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Laboratoire italien

6 (2006)
L’épreuve de la nouveauté

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Marie Gaille-Nikodimov, Pierre Girard et Olivier Remaud


Présentation
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Référence électronique
Marie Gaille-Nikodimov, Pierre Girard et Olivier Remaud, « Présentation », Laboratoire italien [En ligne], 6 | 2006,
mis en ligne le 07 juillet 2011, consulté le 16 octobre 2012. URL : http://laboratoireitalien.revues.org/188

Éditeur : ENS Éditions


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Ce document est le fac-similé de l'édition papier.
© ENS Éditions
L’épreuve de la nouveauté

Présentation

Marie Gaille-Nikodimov
Pierre Girard
Olivier Remaud

Don Fernand : – J’ai toujours entendu mon feu père


me recommander de craindre les nouveautés. « Et
d’abord, ajoutait-il aussitôt, il n’y a rien de nouveau,
qu’est-ce qu’il peut y avoir de nouveau ? » Je serais
encore plus fort de cet avis si je n’y sentais je ne sais
quoi de malpropre et qui ne s’ajuste pas.
[…]
Don Léopold Auguste : – « Mais quel nouveau ?
ajoute-t-il. Du nouveau, mais qui soit la suite légi-
time de notre passé. Du nouveau et non pas de
l’étranger. Du nouveau qui soit le développement
de notre site naturel. Du nouveau encore un coup,
mais qui soit exactement semblable à l’ancien ! » 1

Dans le champ des sciences humaines et sociales, le problème de la nou-


veauté se conjugue en divers « lieux » : ceux de son appréhension, de sa
description et de son évaluation.

1. P. Claudel, Le Soulier de satin, 3e journée, scène 2.

Laboratoire italien 6-2005 7


Marie Gaille-Nikodimov, Pierre Girard, Olivier Remaud

Le caractère problématique de l’appréhension de la nouveauté n’ap-


paraît pas immédiatement : après tout, certains phénomènes historiques,
tels que les guerres ou les révolutions, qu’elles soient froides ou de
velours, n’imposent-ils pas l’évidence qu’une cité, un peuple ou un État
entrent dans une ère nouvelle de leur histoire ? Mais si certaines guerres
ou révolutions peuvent être considérées comme des causes de rupture et
de transformation de l’état donné d’une société ou d’une configuration
de pouvoir, il s’agit là parfois d’une fausse évidence : les guerres (par
exemple, les guerres en dentelle) et les révolutions (notamment celles qui
sont plus proclamées que réelles) n’induisent pas toujours des évolutions
qui s’avèrent déterminantes. D’autre part, un écart est susceptible de se
former entre la perception de l’événement par les contemporains et celle
qui se constitue a posteriori, dans la distance des générations. Tout ce qui
est perçu comme nouveau par un témoin ne sera pas nécessairement vécu
de la même manière quelques décennies plus tard par un autre acteur de
la vie civile. Enfin, l’événement nouveau est rarement intelligible pour
lui-même. Il faut régulièrement l’inscrire dans un cadre d’explication. La
catégorie de « moderne », qui évoque un cadre temporel large, voire une
époque, joue alors avec celle de « présent » qui renvoie plus spontanément
à une conjoncture circonscrite. L’appréhension du nouveau respecte ces
jeux d’échelles. Quelles sont donc les conditions d’appréhension de la
nouveauté ?
L’expérience de la nouveauté témoigne d’une tension active entre le
cours toujours inédit de l’histoire et les conséquences de l’action politi-
que. La nouveauté est de ce point de vue d’autant plus politique que l’his-
toire recèle toujours un potentiel de surprise. Deux options au moins se
présentent à qui veut se déterminer face à la nouveauté. D’un côté, on
peut décider que l’histoire est une figure du destin et que rien de nouveau
n’arrive sous le soleil, chaque événement désignant en creux l’ordre de la
Fortune ou l’action calculée de la Providence. Mais en suggérant que les phi-
losophes antiques ou médiévaux ne pensent pas véritablement le nouveau
parce qu’ils sont pris dans les figures de la Fortune ou de la Providence,
quelle conception de la nouveauté présupposera-t-on ? N’invitera-t-on pas
à penser que seule la modernité connaît le sens historique ? De l’autre
côté, on peut faire l’hypothèse que l’affaiblissement de l’organisation « cos-
mologique » de l’histoire rend à l’évidence incertaine l’ancienne écriture
annalistique des événements présents, mais qu’il libère aussi la possibilité
d’identifier les événements qui auront de l’influence, d’anticiper le nou-
veau et d’agir librement dans l’histoire 2. Quelle que soit l’attitude adoptée,
l’essentiel semble être de réussir à maîtriser l’imprévisible.

2. Sur ces questions, voir notamment J. G. A. Pocock, Le moment machiavélien, L. Borot trad.,

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Présentation

La description de la nouveauté est une opération tout aussi complexe


que son appréhension. La signification de ce qui est perçu comme nou-
veau ne réside pas a priori dans la langue ordinaire et disponible. Celui qui
en fait l’expérience se voit souvent contraint d’inventer une autre langue,
de forger des catégories analytiques, de créer des institutions et d’imaginer
des modes de l’action afin de décrypter la situation et de caractériser l’ur-
gence du moment. La description du nouveau est prise dans le langage que
l’on choisit d’employer et le système de valeurs qui lui est propre.
En cherchant enfin à évaluer la nouveauté, on ne vise pas seulement le
contenu des transformations, que celles-ci soient sociales, politiques ou
intellectuelles, mais on s’efforce également de saisir la nature du rapport
entre la force contraignante du passé et la capacité à assumer l’imprévisible.
S’agit-il d’un rapport exclusivement idéologique, qui fait de la répétition de
l’héritage un devoir imposé, ou bien d’un rapport plus largement temporel
qui libère l’individu de l’exemplarité du passé à mesure que celui-ci recon-
naît la nouvelle détermination du présent ? Si l’on dit par exemple que
le nouveau ne l’est jamais vraiment, car il convoque toujours une forme
particulière de rapport au passé, aura-t-on vraiment pensé l’expérience de
la nouveauté ? Prévenir cet argument exige probablement d’envisager le
paradoxe célèbre de Lampedusa : « Si nous voulons que tout continue, il
faut d’abord que ça change. » 3 Les positions intellectuelles conservatrices
ou réactionnaires déduisent, dans le sillage de l’essai critique publié dès
1790 par Edmund Burke sur la Révolution française, l’inanité de tout chan-
gement de l’éternelle solidité du statu quo. La condamnation du nouveau
appartient aussi à cette histoire des idées politiques qui se développe tout
au long du XIXe siècle.
Mais alors que signifie inversement condamner le nouveau avant la
Révolution française et avant que l’idée de Progrès ne désigne un proces-
sus orienté et linéaire ? La remarque de Roberto Villari prend tout son sens
ici, lorsqu’il observe que le langage politique du XVIIe siècle exprime une
opposition très nette entre le nouveau et l’ordre, et précise à cet égard
que le terme de novità désigne à l’époque « la négation des règles fonda-
mentales du vivre-ensemble et de l’ordre naturel, la perturbation de ce qui
a une vraie raison d’être par le simple fait d’appartenir à la tradition » 4.

Paris, PUF, 1997, p. 35 et suiv. ; O. Remaud, « Tempo e passioni in Machiavelli », Pensiero


moderno ed identità politica europea, B. Consarelli éd., Padoue, CEDAM, 2003, p. 27-40.
Sur la Providence comme ordre de développement propre à chaque nation et la liberté
comme moteur de l’histoire chez Vico, voir P. Girard, Le vocabulaire de Vico, Paris, Ellipses,
2001, p. 47.
3. G. Tomasi di Lampedusa, Il Gattopardo, Milan, Feltrinelli, 1959, p. 42.
4. R. Villari, Elogio della dissimulazione. La lotta politica nel Seicento, Bari, Laterza, 1987,
p. 9.

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Marie Gaille-Nikodimov, Pierre Girard, Olivier Remaud

L’évaluation du nouveau exige de dégager les critères en fonction desquels


les variations de l’expérience collective sont jugées selon les contextes,
soit positives, soit négatives, par les acteurs de la vie politique ou intellec-
tuelle 5.
Il est donc surprenant que les dictionnaires de philosophie ou de
sciences politiques n’attribuent pas plus de place au traitement du pro-
blème de la nouveauté. Ce constat est d’autant plus étonnant que la nou-
veauté fait partie intégrante de la réflexion politique occidentale jusque
dans ses sources premières, et notamment à travers l’analyse qu’elle pro-
pose des « mutations » dans les régimes politiques 6. Laboratoire italien a
décidé d’y consacrer un dossier, estimant que l’expérience de la nouveauté
joue un rôle crucial dans la pensée politique italienne, de la philosophie à
l’histoire en passant par le droit.

Sans doute l’un des moments-phares de l’épreuve de la nouveauté pour


la pensée politique italienne est-il celui du tournant du XVIe siècle. Les
guerres d’Italie, qui fragilisent les institutions civiles, obligent les acteurs
et les penseurs politiques, les philosophes et les historiens, à observer leur
présent afin de déterminer si les instruments du gouvernement des hom-
mes et les catégories de pensée dont ils disposent sont adaptés à la situa-
tion. L’épreuve de la nouveauté s’avère alors indissolublement pratique et
théorique. Nombreux sont ceux qui tentent d’y faire face en adoptant des
attitudes différentes. À cet égard, l’opposition entre Florence et Venise est
connue, tant sur le plan institutionnel que sur celui du projet politique.
Tandis que Machiavel et Guichardin dissèquent les mutazioni de la vie
florentine, on élabore à Venise un idéal de stabilité politique qui tente
de répondre d’une autre manière à un contexte d’instabilité historique
identique. Le parallèle entre Florence et Venise est fréquemment établi à
cette époque. Il finit par offrir un véritable cadre de réflexion et devient
rapidement un topos de la pensée politique 7.

5. Pour la critique que développe Vico à l’encontre du cartésianisme entendu comme posture
de la nouveauté et de l’« esprit de mode » qui affecte selon lui la République des Lettres,
voir O. Remaud, Les archives de l’humanité. Essai sur la philosophie de Vico, Paris, Le Seuil,
2004, p. 139-157.
6. Dans le livre V des Politiques, Aristote tente ainsi de savoir « d’où vient que les constitu-
tions changent, de combien de manières et comment, quelles sont les voies de la ruine
pour chaque constitution et de quelles formes vers quelles formes les transformations
s’opèrent(-elles) », V, 1, 1301 a, P. Pellegrin trad., Paris, GF Flammarion, 1993, p. 341.
7. Jacob Burckhardt désigne Florence comme « la ville du mouvement » et qualifie inverse-
ment Venise de « ville de l’immobilité apparente et du silence politique », dans Civilisation
de la Renaissance en Italie, traduction d’H. Schmitt, revue et corrigée par R. Klein, Paris, Le
Livre de Poche, 1958, vol. I, p. 95-97. On lira à cet égard l’article d’A. Fontana et J.-L. Fournel,
« Le “meilleur gouvernement” : de la constitution d’un mythe à la “terreur de l’avenir” »,
Venise, 1297-1797. La république des castors, Fontenay/Saint-Cloud, ENS Éditions, 1997,

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Présentation

C’est à Florence qu’il faut chercher les premiers développements ita-


liens d’une pensée de la nouveauté. Le terme renvoie à ce qui existe depuis
peu et vient remplacer quelque chose ou lui succéder. Il désigne ce qui est
inédit et ce qui possède des qualités originales. Dans les deux cas, soit sur
un mode majeur, soit sur un mode mineur, ces deux significations couran-
tes du terme de nouveauté impliquent une rupture avec le passé. En 1494,
pour Machiavel et Guichardin et de manière différente pour Savonarole,
le nouveau au sens de l’inédit ferait littéralement irruption dans l’histoire.
L’Italie est alors traversée ventre à terre par Charles VIII et ses fourriers.
L’armée de l’envahisseur est dotée d’un équipement, jusqu’alors inconnu,
qui amplifie les moyens de la mort. Les princes et les gouvernements ita-
liens ne peuvent plus considérer qu’ils jouent entre eux la domination du
territoire : une « grande partie du monde » prend désormais part à leur jeu 8.
L’inédit, tant imprévu qu’imprévisible, devient un élément de la réflexion
politique et de la pratique du gouvernement. Dans le chapitre XXIV du
Prince, Machiavel dénonce l’imprévoyance des princes italiens, tandis
qu’il compare dans le chapitre XXV la Fortune à un fleuve dévastateur et la
vertu à l’entreprise d’édification de digues et d’abris. Désormais, l’action
politique doit réagir dans l’instant à l’accélération des événements.
Il faudrait néanmoins apporter quelques nuances à une telle perspec-
tive. D’une part, ce moment de l’histoire et de la pensée italiennes exige en
réalité de ne pas surestimer l’idée de rupture pour s’intéresser aux modula-
tions qui règlent le rapport entre passé et présent. Au début du XVIe siècle,
la combinaison, devenue paradoxale à nos yeux, entre un présent inédit
et un passé que l’on réinvente constamment est un instrument d’analyse
efficace 9. Dans ce jeu de miroirs entre le présent et le passé, la langue
sert à décrire la nouveauté. L’usage du latin se maintient, à la condition
de le débarrasser de ses caractéristiques médiévales, et la langue vulgaire
connaît, dans l’écriture comme dans l’administration politique, un essor
sans précédent. La novità n’est pas tout à fait de l’ordre de la rupture. Au
lieu de viser une originalité radicale, on cherche par exemple une imita-
tion qui soit adéquate à la situation 10. D’autre part, les penseurs et acteurs

p. 13-35 ; M. Gaille-Nikodimov, Liberté et conflit civil. La politique machiavélienne entre


histoire et médecine, Paris, Champion, 2004, chap. 4 et 5, et Id., « L’idéal de la constitution
mixte entre Venise et Florence. Un aristotélisme politique à double face », Le gouvernement
mixte, de l’idéal politique au monstre constitutionnel en Europe (XIIIe-XVIIe siècle), M. Gaille-
Nikodimov dir., Presses universitaires de Saint-Étienne, 2005, p. 39-56 (version italienne
dans Filosofia politica, avril 2005, p. 63-76).
8. F. Guichardin, Histoire d’Italie, J.-L. Fournel et J-C. Zancarini trad., Paris, Laffont, 1996,
p. 40.
9. Sur ce point, voir J. A. Maravall, Antíguos y modernos, la idea del progreso en el desarrollo
inicial de una sociedad, Madrid, Sociedad de estudios y publicaciones, 1966.
10. Voir la communication de J.-L. Fournel, « Les conflits de temporalité au temps des guerres

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Marie Gaille-Nikodimov, Pierre Girard, Olivier Remaud

politiques de la Renaissance ne sont pas véritablement des pionniers lors-


qu’il s’agit de définir une articulation entre passé et présent, en vue de
penser la spécificité du présent. Il y a des précédents, qui ont pu constituer
des sources pour eux, et notamment les historiens romains ou les juristes
du XIVe siècle.
Par ailleurs, est-il vrai que le topos de l’historia magistra vitae disparaît
progressivement du domaine de la réflexion historique et philosophique
dans la seconde moitié du XVIIIe siècle 11 ? Si tel est le cas, que devient la com-
paraison entre les Anciens et les Modernes ? La « philosophie de l’histoire »,
qui se substitue volontiers, durant le XIXe siècle, à cette comparaison, ne
convoque-t-elle pas contre toute attente et à nouveaux frais le thème cicé-
ronien ? Comment se pense alors l’expérience de la nouveauté dans ce
mélange d’arguments qui ont été perçus à un moment comme contradic-
toires ? Si le nouveau est ce qui rend vers le milieu du XVIIIe siècle la formu-
lation de l’expérience incertaine, en raison de l’ouverture de l’avenir, et qui
ne se confond pas avec les acquis du passé, quel genre de rapport à l’avenir
est mobilisé avant que le Progrès comme processus ne devienne un objet
de croyance ? En posant la question de cette manière, on évite d’entrer
dans le flou qui caractérise nombre de discussions autour de la modernité
désenchantée ou sécularisée. Et l’on tente de répondre à une interrogation
moins vague : quelle serait l’expérience de la nouveauté propre aux temps
des histoires, et non plus seulement à ceux de l’Histoire ?

Laboratoire italien n’entend pas présenter de manière exhaustive la riche


contribution de l’expérience italienne à une réflexion sur l’épreuve de
la nouveauté. Le dossier a tout d’abord privilégié, au détriment des élé-
ments les plus connus de cette expérience et pour lesquels il existe déjà
une bibliographie abondante, une perspective historique et culturelle de
longue durée, qui permette d’inscrire ces éléments dans un cadre réflexif
plus large que de coutume.
« L’ambiguità del nuovo : res novae e cultura romana » (Elisa Romano)
et « Novitates pariunt discordias. A proposito della nozione di novum
nella tradizione giuridica fra medio evo ed età moderna » (Christian
Zendri) posent ainsi des jalons essentiels pour une exégèse informée des
textes politiques, philosophiques ou historiographiques de la Renaissance.
L’analyse sémantique du syntagme res novae révèle un usage avant tout

d’Italie : apologie du présent », communication au colloque « Discontinuités et Histoire »


(Paris, BNF, juin 2004).
11. R. Koselleck, « Historia magistra vitae. De la dissolution du topos dans l’histoire moderne
en mouvement », Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques,
J. Hoock et M.-C. Hoock trad., Paris, Éditions de la MSH, 1990, p. 37-62.

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Présentation

socio-politique de l’expression chez les historiens et les penseurs poli-


tiques romains. Elle indique en outre les connotations négatives auxquelles
les res novae sont associées, en opposition frontale avec l’attachement à la
tradition qui est prégnant dans la culture romaine. Mais elle montre, mal-
gré tout, que cette vision négative n’interdit pas, à certaines époques, des
évaluations plus ambiguës des res novae : aux yeux de certains penseurs
et historiens romains, la politique augustéenne apparaît comme l’exemple
parfait de l’équilibre délicat qu’il convient de tenir entre la continuité et
le changement.
Le regard sémantique se poursuit à travers l’étude du corpus théolo-
gique (comme de son exégèse) et du corpus juridique tant romain que
médiéval. Un tel prolongement s’avère précieux non seulement pour lui-
même, mais aussi parce qu’il permet de comprendre la manière dont, à
l’époque moderne, chez Bodin notamment, la question de la nouveauté
s’est posée. Les auteurs mentionnés soulignent tous l’ambiguïté des termes
qui désignent le nouveau (novum, novitas) : s’agit-il de l’inédit, de ce qui
donne une signification nouvelle à une chose qui préexiste, ou bien de
l’inhabituel, voire du récent ? Ces corpus et les pensées qui s’en sont nour-
ries à l’époque moderne témoignent d’une certaine méfiance à l’égard de
la nouveauté. Ils attestent la difficulté d’assigner une signification précise
aux termes censés traduire les expériences du nouveau.
De telles analyses sémantiques composent une perspective historique
et culturelle de longue durée qui permet d’appréhender l’expérience et
la pensée italienne ultérieure, plus familière, dans un cadre de compré-
hension élargi. À ce premier élément de présentation, le dossier joint une
approche indirecte de certaines références majeures de la réflexion ita-
lienne sur l’épreuve de la nouveauté, ceci afin d’apporter des éclairages
inédits sur leurs enjeux politiques et épistémologiques. Cette approche
s’est traduite par une interrogation sur les conditions du transfert (vers et
hors de l’Italie) de l’expérience et de la pensée de la nouveauté : comment
l’expérience italienne a-t-elle été perçue, reprise et utilisée dans d’autres
contextes géographiques et politiques ? Comment, à l’inverse, est-il pos-
sible de concevoir la greffe italienne d’une nouveauté survenue au-delà
des frontières ?
« Un humaniste peut-il inventer ? L’idée d’un progrès de l’art politique
chez Louis Le Roy » (Marie Gaille-Nikodimov) analyse ainsi les usages
par Louis Le Roy de la réflexion historique et politique développée à la
Renaissance autour du couple antithétique de Florence et Venise. La réfé-
rence à Machiavel et à Contarini intervient à double titre : dans la méthode
forgée pour rendre compte des guerres civiles de religion qui déchirent
le royaume de France et dans la formulation des moyens politiques néces-
saires à la restauration de la paix civile.

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Marie Gaille-Nikodimov, Pierre Girard, Olivier Remaud

De son côté, « Nouveauté et politique dans la pensée de Vincenzo


Cuoco » (Pierre Girard) rend compte de la critique de la Révolution fran-
çaise qui est proposée par l’auteur du Saggio storico sulla rivoluzione
napoletana. Le legs de Machiavel transparaît dans l’analyse des obstacles
qui s’opposent à l’apparition d’une révolution similaire à Naples. De même
on devine la présence de Vico lorsque Cuoco s’attache à forger un art de
l’observation qui consiste à tirer les leçons politiques du passé et à inven-
ter une écriture qui annule les frontières entre histoire et philosophie poli-
tique.
Si chaque contribution du dossier caractérise le lien étroit qui se tisse
entre la réflexion sur la nouveauté et l’étude de la langue, « Leopardi et le
diagnostic d’époque » (Olivier Remaud) lui accorde une place privilégiée.
Selon Leopardi, l’époque moderne se caractérise par une hypertrophie de
l’art de penser et un affaiblissement conséquent de l’art du style. Elle paraît
s’épuiser dans les productions ternes d’un intellect qui a vraisemblable-
ment oublié les vertus colorées de l’imagination. Mais un tel diagnostic,
qui engage simultanément une critique sévère de la notion abstraite de
progrès, n’empêche pas Leopardi d’identifier les grandes séquences de
changements historiques comme les petites variations qualitatives du
temps collectif. En s’appuyant sur la distinction entre les deux notions
d’« époque » et de « période », il envisage alors les conditions de réforme
de son temps. Et il suggère que la régénération du présent impose aux
Italiens de définir l’usage moderne de leur langue qui est antique dans sa
définition.
Cette articulation est également au cœur d’une interrogation qui a
accompagné l’histoire de Venise de l’émergence de la nation italienne à
l’époque fasciste. « La “troisième Venise” : un mythe italien de l’entre-deux-
guerres » (Xavier Tabet) aborde l’élément qui, au sein de l’histoire et de la
pensée italienne de la nouveauté, incarne pendant des siècles le point de
résistance au changement et montre l’impossibilité d’y réduire l’histoire de
la cité. Dès que la nation italienne émerge, un débat se forme autour d’une
série de questions qui mettent en jeu le statut de Venise dans la jeune nation
italienne et son avenir : comment va-t-elle s’intégrer à l’Italie et devenir
une ville italienne sans perdre son identité propre ? La construction du
port industriel de Marghera constitue la réponse historique, politique et
économique à cette question. Elle nourrit le thème vitaliste, moderniste,
industriel de la nouvelle Venise, notamment à l’époque fasciste. Ce thème
n’exclut pas le souci de conserver l’identité vénitienne. Notamment autour
du rêve impérialiste, Venise fournit les éléments de son mythe national.
Elle devient en outre une entité double, où coexistent la nouvelle et l’an-
cienne Venise.

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Présentation

La volonté de conciliation entre l’ancien et le nouveau n’est pas le


propre, à l’époque fasciste, de l’identité vénitienne. D’une manière géné-
rale, le discours fasciste semble hésiter entre la revendication d’une nou-
veauté radicale et la quête d’une légitimation historique. Or cette bipola-
rité est moins l’expression d’une opposition entre les fascistes innovateurs
et les fascistes passéistes que le signe d’une tension interne au discours
politique fasciste. « Apprendre à “prendre la vie au sérieux” sur les bancs
de l’école fasciste : Giovanni Gentile et l’éducation d’une “Nouvelle Italie” »
(Stéphanie Lanfranchi) montre en ce sens comment la priorité conférée à
l’innovation par Gentile, en vue d’une réforme morale des Italiens, s’ancre
dans une reprise de la tradition du Risorgimento. Dans l’apprentissage de
l’idiome national et dans les logiques de familiarisation avec la littérature
du XIXe siècle, on joue un passé contre un autre, celui du Risorgimento
contre celui de la « vieille Italie ».

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