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Georges Perros et Gérard Philipe se sont rencontrés au

Conservatoire en 1944. Perros est l'ami, le confidenr auquel


tente de se raccrocher Gérard Philipe quand le succès lui fait
parfois perdre pied. Georges Perros, lui, n'aime pas le métier
d'acteur et il abandonne bien vite la Comédie-Française pour
se colleter à l'écriture. Commencent alors de longues périodes
de vache maigre durant lesquelles il trouve refuge chez son ami
Gérard et sa femme, la romancière Anne Philipe. <1Il y avait là
du bonheur » écrira Georges en se souvenant de leur trio dans
la grande maison de Cergy.
Cerce amitié solide, presque fraternelle, est brutalement brisée
par la·morr de Gérard Philipe en 1959, mais l'échange conti-
nue entre Georges Perros et Anne Philipe, dans le souvenir de
Gérard et des jours heureux. Il ne prendra fin qu'en 1978, avec
la mort de Georges.

Cette correspondance, cent vingt-cinq lettres inédites, est


illustrée de photos de famille et présentée par Jérôme Garein.

20 €
ISBN 978-2-912667-57-I
ANNE & GÉRARD PHILIPE
GEORGES PERROS

DE G];:ORGES PERROS
AUX ÉDITIONS FINITUDE

L'autre région. Lettres à Maxime Caron. CORRESPONDANCE


correspondance

Pour ainsi dire


notes

présentée par
j'habite près de mon silence
poèmes JÉRÔME GARCIN

Dessiner ce qu'on a envie d'écrire


ceuvres graphiques et annotée par

ANNE-MARIE PHILIPE
& THIERRY BOIZET

BIBUO . • DISCOTHÈQUE
FAIDHERBE
18-20, rue Faidherbe
75011 PARIS

. \

finitude
2008

--- ... - -- ..... -


09 15218
BlBL\OTHEOUES

« IL Y AVAIT LÀ DU BONHEUR ... »

Ce que racontent les lettres rassemblées ici est magnifique. C'est


l'histoire d'une amitié passionnelle que rien n'arrête, ni la maladie ni
la mort, qui seprolonge et s'obstinependant plus de trente ans. Les trois
protagonistes ont disparu aujourd'hui, et pourtant on dirait qu'elle
dure encore, cette amitié plus farte que le temps: il suffit d'ouvrir les
livres d'Anne et de Georges, de voir lesfilms de Gérard, pour la sen-
Cet ouvrage est publié avec le soutien de la Fondation d'entrepriseLa Poste.
tir vibrer - on n'est pas seulement qui on a été, on est aussi qui on
La Fondatùm d'entreprue La Poste a pour objectif de souccnir l'expression écrire a aimé. Leurs enfants le savent bien, auxquels l'on doit l'exhumation
en _aidantl'éclicionde correspondances, en favorîsanrles manifestations arcisciques
qu1rendentplus vivantes la lettre et l'écriture,en encourageantles jeunes talents qui de cette correspondance inédite, où l'on découvrira le Gérard Philipe
associent texte et musique cc en s'engageanten faveur des exclus de l'écricure.
épistolier, alliage surprenant de candeur, d'insolence, de rigolade
http://www.fondacionlaposte.org
nasillarde, d'impatience et de doute: quand Anne-Marie Philipe lit
en scène Le Temps d'un soupir de sa mère ou, pour la télévision, les
poèmes de Georges, et quand Frédéric Poulot travaille à la réédition
des œuvres de son père, ils sont fid èles à ce qu''expriment ces lettres, le
© Finitude 14, cours Marc-Nouaux à Bordeaux, 2008. devoir de mémoire ajouté à l'exigence de vivre.

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Tout commence, à la Libération, par une fraternité d'armes. n'est pas encore !'écrivain Perros, est déjà un moraliste dans l'âme,
Deux jeunes comédiens, qui se sont connus au Conservatoire d'art un disciple de Paul Valéry et, sur le papier, un styliste maigre, acéré,
dramatique et ont eu le même professeur, Georges Le Roy, se pro- sceptique et pince-sans-rire. Gérard Philipe, qui court sans s'arrê-
mettent de grandir ensemble et de nejamais se décevoir. L'un est né ter du théâtre Hébertot aux studios de Boulogne, de la scène des
en 1922, à Cannes, il s'appelle Gérard Philipe et, lorsque débute Noctambules aux plateaux de Cinecitta, de Montparnasse à Rome,
cette correspondance, il s'est dé,jàfait un nom. Il ajoué !'Ange dans sent que la vie va trop vite, même s'il ignore qu'elle sera si brève.
Sodome et Gomorrhe, de jean Giraudoux, et Caligula, d'Albert «Tues enface de moi le seul, écrit-il à Georges le 15 janvier 1959,
Camus, il a tourné dans Les petites du quai aux fleurs, de Marc qui pourrait me donner ma température. Et je crois, et je sais queje
Allégret, et dans Le pays sans étoiles, de Georges Lacombe. Il est suis malade. » Georgesle calme et,parfois, le conseille.Il aime à lafolie
d'une fiévreuse beauté. « le grand jeune homme plein de fantaisie», se mifi,e du « monstre à

L'autre est né en 1923, à Paris, dans le quartier des Batignolles, photographies», déteste « l'étrange cadavre pour hebdomadaires. »
il s'appelle Georges Poulot et, après avoir envisagé d'étudier le Mais, peu à peu, Gérard va offeir à Georgesle spectacleréconfortant
piano, choisit, malgré un penchant précoce pour la solitude et la d'une réussite sans complaisance, l'image ineffaçable d'une notoriété
misanthropie, de devenir acteur parce que, croit-il, c'est la meilleure intègre. Car cesdeux hommes dont les destins paraissent opposésont
façon de se cacher.Il se trouve « une sale gueule» et rêve d'un visage en commun une exigence intraitable, le goût des grands textes et
de rechange. Grâce à un deuxième prix de comédie, il entre à la l'engagement politique à gauche: le TNP dejean Vilar, dont Gérard
Comédie-Française, où il ne serapas heureux -le sera-t-il jamais? est l'acteur fétiche et Georges,le lecteur scrupuleux, sera leur seconde
Sur scène, Gérard a la grâce, mais il ne le sait pas; Georges n'a pas demeure.
de génie, et il le sait. Le premier, efflanqué, est promis au soleil de la La première, c'est Cergy, où le héros de Fanfan la Tulipe a acquis,
gloire, le second, trapu, à son ombre. L'un s'.emballetandis que l'au- au milieu des années 1950, une bellepropriété plantée d'arbres cen-
tre ronge sonfrein. Leurs chemins auraient dû se séparer, ils se sont tenaires, entourée de pelouses étagées et bordée par l'Oise. Il y vit
au contraire rejoints jusqu'à, parfois, se confondre. Georges, dont le avec sa femme, Nicole Fourcade, devenue Anne Philipe, le fils de
jumeau est mort à la naissance, a trouvé en Gérard un frère de subs- cette dernière, Alain, et leurs deux enfants, Anne-Marie et Olivier.
titution qui, par son rayonnement, offee un perpétuel démenti à sa A peine sont-ils installés que Georges débarque. Il aura désormais
résignation, un antidote à son «goût effréné de l'échecet de ia mort», sa chambre et y séjournera souvent, avec sa chienne Zita, une cocker
à sonpessimisme, à cette aigreur que certains lui reprochent,à son mal noire pleine de puces. Il fait partie de la famille, joue du piano,
d'être - «Je ne te parlerai pas de moi, parce que moi n'existe pas», accompagne les premiers pas d'Anne-Marie et d'Olivier. Parfois,
lui assène-t-il en 1947. Et Gérard, que le succèsentraîne déjà dans Anne trouve sa présence un peu envahissante. Mais elle sait trop
un tourbillon vertigineux, se raccrocheà Georgescomme à un rocher pourquoi et combien il comptepour son mari. (Georgesà Gérard,jan-
de haute mer, abrasif et dur. Ils ont besoin l'un de l'autre. Ils mar- vier 1959: «Il me semble que nous avons été très près l'un de
chent la nuit dans Paris, soudés, rieurs et bavards tels « deux l'autre, aussi près que deux hommes peuvènt espérer de l'être, en
ivrognes. » Ils se complètent et s'augmentent. Georges Poulot, qui temps de guerre pacifique».) Elle sait aussi que Georgesest sans le sou,

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\ •20. Rua Faidheltle

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et qu'il a besoin de l'aide de Gérard pour survivre. C'est à Cergy, lorsqu'il était une promesse, bien avant qu'il ne fût une légende.
enfin, que Poulot se transforme en Perros, rassemblant les notes, les Chacun à sa manière, ils avaient raisonné lefougueux pur-sang, ils
aphorismes, les apostilles, qui donneront le premier et capital lui avaient appris à ne point céder aux facilités et à la vaine vanité
volume des Papiers collés. Il paraît en 1960, un an après la mort du vedettariat, ils avaient poussé« !'Achille pétaradant» àfaire des
de Gérard Philipe. On y trouve un texte bouleversant sur l'ami dis- choix radicaux, ils l'avaient initié à la philosophie grecque et à la lit-
\ paru, sur lefrère perdu, sur le double envolé: «Il rassemblait en lui térature étrangère, ils l'avaient encouragé - elle, l'ethnologue de
toutes les attentes plus ou moins avouées, ouvertes, les attentes phy- retour de Chine, lui !'écrivain scrupuleux desproses brèves et despoè-
siques d'une génération. Il était le corps d'un besoin collectif, qui se mes bleus - à servir, sans jamais se préférer, les grandes pièces du
définit mal, justement parce qu'il a besoin d'un individu pour se répertoire, afin de les offrir à tous ceux qui n'ont pas eu le privilège
dire. D'où le charme inouï qui émanait de sa personne, la grâce de naître dans un milieu où la culture est acquise, où le théâtre est
modiglianienne, oui,faite de nonchalance et de sérieux, de tristesse héréditaire.
en liberté, de force brute et de langueur. De cynisme et d'amour. Pendant presque vingt ans, et dans la permanente ombre portée de
Charme et grâce d'un fauve, à la dent aiguë, au sourire - les tigres Gérard Philipe, Anne et Georges vont se rapprocher malgré la dis-
\_ sourient - déconcertant. » tance qui les sépare. Editrice chez julliard, elle travaille en effet à
C'est alors queJ à la manière miraculeuse d'une fleur sauvage pous- Paris et, l'été, se réfugie à Ramatuelle. Lui s'est retiré pour toujours
sée dans les ruines, naît une seconde correspondance, entre Anne à Douarnenez où il s'est installé l'année même de la mort de Gérard
. '
Philipe et Georges Perros, comme si la veuve et l'ami, côte à côte Depuis la parution du Temps d'un soupir, en 1963, Anne écrit
dans le petit cimetière de Ramatuelle, voulaient désormais combler beaucoup, des romans, des essais, des récits. Elle admire l'auteur des
l'absence dont ils souffrent tant et ensemble reconstituer le lien brisé. Papiers collés, guette et craint son jugement littéraire. Lui semble
Ils ont tellement de souvenirs en commun et de secretspartagés. Ils vouloir forcer ou tromper le destin en poursuivant, avec Anne, sa cor-
ont la terrible nostalgie de la légèreté. Ils partagent la mémoire respondance avec Gérard, ce grand garçon dégingandé auquel il
euphorique des tournées du TNP, le poignant regret du phalanstère avouait: « C'est bien de te savoir avec moi sur le globe», lequel aus-
de Cergy et des balades plein vent à bord de la vieille Ford décapo- sitôt lui répondait: «j'ai hâte de te coudoyer.»
table - «Il y avait là du bonheur» s'exclame Georges-, l'amitié Lorsque, en 1976, la maladie frappe soudain GeorgesPerros, Anne
de l'immarcescible M Brunet, lejardinier philosophe qui ordonnan- redouble d'attention et d'affection. Un cancer de la gorge transforme
çait le potager, commandait à un poulailler et sculptait, dans le bois, le stoïcien en « ministre du silence.» Elle lui envoie des colissemblables
des animaux familiers. Ni elle ni lui ne supportent de revoir Gérard à ceux qu'adressaient, en 14-18, les marraines de guerre aux poilus
à la télévision, dans Fanfan la Tulipe ou Les Grandes manœuvres, sous la mitraille: des chandails, des livres, des disques, des bonnes
ils ont l'impression qu'on remue un couteau dans la plaie vive; ils ne nouvelles de l'arrière et des mots qui, même sans illusions, se veulent
savent pas non plus en quels termes parler de l'éternel jeune père à rassurants. Elle lui rend visite à l'hôpital, rejoint le convalescent en
leurs enfants respectifs. Ils avaient connu et aimé l'acteur presque Bretagne, elle lui parle des oiseaux, de littérature, despièces quejoue la
adolescent de La Chartreuse de Parme et de La Beauté du diable, fière Anne-Marie, il répond en traçant des mots tendres et désabusés

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sur son ardoise magique, lui exprime « tout ce qui de vous à moi est
inaltérable, inoubliable. Nous avons vécu ensemble, quoi de plus
important ... »
Quand il meurt, en 1978, elle ne perd pas seulement un ami très
cher, elle dit aussi· adieu aufrère spirituel de son éternel compagnon.
NOTE SUR L'ÉDITION
Sur la tombe de Gérard Philipe, GeorgesPerros avait dit: « Ce sera
moins dur de mourir, maintenant, pour ceux qui t'ont aimé. Moins
bête. Il y aura un rendez-vous à ne pas manquer, que nous ne man- Une partie des lettres de cette correspondance a disparu . En effet,
queronspas. » Eh bien cejour est venu et elle est seule, désormais, avec toutes les lemes de Gérard et d'Anne Philipe ont été égarées après
avoir été dactylographiées il y a quelques années. Léditeur de la pré-
ses souvenirs. La porte se referme en grinçant sur un passé qui ne
sente édition n'a donc pas pu en vérifier le texte et quelques mots
reviendra plus, sur un parc automnal maintenant à l'abandon. jugés alors illisibles n'ont pas pu être rétablis.
L'acteur d'une vie extraordinaire et l'auteur d'Une vie ordinaire Les autres lettres, celles de Georges Perros, sont conservées à la
sont pareillement couchésface à la mer, la Méditerranée pour l'un, Maison Jean Vilar à Avignon (lettres adressées à Gérard Philipe), et
l'Atlantique pour l'autre. C'est le terme d'une correspondancetrian- dans une collection particulière (lettres adressées à Anne Philipe).
gulaire qui n'apas d'équivalent dans l'histoire du théâtre, du cinéma Fidèle à sa mauvaise habitude, Georges Perros n'a daté aucune de
et de la littérature, qu'il faut savoir lire entre les lignes du cœur, et ses lettres et les dates que nous donnons, entre crochets, sont cel-
où l'amitié ressemble sifart à l'amour qu'on ne sait quel nom vrai- les du cachet de la poste ou ont été définies par leur contenu . Nous
ment lui donner. avons également eu recours aux crochets pour les dates des lettres
de Gérard et Anne Philipe, car nous n'avons pu les vérifier sur les
JÉRÔME GARCIN originaux.

Les photos publiées dans cet ouvrage sont purement illustratives.


Elles ne font pas partie de la correspondance et sont le fait d'un
choix de l'éditeur.
LETTRE I - GÉRARD PHILIPE

[2 avril 1946. 7, rue du Dragon à Paris}

J'ai du remords de ne t'avoir plus donné signe de vie ... Je suis un


petit peu «crispé» de ne plus jouer les Empereurs I et je crois être de
mauvaise compagnie en ce moment ... mais je voulais te dire tout de
même que je suis ton ami.
Gérard

GérardPhilipe vers 194 5

1. Gérard Philipe vient de jouer Caligula d'Albert Camus (la première a eu lieu le
15 septembre 1945 au théâtre Hébertot).

15
LETTRE 2 - GÉRARD PHILIPE « moment» de son état d'âme ne doit jamais être prise, par celui à qui
on s'adresse pour l'impression d'une vérité à laquelle on tiendrait féro-
1
[29 mai 1946. Paris] cement. Je compte lâchement sur tes paroles que je te renvoie - sans
les citer exactement je m'en excuse! pour que cette lettre ne nous
Je ne donnerai pas de fausses raisons à mon retard. Jet' avouerai sim- sépare pas.
plement que j'ai peur de ton amitié parce que je me trouve embringué A toi
avec Jacques S. 1 dans la plus sale période qu'une amitié comporte Gérard
lorsqu'elle est accompagnée d'un habitat commun et que l'incompa-
tibilité d'humeur (la trop bien nommée) se mêle au désir que l'un
des amis a (en l'occurrence moi) de secouer le joug de l'emprise que
l'autre avait sur lui. Je m'excuse de cette longue phrase mais pour tout
t'expliquer tout se complique du fait que j'en suis au 2• livre de
Proust et que je n'ai ni son talent d'écrivain ni celui de « fouilleur-
ès-psychologie » qui le caractérise.
Oui, j'ai peur, parce que je n'arrive plus à considérer l'amitié que
comme une charge. Je pense que j'ai tort mais (ou plutôt: j'aimerais
penser que j'ai tort mais) je n'arrive pas à la concevoir autrement.
C'est pourquoi j'ai mis du temps à t'écrire - en plus de la paresse
que j'ai à tenir une plume. Ceci dit pour que tu ne penses pas que
mon retard ne vient que de ma peur.
Si je t'écris tout de même, c'est sans doute parce que j'ai beaucoup
d'estime pour toi et que celle-ci me retient de mal considérer les rela-
tions - je ne dis pas que nous pourrions avoir - mais que nous
aurons sans doute s'il ne tient qu'à moi (du moins au« moi» que je
serai j'espère dans quelques temps, lorsque j'aurai totalement libéré
mon esprit de ce joug.)
Je voudrais pourtant bien te dire toute ma peine - et je dirais aussi
bien toute ma joie si j'en avais 2 •
Ne t'affole surtout pas à la lecture de cette lettre - tu m'as dit très
justement (Bd St. Germain près d'un arbre sur le trottoir de droite
en allant vers l'Église) que: une parole traduisant l'impression d'un
GeorgesPerrosà l'époquedu Conservatoire
1. Gérard Philipe partage à cette époque un deux-pièces-cuisine au 7 de la rue du Dra-
gon avec son ami Jacques Sigurd. Celui-ci, alors critique dramatique, deviendra
scénariste et dialoguiste pour YvesAllégret ou Marcel Carné.
2. La période est difficile pour Gérard Philipe, son père, l'avocat Marcel Philip, a été
condamné à mort par contumace le 24 décembre 1945 pour intelligence avec l'ennemi.
Il s'est réfugié en Espagne, où il vivra jusqu'en 1969, date de son amnistie.

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LETTRE 3- GÉRARD PHILIPE LETTRE 4 - GÉRARD PHILIPE

[19 juin 1946. Arreau 1 (Hautes-Pyrénées)] [été 1946. Ancizan 1 (Hautes-Pyrénées)]

Mon petit Georges, Je devrais m'excuser de ne pas t'avoir répondu tout de suite, mais je
t'ai finalement annexé à mon profit en oubliant ce qu'il pouvait y
Merci. Comme ça, pour rien ... parce que tu existes... avoir de solitude dans ta lettre - je n'avais gardé que l'impression de
Il m'est arrivé des tas de choses depuis ma dernière lettre. L'orage a trait d'union qu'elle représentait.
éclaté, les nuages se sont amoncelés (avec 2 1?), ont crevé et se sont Si je t'écris ça, c'est bien parce que j'avais envie de m'excuser.
éloignés, me laissant enfin seul! Le temps file et je m'abrutis de travail. Je ne peux pas me sentir tran-
Bref! Je vais beaucoup mieux, ou - pour mieux dire - je suis libéré quille en dehors.
des chaînes dont je te parlais, il m'a suffi de le vouloir, mais arriver à Il n'y a que le soir que je me donne vacances. J'ai l'impression alors
vouloir, c'est déjà un grand problème à résoudre. que je ne suis plus tenu à travailler - c'est du repos permis - alors je
Je me suis senti revivre - quelle phrase con quand on la relit! - j'ai « légerise », je batifole. Je ne me sens plus astreint. Il m'est arrivé une
réellement senti comme une permission de sortie subitement donnée fois de voir poindre le jour après une nuit bête de cet ordre - et là
à un élève puni - à nouveau l'odeur du foin qui ne m'était pas per- j'ai été saisi d'une hâte de quitter tout le monde (qui ne comprenait
ceptible depuis quelques semaines. Et tu verras que mon esprit est pas) - le jour qui montait m'a donné du remords, je ne me sentais
toujours brillant, j'ai parodié le vers toujours fameux de l'inoublia- pas en droit de batifoler dans le jour.
ble Lamartine. « Un seul être vous manque, et tout est repe1.,1plé ! » Ne Il y a du paysan là-dessous. J'en suis fier d'ailleurs, ça n'était pas
me juge pas sur ces réparties, qu'on ferait même sur la tombe de son péjoratif.
meilleur amour, alors même qu'elles sont méchantes - et peut-être A part ces moments: le travail pour sortir de la solitude - ou plu-
même à cause de cela! tôt pour être ... (non, j'allais philosopher ... )
Je manque d'indulgence, mais si on était indulgent à 20 ans, où irait Quand rentres-tu? Je pars en « extérieurs »2 au début septembre.
le monde? - tu remarqueras le rajeunissement 2 • Mais je serai là vers le 10-15.
D'ailleurs, ça me viendra vite ... Peut-être heureusement. Téléphone ou écris-moi.
Tu vois que je m'occupe toujours beaucoup de moi. J'aimerais que Ton Gérard
tu me dises ce que toi tu deviens, et si ton nuage a crevé dans un sens
aussi libérateur? Je t'aime bien.
Gérard

1. Gérard Philipe passe qudques semaines de vacances à Arreau, clans les Pyrénées, à cinq
kilom~ttcs de Guchen, où se trouve la maison de famille de Nicole Fourcade, une amie
qu'il connaît depuis 1943. Elle est l'épouse, depuis 1938, de François Fourcade dont elle
a un fils, Alain (né le 28 juillet 1939). Elle deviendra la femme de Gérard en 1951 et
prendra le nom d'Anne Philipe. 1. Gérard loge à Ancizan, à quelques kilomètres de Guchen. Il fait souvent le chemin
Durant cet été 46, François Fourcade, qui a appri le chinois aux "Langzoo" pendant la entre les deux villages à vélo, en compagnie de Nicole et du petit Alain.
guerre, est conseiller culturel auprès de !'Ambassade de France à ankin .
2. Sur les bords de Marne, à Chennevières, La Varenne et au Pont de Charenton, pour
2. Gérard Philipe a 23 ans, comme Georges Perros, qui était son cadet de neuf mois. le tournage du Diable au corps, de Claude Autant-Lara .

18 19
LETTRE 5- GÉRARD PHILIPE LETTRE 7- GÉRARD PHILIPE

[4 août 1946. Paris] [1er octobre 1946. Paris]

Je repars après être revenu. Je net' ai pas vu parce que« con» nement Georges, j'ai préféré ne pas te donner de petites heures.
pris par les préparatifs du prochain exploitage commercial dénommé Mais comme ça ne s'arrange pas, alors je me résigne.
«film» 1• Peux-tu dîner avec moi jeudi soir. Auquel cas je serai chez moi à 7 h 1/2.
Peut-être es-tu d'ailleurs parti aussi de Paris. Tél. Lit 69-03.
Ce que je te souhaite. Bien à toi,
Là-bas j'avais envie de revenir travailler, parce que, je crois, gêné de Gérard
réfléchir sur bien des choses.
Ici j'en ai déjà marre parce que gêné de ne plus être seul.
J'ai une vie de con.
A toi, Gérard " LETTRE 8- GÉRARD PHILIPE

P.S. Je reviens le 16 août. Fais-moi signe si tu es à Paris. [8 décembre 1946 1• Paris]


G.
Me revoici après une éclipse de plus.
Est-ce que je peux te voir mardi soir?
LETTRE 6- GÉRARD PHILIPE Viens dîner je serai chez moi vers 8 heures 1/4.
Envoie-moi un mot si tu ne peux pas.
[7 septembre 1946] Gérard

Mon cher Georges,

..--- Un revenant! LETTRE 9 - GÉRARD PHILIPE


Je préfère ne pas te voir en ce moment plutôt que te donner des ren-
\ dez-vous ... manqués ou hâtifs. [10 décembre 1946. Paris]
Au début de l'autre semaine je serai plus libre - je me permettrai de
te happer par courrier. Eh bien à vendredi donc.
Si tu te sens le cœur de venir me voir au studio à Neuilly dans la Serai chez moi à 8 h 1/2.
journée! ou si tu as besoin de moi, téléphone-moi là-bas à Mai 30-33. Gérard
Bien à toi.
Gérard

1. Courant décembre, Nicole Fourcade parr rejoindre son mari en Chine avec Alain.
1. Le tournage du Diable au corps a lieu de septembre à novembre 1946. Elle ne rentrera en France qu'en septembre 1948.

20 21
LETTRE 14 - GÉRARD PHILIPE le «Souvenir » de ces gens pleins de foi qui sont morts pour eux .
Mais les églises en elles-mêmes sont souvent belles de façades grâce
[21 juin 1947. Rome] à ces couleurs, dont je te parlais, qui viennent rendre encore vivan-
tes les trouvailles trop riches, riches, trop sobres, ou sobres des
Georges, architectes.
Je n'ai aimé comme intérieur d'église que Saint-Paul hors-les-murs
Je te mets toujours de côté avec les quellques (je ne sais pas l' ortho- qui fait penser à Bach par sa logique rigoureuse et sa si grande tran-
graphier) lettres qui me tiennent à cœur et que je n'écris que rarement quillité (si grande qu'elle devient d'amour).
parce que ça ne me paraît pas utile. Le contact existe sans cela. Et aussi quelques autres petites, intimes et chaudes qui m'intimident
J'éprouve cependant un remords et une certaine honte à avoir un sen- moins et me couvent plus que les grands halls de gares dénommés
timent « possesseur » tel que je m'endors dans la confiance de ton St Jean de Latran, ou Basilique Saint-Pierre ...
amitié. Alors je viens bavarder avec toi. J'espère d'abord que tu me Bien sûr ces dernières ont «la proportion dans les immenses formes »
diras où en est ta vie depuis ton voyage dans le midi. Et je remarque et quelques autres qualités très appréciables. Bien sûr!
une fois de plus que je ne sais pas me laisser aller en écrivant (pas plus Voilà à bientôt. Écris-moi. Je pense que tu te diriges vers le [illisible].
qu'en parlant d'ailleurs! - en tout cas peu souvent) sinon je saurais Et salut.
te parler de Rome que je me suis mis à aimer beaucoup. En plus de Gérard
ses qualités propres, cette ville a pour moi l'avantage d'être dans le
midi et tous mes souvenirs d'enfance - qui sont imprégnés de soleil,
de pins, de mer, de plage, de goudron chaud, de couleurs - viennent
m'aider quand je regarde Rome.
Pas impressionnant du tout cette capitale et on oublie vite qu'elle
l'est - ni le Vatican - on oublie vite sa puissance, du moins on ne peut
s'empêcher de sourire de la réalité encore vivante de sa puissance.
Mais les couleurs que tu retrouveras aussi dans le midi de la France
sont là, et surtout celles des maisons et de certaines églises dans le
soleil de 6 h 1/2 du soir: patine dans les gris et peintures ocres vieil-
lies dans tous les tons. Et puis tu te prends d'un gros amour pour un
coin, pour une perspective, pour une heure de la journée.
On peut aimer Rome autant que Paris mais je pense qu'on peut y
vivre moins longtemps.
Tu me demandes un renseignement intéressant sur la beauté ex-
moderne des monuments. Je n'arrive personnellement pas du tout
à imaginer les monuments romains dans leur premier temps, et je
ne me plains pas de ce manque, je m'en fous. Je ne demande qu'à
les voir avec mes yeux d'aujourd'hui quand ils me plaisent - les
catacombes ne sont pas arrivées à me suggérer quoi que ce soit, GérardPhilipeet sa mère,à Rome

peut-être à cause de la nuée de guides en soutane qui exploitent

26 27
LETTRE 15 - GEORGES PERROS lesquels peuc-êcreje ne plairai plus!» Raisonnement vicieux. La qua-
licé de l'admiration seule importe, et plus il y a d'ap plaudissements,
[juillet 1947] moins la satisfaction doit être épanouie.
Excuse-moi. Lamirié est toujours un peu moralisante , aucremem
Mon cher Gérard, die, ennuyeuse. Merrons que je n'aie rien die, ec tournons la page.
Je me suis réveillé ce matin affligé d'un point au cœur dont je souf-
1 Je me croyais oublié. Mais non! Fabrice 1 « garde le contact». Argu- fre encore, à cinq heures. Si la carcasse s'en mêle j'abdique. Je viens
ment qui m'a fait sourire, car c'est justement celui que j'emploie avec de passer une année terrible, comme dirait le père Hugo 3 . Je ne t:eferai
les gens qui m'ennuient, et qui me reprochent mon silence. Je leur pas le détail de mon chemin de croix, lequel détoule d' un manque
dis: «A quoi bon s'écrire! Cela n'ajoute rien. Le" contact" existe fort de travail positif, travail en chambre s'entend, ec qui doit figurer les
bien sans cela! » Mais Dieu me garde d'aller me comparer à toi, et bornes de mon évolution inrellecruelle. Si je n' ai pas cous les jours
de te prêter mes diaboliques sentiments. J'aurais bien tort de ne pas mon rendement réel - êcre intelligent pour les autres est enfantin -
te croire. Cela me touche, et rien ne prouve que tu me trompes. si je ne me trouve pas, moi, et moi seul, incelligenr, vivant, c'est: la
'L Ainsi soie-il. loque. Loque brute. Je me traîne, présence au monde un squelette
J'ai téléphoné à ta maman avant-hier, et mon oreille l'a trouvée toute voûcé, sans énergie.
émue, toute ruisselante d'une joie bien ... maternelle. Le Festival de Jen'ai pas passé l'examen public du_conservatoire mais vendu ma \
Bruxelles2 et un prochain voyage à Rome justifiaient cette allégresse salade devant le comité du Français, à huis~clos, lequel comicé, corn~ \ .
que j'ai encouragée de mon mieux. Il n'y a pas trente-six façons de posé de fore fantasque façon m'a reconnu du calent, mais déploré mon
rendre à nos parents ce qu'ils nous ont, sans le vouloir, donné. Ils ne absence d'emploi nec dans la maison \ Inui:ile de ce dir e que cerce
demandent qu'à être fiers de leur rejeton, un jour ou l'autre, et cela décision m'aurait laissé parfaicernenc froid, si Marange s, que tu
implique la célébrité. Car il ne s'agit pas d'admirer tout seul. Et parmi connais peut-être, n'avait été, lui, agréé! Toue cela n'a évidemment
tous les individus plus ou moins heureux d'une réussite, nos parents aucune irnporcance, mais depuis ce jour fatal... les huissiers de l'au- /
sont encore les plus désintéressés, et les plus dignes de notre affection. gusre Maison ne me saluent plus, et ma pipe indispose. Sic transir ...
Te voilà donc parvenu au stade des magisters. Je ne crains rien pour J'aimerais savoir la date de ton rerour. Esc-ce possible. Si c'est dans
toi: tu as la tête solide. D'ailleurs, craindre pour toi, ce serait crain- la première quinzaine du mois d'Aoûc, god-dam ! Je serai à Paris,
dre pour moi, s'il est vrai que tu «sens» mon amitié. Au reste, tu me et nous pourrons nous voir, si toutefois l'autre Gérard Philipe est
comprends. Ne cesse de te répéter que les donneurs de sérénades disponible.
dithyrambiques sont les individus les plus dangereux de cette Terre, Descends-tu faire un tour vers Gênes, Naples etc .. ? Ah! pour finir,
qu'ils ne souhaitent, inconsciemment d'ailleurs, que du mal à l'ob- une question. Rencontre-c-on encore de véritables Italiennes, au rype
jet de leur enthousiasme, et qu'ils risquent d'arrêter dans son marqué? Je trouve que la race féminine se perd qu_eroue se vulga-
évolution le plus rigoureux artiste. «Je plais ainsi», se dit ce dernier, rise désespérément, et que l'amour devient de plus en plus difficile.
« pourquoi irais-je m'exténuer à vouloir atteindre des sommets sur
3. Allusion à L'année terrible,recueil de Victor Hugo, paru en 1872, dans lequel il revient
l, Prénom du personnage principal de La Chartreusede Parme, qu'est en train de tour- sur l'année 1870, année de la guerre contre la Prusse et de la Commune,
ner Gérard Philipe, 4, Il n'entrera à la Comédie-Française que l'a nnée sui\ranre en obtenant un second prix
2, Au Festival international de Bruxelles, en juin 1947, Le Diable au corpsremporte le de comédie.
prix de la Critique et Gérard Philipe le prix d'interprétation. 5. Jacques Morange, qui fur pensionnaire de la Comédie-Française jusqu'en 1955 ,

28 29
T'es-tu infiltré dans la société romaine. Existe-t-il là-bas un semblant LETTRE I7 - GEORGES PERROS
d'activité intellectuelle?
A Paris, on n'entend parler que du Tour de France. Cannes est à [été 1949]
l'honneur, par la pédale et par l'écran . Comme dirait l'autre, les deux
vont souvent ensemble!. .. Mon petit Gérard, j'aurais aimé te voir avant de partir. Mais com-
Il est grand temps que je termine ma péroraison. Je passe mes jour- ment le faire dans d'heureuses conditions? Tu sais que je mecsdu prbc
nées au piano6, martyrisant les cinq concertos de Beethoven, qu'il aux choses du ... cœur , et que ni figures, malgré ton prescige, au pre -
faudra que « tu m'achètes » à ton retour. Il y a là de quoi se regarder nùer rang de ceux que j'aime. Je ne saurais conn aître ce qu'on )
dans les yeux des heures seulement interrompues par les changements nomme amitié autrement que passionnément, et cela fait partie de
de disques. mes sens. Aussi bien, puis-je compter sur les doigts d'une main les
Sois gentil. Envoie-moi un petit mot, et reviens vite. I.:air de Rome hommes qui jusqu'ici m'ont fait résonner, c'est-à-dire, déraisonner,
est humide. car que de concessions!
Affectueusement, Je suis arrivé ici samedi dernier, à moitié invité par des moitiés l
Georges d'amis 1.Cela ne m'enchante guère, pour mille raisons. D 'abord celle
d'avoir à supporter la société d'individus qui m'indiffèrent. J'aime être
seul, j'aime n'avoir à dialoguer qu'avec moi-même surrout s' il s'agit
de n'ê tre point d'a ccord. Mais les auues, s'ils ne me domin ent pas,
~u plutôt s'ils nexiscem pas, m'ennuient . Je nessaie pas de me juscifier, _\
Je constate. ...,
On me trouve aigri, ou pessimiste, ou renfermé. Je ne suis que poli, \
LETTRE 16 - GÉRARD PHILIPE soucieux de ne pas gêner les autres par ce qui me gêne, moi, et qui, }
en général, les insupporte. On me trouve orgueilleux, parce que je /
[31 décembre 1948. Télégramme de Paris] tiens à ce que j'aime, et fais des sacrifices pour garder sans tricher la
position horizontale. Je ne crois pas qu'il faille aimer les hommes -
Bonne Année et Boule de Gomme. chose impossible - pour faire comme si on les aimait. Et seul l'acte
Gérard compte pour la plupart. Le malheur veut que je ne m'intéresse
q\l' aux décimales.
Je me suis laissé aller, sans le vouloir, à écrire une espèce d'éloge de \
ta grande personne 2 • Quand il sera au point, je te l'enverrai. Sois tran- )
quille, je n'y parle pas de moi. -

1. Perros passe quelques jours de vacances à Annecy, chez Jean-Louis Richard, un de


ses condisciples du Conservatoire qui était , à l'époque, le mari de Jeanne Moreau . Ses
relations avec le couple, qui semblent un peu tièdes d':u>rèscette lettre, one dû se ren-
forcer au cours de cc séjour (cf. noce 2 de la lettre suivante).
6. Georges Perros étaie un pianiste confirmé ec il avait un temps envisagé d'entrer au 2. Sans douce le portrait que l'on trouve dans son Lexique(publication posthume aux 'l . 1
Conservatoire avant d'opter pour le théâtre . éditions Calligramme en 1981), à l'entrée "Comédien ".

30 31
Et si par hasard tu peux me consacrer une minute, sois bon, je n'ose LETTRE 18 - GEORGES PERROS
pas dire charitable, par pudeur: écris-moi. Tu ne saurais deviner à
quel point je me sens seul. [16 septembre 1949] 1
Dis bien des choses à ta maman, que j'aime beaucoup, quoiqu'elle
ait mis au monde un monstre. Nous voilà une fois encore, dans le silence absolu. Les Dieux, sans
Georges doute, tissent pour nous la toile de l'amitié, cachés dans un petit
recoin de notre intérieur, les Dieux craintifs, susceptibles, malheu-
reux, qui ne savent pas qu'il faut vivre, qu'il faut parcourir la courbe
Chez Mr Richard du destin choisi.
14 chemin des Fins Me voilà encore une fois, l'anonyme parfait auquel on vient vanter
Annecy les charmes d'un certain Gérard Philipe inconnu de moi- c'est bien
Haute-Savoie vrai et je ne joue pas -, d'un monstre à photographies. «Vous ne le
connaissez pas? C'est un être exquis. etc ... »
Non, certes, je ne le connais pas. Je suis l'ami d'un grand jeune
homme, plein de fantaisie, de soucis majeurs, capable de vivre \
comme tout le monde et comme personne, mais celui dont vous me
parlez, cet étrange cadavre pour hebdomadaires, je ne veux ni ne peux ,,
l'aimer, l'estimer. L'homme que je distingue «pourrait» être un J
grand acteur, et certes ce don fait partie de lui-même, et certes sans
ce don il ne serait peut-être pas du tout, du tout, ce personnage inté-
ressant. Mais l'exploitation, mais ce qu'il nous montre de ce talent
m'importe peu. Il est bon qu'il le manifeste puisque sa vie en dépend,
mais il est bon que je l'ignore.
Je t'écris toutes ces balivernes de ma petite chambre de Meudon,
où je suis venu m'installer depuis mon retour de vacances. De ma
fenêtre, un fouillis d'arbres aux branches desquels pend Paris, du via- Î
duc d'Auteuil à la Porte d'Italie. Je suis venu ici pour travailler, pour \
me travailler, comme j'apprends à le faire depuis des années. Je )'
m'obstine à ne pas lâcher, à ne pas trahir celui que je suis quand « ça
'\
va». Ce n'est pas une mince besogne, car que de pièges, que de trucs
GeorgesPerros,]ean-Louis Richard et un ami pour faire semblant, c'est-à-dire pour le paraître aux autres, ce qui est
proprement enfantin. Et injurieux. ,
J'ai téléphoné à ta maman, lui promettant une petite visite moto- /
risée. Hélas, mon engin m'a refusé cette joie 2 et je n'ai pu passer rue
de Tocqueville que la semaine dernière, où j' ài appris qu'elle était allée
retrouver son cher Faust de fils3• Tu l'embrasseras pour moi.
Je pense bien souvent à Janvry4, à ce cirque, à nos blagues, à ce pont

32 33
qui faillit enlever à l'art dramatique français son plus beau titre de LETTRE 19 - GÉRARD PHILIPE
gloire. Je repense toujours à toi avec tendresse, sans me trouver trop
ridicule. Tu jugeras! (14 octobre 1949. Rome]
Je ne te demande pas de m'écrire, ce serait de mauvais goût. Garde
une pensée pour moi après lecture de cette pauvre lettre, et travaille Mon Georges,
bien.
Après avoir rêvé sur ta nouvelle adresse pendant quelques temps
Yale, et mi ama comme tu vois, me voici. Je te raconterai un millier de choses au
1.:observateur de Meudon retour. Mais pour moi que de trucs m'arrivent. D'abord la connais-
sance de René Clair 1, pour moi cinématographiquement et
humainement c'est une merveille. Voilà un gars honnête, mais pas
4 rue Obeuf comme Camus (encore que je ne sache pas définir ce en quoi Camus
Meudon. Bellevue est malhonnête) et puis tout le travail autour de ce film et mon rôle
Seine et Oise à enrichir plan à plan.
Et puis il y a cette salope d'Italie qui te pénètre peu à peu, cette vie
P.S. Histoire de te faire rêver sur ma nouvelle adresse! de province dans uri.ecapitale, cette activité qui paraît éphémère. Ces
maisons qui poussent comme des champignons. Les vieilles fermes
à 2 km du centre, peu à peu englouties par les buildings qui croissent.
Et puis il y a moi qui ai presque perdu ma jeunesse sans perdre mon
enthousiasme.
A bientôt sur la terrasse du Bd. Inkermann 2 •
Je t'embrasse.
Gérard
1. Lettre adressée à G. Philipe/101 via Piemonte/Rome.
r 2. Tou cc sa vie, Georges Perros ne SC déplacera qu'à moto. Son premier engin, qui appa-
remm ent montre des signes de faiblcs~e, sera vice remplacé par une moco touce neuve
que lui offrira Jeanne Moreau . Dans un entretien paru dans la revue Ubacs en 1984
(numéro spécial Georges Perros), Jean-Louis Richard se souvient: «Après avoir eu une
première moto d'occasion, Georges s'esc retrouvé sans moto. Jeanne Moreau, c' étaie ma
femme à ce moment là, commençait à être une petice vedette, et on lui a proposé de
faire une photo publicicaire, si elle faisait cetce photo, on lui donnaic une moro. Elle a I. La Beauté du Diable est le premier film que tourne Gérard Philipe avec René Clair.
dit: "Je vais faire cette photo et comme ça, ru donneras la moto à Georges".[ ... ] Et Suivront Les belles de nuit en 1952 et Les grandes manœuvres en 1955.
puis finalement la phoro ne s'est pas faite, alors on lui a acheté une moto quand même, Leur première rencontre, avant le tournage, s'était terminée par un «Petit con!" lancé
sans le lui dire. Il croyait que c'était un cadeau qu'on avait fait à Jeanne Moreau. Mais
l je ne le lui ai jamais dit, jamais.,,
par R. Clair à Gérard Philipe, mais les choses s'arrangèrent très vite et leur amitié dura
jusqu'à la mort de Gérard.
3. Gérard terminait le tournage de La beauté du Diable de René Clair, dans lequel il 2. Adresse de l'appartement de Gérard Philipe, au ne75_ C'est un grand duplex avec
tient le rôle de Faust. terrasse sur le toit. Nicole Fourcade et Gérard y vivent désormais ensemble, depuis la
4. Gérard Philipe se rendait parfois, pour quelques jours de repos en famille, dans une fin du mois d'août, avec Alain qui a repeint la cage d'escalier en «fond de mer» avec
auberge de Janvry (Seine-et-Oise) , cenue par des Russes, le Moulin de la Chanson. poissons, algues et méduses à la demande de sa mère.

34 35
LETTRE 20 - GEORGES PERROS ne vit plus d' acharné mauvais goût, plus de pompiérisme, dans la pos-
térité de marbre. C'est à vous dégoûter de mourir.
[mars 1950] Comme plaisir de cabine, j'ai l'exquis privilège de devoir tenir com-
pagnie au Sieur Vadet4. J'ai même, à ce propos, composé une petite
suite sans prétentions qui t'amusera peut-être, pourvu que tu en
,;. .: .:Il• _, 1[ • 1· ,I':.
~= :,-;"r.'/, 'J!;;,,,:: veuilles reconstit~er le puzzle.
lt.,...... L. "~ ~1),!.\Ill
i _.,,..lJI
THE KHEDIVIALMAIL LINEs.A.E. S.S. "EL MALEK FOUAD"

I mouvement
0
'

l.:état de mer est déclaré1. Depuis quatre jours, nous ressemblons à Embarquement pour Cythère
de dignes ivrognes, livrés à de magnifiques serviteurs noirs, qui don-
Dis, que vas-tu quérir au Caire,
nent une idée de ce que pourrait être - idéalement - une race
Dis, sur la grand-route aux fatmas?
intermédiaire entre l'homme et la bête. Mais quelle race! Et combien
Oh! les femmes, je n'y crois guère
peu de blancs mériteraient d'être noirs!
Répondit-il, et s'en alla.
J'ai l'impression de jouer pour les Dieux la scène finale de la Belle
Ensorceleuse 2 • Mais nulle robe de mariée prématurée à lancer par le
dernier hublot, hélas. Nulle femme pour le divertissement maritime nème mouvement
de laquelle je me sente la moindre envie de jouer les jolis cœurs. Quel- Voyage à Cythère
ques Anglaises de la meilleure souche, aux oreilles pointues, au
regard commercial, à l'arc des jambes rien moins qu'en ciel. Oui, nous n'étions partis que depuis quelques jours
Nous irons mourir ailleurs qu'à Gênes, où nous déambulâmes Quand déjà sur le pont des couples se formèrent.
toute une journée, non sans avoir été «visiter» le très célèbre cime- Le nombre étant impair des voyageurs d'amour,
tière. Les morts, sculptés pour l'éternité, y jouent, dans de grands Il resta seul, navré de n'avoir point su plaire.
vestibules présidentiels, tous les drames possibles, de Dumas à
Bernstein, en passant par Courteline. J'ai reconnu Mr Badin 3 et sa Le mur de sa cabine était mince, vraiment
famille, que l'auteur avait cru bon de nous épargner. Mais jamais on Trop mince et dans la nuit, à l'écoute des râles
Qu'échangeaient tour à tour les bienheureux amants,
Il se faisait plaisir, au nez froid des étoiles.
(" l. A bord de l'El Malek Fouad, Georges Perros quitte Marseille le 7 mars 1950 pour
l'Égypte. Il a réussi, au dernier moment, à être de la troupe de la Comédie-Française
qui va y jouer Molière, mais son véritable but est de rencontrer Jean Grenier, qui ensei-
gne alors à l'Université du Caire. La lecture de son livre Les Îles l'a profondément
*
marqué et Perros songe à lui faire lire ce qu'il a lui-même écrit. Cette rencontre avec
Grenier sera déterminante puisque c'est lors de ce séjour au Caire que Perros décide qu'il Ah! que j'aurai pu faire semblant de dormir dans ma vie!
ne restera pas à la Comédie-Française. I:acteur a fait place à !'écrivain. (cf. à propos de
L cet épisode égyptien • Voyage au Caire», in Prmr air,sidire, Finitude , 2004.)
Mes impressions italiennes? Roses et vertes, comme il se doit. C'est
à Paris, au retour, que je saurai si Gênes m'a 'ému. En si peu de temps,
2. La Bdle Em1Jrceleuse est un film améri cain réalisé par René Clair en 1941, avec
Marlène Dietrich dans le rôle citre.
3. Monsieur Badin est le titre d'une pièce de Courteline. 4. I:acteur Michel Vader qui était pensionnaire de la Comédie-Française depuis 1944.

36 37
on fait des achats, mais la valise ne s'ouvrira que plus tard. Ceci, pour- LETTRE 21 - GEORGES PERROS
tant: une misère insolente, sans trous, absolue. -
Je ne sais quand cette lettre te parviendra. Je la livre aux Dieux de [mars 1950. Carte postale du Caire]
l'amitié, qui savent combien m'est précieuse, nécessaire, la tienne.
Que c'est un miracle d'harmonie, en moi qui ne suis que désordre et A qui change moins promptement
détonations. D'intérieur que de chemise
Je donne ma bénédiction aux extrémités de ta maman, je souhaite Voyager n'est qu'un long tourment
à Nicole un subtil découpage, et je t'embrasse, à l'égyptienne. Si c'est Sans délectation µi surprise.
subversif, j'annule.
Le parisien libéré Ici c'est la misère noire
Georges. La couleur change, mais le cœur
Chante toujours la même histoire
Lhomme s'ennuie et l'homme meurt.

A vous
G.

LETTRE 22 - GEORGES PERROS

[mars 1950. Carte postale de Louxor]

Nicole et sa caméra serait à son affaire. On ne peut qu'être étourdi


qu'un jour des hommes crurent assez aux Dieux pour s'en emparer
à cette mesure.
Salutations égyptiennes,
Georges.

39
LETTRE 23 - GÉRARD PHILIPE LETTRE 25 - GÉRARD PHILIPE

[12 juillet 1950. Carte postale de Nice 1] [Début 1951. Montevideo.]

Soleil incroyable. Ce paysage typique doit te rassurer quant au pittoresque de


Va vite en Italie. l'Uruguay 1.
A bientôt. A bientôt,
Ton Gérard Gérard

LETTRE 26 - GEORGES PERROS

LETTRE 24 - GÉRARD PHILIPE [30 mars 1951]2

[21 octobre 1950. Carte postale de Marseille] Avec mon cœur je fais des filles
Avec mes yeux je fais des billes
Je n'ai pas eu le temps de te voir.avant le départ, Georges ... mais le Avec mon nez je fais des pieds le lendemain
cœur n'y est pas moins. (Avec quoi fais-je des lentilles?) ~ matin
On part demain aux Afriques 2 • Soleil en tête ... Des culs de poule avec ma bouche j'ai
A toi Et quand mon oreille se bouche trouvé !
Gérard J'entends rire l'éternité. Avec
Mon nombril
Le j'm' enfoutiste

1. Début 1951, un organisme de promotion du cinéma français envoie une délégation


d'acre= en Amfrique du Sud (Montevideo, Rio et Buenos Aires). Gérard fair le voyage
avec Nicole folll"cade, en compagnie de Daniel Gélin, Nicole Courcel, Michel Auclair,...
2. Poème au dos d'une enveloppe adressée à Gérard Philipe, boulevard d'Inkermann. La
lettre qu'elle contenait a disparue. ,
J
1. Gérard Philipe tourne, dans le midi, Juliette ou la clé des songesde Marcel Carné. A noter qu'à la fin de ce mois de mars 1951, Georges Perros note dans un carnet:
2. Gérard Philipe, qui aimait les voitures anciennes et la vitesse, s'apprête à partir au Maroc «Pâques [1951]: Châteaux de la Loire avec G[érard] P[hilipe].» (Feuilles mortes, in
en compagnie de Nicole Fourcade dans sa vieille Ford sable décapotable modèle 1932. Papiers CollésIII, Gallimard, 1978).

40 41
LETTRE 27 - GEORGES PERROS Le danger, c'est le rire. Si le rire me prend, je risque d'en mourir, ce
qui pourrait, toutes réflexions défaites , être une façon comme une
1
[juillet 1951] autre de tirer sa définitive révérence. Si cela arrivait , tout est prêt pour
le faire savoir dan s les vingt-quatre heures à tous ceux qui m'auront
On a beau dire, c'est vraiment quèque chose! voulu du bien.
Voilà qu'une envie d'écrire me prend comme une autre, plus Si par hasard tu rencontres une femme sans tête qui la cherche - sa
noble malgré certains préjugés, mais l'homme n'est-ce pas, est fait tête - donne-lui mon adresse.J'en ai une à lui offrir, en guise d'hom-
pour éliminer. Or, qu'ai-je à éliminer, sinon une absence , soudain mage. Avec un lot de cachets d'aspirine.
plus présente que toutes les présences du monde. Si j'étais un homme, je partirais ce soir porter cette lettre où je l'en-
r Il m'arrive parfois, dans la triple putain de solitude qui me colle la voie. Mais rien n'est encore parvenu à me convaincre que j'en étais un.
/ semelle - quand donc finit la semelle, dirait le poète - il m'arrive
· disais-je et redisais-je , d'être surpris d'être le fils de quelques uns , et PS. « Vous comprenez, me disait-il, vous pourriez écrire des articles -
1 ,,,
l'ami d'autres . C'est une surpri se plut ôt agréable quand on a - si interviews sur des gens connus . Pas des cloches. Mais si vous connais-
j'ose -1' objet à portée de cœur. On vole, on écrase vingt et trois pieds s~ez -vou s ave_z~ait ~u théâ°:e, paraît-il.- (O ui mon ~i~ur ~ )
distraits, on arrive essoufflé -y a-t-il deux f, comme à éléphant? - et s1 vous conna1ss1ez,Je ne sais pas, m01, Gérard Philipe,
l'ami et les parents en susdite question vous demandent sans plus ou Jean Marais, et que votre papier soit intéressant , alors, oui, une
d'embarras si la santé est bonne. Excellente, merci, à part certain bat-
tement de cœur inquiétant, mais supportable . Une minute de silence
.
chance vous serait offerte. » , 11
,,,
C . . ..
pour le battement. Et on enchaîne , un œil vers le ciel, qui en connaît
....
, "\ 'J.J"'
un bout, pour loger tant de locataires plus ou moins à l'aise.
Î "~/'
'-
Je n'ai vraiment aucune nouvelle à vous donner en pâture, chère A bientôt donc, avec mes compliments.
gazelle clopinante 2, sinon celle justement ... den' en pas avoir. J'ai écrit G.
en différents endroits 3 • On m'a répondu , au même . Et j'ai vu . J'ai
entendu. Beaucoup d'âneries, perles sur le front en sueur, et tête par
dessus la tête. Décidément rien ne vaut la peine des' en donner. Alors
je fignole avec [une] rage souterraine un éloge de la paresse qui devrait
donner envie de travailler aux escargots eux-mêmes 3 •

. Cett e lea:re est accom pagnée d'un dessin a.u crayon rep résentan r G olo , le chien de
Geo rges (reprod ui t ci-co ntr e). U n aur re dessin, crès pro che de celui- ci, mai, à l'encre cc
int iruJé «Go lo r!ve11,csc rcprodui r dans Dminer œ qu'on a mvi~ d 'écrire(Fini rude, 2004).
2. G6-ard Philipe a fait une chu~ le 17 juillet 195 1, lors de la dernière répéti tion d u Cid
àAvignon . C'est assis sur un e chaise, la jambe plâtrée, qu' il.joue le lend emain, à la première.
3 . George s Perros tente à cett e époq ue d' car rer comm e journ aliste au Monde, à L'Équipe,
( il va trouver Roger Nimi er pour solliciter un emploi de critique dramaci.que à Op éra.
3. Ce texte sera pu blié en octo bre 1955 dans la revue Monde N ouvc.'lu, sous le titre
En v ue d'u n tilogede la p arm e. Il sera repris en 198 1 par les édi rions Calli grammes,
accomp agn é de L exique.

42 43
LETTRE 28 - GÉRARD PHILIPE LETTRE JO - GÉRARD PHILIPE

[27 juillet 1951. Avignon 1] [août 1952. Carte postale d'Islande]

A bientôt Je ne sais pas quel est le paysage qui est préférable: ton joli hôtel
Je t'envoie ce papier plein d'orgueil 2 pour te rappeler que « vanitas ou ça!
vanitatum »... et tout le reste. Le fait est que nous sommes pour q.q. minutes dans cette curieuse
Gérard île en route pour Montréal 1•
A bientôt voyageur de l'âme.
Ton Gérard

LETTRE 29 - GÉRARD PHILIPE

[2 novembre 1951 3 • Grasse]

Bien sûr Georges qu'on peut écrire plus souvent - je m'en veux, mais
voilà je t'écris juste avant d'arriver - pour contact.
J'ai à te raconter, j'ai aussi à te faire raconter. Ne lâche(s) pas le bout
Georges.
Quand on en connaît un bout on tient le reste! ah ah!
Je t'embrasse comme je t'aime.
Ton Gérard

1. Gérard Philipe joue durant ce mois de juillet, à Avignon, deux pièces dont Jean Vilar
assure la régie: Le Prince de Hombourg de Kleist et Le Cid de Corneille.
2. Ce petit mot est écrit au dos d'une partie de bataille navale.
3. Le 29 septembre 1951, Gérard Philipe signe son contrat d'engagement au Théâ- Gérard Philipe entre sa mère et Nicole (Anne) qu'il vient d'épouser
tre National Populaire, dont Jean Vilar, qui vient de créer le Festival d'Avignon en
1947, prend la tête. Il se charge aussitôt de faire engager Perros comme lecteur, en
écrivant à Vilar: « La formacion théâtrale et les passions littéraires - et ... la dèche du
moment - font [de lui] l'homme de la situation».
Les 17 et 18 novembre ont lieu les premières représentations du TNP à Suresnes du
Cid et de Mère Courage. 1. Durant la seconde quinzaine d'août 1952, Anne et Gérard font un séjour au Québec
Le 29 novembre, Gérard épouse Nicole Fourcade qui devient ainsi Anne Philipe. pour présenter Fan/an la Tulipe.

44 45
LETTRE 31 - GÉRARD PHILIPE LETTRE 32 - GÉRARD PHILIPE

[12 septembre 1952. Hôtel-Pension de l'Athénée. Genève] [16 octobre 1952. Carte postale des Saintes-Maries-de-la-Mer 1]

Georges mon vieux, je ne t'ai pas vu au passag e à Paris. Bon et Heureusement il y a encore les coutumes.
alors, c'est ce que je me dis de temps en temps parce que j'y pense
Gérard
avec tristesse et que je veux m'en secouer. Ben! j'ai pas eu .le remps,
erc., c'est bête de voir que « deux mois sans te voir» sonr des mots A bientôt
qui signifient quelque chose. Je dis c'est bête parce que je ne suis pas
habitué et que je gifle d'abord ce qui me surprend. Je ne rentre que
vers le 23 octobre, d'ici là nous parcourons l'Europe avec des triom-
phes qui éclatent quelquefois dans certaines villes où il y a
coïncidence avec ce qu 'ils attendaient 1• Dans les autres ça va aussi
remarque . Nico le Anne est partie dans le midi avec Puck 2 et le
Canada est déjà loin. Je te promets quelques bonnes parries de rire à
propos de ce pays d'empaffés catholiques. Esr-ce qùil esr toujours
quesci0n du Brésil pour roi ou esr-ce que tu en es déjà revenu plu-
sieurs fois3 ?Te remues-ru en vue de quéque chôse ou non - vivez don c
un peu voyons ?...
Sais-tu que j'ai fait quelques découvertes à mon sujet qui sont assez
sensationnelles? J'ai des idées ...
Oui. Parfaitement. Je sens que ça bouillonne, la carapace craque
maintenant du côté de l'ambition créatrice ... Je te raconterai les sujets
de film ou du moins les thèmes ... n'est-ce pas, n'allons pas trop vite ...
ménageons les forces.
La m0desrie ne m'é trangle plus du tout et il va falloir sous peu que
je me trouve un complexe de ce côté ... (ce qui prouve bien qu'il est
en train de naître ... )
Je vais me redonner à la foule. A bientôt Georges je t'embrasse avec
accolades (1?) latines et bruyantes .
Ton Gérard
Gérard Philipe dans •Le Cid »

1. Il reprend le rôle de Rodrigue, dans Le Cid, lors d'une tournée européenne du TNP,
en Suisse, en Allemagne, puis en Italie.
2. Anne appel aie son fils Alain «Puck • en référence au prélude de Claude Debussy, La
danse de Puck: peâr garçon, elle lui crouvairune démarche dansante . 1. Gérard est en tournée dans la région avec le TNP. Il interprète Le Prince deHombourg
3. Nous ne savons rien de projets brésiliens de Georges Perros. à Montpellier le 15 et à Marseille le 16.

46 47
LETTRE 33 - GEORGES PERROS mieux passer pour drôle que pour discret, pour singulier que pour
forte tête!
Le café prése nte un autr e avantage . On y est seul, q uoiq u'ass iscé. La /
1
[janvier 1953] v ie est là,.qui bouge, qui m urm ure, qui tisse ses mille ec un réseaux .. ·
Cette situation retire tout romantisme, toute envie de cracher à la
Chers, solitude, qui, bien portée, est le contraire de la sauvagerie. Mais là,
je suis comme protégé par cous ces braves gens, la pl up art beauc oup
t Je vous écris de mo n petit café provincial. Tous les o uvriers du coin plus pi ttoresque s et ,, irréguliers » que nos amis des générales et d es...
y vienne nt parler du monde et de leur ménage. Je m'y sens bien, dans particulières. ,,-
1
l'état idéal, très à l'aise avec ma« nature» qui n'aime pas qu'on l'aime, Ceci dit, je n'irais pas mal non plus où vous êtes. Quoique la nature,
c. à d. qu'on la sollicite trop visiblement. Je ne parle pas de ma sen- mer, J!IOntagnes, etc ... m'ait rareme nt réussi. Ma cong énitale façon
sibilité, qui fait des nœuds. Quel beau tricot j'aurais à offrir aux anges d'être, plutôt farouche que distante, s'accommode mal de toutes ces
de ma mort! choses sur Jesq uelles mon regu d s'égosille. Le bien -être physique n'a
Je serre les mains, on m'offre un coup, et nous discutons sur le pro- m alheur~sement rien à voir avec la santé de l'espr it, la seule qui
f'èhain match de l'A.S. Meudon. Lautre jour, vu mon air« artiste» - où m'importe, qui me rende fou. Mais on ne pense bien que le dos
· se fourre-t-il? - on m'a encouragé à proposer ma binette et ma voix tour né aux mer veilles du monde, merve illes ini maginab les, ou uop
à l'organisateur des spectacles d'amateurs du lieu. J'ai modestement réelles. Ainsi la mer est incroyable. Pour qui ne l'a jamai s vue, taure
refusé, alléguant une certaine fatigue. On m'appelle Mr Pipo, en sou- explication, description, imagerie etc... n'est strictement rien eu
venir de Golo 2 que j'amène quelquefois, l'été, au bout d'une égard à l'éblouissement que provoque sa vision. Mais une fois vue,
promenade. Le patron me croit nordiste, parce qu'il l'est, et que je goûtée, récréée, déposée dans le plus libre, plus amoureux de notre
connais bien le patelin où il est né. Lépicier me croit de Reims, parce carcasse, inutile de demeurer là. Car c'est elle alors qui va vous
que je lui ai décrit quelques lieux chers à mon enfance. Il me faut une englour ir. Je voulais dire qu'aimer est à peu près impossible. Et que
certaine mémoire pour me rappeler tout cela 3 ! le bo nh eur fait fuir le bo nheur . Bon. ,
/ Cet espèce d'incognito morose a ses charmes pourvu qu'on n'aille Reste que respirer aux approches d'un ciel sans déchirures resse~
/ pas y prendre goût, ou le vouloir au point de composer. Mais quand hie au bonheur qui n'a que des sosies, qu'on fait semblant de croire
cela va de soi, que l'air et le verbe qui circulent ne demandent que véritable. Etc ... Va donc, empêcheur de tourner en rond ...
ça, à quoi bon rompre l'harmonie? Ils me posent bien parfois des Oui donc, c'est bonheur de pouvoir sentir son pas aidé dans son
·questions au sujet de « ma vie», de mes occupations. Je fais alors le désir gratuit, son corps soulagé, puisque sollicité par un effort qui ne
distrait, prends une respiration et m'évade dans le badinage. J'aime mène à rien . On y corn pren d quelque chose, enfin ! - ô Sisyphe! - et
l'on s'endorc sous les armes délicieuse s d'u ne bonne fatigue.
Je vous souh aice cene fatigue-l à_ Un regain d e blan cheur ambiguë.
1. Lettre adressée à Mm'et M. G. Philipe/Hôtel Seehof/Arosa/Suisse. Qu'une vie par mi vos vies fonde au soleil ec rétablisse le contact entre
. Son chien, sur lequel il écrira un joli rt"X
tc qu'il enverra à Jean Grenier en 1956 (publié toutes vos articulations. Il faut penser à soi comme à une mécanique .
. dans la correspondance Perros/Gre nier, la p:m commun e, 2007), et dom il a envoyé un Voilà le repos.
~ essin à Gérard Philipe en juiller 51 (cf. leme 27) .
Je disais que l'incognito avait ses charmes. Màis la confiance, l'ahan- \
3. Georges a vécu à Reims, entre 1933 et 1935, où son père, inspecteur d'une compa-
gnie d'assurance, avait été muté. Quant au Nord, il y allait en vacances, chez ses don, la permission de tout dire et du même coup de cacher l'essentiel, )
grands-parents maternels. qui est la vie même, ne l'est guère moins. Je vous remercie d'être

48 49
parmi les rares à l'accepter - ie dire comme tei. Lamitié n'a pas d'au- LETTRE 34 - GEORGES PERROS
tres définitions.
G. [entre janvier et mai 1953]

Chers,
Ce matin, coup de téléphone à Puck 4 •
Je ne sais pas ce que vous pensez de mon silence. Moi je n'en pense
moi: Ça va?
rien, si bien qu'il ne m'empêche pas de penser à vous ... comme si je
lui: Oui.
vous voyais. ,
moi: As-tu besoin de quelque chose, veux-tu que j'aille te voir?
lui: Oh ... non .... C'est qu'il m'arrive une chose étrange: je travaille. Le passage en î
revue de rpes notes I m'a donné à réfléchir sur la bonne tenue de mes
moi: Si tu n'y vois pas d'inconvénient, j'irai te rendre visite cet
après-midi. troupes, et j'ai décidé de remédier à certain laisser-aller de mes sol-
lui: Oh!. .. oui ... Je veux bien .... dats favoris, qui auraient fini par se payer ma tête. Il est bien difficile
moi: Bon. d'être bon, et généreux. Bien difficile de laisser toute liberté à ceux à
lui: Seulement, je ne serai peut-être pas là. qui on fait confiance parce qu'on les aime davantage. On s'aperçoit
moi:Ah! que ce n'est pas tellement cette liberté qui les agrée, mais l'attentive
amitié de leur nonchalant geôlier.
lui: Il est probable que ...
Pour moi, je ne sais pas si je mérite d'être aimé comme j'ai la fai-
moi: Tu sois sorti. Très bien. Écoute, si tu veux me voir, je te laisse
blesse d'aimer certains de mes grognards. Je ne suis pas juge en la
mon numéro de téléphone. Ainsi, je ne risque pas d'empêcher quoi
que ce soit. D 'accord?
matière. Vous me direz ça un de ces jours. Merci d'avance. J
lui: D'accord. Georges
moi: Tu notes.
lui: Oui. (Ici, 2 minutes de recherche.)
lui: Ça y est.
P.S. Et puis j'ai eu des ennuis avec Golo, parti quatre jours sans dire
où. C'était l'amour. Ça mène loin.
moi : Alors voilà ...
lui: Attends. (Ici, 1 minute de préparation.)
lui: Voilà.
Etc ...
A part ça, il a l'air d'aller parfaitement bien.

1. Perros retravaillait alors ses noces pour les faire paraître dans la Nouvelle NRF. En
janvier 1953, c'est Jean Grenier qui les avait proposées à Jean Paulhan. Celui-ci lui avait
répondu: «C'est surprenant les noces de G. Poulot. C'est à donner, évidemment.» (Cor-
respondancejean Grenier/Jean Paulhan, Calligramme, 1984). Ces noces, les premières
4. Anne et Gérard Philipe demandaient vraisemblablement à Perros de garder un œil sur publiées, paraitront en tête du numéro de la NNRFd'août 1953(ellesseront reprises dans
Alain, le fils d'Anne alors âgé de quatorze ans, lorsqu'ils partaient en voyage. le premier volume de Papiers Collés).

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LETTRE 35 - GÉRARD PHILIPE LETTRE 36 - GEORGES PERROS

[13 mai 1953. Hôtel Mocambo, Vera Cruz. (Mexique) 1] [mai 1953]

Je te vois parfaitement déambuler par ici. Il y a une telle vie qui «Comment va Gérard», me demandait-on. D'abord surpris-à quel
déborde de toutes parts. La jolie vision presque conventionnelle que titre? - je répondais en hochant la tête que je n'en savais rien, mais qu'il
nous avons eue était celle d'une partie de base-ball au pied des pyra- devait aller, puisque les journaux ne mentionnaient aucune fracture ou
mides «maya». Que l'Europe est petite, mon Dieu, vue d'ici. On a maladie mexicaine. Pour le reste, il devait transporter, comme partout,
l'impression que Dieu s'est déplacé. Et pourtant ils sont si près de sa santé ascendante, son regard clair, sa parole difficile, sa nervosité
l'Empire USA de la mécanique et du standard qu'on ne voit pas pour- d'étalon. Pour le reste, Dieu y pourvoyait, ce Dieu déplacé dont j'ai
quoi la vie continue à bouillonner ici et s'est canalisée là. Il y a du des nouvelles ce matin. Pour le reste, on pensait à lui, c'est l'essentiel.
mou là-dessous ou peut-être tout simplement de l'aztèque. Il paraît que la France émerge toujours à l'occident du navire
Je suis sûr que tu es fair pour les pays chauds, l'Égypte te l'a prouvé. Europe. Un rien fatiguée, percluse d'Histoire, elle continue à rouler
Nous rentrerons le 15 juin. Anne directement à Paris et moi à sa bosse, à s'étonner des Printemps nouveaux et des brins de muguet.
Hambourg because TNP 2 • Je crois que ce pays me tiendra au cœur. Elle vient toujours passer ses dimanches sur l'herbe, et collationner
Je fais une constatation brûlante, c'est que peu à peu tout me reste les caresses en famille. Les jupons ne cachent plus grand' chose, ni les
au cœur - serait-ce un signal de vieillesse... crânes. La France fait semblant, mais ses gestes ont perdu la grâce de
Je t'embrasse Georges, à bientôt. l'innocence. Il faut se cacher pour se conserver. La France est un pays
Gérard où l'homme se cache pour bien faire.
Je pense que tu as des nouvelles du T.N.P. Plus que moi, et pour cause.
Il y a de gros ennuis du côté Sorano, qui s'est fracturé le crâne à S' Denis.
On dit qu'il va mieux, mais les pièces prévues s'en trouvent mal 1•
Golo est mort, écrasé par une voiture, il y a quinze jours 2 • Grand
vide, grande absence.
D'autres événements, moins pénibles, mais réduits rien par ce a
triste-là. On continue à travailler à ne pas travailler à tort et à travers,
à mépriser son mépris, à métamorphoser son mal en sourires en biais.

1. Daniel Sorano tiendra toutefois sa place, dans le rôle du premier officier du Prince de
Hombourg, durant la tournée allemande du TNP en juin.
2. Dans une lerue du 11 mai 1953 adressée à Jean Grenier, Georges Perros raconte la mort
de son chien: «Le l"mai, je l'ai vu partir, flairant, cherchant on ne sait jamais trop quoi,
et me jetant un oeilde travers.Monsieur partait en vadrouille, comme chaque jour. Depuis,
plus de nouvelles? J'ai parcouru les bois entiers, siffiant, criant, appelant. Aujourd'hui, je
rentre dans un café de la route des gardes, où je demande si par hasard on n'aurait pas
entendu parler d'un chien, qui sait, écrasé. On me répond que oui. A cent mètres de là,
1. Gérard est au Mexique pour le tournage des Orgueilleux d'Yves Allégret. le 3. Qu'il a été emmené à Boulogne, à la société protectrice des animaux. J'ycours. Je
2. Du 15 au 25 juin, le TNP est en tournée en Allemagne, au Festival de la Ruhr, avec décris mon petit fou. Nul doute. C'est lui. Et il esc mort deux jours après l'écrasement.
Le Prince de Hombourg et L'Avare. Voilà. Rien à dire. Mais les larmes montent, mais c' esc terrible. Cessons d'écrire.»

52 53
J'ai eu avec Puck une conversation téléphonique qui ne m'a laissé De mai à octobre 1954, Georges Perros s'installe chez Anne et Gérard
aucun doute sur sa parfaite condition physique et mentale. Il ne sem- Philipe, à Cergy, dans la propriété qu'ils viennent d 'acheter en avril.
ble pas avoir besoin des autres, ni de leur amour ou de leur haine,
« [ ... ] Des amis viennent d'acheter une maison près de Pontoise,
pour vivre. J'espère qu'il n'aura pas de défaillances, ni de chiens.
qu'ils n'habiteront pas de sitôt. Je m'y suis installé, en attendant de
/ Aussi fait ... la connaissance d'une Russe de trente ans qui dit avoir
trouver quelque chose à Meudon. Ce qui n'est pas facile. D'ailleurs,
\ quelque goût pour votre serviteur 3 • Pourvu qu'elle n'exagère pas, on
où que je sois, c'est toujours la même chose.»
pourra se voir quelque temps.
(Lettre à Jean Grenier, op. cit.)
Votre ami Georges vous souhaite bonne vie et bon retour. Je crois
qu'il sera heureux de vous revoir, et vous embrasse.
Dans Papiers Collés III, dans la partie intitulée Feuilles mortes, on
G.
trouve une note à propos de cette installation:
« Mai 1954. Quitté définitivement la rue Obeuf, et tout un monde.
Installé à Cergy, sur les bords de l'Oise, dans· une grande maison
encore inhabitée. Fait la connaissance de Zita, petite chienne folle de
charme et qui m'a adopté. Va pour Zita.»

Dans un entretien accordé à Jérôme Garein en 1982, Anne Philipe


revient sur cette cohabitation et sur Zita:
« Je me souviens que lorsqu'il vivait avec nous à Cergy, il en parle
dans les Papiers Collés, il s'est mis à aimer véritablement d'amour
une petite chienne qui s'appelait Zita, une cocker noire, un peu
bâtarde. Elle était couverte de puces, et Georges partageait les
puces de Zita, il n'accepta jamais de la nettoyer ou de la laver. J'étais
à ce moment-là enceinte d'Anne-Marie, notre fille, et je fus couverte
de puces à mon tour. J'essayai d'expliquer à Georges que c'était très
pénible, que ça me rendait nerveuse, toutes ces puces qu'on voyait
sauter, sans pouvoir jamais les attraper. Mais Georges ne compre )
Tania et la mère de G. Perros, à Douarnene z en 1960 nait pas. Il ne m'aimait pas de ne pas aimer les puces, mais ce ne fut
pas grave. Georges était quelqu'un de très susceptible. On sentait \
qu'on lui fais'ait mal ou qu'on le choquait, qu'on le blessait très vite,
3. Il s'ag it de Tati ana Mouravsky, dite Tania, qui deviendra sa femme . Elle vit alors à
X Meudon avec un compacrioce russe dont elle a deux enfants.
~ Un soir que che2. d'autres amis/nous étions allés cous les deu.,c/à l'arri~tc: d' une
à la moindre chose. »
(Revue Ubacs n° 8/9, 1984)
voitu re /qui nous ramenait à Meudon/elle reposa son visage/sur mon épaul e,
fatiguéc/gem : écrange jamais permis/que je laissai faire Sa rempe/écaic à deux doigt$ de
mes lèvres/cc je la baisai comme celle/d'u n enfant qui va s'endor mir /C 'était r~veilJerle
tonnerre/car nous n'étions plus des enfants/Er dès lors je l'encourageai/à rompre et à
donner un sens/qu'il nous faudrait alimenter/à ce geste tendre Voilà/ce qui après cent
aventures/fait raison de notre aujourd'hui/et de ces enfants que nous eûmes/Chère Tania
qu'en penses-tu?» (Une vie ordinaire, Gallimard, 1967).

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LETTRE 37 - GEORGES PERROS LETTRE 39 - GEORGES PERROS

[18 novembre 1954. Saint -Malo 1] [2 décembre 1954 . Saint-Malo]


Je suis bien arrivé, un peu plus loin que je ne pensais2, mais je me
suis dit que c'était un peu bête de jouer à cache-cache avec les vents Voyons! Où suis-je? A Bellevue, à Cergy, à St Germain, à Dinan,
essentiels. Ouais ! ou à St Malo ? J'ai un peu perdu la notion des lieux, avec pas mal
Donc, il paraît que j'habite présentement chez un vieux mon- d'autres choses. Mais j'ai gagné un fort mal de gorge, une curieuse
sieur apparemment inoffen sif, qui dit s'appeler LHOMER, 6 rue douleur dans le dos. Histoire de me rappeler que j'ai un corps, et une
d'ASFELD. Le tout à Saint-Malo, dont je vous vanterai les filles un santé. Je me tape des grogs, j'avale des cachets. Quelle salade!
autre jour. (Parle toujours, qui dit!) La région est humide - c'est sans doute à cause de l'eau qui arrive
On s'aime bien, n'est-ce pas? A vous de partout. On passe d'un courant d'air à un autre sans avoir eu le
temps de se le dire, ce qui est très important. Bref, comme toujours,
Georges.
il ne faut pas être distrait. Faire att ention. Prendre garde etc... _..,
J'ai amené mo n maillot de bains, mais je ne crois pas que je pour- 1
LETTRE 38 - GÉRARD PHILIPE
rai me baigner. Ce n'est pas la température qui est gênante. C'est
la mer, qui est folle. Elle est là, hop je cours chercher mon slip, je
r~v_iens, elle n'est plus là. Je ne goûte guère ce lunatisme. Pas
[23 novembre 1954. Cergy] 1
sen eux. __.!
Je te situais déjà dans le cadre du petit port que je connaissais mais Dites-moi donc un peu à quel degré de destruction interne en est
tu courais le guilledoux à Saint-Malo. Tu existais donc deux fois. Plus la Geney d'Oise 1 ? Comment la retrouverai-je? Dans le fond , moi, je
encore, selon les optiques différentes de tes connaissances et de telle ne suis pas pour les plafonds, ni les parquets. Des rails, ce sont des
concierge. Qu and à Brunet 3 saisi d'une crise de rire plu s abracada- rails qu'il faur Et ces petits patins électrisés. Les lits, dans le mur. On
brante que jamais, il m'a appris cet apr ès-midi qu'il a froidement dort mieux debout . J'en sais quelque chose. Enfin, si mes proposi-
informé le voisinage de ton entrée au séminaire. tions vous intéressent, je vous enverrai un plan complet. Je me charge
A Cergy la maison s'impatiente', [illisible] la fausse plante. d'en parler à Nelson 2.
Une onde affectueuse vers toi de nous deux. Les malouines sont charmantes, coquines . Elles se promènent le
Ton Gérard soir, dans la grand'rue , en riant comme des oies sans grâce. Derrière
elles s'ébranle un cortège de jeunes gens à l'allure très actuelle . Ce qui
1. Georges effectue, sur sa moco, de très nomb reui.:voyages et séjours en Bretagne entre
fait qu'au bout de la rue, tout le monde se retrouve. Moi, je suis sur
\ 1953 et 1959, date à laqu elle il s'installera définir!vemcnr à Dou a.menez.
2. Il avait prévu de se rendre à Dinan mais «Impossible de rester[ ...], à cause du man-
l'autre trottoir, j'espionne. Puis je rentre chez moi. Pas tellement
mécontent de mon sort. On verra plus tard, dans une cinquantaine
que de chauffage ». Il pousse alors jusqu'à Saint-Malo où «un vieui.: mon sieur cout
nouvellement veuf [lui] a loué une grande chambre sans aucun bibelot , ce qui [l']a
décidé• . (Leme à Jean Greni er, op. cit.) 1. La propriété des Philipe à Cergy, au Mesnil-Gen ey, au bord de l'Oise, était en cravaui.:.
3. M . Brunet est le jardinier de la propri été d'Anne et Gérard à Cergy. Ils ' était lié d'ami- Sous la direction d'un de leurs amis, l'architecte Mançli s Kindinis, les cloisons seront
tié avec Georges lors de son séjour à Cergy durant l'été. Il apprendra aux enfants Philipe déplacées, les escaliers reconstruits, des fenêtres seront ouvertes.
le goût de la carotte juste sortie de ter re cc sculptait des animaux en bois. 2. Sans doute est-ce Manolis Kindinis , l'architecte, que Georges Perros voyait en Amiral
·[ 4. Anne est enceinte . Nelson à la tête des travaux.

56 57
d'années. La vraie jeunesse est celle du cœur, c'est bien vrai ça, mais LETTRE 40 - GEORGES PERROS
comme c'est le cœur qui se fatigue le plus vite ... Quelle pompe!
Je serais content de savoir si votre pompe bat normalement. Ami- [29 décembre 1954. Saint Malo]
tié au joueur d'échec - bouliste - aviateur - ayant mué 3 • Et à
Madeleine 4. C'est bien de commencer sa vie par un télégramme affectueux. Elle
votre est déjà pleine de bons sentiments, la toute neuve Anne-Marie 1• Il
G. faudra lui dire, très doucement, entre deux soupirs de sourires qu'on
pense beaucoup à elle du côté breton, et qu'on fait des vœux pour
cette enfant de Noël. Et pour ses parents, de chères connaissances.
Je reviens seulement de ma petite virée finistérienne. Ce pays-là
m'enchante.
Portez-vous bien. Je me penche sur votre épaule.
Ken avo.
Georges

LETTRE 41 - GEORGES PERROS

[24 janvier 1955. Saint Malo]

Je lis dans le journal que l'Oise à son tour fait des sottises 2 • Et je
m'inquiète pour Cergy. Que se passe-t-il au Mesnil? Les Brunet 3 ?
Un mot, s'il vous plaît. Cette belle demeure donne bien du souci à
ses amoureux.
C'est dans l'ordre, mais si l'eau s'y met!
Amitié
La mai.son de Cergy vers 1959. Au premier plan: Minou et sespetits enfants. G.

1. Anne-Marie est née le 21 décembre.

3. Allusion à« Puck», le fils d'Anne . 2. ToU[e la région parisienne connaîr de fortes inondations en ce début d'année 1955 .
4. Nous ne savons pas qui esr cetre Madeleine. 3. M. er Mm,Brunet habitaient une maison de gardien à l'entrée de la propriété de Cergy.

58 59
LETTRE 42 - GÉRARD PHILIPE
qu'il ne se perde pas! Puis j'ai oublié del' amener avec moi boulevard
d'Inkermann 1 • Si c'est très urgent, voici l'adresse des auteurs de mes
[29 janvier 1955. Cergy] jours: 180 rue Blomet. Excuses et génuflexions.
Je te parlerais bien un peu de moi, mais ce serait peut-être longuet,
Georges t'es-tu perdu dans le brouillard malouin. ou aphoristique. Entre les deux alternatives, je m'en remets à ton ima-
Nous avons résisté aux eaux, Cergy a surnagé. gination, qui pense tour à tour bien et mal de ma personne,
C'était admirable: l'eau arrivait jusqu'à l'allée des marroniers (n ?) équilibrant le tout par, j'espère, l'affection que nous méritons mutuel-
en laissant des îlots d'arbustes ou le promontoire des tilleuls-platanes. lement. Le mot «mérite» est d'ailleurs faux. C'est plus sensible que
Le tennis sous l'eau - la darne-nue en statue retirait toujours son pied ça, comme tout ,ce qui engage le temps, en sa grâce.
pour le sécher, mais avec un effroi grandissant. Quels projets? Quelle vie future? On me demande souvent, dans
Dans la cave l'eau a poussé comm e champignons et la voilà qui a les cafés où je vais boire un verre, où l'on parle cinéma, etc ... si j'aime
recouvert 3 marches du petit escalier. bien Gérard Ph. C'est très étrange. Un peu triste. Oui, ambigu. On
Elle se retire maintenant. Et le chauffage marchera bientôt. [époque est plusieurs, quoiqu'infiniment seul, et l'on ne sait jamais auquel on
aventureuse s'achève. Viendras-tu au sec? s'adresse. Oh!
Je suis très las - ça doit se sentir - peut-être à cause de la piqûre
Bien tien.
Gérard contre la variole, peut-être à cause d'une chute que j'ai faite, en jouant
à cache-cache avec une petite fille. Dimanche, c'est le pardon des
P S: Madeleine demande si elle peut récupérer un manuscrit qu'elle Terre-Neuvas 2 • Il est possible que j'aille mieux pour jouir de cette
importante cérémonie.
t'avait donné à lire à Cergy!
Embrasse les tien(nes) pour moi.
La main,
G.

C'est chez les LHOMER, et non Chomet, que je, que j', que ...
LETTRE 43 - GEORGES PERROS

[début février 1955]

Mon petit Gérard,

Bien content que rien de grave ne se soit passé à Cergy. Tu me par-


les du chauffage. Y habiteriez-vous? Quelles nouvelles de l'enfant?
Tu écris toujours aussi mal, de vraies pattes de chat, j'y perds mes 1. Adresse d'Anne et G érard , à Paris.
yeux, mais comme c'est le coeur qui éclaire, je finis toujours par com- 2. Tradition populaire datant de l' époqu e où les morutiers p;maient plusi eurs moi s durant
prendre, et regretter ta brièveté. p êcher la morue au large de Terre-N euve. Au mois de février, une grand e m esse était célé-
Avant que je pense à autre chose, le manuscrit, par ailleurs sans br ée, suivie de la bénédi ction des chalutiers amarrés dans le port . En 1955, cette fête a
eu lieu le 6 février.
intérêt, de Madeleine, est chez mes parents où je l'avais laissé, pour

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De retour de Saint-Malo, en avril 1955, GeorgesPerros loge de nou- LETTRE 44 - GÉRARD PHILIPE
veau à Cergy:
[5 novembre 56 . Paris]
« Le TNP doit "incessamment" m'envoyer de quoi payer mes peti-
Mon Till n'est pas encore sorti 1• Il est en forme c'est-à-dire que
tes dettes du coin. Ils m'avaient oublié dans un tiroir. Dès que j'aurai
l'image est m.iinrenam liée au son . J'en ai vu des copies , ça ressem-
payé, je retourne à Cergy, avec un bout d'algue dans ma poche. Et
ble à un film - avec des défauts de jeunesse il a une cert aine
l'or des ajoncs dans le crâne.»
ambition ... de jeunesse aussi je pense.
(Lettre à Jean Grenier du 14 avril 1955, op. cit.)
Certains jours je le trouve inutil e, vain, certains autres une séquence
Il y reste une quinzaine de jours avant de s'installer à Bellevue . me plaît . Parfois il redonne bien le rythme que j' envisageais.
En ce moment, il prend une résonance particulière 2 • Il est question
de liberté dans le film.
Quelle confu'sion à propos - les mots semblaient retrouver leur sens,
du moins celui que l'on apprend en France, écolier de 1930 et quel-
ques - on entendait des échos de 89, 30, 48, etc. En Pologne ils
semblent trouver seuls l'équilibre, en Hongrie on leur donne un
bâton, [illisible] après avoir frappe. En Algérie on nous avait préparé
De mars àjuin 19 5 6, il séjourne une fais encore à Cergy. Il loge chez une tragédie, mais d'un coup de pouce, on la mène à la farce.
M. et Mm, Brunet, comme le confirme une lettre à Jean Paulhan de Ces temps-ci, en écoutant Till on songe aux uns et aux autres -
mai 19 5 6: « Oui, toujours à Cergy; j'y vis (?) avec le gardien.» mêmes destins, évolution plus lente. Et puis, rentrant à Pontoise, car
nous y restons, Tournon 3 n'étant pas prêt, je me défatigue et j'aspire
Mais la cohabitation avec Anne devient difficile. Il écrit àJean Grenier,
au rôle d'acteur qui a moins de décision à prendre.
le 6juin: Suis fier de cette aventure mais je ne pensais pas que la fatigue puisse
«Je suis à la recherche d'une chambre dans les parages. On m'en a être aussi profonde.
promis une à Osny, de l'autre côté de Pontoise. J'attends. La femme Quand sautes-tu à Paris4 ?Tes relationsTNP sont-ellestoujours bonnes 5 ?
de Gérard P[hilipe] est revenue, depuis vendredi, et hier soir, nos pri- La maison t'est ouverte tu le sais - nous te saluons - viens tu verras la
ses de bec(!) ont commencé. En gros, voici. [...] petite princesse, une Anne-Marie comme on la voudrait- et Olivier 6 ,
Elle: "Il faut être en contact avec la vie, ne pas rester spectateur". !'Empereur des Steppes.
(Le tout dit avec l'accent belge, accent voyageur.) Moi: "Bon d'ac- Ton Gérard
cord. Si vous me dites ce que c'est que la vie, je me convertis . Mais
je me demande bien à quoi. " Elle: "Oh! écoutez, ça va bien. Je 1. LesAventuresde Till !'Espiègle,film joué et réalisépar G. Philipe, sortira le 7 novembre 56.
n'aime pas les coupeurs de cheveux en quatre. Ni le paradoxe. Alors 2. Gérard fait ici allusion à l'entrée des chars soviétiques dans Budapest le 4 novembre 56,
bonsoir". [... ] c'est à dire la veille de la rédaction de cetre lettre.
Bref, je n'ai qu'une hâte . Prendre le large.» 3. Le nouvel appartement d'Anne et Gérard, rue de Tournon, au n°17.
(Lettres à Jean Grenier, op. cit.) 4. Perros était à Douarnenez depuis la fin août. Il y restera jusqu 'à la fin de l'année.
5. En 1951, Gérard Philipe avait obtenu de Jean Vilar '·qu'il engage Georges Perros en
qualité de lecteur pour le TNP, collaboration qui durera jusqu'en 1967.
6. Olivier, second enfant d'Anne et Gérard , est né le 9 février 1956 à Paris.

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LETTRE 45 - GÉRARD PHILIPE LETTRE 46 - GÉRARD PHILIPE

[13 juin 1957. Paris] [19 juillet 1957. Cergy]

Ça y est, l'empêchement sera la Kermesse aux Étoiles 1 qui m'a har- A l'heure de notre rendez-vous, je traçais un chemin à notre chère
ponné comme un vulgaire fretin. vieille Ford vers le Boulevard de Bercy, et je l'ai déposée, seule, près
Je ne peux donc pas te voir samedi pui sque je donne une soirée aux des wagons 1 •
Étoiles. Peux-tu venir dimanche déjeuner? Il faudra dans un mois que je reprenne le studio avec Becker 2 et nous
Tu peux m'appeler ou me laisser un message au Studio: Molitor rechercherons un dimanche ou jour de fête pour gîter notre amitié
5124. au creux d'un havre.
A toi J'aurais aimé te parler longtemps ou plutôt me taire avec toi. Il y a
Gérard trop longtemps que je me tais tout seul. J'ai constaté qu'au long des )
mois, des années maintenant, ne se tissent que peu d'amitiés nouvel-
les, ne se retrouve pas l'amitié.
A bientôt Georges.
Ton Gérard

Alain, Olivier, Anne-Marie, Anne et Gérard Philipe dans la vieille Ford

1. Ils' agit de sa première vieille Ford qui va descendre en t;ain à Ramatuelle. La seconde
1. Créée en 1948 par les Œuvres sociales de la 2' DB, la Kermesse aux Étoiles était une sera un coupé noir.
manifestation très populaire, installée dans le Jardin des Tuileries. Elle faisait appel au 2. Pour le tournage de Montparnasse
19, film de Jacques Becker dans lequel Gérard Philipe
concours de vedettes internationales du théâtre, du cinéma et de la chanson. incarne Modigliani.

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LETTRE 47 - GEORGES PERROS LETTRE 49 - GÉRARD PHILIPE

[entre août et octobre 1957] [15 janvier 1959. Paris]

Mon cher Gérard, .,Georges c'e~t trop long. Il ne tenait qu'à moi de te faire signe mais
J attends touJours de bonnes occasions, de meilleures [illisible] le
Je t'ai téléphoné samedi soir, mais tu n'avais pas fini de modiglianer.
temps - je voudrais te voir. Tu es en face de moi le seul qui pourrait \
J'ai dû renoncer, faute d'argent. (Tout est en banque, comme tu sais.)
me donner ma température. Et je crois et je sais que je suis malade.
Depuis, j'ai attrapé la grippe. Asiatique ou française, c'est bien
Ou plutôt que de longue date se préparait cette crise où je me
emmerdant. Je passe des nuits à flotter doucement dans mon jus, et
débats. J'ai des remontées, je respire, j'aspire et c'est la noyade aus-
Dieu sait vers quel rivage reniflant ses mauvaises pensées.
sitôt ou presque. Je me souviens avoir désiré être par dessus tout
Meudon s'automnomise, les feuilles dégringolent, on recommencera
jo~ial, je ?e ~uis arrivé qu'à ~es sourires de commande. Lorsque la /
l'an prochain. Cergy doit être bien beau.
detente m arnve - car elle survient comme débouche un renard devant
Si je vais bien, je te téléphonerai samedi, un peu plus tard.
une _assembléede chass:u~s - je suis le premier surpris et je profite. )
Embrasse les tiens et tiennes. Saluto
Pms un quelconque dechc me replonge dans un état morne et dés-
Georges
amorcé. J'aurais voulu te dire tout ça. Mais puisque la plume court
je la laisse, et la parole encore t'en dira plus.
[illisible] n'impliquerait pas forcément d'ailleurs que je t'assène mes
confessions mais que nous parlions de ce qui fait par ailleurs la vie
en société, de nos peines sur nos planches et d'où tu viens et ce que
LETTRE 48 - GÉRARD PHILIPE
tu fais.
En un mot me donnerais-tu un coup de fil le matin à Danton 75 54.
[7 décembre 1957. Paris]
Et l'on se verrait?
Ton ami Gérard
Georges,
Que penserais-tu d'une occasion où l'on se verrait, où l'on cause-
rait, où l'on échangerait, où l'on exprimerait. Et pour cela peux-tu
me téléphoner à Danton 75 54 1 •
Il y a des temps - et les [illisible] ont depuis volé et les pample-
mousses éclatés et l'eau coulée sous chaque pont.
Amitiés Georges
Gérard

1. C'est le numéro de téléphone de l'appartement de la rue de Tournon.

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LETTRE 50 - GEORGES PERROS

[20 janvier 1959. Cergy]

Mon cher Gérard,

Je n'ai trouvé ta lettre qu'hier. Comme tu le dis, c'est un peu long.


Mais j'existe encore, ce n'est pas Dieu merci, c'est comme ça. Je pense
souvent à toi. A nous. Il me semble parfois que nous avons été très près
l'un de l'autre, aussi près que deux hommes peuvent espérer de l'être,
en temps de guerre pacifique. Je nous croyais fâchés, terme absurde
dans une société aussi frivole. Je veux dire que je pensais que tu pou-
vais très bien te passer de mon affection, de mon attention, bref, de
ma présence. Et je trouvais ça très naturel. Tant mieux s'il n'en est rien.
Je reviens du Finistère, où je me suis colleté avec le néant marin, très
isolé. Mais je commence à savoir faire la cuisine.
Voyons-nous, oui, avec plaisir tu sais bien. Je te téléphonerai un de Gérard Philipe à Cergy avec ses enfants, Anne-Marie et Olivier
ces prochains matins. Tu embrasseras les tiens pour moi. Salut
Gérard.
Georges

Durant l'été 1959, Georgess'installe pour la quatrième fais dans la


propriété des Philipe à Cergy. Pour deux raisons: l'habituel manque
d'argent, mais aussi à cause de la rupture difficile de Tania avec son
compagnon d'alors.
, «J'ai dû quitter Meudon en quatrième vitesse, sans avoir le temps
d'aller vous serrer la main. Drame et drame. [... ]
Je me suis replié à Cergy, je n'avais pas le choix, étant complètement
démuni. J'ai pris là une drôle d'habitude.» écrit-il à Jean Paulhan
durant cet été 59 ( Correspondance Jean Paulhan/Georges Perros,
Calligrammes, 1982).

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LETTRE 51 - GEORGES PERROS LETTRE 52 - GEORGES PERROS

[fin juillet ou début août 1959] [11 août 1959. Cergy] 1

Gérard, Gérard,

Un bruit, c'est le gravier qui crisse. Une voiture. Ah! Je passe les yeux Cergy va bien. Ces dames sont arrivées comme prévu 2 • Nos rapports
à travers la fente des volets. Dans la voiture, deux uniformes. Deux sont réduits à leur plus simple expression. On m'a tout suite prévenu
flics. Je me dis: « Chic, on vient m'arrêter, je vais enfin pouvoir envi- qu'il s'agissait d'une cure de bouche cousue, ajoutant que d'après ce
sager l'avenir ». Je descends. Ma poire ne leur dit rien. Il me demande qu'on savait de mon individu, je n'en serais pas mécontent.
où est la tienne. D'un geste large, je leur fais comprendre que la visite Dominique Velay3, charmante au téléphone, a tout à l'heure
est inutile, que Gérard Philipe n'est pas là. Que c'est bien dommage. demandé un hamac, aussitôt déniché, et qu'on va vous envoyer.
Pas pour les mêmes raisons. Enfin, c'est leur métier, ils sortent des Car, bien sûr, je ne vais pas du côté de chez vous 4. La dame dont il
paperasses. Ils' agit de savoir la date et le lieu de ta naissance, c'est très fut question rentre pour s'expliquer avec son homme, en russe j'ima-
important, je vais te dire pourquoi. Parce que tu as laissé ta voiture gine5. En attendant la suite.
dans un endroit interdit. Alors si la police connaît le jour et le ciel qui Je vais prévenir Kindinis 6• Qui vous saluera bien de ma part.
t'ont vu naître, quel soulagement. On exige aussi le n° du permis de Il m'a plu qu'il ait plu.
conduire, et les date et lieu de délivrance - ce serait plutôt la mort! Je vous embrasse tous. Bon repos.
Il s'agit d'un véhicule immatriculé 6732 BU 78, resté là où il ne fal- A toi
lait pas un 4 juillet de l'an présent, sur les coups de 14 heures 40, face Georges
au n° 32 de la rue de Grenelle.
Si tu m'envoies tous ces renseignements, je vole à la Brigade de
Pontoise.
Voilà. 1. Cette lettre est adressée à Ramatuelle, où la famille Philipe passe cout le mois d'août.
Je suis très déçu, ce n'est pas tous les jours qu'on peut fréquenter ces 2. Il s'agit de Tania et sa fille. La rupture est difficile entre Tania et son compagnon,
gens-là 1 • Qu'ils se dérangent. Vladimir, la situarion est tendue. A c.e propos, Perros écrit à son ami Michel Butor: «C'est
très curieux cett e attente. J'attends quelqu'un. [...] Quelqu'un qui, régulièrement, logi-
J'ai aperçu ta silhouette sur un quotidien. Ça al' air d'aller. quement, devrait me tuer . [...] Je dois aussi penser à Tania, qui a emporté crois valises,
Je t'embrasse, et les tiens et tiennes. en me faisant jurer, par le regard, que je ne l'abandonnerai pas.» ( Correspondance
Georges Perros/ Butor , Joseph K., 1996)
3. Dominique Vellay est la fille aînée d'Aline et Pierre Vellay, amis du couple Philipe qui
viennent souvent les retrouver à Ramatuelle : Pierre Vellay est l'ob stétricien qui a mis au
Je crois que c'est un coup de 1200 francs. monde les enfants d'Anne et Gérard.
4. Lors de ses séjours à Cergy, Perros loge chez M. Brunet, le gardien .
5. Les aller-retour de Tania, entre Vladimir et Georges, se multiplient.
1. Georges Perros aura l'occasion de mieux fréquenter «ces gens-là » en 1961 quand, 6. I.:architecte Manolis Kindinis est un ami du couple P,hilipe. C'est lui qui a supervisé
pour avoir traité de brute un policier qui malmenait un pauvre bougre , il sera placé en les travaux des maisons de Cergy et de Ramatuelle.
garde à vue durant vingt-quatre heures, épisode qui lui inspirera un court récit intitulé C'est sans douce pour cette histoire de hamac à descendre à Ramatuelle que Perros doit
Gardavu (Le remps qu'il fait , 1983). le voir.

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LETTRE 53 - GÉRARD PHILIPE LETTRE 54 - GEORGES PERROS

[23 août 1959. Ramatuelle] [27 août 1959. Cergy]

Georges, Mille fois merci, mon cher Gérard, mais je ne peux pas décrocher
pour le moment. La crise approche 1,on n'attend qu'un signal. Je me
Bien que ce soit sans doute compliqué à envisager, viens. Je pour- trouve beaucoup trop tranquille à Cergy alors je fais la navette - tu
rais peut-être t'aider. peux mettre au masculin - c'est extrêmement éprouvant. Je voudrais
Je me doute que la situation n'est toujours pas simple mais aucun pouvoir l'envoyer assez loin, elle meurt de frousse, à juste titre, et \
mot à travers ma lettre ne pourra t'apporter une aide. La présence, pour cela il me faut de l'argent. Je passe tout à l'heure à Chaillot et ,
je préférerais. Tu sais comme une affinité nous accroche. Tu pourras à la N.R.F. pour emmerder un peu tout le monde 2 • On va me croire
te taire ou parler. changé, mais il est vrai qu'on fait pour les autres ce qu'on n'oserait
Et moi-même. Et puis peut-être aussi le pays, bien qu'amollissant, pour soi-même. Sic transit. Je ne sais pas si je suis amoureux d'une
peut correspondre à ce que demande ton œil. J'étais frappé par les situation ou d'un être, mais il y a urgence, nous penserons plus tard.
grandes compositions qu'offrent toujours les collines et les vallées. Et C'est curieux, d'ailleurs, je me croyais plus égoïste que ça. Lâge, pro- r
toujours de la main de l'homme ou presque. bablement. /
Que le voyage ne soit pas une question, permets-moi de te l'offrir Enfin, c'est bien de t'avoir, de te savoir avec moi sur le globe. Ques-
comme un caillou qu'on met dans une balance. Peux-tu d'abord tion de respiration.
demander une avance? et viens. Ici, tout continue comme de coutume. Les raisins mûrissent, très
Je t'espère Georges. Compte sur moi. sollicités par les sansonnets. Julien Brunet a suspendu des bouteilles
Gérard qu'un fil de fer retient. Le vent léger remue l'ensemble, on a l'impres-
sion qu'un aérien troupeau de petites vaches prend le frais. C'est du
Calder épouvantail. On enterre toujours régulièrement, M' Vacher
entre autres. Quand j'y passerai, je te ferai signe.
Quand rentrez-vous ?
Embrasse ton monde de ma part.
Ton Georges

1. Il s'agit toujours de la rupture difficile emre Tania et so~ compagnon.


2. Jean Paulhan lui obtiendra une bourse de 150.000 francs de la Caisse des Lettres, mais
Gérard Philipe, dernier iti à Ramatuelle qui ne sera versée qu'en décembre.

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LETTRE 55 - GEORGES PERROS LETTRE 56 - GÉRARD PHILIPE

[31 août 1959. Cergy] [3 septembre 1959. Saint-Tropez]

Gérard, Georges,

Bon. Les choses se précipitent. J'ai l'intention d'envoyer la dame et, Je vais passer 48H à Paris pour faire parterre à la présentation des
pour le moment, l'enfant, en Bretagne 1. Où j'irai les rejoindre quand « Liaisons dangereuses» 1•
. .
Je pourrai. J'arriverai le 8 au matin et partirai le 9 au soir.
Peux-tu me prêter un peu de fric. Je te le rendrai quand Brecht sera Tu peux me téléphoner à Danton 75 54 le 8 sept . de 10 h 30 à
terminé2- dans un mois. Et je publierai mes notes, tant pis 3 • Le peu 12h30. Après je serai dans la nature.
que j'en retirerai, financièrement, rétablira l'équilibre. Et puis si tu pouvais, on se retrouverait à la maison 17 rue de
C'est un prêt, Gérard. Si tu peux. Tournon à 16h30. On resterait ensemble avant le dîner du film.
Très emmerdant, tout ça. Comprends-moi. Qu'en penses-tu, appelle-moi le 8 pour me le dire.
J'ai hâte de te coudoyer.
Je vous embrasse, Ton Gérard
Georges

1. C' esr en fair Tania er ses deux enfants qu'il emmènera à Douarnenez en septembre.
2. Les édirions de l'Arche avaient solliciré Georges Perros pour la mise au point des tra-
ductions d'une série d'œuvres de Bercolr Brecht, mais Georges abandonnera la
collaborarion après avoir beaucoup traîné. 1. La projection privée des Liaisons dangereusesde Roger Vadim, prévue le 8 septembre
3. Depuis 1954, Jean Paulhan tente de lui faire signer un contrat pour la publication en à 21 heures au Colisée et à laquelle fait ici allusion Gérard Philipe fut interdite par déci-
volume des notes qu'il fait paraître dans la NRF. Perros a toujours refusé, mais il est sion du Ministre de l'Information, Roger Frey, le film n'ayant pas encore reçu son visa
aujourd'hui contraint de s'y résigner, par la force des choses, pour faire face à sa nouvelle d'exploitation, faute d'un consensus au sein de la Commission de censure. Le soir même,
,, siruation. Le recueil paraîtra au printemps 1960, aux éditions Gallimard, sous le titre
Papiers Collés.
le film était autorisé à sortir en France, mais « interdit aux moins de seize ans» et son visa
d'exportation refusé.
1
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l. LETTRE 57 - GEORGES PERROS LETTRE 58 - GÉRARD PHILIPE

1
[14 septembre 1959 . Douamenez ] [4 octobre 1959. Cergy]

Gérard, Georges,

Deux mots, vite, pour te remercier. Nous voici à Cergy depuis une semaine déjà et toi ayant essayé ton
Ici, les choses me regardent de travers . Elles ne comprennent pas. nouvel équilibre depuis de nombreux jours.
Chose je suis. Il y a tant de nouveau pour toi dans cette période que tu peux ne
J'attendrai pour t'écrire. plus comprendre c:eque je te dirai car je ne réfléchis qu'en fonction
Je vous embrasse . de la ·situation ancienne. Cependant tu as mis un ver dans la pomme
Georges lorsque tu t'es dit responsable et chargé d'assumer vos deux avenirs.
Voilà maintenant la machine en marche. Tu vois, je pense, que là
n'était pas la question mais dans la conjugaison que vous pourriez
Chez René Pichavant 2, former.
3, rue Émile Zola , Mais aussi je t'affirme Georges - sachant ce que tu m'as dit - qu'il
Douarnenez, n'y avait pas pour toi à te mesurer avec la lâcheté et le courage. Ce
Finistère . n'était du moins pas le seul carrefour où tu aies dû t'interroger.
Dis-moi si tu vas faire un saut à Paris. Je vais partir jusqu'au 10 octo-
bre à Londres pour écouter L. Olivier dans Coriolan 1 • Je suis près de
toi Georges et j'attends de tes nouvelles en toute amitié.

Ton Gérard

Douarnenez

1. Georges vient de s'installer à Douarnenez avec Tania er ses deux enfants.


2. René Pichavant était journaliste au Télégramme, à Douarnenez . Il fut l'un des premiers 1. Laurence Olivier interprète Coriolan de William Shakespeare, mis en scène par Peter
amis de Georges Perros dans cette ville qui sera dorénavant la sienne . Hall , à la Royal Shakespeare Company à Londres .

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LETTRE 59 - GÉRARD PHILIPE

[novembre 1959. Cergy]

Georges je n'ai pour te suivre que les mots que tu m'as envoyés et
(_
qui m'apportaient du bonheur comme signe de trait d'union, comme
signe de la main.
Mais elle est lasse cette main et le signe triste. Ne peux-tu venir me
1,( voir quand tu passes à Paris? ou m'écrire.
1
Es-tu si abattu? et fais-tu un effort de recomposition?
Je t'écris ma première lettre, au lit, depuis longtemps. J'ai été opéré,
on m'a enlevé deux abcès amibiens au foie 1• J'entre en convalescence Gérard Philipe est enterré le 28 novembre 1959 . Anne est au bras de
prolongée . René Clair et il pleut sur Ramatuelle. GeorgesPerros et Tania sont là.
Tout va maintenant semble-t-il au mieux sauf que le foie doit se gué-
rir de la congestion que lui donnait depuis quelques années ce Georges a du mal à encaisser la mort de son ami, en décembre 19 59 il
voisinage forcé. écrit à Michel Butor:
As-tu avancé dans Brecht et déjà livré ton travail 2 ? « Pas mal de catastrophes durant ton absence. La mort de Gérard
Dis-moi comment tu te sens d'avoir pris sur toi et de vivre entre la Philipe, d'abord. Je m.'en remets difficilement. »
solitude et le couple. Puis, quelques semaines plus tard, lui qui est toujours dans la tour-
A bientôt Georges. mente de sa «fuite» avec Tania, ajoute:
Affectueusement à toi, «Je me souviendrai de l'année 1959. Avec, en pleine tête effarée,
Gérard 3 cette mort de Gérard Ph.» (Correspondance Perros/Butor, op . cit)

Quand, quelques mois plus tard, Anne demande à Perros de partici-


per à un volume d'hommage à Gérard Philipe, la plaie est encore à vif
Il écrit alors ce texte magnifique d'admiration, de retenue et d'amitié:

1. Le 9 novembre, Gérard Philipe est opéré de ce quel' on pense être des abcès amibien s,
mais les chirurgiens découvrent un cancer primaire du foie qui l'emportera 16 jours plus
tard . Anne décrit ces derniers jours dans Le temps d'un soupir Qulliard, 1963).
2. Voir la note 2 de la lettre 55.
3. Gérard Philipe meurt le 25 novembre, ignorant du mal qui le ronge. Anne ayant en
effet préféré ne rien lui dire.

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GÉRARD PHILIPE

Ce grand dégingandé là-bas, aux cheveux fous, qui gesticulait, fai-


sait le singe, l'oiseau, le cheval, hurlait, riait - mais quel rire,
Seigneur, où l'a-t-il déniché, quel ange un rien démoniaque le pro-
pulse? - ce jeune Achille pétaradant, heureux d'exister et de le faire
savoir, on l'appelait Gérard Philipe. On le disait venu depuis peu du
Sud, du Midi. Et certes il en avait dans les yeux, dans l'allure, avec
je ne sais quoi de piémontais, rein cambré, menton fier, longues
mains, mais noueuses, plus de paysan que d'intellectuel; en tout cas,
un pur-sang, de haute race. Sûr de sa force intacte. On le regardait,
un peu effrayés, nous autres qui attendions comme lui - mais plus
timidement - de passer l'examen d'entrée au Conservatoire d'art
dramatique. Des fenêtres ouvertes, là-haut, on entendait les flûtes,
les violons, les pianos, les clarinettes s'essayer sur de grandes parti-
tions. Tout ça faisait une drôle de musique régulièrement
interrompue - c'est à toi - par la clochette de l'appariteur, assez
ineffable dans l'annonce des scènes à interpréter.
Lui, le beau Gérard- ces dames, déjà, se le montraient du cœur,
mais il était ailleurs - fut reçu dans la classe de l'éminent Denis
d'Inès, personnage à connaître, mais difficile à fréquenter. Quand il
avait dit «Molière», il avait tout dit, c'en devenait un vrai plaisir de
le taquiner en lui «passant» du Claudel ou du Giraudoux, histoire
de l'entendre renifler un « comprends pas» qui valait son évidence.
Gérard et ce monsieur - cher Maître! - on ne pouvait imaginer
' couple plus mal assorti. Les choses se gâtèrent assez vite, l'espiègle
brûlait le sectaire. Gérard changea d'air. Georges Le Roy accueillit
l'enfant prodigue, et ravi, étonné, fier, ne tarda pas à faire chanter tou-
tes les cordes, toutes les notes de l'instrument. C'est que, comme on
dit, l'animal était doué. On n'avait pas besoin de lui donner l' « into-
nation». Il la trouvait tout seul, particulière, imprévue, inentendue.
Il vous broutait un texte avec frénésie, fantaisie, tout de suite chez
lui, aimanté par la plus forte intelligence du'mouvement. Il donnait
Gérard Philipe dans Le Prince de Hombourg, en 1951 l'impressionde ne pas avoir besoin de comprendrece qu'il disait.
Mais de l'approcher par la danse, par la mimique; de laisser le verbe

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s'installer plastiquement, organiquement, par toutes les fibres alertées On riait beaucoup aussi. La guerre était finie, on respirait mieux. Pas
du corps. Il avait déjà cette diction très consonante, victorieuse, haut très bien. Sa diction de «conversation» était hésitante, un peu
placée, cette voix vorace, agressive, cette manière insolente ou très bégayante, avec ces curieuses virgules qu'une respiration capricieuse
tendre d'attaquer le discours, à son niveau maritime. Il parlait admi- égrenait sur le parcours. On y allait bravement, dans l'enthousiasme
rablement faux, hors toute logique conventionnelle, enveloppant les de l'amitié, celui des découvertes. On allait croquer l'avenir comme )
mots d'une couche lyrique sans équivalent; d'une membrane de une grosse pomme. On cherchait à comprendre l'incompréhensible.
tremblement qui les faisait grésiller, et s'envoler sur la piste rouge du Nous étions jeunes.
système nerveux, si riche de résonances . Cette façon d'être tout en Il n'était pas du tout étonné par son succès. (Ce n'est que plus tard
jouant, et vice versa; d'accaparer totalement le champ de l'essentiel, qu'il devint enragé; on ne voulait pas ne pas le reconnaître dans la
d'en fondre amoureusement l'alpha et l'oméga, je ne l'ai connue qu'à rue, au restaurant. Quelles crises!) Il trouvait naturels cette fureur,
lui. Il y avait du génie dans son cas. Ce génie qui peut tout mimer, cette effervescence autour de lui, ce sacre. Il continuait de travailler,
c'est la grandeur et la détresse des comédiens majeurs. Car nous à sa manière, tout ensemble studieuse, grave, et paresseuse; volontaire
jouons tous la comédie. Ni celle de Shakespeare, ni celle de Molière, et, comment dire, napolitaine. Flairant le vent, l'esprit, le poème,
ni celle de Strindberg, ni celle de Pirandello. Mais celle qui a permis d'une œuvre. (Dire qu'il n'a pas joué Hamlet!)
ces messieurs. Celle du fou, de l'obsédé, du terrifié, qui nous a mis C'est peu d'ajouter qu'il était maigre. Efflanqué plutôt, le teint
au monde, pour morceler son horreur. Assumer tout seul la maladie cireux, comme les athlètes en« pleine forme». On ne l'imaginait pas
d'être, impossible. Depuis, nous faisons, plus ou moins valablement, malade, ou couché. Mais grimpant par gaminerie soudaine au som-
de la figuration. Il arrive même qu'elle soit «intelligente», ce qui met de la tour Eiffel, sur un pied. Absolument nerveux, avec ce
frôle l'absurde. timbre venu d'on ne sait où, cette tranquillité dans la hardiesse, cette
n- Il rassem bl ait
· en 1m· toutes 1es attentes p 1us ou moms
· avouees,' ouver- solitude aussi, très bien portée. On ne le touchait pas. Une aristocra-
tes, les attentes <<physiques»d'une génération. Il était le corps d'un tie très naturelle, organique - en est-il d'autre? - le rendait parfois
besoin collectif, qui se définit mal, justement parce qu'il a besoin d'un assez lointain. Soucieux de ne pas se laisser ronger, influencer. Ses
individu pour se dire. D'où le charme inouï qui émanait de sa per- effusions n'en étaient que plus folles, et vrai, aucun de mes amis ne
sonne, la grâce modiglianienne, oui, faite de nonchalance et de m'a tant ému de subite gentillesse, de tapes sur l'épaule, de silences
sérieux, de tristesse en liberté, de force brute et de langueur. De affectueux,
cynisme et d'amour. Charme et grâce d'un fauve, à la dent aiguë, au Voilà que tu as pris de l'avance, comme d'habitude, que tu as foncé
sourire - les tigres sourient - déconcertant. dans les sables terribles qui nous attendent tous. Tu nous y attends.
Caligula le rendit célèbre, et ce foc comme un long et décisif coup Ce' sera moins dur de mourir, maintenant, pour ceux qui t'ont aimé.
de fouet sur la vie théâtrale parisienne, qui a toujours tendance à Moins bête. Il y aura là un rendez-vous à ne pas manquer, que nous
s'endormir. Il« fallait» l'avoir vu jouer cet empereur sulfureux. I.:im- ne manquerons pas. Gérard, tu n'es pas mort. Tu fais semblant. Nous,
peccable Diable au corps fit le reste. Son visage allait se ficher au cœur nous faisons semblant de vivre, dans la gloire et l'horreur de ce jour,
même de la cible populaire. Canonisation immédiate. de cette nuit qui t'exaltaient. C'est égal.
Nous nous rencontrions souvent alors; presque chaque jour. Il ren-
trait du studio complètement vidé, l' œil globuleux des obsédés. On GEORGES PERROS
marchait dans Paris, on discutait, comme deux ivrognes. I.:autodidacte ( Repri~ dans Papiers collés II)
qu'il cachait prenait des risques, s'avançait dans des régions métaphy- © Éditions Gallimard.
siques pires que la jungle. On se donnait la réplique, passionnément.

82 83
LETTRE 60 - ANNE PHILIPE LETTRE 6I - ANNE PHILIPE

[25 décembre 1959. Paris] [18 février 1960. Paris)


Georges,
Georges,
Les mois qui passent sont bien plus durs que les premiers jours.
Il y a des jours où je sens une force en moi comme une source; L'héroïsme c'est la vie quotidienne.
d'autres où tout à coup je suis prise de vertige, enfermée dans du Je regrette votre absence. Je ne suis pas à même d'écrire. Cergy est
plomb. loué, il faut en être contente.
Les petits ne savent encore rien. Il faut faire rapidement le livre sur Gérard car on ne lit que des cho-
Je me vois attelée à un travail qui me fait du bien. Mettre sur pied ses horribles et vulgaires. Tous ceux qui vont bien se taisent et
un ensemble de toutes les interprétations de Gérard au T.N.P.; tout laissent la parole à ce qu'il y a de plus méprisable.
a heureusement été enregistré. Susciter un livre de sa vie profession- Serait-il absolument hors de votre sentiment de construire ce livre
nelle depuis le début en passant par Le Roy 2 au Conservatoire avec au moyen de tous les témoignages que l'on aura. Si le cinéma vous
des textes des techniciens, comédiens, metteurs en scène qui ont tra- dérange, on pourrait peut-être faire un livre qui ne parle que du théâ-
vaillé avec lui, les articles de presse, etc ... Je crois qu'il doit se dégager tre. Je me suis heurtée à plusieurs obstacles dont celui du prix du livre.
de sa vie professionnelle une ligne exemplaire sans que le mot ne soit Celui envisagé avec [illisible] 1 revenait très cher, il ne pouvait être fait
jamais employé. ~crivez à Brunet, il est très malheureux et je ne me qu'en soustription. A la réflexion, à la suite de conversations notam-
sens pas la force de revoir Cergy. ment avec Claude 2 , j'ai pensé que cela pouvait être à l'encontre d'une
Plus que jamais j'aime le bonheur et nous avons été heureux. véritable fidélité. Il faut que, par exemple, le public du T.N.P. puisse
Je vous embrasse. acheter le livre.
Anne Ne venez-vous pas à Paris? N'y a-t-il pas moyen de nous voir?
Où en êtes-vous?
Anne-Marie a été malade. Elle est mieux maintenant. Mais cela a
retardé le moment de vérité. Je ne me sens pas la force de leur parler.
Ils sont si heureux.
Je vous embrasse. Nicole

1. Nous ne savons pas avec qui avait d'abord été envisagé ce projet. La perce des lettres
d'Anne Philipe (voir noce sur l'édition) ne nous a pas permis de rétablir ce nom.
2. C'est avec l'écrivain Claude Roy qu'Anne travaille à ce livre de témoignages sur Gérard
Philipe. Il étaie du petit groupe des proches et écrira, en plus du livre d'hommage donc
il est question ici, un très beau texte intitulé Notes pour un portrait de Gérard Philipe,
dans lequel il se souvient: « Ce maître de la parole était aussi un ami du silence. Que ce
soit à Cergy ou à Ramatuelle, avec Anne sa femme, aveo.Georges Perros, Pierre Vellay
ou Vilar, ses amis, comme d'autres one de beaux souvenirs de conversations (souvenirs
1. Georges Le Roy, sociétaire de la Comédie-Française et professeur de Gérard Philipe au que je garde aussi), j'ai de beaux souvenirs de silences heureux. Dire ne consiste pas tou-
Conservatoire. Devenu célèbre, Gérard continuera de travailler avec lui ses grands rôles. jours à parler.» ( Chemins croisés,Gallimard, 1997)

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LETTRE 62 - ANNE PHILIPE LETTRE 63 - ANNE PHILIPE
[29 février 1960. Paris]
[13mai 1960)
Mon cher Georges,
Cher Georges,
Merci de votre lettre. Comme je regrette votre absence. Je suis plus
que d'accord avec tout ce que vous dites excepté sur la non impor-
J'ai lu votre livre le jour même où je l'ai reçu 1• Il m'était familier,
tance de la distance géographique en ce qui concerne le livre. Elle
tout à fait familier.
compte malheureusement. On n'obtient rien par lettre.
J'aime vos aphorismes qui vont à l'essentiel. Ils atteignent souvent -
Il faut voir les gens, leur téléphoner autant de fois qu'il est néces-
pour moi il en est qui me touchent plus que d'autres - le cœur ou
saire. Chacun est près de sa vie et c'est bien ainsi. Je crois que de
l'esprit comme un petit poignard cruel ou tendre, ou simplement vrai.
Douarnenez vous n'obtiendriez presque rien.
Avez-vous été inquiet pour votre« compagne» 2 ? J'ignore son nom.
Je me suis mise à ce travail de témoignages j'en ai déjà quelques uns
Que le Luxembourg est donc beau. Toutes ces jeunes fleurs, ces jeu-
et j'attends ceux du T.N.P. et du groupe «Épiphanies» 1•
nes pousses - la vie - ce qui est facile, sans inquiétudes c'est que nous
Il y a des dizaines et des dizaines de personnes à contacter si l'on veut
aimons les fleurs, les feuilles, non pas une spécialement.
arriver à un livre qui ait à la fois une densité et une ligne conductrice.
Je relis le Petit Prince 3 (l'histoire de la rose et du renard, la rencontre
Je voudrais qu'il y ait une chose importante de vous dans ce livre 2 •
du Petit Prince et de la mort sont des choses admirables et d'une ten-
Ce que vous voulez bien sûr mais qu'il soit question du Conserva-
dresse presque insupportable).
toire, de votre sentiment à ce moment là aussi.
Enfin.
Une fois que j'aurai tous les témoignages, Claude Roy est d'accord
Le livre raconte bien. Certains témoignages sont tout à fait bien.
pour en faire un livre. Qu'en pensez-vous? Il s'y trouvera aussi bien
J'attends beaucoup du vôtre.
le théâtre que le cinéma ou le syndicat 3 •
Il faut les avoir tous pour le 15 juin. Prévenez vos amis.
Parlez-moi de vous? Comment êtes-vous? Comment vivez-vous?
Je vous embrasse, Georges.
A vous. Anne
Anne

1. En 1947, Gérard Philipe avait joué, avec Maria Casarès et Roger Blin, les Épiphanies
d'Henri Picherte, dans une mise en scène de Georges Vitaly.
2. Perros a écrit, pour ce livré,' un très bel et émouvant témoignage inticulé Un ami par
son ami. Ce texte est repris, légèrement modifié, dans PapiersCollésII (Gallimard, 1973).
En vue de l' écricure de ce cexce,ou peu après, Perros a rassemblé, semble-t-il, de nom-
breuses notes sur son ami, comme le suggère une lettre que lui adresse Brice Parain en
avril 1961 : «Quant aux notes pour votre lettre à Gérard Philipe, il me semble qu'à votre 1. Papiers Collés,Gallimard, collection «Le chemin», 1960 .
place je les récrirais. Elles ressemblent un peu à des notes du genre Papiers Collés parce 2. Perros écrit, en avril 1960, à Michel Butor: «Tania est couchée. Elle attend un enfant. )
qu'elles sont comme des occasions, plutôt que des discours . Si vous ne m'aviez pas dit Ou i. Elle était pour . Je n'étais pas contre . La nature a fait le reste. » ( Correspondance
ce que vous vouliez.dire à Gérard Philipe (les mendiants, le communisme) je n'aurais pas Butar/Perros, op . cit .)
compris que ces notes étaient pour préparer un texce destiné à lui.» Mais la nacure est parfois capricieuse et Tania perdra cet enfant au sixième mois de
Ce à quoi Perros répond: «A propos des notes destinées à Gérard, oui c'est assez.bric à grossesse. ,
brac. J'étais parti pour faire une lettre, puis l'engrenage s'est bloqué dans mon infirmité.» 3. En 1955, Gérard Philipe et Georges Poujouly enregistrèrent, sur disque, une lecture
Ces notes ont disparu. du Petit Prince.D'autres versions ont suivi,mais le succès de celle-ci ne s'est jamais
3. Gérard Philipe était devenu, en 1958, président du Syndicat Français des Acteurs (SFA). démenà. Elle est encore aujourd'hui régulière.m.ent réédicéc.

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LETTRE 64 - ANNE PHILIPE

(30 mai 1960. Paris]

Merci Georges. C est très beau 1.Je l'ai lu seule et j'ai relu hier avec
Claude.
Insistez auprès de ceux qui vous paraissent capables d'apporter quel-
que chose de vrai.
J'ai bien envie d'aller vous voir mais ce n'est pas facile.
Je serai à Ramatuelle - je redoute beaucoup - pendant tout le mois
de juillet.
Je vous embrasse.
Anne

Dédicacede GeorgesPerrosà Anne Philipe, sur Papiers collés

Voici, Nicole, en souvenir


de tant d'années passées
ensemble, dans la même région
d'amitié. Que de moments inou-
bliablement collés dans le
bonheur du compagnonnage,
et qui vaudront toujours ClaudeRoy et Anne Philipepréparant le livre d'hommage à Gérard
mieux que ces
Papiers collés
occasion de
1. Anne vient de recevoir le témoignage de Georges Perros sur Gérard Philipe pour le
vous dire mon affection.
livre qu'elle prépare. A propos de la rédaction de ce texte, Georges Perros écrit à Michel
Georges. Butor: «J'ai dû écrire un rexte sur Gérard Philipe, sa femme ayant eu l'idée de faire un
bouquin d'hommages, témoignages, ecc. Curieux. Si on se laissait aller, on ne parlerait
plus que des morts.» ( CorrespondanceButor/Perros,op. cit.)

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LETTRE 6 5 - ANNE PHILIPE LETTRE 66 - ANNE PHILIPE

[12 octobre 1960. Paris] [23 novembre 1960]

Cher Georges, Mon cher Georges,

Je suis inquiète de votre santé. Êtes-vous mieux? Vous êtes-vous Je pense à vous souvent. Les jours me paraissent longs et courts à la
soigné comme il le faut, pour être débarrassé au plus vite de ce fois. C'est dommage que VOUS ne soyez pas là. J'en ai par dessus la
gêneur 1 ? tête des journaux, des photographes qui me guettent au coin de la
Claude a retravaillé sur le manuscrit en suivant, m'a-t-il dit, toutes rue. J'ai beau me dire que tout cela n'a aucune importance et le pen-
vos suggestions. ser, ce sont comme des piqûres de moustiques: énervantes.
Je l'ai relu une fois terminé. Cela m'a semblé bien mais je ne suis Quelle horrible chose que cette curiosité où n'entre ni intérêt véri-
plus un bon juge. table ni affection.
Nous attendons les épreuves. Nimier les promet pour d'ici trois Le livre sortira un peu plus tard que prévu à cause d'un retard
semaines 2. Gallimard 1.
Voilà. Il fait beau. Les enfants semblent heureux. Je travaille et cela Les enfants sont beaux, heureux, passionnants à voir vivre. L'un et
me fait du bien. J'essaie de ne pas évoluer en terme de bonheur ou l'autre ont souvent tout à coup des éclairs fulgurants de ressemblance
de malheur, de sortir de ce cercle. Ce n'est pas facile. avec Gérard et puis cela passe. On voudrait les saisir, les garder.
Jevous embrasse avec affection. Je ne sais plus, souvent, où j'en suis avec le temps, ce qu'était ma
Anne vie il y a 15 ou 18 mois me paraît faire partie d'un autre monde qui
a existé il y a longtemps, longtemps, ou au contraire tout est si pro-
che que c'en est étouffant.
Je n'ai pas votre nouvelle adresse mais il me semble que vous m'avez Travaillez-vous bien? Êtes-vous bien? Et votre santé?
dit que le courrier suivrait. Avoir de vos nouvelles me ferait plaisir.
Un mot, s'il vous plaît, pour me dire comment vous êtes. Je vous embrasse,
Anne

1. L'achevé d'imprimer de GérardPhilipe. Souvenirs et témoignagesrecueillispar Anne


1. Georges Perros était aux prises avec un ver solitaire. Philipe et présentéspar Claude Roy (Gallimard, collection «L'Air du Temps ») est daté
2. Le romancier Roger Nimier cravaillaicà cette époque chez Gallimard. du 21 décembre 1960.

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LETTRE 67 - ANNE PHILIPE LETTRE 68 - ANNE PHILIPE

[10 juillet 1961. Ramatuelle] [4 août 1961. Paris]

Georges, Georges,

J'ai regretté de ne pas vous voir l'autre jour à Paris 1• Comme je suis heureuse pour vous. C'est grave et beau n'est-ce pas
Oui, je suis à Ramatuelle. La chaleur, la mer, les cigales agissent sur ce prolongement cout à coup .... « J'ai un fils».
moi comme un anesthésique. Et chaque fois que je monte là-haut2, Je n'ai eu votre lettre qu'hier car je n'habite pas la rue de Tournon.
que j'arrose les fleurs ou que je reste simplement là à ne rien faire, je Je pars demain pour Cuba et je rentrerai le 22 août. Les enfants sont
me demande si je rêve. Si tout cela n'est pas un rêve ou si, au dans les Pyrénées jusqu'à cette date 1•
contraire, tout cela n'en a pas été un. Je voudrais bien voir votre enfant et connaître votre femme.
Voilà que vous allez avoir un bout de votre chair ... un lien pour la Je vous embrasse.
vie. Quelle responsabilité! Dites-moi sa venue au monde 3• Anne
Je pars pour Moscou jeudi, puis je serai ensuite à Ramatuelle
jusqu'au 1cr août, ensuite sans doute à Cuba et à nouveau à Ramatuelle
du 26 août à la mi-septembre.
Les enfants vont bien. Ils sont heureux et terriblement beaux.
Alain est seul à Paris et ne prend ses vacances qu'en août.
Je pense à vous. Et je vous embrasse avec mon affection.
Anne

GefJrgesPerros et sonfils, Frédéric

1. A propos de ce voyage éclair à Paris, Georges écrit à Jean Paulhan: «Paris m'est devenu
contraire, sans que je le fasse du tout exprès, je suis heureux d'en retrouver l'énorme res-
piration. Mais je m'y fais l'effet d'un rnuriste. » ( CorrespondancePaulhan/Perros, op. cit.)
2. Au cimetière.
\ 3. Frédéric, le fils de Georges et Tania, est né le 29 juillet 1961. 1. Anne-Marie et Olivier sonc en colonie de vacances à «I:Isard Blanc» à Argelès-Gazost.

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LETTRE 69 - ANNE PHILIPE LETTRE 70 - ANNE PHILIPE

[26 octobre 1961. Paris) [14 décembre 1961. Paris]

Mon cher Georges, Georges,

Je pense souvent à vous et puis je me dis: lui écrire pour lui dire que Oui. Il a été dit que j'étais responsable de la mort de Gérard 1• J'en
je pense à lui: il le sait bien. ai été malade bien que cela aurait dû n'avoir aucune importance .
Je suis allée à Moscou mais pas à Cuba. On [est allé] à Prague, car Mais maintenant cela va mieux. Les réactions ont du reste été très
c'est la route maintenant, ainsi le veut la politique, il n'y avait pas de vives et je crois que même [dans] la presse que nous mépr isons le plus,
correspondance et comme le temps m'était compté à cause des le [illisible] a été trop loin et s'est mis tout le monde à dos... Minou 2
enfants je suis revenue. Et puis repartie pour Ramatuelle où j'ai a des élans vers moi, mais lorsque les élans ne sont pas étayés sur un
retrouvé tous les enfants; je veux dire les 3. Les derniers jours de l'été peu d'intelligence ou de volonté, ou de raisonnement , on ne peut
ont été très beaux avec une lumière transparente ... la brume du matin guère compter sur eux. Et elle part pour l'Espagne comme d'habitude
s'évaporait. à la NoëP.
Olivier et Anne-Marie nagent et plongent. C'est beau à contempler Je pense à vous. Je voudrais voir Frédéric autrement qu'en photo.
et j'écoute les gens m'affirmer que l'un ou l'autre (suivant le cas) res- Je vous embrasse.
semble tellement à Gérard. Ils sont beaux et heureux, mais pour Anne
Anne-Marie avec des vagues de tristesse qui la prennent tout à coup
(«ce n'est pas possible que je ne le revoie jamais ») et puis heureuse-
ment qui se dissipent. P.S. Vous ai-je dit que vous faisiez partie de l'Association des Amis
Quant à moi cela dépend des jours. Je tâche de garder le cap. Vers qui? de G.P. (René C. est président, Vilar vice-président . Pierre secrétaire
Vous retrouvez-vous dans votre fils? et puis il y a Vercors, Maria C., Nicole Védrès) 4 ; j'ai pensé que dans
Je voudrais le voir. Je pense aux grands éclats de rire, aux bons coups des cas comme ceux-ci, l'Association serait utile et vous voyez que je
sur l'épaule que vous vous seriez donné avec Gérard. m'attendais à toutes ces saloperies.
Viendrez-vous à Paris? C'était triste l'autre fois de vous manquer.
Je vous embrasse.
Anne

1. Dès janvier 1960, France-Dimanche a publié une série d'articles intitulée «La vie
cachée de Gérard Philipe» , et bien d'autres articles du même acabit suivront.
2. Surnom de la mère de Gérard Philipe.
3. Marcel Philipe, son mari, vivait à Barcelone depuis sa condamnation à mort par contu -
mace à la Libération.
4._Associat'.o~ créée le 19 déc~mbre 1960. Président: Renç Clair; vi.ce-président: Jean )
Vilar ; secretaire: le docteur Pierre Vellay. Membres: Lucien Arnaud, Maria Casarès ,
MichelErchevcrry,ClaudeRoy,GeorgesLe Roy, Georges Perros,AlainResnais,Nicole
Védrès , Vercors, Jacqu es Vib c.rr, Lucienne Wattier, Georges W ilson.

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LETTRE 71 - ANNE PHILIPE LETTRE 72 - ANNE PHILIPE

[30 novembre 1962. Paris] [20 janvier 1963]


Cher Georges, Georges,
Cela m'a fait du bien de recevoir votre lettre. Je pense à vous si sou- L'enfant est-il né? Je voudrais bien vous voir face à une petite fille.
vent et je regrette votre éloignement. Je suis allée à la mer du Nord pour Noël1. C'était beau la neige à
C'est difficile de vous dire comment je vais. Il y a une ligne que je perte de vue et s'avançant sur le sable jusqu'à rencontrer la mer.
m'efforce de suivre, mais tout -autour de cette ligne je dessine inté- Je respire mieux chaque fois que novembre et décembre sont passés.
rieurement des cercles et des méandres. Parfois je me sens une J'aimais tant l'automne avant, et les fêtes.
source, cela va bien, mon état se situe en dehors des notions de bon- J'essaye d'écrire, ce n'est pas facile et peut-être simplement ne suis-je
heur ou de malheur et puis je tombe dans un marais et c'est pas douée, mais c'est un besoin très profond. Je viens de finir un repor-
épouvantable. J'essaye de gagner l'heure suivante, seulement cela. tage sur Cuba, mais cela c'est autre chose. Il est sorti dans le Monde.
Je suis allée à Cuba cette année en été, pendant un mois 1• C'était inté- Je n'ai pas vu votre émission sur la Bretagne 2 •
ressant, beau et émouvant. J'ai écrit tant bien que mal une centaine de Les enfants sont beaux. Alain n'habite plus ici3. Alain aime et c'est
pages que Julliard prendra peut-être et dont des extraits - ce qui rend la beau à voir. Il a le sens de l'absolu.
chose un peu décousue - sortiront la semaine prochaine dans le Monde. Anne-Marie a toujours ses moments de nostalgie et son désir de
Je me donne cette année, jusqu'à l'été pour écrire ou plutôt essayer. plaire; Olivier lui ignore le monde extérieur, s'y heurte parfois. Il est
Si j'en suis incapable je ferai, l'hiver prochain, n'importe quoi. la confiance même, c'en est désarmant.
Oui, il y a les enfants. Ils sont beaux et souvent merveilleux. Et à leurs Connaissiez-vous Monique Grall 4, chez Gallimard? Je l'aimais bien.
heures, ils lui ressemblent étrangement. I.:un dans les traits, l'autre dans Elle est morte, toujours du cancer. C'est notre peste.
les gestes. Ne venez-vous donc jamais à Paris? Je voudrais connaître ceux avec
Alain aime enfin 2. Que c'est beau à voir. Je ne change pas d'avis, la qui vous vivez. Que dit Frédéric? Qu' aime-t-il? Qu'aimerait-il recevoir?
relation de couple, d'égal à égal, reste pour moi la plus belle, les Oui, bonne année. Je vous embrasse et ne vous oublie pas.
enfants en sont un aspect. Anne
Parlez-moi de vous, de votre femme, de Frédéric. Peut-être allez-vous 1. Moumi, la mère d'Anne Philipe, est belge et habite Bruxelles. Elles se sont retrouvées
avoir une petite fille3 • Comment réagissez-vous devant tout cela? Je avec les enfants pour les fêtes à l'hôcel «Memlinc» à Knocke-le-Zoute. Moumi y achè-
ne sais nen. tera un appartement où la famille passera les vacances de Pâques pendant plusieurs
Quand passera votre émission sur la Bretagne? années, et c'est là qu'Anne-Marie découvre l'équitation. C'est Moumi qui avait donné
en dot à sa fille, lors de son mariage avec François Fourcade, la propriété de Ramatuelle.
Je vous embrasse.
2. Pour cette émission radiophonique sur la Bretagne diffusée fin 1962, Georges Perros
Anne a écrit les textes «En mer» et «Marine», repris dans Les PoèmesBleus. Dans une lettre )
à Michel Butor, il note:« J'ai presque fini mon crue breton. Ça passera difficilement. J'ai
1. Le 24 octobre 1962, John F. Kennedy annonce le blocus de Cuba suite à la décou- eu beau fourre des bruits marins et un peu de biniou, c'est, disons, très subjectif, avec
verte de rampes de lancement de missiles soviétiques sur l'île. des digressions à tous les virages, qui n'ont diable rien à voir avec la Bretagne. Le type /
2. Alain a rencontré Yvonne Baby à Ramatuelle, en septembre 1962. Elle est le bras droit va s'arracher les cheveux. Moi, je m'en moque. I.:importanr était que je le fasse. Le pari
de Jean de Baroncelli, qui s'occupe du cinéma au Monde. Ils se marieront le 18 mars 1965 a été tenu. Le reste oc me regarde pas. Mais une heure dî.x, bon Dieu, c'est long.»
ec auront deux fils, Nicolas ec Olivier, avanc de divorcer en 1973. 3. Alain habice 29, rue Saint-Louis en l'île, chez Yvonne.
3. Tania éraie enceinte de sept mois. 4. Monique Grall étaie attachée de presse chez Gallimard.

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LETTRE 73 - ANNE PHILIPE LETTRE 74 - ANNE PHILIPE

[21 février 1963. Paris) [29 octobre 1963. Paris]

Georges, Georges,

J'ai trouvé votre lettre en rentrant du Canada (voyageéclair en 3 jours). Que votre lettre me fait du bien. Je ne pouvais pas ne pas écrire ce
1
Un être de plus au monde mais fait par vous! Salut à Jean-Marie • livre 1. J'ai essayé plusieUis fois de me détacher de lui, de l'arrêter et je
Comment Frédéric prend-il cette intrusion? Que de travail! Com- ne pouvais pas. Ecj'en voyais tous les dangers. Voilà.Je saisque je vais
ment faites-vous pour écrire chez vous? Hors de chez vous? être attaquée mais heureusement par ceu.x--làmême (Fr.-Djmanche ,
Je voudrais les connaître vos enfants et vous voir avec eux, même si Paris-Presse, etc ... ) qui font profession d'indiscrétion.
cela doit faire mal. Quand viendrez-vous à Paris ?
Je pense à vous très souvent. Je puis bien vous dire que vous êtes une des personnes dont l'avis
Ici, tout le monde va bien. était pour moi le plus important.
Je vous embrasse. Je vous embrasse. Et je voudrais embrasser votre femme, vos enfants, )
Anne toute cette vie qui est la vôtre. I
Anne

Anne Philipe etAnm-Marie au jardin du Luxembourg

1. Jean-Marie, second enfant de Georges et Tania, est né le 6 février 1963. .


1. Anne Philipe vient de publier Le temps d'un sDupir aux éditions Julliard, dans lequel
elle évoque les dcrni~ cs semaines de la vie de Gérard Philip e. VIUEDE PAftlS

98 -~~
•20 , Rue Faidheltlo
1 ~RIS-Xl"
LETTRE 76 - ANNE PHILIPE
LETTRE 75 - ANNE PHILIPE

[6 janvier 1964. Knocke] [24 octobre 1964. Paris]


Mon cher Georges,
Georges,
Je pense à vous très ouvenr ec je regrecre de ne jamais vous voir.
Je suis à la mer du Nord. Il fait un temps parfait et désespéré qui Êtes-vous très ému par Cacherine 1 1Je rêve toujours d' une relation
permet des promenades sans fin dans la brume. . . père-fille. Peuc-être parce que je ne l'ai pas eue 2 ec qu'Anne-Marie ne
Par hasard je suis là en même temps que se tient un Festival du Fil~ l'a ura pas. Elle a pour moi , le goûc de l'im possible.
Expérimental1 et des «colloque~» (e_ntreautres~ sur la Nouvelle L~t~ Les enfants vonr bien. Alain et Yvonne (Baby) one un fils: Nicolas
térature. C'est affligeant de pretention et de vide. Votre nom a ete (2 septembre). Us sont beaux à voir.
prononcé. . . . J'essaye d'écrire. Er je n'accroche sur rien. Alors j'ai essayé les nou -
Ne viendrez-vous pas à Paris. Je voudrais bien vous vo1r. Parler avec velles. Ce n'est pas facile. J'ai écé assez gravemem malade au
vous. . . princemps. On m'a opérée d'urgence à la suite de quoi j'ai fait une
Je vous embrasse. Et j'embrasse ceux que vous aimez et que Je ne phlébite de plus, d 'où ami-coagulants, d 'où accident parce que sang
connais pas. trop üquide 3•
Anne C'est fastidieux.
Monsieur Brunec a été malade. J'aieu peur. Je l'ai amené à l'hôpital
Laënnec à Paris. (Par lui, j'ai été obl igée de revoir Cergy). Ce n'étaie
pas la vilaine chose mais il a 75 ans ... Je l'ai ramené à Cergy la semaine
passée ec il étaie heureux et debout. Il parle de vous.
Ne viendrez-vous jamais ici.
Je vous embrasse. Je salue votre femme. Je voudrais une photo de
Catherine et des garçons.
Anne
P.S. avez-vous définitivement changé d'adresse?
P.S. Je ne vous parle pas de la more de votre père 4. Je n'arrive pas à
dire quelque chose . .Étiez-vous près de lui? Étaie-il malade? Com-
ment est votre mère ?

1. Georges et Tania ont eu une fille, Catherine, le l " juin 1964.


2. Ses parenrs ont divorcé peu après sa naissance.
1 La 2• Corn écition Inccrnacionalêdu Film Expérimental,organiséepar la Ciném.ath~- 3. Anne-i déjà fair une phlébite lorsqu'elle était enceinte d'Olivier.
~c ro ale de ~dgique , sedérouledu 25 décembre 1963 au 2 janvier 1964. Ellecsr~or~c
4. RenéPoulot, le pèrede GeorgesPerrosesr mon quelquessemaine.1 avantla naissance
d'un [olloquc sur I'cxptrimen tacion dan s l' Arc, av_eclectu res de fragm~nts 10~dm
de Catherine . Sa mère, Olga Poulot , devenue veuve, viendra s'installer à Douarnen ez,
d' œuvres théâtrales de Wirold Gombrowicz, Nathalie Sarraute, Robert Pmget, Pierre
auprès de son fils unique et de sa famille.
Klossowski, Günter Grass.

101
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LETTRE 77 - ANNE PHILIPE LETTRE 78 - GEORGES PERROS

[26 mars 1965) [octobre ou novembre 1969)

Georges, Chère Anne,

Juste une minute pour vous écrire. Olivier est rentré de l'hôpital. Je reçois des carres d'invitation pour l'hommage du T .P.à Gérard 1•
Il a eu un « purpura rhumatoïde aigu». Quelque chose de grave ... Narurellement , je me vois très mal sur scène, avec tous les «amis », ô
mais le moment grave a été il y a 5 semaines. Non il n'y avait rien combien. Gérard m' esr beaucoup trop présent, chaque jour, pour que
de vrai dans cet horrible journal 1 sauf le numéro du lit et le nom de Je me permette ce spectacle. Maisenfin, sachez que je n'ai rien oublié
l'hôpital. des moments passés ensemble, ici er là. On ne s'écrie pas, on ne se
Mais j'ai eu si peur que je n'en suis pas remise. voie pas. A qui la faute? Lorand Gaspar 2 m'a donné de vos nouvel-
Il faut compter une convalescence de 2 mois. Il reprend des forces les. Toue cela est vaguement crisce comme pas mal de clioses.
tous les jours et il est heureux. Ici, on tient le coup. La gosse.rie pousse. Surrour des cris. Mais il y
Je vous embrasse. a de la vie.
Anne Embrassez les vôtres, qui doivent être grands 3 • Et vous, bien sûr.
Georges

l . Le 25 novembre 1969, un hommage est rendu à Gérard Philipe par le TNP nu Palais
Anne, Arme-Marie et Olivier de Chaillot, à l'iniciacivede Jean Vilar et GeorgesWilson, enrourés de leurs camarades.
A cerce occasion Roger Pic avait conçu un film qui émir un montage des grands rôles
tenus par Gérard au TNP.
2; Û rivain_poète,chiru.rgicn (en Israëlpuis en Tunisie)d'origine hongroise,il érair l'ami
1. Le 11 mars 1965, France-Dimanche publie une phorographie volée d'Olivier sur son
d'.'11nePhilipe et de Georges Perros(leur correspondance,établieet annotée par Thierry
lit d'hôpiral. Le journal est saisi à la demande d'Anne Philipe. Elle reçoit le soutien de
G11lybœuf, a érépubliéeauxéditions LaParcCommune en 2007).
l'Association nationale des journalistes reporters qui se désolidarise de cet acte. 3. Anne-Marie a 15 ans et Olivier 13 ans.

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LETTRE 79 - GEORGES PERROS LETTRE 80 - ANNE PHILIPE

[29 octobre 1971. Douarnenez] [31 octobre 1973]


Georges,
Chère Anne,

Dame oui, on ne se voit pas beaucoup. Mais je ne fais que traver- Je pense souvent à vous, à notre conversation dans le train 1•
ser Paris, une fois l'an. Et vous ne venez jamais à Douarnenez, qui J'avais l'espoir d'aller vous voir pendant les vacances de la Toussaint,
vous accueillerait avec chaleur, même par temps froid. J'ai eu de vos pendant 3 jours, je ne cravaillais pas, et puis ça ne s'arrange pas . Mais
nouvelles par Lorand, à Tunis, où il a réussi à me faire atterrir, j'aimerais venir une autre fois, je dois pouvoir m'arranger d'un ven-
« causer» 1• Et, la semaine dernière, des amis m'ont envoyé une carte
dredi marin (jeudi soir donc) à un dimanche soir. Il y a des trains de
de Ramatuelle ... Puis, demain, je ferai sans doute la connaissance de nuit, n'est-ce pas. Est-ce qu'on descend à Douarnenez? Connaissez-
vous les heures 2 ?
Patricia Gaspar 2 ••• qui fera la nôtre. Donc, vous serez au cœur du
Écrivez-moi, dites-moi.
débat, sous ce grand ciel aujourd'hui très dégagé, près de cette mer
qui se travaille en douceur, pour l'heure. Salut à ceux que je ne connais pas. Je vous embrasse.
Enfin, je vais lire ce petit récit qui m'arrive 3. Al' ouvrir, j'en perçois Anne
le poème. La tendresse. La retenue. Fleur de peau.
La tribu va. Je ne suis pas encore tout à fait revenu de cette couvée. P.S. Y a-t-il en hiver un hôtel pour les 2 nuits - chauffé.
Turbulente! On fabrique du rêve. Est-ce que le T.N.P. a existé un
jour 4 ? Quel massacre!
Allons, je vous embrasse, et vos deux amours.

Georges

1. En mai 1971, Georges Perros et Michel Butor avaient été, grâce à Lorand Gaspar,
invités à Tunis pour y donner une conférence et participer à des soirées poétiques.
2. Le 28 août 1970, Lorand Gaspar écrit à Georges Perros:
« [...] Jet' envoie ma fille. Elle s'appelle Patricia, a 17 ans, a fait une année de philosophie
pour pouvoir se moquer des philosophes et maintenant s'inscrit en médecine à Paris. 1. Cette «con~ersation dans le train» a sans doute eu lieu en juin 1972, entre Paris et
Comme il y a un peu de battement entre l'inscription et le début de l'année scolaire elle Bruxelles, où Georges Perros s'était rendu pour la projectioQ d'un film de Jacques Kupis-
m'a dit: "J'ai envie d'aller voir ton ami Perros"». sonoff sur Laurréamont, pour lequel il avait prêté sa voix.
3. Anne Philipe, Spirale, Gallimard, 1971.
2. Le 23 novembre, Perros écrira à Lorand Gaspar: «Anne Philipe a manifesté l'inten-
4. Jean Vilar était mort le 28 mai précédent. tion de venir nous voir. On la recevra avec plaisir. Elle aura mis le temps!»

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LETTRE 81 - GEORGES PERROS LETTRE 82 - ANNE PHILIPE

[16 septembre 1974. Douarnenez] [3 août 1975. Paris]

Chère Anne, Cher Georges,

Merci del' envoi. Mille raisons d'être touché par ce livre au cœur bat- J'allais vous écrire lorsque je suis tombée sur Venezia et retour 1 et
tant 1 • Très sensible aux vertus de votre regard. Les quelques pages sur plus loin cette petite phrase: « L écrivain n'est jamais que le nègre de
les tourterelles et monsieur Brunet sont très fortes, d'émotion captée. l'enfant qui a tout vu». C'étaient comme des signes.
Si je comprends bien, Cergy est vendu. Il y a comme une tonalité Oui je voulais vous écrire parce que Madame Brunet vient de mou-
tchekovienne, là entre la tristesse et la résignation. Que faire des rir (diabète et cœur) et que M. Brunet est malheureux, et je pensais
moments heureux dans une vie qui ne les supporte pas. Ou plus? qu'un mot de vous lui ferait un peu de bien. Ils ont eu un hiver très
Suis retourné à Bruxelles le mois dernier 2 • Vous ai cherchée dans le dur, elle à l'hôpital de Pontoise pendant plusieurs mois, lui seul avec
train. Je dois m'y rendre encore en octobre ou novembre. Pour Kafka 3. le fils (d'elle) un peu minus, Camille - qu'Olivier appelle Narcisse -
Remue-ménage de la rentrée. Mais l'automne est beau. Ou la fin del' été! et que M. Brunet déteste et traite mal, puis son cœur a fait des sien-
Je vous embrasse, nes et il a été hospitalisé à Paris. Au printemps les choses ont paru
Georges s'arranger, ils se sont retrouvés à Cergy - vous savez que la maison
est vendue mais que j'ai pu obtenir de l'État 2 que M. Brunet garde
la jouissance de la maison et d'un peu de jardin. Il a aussi l'ancien
piano où il joue au doigt les airs que sa seconde femme - la préférée
dit-il3 - lui jouait.
Il y a une dizaine de jours Mm' B. a refait un coma diabétique et on
n'a pas pu la sauver.
Le voilà donc seul, en tête à tête avec son attente de la mort et ce
Camille qui mange dans la cuisine après l'avoir servi dans l'autre

1. Publié dans LesCahiers du Chemin n° 24 (15 avril 1975), «Venezia et retour» est une
suire de poèmes inspirés par un voyage à Venise en 1969. Ces poèmes sonc parcicllèment
repris dans Papim CollésIII, et dansThaJ,iteprès de mon silence(Finirnde, 2006 ).
2. Anne fuc expropriée et la maison a été acquise par l'État en 1973, dans le cadre de
l'opération« Cergy-Pontoise •. Elle se trouvait en effetsur un axe qui descendait de Cergy
GeorgesPerrosaux halles de Douamenez jusqu'.à l'Oise yt devait êrrc exploité pour la création de cette ville-nouvelle. Cet axe n'a
jamais vu le jour et la maison laissée à l'abandon, squattée, pillée, vandalisée. Elle a été
rachetée en 1990 (année de la mort d'Anne Philipe) par ['Établissement public d'amé-
1. Anne Philipe, Ici, là-bas, ailleurs.Gallimard, 1974. nagement de Cergy-Pontoise. Restaurée, la« Maison Gérard Philipe» est aujourd'hui un
2. Georges Perros s'est rendu à Bruxelles en août pour dire le commentaire d'une série lieu d'exposition.
de documentaires sur la sexualité, réalisés par Pierre Bourgeade. 3. A propos de M. Brunet, Georges Perros écrivait en juin 1960 à Michel Butor: «J'ai
3. Il ne se rendra de nouveau à Bruxelles qu'en mars 1975, pour« blablater sur Kafkaavec reçu une lettre du petit père Brunet, de Cergy. Trois femmes, des enfants, plusieurs pro-
Marthe Robert. Hum!» (lettre à Michel Butor, op. cit.) priérai.rcs, en voilà un qui pourraic écrire ses mémoires. •

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pièce, celle où sont les colombes et le petit piano droit. Par moments LETTRE 83 - ANNE PHILIPE
il perd un peu la tête mais pas longtemps, c'est comme des malaises,
il se méfie de tout le monde et sort parfois des phrases d'une vérité [19 février 1976. Paris]
et d'une force extraordinaires. Tour est vrai en lui.
Georges,
Je vais à Cergy chaque fois que je le peux, pour le voir. J'ysuis tou-
jours en état d'irréalité et toujours vous êtes dans les souvenirs que Je pense que vous savez combien je pense à vous, qu'il ne peut en
je perçois comme derrière une fenêtre fermée. être aucrement 1• La banalité des mots parce qu'ils sont devenus des
Dites-moi comment vous allez et votre famille que je ne connais pas. formules mais là, ils ont roue leur poids.
rai eu peur de vous attendre sur le quai, ensuite je voulais aller vous
Je vous embrasse, voir, Lo rand m'a dit que vous redoutiez les «visites». Je me suis mise
Anne à douter: peut-être me considériez-vous comme une visite . J'ai
balancé encre, ec pour vous et pour moi, la trop grande émotion ou,
de vocre part la pensée: Anne= visite. Et je ne suis pas venue.
Je vous écrirai, ai-je pensé et me voilà intimidée par le silence de la
page et des mots tracés. .
C'est un cancer grave mais pas du tout sans espoir comme l'étaie
celui de Gérard et je me souviens que je me disais que s'il y avait 1,
2 ou 5 chances sur 10 cl'une guérison, je le tiendrai au courant et que
nous lutterions. Ec <::dame paraissait le bonheur.
Je vous parle de G. parce qu'il est impossible entre nous de ne pas
y penser et d'atteindre donc dans noue relation une sincérité si nous
ne le nommons pas.
Lorand m'a dit que vous aviez une mine magnifique. Ô ironie pen-
sez-vous. C'est aussi un signe favorable.
Georges esr-ce que je puis vous aider en quelque façon? Puis-je aller
vers vous quand vous reviendrez pour l'opération? Est-èe que le trai-
tement chimiothérapique est très pénible?
Je sais qu'on ne peut pas parler d'une siruarion aussi longtemps qu'on
ne l'a pas connue dans sa chair er donc je me tais, je ne tente pas de
vous consoler. Mais votre territoire essentiel est l'écriture, la musique,
le regard, Tania, vos enfants et cela, là, vous reste entièrement.
N'allez pas vers l'amertume vous y serez malheureux.
Anne et le très discret M . Brunet
Je vous serre dans mes bras et je vous embrasse.
Anne

1. On vient de diagnosciquer à Geocgcs, grand fumeur de pipe, un cancer du larynx et


il vient de &ire un premier séjour à l'hôpital Laënncc à Paris.

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LETTRE 84 - GEORGES PERROS LETTRE 85 - ANNE PHILIPE

[20 février 76. Douarnenez] [6 mars 1976. Paris]

Chère Anne, Georges,

Non, certes, je ne vous comptais pas parmi les «visites». Mais je pen- Merci de m'avoir écrit. Je suis inquiète de ne pas vous voir arriver.
sais que de me voir vous ferait plutôt du mal, qu'il y aurait du couteau Votre traitement est-il plus long qu'il ne devait l'être ou l'opération
dans la plaie - pour nous deux. Bien sûr que votre présence, après retardée? Tenez-moi au courant. Voulez-vous que je vous attende à
l'opération, me sera bonne. Sans doute vais-je être dans le cirage pen- la gare ou d'autres amis le feront-ils?
dant quelques jours. Mais l'important, c'est d'être débarrassé de cette Je vous embrasse. Je pense à vous.
saloperie. Au risque d'y perdre toute voix. Le chirurgien, au dernier Anne
examen, était assez pessimiste, quant à cette mutilation 1• J'avoue que
tout me paraîtra léger, si je m'en sors. Puis, on peut devenir ventri-
loque, d'après les gens de l'hôpital. I.:amertume, non, d'aucune
manière. Je ne peux me permettre aucun« moral». J'essaie de faire rire
Tania et les gosses. Ça marche de temps en temps.
I.:ennui, ce sont ces perfusions, trois par semaine à Quimper. Crevant.
Puis, l'arrachage de quelques dents. Dame, faut être en parfaite santé
pour y passer (sur le billard).
Du printemps dans l'air, aujourd'hui. J'en respire la promesse.
Je vous embrasse.
Georges

Georges Perros en famille, à la Plage des Dames 1Douarnenez

1. Georges perdra bel et bien l'usage de la parole, suite à cetre laryngectomie.

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LETTRE 86 - GEORGES PERROS LETTRE 87 - ANNE PHILIPE

[14 avril 1976. Marseille] [21 avril 1976. Paris]

Chère Anne, Georges,

Grand merci de l'envoi. Les trois choses vont faire bon usage. l'.essen- Donnez-moi de vos nouvelles. Je pense à vous si souvent dans une
tiel, c'est la légèreté, le manque de contrainte respiratoire . Puis, c'est journée.
élégant ... Commem sup~ortez-vo~s le traitemenc au cobalt? Vocre fatigue.
Ici, plus d'une centaine de silencieux 1, plus ou moins, on entend des Vocremoc me fattentrevou cette assemblée de silencieux bruyants.
bruits, comme d'oiseaux très enrhumés. Il y a de l'atroce, à première A parcle fait de l'opération, avez-vous en commun quelque chose?
et dernière vue, mais entre les deux, c'est très supportable. Jusqu'où va Comment est le lieu, les médecins? La fatigue?
le goût de vivre? Les repas se font dans le seul brouhaha des fourchettes Quelle épreuve,Georges,ec vous ne vous êtes pas plaine une seule fois.
et des réflexions des rares qui ont la parole, serveuses ou invités ... En voyant Tania il m'a semblé comprendre ce que vous avez aimé
Pour réapprendre à parler, il n'y a qu'un moyen: roter. « Savez-vous en elle ecce qu'elle vous apponait 1•
roter», qu'on m'a demandé . Je vais essayer. (Rotary-Club?) Avez-vous recommencé à lire.
Marseille est assez loin, 10, 12 kilomètres. Le soir, concert de cra- Je vous embrasse.
pauds, très judicieux. Je chante avec eux. Anne
Tania repart demain, légèrement effrayée 2 •
Je vous embrasse, Un autre chandail: le préférez-vous en soie, en fil d'Écosse, en coton.
Georges La couleur?

1. Georges Perros se trouve dans un centre de rééducarion de la parole, dans la banlieue


de Marseille.
2. Dans L'Ardoise magique(éditions Givre, 1978), on peut lire le récit de cene arrivée
au cenrre de rééducar.ion : « Marseille. Un taxi nous conduit, T(ania] et moi, à CMceau-
Gombert, où retrouver, peut-être, une voix d'occasion. Un peu plus d'une centaine de
laryngectomisés, drôle de mot. Mes semblables, pour le coup. Tous le même air penché.
Ce je ne sais quoi qui nous distingue . Pas triste, non. Comme d'un animal qui aurait été
torturé, mutilé. Mais résistant.» 1. Anne a rencontré Tania et Frédéric à l'hôpital Laënnec, en mars.

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LETTRE 88 - GEORGES PERROS LETTRE 89 - ANNE PHILIPE

[29 avril 1976. Marseille] [16 mai 1976. Paris]

Chère Anne, Cher Georges,

Les congés payés continuent. Un rien lassant, j'avoue. J'ai horreur Il vau c peut-être mieux appr endre le morse . Er repartir dès que le
de ce pays, de cette banlieue marseillaise que je dois me taper en cobalt sera fini. Lundi ça fera 4 semaines, non , qu e vous êtes là. Avez-
ambulance tous les jours. Et peu à peu le cobalt fait l'effet voulu. Ce vous l'impression que le traitement au cobalt est bien fait, dosé
qui provoque une fatigue bizarre, un faux endormissément , si j'ose convenablement?
dire, qui ne vous lâche pas, surtout la nuit, où la valse des fantômes Lu trois beaux livres et je me demandais si vous les aimeriez. Je crois
bat son plein. Je n'ai pas grand rapport avec mes compagnons, ce que oui. Le concert baroque (A. Carpentier), Narayama, un bouquin
serait d'ailleurs difficile. On se fait des gestes, on se sourit. On se sou- très court dans la coll. Jeune prose, japonais et superbe . Et les nou-
' haite ... le départ. Certains comptent les jours, les autres les minutes, velles de Cortazar qui viennent de sortir 1 • Tout chez Gallimard. Ne
les secondes ... La patience , c'est l'impatience ... les voulez-vous pas?
Merci du pull. Ceux que vous m'avez envoyés me suffisent. Tout d'un coup à Paris c'est plus que le printemps, la chaleur de
' Je lis, j'écris , comme d'habitude, sans trop m'en apercevoir . Je rote l'été-2.Olivier milite à mort à la Fac. d'Orsay, peine des fresques sur
du Mallarmé aux éducatrices. Qui désespèrent de plus en plus. Le les murs, fait de laconfirure d'oranges, lirTrorskyet sa bible« Rouge».
hasard est aboli! Tout cela avec les copains qui pensent comme lui , les au tres gauches
Je vous embrasse bien. et droice étant des salauds . Mais il est drôl e et incroya:blemenc grand
Georges et mince.
Anne-Marie vient de commencer à jou er Ruy Blas sous le chapiteau
aux Tuileries 3 • Une jeun e reine fragile, prisonnière et très belle
Ophélie. J'aurais aimé que vous la voyiez. Elle est douée. On verra si
elle possède les autres choses nécessaires.
Je ne suis pas encore à l'aise dans ce que j'essaye d'écrire . Je ne sais
si c'est un mom en t qui passera ou si c'est pire . Pourquoi est-ce que
chaque chose se paye si cher?

1. Alejo Carpentier , Concertbaroque. Gallimard , 1976.


Fukazawa Shichirô, Narayama. Traduction de Bernard Frank. Gallimard , 1959.
Julio Cortazar, Octaèdre. Gallimard, 1976.
2. C'est la canicule de 1976 qui commence.
3. Anne-Marie tient le rôle de la Reine dans le R uy Blas monté pour le TAP (Théâtre d'Ac-
cionPopulaice) parJean-PierreBouvier qui joue lt:rôle-cirre. Figurentégalerneu c dans la
disrribucionGérard Darmon (Don Cés:trde Ba:z.an) et Güard Orréga(Don Salluste).Li
pièceserajouée d'avrilà juin 1976, sous un chapiteau installé dans le Jardin desTuileries.

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Vous me dites, n'est-ce pas, si je puis faire quelque chose pour vous, LETTRE 90 - GEORGES PERROS
les enfants ou Tania.
Je pense à vous. Je vous embrasse. [15 mai 1976. Marseille]
Anne
Chère Anne,

Samedi. Ces messieurs-dames sont partis en excursion du côté de


la Fontaine de Vaucluse. Je me sens mieux d'être moins entouré de
semblables. J'ai hâte de reprendre une vie «normale». Au bout de
trois jours, à Douarnenez, on me fichera la paix. Bonjour bonsoir. Et
je jouerai du piano. Vous ai-je dit qu'il y en a un ici, très casserole.
J'y vais parfois, le matin, avant la mise en branle sanitaire. I:étrange,
c'est que je me crois seul, et que, quand je me retourne, au bouc d'un
quart d'heure, une quinzaine de muets, silencieux, sont assis, rêveurs.
Il y a quelque chose d'extraordinairement animal, jungle, quand les
fauves sont entre eux. J'imagine!
Encore 9 séances de cobalt. Très supportable, quant à la brûlure.
Mais crevanr. question crâne. Ça ramollit, je n'aime pas ça. Quant à
la parole, elle n'est pas pressée de se manifester. Je me parle tout seul,
c'est une vieille habirude. A recommander, somme mure.
Merci des livres. On m' èn envoie pas mal, que je devrai laisser ici,
car je n'aurai jamais assez de force pour trimballer tout ça. Butor vient
me voir et me gave de manuscrits, éditions rares...
J'ai vu une photo d' Anne ~Marie dans Ruy Blas. De profil... Mais le
rôle est quasiment injouable. Lui a-t-on posé la question prévue 1 ?
Il va faire chaud. Les oiseaux ont l'air, et la chanson, de s'en réjouir.
Allons tant mieux!
Bon travail.
Je vous embrasse,
Anne-Marie Philipe et jean-Pierre Bouvier dans Ruy Blas
Georges

1. La sempiterndle question: «Est-ce difficile d'être la fille de Gérard Philipe?»

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LETTRE 91 - ANNE PHILIPE LETTRE 92 - GEORGES PERROS

[23 mai 1976] [29 mai 1976. Paris 1]

Très cher Georges, Chère Anne,

Bientôt vous devriez repartir pour Douarnenez, ça devrait être fini L'Ascension ... Répit dans le cobalt. Encore deux séances. J'ai le cou
le cobalt et l'apprentissage de cette sacrée parole. Est-ce que Tania ira droit brûlé, c'est surtout douloureux le matin. Après, je m'y fais. Mais
vous chercher ou devrez-vous faire le voyage seul? la pauvre Jeanne d'Arc a dû souffrir. Je décampe dimanche, ayant
J'espère aller quelques jours à Ramatuelle. J'aimerais que vous y réussi à faire comprendre à l'infirmière-major (demi-tour à gauche)
veniez mais je sais que vous avez hâte d'être à Douarnenez. Et eux là- que rester ici dans ces conditions de combustion n'avait aucun sens,
bas doivent vous attendre. Je ne suis pas prête à - près d'oublier le puisque j'ai la gorge à peu près bouchée, donc incapable d'émettre le
visage, le regard de Frédéric près de votre lit et lui sans doutes' en sou- moindre son. Comme je n'ai pas fait de fautes d'orthographe, elle a
viendra toujours - s'il y a un toujours. souscrit à mon désir. (S'en est-elle aperçue?) Bref, je serai à Douar-
Relu ces jours -ci «Nous autres» de Zamiatine. Écrit en 1920 ... nenez lundi.
Extraordinaire et désespéré 1• J'appréhende le premier contact avec Jean-Marie et Catherine, qui
Oui, Anne-Marie s'est jetée à l'eau. Je vous l'ai dit je crois elle est ne m'ont pas vu depuis le charcutage ... Une belle fête de larmes, sans
douée, violente, belle, elle a une présence mais un caractère très doute, puis on passera à autre chose!
difficile, une dureté souvent sèche, un narcissisme qui lui enlève le Au point de fatigue où me voilà, le voyage ne peut rien ajouter. Je
charme mais qui passera peut-être, toutes les jeunes-filles ne le sont- passerai directement de la gare de Lyon à la gare Montparnasse, dans
elles pas à un moment ou l'autre. Elle vient de «congédier» son mari 2 Dieu sait (peut-être) quel coma!
et elle se roule pour le moment dans tout ce côté artificiel de certains _Maisje devrai revenir à Laënnec dans les quinze jours. Je vous ferai
comédiens. Il faut sans doute qu'elle fasse sa propre expérience et signe.
apprenne à vivre. Elle n'est pas heureuse; quelque part, j'en suis cer- Je vous embrasse,
taine, elle sait ses erreurs. Pas facile d'être la fille de G. et peut-être Georges
serait-il là, elle l'enverrait au diable. On ne peut pas savoir. Elle a sou-
vent bien répondu aux pièges qu'on lui tendait.
Écrivez-moi. Je vous embrasse. Et dites-moi toujours si je puis faire
quelque chose pour vous, les vôtres.
Anne

l. Nous autres, d'Eugène Zamiatine, est une dystopie, ou contre-utopie , qui a beaucoup
influencé George Orwell pour 1984 et Aldous Huxley pour Le meilleur des Mondes.
2. Anne-Marie avait épousé Jacques de Chambrun le 21 décembre 1973. Ils divorceront
le 7 novembre 1978.
Elle épousera ensuite Jérôme Garein, qui est un ami de sa mère, le 23 mai 1979. Ils ont 1. Cette lettre aéré écrire à Marseille mais postée de Paris, sans doute entre deux trains
trois enfants: Gabriel, Jeanne et Clément. lors de son voyage de retour à Douarnenez.

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LETTRE 93 - ANNE PHILIPE LETTRE 94 - GEORGES PERROS

[l O juin 1976. Paris] [14 juin 1976. Douarnenez]

Georges très cher, Chère Anne,

Je vous imagine, j'essaye de vous imaginer à Douarnenez. Je connais Heureux de votre lettre .
maintenant deux visages des vôtres. Réacclimaration difficile. Le corps ne veut pas suivre . Flagada. Sans
Lorand me dit qu'il est allé vous voir à Marseille, que vous avez été doute normal, séquelles cobalriennes, etc. .. mais c'es t lassanr. Lnpa-
brûlé. Cela devait-il être, je veux dire considèrent-ils que c'est nor- rienranr. Colère blanche, bête, inutile. Puis respirer grâce à un trou
mal ou bien les soins ont-ils été mal donnés? Vont-ils maintenant vous dans le cou, on a beau dire(?) , il faut s'y faire. On s'y fera. Je me crève
laisser tranquille. , un peu plus au piano, le matin , et l'après-midi, je viens dans ma pecite
Retrouver les enfants, Tania. Les lieux, les paysages, le ciel. Ecrire 1 • baraque vache laitière '. J'ytravaillocre, un peu comme un fantôme
Quand venez-vous à Paris ?A la maison si vous voulez bien entendu. qui buterait sur Jes objets- pipes, etc. -de l'anci en homme . De quoi
Et si vous me dites quand, je serai à la gare. (Je suis à Bruxelles chez écrire, naturellement. On a tout le temps.
ma mère 2 le week-end du 20 juin et je pars pour Ramatuelle à la fin Je dois aller passer une visite à Laënnec le 26 juin, à 9 heures du
du mois jusqu'à mi-juillet. A part cela Paris.) marin . Je ferai l'aller-retour, train de nuit-train de jour. Je me sup-
Si vous ne venez pas je pourrai peut-être faire un saut jusqu'à vous porterai mal trop longtemps dans Paris. Mais on sera tous bien
en août. heureux si vous venez ici en Aoûr-1. Prévenez un peu à l'avance,
Je vous embrasse Tania et vous. Donnez-moi de vos nouvelles. because l'envahissement touriscique.
Bon Ramatuelle! Tania vous embrasse. Moi aussi. Frédéric aussi. Les
Anne deux autres vous attendent.
Georges

1. Georges Penos cravaillairchaque jour danssa« rurne », une petite maison que lui louait
la ville, surplombant la baie de Douarnenez , aux Plomarc'h.
Dans son ouvrage consacré à Georges Perros (dans la collection SilhouettesLittéraires, aux
éditions La Part Commune, 2003) , Thierry Gillybœuf décrit cette «turne» grâce aux sou-
venirs qu'en ont gardés les enfani:s de Georges : «La petite maison au bord de la mer
consiste en une seule grande pièce ec un grenier. Tania arrange le petit jardin qui l'encoure,
où les oiseaux viennent se poset U y va tous les jours, renrte chez lui pour les repas. Dans \
la. grande pièce, il y a plusieurs tables, une où il écrit, une autre où iJ lie les livres-qu'il 1
1. Dans L'ardoisemagique (op. cit.), Georges Perros note: «Plus moyen del' ouvrir. Écrire aime, une croisième pour la lecture des manuscrits et une dernière où il pcint. li règne
devient nécessaire. Ce qui risque de m'en dégoûter. On verra.» une odeur de moisi, de tabac refroidi. Le sol c:scjonch~ pe paquers , de jo urnaux de '
2. Anne rendait régulièrement visite à Moumi, à Bruxelles. Leur relation était conflic- manuscrits , de d~ins , de lettres ... »
1
tuelle mais affectueuse. Lire à ce propos le livre qu'Anne a consacré à ce lien et à la mort 2. Le 24 juillet, Perros écrira à L. Gaspar: «A[nneJ P[hilipeJ projerait de débarquer ici.
de sa mère:]e l'écouterespirer(Gallimard, 1984). On l'attend. Mes petits ennuis de santé nous ont rapprochés. C'est très bien ainsi.»

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LETTRE 95 - ANNE PHILIPE pas encore où j'en suis . Et là, l'absence d'un autre regard est lourde
mais sans doute est-ce toujours ou presque ainsi.
[31 juillet 1976. Paris] Je préférerais aller vous voir hors saison quand les cher s touristes
vous auront libérés. Et de plus, il y a mon vieux chien Moustache 4
Georges très cher, aveugle qui me complique beaucoup la vie mais qui est encore tout
à fait heureux à condition d'être dans des lieux qu'il connaît, sinon
Dites-moi comment vous êtes. il se cogne, trébuche, etc ... En venant un week-end, par exemple en
Je suis rentrée de Ramatuelle il y a quelques jours. C'était trop court septembre ou octobre , Olivier si il est gentil pourra le garder .
mais bon, très bon à condition de vivre à rebours, aller se baign er dans Donnez-moi de vos nouvelles, je vous en prie, de vous et des vôtres
les rochers 1 tôt quand personne encore n'est là. Ce qui est inouï car et n'oubliez jamais de me dire si je puis vous être utile à quoique ce soit.
c'est une terre d'une beauté incroyable: espace, mer, ciel, transparence
de l'eau, brume encore mais si légère et un silence presque absolu , et Anne
nager dès le lever alors sans faire de bruit est un des rares bonheurs
que je sais encore trouver. Et tout le jour rester dans le hamac devant
la maison 2, les arbres sont si beaux et verts cette année car il a plu
l'hiver et au printemps plus que partout ailleurs. Les amis qui étaient
avec moi étaient sympathiques mais dormaient tard et je rentrais avec
du pain frais pour le petit déjeuner . Sauf une ou 2 petites notes par-
fois, je ne puis écrire là-bas mais je m'imbibe , je le sens .
Et le soir vers 8h car les jour s sont si longs cette année nous allions
nou s rebaigner à la plage - totalement déserte et c'est encore une
heure un peu dure à vivre celle-là, mais superbe.
Anne-Marie est venue. Belle, si dure et fragile, s'accrochant souvent
à des valeurs fausses mais quelque part très lucide, courageuse, volon-
taire et accrochée très très fort à ce métier. Elle se bat bravement.
Olivier est au Brésil. Alain «s'occupe» - il le sait - en cultivant le
jardin et en bricolant dans cette maison. Mais il n'est pas heureux.
Ici je suis seule, tous les ami s absents.J'aime ces mois d'août à Paris.
La maison de Ramatuelle
Je travaille pour Julliard 3 et le matin j'essaye d'écrire . Mais je ne sais

1. A l'Escalet.
2 . Devant la maison de Ramatuelle, une table et deux bancs om été dessinés et fabriqués
par Valentin<:Schlegel, la belle-sceur de Jean Vilar. La mosaîqu e rosée de dessus repr~-
senre u n pin parasol vu du dessous. Cet ensemble est encadré de deux kakiset de deux
néfl.icrs. Encre les arb rer, un hamac a écés uspendu qu.i domine le vallon.
3. Anne Philipe était directrice littéraire chez Julliard. Elle avait sa propr e collection:
«L:ardier Anne Philipe ». 4 . Moustache était un griffon khortal qui n'obéissait absolument pas...

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LETTRE 96 - GEORGES PERROS LETTRE 97 - ANNE PHILIPE

[2 août 1976. Douarnenez] [28 août 76. Paris]

Chère Anne, Cher Georges

Heureux de votre lettre que j'attendais, au reste, puisque je pense Ce mot avant de repartir pour Ramatuelle. Septembre y est souvent
souvent à vous. A ce qui nous a rapprochés, et c'est tant mieux. Je très beau, le gros des estivants est parti et ceux qui sont là cherchent
mentirais en disant que je souffre de cet état qui me rend comme plutôt la tranquillité et le silence. Le raisin est mûr, la nuit tombe vice
étranger, sauf à ceux que j'aime, et qui me le rendent. Tania et les gos- et on fait des feux de bois. Il y a une émotion constante parce que
ses se sont habitués à mes chuchotis, sans pathétique déplacé. En fait, c'est la dernière fois avant l'hiver. Et l'hiver ...
rien de changé. Je passe toutes les journées dans une baraque cham- Depuis 2 jours ici c'est à nouveau la cohue, l'impression de ne pas
pêtre, et là aussi, comme avant, c'est la bagarre avec les murs du respirer.
langage, du vide, de l'impatience. Dans ce formidable silence toni- Le mois d'août a été bon avec la musique, la lecture, l'écriture un peu
truant! (et je ne suispas conce1;1.te).Très peu d'amis, roueJe monde était parti.
Tout le monde aura plaisir à vous accueillir quand vous voudrez. Le vieux Moustache dom j'ai cru que c'étai t la fin et j'étais à la fois
Mais c'est vrai que le mois d'Août est le pire. En revanche, l'automne triste et soulagée, et puis il a remonté la pente comme les vieillards
ici est superbe, par un jeu de lumières assez extraordinaire. Des fruits le font parfois.
qui tomberaient de l'arbre originel... Venez voir cela. Olivier est rentré ce matin du Brésil, beau et rayonnant, plein de
J'ai réenfourché la moto, sans faire de folies, d'ailleurs je n'ai pas, paquets, des pierres, des hamacs, des sacs de cuir à 2 sous. Je voudrais
ou presque pas, de freins. C'est plus prudent. que vous le voyiez un jour. Il a des ressemblances mystérieuses avec
Pour le reste, je fais avec. Ou sans! G. et avec moi parfois en même temps, parfois par période.
Bon Paris. A bientôt. Oui, je vais donc essayer de venir en automne. Il faudrait un train
Je vous embrasse, vers 12 ou 13 h, je travaille le matin le vendredi, et que je sois à Paris
Georges le lundi en début de l'après-midi.
Salut à Alain Alain est profondément triste. Je crois que le sentiment d'impuis- \
sance que l'on a face aux êtres que l'on aime est la pire chose. /
J'ai été heureuse de votre lettre. Écrivez-moi. Je vous embrasse tous.
Anne
Je rentre à Paris le 15.

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LETTRE 98 - GEORGES PERROS LETTRE 99 - ANNE PHILIPE

[3 septembre 1976. Douarnenez] dimanche 17 octobre 197 6


Cher Georges,
Chère Anne,
On parle de Douarnenez atteint par la tempêce. !r iez-vous protégés
Quelle belle lumière, aujourd'hui. Qui vire à la caresse, après l'orgie ou touchés. Même ici le vent a soufflé en rafales et aujourd'hui le ciel
de l'été. Plaisir à vivre dedans. D'ailleurs, le plaisir, c'est tout ce qui est extraordinairement bleu.
me reste. Suis-je à plaindre? (Je me serais bien passé d'un cancer pour Je suis abrutie de lecture de manu scrits, aussi médiocres que ceux
y arriver). Mais tout se paie . En monnaie de singe. que vous lisiez pour Vilar. Et roujours l'espoir, la carotte. Ce qui est \
Oui, venez, vous nous ferez plaisir, aussi. Quand vous voudrez. Le terrible c'est quand on se trouve devam la personne- ce qui m'arrive
voyage est dur, lancinant, mais on est toujours content de retrouver le plus souvent, on veut me voir, m'expliquer et je ne me sens pas le
la mer. Et d'être accueilli avec chaleur. droit de refuser: j'ai lu, c'est mauvais, je suis désarmée car chaque
C'est ce qui vous attend. manuscrit - sauf s'il viènt d'un fumiste - représente tant de travail , ,
Je vous embrasse, d'espoir, un tel désir-besoin de communication. /
Georges Avez-vous vu l'autre jour à la T.V. l'incroyable émission 1, Clara
Malraux, Claire Goll, des sorcières qui n'ont parlé que de leurs
Lambrichs 1 vient de débarquer!. .. Tout s'arrange!. .. hommes, des mantes religieuses, de vieux rapaces - des nuances
pour C. Malraux plus intelligente et encore, et toujours, blessée par
sa séparation d'avec Malraux . Heureusement il y avait la présence de
Jaccottet parlant de Rilke .
J'ai été profondément émue de vous voir, vous découvrir, chez vous
avec l~s vôtres, vos paysages. Vous avez réussi votre vie ce qui est si
rare. Ecrivez-vous dans vocre chambre d'écriture et de livres?
J'arrive quant à moi difficilement à le faire, il y a toujours qudqu'un
qui passe, sonne, téléphone. Le postier, le gaz, etc ... et les matins où dès
que je me rassemble ou m'envole difficilement, tous ces pecirs déraoge-
menrs deviennent aussi des excuses. Il faudrait que je sois assez forte,
solide. Il doit bien exister au monde quelque chose, un lieu qui ne soit
pas un rapport de force avec autrui ou soi-même. La tendresse, peut-être.
Je vous embrasse. J'embrasse Tania et les enfants .
Dites-moi quand même chaque fois un mot de votre santé.
J'essaierai de faire un saut en février.
Ne vous enrhumez pas. Anne
1. Georges Lambrichs dirigeait, chez Gallimard, la collection « Le_Chemi _n» dans
laquelle sont parus les ouvrages de Georges Perros. L~mbri~hs et sa ~am1llevenaient cha-
que année rendre visite à Perros à Douarnenez, depuis son mstallanon en Bretagne avec 1. Il s'agir de l'émission•Apostrophes»du 15 octobre 1976, où éraient invités Clara
Tania en 1959. Malraux, Claire Goll et Philippe Jaccorcec.

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LETTRE IOO - GEORGES PERROS LETTRE IOI - ANNE PHILIPE

[20 octobre 1976. Douarnenez]


[14 novembre 1976. Paris]
Chère Anne, Cher Georges,

Tout le monde heureux de votre visite. Un peu courte. Mais vous Pensé à vous depuis la mort de Queneau. N'aviez-vous pas une vraie
reviendrez, n'est-ce pas ? et longue amitié ensemble'?
Forte tempête, oui.J'ai failli m'envoler, l'autre jeudi, à la Pte du Raz. Détestabl~ cè mois de nove~br e; ':,vec des ciels et des pluie s lugu-
150 km heure. On marche à quatre pattes . Voyez comme le temps b~es. ~eut:e~re p,as_de votre coté.Jaune bien la lampe allum ée en fin
change par ici. Cette douceur que vous évoquiez , et maintenant, ces d apres-mrdr, c etart comme ça en classe l'hiver.
troupeaux de buffles. Naturellement, j'ai difficulté à respirer, mais j'y Je me bats avec un très long entretien que j'avais pris cet été au
arrive tout de même. L'hiver sera redoutable. On verra. magn~tophone en plusieurs fois, de Vieira da Silva et d'Arpad Szenes2.
Claire et Clara font une fameuse paire de pinces. On dit que les Depurs l~ngtemps j'att~ndais que Vieira accepte cela- qu'ils parlent
enfants sont méchants. Les voilà retombées en enfance! D 'autre part, de leur vre et de leur pernture - en somme un dialogue entre eux. Ils
je ne vois pas pourquoi les « grands hommes» seraient plus marrants ont parlé de ça mais aussi de n'importe quoi, mi-dérision! tout le
que les autres. L'espèce est ennuyeuse. Les femmes nous supportent, temps et je voudr~is bien garder ces parenthèses, ces temp s apparem-
c'est assez extraordinaire de leur part. ment hors du ~uJet. J'espérais trouver quelqu'un pour repiquer les
Oui , j'écris un peu, tous les jours . Des «commandes »1, et la mise au bandes s~~ papre~. Mai s ~~enà faire. Tout le monde m'a dit que c'était
point de ces Notes d'hôpital, qui devraient finalement tourner au u~ trava1l 1mposs1b~~,qu 1~sne parlent pas devant le micro, qu'ils par-
comique 2. lar_entensemble , qu ils avaient 1accent étranger, etc ... Bon . Je m'y suis
Comme j'ai eu raison, sans le vouloir ou le devoir, de prendre l'habi- mise toute seul~. Et c'était un travail de dingue. Maintenant je me
tude de solitude! Vous vous rendez compte, si j'avais eu des ambitions trouve avec environ 170 pages écrites à la main en langage parlé et je
politiques. Me voilà ministre du silence. m~ demande comment je vais m'en sortir. Il y a des moments mer-
Dites comme vous allez, fréquemment. Je vous embrasse bien. verl~eux, et une sorte de liberté qu'il faut préserver. On va bien voir.
Salut à Alain. Ou en sont les «commandes» et les notes d'hôpital. Quelles sont-
Georges elles les commandes ? Comment vous portez-vous ?
Georges,
J'avais commencé à vous écrire, il y a une semaine et j'ai été inter-
rompue.

l. , Raym_on~Qu enea~ est mor e le 25 octob re 1976. Georges Perros n'avait pas de lien
tres parucuher avec lui. ~ publ !a tout efois, dans un numé ro de la revue L 'An, en .1965,
un très beau ccx.e sur lui, repns dans Papiers CollésJI..

1. Parmi celles-ci, la préface aux Poésies1934-1943 de Jacques Audiberti pour Gallimard. 2: Ces deux f ein ues, Maria Vieira da Silva, d'origine po rcugaisc, crArpad Szenes, d'ori-
gine hongr o1Sc,étaient mariés depuis ! 930.
2. Ces bouleversantes « Notes d'hôpital » ont écé publiées sous le citre L'ardoise magique,
I:entr cde~ do ncil = ici.qu estion sera publié en 1978 chez Gallimard sous le I im: L 'éclat
aux éditions Givre, en 1978. Elles sont reprises dans Papiers CollésIII. de la lumzêre.

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Je voudrais venir vous voir en février, en fin de semaine. La compli- LETTRE I02 - GEORGES PERROS
cation est ce vieux chien qu'il faut sortir à 1 lh au plus tôt et le matin
vers 7h30. Personne ne veut accepter ce rythme. Peut-être pour 2 jours
[22 novembre 1976. Douarnenez]
ma concierge qui est bonne et gentille.
J'ai très mauvaise conscience vis-à-vis de lui: je pensais qu'il allait Chère Anne,
mal, aveugle, triste, j'ai téléphoné au vétérinaire pour qu'il vienne le
piquer - quelle piqûre! Il devait venir le soir, un samedi. Laprès-midi Douceur del' air, aujourd'hui, fenêtre ouverte sur les chants d'oiseaux
je lui ai donné du Valium 10, 3, ça l'a excité d'une façon incroyable marins ou non.J'ai toujours ce rouge-gorge comme compagnon, très X
comme un homme saoûl, titubant. Et le vétérinaire n'est pas venu. fidèle, très discret, d'une branche à l'autre, comme d'une épaule à
Le matin le chien était formidablement bien, joyeux et je me disais l'autre. Je lui pousse des petits cris à ma façon (!), il tourne la tête,
que j'avais voulu lui faire un mauvais coup et l'avais raté. Il est de comme si il comprenait l'indicible!
nouveau heurç:ux et ne me quitte pas ... un vieillard de 91 ans ... que Toujours en train d'écrivailler, un petit texte sur Mandiargues, un
faire? autre sur la diction 1, en gros et en détail, ce que je racontais aux étu- ;~,
Salut aux enfants. Je vous embrasse et j'embrasse Tania. 2
diants • Puis, les courants d'air mental, tête-girouette, dans le vent
Faites attention en moto, au froid, au vent, à l'humidité dans la d'automne. La vie continue!
petite maison quand vous restez longtemps immobile. Tania est dans le jardin, à bêcher la terre qui tourne 3• Je l'aime bien.
(Tania, la terre aussi). Les gosses sont au lycée, à ne rien foutre. Ou
Anne si peu. Quels adultes seront-ils? Dans quel monde?
On sera toujours content(s) de vous accueillir. Bon courage. Mais
ce doit être passionnant, ce dialogue Vieira-Szenes.

Je vous embrasse,
Georges

1. Nous ne connaissons aucun texte de Perros consacré à André Pieyre de Mandiargues, \


Anne-Marie et Anne Philipe en compagnie de Ludo, le chien d'Anne-Marie ni à la diction. 1
2. A parrirde 1970, GeorgesPerrosa donné cc qu'il appelait des «cours d'ignorance»
à la Faculcéde Lettres de Brest,puisde Quimp~r.
3. Voir la note 1 de la lettre 94.

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LETTRE I03 - ANNE PHILIPE LETTRE !04 - GEORGES PERROS

[28 novembre 1976. Paris] [20 décembre 1976. Douarnenez]

Cher Georges, Ma chère Anne,

Votre rossignol, on l'imagine très bien dans le petit jardin et la mer Dimanche après-midi. A la radio, la Missa Solemnisde Van Beethoven.
au loin, me donne la nostalgie. Agrémentée des commentaires de ces messieurs de la critique
Ici au printemps et même dès février, c'est le signe, il y a un merle, officielle. Qui vaut l'autre.
il vient du jardin du Luxembourg et se pose sur l'unique arbre de la Oui, beaucoup de vent, de bourrasques. Les ardoises ont valsé, ce
cour quis' appelle un vernis du Japon. Mais maintenant rien, si, quel- qui fait qu'il fl~tte un peu dans ma baraque. Va falloir arranger ça,
ques pigeons pas tellement sympathiques, l' œil rouge, dur. qui rend le corps intérieur humide. Le jardin en a pris un coup aussi,
Maintenant quand on parle du temps à la T.V. j'écoute ce qu'on dit ce qui n'a pas découragé mon petit rouge-gorge, toujours fidèle, et
de la Bretagne. Le vent, le vent et je me demandais si vous avez pris qui vient me dire bonjour dans sa langue, un peu la mienne mainte-
la moto de l'appartement à la maison. nant, quoique je sois incapable d'émettre le moindre son. Mais je
Un petit ennui à la jambe m'a tenue à la maison, ce n'était pas mal, peux me chanter, comme si c'était audible, ce que je veux. Quel
lire, la musique et se débattre avec le texte Vieira-Szenes. Je ne savais égoïste!
pas où je m'engageais, heureusement, je retape lentement et je peux Suis plongé dans la correspondance de Rilke 1, monument d'intel-
plus rien en dire. ligence en abîme, devant traverser son champ de culture armé
Lu ou relu les premiers textes de Camus: L'Envers et !'Endroit, jusqu'au cœur, et combien les femmes lui furent bonnes! Quasiment
Alger, l'Été, Noces à Tipaza où il y a déjà tout. à tout faire! Il est le plus civilisé des sauvages. Côté Ancien Testament.
Les mouflets sont en vacances depuis hier. Ce qui n'amuse Tania
Interrompue dimanche.
qu'à moitié. Belles bagarres en perspective. Quelle race, la nôtre!
Mercredi: je laisse partir ma lettre sans la continuer vraiment. Enfin, on peut encore s'aimer, ce n'est pas interdit. Bon Noël, bonne
Je pense à vous tous. Je vous embrasse. Est-ce qu'il y a des roses de année à vous, je vous embrasse bien.
Noël dans le petit jardin? ' G.
Anne

1. La correspondance de Rilke, érablie par Philippe Jaccottcr, venait d'être publiée par
les édition du Seuil.

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LETTRE I05 - AN NE PHILIPE grande timidité. Olivier rêve, fait des maths et milite avec un certa in
humour.
[9 janvier 1977 . Paris] J'aurais bien ~nvie de vous voir, mais ce n'est pas pour tout de suite.
Le vi~~ chien est toujours là, conEanc et lourdà porter et supporter,
Cher Georges, s il faut le d~cen.dre vers 3 ou 4 h de la nuit et quelque chose
par:fo_i
me repugne à le faire piquer. La confiance absolue je crois.
Tout d'abord Bonne Année à vous tou s. Salueaux enfants.
Paris a été calme pendant quelques jours, pas tout à fait comme en Je vous embrasse tous les deux .
août mais enfin, un peu de silence dans la rue. Des jours de soleil avec
le froid et de la neige après ou avant. Anne
Je voulai s l'autre fois vous parler de Rilke et vous le faites justement.
Les lettres sont superbes d'intelligence de sensibilité (Cézanne) mais Un très beau film de Kurosawa, l'avez-vous vu à Douarnenez 3 ?
comme les femmes servent - et ne servent qu'à ça - son génie. Il sus- Ne devez-vous pas faire une visite à l'hôpital? (Idée qu' ainsi je
vous verrai).
cite et en même temps se garde, se préserve, ne donne que ce qui peut
être utile à la poésie. Comme vous le dites il se garde jusqu'au cœur
ou plutôt , il est armé jusqu'au cœur. Peut-être a-t-il été différent avec
Lou parce qu 'elle-même était différente des aut res femmes et parce
que là sans doute existaient la confiance et l'admiration qu'il avait
besoin d'éprouver.
Mais quelle beauté ces lettres , et très proches des poèmes .
Où en êtes-vous de votre travail? Remis à Gallimard 1 ?
Quant à moi je peine. Pour Vieira et Arpad je me retrouve avec
92 pages. Je n'ai plus l'œil, je suis trop dedans et saturée . Je le donne
à lire à quelqu'un en qui j'ai confiance pour avoir un avis. Et puis je
le leur enverrai à eux.
Peu vu Alain qui se ferme, se ferme. Anne-Marie va jouer en février
un petit rôle dans une pièce de T. Williams « La nuit de l'iguane »2 •
Longue période très dure pour elle. Difficile de l'aider et insuppor-
table de la sentir malheureuse, doutant d'elle-même; crâneuse ,
solitaire , avec des sentiers de fuite et des alternances de toupet et de

1. Ge or ges Perros devait , à cette époque , com mencer à rassembler ses notes en vue d'un
troisîŒte vo lum e de PapiersCo/lis. Le livre pàr:Ûrra ch ez Gallima rd juste apr ès sa mort, GeorgesPerrossur la plage
en 1978.
2. Jo uée au théâtr e des Bouffes du Nord, La Nuit de l'iguane de Tenn essee Willia m s étair
mise en scène par Andreas Vou tsinas, avec Pierre Vaneck, Natasha Parcy er Catherine Sau-
vage . Anne-Marie y joue le rôle de Charlotte Lafleur . La première a lieu le 3 février 1977 . 3. Il s'ag it d e D ersu Uza /a.

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LETTRE I06 - GEORGES PERROS LETTRE !07 - ANNE PHILIPE

[21 janvier 1977 . Douarnenez] Dimanche 24 janvier 1977

Chère Anne, Georges très cher,

Merci de vos vœux . Il y a gros à parier, mais sait-on jamais, que Un mot. Avez-vous lu le dernier beau et court texte de J. Gracq « Les
l'année en cour s sera moins spectaculaire que la dernière . Je n'aurais eaux étroites »? Vous devriez l'aimer. J'allais vous le prendre quand
plus qu'à hurler avec les loups! Inutile de vous confirmer mon amitié, je me suis dit que vous le connaissiez déjà. Dites-le moi.
ma tendresse, tout ce qui de vous à moi est inaltérable, inoubliable. Votre lettre m'a émue. Avez-vous une raison nouvelle et subite , un
Nous avons vécu ensemble, quoi de plus important , hors le compa- signe de« non santé » qui vous inquiète. Quel médecin avez-vous vu?
gnonnage absolu, le si difficile face à face de ce qu'on appelle l'amour, l'ami qui s'était évanoui 1 ?
peut-être légèrement . C 'est sûrement autre chose. Dont on a « idée », Parlez-moi de cela. Une phrase.
de temps en temps , heureux den ' en avoir pas coupé le fil. C'est pour - Pas de signe de printemps ici. Mais bientôt il y aura le merle.
quoi l'adultère - quel drôle de mot - tient de l'absurde, sinon du Avez-vous remis votre manuscrit, vos notes à Gallimard?
désespoir. Ce qui n'est pas à partager. Bref! Je vous embrasse tous et je vous serre dans mes bras.
Une amie, de passage ici, me parle justement avec enthousiasme du
Anne
film de Kurosawa. J'irai le voir quand il passera dans le coin.
Paris, non, pas avant mars en tout cas. J'ai l'impression de ne plus
avoir de santé, ce qui m'arrange bien. Ainsi, les médecins me parais-
sent-ils tout-à-fait anachroniques. Curieux. Mais leur attitude à mon
égard est plus étrange encore. Ils me fuient, carrément , comme si je
les avais trahis. «Faire » un cancer, c'est les flouer, les rendre à leur insi-
gnifiance.
Aujourd'hui, un rien de printemps dans l'air. Plaisir à vivre. C'est
tout ce qui me reste, le plaisir. Pourquoi s'en priver!
Alors, à quand vous voudrez, avec plaisir. Tout le monde vous
embrasse.
Salut à Alain.
Georges

1. Cette scène C5t rap portée par Georges Perros dans les premières lignes de L 'ardoiu
magÎ(Juit (Givre, 1978): •Il pla.isantait, tout en me visitan t la gorge avec son mi roir.
Rien, ce n'était rien, même pas une angine, quelques rougeurs, pas de quoi fouetter un
chat. Puis,commepar d.imac tion plongeant plus profond, Jevoilà qui blêmit, verdir.
Il se lève, gagne son bureau en cirubant, frappe dessus en gromm elant des "nom de dieu"
qui réveilleraient le dia ble. (... ] li me regarde, hébété, hagard, suan t. •

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LETTRE I08 - ANNE PHILIPE . Je c?mmence à entrer dans ce que j'essaie d'écrire et en même temps
Je sws un peu en panne mais avec plus de confiance.
[22 février 1977. Paris] Je parle de moi pour que vous me parliez de vous, des vôtres, de
votre santé, de votre travail. J'aime votre dessin 4.Il est sur le mur à
Georges très cher, côté de moi.
Je vous embrasse. Et Tania et les enfants s'ils le veulent bien.
Il me semble qu'il y a longtemps que je ne vous ai écrit, ni reçu de
lettre de vous. Anne
Le printemps que vous senciez déjà à Douarnenez esr devenu per-
ceptible ici, même en dehors des bourgeons et des fleurs du
Luxembourg. li est dans l'air cette terrible douceur qui apparaît, d'un
coup elle est là, et les oiseaux, surtout le merle.
Vu ces temps-ci, souvent, Arpad et Vieira. Arpad d'une faiblesse,
d'une fragilité incroyables après une opération. Il a 80 ans et dit des
choses merveilleuses. Je leur ai remis le texte qu'il lira dès qu'il en aura
la force.
Anne-Marie s'est cassé le poignet au cours d'une des dernières répé-
titions (de «La nuit de l'iguane») 1• Il a fallu l'endormir pour réduire
la fracture. Pas une plainte. Et elle jouait le surlendemain. Un petit
rôle mais elle est bien. Je n'aime pas beaucoup la pièce. Je ne sais si
vous la connaissez, mais le couple poétique de la vieille fille et de son
grand-père qui errent à travers le monde est bien beau et Nacasha
Parry (la femme de P.Brook2) et le vieil acteur anglais dont j'ai oublié
le nom 3 sont excellents et sauvent la pièce de la vulgarité.
Alain quitte son travail le 1" avril. Heureusement il ne donne pas
sa démission mais demande un congé sans paye d' 1 an. C'est moins
définitif. Il est silencieux, ne parle que des choses tangibles: le jardin,
les arbres qu'il plante, les murs qu'il élève. Tout le reste semble lui faire
mal et il est d'une grande indifférence aux autres et ne croit apparem-
ment en rien, ni en personne.
Olivier fait ses maths. Il est poète mais ne le sait pas. Anne-Marie Philipe et M Simonet dam •La Nuit de !'Iguane »

1. En tombant sur des photographes lors de la «couturière » de la pièce . Anne-Marie


joua avec son plâtre pendant six semaines.
4. Georges Perros a toujours dessiné, mais depuis qu'il est r.éduit au silence, il consacre
2. Natasha Parcy, épouse du metteur en scène Peter Brook, fut en 1954 la partenaire de
de plus en plus de temps à cette activité. Il a laissé près de deux cents œuvres graphiques
Gérard Philipe dans le film de René Clément, Monsieur Ripois.
dont un large choix a été publié aux éditions Finimde en 2005 sous le titre Dessiner ce
3. Il s'agit de Donald Eccles qui tenait le rôle du grand-père. qu'on a envie d'écrire.

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LETTRE I09 - GEORGES PERROS Que sont devenus les amis qui nous accompagnaient? Le nom du
«technicien», charmant, m'échappe 2 • EtTristram ' ?
[24 février 1977. Douarnenez] Dites-moi donc à quoi vous travaillez.
Tour le monde vous embrasse. Tania est dans le jardin, les gosses à
Chère Anne, nouveau déguisés en lycéens...
Georges
Figurez-vous, comme disait ma concierge il y a une centaine d'années,
qu'il pleut. Depuis des jours et des jours, à décourager tous les cireurs
de bottes. A moi la boue. Je me suis même cassé la figure, hier, sur-
pris, et un peu effrayé, par deux vaches qui se battaient, là, au coin,
avant de rentrer au bercail, et malgré les cris de leur patron. Impres-
sionnant. Mais elles se sont calmées et sont retournées fabriquer leur
lait - en l'occurrence, tourné!
Je travaille depuis hier à une commande de la maison Gallimard qui
réédite la Nuit de Londres d'Henri Thomas. Il s'agit de pondre une
courte présentation 1 , ce qui ne va pas tout seul tant l' œuvre est riche,
coulissée. Du même tonneau que le Bartleby de Melville. Connais-
sez-vous? Henri Thomas est un peu méconnu, je trouve. C'est de la
meilleure race. On dit de lui qu'il est toujours ailleurs. C'est peut-être
le contraire. Où sont les fonctionnaires?
J'ai regardé l'autre soir l'émission consacrée à Vieira da Silva et
son époux. Elle parle très bien de son travail, c'est-à-dire, d'une
certaine manière, très mal. Mais ses tableaux disent tout. Il y a du
génie dans son cas, son regard traverse l'apparence, et va frôler la
toile du temps, qui frissonne comme la peau d'une jument en cha-
leur. Le tout parfaitement équilibré, mesuré, «jouable». C'est rare,
somme toute.
Ce que vous me dites d'Alain me fait de la peine. Puis je ne peux GeorgesPerros à Douarnenez
m'empêcher de le voir tel que je l'ai connu. Donc avant le déluge. C'est
de ce côté-là qu'il devrait retourner. Plus facile à dire qu'à faire. Mais
c'est vrai, pour moi, que Cergy me remonte souvent la colonne verté-
brale. Et ces voyages ensemble, dans la Ford! Il y avait là du bonheur.

2. Il s'agit de James Cuenet, qui était monteur de films. Il a notamment travaillé sur
La heautl du diablt de René Clair (tourné en 1949) et La fièvre monte à El Pao de Luis
Bufiuel (tourné en 1959).
1. Il s'agie du texte de quatrième de couverture pour la réédition dans la collection 3. Le sociologue Jean-Paul Trystram qui a notammenr publié Sociologie et Urbanisme
«L'Imaginaire». en 1968.

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LETTRE no - ANNE PHILIPE bonne mine et on n'a pas opéré- jusqu'à présent. Ce moment dont
v~u~ parl~ reste pour lui le plus heureux de sa vie, c'est pour cela qu'il
[26 mars 1977. Paris] m aime bien sans doute. On parle toujours du malheur mais mon
Dieu, le bonheur aussi, et plus peut-être, est bouleversant ; Et Trystram
Très cher Georges, est gros, lent, triste, un peu amer, toujours amer, prof à Paris I et déçu
par les étudiants et la démagogie de ses confrères. Il est de plus en plus
Vous me parliez de Vieira da Silva dans votre dernière lettre. Je ne conformiste. Tout ceci n'est pas critique. Il est l'être le plus solitaire
l'ai pas aimée dans son émission. Je ne la retrouvais, telle qu'elle est, que j'aie rencontré. Ses goûts si précis et limités dans le temps font
que quand on plongeait dans ses tableaux. C'était superbe et on voyait qu'il a toujours vécu seul, s'arrêtant ici et là en Proche-Orient, mais
bien leur profondeur parfois vertigineuse. Mais elle n'était pas à l'aise depuis longtemps il est fixé en France et maintenant à Paris et cette
et M.-P. Fouchet 1 vulgaire, non? N'est-ce pas qu'elle est belle avec un présence d'un point fixe - dont il a tout à coup éprouvé le besoin -
mélange extraordinaire de non charnel et de jument frémissante, son lui a fait perdre une sorte de respiration large qu'il avait avant.
nez, ses narines arquées, un nez comme je n'en avais jamais vu. Olivier part pour Ramatuelle à Pâques. Arme-Marie a bientôt fini
J'ai donné à Lorand qui est passé à Paris ( - Southampton - Bos- de jouer « la Nuit de l'iguane». Il y a des projets, rien de certain. Elle
ton) 2 le long entretien. Si j'avais une autre copie je vous l'enverrais. se bat bien sur le plan de son travail, mais comme il lui est difficile
Vieira m'a déjà dit qu'elle n'était pas d'accord sur beaucoup de pas- d'être naturelle et occupée à d'autre chose que d'elle-même.
sages trop spontanés, où ils parlaient pour ne rien dire. Elle déteste Alain, rien à vous dire. Il cultive le jardin, fait du piano, ne veut plus
!'improvisé; l'inattendu lui fait peur: à Arpad, non. travailler, se tait, puis lance un mot qui découvre sa tristesse.
Avez-vous fini l'introduction à la Nuit de Londres? J'aime bien ce J'espère travailler bien pendant les vacances de Pâques, Paris va se
qu'il écrit. vider, peut-être qu'il fera beau. Est-ce que la pluie a cessé chez vous.
Avez-vous entendu ce concerto pour violon - celui de Dutilleux - Comment est-ce Douarnenez au printemps? Des couleurs intenses
très, très beau, pas cartésien, parfois bouleversant comme certain et douces? Les oiseaux de mer, beaucoup plus de bateaux sans
Webern. J'aimerais bien le connaître. Mais c'est toujours la même doute. Dites-moi comment vous allez. C'était il y a un an, n'est-ce
chose, il faut connaître vraiment, lier, nouer une amitié, sinon ce n'est pas. I.:hiver est passé. Vous fumez? Comment vous sentez-vous ? Et
pas la peine. le livre? Fini? Presque?
Le technicien de cinéma c'est Cuenet 3 • Nous nous voyons toujours. Salut aux enfants. Je les embrasse s'ils le veulent bien. Tania et vous,
Très brave, très fidèle. En août, d'un coup, on lui a découvert un je vous embrasse avec mon affection.
cancer à la vessie. On le lui a dit. Il était perdu - vous vous souvenez Anne
de son air si confiant, naïf- comme un enfant. On lui a fait des rayons
intensifs pendant 6 semaines . Et on semble rassuré. Il a le sourire, il a

1. I..:écrivainet critique Max-Pol Fauchet animait l'émission «Terre des Arcs».


2. Lorand Gaspar, poète mais aussi chirurgien, effectue, en mars-avril 1977, un séjour
aux États-Unis, pour y étudier de nouvelles méthodes chirurgicales.
3. En 1951, James Cuenet a réalisé Avignon, bastion de la Provence, court-métrage qui
présence les rares images de Gérard Philipe répétant Le Cid. Il aura avec les Philipe le
projet de filmer la pièce dans son intégralité.

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LETTRE III - GEORGES PERROS LETTRE II2 - ANNE PHILIPE

[avril 1977. Douarnenez] [16 mai 1977. Paris]

Chère Anne, Cher Georges,

Bon Dieu, il fait frisquet, surtout le matin, et je ne peux plus rester Depuis Pâques je vis comme un moine. Toue à coup il y a eu ce pecir
couché très longtemps. Impression - fausse - de ne jamais dormir, déclic qu'on ne peut pas provoquer, même pas attendre car il le sent
d'être toujours aux aguets, comme si j'étais menacé, et qu'il me faille alors et ne vient pas - et Dieu sait si on ne pense qu'à lui - enfin ce
être sans arrêt sur mes gardes ! petit déclic qui fair que ce qu'on voulait écrire vient sous la plume .
Ce matin, justement, on nous a ramené Catherine, qui était chez une Encore une dizaine de pages ec ce sera la fin 1• Mais enfin pendant six
cousine à Rennes. Crise d'appendicite. Elle est maintenant à l'hôpital, semaines il y aura eu ce bonheur ec même si ce n'est pas bon du tour ,
la chose sera sans doute réglée aujourd'hui. Mais comme je me sens il aura existé. Je suis comme épuisée.
chez moi dans ces couloirs, ces odeurs - à peine ressenties! - ces Demain matin c'est le départ pour Ramatuelle. Un peu moins de
bocaux, aiguilles, etc ... Je serais très bien infirmier. 15 jours.
Dutilleux, oui, c'est très riche. Je l'ai un peu connu, au Français, je Comme ce sera curieux (et iméressam) votre regard sur Ja T.V
chantais Arlequin dans sa musique, pour Mr. De Pourceaugnac 1• Voilà une raison d'acheter la NRF. Ce sera quand les prochains
Grande chaleur. papiers collés. Avant Pâques, dîn~r avec). Chessex er un jeune gar-
Tapé mes Notes d'hôpital 2. 25 pages. Je les ficherai dans les prochains çon, bouillant er doué, Jérôme Garein 2 et on a parlé de vous, de vos
papiers collés... Et je vais attaquer une chronique Télévision pour la livres. Ils les connaissent. Et quel enrhousiasme.
nouvelle nouvelle revue française3 • Vœu pieux de Lambrichs ... Alain ira peur-être en Bretagne en septembre, dans la baie de
Paris doit être calme, agréable, studieux. Bon travail? Douarnenez à l'opposé d'où vous êtes, au Nord. Je lui ai dit que vous
Je vous embrasse. aimeriez. le voir. Il a dir oui, j'irai.
Georges On verra.
Je ne peux pas lire les pages d'hôpital. La crise de Catherine s'est bien
terminée?
Vous? Voilà l'hiver fini. Il est passé et c'était important qu'il se
passe bien.
Un mot à Ramatuelle (83 Ramatuelle). Je vous embrasse tous.
Anne
1. Monsieur de Pourceaugnac, comédie-ballet de Molière, est monté en mars 1948,
dans une mise en scène de Jean Meyer, accompagné d'une musique d'Henri Dutilleux.
Georges Perros (alors Georges Poulot) y interprète Arlequin.
2. Voir la note 1 de la lettre 100. 1. Anne Philipeest en uain d'écrire Un été près de la mer qui sera publié à la rentrée
3. Georges l.ambrichs, devenu directeur de la NRF, avait proposé à Georges Perros de tenir 1977 aux éditions Gallimard.
une chronique sur la télévision dans la revue. Celle-ci paraîtra dans tous les numéros de 2. Jtrômc Garein, furur gendre d'Anne Philipe, lui avait présentéce jour-là sonami
septembre 1977 à février 1978. Ces textes ont été rassemblés sous le titre Télé-Notes par Jacques Chessex, écrivain suisse, prix Goncourt 1973 pour L'Ogre, qu'elle souhai ru r
les éditions Ubacs en 1992. rencontrer.

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LETTRE II3 - GEORGES PERROS un coin, sans doute, pour peinturlurer, en toute innocence! Rien n'en
sortua .
[18 mai 1977. Douarnenez] Sûr que si Alain vient dans le coin, il doit venir nous voir. J'y compte.
On fera un peu de musique! ...
Chère Anne, L'an dernier, à cette époque, j'étais à Marseille. Je pense que j'aurais
pu aller vous embrasser à Ramatuelle. Mais vous n'y étiez pas.
Heureux de votre lettre, comme d'habitude. Je sors tout juste d'en Bon soleil. Ici, c'est plutôt tempêtueux, pluvieux . Le jardin de Tania
finir avec cette première chronique télévision, je devais remettre ma se régale. Très végétarien .
copie pour le 15 mai . Tout ce dom je parle sera naturellement oublié
Affection à vous, de nous tous,
quand elle paraîtra, si jamais , en septembre! Ça n'a pas l'air d'aller
Georges
tout seul à la NRF revue sinon corrigée 1.Beau panier de crabes. Je
préfère les miens.
Heureux, aussi, de ce que vous me dîtes à propos de votre travail.
Un récit? Je pensais que vous seriez dans vos cordes, en écrivant une
sorte de journal, émotions , sensations, prises de papillons quotidiens.
Quand on le projette, on ne voit rien. Mais au bout d'un certain
temps, ça prend corps et il y a identification. Vous êtes une sensitive,
à fleur de peau, je suis sûr que ce serait passionnant. Excuse me!
Catherine a repris son roulement journalier. Beaucoup perdu de
sa gentillesse d'hôpital. Mais on ne peut pas demander aux gens
qu'on aime d'être toujours mal fichus. Mes note s d'hôpital, à moi,
sont, j'en ai peur , illisibles. Mais elles paraîtront peut- être en tirage
limité, chez des jeunes éditeurs 2 . Je vous enverrai, naturellement, les
papiers collés III, il faut que je me retape - à la machine - le tout,
( alors, c'est la barbe. On a tout le temps.
Je me suis payé une échelle pour pouvoir grimper dans le grenier 3 ,
royaume des araignées, de la poussière. Mais il y a cette belle lumière,
d'autant plus prenante qu'elle est discrète. Je vais tâcher de m'y faire

1. Georges Lam brichs, l'ami de George s, vient de succéder à Marcel Arland à la direc- Georges Perros dans sa • turne » des Plomarc 'h

tion de la NRF.
2. Hervé Carn, Paul-Marie Péchenart et Pierre Puvor, créateurs de la revue Givre,avaient
eu le projcc d' un nw rnfro spécial sur Georges Perros, mais ils y renoncèrent en accord
avec l'inrér essé dès le débur de sa maladie. Georges leur confia alors L'Ardoisemagi9ue
pendant l'été 1977, mais le livre ne paraîtra malhe ureusement qu'en avril 1978, quelques
mois après la mort de son auteur.
3. Dans la p etite maison des Plomarc'h , où il s'insta lle chaq ue jou r pou r travailler.

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LETTRE II4 - ANNE PHILIPE m'atteignent très vivement mais ne me suffisent pas. Il y a quelque
chose bien au-delà mais qui passe par elles, sinon pas de vie. Elles sont
20 juin 1977 sur un fil.
Olivier a raté son examen et il est malheureux. Il est parti mani-
Georges, fester contre les installations atomiques quelque part, il doit rentrer
ce so1r.
Il y a longtemps que je ne vous ai plus écrit; c'est l'absence de vos Anne-Marie devait commencer un film retardé par manque de
lettres qui me le fait réaliser. finances 3• Espérons que ce n'est qu'un retard.
Le soleil n'étant pas au rendez-vous de Ramatuelle, sauf les 2 der- Vous ai-je dit pour Alain? Un jour il arrive pour déjeuner il me dit
niers jours, c'était bien pour travailler mais la pluie dans le Midi qu'il est pressé parce que José est en train d'accoucher4. Pas un mot
quand on ne l'attend pas - après une longue période de sécheresse par avant. C'est Ûne petite fille ravissante, Sarah. Il rigole, se veut indif-
exemple -, n'est pas aimable. Toutes les couleurs deviennent ternes. férent. José est aux anges, son premier enfant, je crois qu'elle a près
C'était plus vert que la Normandie. de 40 ans et de qui elle aime [illisible].
J'ai trouvé Lorand en rentrant, très en forme, passionné par son Écrivez-moi. Dites-moi un mot de votre santé.
voyage 1, il a dû vous l'écrire. Je vous embrasse tous à la ronde.
« I..:Été près de la rner>i rire à sa fin et je ne sais rien du tout. La
Anne
période heureuse est terminée et c'est difficile de se souvenir qu 'elle
a même existé. Et vous? Le grenier? Je serais heureuse d'avoir une
Écoute un quatuor de Haydn bien beau.
peinturlurure de vous à R[amatuelle] (j'y pars dans 15 j.) comme j'ai
la petite carte ici.

26 juin 1977
Cher Georges,

Voilà 15 jours que je vous ai écrit et je retrouve la lerue inachevée. Je


ne pars que la semaine prochaine. J'ai remis le manuscrit à Gallimard.
Ça va. Ils vont le son:ir en automne.
La très bonne nouvelle c'est que Cla ud e G[allimard] a accepté les
2
man uscrics de Lo rand, l'Approchede laparoleet aussi Judéeet Egée •••
quelle longue patience il a fallu.
Oui, j'ai bien lu ce que vous me dites, que je suis une sensitive.
Sans doute, je ne cherche pas trop à savoir. Je sais que les sensations
3: Il s'agit d'un film belge d'André Soupart sur les homc:s d'enfants. Le film ne se fera pas.
1. Un voyage aux Etats-Unis, voir la note 2 de la lettre 110. 4. Alain a rencontré José Imborte vers 1974, après son divorce avec Yvonne (voir la note 2
2. Approchede la parole, avec un frontispice d'Henri Michaux. Gallimard, 1978. de la lettre 71). Elle est, comme lui, chercheur en cancérologie. Leur fille, Sara, est née
Égée suivi de]udi!e ne sera publié par Gallimard qu'en 1980. le 17 mai 77.

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LETTRE II5 - GEORGES PERROS LETTRE II6 - ANNE PHILIPE

[29 juin 1977. Douarnenez] (10 juillet 1977. Ramatuelle]

Chère Anne, Très cher Georges,

J'allais vous écrire, Vf>US demander pourquoi ce silence. Mais tout C'est l'enchantement de Ramatuelle. Le vent, le soleil, les odeurs,
va bien. une paresse, une sorte d'état que je ne connais qu'ici: des moments
L'été près de la mer, beau titre. Quand sortira+il? On doit se sentir d'anesthésie alternés avec des moments de conscience très aigus.
{ désœuvré, ce travail fini. Moi, c'est perpétuel. Je n'ai jamais l'impres- J'étais seule avec Olivier puis Anne-Marie est arrivée avec chien et
\ sion de travailler, c'est une grave infirmité - qui s'ajoute aux autres! chat 1• Levieux Moustache est mort jeudi. Il était tout à fait pitoyable,
J'ai reçu quelques lettres de Lorand, la dernière de Patmos1, il n'a aveugle, à demj paralysé, étouffé par la chaleur, perdu par le plein air,
pas l'air de s'en faire. Bien content que la maison Gallimard prenne les pierres, les branches qu' il ne voyait plus.
ses manuscrits. Je ne comprendrai jamais ces atermoiements, ces C'est la première fois que je regarde vivre un chat. Comment ils sont \
retards, ces« scrupules» d'éditeur. Comme s'ils ne publiaient que des doués pour vivre dans l'instant et se concentrer totalement sur quel-
[
chefs-d' œuvre. Auquel cas je ne ferais pas partie de la collection! que chose qui bouge ou le bonheur d'être au soleil. Il me semble
\. J'ai déjà pondu deux chroniques pour les deux premiers numéros qu'on peut apprendre en les regardant vivre. Alors que le chien est
de la NRF nouvelle manière, qui attaquera en Septembre. Sûr que je tout le cemps inquiet, attentif, suspendu à celui qu'il aime. ,
ne vais pas me faire d'amis. Mais j'ai, j'ai eu, mon compte! Mais Nous essayons de vivre à contre-temps car les vacanciers arrivent. 1
quelle suffisance chez presque tous ces singes en vitrine! Et ces poli- L'eau est délicieuse et les rochers où nous allons sont encore très
ticiens! C'en est lassant de râler. protégés.
Maux de gorge. On me dit que c'est une pharyngite, moi je veux Je suis heureuse que vous aimiez le titre« Un été près de la mer». Il
bien. Mais c'est un endroit plutôt mal fréquenté! ... On verra. Je ne doit sortir 2~m.quinzaine de septembre. Me réveiller sans le livre à
me vois qu'à moitié recommencer une traversée dans le noir. retoucher, une phrase, une image trouvée, une autre à supprimer,
Tania et les gosses ont retrouvé leur plage. Ça bronze. Bon été à etc ... et le chien à sortir, à caresser, me laisse un mélange de tristesse,
vous. Je vous embrasse, et Alain, de vide et de sentiment de liberté.
G. Alain est venu avant que je parte, avec José et le bébé, Sarah, très
jolie, très calme. Il me semble qu'il était moins malheureux, mais est-
Je vous enverrai une peinturelure, c'est tout à fait ça. ce du.rable. Ne va-t-il pas se lasser d'être aimé? ou va-t-il se mettre à
aimer? Il paraissait plus présent et parlait. Ce n'est pas lui qui se lève
quand l'enfant pleure.
Pharyngite. Passée? Avez-vous vu les médecins? Ne deviez-vous pas
aller jusqu'à Paris comme l'année passée en juin. Il faisait si chaud.
Vous pourrez passer la nuit rue de Tournon. Dites-moi.

1. A son retour des Etats-Unis, Lorand Gaspar est allé passer quelques semaines en Grèce. 1. Anne-Marie a un chien, Ludovic, et une chatte, Agathe.

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Embrassez Tania et les enfants pour moi. LETTRE n8 - ANNE PHILIPE
Je vous embrasse. Je rentre à Paris le 25 juillet. Olivier a loupé un
des 2 examens de math. Il va tenter en septembre mais il n'a pas grand [27 août 1977]
espoir.
Cher Georges,
Anne
Le temps a passé très vite à Paris. Voilà déjà que je repars pour
Ramatuelle lundi, jusqu'au 13. Olivier y est. Il avait fait un saut ici
parce-qu'il était convoqué par l'armée. Il a été réformé. Trop grand
je crois et surtout ce purpura en 65 dont il avait failli mourir et qui
LETTRE II7 - GEORGES PERROS
interdit tout vaccin ...
Il est reparti aussitôt. Content. Anne-Marie tourne dans une petite
[18 juillet 1977. Douarnenez]
«dramatique» T.V. pour gagner un peu d'argent, à Anvers 1 ! Il y a de
Chère Anne, meilleurs projets mais tout est si incertain qu'on est saisi de supers-
tition et on n'en parle pas.
Heureux de vous savoir heureuse, dans ce beau pays que je n'ai Je vous ai dit qu'Alain avait une petite fille. Il ne me l'a dit que
jamais pu me rendre complice, dites-moi pourquoi. Mais c'est vrai quand son amie était en train d'accoucher (césarienne). Elle est tout
que je ne me sens présent au monde que dans le vent, tout en en à fait ravissante. Rose et bleue avec les cils en étoiles et la pommette
déplorant, parfois, l'anarchisme. Je suis un homme d'hiver, enfin, très haute. Un jour elle s'appelle Sarah et le lendemain Julie. Elle a
j'étais. La chaleur rn' est moins pénible. En fait, maintenant, tout 3 mois. Alain est plus attentif et attendri qu'il ne le dit. Et du coup
m'est bon. Un peu comme un réchappé de Verdun! plus heureux et sainement occupé à cultiver le potager, le jardin et
Bien curieux de lire vos pages. Oui, c'est une compagnie, l'écriture. à tout refaire dans la maison: menuiserie, ciment, électricité, pein-
Anarchique, aussi, vent, aussi, on ne sait d'où venu, mais qui fait ture, etc ... plus la musique.
trembler les toiles du grenier. Comme un voyage, qu'on aurait bien Peut-on traverser la vie sans passer par cette zone de souffrance, dif-
envie de ne pas faire tout seul, mais voilà bien le paradoxe ! férente pour chacun, mais comme inévitable même quand on n'a
J'ai vu mon chirurgien de Quimper hier. Il vient d'acheter un aucun goût pour elle.
bateau. Dans les trente, quarante millions. Même qu'il m'invite à Je me promets de venir vous voir cet automne ou cet hiver. Com-
aller faire une petite croisière. Il m'a regardé la gorge, entre deux ment allez-vous tous? Et vous spécialement. Ne voulez-vous pas voir
a
coups de ouiski. e ne connais pas l'orthographe!) Rien vu de spé- un médecin qui regarderait votre gorge un peu plus à fond, pas entre
cial, pas d'ulcération, comme il dit. Mais on ne peut tout voir. J'ai deux coups de whisky, encore que ça n'empêche pas le sérieux. Vous
réenfourché la moto, sous la flotte. êtes allé en bateau? Dites-moi quand commence la N.R.F., je veux
Plaisir à lire le Journal de Virginia Woolf. Elle va au suicide comme dire la (vôtre) T.V.... Et les livres vous n'en parlerez pas. La poésie?
on va aux toilettes. Connais pas? Ou c'est Larnbrichs qui ne le propose pas.
\ Ces messieurs-darnes se bronzent, sur la plage. Moi, dans le grenier. Avez-vous vu H[enri] Thomas hier à la T.V. Il y a parfois des
De petits oiseaux viennent me dire bonjour, par la lucarne. Le cœur moments comme ça. Salut à tous.
battant. (Ensemble). Je vous embrasse. Anne
Bon été, à vous, aux enfants. Je vous embrasse,
G. l. La belleindifférentede Jean Kershbron.

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LETTRE II9 - GEORGES PERROS qui se foutent du monde. Et qui ne doivent pas être facile à vivre, avec
leur littérature rentrée!
[7 septembre 1977. Douarnenez] Reçu une lettre d'une ancienne amie de Pichette, que vous avez sans
doute connue: Catherine Le Couey 3• Mal fichue. J'ai le souvenir
Chère Anne, d' une personne plutôt appétissante. Elle me dit: « Vous n'avez plus
de voix êt je n'ai plus de beauté, Dieu merci». Ce q_uilaisse rêveur.
Merci du timbre. Hier soir, les gosses ont voulu regarder Fanfan-la- Tout laisse rêveur ...
Tulipe, comment leur refuser? J'ai donc fait comme eux. Mais ça ne Bonne fin d'été à vous, là-bas. Embrassez Alain . Comme je regrette
va pas sans tiraillements. Difficilement supportable. Sans parler du de ne pas connaître Olivier , Anne-Marie! Seulement entr'aperçus. Et
film. Décidément, j'ai du mal à me faire aux dialogues de Jeanson. je ne peux plus connaître personne. Avec mon air fin!
Bref!
Je vous embrasse bien,
Ici, c'est l'automne, avec la rupture totale, le grand chambardement
G.
qu'opèrent les machinistes du jeu d'orgues, là-haut, la lumière géné-
rale bascule de l'autre côté.J'en aime la matière, pulpeuse, fruitée, pas
étonnant qu'elle soit propice à la maturité du raisin. Puis je suis du
nord, pas de doute. Pas plus fier pour ça! Il y a quelque chose de Jou
dans la minutie flamande, ce besoin d'aller au-delà de la ressemblance
en passant par elle. C'est tout de même Vermeer qui me fait battre
le cœur un peu plus vite. Si tant est que toute chose peinte ne soit
très au-delà de toute ... saison.
La NRF nouvelle mouture, ben, vous la lirez peut-être. Rien de
bien neuf, au demeurant. Ajouter Claude Gallimard à un comité de
lecture, c'est jurer qu'on leste inutilement l'embarcation. Il ferait
mieux de s'occuper de quincaillerie. Mais c'est comme ça. Alors, vive
Dutourd!
Heureux de ce que vous dites pour Alain. L'amour devrait tout sau-
ver, toujours. Mais c'est pas de la tarte!
Question santé, rien à dire. Le plus emmerdant, c'est ce qu'on croi-
rait une plaque de tôle dans le cou. Tous les muscles sectionnés.
Surtout pénible le matin. Mais c'est normal. On se demande ce qui
ne l'est pas, arrivé à ce degré de singularité pour le moins involon-
taire! Reste à vivre, si mystérieux.
Fanfan la Tulipe
Quand paraît votre livre? J'aimerais l'avoir. Ne m'oubliez pas.
Submergé de manuscrits 1. A décourager !'Argus.Mais y en a vraiment

1. Perros est toujours, à cette époque, lecteur de manuscrits de poésie pour Gallimard. 2. Cette amie d'Henri Pichette était actrice. Elle faisait partie, aux côtés de Gérard Philipe,
[ C'est son unique gagne pain . de la disrribution de Lorenzaccioen 1952.

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LETTRE 120 - ANNE PHILIPE LETTRE 121 .- . GEORGES PERROS

[17 octobre 1977. Paris] [7 novembre 1977. Douarnenez]

Cher Georges, Chère Anne,

J'ai été très attentive à votre longue lettre 1,elle m'a fait réfléchir, me Bien heureux des excellentes critiques que j'ai lues ici et là à propos
poser des questions. C'est vrai que j'ai voulu raconter une histoire, de votre livre, qui a été compris, me semble-t-il, comme vous dési-
et que j'ai voulu aussi ces alternances du cheminement de la pensée riez. Ce que je vous en ai dit n'empêche nullement mon accord avec
intérieure et en fait constante d'Elsa et de ce qu'elle regarde: huile et ces critiques, qui disent l'essentiel, la retenue extraordinaire dont il
aquarelle. Mais je voulais que regard sur elle-même et son passé (et témoigne, la douceur de son climat intérieur, traversé d'éclairs. C'est
son présent) et regard sur les autres se rencontrent, communiquent d'une lecture facile, mais qui persiste, demande à être reprise. C'est
parce que l'un et l'autre sont la vie qui coule. J'aurais donc raté ça là qu'est le poème, auquel j'ai surtout été sensible.
puisque ce qu'elle regarde vous a paru des «ornements» et non pas Difficulté à embrayer vers l'hiver. Le corps humide. Reins doulou-
inséré dans le courant de la vie, c'est-à-dire pour moi, du poème. reux. Mais ça n'est pas nouveau.
J'aurais voulu venir vous voir mais je suis prise dans un tourbillon Les gosses continuent de ne rien foutre à l'école. Collés chaque
de travail. Si le hasard vous faisait rencontrer Butor, voulez-vous lui mercredi, pour turbulence intempestive. Je n'ai pas la parole. Si j'ose
recommander de lire « Histoire du tableau» de Pierrette Fleutiaux. dire. Tania très fatiguée. Amaigrie. [... ]
Très bien. Très sensible, libre et la fille est rare. Je m'occupe d'elle Bref, on ne s'ennuie pas.
depuis son premier livre(« Histoire de la Chauve-souris» qu'avait pré- J'ai fait la commission à Michel Butor. Espérons. Mais j'aimerais
facé J. Cortazar) et quelle bataille auprès de Julliard ! pour obtenir bien la lire, moi, cette Histoire.
qu'on la publie. Je voudrais qu'elle ait le Médicis 2 (Butor est dans le
Je vous embrasse,
jury) qui la ferait connaître et lui permettrait de vivre un peu mieux.
Georges
Elle est prof. d'anglais et n'a pas la vie facile. Elle a passé tout l'été à
la maison à Ramatuelle et l'été passé aussi.
J'ai lu votre chronique et la lisant j'ai pensé qu'on pouvait donc dire
ce qu'on avait à dire à propos de - à partir de - n'importe quel sujet.
C'est une petite merveille et plusieurs personnes m'en ont parlé.
La santé? Un ciel incroyablement bleu ici et une douceur qui touche
directement le cœur.
Les enfants pas mal pour le moment.
J'embrasse Tania et les enfants. Et vous bien sûr.
Anne

1. Cette letrre, dans laquelle Georges Perros donnait son sentiment sur le nouveau roman
d'Anne Philipe, n'a pas été retrouvée.
2. Elle ne l'obtiendra pas, mais elle obtiendra, pour ce livre, le Prix Marie-Claire Femme.

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LETTRE I22 - ANNE PHILIPE d'argent 5 je nie demande si ce n'est pas le moment de m'y mettre, pas
tout de suite mais de Pâques à octobre. C'est un gros travail avec
[18 décembre 1977. Paris] beaucoup d'entretiens, tout un côté que je connais mal et je ne sais
pas si je suis qipable de le faire.
Mon cher Georges, Le livre Vieira-Arpad traîne parce qu'un jour Vieira veut et un jour
elle ne veut plus 6•
Les 2 ou 3 derniers mois de l'année ont été comme un tourbillon, Que cette année, la prochaine je veux dire, vous soit bonne à tous.
des activités superficielles, fatigantes sans que j'arrive à me poser, à Je vous embrasse.
me reprendre. Maintenant je crois que ça va aller mieux. Je redoute Anne
toujours novembre, je le vois arriver avec cette date du 9, l'heure de
l'opération, les médecins en face de moi, G[érard] à côté encore
endormi. Les gens même proches se souviennent du 25 - moi c'est
le 9 1• Le 25 en découlait. Égoïsme puisque pour G. aussi ce fut le 25
la date. Je ne crois pas aux anniversaires, ni à toutes ces choses et pour-
tant là, quelles que soient mes occupations, préoccupations, je n'y
coupe pas.
Hier soir par hasard je suis tombée en lisant les Nuits de Londres
dans la collection de l'imaginaire, sur votre texte en p. 4 2 • Et d'un
coup je vous ai retrouvé avec vos mots justes et cette concision sen-
sible qui laisse le mystère.
Je lis la N.R.F. pour trouver votre chronique et je me dis chaque fois
que donc.on peut dire, tout dire, en partant de n'importe quoi, de
n'importe quel point. Un mois il y a eu un beau texte de Le Clézio -
l'enfant et la mer 3• Et je regarde aussi, à l'heure de la météo à la T.V.
s'il y a des nuages ou du soleil en Bretagne.
Mais comment allez-vous? Rhumes, toux, écriture, Tania, enfants:
ordonnez-les comme vous voulez.
Jean Malaurie m'a demandé de faire un bouquin sur Ramatuelle pour
Terre Humaine 4 • Et maintenant que je vais avoir un peu ou beaucoup

1. Gérard Philipe est mort le 25 novembre, mais c'est lors de son opération du 9 novem-
bre que l'on a découverr son cancer.
2. Voir la note 1 de la lettre 109.
3. Dans la NRF du l" octobre, Le Clézio a publié un texte intitulé Celui qui n'avait
jamais vu la mer. 5. Sansdoute lesdroitsde son livrequi vient de paraître.
4. Ce projet n'aboutira pas. 6. Voir la note 2 de la lettre 101.

158 159
LETTRE 123 - GEORGES PERROS LETTRE 124 - GEORGES PERROS

[22 décembre 1977. Douarnenez] [2 janvier 1978. Douarnenez]

Ma chère Anne, Chère Anne,

Bon Noël à vous, à vos amours! Lannée qui finit vous fut plutôt Vite, ce mot. Ma mère est chez sa nièce, à Rennes, d'où l'incommu-
bonne, ne serait-ce que grâce à ce beau livre qui trouve beaucoup de nication!
lecteurs, si j'en crois les échos de librairie. J'ai passé quelques jours à Paris, nourri et logé à Laënnec , où le bloc
Très excitante, cette proposition de Malaurie. Il faut accepter. Tout opératoire n'a plus de secrets pour moi , on m'y descend, m'en
ce qui risque d'ouvrir la parole alentour, hors littérature, est souhai- remonte, comme un seau dans un puis, afin de découvrir la vérité ...
table. A force d'enfoncer des portes ouvertes, on a perdu le goût On m'a laissé revenir quelque temps ici, en attendant le verdict des
d'ouvrir les fermées, dans le mutisme général. Puis vous devez connaî- prélèvements. De rou te manière, cancer ou pas, il est pro bable q u' il
tre tous les gens du coin, ce qui me paraît nécessaire pour les libérer. faudra opérer. Lcesopb age est obstrué, faut y aller voir. A force d'être
J'ai lu « Histoire d'un tableau >>
de Pierrette Fleutiaux. Très intéressant, end ormi, mo i qui do rs si peu, je me sens comme anesth ésié en pro-
elle écrit, ce qui, somme toute, est assez rare. Avec une déportation fan- fondeur, indi fférent à coure souffrance , charcuter ie, etc ... Il n'y a que
tastique, qui serait aussi comme une morale de haut vol. Je vous envie pour Tania ec les gosses que je m'in quiète, le mot est faible. Mais
de l'avoir découverte. Moi qui lis trente à quarante manuscrits par enfin, je tiendrai le coup. C'est la guerre des tranchées .
mois , je ne suis pas foutu d'en trouver un qui vaille tripette. On doit m'envoyer un télégramme de rappel. Il est donc probable
Question santé, ça irait plutôt mal. Rétrécissement de l' œsophage , que je serai à Laënnec la semaine prochaine, je ne sais dans quel ser-
qui m'interdit toute alimentation solide. D'où probable visite à vice. Je vais connaître tous les couloirs.
Laënnec un de ces quatre, pour voir et revoir de quoi il retourne. Je Je vous dirai, avant de quitter Douarnenez. Bons baisers,
ne serais pas le premier à r~chuter, comme on dit poliment. Mais ce
Georges
serait sans doute un peu plus pénible que la première fois. On verra!
Tania pleure à nouveau, je la comprends, je suis une fréquentation
difficile. A qui la faute? Qui le dira? On ne peut que tenir le coup.
On le tiendra.
Bonne vie à vous, que j'embrasse,
Georges

160 161
LETTRE 12 5 - GEORGES PERROS

[12 janvier 1978. Douarnenez]

Ma chère Anne,

Ben oui, je rempile. Ça insiste. Je suis convoqué lundi prochain, 16,


en vue d'opération aux alenrours du 23.
Je pense que Tania viendra après. Elle logera chez son fils. Mille
mercis. REMERCIEMENTS
Je vais dans le service du Docteur Aurousseau. Nourri, couché,
piqué.
Un grand merci à Anne-Marie Philipe , Catherine Marchand ,
Je vous embrasse,
Frédéric Poulot, Olivier Philipe et Jérôme Garein , sans qui ce livre
Georges 1
n'existerait pas.
Je tiens aussi à remercier, pour leur collaboration, Noëlle Giret,
Marie-Claude Billard, Agnès Varda, Jeanne Moreau, Agathe et
Jean-Marc Philip , Alain Fourcade, Edmond Thomas et Thierry
Gillybœuf. Ce livre leur doit beaucoup .

L'éditeur

BIBLIO • DISCOTHÈQUE
FAIDHERBE
18-20, rue Faidherbe
75011 PARIS

1. Georges Perros est mort à l'hôpital Laënnec le 24 janvier, au petit matin. Il repose au
cimetière de Tréboul, qui domine la baie de Douarnenez.

162
INDEX DES NOMS CITÉS

Afin de ne pas surcharger cet index, nous avons choisi de ne pas mentionner les
noms des personnes de la famille proche des trois épistoliers.

Allégret, Marc: 8, 16n, 52n Christian-Jaque: 22n


CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES
Arland, Marcel: 146n Clai~René:34n,35,36n,95 , 141n
Auclair, Michel: 41 n Claudel, Paul: 81
Audiberti, Jacques: 128 Clément, René: 138n
Collections particulières/D.R.: couverture (haut) et pages 15, 17, Aurousseau, Dr: 162 Corneille: 44n
25,27,32,38,45, 54, 58,64,69, 72, 76, 79,93,98, 106,108, Autant-Lara, Claude: 19n Cortazar, Julio: 115, 156
116, 123, 130,135,139,141,155 et 159. Bach, J.-S.: 27 Courcel, Nicole: 41 n
© Agnès Varda: couverture (bas) et pages 47, 80 et 102.
Becker, Jacques: 65 Courteline: 36
© François Gragnon /Paris-Match/ Scoop: page 89.
Beethoven Ludwig von: 30, 133 Cuenet, James: 141n, 142
© Michel Thersiquel: pages 111 et 147.
Bernstein: 36 Darmon, Gérard: 115n
Blin, Roger: 86n Debussy, Claude: 46n
Bourgeade, Pierre: 106n Dietrich, Marlène: 36n
Bouvier, Jean-Pierre: 115n Dumas, Alexandre: 36
Brecht, Bertolt: 74, 78 Dutilleux, Henri: 142, 144
Brook, Peter: 138 Dutourd, Jean: 154
Brunet, Julien: 10, 56, 59, 71n, 73, Eccles, Donald: 138n
84, 101, 106, 107 Fleuciaux, Pierrette: 156, 160
Brunet, Mme: 107 Fauchet, Max-Pol: 142
Bunuel, Luis: 141n Fourcade, François: 18n, 97n
Butor, Michel: 71n, 87n, 89n, 97n, Frey, Roger: 75n
104n, 107n, 117, 156, 157 Gallimard, Claude: 148, 154
Calder: 73 Garein, Jérôme : 118n, 145
Camus, Albert: 8, 15n, 35, 132 Gaspar, Lorand: 103, 104, 105n,
Carné Marcel: 16n, 40n 109, 120, 121n, 142, 148, 150
Carpentier, Alejo: 115 Gaspar, Patricia: 104
Casarès, Maria: 86n, 95 Gélin,\Daniel: 4 ln
Cézanne, Paul: 134 Gillybœuf,Thierry:103n, 121n
Chessex, Jacques: 145 Giraudoux, Jean: 8, 81

165
Goll, Claire: 127, 128 Modigliani, Amedeo: 65n Strindberg, August: 82 Vercors: 95
Gombrowicz, Witold: 1OOn Molière: 81, 82, 144n Szenes, Arpad: 129, 131, 132, 134, Vermeer, Johannes: 154
Gracq, Julien: 137 Morange, Jacques: 29 138, 142, 159 Vieira da Silva, Maria: 129, 131,
Grall, Monique: 97 Moreau, Jeanne: 31n, 34n Thomas, Henri: 140, 153 132,134,138,140,142,159
Grass, Günrer: 1OOn Nimier, Roger: 42n, 90 Trotsky, Léon: 115 Vilar, Jean: 9, 44n, 63n, 85n, 95,
Grenier, Jean: 36n, 48n, 5 ln, 53n, Olivier Laurence: 77 TrystramJean-Paul: 141, 143 103n, 104n, 122n, 127
56n Ortéga, Gérard: 115n Vadet, Michel: 37 Vitaly, Georges: 86n
Hall, Peter: 77 n Parain, Brice: 86n Vadim, Roger: 7 5n Voutsinas, Andreas: 134n
Haydn, Joseph: 149 Parry, Natasha: 134n, 138 Valéry, Paul: 9, 25 Webern, Anton: 142
Hugo, Victor: 29 Paulhan, Jean: 25n, 5 ln, 73n, 74n, Vaneck, Pierre: 134n Williams Tennessee: 134
Inès, Denis d': 81 92n Védrès, Nicole: 95 Wilson, Georges: 95n, 103n
Jaccottet, Philippe : 127, 133n Philip, Marcel: 16n, 95n Vellay,Dominique: 71 Woolf, Virginia: 152
Jeanson, Henri: 154 Philip, Marie: voir Minou. Vellay, Pierre: 71n, 85n, 95 Zamiatine, Eugène: 118
Kafka, Franz: 106 Pic, Roger: 103n
Kershbron, Jean: 153n Pichavant, René: 76n
Kindinis , Manolis: 57n, 71 Pichette, Henri: 86n, 155
Kleist: 44n Pinget, Robert: 1OOn
Klossowski, Pierre: 1OOn Pirandello, Luigi: 82
Kupissonoff, Jacques: 105n Poulet, Georges: 25n
Kurosawa, Akira: 135, 136 Proust, Marcel: 16
Lacombe , Georges: 8 Queneau, Raymond: 129
Lamartine, Alphonse de: 18 Resnais, Alain: 95n
Lambrichs, Georges: 126, 144, Richard,Jean-Louis: 31n, 34n
146n, 153 Rilke, Rainer Maria: 127, 133, 134
Le Clézio, J. M. G.: 158 Robert, Marthe: 106n
Le Couey, Catherine: 155 Roy, Claude: 85, 86, 89, 90, 91n,
Le Roy, Georges: 8, 81, 84, 95n 95n
Malaurie, Jean: 158, 160 Sarraute, Nathalie: 1OOn
Mallarmé, Stéphane: 114 Sauvage, Catherine: 134n
Malraux , Clara: 127, 128 Shakespeare: 77n, 82
Mandiargues, André Pieyre de: 131 Shichirô Fukazawa: 115
Marais, Jean: 43 Schlegel, Valentine: 122n
Melville, Herman: 140 Sigurd, Jacques: 16
Minou (Marie Philip): 22n, 24, 28, Sorano, Daniel: 53
33,95 Soupart, André: 149n

166
BIBLIOGRAPHIE

ŒUVRES DE GEORGES PERROS

Papiers collés. Gallimard, 1960.


Poèmes bleus. Gallimard, 1962.
Une vie ordinaire. Gallimard, 1967.
Papiers collésII. Gallimard, 1973.
Échancrures. Calligrammes, 1977.
L'ardoise magique. Givre, 1978.
Huit poèmes. Alfred Eibel, 1978.
Papiers collésIII. Gallimard, 1978.
Notes d'enfance. Calligrammes, 1979.
Lexique, précédé de En vue d'un Élogede la Paresse.Calligrammes, 1981.
Lectures. Le temps qu'il fait, 1981.
je suis toujours ce que je vais devenir. Calligrammes, 1983.
Les yeux de la tête. Le Nouveau Commerce, 1983.
Lettre-préface. Calligrammes, 1983.
Gardavu. Le temps qu'il fait, 1983.
Télé-Notes. Ubacs, 1992.
L'occupation et autres textes. Joseph K., 1996.
Lectures pour Jean Vilar. Le temps qu'il fait, 1999.
Pour ainsi dire. Finitude, 2004.
Dessiner ce qu'on a envie d'écrire. Finitude, 2005.
J'habite près de mon silence. Finitude, 2006.

CORRESPONDANCES DE GEORGES PERROS

Jean Grenier/ GeorgesPerros. Calligrammes, 1980. (édition augmentée:


La Part Commune, 2007).
Jean Roudaut / Georges Perros, Faut aimer la vie. Eibel-Fanlac, 1981.
jean Paulhan/Georges
Perros.Calligrammes, 1982. (édition augmen-
tée: éditions Claire Paulhan, 2008).
Michel Butor/ GeorgesPerros. Joseph K., 1996.
Bernard Noël I GeorgesPerros. Éditions Unes, 1998.
Lettres à Carl Gustaf Bjurstrom. La Part Commune, 1998.
Brice Parain I Georges Perros. Gallimard, 1999.
Lorand Gaspar I GeorgesPerros. La Part Commune, 2001.
Maxime Caron I GeorgesPerros, L'autre région. Finitude, 2002.
Véra Feyder/ GeorgesPerros. La Part Commune, 2007.

ŒUVRES D'ANNE PHILIPE

Caravanes d'Asie, du Sing Kiang-au Cachemire. Julliard, 1955.


Gérard Philipe. Souvenirs et témoignages (en collaboration avec Claude
Roy). Gallimard, 1961.
Le temps d'un soupir. Julliard, 1963.
Les rendez-vous sur la colline. Julliard, 1966.
Atome, le petit singe de la lune. Conte illustré par Jacqueline Duhême.
Harlin Quist, 1970 .
Spirale. Gallimard, 1971.
Ici, là-bas, ailleurs. Gallimard, 1974.
La demeure du silence (entretiens avec Eva Ruchpaul). Gallimard, 1975.
Un été près de la mer. Gallimard, 1977.
Éclat de la lumière (entretiens avec Vieira da Silva et Arpad Szenes).
Gallimard, 1978.
Promenade à Xian. Gallimard, 1980.
Les résonances de l'amour. Gallimard, 1982.
Je l'écoute respirer. Gallimard, 1984.
Le regard de Vincent. Gallimard, 1987.
ACHEVÉ D'IMPRIMER EN DÉCEMBRE DEUX
MILLE HUIT, SUR LES PRESSES DE L'IMPRI-
MERIE LUSSAUD A FONTENAY-LE-COMTE,
POUR TOUS CEUX CHEZ QUI CES MOTS DE
GEORGES PERROS TROUVENT ÉCHOS:

«L'AMITIÉ NE SE DISTINGUE DE L'AMOUR


QUE DANS L'IMMÉDIAT. L'AMOUR EXIGE
UN ACTE ; L'AMITIÉ, MILLE. MAIS L'AMITIÉ
NE VA PAS SANS AMOUR, QUI EN EST
COMME LA BASE, LA NOTE DE FOND.»

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