lukas. Prête pour la suite ?
Mais elle savait qu’il ne s’inquiétait pas seulement de l’état de ses
épaules. Il avait cette faculté de détecter ses inquiétudes secrètes. Il
la voyait avec une acuité qui lui permettait de déceler la moindre
petite chose de travers.
— Ça va, mentit-elle.
Elle fouillait son passé en quête d’une noble action, d’une marche
exempte de sang, d’un geste qui aurait embelli le monde. Mais
lorsqu’on l’avait envoyée au nettoyage, elle avait refusé. Elle aurait
toujours refusé. Elle leur avait tourné le dos et s’en était allée, et il
était impossible de revenir en arrière et de faire autrement.
Silo 1
Silo 1
Silo 18
Silo 18
Silo 18
Elise laissa Solo porter son livre et son sac et serra fermement Cabot
contre elle. Ils se frayèrent un chemin dans la foule et, une fois sortis
du bizarre, retrouvèrent l’escalier. Shaw les suivait de loin, même si
Solo lui avait conseillé d’aller retrouver sa famille. Tout en
descendant les marches pour aller rejoindre les autres, Elise se
retournait de temps à autre et apercevait Shaw et sa combinaison
marron derrière le pilier central ou entre les rampes d’un palier
supérieur. Elle songea avertir Solo qu’il était toujours là, mais n’en fit
rien.
Ils étaient quelques étages en dessous du bizarre lorsqu’un porteur
les rattrapa pour leur délivrer un message. Jewel descendait, elle était
en chemin pour les retrouver. Elle avait mis la moitié des porteurs à
la recherche d’Elise. Et à aucun moment Elise n’avait soupçonné sa
propre disparition.
Au palier suivant, Solo la fit boire à sa gourde. Elle versa ensuite un
peu d’eau dans les vieilles mains ridées de Solo et le chiot en but
quelques lampées, reconnaissant. Ils attendirent Juliette une éternité,
puis elle arriva dans un tonnerre de bottes. Le palier vibra. Jewel
était en nage et à bout de souffle, mais apparemment Solo s’en
fichait. Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, et Elise se
demanda s’ils se décolleraient un jour. Sur le palier, les gens allaient
et venaient, leur jetaient des regards curieux. Lorsqu’enfin ils
reculèrent chacun d’un pas, Jewel souriait et pleurait en même
temps. Elle dit quelque chose à Solo, et ce fut à son tour de pleurer.
Tous deux regardèrent Elise, et elle comprit que c’était un secret, ou
une mauvaise nouvelle. Jewel la prit dans ses bras, l’embrassa sur la
joue, et la serra jusqu’à ce que la petite ait du mal à respirer.
— Ça va aller, lui dit-elle.
Mais Elise ignorait ce qui n’allait pas.
— J’ai retrouvé mon chien, dit-elle.
Puis elle se rendit compte que Jewel n’était pas encore au courant.
Elle baissa les yeux et vit le chiot en train d’uriner sur les bottes de
Jewel, ce qui devait être une façon de dire bonjour.
— Un chien, dit Jewel en lui serrant l’épaule. Mais tu ne peux pas le
garder. C’est dangereux, un chien.
— Nan il est pas dangereux !
Le chiot mordillait la main d’Elise. Elle la retira et lui caressa la
tête.
— Tu l’as trouvé au bazar ? C’est là que tu étais ?
Jewel lança un regard à Solo, qui opina. Elle poussa un soupir.
— Tu ne peux pas prendre des choses qui ne t’appartiennent pas.
Si tu as volé ce chien à un vendeur, il faudra le rendre.
— Non, il vient du fond, dit Elise.
Elle se pencha et entoura la bête de ses bras.
— Il vient des Machines. On peut le ramener en bas. Mais pas au
bizarre. Je suis désolée de l’avoir pris.
Elle serra le chiot en pensant à l’homme qui tenait un morceau de
viande rouge avec les côtes blanches apparentes. Jewel se tourna vers
Solo.
— Il ne vient pas du bazar, confirma-t-il. Elle l’a pris dans une
boîte dans le département des Machines.
— Bien. On tirera ça au clair plus tard. Il faut qu’on retrouve les
autres.
Elise remarqua qu’ils étaient tous fatigués, elle et le chiot y
compris, mais ils se mirent quand même en route. Apparemment, les
adultes avaient hâte de descendre, et après avoir vu le bizarre, Elise
éprouvait la même chose. Elle dit à Jewel qu’elle voulait rentrer à la
maison, et Jewel répondit que c’était la direction qu’ils prenaient.
— J’aimerais bien que les choses redeviennent comme elles
étaient, dit Elise à Jewel et Solo.
Pour une raison qui lui échappait, cela fit rire Jewel.
— Tu es trop jeune pour être nostalgique.
Elise lui demanda ce que voulait dire nostalgique.
— On est nostalgique quand on pense que le passé, c’était mieux,
mais on pense ça seulement parce que le présent craint un max.
— Alors je suis souvent nostalgique, déclara Elise.
Jewel et Solo s’esclaffèrent. Ils n’en eurent l’air que plus abattus
une fois les rires passés. Elise surprenait les regards tristes qu’ils
échangeaient, et Jewel n’arrêtait pas de s’essuyer les yeux. Elle finit
par leur demander ce qui n’allait pas.
Ils s’arrêtèrent au beau milieu de l’escalier pour lui répondre. Ils
lui dirent que Marcus avait glissé par-dessus la rampe lorsque cette
foule furieuse l’avait fait tomber et que le chiot s’était échappé.
Marcus était tombé et il était mort. Elise regarda la rampe à côté
d’elle et ne comprenait pas comment Marcus avait pu glisser par-
dessus une rampe si haute. Elle ne comprenait pas comment ça
s’était passé, mais elle sentait que c’était comme lorsque ses parents
étaient partis et n’étaient jamais revenus. C’était pareil. Elle
n’entendrait plus les rires de Marcus dans la Jungle. Elle essuya son
visage. Elle avait beaucoup de peine pour Miles, qui n’était plus un
jumeau.
— C’est pour ça qu’on rentre à la maison ?
— C’est une des raisons, répondit Jewel. Je n’aurais jamais dû vous
faire venir ici.
Elise opina. Ça, elle était bien d’accord. Sauf qu’elle avait un chien
maintenant, et qu’il venait d’ici. Et peu importe ce qu’elle avait dit à
Jewel, il était hors de question qu’elle le rende.
Juliette autorisa Elise à ouvrir la marche. Elle avait mal aux jambes
après cette descente effrénée ; elle avait failli perdre l’équilibre plus
d’une fois. Elle avait hâte de voir les enfants et Solo réunis, et chez
eux. Elle s’en voulait terriblement de ce qui était arrivé à Marcus. Les
étages défilaient, pleins de regrets, lorsque soudain sa radio grésilla.
— Jules, tu es là ?
C’était Shirly, et elle avait l’air contrariée. Juliette décrocha la radio
de sa ceinture. Shirly devait être avec Walker et profiter d’un de ses
appareils.
— Je t’écoute.
Main sur la rampe, Juliette suivait Elise et Solo. Un porteur et un
jeune couple se faufilèrent entre eux, dans la direction opposée.
— Tu peux me dire ce que c’est que ce bordel ? demanda Shirly. On a
eu une émeute, ici. Frankie s’est fait déborder au portique. Il est à
l’infirmerie. Et j’ai encore deux ou trois dizaines d’acharnés qui se
dirigent vers ton putain de tunnel. J’ai pas signé pour ça.
Juliette se dit que ce devait être le même groupe qui avait causé la
mort de Marcus. Jimmy lança un regard noir vers la radio et ses
mauvaises nouvelles. Juliette baissa le son pour qu’Elise n’entende
rien.
— Comment ça, encore deux ou trois dizaines ? Il y a qui d’autre ?
— Ton équipe du forage, déjà. Des mécaniciens qui bossent de nuit
normalement et qui devraient être en train de dormir mais qui veulent
voir ce qu’il y a de l’autre côté. Et la commission de planification que tu
as envoyée.
— La commission de quoi ? dit Juliette en ralentissant.
— De planification. Ils ont dit que c’était toi qui les avais envoyés.
Pour inspection du forage. Ils avaient un mot de ton bureau.
Juliette se souvint que Marsha avait évoqué un truc de ce genre
avant la réunion du conseil. Mais elle avait été accaparée par les
combinaisons.
— Tu les as envoyés ou pas ? demanda Shirly.
— Ça se peut, oui, admit Juliette. Mais l’autre groupe, la foule de
furieux, ils se sont heurtés à mon père et aux enfants. Quelqu’un est
tombé. Issue fatale.
Il y eut un silence.
— J’ai entendu dire que quelqu’un était tombé, oui. Je ne savais pas
que tout ça était lié. Tu sais quoi, je suis à deux doigts de faire sortir tout
le monde de ce tunnel et de tout fermer pour de bon. La situation est en
train de dégénérer, Jules.
Je sais, pensa Juliette en le gardant pour elle.
— J’arrive. Je suis en chemin.
Shirly ne répondit pas. Juliette fixa la radio à sa ceinture, se
maudissant de plus belle. Jimmy avait ralenti pour discuter avec elle,
tandis qu’Elise trottinait devant eux.
— Je suis désolée, lui dit Juliette.
Ils firent un tour du pilier central en silence.
— Les gens du tunnel, j’en ai vu qui prenaient des choses qui ne
leur appartenaient pas, dit Jimmy. Il faisait noir quand on est arrivés,
mais j’ai vu des gens apporter des tuyaux et des fournitures de mon
silo dans celui-ci. Comme si c’était le but depuis le début. Mais tu as
dit qu’on allait reconstruire ma maison. Pas s’en servir de pièces de
rechange pour celle-ci.
— Oui, c’est ce que j’ai dit, et j’en ai toujours l’intention. Dès qu’on
sera arrivés en bas, je leur parlerai. Ils ne vont pas démanteler ton
silo.
— Alors tu ne leur as pas donné l’autorisation ?
— Non. Je… Je leur ai dit que c’était important qu’on vous porte
secours, à toi et aux enfants, et j’ai peut-être dit qu’avec un silo en
plus certaines choses feraient double emploi…
— Oui, c’est ça, des pièces de rechange.
— Je vais leur parler. Je te le promets. Tout va finir par s’arranger.
Ils marchèrent encore un peu en silence.
— Ouais, finit par dire Solo. C’est ce que tu dis toujours.
30
Silo 1
Silo 1
Silo 18
Lukas sentit que quelque chose n’allait pas avant même de brancher
le casque. Les voyants rouges au-dessus des serveurs clignotaient,
mais ce n’était pas la bonne heure. Les appels du silo 1 étaient réglés
comme une horloge. Et cet appel arrivait en plein milieu du dîner. Le
bourdonnement et les voyants s’étaient déclenchés dans son bureau,
puis dans le couloir. Sims, le vieux chef de la Sécurité, avait trouvé
Lukas dans la salle de pause et lui avait dit que quelqu’un essayait de
les contacter. Instantanément, Lukas s’était dit que leur mystérieux
bienfaiteur venait les avertir de quelque chose. À moins qu’il n’ait
tenu à les remercier d’avoir cessé le forage.
Un clic retentit dans le casque lorsque la connexion fut établie. Le
clignotement infernal cessa enfin.
— Allô ? dit-il, en reprenant son souffle.
— Qui êtes-vous ?
C’était quelqu’un de différent. La voix était la même, mais les
mots, non. Pourquoi cette personne ne savait-elle pas qui il était ?
— Ici Lukas. Lukas Kyle. Et vous, qui êtes-vous ?
— Passez-moi le responsable de votre silo.
Lukas se redressa.
— C’est moi-même. Je suis le responsable de ce silo. Le silo 18 de
l’Opération Cinquante de l’Ordre mondial. À qui ai-je l’honneur ?
— Vous parlez à l’homme qui a rêvé et mis au point cet Ordre
mondial. Bien, à présent, passez-moi le responsable. J’ai ici le nom d’un
certain… Bernard Holland.
Lukas faillit lâcher que Bernard était mort. Tout le monde savait
que Bernard était mort. C’était un fait établi. Il l’avait vu : Bernard
avait choisi de brûler plutôt que de nettoyer, de brûler plutôt que de
laisser quelqu’un le sauver. Mais cet homme n’était pas au courant. Et
les complexités de la vie à l’autre bout de cette ligne, cette ligne
infaillible, firent vaciller la pièce autour de lui. Les dieux n’étaient
pas tout-puissants. Ou peut-être ne prenaient-ils pas leurs repas à la
même table. Ou alors celui qui se faisait appeler Donald était encore
plus isolé que ce que Lukas avait cru. Ou – et Juliette le crierait haut
et fort si elle était là – ils essayaient de l’entuber.
— Bernard… Ah, Bernard est indisposé pour le moment.
Il y eut un silence. Lukas sentit la sueur perler à son front, sur sa
nuque, en proie à la chaleur des serveurs et à cette conversation-
piège.
— Dans combien de temps revient-il ?
— Je n’en suis pas sûr. Je peux peut-être aller le chercher pour
vous ?
Sa voix monta dans les aigus à la fin de ce qui n’aurait pas dû être
une question.
— Je vous laisse quinze minutes, répondit la voix, après quoi les
choses vont salement dégénérer pour vous et tous vos semblables. Je vous
assure. Quinze minutes.
Clic. Lukas n’eut pas le temps de réclamer davantage de temps.
Quinze minutes. La pièce continuait à tourner autour de lui. Il avait
besoin de Jules. Il avait besoin de quelqu’un qui se fasse passer pour
Bernard… peut-être Nelson. Et qu’est-ce que cet homme avait voulu
dire quand il avait dit qu’il avait rêvé et conçu l’Ordre mondial ?
C’était impossible.
Il dévala l’échelle. Il attrapa la radio en train de charger sur son
socle et la rapporta en haut. Il appellerait Juliette tout en allant
chercher Nelson. Une voix différente lui ferait gagner du temps
jusqu’à ce qu’il tire tout ça au clair. D’une certaine manière, c’était un
appel auquel il s’était toujours attendu – quelqu’un se demandait ce
qui se passait dans leur silo – mais il n’était jamais venu. Il s’y était
préparé, et voilà qu’il se faisait prendre par surprise.
— Jules ?
Il testa la radio en arrivant en haut de l’échelle. Et si elle ne
répondait pas ? Quinze minutes. Et après, quoi ? À quel point
pouvaient-ils faire dégénérer les choses dans le silo, de là-bas ?
L’autre voix – celle de Donald – avait de temps à autre proféré des
avertissements si terribles qu’ils lui avaient paru ineptes. Mais là,
c’était différent. Il tenta à nouveau de joindre Juliette. Son cœur
n’aurait pas dû taper comme ça dans sa poitrine. Il ouvrit la porte de
la salle des serveurs et courut jusqu’au bout du couloir.
— Je peux te rappeler ? répondit Jules. C’est un véritable cauchemar
ici. Dans cinq minutes ?
Lukas était essoufflé. Toujours au pas de course, il contourna Sims,
qui se retourna pour le suivre du regard. Nelson était sûrement au
labo de Confection. Lukas appuya sur le bouton de sa radio.
— En fait, j’ai besoin de toi tout de suite. Tu es en train de
descendre ?
— Non, je suis déjà en bas. Je viens de laisser les enfants avec mon
père. Je vais chez Walker chercher une batterie. T’es en train de courir ?
Tu ne viens pas en bas, si ?
De profondes respirations.
— Non, je cherche Nelson. Quelqu’un a appelé et demandé à parler
à Bernard, faute de quoi il fallait qu’on s’attende à du grabuge. Jules,
j’ai un très mauvais pressentiment.
Il tourna et aperçut la porte ouverte du labo. Des bandes de ruban
isolant flottaient autour de l’encadrement.
— Calme-toi, lui dit Juliette. Ça va aller. Qui a appelé, tu dis ? Et
pourquoi est-ce que tu cherches Nelson ?
— Je veux le faire parler à ce type, qu’il se fasse passer pour
Bernard, au moins pour nous donner un peu de temps. Et je ne sais
pas qui a appelé. On dirait le même type à cause de la voix, mais je
sais que c’est une autre personne.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Il a dit que c’était lui qui avait rêvé et mis au point l’Opération
Cinquante, et d’aller chercher Bernard. Merde, Nelson n’est pas là.
Lukas regarda derrière les établis et tous les placards. Il se souvint
de Sims, qu’il venait de croiser. Le vieux chef de la Sécurité avait
accès à la salle des serveurs. Lukas sortit du labo de Confection et
reprit sa course en sens inverse.
— Lukas, je ne comprends rien à ce que tu racontes.
— Je sais, je sais. Tu sais quoi, je te rappelle. Il faut que je trouve
Sims…
Les bureaux défilaient, vides pour la plupart, en raison des
nombreux transferts depuis le DIT, ou de l’heure du dîner. Il repéra
Sims en train de se diriger vers le poste de sécurité.
— Sims !
Le chef de la Sécurité tourna la tête, se figea, et attendit Lukas. Ce
dernier se demandait combien de minutes s’étaient écoulées depuis
l’appel, et à quel point l’homme serait strict sur l’horaire.
— J’ai besoin de ton aide, dit Lukas en pointant du doigt la porte
de la salle des serveurs, qui se trouvait à la jonction des deux
couloirs.
— Ah oui ?
Lukas composa son code et poussa la porte. À l’intérieur, les
voyants rouges clignotaient à nouveau. Impossible. Ça ne faisait pas
déjà quinze minutes.
— J’ai besoin que tu me rendes un immense service, dit-il à Sims.
Écoute, c’est… c’est compliqué, mais j’ai besoin que tu imites la voix
de quelqu’un. Fais comme si tu étais Bernard. Tu le connaissais bien,
n’est-ce pas ?
— Imiter qui ? demanda Sims, interloqué.
— Je t’expliquerai après. J’ai simplement besoin que tu répondes à
cet appel, et que tu bernes l’homme à l’autre bout du fil.
Il guida Sims vers le serveur ouvert et lui tendit le casque à
écouteurs, que Sims examina comme s’il n’en avait jamais vu de sa
vie.
— Là, mets ça sur tes oreilles, dit Lukas. Je le branche. C’est
comme une radio. Et souviens-toi, hein, tu es Bernard. Essaie
d’imiter sa voix, d’accord ? Tu es Bernard.
Sims acquiesça. Ses joues avaient viré au rouge, et la sueur perlait
sur son front. Il avait l’air d’avoir dix ans de moins et semblait
nerveux comme tout.
— Nous y voilà.
Lukas brancha l’extrémité du cordon, se disant que Sims serait
probablement meilleur que Nelson. Ça leur donnerait du temps pour
découvrir ce qui se tramait. Il vit Sims sourciller, qui avait dû
entendre des salutations à l’autre bout de la ligne.
— Allô ? dit Sims.
— Sûr de toi, lui siffla Lukas.
La radio qu’il tenait se mit à grésiller. C’était Juliette. Il baissa le
volume, il ne pouvait pas se permettre qu’on l’entende. Il la
rappellerait.
— Oui, c’est Bernard.
Sims parlait du nez, avec une voix aiguë, tendue. Cela ressemblait
davantage à un homme imitant une voix de femme qu’à la voix de
l’ancien responsable du silo.
— Oui, c’est bien Bernard, insista Sims.
Il se tourna vers Lukas, l’implora du regard, l’air totalement
impuissant. Lukas décrivit un petit cercle avec sa main. Sims
acquiesça en écoutant ce qu’on lui disait dans le casque, puis retira
les écouteurs.
— C’est bon ? siffla Lukas.
— Il veut te parler. Il sait que je ne suis pas Bernard.
Lukas renâcla. Il coinça sa radio sous son bras – la voix de Juliette
était toute petite, lointaine – et coiffa le casque, luisant de sueur.
— Allô ?
— Vous n’auriez pas dû faire ça.
— Bernard est… Je n’ai pas réussi à le joindre.
— Il est mort. Était-ce un accident, ou un meurtre ? Qu’est-ce qui se
passe, chez vous ? Qui commande ? On n’a pas d’images.
— C’est moi qui commande, dit Lukas.
Il était pleinement conscient du regard de Sims posé sur lui.
— Tout va très bien ici, merci. Je peux demander à Bernard de
vous rappeler dans…
— Vous avez parlé avec quelqu’un de chez nous, dit l’homme.
Lukas ne répondit pas.
— Qu’est-ce qu’il vous a dit ? insista l’homme.
Lukas jeta un œil à la chaise en bois et à la pile de livres. Sims
suivit son regard et écarquilla les yeux à la vue d’une telle quantité de
papier.
— On a parlé des rapports démographiques, dit Lukas. Nous avons
réprimé un soulèvement, et, oui, Bernard a été blessé au cours du
conflit…
— J’ai une machine sous les yeux qui m’indique lorsque vous mentez.
Lukas se sentit défaillir. Une telle chose lui semblait impossible,
mais il crut l’homme néanmoins. Il s’effondra sur la chaise. Sims le
regardait avec inquiétude. Le chef de la Sécurité avait compris que
quelque chose n’allait pas.
— Nous faisons de notre mieux, dit Lukas. Tout va bien ici, je vous
assure. Je suis l’ombre de Bernard. J’ai passé le Rite…
— Je sais. Mais je pense que vous avez été empoisonné. Je suis désolé
petit, mais c’est une chose que j’aurais dû faire il y a très longtemps.
Pour le bien de tous. Je suis vraiment désolé.
Et puis, de façon énigmatique et à voix basse, presque comme s’il
s’adressait à quelqu’un d’autre, l’homme prononça les mots suivants :
— Liquidez-les.
— Attendez, dit Lukas.
Il se tourna vers Sims, et ils échangèrent un regard impuissant.
— Laissez-moi…
Mais avant qu’il ait le temps de finir, il entendit un sifflement au-
dessus de sa tête. Lukas leva les yeux et vit un nuage blanc
s’échapper de la ventilation et descendre sur eux. Une brume qui se
répandait. Il se souvint des gaz d’échappement, à l’époque où il était
enfermé dans la salle des serveurs et où les gens des Machines
avaient voulu dévier ces gaz pour l’étouffer. Il se rappela clairement
avoir eu l’impression qu’il allait mourir asphyxié dans cette pièce.
Mais ce brouillard-là était différent. Il était plus épais, plus sinistre.
Il tira son maillot sur sa bouche et cria à Sims de le suivre. Ils
piquèrent un sprint entre les serveurs, évitant le nuage quand c’était
possible. Ils arrivèrent à la porte, dont Lukas pensait qu’elle était
hermétique. Une lumière rouge clignotait au-dessus du clavier
numérique. Il ne se rappelait pas l’avoir verrouillée. Retenant son
souffle, il tapa son code et attendit que le voyant vire au vert. En
vain. Il le composa à nouveau, concentré, pris de vertige à cause du
manque d’air, et à nouveau le clavier émit un bip désapprobateur,
braquant obstinément sur lui son œil rouge.
Lukas se tourna vers Sims pour se plaindre et vit ce dernier
observer ses paumes de mains. Elles étaient couvertes de sang. Du
sang qui coulait de son nez.
33
Silo 18
Juliette traita sa radio de tous les noms et finit par laisser Walker
tenter sa chance. Courtnee les observait, l’air inquiet. Ils avaient
réussi à joindre Lukas une ou deux fois, mais ils n’entendaient qu’un
bruit de petits pas et sa respiration sifflante, ou des sortes de bruits
parasites.
Walker examina le dispositif portable. Il était devenu inutilement
compliqué avec les boutons et les molettes qu’il avait ajoutés. Il
tripota quelque chose en haussant les épaules.
— Elle a l’air de fonctionner, dit-il en tirant sur sa barbe. Le
problème doit venir de l’autre bout de la ligne.
L’une des radios posées sur l’établi se mit à aboyer. C’était l’unité
de plus grosse taille qu’il avait assemblée, avec le fil qui pendait du
plafond. Une voix familière retentit, suivie de parasites :
— Allô ? Il y a quelqu’un ? On a un problème, en bas.
Juliette courut saisir le micro avant que Walker ou Courtnee n’en
aient le temps. Elle connaissait cette voix.
— Hank, ici Juliette. Qu’est-ce qui se passe ?
— On a, euh… des gens du milieu qui parlent d’une fuite de vapeur ou
je ne sais quoi. Tu es toujours dans ce coin-là ?
— Non, je suis aux Machines. Mais comment ça, une fuite de
vapeur ? Et où précisément ?
— Dans la cage d’escalier, je crois. Je suis sur le palier et je ne vois rien
du tout, mais j’entends pas mal de raffut au-dessus de moi. On dirait
qu’il y a énormément de gens en marche. Impossible de dire s’ils montent
ou s’ils descendent. Pas d’alerte incendie, en tout cas.
— Contact. Contact.
Une autre voix s’invitait dans la conversation. C’était Peter. Il
demandait à intervenir.
— Vas-y Peter, je t’écoute.
— Jules, j’ai une sorte de fuite ici aussi. Dans le sas.
Juliette se tourna vers Courtnee, qui haussa les épaules.
— Confirme-moi que tu as de la fumée dans le sas, dit-elle à Peter.
— Je ne pense pas que ce soit de la fumée. Et c’est dans le sas que tu as
ajouté, le nouveau. Attends. Non… C’est bizarre.
Juliette se mit à faire les cent pas entre les établis de l’atelier.
— Qu’est-ce qui est bizarre ? Décris-moi ce que tu vois.
Elle songea à une éventuelle fuite de l’échappement de la
génératrice principale. Si c’était ça, il faudrait qu’ils l’éteignent. Et la
génératrice de secours n’était pas là. Merde. Son pire cauchemar.
Courtnee fronça les sourcils, elle devait penser au même scénario.
Merde, merde.
— Jules, la porte jaune est ouverte. Je répète, la porte intérieure du sas
est grande ouverte. Et ce n’est pas moi qui l’ai fait. Elle était verrouillée il
y a quelques instants encore.
— Et la fumée ? demanda Juliette. Est-ce que ça empire ? Reste
près du sol et couvre-toi le visage. Procure-toi un chiffon humide ou
un truc…
— Ce n’est pas de la fumée. Et c’est de l’autre côté de cette nouvelle
porte que tu as soudée. Cette porte-là est toujours fermée. Je regarde par
le hublot, là. Toute la fumée est à l’intérieur. Et je… J’arrive à voir à
travers la porte jaune. Elle est grande ouverte. Elle… Putain de merde…
Juliette sentit son cœur s’emballer. Ce ton, ces mots qu’il
employait… Depuis qu’ils se connaissaient, jamais elle ne l’avait
entendu jurer, et ils avaient traversé de sales moments.
— Peter ?
— Jules, la porte qui donne sur l’extérieur est ouverte. Je répète, la
porte du sas qui mène au-dehors est grande ouverte. Je vois le sas, et il
donne directement sur… ce qui ressemble à une rampe. Je crois que j’ai
une vue directe de l’extérieur. Bon sang, Juliette, je regarde dehors…
— Je veux que tu t’arraches de là, Peter. Laisse tout en plan et tire-
toi. Ferme la porte de la cafétéria derrière toi. Essaye de la colmater
avec ce que tu trouves. Du ruban adhésif, du mastic, un truc de
cuisine. Tu me reçois ?
— Oui. Oui.
Il avait du mal à parler. Juliette se souvint de Lukas lui disant que
les choses risquaient de mal tourner. Elle regarda Walker, qui avait
toujours la nouvelle radio portable à la main. Elle avait besoin de
l’ancienne. Elle n’aurait jamais dû le laisser modifier l’appareil.
— J’ai besoin que tu joignes Luke, dit-elle.
Walker haussa les épaules.
— C’est ce que j’essaie de faire.
— Jules, c’est encore Peter. Il y a des gens qui arrivent dans ma
direction. Ils montent, je les entends. On dirait qu’il y a la moitié du silo.
J’ignore pourquoi ils vont dans ce sens.
Hank aussi avait dit à Juliette qu’il avait entendu du vacarme dans
l’escalier. S’il y avait un incendie, les gens étaient censés se procurer
un tuyau ou se réfugier à un niveau sûr et attendre les secours.
Qu’est-ce qui leur prenait, de se ruer vers le sommet ?
— Peter, ne les laisse pas approcher du bureau. Empêche-les
d’accéder au sas. Ne les laisse pas passer.
Mille pensées se bousculaient dans sa tête. Qu’est-ce qu’elle ferait
si elle était là-haut ? Elle enfilerait une combinaison pour aller
fermer ces portes. Mais il faudrait pour cela ouvrir la porte du
nouveau sas. La porte du nouveau sas ! Elle ne devrait pas exister.
Oublie la fumée. L’air extérieur était à présent accroché au silo. L’air
extérieur…
— Peter ?
— Jules… Je… Je peux pas rester là. Les gens sont comme fous. Ils sont
dans le bureau, Jules. Je… Je ne veux tirer sur personne… Je ne peux pas.
— Écoute-moi. La vapeur que tu vois. C’est l’argon, n’est-ce pas ?
— C’est… Peut-être. Oui. Ça y ressemblait. Je n’en ai vu qu’une fois,
dans le sas, quand tu es sortie. Mais oui…
Juliette perdit soudain tout espoir. Sa tête se mit à tourner. Ses
bottes ne touchaient plus le sol, elle flottait, vide à l’intérieur,
engourdie, et à moitié sourde. Le gaz. Le poison. Le joint manquant
dans la boîte d’échantillons. Cet enfoiré du silo 1 et ses menaces. Il
était passé à l’action. Il était en train de les tuer. Tous. Mille idées et
stratagèmes défilèrent dans son esprit, tous plus inutiles les uns que
les autres. Il était trop tard. Bien trop tard.
— Jules ?
Elle appuya sur le micro pour répondre à Peter et se rendit compte
que la voix émanait des mains de Walker. Elle venait de la radio
portable.
— Lukas, souffla-t-elle.
Sa vue se brouilla lorsqu’elle tendit la main pour saisir la radio.
34
Silo 18
Silo 18
Juliette suivit les autres dans le département des Machines… Elle fut
la dernière à passer. Le tourniquet d’un poste de sécurité avait été
défoncé. La foule sautait par-dessus, d’autres entraient de biais.
L’agent qui était censé empêcher ce genre de comportement aidait
les gens à le franchir et les orientait.
Une fois à l’intérieur, Juliette se rua vers le dortoir où avaient été
installés les enfants. Quelqu’un mettait sens dessus dessous un
bureau – avec un peu de chance, on pillait l’endroit en quête d’objets
nécessaires. Voilà qu’elle espérait des pillages. Le monde était
devenu fou.
Le dortoir était vide. Elle supposa que Courtnee était arrivée avant
elle. Quoi qu’il en soit, personne ne sortait des Machines. Et il était
de toute façon trop tard. Juliette ressortit dans le couloir et se dirigea
vers l’escalier tortueux qui s’enfonçait dans les profondeurs du
département. Elle déboula avec une foule compacte dans la salle de la
génératrice et se dirigea vers le tunnel. Il y avait des tas de débris
d’où jaillissaient des barres de fer à béton tout autour de la tour de
forage, qui continuait à hocher la tête, comme si, consciente de
l’ordre des choses, elle se résignait à subir ce qui arrivait, comme si
elle disait “Bien sûr, bien sûr”.
Il y avait d’autres tas de gravats un peu partout, qu’on n’avait pas
encore eu le temps d’acheminer vers la mine no 6. Il y avait des gens
ici et là, mais pas les foules immenses que Juliette avait espérées. Les
foules immenses étaient probablement mortes. Une idée folle lui
traversa l’esprit, une soudaine envie de rire, de se moquer d’elle-
même, à la pensée que la fumée était inoffensive, que le sas avait
tenu, que tout allait bien et que bientôt ses amis se foutraient d’elle…
Non mais quelle panique elle avait semée !
Mais cet espoir disparut en un clin d’œil. Rien ne pouvait entamer
le goût métallique de la peur sur sa langue, le son de la voix de Peter
lui annonçant que le sas était grand ouvert, que les gens
s’effondraient, ou celle de Lukas, lui disant que Sims était mort.
Elle se fraya un chemin dans la foule qui s’engouffrait dans le
tunnel en appelant les enfants. Elle repéra Courtnee et Walker. Ce
dernier avait l’air effaré, la mâchoire tombante. Juliette vit la foule se
refléter dans ses yeux écarquillés et se rendit compte du fardeau
qu’elle avait confié à Courtnee en la personne de Walker, cet ermite
qu’elles avaient tiré hors de sa tanière.
— Tu as vu les enfants ? cria-t-elle par-dessus les gens.
— Ils sont déjà de l’autre côté ! lui répondit Courtnee. Avec ton
père.
Quelques faisceaux de lumière jaillissaient par moments – certains
avaient des lampes torches ou des casques à lampe frontale – mais le
tunnel était en grande partie en proie à l’obscurité la plus totale. Elles
se heurtaient aux gens, qui se matérialisaient quand elle arrivait sur
eux. Des pierres tombaient des piles de gravats, de la poussière ou
des débris se détachaient du plafond et provoquaient des cris
d’effroi, des jurons. Le passage était très étroit. Le tunnel était prévu
pour laisser passer une poignée de gens, pas plus. Et la majeure
partie du tunnel était encore encombrée des morceaux de roche
pilée générés par le forage.
Lorsqu’il y avait des bouchons, certaines personnes essayaient
d’escalader ces tas de gravats. Mais les éboulis de terre et de pierres
qu’ils provoquaient faisaient hurler ceux en contrebas. Alors à
nouveau le tunnel s’emplissait de cris et de jurons. Juliette aida
quelqu’un à se relever et exhorta tout le monde à rester sur le
chemin central, à ne pas pousser, alors même que quelqu’un lui
grimpait à moitié dessus pour la dépasser.
D’autres encore tentaient de faire demi-tour, apeurés, perdus,
méfiants – comment était-il possible de marcher tout droit aussi
longtemps sans rencontrer d’obstacle ? Juliette et d’autres leur
ordonnaient de continuer. C’était un cauchemar. Dans le noir, ils se
cognaient aux solives érigées à la va-vite dans le tunnel, devaient
parfois marcher à quatre pattes là où des tas s’étaient effondrés,
écoutaient impuissants les cris suraigus d’un bébé, quelque part. Les
adultes faisaient moins de bruit, mais Juliette en vit des dizaines qui
pleuraient. La traversée était interminable, ils avaient l’impression
qu’ils ramperaient et tituberaient dans ce tunnel pour le restant de
leur vie, jusqu’à ce que l’air toxique finisse par les rattraper.
Un nouvel embouteillage. Les gens se poussaient, et les faisceaux
de lumière tombèrent sur un mur en acier. L’excavatrice. Le bout du
tunnel. La porte d’accès à l’arrière de la machine était ouverte.
Juliette aperçut Raph près de la porte, tenant une lampe torche, le
visage blême dans le rayon de lumière.
— Jules !
Elle l’entendit à peine avec l’écho de toutes les voix qui
résonnaient dans le tunnel. Une fois devant lui, elle lui demanda qui
était déjà de l’autre côté.
— Il fait trop sombre, répondit-il. Ils ne peuvent entrer qu’un seul
à la fois. Mais qu’est-ce qui se passe, bon sang ? C’est quoi tous ces
gens ? Je croyais que tu avais dit…
— Plus tard, dit-elle, espérant qu’elle en aurait l’occasion.
Elle en doutait. Il fallait plutôt s’attendre à des cadavres aux deux
bouts du silo. Ce serait la grande différence entre le 17 et le 18. Des
cadavres en haut et en bas.
— Les enfants ? demanda-t-elle, et, dès qu’elle eut prononcé sa
question, elle se demanda pourquoi, avec tous les gens qui étaient
déjà morts, elle se concentrait sur un si petit nombre. La mère qu’elle
n’avait jamais été, se dit-elle. Le besoin primaire de protéger sa
progéniture alors qu’il y avait bien plus que ça en danger.
— Oui, pas mal d’enfants sont passés.
Il s’interrompit pour aboyer sur un couple qui ne voulait pas
entrer dans la machine. Juliette pouvait difficilement leur jeter la
pierre. Ils n’étaient même pas des Machines. Que se passait-il dans la
tête de ces gens ? Ils étaient là, à suivre les cris, le mouvement de
panique. Ils devaient penser qu’ils s’étaient égarés dans les mines.
C’était une drôle d’expérience même pour Juliette, qui avait pourtant
gravi des collines et vu le dehors.
— Et Shirly ? demanda Juliette.
Il dirigea son rayon vers l’intérieur.
— Je suis sûr de l’avoir vue. Je crois qu’elle est dans la machine.
Elle régule la circulation.
Elle lui serra le bras et jeta un œil à l’obscurité grouillante
d’ombres.
— Surtout, toi aussi passe de l’autre côté, lui dit-elle, et le visage
blême de Raph lui fit signe que oui.
Elle se glissa dans la file et entra dans l’excavatrice. Un incroyable
vacarme résonnait à l’intérieur, comme des enfants qui criaient dans
des boîtes de conserve. Postée dans un coin, Shirly orientait les gens
hagards vers une brèche si mince qu’ils devaient se mettre de profil
pour s’y faufiler. Les lumières qui avaient été fixées en hauteur pour
le triage des débris étaient éteintes, la génératrice de secours était
arrêtée, mais Juliette sentait sa chaleur résiduelle. Elle entendait le
cliquètement métallique caractéristique d’un moteur qui refroidit.
Elle se demanda si Shirly avait remis la machine en marche afin de la
ramener vers le silo 18. Courtnee et elle s’étaient disputées à propos
du silo auquel devait revenir l’excavatrice.
— C’est quoi ce bordel ? s’écria Shirly lorsqu’elle aperçut Juliette.
Juliette était sur le point d’éclater en sanglots. Comment expliquer
ce qu’elle craignait, à savoir que la fin de tout ce qu’ils avaient jamais
connu était arrivée ? Elle secoua la tête et se mordit la lèvre.
— On est en train de perdre le silo, réussit-elle à articuler.
L’extérieur entre à l’intérieur.
— Alors pourquoi envoyer tout le monde dans cette direction ?
Shirly hurlait pour couvrir la cacophonie ambiante. Elle tira
Juliette de l’autre côté de la génératrice, à l’écart des cris.
— L’air s’est engouffré dans la cage d’escalier, il descend, dit
Juliette. Impossible de l’arrêter. On va condamner le tunnel.
Shirly assimila l’information.
— Faire tomber les colonnes de soutien ?
— Si on veut. Les explosifs que tu as fait installer…
Le visage de Shirly se durcit.
— Les charges sont reliées à l’autre côté. Je les ai installées de
façon à pouvoir boucler le tunnel depuis là-bas, pour condamner ce
silo, pour nous protéger de l’air d’ici.
— Eh bien, tout ce qu’il nous reste, c’est l’air d’ici.
Juliette donna sa radio à Shirly, c’était tout ce qu’elle avait pris avec
elle. Shirly la prit et la posa sur sa lampe torche, dirigée droit sur la
poitrine de Juliette. Dans le halo projeté, Juliette remarqua la
confusion qui se peignait sur le visage de son amie.
— Veille bien sur tout le monde, lui dit-elle. Solo et les enfants.
Elle jeta un œil à la génératrice de secours.
— Les fermes sont récupérables. Et l’air…
— Tu ne vas quand même pas… se lança Shirly.
— Je vais m’assurer que tout le monde soit passé de l’autre côté,
jusqu’au dernier, la coupa Juliette. Il y avait quelques dizaines de
personnes derrière moi. Peut-être une centaine.
Juliette posa ses mains sur les épaules de sa vieille amie. Elle se
demanda d’ailleurs si elles étaient toujours amies. Si ce lien existait
encore entre elles. Elle fit demi-tour pour partir.
— Non.
Shirly l’attrapa par le bras, la radio tomba par terre. Juliette essaya
de se libérer.
— Il manquerait plus que ça, cria Shirly en faisant pivoter Juliette.
Je peux pas croire que tu veuilles me laisser tout ça sur les bras. Je
refuse que…
Il y eut des cris, ceux d’un enfant ou d’un adulte, impossible à dire.
Une infernale cacophonie de voix terrifiées qui résonnait dans les
recoins de cette immense machine d’acier. Et dans le noir, Juliette ne
vit pas le coup venir. Elle sentit le poing de Shirly contre sa
mâchoire, s’étonna de cette étincelle jaillie de l’obscurité et ne se
souvint plus de rien pendant un bon moment.
L’EXIL
36
Silo 1
Silo 1
Il n’y avait qu’un seul homme, assis face à une série d’écrans et de
voyants lumineux. Il se retourna, mug à la main, son gros ventre calé
entre les accoudoirs. De fines mèches de cheveux avaient été
rabattues en travers de son crâne, quasi chauve. Il ôta un écouteur de
son oreille et lui lança un regard interrogateur.
Il devait y avoir six ou sept radios installées sur les bureaux en U.
Les fauteuils avaient l’air confortables. Tant de richesses. Mais
Charlotte, elle, n’avait besoin que d’une petite chose.
— C’est pour quoi ? demanda l’opérateur radio.
Charlotte avait la bouche sèche. Il lui restait un dernier petit
bobard en stock. Elle s’efforça de ne plus penser à Thurman, de
chasser les images de son frère à terre.
— Je suis venu réparer un de vos appareils, dit-elle.
Elle sortit un tournevis de sa poche et se dit soudain qu’elle
devrait peut-être se battre contre cet homme. L’adrénaline grimpa
illico. Il fallait qu’elle cesse de penser en soldat. Elle était
électricienne. Et il fallait qu’elle le fasse parler pour en avoir le moins
possible à dire.
— C’est lequel qui a un micro qui déconne ? demanda-t-elle en
agitant son tournevis.
Des années de pilotage et de pratique des ordinateurs lui avaient
appris au moins une chose : il y avait toujours une machine qui
déconnait. Toujours.
L’opérateur radio plissa les yeux. Il l’observa un moment puis
balaya la pièce du regard.
— Vous devez parler du numéro 2. Ouais. Le bouton reste enfoncé,
souvent. Je croyais que plus personne viendrait.
Son fauteuil grinça lorsqu’il se carra contre son dossier, mains
croisées derrière la tête. Ses aisselles étaient deux taches noires.
— Le dernier gars a dit que c’était pas grand-chose. Que ça valait
pas le coup de le réparer. Autant s’en servir jusqu’à ce qu’il lâche.
Charlotte opina et se dirigea vers la radio qu’il avait indiquée.
C’était trop facile. Elle s’attaqua au panneau latéral avec son
tournevis, dos tourné à l’opérateur.
— Vous travaillez en bas, dans les étages près du réacteur, c’est ça ?
Elle acquiesça.
— Ouais, j’ai mangé en face de vous à la cafétéria y a quelque
temps.
Charlotte s’attendait à ce qu’il lui demande son prénom ou qu’il
reprenne la conversation là où lui et cet autre technicien l’avaient
laissée. Le tournevis lui échappa des mains à cause de la sueur et
heurta la surface du bureau. Elle s’empressa de le reprendre. Elle
sentait que l’opérateur la regardait travailler.
— Vous pensez que vous arriverez à le réparer ?
Elle haussa les épaules.
— Il faut que je le prenne avec moi. Vous devriez le récupérer
demain.
Elle retira le panneau et desserra la vis qui liait le cordon du micro
au boîtier. Le cordon se débrancha d’un circuit à l’intérieur de la
machine. Après un instant de réflexion, elle prit aussi le circuit en
question. Elle ne se rappelait plus si son appareil en avait un, et puis,
ça faisait beaucoup plus professionnel.
— Il sera prêt demain ? Génial. Merci beaucoup.
Charlotte rassembla ses affaires et se redressa. Elle se figura
qu’une nouvelle pichenette dans sa visière serait un au revoir
suffisant et partit. Peut-être avec un peu trop d’empressement,
craignit-elle. Elle avait laissé le panneau latéral et les vis en plan sur
le bureau. Un vrai technicien les aurait remis en place, non ? Elle ne
savait pas. Elle connaissait quelques pilotes d’une autre vie que ça
aurait amusés de la voir jouer les filles versées en électronique,
customiser des drones ou fabriquer une radio, mettre du cambouis
sur son visage plutôt que du rouge.
L’opérateur lui lança une dernière chose mais ses mots furent
étouffés pas la porte qui se refermait derrière elle. Elle s’engagea
dans le couloir principal, craignant de tomber sur Thurman et sur
une série de gardes dont les larges épaules lui bloqueraient le
passage. Elle glissa le tournevis à sa place et plaqua le circuit et le
micro contre sa poitrine. Il n’y avait personne d’autre au bout du
couloir que l’agent de sécurité croisé à l’aller. Elle mit des heures à
parcourir la distance qui la séparait de lui. Des jours. Les murs se
resserraient à mesure qu’elle avançait, battant en rythme avec son
cœur. Sa combinaison collait à sa peau humide. Ses outils
cliquetaient, et à sa hanche, le pistolet pesait une tonne. À chaque
pas qu’elle faisait, bizarrement, les portes de l’ascenseur semblaient
reculer de deux pas.
Elle s’arrêta au portique, se souvint d’émarger sur la tablette, et fit
semblant de regarder la pendule du gardien avant de griffonner
l’heure.
— Rapide, dites donc.
Elle s’efforça de sourire mais sans lever la tête.
— C’était pas grand-chose.
Elle lui tendit la tablette et passa le tourniquet. Derrière elle, à
l’autre bout du couloir, quelqu’un ferma la porte d’un bureau. Des
bottes se mirent à couiner sur le carrelage. Charlotte marcha
jusqu’aux ascenseurs, appuya sur le bouton d’appel une fois, deux
fois, exhortant l’appareil à se magner. Ding. Un pas de course
derrière elle.
— Hé ! cria quelqu’un.
Charlotte ne se retourna pas. Elle se dépêcha d’entrer tandis qu’un
homme passait le portique.
— Attendez-moi, voulez-vous ?
38
Silo 1
— Merde.
Titubante, elle se dirigea vers le panneau de boutons, pour partir
au plus vite. Elle sentait la présence de l’homme de l’autre côté des
portes, l’imaginait plaquer une main sur sa blessure et rappeler
l’ascenseur du bout du pistolet, laissant une traînée de sang sur le
mur. Elle appuya sur tout un tas de boutons, les macula de sang, mais
aucun ne voulait s’allumer. Elle jura et chercha son badge. Un de ses
bras ne lui obéissait plus. Elle se contorsionna pour sortir son badge
de sa poche, faillit le faire tomber, et le passa enfin devant la borne.
— Putain de merde, murmura-t-elle, l’épaule en feu.
Elle appuya sur le niveau 54. Le bercail. Sa prison était devenue
une maison, un refuge. Les éléments manquants de la radio gisaient à
ses pieds. Le circuit s’était brisé en deux sous la botte de quelqu’un.
Elle glissa le long de la paroi en position accroupie, tenant son bras,
luttant pour ne pas s’évanouir, et ramassa le micro. Elle fit passer le
cordon autour de son cou et laissa les autres pièces à terre. Il y avait
du sang partout. Elle devait en avoir perdu elle aussi. Ça se
confondait parfaitement avec le rouge mécano de sa tenue.
L’ascenseur ralentit et s’ouvrit sur le sombre arsenal du cinquante-
quatrième.
Charlotte sortit, mais fit aussitôt demi-tour. Elle donna un coup de
pied dans les portes sur le point de se refermer, excédée par leur
comportement. Du coude, elle tenta de nettoyer les boutons. Il y
avait une trace de sang, une empreinte même, sur le bouton 54, qui
indiquait où elle était allée. Mais c’était peine perdue. Les portes
voulurent se refermer, et à nouveau elle leur lança un coup de botte
pour leur obstination. Désespérée, elle se pencha, enduisit sa paume
du sang de l’homme et en recouvrit tous les boutons du panneau.
Après quoi, enfin, elle passa son badge sur le lecteur et appuya sur le
bouton du haut, le premier, pour envoyer cette machine le plus loin
possible. Elle en ressortit et s’effondra. Cette fois, lorsque les portes
se refermèrent, elle les laissa faire avec plaisir.
39
Silo 1
Ils allaient la chercher. C’était une fugitive enfermée dans une cage
dans un bâtiment géant. Ils allaient la traquer sans relâche.
Mille pensées se bousculaient dans sa tête. Si l’homme qu’elle avait
attaqué mourait dans ce couloir, elle avait peut-être jusqu’à la fin de
la faction avant qu’ils le découvrent et qu’ils se lancent à sa
poursuite. S’il trouvait de l’aide, ça pouvait être quelques heures.
Mais ils avaient sûrement entendu le coup de feu… Ils allaient lui
sauver la vie. Elle l’espérait, en tout cas.
Elle ouvrit une caisse où elle avait repéré des trousses de secours.
Non, mauvaise pioche. C’était celle d’à côté. Elle sortit un kit de
secours et défit sa combinaison à la va-vite. Une fois ses bras
dégagés, elle vit sa blessure. Ce n’était pas joli à voir. Du sang rouge
sombre s’écoulait d’un trou dans son bras et ruisselait jusqu’à son
coude. Elle passa la main de l’autre côté de son bras et grimaça
lorsque ses doigts trouvèrent la sortie. À partir de la blessure, elle ne
sentait plus son membre. Et au-dessus de la plaie, c’était un
élancement douloureux et permanent.
Elle déchira l’emballage d’une bande de gaze avec ses dents puis
l’enroula autour de son aisselle encore et encore, la fit passer
derrière son cou et en travers de l’épaule opposée pour maintenir le
tout en place. Enfin, quelques tours supplémentaires sur la blessure.
Elle avait oublié la compresse, mais n’avait pas le courage de tout
recommencer. Elle se contenta de serrer la bande aussi fort que le
permettait la douleur avant de la sangler. En termes de pansement,
c’était n’importe quoi. Tout ce qu’elle avait appris à l’armée ne lui
avait strictement servi à rien pendant sa lutte contre cet homme, ni
après. Elle n’avait agi que sous impulsion et par réflexe. Elle referma
la caisse, vit le sang sur le fermoir, et comprit qu’elle allait devoir y
voir plus clair pour traverser cette épreuve. Elle rouvrit la caisse, prit
une autre bande et nettoya les traces de son passage, avant de se
tourner vers le sol à la sortie de l’ascenseur.
Dégoûtant. Elle se munit d’un petit flacon d’alcool, se rappela où
elle avait vu un énorme bidon de nettoyant industriel, s’en empara,
reprit de la gaze et nettoya le tout. Il lui fallut beaucoup de temps,
avec son bras handicapé.
Elle fourra le tas de bandes et de tissu souillés dans une caisse
qu’elle referma pour de bon. Satisfaite de l’état du sol, elle se
précipita vers les dortoirs. Son lit clamait haut et fort que quelqu’un
vivait ici. Les autres matelas étaient nus. Avant de remédier à ce
problème, elle se déshabilla, prit une combinaison et se dirigea vers
la salle de bains. Après s’être lavé les mains et le visage, et débarrassé
du sang qui avait coulé jusqu’entre ses seins, elle nettoya le lavabo et
s’habilla. La combinaison rouge atterrit dans sa malle. S’ils jetaient
un œil à l’intérieur, elle était foutue.
Elle retira les couvertures de son lit, rangea son oreiller et s’assura
que tout était en ordre. De retour dans l’entrepôt, elle hissa la porte
du monte-charge censé accueillir les drones et jeta ses affaires à
l’intérieur. Elle piocha dans les étagères des rations de nourriture et
de l’eau, les balança avec ses affaires. Plus une trousse de secours.
Dans la caisse de matériel médical, elle remarqua son micro, qui avait
dû tomber là quand elle avait pris des bandages. Le micro, plus deux
lampes torches et des piles de rechange allèrent rejoindre le reste de
ses affaires dans le monte-charge. C’était le dernier endroit où ils
jetteraient un œil. La porte était presque invisible, à moins de savoir
ce que l’on cherchait. Elle était petite, et de la même couleur que le
mur.
Elle envisagea de s’y tapir tout de suite, il faudrait qu’elle tienne le
temps de la première fouille complète de l’étage. Mais ils se
concentreraient sur les rangées d’étagères, et une fois qu’ils auraient
fait chou blanc, ils passeraient aux autres dédales où elle pouvait se
cacher, innombrables. Mais avant toute chose, il y avait ce micro,
qu’elle avait obtenu non sans mal. Il y avait la radio. Elle disposait de
quelques heures. Ce ne serait pas le premier endroit qu’ils
ratisseraient. Oui, elle avait bien quelques heures devant elle.
Affaiblie par le manque de sommeil et la perte de sang, elle se
dirigea vers la salle de pilotage. Elle s’assit au bureau, retira la bâche
en plastique qui recouvrait la radio. Elle tâta sa poche de poitrine,
croyant y trouver son tournevis, mais elle s’était changée. Et puis, ce
tournevis-là, elle n’était pas près de remettre la main dessus. Elle en
trouva un autre et retira le panneau latéral de l’appareil. Le circuit
qu’elle avait douté avoir était déjà en place. Il lui suffisait d’y
brancher le micro. Elle ne prit pas la peine de refermer le boîtier.
Elle vérifia l’installation des circuits. Ça ressemblait beaucoup à un
ordinateur, tous ces éléments qui s’imbriquaient les uns dans les
autres, mais elle n’était pas électricienne. Elle ne savait pas s’il
manquait quelque chose. Il était de toute façon hors de question
qu’elle ressorte chercher la moindre pièce. Elle alluma la radio et
sélectionna le canal 18.
Elle attendit.
Elle ajusta le volume de façon à ce qu’il y ait juste assez de
parasites dans les haut-parleurs pour savoir que la radio était
allumée. Personne n’était branché sur le canal. Le fait d’appuyer sur
le micro réduisait les parasites à néant, ce qui était bon signe.
Épuisée, percluse de douleurs et craignant pour sa vie ainsi que pour
celle de son frère, elle réussit tout de même à sourire. Le clic du
micro dans les haut-parleurs était une petite victoire.
— Est-ce que quelqu’un me reçoit ? demanda-t-elle.
Elle posa le menton dans sa main, coude appuyé sur le bureau. Son
autre bras pendait, inutile, le long de son corps. Elle essaya à
nouveau.
— Est-ce que quelqu’un est à l’écoute ? Je vous en prie, revenez.
Parasites. Ce qui ne prouvait rien. Charlotte imaginait tout à fait
les radios posées dans ce silo à des kilomètres d’où elle se trouvait,
entourées d’opérateurs avachis à leur poste, morts. Son frère lui avait
parlé de la fois où il avait liquidé un silo entier en appuyant sur un
simple bouton. Il était venu la trouver au beau milieu de la nuit, les
yeux brillants, et lui avait tout raconté. Et voilà que cet autre silo
avait disparu aussi. Ou alors sa radio n’émettait pas.
Elle n’avait pas les idées claires. Il fallait attendre un peu avant de
tirer des conclusions hâtives. La main sur la molette, elle songea
immédiatement à l’autre silo qu’elle avait en quelque sorte espionné
avec son frère, le silo voisin du 18, où subsistaient une poignée de
survivants qui aimaient communiquer entre eux par radio et s’en
servaient même pour jouer à cache-cache. Si sa mémoire était bonne,
la maire du silo 18 avait déjà émis sur cette fréquence. Charlotte
passa donc sur le canal 17 et testa son micro. Oubliant l’heure
tardive, elle voulait voir si quelqu’un répondrait. Par habitude, elle se
connecta via son nom de code de l’Air Force.
— Allô. Allô. Ici Charlie deux-quatre. Vous me recevez ?
Encore des parasites. Elle s’apprêtait à changer de canal lorsqu’une
voix émergea, tremblante, lointaine.
— Oui. Allô ? Vous nous entendez ?
Charlotte appuya sur son micro. La douleur à son épaule avait
momentanément disparu, sous l’effet de la montée d’adrénaline que
provoquait cette connexion avec cette voix étrange.
— Oui, je vous entends. Et vous, vous me recevez correctement ?
— Mais qu’est-ce qui se passe bon sang ? On n’arrive pas à vous
joindre. Le tunnel… il y a des gravats qui bouchent le tunnel. Personne ne
répond. On est coincés ici.
Charlotte ne comprenait pas bien. Elle vérifia la fréquence de
diffusion.
— Moins vite, dit-elle en soufflant, s’appliquant son propre conseil.
Où êtes-vous ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Est-ce que c’est Shirly ? On est coincés ici, dans… dans l’autre silo.
Tout est rouillé. Les gens sont en proie à la panique. Il faut nous tirer de
là.
Charlotte ignorait si elle devait répondre ou éteindre sa radio et
essayer à nouveau plus tard. Elle avait l’impression d’être tombée au
beau milieu d’une conversation et d’embrouiller un des
interlocuteurs. Une autre voix tinta dans sa radio, ce qui confirma sa
théorie.
— Non, ce n’est pas Shirly, dit une voix de femme. Shirly est morte.
Charlotte augmenta le volume, l’oreille attentive. L’espace d’un
instant, elle oublia l’homme qui agonisait dans un couloir quelques
étages plus bas, l’homme qu’elle avait poignardé, la blessure qu’elle
avait au bras. Elle oublia jusqu’à ceux qui avaient dû se lancer à sa
poursuite. Elle écouta à la place, et avec grand intérêt, cette
conversation sur le canal 17, cette voix qui lui semblait vaguement
familière.
— Qui êtes-vous ? demanda la première voix – une voix d’homme.
Il y eut un silence. Charlotte ne savait pas à qui s’adressait la
question, d’elle ou de l’autre femme. Elle porta le micro devant sa
bouche, mais fut prise de court.
— C’est Juliette.
Parler semblait lui coûter.
— Jules ? Où es-tu ? Comment ça, Shirly est morte ?
Parasites. Silence insoutenable.
— Ils sont tous morts, dit-elle. Nous aussi.
Parasites.
— Je nous ai tous tués.
40
Silo 17
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, Juliette vit son père. Une lumière blanche
apparut et passa de son œil droit à son œil gauche. Elle distingua
plusieurs visages derrière lui, qui la scrutaient. Des combinaisons
bleu clair, blanches, jaunes. Ce qui ne semblait qu’un rêve au départ
se matérialisa peu à peu. Et ce qui était à peine un cauchemar s’ancra
pour de bon dans son souvenir : son silo s’était fait liquider. Les
portes avaient été ouvertes. Tout le monde était mort. La dernière
chose dont elle se souvenait, c’était de s’être cramponnée à sa radio,
d’avoir entendu des voix et déclaré tout le monde mort. Et c’était elle
qui les avait tués.
Elle repoussa la lampe et tenta de rouler sur le côté. Elle était sur
une plaque métallique avec le maillot de quelqu’un roulé en boule
sous la tête, pas sur un lit. Elle eut un haut-le-cœur, mais rien ne
sortit. Elle avait le ventre vide, des crampes, la nausée. Elle cracha
sur le sol. Son père lui dit de respirer. Raph était là. Il lui demanda si
ça allait. Juliette réprima l’envie de leur gueuler dessus, de gueuler au
monde de la laisser tranquille, bordel. Elle voulait se rouler en boule
et pleurer à cause de ce qu’elle avait fait. Mais Raph n’arrêtait pas de
demander si ça allait.
Juliette s’essuya la bouche avec sa manche et essaya de s’asseoir. Il
faisait sombre. Elle n’était plus dans l’excavatrice. Une lueur vacillait
dans un coin, comme une flamme ; ça sentait le biodiesel. Quelqu’un
avait fabriqué un flambeau. Dans la pénombre, elle vit la danse des
faisceaux lumineux que tenaient des mains et ceux des casques de
mineur tandis que les gens de son silo soignaient les blessés. De
petits groupes s’étaient formés ici et là. Le silence et l’hébétement
pesaient comme une chape sur les hommes et les femmes en pleurs.
— Où suis-je ? demanda-t-elle.
C’est Raph qui répondit.
— Un des gars t’a trouvée à l’arrière de la machine. Tu étais roulée
en boule. Il a cru que tu étais morte.
Le père de Juliette intervint.
— Il faut que j’écoute ton cœur. Si tu peux prendre de grandes
inspirations.
Juliette n’opposa aucune résistance. Elle était redevenue petite
fille, et était malheureuse parce qu’elle avait cassé quelque chose,
qu’elle l’avait déçu. Sous la lampe de Raph, la barbe de son père était
d’un gris scintillant. Il enfonça les extrémités de son stéthoscope
dans ses oreilles, et elle se plia à la routine. Elle ouvrit sa
combinaison. Prit de grandes goulées d’air qu’elle relâcha lentement.
Elle reconnut suffisamment de tuyaux et de câbles électriques au-
dessus de sa tête pour pouvoir se localiser. Ils étaient dans la grande
salle de pompage adjacente à la salle de la génératrice. Le sol était
humide parce que toute la zone avait été inondée. Il devait y avoir de
l’eau retenue au-dessus, une fuite quelque part, un réservoir qui se
vidait petit à petit. Juliette se souvenait de toute cette eau. Elle avait
enfilé une combinaison de nettoyage et nagé ici même, dans une
autre vie.
— Où sont les enfants ? demanda-t-elle.
— Ils sont partis avec ton ami Solo, répondit son père. Il a dit qu’il
les ramenait à la maison.
Juliette acquiesça.
— Combien de personnes s’en sont sorties, à part eux ?
Tout en respirant consciencieusement, elle se demanda qui avait
survécu. Elle se rappelait avoir mené tous ceux qu’elle pouvait dans
le tunnel. Elle avait vu Courtnee et Walker. Erik et Dawson. Fitz. Elle
avait vu des familles, des enfants arrachés à leur classe, et ce jeune
garçon du bazar en combinaison marron. Mais Shirly… Juliette porta
une main à sa mâchoire endolorie. Elle entendit la détonation à
nouveau, sentit la terre trembler. Shirly était morte. Lukas était mort.
Nelson et Peter. Son cœur ne le supporterait jamais. Elle s’attendait à
ce qu’il s’arrête, qu’il abandonne, alors même que son père l’écoutait.
— Impossible de dire combien s’en sont sortis, dit Raph. Tout le
monde est… C’est le chaos, ici.
Il toucha l’épaule de Juliette.
— Il y a un groupe qui est arrivé il y a un moment déjà, avant le
mouvement de panique. Un prêtre et sa congrégation. Encore un
autre groupe après ça. Et puis, après, le chaos, toi, les autres.
Le père de Juliette écoutait le cœur entêté de sa fille. Il parcourait
son dos avec son petit embout métallique et elle continuait à
respirer, en bonne élève.
— Certains de tes amis se demandent comment faire pivoter cette
machine pour déboucher le tunnel, dit-il.
— Certains sont même déjà en train de creuser, ajouta Raph. Avec
des pelles, ou à mains nues.
Juliette tenta de se redresser. La douleur du deuil s’aiguisa à la
pensée qu’en plus de ceux qui étaient déjà morts, elle pouvait perdre
ceux qui restaient.
— Ils ne doivent pas creuser, dit-elle. Papa, l’air est toxique de
l’autre côté. Il faut les empêcher.
Elle l’empoigna par sa combinaison.
— Calme-toi, lui dit-il. J’ai envoyé quelqu’un te chercher de l’eau…
— Papa, s’ils creusent, on va mourir. Tout le monde ici mourra.
Un silence tomba, bientôt brisé par un bruit de bottes. Une
lumière fendit l’obscurité et Bobby arriva avec une gourde bosselée
remplie d’eau.
— On mourra tous s’ils dégagent le tunnel, répéta-t-elle.
Elle s’empêcha de dire qu’ils étaient tous morts de toute façon. Ils
étaient des cadavres ambulants, dans cette coquille vide, cet asile où
tout n’était que folie et rouille. Mais elle savait qu’elle avait l’air aussi
folle que les autres, que ceux qui s’étaient opposés au forage sous
prétexte que c’était l’air d’ici qui était empoisonné. Voilà qu’ils
voulaient creuser dans l’autre sens vers une mort certaine, avec la
même ardeur qu’elle avait mise à creuser en direction de la sienne.
Elle but, et un filet d’eau coula sur son menton, jusque sur sa
poitrine. Quelle démence. Elle se rappela la congrégation qui était
venue pour exorciser ce silo de ses démons, ou bien pour voir
l’œuvre du diable de leurs propres yeux. Elle posa sa gourde et se
tourna vers son père, toujours éclairé par la lampe de Raph.
— Le père Wendel et sa paroisse, dit Juliette. Est-ce que… Ce sont
eux qui sont venus avant que ça dégénère ?
— Oui. Quelqu’un les a vus sortir des Machines et monter
l’escalier. J’ai entendu dire qu’ils cherchaient un lieu de prière.
D’autres se sont dirigés vers les fermes, au courant qu’il y avait
encore des trucs qui poussaient. Beaucoup de gens sont inquiets à
propos de la nourriture, ils se demandent ce qu’on va bien pouvoir
manger jusqu’à ce qu’on rentre chez nous.
— Ce qu’on va bien pouvoir manger, marmonna Juliette.
Elle eut envie de dire à Bobby qu’ils n’allaient jamais rentrer chez
eux. Jamais. Tout ce qu’ils avaient connu, il fallait faire une croix
dessus. L’unique raison pour laquelle elle le savait et eux l’ignoraient
était qu’elle avait vu les tas d’os et de cadavres en arrivant ici la
première fois. Elle avait vu ce qui arrivait à un silo qu’on liquidait,
avait entendu Solo raconter cette période noire, avait entendu à la
radio ces mêmes événements se répéter. Elle connaissait les
menaces, les menaces qui venaient d’être mises à exécution, tout ça à
cause d’elle, de son audace.
Raph l’invita à boire à nouveau. Elle vit sur leurs visages traversés
de faisceaux lumineux qu’en tant que survivants, ils se croyaient
dans une mauvaise passe temporaire, que le pire était derrière eux.
La vérité, c’est qu’ils étaient tout ce qui restait de leur peuple…
quelques centaines de personnes qui avaient réussi à passer de
l’autre côté, ceux qui avaient la chance d’habiter au fond, une foule
hébétée venue du milieu, une congrégation de fanatiques qui avait
douté de l’existence même de cet endroit. À présent, ils se
disséminaient aux quatre coins de ce silo, dans l’espoir de survivre à
ce qui, espéraient-ils, serait fini dans quelques jours, une semaine
tout au plus, simplement inquiets à l’idée de ce qu’ils allaient bien
pouvoir manger jusqu’à ce qu’ils soient sauvés.
Ce qu’ils ne comprenaient pas, c’est qu’ils venaient d’être sauvés.
Tous les autres étaient morts.
Elle tendit la gourde à Raph et tenta de se lever. Son père l’exhorta
à se rasseoir, mais Juliette persista.
— Il faut qu’on les empêche de creuser, dit-elle, une fois debout.
Le derrière de sa combinaison était trempé à cause du sol humide.
Il y avait une fuite quelque part, des nappes d’eau coincées dans les
plafonds, à l’étage du dessus, qui s’écoulaient lentement. Elle se dit
qu’ils devraient y remédier à un moment donné. Et dans la même
seconde, elle se rendit compte que c’était peine perdue. Adieu les
projets. La seule chose qui comptait pour l’instant, c’était de survivre
minute par minute, heure par heure.
— C’est par où, le tunnel ? demanda-t-elle.
Raph pointa sa lampe torche à contrecœur dans la direction
demandée. Elle l’entraîna avec elle, mais s’arrêta net lorsqu’elle
repéra Jomeson, un vieux mécano adossé à un mur de vieilles
pompes rouillées, les mains en coupe sur ses genoux. Il sanglotait,
tout seul, les épaules secouées comme des pistons, le regard rivé à
ses mains.
Juliette le rejoignit. Elle fit signe à son père de la suivre.
— Jomes, tu es blessé ?
— Voilà ce que j’ai rapporté, bredouilla-t-il. Voilà ce que j’ai
rapporté.
Raph dirigea le faisceau de sa lampe sur les genoux du vieil
homme. Un tas de coupons rutilants. Plusieurs mois de salaire. Ils
cliquetaient au rythme de ses sanglots, ondulaient comme des
insectes grouillants.
— Dans le grand réfectoire, dit-il entre deux hoquets. Dans le
grand réfectoire, pendant que tout le monde courait. J’ai ouvert la
caisse. Tout un tas de conserves et de bocaux dans le garde-manger.
Et voilà ce que j’ai rapporté.
— Là, chhh, dit Juliette en posant une main sur son épaule
chevrotante.
Elle regarda son père, qui secoua la tête. Il ne pouvait rien faire
pour lui.
Raph détourna le faisceau de sa lampe. Un peu plus loin, une mère
se berçait sur place en gémissant, un bébé serré contre elle. L’enfant
semblait aller bien, il tendait son petit bras vers sa mère, ouvrait et
fermait la main, mais il ne faisait pas de bruit. Tant de choses avaient
été perdues. Chacun n’avait que ce qu’il avait pu porter, rien de plus,
seulement ce qu’ils avaient attrapé à la va-vite. Jomeson, lui, pleurait
à cause de ce qu’il avait pris. Et l’eau continuait à goutter du plafond.
Un silo en larmes. Il n’y avait bien que les enfants qui ne pleuraient
pas.
41
Silo 17
Silo 17
Elise entendit des voix dans l’escalier. Il y avait des étrangers chez
elle. Des étrangers. Pour se faire obéir, il arrivait que Rickson leur
fasse peur, à elle et aux jumeaux, qu’il leur raconte des histoires
d’étrangers, des histoires qui ne leur donnaient franchement pas
envie de s’aventurer au-delà des fermes. Il y avait très longtemps,
disait Rickson, les gens qu’on ne connaissait pas étaient là pour vous
tuer et prendre vos affaires. On ne pouvait même pas faire confiance
à certaines personnes parmi celles qu’on connaissait. Voilà ce que
Rickson disait parfois tard le soir, au moment où les minuteries
cliquaient et que les lampes de croissance s’éteignaient brutalement.
Il leur racontait aussi l’histoire de sa naissance, due à deux
personnes amoureuses… quel que soit le sens de ce mot. Son père
avait retiré une pilule empoisonnée de la hanche de sa mère, et c’est
comme ça que les gens avaient des bébés. Mais tous les gens qui
avaient des bébés n’étaient pas forcément amoureux. Parfois,
c’étaient des étrangers, disait-il, qui venaient, et qui prenaient ce
qu’ils voulaient. C’étaient des hommes, à cette époque lointaine, et
souvent, ce qu’ils voulaient, c’était que les femmes aient des bébés.
Alors au moyen d’une petite entaille dans la peau, ils leur retiraient
cette pilule qu’elles avaient dans la chair et elles pouvaient avoir des
bébés.
Elise, elle, n’avait pas de pilule empoisonnée sous la peau. Pas
encore. Selon Hannah, elles poussaient tard, comme les dents
d’adulte, et c’est pour ça qu’il fallait se dépêcher d’avoir des bébés le
plus tôt possible. Rickson, lui, disait que c’était n’importe quoi, les
pilules ne poussaient pas comme ça, et que si on naissait sans pilule
dans la hanche alors on n’en aurait jamais, mais Elise ne savait pas
qui croire. Elle s’arrêta sur une marche et frotta sa hanche en quête
d’une bosse quelconque. En passant une langue dans le trou entre ses
dents, elle sentit quelque chose de dur pousser sous sa gencive. Elle
eut envie de pleurer, elle n’aimait pas trop que son corps fasse des
trucs bizarres comme faire pousser des dents, ou des pilules sous la
peau, sans qu’on lui ait rien demandé. Elle appela Cabot, qui lui avait
encore échappé. Il faisait toujours ça, le vilain. Elise commençait à se
demander si on pouvait vraiment avoir un chiot à soi, ou s’ils
passaient leur temps à s’échapper. Mais elle ne pleura pas. Elle se
cramponna à la rampe et gravit une marche. Et une autre. Elle ne
voulait pas de bébés. Elle voulait juste que son chiot reste avec elle,
et alors son corps pourrait faire tout ce qui lui chantait.
Un homme la dépassa… Ce n’était pas Solo. Solo lui avait dit de ne
pas s’éloigner.
“C’est à Cabot qu’il faut dire de pas s’éloigner”, voilà ce qu’elle lui
dirait quand il la rattraperait.
On gagnait toujours à avoir des excuses toutes prêtes comme ça.
Comme à avoir des graines de courge dans ses poches. L’homme qui
l’avait dépassée la regarda par-dessus son épaule. C’était un étranger,
mais il ne semblait pas vouloir ses affaires. Il en avait déjà. Dont une
longueur du même fil noir et jaune qui pendait du plafond dans les
fermes que Rickson leur avait dit de ne jamais toucher. Peut-être que
cet homme ne connaissait pas les règles. Ça faisait bizarre de voir des
gens qu’elle ne connaissait pas dans son silo, mais il arrivait que
Rickson mente, ou qu’il ait tort, alors peut-être qu’il mentait ou qu’il
se trompait quand il racontait ses histoires qui faisaient peur et que
c’était Solo qui avait raison. Peut-être que c’était une bonne chose,
l’arrivée de ces inconnus. Ça faisait plus de gens pour aider à réparer
les choses, à creuser des tranchées dans la terre pour que toutes les
plantes boivent un bon coup. Plus de gens comme Juliette, qui avait
amélioré son silo, les avait emmenés là où la lumière ne coupait pas
sans arrêt, où on pouvait faire chauffer de l’eau pour prendre un
bain. De bons étrangers.
Un autre homme dévalait l’escalier avec des bottes bruyantes. Il
avait un gros sac d’où dépassaient des feuilles vertes et laissa dans
son sillage une odeur de tomates et de mûres. Elise s’arrêta pour le
suivre des yeux un instant. Il en a cueilli beaucoup trop à la fois,
aurait dit Hannah. Vraiment beaucoup trop. Encore des règles que
les gens ne connaissaient pas. Il faudrait peut-être qu’Elise leur
apprenne. Elle avait un livre qui enseignait aux gens comment
pêcher, comment suivre la trace des animaux. Mais elle se rappela
qu’il n’y avait plus de poissons. Et elle était incapable de suivre la
trace de son propre chiot.
L’évocation du poisson lui donna faim. Elle avait envie de manger,
très envie, et autant que possible. Avant qu’il ne reste plus rien. Cette
faim lui venait parfois lorsqu’elle voyait les jumeaux manger. Même
si elle n’avait pas faim, elle en voulait. Beaucoup. Avant qu’il n’y en
ait plus.
Elle reprit son ascension, la hanche battue à intervalles réguliers
par son livre de souvenirs glissé dans son sac, regrettant de ne pas
être restée avec les autres et de ne pas savoir se faire obéir de Cabot.
— Bonjour, petite.
Un homme l’observait depuis le palier suivant. Il avait une barbe
noire, mais pas aussi broussailleuse que celle de Solo. Elise s’arrêta,
puis continua à monter. L’homme et le palier disparurent
momentanément tandis qu’elle effectuait une spirale. Il l’attendait
lorsqu’elle atteignit le palier.
— Tu as été séparée du troupeau ? lui demanda-t-il.
Elise pencha la tête sur le côté.
— Je ne peux pas faire partie d’un troupeau, répondit-elle.
L’homme à la barbe noire et aux yeux brillants l’observa
attentivement. Il portait une combinaison marron. Rickson en
portait une comme ça de temps en temps. Comme ce garçon qui
l’avait aidée au bizarre.
— Et pourquoi ça ?
— Parce que je ne suis pas un mouton, dit Elise. Ce sont les
moutons qui forment les troupeaux, et il n’y a plus de moutons.
— C’est quoi donc, un mouton ? demanda l’homme.
Soudain, ses yeux brillèrent encore davantage.
— Mais je t’ai déjà vue. Tu es l’une des enfants qui vivaient ici,
n’est-ce pas ?
Elise opina.
— Tu peux te joindre à notre troupeau. Un troupeau, c’est une
congrégation de gens. Les membres d’une église. Est-ce que tu vas à
l’église ?
Elise secoua la tête. Elle posa une main sur son livre-souvenir, qui
avait une page sur le mouton, qui expliquait comment les élever,
comment s’en occuper. Son livre et cet homme n’étaient pas
d’accord. Elle sentit une boule dans son ventre en essayant de savoir
auquel des deux accorder sa confiance. Elle penchait en faveur de
son livre, qui avait raison sur tant d’autres choses.
— Est-ce que tu veux entrer ? demanda l’homme en faisant un
geste vers la porte. Est-ce que tu as faim ?
Elle acquiesça.
— Nous sommes en train de réunir de quoi manger. Nous avons
trouvé une église. Les autres ne vont pas tarder à revenir des fermes.
Est-ce que tu veux entrer, manger ou boire quelque chose ? J’ai
cueilli autant de choses que je pouvais en porter. Mais je veux bien
partager avec toi.
Il posa une main sur sa frêle épaule, et elle posa les yeux sur son
avant-bras, épais et velu comme celui de Solo, mais pas comme celui
de Rickson. Son ventre grogna, et les fermes lui semblaient à une
distance impossible.
— Il faut que je retrouve Cabot, dit-elle d’une petite voix qui
résonna à peine dans la vaste cage d’escalier et ne produisit qu’un
minuscule nuage dans l’air frais.
— On ira le chercher après. Viens, entrons. Tu as des tas de choses
à m’apprendre sur ton monde. C’est un miracle, tu sais. Savais-tu que
tu étais un miracle ? Un vrai miracle.
Elise n’en savait rien, non. Ça n’apparaissait pas dans les livres
dans lesquels elle avait pioché ses souvenirs. Mais elle avait sauté
beaucoup de pages. Son ventre grogna à nouveau. Son ventre lui
parlait, alors elle suivit cet homme à la barbe noire dans le sombre
couloir. Des voix bourdonnaient un peu plus loin, c’était un mélange
apaisant de fredonnements et de murmures, et Elise se demanda si
c’était le bruit que faisaient les troupeaux.
43
Silo 1
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Silo 17
Silo 17
Silo 17
Silo 17
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Silo 17
Silo 17
Jimmy se dit qu’il allait chercher Elise sur deux niveaux encore avant
de faire demi-tour. Il commençait à se demander s’il ne l’avait pas
ratée, si elle ne s’était pas faufilée à l’intérieur d’un étage en courant
après son animal ou pour aller aux toilettes, auquel cas il n’aurait pas
pu la voir. Si ça se trouvait, elle était de retour aux fermes avec les
autres, pendant qu’il s’embêtait à monter et descendre les étages tout
seul.
Au palier suivant, il passa la tête par la porte principale, et ne
trouva rien que de l’obscurité et du silence. Il appela Elise, hésitant à
gravir un étage supplémentaire. En retournant vers l’escalier, un
éclair brun au-dessus de sa tête attira son attention. Il abrita son
regard et scruta la pénombre verdâtre pour voir un garçon qui
braquait les yeux sur lui par-dessus la rampe. Le gamin lui fit un
signe de la main, auquel Jimmy ne répondit pas.
Il s’apprêtait à descendre en direction des fermes du bas lorsqu’il
entendit des pas légers dans l’escalier, qui se dirigeaient vers lui. Il
n’avait pas besoin d’un autre gamin sur les bras. Il ne l’attendit pas et
se remit en route. L’enfant le rattrapa au bout d’une volée de
marches.
Jimmy se tourna, prêt à lui demander de le laisser tranquille, mais
de près, il le reconnut. La combinaison marron, la tignasse couleur
maïs. C’était le garçon qui avait retrouvé Elise dans le bazar.
— Hé, dit le garçon, c’est vous.
— C’est moi, répondit Jimmy. J’imagine que tu cherches de quoi
manger, mais je n’ai rien à te…
— Non, dit le garçon en secouant la tête.
Il devait avoir neuf, dix ans. À peu près le même âge que Miles.
— Il faut que vous veniez avec moi, j’ai besoin de votre aide.
Tout le monde avait besoin de l’aide de Jimmy.
— Je suis un peu occupé, là, dit-il en s’apprêtant à repartir.
— C’est Elise, dit le gamin. Je l’ai suivie jusqu’ici. Il y a des gens là-
haut qui refusent de la laisser partir.
Il leva les yeux, sa voix n’était qu’un murmure.
— Tu as vu Elise ? s’écria Jimmy.
Le garçon acquiesça.
— De quels gens parles-tu ?
— Un groupe de gens, dans l’église, là. Mon père assiste à leurs
messes.
— Et tu dis qu’ils ont Elise ?
— Oui. Et j’ai trouvé son chien. Il était coincé derrière une porte
quelques étages plus bas. Je l’ai enfermé pour plus qu’il s’échappe.
Après, j’ai trouvé l’endroit où ils retiennent Elise. J’ai essayé de la
voir, mais un type m’a dit de dégager.
— Où c’était ?
— Deux étages au-dessus.
— Comment tu t’appelles ?
— Shaw.
— Bon travail, Shaw.
Jimmy se rua dans l’escalier pour descendre.
— J’ai dit au-dessus, pas en dessous, dit le garçon.
— J’ai besoin d’aller chercher quelque chose d’abord. C’est pas
loin.
Shaw le suivit.
— Ah d’accord. Et monsieur, aussi je voulais vous dire, j’avais
vraiment très faim, mais jamais je n’aurais mangé le chien.
Jimmy s’arrêta pour permettre au gamin de le rattraper.
— Je ne t’accuse de rien, je ne l’ai même pas pensé.
Shaw acquiesça.
— C’est juste pour qu’Elise le sache. Je veux qu’elle sache que
jamais je ferais une chose pareille.
— Je lui ferai savoir, dit Jimmy. Allez, dépêchons-nous.
Deux étages plus bas, Jimmy passa la tête dans un couloir sombre,
fit jouer le faisceau de sa lampe sur les murs et se tourna vers Shaw,
l’air coupable.
— On est allés trop loin.
Il fit demi-tour et repartit vers le haut, fâché contre lui-même.
C’était tellement difficile de se rappeler où il laissait ses affaires.
Après tout ce temps. Il avait des moyens mnémotechniques pour se
souvenir de ses cachettes. Par exemple, il avait caché un fusil au
niveau 51. Il se le rappelait parce qu’il fallait une main pour tenir le
fusil et un doigt pour appuyer sur la détente. Cinq et un. Ce fusil était
enveloppé dans une couverture au fond d’une vieille malle. Mais il en
avait laissé un autre ici aussi. Il l’avait apporté aux Fournitures il y
avait de ça une éternité ; lors de l’excursion au cours de laquelle,
songeait-il, il avait trouvé Ombre. Il ne l’avait pas porté jusqu’en haut
– pas assez de mains. 118. C’était ça. Pas 119. Malgré ses jambes qui
commençaient à le faire souffrir, il se rua sur le palier et s’engouffra
dans le couloir devant lequel il venait de passer avec Shaw.
Oui, c’était là. Des appartements. Il avait laissé des choses dans
beaucoup d’entre eux. Ses excréments, notamment. À l’époque, il ne
savait pas qu’il aurait pu faire dans les fermes, directement dans la
terre. C’étaient les enfants qui le lui avaient appris, alors qu’il était
déjà à un âge avancé. Jimmy se demanda si ces gens faisaient souffrir
Elise, et repensa à ce qu’il avait fait subir à des gens alors qu’il n’était
qu’un gamin. Il était jeune lorsqu’il avait appris à se servir d’un fusil.
Il se souvenait du bruit. De ce que les balles faisaient aux conserves
vides. Aux gens. Ça les faisait sauter. Puis tomber. Troisième
appartement à gauche.
— Tiens-moi ça, dit-il à Shaw en tendant sa lampe au gamin avant
d’entrer dans l’appartement.
Jimmy écarta du mur un meuble en métal. Comme si c’était hier.
Exception faite de l’épaisse couche de poussière sur la commode. Ses
anciennes traces de bottes avaient disparu. Il monta sur le meuble,
poussa un panneau du plafond vers le haut et sur le côté, et demanda
la lampe. Un rat couina avant de détaler lorsqu’il braqua son faisceau
dans le noir. Le fusil l’attendait. Jimmy s’en saisit et souffla un bon
coup sur la poussière.
Elise n’aimait pas ses nouveaux vêtements. Ils lui avaient ôté sa
combinaison en disant que la couleur ne lui allait pas et l’avaient
enveloppée dans une couverture cousue sur le devant, qui la grattait
partout. Elle avait demandé à partir plusieurs fois, mais M. Rash
répondait qu’elle devait rester. Il y avait des chambres à chaque bout
du couloir, avec des vieux lits, et tout ça sentait atrocement mauvais,
mais il y avait des gens qui essayaient de nettoyer et d’arranger les
choses. Elise, elle, voulait simplement retrouver Cabot, Hannah et
Solo. On lui montra une chambre en lui disant que ce serait sa
nouvelle maison, mais Elise vivait au-delà de la Jungle et ne voulait
habiter nulle part ailleurs.
Ils la ramenèrent dans la grande salle où elle avait écrit son nom et
la firent de nouveau asseoir sur le banc. Quand elle tentait de partir,
M. Rash lui serrait le poignet. Quand elle pleurait, il serrait encore
plus fort. Ils la firent asseoir sur un autre banc, qu’ils nommèrent
différemment, pendant qu’un homme lisait un livre à haute voix.
L’homme avec la robe blanche et le trou rond dans les cheveux était
parti, et un autre avait pris sa place pour lire le livre. Sur le côté, il y
avait une femme avec deux autres hommes, et elle n’avait pas l’air
heureuse. Beaucoup de gens qui étaient assis sur les bancs
regardaient cette femme au lieu de l’homme qui lisait.
Elise se sentait à la fois agitée et fatiguée. Ce qu’elle voulait, c’était
s’échapper et faire une sieste, ailleurs. Soudain, l’homme cessa de
lire, il souleva le livre au-dessus de sa tête, et tout le monde autour
d’elle se mit à dire la même chose, ce qui était vraiment étrange,
comme s’ils savaient à l’avance ce qu’ils allaient dire, et leurs voix
étaient bizarres, creuses, comme s’ils connaissaient les paroles mais
en ignoraient le sens.
L’homme avec le livre fit signe aux deux hommes et à la femme de
le rejoindre, et ce fut comme s’ils la portaient. Deux tables furent
accolées l’une à l’autre près de la vitre colorée illuminée. La femme
cria lorsqu’ils la soulevèrent pour l’allonger. Elle aussi portait une
couverture, plus grande que celle d’Elise, et les hommes n’eurent
aucun mal à dévoiler ses jambes nues. Sur les bancs, les gens se
tordaient le cou pour voir. Elise avait moins sommeil. Elle demanda à
M. Rash ce qui se passait, mais il lui répondit de se taire.
L’homme au livre sortit un couteau de sa robe. La lame était
longue, et brillait comme un poisson argenté.
— Et vous, soyez féconds et multipliez, répandez-vous sur la terre et
multipliez sur elle, dit-il.
Il fit face à l’assemblée, et la femme se tortillait sur les tables, mais
elle ne pouvait aller nulle part. Elise avait envie de leur dire de ne pas
serrer ses bras si fort.
— Voici, dit l’homme qui lisait le livre, j’établis mon alliance avec
vous et avec votre postérité après vous. Aucune chair ne sera plus
exterminée. Quand j’aurai rassemblé des nuages au-dessus de la terre,
l’arc paraîtra dans la nue.
Il leva le couteau, et les gens dans l’assistance marmonnèrent
quelque chose. Même un petit garçon plus jeune qu’Elise connaissait
les paroles. Ses lèvres bougeaient comme celles des autres.
L’homme rapprocha le couteau de la femme mais ne le lui donna
pas. Il y avait un homme qui lui tenait les jambes et un autre les
poignets. Et alors Elise comprit ce qu’ils étaient en train de faire.
C’était comme pour sa mère et pour la mère d’Hannah. La femme
poussa un cri terrifiant lorsque la lame lui trancha la chair, mais Elise
ne pouvait s’empêcher de regarder. Le sang coula le long de la jambe
de la femme, et Elise le sentit le long de sa propre jambe ; elle essaya
de se libérer, mais son poignet était fermement maintenu et elle sut
qu’un jour ce serait son tour, et le cri continuait, et l’homme fouillait
dans la chair avec la lame et ses doigts, le front luisant, tandis que les
hommes avaient du mal à retenir la femme, que les murmures
s’échappaient de l’assemblée, qu’Elise avait chaud. Il y eut davantage
de sang, et soudain l’homme au couteau poussa un cri et se présenta
face aux fidèles avec un objet entre les doigts, le bras dégoulinant de
sang jusqu’au coude, la couverture ouverte sur ses vêtements, un
sourire sur le visage tandis que le cri de la femme mourait.
— Voici ! cria-t-il.
Et les gens applaudirent. Les hommes pansèrent la femme et la
relevèrent, bien qu’elle pût à peine tenir debout. Elise aperçut une
autre femme près de l’estrade. Il y avait une file d’attente. Les gens se
mirent à applaudir en rythme, comme lorsqu’elle montait les
marches avec les jumeaux et que chacun regardait les pieds des
autres pour être ensemble, clap clap clap. Ils applaudissaient de plus
en plus fort. Jusqu’à ce qu’un clap plus sonore encore les réduise tous
au silence. Un clap qui fit bondir son cœur dans sa poitrine.
Les têtes se tournèrent vers l’arrière de la salle. La détonation
résonnait encore dans les oreilles d’Elise. Quelqu’un cria, pointa un
doigt, Elise se retourna et vit Solo sur le seuil de la porte. De la
poussière blanche voletait du plafond, et il avait un objet noir et long
à la main. À côté de lui se tenait Shaw, le garçon du bizarre en
combinaison marron. Elise se demandait comment il avait atterri ici.
— Excusez-moi, lança Solo.
Il scruta la foule sur les bancs jusqu’à ce qu’il repère Elise. Son
visage se fendit d’un sourire.
— Je ramène cette jeune demoiselle avec moi.
Des cris fusèrent. Des hommes se levèrent, outrés, et M. Rash
hurla que c’était sa femme, sa propriété, et comment osait-il
s’interposer. Et l’homme au couteau et au bras ensanglanté, indigné,
s’engagea dans l’allée d’un pas résolu, ce qui motiva Solo à
positionner l’objet noir contre son épaule.
Un nouveau clap retentit, comme si Dieu lui-même avait tapé dans
ses paumes géantes, un bruit si fort qu’Elise en eut mal au ventre. Un
bruit de verre brisé s’ensuivit, et elle remarqua que le joli verre
coloré était encore plus cassé qu’avant.
Les gens cessèrent de crier et de s’approcher de Solo, ce qui faisait
très plaisir à Elise.
— Allez viens, lui dit Solo. Dépêche-toi.
Elise se leva et s’engagea dans l’allée, mais M. Rash l’attrapa par le
poignet.
— C’est ma femme ! cria-t-il, et Elise se rendit compte que ce
n’était pas un statut enviable, puisqu’il signifiait qu’elle était
prisonnière.
— Vous ne perdez pas de temps pour vous marier, dit Solo à la
foule silencieuse.
Il leur agita son objet noir sous le nez, ce qui sembla les rendre très
nerveux.
— Et pour les funérailles ?
L’objet noir s’arrêta, pointé droit sur M. Rash. Elise sentit sa poigne
se desserrer. Elle courut, dépassa l’homme au couteau et rejoignit
Solo et Shaw au bout de l’allée.
55
Silo 17
Silo 1
Silo 1
Silo 17
Juliette serra les enfants et Solo contre elle. Elle ne les avait pas
vus depuis la chute de son silo. Ils lui rappelèrent pourquoi elle
faisait tout ça, les raisons pour lesquelles elle ne se laissait pas
abattre, ce qui était digne de son combat. Aveuglée par sa colère,
obnubilée par l’envie de creuser la terre et de creuser en quête de
réponses, elle avait oublié le plus important, ceux qu’il fallait à tout
prix sauver. Elle s’était trop préoccupée de ceux qui méritaient de
mourir.
Mais sa colère s’évanouit au contact de la barbe broussailleuse de
Solo et des mains d’Elise autour de son cou. Voilà ce qui restait, ce
qu’ils avaient encore, et le protéger était plus important que tout
désir de vengeance. C’était ce que le père Wendel avait découvert. Il
s’était concentré sur les mauvais passages de son livre, sur ceux qui
parlaient de haine plutôt que d’espoir. Juliette s’était avérée aussi
aveugle que lui. Elle s’était apprêtée à partir en hâte, à abandonner
tout le monde.
Elle s’assit avec Solo, les enfants et Raph. Blottis les uns contre les
autres autour d’un serveur, ils évoquèrent ce qu’ils avaient vu de la
violence dans les étages inférieurs. Solo avait un fusil et ne cessait de
dire qu’ils devaient à tout prix sécuriser l’accès à la salle. Qu’ils se
fassent oublier.
— On devrait se cacher ici et attendre qu’ils aient fini de
s’entretuer, dit-il, le regard fou.
— C’est comme ça que tu as survécu ici toutes ces années ? lui
demanda Raph.
Solo acquiesça.
— C’est mon père qui m’a mis à l’abri. J’ai attendu très longtemps
avant de sortir. C’était plus sûr comme ça.
— Ton père savait ce qui allait se passer, dit Juliette. Il t’a protégé.
En quelque sorte, c’est pour une raison similaire qu’on vit comme ça,
terrés, tous autant que nous sommes. Quelqu’un a fait la même chose
il y a très longtemps. Et nous a mis à l’écart pour nous protéger. Nous
sauver.
— Alors il faut qu’on se cache encore, pas vrai ? dit Rickson.
— Qu’est-ce qu’il te reste comme nourriture dans le garde-
manger ? demanda Juliette à Solo. En supposant que le feu n’ait pas
tout ravagé.
Il tira sur sa barbe.
— De quoi tenir trois ans. Peut-être quatre. Mais rien que pour
moi.
Juliette fit un peu de calcul.
— Disons que nous sommes deux cents à nous être sauvés du silo
18. Mais je ne crois pas que ce soit autant. Bref. Ça nous fait quoi ?
Cinq jours ?
Elle siffla, et vit toute l’utilité et la valeur des diverses fermes de
son ancien silo sous un jour nouveau. Nourrir des milliers de gens
pendant des centaines d’années, les calculs étaient minutieux.
— Autant arrêter de se cacher tout de suite, dit-elle. Ce dont nous
avons besoin…
Elle scruta le visage des rares personnes en qui elle avait
entièrement confiance.
— … c’est d’un conseil public.
Raph s’esclaffa.
— Un quoi ? demanda Solo.
— Un rassemblement. Avec tout le monde. Tous les survivants. Il
faut qu’on décide si on reste terrés dans ce silo, ou si on sort.
— Je croyais qu’on allait creuser en direction d’un autre silo, dit
Raph. Ou vers cet endroit dont tu as parlé.
— Je ne crois pas qu’on ait le temps de creuser. Il nous faudrait des
semaines, et les fermes ont été ravagées. Et puis, j’ai une meilleure
idée. Une solution plus rapide.
— Et ces bâtons de dynamite qu’on se traîne ? Je croyais qu’on
allait faire payer ceux qui nous ont fait ça.
— On peut encore le faire. Mais ce qu’il faut avant tout, c’est sortir
d’ici. Sinon, Jimmy a raison. On finira par s’entretuer. Alors il faut
réunir tout le monde.
— On n’a qu’à le faire dans la salle de la génératrice, en bas,
proposa Raph. Ou dans un endroit aussi grand. Les fermes, peut-être.
— Non, dit Juliette en balayant la salle du regard. On va tenir cette
réunion ici. On va leur montrer cet endroit.
— Ici ? s’écria Solo. Deux cents personnes, ici ?
Il avait l’air secoué, et se mit à tirer sur sa barbe à deux mains.
— Où vont s’asseoir les gens ? demanda Hannah.
— Comment ils verront ? voulut savoir Elise.
Juliette observa les hautes machines noires. Nombre d’entre elles
cliquetaient et ronronnaient. Des câbles s’échappaient de leur
sommet et disparaissaient dans le plafond. Elle savait pour avoir
suivi les câbles vidéo dans son silo qu’ils étaient tous connectés entre
eux. Elle savait comment l’électricité arrivait là, comment retirer les
panneaux latéraux. Elle passa une main sur un serveur où Solo avait
compté les jours dans sa jeunesse. Jours qui étaient devenus des
années.
— Va me chercher mes outils au labo de Confection, dit-elle à Solo.
— Un Projet ? demanda-t-il.
Elle opina, et Solo se faufila entre les serveurs. Raph et les gamins
ne la quittaient pas des yeux. Juliette sourit.
— Les enfants, vous allez adorer ce qui se prépare.
Une fois les fils du sommet coupés et les boulons de la base retirés,
il suffisait d’une bonne poussée. Le serveur tomba avec plus de
facilité que le pôle de transmissions. Juliette l’observa vaciller,
trembler puis s’effondrer avec satisfaction. Elle sentit les vibrations
du sol à travers ses bottes. Miles et Rickson se tapèrent dans la main
en poussant un petit cri de joie, comme deux voyous prêts à tout
démolir. Hannah et Shaw s’occupaient déjà du suivant. Elise grimpa
sur le dessus avec l’aide de Juliette, cutter à la main, sous les
aboiements inquiets de Cabot.
— C’est comme si tu coupais des cheveux, lui dit Juliette.
— On pourrait faire la barbe de Solo après, proposa Elise.
— Je ne pense pas que ça lui plairait, dit Raph.
Juliette se retourna pour voir que le mineur était de retour de sa
mission.
— J’ai laissé plus d’une centaine de mots, lui dit-il. Je n’ai pas pu en
écrire plus, j’avais des crampes à la main. J’en ai lâché plein par-
dessus la rampe pour être sûr qu’ils arrivent jusqu’en bas.
— Bien. Et tu as bien précisé qu’il y avait à manger ? Assez pour
tout le monde ?
Il acquiesça.
— Alors on ferait mieux de soulever cette machine de la trappe si
on veut tenir nos promesses. Sinon, on n’aura plus qu’à faire une
descente dans les fermes du dessus.
Raph la suivit jusqu’au pôle renversé. Ils s’assurèrent qu’il n’y avait
plus de volutes de fumée, et Juliette fit courir sa main à la base de la
machine, testant la chaleur. Toutes les parois du taudis de Solo
étaient métalliques, aussi espérait-elle que le feu ne s’était pas
propagé au-delà du tas de livres. Mais elle ne pouvait être sûre de
rien. Le pôle grinça épouvantablement lorsqu’ils le poussèrent sur le
côté. Un nuage de fumée noire s’éleva dans la salle.
Juliette agita une main devant son visage et toussa. Raph se
précipita de l’autre côté de la machine comme pour le remettre en
place.
— Attends, lui dit Juliette, on dirait que ça se dissipe.
Ils se retrouvèrent plongés dans une sorte de brume, mais il n’y
eut pas d’épaisse fumée en continu. C’était seulement la fuite du
nuage contenu en dessous. Raph voulut s’engager dans le puits, mais
Juliette insista pour passer la première. Elle alluma sa lampe torche
et descendit dans les dernières volutes de fumée.
Une fois en bas, elle s’accroupit et respira à travers son maillot. Le
faisceau de sa lampe paraissait solide, comme si elle avait pu s’en
servir pour assommer quelqu’un en cas d’attaque. Mais personne ne
lui bondit dessus. Il y avait une silhouette par terre, encore
incandescente. L’odeur était atroce. La fumée se dissipa davantage, et
Juliette lança à Raph qu’il pouvait descendre.
Les bottes du mineur retentirent contre les échelons tandis que
Juliette, après avoir enjambé le corps, évaluait les dégâts. L’air était
chaud, étouffant ; difficile de respirer. Elle imagina un instant ce
qu’avait dû subir Lukas, dans la même pièce, suffocant. L’émotion,
plus que la fumée, lui fit monter les larmes aux yeux.
— Adieu les livres.
Raph l’avait rejointe, et regardait la tache noire au milieu de la
pièce. Il avait dû voir qu’il s’agissait de livres au moment où il lui
était venu en aide, car il n’en restait absolument pas une trace.
Toutes ces pages étaient parties en fumée. Ils les avaient respirés.
Juliette s’était presque étouffée avec des souvenirs du passé.
Elle se posta près du mur et examina la radio. La cage métallique
était toujours endommagée, depuis le jour, si lointain, où elle l’avait
arrachée au mur. Elle appuya sur le bouton de mise sous tension,
mais il ne se passa rien. Le bouton en plastique était chaud et
poisseux. Les entrailles de l’appareil n’étaient probablement plus
qu’un amas de plastique et de cuivre fondu.
— Bon, où est la bouffe ? demanda Raph.
— Par ici. Prends un chiffon pour ouvrir la porte.
Il partit en mission d’exploration dans l’appartement et le cellier
tandis que Juliette observait les vestiges d’un vieux bureau, d’un
écran posé dessus, distordu sous l’effet de la chaleur. Il n’y avait
aucune trace des matelas de Solo, rien qu’une pile de boîtes en métal
qui avaient contenu des livres, certaines déformées par les flammes.
Juliette aperçut des empreintes noires derrière elle et comprit que la
semelle de ses bottes fondait à cause de la chaleur. Elle entendit
Raph pousser un cri enthousiaste dans la pièce d’à côté. Elle passa la
tête par la porte pour le voir avec une brassée de boîtes de conserve,
menton appuyé sur celles du haut, tout sourire.
— Il y en a des étagères entières.
Juliette balaya l’espace de sa lampe torche. C’était une sorte de
caverne avec quelques conserves ici ou là. Mais les étagères du fond
avaient l’air plus remplies.
— Si tout le monde se pointe, on en a assez pour quelques jours,
pas plus.
— On n’aurait peut-être pas dû convoquer tout le monde.
— Si, objecta Juliette. On fait ce qu’il faut.
Elle se tourna vers le mur où était adossée une petite table. Le feu
n’avait pas franchi la porte. Les schémas grands comme des
couvertures étaient accrochés là, intacts. Juliette les passa en revue,
en quête de ceux dont elle avait besoin. Elle les trouva et s’en
empara. En les roulant, elle entendit le bruit mat d’un nouveau
serveur qui heurtait le sol au-dessus d’eux.
59
Silo 17
Silo 17
Il n’y avait pas de sas attaché au silo 17, ou du moins plus de sas. La
porte extérieure était restée entrouverte depuis la chute du silo des
dizaines d’années auparavant. Juliette s’y était glissée déjà deux fois,
et son casque, elle s’en souvenait encore, s’était coincé la première
fois. Les seules barrières qui les protégeaient de l’extérieur étaient la
porte intérieure du sas et celle du bureau du shérif. De minces
membranes entre un monde mort et un autre à l’agonie.
Juliette aida les autres à retirer un fouillis de chaises et de tables
qui encombrait l’accès à la porte du bureau. Il y avait eu un étroit
chemin lorsqu’elle était passée par là plus de deux mois auparavant,
mais ils avaient besoin de plus d’espace pour travailler. Elle les
avertit au sujet des corps qu’il y avait à l’intérieur, mais ils
connaissaient, grâce aux sacs mortuaires, la raison de leur présence
ici. Les faisceaux convergèrent vers la porte lorsqu’elle posa sa main
sur la poignée. Ils portaient tous des masques et des gants en
caoutchouc, à la demande de son père. Juliette se demanda s’ils
n’auraient pas mieux fait d’enfiler des combinaisons de nettoyage.
À l’intérieur, les corps étaient tels que dans son souvenir : un
monticule de membres gris et inertes. Une odeur atroce, associant
pourriture et métal, emplit son masque, et elle se rappela avoir
renversé une bassine de soupe sur elle pour se débarrasser des
particules toxiques de l’air extérieur. Ici régnait la puanteur de la
mort, mais aussi autre chose.
Ils sortirent les corps un à un et les glissèrent dans les sacs. Une
tâche sinistre. La chair se détachait des os, comme de la viande cuite
à point.
— Attention aux articulations, leur dit Juliette, la voix étouffée par
son masque. Les aisselles et les genoux.
Les corps tenaient à peine en un seul morceau, les tendons et le
squelette faisaient le plus gros du travail. Les fermetures éclair
semblaient soupirer de soulagement lorsqu’on les remontait. Des
bruits de toux et de haut-le-cœur brisaient de temps à autre le
silence.
La plupart des corps s’étaient empilés contre la porte du bureau du
shérif comme s’ils avaient grimpé les uns sur les autres pour revenir
à l’intérieur, pour rentrer dans la cafétéria. D’autres affichaient un air
plus serein. Un homme était avachi dans la cellule, sur les lambeaux
d’un couchage duquel il ne restait quasiment plus que le cadre en
métal. Une femme gisait dans un coin, les bras croisés sur la poitrine,
comme endormie. Juliette s’occupait des derniers corps avec son
père ; elle vit ses grands yeux, qui ne la quittaient pas. Elle jeta un
œil par-dessus l’épaule de son père tout en reculant à petits pas vers
le bureau du shérif, en direction de la porte du sas qui les attendait,
avec sa peinture jaune tout écaillée.
— Ce n’est pas possible, dit son père, la voix assourdie, son masque
bougeant de haut en bas au gré des mouvements de sa mâchoire.
Ils placèrent le corps qu’ils portaient dans un sac et le refermèrent.
— On leur donnera une sépulture digne de ce nom, lui assura-t-
elle, pensant qu’il était effaré à cause de la façon dont ils entassaient
les corps, un peu comme des piles de linge sale.
Il retira son masque et ses gants, et s’essuya le front du dos de la
main.
— Non, je parle de ces gens. Je croyais que tu avais dit que cet
endroit était quasiment vide à ton arrivée.
— Ça l’était. Il n’y avait que Solo et les enfants. Ces gens-là sont
morts depuis longtemps.
— C’est impossible, dit son père. Ils sont trop bien conservés.
Ses yeux dérivèrent vers les sacs mortuaires, son front se plissa.
— Je dirais qu’ils sont morts depuis trois semaines. Quatre ou cinq
grand maximum.
— Papa, ils étaient déjà là quand je suis arrivée. J’ai rampé par-
dessus ces corps. J’ai interrogé Solo à ce sujet une fois, et il m’a
répondu qu’il les avait découverts des années auparavant.
— Mais c’est tout bonnement impo…
— C’est sûrement parce qu’ils n’ont pas été enterrés. Ou alors le
gaz extérieur a empêché les larves de se développer. Mais ça n’a pas
grande importance, si ?
— Au contraire, c’est capital. Il y a vraiment quelque chose
d’anormal. Dans tout ce silo, je t’assure.
Il se dirigea vers l’escalier, où Raph distribuait de l’eau dans des
gobelets grappillés ici et là. Il en prit un pour lui et un autre pour
Juliette. Elle remarqua qu’il était perdu dans ses pensées.
— Savais-tu qu’Elise avait une sœur jumelle ? lui demanda-t-il.
Juliette acquiesça.
— C’est Hannah qui me l’a dit. Elle est morte à la naissance. Tout
comme la mère. Ils n’en parlent pas beaucoup, surtout avec elle.
— Et ces deux garçons, Marcus et Miles. Encore une paire de
jumeaux. Le plus grand, Rickson, dit qu’il pense avoir eu un frère,
mais son père refusait d’en parler et il n’a jamais connu sa mère.
Il but une gorgée d’eau et son regard se perdit dans le fond de son
gobelet. Juliette tentait, en vain, de chasser ce goût métallique qu’elle
avait sur la langue, tandis que Dawson tirait un sac pour le poser avec
les autres. Il toussa, l’air prêt à vomir.
— Je te l’accorde, ça fait beaucoup de morts, concéda Juliette, ne
voyant pas où son père voulait en venir.
Elle songea au frère qu’elle-même n’avait jamais connu. Elle sonda
le visage de son père en quête d’un signe, d’une indication que tout
ceci lui rappelait sa femme et le fils qu’ils avaient perdu. Mais il était
accaparé par d’autres pensées.
— Non, au contraire, ça fait beaucoup de vivants, rétorqua-t-il.
Regarde un peu : trois paires de jumeaux en six naissances ! Et ces
gamins sont en pleine forme, alors qu’ils n’ont jamais reçu aucun
soin. Ton ami Jimmy n’a pas la moindre carie et ne se rappelle pas la
dernière fois qu’il a été malade. Aucun d’entre eux, d’ailleurs.
Comment tu expliques ça ? Comment tu expliques ces corps
enchevêtrés comme s’ils étaient morts il y a quelques semaines à
peine ?
Juliette se surprit à regarder son propre bras. Elle avala le reste de
son eau, tendit le gobelet à son père et remonta sa manche.
— Papa, tu te souviens quand je t’ai demandé si les cicatrices
pouvaient disparaître ?
Il opina.
— Eh bien quelques-unes des miennes ont bel et bien disparu.
Elle lui montra le creux de son bras, comme s’il avait pu savoir ce
qui y était auparavant.
— Je n’ai pas cru Lukas lorsqu’il me l’a dit. Mais j’avais une
marque, pile ici. Et une autre là. Et tu as dit que c’était un miracle que
j’aie survécu à mes brûlures, tu te rappelles ?
— Tu as reçu des soins immédiatement après…
— Et Fitz ne m’a pas crue quand je lui ai parlé de mon excursion
sous-marine pour aller réparer la pompe. Il a dit qu’il avait travaillé
dans des puits de mine inondés et qu’il avait vu des hommes deux
fois plus costauds que moi avoir des malaises à dix mètres de
profondeur, alors trente ou quarante… Il a dit que j’aurais dû mourir.
— Je ne connais rien aux puits de mine, dit son père.
— Fitz, lui, il s’y connaît, et il pense que j’aurais dû mourir. Et toi,
tu penses que ces corps auraient dû pourrir…
— Il ne devrait rester que leur squelette. C’est impossible
autrement.
Juliette se retourna, les yeux rivés à l’écran mural. Elle se demanda
si elle était en train de rêver. C’était ce qui arrivait aux âmes à
l’agonie, elles cherchaient un perchoir, une rampe à laquelle
s’accrocher, un moyen de ne pas tomber. Elle avait nettoyé, et elle
avait succombé dans les collines, devant son silo. Jamais elle n’avait
aimé Lukas. Elle n’avait jamais eu l’occasion de bien le connaître.
C’était un pays de fantômes et de fiction, d’événements enchaînés les
uns aux autres grâce à la matière des rêves, aux divagations d’un
esprit enivré. Elle était morte depuis longtemps, et ne s’en rendait
compte qu’à présent…
— Il y a peut-être quelque chose dans l’eau, dit son père.
Juliette détacha son regard de l’écran mural. Elle tendit les mains
vers lui, serra ses bras et se rapprocha de lui. Il l’enveloppa de ses
bras, et elle fit de même. Sa barbe de trois jours vint gratter sa joue
alors qu’elle retenait ses larmes tant bien que mal.
— Ça va, dit-il, tout va bien.
Elle n’était pas morte. Mais les choses ne tournaient pas rond.
— Non, pas dans l’eau… dit-elle, bien qu’elle en ait avalé plus que
sa dose dans ce silo.
Elle relâcha son père et observa le premier sac mortuaire se diriger
vers l’escalier. Quelqu’un était en train de remonter des câbles
électriques épissés afin de s’en servir pour descendre le corps. Au
diable les porteurs, apparemment. Même les porteurs le disaient, Au
diable les porteurs.
— C’est peut-être dans l’air, dit-elle. C’est peut-être ce qui se passe
quand on ne gaze pas un endroit. Je sais pas. Mais je crois que tu as
raison, il y a quelque chose d’anormal dans ce silo. Et je crois qu’il
est grand temps qu’on se tire d’ici.
Son père avala une dernière gorgée d’eau.
— Combien de temps reste-t-il avant le grand départ ? lui
demanda-t-il. Tu es sûre que c’est une bonne idée ?
Juliette acquiesça.
— Je préfère encore qu’on meure dehors en tentant le coup plutôt
qu’on s’entretue ici.
Et elle se rendit compte qu’elle ressemblait à tous ceux qu’on avait
envoyés au nettoyage, à ces rêveurs dangereux, à ces fous, ceux dont
elle s’était moqués, qu’elle n’avait jamais compris. Elle ressemblait à
quelqu’un qui faisait confiance à une machine pour fonctionner sans
jeter un coup d’œil à l’intérieur, sans la démonter d’abord pièce par
pièce.
61
Silo 1
— Pas plus que ce dont nous avons besoin, leur demanda Juliette.
Elle voyait le sol devant la tour se couvrir d’objets divers, bientôt
plus qu’ils pourraient n’en porter. Il y avait des vêtements, des outils,
de la nourriture en conserve, des sachets de graines sous vide d’air…
de plantes dont, pour la plupart, elle n’avait jamais entendu parler.
Elise avait consulté son livre et n’en avait retrouvé que quelques-
unes dans ses pages. Il y avait, éparpillés parmi ces objets, des blocs
de béton et des gravats dus à l’explosion de la porte, conçue pour
s’ouvrir de l’intérieur.
À l’écart, Solo et Walker se débattaient avec une espèce d’enceinte
en tissu et une série de piquets et se demandaient comment la chose
était censée tenir debout. Ils se grattaient la barbe et discutaient.
Juliette était sidérée de voir à quel point Walker allait mieux. Il
n’avait pas voulu retirer sa combinaison au début, et l’avait gardée
jusqu’à ce que sa réserve d’oxygène s’épuise. Alors il s’était empressé
de l’ôter, tout pantelant.
Près d’eux, Elise criait et courait dans l’herbe après son chien. Ou
c’était peut-être Shaw qui courait après Elise… difficile à dire. Assise
sur une grande caisse en plastique avec Rickson, Hannah donnait le
sein à son enfant et regardait les nuages.
L’odeur de nourriture commença à se répandre dans l’air, Fitz
ayant réussi à démarrer un feu avec une des bouteilles d’oxygène –
méthode trop dangereuse selon Juliette. Elle s’apprêtait à retourner
dans la tour pour continuer son inventaire lorsque Courtnee en
émergea, lampe torche à la main et sourire aux lèvres. Avant qu’elle
ait le temps de lui demander ce qu’elle avait trouvé, Juliette remarqua
qu’à l’intérieur, l’électricité fonctionnait. Les lumières étaient
allumées.
— Comment tu as fait ? lui demanda-t-elle.
Elles avaient exploré le bunker de fond en comble – il ne comptait
que vingt étages, et encore, ils étaient tellement compacts qu’ils ne
prenaient la place que de sept niveaux. Tout en bas, au lieu d’un
espace technique, elles étaient tombées sur une vaste caverne où des
escaliers jumeaux atterrissaient sur de la roche brute. Un point
d’arrivée pour une excavatrice, avait suggéré quelqu’un. Un endroit
pour accueillir de nouveaux arrivants. Mais pas de génératrice. Pas
d’électricité. Bien que l’escalier et les étages aient tous été munis
d’éclairage.
— J’ai suivi les câbles, expliqua Courtnee. Ils mènent tous à ces
panneaux métalliques sur le toit. Je vais demander aux mecs d’en
descendre quelques-uns pour voir comment ça marche.
En un rien de temps, une plateforme mouvante installée au milieu
de l’escalier fut opérationnelle. Elle montait et descendait grâce à
une série de câbles et de contrepoids, ainsi qu’un petit moteur. Les
mécaniciens trouvèrent le système très ingénieux, et les enfants
refusaient d’en descendre. Ils insistèrent pour faire un tout dernier
tour. Sortir les fournitures à l’extérieur devint moins fatigant, même
si Juliette persistait à penser qu’il valait mieux laisser beaucoup de
stock en place pour les futurs arrivants, si jamais il y en avait.
Il y avait ceux qui voulaient vivre là, réticents à s’aventurer plus
loin. Ils avaient des semis et plus de terre qu’il n’en fallait, et les
entrepôts pouvaient être transformés en appartements. Cette tour
ferait une bonne maison. Juliette les écouta en débattre.
Mais ce fut Elise qui régla la question. Elle ouvrit son livre à une
page particulière. Une carte. Elle pointa un doigt en direction du
soleil, leur montra où était le nord, et annonça qu’ils devraient
marcher en direction de l’eau. Elle prétendit savoir comment
capturer des poissons sauvages – il y avait des vers dans la terre, et
Solo savait comment les accrocher à des hameçons. Doigt pointé sur
la page de son livre, elle déclara que la meilleure chose à faire était
de se diriger vers la mer.
Les adultes se penchèrent sur cette carte, et cette décision. Il y eut
à nouveau débat entre ceux qui pensaient qu’il valait mieux s’établir
ici, mais Juliette secoua la tête.
— Ceci n’est pas une maison, dit-elle. C’est seulement un entrepôt.
Est-ce qu’on a envie de vivre dans l’ombre de tout ça ? ajouta-t-elle
en désignant du menton le dôme de poussière au loin.
— Et si d’autres personnes arrivent ? objecta quelqu’un.
— Raison de plus pour ne pas être dans le coin, répondit Rickson.
Le débat se poursuivit. Ils étaient un peu plus de cent. Ils
pouvaient rester là et cultiver la terre, ils obtiendraient une récolte
avant d’être à court de boîtes de conserve. Ou ils pouvaient
poursuivre leur chemin pour vérifier si les légendes qui parlaient de
mers et de réserve de poissons illimitée étaient vraies. Juliette faillit
faire remarquer que les deux étaient possibles : il n’y avait pas de
règles, il y avait plein de terre, d’espace. Les conflits découlaient en
général du manque de ressources.
— Alors madame le maire, que fait-on ? demanda Raph. On monte
le camp ici ou on avance ?
— Regardez !
Quelqu’un pointa un doigt vers la colline et les têtes se tournèrent.
Une silhouette en combinaison argentée émergeait au-dessus de la
crête pour descendre la pente en trébuchant. Quelqu’un de leur silo,
qui avait changé d’avis.
Juliette courut à sa rencontre, sans peur, seulement curieuse, et
inquiète. Quelqu’un qu’ils avaient abandonné, quelqu’un qui les avait
suivis. Ça pouvait être n’importe qui.
Avant qu’elle ait le temps d’arriver, la silhouette s’effondra et ses
mains encombrées de gants se crispèrent sur le fermoir du casque.
Juliette accéléra. Il y avait une grosse bouteille d’oxygène fixée dans
le dos de cette personne. Juliette eut peur qu’elle ne se retrouve à
court d’air, et se demanda d’ailleurs où elle avait pu trouver cette
bouteille.
— Là, doucement, dit-elle en s’agenouillant près d’elle.
Elle appliqua une pression de ses deux pouces sur les fermoirs, qui
cliquèrent et s’ouvrirent. Elle retira le casque et entendit une quinte
de toux. La personne se pencha, à bout de souffle, les cheveux
trempés de sueur. C’était une femme. Juliette posa une main sur son
épaule mais ne la reconnut pas – c’était peut-être quelqu’un de la
congrégation, ou du milieu.
— Respirez calmement, dit-elle.
Elle leva la tête en voyant que d’autres les avaient rejointes. Tous
s’arrêtèrent net à la vue de cette inconnue.
La femme s’essuya la bouche et opina. Sa poitrine se soulevait au
gré de ses profondes inspirations. Elle dégagea ses cheveux de son
visage.
— Merci, réussit-elle à articuler.
Elle leva les yeux vers le ciel et les nuages, plus qu’émerveillée.
Soulagée. Son regard se concentra sur quelque chose en particulier,
Juliette se retourna et vit un oiseau décrire de grands cercles
paresseux tout là-haut. La petite foule gardait ses distances.
Quelqu’un demanda de qui il s’agissait.
— Vous n’êtes pas de notre silo, n’est-ce pas ? dit Juliette.
Elle songea tout d’abord que c’était peut-être une nettoyeuse d’un
silo voisin qui les avait repérés et décidé de les suivre. Sa deuxième
idée était impossible. Elle s’avéra pourtant correcte.
— Non, dit la femme, je ne suis pas de votre silo. Je viens d’un
endroit… très différent. Je m’appelle Charlotte.
Elle tendit sa main gantée et lui adressa un sourire fatigué. La
chaleur de ce sourire désarma Juliette. À sa grande surprise, elle se
rendit compte qu’elle n’éprouvait aucune colère à l’égard de cette
femme qui lui avait dit la vérité sur cet endroit. Elle avait peut-être
même trouvé en elle un alter ego. Il s’agissait de toute façon, et
c’était le plus important, d’un nouveau départ. Elle lui adressa à son
tour un sourire et lui serra la main.
— Juliette, répondit-elle. Laissez-moi vous aider à vous
débarrasser de tout ça.
— Alors c’est vous, dit Charlotte avec un sourire.
Elle porta son attention sur le petit attroupement, la tour et les
piles d’objets divers.
— Qu’est-ce que c’est que cet endroit, au juste ?
— Une deuxième chance, dit Juliette. Mais on ne reste pas. On part
en direction de l’eau. J’espère que vous viendrez avec nous. Mais je
vous préviens, la route est longue.
Charlotte mit une main sur l’épaule de Juliette.
— Ça ne me pose pas de problème. J’ai déjà parcouru un bon bout
de chemin.
ÉPILOGUE
En juillet 2011, j’ai écrit et publié une nouvelle grâce à laquelle je suis entré
en contact avec des milliers de lecteurs, j’ai voyagé autour du monde pour
la promotion d’un livre et ma vie a changé. Jamais je n’aurais pensé que
tout cela était sur le point d’arriver quand j’ai publié Silo. Trois ans ont
passé depuis, et la parution de ce tome complète une aventure incroyable. Je
vous remercie d’avoir rendu cette aventure possible et de m’avoir
accompagné tout au long du chemin.
Bien sûr, rien n’est terminé. Toutes les histoires que nous lisons, et tous
les films que nous regardons, continuent dans notre imagination si on les y
invite. Les personnages vivent un jour de plus. Ils vieillissent, et ils
meurent. D’autres naissent. Les défis surgissent, les solutions aussi. Il y a de
la tristesse, de la joie, des triomphes et des échecs. Le point où se termine
une histoire n’est rien d’autre qu’un court instant dans le temps, un éclair,
une émotion, une pause. La suite, s’il doit y en avoir une, dépend de nous.
Mon seul souhait est que nous laissions de la place à l’espoir. Il y a du
bon et du mauvais en toute chose. Nous découvrons ce que nous nous
attendons à découvrir. Nous voyons ce que nous nous attendons à voir. J’ai
découvert qu’en penchant ma tête à un certain angle et en plissant les yeux,
le monde extérieur devient beau. L’avenir est radieux. Plein de bonnes
choses à venir.
Et vous, que voyez-vous ?
R E ME R C I E ME N T S